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L’ÉPERVIER

J’étais pas encore arrivé à la clinique que j’étais déjà pris de tremblements partout et j’avais les articulations toutes molles. Même ma mâchoire pendouillait et je gardais la bouche ouverte comme si un spectacle épouvantable m’avait mis en état de choc – un accident horrible ou un crime de sang. D’ailleurs je crois bien que je l’étais, en état de choc. J’avais les mains moites et les genoux en coton, et j’avais peur d’exploser si quelqu’un me jetait un regard soupçonneux ou me montrait le moindre manque de respect. Et j’étais dangereux, salement dangereux, parce que après le numéro à la maison avec Ken j’avais maintenant conscience d’avoir de l’artillerie, j’étais un dur avec un calibre neuf dans son sac, un dur qui pouvait cartonner s’il le voulait, qui pouvait descendre un individu en chair et en os et pas seulement la baie panoramique avec vue sur la montagne d’un mec friqué. Pour la première fois je comprenais comment ces gars furieux d’avoir perdu leur boulot ou ces pères divorcés qui n’avaient plus le droit de voir leurs gosses pouvaient entrer dans un bureau de poste ou dans une Pizza Hut bourrée de monde, sortir leur pétoire et se mettre à tirer en se foutant pas mal de qui se faisait allumer. Je ne voulais évidemment pas faire ce genre de truc, mais j’avais le sentiment qu’à la moindre chose qui irait de travers dans l’heure ou les deux heures qui suivraient, je deviendrais incapable de me maîtriser. Voilà où j’en étais arrivé à cause de mon beau-père, du naufrage de notre maison et de notre famille, à cause du fait que personne n’avait apparemment rien à cirer de la mort de ce brave vieux Willie et que personne, pas même moi, ne semblait comprendre que ce que je faisais, c’était d’essayer de revenir à la maison.

La clinique est un bâtiment assez bas, en briques, à côté du terrain de base-ball. Comme il y avait un match de niveau cadet ou junior et que les quelques parents assis sur les gradins le suivaient avec la même passion que si c’était le championnat national, personne ne m’a remarqué. Je me sentais presque invisible ou comme si j’assistais à un film dont j’étais aussi l’acteur, et ce sentiment persistait même quand quelqu’un me croisait sur le trottoir ou passait devant moi en voiture. Tout était faussement normal à part l’orage qui se préparait et les feuilles des arbres qui tourbillonnaient déjà dans le vent.

Il n’y avait pas de patients dans la salle d’attente de la clinique et le bâtiment était aussi silencieux qu’une morgue. Une ambiance sinistre. Je me suis avancé vers la réceptionniste, une blonde plantureuse du nom de Chérie aux charmes célèbres dans toute la ville. Je la connaissais de réputation par ce qu’en disaient les copains, mais aussi déjà un peu avant quand il lui arrivait de venir prendre une bière chez nous avec ma mère après le travail, et je lui ai dit, Est-ce que ma mère est là ?

Elle a lentement levé les yeux, laissant le magazine People qu’elle était en train de lire, et elle a fait, Hein ?

Ma mère. Est-ce qu’elle est là ? Faut que je lui parle, man.

C’est qui, votre mère ?

De toute évidence elle ne me reconnaissait pas, maintenant que mes cheveux avaient repoussé et que je n’avais plus ni mohawk ni anneaux dans le nez et les oreilles, toutes choses qui autrefois avaient permis aux gens de ne pas vraiment me regarder et de ne pas voir mon visage tel qu’il est – ce qui, bien sûr, était le but recherché. Mais à présent j’acceptais Je-même, comme aurait dit I-Man, et par conséquent je n’avais strictement rien à foutre de ce que les gens pensaient en me voyant.

