Je n’y avais pas pensé avant notre arrivée, mais on devait avoir l’air un peu bizarre, moi et Rose, ce matin-là à la gare routière Trailways : Rose dans sa robe d’orpheline de bande dessinée et sa casquette des Expos de Montréal, et moi dans un des T-shirts attitrés de I-Man (“Revenez à la Jamaïque”) et le vieux pantalon flottant de M. Ridgeway, vert pomme et orné de deux ancres rouges, que j’avais coupé au-dessus des genoux. Nous marchions tous les deux avec les sandales fantastiques de I-Man, faites maison et taillées dans du vieux pneu. Enfin, j’étais dans ma période keffieh, c’est-à-dire que je mettais sur la tête un mouchoir de paysan à carreaux rouges que j’avais trouvé un matin dans le parking de Sun Foods et que j’avais ensuite lavé. I-Man m’avait montré comment le nouer à la manière de nombreux Blacks hyper-cool qui empêchent ainsi, m’avait affirmé I-Man, leurs cheveux de roussir au soleil.
Ça me gêne pas, moi, je lui ai répondu, puisque je suis déjà plutôt rouquin.
Mais Je-et-Je dois avoir un couve’cle pour protéger son ce’veau du soleil, m’a-t-il dit, et pour le chauffer quand l’air est tout f’oid et mouillé. Pour le Blanc ou pour le Noir, le ce’veau est la clé du Je-même, et s’il est pas trop chaud ni trop f’oid, il est bien f’ais juste comme il faut, et toute la st’ucture de Je est aussi bien f’aîche juste comme il faut, même si le soleil i’va et i’vient.
J’ai d’abord pensé que ce mouchoir me faisait ressembler à un gosse malade du cancer qui cache son crâne chauve, et cela parce que j’avais déjà la tête un peu grosse pour mon corps qui était plutôt chétif, et puis je m’y suis habitué comme si j’étais dans le gang des Crip ou des Blood de Los Angeles – mais version blanche de Plattsburgh, New York – et ensuite je ne l’ai pratiquement jamais plus quitté de jour ou de nuit. En plus ça faisait plutôt bien avec le tatouage de fémurs en croix que j’aimais bien montrer en faisant de la main gauche une foule de petites choses pour lesquelles j’avais jusque-là employé la droite. I-Man prétendait d’ailleurs qu’il était bon pour moi de ne pas toujours utiliser le même bras, que ça améliorait mon équilibre mental. C’est pour ça qu’en achetant le billet de Rose pour Milwaukee j’ai naturellement tendu l’argent de la main gauche. Le mec qui vendait les tickets, voyant mon tatouage, s’est exclamé, Bravo le tatouage ! d’un ton moqueur, et il a ajouté, Oh ! putain, les gosses d’aujourd’hui ! J’allais répliquer un truc du genre, J’t’emmerde, mec, mais je me suis retenu parce que son ton signifiait qu’il n’allait plus nous faire chier après ça, que ce qu’il ferait ce serait de ne plus nous accorder un regard comme si c’était de la pitié qu’il ressentait et pas de la colère.
J’ai passé peut-être une heure là sur un banc à côté de Rose, à attendre le car pour Albany où elle changerait de bus pour Chicago et, de là, en prendrait un troisième pour Milwaukee. Elle ne disait pas un mot mais elle était agitée et j’espérais qu’elle ne m’en voulait pas, mais je ne savais pas comment le lui demander sans avoir l’air bête ou sans l’obliger à se faire encore plus de souci pour ce qui l’attendait. Du coup je suis resté assis, ne parlant pas non plus, et à la fin le car est arrivé de Montréal. Quelques instants plus tard on a appelé tous les passagers pour Albany à monter dans le bus.
