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À L’ÉCOLE

J’ai du mal à repasser dans ma tête cette période de vie dans le car avec I-Man et Froggy sans être tout remué par des trucs comme de la gratitude – et pourtant je ne sais pas qui remercier, pas plus aujourd’hui qu’alors, parce que I-Man n’a jamais accepté la moindre reconnaissance, et tout ce qui m’a paru si extraordinaire était pour lui parfaitement normal.

Peut-être était-ce en effet normal, et peut-être c’était ma vie d’avant qui avait été bizarre ou extraordinaire.

Il te faut rendre grâce et hommage, man, disait-il chaque fois que je remarquais combien la vie était sympa maintenant que nous étions là tous les trois, moi, Froggy et lui, dans le car scolaire derrière les entrepôts de Plattsburgh.

Et je répondais, Ouais, bien sûr, à qui est-ce que je dois rendre grâce et hommage ?

Un doux sourire venait alors sur les lèvres de I-Man et il disait, À Jah, ce qui devait être son idée de Dieu ou peut-être de Jésus, sauf que ce n’était pas tout à fait pareil parce que I-Man était un vieux Noir et un Jamaïquain et ainsi de suite. Je ne savais pas exactement qui était Jah, tout cela étant nouveau pour moi, et quand il m’a appris que Jah était en réalité un Africain, le roi des rois, qu’il s’appelait Hailé Sélassié et qu’il avait chassé les Blancs d’Afrique pour libérer son peuple, je me suis dit qu’il s’agissait sans doute de quelque chose que les Blancs n’arrivaient pas à comprendre, ou bien que I-Man utilisait une autre Bible que la nôtre, une Bible dont je n’avais pas encore entendu parler.

En fait j’avais déjà vu quelques rastafaris – des Américains blancs – au centre commercial et ailleurs en train de faire du stop. C’étaient surtout des jeunes qui fumaient beaucoup d’herbe et qui cherchaient une religion pour accompagner la fumette. Ils se laissaient pousser les cheveux, ils les coiffaient en tresses et mettaient dessus de la cire ou d’autres saletés pour en faire des mèches rastas, des dreadlocks, et ces rastas blancs, quand ils parlaient de Jah et de rendre grâce et hommage, reprenaient des mots trouvés dans les chansons de Bob Marley. Mais ils ne mentionnaient jamais cet autre mec, Hailé Sélassié. Je savais bien qu’au fond ils parlaient de Dieu et de Jésus et de machins comme ça, sauf qu’ils le représentaient comme un très vieux Noir, style Malcolm X avec une barbe grise, pour qu’ils puissent se représenter eux-mêmes comme noirs, comme si c’était ça l’essentiel, ne pas être obligés d’être des petits Américains blancs adorant le dieu de leurs parents. C’est pour ça qu’ils négligeaient le côté Hailé Sélassié qui avait pourtant de l’importance.

Parce que en fait, la réalité – du moins la partie de la réalité qui comprend les dieux, les sauveurs et ce qui va avec – n’était pas la même pour I-Man que pour nous, jeunes Américains blancs. Sans doute était-elle aussi différente de celle des enfants américains noirs, mais je ne peux évidemment pas en dire grand-chose, n’en étant pas un moi-même. Au fond, qui sait comment les enfants américains noirs se représentent Dieu ? Si on en juge par les travaux artistiques de leurs parents, les cantiques d’église et tout ça, on se dit qu’ils Le voient à peu près comme les Blancs, sauf qu’il est peut-être un peu moins rigide.

En tout cas, chaque fois que I-Man me disait de rendre grâce et hommage à Jah du fait que je trouvais la vie sympa, c’était comme s’il m’avait dit de remercier le dieu-singe ou de rendre hommage au dieu à cent bras et à la tête d’éléphant. Mais quand j’y réfléchissais, comme c’était la première fois de ma vie que j’étais vraiment heureux, il était quand même plus raisonnable dans mon cas de remercier de tels dieux étrangers que le dieu blanc américain, barbu et méthodiste, ainsi que son fils squelettique Jésus à qui ma mère, mon beau-père et ma grand-mère m’avaient ordonné de rendre grâce et hommage quand j’étais petit et que j’allais à l’église. D’ailleurs à l’époque j’aurais menti en disant merci, parce que je n’étais pas si favorisé que ça, sauf si on considère comme des cadeaux le fait que mon vrai père m’ait largué, que mon beau-père vienne faire le pervers dans ma chambre quand il était soûl, que ma mère prétende toujours en larmoyant comme une imbécile que tout allait parfaitement bien et que ma grand-mère n’arrête pas de râler. Rendre grâce et hommage à Dieu et à Jésus dans ces conditions, ç’aurait été franchement bizarre et les autres devaient bien s’en douter. Parce qu’à cette époque comme à présent, ils n’allaient jamais régulièrement à l’église, pas même un dimanche par mois, mais juste assez pour qu’on sache autour d’eux qu’ils n’étaient ni catholiques ni juifs, ce qui à mon avis était pour eux le seul truc important.

C’est bizarre, la religion, que ce soit celle des jeunes rastas blancs ou celle de ma mère, elle sert d’habitude à autre chose qu’à rendre grâce et hommage. Je veux dire pour ceux qui font les actions de grâce et qui louent le Seigneur. Je n’avais jamais beaucoup réfléchi à ces choses avant de rencontrer I-Man cet été-là, et puis avant même de m’en rendre compte je m’y suis mis sérieusement et j’ai commencé à me faire quelques opinions tout à fait nouvelles pour moi. En matière de religion, I-Man était différent de toutes les personnes que j’avais connues : il était sincèrement religieux, pourrait-on dire, mais à la manière dont Dieu ou Jésus ou les gens comme ça avaient dû l’être autrefois à l’époque d’Israël quand ils ont commencé à voir que la religion pourrait être une assez bonne chose pour les habitants de la Terre étant donné que ces mêmes habitants étaient si égoïstes et si ignorants, et qu’ils n’arrêtaient pas de faire comme s’ils allaient vivre pour toujours et le méritaient.

Pour I-Man, la religion était surtout un moyen de montrer qu’on était reconnaissant du simple fait de vivre parce que personne ne méritait vraiment la vie. C’était pas comme si on pouvait la gagner. En plus, pour lui la religion était un moyen de surveiller sa nourriture et en général de se reprendre en main, car les vrais rastafaris n’ont pas le droit de manger du porc ni des langoustes ni rien de ce qu’ils appellent des macchabées, c’est-à-dire de la viande en général, et pas non plus de sel parce que, m’a dit I-Man, les Africains sont allergiques au sel. Ils n’ont pas le droit non plus de boire de l’alcool à cause du lien qui existe entre le rhum et l’époque de l’esclavage – un lien que j’ai compris seulement plus tard. Bref, comme il m’a dit, tout doit être naturel, et c’était une des raisons qui l’avaient poussé à fuir le camp de travail agricole : on les forçait à avaler de la nourriture qui n’était pas naturelle. Et la deuxième raison pour laquelle il avait filé, c’était la quantité d’insecticide qu’on mettait sur les pommiers.

Il était venu de la Jamaïque en avril avec une équipe de travailleurs agricoles saisonniers, et le mec qui les avait embauchés ne l’avait pas averti qu’il ne pourrait pas pratiquer sa religion ici, même si l’Amérique est un pays libre, à cause de la mauvaise nourriture américaine pleine de macchabées, de sel et de produits chimiques. Alors I-Man était tout simplement parti. D’après son contrat il devait travailler pendant le printemps dans les vergers de pommiers, puis, en juin, la même équipe devait se rendre en Floride en car et couper de la canne à sucre tout l’été pour une autre entreprise. En automne, ils reviendraient dans le nord cueillir les pommes. Quand on avait signé on pouvait pas démissionner avant six mois, sinon on perdait tout l’argent qu’on avait gagné jusque-là et aussi son permis de travail. En quittant le camp on devenait donc un hors-la-loi international, un étranger en situation irrégulière, et en plus on était sans le sou.

