Quand on est dans un pays plein de Noirs et qu’on est un jeune Blanc qui ne veut pas se faire remarquer, le mieux c’est de traîner là où vont les Blancs. Pour moi, c’était le Doctors Cave à Mobay, un club nautique privé au milieu de plein de boutiques et de restaurants chic où on voit partout des Blancs se balader main dans la main, claquer de l’argent et se bronzer avec le sentiment d’être à l’abri des agressions ou des ruses des indigènes. En plus, comme il ne me restait plus de ganja à vendre, c’était un coin tout désigné pour faire un peu la manche en attendant la suite.
La première nuit, j’ai dormi sur le siège arrière d’une Volvo qui n’était pas fermée à clé, dans un parking derrière l’hôtel Beach View de l’avenue Gloucester. Le lendemain matin, après avoir réussi à me faire un peu de thune malgré mes nattes rastas – et ce grâce à mon histoire de mec abandonné par son groupe d’ados chrétiens –, j’étais assis sur un banc à déjeuner d’un petit pâté de viande et à lire un Daily Gleaner que j’avais récupéré dans une poubelle lorsque à la page deux j’ai remarqué un article – au milieu de plein d’autres qui parlaient de fusillades, de règlements de comptes à la machette et de tracs comme ça – sur deux hommes non identifiés trouvés morts à Mount Zion. C’est le nom du village où se trouve la fourmilière et j’ai alors compris qu’il s’agissait du prince Shabba et de I-Man. Je n’avais évidemment aucune intention d’aller voir les flics pour identifier les cadavres, mais je me suis dit que je devrais peut-être monter à Accompong en stop et mettre au courant la femme de I-Man, Rubber et les mecs de ce qui s’était passé. C’est donc ce que j’ai fait.
J’étais alors écrasé de remords en partie parce que je n’avais pas pu aider I-Man au moment où il avait eu le plus besoin de moi, bien que je ne sache pas comment j’aurais pu réussir à embrouiller ces mecs-là pour que I-Man ait eu le temps de s’enfuir. Mais peut-être j’aurais pensé à quelque chose. Je suis assez bon pour la tchatche surtout quand il s’agit d’entourlouper des Blancs. Et ça, c’était l’autre chose qui me nouait l’estomac. Le fait d’être blanc. Plus que d’être le fils de Doc, c’était d’être blanc qui m’avait valu de ne pas avoir été flingué comme le prince Shabba et I-Man. Je savais que sinon, si j’avais été un vrai rasta comme je le prétendais, je serais déjà mort.
Mais quand je suis arrivé à Accompong cet après-midi-là j’ai tout de suite compris mon erreur. Ils n’avaient pas eu besoin de moi pour être au courant. J’aurais dû m’y attendre : tout le monde savait déjà ce qui s’était passé à la fourmilière. La Jamaïque est un petit pays et les nouvelles voyagent vite, même sans téléphone, surtout quand il s’agit de quelqu’un d’aussi connu dans le milieu de la ganja que I-Man. En tout cas je suis d’abord allé voir sa femme, mais elle n’a même pas voulu me parler. En fait je n’avais jamais su son nom. I-Man se contentait de l’appeler sa femme, et présenter les gens aux autres par leur nom n’était pas vraiment son genre. J’avais pourtant honte de ne jamais même avoir demandé. C’était une femme petite et corpulente avec un visage dur, et lorsque j’ai frappé à la porte de la case qu’elle partageait avec I-Man elle est arrivée en portant un tout petit gosse sur la hanche. Quand elle a vu qui c’était elle m’a simplement chassé d’un geste comme si j’étais une mouche et elle m’a claqué la porte au nez.
Tous les autres habitants du village, les mecs qui traînaient autour de l’épicerie et du bar ou les gosses qui auparavant essayaient d’être copains avec moi, ont tourné le dos en me voyant ou m’ont observé de loin avec des visages froids et renfrognés. C’était sinistre. J’ai fini par aller à la fondation de I-Man où j’ai trouvé Rubber en train d’arroser les nouvelles pousses tout seul, mais même lui a refusé de me voir ou de me parler de ce qui s’était passé. J’ai tenté deux ou trois fois de prendre un air joyeux et amical comme avant et j’ai abordé le sujet en disant des choses du genre, T’es au courant pour I-Man, je suppose, mais Rubber n’a rien fait que hocher la tête et poursuivre son travail comme si je n’étais pas là. J’avais l’impression qu’il prenait possession des plantes de I-Man et ne voulait pas que je reste pour l’aider ni même pour en être témoin.
