Au début et pendant tout l’hiver je n’ai dealé que de petites quantités aux bikers, ce qui était cool parce que, premièrement, il y avait à l’époque plein de garçons d’Au Sable qui revendaient, surtout au collège où je ne me montrais plus de toute façon, mais aussi dans toute la ville. Ce qui fait que nous étions comme un essaim de mouches et on ne court pas grand risque à n’être qu’une d’entre elles, surtout quand il n’y a pas trop de gens de l’autre côté pour essayer de les écraser. Et deuxièmement, j’avais pas l’impression de faire quelque chose de mal même si c’était illégal. Surtout si je m’en tenais à l’opinion que j’avais alors de l’alcool d’après l’effet qu’il avait d’une part sur les bikers et de l’autre sur mon beau-père, voire sur ma mère – mais il s’agit là de quelque chose dont j’ai pas envie de parler pour l’instant. En plus, c’était mon seul moyen de garder ma place dans l’appartement au-dessus du Video Den avec mon copain Russ et ses potes les bikers qui y habitaient aussi.
À ce moment-là j’étais pas mal branché cannabis, mais j’aurais pu laisser tomber sans problème si j’avais eu une bonne raison – que je n’avais pas, puisque, comme toujours, il vaut mieux planer que ramper et c’était là ma seule alternative. C’était quand même cool tant que j’avais une crèche chauffée, de quoi manger et des copains.
Russ était mon copain. Et les bikers aussi étaient mes copains, même s’ils étaient plus âgés et plutôt imprévisibles. Russ s’était branché avec eux à cause de son boulot au Video Den, boulot qu’il avait trouvé avant de larguer le collège et de se faire jeter de sa maison par sa mère à cause de la dope. Mais ce n’était qu’un temps partiel, et Russ ne pouvait pas payer tout seul l’appartement au-dessus du magasin. C’est pour ça qu’il avait proposé de le partager à un mec qu’il connaissait, Bruce Walther, qui, malgré son look, était assez sympa pour un biker.
Et puis Bruce avait commencé à ramener ses potes dans l’appart parce qu’ils formaient une sorte de gang bien qu’il appelle ça une famille. Il insistait en le disant, Ces mecs-là, man, c’est de la famille. On renie pas sa famille, bordel.
Alors ils s’installaient, des types différents, quatre ou cinq à la fois, et il leur arrivait d’amener leurs petites amies qu’ils appelaient leur meuf ou simplement leur chagatte ou leur motte, mais ils ne restaient jamais longtemps. Notre taule était un grand foutoir d’appart que possédait Rudy LaGrande, le mec qui s’occupait du Video Den, et il y avait trois chambres avec un tas de vieux meubles presque tous amochés. Le chauffage marchait quand même à moitié, et le frigo aussi, mais je me souviens que cet hiver-là les toilettes ont été pas mal bouchées. Russ payait toujours la moitié du loyer mais il n’avait pour se loger que le réduit attenant à la cuisine où il avait mis un matelas par terre et le vieil appareil stéréo qu’il avait rapporté de chez lui, avec ses cassettes de heavy metal et sa collection de Playboy. Comme les bikers se servaient de tout cela à leur gré, Russ avait fini par fermer sa porte avec un cadenas.
Étant sûr et certain que ma mère et Ken ne voulaient plus me voir, je me suis installé pour de bon sur le vieux canapé déglingué dans le séjour. C’était pas mal, sauf lorsque les bikers faisaient la foire, ce qui arrivait souvent, et qu’ils s’écroulaient raides déf’ sur mon canapé, faisant des trous de cigarette dedans et dégueulant dessus dans leur sommeil. Des fois, quand ils étaient trop speedés, ils devenaient dingues et Russ et moi devions aller dormir dans sa voiture ou quelque part ailleurs. Mais tant que je fournissais les bikers en herbe je logeais gratuitement, et comme la plupart du temps l’endroit était calme, je me plaignais pas. J’étais obligé de leur refiler la dope pratiquement à prix coûtant pour les empêcher de l’acheter à d’autres mecs ou à l’Hispano qui ne faisait que de la vente en gros dans des sacs à sandwich, ce qui, me semble-t-il, est la façon la moins risquée de dealer dans une petite ville. Mais je réussissais quand même de temps à autre à mettre quelques dollars de côté, sans compter ce que je prélevais en came à l’occasion. En plus, j’avais seulement besoin d’argent pour les cigarettes et la bouffe que je mangeais en général au centre commercial parce que les bikers se tapaient tout ce que je ramenais à l’appart. Je dealais petit, c’est sûr, et ça m’empêchait pas d’être presque toujours fauché, mais ce que je faisais n’était ni très dangereux ni très mal, et j’avais peu de besoins matériels.
