La Noël est passée comme un jeudi ou un vendredi et rien n’a changé : je traînais toujours dans le centre commercial sans être tout à fait un sans-abri, jusqu’au soir où j’y suis allé seul parce que les bikers, défoncés à la Méthadone depuis trois jours, nous avaient virés moi et Russ sous le prétexte qu’on était à court d’herbe. Russ avait décidé d’aller décompresser quelques jours chez sa mère, mais il n’était pas question pour moi de faire la même chose tant que ma mère et mon beau-père me raccrochaient le téléphone au nez à cause du vol à la boutique de lingerie et de ce qui s’en était suivi. Comme Russ m’avait averti que je pourrais pas dormir dans sa voiture – elle était garée chez sa mère qui ne tolérait pas ce genre de chose – je n’avais nulle part où aller. C’est pour ça que j’ai décidé de monter au centre en stop ce soir-là, bien que je n’aie ni argent ni herbe à vendre. Il neigeait et c’est un mec de l’armée de l’air qui m’a pris. Il rentrait à la base, et dans sa voiture je me suis mis à parler tout seul, à me répéter, connard, connard, connard, depuis l’endroit où le mec m’avait embarqué jusqu’à Au Sable. En fait j’aurais voulu aller à la maison, chez ma mère, ou dans n’importe quel endroit où je me sentirais bien et au chaud, mais je ne savais pas comment m’y prendre. Le mec de l’armée de l’air devait croire que j’étais défoncé à l’acide ou un truc du genre parce qu’il ne m’a même pas demandé ce qui se passait. Il m’a lâché comme une merde à la sortie de l’autoroute Northway et il a filé.
J’ai déambulé un temps et j’ai fini par me coller au bord de la fontaine en plein milieu du centre commercial, parce que c’est plus ou moins là que les chemins se croisent, et je cherchais quelqu’un à qui je pourrais demander une cigarette quand j’ai vu une petite fille qui m’a semblé perdue. Elle avait la figure rougie comme par des larmes, même si en cet instant précis elle ne pleurait pas. Elle regardait dans tous les sens, probablement à la recherche de sa mère. Je lui ai lancé, Hé, toi, ça va ? T’es perdue, ou quoi ? Elle avait environ huit ou neuf ans, des cheveux blonds et raides, une parka rouge tout usée, des tennis sans chaussettes. J’ai remarqué qu’elle portait pas de chaussettes parce que avec ce froid et toute la neige dehors il était rare de voir des gosses sans grand-chose sur le dos et pratiquement nu-pieds. Debout près de la fontaine, elle jetait des regards d’un côté et de l’autre comme un petit chat de gouttière surpris au milieu de la rue avec des voitures qui le frôlent de part et d’autre.
Viens ici, toi, je lui ai dit en me levant. Mais j’ai dû m’approcher d’elle un peu trop vite parce qu’elle s’est éloignée d’un bond. Je vais rien te faire, quand même !
Puis j’ai senti le bras puissant de la justice, comme on dit, une lourde main sur mon épaule, et quand je me suis retourné j’ai vu qu’elle était noire et qu’elle était rattachée à un des agents de sécurité, ce même Bart à qui j’avais un jour vendu de l’herbe et qui m’avait quand même arrêté pour vol alors que je voulais seulement faire mes courses de Noël pour rentrer dans les bonnes grâces de ma mère. C’est un ancien militaire de Rochester, une espèce de gland à la tronche plate.
Chappie, qu’il me dit, qu’est-ce que tu fous dans ce coin ? J’t’ai déjà dit de tirer ton cul de petit loubard loin d’ici.
Hé, on est en Amérique, coco. Ça te dit rien ? Le pays de la liberté et des courageux ?
Me fais pas chier. T’es en train de zoner. Maintenant dégage avant que je te vide avec les poubelles.
Où c’est que tu te fournis en herbe ces temps-ci ? je lui dis pour lui rappeler la vraie nature de nos relations au cas où il ne voudrait plus s’en souvenir. Tu fumes toujours tes bouts de tosh ?
Chappie, me répond-il, fais pas chier les flics. C’est pas un truc malin.
T’es qu’un flic de location, man. Je suis ici parce que j’ai quelqu’un à voir.
T’as qu’à attendre dehors. Et tout de suite, ajoute-t-il en me faisant pivoter d’une seule main – ce qu’il peut faire parce qu’il est plutôt imposant comme mec, tandis que moi je suis petit pour mon âge. Puis il dit, C’est un beau blouson en daim que t’as sur le dos, Chappie. À qui tu l’as piqué ?
