13

MR YESTERDAY

Je peux dire que la nuit où j’ai quitté à jamais Au Sable en marchant sous la pluie a été une des plus étranges de ma vie – sauf qu’il ne s’est rien passé. Et puis, par la suite, j’ai vécu des nuits encore plus bizarres, sans parler du fait que j’en avais déjà connu quelques-unes qui ne sont pas le lot habituel des gens normaux, grâce à la drogue, aux bikers et à certaines aventures partagées avec Russ comme notre passage dans la maison de campagne des Ridgeway à Keene. Mais même si ce soir-là aucun événement extraordinaire n’avait lieu, c’était à l’extérieur que ça paraissait calme : à l’intérieur j’étais parti dans un vrai trip sauf que j’étais pas défoncé.

Au bout d’un moment j’ai cessé de penser à nous, mon vrai père et moi, parce que je n’avais pas assez de renseignements pour alimenter ma pensée, en quelque sorte. J’avais la même impression que si mon cerveau était en panne de choses à me dire. J’avançais dans l’obscurité sur le bas-côté de la 9 North à travers un déluge de pluie, marchant droit devant sans m’arrêter comme si je fonçais vers le bord de la planète avec l’intention de basculer enfin dans l’espace, dans le vide noir et froid. J’avais l’esprit vide et mon corps n’était qu’une machine à faire des pas. De temps à autre une voiture ou un pick-up passaient, m’enveloppant dans la lueur de leurs phares et ralentissant pour voir qui j’étais. Deux ou trois fois on s’est arrêté. Le conducteur, baissant sa vitre, m’a demandé si je voulais monter, mais comme je continuais à avancer il a dû penser que j’étais un paumé complètement stone ou un tueur fou ou Dieu sait quoi et il est reparti.

En fait, j’étais une sorte de tueur fou. Un adolescent massacre sa famille avant de se donner la mort. J’avais commencé à avoir des visions incroyablement réalistes dans lesquelles je déchargeais mon calibre 9 sur mon beau-père. Je lui tirais dans la tempe droite à quinze centimètres de distance après l’avoir maintenu au sol, mon pied sur son cou, pendant qu’il me suppliait de ne pas tirer. C’était plutôt fracassant comme image, il y avait même le sang et la cervelle qui m’éclaboussaient tout le pied.

Puis ma mère entre dans la pièce – mon ancienne chambre, à la maison – et voit ce qui est arrivé à Ken, le pistolet, le sang qui a giclé partout sur la jambe de pantalon, sur la sandale que j’avais posée sur son cou, sur mes mains qui ont tenu le pistolet tout près de sa tête quand j’ai tiré. Aussitôt elle s’enfuit dans le couloir, mais je la poursuis et je la rattrape juste quand elle va sortir. La porte est fermée à clé et elle n’arrive pas à l’ouvrir à temps. Elle crie, Non, Chappie, fais pas ça !

Mais je le fais. Je lui envoie une balle droit dans le cœur. C’est comme dans un jeu vidéo sauf que c’est vrai.

Je jette alors un coup d’œil par la fenêtre du séjour et j’aperçois grand-mère qui remonte l’allée. Je lui ouvre la porte, et lorsqu’une fois entrée elle aperçoit ma mère par terre avec plein de sang sur sa poitrine, ses yeux révulsés et sa bouche grande ouverte d’où sortent des bulles de sang, grand-mère dit, Mais qu’est-ce qui se passe ? et c’est alors que je l’allume à son tour. En plein dans le cœur, comme maman.

Après ça je déambule un peu dans la maison en appelant Willie jusqu’à ce que je me souvienne qu’il est mort lui aussi et que c’est Ken qui l’a écrasé. Je me rends compte alors que si ce bon vieux Willie était toujours en vie rien de ceci n’aurait peut-être eu lieu. C’est incroyable, mais je n’avais sans doute besoin de rien d’autre que de ce petit chat noir et blanc qui m’aimait pour ne pas devoir massacrer ma famille. Il ne pesait pas beaucoup plus de quatre kilos, le poids d’un sac de sucre, et il ne savait pas parler, mais on aurait dit que dans sa tête couverte de fourrure il y avait un concentré d’être humain, une personne qui m’aimait vraiment, qui était toujours contente de me voir rentrer à la maison, qui s’endormait sur mes genoux quand je restais tard le soir tout seul à regarder MTV et qui ronronnait de bonheur comme si je lui avais donné la sensation d’être bien à l’abri d’un monde dangereux.

