Nous avons foncé comme des fous à travers tout un tas d’arrière-cours et puis, arrivés au chemin en briques qui serpente sous le pont de Main Street et qui date de l’époque de la fabrique, nous avons obliqué vers la rivière. Là on peut se tenir tout près de l’eau – au printemps elle monte presque jusqu’à tes pieds – et on peut fumer un joint si on en a envie ou simplement buller et discuter sans être vu ni entendu, et c’est pour ça à mon avis que les jeunes y vont depuis des générations.
À cause de l’incendie que tout le monde en ville voulait voir, il nous a été plus facile que prévu de sortir d’Au Sable sans nous faire repérer. En fait personne ne nous cherchait encore, moi et Russ. Personne ne savait à ce moment-là que nous avions disparu et que nous étions présumés morts.
C’est moi qui ai eu l’idée de ne pas nous montrer. Russ, lui, disait, Ils seront peut-être si occupés à éteindre l’incendie qu’ils ne remarqueront pas mon matériel électronique et nous pourrons le récupérer plus tard. En plus, il se faisait du souci pour sa voiture. Russ est un mec très matérialiste.
J’ai répondu, Pas question. Les pompiers sont très malins et ils n’aiment pas les questions sans réponse. Pas du tout comme les flics qui, eux, auraient simplement pris les ordinateurs et les magnétoscopes volés de Russ comme si c’était leur petit Noël et puis nous auraient coffrés pour un autre délit que le vol. Pour incendie criminel, par exemple, bien qu’il se soit agi d’un accident. Et quand ils auraient découvert le corps de Bruce là-haut dans l’appartement – ils l’identifieraient facilement à cause de tous ses tatouages de la guerre du Golfe sauf s’il était grillé comme une côtelette – ils essaieraient de nous faire inculper de meurtre même si par ailleurs un tas de gens voudraient nous donner une médaille de citoyens exemplaires pour les avoir débarrassés des bikers, peu importe comment.
Ainsi je ne voulais en aucun cas être mêlé à ce qui était arrivé à Bruce. Je ne voulais même pas y penser. C’était un ami et il avait essayé de me sauver. Par malchance, j’avais déjà été tiré d’affaire par Russ.
À présent, man, je lui ai dit, on doit disparaître totalement. Si quelqu’un nous aperçoit, on nous posera plus de questions que nous n’avons de réponses.
Hmmh, ma mère va faire une drôle de tête, a-t-il dit.
Laisse tomber. Ta mère est comme la mienne. Elles penseront toutes les deux qu’on est morts dans l’incendie avec Bruce et elles seront très tristes. Ou alors, comme toujours, elles ne sauront pas où on est passés et ne s’en feront pas plus que ça. La mère de Russ n’était pas une femme mariée avec un boulot régulier comme la mienne, c’était une sorte de pute qui travaillait dans un bar près de la base aérienne, qui mentait sur son âge et racontait aux mecs qu’elle ramenait chez elle que Russ était son neveu, ce qui est la raison principale pour laquelle il est parti quand il avait quinze ans. C’était une femme super-jolie mais je préférais ma mère même s’il était mieux loti que moi du fait qu’il n’avait pas de beau-père comme le mien à supporter.
Nous sommes restés sous le pont environ une heure à écouter le grondement des voitures et des camions qui passaient au-dessus de nos têtes et le rugissement continu de la rivière qui coulait à quelques centimètres sous nos pieds. Nous entendions encore de temps à autre une sirène de camion de pompiers qui arrivait de la ville pour prêter main-forte. Un incendie est un des rares événements, aujourd’hui, qui rassemble les gens. Le pont était fait d’une arche de pierre, et quand nous nous penchions pour regarder en hauteur, nous apercevions juste au-dessus de l’endroit où nous avions habité avec les bikers un bout de ciel illuminé comme pendant un match de base-ball nocturne. Ça me donnait envie d’aller rejoindre les badauds et c’est pour ça que j’ai arrêté de regarder.
Ce que je souhaitais réellement c’était me défoncer un peu, mais comme on n’avait d’herbe ni l’un ni l’autre, Russ et moi, on s’est contentés de discuter un bout de temps, parlant de Bruce, quel mec génial c’était, et les autres bikers quels salopards de le laisser brûler comme ça. Il avait une âme, man, a dit Russ. Une âme blanche. Tu me comprends ?
J’ai fait oui, mais en fait je n’avais plus envie de parler de lui parce que j’avais des sentiments très partagés. Au bout d’un moment, quand j’ai regardé le ciel j’ai remarqué qu’il s’assombrissait à nouveau. Ça m’a fait dire qu’il était temps pour nous de filer tant que les gens étaient encore sous le coup de l’incendie et qu’ils pensaient que nous avions peut-être grillé dedans. Russ avait environ dix dollars et un paquet de cigarettes presque plein. Moi je n’avais rien que les vêtements que je portais, mais Russ a déclaré qu’il connaissait des mecs hyper-sympas à Plattsburgh. Ils vivaient dans un car où nous pourrions dormir tant que nous voudrions et personne ne nous emmerderait parce qu’il y avait toujours des gamins différents qui y venaient en attendant de trouver une autre crèche, mais personne n’y restait tout le temps sauf les propriétaires du car.
On pouvait pas quitter Au Sable et faire du stop jusqu’à Plattsburgh sans se faire repérer. Comme on n’avait plus la Camaro de Russ on a décidé d’aller en douce jusqu’au Stewart’s, une station-service avec une épicerie ouverte tard le soir où les gens viennent chercher des trucs de dernière minute comme des cigarettes ou de la bière, et il leur arrive de laisser leur voiture avec le moteur en marche. Sans sortir des allées et des arrière-cours, on est arrivés au Stewart’s sans qu’on nous remarque. On s’est cachés derrière un gros conteneur à ordures près de l’épicerie et on a attendu. Il faisait plutôt froid, mais comme j’avais mon blouson en daim et Russ son sweat à capuche, ça allait quand même.
Il y a eu pas mal de voitures et de pick-up qui se sont arrêtés, mais tous conduits par des gens que nous connaissions, des gens du coin qui savaient qu’il faut arrêter le moteur et prendre la clé. Au bout d’un moment, les camions de pompiers venus d’autres villes ont commencé à passer devant nous, suivis par les voitures des bénévoles avec leurs petits gyrophares bleus sur le haut du tableau de bord. Deux ou trois d’entre eux se sont arrêtés pour prendre de l’essence ou sont entrés pour acheter des provisions, mais même ceux qui n’étaient pas d’ici ont coupé le contact et ont gardé la clé sur eux.
