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SURTOUT NE TOUCHE À RIEN

Vous allez sans doute croire que j’invente pour avoir l’air mieux que je suis en réalité ou plus malin ou pour me vanter d’avoir de la chance, mais c’est faux. En plus, bien des choses qui me sont arrivées jusqu’ici dans la vie – je vais en parler sous peu – me feraient plutôt passer pour quelqu’un de mauvais ou de carrément bête ou pour une victime de circonstances tragiques. Ça ne prouve pas, je m’en rends bien compte, que je sois en train de dire la vérité. Mais si je voulais me faire passer pour meilleur que je suis ou pour plus intelligent ou me donner l’air d’être en quelque sorte le maître de ma destinée, je le pourrais. Seulement, la vérité est plus intéressante que tout ce que je suis capable d’inventer et c’est d’abord pour ça que je m’y tiens.

Quoi qu’il en soit, mon existence est devenue intéressante, disons, l’été de mes quatorze ans. J’étais à fond dans la fumette et comme j’avais pas d’argent pour m’acheter de l’herbe je me suis mis à fouiner tout le temps dans la maison pour dénicher des trucs à vendre – mais il n’y avait pas grand-chose. Ma mère, qui était encore un peu comme ma meilleure amie, et Ken mon beau-père avaient une maison assez convenable que ma mère avait obtenue de mon vrai père il y a une dizaine d’années au moment de leur divorce. À l’écouter, ce n’est pas une maison qu’elle a reçue mais des traites à payer, et de mon père elle ne dit pratiquement rien – c’est ma grand-mère qui se charge d’en parler. Ma mère et Ken avaient des boulots minables et ne possédaient rien à voler, du moins rien dont ils n’auraient aussitôt remarqué la disparition. Ken faisait de l’entretien à la base aérienne, c’est-à-dire en réalité du nettoyage, mais il se disait technicien des services du bâtiment. Quant à ma mère, elle était aide-comptable à l’hôpital, ce qui est également un boulot nul où on fait que regarder un écran d’ordinateur toute la journée en tapant sur des touches pour y mettre des chiffres.

En fait tout a commencé quand je me suis mis à farfouiller dans la maison après l’école en cherchant quelque chose pour tuer mon ennui : des bouquins ou des vidéos pornos ou des capotes. N’importe quoi. Et puis qui sait, ils avaient peut-être leur petite cachette de marijuana. Ma mère et Ken, surtout lui d’ailleurs, donnaient sérieusement dans l’alcool mais je me disais qu’ils n’étaient peut-être pas aussi coincés qu’ils en avaient l’air. Tout est possible. C’était une petite maison, quatre pièces et une salle de bains, un mobile home posé sur des parpaings comme une vraie baraque sauf qu’il n’y avait ni sous-sol ni garage ni grenier. J’y avais vécu depuis l’âge de trois ans, d’abord avec ma mère et mon vrai père – jusqu’à ce qu’il s’en aille quand j’avais cinq ans –, et après avec ma mère et Ken qui m’a officiellement adopté et qui est devenu mon beau-père. Au total, la maison m’était aussi familière que l’intérieur de ma bouche.

Je croyais avoir passé au crible chaque tiroir, examiné chaque placard et fouillé sous tous les lits et les meubles. J’avais même sorti les vieux romans condensés du Reader’s Digest que Ken avait découverts à la base aérienne et qu’il avait rapportés à la maison pour les lire un jour mais surtout pour faire bien dans le séjour, et je les avais ouverts l’un après l’autre à la recherche de ces compartiments secrets qu’on peut aménager en découpant l’intérieur des pages avec une lame de rasoir. Rien. Ou plutôt rien de neuf. À part quelques vieux albums photos que ma mère avait récupérés de ma grand-mère. Je les avais dénichés dans une boîte sur la dernière étagère de l’armoire à linge. Ma mère me les avait montrés plusieurs années auparavant et je les avais oubliés, probablement parce qu’on y voyait surtout des gens que je ne connaissais pas, comme les cousins, les tantes et les oncles de ma mère. Mais cette fois, en tombant à nouveau sur ces albums, je me suis rappelé y avoir cherché des photos de mon père à l’époque où il était encore en vie et heureux, ici à Au Sable, et n’en avoir trouvé qu’une, le montrant lui, ma mère et sa voiture. Je l’avais étudiée comme si c’était un message secret parce que c’était la seule photo de lui que j’avais jamais vue. On aurait pu penser que grand-mère, quand même, aurait gardé quelques clichés. Eh bien, non.

