Le lendemain matin, il se remit à ses lettres. Le petit bureau devant la fenêtre était d'un noir qui rivalisait avec celui de l'escalier de secours dont les rampes plongeaient dans l'asphalte, épaisse couche de maquillage noir, deux rampes équidistantes mais qui semblaient obéir aux lois de la perspective. Il avait des lettres à écrire. Il était occupé, très occupé, à la poursuite de desseins que maintenant seulement il commençait, vaguement, à entrevoir. Son premier message de la journée, entamé dans un état de semi-inconscience alors qu'il se réveillait, s'adressait à monseigneur Hilton, le prélat qui avait endoctriné Madeleine. Pendant qu'il buvait son café noir à petites gorgées, Herzog, dans sa robe de chambre de coton impression cachemire, plissa les yeux et s'éclaircit la gorge, sentant déjà la colère et l'indignation le gagner. Il fallait que le Monseigneur sache quelles conséquences ses manigances avaient sur les gens. Je suis le mari, ou plutôt l'ex-mari, d'une jeune femme que vous avez convertie, Madeleine Pontritter, la fille du metteur en scène bien connu. Vous vous souvenez peut-être de l'avoir baptisée il y a quelques années, après qu'elle avait reçu votre enseignement. Une jeune diplômée de Radcliffe, une très belle... Madeleine était-elle vraiment une beauté, ou bien n'exagérait-il pas du fait de l'avoir perdue — ce qui rendrait sa souffrance d'autant plus remarquable ? Était-ce une consolation que d'avoir été plaqué par une belle femme ? Oui, mais elle l'avait quitté pour cette brute flamboyante au verbe haut, ce Gersbach qui flanquait la main aux fesses des femmes. On ne peut rien contre les préférences sexuelles des femmes. Cette vérité ancienne. Ni contre celles des hommes. À peu près objectivement, néanmoins, c'était une beauté. De même que l'était Daisy, en son temps. Moi-même, j'ai été beau autrefois, mais la vanité a altéré mes traits... Le teint rose et sain, de jolis cheveux bruns ramenés en chignon à l'arrière de son crâne et une frange sur le devant, un cou gracile, des yeux bleus aux paupières lourdes et un nez byzantin qui tombait droit entre les sourcils. La frange cachait un front d'une formidable puissance intellectuelle, la volonté d'une diablesse, ou sinon un total désordre mental. Elle avait un grand sens de l'élégance. Dès qu'elle a entamé son éducation, elle s'est acheté des croix, des médailles, des chapelets et les vêtements qui vont avec. À l'époque, elle n'était encore qu'une adolescente, fraîche émoulue de l'université. Pourtant, je pense qu'elle comprenait beaucoup de choses mieux que moi. Et je voudrais que vous sachiez, Monseigneur, que je ne vous écris pas dans le but de dénoncer Madeleine ou de vous accuser. Je crois simplement que vous aimerez peut-être savoir ce qui peut arriver, ou ce qui est en réalité arrivé, quand des gens désirent se sauver du... je suppose que le mot exact est nihilisme.

Alors, que se passe-t-il ? Que s'est-il réellement passé ? Herzog s'efforçait de comprendre, les yeux rivés sur les murs de briques qu'il avait retrouvés après s'être enfui de Vineyard. J'avais une chambre à Philadelphie — un poste d'un an — et je venais à New York trois ou quatre fois la semaine par le train de Pennsylvanie pour voir Marco. Daisy jurait qu'elle ne divorcerait jamais. Et, pendant un temps, j'ai vécu avec Sono Oguki, mais elle ne répondait pas à mes espoirs. Pas assez sérieuse. Je n'arrivais pas à grand-chose sur le plan travail. Des cours de routine à Philadelphie. Les étudiants s'embêtaient avec moi et je m'embêtais avec eux. Papa a eu vent de la vie dissolue que je menais et il était furieux. Daisy lui avait écrit pour le mettre au courant, mais ça ne le regardait pas. Que s'est-il passé ? J'ai renoncé à la sécurité d'une carrière, à une vie rangée et conformiste, parce qu'elle m'ennuyait et que j'avais le sentiment qu'il s'agissait d'une existence de légume. Sono voulait que je m'installe avec elle, mais je pensais que je risquais de devenir un homme entretenu. Aussi, j'ai emporté mes documents et mes livres, ma Remington de bureau au capot noir, mes dossiers, mon hautbois et mes partitions à Philadelphie.

Des allers et retours assommants en train, épuisants — le plus beau sacrifice qu'il pût consentir. Il rendait visite à son petit garçon et affrontait la colère de son ex-femme. Daisy essayait de rester imperturbable. Son physique s'en ressentait énormément. Elle l'attendait en haut de l'escalier, les bras croisés et, transformée en un bloc compact, les yeux verts et les cheveux courts, elle se réjouissait par avance à l'idée du moment où elle lui dirait de ramener Marco dans deux heures. Il avait ces visites en horreur. Bien entendu, elle savait exactement ce qu'il faisait, qui il voyait, et de temps en temps, elle demandait : « Comment va le Japon ? » ou « Comment va le Pape ? ». Ce n'était pas drôle. Elle avait de grandes qualités, mais le sens de l'humour ne figurait pas parmi elles.

Moses se préparait pour ses sorties avec son fils. Sinon, le temps s'écoulait trop lentement. Dans le train, il mémorisait les événements principaux de la guerre de Sécession — dates, noms, batailles — et ainsi, pendant que Marco mangeait son hamburger à la cafétéria du zoo, où ils se rendaient à chaque fois, ils avaient un sujet de conversation. « Maintenant, il faut que je te parle de Beauregard, disait-il. C'est un épisode passionnant. » Mais Herzog avait du mal à se concentrer sur le général Beauregard, la bataille de l'île n° 10 sur le Mississippi ou la prison d'Andersonville. Il se demandait comment il allait s'y prendre avec Sono Oguki qu'il désertait pour Madeleine — il avait en effet le sentiment d'une désertion. Elle attendait sa visite ; il le savait. Et il était souvent tenté, quand Madeleine était trop occupée par l'Église pour lui consacrer du temps, de passer discuter, et rien d'autre, avec Sono. Cette situation embrouillée était terriblement déplaisante, et il se méprisait de l'avoir créée. Était-ce là le seul travail qu'un homme trouvait à faire ?

Perdre le respect de soi-même ! Manquer d'idées claires !

Il savait que Marco éprouvait de la compassion pour son père à l'esprit confus. Il jouait le jeu avec Moses et posait de nouvelles questions sur la guerre de Sécession, uniquement parce que c'était tout ce que son père avait à offrir. L'enfant ne refusait pas ce cadeau fait avec les meilleures intentions. Il y avait de l'amour là-dedans, pensa Herzog, drapé dans sa robe de chambre de coton impression cachemire, cependant que son café refroidissait. Ces enfants et moi, nous nous aimons. Mais qu'ai-je à leur donner ? Marco le regardait, les yeux vifs, son visage d'enfant au teint pâle, le visage des Herzog, criblé de taches de rousseur, les cheveux en brosse, la coupe qu'il avait lui-même choisie, plus ou moins un étranger. Il avait la bouche de sa grand-mère Herzog. « Bon, mon garçon, il faut que je rentre à Philadelphie », disait Herzog. Alors que, au contraire, il ne voyait aucune nécessité d'y retourner. Philadelphie était une erreur totale. À quoi bon prendre ce train ? Était-il indispensable, par exemple, de voir Elizabeth et Trenton ? Est-ce que ces villes avaient besoin de lui ? Est-ce que son lit à une place l'attendait à Philadelphie ? « C'est l'heure de mon train, Marco. » Il sortait sa montre de poche, cadeau de son père datant de vingt ans. « Fais attention dans le métro. Et dans la rue, aussi. Ne va pas dans Morningside Park. Il y a des bandes là-bas. »

Il réprima son impulsion d'appeler Sono Oguki d'une cabine publique et prit le métro jusqu'à Pennsylvania Station. Dans son long pardessus marron, étroit aux épaules et déformé par les livres qu'il fourrait dans les poches, il emprunta le couloir bordé de boutiques — fleurs, coutellerie, whisky, beignets et saucisses grillées, le froid des orangeades couleur de cire. Laborieusement, il grimpa les marches de la voûte illuminée de la gare dont les grandes baies poussiéreuses fractionnaient le soleil d'automne — le soleil voûté du quartier de la confection. La glace du distributeur de chewing-gum lui révéla combien il avait le teint pâle, malsain — effilochures de son manteau et de son écharpe de laine, son chapeau et ses sourcils qui se tordaient et s'enflammaient dans le trop-plein de lumière tandis qu'apparaissait la sphère de son visage, le visage d'un homme qui s'efforçait de faire bonne contenance. Herzog sourit à cette précédente incarnation de lui-même, Herzog la victime, Herzog le soi-disant amant, Herzog l'homme de qui le monde escomptait une certaine œuvre intellectuelle qui changerait la face de l'histoire, qui influerait sur le développement de la civilisation. Plusieurs cartons de papiers jaunis glissés sous son lit à Philadelphie allaient produire ce résultat sensationnel.

Ainsi, passant le portillon automatique et sa plaque pourpre gravée en lettres d'or, son billet non poinçonné à la main, Herzog descendit l'escalier menant aux trains. Ses lacets étaient défaits. Les fantômes d'une fierté ancienne qu'il tirait de son physique rôdaient encore autour de lui. Les wagons, rouge fumée, étaient à quai. Est-ce qu'il arrivait ou partait ? Parfois, il ne savait plus.

Dans ses poches, il avait une histoire abrégée de la guerre de Sécession de Pratt ainsi que plusieurs volumes de Kierkegaard. Bien qu'il ait abandonné la cigarette, Herzog préférait toujours les wagons fumeurs. Il aimait l'odeur de tabac. Installé sur un siège de peluche sale, il prit un livre, lut : Car mourir signifie que tout est fini, mais mourir la mort, c'est vivre le mourir, et il essaya d'en déchiffrer le sens. Si... Oui... Non... D'un autre côté, si l'existence est nausée, alors la foi est soulagement incertain. Ou sinon — soyez détruit par la souffrance et vous sentirez le pouvoir de Dieu pendant qu'il vous reconstruira. Belle lecture pour un dépressif ! Herzog, assis à son bureau, sourit. Riant presque en silence, il laissa sa tête retomber entre ses mains. Mais là, dans le train, totalement sérieux, il réfléchissait laborieusement. Tous ceux qui vivent sont dans le désespoir. (?) Et c'est la maladie mortelle. (?) C'est que l'homme refuse d'être ce qu'il est. (?)

Il referma le livre au moment où le train atteignait les dépotoirs du New Jersey. Il avait la tête brûlante. Il la rafraîchit en pressant la joue contre son badge de soutien à Stevenson. La fumée dans le wagon, douceâtre et riche, avait des relents de pourri. Il la respira à fond — une infection exaltante ; il huma avec ravissement l'odeur de marais des pipes éteintes. Les roues cognaient, tournaient à toute allure, mordaient les rails. Le froid soleil d'automne embrasait les usines du New Jersey. Silhouettes volcaniques des crassiers, amas de joncs, décharges, raffineries, torchères fantomatiques et, peu après, champs et forêts. Les chênes trapus, hérissés, brillaient comme du métal. Les champs viraient au bleu. Chaque antenne de radio évoquait le chas d'une aiguille où luisait une goutte de sang. Les briques ternes d'Elizabeth disparurent. Au crépuscule, Trenton approcha, semblable au foyer d'un feu de cheminée. Herzog déchiffra le panneau installé par la municipalité : TRENTON L'A FAIT, LE MONDE EST SATISFAIT !

À la tombée de la nuit, dans un scintillement électrique glacé, Philadelphie s'annonça.

Pauvre garçon, sa santé n'était pas bonne.

Herzog sourit à la pensée des pilules et du lait qu'il avait avalés durant la nuit. À côté de son lit à Philadelphie, il y avait souvent une douzaine de bouteilles. Il buvait du lait pour calmer son estomac.

Vivre au milieu des grandes idées et des concepts, insuffisamment adaptés aux conditions quotidiennes de la vie américaine. Voyez-vous, Monseigneur, si vous passiez à la télévision revêtu comme au temps jadis de l'aube et du surplis de l'Église catholique et romaine, il y aurait assez d'Irlandais, de Polonais et de Croates qui la regardent dans les bars pour vous comprendre, tandis que vous levez au ciel vos bras élégants et que vous roulez des yeux comme une star du muet — Richard Barthelmess ou Conway Tearle ; la classe ouvrière catholique est très fière de lui. Quant à moi, spécialiste érudit de l'histoire des idées, handicapé par la confusion émotionnelle... Résistant à l'argument selon quoi la pensée scientifique a semé le désordre parmi l'ensemble des considérations fondées sur la valeur... Convaincu que l'expansion de l'espace universel ne détruit pas les valeurs humaines, que le royaume des faits et celui des valeurs ne sont pas séparés pour l'éternité. Et l'idée curieuse s'est présentée à mon esprit (juif) qu'on allait bien voir ! Ma vie prouverait l'existence d'une alternative. Fatigué de la forme moderne d'historicisme qui voit dans cette civilisation la faillite des espérances placées dans la religion et la pensée occidentales, ce que Heidegger appelle la seconde Chute de l'Homme dans le quotidien ou l'ordinaire. Aucun philosophe ne sait ce qu'est l'ordinaire tant qu'il n'est pas assez profondément tombé dedans. La question de l'expérience humaine de l'ordinaire est la question principale qui se pose en ces siècles contemporains, ainsi que Montaigne et Pascal, sinon en désaccord, l'ont tous les deux très bien dit — la force de la vertu d'un homme ou de ses aptitudes spirituelles mesurées à l'aune de sa vie ordinaire.

D'une manière ou d'une autre, l'idée indubitablement folle m'est venue que mes propres actes avaient une importance historique, ce qui (illusion ?) pourrait donner à penser que les gens qui m'ont fait du tort compromettaient une expérience cruciale.

Herzog, pathétique, buvant son lait à petites gorgées à Philadelphie, fou fragile plein d'espoir, inclinant la boîte pour apaiser son estomac et noyer son esprit tourmenté, courtisant le sommeil. Il songeait à Marco, à Daisy, à Sono Oguki, à Madeleine, aux Pontritter et, de temps en temps, à la différence entre la tragédie antique et la tragédie moderne selon Hegel, l'expérience intérieure du cœur et le développement de la personnalité à l'époque contemporaine. Sa propre personnalité parfois coupée tant des réalités que des valeurs. Mais la personnalité contemporaine est inconstante, divisée, indécise, privée des certitudes inébranlables de l'homme archaïque, et privée aussi des idées fermes du XVIIe siècle, des théorèmes clairs et indiscutables.

Moses désirait faire son possible pour améliorer la condition humaine, et il finit par prendre un somnifère, afin de se ménager. Dans l'intérêt de tout le monde. Mais le lendemain matin, devant sa classe de Philadelphie, il parvenait à peine à déchiffrer ses notes. Il avait les yeux gonflés et la tête ensommeillée, encore que son cœur inquiet battît plus vite que jamais.

Le père de Madeleine, une forte personnalité, une intelligence supérieure, affligé cependant de nombre des vanités étranges et grotesques propres au milieu du théâtre à New York, m'a confié que je ferais peut-être beaucoup de bien à sa fille. Il a dit : « Bon, il est temps qu'elle arrête de traîner avec tous ces pédés. Elle est comme beaucoup de ces bas-bleus d'étudiantes — tous ses copains sont des homosexuels. Autour d'elle, ça sent plus le fagot qu'aux pieds de Jeanne d'Arc. C'est bon signe qu'elle s'intéresse à toi. » Mais le vieil homme considérait également Herzog comme un pauvre type. Il n'avait pas caché cette réalité psychologique. Il était venu voir Pontritter dans son atelier — Madeleine avait dit : « Mon père insiste, il veut te parler. J'aimerais bien que tu passes. » Il trouva Pontritter en train de danser la samba ou le cha-cha-cha (Herzog était incapable de faire la différence) avec sa professeur particulière, une Philippine d'une cinquantaine d'années, l'un des membres d'un couple de danseurs de tango autrefois célèbre (Ramon et Adelina). Adelina s'était épaissie au niveau de la taille, mais ses longues jambes étaient restées minces. Son maquillage n'éclaircissait guère sa peau brune. Pontritter, cet immense personnage sur le crâne bronzé de qui (il utilisait tout l'hiver une lampe à ultraviolets) poussaient quelques fibres blanches, faisait de petits pas dans ses chaussures en toile à semelles de corde. Son pantalon dont le fond lui tombait à mi-cuisses oscillait de droite à gauche tandis qu'il balançait ses hanches larges. Ses yeux bleus étaient intenses. La musique s'élevait, qui suçotait et frappait, grattait et tapait à coups de petites notes sèches au rythme d'un steel-band. Quand elle s'arrêta, Pontritter demanda avec un intérêt un peu distant : « C'est toi, Moses Herzog ?

— Oui, c'est moi.

— Tu es amoureux de ma fille ?

— Oui.

