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BONE L’INDIGÈNE

L’après-midi tirait déjà à sa fin lorsque le lendemain nous sommes parvenus à Accompong en pays Cockpit. Il s’agissait bien, comme je l’avais pensé, du village natal de I-Man dont il avait tellement eu la nostalgie aux States. Nous avions dû faire du stop à quatre reprises pour y arriver du fait qu’Accompong est très loin de Mobay et qu’il n’y a pas beaucoup de gens qui s’y rendent. Ce qui nous avait obligés à traîner pas mal de temps au bord de routes de campagne sinueuses en attendant d’être pris – parfois par des pick-up où nous montions à l’arrière – et nous avions dû faire à pied les sept ou huit kilomètres de la route jusqu’au village. Une fois sur place j’ai vu que c’était à peu près comme je me l’étais imaginé : pratiquement rien qu’un chemin de terre avec de l’herbe au milieu, une douzaine de cases ou de maisonnettes au bord et encore quelques-unes qu’on apercevait ici et là dans la jungle. Et puis plein de petits jardins potagers, des bananiers, des gosses qui couraient partout en slip, des vieux qui somnolaient à l’ombre d’un arbre à pain, des chèvres, un cochon de temps à autre et des femmes qui portaient sur leurs têtes des paniers d’ignames ou des seaux en plastique remplis d’eau du puits.

Si on l’appelle le pays Cockpit, c’est sans doute en raison de l’aspect du paysage. Sur des kilomètres à la ronde, à perte de vue, on trouve d’immenses cratères, des dolines[7] là où le sol s’est effondré il y a très très longtemps. Ces creux sont recouverts d’arbres, de plantes grimpantes, de buissons épineux, et du coup les gens qui vivent par ici aiment mieux courir sur les crêtes que faire de l’alpinisme sur les parois. Ils ne descendent dans les dolines que s’ils y sont obligés pour récupérer une chèvre ou un gosse égarés, ou pour échapper aux flics et à d’autres ennemis. Comme il y a des centaines de grottes dans ces cratères et que la brousse y est très épaisse, ça fait des siècles que les habitants sont passés maîtres dans l’art de se cacher, m’a expliqué I-Man. Les gens d’ici s’appellent les Marrons, a-t-il dit, à cause de la teinte rougeâtre de leur peau. À vrai dire je n’ai pas été capable de distinguer cette nuance : j’ai vu des Noirs ordinaires, peut-être un peu plus foncés que les autres. Mais ils descendent de ces Africains incroyablement redoutables qui s’appellent les Achantis. Après avoir été capturés en Afrique et expédiés par bateau à la Jamaïque, ces Achantis se sont enfuis dans la brousse à la première occasion et ils ont salement amoché les négriers blancs qui ont essayé de les rattraper. À la fin les négriers ont baissé les bras, ils sont retournés à leurs plantations de canne à sucre sur la côte en laissant les Marrons vivre là-haut à leur guise. Ils ont simplement dit, Ne nous envoyez plus de ces guerriers achantis, et c’est alors que la reine d’Angleterre a signé un traité de paix avec le chef des Marrons qui s’appelait Cudjoe.

Mais maintenant le village était plein de planteurs de ganja et de délinquants de toutes sortes qui après avoir été élevés ici étaient allés en ville où ils avaient fait des bêtises puis étaient revenus. Il y avait aussi de vrais paysans jamaïquains et d’autres gens ordinaires, mais ils vivaient en grande partie comme leurs ancêtres marrons, sans électricité, eau courante, télé, voiture et autres commodités modernes. En plus, beaucoup de rastas avaient leur “fondation” ici dans le Cockpit et I-Man affirmait que la vraie raison de ce nom de Cockpit, c’est que cette région a toujours été celle où les descendants rastafaris des anciens guerriers achantis ont pris place pour piloter l’univers.

Durant la longue nuit où nous avions fui Papa Doc et la maison de maître en attendant au bord de la route de Mobay la voiture qui nous prendrait en stop, I-Man s’était donné du mal pour m’enseigner tous ces trucs sur les Marrons, Accompong et les guerriers achantis d’autrefois. C’était comme s’il avait décidé que j’étais désormais prêt à apprendre ces choses et à m’en servir dans ma vie de tous les jours, bien que je sois toujours un petit Blanc venu des États-Unis. Mais je me sentais tout bizarre et coupable d’avoir dit à pa que I-Man avait baisé avec Evening Star – ce qui était la raison principale de notre fuite – et I-Man ne me facilitait pas les choses en me traitant comme son élève préféré.

Je n’avais pas encore compris pourquoi j’avais agi comme ça et contrairement à mon habitude je ne pouvais pas demander à I-Man. Du coup, je me mettais à accuser les Blancs en général et je me disais que je l’avais sans doute fait à cause de ce fonds de traîtrise et de mensonge dont j’avais hérité tout gosse de mon beau-père et d’autres adultes tous blancs. Et pendant que I-Man parlait et parlait des anciens Achantis et des chasseurs d’esclaves qui avaient poursuivi ces mêmes Achantis avec d’énormes molosses mangeurs d’hommes venus du Panama, je me disais, Saloperie de Babylone, man, les Blancs sont de vraies merdes, on peut pas leur faire confiance, etc., comme si ça allait m’enlever la responsabilité d’avoir presque fait tuer I-Man par mon propre père.

