Il aurait sans doute été plus poli de nettoyer un peu la maison de campagne des Ridgeway avant de la quitter, surtout après avoir démoli la baie vitrée et le reste, mais je me suis dit qu’en laissant la maison en foutoir et plus ou moins dévastée je procurais à Doris, la tante de Russ, et à George, son oncle, un peu de travail supplémentaire à faire à ma place et donc quelques revenus en plus. Si ça se trouve, je me suis dit, ils embaucheront même Russ, tellement il a envie de trouver un boulot. Ce que j’avais fait, de mon point de vue, c’était donc d’injecter un peu d’argent étranger dans l’économie locale, et ainsi, sans plus m’embêter à y réfléchir, j’ai balancé mon sac sur mon dos, empoigné le sac-poubelle contenant mes CD et mon oiseau empaillé, et tout heureux de sortir enfin de là j’ai enjambé le châssis de la baie vitrée. Je suis passé sur la terrasse et d’un pas nonchalant j’ai descendu l’escalier, puis j’ai suivi l’allée jusqu’à la route.
Quand je suis arrivé au pied de la colline de Keene, près du Stewart’s, j’ai dû me demander, pour la première fois depuis un certain temps, quelle direction prendre. Vers l’ouest ou vers l’est ? La route qui traversait le village allait dans les deux sens. Vers l’ouest elle serpentait à travers les Adirondack jusqu’à nulle part, ou peut-être jusqu’à Fort Drum et quelques endroits du Canada. Ce n’était sur des centaines de kilomètres qu’une petite route de campagne avec des villages et par-ci par-là une station de ski. Mais vers l’est elle allait à la Northway, c’est-à-dire à l’autoroute reliant Montréal à Albany. Et de là où je me trouvais, Albany semblait être la porte s’ouvrant sur le reste de l’Amérique et sur le vaste monde.
J’ai posé mon sac à dos et le sac-poubelle au bord de la route et je me suis mis à faire du stop en direction de l’est. Je n’avais pas de carte ni d’argent, ni non plus de projet bien défini à part celui de dégager de ce Northcountry où j’avais jusqu’ici passé toute ma vie, et puis de faire le mort, pour ainsi dire, et de laisser le destin s’occuper du reste de ma vie comme si j’étais Pod-Boy, l’extraterrestre débarquant de Mars.
*
Un bon nombre de voitures et de pick-up sont passés devant moi comme l’éclair sans me regarder ni ralentir. D’autres sont simplement entrés au Stewart’s pour des provisions ou de l’essence. Je commençais à me décourager et à me demander si je devais pas me résoudre à me taper à pinces les vingt putains de kilomètres jusqu’à la Northway où les bagnoles ne seraient pas toutes du coin comme ici à Keene, lorsqu’un vieux fourgon Chevrolet vert sombre, avec les mots ÉGLISE DES SAINTS DÉFAVORISÉS peints sur le côté, est sorti à toute allure du virage. Il a ralenti comme si le conducteur m’examinait et il a fini par s’arrêter un peu plus loin sur le côté. Je me suis dit, Merde, après tout même les chrétiens sont des gens et on dirait que celui-là est tout seul à l’intérieur. J’arrive en courant jusqu’à l’endroit où il s’est arrêté, j’ouvre la portière, je jette mes deux sacs à l’intérieur et je monte.
J’ai pas encore repris mes esprits que le vieux fourgon se remet à cahoter autour des cent quarante à l’heure et que tout le beau paysage montagnard défile à se brouiller tandis que le lecteur de cassettes hurle du Bodo B Street, No Mo Hoes 4 Bo. C’est du rap violent, une chanson gangsta qui avait pas mal de succès à l’époque – en tout cas chez les Blacks je suis presque sûr qu’elle en avait. Je me dis que pour un chrétien ce mec a un sacré jus, peut-être il est même pas blanc, et quand je me retourne et que pour la première fois je le regarde bien, il ne me faut qu’un quart de seconde pour le reconnaître. Pour être blanc, ça il l’est. Tout ce que je peux dire, c’est, Merde !
Il me grimace un grand sourire et me lance, Salut jeune homme ! Sa-lut, sa-lut, sa-lut ! Tu te souviens de moi ?
Ouais, man. Je me souviens.