Puis est arrivé un autre pick-up, rouge, un Ford Ranger pratiquement neuf. C’était encore un pompier bénévole, sans doute en train de rentrer chez lui à Keene ou dans un autre village où il n’y avait plus rien d’ouvert à cette heure tardive. Au bout de quelques instants il est ressorti avec ses achats dans un sac, il est monté dans sa camionnette et il a commencé à faire une marche arrière. Puis il s’est arrêté brusquement, il a sauté de sa cabine en laissant tourner le moteur et il est revenu dans le magasin comme s’il était en colère d’avoir oublié quelque chose qu’il devait rapporter à sa femme.
Russ a fait en courant le tour de l’épicerie, il a regardé par la vitrine et il est revenu au conteneur en disant, Super, le mec a la tête dans le bahut à glaces. Nous nous sommes précipités sur le parking, Russ a sauté derrière le volant, je suis monté de l’autre côté et nous avons dégagé.
J’ai d’abord cru que Russ avait pris la mauvaise direction, mais ce n’était qu’une ruse pour faire croire au mec, ou à tous ceux qui auraient vu son pick-up partir, que nous nous dirigions vers l’ouest dans la direction de Lake Placid et non vers l’est, vers Plattsburgh. Quelques rues plus loin, il a pris à gauche et il a filé par la rue River qui devient la route River avant de traverser la rivière par un vieux pont de bois à une petite distance de l’agglomération. Plusieurs kilomètres plus loin, elle rejoint la grande route de Plattsburgh.
Quelques minutes plus tard nous roulions à cent trente en direction de l’est sur la 9 North. Nous fumions les cigarettes du pompier prises dans une cartouche de Camel Lights que j’avais trouvée dans ses provisions et nous n’arrêtions pas de rire. Il y avait aussi d’autres trucs pas mal dans son sac – douze boîtes maxi de bière Budweiser, des Fritos, quelques paquets de chips et des serviettes hygiéniques sans doute pour sa femme, ce qui a naturellement poussé Russ à répéter quelques-unes de ses blagues les plus grossières, mais ça m’était égal parce que pour le moment, au moins, nous étions comme libres, libres d’être rien que nous-mêmes, de rouler à toute blinde avec les vitres baissées et le chauffage soufflant à fond, en fumant des cigarettes, en bouffant des saletés, en buvant de la bière et en nous excitant avec la chanson de Nirvana Serve the Servants sur WIZN que beuglaient les haut-parleurs. C’était carrément cool. Nous avions même fait marcher le gyrophare bleu, comme ça si on nous voyait on penserait que nous foncions vers un incendie.
Russ a dit, Ouai-ai-ais ! en serrant et relâchant alternativement le poing, et j’ai répondu, Ouai-ai-ais ! en faisant pareil, même si je trouvais ça un peu bête à cause de tout ce qui venait de se passer. Mais la vie est courte, paraît-il, autant la fêter quand on peut, et c’est ce que nous faisions.
Nous ne sommes pas entrés sur l’autoroute Northway, et nous avons arrêté le gyrophare à cause des flics qui patrouillaient probablement dans le secteur. Nous avons pris des petites routes pour entrer dans Plattsburgh où nous nous sommes garés sur le parking d’un marchand de véhicules d’occasion, dans Mechanic Street, à côté de cinquante ou soixante camions à vendre. Il était alors près de minuit. Il n’y avait pas beaucoup de circulation et les quelques flics du coin devaient être en train de prendre un café au Dunkin’ Donuts. Nous ne courions donc pas grand risque de nous faire attraper.
Russ a dévissé les plaques d’immatriculation du pick-up avec un tournevis qu’il avait trouvé dans la boîte à gants. Du coup, le Ranger du pompier ne se différenciait plus des autres camionnettes sur le parking. Russ se disait que comme ça on ne le découvrirait pas jusqu’à ce que quelqu’un propose de l’acheter ou qu’on fasse un inventaire. Mais personne ne pourrait remonter jusqu’à nous. Russ était bon pour tout ce qui était crimes et délits : même quand il faisait quelque chose pour la première fois on aurait dit qu’il s’y était déjà exercé deux fois la semaine d’avant.
Il a mis les plaques dans le sac avec la bière et le reste, parce qu’il s’est dit qu’on pourrait peut-être les vendre si on tombait sur quelqu’un qui volait des voitures. Puis nous sommes partis à pied rejoindre les mecs qui habitaient dans le car et qui, à ce que disait Russ, n’étaient pas très loin.
C’était quand même après un tas de vieux entrepôts et de marchands de ferraille où il n’y avait pas de vraies maisons ni de boutiques. Il a fallu trouver un trou dans une clôture faite d’un grillage à petites mailles et traverser un immense terrain vague où on avait jeté des pneus usés, des réfrigérateurs et d’autres machins. Ça faisait un peu peur de se trouver là dans le noir à porter ce sac de provisions sur un sol bosselé et friable tandis que le vent soufflait, et tout avait une odeur de mouillé et de rouillé comme dans une décharge dangereuse ou un truc du même genre. Russ a dit qu’il n’était venu là qu’une fois. Il voulait raccompagner chez elle une fille qu’il avait rencontrée au centre commercial, et puis il s’était avéré qu’elle dormait dans le bus avec des mecs de Glen Falls qui étaient accros au crack et qui se rendaient à Montréal pour un concert des Grateful Dead mais n’y étaient jamais arrivés.
Elle aussi, elle était accro ? Au crack ? j’ai demandé. Il me semblait que j’en connaissais pas, des accros au crack. Je connaissais un paquet de mecs qui en avaient fumé quelques fois, mais ils étaient normaux, comme moi.
Tu peux le dire, les cubes de coke ça la branchait. Elle disait qu’elle avait seize ans, mais je crois qu’elle était vraiment jeune. Quatorze ans, un truc comme ça. Peut-être treize.
Ouah ! Treize ans ! C’est jeune. Pour du crack, je veux dire. Tu l’as pas baisée, au moins. Si ?
