Bien qu’on soit en été j’avais l’impression que la plupart des passagers, en tout cas au départ de Miami, étaient des touristes et qu’ils profitaient de tarifs exceptionnels. D’ailleurs c’est ce que m’a expliqué le mec assis à côté de moi quand je lui ai demandé pourquoi il allait à la Jamaïque maintenant au lieu d’attendre l’hiver.
On est hors saison, jeune homme. Ça nous fait des prix super-bas. Et puis on a un forfait complet. Ça veut dire qu’on ne quitte jamais l’hôtel si on veut. Vous comprenez bien ? Tout ce que vous voulez on vous le procure sur place, à l’hôtel. Vous me suivez, jeune homme ? m’a-t-il répété avec l’air de me faire des clins d’œil et de m’envoyer des petits coups de coude.
Ouais, mais vous avez pas envie de vous déplacer un peu à l’extérieur ? Par exemple, de sortir et de voir le pays, de crapahuter un peu, mec ?
Oh non ! On veut faire la fête !
Ce “on” signifiait lui et trente ou quarante autres individus dans l’avion. Ils avaient tous le corps flasque, des coiffures bouffantes, des jeans de haute couture délavés chimiquement et des débardeurs, les hommes comme les femmes, d’ailleurs en nombre à peu près égal. Il y en avait qui portaient déjà le chapeau de paille qu’ils avaient acheté à l’aéroport. Le genre de nullards qu’on voit dans les pubs de la télé pour la bière Miller. Des tocards qui n’osent pas sortir de chez eux sans leur glacière.
Ça fait loin, la Jamaïque, pour une fête, j’ai dit.
Et lui de répondre, Ouais ! comme si c’était ça qu’il y avait de mieux. Ils avaient l’air de vouloir se faire méchamment baiser, autant que possible par des Noirs, de fumer des pétards vraiment explosifs et de sniffer de la coke, mais ils étaient trop coincés pour s’y risquer aux États-Unis, et du coup j’ai laissé tomber. Finalement on fait ce qu’on peut où on peut.
C’étaient des célibataires autour de la trentaine, certains plus, d’autres moins, qui venaient de l’Indiana. Je pense qu’ils vivaient tous dans le même ensemble d’immeubles et qu’ils avaient des boulots à la con du genre de ceux qu’on trouve dans les centres commerciaux. Il faut croire qu’ils voyageaient pas beaucoup parce que, quand l’avion a atterri, bien qu’il fasse noir au sol et qu’on ne puisse rien voir d’autre par les hublots que les lumières de la Jamaïque qui sont les mêmes que partout ailleurs, ils ont applaudi, lancé des cris de joie et des Ou-ai-ai-ais ! et des Su-u-u-per !.
Le gars assis près de moi a levé et baissé le poing, puis, avec un grand sourire, il a lancé, Que la fête commence !
Faut pas rater l’trésor, mec, je lui ai dit tout en retirant du compartiment à bagages mon sac à dos, le sac en plastique de I-Man et sa radiocassette. Puis je suis allé à l’avant chercher son bâton de Jah à l’endroit où la dame lui avait demandé de le mettre – et il avait été tout à fait d’accord. J’avais encore jamais été plus loin qu’Albany et voilà que je me retrouvais en pays étranger – ce qui peut vraiment être un choc quand c’est la première fois. Sauf que j’étais avec I-Man, et même si c’était un étranger pour la plupart des gens, pour moi c’était pratiquement à la fois mon copain d’enfance et mon guide spirituel. Et comme nous étions sur sa terre natale, je pouvais me détendre et le suivre comme si je n’allais qu’à Albany au lieu de la Jamaïque et comme si j’y allais tout le temps.
*
Quand on s’était arrêtés à Miami et que l’avion attendait – pour être ravitaillé en kérosène, je suppose – on s’était un peu baladés dans l’aéroport, moi et I-Man, pour aller pisser et des trucs comme ça, puis on avait observé les bêtes de fête de l’Indiana, ce qui faisait qu’on se sentait encore tout à fait dans l’Amérique normale où ce sont les Blancs qui commandent presque tout. Mais quand on est descendus de l’avion à la Jamaïque, ç’a été une autre affaire. Tous les responsables étaient noirs, pour commencer, et ça peut suffire à vous faire perdre les pédales si vous êtes américain. J’y étais déjà pas mal habitué à force d’être avec I-Man, bien sûr, mais ça me faisait drôle de voir mes compatriotes, les Américains blancs, s’agiter brusquement, parler trop fort et se trouver bêtes comme s’ils étaient incapables de lire les panneaux et comme si les Noirs savaient pas parler anglais.
Ils devaient avoir un peu peur, et quand leurs valises arrivaient sur le tapis roulant ils se mettaient à crier, à tirer sur leurs bagages et à les faire tomber. Tout allait de travers et les Jamaïquains qui travaillaient là étaient obligés de tout le temps s’occuper d’eux pour qu’ils arrivent à l’endroit où on vérifie que les bagages ne contiennent pas de drogue puis à un autre endroit où on tamponne les papiers. En plus il faisait très chaud bien que la nuit soit tombée, et les touristes transpiraient tous à grosses gouttes. Ils n’y étaient pas habitués et ça les foutait en rogne, je crois, comme s’ils s’étaient attendus à ce que le pays tout entier soit climatisé. Moi et I-Man nous avions déjà nos sacs et nous n’avions pas de papiers à faire tamponner parce que quand on nous les avait distribués dans l’avion I-Man avait dit qu’il allait pas s’amuser à remplir ça. Y a pas besoin pour traiter avec Babylone, Bone, avait-il déclaré quand j’avais demandé au mec à côté de moi de me prêter son stylo une fois qu’il aurait fini. Pense plus, avait-il dit – ce qui était une de ses expressions favorites. Pense plus.