Il n’y a pas eu grand monde avec elle, deux ou trois gars de l’armée de l’air et une petite vieille qui a dit au revoir à des gens qui m’ont paru être son fils et sa belle-fille. La dame avait les cheveux normalement blancs pour son âge, mais son fils, qui lui avait passé le bras autour des épaules pour lui montrer qu’il l’aimait encore – sans cesser quand même de surveiller l’horloge –, était d’une blancheur comme je n’en avais jamais vu : des cheveux courts absolument blancs, une barbe des sourcils et des cils de neige, des yeux bleu pâle, une peau rose, on aurait cru qu’il avait une maladie, un manque de pigmentation. Sa femme, grande et maigre, ressemblait à l’actrice aux cheveux courts, comment elle s’appelle ? Jamie Lee Curtis, mais la petite vieille avait l’air plutôt gentille et j’ai espéré qu’elle allait à Chicago ou même, pourquoi pas, jusqu’à Milwaukee et qu’elle pourrait s’occuper un peu de Rose.
Va t’asseoir près de la grand-mère, j’ai chuchoté à Rose. Puis je me suis approché de M. Blanc et j’ai lancé assez fort pour que lui et sa Jamie m’entendent bien : Bon, fais bien attention, petite sœur ! Souviens-toi de ce que papa t’a dit, il faut pas parler à des hommes que tu connais pas.
Elle voyage toute seule ? a demandé Blanchot. Il portait un pantalon framboise et un polo blanc qui m’éblouissait un peu. Il avait aussi un diamant comme bouton d’oreille, ce qui était cool mais carrément pas normal. La femme portait une jupe longue en jean avec un T-shirt rayé et une casquette à longue visière où était écrit Alpiniste, et comme elle avait l’air assez normale j’étais davantage attiré par elle que par son mari. Mais c’était manifestement lui le chef.
Ouais, elle est toute seule, j’ai dit. Elle rentre à Milwaukee chez maman. J’habite avec notre père.
Ah bon ? il a dit. Et où il est, ton père ?
Il conduit un car de ramassage scolaire. Il peut pas venir à cette heure-ci, alors c’est moi qui emmène ma sœur.
Dommage. Puis, s’adressant à la petite vieille à côté de lui, Mère, est-ce que tu pourrais avoir l’œil sur la petite fille ? En tout cas jusqu’à Albany. Elle te tiendra compagnie, a-t-il ajouté avec un sourire forcé. On aurait dit qu’il venait de lui enlever sa laisse, parce qu’elle a aussitôt foncé sur sœur Rose et s’est mise à lui parler comme une vraie grand-mère. Elle devait sans doute avoir passé plusieurs semaines à se sentir de trop et trop vieille chez M. Blanchot et sa digne épouse.
C’est le moment que j’ai choisi pour reculer, m’éclipser et vite gagner la rue avant que je me mette à pleurer ou à me faire trop de souci en pensant à ce qui arriverait à sœur Rose quand, arrivée à Milwaukee, elle devrait retrouver sa mère.
*
Environ dix minutes plus tard, me voilà dans Bridge Street à tendre le pouce lorsque s’arrête une Saab Turbo 9000 gris métallisé ultrachic : ce n’est autre que Blanchot et Jamie Lee Curtis. Jamie est au volant, et Blanchot me lance, Grimpe, gamin. J’ai sauté sur le siège arrière et nous voilà partis. Un instant plus tard, sortis de la ville, nous roulions vers l’ouest et les montagnes en direction de ma vieille ville d’Au Sable. Car ils allaient à Keene, où justement ils habitaient. Nous étions donc sur la 9 North à bavarder de tout et de rien, surtout Blanchot, en fait, parce que sa femme s’occupait de conduire. Je pensais que la Saab devait être à Jamie et qu’elle avait une odeur de neuf lorsque, sans raison, je leur ai demandé s’ils connaissaient les Ridgeway, route East Hill à Keene, et ils ont tous les deux répondu, Mais oui, bien sûr.
Des gens bien, a dit le mec, et elle a gloussé comme si ce n’était peut-être pas vrai.
