Il arriva dans sa campagne le lendemain après-midi. Il avait pris un avion pour Albany, puis un car pour Pittsfield, et enfin un taxi jusqu'à Ludeyville. La veille, Asphalter lui avait donné du Tuinal, de sorte qu'il avait dormi profondément et qu'il se sentait en pleine forme malgré son torse bandé.

La maison était située dans les collines, à environ trois kilomètres du village. Le temps estival était radieux dans les Berkshires, l'air léger, l'eau vive, la forêt dense, le vert nouveau. Quant aux oiseaux, les terres de Herzog semblaient être devenues leur sanctuaire. Des roitelets nichaient sous les arabesques de la véranda. L'orme géant n'était pas encore mort, et des loriots venaient toujours s'y percher. Herzog demanda au chauffeur de l'arrêter dans le chemin moussu, bordé de grosses pierres. Il n'était pas sûr qu'on puisse atteindre la maison, mais aucun arbre tombé ne bloquait le passage, et bien que le dégel et les tempêtes aient emporté presque tout le gravier, le taxi aurait pu facilement monter. Le raidillon ne dérangeait pas Moses. Sa poitrine était solidement cuirassée et son pas allègre. Il avait effectué quelques courses à Ludeyville, et si les chasseurs et les rôdeurs ne les avaient pas mangées, il trouverait aussi des provisions dans le cellier. Deux ans plus tôt, il avait mis en bocal des tomates, des haricots et des framboises puis, avant de partir pour Chicago, caché ses bouteilles de vin et de whisky. L'électricité, bien entendu, était coupée, mais il parviendrait peut-être à réamorcer la vieille pompe à bras. Sinon, il pourrait toujours se replier sur l'eau de la citerne et se préparer ensuite de quoi manger dans la cheminée équipée d'une chevrette et d'une antique crémaillère — et là (son cœur palpita) la maison apparut au milieu des hautes herbes, de la vigne, des arbres et des fleurs. La folie de Herzog ! Monument à son idiotie sincère et aimante, aux démons méconnus de son caractère, symbole de sa lutte de Juif pour s'enraciner dans l'Amérique blanche anglo-saxonne et protestante. (« Ce pays était le nôtre avant que nous ne soyons le pays », comme l'a dit un vieil homme sentencieux lors de l'investiture du Président.) Moi aussi, j'ai accompli mon ascension sociale, pensa-t-il avec ce qu'il fallait d'arrogance, défiant les Wasps qui, comme le gouvernement a concédé une grande part de ce continent aux chemins de fer, ont pu cesser de fabriquer leur savon vers 1880 pour se mettre à voyager en Europe et à se plaindre des sales Irlandais, des Latinos et des youpins. Quel combat j'ai mené ! — gauche, mais féroce. Il suffit à présent — me voici. Hineni ! Que tout est merveilleusement beau aujourd'hui. Il se planta au centre de la cour envahie par la végétation, ferma les yeux dans le soleil afin de se protéger des éclairs pourpres, puis respira les odeurs des panicules de catalpa, d'humus, de chèvrefeuille, d'ail sauvage et de plantes aromatiques. Des cerfs, ou des amoureux, s'étaient allongés dans l'herbe au pied de l'orme, car elle était partout couchée. Il fit le tour de la maison pour voir si elle avait subi beaucoup de dégâts. Aucune fenêtre n'était cassée. Tous les volets, fermés de l'intérieur, semblaient intacts. Seules quelques-unes des affiches qu'il avait placardées, avertissant que la propriété était placée sous la protection de la police, avaient été arrachées. Le jardin n'était plus qu'un fouillis inextricable de tiges épineuses, de roses et de baies entrelacées. C'était une catastrophe — au-delà du désespérant. Il n'aurait jamais le courage de se lancer de nouveau dans les tâches indispensables, clouer, peindre, réparer, bouturer, élaguer, pulvériser. Il était venu uniquement pour jeter un coup d'œil.

Comme il s'y attendait, la maison sentait le renfermé. Il ouvrit quelques fenêtres ainsi que les volets de la cuisine. Les débris de feuilles, les aiguilles de pin, les toiles d'araignée, les cocons et les cadavres d'insectes, il les balaya dans un coin. Ce qu'il fallait d'abord, c'est un feu. Il avait apporté des allumettes. L'un des avantages de l'âge mûr, c'est qu'on a acquis de l'expérience pour ce genre de choses — on prévoit. Naturellement, il avait un vélo — il pourrait le prendre pour aller acheter au village ce qui manquait. Il avait même eu l'intelligence de le poser sur la selle afin de ménager les pneus. Ils étaient un peu dégonflés, mais ils lui permettraient de descendre jusqu'à la station-service Esso. Il prit deux ou trois bûches de pin et du petit-bois qu'il alluma pour vérifier si la cheminée tirait correctement. Des oiseaux ou des écureuils avaient peut-être fait leur nid dans les conduits. Puis il se rappela être monté sur le toit pour installer un grillage au-dessus des cheminées — dans le cadre du travail effréné et efficace auquel il se livrait alors. Il ajouta du bois. La vieille écorce se détacha, dévoilant l'œuvre accomplie par les insectes — des asticots, des fourmis et des araignées aux longues pattes s'échappèrent. Il leur laissa le temps de s'éloigner. Du tas de branches noires et sèches jaillirent des flammes jaunes. Il mit encore quelques bûches qu'il cala à l'aide des chenets, après quoi il repartit explorer la maison.

Personne n'avait touché aux conserves. Les produits de luxe achetés par Madeleine (à qui il fallait toujours le meilleur) étaient encore là : soupe de tortue S. S. Pierce, pudding indien, truffes, olives, et puis des victuailles plus banales achetées cette fois par Moses dans les surplus de l'armée — haricots, pain en boîte et autres. Il fit l'inventaire avec une espèce de curiosité rêveuse en repensant à son ancienne idée de vivre seul, en autarcie — le lave-linge, le séchoir, le chauffe-eau, des appareils d'un blanc immaculé et étincelant dans lesquels il avait englouti les dollars de son père décédé, des billets d'un vert atroce, gagnés et comptés laborieusement, partagés dans la souffrance entre les héritiers. Bon, songea Herzog, il n'aurait pas dû m'envoyer à l'école apprendre des poèmes sur des empereurs morts. « Je suis Ozymandias, roi des rois, / Contemple mon œuvre, ô Tout-Puissant, et désespère ! » Oui, mais l'autarcie et la solitude, la tranquillité, c'était apparemment si tentant, si innocent, et cela s'adaptait si bien à l'image d'un Herzog souriant. C'est seulement plus tard qu'on découvre tout le mal qui se cache au sein de ces paradis secrets. Conscience sans emploi, écrivit-il dans l'office. J'ai grandi à une époque de taux de chômage élevé, et j'ai toujours cru que je ne trouverais jamais de travail. Des occasions se sont finalement présentées, mais d'une certaine façon, ma conscience est demeurée sans emploi. Et après tout, poursuivit-il près du feu, l'intelligence humaine est l'une des grandes forces de l'univers. Elle ne peut pas rester impunément inutilisée. On pourrait presque en conclure que l'ennui engendré par tant de configurations humaines (la vie familiale bourgeoise, par exemple) a pour but historique de libérer l'intelligence des nouvelles générations, de les diriger vers la science. Mais la terrible solitude de toute une vie n'est que le plancton dont se nourrit le Léviathan... Reconsidérer la question. L'âme exige l'intensité. Dans le même temps, la vertu ennuie l'homme. Relire Confucius. Avec ses vastes populations, le monde doit se préparer à devenir chinois.

La solitude actuelle de Herzog ne semblait guère compter car elle était consciemment joyeuse. Il colla un œil à une fente du mur des toilettes où il s'enfermait avec ses volumes à dix cents de Dryden et de Pope pour lire « Je suis à Kew le chien de son Altesse » ou « Des grands esprits à la folie il n'y a assurément qu'un pas ». Et là, à la même place que dans les années passées, il y avait la rose dont la vue le réconfortait — aussi belle, aussi rouge (aussi quasiment « génitale » dans son imagination) que jamais. Certaines bonnes choses perdurent quelquefois. Il resta longtemps à la regarder au travers de la fissure entre le bois et la maçonnerie. Les mêmes sauterelles affectionnant l'humidité (des orthoptères géants) logeaient encore dans cette niche de ciment et de contreplaqué. Une allumette grattée les lui révéla. Au milieu des tuyaux.

Bizarre ce tour du propriétaire qu'il effectua. Dans sa chambre, il découvrit les ruines de son entreprise universitaire éparpillées sur le bureau et les étagères. Les fenêtres étaient tellement décolorées qu'elles paraissaient pleines de taches d'iode, et le chèvrefeuille avait presque arraché les moustiquaires. Sur le canapé, il trouva la preuve que la maison avait bien été visitée par des amoureux. Trop aveuglés par la passion pour chercher une chambre dans l'obscurité. Avec les vieilleries en crin de Madeleine, ils avaient dû attraper une déformation de la colonne vertébrale. Sans bien savoir pourquoi, Herzog était ravi que les jeunes du village aient choisi son bureau — ici, parmi les liasses de notes érudites. Il repéra des cheveux de fille sur les accoudoirs incurvés et s'efforça d'imaginer les corps, les visages, les odeurs. Grâce à Ramona, il n'éprouvait pas la nécessité d'être envieux, mais d'un autre côté, jalouser un peu les jeunes était assez naturel. Par terre, il y avait une de ses grandes fiches sur laquelle était écrit : Rendre justice à Condorcet... Il n'eut pas le cœur d'en lire davantage, et il la reposa à l'envers sur la table. Pour le moment, Condorcet devra se trouver un autre défenseur. Dans la salle à manger était rangé le précieux service que Tennie désirait récupérer, en porcelaine tendre, décoré d'un liseré de pourpre, magnifique. Il n'en aurait pas besoin. Les livres étaient restés à leur place sous la mousseline. Il souleva la toile et les examina un instant, distraitement. Dans la petite salle de bains, il considéra d'un œil amusé la somptueuse robinetterie que Madeleine avait achetée chez Sloane, les porte-savons en argent en forme de coquille Saint-Jacques et les porte-serviettes clinquants trop lourds pour le plâtre, même une fois boulonnés. À moitié arrachés, ils pendaient. La cabine de douche était équipée d'une poignée, pour la commodité de Gersbach — les Gersbach n'avaient pas de douche à Barrington. « Si on l'installe, autant que Valentin puisse s'en servir », avait dit Mady. Bon — Moses haussa les épaules. Une étrange odeur en provenance de la cuvette des toilettes attira son attention et, soulevant le couvercle en bois, il aperçut les petits crânes, les becs et les squelettes des oiseaux qui avaient niché là après que l'eau s'était vidée. Le couvercle s'était refermé sur ce qui deviendrait leur tombeau. Il se pencha pour regarder, le cœur étreint à la pensée de ce malheur. Il devait probablement y avoir un carreau cassé dans le grenier et d'autres oiseaux qui avaient fait leur nid à l'intérieur. En effet, il découvrit des chouettes dans sa chambre, perchées sur les cantonnières rouges des rideaux striés de fientes. Il les laissa s'envoler puis, une fois qu'elles furent parties, il se mit en quête de leur nid. Les oisillons étaient dans le grand lustre au-dessus du lit où Madeleine et lui avaient connu tant de misère et tant de haine. (Un peu de plaisir, aussi.) Le matelas était jonché de débris de nid — brins de paille, fils de laine, duvet, lambeaux de peau (restes de souris) et traînées d'excréments. Ne tenant pas à déranger les petites créatures à tête plate, Herzog porta le matelas de son lit nuptial dans la chambre de June. Il ouvrit toutes les fenêtres, si bien que le soleil et l'air de la campagne s'engouffrèrent aussitôt dans la pièce. Il était étonné de ressentir un tel contentement... contentement ? Qui cherchait-il à abuser, c'était du bonheur ! Pour la première fois peut-être, il réalisait ce que c'était d'être libéré de Madeleine. Quelle félicité ! Son esclavage était terminé, et son cœur débarrassé de ce poids terrible, de cette gangue. L'absence de Madeleine, sa seule absence, n'était que douceur et légèreté d'esprit. Elle, au poste de la 11e Rue et de State, elle s'était réjouie de ses ennuis, et lui, à Ludeyville, il se sentait euphorique à l'idée de l'avoir extirpée de sa chair, comme un poignard qui l'aurait frappé entre les omoplates, dans l'aine, rendant sa nuque et ses bras lourds, infirmes. Mon cher sage et imbécile Edvig, Il se peut que la rémission de la souffrance joue un rôle non négligeable dans le bonheur de l'homme. Au niveau primordial et le plus stupide, où de temps en temps une valve fermée se rouvre... Ces étranges lumières, les yeux marron de Herzog, si souvent recouverts du voile ou de la chitine protectrice de la mélancolie, produit dérivé de son cerveau à la peine, brillaient de nouveau.