Il y avait pourtant dans la même boîte que les albums un paquet de lettres attachées par un ruban. Mon père les avait envoyées à ma mère pendant les quelques mois qui avaient suivi son départ. Je ne les avais encore jamais lues et elles se sont révélées plutôt intéressantes. J’ai eu l’impression que mon père se défendait des accusations de ma mère. Elle disait qu’il nous avait quittés pour une bonne femme du nom de Rosalie qui, toujours selon ma mère, était sa petite amie depuis déjà des années mais il prétendait que Rosalie n’avait été qu’une copine ordinaire au travail et des choses comme ça. Il avait une écriture nette avec toutes les lettres inclinées du même côté. Rosalie n’avait plus d’importance pour lui, écrivait-il. Elle n’en avait jamais eu. Il disait qu’il voulait revenir. J’ai presque eu de la peine pour lui. Sauf que je ne le croyais pas.

En plus, j’avais pas besoin des lettres que ma mère lui avait écrites pour connaître sa version à elle, parce que même si j’étais tout gamin quand ça s’était passé, il me reste des souvenirs. Si ç’avait été un mec si bien que ça, pourquoi se serait-il cassé sans jamais nous envoyer d’argent et sans essayer de rester en contact avec son propre fils ? Ma grand-mère avait dit, Raye-le de ta mémoire, il est sans doute en train de se la couler douce à l’étranger aux Caraïbes, ou alors il est en prison pour trafic de drogue. Tu n’as pas de père, Chappie, avait-elle déclaré. Oublie-le. C’était une dure, ma grand-mère, et j’essayais d’être pareil quand j’en venais à penser à mon véritable père. Je crois pas qu’elle ait su que ma mère gardait les lettres de mon père. Je parie que mon beau-père n’en savait rien non plus.

En tout cas, cet après-midi-là, je suis rentré de l’école en avance parce que j’avais séché les deux derniers cours, ce qui n’était pas plus mal étant donné que j’avais pas fait mes devoirs et que les deux profs des cours en question sont le genre à vous virer de la classe si vous arrivez les mains vides – une punition censée vous pousser à faire mieux la prochaine fois. J’ai cherché dans le frigo et je me suis fait un sandwich au fromage et à la mortadelle. J’ai bu une des bières de mon beau-père et je suis allé dans le séjour regarder MTV un moment en jouant avec Willie le chat qui a pris peur et qui a détalé lorsque je l’ai fait basculer sur la tête par accident.

Puis j’ai commencé ma tournée. Il me fallait vraiment de l’herbe. Ça faisait deux jours que j’avais pas tiré sur un joint, et chaque fois que je reste si longtemps sans fumer je commence à flipper, je m’énerve contre le monde comme si les gens et les choses m’en voulaient et j’ai l’impression de ne rien valoir, d’être un raté complet – ce qui est d’ailleurs assez vrai. Mais il suffit d’une petite fumette et toute cette irritation, cet énervement et cette saleté de manque de confiance en moi s’évanouissent aussitôt. On dit que la marijuana rend paranoïaque, mais chez moi c’est l’inverse.

J’avais pratiquement abandonné l’idée de trouver quelque chose à voler dans la maison. Des biens personnels comme la télé ou le magnétoscope auraient été faciles à mettre en gage, mais on se serait aperçu tout de suite de leur disparition, et le reste de leurs machins n’était qu’un tas d’articles de ménage tout à fait nuls et impossibles à revendre du style couverture électrique, croque-gaufre ou radio-réveil. Ma mère n’avait pas de bijoux intéressants à part l’anneau de mariage qu’elle avait reçu de mon beau-père et dont elle faisait grand cas, mais à mes yeux c’était rien de mieux qu’une bague de bazar et de toute façon elle la portait tout le temps. Ils n’avaient même pas de CD valables, toute leur musique datait des années soixante-dix, genre disco ou variété, et en plus sur cassettes. La seule fauche possible c’était du sérieux, par exemple chourer la fourgonnette de mon beau-père pendant qu’il dormait, mais je n’étais pas prêt à ça.