En plus, pour un gamin sans foyer c’était un mode de vie qui ne manquait pas d’intérêt. Les bikers, entre autres, ne nous laissaient pas trop nous encroûter. Bruce était en quelque sorte leur chef parce qu’il avait fait la guerre du Golfe, qu’il en connaissait un bout sur les Arabes, la vie dans le désert et les armes, et qu’il avait, sur toute la poitrine et tout le long des bras, des tatouages pas croyables d’Arabes avec leur sabre entre les dents, de femmes de harem et des trucs comme ça. Il passait la journée à soulever des poids au Murphy’s, un club de gym où il prétendait être entraîneur alors qu’il ne faisait qu’y glander, et si on le laissait pousser de la fonte gratos c’était parce qu’il constituait une bonne pub. Il avait les bras et les pectoraux comme des jambonneaux et c’était pour cette raison, en plus des tatouages, qu’il restait presque toujours torse nu sauf l’hiver quand il sortait et qu’il ne mettait rien d’autre qu’un blouson de cuir ouvert. Pour un être humain il avait un corps ahurissant comme s’il débarquait de la planète des haltérophiles. Des anneaux terribles étaient accrochés à ses tétons et il se rasait la poitrine et le ventre plusieurs fois par semaine. Les gens ordinaires s’écartaient toujours sur son passage, ce que Bruce trouvait normal : c’était un signe de reconnaissance comme s’il avait été flic, bien que les flics le fassent gerber et qu’il les appelle les porcs. Bruce utilisait encore pas mal de ces vieilles expressions hippies.
À mon avis c’était le plus futé des bikers qui dans l’ensemble en tant que groupe n’étaient pas très malins. Russ, lui, était intelligent. Plus que moi en tout cas, et même plus que Bruce qui pourtant avait sans doute trente ans alors que j’en avais deux de moins que Russ. Intelligent ou pas, Russ n’avait quand même que seize ans et il était bien obligé de supporter les conneries non seulement de Bruce mais aussi des autres bikers, et il s’agissait souvent de conneries vraiment lourdes, comme la fois où après avoir vu un vieux film de motards ils l’avaient obligé à rester debout un soir au milieu du parking du Grand Union pendant qu’ils décrivaient des huit autour de lui en essayant de voir qui pourrait s’en approcher le plus sans le toucher. Assis dans la Camaro de Russ, j’observais la scène en espérant qu’ils ne se rappelleraient pas que j’étais là. Et ils ne s’en sont pas souvenus, d’abord parce qu’ils étaient trop speedés et ensuite parce qu’ils prenaient vraiment leur pied à torturer Russ qui, me semble-t-il, les emmerdait du fait qu’il était intelligent et aussi du fait que, le mec du Video Den ayant établi le bail à son nom, c’était lui qui était obligé de rassembler l’argent du loyer. En plus, Russ avait tendance à trop parler, à trop la ramener, surtout quand il avait peur, et comme il avait souvent les chocottes devant les bikers, ils aimaient bien le punir pour ça aussi.
Quand t’as affaire à des terreurs et que t’es un gosse, soit t’apprends à ramper, soit tu te tires. Russ avait du mal à apprendre à ramper, mais il était coincé avec les bikers par l’amitié qu’il avait nouée auparavant avec Bruce et aussi par l’appartement et par son travail. Et moi j’étais coincé avec Russ à cause de ma situation familiale et parce que j’étais encore trop jeune pour trouver un boulot. Ainsi, dans un sens, comme le disait Bruce, on était bien une famille qu’on le veuille ou pas, ce qui est d’ailleurs le cas dans les vraies familles.
