Et c’est à peu près tout, pratiquement toute l’histoire jusqu’à présent. Sauf que je veux raconter comment j’ai quitté l’île de la Jamaïque, ce qui n’est pas vraiment un exploit puisque ç’a été surtout une question de chance.
La raison pour laquelle j’avais décidé de foncer vers le port de plaisance après avoir fait mes adieux à Starport, c’était qu’un bon nombre de yachts et de bateaux en location y venaient ou en partaient pour toutes les destinations des Caraïbes, et parmi les capitaines de ces bateaux il y en avait qui n’étaient pas trop regardants pour vous prendre à bord du moment que vous étiez d’accord pour travailler dur en échange de mauvais repas et d’une paie nulle ou quasi nulle. Cela je l’avais appris de I-Man qui pendant des années avait dealé petit bras avec divers mecs travaillant dans les chantiers navals et sur les quais. Il s’était familiarisé avec les équipages et même avec quelques capitaines qui s’arrêtaient là régulièrement pour se ravitailler en eau, en essence et en denrées diverses y compris en ganja de montagne jamaïquaine pour leur usage personnel et parfois celui de leurs clients, les riches qui étaient propriétaires des bateaux et souhaitaient seulement faire des croisières ou les moins riches qui se contentaient de louer les bateaux pour leurs vacances.
L’été précédent, avant notre fuite dans les collines d’Accompong, on avait à trois ou quatre reprises, moi et I-Man, livré de la ganja dans le port de plaisance et on avait traîné un peu à bavarder avec les clients ainsi que le faisait toujours I-Man quand il venait porter de la marchandise. Je suppose que ça faisait partie du service, c’était sa façon de se renseigner entre autres sur la police, et que ça lui servait aussi à établir des contacts pour des ventes à venir. Je trouvais en général I-Man trop sociable pour être un dealer vraiment fort, j’estimais qu’il était loin d’être à la hauteur d’un mec comme Hector, l’Espagnol du Chi-Boom’s à Plattsburgh. Mais plus tard j’en suis venu à le considérer comme un des meilleurs et même le meilleur que j’aie jamais connu.
Quoi qu’il en soit, ce soir-là, au Vaisseau-mère, alors qu’assis tout seul sur le lit de camp de la buanderie je concoctais mes plans d’évasion, je m’étais soudain souvenu d’un mec du nom de capitaine Ave, venu à l’origine de Key West en Floride et qui naviguait sur un bateau qu’il proposait en location, le Belinda Blue, basé à Mobay. C’était un client régulier de I-Man. Le Belinda Blue était un bateau de pêche court et large, venu du Maine ou d’un endroit comme ça, que le capitaine Ave avait aménagé pour des croisières de deux semaines dans diverses îles. Ses clients étaient surtout des familles ou des couples en voyage de noces qui, lorsqu’ils avaient signé le contrat, avaient cru qu’un bateau portant le nom de Belinda Blue et basé à Montego Bay, Jamaïque, où on le rejoindrait par avion, était forcément une de ces goélettes à trois mâts, immenses et effilées, qu’on voit dans les magazines. Il se peut aussi, je crois bien, que le capitaine Ave les ait quelque peu roulés en présentant des photos de navires qui n’étaient pas à lui et qu’il ait eu des ennuis aux States à cause de ça. Telle était sans doute la raison pour laquelle il se trouvait à Montego Bay et pas à Miami ou à Key West.