Ouais. J’ai bossé pour eux, j’ai dit, encore une fois sans raison. Les mots avaient glissé tout seuls de ma bouche, comme des billes. On aurait dit que j’avais voulu faire un aveu ou un truc du genre.
Ah bon ? il a dit. Quoi, comme travail ?
Oh, des petits boulots, ratisser les pelouses, nettoyer la piscine, des choses comme ça.
Alors tu es allé là-haut, a dit Blanchot d’un ton méfiant. Je me suis demandé s’il avait entendu parler de l’effraction et du reste.
Ouais, mais en fait je suis allé donner un coup de main à un pote qui bossait pour eux régulièrement, ai-je dit en faisant machine arrière toute.
Tiens donc ! a dit Blanchot. Et qui c’est, ton pote ?
Je suis sûr que vous le connaissez pas. Il habite Au Sable, sauf quand il vient à Keene chez sa tante et son oncle. Il s’appelle Russ Rodgers. C’est un ami à moi.
Oh, mais on connaît Russ ! a lancé la femme d’une petite voix aiguë. Blanchot lui a alors décoché un regard lui signifiant de ne pas s’en mêler, et j’ai pensé, Merde je viens de déconner, ce mec-là est en train de me soupçonner et, soit il en sait plus que je crois, soit il est au courant d’autre chose qui m’échappe. Si ça se trouve, Russ s’est fait gauler et il a tout avoué, tout dit sur moi pour ne pas aller en taule. Il a même sans doute raconté que j’étais impliqué dans le vol du matériel électronique et l’incendie. J’ai soudain été pris d’une rage incroyable contre Russ, pas pour avoir avoué, mais pour avoir plaidé coupable de cette manière et à mon détriment. Il aurait dû subir sa punition comme un homme et pas moucharder un ami.
Vous connaissez Russ ? j’ai dit. Sans blague. Comment il va, l’ami Russ ? En fait y a eu une embrouille entre nous. Ça fait plus d’un an que je l’ai pas vu, et pour être franc, je l’ai aidé qu’une seule fois chez les Ridgeway, pendant un ou deux jours. Il y a longtemps. C’était l’été dernier, je crois. Ou au printemps, avant que les Ridgeway viennent de… de là où ils viennent.
Du Connecticut, a dit Blanchot.
Ouais, du Connecticut. Alors, comment ils vont, les Ridgeway ? Ce sont des gens bien, à ce qu’on dit.
Oh, ils vont bien, très bien, a-t-il répondu.
Comme nous arrivions à Au Sable je leur ai demandé de me déposer où ils voudraient, juste là près du Grand Union serait parfait. La femme a rangé la Saab sur le côté, je suis sorti, j’ai pris mon sac à dos, et juste au moment où je refermais la portière, le mec Blanchot s’est penché par sa fenêtre et il a dit, Comment tu t’appelles, jeune homme ?
Bone, j’ai dit.
Bone, hein ? C’est quoi, ton nom de famille ? Et ton père, c’est qui ?
J’ai pas le même nom que mon père. Parce qu’on m’a adopté, j’ai dit en lui faisant un signe de la main. Et aussitôt j’ai ajouté, À un de ces quatre, puis je me suis éloigné au plus vite dans la direction opposée. Plus de questions, man. J’ai entendu la Saab démarrer, et au bout de quelques secondes je me suis retourné pour m’assurer qu’ils étaient bien partis. La voiture avait déjà fait une trentaine de mètres et j’ai alors vu qu’elle était immatriculée dans le Connecticut. Soudain j’ai compris : les Ridgeway, c’étaient eux, et en un éclair je me suis rappelé avoir vu des photos d’eux dans la maison, avec des raquettes de tennis, à cheval, avec leurs enfants, et même avec la petite vieille qu’ils venaient d’accompagner au car.