Les gens ne me menaçaient pas physiquement, non, mais pour la première fois j’avais une sensation de danger, ici chez les Marrons, et je me suis dit qu’il vaudrait mieux que je dégage avant la nuit. Je suis donc revenu à mon ancienne cabane chercher mon sac à dos et mes affaires. Là, j’ai aperçu ma vieille machette dans un coin. C’était I-Man qui me l’avait donnée et il m’avait appris à l’utiliser pour toutes les choses qu’il y avait à faire. Je m’en servais comme d’une charrue, d’une pelle, d’un sarcloir, d’une hache, d’un gigantesque couteau de poche et d’une épée, et je me suis dit, Man, celle-là au moins je l’ai gagnée, et je l’ai prise sans oublier la pierre à aiguiser. Je n’ai dit ni au revoir ni rien de plus à Rubber, je suis simplement parti vers le village, puis j’ai suivi la grande descente jusqu’à la route.
Une fois là, j’ai posé mon sac et mis mon bâton de Jah dessus pour faire du stop, mais comme aucun véhicule ne passait j’ai vérifié ma machette et j’ai commencé à l’aiguiser avec la pierre. Elle a vite été aussi tranchante qu’un rasoir et je lui ai alors fait subir l’épreuve bien connue du cheveu qu’on coupe en deux. Mais aussitôt je me suis retrouvé à trancher toutes mes nattes rastas les unes après les autres. En moins d’une minute elles étaient parties, tombées à mes pieds comme un tas de serpents morts. Je me suis penché, je les ai rassemblées entre mes mains et je les ai portées dans les buissons à quelque distance. Je les ai posées délicatement sur le sol et je les ai caressées comme si je disais au revoir à un ami cher ou à un animal domestique que j’aurais dû abandonner. Puis je suis revenu au bord de la route où j’avais laissé mes affaires et je me suis remis à faire du stop. La troisième voiture qui est passée s’est arrêtée. C’était un pasteur baptiste, un gros Noir qui transpirait dans son costume-cravate et qui m’a fait faire tout le chemin jusqu’à Mobay en chantant des hymnes d’une voix profonde et sonore. Je suis descendu juste devant Doctors Cave.
*
Cette nuit-là j’ai pas réussi à trouver de voiture ouverte derrière les hôtels de l’avenue Gloucester, et à la fin, très tard, je me suis glissé dans l’enclos de l’hôpital Saint James qui n’est rien d’autre qu’un parc clôturé. Là, j’ai campé sous des buissons près de la palissade de façon à pouvoir grimper par-dessus et filer à toute vitesse dans la rue en cas de nécessité. Je suis resté allongé un moment avec mon sac à dos pour oreiller en pensant à mes ennuis et à I-Man qui me manquait déjà tant, et en trouvant que je n’étais qu’une petite merde pour avoir essayé de ne pas être blanc alors que je bénéficiais de tant d’avantages réservés aux Blancs, entre autres celui d’être encore en vie. Je me disais qu’il n’était pas étonnant que les Marrons soient en rogne contre moi, qu’ils croient sans doute que j’avais même trempé dans ce coup-là, que je bossais pour Oiseau de nuit et que si je revenais à Accompong ce n’était que pour essayer de les arnaquer une fois de plus.
J’ai eu du mal à m’endormir à cause de mon agitation mais aussi à cause des ambulances qui allaient et venaient. Et puis il y avait du bruit dans les rues, des ivrognes ou des touristes défoncés qui avaient quitté les bars de la plage et qui essayaient de revenir à leur hôtel. À la fin le calme s’est fait et je commençais juste à m’assoupir lorsque j’ai entendu un flic siffler et quelqu’un courir de toutes ses forces. En jetant à travers la clôture un coup d’œil sur le trottoir qui était juste derrière, j’ai vu arriver deux petits Jamaïquains âgés de dix ou douze ans. Ils couraient comme des fous avec à leurs trousses un raies-rouges qui brandissait son pétard et donnait du sifflet en leur hurlant d’arrêter faute de quoi il allait tirer. Au moment où les gosses passaient devant ma cachette, celui qui était devant a jeté par-dessus la palissade un objet qui a pratiquement atterri sur mon crâne, un sac de femme, et puis ils ont disparu. C’est seulement lorsque le flic est passé à son tour quelques secondes plus tard et que je n’ai plus rien entendu que j’ai pris le sac pour regarder à l’intérieur.