J’étais en train de passer une fois de plus en revue le placard de leur chambre à quatre pattes dans le noir, tâtonnant derrière les chaussures de ma mère, lorsque je suis tombé sur ce que j’avais pris la fois précédente pour des couvertures pliées. En fouillant bien, j’ai alors senti un objet dur et volumineux. J’ai sorti le tout et quand j’ai déplié les couvertures sont apparues deux mallettes noires que je n’avais encore jamais vues.

Assis en tailleur sur le plancher, j’ai posé la première mallette sur mes genoux en me disant qu’elle serait sans doute fermée à clé. À ma grande surprise, elle s’est ouverte avec un déclic, mais ce qui m’a vraiment étonné en soulevant le couvercle ç’a été de voir une carabine 22 long rifle à répétition démontée en trois éléments et tranquillement rangée à l’intérieur avec une baguette, un nécessaire de nettoyage et une boîte de balles. Remonter la carabine n’a pas été difficile, il y avait même une lunette comme sur un fusil de tueur, et en un rien de temps je suis parti dans un trip à la Lee Harvey Oswald. Je me suis posté à la fenêtre de la chambre, et en écartant le rideau du bout du canon j’ai visé par la lunette diverses cibles dans la rue en faisant Pan ! Pan ! Je suis resté là un moment à exploser deux ou trois clebs, à descendre le facteur et à tirer sur des gens qui passaient au volant de leur voiture.

Puis je me suis souvenu de l’autre mallette. Revenant vers le placard, je me suis assis et je l’ai ouverte. À l’intérieur, tout un tas de petits sacs, trente ou quarante, remplis de monnaie, pour la plupart des vieilles pièces de vingt-cinq cents, et puis des cinq cents à tête d’Indien et même des pennies bizarres avec des dates qui remontaient au tout début du siècle. Super-découverte. La carabine doit appartenir à Ken et il la camoufle dans cette mallette à cause de ma mère qui arrête pas de dire qu’elle a peur des armes à feu, et les pièces aussi, je me suis dit, parce que si elles étaient à ma mère je l’aurais su, étant donné qu’à cette époque elle me racontait pratiquement tout. D’ailleurs c’était pas son style, de collectionner des trucs. Tandis que Ken était pour sûr le genre de mec à avoir un fusil hyper-bien et à jamais me le montrer ou même m’en dire quoi que ce soit. En plus il collectionnait des machins comme des boîtes de bière exotiques et des chopes marquées du nom des parcs qu’ils avaient visités. Ces chopes-souvenirs, il les alignait sur des étagères, exposées à la vue de tous, mais il m’interdisait toujours d’y toucher parce que je remets jamais les choses en place comme elles étaient – ce qui n’est pas faux.

J’ai démonté la carabine et je l’ai replacée dans la mallette, puis j’ai pris deux ou trois pièces dans six sacs différents, pour qu’il ne puisse pas se rendre compte qu’il en manquait si jamais il vérifiait. Après quoi j’ai remballé les mallettes dans la couverture et remis le paquet derrière les chaussures de ma mère dans le placard, là où je l’avais pris.

J’avais à peu près vingt pièces, de la menue monnaie, pas une au-dessus de vingt-cinq cents, et je les ai portées à la boutique du prêteur de Water Street, près de l’ancienne tannerie. Je savais que d’autres gosses y avaient gagé des trucs qu’ils avaient chourés à leurs parents, des bijoux, des montres, ce genre de choses. Le vieux dans la boutique n’a pas ouvert la bouche. Il m’a même pas regardé quand j’ai étalé les pièces sur le comptoir et que je lui ai demandé combien il m’en donnait. C’était un mec gros et gras avec des lunettes épaisses et des grandes auréoles de transpiration sous les bras. Il a ramassé toute la monnaie et l’a portée dans le fond, là où il avait son bureau, et quelques instants plus tard il est réapparu en me disant quatre-vingts dollars, ce qui m’a mis sur le cul.

Ça me va super, man, ai-je dit, et il m’a donné ça en billets de vingt. Je suis ressorti en planant déjà rien qu’à la pensée de toute l’herbe que j’allais me payer avec quatre-vingts billets.