Bien sûr, comme toujours, les choses auraient pu être pires et c’est pour ça que moi et Russ on ne se plaignait pas et qu’on n’est pas allés ailleurs. La ville d’Au Sable était pour ainsi dire notre base. C’était là que vivaient nos parents, que nous avions été tout gosses et que nous avions habité avec eux. Et puis c’était là que se trouvaient les copains. Là et au centre commercial de Plattsburgh.
*
Les bikers roulaient strictement sur des Harley. Ou alors ils projetaient de s’en trouver une rapidement. Le reste n’était que de la merde nippone, teutonne ou british. Ce qui les branchait, c’était la merde américaine : Harley Softtail ou Shovelhead. Bruce disait toujours, les Harley c’est des chevaux de fer, man. Des putains de chevaux de fer. Il prenait plaisir à se répéter, sans doute parce qu’il avait l’habitude de parler à des gens qui ne comprenaient pas du premier coup. À cause de sa passion pour les haltères, évidemment en fer, il avait donné à son groupe le nom d’Adirondack Iron qu’ils avaient peint sur leurs cuirs et tatoué à l’envers sur leur avant-bras gauche, de sorte qu’on pouvait le lire lorsqu’ils saluaient le poing levé comme s’ils étaient un vrai gang de motards qui en veulent ou un de ces groupes rock étrangers genre skinheads. Ils avaient l’air mieux structurés qu’ils ne l’étaient en réalité. À les entendre, on aurait cru qu’être un élément d’Adirondack Iron constituait le but de leur vie, et ça l’était peut-être, mais certains d’entre eux avaient une femme et même des gosses quelque part qu’ils allaient voir à l’occasion quand ils étaient à court de fric.
En réalité, les Adirondack Iron et même jusqu’à un certain point Bruce lui-même étaient tous des connards incapables de se trouver des vrais boulots. C’est pour ça qu’ils passaient presque toutes leurs nuits soûls ou défoncés et qu’ils roupillaient toute la journée ou bullaient sur la terrasse derrière l’appart en écoutant les cassettes de Russ s’ils n’étaient pas à bricoler leurs bécanes dans la cour. C’était comme des clébards, et Bruce était le chef de meute, genre berger allemand ou un de ces gros chiens de traîneau de l’Alaska. Il prenait les décisions, donnait les ordres, et les autres en général le suivaient ou alors faisaient prudemment semblant de ne pas être au courant.
L’un des mecs, Roundhouse, dont le vrai nom, m’a-t-il dit un jour, était Winston Whitehouse, était monstrueusement gros. Il se vantait de ne pas s’être fait couper les cheveux depuis le cours élémentaire, de ne jamais s’être rasé ni d’avoir taillé sa barbe, et il avait fini par ressembler à un yéti. Tout son corps, des yeux jusqu’aux orteils en passant par le cou, les épaules et les mains, était recouvert d’une masse de poils, et quand il se levait on s’attendait à lui voir pendre une queue. Il venait du New Hampshire ou d’un coin semblable où son oncle avait été un meurtrier célèbre et quand il arrêtait de la ramener sur son oncle Roundhouse ne parlait que de baiser et de sucer comme s’il en avait jamais assez. Il avait une chiée de cartes de crédit volées dont il ne se servait que pour le téléphone rose avec des Asiatiques. La Jap-au-Fil, comme il disait, son passe-temps favori. Mais dès que se pointait une femme en chair et en os, il branchait ses écouteurs dans l’appareil de Russ, se soûlait la gueule et décollait. Il roulait sur une Electra Glide 67 vraiment super que les autres admiraient, et c’était une moto qu’il adorait. Quand il était pas au téléphone dans les chiottes en train de se branler il allait dans la cour où il démontait sa bécane et la remontait. Au fond il était inoffensif, plutôt brave, et après Bruce que j’admirais quand même un peu pour ses muscles c’était Roundhouse que j’aimais le mieux.
