Dans le taxi qui roulait le long des rues écrasées de chaleur, bordées d'immeubles de brique et de pierre brune serrés les uns contre les autres, Herzog se tenait à la poignée, ses grands yeux fixés sur le panorama new-yorkais. Les formes carrées, colorées et vivantes, lui procuraient un sentiment de mouvement inéluctable, intime presque. Il avait l'impression d'en faire partie — d'être dans les chambres, dans les magasins, dans les caves — et en même temps, il sentait le danger de ces multiples sollicitations. Mais tout irait bien. Il était surexcité. Il lui fallait calmer ses nerfs tendus à l'excès, emballés, étouffer le feu sombre qui brûlait en lui. Il rêvait de l'Atlantique — le sable, l'odeur de l'océan, les bienfaits de l'eau froide. Il savait qu'après un bain de mer, ses pensées seraient plus lucides, plus claires. Sa mère croyait en les vertus des bains de mer. Mais elle était morte si jeune. Et lui, il ne pouvait pas encore se permettre de mourir. Les enfants avaient besoin de lui. Il avait le devoir de vivre. D'être sain d'esprit, de vivre et de veiller sur les petits. C'est pourquoi, les yeux irrités, il fuyait la fournaise de la ville. Il fuyait les responsabilités, les problèmes pratiques et il fuyait Ramona aussi. Il y a des moments où on désire se terrer comme un animal. Bien qu'il ignorât ce qui l'attendait sinon l'espace confiné du train qui l'obligerait à rester tranquille (on ne peut pas courir dans un train) et qui, traversant le Connecticut, le Rhode Island et le Massachusetts, le conduirait jusqu'à Woods Hole, son raisonnement était solide. Le bord de la mer est bon pour les fous — à condition qu'ils ne soient pas trop fous. Il était prêt. Ses belles fringues étaient dans le sac sous ses pieds, et le chapeau de paille au ruban rouge et blanc ? Il était sur sa tête.

Tout à coup, alors que le soleil chauffait le siège du taxi, il prit conscience que son esprit furieux lui échappait de nouveau et qu'il allait se remettre à écrire des lettres. Cher Smithers, commença-t-il, L'autre jour au déjeuner — ces déjeuners officiels qui me font horreur ; mon arrière-train se paralyse, mon sang se gorge d'adrénaline ; et mon cœur ! Je m'efforce de paraître normal, mais mon visage se fige d'ennui, mon imagination déverse de la soupe et de la sauce sur tout le monde, et j'ai envie de crier ou de m'évanouir — on nous a demandé de suggérer des sujets pour de nouvelles conférences et j'ai proposé un cycle sur le mariage. J'aurais pu tout aussi bien dire « cassis » ou « groseilles ». Smithers est extrêmement content de son sort. Les hasards de la naissance. Qui sait ce qui peut se produire ? Mais son sort à lui, c'était d'être Smithers, et quelle chance formidable. Il ressemble à Thomas E. Dewey. Le même écart entre les dents de devant, la moustache bien taillée. Tiens, Smithers, j'ai une excellente idée pour un nouveau cours. Vous, les bureaucrates, vous devez vous reposer sur des gens comme moi. Ceux qui suivent les cours du soir se moquent de la culture. Ce dont ils ont besoin, ce dont ils ont soif, c'est de bon sens, de clarté, de vérité — ne serait-ce qu'un atome de tout cela. Les gens meurent — ce n'est pas une métaphore — par manque d'une réalité à rapporter chez eux à la fin de la journée. Regarde comme ils sont disposés à accepter les plus extravagantes des absurdités. Ô Smithers, mon frère moustachu ! quelle responsabilité nous incombe dans ce pays de vaches grasses qui est le nôtre ! Réfléchis à ce que l'Amérique pourrait signifier aux yeux du monde, puis vois ce qu'elle est. Quelle race elle aurait pu engendrer. Mais regarde-nous — toi, moi. Lis le journal, si tu peux le supporter.

Le taxi avait dépassé la 30e Rue et il y avait au coin un bureau de tabac où, un an plus tôt, Herzog était entré acheter une cartouche de Virginia Rounds pour sa belle-mère, Tennie, qui habitait à une rue de là. Il se rappelait avoir téléphoné d'une cabine pour la prévenir qu'il montait. Il faisait sombre à l'intérieur et la paroi en tôle était par endroits noircie par le frottement. Chère Tennie, Peut-être que nous pourrons discuter à mon retour de la mer. Le message que tu m'as fait parvenir par l'intermédiaire de Maître Simkin pour t'étonner que je ne vienne plus te voir est, pour le moins, difficile à comprendre. Je sais que tu n'as pas eu une vie toute rose. Tu n'as pas de mari. Tennie et Pontritter étaient divorcés. Le vieil homme de théâtre habitait la 57e Rue où il dirigeait une école d'art dramatique, tandis que Tennie avait un deux-pièces dans la 31e qui ressemblait à un décor, rempli des souvenirs des triomphes de son ex-mari. Son nom se détachait sur toutes les affiches :

 

PONTRITTER MET EN SCÈNE EUGENE O'NEILL, TCHEKHOV

 

Quoique divorcés, ils continuaient à se voir. Pontritter emmenait Tennie se promener dans sa Thunderbird. Ils assistaient à des premières, dînaient ensemble. C'était une femme mince de cinquante-cinq ans, un peu plus grande que son ex-mari. Pon était solidement charpenté, dominateur, et son visage brun, renfrogné, respirait l'intelligence et l'autorité. Il aimait les costumes espagnols, et la dernière fois que Herzog l'avait vu, il portait un pantalon en toile blanc coupé façon torero et des espadrilles. Des mèches blanches grossières, isolées, poussaient avec vigueur sur son crâne bronzé. Madeleine avait hérité de ses yeux.

Pas de mari. Pas de fille, écrivit Herzog. Il recommença : Chère Tennie, Je suis allé voir Simkin pour une certaine affaire, et il m'a dit : « Tu as fait de la peine à ta belle-mère. »

Simkin, assis dans son bureau, occupait un somptueux fauteuil Sykes sous des rangées d'énormes ouvrages de droit. L'homme naît pour devenir orphelin et laisser des orphelins derrière lui, mais un fauteuil comme celui-là, quand on peut se l'offrir, est d'un grand réconfort. De fait, Simkin était plutôt allongé qu'assis. Avec son dos large et épais, ses courtes cuisses, sa tête hirsute et agressive, ses petites mains timidement croisées sur son ventre, il s'adressa à Herzog sur un ton hésitant, presque débonnaire. Il l'appela « Professeur », mais sans ironie. Bien que brillant avocat, fort riche, il respectait Herzog. Il avait une faiblesse pour les esprits nobles quelque peu perturbés, les gens aux impulsions morales comparables à celles de Moses. Désespérant ! Il considérait très probablement Herzog comme un être éploré, puéril, qui s'efforçait de conserver sa dignité. Il remarqua le livre posé sur ses genoux, car Herzog avait l'habitude de prendre un livre pour lire dans le métro ou le bus. C'était quoi ce jour-là ? Simmel sur la religion ? Teilhard de Chardin ? Whitehead ? Ça fait des années que je ne suis plus vraiment capable de me concentrer. Quoi qu'il en soit, Simkin était là, petit, râblé, les yeux couronnés de sourcils broussailleux, qui le regardait. Pendant la conversation, sa voix était ténue, douce, à peine audible, mais quand il répondit au signal de sa secrétaire et brancha l'interphone, elle enfla soudain. Il lança d'une voix forte, comminatoire : « Ouais ?