Il y avait les articles féminins habituels, maquillage, kleenex, crème solaire et un portefeuille en daim avec un fermoir. Mais quand je l’ai ouvert il était vide : pas d’argent, pas de cartes bancaires. Et puis en fouillant dans une des poches, voilà que je déniche un permis de conduire du Kentucky avec la photo d’une belle femme aux cheveux argentés, et surtout une carte de téléphone AT&T. Excellente découverte. Si seulement j’avais le numéro de téléphone de cette femme, je pourrais me servir de la carte pour joindre quelqu’un au-delà de mon petit cercle, bien que jusqu’alors je n’aie eu le désir de joindre personne sauf I-Man, et même AT&T serait incapable de me relier à lui maintenant. C’est alors que j’ai remarqué un petit carnet d’adresses noir. La femme avait bêtement rempli la première page avec son identité et son numéro de téléphone. Cool. Désormais, je pouvais appeler n’importe qui dans le monde entier, du moins tant que la femme du Kentucky ne ferait pas une déclaration de vol pour sa carte.
Fouillant dans mon sac à dos j’en ai retiré mon portefeuille, un petit machin en toile que je laissais toujours là parce qu’il ne contenait rien de plus que ma fausse pièce d’identité, quelques numéros de téléphone recueillis au fil des ans et la coupure de journal sur l’incendie de Plattsburgh. C’est là que je l’ai trouvé, le numéro que Russ m’avait donné le jour où il s’était tiré de chez les Ridgeway, route East Hill. Le numéro de sa tante Doris à Keene. Je n’y avais plus pensé jusqu’à cet instant précis, mais à partir du moment où ça devenait possible, où je tenais dans ma main la carte AT&T de cette femme et son numéro personnel, je n’ai plus souhaité qu’une chose, entendre à nouveau résonner dans mon oreille la voix de mon vieux pote Russ.
J’ai poussé mes affaires un peu plus loin sous les buissons de façon qu’on ne puisse les repérer que si on savait exactement où chercher et j’ai traversé tout droit le parc de l’hôpital jusqu’au hall d’entrée comme si je venais rendre visite à ma mère malade. Je ne m’étais pas rendu compte que les heures de visite étaient passées depuis longtemps. Mais il n’y avait personne dans la salle d’attente à part une infirmière au comptoir de réception, et comme elle était à moitié endormie elle n’a même pas levé les yeux quand je suis passé devant elle pour utiliser le téléphone payant à côté de l’ascenseur.
J’ai fait les chiffres les uns après les autres et le téléphone a sonné et sonné longtemps là-bas, dans le nord de l’État de New York, pendant que je me disais, Merde, il doit être vraiment tard, pour eux, et si ça se trouve ils ne sauront même pas où Russ est passé. J’étais sur le point de raccrocher lorsque j’ai entendu Russ en personne dire, Allô ?
C’est moi, man. Quoi d’neuf ?
Qui ?
Moi, Bone ! Et j’ai pensé que ma voix avait sans doute changé.
Qui ? a-t-il répété. Alors j’ai dû lui dire Chappie et quand il a compris il a été cisaillé et il a fait, Ouah, Chappie, sans déconner, où est-ce que t’es, putain ? et ainsi de suite.
J’ai répondu, En Jamaïque, et il a dit, Quoi, tu veux dire le pays ? J’ai dit oui et ça lui a coupé la chique un moment. Quand il s’en est remis j’ai essayé de lui raconter un peu comment j’étais arrivé ici, mais dès que j’ai commencé j’ai senti que je n’avais aucun moyen de lui faire comprendre tout ça même si on me donnait un an pour y arriver. Il s’était produit trop de choses. Et puis j’avais subi des changements tels que je ne les comprenais pas encore moi-même. Russ, qui était plutôt intelligent, n’était pas du genre sensible quand il s’agissait de la vie des autres. J’ai donc préféré surtout poser des questions, et quand la conversation est revenue sur moi, sur ce qui se passe à la Jamaïque, sur la drogue, les nanas et tout ça, je suis resté vague et j’ai changé de sujet.
