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LA VENGEANCE DE BONE

Le lendemain, quand je me suis réveillé dans le vacarme et l’odeur de gazole des camions et des bus qui roulaient pratiquement à la hauteur de ma tête dans l’avenue Gloucester, je ne savais pas que c’était mon avant-dernier jour à la Jamaïque, mais même si je l’avais su j’aurais rien fait de différent. Je serais remonté au Vaisseau-mère exactement comme je l’ai fait et là-haut j’aurais agi pareil malgré tout. Je me disais que j’y allais à cause de ce que l’Américain m’avait raconté, que c’était le seul endroit de l’île où je serais désormais en sécurité, mais en fait j’avais un compte à régler avec Doc, avec pa, et c’est la véritable raison qui m’a poussé. Je ne savais pas trop quel compte je voulais régler, mais je sentais bien que ça avait à voir avec ma trahison de I-Man le soir de ma fête d’anniversaire où il avait sauté Evening Star. C’était en quelque sorte un péché, ce qui n’est pas la même chose qu’un crime, et ça pesait encore très lourd sur ma conscience, pour ainsi dire. Je suppose que je voulais défaire ce que j’avais fait si je le pouvais, surtout maintenant que I-Man était mort. Et pour ça j’avais besoin de mon père, Doc, pa.

J’ai fait la manche un moment, et vers le milieu de la matinée, quelques dollars en poche et un pâté à la viande dans l’estomac, j’ai filé vers la place du marché où j’ai sauté dans le même genre de car que celui qu’on avait pris la première fois, I-Man et moi. Sortant de Mobay, il a suivi une longue route sinueuse montant au village de Montpelier. Là je suis descendu au croisement du petit sentier herbeux menant au Vaisseau-mère. C’était une très belle journée avec une brise fraîche et pas trop de chaleur malgré le soleil. Les gens que je croisais me semblaient plus aimables que le souvenir que j’en avais, sans doute à cause de mon bâton de Jah et de mon sac à dos qui me donnaient l’air d’être venu de très loin, d’un pays comme l’Australie, peut-être, et d’être sur le chemin du retour. Peut-être se souvenaient-ils aussi de moi à cause de ma soirée d’anniversaire l’été passé et se sentaient-ils contents de me revoir. J’aimais bien les gens du coin, les paysans, les femmes et les gosses qui habitent les petites maisons et les cabanes disséminées dans la brousse autour de la maison de maître sur la colline et qui sont peut-être les descendants des anciens esclaves d’ici. J’étais heureux de voir qu’ils avaient l’air de se souvenir de moi et de m’apprécier. Quand ils me faisaient un geste en souriant, je souriais à mon tour et je gesticulais dans tous les sens en agitant mon bâton de Jah comme s’il s’agissait d’une lance et que j’avais la mission secrète d’affronter dans sa grotte le dragon qui avait terrorisé les villageois pendant des siècles. Je sais bien que c’est un fantasme, mais c’est comme ça que je pense parfois.

J’ai enfin passé la crête de la colline donnant sur Mobay, puis, au panneau marqué STARPORT, je suis entré par le portail de pierre. J’ai pris l’allée de garage, longeant les jardins fleuris et les terrasses où il y a tous ces animaux bizarres peints en blanc avec les yeux et la bouche rouges. J’ai monté d’un pas assuré les grandes marches de l’entrée. Tout était absolument silencieux et je ne voyais personne, pas même le jardinier ou sa femme qui s’occupe de la lessive, puis je me suis rappelé qu’on était au plus chaud de la journée et que c’est un moment où personne ne travaille de toute façon. Mais, comme je l’ai remarqué, il n’y avait pas de voitures garées ni non plus de gens autour de la piscine, ce qui était inhabituel. Je n’avais encore jamais vu cet endroit aussi vide et ça me plaisait assez.

J’ai crié deux ou trois fois, Yo, pa ! et Yo, Evening Star ! puis j’ai décidé que la maison était pour l’instant à moi. J’ai sorti une Red Stripe bien froide du frigo et je suis tranquillement entré dans le séjour où j’ai posé mon sac à dos et où j’ai farfouillé jusqu’à ce que je trouve des cigarettes en vrac dans une boîte en argent. J’en ai pris une poignée et je me suis mis à fumer. Comme il y avait plusieurs jours que je n’avais pas fumé je suis parti instantanément, mais évidemment pas du tout comme avec de la marijuana et c’est passé tout de suite. Puis j’ai remarqué la platine laser de pa à côté de son fauteuil et je me suis dit que comme j’étais pas mal énervé ce serait l’occasion d’écouter enfin ces disques classiques que j’avais chourés dans la maison de campagne des Ridgeway à Keene. Je suis donc allé les chercher dans mon sac à dos.

Cette maison de Keene me trottait alors dans la tête parce que je m’y étais trouvé tout seul comme ici aujourd’hui et parce que les deux maisons étaient anciennes, également bâties sur une colline avec une vue incroyable. Je remarquais à quel point j’étais différent de ce que j’étais un peu moins d’un an auparavant. À plein d’égards, bien sûr, je restais le même mais les changements étaient réels et quand même étonnants. Surtout j’espérais qu’ils seraient permanents parce que, quelle que soit la façon dont les choses tourneraient, je ne voulais jamais redevenir ce gamin triste et complètement paumé que j’étais encore un an plus tôt.

