Le lendemain il a fait beau et chaud, une journée parfaite pour un voyage. Du moins elle l’était pour I-Man et je sautillais partout derrière lui en essayant de ressentir le même plaisir que lui. Il dansait dans le car, fourrant ses affaires dans un sac avion en plastique bleu, et quand il a eu fini il m’a mené une dernière fois dans son jardin pour me faire ses ultimes recommandations sur la manière de m’occuper des légumes, de cueillir la ganja et de la sécher, toutes choses que j’avais plus ou moins apprises, étant déjà capable de prendre soin tout seul de ses plantations.
Il a eu un bref moment de tristesse – je crois que c’était surtout à la pensée de ne pas voir, comme il disait, ses cultures arriver à plénitude, et il a pris quelques feuilles de chaque pied de ganja en souvenir. Il les a glissées au cœur du rouleau de tresses rastas que retenait son béret rouge, or et vert.
Il a proposé de me laisser sa radiocassette et les enregistrements de reggae que Jah Mood lui avait donnés, mais comme j’ai senti qu’il avait en fait plutôt envie de les emporter avec lui, je lui ai dit, Laisse tomber, man, j’aurai pas de problème pour en trouver d’autres, ce qui ne sera sans doute pas le cas pour toi. Il a écarquillé les yeux et fait la moue à sa manière, puis il a jeté les cassettes dans son sac. Après un petit déjeuner de haricots Ital frits avec une sauce piquante, de restes de cacahuètes cuites et une infusion de chicorée, nous nous sommes assis sur les marches du vieux bus de ramassage scolaire et nous avons fumé ensemble un spliff de marijuana. Puis nous sommes partis pour aller prendre le ferry.
J’avais moi aussi entassé un certain nombre de choses dans mon sac à dos, entre autres des vêtements, ma bécasse empaillée et des objets personnels au cas où je tomberais sur une occasion d’explorer un peu le Vermont. Pourtant je ne pensais pas tellement alors à mon avenir : l’avenir sans la compagnie et les enseignements de I-Man me faisait trop peur à cause de la solitude pour que je veuille y penser, et je comptais simplement me laisser flotter un peu, prendre les choses heure par heure et voir ce qui allait se passer.
Lorsque j’en ai parlé à I-Man, il a dit que j’étais en train de devenir un “mendiant tout neuf” et m’a lancé un sourire chaleureux. Pas de projets, pas de regrets, a-t-il déclaré. Grâce et hommage, ça suffit pou’ chaqu’ jou’.
J’ai répondu ouais, mais je risquais d’avoir du mal à faire ça toute ma vie. Avoir des projets et des regrets, man, c’est une seconde nature, chez moi.
Ta premiè’ nature, c’est ça où t’as qu’arriver, man, a-t-il expliqué. Je me suis promis au fond de moi de ne pas oublier ses paroles. Tout ce matin-là je m’étais d’ailleurs fait la même promesse parce que je m’attendais à ne plus jamais le revoir ni recevoir de ses nouvelles. Je ne pensais pas que I-Man serait très fort pour écrire des lettres.
Il portait sa radiocassette – un truc énorme, un appareil à quatre baffles qui avait la taille d’une valise ordinaire – sur une épaule, son sac avion en plastique en bandoulière sur l’autre, et de sa main libre il tenait son bâton de Jah, c’est-à-dire un serpent d’une longueur incroyable surmonté par une tête de lion avec des mèches rastas. Il avait passé tout l’été à le sculpter pendant les longues soirées où nous échangions nos points de vue assis devant le car. Le bâton de Jah mesurait environ trente centimètres de plus que I-Man et lui donnait l’air d’un vieux prophète africain ou de quelqu’un comme ça. Et il faut croire que c’était ce qu’il recherchait parce qu’il n’avait pas vraiment besoin de ce bâton pour quoi que ce soit d’autre.
Quand on est arrivés au quai d’où partait le ferry et que les gens qui étaient là à attendre se sont mis à nous regarder, j’ai vu I-Man, pour la première fois depuis des mois, tel qu’il devait paraître au citoyen de base qui n’a même pas l’habitude de voir des Noirs ordinaires, sans parler de prophètes africains. Je me suis rendu compte que c’était en effet un drôle de petit mec hyper-étrange, comme je l’étais sans doute aussi mais en moins bizarre parce que j’étais un ado et un Blanc. Je portais quand même mon keffieh et nous avions tous les deux des pantalons coupés court et amples comme des shorts de surfeur, plus nos T-shirts “Revenez à la Jamaïque” de couleur orange passé et nos sandales artisanales. Enfin nous avions un tas de bracelets : I-Man m’avait montré comment en faire avec le chanvre sauvage que nous avions trouvé un jour dans le fossé au bout du terrain vague.
