Après ça on peut dire que je n’ai pas manqué d’occupations sauf pendant les périodes où mon père devait revenir à Kingston travailler comme médecin, ce qu’il faisait trois ou quatre jours par semaine. La maison s’appelait Starport mais j’ai préféré lui donner le nom de Vaisseau-mère à cause de la façon dont Evening Star la faisait tourner. Un nom que je gardais pour moi et pour I-Man, les autres y compris mon père ne montrant pas beaucoup d’humour quand il s’agissait de ce qui se passait ici. Il y avait toutes sortes d’animaux perdus qu’Evening Star recueillait, des chiens, des chats, des chèvres et des oiseaux. Sans parler des gens que j’appelais les campeurs. Comme I-Man ne savait pas ce qu’étaient des campeurs j’ai voulu le lui expliquer mais ça a dû se perdre dans la traduction parce qu’il a continué à ne pas comprendre.
Les campeurs venaient pour la plupart des States, en tout cas les Blancs et les femmes. Les autres étaient des mecs de la Jamaïque qui traînaient là essentiellement à cause de ce qu’ils espéraient tirer des Américaines, lesquelles étaient du genre artistes, assez âgées, et, comparées aux Jamaïquains, pleines de fric. Celle qui à mes yeux avait vraiment de l’argent, c’était Evening Star. Je crois que c’était une sorte d’héritière, que le Vaisseau-mère avait dû être pour elle un bien de famille, et je remarquais qu’elle payait tout.
Quand mon père n’était pas là, les campeurs ne s’occupaient pratiquement pas de moi, et Evening Star non plus, ce qui fait que je pouvais me planquer à l’arrière-plan, pour ainsi dire, et découvrir les choses par moi-même ou avec I-Man. À part les trois ou quatre gosses du coin qui s’occupaient de la cour et faisaient des courses contre un peu de monnaie, les Jamaïquains étaient des natties, c’est-à-dire des jeunes mecs qui commençaient à se laisser pousser des tresses rastas. Ils étaient en général super-bien bâtis, se promenaient pieds nus, portaient des shorts flottants qui laissaient voir parfois leurs bonbons, et ils pelotaient les Américaines blanches sur les canapés. Je suppose qu’ensuite ils les retrouvaient ailleurs. Les femmes étaient du genre plutôt mûres mais en général branchées, assez belles, et je suppose qu’elles étaient célibataires ou que leur mari était resté aux États-Unis pour gagner un peu plus de fric ou un truc comme ça. Il y en avait d’habitude deux ou trois, toujours différentes, parce que chaque fois qu’Evening Star en reconduisait une autre à l’aéroport pour qu’elle rentre aux USA elle en ramenait une autre à la place, ou alors c’était un taxi qui arrivait quelques jours plus tard en haut de la colline avec la nouvelle. Les natties, eux, étaient plus ou moins les mêmes. C’était un peu bizarre de voir des femmes de cet âge se comporter comme ça. Je comprenais mieux les natties parce que de toute façon leur truc c’était de chercher du fric par n’importe quel moyen étant donné que la Jamaïque est si pauvre. Mais tout ça me donnait parfois envie de gerber.
C’est difficile à expliquer. Je me fous pas mal, d’habitude, de ce que les gens font si c’est ce qu’ils veulent. Mais on aurait dit que ces Américaines blanches cherchaient vraiment des jeunes Noirs et qu’elles avaient sans doute la trouille de se faire un Black ordinaire des States qui les aurait vues venir et les aurait peut-être envoyées chier. Du coup elles se mettaient avec ces Jamaïquains qui étaient en permanence sans un rond et qui ne connaissaient même pas quelqu’un à qui ils auraient pu piquer de quoi vivre. Je voyais bien que ces femmes se sentaient supérieures aux natties, et puis elles pouvaient sauter dans un avion et rentrer aux États-Unis quand ça leur chantait pour reprendre une vie normale. Mais les natties, eux, ils étaient coincés ici à chercher du fric pour toujours.
I-Man les appelait des loca-rastas, mais je crois que ce qui le foutait en rogne, plus que de les voir se vendre pour si peu, c’était qu’ils prétendent être des disciples de Jah comme lui et qu’ils passent leur temps à blablater des machins rastas sur Babylone, sur Sion, un seul amour et des trucs de ce style pour impressionner les nanas. C’étaient pas vraiment des putes, ces mecs-là, mais à bien y réfléchir, si c’en était leur prix était trop bas. C’est ça qui m’emmerdait moi, je pense. Ils pouvaient traîner autour de la piscine, fumer plein de ganja pour rien, sniffer de la coke et écouter du reggae sur des baffles vraiment super. En plus, pour un Jamaïquain la bouffe était plutôt bonne au Vaisseau-mère parce que Evening Star adorait disposer tous les soirs sur la terrasse des repas incroyables avec des bougies et tout, et enfin ils couchaient avec des Blanches, mais c’était à peu près tout. Il n’y avait pas de fric qui changeait de main. Les gens qui sont obligés de se vendre devraient se faire payer en bon argent, voilà ce que je pense.