— Mr. Dienstag au téléphone.

— Qui ? Ce schmuck ? J'attends sa déclaration sous serment. Dites-lui que la plaignante va lui arracher les yeux s'il ne la présente pas. Il a intérêt à l'apporter cet après-midi, cette tête de nœud, ce schmegeggy ! » Amplifiée, sa voix roulait comme l'océan. Il coupa la communication puis, de son ton caressant, il reprit à l'intention de Herzog : « Vei, vei ! J'en ai assez de ces divorces. Tu parles d'une situation ! Tout est de plus en plus corrompu. Il y a dix ans, je croyais que je parviendrais à m'y faire. J'avais l'impression d'être suffisamment matérialiste — réaliste, cynique. Mais je me trompais. C'est trop. Ce schnock de pédicure — quelle mégère il a épousée ! Elle commence par dire qu'elle ne veut pas d'enfants, puis elle en veut, n'en veut plus, en reveut. Finalement, elle lui flanque son diaphragme à la figure. Passe à la banque. Retire trente mille dollars de leur coffre. Raconte qu'il a voulu la précipiter devant une voiture. Se bagarre avec la mère de Dienstag à propos d'une bague, de fourrures, d'un poulet ou de Dieu sait quoi. Et ensuite, le mari découvre des lettres qu'elle a reçues d'un autre homme. » De ses petites mains Simkin frotta sa tête maligne et massive, puis il montra ses petites dents régulières, dures comme le fer, comme s'il s'apprêtait à sourire, mais ce n'était qu'un préliminaire délibéré. Il poussa un soupir compatissant. « Tu sais, Professeur, Tennie souffre de ton silence.

— Oui, je veux bien le croire. Mais je ne peux pas encore me résoudre à passer la voir.

— Une femme adorable. Et quelle famille d'excités ! Je ne fais que transmettre le message, parce qu'elle me l'a demandé.

— Bon.

— Une femme très bien, Tennie...

— Je sais. Elle m'a tricoté une écharpe. Ça a pris un an. Je l'ai reçue par la poste le mois dernier. Il faudrait que je la remercie.

— Oui, pourquoi pas ? Ce n'est pas une ennemie. »

Simkin l'aimait bien, Herzog n'en doutait pas. Mais un homme à l'esprit pratique comme Simkin avait besoin d'exercer ses talents, et une dose de méchanceté le maintenait en forme. Un type comme Moses Herzog, un peu cinglé ou dépourvu, lui, d'esprit pratique mais intellectuellement ambitieux, vaguement arrogant aussi, un type gâté et vain dont la femme venait de lui être enlevée dans des circonstances fort drôles (beaucoup plus drôles que l'affaire du pédicure qui amena Simkin à joindre ses petites mains avec un petit cri de feinte horreur) — ce Moses était irrésistible pour quelqu'un comme Simkin qui adorait à la fois plaindre et moquer. C'était un professeur ès Réalité. Comme tant d'autres. Je les attire. Himmelstein en est également un, mais cruel. C'est la cruauté qui m'agace, pas le réalisme. Bien entendu, Simkin n'ignorait rien de la liaison de Madeleine avec Valentin Gersbach, et ce qu'il ne savait pas encore, ses amis Pontritter et Tennie s'empresseraient de le lui apprendre.

Tennie avait mené une vie de bohème durant trente-cinq ans, suivant partout son mari comme si elle avait épousé un épicier et non un génie du théâtre, faisant figure de gentille grande sœur aux longues jambes. Seulement, les jambes étaient mal en point et ses cheveux teints devenaient raides, pareils à des piquants. Elle portait des lunettes papillon et des bijoux « abstraits ».

Que se passerait-il si je passais chez toi ? demanda Herzog. Je m'assiérais aimablement dans ton salon, alors que j'aurais envie d'exploser en raison des offenses que ta fille m'a infligées. Les mêmes offenses que tu as acceptées de Pontritter et que tu lui as pardonnées. Elle lui fait sa déclaration d'impôts. Classe ses dossiers, lui lave ses chaussettes. La dernière fois, j'ai vu les chaussettes du vieil homme en train de sécher sur le radiateur de la salle de bains. Et elle me disait combien elle était heureuse maintenant qu'elle avait divorcé — libre d'aller où elle voulait et de cultiver sa personnalité. Je te plains de tout mon cœur, Tennie.

Mais ta fille, cette beauté, cette maîtresse femme est venue chez toi en compagnie de Valentin, n'est-ce pas, et elle t'a envoyée au zoo avec ta petite-fille pendant qu'ils faisaient l'amour dans ton lit. Lui et sa crinière rousse, elle en dessous avec ses yeux bleus. Qu'est-ce que je suis censé faire — te rendre visite pour discuter théâtre et gastronomie ? Tennie lui vanterait ce restaurant grec de la Dixième Avenue. Elle lui en avait déjà parlé une demi-douzaine de fois. « Un ami (Pontritter en personne, bien sûr) m'a emmenée dîner au Marathon. C'est vraiment différent de tout. Tu sais, les Grecs préparent de la viande hachée et du riz enveloppés dans des feuilles de vigne et assaisonnés de très intéressantes épices. Tous ceux qui en ont envie peuvent danser seuls. Les Grecs n'ont aucune inhibition. Il faudrait que tu voies ces gros types ôter leurs chaussures et danser devant la foule des clients. » Éprouvant un obscur sentiment de tendresse à son endroit, Tennie s'adressait à lui avec une affection et une gentillesse de petite fille. Ses dents ressemblaient aux dents qui poussent d'une enfant de sept ans.

Oh, oui, pensa Herzog. Elle a une vie pire que la mienne. Divorcée à cinquante-cinq ans, exhibant encore ses jambes sans se rendre compte qu'elles sont d'une maigreur squelettique. Et le diabète. Et la ménopause. Et malmenée par sa fille. Pour se protéger, Tennie manifeste aussi un peu de méchanceté, d'hypocrisie et de fourberie, mais peut-on le lui reprocher ? Certes, elle nous a donné ou prêté — c'était selon les jours un cadeau de mariage ou un prêt — des couverts mexicains en argent faits main et elle désire les récupérer. C'est pourquoi elle m'a fait savoir par l'intermédiaire de Simkin qu'elle se sentait froissée. Elle ne tient pas à perdre son argenterie. Ce n'est pas entièrement du cynisme, non plus. Elle veut qu'on reste amis et elle veut aussi ses couverts. C'est son trésor. Ils sont dans le coffre, à Pittsfield. Trop lourds pour les trimballer jusqu'à Chicago. Je te les rendrai, naturellement. Petit à petit. Je n'ai jamais pu m'accrocher aux objets de valeur — argent, or. Chez moi, l'argent n'est pas un moyen. C'est moi qui suis le moyen de l'argent. Il me file entre les doigts — impôts, assurances, emprunts immobiliers, pensions alimentaires, loyers, avocats. Toutes ces dépenses stupides représentent des fortunes. Si j'épousais Ramona, ce serait peut-être plus facile.