— Ça ne te donne pas spécialement bonne mine, à ce que je constate.

— J'ai été malade, Mr. Pontritter.

— Tout le monde m'appelle Fitz. Je te présente Adelina. Adelina... Moses. Il couche avec ma fille. Je ne croyais pas que je vivrais assez longtemps pour voir ça. Eh bien, félicitations... J'espère que la Belle au bois dormant se réveillera.

— Hola, guapo », dit Adelina. Il n'y avait rien de personnel dans ce bonjour. Son attention était fixée sur la cigarette qu'elle s'apprêtait à fumer. Elle prit l'allumette que Pontritter lui tendait. Herzog se souvenait de s'être dit combien ce petit jeu, sous la lucarne de l'atelier, semblait relever de l'apparence. Chaleur artificielle ou absence totale de chaleur.

Plus tard dans la journée, il eut également une conversation avec Tennie Pontritter. À peine eut-elle commencé à parler de sa fille que les larmes lui montèrent aux yeux. Elle avait une figure douce, une expression qui dénotait une patience à toute épreuve, légèrement larmoyante même quand elle souriait et terriblement mélancolique lorsqu'on la croisait par hasard, comme Moses cet après-midi-là dans Broadway, quand il vit son visage — elle était plus grande que la moyenne — venir vers lui, large, lisse, bienveillant, tandis que deux rides de souffrance marquaient en permanence les coins de sa bouche. Elle l'invita à l'accompagner à Verdi Square dont la pelouse élimée, entourée de barrières, était toujours cernée d'une foule de vieux à l'article de la mort, hommes et femmes installés sur des bancs, de mendiants infirmes, de lesbiennes qui roulaient des épaules comme des camionneurs et de fragiles homosexuels noirs aux cheveux teints qui portaient des boucles d'oreilles.

« Je n'ai pas beaucoup d'influence sur ma fille, dit Tennie. Je l'aime tendrement, bien sûr. Tout n'a pas été facile. Il fallait que je soutienne Fitz. Il a été sur la liste noire pendant des années. Je ne pouvais pas être déloyale envers lui. Après tout, c'est un grand artiste...

— J'en suis convaincu... » marmonna Herzog. Elle avait laissé sa phrase en suspens pour qu'il acquiesçât.

« C'est un géant. » Tennie avait appris à affirmer ces choses-là en montrant une conviction absolue. Seule une Juive élevée dans le respect de la culture — un père tailleur, membre de l'Arbeiter-Ring et yiddishisant — pouvait comme elle sacrifier sa vie pour un grand artiste. « Dans une société de masse ! » Elle le regarda avec la même gentillesse fraternelle et le même air implorant. « Une société de l'argent ! » Herzog s'interrogea sur ce point. Madeleine lui avait dit, très amère à l'endroit de ses parents, que le vieil homme avait besoin de cinquante mille dollars par an et qu'il les obtenait, ce vieux tyran, ce mauvais génie, des femmes et des gogos qui rêvaient de faire du théâtre. « Mady s'imagine que je l'ai laissé tomber. Elle ne comprend pas — elle hait son père. Vous voulez que je vous dise, Moses, je pense qu'il faut que les gens vous fassent instinctivement confiance. Je constate que c'est le cas pour Mady en ce qui vous concerne, et pourtant, ce n'est pas une fille qui accorde facilement sa confiance. Je suppose donc qu'elle doit être amoureuse de vous.

— Moi, je le suis d'elle, dit Moses d'une voix chargée d'émotion.

— Il faut que vous l'aimiez — et je crois que vous l'aimez... Tout est tellement compliqué.

— Parce que je suis plus âgé qu'elle — et marié ? C'est ce que vous voulez dire ?

— Vous ne la ferez pas souffrir, n'est-ce pas ? Peu importe ce qu'elle pense, je suis sa mère. Et j'ai un cœur de mère, quoi qu'elle en dise. » Elle se mit à pleurer, doucement. « Oh, Mr. Herzog... je suis tout le temps prise entre ces deux-là. Je sais que nous n'avons pas été des parents conventionnels. Elle a le sentiment que je l'ai, d'un seul coup, lâchée dans le monde. Et il n'y a rien que je puisse faire. C'est à vous d'agir. Il faudra que vous donniez à cette enfant la seule chose susceptible de l'aider. » Tennie ôta ses lunettes sophistiquées, sans plus faire d'effort pour dissimuler ses pleurs. Son visage, le nez rougi, et ses yeux, modelés pour adresser ce qui paraissait être à Moses une pauvre supplication, s'enténébrèrent, aveuglés par les larmes. La méthode de Tennie n'allait pas sans une dose d'hypocrisie et de calcul, mais au-delà, il convient de le répéter, il y avait un amour sincère pour sa fille et son mari, et au-delà de cet amour sincère, quelque chose d'encore plus profond et de plus sombre. Herzog n'avait que trop conscience des strates successives de réalité — détestation, arrogance, tromperie et — que Dieu nous garde ! — vérité aussi. Il se rendait compte que la mère angoissée de Madeleine le manipulait. Trente ans d'une vie d'épouse de bohémien, de platitudes propres à cette idéologie rebattue, exploitée cyniquement par le vieux Pontritter, et Tennie demeurait fidèle, enchaînée par les bijoux « abstraits » en argent terni dont elle était couverte.

Par contre, elle fera son possible pour que cela n'arrive jamais à sa fille. Et Madeleine était tout aussi déterminée que sa mère. C'est là que Moses entrait en scène, sur le banc de Verdi Square. Il était bien rasé, il avait une chemise propre, des ongles propres, et ses jambes, peut-être un peu épaisses du côté des cuisses, étaient croisées, cependant qu'il écoutait Tennie avec beaucoup d'attention — pour un homme dont l'esprit avait cessé de fonctionner. Il était trop occupé de ses grands projets pour penser clairement. Certes, il savait que Tennie le prenait au piège, qu'il était du genre à tomber dans le panneau et à répondre à l'appel qu'elle lui lançait. Il avait un faible pour les bonnes actions, et elle flattait son faible en lui demandant de sauver cette enfant obstinée et égarée qui était la sienne. Patience, bonté, amour et virilité devraient y parvenir. Tennie le flatta plus subtilement encore. Elle lui dit qu'il pouvait apporter la stabilité dans la vie de cette fille névrosée et la guérir grâce à sa constance. Au milieu de cette foule de vieillards, d'agonisants et d'estropiés, Tennie appelait Moses au secours, suscitant ainsi sa compassion mêlée de sentiments impurs. Au point de provoquer sa répulsion. Il en avait la nausée. « J'adore Madeleine, dit-il. Vous n'avez pas à vous inquiéter. Je ferai tout ce que je peux. »

Un être passionné, irréfléchi, centré sur lui-même, et comique.

Madeleine habitait un appartement dans un vieil immeuble, et quand il venait en ville, Herzog dormait chez elle. Ils couchaient tous les deux sur le canapé au dessus-de-lit marocain. La nuit entière, Moses pressait son corps contre celui de Madeleine, avec ferveur, avec exaltation. Elle ne manifestait pas la même ardeur, mais elle était alors une convertie de fraîche date. De surcroît, il y a toujours un amant plus ardent que l'autre. Elle avait parfois des larmes de colère et de détresse dans les yeux, et elle déplorait ses péchés. Pourtant, elle désirait toujours les commettre.

À sept heures du matin, semblant anticiper le réveil d'une fraction de seconde, elle se raidissait, et quand il sonnait, elle s'exclamait déjà avec une rage étouffée : « Merde ! » puis filait à grandes enjambées vers la salle de bains.

Les installations étaient vétustes. Dans les années 1890, c'étaient des appartements de luxe. Les robinets à large bec crachaient un impressionnant flot d'eau froide. Elle enlevait son haut de pyjama et, nue jusqu'à la taille, se lavait au moyen d'un gant, se purifiait avec une vigueur furieuse, de sorte que son visage aux yeux bleus rougissait et que ses seins rosissaient. Silencieux, pieds nus, enveloppé dans son trench-coat qui faisait office de robe de chambre, Herzog entrait et s'asseyait sur le bord de la baignoire pour regarder.

Les carreaux étaient couleur cerise délavée, et le porte-brosse à dents de même que la robinetterie en vieux nickel, d'un style tarabiscoté. L'eau jaillissait en torrents du robinet et Herzog voyait Madeleine se métamorphoser en femme plus âgée. Elle avait un emploi à l'université catholique Fordham et il lui fallait en premier lieu, pensait-elle, avoir l'air sérieuse et mûre, comme si elle appartenait depuis longtemps à l'Église. La franche curiosité qu'il manifestait, le fait qu'il partageait familièrement la salle de bains avec elle et qu'il était nu sous son trench-coat, ainsi que son teint matinal blême dans ce décor au luxe victorien décadent — tout cela l'exaspérait. Elle ne lui jetait pas le moindre coup d'œil pendant qu'elle se préparait. Par-dessus son soutien-gorge et sa combinaison, elle passait un pull à col montant puis, pour protéger les épaules du pull, elle enfilait une espèce de cape en plastique. Afin que le maquillage ne coule pas sur la laine. Après quoi, elle appliquait ses produits de beauté — les flacons et les poudres s'alignaient sur les étagères au-dessus des toilettes. Ce qu'elle faisait, elle le faisait vite, sans hésiter, avec efficacité, à toute allure, mais avec l'assurance d'une professionnelle. Les graveurs, les pâtissiers, les trapézistes travaillent ainsi. Il estimait qu'elle était trop nerveuse — trop rapide, toujours à la limite de l'accident, mais celui-ci ne se produisait jamais. Elle commençait par étaler une couche de crème sur ses joues, puis elle massait son nez droit, son menton d'enfant et sa gorge tendre pour la faire pénétrer. Un truc gris, vaguement bleu perle. Ça, c'était la base. Elle l'estompait à l'aide d'une serviette. Ensuite, elle appliquait le maquillage. Se servant de petits tampons de ouate, à la racine des cheveux, autour des yeux, sur les joues et sur la gorge. Malgré les cercles de tendre chair féminine, il y avait toujours quelque chose de visiblement dictatorial dans cette gorge tendue. Elle ne laissait pas Herzog caresser son visage de haut en bas — c'était mauvais pour les muscles. Assis, sans la quitter des yeux, sur le bord de la luxueuse baignoire, il passait son pantalon, rentrait sa chemise dedans. Elle ne lui prêtait aucune attention ; d'une certaine façon, elle essayait de se débarrasser de lui alors qu'elle entamait sa vie diurne.

Elle mettait une poudre pâle à coups de houppette, toujours à la même vitesse étourdissante, comme si sa vie en dépendait. Puis elle se tournait d'un mouvement vif pour examiner le résultat — profil droit, profil gauche — plantée devant le miroir, l'agrippant comme pour soutenir son buste mais, en réalité, sans le toucher. La poudre, ça allait. Elle apposait une touche de crème hydratante sur ses paupières. Elle teignait ses cils au moyen d'une minuscule brosse. Moses participait à toute l'opération, intensément, silencieusement. De même, sans marquer la moindre hésitation, elle appliquait une touche de noir au coin externe de chaque œil, puis elle rectifiait le trait de ses sourcils afin qu'ils soient à un niveau identique et lui confèrent une expression sérieuse. Ensuite, elle s'emparait d'une grande paire de ciseaux de tailleur et s'attaquait à sa frange. Elle ne semblait pas avoir besoin de mesurer ; son image était fixée dans le miroir de sa volonté. Elle coupait comme si elle déchargeait un pistolet, et Herzog éprouvait une soudaine alarme, l'impression d'un court-circuit. Le caractère décidé de Madeleine le fascinait, et dans cette fascination, il découvrait sa propre puérilité. Lui, un être en pleine santé, une personne solide, assis sur le bord d'une vieille baignoire pompeuse dont l'émail composait des volutes, des torsades de rhubarbe cuite évoquant des boucles de cheveux, s'absorbait dans la transformation du visage de Madeleine. Elle apprêtait ses lèvres d'une matière cireuse avant de les peindre d'un rouge terne qui ajoutait quelques années encore à son âge. Une fois sa bouche encaustiquée, elle avait presque terminé. Elle mouillait un doigt sur sa langue pour apporter les ultimes corrections. C'était fini. Elle s'étudiait dans la glace, gravement, les sourcils alignés, et elle paraissait satisfaite. Oui, impeccable. Elle passait une longue et lourde jupe de tweed qui lui cachait les jambes. Sur ses talons hauts, elle avait les chevilles légèrement tordues. Maintenant, le chapeau. Il était gris, à fond bas, à large bord. Dès qu'elle le plaçait sur sa tête objet de tant de soins, elle devenait une femme de quarante ans — une hypocondriaque blanche et hystérique qui multiplie les génuflexions dans les travées de l'église. Le large bord sur son front inquiet, sa véhémence enfantine, sa peur, sa détermination à l'égard de la religion — quelle pitié que tout cela ! Tandis que lui, le Juif, le pécheur, las, pas rasé, il compromettait sa rédemption — il avait le cœur brisé. Elle le gratifiait à peine d'un regard. Elle avait mis sa veste à col en fourrure d'écureuil et elle glissait la main en dessous pour rajuster les épaulettes. Ce chapeau ! On aurait dit un ouvrage de vannerie, constitué d'une seule et longue bande grise enroulée, d'une largeur d'environ un centimètre et demi, et il rappelait à Herzog celui que portait la dame chrétienne qui venait lui lire la Bible à l'hôpital de Montréal. « Le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix, mais... » Il y avait jusqu'à l'épingle à chapeau. L'œuvre était achevée. Elle avait le visage lisse, le visage d'une femme mûre. Seuls les globes oculaires étaient demeurés tels quels, et les larmes semblaient sur le point d'en jaillir. Elle avait l'air en colère — furieuse. Elle le voulait ici la nuit. Elle acceptait même, un peu rancunière, de lui prendre la main pour la poser sur son sein pendant qu'ils s'endormaient. Mais le matin venu, elle aurait aimé qu'il disparaisse. Il n'était pas habitué à ça ; il était habitué à être le favori. Or, il avait affaire à une nouvelle génération de femmes, c'était ce qu'il se disait. Pour elle, il était un séducteur (il ne parvenait pas à le croire !) grisonnant, patient, paternel. Seulement, les rôles avaient été distribués. Elle avait son visage blanc de convertie et Herzog ne pouvait pas refuser de déjouer son personnage.

« Tu devrais manger quelque chose, dit-il.

— Non. Ça me mettrait en retard. »

Les couches de crème avaient séché sur sa peau. Elle passait autour de son cou une grosse croix pectorale. Elle n'était catholique que depuis trois mois et déjà, à cause de Herzog, elle ne pouvait pas se confesser, du moins pas auprès de Monseigneur.

La conversion était un événement théâtral pour Madeleine. Le théâtre — l'art des arrivistes, des opportunistes, des prétendus aristocrates. Monseigneur lui-même était un acteur. Un seul rôle, mais un grand. Elle avait manifestement des sentiments religieux, mais le prestige et la réussite sociale comptaient davantage. Vous avez la réputation de convertir des célébrités, et elle est venue vous trouver. Rien n'est trop beau pour notre Mady. L'interprétation juive de la femme chrétienne — ou de l'homme — à l'âme élevée est un curieux chapitre de l'histoire du théâtre social. Les rangs des Dignitaires sans cesse alimentés par le bas. D'où viendraient les personnes distinguées sinon des masses ? Avec la dévotion et la flamme d'un ressentiment transcendantal. Je ne nie pas en avoir subi également les conséquences. Mon implication dans cette affaire a eu sur moi un effet très bénéfique.

« Tu vas être malade si tu pars travailler l'estomac vide. Prends le petit-déjeuner avec moi et je te paye le taxi pour Fordham. »

D'un pas décidé, quoique maladroit, elle sortit de la salle de bains, la démarche entravée par sa longue et horrible jupe. Elle aurait voulu s'envoler, mais avec son chapeau en forme de roue de charrette, ses tweeds, ses médailles, sa croix pectorale et son cœur lourd, décoller n'était pas facile.

Il la suivit dans la chambre aux murs garnis de glaces, décorés de reproductions encadrées de retables flamands, dorés, verts et rouges. Les boutons de porte et les serrures étaient bloqués par les nombreuses couches de peinture. Madeleine tirait, impatiente. Arrivant derrière elle, Herzog ouvrit d'un coup sec la porte d'entrée blanche. Ils longèrent un couloir où des sacs d'ordures jonchaient le tapis autrefois luxueux, prirent l'ascenseur délabré, quittèrent l'atmosphère confinée du puits sombre pour se retrouver dans le porphyre du hall vieillot, puis ils débouchèrent dans la rue noire de monde.

« Tu ne viens pas ? Qu'est-ce que tu fais ? » demanda Madeleine.