Je me suis souvenu du jour où j’ai pris la 22 long rifle de Ken avec sa lunette dans la mallette cachée au fond du placard de la chambre. Je l’avais braquée sur Willie et j’avais appuyé sur la détente, mais la sécurité était mise et le coup n’était pas parti. J’avais alors utilisé la carabine pour tirer sur le lit de Ken et de ma mère. Je m’étais senti terriblement coupable à l’époque d’avoir failli tuer Willie. Je suppose qu’on fait parfois quelque chose de mal pour pas commettre quelque chose de pire à quoi on ne pourrait pas résister autrement. Un adolescent tue son chat et se donne la mort, voilà ce qu’on aurait marqué dans le journal ce jour-là si la sécurité de la 22 de Ken n’avait pas été mise. Ken, maman et grand-mère n’auraient rien eu, ils seraient même allés à l’enterrement et puis pour eux la vie aurait repris comme d’habitude.

Willie a eu de la chance, je suppose, même s’il l’a payé plus tard. Mais ce sont eux qui n’ont pas eu de chance parce que du coup j’ai commis le pire au lieu de me contenter de faire le mal.

C’était comme si j’étais acteur d’un film d’horreur vidéo et que je le regardais en même temps au magnétoscope avec une télécommande dans la main. Comme si je pouvais sans arrêt repasser les mêmes trois scènes et découvrir chaque fois de nouveaux détails. Je presse rewind après avoir descendu grand-mère et la voilà qui se relève, qui part à reculons jusqu’à la porte, descend les marches et regagne la rue. Ma mère se lève, tire désespérément sur la poignée de la porte puis vient vers moi dans le couloir en me tournant le dos comme si nous jouions à colin-maillard. Soudain elle pivote, elle voit Ken par terre, la tête couverte de sang, puis je me lève, je mets le pistolet dans mon sac à dos et voilà que Ken est déjà en train de se faufiler hors de la chambre. Ensuite j’appuie sur play et je remarque que lorsqu’il se glisse dans ma chambre Ken ne porte que son mini-slip. Il bande et il a dans les yeux cette lueur vitreuse qui lui vient de l’alcool et qui me rend mou comme si j’étais de la guimauve. La première réaction de ma mère, c’est de m’en vouloir d’avoir fait partir une arme à feu dans la maison, mais pas de m’en être servi pour tuer son mari. Quant à la première pensée de grand-mère, je la lis sur son visage quand elle aperçoit ma mère gisant au sol, c’est que peut-être elle en tirera un petit bénéfice personnel – pourquoi pas la maison ?

Les heures passaient, il devait être autour de trois heures du matin, il n’y avait plus de voitures sur la route mais la pluie continuait à tomber et mon corps à mettre un pied devant l’autre tandis que l’intérieur de ma tête était englué dans la vidéo du massacre familial dont il passait en revue chaque détail obscène. À Keeseville, là où la route traverse la rivière Au Sable, j’étais déjà à la moitié du pont lorsque j’ai senti la force du vent. Brusquement le magnétoscope s’est coincé au moment où tout le monde – sauf moi – était mort dans la maison, et il a refusé d’avancer ou de reculer. Il est resté figé sur la scène finale où je déambule dans la maison à la recherche de Willie. Par ici, Willie, allez, viens Willie.

Pour la première fois depuis que j’avais quitté l’appartement de ma grand-mère, je me suis arrêté de marcher. J’ai regardé par-dessus le garde-fou, plongeant mes regards une centaine de mètres plus bas dans l’abîme, les rochers, les eaux furieuses que je pouvais entendre malgré les rafales de pluie et de vent. L’obscurité était trop épaisse pour que je distingue la rivière ou les rochers et je me suis dit que s’il voulait faire les choses bien, l’adolescent avait trouvé le moment et le lieu pour se suicider. Sans tambour ni trompette. Derrière lui, rien que le chaos et des scènes de carnage. Devant lui, la même chose.