Il y avait aussi un mec qu’on appelait Joker mais dont je n’ai jamais su le vrai nom, court sur pattes et trapu avec une tête comme une pelle, des petits yeux bleus aplatis et plein de balafres sur le visage. Il portait une brosse courte décolorée en blanc, et ses tatouages c’étaient seulement des mots comme Megadeth, Terminator, Suce !, et même quelques phrases complètes comme Bouffe ta merde et Satan n’est pas mort. Tous les bikers avaient des flingues, je crois, mais c’était Joker qui en avait le plus et il adorait les nettoyer, les polir et les caresser de la même façon que les autres le faisaient pour leur bécane – ce qui me paraît normal puisque c’était un de ceux qui n’avaient pas de moto à lui et qui disait toujours qu’il allait en acheter une. Il avait un petit Smith et Wesson bleu, un Ladysmith .38 hyper-cool qu’il appelait son pistolet-craquette, et aussi un énorme Thompson Magnum .44 à un coup avec un canon de quarante centimètres qu’il appelait sa bite-matraque.
En général, pourtant, Joker ne manifestait pas beaucoup de vie. Il ne parlait presque jamais à personne et encore moins à moi. Mais c’était le seul biker qui me foutait les jetons en permanence, même quand il était pas défoncé. Son cou descendait tout droit des oreilles aux épaules et il portait un collier étrangleur sous la forme d’une lourde chaîne au cas où on aurait pas reçu le message des tatouages et des flingues. Parfois, quand Bruce s’emmerdait, il attrapait la chaîne de Joker et lui donnait un coup violent en criant, Recule, Joker ! Recule ! Lâche ! Joker grognait, faisait claquer ses mâchoires, salivait et tirait sur la chaîne jusqu’à ce qu’il ait le visage tout rouge et commence à s’étouffer. Quand Bruce lâchait prise, il reculait en haletant et en gémissant comme si on venait de le priver cruellement d’un super-morceau de bidoche arraché sur le vif.
Mais j’ai réussi à passer l’hiver sans problème parce que mon beau-père, sans doute grâce à ma mère, avait décidé de demander aux flics de ne pas me mettre en cabane pour le vol que j’avais commis à Noël – et ce tant que je n’essaierais pas de retourner chez eux. C’était quand même bizarre parce que les flics m’avaient rendu à mes parents sous l’unique condition que je revienne habiter chez eux et que je redouble ma quatrième. La nouvelle donne était en gros la suivante : n’embête pas tes parents et n’embête pas les flics, sinon l’un des deux te lâchera l’autre dessus. Tout ce que j’avais donc à faire était de rester à l’écart des deux et ne pas me signaler à l’un ou à l’autre en revenant au collège où de toute façon on voulait pas de moi. Et c’était pas difficile parce que les deux avaient tendance à regarder ailleurs quand j’apparaissais : mes parents à cause de mon attitude, de la drogue et de mon look bizarre – ce qui leur donnait en permanence les boules et leur faisait honte, surtout ma mère –, et les flics parce que en tant que délinquant je valais pas le déplacement, n’étant pour eux qu’un zonard défoncé de plus qui revendait des petites doses de hasch aux mecs du coin.
Même les flics savent qu’un peu d’herbe ne fait de mal à personne. La plupart d’entre eux, quand ils t’arrêtent, ne visent d’ailleurs qu’une chose, s’approvisionner personnellement. Et une fois qu’ils t’ont piqué ton petit paquet de dope, si tu leur cires les pompes, si tu jures de ne jamais plus fumer de joint pendant toute ta vie et les remercies de t’avoir arraché à un avenir de toxico et de criminel, ils gardent ta came et te laissent filer. À moins qu’ils n’aient d’autres raisons de te courir après, tu ne vaux pas les paperasses qu’ils doivent remplir. J’ai appris que c’est généralement le cas dans la vie : si tu ne vaux pas la paperasse qu’on doit remplir pour toi, les adultes te foutront la paix. Sauf les vrais cons, ou les dingues, bien sûr, ceux qui agissent par principe. Ceux-là t’emmerdent.
*
On était au début du printemps et les nuits étaient encore froides, mais les jours se réchauffaient et les tas de vieille neige grise commençaient à rétrécir, laissant émerger des milliers de merdes de chien gelées. Des mois d’ordures, de papiers sales, de vêtements égarés refaisaient surface, trempés par le dégel, et ce dans toute la ville mais surtout dans notre cour derrière le Video Den.