En fait, le capitaine Ave, qui était personnellement un type assez décent, avait en général des râleurs comme clients, des gens qui s’estimaient grugés et qui comme toujours se vengeaient sur l’équipage. Car dans ce genre de bateau l’équipage fait office de domestiques. Ce qui veut dire que le capitaine Ave avait du mal à garder son personnel et qu’il cherchait en permanence de nouvelles recrues. Du moins c’était la rumeur qui circulait dans le port. Une fois, alors qu’avec I-Man j’étais venu lui livrer deux onces de machin, il m’avait dit lui-même qu’un coup de main était toujours le bienvenu et que si j’avais un jour envie de me balader d’une île à l’autre je vienne le voir. Il m’avait demandé si j’avais de l’expérience et je lui avais répondu que oui, bien sûr, j’avais passé pas mal de temps sur les eaux froides du lac Champlain. Et si je reconnaissais que c’était pas tout à fait l’Atlantique, je disais quand même qu’il y avait plein de grands bateaux et de ferries, là-haut, et que, bien sûr, j’étais capable d’être un homme d’équipage.
Ça va, jeune homme, quand tu voudras, m’avait-il répondu. Je crois qu’il avait senti que j’avais un certain talent pour embobiner les Blancs et il avait tout à fait besoin de ça sur le Belinda Blue. Mais à cette époque je venais juste de débarquer à la Jamaïque et j’étais occupé à temps plein à la fourmilière en tant qu’apprenti de I-Man. De plus, l’idée de servir des repas et des cocktails à l’heure du coucher du soleil et de faire la lessive de riches Américains blancs trop énervés pour se détendre parce qu’ils s’étaient attendus à naviguer dans les eaux chaudes et romantiques des Caraïbes sur un bateau à voiles tout blanc alors qu’ils se retrouvaient sur un vieux rafiot ventru et ballottant (en fait plutôt confortable et cool à cause des couchettes, de la coquerie et de tout ce que le capitaine Ave y avait mis, y compris deux grandes cabines de luxe, comme il disait), cette idée, donc, me répugnait totalement à l’époque.
Mais maintenant tout avait changé. Je n’étais plus l’apprenti de qui que ce soit. Lorsque enfin je suis arrivé au bas de la colline et que je suis descendu du car venant de Montpelier à l’entrée du port de plaisance, il faisait déjà nuit et j’espérais qu’on n’avait pas fermé le portail. Il était ouvert. Lorsque je me suis élancé dans le port et que j’ai couru dans le fouillis de quais où les bateaux étaient amarrés, j’espérais que je verrais le Belinda Blue là où il était d’habitude. J’espérais, j’espérais, j’espérais, et je l’ai trouvé. Tout ce qui me restait ensuite à espérer c’était que le capitaine Ave aurait besoin de quelqu’un dans son équipage et que le Belinda Blue appareillerait très vite, avant que Jason, un de ses collègues ou même Doc découvrent où j’étais passé. Dans une île comme la Jamaïque on peut facilement se cacher du reste du monde mais on peut pas se cacher des gens qui habitent là.
Le capitaine Ave était seul en train de transporter à bord des caisses de bière et de sodas. Quand je me suis approché et que je lui ai demandé s’il avait besoin d’aide, il a répondu, Ouais, entasse-moi ce bazar dans le fond et viens me parler à bord, jeune homme. C’est ce que j’ai fait, et un petit moment plus tard nous étions tous les deux assis à l’arrière du bateau en train de discuter. Il se trouvait qu’un couple, mari et femme, et leurs deux jeunes enfants arrivaient le lendemain de New York par avion pour prendre le Belinda Blue qui devait les amener à une île du nom de la Dominique où ils avaient loué une maison pour quelques semaines. Il s’agissait en quelque sorte d’un mois de vacances familiales mer-et-campagne concocté par un voyagiste bidon de New York que le capitaine Ave connaissait bien. Comme d’habitude, et pour les raisons habituelles, personne dans le port de plaisance ne voulait faire partie de l’équipage du capitaine Ave. J’en étais bien conscient, même si le capitaine n’en avait rien dit, mais à cela s’ajoutait une autre raison : le trajet retour, sur cette croisière, n’était pas garanti.
