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PRÉSUMÉ MORT

C’est à peu près à cette époque que ma mère a recommencé à me manquer. Ou plutôt, puisque je savais qu’elle ne voulait plus de moi, que je me suis remis à me demander ce qu’elle pouvait bien faire à certains moments de la journée ou de la nuit, quand je faisais des trucs bizarres qui auraient signifié pour elle, si elle l’avait su, que j’étais non seulement mort mais déjà en enfer. Ce n’était d’ailleurs pas que je les faisais, ces choses bizarres, mais j’en étais le témoin. Ma mère, si elle avait pu, m’aurait empêché de les voir. Qui n’aurait pas agi comme elle ?

Il arrivait ainsi que je me réveille un matin sur mon canapé du séjour et que l’un des bikers, Joker, Raoul ou Packer, soit justement à genoux dans un coin avec son pantalon autour des chevilles en train de sauter par-derrière une meuf que j’avais encore jamais vue. Pendant ce temps Roundhouse, affalé sur une chaise à côté d’eux, se branlait tout en vidant à grandes lampées un litre de Genny. Un truc carrément obscène.

Alors je tirais ma couverture sur ma tête et je pensais à ma mère qui à cette heure se levait et entrait dans la cuisine, avec son vieux peignoir de flanelle et ses chaussons roses fourrés pour faire du café et donner à manger à Willie le chat. Mon beau-père était encore en train de ronfler dans la chambre du fond et ma mère, profitant de ces quelques minutes de tranquillité, allumait la télé de la cuisine et, assise à la table, regardait The Today Show. Elle laissait Willie lui grimper sur les genoux, buvait son café et fumait sa première cigarette.

Willie me manquait beaucoup et je pensais parfois à ramener un chaton à l’appart. Il y en avait dans toute la ville à cette époque de l’année, et si on en voulait les gens vous en donnaient des portées entières. Mais je ne faisais pas assez confiance aux bikers pour être certain qu’ils ne le tuent pas. Alors je restais toute la matinée couché sur mon canapé à regretter mon vieux Willie.

Pendant ce temps dans notre cuisine d’ici, c’était Bruce qui était debout, vêtu de son seul string de gym devant l’évier plein de casseroles et de vieilles assiettes incrustées de saleté. Il rasait les repousses de poils sur son énorme poitrine et sur son ventre aux abdominaux saillants en se préparant pour son numéro quotidien d’haltères au club de gym. Dans la salle de bains un maigrichon bizarre à la peau grisâtre et boutonneuse, un vrai moulin à paroles que Bruce avait sans doute trouvé à Plattsburgh et ramené à l’appart la veille au soir était en train de se shooter sans même avoir la décence de fermer la porte. Russ, couché dans sa pièce verrouillée de l’intérieur, roupillait jusqu’en fin d’après-midi en prétextant que la journée était le seul moment où l’appart était assez calme pour qu’il arrive à dormir, mais je soupçonnais qu’il s’était mis à puiser dans le speed qu’il vendait et qu’il aimait bien passer la nuit à bavasser avec ses clients.

Russ s’intéressait maintenant aux grands sujets, Dieu, l’univers et tout ça, même quand il avait pas pris de dope, mais les amphètes lui faisaient croire que tous ces thèmes se rejoignaient dans une trame cosmique gigantesque, en une sorte d’algèbre qui serait réelle. Comme les maths et les grands thèmes c’était pas mon truc et qu’à cause de mon jeune âge tout ça me passait au-dessus de la tête, Russ préférait discuter avec les autres, surtout quand ils étaient bien speedés. Pour moi, c’étaient des mots, pour eux c’était la réalité.

Presque tous les jours je montais en stop au centre commercial où je traînais jusqu’à la fermeture avec d’autres jeunes que je connaissais. Black Bart, l’agent de sécurité, ou l’un de ses petits assistants nous faisait alors partir et je rentrais à Au Sable en stop dormir dans l’appart. Sauf lorsqu’ils voulaient un peu de mon herbe, les mecs d’Adirondack Iron ne s’occupaient pas plus de moi que si j’avais été leur mascotte. Ils me taquinaient à cause de mon mohawk parce que pour eux c’était rétro, mais pour moi c’était comme une marque. C’était par ma crête qu’on me connaissait.

Un jour Joker a voulu la couper. Deviens chauve, man, a-t-il dit, t’as l’air d’un hippie de merde. Qui c’est qui a des ciseaux ? Donnez-moi des putains de ciseaux. En parlant il m’a attrapé par le bras pour que je ne puisse pas m’en aller.

Personne n’avait de ciseaux, évidemment. Sers-toi d’un couteau, a dit l’un des mecs. T’as qu’à le scalper, ce petit con. Puisqu’il a déjà une tronche d’Indien.

Si tu me coupes ma crête, man, je te cisaillerai les couilles pendant ton sommeil, j’ai dit à Joker.

Par chance, Bruce se trouvait là et il est intervenu. Il a saisi le collier étrangleur de Joker et crié, On lâche, Joker. On lâche ! Chappie est mon petit pote, et son look me plaît. C’est mon petit coq nain, a-t-il ajouté en m’ébouriffant le mohawk.

Ouais, bon, va te faire foutre toi aussi, j’ai répondu. Bruce s’est mis à rire mais Joker a cédé une fois pour toutes sur cette histoire de cheveux, bien qu’il ait encore essayé de me faire peur chaque fois qu’il s’est retrouvé avec un couteau dans la main, ce qui en fait n’était pas si souvent que ça parce qu’il préférait tenir des flingues.

 

*

 

Une nuit, je suis revenu du centre commercial très tard, avec un mec qui travaillait chez Sears et m’avait pris en stop. Pendant tout le trajet jusqu’à Au Sable il avait mis une station du Vermont qui passait de la musique classique, ce que j’ai trouvé bien parce que c’était inhabituel. Ça m’a fait penser à ma mère, à Willie et à mon ancienne vie mais pas à mon beau-père. Quand j’ai grimpé l’escalier menant à l’appartement, je me sentais plein d’un vague à l’âme étonnant. On était en avril, la plus grande partie de la neige avait fondu, l’eau huileuse et noire s’était écoulée dans la rivière et la boue avait séché. L’air était humide et tiède même la nuit et je pouvais sentir les bourgeons des arbres et des buissons, les lilas et tout ça, et le bruit de la rivière à un kilomètre me faisait bizarrement penser à des tout petits gosses en train de jouer dans un jardin d’enfants.

La porte était fermée à clé, ce qui n’était pas normal. J’ai dû cogner dessus un moment jusqu’à ce qu’elle finisse par s’entrouvrir. Russ a jeté un coup d’œil dans ma direction. C’est rien que Chappie, a-t-il crié aux autres.