Je lui ai dit que j’étais moi aussi un hors-la-loi et que Bone c’était pas mon vrai nom. I-Man a répondu que tout homme honnête était un hors-la-loi et que tout homme libre devait se choisir un nouveau nom s’il refusait son nom d’esclave. Il n’a pas voulu me dire son nom d’esclave, il a déclaré qu’il ne pouvait plus le prononcer. Je ne lui ai pas non plus révélé le mien, le même que celui de mon beau-père. J’ai juste expliqué que j’avais autrefois deux noms, Chappie plus un autre, mais que je n’en avais qu’un à présent, Bone. Il a trouvé que c’était cool.

C’était sans conteste le mec le plus intéressant de tous ceux que j’avais jamais rencontrés. Ses mèches rastas me plaisaient, ces grandes lanières épaisses et noires au nombre de quarante ou cinquante qui lui descendaient presque jusqu’à la taille – ce qui, entre parenthèses, n’était pas aussi long qu’il semble parce que I-Man était assez petit pour un adulte. Il avait ma taille, mais il était très musclé, surtout pour un mec âgé d’environ cinquante ans. Ses mèches mesuraient autour de soixante-dix centimètres, mais si on les avait dénouées elles seraient probablement descendues jusqu’à terre parce que les cheveux de I-Man étaient tout tire-bouchonnés et frisottés comme ils le sont naturellement chez les Noirs et il ne les avait jamais coupés depuis qu’il avait vu la lumière, disait-il, ce qui avait eu lieu lorsqu’il avait connu Je-même. C’était comme ça qu’il parlait. Les rastas sont pas censés se couper les cheveux, m’a-t-il dit, ni se raser, ce qui ne lui posait pas de problème étant donné qu’il n’avait pas beaucoup plus de poils que moi sur la figure, c’est-à-dire à peu près pas du tout. Je me disais à le voir qu’il était peut-être en partie chinois, mais quand je le lui ai demandé il a répondu que non, qu’il était de sang africain, cent pour cent pur.

Ce qui m’intéressait évidemment beaucoup, c’était que tous les rastafaris, comme par ordre du vieux roi des rois africain lui-même, devaient fumer de la ganja pratiquement tous les jours. Ils en fumaient pour monter jusqu’aux plus grandes hauteurs et pour plonger jusqu’aux plus extrêmes profondeurs. C’étaient les expressions qu’utilisait I-Man, même si selon moi il voulait simplement dire partir dans les vapes. Partir dans les vapes était pour lui une expérience religieuse et je trouvais ça cool, mais à sa façon de parler de la religion on comprenait qu’elle représentait aussi pour lui un moyen de se libérer des Blancs, en premier lieu des Anglais qui, disait-il, sont allés chercher ses ancêtres en Afrique et en ont fait des esclaves à la Jamaïque comme en de nombreux autres lieux. Puis, plus tard, quand les Anglais ont découvert que la colonisation était moins coûteuse et moins dérangeante pour eux que l’esclavage, mais que grâce à elle ils pouvaient tout autant s’enrichir sans avoir à quitter Londres autrement qu’en vacances, ils ont libéré tous leurs esclaves et les ont colonisés. Encore après, quand la reine d’Angleterre est enfin morte et que les Anglais ont dû rendre la liberté à la Jamaïque, les Américains et les Canadiens ont inventé le tourisme, ce qui est la même chose que la colonisation, a-t-il ajouté, sauf que les habitants de la colonie ne sont plus obligés de travailler dans des fabriques ou des plantations.

J’aimais bien les mots qu’il utilisait, ancêtres, dérangeante et ainsi de suite. Il rendait l’histoire intéressante, ce qui était pour moi une première, et pour une religion le rastafarisme était loin d’être absurde, en tout cas de la manière dont I-Man l’expliquait. J’ai trouvé qu’un jeune Blanc ne pouvait pas l’adopter sans truquer, un Blanc comme ceux que j’avais vus dans le coin avec leurs mèches rastas, mais I-Man a répondu, Bien sûr que si, si tu fumes assez de ganja tu peux, parce qu’une fois que tu atteins le fond de la compréhension et que tu aimes à connaître Je-même tu t’aperçois que toutes les choses et tous les êtres sont un seul et même Je-et-Je. Un seul amour, a-t-il dit. Un seul cœur. Un Je.

Je lui ai dit que je ne pouvais pas vraiment aller aussi loin que ça pour l’instant, mais peut-être quand je serais plus âgé et que j’aurais fait un certain nombre d’expériences importantes comme voyager à l’étranger, avoir des rapports sexuels, manger de la viande et d’autres encore, je serais d’accord pour m’aventurer dans les profondeurs de la compréhension où toutes les choses et tous les êtres sont semblables. Mais pour l’instant j’en étais encore aux différences.

Si le soir où j’étais arrivé avec Froggy j’avais trouvé que l’odeur était meilleure, c’était parce que I-Man avait transformé le bus en une sorte de serre. Je ne m’en étais évidemment pas aperçu avant le lendemain, parce qu’il faisait nuit quand nous étions entrés. Et puis j’étais sous l’effet de mon premier joint depuis un certain temps et j’avais la tête prise par tout ce qui venait de se passer. Mais la première chose que j’ai vue en me réveillant a été le flot de rayons de soleil qui pénétrait par les fenêtres, puis une incroyable profusion de plantes dans des boîtes, des pots, des bacs en bois et des vieilles barriques. Il y en avait dans tout le car, dans tous les coins où tapait le soleil, sur des planches, des sièges, des caisses en plastique, il y en avait qui pendaient du plafond par des fils de fer, et même sur le fauteuil du chauffeur et sur le tableau de bord. J’avais l’impression de me réveiller dans un jardin tropical magnifique et pas dans le fumoir à crack de mon premier séjour dans le car scolaire.

Je me suis assis sur le matelas et j’ai examiné les lieux. Les plantes étaient jeunes pour la plupart. Sans avoir encore beaucoup de feuilles elles paraissaient bien saines et vigoureuses. Il y avait toutes sortes de légumes. J’en reconnaissais quelques-uns, comme le maïs et la tomate, et I-Man m’a appris plus tard à en distinguer d’autres, par exemple les pommes de terre, les petits pois, les haricots verts, les choux, les ignames, les piments rouges, un truc jamaïquain qu’on appelle calalou et qui ressemble à des épinards, et même des carottes, des concombres et des courgettes. Évidemment il cultivait de la ganja. Je n’ai pas eu de mal à la reconnaître même si les pousses ne mesuraient alors que quelques centimètres. Quand on a fumé assez d’herbe on a un flair particulier pour la détecter, comme si on était devenu un de ces clebs entraînés à reconnaître la drogue à l’odeur. Quand on l’arrose ou quand il vient de pleuvoir, c’est une odeur qui se répand dans l’air et qu’on sent de loin comme celle des lilas ou des roses. Ce matin-là, quand je me suis réveillé, j’ai respiré et j’ai reconnu le cannabis qui venait d’être arrosé. I-Man avait relié entre eux tout un tas de petits bouts de tuyaux et de tubes qui se déversaient dans les boîtes et les pots. L’eau ruisselait aux points de connexion et sortait par de minuscules trous qu’il avait percés dans les tuyaux. On entendait les gouttes tomber les unes après les autres, la brise légère passer par les fenêtres et le bruissement des feuilles nouvelles les unes contre les autres. Avec l’odeur de marijuana fraîche et verte dans l’air, c’était une bonne façon de se réveiller. Super-bonne. C’était le jardin du paradis.

J’ai remarqué que le tuyau entrait dans le car par la fenêtre près du volant, et lorsque je me suis mis debout et que j’ai regardé dehors, j’ai vu qu’il traversait tout le terrain plein d’herbe. Au bout se tenait I-Man en short vert flottant et T-shirt jaune, très loin, à côté d’un des vieux entrepôts en parpaings où devait se trouver le robinet auquel il était branché. Puis, regardant à nouveau dans le bus, j’ai cherché Froggy mais je l’ai pas trouvée. J’ai crié, Hé, Froggy, t’es où, man ? Comme je n’ai pas reçu de réponse, je me suis dit qu’elle avait dû avoir peur en se réveillant dans ce jardin bizarre avec un petit vieux black qui parlait d’une drôle de façon, et que dès qu’il avait tourné les talons pour mettre l’eau elle s’était glissée dehors et avait filé rejoindre Buster. Pourtant j’espérais beaucoup me tromper. Je ne voulais surtout pas que Buster ou qui que ce soit d’autre sache où je me trouvais à présent et j’avais aussi le sentiment d’être personnellement responsable de Froggy. Avec l’aide de I-Man j’espérais arriver à la placer auprès de vrais parents au lieu de la voir rester avec un mec qui faisait peut-être tourner des groupes de rap et une sorte d’Église mais qui, à mon sens, n’était rien de plus que le roi psychopathe du porno de Plattsburgh, un malade qui droguait des gosses.

