19

EN Y REPENSANT

Après ça tout est allé si vite que pendant des semaines – en réalité jusqu’à mon départ de la Jamaïque – je n’ai pas vraiment eu le temps de digérer cette expérience où j’étais en quelque sorte arrivé à connaître Je-même, ni de saisir comment le fait de voir à travers la lumière du Je-même avait modifié ma façon de percevoir tout le reste, car c’était ça qui était censé se passer. Qui s’était passé, en fait. Mais pendant les quelques jours qui ont suivi nous n’avons fait que travailler toute la journée et même la nuit à la récolte de ganja. On coupait les plantes à la machette, moi, I-Man et les autres gars, dans les deux champs, celui de I-Man et celui de Rubber à côté, et puis on les portait jusqu’à ma cabane sur des claies qu’ils avaient fabriquées avec des bambous pour les faire sécher. Ensuite, dès que le sol du champ était nu on le sarclait et on le fertilisait avec de la vieille merde de chauve-souris en poudre qu’on allait récupérer dans une grotte très loin dans le Cockpit et qu’on transportait dans des sacs. C’était un travail pénible, plus dur que tout ce que j’avais fait auparavant, et comme il fallait se concentrer ça ne me laissait pas beaucoup de temps pour réfléchir ou me souvenir d’autant plus qu’il faisait toujours très chaud. Ma tête était celle de ce garçon que j’avais été au temps de l’esclavage, elle restait vide, sauf qu’il n’y avait plus rien – en tout cas pas de Blancs – pour me faire peur ou me rendre nerveux.

Lorsque le sol a été prêt, nous avons semé les graines de la récolte suivante. Nous sommes allés chercher de l’eau et nous avons bien mouillé les semis. Pour protéger du soleil les pousses qui venaient de germer nous avons tendu des fils entre des piquets et posé dessus de minces toiles de camouflage qui, selon I-Man, avaient été récupérées à Grenade après l’invasion et le départ de l’armée américaine. Ces toiles-là, man, a dit I-Man, elles sont dans tout’ les Caraïbes. C’est ça d’bien, dans c’t’invasion, ça fait pousser la ganja dans sa plénitude de paix sous l’soleil de Jamaïque et pi’ elle va à Babylone pou’ créer là-bas l’royaum’ de paix. Jah prend l’instrument de destruction et fait avec l’instrument distraction.

Nous avons ensuite passé des journées à trier la ganja séchée, à la presser et en faire des balles enveloppées dans de la toile. Nous en avons entassé environ une centaine sous un auvent que nous avons construit ainsi qu’à l’intérieur de ma cabane. Du coup, j’ai dû m’installer dehors et suspendre mon hamac entre deux arbres à l’arrière. Mais ça ne durerait que quelques jours, m’a expliqué I-Man. L’Oiseau de nuit i’va venir, a-t-il dit en faisant allusion, je suppose, à un mec possédant un gros camion parce qu’il faudrait bien ça pour enlever toutes ces balles. Je n’ai jamais posé beaucoup de questions sur les hautes sphères du commerce de la ganja, comment avait lieu le financement et tout ça. Je laissais I-Man me dire ce qu’à son avis je devais savoir, c’est-à-dire en réalité pas grand-chose, parce que du fait que j’étais encore à un niveau de péon je me contentais de faire ce que me demandaient les mecs de la bande plus âgés et plus forts que moi. Mais je me disais qu’il devait y avoir des mecs plus forts encore dans des endroits comme Mobay, ou aux States, des types qui avaient avancé le blé pour cette opération – entre autres pour les toiles de camouflage, pour les seaux en plastique, les sarcloirs et tout ça – ainsi que le fric pour tenir le coup en attendant, parce que I-Man et les autres mecs n’avaient pas d’autre argent liquide que celui qu’ils ramassaient en dealant à la petite semaine à Mobay dans leur fourmilière. Mais ce qu’ils avaient ici, dans le Cockpit, c’était une plantation de première importance, et pour ça il fallait du liquide, quelle que soit la quantité de travail que nous fournissions gratuitement.

