Le téléphone sonna — cinq, huit, dix fois. Herzog regarda sa montre, sursauta en constatant qu'il était presque six heures. Où la journée était-elle passée ? La sonnerie lui vrillait les tympans. Il ne voulait pas décrocher. Mais il y avait les deux enfants, après tout — père de famille, il se devait de répondre. Il souleva donc l'appareil, et il entendit Ramona — la voix enjouée de Ramona qui l'appelait à une vie de plaisir par l'intermédiaire des fils qui vibraient à travers tout New York. Non pas un plaisir simple, mais un plaisir métaphysique, transcendant — un plaisir qui répondait à l'énigme de l'existence humaine. Telle était Ramona — pas uniquement sensualiste, mais théoricienne, une prêtresse quasiment, dans ses costumes espagnols adaptés aux nécessités américaines, avec ses fleurs, ses belles dents, vraiment belles, et puis ses joues rouges et ses cheveux noirs, touffus, frisés, voluptueux.
« Allô... Moses ? J'ai fait un faux numéro ?
— Vous êtes au Secours arménien.
— Oh, Moses ! C'est toi !
— Je suis le seul homme que tu connaisses à être assez âgé pour se souvenir du Secours arménien.
— La dernière fois, tu as annoncé la Morgue municipale. Tu dois te sentir d'humeur plus gaie. C'est Ramona à l'appareil.
— Bien sûr. » Qui d'autre a une voix qui s'élève avec tant de légèreté, de plus en plus haut, avec un charme étranger ? « La dame espagnole.
— La navaja en la liga.
— Tu sais, Ramona, je ne me suis jamais senti moins menacé par un poignard.
— Tu m'as l'air absolument euphorique.
— De toute la journée, je n'ai pas parlé à âme qui vive.
— Je comptais t'appeler, mais la boutique n'a pas désempli. Où étais-tu hier ?
— Hier ? Où étais-je... voyons...
— J'ai cru que tu avais décampé.
— Moi ? Et pourquoi ça ?
— Tu veux dire que tu ne me laisserais pas tomber ? »
Laisser tomber l'odorante, l'excitante, la sublime Ramona ? Jamais, au grand jamais. Ramona avait traversé l'enfer de la débauche pour gagner le sérieux du plaisir. Car quand nous autres, êtres civilisés, deviendrons-nous réellement sérieux ? a écrit Kierkegaard. Pas avant d'avoir connu l'enfer dans ses moindres recoins. Sinon, l'hédonisme et la frivolité instilleront l'enfer au sein de chacune de nos journées. Quoi qu'il en soit, Ramona ne croit pas au péché, sauf à celui contre le corps qui est pour elle le seul et unique temple de l'esprit.
« Mais tu as quitté la ville hier, dit-elle.
— Comment le sais-tu ? Tu m'as fait filer par un détective privé ?
— Miss Schwartz t'a vu à Grand Central, un sac de voyage à la main.
— Qui ? La petite miss Schwartz, celle de ton magasin ?
— Oui.
— Bon, mais qu'est-ce que... » Herzog ne tenait pas à poursuivre la discussion.
Ramona reprit : « Peut-être que dans le train une jolie femme t'a effrayé et que tu es revenu à ta Ramona.
— Oh... »
Elle revendiquait le pouvoir de le rendre heureux. Pensant à elle, à ses yeux enivrants et ses seins robustes, à ses jambes courtes mais douces, à ses airs de Carmen, voleuse et séductrice, à ses talents au lit (triomphant d'invisibles rivales), il avait le sentiment qu'elle n'exagérait pas. Les faits confirmaient ses prétentions.
« Alors, tu t'enfuyais ? demanda-t-elle.
— Pourquoi m'enfuirais-je ? Tu es une femme merveilleuse, Ramona.
— Dans ce cas, c'est que tu te conduis de manière très étrange.
— Eh bien, je suppose que je suis au nombre des animaux les plus bizarres qui soient.
— Je me garderai bien de me montrer fière et exigeante. La vie m'a enseigné l'humilité. »
Moses ferma les yeux, haussa les sourcils. Nous y voilà.
« Peut-être que tu te sens naturellement supérieur en raison de ton éducation.
— Mon éducation ! Je ne sais rien...
— Tes succès. Tu es dans le Who's Who. Moi, je ne suis qu'une commerçante — le genre petite-bourgeoise.
— Tu ne crois pas vraiment ce que tu dis, Ramona.
— Alors pourquoi es-tu si distant, pourquoi m'obliges-tu à te courir après ? J'ai parfaitement conscience que tu préfères papillonner. Après toutes mes immenses déceptions, je l'ai fait moi aussi, pour consolider mon ego.
— Un crétin d'intellectuel aux grandes idées, vieux jeu...
— Qui ça ?
— Moi, je veux dire. »
Ramona reprit : « Mais quand on retrouve la confiance en soi, on apprend la force simple des désirs simples. »
S'il te plaît, Ramona, avait envie de lui dire Moses — tu es jolie, capiteuse, sensuelle, agréable à caresser, tout. Mais ces sermons ! Pour l'amour du ciel, Ramona, ferme-la. Malheureusement, elle continua. Herzog leva les yeux au plafond. Les araignées soumettaient les moulures à une culture intensive, comme les berges du Rhin. Au lieu de raisins, des insectes encapsulés pendaient en grappes.
C'est de ma faute, je n'avais qu'à pas raconter à Ramona l'histoire de ma vie — comment je me suis élevé au-dessus de mes origines modestes pour arriver au désastre total. Un homme qui a commis autant d'erreurs ne peut pas se permettre d'ignorer les admonitions de ses amis. Des amis comme Sandor, ce rat bossu. Ou comme Valentin, ce mégalomane moraliste et prophète en Israël. Ceux-là, il est conseillé de les écouter. Les réprimandes valent toujours mieux que rien. Au moins, ça tient compagnie.
Ramona s'interrompit, et Herzog dit : « Oui, c'est vrai — j'ai beaucoup à apprendre. »
Je m'applique, pourtant. J'y travaille et j'accomplis des progrès constants. J'espère être en pleine forme sur mon lit de mort. Les bons meurent jeunes, mais j'ai été épargné afin de pouvoir me construire et finir ma vie bon comme le bon pain. Les vieux morts seront fiers de moi... Je m'inscrirai au YMCA des immortels. Seulement, à l'heure qu'il est, je rate peut-être l'éternité.
« Tu m'écoutes ? demanda Ramona.
— Oui, bien sûr.
— Qu'est-ce que je viens de dire ?
— Que je devais davantage me fier à mes instincts.
— J'ai dit que j'aimerais que tu viennes dîner à la maison.
— Oh.
— Si seulement j'étais une garce ! Tu resterais suspendu à chacune de mes paroles.
— J'allais te proposer de... de t'inviter dans un restaurant italien. » Il inventait avec maladresse. Il était parfois cruellement distrait.
« J'ai déjà fait les courses, dit Ramona.
— Mais si cette fouineuse de Miss Schwartz aux lunettes bleues m'a vu prendre la fuite dans Grand Central, comment... ?
— Comment je pouvais t'attendre ? Je pensais que tu partais à New Haven pour la journée — à la bibliothèque de Yale ou quelque chose de ce genre... S'il te plaît, viens. Sinon, je serai obligée de dîner seule.
— Mais où est ta tante ? »
La sœur aînée de son père habitait chez elle.
« Elle est partie voir des cousins à Hartford.
— Ah, bien sûr. » La vieille tante Tamara devait être habituée à disparaître de manière impromptue.
« Ma tante comprend ces choses-là, dit Ramona. De plus, elle t'aime énormément. »
Et elle me considère comme un nouveau et excellent parti. Et puis, il faut bien faire des sacrifices pour une nièce célibataire qui a eu une vie amoureuse mouvementée. Juste avant de rencontrer Herzog, Ramona avait rompu avec un assistant de production à la télévision nommé George Hoberly qui, gravement affecté, se trouvait dans un état pitoyable — proche de l'hystérie. Ainsi que Ramona l'expliquait, la vieille tante Tamara compatissait plus que quiconque aux malheurs de Hoberly — elle le conseillait et le consolait du mieux qu'une vieille femme le pouvait. Dans le même temps, elle était presque aussi excitée par Herzog que Ramona elle-même. Méditant sur tante Tamara, Moses songeait qu'il comprenait mieux tante Zelda à présent. La passion des femmes pour le secret et le double jeu. Car, pour manger notre fruit, nous devons l'arracher aux mâchoires du rusé serpent.
Herzog devait cependant reconnaître que Ramona avait le sens de la famille, ce qu'il approuvait. Elle semblait aimer sincèrement sa tante. Tamara était la fille d'un quelconque fonctionnaire tsariste polonais (pourquoi, d'ailleurs, ne pas en faire un général ?). Ramona disait d'elle : « Elle est très jeune fille russe* » — une excellente description. Tante Tamara était docile, puérile, sensible, impulsive. Chaque fois qu'elle parlait de Papà, de Mamà, de ses professeurs ou du Conservatoire, sa poitrine desséchée se soulevait et ses clavicules saillaient. Elle paraissait encore hésiter à entamer une carrière de concertiste contre la volonté de son Papà. Herzog, écoutant l'air sérieux, ne parvenait pas à savoir si elle avait réellement donné ou rêvé de donner un récital salle Gaveau. Les vieilles femmes d'Europe de l'Est avec leurs cheveux teints et leurs absurdes camées montés en broches gagnaient facilement son affection.
« Bon, alors tu viens ou pas ? demanda Ramona. Pourquoi es-tu si difficile à épingler ?
— Il vaudrait mieux que je ne sorte pas — j'ai des tas de choses à faire — des lettres à écrire.
— Quelles lettres ! Tu es un homme tellement mystérieux. C'est quoi, ces lettres importantes ? Des lettres d'affaires ? Dans ce cas, tu devrais peut-être m'en parler. Ou en parler à un avocat, si tu n'as pas confiance en moi. De toute façon, il faut bien que tu manges. À moins que quand tu es seul, tu ne manges pas.
— Si, bien sûr que si.
— Alors ?
— Bon, d'accord, dit Herzog. J'arrive dans un petit moment. J'apporte une bouteille de vin.
— Non, non ! Ce n'est pas la peine. J'en ai au frais. »
Il raccrocha. Elle s'était montrée catégorique à propos du vin. Peut-être avait-il donné l'impression d'être un peu pingre. À moins qu'il n'ait éveillé en elle un sentiment protecteur, effet qu'il produisait souvent. Il se demandait parfois s'il n'appartenait pas à une catégorie de gens secrètement convaincus d'avoir signé un pacte avec le destin ; en échange de leur docilité ou de leur bonne volonté sincère, les pires vicissitudes de l'existence leur seraient épargnées. La bouche de Herzog esquissa un sourire doux mais retors cependant qu'il réfléchissait pour savoir si, dans son for intérieur, il n'avait pas réellement décidé quelques années plus tôt de conclure un marché — un contrat psychique : l'humilité contre un traitement de faveur. C'était un acte typiquement féminin ou, étendu aux arbres, aux animaux, typiquement enfantin. Aucun des jugements qu'il portait sur lui-même ne l'effrayait ; on ne gagne rien à se battre contre ce qu'on est. Et voici ce qu'il était — le produit composite, mystique, de forces naturelles et de son propre esprit. Il ouvrit sa robe de chambre de Hong Kong impression cachemire et contempla son corps nu. Il n'était plus un enfant. Et la maison de Ludeyville, un désastre sur tous les autres plans, l'avait maintenu en forme. À se colleter avec cette vieille ruine afin de récupérer son héritage, il avait musclé ses bras. Redonné pour quelque temps vigueur à son narcissisme. Trouvé la force de porter jusqu'au lit une femme aux lourdes fesses. Oh oui — de brefs instants encore, jeune et brillant étalon — tel que, de fait, il n'avait jamais été. Il y avait de plus fidèles adorateurs d'Éros que Moses Elkanah Herzog.
Pourquoi Ramona avait-elle été si péremptoire pour le vin ? Craindrait-elle qu'il débarque avec un sauternes californien ? Non, non, elle croyait aux vertus aphrodisiaques de son propre cru. Ce devait être ça. Ou alors, il parlait beaucoup plus d'argent qu'il ne l'imaginait. Dernière hypothèse : elle désirait l'entourer de luxe.
Jetant un coup d'œil à sa montre, manifestant un semblant d'efficacité ou de détermination, Herzog ne réussit cependant pas à fixer l'heure dans son esprit. Ce qu'il remarqua, en revanche, tandis qu'il se penchait par la fenêtre pour se ménager une vue par-dessus les murs et les toits, c'est que le ciel rougeoyait. Il demeura stupéfait à l'idée d'avoir passé une journée entière à griffonner quelques lettres. Et quelles lettres, ridicules, enflammées ! Pleines de rancune et de fureur ! Zelda ! Sandor ! À quoi bon leur écrire ? Et son Monseigneur ? Entre les lignes de Herzog, son Monseigneur ne verrait qu'un visage de fou, un visage de raisonneur, de même que Moses ne voyait que les briques de ces murs entre les barreaux pris sous une croûte d'un noir d'asphalte. Répéter à l'infini menace la santé mentale.
Supposons que j'aie cent pour cent raison et que son Monseigneur, par exemple, ait cent pour cent tort. Si j'ai raison, le problème de la cohérence du monde, et toute la responsabilité vis-à-vis de celui-ci deviennent miens. Comment le monde s'en sortirait-il avec Moses E. Herzog aux commandes ? Non, non, pourquoi cela m'incomberait-il ? L'Église possède le savoir universel. Et là, je considère qu'il s'agit d'une dangereuse illusion prussienne. Avoir réponse à tout, c'est le signe infaillible de la stupidité. Valentin Gersbach a-t-il jamais avoué son ignorance sur quelque point que ce soit ? C'était un vrai Goethe. Il finissait toutes vos phrases, reformulait toutes vos pensées, expliquait tout.
... je voudrais que vous sachiez, Monseigneur, que je ne vous écris pas dans le but de dénoncer Madeleine, ou de vous accuser. Herzog déchira la lettre. Faux ! Il méprisait le Monseigneur et il avait envie de tuer Madeleine. Oui, il était capable de la tuer. Pourtant, bien que bouillant d'une terrible rage, il fut également capable de se raser et de s'habiller comme tout bon citoyen de cette ville qui se prépare en vue d'une soirée de plaisir, pomponné, parfumé, le visage adouci pour recevoir des baisers. Il ne repoussa pas ces idées criminelles. Seule m'arrête la certitude d'être condamné, pensa-t-il.
Il était temps de s'occuper de sa toilette. Il quitta son bureau et la lumière de l'après-midi qui déclinait puis, enlevant sa robe de chambre, il entra dans la salle de bains et fit couler de l'eau dans le lavabo. Il but, dans l'obscurité et la fraîcheur de la pièce carrelée. Pour une métropole, New York avait l'eau la plus délicieuse du monde. Après quoi, il entreprit de se savonner la figure. Il espérait un excellent dîner. Ramona savait cuisiner et dresser le couvert. Il y aurait des bougies, des serviettes en lin, des fleurs. Peut-être qu'en ce moment même, un bouquet partait de la boutique pour être livré à temps compte tenu de la circulation du soir. Chez Ramona, des pigeons se perchaient sur l'appui de la fenêtre de la salle à manger. On entendait leurs battements d'ailes dans le puits d'aération. Pour ce qui était du menu, par une soirée d'été comme celle-ci, elle aurait probablement préparé une vichyssoise, puis des crevettes à la Arnaud — style Nouvelle-Orléans. Des asperges blanches. Du brie et des crackers. Ou un dessert froid. Une glace rhum raisins, peut-être ? Il jugeait en fonction des dîners précédents. Café. Cognac. Et, durant tout le repas, musique égyptienne sur le phonographe de la pièce adjacente — Mohammed El-Bakkar jouant Port-Saïd avec accompagnement de cithares, tambours et tambourins. Dans cette chambre, il y avait un tapis chinois, la lumière tamisée, intime de la lampe verte. Là aussi elle mettait des fleurs coupées. Si je travaillais toute la journée chez un fleuriste, je n'aimerais pas être poursuivi la nuit par l'odeur des fleurs. Sur la table basse, elle disposait des livres d'art et des magazines internationaux. Paris, Rio, Rome, toutes étaient représentées. Et puis, invariablement, on y trouvait aussi les derniers cadeaux offerts à Ramona par ses admirateurs. Herzog lisait toujours les petites cartes. Pour quelle autre raison les aurait-elle laissées là ? George Hoberly à qui elle servait des crevettes à la Arnaud au printemps dernier continuait à lui envoyer des gants, des livres, des billets pour le théâtre, des jumelles de spectacle. On pouvait suivre la trace de ses errances d'amoureux transi à travers New York en examinant les étiquettes. Il ne sait pas ce qu'il fait, disait Ramona. Pour sa part, Herzog le plaignait.
Le tapis bleu-vert, les arabesques et babioles mauresques, le canapé-lit large et confortable, la lampe Tiffany dont le verre évoquait un plumage, les profonds fauteuils près de la fenêtre, la vue sur Broadway et Columbus Circle. Et après dîner, au moment du café cognac, Ramona l'inviterait à ôter ses chaussures. Pourquoi pas ? Un pied libéré soulage le cœur par une nuit d'été. Et ensuite, comme les autres fois, elle lui demanderait pourquoi il semblait si préoccupé — est-ce qu'il pensait à ses enfants ? Et il répondrait... il se rasait, pratiquement sans regarder dans la glace, tâtant sa peau rugueuse du bout des doigts... il répondrait qu'il ne s'inquiétait plus pour Marco. Le garçon avait un caractère affirmé. Il comptait parmi les produits les plus équilibrés des Herzog. Ramona lui dispenserait alors de sages conseils au sujet de sa fille. Moses protesterait : comment pourrait-il l'abandonner aux mains de ces psychopathes ? Douterait-elle qu'ils fussent des psychopathes ? Daignerait-elle parcourir de nouveau la lettre de Geraldine — cette lettre effrayante où elle racontait ce qu'ils faisaient ? S'ensuivrait une discussion de plus à propos de Madeleine, Zelda, Valentin Gersbach, Sandor Himmelstein, le Monseigneur, le Dr. Edvig, Phoebe Gersbach. Contre sa volonté, tel un drogué qui lutte pour arrêter, il lui redirait comment il avait été escroqué, roulé, manipulé, ruiné, obligé de contracter des dettes, trompé par sa femme, son ami, son médecin. Si Herzog devait connaître l'horreur d'une existence particulière et savoir que le tout était nécessaire pour racheter chaque partie, c'était bien là dans le cadre de sa terrible passion qu'il s'efforçait en vain de faire partager en racontant son histoire. Et alors, en plein milieu, il prendrait soudain conscience qu'il n'avait pas le droit de la raconter, de l'infliger, et que son besoin maladif de certitude, d'aide, de justification était inutile. Pire, malsain. (Curieusement, en français, le mot lui parut mieux convenir, et il répéta à voix haute, de plus en plus fort : « Immonde ! C'est immonde* ! ») Quoi qu'il en soit, Ramona compatirait tendrement. Il était évident qu'elle le plaignait avec sincérité, encore que, pour des raisons élémentaires, les blessés fussent peu séduisants et même grotesques. À une époque de confusion spirituelle, néanmoins, un homme comme lui, qui éprouvait des sentiments de cette nature, pouvait revendiquer une certaine distinction. Il commençait à comprendre que cette forme spécifique de naïveté apparente, de manque de perspicacité et de réalisme lui conférait du prestige. Pour Ramona, il était à l'évidence entouré d'une aura éblouissante. Et, pourvu qu'il restât un macho, elle l'écouterait, les yeux brillants, avec davantage et davantage encore de compassion. Elle métamorphoserait ses souffrances en stimulants sexuels et, rendons-lui-en justice, dirigerait son chagrin dans la direction voulue. Pas d'accord avec Hobbes quand il dit que là où il n'y a pas de puissance commune qui les tienne en respect, les hommes n'ont pas de plaisir (voluptas) à vivre en société, mais au contraire beaucoup de peine (molestia). Il y a toujours un pouvoir dominateur, à savoir nos propres terreurs. Après ces considérations théoriques, donc, une fois qu'il aurait bu quatre ou cinq verres de l'armagnac contenu dans la carafe vénitienne, confortablement installé loin au-dessus des désordres portoricains de la rue, ce serait au tour de Ramona. Tu me gâtes, je te gâte.