 

*

 

Il y avait à peine quelques centaines d’habitants à Accompong, et peut-être autant dans la région alentour. Tous se disaient Marrons et prétendaient être apparentés, du moins c’est ce qu’il me semblait et ça devait être vrai parce qu’on ne pouvait pas être l’un sans l’autre, les Marrons formant ainsi une sorte de tribu. Ils étaient tous ensemble propriétaires du Cockpit et se partageaient la terre selon le traité que leurs arrière-grands-pères avaient signé avec la reine d’Angleterre, plus ou moins comme le font chez nous les Mohicans et d’autres Indiens. Sauf que les Marrons ne disaient pas du Cockpit que c’était une réserve : pour eux c’était plutôt un pays indépendant appelé Accompong, peuplé et dirigé exclusivement par des Marrons – toujours selon ce qu’ils en disaient. Ils avaient un chef et tout, et même un secrétaire d’État : en réalité il s’agissait de très vieux bonshommes que j’ai aperçus deux ou trois fois mais avec qui je n’ai jamais eu l’occasion de discuter parce que dès que nous sommes arrivés I-Man m’a installé dans la brousse loin du village, là où il avait sa “fondation”, et c’est là que je suis resté presque tout le temps.

Sans qu’il le dise nettement, c’est pour me protéger que I-Man m’a placé si loin dans le Cockpit, à trois ou quatre kilomètres du village. Je devais surveiller sa plantation de ganja qui était assez importante : il y avait des centaines de pieds que j’avais aussi pour mission d’arroser en allant chercher de l’eau à une source située tout au fond d’une doline. Faire camper un étranger blanc – ou n’importe quelle sorte d’étranger – à l’intérieur du village n’aurait pas été très bien vu. Du moins c’est l’impression que j’ai eue. Parce qu’à notre arrivée, quand I-Man m’a présenté à certaines personnes, entre autres à la femme dont il disait que c’était la mère de ses enfants, pas sa femme, je l’ai bien remarqué, ou encore à un de ses cousins qui traînait dans la cour, il a dit, Bone i’fait que passer. Et puis avec tous ses gosses il n’avait pas de place pour moi dans sa cabane. Ils n’avaient que deux petites pièces où tout le monde dormait : les enfants dans un seul lit et I-Man avec la mère des gosses dans l’autre. Le reste du temps, ils étaient tous dans la cour où on faisait la cuisine sous un toit en chaume tenu par des piquets, et ils s’asseyaient sur des petits tabourets et un vieux siège de voiture.

Mais l’endroit où il m’avait mis était méchamment cool. Là-bas, dans le Cockpit, sur une crête avec une vue panoramique de tous les côtés, avec devant moi une pente débroussaillée et des terrasses où poussait la ganja, j’avais ma propre cabane en bambou au toit de chaume, un hamac pour dormir, un foyer de pierres pour faire la cuisine, des casseroles et les autres ustensiles indispensables ainsi que plein de nourriture tout autour : du fruit à pain, des ignames, du blighia, des noix de coco, du calalou, sans compter les plats que I-Man me portait du village et que la mère de ses enfants avait préparés. C’est la meilleure crèche que j’aie jamais eue. J’étais heureux et puis je crois que j’avais besoin d’être seul là-bas avec plein de temps pour réfléchir et me souvenir. Mais le soir, la plupart du temps, I-Man arrivait avec deux ou trois de ses cousins rastas, et ils s’asseyaient pour méditer. Ils tiraient sur le shilom, ils jouaient un peu à l’africaine sur des tambours artisanaux vraiment excellents et se livraient à de grandes réflexions parfois jusqu’à l’aube. Pour ma part, je restais un peu en retrait, j’observais et j’écoutais, parce qu’il s’agissait de mecs hyper-impressionnants qui parlaient de tuer des gens à Kingston et à Mobay et qui, à part I-Man, ne s’intéressaient pas beaucoup à moi, pensant probablement que j’étais un petit Blanc américain à fond dans la fumette que I-Man avait recruté comme chien de garde.

Ce qui était vrai, finalement. J’étais alors un fumeur régulier de ganja et je travaillais pour I-Man qui avait passé toute une journée à m’enseigner à souffler dans une conque comme une trompe au cas où quelqu’un essaierait de lui voler sa récolte. Mais il y avait dans la vie des choses qui m’intéressaient encore plus que de fumer de l’herbe et de faire le chien de garde pour I-Man. I-Man, qui s’en rendait compte, venait souvent à la “fondation”, soit seul, soit avec un de ses gniards, comme il disait de ses quatre gosses, puis après avoir inspecté ses plantes, leur avoir parlé un moment, arraché quelques mauvaises herbes, pincé quelques bourgeons et m’avoir montré un ou deux nouveaux trucs du parfait cultivateur de ganja, il s’installait dans la cour de la cabane et se lançait dans un discours rasta sur un nouveau chapitre de l’histoire de la captivité des Africains à Babylone.