Les mecs qui avaient fait ces CD avaient des noms pour la plupart impossibles à articuler, contrairement aux groupes rock ou reggae, sauf l’un d’entre eux qui a attiré mon attention. Non seulement je pouvais le prononcer, Charles Ives, mais en plus IVES était écrit en grosses lettres et me paraissait excellent comme nom rasta. Quelques-unes de ses chansons avaient des titres du genre, La Question sans réponse, Le Voyant, et Tout autour et retour qui me semblaient pouvoir être rastas ou en tout cas spirituels. C’est donc ce disque-là que j’ai mis et je l’ai écouté en me calant bien dans le fauteuil de pa. Je devais encore être à souhaiter recevoir de I-Man un message d’Afrique qui me dirait quoi faire, parce que j’ai écouté ce mec avec plus d’attention que je le fais d’habitude et en fait je suis carrément entré dans ses chansons. Elles étaient pour la plupart sans paroles, mais ça m’était égal parce que quand il y en avait on les chantait comme à l’opéra et je n’arrivais presque pas à les comprendre. C’était la musique d’orchestre qui me plaisait, toutes ces trompettes et ces violons qui m’arrivaient dessus de divers côtés à des vitesses différentes et avec plus ou moins de force, mais qui finissaient quand même par s’unir. Comme aucun instrument ne dominait les autres je me suis dit que ras I-Ves devait être le mec qui écrivait la musique et qu’il devait aussi diriger le groupe, à moins qu’il ne joue du piano. Mais je ne crois pas qu’il chantait.

Je suis resté là environ deux heures à repasser ce disque, et plus je l’écoutais, plus je me sentais fort et ferme à l’intérieur. À la fin j’étais certain que I-Man s’était servi de son vieux compère ras I-Ves pour me donner forme et clarté par la musique de la même façon que les rastas du Cockpit parvenaient, à l’aide des tambours africains dont ils jouaient tard dans la nuit autour du shilom, à percer les profondeurs et les hauteurs du Je. Je me suis dit que ras I-Ves devait être blanc parce qu’un bon nombre de chansons avaient des noms blancs tels que Trois Localités de Nouvelle-Angleterre ou Le général William Booth entre au paradis, mais il était évident en l’écoutant que c’était quand même un vrai rasta de poids et je commençais à me dire que enfin était le message que I-Man m’envoyait. Et il signifiait que même en étant un tout jeune Blanc je pouvais encore devenir un jour moi aussi un vrai poids lourd rasta du moment que je n’oubliais pas que j’étais blanc – car les Noirs, eux, ne pouvaient jamais oublier qu’ils étaient noirs. Il me disait que dans un monde tel que le nôtre, divisé en Blancs et en Noirs, c’est finalement ainsi qu’on parvient à connaître Je.

 

*

 

Vers cinq heures j’ai entendu une voiture remonter l’allée. C’était la Buick noire que l’État attribuait à pa. Le chauffeur l’a arrêtée devant les marches, a laissé pa descendre, puis il est reparti par le même chemin. J’ai vu tout de suite que pa était sérieusement défoncé, qu’il se balançait de gauche à droite en gravissant les marches à pas lents et qu’il grinçait des dents comme s’il avait pris des speedballs[8]. Du coup j’ai pensé que ce n’était pas forcément le meilleur moment pour lui annoncer que son fils était rentré au bercail. Prenant mes affaires, j’ai foncé à l’étage, puis au bout du couloir là où se trouvait autrefois ma chambre. Et c’est seulement après y être arrivé que je me suis aperçu que j’avais laissé le CD de ras I-Ves dans l’appareil. Comme il était trop tard pour revenir, je suis resté tranquille en me disant que pa s’en occuperait bien tout seul. Je l’ai entendu crier, appeler Evening Star et se mettre à brailler, Mais où est-ce qu’ils sont tous passés, bordel ? puis marmonner en allant de pièce en pièce.

Quelques instants plus tard j’ai entendu une autre voiture arriver. D’après le bruit, c’était la Range Rover d’Evening Star. Puis il y a eu tout un concert de voix de femmes, des Américaines blanches parmi lesquelles je reconnaissais Evening Star, et un homme, un Jamaïquain qui riait. Et quand il a dit, Moi tuer la chèv’ maint’nant, j’ai reconnu Jason. Deux des femmes se sont exclamées, Oh-h-h-no-o-on, mais elles plaisantaient et disaient ça pour rire, et en un rien de temps des bruits d’éclaboussures et de plongeons me sont parvenus de la piscine. Tout le monde était allé se baigner, sauf Jason me semblait-il, et pa que je n’avais jamais vu aller nager une seule fois depuis que j’étais là.

En bas, dans le salon, j’ai entendu Evening Star demander, Qu’est-ce que c’est, ce machin que tu écoutes ? Et pa, qui se trouvait ailleurs, sans doute à la cuisine, de répondre, Alors là, je voudrais bien le savoir. Je crois que ça passait déjà quand je suis entré. Comme il paraissait assez détendu, j’ai pensé que c’était le meilleur moment pour faire mon apparition.

Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai mis mon sac à dos et j’ai pris mon bâton de Jah. Je suppose que je voulais faire une entrée en scène majestueuse par le grand escalier, et c’est ce que j’ai fait. Ils m’ont tous les deux regardé en silence descendre à pas lents dans le salon. Quand je suis arrivé à la dernière marche Evening Star s’est précipitée vers moi et m’a enveloppé dans ses bras qui sentaient le pain. J’ai vu une mince pellicule de sueur sur son épaule et sur son cou et j’ai dû me retenir pour ne pas la lécher. Oh, Bone, elle a dit, que Jah soit remercié et qu’il soit loué. Grâce et hommage à Jah, Bone ! On s’est fait un tel souci pour toi, mon chou. Regarde ! s’est-elle écriée en direction de pa, me lâchant et me faisant pivoter pour qu’il me voie mieux. Il est de retour ! elle a dit. Ton p’tit gars est de retour ! Le visage de pa s’est alors déformé en une sorte de grand rictus comme s’il parvenait à peine à me voir à travers tout ce qui lui brouillait la vue.

Mon p’tit gars, a-t-il répété, et il a tendu une main flottante. Quand je l’ai serrée, elle m’a fait l’effet d’une banane froide et je l’ai relâchée aussitôt.

Doc n’est pas dans sa meilleure forme, m’a dit Evening Star, et j’ai répondu, Ouais, apparemment. En fait il avait l’air tout à fait mal en point, encore plus maigre qu’avant, les joues crayeuses, des cernes sombres sous les yeux, et on aurait dit qu’il n’avait pas pris de bain depuis un bon bout de temps.

La semaine a été dure, chéri ? a-t-elle lancé d’un ton où je n’arrivais pas à distinguer entre le sarcasme et le simple accent du Sud.

Ouais, tu peux le dire, a-t-il répondu en se laissant tomber dans son fauteuil. Remarquant alors la musique de ras I-Ves, il a demandé, c’est quoi, cette merde ? et tressauté comme si ça lui faisait mal de l’entendre. Le vieux ras I-Ves étant en train de jouer Central Park dans les ténèbres, c’est ce que j’ai dit, Central Park dans les ténèbres. Pa a fait comme si ça lui donnait des convulsions et s’est tourné de l’autre côté.

Je déteste ces conneries, a-t-il dit. Arrête-moi ça, bordel !

Evening Star s’est penchée vers l’appareil, l’a éteint et m’a dit, Viens avec moi dans la cuisine. Ton père est d’une humeur massacrante mais moi je veux tout savoir de ce que tu as fait ces derniers mois. Nous avions peur que tu sois revenu aux States. Et puis Jason nous a dit qu’il t’avait rencontré là-bas, à Mount Zion.

Il a dit ça ?

Mais oui, bien sûr, il n’y a que quelques jours de ça. Il a dit qu’il t’avait vu avec I-Man, mon pauvre petit, et nous nous sommes vraiment fait un souci terrible pour toi après qu’on a retrouvé I-Man tué. Une histoire de drogue, pas vrai ? Bone, mon petit, dis-moi que tu n’as rien à voir avec tout ça. Il faut que tu me dises tout. Tout. On raconte tellement de choses. Alors, que s’est-il passé ? a-t-elle demandé en faisant aussitôt demi-tour pour aller dans la cuisine. Posant mon sac à dos et mon bâton de Jah, je l’ai suivie avec l’intention de lui poser à mon tour quelques questions, mais elle s’était déjà mise à parler d’une voix suraiguë et tout excitée du menu de ce soir, un chevreau que Jason allait préparer au barbecue et du riz basmati exquis que Rita avait apporté. Le riz basmati et Rita m’étaient également inconnus mais je pouvais me faire une idée de cette dernière par les glapissements et autres couinements provenant de la piscine.

Tu aurais envie d’aller nager, mon chou ? T’as l’air totalement vanné. Moi il faut que je m’occupe du dîner, mais vas-y. Tu feras la connaissance de Rita et Dickie, ce sont deux merveilleuses lesbiennes de Boston, a-t-elle dit comme si ça pouvait m’intéresser qu’elles soient lesbiennes. Ce sont des artistes toutes les deux, tu vas les adorer.

Evening Star avait mis un sarrau à bandes rouges et blanches par-dessus son bikini couleur chair, et de temps à autre je voyais un bout de cuisse ou de ventre comme un éclat. Elle avait un super-bronzage, sans doute sur tout le corps parce qu’elle aimait bien se mettre au soleil toute nue. Elle m’a dit qu’elle avait passé la journée à Doctors Cave avec les invités, puis elle était allée chercher des souvenirs que Rita et Dickie puissent emporter. Elle était couverte de sel à cause de l’eau de mer qui avait séché sur elle, et comme ça la démangeait elle irait se plonger dans la piscine dès qu’elle aurait le dîner en main. Vas-y en premier, mon chou, a-t-elle dit. Je vous rejoindrai tous dans un petit moment.

Mais j’ai répondu non, je voulais qu’elle me renseigne sur I-Man. Et pendant qu’elle faisait la cuisine et que je l’aidais en coupant les légumes, en hachant la chair de coco et en préparant d’autres petites choses, elle m’a raconté qu’elle avait entendu dire que I-Man avait essayé d’arnaquer un Américain, un ponte du trafic de ganja dont elle ne connaissait pas le nom, et à cause de ça ils s’étaient fait tuer, lui et sa bande. Je lui ai demandé si Doc, lui, savait quoi que ce soit là-dessus, et elle m’a répondu que non, bien que Doc connaisse quelques-uns des dealers de Kingston et un certain nombre de personnages peu ragoûtants, comme elle les a appelés, mais ce coup-là était une énigme pour lui. Je lui ai demandé si Doc dealait, et après avoir un peu hésité elle a dit, Bon, ça lui arrive parfois, je crois bien, mais n’en parle pas. Et puis c’est rien qu’un peu de ganja. Pour les touristes. Au fond, a-t-elle ajouté, Doc est surtout devenu un consommateur Comme tu peux le constater.