J’étais étonné qu’il habite toujours chez sa tante, mais il a expliqué qu’il s’était mis à travailler dans le bâtiment pour son oncle l’été précédent et qu’il habitait chez eux parce qu’on lui avait prêté une chambre au sous-sol. Je suis comme une putain de taupe dans son terrier, mec, a-t-il déclaré. Sa mère l’avait pratiquement largué – il lui rendait bien la pareille, a-t-il dit – et tout ce qui était arrivé à Au Sable, l’incendie et le reste, tout avait été balayé et oublié : il avait même réussi à récupérer sa vieille Camaro.
Mon premier boulot avec mon oncle, tu sais ce que c’était ?
Pas la moindre idée, mon pote, j’ai dit, déjà fatigué de ses histoires mais sentant germer en moi une nouvelle idée très intéressante. Hé, écoute, j’ai dit, il faut que je te demande un truc.
Mon premier boulot, d’accord ? J’ai dû aller nettoyer la maison des Ridgeway qu’on avait dévastée, tu te souviens ? Oh putain, quel bordel c’était, et on aurait dit que t’avais fait pas mal de dégâts après mon départ. Plein de fenêtres pétées, man. Mais t’en fais pas, j’ai jamais dit que c’était nous. Ou toi.
Merci. Écoute, Russ.
Oh, écoute ça, mec. Ça va te foutre du baume au cœur. Ta mère et ton beau-père ? Ils se sont cassés !
Ils ont divorcé ? j’ai demandé le souffle coupé.
Non, ducon. Ils se sont cassés. Ils sont partis.
Ah. Où ça ?
Il ne savait pas. Quelque part près de Buffalo où mon beau-père avait trouvé un boulot de gardien de prison, un travail qui à mon avis lui allait comme un gant. Je lui ai demandé quand ça s’était passé et il a répondu juste après la mort de ma grand-mère.
Grand-mère est morte ?
Oh, man, ouais, bon, j’suis désolé, j’avais oublié que tu pouvais pas le savoir. Ça fait combien de temps que t’es à la Jamaïque ? C’est arrivé à l’automne, en octobre, je crois. Une crise cardiaque ou un truc comme ça. Il ne connaissait pas les détails, il l’avait appris par sa tante qui savait qu’on était copains, lui et moi.
Du coup les choses étaient à peu près claires. Ma mère et mon beau-père étaient partis, et de ce fait Au Sable redevenait un endroit désirable, d’autant plus que Russ se débrouillait bien à Keene et qu’on pourrait se retrouver souvent, lui et moi. Ma grand-mère était morte et ça m’attristait, mais pas plus que ça parce qu’on n’avait pas précisément été potes et qu’en plus ça éloignait toute éventualité de renouer avec ma mère et mon beau-père. Ils ne sauraient même pas que j’étais revenu. La vie que je connaîtrais désormais à Au Sable, quelle qu’elle soit, serait entièrement la mienne. Je pouvais même revenir au collège si ça me disait. Et ce qui n’avait d’abord été qu’une idée très intéressante est ainsi devenu un projet.
Écoute, man, j’ai dit. Je veux revenir. Je suis prêt à rentrer chez moi, maintenant.
Il a eu comme un choc. Ici ? Arrête de déconner, il a dit avant de se mettre à expliquer en long et en large qu’Au Sable était vraiment le coin le plus merdique qui soit, que tout, là-bas, était à chier et les gens une bande de cons.
Mais j’ai dit non, les choses étaient trop tendues pour moi ici, il fallait que je retourne aux States, que je reprenne une vie normale et que je me remette en état de marche pour l’avenir. Je pensais même faire un jour des études supérieures, j’ai dit, bien que cette idée ne m’ait jamais traversé l’esprit avant cet instant précis où je venais de la formuler, et même alors il se peut que j’aie menti. C’était un moment de faiblesse et j’avais l’esprit plutôt confus.
Mais, j’ai expliqué à Russ, j’ai pas d’argent pour l’avion, et je me demandais si tu pouvais pas me prêter, disons trois cents dollars, que je te rendrai dès que j’aurais un boulot, ce que je trouverai tout de suite, probablement dans le centre commercial.
Là il a vraiment été soufflé. Abasourdi. Tu te fous de ma gueule, mec ! Dans ce centre de Plattsburgh de merde ? Et tu vas aller au collège ? À Au Sable ? Alors que tu peux buller à la Jamaïque à boire du rhum super avec du Coca, fumer d’énormes pétards de ganja et baiser des Jamaïquaines de rêve sous la lune des tropiques ? On m’a dit que les Jamaïquaines y a pas mieux, man, que les Blancs les branchent vraiment. C’est vrai ?