Alors j’ai été submergé par quelque chose qui ressemblait à une énorme vague d’eau froide venue des mers arctiques, et, pour la première fois, j’ai réellement regretté d’avoir fait tant de dégâts chez eux, d’avoir brûlé leur vieux mobilier, descendu leur baie vitrée, dévoré leurs provisions et tout laissé sens dessus dessous. Je me suis demandé s’ils s’imaginaient qui ils avaient pris en stop et j’ai conclu que oui. Ils n’étaient pas idiots. Je me suis aussi demandé si M. Ridgeway avait remarqué que mon froc coupé aux genoux n’était autre que son pantalon vert orné d’ancres rouges, s’il avait reconnu le sac à dos que j’avais volé chez eux et s’il s’était douté que pratiquement tout ce que contenait ce sac lui appartenait, la bécasse, le pistolet, les fringues, le sac de couchage, le réchaud, la torche électrique, les CD de musique classique. La seule chose qui était à moi – que je ne lui avais pas prise –, c’était le rouleau de billets que j’avais volé à Buster. Et je me suis dit en me dirigeant vers la sortie de la ville, Quel petit salaud de voleur, bête et sans scrupules je suis devenu. Puis, après avoir franchi le pont, je suis arrivé au mobile home bleu pâle où vivaient ma mère et mon beau-père, et où j’avais vécu avec eux.
*
Mon vieux VTT était dehors, derrière, près de la terrasse, en train de rouiller, et tout était presque comme si j’habitais encore là. Rien n’avait changé, en fait, du moins en apparence. J’ai donc gravi les marches de la terrasse, passant par-derrière comme si on m’avait renvoyé chez moi avant l’heure pour avoir fait l’imbécile en classe une fois de plus. J’ai tourné le bouton de la porte, m’attendant presque à ce qu’elle ne soit pas fermée, et en effet elle était ouverte, ce qui m’a un peu étonné parce que d’habitude, quand ma mère et Ken sont au travail, ils mettent le verrou et laissent la clé sous le paillasson.
L’intérieur était un vrai capharnaüm : des bouteilles de bière, des cendriers qui débordaient, des meubles déplacés, la télé cassée et renversée, des assiettes et des verres sales dans tous les coins, on aurait cru que c’étaient les bikers qui vivaient ici, pas ma mère avec Ken, son mari. Ça puait la transpiration, la bière éventée, la bouffe pourrie et les mégots comme si on avait fait la foire toute une semaine. C’était étrange. Autrefois il leur arrivait de temps à autre de vraiment s’éclater pendant des week-ends entiers ou même plus longtemps en oubliant mon existence, mais d’habitude ils étaient dessoûlés pour le lundi matin, nettoyaient et allaient à leur travail comme des citoyens ordinaires. Ce que je voyais là était si inhabituel que je suis resté près de la porte en me demandant pendant plusieurs secondes s’ils n’avaient pas déménagé. Mais tout était bien à eux, les meubles, la cuisine, et même les chopes et les boîtes de bière que Ken collectionnait – sauf qu’elles étaient en désordre et pas du tout en rang d’oignons comme il voulait toujours que ma mère les remette après avoir dépoussiéré et nettoyé les étagères et comme il me demandait aussi de le faire si j’avais le malheur d’en toucher une.
J’ai déposé mon sac à dos près de la porte et, repensant à ce brave Willie, j’ai commencé à le chercher en disant, Viens, Willie, viens Willie, sors de là où t’es, Willie, et je venais de traverser le coin repas pour entrer dans le séjour lorsque j’ai vu Ken, mon beau-père, debout dans le couloir qui mène aux deux chambres du fond. Il ne portait que son slip bleu vif et un T-shirt, et il avait une sale gueule comme s’il ne s’était ni rasé ni lavé depuis une semaine. En plus, il bandait.
Je cherchais Willie, c’est tout, j’ai dit.
Sans déconner. Willie est mort. Mais toi, qu’est-ce que tu branles ici ? Qu’est-ce que tu fous à être encore vivant, bordel ?
