New York ne pouvait plus le retenir. Il fallait qu'il aille à Chicago voir sa fille, affronter Madeleine et Gersbach. Cette décision, il ne l'avait pas prise, elle s'était imposée à lui. Il regagna son appartement et troqua les vêtements neufs qui l'avaient distrait contre un vieux costume en seersucker. Par chance, il n'avait pas défait son sac lors de son retour de Vineyard. Il en vérifia d'un coup d'œil le contenu, puis il sortit. Comme d'habitude, il se décidait à agir sans bien savoir ce qu'il faisait, reconnaissant même qu'il ne pouvait lutter contre ses impulsions. Il espérait qu'à bord de l'avion, dans une atmosphère plus claire, il comprendrait pourquoi il se trouvait là.
Volant plein ouest dans le sens contraire de la rotation de la terre, lui apportant ainsi un supplément d'après-midi et de lumière, le jet l'amena à Chicago en quatre-vingt-dix minutes. En dessous de lui, les nuages blancs moutonnaient. Et le soleil était semblable à la goutte de liquide qui nous vaccine contre la désintégration de l'espace. Il contempla le vide bleu et l'éclat des réacteurs vissés à l'aile. Pendant une zone de turbulences, il se mordit la lèvre inférieure pour l'empêcher de trembler. Non pas qu'il eût peur, mais il se disait que si l'avion s'écrasait ou explosait (comme c'était arrivé récemment au-dessus du Maryland où on avait vu les silhouettes humaines se déverser et tomber tels des petits pois écossés), Gersbach deviendrait le tuteur de June. À moins que Simkin ne déchirât le testament. Cher Simkin, toi, l'avocat retors, déchire ce testament ! Il y aurait aussi les deux polices d'assurances, dont l'une souscrite par papa Herzog pour le compte de son fils Moshe. Voyez ce qu'il est advenu de cet enfant, le petit Herzog — tout ridé, perdu, malheureux. Je ne me cache pas la vérité. D'autant que le ciel m'en est témoin. L'hôtesse de l'air lui proposa un verre qu'il refusa d'un signe de tête. Il se sentait incapable de regarder son joli visage rayonnant de santé.
Quand le jet atterrit, Herzog retarda sa montre. Il débarqua porte 38, puis se précipita dans le couloir jusqu'aux agences de location de voitures. En guise de pièces d'identité, il avait sa carte de l'American Express, son permis de conduire du Massachusetts et ses papiers universitaires. Lui-même n'aurait pas manqué de se méfier devant tant d'adresses différentes, sans parler du costume en seersucker taché et froissé que portait le postulant, Moses Elkanah Herzog, mais l'employée qui examina sa candidature, une petite femme aux manières douces, à la poitrine généreuse, aux cheveux bouclés et au gros nez (même dans son état, Herzog se sentit obligé d'esquisser un sourire) se borna à lui demander s'il désirait une décapotable ou une berline. Il choisit la berline, bleu canard, puis sortit du parking et s'efforça de s'y retrouver au milieu des panneaux inconnus dans l'éclairage verdâtre des lampadaires et la lumière poussiéreuse. Il prit l'échangeur, s'engagea sur la voie express et se mêla au flot des voitures qui dépassaient presque toutes la vitesse limitée à 110 kilomètres-heure. Il ne connaissait pas ces nouveaux quartiers de Chicago. Le tendre, le lourd, le malodorant Chicago répandu sur le fond de son ancien lac asséché ; et puis le ciel orange sale, la présence rauque des usines et des trains qui crachaient leurs fumées et leur suie dans l'été naissant. En face, en provenance de la ville, la circulation était dense, alors que Herzog, lui, roulait tranquillement à droite, tâchant de repérer des noms de rue familiers. Après Howard Street, on entrait dans la ville proprement dite où il ne risquait plus de se perdre. Il quitta la voie express à Montrose Avenue et prit à l'est en direction de la petite maison de briques à un étage de feu son père, coincée au milieu d'une rangée de maisons identiques — le toit en pente, les marches de ciment sur la droite, les jardinières sur toute la largeur des fenêtres de la salle de séjour, la pelouse qui faisait un gros tas d'herbe entre le trottoir et les fondations ; la rue était bordée d'ormes et de peupliers miteux à l'écorce noircie, friable et plissée dont les feuilles seraient déjà cassantes au bout d'un mois d'été. On voyait aussi des fleurs, propres à Chicago, des choses rudimentaires, cireuses, pareilles à des copeaux de crayon rouges et violets qui appartiendraient à une famille d'objets naturels aux apparences trompeuses. Ces pauvres plantes émouvaient Herzog par leur absence totale de grâce, leur aspect misérable. Elles lui rappelaient la dévotion de son père pour son jardin, après que le vieux Herzog, vers la fin de sa vie, était devenu propriétaire — la manière dont, le soir, il arrosait ses fleurs au tuyau, l'air captivé, les lèvres qui exprimaient en silence son plaisir, le nez droit qui humait avec délices l'odeur de l'humus. Tout autour de lui, alors que Herzog descendait de sa berline de location, les arroseurs tournaient et dansaient, projetaient de brillantes gouttelettes qui formaient des voiles iridescents. C'était la maison où papa Herzog était mort quelques années auparavant, par une nuit d'été où il s'était soudain redressé dans son lit en s'écriant : « Ich shtarb ! » Et il était mort, et dans les moindres coins et recoins de son corps, son sang si vif qui devint terre. Et puis le corps — mon Dieu ! — qui se délite, qui se détache des os, et même les os qui à leur tour finissent par se désagréger et tomber en poussière dans leur étroit caveau. Et ainsi peuplée d'humains, notre planète, au sein de sa galaxie de mondes et d'étoiles, va de vides en vides, infinitésimale, toute à la douleur de son importance vaine. Vaine ? Herzog, avec l'un de ses haussements d'épaules typiquement juifs, murmura : « Nu, maile... » Qu'il en soit ainsi...
En tout cas, il était devant la maison de feu son père où vivait, à peu près seule dans ce petit musée des Herzog, la belle-mère très âgée de Moses. La maison appartenait à la famille. Plus personne n'en voulait. Shura était multimilliardaire, et il ne manquait pas de l'afficher. Willie avait prospéré dans l'affaire de matériaux de construction de son père — à la tête d'une flotte de ces camions équipés d'énormes cuves cylindriques qui malaxent le béton en roulant vers les chantiers où on le pompe, à moins qu'on ne le déverse (Herzog ne savait pas trop) dans les gratte-ciel qui s'élevaient. Helen, bien que son mari fût loin de rivaliser avec Willie, était cependant à l'aise. Elle ne parlait pratiquement plus d'argent. Et lui ? Il avait environ six cents dollars en banque. Et cela suffisait à ses besoins. La pauvreté n'était pas son lot ; chômage, taudis, pervers, voleurs, victimes plaidant devant les tribunaux, les horreurs du Montcalme Hotel et de ses chambres équipées de coins cuisine qui sentaient la pourriture et le jus de punaise trafiqué — ce n'était pas pour lui. Il pouvait encore, sur une impulsion, sauter dans un avion pour Chicago, louer une Falcon bleu canard pour se rendre à son ancienne maison. Avec une curieuse lucidité, il prit alors conscience de la position qu'il occupait sur l'échelle des prérogatives — de la fortune, de l'insolence, du mensonge, pour être précis. Et pas seulement de sa position, mais aussi du fait que, quand les deux amants se querellaient, ils avaient une Lincoln Continental où enfermer une enfant qui pleure.
Pâle, la bouche pincée, il monta les marches dans l'ombre du coucher de soleil approchant puis pressa le bouton de la sonnette. Au centre, il y avait un croissant de lune qui s'allumait la nuit.
Le carillon tinta à l'intérieur, des tubes de chrome suspendus au-dessus de la porte, un xylophone de métal qui jouait tout Merrily We Roll Along à l'exception des deux dernières notes. Il attendit longtemps. La vieille femme, Taube, avait toujours été lente, déjà à cinquante ans, sérieuse, réfléchie, tout l'inverse des Herzog si alertes — ils avaient tous hérité de l'élégance et de la vivacité ridicules de leur père, d'un peu de cette assurance d'un homme qui parade seul à travers le monde avec un air de défi. J'aime bien Taube, se dit Moses, peut-être parce que éprouver d'autres sentiments eût été trop dangereux. Le regard inconstant de ses yeux ronds et proéminents trahissait peut-être la résolution inébranlable d'être lente, une vie entière de retards et de stases programmés. Elle accomplissait chacune des tâches qu'elle s'était fixées à une allure d'escargot. Elle mangeait ou buvait lentement. Elle ne portait pas la tasse à ses lèvres, mais ses lèvres à la tasse. Et elle parlait tout aussi lentement, afin de donner du poids à sa perspicacité. Elle cuisinait d'une main qui n'était pas très ferme, mais c'était un vrai cordon-bleu. Elle gagnait aux cartes. Elle traînaillait, mais elle gagnait. Chaque question, elle la posait deux ou trois fois, puis elle se répétait les réponses à part soi. Toujours avec la même lenteur, elle nattait ses cheveux, se brossait les dents, ou encore hachait des figues, des dattes et des feuilles de séné pour sa digestion. Au fil des années, sa lèvre inférieure se mit à pendre et son cou à épaissir petit à petit au niveau des épaules, si bien qu'elle devait se tenir la tête un peu en avant. Elle était aujourd'hui très âgée, plus de quatre-vingts ans, et loin d'être en bonne santé. Elle avait de l'arthrite, la cataracte à un œil, mais au contraire de Polina, elle gardait l'esprit clair. Nul doute que ses démêlés avec papa Herzog, de plus en plus coléreux, emporté et hargneux à mesure qu'il vieillissait, lui avaient trempé le cerveau.
La maison était plongée dans le noir et n'importe qui d'autre que Moses serait parti, pensant qu'il n'y avait personne. Lui, cependant, il patienta, certain qu'elle viendrait bientôt ouvrir. Dans sa jeunesse, il l'avait vue mettre cinq minutes pour décapsuler une bouteille de soda — une heure pour étaler la pâte sur la table quand elle faisait un gâteau. Ses strudels relevaient du travail d'orfèvre, comme truffés de joyaux rouges et verts de fruits en conserve. Il l'entendit enfin s'activer derrière la porte. Les maillons d'une chaîne de cuivre apparurent dans l'entrebâillement. Il distingua les yeux sombres de la vieille Taube, maintenant plus sombres encore, maintenant plus saillants encore. La porte vitrée installée pour l'hiver la séparait de Moses. Il savait qu'elle serait également fermée au verrou. On avait averti les personnes âgées de se méfier des visiteurs. En outre, la lumière venait de derrière lui, en sorte que la vieille femme risquait de ne pas le reconnaître. Et de toute façon, il n'était plus le même Moses. Pourtant, alors qu'elle l'examinait comme s'il était un étranger, elle l'avait déjà identifié. Son esprit, en tout cas, n'était pas lent.
« Qui est-ce ?
— C'est Moses.
— Je ne vous connais pas. Je suis seule. Moses ?
— Tante Taube — Moses Herzog. Moshe.