J’ai ôté mon sac à dos, je l’ai posé sur la chaussée et j’ai grimpé sur l’extrémité plate d’un pilier en béton auquel était fixé le garde-fou en fer. Les bras ballants, je suis resté là un moment à écouter l’eau tout en bas qui tourbillonnait dans les rochers et j’ai senti un vent froid plaquer contre moi mon T-shirt et mon pantalon dégoulinant d’eau. J’ai levé les yeux vers le ciel noir et j’ai laissé la pluie me tomber tout droit sur le visage. L’eau et le froid me faisaient frissonner, mais à part ces deux éléments je ne pouvais plus distinguer ce qui était réel de ce qui n’était que dans ma tête.

Mes pieds glissaient sur le pilier. Quand je m’en suis aperçu, je me suis aussi rendu compte que je n’avais aucune envie de tomber dans l’abîme par accident et de m’écraser contre les rochers. Je me suis dit qu’il valait mieux que je redescende et que je réfléchisse un peu plus à ce que je voulais vraiment. Je ne sais pas pourquoi, mais il m’a semblé alors que le pire pour moi serait de me tuer par accident. Je voulais que ce soit totalement délibéré. Pas de cafouillage imbécile.

C’est à ce moment-là que j’ai aperçu les phares d’une voiture venant du côté de Willsboro. Comme elle était encore loin, je me suis retourné et j’ai commencé à redescendre pour quitter le pont avant qu’elle soit assez près pour me voir. Je me disais qu’à cette heure-là il ne pouvait s’agir que de flics. Mais quand je me suis retourné mon pied droit a dérapé sur le bord du pilier, mon pied gauche a suivi, et pendant une fraction de seconde j’ai flotté en l’air avant que mes deux mains tendues dans le noir rencontrent les barreaux métalliques du garde-fou. Je m’y suis cramponné et je suis resté suspendu, mon corps entier se balançant sous le pont tandis que le ruissellement continu de la pluie au-dessus et le bouillonnement de la rivière très loin en bas m’emplissaient le cerveau comme la musique classique de la station de Burlington que j’avais un soir entendue dans une voiture qui me ramenait en stop du centre commercial jusqu’à Au Sable. C’était une musique très douce et apaisante, avec des violons, des clarinettes, et des centaines d’autres instruments, tous jouant une mélodie forte et harmonieuse qui s’élevait en spirales, retombait, tourbillonnait et montait à nouveau dans une répétition qui semblait pouvoir se reproduire éternellement ou en tout cas très longtemps.

Je commençais à croire que la musique avait assez de force pour me soulever et m’emporter sur un beau nuage moelleux si je lâchais ce garde-fou en fer auquel je m’accrochais comme à des barreaux de prison. Mes mains s’étaient beaucoup refroidies et je ne pourrais sans doute pas tenir plus de quelques secondes de plus, lorsque la voiture que j’avais aperçue est arrivée sur le pont en soulevant des gerbes d’eau. Ses phares ont tout illuminé et m’ont montré clairement où je me trouvais : je me balançais à une centaine de mètres au-dessus d’une rivière plus que dangereuse sous une pluie torrentielle. Lorsque la voiture s’est éloignée, j’ai eu l’impression qu’elle avait laissé ses phares derrière parce que je pouvais voir avec une précision parfaite ce que j’avais entrevu en une fraction de seconde. Et ça m’a tellement secoué que j’ai fait un rétablissement, j’ai posé un pied sur le pont, puis l’autre, et j’ai réussi à grimper par-dessus le garde-fou pour me mettre en sécurité.

Je haletais. J’avais les dents qui claquaient et j’étais mouillé jusqu’aux os. J’avais l’impression que mon cœur et mon foie s’étaient congelés. J’ai marché vers mon sac à dos qui représentait tout ce que je possédais en ce monde, vers ces choses terrestres qu’on aurait retrouvées trempées le lendemain matin en même temps que mon corps déchiqueté par les rochers. Je l’ai ouvert, j’ai plongé la main à l’intérieur et j’en ai retiré le pistolet que j’avais utilisé ou que je croyais avoir utilisé, et toujours à genoux je l’ai lancé par-dessus mon épaule. Je l’ai regardé voler dans les airs en tournoyant comme une petite créature morte puis disparaître dans les ténèbres et dans l’abîme. Je me suis relevé, j’ai remis le sac sur mon dos et je suis reparti vers Plattsburgh. Je n’avais jamais été aussi près de commettre un massacre et de me suicider, mais jusqu’ici je n’en ai jamais parlé à personne.