C’est le mec porno tout vérolé du centre commercial, Buster Brown. Il a les deux mains agrippées au volant et le pied écrasé au plancher, de sorte que le fourgon est en train de voler à travers Keene comme un de ces bombardiers indétectables dans une mission de recherche et destruction de cible. On file sous les radars et on est trop rapides pour les canons à terre. Je regarde par la vitre et je suis vraiment trop loin du sol. Je vais carrément m’éclater si j’ouvre la portière pour sauter. C’est comme si on approchait du mur du son et qu’on volait trop vite et trop bas pour que je puisse appuyer sur le bouton d’éjection sans que la simple force qu’il faut pour m’éjecter me fracture tous les os du corps. Du coup je laisse tomber et je me dis, Fais le mort, que le destin prenne tout en charge.
Et je lui dis, Alors Buster, toujours les joyeuses en folie ?
Oh ! Il s’esclaffe. Elles sont un peu seules, mon cher. Un peu seules.
Ouais ? Où est Froggy ? Ta protégée. Elle est toujours avec toi ?
Ah oui, La Froggella. Cette chère petite, chère petite. Juste derrière toi, mon gars, ajoute-t-il en désignant du pouce l’arrière du fourgon. Je me retourne et je scrute le fouillis du fond. Des boîtes, des valises, des affiches de concert, un matelas, un tas d’autres choses et enfin je la découvre, toute repliée dans un coin, apparemment en train de dormir avec un baladeur sur les oreilles et son pouce dans la bouche comme un bébé. Elle est pieds nus, elle porte la même vieille robe rouge et elle n’a pas l’air non plus en meilleure santé. Plutôt le contraire, en réalité.
Elle fait une sieste ?
Oui. Une sieste. Il me sourit et me demande où je vais.
Je décide de lui donner une destination que je crois être l’inverse de la sienne, et donc je dis nord, à Plattsburgh, alors que je veux en fait aller vers le sud.
Ce qui s’avère ne pas être très malin. Buster annonce alors qu’il va justement à Plattsburgh, dans un bar qui s’appelle le Chi-Boom’s, est-ce que j’en ai entendu parler ?
Je réponds que oui mais il ne m’entend même pas, il est parti dans un de ses délires au speed – à moins que ce ne soit à la coke s’il peut s’en payer, ce qui m’étonnerait. Il jacte à peu près à la même vitesse qu’il conduit, bavassant sur tout et rien comme s’il essayait de me vendre quelque chose – mais quoi, j’aurais du mal à le dire à moins que ce ne soit lui-même. Au Chi-Boom’s il a rendez-vous avec un groupe de rock dont il est le manager. Il va payer ses musiciens, et après encore un concert il dissoudra le groupe. Il est revenu dans le cinéma, explique-t-il. Sauf qu’à présent il est gestionnaire et pas acteur. Il y a beaucoup plus de fric à la clé mais aussi beaucoup plus de responsabilités, surtout du fait que les musiciens d’aujourd’hui ne sont pas des pros dans le vieux sens du mot, ce qui veut dire qu’on peut pas leur faire confiance et qu’il faut les traiter comme des gamins. Surtout les négros poursuit-il – et je suis étonné de l’entendre dire du mal des Blacks puisqu’il écoutait la cassette de Bodo B Street comme s’il en avait jamais assez et que j’ai remarqué toute une tapée de cassettes de rap gangsta hyper-violent en vrac sur le siège avant et sur le plancher à l’arrière.
Mais Buster Brown m’a tout l’air d’un homme qui aime les contrastes, un mec qui à première vue semble s’occuper d’une enfant mais dont on découvre ensuite qu’il la drogue pour lui faire tourner des films pornos, un mec qui prétend aider les gosses sans abri mais qui cherche aussi à les sucer et à les baiser, un chrétien dans un fourgon chrétien qui finalement apparaît comme un acteur raté qui prend l’accent anglais et qui cherche des gamins pour en faire ses protégés, un Blanc qui aime le rap gangsta et dirige un groupe qu’il traite de négros, un mec qui se révèle drogué au speed ou à la coke ou peut-être au crack, et qui affirme s’occuper d’une pauvre petite fille perdue et ainsi de suite dans un cercle vicieux sans fin. Buster Brown était peut-être le mec le plus bizarre que j’avais jamais rencontré. Comme j’étais presque sûr qu’il était capable de tout, y compris d’assassiner un ado de sang-froid, je l’ai traité avec toutes les précautions requises et avec humour.