Puis en regardant à nouveau par la fenêtre j’ai vu I-Man qui revenait vers le car avec Froggy à son côté, et elle lui tenait la main comme si elle était sa fille. Quand ils ont été plus près j’ai remarqué qu’il lui parlait à toute vitesse en lui montrant les différentes sortes d’herbes et de fleurs. Il l’instruisait, en quelque sorte, et c’était sans doute la première fois dans la vie de Froggy que quelqu’un lui apprenait quelque chose de bien.

Les deux ensemble formaient un joli tableau et ça m’a fait penser à un livre, La Case de l’oncle Tom, que j’avais pris à la bibliothèque en cinquième parce que je devais en tirer un résumé. La prof s’était mise salement en colère parce que j’avais dit que c’était pas mal si on considérait que c’était une Blanche qui l’avait écrit. Elle m’avait collé un D. Ma prof était une Blanche elle aussi, et elle croyait que je me moquais, ce qui était faux. Mais je savais que le livre aurait été différent s’il avait été écrit par un Noir, disons, ou même par une Noire, et il aurait été meilleur parce que le vieil oncle Tom aurait sans doute cassé la baraque et qu’on l’aurait alors lynché ou un truc comme ça – ce qui aurait presque valu le coup pour lui. Dans ces temps anciens de l’esclavage les Blancs étaient sérieusement malades mentalement, et c’était ça que j’avais voulu dire dans mon résumé, ça et aussi que la Blanche qui avait écrit le livre essayait de ne pas en être une, de malade mentale, c’est tout. Bien sûr, les Blancs sont encore bien frappés, là y a pas grand-chose de neuf, mais il m’arrive de l’oublier, comme cette fois-là dans mon résumé.

En tout cas, Froggy a été tout de suite copine avec I-Man et lui a fait confiance en lui racontant des choses qu’elle avait peur de me dire, j’en ai l’impression, parce que je ressemblais plus à Buster que I-Man du fait que je suis blanc et qu’à une époque j’ai été en bons termes avec Buster. Et puis elle savait que j’avais chouré le rouleau de billets de Buster, ce qu’il méritait peut-être, mais ça me donnait pas l’image du mec à qui on peut faire totalement confiance. Pourtant on peut être un hors-la-loi ou un criminel et être digne de confiance, tout comme on peut être flic ou pasteur et ne pas en être digne. Mais Froggy était jeune et les autres pouvaient faire d’elle plus ou moins ce qu’ils voulaient. Elle ne s’en rendait pas encore compte. Moi je savais que même I-Man mentait jusqu’à un certain point, par exemple sur l’endroit où il se procurait son herbe. Il disait qu’il l’avait apportée de la Jamaïque mais je sentais tout de suite à son odeur qu’elle provenait de chez l’ami Hector qui ne la cède que contre argent sauf si on revend pour lui, et I-Man faisait donc le dealer. Il volait aussi un peu, de l’eau, par exemple, et sans doute aussi ce qui lui avait servi à construire sa serre même s’il disait qu’il avait tout trouvé dans des poubelles et qu’il récupérait des petits trucs au rebut comme du savon, des bougies, du shampooing et même des graines dont il prétendait qu’elles venaient des légumes qu’on jetait à Sun Foods, un grand supermarché du centre commercial d’où, disait I-Man, il tirait toute sa nourriture et continuerait à le faire jusqu’à ce que son jardin commence à donner.

Il ne mangeait que ça, des fruits et des légumes cuits de façon Ital dont il disait que c’est la manière rasta de cuisiner. Je suppose que c’est comme ça que faisait le vieux Hailé Sélassié en Afrique, et ça veut dire en gros pas de sel, obligatoirement de la noix de coco râpée comme huile et comme assaisonnement, plus plein de piments forts. C’était un peu étrange, mais je m’y suis habitué assez vite, surtout pour ce qui est des quelques spécialités comme le jus de Sion fait avec des carottes et d’excellents acras de haricots qu’on sert avec une sauce de piments, d’oignons, de tomates et de citrons verts. La ratatouille Ital, où on mélange de la citrouille, des ignames et de la noix de coco, était vraiment très bonne, et aussi le pudding dreadnut, un dessert fait de cacahuètes et de sucre. I-Man s’était bâti une sorte de cuisine complète à l’extérieur du car. Il l’avait protégée par un morceau de tôle ondulée fixé à des pieux de façon à pouvoir s’en servir même quand il pleuvait. Il avait construit un foyer avec des pierres et un gril avec des tiges de fer. Il avait deux ou trois vieilles poêles et casseroles pour faire la cuisine et, pour manger, quelques assiettes qui semblaient avoir été récupérées dans les ordures, mais elles suffisaient bien et il utilisait comme évier une vieille bassine en plastique dans laquelle il faisait couler l’eau de son tuyau. Comme il ne mangeait que des légumes et des fruits et que nous allions tous les jours à Sun Foods, il n’avait pas besoin de frigo.

Je sais pas pourquoi – peut-être ça me donnait une sensation d’autonomie comme si je me retrouvais à l’ère de la chasse et de la cueillette – mais la collecte de nourriture était vraiment devenue mon truc. Caché dans les buissons derrière le supermarché, j’attendais qu’on jette les machins qui arrivaient à la limite de fraîcheur, ou qui étaient abîmés ou un peu avariés et qui ne pourraient donc pas se vendre. Je plongeais dès que le mec du magasin avait tourné les talons et je remplissais mon sac à dos de choses pas croyables, des noix de coco à peine fêlées, des courgettes fendues parce qu’elles étaient tombées, toutes sortes de laitues, de légumes verts, d’oignons et de pommes de terre échappées de sacs éventrés, et ainsi de suite. Il y en aurait eu assez pour nourrir tous les gosses sans foyer de Plattsburgh si on avait pris les choses en main. La plupart des sans-abri ne sont pas végétariens, ou en tout cas ne sont pas des rastafaris avec une cuisine en plein air comme nous, et ils préfèrent les restes que leur donnent les fast-foods ou des restaurants tels que Chuck E. Cheese ou le Red Lobster. Mais nous, nous ne voulions rien avoir à faire avec ces restos à cause des macchabées, et du coup nous avions les aliments de Sun Foods pratiquement pour nous seuls. Parce qu’il y avait aussi un type qu’on appelait l’Homme-chat et qui farfouillait toujours dans les ordures en miaulant, et puis un couple de très vieux mecs qui venaient le mardi et le vendredi, des gays, semble-t-il. L’un d’eux était chauve et handicapé, il avait des béquilles en métal et s’appuyait dessus pour se pencher et tendre un sac de coton que son copain remplissait avec des trucs qu’il trouvait dans les détritus. Ces deux-là aimaient surtout les pâtisseries et le vieux pain, mais l’Homme-chat cherchait des hot-dogs, de la mortadelle et des produits du même genre, déjà périmés mais pas encore mauvais à manger, du moins si on se prenait pour un chat comme il le faisait.

Nous faisions notre excursion quotidienne là-bas, à Sun Foods, moi et Froggy et I-Man, et c’était notre activité principale à l’extérieur du car. Sauf pour I-Man qui disparaissait pendant quelques heures tous les trois ou quatre jours, et je savais qu’il allait dealer un peu, chercher de l’herbe pour lui et aussi pour moi, ce qui était cool. Je savais où il l’achetait mais pas où il la vendait, et je ne le lui ai pas non plus demandé, sans doute parce que ça n’aurait fait que me rappeler de mauvais souvenirs de la période où je vivais à Au Sable au-dessus du Video Den avec Russ, Bruce et les Adirondack Iron. Tout ça me semblait avoir eu lieu des années auparavant et dans un autre pays.