Peut-être qu'il n'était pas encore bien réveillé. Herzog s'attarda un moment près de la poissonnerie, retenu par l'odeur. Un Noir mince et musclé déversait des seaux de glace pilée sur le large étal. Les poissons s'entassaient, le dos arqué comme s'ils nageaient dans la glace broyée et fumante, bronze sang, vert noir visqueux, gris or — les homards, leurs antennes courbées, se collaient à la paroi de verre. La matinée, chaude, grise, humide, fraîche, sentait le fleuve. S'arrêtant devant les portes métalliques du monte-charge au niveau du trottoir, Moses perçut le dessin en relief de la grille d'acier au travers de la fine semelle de ses chaussures ; comme du braille. Encore qu'il ne déchiffrât pas le message. Les poissons étaient immobiles, l'air vivant, pris dans l'écume blanche de la glace pilée. Sous le ciel bas, la rue était chaude et grise, intime, malpropre, baignant dans les effluves du fleuve pollué, dans l'odeur émoustillante de saumure et de mer.

« Je ne peux pas t'attendre, Moses », lança Madeleine, péremptoire, par-dessus son épaule.

Ils entrèrent dans le café, s'installèrent à une table de formica jaune.

« Qu'est-ce que tu fabriquais ?

— Tu sais, ma mère venait des provinces baltes. Elle adorait le poisson. »

Madeleine ne s'intéresserait guère à maman Herzog, morte depuis vingt ans, aussi attachée à sa mère que fût l'âme de ce monsieur nostalgique. Moses, réfléchissant, se jugea coupable. Aux yeux de Madeleine, il représentait la figure du père — il ne pouvait donc pas espérer qu'elle se préoccupe de sa mère à lui. C'était une de ces mortes tout à fait morte, dépourvue d'influence sur la nouvelle génération.

Sur la table jaune, il y avait une fleur rouge. Dont la tige couverte d'épines s'enfonçait dans le col du soliflore en métal. Curieux de savoir si elles étaient en plastique, Herzog les toucha. C'étaient des vraies et il retira aussitôt sa main. Madeleine l'observait.

« Tu sais très bien que je suis pressée », dit-elle.

Elle aimait beaucoup les muffins. Il en commanda. Elle rappela la serveuse : « Les miens, vous les rompez. Surtout, vous ne les coupez pas, s'il vous plaît. » Elle tendit le menton vers Moses, puis demanda : « Moses, mon maquillage, ça va — sur le cou ?

— Avec le teint que tu as, tu n'as pas besoin de tout ça.

— Mais est-ce qu'il n'est pas irrégulier ?

— Non. Je te verrai plus tard ?

— Je ne sais pas trop. Je suis invitée à un cocktail à Fordham — en l'honneur d'un missionnaire.

— Mais après — je peux prendre un train du soir pour Philly.

— J'ai promis à maman... Elle a de nouveau des problèmes avec le vieux.

— Je croyais que tout était réglé — le divorce.

— C'est une véritable esclave ! s'exclama Madeleine. Elle ne le lâchera pas, et il ne la lâchera pas non plus. Il a tout à y gagner. Elle continue à aller dans cette école de théâtre pourrie jusqu'à pas d'heure et elle tient sa comptabilité. C'est l'homme de sa vie — un nouveau Stanislavski. Elle s'est sacrifiée et s'il n'est pas un grand génie, à quoi ça aurait servi ? Donc, il est un grand génie...

— J'ai entendu plusieurs personnes affirmer que c'était un metteur en scène remarquable.

— C'est vrai, il a quelque chose, dit Madeleine. Une sorte d'intuition presque féminine. Et il fascine les gens — sa manière de procéder est diabolique. Tennie dit qu'il dépense environ cinquante mille dollars par an rien que pour lui. Il se sert de son génie pour escroquer cet argent.

— J'ai l'impression que c'est pour toi qu'elle veille sur sa comptabilité — pour sauver à ton profit ce qui peut l'être.

— Il ne laissera que des procès et des dettes... » Elle planta ses dents dans le muffin grillé — de petites dents de petite fille. Mais elle ne mangea pas. Elle reposa le muffin, et ses yeux se mouillèrent étrangement.

« Qu'est-ce qui ne va pas ? Mange. »

Elle repoussa son assiette. « Je t'ai demandé de ne pas me téléphoner à Fordham. Ça me perturbe. Il faut que les deux choses restent séparées.

— Excuse-moi. Je ne recommencerai pas.

— Je ne suis plus moi-même. J'ai trop honte pour aller me confesser auprès de Monseigneur.

— Un autre prêtre, ça n'irait pas ? »

Elle posa sa tasse qui produisit le bruit sec de l'épaisse porcelaine de café. Une trace pâle de rouge à lèvres en marquait le bord. « Le dernier prêtre m'a engueulée à cause de toi. Il m'a demandé depuis combien de temps j'appartenais à l'Église. Et pourquoi je m'étais fait baptiser si c'était pour me conduire de cette manière au bout de quelques mois ! » Les beaux yeux de la femme d'âge mûr dont elle s'était fabriqué l'allure accusaient Herzog. Son visage était barré par les sourcils droits qu'elle s'était dessinés. Moses croyait distinguer en dessous le contour des vrais.

« Mon Dieu ! je suis désolé », dit-il. Il avait un air contrit. « Je ne veux pas te créer d'ennuis. » C'était assurément faux. Il était au contraire bien décidé à créer des ennuis. Il pensait qu'elle recherchait la difficulté. Elle voulait que Moses et le Monseigneur se battent pour elle. Ça accroissait son excitation. Au lit, il livrait bataille à son apostasie. Et, sans nul doute, le Monseigneur faisait des converties avec ses yeux de braise.

« Je me sens lamentable, tellement lamentable, dit Madeleine. Le mercredi des Cendres approche et je ne pourrai pas communier avant de m'être confessée.

— C'est gênant... » Moses compatissait sincèrement, mais il se refusait à céder la place.

« Et le mariage ? Comment on va faire pour se marier ?

— On trouvera une solution — l'Église est une vieille et sage institution.

— Au bureau, on parle de Joe DiMaggio, quand il a voulu épouser Marilyn Monroe. Et de Tyrone Power — l'un de ses derniers mariages a été célébré par un prince de l'Église. L'autre jour, il y avait un article de Leonard Lyons sur les divorces catholiques. » Madeleine lisait tous les échotiers. Dans son saint Augustin et son missel, elle utilisait des coupures de presse du Post et du Mirror en guise de marque-pages.

« Favorable ? » demanda Moses, refermant son muffin en appuyant dessus — il y avait trop de beurre.

Les grands yeux violets de Madeleine semblaient tout gonflés. Ses pensées étaient fixées sur ces problèmes, tant de fois analysés. « J'ai rendez-vous avec un prêtre italien de la Société pour la Propagation de la Foi. C'est un spécialiste de droit canon. Je l'ai appelé hier. »

Membre de l'Église depuis douze semaines, et elle savait déjà tout.

« Ce serait plus facile si Daisy m'accordait le divorce, dit Herzog.

— Elle doit te l'accorder. » Madeleine haussa brusquement la voix. Herzog se prenait à contempler ce visage qui avait été apprêté pour les Jésuites des quartiers chics. Il s'était produit quelque chose — une corde s'était tendue et entortillée dans sa poitrine si bien que Madeleine se raidissait. Les extrémités de ses doigts blanchissaient tandis qu'elle agrippait le bord de la table et lui lançait des regards furieux, les lèvres pincées et le teint devenu plus foncé sous la pâleur tuberculeuse de son maquillage. « Qu'est-ce qui te permet de penser que j'ai l'intention de passer ma vie comme ça avec toi ? Il faut que tu fasses quelque chose.

— Mais Mady — tu connais mes sentiments...

— Tes sentiments ? Épargne-moi tes platitudes sur les sentiments. Je n'y crois pas. Je crois en Dieu — au péché — à la mort — alors ne viens pas me débiter tes conneries sur les sentiments.

— Non... écoute. » Il coiffa son feutre, comme s'il espérait en retirer une quelconque autorité.

« Je veux me marier, dit-elle. Le reste, c'est des foutaises. Ma mère était obligée de mener une vie de bohème. Elle travaillait pendant que Pontritter couchait à droite, à gauche. Il achetait mon silence avec des nickels quand je le surprenais en compagnie d'une de ses maîtresses. Tu sais où j'ai appris à lire ? Dans L'État et la Révolution de Lénine. Ces gens-là sont des malades ! »

Probablement, reconnut Herzog en son for intérieur. Mais maintenant, Madeleine désire des Noëls sous la neige, des œufs de Pâques et peut-être habiter l'une de ces rues bordées de petites maisons mitoyennes en briques dans le désert morne du Queens, à se tracasser à propos de robes de communion aux côtés d'un brave mari irlandais qui balaye les miettes dans une fabrique de biscuits.

« Je suis peut-être devenue une inconditionnelle des choses conventionnelles, poursuivit Madeleine. Mais c'est comme ça. Toi et moi, soit on se marie à l'église, soit j'arrête. Nos enfants seront baptisés et élevés dans la foi catholique. » Moses, abasourdi, hocha vaguement la tête. Comparé à elle, il se sentait inerte, sans caractère. Le parfum poudreux de son visage l'émouvait (toute ma gratitude pour l'art, telles étaient ses réflexions, n'importe quelle forme d'art).

« Mon enfance n'a été qu'un monstrueux cauchemar, reprit-elle. J'ai été brutalisée, agressée, vi-vi-vio... bégaya-t-elle.

— Violée ? »

Elle fit signe que oui. Elle le lui avait déjà raconté. Il ne pouvait pas l'amener à tout dire au sujet de ce secret lié à sa vie sexuelle.

« C'était un adulte, dit-elle. Il m'a payée pour que je garde le silence.

— Qui était-ce ? »

L'air renfrogné, elle avait les yeux baignés de larmes et sa jolie bouche vengeresse demeurait obstinément close.

« Ça arrive à plein, plein de gens, reprit-il. Tu ne peux pas fonder ton existence là-dessus. Ce n'est pas si grave que ça.

— Quoi — un an d'amnésie ce n'est pas grave ? Toute ma quatorzième année a disparu de ma mémoire. »

Elle ne pouvait pas accepter de la part de Herzog une consolation d'une telle largeur d'esprit. Peut-être percevait-elle cela comme une sorte d'indifférence. « Mes parents ont bien failli me détruire. D'accord, aujourd'hui ça n'a plus d'importance. Je crois en Jésus-Christ mon Sauveur. Je n'ai plus peur de la m-mort, Moses. Pon disait qu'on mourait tous et qu'on pourrissait dans la tombe. Raconter des choses pareilles à une gamine de six ou sept ans. Il mériterait d'être puni pour ça. Maintenant, je veux continuer à vivre, je veux mettre des enfants au monde, à condition que j'aie une réponse à leur fournir quand ils m'interrogeront sur la vie et la tombe. Mais n'attends pas de moi que j'emprunte la voie de la permissivité — l'absence de règles. Non ! Ce sera ces règles-là ou rien. »

Moses avait l'impression d'être submergé et il la regarda comme au travers de la distorsion vitreuse d'une eau profonde.

« Tu m'écoutes ?

— Oh, oui, répondit-il. Oui, je t'écoute.

— Bon, il faut que j'y aille. Le père Francis n'a jamais une minute de retard. » Elle empoigna son sac et partit vite, les fesses qui tressautaient sous l'impétuosité de son pas. Elle portait de très hauts talons.

Un matin pareil à celui-là, courant dans le métro, elle se prit un talon dans l'ourlet de sa jupe, tomba et se fit mal au dos. Elle remonta dans la rue en boitant et se rendit au bureau en taxi, mais le père Francis l'envoya chez le médecin qui la banda généreusement et lui conseilla de rentrer chez elle. Elle y trouva Moses, encore à moitié habillé, qui buvait pensivement une tasse de café (il réfléchissait tout le temps, mais rien de clair n'en résultait).

« Aide-moi ! s'écria Madeleine.

— Qu'est-ce qui est arrivé ?

— Je suis tombée dans le métro. Je me suis blessée. » Sa voix était perçante.

« Tu ferais bien de t'allonger. » Il lui enleva son chapeau après avoir retiré l'épingle, lui déboutonna avec précaution sa veste et son cardigan, puis il lui ôta sa jupe et sa combinaison. Le rose pâle de son corps apparut sous la marque du maquillage à la base du cou. Il la débarrassa de sa lourde croix.

« Va me chercher mon pyjama. » Elle tremblait. Les larges bandes dégageaient une forte odeur de médicament. Il la conduisit vers le lit et s'étendit à côté d'elle pour la réchauffer et la réconforter, exactement ce qu'elle voulait. On était en mars et il neigeait en ce jour sinistre. Il ne rentra pas à Philadelphie.

« Je me suis punie moi-même pour mes péchés », ne cessait de répéter Madeleine.

Je me disais, Monseigneur, que l'histoire vraie de l'une de vos converties vous intéresserait peut-être. Poupées ecclésiastiques — jupons brodés de fils d'or, lamentations des tuyaux d'orgue. Le monde réel, sans parler de l'univers infini, exigeait un tempérament plus rigoureux, véritablement masculin.

Celui de qui ? se demanda Herzog. Le mien, par exemple ? Et, au lieu de conclure sa lettre à Monseigneur, il copia, pour son propre usage, les paroles de l'une des comptines préférées de June :

J'aime ma minette, elle est toute belle.

Gentiment, je lui remplirai son écuelle,

Puis je m'assiérai près du feu

Et minette me regardera de ses grands yeux.

Voilà, c'est mieux, pensa-t-il. Oui. Il faut aussi employer l'imagination sur soi-même, à bout portant.

Finalement, Madeleine ne se maria pas à l'église, pas plus qu'elle ne fit baptiser sa fille. Le catholicisme prit le chemin des cithares et des tarots, du pain maison et de la civilisation russe. Et de la vie à la campagne.

 

Herzog tenta une seconde fois de vivre à la campagne avec Madeleine. Pour un Juif des grandes villes, il était particulièrement attaché à la vie campagnarde. Il avait obligé Daisy à passer un hiver glacial dans l'est du Connecticut pendant qu'il écrivait Romantisme et christianisme dans une petite maison où l'on devait dégeler les canalisations au moyen de bougies et où des courants d'air s'infiltraient entre les bardeaux des murs tandis que Herzog se morfondait devant son Rousseau ou travaillait son hautbois. Il avait hérité de l'instrument à la mort d'Aleck Hirshbein, son camarade de chambre à Chicago, et poussé par son curieux sens de la piété (beaucoup d'amour pesant chez Herzog, le chagrin ne se dissipait pas vite chez lui), il avait appris tout seul à en jouer et, à la réflexion, les notes tristes avaient dû déprimer Daisy davantage encore que les longs mois de froid et de brouillard. Peut-être que l'expérience avait également affecté le caractère de Marco qui manifestait parfois une certaine tendance à la mélancolie.

Avec Madeleine, tout allait être différent. Elle laissa tomber l'Église, et Moses, après un long combat contre Daisy, ses avocats et même le sien, puis sous la pression de Tennie et de Madeleine, divorça enfin et se remaria. C'est Phoebe Gersbach qui se chargea du dîner de noces. Herzog, à son bureau, le regard rivé sur de grands rouleaux de nuages (dans un ciel anormalement clair pour New York), se rappelait le Yorkshire pudding qui accompagnait le rôti de bœuf ainsi que le gâteau maison. Phoebe faisait d'incomparables gâteaux à la banane, légers, moelleux, décorés d'un glaçage blanc. Des figurines de la mariée et du marié. Et Gersbach, déchaîné, qui rigolait, qui servait du whisky, du vin, qui tapait sur la table, qui dansait en clopinant avec la mariée. Il portait l'une de ses amples chemises de sport favorites, ouverte sur sa large poitrine, qui glissait petit à petit de ses épaules. Un décolleté masculin. Il n'y avait pas d'autres invités.

La maison de Ludeyville, il l'acheta alors que Madeleine était enceinte. Elle semblait être l'endroit idéal où résoudre les difficultés auxquelles Herzog se heurtait dans La Phénoménologie de l'esprit — l'importance de la « loi du cœur » dans les traditions occidentales, les origines du sentimentalisme moral et de ce qui s'y rapportait, questions sur lesquelles il avait des idées bien à part. Il allait — il sourit intérieurement, lucide à présent — régler la question de manière définitive, tirer le tapis sous les pieds des autres spécialistes, leur montrer qui il était, les stupéfier, révéler une fois pour toutes leur insignifiance. Ce n'était pas de la simple vanité mais un certain sens des responsabilités qui, au fond, l'animait. C'était du moins ce qu'il se disait. Il était quelqu'un de bien-pensant*. Il prenait au sérieux l'opinion de Heinrich Heine selon laquelle les écrits de Rousseau avaient donné naissance à la machine sanguinaire de Robespierre, et que Kant et Fichte étaient plus destructeurs que des armées. Il bénéficiait d'une modeste bourse, et les vingt mille dollars dont il avait hérité de papa Herzog passèrent dans l'achat de la maison à la campagne.

Il en devint le gardien. S'il ne s'était pas jeté dans le travail, vingt mille dollars et plus seraient partis en fumée — les économies de papa, fruit de quarante ans de misère en Amérique. Je ne comprends pas comment j'ai pu faire ça, songea Herzog. J'étais dans un état second quand j'ai rédigé le chèque. Je n'ai même pas regardé.