Russ, c’est pas ce que tu crois. C’est jamais comme ça.
Ouais, bien sûr, pour toi peut-être, mais si on était tous les deux ensemble, man, ce serait si cool que ce serait pas croyable ! T’es trop jeune pour être là-bas tout seul. Y a trop de trucs que tu connais pas encore. Moi j’ai dix-sept ans et je peux te montrer comment on fait, tu vois ce que je veux dire ? Écoute-moi, Chapito. Je vais réunir des fonds. Je vais vendre ma Camaro – ça montre à quel point je t’aime, mec – mais c’est moi qui vais me pointer là-bas au lieu que ce soit toi qui te ramènes ici. Ici c’est pourri, mec. C’est pourri jusqu’à l’os. Et en plus, ma tante et mon oncle essaient de me faire dégager de chez eux. Ils veulent récupérer leur sous-sol et ils me font perpétuellement chier avec des trucs comme, pourquoi tu t’engagerais pas dans l’armée ? Mais il y a un mec que je connais, il veut bien me filer sept cents tickets pour ma Camaro. Cash. De toute façon c’est une épave. Je la vends et je te rejoins dans deux jours. Même en moins que ça. Je débarque à Montego Bay demain. Bon, où est-ce que je te retrouve, man ? Dis-moi juste où on se rejoint et j’y serai. On revendra un peu de ganja, on bullera à la plage, on baisera toutes les beautés du coin, on va s’éclater, la fête, man ! Et si après ça tu balises encore, si tu veux rentrer ici au centre commercial pour retourner les hamburgers au McDo et revenir à la petite école en briques rouges, parfait. Je te paierai même le voyage retour.
Je ne croyais pas qu’il viendrait à la Jamaïque le lendemain, ni même un jour. Je ne croyais même pas qu’il vendrait sa Camaro mais j’ai dit d’accord quand même, je lui ai dit que je serais près de la tour de l’horloge dans le grand square du centre de Mobay. C’était un endroit où je n’allais pratiquement jamais et que j’allais prendre bien soin d’éviter au cas où.
Mobay, hé ? C’est comme ça qu’on l’appelle ?
Ouais. Montego Bay.
Parfait. Tu restes dans les parages, man, et si je suis pas à Mobay devant la tour de l’horloge demain soir j’y serai le soir après. Hé, Chappie !
Ouais ?
Trouve-nous deux Jamaïquaines canon. J’ai un putain de piquet de tente permanent, ces temps-ci, et il me faudrait un peu de chatte noire pour me le ramollir.
Ouais. Compte sur moi.
Su-per ! il a fait.
Je lui ai alors expliqué que je devais y aller, je lui ai dit au revoir et j’ai raccroché en me demandant si Russ avait toujours été aussi épouvantablement con. Peut-être n’avais-je rien remarqué parce que j’étais aussi nul que lui. Et j’avais les boules, d’abord contre Russ à cause de tout ce qu’il avait dit, puis contre moi-même parce que j’étais une poule mouillée qui voulait revenir à Au Sable pour se reprendre en main comme si je ne pouvais pas le faire ici ou n’importe où ailleurs dans le monde. Mais au moment où j’avais appelé Russ je m’étais senti triste et seul à cause de tout ce qui s’était passé et je ne pouvais pas lui en vouloir de ne pas avoir ce qu’il fallait pour comprendre. Il était comme il était. Je me sentais triste et seul quand je lui avais téléphoné, et encore plus maintenant.
Je me suis laissé tomber sur une chaise en plastique près du téléphone et j’étais en train de remettre dans mon portefeuille le numéro de la tante de Russ quand un autre bout de papier a glissé et s’est mis à voleter vers le sol. Juste à ce moment-là, une petite brise a traversé le hall de l’hôpital et elle a chassé le papier qui est parti comme en dansant. J’étais presque trop déprimé pour réagir, mais soudain j’ai été curieux de savoir ce qui se trouvait dessus. Je me suis levé et je l’ai poursuivi sur le carrelage, réussissant à l’attraper juste quand il allait passer par la porte d’entrée grande ouverte. J’ai regardé. Il y avait, écrit de ma propre main, le nom N. Riley qui m’était totalement inconnu, suivi de chiffres qui m’ont paru être un numéro de téléphone et d’un indicatif que je ne connaissais pas non plus, le 414.