Le mari était censé être un chanteur célèbre des années soixante qui avait décroché de la drogue et de l’alcool puis s’était marié, avait fait des gosses et tout, devenant en quelque sorte un citoyen ordinaire. Mais comme je n’étais même pas né avant 1979 j’avais jamais entendu parler de lui. Le capitaine Ave trouvait ça curieux, mais lui c’était un mec des années soixante. Les bières que j’avais portées au fond du bateau étaient réservées au capitaine et à l’équipage, m’a-t-il expliqué, parce que cette croisière devait se dérouler sans drogue ni alcool. Ce qui écœurait le capitaine. En plus, il venait de découvrir qu’il s’agissait d’une famille de végétariens, ce qu’il était incapable, prétendait-il, de différencier des presbytériens. C’est dans tes cordes ? m’a-t-il demandé, et j’ai répondu, Bien sûr, je leur ferai de la cuisine Ital. Il a dit d’accord, du moment qu’il était pas obligé de manger ces saloperies. Puis il a été convenu que je recevrais deux cents dollars à notre arrivée à la Dominique et nous avons scellé notre accord par une poignée de main.
Nous avons bu chacun une bière à notre contrat, après quoi il m’a montré où l’équipage couchait. C’était tout en haut à l’avant du bateau, un endroit minuscule comme un cercueil pointu sans une seule fenêtre et pour dormir des bancs de soixante centimètres de large avec des matelas en caoutchouc mousse. J’ai été heureux d’être l’unique membre d’équipage et j’ai décidé de dormir sur le pont sauf s’il pleuvait. J’ai aussitôt traîné là-haut un des morceaux de caoutchouc mousse et je me suis allongé dessus. Sans doute à cause de l’excitation des quelques jours précédents et du soulagement d’avoir trouvé un moyen de partir de la Jamaïque, je me suis vidé de toutes mes pensées et me suis endormi presque instantanément.
*
Il y a encore une chose qui m’est arrivée à la Jamaïque et qui vaut la peine d’être racontée. Ce n’est pas qu’elle soit si intéressante que ça mais elle est triste. Le lendemain matin, le capitaine Ave, qui devait aller chercher le chanteur et sa famille à l’aéroport, m’a donné une poignée de billets et m’a laissé au marché de Mobay en me demandant d’acheter assez de légumes pour nous durer jusqu’à la Dominique. Prends-en environ pour une semaine, a-t-il dit, et rapporte-moi la monnaie et les reçus. Et je lui ai répondu, No problemo, bien que je ne sois pas ravi de faire mon apparition en public, surtout au marché où je serais particulièrement visible et où certaines personnes que je connaissais venaient faire leurs courses. Mais le capitaine Ave n’était pas au courant de mes diverses aventures, et comme je ne pouvais pas lui en parler j’ai exécuté ses ordres. J’ai fait la tournée des stands pour acheter du fruit à pain, du blighia, des calalous, des noix de coco et divers fruits, c’est-à-dire les ingrédients habituels du menu Ital et la seule chose que je sache préparer. Lui et moi, m’avait-il dit, nous pourrions manger le poisson que nous pêcherions et nous ferions escale en chemin dans plusieurs îles où nous aurions la possibilité de trouver de la vraie cuisine américaine, ce qui m’allait parfaitement parce qu’il y avait longtemps que j’en avais pas mangé.