Quand j’ai prononcé le nom de ma mère, tout s’est soudain cristallisé dans l’esprit de Chérie : elle m’a reconnu, compris que je n’étais plus disparu et présumé mort. Comme ça soulevait dans sa petite tête une foule de nouvelles questions auxquelles je ne tenais pas particulièrement à répondre, j’ai demandé, Elle est encore en comptabilité, pas vrai ?

Oh, oui, bien sûr. Mais dis-moi, mon petit Chappie, où étais-tu donc passé ?

Appelez-la en comptabilité, d’accord ? Et dites-lui que je suis à la réception et que je veux lui parler de quelque chose d’important. Là-dessus j’ai fait demi-tour et j’ai traversé la pièce pour aller dans l’angle opposé. J’ai posé mon sac derrière une grande plante, j’ai pris un siège et je me suis croisé les jambes et les bras. J’ai attendu en étudiant le panneau d’interdiction de fumer.

Au bout d’une minute ou deux ma mère est arrivée, l’air hagard et effrayé, comme si – merci Chérie – elle s’attendait à me voir couvert de sang ou presque. J’aime ma mère, je l’aime vraiment, malgré tout. Et je l’ai tout spécialement aimée à ce moment-là, quand elle est sortie de la comptabilité en courant, qu’elle est passée devant le bureau de Chérie la réceptionniste sans ralentir et qu’en arrivant à moi elle avait déjà les bras grands ouverts comme une vraie maman. Et lorsque je me suis levé, c’était comme si je m’avançais en elle, que je disparaissais dans son corps. En tout cas c’est la sensation que j’ai eue. Elle s’est mise à pleurer en disant des trucs comme, Oh Chappie, Chappie, où étais-tu passé ? Laisse-moi te voir, laisse-moi te regarder ! Je me suis tellement fait de souci, mon petit, je croyais que t’étais mort !

Elle m’a dit qu’elle était certaine que j’avais brûlé dans l’incendie, mais Ken avait toujours soutenu le contraire, et quand mon ami Russell avait refait surface elle avait commencé à espérer que Ken ait raison. Et maintenant te voilà ! a-t-elle dit, le visage tout illuminé. Elle s’est reculée, elle m’a pris par les bras et elle a souri. J’ai souri à mon tour et elle m’a de nouveau embrassé, et ainsi de suite, chacun son tour, jusqu’à ce que la scène de la réunion commence à s’épuiser et qu’on soit prêts à passer à des choses plus sérieuses.

Comme elle voulait naturellement savoir où j’avais été pendant tous ces derniers mois et avec qui j’avais habité, j’ai un peu menti pour qu’elle ne pense pas que j’étais resté caché d’abord à Keene puis à Plattsburgh – pas plus loin que le bout de la rue, en somme – et que j’aurais pu venir à la maison sans problème. J’ai donc raconté que j’étais parti de l’autre côté du lac, dans le Vermont, presque dans le New Hampshire, et que j’avais vécu en communauté avec de vieux hippies qui tenaient une école organique. Je n’avais aucune idée de ce que c’était, mais je voyais bien que les mots “école” et “organique” apaisaient un peu les craintes de ma mère, bien qu’elle soit très loin d’être une hippie. Elle n’a pas peur d’eux, c’est tout, et elle estime que tout ce qui est “organique” est bon, sauf que c’est trop cher. Et bien sûr le mot “école” est magique. Ça faisait comme si j’avais traîné avec des riches.

Elle m’a serré dans ses bras encore un peu et elle s’est extasiée de me voir en si bonne santé et si bronzé.

Je lui ai dit que j’avais fait beaucoup de jardinage pour les hippies, et que récemment, le jardin étant prêt, j’avais eu un peu de temps libre. J’avais alors senti à quel point elle me manquait et j’étais rentré du Vermont avec l’idée de peut-être lui rendre visite – au cas où elle souhaiterait que je vienne, ou que je passe ici quelque temps, ou quelque chose comme ça.