C’est pas ma saison préférée. En hiver la neige rend la réalité propre et la recouvre de blanc, mais au printemps on voit trop les choses telles qu’elles sont. Quand la glace tassée finit par fondre, elle laisse plein de fondrières, des crevasses sur la chaussée et sur les trottoirs, et les congères forment d’énormes flaques d’eau noirâtre et huileuse. Le sol gelé se liquéfie et se transforme en bouillasse épaisse pleine d’herbe morte et détrempée.
La nuit, ça va parce qu’on voit pas grand-chose, et comme il fait froid tout regèle, mais pendant la journée le ciel garde une couleur jaune pâle qui fait penser à de la vieille bourre à matelas. Ça fait une drôle de lumière, on dirait que la ville vient de sortir de la guerre de Cent Ans sans que personne se souvienne du pourquoi de la bagarre, de sorte qu’il devient difficile de s’exciter maintenant que c’est terminé.
L’hiver avait été long, et sans doute parce qu’ils étaient encore obligés de rester beaucoup à l’intérieur, les bikers s’étaient mis depuis peu à danser le pogo. C’était beaucoup plus du rentre-dedans que de la danse, et ils n’avaient même pas besoin de musique. Ils ne faisaient que tituber dans tout l’appartement comme une bande de Frankenstein, rebondissaient les uns contre les autres et sautaient à pieds joints sur le plancher, ce qui à cause de leurs bottes de motards faisait un boucan marrant. Marrant à leurs oreilles, bien sûr, et aussi aux miennes. Mais moi je me tenais à l’écart et je me contentais de les regarder depuis le seuil de la cuisine en essayant de ne pas me trouver sur leur chemin, prêt à filer si nécessaire.
Cette nuit-là ils étaient plus défoncés que d’ordinaire, carrément stone, et il y avait deux meufs plutôt convenables que Bruce et Joker avaient trouvées au Purdy’s, à Keene, un bistro respectable et pas du tout un rade pour motards. Pour impressionner les filles, les mecs avaient commencé à vider à la suite des verres de tequila et de bière tandis que Roundhouse, faisant défiler une vieille cassette de Pearl Jam vraiment braillarde sur l’appareil de Russ, s’était mis à danser le pogo. Je suppose que c’était la seule chose qu’il avait trouvée pour que les meufs le remarquent. Il s’agitait comme un dingue, avec tout ce poil et cette graisse qui ballottait, qui sautait, qui tapait sur le plancher, et puis quand les filles ont eu l’air d’aimer ça et de le trouver drôle, les autres s’y sont mis. En un rien de temps ils étaient tous à s’envoyer de grandes claques sous l’œil des nanas.
Les meufs n’étaient certes pas des horreurs mais c’était rien de spécial non plus. En tout cas pas des beautés. Elles avaient leur voiture à elles et la trentaine, c’est-à-dire pratiquement l’âge de ma mère, la taille épaisse et un gros cul comme elle, mais elles me trouvaient hyper-mignon. Celle qui a dit qu’elle aimait mon mohawk s’appelait Christie. Elle portait un T-shirt où était écrit “J’t’emmerde je suis du Texas”, et pas de soutien-gorge : ça permettait de voir le bout de ses seins et c’était cool. L’autre, qui s’appelait Clarissa, avait un T-shirt où on lisait, “Mon prochain mari sera normal”, mais comme elle avait tout de suite passé le blouson de cuir de Bruce je n’ai pas pu voir si elle portait un soutien-gorge. En revanche on remarquait les tétons de Bruce parce qu’à son habitude il était torse nu, et on ne pouvait pas manquer les petits anneaux dorés qui y pendaient, ce qui me mettait toujours mal à l’aise. Même si on ne les regardait pas – surtout quand on est petit comme moi – on était obligé de voir sa poitrine et son bide rasés ainsi que ses tatouages. Le mieux, c’était encore de détourner les yeux, ce que je faisais, mais alors il me demandait à tous les coups, C’est quoi, ton problème, Chappie ? T’en as un, de problème ? T’as intérêt à me regarder quand je te parle, putain de Chappie.
Alors je lui dis, Non, man, y a pas de problème, et je le fixe droit dans les yeux qu’il a bleus et froids comme ceux de Joker mais en plus beaux. Là-dessus il me sourit comme s’il venait de terrasser un super-adversaire alors que s’il voulait il m’écraserait comme un insecte.