À nouveau je me suis mis à réfléchir à la manière de sauver Froggy, mais cette fois je suis fier de dire que l’idée de prendre sa place ne m’est pas une seule fois venue à l’esprit, ce qui montre combien j’avais changé au cours des quelques mois précédents, depuis que Chappie était devenu Bone.
C’est quoi, cette histoire de fourgon religieux ? j’ai demandé. T’es branché Jésus, à présent ? T’as vu la lumière, man ?
Il a gloussé. La lumière ! Ah oui, j’ai parfaitement vu la lumière, petit malin. Tu serais étonné si tu savais quel profit on peut retirer d’un talent d’acteur dans ce vaste pays où fleurit si bien le sentiment religieux. Un être qui a toute l’apparence d’un homme de religion, c’est-à-dire quelqu’un comme moi, peut toujours trouver le gîte et le couvert en Amérique. Pour être connu en tant que saint homme, tout ce dont tu as besoin, mon garçon, en plus d’une certaine éloquence et des manifestations habituelles de sincérité, c’est d’un signe. Cherche-toi un signe ! a-t-il déclaré en riant follement. C’est le seul tremplin dont tu aies besoin. Le reste, jeune homme, n’est que du jeu d’acteur. Mais ne cherche pas le genre de signe que nous-sommes-les-trois-mages-venus-d’orient ont vu un soir s’élever dans la voûte céleste. Ou celui qu’ont aperçu les deux Marie lorsque, arrivées au tombeau, elles ont découvert qu’il était vide. Non, ce que tu dois chercher, c’est un signe de nature bien plus terre à terre, le genre que tu as vu dessiné sur le flanc de mon fourgon, l’enseigne de l’Église des Saints défavorisés, un signe qui, tel le doigt du destin, poursuit son chemin dès qu’il s’inscrit quelque part.
Parfait, j’ai dit. Mais pourquoi les saints défavorisés ? Tu veux dire quoi, handicapés ?
Handicapés certes non, mais défavorisés certes oui, car il s’agit de saints qui ne sont pas encore connus du monde en général. Ils ne sont connus, disons, que les uns des autres. Et, bien sûr, du Seigneur au-dessus de nous. Mon signe est ainsi un signal de reconnaissance, un drapeau de ralliement fraternel, une poignée de main secrète, et là où je vais mes semblables s’avancent et m’offrent le gîte, ainsi que, je le répète, le couvert. Ou alors, selon l’occasion, c’est moi qui m’avance et offre le gîte et le couvert à d’autres qui ont eu encore moins de chance que moi. Et c’est en fait ce qui m’a permis de commencer à organiser des tournées musicales ici, dans le Nord, a-t-il soudain déclaré en changeant de ton et en devenant le manager et l’organisateur qui a mis sur pied cet énorme concert de rap – énorme du moins selon ses dires, parce qu’il rassemblerait quatre ou cinq groupes de rap dont j’ai jamais entendu parler, ce qui veut pas dire grand-chose, vu que le rap c’est pas vraiment mon truc même quand il s’agit des Beastie Boys qui sont blancs et plutôt bons.
Le concert était patronné par le comité des étudiants ou un truc analogue de l’annexe de Plattsburgh de la SUNY, c’est-à-dire de l’université d’État de New York. Buster m’a tendu un dépliant imprimé où on lisait : Faites-vous tuer au concert de l’Assassinat de l’Âme. On y annonçait toutes sortes de groupes comme les House of Pain ou le Stupid Club, qui devaient jouer dans le stade couvert de la SUNY. Ça m’a impressionné. Malgré tout ce que je savais de lui, Buster était carrément branché.
Puis il a dit qu’il se rappelait que je lui devais de l’argent, ce qui était exact, vingt dollars, je ne l’ai pas nié, mais j’ai dit qu’il pouvait se brosser pour ce qui était de la baise, des pipes ou d’un quelconque bout d’essai. Je suis du genre électron libre, à présent, tu comprends ce que je veux dire ?
T’en fais pas, caro mio. T’en fais pas. Il allait justement retrouver un des groupes, les Hooliganz qui habitaient Troy et qui venaient de faire un CD et tout, et il était censé les conduire au motel où ils allaient loger pendant le concert. Ça devenait un peu trop dur à suivre, les explications de Buster étant aussi délirantes que son cerveau, mais je n’aurais sans doute pas compris même s’il n’avait pas été sous l’effet de drogues. Quoi qu’il en soit, il devait une certaine somme aux Hooliganz après un autre concert qu’ils avaient donné à Schenectady, et maintenant, s’il ne leur versait pas leur dû ils refuseraient de participer au concert de l’Assassinat de l’Âme. Du coup, comme il avait déjà dépensé le fric pour d’autres frais, il avait été obligé de faire une collecte spéciale auprès des frères des Saints défavorisés, et il espérait bien que j’allais mettre mes vingt dollars dans la cagnotte puisque je les lui devais.