Après quelques jours passés à ne pas faire grand-chose sinon à m’occuper des nouvelles pousses vertes, j’ai été réveillé un matin dans mon hamac par Rubber. Il m’a dit que I-Man était allé à Mobay conclure les derniers détails avec Oiseau de nuit et qu’il avait fait savoir que nous devions être prêts à livrer la marchandise la nuit suivante. Ce qui signifiait transporter toutes les balles de ganja sur notre dos – en réalité sur notre tête – par monts et par vaux à quatre kilomètres de là dans les cockpits à l’endroit où se trouvait un espace plat, à peu près de la taille d’un terrain de basket, qui avait été dégagé à flanc de doline. Comme il n’y avait aucun chemin qui y menait, j’ai enfin compris qu’Oiseau de nuit était un mec en avion bien que j’aie encore eu du mal à saisir comment un avion ordinaire allait pouvoir atterrir et décoller sur un si petit espace.

On a travaillé tout ce jour-là et le suivant, moi, Rubber, Terron et Elroy, à transporter la ganja jusqu’au terrain d’atterrissage. Une fois de plus on l’a planquée sous les toiles de camouflage de Ronald Reagan. Comme je n’arrivais à porter qu’une balle à la fois alors que les autres en prenaient deux, je me sentais un peu inutile. Mais ça ne les gênait pas et on racontait pas mal de blagues et de trucs comme ça pendant les trajets parce qu’on avait le moral. On était tous à flairer la fin heureuse d’une saison de ganja avec la grosse paie au bout et je commençais à me demander si j’allais moi aussi recevoir une part des bénéfices – et dans ce cas ce que j’en ferais. Rubber s’achèterait une moto, une Honda, a-t-il dit tout excité comme si ce n’était pas que de la merde nippone, puis il comptait aller à Negril baiser des étudiantes américaines. Rubber avait un look plutôt bizarre, presque comique, et comme en plus il ne parlait que le jamaïquain je le voyais mal en train de cartonner avec des Américaines même en paradant sur une Harley que de toute façon on peut pas se procurer à la Jamaïque. Terron voulait acheter un énorme système stéréo de plein air et se faire disc-jockey avec un pote à lui qui avait un pick-up et pouvait le transporter sur toute l’île à toutes les fêtes dansantes. Elroy a dit qu’il allait payer une opération des hanches à sa mère pour qu’elle puisse marcher à nouveau et j’ai trouvé ça sympa. Quant à I-Man, j’en savais rien parce qu’il ne parlait jamais d’argent sauf pour en dire du mal et râler contre les gens qui aiment le fric, et pourtant j’avais remarqué que depuis que je le connaissais il avait toujours quelques dollars dans sa poche quand il en avait besoin, ce qui n’était le cas d’aucun des autres Jamaïquains que j’avais rencontrés jusqu’alors. Il est vrai que les seuls Jamaïquains que je connaissais étaient très pauvres. Mais je crois que I-Man était un de ces mecs qui ont choisi dès le départ de vivre de la même manière quand ils ont plein de fric et quand ils n’ont pas un centime. Le résultat, c’était qu’il vivait à peu près entre les deux tout le temps et qu’il était pas obligé d’y penser beaucoup. C’était ce que j’avais envie de réaliser avec ma part si j’en avais une.

En tout cas, le lendemain soir vers sept heures nous avons enfin terminé de transbahuter les balles jusqu’au terrain d’atterrissage et nous avons traîné dans les parages en attendant qu’Oiseau de nuit vienne chercher la marchandise. Il ne s’est rien passé pendant plusieurs heures, puis I-Man est soudain apparu, émergeant des buissons et nous touchant l’épaule sans que nous l’ayons entendu une seule fois avant qu’il soit là. C’était presque toujours de la même façon qu’il se présentait aux gens, comme s’il avait été transformé en rayon invisible qui se matérialisait juste sous nos yeux. Je commençais à prendre au sérieux toutes ces rumeurs sur I-Man le magicien que Rubber et les autres m’avaient racontées. Ils disaient de lui que c’était un obi, mais moi je l’avais connu en tant qu’étranger en situation irrégulière échappé d’un verger de pommiers dans l’État de New York. Et puis les histoires sur ces anciens Africains qui savaient voler : il y en avait même une, que I-Man m’avait racontée, sur une guerrière célèbre chez les Marrons, une certaine Nonny qui savait attraper les balles des chercheurs d’esclaves avec sa chatte, se retourner, se pencher en avant et leur tirer les mêmes balles dessus par le trou du cul.