J’avais un très bon pote, Russ, que sa mère avait viré de chez elle au printemps. Il habitait en ville avec deux mecs plus âgés, des motards fous de heavy metal, dans un appartement au-dessus d’un magasin de films vidéo, le Video Den. Russ avait seize ans, il avait laissé tomber les études et il bossait à temps partiel au Video Den. C’est chez lui que j’allais quand j’avais envie de traîner, de me faire une fumette ou simplement de décompresser avant l’heure de rentrer chez moi. Russ était un mec bien, mais la plupart des gens, c’est-à-dire mes parents, le prenaient pour un nul parce qu’il était branché heavy metal et qu’il était aussi pas mal dans la drogue. À cette époque il voulait que je me paie un tatouage parce qu’il en avait un, lui, et qu’il trouvait ça cool, mais je savais ce que dirait ma mère si je me ramenais tatoué. Déjà que je la rendais folle et Ken aussi à cause de mes mauvaises notes, des cours d’été que j’étais obligé de suivre, et puis à cause de ma crête – mon mohawk – et des anneaux que je portais dans le nez… En somme, selon l’aimable expression de Ken, je faisais royalement chier tout le monde et, paraît-il, je leur donnais jamais un coup de main. Je voyais bien que Ken, surtout, commençait à vraiment en avoir plus que marre de moi. J’avais pas intérêt à chercher encore des histoires.

C’est incroyable la vitesse à laquelle file la bonne herbe quand on a assez de fric pour en acheter et surtout quand on a des amis pour aider à la fumer comme Russ et ces mecs plus âgés avec qui il habitait. C’était cette sorte de motards qu’on appelle des bikers, pas des Hell’s Angels, et d’ailleurs il y en avait parmi eux qui n’avaient même pas de moto, mais ils étaient du genre violent comme les Angels et du coup c’était pas facile de leur dire non quand ils entraient et qu’ils me voyaient avec Russ en train de rouler des joints sur la table de la cuisine. En quelques jours mon petit paquet est parti en fumée et j’ai dû revenir puiser quelques pièces de plus dans la mallette du placard. Quand je faisais ça, je remontais toujours la carabine et je me postais à la fenêtre pour tirer sur des cibles imaginaires passant sur le trottoir, ou alors je m’asseyais simplement sur le plancher et je criais Pan ! en visant l’obscurité du placard.

On arrivait à la fin des cours d’été et je savais que j’allais me faire recaler à au moins deux des trois matières où il me fallait la moyenne pour passer en deuxième cycle du secondaire. Ça allait encore rendre ma mère hystérique et foutre sérieusement en rogne mon beau-père qui avait déjà ses raisons cachées de me détester – mais c’est quelque chose dont je veux pas parler pour l’instant. Je fumais donc plein d’herbe, encore plus que d’habitude, et je séchais la plupart des cours pour traîner chez Russ. Russ et les bikers étaient en fait à l’époque mes seuls copains. Mon beau-père avait pris une nouvelle habitude, celle de me désigner par le mot lui et de ne jamais m’adresser directement la parole ni même de me regarder, sauf lorsqu’il croyait que je ne le remarquais pas ou qu’il était bourré. C’est ainsi qu’il disait à ma mère, Demande-lui où il va ce soir. Dis-lui de sortir cette putain de poubelle. Demande-lui pourquoi il se balade avec des habits déchirés et pourquoi il porte des boucles d’oreilles comme une gonzesse et même dans ses narines, bordel de Dieu, disait-il alors que j’étais là, juste devant lui en train de regarder la télé.

À ses yeux, j’étais désormais le fils de sa femme, pas le sien, même s’il m’avait adopté quand j’avais huit ans, après qu’ils s’étaient mariés et qu’il était venu vivre avec nous. Quand j’étais tout gosse, c’était un beau-père assez bien – à part quelques détails significatifs, comme on dit – mais dès que je suis devenu ado il s’est plutôt retiré de la cellule familiale et il s’est mis sérieusement à la bouteille – ce qui est aussi devenu le truc de ma mère, et elle prétend que j’en suis responsable. Qu’il ne m’aime plus, ça m’était égal, ça m’allait, mais je ne voulais pas que ma mère dise que c’était tout de ma faute. Il y était aussi pour quelque chose.

Je suis souvent revenu rendre visite à la collection de pièces cet été-là, et chaque fois je n’en ai prélevé que quelques-unes dans six ou sept sacs différents. Je commençais à reconnaître celles qui valaient le plus, par exemple celles de dix cents à l’effigie de la dame ou celles de cinq cents avec la tête d’Indien, et je ne prenais que celles-là sans m’embarrasser des autres. Quelquefois le mec à la boutique de prêt me donnait cinquante dollars, quelquefois plus de cent. Un jour il m’a demandé, Où est-ce que tu trouves ces pièces, jeune homme ? Je suis parti dans une triste histoire sur ma grand-mère qui était morte et qui me les avait léguées, et je ne pouvais les vendre que petit à petit parce que c’était tout ce qui me restait d’elle et je ne voulais pas perdre toute la collection.