Chaque matin de bonne heure, après avoir arrosé les plantes nous traversions tous les trois les terrains à l’arrière des entrepôts et nous émergions au bord du parking du centre commercial, derrière Officemax, juste à côté de Sun Foods. Nous pouvions donc, en fait, aller et venir sans nous faire remarquer et sans même devoir traverser une seule rue. Ce qui était une bonne chose parce que je crois qu’on serait pas passés inaperçus, une petite fille, un rasta avec des mèches léonines et un adolescent blanc – même si, sans mon mohawk, j’étais moins voyant qu’avant. Quand même, tous les trois ensemble… Et puis il fallait toujours se méfier de Buster.

Nous étions heureux, à cette époque, du moins je sais que je l’étais et que la petite Froggy paraissait l’être pour la première fois. Sans dope elle avait commencé à se conduire normalement après quelques jours, ce qui m’a porté à croire que Buster avait dû la bourrer de trucs, principalement de tranquillisants, des Quaalude qu’il devait mettre dans ce qu’elle mangeait. Il ne lui aurait donc rien injecté, ce qui était bien parce qu’un gosse peut laisser tomber les Quaalude sans être malade. J’ai d’ailleurs surpris Froggy en train de rire à plusieurs reprises, par exemple une fois où I-Man faisait des petits pas de danse rasta et des gestes de rap devant deux ou trois casseroles qu’il avait mises à chauffer pour le repas du soir. Ou quand je me suis emmêlé avec le tuyau et que je me suis arrosé partout. C’était le genre de truc qui la faisait tordre de rire et alors elle mettait sa main sur sa bouche au cas où quelqu’un l’aurait vue, comme si elle voulait cacher de vilaines dents. Pourtant elles étaient bien, ses dents, à part deux de devant qu’elle avait perdues, des dents de lait parce qu’elle n’avait que sept ans. À présent elle portait un des vieux T-shirts de I-Man où était marqué “Revenez à la Jamaïque” et un des caleçons écossais de M. Ridgeway ajusté avec des épingles de nourrice. I-Man lui avait fabriqué des sandales avec du caoutchouc de vieux pneu et des lanières de cuir, et il en avait fait d’autres pour moi, pareilles, que je mettais à la place de mes anciennes Doc Martens, trop militaires comme me l’avait expliqué I-Man. Et je ne portais plus qu’un simple T-shirt et un jean coupé, comme I-Man.

Maintenant qu’il faisait chaud, I-Man avait décidé de mettre à l’extérieur les plantes les plus grandes – par exemple le maïs et les tomates – et de les replanter dans le jardin en pleine expansion. Nous avons alors passé beaucoup de temps à travailler ensemble dehors, ce qui nous a bien bronzés, moi et Froggy, et donné l’air d’être en super-forme. Pour la première fois de ma vie j’avais même pas mal de biceps, ce qui impressionnait Froggy quand je le lui montrais. Mais je ne me vantais pas auprès de I-Man parce qu’il était vraiment trop musclé par rapport à moi. C’était un adulte et il était donc assez normal que j’aie l’air d’un gringalet à côté de lui, mais ça m’aurait quand même gêné.

En tout cas, un jour il est rentré avec deux pelles et un râteau qu’il disait avoir trouvés dans un parc en ville. C’était probablement vrai, mais je n’étais pas persuadé que les employés municipaux les aient vraiment jetés ou qu’ils les aient perdus. Le lendemain I-Man nous a fait sortir pour creuser et retourner le sol, bien le nettoyer et le préparer, en faire un vrai jardin. Sauf qu’il ne ressemblait à aucun des jardins que j’avais vus jusqu’alors. C’était une seule bande de terre d’une trentaine de centimètres de large qui partait en boucles bizarres et en cercles comme si elle suivait une carte mystérieuse que seul I-Man aurait eue en tête. Elle serpentait autour du car, longeait la cuisine et partait dans les hautes herbes du terrain vague. Je me suis demandé à quoi ce ruban ressemblait vu du ciel, peut-être aux animaux et aux dieux que les êtres venus de l’espace avaient faits en Amérique du Sud, et quand j’ai posé la question à I-Man il m’a répondu qu’il n’en savait rien, que seul Jah savait et que Jah guidait Je-et-Je.

Il n’avait pourtant pas eu d’hésitation sur l’endroit où il devait creuser, et il avait délimité son trajet très exactement avec un cordeau et des piquets. Pendant ce temps, moi et Froggy nous le suivions avec nos pelles et nous retournions la terre qui m’étonnait parce qu’elle ne contenait pas de cailloux, qu’elle était sombre, meuble et paraissait fertile. On aurait dit que I-Man suivait la bonne veine, la seule bonne terre dans tout le coin, en fait, et s’il avait découpé un jardin ordinaire dans ce terrain, disons un carré de six mètres sur six, comme l’aurait fait quelqu’un de normal, rien n’y aurait poussé parce que la majeure partie de ce sol, comme celui de presque tout le comté, n’était que de la pierraille et du gravier, et même, en plein d’endroits, un dépôt de déchets chimiques. D’ailleurs, le terrain sur lequel nous vivions et travaillions était pratiquement situé au-dessus d’une réserve de vieux produits chimiques datant de l’époque où on y cachait du poison et des matières radioactives pour l’armée de l’air en cas d’attaque des Russes. Bizarrement, I-Man avait pu flairer la seule bande de terre qui n’était pas contaminée et dangereuse, ni même pleine de cailloux. Je n’avais encore jamais vu de sol aussi foncé et épais dans cette partie du pays et tout ce qu’a planté I-Man a germé et poussé à une allure folle en plus de resplendir de santé comme ce qu’on récoltait à l’époque des pionniers.

Il faisait encore jour assez tard parce qu’on arrivait à la fin de juin, et le soir, après notre souper, on s’asseyait tous les trois sur les marches du bus en laissant la porte ouverte. Moi et I-Man on s’envoyait alors un gros pétard et on parlait de choses et d’autres. C’était surtout lui qui parlait tandis que moi et Froggy on essayait de comprendre parce qu’il était en quelque sorte notre professeur de vie et nous ses élèves – Froggy, disons en CP ou en maternelle, et moi peut-être en CE2. Entre les sages réflexions de I-Man il y avait de longs silences pendant lesquels on restait tous les trois assis à écouter les grillons et la brise qui bruissait dans les longues herbes, dans les tiges de maïs et dans toutes les plantes du jardin. Nous regardions le soleil se coucher et le ciel virer au rouge comme de la confiture pendant que passaient lentement de fines traînées de nuages argentés et qu’une à une les étoiles apparaissaient dans la voûte bleu foncé au-dessus de nos têtes comme de vrais diamants. Puis la vieille lune montait lentement au-dessus de la crête des arbres dans le lointain, et le champ autour de nous paraissait tellement paisible et beau sous les rayons de lune qu’il était difficile de croire qu’il n’y avait pas très longtemps de cela je l’avais jugé sinistre, horrible, et que je n’avais eu qu’une envie, le fuir. Maintenant, c’était comme si pour la première fois, dans cette vieille épave de car scolaire, sur ce terrain minable, j’avais trouvé un vrai foyer et une vraie famille.

 

*

 

Mais ce n’était évidemment pas une vraie famille. On ne pouvait pas, moi et I-Man, être comme les parents de Froggy ni même ses frères aînés parce qu’elle était si petite, et je n’étais moi-même qu’un gamin et un hors-la-loi, tandis que I-Man était un Jamaïquain en situation irrégulière qui essayait de se débrouiller et de parvenir à rentrer chez lui sans se faire arrêter par les autorités américaines. Et puis Froggy était en réalité la fille de quelqu’un d’autre, et si tarée que soit cette personne on avait le devoir d’essayer de lui ramener sa fille si Froggy voulait être avec sa mère. Et si elle en avait pas envie, alors on serait obligés de lui trouver quelqu’un d’autre pour lui servir de mère. Il paraissait évident que parce que c’était une fille si jeune Froggy avait davantage besoin d’une mère que de moi et de I-Man. Ça, nous le comprenions et nous l’acceptions, et nous avons ensuite essayé d’en parler à Froggy.

I-Man lui disait, Loin là-bas, Froggy, dans les terres froides et sauvages d’Amérique, y a forcément une maman, et elle pleure pour que tu rentres à la maison, ma fille, une maman crie c’est l’heure de rentrer. Elle a mal au cœur, Froggy, mal au cœur d’avoir vendu son bébé à Babylone.

