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PAR-DESSUS LA RIVIÈRE
ET
À TRAVERS BOIS

Il pleuvait plutôt fort au moment où j’ai quitté la clinique, et j’étais trempé quand je suis arrivé chez grand-mère, près du pont, devant l’immeuble divisé en appartements qui s’appelle le Mayflower Arms. J’avais pourtant couru pendant presque tout le trajet. Je devais avoir l’air d’un chaton qu’on a voulu noyer dans un sac, parce que lorsque grand-mère est venue ouvrir elle ne m’a pas reconnu au premier abord et j’ai dû lui donner mon nom. C’est moi, ton petit-fils. Le seul, en fait, mais passons : elle est vieille et d’un égocentrisme étonnant pour quelqu’un qui n’a plus longtemps à vivre. En plus, elle s’était probablement mis dans la tête que j’étais mort brûlé dans l’incendie et je devais lui faire l’effet d’une apparition. Personne n’a envie de reconnaître un fantôme, pas même celui de son unique petit-fils.

Portant les mains à son imposante poitrine, elle a dit, Chappie ? C’est vraiment toi ? Mon Dieu, j’ai cru que tu avais été calciné dans l’incendie du Video Den au point de ne plus être identifiable. Tu sais qu’on a trouvé un corps, a-t-elle ajouté, et j’ai répondu, Ouais, j’suis au courant.

Elle m’a serré dans ses bras comme d’habitude, prenant soin de tenir sa cigarette à distance pour pas me brûler et de tourner la tête pour que je fasse pas tomber les énormes clips qu’elle porte jour et nuit. Elle était vraiment contente de me voir, en fait, et elle a montré un vrai plaisir à me prendre les doigts dans ses mains douces et usées après avoir posé sa cigarette dans un cendrier. Elle a aussi eu plaisir à se reculer, à me détailler du regard et à me sourire avec des larmes dans les yeux en soulignant combien elle était heureuse de savoir que ce n’était pas moi qui avais été calciné au point de ne plus être identifiable. Elle semblait particulièrement satisfaite d’utiliser cette expression, parce qu’elle l’a employée bien plus souvent que nécessaire si elle voulait simplement me persuader de ma chance d’être encore en vie, comme elle le prétendait. Parce que c’est ça qu’elle me disait, que je devrais m’estimer heureux de ne pas avoir été calciné au point de ne plus être identifiable. Mais au fait, est-ce que j’étais au courant de l’incendie ? Est-ce que je l’avais vu ? Elle me questionnait comme s’il s’était agi pour elle du grand événement de l’année.

J’aime ma grand-mère et je l’ai toujours aimée depuis mon enfance, mais je peux jamais vraiment savoir ce qu’elle pense. Et cela entre autres parce qu’elle le sait pas non plus. Et puis elle s’épile les sourcils complètement et s’en trace de nouveaux avec un crayon spécial pour qu’ils ressemblent à ce qu’elle aimerait voir dans un magazine de mode. Ça veut dire qu’ils lui montent très haut sur le front comme si elle avait été pétrifiée dans un état d’étonnement ravi. On ne peut donc pas très bien déchiffrer son expression. C’est une sorte de masque. Elle a aussi le don de renverser la manière habituelle de poser les questions, de sorte qu’elle parle toujours d’elle, mais on ne doit pas s’en rendre compte. La plupart des gens ne le remarquent sans doute pas. Même moi je ne l’ai découvert qu’après m’y être habitué. Ainsi, pour mon treizième anniversaire, ma mère avait préparé un repas de fête. Lorsque grand-mère s’est assise à table, elle a pris ma main entre les siennes, m’a regardé au fond des yeux et m’a demandé, As-tu jamais pensé qu’un jour tu serais assez âgé pour avoir une grand-mère qui aura soixante-quinze ans en septembre ?

J’ai répondu, Sans blague, grand-mère. Joyeux anniversaire d’avance, au cas où je vivrais pas jusqu’en septembre. Mais aussitôt ma mère m’a engueulé parce qu’elle savait ce que je faisais même si grand-mère ne s’en rendait pas compte. C’était juste pour plaisanter et grand-mère aime bien qu’on plaisante avec elle. Elle sait parfaitement quand on s’occupe d’elle.