Mes cheveux avaient fini par être assez longs, ils me descendaient sur les yeux et sur les épaules et quand je réfléchissais j’avais la manie de les entortiller au bout de mes doigts. Un jour, alors qu’il était en train de me raconter comment Marcus Garvey s’était fait empoisonner par les capitalistes pour avoir voulu ramener les Africains vers la Terre promise dans une arche qu’ils auraient construite, I-Man a remarqué mon geste, s’est levé, a disparu dans les fourrés et il en est ressorti en portant tout un tas de feuilles qu’il a écrasées pour en extraire un suc dont il m’a dit d’enduire mes cheveux. Ce jus avait une odeur de réglisse, mais il avait aussi un effet parce que le lendemain, quand je me suis réveillé, j’ai vu que de vraies nattes rastas étaient en train de se former sur ma tête : pas très grandes, mais des mèches souples, irrégulières, d’un brun rougeâtre, mesurant une trentaine de centimètres. Je ne pouvais pas bien les examiner puisque je n’avais pas de glace, mais en les tâtant j’ai su qu’elles avaient l’air cool. Et du fait que je ne portais que des shorts et que j’allais torse nu, j’étais super-bronzé. Un jour où j’étais tout seul à asperger les plantes en me servant d’un seau comme I-Man m’avait appris à le faire, j’ai secoué la tête pour chasser un moustique et j’ai vu sur mon ombre au sol des mèches rastas fendre l’air. J’ai alors regardé mes bras et mes jambes qui avaient pris une couleur de café, et quand je me suis aperçu que je ne ressemblais plus à un petit ado blanc ordinaire, j’ai posé le seau et j’ai fait une danse rasta, là, en plein soleil.

C’est drôle de constater que quand on change un peu son look, ne serait-ce que par un tatouage, on se sent aussi différent à l’intérieur. J’apprenais que I-Man avait dit vrai, que quand on s’y efforce assez longtemps et sérieusement, on peut devenir un mendiant tout neuf, et c’est la même chose, disons, pour un charpentier qui aurait découvert sur son chantier un matériau nouveau grâce auquel il pourrait modifier ses plans et se construire pour y habiter une maison plus belle et plus grande. J’avais même commencé à parler autrement, à ne plus dire “cool” et “super” à tout bout de champ mais plutôt “irie, man”, et quand je voulais parler seulement de moi en tant que moi, je disais “Je-et-Je”, ce qui donne la sensation d’être un peu à l’écart de son corps, comme si mon vrai moi était un esprit capable de flotter dans les airs, de communier avec l’univers et même de voyager dans le temps vers l’avenir et vers le passé.

Tous ces tambours africains et ces longues méditations tard dans la nuit, toutes les séances de réflexion avec les Marrons et leurs ancêtres achantis qui, ainsi que me l’expliquait I-Man, étaient avec nous en esprit, l’enseignement minutieux d’histoire et de vie au quotidien que je recevais de I-Man, ma participation régulière au sacrement du kali autour du shilom avec les rastas, l’exploration solitaire de Je-même que je pratiquais quotidiennement grâce à une ganja excellente depuis le jour où j’avais rencontré I-Man dans le car scolaire de Plattsburgh, tout cela avait exercé peu à peu un effet très profond sur moi sans que je m’en rende compte, et un matin, me réveillant dans mon hamac en regardant le toit de chaume au-dessus de moi, je me suis rendu compte que j’avais jeté mon vieux moi par-dessus bord et que je me retrouvais tout nu dans l’univers comme au jour de ma naissance quinze ans plus tôt à Au Sable, New York, États-Unis d’Amérique, planète Terre.

Puis, le soir de la pleine lune, alors que les plants de ganja déjà plus hauts que moi devaient être fauchés le lendemain, I-Man et trois de ses frères rastas d’Accompong sont arrivés à la fondation avec des mines graves. Ils portaient des machettes et quand ils m’ont dit qu’ils m’emmenaient à la grotte secrète des Marrons “jeter l’œil dans les vraies lumières de Je-même”, j’étais prêt, man. J’étais prêt à mort. Autrefois j’aurais sans doute répondu cool ou un truc comme ça et j’aurais peut-être tenté de retarder les choses en essayant de ne pas leur faire voir que j’avais peur, mais là j’ai seulement dit, irie, et j’ai suivi I-Man sous le clair de lune, droit dans la jungle, les frères sur mes talons et personne ne disant mot.

C’était pas que je cherchais à devenir un Noir honoraire ou ce genre de machin. La vérité, c’est que je croyais alors en la sagesse, je croyais que c’était quelque chose qui existait vraiment, qu’il y avait des gens qui la possédaient, en premier lieu I-Man, et que si les conditions étaient remplies ces individus pouvaient la transmettre même à un gosse. Et je me disais qu’étant donné mon passé, le fait que je sois blanc, américain et tout ça, j’avais particulièrement besoin d’un peu de sagesse si je voulais en grandissant vivre un peu mieux ma vie que la plupart des adultes que j’avais connus jusqu’alors.

J’avais l’impression que nous ne suivions pas un vrai sentier – et parfois I-Man était obligé de tailler dans les buissons de maccas pour que nous puissions franchir un cockpit, monter sur la crête et descendre dans le suivant –, mais il devait quand même s’agir d’une piste plus ou moins répertoriée parce que I-Man n’avait pas d’hésitation et ne changeait pas d’avis sur la direction prise. Il me semble que nous avons marché pendant des heures, montant en zigzag le long de pentes abruptes puis descendant de l’autre côté, jusqu’à ce que je finisse par avoir la sensation de me trouver sur un continent entièrement différent de celui que j’avais connu toute ma vie, comme si j’arrivais en Afrique, et je me sentais un peu nerveux parce que je savais qu’il y avait ici des sangliers réputés dangereux et j’étais content que I-Man et les frères aient leurs machettes.

