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BONE EST ROI

Après avoir payé ses tatouages à Art, il ne restait plus à Russ qu’une trentaine de dollars, ce qui a, comme on dit, limité nos possibilités. Et nous n’avions rien à vendre sinon, à la rigueur, mon blouson en daim. Ça et les quelque neuf ou dix exemplaires du Press-Republican. Russ a tenté de s’en débarrasser contre quelques pièces, mais c’était déjà l’après-midi et ça n’intéressait plus les citoyens. Et puis nous n’avions plus d’endroit sûr où crécher, à part le car scolaire auquel Russ a sagement renoncé lorsque je lui ai rappelé que les frères Lapipe allaient à tout coup déconner et se faire coffrer en conduisant notre pick-up volé.

Les fumeurs de crack, man, ils font vraiment de grosses conneries, j’ai dit.

Ouais, mais eux, c’est des étudiants.

Tu parles. Rien à foutre, que ce soient des étudiants. Faut vraiment avoir la cervelle ramollie par la pipe pour payer cent dollars les plaques et les clés d’un pick-up volé dans un Stewart’s à moins de quarante kilomètres d’ici. Ils seront pas plus tôt arrêtés que ces abrutis vont essayer de nous rendre responsables et révéleront notre identité secrète. Et si on revient au car, les flics vont instantanément nous prendre au piège.

Russ a répondu ouais mais qu’en fait Richard et James ne connaissaient pas nos noms secrets, seulement nos vieux noms, et j’ai alors dû lui rappeler que c’était pareil, que c’étaient Chappie et Russ nos noms secrets à présent, pas Bone et Buck. Je sais pas pourquoi, mais j’avais vraiment du mal à l’appeler Buck. Il avait bien un peu l’air d’un cerf – comme ce nom l’indiquait – un jeune, un quatre cors, peut-être, gauche, la face longue, les yeux grands et bruns, le poil marron et raide, les oreilles décollées, mais chaque fois que je devais l’appeler par son nouveau nom je le prononçais avec un léger sarcasme ou alors ma langue fourchait et je disais Beurk ou Fuck. On aurait pourtant pu croire qu’un mec qui savait parler comme Russ se serait choisi un nom plus facile à prononcer et plus inspirant pour la pensée.

En tout cas, il a admis qu’il était trop dangereux de revenir au car scolaire et il a dû convenir que même si personne ne croyait les frères Lapipe quand ils passeraient aux aveux, se tortillant dans tous les sens pour échapper à une inculpation de vol de véhicule en faisant porter le chapeau à deux pauvres disparus, présumés morts, qu’ils avaient repérés sur le journal, il était certain que les flics surveilleraient le car scolaire quelque temps.

Il nous fallait bien pourtant aller quelque part. On pouvait pas rester à zoner dans le centre commercial ou dans les rues avec le risque de voir débouler Joker ou un autre biker, sans parler des flics – même si je pensais que les bikers s’étaient déjà tirés à Buffalo ou Albany. En plus, malgré notre nouvelle identité il n’était pas question pour nous de partir en stop pour une destination comme la Floride ou la Californie, une destination éloignée où nous pourrions recommencer nos jeunes vies. Du moins pas avant qu’on ait décidé de nous enlever de la liste des disparus en nous laissant dans celle des présumés morts et qu’on arrête de surveiller l’autoroute Northway pour vérifier qu’on n’était pas en train de tendre le pouce en direction du sud. Ça pouvait prendre des mois.

Je me suis demandé si on avait mis nos portraits sur des bricks de lait avec ceux d’autres gosses disparus. Dans un sens je l’espérais, même si la dernière photo que ma mère avait de moi datait de la sixième. À l’époque j’avais onze ans, des cheveux longs, l’air vraiment idiot et encore plus jeune que mon âge. J’avais dans l’idée, autrefois, que tous les gamins disparus vivaient ensemble dans une baraque quelque part, disons en Arizona, qu’ils étaient tous devenus potes et se marraient bien le matin au petit déj’ quand l’un d’eux ouvrait le frigo et en sortait le brick de lait pour les céréales.

Russ s’est mis à réfléchir et il a dit qu’il connaissait une maison de campagne à Keene juste un peu plus bas que chez sa tante – cette tante dont sa mère disait qu’il était le fils quand elle ramenait des mecs de son bar. Il aimait bien sa tante. C’était la sœur aînée de sa mère, une femme cool, mariée à un type et qui avait aussi des gosses à elle – mais pas Russ, bien sûr. Quelquefois, avant d’être officiellement parti de chez sa mère, Russ venait dormir chez sa tante. Avec ses cousins il s’introduisait dans les maisons de campagne des environs quand les propriétaires n’étaient pas là. Il m’a donc expliqué qu’il y avait une maison au fond des bois, à huit cents mètres de la route qui passait devant chez sa tante, et qu’elle n’avait pas de système d’alarme. C’était super-facile d’y entrer, et les propriétaires, qui étaient du Connecticut ou d’un coin comme ça, n’y venaient que l’été. C’est comme un putain d’hôtel, man. Ils ont même de la bouffe planquée en cas d’urgence, une télé et tout.

Comme il nous restait assez d’argent pour prendre le bus de Keene qui nous déposerait à trois ou quatre kilomètres à peine de cette baraque, nous avons décidé d’y aller. Russ a renoncé à fourguer ses journaux pour quelques pièces et il a balancé le tout dans une poubelle. Avant, il avait déchiré la première page d’un seul exemplaire. Pour notre album de souvenirs, man, il a dit. Puis nous sommes allés à la gare routière nous renseigner sur les horaires.

Il y avait un car pour Glen Falls et d’autres destinations vers le sud qui devait partir à peu près dans une heure. Pendant que Russ achetait les billets, j’ai traîné dans les toilettes. Il craignait qu’on soit repérés par des flics si on nous voyait tous les deux en public comme ça. Alors j’ai attendu, et pendant ce temps-là je me suis souvenu de Bruce qui avait l’habitude de venir ici et de se faire sucer la queue par des pédés qu’il dérouillait salement ensuite. Ça m’a semblé bizarre bien que personne d’autre n’y ait jamais rien trouvé à redire. Il s’en vantait et les autres mecs s’excitaient comme des malades. Ils voulaient faire pareil, mais je pense pas qu’aucun d’eux ait jamais osé. Pas parce que c’était contre leurs principes, mais plutôt parce qu’ils balisaient à l’idée que ce soit un mec qui leur fasse une pipe. Ils voulaient que ce soient des femmes qui les sucent. Ce qu’ils faisaient aux pédés, c’était leur taxer leur fric et leur montre. J’ai jamais tellement compris la différence : une pipe est une pipe, me disais-je, mais je n’étais qu’un gamin.