— Ah, Moshe. »
Les doigts tordus soulevèrent lentement le loquet. La porte se referma pour libérer la chaîne, puis elle se rouvrit, et — Dieu miséricordieux ! — quel visage il eut soudain devant lui, ravagé par l'âge et les malheurs, creusé de rides verticales autour de la bouche ! Comme il se tenait sur le seuil, elle leva ses pauvres mains pour le serrer dans ses bras. « Moshe... entre, je vais faire de la lumière. Pousse la porte, Moshe. »
Il s'exécuta et trouva l'interrupteur commandant la faible ampoule du vestibule qui diffusait une lueur rosâtre ; le verre ancien de l'applique lui rappelait le ner tamid, la lampe à huile qui brûle nuit et jour à la synagogue. Il ferma la porte et l'odeur des pelouses mouillées s'évanouit. La maison sentait le renfermé et l'encaustique. Comme dans son souvenir, le salon baignant dans la pénombre du crépuscule répandait un léger éclat — les buffets et les tables marquetées, le canapé tendu de brocart sous sa housse de plastique qui brillait, le tapis d'Orient, les rideaux qui tombaient, raides et verticaux, devant les fenêtres munies de stores vénitiens, raides et horizontaux. Une lampe s'alluma derrière lui. Sur le meuble électrophone, il y avait une photo de Marco petit, souriant, charmant, en culottes courtes, assis sur un banc, le teint frais, une frange de cheveux noirs. Et à côté, une photo de lui le jour de la remise de son diplôme de maîtrise, assez beau mais un peu mafflu. Son visage plus jeune exprimait les exigences d'une vanité ingénue. Un homme ayant l'âge qu'il avait alors, mais l'âge seulement, et aux yeux de son père, obstinément non européen, à savoir innocent par choix délibéré. Moses refusait de connaître le mal, mais il ne pouvait refuser de l'expérimenter. Les autres étaient donc en droit de lui en faire, et d'être en conséquence accusés (par lui) de méchanceté. Il aperçut également une photo de papa Herzog dans son ultime incarnation — en citoyen américain —, séduisant, rasé de près, sans rien de son air de défi d'homme inquiet, ni de son ancienne impétuosité ou de sa révolte. N'empêche qu'à la vue du visage de papa Herzog dans sa propre maison, Moses s'attendrit. Tante Taube arrivait à pas lents. Il n'y avait pas de photo d'elle. Moses savait que malgré sa lippe Habsbourg, elle avait été une fille superbe ; et même à cinquante ans et quelques, quand il l'avait rencontrée pour la première fois en tant que veuve Kaplitzky, elle avait encore de jolis sourcils, touffus, bien dessinés, ainsi qu'une lourde natte d'un brun animal, des chairs douces bien qu'un peu flasques maintenues par son « gorselette ». Elle ne voulait rien qui lui rappelât sa beauté ou sa vigueur d'antan.
« Laisse-moi te regarder », dit-elle en venant se placer devant lui. Elle avait les yeux gonflés, mais le regard encore ferme. Détaillant ses traits, il s'efforça de réprimer le sentiment d'horreur qui l'envahissait. Il supposa qu'elle avait perdu du temps à mettre son dentier. Elle en avait un nouveau, mal conçu — pas de courbe, juste une rangée rectiligne de dents. Comme celles d'une marmotte, pensa-t-il. Elle avait les doigts déformés, dont la peau flétrie recouvrait en partie les ongles. Lesquels étaient cependant vernis. Et elle, quels changements trouvait-elle en lui ? « Ach, Moses, tu as changé. »
Il se borna à hocher la tête. « Comment vas-tu ?
— Comme tu vois. Une morte vivante.
— Tu vis seule ?
— J'avais une femme — Bella Ockinoff de la poissonnerie. Tu l'as connue. Mais elle n'était pas propre.
— Viens, tante Taube, assieds-toi.
— Oh, Moshe. Je ne peux pas m'asseoir, je ne tiens pas debout, je ne tiens pas couchée. Je devrais être à côté de papa. Là où il est, il est mieux que moi.
— C'est à ce point-là ? » Herzog avait dû trahir davantage d'émotion qu'il ne l'aurait imaginé, car tante Taube l'examinait attentivement, comme si elle n'arrivait pas à croire que c'était pour elle qu'il s'inquiétait et qu'elle cherchât à découvrir la véritable origine de ses sentiments. Ou bien était-ce la cataracte qui lui donnait cette expression ? La prenant par le bras, il la conduisit vers un fauteuil, puis il s'installa sur le canapé recouvert de sa housse en plastique. Sous la tapisserie. Pierrot. Clair de Lune*. Clair de lune à Venise. Toute cette banalité répugnante qui, dans sa jeunesse, l'étouffait. Aujourd'hui, elle n'exerçait plus aucun pouvoir sur lui. Il était un autre homme et il avait des objectifs différents. La vieille femme, constata-t-il, s'interrogeait sur les raisons de sa visite. Elle devinait qu'il était profondément agité, sans rien de son air absent habituel ni de cette fière distraction dont Mr. E. Herzog, docteur ès lettres, se drapait. Tout ça, c'est bien fini.
« Tu travailles dur, Moshe ?
— Oui.
— Tu gagnes bien ?
— Oui, oui. »
La vieille femme baissa un instant la tête. Il distingua la peau de son crâne, ses cheveux gris clairsemés. Desséchés. L'organisme avait fait tout ce qu'il pouvait.
Il comprit qu'elle proclamait son droit à habiter la maison des Herzog, même si en restant en vie, elle le privait de la part qui lui revenait.
« Ce n'est pas grave, je ne t'en veux pas, tante Taube, dit-il.
— Pardon ?
— Continue à vivre, et ne t'en fais pas pour la maison.
— Tu n'es pas bien habillé, Moshe. Qu'est-ce qui se passe, les temps sont difficiles ?
— Non. J'ai mis un vieux costume pour l'avion.
— Tu as des affaires à Chicago ?
— Oui, tante Taube.
— Les enfants, ça va ? Marco ?
— Il est en camp de vacances.
— Daisy, elle ne s'est pas encore remariée ?
— Non.
— Tu payes une pension alimentaire ?
— Oui, mais pas très élevée.
— J'ai été une mauvaise belle-mère ? Dis la vérité.
— Tu as été une très bonne belle-mère. Une excellente belle-mère.
— J'ai fait de mon mieux », dit-elle, et dans cette humilité, il reconnut l'un de ses anciens masques — le rôle important, complexe qu'elle jouait auprès de papa Herzog en tant que veuve Kaplitzky, patiente, l'ex-épouse de Kaplitzky, l'éminent grossiste, sans enfants, l'unique amour de son mari, elle qui portait un médaillon incrusté de petits rubis, qui voyageait dans des voitures-salons Pullman — le Portland Rose, le 20th Century — et à bord du Berengaria en première classe. Comme seconde Mrs. Herzog, elle n'avait pas eu la vie facile. Elle avait toutes les raisons de pleurer Kaplitzky. « Gottseliger Kaplitzky », ainsi qu'elle l'appelait Un jour, elle avait dit à Moses : « Gottseliger Kaplitzky, il ne voulait pas que j'aie des enfants. Le docteur pensait que ce serait mauvais pour mon cœur. Et à chaque fois... Kaplitzky-alehoshalom, il veillait à tout. Je ne regardais même pas. »
À ce souvenir, Herzog eut un rire bref. Ramona aurait apprécié ce « Je ne regardais même pas ». Elle qui regardait toujours, penchée tout près, écartant une boucle de cheveux qui lui tombait devant les yeux, les joues empourprées, énormément amusée par sa timidité. Comme la nuit dernière, allongée, lui ouvrant les bras... Il fallait qu'il lui envoie un télégramme. Elle n'allait pas comprendre sa disparition. Et puis le sang commença de lui battre les tempes. Il se rappela pourquoi il était là.
Il était assis près de l'endroit même où papa Herzog, l'année précédant sa mort, avait menacé de le tuer. C'était l'argent qui avait provoqué sa fureur. Herzog était fauché et il avait demandé à son père de se porter garant pour un prêt. Le vieil homme le soumit à un véritable interrogatoire, sur son travail, ses dépenses, son enfant. Il ne montrait aucune patience avec Moses. À l'époque, j'habitais Philadelphie, tout seul, à choisir (il n'y avait pas à choisir !) entre Sono et Madeleine. Peut-être avait-il entendu dire que j'allais me convertir au catholicisme. Quelqu'un en avait répandu la rumeur ; peut-être Daisy. J'étais venu à Chicago à la demande de papa. Il voulait me parler de modifications à son testament. Jour et nuit, il réfléchissait à la façon dont il partagerait ses biens, et il étudiait donc le cas de chacun de nous, ce que nous méritions, l'usage que nous ferions de notre héritage. Il me téléphonait à n'importe quelle heure pour exiger que je vienne tout de suite. Je passais la nuit dans le train. Il me prenait à part et me disait : « Écoute-moi une bonne fois pour toutes. Ton frère Willie, c'est un honnête homme. À ma mort, il fera ce que nous avons convenu. — Oui papa, j'en suis sûr. »
Chaque fois, il entrait en fureur, et le jour où il a voulu me tuer, c'est parce qu'il ne pouvait plus supporter de me voir avec mon air, mon air suffisant, mon air soucieux et fier. Élitiste. Je ne le lui reproche pas, songea Moses cependant que Taube, lentement, longuement, lui décrivait ses maux. Papa ne pouvait pas souffrir de voir une telle expression sur le visage de son plus jeune fils. Je vieillissais. Je perdais mon temps à élaborer des projets stupides, destinés à me libérer l'esprit. Il était en colère à cause de moi. Et papa n'était pas de ces hommes âgés qui accueillent la mort avec résignation. Non, son désespoir était profond, tenace. Et Herzog éprouva de nouveau un vif chagrin à la pensée de son père.
Il écouta un moment Taube parler de son traitement à la cortisone. Ses grands yeux lumineux et soumis, les yeux qui avaient domestiqué papa Herzog, ne regardaient plus Moses. Fixés sur un point derrière lui, ils le laissaient libre de se remémorer les derniers jours de son père. Nous avons marché ensemble jusqu'à Montrose pour acheter des cigarettes. On était en juin, il faisait beau et chaud comme aujourd'hui. Papa n'avait pas vraiment toute sa tête. Il disait qu'il aurait dû divorcer de la veuve Kaplitzky dix ans plus tôt, qu'il avait espéré profiter du peu d'années qui lui restaient — son yiddish devenait de plus en plus bizarre et incompréhensible au cours de ces conversations — mais il avait porté son fer à une forge froide. A kalte kuzhnya, Moshe. Kein fire. Le divorce était impossible, parce qu'il lui devait trop d'argent. « Mais de l'argent tu en as maintenant, non ? » demanda Herzog sans ambages. Son père s'arrêta net, le dévisagea. Herzog fut frappé de constater, dans la lumière de l'été, combien la désintégration avait déjà accompli son œuvre. Pourtant, tout ce qui subsistait, incroyablement vivant, conservait son emprise sur Moses — le nez droit, la ride entre les yeux, le brun et le vert de ces yeux. « Mon argent, il me le faut. Qui va subvenir à mes besoins, toi ? Peut-être que je peux soudoyer l'Ange de la Mort encore longtemps. » Après quoi, il fléchit les genoux — Moses déchiffra le signal ; il possédait le don, fruit de l'expérience de toute une vie, d'interpréter le moindre des gestes de son père : celui-là signifiait qu'il s'apprêtait à dire quelque chose d'une grande subtilité. « Je ne sais pas quand je serai délivré », murmura papa Herzog. Il avait employé le vieux mot yiddish désignant la délivrance de la femme : kimpet. Moses ne sut que répondre, et quand il prit enfin la parole, ce fut d'une voix qui n'était guère plus qu'un chuchotement : « Ne te tourmente pas, papa. » L'horreur de cette deuxième naissance, entre les mains de la mort, lui faisait briller les yeux et pincer les lèvres en silence. Puis papa Herzog dit : « Il faut que je m'assoie, Moshe. Le soleil, il est trop chaud pour moi. » Il devint soudain cramoisi, et Moses le soutint pour l'installer sur le muret en ciment devant une pelouse. Le vieil homme affichait maintenant un air d'orgueil masculin blessé. « Même moi, je souffre de la chaleur aujourd'hui », dit Moses. Il se plaça entre son père et le soleil.
