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STARPORT

Après être resté une minute ou deux près de la fontaine comme un petit idiot suant, haletant, saignant des genoux et des mains, j’ai repris mes esprits, fait demi-tour et traversé lentement la ville en sens inverse. Sur mon chemin, des gens qui avaient dû me voir courir venaient me réconforter avec des tapes sur le dos et prenaient des mines attristées comme s’ils savaient que c’était mon père que j’avais poursuivi et de nouveau perdu. À mon avis, perdu il ne l’était pas parce que je n’avais jamais encore été si près de le retrouver : nous étions au moins sur la même île. Mais je trouvais ces gens sympas de partager ma peine. Aux États-Unis on aurait trouvé ça con.

Je suis finalement revenu au marché où, près d’un étal chargé de bois sculptés représentant des lions d’Afrique et des Noirs très nobles coiffés à la rasta, j’ai vu I-Man debout à l’ombre en train de fumer un spliff et de discuter avec le sculpteur qui ressemblait beaucoup à ses statues. Il y avait aussi un flic, un jeune mec à chemise rayée rouge et blanche, qui a paru s’intéresser davantage à moi qu’au joint de I-Man. Dès que je les ai rejoints il m’a demandé, Vous le connaissez ?

Qui ? I-Man ? Ouais, je crois bien, j’ai répondu en me disant qu’il s’agissait peut-être d’une ruse et qu’il allait nous coffrer tous les deux. Pourtant, jusqu’ici rien ne m’avait montré que la vente de ganja était illégale, sauf peut-être en magasin – et même là on pouvait en acheter si on s’adressait au type qu’il fallait.

Non, man. Je veux dire le Blanc. Doc. Vous le connaissez ?

Oui, j’ai dit fièrement.

Alors, pourquoi vous lui courez après, man ?

C’est mon père. Mais ça fait longtemps que je l’ai pas vu, je vivais aux États-Unis et il sait pas que je suis de retour à la Jamaïque. C’est pour ça qu’il a continué à rouler, j’ai dit. Sans doute il m’a pas vu.

Doc est cool, a alors dit I-Man. Lui, il va et il vient, tout le temps à crapahuter dans le pays, c’est lui qui donne le rythme. Le temps, la matière, l’espace, man, accélérer, débrayer, freiner. La technologie, Bone, c’est la technologie qui donne le rythme.

Je leur ai dit d’arrêter, de ne plus me sortir toutes ces conneries et de m’expliquer ce qu’il en était de Doc parce que je savais seulement ce que ma mère et ma grand-mère m’en avaient dit, c’est-à-dire pas grand-chose. Alors le flic s’est mis à rire en répétant les paroles de I-Man, Doc il est cool, mais moi j’savais pas qu’il avait un fils aux States.

C’est Baby Doc, a dit I-Man en riant à son tour. Papa Doc et lui Baby.

Ils étaient en train d’éviter le sujet, mais j’ai continué à poser des questions et il est apparu que mon père était un vrai docteur qui travaillait pour l’État à Kingston, à cent cinquante kilomètres d’ici, et qu’il habitait aussi là-bas dans un grand appartement de fonction. La femme avec qui il était dans la Range Rover était sa petite amie, elle s’appelait Evening Star, c’était une riche Américaine qui vivait dans ce qu’ils ont appelé une maison de maître. Il lui rendait visite de temps à autre, venait à Mobay en prenant sa voiture et des choses comme ça.

Papa Doc, c’est un homme bon pour les affaires, a dit I-Man. Connais pas sa femme, moi. Elle s’appelle Evening Star ?

Ouais, a fait le flic, oh ouais, il la connaissait bien, lui, presque tout le monde à Mobay connaissait Evening Star et aussi sa maison, cette grande baraque ultrachic avec tout plein de gens qui y traînaient, y compris Doc. Tous à faire les feignants, il a dit, et il nous a indiqué où se situait la grande maison. C’était pas loin, dans un village du nom de Montpelier, à une quinzaine de kilomètres d’ici, dans les collines. I-Man, haussant les épaules, a proposé de s’y rendre sur-le-champ par bus si ça me disait. J’ai répondu, Super, allons-y tout de suite.