Peu après, le car a été prêt à partir, et Russ est arrivé. Il m’a donné mon billet en me disant de monter en me tenant loin de lui, de m’asseoir tout au fond et de bien regarder où il descendait à Keene. C’est là que nous nous remettrions ensemble. Il y est allé le premier, et quelques instants plus tard j’ai pris place dans la queue. Nous étions séparés par une dizaine de personnes. Pendant tout ce temps-là je m’attendais à sentir sur mon épaule la main d’un flic qui me rejetterait en arrière juste au moment où je monterais dans le bus, mais je suis entré sans accroc. Je suis passé devant Russ assis à l’avant au troisième rang comme si je ne le connaissais pas et j’ai pris place tout seul dans le fond.

Mais je suis pas resté seul longtemps. Le car avait à peine quitté la gare qu’un mec d’environ dix-huit ans, tout gonflé de muscles et le visage rouge au-dessus d’une pomme d’Adam proéminente, a quitté son siège pour venir s’installer à côté de moi. J’ai su qu’il était dans l’armée de l’air à cause de sa brosse très courte, et cela bien qu’il n’ait pas d’uniforme. Il a aussitôt tiré un demi-litre d’alcool de pêche, en a bu une gorgée et m’en a offert. J’ai refusé silencieusement parce qu’à part la bière l’alcool m’endort et j’avais peur de rater l’endroit où je devais descendre.

Ce type était un véritable moulin à paroles. Il rentrait chez lui à Edison dans le New Jersey pour voir sa petite amie qui avait intérêt à pas s’envoyer en l’air avec quelqu’un d’autre sinon il allait lui foutre une sacrée raclée, blablabla. Il s’était engagé dans l’armée de l’air à cause de l’opération Tempête du désert et de la guerre du Golfe qui était vraiment un gros truc au moment où il avait fini le lycée, mais il râlait parce que la seule chose que savait faire l’armée américaine à présent c’était de larguer des vivres à des nègres qui crevaient la dalle en Afrique, blabla, alors que la seule chose qui l’intéressait lui, merde, c’était de botter le cul à quelques cons d’Arabes, est-ce que je le suivais, bla ?

J’ai pas répondu, ce qui n’était pas malin parce que ça a éveillé sa curiosité et il m’a demandé où j’allais.

En Israël, j’ai dit. C’était le premier endroit qui m’était venu à l’esprit.

Ben, merde alors. En tout cas, t’auras plein d’Arabes à dérouiller, là-bas. Tout l’OLP et ces autres tarés. T’es juif ?

Oui. Mais pas un juif ordinaire, j’ai dit. Et je lui ai raconté que j’étais un type ancien de Juif errant, un de ceux qu’on appelait les Lévitites – un nom que je venais d’inventer et dont j’ai dit qu’il se traduisait par “mangeurs d’écorce”, car ce sont les descendants de la Tribu perdue qui s’est installée au Canada et dans le nord de l’État de New York avant les Vikings. Bien qu’au cours des siècles quelques-uns d’entre nous aient épousé des Indiennes et aient abandonné les vieilles traditions juives, nous sommes un petit nombre à y être restés fidèles jusqu’à l’époque moderne et maintenant nous réémigrons petit à petit vers notre foyer, c’est-à-dire vers Israël où certaines des techniques que nous avons acquises en vivant pendant des siècles au contact des Indiens du Canada sont très recherchées.

Ben merde alors, il a dit. En Israël ? Et quel genre de techniques ?

Eh bien, par exemple pister l’ennemi en terrain rocheux et passer des journées dans le désert sans eau, ou supporter la torture.

Mais tu peux pas connaître ce genre de truc. T’es qu’un gamin.

Ça fait partie de notre entraînement dès la petite enfance. Nous passons un certain nombre d’années dans les réserves à apprendre ces techniques indiennes au cas où il y aurait un nouveau soulèvement nazi, et puis pendant les vacances d’été et même après, nos pères transmettent à leurs fils tout le reste de la tradition juive. Les mères enseignent des choses différentes aux filles.

Comme quoi ?

Elles nous le disent pas. Les juifs et les Indiens gardent les filles et les garçons assez à part. Le mec avait vraiment mordu au truc, et moi aussi d’ailleurs, de sorte que je suis resté assis à lui bourrer le crâne avec mes histoires jusqu’à Keene et que j’ai failli ne pas voir Russ se lever lorsque le car est venu se ranger puis s’arrêter près d’un restaurant. Il faut que je descende, j’ai dit au militaire.

Je croyais que t’allais en Israël.

Ouais, mais mon père, qui est vieux, habite près d’ici et il faut que je lui dise au revoir et que j’aille sur la tombe de ma mère. C’est un des juifs qui ont épousé une Indienne, j’ai ajouté en baissant ma capuche pour lui montrer mon mohawk. Bien qu’il ne soit plus hérissé par du gel, que la capuche l’ait aussi aplati et que j’aie toutes ces petites repousses de cheveux, il me donnait encore l’air à moitié indien, au moins pour ce mec du New Jersey.

Hé, bonne chance, mec, il a dit en me serrant la main à l’écraser. Comment tu t’appelles ?

Bone.

Cool, il a dit en me faisant au revoir d’un geste tandis que je me dépêchais de quitter le car et de rejoindre Russ qui, debout dans le parking du restaurant, m’attendait avec impatience.

 

*

 

Nous avons suivi une vieille route de terre qui serpentait et montait sans arrêt. Elle était bordée de maisons à moitié en ruine, petites pour la plupart, avec du plastique sur les fenêtres et des vieilles voitures qui rouillaient dans les cours. Il nous a fallu pratiquement une heure pour arriver à l’embranchement de la route menant à la maison de campagne. De temps à autre nous passions devant une allée qui s’enfonçait dans les bois derrière des piliers de pierre et de beaux panneaux où on avait gravé des noms comme Brookstone et Moutainview. Les riches n’aiment pas qu’on puisse voir leur maison depuis la route, mais on dirait qu’ils ne veulent pas non plus qu’on oublie leur existence.