« Le mois prochain, peut-être que j'irai à St. Joe pour les bains, disait Taube. Au Whitcomb. C'est un bel endroit.
— Pas seule, si ?
— Ethel et Mordecai, ils veulent venir.
— Oh... ? » D'un signe de tête, il l'invita à continuer. « Comment va Mordecai ?
— Comment il peut aller à son âge ? » Moses lui prêta un moment attention tandis qu'elle poursuivait, puis il revint à son père. Ce jour-là, ils avaient déjeuné sur la véranda de derrière, et c'est là que la dispute avait éclaté. Moses avait eu le sentiment, peut-être, qu'il était là en fils prodigue, celui qui avoue le pire puis implore la clémence de son père, si bien que papa Herzog ne voyait rien d'autre sur le visage de son fils qu'une stupide — et incompréhensible — supplication. « Idiot ! » Voilà ce que le vieil homme s'écria. « Espèce de veau ! » Puis il devina quelle était la violente revendication qui se cachait derrière l'expression patiente de Moses. « Sors d'ici ! Je te laisse rien ! Tout ira à Willie et à Helen ! Toi... ? Va crever dans un asile de nuit ! » Moses se leva, cependant que papa Herzog hurlait : « Dehors ! Et ne viens pas à mon enterrement.
— Très bien, je ne viendrai peut-être pas. »
Tante Taube, haussant les sourcils — elle avait encore des sourcils à l'époque —, l'avait averti, mais trop tard, de ne pas répliquer. Trébuchant, papa Herzog se leva de table, les traits tordus, puis il se précipita chercher son pistolet.
« File, file ! Reviens plus tard. Je t'appellerai », souffla Taube à Moses qui, troublé, hésitant, blessé à vif à l'idée que sa détresse n'eût reçu aucun écho dans la maison de son père (dont l'égotisme monstrueux affirmait ses exigences), se leva à son tour, à contrecœur. « Vite, vite ! » Taube le poussa vers la porte, mais le vieux Herzog, armé du pistolet, les devança.
Il cria : « Je vais te tuer ! » Et Moses sursauta, pas tant devant la menace, à laquelle il ne croyait guère, que devant le regain de force qui animait son père. En proie à la rage, celui-ci avait retrouvé sa vigueur l'espace d'un instant, encore que cela risquât de lui coûter la vie. Les tendons du cou qui saillaient, les dents qui grinçaient, le teint d'une couleur effrayante, et même le torse bombé comme un militaire russe alors qu'il braquait le pistolet, tout cela valait mieux, pensa Herzog, que son accès de faiblesse sur le chemin du bureau de tabac. Papa Herzog n'était pas de ceux qu'on prend en pitié.
« Va, va ! » le pressa tante Taube. Moses pleurait maintenant.
« C'est peut-être toi qui mourras le premier ! hurla le vieux Herzog.
— Papa ! »
Écoutant d'une oreille distraite le lent récit de tante Taube qui en était à la retraite prochaine du cousin Mordecai, Herzog, l'air sombre, se souvint de l'intonation de ce cri. Papa — Papa. Espèce de brute ! Le vieux Herzog, dans son état de semi-folie, voulait incarner l'homme viril que tu aurais dû être. Débarquer dans sa maison avec la morgue du fils apostat et martyr. Autant s'être converti pour de bon, comme Mady. Il aurait dû tirer. Les airs qu'il prenait mettaient son père au supplice. Le vieil homme méritait d'être épargné.
Et voici Moses, les yeux gonflés de larmes, dans la rue, qui attend son taxi, pendant que papa Herzog arpente le séjour devant les fenêtres et lui lance des regards dans lesquels passe toute la douleur qui étreint son cœur — oui, tu l'as mis dans cet état. Allant et venant de son pas vif, le poids de son corps porté sur le talon. Le pistolet par terre. Qui sait si Moses n'a pas abrégé sa vie par le chagrin qu'il lui a causé. Ou peut-être, au contraire, que le stimulus de la colère l'a prolongée. Il ne pouvait pas mourir et abandonner ce Moses encore inachevé.
L'année suivante, ils se réconcilièrent. Et puis, ils recommencèrent. Et puis... la mort.
« Je te fais une tasse de thé ? demanda tante Taube.
— Oui, avec plaisir, si ça ne te dérange pas. J'aimerais aussi jeter un coup d'œil au secrétaire de papa.
— Le secrétaire de papa ? Il est fermé à clé. Tu veux regarder dedans ? Tout ça vous appartient à vous, les enfants. Tu pourras le prendre quand je serai morte.
— Non, non ! Je n'ai pas besoin du meuble lui-même. Je passais en venant de l'aéroport et j'ai pensé prendre de tes nouvelles. Et puisque je suis là, je voudrais voir le secrétaire. Ça ne te gêne pas, je suppose.
— Tu veux quelque chose, Moshe ? La dernière fois, tu as pris le coffret en argent où ta maman mettait ses pièces. »
Il l'avait offert à Madeleine.
« La chaîne de montre de papa est toujours là ?
— Willie, il l'a prise, je crois. »
Le front creusé, il réfléchit. « Et les roubles ? demanda-t-il. J'aimerais les avoir pour Marco.
— Les roubles ?
— Oui, mon grand-père Isaac avait acheté des roubles tsaristes pendant la révolution et ils étaient rangés dans le secrétaire.
— Dans le secrétaire ? Je ne les ai jamais vus.
— Je voudrais simplement jeter un coup d'œil, tante Taube, pendant que tu prépares le thé. Donne-moi la clé.
— La clé... ? » Pendant qu'elle lui posait des questions, elle avait parlé plus vite, mais là, elle retourna à sa lenteur habituelle, érigeant en travers du chemin de Moses une montagne de mauvaise volonté dilatoire.
« Où tu la ranges ?
— Quoi ? Où je l'ai mise ? Dans la commode de Pa ? Ou quelque part ailleurs ? Que je me souvienne... Je suis comme ça maintenant. La mémoire, c'est difficile...
— Je sais où elle est, dit-il, sautant sur ses pieds.
— Ah, tu sais ? Où, donc ?
— Dans la boîte à musique, là où tu l'as toujours rangée.
— La boîte... ? Pa, il la prenait là. Il mettait sous clé mes chèques d'aide sociale quand ils arrivaient. Il disait que tout l'argent qu'il lui fallait... »
Moses se doutait qu'il avait deviné juste. « Ne te dérange pas, j'y vais. Si tu veux bien faire chauffer de l'eau. J'ai très soif. La journée a été longue et il a fait une telle chaleur. »
La prenant par le bras, un bras tout flasque, il l'aida à se lever. Il arrivait à ses fins — une bien piètre victoire, et aux dangereuses conséquences. Seul, il entra dans la chambre. On avait enlevé le lit de son père. Il ne restait que celui de tante Taube avec son horrible couvre-pieds — un tissu qui lui évoquait une langue chargée. Il respira l'odeur de vieilles épices qui imprégnait l'atmosphère lourde et sombre, puis il souleva le couvercle de la boîte à musique. Dans cette maison, il lui suffisait de faire appel à ses souvenirs pour trouver ce qu'il cherchait. Le mécanisme libéra ses notes aigrelettes cependant que le cylindre à l'intérieur tournait et égrenait un air de Figaro. Moses se remémorait les paroles :
Nel momento
Della mia cerimonia...
Io rideva di me
Senza saperlo.
Il reconnut la clé au toucher.
De la pénombre du couloir, la vieille Taube demanda : « Tu l'as trouvée ? »
Il répondit : « Oui, elle est là », parlant d'une voix basse, douce, afin de ne pas aggraver la situation. Elle était chez elle, après tout. Ce n'était pas correct d'avoir ainsi forcé sa porte. Il n'en avait pas honte. Il s'avouait en toute objectivité que ce n'était pas bien, mais il n'y avait pas d'autre solution.
« Tu veux que je mette la bouilloire à chauffer ?
— Non, une tasse de thé, je suis encore capable de faire ça. »
Il entendit ses pas lents dans le corridor. Elle se rendait dans la cuisine. Herzog se dirigea en hâte vers le petit salon. Les rideaux étaient tirés. Il voulut allumer la lampe à côté du secrétaire. En cherchant l'interrupteur, il déchira la soie du vieil abat-jour d'où s'éleva un fin nuage de poussière. Cette couleur, on l'appelait vieux rose — il en avait la certitude. Il ouvrit le meuble en merisier, installa l'abattant après avoir tiré les deux supports latéraux puis, s'étant assuré que Taube était dans la cuisine, il ferma la porte. Dans les tiroirs, il identifia chaque article — cuir, papier, or. Crispé, les veines qui saillaient sur son front et les tendons sur ses mains, il tâtonna et trouva ce qu'il était venu chercher : le revolver de papa Herzog. Une vieille arme au canon nickelé. Papa l'avait achetée pour l'avoir sous la main à Cherry Street, au milieu des dépôts de chemin de fer. Moses ouvrit le barillet d'un coup sec. Il y avait deux balles. Parfait. Il le referma, fourra le revolver dans sa poche. Il faisait une trop grosse bosse. Il sortit son portefeuille, mit le revolver à sa place. Le portefeuille, il le glissa dans sa poche arrière qu'il boutonna.
Ensuite, il fouilla, en quête des roubles. Il les découvrit dans un petit compartiment qui contenait également de vieux passeports ornés de rubans maintenus par des cachets en cire pareils à des croûtes de sang séché. La bourgeoise Sarah Herzog avec ses enfants, Alexandre huit ans, Hélène neuf ans et Guillaume trois ans*, signé par le comte Adlerberg, Gouverneur de Saint-Pétersbourg*. Les roubles étaient serrés dans un grand portefeuille — dire qu'il avait joué avec quarante ans plus tôt. Pierre le Grand dans une somptueuse cotte d'armes, et une splendide et impériale Catherine. À la lumière, on distinguait les filigranes. Se souvenant comment Willie et lui faisaient des parties de casino dont ces billets constituaient l'enjeu, Herzog lâcha un de ses rires brefs puis, à l'aide de ces mêmes billets, il confectionna comme un nid à l'intérieur de sa poche pour y loger le pistolet. Il se remarquerait sans doute moins ainsi.
« Tu as trouvé ce que tu voulais ? s'enquit Taube dans la cuisine.
— Oui. » Il posa la clé sur la table en métal émaillé.