Je ne sais pas s’il m’a cru, mais il ne m’a jamais plus posé de question, se contentant de passer le fric que je transformais en marijuana. J’étais devenu un bon client et je n’achetais plus à ces deux mecs plus âgés qui revendaient au collège et au centre commercial. Je m’adressais à un Hispano de Plattsburgh du nom d’Hector qui traînait autour du Chi-Boom’s, une sorte de club dans Water Street. J’achetais tellement de came qu’Hector a cru que j’étais dealer, et en fait, deux ou trois fois où j’en ai eu en rab j’en ai vendu quelques sachets à des amis, des mecs qui habitaient avec Russ. Mais au total c’étaient moi et Russ qui la fumions presque toute, et bien entendu les bikers.

Puis un soir je suis revenu de chez Russ vers minuit. À cette époque je me déplaçais encore sur un VTT aux pneus sculptés que ma mère m’avait offert deux Noëls auparavant. C’était un peu mon emblème, ce vélo, comme peut l’être un skate pour d’autres, et j’avais l’habitude de le mettre dans la maison le soir et de le ranger dans l’entrée. Sauf que cette fois-là lorsque j’ai grimpé les marches avec mon vélo sur l’épaule la porte s’est ouverte toute seule devant moi et c’était mon beau-père qui se tenait là avec ma mère juste derrière lui, et elle avait le visage tout rouge de larmes. Je vois alors qu’il a la rage, peut-être aussi qu’il est bourré, et je me dis naturellement qu’il a dû lui foutre une raclée parce que c’est un truc qu’il fait, et alors je lui enfonce mon vélo dans le ventre et il prend le guidon en pleine gueule, ce qui lui fait tomber les lunettes. Aussitôt tout le monde se met à brailler, moi avec. Mon beau-père m’arrache le vélo des mains et le jette au bas des marches. Ça me rend dingue et je commence à lui lancer les pires insultes qui me viennent à l’esprit du genre pédé et enculé tandis qu’il m’attrape les bras et me tire à l’intérieur en me disant de fermer ma gueule à cause des voisins, et ma mère me crie dessus comme si c’était moi qui lui avais filé sa raclée et qui balançais les vélos des mômes, moi et pas son mari, merde.

Enfin la porte s’est refermée et nous sommes tous restés là à haleter et à nous affronter du regard jusqu’à ce qu’il dise, Va dans le séjour, Chappie, et assieds-toi. On a des choses à te dire, mon beau monsieur, et c’est alors que je me suis souvenu des pièces.

Sur la petite table il y avait la mallette. Elle était fermée, et j’ai aussitôt pensé que c’était celle qui contenait la carabine. Mais non, dès que mon beau-père l’a ouverte d’un geste vif j’ai vu que c’était celle où il y avait les pièces, et je me suis aussi aperçu pour la première fois qu’il n’en restait pas beaucoup. J’ai ressenti comme un choc. Les sacs en plastique étaient tout plats et certains d’entre eux complètement vides. Je croyais pourtant avoir bien enlevé tous ceux où il ne restait plus rien, mais de toute évidence je l’avais pas fait. Pas malin. Ma mère assise sur le canapé fixait du regard la mallette ouverte comme s’il s’agissait d’un cercueil avec un cadavre dedans, et Ken m’a ordonné de m’asseoir dans le fauteuil – ce que j’ai fait alors qu’il restait debout entre moi et la table, les bras croisés à la manière d’un flic. Il avait remis ses lunettes et s’était un peu calmé, mais il fulminait toujours, je le savais, parce que je l’avais frappé avec le vélo.

J’avais l’impression d’être un pitoyable pantin, les yeux rivés sur les quelques pièces qui restaient. Je me souvenais de ce que j’avais ressenti la première fois que j’avais ouvert la mallette et que j’y avais découvert une réserve inépuisable d’herbe comme si j’étais tombé sur la poule aux œufs d’or. Ma mère s’est alors mise à pleurer – ça ne rate jamais quand je fais une grosse connerie – et j’ai voulu me lever pour la consoler en présentant des excuses comme d’habitude, mais Ken m’a dit de rester assis et de simplement fermer ma gueule même si je l’avais pas encore ouverte.