Rien à branler, j’ai répondu. J’peux pas. De toute façon, je suis fauché raide, man. J’ai rien que quelques CD. Du classique, man, au cas où tu voudrais les acheter. Qu’est-ce que t’en dis ? Je t’en vends pour vingt dollars et on est quitte. Deux, peut-être trois CD. Totalement neufs, man. Ils viennent de chez des gens riches, des professeurs.
Il m’a répondu de laisser tomber mais que je pouvais payer ma dette en travaillant, si ça me disait, en l’aidant à traiter avec les Hooliganz à Plattsburgh.
Et je dois faire quoi ? J’ai pas envie de me foutre dans un truc dangereux, man. Je suis encore un gamin, n’oublie pas. Mais ça me dirait assez d’avoir une place dans l’équipe qui s’occupe du concert.
Ouais, ouais, ouais. Je pouvais avoir ma place dans l’équipe, ça marchait, et ce soir tout ce que j’aurais à faire ce serait d’obéir aux ordres, entre autres de garder l’argent qu’il devait aux Hooliganz et de ne le leur donner que quand il me le dirait et surtout pas avant parce qu’il fallait d’abord que les Hooliganz signent un contrat établi par le comité des étudiants. Grâce à ce contrat il pourrait toucher une part lorsqu’on paierait les groupes. Et si je devais garder l’argent, c’était au cas où les Hooliganz tenteraient de le lui prendre de force pour participer au concert le lendemain sans d’abord signer le contrat dont Buster avait besoin pour toucher sa part.
Je suppose qu’être le manager d’un groupe c’est un peu jouer les sangsues, et c’est dur de toucher sa part avant que les musiciens aient eu la leur, mais il faut quand même pas les laisser croire qu’ils vont décrocher leur fric en premier, sinon ils vont virer le manager dans la première poubelle venue. C’est compliqué. Bref, j’ai dit d’accord.
T’as une bonne planque dans ton sac ? m’a-t-il demandé. Ces putains de négros risquent de me fouiller et de visiter aussi le fourgon, mais ils t’emmerderont pas. Tu n’es qu’un gosse, toi, a-t-il ajouté en me faisant un sourire écœurant et forcé.
J’avais pensé à Froggy pour me garder l’argent, a-t-il dit, mais elle a un peu de retard à l’allumage, pourrait-on dire. Et quand je t’ai vu au bord de la route… Eh bien, mon garçon, tu parles d’un cadeau du ciel ! Allé-lu-ia ! Que Dieu soit loué.
Ouais. Les voies du Seigneur sont impénétrables, j’ai dit en répétant un mot de ma grand-mère pour expliquer certaines choses mystérieuses.
Nous étions parvenus à la Northway et Buster a pris l’échangeur menant vers le nord, ce qui n’était pas la direction que je m’étais choisie au départ, mais j’y pouvais plus grand-chose. De plus, mon cerveau de criminel s’était déjà mis en marche et me disait que si Buster était assez con ou pété pour me confier l’argent des Hooliganz, il y avait une forte probabilité que je lui en soustraie un peu avant de me tirer. Restait le cas de Froggy. Franchement, je commençais à y voir un feu vert pour une opération de sauvetage avec un mot d’ordre précis, Fonce !
*
Vers cinq heures, c’est-à-dire le moment où Buster et les Hooliganz s’étaient donné rendez-vous, nous sommes entrés dans le parking du Chi-Boom’s. Mais après avoir examiné les voitures garées là, Buster a déclaré qu’ils n’étaient pas encore arrivés. Deux maisons plus bas, dans Bridge Street, il y avait un McDonald’s. Buster est descendu chercher des hamburgers et des frites pour nous trois en me laissant seul avec Froggy dans le fourgon. Tu veux te tirer ? j’ai alors demandé à Froggy. Tu veux échapper à Buster ?