Nous avons donc tourné à un panneau marqué Windridge. Une chaîne avait été tendue en travers du chemin pour empêcher les voitures d’aller plus loin. Nous l’avons simplement enjambée. Une grande pancarte portait l’inscription Entrée interdite et il y en avait aussi d’autres plus petites, avec la mention Chasse interdite, mais les gens du coin les avaient criblées de balles – leur façon de dire je t’emmerde. L’allée était en fait un long sentier plutôt étroit qui passait entre des vieux pins de haute taille où soufflait le vent. Tout était sombre, là-dedans, et ça donnait un peu la chair de poule. Le sol s’enfonçait sous nos tennis à cause des aiguilles de pin et nous avancions sans mot dire. Ce qui nous rendait nerveux, c’était moins les panneaux placés au bord de la route nous interdisant d’entrer, que l’atmosphère en général. Car on se serait cru dans un mauvais conte pour gosses où une méchante sorcière vous attend dans une cabane au bout du sentier dans la forêt.

Mais quand nous sommes sortis des bois, au lieu d’une cabane de sorcière nous avons vu une énorme maison plantée à flanc de colline avec plein de terrasses et de vérandas, des hectares de pelouse, une piscine recouverte, un court de tennis, des garages, des petits chalets pour les invités et ainsi de suite. Ils avaient même une antenne parabolique pour eux tout seuls. C’était sans conteste la maison la plus grande et la plus luxueuse que j’avais jamais vue de mes yeux. On se serait cru dans une plantation coloniale.

Ces gens-là, ils habitent ici seulement pendant leurs vacances ? j’ai demandé à Russ.

Ouais. Ma tante bosse pour eux, elle fait le ménage quand ils sont là. Le mec c’est un grand professeur ou un truc du genre, la femme, une artiste peintre. Ils sont pas mal célèbres, je crois.

Les fenêtres étaient fermées par des volets en bois et il ne semblait pas facile de pénétrer dans la maison, mais Russ a dit qu’il avait repéré un moyen d’entrer un jour où il était venu aider sa tante à emporter des vieux objets à la décharge dans le pick-up de son oncle. Tu peux pas t’imaginer les bons trucs qu’ils jettent, man. Des trucs bien. Ma tante les garde presque tous. Elle a meublé la moitié de sa maison avec des machins que ces mecs-là virent dans les ordures.

Nous avons gravi la colline pour contourner la maison et nous sommes arrivés par l’arrière au niveau du porche du premier étage. Il était fermé par un grillage fin. Russ a grimpé sur une des poutres de soutien, et tout en se tenant d’une main il s’est servi de son canif pour taillader le grillage et pénétrer dans le porche. Je l’ai suivi, et j’avais à peine eu le temps de monter qu’il avait déjà forcé une porte coulissante en verre et qu’il était passé à l’intérieur. J’ai écarté les rideaux et je suis entré à mon tour d’un pas tranquille, comme si nous habitions ici et que c’était notre manière habituelle de rentrer.

Il faisait sombre dans la maison du fait que les volets étaient tous fermés et les rideaux tirés, mais j’ai senti une odeur de peinture fraîche et j’en ai déduit que c’était là que la femme avait son atelier de peinture. J’ai commencé à ouvrir les rideaux des portes en verre, mais Russ m’a dit, Fais pas ça, mon oncle surveille la maison. On le paie pour venir ici une fois par semaine et vérifier qu’il y a pas eu d’effraction.

Nous avons passé un moment à avancer à tâtons dans l’obscurité en cherchant des bougies, puis nous sommes entrés dans un couloir qui partait de l’atelier. Soudain un téléphone s’est mis à sonner juste à côté de moi, ce qui m’a foutu une trouille bleue. Nous avons alors entendu une voix d’homme. Bonjour, vous êtes bien à Windridge ! Si vous voulez parler à Bib ou à Maddy Ridgeway, vous pouvez les joindre au 203-556-5101 où ils seront ravis de recevoir votre appel. Cette machine, malheureusement, ne prend pas de message. Au revoir !

Bordel ! C’est quoi, ce machin ? j’ai dit.

C’est un répondeur, ducon. Mais ce que ça veut dire, c’est que l’électricité est branchée, a dit Russ en se mettant à explorer le mur près de la porte jusqu’à ce qu’il trouve un interrupteur et allume un plafonnier. Que la lumière soit, man ! a-t-il dit.

Après ça, on a fait comme chez nous. On a passé toute la maison en revue, regardant dans les placards, les tiroirs et les armoires comme si nos parents étaient partis pour le week-end. La seule pièce que nous avons refermée et dans laquelle nous ne sommes plus revenus, sauf lorsque nous avions besoin de sortir, c’était l’atelier. Parce que Russ avait peur que son oncle, s’il venait, aperçoive de la lumière à travers les rideaux. Mais il y avait plein d’autres chambres aux fenêtres bien fermées par des volets dans lesquelles nous pouvions farfouiller et aussi un petit salon avec des bibliothèques, un tas de têtes d’animaux et d’oiseaux empaillés, une cuisine gigantesque et un office avec des centaines de boîtes, du concentré de tomates, des soupes, des haricots, toutes sortes d’aliments y compris des trucs étranges dont j’avais jamais entendu parler comme des huîtres fumées, des anchois et des macles. Ils avaient aussi d’énormes bocaux pleins de spaghettis aux couleurs bizarres, des riz et des flocons d’avoine incroyables, du café soluble, du thé glacé soluble, du Tang en poudre, en fait tout ce qu’il nous fallait plus un grand congélateur et deux réfrigérateurs complets mais vides et débranchés.