Merde, non, Chappie. Pour qui tu me prends, un cinglé de pervers ? Tout ce qu’elle voulait c’était du fric pour son crack et j’avais pas une thune. Mais il y avait d’autres mecs et elle leur a fait des pipes pour rien que deux dollars chacun. Et puis elle s’est acheté son cube, elle l’a fumé et elle était défoncée. Je pouvais pas avoir, comment dire, une relation à elle, tu me suis ?
Ouais, parfaitement, j’ai dit. Puis nous avons marché quelque temps sans parler et j’ai demandé, Ces mecs qui ont le car, ils sont accros eux aussi ? Au crack ?
J’en sais rien. C’est bien possible. Mais ils sont cool. C’est des étudiants ou tout comme.
Je n’ai pas aperçu le bus avant d’être pratiquement dessus. C’était un vieux car scolaire réglementaire cabossé à mort qui semblait dater d’avant la guerre du Viêt-Nam. Il avait les phares en miettes, et les vitres, pour la plupart brisées, avaient été remplacées par des bouts de carton plaqués à l’intérieur. Plus de pneus, même pas de roues. Il était posé directement par terre, incliné faiblement, et on aurait dit qu’après l’avoir traîné jusqu’ici on l’avait déposé au milieu du terrain avec les autres détritus. Il était encore jaune mais délavé. Les gens avaient peint des symboles de paix, des fleurs hippies et quelques slogans des Grateful Dead sur les côtés, et il puait salement quand on s’en approchait comme si on avait beaucoup pissé et chié tout autour.
La portière était à l’avant. Russ a frappé et dit, Oh, man, y a personne ?
Quelqu’un a soulevé un coin du carton qui bouchait la vitre près de la portière, nous a examinés et l’a laissé retomber. Il y a eu quelques bruits à l’intérieur comme si on farfouillait, puis une voix d’homme a dit, On en veut pas, on en a pas, il est tard, allez-vous-en.
Hé, mec, c’est moi, Russ. Moi et mon pote. On a de la bière.
Le vent soufflait avec force. Il faisait carrément froid dehors, et l’atmosphère était assez sinistre. J’avais envie qu’on m’invite à rentrer même si c’était pas une idée excellente. Cette épave de car scolaire émettait des ondes absolument négatives. Nous avons attendu quelques instants, et j’allais suggérer à Russ de laisser tomber bien que je n’aie aucun autre endroit à lui proposer. Peut-être entrer par effraction dans un entrepôt. J’avais entendu parler de quelques jeunes qui l’avaient fait et qui y avaient passé tout un hiver. Et puis soudain la porte s’est ouverte et un mec grand et maigre, avec une barbiche minable de rien du tout, des boutons et des cheveux qui lui tombaient jusque sur les épaules, a fait un pas dehors. La première chose qui m’a frappé, c’est qu’il dégageait comme s’il avait pas pris un bain depuis un an.
Oh, man, lui dit Russ, quoi de neuf ? Tu te souviens de moi ? Je suis déjà venu. J’ai ramené la meuf qui était là avec les deux mecs de Glen Falls.
Le mec regarde d’abord Russ avec un sourire défoncé, puis il fait de même pour moi. Qui c’est ? demande-t-il en pointant un doigt long et osseux. Russ lui dit mon nom et le mec donne le sien. Richard, man. Richard. Puis il se penche et plonge son visage dans mon sac de provisions, et voilà que ça le fait soudain changer d’humeur et qu’il s’écrie, Tiens, tiens, tiens, mais qu’avons-nous là, un peu de bière, un peu de chips, un peu de ci, un peu de ça. Et des plaques d’immatriculation. Des plaques volées, je parie ! Miam miam ! On a même des serviettes hygiéniques, ajoute-t-il en retirant les Kotex. Nous n’avons pas besoin de ça, pas vrai ? Là-dessus il les jette dans l’obscurité et recommence à inspecter le sac d’où il retire une bière en disant, C’est comme pour Hallowe’en, sauf que ceux qui viennent faire des farces donnent des cadeaux et que ceux qui donnent des cadeaux font des farces. Et il continue à parler comme ça, à toute vitesse comme un fuseau qui se dévide, il parle en partie tout seul mais pas vraiment, on dirait qu’au fond il est incapable de penser et qu’à la place il laisse sa bouche faire tout le travail.
Il ne semblait pas se souvenir de Russ, ni l’avoir oublié – c’était comme s’il était vide intérieurement et que ce qu’on lui disait rebondissait quelques secondes partout dans sa tête à la manière de balles de fusil ou de billes de flipper avant de rouler et de tomber. Russ a essayé pendant quelques minutes d’avoir une conversation avec lui, puis le mec a soudain tourné les talons et il est rentré dans le car. Comme il laissait la porte ouverte nous l’avons suivi.
C’était sombre mais ils avaient allumé quelques bougies de sorte qu’on pouvait discerner sans peine les objets et j’ai pu voir tout de suite qu’il y avait là un autre mec qui ressemblait tout à fait à Richard. Il était grand et très maigre, avec les mêmes cheveux longs, une barbe châtain clairsemée, des boutons, le même T-shirt crade et un jean déchiré. Il était assis à la place du chauffeur du bus, ses pieds nus sur le volant, et il fixait l’horizon droit devant lui comme s’il allait quelque part en conduisant avec les pieds.
Salut, man, ça marche ? fait Russ.
Faut payer ton voyage, dit le mec et Russ lui tend une de nos bières. L’autre fait sauter la languette et se met à l’engloutir aussitôt comme s’il mourait de soif.
Lui c’est James, me dit Russ. Ils sont frères, lui et Richard.
Sans déconner, je dis.
Bien que la plupart des sièges aient été arrachés et que l’espace soit ainsi remarquablement vaste, comme celui d’une caravane, on ne pouvait pas vraiment parler d’intérieur douillet. Il y avait trois ou quatre vieux matelas par terre, quelques sacs de couchage qui semblaient attaqués par la pourriture, et deux ou trois chaises de salon qui perdaient leur rembourrage et paraissaient provenir de la décharge. Il y avait aussi une table faite de planches et de parpaings tout encombrée de vaisselle et de casseroles sales, des vieux vêtements, des journaux et des magazines froissés, et sur le sol une sorte de tapis marron usagé qui puait et qui avait l’air d’avoir été récupéré dans une épave de bateau. Au plafond et sur les murs en carton étaient collées des affiches, notamment une, vieille de deux ans, d’un concert des Red Hot Chili Pepper, et d’autres de groupes rétro comme Aerosmith parce que je suppose que c’est ce genre-là qui plaît aux étudiants.