Willie est mort ? Comment ça ?
Écrasé par une bagnole. Juste devant la porte. Qui sait ? Et puis on s’en fout.
Moi, je m’en fous pas ! Qui l’a écrasé ? Toi ?
Ouais, bien sûr, toi, tu t’en fous pas, il a dit en entrant dans la pièce. Il est resté un instant debout au milieu du foutoir en se grattant le ventre, puis il a regardé autour de lui et il a fini par trouver un paquet de cigarettes tout froissé sur la table basse. Peut-être que je l’ai écrasé, peut-être pas, il a dit. Son problème, c’est qu’il est resté sans bouger alors qu’il aurait dû détaler. Il a fouillé dans le paquet, en a extrait une cigarette, l’a allumée et a inspiré lentement. Pendant quelques secondes il m’a dévisagé comme s’il ne me reconnaissait pas vraiment, puis il a dit, Alors, c’est quoi ton histoire, belle-de-jour ?
Qu’est-ce que tu veux dire ?
Tu t’es bien marré ? T’es sacrément habillé.
Tu ressembles pas tout à fait à Ralph Lauren toi non plus, j’ai dit. Ce qui l’a presque fait rire.
Cette histoire, là, que t’étais mort dans l’incendie du Video Den, on n’y a jamais cru. Surtout quand ils n’ont retrouvé qu’un corps et que quelques semaines plus tard ton petit copain s’est pointé chez sa tata à Keene. Alors, où t’étais passé, tout ce temps-là ? T’as vendu ton cul à New York ? C’est tout ce que vous savez faire, vous les p’tits accros, pas vrai ? Un tour à Times Square où vous vendez votre cul à de vieux pédés pleins de fric et de virus du sida, et puis vous revenez crever chez maman.
C’est plutôt le genre de truc qui te plairait à toi, j’ai dit. Et ma mère, où elle est ?
Au travail. Où je devrais être aussi, a-t-il ajouté avec un soupir. Il s’est assis sur le canapé, il a mis ses pieds sur la table basse et j’ai remarqué qu’il ne bandait plus. Eh bien, Chappie, ça me fait plaisir de te voir, a-t-il dit. Sans déconner, c’est vrai. Désolé d’être aussi chiant. Mais il y a eu pas mal de gens qui ont morflé à cause de ta disparition. Surtout ta mère. Et ta grand-mère. Et moi aussi, que tu le croies ou pas. Même moi.
Ouais, bon, je me suis bien débrouillé, j’ai dit. J’ai habité chez des copains. C’est tout. Mais qu’est-ce qui se passe, Ken, vous avez fait la foire, ou quoi ? j’ai demandé en désignant d’un geste tout le foutoir. Avec un petit sourire il m’a appris qu’il avait été licencié de la base aérienne quelques semaines auparavant parce que les démocrates avaient décidé de la fermer. Et comme toujours, les premiers à être remerciés c’étaient les techniciens d’entretien, et ma mère était en rogne contre lui, d’abord pour ça mais aussi pour d’autres trucs qui le dépassaient et ne valaient même pas la peine qu’on en parle. Ils avaient eu quelques disputes et elle était partie habiter chez ma grand-mère un moment. Il admettait qu’il était pas très doué pour le ménage et j’ai dit, Ouais, d’après ce que je vois. Il avait l’air complètement dans la mélasse, avachi sur le canapé et baignant dans sa propre saleté. Tout en restant celui qu’il avait été auparavant, encore assez en forme pour son âge – la quarantaine, je crois –, il paraissait plus âgé, plus mou et plus triste, comme si les mauvaises nouvelles qu’il avait fuies toute sa vie venaient enfin de le rattraper.
Je lui ai demandé s’ils allaient se séparer, ma mère et lui, et il m’a dit que non, qu’ils avaient seulement besoin de se donner un peu d’espace du fait qu’elle était entrée aux AA, et il allait être obligé de faire pareil s’il voulait qu’elle revienne. Et il le voulait. En fait il y entrait aujourd’hui même.