De son coin au fond du fourgon elle m’a regardé non pas comme une petite fille mais comme un chien battu et méfiant. Elle n’a rien dit, s’est contentée de lever les yeux sur moi et de les ramener vers ses pieds en tirant sur l’ourlet de sa robe. Je voyais bien qu’elle ne savait plus ce qu’elle voulait – et c’était ce qui convenait à Buster, évidemment, la raison pour laquelle il la droguait. J’ai donc décidé sur-le-champ que pour l’aider je devais prendre en quelque sorte la place de Buster et dire à Froggy quels étaient réellement ses désirs, puis foncer et les mettre à exécution pour elle. Normalement, c’est pas ma façon d’agir. D’habitude je laisse les gens faire ce qu’ils veulent ou même ne rien faire du tout du moment qu’ils le souhaitent, mais cette fois j’étais parfaitement prêt à m’installer dans le centre de décision de Froggy et à lui donner des ordres au moins temporairement.
On va se casser d’ici ensemble, je lui ai dit. Tu restes tranquille et tu me laisses faire, man. Je connais un endroit où on peut se planquer jusqu’à ce que je sache où se trouve ta vraie maison. Peut-être t’as un père et une mère.
À ce moment-là Buster est revenu avec les Big Mac et le reste, et il s’est remis à jacasser à propos de tout et de rien comme si on avait été potes toute notre vie, lui et moi et Froggy, et que les rappeurs – les Hooliganz d’Albany ou de Troy ou d’ailleurs – n’avaient qu’une idée, c’était de nous arnaquer tous les trois et pas seulement lui, et que c’était pas lui qui essayait surtout de les arnaquer. Buster a sorti un rouleau de billets pas plus épais que le pouce et me l’a mis dans la main. Il m’a dit de le cacher bien au fond de mon sac à dos, à un endroit où on ne penserait pas à le chercher.
Il n’y avait pas d’endroit comme ça dans mon sac. C’est ce que je lui ai dit, d’abord parce que c’était vrai mais aussi parce que je ne voulais pas que qui que ce soit, lui ou un autre, voie mon flingue – c’est ainsi que je considérais désormais le pétard que j’avais pris chez les Ridgeway, mon flingue. Mais, au fait, j’ai un oiseau empaillé, j’ai dit en tirant la vieille bécasse du sac-poubelle. Et il est creux à l’intérieur. Je peux mettre l’argent dedans, j’ai dit. Et c’est ce que j’ai fait. J’ai enfoncé le rouleau de billets dans ce qui aurait été son trou du cul s’il n’avait pas été transformé en jolie petite pochette que j’avais déjà explorée en vain longtemps auparavant pour y chercher de la drogue. Tu vois, j’ai dit à Buster. Puis j’ai posé les CD et la vieille bécasse sur le sac à dos, mais au-dessus de tout le reste, bien en vue.
Génial, absolument génial ! il a dit. Sur quoi il s’est affalé sur son siège et il s’est assoupi un instant. La nuit est tombée lentement et des voitures sont arrivées dans le parking. En peu de temps l’endroit s’est animé et des pick-up, des motos et toutes sortes de voitures ont commencé à aller et venir. Buster était tout à fait éveillé, à présent, et il observait chaque véhicule qui apparaissait, mais il n’y avait toujours pas de rappeurs noirs venant de Troy, rien que des Blancs, des gens du coin apparemment, des costauds avec les cheveux emmêlés, la moustache, le cou épais, et quelques femmes en jeans moulants et bottes western. De temps à autre un biker, mais quand on parle du diable – et je les ai vus arriver, les Adirondack Iron, quatre d’entre eux, Joker, Roundhouse, Raoul et Packer, et cette fois ils avaient chacun sa Harley.
Je n’ai évidemment pas soufflé mot à Buster à leur sujet. Je me suis contenté de me tasser dans mon siège pour qu’ils ne m’aperçoivent pas, même par hasard, tandis qu’ils longeaient le fourgon pour entrer au Chi-Boom’s. Comme si ça ne me suffisait pas de devoir me débrouiller avec Buster Brown, le roi fou du porno, il fallait que je me soucie à présent des Adirondack Iron. Et eux vraiment j’avais pas envie qu’ils me voient, même de très loin.
Presque tout de suite après, les rappeurs de Buster ont fini par débarquer : quatre Blacks dans une vieille Galaxie rouillée de 1979, des mecs puissants qui portaient un mouchoir serré sur la tête genre keffieh, des sweat-shirts à capuche au nom des Chicago Bulls et des tennis Fila. On aurait dit qu’ils sortaient tout droit des HLM sauf qu’il n’y avait pas de HLM à cent cinquante kilomètres à la ronde et donc ils avaient en réalité l’air de descendre d’une autre planète comme Pod-Boy l’extraterrestre sauf que Pod-Boy voyageait incognito ce soir et que les Hooliganz, eux, ne passaient pas inaperçus.