Avec moi les campeurs agissaient comme si j’étais un des gosses du coin, sauf quand mon père était là. Je devenais alors le petit prince. Mais ils traitaient I-Man à la manière d’une vedette de cinéma ou quelqu’un de ce genre parce que c’était un rasta pur et dur des premiers temps – surtout Evening Star et les natties qui croyaient que I-Man avait été pote avec Bob Marley, Toots, les Wailers et tous ces gens-là. Ce qui était d’ailleurs probable puisque la Jamaïque est si petite et qu’à cette époque, dans les années soixante-dix, les vrais rastas n’étaient pas si nombreux que ça en dehors de Bob, de Toots et des autres musiciens reggae de Kingston. Et ils lui demandaient, I-Man, c’est vrai que tu as connu ces gens ? Il répondait, Je-et-Je et ras Bob, on était comme des frères, man. Toots, lui, Toots cool, lui aussi. Je-et-Je et Toots et Bob, on a été à l’école ensemble, man. Puis il devenait tout songeur comme s’il se souvenait des temps anciens dans le ghetto, ce qui fait qu’on pouvait pas vraiment savoir et puis personne ne le poussait trop loin dans ses retranchements parce que je suppose que tout le monde, y compris moi, voulait croire que ce mec très cool avec qui nous passions notre temps avait presque été célèbre.
En général I-Man bullait et ne s’intéressait pas à ce qui se passait au bord de la piscine sous le prétexte qu’il devait beaucoup méditer et ne pas s’occuper des femmes. Mais quand il finissait par venir se joindre aux campeurs autour de la pipe – le shilom –, ce qu’il faisait régulièrement, tous les autres le traitaient comme si c’était grand-père rasta en personne plein de sagesse irie, et, en un sens c’était le cas. Il était contaminé par tout ça, je le voyais. Il parlait comme on s’y attendait et il faisait ce qu’il fallait. Les gens venaient inspecter son terrible bâton de Jah, et deux ou trois fois un des natties qui avait tendu la main pour toucher la tête du lion s’est fait pincer exactement comme la femme de Delta Airlines à Burlington. Et tout le monde en est resté cisaillé, bouche bée et plein d’admiration, mais je savais déjà – pour avoir inspecté son bâton à la fourmilière un soir qu’il dormait – que I-Man avait planté de minuscules aiguilles sur la tête du lion à l’endroit des moustaches et sur le sommet de chaque oreille. On ne pouvait pas les voir sauf si on se mettait tout près, et il savait faire bouger le bâton en une fraction de seconde et vous piquer bien comme il faut avec une des aiguilles de façon à vous faire croire que c’était de la magie rasta. Pour moi c’était une blague mais je me taisais. Je faisais comme si j’étais habitué à la magie de I-Man, et je touchais le bâton de Jah chaque fois que j’en avais envie parce qu’il était très facile d’éviter les aiguilles quand on savait où elles se trouvaient.
Au fond, la situation de I-Man était cool parce qu’il pouvait vendre plein d’herbe aux campeurs et à leurs amis – tellement, même, qu’il lui fallait revenir en chercher à la fourmilière tous les trois ou quatre jours. En plus, je pense qu’il employait les natties résidant ici pour dealer un peu dans les environs, et au total c’était comme s’il avait installé une succursale. Moi, ça m’allait, en tout cas pour l’instant. Evening Star me plaisait beaucoup, d’abord parce que c’était la copine de mon père mais aussi parce qu’elle faisait plus attention à moi que la plupart des autres, me posant des questions par exemple pour savoir mon signe astral et des choses comme ça. En plus elle me laissait donner un coup de main pour les repas parce que depuis que je vivais avec I-Man j’avais pas mal appris à cuisiner Ital – ce qui était ici le régime de base, sauf quand quelqu’un arrivait des States et apportait ce qu’elle appelait de bons trucs qu’on ne trouve pas à la Jamaïque, c’est-à-dire des jambons en boîte spéciaux, des salamis et même une fois des huîtres fumées comme j’avais appris à les aimer le temps que j’avais passé enfermé avec Russ dans la maison de campagne des Ridgeway. I-Man, bien sûr, ne touchait pas à ce genre d’aliments, mais les natties en prenaient tous malgré le fait que les rastafaris n’ont pas le droit de manger du porc ni aucun animal venant de la mer et ne sachant pas nager, ce qui est la description parfaite des huîtres fumées. Et aussi d’autres bons trucs comme les crabes et les langoustes. Voir des gens assis en train de manger du jambon, des huîtres et des machins comme ça plongeait ce brave I-Man dans la déprime pendant des jours entiers, et il râlait contre tout le monde pour ça, surtout contre les natties, puis il allait se terrer dans le fond du grand salon, tout seul dans le noir, les bras croisés sur la poitrine, et il fulminait. Du coup, je ne mangeais les macchabées qu’en cachette, même si personnellement je ne prétendais pas tellement être un rasta en formation et n’avais pas d’image à défendre. J’essayais seulement d’être gentil.
Mon père faisait pas mal d’allées et venues. Nous avions passé un accord : je donnerais un coup de main dans le Vaisseau-mère pour payer ma pension pendant ses absences – je ferais le même genre de corvées que les gosses du voisinage –, et quand il serait de retour nous nous efforcerions d’avoir une vraie relation de père à fils en allant à divers endroits ensemble et en parlant du passé. On n’allait évidemment pas à la pêche ni jouer au base-ball, on faisait pas des trucs débiles comme ça, c’était pas son genre ni le mien. Mais il m’amenait à Mobay dans la Range Rover pour acheter de la coke à un mec qui dirigeait le Holiday Inn ou une autre fois on est allés à Negril pour une transaction avec un Jamaïquain qui s’occupait d’immobilier : on a échangé des dollars américains à un autre taux que celui de la banque, et mon père m’a expliqué comment ça marchait. J’ai trouvé que c’était intéressant à savoir au cas où je mettrais la main sur des billets américains.