Mais à présent, devant tous ces soldats et douaniers qui passaient tout au peigne fin, je commençais à me poser des questions. J’ai donc suivi I-Man et son bâton de Jah magique quand il s’est éloigné de la mêlée des Américains à la recherche de leurs valises. Il a traversé la salle, se dirigeant tout droit vers un mec qui se tenait près de la porte et semblait être le chef des douaniers. C’était un gros Noir ventru avec des lunettes de soleil, une moustache, un cure-dent à la bouche et un bloc-notes dans la main.
Si j’avais été seul, ç’aurait été le mec que j’aurais évité en priorité, mais I-Man est allé droit sur lui et ils se sont mis à discuter en jamaïquain, ce que j’avais jamais encore entendu I-Man faire. Il avait toujours parlé anglais et j’avais cru que c’était sa langue maternelle. Mais ici les gens connaissent une autre langue maternelle qu’ils n’emploient qu’avec d’autres Jamaïquains. Il y a pas mal de mots anglais dedans, mais c’est surtout de l’africain, je crois. Je suis plus tard arrivé à le comprendre assez bien, mais les premières fois que je l’ai entendu ç’aurait été pareil pour moi s’ils avaient baragouiné du français ou du russe.
En tout cas, d’après ce que j’ai compris, le gars des douanes et I-Man étaient de vrais potes ou à peu près, parce que après avoir discuté de la pluie et du beau temps avec I-Man pendant quelques minutes, il nous a simplement fait signe de passer par une petite porte un peu à l’écart. Et nous nous sommes retrouvés dans la partie centrale de l’aéroport, ouverte sur la rue, avec tout un tas de Jamaïquains dans des fourgons et des taxis qui étaient là à attendre. Il y en avait une cinquantaine, peut-être cent, quelques-uns brandissant des panneaux avec des noms d’hôtel, il y avait même des bus qui attendaient et tout un tas de femmes portant d’énormes plateaux de souvenirs, de T-shirts de la Jamaïque, de chapeaux de paille et des choses comme ça, tandis que des petits garçons tout maigres rôdaient autour, prêts à faire la manche ou Dieu sait quoi. Sans parler des jeunes mecs, grands et cool, portant des lunettes de soleil malgré la nuit et des mèches rastas très courtes, la ceinture défaite, la braguette à moitié ouverte, l’air mauvais, qui revendaient sans doute de la coke ou s’efforçaient d’avoir l’air disponibles pour les filles blanches de l’Indiana. Tout ce monde surveillait les portes et s’apprêtait à foncer sur le premier Américain moyen qui en sortirait. Il y avait aussi quelques flics en chemisette rayée et pantalon bleu, et ils avaient principalement l’œil sur les civils jamaïquains, sans doute pour les empêcher d’effrayer les bêtes de fête quand elles sortiraient et se rendraient compte qu’on ne les avait pas encore parquées derrière les clôtures protectrices de leur hôtel.
Moi et I-Man, en revanche, on devait être invisibles, parce que personne nous a remarqués. Nous avons franchi la foule puis nous avons suivi la rue encombrée jusqu’à la grande route. Là, I-Man a pris à gauche et nous avons marché d’un bon pas, laissant l’aéroport pour nous plonger dans l’obscurité. Un silence étrange nous a enveloppés tout d’un coup bien qu’il m’ait semblé entendre les vagues de l’océan se briser à quelque distance sur notre gauche. J’ai déduit des lumières derrière nous que la ville – je supposais qu’il s’agissait de Montego Bay – se trouvait dans la direction opposée, et j’ai demandé à I-Man, Où est-ce qu’on va, maintenant ? Il a répondu, Pas loin, Bone. On rejoint le lion dans son royaume.
Super ! j’ai dit. Mais nous avons continué longtemps à marcher au bord de la route. De temps à autre j’apercevais au loin la lumière d’une maison, ou bien il y avait un car ou une voiture qui nous dépassaient dans un souffle, ou encore j’entendais un chien aboyer. Sinon c’était l’obscurité et, à part le bruit de nos sandales et le martèlement du bâton de I-Man, le silence. J’avais bien encore un millier de questions à poser, mais elles venaient trop tôt et j’ai donc continué à marcher derrière I-Man sans rien dire. Je me retrouvais comme un bébé pataugeant dans son innocence. Il faisait une chaleur pas croyable et l’air, doux et très humide, avait une odeur de fumée de bois et d’eau de mer au curry ou un truc du genre, complètement inconnue pour moi. C’était une odeur étrange, pas agréable, d’ailleurs, et je me suis mis à penser que je me trouvais peut-être sur une autre planète que celle dont j’étais originaire, que j’étais peut-être un autre Pod-Boy venu de la Terre et pas de Mars. Pour la première fois depuis le décollage de l’avion dans le Vermont – c’était aussi la première fois que j’avais connu ça – j’ai eu vraiment peur, je me suis mis à penser que peut-être j’arriverais pas à respirer comme il faut, que peut-être il y avait trop d’oxygène ici ou qu’il y avait un gaz des marais bizarre dans l’air, un gaz jamaïquain qui convient à I-Man parce qu’il a des branchies ou Dieu sait quoi, mais pas à moi parce que ayant grandi dans l’État de New York je ne suis pas physiquement équipé pour le supporter. Voyager fait du bien, voilà ce que je n’arrêtais pas de me dire, ça varie les points de vue, ça élargit les horizons, etc. Mais au fond de moi je souhaitais me retrouver à Plattsburgh dans le car scolaire, redevenir un rat de centre commercial comme tant d’autres, sans abri dans le nord du pays, fuyant les flics, me procurant un joint de temps à autre, vivant au jour le jour en faisant la manche jusqu’à ce que ça finisse par faire tilt dans la tête de ma mère et qu’elle se tire d’avec Ken pour que je puisse rentrer chez moi et que je grandisse en étant à nouveau son fils habitant avec elle.