Dans le quartier de la confection, le taxi se trouva bloqué par des camions. Les machines électriques grondaient dans les ateliers et toute la rue tremblait. On aurait dit qu'on déchirait les tissus au lieu de les coudre. La rue était inondée, noyée sous un déferlement de bruit. Sur la chaussée, un Noir poussait un chariot rempli de manteaux de femmes. Il avait une superbe barbe et soufflait dans une trompette d'enfant toute dorée. On ne l'entendait pas.

La voie se dégagea et le taxi avança cahin-caha en première puis, dans une secousse, en seconde. « Bon Dieu, ça se traîne », dit le chauffeur. Il vira dans Park Avenue et Herzog se cramponna à la poignée cassée de la vitre. Impossible de l'ouvrir, mais cela valait mieux, sinon la poussière se serait engouffrée à l'intérieur de la voiture. On démolissait et on construisait. L'avenue était envahie par les bétonnières, par l'odeur de sable mouillé et de ciment gris et poudreux. Dans le sol on enfonçait les piliers à coups de pilon, tandis que dans le bleu du ciel frais et délicat des structures en acier s'élançaient, interminables et avides. Des poutrelles orange se balançaient comme des fétus de paille aux flèches des grues. En dessous, dans la rue où les bus crachaient des nuages empoisonnés de carburant bon marché et où les voitures étaient pare-chocs contre pare-chocs, on étouffait au sein des grincements, du fracas des machines et de la foule animée d'une détermination farouche — quelle horreur ! Il fallait qu'il arrive vite à la mer où il pourrait respirer. Il aurait dû prendre l'avion, mais il l'avait assez pris l'hiver dernier, en Pologne. Les appareils de la compagnie aérienne polonaise étaient vieux. Il avait décollé de l'aéroport de Varsovie sur le siège de devant d'un bimoteur de la LOT, les pieds plantés sur la cloison et la main plaquée sur son chapeau. Il n'y avait pas de ceintures de sécurité. Les ailes étaient cabossées, les capots roussis. À l'arrière, des sacs de courrier et des caisses glissaient. Ils avaient volé au milieu des nuages de neige tourmentés au-dessus d'une succession de forêts polonaises blanchies, de champs, de mines, d'usines et de rivières coincées entre leurs berges, un relief morcelé où alternaient le blanc et le brun.

Toujours est-il que des vacances se devaient de débuter par un voyage en train comme lorsqu'il était enfant à Montréal. La famille au complet prenait le tramway pour Grand Trunk Station avec un panier (en lattes de bois minces et fragiles) rempli de poires trop mûres achetées à bas prix par Jonah Herzog au marché de Rachel Street, des fruits tavelés, blets, un régal pour les guêpes, presque pourris, mais qui sentaient merveilleusement bon. Et dans le train, sur le revêtement vert des sièges, rugueux et usé, papa Herzog pelait les fruits à l'aide de son couteau russe à manche de nacre. Il épluchait en serpentins, coupait avec une efficacité européenne. Pendant ce temps-là, la locomotive hurlait et les wagons aux flancs cloutés de fer s'ébranlaient. Le soleil et les poutrelles divisaient la suie en motifs géométriques. Le long des murs des usines poussaient des mauvaises herbes noircies. Une odeur de malt s'élevait des brasseries.

Le train traversait le Saint-Laurent. Moses appuya sur la pédale, et par le fond de l'entonnoir de la cuvette tachée, il vit le fleuve agité. Puis il se mit à la fenêtre. L'eau brillait et cernait de grands blocs de rochers avant de tourbillonner, écumante, aux abords des rapides de Lachine qui l'avalaient dans un grondement. Sur l'autre rive, il y avait Caughnawaga où les Indiens vivaient dans des cahutes montées sur pilotis. Venaient ensuite les champs brûlés par l'été. Les fenêtres étaient ouvertes. L'écho du train se répercutait sur le chaume comme une voix au milieu d'une barbe. La locomotive semait des cendres et de la suie sur les fleurs flamboyantes et les épis velus.

Mais tout ça remontait à quarante ans. Aujourd'hui, les trains, tubes fractionnés d'acier étincelant, sont striés, conçus pour la vitesse. Il n'y a pas de poires, pas de Willie, pas de Shura, pas de Helen, pas de maman. Descendant du taxi, il se rappela comment sa mère mouillait son mouchoir contre ses lèvres pour le débarbouiller. Il n'avait pas à évoquer ce souvenir, il le savait, et coiffé de son canotier, il se dirigea vers Grand Central. Il appartenait désormais à la génération adulte, et c'était à lui de faire sa vie, s'il le pouvait. Néanmoins, il n'avait pas oublié l'odeur de la salive de sa mère sur le mouchoir en ce matin d'été dans les profondeurs de la gare canadienne, ni le fer peint en noir ni le merveilleux cuivre. Tous les enfants ont des joues et toutes les mères de la salive afin de les nettoyer avec tendresse. Ces choses-là, ou bien elles comptent, ou bien elles ne comptent pas. Ça dépend de l'univers, de ce qu'il est. Des souvenirs aussi vifs sont sans doute symptômes de désordre. Pour lui, penser constamment à la mort était un péché. Mène ta charrette et ta charrue par-dessus les ossements des morts.

 

Dans la foule de la gare de Grand Central, et en dépit de tous ses efforts, Herzog ne parvint pas à rester maître de sa raison. Il sentait tout lui échapper au milieu du grondement en sous-sol des machines, des voix et des bruits de pas alors qu'il empruntait les couloirs éclairés par des lumières — on aurait dit des yeux de graisse dans un bouillon jaune —, entouré de l'odeur forte et suffocante du New York souterrain. Le col de sa chemise se mouilla et la sueur dégoulina de ses aisselles le long de ses côtes tandis qu'il prenait son billet, puis un exemplaire du Times et qu'il s'apprêtait à acheter une barre de Caramello Cadbury, mais qu'il se refusa en se rappelant l'argent dépensé pour ces nouveaux vêtements qui ne lui iraient plus s'il mangeait trop de glucides. Ce serait donner la victoire au camp adverse que de devenir gros, les joues flasques, morose, les hanches larges, du ventre, le souffle court. Et puis cela ne plairait pas à Ramona, et ce qu'aimait ou n'aimait pas Ramona avait une importance considérable. Il envisageait sérieusement de l'épouser, même si, à cet instant, il semblait sur le point de monter dans le train pour lui échapper. Mais c'était aussi dans l'intérêt de Ramona, puisqu'il avait les idées tellement embrouillées — il se sentait à la fois visionnaire et troublé, fiévreux, traumatisé, furieux, querelleur, chancelant. Il allait lui téléphoner au magasin, seulement, il ne lui restait qu'un nickel de monnaie, pas la moindre dime. Il lui faudrait casser un billet, et il ne voulait ni bonbon ni chewing-gum. Il pensa lui télégraphier, mais jugea que cela risquait d'être interprété comme une marque de faiblesse.