Retourner le matelas sur le sol de l'ancienne chambre de June exigea un certain effort de sa part. Il dut écarter des jouets abandonnés par terre ainsi que des meubles d'enfant, un gros tigre en peluche aux yeux bleus, le siège avec le pot, une combinaison de ski rouge, en parfait état. Il vit aussi le bikini, le short, les robes à dos nu de la grand-mère et, entre autres curiosités, un gant sur lequel Phoebe avait brodé ses initiales à lui, un cadeau d'anniversaire, peut-être pour insinuer qu'il n'avait pas les oreilles propres. Radieux, il le poussa du pied. Une bestiole s'en échappa. Herzog s'allongea sur le matelas, devant la fenêtre ouverte, tandis que le soleil lui tombait sur le visage. Au-dessus de lui, les grands arbres et les épicéas du jardin aux jolis contours déchiquetés s'élançaient, dégageant une odeur chaude de résine et d'aiguilles de pin.

C'est là, alors que le soleil traversait la pièce, qu'il entreprit sérieusement, le cœur comblé, serein, de réfléchir à une nouvelle série de lettres.

Chère Ramona. Seulement « Chère » ? Allons, Moses, décoince-toi un peu. Ramona chérie, Quelle excellente femme tu es. Il s'interrompit pour se demander s'il devait lui dire qu'il était à Ludeyville. Au volant de sa Mercedes, trois heures lui suffiraient pour venir de New York, et il était probable qu'elle viendrait. Bénis soient ses jambes courtes mais parfaites, ses seins fermes et colorés, ses dents bombées et éblouissantes, ses sourcils et ses boucles de gitane. La devoradora de hombres. Il décida cependant de dater sa lettre de Chicago et de l'envoyer à Lucas pour qu'il la poste de là-bas. Ce qu'il désirait maintenant, c'est la paix — la paix et la clarté. J'espère que tu n'as pas trop mal vécu mon départ précipité, mais je sais que tu n'es pas de ces femmes conventionnelles qui mettent un mois à pardonner un lapin. Il fallait que je voie ma fille, et mon fils. Il est à Camp Ayumah, dans les Catskills. L'été a pris une tournure très animée. Des faits nouveaux, intéressants. J'hésite encore à affirmer trop de choses, mais je peux au moins admettre ce que je n'ai jamais cessé d'affirmer, ou de ressentir. La lumière de la vérité n'est jamais loin, et nul être humain n'est à ce point négligeable ou corrompu qu'il ne puisse en être éclairé. Je ne vois pas pourquoi je ne le dirais pas. Mais accepter l'inefficacité, l'exil dans sa vie personnelle, la confusion... Pourquoi, Herzog, n'essayes-tu pas ça sur les chouettes dans la pièce d'à côté, ces oisillons nus criblés de petits boutons bleus ? Puisque la dernière question, qui est aussi la première, la question de la mort, nous offre la possibilité essentielle de disparaître par un acte volontaire en tant que preuve de notre « liberté », ou de reconnaître que nous devons notre vie d'homme à cette période consciente d'existence, indépendamment du vide. (Après tout, nous n'avons aucune connaissance certaine de ce vide.)

Devrais-je écrire tout cela à Ramona ? Il y a des femmes qui s'imaginent que le sérieux est séducteur. Elle voudra un enfant. Elle voudra un enfant d'un homme qui lui parle ainsi. Le travail. Le travail. Un vrai travail, un travail convenable... Il s'interrompit de nouveau. Ramona était une travailleuse enthousiaste. À sa manière. Elle adorait son travail. Il sourit avec affection sur son matelas inondé de soleil.

Cher Marco, Je suis passé à notre vieille propriété pour y jeter un coup d'œil et me détendre un peu. Étant donné les circonstances, la maison est en assez bon état. Tu aimerais peut-être y venir pour quelques jours après ton camp de vacances, rien que nous deux — vivre à la dure. Nous en reparlerons le Jour des Parents. Je l'attends avec impatience. Ta petite sœur que j'ai vue hier à Chicago est très éveillée et plus jolie que jamais. Elle a reçu ta carte.

Tu te rappelles la discussion que nous avons eue à propos de l'expédition de Scott dans l'Antarctique et comment ce pauvre Scott a été devancé au pôle par Amundsen. Tu avais l'air passionné. C'est un sujet qui m'a toujours intéressé. Un des compagnons de Scott est parti pour laisser aux autres une chance de survivre et s'est sacrifié. Il était malade, il avait les pieds abîmés et il ne pouvait plus suivre. Tu te souviens comment, par hasard, ils sont tombés sur un tas de sang gelé, celui d'un de leurs poneys abattu, et comment ils l'ont fait fondre et bu avec reconnaissance ? Le succès d'Amundsen tenait au fait qu'il avait utilisé des chiens au lieu de poneys. Ils tuaient les plus faibles pour les donner à manger aux plus forts. Sinon, l'expédition aurait échoué. Il y a une chose qui m'a étonné : aussi affamés qu'ils étaient, les chiens flairaient la chair de leurs congénères puis s'en détournaient. Pour qu'ils acceptent de les manger, il fallait écorcher les cadavres.

À Noël, toi et moi, nous pourrions peut-être aller au Canada, voir ce que c'est qu'un vrai froid. Je suis également canadien, tu sais. On irait visiter Sainte-Agathe dans les Laurentides. Je serai là le 16, à la première heure.

Cher Luke, Sois gentil de poster les lettres ci-jointes. J'espère que tu es sorti de ta dépression. Je crois que tes visions de la tante sauvée par le pompier et des filles jouant au base-ball dans la rue sont des signes d'amélioration de ton état psychologique. Je prédis ta guérison. Quant à moi... Quant à toi, pensa Herzog, tu ne lui diras pas comment tu te sens en ce moment, tout ce bouillonnement ! Ça ne le rendrait pas plus heureux. Garde tes exaltations pour toi. De toute façon, il en déduirait que tu débloques.

Bon, peut-être que j'ai perdu l'esprit, mais ça ne me dérange pas.

Mon cher professeur Mermelstein, Je tiens à vous féliciter pour votre remarquable ouvrage. Vous savez, sur plusieurs points, vous m'avez devancé, et j'en ai sacrément souffert — je vous ai haï durant une journée entière pour avoir rendu superflue une grande partie de mon essai (Wallace et Darwin ?). Quoi qu'il en soit, je sais quelle somme de travail et de patience cela représente — toutes les recherches, les études, les synthèses — et je suis tout admiration. Lorsque vous envisagerez de publier une édition révisée — ou peut-être un autre livre — je me ferai un plaisir de débattre avec vous de certaines de ces questions. Il y a des points de l'ouvrage que je projetais sur lesquels je ne reviendrai jamais. Vous pouvez disposer à votre convenance de ces données. Dans mon livre précédent (que vous avez eu l'obligeance de citer), j'ai consacré un chapitre au Ciel et à l'Enfer dans le Romantisme apocalyptique. Peut-être n'êtes-vous pas d'accord avec la manière dont j'ai traité le sujet, mais vous n'auriez pas dû le négliger complètement. Il faudrait vous pencher sur la monographie de cette enflure d'Egbert Shapiro : « De Luther à Lénine, une histoire de la psychologie révolutionnaire ». Avec ses bajoues, il ressemble beaucoup à Gibbon. C'est un travail intéressant. J'ai été très impressionné par le passage intitulé « Millénarisme et paranoïa ». On ne devrait pas ignorer que les systèmes de pouvoir contemporains présentent une analogie avec cette forme de psychose. Un certain Banovitch a écrit un livre horrible et fou sur ce thème. Assez inhumain, et plein d'ignobles hypothèses paranoïdes du genre les foules sont fondamentalement cannibales, les gens debout terrifient secrètement les gens assis, les dents montrées dans un sourire sont les armes de la faim, les tyrans adorent le spectacle autour d'eux de cadavres (peut-être comestibles ?). En effet, il semble exact que la production de cadavres ait été la réalisation la plus spectaculaire des dictateurs contemporains et de leurs partisans (Hitler, Staline, etc.). Juste pour vérifier — à titre d'expérience — si Mermelstein ne conserverait pas un vieux fond de stalinisme. Mais ce Shapiro est une espèce d'excentrique, et je le cite en tant que cas extrême. Comme nous aimons tous les cas extrêmes et les apocalypses, les incendies, les noyades, les strangulations et le reste ! Plus nos classes moyennes fondamentalement moralistes et sécuritaires se développent, plus elles réclament des émotions fortes. La véracité douce et modérée, ou l'exactitude, paraissent n'exercer aucun attrait. Précisément ce dont nous avons besoin aujourd'hui ! (« Quand un chien se noie, on lui offre un gobelet d'eau », disait papa avec amertume.) De toute façon, si vous aviez lu mon chapitre sur Apocalypse et Romantisme, vous auriez peut-être jeté un regard plus objectif sur ce Russe que vous admirez tant — Isvolsky ? L'homme qui considère les âmes des monades comme des légions de damnés, atomisées et pulvérisées, une tempête de poussière en Enfer ; et qui nous prévient que Lucifer doit régner sur l'humanité collectivisée, dépourvue de spiritualité et de personnalité véritable. Je ne nie pas que, çà et là, ses idées aient un sens, encore que je craigne, comme elles contiennent et suggèrent quelque vérité, qu'elles ne nous précipitent dans les mêmes vieilles églises et synagogues étouffantes. J'ai été un tant soit peu choqué par les emprunts et les références que je considère comme malhonnêtes, de même que par l'utilisation en tant que métaphores de credo d'autres écrivains. Par contre, j'ai apprécié les pages intitulées « Interprétations de la souffrance » et également celles intitulées « Vers une théorie de l'ennui ». C'est un magnifique travail de recherche. En revanche, j'ai jugé assez léger le traitement que vous réservez à Kierkegaard. Je me permettrais de dire que Kierkegaard entend que la vérité a perdu sa force auprès de nous, que le mal et la douleur doivent nous l'enseigner de nouveau et que la damnation éternelle devra retrouver sa réalité avant que l'homme ne redevienne sérieux. Je ne vois pas cela ainsi. Laissons de côté le fait que de telles convictions dans la bouche de gens qui vivent dans la sécurité et le confort et qui jouent à la crise, à l'aliénation, à l'apocalypse et au désespoir me rendent malade. Nous devons nous sortir de la tête l'idée que notre époque est condamnée, que nous attendons la fin et que le reste n'est que sottises de magazines à la mode. Les choses sont déjà assez sinistres sans ces jeux à vous donner le frisson. Les gens qui se font peur entre eux — un bien pauvre exercice moral. Mais, pour en revenir à l'essentiel, l'apologie et le culte de la souffrance nous conduisent dans une mauvaise direction et ceux d'entre nous qui demeurent fidèles à la civilisation ne doivent pas l'emprunter. Il faut avoir le pouvoir d'utiliser la douleur, de se repentir, de connaître l'illumination, et il est indispensable de s'en ménager l'occasion et même le temps. Chez les religieux, l'amour de la souffrance est une forme de grâce ou une chance de faire l'expérience du mal pour le changer en bien. Ils croient que le cycle spirituel peut et doit s'achever dans l'existence d'un homme, lequel se servira de sa souffrance, ne serait-ce qu'aux derniers instants de sa vie, quand la miséricorde de Dieu le gratifiera d'une vision de la vérité, de sorte qu'il mourra transfiguré. Mais il s'agit là d'un exercice particulier. Plus communément, la souffrance brise, écrase, et elle n'est en rien illumination. On voit comment les hommes sont affreusement détruits par la douleur, quand ils connaissent de surcroît le tourment de perdre d'abord leur humanité, si bien que leur mort est une défaite totale, et ensuite on écrit sur « les aspects modernes de l'Orphisme », sur « ceux qui n'ont pas peur de souffrir », le tout agrémenté d'expressions qui vous font briller dans les cocktails. Pourquoi ne pas dire plutôt que les gens doués d'une imagination puissante, sujets à des rêves profonds et capables de créer de merveilleuses œuvres de fiction qui parlent d'elles-mêmes, se tournent parfois vers la souffrance afin de couper court à leur félicité, tout comme les gens se pincent pour s'assurer qu'ils ne dorment pas. Je sais que ma souffrance, si je peux me permettre de la mentionner, a souvent été ainsi, une forme de vie plus large, la quête d'un éveil véritable et d'un antidote à l'illusion, aussi ne puis-je en tirer aucun mérite. Je suis disposé, sans autre exercice de la douleur, à ouvrir mon cœur. Ce qui ne nécessite ni théologie ni doctrine de la souffrance. Nous aimons trop les apocalypses, les crises et leurs morales ainsi que l'extrémisme imagé et son saisissant langage. Excusez-moi, non. J'ai vécu assez de choses monstrueuses comme ça. Nous sommes à une époque de l'histoire de l'humanité où nous pouvons nous demander à propos de certaines personnes : « Qu'est-ce que cette Chose ? » Fini cela pour moi — non et non ! Je suis un simple être humain, plus ou moins. Je suis même prêt à vous laisser le plus ou moins. Vous pouvez en décider. Vous avez le goût des métaphores. Votre travail par ailleurs admirable en est gâché. Je suis persuadé que vous parviendrez à concocter pour moi une métaphore géniale. Toutefois, n'omettez pas de signaler que je ne défendrai jamais la souffrance auprès de qui que ce soit, pas davantage que je ne convoquerai l'Enfer pour qu'il nous apporte le sérieux et la vérité. Je pense même que la perception que l'homme a de la douleur est peut-être devenue trop raffinée. Mais c'est un autre sujet et qui mériterait un long développement.