Cette fois-ci elle m’a dit, Je parie que tu n’aurais jamais cru revoir ta grand-mère, pas vrai, Chappie ?

Ouais, c’est à peine croyable, j’ai dit. Mais j’étais dans le Vermont. Et puis j’ai ajouté le refrain sur l’école organique et la famille hippie composée de ces gens assez âgés et super-chouettes avec leurs gosses et une immense ferme qui les faisait tous vivre, eux et encore d’autres jeunes tel moi qu’on traitait comme des enfants adoptés. Là-bas, on faisait pousser ce qu’on mangeait, les gens avaient leur propre école dans la grange et ils fabriquaient leurs vêtements – même les chaussures, j’ai dit en lui montrant mes sandales.

Elles sont jolies, tes sandales. Ça me rappelle une autre paire que j’ai eue, fabriquée par des Indiens du Mexique ou de par là. Je les avais achetées dans une boutique de souvenirs indiens du lac George. Mais elles n’ont pas duré. Les tiennes, en revanche, ont l’air bien. Je vois que tu t’es débarrassé de ta coupe de cheveux bizarre, de tes boucles d’oreilles, de l’anneau que tu portais dans le nez et de tout ça, a-t-elle dit.

Ouais. À cause du règlement de l’école. C’est le seul ennui, j’ai précisé au cas où elle aurait cru que j’avais agi pour faire plaisir à des gens comme elle. Devant la porte, quand j’avais ôté mon keffieh trempé, elle avait vu mes cheveux et elle n’avait rien pu faire que hocher la tête pour marquer son approbation – ce qui m’avait instantanément donné envie de me raser la tête et de faire repousser mon bon vieux mohawk le plus vite possible. C’est pour ça que j’ai bien fait voir mon avant-bras à plusieurs reprises. Je voulais lui donner matière à dégoiser sur mes os en croix, mais il faut croire qu’elle était distraite et qu’elle ne les a pas remarqués. Ou bien elle a cru que je les avais toujours eus, que je pouvais pas m’en débarrasser comme du mohawk et des anneaux, et que par conséquent il valait mieux qu’elle n’y pense pas – ce qu’elle a fait. Elle était comme ça, elle avait le pouvoir de penser à ce qu’elle voulait quand elle voulait, c’est-à-dire également de décider de ne plus penser à quelque chose et d’y arriver. Grand-mère avait toujours ses ongles à vernir, ses sourcils à épiler, ses émissions télé à regarder, puis l’église et les réunions des AA. Elle fait partie des AA depuis un demi-siècle ou en tout cas depuis l’époque où ma mère était toute gosse et où son mari, le père de ma mère, s’est tué dans un accident de voiture après avoir trop bu. C’est un événement que grand-mère appelle son “réveil” et elle en parle encore comme s’il avait eu lieu il y a un an et que c’était au fond un coup de chance.

Aux réunions hebdomadaires qui se tiennent dans le sous-sol de l’église méthodiste, grand-mère est celle qui prépare le café, qui range quand tout le monde est parti et qui se plaint de faire partie des meubles. J’étais sûr que c’était elle qui avait poussé ma mère à entrer aux AA, parce qu’elle essayait depuis des années – ce que je trouvais d’ailleurs normal –, et c’était sans doute pour ça que ma mère vivait avec elle ces temps-ci. Je me suis dit que dès que ma mère serait certaine de pouvoir continuer à venir aux réunions des AA toute seule, elle partirait de chez grand-mère et reviendrait avec Ken.