Pas de problème, a dit I-Man, et nous sommes partis, laissant le flic grimacer un sourire dans notre dos comme s’il flairait quelque chose que nous ne soupçonnions pas, mais j’ai pensé que c’était seulement parce qu’il savait que I-Man montait là-haut pour essayer d’y vendre de la ganja, pas vraiment pour m’aider à retrouver mon père, ce qui d’ailleurs ne me gênait pas. Chacun a son petit calcul en tête et c’est bien comme ça. Ce que I-Man avait de bon, c’est qu’il ne me piégeait pas dans son truc à lui. Contrairement à d’autres. Il se contentait de dire, À toi de décider, Bone.

 

*

 

Nous sommes montés dans un bus asthmatique trop chargé en hauteur et entièrement décoré d’images rastas genre lions couronnés, et on lui avait même écrit un nom à l’avant, la Porte de Sion. Nous avons gravi une longue montée sinueuse sur une route étroite aux flancs aussi abrupts que ceux d’un précipice, et au fond on voyait des voitures et des camions en train de rouiller, même un car qui s’était écrasé là, et la jungle repoussait par-dessus. Des cahutes se dressaient tout au bord de la route. Des enfants debout sur le seuil nous regardaient passer, et un peu plus loin des femmes faisaient leur lessive près d’un ruisseau. Et cela jusqu’à notre arrivée à un village qui devait être Montpelier et qui possédait deux ou trois épiceries comme chez nous les Stewart’s ou les 7-Eleven sauf qu’elles étaient plus petites. Celle dans laquelle nous sommes entrés en descendant du car pour acheter des Craven A n’avait pratiquement rien à vendre : du lait en boîte, du fromage jaune, du rhum, de la bière, c’était à peu près tout.

I-Man a demandé à la femme derrière le comptoir comment se rendre à la maison d’Evening Star, et elle s’est mise à jacasser si vite en jamaïquain que j’ai rien compris. Nous sommes ressortis, nous avons marché un peu sur la route pour prendre ensuite sur la gauche un long sentier qui serpentait devant des petites maisons de parpaings au toit de tôle nichées dans les buissons. Des chèvres prenaient leur déjeuner de broussaille, des porcs se promenaient tranquillement ou dormaient dans la cour, et des petits chiens au poil blond lançaient des aboiements en nous voyant passer, nous, un garçon blanc avec un mouchoir à carreaux sur la tête et un rasta venu d’ailleurs avec son bâton de Jah, tous les deux gravissant lentement la colline. De temps à autre nous apercevions très loin au-dessous de nous l’océan bleu et lumineux. Des colibris et d’autres oiseaux plus ordinaires nous accompagnaient, et il y avait plein de papillons voletant dans tous les sens. Au bout d’un moment il n’y a plus eu de maisons, rien que le sentier, les arbres, les lianes, les oiseaux, les papillons et ces grands vautours noirs appelés urubus qui tournoyaient très haut dans le ciel. Un grand silence nous entourait et nous étions couverts de sueur à force de monter. Je commençais à me demander si I-Man avait bien compris les indications de la femme.

Mais très vite nous sommes arrivés au sommet de cette montagne et de là nos regards ont porté au-delà des collines et des vallées au-dessous de nous. Nous avions soudain une vue panoramique jusqu’à l’océan, et Mobay nous est apparue comme une ville portuaire ordinaire, avec des bateaux, des bâtiments blancs, des toits orange. Pendant une fraction de seconde je me suis souvenu de la vue magnifique qu’on avait sur les Adirondack dans la maison des Ridgeway. Puis, nous avançant un peu plus, nous avons tourné à un angle et nous sommes tombés sur un panneau où était marqué STARPORT. J’ai compris que c’était le nom de la maison, pas de ses propriétaires, et perdant presque le sens du lieu je me suis revu à Keene, route East Hill, avec Russ et non plus I-Man, le lendemain du jour où je m’étais fait tatouer et où j’avais pris le nom de Bone.