Buster bondit hors du fourgon, il le contourne au pas de course et accueille les rappeurs en faisant claquer sa main contre la leur et en leur lançant des plaisanteries black, ce qui, pour un autre Blanc obligé de l’écouter, en est presque gênant. Leurs premières paroles sont pour lui demander l’argent.
Ils discutent quelques instants et j’entends pratiquement tout. Les rappeurs veulent que Buster leur rembourse tout de suite leurs frais sinon ils ne signeront pas, mais il répond qu’il ne peut pas l’obtenir des organisateurs avant qu’ils aient signé le contrat, blabla, mais il leur a réservé deux chambres de motel et il leur fournira à manger jusqu’à ce qu’ils soient payés après le concert et ainsi de suite.
Les rappeurs savent que Buster ment et ils savent pourquoi, mais ils ne savent pas à quel endroit exactement il ment, et c’est là qu’il les tient, d’une certaine façon. Le plus grand des Hooliganz porte des lunettes de soleil et il a l’air assez méchant pour pouvoir réduire le cerveau de Buster en bouillie. Il passe un de ses bras, aussi large qu’un pneu, autour des épaules tombantes de Buster et déclare d’un ton furieux, Man on a besoin de boire, et c’est toi qui paies parce qu’on a pas d’autre moyen de s’offrir un putain de verre, tu comprends ce que je dis ? On va entrer là-dedans et démêler toute cette merde, ajoute-t-il. Buster, comme un brave petit garçon, fait ce qu’on lui demande et trottine à l’intérieur du Chi-Boom’s me laissant dans le fourgon, seul avec Froggy et divers objets, mais surtout avec l’argent.
Bon, allez, on fout le camp ! je dis en prenant la main de Froggy et en tirant. Mais elle dégage sa main comme si elle ne voulait pas partir. Qu’est-ce qu’il y a, Froggy, tu veux pas te débarrasser de ce mec ? C’est un taré, bon sang.
Il va être en colère, articule-t-elle d’une toute petite voix. C’est pratiquement la première fois que je l’ai entendue et je crois qu’elle ne doit pas avoir plus de six ou sept ans. Elle est encore plus jeune que je croyais. Il m’a dit de rester ici et d’attendre qu’il revienne, dit-elle.
Allez, viens. C’est notre seule chance. Les rappeurs lui ont fait peur, je dis en cherchant à nouveau la main de Froggy. Mais elle se recule et se blottit contre la paroi du fourgon. Je fais le tour du siège, je passe derrière avec elle et elle se recroqueville comme si elle avait peur de moi. Ah ! écoute Froggy, je vais rien te faire de mal. Tout ce que je veux, c’est t’aider un peu, t’aider à te débarrasser de ce taré et peut-être te trouver une famille comme il faut. Peut-être même retrouver ta vraie mère et ton père. T’as une vraie mère et un vrai père, quelque part ? j’ai dit. En fait je commençais à me demander s’il y avait encore des gens qui avaient vraiment une mère et un père ailleurs qu’à la télé.
Elle a dit oui.
Ils sont dans quel coin ?
J’sais pas. À la maison, je crois.
C’est où, à la maison ?
J’sais pas. Loin. À Milwaukee.
Ouah, c’est loin. Comment t’as fait pour te fourrer avec Buster Brown ? C’est ton oncle, ou quoi ?
Non, elle a dit. C’était quelqu’un que connaissait sa mère et à qui sa mère l’avait donnée.
Elle t’a donnée ?
Je crois. Ouais. Elle pouvait plus s’occuper de moi et mon père était parti quelque part. En prison.
Ouah. Si ça se trouve, elle t’a vendue à ce mec. Je veux dire, c’est pas comme si Buster c’était le Dr Spock ou un spécialiste de l’enfance. Si on donne son gosse à un mec comme Buster on veut se faire payer, tu crois pas ?