De toute façon, habiter chez grand-mère ne devait pas être très drôle. C’était un immeuble antique et miteux, plein de vieux qui vivaient du minimum vieillesse, d’épaves humaines et d’ivrognes, et son appartement tout entier était plus petit qu’une chambre ordinaire, sans parler du fait qu’il était bourré de meubles dont elle n’arrivait pas à se séparer. Et puis je savais que pour ce qui était des repas, de la télé, du ménage et tout ça, c’était forcément grand-mère qui dictait sa loi, pas maman, même si maman versait de l’argent pour le loyer et la nourriture et même si grand-mère n’avait pour vivre que son allocation vieillesse. Grand-mère était totalement centrée sur elle-même et elle était forte. Ma mère, tout aussi centrée sur elle-même, était faible. J’aimais quand même mieux la façon d’être de ma grand-mère parce qu’on la voyait venir de très loin et qu’elle ne vous obligeait pas à vous apitoyer sur son sort en permanence. Même quand j’en voulais tellement à ma mère que je pouvais à peine la regarder – comme en ce moment – je me sentais encore coupable envers elle et elle me faisait de la peine. Ce qui explique sans doute la manière dont je me suis conduit ce jour-là chez grand-mère.

Je me suis laissé tomber sur son canapé et je n’ai pas bronché quand elle a commencé à se tordre les mains en gémissant que je mettais de l’eau partout. Elle ressemblait à un oiseau dont le nid vient d’être envahi par un oiseau d’une autre espèce. Elle voletait dans tous les sens en pépiant, mais je restais assis sans me soucier d’elle. Prenant la télécommande, je me suis mis à zapper, l’esprit absent, et j’ai posé les pieds sur sa table basse, ce qui était assez nul, je l’avoue, mais j’étais terriblement en rogne tout au fond de moi et j’avais aussi la trouille, et pourtant je n’aurais su dire à personne, pas même à moi, ce qui m’embêtait tellement. Sauf qu’il s’agissait bien sûr de mon beau-père et de ma mère, de l’impossibilité où je me trouvais de partager avec eux une vie ordinaire.

Tout ça était vrai depuis longtemps, mais, pour une raison ou une autre ça ne m’avait jamais encore autant dérangé que maintenant. Brusquement j’avais l’impression que tout était bien trop compliqué pour que je puisse maîtriser la situation. D’ailleurs personne d’autre ne la dominait non plus et je n’avais donc personne à qui demander de l’aide. Sauf grand-mère. Mais dès l’instant où devant sa porte elle ne m’avait pas reconnu, j’avais compris qu’elle aussi allait être incapable de me porter secours. C’était comme si j’étais tout à fait invisible, impossible à détecter ou un truc comme ça. Non, en fait, c’était plutôt comme si j’étais un miroir humain ambulant. La seule chose qu’on percevait en me regardant c’était son propre regard renvoyé par le miroir, et en fin de compte personne ne me voyait moi, ni en tant que Chappie ni en tant que Bone, personne ne me voyait autrement que comme moyen de satisfaire ses désirs ou ses besoins – lesquels, d’ailleurs, pouvaient parfaitement rester ignorés jusqu’à ce que j’entre en scène, comme ça s’était passé avec mon beau-père.

Malgré tout, il me semble que je n’aurais pas dû en vouloir autant à ma grand-mère d’être incapable de s’occuper de moi. Elle était vieille, pauvre, coincée, et elle avait probablement peur de choses que je n’imaginais même pas encore, peur de monstres et de démons qui tourmentent les vieux dont la vie est entièrement derrière eux et qui, sous cet angle, paraissent détruits, bêtes et malheureux, et pour qui ne reste plus aucune possibilité d’améliorer les choses. C’est comme une fin de fête : les réjouissances se sont soldées par un bide et on n’en fera pas d’autres. Pas étonnant que tant de vieux se comportent comme si on les avait maltraités pendant leur enfance. J’aurais dû aider grand-mère à prendre les choses un peu mieux pendant les dernières années de sa pauvre vie, à lui permettre peut-être de voir que tout ce qu’elle avait vécu n’était pas si mal que ça, après tout. Au lieu de ça j’aggravais la situation en lui rappelant à quel point nous n’étions, elle, ma mère et moi, que la pitoyable imitation d’une vraie famille. C’était comme si elle était la graine, ma mère la plante et moi le fruit pourri. Et puisque je ne pouvais pas être le bon petit-fils, j’aurais dû au moins ne pas venir l’embêter, rester hors de sa vue et laisser cette vieille femme continuer à aller se vanter partout d’être la grand-mère du pauvre garçon qui, le printemps dernier, avait été calciné dans l’incendie du Video Den au point de ne plus être identifiable. Alors on la plaindrait, on en ferait toute une histoire, et elle serait aux anges.