Je ne suis habituellement pas superstitieux, mais je devais flipper un peu parce que ça faisait presque deux jours entiers que j’avais pas fumé d’herbe et puis parce que j’avais eu cette conversation débile avec Russ. C’est un message, je me suis dit, un message secret codé. Il m’est envoyé par I-Man qui imite mon écriture pour me donner des directives sur ce que je dois faire. Comme d’habitude, il veut que je me creuse un peu la cervelle pour comprendre. Je me suis dit que le 414 était peut-être l’indicatif de la Jamaïque et que le nom secret de I-Man était N. Riley. N signifierait Nonny, d’après la vieille guerrière marronne qui arrêtait les balles anglaises avec son con et les renvoyait par le trou du cul. Les lettres de Riley devraient être disposées autrement. Après les avoir examinées un moment je suis arrivé à I-LYRE, ce qui était tout à fait sensé pour un message de I-Man puisque la lyre est un instrument dont jouent les anges. Arrivé à ce point-là, j’étais vraiment flippé.
Je suis revenu illico au téléphone et j’ai appuyé sur les touches pour composer le numéro, grâce encore une fois à la carte AT&T de ma compatriote du Kentucky. Man, je me suis dit, ça va me faire sauter les plombs. Je m’attendais tellement à retrouver la voix de I-Man que lorsque j’ai entendu une femme au bout du fil disant, Oui ? j’ai simplement bafouillé, Je voudrais parler à I-Man.
Qui ?
J’ai alors réalisé que I-Man, bien évidemment, devait utiliser la voix de quelqu’un d’autre. J’ai donc dit, Ah, je m’excuse, j’espère que j’ai pas été impoli. Est-ce que je parle à… Nonny ?
Ouais. C’est Nancy, elle a dit, et il m’a alors semblé que quelque chose dans cette intonation ne m’était pas inconnu. Quelque chose de traînant et de nasillard comme si le son me parvenait au travers d’un mauvais haut-parleur, bien que la liaison soit assez nette.
Ah… c’est pas Nonny ?
Certainement pas, mon cher. J’ai cru que vous aviez dit Nancy. Désolée. Mais vous pouvez me parler, si vous en avez envie, a-t-elle ajouté en riant avec un léger décalage comme si elle était défoncée au crack. C’est alors que ça m’est revenu. Cet indicatif, le 414, c’était celui de Milwaukee, dans le Wisconsin, et je parlais à Nancy Riley. La mère de sœur Rose.
Bon, euh… en fait j’appelais sœur Rose.
Sœur Rose ? Vous voulez dire ma petite Rosie ? Bon Dieu mais vous, vous faites partie d’une Église, ou quoi ? J’ai pas besoin de ce…
Attendez, ne raccrochez pas ! Je suis en quelque sorte un ami à elle, à Rosie. C’est moi qui l’ai fait rentrer chez vous, c’est moi qui l’ai enlevée à l’autre mec, là, Buster Brown. Vous vous rappelez ? Je… j’appelais pour savoir si elle était bien arrivée et tout, quoi.
Ah bon, fait-elle. C’est vous le garçon avec le fric ? Ouais, elle est bien arrivée. Mais, vous savez, j’ai appris que c’était l’argent de Buster Brown et que vous le lui aviez volé. Si jamais il vous retrouve, vous êtes raide mort, vous pouvez me croire.
Parfait, j’ai répondu. Alors, est-ce que Rose est là ? Je peux lui parler ?
Non.
Non quoi ? Je peux pas lui parler, ou elle est pas là ?
Un long silence a suivi. Je me suis dit que si je rentrais un jour aux States j’irais trouver cette femme et je la descendrais. Après quoi je me mettrais à la recherche de Buster et je m’occuperais aussi de son cas. À la fin elle a dit, Les deux.
Les deux quoi ?
Vous pouvez pas lui parler et elle est pas là. Rose… Rose est décédée en septembre.
Je n’ai plus su quoi dire pendant un long moment où nous sommes restés à écouter nos respirations. Puis je me suis lancé, Dites-moi la vérité, sœur Rose n’est pas morte.
Elle était très malade quand elle est arrivée. C’est une petite fille très malade que vous avez expédiée en car, monsieur.
Mon cul, oui, qu’elle était malade. Et de quoi elle est morte, bordel ?