Moi je disais qu’on pourrait téléphoner à la mère de Froggy et tâter le terrain avant de décider quelque chose, ce que I-Man approuvait du moment que Froggy le voulait. Mais elle, quand on le lui demandait, répondait seulement, Non, on parle d’autre chose.

Ça a pris des semaines, mais elle a fini par cracher que sa mère s’appelait Nancy Riley, et elle pensait qu’elle vivait à Milwaukee, dans le Wisconsin, ou qu’elle y avait vécu avant que Buster vienne la chercher. Tout cela ça s’était passé il y avait très longtemps et sans doute sa mère n’habitait plus là. Quand nous lui parlions de revenir chez sa mère, Froggy ne pleurait pas, non, elle disait quelques mots, regardait au loin, se mordait la lèvre inférieure et ses yeux paraissaient sans vie. Je savais qu’elle n’était pas partie depuis très longtemps, six mois ou un an peut-être, et ça lui semblait long parce qu’elle était encore très petite. Je répétais, Demandons aux renseignements pour savoir si ta mère est dans l’annuaire, ça peut pas faire de mal. À la fin elle a cédé et elle a dit, D’accord.

C’était une chaude soirée de début juillet, en fait le quatre parce que je me rappelle les feux d’artifice de la fête nationale au bord du lac. Il devait être à peu près sept heures et demie quand Froggy nous a enfin autorisés à téléphoner à sa mère. Je crois qu’au fond elle n’avait pas osé appeler avant parce qu’elle avait peur que sa mère lui dise de ne pas rentrer à la maison, et je suppose que c’était une crainte bien naturelle. Ou alors elle avait peur que sa mère refuse même de lui parler, mais moi et I-Man on s’était sérieusement occupés d’elle pendant un bon bout de temps et on lui avait expliqué ce que les mères ressentent en réalité pour leurs enfants même s’il leur arrive de faire des trucs très bizarres. Du coup, elle commençait à faire un peu plus confiance aux gens. C’était une percée capitale, en quelque sorte.

Mais il avait fallu beaucoup de persuasion, surtout de ma part, parce que I-Man ne cherchait pas tant que ça à convaincre les gens de faire ce qui est bon pour eux, même les gosses comme Froggy dont on dit qu’ils sont trop petits pour savoir ce qui est leur intérêt. En tout cas ce soir-là, quand elle a dit D’a-accord, qu’elle parlerait à sa mère si je l’avais au téléphone, nous avons pris tous les trois notre chemin habituel à travers le terrain vague. À présent il était tout fleuri, avec des pâquerettes, des gerbes d’or et d’autres fleurs. Nous nous sommes glissés sous le vieux grillage de la clôture, nous avons continué jusqu’à Officemax et fait le tour pour arriver devant Sun Foods où il y avait un téléphone à pièces et peu de gens parce qu’on était le 4 juillet et qu’il se faisait tard. Je suis passé devant, suivi par Froggy et par I-Man.

I-Man avait quand même vu juste sur un point, même si à son habitude il n’avait rien prouvé par des mots mais uniquement par l’exemple – ce qui, en fait, t’oblige à garder les yeux ouverts et à penser par toi-même. Pousser des enfants à faire quelque chose pour leur bien quand ils ne le souhaitent pas peut être dangereux et ne donne de bons résultats que de temps à autre. Je ne sais même pas si ça donne jamais de bons résultats, sauf dans les cas où t’es là debout en pleine rue sans voir un dix tonnes qui déboule et qu’un brave gars te pousse de côté en te disant que c’est pour ton bien. Et même là, si tu avais eu connaissance des faits tu te serais écarté tout seul avec beaucoup moins de peur, et en plus tu ne serais pas en colère pour t’être fait pousser.

En général, je peux affirmer que jusque-là, au cours de mon existence, ce n’était pas parce que ma mère, mon beau-père, un prof ou un quelconque adulte ayant pouvoir sur moi m’avait dit que telle chose était bonne pour moi que je l’avais faite. Alors là, vraiment pas. Chaque fois qu’on m’avait dit ce genre de truc ça m’avait fait l’effet d’une alarme qui se déclenche sous un capot : ou-in-in-in, ou-in-in-in, je n’entendais plus que ça, il y a quelqu’un qui essaie de voler un machin qui vaut cher, et du coup je faisais plutôt le contraire. La plupart du temps ce contraire n’était pas vraiment une réussite, mais je ne l’aurais pas fait d’abord si quelqu’un n’avait pas voulu me pousser à faire le contraire de ce contraire.

Et pourtant j’étais là à pratiquement supplier Froggy, une fille plus petite que moi, à téléphoner à sa mère, comme ET quand il appelle chez lui, alors que manifestement elle ne voulait pas. Sa mère l’avait vendue à Buster contre une somme qui lui avait sans doute servi à acheter du crack, mais je n’arrivais quand même pas à croire que sa mère ne serait pas contente et terriblement soulagée d’avoir des nouvelles de sa fille et vice versa.

Je suis rentré dans le supermarché et j’ai changé un des billets de cinquante de Buster, ce qui m’a valu une inspection serrée de la part du mec du service clientèle après que la caissière a refusé de me le prendre. Je crois qu’ils ont pensé tous les deux que c’était un faux billet, ce qui se produit souvent ici parce qu’on est si près de la frontière et qu’il y a tout un tas de contrebande et tout ça, mais j’ai raconté au mec que mon père était à l’extérieur au volant d’un fourgon spécial pour handicapés parce que c’est un ancien combattant du Viêt-Nam en fauteuil roulant et que pour lui c’est toute une affaire de venir à l’intérieur, et que je le faisais pour téléphoner à son avocat de sa part parce qu’il doit aller à Washington au sujet de l’agent Orange. Ça a fini par parler au mec, parce qu’il m’a vite changé le billet. Je sais pas pourquoi, mais j’aime bien mentionner ce truc d’agent Orange rien que pour les mots, depuis que j’en ai lu quelques lignes dans un journal et que j’ai cru que l’agent Orange était une sorte d’espion génial qui avait bossé pour la CIA au Viêt-Nam et qui, lorsqu’il a vu quelle guerre de merde c’était, est passé du côté des anciens combattants en acceptant de témoigner pour eux comme dans le film avec Tom Cruise. Si ça se trouve, c’est sur MTV que j’en ai entendu parler, parce que je lis pas vraiment les journaux, sauf par accident, par exemple si je suis assis sur un banc dans un parc et qu’il y en a un par terre que je peux pas éviter.

Bref, je suis ressorti avec une tapée de pièces de vingt-cinq cents et une poignée de petites coupures. J’ai appelé les renseignements à Milwaukee, Wisconsin, en demandant Nancy Riley. Il y avait un numéro pour N. Riley. Je l’ai composé et une femme a répondu à la première sonnerie comme si elle était restée assise près du téléphone à attendre un appel de sa fille.

Allô ? fait-elle. Je demande, C’est Nancy Riley ? Elle dit, Ouais, et je dis, Est-ce que vous avez une petite fille ? Aussitôt elle devient méchamment soupçonneuse et se lance dans des qui est-ce, et qu’est-ce que vous voulez et tout, et de quoi parlez-vous ?

Ma fille est avec sa grand-mère, dit-elle. Je devine que c’est une abonnée de la pipe à crack, ça s’entend tout de suite au grésillement du fond de sa voix, comme si elle parlait dans un haut-parleur un peu naze.

Froggy garde pendant ce temps les yeux baissés sur ses sandales en pneu et I-Man surveille les quelques clients qui sortent du magasin avec leur caddie plein de victuailles. Il leur propose de pousser leur chariot pour eux, autrement dit il fait la manche, mais les gens disent évidemment non tout de suite, pas question de confier leurs précieuses courses à ce petit mec grimaçant avec un short flottant et un T-shirt où on lit “Revenez à la Jamaïque”, sans parler de son béret rasta rouge et vert en forme de champignon d’où dépassent des mèches entortillées comme les pensées mystiques de Jah. Et pourtant un vieux couple tout courbé lui dit soudain, Oui, merci beaucoup jeune homme, et le voilà, l’heureux rasta, qui pousse leur chariot dans le parking. Donc on ne sait jamais, mais d’après l’expérience que j’ai des Blancs, quand il s’agit de traiter avec les enfants et les Noirs ce sont les vieux et les faibles qui montrent le plus de confiance, plus que les gens d’âge moyen en pleine santé et les jeunes, et cela sans doute parce que les personnes âgées n’ont plus tellement de temps à vivre.