Merde, laisse-moi entrer.

Attends une seconde, fait Russ, et il verrouille à nouveau la porte. J’attends, et assez vite il revient pour enfin m’admettre dans mon propre appartement, c’est un comble ! Je demande, Qu’est-ce qui se passe, bordel ? Mais tout de suite je remarque l’obscurité. Il n’y a que des bougies allumées dans le séjour, toutes les lampes de l’appart sont éteintes.

Russ me dit, Reste cool, man.

Nous passons dans le séjour. Il y a Bruce, Joker, Roundhouse et deux autres mecs qui dorment ici depuis peu : l’un des deux s’appelle Packer, il vient de Buffalo et il a une Harley classique FLH de 77 avec des tuyaux d’échappement chromés et tout. L’autre c’est son pote Raoul qui roule dans un pick-up Chevrolet merdique. C’est un de ces motards sans moto – comme Joker – et on dirait que ça les dérange tout le temps, parce qu’ils en veulent toujours à ceux qui ont une moto et même à ceux qui, comme moi et Russ, n’ont rien à foutre d’en avoir une. Je venais à peine de dépasser le stade du skate et du VTT. Quant à Russ, il avait évidemment sa Camaro.

T’as du machin ? me demande Bruce. Dans tout le séjour il y avait de grands cartons bien fermés avec marqué dessus Sony Trinitron et Magnavox et IBM. Les mecs étaient assis, l’air fatigué, comme s’ils venaient juste de monter tout ça à l’étage.

J’avais un sachet de tropicana pour moi dans une poche, et un autre à vendre dans l’autre poche. J’ai répondu, Bien sûr, et je le lui ai tendu. Quarante dollars, j’ai dit. C’est ce qu’il m’a coûté, j’ai dit, ce qui n’était pas tout à fait vrai parce que Hector me l’avait fait payer vingt. Et j’ai demandé, C’est quoi, ces cartons ?

Personne n’a répondu. Puis Bruce a dit à Packer, Donne trente dollars au gamin, et à ma grande surprise c’est ce qu’il a fait. Je me suis dit que j’aurais dû annoncer cinquante en expliquant que c’était de la tropicana et pas de l’herbe qu’on avait fait pousser par ici dans des jardins. Peut-être il m’en aurait alors donné quarante, et j’aurais pu racheter mon blouson en daim à Russ.

Bruce a bourré une pipe à eau et pendant un bout de temps ils se sont occupés à fumer et à planer. Ils ne nous en ont pas proposé, ce qui était chiant, et du coup Russ et moi on est allés dans sa piaule où on a partagé un pétard. C’est quoi, ces cartons ? j’ai encore demandé.

T’occupe, man. T’aurais rien dû dire tout à l’heure. C’est des télés. Des ordinateurs et des magnétoscopes. Tout un tas de matos. Totalement neuf.

J’ai trouvé cette nouvelle excellente parce que nous n’avions ni télé ni magnétoscope. Un ordinateur ça me laissait froid. Mais un magnétoscope serait bien parce que je n’avais pas regardé de cassettes depuis que Russ avait perdu son boulot au Video Den. Et MTV me manquait, surtout les émissions de fin de soirée comme Headbangers Ball et d’autres trucs de heavy metal.

Mais, comme je l’ai découvert aussitôt, cet équipement électronique n’était pas destiné à notre usage. Bruce et ses potes planquaient la marchandise en attendant de la livrer à un type d’Albany qui avait un entrepôt et vendait ce genre de trucs en gros à des Arabes et des juifs possédant des magasins à New York. Bruce et les autres mecs étaient payés au poids. Tant pour les télés, tant pour les ordinateurs, ainsi de suite, et les cartons ne devaient pas être ouverts parce qu’ils seraient vendus à New York comme absolument neufs avec la garantie et tout.

Où est-ce qu’ils les ont chourés ? j’ai demandé.

Au magasin Service Merchandise. Dans le centre commercial.

Putain. Mais comment ils s’y sont pris ? Ils ont fait un casse et volé les trucs ?

Oh non ! Ils les ont enlevés sur la rampe de livraison pendant les heures d’ouverture. En fin d’après-midi ils sont montés avec le pick-up de Raoul et ils se sont mis parmi les vrais clients qui venaient emporter du matériel qu’ils avaient payé. Ils ont rempli la camionnette et ils se sont tirés. L’agent de sécurité, le Black, Bart, était dans la combine. C’est Bruce qui a monté le plan, c’est son truc.

Super, j’ai dit en tirant une grande bouffée sur le pétard.

Russ a poursuivi, Ouais, je voudrais que les mecs me laissent entrer avec eux dans le coup. Il y a un gros paquet de fric à se faire, et si on a Black Bart avec nous, on n’a aucun risque de se faire prendre. Même toi, peut-être, tu pourrais y avoir ta part.

Super, j’ai fait, mais je me disais que c’était pas bien de voler à cette échelle. C’était pas la même chose que de piquer une vieille collection de pièces à ma mère ou de faire un truc comme celui pour lequel j’avais été arrêté à Noël alors que j’essayais seulement de rentrer dans les bonnes grâces de ma mère. En plus j’avais été puni tout de suite pour ces deux coups-là et tant que je restais loin de chez moi je ne m’en sentirais pas coupable. Mais ça, c’était autre chose, et la punition de ce délit risquait d’être lourde. J’en voulais pas. Et puis j’avais fait assez de choses pas bien dans ma vie, ça me suffisait comme ça.

 

*

 

C’est donc pas moi mais Bruce et sa bande, Joker, Roundhouse, Raoul, Packer – et Russ dans la mesure où on le lui permettait – qui se sont occupés de voler des télés et d’autres machins. Pendant un temps, ils en ont rapporté à la maison le soir, régulièrement, jusqu’à ce que l’appartement soit transformé en entrepôt et que toutes les pièces soient pleines d’énormes boîtes en carton, si bien qu’on était obligés de grimper par-dessus rien que pour entrer et sortir. Je me suis dit que leur contact d’Albany ne devait pas être prêt pour la livraison ou un truc de ce genre. La porte restait verrouillée et personne d’autre n’avait plus le droit d’entrer, à part moi et Russ, sans doute parce que Bruce et sa bande craignaient que s’ils nous jetaient on aille chez nos parents et qu’on leur raconte tout, à eux ou aux flics – et puis on était plus ou moins chargés de les ravitailler en drogue. Dans l’appart, il y avait toujours quelqu’un de garde, un ou deux des bikers qui en profitaient en général pour se défoncer ou roupiller, et on nous envoyait, moi et Russ, acheter de la bouffe et des clopes ou d’autres bricoles en plus de la drogue. Et pour une fois on nous payait.