Il était cool, mais c’était pas ce qu’on appelle un père ordinaire. Il voulait pas que je vienne habiter avec lui à Kingston. Il disait que c’était parce qu’il était jamais là et que son appart n’avait qu’une chambre, mais je me doutais que c’était à cause d’une petite amie. Il était du genre à en avoir une et Evening Star du genre à s’en foutre tant qu’elle était pas obligée de traiter avec l’autre en personne. Et mon père était trop malin pour lui imposer ça. Je l’ai interrogé sur son métier de docteur et il m’a dit qu’il travaillait dans un hôpital de Kingston. Mais comme il ne semblait pas avoir tellement envie d’en parler j’ai pas trop poussé. Je suppose que c’était comme à Au Sable, à la clinique où il avait travaillé en tant qu’expert en radiologie avec des titres faux et qu’il avait obtenu de ma mère qu’elle le couvre. Il avait crapahuté pas mal, depuis Au Sable, et parfois il restait assis avec moi et I-Man sur la terrasse tard dans la soirée, quand tous les autres étaient partis former leurs petits couples, et il nous parlait de ses voyages dans des coins comme la Floride et Haïti.
Un soir, il s’est même excusé de m’avoir abandonné à l’âge de cinq ans. C’est à cause de ta mère, il a dit. Sans elle, je ne t’aurais jamais quitté, Bone, il a déclaré. J’ai aimé qu’il m’appelle Bone à un moment où il savait qu’il n’y était pas obligé. À cette époque, je l’aurais laissé me donner n’importe quel nom. Il aurait pu m’appeler Buck.
D’après ce qu’il a dit, ma mère avait voulu le faire mettre en prison pour non-paiement de pension alimentaire. Mais il savait que si on l’avait enfermé ça n’aurait abouti qu’à gâcher non seulement sa vie mais aussi la mienne, parce que, a) il n’avait aucun moyen de trouver de l’argent en prison, et b) il savait que je devrais grandir dans une petite ville où tout le monde me regarderait de haut parce que mon père avait fait de la taule. Par conséquent, avant que ma mère et le shérif puissent le coffrer il avait quitté le pays. Il a dit qu’il avait eu l’intention de gagner de l’argent à l’étranger pour pouvoir me l’envoyer plus tard en cachette mais il n’avait jamais réussi à trouver le moyen de me le faire parvenir sans que ma mère et les flics s’en aperçoivent. Et une fois que ma mère s’était remariée il n’était pas question qu’il lui expédie du fric pour qu’elle le donne tout simplement à mon beau-père, lequel n’était qu’une merde. Pendant toutes ces années, m’a-t-il dit, il avait en quelque sorte attendu que je vienne le rejoindre de moi-même. Et c’était ce que je venais de faire.
*
Le Vaisseau-mère était aussi immense qu’un hôtel, avec plein de chambres à l’étage, et il y en avait une, au bout du long couloir, qu’Evening Star m’avait donnée le premier soir parce qu’elle était vide. Elle était petite et contenait deux lits. Dès le lendemain, mon père et moi étions allés chercher mes affaires à la fourmilière et j’avais tout emmené, y compris ma vieille bécasse empaillée et les CD classiques que je n’avais pas encore écoutés. Je me suis installé dans cette chambre de façon plus ou moins permanente, et I-Man la partageait avec moi quand il n’était pas à son tour à la fourmilière en train de se ravitailler en herbe fraîche ou en déplacement à la campagne pour implanter des succursales, ou en train de faire lui-même de la revente. La plupart des autres chambres à l’étage étaient réservées aux invités venus des USA et aux partenaires qu’ils se trouvaient, mais il y avait aussi une chambre et une cuisine dans le pavillon de la piscine ainsi que deux cabines – on les appelait des cabanes – dans la forêt au bord du jardin. Des gens y couchaient aussi.
Evening Star et mon père, que je m’étais mis à appeler pa pour ne plus lui dire papa comme à mon beau-père, occupaient la chambre principale qui se trouvait au rez-de-chaussée et à l’arrière. Ils avaient leur propre salle de bains, leur porche privé tout grillagé et le reste, mais ils ne dormaient pas vraiment ensemble comme un couple marié. Pa, en effet, était un véritable couche-tard sans doute parce qu’il aimait tant la coke, tandis qu’Evening Star était une couche-tôt lève-tôt, ce qui est généralement le cas des gens qui fument de l’herbe mais veulent quand même continuer à faire tourner leurs affaires.
D’habitude, après une longue journée passée avec pa à faire des trucs pas très légaux, puis après une soirée de conversation entre père et fils où c’était surtout lui qui parlait et moi qui écoutais, je montais les marches du grand escalier central vers deux ou trois heures du matin et je tombais sur mon lit. I-Man ronflait déjà mais j’étais encore tout surexcité, surtout si j’avais goûté à la coke de pa, et pendant des heures je restais allongé à l’écouter au-dessous de moi déambuler dans la cuisine ou passer de vieux chanteurs des années soixante-dix tels que les Bee Gees sur la chaîne stéréo du salon, jusqu’à ce que je finisse par m’endormir moi aussi. Puis le soleil me réveillait de très bonne heure du fait que ma chambre donnait à l’est et n’avait pas de rideaux. J’entendais alors Evening Star passer l’aspirateur en bas, laver la vaisselle et vider les cendriers. Je commençais à me demander s’ils faisaient jamais l’amour.