J’avais appris à connaître assez bien les frères : Terron, Elroy et Rubber, des gens dans la trentaine ou la quarantaine, des rastas assez âgés, donc, avec un méchant tas de nattes sur la tête. Terron et Elroy étaient les cousins de I-Man, disons des associés dans sa fondation. Rubber – son nom signifiant caoutchouc lui venait de sa figure qu’il pouvait déformer à volonté pour afficher tout un tas d’expressions différentes même s’il gardait le plus souvent une mine triste – était son neveu et possédait sa propre fondation dans le Cockpit à côté de celle de I-Man. C’étaient des mecs puissants, plus sombres et plus durs que la bande de la fourmilière, des experts en maniement de machette, des gars super-bien bâtis qui donnaient l’impression de pouvoir vous arracher les bras si ça leur plaisait. Comparé à eux I-Man était tout petit et vieux mais ils le traitaient avec un respect total et Terron m’a dit un jour que I-Man, lorsqu’il se serait élevé “à la plénitude de son âge et aurait fini son crapahutage chez les divers peuples du monde”, deviendrait probablement le chef des Marrons à Accompong, ou au moins leur secrétaire d’État.

Nous avons fini par arriver tout au fond d’une doline à un endroit que n’éclairaient pas les rayons de lune et d’où on ne pouvait même pas voir les étoiles. Dans cette totale obscurité je suivais I-Man au seul son de ses pas. Soudain, ne l’entendant plus, je me suis arrêté et après quelques secondes j’ai dit, Yo, I-Man, où que t’es ?

Rubber, juste derrière moi, m’a lancé, Avance, rasta.

Mais Je-et-Je vois rien.

Ça fait rien, man, il a dit en me poussant un peu l’épaule du bout de sa machette. Et ça m’a remis en marche. J’ai dû continuer ainsi dans le noir absolu pendant quatre cents mètres, environ, en me disant, Bon, si je dégringole dans un précipice je m’en apercevrai pas avant que ce soit trop tard, donc j’ai pas à m’en faire. Puis j’ai remarqué que l’air s’était rafraîchi comme si un ventilateur tournait. J’ai senti à travers mes sandales que je marchais à présent sur de la pierre plate et polie, pas sur de la terre ou de l’herbe, et j’ai entendu des gouttes d’eau tomber. J’ai compris que je me trouvais dans une grotte, mais c’était comme si j’avais les yeux bandés et j’ai commencé à m’imaginer des chauves-souris, des serpents et de la vermine qui s’élançaient sur moi du fond de l’obscurité et j’ai eu une chair de poule terrible. Pendant une seconde j’ai eu peur de m’affoler, de fuir comme un dingue pour revenir au clair de lune et de devoir ressentir tout le reste de ma vie la honte d’avoir paniqué au moment où j’accédais aux lumières de Je-même et où, dans cette clarté irie, atteignant les hauteurs du Je-et-Je, je parvenais enfin à connaître Jah.

C’est alors que j’ai entendu gratter une allumette, que j’ai vu d’abord la flamme puis le visage brun et crevassé de I-Man allumant un spliff. Il a tiré une grande bouffée, puis, toujours avec la même allumette, il a fait prendre une bougie avec laquelle il s’est déplacé pour en allumer d’autres posées dans des creux et des fissures de la paroi de la grotte. L’obscurité a disparu et de grandes ombres ont surgi avant de retomber un peu partout comme si I-Man était en train de faire tomber des couvertures d’une corde à linge – des couvertures de laine serrée gris foncé – et qu’il révélait, cachée derrière elles, une salle gigantesque aux murs de pierre d’un blanc jaunâtre aussi lisses et courbes que si l’eau les avait taillés dans le roc pendant des millions d’années. J’ai eu l’impression que nous nous trouvions dans un immense crâne d’homme où nous serions entrés par la bouche. Au-dessus de nous il y avait deux autres grottes sombres qui menaient vers l’extérieur comme des orbites vides, tandis que du côté du fond, là où serait, je crois, la colonne vertébrale, je ne voyais qu’un trou noir de plus et j’entendais de l’eau couler comme si c’était là que se situait le lit de cette rivière ancienne et qu’elle continuait à se creuser une voie de plus en plus loin au cœur de la terre.

I-Man m’a fait asseoir sur un petit rebord rocheux, puis, prenant place à côté de moi, il m’a montré du doigt un tas de peintures rouges au sommet de la voûte du crâne. C’étaient des signes bizarres comme des gribouillis avec quelques animaux que je reconnaissais, par exemple des tortues, des oiseaux et des serpents, ainsi que des hommes représentés par de simples traits et qui se combattaient avec des lances. Certains d’entre eux, allongés, avaient une lance qui leur sortait du corps, d’autres avaient la tête coupée alors que d’autres encore leur tapaient dessus. Ces peintures étaient tout en haut de la grotte, si haut qu’il aurait fallu une échelle double pour les atteindre, et comme en ce temps-là les gens n’en avaient pas, je me suis demandé comment ils avaient réussi à monter là-haut pour peindre.

Eux voler, Bone, a dit I-Man. Eux les vieux Africains, eux voler comme des oiseaux, man.