C’est à ce moment que I-Man a quitté la route et qu’il est descendu dans ce qui ressemblait à un fossé pour franchir ensuite un petit muret. Il y avait un peu de clair de lune, à présent, et j’ai pu voir une chèvre debout sur le muret qui nous contemplait avec des yeux pâles, comme vitrifiés, et je l’ai observée à mon tour parce que n’ayant encore vu de chèvres que sur des dessins je ne savais pas si elles mordaient. Viens, Bone, a dit I-Man. Je l’ai suivi et la chèvre n’a rien fait.
On était dans un sentier qui coupait à travers un bosquet de palmiers et en peu de temps on est arrivés à la plage. Là on a marché sur le sable. Des vagues venaient s’y étaler, mais elles étaient étrangement douces et paisibles, pas du tout comme les vagues à surf auxquelles on s’attendrait dans un véritable océan, et soudain les nuages se sont écartés et une grande lune argentée est apparue. J’ai alors pu voir un peu où je me trouvais, sur une longue bande de plage bordée d’un côté par un enchevêtrement de buissons bas avec, en arrière-fond, des silhouettes de palmiers de carte postale et des montagnes entassées dans le lointain. L’eau était sombre et sous le clair de lune elle avait la douceur du velours. Les nuages, illuminés, semblaient bordés d’argent fondu. C’était méchamment beau.
L’air doux et humide était toujours le même mais il me paraissait à présent tout à fait naturel et il avait un parfum de fleur au lieu de sentir la pisse sur un feu de bois. Je ne souhaitais déjà plus revenir à Plattsburgh. Je comprenais que sans I-Man et sœur Rose, maintenant que Russ faisait sa vie dans le monde ordinaire, je m’y retrouverais tout seul. Bientôt il ferait de nouveau froid, la neige descendrait du Canada et toutes les plantes, tous les légumes de la “fondation” de I-Man gèleraient et mourraient tandis que je me mettrais sans doute à mendier pour acheter du crack. Et je serais tellement démoli par ce genre de vie qu’à partir de là ce serait la dégringolade assurée. Je savais aussi que ça ne ferait jamais tilt chez ma mère. Absolument pas. Non, j’allais être obligé de devenir un mendiant tout neuf. Comme l’avait dit I-Man.
*
Au bout d’un moment nous sommes partis de la plage et nous sommes passés à travers les buissons pour suivre un chemin en zigzag que je n’aurais jamais pu voir tout seul si je n’avais pas emboîté le pas à I-Man. Nous avons abouti à une clôture en bambou avec une porte où était peinte, en rouge, vert et or, une tête de lion. Nous avons pénétré dans une petite cour sablée, puis I-Man a pris une bougie sur une étagère près d’une porte, l’a allumée, et passant cette porte il est entré dans une cave en bambou qui était en fait une maison. Mais une maison incroyable, recouverte par du chaume en plan incliné comme en Afrique et des murs entièrement faits de tiges de bambou attachées par des lianes. Il y avait tout un tas de petites pièces circulaires et de couloirs qui se succédaient dans une centaine de directions : ça ressemblait à une fourmilière que j’avais construite à l’école.
Dans les pièces il y avait de nombreux et énormes coussins posés le long des murs pour qu’on s’assoie comme dans un harem. Il y avait aussi des hamacs pour dormir, des tables basses, des rideaux en perles de verre sur le seuil des portes, et au mur les portraits de héros rastas tels que Marcus Garvey – dont I-Man a déclaré qu’il a été le premier Jamaïquain à trouver comment rentrer en Afrique – et Martin Luther King que j’ai su reconnaître tout seul. Il y avait aussi un roi africain en costume – il s’appelait Mandela, m’a dit I-Man quand j’ai demandé – et bien sûr le rasta en chef, Hailé Sélassié en personne, négus de Bethsabée, empereur d’Éthiopie, Jah ras Tafari. J’apprenais plein de choses.
À part les portraits, les coussins, les hamacs et les rideaux de perles, tout dans la maison était fait à la main, y compris les cadres des portraits qui étaient en bambou. On se serait cru à Bambou World, parc d’attractions rasta, et c’était sans conteste la crèche la plus cool qu’il m’avait été donné de voir. Ça m’a littéralement assis, et j’ai dit, c’est super, mec, ce qui m’a frappé comme si débile que je pouvais à peine croire avoir dit ça. J’étais réellement de Plattsburgh, New York.
Le lion dans son royaume a peur de personne, Bone. Nya Bingh dans son royaume, douze tribus dans son royaume, Bobo dans son royaume. On aurait dit qu’il psalmodiait, assis sur un coussin, et il était en train de remplir, avec un énorme bol de ganja, la plus grande pipe à eau que j’avais jamais vue. Ça fait rien où on va, avec le lion dans son royaume. Assis, Bone, et fume le calice.
Il était parti dans un grand monologue rasta, une sorte de trip pour célébrer son retour, je suppose, et c’était un truc que je comprenais, même si ça me faisait bizarre, mais à présent tout était si différent de ma vie passée qu’il ne restait plus grand-chose capable de me faire flipper. D’ailleurs, comme j’avais envie de tirer moi aussi sur la pipe à eau, j’ai dit, C’est, disons, chez toi ici, c’est ça ? C’est ta crèche jamaïquaine ? Et personne d’autre est au courant ?