Un matin, après le lever du soleil, comme je n’arrivais pas à me rendormir, je suis descendu et on a commencé à discuter dans la cuisine, Evening Star et moi, en buvant du café. On a parlé de mon signe, le Lion, qui apparemment l’impressionnait pas mal à cause des rastas qui racontent toujours que Hailé Sélassié est le lion de Juda. Ton signe astrologique, m’a-t-elle expliqué, est ton point d’entrée dans l’univers. C’est l’endroit où tous nous quittons le niveau astral, mon cher, pour atterrir sur le niveau planétaire et c’est pour cela que ça détermine ton caractère et ton destin !
Ouais, mais il y a, disons, onze autres signes, pas vrai ? Douze en tout ?
Tout juste ! s’est-elle exclamée, ravie.
Ouais, bon, merde, je me suis dit. Et tout haut, Ça veut dire qu’un douzième des milliards de gens qui sont sur terre ont le même signe que moi, d’accord ? Des millions et des millions de gens dans le monde entier qui sont tous Lion, d’accord ? Avec le même caractère et le même destin que moi. Sauf que j’ai encore jamais rencontré un seul individu qui ait un caractère et un destin proches des miens. Tu me suis ? Alors peut-être tous les autres Lion sont en Chine ou un truc comme ça.
Non, non non, mon chou, écoute-moi. Chaque être sur cette planète est une créature unique. C’est très compliqué. Écoute. On a tous un signe ascendant et un signe descendant, et ainsi de suite, et tous les autres signes réagissent sur ton signe solaire principal – celui de ta naissance – selon leur distance. C’est très compliqué, mon chou. Ce sont comme des planètes qui agiraient mutuellement sur leurs orbites autour du soleil. Tu sais quoi, Bone ? Tu devrais être plus ouvert à la métaphysique, a-t-elle déclaré. Puis elle m’a demandé la date exacte de ma naissance et quand je la lui ai dite elle s’est écriée, Mais c’est cette semaine, dans trois jours seulement ! ce qui m’a étonné parce que ça faisait longtemps que je ne savais plus quel jour on était ou quelle semaine, en fait depuis que j’étais revenu au car scolaire après être parti de chez les Ridgeway, et je croyais que mon anniversaire était encore loin. On va te faire une fête, mon chou, elle a dit. Une fête d’anniversaire !
Super, j’ai dit. Et je le pensais, même si je savais bien qu’Evening Star cherchait toujours un prétexte pour ses soirées, et que pour elle ce n’était rien de plus que cela, un prétexte. Malgré tout, il y avait longtemps que personne n’avait organisé de fête en mon honneur.
*
Mon père avait son propre chauffeur, un type payé par l’État ou un truc comme ça qui le déposait et venait le chercher. Il dormait chez des parents à Mobay quand pa restait au Vaisseau-mère. Comme pa devait repartir pour Kingston le lendemain, Evening Star a décidé de célébrer l’événement le soir même, parce que, selon ses termes, ce serait la première fois que mon père et moi serions réunis pour mon anniversaire depuis que j’étais un tout petit bout d’chou. C’est ainsi qu’elle parlait, tantôt comme ci tantôt comme ça, de sorte qu’on savait jamais qui allait ouvrir la bouche : une dame du Sud riche et entre deux âges, un ado dans mon genre avec des mots tels que meufs et thons, un soi-disant rasta en train de radoter du irie ou une maman de maternelle à l’heure du bac à sable – ce dernier traitement m’étant spécialement réservé quand nous étions seuls tous les deux. Je suppose qu’à force de traîner toute sa vie avec tant de gens divers en fumant une herbe extra pendant autant d’années, il ne restait plus en elle de mots assez forts pour barrer l’entrée à des expressions venues de dehors et je me suis demandé quel genre de pensées elle avait quand elle était seule. Elle ressemblait à une actrice qui jouerait toute une variété de personnages dans un tas de pièces différentes et tous en même temps.
À part I-Man, il n’y avait alors au Vaisseau-mère que deux Jamaïquains : un mec baraqué d’une trentaine d’années qui s’appelait Jason et se prétendait champion de dominos bien qu’il ne soit pas une lumière – mais je l’aimais bien parce qu’il me donnait des leçons –, et un autre au teint clair, mi-chinois mi-africain, du nom de Toker, avec une moustache à la Fu Manchu et un physique super comme celui de Bruce Lee. Il s’occupait de revendre l’herbe de I-Man dans le coin et il se servait du Vaisseau-mère comme d’un endroit où pieuter de temps à autre, venir tirer un coup et s’entraîner au karaté. Cette semaine-là, il y avait aussi deux Américaines : d’abord une grande nana osseuse du nom de Cynthia, qui était prof dans une université et qui passait sa journée à lire allongée au bord de la piscine. Le soir, elle se défonçait en tirant sur le shilom après quoi elle aimait bien boire du rhum et danser avec Jason et Toker, ce qu’elle ne faisait pas trop mal pour une femme blanche et maigre de son âge. La deuxième meuf, plus jeune, s’appelait Jan. C’était la cousine d’Evening Star, elle venait de La Nouvelle-Orléans et elle était en plus poète. Je voyais bien qu’elle n’approuvait pas trop les jeux du Vaisseau-mère, mais comme elle ne voulait pas embêter les autres elle suivait et faisait semblant de bien s’amuser chez sa cousine bizarre de la Jamaïque.