Il continua de se raser, comme un aveugle, au toucher et au bruit, celui de sa barbe et de la lame.
Ramona était versée dans l'art de recevoir les messieurs. Les crevettes, le vin, les fleurs, l'éclairage, les parfums, les rituels du déshabillage, les gémissements et les tintements de la musique égyptienne, les pratiques sur commande, et pourtant il regrettait qu'elle dût vivre ainsi, mais dans le même temps, cela le flattait. Ramona n'en revenait pas qu'une femme pût ne pas être satisfaite par Moses. Il lui raconta qu'il lui était souvent arrivé de connaître des fiascos avec Madeleine, et c'était peut-être parce qu'il se libérait de sa colère contre Mady qu'il améliorait ici ses prestations. Ramona prit alors un air sévère.
« Je ne sais pas — mais je n'y suis peut-être pas étrangère, ça ne t'est jamais venu à l'esprit ? demanda-t-elle. Pauvre Moses — tant que tu n'as pas eu une mauvaise expérience avec une femme, tu ne peux pas croire que c'est sérieux. »
Moses mit dans sa main en coupe une bonne quantité d'agréable lotion à l'hamamélis qu'il appliqua sur ses joues avant de souffler dessus du coin de la bouche. Il régla sur de la musique de danse polonaise le petit transistor posé sur l'étagère en verre au-dessus du lavabo, puis il se talqua les pieds. Après quoi, il céda quelques instants à son impulsion de danser et de bondir sur les carreaux crasseux de la salle de bains, dont plusieurs se descellèrent, si bien qu'il dut les repousser sous la baignoire à petits coups de pied. Se mettre soudain à chanter et à danser, se livrer à des choses étranges bien peu en rapport avec son sérieux habituel, voilà qui figurait parmi les bizarreries auxquelles il s'adonnait quand il était seul. Il dansa jusqu'à la fin, jusqu'à la publicité polonaise — « Ochyne-pynch-ocyne, Pynch Avenue, Flushing ». Il singea l'animateur dans la pénombre ivoirine de la salle de bains carrelée — les water-closets comme il l'appelait, utilisant un terme quelque peu désuet. Il était prêt à se lancer dans une polka lorsqu'il s'aperçut, le souffle court, que la sueur coulait le long de ses flancs et qu'une danse de plus l'obligerait à prendre une douche. Il n'en avait ni le temps, ni la patience. De plus, il ne pouvait pas supporter l'idée de se sécher — une corvée qu'il détestait depuis toujours.
Il enfila un caleçon et des chaussettes propres, puis il frotta de ses orteils le bout de ses chaussures, ne réussissant qu'à leur donner un terne lustrage. Ramona n'aimait pas ses goûts en matière de chaussures. Devant la vitrine du magasin Bally de Madison Avenue, elle avait désigné une paire de bottines espagnoles en disant : « C'est ça qu'il te faut — ces petites choses noires à l'air vicieux. » Souriante, elle leva la tête, et il fut frappé par l'éclat de ses yeux. Elle avait par ailleurs de merveilleuses dents blanches, légèrement incurvées. Ses lèvres s'entrouvraient et se refermaient sur ces dents révélatrices, et elle avait un nez français, court et courbe, petit et joli ; des yeux noisette ; d'épais cheveux noirs et brillants. Le poids de son visage se portait surtout dans la partie inférieure. Un léger défaut selon Herzog. Rien de grave.
« Tu veux que je m'habille comme un danseur de flamenco ? demanda-t-il.
— Tu devrais faire preuve d'un peu d'imagination dans le choix de tes vêtements — affermir certains aspects de ton caractère. »
On aurait cru — Herzog eut un large sourire — qu'il était un capital humain mal investi. À la surprise de Ramona, peut-être, il tomba d'accord avec elle. Presque joyeusement. Force, intelligence, sentiments, occasions, que de gaspillages ! Ce qu'il ne comprenait pas, cependant, c'est en quoi de telles chaussures espagnoles — qui, entre parenthèses, flattaient énormément ses goûts enfantins — pourraient améliorer son caractère. Et nous devons nous améliorer. Absolument !
Il passa un pantalon. Pas le pantalon italien : il aurait été inconfortable après dîner. Ensuite, l'une de ses chemises neuves en popeline. Il ôta toutes les épingles. Après quoi, il mit sa veste de madras. Il se pencha pour voir s'il apercevait le port par l'étroite fenêtre de la salle de bains. Rien de particulier. Juste l'impression de l'eau qui cernait l'île croulant sous les trop nombreuses constructions. C'était juste pour s'orienter, comme le coup d'œil qu'il avait jeté sur sa montre sans pour autant noter l'heure. Puis ce fut son tour à lui, une apparition dans la glace carrée. Quelle allure avait-il ? Oh, formidable — tu as l'air superbe, Moses ! Magnifique ! L'attachement primitif que la créature humaine porte à elle-même, ce doux instinct du moi, si profond, si ancien qu'il doit avoir une origine cellulaire. En respirant, il le sentait au-dedans de lui, silencieux mais omniprésent, qui courait dans tout son organisme, une faim plaisante qui touchait le moindre de ses nerfs. Cher professeur Haldane... Non, ce n'était pas l'homme à qui écrire en ce moment. Cher père Teilhard de Chardin, J'ai essayé de comprendre votre notion d'intériorisation de la matière. À savoir que les organes des sens, même ceux des sens rudimentaires, ne peuvent pas être le produit de l'évolution de molécules décrites comme inertes par les tenants du mécanisme. Ainsi, on devrait peut-être étudier la matière elle-même en tant que conscience en évolution... la molécule de carbone est-elle doublée de pensée ?
La figure rasée, qui marmonnait dans la glace — de grandes ombres sous les yeux. Ça ira, se dit-il. Sous une lumière pas trop vive, tu restes un homme très séduisant. Pendant quelque temps encore, tu pourras te trouver des femmes. Sauf cette garce de Madeleine, dont le visage est soit beau, soit hideux. Allez, va — Ramona est prête à te nourrir, à t'abreuver, à t'enlever tes chaussures, à te flatter, à te caresser dans le sens du poil, à t'embrasser, à te pincer la lèvre avec ses dents. Et ensuite à ouvrir le lit, à éteindre la lumière et à passer à l'essentiel...
Il était moitié élégant, moitié négligé. C'était son style depuis toujours. Quand sa cravate était soigneusement nouée, ses lacets traînaient par terre. Son frère Shura, impeccable dans ses vêtements coupés sur mesure, manucuré et rasé au salon du Palmer House, prétendait qu'il le faisait exprès. Naguère, il s'agissait peut-être d'une forme de défi puéril, mais aujourd'hui, cela participait de la comédie quotidienne de Moses E. Herzog. Ramona lui répétait souvent : « Tu n'es pas un vrai Américain, un puritain. Tu as un don pour la sensualité. Ta bouche te trahit. » Herzog ne pouvait alors s'empêcher de porter ses doigts à ses lèvres, puis il riait et n'y pensait plus. Ce qui l'ennuyait, pourtant, c'est qu'elle ne le reconnaissait pas comme américain. Ça le blessait ! Qu'était-il d'autre ? À l'armée, ses camarades aussi l'avaient considéré comme un étranger. Ceux de Chicago l'interrogeaient d'un ton soupçonneux : « Qu'est-ce qu'il y a au croisement de State et de Lake Street ? À quelle distance à l'ouest se trouve Austin Avenue ? » La plupart d'entre eux semblaient débarquer des banlieues. Moses connaissait bien mieux la ville qu'eux, mais cela aussi se retournait contre lui : « Ah, tu viens juste d'apprendre tout ça par cœur. T'es un espion. C'est la preuve. Encore un de ces petits malins de Juifs. Avoue, Mose — on va te larguer en parachute — pas vrai ? » Non, il a fini officier dans les transmissions, réformé pour asthme. Étouffant au milieu du brouillard, dans le golfe du Mexique, pendant des manœuvres, perdant le contact à cause de sa voix trop enrouée. Sinon que la flotte entière l'a entendu gémir : « Merde ! on est paumés ! »
En 1934 à Chicago, par contre, au lycée McKinley, orateur désigné par sa classe, il lut un texte emprunté à Emerson. Là, sa voix ne s'étrangla pas et il raconta devant les mécaniciens italiens, les tonneliers de Bohême, les tailleurs juifs que La principale entreprise du monde, la quête de splendeur... est l'édification d'un homme. La vie privée d'un homme doit être une monarchie plus illustre... qu'aucun des royaumes de l'histoire du monde. Considérons que notre vie, telle que nous la menons, est banale et mesquine... Nous ne sommes pas aujourd'hui des hommes beaux et parfaits... La communauté au sein de laquelle nous vivons supporterait difficilement qu'on lui dise que chaque homme doit s'ouvrir à l'extase ou à l'illumination divine. Le fait d'avoir perdu un bateau et un équipage près de Biloxi ne signifiait en rien qu'il n'était pas sérieux quand il parlait de beauté et de perfection. Il croyait avoir de bonnes références en tant qu'Américain. Riant, mais peiné aussi, il se rappela qu'un premier maître originaire d'Alabama lui avait lancé, se moquant de son accent : « T'as appris l'anglais à l'école Berlitz ? »
Non, ce que Ramona voulait dire, et qu'elle entendait comme un compliment, c'est qu'il n'avait pas eu l'existence d'un Américain ordinaire. Dès le départ, sa vie avait été gouvernée par des conditions particulières. Estimait-il que cela avait une grande valeur ou lui conférait un statut social élevé ? Eh bien, ces conditions spéciales, il lui avait fallu les subir, aussi il n'y avait aucune raison pour qu'il n'en profitât pas, du moins un peu.
À propos d'Américain ordinaire, quelle sorte de mère Ramona ferait-elle ? Serait-elle capable d'emmener une petite fille voir la parade de chez Macy's ? Moses s'efforça d'imaginer Ramona, une prêtresse d'Isis, en tailleur de tweed, assistant au défilé de chars.
Cher McSiggins, J'ai lu votre monographie « Les principes éthiques du monde américain des affaires ». Un champ d'étude en or pour McSiggins. Intéressante. J'aurais apprécié une analyse plus poussée de l'hypocrisie, publique et privée, du système comptable américain. Rien qui puisse empêcher un Américain de revendiquer autant de mérite qu'il lui plaît. Petit à petit, dans la philosophie populiste, la bonté est devenue un produit de base gratuit, comme l'air, ou presque gratuit, comme le métro. Le meilleur pour tout le monde — il suffit de se servir. Personne ne s'en préoccupe vraiment. L'allure honnête, recommandée par Benjamin Franklin comme capital pour se lancer dans les affaires, relève d'un contexte calviniste de prédestination. On ne jette pas le doute sur l'élection d'un autre. On pourrait nuire à sa réputation de solvabilité. Quand la croyance en la damnation disparaît, elle laisse derrière elle des formations solides d'Apparences fiables.
Cher général Eisenhower, En privé, vous avez peut-être le loisir et le désir de réfléchir à des sujets auxquels, en tant que chef de l'Exécutif, vous n'aviez évidemment pas de temps à consacrer. La pression de la guerre froide... qui, ainsi que nombre de gens s'accordent aujourd'hui à le penser, n'était qu'une phase d'hystérie politique, et puis les voyages et les discours de Mr. Dulles qui changeaient constamment en cette époque de perspectives fluctuantes et qui passaient d'une apparence de bon gouvernement à l'un de ces gâchis propres à l'Amérique. Il se trouve que j'étais à l'ONU dans la galerie réservée à la presse le jour où vous avez parlé du risque d'erreur dans le déclenchement d'un conflit nucléaire. Ce jour-là, dans la Deuxième Avenue, j'ai versé un acompte pour l'achat d'un lustre, en réalité un antique appareil d'éclairage au gaz. Encore dix dollars de gaspillés pour Ludeyville. J'étais de même présent quand le président Khrouchtchev a tapé sur son pupitre avec sa chaussure. Pendant de telles crises, et dans une telle atmosphère, vous n'aviez naturellement pas le loisir de vous pencher sur les questions d'ordre plus général qui me tracassaient. Et auxquelles, en vérité, je consacrais ma vie. Mais qu'est-ce qu'il aurait bien pu y faire ? Je déduis cependant du livre de Mr. Hughes, ainsi que de la lettre que vous lui avez adressée pour exprimer votre préoccupation à propos des « valeurs spirituelles », que je ne vous ferai peut-être pas perdre votre temps en attirant votre attention sur le rapport établi par votre propre Commission sur les objectifs nationaux, publié à la fin de votre mandat. Je me demande si les membres que vous avez nommés étaient ceux qui convenaient le mieux pour ce travail — avocats d'affaires, cadres supérieurs, le groupe qu'on appelle aujourd'hui les « Hommes d'État de l'Industrie ». Mr. Hughes a noté à quel point vous étiez protégé contre les opinions gênantes, à quel point vous étiez isolé, en fait. Peut-être allez-vous vous demander qui est ce correspondant-là, un homme de gauche, un crâne d'œuf, une âme sensible ou un cinglé quelconque ? Disons simplement qu'il s'agit d'une personne responsable qui croit au sens civique. Les gens intelligents dépourvus d'influence éprouvent un certain mépris pour eux-mêmes qui reflète le mépris affiché par ceux qui détiennent, ou s'imaginent détenir, le véritable pouvoir politique ou social. Est-il possible de le dire clairement, en quelques mots ? Il est de notoriété publique qu'il déteste les documents longs et compliqués. Ce n'est pas d'une successionde déclarations sincères et efficaces destinées à nous inspirer dans la lutte contre l'ennemi communiste que nous avions besoin. La vieille proposition de Pascal (1623-1662) selon quoi l'homme est un roseau, mais un roseau pensant, doit être considérée sous un angle différent par le citoyen contemporain d'une démocratie. Il pense, mais il a le sentiment d'être un roseau qui ploie dans le vent du pouvoir central. Ike ne serait sûrement pas sensible à ça. Herzog essaya d'aborder autrement le problème. Tolstoï (1828-1910) a dit : « Les rois sont les esclaves de l'histoire. » Plus quelqu'un est haut placé dans l'échelle du pouvoir, plus ses actes sont déterminés. Pour Tolstoï, la liberté est entièrement individuelle. Libre est l'homme dont la condition est simple, véridique — réelle. Être libre, c'est être libéré de la contrainte de l'histoire. Par contre, G.W.F. Hegel (1770-1831) pensait que l'essence de l'existence humaine avait sa source dans l'histoire. L'histoire, la mémoire — c'est ce qui fait de nous des êtres humains, cela, plus notre conscience de la mort : « Par l'homme est venue la mort. » Car la conscience de la mort nous conduit à souhaiter élargir notre vie aux dépens d'autrui. C'est de là que naît la lutte pour le pouvoir. Mais c'est totalement stupide ! se dit Herzog, non sans qu'une pointe d'humour se mêlât à son désespoir. Je casse les pieds à tous ces gens — Nehru, Churchill, et maintenant Ike à qui je donne l'impression de vouloir faire un cours sur les Classiques. Toutefois, il y a aussi beaucoup de sérieux dans ma démarche. Sans ordre civil, fini le développement de l'humanité. Le but, néanmoins, c'est la liberté. Et que doit un homme à l'État ? C'est après de pareilles considérations, à la lecture du rapport de votre Commission pour les objectifs nationaux que j'ai, semble-t-il, été pris du désir impérieux de communiquer ou, curieusement, de tenter de communiquer. Ou encore, mû par une passion étouffée, décidé à soumettre ces idées sur la Mort et l'Histoire au commandant du SHAEF, de même que des fleurs moqueuses poussent sur le terreau de la fièvre et de la violence latente. Supposons, après tout, que nous ne soyons que des sortes d'animaux propres à cette grosse boule minérale qui orbite autour du soleil, et dans ce cas, pourquoi tant de condescendance, tant de critères élevés ? que j'ai pensé à une variante de la célèbre loi de Gresham : la vie publique chasse la vie privée. Plus notre société devient politique (au sens le plus large du terme — les obsessions, les compulsions de la collectivité), plus l'individualité paraît se perdre. Paraît, dis-je, parce qu'elle possède des millions de ressources cachées. Ou plus explicitement, l'objectif national consiste aujourd'hui à fabriquer des produits qui ne sont en rien essentiels à l'existence humaine, mais vitaux pour la survie politique du pays. Car maintenant, nous sommes tous entraînés dans le tourbillon du Produit national brut, contraints d'accepter le caractère sacré de certaines absurdités ou de certains mensonges dont les grands prêtres, peu de temps auparavant, n'étaient encore que de simples camelots et des objets de dérision — des charlatans. D'un autre côté, il y a aujourd'hui davantage de « vie privée » qu'un siècle plus tôt, quand la journée de travail était de quatorze heures. C'est une question de la plus haute importance dans la mesure où elle traite de l'invasion de la sphère privée (y compris la sphère sexuelle) par les techniques d'exploitation et de domination.
Son successeur au destin tragique aurait été intéressé, mais pas Ike. Ni Lyndon. Leurs gouvernements ne pouvaient pas fonctionner sans intellectuels — physiciens, statisticiens — mais ceux-ci ont été emportés par la tornade des patrons d'industrie et des grosses huiles milliardaires. Kennedy non plus n'aurait rien changé à la situation, mais il semblait avoir admis, en privé, qu'elle existait.