Comme elle avait le câble j’ai regardé un peu MTV mais elle n’arrêtait pas d’intervenir, d’essayer d’entamer la conversation en me demandant si j’avais déjà vu ma mère ou Ken. Je hochais simplement la tête ou je disais ouais et continuais à regarder la télé, passant à d’autres chaînes dès qu’arrivait la publicité et revenant à MTV pour les vidéoclips qui d’ailleurs ne me semblaient pas avoir changé depuis la dernière fois, c’est-à-dire environ un an auparavant, à l’époque où j’avais été viré de chez ma mère. La plupart de ces clips sont comme des trips à l’acide avec une bande sonore et ceux qui sont bons vous font planer immédiatement comme par contagion, sans qu’on soit obligé de faire d’efforts, ce qui est peinard et marche encore mieux quand on est déjà déprimé.

Beck, un chanteur avec un seul nom comme moi et I-Man, se dressait dans une brume orange et pourpre, entouré par les arbres nus de la mort qui se détachaient contre un ciel rose, et il était en train de chanter que personne ne le comprenait lorsque grand-mère, perdant son calme, s’est écriée, Chappie, je t’en prie, aie la politesse de baisser le son ! Et écoute-moi quand je te parle, jeune homme ! Tu n’es pas chez toi, tu sais, tu es chez moi !

J’ai éteint la télé, je me suis levé, et j’ai dit, Ouais, je suis pas chez moi. Là, tu as dit la vérité. Je me suis dirigé vers le frigo, je l’ai ouvert et j’ai farfouillé à l’intérieur comme si je cherchais quelque chose de précis. Mais je n’agissais même pas par curiosité. Tout simplement, je ne savais pas quoi faire d’autre. Je crois que j’essayais surtout de ne pas causer plus de dégâts que nécessaire, mais grand-mère n’a sans doute pas compris les choses de cette façon.

T’as quelque chose de bon, là-dedans ? j’ai dit. Je n’avais pas réellement faim. Je ne faisais que remplir de mots l’air qui nous séparait.

Tu aimes la salade mimosa ? Tu adorais ma salade mimosa.

Ouais. Je me demandais, j’ai dit en refermant la porte du frigo assez fort pour faire sursauter ma grand-mère. Je me demandais si tu pouvais me prêter cinquante tickets.

Moi ? Elle s’est mise à bouger les yeux dans tous les sens comme si elle craignait que je la dévalise et qu’elle cherchait une issue pour s’enfuir. Je… j’ai pas d’argent, Chappie. Je peux pas… il faudra que tu demandes à ta mère. Ou à Ken. Demande à ton beau-père. Pourquoi est-ce que tu veux cet argent ?

C’est pas que je le veuille, grand-mère. C’est qu’il me le faut. Y a une nuance.

Oh.

Laisse tomber, grand-mère. Laisse tomber ces cinquante dollars. Je plaisantais.

Elle est restée muette une minute, comme moi, puis elle a dit, T’as des ennuis, Chappie ? Tu peux m’en parler, mon grand. Tu peux me faire confiance, c’est vrai. On aurait dit qu’elle était en train de monter sur le plateau d’une série télévisée, un de ses feuilletons mélos de l’après-midi, parce que c’est de là qu’elle tirait ses paroles à présent. Je suis ta grand-mère, mon grand, et si tu ne peux pas me faire confiance, à qui peux-tu faire confiance ?

J’ai grimacé un sourire si près de son visage qu’elle s’est reculée en sursautant. Puis j’ai dit, Y a bon ! Y a bon, grand-mère ! Moi vouloir y a bon ! Est-ce que grand-mère peut donner y a bon à Chappie ? Parce que si elle peut, Chappie i’va être tout content, i’va plus avoir de problèmes !

Tais-toi ! Tu… t’es exactement comme ton père ! Tu me fais les mêmes choses que lui !