Jan était plus branchée que les autres sur la vie des indigènes, pour ainsi dire, et elle passait pas mal de temps à essayer d’obtenir de I-Man et des natties des réponses précises à des questions sur le chômage, la vie familiale et tout ça, des sujets dont ils n’ont pas l’habitude de parler même s’ils en sont bien informés par leur propre expérience. J’aimais bien cette nana à cause du rire grave et agréable qui la prenait – et alors elle secouait aussi la tête – à chaque fois que Jason ou un autre nattie se mettait à lui raconter qu’il voulait aller aux États-Unis pour gagner de quoi entretenir ses cinq gosses et leurs trois mères, et est-ce qu’elle ne pourrait pas l’aider à obtenir un visa, etc. Ou encore, quand I-Man, s’assombrissant, déclarait, À la Jamaïque, la femme est comme une ombre, Jan, et l’homme comme une flèche, Jan partait de son rire profond et répondait, Y a pas à dire, c’est bien vrai tout ça !
Toute cette journée-là, Evening Star et I-Man sont restés dans la cuisine à préparer à manger pour la fête tandis que les autres campeurs se prélassaient comme d’habitude autour de la maison. Pa, Jason et moi on a passé l’après-midi à tourner en voiture dans Mobay à la recherche d’un mec qu’on n’a jamais trouvé et qui, selon pa, devait vendre un flingue à Jason qui prétendait en avoir besoin pour tuer à Negril un type qui avait incendié la maison de son frère. Je n’en croyais évidemment pas un mot, on entend plein d’histoires comme ça, et pa ne s’y laissait pas prendre non plus, mais je sentais bien que s’il acceptait de payer le pistolet – Jason n’ayant pas d’argent – c’était pour que Jason le lui doive. Ainsi, pa aurait à son service une sorte de flic personnel qui ferait usage de son arme selon les souhaits de pa, ce qui pourrait lui être utile un jour. En tout cas, on n’a jamais trouvé le mec en question.
Quand on est rentrés à la maison vers six heures, il y avait plein de ballons attachés partout et une grande banderole faite de trois draps entiers accrochée entre deux arbres où on lisait JOYEUX ANNIVERSAIRE, BONE ! ! ! La musique retentissait dans les collines. Elle venait des baffles près de la piscine, laquelle était à présent entourée de grandes torches enflammées montées sur des piquets. Il y avait des glacières débordant de glaçons et de bouteilles de Red Stripe ainsi que des tables chargées de nourriture ital, de riz, de haricots jamaïquains et de plein d’autres choses, sans parler des litres de rhum et autres alcools, d’un chevreau entier qui rôtissait sur un gril et d’une marmite de soupe faite avec la tête du chevreau, ses tripes et même ses roubignoles qu’on appelle ici eaux-monsieur. Le tout me donnait la sensation qu’une soirée incroyable, organisée pour une personne très aimée, allait commencer.
Peu de temps après, pratiquement tout le village s’est mis à monter vers la maison de maître : des familles avec des gosses tout jeunes et des vieux, plein de natties des environs que j’avais vus en train de buller le jour comme la nuit au bord de la route de Mobay, et même la bande aux tresses rastas de I-Man qui est arrivée de la fourmilière : Fattis, le prince Shabba et Buju, tous ravis de me voir et me saluant à n’en plus finir avec de grandes claques sur les mains. Il y avait aussi deux Jamaïquains blancs qui m’étaient inconnus, des costauds avec des femmes de couleur qui portaient des talons aiguilles et montraient bien leurs cuisses. Je crois qu’ils venaient de Mobay parce qu’ils étaient arrivés en Mercedes. Il y avait aussi le chauffeur de pa avec la Buick noire et le gros type des douanes dont je me souvenais depuis le coup de l’aéroport. Le tout représentait une foule énorme qui remplissait les patios, les terrasses, le pourtour de la piscine et même les jardins. Partout des gens qui mangeaient, qui buvaient, qui dansaient au son de la musique. Chaque fois que je regardais, j’apercevais Evening Star au centre de l’action comme une reine blanche à tresses rastas vêtue d’une longue robe en dentelle presque transparente, entièrement nue dessous, qui embrassait et serrait les gens contre elle lorsqu’ils arrivaient puis leur disait où trouver à boire et à manger. I-Man semblait se concerter avec sa bande dans le salon où ils s’étaient réunis autour d’un énorme shilom. Il se tenait devant son tableau haïtien préféré, celui qui montre un lion paisiblement couché au milieu des animaux qu’il dévore d’habitude. Cynthia et Jan dansaient avec divers Jamaïquains tandis que Jason essayait de faire croire qu’il était un des organisateurs en s’occupant du son. Il mettait surtout de la musique de dancing, et entre les morceaux il jacassait dans le micro à la manière de Yellowman, le célèbre animateur. Toker voulait se rendre intéressant en faisant des longueurs de piscine, et il ne s’est arrêté que lorsqu’il y a eu trop de gosses dans l’eau pour continuer. Mon père passait comme en flottant d’un groupe à l’autre, l’air très cool et très supérieur, et de temps à autre quand il m’apercevait il m’envoyait un clin d’œil comme si nous partagions un secret que personne d’autre ne connaissait. Mais même moi je n’étais pas encore au courant.