En fait l’endroit m’écœurait plutôt, mais je me disais que ça valait mieux que rien du tout. Et puis Richard et James semblaient être du genre non violent, ce qui était assez soulageant après les bikers. Je suis donc entré et je me suis assis sur un des sièges du car comme si j’étais un passager, puis j’ai ouvert une boîte de bière et j’ai mangé quelques Fritos. Russ a fait pareil, et en plus il s’est mis à discuter un moment avec Richard et James. Ça, c’est bien Russ, il parle à tout le monde et la plupart des gens lui parlent.
Il n’en finissait plus sur les bikers, l’incendie et tout ça, mais je me suis fait la remarque qu’il ne disait rien des télés et des magnétoscopes volés et à ce moment-là j’ai senti que j’avais sommeil. Je me suis calé contre le siège en similicuir qui me donnait une sensation de fraîcheur sur la joue. Il avait aussi les mêmes odeurs que les sièges des cars de ramassage scolaire quand j’étais petit, entre autres celle des sandwichs au fromage et du lait tourné. Je me rappelle que juste avant de m’assoupir cette nuit-là – qui était la première de ce qui deviendrait ma nouvelle vie – je me suis dit que ce serait incroyablement cool d’avoir un véritable car en état de marche, d’arranger l’intérieur pour le rendre habitable et de parcourir le pays toute sa vie. On s’arrête quand on en a envie, on gagne un peu d’argent avec un petit boulot quelque temps et dès qu’on ne tient plus en place on repart. On peut avoir des amis et des parents avec soi une partie du temps et rester tout seul à d’autres moments, mais fondamentalement, et c’est ça qui est le mieux, on est entièrement aux commandes de sa vie comme jadis les pionniers dans leurs chariots bâchés.
*
Ce car, man, ce car, c’est celui-là même qu’on prenait moi et James pour aller à l’école quand on était mômes, a déclaré Richard.
Cool, a répondu Russ. C’était le matin, mais déjà tard, autour de midi, je crois. Je venais enfin de me réveiller et James était parti, mais Russ et Richard fumaient les cigarettes du pompier et pour une fois ils parlaient comme des gens normaux. En mangeant encore quelques Fritos, je les ai écoutés. De toute façon je pouvais pas parler parce que les Fritos me donnaient trop soif et toute la bière était finie. Il n’y avait rien d’autre à boire, pas d’eau courante, ni d’électricité pour un frigo ou un autre appareil, et pourtant à la lumière du jour l’endroit n’avait pas l’air si glauque qu’avant. Des rayons de soleil perçaient par les fentes du carton et comme la portière pendait à l’extérieur grande ouverte, il y avait de l’air frais qui entrait. Le tout gardait quand même une odeur de décharge dangereuse, comme si on avait enterré tout autour un million de vieilles batteries.
Richard continuait à parler, racontant qu’avec son frère et sa sœur ils prenaient le car tous les jours pour aller à l’école et puis que cette fois-là il était resté à la maison avec son frère, tous les deux malades, et que c’était le jour où le car était passé par-dessus un talus et s’était écrasé dans une carrière. Une chiée de mômes ont été tués, man, mais ma sœur, man, elle a rien eu, a-t-il dit. Bon, pas vraiment rien, puisqu’elle s’est cassé plein de machins, le dos et tout et maintenant elle est dans un fauteuil roulant. Mais imagine-toi ce car, man, moi et mon frère James on n’était pas dedans en ce jour tragique, et donc ce car c’est un bon karma pour nous et un mauvais karma pour ma sœur Nicole, un mauvais karma pour pratiquement tous les gamins sauf pour moi et James dans tout le village de Sam Dent. C’est de là qu’on vient, man. Tu connais, t’es d’Au Sable, pas vrai ?
Ouais, a fait Russ. Il savait où se trouvait Sam Dent, c’était là-bas près de Keene où Russ avait une tante, cette même sœur de sa mère qui est parfois censée être sa mère. Mais j’ai jamais entendu parler d’un accident de car scolaire par là, a-t-il ajouté. J’aurais été au courant, il me semble.
C’était y a longtemps, man. Y a huit, dix ans. T’es trop jeune pour t’en souvenir. Ça a fait du bruit, pourtant, la télé et tout, des procès et tout. Mais ce putain de bus, man, après l’accident, personne voulait y toucher, tu comprends ? Comme s’il était maudit. Sauf pour moi et James, vu qu’on était restés à la maison ce jour-là. Donc quand on a eu notre diplôme du secondaire et qu’on est venus ici à l’université d’État du fait qu’on a un vrai talent pour jouer au basket, l’autobus était toujours dans le coin, mais puisque personne le voulait l’administration scolaire nous l’a donné gratos et le gars qui s’occupe du garage à Sam Dent l’a remorqué ici pour nous et l’a déposé exactement là où il se trouve aujourd’hui. Et comme je connaissais le mec dont le père est propriétaire de ce terrain – je le connaissais avant que moi et James on largue l’université – ça l’a pas gêné qu’on mette le car ici. Il nous fallait un endroit pour nos fêtes, pour nous, pour l’équipe et nos copains de l’université, et du coup cet endroit est devenu incroyablement célèbre, man ! Mais après on s’est mis à y habiter parce que notre vieux, qui nous en voulait parce que Nicole a été dans l’accident et pas nous, a pas voulu qu’on revienne à la maison. En plus il savait qu’on était dans la drogue, ce qui est la raison pour laquelle on s’est fait virer de l’équipe et qu’on a merdé en classe. Mais je l’emmerde, le vieux, je réintégrerai l’université dès la rentrée d’automne. Sans déconner. Moi et James, man, on va se rétablir sans problème. J’ai que vingt ans, il en a dix-neuf, on peut retrouver la forme facilement, revenir dans l’équipe, nous faire attribuer notre ancienne bourse, et boum ! On refera ce car comme il faut, tu vois ? On se trouvera un de ces générateurs d’électricité qui marchent au fioul, un W.-C. chimique et on fera venir de l’eau par un tuyau qu’on branchera dans un des entrepôts. Ce sera cool, man. Parce que cette caisse elle a un bon karma. Tu peux le sentir, il a dit en fermant les yeux et en laissant ses mains flotter de part et d’autre de son corps et en les agitant comme des nageoires. Ce vieux car, il va tanguer, man ! La fê-ê-ête !