Il savait qu'il ne devrait pas penser qu'elle ressemblait à une vieille brebis. Sa manie des métaphores brouillait son jugement et allait probablement causer sa ruine un jour ou l'autre. Peut-être que ce jour était proche ; peut-être que cette nuit, on viendrait lui réclamer son âme. Le pistolet pesait sur sa poitrine. Mais rien à faire, les lèvres protubérantes, les grands yeux et la bouche plissée étaient indiscutablement ovins, et ils l'avertissaient qu'il prenait trop de risques et courait à la destruction. Taube, en survivante chevronnée, avait combattu la tombe avec acharnement, tenant la mort elle-même en respect par sa lenteur. Tout se délabrait, sauf sa perspicacité et son incroyable patience ; et en Moses, elle revoyait papa Herzog, nerveux et pressé, impulsif, souffrant. Ses paupières se mirent à sauter quand, dans la cuisine, il se pencha au-dessus de Taube. Elle marmonna : « Tu as beaucoup d'ennuis ? N'aggrave pas les choses, Moshe.
— Non, je n'ai pas d'ennuis, tante Taube. J'ai des choses à faire... Finalement, je ne pense pas avoir le temps d'attendre le thé.
— Je t'ai préparé la tasse de Pa. »
Moses but un peu d'eau du robinet dans la tasse de son père.
« Au revoir, tante Taube. Porte-toi bien. » Il l'embrassa sur le front.
« Tu n'as pas oublié que je t'ai aidé ? dit-elle. Tu ne dois pas oublier. Fais bien attention à toi, Moshe. »
Il sortit par-derrière ; cela rendait son départ plus simple. Du chèvrefeuille grimpait le long de la gouttière, comme au temps de son père, et répandait dans le soir son parfum — presque trop riche. Un cœur pouvait-il se pétrifier ?
Au feu rouge, il fit ronfler le moteur de sa Falcon, tandis qu'il réfléchissait au meilleur itinéraire pour se rendre Harper Avenue. La nouvelle voie express Ryan était très rapide, mais elle l'amènerait en plein dans les embouteillages du quartier noir de la 51e Rue Ouest où les gens traînaient, se baladaient dans leurs voitures. Garfield Boulevard, ce serait nettement préférable, mais il n'était pas sûr de retrouver son chemin dans Washington Park à la nuit tombée. Il choisit en définitive de prendre Eden jusqu'à la voie express de Congress Street et, de là, le Outer Drive. Oui, ça irait plus vite. Ce qu'il ferait une fois arrivé Harper Avenue, il ne l'avait pas encore décidé. Madeleine avait menacé de le faire arrêter s'il montrait ne serait-ce que le bout de son nez du côté de la maison. La police possédait sa photo, mais ce n'était que foutaise, foutaise et paranoïa, le pouvoir de puissances imaginaires qui l'impressionnaient naguère. Cependant, il y avait aujourd'hui quelque chose de matériel entre Madeleine et lui, un enfant, une réalité — June. Fruit de la lâcheté, du déséquilibre, de l'imposture, produit d'un père incompétent et d'une garce comploteuse, quelque chose d'authentique ! Sa petite fille à lui ! Il hurla en silence alors qu'il s'engageait à toute allure dans la bretelle d'accès de la voie express : que personne ne touche à mon enfant ! Il accéléra encore, se mêla à la circulation. Le fil de sa vie était tendu. Il vibrait follement, prêt à craquer, mais Moses craignait surtout de manquer à son devoir. La petite Falcon fonçait parmi les voitures. Il avait l'impression de rouler à une vitesse folle, jusqu'au moment où un énorme camion remorque le doubla sur sa droite et où il se dit que ce n'était pas le moment de risquer une contravention — avec un pistolet dans sa poche —, de sorte qu'il leva le pied. Jetant des coups d'œil à gauche et à droite, il constata que la nouvelle voie express avait été percée au milieu de vieilles rues, des rues qu'il connaissait. Il vit les gros gazomètres couronnés de lumières sous un angle différent, ainsi que l'arrière d'une église polonaise où un Christ en habits de brocart était exposé devant une fenêtre éclairée comme dans une vitrine. Ensuite, il aborda une longue courbe qui tournait vers l'est et passait au-dessus des dépôts de marchandises qui flamboyaient dans le coucher de soleil poussiéreux, tandis que les rails s'étiraient loin à l'ouest ; venaient alors le tunnel sous le bâtiment colossal de la poste, puis les cabarets de State Street. Au bout de la descente de Congress Street, le crépuscule jouait sur le lac qui semblait s'élever à l'horizon comme un mur flou, sillonné de bandes couleur d'améthyste, bleu sale, argent irrégulier et ardoise, sur lequel les bateaux suspendus dansaient entre les brise-lames, survolés par des hélicoptères et des petits avions dont les feux clignotaient. L'odeur familière de l'eau douce, à la fois fade et âpre, lui parvint alors qu'il accélérait pour prendre vers le sud. Il ne lui paraissait pas illogique de revendiquer le privilège de la folie et de la violence, lui qu'on avait contraint à en subir les conséquences : injures et ragots, coercitions diverses, souffrance, et même exil à Ludeyville. Cette maison dont on avait voulu faire son lieu d'internement. Son mausolée. On lui avait fait autre chose aussi — quelque chose d'imprévisible. Ce n'est pas à tout le monde qu'il est donné de tuer, la conscience tranquille. Ils lui avaient ouvert la voie menant à un meurtre légitime. Ils méritaient de mourir. Il avait le droit de les tuer. Ils sauraient même pourquoi ils mouraient ; nulle explication ne serait nécessaire. Quand il se tiendrait devant eux, ils comprendraient et accepteraient leur sort. Gersbach baisserait la tête et verserait des larmes sur lui-même. Comme Néron — Qualis artifex pereo. Madeleine hurlerait et le maudirait. Par haine, le sentiment le plus fort qu'elle eût jamais manifesté tout au long de sa vie, beaucoup plus fort que tout autre sentiment ou motivation. En pensée, elle l'avait assassiné, si bien qu'il était libre de tirer ou d'étrangler sans aucun remords. Il sentait dans ses bras, dans ses doigts, et jusqu'au tréfonds de son être, la délicieuse pression de la main qui se referme autour d'une gorge — horrible et délicieuse, la jouissance orgasmique qu'on éprouve à infliger la mort. Il transpirait abondamment, sous les bras, sa chemise était trempée et glacée. Dans sa bouche montait un goût de métal, un poison métabolique, un parfum fade mais mortel.
Arrivé Harper Avenue, il se gara au coin, puis il s'engagea dans la ruelle qui longeait l'arrière de la maison. Des graviers sur le ciment, des débris de verre et du mâchefer qui crissaient sous ses pas. Il s'avança avec précaution. La clôture était vieille, la terre avait souillé les planches, des buissons et de la vigne débordaient par-dessus. Ici aussi, il y avait du chèvrefeuille en fleur. Et même des rosiers grimpants dont les fleurs prenaient une teinte rouge foncé dans le crépuscule. Près du garage, il dut se protéger la figure à cause des églantiers qui cascadaient du toit en pente. Il se glissa dans le jardin, puis il s'arrêta pour regarder autour de lui et se repérer. Il ne fallait pas qu'il bute sur un jouet ou un outil. Un liquide baignait ses yeux — clair, mais qui déformait un peu sa vision. Il se massa les paupières du bout des doigts, puis les tamponna au moyen du revers de sa veste. Les étoiles apparaissaient, des points violets encadrés par les toits, les feuillages, les fils qui s'entrecroisaient. Le jardin commençait à s'éclairer. Il vit la corde à linge — les slips de Madeleine, les petites chemises et les petites robes de sa fille, ses minuscules chaussettes. À la lumière de la fenêtre de la cuisine, il distingua un bac à sable dans l'herbe, un nouveau bac à sable, rouge, entouré d'un rebord qui permettait de s'asseoir. Il s'approcha, regarda dans la cuisine. Madeleine était là ! Il retint son souffle et l'observa. Elle était en pantalon et en blouse serrée par une large ceinture rouge en cuir et cuivre qu'il lui avait offerte. Ses cheveux lisses, dénoués, tombaient librement sur ses épaules, tandis qu'elle allait de la table à l'évier, occupée à débarrasser après le dîner, et qu'elle vidait les assiettes à sa manière, avec son efficacité brusque. Il étudia son profil grec alors qu'elle se tenait devant l'évier, la chair sous son menton alors qu'elle se concentrait sur la mousse et rajoutait de l'eau. Il parvenait à discerner la couleur de ses joues et presque le bleu de ses yeux. Ainsi, il nourrissait sa rage, l'entretenait afin qu'elle ne perdît rien de sa force. Madeleine ne risquait pas de l'entendre dans le jardin, car les doubles-fenêtres n'avaient pas encore été enlevées — du moins pas celles qu'il avait installées l'automne dernier à l'arrière de la maison.
Il s'avança dans l'allée. Heureusement, les voisins étaient absents et il n'y avait pas à craindre qu'ils allument. Il avait vu Madeleine. Maintenant, il voulait voir sa fille. La salle à manger était déserte — le vide d'après dîner, bouteilles de Coca, serviettes en papier. À côté se trouvait la fenêtre de la salle de bains, située plus haut que les autres. Il se rappelait avoir grimpé sur un parpaing pour essayer de démonter le grillage, jusqu'à ce qu'il s'aperçoive qu'il n'avait pas de double-fenêtre pour le remplacer. Le grillage était donc toujours là. Et le parpaing ? Il était resté exactement à l'endroit où il l'avait posé, au milieu du muguet, à gauche de l'allée. Il le poussa en dessous de la fenêtre, et le bruit de l'eau qui coulait dans la baignoire couvrit le raclement. Il monta dessus, se colla contre le mur et tâcha de respirer le plus doucement possible. Dans l'eau bouillonnante sur laquelle flottaient des jouets, le corps menu de sa fille brillait. Son enfant ! Madeleine lui avait laissé pousser ses cheveux noirs qui, pour le bain, étaient attachés par un élastique. Fondant de tendresse, il plaqua une paume sur sa bouche pour étouffer toute exclamation susceptible de lui échapper. Elle leva la tête pour parler à quelqu'un qu'il ne voyait pas. L'eau coulait toujours, et il entendit la fillette dire quelque chose sans qu'il puisse distinguer les paroles. Son visage était le visage des Herzog, les grands yeux noirs étaient les siens, le nez, celui de son père, de tante Zipporah et de son frère Willie, et la bouche, la sienne également. Jusqu'à la pointe de mélancolie qui soulignait sa beauté — celle de sa mère à lui. C'était Sarah Herzog, pensive, qui détournait légèrement la tête cependant qu'elle considérait le monde autour d'elle. Ému, il l'observa, respirant par la bouche, la figure à demi enfouie dans ses mains. Des insectes voletaient qui heurtaient lourdement la fenêtre grillagée sans pour autant attirer l'attention de l'enfant.