Je me suis dit qu’il allait y avoir une sorte de cérémonie, et j’espérais sincèrement que ça ne voulait pas dire des coupures et du sang, mais comme j’étais parvenu jusqu’ici sans faire demi-tour, j’étais prêt à aller jusqu’au bout quoi qu’on me demande. Du coup j’ai été vraiment soulagé quand Rubber, plongeant la main dans le sac de tissu où je croyais qu’ils avaient mis les couteaux et les bols pour recueillir le sang, en a retiré une belle petite pipe en argile sculptée qui représentait une Africaine enceinte, assise en tailleur avec les bras croisés sous ses gigantesques nichons. I-Man l’a aussitôt remplie d’herbe tirée d’un sachet et il a dit, De l’herbe spéciale, Bone, en l’allumant. Il a ensuite passé le shilom à Terron, Elroy et Rubber qui ont tous tiré d’énormes bouffées, puis à moi. Je me suis contenté d’inspirer à moitié selon mon habitude avant de repasser le shilom à I-Man. Mais l’embout ne touchait pas encore les lèvres de I-Man que je me sentais déjà emporté dans un tourbillon comme si je roulais dans une barrique traversant une cascade.

Pendant un instant tout est redevenu noir, je ne voyais plus rien et la seule chose que je savais c’était que je tournais dans ma barrique. Puis la vue m’est revenue et je me suis retrouvé dans un tout autre endroit que cette cave et avec des gens différents.

Je m’en souviens quand je le raconte maintenant, et c’est comme si je me trouvais en deux lieux à la fois : ici et maintenant, là-bas et autrefois. Mais quand ça s’est passé j’étais dans un seul endroit, et ce n’était pas une grotte calcaire du pays Cockpit à la Jamaïque avec I-Man et ses frères rastas. Ça ne ressemblait pas non plus à un trip à l’acide comme j’en avais connu avant, où on se trouve aussi en deux lieux en même temps, un normal et l’autre bizarre. Même quand on rêve on est d’habitude en deux endroits à la fois. Non, ça, c’était la réalité et je n’avais pas du tout le souvenir de comment j’étais arrivé là ni aucun plan pour en sortir.

Un tambour battait, très lourd et très lent, doum, doum, doum, sans relâche, sans variation, comme une bande sonore se répétant indéfiniment, et ce battement semblait provenir de l’endroit lui-même comme le bruit du vent, comme s’il surgissait des arbres, des champs, du ciel et n’arrivait pas de l’extérieur. Pour l’instant je n’avais pas peur, je suivais le son, je découvrais les choses une par une et je faisais avec. Je m’aperçois ainsi que je suis sur un chariot à conduire un attelage de ce que je crois être des bœufs, puisque c’est comme des vaches en plus gros. Je parcours lentement un chemin qui traverse un grand champ de canne à sucre tout vert et mon chariot se remplit de canne. Au loin il y a la mer avec des vagues qui s’échouent sur une mince plage de sable, et encore plus loin des récifs. Le ciel est d’un bleu éclatant, le soleil brûlant et, derrière moi, il y a des montagnes vert foncé.

Je suis tout seul ici sur mon chariot. Sous le soleil de midi il fait très chaud. Il me faut longtemps pour parvenir à la rangée d’arbres qui borde l’autre côté du champ de canne et quand je passe sous son ombre je sens un peu de fraîcheur, une brise légère qui y souffle, et pendant quelques instants je suis content. Un petit ruisseau coule tout près. Au moment où mon chemin le croise, j’arrête le chariot et je laisse les bœufs y boire. J’y bois à mon tour et j’y trempe mon keffieh que je me passe ensuite sur le visage.

Je remonte sur mon chariot, et poursuivant ma route je traverse d’autres champs de canne, finissant par arriver dans un village avec une véritable église en pierres, quelques magasins et plein de gens qui vont de-ci de-là, principalement des Noirs pieds nus, en vêtements de travail, ainsi que quelques Blancs habillés à peu près pareil. Puis je parviens à la place du village où les Blancs sont maintenant plus nombreux que les Noirs et portent des chapeaux de paille et des costumes d’autrefois. Comme personne ne fait attention à moi je continue tout doucement et j’essaie de saisir ce qui se passe bien que j’en aie déjà honte et que j’hésite à regarder. Mais je le fais quand même.

Les Blancs sont en train d’acheter et de vendre des Noirs. Un Blanc, au milieu d’une sorte d’estrade, exhibe un gosse noir à peu près de mon âge, tout nu, et qui a l’air d’avoir peur. Il le fait se retourner, se pencher, écarter les fesses et montrer son cul et ses couilles au public où il y a pas mal de femmes. Quelques Blancs dans la foule font des offres pour le gamin tandis qu’un autre Blanc sur un côté de l’estrade – je suppose que c’est le commissaire-priseur – indique tel ou tel acheteur et continue à faire monter les enchères. Tout le monde fait comme si c’était normal. Même les Noirs.

Des tout petits gosses de couleur courent partout, des femmes noires passent en portant des paquets sur leurs têtes et des hommes blancs discutent en fumant le cigare. Personne ne pleure ni ne semble gêné ou furieux, les gens sont détendus et à l’aise, se traitant familièrement, les Noirs comme les Blancs bien qu’évidemment les Blancs soient les patrons, et quand ils disent aux Noirs de faire ci ou ça les autres obéissent mais sans trop se presser.