Une petite chèvre aux yeux bleus se tenait dans les buissons. Elle nous observait, moi et I-Man, et c’est elle qui m’a aussitôt ramené à la Jamaïque. Nous sommes ensuite passés entre des grands piliers de pierre pour nous retrouver soudain dans une cour fantastique avec des terrasses où poussaient de l’herbe verte et toutes sortes de fleurs. On voyait partout des sculptures étranges représentant des animaux américains grandeur nature, entre autres des lapins, des renards et des castors, peints en blanc à part les yeux, les narines et la bouche qui étaient rouge vif. Ils avaient un côté bizarre. Pour une cour elle était vraiment inhabituelle comme s’il s’agissait d’un décor de film ou d’une terrasse de restaurant de luxe.

L’allée serpentait un bon moment avant d’arriver à une maison ancienne et gigantesque, avec un rez-de-chaussée et un étage et qui semblait de style français ou anglais. Bâtie sur le flanc de la montagne, elle donnait sur Mobay et sur la mer à quinze kilomètres de là comme si elle dominait la région et qu’elle était habitée par un duc ou un petit roi. Nous nous en sommes approchés par le bas, levant les yeux vers sa majestueuse présence comme si nous avancions à genoux par respect, sauf qu’en fait nous marchions, debout dans l’allée de garage en essayant d’avoir l’air cool – ou du moins c’était ce que je faisais. La maison était très vieille, elle devait dater de l’esclavage, mais elle avait été restaurée avec plein de colonnes en façade et des fenêtres très hautes. Elle était entourée par des sortes de patios dont les murs étaient aussi ornés ici et là des mêmes sculptures d’animaux aux yeux et à la bouche rouges. Il y avait une piscine sur la droite de la maison. Des Blancs et des Noirs se tenaient tout autour, un verre à la main. Au milieu du groupe, nous avons vu deux femmes blanches portant un bas de bikini mais rien en haut pour couvrir les nénés, exactement comme les hommes. Sur la gauche, à l’autre bout de la maison et vers l’avant, j’ai vu quelques voitures garées. La Range Rover était là.

J’ai été alors pris d’une agitation incroyable. Et s’il me disait de dégager ? J’étais sûr et certain que c’était mon père. Je n’avais pas peur de me tromper, mais que faire s’il niait tout simplement avoir un fils de mon âge et du nom de Chappie qu’il aurait laissé dans l’État de New York presque dix ans auparavant ? Et si je lui déplaisais en tant que personne ? S’il me trouvait trop petit ou un truc comme ça ?

On a alors entendu une déflagration et j’ai cru qu’une bombe explosait, mais c’était un grand éclat de musique en provenance de la piscine comme si un concert de reggae commençait. C’était le groupe Culture jouant Baldhead Bridge. Je l’ai reconnu pour l’avoir entendu sur les cassettes à la fourmilière, et la musique surgissait de deux énormes baffles fixés au mur près de la piscine. Ces haut-parleurs avaient chacun la taille d’un frigo, comme ceux qu’on voit aux États-Unis dans les concerts de plein air, et ils tournaient le dos à la piscine de sorte qu’ils baignaient de musique tout l’environnement, déversant du reggae dans les jardins et les collines recouvertes de jungle et suivant les parois abruptes de la vallée pratiquement jusqu’à Mobay. Les gens autour de la piscine se sont mis à danser, les seins des femmes sautillaient tandis que les hommes se balançaient et claquaient des doigts, tous le verre à la main et le joint à la bouche. La musique était si forte et les basses si profondes que même le battement de mon cœur y obéissait et je me disais que les feuilles allaient tomber des arbres d’un instant à l’autre et que les animaux peints en blanc allaient se craqueler et se désintégrer.