Qu’est-ce que tu racontes, man ! J’ai rien à voir avec lui ! C’est pour ça que ma mère et lui m’ont jeté, pas vrai ? Faut t’réveiller, grand-mère.

Je voulais pas dire Ken. Je sais que tu n’as rien à voir avec lui. Bien que, si tu veux que je sois franche, ça te ferait pas de mal d’être un peu plus comme lui. Sauf pour ce qui est de boire, peut-être. Elle a inspiré, se gonflant un peu, puis, après quelques secondes, elle s’est souvenue de ce qu’elle racontait juste avant. Non, je voulais dire ton vrai père. Paul. Il me parlait exactement comme toi à l’instant. Il m’effrayait, comme s’il allait me faire une crise de folie, bien qu’il ne l’ait jamais faite. En tout cas, c’était quelqu’un qui savait me mettre très mal à l’aise. Il n’était pas normal.

Mon vrai père te mettait très mal à l’aise ? Comment est-ce qu’il s’y prenait ? Pourquoi ?

Oh, tu sais bien, en parlant bizarrement, à toute allure, et de choses absurdes comme toi à l’instant, et on aurait dit que ça ne lui faisait ni chaud ni froid. Je pensais qu’il se droguait à cause de sa façon de parler. Après le divorce, ta mère m’a dit qu’elle croyait qu’il prenait de la cocaïne, et qu’il était même peut-être accro, tellement il dépensait d’argent. Il gagnait beaucoup.

Pas possible ! De la coke ? Mon père ? Ouah, j’ai dit, c’est cool. Soudain, pour la première fois depuis que j’étais tout gosse, j’avais très envie d’entendre parler de mon vrai père. D’habitude je me taisais dès que son nom surgissait dans la conversation et je faisais comme si on parlait de quelqu’un que je n’avais jamais rencontré et qui de toute façon n’avait rien à voir avec ma vie. Donc pourquoi est-ce que ça me ferait quelque chose, etc. Mais j’étais âgé d’à peu près cinq ans quand mon père était parti, et je me souvenais un peu de lui, j’en retenais quelque chose, bien que mes souvenirs soient brouillés et que je ne sois pas capable de me le représenter autrement que par la photo de lui que j’avais trouvée un jour dans un album appartenant à ma grand-mère. On l’y voit debout avec ma mère devant son 4 X 4, un Blazer 1981, dans l’allée de garage de la maison qu’ils viennent d’acheter, celle que ma mère a obtenue plus tard par divorce. Il est beaucoup plus grand que ma mère, plus grand aussi que Ken, et il est maigre. Il a l’air de s’amuser, comme s’il était au courant d’une plaisanterie dont les autres ne se sont pas encore aperçus et je vois à son grand manteau de cuir qu’il aime les fringues qui en jettent. Il est plus cool que ma mère, c’est un mec qui aime son 4 X 4 tout neuf et ne voudrait pas être vu même mort dans les joggings en nylon turquoise que porte Ken. De toute façon, j’ai jamais voulu trop en savoir à son sujet, probablement parce qu’il m’a laissé à Ken, bien qu’en fait il ne m’ait pas laissé à Ken puisque je suis presque sûr qu’il n’a même jamais fait la connaissance de Ken qui est arrivé plus tard. La réalité, c’est que j’ai pour ainsi dire gelé le sujet de mon vrai père pendant des années et que je n’ai même pas voulu entendre son nom. Paul. Paul Dorset.

Mais soudain je me suis mis à poser un tas de questions à grand-mère du genre, qu’est-ce qu’il faisait comme travail à cette époque, où est-il allé après le divorce, et ainsi de suite. Je crois qu’elle a été soulagée d’entamer avec moi une conversation normale quel qu’en soit le sujet, parce qu’elle s’est lancée dans un flot de paroles et en un rien de temps elle n’a plus eu besoin de mes questions pour continuer à parler.