Une fois les papiers signés, il inspecta la maison comme s'il la voyait pour la première fois. Elleétait lugubre, pas ou mal peinte, pleine de décorations victoriennes pourrissantes. Le rez-de-chaussée n'était qu'un énorme trou pareil à un cratère de bombe. Le plâtre s'effritait — moisi, filandreux, des lambeaux écœurants qui pendaient des lattes. L'antique installation électrique sur boutons et tubes de porcelaine était dangereuse. Les briques des fondations s'écroulaient. Le vent et la pluie s'infiltraient par les fenêtres disjointes.

Herzog apprit la maçonnerie, la plomberie et la vitrerie. Il resta des nuits entières penché sur L'Encyclopédie du bricoleur, et avec une fièvre qui frisait l'hystérie, il peignit, répara, goudronna les gouttières, replâtra les fissures. Deux couches de peinture ne suffisaient pas sur du bois à grain ouvert vieux de plusieurs décennies. Dans la salle de bains, les clous n'avaient pas été correctement enfoncés, de sorte que les têtes passaient au travers des carreaux de vinyle qui se détachaient comme autant de cartes à jouer. Le radiateur à gaz était suffocant. Le chauffage électrique faisait sauter les plombs. La baignoire était une relique, un jouet qui reposait sur quatre griffes de métal. Dedans, il fallait s'accroupir pour se laver à l'éponge. Ce qui n'empêcha pas Madeleine de revenir du rayon « Tout pour le bain » de chez Sloane chargée de robinetterie de luxe, de porte-savons en argent en forme de coquilles Saint-Jacques, de savonnettes Écusson et d'épaisses serviettes turques. Herzog, les mains plongées dans l'eau croupie du réservoir rouillé des W.-C., essayait de régler le flotteur de la chasse d'eau. La nuit, il entendait la fuite qui vidait le puits.

Un an de labeur empêcha la maison de s'effondrer.

Dans le sous-sol, il y avait d'autres toilettes aux murs aussi larges que ceux d'un bunker. L'été, c'était l'endroit préféré des grillons, et également celui de Herzog. Il y traînait, absorbé dans des recueils de Dryden et de Pope achetés dix cents en solde. Au travers d'une fente, il voyait l'air matinal qui étincelait au plus chaud de l'été, les vrilles vertes et pernicieuses de la vigne ainsi que les belles fleurs serrées des églantiers, le grand orme devant la maison, qui se mourait malgré ses soins, le nid de loriots, gris et en forme de cœur. Il lut : « Je suis à Kew le chien de son Altesse. » Or, Herzog avait un peu d'arthrite dans la nuque. La cellule de pierre devenait trop humide. Il ôta le couvercle du réservoir qui produisit un grincement, puis il souleva le joint de caoutchouc pour libérer l'eau. Le mécanisme était grippé.

... à Kew le chien de son Altesse,

Dites-moi, je vous prie, Monsieur, qui est votre maîtresse ?

Le matin, il s'efforçait de le consacrer au travail intellectuel. Il correspondait avec la bibliothèque Widener pour tâcher de se procurer les Abhandlungen der Königlich Sächsischen Gesellschaft der Wissenschaften. Son bureau était jonché de factures impayées et de lettres auxquelles il n'avait pas répondu. Pour gagner un peu d'argent, il accepta des tâches alimentaires. Les presses universitaires soumettaient des manuscrits à son jugement professionnel. Ils s'empilaient sans qu'il les eût seulement ouverts. Le soleil chauffait, la terre était humide et noire, et Herzog contemplait d'un air désespéré la vie florissante et luxuriante des plantes. Il avait tous ces textes à examiner et personne pour l'aider. La maison attendait — immense, vide, exigeante. QUOS VULT PERDERE DEMENTAT, écrivit-il dans la poussière. Les dieux s'intéressaient à lui, mais ils ne l'avaient pas encore rendu assez fou.

À l'idée même de commenter des monographies, la main de Moses se rebellait. Cinq minutes à rédiger une lettre et il avait la crampe de l'écrivain. Son visage perdait toute expression. Il était à court d'excuses. Je suis désolé pour ce retard. Une grave crise d'urticaire provoquée par du sumac vénéneux m'a tenu éloigné de mon bureau. Les coudes sur les manuscrits, il contemplait les murs à moitié peints, le plafond décoloré, les fenêtres sales. Quelque chose l'affectait. Jusqu'à ces derniers temps, il arrivait à soutenir son effort, mais là, il travaillait avec peut-être deux pour cent d'efficacité, soulevant chaque feuille entre cinq et dix fois et flanquant partout la pagaille. C'en était trop ! Il coulait.

Il prit son hautbois. Dans son bureau sombre où la vigne s'accrochait à l'écran grillagé de la fenêtre, Herzog joua du Haendel et du Purcell — des gigues, des bourrées, des contredanses, les joues gonflées, les doigts agiles sur les clés, cependant que la musique bondissait et cabriolait, et lui, l'esprit ailleurs, triste. En bas, le lave-linge tournait, deux pas dans le sens des aiguilles d'une montre, un pas dans le sens contraire. La cuisine était assez crasseuse pour attirer les rats. Du jaune d'œuf séchait sur les assiettes, du café moisissait dans les tasses — toasts, céréales, vers grouillant dans les os à moelle, mouches du vinaigre, mouches domestiques, billets de banque, timbres-poste et timbres-prime qui baignaient sur le comptoir en formica.

Madeleine, pour échapper à sa musique, claqua la porte-moustiquaire, claqua la portière de la voiture. Le moteur rugit. Le pot d'échappement de la Studebaker était percé. Elle descendit la pente. Si on oubliait de serrer sa droite, le pot d'échappement raclait sur les pierres. Herzog joua plus doucement dans l'attente du bruit. Un de ces jours, le silencieux allait se détacher, mais il avait cessé de le répéter à Madeleine. Il lui faisait trop de recommandations de ce genre. Ça la mettait en fureur. À travers le rideau de chèvrefeuille qui ployait l'écran vers l'intérieur, il guetta l'instant où elle réapparaîtrait au débouché du deuxième virage. Sa grossesse l'avait épaissie, mais elle était toujours belle. D'une beauté qui métamorphose les hommes en reproducteurs, en étalons et en serviteurs. Quand elle conduisait, son nez remuait involontairement sous la frange qui lui tombait devant les yeux (tout cela procédait de sa manière de conduire). Ses doigts, certains fins et soignés, d'autres aux ongles rongés, agrippaient le volant couleur d'agate. Herzog disait que c'était dangereux pour une femme enceinte de conduire. Il estimait qu'elle devrait au moins passer son permis. Elle répondait que si on l'arrêtait, elle ferait du charme au policier.

Après son départ, il nettoya le hautbois, vérifia les anches, puis referma l'étui pelucheux. Il avait des jumelles autour du cou. De temps en temps, il tentait d'observer un oiseau. En général, celui-ci s'envolait avant qu'il ait réussi à braquer les jumelles dessus. Abandonné, il s'assit à son bureau, un panneau de porte posé sur des pieds en fer forgé. Un philodendron s'entortillait autour de sa lampe. À l'aide d'un élastique, il tirait des boulettes en papier sur les taons qui bourdonnaient devant les fenêtres pleines de traces de peinture. Il n'était pas doué comme peintre. Il avait d'abord essayé le pistolet qu'il avait branché au tuyau de l'aspirateur, ce qui faisait un compresseur très efficace. Emmitouflé dans de vieilles guenilles afin de se protéger les poumons, Moses aspergea les plafonds, mais cribla également de mouchetures les vitres et les rampes d'escalier, si bien qu'il revint au pinceau. Traînant l'échelle, les pots, les chiffons et les diluants, grattant au moyen de son couteau à mastic, il enduisit et peignit, à droite, à gauche, au-dessus, une bande ici, une autre là, plus loin, dans le coin, et la moulure, tout cela la main douloureuse, crispée pour tâcher de tracer une ligne droite, étalant la peinture à grands coups de pinceau ou avec une débauche de finesse. Éclaboussé de peinture et ruisselant de sueur, une fois sa frénésie retombée, il sortit dans le jardin. Il se déshabilla et, nu, s'effondra dans le hamac.

Pendant ce temps-là, Madeleine effectuait la tournée des antiquaires en compagnie de Phoebe Gersbach ou alors rapportait à la maison des tonnes de provisions achetées dans les supermarchés de Pittsfield. Moses lui adressait sans arrêt des reproches au sujet de l'argent. Au début, il s'efforçait de ne pas élever la voix. C'était toujours un détail qui déclenchait les hostilités — un chèque refusé, un poulet qui pourrissait dans le réfrigérateur, une chemise neuve déchirée pour confectionner des chiffons. Petit à petit, la colère l'enflammait.

« Quand est-ce que tu vas cesser de ramener toutes ces cochonneries, Madeleine — tes commodes bancales et tes rouets.

— Il faut meubler la maison. Je ne supporte pas les pièces vides.

— Où passe l'argent ? Alors que je me tue au travail. » Il se sentait vert de rage.

« Je paye les factures — qu'est-ce que tu t'imagines ?

— Tu disais que tu devais apprendre à gérer ton budget. Que personne ne te faisait confiance. Eh bien, maintenant tu as quelqu'un qui te fait confiance, et les chèques sans provision s'accumulent. La boutique de vêtements vient d'appeler — Milly Crozier. Cinq cents dollars de vêtements de grossesse. De qui tu attends la naissance, de Louis XIV ?

— Oui, je sais, ta maman chérie se cousait des robes dans des sacs de farine.

— Tu n'as pas besoin d'un obstétricien de Park Avenue. Phoebe Gersbach a accouché à l'hôpital de Pittsfield. Et puis comment je pourrais te conduire à New York ? C'est à trois heures et demie d'ici.

— On ira dix jours avant.

— Et mon boulot ?

— Tu pourras emporter ton Hegel. Tu n'as pas ouvert un bouquin depuis des mois de toute façon. Tout ça n'est qu'un immense foutoir névrotique. Tes monceaux de notes. C'en devient grotesque tellement tu es désordonné. Tu ne vaux pas mieux que n'importe quel drogué — accro aux abstractions. Et puis j'en ai marre de Hegel et de cette maison de merde. Il faudrait quatre domestiques pour l'entretenir, et tu voudrais que je me tape le travail à moi toute seule. »

Herzog devenait pénible à force de donner des conseils. Lui aussi était exaspérant. Il s'en rendait compte. En fait, il savait comment tout devrait être, jusqu'au moindre détail (sous la catégorie de « L'esprit libre et concret », l'incompréhension de l'universel par la conscience en développement — la réalité opposée à la « loi du cœur », la nécessité étrangère qui écrase l'individu, und so weiter). Oh, Herzog admettait qu'il avait tort. Tout ce qu'il demandait, lui semblait-il, c'est un peu de coopération dans sa quête, dont chacun profiterait, en vue de mener une vie qui ait un sens. Hegel était curieusement signifiant mais aussi totalement absurde. Bien sûr. C'était tout le problème. Plus simple et dépourvue de ce galimatias métaphysique, il y avait la Proposition XXXVII de Spinoza : le bien que quiconque pratique la vertu désire pour lui-même, il le désirera aussi pour les autres hommes, et il ne cherchera pas à ce que les autres vivent selon son propre naturel — ex ipsius ingenio.

Ruminant ces idées, Herzog peignait seul ses murs de Ludeyville, bâtissant Versailles et Jérusalem pendant les étés verdoyants et brûlants des Berkshires. Trop souvent, le téléphone le contraignait à descendre de son échelle. Les chèques de Madeleine étaient refusés.

« Bon Dieu ! s'écriait-il. Ça ne va pas recommencer, Mady ! »

Elle l'attendait de pied ferme, vêtue d'une robe de grossesse vert bouteille et de chaussettes qui lui montaient jusqu'aux genoux. Elle s'empâtait. Le médecin lui avait recommandé de ne pas manger de sucreries. En douce, elle dévorait d'énormes barres Hershey, celles à trente cents.

« Tu ne sais donc pas faire une addition ! Il n'y a aucune raison pour que ces chèques soient retournés ! » Moses lui décochait des regards furibonds.

« Et voilà, c'est reparti, toujours les mêmes mesquineries, les mêmes broutilles.

— Il ne s'agit pas de broutilles. C'est très sérieux...

— Maintenant, je suppose que tu vas t'en prendre de nouveau à mon éducation — ma famille de bohémiens et d'escrocs qui vivaient aux crochets des autres. Et toi qui m'as donné un nom honorable. Je connais ce numéro par cœur.

— Serait-ce que je me répète ? Eh bien, toi aussi, Madeleine, avec ces chèques.

— Dépenser l'argent de ton défunt père. Ce cher papa ! C'est ça qui te reste en travers de la gorge. C'était ton père à toi et je ne te demande pas de partager mon horrible père à moi. Alors, n'essaye pas de me forcer à avaler le tien.

— Il faut mettre un peu d'ordre dans cet environnement. »

Madeleine répliqua aussitôt, résolument et précisément : « Tu n'auras jamais l'environnement que tu désires. Celui-là, il se situe quelque part au XIIe siècle. Tout le temps à pleurnicher sur la maison de ton enfance, la toile cirée sur la table de cuisine et ton livre de latin. Allez, sors-nous ta petite histoire nostalgique. Parle-moi de ta pauvre mère. Et de ton père. Et de votre pensionnaire, l'ivrogne. Et de la synagogue, et de la contrebande d'alcool, et de la tante Zipporah... Quelle chierie !

— Comme si tu n'avais pas un passé, toi aussi.

— Je te vois venir, tu vas me raconter comment tu m'as sauvée ! Vas-y, je t'écoute. Le pauvre petit animal effrayé que j'étais. Pas assez fort pour affronter la vie. Mais toi, tu m'as donné l'amour, avec ton grand cœur, et tu m'as arrachée aux griffes des curés. Ah oui, et aussi, tu m'as guérie de mes règles douloureuses en m'honorant avec tant de talent. Tu m'as sauvée. Tu as sacrifié ta liberté. Je t'ai enlevé à Daisy et à ton fils ainsi qu'à ta putain japonaise. Je t'ai pris ton temps tellement important, ton argent, et je monopolise ton attention. » Ses yeux bleus étincelaient de fureur au point qu'ils en paraissaient loucher.

« Madeleine !

— Merde !

— Réfléchis une seconde.

— Réfléchir ? Tu sais ce que c'est, réfléchir, toi ?

— Peut-être que je t'ai épousée pour m'améliorer, dit Herzog. J'apprends.

— Eh bien, compte sur moi pour ça, ne t'inquiète pas ! » cracha entre ses dents Madeleine, belle et enceinte.

 

Herzog nota, tiré de l'une de ses sources favorites : Opposition est véritable amitié. Sa maison, son enfant, voire tout ce qu'un homme possède, il le donnera en échange de la sagesse...

Le mari — une belle âme —, l'épouse exceptionnelle, l'enfant angélique et les amis parfaits, tous habitaient ensemble dans les Berkshires. Le savant professeur était à ses chères études... Oh, il l'avait cherché. Parce qu'il persistait à jouer les ingénus dont le sérieux faisait palpiter son propre cœur — zisse n'shamele, une douce petite âme comme disait de lui Tennie. À quarante ans, acquérir une réputation aussi banale ! Son front se mouilla de sueur. Une telle stupidité méritait un châtiment plus sévère — une maladie, une peine de prison. Une fois de plus, il était simplement « chanceux » (Ramona, les repas et le vin, les invitations au bord de la mer). Toujours est-il que l'autodénigrement poussé à l'extrême ne l'intéressait pas beaucoup non plus. Ce n'était pas ce qui convenait le mieux. Ne pas être idiot ne valait peut-être pas les autres alternatives et leurs problèmes. De toute façon, qui était ce non-idiot ? Était-ce l'amoureux du pouvoir qui pliait le public à sa volonté — l'intellectuel et le scientifique qui gérait un budget de plusieurs milliards ? Le regard lucide, la tête solide, l'intelligence et la perspicacité politiques — le réaliste doté d'un talent d'organisateur ? Ne serait-il pas agréable d'en être un ? Mais Herzog agissait dans des domaines d'un ordre différent — il œuvrait pour l'avenir, espérait-il. Les révolutions du XXe siècle, la libération des masses par la production créaient la possibilité d'une vie privée mais ne donnaient rien pour la remplir. C'était là qu'intervenaient les gens comme lui. Les progrès de la civilisation — la survie de la civilisation, en vérité — reposaient sur la réussite de Moses E. Herzog. Et en le traitant comme elle le faisait, Madeleine compromettait un immense projet. C'était, aux yeux de Moses E. Herzog, ce qu'il y avait de si grotesque et de si déplorable dans l'expérience de Moses E. Herzog.

Il existe un genre très particulier de cinglés qui cherchent à inculquer leurs principes. Sandor Himmelstein, Valentin Gersbach, Madeleine P. Herzog, Moses lui-même. Les maîtres es Réalité. Ils veulent vous enseigner — afin de vous punir — les leçons du réel.