Une nouvelle idée s'empara de Moses. Il allait présenter une ébauche à Pulver, Harris Pulver, qui avait été son professeur en 1939 et qui était maintenant rédacteur en chef de Atlantic Civilization. Oui, le petit et nerveux Pulver avec ses yeux bleus timides où se reflétait toute son âme, ses dents qui s'effritaient, son profil de momie de Gizeh comme dépeinte dans l'Histoire de l'Antiquité de Robinson, sa peau tirée, partout couverte de taches violemment colorées. Herzog, à sa façon immodérée, débordante de sentiments, adorait cet homme. Écoute, Pulver, commença-t-il, j'ai une idée formidable pour un essai indispensable sur « l'état d'inspiration »! Crois-tu en la transcendance dans la chute aussi bien que dans l'ascension ? (Ces termes sont empruntés à Jean Wahl.) Devons-nous reconnaître l'impossibilité de la transcendance ? Tout cela implique une analyse historique. J'affirmerais que nous avons fabriqué une nouvelle histoire utopique, une idylle, en comparant le présent à un passé imaginaire parce que nous détestons le monde tel qu'il est. Cette détestation du présent n'a pas été bien comprise. Peut-être que la première exigence de la conscience émergeant dans cette civilisation de masse est significative. L'esprit, libéré de la bêtise servile, crache ses excréments et hurle avec une angoisse emmagasinée durant des éternités. Peut-être que le poisson, le triton, l'horrible mammifère ancestral avec ses pattes ont trouvé leur voix et ajouté leurs longues expériences à ce cri. En adoptant, Pulver, l'hypothèse que l'évolution c'est la nature qui prend conscience d'elle-même — chez l'homme, la conscience de soi s'est accompagnée, à ce stade, du sens de la perte de pouvoirs naturels d'un ordre plus général, un prix payé par la disparition de l'instinct, par le sacrifice de la liberté, de l'impulsion (travail aliénant, etc.). Le drame que représente cette étape du développement de l'homme semble être celui de la maladie, de la vengeance contre soi-même. Une période où se joue une comédie bien particulière. Ce à quoi nous assistons, ce n'est pas seulement le nivellement prédit par Tocqueville, mais le stade plébéien de la conscience évolutionniste. Peut-être que la vengeance mécanique de l'espèce humaine contre ses propres pulsions de narcissisme (et aussi contre l'aspiration à la liberté) est inévitable. Dans ce règne nouveau des multitudes, la conscience de soi tend à ce que nous nous révélions à nous-mêmes comme des monstres. C'est sans l'ombre d'un doute un phénomène politique, une mesure contre l'instinct individuel ou contre la quête personnelle d'espace et de champ d'action nécessaires. L'individu est contraint, ou poussé à définir le « pouvoir » ainsi qu'il est défini en politique, et d'en tirer les conséquences pour lui-même. Donc, il est incité à se venger sur lui-même, une vengeance faite de dérision, de mépris, de négation de la transcendance. Ce dernier point, cette négation, est fondé sur des conceptions antérieures de la vie humaine ou sur des images de l'homme impossibles à défendre de nos jours. Le problème, comme je le conçois, n'est pas un problème de définition mais de remise en cause totale des vertus humaines. Ou peut-être même, de la découverte de ces vertus. Je suis persuadé qu'il en existe encore à découvrir. Une telle découverte, ou redécouverte, n'est entravée que par des définitions qui cantonnent l'humanité au niveau de l'orgueil (ou du masochisme), si bien qu'elle revendique trop et souffre, en conséquence, de haine de soi.
Tu dois te demander ce qu'il en est de « l'état d'inspiration ». Il est censé ne pouvoir être atteint que par son négatif, aussi le recherche-t-on dans la philosophie et la littérature de même que dans les expériences sexuelles, ou encore par la voie de narcotiques ou de crimes « philosophiques », « gratuits » et autres horreurs. (Il ne semble jamais venir à l'esprit de pareils « criminels » que se conduire de façon convenable envers un autre être humain peut aussi constituer un acte « gratuit ».) Des observateurs intelligents ont fait remarquer que l'honneur « spirituel » ou le respect témoigné autrefois à l'égard de la justice, du courage, de la modération et de la clémence, pouvaient aujourd'hui se gagner au négatif par le monstrueux. Je pense souvent que cette évolution est peut-être liée au fait que tant de « valeurs » aient été absorbées par la technologie elle-même. C'est « bien » d'électrifier une région primitive. La civilisation et même la morale vont implicitement de pair avec le progrès technologique. N'est-il pas « bien » de nourrir ceux qui ont faim, de vêtir ceux qui sont nus ? N'obéissons-nous pas aux enseignements du Christ en expédiant des machines au Pérou ou à Sumatra ? Il est facile de faire le bien au moyen de machines qui produisent et qui transportent. Peut-on rivaliser en vertu ? Les nouvelles techniques sont par définition bien-pensantes* et ne symbolisent pas seulement la rationalité mais aussi la générosité. Ainsi, une multitude, un troupeau de bien-pensants*, a été poussée aunihilisme qui, comme on ne l'ignore plus aujourd'hui, a des racines chrétiennes et morales, et qui, en dépitde ses plus violentes manifestations, présente un raisonnement « constructif ». (Voir Polyani, Herzog et autres.)
Les Romantiques (qui sont légion à présent) accusent cette civilisation de masse de faire obstacle à leur quête de beauté, de noblesse, d'intégrité et d'intensité. Je ne cherche pas à me moquer du terme « romantique ». Le Romantisme a protégé « l'état d'inspiration », préservé les enseignements de la poésie, de la philosophie et de la religion, les enseignements et aussi les récits de transcendance et les idées les plus généreuses de l'humanité, au cours de la plus grande et de la plus rapide des transformations, la phase accélérée de l'évolution scientifique et technologique moderne.
Finalement, Pulver, vivre dans un état d'inspiration, connaître la vérité, être libre, aimer quelqu'un, vivre sa vie, attendre la mort avec lucidité — sans quoi, fuyant et feignant d'ignorer la mort, l'esprit retient son souffle et espère être immortel parce qu'il ne vit pas — n'est plus un objectif aussi rare. De même que la machine a personnifié les idées de bien, la technologie de la destruction a acquis un caractère métaphysique. Les questions pratiques sont ainsi devenues dans le même temps les questions ultimes. L'anéantissement n'est plus une métaphore. Le Bien et le Mal sont des réalités. L'état d'inspiration n'est donc pas quelque chose de visionnaire. Il n'est pas l'apanage des dieux, des rois, des poètes, des prêtres, des lieux saints, mais il appartient à l'humanité et à tout ce qui existe. Par conséquent...
Par conséquent, les pensées de Herzog, pareilles à ces machines qu'il avait entendues hier dans le taxi pris dans les encombrements au milieu du quartier de la confection, plongeaient et tonnaient, alimentées par une puissance électrique insatiable, incessante — infinie ! —, cousaient le tissu avec une énergie inépuisable. De nouveau assis dans sa veste rayée, il emprisonnait un pied de son bureau entre ses genoux, les dents serrées, le chapeau de paille qui lui entaillait le front. Il écrivit : La Raison existe ! La Raison... puis il perçut le grondement doux et dense de la maçonnerie qui s'effondrait, le fracas du bois et du verre brisés. Et la croyance fondée sur la raison. Sans laquelle le désordre du monde ne sera jamais vaincu par la seule organisation. Le rapport Eisenhower sur les Objectifs nationaux, si j'avais eu mon mot à dire, aurait d'abord traité de l'existence profonde et intime des Américains... Ai-je expliqué que mon article constituerait une critique de ce rapport ? Il réfléchit longuement, intensément, et reprit : Chacun se doit de changer sa vie. Changer !
Aussi, je tiens à ce que vous sachiez comment moi, Moses E. Herzog, j'entreprends de changer. Je vous invite à assister au miracle de ce cœur métamorphosé — comment, après avoir entendu les bruits du déblaiement des taudis qu'on détruisait et vu s'élever un nuage de plâtre blanc dans l'atmosphère sereine du New York métamorphique, il communique avec les puissants de ce monde, ou prononce des paroles éclairées et prophétiques tout en se préparant pour une soirée agréable et divertissante — repas, musique, vin, conversation et sexe. Transcendance ou pas transcendance. Travailler sans jamais s'amuser est un mauvais remède. Ike pêchait la truite et jouait au golf ; mes besoins sont différents. (Davantage dans la veine de la méchanceté naïve d'un Herzog.) Il faut que l'érotisme, enfin, occupe sa juste place dans une société émancipée qui comprenne le lien existant entre répression sexuelle et maladie, guerre, propriété, argent et totalitarisme. Car, oui, faire l'amour est socialement constructif et utile, un acte de citoyenneté. Et je suis là, dans le soir qui tombe, vêtu de ma veste rayée, en nage après m'être lavé, rasé, talqué, à me mordre nerveusement la lèvre inférieure, comme pour anticiper le traitement que Ramona lui réserve. Incapable de rejeter les effets de la farce hédoniste d'une civilisation industrielle monstrueuse sur les aspirations spirituelles, les désirs ardents d'un Herzog et sa souffrance morale, sa nostalgie du bien et de la vérité. Et pendant tout ce temps, il a le cœur abjectement étreint. Il aimerait le secouer ce cœur ou l'extirper de sa poitrine. L'expulser. Moses détestait la comédie humiliante du chagrin. Mais est-ce que penser peut vous éveiller du rêve de l'existence ? Pas si cela devient un autre royaume de confusion, un autre rêve compliqué, le rêve de l'intellect, l'illusion d'explications globales.
Il avait reçu un jour un sérieux avertissement de la part de Polina, la mère de Daisy, quand il était tombé amoureux pour un temps de Sono, son amie japonaise, et que Polina, la Juive russe, la vieille suffragette — cinquante ans de vie de femme moderne à Zanesville, Ohio (où, de 1905 à 1935, le père de Daisy avait conduit un camion de bouteilles de sodas et d'eau de Seltz) — l'avait incendié. Ni Polina ni Daisy, à vrai dire, ne savaient quoi que ce soit de Sono Oguki à l'époque. (Que d'histoires d'amour ! se dit Herzog. Les unes après les autres. Est-ce là ma véritable carrière ?) Mais... Polina prit l'avion, les cheveux gris et les hanches larges, munie de son sac à tricot, élégante et déterminée. Elle apporta à Herzog une boîte de Quaker Oats remplie de strudels aux pommes — il éprouva un soupçon de regret à la pensée des strudels perdus ; ils étaient vraiment délicieux. Il demeurait cependant conscient que sa gourmandise avait un côté enfantin et qu'il y avait des questions d'adulte à débattre. Polina possédait la raideur et la sévérité propres aux femmes émancipées de sa génération. Ancienne beauté, elle était maintenant toute sèche, lunettes octogonales à monture en or et quelques poils blancs de vieille femme aux coins de la bouche.
Ils parlèrent en yiddish. « Tu vas devenir quoi ? demanda Polina. Ein auswurf — ausgelassen ? » Un paria — un débauché ? Elle était puritaine, un personnage de Tolstoï. Elle mangeait néanmoins de la viande et c'était un tyran. Elle était frugale, aride, nette, respectable et dominatrice. Par contre, il n'existait rien de plus acidulé, de plus sucré, de plus doux et de plus parfumé que ses strudels confectionnés avec du sucre roux et des pommes vertes. La sensualité qu'elle mettait dans sa pâtisserie était extraordinaire. Jamais elle ne donna la recette à Daisy. « Alors, cette histoire, c'est quoi ? dit-elle. D'abord une femme, et puis une autre, et encore une autre. Où ça finira ? Tu ne peux pas abandonner une épouse, un fils, pour ces femmes — des putains. »
Je n'aurais jamais dû avoir ces « explications » avec elle, songea Moses. Est-ce que je me faisais un point d'honneur de m'expliquer auprès de tout le monde ? Comment pourrais-je expliquer ? Je ne comprenais pas moi-même, je n'en avais aucune idée.
Il s'agita. Il ferait bien d'y aller. Il se faisait tard, et on l'attendait. Mais il n'était pas encore prêt à partir. Il prit une nouvelle feuille de papier et écrivit : Chère Sono.
Elle était retournée au Japon depuis longtemps. Quand, déjà ? Il leva les yeux tandis qu'il s'efforçait de calculer, et il vit les nuages blancs qui filaient au-dessus de Wall Street et du port. Je ne t'en veux pas d'être rentrée chez toi. Elle avait les moyens. Elle aussi était propriétaire d'une maison à la campagne. Elle avait montré à Herzog des photos en couleurs — un paysage rural asiatique avec des lapins, des poules, des porcelets et sa propre source chaude dans laquelle elle se baignait. Elle avait également une photo de l'aveugle du village qui venait la masser. Elle adorait les massages, croyait en eux. Elle massait souvent Herzog qui la massait à son tour.
Tu avais raison au sujet de Madeleine, Sono. Je n'aurais pas dû l'épouser. C'est toi que j'aurais dû épouser.
Sono n'avait jamais vraiment appris à parler anglais. Pendant deux ans, Moses et elle avaient conversé en français — en petit-nègre*. Il continua : Ma chère, Ma vie est devenue un cauchemar affreux. Si tu savais* ! Au lycée McKinley, avec une vieille fille rébarbative, miss Miloradovitch, il avait appris le français. Le cours le plus utile que j'aie suivi.
Sono n'avait vu Madeleine qu'une fois, mais cela lui avait suffi. Elle m'a averti alors que j'étais installé dans son fauteuil Morris cassé : « Moso, méfie-toi. Prends garde, Moso*. »
Elle avait le cœur tendre, et Herzog savait que s'il lui racontait combien sa vie était misérable, elle ne manquerait pas de pleurer. Des larmes instantanées. Elles avaient une façon d'apparaître sans les préliminaires occidentaux habituels. Ses yeux noirs pointaient à la surface de ses joues tout comme ses seins pointaient à la surface de son corps. Non, il ne lui annoncerait aucune triste nouvelle d'aucune sorte, décida-t-il. À la place, il se laissa aller à l'imaginer telle qu'elle devait être en ce moment (c'était le matin au Japon), qui se baignait dans sa source fumante, sa petite bouche entrouverte d'où s'échappaient les notes d'une chanson. Elle se baignait souvent et chantait en se lavant, les yeux tournés vers le haut, les lèvres délicates et frémissantes. Les chansons étaient douces et étranges, frêles, abruptes, accompagnées parfois de sons pareils à des miaulements.
Durant les temps troublés où il divorçait de Daisy et venait rendre visite à Sono dans son appartement du West Side, à peine était-il arrivé qu'elle faisait couler un bain dans la petite baignoire avec des sels de chez Macy's. Elle déboutonnait la chemise de Moses, le déshabillait, et dès qu'elle l'avait installé (« Attention, c'est brûlant ») dans l'eau mousseuse et parfumée qui tourbillonnait, elle se débarrassait de sa combinaison puis grimpait derrière lui, chantant ses harmonies verticales.
« Chin-chin
Je te lave le dos
Mon Mo-so*. »
Jeune fille, elle était partie vivre à Paris où la guerre l'avait surprise. Elle était alitée, victime d'une pneumonie, quand les troupes américaines étaient entrées dans la capitale, et elle était encore malade quand on la rapatria par le Transsibérien. Elle n'aimait plus le Japon, disait-elle ; l'Occident lui avait définitivement ôté l'envie d'habiter Tokyo, et son père, grâce à sa fortune, lui permit d'aller étudier le design à New York.
Elle n'était pas sûre de croire en Dieu, mais si lui, Herzog, y croyait, elle tâcherait d'avoir elle aussi la foi. Si, par contre, il était communiste, elle était prête à le devenir également. Parce que « Les Japonaises sont très fidèles. Elles ne sont pas comme les Américaines. Bah* ! » D'un autre côté, les Américaines l'amusaient. Elle recevait souvent les femmes baptistes qui étaient ses répondantes auprès des Services de l'immigration. Elle leur préparait des crevettes ou du poisson cru, ou bien elle les invitait à la cérémonie du thé. Parfois, quand ces dames s'attardaient, Moses patientait, assis sur les marches du perron de la maison d'en face. Sono, que cela divertissait énormément — elle était friande d'intrigues (les abîmes du mystère féminin !) —, venait à la fenêtre lui donner le feu vert en feignant d'arroser ses plantes. Elle faisait pousser des ginkgos et des cactus dans des pots de yaourt.
Dans le West Side, elle avait trois pièces hautes de plafond ; derrière poussait un ailante, tandis que l'une des fenêtres de devant abritait un climatiseur géant qui devait peser une tonne. Des soldes de la 14e Rue encombraient l'appartement — un canapé chesterfield rembourré, écrans de cheminée en bronze, lampes, rideaux de nylon, monceaux de fleurs en cire, articles en fer forgé, fil de fer et verre. Sono arpentait les pièces, pieds nus, plantant résolument les talons par terre. Son corps adorable était à peine couvert d'un négligé qui lui arrivait au-dessus du genou, une affaire achetée sur les étalages aux environs de la Septième Avenue. Chacun de ses achats était un trophée ramené d'une chasse aux bonnes occasions. Portant avec excitation la main à son cou délicat, poussant de petits cris aigus, elle racontait à Herzog :
« Chéri ! J'avais déjà choisi mon tablier. Cette femme s'est foncée sur moi. Woo ! Elle était noire ! Moooan Dieu ! Et grande ! Derrière immense. Immense poitrine. Et sans soutien-gorge. Tout à fait comme Niagara Fall. En chair noire*. » Sono gonfla les joues, arrondit les bras comme si elle débordait de graisse, puis elle sortit le ventre et les fesses. « Je disais* : “No, no, leddy. I here first.” Elle avait les bras comme ça — enflés. Et quelle gorge ! Il y avait du monde au balcon*. “No ! je disais*. No, no, leddy.” » Fièrement, Sono dilata ses narines, donna à son regard une expression lourde et dangereuse. Elle posa la main sur sa hanche. Herzog, dans le fauteuil Morris cassé en provenance du Secours catholique, dit : « Bravo, Sono. On ne cherche pas des noises à la samouraï dans la 14e Rue. »
Au lit, à titre d'expérience, il avait effleuré les paupières de Sono alors qu'elle souriait, couchée à côté de lui. Ces étranges voiles, complexes, doux et pâles, gardaient un moment l'empreinte des doigts qui les avaient caressés. À vrai dire, je n'ai jamais été aussi heureux, écrivit-il. Mais je n'avais pas la force de caractère nécessaire pour supporter une telle joie. Ce n'était pas tout à fait une plaisanterie. Quand un homme a l'impression que sa poitrine est une cage d'où tous les oiseaux noirs se sont envolés, il est libre, il est léger. Et il souhaite le retour de ses vautours. Il veut revenir à ses luttes habituelles, à ses travaux anonymes et creux, à sa colère, à ses afflictions et à ses péchés. Dans ce salon au luxe oriental, lancé dans une quête pleine de principes — oui, oui, de principes ! —, une quête de plaisir vital destiné à résoudre pour le compte de Moses E. Herzog l'énigme du corps (afin de se guérir des effets mortels du matérialisme qui refuse le bonheur terrestre, ce fléau occidental, cette lèpre mentale), il semblait avoir atteint son but. Souvent, pourtant, il se morfondait, déprimé, dans le fauteuil Morris. Maudite soit une tristesse pareille ! Pourtant, même cela, Sono l'aimait. Elle me voyait avec les yeux de l'amour, et elle disait : « Ah ! T'es mélancolique — c'est très beau* ! » C'était peut-être ce sentiment de culpabilité et cette tristesse qui me conféraient un air oriental. L'œil morose, furieux, une longue lèvre supérieure — ce qu'on appelait le sourire chinois. Pour elle, c'était beau*. Rien d'étonnant par ailleurs qu'elle ait pensé que j'étais peut-être communiste. Le monde devrait aimer les amants, pas les théoriciens. Jamais les théoriciens ! Montrez-leur la porte. Mesdames, flanquez dehors ces sinistres salopards ! Hors d'ici, mélancolie détestable ! Dans le noir désert de Cimmérie demeure à jamais.