Une main se matérialisa, ferma le robinet — une main d'homme. C'était Gersbach. Il allait donner son bain à la fille de Herzog ! Gersbach ! Sa taille apparut à son tour, et debout à côté de l'antique baignoire ronde, il se pencha, se redressa, se pencha — le Vénitien et sa claudication — puis, au prix de grandes difficultés, il s'agenouilla, et pendant qu'il s'installait ainsi, son torse et sa tête se trouvèrent à la hauteur du regard de Herzog. S'aplatissant contre le mur, le menton dans le creux de l'épaule, il vit Gersbach retrousser les manches de sa chemise de sport impression cachemire, ramener en arrière son épaisse chevelure flamboyante, s'emparer du savon, et il l'entendit dire, non sans gentillesse : « Bon, arrête tes singeries », car Junie, taquine, plissant le nez, ne cessait de glousser, de se tortiller, d'éclabousser, dévoilant ses fossettes et ses petites dents blanches. « Maintenant, tu te tiens tranquille », reprit Gersbach. Malgré ses hurlements, il lui nettoya les oreilles à l'aide d'un gant, puis la figure, les narines et, enfin, il lui essuya la bouche. Il s'adressait à elle sur un ton d'autorité, mais non dénué d'affection, avec des sourires grognons et quelques rires, pendant qu'il la savonnait, la rinçait, remplissait d'eau ses petits bateaux pour lui rincer le dos tandis qu'elle poussait des cris perçants en se débattant. L'homme s'occupait d'elle tendrement. Encore que son expression était peut-être feinte. En fait, il n'avait jamais eu de véritables expressions, se dit Herzog. Son visage, celui d'un objet sexuel, était tout en lourdeur. Sa chemise était ouverte sur la chair lourde et molle de sa poitrine velue. Il avait le menton épais, à l'image d'une hache de pierre, une arme brutale. Et il y avait ses yeux sentimentaux, sa masse de cheveux, sa voix retentissante aux accents vulgaires et hypocrites. Tous les traits que Herzog détestait étaient là. Mais voyez comme il était gentil avec June, comme il jouait à lui verser de l'eau dessus. Il la laissait porter le bonnet de douche à fleurs de sa mère, dont les pétales en caoutchouc s'épanouissaient sur la tête de l'enfant. Puis Gersbach lui ordonna de se lever, et elle se pencha un peu pour qu'il puisse lui laver sa petite fente. Son père regardait. Un instant, son cœur se serra, mais ce fut vite terminé. Elle se rassit. Gersbach la rinça de nouveau, se releva pesamment et déploya la serviette de bain. Attentif, il la sécha avec soin puis, à l'aide d'une houppe, il la talqua. De ravissement, l'enfant sautillait sur place. « Calme-toi un peu, dit Gersbach. Et va mettre ton pyjama. Tout de suite. »
Elle sortit en courant. De fins nuages de talc planaient encore au-dessus de la tête courbée de Gersbach. Ses cheveux roux s'agitaient. Il nettoyait la baignoire. Moses aurait pu le tuer là. Sa main gauche se posa sur le pistolet enveloppé dans le rouleau de roubles. Rien ne l'aurait empêché de lui tirer dessus pendant que, méthodiquement, il saupoudrait de produit à récurer l'éponge jaune rectangulaire. Il y avait deux balles dans le magasin... Et elles y resteraient. Herzog le savait. Avec d'infinies précautions, il descendit de son perchoir et retraversa sans bruit le jardin. Il aperçut sa fille dans la cuisine, qui levait la tête pour demander quelque chose à Mady, puis il se glissa par le portail et se retrouva dans la ruelle. Faire usage de son arme n'avait été qu'une pensée.
L'âme humaine est amphibie, et j'ai caressé ses flancs. Amphibie ! Elle vit dans davantage d'éléments que je n'en connaîtrai jamais ; et je présume que dans ces lointaines étoiles, la matière se forme qui créera des êtres plus étranges encore. Comme June a tout d'une Herzog, j'ai l'air de m'imaginer qu'elle est plus proche de moi que d'eux. Mais comment pourrait-elle être proche de moi si je suis absent de sa vie ? Ces deux clowns amoureux l'ont entièrement à eux. Et j'ai l'air de croire que si cette enfant n'a pas une vie pareille à la mienne, n'est pas élevée selon les critères de « cœur » des Herzog et ce que cela implique, il lui sera impossible de devenir un être humain. C'est purement irrationnel, et pourtant, un coin de mon esprit le tient pour évident. Mais que pourrait-elle apprendre d'eux ? De Gersbach alors qu'il semble si mielleux, si répugnant, si venimeux, lui qui n'est pas un individu mais un fragment, un débris arraché à la populace. Le tuer ! — idée absurde. Dès que Herzog a vu la vraie personne donner un vrai bain, toute la réalité de la scène, la tendresse de ce bouffon à l'égard d'un petit enfant, l'acte de violence envisagé s'est mué en théâtre, en quelque chose de grotesque. Il n'était pas prêt à se rendre ridicule à ce point. Seule la haine de soi pouvait le conduire à se détruire parce qu'il avait le cœur « brisé ». Et comment pourrait-il être brisé par ces deux-là ? S'attardant un instant dans la ruelle, il se félicita de sa chance. Il retrouva son souffle ; que c'était bon de respirer ! Ça valait le voyage.
Dans la Falcon, à la lueur du plafonnier, il nota pour lui-même sur un bloc : Réfléchis ! Les démographes estiment qu'au moins la moitié de tous les êtres humains venus au monde depuis que l'homme existe vit maintenant, en ce siècle. Quel grand moment pour l'âme humaine ! Les caractères héréditaires puisés dans le patrimoine génétique commun ont, selon les probabilités statistiques, permis de reconstituer le pire et le meilleur de l'humanité. Ils sont tout autour de nous. Bouddha et Lao-tseu se promènent peut-être quelque part sur terre. De même que Tibère et Néron. L'horrible et le sublime, ainsi que des choses que l'on n'a pas encore imaginées. Et toi, visionnaire à temps partiel, joyeux et tragique mammifère. Toi, tes enfants, et les enfants de tes enfants... Dans les temps anciens, le génie d'un homme s'exerçait essentiellement dans la métaphore. Mais aujourd'hui, c'est dans les faits... Francis Bacon. Les instruments. Puis, avec un plaisir indicible, il ajouta : Tante Zipporah disait à papa qu'il n'arriverait jamais à tirer sur personne, qu'il ne pourrait jamais rivaliser avec les charretiers, les bouchers, les brutes, les voyous, les razboiniks. « Un petit monsieur pimpant. » Était-il capable d'assommer quelqu'un ? De tirer ?
Moses était prêt à jurer que papa Herzog n'avait jamais — au grand jamais — pressé la détente de son pistolet. Seulement menacé de le faire. Comme il m'avait menacé. Taube m'avait défendu alors. Elle m'avait « sauvé ». Chère tante Taube ! Une forge froide ! Pauvre papa Herzog !
Il n'était cependant pas disposé à s'en tenir là. Il fallait qu'il parle à Phoebe Gersbach. C'était indispensable. Pour ne pas lui laisser la possibilité de se préparer, ou même de refuser de le voir, il préféra ne pas téléphoner. Il se rendit directement Woodlawn Avenue — un coin morne de Hyde Park, mais typique de son Chicago : massif, grossier, amorphe, sentant la boue et la décrépitude, la merde de chien ; façades noires de suie, dalles de néant structurel, porches monumentaux au décor absurde, munis d'énormes urnes de ciment qui, au lieu de fleurs, ne contenaient que des mégots jaunis et autres ordures ; vérandas sous des pignons en tuiles, courettes malodorantes, escaliers de secours grisâtres, touffes d'herbe qui poussaient dans les fissures du ciment ; imposantes palissades de planches qui ne protégeaient que des mauvaises herbes ; et dans le cadre de ces appartements spacieux, confortables et vieillots, habités par des gens aux idées humanistes et progressistes (c'était le quartier de l'université), Herzog se sentait effectivement chez lui. Il symbolisait peut-être autant le Midwest et le flou que ces rues-là. (Pas tant par déterminisme, pensait-il, que par manque de facteurs déterminants — l'absence d'une influence décisive.) Mais c'était typique, et tout était là, jusqu'au crissement désagréable des patins à roulettes sur les trottoirs ombragés par les feuillages nouveaux de l'été. Deux petites filles pauvrement vêtues, des rubans dans les cheveux, patinaient en jupe courte sous la transparence verte des lampadaires.
Une nausée accompagnée d'un sentiment de nervosité l'envahit maintenant qu'il était à quelques pas de chez les Gersbach, mais il la réprima, remonta l'allée et sonna. Phoebe arriva aussitôt. Elle demanda : « Qui est là ? » puis, distinguant Herzog derrière la porte vitrée, elle se tut. Aurait-elle peur ?
« Un vieil ami », répondit Moses. Quelques secondes passèrent durant lesquelles Phoebe, en dépit du pli résolu de sa bouche, hésita, ses yeux aux lourdes paupières grands ouverts sous sa frange. « Tu ne me fais pas entrer ? » reprit Herzog. D'un ton qui rendait tout refus inimaginable. « Je ne te retiendrai pas longtemps, dit-il en franchissant le seuil. Il y a néanmoins deux ou trois points dont j'aimerais que nous discutions.
— Viens dans la cuisine, s'il te plaît.
— Naturellement... » Elle ne tenait pas à être surprise en sa compagnie dans le séjour, ni entendue par le petit Ephraim qui était dans sa chambre. Elle ferma la porte de la cuisine derrière elle, puis invita Herzog à prendre une chaise. Celle qu'elle lui désignait du regard se trouvait à côté du réfrigérateur. Là, on ne le verrait pas par la fenêtre de la cuisine. Il s'assit, un léger sourire aux lèvres. À l'air d'extrême gravité qu'affichait le visage fin de Phoebe, il devina qu'elle avait le cœur qui cognait dans sa poitrine, et peut-être même plus fort encore que le sien. Femme ordonnée, parfaitement maîtresse d'elle-même, toujours impeccable — l'infirmière en chef —, elle tâchait de conserver une attitude détachée. Elle portait le collier d'ambre qu'il lui avait rapporté de Pologne. Herzog boutonna sa veste pour être sûr que la crosse du pistolet soit bien cachée. La vue d'une arme la ferait sans doute mourir de peur.
« Alors, comment ça va, Phoebe ?
— Nous allons bien.
— Confortablement installée ? Vous vous plaisez à Chicago ? Le petit Ephraim est toujours dans son école expérimentale ?
— Oui.
— Et le temple ? J'ai appris que Val avait enregistré une émission avec le rabbin Itzkowitz — comment l'a-t-il appelée ? “Judaïsme hassidique, Martin Buber, le Je et le Tu.” Toujours la Bubermania ! Et toujours fourré avec des rabbins. Peut-être qu'il désire échanger ses femmes avec un rabbin. Comme ça, il passera de “Je et Tu” à “Moi et Vous” — “Vous et Moi, et l'Enfant !”. Mais je pense que là, tu auras tiré un trait. Tu n'es quand même pas prête à tout accepter, je suppose ? »
Phoebe ne répondit rien et resta debout.
« Tu crois peut-être que si tu ne t'assois pas, je partirai plus tôt ? Allez, Phoebe, assieds-toi. Je te promets que je ne suis pas venu pour faire un scandale. Je n'ai qu'un seul but, en plus du plaisir de rendre visite à une vieille amie...
— Nous ne sommes pas précisément de vieux amis.
— Pas en nombre d'années, c'est vrai. Mais nous étions si proches là-bas à Ludeyville. Oui, tu as raison, il faut penser à la durée — le concept de durée selon Bergson. Nous nous sommes connus dans la durée. Certaines personnes sont condamnées à entretenir certaines relations. Peut-être que toute relation est soit un bonheur, soit une condamnation.
— Ta condamnation, tu l'as méritée, si c'est dans ce sens que tu l'entends. Nous menions une existence tranquille jusqu'à ce que Madeleine et toi, vous débarquiez à Ludeyville et m'imposiez votre présence. » Phoebe, le visage mince mais brûlant, les paupières immobiles, se percha au bord de la chaise que Herzog lui avait avancée.