En montant la longue volée de grandes marches menant à la porte d’entrée, I-Man s’est penché vers moi et m’a dit, Des lèche-Jah, Bone, et il a paru très grave, contrairement à son habitude où il était plutôt curieux et patient. Puis nous nous sommes retrouvés debout sur un vaste perron devant une gigantesque porte ouverte et nous avons pu regarder à l’intérieur, apercevant ce qui m’a paru être le séjour, une salle sombre toute recouverte de boiseries et remplie de beaux canapés. Il y avait de longues tables, un grand escalier disparaissant dans les hauteurs, un bon nombre de cages en bambou renfermant des perroquets verts et d’autres oiseaux, et toute une série d’étranges tableaux sur les murs représentant des bêtes sauvages et des paysages tropicaux. On aurait dit qu’ils avaient été peints par un gamin qui aurait pris du LSD, et pendant un bref moment j’ai eu envie de m’enfuir et de retourner à la fourmilière où les choses étaient plus normales.

Et puis voilà qu’à ce moment-là est apparue Evening Star, la rasta blanche de la maison, dans une robe flottante rouge, verte et or, avec ses tresses qui se balançaient autour de sa tête et ses bracelets qui s’entrechoquaient, et j’ai remarqué qu’elle tenait un méga-joint comme si ce n’était qu’une cigarette. La couleur de sa peau était à peu près celle de quelqu’un qui se bronze professionnellement, disons presque de la teinte d’un portefeuille, mais elle était plutôt belle pour son âge, comme si elle faisait plein d’exercice, surveillait son régime et tout ça, parce que même si elle avait tendance à être grosse on voyait qu’elle avait beaucoup de muscle. Elle était accompagnée d’un gros et vieux labrador tout noir. Trottant derrière le labrador venait un de ces minuscules chiens blonds des cours de la Jamaïque. D’habitude ils sont faméliques mais celui-là était gras comme une crêpe fourrée. Les deux chiens paraissaient habitués à voir des inconnus et presque contents de nous accueillir, ce qui n’est pas du tout comme les autres chiens que j’ai rencontrés.

Evening Star a fait un sourire à I-Man et lui a dit, Salut, rasta ! Respect, man. Tout est irie, man ?

Il a approuvé d’un signe de tête et s’est tourné vers moi comme si j’étais censé dire quelque chose, mais rien n’est venu. Je ne sais pas pourquoi, c’était comme si ma langue refusait tout à coup de fonctionner. J’ai même ouvert la bouche mais aucun mot, aucun son n’est sorti.

Finalement I-Man a dit, Le garçon, là, lui Baby Doc, et il cherche son pè’, Papa Doc.

Le reggae faisait un bruit d’enfer près de la piscine et on pouvait à peine entendre des mots ordinaires, sans parler des phrases rastas de I-Man, et elle lui a donc demandé de répéter. Il l’a fait, et semblant enfin comprendre, elle m’a fait un très gentil sourire, puis, d’une voix traînante elle a dit, Oh, vous voulez voir les tableaux ! Les tableaux de Haïti. Tu es donc un artiste ? m’a-t-elle demandé comme si j’étais en maternelle, ce qui m’a énervé, et j’ai répondu non. Très soulagé de pouvoir à nouveau parler, j’ai ajouté, Je cherche quelqu’un.

Je vois, a-t-elle dit d’un air très sérieux. Mais comme moi je voyais qu’elle ne voyait pas, j’ai continué et je lui ai dit que j’étais à la recherche de l’homme avec qui elle était allée au marché à Mobay. Je cherche Paul Dorset, j’ai dit.

Paul ? Tu veux dire Doc !

Ouais, bon, lui.

Tu es américain, n’est-ce pas ? Personne d’ici ne l’appellerait Paul, a-t-elle dit. Sauf moi. Elle avait une manière lente et bizarre de prononcer, en accentuant très fort certaines syllabes, et quand elle s’exprimait elle se penchait en avant et entourait le mot de ses lèvres comme si elle l’embrassait. Ça retenait tellement mon attention que j’avais tendance à ne pas remarquer qu’elle ne disait rien de très important ni de très intéressant. Son intonation m’a fait penser au Sud, peut-être l’Alabama ou la Géorgie. Et comme elle ne portait pas de soutien-gorge, quand elle se penchait je voyais ses nichons. Même si ça lui faisait plaisir, comme je le crois, ça n’incitait pas à se concentrer sur ses paroles.