C’est ma mère qui me l’a donné l’année dernière, connard, je lui dis – et c’est d’ailleurs vrai – en même temps que je me tire dans la direction générale de Sears.
Ouais, c’est ça, lance-t-il en s’esclaffant. Et d’un pas lent il s’en va dans le sens opposé. Il fait sa ronde. Il sait bien que je ne fais que changer de siège, que je vais m’installer à un autre carrefour du centre commercial, mais ça le dérange pas plus que ça parce que sans les jeunes comme moi son boulot n’aurait vraiment aucun intérêt.
Quelques instants plus tard je suis passé devant Victoria’s Secret, la boutique aux chemises de nuit et à la lingerie féminine ultrachic où Bart m’avait coincé en train de voler un mois plus tôt. Ça lui procure un attrait particulier et en regardant à l’intérieur j’ai remarqué la petite fille à la parka rouge que j’avais déjà vue près de la fontaine. Sauf qu’à présent elle était en compagnie de quelqu’un, un blaireau ventru avec un gros nez tout mou, une peau vérolée et des mèches rares de cheveux noirs qu’il ramenait en travers de son crâne chauve à la manière d’un code-barres. Il tenait la fille par la main comme s’il était son oncle. Pas son père. On aurait dit qu’ils cherchaient un cadeau pour quelqu’un mais j’arrivais pas à deviner pour qui. C’était pas le genre de mec à avoir une femme, ni même une petite amie. Il portait des vêtements tout froissés et son caban était boutonné de travers.
Quelque chose chez cet homme, je me demande bien quoi, a retenu mon attention. Comme si je l’avais déjà rencontré quelque part, ce qui n’était pourtant pas le cas. Je les ai observés par la vitrine, et le mec a acheté ce qui m’a semblé être des collants de femme, tout un tas, six ou sept paquets, et pendant qu’il blablatait avec la vendeuse en se répandant en amabilités, la môme se tenait à côté de lui comme si elle était à moitié endormie ou peut-être même comme si elle planait. Mais elle est trop jeune pour se défoncer, me suis-je dit, et j’ai pensé qu’ils étaient peut-être en voyage, qu’ils venaient par exemple du Canada et qu’elle était fatiguée. Ça doit être des Canadiens, je me suis dit, et voilà qu’ils sortent juste au moment où je commence à partir, et le mec me dévisage avec insistance comme pour dire, Et toi, qu’est-ce que t’es ? Il ne parle pas, mais on croirait qu’il n’a jamais vu de jeune avec un mohawk ou un anneau dans le nez, ce qui est sans doute vrai s’ils sont canadiens.
Je ne sais pas pourquoi j’ai pensé que c’était un Canadien. Mon beau-père est censé venir de l’Ontario, mais ce mec-ci ne ressemblait en rien à mon beau-père qui – sauf quand il a bu – est toujours du genre bien propre sur lui, c’est même un maniaque du rien ne dépasse : il est coiffé d’une brosse ultracourte, il a un jean à pinces, et ma mère qui le trouve divin voudrait que je fasse mon possible pour lui ressembler. C’est ça ! Évidemment il me prend pour le dernier des nuls, mais je m’en fous, parce que son idée d’un homme – un vrai – c’est Arnold Schwarzenegger, ou le général Schwarzkopf, enfin n’importe qui avec un “Schwarz” dans son nom, et tout ça parce qu’au fond c’est un nazi – avec un problème d’alcoolisme et quelques autres bricoles du même genre, et ça c’est la manière dont je le vois, moi. Ce qui m’emmerde c’est que ma mère a avalé tout ça et qu’elle arrête pas de me répéter que j’ai de la chance d’avoir Ken comme beau-père alors que je sais pertinemment que c’est le contraire et Ken aussi.
Y a un truc qui vous dérange ? j’ai demandé au Canadien à cause de sa façon de me regarder. Mais il a fait un sourire et répondu, Non, rien du tout, et prenant la petite fille par la main il est parti d’un pas tranquille. Je les ai suivis un instant des yeux, me demandant pourquoi ils avaient l’air si détendus, lui surtout, alors qu’ils sont si loin de chez eux, parce que même si la frontière n’est qu’à une heure d’ici le Canada est un pays énorme et ils ont vraiment l’air dépenaillés comme s’ils étaient sur la route depuis une semaine, et dans ce cas-là on se dit qu’ils auraient à cœur d’arriver à destination. Et puis c’est bizarre qu’il ait acheté ces paquets de collants, sauf si on ne trouve pas les mêmes au Canada.