Sur le quai étouffant de Grand Central, après avoir posé son sac à ses pieds, il ouvrit le volumineux Times dont le bord des pages s'effilochait. Les chariots électriques fonçaient en silence autour de lui, chargés de sacs postaux, cependant qu'il déchiffrait les nouvelles avec difficulté. Ce n'était qu'une bouillie de caractères noirs et menaçants CourseàlaluneberlinKroutchavertitcomitégalactiquerayonsXPhouma.

Il aperçut à vingt pas de lui le visage au teint clair d'une femme d'allure indépendante, coiffée d'un chapeau de paille d'un noir brillant qui lui plongeait le front dans l'ombre et dont les yeux, même dans l'obscurité pointillée de lumières, le frappaient avec une force qu'elle aurait été incapable d'imaginer. Des yeux peut-être bleus, peut-être verts, peut-être même gris — il ne le saurait jamais. Une certitude, en tout cas, c'étaient des yeux de garce. Ils exprimaient une arrogance féminine qui exerçait sur lui un pouvoir sexuel immédiat ; il le ressentit de nouveau, à cet instant précis — devant ce visage rond, ce regard pâle de garce, ces jambes fières.

Je vais écrire à tante Zelda, décida-t-il soudain. Il ne faudrait pas qu'ils se figurent pouvoir s'en tirer comme ça — me tourner en ridicule, me faire marcher de cette façon. Il replia l'épais journal, puis s'empressa de grimper dans le train. La fille aux yeux de garce était sur l'autre quai, bon débarras. Il entra dans un wagon à destination de New Haven, et la portière rigide de couleur brun-roux se referma derrière lui sur ses gonds pneumatiques dans un chuintement. L'air était froid à l'intérieur, climatisé. Il était le premier, libre de choisir son siège.

Il s'installa, tassé sur lui-même, son sac serré contre sa poitrine, son bureau portable, et se mit à griffonner dans son carnet à spirale. Chère Zelda, Naturellement, tu te dois d'être loyale envers ta nièce. Je ne suis qu'un étranger. Herman et toi, vous me disiez que je faisais partie de la famille. Si j'avais été assez bête pour croire (à mon âge) à ces idioties, à cet appel « du fond du cœur » au sentiment familial, eh bien, j'aurais mérité ce qui m'est arrivé. En raison de ses liens passés avec la pègre, j'étais flatté de l'affection que me témoignait Herman. Je débordais de fierté et de bonheur à l'idée qu'il me considère comme un « chic type ». Cela signifiait que ma vie intellectuelle chaotique, moi pauvre soldat de la culture, n'avait pas affecté mes qualités humaines. Et si j'avais publié un livre sur les Romantiques ? Un homme politique membre de la section démocrate du comté de Cook qui était en relation avec le Syndicat, les collecteurs de fonds, les rois de la politique, Cosa Nostra et tous les gangsters me trouvait de bonne compagnie, heimisch, et m'emmenait aux courses, aux matches de hockey. Mais Herman est encore plus en marge du Syndicat que le pauvre Herzog ne l'est du monde réel, et tous deux se sentent chez eux dans un environnement agréable, heimisch, et ils adorent les bains russes et le thé, le poisson fumé et les harengs qu'on mange après. Pendant que, sans repos, les femmes complotent à la maison.

Tant que j'étais le bon petit mari de Mady, j'étais quelqu'un d'adorable. Et d'un seul coup, parce que Madeleine a jugé bon de me jeter dehors, oui, d'un seul coup, je suis devenu un chien enragé. La police était prévenue contre moi et il a été question de m'enfermer dans une institution. Je n'ignore pas que mon ami Sandor Himmelstein, qui est aussi l'avocat de Madeleine, a téléphoné au Dr. Edvig pour lui demander si j'étais assez fou pour être interné à Manteno ou à Elgin. Toi et les autres, vous avez cru Madeleine sur parole à propos de mon état mental.

Or, tu savais parfaitement ce qu'elle manigançait — tu savais pourquoi elle quittait Ludeyville pour Chicago, pourquoi il fallait que je trouve là-bas un travail pour Valentin Gersbach, tu savais que je cherchais une maison pour les Gersbach et que je m'occupais d'inscrire le petit Ephraim Gersbach dans une école privée. Il doit être bien ancré et primitif le sentiment que les gens — les femmes — ont vis-à-vis d'un mari trompé, et je sais à présent que tu as aidé ta nièce en demandant à Herman de m'éloigner et de m'emmener au match de hockey.

Herzog n'en voulait pas à Herman — il ne croyait pas qu'il avait trempé dans la conspiration. Les Blackhawks contre les Maple Leafs. Oncle Herman, doux, brave, intelligent, malin, en mocassins noirs et pantalon sans ceinture, le feutre mou posé sur son crâne comme un casque de pompier, la poche de la chemise ornée d'une minuscule gargouille. Sur la patinoire, les joueurs s'agitaient comme des frelons — vifs, rembourrés, jaunes, noirs, rouges, fonçant, fauchant, tourbillonnant sur la glace. Au-dessus des gradins, la fumée de cigarettes planait comme un nuage de poudre éclairante, explosive. Par l'intermédiaire des haut-parleurs, la direction suppliait les spectateurs de ne pas lancer des pièces de monnaie qui risqueraient de se prendre dans les lames des patins. Herzog, les yeux cernés, s'efforçait de se détendre aux côtés de Herman. Il gagna même un pari puis l'invita à manger un cheese-cake chez Fritzl. Tous les grands noms de Chicago étaient là. Qu'est-ce qu'oncle Herman pouvait bien penser ? À supposer que lui aussi sache que Madeleine et Gersbach étaient ensemble ? Malgré l'air conditionné de la voiture pour New Haven, Herzog sentit son visage se couvrir de sueur.

En mars dernier quand je suis rentré d'Europe, dans tous mes états, et que je suis arrivé à Chicago voir ce que je pourrais éventuellement faire pour rétablir un peu d'ordre, j'étais à moitié cinglé. C'était peut-être dû en partie au temps, au changement de climat. En Italie, c'était le printemps. En Turquie, les palmiers. En Galilée, les anémones rouges au milieu des pierres. Tandis qu'à Chicago, en mars, je me suis retrouvé en plein blizzard. Gersbach, alors encore mon meilleur ami, est venu me chercher et m'a regardé avec compassion. Il portait une parka, des caoutchoucs noirs, une écharpe vert pomme et il tenait Junie dans ses bras. Il m'a étreint. June m'a embrassé sur la joue. Nous nous sommes installés dans la salle d'attente où j'ai déballé les jouets et les petites robes que j'avais achetés, ainsi qu'un portefeuille pour Valentin ramené de Florence et des perles d'ambre de Pologne pour Phoebe Gersbach. Comme l'heure du coucher de Junie était passée et que la neige tombait dru, Gersbach m'a conduit au Surf Motel. Il a prétendu qu'il n'y avait pas de chambre libre au Windermere, plus près de la maison, à dix minutes à pied. Au matin, la couche de neige atteignait vingt-cinq centimètres. Le lac était agité, illuminé par la neige, l'horizon proche d'un gris tempête. J'ai téléphoné à Madeleine, mais elle m'a raccroché au nez ; Gersbach, mais il n'était pas à son bureau ; le Dr. Edvig, mais il ne pouvait pas me donner de rendez-vous avant le lendemain. Quant à sa famille, sa sœur, sa belle-mère, Herzog les évitait. Il alla voir tante Zelda.

