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TOUT EST PARDONNÉ

Les choses se sont déroulées ainsi sans trop de heurts le reste de l’été et pendant l’automne. À mon insu, cependant, je me coulais dans une mentalité de délinquant. Vendre de la marijuana aux bikers et à d’autres était illégal, je le savais, mais ce n’était pas ça qui en faisait à mes yeux un délit, et ce n’est pas pour avoir commis des actes vraiment criminels que je suis devenu un délinquant : c’est à cause de mon changement d’attitude envers ma mère, Ken, et d’autres personnes ordinaires.

Ça ne m’a pas mené en prison ni causé d’autres ennuis de ce genre, mais je me souviens du jour où j’ai été pris en train de voler dans le magasin de lingerie, au centre commercial Champlain de Plattsburgh, comme du vrai début de ma vie de délinquant. Je veux dire par là que c’est la première fois que je me suis vu comme quelqu’un qui est en fait un délinquant. On était presque à la Noël, l’année où ma mère et Ken m’avaient viré de leur maison alors que je n’avais que quatorze ans, et je campais chez Russ avec les bikers, à Au Sable Forks dans Water Street. Ils m’autorisaient encore à dormir sur leur canapé pourri parce que je continuais à leur fournir de l’herbe – et souvent même à crédit – mais en fait quand j’étais là-bas je restais la plupart du temps dans la chambre de Russ. Les bikers étaient plus âgés que nous et ils se défonçaient avec des trucs plus forts. J’ai vu l’un d’eux un jour se frotter une ligne de coke directement dans l’œil, ce qui m’a plutôt écœuré. Et puis ils buvaient sec.

Russ avait seize ans, et comme il travaillait à temps partiel au Video Den pendant le jour, le soir on allait souvent dans le centre commercial avec sa Camaro. Je dealais un peu d’herbe à d’autres jeunes, on traînait jusqu’à la fermeture des magasins et puis on draguait les filles. En fait, la plupart du temps il ne se passait rien et on restait assis sur les bancs à regarder tous ces couples mochards faire leurs achats de Noël. À Noël, les centres commerciaux sont pleins de gens qui se sentent mal parce qu’ils n’ont pas assez d’argent. Alors ils se disputent et ils traînent leurs mômes par le bras. Tous ces chants, ces lumières clignotantes et ces mecs déguisés en Père Noël sont censés vous faire oublier vos ennuis mais en fait c’est l’inverse. En tout cas pour moi, et c’est une des raisons pour lesquelles j’aimais bien avoir fumé avant d’aller là-bas.

Ce soir-là, environ dix jours avant Noël, je n’avais plus d’herbe et je pensais à ma mère et à Ken, comment ils allaient se sentir maintenant qu’ils étaient seuls pour la première fois, et je me suis demandé ce qu’ils feraient pour la veillée de Noël. D’habitude ils se bourraient la gueule avec un mélange d’egg flip et de bourbon – ma mère prétendait que c’était une recette secrète de sa mère – et ils regardaient les programmes spéciaux à la télé. Vers onze heures, quand arrivait le journal télévisé, on ouvrait les cadeaux, on s’embrassait et on se disait merci, puis ils s’en allaient dans leur chambre où ils s’écroulaient ivres morts tandis que je fumais un joint dans la salle de bains avant de regagner le séjour et de regarder MTV avec Willie jusqu’à ce que je m’endorme. Ça allait mais c’était pas vraiment l’idéal. En tout cas on avait un arbre, des guirlandes électriques aux fenêtres et tout le reste, et l’année précédente ç’avait été super parce que ma mère m’avait offert un blouson en daim de qualité extra et Ken m’avait donné une montre Timex. Pour que je rentre à la maison à l’heure, avait-il précisé. Pour elle, j’avais acheté un de ces longs foulards de soie indiens qu’elle avait l’air de bien aimer, et pour lui des gants de voiture doublés. Tout le monde était heureux malgré l’egg flip.