Aux fenêtres des trois pièces hautes de plafond, situées dans une maison de ville, étaient suspendus des rideaux transparents achetés en solde, comme en Extrême-Orient dans les films. Il y avait de nombreux espaces intérieurs. Le plus profond était le lit, muni de draps vert menthe, ou chlorophylle délavée, défait, le désordre régnait partout. Après le bain, Herzog avait le corps tout rouge. Une fois qu'elle l'avait séché et talqué, elle lui passait un kimono, à lui sa poupée blanche ravie mais encore un peu réticente. L'étoffe raide le serrait sous les bras quand il s'installait sur les coussins. Sono lui servait le thé dans ses plus belles tasses. Il l'écoutait parler. Elle lui racontait les derniers scandales rapportés par la presse de Tokyo. Une femme avait mutilé son amant infidèle et on avait retrouvé les parties manquantes dans son obi. Un mécanicien de locomotive s'était endormi, avait grillé un signal, et cent cinquante-quatre personnes étaient mortes dans l'accident. La concubine de son père circulait désormais en Volkswagen. Elle se garait devant la porte de la maison, car elle n'était pas autorisée à pénétrer dans le jardin. Et Herzog se demanda... est-ce vraiment possible ? Les traditions, les passions, les renonciations, les vertus, les merveilles, les chefs-d'œuvre de la discipline hébraïque et tout le reste — la rhétorique, beaucoup de rhétorique, mais qui contenait des réalités —, tout cela aurait-il contribué à m'amener dans ces draps verts froissés et sur ce matelas ondulé ? Comme si on se souciait de ce qu'il faisait ici ! Comme si cela affectait de quelque manière la marche du monde ! C'était son affaire. « J'ai des droits », murmura Herzog sans que son visage bougeât ou que son expression se modifiât. Parfait. Les Juifs ont été très longtemps étrangers au monde, et maintenant, c'est le monde qui leur est étranger. Sono apportait une bouteille et arrosait son thé de cognac ou de Chivas Regal. Elle buvait quelques gorgées, puis poussait un grognement espiègle. Herzog ne pouvait s'empêcher de rire. Sono sortait alors ses rouleaux d'estampes. De gros et gras marchands faisaient l'amour à des filles menues qui détournaient comiquement la tête pendant qu'elles subissaient leurs assauts. Moses et Sono étaient assis sur le lit, jambes croisées. Elle désignait les dessins, lui adressait un clin d'œil, s'exclamait et pressait son visage rond contre le sien.
Il y avait toujours quelque chose en train de frire ou d'infuser dans la cuisine, placard sombre qui empestait le poisson et la sauce de soja, les haricots de mer et les vieilles feuilles de thé. Souvent, la plomberie ne marchait pas. Sono voulait que Herzog aille parler au concierge noir, lequel se contentait de rire quand elle lui demandait de réparer. Elle avait deux chats ; leur gamelle n'était jamais propre. Déjà dans le métro, Herzog commençait à percevoir les relents de son appartement. Leur noirceur lui traversait le cœur. Il désirait violemment Sono et, tout aussi violemment, désirait ne pas venir. Aujourd'hui encore, il ressentait la fièvre, se rappelait les odeurs, éprouvait de l'embarras. Il frissonnait lorsqu'il sonnait. La chaîne cliquetait, Sono ouvrait la large porte et lui nouait les bras autour du cou. Maquillée avec soin, elle dégageait un parfum de musc. Les chats essayaient de s'échapper. Elle les capturait, puis elle s'écriait — à chaque fois :
« Moso ! Je viens de rentrer* ! »
Elle était hors d'haleine. Elle avait couru pour l'accueillir et l'avait devancé de quelques secondes. Pourquoi ? Pourquoi fallait-il toujours qu'elle arrive juste à temps ? Peut-être pour prouver qu'elle avait une vie indépendante et active ; elle ne restait pas assise à l'attendre. Il passait la grande porte voûtée. Sono la refermait, remettait la chaîne et le verrou de sûreté (précautions de la femme qui vit seule ; elle prétendait que le gardien tentait de s'introduire chez elle). Herzog, le cœur battant mais le visage calme, effectuait quelques pas à l'intérieur, digne, le teint pâle, puis il regardait autour de lui les draperies (ocre brun, pourpres, vertes) ainsi que la cheminée bourrée des emballages de ses derniers achats, la table à dessin où elle travaillait et où les chats se perchaient. Il souriait à Sono toujours empressée, puis il s'installait dans le fauteuil Morris. « Mauvais temps, eh chéri* ? » disait-elle, et elle entreprenait aussitôt de lui remonter le moral. Elle lui ôtait ses misérables chaussures tout en lui racontant ce qu'elle avait fait. De charmantes dames de l'Église de la Science chrétienne l'avaient invitée à un concert aux Cloisters. Elle avait vu deux films de suite au Thalia — Danielle Darrieux, Simone Signoret, Jean Gabin, Harry « Bow-wow ». La Société d'amitié américano-nipponne l'avait invitée aux Nations unies où elle avait offert des fleurs au Nizam d'Hyderâbâd. Par l'intermédiaire d'une mission commerciale japonaise, elle avait également rencontré M. Nasser et M. Sukarno ainsi que le secrétaire d'État et le Président. Ce soir, elle devait aller dans un night-club en compagnie du ministre des Affaires étrangères du Venezuela. Moses avait appris à ne pas douter de ses paroles. Elle montrait toujours une photo prise dans une boîte de nuit sur laquelle, en grand décolleté, superbe, elle riait aux éclats. Elle avait un menu signé par Mendès France. Elle ne demandait jamais à Herzog de l'emmener au Copacabana. C'était un signe de respect à l'égard de sa profonde gravité. « T'es philosophe. Ô mon philosophe, mon professeur d'amour. T'es très important. Je le sais*. » Elle le plaçait plus haut que les rois et les présidents.
Pendant qu'elle mettait la bouilloire à chauffer pour le thé de Herzog, elle ne manquait jamais de lui relater depuis la cuisine, criant presque, les événements qui avaient marqué sa journée. Pour éviter un chien à trois pattes, un camion avait fait une embardée et était rentré dans une charrette à bras. Un chauffeur de taxi avait voulu lui donner son perroquet, mais les chats l'auraient tué. Elle ne pouvait pas prendre une telle responsabilité. Une femme — une vieille mendiante* — lui avait demandé de lui acheter le Times. C'était tout ce que cette pauvre créature désirait, le Times de ce matin. Un policier avait menacé de lui flanquer une contravention pour avoir traversé en dehors des clous. Elle avait vu un exhibitionniste derrière un pilier du métro. « Ooooh, c'était honteux — quelle chose* ! » Elle indiqua la longueur en écartant les mains. « Trente centimètres, Moso. Très laide.
— Ça t'a plu*, dit Moses avec un sourire.
— Oh non ! Moso, non ! Elle était vilain*. » Pourtant, elle semblait délicieusement excitée. Élégamment allongé dans le fauteuil inclinable cassé, Moses la considéra d'un air de gentillesse teintée de soupçon, peut-être. La fièvre qu'il avait ressentie en arrivant commençait à retomber. Les odeurs elles-mêmes n'étaient jamais aussi terribles qu'il les avait imaginées. Les chats étaient moins jaloux de lui. Ils venaient se faire caresser. Il s'habituait à leurs miaulements de siamois, plus passionnés et plus exigeants que ceux des chats de gouttière.
Elle demanda ensuite : « Et cette blouse — combien j'ai payé ? Dis-moi*.
— Tu l'as payée... voyons... tu l'as payée trois dollars.
— Non, non ! s'écria-t-elle. Soixante sen'. Solde* !
— Impossible ! Ce truc vaut au moins cinq dollars. Il ne doit y avoir personne à New York qui se débrouille mieux que toi pour dénicher les bonnes affaires. »
Radieuse, elle lui adressa un brillant clin d'œil, puis elle lui enleva ses chaussettes et lui frictionna les pieds. Elle lui apporta du thé dans lequel elle versa une double rasade de Chivas Regal. Elle lui réservait toujours le meilleur. « Veux-tu eggs brouillés, chéri-koko. As-tu faim* ? » Une pluie froide perçait New York la désolée de ses pointes vertes et glacées. Chaque fois que je passe devant Northwest Orient Airlines, j'ai envie de demander le prix d'un billet pour Tokyo. Elle assaisonna les œufs de sauce au soja. Herzog mangea et but. Tous les aliments étaient salés. Il engloutissait une quantité phénoménale de thé. « On prend bain ? demanda Sono, commençant à lui déboutonner sa chemise. Tu veux* ? »
Les thés et les bains — la vapeur qui s'élevait de l'eau bouillante décollait le papier peint du plâtre vert. Le gros meuble radio, au travers du drap d'or de son haut-parleur, diffusait du Brahms. Les chats jouaient sous les chaises avec des épluchures de crevettes.
« Oui — je veux bien* », répondit-il.
Elle alla remplir la baignoire. Il l'entendit chanter cependant qu'elle ajoutait les sels au parfum de lilas ainsi que le bain moussant.
Je me demande qui lui frotte le dos maintenant.
Sono n'exigeait pas de grands sacrifices. Elle ne voulait pas que je travaille pour elle, ni que je meuble sa maison, que je subvienne aux besoins de ses enfants, que je prenne mes repas à des heures régulières ou que je lui ouvre un compte dans les boutiques de luxe ; elle désirait seulement que je lui rende de temps en temps visite. Or, il y a des gens qui sont en guerre contre les meilleures choses de l'existence et qui les pervertissent, les transforment en illusions et en rêves. Le mélange de yiddish et de français que nous parlions était drôle mais innocent. Elle ne me disait pas les vérités tronquées et les mensonges infâmes que j'entendais dans ma propre langue, et mes phrases simples et déclaratives ne pouvaient pas lui faire beaucoup de mal. D'autres ont quitté l'Occident pour trouver cela. Moi, on me l'a apporté à New York.
Le bain n'allait pas sans ses épreuves occasionnelles. Parfois, Sono examinait le corps de Herzog à la recherche de signes d'infidélité. Faire l'amour, était-elle convaincue, rendait les hommes maigres. « Ah ! s'écriait-elle. Tu as maigri. Tu fais amour* ? » Il niait, mais elle secouait la tête sans cesser de sourire, alors son visage devenait bouffi, amer. Elle refusait de le croire, et elle finissait par lui pardonner. Sa bonne humeur retrouvée, elle le plongeait dans la baignoire, puis elle grimpait derrière lui. Elle chantait ou aboyait de faux ordres en termes militaires japonais. Mais la paix était revenue. Ils se lavaient. Elle tendait les jambes pour qu'il lui savonne les pieds. Elle prenait de l'eau dans un récipient en plastique et la lui versait sur la tête. Après avoir enfin vidé la baignoire, elle rinçait la mousse au moyen de la douche puis, souriant, ils se tenaient ensemble sous le jet. « Tu seras bien propre, chéri-koko*. »
Oui, elle me tenait bien propre. Avec amusement, avec chagrin, il se remémorait tout cela.
Ils se séchaient dans des serviettes turques de la 14e Rue. Elle lui mettait son kimono, lui embrassait la poitrine. Il lui embrassait la paume des mains. Elle avait les yeux pleins de tendresse, perspicaces, dans lesquels brillait parfois une lueur de calcul ; elle savait où investir sa sensualité et comment la faire fructifier. Elle l'installait sur le lit, et ensuite elle lui servait le thé. Il était la concubine. Assis jambes croisées, ils buvaient à petites gorgées dans de petites tasses tout en regardant les estampes. La porte était fermée au verrou, le téléphone décroché. Timidement, Sono approchait son visage et lui effleurait la joue de ses lèvres pulpeuses. Ils se dévêtaient mutuellement de leurs habits orientaux. « Doucement, chéri. Oh, lentement. Oh* ! » Levant les yeux de sorte qu'il ne voyait plus que le blanc.
Elle a tenté un jour de m'expliquer que la terre et les planètes avaient été arrachées au soleil par une étoile qui passait. Comme si un chien trottinant devant un buisson pouvait libérer des mondes. Et sur ces mondes, la vie était née, dont nous — les âmes. Et même des créatures encore plus bizarres que nous, affirmait-elle. J'aimais l'écouter, mais je ne la comprenais pas bien. Je sais que je l'empêchais de retourner au Japon. À cause de moi, elle désobéissait à son père. Sa mère mourut, et Sono n'en parla pas avant plusieurs semaines. Une fois, elle me dit : « Je ne crains pas la mort. Mais tu me fais souffrir, Moso*. » Je ne l'avais pas appelée de tout un mois. Elle avait de nouveau attrapé une pneumonie. Personne n'était venu la voir. Elle était faible et pâle, et elle pleura et elle déclara : « Je souffre trop*. » Mais elle ne lui permit pas de la consoler ; elle avait appris qu'il fréquentait Madeleine Pontritter.
Elle dit cependant : « Elle est méchante, Moso. Je suis pas jalouse. Je ferai amour avec un autre. Tu m'as laissée. Mais elle a les yeux très, très froids*. »
Il écrivit : Sono, tu avais raison. Je pensais que tu aimerais le savoir. Ses yeux sont en effet très froids. Mais ce sont ses yeux, et qu'est-ce qu'elle y peut ? Ce n'aurait pas été commode pour elle de se détester. Heureusement, Dieu lui a envoyé un produit de substitution, un mari.
Eh oui, quand on prend conscience de tout cela, on a besoin de réconfort. Herzog se prépara une fois de plus à partir chez Ramona. Alors qu'il se tenait sur le pas de la porte, la main sur la longue tige métallique de la serrure de sûreté, il fouilla sa mémoire à la recherche d'un certain titre de chanson. Était-ce Just One More Kiss 1 ? Non. Ni The Curse of an Aching Heart 2. Kiss Me Again 3 ? Oui, c'était ça. Il trouva la chose fort drôle, et son rire fit trembler sa main tandis qu'il mettait le verrou compliqué destiné à protéger ses biens matériels. Il existait des milliards d'êtres humains, chacun détenteur de quelques possessions, chacun un microcosme, chacun infiniment précieux, chacun nanti d'un trésor particulier. Il y a, au loin, un jardin où poussent de curieux objets, et là, dans un beau crépuscule vert, le cœur de Moses E. Herzog se balance comme une pêche sur une branche.
J'ai autant envie de sortir que de me faire sauter la cervelle, pensa-t-il en tournant le verrou. N'empêche qu'il y allait, n'est-ce pas ? Il empocha la clé. Appela l'ascenseur. Il écouta le bruit de la machinerie, les câbles qui vibraient. Il descendit, seul dans la cabine, fredonnant Kiss Me et s'efforçant de comprendre, comme pour se raccrocher à un fil fragile qui lui échappait, pour quelle raison ces vieilles chansons lui passaient par la tête. Pas la raison évidente. (Il avait le cœur blessé et partait se faire embrasser.) La raison cachée (si toutefois cela valait la peine de la chercher). Il était content à l'idée d'être dehors, de respirer. Il essuya le bandeau du canotier à l'aide de son mouchoir — on crevait de chaud dans la cage d'ascenseur. Qui portait un chapeau pareil, un blazer pareil ? Eh bien, Lou Holtz, naturellement, le vieux comique de music-hall. Il chantait : « I picked a lemon in the garden of love, where they say only peaches grow 4. » Le visage de Herzog s'éclaira de nouveau d'un sourire. Le vieux Théâtre oriental de Chicago. Trois heures de spectacle pour 25 cents.
Au coin de la rue, il s'arrêta pour regarder le travail des démolisseurs. La grosse boule de métal frappait les murs, passait aisément au travers des briques, pénétrait dans les chambres, oscillait paresseusement au-dessus des cuisines et des salons. Tout ce qu'elle touchait vacillait et explosait, puis croulait. S'élevait alors avec lenteur un nuage blanc de poussière de plâtre. L'après-midi s'achevait, et dans le chantier de démolition qui ne cessait de s'étendre un feu brûlait, alimenté par les décombres. Moses perçut le souffle et, attiré doucement vers les flammes, il sentit la chaleur. Les ouvriers entassaient des morceaux de bois dans le feu de joie, lançaient des baguettes de moulures comme autant de javelots. La peinture et le vernis fumaient comme de l'encens. Les vieilles lattes de parquet flambaient avec reconnaissance — funérailles d'objets épuisés. Les échafaudages maintenus par des portes roses, blanches et vertes tremblaient au passage des énormes camions chargés de briques provenant des murs démolis. Le soleil, en route pour le New Jersey et l'Ouest, était entouré d'une soupe éblouissante de gaz atmosphériques. Les gens, nota Herzog, étaient éclaboussés de taches rouges et lui-même en avait les bras et la poitrine parsemés. Il traversa la Septième Avenue et descendit dans le métro.
Débarrassé des flammes, de la poussière, il dévala les escaliers, l'oreille tendue pour guetter l'approche d'une rame, les doigts qui jouaient avec les pièces dans sa poche, en quête d'un jeton. Il respira les odeurs de pierre, d'urine, amères et toniques, les effluves de rouille et de lubrifiant, perçut une tension, une précipitation, un courant de désir infini, lié peut-être à ses propres pulsions, au flot de vitalité et de nervosité qui coulait en lui. (Passion ? Hystérie ? Ramona le soulagerait peut-être grâce au sexe.) Il emplit ses poumons d'un air humide imprégné d'un relent de moisi, l'impression d'être poignardé entre les omoplates chaque fois que sa poitrine se gonflait, mais il continua, sans s'arrêter. Ensuite, il souffla lentement, très lentement, vers le bas, tout en bas, vers son ventre. Il recommença, recommença encore, et il se sentit un peu mieux. Il glissa le jeton dans la fente par où il distingua toute une pile d'autres jetons illuminés de l'intérieur, grossis par le verre. Des millions et des millions de passagers avaient poli de leurs hanches le bois du tourniquet, créant ainsi un sentiment de communion — la fraternité sous l'une de ses plus piètres formes. C'est très sérieux, pensa Herzog en le franchissant. Plus les individus sont détruits (par des processus comme ceux que je connais), pire est leur aspiration à la collectivité. Pire, parce qu'ils réintègrent la masse, inquiets, devenus dévots à cause de leur échec. Non pas en tant que frères, mais en tant que dégénérés. Sous le coup d'une fièvre furieuse d'amour guimauve. Ainsi se produit une nouvelle distorsion de l'image divine qui résiste encore, déjà tellement floue et vacillante. La grande question ! Il contemplait les rails. La plus grande des questions !
L'heure d'affluence était passée depuis peu. Les wagons de la ligne locale, presque vides, évoquaient des lieux de paix et de repos dans lesquels les contrôleurs lisaient le journal. Dans l'attente de l'express, Herzog arpenta le quai en regardant les affiches dégradées — dents noircies et moustaches griffonnées, organes génitaux comiques en forme de fusées, copulations dans des positions ridicules, slogans et exhortations. Musulmans, l'ennemi c'est le Blanc. À mort Goldwater, les Juifs ! Les Latinos bouffent de la MERDE. Téléphone, et si j'aime le son de ta voix, je te bouffe le cul. Et, de la main d'un cynique plein d'esprit : Si on te frappe, frappe la joue de l'autre. Ordures, folie meurtrière, les prières et l'humour de la foule. Les œuvres mineures de la Mort. La trans-descendance — le nouveau terme à la mode pour la désigner. Herzog examina avec attention les inscriptions et pratiqua son propre sondage d'opinion. Les artistes anonymes devaient être des adolescents. Raillant l'autorité. L'immaturité, nouvelle catégorie politique. Problèmes engendrés par l'émancipation mentale croissante des bons à rien. Mieux vaut les Beatles. Afin d'occuper le temps, Herzog étudia le pèse-personne à un penny. La glace était protégée par un grillage — seul un maniaque ingénieux aurait pu la briser. Les bancs étaient vissés au sol, les distributeurs de boissons cadenassés.