Ouais, j’ai fait. Des speedballs

Elle a poussé un soupir et regardé ses mains. J’en ai bien peur, mon cher. J’en ai bien peur. Ce n’est pas une très gentille façon de t’accueillir, tu crois pas, mon p’tit ? Et elle a posé ses mains sur mes épaules en me regardant tristement dans les yeux. J’ai remarqué que nous étions à présent de la même taille, ce qui signifiait que j’avais grandi d’environ dix centimètres depuis que j’avais pris la route avec I-Man pour Accompong l’été précédent. Soudain elle m’a lâché, elle a repoussé en arrière ses mèches rastas et s’est remise au travail. Pendant quelques instants nous n’avons plus rien dit ni l’un ni l’autre et je l’ai regardée de dos pendant qu’elle remuait la noix de coco dans une poêle devant la cuisinière. J’ai entendu à nouveau couiner du côté de la piscine et j’ai senti l’odeur du feu de bois dans le patio où Jason s’apprêtait à faire griller le chevreau au barbecue. Doc avait mis un de ses CD, une vieille chanson de Ike et Tina Turner, et quand je suis revenu jeter un coup d’œil dans le séjour je l’ai vu affalé à sa place habituelle où il fumait un joint de belle taille, l’air d’être au septième ciel.

Il y a quelque chose que je voudrais te demander, j’ai dit à Evening Star.

Elle s’est retournée, m’a regardé et m’a souri. Oui, et quoi donc, mon petit ?

Bon, je me demandais… je me disais que peut-être t’aurais envie de me baiser. Tu comprends, parce que en réalité je l’ai jamais fait.

Ça paraîtra sans doute complètement froid, mais ça ne l’était pas. En tout cas pas tout à fait. Parce que, bon, Evening Star était quand même très sexy malgré son âge, et depuis le moment où elle m’avait pris dans ses bras – quand j’étais descendu par l’escalier pour les saluer, elle et Doc – je me sentais pas mal excité. Et puis, pour une raison ou une autre, il suffisait que je me trouve dans cette baraque pour que je sois plein de liquides érotiques. D’emblée, avec toutes les baiseries qui s’y passaient, Starport m’était apparu comme un lieu de sexe. On a du mal quand on est un adolescent à ne pas lorgner une poétesse de La Nouvelle-Orléans au bord de la piscine en train de se passer du lait solaire sur tout le corps, et à ne pas remarquer les natties noirs super-bien bâtis, torse nu, avec leur artillerie bien en vue sous des shorts qui bâillent, filer en douce pour retrouver les nombreuses amies blanches d’Evening Star. Et même si j’ai du mal à l’admettre, les lesbiennes de Boston qui trottaient partout en bikini m’excitaient aussi. Mais ce qui m’avait vraiment allumé depuis le début, c’étaient les vibrations érotiques qu’Evening Star émettait sans cesse pour suggérer en quelque sorte que son seul but dans la vie était de donner du plaisir. Peu importait que ce soit sous forme de bouffe, de drogue ou de sexe, ce qui comptait c’était de donner : c’était ça qui lui procurait du plaisir par ricochet. Et quand on y réfléchit comme je l’ai fait, c’est une générosité bizarre qui ressemble plus à du désir permanent qu’à de la générosité, mais c’est aussi une attitude qui peut vraiment brancher un mec. Avec tout ce processus en marche depuis des mois, des années, et même à mon sens depuis pratiquement des siècles à cause de l’esclavage, cette maison n’était plus sur terre mais s’élevait quelque part au-dessus de l’obscurité quotidienne à la manière d’une île au Plaisir vibrante et scintillante qui m’aurait donné une érection permanente dont jusqu’à présent je m’étais occupé en quelque sorte tout seul.

Mais il est vrai aussi que j’ai agi froidement en demandant à Evening Star si je pouvais la baiser, ou, pour être plus exact, si elle voulait me baiser. Premièrement c’était à cause de la curiosité intense mais presque scientifique que j’avais de voir comment ce serait. Je me posais des questions depuis au moins deux ans sur les détails mécaniques de la baise – en fait depuis que j’avais découvert que Russ et d’autres mecs de mon âge ou à peine plus vieux le faisaient avec des filles qu’ils draguaient au centre commercial et ailleurs. Et deuxièmement c’était à cause de Doc et de I-Man. Encore plus que ma lubricité débordante et le look irrésistible d’Evening Star, encore plus que le côté île au Plaisir de la vie à Starport et infiniment plus que l’envie de satisfaire une curiosité scientifique, la force qui m’a poussé à vouloir tirer Evening Star ce soir-là dans la cuisine, c’était mon besoin de défaire le péché que j’avais commis envers I-Man.