Quoi qu’il en soit, comme je n’avais rien de vraiment mieux à faire ce soir-là, je les ai pistés, me tenant un peu à distance et hors de vue. Je suppose que c’était seulement parce que j’étais curieux de savoir qui était ce mec mais je me disais aussi qu’il avait peut-être des clopes. Il faisait froid dehors, je m’en souviens, et il neigeait. J’ai pensé qu’il avait peut-être un de ces gros camping-cars ou un fourgon équipé pour y dormir, qu’il s’était garé dans le parking et qu’il me laisserait y passer la nuit, qui sait, ou même y rester jusqu’à ce que les bikers aient bouffé tout leur speed et que je puisse regagner notre crèche au-dessus du Video Den à Au Sable. Donc j’ai suivi le mec et la petite fille, d’abord dans le magasin The Wiz, puis au Foot Locker où le blaireau lui a acheté des chaussettes qu’elle a mises carrément là, dans la boutique, pendant qu’il attendait en regardant autour de lui et qu’il m’a presque surpris en train de les espionner. Au bout d’un moment j’ai senti que j’étais complètement excité, comme si je lançais des regards à un million à l’heure, et j’avais le cœur qui cognait dans la poitrine et les mains qui transpiraient. Sur le coup je ne savais pas ce qui m’arrivait mais c’était comme si soudain j’avais plongé les yeux dans un tunnel et qu’au bout je voyais ce Canadien et la petite fille – surtout la petite fille qui m’inquiétait sérieusement à présent comme s’il allait lui arriver quelque chose de terrible et qu’elle était incapable de s’en rendre compte alors que moi je le voyais. Je voulais lui révéler un truc très important sur les gens mais je ne voulais pas qu’elle soit obligée de l’apprendre si tôt parce qu’elle était encore trop jeune.
C’est bizarre, mais tant que je me suis empêché de l’observer directement, tant qu’à la place j’ai épié le mec qui l’accompagnait, son oncle ou son je sais pas quoi, j’ai pas disjoncté. Tout ce que je visais c’était un truc du genre taper une clope au mec. Mais dès l’instant où j’ai braqué mon regard sur la fille, j’ai eu le pressentiment qu’un événement horrible allait se produire, comme si ce gros machin tout gris et gigantesque sur la carte, ce truc qui ressemble à un tyrannosaure ou au Canada planait monstrueusement au-dessus des États-Unis d’Amérique et allait s’abattre sur eux ou se désintégrer pour m’engloutir dans une avalanche et m’étouffer. Alors je me suis mis à respirer à toute vitesse, de la même façon, je m’en souviens bien, que Willie le chat le jour où il a eu une boule de poils dans la gorge et qu’il a fait le gros dos avec la tête au ras de la moquette du séjour en émettant des petits bruits rapides comme s’il suffoquait. Mon beau-père est arrivé de la cuisine et lui a balancé un coup de pied qui lui a fait traverser la pièce parce qu’il avait peur que Willie dégueule sur la moquette, et du coup Willie a vomi dans mon placard, mais je n’ai jamais rien dit. J’ai nettoyé tout seul.
Au fond, les gens ne savent pas comment les enfants pensent. Je suppose qu’ils l’ont oublié. Mais quand on est gosse c’est comme si on avait des jumelles attachées aux yeux et on peut rien voir d’autre que ce qui est en plein milieu des verres, soit parce qu’on a trop peur du reste, soit parce qu’on comprend pas ce qu’il y a autour. Mais les gens font comme si on devait comprendre, et ça nous donne en permanence l’impression d’être des abrutis. Surtout, il y a plein de choses qu’on perçoit pas. On est toujours à côté de la plaque, et il y a tout un tas de trucs qu’on voit pas et que les gens pensent qu’on devrait voir. Ç’a été le cas après mon treizième anniversaire quand ma grand-mère m’a demandé si j’avais bien reçu les dix dollars et la carte qu’elle m’avait envoyés. Je lui ai dit que j’en savais rien et elle a commencé à déblatérer sur moi auprès de ma mère. Mais c’était vrai, j’en savais rien. Et je prenais même pas de drogue en ce temps-là.
La petite fille à la parka rouge avait des jumelles attachées aux yeux comme moi à son âge, et elle était tout aussi incapable de voir le danger qu’elle courait que moi à cette époque. Seulement, ce n’était plus pareil pour elle à présent, parce que je me trouvais là pour l’aider tandis que personne n’avait été là pour moi.
Ils sont allés dans la galerie des restaurants et je leur ai emboîté le pas. Quand ils se sont arrêtés au Mr Pizza et qu’ils ont commandé des portions j’ai soudain eu trop faim pour me retenir, et surgissant derrière le mec je lui ai lancé, Hé, man, t’as pas quelques pièces, que je m’achète une portion ? Je lui ai dit que j’avais pas mangé de toute la journée, ce qui était vrai, en fait, à part quelques frites froides que Russ m’avait filées dans sa voiture le matin.