Pendant cette période il y a eu pas mal d’argent en circulation. Je me disais que c’étaient des défraiements versés par le mec d’Albany ou le produit des ventes arrangées en douce, et du coup pour la première fois j’ai eu assez de fric pour m’offrir quelques distractions dans le centre, entre autres des jeux vidéo ou un film à l’occasion. Russ s’est acheté de nouvelles housses en peau de mouton à Pep Boys pour sa Camaro, et le premier soir il a baisé dessus avec une fille de terminale du lycée de Plattsburgh. Il m’en a parlé plus tard. Ça avait l’air d’être marrant mais j’étais pas encore prêt pour ça.

Russ parlait beaucoup des télés, tout ce machin l’avait enthousiasmé et il voulait se mettre dans la combine avec les bikers et m’y faire aussi entrer comme associé, mais les mecs d’Adirondack Iron n’avaient pas envie de donner une part de leur gâteau, pour ainsi dire, à Russ ou à moi, et ils se foutaient en rogne dès que Russ cherchait à les en persuader – surtout Bruce.

Puis un soir, alors qu’ils transbahutaient une autre cargaison de cartons dans l’appartement, Russ est descendu en courant pour leur donner un coup de main. Il s’est emparé d’une caisse, mais Bruce lui a dit, Vire de là, connard de gosse ! Et ne touche jamais plus ces machins ! T’as compris ? Jamais !

J’étais en haut de l’escalier où je tenais la porte ouverte pour que Raoul et Joker puissent entrer avec un énorme Zenith 27” et je me suis dit que Russ avait intérêt à pas pousser, que Bruce était justement le mec qu’il fallait pas prendre à rebrousse-poil. Mais Russ a continué. Bon, quoi, Bruce, dit-il, je suis cool et puis je suis déjà compromis. Autant me prendre comme associé et me faire bosser comme les autres. Adirondack Iron, man ! lance-t-il en grimaçant un sourire et en saluant Bruce le poing levé pour bien montrer son tatouage.

Je commence à descendre pour voir si je ne peux pas brancher Russ sur autre chose avant qu’il s’enfonce trop, mais Bruce a déjà reposé délicatement sur le hayon du pick-up de Raoul la caisse qu’il tenait, comme s’il voulait avoir les mains libres pour foutre à Russ la raclée de sa vie. Et il lui demande, Qu’est-ce que tu veux dire, ducon, par compromis ?

Bon, tu le sais bien, c’est comme dire que je suis en présence de marchandise volée, man. Donc je suis complice d’un délit. Je pourrais toujours raconter que je savais pas ce qu’il y avait dans les cartons ni où vous les avez trouvés, mais qui sait, peut-être on me croira pas.

T’es en train de me menacer, petit trou du cul ? C’est ça ?

Moi ? Mais[2] non, man ! Tout ce que je veux c’est la même chose que les autres, puisque je cours le même risque. D’ailleurs je peux vous servir à quelque chose. Bon, qu’est-ce que tu dirais si je demandais rien que la moitié d’une part ? Puisque je suis mineur et qu’on peut pas m’accuser de crime ?

Bruce m’aperçoit dans l’escalier, quelques marches au-dessus de Russ, et il me dit, Et toi, Chappie ? Tu trempes là-dedans, toi aussi ? Tu me menaces comme ce connard ?

Comme je ne voulais pas laisser tomber Russ, j’ai essayé de répondre d’une façon qui pourrait l’aider sans que ça me porte forcément tort. Il est pété, man, c’est tout, dis-je. Et c’était vrai, Russ avait avalé tout l’après-midi des trucs qu’on se met dans le nez pour dégager les sinus et il était sérieusement speedé. Allez viens, Russ, allons prendre l’air ! Je lui saisis le bras mais il le retire violemment.

Personne ne menace personne, dit-il. Je négocie, c’est tout.

Bruce lance, Je négocie pas avec des trous du cul. Je les nique. Je les encule avec mon poing. Il se penche alors tout près de Russ et lui dit, Tu sais ce que c’est, ça, minus ? Le fist-fucking ?

Je ne sais pas s’il savait, moi en tout cas pas, mais comme ça paraissait vraiment pas agréable, j’ai dit, Il le sait, man, t’en fais pas, il est au courant. Il est pété, c’est tout. J’ai pris Russ brutalement par les deux épaules et je l’ai presque arraché à Bruce bien que cette fois Russ n’ait pas opposé de résistance et qu’il ait sans doute été secrètement heureux que je me sois trouvé là pour le tirer d’affaire sans qu’il soit obligé de s’écraser tout seul.

Évidemment il n’a pas voulu l’admettre. Il faisait comme si c’était la peau de Bruce que j’avais sauvée et pas la sienne. Je l’ai assis derrière le volant de sa voiture et on s’est vite retrouvés à suivre la 9 North le long de la rivière, l’Au Sable, en direction de Jay et Keene, deux villages où tout le monde était couché depuis longtemps. La Camaro de Russ était le seul véhicule sur la voie, ce qui tombait bien parce qu’il était speedé et furieux, et les deux ensemble faisaient de lui à la fois un as de la parole et un nul du volant. Il ne protestait pas – je crois qu’il ne le remarquait même pas – lorsque je tendais le bras pour redresser le volant et nous remettre sur la route qui était plutôt étroite, sinueuse, et longeait la rivière à gauche.

Russ voulait se venger, mais pas sans retirer un bénéfice de sa vengeance, et il lui est venu une idée grâce à laquelle nous pourrions faire les deux. Sa façon de dire nous me déplaisait fortement. Ce qu’il faut faire, dit-il, c’est prendre un ou deux magnétoscopes à la fois et les vendre nous-mêmes. Rien que les magnétoscopes. Ils s’en rendront jamais compte, ces débiles ne font même pas d’inventaire. Les magnétoscopes prennent pas beaucoup de place, on peut les cacher dans le coffre de ma caisse jusqu’à ce qu’on les livre. Tu vois, on va se spécialiser dans les magnétoscopes et les revendre un par un à moitié prix. Neufs ils valent combien, trois cents, quatre cents dollars pièce ? On les vendra cent cinquante ou même moins. Quel que soit le prix c’est toujours un bénéfice de cent pour cent. On peut partager ça en deux, soixante-quinze vingt-cinq, puisque c’est moi qui ai la voiture et qui me taperai la plupart des négociations avec les acheteurs.