J’avais à peu près terminé et j’étais en train d’acheter un énorme sac d’oranges à une femme lorsque, levant les yeux, j’ai remarqué un Blanc de l’autre côté du marché au milieu de la foule. Je ne l’avais pas vu depuis l’époque des Ridgeway mais je l’ai reconnu sur-le-champ. C’était Russ. À première vue il était toujours pareil sauf que de toute évidence il était paumé et pas très fier à cause de tous ces Noirs parlant leur langue maternelle dont il ne comprenait sans doute pas le moindre mot. Pendant un bref moment j’ai lutté avec mon envie de me précipiter vers lui pour l’aider, mais je me suis retenu et je me suis baissé derrière la grosse dame qui vendait les oranges et c’est de sous la table que j’ai continué à regarder Russ. Il avait les yeux qui décochaient des regards dans tous les sens, il passait souvent sa langue sur ses lèvres et n’arrêtait pas de mettre sa main dans ses cheveux pour se dégager le front. Il essayait d’avoir l’air cool. Il portait une chemise sans manches, des jeans coupés, des Doc Martens noires sans chaussettes, et il s’était fait raser les tempes et laissé pousser une queue de rat sur la nuque. J’ai aussi remarqué qu’il avait plein de nouveaux tatouages le long des bras et même sur les jambes : des serpents de toutes sortes, des dragons aux couleurs variées et divers slogans. Il en était à peu près couvert. Il avait l’air vraiment débile. J’aurais souhaité qu’on puisse encore être amis, mais c’était trop tard.
Ses yeux fouillaient le marché, sans doute à ma recherche puisque je n’étais pas allé à la tour de l’horloge comme je l’avais promis. Puis j’ai vu qu’il avait repéré quelque chose, et en suivant son regard à travers la foule je suis tombé sur un groupe de trois femmes, trois Blanches, Evening Star et ses deux campeuses Rita et Dickie. Comme Evening Star avait l’expérience du marché jamaïquain, c’était elle qui désignait les diverses choses et les expliquait aux deux autres, lesquelles se contentaient de hocher la tête et de se montrer poliment ébahies. Russ, de son côté, était déjà en train de piquer droit sur elles comme un missile guidé par la chaleur. J’ai vraiment dû lutter contre moi-même pour ne pas me lever, agiter les bras et crier, Russ ! Non, Russ ! Viens avec moi à la Dominique, Russ !
Mais il était trop tard même pour ça. Evening Star l’avait remarqué dans la cohue et elle lui souriait déjà. Il lui renvoyait son sourire et je savais qu’il répétait dans sa tête les répliques qu’il allait lui servir. Un truc du genre, Vous venez souvent ici ? à quoi elle répondrait, Mais tous les samedis, mon cher. Il dirait, Ouah, je parie que vous habitez ici, moi c’est la première fois, je débarque des States et je cherche mon pote Chappie avec qui j’avais rendez-vous, blablabla, la suite tout aussi prévisible que le début.
J’ai encore regardé quelques instants Russ et Evening Star discuter. Puis elle lui a présenté ses amies de Boston, et se tournant un peu elle a dit quelque chose à l’oreille de Russ, sans doute que ses copines étaient lesbiennes. Connaissant Russ comme je le connais, ça a dû l’exciter, et, connaissant Evening Star, ça devait être la raison pour laquelle elle l’avait dit. En tout cas, un moment plus tard il leur portait leurs provisions et ils bavardaient tous comme de vieux amis. Je me suis dit qu’il ne faudrait que quelques minutes à Evening Star pour réaliser que Chappie, le pote de Russ venant lui aussi du nord de l’État de New York, n’était autre que le garçon qu’elle avait connu sous le nom de Bone. Et en moins d’une heure Russ aurait dans la bouche un spliff gros comme un pétard et nagerait le dos crawlé dans la piscine de Starport.
Les voyant partir d’un pas nonchalant en direction du parking, je me suis enfin levé et je les ai regardés monter dans la Range Rover d’Evening Star. Pauvre vieux Russ, je me suis dit. J’aurais bien aimé pouvoir le sauver. Mais même si j’avais essayé il ne me l’aurait pas permis. Et j’ai pensé que ça aurait pu être moi, ce pauvre ado paumé avec des Doc Martens et une queue de rat, la peau rose couverte de tatouages si récents qu’ils font encore mal à voir, tout en rouges, bleus et noirs. Ça aurait pu être moi, ce garçon prenant place dans un 4 X 4 de luxe et montant la colline jusqu’à la maison de maître. Moi, ce fou de dope n’en revenant pas de son incroyable coup de bol, tout heureux de pouvoir sniffer de la coke sur le patio avec ce mec bizarre du nom de Doc avant que le soleil se couche, et de baiser dans la buanderie avec cette nana assez âgée mais canon du nom d’Evening Star avant que le soleil se lève à nouveau.