Bien entendu la chaudière ne marchait pas et il faisait plus froid dedans que dehors. On sentait partout l’humidité et la moisissure, la maison était restée fermée tout l’hiver, mais elle était quand même confortable et Russ a dit qu’on pourrait allumer un feu dans le séjour après la tombée de la nuit quand la fumée ne serait plus visible. Il pensait aussi qu’il devait y avoir des convecteurs électriques. Mais, après notre dernière aventure avec un radiateur, l’idée ne me paraissait pas très bonne et j’espérais à moitié qu’il n’en trouverait pas. Ce qui a été le cas.

J’ai essayé un robinet dans la cuisine mais rien n’est sorti. Alors j’ai dit à Russ, Hé, l’eau est coupée. Comment est-ce qu’on va pisser et chier, man ? On peut même pas se laver.

Russ a répondu que nous pourrions peut-être trouver nous-mêmes le moyen de remettre l’eau. Nous avons donc cherché un bon moment et nous avons abouti à la porte menant à la cave. En y descendant nous avons découvert un matériel de camping incroyable sur les étagères près de l’escalier. Il y avait là des sacs de couchage, et nous en avons pris deux pour nous parce que les lits n’avaient ni couvertures ni draps. Il nous a fallu quelque temps avant d’arriver à localiser le conduit amenant l’eau du puits jusque dans la maison. Russ n’a eu qu’à tourner une poignée sur le tuyau et à appuyer sur le bouton ON de la pompe. En quelques secondes nous avons entendu la tuyauterie de toute la maison gargouiller et résonner de coups. Que l’eau soit ! s’est écrié Russell. Puis il a mis en marche le chauffe-eau électrique en disant, Que l’eau chaude soit !

Nous avons posé nos sacs de couchage sur les deux lits de la grande chambre au premier étage. Elle avait sa propre salle de bains avec un miroir entouré de lampes comme celui d’une star de cinéma. Puis, après avoir profité de ce bel éclairage pour presser quelques-uns de nos boutons et bien examiner nos tatouages, nous avons pissé dans la cuvette des W.-C. et nous sommes redescendus dans la cuisine où nous avons fait cuire un peu de ces drôles de spaghettis verts qui se trouvaient là.

Les spaghettis n’étaient pas mauvais mais ils avaient tendance à se coller en paquets. On les a préparés avec de la sauce tomate et une boîte de thon, et on s’est installés à la grande table de la salle à manger où on a mis de superbes assiettes à bordure dorée. On s’est versé du thé glacé instantané dans de jolis verres à pied, mais sans glaçons évidemment. Russ s’était assis à un bout de la table et moi à l’autre, et on a discuté comme si on était les fils adolescents de Bib et de Maddy Ridgeway en vacances à la maison, revenus de leur luxueux lycée privé tandis que Bib et Maddy seraient encore dans le Connecticut à gagner encore plus d’argent pour nous acheter encore plus de bonnes choses.

Aurais-tu l’obligeance de me passer le sel, cher frère ?

Mais certes, avec grand plaisir, et voudras-tu reprendre un peu de ces délicieux spaghettis verts ? Ils ont la couleur des vieux billets de banque, n’est-ce pas une idée des plus charmantes ? Je vais demander à Jérôme, le sommelier, de nous en apporter.

Oh, merci, très cher frère, quelle délicatesse de ta part.

La première nuit que j’ai passée dans la maison de campagne a été la meilleure que j’avais connue depuis longtemps, même si je savais que nous ne resterions pas longtemps ici et que nous étions en quelque sorte des cambrioleurs. Évidemment, puisque j’étais à présent un être qui fuyait la justice et que j’étais voué à une vie de délinquance, l’idée d’être un petit cambrioleur ne me touchait pas beaucoup. Dès qu’on coupe les ponts avec le passé comme nous l’avions fait, on s’en va pour de bon. Il n’y a plus de près ou de loin, tout se ramène à une chose : on est parti.

Après notre dîner, on a regardé la télé un moment, mais comme nous n’arrivions pas à faire marcher l’antenne parabolique l’image est restée mauvaise et nous n’avons pu recevoir que Channel 5 de Plattsburgh. Nous avons vaguement regardé Sally Jessy Raphael, puis est venue l’heure des informations locales où ce qu’on a dit de l’incendie était en gros la même chose que dans le journal, mais avec moins de détails et quand même une différence : à présent on supposait que nous avions péri dans le feu, et nous n’étions plus donc portés disparus. Ça nous a hyper-excités et nous avons levé et baissé le poing en criant Su-per ! et en espérant voir nos mères interviewées, mais le présentateur est passé à un truc sans intérêt sur les impôts, la date limite de paiement étant le jour même.

Après les informations c’était Jeopardy et nous avons donc éteint la télé. Nous nous sommes mis à fouiller dans les cassettes et les CD des Ridgeway mais ils n’avaient que de la musique classique et Russ a dit qu’il n’était pas question d’écouter cette merde. Moi, un peu de classique m’aurait pas déplu. Je me rappelais que j’avais bien aimé la fois où j’en avais écouté dans la voiture du mec qui m’avait ramené du centre commercial à Au Sable. Il y avait une radio portable dans la cuisine et nous avons trouvé une station de Lake Placid qui diffusait un assez bon rock. On la recevait bien, distinctement, et elle passait des chansons de mecs assez anciens comme Elton John et Bruce Springsteen. Du coup, moi et Russ on s’est amusés quelque temps à se foutre de leur gueule.

Plus tard, quand nous avons vu qu’il faisait nuit, nous avons cherché du bois à brûler. Comme nous n’en trouvions pas dans la maison, nous avons remarqué qu’il y avait pas mal de meubles, surtout dans le séjour, faits avec de vieux bâtons et des bûches : en général des branches de bouleau encore brutes, avec l’écorce et tout, assemblées en tables et en chaises branlantes comme des gosses en auraient fait pour une cabane. Ça ne nous paraissait pas être le genre de truc que les riches apprécient, et comme en plus ça se démontait facilement nous avons fait un feu avec une des chaises. Puis nous nous sommes allongés devant la cheminée sur des coussins que nous avons pris sur un canapé et nous nous sommes détendus.

Au bout d’un moment on a senti que tout serait parfait si on avait de l’herbe et Russ s’est mis en tête que les Ridgeway devaient prendre de la dope parce qu’ils étaient du genre artistes célèbres et que sa tante avait dit qu’elle en avait même vu en faisant le ménage.

Où est-ce qu’elle en a vu ? j’ai demandé.