Écoutez, madame Riley, je dis, j’ai une petite fille près de moi. Nous sommes amis et elle me dit que vous êtes sa maman. Ou, en tout cas, sa maman a le même nom que vous.

Il y a quelques instants de silence. Je l’entends fumer une cigarette et j’aimerais tant en avoir une que je me promets d’en acheter dès que j’aurai raccroché. Les cigarettes ont ce pouvoir-là, celui de vous faire dépenser l’argent des autres. À la fin elle pousse un soupir et dit, Elle s’appelle comment ? Alors je me rends compte brusquement que je ne la connais que sous le nom de Froggy. J’ai un moment de panique, je recouvre le bas du combiné de ma main et je dis, Froggy, c’est quoi ton putain de vrai nom, man ?

Elle réfléchit un instant comme si elle pouvait pas s’en souvenir, puis, tournant les yeux vers le parking, elle dit, Froggy.

Allez, ça c’est le nom que Buster t’a donné. Ton vrai nom, c’est quoi ? Celui que ta mère t’a donné ?

Rose, dit-elle.

Ouah ! Rose. C’est pas croyable ! Dommage que je l’aie pas su.

Elle s’appelle Rose, je dis à sa mère.

D’où est-ce que vous me téléphonez ? demande la femme. Elle va bien ? Ma fille est allée chez sa grand-mère, je vous dis. C’est là qu’elle habite.

Ouais, sans déconner, man.

Vous êtes de la police ou quoi ? Vous avez une voix de gosse, il me semble. Je crois que vous n’êtes qu’un gamin. Un gamin qui fait le malin, qui se paie ma tête. J’ai pas besoin de ça.

Je suis un gamin, madame. Je m’appelle Bone et je suis à Plattsburgh dans l’État de New York. Et votre fille Rose n’est pas chez sa grand-mère. Elle est là debout à côté de moi et si ça vous intéresse, elle va bien. Elle est chez des amis, maintenant. Vous devriez lui parler. Et si vous le voulez et qu’elle le veut aussi, je vous la renverrai demain par le car, et on posera pas de questions.

Elle a répondu par un rire. C’est ce que tu vas faire, hein ? Je crois que t’es qu’un sale gosse qui veut se payer ma tête. C’est pas Jerry ? Je crois que je dois te connaître de quelque part, mais t’as un vilain sens de l’humour, c’est tout. C’est Jerry, pas vrai ? Jerry qui habite près de Madison.

Cette salope commençait à me hérisser. Est-ce que le nom de Buster Brown vous dit quelque chose, man ?

Ça a fait comme un déclic. Elle a dit, Bien, laisse-moi lui parler. Et j’ai tendu le téléphone à Froggy. À Rose. Elle a pris le combiné et elle a dit, Bonjour maman. Elle n’a pas pleuré, non. Elle n’a pratiquement manifesté aucun sentiment, ne faisant que dire des trucs comme ouais, non, pendant que sa mère, à ce qu’il me semble, lui racontait un tas de choses. J’aurais bien voulu savoir quoi, mais je ne pouvais rien déduire du comportement de Rose. Ç’aurait pu être, J’ai de la peine, s’il te plaît, reviens ma fille chérie. Ou tout autant, Ne me téléphone plus jamais, petite emmerdeuse, tu n’es l’enfant de personne. Dans les deux cas, Rose aurait eu la même voix et le même air.

I-Man avait décrit un cercle complet et il est venu aux nouvelles avant de se remettre à faire la manche. Je lui ai dit où nous en étions et il s’est contenté de hocher la tête comme pour signifier qu’il allait pas s’en mettre la cervelle à l’envers – une expression qu’il utilisait volontiers – et il est parti chercher d’autres vieilles gens avec des caddies parce que ça avait l’air de rapporter. J’ai toujours été étonné de voir que si on donnait à I-Man l’occasion de parler on l’aimait même si on n’arrivait pas à le comprendre. Il avait vraiment du charme, cet Africain.

À la fin Rose m’a tendu le téléphone en disant, Elle veut te parler.

Masquant à nouveau le bas du combiné, j’ai demandé à Rose, Tout va bien ? Tu veux revenir là-bas ? Mais elle a haussé les épaules pour montrer que ça lui était égal, et j’ai trouvé que ce n’était pas du tout bon signe. Je commençais à regretter d’avoir changé le billet de cinquante de Buster pour embringuer Rose dans cette histoire. T’es pas obligée de revenir si tu veux pas, j’ai dit. Mais il faut que tu ailles avec quelqu’un. C’est-à-dire avec quelqu’un comme tout le monde. À cause de l’école et tout ça.

Elle a dit, Ouais, je sais. C’est d’accord.

J’ai dit à sa mère, Alors, on en est où ?

Écoute, je te connais pas du tout, mais je suppose que tu es quelqu’un de valable. Est-ce que Rosie habite avec toi ou ta famille ? Qu’est-ce que vous faites ?

Ce que je fais, c’est que je suis un gamin sans domicile fixe, comme on dit, et qu’elle crèche avec moi et un copain, ici, et qu’on est, disons, des hors-la-loi. Elle est trop petite pour ça. Ce n’est qu’une petite fille, merde. Alors, il faut que je lui trouve un vrai foyer. Et ça me paraissait logique de commencer par vous.

Rien. Rien d’autre que le grésillement de son haut-parleur un peu naze.

C’est simple, madame Riley. Vous êtes sa mère. Et grâce au dénommé Buster Brown il se trouve que j’ai assez d’argent pour lui acheter un billet de bus pour Milwaukee dans le Wisconsin. Si vous le voulez. Elle est d’accord. Et vous ?

Toujours rien. Et je pense, Quelle salope pas possible.

Quand même, Rose n’est qu’une petite fille et vous êtes sa mère. Ça signifie quelque chose, pour vous ?

Ouais, a-t-elle fini par dire. Puis un long silence.

Alors, qu’est-ce qu’on fait, madame Riley ? Rose m’a dit que son père était en prison et tout ça. Et vous, vous en êtes où ?

Ouais, dit-elle. Ça a l’air très bien. Mais bon, comment est-ce que je vais faire face à ses dépenses quand elle sera ici ? J’ai plus de travail, je suis malade. Tu m’entends ? C’est un vrai problème. J’ai pas un sou. Et je suis malade. Plusieurs trucs.

Elle a conclu par un long soupir du fond du cœur comme si elle attendait que je lui renvoie quelques paroles de sympathie. Mais je n’ai pas voulu le faire et à la fin elle a dit, Bon, d’accord, vas-y. Achète-lui un billet pour qu’elle puisse revenir chez sa mère. C’est une bonne action, pas vrai ? J’ai besoin d’elle, elle a besoin de moi, une enfant a besoin de sa mère. Bon, je vois que tu l’aimes bien et qu’elle aussi t’aime bien, que vous êtes amis. Alors, écoute, si tu veux, donne-lui un peu d’argent dans une enveloppe quand tu la mettras au car. Dans un petit porte-monnaie ou un endroit sûr. Tu vois ? Pour Rosie. C’est quelque chose que tu peux sans doute faire pour elle. Comme ça je pourrai m’occuper d’elle quand elle arrivera. Par exemple lui acheter quelque chose de neuf et de convenable à se mettre sur le dos. Peut-être trouver un meilleur logement. Pour qu’elle ait sa chambre. Tu comprends ce que je dis ? Oh ! je l’aime. Je l’aime vraiment.

Ouais, d’accord, j’ai dit avant de lui demander si elle voulait encore dire quelque chose à Rose. Mais elle a répondu que non, que ça allait. Mets-la simplement dans un car Trailways demain matin, m’a-t-elle dit, et donne un bout de papier à Rosie avec le numéro de téléphone dessus pour qu’elle m’appelle de la gare de Milwaukee et que je vienne la chercher. Ce n’est pas loin, a-t-elle ajouté. Et n’oublie pas l’argent, que je puisse lui acheter des vêtements et peut-être lui trouver un nouvel appartement. En plus, c’est l’été et un climatiseur ne serait vraiment pas du luxe.