À qui tu vas les vendre ? je lui demande en redressant de la main gauche la voiture qui revient sur la route dans une embardée et manque de peu d’abord un fourgon à l’arrêt puis toute une rangée d’érables.

Bon, laisse-moi réfléchir. Au bout d’une dizaine de secondes, il dit, D’abord Rudy LaGrande. L’ami Rudy me racontait toujours qu’il voulait louer des magnétoscopes, dans son magasin, mais qu’il ne pouvait pas se permettre d’en acheter des neufs et que ceux qui sont d’occasion ne valent rien parce qu’on n’arrête pas de payer des réparations. Ouais, l’ami Rudy en voudra sans doute cinq ou six au moins.

S’il lui en manque cinq ou six, Bruce s’en apercevra.

Pas si nous les sortons de l’appart un par un en les prenant dans des piles différentes. On les tire de bon matin, quand ils sont tous en train de roupiller, et le lendemain on en prend un autre et ainsi de suite. Rien de plus simple.

J’suis pas sûr. C’est risqué avec ces mecs. Ils ont tous des flingues, man.

Chapito, me dit-il, on risque déjà de se faire coffrer, alors autant en profiter. On les emmerde, ces mecs, man.

Ouais, mais c’est du vol.

Faucher à des voleurs, c’est pas pareil que de faucher à des cons ordinaires. Souviens-toi de ça : les voleurs, c’est pas les victimes. En plus, c’est en quelque sorte un pas vers le haut. Moralement parlant.

Qu’est-ce que tu veux dire, un pas vers le haut ? je dis en rattrapant le volant et en ramenant la voiture vers la droite, ce qui nous permet de rater de trente centimètres seulement un panneau de passage à niveau.

De dealer à voler, man. Qu’est-ce qu’est mieux ? Réfléchis-y. Les deux sont des putains de trucs illégaux, mais lequel vaut mieux ? Tes parents t’ont rien appris ?

Pas la différence entre revendre de la drogue à des connards de bikers et leur chourer des magnétoscopes déjà volés, j’ai répondu. Mais ça veut pas dire qu’elle existe pas.

Quoi ?

La différence, man. Je pensais, comme Russ venait de l’indiquer, qu’il y avait plein de choses sur le bien et le mal que mes parents ne m’avaient pas enseignées. À présent, à cause de ma situation, j’étais obligé d’en démêler tout seul la plus grande part. Tout le monde, c’est-à-dire Russ et les bikers, Black Bart, Rudy LaGrande et sans doute aussi Wanda, ce taré de Buster Brown au centre commercial qui avait essayé de me faire jouer dans son film porno, mon beau-père et peut-être même ma mère, tout le monde sauf moi semblait croire que la différence entre le bien et le mal était évidente. Pour eux, je suppose, était bien tout ce qu’on pouvait faire sans avoir d’ennuis, et mal tout ce qu’on ne pouvait pas faire sans s’en attirer, mais je me sentais bête de ne pas savoir ça moi aussi. C’était comme la différence entre dealer des petites doses d’herbe et dealer du speed – il y en avait une, je le savais, mais je ne pouvais pas la saisir. Je trouvais tout ça effrayant. Ça me donnait le sentiment qu’une fois qu’on franchissait la ligne on pouvait jamais revenir en arrière et qu’à partir de là on était condamné à une existence de délinquant. Comme tout le monde franchissait la ligne et faisait quelque chose de mal au moins une fois dans la vie, tout le monde était donc condamné. Tous des criminels. Même ma mère. Il fallait être un chat comme Willie ou un petit enfant comme je l’avais été pour ne pas être un criminel. Pour un être humain tel que je l’étais devenu, c’était impossible.

J’ai décidé que pour l’instant je refusais de devenir un délinquant encore pire que celui que j’étais déjà et j’ai donc déclaré à Russ que je ne l’aiderais pas à voler les magnétoscopes aux bikers. Il m’a trouvé con et il a pensé que je pétochais, mais au fond il était soulagé parce que comme ça il pourrait garder tout le bénef pour lui. N’empêche que j’ai quand même dû commencer par le convaincre que je la bouclerais. Et j’allais tenir parole. Pas question de baiser mon meilleur copain, mon seul copain en fait si on exceptait Bruce, les bikers et quelques mecs que je connaissais un peu au centre commercial.

Nous avons encore roulé un moment, puis il m’a dit que je l’inquiétais parce que je ne saisissais pas les occasions qui m’étaient offertes de m’élever dans le monde.

Ouais, j’ai dit, comme de faucher des magnétoscopes déjà volés à des fous paranos armés de flingues.

C’est du transport de marchandises, mec. C’est tout. Moi je fais dans le transport de marchandises et ce que je transporte, d’où ça vient et où ça va, ça m’est égal. C’est pas mon problème.

Moi, ça m’est pas égal, j’ai dit.

Ouais, bon, c’est la différence entre nous deux, Chapito. Et c’est pour ça que je me fais du souci pour toi. Tu peux pas passer ta vie à vendre de l’herbe aux mecs d’Adirondack Iron, mon pote. Il faut que tu penses à ton avenir. Les gangs de bikers, ça va et ça vient.

J’ai fait ouais sans mentionner que la raison principale pour laquelle je ne m’étais pas fait tatouer sur le bras le casque ailé des Adirondack Iron, c’était justement ça : les gangs de bikers, ça va et ça vient. Ce n’est pas en réalité ta famille.

Nous n’avons pas dit grand-chose après ça, et Russ a fini par faire demi-tour à Keene pour revenir à l’appart où, à ma grande surprise, Bruce et les autres ont paru contents de nous revoir. J’imagine que c’est parce que notre absence leur avait fait peur et qu’ils s’étaient dit que nous réagirions plus favorablement à la douceur qu’à la matraque. Ils étaient bêtes mais pas totalement abrutis. Je voyais bien qu’ils n’étaient pas à l’aise avec toute cette marchandise volée sur les bras et deux gamins qui savaient d’où elle provenait.

Dès le lendemain, de bon matin et avec entrain, Russ a lancé son entreprise de transport. Je dormais sur mon canapé, mais lorsqu’il est passé devant moi je me suis réveillé, et en entrouvrant un œil je l’ai vu rafler un magnétoscope Panasonic sur un tas de cartons près de ma tête, le mettre sous son bras et sortir de l’appartement d’un pas tranquille comme s’il descendait la poubelle. Je n’ai pas bougé jusqu’à ce qu’il disparaisse, puis j’ai lentement levé la tête et jeté un coup d’œil dans la chambre à côté où Bruce était étendu sur le ventre, cul nu à part son string et ronflant comme une tronçonneuse. Je me suis retourné vers la pile de magnétoscopes près de moi, mais bien que j’aie vu Russ en prendre un quelques secondes auparavant, le tas ne semblait pas avoir diminué. Ça m’a beaucoup soulagé, mais j’étais quand même trop agité pour pouvoir me rendormir.