Je m’amusais bien, comme ça, au bord de la piscine à fumer un joint, m’envoyer des Red Stripe et regarder la foule. Je déteste entendre les gens chanter Joyeux Anniversaire et applaudir, mais au fond de moi j’attendais quand même l’arrivée du gâteau avec les bougies et tout le tralala. Je crois que je m’étais dit que ça allait être un de ces Grands Moments Publics où devant tout un tas de gens on déclare la fin d’une vie et le début d’une autre – même si j’allais avoir seulement quinze ans, pas vingt et un ni quarante, et que je ne partais pas non plus à la retraite. Pourtant, je m’imaginais bien pa prenant le micro des mains de Jason et faisant un petit exposé à tout le monde pour raconter comment Bone, son fils unique, après une enfance épouvantable aux États-Unis, avait enfin réussi à venir se mettre sous sa protection et comment il deviendrait un homme, ici, à la Jamaïque. I-Man se pencherait vers moi pendant le discours de pa et me dirait, Monde tout neuf, Bone, expérience toute nouve-e-lle, et quand pa aurait terminé, peut-être avec une larme dans les yeux, il viendrait vers moi lui aussi, me serrerait dans ses bras et me dirait, Bienvenue chez toi, mon fils. Et juste à ce moment-là Jason et peut-être aussi Jan sortiraient de la maison en portant un énorme gâteau avec quinze bougies allumées. Evening Star lèverait son verre, commencerait à chanter, Joyeux anniversaire, Bone, et tout le monde s’y mettrait, même les petits gosses qui ne me connaissaient pas.
Mais il se faisait de plus en plus tard et les gens commençaient à partir, sauf ceux qui s’étaient écroulés dans le jardin et dans les buissons ou ceux qui étaient défoncés ou ivres morts sur les canapés et les transats de la piscine. Presque toute la nourriture et les boissons étaient finies, même les eaux-monsieur et le chevreau. Seule restait une bonne partie des plats Ital, parce qu’il y a pas mal de gens qui n’aiment pas ça y compris chez les Jamaïquains. Les chiens erraient çà et là à la recherche de restes et les chats léchaient les assiettes ou fouillaient dans ce qui était encore sur les tables. Jan et Jason dansaient très lentement sur une chanson de Dennis Brown. Ils étaient entortillés comme des serpents en train de baiser et ça m’a rendu un peu triste même si je les préférais tous les deux aux autres campeurs. J’avais aperçu, il y avait des heures de ça, Cynthia le professeur qui s’éclipsait avec Buju de la bande à I-Man. Du coup, les potes de Buju, le prince Shabba et Fattis, avaient fini par partir sans lui. Il me semblait que Toker s’était tiré avec les amis blancs de pa dans une des Mercedes qui se rendait à une autre fête, au Holiday Inn. Une brise fraîche s’était levée, éteignant les dernières torches et arrachant les deux tiers de la banderole proclamant JOYEUX ANNIVERSAIRE, BONE ! ! ! de sorte qu’on ne voyait plus que JOYEUX. La dizaine de ballons qui n’avait pas été crevée par les gosses un peu plus tôt avait fini par se dégonfler et se rider, tandis que sur la piscine flottaient des assiettes en carton et des gobelets en plastique.
L’endroit était devenu plutôt crade mais je me disais qu’au moins tout le monde s’était amusé. Pourtant je me posais toujours la question de mon gâteau d’anniversaire, comme s’il avait vraiment existé et qu’Evening n’y avait plus pensé à cause de l’immense succès de sa soirée. J’ai déambulé un bon moment à la recherche de quelqu’un à qui parler mais tout le monde était déjà parti ou raide. Je me suis dit que pa avait dû se tirer avec les Blancs et aller lui aussi à la fête du Holiday Inn. J’ai fini par rentrer dans la maison, et en contournant le salon je suis allé à la cuisine pour voir. Mais je n’y ai trouvé que des tas de casseroles et de poêles dans lesquelles on avait fait la cuisine. Pas le moindre gâteau d’anniversaire.
Je vais pas en faire une maladie, je me suis dit en ouvrant le frigo et en prenant pratiquement la dernière bière. J’étais en train de regarder autour de moi à la recherche d’un ouvre-bouteille quand j’ai entendu des grognements comme si quelqu’un était malade. Ça provenait de la pièce adjacente à la cuisine, là où on fait la lessive. Il y a aussi un lit de camp, une douche et des W.-C. pour le mec qui s’occupe des jardins. Peut-être que c’est Jan qui dégueule ou quelqu’un d’autre qui a besoin d’aide, je me suis dit. J’ai poussé la porte et je suis entré. La pièce était sombre, mais il y avait assez de lumière venant de la cuisine par la porte ouverte pour que j’aperçoive Evening Star à quatre pattes sur le lit, sa robe en dentelles relevée sur sa taille et I-Man, le pantalon aux chevilles, en train de la tringler par-derrière. Il faisait la moitié de la taille d’Evening Star et le spectacle n’était pas des plus beaux.