Il tirait d’énormes bouffées, et sa tête était enveloppée par des nuages de fumée qui montaient en spirale. Le calice faisait des bulles et glougloutait, et la fumée que je prenais à distance suffisait déjà à m’envoyer dans les vapes. Il a dit, Faut que Je-et-Je sois malin pour qu’ils tombent pas sur Je-et-Je. Gens de ce monde, i’voient l’œuvre de Je, i’connaissent Je et i’veulent tomber sur Je. Calomniateurs, eux, i’veulent tomber sur Je, sale esprit, eux, i’veulent tomber sur Je…
C’est parfait, man. Laisse-moi tirer une bouffée, j’ai dit. Il m’a tendu le calice et je suis parti, plus pété en quelques secondes que j’aurais voulu, et voilà que je me mets à avoir peur de perdre la tête, ce qui m’arrive presque jamais quand je fume. Alors j’ai essayé de faire semblant en aspirant moins fort et j’ai rendu le shilom à I-Man qui était allongé sur le coussin en face de moi quelques secondes plus tôt mais qui venait de disparaître. Trop tard, je volais, le harem avait décollé, la fourmilière en bambou était dans les airs, le monde entier volait à travers l’univers connu et inconnu, dans les profondeurs de l’espace, là où aucun garçon n’a encore eu l’audace d’aller. J’ai cru apercevoir I-Man mais il s’était transformé, c’était un grand rasta que j’avais jamais vu avec des nattes empilées sur sa tête comme un nœud énorme et doux, et il y avait aussi deux autres rastas qui passaient en marchant d’un pas léger comme des courants d’air. J’entendais du reggae quelque part, parfois c’était très fort, avec des paroles et des voix chantantes, et puis il n’y avait plus que le martèlement sourd du rythme, presque sans bruit, et assez vite tout redevenait silencieux.
J’étais écroulé sur un coussin à regarder la flamme de la bougie lorsqu’une araignée est soudain descendue du plafond en se balançant. Elle est restée un instant suspendue au-dessus de la flamme, puis, comme si c’était devenu trop chaud, elle a essayé de remonter jusqu’à sa toile. Elle a lutté, elle s’est démenée, mais il était trop tard : la toile est devenue un fil doré, l’araignée l’a lâché et elle est tombée sur la bougie où elle a aussitôt été grillée. Son minuscule corps tout en cendres a flotté un instant sur l’onde de chaleur, puis il a disparu dans l’air.
Je me suis alors retrouvé presque en pleurs. J’étais responsable, j’avais fait exprès de mettre la bougie sous l’araignée, tout était ma faute. J’ai essayé de me lever, mais comme je n’y arrivais pas j’ai fait le tour de la pièce en me traînant sur les genoux comme un bébé, cherchant I-Man. J’ai continué le long d’un couloir sombre, me disant que si je parvenais à trouver un coin tranquille je me recroquevillerais, le dos au mur, de sorte que rien ne puisse venir me prendre par surprise, ni chèvre, ni lion, ni araignée cherchant à se venger. Mais le couloir se poursuivait toujours, et toujours en courbe, jusqu’à ce qu’enfin j’arrive à une porte. Lorsque je l’ai poussée, je me suis retrouvé dans la cour de sable. Le ciel était clair et des millions d’étoiles passaient au-dessus de moi en nageant comme des bancs de poissons ou en volant comme des nuées d’oiseaux tandis que la lune éclaboussait chaque chose sur terre d’une poudre blanche et sèche semblable à de la farine.
J’étais maintenant capable de me tenir debout. Je me suis levé et j’ai réussi à aller jusqu’au portail de la clôture en bambou. J’ai laissé mes pieds me guider dans la direction générale de l’océan que je déduisais assez bien à partir du bruit des vagues. Arrivé sur la plage, je me suis affaissé sur le sable blanc et j’ai contemplé les vagues qui déferlaient sans arrêt avec lenteur et gentillesse sans vouloir me prendre par surprise, et à la fin mon cœur s’est arrêté de battre à cent à l’heure tandis que ma respiration se faisait plus légère et plus calme. Je ne pensais pas pouvoir retrouver mon chemin jusqu’à la fourmilière. En fait, je ne voulais pas y revenir pour l’instant et j’ai décidé de me calmer en passant la nuit sur la plage. J’attendrais le lever du jour pour la suite des événements. J’étais complètement déprimé. Ce genre de solitude était tout à fait nouvelle pour moi. Ça me donnait envie de ne plus jamais être proche de personne.
*
Cet état n’a pas duré, bien sûr. Le lendemain matin, assis sur la plage, j’ai vu un lever de soleil carrément atomique au fond de l’horizon, derrière l’océan gris. Des couches de nuages rouges, jaunes et roses semblaient en plein délire, et l’eau était toute veinée comme si du sang avait coulé dedans. Ce n’était pas le genre de spectacle qu’on voit au nord de l’État de New York quand on s’est éclaté la tête avec du shit la veille au soir, et puis tout à coup I-Man s’est trouvé là, accroupi à côté de moi. J’étais vraiment heureux de voir son visage marron si familier qu’il était pour moi comme celui d’un parent, et je ne me suis plus senti seul.
Posant sa main sur mon épaule il m’a dit qu’il avait de la nourriture “pou’ donner des forces à la structu’ et pou’ effacer les dégâts de not’ long voyage hors de Babylone”. Je l’ai alors suivi jusqu’à la fourmilière où nous avons trouvé d’autres rastas accroupis sur leurs talons dans la cour en train de fumer des spliffs et de bavarder. Et I-Man m’a dit à qui il me présentait, à Fattis, à Buju et au prince Shabba qui, ensemble, a déclaré I-Man, constituaient sa bande.
J’ai reconnu le prince Shabba, que j’avais entrevu la nuit précédente, à son énorme coiffure en forme de nœud papillon. Les deux autres m’ont paru vaguement familiers. Ils étaient plus jeunes que I-Man, la trentaine ou la quarantaine, peut-être, c’est difficile à dire parce qu’ils étaient maigres, ces mecs, et leurs très longues nattes me déroutaient un peu, sans parler du fait que les Blancs, y compris moi-même, ont du mal à déterminer l’âge des adultes noirs autrement que par leur habillement, sauf quand ils sont vraiment mûrs comme I-Man. Comme ils se parlaient dans leur langue maternelle j’ai pas bien saisi ce qu’ils racontaient mais ils ne s’occupaient pour ainsi dire pas du tout de moi, et I-Man non plus, d’ailleurs, mais j’ai trouvé ça bien parce que je me disais que la chose la plus intelligente à faire pour moi ce serait d’être là tout simplement, de les observer et d’apprendre un max avant de partir de mon côté, parce que ces mecs qui étaient tout aussi différents de moi dans leur esprit que dans leurs actions étaient super-bien adaptés à leur environnement – ce qui me donnait une bonne idée du danger que je courais chaque fois que je prenais une initiative qui me paraissait sans problème.