Aucun des mecs n’a vu qu’il manquait quelque chose. Le lendemain matin Russ a recommencé, puis encore le jour d’après, et même lorsqu’il a embarqué deux magnétoscopes – venant de tas différents – plus, une autre fois, un ordinateur portable, tout est passé inaperçu. Le séjour et les autres pièces paraissaient toujours remplis de grands cartons d’équipement électronique qu’on n’avait pas ouverts. Pour moi, la différence était évidemment perceptible parce que j’avais vu Russ enlever les boîtes. Mais chaque jour, vers dix ou onze heures, les bikers finissaient par se réveiller et fureter partout en cherchant quelque chose à manger ou leur bière du matin et des cigarettes comme d’habitude, et personne ne remarquait qu’il manquait quelque chose.

Sauf Russ : il manquait, lui, et c’était inhabituel. Même des bikers pouvaient s’en rendre compte. Donc, un beau matin, Bruce me dit, Où il est ton pote ? Il a trouvé un boulot, ou quoi ? Ce chieur reste d’habitude à roupiller toute la journée dans sa chambre.

Pas la moindre idée, je dis.

Mais je voyais bien que Bruce soupçonnait quelque chose, même s’il restait debout sans rien dire, vêtu de son seul string, près de la porte de la cuisine. Il tenait une boîte à moitié vide – un aliment en poudre pour les muscles qu’il mélangeait à un litre de jus d’orange et avalait tous les matins. Il se le versait dans un verre spécial que personne d’autre n’avait le droit d’utiliser, ni d’ailleurs l’envie parce qu’il ne le lavait jamais.

Il a poussé du pied la porte du réduit de Russ, qui s’est entrouverte, et il a jeté un coup d’œil dedans. À la suite de quoi il s’est remis à faire son mélange pour son petit déjeuner.

Il a pas fermé sa porte à clé comme d’habitude, a-t-il remarqué.

Ça doit être qu’il revient bientôt, j’ai dit. Mais je pensais que Russ n’avait sans doute pas mis son cadenas pour que les autres croient qu’il était là à dormir et pas à Plattsburgh ou ailleurs en train de revendre du matériel électronique volé.

Si tu le vois aujourd’hui, demande-lui qu’il me rapporte une douzaine de doses d’acide pour ce soir. Parce que ce soir, poursuit Bruce, on va enfin livrer toute cette merde. Et je vais faire une sacrée fête, man.

No problemo, je fais. C’était une expression que j’avais prise au dénommé Buster Brown du centre commercial, et je remarquais que je ne l’employais que quand j’avais une méchante trouille.

Ouais, dit-il en riant et en avalant à grandes gorgées sa merde à l’orange avant d’en essuyer d’un revers de main les traces sur son menton. No problemo. T’es un p’tit marrant, toi, Chappie, me dit-il. Puis il fait quelques pas dans le séjour. Un p’tit marrant de p’tit merdeux. Aussitôt il change d’expression comme si une idée nouvelle mais pas très agréable venait de lui traverser l’esprit, et il fait, T’as bougé ces cartons, Chappie ?

Moi ? Tu rigoles, man. Tu m’as dit de pas y toucher. J’t’obéis, man.

Ouais, dit-il. Il entre à pas lents dans le séjour où je suis étendu sur le canapé, enroulé jusqu’au menton dans ma couverture, et il examine les lieux avec soin. Y a quelque chose qui cloche, man. Quelque chose qui cloche terriblement.

Je décide de ne pas répondre. Je me dis, Tiens-toi prêt à courir, même si je suis seulement en slip et en T-shirt. Je prévois ma fuite via la piaule de Russ puisque je peux la fermer de l’intérieur, ensuite par la fenêtre sur le toit du porche de derrière, d’où je descends et hop, dans la me… et puis où ?

La situation paraît désespérée. Je souhaite presque que Russ fasse son apparition, qu’il voie ce qui se passe, qu’il avoue et qu’il me sauve, mais je sais qu’il ne le fera jamais.

Bruce reprend, Toi et ton petit copain, j’ai l’impression que vous vous êtes foutus dans une sacrée merde, Chappie.

Qu’est-ce que tu veux dire ?

Y a tout un tas de machins qui manquent, ici. Des magnétoscopes, apparemment. Et quelques ordinateurs portables. Ce qui est logique. Tout le reste est trop gros pour que les deux petits salopards que vous êtes l’emportiez sans qu’on le remarque. Tu m’as dévalisé, Chappie. Incroyable !

Bien entendu, j’ai tout nié en bloc, ce qui était à moitié la vérité puisque je n’avais personnellement rien volé à Bruce, et à moitié un mensonge puisque j’ai dit que Russ n’avait rien pris non plus. À ma connaissance. Ça je l’ai ajouté, je suppose pour réduire un peu le mensonge. Mais dès que c’est sorti de ma bouche je me suis senti seul parce que je me séparais de Russ, puis je me suis senti coupable, très coupable parce que je savais comment Bruce allait entendre mes mots. Plus on a de pouvoir, plus on est en mesure d’agir correctement, c’est-à-dire d’agir en toute impunité, mais à cette époque de ma vie je n’avais aucun pouvoir, j’étais obligé de supporter toutes les conséquences de mes actions, et j’ai donc été obligé de mal agir, de dire la vérité. J’étais le plus petit clébard de la meute et c’était tout ce que je pouvais faire pour ne pas être obligé de me pisser dessus.

Pas à ta connaissance. Ouais, parfait. Merci. J’allais vous casser la gueule à tous les deux pour être sûr d’attraper le coupable, mais maintenant je ne foutrai une raclée qu’à un seul. Je t’ai toujours préféré à lui, remarque. Dérouiller Russ sera un plaisir – le petit salaud.

Joker se tenait à côté de Bruce, à présent, et je suppose qu’il avait entendu toute la conversation. Si t’en dérouilles un, a-t-il dit, tu dois dérouiller l’autre.

Ouais, t’as sans doute raison, a dit Bruce avec un soupir. Sauf si tu nous aides, a-t-il poursuivi en s’adressant à moi.

Bien sûr. Qu’est-ce que tu veux que je fasse ?

Où est Russ, en ce moment ?

Joker, appuyé contre le chambranle de la porte, jouait avec son petit calibre .38 bleu, son pistolet-craquette. J’entendais les autres se lever dans les chambres du fond. Roundhouse est arrivé en titubant dans la pièce, se frottant les yeux avec une de ses énormes mains et utilisant l’autre pour chasser des miettes et d’autres particules de sa fourrure. Qu’est-ce qui se passe ? Chappie va nous chercher à bouffer ?