On était hyper-cool et j’aimais la façon dont les gens nous jetaient des coups d’œil à la dérobée. Quand ils croyaient que nous ne les remarquions pas ils s’envoyaient des coups de coude en n’arrêtant pas de nous regarder, et j’aurais voulu avoir deux ou trois tatouages de plus, du genre un lion rasta ou les mots “Jah est vivant”, ou une feuille de ganja bien verte pour les impressionner. Je me suis dit que j’allais m’en payer d’autres après le départ de I-Man, ne serait-ce que pour m’aider à me souvenir de cette période quand elle serait passée depuis longtemps. Les os en croix gravés sur mon avant-bras, même s’ils étaient à l’origine de mon nom, me paraissaient plutôt froids et durs. Et ils étaient trop liés à mon ancienne vie avec Russ, avant ma rencontre avec I-Man, pour qu’ils puissent montrer aux gens que j’étais en train de devenir un mendiant tout neuf. Ces os-là représentaient en somme le tatouage de Mr Yesterday, mais je l’acceptais, je ne voulais pas faire semblant d’avoir perdu la mémoire.
Au bout d’une vingtaine de minutes le ferry est arrivé et I-Man a pris les billets en détachant les coupures du rouleau de Buster comme si c’était un mec habitué à claquer des fortunes. J’ai été sidéré par la grande taille du bateau, genre transatlantique de luxe à trois ponts, c’était pour ainsi dire le Love Boat. Il a déchargé toute une cargaison de touristes avec leurs voitures venant du Vermont, à quarante kilomètres de là, et il en a repris une autre. Il s’agissait surtout de familles qui partaient en vacances dans des breaks bourrés jusqu’au toit de chaises pliantes, de glacières et de grils, des banlieusards bien gras lardés de coups de soleil avec leurs gosses tout aussi gras qui semblaient malades à l’idée de devoir se taper ce que leurs parents appelaient s’amuser. Il y avait aussi quelques jeunes couples du genre sportif qui se montraient dans leurs Audi, BMW, Volvo ou d’autres caisses du même acabit, et des groupes d’étudiants qui avaient pris la voiture de leurs parents, sans parler de quelques motards obèses d’âge bien mûr avec des cuirs neufs qui partaient faire un grand tour. Ceux-là, Bruce les appelait les Ramollos ; ils aimaient la merde nippone avec des side-cars. Il y avait aussi quelques pick-up, des camping-cars et un petit nombre d’individus qui sont montés à pied comme nous. La plupart d’entre eux étaient des malades de l’exercice avec de l’argent et un corps bien bronzé, des gens minces qui portaient des shorts J. Crew, des T-shirts où étaient imprimées des pensées politiques qu’ils avaient dû trouver dans des beignets chinois. Ils poussaient à bord leurs vélos à dix vitesses avec des allures de lévriers. Il y avait enfin une bande d’excursionnistes super-écolos, avec des barbes, des queues de cheval, des sacs à dos de haute technologie, d’énormes chaussures en cuir suédé montées sur des semelles comme des pneus de tracteur. Ils semblaient se croire moralement supérieurs à tout le monde et aussi écologiques sur toutes les coutures que si on les avait recyclés dans une vie antérieure.
Là plus qu’ailleurs, plus qu’à l’époque du centre commercial, je me suis senti vraiment largué. Je me voyais différent de tout le monde, j’avais l’impression d’assister à une émission scientifique sur la chaîne Discovery : “Mode de vie des Débiles Décérébrés”, ou un truc du genre. Et puis, après toutes ces semaines passées dans le car scolaire je n’avais plus l’habitude de me retrouver avec tant de gens, surtout avec des ringards, et ça me rendait nerveux, voire un peu parano. J’ai donc dit à I-Man, qui en fait semblait content d’observer les débiles et d’être dévisagé par eux, Allons tout en haut, man, on va se payer un peu de splendeur naturelle.