Chappie, a dit ma mère, c’est la pire chose que tu aies jamais faite ! Et elle a sangloté encore plus fort. Willie le chat a essayé de sauter sur ses genoux mais elle l’a repoussé avec rudesse. Il est redescendu et il a quitté la pièce.

Ken a déclaré que depuis un bout de temps il se foutait pas mal de ce que je volais à d’autres gens ou de combien de dope j’achetais, que c’était mon problème et pas le sien, qu’il avait fait une croix sur moi de toute façon, mais quand je me mettais à détrousser ma propre mère, là il mettait le holà surtout quand je volais quelque chose d’irremplaçable comme ces pièces. Il a dit que j’avais eu de la veine de pas avoir pris sa carabine parce qu’il aurait appelé les flics sans hésitation. Que je me débrouille avec eux. Il en avait marre de nourrir, loger et habiller un feignant, un voleur et un drogué, et que si ça ne tenait qu’à lui il me virerait de cette maison séance tenante, mais ma mère ne le lui permettait pas.

Je lui ai dit, J’ai cru que c’étaient tes pièces. Sur quoi il m’a lancé une gifle retentissante sur un côté du crâne.

C’étaient celles de ta mère ! a-t-il déclaré d’un ton sarcastique, et aussitôt elle est devenue comme dingue, se mettant à brailler que les pièces avaient appartenu à sa mère, qu’elle les lui avait données bien des années auparavant avec d’autres objets possédant une valeur réelle et sentimentale, et qu’un jour ces pièces devaient me revenir, qu’elles vaudraient très cher, mais maintenant que je les avais volées, puis revendues, et que j’avais dépensé l’argent pour de la drogue, elle ne pourrait jamais me les passer. Jamais.

C’étaient que des pièces, j’ai répondu. Je savais que c’était bête, mais je ne trouvais rien d’autre à dire et comme je me sentais déjà tout à fait idiot et déprimé, pourquoi ne pas dire quelque chose qui exprimait ce que j’éprouvais. Elles valaient pas grand-chose de toute façon, j’ai ajouté, et mon beau-père m’a flanqué une nouvelle taloche, en plein sur l’oreille, cette fois, arrachant un anneau, ce qui m’a fait vraiment mal. Mais on aurait dit que la vue de mon sang l’excitait parce qu’il m’a envoyé deux beignes de plus, chaque fois plus fort, si bien que ma mère a fini par lui crier de s’arrêter.

Ce qu’il a fait. Et quand il est passé dans la cuisine pour prendre une bière, je me suis levé, et encore tout tremblant, j’ai déclaré d’une voix forte, Je me tire d’ici !

Aucun des deux n’a tenté de me retenir, ni m’a demandé où je comptais aller. J’ai donc pris la porte que j’ai claquée aussi fort que je pouvais, puis j’ai ramassé mon vélo là où il l’avait jeté et je suis allé tout droit chez Russ qui m’a fait dormir sur un vieux canapé tout miteux dans son séjour.

 

*

 

Le lendemain matin, dès l’heure où, je le savais, ma mère et Ken seraient à leur travail, je suis revenu à la maison chercher mes vêtements et mes autres affaires. J’ai pris quelques serviettes, une couverture dans l’armoire à linge et un shampooing dans la salle de bains, et j’ai tout fourré dans deux taies d’oreiller. J’étais sur le point de partir lorsque je me suis souvenu des quelques pièces qui restaient et je me suis dit, pourquoi ne pas les emporter puisque de toute façon elles sont censées me revenir un jour. J’avais l’esprit dur et froid comme si une mentalité de criminel se glissait en moi et je trouvais marrant d’avoir inventé cette histoire de grand-mère pour le prêteur sur gages et de découvrir ensuite qu’elle était presque vraie.

J’ai posé mes affaires près de la porte d’entrée, j’ai sorti une bière du frigo, l’ai ouverte, et je suis revenu dans la chambre de ma mère et de Ken. Je savais, comme on dit, qu’avec de l’herbe on garde sa bête, et que si je comptais m’installer chez Russ j’avais intérêt à avoir des joints à faire circuler jusqu’à ce que je me trouve un boulot ou quelque chose dans le genre.