Note à l'intention de Willie l'Acteur, le célèbre braqueur de banques qui purge une peine de réclusion à vie. Cher Mr. Sutton, L'étude des serrures. Les mécanismes et le génie yankee... Il reprit : Surpassé uniquement par Houdini, Willie ne portait jamais d'arme. Une fois, dans le Queens, il s'est servi d'un pistolet jouet. Déguisé en télégraphiste de la Western Union, il est entré dans la banque et l'a dévalisée grâce à son pistolet à amorces. Il n'avait pas pu résister au défi. Pas tant pour l'argent que pour la difficulté de s'introduire à l'intérieur et son corollaire, en sortir avec l'argent. Les épaules étroites, les joues creuses, la moustache mitée mais bien lissée, des poches sous ses yeux bleus, Willie ne pensait qu'aux banques. Étendu sur son lit escamotable dans Brooklyn, tirant sur une cigarette, son chapeau sur la tête et ses chaussures pointues aux pieds, il avait des visions de toits qui conduisaient à d'autres toits, de lignes à haute tension, de réseau d'égouts, de salles des coffres. Toutes les serrures s'ouvraient sous ses doigts. Le génie ne peut pas laisser le monde tel qu'il est. Il avait enterré son butin à Flushing Meadows, dans des boîtes de conserve. Il aurait pu prendre sa retraite. Seulement, en se promenant, il vit une banque, une occasion d'exercer sa créativité. Cette fois, on l'arrêta et on le mit en prison. Il prépara sa fuite, dressa un relevé mental précis ainsi qu'un plan directeur, rampa dans les conduites, creusa sous les murs. Il faillit réussir. Les étoiles étaient en vue. Mais quand il émergea de terre, les matons l'attendaient. Ils le ramenèrent — cette personne insignifiante, l'artiste de l'évasion ; l'un des plus grands, et presque l'égal de Houdini, à vrai dire. Raison : le pouvoir et la fiabilité de tout système humain doivent sans cesse être mis à l'épreuve et vaincus au péril de la liberté ou de la vie. Maintenant, il est enfermé à perpétuité. On dit qu'il possède toute une collection de Classiques, qu'il correspond avec l'évêque Sheen...
Cher Dr. Schrödinger, Dans Qu'est-ce que la vie ? vous dites que dans toute la nature, seul l'homme hésite à infliger la douleur. Étant donné que la destruction est la méthode principale employée par l'évolution pour produire de nouvelles espèces, répugner à infliger la douleur exprime peut-être le désir de l'homme de faire obstacle à la loi naturelle. Le christianisme et sa religion-mère, après quelques petits millénaires et d'effroyables revers... Le métro était à quai et la porte se refermait déjà quand Herzog se leva de son banc et parvint à se glisser dans le wagon. Il s'empara d'une poignée. L'express fila vers les quartiers chics. À Times Square, il se vida puis se remplit, mais Herzog ne s'assit pas. Quand on occupe un siège, il est trop difficile de se frayer ensuite un passage pour descendre. Voyons, où en étions-nous ? Pour ce qui est de vos remarques à propos de l'entropie... Comment l'organisme se défend contre la mort — ou, selon vos propres termes, contre l'équilibre thermodynamique... Le corps étant une organisation instable de matière, il menace de nous échapper. Il s'en va. Il existe. Lui ! Et non pas nous ! Ni moi ! Et cet organisme, tandis qu'il possède le pouvoir de conserver sa forme et d'absorber dans son environnement ce dont il a besoin, attire un courant négatif d'entropie, l'essence des autres choses qu'il utilise avant de restituer les résidus dans leur état le plus simple. Les excréments. Des déchets azotés. Ammoniaqués. Mais répugner à infliger la douleur associée à la nécessité de dévorer... cela entraîne un étrange truc propre à l'homme, qui consiste dans le même temps à admettre et à nier le mal. À avoir à la fois une existence humaine et inhumaine. En fait, à avoir tout, à combiner l'ensemble des éléments avec une formidable ingéniosité et une formidable avidité. À mordre, à avaler. Tout en plaignant ce qui nous nourrit. À avoir des sentiments. Tout en nous conduisant avec brutalité. On a suggéré (et pourquoi pas !) que le fait de répugner à infliger la douleur était en réalité une forme extrême, une forme exquise de sensualité, et que nous accroissions les voluptés de la douleur en injectant une dose de pathos. Ce qui permet de gagner sur les deux tableaux. Quoi qu'il en soit, il y a des réalités morales, déclara Herzog au monde entier, cependant qu'il s'accrochait à sa poignée dans le métro qui accélérait, tout comme il y a des réalités moléculaires et atomiques. Toujours est-il qu'il est aujourd'hui nécessaire de nourrir ouvertement les pires hypothèses. En fait, nous n'avons pas d'autre choix que de...
C'était sa station. Il monta l'escalier quatre à quatre. Les barreaux du portillon cliquetèrent derrière lui. Il passa en hâte devant le guichet derrière lequel un homme était assis dans une lumière couleur de thé fort, puis il grimpa deux volées de marches. En haut, devant la bouche du métro, il s'arrêta pour reprendre son souffle. Au-dessus de lui, une floraison de verre, de métal et de gris, et puis Broadway, lourde et bleue dans le crépuscule, tropicale presque ; au pied des rues en pente, vers la 80e, coulait l'Hudson, dense comme du mercure. Sur les antennes des tours radio du New Jersey, des lumières rouges pareilles à de petits cœurs palpitaient ou vibraient. Sur les trottoirs, sur les bancs, des vieux ; sur les visages, sur les têtes, les marques de décrépitude : les grosses jambes des femmes et les yeux gonflés des hommes, les bouches caves et les narines d'un noir d'encre. C'était l'heure où les chauves-souris descendaient en piqué, décrivant des cercles désordonnés (à Ludeyville), l'heure où les bouts de papier (à New York) rappelaient les chauves-souris à Herzog. Un ballon échappé filait comme un spermatozoïde, noir et vif, dans la poussière orangée de l'Ouest. Herzog traversa, fit un crochet pour éviter un brouillard de poulets et de saucisses grillés. La foule flânait le long du large trottoir. Moses s'intéressait beaucoup à la population de ce quartier, son côté théâtral, ses acteurs — les homosexuels travestis, maquillés avec une grande originalité, les femmes en perruques, les lesbiennes tellement masculines qu'il fallait les laisser passer et les regarder de dos pour déterminer leur véritable sexe, les cheveux teints de toutes les nuances de couleurs. Et sur presque tous les visages qu'on croisait, les signes d'une réflexion ou d'un jugement plus profonds sur le destin — des regards qui trahissaient des méditations métaphysiques. Et même des vieilles femmes pieuses qui continuaient de suivre la voie des lois anciennes et achetaient de la viande casher.
Herzog avait aperçu à plusieurs reprises George Hoberly, celui qui l'avait précédé auprès de Ramona, et qui l'espionnait de l'une ou l'autre des entrées d'immeuble. Il était grand et mince, plus jeune que Herzog, habillé dans le style bon chic bon genre des boutiques de Madison Avenue, des lunettes noires posées sur son visage triste, émacié. Ramona, mettant l'accent sur « seulement », disait qu'elle ressentait seulement de la pitié pour lui. Ses deux tentatives de suicide l'avaient sans doute amenée à comprendre combien il lui était indifférent. Moses avait appris de Madeleine que quand une femme ne veut plus d'un homme, c'est toujours définitif. Ce soir, néanmoins, il lui vint à l'esprit que comme Ramona se passionnait pour la mode masculine et essayait souvent de lui imposer ses goûts, il n'était pas impossible que Hoberly portât des vêtements qu'elle lui avait choisis. Il est vainement pathétique, pris dans les rets de son bonheur et de son amour perdus à l'exemple de la souris de laboratoire soumise à l'expérience de la frustration. À présent, être réveillée au milieu de la nuit par la police et se précipiter à son chevet à l'hôpital Bellevue, cela ennuie Ramona. Le cours des sentiments et des émotions a grimpé en flèche — le choc, le scandale sont devenus hors de prix pour le commun des mortels. Il faut en faire davantage que d'inhaler un peu de gaz ou de se taillader les poignets. Marijuana ? Zéro ! Partouzes ? Jamais ! Débauche ? Un mot à reléguer au musée, datant d'une époque pré-libidineuse ! Le jour approche — Herzog qui joue les éditorialistes — où seule la preuve que vous êtes au désespoir vous donnera le droit de voter, remplaçant ainsi le questionnaire sur les revenus, la feuille d'impôt, le test d'alphabétisation. On doit être désenchanté. Les anciens vices devenus mesures de santé mentale. Tout change. On confesse publiquement des blessures profondes qu'on supportait autrefois sans broncher. Un bon sujet : la maîtrise des passions dans les sociétéscalvinistes. Lorsque chaque homme, craignantla damnation, devait se comporter comme s'il comptait parmi les élus. Il faut se libérer des terreurs historiques de ce genre — des souffrances de l'âme. Herzog éprouva soudain le désir de voir Hoberly, de jeter de nouveau un coup d'œil sur ce visage ravagé par le chagrin, l'insomnie, les nuits passées à enfourner des pilules, à boire, à prier — ses lunettes noires, son feutre pratiquement dépourvu de bord. L'amour sans espoir. Qu'on appelle aujourd'hui dépendance névrotique. Ramona parlait parfois de Hoberly avec beaucoup de compassion. Elle avait pleuré sur l'une de ses lettres ou l'un de ses cadeaux, disait-elle. Il continuait à lui envoyer des sacs à main et des parfums, ainsi que de longs extraits de son journal intime. Il lui avait même envoyé une grosse somme en liquide. Qu'elle avait remise à tante Tamara. La vieille dame avait ouvert un compte d'épargne au nom de Hoberly. Au moins, que l'argent rapporte quelques intérêts. Hoberly était très attaché à la vieille dame. Que Moses aussi aimait bien.
Il appuya sur la sonnette de l'appartement de Ramona, et elle lui ouvrit aussitôt la porte du hall. Elle était prévenante. Une autre de ses délicates attentions. L'arrivée de son amant ne relevait jamais de la routine. Des gens sortirent de l'ascenseur — un type au front lourd, un œil fermé, qui fumait un cigare fort ; une femme avec deux chihuahuas, vernis à ongles rouge assorti aux petits harnais des chiens. Peut-être qu'au milieu des émanations de la rue, au travers des deux portes vitrées, son rival l'observait. Moses monta. Au quatorzième étage, Ramona avait entrebâillé la porte, tout en laissant la chaîne. Elle ne tenait pas à voir entrer l'homme qu'elle n'attendait pas. Dès qu'elle reconnut Moses, elle ouvrit en grand et lui prit la main pour l'attirer vers elle. Elle lui offrit son visage. Herzog le trouva plein, brûlant. L'odeur de son parfum lui parvint par bouffées. Elle portait un chemisier en satin blanc dont la coupe suggérait le drapé d'un châle et mettait son buste en valeur. Ses joues rouges se seraient passées de fard. « Je suis content de te voir, Ramona. Très content. » Il la serra dans ses bras et se découvrit un soudain empressement, une soif de contact. Il l'embrassa.
« Ainsi, tu es content de me voir ?
— Oui ! Oui ! »
Elle sourit, ferma la porte, remit la chaîne. Elle conduisit Herzog par la main le long du couloir sans moquette, et ses talons résonnèrent sur le parquet avec un claquement tout militaire qui excita Herzog. « Bon, dit-elle, allons admirer Moses dans ses plus beaux atours. » Ils s'arrêtèrent devant la glace au cadre doré. « Tu as un superbe chapeau de paille. Et quelle veste à rayures — on dirait le manteau multicolore de Joseph !
— Tu la trouves bien ?
— Absolument magnifique. Tu as l'air d'un Indien dedans, avec ton teint mat.
— J'envisage d'adhérer au mouvement créé par Bhave.
— Ça consiste en quoi ?
— À partager les grandes propriétés entre les pauvres. Je donnerai Ludeyville.
— Tu ferais mieux de me consulter avant de te lancer dans une nouvelle œuvre de bienfaisance. Si on buvait un verre ? À moins que tu veuilles faire un brin de toilette pendant que je prépare ?
— Je me suis rasé avant de partir de chez moi.
— Tu sembles avoir chaud, comme si tu avais couru, et tu as du noir sur la figure. »
Il avait dû s'appuyer contre un pilier du métro. Ou peut-être s'agissait-il d'un peu de suie en provenance du feu où l'on brûlait les décombres. « Oui, je vois.
— Je vais te chercher une serviette, mon chéri », dit Ramona.
Dans la salle de bains, Herzog tourna sa cravate pour éviter qu'elle trempe dans le lavabo. C'était une petite pièce luxueuse, munie d'un éclairage indirect (par considération pour les visages hagards). Le long robinet étincelait, l'eau jaillissait à flots. Il renifla le savon. Muguet*. L'eau paraissait très froide sur ses ongles. Il se souvint de l'ancien rituel juif de l'ablution des mains, et de l'injonction dans la Haggadah : Rachatz ! « Lave-toi ! » Il fallait également se laver en revenant du cimetière (Beth Olam — la Demeure éternelle). Mais pourquoi penser en ce moment aux cimetières, aux funérailles ? Sauf si... la vieille plaisanterie sur l'acteur shakespearien au bordel. Quand il enlève son pantalon, la putain dans le lit émet un sifflement. Il dit : « Madame, nous sommes venus enterrer César et non point le louer. » Comme les blagues d'écolier vous collent à la peau !
Il mit la bouche sous le robinet et, haletant de plaisir, laissa ensuite le jet couler sur ses yeux clos. Des disques iridescents nageaient sous ses paupières. Il écrivit à Spinoza : Les pensées sans lien causal, avez-vous dit, causent de la souffrance. J'estime que c'est effectivement le cas. L'association libre, quand l'intellect demeure passif, est une forme d'esclavage. Ou, plutôt, rend toute forme d'esclavage possible. Il vous intéressera peut-être de savoir qu'au XXe siècle, on croit que l'association libre révèle les secrets les plus profonds de la psyché. Il réalisa qu'il s'adressait à des morts. Afin de remettre en lumière les ombres des grands philosophes. Et après tout, pourquoi ne s'adresserait-il pas aux morts ? Il vivait avec eux autant qu'avec les vivants — et peut-être même davantage ; en outre, ses lettres aux vivants étaient de plus en plus mentales, et de toute façon, qu'était la mort pour l'Inconscient ? Les rêves n'en voulaient rien savoir. Pensant que la raison peut par des progrès constants passer du désordre à l'harmonie et que la victoire sur le chaos n'a nul besoin de se renouveler chaque jour. Comme je le voudrais ! Comme je voudrais qu'il en soit ainsi ! Comme Moses priait qu'il en soit ainsi !
Quant à ses rapports avec les morts, ils étaient certes détestables. Il croyait réellement qu'il fallait laisser les morts enterrer leurs morts. Et que la vie est la vie seulement lorsqu'on la considère sans aucune ambiguïté comme une agonie. Il ouvrit l'imposante armoire à pharmacie. On voyait grand au temps du vieux New York. Fasciné, il examina les flacons de Ramona — lotion tonique, crème aux œstrogènes action en profondeur, déodorant Bonnie Belle. Puis son médicament violet — deux fois par jour pour les problèmes d'estomac. Il le huma et en conclut qu'il contenait de la belladone — un calmant pour l'estomac, un mydriatique pour les yeux. À base d'une plante mortelle. Il y avait aussi des pilules contre les douleurs menstruelles. Sans bien savoir pourquoi, il estimait que cela ne ressemblait pas à Ramona. Madeleine hurlait. Il devait la conduire en taxi à l'hôpital Saint Vincent où elle réclamait à cor et à cri une injection de Demerol. Ces petits objets en forme de forceps devaient servir à recourber les cils. On aurait dit les pinces à escargots qu'on trouve dans les restaurants français. Il renifla le gant de crin. Surtout pour les coudes et les talons, se dit-il, destiné à éliminer les callosités. Du pied, il actionna la chasse d'eau ; elle fonctionna en silence, puissamment ; les toilettes des pauvres faisaient toujours du bruit. Il appliqua un peu de brillantine sur les pointes sèches de ses cheveux. Sa chemise était humidede transpiration, naturellement, mais Ramonaétait parfumée pour deux. Et sinon ? Tout bien considéré, pas trop mal. La ruine guette la beauté, c'est inévitable. Le continuum espace-temps reprend ses éléments, vous emporte petit à petit, puis survient de nouveau le vide. Mais mieux vaut le vide que le tourment et l'ennui d'une personnalité incorrigible qui recommence toujours les mêmes trucs, répète toujours les mêmes infamies. Encore que ces instants d'infamie et de souffrance puissent paraître éternels, en sorte que si un homme réussissait à capturer l'éternité de ces moments douloureux et à leur donner un contenu différent, il accomplirait une révolution. Intéressant, non ?
Serrant la serviette autour de sa paume, à l'instar d'un coiffeur, Herzog essuya les gouttes de sueur qui perlaient à la racine de ses cheveux. Après quoi, il décida de se peser. Il utilisa d'abord les toilettes, afin de s'alléger un peu, puis il ôta du pied ses chaussures et grimpa sur la balance en poussant un soupir de vieillard. Entre ses orteils, l'aiguille dépassa le chiffre de 75. Il reprenait le poids qu'il avait perdu en Europe. Il remit ses chaussures, forçant sur le talon, puis il retourna dans le salon de Ramona — son salon et chambre à coucher. Elle l'attendait devant deux verres de Campari. Un goût aigre-doux et une petite odeur émanant d'une canalisation de gaz. Pourtant, tout le monde en buvait, et Herzog aussi. Ramona avait givré les verres au congélateur.
« Salud.
— Sdrutch ! dit-il.
— Tu as ta cravate dans le dos.
— Ah bon ? » Il la remit en place. « Je suis distrait. Un jour, aux toilettes, j'ai rentré le pan de ma veste dans mon pantalon, et je suis arrivé comme ça pour faire mon cours. »
Ramona sembla étonnée qu'il puisse raconter une histoire pareille. « Ça a été horrible, non ?
— Pas du meilleur effet, certes. Mais ça a dû être libérateur pour les élèves. Le professeur est un simple mortel. De plus, l'humiliation ne le tue pas. Ils en ont sans doute tiré davantage de profit que de mon cours lui-même. En fait, l'une des jeunes filles m'a dit plus tard que j'étais très humain — quel soulagement pour nous tous...
— Ce qui est drôle, c'est comme tu réponds tout au long à n'importe quelle question. Tu es amusant. » Affectueuse et aguichante ; ses belles et grandes dents, ses yeux noirs et tendres, rehaussés de traits noirs, qui lui souriaient. « Ta manière d'essayer de paraître dur ou téméraire — comme un type de Chicago. C'est encore plus amusant.
— Pourquoi ça ?
— Tu fais ton numéro. Tu fanfaronnes. Ce n'est pas vraiment toi. » Elle le resservit puis se leva pour aller dans la cuisine. « Il faut que je surveille le riz. Je vais te mettre un peu de musique égyptienne pour que tu restes de bonne humeur. » Une large ceinture de cuir verni soulignait sa taille. Elle se pencha au-dessus du phonographe.