Par-fait, a-t-elle dit. Toi et le rasta, vous pas bouger, tout est irie, man, et moi amener Doc. Elle a virevolté et elle est partie dans le grand escalier tournant, suivie par ses chiens comme par des ombres, nous laissant, moi et I-Man, nous regarder comme pour dire, qu’est-ce que c’est que ces conneries ?

Nous avons déambulé dans le salon en regardant d’abord les oiseaux puis les tableaux qui venaient de Haïti, je suppose, et quand on les examinait on remarquait qu’ils étaient au fond paisibles et bienveillants, qu’ils vous décontractaient même s’ils étaient carrément bizarres. La pièce ressemblait à une salle de bal, avec son haut plafond, des fenêtres qui faisaient presque toute la hauteur des murs et s’ouvraient sur le grand perron devant. L’ombre et la brise rafraîchissaient ce salon, et quand j’entendais le reggae avec de temps à autre le rire des gens autour de la piscine et le bruit des plongeons, je me disais que mon père avait une vie plutôt sympa. Meilleure que celle qu’il avait connue avec ma mère, ça c’était sûr.

I-Man, à l’autre bout de la salle, examinait un grand tableau montrant un lion couché dans la jungle au milieu de plein d’autres animaux qu’il tuerait d’ordinaire. Debout près de la porte j’avais déjà franchi du regard les jardins en terrasse avec tous leurs animaux blancs aux yeux rouges et je contemplais la vallée et la mer – je m’étais même laissé aller un instant à observer deux urubus décrivant des cercles ascendants le long de la grande pente, s’élevant et tournoyant sans un seul battement d’ailes, montant dans le ciel jusqu’à me faire oublier pourquoi j’étais ici –, lorsque j’ai entendu des pas claquer sur le parquet ciré derrière moi. Je me suis retourné et il était là, mon véritable père !

Il ne m’a pas reconnu, c’est évident, parce que j’avais quand même beaucoup changé physiquement depuis l’âge de cinq ans. Il paraissait plutôt de mauvaise humeur comme si Evening Star l’avait tiré de sa sieste ou quelque chose comme ça. Il était incroyablement grand, en tout cas par rapport à moi, et maigre, mais tout de même bien bâti, et il avait une longue queue de cheval châtain et un bouton en diamant dans l’oreille gauche. Il portait un short beige très ample, des sandales et une belle chemise blanche à manches courtes qui devait être en soie. Il était tout bronzé lui aussi, comme Evening Star, sauf qu’on avait l’impression que son bronzage lui était venu naturellement et pas en prenant des bains de soleil exprès. Pourtant j’ai tout de suite vu que c’était un de ces mecs qui pensent beaucoup à leur look, comme ce bon vieux Bruce, sauf que mon père avait l’air bien plus normal que Bruce. En plus il devait être plein de flouze du fait qu’il était médecin et tout.

Il m’a demandé, Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? Puis, jetant un coup d’œil autour de lui, il a aperçu I-Man au bout de la pièce et il a dit, C’est I-Man ? Yo, rasta, quoi d’neuf ? Respect, man. Tout irie ? Il parlait pseudo-rasta comme Evening Star, ce qui m’a fait tiquer un peu. Mais ce qui était cool, c’était que mon père sache le faire.

Tout irie, a répondu I-Man en se remettant à examiner le tableau du lion comme s’il s’exerçait à un jeu vidéo.

Bon, et toi ? m’a-t-il demandé. Evening Star me dit que tu es venu pour me voir. Est-ce que je te connais ? a-t-il poursuivi en baissant les yeux vers moi et en me scrutant de près. Evening Star se tenait un peu en retrait, paresseusement appuyée contre la rampe de l’escalier. Elle tirait de temps à autre sur son bâton de ganja, dodelinant de la tête au rythme de la musique et faisant glisser ses pieds comme si elle esquissait un pas de danse en fermant les yeux et tout. Vraiment dans le truc, quoi.