Je restais prudent parce que je ne savais pas si elle avait envie que je revienne chez eux après tout ce que je lui avais fait endurer cette année. Une fois qu’elle aurait la certitude que j’allais bien, elle risquait de se remettre en colère comme avant et me claquer encore la porte au nez – bien que, pour être franc, ce ne fut pas du tout elle qui m’avait mis à la porte l’été précédent quand j’étais parti, c’était Ken, et d’une certaine façon ce fût moi. Ma mère n’avait jamais fait que suivre le mouvement des hommes, ce qui est toujours – bien que ce soit triste à dire – la manière dont elle règle ses problèmes. Jusqu’à présent, en tout cas. Car quelque chose de nouveau apparaissait avec son programme des AA. C’était sans doute ça qui l’avait poussée à partir en laissant Ken, même si ce n’était que pour aller chez grand-mère. Il y avait là, à mon sens, les germes d’un changement très intéressant.

Je lui ai dit que j’étais déjà passé à la maison, que j’avais vu Ken et appris que Willie s’était fait rétamer. Oui, a-t-elle répondu, ça lui faisait de la peine. C’était une bien triste fin pour un gentil chat. Mais il s’agit d’un accident, tu sais, une de ces choses qui arrivent. Elle a expliqué que Willie avait changé après mon départ, qu’il ne rentrait plus beaucoup à la maison et qu’elle n’avait donc pas été tellement surprise de le trouver écrasé comme une crêpe sur la route, quelques maisons plus bas, un matin où elle se rendait au travail.

Je n’avais aucune envie d’entendre ça. Ouais, bon, il y a un tas de choses qui ont changé, faut croire. Et on dirait que Ken déraille complètement. Sans parler de la maison. Tu devrais la voir. Ça te ferait gerber. Au fait, Ken m’a expliqué ce qui s’est passé. À propos de votre séparation, je veux dire, et du fait que tu habites chez grand-mère.

Ah bon ? Il a employé le mot “séparation” ?

J’sais pas. Peut-être c’est moi qui l’ai ajouté. Mais vraiment il est pas bien, tu sais ? Je veux dire que c’est un type malsain, malade, tu crois pas ? Une sorte de pervers. Tu vois ce que je veux dire ?

J’essayais de trouver un moyen de lui révéler enfin ce qu’il en était de Ken, ce qu’il m’avait fait subir quand j’étais gosse. Je voulais qu’elle sache la laideur qui nous reliait encore l’un à l’autre, combien je détestais cette laideur et combien je souhaitais la voir disparaître de ma vie – ce qui était impossible tant que j’étais obligé de m’accommoder de lui pour être avec elle, ma mère, et donc de tout garder secret. Car cela signifiait que je ne pouvais pas réellement être avec elle, je ne pouvais pas être avec ma propre mère de façon nette et sans bavure, tant que son mari – mon beau-père – ne serait pas expulsé une fois pour toutes de sa vie et que les secrets n’auraient plus de raison d’être. Toutes ces histoires d’alcoolisme et de AA n’avaient aucune importance, pas plus que les promesses de Ken de se reprendre en main, parce que ce qu’il trimballait, lui, c’était le secret du passé, mon passé caché, c’était la partie détruite de ma vie que Ken introduisait avec lui chaque fois qu’il entrait dans la pièce où j’étais, comme s’il promenait la cape de Dracula sur ses épaules et un masque de loup-garou sur ses yeux. Chaque fois que je le voyais j’avais peur et je me sentais sale, laid et faible. Dès que Ken arrivait dans les parages j’éprouvais exactement l’inverse de ce que je ressentais lorsque je me trouvais seul avec ma mère – rien qu’elle et moi comme en cet instant – ou lorsque j’étais avec I-Man, ou avec Rose, ou même avec mon vieux copain Russ. Avec eux j’étais Bone, qu’ils s’en rendent compte ou pas, tandis qu’avec mon beau-père j’étais toujours le petit Chappie allongé tout seul dans le noir. Sauf quand j’avais brandi le pistolet.