Ouais, tu parles. J’ai raccroché. Toute cette histoire me donnait un peu la nausée, mais c’était trop tard. Et puis je ne pouvais imaginer aucune autre solution, pas plus que I-Man d’ailleurs. Mais, lui, ça ne le gênait pas, parce qu’à part pour son jardin potager et d’autres activités quotidiennes, I-Man ne courait pas après les idées ou les plans. Il prenait en général les choses comme elles venaient et s’adaptait sur-le-champ. Il était en quelque sorte l’inverse de mon copain Russ et de la plupart des Américains qui flippent s’ils n’ont pas un projet pour le restant de leurs jours. Je dois d’ailleurs admettre que j’étais un peu comme eux.

 

*

 

Il faisait maintenant assez noir et nous avons entendu au loin des grondements et des crépitements. I-Man a lancé un regard vers le centre de Plattsburgh et vers le parc en bordure du lac, puis, les sourcils froncés et faisant une moue, il m’a dit, Faut croi’e l’a’mée elle vient che’cher Je-et-Je.

J’ai répondu que non, que c’étaient seulement les feux d’artifice, mais il avait carrément peur, je m’en rendais compte et ça m’a étonné parce que c’était la première fois que je voyais I-Man un tant soit peu effrayé.

C’est le 4 juillet, man, c’est tout, j’ai expliqué. La naissance de la nation et tout ça. On fait la même chose tous les ans, on fait péter le ciel avec des tonnes et des tonnes de feux d’artifice pour qu’on se rappelle toutes les guerres que l’Amérique a gagnées et tous les gens qui ont été tués par la même occasion. C’est comme une putain de danse de guerre, man. On fête la liberté, durement gagnée, de tuer les gens.

Viens avec moi, a-t-il dit en prenant Rose par la main et en me faisant signe de le suivre. Il nous a alors conduits à l’arrière de Sun Foods, là où se trouvaient les conteneurs à ordures et les rampes de chargement, là où nous faisions notre marché personnel une fois par jour. Dans un coin, cimentée au mur de parpaings, il y avait une échelle en fer. I-Man a aidé Rose à y grimper en disant, Va, l’enfant, va en haut, maint’nant. Va, faut pas avoi’ peu’. Jah protège les p’tits enfants.

Elle s’est mise à monter lentement, une main après l’autre, et, d’un geste, I-Man m’a demandé de la suivre. Je l’ai fait et il s’est placé derrière moi, décochant des regards farouches à gauche, à droite et derrière lui comme s’il s’attendait à voir brusquement les marines débarquer sur le parking dans un bruit de tonnerre et se mettre à nous tirer dessus avec des M-16. Faut croire que cette histoire d’étranger en situation irrégulière était un délit plus important que j’avais imaginé, que c’était un crime contre toute la société et pas seulement contre un individu ou un magasin, comme le vol et les autres délits qui constituaient ma criminalité à moi. Les détonations des feux d’artifice devenant de plus en plus fortes, j’ai presque compris ses craintes. Ce vacarme faisait davantage penser à une invasion ou à une action militaire lourde qu’à une fête, et peut-être le toit du supermarché était-il en effet l’endroit le plus sûr de la ville.

Nous sommes passés par-dessus le rebord et nous avons entendu nos pas crisser sur la surface plate, couverte de graviers. I-Man, courbé en deux, nous précédait. Il nous a conduits à l’avant du bâtiment où nous nous sommes assis derrière un petit parapet en béton d’où nous avions une vue dégagée sur le parking et sur tout le centre commercial qui baignait alors dans une lumière orange pâle. Les routes étaient désertes, à peine quelques voitures garées ici et là, et pas un piéton à l’horizon, ce qui donnait à toute cette scène un aspect de solitude étrange comme dans un film de science-fiction où tout le monde aurait quitté la ville en voiture pour se rendre au point d’atterrissage des soucoupes volantes et nous aurait laissés là tout seuls.

Après une minute ou deux, je pense que I-Man a dû se sentir de nouveau en sécurité parce qu’il s’est un peu détendu et nous avons regardé les feux d’artifice qu’on organisait au bord du lac et qu’on voyait parfaitement bien depuis notre perchoir. En fait, nous avions sans doute les meilleurs sièges de toute la ville. On venait de mettre à feu de grandes fusées qui laissaient d’éblouissantes traînées bleu-blanc-rouge. Elles montaient avec un bruit comme un immense soupir et elles éclataient en grandes gerbes multicolores sur fond de ciel noir. Venaient ensuite des déflagrations assourdissantes, des explosions de tonnerre, et c’étaient à nouveau les mêmes fusées, mais cette fois elles retombaient en pluies de couleurs différentes. Après le doré c’était le vert, puis le bleu, le rose et même le jaune, tous très brillants, et à la fin même I-Man a été obligé d’admettre qu’il ne s’agissait pas d’une action militaire pour traquer les étrangers en situation irrégulière. De toute façon, dans cette ville, il ne devait pas y en avoir plus d’une dizaine.

Mais par la suite j’ai reconnu que I-Man avait fondamentalement raison même si ce soir-là il avait tort. On est toujours bien avisé de se trouver un abri sûr quand on entend quelque chose qui ressemble à des coups de feu, parce que en général ce sont des coups de feu, et si ces détonations dépassent le nombre de une ou deux, c’est qu’il y a plus d’une ou deux armes en jeu, ce qui veut probablement dire qu’il s’agit de la police ou de l’armée qui tire sur les gens. Et les gens, comme dirait I-Man, c’est nous. C’est une chose que j’ai apprise plus tard à la Jamaïque, mais ce soir de juillet à Plattsburgh I-Man le savait déjà et moi pas encore, sinon j’aurais sans doute balisé comme lui.

Lorsqu’il a été plus calme, je lui ai raconté en gros ma conversation avec la mère de Froggy et je lui ai révélé le vrai nom de Froggy qu’il a aimé autant que moi.

Nom très bon, man. De vrai, man, toi t’étais pas du tout g’enouille, a-t-il déclaré à Froggy. Je-et-Je le sais. Bone aussi le sait. Toi la rose, man. Comme la célèb’e Rose de Rose Hall à la Jamaïque, la femme qu’a tué tous ses ennemis à mort et ses amants avec l’obeah venu d’Afrique. Elle d’abord g’enouille Froggy et de là une Rose, man, et c’est comme ça pour connaître Je-même bien comme il faut et aller plus dans les grands fonds de Je.

En faisant un sourire en direction du visage fermé de Rose, il a ajouté, Ex-cellent ! ce qui était une expression qu’il m’avait empruntée et qu’il utilisait chaque fois qu’il le pouvait. Et je trouvais ça bien parce que moi aussi je lui avais pris tout un tas de mots et de petites tournures et j’étais content de sentir de temps en temps qu’il y avait un échange entre nous. Je savais bien, pourtant, que sa façon de parler était beaucoup plus intéressante que la mienne et qu’il ne me prenait un mot que par politesse. Pourtant, j’éprouvais toujours un petit frisson de fierté quand il disait Ex-cellent ! et Su-u-per !

Je lui ai dit que j’avais accepté de renvoyer Rose chez sa mère le lendemain matin, et il a pris la nouvelle d’un air sceptique, levant un sourcil et gardant les lèvres fermées pour ne rien dire ni pour ni contre. C’est ce qu’il y a de mieux à faire, j’ai dit.

Faut croire.

T’es de mon avis aussi, Rose, pas vrai ? j’ai demandé. Mais ce n’était pas une question, en réalité, et elle le savait. Elle a juste hoché la tête comme si elle m’obéissait au lieu de dire ce qu’elle pensait vraiment.