Mais il s’était passé bien des choses depuis. D’abord, l’événement principal c’était que je m’étais fait virer de la maison pour avoir volé et gagé la collection de pièces de ma mère. Mais cet événement avait aussi à voir avec mon mohawk, mes oreilles et mon nez percés, ainsi qu’avec mes déboires en classe. Et même s’ils ne m’avaient jamais pris sur le fait, mes parents savaient parfaitement que je fumais plein de joints et que c’était la raison pour laquelle j’avais volé les pièces. Quand j’avais quitté la maison, je suppose qu’il s’agissait d’une sorte de départ par consentement mutuel.

Ils m’auraient permis de revenir si j’avais voulu, mais seulement si je pouvais être différent, quelqu’un d’autre, ce qui non seulement était impossible, mais aussi injuste parce que je n’avais plus les moyens de rester à l’écart des embrouilles. J’avais dû franchir un seuil, mais sans m’en apercevoir, dans un passé lointain, quand j’étais un môme de cinq ou six ans, que mon vrai père s’était tiré et que Ken avait emménagé.

Je savais que c’était sans issue, mais je me suis quand même mis à imaginer la scène. Je demande à Russ de me déposer devant la maison de ma mère et de Ken. Tout mon barda, y compris le VTT qui me sert d’emblème, se trouve dans la Camaro de Russ. On le décharge et on l’entasse sur le trottoir. Mais aussi j’ai un grand sac de cadeaux pour ma mère et pour mon beau-père, des trucs hyper-bien comme un grille-pain mini-four, une mijoteuse électrique, peut-être des bijoux et une chemise de nuit pour maman. Pour Ken j’ai un Polaroïd, une ponceuse électrique, et un pull de ski à col roulé. Puis Russ s’en va et me voilà tout seul sur le trottoir. La maison est plongée dans l’obscurité, à part la guirlande électrique autour de la porte d’entrée et sur la balustrade de la terrasse à l’arrière. Il y a aussi des bougies électriques aux fenêtres et je peux voir clignoter les lampes du sapin à travers le rideau du séjour, où, je le sais, ils sont en train de regarder le Cosby Special ou un truc du genre. C’est le soir de Noël. Il neige un peu. Ils sont vraiment tristes que je ne sois pas avec eux, mais ils ne savent pas comment me laisser rentrer à la maison sans donner l’impression que ce que je leur ai fait n’a pas d’importance : avoir volé la collection de pièces, fumer de l’herbe, me couper les cheveux à la mohawk, aller vivre avec Russ et les bikers, laisser tomber le collège (ils doivent bien en avoir été avertis) et faire le dealer pour Hector l’Hispano du Chi-Boom’s (ça ils ne s’en doutent pas, bien que je me demande comment ils croient que j’ai vécu ces derniers mois, de la charité publique ?). Ce qu’ils ne savent pas non plus, c’est que jusqu’à présent je ne me suis pas fait graver de tatouage, même si Russ en a un sur l’avant-bras qui est vraiment cool, et même s’il me tanne toujours pour que j’en aie un.

Bon, dans cette scène je frappe à la porte et quand ma mère ouvre je lui dis, Joyeux Noël, maman, comme ça d’une voix ordinaire et neutre, et puis je lui tends le sac où tous les cadeaux sont enveloppés dans un papier incroyablement brillant avec des nœuds et tout ce qu’il faut. Elle se met à pleurer comme toujours quand elle est émue, et puis mon beau-père arrive à son tour pour voir ce qui se passe. Je lui dis la même chose, Joyeux Noël, Ken. Et à lui aussi je tends le sac plein de cadeaux. Ma mère ouvre la porte, me prend le sac et le passe à Ken avant de me serrer dans ses bras bien fort comme une mère. Ken me serre la main et me dit, Entre donc, mon gars. Nous allons dans le séjour, je leur distribue les cadeaux et tout est pardonné.

Ils n’ont pas prévu de cadeaux pour moi, et naturellement ils se sentent gênés et s’excusent, mais ça m’est égal. Tout ce qui m’importe, c’est qu’ils aiment ce que je leur ai apporté, et c’est le cas. Plus tard nous buvons de l’egg flip en regardant la télé, puis Ken, en jetant un coup d’œil par la fenêtre, aperçoit mon vélo, mes fringues et le reste de mes affaires sur le trottoir avec la neige qui tombe dessus. Il me dit alors, Tu veux pas rentrer tout ça, mon gars ?