C’est boire qui le rend malade, Chappie, m’a-t-elle dit. C’est l’alcool. Il est allergique à l’alcool, c’est pourquoi il se conduit comme ça. Il faut que tu le comprennes.

Quel tissu de conneries, j’ai dit.

Voyons, Chappie, je t’en prie, ne nous embarquons pas là-dedans. Ne parle pas de Ken, d’accord ? Ce sont nos retrouvailles, d’accord ? Ne gâche pas tout, mon petit. Et ne dis pas de gros mots, ça me ferait plaisir.

Ouais, bon, est-ce que tu vas demander le divorce ? Tu vas le faire ? Parce que tu devrais. Sérieusement. Il y a des trucs sur Ken que tu sais pas. Même toi tu les sais pas. Des trucs qu’on m’a dits. Des trucs que je sais.

Je n’ai pas envie d’entendre ce qu’on t’a dit.

Ouais, bon, t’aurais quand même intérêt à le virer tout de suite de ta maison pour qu’on puisse y revenir et faire un peu de nettoyage. Il est complètement déjanté. Mais la maison elle est à toi. C’est pas mon vrai père qui te l’a donnée ? Ken n’est que le beau-père, en fait. Il n’a aucun droit d’habiter cette maison sauf si tu l’y autorises. Et puis tu devrais voir le bordel qu’il a foutu dans la baraque, désolé de parler comme ça, mais c’est vraiment horrible, à gerber.

Chappie, je t’en supplie. Je te demande de ne pas te mêler de mes affaires. Nous essayons, Ken et moi, de dénouer les choses, et nous y arriverons si tu veux bien ne pas mettre ton grain de sel.

Moi ? j’ai fait d’une voix soudain grêle et aiguë comme un timbre de bicyclette. Moi ? Tu penses que c’est moi le problème ? Ah ! C’est à mourir de rire.

Elle a regardé au-dessus de ma tête comme si elle savourait la brise.

C’est Ken le problème, pas moi ! j’ai dit. Mais je savais que ça ne servait à rien.

C’est faux, Chappie ! Elle criait. Elle était furieuse, à présent, et tout est ressorti, la même sempiternelle histoire. En fait, jeune homme, a-t-elle dit, depuis à peu près un an c’est toi qui poses de sérieux problèmes, tu ne crois pas ? Sinon il me semble que Ken et moi nous nous serions mieux entendus. Parce que je n’aurais pas été si tendue toute l’année et peut-être il n’aurait pas eu besoin de tant d’alcool pour supporter ses problèmes et sa frustration. Vraiment, qui sait combien de choses auraient tourné différemment si tu ne t’étais pas mis à te droguer et à voler ? Si t’étais resté en classe, par exemple, et si tu avais eu des copains convenables, qui sait comment les choses auraient tourné ? Bon, mais maintenant tu vas bien, tu es de retour et c’est merveilleux, Chappie. Je suis sûre que nous allons pouvoir débrouiller tout ça à présent, mon chéri, tous les trois.

Rien. À. Branler.

Comment ? Tu ne veux pas améliorer la situation ?

Non, pas si on doit le faire à trois. Je veux dire, je veux être avec toi. Avec toi je peux faire avancer les choses. Mais pas avec lui. Pas s’il est là.

Où ?

Là où tu es.