Quelque temps après minuit, me semble-t-il, I-Man s’est levé en disant que c’était l’heure d’allumer les torches. Il nous a conduits sur le terrain où étaient plantés des bâtons entourés à leur sommet de feuilles de palmier séchées. Il avait à peine mis le feu au premier que j’ai entendu l’avion dont le bruit avait dû être perçu peu avant par I-Man. Nous nous sommes aussitôt précipités pour allumer les torches les unes après les autres. Quand ç’a été fait, j’ai vu qu’elles dessinaient une sorte de rectangle lumineux et juste après l’avion est passé en bourdonnant, puis il a fait un grand virage et il est revenu en sens inverse à quelque cent mètres au-dessus de nous, à peine plus haut que les arbres. Il a fait une brusque descente au bord du terrain, s’est posé dessus et l’a traversé en dérapant pour s’arrêter au bout, là où nous avions entassé les balles de ganja.

Tout s’est alors passé très vite. L’avion était un de ces vieux modèles à deux moteurs qu’on voit dans les films de fin de soirée à la télé. Oiseau de nuit, un Blanc bien gras en débardeur à mailles filet, en bermuda et tennis à semelles compensées, a sauté dehors par la porte latérale. Il portait un fusil Uzi – j’en avais jamais encore vu de près – et il nous a dit en américain de nous magner le cul, J’suis en retard, comme s’il avait rendez-vous chez le dentiste. Moi et les mecs on s’est tout de suite mis à charger les balles pendant que I-Man et Oiseau de nuit se tenaient à l’écart et nous regardaient en fumant des cigarettes et en parlant affaires, je suppose. Puis, au moment où je passais devant eux en portant une balle sur la tête, j’ai entendu Oiseau de nuit demander, Qui c’est, le garçon blanc ?

J’ai donné ma balle à Terron qui faisait le rangement à l’intérieur, et j’ai entendu I-Man dire, Baby Doc. L’autre a dit, Sans déconner ? Doc a un gosse blanc ? Comme nous formions en quelque sorte une chaîne et que Rubber était sur mes talons, je ne me suis pas arrêté mais j’ai pris une autre balle et je suis revenu. Cette fois ils se disputaient un peu et Oiseau de nuit a dit, J’en ai rien à branler de ce que tu croyais.

Au passage suivant, j’entends Oiseau de nuit dire, T’en fais pas, man, tu l’auras demain ou au plus tard après-demain. Je vois bien que I-Man est furieux, il a un visage sombre et fermé, avec des lèvres boudeuses et il a croisé les bras sur la poitrine. Quelques secondes plus tard, il s’éloigne d’Oiseau de nuit et nous aide à charger le reste.

Dès que nous avons fini, Oiseau de nuit, sans dire au revoir ni merci ni rien, reprend son Uzi, remonte dans l’avion, ferme la porte, met les moteurs en marche, et pendant que nous sortons du terrain en courant, fait demi-tour avec son engin pour l’orienter dans la direction d’où il a atterri. L’avion tremble et gronde en suivant la piste comme si c’était un pigeon prêt à pondre ou un truc comme ça. Il semble très lourd et très lent et je me demande même si avec une telle charge il est capable de décoller, mais au bout de la piste il fait encore demi-tour et repart vers nous, allant cette fois de plus en plus vite. Et le voilà qui quitte le sol en bouchant carrément le ciel au-dessus de nos têtes, arrivant juste à passer par-dessus les palmiers derrière nous, et en quelques secondes il est parti. Encore quelques instants et on ne l’entend même plus.