Quand je suis enfin parvenu au terrain vague derrière les entrepôts et que j’ai vu le car scolaire quelque part au milieu, l’aube était déjà là et la pluie avait enfin cessé. Le ciel était devenu d’un gris étincelant comme s’il était recouvert de peinture humide, et sous sa chape de minces traînées de nuages flottaient çà et là. Je suis passé par le grillage de clôture. De l’autre côté j’ai marché dans les grandes herbes et fleurs mouillées, ambroisies et gerbes d’or, qui fouettaient mes jambes nues et laissaient leurs graines collées sur ma peau. J’avançais vers ce que je pensais à présent être mon chez-moi. En fait, je ne pensais à peu près à rien, j’avais le vertige, je frissonnais, j’avais sans doute quarante et un de fièvre et deux ou trois fois au cours de cette expédition de toute une nuit j’ai amèrement regretté d’avoir donné à sœur Rose, à la gare routière, le pull que j’avais pris à M. Ridgeway. Je ne le lui avais donné que la veille au matin, mais à ce moment-là je me figurais qu’elle partait pour des destinations inconnues tandis que je rentrais à la maison où j’avais des parents qui m’achèteraient des vêtements. Je pouvais donc me permettre d’être généreux.

Je ne me rappelle pas vraiment l’instant où j’ai atteint le bus, je me revois seulement en train de traverser le terrain avec ses mauvaises herbes, ses graines, ses centaines de pâquerettes et d’obéliscaires tandis que le car devenait de plus en plus gros jusqu’à être la seule chose dans tout mon champ de vision, ce grand car scolaire jaune tout cabossé avec, à la place des enfants, d’énormes plantes aux feuilles vertes qui se penchaient aux fenêtres toutes brisées ou presque. Puis j’ai frappé à la portière à la manière d’un gosse qui voudrait monter pour aller à l’école, et je ne me souviens de rien d’autre. C’était comme si une fois arrivé ici je pouvais enfin me laisser aller de la même façon que j’avais souhaité tout lâcher quand je me balançais, suspendu au pont. Et après ça, je me rappelle seulement que je me suis réveillé dans le bus sur un matelas, enveloppé dans une couverture, portant un T-shirt bien sec mais si grand qu’il me faisait une chemise de nuit.

Je me suis senti comme un bébé qui vient de naître. Les rayons du soleil jaillissaient à l’intérieur par les fenêtres, j’étais au chaud, au sec et j’entendais de la musique, du reggae, cette jolie chanson, si légère et pleine d’élan qui dit Hey mister Yesterday, what are you doing from today[5] ? C’était une musique tellement différente de celle que j’avais entendue sur le pont – je sentais à présent combien elle avait été sinistre et mauvaise, sans doute produite par Satan comme celle qu’on est censé entendre quand on passe du heavy metal à l’envers – que je me suis sur-le-champ totalement converti au reggae. Il m’emplissait l’esprit de lumière, et pour la première fois, aussi loin que je me souvienne, je me suis senti heureux de vivre.

J’avais cependant mal partout comme si mon corps était plein de cailloux, et c’est tout juste si j’ai pu tourner la tête pour voir d’où venait la musique – elle partait d’un endroit en hauteur derrière moi – lorsque I-Man a surgi, dansant pieds nus, vêtu de son short flottant et balançant la tête de telle sorte que ses tresses marquaient la cadence. Il avait dans la bouche un énorme joint de marijuana qui sentait le soleil et la terre qu’on vient de retourner. Il a continué à faire des pas de danse autour de mon lit au son de cet excellent reggae, tout en souriant et en hochant la tête comme s’il était content de voir que j’étais réveillé mais ne voulait rien dire pour ne pas interrompre la musique. Il s’est contenté de passer en dansant pour voir où en était Mr Yesterday puis il a continué vers l’arrière du car pour revenir quelques instants plus tard avec un bol fumant dans une main, dansant encore et tirant toujours sur son joint jusqu’à ce qu’à la fin de la chanson il me dise que je commençais à récupérer et que je devais boire ce bouillon d’herbes pour revenir “à la st’ucture de la vie et à la plénitude”.