La nuit de mon anniversaire, en rapportant à Doc que I-Man avait sauté Evening Star, je m’étais séparé de I-Man pour m’allier à Doc. Ça n’avait duré qu’une minute et je l’avais fait parce que Doc était mon père, mais j’avais quand même trahi celui qui était mon meilleur ami et mon guide, et c’était peut-être pour ça qu’il était mort. À présent, en commettant contre Doc le même délit que I-Man, c’est-à-dire en volant quelque chose que Doc considérait comme sien mais ne pouvait pas l’être puisqu’il s’agissait d’une personne, je me séparerais de Doc et je me rallierais à I-Man. Le vol n’est qu’un délit, mais la trahison d’un ami est un péché. Comme si un délit était une action qui, une fois accomplie, ne nous change pas à l’intérieur. Mais quand on commet un péché, c’est comme si on créait un état dans lequel on est obligé de vivre. C’est pas dans le crime que vivent les gens mais dans le péché. Je ne savais pas si ça marcherait : j’étais un novice dans cette histoire de crime contre péché, mais je devais essayer. J’avais déjà suffisamment l’expérience de la criminalité pour savoir qu’on peut pas défaire un délit. Même pas un délit qu’on dit mineur. Quand c’est fait, c’est fait. Je le savais depuis le jour où j’avais été viré de la maison de ma mère et de mon beau-père pour avoir volé la collection de pièces de ma grand-mère. Mais un péché, ce genre de truc qui peut continuer pendant des années qu’on en soit puni ou pas, j’espérais pouvoir le défaire. Même si pour ça il fallait passer par un délit. Ou plutôt une espèce de délit Parce que, comme je l’ai dit, Doc n’était pas propriétaire d’Evening Star : il croyait l’être, c’est tout.

Elle est restée debout un long moment devant la cuisinière sans rien dire, un petit sourire aux lèvres comme si elle faisait défiler une vidéo mentale à toute allure vers l’avant pour essayer de voir comment ce serait de baiser avec moi. À la fin elle a lâché la cuillère avec laquelle elle avait remué ce qu’elle préparait et elle a baissé soigneusement la flamme du gaz. Se retournant, elle m’a dit avec un sourire, Tu veux qu’on le fasse maintenant ?

Bien sûr. Pourquoi pas ?

Elle a jeté un coup d’œil à l’horloge murale comme pour dire ça prendra pas longtemps et elle a dit qu’elle devait d’abord aller chercher quelque chose dans sa chambre. Je me suis dit qu’il devait s’agir d’un machin contraceptif ce que j’ai trouvé très bien parce que j’étais absolument pas branché paternité. Attends-moi dans la buanderie, m’a-t-elle dit. À mon avis personne ne viendra nous y embêter. Sauf peut-être toi. Et toi, je t’aurai tout à moi, cette fois, pas vrai, mon chou ?

Pour ça, oui ! j’ai dit. Et je suis entré dans la buanderie obscure où se trouvaient un lave-linge, un séchoir, divers outils de jardinage et aussi le petit lit pliant contre le mur du fond. Je sentais que je bandais déjà à mort mais je n’ai pas enlevé mes vêtements ni rien. Je me souvenais, pour l’avoir vu dans des films pornos, que la femme se déshabille toujours la première et je suis donc resté assis sur le lit comme si j’étais dans le cabinet d’un docteur jusqu’à ce que la porte de la cuisine s’ouvre.

À la lumière du jour éclairant alors Evening Star de dos j’ai vu qu’elle avait ôté son maillot de bain et que sous sa longue chemise de gaze à rayures elle était toute nue. Ma respiration s’est accélérée, j’ai entendu mon cœur cogner dans ma poitrine et mes mains sont devenues moites de transpiration. J’avais une méchante trouille – davantage de faire quelque chose de mal que d’Evening Star, mais il n’était plus question que je fasse machine arrière.

Elle s’est approchée, s’est assise près de moi et elle a commencé à m’embrasser en glissant sa langue dans ma bouche et tout, puis elle a guidé mes mains en direction de ses nénés bien qu’en fait elles n’aient pas tellement eu besoin d’être guidées. Elle m’a donc lâché les mains puis elle s’est employée à déboutonner mes jeans coupés et à m’ouvrir la braguette. J’ai expédié mes vieilles sandales d’un coup de pied, je me suis extrait de mon T-shirt en me tortillant, et elle, laissant tomber sa chemise à ses pieds, s’est penchée en arrière et m’a tiré sur elle. Je suis entré tout droit en elle comme si, bien plus que tout le bricolage sexuel que j’avais connu dans un passé lointain, c’était exactement pour ça que j’étais fait. Je vous épargnerai la plupart des détails, mais disons qu’elle dirigeait presque toutes les opérations, ce que je trouvais bien parce que sinon, si j’avais été livré à ma seule initiative, j’aurais probablement fait quelques secondes de cabriole et puis fini. Ensuite il m’aurait fallu cinq ou dix minutes pour pouvoir remettre ça, ce que j’aurais trouvé gênant. Mais elle m’a agrippé les fesses de ses mains, m’a fait faire de lentes allées et venues, quelques petits soubresauts bizarres qui la titillaient bien et des rotations souples des hanches qui apparemment la branchaient très fort. Je me sentais alors assez fier de moi, mais quand elle a commencé à gémir et à m’attirer en elle de plus en plus vite je me suis terriblement excité et juste au moment où je commençais à avoir des pensées vraiment agréables sur le sujet, à trouver que l’acte sexuel avec une autre personne vous libère la tête de tout sauf de cet autre qui vous remplit alors l’esprit et devient en quelque sorte tout l’univers, ou que ça vous aide vraiment à vous concentrer et vous permet d’oublier tous vos ennuis, ou que ça vous retient tellement l’attention que vous ne pensez plus en fait à vous-même – vous ne pouvez même pas essayer parce que ça vous bloque la pensée –, juste à ce moment-là ma pensée s’est bloquée et j’ai déchargé.