C’est alors qu’Evening Star s’est retournée et en regardant par-dessus son épaule elle m’a surpris là, à mater. Avec une grimace elle a fait, Merde ! mais I-Man a continué à la tromboner comme s’il était sur le point de décharger. J’ai laissé la porte se refermer lentement et je suis sorti de la cuisine à reculons, le visage rouge et en feu, traversé par une rage terrible mais me sentant aussi paumé parce que je ne savais pas contre quoi j’étais en rogne. Contre tout, je crois bien. Pas de gâteau d’anniversaire, I-Man qui baise Evening Star, mon père qui s’en va sans même dire au revoir. Quand je suis arrivé sur la terrasse j’ai vu que je tenais encore la bouteille de bière que je n’avais pas réussi à ouvrir, et je l’ai jetée de toutes mes forces dans l’obscurité vaguement en direction de la piscine.
Je l’ai entendue s’écraser sur le dallage et un des chiens, le labrador il me semble, s’est mis à glapir comme si un bout de verre l’avait atteint, ce qui m’a donné le sentiment d’être vraiment un salaud. J’ai couru jusqu’à la piscine mais les chiens étaient partis et les chats aussi. Le sol était jonché de morceaux de verre marron. Je ne savais plus quoi faire. J’aurais sans doute dû nettoyer mais je l’ai pas fait.
J’ai marché un moment en contrebas dans les jardins fleuris. La lune était apparue et sous son éclat les animaux blancs à la bouche écarlate et aux yeux rouges ont commencé à me foutre les chocottes. Au-dessus des jardins le bruit du vent dans les palmiers m’a fait penser aux voix lugubres des fantômes des milliers d’esclaves africains qui étaient nés ici et qui avaient travaillé dans les champs de canne toute leur vie. On leur mettait les menottes et on les fouettait s’ils essayaient de résister ou de s’échapper. Ils avaient crevé comme ça, génération après génération, pendant des centaines d’années, et on les avait enterrés quelque part dans les broussailles là où personne ne pourrait se souvenir d’eux parce que la jungle avait tout recouvert et qu’il n’était même pas possible de fleurir leurs tombes. Je n’avais jamais rien entendu d’aussi triste que ce vent et j’ai dû partir avant que j’éclate en sanglots.
Je traversais le salon plongé dans l’obscurité et je me dirigeais vers l’escalier lorsque j’ai entendu la voix de mon père surgir de son fauteuil dans l’angle. C’est toi, Bone ?
J’ai répondu, Ouais, mais sans m’arrêter. Il a repris, Qu’est-ce qui se passe ? Je me suis retourné, j’ai aperçu le bout allumé de sa cigarette, je suis allé vers lui et je me suis assis dans le fauteuil à côté du sien. J’ai dû pousser un soupir, parce qu’il m’a demandé, Qu’est-ce qu’il y a, mon fils ?
Rien, j’ai dit. Bon… quelque chose.
Il a ri un peu trop fort, comme il le fait quand il sniffe depuis un bon moment. Une jolie petite métisse t’a brisé le cœur ?
C’est alors que je le lui ai dit. J’ai eu tort et je m’en suis rendu compte dès que c’est sorti, mais je n’ai pas pu m’en empêcher. Et puis je ne pensais pas qu’il réagirait comme il l’a fait. D’ailleurs je ne savais pas comment il réagirait et je n’y avais même pas réfléchi. J’ai donc dit tout net que quelques minutes plus tôt j’étais tombé sur I-Man en train de baiser Evening Star.
Il est d’abord resté calme et il a fait, Oh ? et il m’a demandé s’ils m’avaient vu. J’ai répondu oui, mais quand il m’a demandé où je les avais surpris en train de baiser, son calme m’a fait peur et j’ai menti.
En bas. Dans le jardin, j’ai dit.
Comme il voulait savoir exactement où, j’ai dit que je n’étais pas sûr, peut-être à côté des sculptures des agneaux, des renards ou des autres bêtes. Près de la grande vasque pour les oiseaux, j’ai précisé. Elle se trouvait à côté du portail : on ne pouvait pas être plus loin de la maison sans arriver à la route. Je lui ai demandé, Qu’est-ce que tu vas faire ?
Eh bien, Bone, je vais être obligé de le tuer.
Ah bon ? Et pourquoi ?
Pourquoi ? Parce que ce qui est à moi est à moi. C’est ma règle de vie, Bone. Et quand un petit négro de merde arrive dans ma maison et me prend ce qui m’appartient, il faut qu’il paie. Il faut qu’il paie et pas qu’une fois. Or, la seule chose que ce négro possède, c’est sa vie qui d’ailleurs ne vaut rien. C’est quand même avec elle qu’il va devoir payer.
Ah bon ? C’est dur, j’ai dit. Il s’est levé très lentement de son fauteuil et j’ai ajouté, Je croyais que c’était la maison d’Evening Star.
Evening Star m’appartient, Bone. Donc tout ce qu’elle possède est à moi. Il est entré dans sa chambre et il en est ressorti quelques instants plus tard. Quand il s’est approché de la porte, les rayons de lune ont rejailli sur le pistolet qu’il tenait dans sa main ainsi que sur son visage devenu gris et froid comme de la glace. Près de la vasque aux oiseaux, tu m’as dit ?
Ouais. Je balisais à fond et je regrettais amèrement d’avoir ouvert la bouche, mais trop tard. Écoute, pa, je crois que je vais rester ici, si ça te fait rien.
Comme tu voudras, Bone. Je peux comprendre, il a dit avant de sortir. J’ai filé comme l’éclair vers la cuisine et la buanderie. Quand j’y suis arrivé, I-Man était en train de reboutonner son pantalon et Evening Star avait disparu.