J’en sais rien, elle l’a pas dit. Mais on n’a qu’à se mettre à renifler, man. Là-dessus il s’est relevé d’un bond et il a commencé à fouiller dans les tiroirs des tables, dans le bureau, et même derrière les livres sur les étagères. Allez, Bone, donne-moi un coup de main, d’accord ? a-t-il dit. Pour ma part, je pensais que quelqu’un qui fermait sa maison pour l’hiver n’allait pas laisser son herbe dedans, mais je l’ai aidé rien que pour qu’il se taise.

J’ai passé un moment à chercher dans la cuisine puis je suis monté dans la grande chambre où nous avions mis nos sacs de couchage. J’ai cherché dans les placards et les commodes sans rien trouver. À la fin j’ai ouvert le tiroir d’une table de chevet et je me suis soudain vu en face d’un sachet en plastique contenant une vingtaine de jolis petits joints déjà roulés.

Excellente découverte.

J’ai alors aperçu un tas de préservatifs et je me suis dit qu’il y avait même peut-être de la coke, là-dedans, parce qu’on devient gourmand quand on a une telle chance. J’ai donc plongé la main jusqu’au fond du tiroir et j’ai senti quelque chose que j’ai instantanément reconnu comme étant un pistolet et une petite boîte de balles.

J’ai descendu les joints et les préservatifs et je les ai montrés à Russ, mais pas le flingue ni les balles. Je ne lui en ai même pas parlé et je me demande pourquoi sauf que peut-être je trouvais qu’il s’excite trop facilement pour lui faire confiance avec ce genre de truc. Quoi qu’il en soit nous avons partagé les joints en deux parts égales et je lui ai donné toutes les capotes parce que je ne savais pas quand je m’en servirais – ni même si je m’en servirais un jour – tandis qu’il disait les vouloir parce qu’il avait l’intention de baiser des beautés du coin. Nous nous sommes ensuite assis sur le tapis devant le feu, nous avons fumé un joint chacun et la soirée a été absolument parfaite.

Plus tard je lui ai demandé dans combien de temps les Ridgeway monteraient du Connecticut.

Dans longtemps, man. Pas avant juin, sans doute. Ils ne viendront qu’après la saison des mouches noires. Relax, mon pote. Pendant les deux mois qui viennent cette maison sera à nous.

Et ton oncle ? Il ne vient jamais à l’intérieur pour voir si tout se passe bien ?

Non. Il fait juste le nécessaire. Il arrive, il regarde autour de la maison et la plupart du temps il descend même pas de sa camionnette. Puis, environ une semaine avant de monter, les Ridgeway lui téléphonent. Alors il revient mettre l’eau, le chauffage, tout ça.

Comment est-ce qu’on saura que c’est le moment de se tirer ?

Il faudra qu’on guette le bruit de son pick-up, et je pense qu’on devra partir par le même chemin qu’on a pris pour entrer.

Et après ?

Quoi ?

Après qu’il sera venu et qu’on sera partis. Où est-ce qu’on ira, après ça ?

J’en sais rien. Putain, Bone. On se mettra à ramer quand on sera arrivés à la rivière, d’accord ?

J’avais l’impression que Russ ne s’était pas plongé aussi profondément que moi dans cette nouvelle façon de vivre. Chaque fois que j’abordais le sujet de la Floride ou de la Californie ou de notre avenir il détournait la conversation, ou alors il disait qu’on ramerait quand on serait à la rivière, comme si on n’était pas déjà assez dans la flotte. Ce qui me donnait l’impression d’avoir totalement changé, d’être une autre personne avec un nouveau nom, une attitude différente, même une nouvelle coupe de cheveux, tandis que Russ, lui, n’avait rien modifié. À présent j’étais Bone, c’était certain, mais Russ restait toujours Russ.

Après les premiers jours le temps s’est mis à passer toujours plus lentement, de sorte qu’à la fin on aurait dit qu’il ne s’écoulait plus du tout. On a commencé à s’ennuyer sérieusement. On ne pouvait même pas avoir la vue sur les montagnes par les fenêtres parce qu’elles étaient fermées par des volets. Il faisait noir à l’intérieur, et, du coup, nous laissions les lumières allumées nuit et jour et dormions n’importe quand, c’est-à-dire, en fait, la plupart du temps. Nous regardions beaucoup la télé, l’unique chaîne minable de Plattsburgh aux images comme striées de flocons de neige, et nous avons bien essayé de nous amuser avec quelques jeux de société débiles que nous avions trouvés, mais nous nous sommes aperçus que ça remplace pas les jeux vidéo, c’est certain. Il faut donc croire que les Ridgeway n’étaient pas le genre à avoir des jeux vidéo. Ce qu’ils avaient, c’étaient des vidéocassettes de gym avec Jane Fonda. On les a regardées sur le magnétoscope, et ça nous a branchés quelque temps à cause des collants de Jane et ce genre de chose, mais à la fin ni Russ ni moi n’avons plus supporté les couinements. On mangeait surtout des spaghettis et parfois, pour changer, du riz ou des flocons d’avoine. Et pour boire on prenait du thé glacé sans glaçons, du café instantané et du Tang, le tout formant un régime dont on peut se dégoûter pas mal vite.

Dans le salon où se trouvaient les têtes d’animaux et les oiseaux empaillés il y avait des centaines de livres, mais sans intérêt eux aussi – du moins les quelques-uns que j’avais eu envie d’ouvrir à cause de leur titre qui suggérait un peu de sexe, par exemple l’Évolution et le désir, un bouquin totalement merdique dont j’ai même pas pu finir la première page. Il y en avait un autre dont je me souviens, Au-delà du principe de plaisir, que j’avais cru être un manuel de technique sexuelle sauf qu’il n’y avait pas d’illustrations, et un autre, Finnegans Wake dont j’avais espéré que ce serait une histoire de meurtre avec une bonne intrigue et qui en fait était écrit dans une langue bizarre où on trouvait surtout des mots anglais mais qui était quand même une langue étrangère. Il y en avait tout un tas comme ça. Je ne sais pas pourquoi on écrit des livres que les gens normaux peuvent pas lire, parce que moi en tout cas je pouvais pas et j’ai toujours été assez fort en lecture.