Elle a répondu ouais, il avait sans doute donné de l’argent à sa mère, ce qui à mon sens était plus compréhensible, surtout si sa mère fumait du crack ou si elle avait le sida ou un truc du genre, qu’elle avait besoin du fric et ne pouvait plus s’occuper de sa fille. J’avais entendu parler de mères qui avaient fait des choses comme ça, et même si ça ne me faisait pas voir la vie de famille exactement en rose, au moins je pouvais comprendre. Mais ça voulait dire aussi que j’allais avoir du mal à placer Froggy dans une famille bien, à supposer que j’arrive d’abord à la persuader de lâcher Buster. La fidélité est un truc bizarre, elle se met là où on l’attend pas et ce sont ceux qui la méritent le moins qui paraissent en bénéficier le plus, surtout lorsqu’elle provient de jeunes enfants.
Écoute, il faut qu’on dégage vite fait bien fait avant que Buster se réconcilie avec les rappeurs et revienne pour demander son fric. C’est notre seule chance. Je connais un endroit super où on pourra buller un moment. C’est un vrai car scolaire, sauf qu’on l’a transformé en camping-car habitable. Je lui ai alors dit que si elle n’était pas contente là-bas avec moi et qu’elle préférait être prisonnière de Buster, elle pourrait revenir avec lui ou même retourner à Milwaukee si elle en avait envie. Je lui achèterais un billet d’autobus avec l’argent de Buster. Tu sais que c’est pas légal d’acheter et de vendre des enfants, j’ai dit. Donc t’as le droit de te sortir de ses pattes et d’aller où ça te plaît. On est en Amérique et l’Amérique est un pays libre, Froggy. Même pour les enfants.
Je crois que je l’avais presque convaincue lorsque j’entends soudain un grand fracas, et la vitrine du bar s’écroule juste devant la fourgonnette comme la fois où j’avais descendu la baie vitrée des Ridgeway à coups de pistolet. Puis une bouteille arrive à la volée, suivie par deux mecs également en vol plané, un Blanc et un Noir. Le Blanc c’est Joker et le Noir c’est un rappeur, pas le colosse, mais un des plus petits. Puis voilà Buster au milieu qui essaie de décrocher Joker du rappeur lorsque survient Packer qui étend Buster d’un coup de cannette de bière sur le crâne. Ensuite Roundhouse et Raoul surgissent en braillant des trucs racistes du genre, À mort le sale nègre, ce qui, bien sûr, excite le reste des Hooliganz. Ils se mettent alors à rentrer dans les bikers comme si c’était ce qu’ils avaient fait de plus marrant ce mois-ci, taper sur la gueule d’une bande de connards de bikers venus du nord. Buster est allongé au sol, couvert de sang, se faisant piétiner par les deux bandes tandis que le meneur des Hooliganz balade Joker en le battant comme une carpette. Les autres Hooliganz se débrouillent plutôt bien contre une bande de Blancs qui sont sortis du bar et qui n’auraient normalement pas pris le parti des bikers s’il n’y avait pas eu cette histoire de race blanche.
Et maintenant on dirait une émeute raciale grandeur nature en train d’éclater dans le parking du Chi-Boom’s. Je me dis que les flics vont être les prochains à entrer dans la danse et qu’ils sont probablement déjà partis du Dunkin’ Donuts ou Dieu sait quel autre bistro. Et je dis à Froggy, Allez, la fille, faut se rendre invisible. J’ouvre la portière latérale du fourgon, j’attrape Froggy par le poignet et, de l’autre main, je soulève mon sac à dos qui pèse en fait plus qu’elle. Je la tire hors du véhicule et nous le contournons par l’arrière. Puis nous nous mettons à courir côte à côte. Maintenant elle s’y met vraiment, nous sommes tous les deux à foncer entre les voitures, nous arrivons à Bridge Street, et de là, en nous baissant, nous suivons Margaret Street jusqu’à une allée que je connais. Et les flics passent près de nous mais sans nous voir.
Une demi-heure plus tard, nous nous sommes retrouvés devant le grillage à mailles serrées de la clôture du terrain derrière les entrepôts. Là j’ai retrouvé le passage secret que Russ m’avait montré et j’ai soulevé le grillage pendant que Froggy se glissait dessous. Je l’ai suivie, puis, la prenant par la main, je l’ai conduite à travers ce terrain sombre et sinistre, battu par les vents, marchant dans les hautes herbes vers l’épave du vieux car scolaire. Et là rien ne semblait avoir changé, pas de signe de vie, mais je ne sentais plus tout autour la même puanteur. J’ai frappé à la porte deux ou trois fois, j’ai attendu, j’ai recommencé, mais il n’y a pas eu de réponse.