Il a souri, trouvé l’idée excellente et nous avons gravi les escaliers avant les autres pour trouver de bons sièges sur le pont le plus élevé, tout à l’avant du bateau. Dès qu’on s’est assis I-Man a sorti son petit tas de dope de son sac avion, il a roulé un pétard bien ventru et l’a allumé comme si on était chez nous, dans notre plantation, tout seuls.
Je craignais évidemment qu’on se fasse arrêter, mais j’ai rien dit. Du fait qu’il était jamaïquain, I-Man ne connaissait peut-être pas encore les mœurs américaines, mais il était bien plus âgé que moi, bien plus malin aussi pour ce qui était des gens en général, et comme j’avais pas vu de flics à bord je me suis dit, Merde, advienne que pourra, Jah est aux commandes, etc., et quand il m’a tendu le spliff allumé j’ai pris une bonne bouffée qui m’est instantanément montée à la tête. Le bateau avait à peine commencé à glisser sur les eaux scintillantes avec au-dessus de lui un ciel bleu sans nuages, que je partais moi aussi.
Nous nous sommes levés et nous nous sommes déplacés vers l’avant aussi loin que possible, jusqu’à un petit portillon d’où nous pouvions regarder en bas et voir tout le bateau au-dessous de nous. Nos regards portaient jusqu’au Canada au nord, pratiquement jusqu’à Ticonderoga au sud, jusqu’aux montagnes Vertes devant nous et jusqu’aux Adirondack derrière. Et tout autour, les eaux miroitantes du lac Champlain. Je sentais le teuf-teuf du moteur sous mes pieds comme si quelqu’un jouait d’un tambour énorme dans la cale. Les débiles semblaient avoir disparu ou alors ils s’étaient métamorphosés, devenant l’équipage du Love Boat et donc des personnes inoffensives. Moi et I-Man on était le second et le capitaine de notre propre vaisseau qui traversait l’océan tandis que des mouettes sillonnaient le ciel au-dessus de nous et qu’apparaissait une succession de petites îles vertes, couvertes d’arbres, à mesure que nous laissions le continent derrière nous pour entrer en haute mer.
Par-dessus mon épaule j’ai jeté un dernier coup d’œil à l’État de New York et à Plattsburgh, regardant mon passé se réduire de plus en plus tandis qu’à côté de moi I-Man, le prophète muni de son sceptre, plongeait son regard dans l’avenir. Nous traversons l’Égypte en direction de la Terre promise, je me suis dit comme si je me transformais moi aussi en une sorte de petit rastafari. Évidemment, à force d’être avec I-Man ! et je ne savais pas si c’était une bonne chose ou une mauvaise, d’autant plus que j’avais une vision plutôt négative des jeunes rastas blancs du type Jah Mood. Mais je devais aussi admettre qu’il était difficile de ne pas glisser vers son mode de pensée et d’expression, car il était incomparablement plus intéressant que celui dans lequel la plupart des gens sont éduqués à penser et à parler, surtout chez nous, les chrétiens blancs d’Amérique du Nord.
Je me rappelle avoir pensé qu’on vit instant par instant et que tous ces moments se fondent les uns dans les autres vers l’avant ou vers l’arrière, de sorte qu’on ne peut presque jamais en saisir un qui soit séparé des autres. Cette idée m’est apparue comme une pierre précieuse que j’ai tenue entre mon pouce et mon index et que j’ai soulevée vers la lumière du soleil, de telle façon que plein d’étincelles de lumière froide, bleue, blanche et dorée, en ont jailli.
Je me suis ensuite tourné vers I-Man et je lui ai dit, Qu’est-ce que t’en penses, man ? Je devrais peut-être venir à la Jamaïque, moi aussi. Tu crois pas ?
Il a hoché la tête sans dire oui, ni non, ni peut-être. Il s’est contenté de regarder vers le rivage lointain comme s’il était Christophe Colomb ou Dieu sait qui, pendant que les oiseaux tournoyaient et plongeaient au-dessus de nos têtes et que l’étrave du bateau fendait les flots.
Qu’est-ce que t’en penses ? je lui ai demandé.
À toi de décider, Bone.
Ouais, bon, je suppose que c’est comme ça. Je devrais faire ce que Jah veut que je fasse. C’est ce que je crois. Jah règne sur nous, j’ai dit.