Ç’aurait été moi sans sœur Rose et I-Man et tout ce que j’avais appris sur moi et sur la vie en les aimant là-bas, dans le car scolaire de Plattsburgh, puis en me trouvant avec I-Man à la fourmilière et dans la fondation d’Accompong. J’avais même aimé le grand et terrible Bruce parce qu’il était mort en essayant de me sauver de l’incendie à Au Sable. Ça aussi, ça m’avait enseigné bien des choses. Il s’agissait là des trois seules personnes que j’avais choisi d’aimer de ma propre initiative, et elles étaient mortes. Pourtant ce matin-là à Mobay, en voyant Russ pour la dernière fois, j’ai enfin compris sans l’ombre d’un doute que le fait d’avoir aimé sœur Rose, I-Man et même Bruce m’avait laissé avec des richesses dans lesquelles je pouvais puiser pour le restant de mes jours, et je leur en étais infiniment reconnaissant.
Nous avons levé l’ancre aux alentours de quatre heures de l’après-midi et nous nous sommes dirigés vers la haute mer sous un soleil éclatant et une brise légère. De la coquerie je regardais le pont avant tout en travaillant et j’observais les enfants. Ils s’appelaient Josh et Rachel. On les disait jumeaux mais ils ne se ressemblaient pas du tout et comme aucun des deux ne ressemblait non plus aux parents je me demandais s’ils n’avaient pas été adoptés. Josh était joufflu et blond avec des taches de rousseur tandis que Rachel était brune et bouclée. Elle portait des lunettes et elle était plus grande que son frère. Ils avaient huit ou neuf ans, c’étaient des enfants riches et gâtés, je suppose, mais au fond c’étaient aussi des gosses bien qui montraient l’un pour l’autre un degré étonnant de considération si on pense que leurs parents ne leur donnaient finalement pas grand-chose.
Je me souviens du chanteur et de sa femme, de leurs corps parfaits allongés dans des transats sur le pont, se faisant bronzer et s’abrutissant de soleil sans dire un mot ni même rien échanger entre eux, ce qui était tout à fait leur style. On aurait dit qu’ils étaient en pleine guerre de dix ans. Et comme ils ne savaient pas en vous voyant de quel côté vous alliez vous mettre, ils ne disaient rien jusqu’à ce que vous vous déclariez. Pas un sourire, pas une blague, pas une question sauf pour des trucs du genre où sont les toilettes. Ils n’étaient pas impolis mais plongés en eux-mêmes et chacun tenait l’autre pour responsable de ce qui pouvait aller de travers. Comme si leurs vacances étaient déjà foutues parce que le Belinda Blue n’était pas un beau voilier. Au lieu d’en tirer le meilleur parti ils préféraient s’envoyer des regards venimeux et dédaigner ouvertement tous les autres y compris leurs propres enfants.