Parce que en fait leur environnement était désormais le mien et le séjour à la fourmilière n’était absolument pas un voyage tout ficelé comme celui des noceurs de l’Indiana. J’ai donc fait exactement ce que I-Man me disait, j’ai mangé ce qu’il voulait quand il voulait, j’ai bu ce qu’il me donnait et je n’ai pris que de toutes petites bouffées de cette super-ganja qu’ils appellent kali en tirant sur le shilom quand I-Man me le passait. Et je faisais circuler les spliffs rapidement, comme si j’en avais plein chez moi à fumer plus tard. Plus question pour Bone de se défoncer à mort.
La bande de I-Man ressemblait un peu à celle des Adirondack Iron sauf qu’elle était plus relax. Au début j’ai cru qu’elle était non violente, mais plus tard j’ai vu les mecs discuter en tirant sur la pipe à eau – le shilom –, et ils s’excitaient complètement en racontant des histoires que j’arrivais pas à comprendre jusqu’à ce que soudain Fattis ou le prince Shabba sorte une machette aussi tranchante qu’un rasoir et se mette à fendre l’air avec des coups d’une violence incroyable tandis que tous les autres hurlaient et riaient comme des malades. À ce moment-là, j’avais déjà appris assez de mots dans leur langue pour savoir qu’ils parlaient de faire sauter la tête de certaines personnes et de trucs comme ça. Coupe Satan en tranches ! hurlait le prince Shabba en plantant sa machette dans une noix de coco qu’il fendait en deux.
Et comme les bikers, les rastas ne semblaient pas avoir de travail régulier ni de famille – en tout cas pas à la fourmilière – et ils passaient le plus clair de leur temps à buller, à s’envoyer dans les vapes et à bricoler la fourmilière de la même façon que les bikers travaillaient sur leurs bécanes. Au lieu d’écouter du heavy metal, les rastas ne faisaient que passer en permanence du reggae sur la radiocassette de I-Man qu’ils avaient baptisée son gueuloir, et ce jusqu’à épuisement des piles. De la même façon que les bikers nous avaient envoyés moi et Russ chercher de la pizza, ils expédiaient Fattis, ou Buju qui était le plus jeune, je crois, en ville acheter de nouvelles piles. Je savais pas encore comment ils se procuraient leur fric – à moins que I-Man ne soit encore à dépenser ce qui restait du paquet de Buster, ce qui m’allait parfaitement. J’en voulais pas pour moi, c’était sûr. Je voulais que ce fric disparaisse totalement, et des batteries pour le gueuloir de I-Man me semblaient être un moyen inoffensif d’y arriver.
On mangeait surtout des machins qu’ils détachaient des arbres avec leurs machettes ou qu’ils déterraient et qu’ils faisaient cuire sur un feu dans la cour : des fruits à pain, qui ressemblent à des pamplemousses mais ont le goût du pain, et du blighia qui est un peu comme des œufs brouillés quand il est cuit. Il y avait aussi les inévitables noix de coco, vertes et velues, dont on écrase la chair pour la mélanger à tout le reste, de longues bananes plantains qu’on coupe et qu’on fait frire, des corossols qui sont sucrés et crémeux à l’intérieur comme du flan, des oranges ordinaires, de longues ignames blanches, du calalou et ainsi de suite, tout un potager d’excellents trucs tropicaux qui poussaient aux abords de la fourmilière au milieu d’arbres et de buissons, dans le même genre de désordre ahurissant que celui du jardin de I-Man dans le terrain vague autour du car scolaire. Sauf qu’ici ça paraissait plus naturel.
Il nous arrivait parfois de tous descendre à la plage pour aller nager. Les autres lavaient leurs mèches et les frottaient ensuite de certaines feuilles vertes qui les rendaient luisantes et noires comme de la réglisse. Puis toute la bande se livrait à un jeu avec une balle et une pagaie et ils appelaient ça du cricket. C’est un peu comme le base-ball, mais en plus lent, et davantage comme une danse. Ça vient d’Afrique, je crois, bien qu’à les voir lancer la balle, la frapper, la rattraper et courir dans tous les sens ils ressemblent plus à des antilopes qu’à des criquets – à moins qu’il n’existe des criquets qui sautent, courent et s’arrêtent. I-Man était bon pour lancer la balle au batteur et on le laissait toujours passer en premier. Il lançait longtemps, mais en levant la main au-dessus de l’épaule, contrairement à la méthode que je connaissais.
Il y avait pas mal de gens différents qui venaient à la fourmilière, des potes rastas, quelques Jamaïquains ordinaires et même des Chinois. Une fois, j’ai même vu deux femmes hyper-belles qui sont venues fumer une heure ou deux puis se sont tirées, et j’ai vite compris que I-Man et sa bande faisaient en douce pas mal de revente de ganja, ce qui expliquait un certain nombre de choses. Ils en avaient des baquets entiers planqués dans les pièces du fond et ils en prenaient dans des sacs en papier comme si c’était du riz vendu à la livre. La fourmilière était une sorte d’Usine Center pour la ganja. Pour un bon fumeur de dope, se retrouver là avec I-Man et son groupe, c’était comme mourir et aller au ciel, mais j’étais devenu prudent à cause des surprises que j’avais chaque jour et je ne prenais ma taffe que quand ç’aurait été bizarre ou gênant de pas le faire.