Elle a continué à me faire bouger un petit peu, puis j’ai abandonné, sans doute parce que mes pensées m’étaient revenues. Elle m’a lâché les fesses et s’est affalée sur le lit, toute trempée de sueur et fleurant bon le gâteau. Elle souriait pourtant, comme je pouvais le voir dans la faible lumière filtrant à travers les volets, et à mes yeux c’était une créature magnifique et stupéfiante telle que la terre n’en avait jamais connu, d’une autre espèce que moi et dix fois plus belle. Une femme adulte toute nue. Je n’en avais encore jamais vu de près que je puisse ainsi regarder à loisir et j’ai donc pris mon temps pour la contempler.

Je lui ai dit que j’étais désolé d’avoir déchargé si vite mais elle m’a répondu de ne pas m’en faire, que j’étais vraiment super-bien et qu’un jour je serais un champion de l’amour. Selon elle, j’avais les gestes qu’il fallait et elle était fière et heureuse d’avoir eu le privilège d’entrevoir ainsi mon avenir. C’était gentil de sa part pour un ado qui en était à sa première tentative de rapport sexuel véritable – quels que soient les motifs qu’il ait eus.

Bon, elle a dit, il faut que je retourne préparer le dîner pour mes invités. Puis je vais faire un tour dans la piscine pour me rafraîchir. Et toi, mon chou ? On ne mangera pas avant la nuit, avant que Jason ait fini de faire griller ce chevreau. Je ne me serais pas lancée là dedans si j’avais pas promis à Rita et Dickie du chevreau jamaïquain irie, et elles m’ont prise au mot, les affreuses.

Je m’étais rhabillé, et debout près du lit de camp je restais à contempler la beauté d’Evening Star mais mon esprit avait à nouveau embrayé vers la suite de ma vie. Tu sais, je lui ai dit, quand j’étais là-bas, à Accompong, j’ai entendu dire certaines choses. Sur Doc.

Ah bon ? elle a fait d’un ton méfiant.

Ouais, mais rien de méchant, tu vois. Il y a quand même une chose que je voudrais te demander avant de lui en parler moi-même.

Quoi donc, chéri ?

J’ai entendu dire qu’il avait un autre gosse. Et peut-être plus d’un. À Kingston, tu vois ? Et la mère serait, disons, jamaïquaine. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a des gens qui savent qu’il a un gosse, mais pas un gosse blanc. C’est vrai ?

Il y a plein de choses sur Doc que personne ne sait, mon chou. C’est un homme très mystérieux.

Ouais, mais bon, toi tu le saurais s’il avait un autre gosse que moi. Je ne dis pas que c’est mal ou quoi que ce soit, tu comprends. C’est pas un péché, ni même un crime. Simplement je veux savoir et je peux pas vraiment le lui demander. En tout cas pas maintenant…

Non, pas maintenant, c’est sûr. Mais… bon, oui, ça l’embêterait pas que je te le dise, j’en suis certaine. Ce qu’il y a c’est qu’il est gêné de le dire lui-même. Bon, c’est vrai, il a un autre fils. En fait deux, je crois bien. Mais avec Doc, va savoir. Il se peut qu’il ait d’autres familles dans d’autres pays. C’est ce genre d’homme, vois-tu. En tout cas, t’as pas de raison d’être jaloux ou quoi que ce soit. C’est toi que Doc aime le plus. Je le sais personnellement. Il me l’a dit au moins cent fois.

Et la mère, elle est jamaïquaine ?

Oui. Oui. Et c’est une brave femme, d’après ce que j’en sais. Doc habite avec elle et Paul et le petit frère de Paul quand il est à Kingston. Il habite avec toi et avec moi quand il est ici ! s’est-elle exclamée, le visage illuminé.

Son fils s’appelle Paul ? Comme Doc ?

L’aîné, oui. L’autre, j’arrive pas à me rappeler son nom, ni même s’il n’y en a qu’un, autre. Le seul nom que j’ai entendu Doc prononcer, c’est Paul. Écoute, mon petit, il faut que je retourne à mes fourneaux à présent.

Celui qui s’appelle Paul, quel âge il a ?

J’sais pas, à peu près le tien. Je ne l’ai jamais vu. C’est un adolescent. Maintenant ça suffit, on pourra parler de tout ça une autre fois. Pour l’instant j’ai du travail qui m’attend. Et toi, qu’est-ce que tu vas faire ? Pourquoi tu n’irais pas te rafraîchir un peu dans la piscine ?

Non. Je vais dégager d’ici, j’ai dit.

Qu’est-ce que tu veux dire, Bone ?

Je m’en vais. Tout de suite.

Oh Bone. Ça t’a pas plu, avec moi ? Elle a fait une moue. Tu veux pas qu’on le refasse ?

Si, mais je m’en vais. Ne prends pas ça mal, c’est pas à cause de toi.

Oh, Bone, tu vas quand même pas te fâcher à cause des autres enfants de Doc. J’aurais jamais dû te le dire.

No-on, ça me fait rien du tout. En fait je les trouve plus à plaindre que moi. Surtout celui qui a le même nom que Doc. J’étais curieux de savoir, c’est tout. En fait, c’est à cause de Doc que je pars. S’il était pas là, bon, peut-être que je resterais. Mais il est là.