De pneumonie, si vous voulez le savoir. Et vous n’êtes pas obligé de me parler sur ce ton. J’ai vécu un enfer. J’ai essayé de la sauver mais moi aussi je suis malade, est-ce que vous comprenez ça ? Rosie était ma petite fille mais on me l’a enlevée comme si c’était ma faute si elle était malade. Alors que c’était la vôtre. Vous n’auriez jamais dû la mettre dans ce bus. C’est ça qui l’a achevée, a-t-elle déclaré.
J’ai inspiré profondément pour ne pas exploser au téléphone et je lui ai demandé d’un ton calme où Rose était enterrée. Je savais qu’un jour j’aurais la possibilité d’aller déposer des fleurs sur sa tombe et que je le ferais. Mais je ne lui en ai rien dit.
De toute évidence, cette femme ne savait même pas où sa fille était enterrée et elle m’a répondu que ça ne me regardait pas sauf si j’acceptais de payer une partie des frais d’obsèques. C’est cher, vous savez, et j’ai pas un sou, mon p’tit monsieur. J’en ai même pas assez pour faire poser une petite pierre tombale. Vous pouvez aider en assumant ça, si vous êtes vraiment, comme vous le dites, son ami. Cinq cents dollars, je crois que ça suffirait. Prenez-les sur votre carte bancaire et envoyez-les-moi par télex.
Madame, je lui ai dit, avec ce que vous avez fait vous devriez brûler en enfer pour l’éternité.
Ouais, bon, dans ce cas allez vous faire foutre. En enfer, j’y suis déjà. Et j’espère que Buster vous retrouvera et vous coupera vos petites couilles, a-t-elle ajouté avant de raccrocher.
Je suis resté quelques instants debout dans le hall d’entrée de l’hôpital, le combiné à la main, en le regardant comme s’il s’agissait d’un insecte géant. Puis je l’ai reposé sur son socle. Je tenais encore dans l’autre main ce message que je pensais toujours venir de I-Man même s’il concernait sœur Rose plutôt que lui ou moi. Alors je me le suis mis dans la bouche, je l’ai mâché et je l’ai avalé.
Un peu plus tard, de retour sous les buissons du parc de l’hôpital, j’ai reposé ma tête sur mon sac à dos et j’ai essayé de mettre de l’ordre dans mes pensées, de les séparer de mes émotions le temps nécessaire pour décider au moins ce que j’allais faire demain et pouvoir aussi m’endormir ce soir. L’homme sur qui je comptais le plus, I-Man, s’était envolé pour aller se reposer auprès de ses ancêtres en Afrique où je ne pourrais jamais aller. Toutes les portes d’Accompong m’étaient définitivement fermées et la fourmilière était une maison détruite, une maison de mort que je ne voulais plus du tout revoir. Sœur Rose était partie pour l’endroit où vont les petits enfants après leur mort. J’étais trop âgé pour y aller aussi et recommencer ma vie avec elle, je n’étais pratiquement plus un gosse, j’en savais trop, j’étais devenu trop fort et trop rusé pour accepter de mourir sans me battre. Et Russ, mon copain d’enfance, mon vieux Russ était pour ainsi dire sorti de mon écran. Pour de bon. Ce moment de faiblesse était passé au-dessus de moi comme un nuage noir et il avait disparu. Grand-mère était morte, maman et mon beau-père avaient déménagé à Buffalo : même si cela faisait d’Au Sable une ville plus tranquille pour moi, je n’avais pas plus de raison d’y revenir que de m’installer n’importe où ailleurs en Amérique. Au Sable était une ville comme toutes les autres où je ne serais rien qu’un jeune SDF de plus qui ferait des pieds et des mains pour survivre, ne pas se droguer et ne pas attraper le sida. Laisse béton, je me suis dit.
D’un autre côté, ici à la Jamaïque j’étais un étranger en situation irrégulière, blanc par-dessus le marché, et je ne pourrais plus faire la manche longtemps encore dans les rues de Mobay sans que les raies-rouges me tombent dessus et me coffrent pour vagabondage. Et puis, sans une source sûre de ganja, je ne pouvais pas dealer suffisamment auprès des touristes pour gagner ma vie et avoir assez d’argent pour louer une chambre convenable. Les perspectives étaient sinistres. J’avais jamais autant déprimé.
Si dur que ce soit pour moi, l’heure était venue de me résoudre à suivre le conseil de l’Américain. De reprendre le chemin du Vaisseau-mère.