L’oncle de Russ est venu plusieurs fois dans sa camionnette, mais il a fait demi-tour chaque fois et il est reparti sans mettre pied à terre. Au cas où il lui prendrait l’envie de sortir et d’inspecter les portes, nous les laissions fermées à clé. Nous ne nous en servions pas, préférant faire nos allées et venues par la terrasse à l’étage qui nous avait permis d’entrer au début – mais en prenant soin chaque fois de bien remettre en place le bout de grillage découpé. Ainsi, sauf en s’en approchant de très près, il était presque impossible de s’apercevoir que quelqu’un avait pénétré dans la maison. En général nous restions dedans, et quand nous sortions nous rôdions seulement dans la cour. Il n’y avait en effet guère d’autre endroit où aller, parce que, a) nous n’avions ni voiture ni argent et nous étions largués au bout du monde dans un coin où il n’y avait aucun lieu pour ados à part un Stewart’s et un resto sur la route, et parce que, b) si jamais la tante de Russ, son oncle, ses cousins ou un nombre indéterminé d’autres citoyens du cru nous apercevaient, ils reconnaîtraient Russ aussitôt et sauraient que nous n’étions pas morts.

En tout cas, au bout de quelques fois, même les sorties se sont révélées chiantes. Nous déambulions un moment dans la cour, nous examinions pour la cinquantième fois le court de tennis sans filet, la piscine vide et tout le reste, mais il n’y avait pas de trucs intéressants pour nous là-dehors comme un ballon et un panier de basket, ou des VTT. Il y avait bien des bûches à brûler dans un abri, mais elles étaient trop difficiles à transporter en passant par la terrasse, et nous avons donc continué à casser le mobilier pour faire du feu le soir dans la cheminée. Nous ne brûlions que les machins faits de bâtons et de brindilles, pas les beaux meubles.

L’intérieur de la baraque commençait à être carrément bordélique, notre source de bois de chauffage se réduisant rapidement, et il y avait tout un tas de minuscules mouches en essaims qui bourdonnaient partout mais surtout dans la cuisine où les assiettes s’empilaient jusqu’au plafond et où la poubelle débordait. Faire la vaisselle n’était notre truc ni à l’un ni à l’autre, ce qui fait que nous nous servions toujours de nouvelles assiettes. Et puis, quand on n’en a plus trouvé de propres, on a retourné les vieilles pour manger sur l’autre face. Les casseroles, on pensait pouvoir les réutiliser sans les laver parce que la cuisson tue les microbes. Il y avait aussi un tas de machins partout que nous n’avions pas rangés parce que nous ne savions plus où nous les avions pris, ou bien nous n’avions pas envie de les remettre à leur place, des machins dont nous nous étions servis et d’autres avec lesquels nous nous étions juste amusés un moment, par exemple les puzzles que nous avions abandonnés dès que nous avions vu combien l’image allait être nulle, et il y avait des serviettes de bain, des boîtes de concentré de tomates vides, des vêtements de M. Ridgeway que nous avions commencé à mettre même s’ils étaient trop amples et ringards à souhait, entre autres un pantalon écossais vert, des polos avec un crocodile brodé dessus et des caleçons de vieux que j’aimais bien porter mais par-dessus le pantalon plutôt qu’en dessous. La maison était un vrai foutoir.

C’était peut-être à cause de la tension qui nous gagnait d’être enfermés comme ça à nous emmerder à mort dans ce dépotoir, j’en sais rien, mais au bout de quelques semaines on a commencé, Russ et moi, à nous houspiller un peu, rien que des disputes minables à propos de rien, des trucs du genre qui va faire cuire les spaghettis ou bien, est-ce qu’on va regarder Jeopardy ou pas – c’était une émission que j’avais fini par suivre faute de mieux, mais Russ affirmait qu’il détestait les petits intellos qui donnaient toutes les réponses avant lui, et pourtant il essayait de faire croire qu’il les savait.

C’étaient pas vraiment des grosses disputes, mais nous avons commencé à nous éviter. Nous avons même porté nos sacs de couchage dans des chambres séparées et nous avons pris des salles de bains différentes. Au total il y a eu parfois des journées entières où nous ne nous sommes pas vus, et nous ne savions même plus si on était le jour ou la nuit sauf d’après les émissions de la télé ou si on mettait le nez dehors pour une raison ou une autre.

On avait évidemment fumé toute l’herbe depuis des semaines et il ne nous restait pas de cigarettes non plus, ce qui devait ajouter à la tension. Quand nous ne dormions pas, nous étions trop agités et en même temps on s’ennuyait trop pour avoir une conversation normale. Deux ou trois joints, une cartouche de Camel Lights, quelques bières Malt 40 auraient aidé à adoucir les rapports entre nous, c’est évident, mais même ça n’aurait marché qu’un jour ou deux. Quand on a passé la plus grande partie de sa vie à planer sous l’effet de l’herbe, il devient difficile d’être sympa quand on n’en a pas.

J’avais déjà commencé à me demander comment ça se passerait si moi et Russ on faisait la route séparément au lieu de rester coincés ensemble ici lorsqu’une nuit, ou peut-être un matin – je ne sais pas parce que j’avais pas regardé la télé depuis un bon bout de temps et que j’étais resté au moins deux jours sans sortir –, Russ est arrivé comme en se traînant dans la chambre d’amis où je dormais et il a déclaré, Chappie, faut que j’te parle.

Bone.

D’accord, Bone. Dé-so-lé. Écoute, je crois que je vais partir, man, a-t-il dit sans la moindre émotion, comme s’il allait prendre une douche ou un truc du genre.

Qu’est-ce que tu veux dire, partir ?

Eh bien, je veux dire revenir.

Revenir ? Et où ? Chez ta mère ?

Pas vraiment, a-t-il dit. Ce qu’il comptait faire, c’était aller dans la maison de sa tante. En fait il lui avait déjà téléphoné. Rien que pour tâter le terrain. Sans lui dire d’où il appelait, m’a-t-il assuré quand il a vu que je m’excitais, et sans mentionner qu’il était avec moi. Elle avait posé des questions, évidemment, du genre, et l’autre garçon qui était dans l’incendie ? mais il avait répondu qu’il ne savait pas ce qui lui était arrivé. Il avait raconté à sa tante qu’il était rentré tout seul ce soir-là à l’appartement d’Au Sable, qu’il avait vu l’immeuble en feu et qu’il s’était tiré, pris de peur parce qu’il était au courant des marchandises que les bikers avaient volées et entassées là. Il avait eu peur de se faire accuser de complicité pour un délit qu’il n’avait pas commis.