Comment tu t’appelles, jeune homme ? m’a-t-il demandé en sortant une cigarette d’un paquet de Craven A et en l’allumant.

Je m’appelle Bone. Mais… mais avant je m’appelais Chappie. Chapman.

Ah bon ? a-t-il dit en levant les sourcils comme si le lien venait de se faire dans toute son ampleur mais que, n’y croyant pas encore, il restait sur ses gardes. Quel est ton nom de famille ? Bone comment ?

Bone, c’est tout. Mais avant, c’était Dorset. Le même que le vôtre.

Il m’a tendu le paquet de cigarettes et j’en ai pris une qu’il m’a allumée. J’ai alors vu que sa main tremblait, et j’ai trouvé que c’était bon signe.

D’accord. Dorset, a-t-il dit. Le même que le mien. Bon, est-ce que ça veut dire que nous sommes parents ?

Evening Star, comprenant le sens général de notre conversation, s’est rapprochée, les yeux tout brillants, et ses chiens se sont excités à leur tour comme s’ils pouvaient lire dans son esprit. J’ai alors décidé de tout révéler d’un coup, advienne que pourra, que la volonté de Jah soit faite et ainsi de suite. J’ai déclaré, Ouais, man, on est tout à fait parents. Je suis votre fils.

Sa bouche s’est ouverte et il a dit, Mon fils ! Chappie ? C’est toi Chappie ? comme s’il s’attendait peut-être à voir un champion de football américain d’un mètre quatre-vingt-cinq au lieu d’un gamin tout petit et tout maigre avec des croûtes sur les genoux, un mouchoir à carreaux sur la tête, un T-shirt et des pantalons coupés court.

Mais il a grimacé un sourire, en fait il a paru heureux de me voir et il a dit, Laisse-moi te regarder ! Laisse-moi voir de quoi t’as l’air, bon sang ! Il m’a arraché mon keffieh et il m’a examiné le visage un moment en continuant à sourire comme si à présent il était absolument ravi de me voir, ce qui m’a pas mal soulagé.

C’est trop cool ! s’est écriée Evening Star. C’est hallucinant ! Les chiens se sont eux aussi mis à sauter et à grimacer, et I-Man s’est rapproché. Son sourire amusé flottait à nouveau sur ses lèvres comme si c’était lui qui avait tout manigancé et qu’il était content que ça se passe si bien pour tout le monde. J’ai alors entendu une chanson super de Bob Marley, I Shot the Sheriff, jaillir des baffles près de la piscine, et un mec a hurlé, Cynthia, Cynthia, regarde ! Aussitôt le plongeoir a résonné sourdement et un grand plouf a suivi.

Mon père a posé sa cigarette dans un cendrier. Prenant ensuite la mienne, il l’a aussi écrasée dans le cendrier avant de me mettre les mains sur les épaules. Il m’a tenu à bout de bras, m’a dévisagé comme s’il regardait dans son propre passé désormais lointain, et ses yeux se sont remplis de larmes.

Alors il a dit, Ah, bon sang, Chappie, heureusement que tu m’as enfin retrouvé, mon fils. Et il m’a ramené contre sa poitrine, m’a serré fort, et ç’a été mon tour de sentir les larmes me monter aux yeux, mais je n’ai pas pleuré parce que même si j’étais sûr que désormais tout allait être différent, je ne savais pas de quelle manière. Du coup, alors que je vivais le moment qui aurait dû être le plus heureux de ma vie, j’ai surtout éprouvé de la peur.

Il a reculé d’un pas, remarqué les fémurs croisés, et il a dit en souriant, C’est quoi ?

Un truc. Un tatouage.

Fais-moi voir, a-t-il dit en me prenant le bras et en le retournant comme un médecin cherchant une veine à piquer. C’est à cause du nom ? Bone ?

C’est l’inverse.

Il a laissé retomber mon bras, m’a regardé de très haut et s’est mis à rire. Ah, petit démon. Ouais, ouais, t’es bien mon fils ! a-t-il dit avant de me serrer à nouveau dans ses bras.