La musique fait un bruit terrible. Pearl Jam est grunge, et de toute façon c’est un groupe qui joue fort même quand on baisse le volume. Mais pour le coup les Adirondack Iron l’ont mis à fond et je commence à avoir peur que le plancher s’effondre sous leurs bonds. Alors, en me retournant j’aperçois Russ qui vient d’entrer derrière moi. Et il a l’air d’avoir les boules.
Vos gueules ! hurle-t-il. La patronne est en bas et elle est fumasse !
La patronne, c’est Wanda LaGrande, la femme de Rudy, lui-même propriétaire du bâtiment et du Video Den. Il loue le reste de l’immeuble, sauf que le reste, à part notre appart, est toujours vide à cause de la décrépitude des lieux et aussi, je suppose, de la présence des Adirondack Iron. Sans parler du fait que le quartier n’est pas des meilleurs.
Bruce arrête son piétinement, s’approche, passe son énorme bras couvert de sueur autour des minces épaules de Russ et dit, Qu’est-ce qui te prend, petit mec ? C’est une fête, man. Une putain de fête. Relax, d’accord ?
Russ se dégage du bras de Bruce et répond, La patronne est en bas, elle m’est tombée dessus pour le loyer et elle parle de nous foutre dehors si je lui porte pas du fric, et vous, les mecs, vous êtes en train de l’aider à décider. Je plaisante pas, man, il faut que vous me donniez de la thune.
Bruce fait son sourire bien à lui, se penche, soulève Russ à la façon d’une peluche gagnée à la foire et l’embrasse sur le nez. Toujours souriant, il ajoute, J’t’encule, p’tit mec, puis d’un bond il rejoint la meute des danseurs de pogo, jouant de ses épaules musculeuses pour les envoyer valser contre les murs et les meubles. Clarissa, celle qui porte le blouson de Bruce, est assise dans un coin, une boîte de Genny dans une main. Elle fait un signe dans ma direction et tapote le plancher pour me dire de venir m’asseoir à côté d’elle. Il est visible qu’elle ressemble de moins en moins à ma mère et de plus en plus à une jolie meuf.
Mais Russ s’adresse à moi, Descends avec moi, man. Wanda t’a à la bonne. Peut-être elle va se calmer et penser à autre chose si t’es là.
Je me dis, Ouais, pourquoi pas, c’est mon appart, aussi, il faut bien que je prenne quelques responsabilités de temps à autre, et nous voilà tous les deux à descendre par l’escalier extérieur branlant jusqu’au Video Den.
Wanda aime faire croire qu’elle gère le Video Den pour son mari, mais en réalité c’est une vieille radoteuse mariée à un alcoolo qui l’envoie parfois chercher la recette du jour dans la caisse, toucher le loyer que Russ peut lui donner et tout dépenser ensuite en bouteilles. Il me semble qu’ils ont tous les deux déjà été mariés deux ou trois fois et qu’ils se sont mis ensemble plus ou moins par commodité. Heureusement, elle a un faible pour les histoires de cancer du côlon parce que son père comme plusieurs de ses frères et de ses ex-maris en sont morts. D’habitude Russ arrive à la lancer sur ce sujet à fond les manettes jusqu’à ce qu’elle en oublie de demander le loyer et parfois même de vider la caisse – ce qui permet à Russ d’écrémer plus facilement quelques dollars avant de faire le compte final et de prétendre ensuite que c’est elle qui les a pris un peu plus tôt.
Les gens comme Wanda et Rudy LaGrande, du fait qu’ils sont soûls depuis plus d’un demi-siècle, ont une mémoire aussi courte que fantasque, et si on les fout pas trop en rogne on peut facilement en profiter. Russ s’y entendait. Moi, c’était pas mon truc et d’ailleurs j’aimais assez ses histoires de cancer. Elle partait toujours d’un début où son père, son frère, ou Dieu sait qui était encore en bonne santé sans se douter de rien, et elle finissait par tous les détails sordides d’une mort atroce et interminable, ce que je trouvais cool. Son idée, c’était qu’on était censé se féliciter de pas avoir le cancer du côlon, et pour moi ça marchait. À la fin j’étais toujours content de ne pas l’avoir, ce qui rendait Wanda heureuse.