Le commissaire-priseur, un grand mec tout maigre avec une figure d’oiseau de proie comme pa, oblige le gosse tout nu sur scène à s’accroupir et à sauter comme une grenouille, ce qui fait rire tout le monde, même les quelques Noirs qui sont dans la foule. Il y a pourtant, je m’en aperçois maintenant, une autre rangée de Noirs debout derrière l’estrade : des hommes, des femmes, quelques enfants et bébés, tous nus, même les gens les plus âgés, et ils sont attachés aux chevilles par des chaînes, couverts de croûtes et ils ont l’air malheureux. Ça ne les fait pas rire de voir le gamin qui saute sur scène comme une grenouille noire et luisante. Je suppose qu’ils sont encore africains et que pour eux ce n’est pas devenu normal.

Comme toute cette scène me donne envie de gerber, je lance un petit coup de bâton à mes bœufs pour les faire avancer. Nous sortons du village et suivons quelque temps le bord de mer. Au bout de quelques minutes je n’ai plus de pensées ou de souvenirs très compliqués ni même d’ailleurs d’idées simples ou bêtes, je suis là à prendre le soleil sur mon chariot, je savoure l’odeur de canne et la légère brise marine sur mon visage. De temps à autre je chasse une mouche d’un geste et je laisse les bœufs prendre toutes les décisions. La piste monte progressivement entre de nouveaux champs de canne et j’arrive à un grand portail de pierre où je tourne. Je fais avancer le chariot jusqu’à un ensemble de bâtiments ressemblant à des granges. Là, il y a environ une douzaine de mecs, des Noirs, et quelques femmes qui déchargent la canne à sucre d’autres chariots et la portent dans une grange où ils l’entassent. Il y a aussi une énorme meule avec un bœuf qui, les yeux bandés, décrit perpétuellement le même cercle au bout d’une longue perche à laquelle il est attaché. Un bâtiment avec une très haute cheminée en briques émet un nuage de fumée blanche agréable à sentir et je vois aussi diverses autres constructions plus petites du genre bureaux et ateliers.

C’est une fabrique de sucre, et dès que je m’arrête avec mon chariot, un tas d’hommes et de femmes assez âgés ainsi que des adolescents, tous noirs, sales et pleins de sueur, surgissent pour le décharger. Personne ne parle. On travaille, c’est tout. Comme je sais pas quoi faire, je reste assis à attendre des directives – peut-être les bœufs sauront, eux. C’est alors que je remarque sur ma droite un homme blanc en train de battre une Noire avec un petit fouet. Il lui a fait ôter sa chemise, elle est à quatre pattes par terre, et chaque fois qu’il la frappe elle a les nénés qui tremblent. Pendant ce temps j’entends à nouveau le tambour qui bat comme avant sauf qu’à présent il résonne à la même cadence que le fouet. Le Blanc est couvert de sueur, il a une moustache comme celle de mon beau-père bien que ce ne soit pas tout à fait lui et il tape mécaniquement sur cette femme comme s’il ne faisait que fendre du bois : rien de personnel ni d’émotionnel, on fait son boulot et c’est tout. Je regarde autour de moi et les autres Noirs eux aussi s’occupent de leur travail. On fait son boulot.

Soudain quelqu’un me saisit le bras et me fait tomber violemment du chariot. C’est un autre Blanc, torse nu et jeune – une vingtaine d’années à peu près –, et il a l’air dur avec plein de muscles et une poitrine sans poils avec un super-relief comme ce bon vieux Bruce, sauf qu’il n’a pas de tatouage ni d’anneaux aux tétons ni rien de ce genre. Pendant une seconde les Noirs s’arrêtent de travailler pour me regarder, mais ils se détournent aussitôt et reprennent le déchargement. Le Blanc a une sorte de brosse blonde très courte et de bonnes dents. Il plonge vers moi, m’agrippe le bras et me soulève comme si je ne pesais rien du tout – ce qui est exact si je me compare à lui –, puis, sans rien dire, il me tire derrière une des granges comme si je n’étais qu’un poulet dont il devait couper la tête pour le cuisiner. Dès que les autres ne peuvent plus nous voir, le Blanc déboutonne son pantalon et me sort une grosse bite bien raide qu’il m’oblige à branler pendant qu’il me serre tout contre lui. Il décharge en haletant et m’embrasse sur la nuque. Puis il remet son article dans son pantalon, se reboutonne et me pousse en direction du chariot et des autres en m’emboîtant le pas comme si rien ne s’était passé. En fait je suis soulagé que ça n’ait pas été pire mais comme je me sens bien merdique quand même, je suis content de trouver mon chariot vide. Dès que je remonte dessus, les bœufs font demi-tour et prennent en sens inverse la longue piste sinueuse entre les champs de canne jusqu’à la route qui longe la mer, celle-là même que nous avons suivie en venant.

Toute la journée se déroule de la même façon, au soleil, avec beaucoup de lenteur et sans pensée quand je suis seul avec les bœufs dans les champs de canne ou pendant que les Noirs déchargent le chariot. Mais dès que je me trouve avec des Blancs, tout devient dingue, tout prend une vitesse folle, tout tourne à la violence. Je vois un Blanc envoyer des coups de pied dans les couilles d’un vieux Noir puis lui verser dessus un seau d’eau froide avant de s’en aller. Je vois deux Blancs qui se gueulent dessus – ils ont les tendons du cou saillants et il y a de la salive qui vole – pendant qu’une jeune et belle Noire, un peu à l’écart, attend, les yeux rivés au sol. Je vois un Blanc en costume et chapeau à larges bords qui fonce vers moi sur son cheval au galop, et pour lui faire de la place je tire mes bœufs vers le champ. Le chariot écrase quelques cannes pendant que le cavalier passe à toute vitesse et aussitôt un autre Blanc surgit de la cannaie en courant et me tape dessus à grands coups de bambou en me traitant de sale abruti. Je vois un Noir pendu à un arbre à l’entrée du village : des gosses jettent des cailloux au cadavre et des urubus, perchés sur les plus hautes branches, attendent que les gamins en aient assez et s’en aillent.