Et alors, elle a dit quoi ? Rentre chez ta petite tante, Russell, on te pardonne tout ?

Allez, man, calme-toi. Elle a simplement dit que je pouvais passer quelque temps chez elle jusqu’à ce que tout ça soit aplani avec les flics, ma mère et les autres. Donc c’est ce que je vais faire, je crois bien.

Super-cool.

Ouais. Je lui raconterai que j’ai passé tous ces temps-ci chez les frères Lapipe à Plattsburgh. Tu sais, dans le car scolaire.

Ouais. Comme tu voudras.

Râle pas, man.

Et la camionnette qu’on a volée, t’en as parlé à tantine ?

Personne peut prouver qu’on l’a fait, man.

Très bien, j’ai dit. Comme tu voudras. C’est parfait.

Il a paru tout content et il a tendu son avant-bras avec le tatouage débile de la panthère comme s’il voulait que je l’embrasse. J’étais allongé sur le lit, tout entier enveloppé dans mon sac de couchage, mais Russ avait l’air tellement idiot et pitoyable, planté là avec son avant-bras tendu, que je me suis tortillé pour dégager mon bras et, le plaçant contre celui de Russ, je l’ai en quelque sorte embrassé avec mon tatouage de fémurs croisés.

Su-per ! s’est-il exclamé.

Ouais. Alors, tu pars quand ?

J’sais pas. Ben, tout de suite, je crois.

Très bien. À un de ces quatre, j’ai dit en me retournant, visage au mur.

Hé, écoute. Si jamais t’as besoin de moi, téléphone à ma tante Doris. Même si je suis ailleurs elle saura où je suis. Il avait déjà écrit son numéro de téléphone sur un bout de papier qu’il m’a tendu comme si c’était sa carte professionnelle. J’ai pas l’impression que ma mère et moi on recollera les morceaux. Sans doute je vais rester ici à Keene et peut-être reprendre le collège et puis me trouver un boulot dans le bâtiment ou un truc comme ça.

Merci, j’ai dit. Puis, incapable d’imaginer autre chose à lui dire, je n’ai même pas essayé. Il a encore un peu jacassé sur sa tante Doris, son oncle George et ses projets de nouvelle vie jusqu’à ce qu’il soit à court de mots. Il est alors resté silencieux quelques instants et je l’ai entendu mettre son poids sur un pied, puis sur l’autre, comme si enfin il se sentait coupable. Bon, à un de ces jours, man, il a dit. Et puis il a quitté la chambre.

Plusieurs minutes plus tard, lorsque j’ai été sûr qu’il était sorti de la maison, j’ai éclaté en sanglots. Mais ça n’a duré que quelques secondes, parce que, plus j’y pensais, plus j’étais en rogne contre Russ pour m’avoir lâché comme ça. D’abord il commet tout un tas de délits, comme d’écrémer la recette du Video Den, de vendre des amphètes aux bikers, de leur voler leur matériel électronique et ainsi de suite avec l’air de dire, hé, c’est rien du tout, Russ n’est qu’un jeune loup en train de gravir l’échelle du crime, puis c’est moi qui commence à comprendre ce qu’il y a de bien dans une vie vouée à la délinquance et nous volons une camionnette ensemble, nous échappons aux flics et nous revendons le véhicule aux frères Lapipe, nous nous faisons tatouer, nous pénétrons par effraction dans la belle et luxueuse maison de campagne des Ridgeway que nous transformons en vrai foutoir. Tout ça parce qu’à présent nous sommes des criminels et que les criminels se foutent pas mal de la propriété, ils prennent ce qu’ils veulent et l’abandonnent quand ils en ont assez. L’excitation que les mecs ordinaires trouvent dans un boulot et dans le fait de posséder des choses comme des maisons, des camionnettes, des actions et des obligations, nous les criminels nous la trouvons dans d’autres activités, par exemple dans la consommation de drogues, la musique, ou dans l’exercice de nos libertés fondamentales ainsi que dans la compagnie de nos amis. Russ plonge à fond avec moi, c’est mon partenaire dans le crime. Et puis tout d’un coup il décide qu’il ne peut plus en payer le prix, c’est-à-dire, au fond, accepter que les gens ordinaires, les Ridgeway, les tante Doris et oncle George qui peuplent le monde n’aient plus de respect pour nous. Dur. Qu’est-ce que j’en ai à foutre ! Ils ne nous ont jamais respectés avant, sauf si on acceptait de vouloir exactement les mêmes choses qu’eux. Ils ne nous ont jamais respectés pour nous-mêmes, simplement parce que nous sommes des êtres humains comme eux sauf que nous sommes des gosses que les adultes ont toujours baisés du fait que nous n’avions pas assez de fric pour les en empêcher. Eh bien je les emmerde. Je l’emmerde. J’emmerde tout le monde.

J’ai repoussé mon sac de couchage et d’un pas ferme je suis allé dans la chambre où se trouvait le pistolet. Je l’ai pris avec sa boîte de balles, puis je suis descendu à la cave. Là, j’ai mis le flingue et les balles dans un sac à dos que j’ai rempli de matériel de camping : un réchaud, une gourde, une hachette, même une trousse de premiers soins, et j’ai attaché un sac de couchage propre au châssis du sac. Puis j’ai traversé la maison en choisissant divers articles qui me paraissaient nécessaires à ma survie, entre autres une lampe de poche, deux serviettes, le reste des huîtres fumées en boîte dont j’étais devenu très friand, et un peu de ce qui restait comme provisions. J’ai pris un des pulls de M. Ridgeway ainsi que ses derniers sous-vêtements et chaussettes propres. J’ai mis une chemise de travail en flanelle plutôt cool que j’ai trouvée dans le placard – la seule chose lui appartenant que j’aurais peut-être achetée si j’avais eu de l’argent – et un vieux jean très ample avec des taches de peinture qui m’allait presque lorsque je retroussais le bas pratiquement jusqu’au genou, et enfin, bien sûr, mon vieux blouson en daim que Russ avait eu la décence de me laisser. Dans une des poches j’ai retrouvé la coupure du journal sur l’incendie. J’ai supposé que Russell ne voulait plus qu’on lui rappelle cet incident, mais moi bien sûr que si, je n’accepterais jamais de l’oublier.