Très bien, Mermelstein. Va et ne pèche plus. Et Herzog, sans doute un peu penaud après cette étrange diatribe, se leva de son matelas (le soleil avait tourné) et redescendit. Il mangea quelques tranches de pain accompagnées de haricots cuisinés — un sandwich aux haricots froids — puis il sortit avec son hamac et deux chaises longues.

Ainsi débuta sa dernière semaine de lettres. Il se promena sur ses dix hectares de bois et de collines en composant des messages qu'il n'envoyait pas. Il n'avait pas envie de pédaler jusqu'au bureau de poste du village et de répondre aux questions sur Mrs. Herzog et la petite June. Il savait parfaitement que les péripéties grotesques du scandale Herzog, entendues sur la ligne téléphonique commune, avaient fait le régal de l'imagination des habitants de Ludeyville. Il n'avait jamais usé de retenue au téléphone ; il était trop énervé. Et Madeleine avait une bien trop haute idée d'elle-même pour se soucier de ce que les péquenauds pouvaient penser. En tout cas, elle l'avait fichu dehors. Sans que cela ne jette le moindre discrédit sur elle.

Chère Madeleine, Tu es vraiment incroyable, si, si ! Bénie sois-tu ! Quelle créature ! Pour se remettre du rouge au restaurant après un dîner, elle se regardait dans la lame d'un couteau. Il s'en souvenait avec ravissement. Et toi, Gersbach, je te donne volontiers Madeleine. Profites-en bien — prends ton plaisir en elle. Cependant, tu ne m'atteindras pas à travers elle. Je sais que tu me cherchais dans sa chair, mais je n'y suis plus.

Messieurs, La taille et le nombre de rats à Panamá quand j'y suis passé m'ont stupéfié. J'en ai aperçu un qui se chauffait au soleil au bord d'une piscine. Et un autre qui m'observait de derrière les boiseries d'un restaurant où je mangeais une salade de fruits. Et sur un fil électrique incliné qui montait en haut d'un bananier, j'ai vu toute une troupe de rats qui allaient et venaient pour faire leur cueillette. Ils ont parcouru le fil une bonne vingtaine de fois sans qu'aucune collision ne se produise. Je vous suggérerais de mettre des produits contraceptifs dans les appâts. Le poison ne marchera jamais (pour des raisons malthusiennes ; quand on réduit un peu la population, elle ne fait que croître avec davantage de vigueur). Par contre, plusieurs années de contraception pourraient venir à bout de votre problème de rats.

Cher Herr Nietzsche — Mon cher Monsieur, Puis-je, membre de votre auditoire, vous poser une question ? Vous parlez du pouvoir qu'a l'esprit dionysiaque de supporter la vue du Terrible, du Discutable, de s'autoriser le luxe de la Destruction et d'être témoin de la Décomposition, de l'Atroce, du Mal. Si l'esprit dionysiaque y parvient, c'est parce qu'il possède un pouvoir de guérison identique à celui de la Nature elle-même. Certains de ces termes, dois-je dire, ont une résonance très germanique. Une expression comme « le luxe de la Destruction » est positivement wagnérienne, et je sais combien vous en êtes venu à mépriser les malsaines idioties et boursouflures wagnériennes. Nous avons vu assez de destructions pour mettre amplement à l'épreuve le pouvoir dionysiaque, et où sont les héros qui en ont guéri ? La Nature (elle-même) et moi sommes tous deux seuls dans les Berkshires, et une chance m'est donnée de comprendre. Je suis étendu dans un hamac, le menton rentré, les mains croisées, l'esprit encombré de pensées, agité, certes, mais joyeux aussi, et je sais la valeur que vous attachez à la joie — la joie véritable et non l'allégresse apparente des Épicuriens, ni la gaieté stratégique des cœurs brisés. Je sais aussi que, selon vous, les douleurs profondes ennoblissent, les douleurs qui brûlent lentement, comme du bois vert, et là, je suis d'accord avec vous, pour une part. Mais afin de bénéficier de ce noble enseignement, la survie est nécessaire. Il faut survivre à la douleur. Herzog ! tu dois cesser de quereller et de tourmenter les grands hommes. Non, franchement, Herr Nietzsche, j'ai beaucoup d'admiration pour vous. De sympathie. Vous voulez nous rendre capables de vivre avec le vide. De ne pas nous mentir à nous-mêmes en croyant en la gentillesse, en la confiance, en les considérations humaines ordinaires, mais de nous interroger comme nous ne nous sommes jamais interrogés, sans répit, animés d'une détermination farouche, afin de connaître le mal, de plonger dans le mal, de dépasser le mal, et cela en refusant tout abject confort. Les questions les plus radicales, les plus pénétrantes. Rejeter l'humanité telle qu'elle est, la populace matérialiste, voleuse, puante, ignorante, abrutie, et pas seulement la populace laborieuse, mais pire encore, la populace « éduquée » avec ses livres, ses concerts et ses conférences, son libéralisme, ses « amours » et ses « passions » romantiques et théâtrales — tout cela mérite de mourir et tout cela mourra. Bon. Toujours est-il que vos extrémistes doivent survivre. Pas de survie, pas d'Amor fati. Vos immoralistes aussi mangent de la viande. Ils prennent le bus. Ce sont juste ceux qui souffrent le plus du mal des transports. L'humanité vit principalement sur des idées perverties. Et perverties, vos idées ne valent pas mieux que le christianisme que vous condamnez. Tout philosophe qui désire garder le contact avec l'humanité devrait pervertir à l'avance son système de pensées pour voir ce qu'il deviendrait quelques décennies après son adoption. Je vous envoie mon bon souvenir de ces simples marches recouvertes d'herbes et de lumière temporelle, et je vous souhaite beaucoup de bonheur, où que vous soyez. Sincèrement vôtre, au-delà du voile de Maya, M. E. H.

Cher Dr. Morgenfruh. Mort depuis un certain temps déjà. Je suis Herzog, Moses E. Présente-toi. Nous avons joué ensemble au billard à Madison, Wisconsin. Précise. Jusqu'à ce que Willie Hoppe vienne faire sa démonstration et nous couvre de honte. Le grand artiste du billard obtenait une obéissance absolue de ces trois boules, comme s'il leur murmurait des paroles, les caressait, de sorte qu'elles s'écartaient avant de s'embrasser de nouveau. Et le vieux Morgenfruh, avec sa tête chauve et son nez busqué, fin et ironique, son charme étranger, applaudissait et rassemblait son souffle pour s'écrier : « Bravo ! » Morgenfruh jouait du piano et fondait en larmes en s'écoutant. Helen interprétait Schumann mieux que lui, mais pour elle, l'enjeu était moindre. Elle fronçait les sourcils comme pour montrer que la musique était dangereuse mais qu'elle pouvait la dompter. Morgenfruh, lui, grognait, assis devant le clavier dans son manteau de fourrure. Puis il se mettait à chantonner et enfin à pleurer — vaincu. C'était un splendide vieillard, qui ne trichait qu'en partie, et que peut-on demander de plus à un homme ? Cher Dr. Morgenfruh, Les dernières recherches dans les gorges d'Olduvai en Afrique orientale permettent de supposer que l'homme ne descend pas d'un singe arboricole pacifique, mais d'un animal carnivore et terrestre, une bête qui chassait en meute et fracassait le crâne de ses proies au moyen d'une massue ou d'un fémur. Voilà qui n'est guère encourageant, Morgenfruh, pour les optimistes, et qui ne favorise guère la conception d'une nature humaine pleine de clémence. Les travaux de Sir Solly Zuckerman sur les grands singes du zoo de Londres, que vous mentionniez si souvent, sont dépassés. Dans leur habitat naturel, les singes manifestent moins de pulsions sexuelles que ceux qui vivent en captivité. Il se peut donc que la captivité et l'ennui engendrent la lubricité. Et il se peut de même que l'instinct territorial soit plus fort que l'instinct sexuel. Demeure dans la lumière, Morgenfruh. Je te donnerai des nouvelles de temps en temps.