Moses, collectionneur d'images, conservait une photo de Madeleine à douze ans, en costume de cavalière. Elle posait à côté du cheval, juste avant de se mettre en selle, une fille robuste aux cheveux longs, aux poignets épais et aux terribles cernes sous les yeux, signes prématurés de souffrance et de désir de revanche. En bottes et culotte de cheval, coiffée d'une bombe, elle affichait déjà l'arrogance de la femme enfant qui sait qu'elle ne tardera pas à être nubile et à jouir du pouvoir de faire souffrir. C'est de la politique mentale. Le pouvoir de faire le mal est souveraineté. Elle en savait davantage à douze ans que moi à quarante.

Daisy, pour sa part, était tout le contraire — plus calme, plus rangée, une Juive conventionnelle. Herzog avait aussi des photos d'elle, dans la cantine sous son lit, mais il n'avait pas besoin de les regarder, car il était capable d'évoquer à volonté son visage — les yeux verts en amande, plutôt grands, les cheveux frisés, dorés mais sans éclat, le teint clair. Elle avait un caractère timide mais, dans le même temps, assez entêté. Aisément, Herzog la vit telle qu'elle lui était apparue un matin d'été sous le métro aérien dans la 51e Rue, à Chicago, une étudiante qui planchait sur des textes sinistres — Park et Burgess, Ogburn et Nimkoff. Elle portait une robe à col carré toute simple en seersucker à fines rayures vertes et blanches. Sous cette pureté lavée et repassée, elle avait de petites chaussures blanches, les jambes nues, et ses cheveux, tenus par une barrette, étaient relevés sur sa tête. Le tramway rouge arriva, qui partait des quartiers pauvres pour aller vers l'ouest. Il oscillait, bringuebalait, tanguait et roulait, et sa perche jetait de longues étincelles vertes pareilles à des lambeaux de papier qui flottaient dans son sillage. Moses se tenait derrière elle sur la plateforme puant le phénol lorsqu'elle tendit son billet de correspondance au contrôleur. Il respira le parfum de pommes estivales qui se dégageait de son cou et de ses épaules nues. Daisy était une fille de la campagne, une native de l'Ohio qui avait grandi près de Zanesville. Elle avait un côté méthodique puéril. Moses se souvenait parfois avec amusement qu'elle possédait une fiche, grossièrement tapée à la machine, pour chaque situation. Son organisation maladroite ne manquait pas d'un certain charme. Après leur mariage, elle glissait l'argent de poche de Moses dans une enveloppe rangée dans un classeur métallique vert qu'elle avait acheté pour y mettre tout ce qui touchait à son budget. Pense-bêtes, factures, billets de concert étaient punaisés au tableau. Sur les calendriers, les dates étaient entourées longtemps à l'avance. Stabilité, symétrie, ordre, retenue, voilà ce qui faisait la force de Daisy.

Chère Daisy, j'ai quelques petites choses à te dire. En raison des aberrations et des turbulences de mon esprit, j'ai fait ressortir le pire chez Daisy. C'est à cause de moi que les coutures de ses bas étaient toujours si droites et ses boutons toujours si bien alignés. C'est moi qui étais derrière les rideaux empesés et sous les tapis carrés. La poitrine de veau tous les dimanches, avec une farce à la mie de pain aussi légère que de la glaise, elle n'était due qu'à mes désordres et à mon immense intérêt — immense mais désorganisé — pour l'histoire de la pensée. Elle croyait Moses sur parole quand il se disait occupé sérieusement. Bien entendu, le devoir d'une épouse était de se tenir aux côtés de cet Herzog énigmatique et souvent désagréable. Elle s'y résignait avec une neutralité pesante, et présentait ses objections — une fois, jamais plus. Le reste était silence — un silence aussi lourd que celui qu'il ressentit dans le Connecticut pendant qu'il finissait Romantisme et christianisme.

Le chapitre « Romantiques et Enthousiastes » faillit l'achever — les achever tous les deux. (La réaction « enthousiaste » opposée au mode scientifique consistant à réserver son opinion, inacceptable par rapport aux exigences spécifiques de certains esprits.) Là-dessus, Daisy mit de l'ordre dans la maison et le laissa seul dans le Connecticut. Elle devait retourner dans l'Ohio. Son père était mourant. Moses lut la littérature de l'Enthousiasme dans son cottage, près de la petite cuisinière chromée. Enveloppé dans une couverture comme un Indien, il écoutait la radio — débattait avec lui-même des pour et des contre de l'Enthousiasme.

Cet hiver-là, il gela à pierre fendre. L'étang ressemblait à un bloc de gemme — une glace blanche, verte, bruyante, qui résonnait aigrement sous les pas. L'eau de la retenue du moulin coulait goutte à goutte entre des piliers de glace torsadés. Les ormes craquaient, pareils à des ombres de harpes géantes. Herzog, responsable au regard de la civilisation dans cet avant-poste polaire, couché dans son lit et coiffé d'un casque d'aviateur quand les poêles étaient éteints, associait d'un côté Bacon et Locke, et de l'autre, méthodisme et William Blake. Son plus proche voisin était un pasteur, Mr. Idwal. L'automobile de ce dernier, une Ford Model A, marchait encore, alors que l'antique Whippet de Herzog était complètement gelée. Ils allaient faire les courses ensemble. Mrs. Idwal préparait des gâteaux fourrés au chocolat que, en bonne voisine, elle déposait sur la table de Moses. Quand il rentrait de ses promenades solitaires sur l'étang ou dans la forêt, il les trouvait là, dans de grandes assiettes en pyrex au-dessus desquelles il réchauffait ses joues et l'extrémité de ses doigts engourdis. Le matin, mangeant les gâteaux au chocolat en guise de petit-déjeuner, il voyait Idwal, petit, le teint rougeaud, des lunettes à monture d'acier sur le nez, qui, dans sa chambre, maniait des massues de gymnastique et faisait des flexions en caleçon long. Sa femme était assise dans le séjour, les mains croisées, tandis que le soleil plaquait sur son visage le dessin arachnéen des rideaux en dentelle. Le dimanche soir, Moses était invité à accompagner au hautbois Mrs. Idwal qui jouait du mélodion, pendant que les familles de fermiers chantaient des cantiques. Étaient-ce des fermiers ? Non, il s'agissait des pauvres de la région — des gens qui vivaient de petits boulots. Il faisait trop chaud dans la pièce exiguë, l'atmosphère était étouffante, et dans les cantiques perçait un peu de la mélancolie juive qu'apportait le hautbois de Moses.

Ses rapports avec le révérend et Mrs. Idwal demeurèrent excellents jusqu'au jour où le pasteur se proposa de lui montrer des témoignages de rabbins orthodoxes ayant embrassé la foi chrétienne. Aux gâteaux s'ajoutèrent les photos de ces rabbins barbus en chapeaux de fourrure. Leurs grands yeux et surtout leurs lèvres saillant au milieu de barbes pareilles à de la mousse commencèrent à lui paraître délirants, si bien que Moses songea qu'il était temps de quitter cette maison cernée par la neige. À vivre ainsi, il craignait pour sa santé mentale, en particulier après la mort du père de Daisy. Il s'imaginait le voir, le croiser dans la forêt, et quand il ouvrait une porte, il se trouvait face à son beau-père, en chair et en os, installé à table ou sur le siège des toilettes.

Herzog commit une erreur en rejetant les rabbins d'Idwal. Le pasteur, plus désireux que jamais de le convertir, lui rendit visite chaque après-midi pour discuter théologie jusqu'au retour de Daisy. Triste, lucide, muette ou presque, résolue. Une épouse, cependant. Et l'enfant ! Le dégel arriva — idéal pour faire des bonshommes de neige. Moses et Marco en bordèrent l'allée. Leurs petits yeux d'anthracite brillaient même à la lueur des étoiles. Au printemps, les ténèbres nocturnes s'emplirent de cricris. Le cœur de Moses se réchauffa, la campagne lui apparut sous un autre jour. Les couchers de soleil ensanglantés de l'hiver et la solitude étaient derrière lui. Maintenant qu'il leur avait survécu, ils ne lui semblaient plus aussi sinistres.

Survivre ! nota-t-il. Jusqu'à ce que nous sachions ce qu'il en est. Jusqu'à ce que se présente l'occasion d'exercer une influence positive. (La responsabilité individuelle vis-à-vis de l'histoire, trait caractéristique de la culture occidentale, enracinée dans l'Ancien et le Nouveau Testament, l'idée de l'amélioration continuelle de la condition humaine sur cette terre. Qu'y avait-il d'autre pour expliquer les ridicules sentiments exacerbés de Herzog ?) Seigneur, j'ai couru combattre pour Ta sainte cause, mais je n'ai cessé de trébucher et je ne suis jamais arrivé sur les lieux de la bataille.

 

Il passa à autre chose. En tout état de cause, il était trop chargé de maladies pour se satisfaire d'une telle situation. Vue d'en haut, la foule new-yorkaise de midi évoquait des fourmis sur du verre fumé, et Herzog, enveloppé dans sa robe de chambre fripée, sirotant son café froid, renonçait au travail quotidien pour de plus ambitieux accomplissements. Il manquait en ce moment de confiance en sa vocation, mais de temps en temps, il tentait malgré tout de s'y remettre. Cher Dr. Mossbach, Je regrette que la façon dont j'ai abordé T.E. Hulme et sa définition du Romantisme en tant que « religion renversée » ne vous ait pas plu. Son opinion appelle un commentaire. Il voulait que les faits soient clairs, secs, sobres, purs, frais et durs. Ça, je crois que nous pouvons tous le comprendre. « La moiteur », comme il dit, et le grouillement de sentiments romantiques me répugnent moi aussi. Je sais quel triste personnage était Rousseau, et à quel point il était dégénéré (mais je ne lui reproche pas ses mauvaises manières ; cela me siérait mal). Par contre, je ne vois pas ce que nous pourrions répondre quand il dit : « Je sens mon cœur et je connais les hommes*. » La religion en conserve, fondée sur des principes conservateurs — entend-elle priver le cœur de ces pouvoirs, selon vous ? Les disciples de Hulme ont fait de la stérilité leur credo, confessant ainsi leur impuissance. C'était leur passion.

Toujours pugnace, Herzog était assez redoutable dans la polémique. Ses formules polies cachaient souvent beaucoup de mauvaise humeur. Sa docilité, sa modestie — il n'était pas dupe. La certitude d'avoir raison, la force de son pouvoir embrasaient ses entrailles et brûlaient dans ses jambes. Bizarres sont les voluptueuses victoires de la colère ! Il y avait de la satire passionnée chez Herzog. Il n'ignorait cependant pas que l'élimination de l'erreur n'en était pas une. Il commençait à avoir horreur de gagner, horreur des victoires et de l'indépendance débridée. L'homme a une nature, mais quelle est-elle ? Ceux qui l'ont décrite avec assurance, les Hobbes, les Freud et autres, en nous expliquant ce que nous sommes « intrinsèquement », ne comptent pas parmi nos plus grands bienfaiteurs. C'est également vrai de Rousseau. Je suis d'accord avec Hulme quand il s'en prend à l'introduction par les Romantiques de la Perfection chez l'homme, mais je n'aime pas non plus son côté étroitement répressif. La science moderne qui ne se soucie pas le moins du monde de la définition de la nature humaine, et qui n'a que l'étude pour objectif, obtient ses meilleurs résultats par le biais de l'anonymat et ne reconnaît que le brillant fonctionnement de l'intellect. Les vérités qu'elle découvre peuvent n'être rien qui serve de principe de vie, mais peut-être qu'un moratoire sur les définitions de la nature humaine serait aujourd'hui le bienvenu.

Herzog changea de sujet avec sa brusquerie coutumière.

Cher Nachman, écrivit-il. Je sais que c'est toi que j'ai vu dans la 8e Rue lundi dernier. Qui courais pour m'éviter. Les traits de Herzog s'assombrirent. Oui, c'était bien toi. Mon ami de près de quarante ans — on jouait ensemble dans Napoleon Street. Les taudis de Montréal. Coiffé d'une casquette de beatnik, dans la rue tapageuse des homosexuels à barbes de lion et aux yeux fardés de vert, là, apparut soudain le copain d'enfance de Herzog. Le nez fort, les cheveux blancs, les épaisses lunettes sales. Le poète voûté jeta un regard à Moses et s'enfuit. Sur ses jambes maigres, sous le coup de la précipitation, il fila vers le trottoir d'en face. Il remonta son col et contempla la vitrine du fromager. Nachman ! Tu croyais que j'allais te réclamer l'argent que tu me dois ? J'ai tiré un trait dessus depuis longtemps. Ce n'était rien pour moi, à Paris après la guerre. J'en avais à l'époque.

Nachman était venu en Europe pour écrire de la poésie. Il habitait le quartier arabe pouilleux de la rue Saint-Jacques. Herzog, lui, était installé dans le luxe de la rue Marbeuf. Crasseux et fripé, le nez rougi d'avoir pleuré, le visage creusé d'un homme à l'agonie, Nachman frappa un matin à la porte de Herzog.

« Qu'est-ce qui t'arrive ?

— Moses, on m'a pris ma femme — ma petite Laura.

— Attends, attends — qu'est-ce que tu me racontes ? » Herzog était peut-être un peu froid, écœuré par ces manifestations excessives.

« Son père. Le vieil homme de l'entreprise de revêtement de sol. Il l'a fait disparaître. Le vieux sorcier. Sans moi, elle mourra. La petite ne supportera pas la vie sans moi. Et moi, je ne peux pas vivre sans elle. Il faut que je retourne à New York.

— Entre, entre. On ne va pas rester à parler dans ce couloir minable. »

Nachman s'avança dans le petit salon. C'était un appartement meublé dans le style des années vingt — épouvantablement correct. Nachman parut hésiter à s'asseoir avec son pantalon qui avait traîné dans le caniveau. « J'ai déjà fait le tour des compagnies maritimes. Il y a de la place demain sur le Hollandia. Prête-moi de l'argent ou je suis fichu. Tu es le seul ami que j'aie à Paris. »

Franchement, je me disais que tu serais mieux loti en Amérique.

Nachman et Laura avaient parcouru toute l'Europe, dormant dans les fossés au pays de Rimbaud, se lisant à voix haute les lettres de Van Gogh — les poèmes de Rilke. Laura non plus n'avait pas la tête bien solide. Elle était mince, le visage doux, les coins de sa bouche pâle tournés vers le bas. Elle avait attrapé la grippe en Belgique.

« Je te rembourserai jusqu'au dernier penny. » Nachman se tordait les mains. Ses doigts étaient devenus noueux — perclus de rhumatismes. Il avait les traits grossiers — avachis par la maladie, la souffrance et l'absurdité.

Je pensais qu'à long terme ça me coûterait moins cher de te renvoyer à New York. À Paris, je t'avais sur le dos. Tu vois, je ne prétends pas avoir fait preuve d'altruisme. Peut-être qu'en me reconnaissant, il a eu peur, se dit Herzog. Est-ce que j'aurais encore plus changé que lui ? Nachman a-t-il été horrifié à la vue de Moses ? Pourtant, on jouait ensemble dans la rue. C'est ton père, Reb Shika, qui m'a appris l'aleph-beth.

La famille Nachman habitait le meublé jaune juste en face. À cinq ans, Moses traversait Napoleon Street. Montait l'escalier en bois aux marches inclinées, toutes gauchies. Des chats se tapissaient dans les coins ou filaient silencieusement vers les étages. Leurs crottes qui s'effritaient dans l'obscurité répandaient une odeur épicée. Reb Shika était jaune, comme un Mongol, un homme beau, de petite taille. Il portait une kippa noire en satin, une moustache à la Lénine. Son torse étroit était enserré dans un sous-vêtement d'hiver — un lainage de chez Penman. La Bible, ouverte, était posée sur la nappe en grosse toile. Moses revoyait les caractères hébraïques — dmai ochicho — le sang de ton frère. Oui, c'était bien ça. Dieu s'adressant à Caïn. Écoute le sang de ton frère crier vers moi de la terre.

À huit ans, Moses et Nachman partageaient un banc du sous-sol de la synagogue. Les pages du Pentateuque sentaient le moisi, les pull-overs des garçons étaient humides. Le rabbin, courte barbe et gros nez mou violemment criblé de points noirs, les réprimandait : « Rozavitch, espèce de fainéant, on dit quoi ici de la femme de Putiphar, V'tispesayu b'vigdi...

— La femme le saisit par...

— Par quoi ? Beged.

— Beged. Son manteau.

— Son vêtement, petit bandit. Mamzer ! Ton père je le plains. Quel héritier il a engendré ! un kaddish ! Tu mangeras du jambon et du cochon avant que son corps soit dans la tombe. Et toi, Herzog, avec tes yeux de béhémoth — V'yaizov bigdo b'yodo.

— Et il abandonna entre ses mains...

— Quoi, il abandonna ?

— Bigdo, le vêtement.