« Très bien. Exprime le fond de ta pensée, Phoebe. C'est ce que je désire. Installe-toi comme il faut. Ne crains rien. Je ne vais pas te causer d'ennuis. Nous avons un problème commun. »
Phoebe le nia. L'air obstiné, elle secoua la tête, trop vigoureusement. « Je suis une femme simple. Valentin, lui, est du nord de New York.
— Un péquenaud. Oui. Un plouc qui ignore tout des vices sophistiqués de la grande ville. Il ne savait même pas composer un numéro de téléphone. Il a fallu que ce soit moi — Moses E. Herzog — qui le conduise pas à pas vers la dégénérescence. »
Raide, hésitante, elle se tourna de sa manière brusque coutumière. Puis, prenant une décision, elle lui fit de nouveau face, toujours avec la même brusquerie. C'était une jolie femme, mais raide, très raide, anguleuse, dépourvue de confiance en elle. « Tu ne l'as jamais compris. Il t'aimait. Il t'adorait. S'il a essayé de devenir un intellectuel, c'est parce qu'il voulait t'aider — il voyait quelle terrible erreur tu avais commise en renonçant à ton poste universitaire respectable et combien il fallait que tu sois inconscient pour te précipiter ainsi vivre à la campagne avec Madeleine. Il considérait qu'elle te détruisait et il désirait te remettre dans le droit chemin. Il lisait tous ces livres pour que toi, Moses, tu aies quelqu'un avec qui discuter, là-bas en pleine cambrousse. Parce que tu avais besoin d'aide, de louanges, de flatterie, de protection et d'affection. Ce n'était jamais assez. Il s'épuisait pour toi. Il s'est tué à la tâche à force d'essayer de te soutenir.
— Ah bon... ? Et quoi d'autre ? Vas-y, je t'écoute.
— Ce n'est donc pas suffisant ? Qu'est-ce que tu lui veux de plus ? Pourquoi es-tu venu ? Pour un peu d'excitation supplémentaire ? Tu es toujours aussi avide d'excitation ? »
Herzog ne souriait plus. « Il y a du vrai dans ce que tu dis, Phoebe. Je végétais à Ludeyville, je le reconnais. Mais quand tu prétends que vous meniez une vie parfaitement normale à Barrington, là, tu me souffles. Du moins jusqu'à ce que Mady et moi arrivions avec des livres et tout le prestige avec son côté théâtral, une vie intellectuelle brillante, professant de grandes idées sur tout et sur toutes les époques. Tu avais peur de nous parce que nous — Mady en particulier — lui donnions confiance en lui. Tant qu'il n'était qu'un petit animateur de radio boiteux, il pouvait jouer les vedettes, mais il était où tu voulais qu'il soit. Parce que même si c'est un bluffeur et un tordu, une espèce de monstre, c'était le tien. Et puis il s'est enhardi. Il a élargi le champ de son exhibitionnisme. Oui, je suis un idiot. Tu avais même raison de ne pas m'aimer, ne serait-ce que parce que je me refusais à voir ce qui se passait et que je faisais peser un fardeau de plus sur tes épaules. Pourquoi n'as-tu rien dit ? Ça se déroulait sous tes yeux, ça a duré des années, et tu n'as rien dit. Si la même chose t'était arrivée à toi, je ne serais pas resté aussi indifférent. »
Phoebe ne souhaitait pas en parler, et elle devint plus pâle encore. Elle finit cependant par déclarer : « Ce n'est pas ma faute si tu refuses de comprendre les règles selon lesquelles vivent les autres. Tes idées embrouillent tout. Peut-être qu'une personne faible comme moi n'a pas le choix. Je ne pouvais rien faire pour toi. Et surtout l'année dernière. Je voyais un psychiatre, et il m'a conseillé de prendre mes distances. Par rapport à toi, et principalement par rapport à toi et tes problèmes. Il disait que je n'étais pas assez forte, et tu sais que c'est vrai — je ne suis pas assez forte. »
Herzog réfléchit à la question — Phoebe était faible, aucun doute. Il demanda alors carrément : « Pourquoi tu ne divorces pas de Valentin ?
— Je n'ai aucune raison de le faire. » Sa voix avait aussitôt retrouvé sa fermeté.
« Il t'a quittée, non ?
— Val ? Pourquoi dis-tu ça ! Mais pas du tout.
— Où est-il en ce moment — ce soir ? À cette minute ?
— En ville. Pour affaires.
— Allons, ne me raconte pas de salades, Phoebe. Il vit avec Madeleine. Tu refuses de l'admettre ?
— Certainement. Je me demande bien où tu as pêché une idée pareille. »
Moses s'appuya d'un bras contre le réfrigérateur tandis qu'il se soulevait sur sa chaise pour prendre un mouchoir dans sa poche — le bout de torchon en provenance de son appartement new-yorkais. Il s'épongea le visage.
« Si tu demandais le divorce, expliqua-t-il, comme tu as toutes les raisons de le faire, tu pourrais l'accuser d'adultère avec Madeleine. Je t'aiderais à trouver l'argent. Je me porterais garant pour l'ensemble des frais. Je veux récupérer Junie. Tu ne vois donc pas ? À tous les deux, on arriverait à les coincer. Tu as laissé Madeleine te mener par le bout du nez. Comme une biquette.
— C'est de nouveau ton vieux démon qui parle, Moses. »
Le coup de la biquette était une erreur ; elle ne s'en obstinerait que davantage. De toute façon, elle n'en ferait qu'à sa tête. Elle n'avait jamais souscrit à aucun de ses plans.
« Tu ne veux pas que j'aie la garde de June ?
— Ça m'est complètement égal.
— Tu as ton propre combat à livrer contre Madeleine, je suppose, dit-il. Vous battre pour un homme ! Comme deux chattes — une bagarre de femmes pour le sexe. Mais c'est elle qui gagnera. Parce que c'est une psychopathe. Je sais que tu as des forces en réserve, mais elle est cinglée et les cinglés l'emportent toujours. De plus, Valentin ne tient pas à ce que tu le reprennes.
— Je ne saisis pas un mot de ce que tu dis.
— Dès que tu te seras retirée de la course, il perdra de la valeur aux yeux de Madeleine. Après sa victoire, elle n'aura plus qu'à le jeter dehors.
— Valentin rentre à la maison tous les soirs. Jamais au milieu de la nuit. Il ne devrait d'ailleurs pas tarder à être là... Et quand moi, je suis en retard, même un tout petit peu, eh bien, il devient fou d'inquiétude. Il téléphone partout.
— Ce serait plutôt parce qu'il est fou d'espoir, non ? dit Moses. L'espoir déguisé en inquiétude. Tu ne comprends pas ? Tu meurs dans un accident, il pleure, puis il fait sa valise et s'installe avec Madeleine pour de bon.
— Le diable en toi, une fois de plus. Mon fils gardera son père. Et toi, tu veux reprendre Madeleine, n'est-ce pas ?
— Moi ? Jamais ! Toute cette hystérie, j'en ai soupé. Non, je suis ravi d'être débarrassé d'elle. Je ne la hais même plus autant. Je lui laisse volontiers tout ce qu'elle m'a fauché. Elle a déjà dû mettre tout mon argent sur son compte. Très bien ! Elle a ma bénédiction. Bénie soit la garce ! Bonne chance et au revoir. Je la bénis. Je lui souhaite une vie active, utile, agréable et brillante. Et même l'amour. Les meilleurs tombent amoureux, et elle est parmi les meilleurs, donc elle aime ce type. Tous les deux aiment. N'empêche qu'elle n'est pas assez bien pour élever la petite... »
S'il avait été un sanglier et que cette frange de cheveux eût été une haie protectrice, la vigilance des yeux marron de Phoebe n'aurait pas été différente. Pourtant, Moses la plaignait. Ils la tyrannisaient — Gersbach, et Madeleine à travers Gersbach. Phoebe désirait gagner ce combat. Il devait lui sembler inconcevable qu'on puisse se fixer des objectifs aussi modestes, aussi limités — la cuisine, le marché, la lessive, l'enfant —, et néanmoins perdre. La vie ne pouvait pas être aussi injuste. Ou bien était-ce possible ? Deuxième hypothèse : c'est l'absence de rapports sexuels qui faisait sa force ; elle exerçait l'autorité détenue par le surmoi. Une troisième : elle reconnaissait la puissance créatrice de la dégénérescence contemporaine, les vices luxuriants des débauchés libérés et, par conséquent, acceptait sa situation comme une pauvre femme, une petite-bourgeoise névrosée, desséchée, malheureuse, embourbée. Pour elle, Gersbach n'était pas un homme ordinaire, et en raison de la richesse de son caractère, de ses pulsions érotico-spirituelles ou de Dieu sait quelle métaphysique pue-des-pieds, il lui fallait deux femmes ou plus. Et peut-être que ces deux femmes se repassaient cette masse de chair couverte de touffes orange pour assouvir des besoins radicalement différents. Pour une copulation sur trois pattes. Pour la paix du foyer.
« Phoebe, reprit-il, admettons que tu sois faible — mais à quel point l'es-tu ? Excuse-moi... je trouve ça plutôt drôle. Tu dois tout nier pour sauver les apparences. Mais ne pourrais-tu pas accepter au moins un petit peu la vérité ?
— À quoi ça t'avancerait ? répliqua-t-elle d'un ton sec. Et qu'est-ce que tu ferais pour m'aider ?
— Moi ? Je... » Il se tut et s'interrogea. C'était exact, il n'avait pas grand-chose à offrir. Il lui était totalement inutile. Avec Gersbach, elle pouvait encore être une épouse. Il rentrait à la maison. Elle faisait la cuisine, les courses, elle repassait, elle signait les chèques. Sans lui, elle ne pouvait pas exister, ni préparer les repas, ni faire les lits. La transe s'interrompait. Et ensuite ?
« Pourquoi viens-tu me voir moi si tu veux obtenir la garde de ta fille ? Agis par toi-même ou laisse tomber. Et maintenant, fiche-moi la paix, Moses. »
Là aussi, elle avait raison. Il la dévisagea longuement, en silence. Cédant à la tendance innée, à la pente naturelle de son esprit qui, depuis peu, fonctionnait sans inhibition, il trouva un sens aux petites marques blêmes qu'elle avait sur la figure, comme si la mort l'avait goûtée et avait jugé qu'elle n'était pas encore assez mûre.
« Eh bien, merci pour cette conversation, Phoebe. Je m'en vais. » Il se leva. Il avait une expression de gentillesse et de douceur qu'on ne lui voyait pas souvent. Non sans quelque maladresse, il saisit la main de Phoebe qui ne fut pas assez rapide pour éviter ses lèvres. Il l'attira contre lui et l'embrassa sur le sommet du crâne. « En effet, c'est une visite qui ne s'imposait pas. » Elle libéra ses doigts.
« Au revoir, Moses... » Elle parlait sans le regarder. Il n'obtiendrait d'elle que ce qu'elle pouvait offrir. «... Tu as été traité comme un chien. C'est vrai. Mais c'est terminé. Tu devrais partir. Prendre de la distance vis-à-vis de tout ça. »
La porte se referma.