Disons que j’étais en train de réviser un peu l’image que j’avais de I-Man. J’avais même aperçu des flingues. Le prince Shabba en avait un, un 11,43 il me semble, et I-Man aussi : il gardait le sien dans le vieux sac avion qu’il traînait partout avec lui. Et puis il y avait bien sûr les machettes étincelantes que ces mecs maniaient avec la plus grande nonchalance comme si c’étaient des couteaux suisses ou à peu près. En plus on voyait pas mal de fric circuler, y compris entre eux et les flics et dans les deux sens. Une nuit, le douanier bedonnant qui nous avait laissés sortir de l’aéroport sans vérifier, moi et I-Man, s’est pointé à la fourmilière et il est reparti avec une commande qu’on aurait crue passée d’avance par téléphone. Il emportait en supplément une livre d’herbe extra toute chargée de bourgeons. Et il y avait aussi les jeunes mecs super-cool à la braguette à moitié ouverte – ceux-là mêmes que j’avais vus à l’aéroport attendre les filles blanches – qui passaient tous les trois ou quatre jours se procurer leur dose, et en m’imaginant les noceurs de l’Indiana en train de se rouler des joints dans leur chambre d’hôtel, trop pétés pour pouvoir penser, devenus paranos et tout, j’en arrivais presque à avoir pitié d’eux.
I-Man, le prince Shabba et Fattis faisaient plein d’allées et venues, sans doute pour livrer de la marchandise chez des gens ou pour collecter les sommes dues, et chaque fois que I-Man quittait les lieux il prenait son sac bleu, son bâton de Jah, et on aurait dit un prêtre partant en pèlerinage. Il était cool, j’étais fier d’être sous sa protection – car les gens me traitaient en effet comme son protégé. Ce que je faisais surtout, c’étaient des corvées comme de balayer la cour tous les jours et de trimballer de l’eau avec Buju. On allait la chercher à un robinet fixé sur un tuyau, au bord de la route, à un endroit où venaient aussi plein d’autres Jamaïquains munis de seaux en plastique et de casseroles. Il y avait là des femmes, des gosses à moitié nus et quelques nanas adolescentes super-belles à qui j’osais même pas adresser la parole, et comme ça Buju et moi on restait là à parler entre nous pendant que nos seaux se remplissaient. Il me disait qu’il irait bientôt à Miami couper de la canne à sucre ou à New York cueillir des pommes comme I-Man et qu’il achèterait de la marchandise. Et moi je me disais qu’il y arriverait pas. Parce que ce qui l’intéressait, c’étaient les caméscopes, les magnétoscopes, les télés à écran géant et tout ça, mais il ne pourrait même pas s’en servir à la fourmilière du fait qu’il n’y avait pas d’électricité. Il croyait que tous ces appareils marchaient avec des piles.
Il était pas beaucoup plus âgé que moi, un peu abruti mais sympa, et il avait une bonne voix pour le chant. Il connaissait toutes les chansons reggae qui passaient sur la radiocassette de I-Man. Mais comme j’arrivais toujours pas à comprendre ce qu’il disait, je parlais pas trop et je me contentais d’écouter. Je crois qu’à part I-Man ils me croyaient aussi un peu abruti, surtout pour un jeune Américain blanc, mais le fait que les gens vous prennent pour plus débile que vous l’êtes n’est pas une mauvaise chose tant que vous ne connaissez pas encore toutes les règles du jeu.
Puis, un après-midi, le prince Shabba est parti quelque part, peut-être pour Kingston. Fattis dormait, Buju taillait des tasses dans des cylindres de bambou et I-Man voulait sortir pour, disait-il, faire commerce ave’ les frères, et il m’a demandé de l’accompagner. Viens voi’ les beautés de la Jamaïque, Bone.
Cool, j’ai dit, et nous avons traversé les buissons jusqu’à la route où nous avons pris un bus bondé, rempli de Jamaïquains ordinaires, pour arriver au bout de neuf ou dix kilomètres dans Mobay – c’est ainsi qu’ils appellent Montego Bay, une ville assez importante, de la taille de Plattsburgh mais avec beaucoup plus de gens partout. Je ne savais pas au juste combien de temps j’avais passé à la fourmilière, peut-être deux ou trois semaines en tout cas une longue période, mais quand j’ai à nouveau vu des Blancs – et il y en avait ici et là dans les rues de Mobay ou dans des voitures – j’ai remarqué à quel point ils ressortaient et ressemblaient à des extraterrestres avec leur peau crayeuse, leur nez long et étroit et leurs cheveux clairsemés. J’arrêtais pas de les dévisager tellement ils avaient l’air étrange, comme si j’en étais pas un moi-même. J’observais leur démarche rapide et saccadée, leur façon de bouger les mains mais pas les bras quand ils parlaient. Et puis ils ne s’approchaient pas trop quand ils se rencontraient, ils ne se mettaient pas pratiquement visage contre visage comme ici – une manière de saluer à laquelle je m’étais habitué – mais ils gardaient leurs distances et parlaient de loin.
Les rues étaient chaudes, bourrées de gens, rendues boueuses par une averse tombée le matin, et quand nous sommes descendus du car j’ai vu qu’il y avait là dix ou vingt bus de plus qui déchargeaient des foules de gens portant de grandes bâches roulées pour contenir des légumes, des fruits et même des animaux tels que des poulets, des cochons et des chèvres. J’ai alors découvert que nous étions dans un grand marché encombré d’étals chargés de toutes sortes de marchandises, depuis des sandales en caoutchouc et de la mortadelle en boîte jusqu’à du sucre de canne et des ignames grosses comme le bras. C’était, je suppose, l’équivalent jamaïquain d’un centre commercial qui se spécialiserait dans l’alimentaire. Et comme dans un centre ordinaire, les gens discutaient, traînaient, mangeaient de ces petits pâtés de viande qu’on peut tenir dans une main, suçaient des tiges de canne à sucre et s’abordaient les uns les autres à la recherche de toutes sortes de choses, depuis une liaison sexuelle ou de la drogue jusqu’aux derniers potins.