« Ça sent délicieusement bon. »
Mohammed El-Bakkar et son ensemble commencèrent par des tambours et des tambourins avant que n'éclate un tintamarre d'instruments à cordes et à vent. Une voix gutturale, désagréable se mit à chanter : « Mi Port-Saïd... » Demeuré seul, Herzog examina les livres et les programmes de théâtre, les magazines et les photos. Dont une, dans un cadre Tiffany, de Ramona petite fille — âgée de sept ans, une enfant sage adossée à des coussins en peluche, un doigt sur la tempe. Il se rappelait cette pose. Une génération auparavant, c'était la grande mode. De petits Einstein. La sagesse prodigieuse des enfants. Les oreilles percées, un médaillon, un accroche-cœur et le genre de sensualité précoce chez les fillettes dont il se souvenait très bien.
L'horloge de tante Tamara carillonna. Il entra dans le petit salon pour aller regarder le cadran de porcelaine d'autrefois, marqué de traits dorés semblables à des moustaches de chat, et écouter les notes claires et rapides. En dessous se trouvait la clé. Quand on possède une horloge pareille, il est nécessaire d'avoir des habitudes régulières — une résidence permanente. Lorsqu'on remontait le store de cette pièce européenne exiguë avec ses vues de Venise encadrées et ses gentilles inepties en porcelaine hollandaise, on voyait l'Empire State Building, l'Hudson, le soir vert et argent ainsi que la moitié de New York qui s'allumait. Pensif, il laissa le store retomber. Ce... cet asile, il lui suffirait de le demander, croyait-il. Alors, pourquoi ne le demandait-il pas ? Parce que l'asile d'aujourd'hui est peut-être le donjon de demain. D'après Ramona, tout était simple. Elle comprenait mieux que lui ses besoins, affirmait-elle, et il se pourrait fort bien qu'elle eût raison. Ramona n'hésitait jamais à s'exprimer librement, et il y avait un manque de retenue, une fièvre lyrique dans certains de ses discours. L'opéra. L'héraldique. Les sentiments qu'elle éprouvait pour lui, affirmait-elle en outre, étaient profonds, matures, et elle avait un immense désir de l'aider. Elle disait à Herzog qu'il était un homme meilleur qu'il ne le pensait — un homme grave, beau (il ne put s'empêcher de tressaillir en entendant cela), mais triste, incapable de s'emparer de ce à quoi son cœur aspirait vraiment, un homme tenté par Dieu, en quête de grâce, mais qui fuyait à toutes jambes son salut, pourtant souvent à portée de main. Cet Herzog-là, cet homme doué de multiples talents avait supporté dans son lit cette femme frigide, dépourvue de capacités intellectuelles, et castratrice, à qui il avait donné son nom et dont il avait fait l'instrument de la création, et Madeleine l'avait traité avec mépris et cruauté comme pour le punir de s'être rabaissé et déconsidéré, de s'être menti à lui-même en s'imaginant l'aimer et d'avoir ainsi trahi son âme. Ce qu'il devait faire, avait-elle enchaîné, possédée de la même fièvre lyrique — ne ressentant aucune honte à débiter un tel flux de paroles, ce qui émerveillait Herzog —, c'était payer sa dette pour les dons exceptionnels qu'il avait reçus, son intelligence, son charme, son éducation, et se libérer afin de trouver le sens de la vie, non dans la désagrégation, ce qui ne lui permettrait en rien de le trouver, mais en continuant humblement encore que fièrement ses savantes études. Et elle, Ramona, elle ne demandait qu'à ajouter un surcroît de richesse à son existence et à lui fournir ce que, en vain, il cherchait ailleurs. Elle y parviendrait par l'art de l'amour, dit-elle — l'art de l'amour qui est l'un des plus sublimes accomplissements de l'esprit. Par surcroît de richesse, c'est l'amour qu'elle entendait. Ce qu'il lui fallait apprendre d'elle — pendant qu'il était encore temps ; pendant que sa virilité et son énergie étaient encore à peu près intactes —, c'est à revigorer l'esprit par la chair (le vase précieux dans lequel l'esprit repose). Ramona — bénie soit-elle ! — était aussi flamboyante dans ses prêches que dans son physique. Quelle splendide oratrice elle faisait ! Mais où en étions-nous ? Ah oui, il devait donc poursuivre ses études afin de cerner le sens de la vie. Lui, Herzog, découvrir d'un coup le sens de la vie ! Il éclata de rire, le visage enfoui dans ses mains.
Toutefois (se calmant), il savait qu'il provoquait ces discours par sa mine. Pourquoi la petite Sono s'exclamait-elle : « Ô mon philosophe — mon professeur d'amour* ! » ? Parce qu'il se comportait comme un philosophe qui n'a que les plus élevées des préoccupations — la raison et la création, comment rendre le bien pour le mal, et toute la sagesse des textes anciens. Parce qu'il pensait et s'intéressait à la croyance. (Sans laquelle l'existence humaine n'est que la matière première du progrès technologique, de la mode, du commerce, de l'industrie, de la politique, de la finance, de l'expérience, de l'automatisme, et cetera, et cetera. L'inventaire de toutes les horreurs qu'on est heureux de quitter en mourant.) Oui, il ressemblait au philosophe de Sono, se conduisait comme lui.
Et, après tout, pourquoi était-il là ? Eh bien, parce que Ramona aussi le prenait au sérieux. Elle se figurait qu'elle parviendrait à restaurer l'ordre et la raison dans sa vie, et qu'ensuite, il serait logique qu'il l'épouse. Ou, pour parler comme elle, qu'il désire unir son existence à la sienne. Et ce serait une union qui unirait véritablement. Tables, lits, salons, argent, linge et automobile, culture et sexe tissés dans la même toile. Tout, enfin, aurait un sens, voilà ce qu'elle voulait dire. Le bonheur est une notion absurde et même nocive, à moins qu'il ne soit réellement complet ; mais dans le cas heureux et exceptionnel où chacun, après avoir connu les pires vicissitudes, a réussi par miracle à s'en sortir, grâce à un instinct de survie et à un sens du plaisir carrément religieux — elle ne pouvait évoquer l'existence qu'elle avait menée, dit-elle, qu'en termes de christianisme rédempteur —, le bonheur absolu est possible. Et là, on était placé face à un devoir ; refuser de répondre aux accusations contre le bonheur (c'est-à-dire prétendre qu'il s'agit d'une illusion monstrueuse et égoïste, une absurdité) était une lâcheté, une abdication devant la malveillance, une capitulation devant l'instinct de mort. Voici un homme, Herzog, qui savait ce que c'était de ressusciter d'entre les morts. Et elle, Ramona, elle savait ce que c'était que la douleur de la mort et du néant. Oui, elle aussi ! Mais avec lui, elle connaissait une vraie Pâque. Elle savait ce qu'était la Résurrection. Il pouvait, lucide, le nez froncé, regarder de haut le plaisir sensuel, mais avec elle, quand ils étaient nus, il savait ce que c'était. Nulle sublimation ne pourrait jamais remplacer ce bonheur érotique, ce savoir.
Pas même tenté de sourire, la tête inclinée, Moses écoutait attentivement. Son discours tenait d'une part du verbiage universitaire et des romans bon marché, et d'autre part de la propagande pour le mariage, mais une fois tout cela porté à son débit, il restait qu'elle était sincère. Il compatissait, il la respectait. C'était vrai, elle avait le cœur sincère.
Quand, en son for intérieur, il raillait le réveil du culte dionysiaque, c'était de lui qu'il se moquait. Herzog ! Un prince de la Renaissance érotique, dans ses habits de macho ! Et les enfants ? Qu'est-ce qu'ils penseraient d'une nouvelle belle-mère ? Et Ramona, est-ce qu'elle emmènerait Junie voir le père Noël ?
« Ah, tu es là, dit-elle. Tante Tamara serait flattée de savoir que tu t'intéresses à son musée tsariste.
— Les appartements d'autrefois, dit Herzog.
— C'est touchant, non ?
— On t'a gavée de mélo.
— La vieille dame t'adore.
— Moi aussi, je l'aime bien.
— Elle dit que tu illumines la maison.
— Que moi, je... » Il sourit.
« Pourquoi pas ? Tu as un visage plein de tendresse, qui inspire confiance. Tu ne supportes pas d'entendre ça, n'est-ce pas ? Et pourquoi ?
— Chaque fois que je viens, je la chasse.
— Tu te trompes. Elle est ravie de partir. Elle se met sur son trente et un, coiffe un beau chapeau. C'est toute une aventure pour elle d'aller jusqu'à la gare... » Ramona changea de ton. « Il faut qu'elle s'éloigne de George Hoberly. Ça devient également un problème pour elle. » L'espace d'un bref instant, elle parut abattue.
«... Désolé, dit Herzog. Ça a été dur ces derniers temps ?
— Pauvre garçon... j'ai pitié de lui. Allez, viens, Moses, le dîner est prêt et je voudrais que tu ouvres le vin. » Dans la salle à manger, elle lui tendit la bouteille — un pouilly-fuissé, bien frais — ainsi que le tire-bouchon français. Avec compétence et résolution, le cou rougissant sous l'effort, il déboucha la bouteille. Ramona avait allumé les bougies. La table était décorée de glaïeuls rouges aux feuilles en épis, disposés dans un grand plat. Sur l'appui de la fenêtre, les pigeons s'agitaient et grommelaient ; ils battaient des ailes puis se rendormaient. « Je vais te servir un peu de riz », dit Ramona. Elle prit le plat, de la belle porcelaine tendre ornée d'un liseré cobalt (le luxe qui a gagné toutes les couches de la société depuis le XVe siècle comme l'a noté, entre autres, le célèbre sociologue Sombart). Mais Herzog avait faim et le repas était délicieux. (Il ferait preuve d'austérité plus tard.) Des larmes étranges, venues de sources mélangées, lui vinrent aux yeux quand il goûta les crevettes rémoulade. « Un régal — mon Dieu, quel régal ! s'exclama-t-il.
— Tu n'as pas mangé de la journée ? demanda Ramona.
— Je n'ai rien vu de pareil depuis une éternité. Jambon de Parme et melon de Perse. Et ça, qu'est-ce que c'est ? De la salade de cresson. Seigneur Jésus ! »
Elle était enchantée. « Eh bien, mange », dit-elle.
Après les crevettes à la Arnaud et la salade, elle servit du fromage avec des crackers, une glace au rhum, des prunes de Géorgie et des raisins verts. Suivis d'un café cognac. Dans la pièce adjacente, Mohammed El-Bakkar continuait à chanter ses mélodies nasillardes, tortueuses et insinuantes accompagnées de grincements évoquant des cintres en fil de fer qu'on frotte les uns contre les autres et de bruits de tambours, de tambourins, de mandolines et de cornemuses.
« Qu'est-ce que tu as fait ces temps-ci ? questionna Ramona.
— Moi ? Oh, un tas de choses...
— Où es-tu allé par le train ? Tu me fuyais ?
— Non, pas toi. Mais je suppose que je fuyais, en effet.
— Tu as toujours un peu peur de moi, non ?
— Je ne dirais pas ça... Troublé, peut-être. Prudent.
— Tu es habitué aux femmes difficiles. À te battre. Peut-être que tu aimes qu'elles t'en fassent baver.
— Tous les trésors sont gardés par des dragons. C'est comme ça qu'on sait qu'ils ont de la valeur... Tu permets que je déboutonne mon col ? J'ai l'impression qu'il appuie sur une artère.
— Mais tu es revenu tout de suite. Peut-être à cause de moi. »
Moses était fortement tenté de mentir, de répondre : « Oui, Ramona, c'est pour toi que je suis revenu. » La vérité stricte, littérale, est un jeu dérisoire et peut même constituer une pénible affliction névrotique. Moses éprouvait toute la compassion du monde pour Ramona — une femme de trente ans passés, prospère, indépendante, qui donnait de tels soupers aux messieurs ! Mais à notre époque, comment une femme devrait-elle gouverner son cœur pour parvenir à l'accomplissement ? Dans le New York émancipé, l'homme et la femme, parés de couleurs criardes, pareils à deux sauvages appartenant à des tribus ennemies, s'affrontent. L'homme veut tromper, puis se libérer ; la femme, elle, a pour stratégie de le désarmer et de le tenir prisonnier. C'est le cas de Ramona, une femme qui sait où elle va. Imaginez une petite jeunesse qui lève au ciel ses yeux soulignés de mascara et prie : « Seigneur, faites qu'aucun homme mauvais ne connaisse ma rondeur. »
Sur quoi, Herzog comprit que manger les crevettes de Ramona et boire son vin, puis s'installer dans son salon pour écouter la musique lascive et lancinante de Mohammed El-Bakkar et ses professionnels de Port-Saïd, alors qu'il nourrissait de telles pensées, n'était pas spécialement louable. Dites-moi monseigneur Hilton, qu'est-ce que le célibat des prêtres ? Rendre visite à des femmes et voir ce que le monde contemporain a fait du plaisir charnel, c'est s'astreindre à une bien plus terrible discipline. Comme certaines idées anciennes sont peu adaptées à...
Une chose devenait cependant claire. Chercher l'accomplissement auprès d'autrui, dans les relations interpersonnelles, est un jeu féminin. Et l'homme qui court de femme en femme, quoique son cœur souffre, en quête d'idéal, en quête d'amour pur, est entré dans le royaume féminin. Après la chute de Napoléon, les jeunes gens ambitieux ont exercé leur désir de pouvoir dans les boudoirs. Et là, les femmes ont pris le commandement. Comme l'a fait Madeleine et comme Wanda aurait pu aisément le faire. Et Ramona, alors ? Et lui Herzog, un ex-jeune imbécile en passe de devenir un vieil imbécile, en acceptant l'idée de vie privée (approuvée par ceux qui détiennent l'autorité), il se transformait en quelque chose qui ressemblait à une concubine. Sono le lui avait fait nettement comprendre, à sa manière orientale. Il en avait même plaisanté avec elle, s'efforçant d'expliquer combien les visites qu'il lui rendait lui paraissaient en définitive stériles. « Je bêche, je sème, mais je ne récolte point*. » Il plaisantait — mais non, il n'était pas une concubine, pas du tout. Il était un homme exigeant, agressif. Quant à Sono, elle tentait de l'instruire, de lui montrer comment un homme devait traiter une femme. La fierté du paon, la lubricité du bouc et la colère du lion sont la gloire et la sagesse de Dieu.
« Quel que soit l'endroit où tu allais avec ton sac de voyage, tes instincts fondamentalement sains t'ont ramené ici. Ils sont plus avisés que toi, dit Ramona.
— Peut-être... je commence à envisager de nouvelles perspectives.
— Dieu merci, tu n'as pas encore perdu ton droit d'aînesse.
— Je n'ai jamais été réellement indépendant. Je m'aperçois que j'ai travaillé pour d'autres, pour un certain nombre de femmes.
— Si tu arrives à vaincre ton puritanisme juif...
— Et j'ai acquis la psychologie d'un esclave en fuite.
— C'est uniquement de ta faute. Tu cherches des femmes dominatrices. J'essaye de te faire comprendre que tu as trouvé en moi un type de femme différent.
— Je ne l'ignore pas. Et je t'estime beaucoup.
— Parfois, je m'interroge. Je ne pense pas que tu comprennes. » Sa voix laissa percer une pointe de ressentiment. « Il y a environ un mois, tu m'as dit que je dirigeais un cirque sexuel. Comme si j'étais une espèce d'acrobate.
— Enfin, Ramona, c'étaient des paroles en l'air.
— Ça suggérait que j'avais connu trop d'hommes.
— Trop d'hommes ? Non, Ramona, je ne vois pas les choses ainsi. Ça flatterait plutôt mon amour-propre de considérer que je suis à la hauteur.
— Eh bien, cette idée même te trahit. Ça me met en colère de t'entendre dire ça.
— Je sais. Tu voudrais me placer sur un piédestal et faire ressortir le côté mystique qui est en moi. Seulement, pour ne rien te cacher, je me suis toujours efforcé d'être une personne plutôt médiocre. J'ai fait mon boulot, je ne m'en suis pas trop mal tiré, j'ai accompli mon devoir et attendu ce qui me revenait en échange. Et ce que j'ai reçu, bien sûr, c'est un grand coup sur la tête. Je croyais avoir conclu un accord secret avec la vie pour qu'elle m'épargne le pire. Une idée cent pour cent bourgeoise. En passant, je me contentais de flirter un peu avec la transcendance.
— Ce n'est pas si banal d'épouser une femme comme Madeleine ou d'avoir un ami comme Valentin Gersbach. »
L'indignation de Moses s'accrut, et il tâcha de la contenir. Ramona jouait à être prévenante afin de lui offrir l'occasion de s'emporter et de chasser son humeur noire. Il n'était pas venu pour ça. Et, de toute façon, il commençait à se lasser de son obsession. De plus, Ramona avait ses propres ennuis. Et le poète a dit que l'indignation était une forme de joie, mais avait-il raison ? Il y a un temps pour parler et un temps pour se taire. Le seul aspect véritablement intéressant dans cette affaire, c'était la configuration de la plaie, le fait qu'elle était si profonde, taillée exactement à sa mesure. Il est fascinant de constater que la haine puisse être personnelle au point de ressembler presque à l'amour. Le couteau et la plaie attirés l'un vers l'autre. Bien entendu, une grande partie dépend de la vulnérabilité des promis. Certains crient et d'autres encaissent en silence. Avec ces derniers, on pourrait écrire l'histoire intime de l'humanité. Qu'est-ce que papa a ressenti quand il a découvert que Voplonsky était de mèche avec les bandits ? Il ne l'a jamais dit.
Herzog se demanda s'il réussirait ce soir à maîtriser tout cela. Il l'espérait. Encore que Ramona l'encourageât souvent à y céder. Non contente de lui préparer un souper, elle l'invitait aussi à chanter.
« Je ne les considère pas comme un couple de gens spécialement médiocres, dit-elle.
— Parfois, je nous vois tous les trois comme un trio de comiques, dit Herzog. Dans lequel je tiendrais le rôle de faire-valoir. On raconte que Gersbach m'imite — ma démarche, mes expressions. C'est un deuxième Herzog.
— En tout cas, il a convaincu Madeleine qu'il était supérieur à l'original », dit Ramona. Elle baissa les yeux. Ils bougèrent, puis s'immobilisèrent derrière ses paupières. À la lueur des bougies, Herzog observa le trouble momentané de son visage. Peut-être pensait-elle avoir manqué de tact.
« La principale ambition de Madeleine, je crois, c'est de tomber amoureuse. C'est ce qu'il y a de plus profondément drôle. Et puis, sa fière allure. Ses tics. Il faut reconnaître à cette garce qu'elle est belle. Elle adore être le centre de l'attention. Dans ses tailleurs bordés de fourrure, elle se pavane avec son teint coloré et ses yeux bleus. Et quand elle a un public qu'elle entreprend d'ensorceler, elle fait un curieux geste de la main, la paume à plat, et son nez remue comme un gouvernail miniature tandis que, petit à petit, ses sourcils se rejoignent et se lèvent, se lèvent...
— Tu la décris comme une femme très séduisante, dit Ramona.
— Nous avons vécu de grandes choses, tous. Sauf Phoebe. Elle se bornait à suivre.