 

*

 

Quand je me suis fait pincer pour vol à l’étalage, c’était dans un magasin de lingerie de luxe, le Victoria’s Secret, au moment où je sortais de la boutique avec une chemise de nuit en soie verte enfoncée dans la poche de mon blouson. L’agent de sécurité était un Black du nom de Bart que je connaissais personnellement et à qui j’avais un jour vendu de l’herbe. Il m’a immobilisé, m’a fait faire demi-tour et m’a conduit dans un bureau à l’arrière de la boutique où se trouvait déjà son chef et le directeur du magasin. Lorsqu’ils m’ont eu emmerdé un bout de temps j’ai fini par leur lâcher le nom de ma mère et son numéro de téléphone. Bart, le Noir qui m’avait arrêté, devait poursuivre sa ronde et quand il est sorti du bureau je lui ai jeté un regard vraiment dur, mais il n’a pas eu l’air de s’en soucier, il savait que je pouvais pas le dénoncer sans m’accuser moi-même d’un délit encore pire. Et puis évidemment une demi-heure plus tard ils ont débarqué, ma mère et mon beau-père : elle avec l’air effrayé et bouleversé, lui simplement furieux, mais aucun des deux ne m’a adressé la parole, ils n’ont parlé qu’au directeur du magasin et au chef de la sécurité. Pendant leur conversation, ils m’ont fait asseoir tout seul dans une pièce de la réserve à côté du bureau, et je suis resté là à contempler le panneau d’interdiction de fumer en souhaitant pouvoir griller un joint pour me mettre à planer. Au bout de quelques minutes ma mère est ressortie en se tordant les mains et elle avait la figure toute rouge de larmes.

Elle a dit, Ils veulent t’arrêter ! Et Ken est d’accord. Il estime que ça te fera du bien. Moi, j’essaie de leur expliquer qu’on a tous eu un tas d’ennuis à la maison, cette année, et que c’est à ça que tu réagis. Elle a ajouté : J’essaie de te faire relâcher, tu comprends ? Est-ce que tu comprends ?

J’ai dit, Ouais, je comprends.

Alors, elle a dit, Si tu veux bien entrer là-dedans et leur dire que tu regrettes, que tu vas venir avec nous et que tu ne remettras plus les pieds au centre commercial, je crois qu’ils fermeront les yeux. Et Ken sera d’accord. Il est énervé, c’est normal, et très en colère, et gêné, mais ça lui passera si tu fais des excuses et que tu te tiens tranquille. Ça pourrait bien être ta dernière chance, mon petit monsieur, me lance-t-elle. Allez, viens. Elle m’a pris par le bras et m’a ramené dans le bureau où mon beau-père était en train de plaisanter avec le directeur du magasin, un mec d’âge mûr qui portait des bretelles rouges et un nœud papillon assorti, et avec le chef des agents de sécurité qui avait un pistolet attaché à la taille – un vrai cow-boy, probablement un ancien flic. Tous les trois étaient devenus potes, et ils nous ont regardés moi et ma mère comme si on était de la vermine.

Vas-y, m’a lancé ma mère en me poussant en avant d’un pas. Dis-leur ce que tu viens de me dire.

Je ne lui avais rien dit, mais je savais ce qu’elle voulait que je leur raconte. Je me sentais tout drôle, comme si j’étais dans un film et que je pouvais réciter ce que je voulais sans que ça change quoi que ce soit dans le monde réel. Ils avaient tous les yeux sur moi et ils attendaient que je leur dise ce qu’ils souhaitaient, mais j’ai regardé le bout de mes pieds et j’ai bredouillé, Mon copain devait me prêter cinquante dollars mais il a pas été payé à temps. Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça, mais ça m’a fait du bien – c’était presque comique.

Ah ! Vous voyez ! a dit mon beau-père à ses potes. Ce gosse n’a aucune idée de ce qui est bien ou mal ! Qu’est-ce qui pouvait bien t’intéresser dans un déshabillé de femme ? s’est-il exclamé en riant et en tenant la chemise de nuit entre le pouce et l’index comme s’il s’agissait d’un costume porno que je devais mettre.