Prends garde, Herzog, Moses. Ta mère, elle croit que tu deviendras un grand lamden — un rabbi. Mais je te connais, quel paresseux tu es. Les mamzeirim comme toi, ils brisent le cœur de leur mère. Oui, est-ce que je ne te connais pas, Herzog ? En long et en large. »

Le seul refuge était les W.-C. où le désinfectant, des boules de camphre, se dissolvait dans la rigole verte de l'urinoir devant lequel les vieux qui descendaient de la shul, des pattes-d'oie aux coins de leurs yeux à moitié aveugles, soupiraient et marmonnaient des bribes de prières liturgiques en attendant que leur vessie daigne fonctionner. Cuivre oxydé par l'urine, vert écailleux. Dans un cabinet dépourvu de porte, pantalon aux chevilles, Nachman jouait It's a Long, Long Way to Tipperaryet Love Sends a Little Gift of Roses à l'harmonica. Lavisière de sa casquette était tordue. Quand il soufflait et aspirait, on entendait le bruit de sa salive dans les petites cavités. Les anciens, coiffés de chapeaux melon, se lavaient les mains, se passaient les doigts dans la barbe pour la peigner. Moses les observait.

Sans nul doute, Nachman fuyait la mémoire de son vieil ami. Herzog persécutait tout le monde de sa mémoire. C'était une terrible machine de guerre.

La dernière fois qu'on s'est vus — ça fait combien d'années, déjà ? — c'est quand je suis allé rendre visite à Laura avec toi. Laura était alors internée. Herzog et Nachman avaient dû changer au moins six ou sept fois. C'était à Long Island, à des milliers d'arrêts de bus. À l'hôpital, les femmes en robes de coton vert et en chaussons erraient dans les couloirs en marmonnant. Laura avait les poignets bandés. Pour autant que Moses le sache, elle en était à sa troisième tentative de suicide. Assise dans un coin, soutenant ses seins de ses bras croisés, elle ne voulait parler que de littérature française. Son visage était lunaire, ses lèvres, pourtant, remuaient vite. Moses dut acquiescer à des discours dont il ne comprenait pas un mot — la forme des images chez Valéry.

Nachman et lui la quittèrent vers le soir. Ils traversèrent la cour en ciment, mouillée après une averse d'automne. Des fenêtres du bâtiment, une foule de fantômes en uniformes verts suivait des yeux le départ des visiteurs. À travers les barreaux, Laura leva ses poignets bandés, une main blême. Au revoir. Sa bouche longue et mince qui répétait en silence, Au revoir, au revoir. Les cheveux raides qui tombaient de part et d'autre de son visage — une silhouette enfantine, rigide, aux rondeurs féminines. Nachman dit d'une voix étranglée : « Ma chérie, mon innocente. Ma femme. Ils l'ont enfermée, les sauvages, les machers — nos maîtres. Emprisonnée. Comme si le fait de m'aimer prouvait qu'elle était folle. Mais je serai assez fort pour protéger notre amour », conclut-il, émacié, ridé. Il avait les joues creuses. Sous ses yeux, la peau était jaune.

« Pourquoi continue-t-elle à essayer de se tuer ? demanda Moses.

— Les persécutions de sa famille. Qu'est-ce que tu crois ? La bourgeoisie de Westchester ! Les faire-part de mariage, le trousseau, les comptes dans les magasins, voilà ce que sa mère et son père attendaient d'elle. Or, c'est une âme pure qui ne comprend que les choses pures. C'est une étrangère ici. La famille ne cherche qu'à nous séparer. À New York aussi nous étions des vagabonds. Quand je suis revenu — grâce à toi, et je te rembourserai, je travaillerai — nous n'avions pas de quoi louer une chambre. Comment aurais-je pu prendre un emploi ? Qui aurait veillé sur elle ? Des amis nous ont hébergés. Nourris. Un lit de camp pour dormir. Pour faire l'amour. »

Herzog était très intrigué, mais il se contenta d'un simple : « Oh ?

— Je ne l'aurais raconté à personne d'autre que toi, mon vieux. Nous devions nous montrer discrets. Dans nos extases, nous nous incitions mutuellement à davantage de modération. C'était comme un acte sacré — il ne fallait pas rendre les dieux jaloux... » Nachman s'exprimait d'une voix vibrante, bourdonnante. « Adieu, mon âme bénie — mon amour. Adieu. » D'un geste à la fois tendre et douloureux, il envoya des baisers vers la fenêtre.

Sur le chemin de l'arrêt de bus, il reprit sa péroraison, à sa manière irréelle, fervente et fastidieuse : « Derrière tout ça, il y a l'Amérique bourgeoise. Un univers brutal de dorures et d'excréments. Une civilisation orgueilleuse et paresseuse qui voue un culte à sa propre grossièreté. Toi et moi, nous avons grandi dans la pauvreté d'antan. J'ignore à quel point tu es devenu américain depuis notre enfance au Canada — tu vis ici depuis longtemps. Pour ma part, jamais je n'adorerai les dieux gras. Jamais. Je ne suis pas marxiste, tu sais. Mon cœur va toujours à William Blake et à Rilke. Mais un homme comme le père de Laura ! Tu comprends ! Las Vegas, Miami Beach. Ils voulaient que Laura se trouve un mari au Fontainebleau, un mari qui a de l'argent. À l'heure du jugement dernier, devant la tombe de l'humanité, ils compteront encore leur argent. Prieront au-dessus de leurs bilans... » Nachman poursuivit ainsi, avec une insistance obstinée, lassante. Il lui manquait des dents, ce qui lui rétrécissait la mâchoire, et il avait les joues grises, hérissées de barbe. Herzog le revoyait à six ans. En fait, il n'arrivait pas à se débarrasser de la vision des deux Nachman côte à côte. Et c'était l'enfant au teint frais, au sourire dévoilant l'espace entre ses dents de devant, à la blouse boutonnée et en culottes courtes qui était réel, et non pas cette apparition hâve d'un Nachman lancé dans sa harangue de fou furieux. « Peut-être que les gens souhaitent la fin du monde, disait-il. Ils l'ont tellement pollué. Courage, honneur, franchise, amitié, devoir, tout a été sali. Souillé. De sorte que nous avons en horreur le pain quotidien qui prolonge une existence inutile. Il y avait une époque où les hommes naissaient, vivaient et mouraient. Seulement, peut-on encore les appeler des hommes ? Nous ne sommes que des créatures. La mort elle-même doit être lassée de nous. J'imagine la Mort se présentant devant Dieu pour lui demander : « Que dois-je faire ? Il n'y a plus aucune grandeur à être la Mort. Libère-moi, Dieu, de cette tâche mesquine. »

Moses se souvenait d'avoir répondu : « Ce n'est pas aussi désespéré que tu le penses, Nachman. La plupart des gens ne sont pas des poètes, et toi, tu considères que c'est une trahison.

— Eh bien, cher ami d'enfance, tu sembles avoir appris à accepter une vie de compromis. Moi, j'ai eu des visions et je juge. Et je vois surtout une obstination d'infirmes. Nous ne nous aimons pas nous-mêmes, et nous persistons dans notre entêtement. Chaque homme est obstinément, obstinément lui-même. Avant tout lui-même, et jusqu'à la fin des temps. Chacune de ces créatures possède une qualité cachée, et au nom de cette qualité, elle est prête à tout. Elle mettra l'univers sens dessus dessous, mais ne donnera jamais cette qualité à qui que ce soit. Plutôt réduire le monde en cendres. C'est de ça que traitent mes poèmes. Je sais que tu n'as pas très haute opinion de mes Nouveaux Psaumes. Tu es aveugle, mon vieux.

— Peut-être.

— Mais tu es un homme bon, Moses. Enraciné en toi-même. Cependant, tu as bon cœur. Comme ta mère. Une douce âme. Tu le tiens d'elle. J'avais faim et elle m'a nourri. Elle m'a lavé les mains et m'a assis à sa table. Cela, je m'en souviens. Elle a été la seule à faire preuve de gentillesse à l'égard de mon oncle Ravitch, l'ivrogne. Je dis parfois une prière pour elle. »

Yiskor elohim es nishmas Imi... l'âme de ma mère.

« Elle est morte depuis longtemps.

— Et je prie pour toi, Moses. »

Le bus aux roues géantes roulait dans les mares couleur de coucher de soleil, sur les feuilles et les branches d'ailante. Le trajet était interminable au travers de l'immensité de la banlieue populeuse aux petits bâtiments de briques.

Et quinze ans plus tard, dans la 8e Rue, Nachman prenait la fuite. Il avait l'air vieux, voûté, tout tordu, une épave, tandis qu'il courait vers la fromagerie. Où est sa femme ? Il a sans doute détalé pour échapper aux explications. Son sens stupide de la bienséance lui dictait d'éviter une telle rencontre. Ou bien a-t-il tout oublié ? À moins qu'il ne demande qu'à oublier ? Mais moi, avec ma mémoire — tous les morts et les fous sont sous ma garde, et je suis la némésis des soi-disant oubliés. Je lie les autres à mes sentiments et je les opprime.

Ravitch était-il réellement ton oncle ou juste unlandtsman ? Je ne l'ai jamais su avec certitude.

C'était le pensionnaire des Herzog à l'époque de Napoleon Street. Pareil à un tragédien du théâtre yiddish, un nez droit de poivrot et un chapeau melon comprimant les veines de son front, Ravitch, muni d'un tablier, travaillait en 1922 chez le fruitier près de Rachel Street. Et là, au marché, par une température bien en dessous de zéro, il balayait un mélange de sciure et de neige. La vitrine était couverte de grandes fougères de givre, et contre elle se pressaient les piles d'oranges sanguines et de reinettes clochards. C'était Ravitch le mélancolique, rouge d'alcool et de froid. Le but de sa vie était de faire venir sa famille, une femme et deux enfants restés en Russie. Il fallait d'abord qu'il les retrouve, car ils avaient disparu pendant la Révolution. De temps en temps, sobre l'espace de quelques heures, il s'habillait pour aller se renseigner au Bureau d'aide aux immigrants juifs. Rien n'en résultait jamais. Il buvait sa paye — un shicker. Personne ne se jugeait plus durement que lui. Quand il sortait du bar, il se plantait sur la chaussée, titubant, pour régler la circulation, et il s'écroulait dans la gadoue au milieu des chevaux et des camions. Les policiers en avaient assez de le conduire en cellule de dégrisement. Ils le ramenaient chez lui, devant l'entrée des Herzog, puis ils le poussaient à l'intérieur. Ravitch, en pleine nuit, chantait dans les escaliers glacials d'une voix lourde de sanglots :

« Alein, alein, alein, alein

Elend vie a shtein

Mit die tzen finger — alein »

Jonah Herzog se levait, allumait la lumière de la cuisine et écoutait. Il portait un pyjama russe en lin avec des fronces sur le devant, ultime vestige de sa belle garde-robe du temps où il était un monsieur à Saint-Pétersbourg. Le poêle était éteint et Moses, qui dormait dans le même lit que Willie et Shura, se redressait, ainsi que ses frères, et tous trois, sous le rembourrage inégal de l'édredon, regardaient leur père. Il se tenait sous l'ampoule qui se terminait par une pointe à l'instar d'un casque allemand. Les spires des gros filaments de tungstène jetaient un vif éclat. À la fois agacé et compatissant, papa Herzog, avec sa tête ronde et sa moustache châtain, levait les yeux au ciel. La ride profonde entre ses sourcils montait et descendait. Hochant la tête, il chantonnait :

« Seul, seul, seul, seul

Solitaire comme une pierre

Avec mes dix doigts — seul. »

De la chambre, maman Herzog criait : « Yonah — aide-le à grimper.

— D'accord, disait papa Herzog, mais il attendait.

— Yonah... c'est une honte.

— Une honte pour nous aussi, répliquait papa Herzog. Bon sang, on dort, on est libéré de la misère pour un moment, et il nous réveille. Un ivrogne juif ! Même ça, il est incapable de le faire bien, il est incapable. Pourquoi il ne peut pas être freilich et joyeux quand il boit, hé ? Non, il faut qu'il pleure et te touche la corde sensible. Maudit soit-il. » Riant à moitié, papa Herzog maudissait aussi sa corde sensible. « Comme si ça ne suffisait pas que je doive louer une chambre à un misérable shicker. »

« Al tastir ponecho mimeni

Fauché je suis, sans un penny.

Pas la peine de nous cacher Tes ennuis

Tout le monde, il le voit aussi. »

De toute la force de ses poumons, Ravitch continuait à chanter faux dans l'escalier glacial plongé dans les ténèbres :

« O'Brien

Lo mir trinken a glesele vi-ine

Al tastir ponecho mimeni

Fauché je suis, sans un penny

Tout le monde, il le voit aussi. »

Papa Herzog, silencieux et amusé, riait sous cape.

« Yonah — je t'en supplie. Genug schon.

— Laisse-le donc un peu. Pourquoi il faudrait que je me schlepp le cul ?

— Toute la rue, il va réveiller.

— Il va être couvert de vomi, et puis plein le pantalon en plus. »

Il descendait cependant. Il avait pitié de Ravitch, même s'il était l'un des symboles de son changement de statut. À Pétersbourg, il y avait des domestiques. En Russie, papa Herzog avait été un monsieur. Muni de faux papiers de la première Guilde des marchands. Mais beaucoup de messieurs avaient des faux papiers.

Les enfants parcouraient du regard la pièce déserte. Le poêle noir adossé au mur, éteint ; le réchaud à deux feux relié au compteur à gaz par un tuyau de caoutchouc. La natte de roseau japonaise qui protégeait le mur des projections de graisse.

Entendre leur père tâcher de convaincre Ravitch complètement ivre de se lever amusait beaucoup les garçons. C'était le théâtre familial. « Nu, landtsman ? Tu ne peux pas marcher ? Il gèle. Maintenant, pose ton pied tordu sur la marche — schneller, schneller. » Il riait à perdre haleine. « Bon, je crois qu'on va laisser ton dreckische pantalon ici. Beurk ! » Les garçons, blottis les uns contre les autres dans le froid, souriaient.

Papa le soutenait pour traverser la cuisine — Ravitch en caleçon souillé, la figure rouge, les bras ballants, le chapeau melon, le chagrin aviné de ses yeux fermés.

Quant à feu mon pauvre père, J. Herzog, ce n'était pas un grand costaud, mais un de ces Herzog à l'ossature frêle, délicate, la tête ronde, vif, nerveux, bel homme. Lors de ses fréquentes colères, il giflait promptement ses fils, des deux mains. Il faisait tout vite, avec précision, avec des gestes amples et adroits d'Européen de l'Est : se peigner, boutonner sa chemise, repasser sur le cuir ses rasoirs à manche en os, tailler ses crayons sur le gras du pouce, presser une miche de pain contre sa poitrine pour couper des tranches en tirant le couteau vers lui, ficeler des paquets à l'aide de petits nœuds bien serrés, écrire avec la minutie d'un calligraphe dans son livre de comptes. Là, chaque page annulée était barrée d'un X soigneusement tracé. Ses 1 et ses 7 comportaient des barres et des banderoles. On aurait dit des fanions flottant dans le vent de l'échec. Papa Herzog avait déjà connu l'échec à Pétersbourg où il engloutit deux dots en un an. Il importait des oignons d'Égypte. Sous Pobedonostsev, la police l'arrêta pour résidence illégale. Il fut reconnu coupable et condamné. Le compte rendu du procès parut dans un journal russe imprimé sur de l'épais papier vert. Parfois, papa Herzog le dépliait et lisait l'article devant la famille réunie, traduisant au fur et à mesure les détails à propos des poursuites engagées contre Ilyona Isakovitch Herzog. Il ne purgea jamais sa peine. Il s'enfuit. Parce qu'il était culotté, expéditif, obstiné, rebelle. Il débarqua au Canada où vivait sa sœur, Zipporah Yaffe.

En 1913, il acheta une terre près de Valleyfield, au Québec, et il échoua comme fermier. Il s'installa ensuite en ville où il échoua comme boulanger ; idem dans la vente de tissus et d'articles de mercerie ; idem comme grossiste ; et puis comme fabricant de sacs pendant la guerre alors que personne n'échouait. Il échoua comme brocanteur. Après quoi, il devint marieur et il échoua là aussi — trop coléreux, trop brusque. Et maintenant, il échouait comme bootlegger, poursuivi par la Commission provinciale d'alcool. Gagnant petitement sa vie.

Un air de défi, toujours impatient, le visage tendu, ouvert, il allait avec un mélange de désespoir et de majesté, portant un peu maladroitement le poids de son corps sur un talon, dans son manteau, jadis doublé de renard, dont la peau rousse et pelée était devenue cassante. Les pans lui battaient les flancs quand il marchait ou, plutôt, défilait, une troupe composée d'un Juif tout seul, imprégné de l'odeur des Caporal qu'il fumait tandis qu'il parcourait Montréal à grandes enjambées — Papineau, Mile-End, Verdun, Lachine, Pointe Saint-Charles. Il était en quête de bonnes occasions — faillites, lots divers, fusions d'entreprises, marchandises de second choix, denrées quelconques — afin d'échapper à l'illégalité. Il calculait mentalement les pourcentages à toute vitesse, mais il lui manquait l'imagination et la malhonnêteté qui font les hommes d'affaires prospères. Aussi conservait-il sa petite distillerie dans le quartier de Mile-End où des chèvres broutaient au milieu des terrains vagues. Il prenait le tramway. Il vendait une bouteille par-ci, par-là, et il guettait le gros coup. Les trafiquants de rhum américains achetaient l'alcool à la frontière, n'importe quelle quantité, en liquide, à condition bien entendu qu'on puisse le leur fournir. En attendant, il fumait ses cigarettes dans le froid sur les plateformes des trams. La douane essayait de le coincer. Il était surveillé. Il y avait des pillards sur les routes de la frontière. Napoleon Street, il avait cinq bouches à nourrir. Willie et Moses étaient de santé fragile. Helen apprenait le piano. Shura était gras, goinfre, désobéissant, toujours à comploter. Le loyer, les loyers en retard, les notes dues, les honoraires de médecin à payer, et il ne parlait pas anglais, n'avait pas d'amis, pas d'influence, pas de magasin, pas de capital en dehors de son alambic. Sa sœur Zipporah à Sainte-Anne était riche, très riche, ce qui n'arrangeait guère les choses.