J’ai vite compris que I-Man était en train de faire sa livraison hebdomadaire à des gens qui habitaient trop loin de la fourmilière, ou qui étaient trop occupés pour y venir en personne. Il portait environ une douzaine de paquets de ganja extra – de la sinsemilla de qualité supérieure tassée en briques pesant une livre chacune et qu’il avait mises dans son vieux sac en plastique bleu. Il s’approchait de quelqu’un, disons un type qui vendait des perroquets verts dans des cages artisanales, ils bavardaient quelques minutes à propos de n’importe quoi, puis il sortait la ganja enveloppée dans du papier brun et la lui tendait sous les yeux des flics partout présents. Le gars aux perroquets disait merci, planquait la dope sous sa table, comptait les cent cinquante dollars ou le prix de gros convenu – ce que d’ailleurs j’avais du mal à suivre parce que je ne voyais jamais de balance et qu’ils utilisaient l’argent jamaïquain auquel je n’étais pas encore habitué. J’en avais déduit que I-Man et son équipe étaient des intermédiaires, pas des producteurs, que la vente en gros se faisait surtout à la fourmilière et la vente au détail dans les rues, et que plus on achetait plus le prix à la livre était bas, sauf si on négociait avec un inconnu ou avec un Blanc riche, ce qui, me semble-t-il, revient au système de l’entreprise libérale telle qu’on la connaît partout.
En parlant d’argent, j’aurais bien voulu en avoir parce que ça commençait à bien faire d’être toujours obligé de mendier des clopes, des bières et le reste auprès de I-Man et de sa bande, bien que tout le monde soit très cool là-dessus du fait que la fourmilière était comme une communauté. Et chaque fois que je m’excusais de demander encore une Craven A ou une Red Stripe quand les mecs bullaient en se tapant quelques cannettes ou jouaient au cricket sur la plage, I-Man répondait, De chacun ave’ ses capacités, Bone, et à chacun selon ses besoins. Ce qui pour moi était tout à fait bien, sauf que tant que j’avais pas un peu de flouze mes besoins étaient plus grands que mes capacités. Ma seule expérience de travail jusqu’ici avait consisté à dealer de petites quantités de dope et à faire la manche, et ces deux compétences n’étaient pas des plus utiles ici, surtout pas celle de faire la manche. Du moins jusqu’à ce jour où, au marché de Mobay, j’ai vu tous ces Blancs au milieu des Jamaïquains.
Je me suis alors éloigné un moment de I-Man et j’ai tenté de taxer quelques touristes bronzés, portant chapeaux de paille et caméscopes, venus mater les indigènes. J’ai choisi des couples hétéros parce qu’ils sont parfois plus faciles à faire cracher, l’un des deux reprochant facilement à l’autre sa méfiance et donnant, du coup, deux ou trois pièces au pauvre gamin. J’ai pris un air anxieux et apeuré et j’ai dit que j’étais en voyage avec mon collège mais que mon prof et tous les autres élèves étaient partis plus tôt que prévu pour Kingston en prenant le fourgon sans moi, et qu’il me fallait seulement dix-sept dollars pour les rejoindre, sinon j’allais rater l’avion qui devait me ramener dans le Connecticut et je resterais tout seul à la Jamaïque. Mon truc aurait sans doute marché si les deux couples que j’avais abordés n’avaient pas été allemands ou italiens ou Dieu sait quoi. Ils ont simplement haussé les épaules, souri, secoué la tête avec des no comprendo jusqu’à ce que je finisse par abandonner et que je tende la main en disant, Z’avez pas cent balles ? ce qui doit être universel parce qu’ils m’ont renvoyé un non bien net et bien fort en paraissant écœurés de voir un jeune Américain blanc se comporter de la sorte devant tous ces pauvres Jamaïquains qui ne mangent même pas à leur faim.
Je commençais à souhaiter tomber sur quelques-unes des bêtes de fête de l’Indiana en me disant qu’elles seraient soulagées de pouvoir acheter leur ganja à un garçon blanc qui parlait l’anglais comme elles au lieu d’être obligées de passer par un Jamaïquain noir qui leur foutait un peu la trouille, un mec du genre I-Man. En d’autres termes j’étais prêt à exploiter le racisme de mes compatriotes américains. Et qui sait, peut-être que si ça marchait j’en ferais, en liaison avec I-Man et sa bande, un vrai boulot où je me spécialiserais dans les hôtels à touristes paranos en voyage organisé. Le fait d’avoir un adolescent blanc dans leur équipe, pour ainsi dire, donnerait à I-Man et à sa troupe un avantage certain sur leurs concurrents pour avoir la clientèle des touristes. Puis je me suis demandé si I-Man n’avait pas déjà pensé à tout ça depuis longtemps, peut-être depuis Plattsburgh, et si pendant tout ce temps-là il ne m’avait pas simplement laissé venir sans que j’en soupçonne rien, si en somme, il ne m’avait pas recruté. Tout ceci ne serait alors qu’une sorte d’apprentissage du commerce de la ganja. Et si, au bout du compte, j’étais persuadé que l’idée venait de moi et pas de lui, je n’aurais jamais l’impression qu’il avait fait de moi une victime, qu’il avait exploité un gosse innocent.
C’était pas comme avec Buster et sœur Rose. D’une façon ou de l’autre, que ce soit d’abord mon idée ou un plan conçu depuis toujours par I-Man, ça revenait au même à partir du moment où je l’exécutais. Car, à tout instant, depuis le passage en ferry sur le lac Champlain jusqu’à cette matinée à Mobay, j’aurais pu dire, Je me tire, et I-Man aurait répondu, À toi de décider, Bone. Je crois important de ne pas oublier que même si I-Man savait généralement ce que j’allais faire avant que je le fasse, il n’essayait jamais de m’y entraîner.