Malgré les heures passées au grand air, il se trouvait toujours le teint pâle. Peut-être parce que la glace sur la porte de la salle de bains dans laquelle il se regardait le matin réfléchissait la masse verte des arbres. Oui, il avait une sale tête. Son excitation devait épuiser ses forces, pensa-t-il. De plus, l'odeur persistante de médicament des bandes enserrant sa poitrine venait tout le temps lui rappeler son état. Après le deuxième ou le troisième jour, il décida de ne plus dormir à l'étage. Il ne voulait pas chasser les chouettes de la maison ni laisser la couvée mourir dans le vieux lustre suspendu au bout de sa triple chaîne de cuivre. Les petits squelettes dans la cuvette des toilettes lui suffisaient. Il s'installa au rez-de-chaussée, emportant quelques affaires utiles, un vieil imperméable, un chapeau de pluie et ses bottes commandées chez Gokey à Saint Paul — des bottes merveilleuses, souples, magnifiques, à l'épreuve des serpents ; il avait oublié qu'il les avait. Dans le débarras, il fit d'autres découvertes intéressantes, des photos datant des « jours heureux », des cartons de vêtements, des lettres de Madeleine, des liasses de chèques annulés, des faire-part de mariage joliment gravés et un livre de recettes appartenant à Phoebe Gersbach. Il n'y avait que les photos où il figurait seul. Madeleine les avait laissées pour n'emporter que les autres. Curieuse — son attitude. Parmi les vêtements abandonnés, il vit ses coûteuses robes de grossesse. Les chèques, établis pour nombre d'entre eux à l'ordre du porteur, étaient tous d'un montant élevé. Aurait-elle économisé en secret ? Il n'en serait pas étonné. Les faire-part l'amusèrent : Mr. et Mrs. Pontritter donnaient leur fille en mariage au professeur Moses E. Herzog.

Dans un placard, il trouva une dizaine de livres russes sous une bâche de peintre en grosse toile. Chestov, Rozanov — il aimait bien Rozanov qui, par chance, était traduit. Il lut quelques pages de Solitaria. Puis il examina le matériel de peinture — les vieux pinceaux, les diluants évaporés, les seaux couverts d'une croûte épaisse. Il y avait plusieurs pots de laque, et Herzog se dit : Pourquoi je ne peindrais pas le petit piano ? Je l'enverrai à Chicago, à Junie. La petite est très musicienne. Quant à Madeleine, la garce, il faudra bien qu'elle accepte la livraison en port payé. Elle ne pourra pas la refuser. La laque verte lui parut convenir parfaitement et, sans perdre un instant, choisissant les moins mauvais des pinceaux, il se mit avec ardeur au travail, dans le salon. Cher Rozanov. Il peignit soigneusement le couvercle du piano ; le vert était clair, beau, pareil aux pommes de l'été. Vous avez énoncé une vérité formidable, qu'aucun des prophètes n'a dite, à savoir que la vie privée est au-dessus de tout. Plus universelle que la religion. La vérité est plus haute que le soleil. L'âme est passion. « Je suis le feu qui consume. » C'est une joie que d'étouffer sous les pensées. Un homme de bien supporte d'entendre quelqu'un d'autre parler de lui-même. On ne peut pas faire confiance à ceux que de tels discours ennuient. Dieu m'a couvert d'or. Oui, Dieu m'a couvert d'or. Très touchant cet homme, encore que parfois extrêmement rude, et bourré de terribles préjugés. La laque couvrait bien, mais une seconde couche serait sans doute nécessaire, et il n'aurait peut-être pas assez de peinture. Il posa son pinceau et laissa sécher tout en réfléchissant au problème de l'expédition du piano. Aucun de ces énormes camions qui circulent sur les autoroutes ne grimperait jusqu'ici. Il lui faudrait demander à Tuttle de venir du village avec son pick-up. Ça allait lui coûter quelque chose comme une centaine de dollars, mais il devait tout faire pour l'enfant, et il n'avait pas de véritables problèmes d'argent. Will lui en avait proposé autant qu'il en voudrait pour l'été. Le développement de la conscience historique a pour curieux résultat que les gens s'imaginent que l'explication est nécessaire à la survie. Il faut qu'ils expliquent leur condition. Et si la vie inexpliquée ne vaut pas la peine d'être vécue, la vie expliquée est elle aussi insupportable. « Synthétiser ou périr ! » Est-ce la nouvelle loi ? Mais quand on voit quelles étranges notions, hallucinations, projections naissent de l'esprit humain, on se prend à croire de nouveau en la Providence. Pour survivre à ces idioties... En tout cas, l'intellectuel a toujours été un Séparatiste. Et à quel genre de synthèse un Séparatiste est-il susceptible de se livrer ? Par chance pour moi, je n'avais pas les moyens de m'éloigner trop de notre vie commune. J'en suis heureux. J'ai l'intention de partager autant que possible avec d'autres êtres humains et de ne pas gâcher comme avant les années qui me restent. Étourdi, Herzog éprouva une profonde impatience de commencer.

Il dut puiser de l'eau dans la citerne ; la pompe était grippée par la rouille ; il avait essayé de l'amorcer en actionnant la poignée, mais il n'avait réussi qu'à se fatiguer. La citerne était pleine. Il souleva le couvercle en fer à l'aide d'un pied-de-biche puis descendit un seau qui produisit un bruit agréable en heurtant la surface. On ne trouvait nulle part une eau aussi douce, mais il fallait la faire bouillir. Elle paraissait pure quand on remontait le seau, pure et verte, mais il y avait toujours au fond de la cuve un rat ou alors un ou deux écureuils morts.

Il alla s'asseoir sous les arbres. Ses arbres à lui. Cela l'amusait de se reposer ainsi sur ses terres américaines, l'équivalent de vingt mille dollars de solitude et d'intimité campagnardes. Il ne se sentait pas une âme de propriétaire. Quant aux vingt mille dollars, tout cela, en fait, n'en valait certainement pas plus de trois ou quatre mille. Plus personne ne voulait de ces vieilles maisons à la lisière des Berkshires, éloignées des endroits à la mode où il y avait des festivals de musique, de la danse moderne, des chasses à courre et autres activités pour snobs. On ne pouvait même pas skier sur ces pentes. Personne ne venait ici. Il n'avait que des voisins âgés, gentils et un peu toqués, les Juke et les Kallikak, qui se balançaient sur leur véranda en attendant la mort, ou qui regardaient la télévision, tandis que le XIXe siècle agonisait doucement dans ce trou de verdure perdu. Pourtant, c'était bien chez lui ; et c'étaient ses bouleaux, ses catalpas, ses marronniers. Ses pauvres rêves de paix. Le patrimoine de ses enfants — un coin isolé du Massachusetts pour Marco, le petit piano pour June peint d'un vert tendre par son père aimant. Ça aussi, comme presque tout le reste, il allait probablement le saboter. Mais au moins, il ne finirait pas ses jours ici comme il l'avait naguère craint. Les étés précédents, alors qu'il tondait la pelouse, assommé de chaleur, il s'appuyait parfois sur la tondeuse et se demandait : Et si je mourais brutalement d'une crise cardiaque ? Où me mettrait-on ? Je devrais peut-être choisir le lieu. Sous l'épicéa ? C'est trop près de la maison. Aujourd'hui, il se disait que Madeleine l'aurait fait incinérer. Ces explications sont insupportables, mais il est indispensable de les fournir. Au XVIIe siècle, la quête passionnée de vérité absolue a cessé afin que l'humanité puisse changer le monde. La pensée a engendré quelque chose de concret. Le mental est devenu également le réel. Libérée de la recherche d'absolus, la vie est devenue agréable. Seule une minorité constituée d'intellectuels fanatiques, de professionnels, a continué de courir après ces absolus. Mais nos révolutions, terreur nucléaire incluse, nous renvoient à la dimension métaphysique. Toute activité pratique a atteint cet apogée ; tout peut à présent disparaître, la civilisation, l'histoire, le sens, la nature. Tout ! Et pour en revenir à la question de Mr. Kierkegaard...

Au Dr. Waldemar Zozo : Vous êtes, Monsieur, le psychiatre de la Marine qui m'a examiné à Norfolk, Virginie, en 1942, je crois, et qui m'a annoncé que j'étais exceptionnellement immature. Je le savais, mais la confirmation par un spécialiste m'a plongé dans de profondes angoisses. Et pour ce qui est des angoisses, je n'étais pas immature. Je pouvais me réclamer de siècles d'expérience. J'ai pris tout cela très au sérieux. Quoi qu'il en soit, j'ai été ensuite réformé pour asthme et non pour infantilisme. Je suis tombé amoureux de l'Atlantique. Ô mer immense au fond réticulé et montagneux ! Mais la brume marine a paralysé ma voix, et pour un officier des transmissions, c'est la fin. En tout cas, assis nu et pâle dans votre box, tandis que j'écoutais les marins à l'exercice dans la poussière, que j'entendais ce que vous disiez de mon caractère et que je sentais la chaleur du Sud, j'ai estimé qu'il ne convenait pas que je me torde les mains. Je les ai gardées sur mes cuisses.

Par haine d'abord, par intérêt objectif ensuite, j'ai suivi votre carrière dans les journaux. Votre article « Troubles existentiels de l'inconscient » m'a récemment enchanté. C'est un véritable morceau d'anthologie. J'espère que vous ne m'en voudrez pas de m'adresser ainsi à vous. Je me sens l'esprit exceptionnellement libre. « Par les chemins vierges » comme l'écrit si merveilleusement Walt Whitman. « Échappé de la vie qui s'exhibe... » Oh, quel fléau que la vie qui s'exhibe, quel fléau ! Vient un temps où tout fils d'Adam ridicule désire paraître devant les autres, avec tous ses tics et ses trucs, toute la gloire de sa laideur autocélébrée, dénudant ses dents sur un sourire, son nez pointu, sa raison tordue, pour leur dire — dans un débordement de narcissisme qu'il interprète comme de la bienveillance : « Je suis ici pour témoigner. Je suis venu pour vous servir de modèle. » Pauvre apparition écervelée !... Échappé, oui, comme le dit Whitman, de la vie qui s'exhibe et « écoutant les mots des langues aromatiques »... Il y a un autre fait curieux. Au printemps dernier, je vous ai croisé au musée des Arts primitifs de la 54e Rue. Qu'est-ce que j'avais mal aux pieds ! J'ai dû demander à Ramona de me laisser m'asseoir. J'ai dit à la femme qui m'accompagnait : « Ne serait-ce pas le docteur Waldemar Zozo ? » Il se trouve qu'elle aussi vous connaissait, et elle m'a apporté des précisions à votre sujet : Vous êtes plutôt riche, vous collectionnez les objets d'art africains, votre fille est une chanteuse folk et bien d'autres détails. J'ai alors réalisé avec acuité à quel point je continuais à vous haïr. Je croyais vous avoir pardonné, pourtant. Intéressant, non ? En vous voyant, en voyant votre sous-pull blanc à col roulé etvotre veste de smoking, votre moustache édouardienne, vos lèvres luisantes, vos cheveux ramenés sur votre calvitie, votre bedaine stérile, vos fesses simiesques (chimiquement vieilles !), j'ai compris avec joie que je vous abhorrais. Vingt-deux ans après, ça m'a fait aussi chaud au cœur que le premier jour !