Il n'y avait pas de taxi ce jour-là. Il prit le bus, tremblant de froid à chaque correspondance dans sa veste de serge et ses mocassins à semelles fines. Les Umschand habitaient une nouvelle banlieue, au diable, au-delà de Palos Park, en bordure du site protégé de la forêt. La tempête de neige avait cessé, mais il soufflait un vent mordant et des paquets de neige tombaient des branches. Le givre scellait les vitrines des boutiques. Dans un magasin de spiritueux, Herzog, qui pourtant ne buvait guère, acheta une bouteille de Guckenheimer's 45°. Il était encore tôt, mais il avait les os gelés. Ainsi, il arriva chez tante Zelda et lui parla, l'haleine chargée de bourbon.

« Je vais faire réchauffer du café. Tu dois être transformé en glaçon », dit-elle.

Dans la cuisine de banlieue tout en émail et cuivre, les courbes moulées, blanches et féminines, débordaient de partout. Le réfrigérateur, comme doté d'un cœur, la cuisinière et ses flammes bleu gentiane sous la casserole. Zelda s'était maquillée, elle portait un pantalon doré et des chaussons à talons de plastique — transparents. Ils s'assirent. Au travers de la table en verre, Herzog s'aperçut qu'elle avait les mains serrées entre ses genoux. Quand il commença à parler, elle baissa les yeux. Elle avait un teint de blonde, mais des paupières plus foncées, plus chaudes, plus brunes, juste soulignées d'un épais trait bleu tracé au crayon. Son air découragé, Moses le prit d'abord pour une marque de compréhension ou de sympathie, mais quand il regarda son nez, il comprit à quel point il se trompait. Le nez de Zelda respirait la méfiance. À la manière dont il remuait, Herzog se rendait compte qu'elle rejetait tout ce qu'il disait. Il se savait excessif — pire que cela, temporairement dérangé. Il tâcha de se reprendre. Les vêtements à demi déboutonnés, les yeux rouges, pas rasé, il avait une apparence choquante. Indécente. Il exposait à Zelda sa version des faits. « Je sais qu'elle t'a retournée contre moi — qu'elle t'a perverti l'esprit, Zelda.

— Non, elle a de l'estime pour toi. Elle ne t'aime plus, c'est tout. Ça arrive à toutes les femmes.

— Aimer ? Madeleine m'a aimé ? Tu sais très bien que ce ne sont que des imbécillités de petite-bourgeoise.

— Elle était folle de toi. Je sais qu'autrefois elle t'adorait, Moses.

— Non, non ! Inutile d'essayer de me convaincre. Tu sais que ce n'est pas vrai. Elle est malade. C'est une femme malade — je l'ai soignée.

— Je reconnais que tu as raison, dit Zelda. Ce qui est vrai est vrai. Mais quelle maladie...

— Ah ! l'interrompit sèchement Herzog. Ainsi, tu aimes la vérité ! »

Il devinait là l'influence de Madeleine qui avait tout le temps le mot de vérité à la bouche. Elle ne supportait pas de mentir. Rien ne pouvait la mettre autant et aussi vite en fureur qu'un mensonge. Et elle avait amené Zelda à adopter la même règle — Zelda, ses cheveux teints, secs comme des copeaux de bois, et les traits violacés sur les paupières, ces espèces de chenille — Oh ! pensa Herzog dans le train, ce que les femmes appliquent sur leur chair ! Et il nous faut accepter, regarder, écouter, remarquer, respirer. Et voilà que Zelda, le visage un peu ridé, les narines tendres et puissantes dilatées sous l'effet du soupçon, fascinée par son état (il y avait maintenant chez Herzog une réalité que l'on ne percevait pas quand il était affable), lui jetait cette histoire de vérité à la figure.

« Est-ce que je n'ai pas toujours été franche avec toi ? Je ne suis pas une quelconque Hausfrau de banlieue.

— Parce que Herman affirme qu'il connaît Luigi Boscolla, le gangster, tu veux dire ?

— Ne fais pas semblant de ne pas comprendre... »

Herzog ne voulait pas l'offenser. Soudain, il lui apparut clairement pourquoi elle parlait de cette manière. Madeleine l'avait convaincue qu'elle aussi était exceptionnelle. Tous les proches de Madeleine, tous ceux qu'elle attirait dans le drame de sa vie devenaient exceptionnels, profondément doués, brillants. Il avait connu la même chose. Chassé de la vie de Madeleine, renvoyé dans les ténèbres, il reprenait un rôle de spectateur. Il constatait cependant que tante Zelda avait à présent une autre idée d'elle-même. Herzog lui enviait jusqu'à sa parenté avec Madeleine.

« Bon, je sais que tu n'es pas comme les femmes d'ici... »

Ta cuisine est différente, tes lampes italiennes, tes tapis, tes meubles province française, ton frigo Westinghouse, ton vison, ton country club, tes boîtes destinées à recueillir des fonds contre la paralysie cérébrale, tout est différent.

Je suis persuadé que tu étais sincère. Pas insincère. La véritable insincérité est difficile à trouver.

« Madeleine et moi avons toujours été comme deux sœurs, reprit Zelda. Je l'aimerais quoi qu'elle fasse, mais je suis heureuse de pouvoir dire que c'est un être remarquable, quelqu'un de sérieux.

— Foutaises !

— Aussi sérieux que toi.

— Se débarrasser d'un mari comme on rend un moule à gâteau ou une serviette de bain au magasin Field.

— Ça n'a pas marché. Tu as tes défauts toi aussi. Je pense que tu ne le nieras pas.

— Comment le pourrais-je ?

— Autoritaire, morose. Et puis tu broies tout le temps du noir.

— Ce n'est pas faux.

— Très exigeant aussi. Tu n'en fais qu'à ta tête. Elle dit que tu l'as épuisée à force de réclamer de l'aide, du soutien.

— Tout à fait exact. Et ce n'est pas tout. Je suis emporté, irascible, gâté. Quoi d'autre ?

— Tu as eu des aventures féminines.

— Depuis que Madeleine m'a flanqué dehors, peut-être. Pour essayer de regagner ma propre estime.

— Non, pendant que tu étais avec elle. » La bouche de Zelda se pinça.

Herzog se sentit rougir. Une vague brûlante de malaise lui comprima la poitrine. Il avait le cœur malade et le front moite.

Il bafouilla : « De son côté aussi elle me rendait la vie impossible. Sur le plan sexuel.

— Mais, étant le plus âgé... enfin, oublions le passé, dit Zelda. Ta grande erreur a été de t'enterrer à la campagne pour t'atteler à ton projet — cette étude sur je ne sais quoi. À propos, tu ne l'as jamais terminée ?