Je me suis alors regardé dans le miroir des vedettes de la grande salle de bains et les fringues m’allaient pas trop mal dans le style débraillé. Je me souviens que tout d’un coup j’ai pensé que j’avais plus le même air qu’avant. J’étais toujours un gamin, et j’étais petit pour mon âge, mais je ressemblais plus à un hors-la-loi qui avait choisi de l’être et moins à un jeune sans-abri qui fait comme s’il avait rien à foutre qu’on veuille pas de lui. J’ai ôté l’anneau de mon nez – la première fois depuis un an – ainsi que ceux de mes oreilles et je les ai posés sur l’étagère. Pendant une seconde j’ai eu une sensation bizarre comme si j’allais éternuer, puis je me suis senti encore plus normal que d’habitude. Il y avait aussi les cheveux. J’ai déniché une paire de ciseaux dans l’armoire à pharmacie et j’ai coupé mon mohawk. À la fin j’avais partout des cheveux courts comme un mec qu’on vient de laisser sortir de prison.

Il y avait quelque chose d’étrange à me trouver là devant cette glace et à me voir comme si j’étais mon ami le plus proche, un garçon avec qui je voudrais traîner toute la vie. Voilà quelqu’un avec qui je pourrais faire les bords de mer, un garçon que j’aimerais rencontrer dans des villes étrangères comme Calcutta, Londres ou Brésil, un garçon en qui je pourrais avoir confiance, qui avait aussi le sens de l’humour, qui aimait les huîtres fumées en boîte et à l’occasion un litre de Malt 40. Si je devais rester seul le restant de mes jours, voilà la personne avec qui je voulais être seul.

Avant de quitter la maison des Ridgeway j’ai encore fait quelque chose : j’ai cherché des objets dont je pourrais tirer un peu d’argent liquide. Il n’y avait pas grand-chose à part des machins trop encombrants comme la télé, le magnétoscope, les belles assiettes aux bords dorés, quelques meubles anciens et des tableaux qui me semblaient valoir beaucoup sans que j’en sois vraiment sûr. J’ai quand même pris un des oiseaux empaillés qui me plaisaient personnellement, je crois que c’est une bécasse, et je l’ai mis dans un sac-poubelle en plastique avec un tas de CD classiques. C’étaient des trucs que je pourrais garder pour en profiter moi-même sans les vendre sauf si quelqu’un m’en offrait une belle somme en liquide. À part ça, il ne restait pas grand-chose dans cette maison me permettant de réaliser mes penchants criminels, vu tous les objets que j’avais déjà utilisés, mangés, fait brûler dans la cheminée ou simplement cassés et laissés par terre.

J’étais là, debout au milieu de la grande salle de séjour avec son haut plafond et sa gigantesque baie panoramique qui donnait une vue splendide sur les monts Adirondack – vue naturellement bloquée par les volets de bois à l’extérieur – et je n’arrêtais pas de penser qu’il y avait encore une chose importante que j’avais oubliée de faire ou un dernier objet que je devais voler. J’étais sans doute encore incroyablement en rogne contre Russ qui m’avait lâché, ou un truc comme ça, parce que ce que j’ai fait alors était assez débile et d’une violence sans raison, mais ça m’a fait du bien. Plongeant la main dans mon sac à dos, j’en ai retiré le pistolet et les balles. C’était un petit Smith et Wesson noir, un 9 mm lourd et solide que je tenais bien en main, et lorsque j’ai vérifié j’ai vu qu’il était déjà chargé comme si M. Ridgeway le gardait juste à côté de son lit, de sorte qu’en plongeant la main dans son tiroir à drogue et à capotes il pouvait sans même bouger de son lit éclater tout individu qui se serait glissé dans la maison pour violer sa femme et lui voler ses trésors.

J’aurais même pas été obligé de viser mais je l’ai fait quand même en tenant le flingue à deux mains comme à la télé et en criant, Bouge plus, connard ! J’ai tiré dans la baie vitrée devant moi. Ça a fait un bruit incroyable, comme si ça sortait du fond de la nature et pas d’un petit instrument de métal au creux de ma main. J’ai tiré à nouveau. C’est le troisième coup qui a été le bon, qui a tué la fenêtre, pour ainsi dire, et toute la baie, se fendillant d’un seul coup, est tombée comme un rideau de verre s’effondrant en un million d’éclats. C’était un spectacle magnifique et je suis resté là une minute à me le repasser deux ou trois fois dans la tête.

Puis j’ai franchi les débris de verre en les écrasant et j’ai envoyé une violente poussée contre les volets de bois. J’ai fait éclater les crochets qui les retenaient, et quand ils se sont ouverts ils ont laissé un flot de lumière inonder la maison comme un raz-de-marée. Deux geais ont crié. J’ai vu une buse qui dessinait des cercles lents dans le ciel, j’ai entendu le vent flotter dans les pins comme une rivière qui glisse sur des rochers polis. Je suis resté là debout dans l’air tiède du printemps et la lumière de début d’après-midi qui m’éclaboussait le visage. Mes yeux ont suivi les grandes pentes de gazon jaunâtre qui partaient de la maison, ils ont parcouru la longue vallée boisée qui venait ensuite et sont remontés sur le versant en face jusqu’aux montagnes pourpres et bleu foncé, avec leurs créneaux, leurs crevasses et leur gigantesque relief. Tout cet immense espace creux s’est déployé devant moi comme si j’étais sur le balcon d’un château d’où je découvrais le monde entier.

J’ai posé le pistolet sur le rebord de la fenêtre, j’ai entouré ma bouche de mes mains, et comme si j’étais un loup solitaire hurlant à la lune j’ai crié de toutes mes forces, Bone !

Bone !

Bone est le roi !

Bo-o-o-ne est le r-oi-oi !