Il est incroyablement con, je me suis dit en me levant pour essayer de trouver quelque chose à boire.
Où tu vas ? lance Richard d’une voix très forte et très dure.
Soif, c’est tout ce que j’ai pu dire, tellement ma gorge était sèche de la bière de la veille et des Fritos du matin. Et puis il me faisait peur.
Écoute, petit emmerdeur ! fait-il soudain en tremblant d’excitation. Je te connais pas, alors tu te tiens peinard jusqu’à ce que je te donne le droit de partir. On n’entre pas ici et on n’en sort pas à volonté, man ! Tu peux entrer et tu peux sortir, mais seulement si c’est moi qui t’y autorise. Moi ou mon frère James. Personne d’autre. Moi et James on est les chefs, man.
C’est à ce moment précis que frère James est arrivé. Il a renversé son sac à dos sur le siège du chauffeur et il s’est mis à en retirer des provisions et d’autres choses qu’il avait dû voler, surtout des boîtes comme du chili con carne et du hachis. Il y avait là une bouteille de deux litres de Diet Coke que j’ai pris la liberté d’ouvrir et dont j’ai avalé une gorgée tellement j’étais énervé. Mais personne n’a rien dit et j’ai passé la bouteille aux autres.
James a lancé un journal à Richard et à Russ qui s’étaient allongés sur un matelas, et il a dit, Hé, frangin, ces mecs sont célèbres. C’est ton incendie, pas vrai ? il a demandé à Russ. T’es en plein sur la première page du Press-Republican, man.
Richard a déplié le journal sur le matelas devant lui et Russ, et je me suis précipité pour lire par-dessus son épaule. Et c’était là : UN INCENDIE À AU SABLE FORKS DÉTRUIT UNE MAISON DE TROIS FAMILLES. En caractères plus petits : 1 mort, 2 garçons d’Au Sable portés disparus. Il y avait une photo de notre vieux logement et du Video Den entouré de fumée, de flammes, de véhicules de pompiers et d’échelles. Le cliché avait été pris de face, depuis le milieu de la foule. Le mort était évidemment Bruce, mais selon ce qui était rapporté, il était calciné au point de ne pas être identifiable. Et les deux garçons disparus n’étaient autres que moi et Russ, mais nos noms ne pouvaient pas être divulgués “avant que les parents ne soient officiellement avertis”. À l’heure qu’il est, me suis-je dit, ils doivent tous avoir appris la nouvelle, la mère de Russ comme la mienne, mon beau-père comme ma grand-mère. Je souhaitais vaguement qu’ils aient aussi averti mon vrai père, puisque c’était un parent aussi proche que n’importe quel autre. Je me disais que quand même les flics feraient un effort pour le retrouver. Oui, mais il était sans doute comme moi, porté disparu et présumé mort. Malgré tout j’aimerais savoir si mon fils avait péri brûlé.
Cool, a dit Russ. Super.
Qu’est-ce qu’il y a de si super ? j’ai demandé.
Ils ne disent rien de mon truc. Tu vois ce que je veux dire ?
Ouais, j’ai fait. Russ est le genre à idée fixe. Il croyait que personne n’avait remarqué son matériel électronique volé et qu’il était toujours là dans l’arrière-salle du vieux magasin d’alcools en attendant qu’il vienne le chercher pour son entreprise de transport de marchandises.
Comme ça, vous êtes portés disparus ? a dit Richard.
Ouais. Et présumés morts, j’ai ajouté.
Ouah ! Hallucinant. C’est comme si vous existiez pas, les mecs.
L’idée que nous n’existions pas pour de vrai a tellement excité Richard qu’il s’est mis à nous poser tout un tas de questions sur ce que nous allions faire maintenant. C’est comme si vous étiez invisibles, les mecs ! Vous avez pas d’empreintes digitales, ni d’empreintes des pieds, rien ! Et même, vous avez pas de passé, man ! C’est comme d’être mort sans être d’abord obligé de mourir. C’est incroyablement cool ! Les mecs, je vous envie vraiment.
Puis il a changé de ton, se faisant soudain grave, et d’une voix tendue il a demandé à James, T’as apporté le crack, man ? Le mec est venu ? Tu l’as eu ?
James a dit, Ouais, ouais, ouais, et ils sont tous les deux allés au fond du car où ils devaient sans doute avoir leurs pipes à eau ou Dieu sait quoi, et ils nous ont laissés seuls avec le journal, moi et Russ, sans nous inviter à fumer avec eux. D’ailleurs, je sais pas si j’y serais allé. Russ oui, je pense, mais j’ai pas l’impression que ceux qui prennent du crack aiment partager. Rien que le fait de savoir que Richard et James étaient en train de se défoncer me donnait envie d’avoir un joint, mais comme il y avait du pain et de la mortadelle dans les provisions, on s’est fait deux sandwichs qu’on a mangés en vidant le reste de la bouteille de Diet Coke. Nous n’arrêtions pas de lire et de relire l’article sur l’incendie comme s’il contenait un message secret codé provenant de Bruce ou de nos mères, quelque chose qui dirait, Rentrez à la maison, on vous pardonne tout.
À la fin Russ a déclaré, Il faut que je me débarrasse de mon tatouage.
Ouais, j’ai dit. Mais c’est un permanent, pas vrai ? En fait j’avais presque oublié qu’il en avait un.
Retroussant sa manche, il a tendu le côté intérieur de son avant-bras et l’a examiné un long moment comme s’il appartenait à quelqu’un d’autre. Ces enculés, il a dit. Tu sais quoi ? Après ce qu’ils ont fait à Bruce et à nous, je les déteste, man. J’aurais jamais dû me faire ce tatouage.
C’était un casque nazi vert avec des ailes d’aigle noir et rouge. Au-dessus, le mot Adirondack et dessous, Iron, mais le tout n’était pas très gros, disons comme une pièce d’un demi-dollar. Pourquoi tu vas pas voir un tatoueur et tu lui demandes pas de le transformer en autre chose ? j’ai dit.