J’ai pas l’intention d’épiloguer sur le chanteur et sa famille, mais les enfants Rachel et Josh avaient quelque chose qui m’a pas mal impressionné. C’était pendant que nous sortions de Mobay en cette fin d’après-midi et que nous nous dirigions vers le sud-est le long de la côte de la Jamaïque. J’aurais sans doute mieux fait de me concentrer sur mon départ de cet endroit où tant de choses bonnes et mauvaises m’étaient arrivées en un peu moins d’un an. J’étais certain de ne jamais revenir, sauf si un jour je voulais retrouver la tombe de I-Man dans le cimetière derrière l’église d’Accompong pour y poser des fleurs. Mon père biologique vivait à la Jamaïque, mais comme pôle d’attraction ce n’était vraiment plus ça. Et même si c’était là que j’avais reçu mon baptême de sexualité totale avec une femme, il s’agit de quelque chose qu’on ne peut pas répéter. À la Jamaïque, enfin, j’étais arrivé à connaître Je, j’avais vu les lumières du Je en hauteur et en profondeur. Encore une fois, c’était une expérience qui ne peut pas se renouveler. Ou bien les lumières du Je s’enclenchent ou elles restent éteintes, et dans ce dernier cas on continue à rechercher la hauteur et la profondeur jusqu’à ce que ça marche. Mais quand elles s’allument, comme ça s’était passé pour moi dans la grotte, on doit ensuite regarder vers l’avant et vers l’extérieur à partir de Je, pas regarder vers l’arrière et dans le Je. On est censé utiliser ces nouveaux phares uniquement pour voir dans l’obscurité.
Et c’était bien, je crois, ce que je faisais en ne regardant pas par-dessus mon épaule les vertes collines de la Jamaïque s’évanouir rapidement derrière moi. Au lieu de quoi j’observais, par la petite fenêtre carrée de la coquerie, les enfants sur le gaillard d’avant. Les parents étaient étendus sur leurs transats en plein milieu, la lotion solaire miroitait sur leurs peaux pâles et leurs yeux restaient fermés derrière leurs lunettes de soleil. Josh était assis à tribord et Rachel à bâbord. Les genoux ramenés sous le menton et les bras serrés autour de ses jambes, le garçon contemplait la mer d’un air solennel. Tout aussi sérieuse, la fille tendait ses pieds en pointes devant elle comme une ballerine et regardait l’océan de l’autre côté.
Ces gosses étaient totalement seuls, comme s’ils avaient été envoyés par accident, chacun séparément, d’une planète lointaine pour vivre sur la Terre parmi des êtres humains adultes et pour dépendre d’eux à tous points de vue. Comparés aux êtres humains adultes, c’étaient des créatures extrêmement fragiles qui ne connaissaient ni la langue ni le fonctionnement des choses d’ici et qui étaient arrivées sans argent. Comme les êtres humains leur avaient interdit d’utiliser leur ancienne langue, ils l’avaient oubliée, de sorte qu’ils avaient du mal à se tenir mutuellement compagnie et à s’entraider. Ils étaient même incapables de parler des temps anciens et ils en étaient ainsi venus à oublier que ces époques passées avaient existé. Il ne leur restait plus que la vie sur la Terre avec des adultes qui les appelaient des enfants et qui se conduisaient envers eux comme s’ils étaient leur propriété, des objets plus que des créatures vivantes.
Je voyais à leurs gestes et à leur expression que ces deux gosses, Josh et Rachel, allaient probablement grandir pour devenir exactement semblables à leurs parents. Ils s’y exerçaient déjà. Mais qui aurait pu leur en vouloir ? Aucun être sensé n’a envie de rester enfant à jamais. En tout cas pas moi.
*
Nous avons jeté l’ancre tard ce soir-là à Navy Island, une île juste en face de Port Antonio à la pointe est de la Jamaïque. Puis, après que tout le monde a été couché, j’ai porté mon matelas sur le pont supérieur. Ce pont n’était en fait que le toit de la grande cabine, mais le capitaine Ave l’appelait comme ça, le pont supérieur. La nuit était d’une clarté absolue et les étoiles impressionnantes, comme des millions de minuscules lumières ballottant sur un grand océan noir. J’ai encore pensé à Josh et à Rachel et je me suis demandé de quelle étoile là-haut ils étaient descendus. Est-ce qu’ils le savaient ? Et en supposant que je la découvre et que je la leur montre, est-ce qu’ils seraient d’accord pour y revenir et se retrouver avec les leurs ?