— À quoi ressemble-t-elle ?
— Plutôt jolie, mais elle a un air sévère. On dirait une infirmière en chef.
— Elle ne t'aimait pas ?
— ... son mari est un invalide. Il sait comment l'exploiter, sur le plan émotionnel, grâce à son mélo larmoyant. Comme il a un défaut de fabrication, elle l'a eu pour rien. S'il avait été neuf, en parfait état, elle n'aurait jamais pu se l'offrir. Il le savait, elle le savait et nous le savions. Car nous vivons une époque de savoir. Les gens cultivés n'ignorent rien des lois de la psychologie. Quoi qu'il en soit, ce n'était jamais qu'un présentateur de radio unijambiste, mais elle l'avait pour elle. Et puis Madeleine et moi sommes arrivés, et Ludeyville a connu une vie brillante.
— Elle a dû être bouleversée quand il s'est mis à t'imiter.
— Oui. Mais pour me tromper, le mieux c'était de le faire dans mon style à moi. Justice et poésie. Piété et philosophie, voilà le style en question.
— Quand l'as-tu remarqué pour la première fois ?
— Lorsque Mady a commencé à s'absenter de Ludeyville. Quelquefois, elle partait se réfugier à Boston. Elle disait qu'elle avait besoin d'être seule, de réfléchir. Elle emmenait notre enfant — un bébé alors. Et moi, je demandais à Valentin d'aller la raisonner.
— C'est à ce moment-là qu'il a entrepris de te faire la leçon ? »
Herzog, touché au cœur, essaya de masquer d'un sourire la rancune qui montait rapidement en lui. Il risquait de ne pas pouvoir la contrôler. « Ils me faisaient tous la leçon. Tout le monde me faisait la leçon. Les gens légifèrent sans arrêt par le biais de la parole. J'ai les lettres que Madeleine envoyait de Boston. Et j'ai aussi celles de Gersbach. Toutes sortes de documents. J'ai même une liasse de lettres adressées par Madeleine à sa mère. Je les ai reçues par courrier.
— Et qu'est-ce qu'elle y disait ?
— C'est une graphomane. Elle écrit comme Lady Hester Stanhope. D'abord, elle me reprochait de ressembler trop à son père. Puis que quand on était ensemble dans une pièce, je donnais l'impression d'avaler, d'engloutir tout l'air et de ne plus lui en laisser pour respirer. J'étais autoritaire, infantile, exigeant, sardonique, un tyran psychosomatique.
— Psychosomatique ?
— J'avais mal au ventre afin de la dominer et j'obtenais ce que je voulais en étant malade. Ils prétendaient tous ça, tous les trois. Madeleine avait aussi son idée sur les fondements du mariage. Le mariage était une relation de tendresse résultant d'un trop-plein de sentiments, et tout le reste du même acabit. Elle m'a même fait une leçon sur la manière de pratiquer l'acte conjugal.
— Incroyable !
— Elle devait sans doute me décrire ce qu'elle avait appris de Gersbach.
— Tu n'as pas besoin d'entrer dans les détails, dit Ramona. Je suis persuadée qu'elle s'est arrangée pour que ça fasse le plus mal possible.
— Dans le même temps, j'étais censé terminer l'essai sur lequel je travaillais, et devenir le Arthur Lovejoy de ma génération — c'est le discours stupide des érudits, Ramona, et je ne voyais pas les choses sous cet angle-là. Plus Madeleine et Gersbach me sermonnaient, plus je pensais que mon seul désir était de mener une vie calme et régulière. Elle disait que mon calme n'était qu'un élément de mes machinations. Elle m'accusait de feindre d'être “doux comme un agneau” et d'essayer de la mettre au pas en adoptant une nouvelle tactique.
— Comme c'est bizarre ! Qu'est-ce que tu étais supposé faire ?
— Elle croyait que je l'avais épousée pour être “sauvé” et que maintenant, je voulais la tuer parce qu'elle ne remplissait pas ses obligations. Elle disait qu'elle m'aimait, mais qu'elle ne pouvait pas faire ce que je demandais parce que c'était trop énorme, et c'est pourquoi elle retournait une fois de plus à Boston afin de réfléchir et de trouver le moyen de sauver notre couple.
— Je vois.
— Environ une semaine plus tard, Gersbach est venu prendre quelques-unes de ses affaires. Elle lui avait téléphoné de Boston. Elle avait besoin de ses vêtements. Et d'argent. Lui et moi, nous avons fait une longue promenade dans les bois. C'était le début de l'automne — ensoleillé, poussiéreux, magnifique... mélancolique. En terrain accidenté, je l'aidais. Avec sa jambe, il marchait comme s'il maniait une perche...
— Oui, tu me l'as raconté. Comme un gondolier. Et qu'est-ce qu'il a dit ?
— Il a dit qu'il ne savait pas comment il allait survivre à ce terrible conflit entre les deux personnes au monde qu'il aimait le plus. Il l'a répété — les deux personnes qui comptaient davantage pour lui que sa femme et son fils. Il était déchiré. Sa foi en toutes choses allait être réduite en pièces. »
Ramona éclata de rire, et Herzog l'imita.
« Et après ?
— Après ? » Il se souvenait du tremblement sur le visage de Gersbach, rouge brique, puissant, qui au premier abord paraissait brutal, le visage d'un boucher, jusqu'à ce qu'on finisse par percevoir la profondeur et la délicatesse de ses sentiments. « Après, on est rentrés à la maison et il a emballé les affaires de Madeleine. Et ce qu'il était surtout venu chercher : son diaphragme.
— Tu ne parles pas sérieusement !
— Bien sûr que si.
— Mais tu as l'air d'accepter...
— Ce que j'accepte, c'est que ma bêtise les a inspirés et amenés à de plus grands sommets de perversité.
— Tu n'as pas demandé à Madeleine ce que tout ça signifiait ?
— Si. Elle a répondu que j'avais perdu le droit à une réponse. C'était toujours et encore la même raison : ma mesquinerie. Je lui ai alors demandé si Valentin était son amant.
— Et quelle réponse as-tu obtenue ? » La curiosité de Ramona était piquée.
« Que je ne comprenais pas ce que Gersbach m'avait donné — le genre d'amour, le genre de sentiment. J'ai répliqué : “Mais il a pris le truc dans l'armoire à pharmacie.” Elle a dit : “Oui, et il passe la nuit avec June et moi quand il vient à Boston, mais c'est le frère que je n'ai jamais eu, rien de plus.” Comme j'avais l'air sceptique, elle a ajouté : “Ne sois pas idiot, Moses. Tu sais combien il est fruste. Ce n'est pas du tout mon type. Notre intimité est d'un ordre différent. Quand il utilise les toilettes de notre petit appartement de Boston, elles se remplissent de sa puanteur. Je connais l'odeur de sa merde. Tu t'imagines que je pourrais me donner à un homme dont la merde sent comme ça !” Voilà ce qu'elle m'a répondu.
— C'est épouvantable, Moses ! Elle a vraiment dit ça ? Quelle drôle de femme. C'est une bien étrange créature.
— Eh bien, ça prouve combien nous en savons peu les uns sur les autres, Ramona. Madeleine n'était pas seulement une épouse mais une éducation. Un être aussi bon, stable, optimiste, rationnel, digne, travailleur et puéril que Herzog et qui croit que l'existence humaine est un vrai sujet, un vrai sujet comme les autres, mérite de recevoir une leçon. Et quiconque prend la dignité au sérieux, la dignité personnelle d'autrefois, se doit d'être puni. Peut-être que la dignité a été importée de France. Louis XIV. Le théâtre. L'autorité. La colère. La clémence. La majesté*. L'ambition plébéienne, bourgeoise, était d'en hériter. Aujourd'hui, tout cela appartient aux musées.
— Mais je croyais que Madeleine elle-même montrait toujours de la dignité.
— Non, pas toujours. Elle pouvait aller à l'encontre de ce qu'elle prétendait être. Et n'oublie pas, Valentin aussi a une forte personnalité. La conscience moderne éprouve le besoin impérieux de faire sauter ses propres positions. Ça révèle la véritable nature de la créature. Ça fait pleuvoir de la merde sur toutes les prétentions et les fictions. Un homme comme Gersbach peut être gai. Innocent. Sadique. Instinctif. Cruel. Faible d'esprit. Profond aussi. Et puis danser. Étreindre ses amis. Rire aux plaisanteries. S'exclamer “Je t'aime !” ou “Ça, je le crois !”. Et, mû par ces “croyances”, il vous dépouille de tout. Il fabrique des réalités que personne ne comprend. Un radioastronome comprendra plus facilement ce qui se passe à dix milliards d'années-lumière dans l'espace que ce que Gersbach élabore dans son cerveau.
— Tout ça t'énerve beaucoup trop, dit Ramona. Suis mon conseil, et oublie-les tous les deux. Combien de temps cette idiotie a duré ?
— Des années. Plusieurs, en tout cas. Madeleine et moi, nous nous sommes remis ensemble peu de temps après. Puis Valentin et elle ont gouverné ma vie. Je ne m'en rendais pas compte. Ils prenaient les décisions pour moi — l'endroit où j'allais habiter, où j'allais travailler, le montant de mon loyer. Même mes problèmes mentaux, ils les résolvaient à ma place. Ils m'établissaient mon emploi du temps à la maison. Et quand ils ont jugé que je devais partir, ils ont réglé tout jusqu'au moindre détail — partage des biens, pension alimentaire pour elle et l'enfant. Je suis certain que Valentin croyait agir dans mon intérêt. Il a sans doute freiné Madeleine. Il sait qu'il est un homme bon. Il comprend, et quand on comprend, on souffre davantage. On a les hautes responsabilités qui vont de pair avec la souffrance. Je ne pouvais pas prendre soin de ma femme, la pauvre chatte. Alors, il en a pris soin. Je n'étais pas apte à élever ma fille. Il fallait donc qu'il le fasse pour moi, par amitié, par pitié, par pure grandeur d'âme. Il admet même que Madeleine est psychopathe.
— Tu plaisantes !
— Non, pas du tout. “Cette pauvre garce, cette folle, a-t-il dit. Je plains de tout mon cœur cette fille fêlée !”
— Lui aussi est donc un mystère. Quel couple étrange !
— Bien sûr, dit Herzog.
— Moses, reprit Ramona, arrêtons de parler de ça, s'il te plaît. J'ai l'impression qu'il y a quelque chose qui ne va pas là-dedans... qui ne va pas pour nous. Viens, maintenant...
— Tu ne sais pas tout. Il y a la lettre de Geraldine, où elle raconte comment ils traitent la petite.
— Si, je sais. Je l'ai lue. Moses, assez.
— Mais... Oui, tu as raison, dit Herzog. Bon, je me tais. Je vais t'aider à débarrasser la table.
— Ce n'est pas la peine.
— Je vais faire la vaisselle.
— Il n'en est pas question. Tu es mon invité. Je vais tout mettre dans l'évier pour demain. »
Il pensa : je préfère accepter comme mobile non pas ce que je comprends tout à fait, mais ce que je comprends en partie. Pour moi, les explications parfaitement claires sonnent faux. Quoi qu'il en soit, il faut que je veille sur June.
« Non, non, Ramona, laver la vaisselle, ça me calme. De temps en temps, en tout cas. » Il boucha l'évier, mit du savon en poudre, fit couler de l'eau, accrocha sa veste au bouton d'un placard puis retroussa ses manches. Il refusa le tablier que Ramona lui tendait. « Je suis un vieux de la vieille. Je ne m'éclabousserai pas. »
Étant donné que chez Ramona les doigts eux-mêmes étaient sensuels, Herzog tenait à voir comment elle accomplissait les tâches ordinaires. Mais le torchon entre ses mains, tandis qu'elle essuyait les verres et les couverts, lui parut naturel. Donc, elle ne faisait pas seulement semblant d'être une femme d'intérieur. Herzog s'était parfois demandé si ce n'était pas tante Tamara qui préparait les crevettes rémoulade avant de s'éclipser. La réponse était non. C'était bien Ramona qui cuisinait.
« Tu devrais songer à ton avenir, dit-elle. Qu'est-ce que tu comptes faire l'an prochain ?
— Je pourrais trouver un boulot quelconque.
— Où ça ?
— Je n'arrive pas à décider si je dois rester près de mon fils Marco dans l'Est, ou bien retourner à Chicago pour garder un œil sur June.
— Écoute, Moses, il n'y a pas de honte à avoir l'esprit pratique. Mettrais-tu un point d'honneur à ne pas penser avec lucidité, ou quelque chose comme ça ? Tu veux gagner en te sacrifiant ? Comme tu devrais le savoir à présent, ça ne marche pas. Chicago serait une erreur. Tu ne ferais que souffrir.
— Peut-être, et souffrir est une autre de mes mauvaises habitudes.
— C'est une blague ?
— Non, pas du tout, répondit-il.
— Difficile d'imaginer plus masochiste que ça. Tout le monde à Chicago est désormais au courant de ton histoire. On te la rappellera sans cesse. Tu devras te battre, discuter. On te blessera. Tu ne te respectes pas assez. Tu as envie d'être taillé en pièces ? C'est ça que tu te proposes de faire pour la petite June ?
— Non, non. À quoi ça servirait ? Mais est-ce que je peux laisser cette enfant à ces deux-là ? Tu as lu ce que Geraldine disait. » Il connaissait la lettre par cœur et était prêt à la réciter.
« Toujours est-il que tu ne peux pas l'enlever à sa mère.
— Elle est de mon sang. Elle a mes gènes. C'est une Herzog. Eux, ce sont des gens d'un esprit totalement étranger. »
Il était de nouveau tendu. Ramona tenta de changer de sujet.
« Tu ne m'as pas dit que ton ami Gersbach était devenu une personnalité de Chicago ?
— Si, si. Il a créé une radio éducative et depuis, on le voit partout. Dans les commissions, dans les journaux. Il donne des conférences à la Hadassah... il récite ses poèmes. Dans les synagogues. Il est membre du Standard Club. Il passe à la télévision ! Fantastique ! Il était tellement provincial, il croyait qu'il n'y avait qu'une seule gare à Chicago. Et maintenant, il se débrouille à merveille — il parcourt la ville dans sa Lincoln Continental, vêtu d'une veste de tweed vaguement couleur dégueulis de saumon.
— Tu te mets dans tous tes états rien qu'à y penser, dit Ramona. Tu as les yeux fiévreux.
— Gersbach a loué une salle, je te l'ai dit ?
— Non.
— Il a vendu des billets pour des lectures de ses poèmes. C'est mon ami Asphalter qui me l'a raconté. Cinq dollars les premiers rangs, trois dollars ceux du fond. Quand il a lu un poème sur son grand-père qui était balayeur, il a craqué et fondu en larmes. Personne ne pouvait sortir. Les portes de la salle étaient fermées à clé. »
Ramona ne put se retenir de rire.
« Ah ! ah ! »
Herzog vida l'eau, essora le chiffon à vaisselle, versa en pluie de la poudre à récurer, puis nettoya et rinça l'évier. Ramona lui apporta une rondelle de citron pour qu'il se débarrasse de l'odeur de poisson. Il la pressa sur ses mains. « Gersbach !
— N'empêche, dit Ramona avec gravité. Tu devrais te remettre à tes travaux universitaires.
— Je ne sais pas. Je me sens encore bloqué. Mais qu'est-ce que je pourrais faire d'autre ?
— Tu dis ça parce que tu es énervé. Tu verras les choses différemment quand tu te seras calmé.
— Peut-être. »
Elle le conduisit vers la chambre. « Tu veux encore de la musique égyptienne ? Elle produit un excellent effet. » Ramona s'approcha du meuble électrophone. « Ôte donc tes chaussures, Moses. Je sais que tu aimes les enlever par ce temps.
— Oui, ça soulage les pieds. Je pense que je vais le faire. Elles sont déjà délacées. »
La lune était haute au-dessus de l'Hudson. Déformée par la vitre de la fenêtre, déformée par l'air estival, paraissant ployer sous le poids de son propre pouvoir de clarté, elle flottait aussi dans les courants du fleuve. Les toits étroits étaient pâles, pareils à de longues silhouettes étranglées sous la lune. Ramona retourna le disque, et une femme se mit à chanter au son de l'orchestre d'El-Bakkar. « Viens, viens dans mes bras — je te donne du chocolat*. »
Assise sur le coussin près de lui, Ramona prit la main de Herzog. « Tout ce qu'ils ont voulu te faire croire, ce n'est pas vrai. »
Voilà ce qu'il désirait entendre de sa bouche. « Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
— Je connais un peu les hommes. Dès que jet'ai vu, j'ai compris qu'une grande partie de toi-même demeurait inexploitée. Érotiquement. Vierge, presque.
— J'ai parfois été complètement nul. Échec sur toute la ligne !
— Il y a des hommes qui mériteraient d'être protégés... par la loi, si nécessaire.
— Comme les poissons et le gibier ?
— Je ne plaisante pas tout à fait », dit-elle. Il se rendait compte à quel point elle était gentille. Elle compatissait à ses malheurs. Elle savait qu'il souffrait et quelle était la nature de sa souffrance, et elle lui offrait la consolation que, à l'évidence, il était venu chercher. « Ils ont essayé de te faire croire que tu étais vieux, fini. Mais je vais t'expliquer. Un homme vieux sent le vieux. Toutes les femmes te le diront. Quand un vieil homme prend une femme dans ses bras, elle sent une espèce d'odeur de renfermé, de poussière, comme celle de vieux vêtements qui auraient besoin d'être aérés. Si la femme a laissé les choses aller jusque-là et si elle ne veut pas l'humilier maintenant qu'elle s'aperçoit qu'il est réellement vieux (les gens se déguisent et il est souvent difficile de deviner), elle continuera sans doute. Et c'est l'horreur ! Mais toi, Moses, tu es chimiquement jeune. » Elle lui passa son bras nu autour du cou. « Ta peau a une odeur délicieuse... Qu'est-ce qu'elle y connaît cette Madeleine ? Ce n'est qu'une beauté en conserve. »
Ça, il pouvait dire qu'il avait réussi sa vie pour que — vieillissant, superficiel, terriblement narcissique, souffrant sans la dignité voulue — il aille chercher du réconfort auprès de quelqu'un qui en avait presque autant besoin que lui. Il l'avait vue quand elle était épuisée, inquiète et fragile, quand des ombres voilaient ses yeux, quand sa jupe ne tombait pas bien et qu'elle avait les mains froides et les lèvres froides entrouvertes sur ses dents, quand elle était étendue sur son canapé, une femme petite, aux formes pleines, mais une femme petite et lasse dont l'haleine avait le goût de cendres de la fatigue. On lisait alors toute l'histoire : les combats et les déceptions ; un ensemble élaboré de théories et de discours qui cachait la simple réalité du besoin, le besoin qu'a la femme. Elle devine que je suis pour la famille. Car je suis un homme attaché à la famille, et elle me veut pour sa famille. Et son idée du comportement familial me plaît. Elle effleurait ses lèvres des siennes. Elle l'arrachait (non sans quelque agressivité) à la haine fanatique et aux luttes intestines. La tête rejetée en arrière, elle respirait vite, avec fièvre, avec talent, avec détermination. Elle lui mordit la lèvre et il se recula, sous le coup de la surprise seulement. Elle s'accrocha à sa lèvre, la prit tout entière, ce qui provoqua en Herzog une brusque bouffée de désir. Elle lui déboutonna sa chemise. Elle avait la main sur sa peau. Se tournant sur le coussin, elle glissa son autre main derrière son dos pour défaire son chemisier. Ils étaient serrés l'un contre l'autre. Il se mit à lui caresser les cheveux. Un parfum de rouge à lèvres et une odeur de chair se dégageaient de la bouche de Ramona. Soudain, ils interrompirent leurs baisers. Le téléphone sonnait.