En quoi, par exemple ?
J’sais pas. Un truc plus grand, avec plein de noir dedans. Comme une gigantesque panthère noire prête à bondir et à déchirer de la chair vivante avec ses babines retroussées, ses griffes sorties, ses yeux bien jaunes et tout ça. Ou alors un de ces papillons orange et noir, comment on appelle ça, une danaïde. Ou alors un Black. Un jour j’ai vu un tatouage d’un mec, Malcolm X – tu sais, ils ont fait un film sur lui – et c’était cool parce que celui qui le portait était blanc et ça ressortait vraiment bien.
C’est la panthère que Russ a aimé le plus. Ce sera ma nouvelle identité, il a fait. Ma marque. Je prends le maquis, man. Il se pourrait même que je change de nom.
Tu t’appellerais comment ?
J’en sais rien. Buck, peut-être. Qu’est-ce que t’en dis ?
Ton nom de famille est Rodgers, andouille. Tu veux t’appeler Buck Rodgers ? Un cosmonaute de BD à la con ?
Dans ce cas je changerai de nom de famille.
Et Zombi ? Ça, c’est cool. Tu pourrais être Buck Zombi le mort-vivant.
Peut-être, a-t-il dit, mais j’ai senti qu’il ne le ferait pas parce que malgré tout Russ n’est pas assez radical pour devenir un vrai hors-la-loi. Au fond, c’est un cosmonaute.
Toi aussi tu devrais changer d’identité au cas où les bikers essaieraient de te retrouver, a-t-il dit. Ils vont t’en vouloir de t’être tiré.
C’est à toi qu’ils en veulent vraiment, Buck. Parce que tu leur as volé leurs appareils. Moi, ils croient que je suis mort. Moi et Bruce.
Les gens leur diront qu’ils ont vu un rat de centre commercial du nom de Chappie. Un gamin sans domicile fixe portant un mohawk. T’es vraiment exposé, mon pote. Moi, au contraire, je vais être planqué. Nouveau nom, nouveau tatouage, une nouvelle vie pour ouam. Tu me suis ?
Ouais, bon, peut-être que je vais me laisser pousser les cheveux. Je pensais déjà le faire, j’ai dit. En passant la main sur la partie rasée de mon crâne j’ai été étonné de sentir pas mal de petits nœuds.
T’aurais aussi intérêt à changer de nom. Te vexe pas, mec, mais j’ai toujours trouvé Chappie plutôt nullard.
C’est quand même mieux que Chapman de merde. Mais Zombi, je trouve que ça sonne bien.
En éclatant de rire, Russ a dit, Ouais, Zombi ! Putain de Zombi. Buck et Zombi. Sans noms de famille. Des guerriers de la route, man. Les gladiateurs d’Amérique ! Comme dans Mortal Kombat ! a-t-il ajouté en m’envoyant des manchettes et des coups de pied de karaté. Et j’ai répliqué : coup de pied haut, coup de pied bas, coup de poing haut, coup de poing bas, blocage, balayage circulaire, saut, esquive. En un rien de temps nous nous sommes retrouvés à jacasser comme des fous et à tomber sur le lit presque comme si nous étions stone alors qu’en réalité c’était la peur qui nous tenait et que nous n’arrêtions pas d’avoir le fou rire et de tomber pour nous empêcher de penser à ce qui nous avait fait peur.
*
Russ a calculé qu’on aurait besoin d’à peu près cent dollars pour faire transformer son tatouage. Moi j’aurais bien vu qu’on en économise un peu pour des achats de base tels que l’herbe et la nourriture. Mais les plaques minéralogiques étaient plus à lui qu’à moi puisque c’était lui qui les avait démontées du Ford du pompier et qui avait conduit tout le temps. Du coup, le pick-up aussi lui appartenait en priorité et par conséquent il me semblait qu’il avait le droit de décider ce qu’on ferait de cet argent. Si ç’avait été moi j’aurais jamais essayé de vendre le pick-up et les plaques à Richard et à James parce que je me disais qu’ils n’avaient de l’argent pour rien d’autre que pour du crack, mais Russ a une sorte d’instinct pour la vente. Il sait si les gens veulent quelque chose et s’ils peuvent sortir le fric avant qu’ils s’en rendent compte eux-mêmes.
Le fait que Richard et James soient pas mal dans les vapes au moment de la transaction a dû aller dans son sens, mais je dois admettre que Russ a su leur exposer l’affaire sous un jour particulièrement attrayant, surtout lorsqu’il leur a donné l’idée de planquer la camionnette dans une aire d’exposition de véhicules d’occasion quand ils ne s’en serviraient pas. Vous la déplacez de chez un concessionnaire à un autre, leur a-t-il dit. Vous la mettez au milieu des camionnettes à vendre, vous emportez les plaques avec vous et on ne découvrira jamais rien. Si quelqu’un veut l’essayer, on trouvera pas les clés, les gars se diront qu’il y a eu erreur, et la nuit suivante vous mettez le pick-up ailleurs. Le reste du temps il sera à vous. Comme il est à nous en ce moment.
Oh putain que c’est malin ! a dit Richard. Tu trouves pas, James ? Que c’est malin ?
Ouais, a répondu James. Mais ça va nous coûter combien ?
Cinq cents dollars, a dit Russ. Et je vous donne les plaques pour rien. Vous avez besoin des plaques. C’est un Ranger 4 X 4, man, presque neuf.
Ils ont répondu que ça marchait pas et Russ a marchandé avec eux un bon moment jusqu’à ce qu’il finisse par descendre à cent dollars, cinq billets de vingt que Richard a détachés d’un rouleau. Russ les a acceptés en tirant une gueule comme s’il venait de se faire baiser. Il leur a dit où se trouvait exactement le véhicule et bien évidemment ils ont menacé de nous tuer tous les deux s’il n’était pas là. Ils paraissaient avoir beaucoup de sous pour des fumeurs de crack ou même des étudiants, en fait, mais Russ a dit que c’était parce qu’ils avaient toujours ce fric qui leur venait des prêts qu’on leur avait accordés à l’université avant de les virer l’automne dernier.