Le grand-père Herzog était encore en vie à l'époque. Avec le goût des Herzog pour le grandiose, il s'était réfugié dans le Palais d'Hiver en 1918 (les bolcheviks l'avaient autorisé pour un temps). Le vieil homme envoyait de longues lettres en hébreu. Il avait perdu ses précieux livres pendant l'insurrection. Il ne pouvait plus étudier. Il fallait arpenter le Palais d'Hiver une journée entière pour trouver de quoi faire un minyan. Naturellement, il y avait aussi la faim. Plus tard, prévoyant l'échec de la Révolution, il chercha à acquérir du papier-monnaie tsariste afin de devenir millionnaire après la restauration des Romanov. Les Herzog recevaient des liasses de roubles sans valeur, si bien que Willie et Moses jouaient avec des sommes colossales. On levait les magnifiques billets à la lumière et on distinguait Pierre le Grand et Catherine en filigrane du papier arc-en-ciel. Grand-papa Herzog avait dépassé les quatre-vingts ans, mais il était encore solide. Il avait toute sa tête et son écriture hébraïque ne manquait pas d'élégance. À Montréal, papa Herzog lisait ses lettres à voix haute — elles parlaient du froid, des poux, de la famine, des épidémies, des morts. Le vieil homme écrivait : « Verrai-je un jour le visage de mes enfants ? Et qui m'enterrera ? » Papa Herzog tenta à deux ou trois reprises de lire la phrase suivante, mais il n'avait plus de voix. Seul un murmure jaillissait d'entre ses lèvres. Étouffant ses larmes, il plaqua soudain la main sur sa bouche moustachue puis se précipita hors de la pièce. Maman Herzog, les yeux écarquillés, resta en compagnie des enfants dans la cuisine primitive où le soleil ne pénétrait jamais. Avec son antique poêle noir, son évier en fer, ses placards verts et son réchaud à gaz, on aurait dit une grotte.

Maman Herzog avait une façon à elle d'affronter le présent en détournant en partie le visage. Elle l'affrontait par la gauche, semblait parfois l'éviter par la droite. Sur cette face cachée, elle affichait souvent un air rêveur, mélancolique, et elle paraissait voir la vieille Europe — son père, le célèbre misnagid, sa mère, ce personnage tragique, ses frères vivants et morts, sa sœur, son linge de maison et ses domestiques à Pétersbourg, la datcha en Finlande (tout cela fondé sur des oignons égyptiens). Et maintenant, elle était la cuisinière, la laveuse de linge et la couturière de Napoleon Street dans le quartier des taudis. Ses cheveux grisonnaient, elle perdait ses dents et ses ongles eux-mêmes étaient ridés. Ses mains sentaient l'eau de vaisselle.

Herzog se demandait pourtant comment elle trouvait encore assez d'énergie pour gâter ses enfants. Il ne faisait pas de doute qu'elle me gâtait. Un jour, à la tombée de la nuit, elle m'a tiré sur la luge, sur la croûte de glace, dans la faible clarté de la neige, il était peut-être quatre heures de l'après-midi par une courte journée de janvier. Près de l'épicerie, nous avons rencontré une vieille babouchka enveloppée dans un châle qui lui a lancé : « Pourquoi tu le tires, ma fille ! » Maman, des cernes sombres sous les yeux. Son mince visage glacé. Hors d'haleine. Elle portait un manteau de phoque déchiré, un bonnet pointu de laine rouge et de fines bottines. Des grappes de poissons séchés pendaient dans la boutique qui dégageait une odeur rance et sirupeuse de fromage et de savon — une épouvantable poussière d'aliments s'échappait par la porte ouverte. La clochette accrochée à un ressort en hélice se balançait et tintait. « Ma fille, ne sacrifie pas tes forces aux enfants », dit la vieille au châle dans le crépuscule glacé de la rue. Je ne voulais pas descendre de la luge. Je faisais celui qui ne comprenait pas. L'une des tâches les plus difficiles qui soient, feindre de comprendre lentement ce que l'on a compris tout de suite. Je crois y avoir plutôt bien réussi, songea Herzog.

Mikhail, le frère de maman, mourut du typhus à Moscou. Le facteur m'a donné la lettre et je l'ai montée — le cordon du loquet décrivait des boucles sous la rampe de l'escalier. C'était jour de lessive. La lessiveuse en cuivre embuait les carreaux. Maman rinçait et essorait le linge dans une bassine. Quand elle a lu, elle a poussé un cri et s'est évanouie. Ses lèvres étaient livides. Son bras, la manche et tout, trempait dans l'eau. Nous étions tous les deux seuls à la maison. J'étais terrifié de la voir comme ça, les jambes écartées, ses longs cheveux défaits, les paupières brunes, la bouche blême, l'air d'une morte. Puis elle s'est relevée pour aller s'allonger. Elle a pleuré toute la journée. Le lendemain matin, elle a néanmoins préparé les flocons d'avoine. Nous étions debout de bonne heure.

Mes jours anciens. Plus lointains que l'Égypte. Pas d'aube, l'hiver et le brouillard. Dans le noir, l'ampoule brûlait. Le poêle était froid. Papa secouait les grilles et soulevait un nuage de cendres. Les grilles grondaient et grinçaient. La minuscule pelle tintait en dessous. Papa avait une vilaine toux à cause des Caporal. Le vent s'engouffrait dans les chapeaux des cheminées. Le laitier passait dans son traîneau. La neige était salie, jonchée de fumier et d'ordures, de rats et de chiens crevés. Le laitier dans sa peau de mouton actionnait la cloche. Elle était en laiton, comme les clés qui servent à remonter les horloges. Helen prenait un pichet, tirait le loquet et descendait chercher le lait. Ravitch, la gueule de bois, émergeait de sa chambre, engoncé dans son gros pull-over, les bretelles passées par-dessus pour le maintenir près du corps, coiffé de son melon, la face rouge, l'air penaud. Il attendait qu'on lui dise de s'asseoir.

La lumière du matin ne parvenait pas à vaincre la pénombre et le givre. Tout au long de la rue, les fenêtres encastrées dans la brique étaient sombres, emplies de ténèbres, et les écolières en jupes noires allaient par deux vers le couvent. Les voitures, les traîneaux, les fardiers, les chevaux frémissants, l'atmosphère noyée dans un vert plombé, la glace souillée de crottin, les traînées de cendres. Moses et ses frères coiffaient leurs casquettes et priaient ensemble :

« Ma tovu ohaleha Yaakov...

Que tes tentes sont belles, Jacob !

Et tes demeures, Israël ! »

Napoleon Street, pourrie, une rue miniature, folle et crasseuse, criblée de trous, battue par les intempéries — et les fils du bootlegger qui récitaient d'anciennes prières. Le cœur de Moses y était attaché par des liens puissants. Ici, il trouvait un éventail de sentiments humains plus large que partout ailleurs. Les enfants d'Israël, grâce à un miracle sans cesse renouvelé, ouvraient les yeux sur des mondes successifs toujours plus étranges, siècle après siècle, disaient toujours la même prière, aimaient passionnément ce qu'ils découvraient. Qu'est-ce qui n'allait pas avec Napoleon Street ? se demanda Herzog. Il y avait là tout ce qu'il pouvait désirer. Sa mère faisait la lessive et pleurait. Son père était désespéré et effrayé, mais il luttait obstinément. Son frère Shura aux grands yeux dépouillés de leur candeur complotait dans le but de dominer le monde, de devenir millionnaire. Son frère Willie se débattait avec ses crises d'asthme. S'efforçant de respirer, il agrippait le bord de la table et se dressait sur la pointe des pieds comme un coq qui s'apprête à chanter. Sa sœur Helen portait de longs gants blancs qu'elle lavait dans une mousse abondante. Elle les enfilait pour se rendre à ses cours au conservatoire, ses partitions logées dans un étui en cuir. Son diplôme encadré était accroché au mur. Mlle Hélène Herzog... avec distinction*. Sa si douce et si convenable sœur qui jouait du piano.

Un soir d'été alors qu'elle était assise au piano, ses notes s'envolèrent dans la rue par la fenêtre ouverte. Sur le dessus du piano trapu il y avait un chemin en veloutine, couleur vert mousse comme si le couvercle était une dalle de pierre. La bande de tissu s'ornait d'une frange à pompons pareils à des noix d'hickory. Debout derrière Helen, Moses regardait tournoyer les pages de Haydn et de Mozart, et il avait envie de gémir comme un chien. Oh, la musique ! pensa Herzog. Il tâcha de repousser les accès insidieux de nostalgie qui, à New York, le menaçaient — des émotions amollissantes qui gangrenaient le cœur, des taches noires, dangereuses, douces l'espace d'un instant mais qui laissaient un redoutable goût acide. Helen jouait. Elle portait un chemisier à col marin et une jupe plissée, et ses chaussures à bouts pointus appuyaient résolument sur les pédales, une fille comme il faut, vaniteuse. Penchée sur le clavier, elle fronçait les sourcils — la ride de son père se dessinait entre ses yeux. Fronçait les sourcils comme si elle se lançait dans une action périlleuse. Les notes résonnaient dans la rue.

Tante Zipporah critiquait cette histoire de piano. Helen n'était pas une véritable musicienne. Elle jouait pour émouvoir la famille. Peut-être pour attirer un mari. Tante Zipporah désapprouvait l'ambition que maman caressait pour ses enfants, elle qui souhaitait qu'ils deviennent avocats, rabbins, artistes. Des messieurs. Toutes les branches de la famille étaient atteintes de cette folie de la caste, de la yichus. Aucune existence n'était à ce point vide de sens et subalterne qu'elle n'ait pas de dignité imaginaire, d'honneurs à venir, de liberté à offrir.

Zipporah voulait refréner maman, conclut Herzog, et elle rendait les gants blancs et les leçons de piano responsables de l'échec de papa en Amérique. Zipporah avait du caractère. Elle était spirituelle, rancunière, en guerre avec le monde entier. Elle avait un visage mince au teint coloré, un nez bien proportionné, mais étroit et sévère. Dans sa voix nasillarde perçaient la critique et la volonté de blesser. Elle avait les hanches amples et elle marchait à grandes et lourdes enjambées. Une natte d'épais cheveux luisants lui tombait dans le dos.

Oncle Yaffe, lui, le mari de Zipporah, parlait doucement, faisait preuve d'une réserve teintée d'humour. Il était petit mais costaud, les épaules larges, et il avait une barbe noire à la George V qui bouclait et encadrait son visage au teint bistre. L'arête de son nez était bosselée. Il avait les dents fortes, dont l'une couronnée d'or. Quand il jouait aux dames avec lui, Moses sentait une odeur de tarte dans l'haleine de son oncle. Penchée au-dessus du damier, la grosse tête d'oncle Yaffe avec ses cheveux noirs frisés, coupés court, son début de calvitie, était un peu instable. Il souffrait d'un léger tremblement nerveux. Oncle Yaffe, surgi du passé, paraissait découvrir son neveu à cet instant précis et le considérer de ses yeux marron d'animal intelligent, sensible et satirique. Une lueur de perspicacité brillait dans son regard, et il affichait un petit sourire en coin satisfait devant les erreurs du jeune Moses. Il m'engueulait affectueusement.

Dans l'entrepôt de Yaffe à Sainte-Anne, la rouille des monceaux de ferraille, falaises déchiquetées, saignait dans les flaques d'eau. Les pilleurs de poubelles faisaient parfois la queue devant le portail. Des gamins, des nouveaux immigrants, de vieilles Irlandaises ou Ukrainiennes ainsi que des Peaux-Rouges venus de la réserve de Caughnawaga arrivaient avec des voitures à bras et des petites charrettes chargées de bouteilles, de chiffons, de vieux tuyaux de plomberie et autres appareils électriques, de quincaillerie, de papier, de pneus et d'os à vendre. Le vieil homme, dans son gilet marron, voûté, triait la marchandise d'une main qui tremblait fortement. Sans même se redresser, il lançait chacun des bouts de métal sur le tas approprié — le fer ici, le zinc là, le cuivre à gauche, le plomb à droite, et le régule près de l'appentis. Ses fils et lui avaient gagné de l'argent pendant la guerre. Tante Zipporah achetait des immeubles. Elle encaissait les loyers. Moses savait qu'elle cachait un rouleau de billets dans son corsage. Il l'avait vu.

« Toi, en venant en Amérique, tu n'as rien perdu », lui dit papa.

Elle commença par lui adresser un ferme regard d'avertissement, puis elle répliqua : « Ce n'est pas un secret, comment on a fait. Par le travail. Yaffe, il a pris une pelle et une pioche pour le chemin de fer canadien et on a économisé un petit capital. Mais toi ! Non, toi, tu es né dans la soie. » Jetant un coup d'œil en direction de maman, elle poursuivit : « À Pétersbourg, tu menais la grande vie, avec des domestiques et des cochers. Je vous vois encore quand vous êtes descendus du train à Halifax, dans vos beaux habits au milieu de tous les nouveaux immigrants. Gott meiner ! Des plumes d'autruche, des robes en taffetas. Des greenhorns mit strauss federn ! Maintenant, fini les plumes, fini les gants. Maintenant...

— C'était il y a mille ans, on dirait, l'interrompit maman. Les domestiques, je les ai oubliés. La domestique, c'est moi aujourd'hui. Die dienst bin ich.

— Tout le monde doit travailler. Tu ne vas pas souffrir toute ta vie parce que tu es tombée plus bas. Pourquoi il faut que tes enfants aillent au conservatoire, à l'école Baron de Hirsch, et tous ces chichis ? Qu'ils aillent donc travailler, comme les miens.

— Elle ne veut pas que ses enfants soient des gens du commun, dit papa.

— Mes fils, ils ne sont pas des gens du commun. Ils savent une page de la Gemara, eux aussi. Et n'oublie pas, on descend des plus grands rabbins hassidiques. Reb Zusya ! Herschele Dubrovner ! Souviens-toi.

— Personne ne prétend... » dit maman.

Hanter ainsi le passé — chérir les morts ! Moses s'exhorta à ne pas céder autant à la tentation, cette étrange faiblesse de caractère qui était la sienne. Il était dépressif. Et les dépressifs ne doivent pas s'abandonner à l'enfance — pas même aux souffrances de l'enfance. Il savait qu'il s'agissait d'une mesure d'hygiène. Seulement, son cœur s'était ouvert sur ce chapitre de sa vie et il n'avait pas la force de le refermer. On était donc de nouveau en ce jour d'hiver à Sainte-Anne, en 1923 — dans la cuisine de tante Zipporah. Elle portait un peignoir violet en crêpe de Chine. En dessous, on distinguait une volumineuse culotte bouffante jaune et un maillot de corps d'homme. Elle était assise à côté du fourneau, la figure toute rouge. Sa voix nasillarde montait souvent pour lâcher un petit cri acéré d'ironie, de feinte consternation, d'humour corrosif.

Puis, se souvenant que Mikhail, le frère de maman, était mort, elle demanda : « Alors... ton frère... qu'est-ce qui est arrivé ?

— On ne sait pas, répondit papa. Est-ce qu'on imagine quelle année noire ils font, là-bas au pays. » (C'était toujours in der heim, se remémorait Herzog.) « Toute une populace a enfoncé sa porte. Ils ont tout saccagé, ils cherchaient des valuta. Après, il a attrapé le typhus, ou Dieu sait quoi. »

Maman avait les mains sur les yeux, comme pour les protéger. Elle se taisait.

« Je me rappelle quel homme bien c'était, dit oncle Yaffe. Puisse-t-il avoir un lichtigen Gan-Eden. »

Tante Zipporah, qui croyait au pouvoir des malédictions, reprit : « Maudits soient ces bolcheviks. Ils veulent faire un horav dans le monde. Que leurs mains et leurs pieds se ratatinent ! Mais où ils sont la femme et les enfants de Mikhail ?

— Personne ne sait. La lettre vient d'un cousin — Shperling, qui a vu Mikhail à l'hôpital. Il l'a à peine reconnu. »

Zipporah prononça encore quelques pieuses paroles, puis d'un ton plus normal, elle ajouta : « Bon, c'était un homme actif. Il avait plein d'argent à une époque. Qui sait quelle fortune il a rapportée d'Afrique du Sud.