Le soir, quand tout le monde a quitté les champs et que la plupart des Noirs ont regagné leurs cabanes derrière la grande maison qui ressemble assez à Starport – en moins luxueux, et puis elle n’est pas sur une colline –, je dois servir les Blancs à leur table, leur porter à boire et à manger. Ils parlent comme si j’étais incapable de comprendre l’anglais et ils ne se rendent pas compte que leur seul sujet de conversation c’est de répéter combien les Noirs sont bêtes, paresseux et voleurs. Il y a là quatre ou cinq hommes que je n’arrive pas à reconnaître individuellement parce qu’ils se fondent les uns dans les autres et que chaque fois que je suis près d’eux j’ai peur ou je me sens mal à l’aise ou j’ai envie de fuir, mais je sais qu’ils sont de la même famille, qu’ils sont père et fils et frères. Deux femmes sont avec eux : l’une est la femme du père et la mère des fils, l’autre, plus jeune, est une des filles ou bien elle est mariée à l’un des fils. Il y a aussi quelques jeunes enfants blancs que j’essaie de ne pas regarder, sauf quand ils m’ordonnent d’apporter ou de débarrasser quelque chose.

Plus tard les hommes vont sur le porche, et, assis, ils regardent au-delà des champs la mer qui miroite sous la lune. Je suis censé rester debout derrière eux et les éventer avec une palme pour chasser les moustiques pendant qu’ils boivent, qu’ils fument, qu’ils discutent argent et esclaves, racontant des histoires bizarres sur la vie sexuelle des Noirs. À la fin ils annoncent qu’ils vont se coucher et, partant d’un pas mal assuré, ils me laissent seul. Maintenant que les Blancs sont partis je ne sais pas ce que je dois faire. Je reste un moment à errer dans la maison coloniale toute vide, puis je sors, et alors que je me dirige vers le quartier des esclaves à l’arrière, je vois surgir devant moi, sur mon chemin, I-Man, ses frères marrons Terron, Elroy et Rubber, portant tous les trois des machettes, et ils ont l’air grave. Il y a du sang sur les lames. La chemise de Rubber est tachée par une grande éclaboussure de sang qui doit provenir du surveillant blanc qui habite dans la grange ou de l’employé blanc qui a une chambre dans le bâtiment des bureaux près de la forge.

Avant que je puisse dire quoi que ce soit I-Man porte un doigt à sa bouche pour me signifier de me taire. J’aperçois alors dans l’ombre derrière lui un autre groupe de Noirs. Il y a surtout des hommes, mais aussi des femmes, certaines avec de jeunes enfants. Ce sont les Noirs que j’ai vus toute la journée dans les champs, dans la fabrique de sucre et dans la maison de maître, la femme qu’on fouettait, le vieux qui prenait des coups de pied, la jeune femme pour qui les deux gardiens se battaient, tous ceux qui travaillaient près de moi comme des machines muettes, sans pensée ni sentiment.

Eux aussi portent des machettes, ainsi que des faux, des faucilles et des petites haches. Ils passent rapidement près de moi en me frôlant, ils suivent I-Man et les autres Marrons en direction de la maison coloniale. Je voudrais aller avec eux mais quelque chose m’arrête, on dirait que mes pieds sont soudain en plomb et que je ne peux pas marcher. Je suis donc obligé de rester là dans l’ombre des buissons au bord de la grande pelouse à regarder les Noirs entrer dans la maison sans lumière par toutes les portes : celles de devant, de derrière, du côté. À part le battement incessant du tambour auquel je suis désormais aussi habitué que si c’était celui de mon cœur, et à part le vent qui vient de la mer et secoue les palmes baignées de lune, tout est complètement silencieux. Je reste là longtemps à me demander si je rêve lorsque j’entends un hurlement qui me glace le sang. Il est suivi par des cris et la plainte d’une femme brusquement interrompue, puis c’est un homme, un Blanc, qui implore, Non, non, je vous en supplie ! mais il est fauché à son tour. À nouveau le silence. J’entends alors du verre qui se brise à l’intérieur et je remarque quelqu’un : c’est un enfant qui sort à quatre pattes sur le porche devant la maison. Un garçon blond, pieds nus dans une chemise de nuit, âgé de cinq ou six ans, qui traverse tout le porche puis descend jusqu’au sol où il se met à courir tout droit vers l’endroit où je suis. Il arrive soudain sur moi, les yeux hagards, remuant les bras et les jambes comme un fou, et juste au moment où il va me dépasser, je l’attrape, je colle ma main sur sa bouche paralysée de terreur et je l’entraîne dans l’ombre des buissons en le serrant très fort.