Puis Russ a pris mon blouson de daim et m’a passé son sweat, me mettant la capuche sur la tête pour qu’on ne voie pas mon mohawk, et nous sommes partis vers un salon de tatouage bien connu en ville. Mais d’abord nous avons fait une halte au parc. Il y a là une petite plage publique où des gens de notre âge se retrouvent autour des tables de pique-nique et achètent de l’herbe, ce que nous avons fait tout de suite en nous adressant à un grand rouquin que j’avais déjà vu au centre commercial. On a partagé un pétard, moi et Russ, et on a bullé un petit moment. Il y avait longtemps qu’on avait pas bullé.
Le soleil brillait et lorsque le rouquin est parti il n’est plus resté que nous, mais il faisait bon et tout était paisible. Assis sur des tables de pique-nique, nous n’avons même pas bavardé. Nous avons simplement suivi nos pensées. Le lac Champlain est immense et le regard porte de l’autre côté jusqu’aux montagnes Vertes du Vermont à quarante kilomètres. L’eau scintillait comme si elle était recouverte de pièces d’argent toutes neuves, et le ciel était d’un bleu éclatant avec quelques colonnes de nuages blancs et cotonneux du côté du Vermont. Les mouettes criaient et descendaient en piqué au-delà de la plage comme de minuscules cerfs-volants de papier, la brise soufflait du lac et nous l’entendions derrière nous siffler dans les arbres qui étaient d’un rouge indécis et d’un vert très clair à cause de tous les bourgeons. C’était un véritable jour de printemps, et même si je n’avais pas plus envie que ça de penser à ce qui nous attendait, j’avais pour la première fois le sentiment que le plus mauvais hiver de ma vie venait enfin de se terminer.
Puis la faim a commencé à nous tirailler l’estomac et nous avons acheté deux parts de pizza et des Coca-Cola au stand qui faisait l’angle des rues Bay et Woodridge, puis nous nous sommes dirigés vers le salon de tatouage quelques rues plus loin. J’ai remarqué à deux reprises le Press-Republican en vente dans des distributeurs sur le trottoir, et je me suis arrêté pour examiner la photo et relire la première page.
Tu veux en acheter un comme souvenir ? a dit Russ qui avait l’argent. On devrait peut-être en prendre un tas, tu crois pas ? Pour nos petits-enfants.
Les Zombi n’ont pas de petits-enfants, j’ai dit. Et les Buck non plus, j’ai ajouté, bien que j’aie pensé que s’ils le voulaient ils le pouvaient et que Russ tel que je le connaissais le voudrait sans doute.
À ta guise, mec, il a dit en mettant une pièce de vingt cents, puis une autre de dix dans la machine. À la suite de quoi il l’a nettoyée, prenant d’un coup les neuf ou dix exemplaires et les mettant sous son bras comme s’il était un de ces petits livreurs de journaux qu’on voit dans les vieux films. Édition spéciale, tout sur le garçon qui a disparu dans l’incendie. Sur le motard carbonisé. Les parents en état de choc. Je ne peux pas croire qu’il soit mort ! a dit la mère en pleurant. C’était un brave gosse, au fond, a déclaré le beau-père. Toute la ville en deuil !
*
Le salon de tatouage s’appelait Art-O-Rama, Art étant le nom du tatoueur. C’était une vieille boutique qui ne payait pas de mine dans une allée partant d’une ruelle, mais elle était réputée dans toute la région parce qu’elle avait la clientèle des mecs de la base aérienne. Y venaient aussi des ados qui avaient plus ou moins le style punk du moment qu’ils pouvaient produire une pièce d’identité prouvant qu’ils avaient dix-huit ans ou plus – ce que moi et Russ étions évidemment en mesure de faire. Nous n’avions jamais encore vu ce type mais nous avions apprécié le résultat de son travail sur divers copains du centre commercial et nous le trouvions bien. De plus, Russ avait fait faire son tatouage d’Adirondack Iron par un spécialiste des Harley Softtail, à Glen Falls. Ce mec-là ne s’occupait que des fans de Harley, et comme c’était par ailleurs un biker il connaissait tous les autres bikers des régions du Nord. Il n’était donc pas question de revenir le voir.
Art était un vieux, il avait au moins quarante ou cinquante ans, et il avait tout le corps – ou au moins ce qu’on pouvait en voir – couvert de tatouages incroyables, pour la plupart des dragons crachant du feu et des symboles orientaux, mais sans aucun de ces motifs ringards tels que le drapeau américain ou des Betty Boop ou des Amours avec leurs flèches comme en ont certains mecs de son âge. À peine remuait-il que tous les tatouages bougeaient avec lui. On aurait dit que sa peau était vivante et possédait une volonté à elle, que son corps à l’intérieur suivait les ordres de sa peau comme chez les serpents.
Russ lui a expliqué ce qu’il souhaitait – ça s’appelle une surcharge – et Art lui a montré tout un tas d’images de panthères. Après beaucoup d’hésitations Russ a fini par choisir celle qui me paraissait aussi la meilleure à cause des crocs et des yeux qui étaient vert émeraude. Art a dit que ce serait cinquante dollars pour une de ces images, ou alors soixante-quinze pour la surcharge plus un autre tatouage de même taille, et Russ n’a pas pu s’empêcher de marchander, sauf que je me suis soudain aperçu que c’était pour moi qu’il marchandait, pas pour lui. Car Art s’est adressé à moi en disant, Bon, jeune homme, c’est calme, aujourd’hui, alors choisissez ce qui vous plaît là-dedans. Et il me tendait un vieux livre de dessins tout bosselé.
Trente dollars pour la panthère, a-t-il déclaré, et trente dollars pour un autre motif tant que vous le prenez parmi ceux-ci. Puis il a allumé une cigarette et pendant que je feuilletais le catalogue de tatouages il s’est mis au travail sur l’avant-bras de Russ.
La vibration de l’aiguille me faisait penser aux ailes d’un colibri. Elle ne me paraissait pas du tout dangereuse, et chaque fois que je regardais Russ je constatais qu’il ne grimaçait pas et ne plissait pas les yeux de douleur. Ça fait mal ? j’ai demandé.
Non, il a répondu. C’est comme si tu te mets un glaçon sur le bras. Sauf au début parce que c’est chaud et ça picote.