Les frères Lapipe ont dû se faire coffrer ou ils se sont cassés, j’ai dit en ouvrant la porte pour regarder à l’intérieur. Rien. Personne. Nous voilà chez nous, me semble-t-il. Je suis entré et j’ai posé mon sac. Froggy m’a suivi et elle est restée debout près du siège du chauffeur à examiner les lieux. Ils n’étaient pas si mal que ça, même si l’obscurité jouait plutôt en leur faveur. On n’arrivait à distinguer que les contours des quelques sièges qui n’avaient pas été arrachés ainsi que les matelas et les vieilles planches posées sur des parpaings.
Qu’est-ce que t’en penses ? j’ai demandé.
Il fait noir.
C’est alors que je me suis souvenu de la lampe de poche dans mon sac. Je l’ai prise et nous avons soigneusement inspecté l’endroit. Les frères Lapipe semblaient avoir dégagé toutes leurs affaires, ne laissant pour ainsi dire que les meubles. À en juger par l’odeur, personne n’habitait plus ici depuis au moins un mois. Ça sentait le sec et le propre comme si on avait aéré, et j’ai remarqué que quelques-uns des cartons qui avaient recouvert les fenêtres avaient été enlevés, laissant autant d’ouvertures libres. J’ai longé le bus vers l’arrière, éclairant de ma lampe les recoins et le dos des sièges. Mais quand je suis arrivé au bout et que j’ai projeté le faisceau sur la banquette du fond, j’ai aperçu un corps allongé.
J’ai rien dit pour pas effrayer Froggy qui me suivait d’assez près et j’ai laissé la lumière remonter lentement sur les jambes du mec – c’était un mec, ça je le voyais, vêtu d’un jean et de tennis – puis sur ses mains qu’il avait posées sur son ventre, et j’ai vu alors que c’était un Noir. Il avait une chemise de flanelle écossaise mais jusque-là pas de blessures ou de traces de sang. Je suis enfin arrivé à son visage et j’ai découvert qu’il me souriait, couché sur le dos, comme s’il venait de m’entendre raconter une blague à Froggy. Il avait des yeux gris grands ouverts avec plein de petites rides autour, un visage large couleur de café, un énorme nez aplati, des sillons comme des crevasses autour d’une grosse bouche et d’autres au-dessus de ses sourcils, et enfin une gigantesque masse de mèches rastas qui s’entortillaient autour de sa tête comme un oreiller de serpents noirs.
Il a fait une moue et m’a dit, Tu veux pas baisser la torche, man ? I-Man peut pas voir avec la lumière dans les yeux.
Très bien, j’ai dit en éloignant le faisceau lumineux.
Faut que la lumière elle sorte des yeux pour bien voir, a-t-il dit avec un rire qui lui est remonté du fond de la poitrine.
D’un point de vue racial, cette soirée devenait tout à fait exceptionnelle pour moi. Je n’avais pratiquement jamais de ma vie vu tant de Noirs en une seule nuit. Et il ne s’agissait pas non plus de Noirs ordinaires comme Bart, l’agent de sécurité du centre commercial, ou un de ceux de l’armée de l’air, plutôt rares, qu’on voyait en ville. Ces mecs-là étaient des vrais Noirs, presque comme des Africains.
Qu’est-ce que tu fais là, man ? j’ai demandé en tenant ma lampe baissée comme il le voulait.
Même chose que toi.
C’est quoi ?
J’essaie d’arriver chez moi, man. J’essaie d’aller chez moi, c’est tout.
Ouais, bon, c’est peut-être pareil pour nous, j’ai dit. Puis je me suis présenté, et j’ai présenté Froggy. Il a dit qu’il s’appelait I-Man et il m’a serré la main comme un Blanc ordinaire pour me donner la sensation d’être dans une situation normale, ce qui a d’ailleurs marché. Ensuite, Froggy et moi on s’est allongés sur un des matelas. Je l’ai recouverte de mon blouson et elle s’est endormie tout de suite. J’étais couché en train de penser à tout ce qui s’était passé quand j’ai soudain perçu la douce et familière odeur de la marijuana en train de brûler. I-Man a alors lancé depuis son siège au fond du car, Tu veux fumer un peu de ce spliff, man ?
J’ai dit bien sûr et je l’ai rejoint. Nous avons fumé et parlé un peu. Avant la fin de la nuit je savais que j’avais rencontré l’homme qui deviendrait mon meilleur ami.