Une minute plus tard, je vois des flammes s’élever à l’arrière de la maison tandis qu’à l’étage quelqu’un brise les fenêtres et jette des objets dehors : des livres qui voltigent, des assiettes, des pots de chambre, un mannequin de tailleur. Les rideaux du premier étage sont maintenant en flammes, et je vois des Noirs avec leurs machettes et leurs autres armes sortir de la maison et se regrouper à distance. Avec le petit Blanc qui tremble dans mes bras, je me recule de quelques pas dans les buissons pendant que les Noirs se comptent puis s’enfuient en courant. Ils sont vingt ou trente à brandir des machettes ensanglantées en traversant la grande pelouse sous le clair de lune, et ils se dirigent vers un bosquet de chênes de Virginie et un immense pré en pente où on parque les vaches. La maison brûle vraiment, à présent. De grandes gerbes d’étincelles jaillissent et le ciel brille d’une lueur orange et jaune.

Derrière moi le long chemin carrossable rejoint en serpentant la route du bord de mer et je vois au loin les premiers Blancs à cheval suivis à peu de distance par un deuxième contingent. Les Noirs ont disparu dans le pré aux vaches ; derrière le pré il y a les bois puis les collines, et après les collines se trouve le Cockpit. Il ne reste plus personne, ici, plus personne de vivant à part moi et le petit garçon blanc et blond qui sanglote dans mes bras. Les cavaliers blancs arrivent au galop sur le chemin, armés de fusils et d’épées qui miroitent sous la lune, prêts à abattre le premier Noir qu’ils trouvent. Ils sont avides de tuer un Noir, de faire gicler son sang, et aucun enfant blanc ne sera assez fort pour le sauver.

Soudain quelqu’un me touche l’épaule. Je me retourne et c’est I-Man. Il me dit, Tu viens, Bone ?

Et lui ? je dis en montrant le petit Blanc.

Oublie-le, Bone.

Pratiquement en larmes, je lui dis, Oh, rasta, Je-et-Je peux pas faire ça !

Comme tu voudras, Bone. Il s’éloigne vers les buissons et s’évanouit dans l’obscurité.

Je relâche mon étreinte autour du petit garçon blanc, mais dès que je le laisse il fonce à toute vitesse vers les hommes à cheval qui sont déjà arrivés devant la maison. Ils crient, déchargent leurs armes en l’air avec des gestes de fous furieux jusqu’à ce qu’ils aperçoivent l’enfant. Le chef des Blancs descend tout de suite de cheval, soulève le garçon dans ses bras et aussitôt celui-ci désigne l’endroit où je me cache dans les buissons. Le petit salaud me montre du doigt ! Le chef des Blancs se met à courir vers moi à petites foulées, son fusil prêt à m’exploser, et il est suivi par plusieurs de ses compagnons. Je détale, fonçant derrière les granges et la fabrique de sucre où j’escalade à toute vitesse une clôture en pierres, je plonge dans le champ de canne pourchassé par des balles qui sifflent au-dessus de ma tête et je file à travers la cannaie en brisant des tiges dans ma course au milieu de cette mer verte, immense et plus haute que moi, m’attendant à mourir à chaque instant.

Mais non. Très loin, en plein milieu de la cannaie, alors que j’ai la poitrine qui cogne et les jambes presque trop lourdes pour faire un pas de plus, je repousse un bouquet de tiges et j’aperçois un trou dans le sol. Je l’examine aussi vite que je peux et je vois qu’il s’enfonce profondément, qu’il est juste assez large pour qu’un gosse aussi maigre que moi puisse y entrer mais trop étroit pour laisser passer un Blanc ordinaire. Je jette un dernier regard à la maison coloniale, maintenant tout embrasée, et aux Blancs qui caracolent autour comme si c’était eux les incendiaires et qui tirent dans toutes les directions y compris dans la mienne. Je remarque alors que des cavaliers sont en train de mettre le feu à trois côtés du champ de canne tandis qu’un autre groupe galope vers le quatrième pour m’y attendre. Je me laisse alors tomber à quatre pattes et je rampe dans les ténèbres du trou au sol.

Je suis étonné et un peu effrayé de voir que le trou se prolonge, que c’est un tunnel et que très vite il y fait totalement noir. Je ne peux plus entendre les détonations, ni le rugissement des feux, ni les hurlements des Blancs, mais seulement le son des tambours, le même battement qu’avant sauf qu’il se fait de plus en plus fort à mesure que je m’enfonce en tâtonnant, les mains en avant. Je me tortille, je rampe comme ça pendant ce qui me semble être des heures, et le bruit des tambours s’amplifie tout le temps jusqu’à ce qu’après avoir négocié un angle très serré dans le tunnel j’aperçoive devant moi une brève lueur vacillante et en un rien de temps me voilà au bout du souterrain.

Je m’en extirpe, et quand je relève la tête pour regarder autour de moi je vois que je suis arrivé à la grotte des Marrons avec son éclairage de bougies. Je grimpe pour sortir du trou à l’arrière du crâne, là où aboutit la colonne vertébrale, et je trouve I-Man en train de fumer tranquillement un spliff tandis que l’ami Rubber joue comme un fou sur un petit tambour carré en peau de chèvre et que les autres rastas, Terron et Elroy, se roulent des joints. Ils ont tous l’air contents de me voir, même s’ils m’attendent patiemment depuis quelque temps et sont prêts à se tirer. Rubber arrête le tambour, se lève, s’étire, et les autres font pareil. Puis I-Man éteint les bougies les unes après les autres et, passant le premier, nous fait ressortir de la bouche pour nous conduire dans l’obscurité.