Sans doute que non. L’expérience d’être né sur Terre et de vivre avec des humains, ne serait-ce que quelques années, vous change à jamais. Je suppose que tout ce qui reste à faire c’est de tirer le meilleur parti de ce qui est bien évidemment une mauvaise situation. Quand même, ce serait bien de savoir que sur cette étoile-là, ou peut-être sur cette autre, là à sa droite, il y a eu des gens qui t’ont aimé pour toi-même.
J’étais en train de penser à ça et à d’autres choses quand j’ai soudain remarqué que c’était vrai, que les plus grandes étoiles, ou en tout cas les plus brillantes, avaient un air de parenté comme dans une famille et qu’on pouvait relier les points entre eux, pour ainsi dire, et faire surgir une image ainsi que le faisaient les bergers d’autrefois quand ils gardaient leurs troupeaux la nuit. J’avais déjà souvent essayé de trouver ces figures, mais parce que ça n’avait jamais marché je m’étais dit que les constellations étaient encore une de ces choses comme les atomes et les molécules : on vous dit que ça existe, mais vous ne pouvez pas les voir et à la fin vous dites, Ouais, pourquoi pas.
Alors que là c’était vrai. Il y avait un tas d’étoiles brillantes ici, un autre groupe plus loin et plein d’autres qui ressortaient sur un fond de millions d’entre elles. Le problème, c’était que même si j’arrivais enfin à voir de mes propres yeux qu’il existait là-haut des constellations, j’étais incapable de m’en rappeler les noms ou les formes. Je savais qu’il devait y avoir un mec avec un arc et des flèches et un chariot et des chevaux, et des dieux et des déesses grecques, mais je n’arrivais pas à les repérer.
J’ai essayé de relier les points à ma façon. Il y avait, du côté nord du ciel, vers le bas, un groupe d’étoiles. Quand je les ai reliées, ça a donné une haltère parfaite. Voilà la constellation de Bruce, je me suis dit. Mais pour que ça fasse moins bête je l’ai appelée Adirondack Iron, le signe du mauvais garçon au bon cœur.
Un autre amas d’étoiles qui flottaient perdues dans une partie très sombre du ciel m’est apparu comme une rose à longue tige. Je l’ai observée longtemps et j’ai presque pleuré de la voir si fragile et sans protection là-haut toute seule. Elle avait de petites épines et des pétales roses superbes. C’est devenu la constellation de sœur Rose, le signe de l’enfant rejeté.
Juste au-dessus de moi, un troisième groupe d’étoiles flottait. Je suis resté allongé sur le dos à le regarder en face jusqu’à ce qu’il en sorte une tête de lion surmontée d’une couronne. C’était la constellation du Lion-Je, le signe de l’esprit ouvert, et dans les étoiles qui la composaient, même si je ne pouvais pas le voir, je savais qu’il y avait I-Man et qu’il me regardait, avançant les lèvres en une petite moue souriante et levant les sourcils pour montrer son léger étonnement devant la tournure que prenaient les choses.
J’ai passé le reste de la nuit à contempler une constellation après l’autre, les regardant flotter lentement à travers le ciel jusqu’à l’aube, puis l’océan a commencé à rosir à l’est et les étoiles à glisser dans l’obscurité derrière les montagnes. Adirondack Iron a été la première à passer dans le noir, puis sœur Rose et enfin Lion-Je. Elles étaient parties et elles me manquaient, mais même comme ça j’étais très heureux. Pour le restant de ma vie, quel que soit l’endroit de la planète Terre où j’irais et quel que soit mon degré de confusion ou de peur, je pourrais attendre qu’il fasse noir pour regarder dans le ciel et voir à nouveau mes trois amis. Mon cœur s’emplirait alors de mon amour pour eux et me rendrait fort et lucide. Et si je ne savais plus que faire, je demanderais à I-Man de me donner des directives. À travers l’immense et froid silence de l’univers, je l’entendrais dire, À toi de décider, Bone, et ça me suffirait.