— Non, répondit Herzog.

— De quoi ça traitait ? »

Herzog tenta de lui expliquer que son étude était censée porter un nouveau regard sur le monde contemporain, montrer comment la vie pouvait être vécue en renouvelant les rapports universels, en rectifiant les dernières erreurs des Romantiques sur le caractère unique du Moi, en révisant la vieille idéologie faustienne occidentale, en étudiant la signification sociale du Néant. Et un tas d'autres choses. Mais il s'arrêta, car elle ne comprenait pas, ce qui la vexait, d'autant qu'elle ne croyait pas être une simple Hausfrau. Elle dit : « Ça m'a l'air formidable. Naturellement, ce doit être très important. Mais la question n'est pas là. Tu as été idiot d'aller vous enterrer, toi et elle, une jeune femme, dans les Berkshires, sans personne à qui parler.

— Sauf Valentin Gersbach, et Phoebe.

— Oui. Mais c'était dur. L'hiver surtout. Tu aurais dû avoir un peu plus de bon sens. Elle était prisonnière de cette maison. Ce devait être horriblement ennuyeux, la lessive, la cuisine et puis faire taire le bébé, sinon, tu entrais en fureur, disait-elle. Tu ne pouvais pas réfléchir quand June pleurait et tu jaillissais de ton bureau en criant.

— Oui, j'étais bête — un véritable crétin. Mais c'était justement l'un des problèmes sur lesquels je travaillais, tu vois, à savoir que les gens aujourd'hui sont peut-être libres mais que la liberté est une enveloppe creuse. Un vide qui hurle. Je pensais que Madeleine s'intéressait à mon œuvre — c'est quelqu'un de studieux.

— Elle prétend que tu te comportais en dictateur, en vrai despote. Tu la tyrannisais. »

J'ai l'impression d'être un roi déchu, se disait-il, comme mon père, l'immigrant princier et le bootlegger raté. La vie était pénible à Ludeyville — infernale, je l'admets. Mais est-ce qu'on n'avait pas acheté la maison parce qu'elle le voulait elle aussi ? et est-ce qu'on n'était pas partis quand elle l'avait demandé ? et est-ce que je ne m'étais pas occupé de tout, même pour les Gersbach — afin que nous puissions quitter les Berkshires ensemble ?

« De quoi d'autre s'est-elle plainte ? »

Zelda le considéra un moment comme pour s'assurer qu'il était assez fort pour encaisser, puis elle répondit : « Que tu étais égoïste. »

Ah, ça ! Il comprenait. L'éjaculation précoce ! Son front devint orageux et son cœur se mit à cogner dans sa poitrine. « Il y a eu des problèmes au début, mais pas pendant les deux dernières années. Et pratiquement jamais avec les autres femmes », dit-il. C'étaient des explications humiliantes. Zelda n'était pas obligée de le croire, ce qui le contraignait à se justifier et le plaçait dans une position terriblement désavantageuse. Il ne pouvait pas l'inviter à monter pour lui administrer la preuve, ni produire des témoignages sous serment de Wanda ou de Zinka. (Se rappelant, dans le train encore à quai, ses furieuses tentatives d'explications contrecarrées, il ne put s'empêcher de rire intérieurement. Un sourire fugitif passa sur son visage.) Quelle bande d'escrocs celles-là — Madeleine, Zelda... et les autres. Il y a des femmes qui se moquent des dégâts qu'elles provoquent en vous. De l'avis de Zelda, une fille a le droit d'attendre de son mari plaisirs érotiques nocturnes, sécurité, argent, assurances, fourrures, bijoux, femmes de ménage, rideaux, robes, chapeaux, boîtes de nuit, country clubs, voitures, théâtre !

« Nul homme ne peut satisfaire une femme qui ne veut pas de lui, dit-il.

— Eh bien, voilà ta réponse ! »

Moses commença à parler, mais il sentit qu'il allait encore se livrer à quelque stupide protestation. Il pâlit de nouveau et se tut. Il souffrait épouvantablement. Au point qu'il n'était plus en état de se réclamer de sa faculté de souffrir ainsi qu'il le faisait parfois. Dans le silence, il entendit le sèche-linge tourner à l'étage en dessous.

« Moses, dit Zelda, je voudrais être sûre d'une chose.

— Qu'est-ce que...

— Nos relations. » Il ne regardait plus ses paupières foncées, fardées, mais ses yeux, bruns et brillants. Ses narines se raidirent un peu. Elle lui offrait un visage compatissant. « Nous sommes toujours amis.

— C'est-à-dire... hésita Moses. J'aime bien Herman. Et toi aussi, je t'aime bien.

— Je suis ton amie. Tu peux avoir confiance en moi. »

Il se vit dans la vitre du train, distingua clairement ses propres paroles : « Je pense que tu es quelqu'un d'honnête.

— Tu me crois, n'est-ce pas ?

— Je ne demande que ça.

— Il faut me croire. Je prends également tes intérêts à cœur. Je garde un œil sur la petite June.

— Je t'en suis reconnaissant.

— Madeleine est une excellente mère et tu n'as aucune raison de t'inquiéter. Elle ne sort pas avec des hommes. Pourtant, ils lui téléphonent sans arrêt, ils lui courent après. C'est une beauté, et elle a en plus quelque chose de rare, parce qu'elle est tellement brillante. À Hyde Park, dès que la nouvelle du divorce s'est répandue, tu serais étonné de savoir quels sont ceux qui l'ont appelée.

— De bons amis à moi, tu veux dire.

— Si c'était une femme volage, elle n'aurait eu que l'embarras du choix. Mais tu n'ignores pas combien elle est sérieuse. Et puis, on ne trouve pas des hommes comme Moses Herzog à chaque coin de rue. Avec ton charme et ton intelligence, tu ne seras pas facile à remplacer. Quoi qu'il en soit, elle est tout le temps à la maison. Elle reconsidère tout — sa vie entière. Il n'y a personne d'autre. Tu sais que tu peux me croire. »

Bien sûr, si tu m'estimais dangereux, il était de ton devoir de mentir. C'est vrai, j'avais une sale tête, la figure enflée, les yeux rouges et égarés. La duplicité des femmes est un vaste sujet. Les frissons que leur procure leur fourberie. Complicité sexuelle, conspiration. Le plaisir qu'elles y prennent. Je t'ai vue harceler Herman pour qu'il achète une deuxième voiture et je sais à quel point tu peux être garce ! Tu craignais que je tue Mady et Valentin. Mais quand j'ai découvert leur liaison, pourquoi ne suis-je pas allé acheter un fusil dans une boutique de prêteur sur gages ? Ou, plus simplement, chercher le revolver que mon père rangeait dans un tiroir de son bureau ? Il y est encore. Mais je ne suis pas un criminel, je n'ai pas ça en moi ; en réalité, je me ferais plutôt peur. En tout cas, Zelda, je constate que tu as tiré une formidable satisfaction, une double excitation à me mentir d'un cœur léger.