La petite fille tenait une part de pizza dans une main, un Coca dans l’autre, et elle cherchait un endroit où s’asseoir. Je lui ai souri comme si on était copains depuis longtemps, mais elle a gardé la même expression figée de pot en faïence et je me suis dit, Bon, elle a tellement les chocottes qu’elle sait plus qui est de son côté et qui est contre, c’est un truc que je peux comprendre. Mais soudain ç’a été comme si un rayonnement de lumière blanche et brûlante m’inondait le visage, me chauffait les joues et le front, et comme si son éclat m’aveuglait. Le Canadien me regarde, il me fixe presque droit dans les yeux, ce que les gens ne font jamais avec moi pas même les gosses sans doute à cause de mon mohawk et de mes anneaux dans les oreilles et dans le nez, sans parler du fait que je suis pas tellement pour qu’on me dévisage comme ça. Mais j’ai été pris par surprise, probablement parce que j’étais accaparé par la petite fille quand le mec m’est tombé dessus avec toute son intensité dans le regard. Et avant que je puisse lui rendre la pareille il se met à baratiner à cent à l’heure, ce qui ne ressemble absolument pas aux Canadiens que j’ai connus.
Hé, mon pauvre garçon, t’as vraiment l’air de mourir de faim, me dit-il. Et il ajoute, Je vais t’offrir ton dîner, jeune homme, je vais t’acheter quelque chose de substantiel à manger, quelque chose pour mettre un peu de chair sur ces jeunes os, déclare-t-il en reculant d’un pas, en me jaugeant du regard et en secouant la tête.
J’ai dû me tromper. Tout ce scénario sur la petite fille en danger et sur ce mec censé être un Canadien bizarre n’existe que dans ma tête, c’est un produit de mon imagination fiévreuse, je me le suis monté à partir de ce que je sais de mon beau-père qui vient de l’Ontario et de ce que je me rappelle avoir ressenti quand j’étais petit. Ce mec n’est qu’un Américain ordinaire, voilà ce que je me dis, sauf qu’il jacasse beaucoup. Et qu’il m’aime bien. Et lui aussi il est très intéressant.
Qu’est-ce qui te ferait plaisir, jeune homme ? me demande-t-il. Tu es maigre comme un clou, sous ta veste.
Tout me va, j’ai dit, et il m’a commandé une portion, de pizza avec un Coca, la même chose que la fille, ce qui n’est pas grand-chose quand on meurt de faim. C’est pour ça que je lui ai demandé une clope en attendant, et il m’a sorti des Camel Lights ce qui tendait à prouver qu’il était américain. Quand ma commande a été prête il l’a portée à la table de la petite fille à qui il m’a présenté. Il a dit qu’elle s’appelait Froggy, alias Froggy le Diablotin.
Salut, j’ai fait en disant mon nom. Mais Froggy a pas semblé entendre.
Moi c’est Buster, a dit le mec en se désignant lui-même du pouce.
Je me suis mis à rire. Buster ! Sans déconner. Pourquoi Buster ?
Il a lancé aussitôt, Salut les enfants, salut, salut ! Je m’appelle Buster Brown et je vis dans une chaussure. Et voici Froggy le Diablotin, a-t-il ajouté en agitant la main vers la fille qui ne paraissait même pas le remarquer, comme si c’était un numéro qu’elle connaissait trop. Faut la chercher aussi dans la chaussure ! a-t-il dit.
C’est comme ça qu’il parlait, en rond et en prenant des voix différentes pendant que je mangeais ma portion, que je tirais sur ma cigarette et que je ne disais trop rien. J’ai remarqué que la petite Froggy restait elle aussi sans parler. Les yeux rivés sur sa part de pizza, elle l’a mastiquée jusqu’au dernier bout et s’est mise à examiner les gens qui passaient.
J’ai demandé à Buster si Froggy était sa fille, et il m’a répondu, Plus que ça, Chappie, et aussi moins. C’est ma protégée. J’ai eu des douzaines de protégées, ces dernières années, et elles me font renaître comme un phénix des cendres de mon passé. Mes protégées représentent ma carrière d’acteur passé et à venir.
Super, je lui ai dit. C’est quoi, une protégée ?