La vérité vraie. Tu dois.
Ouais, mais comment je sais ce que je dois ? Comment je sais ce que Jah veut ?
Jah i’s’en fout des p’tites choses, Bone.
J’ai alors décidé de laisser faire Jah, ce qui n’était pas la même chose que décider d’aller à la Jamaïque, je le savais bien, mais c’était ce que je pouvais faire de mieux. Si Jah fait en sorte qu’il y ait assez d’argent dans le rouleau de l’ami Buster pour qu’on s’achète deux billets, bon, alors on prendra deux billets et je viendrai à la Jamaïque avec toi. Sinon, c’est-à-dire s’il n’y a pas assez d’argent, eh bien je visiterai un peu le Vermont et je reviendrai en stop à notre plantation.
Ça collait pour I-Man, je crois bien. Il a hoché la tête, mais sans se prononcer. Je crois qu’il aurait préféré que j’emmerde pas Jah avec mes petites histoires. Mais c’était là mon éducation chrétienne. Il n’est pas facile de changer de religion, et quoi que I-Man ait pu dire par courtoisie, j’étais encore bien loin d’être un mendiant tout neuf. Et puis quand arrivent des moments importants de la vie tels que celui-là, on a son éducation qui revient à fond la caisse quelle que soit la religion ou la philosophie qu’on prétend avoir choisie en tant qu’adulte ou, dans mon cas, en tant que garçon déjà mûr. Quand nous sommes forcés de choisir, nous les chrétiens, nous aimons croire que Dieu va même jusqu’à fixer le prix des billets d’avion.
En tout cas, nous sommes descendus du ferry environ une heure plus tard à Burlington et nous avons demandé notre chemin à un flic qui a d’abord fait une gueule comme s’il allait nous arrêter. Mais du fait que I-Man avait une allure royale, pratiquement celle du Président ou d’une star d’Hollywood, le flic s’est contenté de nous indiquer le chemin de l’aéroport et il a même conclu par un, Bonne journée, les gars. C’est comme ça qu’ils parlent dans le Vermont. Le Vermont ressemble beaucoup à la Californie, sauf qu’il y fait froid et qu’il n’y a pas beaucoup de gens.
Quand nous sommes arrivés à l’aéroport, à cinq ou six kilomètres dans les hauteurs qui dominent la ville, I-Man a déclaré que c’était dans un avion Delta qu’il était monté auparavant, et donc nous sommes allés vers la dame qui vendait des tickets Delta. Elle nous a dit qu’en moins d’une heure nous pouvions prendre un vol qui allait de Burlington à Montego Bay avec une escale à Philadelphie ou un endroit comme ça et une autre à Miami. Vous n’aurez pas à changer d’avion, nous a-t-elle affirmé. En plus, grâce à l’attention de Jah pour les détails, les sept cent quarante dollars de Buster suffiraient à payer nos deux passages et il en resterait même un peu.
I-Man m’a regardé, puis il a dit, Alors, Bone ? Tu viens ?
Je lui ai fait signe de s’approcher de moi pour que la vendeuse de chez Delta ne nous entende pas et j’ai chuchoté, Est-ce que tu crois que c’est mal de ma part d’utiliser l’argent sale de Buster pour ça ? Ça m’inquiète un peu, man. Envoyer sœur Rose chez sa mère, d’accord. Et t’envoyer chez toi, c’est à peu près pareil. Mais m’en servir pour me faire partir de chez moi, c’est encore autre chose, pas vrai ?
Il a haussé les épaules comme s’il s’en foutait pas mal.
Faut que tu m’aides pour ce truc, man. Je ne suis qu’un gosse et j’ai pas l’habitude de dépenser de l’argent sale. C’est ça que veut Jah ?
Il a répondu, Jah te connaît, Bone, mais toi tu connais pas Jah. Pas avant que tu connaisses Je-même. Lui peut pas êt’ le papa de Je-et-Je. Je-et-Je a qu’à d’abord trouver son papa. Puis il m’a gentiment fait remarquer que j’avais déjà pris la décision sur le bateau.
J’ai alors dit, D’accord, allons-y. Achètes-en deux. Et il a tendu tout le rouleau de billets à la femme derrière le comptoir.