Bon, en tout cas, juste au moment où j’étais en train de me décider à reprendre mon ancienne vie de délinquant, j’ai aperçu un autre couple blanc de l’autre côté du marché. Ils sont faciles à repérer, bien sûr, par le fait que pratiquement tous les autres sont noirs ou au moins marron. Et voilà que cet homme et cette femme descendent d’une grande Range Rover toute maculée de boue et se dirigent vers I-Man qui les accueille comme s’il les connaissait. Ils étaient tous les deux assez âgés, la quarantaine, bronzés comme s’ils vivaient à la Jamaïque depuis longtemps, et ils avaient l’air incroyablement cool, nettement plus cool que tous les autres Blancs que j’avais aperçus ici jusqu’alors.
Le mec était très grand, maigre, rasé de près, portant une queue de cheval, une saharienne beige, un casque de grand chasseur blanc comme en ont les dompteurs de lions, et des lunettes de soleil réfléchissantes. La femme avait un béret rasta d’où s’échappaient des nattes brunes et emmêlées, et tout un tas de bracelets et de colliers rastas. Bien qu’assez âgée et du genre plutôt costaud, elle était étonnamment sexy, même à mes yeux, à cause de son pantalon de danseuse du ventre à raies rouges et vertes avec juste un haut de bikini jaune sur la poitrine. Et en plus elle avait des nichons super.
Depuis l’autre côté du marché j’ai vu I-Man passer un pavé de sinsemilla au grand mec tandis que l’autre lui tendait de l’argent. Puis ils se sont tous fait un salut à la black power, y compris I-Man et la femme, en se touchant deux ou trois fois du bout du poing. Quand le couple s’est retourné pour revenir à la Range Rover, l’homme a retiré ses lunettes de soleil et son casque pour s’essuyer le visage avec la manche. Brusquement j’ai avalé ma salive et mes yeux ont failli me sortir de la tête.
Je le connais. Je connais ce visage, tout au fond de moi, à l’intérieur, au plus profond de ma poitrine, je le connais. Et pour la première fois je comprends pourquoi j’ai voulu suivre I-Man à la Jamaïque. J’étais sûr qu’il serait ici. C’est mon père ! mon véritable père ! Ma bouche s’est ouverte, j’étais incapable de dire quoi que ce soit, mais en pensée je l’appelais avec une voix de petit garçon. Papa ! Papa ! Viens ici, c’est moi, ton fils Chappie !
L’idée que je puisse m’être trompé sur son identité ne m’a même pas effleuré. Je savais sans l’ombre d’un doute que c’était lui. J’avais reconnu son visage dès l’instant où je l’avais aperçu à cause du souvenir qui m’en était resté de mon enfance et de la photo qu’avait ma grand-mère. Et puis il ressemblait encore un peu à JFK en plus mince et plus grand, même avec sa queue de cheval. Il me restait le souvenir de quand j’étais avec lui tout le temps, quand il était encore marié à ma mère et que la vie était parfaite. C’était sans l’ombre d’un doute mon vrai père !
Je me suis alors mis à courir, fonçant tout en évitant les gens, sautant par-dessus des chèvres et des poulets en cage, me frayant un passage dans les couloirs bondés entre les stands jusqu’à ce que je parvienne à l’extrémité de ce grand marché couvert de tôle ondulée. Là j’ai dépassé I-Man en coup de vent juste au moment où mon père et la rasta blanche claquaient les portières de la Range Rover à une trentaine de mètres de moi. La voiture a aussitôt commencé à quitter le parking en passant entre un tas d’autobus, puis elle a débouché dans une petite rue. Mon père était au volant et il n’avançait pas très vite à cause de la boue et des ornières. Je me suis donc mis à leur courir après en plein milieu de la chaussée. Des gens s’écartaient en sautant pour m’éviter, des chiens m’aboyaient après, mais je fonçais, je n’avais jamais couru aussi vite, j’allongeais mes jambes devant moi autant que je le pouvais, j’actionnais mes bras comme des pistons et je hurlais, Attends ! Attends ! C’est moi, c’est ton fils Chappie !
Je les ai poursuivis tout le long d’une rue, puis dans une autre. J’étais arrivé quelques mètres derrière eux et je gagnais du terrain, presque assez pour bondir sur le pare-chocs arrière où je me serais accroché à la roue de secours, lorsqu’ils ont tourné dans une rue plus grande. La Range Rover a accéléré un peu mais j’ai continué à courir et à crier bien que mes poumons me brûlent et que mes jambes soient lourdes comme du fer. J’ai glissé une première fois, je suis tombé, je me suis écorché et je me suis mis de la boue partout, mais je me suis relevé aussi vite que j’ai pu. Ils étaient toujours devant moi, un peu plus loin, maintenant, et j’ai quand même continué à les poursuivre en boitant. J’avais les genoux et la paume d’une main qui saignaient à cause de ma chute. Ils sont arrivés au centre-ville à un grand rond-point, et quand j’y suis parvenu à mon tour la Rover était déjà de l’autre côté. Une grande fontaine nous séparait, puis la voiture a tourné pour prendre ce qui m’a paru être une grande route menant hors de la ville. J’ai entendu mon père enclencher la quatrième, appuyer sur l’accélérateur, et la Rover a disparu au virage, roulant sans doute déjà à quatre-vingts kilomètres-heure.
Je suis resté là longtemps, le cœur battant et la poitrine en feu, ne pensant qu’à une chose : j’avais enfin vu mon père. Mon vrai père. Enfin, après tant d’années, j’étais venu à la Jamaïque sans même savoir que j’étais à sa recherche, et puis un jour, tout à fait par hasard, je l’avais trouvé. Et même si je l’avais ensuite reperdu, je savais que ce n’était que temporaire, cette fois. Je saignais, j’étais couvert de boue, mais j’avais la sensation de m’être enfin réveillé d’un de ces cauchemars dont la ruse consiste à faire croire qu’on est déjà éveillé et que ce qui se passe a lieu en vrai. J’ai ressenti un soulagement incroyable.