 

*

 

Il s’était passé que le mec censé donner à Oiseau de nuit l’argent pour I-Man était arrivé en retard des States et qu’en plus il avait été retenu à la douane de Mobay ou un truc comme ça. Du coup, Oiseau de nuit avait dû décoller pour le Cockpit sans le fric et, disait-il, sans même avoir eu sa paie. Mais tout était déjà arrangé pour que la ganja soit livrée à Haïti le lendemain et on ne pouvait rien remettre sans que tout tombe à l’eau. Oiseau de nuit avait accepté de marcher comme prévu et d’attendre, pour être payé, d’être de retour de Haïti. I-Man devait faire pareil.

Ce genre d’embrouille devait se produire souvent parce que après le départ d’Oiseau de nuit la colère de I-Man a paru retomber. Le lendemain il est venu dans ma cabane et m’a dit de l’accompagner à Mobay passer quelque temps à la fourmilière ce qui, m’a-t-il semblé, voulait dire que j’allais recevoir ma part de bénéfice comme les autres membres de la bande. Chose excellente, car ça faisait longtemps que je n’avais pas gagné honnêtement mon argent. Depuis l’époque, en fait, où je revendais de l’herbe à Bruce et aux autres d’Adirondack Iron. En plus on était à présent en pleine saison touristique et I-Man voulait que je mette à exécution ma vieille idée d’aller fournir dans les hôtels les bêtes de fête blanches qui avaient trop peur des Noirs pour leur acheter de la ganja. Je croyais qu’il ne s’en souvenait plus du tout, mais, selon ses mots, Tout’ chose en saison, Bone, tout’ chose en son temps.

On a été pris en stop par un camion de bière qui nous a emmenés à Mobay et on est arrivés à la fourmilière en fin d’après-midi. Ce soir-là on a bullé dans une des chambres intérieures avec le prince Shabba qui nous a expliqué que le reste de la bande jouait dans un groupe reggae en ville, à Doctors Cave – où il y a un club nautique et une plage célèbres, un endroit où viennent les Blancs riches et où on peut facilement dealer des petites quantités d’herbe. On a passé une soirée hyper-relax, rien que moi et Shabba et I-Man à écouter des cassettes sur l’appareil de I-Man, à fumer de l’herbe de notre récolte, à parler rasta, et le lendemain matin je me suis tiré de bonne heure pour voir la situation au Holiday Inn et à d’autres hôtels pour touristes préemballés comme ceux de l’Indiana et d’autres endroits du Midwest.

Ma première mission était de voir s’il me serait vraiment difficile de m’incruster dans les piscines, les bars et les plages interdits aux gens qui n’étaient pas de l’hôtel. Et de parler aux clients. Comme je l’avais bien pensé, je n’ai eu aucun problème, du fait que j’étais blanc, pour me balader à peu près partout où j’en avais envie. Après avoir discuté avec un bon nombre de bêtes de fête d’âges divers et d’intérêts variés, j’ai vite reçu plus de commandes de ganja que je pouvais en retenir dans ma tête et j’ai dû demander à un garçon de la Casa Montego un crayon et du papier pour prendre des notes. C’était pas grand-chose, un quart d’once ici, une demi-once là, mais ça montait vite et j’étais hyper-enthousiaste.

Vers trois heures de l’après-midi je suis rentré à la fourmilière chercher la came pour faire mes livraisons avant l’heure des réjouissances. Je planais de joie parce que c’était la première fois que j’avais réussi à faire un boulot pour I-Man et la bande que personne d’autre ne pouvait faire, même si c’était seulement à cause de la couleur de ma peau. La fourmilière est située à quelques kilomètres au-delà de Rose Hall, à une petite distance de la route Falmouth, et quand je suis arrivé au sentier qui y mène à travers les buissons j’ai vu, garée au bord de la route, la même Mercedes marron foncé qui m’avait dépassé dans un souffle quelques minutes plus tôt – au moment où après avoir renoncé au stop j’avais décidé de faire le reste du trajet à pied. Et donc je me suis dit, Cool, voilà le mec à flouze qui vient des States, comme promis. Et je me suis mis à sautiller mais quand je suis arrivé sur place je n’ai trouvé personne. En tout cas personne dans la cour, devant l’entrée, où je m’attendais à voir des gens. Rien que l’appareil de I-Man où passait une cassette des Black Uhuru, mais très lentement comme si les piles étaient à nouveau presque vides. Par terre, il y avait son bâton de Jah.