Le train démarra brusquement et entra dans le tunnel. Plongé dans le noir, Herzog s'arrêta d'écrire, le stylo à la main. Les parois suintantes défilèrent doucement. Dans des niches poussiéreuses brûlaient des ampoules. Sans idée de religion. Au bout d'une longue pente, le train déboucha dans la lumière soudaine du remblai qui surplombait les taudis, dans le haut de Park Avenue. Vers la 90e Rue Est, de l'eau jaillissait d'une bouche d'incendie et des enfants en caleçons qui leur collaient à la peau sautaient tout autour en poussant des cris. Et puis ce fut le Spanish Harlem, lourd, sombre et chaud, avec le Queens au loin sur la droite — un empilement de briques, sali de poussière atmosphérique.

Herzog nota : Je ne comprendrai jamais ce que veulent les femmes. Oui, qu'est-ce qu'elles veulent ? Elles mangent de la salade verte et boivent du sang humain.

Au-dessus du détroit de Long Island, l'air s'éclaircit. Petit à petit il devint très pur. La mer était d'un calme plat, d'un bleu tendre, l'herbe brillante, parsemée de fleurs des champs — myrtes au milieu des rochers et fraises sauvages en fleur.

Je connais maintenant toute la vérité, la drôle, la désagréable et la perverse vérité sur Madeleine. Voilà qui donne à réfléchir. Il avait fini pour l'instant.

 

À toute vitesse lui aussi, Herzog fila dans une autre direction et écrivit à un vieil ami, Lucas Asphalter, un zoologiste travaillant à l'université. Qu'est-ce qui t'a pris ? Je lis souvent dans les journaux des « histoires vécues », mais je ne m'attends pas à ce qu'on y parle de mes amis. Tu peux imaginer combien j'ai été stupéfait de voir ton nom dans le Post. Tu es devenu fou ou quoi ? Je sais que tu adorais ton singe et je suis navré d'apprendre qu'il est mort. Mais tu aurais dû éviter de lui faire du bouche-à-bouche pour essayer de le ranimer. D'autant que Rocco est mort de tuberculose et qu'il devait grouiller de parasites. Asphalter s'attachait étrangement à ses animaux. Herzog le soupçonnait d'avoir tendance à les considérer comme des êtres humains. Rocco, son macaque de singe, loin d'être une créature amusante était au contraire grincheux et obstiné, la fourrure terne, pareil à un vieil oncle juif quelque peu sinistre. Naturellement, s'il se mourait à petit feu de consomption, il n'avait aucune raison d'être optimiste. Asphalter, lui-même si joyeux et indifférent aux questions pratiques, sorte d'universitaire marginal sans son doctorat, enseignait l'anatomie comparée. Il portait de grosses chaussures à semelles de crêpe et une blouse pleine de taches ; il était privé de ses cheveux, comme de sa jeunesse, le pauvre Luke. La perte brutale de ses cheveux ne lui avait laissé qu'une mèche sur le front qui faisait paraître ses beaux yeux et ses sourcils arqués plus proéminents, et ses narines plus sombres, plus poilues. J'espère qu'il n'a pas avalé les bacilles de Rocco. Une nouvelle souche se répand, plus virulente, dit-on, et la tuberculose revient. À quarante-cinq ans, Asphalter était célibataire. Son père avait été propriétaire d'un hôtel minable dans Madison Street où Moses se rendait souvent quand il était jeune. Bien que pendant dix ou quinze ans Lucas et lui n'aient pas été amis intimes, ils s'étaient soudain découvert beaucoup de points communs. En fait, c'est par Asphalter que Herzog avait appris ce qui se passait avec Madeleine et quel rôle Gersbach jouait dans sa vie.

« Je regrette d'avoir à te le dire, Mose, déclara-t-il, assis dans son bureau. Mais tu as de sacrés cinglés parmi tes proches. »

C'était deux jours après la tempête de neige. On avait du mal à croire que quarante-huit heures plus tôt, l'hiver se déchaînait. La fenêtre était ouverte sur le campus. Les peupliers crasseux s'étaient réveillés et des chatons rouges émergeaient de leurs cosses. Ils pendaient à toutes les branches, parfumaient la cour à la lumière étriquée. Rocco, les yeux malades, l'air éteint, le poil couleur d'oignons bouillis, était installé sur sa chaise de paille.

« Je ne voudrais pas que ça te tombe sur la tête, reprit Asphalter. Je préfère te mettre au courant — il y a ici une laborantine qui garde parfois ta fille et elle m'a parlé de ta femme.

— Oui, et alors ?

— Et de Valentin Gersbach. Il est tout le temps là-bas, Harper Avenue.

— Bien sûr. Dans le coin, c'est la seule personne sur qui on puisse compter. J'ai confiance en lui. C'est un merveilleux ami.

— Oui, je sais — je sais, je sais. » Asphalter avait un visage au teint clair criblé de taches de rousseur et de grands yeux d'un noir liquide dont le côté rêveur se teintait de mélancolie par amour pour Moses. « Naturellement, je sais. Valentin a enrichi la vie sociale de Hyde Park, du moins ce qu'il en reste. Je me demande bien comment nous faisions sans lui. Il est tellement sympathique — il fait tellement de bruit quand il imite les Écossais et les Japonais, et puis cette voix rocailleuse ! Il étouffe toutes les conversations. Débordant de vie ! Oh, ça oui, il en déborde ! Et comme c'est toi qui l'as amené, tout le monde pense que c'est ton grand copain. Lui-même l'affirme. Seulement...

— Seulement quoi ? »

Tendu, Asphalter, après un instant de silence, répondit : « Tu n'es pas au courant ? » Il devint très pâle.

« De quoi devrais-je être au courant ?

— J'étais persuadé, étant donné ta haute intelligence — bien au-dessus de la moyenne —, que tu savais ou soupçonnais quelque chose. »

Une catastrophe allait s'abattre sur lui. Herzog s'arma de courage.

« Madeleine, tu veux dire ? Je comprends, évidemment, que de temps en temps, comme elle est encore jeune, elle doive... elle puisse...

— Non, non, l'interrompit Asphalter. Pas de temps en temps. » Il lâcha : « Tout le temps.

— Qui ! » s'écria Herzog. Le sang lui monta d'un seul coup à la tête puis, tout aussi vite, déserta massivement son cerveau. « Gersbach, tu veux dire ?

— Oui, Gersbach. » Asphalter ne contrôlait plus les nerfs de son visage qui s'était affaissé sous l'effet de la peine qu'il éprouvait. Sa bouche paraissait crevassée, sillonnée de rides noires.

Herzog se mit à hurler : « Tu ne peux pas parler comme ça ! Tu ne peux pas dire ça ! » Indigné, il fusilla Lucas du regard. Un léger sentiment de malaise l'envahit. Son corps sembla rétrécir, se vider, devenu soudain creux, engourdi. Il faillit perdre connaissance.

« Déboutonne ton col, dit Asphalter. Mon Dieu, tu ne vas quand même pas t'évanouir ? » Il obligea Herzog à baisser la tête. « Comme ça, entre tes genoux.

— Arrête », dit Moses, mais il avait la peau moite, brûlante, et il demeura ainsi, plié en deux, pendant qu'Asphalter lui administrait les premiers soins.