Ces petits cons nous ont volé des télés et d’autres appareils, man, a dit Joker.

Ouah ! Merde, faut être carrément débile.

Bruce m’a redemandé où se trouvait Russ et je lui ai répondu que je savais pas, ce qui était vrai, et je pense qu’il m’a cru. Puis je lui ai dit que je dormais lorsque Russ était sorti, ce qui était un mensonge, mais il a compris qu’il ne devait pas me croire. Donc, au moins nous communiquions encore, moi et lui. Bruce a demandé à Roundhouse d’aller lui chercher du chatterton dans sa boîte à outils, ce que Roundhouse a fait, et il m’a mis les mains dans le dos, les a attachées avec le ruban adhésif et m’a aussi collé les chevilles ensemble. Puis il m’a soulevé et m’a jeté sur son épaule comme si j’étais un agneau qu’on allait tuer, m’a porté dans le réduit de Russ à côté de la cuisine et m’a déposé doucement sur le matelas.

Je sais pas encore ce que je vais faire de toi, a-t-il dit. On va être obligés d’attendre ce que Russ va dire pour se justifier quand il sera de retour. Pour l’instant ça t’empêchera de faire des conneries.

Joker, debout derrière lui, observait la scène. Dès que Bruce s’est écarté il a baissé le canon de son pistolet contre ma tête et il a fait un sourire en disant, Pan. Puis, en riant, il est retourné dans le séjour avec les autres.

Du seuil de la porte, Bruce m’a dit, Si t’ouvres pas la bouche je la collerai pas. Pas un piaulement, tu m’entends ?

J’ai fait oui de la tête et il est sorti en fermant la porte, mais je pouvais les entendre dans le séjour qui essayaient de décider la suite. Joker avait une idée bien claire, c’était de me descendre puis d’expédier Russ, mais les autres hésitaient et je crois que ça les effrayait un peu. Même Bruce, car s’il trempait dans pas mal de choses, il s’arrêtait au meurtre. Il était secrètement homo, ou sadomaso, ou un truc bizarre de ce genre, parce qu’il aimait emmerder les gays qu’il voyait en public ou obliger les pédés dans les parcs ou dans les toilettes des stations Greyhound à lui faire une pipe, après quoi il les battait sévèrement et s’en vantait. Malgré toute sa musculation et sa diététique c’était un toxico et en plus c’était un voleur de première. Mais à moins d’être un vrai malade mental comme Joker, tout le monde met une limite quelque part et je crois que pour Bruce la limite interdisait de tuer de sang-froid de jeunes adolescents. Mon raisonnement ne m’a pourtant pas tellement rassuré.

Pendant un bon moment je suis resté allongé à regarder les affiches des groupes Anthrax et Metallica que Russ avait accrochées au mur. Il avait décoré sa piaule pour s’y sentir chez lui et s’était soucié d’y apporter un certain confort, par exemple avec les rideaux en écossais jaune et marron qu’il avait récupérés dans une poubelle et tendus sur l’unique fenêtre. Il y avait aussi la lampe en fer et le fauteuil cassé. Mais j’ai assez vite commencé à avoir froid parce que j’étais en sous-vêtements et je n’avais plus de couverture. J’ai alors crié à Bruce de venir une seconde, ce qui a dû lui faire croire que j’allais lui révéler où se trouvait Russ.

Il est aussitôt venu, mais il a eu l’air déçu en découvrant que je souhaitais seulement qu’il allume le radiateur de Russ et qu’il me donne ma couverture. De plus, ça montrait à Joker et aux autres que je pouvais crier à l’aide si je voulais courir ce risque, aussi ils ont dit à Bruce de fermer avec du chatterton la gueule du petit con – il s’agissait de moi – ce que Bruce a fait en prenant soin de ne pas me boucher le nez pour que je respire suffisamment. Puis il est allé chercher ma couverture dans le séjour et me l’a jetée dessus. Il a déconnecté la stéréo de Russ près de la fenêtre et branché le radiateur qu’il a mis au maximum.

Il a ramassé la stéréo et une poignée de cassettes, mais, en arrivant à la porte il s’est arrêté un instant et m’a regardé comme s’il me disait adieu à jamais. J’ai fait deux clins d’œil pour au revoir et un troisième pour bonjour, mais il n’a pas compris. Il s’est contenté de secouer la tête comme s’il éprouvait de la pitié pour moi en même temps que du dégoût. Puis il a refermé la porte et l’a verrouillée de dehors avec le cadenas de Russ, ce qui n’était pas très intelligent puisque Russ avait la clé. Mais je n’avais jamais trouvé Bruce très malin de toute façon. Disons, intéressant et peut-être moins bête que les autres.

Très vite j’entends la batterie de Megadeth résonner à travers la cloison, je sens une odeur de marijuana et de pizza, je perçois le bruit de la porte du frigo qu’on ouvre et qu’on ferme, et celui de boîtes de bière dont on fait sauter la languette. Adirondack Iron prend son petit déjeuner et je sais qu’il durera jusqu’à ce soir, jusqu’à ce que le mec d’Albany vienne enfin chercher son matériel ou que Russ, faisant l’erreur de sa vie, rentre à la maison – l’un ou l’autre en premier.

 

*

 

Vers le milieu de l’après-midi, à ce qu’il me semble, il a commencé à faire très chaud dans le réduit de Russ. J’ai réussi à m’extraire de la couverture en me tortillant et j’ai compris que je pouvais me déplacer un peu. Je suis parvenu à me mettre debout, puis, en sautant à pieds joints j’ai gagné la fenêtre où j’ai écarté les rideaux avec ma tête de façon à regarder dehors. Juste au-dessous de moi, le vieux pick-up de Raoul tout cabossé était garé dans l’étroite allée qui passait entre le Video Den et l’ancien magasin d’alcools de l’État aujourd’hui désaffecté. Je me disais que si quelqu’un levait les yeux il me verrait peut-être ficelé par mon ruban adhésif, en train de cligner des yeux comme un dingue pour qu’il vienne, et qu’il monterait me sauver.