Mais ce soir-là il s’est trouvé que Wanda était salement en colère contre le monde entier et qu’il était pas question de la distraire en prétendant s’intéresser au cancer du côlon, même si c’était moi qui le faisais. Il faisait méchamment froid, dehors, autour de moins dix-huit, et Rudy, son mari, l’avait expédiée dans la nuit noire pour chercher de l’argent et de l’alcool avant que les magasins soient fermés. Ça lui avait fortement déplu. Pour se venger, elle avait pris des décisions de haut niveau concernant la gestion du Video Den et fait passer au total un sale quart d’heure à Russ. Le bruit au-dessus de sa tête avait dû lui rappeler que le loyer n’était pas payé depuis deux mois entiers. C’était la raison pour laquelle Russ était monté et avait demandé aux danseurs de mettre un bémol.
Quand nous sommes entrés, Wanda se tenait debout derrière le comptoir. Devant elle le tiroir-caisse était ouvert et vide. La première chose qu’elle a faite en nous voyant a été de jeter à Russ son blouson en daim. En réalité c’était le mien, celui que ma mère m’avait offert, mais je l’avais vendu à Russ pour avoir vingt-cinq dollars à investir dans un demi-sac de cannabis à la condition que je puisse le lui racheter quand j’aurais revendu l’herbe que je ne possédais pas encore. Entretemps, Russ me prêtait sa vieille veste en jean.
Elle s’écrie, Russell, t’es un voleur ! Regarde-moi ça ! Regarde ! Il n’y a pas un sou là-dedans ! Pas un sou !
Wanda est une femme de petite taille, ronde et vive comme une mésange, avec des cheveux frisés teints en noir et un maquillage épais qu’elle met de travers. Elle est toujours habillée comme si elle avait rendez-vous avec un représentant de commerce, ce qui veut sans doute dire qu’elle a jadis connu une vie mondaine. Elle dit ensuite à Russ, Il se trouve que je sais de source sûre que Pretty Woman est rentrée aujourd’hui, que sa location aurait dû être payée ainsi que celle de plusieurs autres films qui étaient sortis hier et le jour d’avant quand je les ai cherchés. Donne-moi ta clé du magasin, Russell. Rends-la-moi tout de suite. À partir de cet instant tu ne travailles plus ici.
Elle avait raison. Il chourait. En plus, je savais que Russ n’avait fait que des locations bidon ce jour-là, qu’il n’avait rien encaissé pour les vidéocassettes qu’on lui avait rapportées. Il en avait prêté un tas à ses copains en les échangeant, selon son habitude, contre un joint ou un simple mégot d’herbe à moitié fumé, ou juste pour impressionner une fille. Pretty Woman était un de ces films pleins de sentiment et de grand amour qui font baver les nanas. C’est pour ça que Russ l’avait toujours fait circuler auprès des meufs gratuitement depuis sa sortie.
Il répond alors de sa voix la plus suave, Hé, hé, Wanda, bon, vous excitez pas, c’est Rudy en personne qui est venu chercher Pretty Woman. Il fait ça tout le temps, vous le savez bien, et il ne laisse ni signature ni argent. Si ça se trouve, c’est pour vous qu’il l’a sorti. Il l’a rapporté lui-même ce matin, je crois. Il l’avait sans doute emporté à la maison pour vous, et puis il a oublié de vous en parler, ou il l’a laissé dans sa voiture, ou peut-être vous avez été trop occupés tous les deux, ou…
Me fais pas tout ce baratin ! hurle-t-elle. Tu veux noyer le poisson, c’est tout. Va-t’en d’ici, Russell, articule-t-elle d’un ton plus calme. Va-t’en. Toi et tous tes copains d’en haut, la bande des motards. Fais-les partir aussi. Chappie, je suis désolée, mais toi aussi. Dehors.
Ouais, bon, c’est plus facile à dire qu’à faire, répond Russ en levant les yeux vers le plafond tellement parcouru de bruits et de tremblements que des bouts de peinture et de plâtre commencent à s’en détacher. On entend Pearl Jam avec tant de netteté qu’on déchiffrerait presque les paroles.
Pas de menaces. Je peux toujours appeler les flics, dit-elle. Ils sauront vous mettre dehors.