Elle a ramassé l’argent, elle l’a compté, rendu sa monnaie à I-Man et s’est mise à taper sur un tas de touches sur son ordinateur. Je peux voir vos passeports, s’il vous plaît ? a-t-elle demandé. I-Man et moi on s’est regardés en levant les yeux de la même manière. Comme pour dire, Nos passeports ? C’était un étranger en situation irrégulière et moi un ado SDF, disparu et présumé mort, pratiquement un gosse bon à mettre sur les cartons de lait. Soudain j’ai eu l’impression que la vérité allait éclater.
Il a posé son bâton de Jah contre le comptoir, il s’est mis à fouiller dans son sac et il en a retiré un passeport jamaïquain rouge qu’on avait dû tamponner à son entrée aux États-Unis de façon à montrer qu’il n’était autorisé à venir que pour cueillir des pommes dans l’État de New York et couper de la canne à sucre en Floride, et qu’il n’avait pas le droit de rentrer avant que la société qui l’employait le lui permette. Elle exigerait le remboursement du billet qu’elle lui avait acheté pour partir de la Jamaïque, et l’ordinateur risquait d’afficher la facture juste à côté de son numéro de passeport. Je pourrais me brosser pour récupérer l’argent de mon billet. Quant à moi, tout ce que j’avais en guise de passeport était une fausse pièce d’identité que j’avais achetée un jour à un gamin du centre commercial et sur laquelle j’avais dix-huit ans. Mais à part Art le tatoueur personne ne me croyait quand je voulais m’en servir. En fait je n’avais essayé que deux ou trois fois. Mais je me suis dit, après tout, que la volonté de Jah soit faite, j’ai tiré la carte d’identité de mon sac et d’un coup sec je l’ai plaquée sur le comptoir à côté du passeport de I-Man.
L’employée Delta a pris nos papiers, mais il s’est trouvé qu’au même moment elle a aperçu le bâton de Jah et ça a dû retenir son attention parce qu’elle n’a jeté qu’un coup d’œil sur ma carte et sur le passeport de I-Man sans détourner tout à fait son regard du bâton de Jah. Et soudain elle a déclaré à I-Man, Je regrette, monsieur, mais vous ne pouvez pas emmener ça à bord avec vous.
Faut, pourtant, il a dit.
Je vous demande pardon ?
C’est un truc religieux, j’ai dit. C’est un prêtre.
Un quoi ?
J’étais un peu parano, à ce moment-là, et encore pas mal parti à cause du spliff qu’on avait fumé sur le bateau, et du coup je me suis lancé dans une longue harangue sur le fait que I-Man ne pouvait pas se séparer de son bâton de Jah parce qu’il était en quelque sorte le pape du rastafarisme, c’était un chef religieux par excellence connu dans le monde entier et en plus son sceptre protégerait l’avion et le reste des passagers. Toutes ces explications l’ont bien embrouillée, sans compter qu’à présent il y avait derrière nous toute une queue de gens qui, bien qu’étant du Vermont, commençaient à s’impatienter.
J’ai alors affirmé, Ce bâton, il est vivant. Personne peut le toucher sans se faire mordre, sauf lui.
Elle a fait un sourire comme pour dire, Ouais, c’est ça, puis elle a mis la main sur le bâton et aussitôt poussé un cri, Aï-aïe. Lâchant prise, elle a fourré sa main dans sa bouche comme une petite fille.
I-Man a alors pris le bâton de Jah, son passeport et sa radiocassette tandis que j’attrapais mon sac à dos, ma pièce d’identité, nos billets et nos cartes d’embarquement. Nous avons filé sans un mot de plus. Après avoir trouvé notre porte, nous sommes passés par le détecteur de métaux et nous nous sommes assis en attendant qu’on nous appelle pour monter à bord.
À la fin, après quelques minutes passées à attendre, je me suis tourné vers I-Man et je lui ai demandé, Comment t’as fait, man ?
Fait quoi ?
Tu sais bien. Pour que le bâton la morde. Comment t’as fait ?
Il a haussé les épaules comme s’il n’en savait rien et n’en avait rien à faire.
Je me suis enfoncé dans mon fauteuil, j’ai croisé les jambes, j’ai souri intérieurement et je me suis dit, Ça va être une aventure méchamment bizarre. Je crois, Bone mon vieux, où qu’ce soit que t’as été avant, t’es maintenant de l’autre côté.