Je suis longtemps resté debout devant la fenêtre comme un mannequin de magasin présentant des sous-vêtements de jeune garçon, mais j’espérais le passage de quelqu’un, de n’importe qui, un piéton, un flic, Rudy LaGrande, Russ garant sa Camaro derrière le pick-up de Raoul, un client du Video Den, n’importe qui sauf un des bikers, et juste au moment où je sentais que je m’endormais j’ai vu Wanda sortir du Video Den et verrouiller la porte comme si elle fermait avant l’heure. Elle n’a levé les yeux à aucun moment, et pendant qu’elle longeait l’allée en direction de la rue j’ai cogné contre le carreau avec ma tête. Elle s’est arrêtée et elle a promené un instant son regard autour d’elle au cas où le bruit viendrait de sa boutique. J’ai heurté à nouveau la vitre, ce qui a permis à Wanda de s’assurer que les coups ne provenaient pas du magasin, et elle a continué son chemin pour disparaître à l’angle.

La nuit est tombée peu après et je me suis rendu compte que plus personne ne pourrait m’apercevoir près de la fenêtre même en levant par hasard les yeux de mon côté. J’ai sauté à reculons jusqu’à la lampe à pied. La prenant dans mes mains, j’ai réussi à la tourner et à l’incliner. Je l’ai allumée et je l’ai traînée jusqu’à la fenêtre de sorte qu’elle m’illuminait. Dans le séjour, les réjouissances continuaient, si bien que personne n’avait pu m’entendre.

Enfin, presque une heure plus tard, j’ai vu la Camaro de Russ arriver dans l’allée et se ranger derrière la camionnette de Raoul. Comme il avait éteint ses phares j’étais incapable de le voir, mais dès que j’ai entendu claquer sa portière je me suis remis à frapper de la tête contre la vitre. Je l’ai fait sans discontinuer mais en variant le rythme pour qu’il comprenne que c’était exprès. Au bout de trois ou quatre minutes comme ça, je me suis dit, soit il m’a entendu, soit pas, mais dans tous les cas c’est trop tard, parce qu’il montait déjà les marches et qu’il allait entrer dans le séjour où les bikers étaient affalés dans tous les coins, stone, en écoutant ses cassettes et en attendant d’abord de le descendre lui et puis moi ensuite.

J’ai entendu un coup sur la vitre près de ma tête et j’ai sursauté. C’était Russ, il avait grimpé sur le toit du porche. Il a grimacé un sourire, il a soulevé la fenêtre à guillotine et il s’est glissé dans la chambre comme s’il faisait ça tous les soirs. Un souffle de vent frais est entré à son tour par la fenêtre ouverte, et j’ai pensé, liberté, man, liberté.

Souriant toujours, Russ m’a examiné et il a dit, Ouah, c’est quoi, ça ? J’ai secoué la tête et roulé mes yeux en direction du séjour. Tu ressembles à une putain de momie, m’a-t-il dit en se mettant à décoller le ruban de mes mains et de mes chevilles. J’ai moi-même défait celui qui me fermait la bouche parce qu’il adhérait à mes cheveux et aux anneaux de mes oreilles, ce qui me faisait assez mal.

Parle pas, j’ai dit en chuchotant dès que mes lèvres ont pu bouger. Il faut qu’on dégage d’ici à toute blinde, man. Ils ont découvert que t’avais chouré leur matériel. Ils vont nous tuer.

Russ a parcouru la pièce des yeux et écouté le bruit en provenance du séjour. Où est mon cadenas ? a-t-il demandé. Ils s’en sont servis pour t’enfermer ?

Ouais, mais grouille, faut dégager. Et mets-la en veilleuse, ils sont juste à côté, putain !

Relax. Il faudrait qu’ils démolissent la porte pour arriver jusqu’à nous. Une minute, a-t-il ajouté, tu devrais t’habiller. Il fait froid dehors.

Laisse tomber les fringues. Tout ce que je veux c’est sauver mon corps.

Mais se dirigeant vers un angle où des vêtements étaient entassés, il en a retiré une chemise en flanelle et un vieux jean que j’ai vite mis et que j’ai dû retrousser parce qu’il était trop grand. Il y avait aussi des chaussettes et des tennis mal en point. Puis il a fait quelque chose de bizarre. Il a ôté mon blouson en daim et me l’a donné.

Il me va pas bien de toute façon, a-t-il dit. Trop petit. Où est ma veste en jean ? a-t-il demandé en regardant un peu partout dans la pièce.

Dans le séjour, man. N’y pense même pas.

Il a haussé les épaules. En souriant il a farfouillé dans le tas de vêtements, il a sorti un vieux sweat à capuche de l’équipe des Islanders et il l’a mis.

OK, on y va, on se tire, a-t-il dit. Mais au moment où je me suis tourné vers la fenêtre j’ai soudain senti de la fumée et j’ai vu que le bas des rideaux commençait à noircir à l’endroit où ils touchaient le radiateur. C’était ma faute, c’était moi qui les avait poussés contre l’appareil.

Ils devaient être faits de matière synthétique très inflammable et ils avaient chauffé jusqu’à prendre feu. À présent, avec la brise et l’air frais qui entraient par la fenêtre ouverte, ils semblaient prêts à s’enflammer. En effet, juste au moment où j’avançais le bras pour les éloigner du radiateur, un éclair bleu a jailli de bas en haut, a traversé le rideau et zébré l’autre moitié, si bien que le tissu est parti en flammes comme s’il avait été imprégné d’essence.

Merde, fonçons ! a dit Russ. Il a plongé par la fenêtre à la manière d’un lion de cirque traversant un cercle de feu et je l’ai suivi droit dans le noir.

Arrivés au bord du toit, nous nous sommes retournés pour nous laisser glisser au sol le long du poteau et nous avons vu que déjà les flammes remplissaient toute la fenêtre. On avait l’impression que le réduit avait pris feu en entier et ça donnait une sensation de beauté et de terreur, sans doute comme la guerre. La pièce s’était embrasée de la même façon que si un missile incendiaire y avait éclaté, et arrivés par terre, moi et Russ, on est restés là, les yeux levés, ébahis par le spectacle.

On aurait dû foncer dans la voiture de Russ et dégager à toute vitesse, mais on avait trop envie de regarder le feu. On a reculé en vacillant jusqu’au garage des Harley, et quelques instants plus tard on a vu Roundhouse, Joker, Raoul et Packer dévaler l’escalier. Quittant aussitôt notre place devant le garage, on s’est glissés dans les buissons à côté.

Viens, suis-moi, a dit Russ, et après être passés par-dessus une vieille clôture défoncée nous avons abouti à l’arrière du magasin de spiritueux désaffecté. Il a ouvert une porte du fond et nous avons pénétré dans une grande pièce qui avait servi d’entrepôt. Là, par une fenêtre latérale, nous pouvions regarder dehors et observer l’incendie en toute sécurité. Tout autour de nous se trouvaient des cartons vides ayant contenu des bouteilles de whisky et de vin, et, au milieu de ce fatras, j’ai remarqué une pile de dix ou douze caisses qui n’avaient jamais été ouvertes. Des magnétoscopes et des ordinateurs portables. J’ai touché l’épaule de Russ et quand il s’est retourné je me suis contenté de pointer un doigt vers les boîtes.