J’ai poussé la grande porte, je suis entré dans la première pièce, là où se trouve la galerie des portraits de Martin Luther King et des autres héros, puis dans la suivante et ainsi de suite. Mais il n’y avait personne et je n’entendais pas non plus de bruit de voix. C’est bizarre, je me suis dit, mais comme j’étais curieux de savoir comment ce genre de transaction se passe au cas où j’aurais un jour l’occasion d’en faire une, j’ai continué à déambuler dans les nombreuses pièces reliées les unes aux autres qui constituent la fourmilière, m’attendant à chaque tournant à tomber sur I-Man en train de recevoir une mallette en cuir pleine de billets américains neufs et craquants comme à la télé.

Ça ressemble à un labyrinthe de jeu vidéo, cette fourmilière, et on peut y tourner en rond pendant des jours, mais quand on y a vécu comme moi et qu’on y est habitué on sait à peu près tout le temps où on est et on peut en général se souvenir de la sortie même s’il n’y a pas de fenêtre et que la seule chose qu’on ait encore bien en tête soit la pièce où on était avant celle-ci et que la seule chose qu’on sache prédire soit la pièce qui va suivre. En tout cas j’étais là debout dans une des chambres du milieu, là où nous nous retrouvions “pou’ tirer le shilom” et jouer doucement du tambour quand j’ai entendu du mouvement de l’autre côté de la cloison de bambou. Le rideau s’est écarté et c’est Oiseau de nuit qui est entré, son Uzi à la main, suivi de Jason dont je me souvenais depuis l’époque du Vaisseau-mère. Il était armé, lui aussi, mais d’un 9 mm bleu à canon court. Et juste derrière Jason venait un Blanc en saharienne que je n’avais jamais vu.

Ils avaient l’air salement en colère tous les trois, et pressés. Oiseau de nuit m’a attrapé par l’épaule et il a dit, Comment on fait pour sortir d’ici, bordel de merde ? Le Blanc, je suppose que c’était l’Américain avec le fric, a dit, Merde, qui c’est, celui-là ? et c’est alors que j’ai compris qu’il venait de se passer quelque chose d’horrible.

Jason m’a regardé comme s’il ne me connaissait pas, mais Oiseau de nuit a déclaré, C’est le fils de Doc, c’est ce que le rasta m’a dit.

Le Blanc en saharienne a fait, Le fils de Doc ? Doc a pas de gosse blanc, bordel. Ce rasta de merde t’a dit des conneries.

Non, je l’ai vu hier soir, a dit Oiseau de nuit. Il travaillait pour le rasta.

L’Américain a repris, Bon, fais-lui dire, à ce petit con, comment on sort d’ici et bute-le. Et fais vite, a-t-il ajouté en se reculant comme s’il ne voulait pas que mon sang lui éclabousse sa veste.

Oiseau de nuit m’a poussé si fort contre le mur que j’ai rebondi et je suis tombé. Quand j’ai levé la tête, il se tenait au-dessus de moi et le canon de son Uzi me regardait droit dans l’œil. Vite, junior, où elle est cette putain de sortie ?

Je leur ai dit de passer par la porte derrière moi et de toujours prendre à gauche, ce qui était assez juste et à peu près ce que je pouvais fournir de mieux comme explication. C’est plus facile pour moi de vous conduire dehors que de vous expliquer, j’ai dit.

C’est alors que Jason, penchant son visage presque jusqu’à moi, a déclaré, Bone ? C’est toi vrai avec les cheveux rastas, man ?

Ouais, j’ai fait. Quoi d’neuf, Jason ?