Elle m’a dit que mon père travaillait comme technicien médical, ce que j’ai trouvé cool. Un expert en rayons X, a-t-elle précisé, et il gagnait plein d’argent, mais elle a ajouté aussitôt qu’à son avis il n’était pas expert en grand-chose sauf en mensonges parce qu’elle savait de source sûre qu’il n’avait jamais eu de diplôme de technicien médical, qu’il n’avait même pas étudié les rayons X, qu’il avait menti sur ses états de service militaire où il était censé avoir été chauffeur d’ambulance dans un service d’urgences. Ma mère qui travaillait alors au service du personnel de la clinique connaissait la vérité : elle était censée vérifier ce genre de choses quand on engageait quelqu’un. C’était elle qui avait parlé à grand-mère des mensonges de mon père après le divorce, quand elle avait cessé de le protéger. Elle avait quand même fait jurer à grand-mère de garder le secret pour la bonne raison que c’était elle qui avait couvert mon père. C’était un malin, il avait eu l’audace d’inviter ma mère à sortir avec lui le jour même où il avait posé sa candidature et elle avait eu le coup de foudre pour lui. Quand elle a appris qu’il n’avait jamais fait les études en question et qu’il avait été renvoyé de l’armée pour mauvaise conduite, elle n’a rien dit à personne parce qu’elle était déjà éperdument amoureuse de lui.

Mon père était un séducteur, un beau parleur, a dit grand-mère, ce qui m’a quand même bien étonné : comment imaginer mon père en beau parleur gaspillant son talent pour séduire maman et grand-mère, deux personnes qu’on pourrait dire extraordinairement crédules, surtout vis-à-vis des hommes, qu’elles ont presque en adoration ? Mais ça m’a fait plaisir d’imaginer mon père déployant son talent pour elles et pour toute la ville d’Au Sable, en fait, une ville d’où viennent parfois de beaux parleurs mais qui, s’ils ont le moindre succès, n’y restent jamais. Était-il originaire d’Au Sable ? j’ai demandé. Est-ce là qu’il a grandi, est-ce qu’il y avait sa famille ? Dans ce cas, je serais parent avec eux, j’ai dit, j’aurais des cousins.

Non, il venait d’ailleurs, a-t-elle répondu. Il était de quelque part dans le sud de l’État – bien que même pour ça il soit capable de mentir – et, de fait, il avait un drôle d’accent comme s’il était originaire du Massachusetts ou du Maine, là où les gens parlent comme John Kennedy, du nez et sans prononcer les r – ce qui d’ailleurs avait son charme et lui donnait l’air d’être plus intelligent et plus instruit qu’il ne l’était en réalité.

J’ai trouvé ça très bien, et, en me remettant sa photo en tête, j’ai pensé qu’en effet il avait une ressemblance avec JFK. En tout cas la même coiffure. Une sorte de John Kennedy en plus jeune, voilà mon véritable père.

Bon, dis-moi la vérité, grand-mère. Pourquoi est-ce qu’ils ont divorcé ? lui ai-je demandé. On m’avait raconté certaines choses au fil des ans, mais ça se ramenait au fait qu’il avait une petite amie, Rosalie. Et d’ailleurs – à en juger par les lettres que j’avais trouvées et lues – il ne l’aimait pas vraiment, du moins pas comme il aimait ma mère. Encore une fois c’est ce qu’il écrivait dans ses lettres. Mais d’habitude les gens ne se coltinent pas toute la galère d’un divorce pour ça, surtout quand on a un petit gosse de cinq ans qui aime ses deux parents également et qui a besoin de l’un comme de l’autre. Sauf s’il y a aussi quelque chose qui cloche sérieusement – quelque chose de plus important que le fait que l’un ou l’autre ait rencontré une autre personne à quelques reprises ou même souvent. Je me suis donc demandé ce qu’il en était vraiment.

Bon, pour ma part, j’ai rien regretté quand ils ont divorcé, a-t-elle déclaré. Cet homme ne valait rien. C’était probablement un toxicomane, ce que je ne soupçonnais pas à l’époque, et il buvait trop, bien que ce ne soit pas un péché. Mais j’ai dit à ta mère qu’elle devait être forte et elle l’a été.

Quoi ?

Forte.

Pour quoi ?

Pour demander le divorce. Quand elle a découvert qu’il voyait d’autres femmes. Toute la ville était au courant, a-t-elle ajouté.