Bone ! il a dit, légèrement étonné de me voir comme s’il ne savait pas encore que je l’avais surpris avec Evening Star. Quoi d’neuf, man ? a-t-il fait avant d’entrer d’un pas nonchalant dans la cuisine, l’air aussi dégagé que s’il venait de sortir pisser et que maintenant il avait bien l’intention de chercher dans le frigo de quoi se faire un en-cas pour la nuit.
Écoute, faut que tu te tires d’ici. Doc est après toi. Ça n’a pas eu l’air de faire tilt : il s’est contenté de lever les sourcils et d’avancer les lèvres, puis il a posé la main sur la poignée du frigo.
Il est armé, j’ai dit. Ça lui a enfin fait dresser l’oreille.
Sérieux ? Où ce qu’il est ?
En bas, près de la vasque aux oiseaux. Il est froid comme la mort, mec. Et il a son flingue.
Pourquoi Doc i’veut tuer Je-et-Je, Bone ?
Parce que t’as baisé Evening Star, bordel ! Qu’est-ce que tu crois ? Bouge ton cul et dégage par la porte de derrière ! Il y avait de vieux sentiers qui serpentaient dans les broussailles. Les gens du coin les prenaient de préférence à la route quand ils montaient sur la colline à pied.
Il a hoché la tête, s’est lentement dirigé vers la porte donnant sur l’arrière-cour, puis il s’est arrêté et s’est tourné vers moi. Comment il a fait, Doc, pour savoir que Je-et-Je il a enjambé Evening Star ?
Ouais, bon, j’en sais trop rien. C’est peut-être elle qui lui a dit. Ou peut-être il vous a vus. Il était ici pendant que vous le faisiez, assis dans le salon à six mètres de vous. Même s’il était bourré de coke jusqu’aux ouïes il avait encore des sens, man. Il se peut qu’il vous ait entendus.
En vrai, Bone ?
Ouais, c’est la vérité. Maintenant fous le camp d’ici, man. Bordel, tu vas dégager, oui ou non ?
Tu viens aussi, Bone ?
Où ça ? Pas à la fourmilière. C’est là qu’il ira te chercher en premier.
Pas à la fourmilière. Je-et-Je vais au royaume de Jah. Là-haut dans le Cockpit, là où Je-et-Je dois rester avec mes frères marrons et devenir Je-lion dans le Je-royaume. Le temps vient, le temps s’en va, le temps vole, Bone, mais Je-et-Je dois revenir au pays Cockpit.
Je ne savais pas vraiment ce qu’était ce pays Cockpit, à moins que ce ne soit le petit village dans la cambrousse dont il m’avait parlé à l’époque du car scolaire quand il avait la nostalgie de sa terre natale. Si c’était le cas, je me faisais une assez bonne idée de l’endroit et en ce moment précis il me paraissait avoir pas mal d’avantages sur le Vaisseau-mère, d’autant plus que je tenais beaucoup moins qu’avant à me transformer en Baby Doc. J’ai donc répondu, Ouais, ouais, je viens. Laisse-moi prendre mes affaires et je te retrouve dehors derrière la maison.
Irie, a-t-il dit. Puis il a empoigné son bâton de Jah et il est sorti dans l’arrière-cour baignée de lune pendant que je courais dans ma chambre à l’étage. Là, j’ai jeté dans mon sac à dos ma vieille bécasse empaillée, les disques classiques que je n’avais toujours pas écoutés et mes quelques vêtements. Je marchais dans le couloir en direction de l’escalier lorsque, regardant par-dessus la rampe, j’ai aperçu pa, son pistolet à la main, qui entrait dans le séjour. Il s’est arrêté, enveloppé de clair de lune et il a regardé autour de lui en reniflant comme si c’était un serpent calculant où il allait frapper. À ce moment-là la porte de la chambre qu’il partageait avec Evening Star s’est ouverte. Elle est apparue toute nue dans le salon éclairé de rayons de lune et ils se sont fait face tandis que je les regardais du haut de mes ténèbres.
Allez, Doc, a-t-elle dit d’une voix grave et patiente comme si elle appelait un de ses chiens. Allez, viens te coucher. La fête est finie.
Bone t’a vue avec le négro.
Elle a poussé un soupir comme si elle était très fatiguée et elle a dit, Ouais, je sais.
Je vais être obligé de le tuer, tu le sais. Ou de le faire tuer.
Pas ce soir, chéri. Allez, viens, maintenant.
Puis il a dit un truc du genre qu’elle était plutôt belle comme ça debout toute nue dans le clair de lune, et elle a ri en disant qu’il avait de l’allure lui aussi avec ce pistolet dans sa main, que ça l’excitait. Ils se sont avancés lentement l’un vers l’autre, et en marchant il a commencé à défaire sa ceinture. J’en ai profité pour regagner ma chambre au bout du couloir sur la pointe des pieds. Je me suis dirigé vers l’unique fenêtre. Je l’ai ouverte et j’ai grimpé sur le toit de la buanderie. Avec mon sac sur le dos, je me suis suspendu à la branche du grand arbre à pain qui passait au-dessus, et je l’ai remontée jusqu’au tronc. De là je me suis laissé glisser à terre. I-Man, debout dans l’ombre, m’observait.
Tu es prêt, Bone ?
Ouvre la voie, man. Babylone est derrière nous, à présent, j’ai dit. Il a ri en gloussant comme d’habitude, puis il s’est retourné et m’a conduit dans la brousse.