Ceux qui peuvent agissent, Chappie, et ceux qui ne peuvent pas enseignent. Jadis j’ai pu mais à présent je ne peux plus, et c’est pourquoi j’enseigne. J’ai été acteur, mon garçon, pas un acteur très célèbre mais quand même un acteur à succès. J’ai eu ma part de rôles au cinéma et à la télé. À présent, dit-il, à présent je forme de jeunes actrices et de jeunes acteurs, à présent je fais de gens comme Froggy le Diablotin mes protégées, et ce processus, analogue à une transplantation cardiaque, prolonge ma propre vie d’acteur, étend jusqu’à un avenir indéfini mon talent d’autrefois et la formation que j’ai reçue.
Tu ne dois rien comprendre à tout ça, a-t-il conclu en me proposant une autre cigarette. Tu es beaucoup trop jeune.
Mais moi je me suis dit que ce mec-là risquait pas d’être acteur, pas avec sa tronche vérolée et son nez comme un champignon, bien que, à l’époque où il était jeune, qu’il avait tous ses cheveux et pas de ventre il ait pu être pas trop moche. Il avait pourtant une façon de discuter qui était cool. J’aimais bien l’écouter. Que ce qu’il racontait soit vrai ou pas, ça m’était égal. Quand il parlait, il me regardait bien en face et me donnait l’impression de me braquer un projecteur dessus comme si j’étais au milieu d’une scène et que tout ce que je dirais serait reçu avec attention et traité avec le plus grand respect.
Il a raconté qu’autrefois en 1967, quand il était tout jeune homme, il avait joué avec Jack Nicholson et Peter Fonda dans un film qui s’appelait The Trip, sans doute un film de voyage dont j’avais jamais entendu parler, bien que je connaisse Jack Nicholson à cause de Batman, et ça m’a impressionné. Il m’a demandé si ça m’intéressait, si j’avais pas envie de devenir une vedette de la télé à New York et à Hollywood, mais je lui ai répondu que j’en avais rien à battre.
Je savais que c’était un vieux pédé en train de me faire des avances, mais je m’en foutais parce qu’il était vraiment intéressant et aussi parce que je trouvais ça trop bien, toutes ces petites attentions qu’il avait pour moi, sans parler des cigarettes qu’il me donnait et de la part supplémentaire de pizza qu’il m’a achetée, au saucisson cette fois.
Buster me faisait pas peur, même s’il était beaucoup plus grand que moi. Ou en tout cas ce n’était pas pour moi que j’avais peur. Parce que en général avec ces zozos-là, il suffit de leur dire ce qu’on accepte de faire et ce qu’on ne veut pas, et ils marchent plus ou moins. Mais ce que je ne savais pas, c’était le rôle de la petite Froggy. Elle était assise à la table comme si elle rêvait les yeux ouverts et je me suis dit que le mec devait la droguer avec des trucs, des Quaalude[1] peut-être, mais si je réussissais à le brancher sur moi plutôt que sur elle, il y aurait peut-être un agent comme Black Bart pour venir s’occuper d’elle et la reconduire à l’endroit d’où elle venait.
Ça ressemblait à un scénario de film ou de télé, je le sais, mais d’habitude ces spectacles sont faits à partir de la réalité. Et puis je commençais à me plaire avec ce Buster Brown et je me sentais même bizarrement un peu jaloux de Froggy, si bien que même si Black Bart ne se ramenait pas pour la chercher et la conduire au poste des enfants perdus ou ailleurs, ça m’était égal du moment que je pouvais prendre sa place auprès de Buster.
Comment ça se fait que Froggy dise jamais rien ? j’ai demandé à Buster. Il s’est aussitôt lancé dans un grand numéro sur les grenouilles, sur le fait qu’elles ne parlent pas mais qu’elles coassent, qu’elles vous tiennent éveillé toute la nuit avec leurs chants et leurs cris, et puis il s’est mis à énumérer toutes les sortes de grenouilles jusqu’à ce que j’en oublie pratiquement ma question. C’était sa façon de se tirer d’affaire quand on l’interrogeait. Il changeait sans cesse de sujet. Il parlait de vous qui lui aviez posé la question, ce qui vous empêchait de trop penser à lui ou à Froggy.
C’était drôle : il était si laid qu’il vous donnait l’impression d’être beau, ce qui est normal, mais il était si intelligent qu’il vous donnait aussi la sensation d’être brillant et non d’être bête, contrairement à ce que vous font ressentir d’habitude les personnes intelligentes, entre autres mon beau-père et les profs que j’ai eus.