Il était peu vraisemblable qu’ils aient remis les pièces dans le placard mais je ne perdais rien à regarder. Incroyable mais vrai, quand j’ai plongé les mains dans l’obscurité j’ai trouvé les deux mallettes enveloppées dans la couverture exactement comme au premier jour.

Ken et ma mère avaient dû estimer qu’après cette soirée j’aurais trop peur pour y revenir, mais en fait j’étais désormais allé trop loin pour redouter quoi que ce soit. La première petite valise contenait le restant des pièces, disons cinquante ou soixante, dans une demi-douzaine de sacs que j’ai pris. J’ai ouvert la seconde et j’ai monté la carabine comme d’habitude, la chargeant cette fois rien que pour voir comment on faisait puisque je n’aurais sans doute plus l’occasion d’essayer.

Je me tenais près de la fenêtre et par la lunette je visais un gamin sur un tricycle de l’autre côté de la rue lorsque j’ai entendu grincer la porte de la chambre derrière moi comme si quelqu’un arrivait par l’entrée. J’ai pivoté pour découvrir Willie le chat en train de sauter sur le lit de ma mère. Ça avait dû me faire flipper, parce que j’ai pointé la carabine sur lui et j’ai appuyé sur la détente, mais il n’y a rien eu. L’ami Willie est venu vers le bas du lit, il a reniflé le bout du canon et on aurait dit qu’il allait le lécher. J’ai de nouveau pressé la détente mais comme il ne se produisait toujours rien je me suis rendu compte que la sécurité était mise et la gâchette bloquée.

J’ai cherché le dispositif de sécurité, mais juste quand je l’ai trouvé Willie a sauté du lit et il a disparu dans le placard. On peut dire qu’il a eu de la chance, parce que dès qu’il est parti je me suis soudain vu, debout avec le fusil dans les mains, et j’ai réalisé ce que j’avais voulu lui faire. Alors j’ai commencé à pleurer, ça m’est monté du ventre et de la poitrine jusqu’à la tête et je suis resté là à sangloter, avec dans les mains cette conne de carabine à mon beau-père, et, par terre, les derniers sacs de pièces de ma grand-mère à côté des mallettes noires grandes ouvertes. C’était comme si plus rien n’avait d’importance, parce que tout ce que je touchais se transformait en pourriture, et je me suis mis à tirer. Pan, pan, pan ! J’ai surtout tiré dans le lit de ma mère et de mon beau-père jusqu’à ce que la carabine soit vide.

Ensuite je me suis réveillé comme si je sortais d’une torpeur hypnotique. J’ai arrêté de pleurer, j’ai posé la carabine sur le lit et je me suis mis à quatre pattes pour essayer de faire sortir Willie du placard, mais il avait trop peur. Je lui parlais comme si c’était ma mère, en lui disant, Pardon, pardon, pardon, à toute vitesse et avec une voix aiguë comme quand j’étais tout môme et qu’il arrivait un truc comme ça.

Mais ce chat ne risquait plus de me faire confiance. Tout au fond de l’obscurité du placard, mort de trouille, c’était l’image même de ce que je ressentais, aussi me suis-je dit que le mieux serait de le laisser tranquille. J’ai ramassé les pièces et j’ai pris le couloir.

J’ai transporté mes affaires chez Russ où j’ai habité jusqu’à ce que je n’aie plus ni pièces ni herbe. Alors Russ m’a dit que ses potes plus âgés voulaient plus me voir dans les parages. Hector m’a donné deux sachets à crédit pour que je revende à mon compte, puis les mecs plus âgés ont décidé que je pouvais utiliser le canapé dans le séjour pour au moins le reste de l’été du moment que je les fournissais en herbe. Comme j’étais passé dealer, c’est ce que j’ai fait.

À plusieurs reprises ce premier été et aussi l’automne qui a suivi, j’ai pensé à revenir et à faire la paix avec ma mère et même avec mon beau-père, à lui proposer de rembourser les pièces dès que j’aurais trouvé un travail, mais je savais que je ne pourrais jamais la dédommager parce que ce n’était pas seulement une question d’argent. Ces vieilles pièces de ma grand-mère constituaient en quelque sorte mon héritage. En plus ma mère avait peur de Ken et voulait qu’il soit content. Comme – pour d’autres raisons que j’étais le seul à connaître – il était soulagé de me savoir enfin hors de sa vue et pour ainsi dire hors de son esprit, elle se trouvait dans l’impossibilité de me laisser revenir. Du coup, je n’ai même pas essayé.