Ma mère ? j’ai dit. Aux Alcooliques Anonymes ? Tu veux dire qu’elle est alcoolique ?
Oui, les AA ou un machin approchant, un de ces groupes qui se réunissent à l’hôpital. AA ou Al Anon, ou Ali Baba, ou PLO ou une autre connerie, qu’est-ce que ça peut bien faire, c’est tous le même baratin. Remarque qu’ils ont pas tort, Chappie. Ils ont même raison. Ils te remettent sur les rails et t’y maintiennent. Mais ta mère, c’est devenu une vraie teigne pour cette histoire de boisson.
Il a ensuite expliqué que ma mère n’était pas vraiment une alcoolique, ou du moins elle affirmait ne pas l’être, mais elle s’était mise dans un groupe où les participants prétendaient tous que c’était leur mari ou leur femme qui buvait, ou qui était toxicomane ou Dieu sait quoi, et ils se réunissaient une fois par semaine et en discutaient. Selon Ken, si on voulait retrouver sa femme, on était obligé d’entrer aux AA et de cesser de boire ou de se droguer ou de prendre les trucs auxquels on était paraît-il accro.
Ça me paraît bizarre, j’ai dit, et il a répondu, Ouais, ça l’est, mais comme il voulait vraiment qu’elle revienne il allait le faire.
Tu veux un coup de main pour nettoyer ? j’ai demandé. Elle aura peut-être envie de rentrer si la maison est propre et que je suis là, maintenant. Je me disais que j’avais quand même besoin de la faire revenir vivre ici – avec ou sans Ken – parce que le logement de ma grand-mère n’était qu’un petit studio en ville, dans le Mayflower Arms, sans cuisine et avec juste une petite alcôve pour le lit, ce qui voulait dire que ma mère dormait sur le canapé. Il était donc hors de question que je puisse aller habiter là-bas avec elle.
Ken a trouvé ma proposition super, et pour la première fois il a souri, mais d’abord est-ce que je voulais bien aller voir dans le frigo s’il restait une bière ? Je l’ai fait, mais sans grand plaisir, parce que le frigo était si crade que j’ai compris que c’était moi qui allais m’en coltiner le nettoyage. Ken avait beau être M. Propre en personne, je l’avais encore jamais vu lever le petit doigt pour décrasser quoi que ce soit. Ça tombait toujours sur moi ou sur ma mère.
Je lui ai apporté sa bière et quand je la lui ai tendue il m’a agrippé le poignet avec violence. C’est quoi, cette merde ? il a dit en parlant du tatouage.
Rien, j’ai répondu en essayant de me dégager. Mais il me retenait. Petite foufounette ! Petite chagatte à la con, à te faire tatouer comme une lope. Tu t’en es déjà fait mettre un sur le cul ? Fais-moi voir, tapette, fais-moi voir ton cul, il a dit en essayant d’attraper mon pantalon court. Et c’est alors que je lui ai échappé. J’ai couru dans la cuisine pendant qu’il braillait, Reviens ici tout de suite, que j’t’encule une bonne fois pour toutes !
J’aurais facilement pu prendre la porte. Il n’aurait pas été capable de me rattraper : il était soûl, à moitié nu, et je cours vite. Mais j’ai plongé la main dans mon sac à dos, j’ai sorti le pistolet, je me suis retourné et, très calme, je suis rentré dans le séjour au moment où il contournait la table basse. Il bandait à nouveau.
En voyant le flingue il s’est arrêté. Et il a dit, Allez, Chappie, donne-moi ça. Tu sais pas t’en servir.