« Oh, non ! s'écria Ramona. Non !
— Tu vas répondre ?
— Pas question, c'est George Hoberly. Il t'a sans doute vu arriver, et il veut nous gâcher notre soirée. Il ne faut pas qu'on le laisse...
— Je n'y suis pas favorable non plus », dit Herzog.
Elle décrocha le téléphone et le réduisit au silence à l'aide du bouton situé à sa base. « Hier, il m'a fait de nouveau pleurer.
— Aux dernières nouvelles, il voulait t'acheter une voiture de sport.
— Et maintenant, il me presse de l'emmener en Europe. C'est-à-dire qu'il veut que je lui fasse visiter l'Europe.
— Je ne savais pas qu'il était si riche.
— Il ne l'est pas. Il serait obligé d'emprunter. Ça lui coûterait au moins dix mille dollars, à descendre dans les grands hôtels.
— Je me demande ce qu'il espère.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? » Ramona avait détecté une note suspecte dans le ton de Herzog.
« Rien... rien. Juste qu'il s'imagine que tu as l'argent qu'il faudrait pour un tel voyage.
— L'argent n'a rien à y voir. Simplement, il n'y a plus rien entre nous.
— Parce qu'il y avait quelque chose ?
— Oui, je croyais que... » De ses yeux noisette, elle lui décocha un regard étrange ; un regard de reproche ; ou plutôt, elle semblait lui demander avec tristesse pourquoi il disait cela. « Tu as l'intention d'en faire une montagne ?
— Qu'est-ce qu'il fabriquait dans la rue ?
— Je n'y suis pour rien.
— Il t'a fait sa grande scène et ça n'a pas marché, si bien que maintenant, il se croit victime d'une malédiction et il veut se tuer. Il serait bien mieux chez lui, sur son canapé, à regarder un épisode de Perry Mason en buvant une cannette de bière.
— Tu es trop sévère, dit Ramona. Tu te figures peut-être que je l'ai quitté pour toi et ça te met mal à l'aise. Tu as l'impression de le mettre à la porte et d'être obligé de prendre sa place. »
Herzog garda le silence, réfléchit. « Peut-être, répondit-il enfin en s'adossant. Mais je me dis qu'à New York, je suis l'homme que tu laisses entrer, tandis qu'à Chicago, celui qui reste dans la rue, c'est moi.
— Mais tu ne peux pas te comparer à George Hoberly », affirma Ramona dans cette envolée musicale qu'il aimait tant entendre. Sa voix, quand elle montait de sa poitrine et changeait de tonalité dans sa gorge, procurait beaucoup de plaisir à Moses. Un autre que lui ne réagirait peut-être pas à cette sensualité intentionnelle. « J'avais pitié de George, et pour cette seule raison, nos rapports ne pouvaient être qu'éphémères. Mais toi... tu n'es pas le genre d'homme qu'une femme prend en pitié. En tout état de cause, tu n'es pas faible. Tu as de la force... »
Herzog hocha la tête. Une fois encore, on lui faisait la leçon. Et cela ne le gênait pas vraiment. Qu'il ait besoin qu'on lui remette les idées en place, ce n'était que trop évident. Et qui en avait plus le droit sinon une femme qui lui donnait asile, crevettes, vin, musique, fleurs, sympathie et qui, façon de parler, lui ménageait une place dans son âme avant de l'accueillir dans son corps ? Nous devons nous aider les uns les autres. Dans ce monde irrationnel, où la miséricorde, la compassion, le cœur (même un petit peu frangés d'intérêt personnel) sont choses rares — durement gagnées au cours de nombreuses batailles entre les hommes, livrées par d'infimes minorités, des victoires dont les fruits ne doivent jamais être tenus pour acquis, car ils ne sont pas souvent fiables — des choses rares, donc, fréquemment discréditées, dénoncées, désavouées par chaque génération de sceptiques. La raison elle-même, la logique vous exhortent à vous agenouiller pour rendre grâce au moindre signe de gentillesse sincère. La musique continuait. Entourée de fleurs estivales et d'objets magnifiques, luxueux même, sous la douce lumière de la lampe verte, Ramona lui tenait un discours très sérieux — il considérait avec affection son visage chaleureux au teint mûr. Au-delà, le New York étouffant ; une nuit illuminée qui pouvait se passer de l'éclairage de la lune. Le tapis d'Orient et ses motifs gracieux offraient l'espoir que les grands problèmes seraient peut-être un jour résolus. Il serrait entre ses doigts le bras lisse et frais de Ramona. Sa chemise était ouverte sur sa poitrine. Souriant, dodelinant de la tête, il l'écoutait. La majeure partie de ce qu'elle disait était parfaitement juste. C'était une femme intelligente et, plus encore, une femme adorable. Elle avait un cœur d'or. Et aussi, il le savait, un slip en dentelle noire.
« Tu possèdes une immense aptitude à vivre, disait-elle. Et tu es un homme très aimant. Mais il faut que tu essayes d'oublier tes rancunes. Elles te rongent.
— Je crois que tu as raison.
— Tu penses que je théorise trop, n'est-ce pas ? Mais j'ai subi plus d'un revers, moi aussi — un mariage catastrophique et toute une série de relations déplorables. Je sais que tu as la force de t'en remettre, et c'est un péché de ne pas l'utiliser. Alors, vas-y, sers-t'en.
— Je vois ce que tu veux dire.
— C'est peut-être biologique, reprit Ramona. Tu es doté d'un organisme puissant. Tiens, hier à la boulangerie, une femme m'a dit que j'avais l'air tellement changée — mon teint, mes yeux. Elle a ajouté : “Miss Donsell, vous devez être amoureuse.” Et j'ai compris que c'était grâce à toi.
— C'est vrai que tu as changé, dit Moses.
— Plus jolie ?
— Adorable », dit-il.
Le visage de Ramona devint plus foncé encore. Elle lui prit la main et la glissa dans son chemisier, le regard fixé sur lui, les yeux qui se mouillaient. Bénie soit cette fille ! Quel plaisir elle lui procurait ! Chacune de ses manières était une source de satisfaction — ses manières franco-russo-argentino-juives. « Enlève donc tes chaussures, toi aussi », dit-il.
Ramona éteignit les lumières à l'exception de la lampe verte à côté du lit. Elle murmura : « Je reviens tout de suite.
— Pourrais-tu faire taire ce geignard d'Égyptien, s'il te plaît ? On devrait lui essuyer la langue avec une lavette. »
D'un simple geste, elle arrêta l'électrophone. « J'en ai pour une minute », dit-elle en fermant doucement la porte.
« Une minute » était une figure de rhétorique. Elle mettait du temps à se préparer. Il s'était habitué à attendre, il comprenait pourquoi et ne manifestait plus aucune impatience. Après, elle faisait toujours une entrée théâtrale qui le récompensait d'avoir patienté. En substance, néanmoins, il se rendait compte qu'elle s'efforçait de lui apprendre quelque chose et lui, il s'efforçait d'apprendre d'elle (obéir aux enseignements était quelque chose de profondément ancré en lui). Mais comment décrire cette leçon-là ? Il faudrait commencer par parler du furieux désordre qui l'agitait en son for intérieur, ou même du fait qu'il était pris de tremblements. Et pourquoi ? Parce que le monde entier pesait sur ses épaules. Un exemple ? Eh bien, entre autres, ce que cela signifie d'être un homme. En ville. En un siècle donné. En transition. En tant qu'élément d'une masse. Modifié par la science. Sous l'autorité d'un pouvoir organisé. Soumis à des tas de contrôles. Dans des conditions créées par la mécanisation. Après l'échec récent des espoirs révolutionnaires. Dans une société qui, sans être une communauté, dévalue l'individu. À cause du pouvoir multiplié du nombre qui réduit le moi à l'insignifiance. Qui consacre des milliards aux dépenses militaires contre des ennemis étrangers mais rien pour instaurer l'ordre dans le pays. Qui laisse libre cours à la sauvagerie et au barbarisme dans ses grandes villes. Tout en subissant la pression des millions d'êtres humains qui ont découvert ce que les pensées et les efforts concertés peuvent réaliser. De même que les mégatonnes d'eau façonnent les organismes sur le fond des océans. De même que les marées polissent les pierres. De même que les vents creusent les falaises. La belle machinerie qui offre une nouvelle vie aux représentants innombrables du genre humain. Allez-vous leur refuser le droit d'exister ? Allez-vous leur demander de travailler dur et de mourir de faim pendant que vous jouissez des délices des Valeurs traditionnelles ? Vous — vous-même, vous êtes un enfant de cette masse et un frère de tous les autres. Ou sinon, un ingrat, un dilettante, un idiot. Et c'est ainsi, Herzog, pensa Herzog, puisque tu cherches un exemple, que vont les choses. Avec en plus, un cœur blessé et des nerfs à vif. Et à cela, que répond Ramona ? Elle dit, recouvre la santé. Mens sana in corpore sano. La tension constitutionnelle, peu importent ses causes, a besoin d'être soulagée par le sexe. Un homme, quels que soient son âge, son histoire, sa condition, ses connaissances, sa culture, son développement, a des érections. Une monnaie acceptée partout. Reconnue par la Banque d'Angleterre. Pourquoi ses souvenirs viendraient-ils le persécuter maintenant ? Les fortes natures, a dit F. Nietzsche, peuvent oublier ce qu'elles sont incapables de maîtriser. Certes, il a dit aussi que la semence réabsorbée est la grande source d'énergie de la créativité. Rendez grâce aux syphilitiques quand ils prêchent la chasteté.
Oh, changer d'âme, changer d'âme — changer réellement d'âme !
Là, pas question de s'abuser. Ramona désirait qu'il aille jusqu'au bout (pecca fortiter !) ? Pourquoi avait-il tout d'un quaker quand il faisait l'amour ? Il prétendait qu'après ses déceptions de fraîche date, c'était encore bien qu'il y arrive, dans la position du missionnaire. Elle disait qu'à New York, si on le savait, il passerait pour une curiosité. Ici, les femmes avaient bien des problèmes. Des hommes qui paraissaient convenables affichaient souvent des goûts très particuliers. Elle ne demandait qu'à lui donner tous les plaisirs qu'il choisirait. Il répondait qu'elle ne réussirait jamais à faire d'un vieux hareng un dauphin. Il trouvait bizarre que Ramona se comporte parfois comme l'une de ces filles qu'on voit dans les magazines de charme. Pour sa défense, elle avançait les raisons les plus élevées. Femme cultivée, elle citait Catulle et les grands poètes de l'amour de tous les temps. Ainsi que les classiques de la psychologie. Et enfin, le Corps Mystique. Donc, dans la pièce adjacente, elle se préparait joyeusement, se dévêtait, se parfumait. Elle voulait plaire. Lui, il suffisait qu'il soit content et qu'il le lui montre, après quoi, elle deviendrait plus simple. Comme elle serait heureuse de changer ! Et comme elle serait soulagée s'il disait : « Ramona, à quoi bon tout ça ? » Mais ensuite, est-ce qu'il faudrait que je l'épouse ?
L'idée de mariage le rendait nerveux, mais il examina la question par le menu. Elle avait de bonnes dispositions naturelles, elle était compétente, pragmatique, et elle ne le ferait pas souffrir. Une femme qui dilapide l'argent de son mari, tous les psychiatres vous le diront, est décidée à le castrer. Sur le plan pratique — les pensées pratiques l'excitaient —, il ne supportait pas le désordre et la solitude liés à la condition de célibataire. Il aimait avoir des chemises propres, des mouchoirs repassés, des talons à ses chaussures, toutes choses que Madeleine méprisait. Tante Tamara voulait que Ramona prenne un mari. Il devait rester quelques mots de yiddish dans la mémoire de la vieille fille — shiddach, tachliss. Il deviendrait un patriarche, comme tout Herzog qui se doit. L'homme d'une famille, le père, celui qui transmet la vie, l'intermédiaire entre le passé et le futur, l'instrument de la mystérieuse création, tout cela était démodé. Les pères ? obsolètes ? seulement pour les femmes masculines — les pauvres et pitoyables bas-bleus. (Comme c'était revigorant de penser avec perspicacité !) Il savait que Ramona admirait son érudition, ses livres et ses articles encyclopédiques, son doctorat de l'université de Chicago, et qu'elle rêverait d'être Frau Professor Herzog. Amusé, il s'imagina arrivant à des réceptions habillées à l'hôtel Pierre, Ramona en gants longs qui le présente de sa voix charmante, exaltée : « Je vous présente mon mari, le professeur Herzog. » Et lui, Moses, un homme différent, rayonnant de santé, d'assurance, baignant dans la dignité, affable envers tout un chacun. Tapotant délicatement les cheveux sur sa nuque. Quel couple remarquable ils formeraient, elle avec ses tics et lui avec les siens ! Quel beau spectacle de comédie ! Ramona serait vengée de ceux qui lui avaient autrefois causé du tort. Et lui ? Il rendrait la monnaie de leur pièce à ses ennemis. Yemach sh'mo ! Que leurs noms soient effacés ! Ils ont tendu un filet sous mes pas. Ils ont creusé une fosse devant moi. Ô Dieu brise leurs dents. En leur bouche !
Le visage, les yeux surtout, sombre, tendu, il ôta son pantalon, finit de déboutonner sa chemise. Il se demanda ce que dirait Ramona s'il lui proposait de se lancer dans le commerce de fleurs. Pourquoi pas ? Davantage de contact avec la vie, rencontrer des clients. Les privations engendrées par l'isolement du chercheur avaient par trop affecté un homme de son tempérament. Il avait lu récemment qu'à New York des personnes seules, cloîtrées dans leurs chambres, appelaient la police au secours : « Envoyez-moi une voiture de patrouille, pour l'amour du ciel ! Envoyez-moi quelqu'un ! Mettez-moi dans une cellule en compagnie de quelqu'un ! Sauvez-moi ! Touchez-moi ! Venez. Quelqu'un — que quelqu'un vienne ! »
Herzog ne pouvait pas affirmer une fois pour toutes qu'il ne terminerait pas son essai. Le chapitre sur le « Moralisme romantique » ne lui avait guère posé de problème, mais sur « Rousseau, Kant et Hegel », il calait. Et s'il devenait fleuriste ? Les prix pratiqués étaient outranciers, mais il n'avait pas nécessairement besoin de s'en préoccuper. Il se voyait en pantalon rayé et chaussures de daim. Il lui faudrait s'habituer à l'odeur de terre et de fleurs. Une trentaine d'années plus tôt, quand il avait failli mourir d'une pneumonie et d'une péritonite, il avait été empoisonné par la fragrance doucereuse de roses rouges. Sans doute volées, elles avaient été envoyées par son frère Shura qui travaillait alors chez le fleuriste de Peel Street. Herzog estima qu'il devrait être maintenant capable de tolérer la présence de roses. Ces jolies choses pernicieuses, ces rouges beautés parfumées. Il faut être fort pour les supporter, sinon elles risquent de vous transpercer jusqu'à ce que vous vous vidiez de votre sang.
À cet instant Ramona apparut. Après avoir poussé la porte, elle se tint sur le seuil, offerte à ses regards dans la lumière qui filtrait par la salle de bains carrelée. Elle était parfumée et nue jusqu'à la taille. Autour des hanches, elle avait ce dessous en dentelle noire qui lui cachait à peine le bas du ventre. Elle était juchée sur des talons aiguilles, hauts de près de huit centimètres. Rien d'autre, plus le parfum et le rouge à lèvres. Sa chevelure noire.
« Je te plais, Moses ?
— Oh, Ramona ! Bien sûr ! Comment peux-tu poser la question ! Je suis aux anges ! »
Baissant les yeux, elle eut un rire de gorge. « Oh, oui. Je vois bien que je te plais. » Elle écarta les cheveux qui lui tombaient sur le front cependant qu'elle se penchait pour constater l'effet que sa nudité exerçait sur lui — comment il réagissait au spectacle de ses seins et de ses hanches de femme. Écarquillés, ses yeux étaient d'un noir intense. Elle le saisit par le poignet, sillonné de grosses veines, puis l'attira vers le lit. Il commença à l'embrasser. Il se disait : Ça n'a jamais de sens. C'est un mystère.
« Pourquoi tu n'enlèves pas ta chemise ? Tu n'en auras pas vraiment besoin, Moses. »
Tous deux s'esclaffèrent, elle en raison de sa chemise à lui, lui en raison de sa tenue à elle. Sensationnelle ! Pas étonnant que Ramona attache autant d'importance aux vêtements, ils étaient l'écrin de ce bijou, sa nudité. Le rire de Herzog, à mesure qu'il devenait silencieux, intérieur, n'en était que plus profond. La culotte de dentelle noire faisait peut-être figure d'extravagance, mais elle produisait le résultat escompté. Les méthodes de Ramona étaient peut-être rudimentaires, mais ses calculs corrects. Il riait, mais il était pris. Il s'amusait, mais son corps brûlait.
« Caresse-moi, Moses. Tu veux que je te caresse ?
— Oh, oui, s'il te plaît.
— Tu n'es pas content de m'être revenu ?
— Si, si.
— Tu aimes ?
— Oh, oui. Beaucoup, beaucoup.
— Ah, si tu apprenais à te fier à tes instincts... La lampe aussi ? Tu préfères être dans le noir ?
— Non, peu importe la lampe, maintenant.
— Moses, Moses chéri. Dis-moi que tu es à moi. Dis-le-moi !
— Je suis à toi, Ramona.
— À moi seule ?
— Oui, à toi seule !
— Je remercie Dieu qu'une personne comme toi existe. Embrasse mes seins. Moses chéri. Oh ! Merci mon Dieu ! »
Tous deux dormirent profondément, Ramona comme une souche. Herzog fut réveillé une fois, par un avion à réaction — quelque chose qui hurlait depuis une hauteur terrifiante, doté d'une puissance énorme. L'esprit confus, il se leva et s'assit lourdement dans le fauteuil rayé, aussitôt prêt à rédiger un nouveau message — peut-être à l'intention de George Hoberly. Mais comme le bruit du jet passait, l'idée passa de même. Ses yeux s'emplirent de la nuit silencieuse et chaude où rien ne bougeait — la ville, ses lumières.
Le visage de Ramona, détendu par l'amour et le sommeil, avait un teint riche. Dans une main, elle étreignait les franges de la couverture d'été, et sa tête, surélevée par les oreillers, lui donnait une attitude méditative — qui rappelait à Herzog la photo de la petite fille pensive dans la pièce d'à côté. Elle avait une jambe hors des draps — l'intérieur de la cuisse et la richesse de sa peau douce, ses légères ondulations — dégageant des effluves de sexe. Son pied charnu était adorablement cambré. Son nez, adorablement incurvé. Et puis il y avait ses orteils ronds, serrés, dont la taille allait en décroissant. Herzog sourit en la regardant et, ensommeillé, le pas mal assuré, il retourna se coucher. Il lui caressa son opulente chevelure et se rendormit.