Tu voulais qu’elle demande le divorce ?

Oh oui, bien sûr. Elle se débrouillerait bien mieux sans lui.

Selon grand-mère, mon père avait prétendu qu’il regrettait, il avait pleuré et supplié, répété à ma mère qu’il ne voulait pas de divorce, mais grand-mère s’était occupée de prendre un bon avocat pour sa fille, et en fin de compte le juge avait donné la maison à ma mère, plus cent dollars par semaine de pension pour moi dont elle n’a jamais vu le moindre centime. Il avait accordé à mon père un droit de visite très large dont il n’a jamais fait usage parce qu’il aurait dû, s’il avait voulu me voir, payer un peu de la pension.

Alors elle lui a pas permis de me rendre visite ? Peut-être, me suis-je dit, les choses auraient-elles évolué autrement si j’avais pu me tourner vers mon vrai père à sept ans, quand Ken a commencé ses histoires. Je crois que je serais allé le voir, que je lui aurais parlé et que mon vrai père m’aurait emmené avec lui. Pendant un instant ça m’est apparu avec une netteté éblouissante, comme une photo de lui et de moi dans son 4 X 4 Blazer : lui, il est comme JFK et moi je suis son jeune fils. Avec mon vrai père pour m’aider, je n’aurais jamais eu peur de parler comme ç’a été le cas avec ma mère. Je ne pouvais pas me tourner vers elle, ou en tout cas je ne croyais pas pouvoir parce qu’elle était mariée à Ken, et comme elle était censée l’aimer elle ne me laissait jamais me plaindre de lui, même un tout petit peu, sans me répondre que j’avais une sacrée chance de l’avoir comme beau-père.

Non, a dit grand-mère, je ne voulais pas que cet homme soit dans la même maison que vous deux. Sûr que non. Sauf s’il acceptait de payer la pension pour toi qu’il devait à ta mère. Grand-mère a ajouté qu’à cette époque elle avait proposé de venir habiter avec moi et ma mère, mais maman sortait déjà avec Ken et c’est lui qui était venu habiter avec nous. J’ai bien compris que grand-mère n’avait pas aimé ça, mais elle n’aurait pas pu l’avouer sans qu’on la soupçonne d’avoir poussé au divorce pour avoir un logement plus confortable. Grand-mère est quelqu’un qui a toujours des arrière-pensées.

Je lui ai demandé si elle savait où mon père s’était tiré après le divorce, puisque à ma connaissance il n’était resté ni à Au Sable ni à Plattsburgh. Personne en ville ne m’en avait jamais parlé. C’était une sorte d’étranger mystérieux du nom de Paul Dorset, avec l’accent et le look de JFK, qui était un jour entré dans Au Sable sur son grand cheval, s’était trouvé la plus jolie fille du coin, l’avait mise enceinte et épousée, et puis un autre jour à la suite d’une méchante histoire l’étranger avait de nouveau quitté la ville sur son grand cheval, et à part la fille et ses proches parents nul ne se souvenait de lui ou de son passage. Ils demandaient, Mais qui c’était, cet homme masqué ? Et lui, il s’écriait, Oh yo-o ! Silver, au galop !

Grand-mère m’a dit qu’après le divorce il était allé dans les Caraïbes, dans un pays étranger par là-bas, peut-être la Jamaïque ou Cuba, du moins c’était ce qu’elle avait entendu dire par quelqu’un de la banque, une amie à elle, une employée qui, un an environ après le divorce, avait reçu une lettre lui demandant de clore le compte de mon père et d’envoyer le solde dans une banque de la Jamaïque ou d’un endroit comme ça. Et l’employée s’en souvenait parce que dès qu’elle avait fermé le compte la banque avait reçu tout un tas de chèques évidemment en bois et on n’avait rien pu faire parce que mon père était à l’étranger. Il y avait un mandat d’arrêt lancé contre lui, a déclaré ma grand-mère, d’abord pour chèques sans provision et puis pour refus de paiement de pension alimentaire. Ma grand-mère avait poussé ma mère à porter plainte parce qu’il était criminel de la part d’un père de ne pas contribuer à payer la nourriture, les vêtements et le logement de son fils. Est-ce que j’étais pas de son avis ?