C’est ce que j’ai fait. Ça m’a pris un certain temps et parfois je suis retombé pendant des heures dans des frissons suivis de sueurs, surtout la nuit. J’étais si faible que je pouvais à peine m’asseoir et que je devais même pisser dans un bocal. Mais I-Man connaissait tous ces vieux remèdes africains et rastafaris à base d’herbes et d’autres plantes qu’il trouvait dans le terrain vague ou dans les bois obscurs derrière Sun Foods, et même en ville dans le parc au bord du lac. Il sortait en chercher le soir, puis il les écrasait et les faisait bouillir pour en tirer une tisane qu’il m’a littéralement administrée à la petite cuillère pendant un bon nombre de jours. Tous les matins je me réveillais en me sentant un peu mieux, et assez vite nous avons pu reprendre nos conversations d’autrefois. I-Man avait encore beaucoup de sagesse rasta à me communiquer et j’avais de mon côté bien des choses à apprendre sur la vie en général ainsi que sur l’esprit de la vérité et du bien. C’était là quelque chose que j’avais découvert en essayant de revenir à la maison, et c’est pour ça que j’essayais de simplement me détendre, d’écouter et d’observer.

Les chansons reggae étaient en cassettes. Nous les passions sur un bon appareil Sony sans doute volé que I-Man avait reçu d’un gars du coin qu’il appelait Jah Mood. Mais je savais que le prétendu Jah Mood n’était en fait que Randy Mood, un garçon très branché reggae et drogue qui s’était laissé pousser des nattes poisseuses, imitation blanche des tresses rastas : il les trouvait cool, et elles l’étaient assez quand on ne connaissait pas les vraies. Mais Randy était trop débile pour reconnaître la différence entre les Blancs et les Noirs ou trop raciste pour admettre cette différence, et quoi qu’il fasse il ne serait toute sa vie qu’un ado blanc de Plattsburgh.

Lorsqu’un matin j’ai fait cette remarque à I-Man, il a souri, m’a tapoté la main et dit, Jah Mood arrivera à Je-même selon le temps de Jah et selon sa manière, et toi, Bone, faut pas t’en faire, i’va pas me déplacer l’cœur. C’est alors que j’ai conclu que je ferais mieux d’écouter plus et de parler moins.

Personne ne savait qu’on avait squatté le car scolaire, pas même Jah Mood. Après que les frères Lapipe s’étaient fait coffrer, on avait jugé dans le coin que l’endroit était glauque. Les jeunes l’évitaient et je suppose que les flics avaient dû l’oublier. La ganja plantée par I-Man arrivant à maturité, il se méfiait encore plus des flics qu’avant, à l’époque où il n’était qu’un étranger en situation irrégulière. Il ne partait plus pendant la journée sauf quand il y était absolument obligé, ce qui signifiait pratiquement jamais – pas même pour se rendre à Sun Foods maintenant que ses légumes étaient mûrs. Il ne disait pas non plus où il vivait aux autres mecs qu’il connaissait, pour la plupart des rats de centre commercial et des ados sans abri, ni avec qui il habitait, ni où il faisait pousser son herbe. Ses plantes de ganja venaient, prétendait-il, de graines qu’il avait apportées sur lui en douce de la Jamaïque. Il les avait fait germer dans de vieux cartons à œufs à l’intérieur du bus puis il les avait disséminées parmi les mauvaises herbes du champ qui nous entourait. Il les avait taillées quand elles étaient jeunes pour qu’elles poussent en largeur et au ras du sol, de sorte qu’on ne s’apercevait même pas de leur existence s’il ne les montrait pas lui-même. C’étaient des plantes géniales et I-Man était une espèce de savant fou quand il s’agissait de faire pousser et de traiter la ganja, tant et si bien qu’à la fin ce que nous fumions était un pur délice, nous en avions autant que nous voulions et c’était sans doute la meilleure herbe de tout le nord du pays cet été-là. Peut-être même de tous les États-Unis.