À un moment donné, alors qu’il jacassait à perdre haleine, j’ai remarqué que Froggy se levait et qu’elle portait son plateau et ses papiers sales à la poubelle. Elle a tout vidé, déposé son plateau sur une pile et elle est partie, revenant vers le centre en direction de la fontaine où je l’avais aperçue la première fois. Elle ne filait pas en douce, non, rien de tel, mais Buster n’a pas eu l’air de s’en préoccuper le moins du monde et je crois même qu’il ne l’a pas vue s’en aller. Il a bien dû constater qu’elle n’était plus là, quand elle a disparu, mais tout se passait comme si après mon entrée en scène la petite fille avait cessé d’exister, et du coup Buster ne se souciait plus de savoir si elle était là ou pas. Ce qui m’arrangeait pour diverses raisons. Je n’avais donc pas l’intention d’être celui qui allait lui faire remarquer que sa protégée s’était tirée et lui demander ce qu’il en pensait. Je me suis installé et j’ai pris pour ainsi dire la place de Froggy.
Je me suis demandé si Buster était défoncé. Si oui, ça ressemblait à de la coke à cause de son débit de paroles et je me proposais de m’en faire offrir un peu lorsqu’il m’a demandé si je voulais faire un bout d’essai.
Bien sûr, je lui dis. Quand ?
N’importe quand. Ce soir, si tu veux.
Bien sûr, ai-je répondu en me levant et en vidant mon plateau dans la poubelle comme Froggy. Nous sommes donc rentrés dans le centre, Buster et moi, et nous nous sommes dirigés vers la sortie devant Sears et J.C. Penney’s, à l’opposé du chemin suivi par Froggy. Je trouvais que j’avais de la chance parce que les choses commençaient à bien tourner après un départ désastreux : d’abord moi et Russ on s’était fait virer de chez nous par les bikers, puis Russ était retourné chez sa mère, ce qui m’était interdit, et enfin il y avait le froid, la neige, le manque de thune et de drogue. Maintenant, alors que je passais devant Sears avec ce zozo plutôt cool du nom de Buster Brown, j’avais l’impression que tous mes problèmes étaient résolus, au moins pour un temps.
Si je viens chez toi, je lui ai dit, tu devrais me donner un peu d’argent. Pour le bout d’essai et tout.
Ça dépend.
Ça dépend de quoi ? En disant cela je m’immobilise pour bien lui montrer que je parle pas en l’air.
De son côté, c’est alors, Eh bien, ça dépend de plusieurs choses, Chappie. Par exemple de la caméra, jusqu’à quel point elle t’aime. Il se peut que tu ne sois absolument pas photogénique malgré la beauté que tu révèles à l’œil nu. C’est pour ça qu’on appelle ça un essai, Chappie. Il faut que tu le réussisses.
De mon côté, c’est, Donne-moi vingt tickets d’abord ou trouve-toi un autre protégé. En plus, je veux pas de sexe avec toi. Pas de baise, pas de pipe. Rien que le bout d’essai.
Rien que le bout d’essai, répond-il en souriant. Il sort un billet de vingt de son portefeuille et me le tend. Tu es dur en affaires, Chappie, me dit-il.
Ouais, bon, disons que j’ai été à bonne école. En cet instant je pense à mon beau-père, son visage m’apparaît dans un flash – en fait le contour de sa tête reste dans le noir, il ne s’agit donc pas tout à fait de son visage, mais je sens son odeur de whisky et d’after-shave et la rugosité de toile émeri de son menton qui me frotte l’épaule et le cou. Ce sont des choses auxquelles je ne pense pratiquement plus jamais sauf quand ma mère me répète quelle chance j’ai de l’avoir pour beau-père, ce qu’évidemment elle ne fait plus depuis qu’ils m’ont viré de la maison pour avoir volé, pris de la drogue et tout ça.
Au fait, pourquoi t’as acheté ces collants ? J’ai posé la question à Buster au moment où nous franchissions la porte devant Sears pour entrer dans le parking.
Il neigeait assez fort et on ne voyait pas beaucoup de voitures garées. Deux chasse-neige étaient en train de dégager l’autre côté.
Des collants ! Qu’est-ce qui te fait croire que c’est ce que j’ai acheté ? m’a-t-il demandé en balançant sous mon nez le sac provenant de Victoria’s Secret.
Je t’ai vu les acheter, man.
Ah, tu m’espionnais, alors ? Tu jouais au détective, hein ? Et maintenant tu crois que tu me tiens. Sauf que peut-être c’est moi qui te tiens. Et il s’est mis à rire comme s’il s’agissait d’une bonne blague.
T’as quoi, une petite amie ? Je me remettais à le croire canadien à cause des collants. On voit plein de Canadiens par ici qui viennent acheter des machins qu’on vend pas chez eux.