Oh ouais, il a fait, je sais. J’ai eu quelques problèmes à m’en débarrasser dans le coin. Je me disais que peut-être je négocierais quelque chose à part avec le mec d’Albany. Tu me suis ?

Ouais, j’ai dit, et je me suis retourné vers l’incendie. Deux camions de pompiers bloquaient déjà l’allée de garage. Il y avait des lumières qui clignotaient, des sirènes qui hurlaient, des voitures de police qui arrivaient. Des pompiers déroulaient des tuyaux le long du chemin et de l’allée de garage tandis que d’autres se ruaient à l’assaut des escaliers avec leurs haches.

Les bikers étaient toujours dans l’ombre devant le garage, les yeux levés vers l’appartement. J’ai remarqué que Bruce ne se trouvait pas parmi eux. Ils n’étaient qu’à quelques pas de nous et je pouvais constater qu’ils étaient morts de trouille, même Joker qui leur répétait de mettre les bouts. Et d’oublier l’électronique.

Mais, bordel, où est Bruce ? a dit Roundhouse d’une voix forte, très troublé.

Je crois qu’il est allé chercher le gamin, a dit Packer.

On l’emmerde, ce môme ! a dit Joker. Et Bruce aussi ! Et le matos aussi ! Faut se tirer, man. Y a des flics partout.

À toute vitesse, Roundhouse et Packer ont sorti leurs motos du garage et mis les moteurs en marche. Joker est monté derrière Roundhouse, Raoul derrière Packer, et les deux énormes Harley chevauchées par les quatre bikers ont dévalé l’allée du garage dans un rugissement, dépassant le pick-up et la Camaro de Russ, grimpant par-dessus les tuyaux, évitant de justesse quelques pompiers et disparaissant à l’angle de la rue après avoir tourné à droite.

T’as entendu ? j’ai dit à Russ.

Quoi ?

Bruce est encore là-haut. Il croit que je suis enfermé dans ta piaule. Il essaie de me sauver !

Ouais, et c’est moi qui ai la clé, a dit Russ d’une voix calme.

Il faut que je lui dise que je suis à l’abri !

Mais quand je me suis tourné pour partir, Russ m’a attrapé par le bras en disant, Tu peux plus monter là-haut, man. C’est trop tard.

J’ai à nouveau regardé le feu, et Russ avait raison. L’appartement était tout entier en flammes. Le grenier, les devantures vides et même le Video Den brûlaient à présent.

Deux pompiers qui avaient gravi l’escalier jusqu’à l’appartement sont repassés en titubant à reculons par la porte, et ils étaient à peine redescendus sans dommage que l’escalier et le porche s’écrasaient dans une immense gerbe d’étincelles et de flammes.

Le bruit de l’incendie était incroyable, comme celui d’un avion à réaction qui décolle accompagné de sirènes, d’avertisseurs et d’ordres lancés par les pompiers dans des haut-parleurs. Leurs tuyaux serpentaient partout, et ils déversaient sur le brasier des jets d’eau lourds et pénétrants, mais on aurait dit que le feu était vivant et que l’eau ne servait qu’à l’alimenter, à le faire grandir et à lui donner envie d’en avaler encore plus. J’ai aperçu Wanda et Rudy LaGrande dans la rue au milieu de tout un tas de gens, mais les flics ont refoulé tout le monde de mon champ de vision tandis qu’un troisième camion de pompiers arrivait sur place. De l’autre côté de la rue j’ai cru distinguer un groupe de gens que je connaissais, parmi lesquels ma mère et mon beau-père, mais je pense qu’il s’agissait d’une illusion d’optique à cause de la peur et de l’excitation.

Les pompiers ont dû se rendre compte assez vite qu’il n’y avait aucun moyen de sauver la maison. Alors ils ont commencé à arroser les bâtiments qui l’entouraient, y compris celui où j’étais avec Russ. Ils voulaient les empêcher de prendre feu à leur tour. J’entendais l’eau qui cognait sur le toit lorsqu’un groupe de pompiers est passé en courant vers l’arrière. La pièce qui servait d’entrepôt avait commencé à se remplir d’une fumée qui nous faisait tousser, et nos yeux nous piquaient. Des étoiles se sont mises à flotter, descendant de l’obscurité du plafond comme des lucioles.

On a intérêt à filer, man, j’ai dit.

Et mon matériel ? Je peux pas abandonner mon matériel !

C’est pas le tien. Ça l’a jamais été.

Bruce et les autres, c’est eux qui l’ont volé ! a répondu Russ.

Ouais, et toi tu leur as volé à ton tour. Maintenant Bruce est mort et les autres mecs sont partis.

Comme s’il y pensait pour la première fois, Russ a dit, Les flics vont croire que moi aussi je l’ai volé.

Tu m’étonnes, coco. Laisse-le brûler. C’est ce qui peut nous arriver de mieux.

Et ma bagnole ? Il me faut ma bagnole.

Laisse tomber. On est des délinquants, man. T’auras d’autres occasions de t’en trouver une. Peut-être qu’on aura de la chance et qu’en voyant ta caisse les gens croiront que nous aussi on est morts dans l’incendie.

Après avoir dit ça j’ai couru vers la porte en pensant que c’était ainsi que ça devrait être : moi et Russ et Bruce, tous les trois brûlés dans l’incendie, nos corps transformés en trois tas de charbon entourés par des tonnes d’équipement électronique volé et lui aussi calciné.

Je ne savais pas comment la mère de Russ prendrait la chose, mais la mienne commencerait par se sentir triste, puis elle surmonterait son chagrin et mon beau-père serait secrètement content, d’autant plus qu’il pourrait faire comme s’il avait perdu quelque chose d’important. Personne d’autre n’y penserait beaucoup. Sauf Black Bart, peut-être, qui déplorerait la perte d’une partie de son activité de “transport de marchandises” avec les bikers et aussi celle d’un gamin qui lui avait vendu son pétard quotidien. Mais à part eux tout le monde s’en foutrait.

Russ était dans mon sillage, et lorsque j’ai ouvert la porte j’ai fait sursauter deux pompiers qui levaient déjà leurs haches pour se tailler un chemin à l’intérieur.

Bon Dieu ! Mais qu’est-ce que vous foutez là-dedans ! a hurlé le chef. Dégagez d’ici, bordel, et plus vite que ça ! Alors j’ai dit, On est partis, man ! et c’était vrai.