Je ne risquais pas de lui répondre. Je suis resté là, debout, et au bout d’un moment, comme personne ne disait rien, ma mère m’a attrapé par le bras et m’a reconduit à la réserve. Écoute, mon petit monsieur ! a-t-elle lancé, vraiment contrariée. Je rentre là-dedans une dernière fois et souviens-toi que c’est moi qui me mets en première ligne pour toi ! Si je les persuade de te relâcher il faut que tu me promettes de rentrer à la maison avec nous et de prendre les choses autrement. Et ça veut dire autrement ! Tu me donnes ta parole ? Tu me la donnes ?

Ouais, j’ai répondu, et elle est revenue dans le bureau. Je les entendais argumenter à travers la cloison, la voix de ma mère était aiguë et implorante, celle de mon beau-père basse et pleine de grognements, et de temps en temps survenait un commentaire de la part du directeur ou de l’agent de sécurité. Ça m’a semblé durer des heures, mais il n’a sans doute fallu que quelques minutes avant que ma mère réapparaisse en souriant tristement. Elle m’a serré dans ses bras et embrassé sur les joues. Elle m’avait pris les deux mains dans les siennes et, me regardant dans les yeux, elle a dit, C’est bon, ils vont te laisser partir. Ken a fini par se ranger de mon côté, mais comme il a dit, c’est ta dernière chance. Viens, allons-nous-en. Ken nous retrouve dehors, devant l’entrée de Sears avec la voiture. Regarde-moi ça, a-t-elle ajouté en souriant. Comme tu grandis, mon beau. Évidemment ce n’était pas vrai. Je n’étais même pas de sa taille et elle est petite.

Et quand nous sommes passés dans la galerie, j’ai vu Russ sur un banc près de la fontaine qui glandait avec un gamin que je ne connaissais pas. Il y avait aussi deux filles du collège de Plattsburgh qui fumaient des cigarettes en faisant comme si les mecs à côté d’elles n’étaient pas là. Écoute, maman, j’ai dit. Toutes mes affaires sont chez Russ, d’accord ? Je vais aller les chercher avec lui. Toi et Ken vous pouvez passer devant sans moi.

Elle a semblé un peu déconcertée. Quoi ? Pourquoi est-ce qu’on ne s’y arrêterait pas avec toi pour les prendre tout de suite ? T’as pas besoin d’aller avec Russ.

Non, non, j’ai dit. L’appartement est fermé à clé. Il faut que j’y aille avec Russ. J’ai pas de clé. En plus, je lui dois vingt dollars de loyer. Et je peux pas sortir mes affaires tant que je le paie pas. Tu peux me donner vingt dollars, maman ?

Je n’avais plus ni thune ni herbe, mais je savais que Russ en avait. Je pensais déjà à me défoncer avec lui et les filles à qui il parlait et puis à rouler dans Plattsburgh dans sa Camaro.

Non, a-t-elle répondu. Non ! C’est évident que je peux pas te donner d’argent ! Je ne comprends pas. Tu n’as pas enregistré ce qui vient de se passer là-dedans ? Tu ne sais pas ce que je viens d’endurer ?

Écoute, maman, donne-moi l’argent. J’en ai besoin.

Qu’est-ce que tu dis ?

Donne-moi l’argent.

Quoi ?

L’argent.

Elle m’a dévisagé d’un air étrange et plein d’appréhension comme si elle s’efforçait de me reconnaître sans y arriver tout à fait, et j’ai soudain éprouvé un sentiment de pouvoir tout neuf. Je ne m’en sentais même pas coupable. Elle a plongé sa main dans son sac, en a retiré un billet de vingt et me l’a tendu.

Merci, j’ai dit en lui donnant un baiser sur la joue. Je rentrerai plus tard, quand j’aurai récupéré mes trucs chez Russ.

Elle a porté la main à sa bouche et elle s’est éloignée de moi de quelques petits pas, puis elle s’est retournée et elle s’est évanouie dans la foule. En rejoignant Russ et les autres je me rappelle que je me disais, Maintenant je suis un délinquant. Maintenant je suis un vrai délinquant.