Son esprit se livra à l'un de ses étranges détours habituels. Herzog ouvrit son carnet crasseux sur une page blanche et, dans l'ombre hachurée par les branches d'un merisier infesté de chenilles arpenteuses, il prit des notes en vue d'un poème. Il allait tenter de composer une Iliade des Insectes à l'intention de Junie. Elle ne savait pas encore lire, mais Madeleine autoriserait peut-être Luke Asphalter à emmener l'enfant à Jackson Park pour qu'il lui lise les épisodes à mesure qu'il les recevrait. Luke était très calé en histoire naturelle. À lui aussi cela ferait du bien. Moses, pâle, tout absorbé par son idée inepte, debout, les épaules voûtées, tenant le carnet derrière son dos, contempla le sol de ses yeux marron tandis qu'il réfléchissait. Les Troyens pourraient être des fourmis. Les Grecs, ceux d'Argos, des insectes aquatiques. Luke lui en trouverait sans doute au bord du lagon où se dressaient ces stupides cariatides. De ces insectes-là, donc, avec leurs longs poils perlés de molécules scintillantes. Hélène, une belle guêpe. Le vieux Priam, un grillon qui suçait la sève des racines, le ventre en forme de truelle pour plâtrer les galeries. Et Achille, un cerf-volant doté de cornes acérées et d'une force terrible, mais condamné, bien que demi-dieu, à une brève existence. Sur le rivage, il cria à sa mère :

« Ainsi parla Achille

Et Thétis l'entendit dans le limon,

Qui était assise à côté de son vieux père

Dans les glorieux et nombreux décombres. »

Il abandonna bientôt ce projet. Ce n'était pas une bonne idée, vraiment pas. D'abord, il était trop instable et il ne parviendrait jamais à fixer son attention dessus. Il se sentait trop bizarre, mélange de clairvoyance et d'humeur noire, d'esprit de l'escalier*, de nobles inspirations, de poésie et d'absurdité, d'idées, d'hyperesthésie — à errer par-ci, par-là, à entendre en lui de la musique puissante mais indéterminée, à voir des choses, des halos violets autour des objets les plus distincts. Son esprit était semblable à cette citerne, de l'eau douce et pure prisonnière sous le couvercle de fer, mais pas tout à fait potable. Il valait mieux finir de peindre le piano pour la petite. Va ! que la griffe ardente de l'imagination s'empare du pinceau vert. Va ! Mais comme la première couche n'était pas encore sèche, il alla se promener dans la forêt et mangea une tranche de pain tirée du paquet logé dans la poche de son trench-coat. Il savait que son frère pouvait surgir à tout moment. Son allure avait choqué Will. Il n'y avait pas à s'y tromper. Je ferais bien de me montrer plus prudent, se dit-il. Il y a des gens qu'on enferme et qui paraissent même faire ce qu'il faut pour cela. Je voulais être pris en charge, et j'ai espéré de tout mon cœur qu'Emmerich me trouverait malade. Mais je n'ai plus l'intention de le faire — je suis responsable, responsable à l'égard de la raison. Il ne s'agit que d'une fièvre passagère. Responsable à l'égard des enfants. Il s'enfonça tranquillement dans les bois, au milieu des feuilles innombrables, vivantes et mortes,vertes et brunes, entre les souches pourrissantes, la mousse, les champignons langues-de-bœuf ; il découvrit un sentier de chasseurs, une piste tracée par les cerfs. Il se sentait plutôt bien ici, plus calme. Le silence le stimulait, et aussi le temps magnifique, le sentiment d'être doucement englobé dans tout ce qui l'entourait Au sein de la vacuité de Dieu, comme il le nota, et sourd à la multiplicité finale des faits, de même qu'aveugle aux distances ultimes. À deux milliards d'années-lumière de là. Les supernovae.

Dans l'éclat du jour, j'ai cheminé

Au sein de la vacuité de Dieu.

À Dieu, il griffonna quelques lignes.

Comme mon esprit a lutté pour être cohérent ! Je n'y ai guère réussi. J'ai cependant désiré faire selon ton inconnaissable volonté, l'acceptant, ainsi que toi, sans autres symboles. Tout ce qui est d'une signification frappante. Surtout quand dépouillée de moi.

Revenant une fois encore à des considérations pratiques, il songea qu'il devrait faire très attention avec Will et ne lui parler qu'en termes concrets de sujets concrets, cette propriété, par exemple, et paraître le plus normal possible. Ne prends surtout pas ton air malin, se dit-il, sinon tu auras des ennuis, et vite. Plus personne ne peut le supporter, pas même ton frère. Par conséquent, surveille ton visage ! Certaines expressions mettent les gens en colère, et en particulier les expressions de sagesse, ce qui risquerait de te mener tout droit chez les cinglés. Et tu l'aurais bien mérité !

Il s'allongea sous les acacias. Au début de l'été, ils se couvraient de grappes de fleurs minuscules mais délicieuses — il regrettait de les avoir manquées. Il s'aperçut que, les bras croisés derrière la nuque, les jambes étendues n'importe comment, il était dans la même position que moins d'une semaine auparavant à New York sur son petit canapé sale. Une semaine seulement — cinq jours ? Incroyable ! Comme il se sentait différent ! Sûr de lui, heureux même dans son excitation, stable. À un moment ou un autre, il lui faudrait de nouveau boire le calice d'amertume. Ce repos et ce bien-être n'étaient qu'un accroc éphémère dans l'étrange doublure ou la soie changeante qui sépare la vie du vide. La vie que tu m'as donnée a été curieuse, voulait-il dire à sa mère, et peut-être que la mort dont j'hériterai se révélera plus curieuse encore. J'ai parfois souhaité qu'elle vienne vite, qu'elle arrive bientôt. Mais je suis toujours du même côté de l'éternité. Tant mieux, car il me reste encore des choses à faire. Et sans bruit, j'espère. Certains de mes objectifs les plus anciens semblent s'être éloignés. Mais j'en ai d'autres. La vie sur cette terre ne peut pas se réduire à une image. Il y a en moi des forces formidables, dont la force d'admiration ou de louange, des vrais pouvoirs, dont celui d'aimer, des pouvoirs très destructeurs, qui font de moi un quasi-idiot parce qu'il me manque l'aptitude nécessaire à les gouverner. Il se peut que je ne finisse pas en cet imbécile invétéré que tout un chacun, y compris toi et moi, me soupçonne d'être. Entre-temps, se débarrasser de certains tourments persistants. Chasser l'hyperactivité de ce visage hyperactif. Et l'offrir plutôt à l'éclat du soleil. Je veux t'adresser, ainsi qu'aux autres, le souhait le plus aimant que j'aie dans le cœur. C'est la seule façon que j'aie d'atteindre... d'atteindre l'incompréhensible. Je ne peux que prier en ce sens. Alors... Paix !

Pendant les deux jours — ou bien était-ce trois ? — qui suivirent, Herzog ne fit qu'envoyer des messages de ce genre et écrire des chansons, des psaumes, des déclarations, couchant sur le papier ce qu'il avait souvent pensé, mais que, par souci de la forme ou de quelque chose de similaire, il avait toujours réprimé. De temps en temps, il se surprenait à peindre de nouveau le petit piano, à manger du pain et des haricots dans la cuisine ou à dormir dans le hamac, et il s'étonnait toujours un peu de constater à quel point il était occupé. Un matin, il regarda le calendrier et tâcha de deviner la date, comptant en silence ou, plutôt, tâtonnant parmi les nuits et les jours. Sa barbe l'informait mieux que son cerveau. Une barbe de quatre jours, apparemment, et il se dit qu'il aurait intérêt à se raser de près avant l'arrivée de Will.

Il alluma un feu et mit une casserole d'eau à chauffer, puis il se savonna les joues au savon noir. Une fois bien rasé, il était extrêmement pâle. Sa figure s'était beaucoup amaigrie. Il venait de reposer son rasoir quand il entendit un ronronnement de moteur en bas du chemin. Il se précipita dans le jardin pour accueillir son frère.

Will était seul dans sa Cadillac. La grosse voiture grimpait lentement la colline, couchant les hautes touffes d'herbe et les joncs sur son passage, tandis que les pierres raclaient le bas de caisse. Will conduisait comme un champion. Il n'était peut-être pas grand, mais il n'y avait rien de timoré chez lui, et pour ce qui était de la belle carrosserie couleur prune, il n'était pas de ceux qui font toute une histoire pour quelques éraflures. Sur le plat, sous l'orme, il laissa le moteur tourner au ralenti. Le pot d'échappement crachait deux dragons de feu, et William descendit, le visage plissé dans le soleil. Il engloba du regard la maison et Moses qui s'avançait avec empressement. Qu'est-ce que Will peut bien ressentir ? se demandait-il. Il doit être consterné. Comment pourrait-il en être autrement ?

« Will ! Comment vas-tu ? » Il étreignit son frère.

« Et toi, Moses ? Tu te sens bien ? » Will pouvait se tenir autant sur la réserve qu'il le voulait, il ne parviendrait jamais à dissimuler ses véritables émotions à son frère.

« Je viens de me raser. J'ai toujours l'air pâle après, mais je me sens parfaitement bien, je t'assure.

— Tu as perdu du poids. Quatre ou cinq kilos peut-être depuis que tu as quitté Chicago. C'est trop, dit Will. Et ta côte ?

— Elle ne me gêne pas du tout.

— Et ta tête ?

— Plus rien. Je me suis reposé. Où est Muriel ? Je croyais qu'elle t'accompagnait.

— Elle a pris l'avion. Je dois la retrouver à Boston. »

Will avait appris à se maîtriser. Et en tant que Herzog, il avait eu du travail. Moses se souvenait de l'époque où Willie aussi avait été expansif, passionné, explosif, sujet à des crises de rage au cours desquelles il flanquait les objets par terre. Une seconde ! Qu'est-ce qu'il avait jeté, déjà ? Une brosse ! Oui, c'était ça ! La grosse brosse à chaussures russe. Will l'avait lancée si fort que le dos verni s'était fendu et détaché, dévoilant les coutures faites de vieux fils poissés ou peut-être de boyaux. Mais c'était il y a longtemps. Trente-cinq ans, ou même plus. Et où était-elle passée, la colère de Willie Herzog ? mon cher frère ? Dans une attitude et un calme, à la fois décorum et (peut-être) esclavage. Les explosions étaient devenues implosions, et à la lumière avaient succédé petit à petit les ténèbres. Peu importait. La vue de Will réveilla en Moses tout l'amour qu'il lui portait. Il semblait fatigué, ridé ; il avait roulé longtemps, il fallait qu'il mange, qu'il se repose. Il avait fait ce long trajet parce qu'il était inquiet pour lui, Moses. Et quelle délicate attention de sa part que de ne pas avoir amené Muriel.

« Tu as fait bon voyage, Will ? Tu as faim ? Tu veux que je t'ouvre une boîte de thon ?

— C'est toi qui as l'air d'avoir besoin de manger. J'ai pris quelque chose en route.

— Bon, viens t'asseoir un moment. » Il le conduisit vers les chaises longues. « C'était très beau ici quand j'entretenais la propriété.

— Voilà donc la maison ? Non, merci, je ne veux pas m'asseoir. Je préférerais visiter. Faire le tour des lieux.

— Oui, c'est la fameuse maison. La maison du bonheur, dit Moses, qui ajouta aussitôt : si, c'est vrai, j'ai été heureux ici. Rien à voir avec toute cette ingratitude.

— La construction paraît solide.

— Du point de vue d'un maçon, elle est sensationnelle. Imagine ce qu'elle coûterait aujourd'hui. Les fondations supporteraient l'Empire State Building. Et je vais te montrer les poutres en châtaignier, équarries à la main. Assemblage à tenons et mortaises. Aucun métal.

— Ça doit être difficile à chauffer.

— Pas trop. Radiateurs électriques.

— J'aimerais bien te vendre le courant. Je gagnerais une fortune... C'est un endroit magnifique, je te l'accorde. Les arbres sont superbes. Combien tu as d'hectares ?

— Vingt en tout. Mais entourés de fermes abandonnées. Pas un voisin à trois kilomètres à la ronde.