Ben, sans doute, j’ai dit. Mais peut-être que s’il avait eu la possibilité de me connaître un peu il aurait davantage accepté de mettre la main au portefeuille et d’aider à payer. Avec tout ça, à présent, il irait en taule rien que s’il essayait de me voir.

Ça, tu l’as dit, mon petit monsieur ! a affirmé ma grand-mère. Elle savait avoir l’air redoutable quand elle voulait, un vrai loup déguisé en aïeule. Et tu devrais montrer davantage de reconnaissance pour tout ce que ta mère a fait pour toi, a-t-elle ajouté. Et pour ce que Ken a fait. Il a plus été un père pour toi que ton vrai père.

Oh ouais, ouah ! Sans déconner ! Ce bon vieux papa Ken, j’avais failli oublier quel mec génial il a été toute ma vie. Merci de m’y avoir fait penser, man, j’ai dit en me levant et en me mettant à arpenter la pièce à pas lourds. J’avais envie de renverser quelque chose, de tout casser dans le studio, de balancer les meubles par la fenêtre pour les voir s’écraser sur le trottoir. J’ai alors pensé qu’il valait mieux que je dégage vite fait avant de faire un truc que je regretterais vraiment, parce que je voulais pas blesser ma grand-mère, être trop dur avec elle, lui casser ses affaires. Elle était incapable d’autre chose que de croupir dans sa bêtise.

Bon, il faut que je me tire, grand-mère. J’ai pris mon sac à dos et j’ai renoué autour de ma tête le keffieh que j’avais fait sécher sur le radiateur pendant que nous parlions.

Elle s’est mise à se tordre les mains en gémissant qu’elle espérait ne pas m’avoir bouleversé en me parlant de mon père, mais je lui ai dit que ça risquait pas et que si ça ne tenait qu’à moi je partirais dès le lendemain pour la Jamaïque ou n’importe quel autre endroit où j’aurais une chance de le retrouver, parce que je savais certains trucs qu’il aimerait sans doute apprendre. Sur mon beau-père.

Ça lui a rallumé son écran d’un coup. Vraiment ? elle a dit. Sur Ken ? Et quoi donc ?

Je lui ai fait un sourire et j’ai dit, Ça te plairait bien de le savoir, pas vrai ? Te décourage pas, mémé. Si tout se passe bien, tu risques même d’arriver à habiter avec maman dans sa maison, au bout du compte.

Elle a alors souri de l’air le plus innocent, comme elle sait le faire, et elle a dit, Je leur ai d’ailleurs fait remarquer qu’ils avaient une chambre de plus, maintenant. Pendant ton absence, je veux dire.

Ouais, bon, t’inquiète pas, absent, je le resterai. Mais la baraque aurait besoin d’un petit nettoyage, j’ai dit. Je l’ai embrassée sur la joue, j’ai suivi le vieux couloir décrépi et puant jusqu’à l’escalier, et de là je suis descendu dans la rue. Je pouvais pas vraiment la critiquer de vouloir quitter cet endroit. Quant à ma mère, c’était carrément une pauvre nouille d’habiter ici avec elle. Tout leur truc me foutait les boules.

Dans la rue, il faisait presque nuit et la pluie continuait à tomber. Je n’ai pas tendu le pouce, je n’ai pas cherché de voiture qui montait, non, je suis sorti tout droit de la ville à pied et j’ai suivi la route, la 9 North, en direction de Plattsburgh. Avec ma chance, si je faisais du stop je tomberais sur Russ ou sur les frères Lapipe, peut-être même sur les Ridgeway dans leur Saab ou, pourquoi pas, l’ami Buster Brown dans son fourgon ecclésiastique. Mieux valait passer toute la nuit à marcher sous la pluie, si c’était la seule façon de regagner le bus scolaire et I-Man. Et puis j’avais un tas de nouveaux trucs à remuer dans ma tête, en particulier à propos de moi et de mon vrai père.