Écoute, Doc ne saura jamais rien de ce qui se passe entre nous, mon chou. Fais-moi confiance. Qui ira le lui dire ? Toi ? a-t-elle demandé en riant.

Ouais, bon, je le ferais si je pouvais.

Écoute, mon petit, mets un peu la pédale douce sur tes idées géniales, a-t-elle dit en serrant sa chemise à la taille. Pour son âge elle était vraiment en grande forme. Attends donc la fin de la soirée, a-t-elle poursuivi. Je longerai le couloir sur la pointe des pieds jusqu’à ta petite chambre et je te montrerai quelques trucs qui te feront dresser les cheveux sur la tête. Attends que tout le monde soit couché. Evening Star, l’étoile du soir, tu sais bien que c’est Vénus. La déesse de l’amour. N’oublie pas ça.

Elle m’a embrassé sur les lèvres, fait glisser son index le long de mon T-shirt depuis la clavicule jusqu’au nombril, puis elle m’a tourné le dos, m’a souri par-dessus son épaule, a ouvert la porte en la poussant et elle est revenue à la cuisine en me laissant seul dans le noir avec des pensées qui se soulevaient dans mon esprit comme des lames de béton. Elles n’étaient pas nombreuses mais dures, solides, et comme je l’ai découvert depuis elles étaient loin d’être passagères.

 

*

 

J’ai pu m’occuper de mon père d’autant plus facilement qu’il était dans les vapes sur le canapé. Le CD ne jouait plus et quand je suis arrivé au salon – j’étais passé par la cuisine dès que j’avais entendu Evening Star aller se baigner – je suis resté un long moment debout sur le seuil à regarder Doc allongé sur le dos. Il n’a pas bougé, pas même battu des cils quand je suis enfin entré pour reprendre mon sac et mon bâton de Jah. J’entendais le bruit des femmes nues qui s’amusaient dans l’eau de la piscine et les coups sourds du plongeoir. Puis quelqu’un a mis un disque de reggae de base sur la puissante chaîne extérieure, et toute la jungle en a été submergée. C’était Peter Tosh chantant Steppin’ Razor. La fête ! Doc a vaguement remué puis il est retombé dans sa torpeur.

Je suis encore resté quelques instants debout au-dessus du corps inconscient de mon père, et en le contemplant je me suis demandé comment j’avais jamais pu penser qu’il ressemblait à JFK. Il ne lui ressemblait pas davantage que l’ami Buster Brown ou que mon beau-père Ken. J’étais déjà tombé dans ma courte vie sur un tas de gens qui n’avaient pas grand-chose de bon, ou du moins c’était ce qu’il me semblait, et j’espérais que ça n’allait pas continuer comme ça jusqu’au bout même si j’étais désormais beaucoup mieux équipé qu’auparavant pour les affronter. Je me disais que John F. Kennedy lui aussi, si je l’avais connu personnellement, n’aurait pas du tout été l’homme que j’imaginais. Pas forcément pire ni même mauvais, mais différent. Celui dont le visage donnait une image du mal, en revanche, c’était Doc, mon père. Même inconscient comme ça. J’en avais presque pitié comme s’il avait été possédé.

En tout cas, j’avais un plan que j’ai commencé à exécuter. Pas de temps à perdre en pitié. En bout de table, près du téléphone, se trouvaient un bloc et un crayon. J’ai arraché une feuille où j’ai écrit en grosses lettres, C’EST BONE QUI RÈGNE, FAUT PAS L’OUBLI-IER ! J’avais d’abord eu l’intention de l’épingler sur la chemise en soie de Doc mais je n’ai trouvé d’épingle nulle part. Alors une meilleure idée m’est venue. Plongeant la main dans mon sac j’en ai sorti la bécasse empaillée que je trimballais partout depuis que je l’avais prise chez les Ridgeway. J’ai placé le bout de papier dans le creux où j’avais autrefois caché l’argent porno de Buster, mais j’en ai laissé dépasser juste assez pour qu’on ne puisse pas faire autrement que de le remarquer. J’ai ensuite posé avec précaution la bécasse sur la poitrine de Doc. Elle lui faisait face et son long bec touchait presque le nez de Doc. L’oiseau avait vraiment l’air débile, debout comme ça, mais en plus il était triste et sévère comme s’il me représentait et que je jetais le mauvais œil à mon père. Quand il se réveillerait, ce serait la première chose qu’il verrait et si ça ne l’obligeait pas à changer instantanément sa façon de vivre ça lui causerait peut-être une crise cardiaque. Qu’advienne l’un ou l’autre, j’en avais rien à cirer. Plus maintenant.

J’aurais bien eu envie d’examiner un bon moment ce tableau haïtien qui plaisait tant à I-Man, mais l’après-midi tirait à sa fin et le soleil baissait rapidement. Il fallait donc que je m’active. Je devais me rendre au port de plaisance de Mobay et je voulais y arriver avant qu’on ferme et verrouille les portes. J’y étais déjà allé deux fois l’automne passé avec I-Man pour livrer de l’herbe et je connaissais les habitudes : après neuf heures du soir, à peu près, on ne pouvait plus accéder aux quais où les bateaux sont amarrés. J’ai sorti ma machette puis, remettant les bretelles de mon sac sur mes épaules, j’ai pris la machette dans la main gauche, le bâton de Jah dans la droite, et je suis parti directement vers le patio pour m’occuper de Jason.