— Oh... et c'est bien ?

— Tranquille, en tout cas.

— Et les impôts ?

— Dans les cent quatre-vingt-six dollars par an. Jamais au-delà de cent quatre-vingt-dix.

— Les emprunts ?

— Avec les intérêts, il ne reste plus que deux cent cinquante dollars par an à rembourser.

— Excellent, approuva Will. Maintenant, dis-moi, combien tu as mis dans cette maison, Mose ?

— Je n'ai jamais fait le total. Une vingtaine de milliers de dollars, sans doute. Dont plus de la moitié pour les travaux. »

Will hocha la tête. Les bras croisés, il leva les yeux vers le bâtiment, le visage légèrement tourné — lui aussi avait hérité de cette manie. Seul son regard était d'une perspicacité calme et ferme et non pas rêveur. Moses sut tout de suite ce qu'il en pensait.

Il se le dit à lui-même, en yiddish. In drerd aufn deck. Au bord de nulle part. Aux portes de l'Enfer.

« En soi, c'est une belle propriété. Ce pourrait être un investissement assez intéressant. Bien sûr, sa situation est un peu spéciale. Ludeyville ne figure même pas sur la carte.

— Pas sur celle d'Esso, reconnut Moses. Mais naturellement, l'État du Massachusetts sait très bien où c'est. »

Sans se regarder, les deux frères eurent chacun un léger sourire.

« Allons jeter un coup d'œil à l'intérieur », dit Will.

Moses lui fit visiter la maison en commençant par la cuisine. « Elle a besoin d'être aérée.

— Oui, ça sent un peu le renfermé, mais c'est magnifique. Le plâtre est en parfait état.

— Il faut un chat pour mettre de l'ordre dans les rangs des mulots. Ils hivernent ici. Je les aime bien, mais ils grignotent tout. Jusqu'aux reliures de livres. On dirait qu'ils adorent la colle. Et aussi la cire. La paraffine. Les bougies. Tout ce qui y ressemble. »

Will faisait preuve d'une grande courtoisie à son égard. Il ne l'attaquait pas violemment sur les principes comme Shura l'aurait fait. Il y avait une certaine gentillesse chez lui. Chez Helen aussi, d'ailleurs. Shura aurait dit : « Quel pauvre con tu as été d'engloutir tout ce fric dans cette vieille grange. » Shura était comme ça. Néanmoins, Moses les aimait tous.

« Et l'eau ? demanda Will.

— Alimentation par gravité, à partir d'une source. Il y a aussi deux anciens puits. L'un a été pollué par de l'essence. Un jerrycan qui a fui juste à côté et dont tout le contenu s'est infiltré. Ce n'est pas grave. La source est excellente. La fosse septique est solidement construite. Suffisante pour vingt personnes. Pas besoin d'orangers.

— Comment ça ?

— Eh bien, à Versailles, Louis XIV avait fait planter des orangers parce que les excréments de la cour empestaient l'atmosphère.

— C'est beau d'être cultivé, affirma Will.

— D'être pédant, tu veux dire. » Herzog surveillait ses paroles, s'appliquait à donner l'impression d'être tout à fait normal. Que Will l'étudiât — lui qui était devenu le plus avisé et le plus observateur des Herzog —, c'était on ne peut plus évident. Moses espérait se tirer sans trop de dommages de cet examen. Son visage hagard, fraîchement rasé, jouait contre lui ; tout comme la maison entière (les squelettes dans la cuvette des toilettes, les petites chouettes dans le lustre, le piano à moitié peint, les reliefs de repas, l'absence criante d'une femme); sa visite « inspirée » à Chicago constituait également un mauvais point. Très mauvais. Will devait sûrement remarquer qu'il était dans un état bizarre, les yeux dilatés, enfiévrés, et il n'était pas impossible non plus qu'on voie dans ses larges iris combien son pouls battait vite. Pourquoi faut-il que je sois un homme dont le cœur palpite ainsi... Mais je n'y peux rien. On ne dresse pas les vieux chiens. Je suis comme ça et je resterai comme ça. Alors à quoi bon essayer de changer ? Mon équilibre naît de l'instabilité. Et non de l'organisation ou du courage comme chez les autres. C'est dur, mais c'est ainsi. Et sur ces bases-là, moi aussi — oui, même moi ! — j'arrive à comprendre certaines choses. Et c'est peut-être pour moi la seule manière d'y parvenir. On se sert des outils dont on dispose.

« Tu as peint ce piano, je constate.

— Pour June, expliqua Herzog. Un cadeau. Une surprise.

— Quoi ? » Will éclata de rire. « Tu as l'intention de le lui envoyer ? Ça va te coûter deux cents dollars de transport. Et après, il faudra le réparer, l'accorder. C'est un si bon piano ?

— Madeleine l'a payé vingt-cinq dollars à une vente aux enchères.

— Crois-moi, Moses, tu trouveras un vieux piano tout aussi bon à Chicago dans n'importe quelle brocante. Il y a toujours un tas de vieux instruments qui traînent.

— Ah oui... ? Seulement, j'aime bien cette couleur. » Ce vert pomme, ce vert perroquet, nuance Ludeyville. Insistant, illuminé, le regard de Moses était rivé sur son œuvre. Il se sentait près de céder à une impulsion et de lâcher quelque incongruité. Il ne pouvait pas se le permettre. Sous aucun prétexte il ne devait prononcer la moindre parole risquant d'être interprétée comme irrationnelle. La situation était déjà assez délicate comme ça. Détournant un instant son attention du piano, il jeta un coup d'œil sur l'ombre claire du jardin et s'efforça d'être tout aussi clair. Il se rangea à l'avis de son frère. « Tu as raison. À mon prochain voyage, je lui achèterai un piano.

— Ce que tu as là, c'est une maison de vacances idéale, dit Will. Un peu isolée, mais agréable. À condition de nettoyer un peu.

— Le coin est splendide, et tu vois, on pourrait en faire la résidence secondaire des Herzog. Pour la famille. Tout le monde met un peu d'argent. On débroussaille. On construit une piscine.

— Mais oui, bien sûr. Helen déteste les voyages, tu le sais. Et Shura est tout à fait du genre à venir ici où il n'y a pas de courses de chevaux, pas de parties de cartes, pas de filles, pas de gros bonnets comme lui.

— Il y a des courses de trotteurs pendant la foire de Barrington... Non, je ne pense pas non plus que ce soit une bonne idée. Alors, peut-être qu'on pourrait la transformer en maison de repos. Ou la transporter ailleurs.

— Elle n'en vaut pas la peine. J'ai vu démolir des manoirs qui se trouvaient sur le tracé de nouvelles autoroutes ou dans des quartiers de taudis qu'on rasait. Cette maison ne mérite pas qu'on essaye de la démonter. Tu ne pourrais pas la louer ? »

Considérant son frère avec un humour caustique, Herzog sourit en silence.

« Bon, Mose, il ne me reste plus qu'à te suggérer de la mettre en vente. Mais tu ne rentreras pas dans tes frais.

— Je pourrais travailler et devenir riche. Gagner des tonnes d'argent rien que pour garder cette maison.

— Oui. Tu pourrais, dit gentiment Will à son frère.

— Je me suis mis dans une drôle de situation, n'est-ce pas, Will ? Pour moi. Pour nous — les Herzog, je veux dire. Ça paraît curieux d'en arriver là après être passé par tout le reste. Dans ce magnifique trou de verdure... Je me rends compte que tu te fais du souci pour moi. »

Will, dominant son trouble, tournant vers lui l'un des visages humains les plus intimement familiers et les plus longuement aimés, le regarda d'une manière qui ne trompait pas. « Bien entendu que je suis inquiet. Et Helen aussi.

— Tu n'as pas à te faire de souci pour moi. Je suis dans un état bizarre, mais pas désespéré. Je t'ouvrirais volontiers mon cœur, Will, si je trouvais la commande. Tu n'as aucune raison de te faire du mauvais sang à cause de moi. Mon Dieu, Will, je vais me mettre à pleurer ! Comment est-ce arrivé ? Non, je ne pleurerai pas. C'est seulement l'amour. Ou quelque chose qui pèse comme ça. Oui, c'est sans doute l'amour, et je ne suis pas assez fort pour le repousser. Je ne voudrais pas que tu te méprennes.

— Mose — pourquoi le ferais-je ? » Will chuchotait presque. « Moi aussi, j'éprouve quelque chose de profond pour toi. Un sentiment semblable au tien. Ce n'est pas parce que je suis entrepreneur que je ne comprends pas ce que tu veux dire. Je ne suis pas venu pour t'adresser des reproches, tu sais. Oui, assieds-toi, Mose. Tu as l'air de tenir à peine debout. »

Moses se laissa tomber sur le vieux canapé qui dégageait un nuage de poussière dès qu'on le touchait.

« Je souhaiterais te voir moins agité. Il faudrait que tu manges et que tu dormes. Et probablement que tu te fasses soigner. Quelques jours à l'hôpital, à te la couler douce.

— Will, je suis excité, pas malade. Je ne veux pas être traité comme si j'avais perdu la raison. Je te suis reconnaissant d'être venu. » Il demeura assis, silencieux, entêté, refoulant son envie de pleurer, les larmes qui l'étouffaient. Il avait du mal à parler.

« Prends ton temps, dit Will.

— Je... » Herzog retrouva sa voix et poursuivit distinctement : « Je vais être franc sur un point. Je ne me suis pas tourné vers toi par faiblesse, ni parce que je suis incapable de me débrouiller seul. Ça ne me gênerait pas de me reposer un peu dans un hôpital pendant quelques jours. Si Helen et toi, vous estimez que c'est ça que je dois faire, je n'y vois pas d'objection. Des draps propres, un bain et des plats chauds. Et du sommeil. Ce serait bien agréable. Mais juste quelques jours. Il faut que je passe prendre Marco à son camp de vacances le 16. C'est le Jour des Parents et il m'attend.

— Bien sûr, dit Will. Rien de plus normal.

— Il n'y a pas longtemps, à New York, je me suis imaginé qu'on me mettait à l'hôpital.

— C'était la raison en toi qui parlait, dit son frère. Ce qu'il te faut, c'est du repos sous surveillance. Je l'ai envisagé pour moi aussi. On traverse tous de temps à autre des périodes de ce genre. Bon — il consulta sa montre —, j'ai demandé à mon médecin de téléphoner à un hôpital de la région. À Pittsfield. »

À peine Will eut-il fini de parler que Moses se redressait sur le canapé. Cherchant en vain ses mots, il ne parvint qu'à faire non de la tête. Aussitôt, l'expression de Will se modifia à son tour. Il pensait sans doute qu'il avait prononcé trop abruptement le terme « hôpital », qu'il aurait dû procéder plus graduellement, de manière plus circonspecte.

« Non, dit Moses, continuant à secouer la tête. Non et non. »

L'air affligé de celui qui a commis une erreur tactique, Will resta silencieux. Moses croyait presque entendre ce qu'il avait dit à Helen après avoir versé sa caution, ainsi que la discussion inquiète qu'ils avaient eue à son propos. (« Qu'est-ce qu'on va faire ? Pauvre Mose — peut-être que tout ça l'a rendu fou. Tâchons au moins de prendre un avis autorisé. ») Helen adorait les avis autorisés. La note de vénération quand elle prononçait les mots « avis autorisé » avait toujours amusé Moses. Ainsi, ils avaient pris contact avec le généraliste de Will pour lui demander s'il pouvait, en toute discrétion, organiser son séjour dans un établissement du côté des Berkshires. « Mais je croyais qu'on était d'accord, protesta Will.