T’aurais une sacrée gueule, en collants, qu’il m’a dit.
Ouais, tu m’étonnes. Te fais pas des idées. Laisse tomber. Je lui ai demandé où se trouvait sa voiture et il m’a dit qu’elle était garée le long du bâtiment de J.C. Penney’s. Puis j’ai voulu savoir où il créchait et il m’a dit, pas loin. Bien, je lui ai dit, parce que j’ai pas l’intention d’aller au Canada ce soir.
No problemo, Chappie, no problemo, il a dit.
Ouais, c’est ça. Nous marchions côte à côte le long du bâtiment pour nous protéger du vent et de la neige. En arrivant devant les grandes vitrines de J.C. Penney’s j’ai aperçu devant nous un mec qui bossait à l’intérieur en trimballant des mannequins nus. Quand nous nous sommes approchés, j’ai remarqué que les mannequins étaient en pièces, qu’ils avaient les bras et les mains épars sur le sol, que certains d’entre eux n’avaient même pas de tête et que ceux qui en avaient une étaient chauves. Ils ont bien des nénés mais pas de bouts de seins ni de poils sur le pubis. C’est comme si c’étaient des adultes qui seraient en réalité des gosses. Puis le mec qui était en train de les mettre en place a disparu par une porte à l’intérieur du magasin – peut-être pour aller leur chercher des habits. Je me suis arrêté devant la vitre pour regarder tous ces morceaux de corps.
Allez, Chappie, on y va, a dit Buster. Le lèche-vitrine, ça suffit pour ce soir.
Ouais, attends un peu. J’ai encore jamais vu de mannequins comme ça, tout nus avec leurs bras et leurs têtes comme si on les leur avait tranchés. La vitrine était illuminée par un puissant éclairage vertical qui la faisait ressembler à une salle de dissection, ou à l’intérieur d’une morgue, enfin un truc de ce genre. C’était sans conteste le spectacle le plus obscène que j’aie jamais vu, ou du moins ça l’était en cet instant, ce qui est bizarre parce que j’avais déjà vu pas mal de choses vraiment obscènes.
Allez, partons d’ici, répète Buster comme s’il avait soudain peur que quelqu’un nous repère.
Et je lui dis, Je crois que je veux plus faire ce bout d’essai, man.
Pas d’histoires, Chappie. On a conclu une affaire.
Non, dis-je en reculant de quelques pas. Je n’arrivais toujours pas à détacher mes yeux des mannequins. C’était comme si j’étais pris dans un rêve, que je ne voulais pas me réveiller et que Buster Brown, debout à côté de mon lit, était en train de me secouer l’épaule.
Il dit un truc du genre, Il en va de mes vingt billets, jeune homme.
C’est alors que j’ai fait demi-tour en piquant un sprint. J’ai détalé en prenant en sens inverse le même chemin, je suis repassé devant Sears en me dirigeant vers l’entrée du centre, et j’entendais derrière moi le claquement des pieds de Buster, Petit salaud ! Rends-moi mon argent !
Buster était vraiment en rogne et il courait vite pour un vieux. Quand j’ai passé la porte il était juste à quelques pas de moi. Il n’y avait personne à l’intérieur, sauf très loin autour de la fontaine, mais j’ai repéré un panneau de sortie de secours un peu plus bas dans la galerie, sur une porte que je parviendrais peut-être à verrouiller derrière moi. J’ai foncé dessus, je l’ai ouverte d’un coup sec, je suis entré et je l’ai refermée violemment juste à l’instant où Buster arrivait. Comme il n’y avait pas moyen de la bloquer de l’intérieur, je me suis agrippé à la poignée tandis que Buster tirait de l’autre côté avec tant de force que j’ai pas pu résister, et quand j’ai enfin lâché Buster a fait un vol plané.
Il n’a pas eu le temps de se relever que j’avais déjà refermé la porte et que je filais dans un long couloir très étroit. Il y avait des portes et d’autres corridors qui partaient de l’allée centrale comme dans un labyrinthe de jeu vidéo et aussi tout un tas de lampes fluorescentes qui rendaient tout très brillant, mais on ne voyait personne nulle part. Je me suis arrêté un instant à un embranchement pour jeter un coup d’œil derrière moi et pour écouter. J’ai entendu des pas au loin, comme quelqu’un qui courait, mais je n’aurais pas su dire si c’était de l’eau qui tombait ou si c’était Buster, ni même s’il était parti dans l’autre direction ou s’il allait surgir dans mon dos et me tomber dessus à coups de poing. Je ne savais même plus comment revenir dans la galerie où se trouvaient les gens.