Des miettes de décence — tout ce que nous, les indigents, pouvons nous épargner. Pas étonnant que la vie « personnelle » soit une humiliation, et qu'être un individu soit méprisable. L'évolution historique, se coller des vêtements sur le dos, des chaussures aux pieds, de la viande dans la bouche, fait infiniment plus pour nous par l'indifférence de la méthode que quiconque le fait par intention, écrivit Herzog dans la Falcon de location. Et puisque ces excellents produits sont les fruits de la planification et du travail anonymes, la question qui se pose, c'est que peut réaliser la bonté intentionnelle (quand les bons sont des amateurs) ? En particulier si, dans l'intérêt de la santé, notre générosité et notre amour exigent de la pratique, la créature étant émotive, passionnée, expressive, un animal doué de parole. Une créature aux profondes singularités, un réseau complexe de sentiments et d'idées qui frisent aujourd'hui un niveau d'organisation et d'automatisme où elle peut espérer se libérer de la dépendance humaine. Les gens vivent déjà leur condition future. Mon type émotionnel est archaïque. Il appartient à l'âge agricole ou pastoral...
Herzog était incapable de donner un sens à de telles généralités. Il était seulement très excité — il ruisselait — et comptait surtout remettre les choses en ordre en revenant à ses habitudes de sérieux. Le sang avait jailli dans sa psyché, et pour le moment, il était ou bien libre ou bien fou. Puis il comprit qu'il n'avait pas besoin d'accomplir un travail intellectuel abstrait compliqué — un travail dans lequel il s'était toujours jeté comme s'il s'agissait de la lutte pour la survie. Mais ne pas penser n'est pas nécessairement fatal. Ai-je réellement cru que j'allais mourir si je cessais de penser ? Craindre une chose pareille — voilà qui est totalement aberrant.
Il décida de dormir chez Lucas Asphalter qu'il appela d'une cabine pour s'inviter. « Je ne te dérangerai pas, j'espère ? Tu es avec quelqu'un ? Non ? Je voudrais que tu me rendes un grand service. Je ne peux pas téléphoner à Madeleine pour demander à voir la petite. Dès qu'elle entend ma voix, elle raccroche. Tu peux t'arranger avec elle pour que je passe prendre June demain ?
— Oui, bien sûr, dit Asphalter. Je m'en occupe sur-le-champ et tu auras la réponse en arrivant. Tu viens juste de débarquer, sur une impulsion ? À l'improviste ?
— Merci, Luke. Fais-le tout de suite, s'il te plaît. »
Il sortit de la cabine en songeant qu'il fallait absolument qu'il se repose ce soir, qu'il tâche de dormir un peu. D'un autre côté, il hésitait à l'idée de s'allonger et de fermer les yeux ; demain, il ne parviendrait peut-être pas à retrouver cet état de lucidité et de liberté simple, intense. Il roula donc doucement, passa chez Walgreen acheter une bouteille de Cutty Sark pour Luke et des jouets pour June — un périscope pour enfant qui lui permettrait de regarder par-dessus le dossier du canapé et dans tous les coins, et aussi un ballon de plage qu'on gonflait en soufflant dedans. Il prit même le temps d'envoyer un télégramme à Ramona du bureau jaune de la Western Union au croisement de Blackstone Avenue et de la 53e Rue. Affaires à Chicago deux jours, disait son message. Avec tout mon amour. Il lui faisait confiance pour se consoler de son absence et pour, ainsi « abandonnée », ne pas se laisser aller à l'abattement comme il l'aurait fait — ses troubles puérils, cette terreur infantile de la mort qui avait tordu et forgé sa vie en lui donnant de si curieuses formes. Ayant découvert qu'il fallait se montrer indulgent envers les hommes-enfants inadaptés, les cœurs purs enveloppés dans la toile à sac de l'innocence, et accepté de bonne grâce le quota nécessaire de mensonges qui en résultent, il s'était piégé lui-même avec ses petites friandises émotionnelles — la vérité, l'amitié, la dévotion à l'égard des enfants (l'adoration ordinaire des Américains pour ces derniers) et l'amour guimauve. Voilà ce que nous savons pour le moment. Mais cela — même cela — ne constitue pas toute l'histoire. On ne fait qu'approcher du début de la véritable connaissance. On doit partir du principe qu'un homme est davantage que ses « caractéristiques », l'ensemble des émotions, des efforts, des goûts et des constructions qu'il se plaît à appeler « Ma Vie ». Il y a lieu d'espérer qu'une Vie est plus qu'un tel nuage de particules, plus qu'un simple assemblage de faits. Étudiez le compréhensible, et vous en conclurez que seul l'incompréhensible est susceptible d'apporter la lumière. En aucune manière il ne considérait cela comme une « idée générale ». C'était beaucoup plus substantiel que tout ce qu'il voyait dans le bureau du télégraphe brillamment éclairé. Tout lui paraissait d'une clarté exceptionnelle. D'où venait-elle ? De quelque chose qui se trouvait au bout de la ligne ? La Mort, peut-être ? Mais la mort n'était pas l'incompréhensible que son cœur acceptait. Non, loin de là.
Il s'arrêta pour contempler la trotteuse qui parcourait en sautillant le cadran de la pendule, le mobilier jaune d'un autre âge — pas étonnant que les grosses entreprises amassent de tels profits ; prix élevés, équipement vétuste, absence de concurrence depuis l'élimination de Postal Telegraph. Ces bureaux jaunes avaient certainement fait encore plus d'usage que les meubles du même genre chez papa Herzog, Cherry Street. En face du bordel. Lorsque la tenancière ne les payait pas, les flics balançaient les lits des putains par les fenêtres du premier étage. Les filles hurlaient des insultes de Noires quand on les fourrait dans le panier à salade. Papa Herzog, l'homme d'affaires, méditant sur ce spectacle étrange de vice et de brutalité, de représentants de la loi et de femmes obèses et barbares, se tenait au milieu de tables similaires — du mobilier standard d'occasion acheté dans des ventes d'entrepôt. L'origine de ma fortune ancestrale.
Il se gara devant chez Asphalter, puis ferma la Falcon à clé, laissant les cadeaux pour Junie dans le coffre. Il était persuadé que le périscope lui plairait. Il y avait tant de choses à voir dans la maison de Harper Avenue. Que l'enfant découvre donc ce qu'est la vie. La plus ordinaire, la meilleure peut-être.
Asphalter l'accueillit dans l'escalier.
« Je t'attendais.
— Il y a eu un problème ? demanda Herzog.
— Non, non, ne t'inquiète pas. Je passe prendre June demain à midi. Le matin, elle va à la garderie.
— Formidable, dit Herzog. Pas de difficultés ?
— Avec Madeleine ? Aucune. Elle ne veut pas te voir. Sinon, tu peux avoir ta fille quand le cœur t'en dit.
— Elle ne tient pas à ce que j'arrive avec une ordonnance du tribunal. Sur le plan légal, elle est dans une position délicate, avec cet escroc dans la maison. Bon, laisse-moi te regarder. » Ils entrèrent dans l'appartement mieux éclairé. « Tu as une barbe, maintenant, Luke. »
Nerveux, timide, Asphalter se caressa le menton, détourna la tête. « Oui, c'est pour frimer.
— Et pour compenser ta fâcheuse calvitie naissante ?
— Surtout pour lutter contre la dépression, répondit Asphalter. Je pensais qu'un changement d'image ne me ferait pas de mal... Excuse le désordre. »
Asphalter avait toujours vécu dans un fouillis d'étudiant. Herzog promena son regard autour de lui. « Si jamais j'ai une rentrée d'argent inespérée, je t'achèterai des étagères, Luke. Il est temps que tu te débarrasses de ces vieilles caisses. Les livres scientifiques pèsent des tonnes. Ah, je vois que tu m'as mis des draps propres sur le canapé. C'est très gentil de ta part, Luke.
— Tu es un vieil ami.
— Merci. » À sa surprise, Herzog eut du mal à parler. Un flot soudain d'émotion, surgi de nulle part, l'étouffait. Ses yeux se mouillèrent. L'amour guimauve, se dit-il. Il est là. Penser à sa véritable nature, appeler les choses par leur nom, cela lui permit de retrouver le contrôle de soi. Et après s'être ainsi corrigé, il se sentit revigoré. « Luke, tu as reçu ma lettre ?
— Quelle lettre ? Tu m'en as écrit une ? C'est moi qui t'ai envoyé une lettre.
— Je ne l'ai jamais vue. De quoi parlait-elle ?
— D'un boulot. Tu te souviens d'Elias Tuberman ?
— Le sociologue qui a épousé cette prof de gym ?
— Ne plaisante pas. C'est le directeur de la rédaction de la Stone's Encyclopedia, et il dispose d'un énorme budget pour la révision. Je suis chargé de la biologie. Il aimerait que tu t'occupes de l'histoire.
— Moi ?
— Il m'a dit qu'il avait relu ton livre sur le Romantisme et le christianisme. Il n'en avait pas pensé grand-chose dans les années cinquante au moment de sa publication, mais il devait être aveugle. Il affirme que c'est un monument. »
Herzog prit un air solennel. Il envisagea plusieurs réponses mais les abandonna les unes après les autres. « Je ne suis pas sûr d'avoir encore des talents universitaires. En quittant Daisy, j'ai apparemment quitté ça aussi.
— Et Madeleine s'en est emparée aussitôt.
— Oui. Ils m'ont partagé. Valentin a pris mes manières élégantes et Mady va devenir professeur. Elle doit bientôt passer ses oraux, non ?
— Ces jours-ci, oui. »
Se rappelant la mort du singe d'Asphalter, Herzog demanda : « Quelle mouche t'a piqué, Luke ? Ton macaque ne t'a tout de même pas refilé la tuberculose ?
— Non, non. Je me suis fait faire régulièrement des cutis.
— Tu as dû perdre l'esprit. Pratiquer le bouche-à-bouche sur Rocco. C'est pousser l'excentricité un peu loin.
— On en a parlé ?
— Bien entendu. Sinon, je ne l'aurais pas su. Comment est-ce arrivé aux oreilles de la presse ?
— Un de ces petits salauds du département de physiologie se met quelques dollars dans la poche en espionnant au profit de l'American.
— Tu savais qu'il était tuberculeux ?
— Je savais qu'il était malade, mais j'ignorais ce que c'était. Et je ne m'attendais certainement pas à ce que sa mort m'attriste autant. » Herzog n'était pas préparé à voir chez Asphalter une expression aussi grave. Sa nouvelle barbe était bariolée, mais ses yeux plus noirs encore que les cheveux qu'il avait perdus. « J'ai été vraiment bouleversé. Je pensais que faire copain-copain avec Rocco, ça relevait du gag. Je ne réalisais pas à quel point il comptait pour moi. Mais je me suis aperçu qu'en réalité, aucune perte au monde n'aurait pu m'affecter davantage. J'ai été jusqu'à me demander si la mort de mon frère m'aurait plus secoué. Eh bien, je ne crois pas. Nous sommes tous cinglés d'une façon ou d'une autre, mais...
— Tu ne m'en voudras pas de sourire, s'excusa Herzog. C'est plus fort que moi.
— Qu'est-ce que tu pourrais faire d'autre ?
— Il y a pire que d'aimer son singe, reprit Herzog. Le cœur a ses raisons*... Pense à Gersbach. C'était un de mes meilleurs amis. Et Madeleine l'aime ! De quoi aurais-tu honte ? C'est encore une de ces douloureuses comédies sentimentales. Tu as lu la nouvelle de John Collier sur l'homme qui avait épousé une chimpanzé ? Sa femme singe. Un excellent récit.