Il se tenait de l’autre côté du foyer à barbecue, une petite construction en parpaings qui lui arrivait à la taille et mesurait deux mètres de long, avec un grand gril et une broche qu’il manœuvrait lentement pour faire tourner au-dessus du feu le corps du chevreau déjà tout noirci. Je dois avouer que l’odeur en était délicieuse. La piscine se trouvait à l’extrémité la plus lointaine du patio dont elle était séparée par un mur de haute taille, de sorte que quand on était près du barbecue on ne pouvait ni voir ni être vu des gens de la piscine sauf par quelqu’un qui serait debout sur le plongeoir. Les femmes devaient être en train de barboter tranquillement ou de se la couler douce avec un joint, parce que je ne les entendais plus, même entre les chansons déversées par la hi-fi. Jason ne m’a pas remarqué avant que je sois pratiquement à sa hauteur de l’autre côté du barbecue, et quand il a vu que c’était moi il s’est fendu d’un grand sourire comme si on était potes et il a dit, Hé, Baby Doc ! Respect, man. Heureux de te voir revenu !

Non, moi plus Baby Doc plus ça, j’ai dit. Je ne savais pas en réalité ce que j’allais faire ou dire à Jason, mon plan n’était pas si détaillé que ça. Je savais seulement que j’allais régler son cas – sans avoir une idée bien nette de ce que je voulais dire par là. Mais quand il a aperçu la machette il s’est fait soudain sérieux, il a plongé le bras près de lui et il a soulevé à son tour une machette toute pleine du sang du chevreau qu’il avait abattu. À cet instant je me suis senti possédé, pas par l’esprit du mal comme Doc, mais par l’esprit du bien de I-Man. C’était comme si ma voix et mes paroles n’étaient plus à moi mais à I-Man, comme si ce n’était plus moi mais lui qui guidait mes gestes.

D’une voix basse et sombre, je me suis entendu parler rasta, Moi pas venu tuer l’homme quand Jah peut fai’ ça mieux. Écoute, Jason. Moi venu jeter sort sur toi, man. Écoute, c’est la malédiction de Nonny, celui qui vit pa’ l’épée i’périt pa’ l’épée. J’ai alors fait un pas en avant et il a brandi sa machette pour me taillader si je l’attaquais. Mais je n’ai rien fait, j’ai posé doucement ma machette sur le gril au-dessous du corps du chevreau et j’ai reculé vivement.

Les braises étaient bien rouges et la fumée dressait un rideau mouvant et gris entre Jason et moi. Il avait l’air troublé et agité, peut-être même avait-il un peu peur. Tu sais, ton ami I-Man, l’vieux rasta, Oiseau de nuit lui tirer dessus, le Blanc. Moi pas pu l’arrêter, Bone. Lui fou en voyant le rasta, pan-pan-pan ! Comme ça ! Ave’ le Uzi, man.

Je savais qu’il mentait et si je n’avais pas été possédé par I-Man je le lui aurais dit. Au lieu de ça j’ai répondu, L’épée, là, dans l’feu, elle te tuer, Jason, elle chauffe dans l’feu, devenir tout’ rouge et puis se lever et voler dans l’air et te couper la tête du cou, man ! Là c’est l’épée de la vertu et elle taille en deux le menteur et l’hypocrite d’un coup !

Je crois qu’il a dû se dire alors que j’étais barge et plutôt inoffensif parce qu’il s’est mis à rire. Il a ramassé la machette qui était sur le feu et maintenant qu’il en avait deux, une dans chaque main, il a sauté sur les parpaings autour du barbecue. Ça devait chauffer sous ses pieds nus mais il n’a pas semblé le remarquer. Debout sur le muret, torse nu, en short, une machette dans chaque main, l’air violent, fou et défoncé à la fois, il me dominait de toute sa hauteur. Je me trouvais devant le pire cauchemar d’un Blanc et si je n’avais pas encore été sous l’empire de I-Man j’aurais détalé à l’instant même – pas question que je traîne ici à palabrer. Mais le bâton de Jah, comme s’il s’animait soudain, s’est avancé au bout de mes mains, et bien que je me sois mis à tirer dessus très fort pour l’empêcher d’aller se planter sur Jason, il a été plus fort que moi. La tête du lion, au sommet de la tige, est partie vers la figure de Jason et l’a piqué en plein dans les yeux. Il a poussé un cri de douleur, les machettes sont tombées avec un grand cliquetis, il a glissé, s’est affalé sur le gril en envoyant valser le chevreau et s’est atrocement brûlé partout. À présent il hurlait vraiment et je n’ai pas trouvé d’autre moyen pour l’aider que de contourner le barbecue jusqu’à lui, de lui faire descendre à toute vitesse l’escalier de la piscine où les femmes au milieu du bassin ont porté la main à la bouche avec un air horrifié d’abord en le voyant puis en me regardant le pousser dans l’eau.

Et j’ai filé. Aussi vite que j’ai pu et sans jeter un seul coup d’œil en arrière. J’ai remonté les marches à toute allure, saisi le bâton de Jah et foncé dans l’allée de garage. J’ai dépassé les tristes petits lapins et autres renards aux yeux rouges, j’ai franchi le portail donnant sur le sentier et j’ai dévalé la longue colline en passant devant les cabanes et les maisons des gens du coin. Ils m’ont regardé filer et quelques-uns m’ont salué de la main, mais je n’ai pas répondu. J’ai continué à courir.