C’est drôle, mais quand on a toute la bonne dope qu’on veut, qu’on est pas à flipper pour en trouver, on découvre assez vite ce dont on a besoin et on en fume jamais plus que ça. Avec I-Man, dès que la récolte de ganja a été faite, je ne me suis jamais plus défoncé raide comme autrefois. Je me tapais juste un bât le matin après le petit déj’ et je bullais au moment du coucher du soleil en en fumant un autre, ce qui dans mes conversations sur le “Je” avec I-Man nous mettait à Je égal, pour ainsi dire. Autrefois j’allais avec Russ me procurer de l’herbe auprès d’Hector ou d’un autre, puis on s’achetait des bouteilles de cette bière super-alcoolisée qu’on appelle du Malt 40 et on se pétait tant qu’on pouvait en tirant sur la pipe et en vidant les bouteilles jusqu’à ce qu’on soit stone à mort ou à court de munitions. Et ça ne nous apprenait rien du tout sur nous-mêmes ou sur le monde. Mais maintenant j’avais la tête toujours à mi-chemin : entre le manque de dope qui la rendait naze et l’excès de dope qui la rendait inconsciente. Sauf que c’était mon vrai moi que j’avais aussi accroché à cet endroit, c’était le moi que mon enfance n’avait pas bousillé, le moi qui n’était pas totalement sonné par sa propre réaction. I-Man disait que je m’approchais de mes lumières : le Bone, lui, i’va connaît’ Je-même et se met’ à deveni’ rasta. Il disait que je faisais mes premiers pas de bébé sur la voie de la vérité et de la droiture, la voie qui me mènerait hors de Babylone et je répondais, Excellent, man, c’est vraiment excellent, et ça le faisait rire.

 

*

 

Puis, un soir de fin de juillet, alors que toute ma santé m’était revenue – en fait j’étais plus fort que je ne l’avais jamais été à cause des racines et des herbes de I-Man ainsi que du régime végétarien Ital et du travail que j’avais fourni au soleil à cultiver le jardin –, je me suis réveillé quelques heures après m’être endormi et j’ai entendu une mélodie lente et étrange provenant de la radiocassette de I-Man qui tournait très doucement au fond du car. C’était là que I-Man dormait et gardait ses affaires personnelles. J’avais mon pieu à l’avant, près du siège du chauffeur, et on se servait du milieu comme espace pour discuter, travailler ou simplement traîner les jours de pluie. Bref, je me suis réveillé au son triste et lent d’une vieille chanson qui s’appelle Many Rivers to Cross[6]. Elle parle de la vie à la Jamaïque et c’est Jimmy Cliff qui la chante bien que ce ne soit pas un reggae. On dirait plutôt un chant religieux des Noirs américains sur l’esclavage, la patience, le paradis qu’on va gagner et des trucs comme ça.

Je me suis levé et je suis allé dans le coin de I-Man parce que j’avais une drôle de sensation très prenante qui me disait que I-Man m’envoyait un message par cette chanson. Et c’était le cas, parce que dès que je me suis assis sur le siège à côté de son matelas, sa voix a surgi de l’obscurité, et elle était lugubre, pesante et fatiguée. Bone, Bone, Bone, a-t-il dit. Je-et-Je ai bien des rivières à traverser.

Il m’a expliqué qu’il lui fallait rentrer en Jamaïque. Il avait besoin de retrouver les forêts, les ruisseaux de montagne et la mer si bleue des Caraïbes pour vivre à nouveau avec ses frères. C’était la première fois que je l’entendais parler de la Jamaïque comme d’un lieu réel et non comme de Babylone, d’un endroit où vivaient de vraies personnes qu’il aimait et qui lui manquaient, et parce que je comprenais bien ça j’ai eu de la peine pour lui. Ce sentiment-là était tout neuf pour moi et il m’a effrayé un peu. Mais j’ai vite surmonté ma peur et je me suis mis à lui poser des questions : de quel endroit de la Jamaïque venait-il, comment c’était, là-bas, est-ce qu’il avait une femme ou des gosses ?