— J'ai été terriblement déprimé, dit Asphalter. Je vais mieux, mais pendant près de deux mois, je n'ai pas travaillé, et j'étais ravi de n'avoir ni femme ni enfants à qui cacher mes crises de larmes.
— Tout ça à cause de ce singe ?
— Je n'allais plus au labo. Je me bourrais de tranquillisants, mais ça ne pouvait pas durer. Il a bien fallu que je finisse par regarder les choses en face.
— Et tu as été consulter le Dr. Edvig ? demanda Herzog en riant.
— Edvig ? Non, non. Un autre psy. Il m'a calmé. Mais je ne le voyais que deux heures par semaine. Le reste du temps, je tremblais. J'ai donc pris quelques livres à la bibliothèque... Tu as lu celui de cette Hongroise, Tina Zokòly, sur la manière de traiter ce genre de troubles ?
— Non. Qu'est-ce qu'elle suggère ?
— Elle prescrit certains exercices. »
Moses était intéressé. « Quel genre ?
— Le principal, c'est affronter sa propre mort.
— Comment ça ? »
Asphalter s'efforça de garder le ton de la conversation, un ton banal, purement descriptif. C'était à l'évidence un sujet qu'il n'aimait pas aborder. Mais il ne résistait pas.
« Tu fais comme si tu étais mort, commença-t-il.
— Le pire s'est produit... Et après ? » Herzog inclina la tête comme pour écouter avec davantage d'attention. Il avait les mains croisées sur les genoux, les épaules voûtées de fatigue, les pieds tournés vers l'intérieur. La pièce et ses livres à l'odeur de moisi, la lampe à pince fixée sur l'une des caisses ainsi que le bruissement des feuilles dans la rue, agitées par la brise estivale, lui apportaient un peu de paix. Objets véritables de formes grotesques, pensait-il. Il savait de quoi il retournait. Il comprenait Asphalter.
« Le couperet est tombé. Les souffrances sont terminées, répondit ce dernier. Tu es mort, et tu dois demeurer étendu comme si tu l'étais pour de bon. Alors, comment tu te sens dans ton cercueil ? Sur la soie capitonnée ?
— Ah ? Donc, tu construis tout. Je suppose que c'est assez difficile. Je vois... » Moses soupira.
« Il faut de l'entraînement. Tu dois sentir et ne pas sentir, être et ne pas être. Tu es à la fois présent et absent. Puis, les uns après les autres, les gens de ton entourage défilent devant toi. Ton père. Ta mère. Ceux que tu aimais et ceux que tu détestais.
— Et ensuite ? » Herzog, absolument passionné, lui jeta un coup d'œil plus oblique que jamais.
« Ensuite, tu te demandes : “Qu'est-ce que j'ai à leur dire maintenant ? Quels sont mes sentiments à leur égard ?” En fait, il n'y a rien d'autre à dire que ce que tu pensais vraiment. Mais tu ne le leur dis pas, parce que tu es mort. Tu ne te le dis qu'à toi-même. La réalité, non pas les illusions. La vérité, non pas les mensonges. C'est fini.
— Regarder la mort en face. Ça, c'est Heidegger. Qu'est-ce qu'il en résulte ?
— Au début, allongé dans mon cercueil, je parviens à me concentrer sur ma mort et mes rapports avec les vivants, puis d'autres choses se produisent... à chaque fois.
— Tu commences à te lasser ?
— Non, non. J'ai tout le temps les mêmes images. » Lucas eut un rire nerveux, douloureux. « On se connaissait déjà à l'époque où mon père était propriétaire d'un meublé sur West Madison Street ?
— Oui. On était à l'école ensemble.
— Quand la Crise est arrivée, on a dû habiter nous-mêmes le vieil hôtel. Mon père nous a aménagé un appartement au dernier étage. Le Haymarket Theatre était à quelques maisons de là, tu te rappelles ?
— Le cinéma et ses revues de girls ? Oh oui, Luke, je me rappelle. Je séchais les cours pour aller les reluquer.
— Eh bien, ce que je vois surtout, c'est l'incendie qui s'est déclaré dans l'immeuble. On était coincés sous les combles. Mon frère et moi, on a enveloppé les plus jeunes dans des couvertures et on a attendu devant les fenêtres. On a été sauvés par l'arrivée de la voiture de pompiers. Je tenais ma petite sœur dans mes bras. Les pompiers nous ont descendus par l'échelle un par un. La dernière a été ma tante Rae. Elle pesait près de cent kilos. Sa robe s'est soulevée quand le pompier l'a prise dans ses bras. Il était tout rouge sous l'effort. Une large figure d'Irlandais. Moi, j'étais juste en dessous et je regardais son derrière approcher tout doucement — un derrière énorme, avec deux grosses fesses, si pâles, l'air sans défense.
— C'est ça que tu vois quand tu joues les morts ? Une vieille tante au gros cul échappant aux flammes ?
— Ne ris pas, dit Asphalter, partant lui-même d'un rire amer. C'est l'une des images qui me viennent. Il y a aussi les filles de la revue du cinéma d'à côté. Entre leurs numéros, elles n'avaient rien à faire. Le film passait — Tom Mix. Comme elles s'ennuyaient dans leurs loges, elles sortaient dans la rue faire une partie de base-ball. Elles adoraient ça. C'étaient des filles solides et sportives, nourries au maïs, qui avaient besoin d'exercice. Je m'asseyais au bord du trottoir et je les regardais jouer.
— En costumes de danseuses ?
— Toutes poudrées, fardées et bien coiffées. Leurs nénés ballottaient quand elles lançaient, maniaient la batte ou couraient d'une base à l'autre. Elles jouaient sur un tout petit terrain. Moses, je te jure... » Asphalter pressa ses paumes contre ses joues barbues. Sa voix s'était mise à trembler, et ses doux yeux noirs et perplexes souriaient douloureusement. Il recula sa chaise dans la pénombre. Peut-être était-il sur le point de pleurer. J'espère que non, pensa Herzog. Il était désolé pour lui.
« Ne sois pas si triste, Luke. Et maintenant, écoute-moi. Je peux t'apprendre des choses à ce sujet. Ou au moins te dire comment je vois ça. Un homme peut toujours affirmer : “À dater d'aujourd'hui, je dirai la vérité.” Seulement, la vérité l'entend et court se cacher avant même qu'il ait fini de parler. Il y a un côté assez drôle dans la condition humaine, et l'intelligence humaine s'amuse de ses propres idées. Ta Tina Zokòly aussi devait plaisanter.
— Je ne crois pas.
— Alors, c'est le bon vieux memento mori, la version moderne du crâne du moine sur la table. Et qu'est-ce qu'on en retire ? Ça nous ramène aux existentialistes allemands qui te disent que la peur est un bien, qu'elle te sauve de la folie, qu'elle te donne la liberté et fait de toi un être authentique. Dieu n'existe plus. Mais la Mort, si. Voilà ce qu'ils racontent. Et nous vivons dans un monde hédoniste où le bonheur est fondé sur un modèle mécanique. Tout ce que tu as à faire, c'est ouvrir ta braguette et attraper le bonheur. Ainsi, ces nouveaux théoriciens ont introduit en tant que correctif la tension née de la culpabilité et de la peur. Mais la vie humaine est beaucoup plus subtile que n'importe lequel de ces modèles, y compris les modèles allemands si ingénieux. Avons-nous besoin d'étudier les théories de la peur et de l'angoisse ? Cette Tina Zokòly est une femme insensée. Elle te conseille de te préparer à ta propre extermination, et ton intelligence lui répond avec le sens de l'humour. Seulement, tu vas trop loin. C'est l'autodérision poussée jusqu'à l'angoisse. De plus en plus amère. Des singes, des fesses et des danseuses de revue qui se trémoussent.
— J'espérais pourtant qu'on pourrait en discuter, dit Asphalter.
— Ne te berce pas trop d'illusions, Luke, et cesse de concocter des complots invraisemblables contre tes sentiments. Je sais que tu es un brave type qui a de vrais chagrins. Et qui croit au monde. Lequel monde te dit de chercher la vérité dans de grotesques associations d'idées. Le monde te recommande également, si tu attaches de la valeur à l'honneur intellectuel, de refuser la consolation. Selon cette théorie, la vérité est une punition, et tu dois la subir comme un homme. La vérité tourmentera ta conscience, parce que, pauvre petit être humain, tu as tendance à mentir et à vivre dans le mensonge. Par conséquent, s'il y a quelque chose d'autre en toi susceptible de se révéler, tu ne l'apprendras jamais de ces gens-là. Tu crois que tu as besoin de t'imaginer dans un cercueil et de te livrer à ces exercices avec la mort ? Dès que les pensées deviennent profondes, elles s'intéressent en premier lieu à la mort. Les philosophes contemporains aimeraient revenir à la peur ancienne de la mort. Les nouvelles conceptions philosophiques, qui font de la vie une bagatelle ne méritant aucunement l'angoisse, menacent le cœur de la civilisation. En fait, ce n'est pas une question de peur, ni de tout autre terme de cet ordre... Mais que peuvent faire les humanistes et les penseurs sinon s'efforcer de trouver les termes appropriés ? Prends mon cas, par exemple. J'ai écrit pêle-mêle des lettres partout. Encore des mots. Je cherche à saisir la réalité par le langage. Peut-être que j'aimerais changer tout en langage, contraindre Madeleine et Gersbach à avoir une Conscience. Voilà un terme pour toi. Je m'évertue sans doute à maintenir toutes les tensions sans lesquelles les humains ne peuvent plus être appelés des humains. S'ils ne souffrent pas, ils m'échappent. Et j'ai inondé le monde de lettres afin d'empêcher leur fuite. Je les veux sous leur forme humaine, si bien que je crée tout un environnement dans lequel je les enferme. Je mets tout mon cœur dans ces constructions. Mais ce ne sont que des constructions.
— Oui, mais tu parles d'êtres humains. Moi, qu'est-ce que j'ai à montrer ? Rocco ?
— Ne nous égarons pas. Je crois sincèrement que c'est la fraternité qui rend l'homme humain. Si je dois à Dieu une vie humaine, c'est là que commence ma chute. “L'homme ne vit point seul mais dans le visage de son frère... Chacun doit regarder le Père éternel, et l'amour et la joie d'abonder.” Lorsque ceux qui prêchent la peur te disent que les autres ne peuvent que te distraire de la liberté métaphysique, détourne-toi d'eux. La vraie question, la question essentielle, c'est l'usage que font de nous les autres humains et l'usage que nous faisons d'eux. Sinon, tu n'as pas peur de la mort, tu la cultives. Et la conscience, quand elle ne voit pas bien les raisons de vivre et les raisons de mourir, ne peut que s'abuser et se ridiculiser. Comme toi avec l'aide de Rocco et de Tina Zokòly, et moi en écrivant des lettres impertinentes... J'ai des étourdissements. Où est la bouteille de Cutty Sark ? J'ai besoin de boire un coup.
— Tu as surtout besoin de dormir. Tu m'as l'air prêt à t'effondrer.
— Je me sens très bien, dit Herzog.
— De toute façon, j'ai des choses à faire. Va te coucher. J'ai encore des copies à corriger.
— Je dois être crevé, dit Moses. Le lit me paraît confortable.
— Tu peux dormir tard. On a tout le temps, dit Asphalter. Bonne nuit, Moses. »
Ils échangèrent une poignée de main.