Essaie un peu, pauvre con. Avance, que je te brûle comme il faut, man. Je plaisante pas. S’il te plaît ! j’ai dit. Je souhaitais vraiment qu’il fasse un ou deux pas dans ma direction ou qu’il me traite à nouveau de tapette, de chagatte ou de foufounette. Je désirais vraiment l’entendre dire qu’il allait m’enculer une bonne fois pour toutes. J’avais envie d’entendre ces mots juste une fois de plus, envie qu’il fasse un pas dans ma direction. Un seul. Parce que je voulais le tuer. Je n’ai jamais rien souhaité si fort dans ma vie que de pouvoir descendre mon beau-père à cet instant. Mais je savais que je ne pouvais pas s’il ne me lançait pas une autre insulte ou s’il ne faisait pas un pas vers moi. C’était comme un contrat passé avec Dieu, comme si j’avais reçu de Dieu la permission de faire sauter la gueule de ce salaud à la seule condition qu’il empiète sur ma vie d’un pas de plus, qu’il en rajoute juste encore un peu sur toutes les nuits où il s’était glissé dans ma chambre, m’avait obligé à lui toucher la queue et à la lui sucer pour me traiter ensuite de petit suceur, qu’il en rajoute sur tous les mensonges qu’il avait racontés à ma mère et qu’il m’avait obligé à lui raconter aussi pour qu’elle ne se doute de rien, sur toutes les fois où il m’avait menacé de me couper la bite si je parlais en ajoutant que de toute façon personne ne me croirait parce que tout le monde savait que c’était moi qui provoquais mon propre malheur puisque c’était moi qui lui suçais la bite. J’aurais voulu qu’il en rajoute sur toutes les fois où il m’avait cogné dessus pour ensuite dire qu’il était désolé et venir s’excuser dans ma chambre en s’allongeant sur mon lit et en se branlant dans le noir à côté de moi. S’il te plaît, s’il te plaît, Ken, traite-moi de chagatte, traite-moi de tapette, viens, tends la main et essaie de me prendre ce pistolet, essaie de m’attraper le poignet, s’il te plaît !
Il ne l’a pas fait. Le salopard. Il est retombé sur le canapé, et se prenant le visage à deux mains il s’est mis à chialer. C’était la première fois que je le voyais pleurer, et il pleurait comme un gosse, avec des sanglots et de la bave et de la morve qui coulaient, et ses épaules et son dos qui tressautaient comme s’il dégueulait. C’était pitoyable mais je n’ai pas éprouvé la moindre compassion pour lui. La seule chose que je regrettais, c’était de ne pas avoir pu lui tirer en plein dans la gueule, une occasion perdue qui, je le savais, ne se représenterait jamais plus.
J’ai fait demi-tour et je suis revenu dans la cuisine où j’ai ramassé mon sac à dos. J’ai remis mon pistolet dedans, puis je suis sorti en fermant la porte derrière moi. Debout sur la terrasse, je me suis senti d’un calme incroyable et presque vieux, comme si j’avais déjà vécu la totalité de ma vie et que je ne faisais plus qu’une chose, attendre de mourir. C’était une journée fraîche et grise où on sentait la pluie venir. Les feuilles sur les arbres s’étaient retournées et montraient une teinte argentée. Un vent fort soufflait et on voyait s’amonceler des bancs de nuages noirs au-dessus de Jay où se forme une grande partie des orages d’été qui éclatent à Au Sable. D’un pas lent j’ai descendu les marches, je suis passé à côté de mon vieux vélo en train de rouiller et je suis arrivé dans la rue. Là, je me suis arrêté un instant en pensant à Willie et en me posant la question suivante : serait-il encore en vie si je ne m’étais pas enfui ? Et puis je me suis dit qu’aucun de nous ne serait encore en vie si je n’étais pas parti. J’ai pris à gauche en direction de la ville, et après avoir marché quelques minutes très lentement, comme si j’étais dans le brouillard, j’ai un peu accéléré le pas. Je me disais que j’avais intérêt à me presser si je voulais arriver à la clinique où travaillait ma mère avant que la pluie commence à tomber.