— Non, Will. Pas d'hôpital. Je sais que Helen et toi, vous faites ce qu'un frère et une sœur doivent faire. Et je serais tenté de vous suivre. Pour un homme comme moi, c'est une idée séduisante. “Repos sous surveillance.”

— Alors, pourquoi pas ? Si j'avais constaté chez toi une amélioration, je n'aurais peut-être pas abordé le sujet. Mais regarde-toi.

— Je sais, dit Moses. Mais au moment même où je commence à agir de façon rationnelle, tu veux me flanquer entre les mains d'un psychiatre. Et c'est bien un psychiatre que Helen et toi, vous aviez à l'esprit, non ? »

Will ne répondit pas. Il délibéra avec lui-même, puis il soupira et demanda : « Quel mal ça pourrait faire ?

— Avoir été le mari de ces femmes, le père de ces enfants et être venu m'installer dans un endroit comme celui-là, est-ce plus extraordinaire que d'avoir eu un bootlegger pour père ? Nous n'avons jamais pensé qu'il était fou. » Moses esquissa un sourire. « ... tu te rappelles, Will — il avait fait imprimer toutes ces fausses étiquettes : White Horse, Johnnie Walker, Haig & Haig. On s'attablait devant un pot de colle et il brandissait les étiquettes en disant : “Alors, les enfants, qu'est-ce qu'on fabrique aujourd'hui ?”, et nous, de crier, de glapir : “White Horse”, “Teacher's”. Le poêle à charbon chauffait. Des braises pareilles à des dents rouges tombaient dans la cendre. Papa avait de ces jolies bouteilles vert foncé. On ne fait plus de bouteilles comme ça, de cette forme et de cette couleur-là. Mon préféré, c'était le White Horse. »

Will rit doucement.

« Aller à l'hôpital, ce serait bien, reprit Herzog. Mais c'est précisément ce qu'il ne faut pas que je fasse. Il est temps que je cesse de lutter contre cette malédiction — je pense et je comprends. Je saisexactement ce que je dois éviter. Et puis, d'un seul coup, je me retrouve au lit avec celle-là, et je lui fais l'amour. Comme avec Madeleine. J'ai l'impression qu'elle a répondu à un besoin particulier.

— Comment ça, Moses ? » Will vint s'asseoir à côté de lui sur le canapé.

« Un besoin très particulier. J'ignore lequel. Elle a apporté l'idéologie dans mon existence. En rapport avec la catastrophe. Après tout, nous vivons une époque d'idéologie. Peut-être qu'elle n'aurait pas voulu d'un homme qu'elle aimait pour père de son enfant. »

Will sourit devant la manière dont Moses avait formulé cela. « Alors, qu'est-ce que tu comptes faire, maintenant ?

— Autant que je reste. Je ne suis pas très loin du camp de Marco. Oui, c'est ça. Si Daisy accepte, je l'amènerai ici le mois prochain. Bon, et si tu veux bien me conduire à Ludeyville avec mon vélo, je ferai rétablir l'électricité et le téléphone. Tuttle viendra tondre les pelouses. Peut-être que Mrs. Tuttle pourra nettoyer et mettre de l'ordre. Voilà ce que je compte faire. » Il se leva. « Je réparerai la pompe et j'achèterai un peu de nourriture consistante. Viens, Will, dépose-moi chez Tuttle.

— Qui est ce Tuttle ?

— Il dirige tout. C'est le génie de Ludeyville. Un grand type. Il a l'air timide, mais c'est encore une de ses ruses. C'est le démon de ces bois. Il peut faire briller ici la lumière dans moins d'une heure. Il sait tout. Il fait payer trop cher, mais très, très timidement. »

 

Quand Will arriva, Tuttle se tenait près des grandes pompes à essence vétustes et squelettiques. Maigre, ridé, les poils de ses bras noueux décolorés, couleur de farine, il portait une casquette de peintre en coton et, entre ses fausses dents (afin, comme il l'avait expliqué un jour à Herzog, de l'aider à s'arrêter de fumer), il promenait un cure-dent en plastique. « Je savais que vous étiez là-haut, Mr. Herzog, dit-il. Content de vous voir.

— Comment l'avez-vous su ?

— D'abord, à cause de la fumée qui sortait de votre cheminée.

— Ah bon ? Et ensuite ?

— Eh bien, une dame qu'a essayé de vous joindre au téléphone.

— Qui ? demanda Will.

— Une dame qu'appelait de Barrington. Elle a laissé un numéro.

— Seulement un numéro ? dit Herzog. Pas son nom ?

— Miss Harmona ou Armona.

— Ramona, corrigea Herzog. Elle est à Barrington ?

— Tu attendais quelqu'un ? » Will se tourna vers lui sur le siège.

« Personne d'autre que toi. »

Will désirait en savoir davantage. Il insista : « Qui est-ce ? »

À contrecœur, évasif, Moses répondit : « Une dame — une femme. » Puis, abandonnant ses réticences — après tout, pourquoi serait-il embarrassé ? —, il ajouta : « Une femme, une fleuriste, une amie de New York.

— Tu comptes la rappeler ?

— Bien sûr. » Moses aperçut la figure pâle de Mrs. Tuttle qui écoutait depuis l'intérieur de la boutique plongée dans la pénombre. « Je me demande... reprit-il, s'adressant à son mari. Je voudrais rouvrir la maison. Il faudrait rétablir le courant. Mrs. Tuttle accepterait peut-être de m'aider à remettre un peu d'ordre ?

— Oui, certainement. »

Mrs. Tuttle était en tennis et, sous sa robe, le bas de sa chemise de nuit dépassait. Ses doigts aux ongles vernis étaient jaunis par le tabac. Elle avait beaucoup grossi durant l'absence de Herzog, et il nota les dégradations subies par son joli visage, la lourdeur de sa chevelure brune négligée et l'étrange regard distant de ses yeux gris, comme si la graisse dont elle était enrobée agissait comme un opiacé. Il n'ignorait pas qu'elle avait écouté ses conversations avec Madeleine sur la ligne commune. Elle avait sans doute entendu toutes les horreurs qu'ils avaient échangées, les diatribes et les sanglots. Et maintenant, il allait l'inviter à venir travailler chez lui, à balayer, à faire son lit. Elle prit une cigarette à bout filtre, l'alluma à la manière d'un homme puis, au travers du nuage de fumée, considéra Herzog de ses yeux gris léthargiques et dit : « Mais oui, avec plaisir. C'est mon jour de congé au “mortel”. J'ai un emploi de femme de chambre au nouveau “mortel” au bord de la grande route. »

« Moses ! s'écria Ramona au téléphone. Tu as eu mon message. C'est formidable de te savoir chez toi. Tout le monde à Barrington dit que si tu as besoin de quoi que ce soit, tu n'as qu'à appeler Tuttle.

— Bonjour, Ramona. Tu n'as pas reçu mon télégramme de Chicago ?

— Si, Moses. C'était très gentil de ta part, mais je ne pensais pas que tu resterais longtemps absent, et j'avais le pressentiment que tu serais dans ta maison à la campagne. Et comme j'avais de vieux amis à voir à Barrington, j'ai pris la voiture et je suis venue.

— Ah bon ? fit Herzog. Quel jour de la semaine sommes-nous ? »

Ramona éclata de rire. « C'est bien de toi, ça. Pas étonnant que tu fasses perdre la tête aux femmes. On est samedi. Je suis chez Myra et Eduardo Misseli.

— Ah, le violoniste. Je le connais de vue pour l'avoir croisé au supermarché.

— C'est un homme charmant. Tu sais qu'il a étudié la lutherie ? Je suis allée dans son atelier ce matin. Et je me suis dit que je pourrais en profiter pour jeter un coup d'œil à la propriété des Herzog.

— Je suis avec mon frère — Will.

— Formidable ! s'exclama Ramona de sa voix exaltée. Il dort chez toi ?

— Non, il repart tout à l'heure.

— J'adorerais faire sa connaissance. Les Misseli donnent une petite fête en mon honneur. Après dîner. »

Will écoutait, planté à côté de la cabine. Sérieux, inquiets, ses yeux sombres suppliaient silencieusement son frère de ne plus commettre d'erreurs. Je ne peux pas le lui jurer, pensa Moses. À la rigueur, je peux lui dire qu'en ce moment, je n'envisage pas de tomber dans les filets de Ramona ou de quelque autre femme. Le regard de Will avait un air de famille, une lumière brune aussi claire que n'importe quel discours.

« Non, merci, dit Herzog. Pas de fêtes. Je ne me sens pas d'attaque. Mais, écoute, Ramona...

— Je pourrais peut-être passer ? l'interrompit-elle. C'est idiot de se parler comme ça au téléphone. Je suis à huit minutes de chez toi.

— Oui, peut-être, répondit Herzog. Je viens de me souvenir que je devais de toute façon descendre à Barrington, faire des courses et faire rétablir ma ligne téléphonique.

— Tu as donc l'intention de rester quelque temps à Ludeyville ?

— Oui. Marco me rejoindra. Un instant, Ramona. » Il plaqua la main sur le combiné puis demanda à son frère : « Tu pourrais me conduire à Barrington ? » Will, naturellement, acquiesça.

Une dizaine de minutes plus tard, ils retrouvèrent Ramona qui les attendait, souriante. Elle se tenait à côté de sa Mercedes noire, en short et sandales. Elle portait une blouse mexicaine avec, en guise de boutons, des pièces de monnaie. Ses cheveux brillaient, et elle paraissait toute rouge. La tension du moment menaçait son équilibre. « Ramona, dit Moses, je te présente Will.

— Oh, Mr. Herzog, c'est un plaisir de rencontrer le frère de Moses. »

Will, quoique se méfiant d'elle, se montra néanmoins courtois. Sociable, convenable, il avait des manières douces. Herzog lui était reconnaissant de sa politesse, de la réserve charmante qu'il manifestait vis-à-vis de Ramona. Son regard reflétait la sympathie. Il souriait, mais pas trop. À l'évidence, il jugeait la jeune femme extraordinairement séduisante. Il avait dû s'imaginer une mocheté, se dit Herzog.

« Moses, fit remarquer Ramona, tu t'es coupé en te rasant. Partout. Tu as toute la mâchoire écorchée.

— Ah ? » Vaguement préoccupé, il se tâta le visage.

« Vous ressemblez beaucoup à votre frère, Mr. Herzog. Les mêmes traits fins, les mêmes yeux noisette langoureux. Vous ne restez pas ?

— Je dois repartir pour Boston.

— Moi, il fallait à tout prix que je quitte New York. Les Berkshires ne sont-elles pas merveilleuses ? Tellement vertes ! »

Vamp titraient les tabloïds au-dessus de photos de brunes comme elle. Dans les années vingt. C'est vrai que Ramona évoquait ces femmes fatales. Mais elle avait aussi un côté très touchant. Elle luttait, elle se battait. Il lui fallait un courage exceptionnel pour conserver sa position. Dans ce monde-là, une femme qui prend sa vie en charge ! Et son courage était vacillant. Parfois, il chancelait. Elle feignait de fouiller dans son sac parce que sa joue tremblait. Herzog respira le parfum que dégageaient ses épaules. Et, comme toujours, presque, il perçut la réaction cosmique, la stupide réaction masculine — crac. Le claquement sec, ancestral et lascif jailli des entrailles. Crac. Crac.

« Vous ne viendrez pas à notre petite soirée, alors ? regretta Ramona. Quand est-ce que je verrai la maison ?

— Il faut d'abord que je fasse un peu de ménage, répondit Herzog.