Vous pouvez. Oui, vous pouvez. Bien sûr que vous pouvez appeler les flics, Wanda. Mais, fait-il remarquer, ce bâtiment n’est pas aux normes en cas d’incendie. Et il a ajouté que si les flics venaient ils condamneraient probablement l’immeuble. Elle devrait tout fermer. Plus de Video Den, Wanda. Nada.
Ça rend Wanda nerveuse. Dégagez d’ici pour la fin de la semaine, dit-elle. Tous.
Russ reste silencieux un moment, comme abattu. Ça m’étonnerait que vous trouviez quelqu’un pour nous remplacer là-haut, dit-il. Qui d’autre voudrait louer ça ?
Elle pince ses lèvres orange. Elle réfléchit et déclare, Deux mois plus ce mois-ci, ça fait deux cent quarante dollars que vous me devez.
D’accord, et il pourra les lui donner bien plus facilement si elle ne le vire pas de son boulot, parce que comme ça elle pourra prélever une partie du loyer sur son salaire – disons trente dollars par semaine, et au bout de quatre semaines seulement elle aura récupéré la moitié de ce qu’on lui doit. Et il fera sans faute verser leur dû à Bruce et aux autres. Sans faute.
Non, répond-elle très ferme. Tu as perdu ton boulot. Tu nous volais, Russell. Et elle lui annonce qu’elle s’occupera désormais du magasin elle-même ; il faudra qu’il trouve un autre moyen de se procurer l’argent du loyer.
Il a continué à discuter un peu avec elle, mais sans succès. Elle avait pris sa décision : nous n’étions pas encore complètement chassés de l’appart, mais Russ était viré de son travail sans rémission. À la fin, moi et Russ on est sortis du Video Den et on est allés s’asseoir en silence sur les marches à l’arrière du bâtiment. Je savais que Russ était en train de monter un plan dans sa tête, ce qu’il fait très bien. Il avait le menton entre les mains et on aurait dit que de la fumée lui sortait par les oreilles.
J’ai dit, Qu’est-ce que tu vas faire, man ? Te trouver un boulot au centre commercial ?
Ouais, Chappie, c’est ça. Le centre. La queue commence à un kilomètre. Ils ont des mecs diplômés de l’université pour griller les Big Mac et vider les ordures. Laisse tomber.
Eh bien, tu pourrais peut-être vendre ta Camaro. Tu pourrais te faire huit cents ou neuf cents dollars dessus. Sans problème.
Tu m’étonnes. Plus. Mille cinq cents facile. Mais pas question, man. Cette caisse, c’est la seule chose qui me sépare du néant total.
Alors quoi ? Ce n’était pas par simple curiosité que je posais cette question, parce que en un sens je dépendais de Russ, du fait qu’il avait deux ans de plus que moi et tout ce qui va avec. Russ était pour moi ce que sa Camaro était pour lui : le seul truc entre moi et le néant total.
Eh bien, a-t-il dit en faisant un mouvement de tête en direction des bikers à l’étage, il y a pas mal de pipes vides, là-haut. Peut-être je vais me mettre à les remplir. Et puis Hector m’a dit que si j’avais envie de dealer du speed il en aurait quand je voudrais. Ces mecs n’ont peut-être pas de fric pour le loyer mais ils en ont toujours pour picoler et se droguer.
Du speed. Ouais, bon. J’en sais rien, j’ai dit. C’est du sérieux, man. Je pensais que si Russ commençait à vendre des drogues de toutes sortes aux bikers il allait me mettre hors circuit. Et puis dealer du speed, ce n’était pas la même chose que de vendre un peu d’herbe à l’occasion. Je n’étais qu’un gamin, à l’époque, et pas très fort pour séparer le bien du mal, mais comme Russ était malin, je lui faisais confiance. Je lui ai donc proposé, Et si tu dealais seulement les amphètes, ça t’irait ? Tu fais le speed et tu me laisses l’herbe, man. C’est un peu ma spécialité, tu vois ?
Ouais, bien sûr. Bien sûr. C’est cool, il a dit, mais il réfléchissait à toute vitesse, il échafaudait déjà de grands plans où je n’avais sans doute pas ma place, sauf comme complice involontaire.