Il venait d’un village du nom d’Accompong, tout là-haut dans les collines, m’a-t-il dit, là où se trouve une nation indépendante de guerriers achantis qui ont échappé à l’esclavage et battu les Anglais dans une guerre ancienne, dans les années 1900, je crois. Il m’a dit qu’il avait une petite plantation là-haut à Accompong, et il m’a énuméré tout ce qu’il y faisait pousser : du fruit à pain, des ignames afou, de la noix de coco, du calalou, du blighia, des bananes. Tout cela dans ce qu’il appelait sa “fondation” et il avait une femme, là-haut, et aussi quelques gosses, quatre ou cinq, il a dit, et l’imprécision m’a paru étrange mais j’étais déjà habitué à ce que I-Man soit vague vis-à-vis de choses pour lesquelles les Américains se montrent d’une grande exactitude et à l’inverse soit implacablement exact sur des sujets où les Américains font dans l’à-peu-près, par exemple sur l’histoire et la religion qui le touchent d’aussi près que ses cheveux et ses dents.

Il parlait d’une voix très lente et d’un ton plus triste que je ne l’avais jamais entendu. J’ai cru que j’allais me mettre à pleurer sans savoir pourquoi mais je soupçonnais ce qui allait venir. Je me suis levé, je suis allé à mon extrémité du car où se trouvait mon sac. J’y ai pris mon vieil oiseau empaillé, la bécasse, et j’en ai extrait le rouleau de billets ayant appartenu à Buster. Je ne savais pas quelle somme il y avait là, je ne m’étais jamais donné la peine de la compter, sans doute parce que je me sentais coupable de l’avoir volée, même à quelqu’un d’aussi malfaisant que Buster. C’était de l’argent sale, gagné avec du porno fait par des enfants, sinon pire, même si Buster prétendait l’avoir eu en produisant des concerts de rap. Mais comme je ne l’avais jamais cru, j’avais en quelque sorte décidé de ne pas le dépenser, sauf de façon complètement propre, par exemple en achetant le billet de bus de sœur Rose. J’ai allumé une bougie à côté de mon matelas et j’ai compté : sept cent quarante dollars, beaucoup plus que ce que j’avais cru.

Puis je suis revenu voir I-Man qui faisait toujours passer sa cassette de Jimmy Cliff. C’est en fait la musique d’un film jamaïquain célèbre, The Harder They Come. Je l’ai jamais vu mais on m’a dit qu’il est absolument incroyable. J’ai posé ma bougie par terre et je lui ai tendu l’argent, les sept cent quarante dollars au complet. Il a écarquillé les yeux et fait la moue, ce qui est toujours sa façon de dire merci aussi bien pour un grand service que pour un petit, il a plié les billets sans les compter et les a mis dans la poche de son short. Il a dit, Grand cœur, Bone. Avec un sourire, il a ajouté qu’il allait dormir, à présent. Il devait reposer Je-même avant le long crapahutage à la maison, selon ses propres termes. J’ai répondu, Bien sûr, moi aussi.

Je t’accompagnerai, j’ai dit. Mais jusqu’à Burlington, seulement, sur l’autre rive du lac, celle qui est dans le Vermont, là où il y a l’aéroport international. Je te ferai au revoir de la main. Je l’ai encore jamais fait.

Excellent, a-t-il dit en me copiant, ce qui était sa manière cool de me remercier à nouveau pour l’argent, même si je faisais pas vraiment un grand sacrifice en m’en séparant. En réalité j’étais content de m’en débarrasser. Mais I-Man me manquait déjà plus que ma mère ou mon vrai père m’avaient manqué, et quand j’ai regagné mon matelas j’ai pleuré comme un petit enfant, mais le plus doucement possible, même si je savais que I-Man m’entendait. C’était le genre de personne qui était assez sage et sympa pour me laisser pleurer sans m’embêter encore plus en voulant me faire croire que tout irait bien. Et pour cela, entre autres, je l’aimais. J’ai pleuré jusqu’à ce que le ciel, un peu avant l’aube, commence à virer au gris à l’est, au-dessus du Vermont où nous arriverions par ferry dans quelques heures. C’est alors que je me suis enfin endormi.