Eh bien, excuse-moi, mon petit monsieur, mais cette décision ne t’appartient pas. C’est à moi de dire si Ken et moi allons rester ensemble. À moi et à Ken, pas à toi. Nous sommes encore en train d’essayer de démêler les choses et je ne suis chez grand-mère que temporairement. Jusqu’à ce que Ken décide de résoudre son problème de boisson, c’est tout. Et toi, tu ne peux en tout cas pas habiter aussi chez grand-mère parce qu’il y a tout juste de la place pour moi. Si tu veux vivre à la maison avec moi, comme je le souhaite – et je veux que tu le saches –, tu devras d’abord nous permettre, à Ken et à moi, de démêler nos problèmes. Nous y arriverons, et quand ce sera fait tu seras obligé, j’en ai bien peur, de supporter Ken. Et d’aimer ça, en plus. Et d’être gentil avec lui, ce qui sera nouveau. Il faudra que bien des choses changent, Chappie, pour que nous puissions recommencer à vivre tous les trois comme avant, comme à l’époque où tu n’avais pas tous ces ennuis. Et c’est toi, mon petit monsieur, qui dois changer le plus, a-t-elle dit. Toi et Ken, bien entendu, Ken devra lui aussi changer certaines choses, a-t-elle ajouté comme si elle avait fait une grande concession. Puis elle s’est reculée et elle a croisé les bras, ce qui signifie depuis toujours qu’elle a pris une décision, qu’elle a délimité son territoire et qu’à partir de là il n’y a plus de discussion possible. Sinon tout se transforme en défi, en défi direct lancé en plein visage, du style je-t’emmerde-maman.

Rien n’a changé ! j’ai crié. Et rien ne changera jamais ! Rien ! Si je criais, sans doute, c’est qu’elle reculait comme si elle avait peur de moi. Tu veux tout simplement qu’on retombe dans le même truc qu’avant ! Je crois que j’avais des larmes dans les yeux. Écoute, maman, je t’en prie, je t’en prie ! Essaie, d’accord ? Essaie au moins une fois de voir les choses de mon point de vue. J’étais en train de la supplier et pourtant je savais qu’elle n’essaierait même pas d’adopter mon point de vue. Elle ne pouvait pas, sans doute, sauf si elle était au courant de mon secret, et je n’avais aucun moyen de le lui révéler à ce moment-là. C’était trop tard. Alors j’ai continué à brailler et à formuler un tas d’exigences imbéciles, pas parce que je pensais qu’elle allait répondre à mes demandes – je ne l’espérais même pas – mais parce que j’étais furieux de voir tout s’écrouler, déçu de constater qu’il était trop tard pour changer quoi que ce soit, et enfin parce que j’étais incapable de m’exprimer autrement.

Tu sais quoi, maman ? Tu veux que je te dise ? Je vais te le dire. C’est toi qui dois choisir ! Ouais, tu dois choisir entre moi et Ken ! Parfaitement, choisis celui de nous deux que tu veux. Parce que tu peux pas avoir les deux. C’est la seule chose que je garantis. Allez, maman, choisis, l’un ou l’autre. Ken ou moi. Faut être sérieux, maintenant.

Arrête ! a-t-elle dit. Arrête tout de suite !

Qui est-ce que tu veux près de toi, maman ? Ça va être ton alcoolo d’abruti de pervers de mari déjanté, ou le garçon sans foyer qui est issu de ta chair et de ton sang ? Épervier, épervier, qui appelles-tu, maman ? Moi, ou Ken ?