Mate un peu ça, a dit I-Man, utilisant une autre de mes expressions attitrées. Il nous invitait à regarder le feu d’artifice. Les fusées remplissaient totalement le ciel, à présent, et faisaient penser à Star Wars, en tout cas plus à la naissance de la planète qu’à celle de la nation, avec d’énormes explosions de supemovæ qui se dispersaient en ondes concentriques rouges, orange et pourpres, suivies par des rafales de boum-ba-boum qui vous faisaient trembler tout le corps. Des nuages de fumée semblables à du linge gris pendaient en grandes nappes, et on voyait, étalés au-dessous d’eux, les toits illuminés de toute la ville. Au bord du lac, c’étaient les arbres du parc qui étaient éclairés d’en haut par les fusées, et au loin, sur l’étendue d’eau, on apercevait les reflets des feux d’artifice venant du fond de l’obscurité, de l’endroit où devait se trouver Burlington dans le Vermont. En plissant les yeux on pouvait même distinguer les fusées du Vermont montant dans la nuit de là-bas. Un peu plus au sud, sur le rivage opposé du lac, c’étaient les feux d’artifice des villages, des ports et des chantiers navals, tandis que de ce côté-ci, sur le bord new-yorkais du lac, nous avions les pièces d’artifice de Willsboro. Les gens de Westport illuminaient de leurs explosions l’obscurité qui nous recouvrait tous. Et même à l’intérieur des terres, du côté des monts Adirondack, on pouvait voir la lueur jaune pâle et les reflets rouges, bleus et argentés des pièces tirées à Lake Placid et à Keene où je me figurais que Russ assistait au spectacle en compagnie de sa tante Doris, de son oncle George et de ses cousins. Et puis en longeant encore la vallée on arrivait à Au Sable où le feu d’artifice avait lieu sur le terrain de sport et où ma mère, j’en étais sûr, se trouvait sur les gradins avec, soit quelques-uns de ses collègues, soit ma grand-mère, et où ils lançaient tous des Ah-h-h ! et des Oh-h-h ! quand les fusées partaient et jetaient sur la nuit des gerbes aux couleurs resplendissantes. Mon beau-père sans doute s’y trouvait aussi, mais j’étais certain qu’il était avec ses potes, les buveurs de bière, tous assis sur des chaises pliantes en plastique et en aluminium, qu’il parlait de la chatte des petites adolescentes et déblatérait en général contre les jeunes tout en laissant traîner un œil au cas où il pourrait mater quelque chose sous le short en jean d’une fille ou reluquer les nénés d’une gamine. Il ruminait ses pensées dégueulasses sans que personne s’en doute, sauf moi, bien sûr, qui étais loin, très loin, et la seule chose qu’il espérait, c’était que je sois mort ou parti à jamais.

 

*

 

Le lendemain matin, de bonne heure, je me suis réveillé avant Rose et I-Man. J’ai pris un petit filet à provisions qui à l’origine avait contenu des oignons et je l’ai rempli de choses pour Rose : un T-shirt propre, le pull en laine de M. Ridgeway au cas où il ferait froid dans le bus, et aussi de quoi manger, surtout des fruits, puis un bocal de ratatouille Ital et deux morceaux de gâteau rasta. Je ne savais pas combien de temps il allait lui falloir pour arriver à Milwaukee en car, mais peut-être deux ou trois jours, en tout cas longtemps, et elle aurait faim. Je me disais donc qu’elle serait contente d’avoir avec elle le genre de nourriture à laquelle elle était habituée pour qu’elle ne soit pas obligée d’aller dans un restaurant de gare routière si elle n’en avait pas envie. Car ces endroits, tard le soir, peuvent être carrément glauques pour une petite fille.

J’ai aussi mis de l’argent dans le filet. J’ai caché dans une chaussette les petites coupures qui m’étaient revenues la veille quand j’avais acheté un paquet de cigarettes, et j’y ai ajouté cinquante dollars. Ça pourrait peut-être lui procurer quelques robes neuves. Probablement pas. Pourtant, le risque valait d’être pris.

Peu après, I-Man s’est levé. Il a allumé le feu et vite préparé le petit déjeuner : des œufs durs, des bananes, du jus de Sion. Puis Rose est arrivée dans ses vêtements de voyage, c’est-à-dire sa vieille robe rouge bien propre, ses sandales, et une casquette de base-ball à l’insigne des Expos de Montréal que I-Man lui avait donnée quelques semaines auparavant. Je lui avais montré comment recourber la visière et la porter devant derrière pour avoir l’air cool. Nous avons tous mangé rapidement sans beaucoup parler jusqu’à ce qu’il m’ait semblé qu’il était près de huit heures. Alors j’ai dit, Bon, allons-y, Rosie, et je lui ai tendu le filet.

Rose, elle a dit. M’appelle pas Rosie.

Pas de problème, j’ai répondu, et je lui ai parlé de l’argent dans la chaussette, lui expliquant qu’il était à elle et à personne d’autre, qu’elle devait le dépenser comme il lui plairait ou comme elle aurait besoin de le faire, qu’elle devait ne le donner à personne, pas même à sa mère – et en disant cela je pensais, surtout pas à sa mère.

Elle a dit merci et tout, puis I-Man s’est approché, l’a serrée dans ses bras, et lui a donné un baiser sur chaque joue comme si c’était sa fille qui partait passer l’été chez des parents. D’une voix très grave il lui a dit, Un amour, sœur Rose. Un cœur. Un Je. Haut les cœurs, ma fille.

Elle a hoché la tête comme si elle comprenait, puis elle m’a pris la main et nous sommes partis, laissant I-Man debout près du feu nous suivre des yeux. Quand nous sommes arrivés à peu près au milieu du terrain vague, je me suis retourné et je l’ai vu toujours au même endroit, les bras ballants, et brusquement une idée m’a traversé l’esprit, une idée aussi radicale qu’inattendue. Au même instant I-Man a levé les deux mains vers le ciel comme s’il louait Jah et lui rendait grâce, et je me suis dit qu’il avait lu dans mes pensées.

Attends-moi ici, j’ai dit à Rose. Je reviens tout de suite.

J’ai couru jusqu’au car de ramassage scolaire, j’ai foncé à l’intérieur, j’ai pris mon sac à dos d’un geste vif, je l’ai bourré de toutes mes fringues en vrac et d’objets divers, entre autres la torche électrique, les CD et l’oiseau empaillé qui traînait sur mon matelas et contenait toujours l’argent de Buster, puis je suis ressorti avec mon chargement.

En me voyant, I-Man a eu un grand sourire qui lui a éclairé le visage et, les mains sur les hanches, il m’a dit, Alors, Bone, tu vas crapahuter jusqu’à Milwaukee, Wisconsin ? Ça, tout à fait irie[4], p’tit frère.

Non, j’ai répondu. C’est pas ça. Elle se débrouillera sans moi. Non, moi aussi je vais chez moi. Comme Rose. J’ai aussi besoin de voir ma mère. Tu vois ce que je veux dire ?

Irie, Bone. Ça vraiment irie, a-t-il dit. Il utilisait le mot “irie” de cent manières différentes, de même que le mot “je”, mais cette fois “irie” avait quelque chose de sarcastique mêlé à un peu de tristesse étonnée.

Comme je savais pas quoi lui répondre, je me suis contenté de dire, Merci, merci pour tout, en fait. Tu m’as appris un tas de choses, man. C’est pour ça que je crois que je peux, disons, rentrer chez moi maintenant. À cause de ce que tu m’as appris. Je pense que je peux faire face à ma mère, et même à mon beau-père, comprendre ce qu’ils veulent que je fasse et, disons, le faire. Il faut que j’y aille, man, j’ai ajouté comme si c’était une explication – et peut-être ça l’était. Moi et sœur Rose on est un peu pareils.

Frère Bone et sœur Rose, il a dit.

Un seul cœur, un seul amour, c’est ça ?

Oui, man. C’est vrai. Un seul Je.

Tu veux le reste de l’argent de Buster ? je lui ai demandé en plongeant la main dans mon sac à dos pour y chercher la bécasse et le rouleau de billets.

Pas question, man. Tu le gardes. Ça, pou’ toi, man. Je-et-Je sais gagner plein d’sous à pousser des chariots au magasin, a-t-il dit avec un grand sourire. Il m’a alors montré une poignée de pièces de vingt-cinq cents, et je me suis dit qu’il n’avait pas tellement besoin de plus, ici, surtout une fois que moi et Rose on serait partis.

Bon, merci, j’ai dit. J’ai tendu la main et nous avons échangé un salut à la black power. Puis je suis reparti en courant dans le champ en direction de Rose, et cette fois-là je n’ai pas regardé derrière moi de peur de me mettre à pleurer.