— Il a partagé avec nous, dit maman. Mon frère avait le cœur sur la main.

— De l'argent facilement gagné, riposta Zipporah. S'il avait travaillé dur pour l'avoir, ça n'aurait pas été pareil, non !

— Comment tu peux savoir ? dit papa Herzog. Tiens donc un peu ta langue, ma sœur ! »

Mais Zipporah était lancée : « Il a gagné son argent sur le dos de ces misérables Cafres noirs ! Et qui sait comment ! Alors, vous aviez une datcha à Shevalovo. Et Yaffe, il était à l'armée, dans le Kavkaz. Moi, j'avais un enfant malade à soigner. Et toi, Yonah, tu courais dans tout Pétersbourg, à dépenser deux dots. Oui ! tu as perdu dix mille roubles en un mois. Il t'en a donné dix mille de plus. Je ne sais pas ce qu'il faisait d'autre, avec les Tartares, les Tziganes, les putains, et puis à manger de la viande de cheval et Dieu seul sait quelles abominations.

— Pourquoi tu es si méchante ? s'écria papa Herzog, furieux.

— Je n'ai rien contre Mikhail. Jamais il ne m'a fait de mal, dit Zipporah. C'était un frère qui donnait, et alors je suis une sœur qui ne donne pas.

— Personne n'a dit ça, mais quand ce rôle t'arrange, tu le joues à merveille. »

Fasciné, immobile dans son fauteuil, Herzog écoutait les morts engagés dans leurs mortes querelles.

« Qu'est-ce que tu crois ? dit Zipporah. Avec quatre enfants, si je commence à donner et à encourager tes mauvaises habitudes, jamais ça ne s'arrêtera. Ce n'est pas ma faute si tu es un indigent ici.

— Oui, je suis un indigent en Amérique, c'est vrai. Regarde-moi. Je n'ai pas un sou pour me vêtir. Et je n'aurai même pas de quoi payer mon linceul.

— Tu n'as qu'à t'en prendre à ta faible nature, dit Zipporah. Az du host a schwachen natur, wer is dir schuldig ? Tu es incapable de te débrouiller seul. D'abord tu comptais sur le frère de Sarah, et maintenant tu comptes sur moi. Yaffe, il était à l'armée dans le Kavkaz. Un finsternish ! Il faisait trop froid pour que les chiens hurlent. Il est venu seul en Amérique et après il m'a fait venir. Mais toi — tu veux alle sieben glicken. Tu voyages en grand équipage, avec des plumes d'autruche. Tu es un edel-mensch. Te salir les mains ? Oh, non, pas toi.

— C'est vrai, in der heim, je n'ai pas pelleté le fumier. Dans le pays de Christophe Colomb, oui, je l'ai fait. J'ai appris à harnacher un cheval. À trois heures du matin, vingt degrés en dessous de zéro dans l'écurie. »

Zipporah balaya tout cela d'un geste, puis elle reprit : « Et maintenant, avec ta distillerie ? Tu as dû échapper à la police du tsar, et maintenant, c'est à la douane ? Et il a fallu que tu prennes un associé, un goniff !

— Voplonsky est un homme honnête !

— Qui... cet Allemand ? » Voplonsky était un maréchal-ferrant polonais. Elle le traitait d'Allemand à cause de sa moustache en pointe à la militaire et de la coupe allemande de son pardessus. Qui traînait par terre. « Tu as quoi de commun avec un maréchal-ferrant ? Toi, un descendant de Herschel Dubrovner ! Et lui, un schmid polonais aux moustaches rouges ! Un rat ! Un rat avec des moustaches en pointe rouges, de longues dents crochues et qui pue le sabot roussi ! Bah ! ton associé ! Attends de voir !

— On ne m'escroque pas comme ça.

— Non ? Et Lazansky, il ne t'a pas escroqué ? Il t'a possédé comme un Turc. Et il ne t'a pas mis une raclée, en plus ? »

Il s'agissait de Lazansky, celui de la boulangerie, un charretier originaire d'Ukraine, un géant. Un colosse, ignorant, un amhoretz qui ne savait pas assez d'hébreu pour bénir son pain, installé dans son chariot de livraison vert, étroit et lourd, qui grondait « garrap » à sa haridelle en faisant claquer son fouet. Sa voix vulgaire roulait comme une boule de bowling. Le petit cheval trottait le long de la berge du canal Lachine. Sur les flancs du chariot, on lisait :

 

LAZANSKY — PÂTISSERIES DE CHOIX

 

Papa Herzog acquiesça : « Oui, c'est vrai, il m'a flanqué une correction. »

Il était venu emprunter de l'argent à Zipporah et Yaffe, et il ne tenait pas à être entraîné dans une dispute. Sa sœur avait sans doute deviné l'objet de sa visite et elle s'efforçait de le mettre en colère afin de pouvoir refuser plus facilement.

« Aï ! » s'écria Zipporah, une femme brillante et perspicace dont les nombreux dons étouffaient dans ce petit village canadien. « Tu vas gagner une fortune sur le dos de ces escrocs, de ces voleurs, de ces gangsters, tu t'imagines ? Toi ? Une si douce créature ? Pourquoi tu n'es pas resté dans la Yeshivah, je me demande bien. Tu voulais être un petit monsieur cousu d'or. Je les connais ces hooligans, ces razboiniks. Ils n'ont pas la peau, les dents et les doigts comme toi, mais du cuir, des crocs et des serres. Jamais tu ne seras à la hauteur de ces charretiers et de ces bouchers. Tu pourrais tuer un homme, toi ? »

Papa Herzog demeura silencieux.

« Si, que Dieu me garde, tu devais tirer... cria Zipporah. Tu peux seulement frapper quelqu'un sur la tête, toi ? Va ! Réfléchis un peu. Réponds-moi, gazlan. Tu pourrais donner un coup sur la tête ? »

Sur ce point, maman Herzog sembla d'accord.

« Je ne suis pas une mauviette », affirma papa Herzog, les traits énergiques, la moustache châtain. Mais naturellement, songea Herzog, toute sa violence allait vers le drame de sa vie, les querelles familiales et les sentiments.

« Ils te prendront tout ce qu'ils voudront, ces leite, poursuivit Zipporah. Il est temps que tu te serves de ta cervelle, non ? Tu en as bien une, non ? — klug bist du. Gagne donc ta vie légitimement. Laisse ton Helen et ton Shura travailler. Vends le piano. Dépense moins.

— Pourquoi les enfants n'étudieraient pas s'ils ont l'intelligence, le talent ? intervint maman Herzog.

— S'ils sont intelligents, alors tant mieux pour mon frère, répliqua Zipporah. C'est trop dur pour lui — se tuer à la tâche pour des princes et des princesses gâtés. »

Elle mettait papa de son côté, lui dont le besoin d'aide était profond, insondable.

« Mais ces enfants, je les aime, reprit Zipporah. Viens là, mon petit Moses, assieds-toi sur les genoux de ta vieille tante. Quel adorable petit yingele, tu es. » Moses, écrasant la culotte bouffante de sa tante — dont les mains rougies étaient croisées sur son ventre. Elle lui souriait avec une affection rude et l'embrassait dans le cou. « Né dans mes bras, cet enfant-là. » Puis elle se tourna vers Shura son autre neveu qui se tenait auprès de sa mère. Il avait des jambes épaisses, massives, le visage parsemé de taches de rousseur.

« Et toi ? lui lança Zipporah.

— Quoi, moi ? dit Shura, à la fois effrayé et offensé.

— Pas trop jeune pour rapporter un dollar. »

Papa décocha un regard noir à son fils.

« Est-ce que je n'aide pas ? protesta Shura. À livrer les bouteilles ? À coller les étiquettes ? »

Papa possédait un stock de fausses étiquettes. D'une voix enjouée, il demandait : « Alors, les enfants, aujourd'hui, on met quoi — White Horse ? Johnnie Walker ? » Et chacun de nous de proposer sa marque préférée. Le pot de colle était sur la table.

Discrètement, maman Herzog caressa la main de Shura lorsque Zipporah s'adressa à lui. Moses le vit. Willie et ses problèmes respiratoires gambadait dehors en compagnie de ses cousins. Ils construisaient un fort avec de la neige, poussaient des cris et se bombardaient de boules de neige. Le soleil descendait de plus en plus bas. À l'horizon, des rubans de rouge s'enroulaient autour des crêtes de neige étincelante. Dans l'ombre bleutée de la clôture, des chèvres broutaient. Elles appartenaient au voisin, l'homme de l'eau de Seltz. Les poules de Zipporah ne tarderaient pas à se percher. Quand elle nous rendait visite à Montréal, elle apportait parfois un œuf frais. Un seul. Un des enfants serait peut-être malade. Un œuf frais avait tous les pouvoirs du monde. Nerveuse, critique, le pied maladroit et les hanches lourdes, elle grimpait l'escalier de Napoleon Street, une femme orageuse, une fille du Destin. Vivement, impatiemment, elle embrassait le bout de ses doigts avant d'en effleurer la mezuzah. En entrant, elle regardait comment l'appartement était tenu. « Tout le monde va bien ? demandait-elle. J'ai apporté un œuf aux enfants. » Elle ouvrait son grand sac pour y pêcher le cadeau, enveloppé dans une page du journal yiddish (Der Kanader Adler).

Une visite de tante Zipporah équivalait à une inspection militaire. Après, maman riait et finissait souvent par pleurer. « Pourquoi elle est mon ennemie ! Qu'est-ce qu'elle veut ? Je n'ai pas la force de lutter contre elle. » L'antagonisme, tel que maman le ressentait, était mystique — une question d'âmes. Maman avait un esprit archaïque, peuplé de vieilles légendes, d'anges et de démons.

Zipporah, en réaliste qu'elle était, avait bien entendu raison de ne pas accéder à la demande de papa Herzog. Il voulait transporter du whisky de contrebande jusqu'à la frontière pour réussir le gros coup. Voplonsky et lui se procurèrent l'argent auprès de prêteurs sur gages. Ils chargèrent les caisses dans un camion, mais ils n'arrivèrent jamais à Rouses Point. Ils furent attaqués, tabassés puis abandonnés dans un fossé. Papa Herzog reçut une raclée plus sévère parce qu'il résista. Les pirates de la route lui déchirèrent ses vêtements, lui cassèrent une dent et le rouèrent de coups de pied.

Voplonsky le maréchal-ferrant et lui regagnèrent Montréal à pied. Papa Herzog s'arrêta à la forge pour se nettoyer, mais il ne put pratiquement rien faire pour son œil enflé et ensanglanté. Il lui manquait une dent. Son manteau était en lambeaux, sa chemise et ses sous-vêtements tachés de sang.

C'est ainsi qu'il entra dans la cuisine sombre de Napoleon Street. Nous étions tous là. On était en mars, mois où la lumière est pauvre, mais de toute façon, elle ne pénétrait que rarement dans cette pièce. On aurait dit une caverne. Et nous, nous étions des hommes des cavernes. « Sarah ! s'écria-t-il. Les enfants ! » Il montra son visage entaillé. Il écarta les bras pour que nous puissions voir ses habits en loques et, en dessous, la blancheur de son corps. Puis il retourna ses poches. Vides. Il s'était mis à pleurer, imité aussitôt par les enfants qui l'entouraient. Que quelqu'un use de violence contre lui — un père, un être sacré, un roi — c'était plus que je n'en pouvais supporter. Oui, pour nous, c'était un roi. Mon cœur s'étouffait devant une telle horreur. J'ai cru que j'allais en mourir. Qui ai-je aimé autant que je les aimais eux tous ?

Papa Herzog raconta alors son histoire :

« Ils nous attendaient. La route était barrée. Ils nous ont fait descendre du camion. Ils ont tout pris.

— Pourquoi tu t'es défendu ? demanda maman Herzog.

— Tout ce qu'on avait... tout ce que j'avais emprunté.

— Ils auraient pu te tuer.

— Ils avaient le visage dissimulé sous un foulard. J'ai cru reconnaître... »

Maman parut incrédule. « Des landtsleit ? Impossible. Aucun Juif ne ferait ça à un Juif.

— Non ? s'exclama papa. Et pourquoi pas ? Qui dit non ? Pourquoi ils ne le feraient pas ?

— Pas des Juifs ! Jamais ! dit maman. Jamais. Jamais ! Ils n'en auraient pas le cœur. Jamais !

— Les enfants — ne pleurez pas. Et ce malheureux — Voplonsky — il a à peine pu grimper dans son lit.

— Yonah, dit maman. Tu dois arrêter tout ça.

— Et comment on va vivre ? Il faut qu'on vive, non ? »

Il entreprit de faire le récit de sa vie, depuis son enfance jusqu'à ce jour. Il pleurait en la racontant. À quatre ans, envoyé étudier, loin de chez lui. Dévoré par les poux. Ensuite, mourant à moitié de faim dans la yeshiva. Il se rasa, devint un Européen moderne. Jeune homme, il travailla à Krementchouk pour sa tante. Il vécut dix ans d'un bonheur illusoire à Pétersbourg, muni de faux papiers. Après, il se retrouva en prison en compagnie de droits communs. S'enfuit en Amérique. Creva de nouveau de faim. Nettoya des écuries. Mendia. Vécut dans la peur. Un baal-chov — toujours endetté. Surveillé par la police. Obligé d'accepter des ivrognes comme pensionnaires. Sa femme transformée en domestique. Et voilà ce qu'il rapportait à ses enfants. Voilà tout ce qu'il avait à leur offrir : ses haillons, ses meurtrissures.

Herzog, emmitouflé dans sa robe de chambre bon marché impression cachemire, le regard embué, broyait du noir. Sous ses pieds nus, il y avait une étroite bande de tapis. Ses coudes étaient plantés sur le bureau fragile et sa tête pendait. Il n'avait écrit que quelques lignes à Nachman.

Je suppose, pensait-il, que nous avions droit dix fois par an à la saga des Herzog. C'était parfois maman qui la racontait, parfois papa. Ainsi, nous avons fait un excellent apprentissage du chagrin. J'entends encore ces cris de l'âme. Ils sont logés dans la poitrine, dans la gorge. La bouche désire s'ouvrir grand pour les laisser sortir. Mais ce ne sont que des antiquités — oui, des antiquités juives qui trouvent leur origine dans la Bible, dans un sens biblique de l'expérience et du destin individuels. Ce qui s'est passé durant la guerre ne permet plus à papa Herzog de revendiquer des souffrances exceptionnelles. Les normes d'aujourd'hui sont plus drastiques, des normes nouvelles et définitives, indifférentes aux individus. Participant au programme de destruction dans lequel l'esprit humain s'est jeté avec énergie, avec joie même. Les histoires personnelles, les récits du temps jadis ne valent peut-être pas la peine qu'on se les rappelle. Moi, je me rappelle. Il le faut. Mais qui d'autre — pour qui peuvent-ils avoir de l'importance ? Tant de millions — des multitudes — qui disparaissent dans de terribles douleurs. Et qui plus est, on refuse la souffrance morale de nos jours. La personnalité ne sert qu'à apporter un soulagement risible. Moi, je reste esclave des souffrances de papa. La manière dont papa Herzog parlait de lui ! Il y aurait eu de quoi rire. Son moi possédait une telle dignité.

« Tu dois arrêter ! cria maman. Oui, tu dois !

— Mais qu'est-ce que je ferai, alors ? Travailler pour les pompes funèbres ? Comme un homme de soixante-dix ans ? Tout juste bon à veiller les morts ? Moi ? Laver les cadavres ? Moi ? Ou est-ce que je devrais aller au cimetière et réconforter les familles endeuillées pour un nickel ? Dire El malai rachamim ? Moi ? Que la terre s'ouvre et m'engloutisse !

— Viens, Yonah, dit maman de son ton sérieux et persuasif. Je vais te mettre une compresse sur ton œil. Viens, allonge-toi.

— Comment faire ?

— Tu dois.

— Les enfants, comment ils vont manger ?

— Viens — il faut t'allonger un peu. Enlève-moi cette chemise. »

Elle s'assit à côté du lit, silencieuse. Il était couché dans la chambre grise, sur le châlit en fer, sous la couverture russe, rouge, élimée — son beau front, son nez régulier, sa moustache châtain. Comme il l'avait fait ce jour-là depuis le couloir, Moses contemplait ces deux silhouettes.

Nachman, se remit-il à écrire, mais il s'interrompit. Comment atteindre Nachman par le biais d'une lettre ? Il ferait mieux de passer une annonce dans le Village Voice. À ce propos, à qui allait-il envoyer les autres lettres qu'il rédigeait ?

Il en conclut que la femme de Nachman était morte. Oui, ce devait être ça. Cette fille mince aux jambes maigres, aux sourcils noirs qui montaient très haut puis s'incurvaient à côté des yeux, à la bouche large qui, de même, s'incurvait aux commissures des lèvres — elle s'était suicidée, et Nachman s'était enfui parce que sinon (qui le lui reprocherait ?) il lui aurait fallu le dire à Moses. Pauvre petite, pauvre petite — elle aussi devait être au cimetière.