À ce moment-là je me souvenais de la cour de l’école quand j’étais tout petit et du jeu de l’épervier. Les instits trouvaient ça mignon, mais moi ça me faisait peur. Il y avait deux rangées de gosses qui se tenaient par la main. Ils se faisaient face et un gamin au milieu du rang disait, Épervier, épervier, c’est Chappie l’épervier. Ça m’excitait terriblement, comme si on venait de me désigner pour quelque chose d’extraordinaire. Je lâchais les mains des gamins à ma gauche et à ma droite et je m’avançais, tout seul entre les deux rangées comme dans l’espace qui sépare deux armées. Je me sentais exposé aux regards de tous, et ramassant mes forces, je fonçais aussi vite que je pouvais vers la ligne adverse. Je me jetais contre les mains nouées ensemble des gosses devant moi – je me souviens seulement qu’ils étaient plus grands que moi parce que, même si à l’époque je ne m’en rendais pas compte, on appelle seulement les enfants les plus petits, ceux qui sont pas assez costauds pour passer de force. Car celui qui réussit à traverser peut tranquillement regagner son rang et c’est alors à son côté d’appeler le plus petit adversaire pour qu’il tente de faire sauter le filet des mains jointes les unes aux autres. S’il échoue, il est prisonnier. On fait ainsi des aller-retour jusqu’à ce qu’à la fin il ne reste plus qu’un gosse d’un côté en face d’une grande rangée où il y a tous les autres. Ce dernier joueur ne peut plus appeler personne du camp adverse parce qu’il est isolé. C’est généralement le plus grand et le plus fort des enfants alors présents dans la cour, un CM1 ou un CM2, qui se retrouve là tout seul. Et curieusement c’est aussi lui le perdant. En tout cas je ne suis jamais resté en dernier. On m’appelait toujours en début de partie et j’étais fait prisonnier. Et même si je me plaignais avec des, Oh non, c’est pas vrai, j’étais secrètement content d’avoir été capturé. J’avais pas envie d’être le gros dur qui finissait tout seul de l’autre côté et se trouvait incapable de dire, Épervier, épervier, c’est au plus petit de toute la cour, c’est à Chappie d’être l’épervier.

Tu – tu es – tu es un enfant épouvantable ! a-t-elle crachouillé en se mettant à pleurer de colère plus que de tristesse.

Ouais, bon, ça devrait te rendre le choix plus facile, j’ai dit. Alors, c’est qui, maman ? Le mari formidable ou le fils épouvantable ?

En la voyant se tordre les mains j’ai compris que je bousillais notre relation, sans doute à jamais, mais j’étais plus capable de m’arrêter. Le visage de ma mère était devenu cramoisi, creusé de plus de rides que je ne lui en avais jamais vu. Elle vieillissait là, directement sous mes yeux, et je regrettais vraiment d’avoir dû la forcer à faire ce choix. Mais je me sentais comme si je n’avais pas le choix, moi non plus, comme si c’était son mari, l’homme qu’elle avait choisi pour époux après le départ de mon vrai père, qui m’y obligeait, qui avait fait en sorte que ni ma mère ni moi n’avions plus de liberté de choix. Et celui qui nous avait enlevé cette liberté, Ken, n’était même pas là.

D’une voix faible, presque un chuchotement, elle a dit, Dans ce cas, va-t’en, Chappie. Va-t’en.

Je me souviendrai toujours de cet instant. Je l’ai repassé dans ma tête au moins une centaine de fois. Mais je ne me souviens pas beaucoup de ce qui a suivi. Je crois avoir dit d’accord. J’étais calme. J’ai soulevé mon sac à dos, je me rappelle avoir pensé au calibre 9 qui était dedans et avoir remarqué avec soulagement que je n’avais plus alors la moindre envie de me faire un massacre général.

Je vais d’abord passer voir grand-mère, j’ai dit. Rien que pour lui dire au revoir. Je ne l’ai pas encore fait. Puis je suppose que je retournerai dans le Vermont, à l’école organique.

Comme tu voudras, elle a dit. Elle avait l’air totalement abattue, comme si son fils unique était mort. Sauf que bien sûr il était vivant, qu’il se tenait debout devant elle et lui disait au revoir. Mais je pense qu’à sa manière elle souhaitait que je sois mort, qu’elle avait préféré depuis le début me savoir porté disparu et présumé mort que me voir ici comme j’étais maintenant. D’une certaine façon, en disparaissant je ne faisais que lui accorder ce qu’elle voulait vraiment sans oser le demander.

J’ai pensé, Quel brave garçon je fais. J’ai dit, À un de ces quatre, maman. Et je l’ai laissée là, assise, sur la chaise derrière la grande plante verte dans l’entrée de la clinique. Elle avait l’air triste et songeuse, et quand je me suis retourné depuis la porte j’ai vu qu’elle paraissait aussi soulagée.