Il a souri, s’est tourné vers l’Américain et lui a dit que j’étais bien le fils de Doc, que j’habitais avant avec Doc sur la colline mais que je m’étais enfui l’été précédent avec le rasta.

Merde ! s’est exclamé l’Américain.

Alors Oiseau de nuit a dit, On a pas intérêt à descendre un gosse blanc. Quel qu’il soit. Trop d’embrouilles, et encore plus parce qu’il est américain. Le ministère du Tourisme va piquer sa crise.

Ouais, évidemment. Ces connards du tourisme. Bon, faites ce que vous voulez. J’en ai rien à cirer de toute façon, toute cette putain d’île n’est qu’un foutoir de merde. Je me tire ce soir.

Il a fait un pas vers la sortie, puis il m’a lancé, Si t’es un peu malin, junior, t’as intérêt à revenir chez Doc et à pas en bouger jusqu’à ce que tu sois grand. Si t’étais un des enfants noirs de Doc tu serais de la viande froide à l’heure qu’il est. Moi, j’en ai rien à foutre. Tu risques d’avoir moins de chance la prochaine fois.

Merci pour le conseil, man, j’ai dit. Et il a secoué la tête comme si ma vue le rendait malade et il a disparu dans la pièce suivante. Oiseau de nuit a baissé son Uzi et l’a suivi. Lorsque Jason est arrivé à la porte, il s’est retourné et m’a dit, À bientôt sur la colline, man, puis il m’a fait un sourire plein de dents qui en fait semblait amical et il est parti.

Lorsque je n’ai plus entendu l’Américain, Oiseau de nuit et Jason, je me suis dit qu’ils avaient dû trouver la sortie. Je me suis levé et je me suis brossé de la main. J’avais déjà une assez bonne idée de ce que j’allais trouver mais j’ai quand même cherché. Je me suis dirigé vers les chambres du fond, là où j’aurais fui si trois mecs de ce genre s’étaient pointés avec des armes et sans aucune intention de me payer mes services. Dans une des pièces, lorsque j’ai écarté le rideau, j’ai vu ce pauvre prince Shabba à plat ventre dans une mare de sang, le dos criblé de trous par le Uzi qui l’avait vraiment éclaté.

Contournant son cadavre, je suis allé dans la pièce suivante et là, contre le mur du fond, il y avait I-Man assis dans le sable, recroquevillé sur lui-même avec ses petites jambes maigres qui dépassaient. Il avait les yeux et la bouche ouverts, mais son visage était vidé de l’intérieur. I-Man avait disparu, il s’était envolé pour l’Afrique. Un trou irrégulier lui perçait le milieu du front et le sang qui avait coulé en abondance le long de la paroi de bambou derrière sa tête imprégnait le sable. Oh, man, c’était un spectacle horrible. Surtout ce trou, cet unique trou bleu foncé qui avait été fait, je le voyais bien, par le 9 mm de Jason.

On peut comprendre que je continue à parler même ici, pas vrai ?

Je suis resté sans savoir que faire. J’étais pas effrayé, même si j’aurais sans doute eu raison de l’être. Tout ce que je voulais c’était sortir d’ici, partir aussi loin de la fourmilière que possible pour pouvoir enfin réfléchir à tout et remettre mes sentiments et mes pensées en ordre parce que en cet instant tout était confus en moi comme jamais encore. Pour une raison ou une autre, j’avais l’impression que tout ce désastre était ma faute et que je n’avais plus maintenant aucun moyen de renverser le cours des choses.

Quand je suis revenu dans la cour, la radiocassette de I-Man était par terre, finalement réduite au silence et morte comme ce bon vieux I-Man lui-même. Je l’ai soulevée, je l’ai mise sur mon épaule, et prenant le bâton de Jah de I-Man j’ai suivi le sentier vers la route où la Mercedes avait stationné. Là, j’ai fait du stop en direction de Mobay. La pensée que I-Man se soit envolé pour l’Afrique ne me soulageait pas du tout. En fait, si on va au fond des choses, comme je le fais à présent, je ne croyais pas un mot de ces conneries.