Certains dessins m’attiraient plus que d’autres, par exemple des palmiers devant un coucher de soleil et un loup en train de hurler sur une montagne, mais je me disais que c’était pour des adeptes de l’écologie, des végétariens ou des gens comme ça plutôt que pour des mecs de mon âge. Les têtes coupées avec des serpents qui sortaient par les orbites, les couteaux dégouttant de sang et les jokers qui tiraient d’énormes langues rouges, tout ça me plaisait aussi mais allait mieux aux accros de heavy metal. Et même si le heavy metal était un peu mon truc à cette époque je voulais pas m’engager pour l’avenir. Un tatouage est éternel même si on se le fait recouvrir comme Russ. Il faut donc choisir un motif avec lequel on peut évoluer.
Puis j’ai trouvé ce que je voulais. C’était un drapeau de pirates, mais sans le drapeau, rien que la tête de mort devant les tibias croisés, et ça m’a fait penser à Peter Pan à cause d’un livre que j’avais quand j’étais môme et que ma grand-mère me lisait quand je voulais. J’adorais ce livre. Je me rappelle avoir examiné les illustrations de très près comme on le fait quand on est tout petit et avoir posé des questions à grand-mère sur le drapeau qui me faisait un peu peur, mais elle a répondu que c’était un truc du capitaine Crochet et des pirates pour faire croire aux gens qu’ils étaient méchants alors que la seule chose qui les intéressait c’était de découvrir des trésors cachés. C’est une histoire intéressante. Peter Pan va dans une grande ville à la recherche de son ombre perdue et il tombe sur des gosses de riches qui ont des parents qui ne les aiment pas. Il leur apprend à voler et les emmène dans sa cachette sur une île où ils vivent toutes sortes d’aventures en luttant contre le capitaine Crochet et les pirates. Il y a une princesse indienne et une fée invisible du nom de Clochette qui aident Peter Pan et les gosses de riches à battre les pirates, et cette île devient un endroit carrément cool pour eux. Elle s’appelle le Pays Imaginaire parce qu’il n’y a pas d’adultes et qu’on peut y rester enfant pour toujours. Mais les enfants finissent par regretter leurs parents. Ils veulent rentrer chez eux et grandir comme tout le monde et ils sont donc obligés de laisser Peter Pan tout seul sur son île. C’est une fin qui est triste. Même si Peter Pan a récupéré son ombre.
En tout cas je me suis dit qu’un tatouage est comme le drapeau d’une seule personne et j’ai opté pour la tête de mort et les os en croix comme celui du capitaine Crochet, sauf que je ne voulais pas la tête. Rien que les os. Le crâne m’écœurait un peu et j’étais presque sûr que j’en aurais marre de le voir après quelques années. Je me disais, le X désigne l’endroit qu’on cherche, il signifie Malcolm X comme dans le film, il veut dire le Trésor est Caché Ici, et aussi Croisement comme sur les panneaux et plein d’autres choses. Et puis quand les gens le verraient ils croiraient que je suis méchant même s’il n’y avait pas le crâne et je trouvais ça très bien. Chaque fois que je le regarderais je me souviendrais de Peter Pan et de ma grand-mère qui me le lisait quand j’étais môme. Russ a trouvé que j’avais fait un excellent choix mais c’est seulement le côté méchant qui l’intéressait. Je n’ai pas trouvé utile de lui raconter le reste.
J’ai demandé à Art de le graver à l’intérieur de mon avant-bras pour que je puisse le faire voir aux gens en saluant le poing levé ou paume contre paume. Et je pouvais me le montrer rien qu’en tournant le bras. Le tatouage proprement dit piquait en fait beaucoup plus que Russ l’avait dit, et c’est resté brûlant tout le temps qu’Art a travaillé. En plus, ç’a été encore douloureux après, mais quand Art a eu fini c’était méchamment beau à part la peau tout autour qui était rouge et enflammée. C’était une véritable œuvre d’art. Les os avaient de gros cartilages au bout, comme des fémurs, et tous les détails y étaient. Ce mec-là savait dessiner.
Oh putain, mec ! a dit Russ et sa main gauche a claqué dans la mienne. T’as les os ! m’a-t-il dit. Je voyais que Russ aurait à présent préféré ne pas s’être fait tatouer une panthère, mais c’était trop tard.
C’est comme ça que tu devrais t’appeler, a-t-il dit. L’os. Bone. À cause de ton tatouage. Laisse tomber Zombi, man, ça fait penser que tu fais du vaudou ou une connerie bizarre comme ça, de l’occultisme. De l’os, c’est dur, man. Dur. C’est universel, man.
Ouais, oublions Zombi. Bone, c’est cool, j’ai dit à mon tour. J’étais sérieux et je me voyais déjà en tant que Bone. L’os. Et toi, tu vas te servir de Buck comme nom ? je lui ai demandé. Je me disais que Buck et Bone ça faisait débile. Genre country and western. Pourquoi pas Panthère ? C’était une suggestion, pour qu’il ne regrette pas trop son tatouage, mais au fond je ne trouvais pas Panthère très bien pour un bavard comme Russ. Je l’avais dit comme ça.
No-on. Je vais garder Buck pour l’instant, a-t-il répondu. Comme le fabricant de couteaux. Buck. Ou comme le cerf à douze cors[3], man. Tu vois, dans la pub pour la compagnie d’assurances.
Ouais. Ou comme dans Bambi.
J’t’emmerde, connard, a-t-il dit. Je voyais qu’il était en colère et que je l’avais blessé en parlant ainsi de son surnom et de son tatouage.
Allez, je plaisantais. Bone aime se marrer, tu sais.
Il a répondu bien sûr, a payé les tatouages et nous sommes sortis. À part le fait que Russ était de mauvais poil je me sentais super-bien comme si j’étais une personne toute neuve avec un nouveau nom et même un nouveau corps. Ma vieille identité de Chappie n’était pas morte mais c’était devenu un secret. Un tatouage vous fait ce genre de choses : il vous fait penser à votre corps comme à un costume particulier que vous pouvez mettre ou enlever chaque fois que vous en avez envie. Un nom nouveau, s’il est suffisamment cool, a le même effet. Et faire l’expérience des deux en même temps c’est connaître le pouvoir. C’est le genre de pouvoir que tous les super-héros possédant des identités secrètes connaissent du fait qu’ils sont capables de se transformer d’une personne en une autre. Vous avez beau croire que vous savez qui il est, ce mec-là est toujours quelqu’un d’autre.