— Dans ce cas, on pourrait... Et si on dînait ensemble ? Vous aussi, Mr. Herzog. Moses peut témoigner que mes crevettes rémoulade ne sont pas trop mauvaises.

— Bien mieux que ça. Je n'ai jamais rien mangé de meilleur. Mais Will doit reprendre la route, et toi, tu es en vacances, Ramona. On ne peut pas te demander de faire la cuisine pour trois. Si tu venais plutôt dîner avec moi ?

— Oh, fit Ramona dans un nouvel élan de gaieté. Tu m'invites ?

— Pourquoi pas ? Je vais aller acheter deux steaks d'espadon. »

Will le regardait, un sourire incertain aux lèvres.

« Épatant ! J'apporterai une bouteille de vin, dit la jeune femme.

— Il n'en est pas question. Viens à six heures. On mangera à sept heures et tu auras tout le temps de rentrer pour ta fête. »

D'une voix musicale (était-ce délibéré ? Moses n'arrivait pas à trancher), Ramona dit à Will : « À bientôt, Mr. Herzog. J'espère que nous aurons l'occasion de nous revoir. » Se tournant pour remonter dans sa Mercedes, elle posa l'espace d'une seconde la main sur l'épaule de Moses. « Je compte sur un bon dîner... »

Elle tenait à ce que Will mesure le degré de leur intimité, et Moses ne voyait aucune raison de lui refuser cela. Il l'embrassa.

« On se quitte ici ? demanda Moses à son frère, alors que Ramona démarrait. Je peux appeler un taxi. Je ne voudrais pas te mettre en retard.

— Non, non, je vais te déposer à Ludeyville.

— Je vais juste acheter mon poisson. Et puis du citron. Du beurre. Du café. »

Ils grimpaient la dernière côte avant Ludeyville quand Will demanda : « Je te laisse entre de bonnes mains, Mose ?

— Tu veux savoir si tu peux partir tranquille ? Je crois que oui. Ne t'inquiète pas, Ramona n'est pas trop mal.

— Pas trop mal ? Qu'est-ce que tu veux dire ? Elle est sensationnelle. Mais Madeleine aussi l'était.

— Tu ne me laisses entre les mains de personne. »

Avec une expression gentiment ironique, un air triste et affectueux, Will dit : « Amen. Et en matière d'idéologie ? Elle en a une, elle ?

— Ici, ça ira, devant chez Tuttle. Il me ramènera en pick-up avec les courses et le vélo. Oui, je crois qu'elle en a une. Pour ce qui touche le sexe. Elle en est assez fanatique. Mais ça ne me gêne pas.

— Je vais descendre pour regarder la carte », dit Will.

Tandis que, marchant à pas lents, ils arrivaient à sa hauteur, Tuttle dit à Moses : « Je pense que vous aurez du courant chez vous dans quelques minutes.

— Merci... Tiens, Will, mâche un peu de ces feuilles de cèdre blanc. Elles ont un goût très agréable.

— Ne décide rien tout de suite. Tu ne peux pas te permettre de nouvelles erreurs.

— Je l'ai invitée à dîner. Rien de plus. Après, elle retourne chez les Misseli — sans moi. Demain, on est dimanche. Elle a un magasin à New York et elle ne peut pas rester. Je ne vais pas m'enfuir avec elle. Ni elle avec moi, si c'est comme ça que tu vois les choses.

— Tu as une influence bizarre sur les gens, dit Will. Bon, au revoir, Mose. Muriel et moi, on passera peut-être sur le chemin du retour.

— Je serai toujours célibataire.

— Si tu t'en foutais, ça n'aurait aucune espèce d'importance. Tu pourrais te remarier encore quatre ou cinq fois. Seulement, étant donné l'intensité avec laquelle tu t'investis dans tout... et le don que tu as de faire les choix les plus malheureux...

— Will, tu peux partir l'esprit en paix. Je t'assure... je te le promets. Rien de ce genre n'arrivera. Pas de danger. Au revoir, Will, et merci encore. Quant à la maison...

— Je vais y réfléchir. Tu as besoin d'argent ?

— Non.

— Tu es sûr ? Tu me dis la vérité ? N'oublie pas, c'est à ton frère que tu parles.

— Je sais à qui je parle. » Il saisit Will par les épaules et l'embrassa sur la joue. « Au revoir, Will. À la sortie de la ville, tu prends la première à droite. Tu verras le panneau indiquant l'autoroute. »

Après le départ de son frère, Moses attendit Mrs. Tuttle sur le banc près du cèdre blanc d'où, pour la première fois, il put contempler le village à loisir. Partout sur terre, l'océan paraît avoir servi de modèle à toute la création. Les montagnes lui ressemblent indiscutablement, étincelantes, plongeantes, d'un bleu hautain. Jusqu'à ces pelouses miteuses. Ce qui empêche les maisons de brique rouge de sombrer dans les flots, c'est leur odeur de renfermé. Je la sens flotter près des fenêtres. L'odeur des âmes soutient les murs. Sinon, ils s'écrouleraient à cause des plissements des collines.

« Elle est magnifique la vieille maison que vous avez là, Mr. Herzog, dit Mrs. Tuttle pendant qu'ils grimpaient la colline dans sa guimbarde. Elle a dû vous coûter une petite fortune à aménager. Dommage que vous l'habitiez pas plus souvent.

— Il faudrait nettoyer la cuisine pour que je puisse préparer un repas. Je vous trouverai des balais, des seaux et tout le nécessaire. »

Il cherchait dans l'office en tâtonnant quand la lumière jaillit. Tuttle est un faiseur de miracles, pensa-t-il. Je lui ai demandé vers deux heures, et il ne doit pas être plus de quatre heures et demie ou cinq heures.

Mrs. Tuttle, cigarette aux lèvres, noua un foulard sur sa tête. Sous l'ourlet de sa robe, le nylon couleur pêche de sa chemise de nuit effleurait le sol. Dans le cellier en pierre, Herzog appuya sur le bouton de la pompe. Aussitôt, il entendit l'eau monter et se déverser dans la citerne sous pression. Il brancha la cuisinière. Puis le réfrigérateur ; il ne serait pas froid avant un bon moment. Il eut alors l'idée de mettre le vin à rafraîchir dans la source. Ensuite, il décrocha la faux pour aller dégager la cour afin que Ramona puisse avoir une plus belle vue sur la maison. Mais après avoir coupé quelques gerbes, il ressentit de nouveau une douleur au thorax. Il n'était pas assez en forme pour se lancer dans une telle entreprise. Il s'étendit sur la chaise longue, face au sud. Dès que le soleil commença de décliner, les grives solitaires entamèrent leur concert, et tandis qu'elles chantaient leurs notes douces et violentes destinées à chasser les intrus, les merles se rassemblaient pour la nuit. Peu avant le crépuscule, ils s'envoleraient des arbres par vagues, vague après vague, pour regagner d'un trait leurs nids au bord de l'eau, distants de quatre ou cinq kilomètres.

Savoir que Ramona allait venir le troublait certes un peu. Ils dîneraient. Elle l'aiderait à laver la vaisselle, puis il la raccompagnerait à sa voiture.

Je ne vais pas rejouer les bizarreries de la vie. On n'a pas besoin de mon aide pour ça.

L'ombre gagna un versant des collines qui prit une couleur bleue plus intense ; l'autre demeurait encore blanc et vert. Les oiseaux donnaient de la voix.

De toute façon, puis-je prétendre avoir réellement le choix ? Je me regarde et je vois un torse, des cuisses, des pieds — une tête. Cet étrange organisme, je sais qu'il mourra. Et à l'intérieur — quelque chose, quelque chose, le bonheur... « Tu m'émeus. » Cela ne laisse pas le choix. Quelque chose produit une force, un sentiment sacré, de même que les orangers produisent l'orange, l'herbe le vert, les oiseaux la chaleur. Certains cœurs dégagent davantage d'amour et d'autres moins, sans doute. Cela a-t-il un sens ? D'aucuns disent que le cœur produit le savoir. « Je sens mon cœur et je connais les hommes*. » Son esprit se détacha aussi de son français. Moi, je ne pourrais sûrement pas en dire autant. J'ai le visage trop aveugle, l'esprit trop étroit, des instincts trop limités. Mais cette force, n'a-t-elle aucun sens ? Est-ce une joie stupide qui fait s'exclamer cet animal, le plus bizarre des animaux ? Et il prend cette réaction pour un signe, une preuve d'éternité ? Et il l'a au-dedans de lui ? Je ne peux pas le prouver. « Tu m'émeus. » « Mais qu'est-ce que tu veux, Herzog ? » « Tout simplement ça — ne pas être solitaire. Je suis plutôt content d'exister, d'être ainsi qu'on l'a voulu, et pour le temps où je resterai dans ces lieux. »

Il se dit ensuite qu'il allumerait des bougies pour le dîner, parce que Ramona les aimait bien. Il devait y en avoir une ou deux dans la boîte à fusibles. D'abord, il alla chercher les bouteilles dans la source de la forêt. Les étiquettes s'étaient décollées et le verre était bien frais. Le froid vif de l'eau était agréable.

Sur le chemin du retour, il cueillit des fleurs pour décorer la table. Il se demanda s'il y avait un tire-bouchon dans le tiroir. Madeleine l'avait-elle emporté à Chicago ? Peut-être que Ramona en aurait un dans sa Mercedes. Une pensée déraisonnable. Un clou ferait l'affaire, si nécessaire. On pouvait aussi casser le goulot des bouteilles comme dans les vieux films. En attendant, il remplit son chapeau de roses, celles du rosier grimpant qui s'enlaçait autour de la gouttière. Les épines étaient encore trop vertes pour piquer fort. Près de la citerne, il y avait des lis d'un jour, des jaunes. Il en cueillit quelques-uns, mais ils se fanèrent sur-le-champ. Dans le jardin déjà sombre, il regarda s'il voyait des pivoines. Peut-être certaines avaient-elles survécu. Il lui apparut soudain qu'il risquait de commettre une erreur. Il s'immobilisa, écouta le bruit rythmique du balai de Mrs. Tuttle. Cueillir des fleurs ? Un geste prévenant, aimant. Comment serait-il interprété ? (Il eut un léger sourire.) D'un autre côté, il lui suffisait de connaître ses propres sentiments et on ne pourrait pas utiliser les fleurs, non, on ne s'en servirait pas contre lui. Aussi, il les garda. Il tourna son visage ténébreux vers la maison. Il fit le tour et entra par la porte de devant. Il se demandait quelle autre preuve de santé mentale il serait à même de fournir en plus du fait d'avoir refusé d'aller à l'hôpital. Cesser d'écrire des lettres, peut-être. Oui, c'était bien ce qui s'annonçait. Savoir qu'il en avait terminé avec ces lettres. Ce qui l'avait possédé au cours de ces derniers mois, cet envoûtement, il semblait sur le point d'en être délivré, délivré pour de bon. Il posa son chapeau plein de roses et de lis d'un jour sur le piano à moitié peint, puis il monta dans son bureau, tenant les deux bouteilles de vin dans une main, pareilles à une paire de massues. Marchant sur ses notes et ses papiers, il alla s'allonger sur son fauteuil Récamier. Il s'étira, prit une profonde inspiration, puis contempla le grillage de la moustiquaire arraché par le chèvrefeuille et écouta le frottement régulier du balai de Mrs. Tuttle. Il voulait lui dire d'asperger le sol. Elle soulevait trop de poussière. D'ici quelques minutes, il lui crierait d'en haut : « Mouillez par terre, Mrs. Tuttle. Il y a de l'eau à l'évier. » Mais pas tout de suite. Pour le moment, il n'avait de messages pour personne. Rien. Pas un seul mot.