Cette fois, quand je me suis remis à courir, je me suis senti comme un gosse perdu qui s’affole dans la maison hantée à la fête foraine. J’ai suivi un couloir, j’ai tourné à gauche, j’ai débouché sur un cul-de-sac et je suis reparti en sens inverse. Un instant plus tard je courais dans un autre couloir et lorsque enfin j’ai franchi une porte sur laquelle je voyais marqué le mot “sortie”, je me suis retrouvé dans un corridor exactement semblable à celui que je venais de quitter. J’en arrivais à être totalement paumé. C’était comme si on m’avait enlevé de la Terre pour me déposer sur une autre planète où il n’y avait personne. Je crois que j’en étais au point où j’allais me mettre à chialer.
Soudain j’ai senti une odeur de cuisine. Il y avait une porte devant moi, et lorsque je l’ai poussée j’ai failli renverser un énorme comptoir en inox avec plein de grosses casseroles fumantes remplies de nourriture. Me voilà revenu dans le centre commercial, mais dans la galerie de la restauration, derrière le comptoir du Wang’s Pavilion, un traiteur chinois avec trois Chinois et une Chinoise minuscule qui me regardent tous d’un air effaré. Ils se sont mis à baragouiner en même temps en chinois, agitant les mains dans ma direction d’un air très irrité.
Je leur ai lancé, Allez, les mecs, on se calme, vous allez un peu la mettre en veilleuse ?
Mais on aurait cru qu’ils comprenaient pas l’anglais. Il se faisait tard, et bien qu’il n’y ait plus de clients, ces gens-là réagissaient comme si j’étais une sorte d’épouvantail terroriste. J’ai sorti le billet de vingt de Buster en criant, Hé, man, tout ce que je veux c’est du chop suey, et ils l’ont fermée un instant en regardant l’argent d’un air soupçonneux comme si c’était pas un billet américain. Et puis, en jetant un coup d’œil par-dessus leur tête dans la galerie, j’ai vu débouler Buster.
Je me suis immobilisé et les Chinois, suivant mon regard, se sont retournés lentement et l’ont aperçu à leur tour. Ils ont dû se rendre compte que c’était le méchant qui me courait après, parce qu’ils n’ont fait aucun commentaire, se sont remis à nettoyer leurs casseroles, à empiler des plateaux et ainsi de suite. C’est alors que j’ai remarqué que Froggy le Diablotin accompagnait Buster. Il la tenait par la main comme si c’était une poupée de chiffon. Elle avait vraiment l’air crevé, à présent, et dans les vapes.
Ils sont passés lentement devant Wang’s et sont sortis de la galerie de la restauration en se dirigeant vers la sortie donnant sur le parking. Je ne les ai pas lâchés des yeux jusqu’à ce qu’ils disparaissent. Puis je me suis senti incroyablement triste. Et aussi coupable parce que j’avais perdu courage et décidé de ne pas prendre la place de Froggy lorsque j’avais vu les mannequins dans la vitrine.
Vous voulez quoi ? m’a demandé le chef des Chinois.
J’ai montré du doigt deux ou trois trucs vert et marron dans les casseroles, et il m’a versé ça dans une boîte en polystyrène. J’ai payé et pris ma monnaie. J’étais prêt à m’éclipser par la porte d’entrée lorsque j’ai aperçu Black Bart qui patrouillait dans la galerie avec l’air de planer comme s’il avait réussi à se fournir en herbe. Il était tard, il ne restait presque personne dans le centre commercial à part quelques employés et Bart qui opérait sa rafle nocturne des derniers gosses qui traînaient encore dans le coin et des clodos qui dormaient sur des bancs, les poussant avec son sourire de défoncé dans le froid d’une nuit enneigée.
Mais pas moi. Je me suis glissé par la porte de derrière hors du Wang’s Pavillon en tenant ma boîte de bouffe, et je suis revenu dans le labyrinthe de couloirs où j’ai erré jusqu’à ce que je tombe sur un placard à balais où je pouvais dormir, et il a fallu deux semaines à Bart pour découvrir que je venais y passer toutes les nuits. Mais à ce moment-là tout était déjà redevenu cool avec les bikers, et Russ avait été viré de chez sa mère parce qu’un soir, après lui avoir bu toutes ses bouteilles d’alcool, il lui avait dévasté la baraque. Nous avons retrouvé notre vieille crèche au-dessus du Video Den à Au Sable Forks. Russ avait la même chambre qu’avant et je devais dormir sur le canapé dans le séjour, mais ça m’était égal. Je savais que tant que mon beau-père vivrait chez ma mère je ne retournerais jamais là-bas.