Durant tout ce temps, le grand singe marron, les bras croisés sur sa poitrine, les yeux rouges et secs, observait la scène et disséminait ses miasmes en silence. La mort, songea Herzog. La seule réalité. L'animal agonisait.

« Ça va mieux ? s'inquiéta Asphalter.

— Ouvre la fenêtre. Ces bâtiments de zoologie puent.

— Elle est ouverte. Tiens, bois un peu d'eau. » Il tendit à Moses un gobelet en carton. « Prends ça. D'abord celle-là, ensuite la verte et blanche. Du Prozine. Je n'arrive pas à sortir le coton du flacon. J'ai les mains qui tremblent. »

Herzog refusa les pilules. « Luke... c'est vrai, pour Madeleine et Gersbach ? » demanda-t-il.

Terriblement nerveux, pâle, chaleureux, le considérant de ses yeux noirs, le visage marbré, Asphalter répondit : « Bon Dieu ! tu ne crois pas que j'irais inventer une chose pareille. J'ai probablement manqué de tact. Je pensais que tu te doutais... mais oui, bien sûr que c'est vrai. » Dans sa blouse de laboratoire couverte de taches, il le lui assena avec un geste d'impuissance complexe — je te livre les faits tels qu'ils sont, voulait-il dire. Il avait la respiration laborieuse. « Tu ne savais vraiment rien ?

— Non.

— Mais ça ne te paraît pas évident maintenant ? Tout ne se recoupe-t-il pas ? »

Herzog était affalé sur le bureau, les doigts crispés. Il contempla les chatons qui se balançaient, rougeâtres et violets. Ne pas exploser, ne pas mourir — rester vivant, il ne pouvait rien espérer de plus. « Qui te l'a dit ? demanda-t-il.

— Geraldine.

— Qui ?

— Gerry — Geraldine Portnoy. Il me semblait que tu la connaissais. La baby-sitter de Mady. Elle travaille au labo d'anatomie.

— Quelle...

— L'anatomie humaine, à l'École de médecine, juste au coin. Je sors avec elle. Mais si, tu la connais, elle a suivi un de tes cours. Tu désires lui parler ?

— Non, répondit Herzog avec violence.

— Elle t'a écrit une lettre. Elle me l'a donnée et m'a laissé libre de te la remettre ou non.

— Je suis incapable de la lire en ce moment.

— Prends-la toujours, dit Asphalter. Tu voudras peut-être la lire plus tard. »

Herzog fourra l'enveloppe dans sa poche.

Installé sur le siège en velours peluche du wagon, son sac-bureau sur les genoux, quittant l'État de New York à 110 kilomètres à l'heure, il se demandait pourquoi il n'avait pas éclaté en sanglots devant Asphalter. Il fondait assez facilement en larmes, et ils étaient de si vieux amis, ils avaient mené des vies à ce point similaires — origines, habitudes, tempéraments — que Herzog n'avait aucune inhibition devant lui. Mais quand Asphalter souleva le couvercle pour révéler la vérité, il s'échappa quelque chose de nauséabond, là dans le bureau qui surplombait la cour ; comme une sale odeur, brute et brûlante ; ou une curieuse réalité humaine, presque palpable. Les pleurs ne convenaient pas. La cause était trop perverse, trop bizarre pour tous les intéressés. D'autant que Gersbach, lui-même profondément émotif, avait l'attendrissement facile. Une chaude larme luisait souvent dans son œil magnanime aux nuances marron rouge. À peine quelques jours plus tôt, lorsque Herzog avait atterri à O'Hare et serré sa petite fille dans ses bras, Gersbach était là, présence forte et imposante, des larmes de compassion dans les yeux. De sorte que, comme de bien entendu, pensa Herzog, il m'a gâché le plaisir de pleurer. Par moments, je déteste avoir un visage, un nez, des lèvres parce que lui aussi en a.

Oui, l'ombre de la mort planait alors sur Rocco.

« Salement moche », dit Asphalter. Il tira quelques bouffées de sa cigarette puis l'éteignit. Le cendrier débordait de longs mégots — il fumait deux à trois paquets par jour. « Allons boire un verre. Dînons ensemble ce soir. J'emmène Geraldine au Beachcomber. Tu pourras te faire une idée par toi-même. »

Herzog devait prendre en considération un certain nombre de faits curieux à propos d'Asphalter. Peut-être que je l'ai influencé, se dit-il, et qu'il a attrapé ma sensiblerie. Il aime de tout son cœur ce Rocco maussade et velu. Sinon, comment expliquer pareille agitation — prendre Rocco dans ses bras, lui ouvrir de force la bouche, coller ses lèvres aux siennes. Je soupçonne Luke d'être dans un triste état. Il faut que j'essaye de penser à lui tel qu'il est — avec son étrangeté et tout le reste.

Tu devrais te faire faire une cuti. Je ne me doutais pas que tu... Il s'interrompit. L'employé du wagon-restaurant passa dans le couloir avec sa cloche pour annoncer le déjeuner, mais Herzog n'avait pas le temps de manger. Il s'apprêtait à rédiger une nouvelle lettre :

Cher professeur Byzhkovski, Je vous remercie pour votre obligeance à Varsovie. Étant donné mon état de santé, vous n'avez pas dû retirer beaucoup de satisfaction de notre rencontre. Dans son appartement, assis en face de lui, je faisais des chapeaux et des bateaux en papier avec les pages du Trybuna Ludu, tandis qu'il s'efforçait de mener une conversation. Le professeur — un homme grand et fort en costume de chasse en tweed de couleur sable composé de knickerbockers et d'une veste Norfolk à soufflets — a sûrement été abasourdi. Je suis convaincu que c'est une nature aimable. Ses yeux bleus sont de la bonne espèce. Un visage empâté mais bien proportionné, pensif et viril. J'ai continué à faire des chapeaux en papier — je devais songer aux enfants. Mrs. Byzhkovski, se penchant vers moi avec amabilité, m'a demandé si je désirais de la confiture dans mon thé. Les meubles étaient magnifiquement cirés, anciens, datant d'une époque Europe centrale disparue — mais l'époque actuelle est en passe de disparaître, elle aussi, et peut-être plus vite que toutes les autres. J'espère que vous me pardonnerez. J'ai eu ces temps-ci l'occasion de lire votre étude sur l'occupation américaine en Allemagne de l'Ouest. Nombre de faits sont déplaisants. Mais je n'ai jamais été consulté par le président Truman, ni par Mr. McCloy. Je dois avouer que je n'ai pas examiné la question allemande avec toute l'attention requise. À mon avis, aucun des gouvernements n'est digne de confiance. Il y a aussi une question est-allemande que vous n'abordez même pas dans votre monographie.

Je me suis promené dans le quartier chaud de Hambourg. Parce qu'on m'avait dit que c'était à voir. Certaines des prostituées, en dessous de dentelle noire, portaient des bottes de l'armée allemande et vous appelaient en frappant sur la vitre à coups de cravache. Des filles au teint rougi qui vous invitaient avec de grands sourires. Une journée froide, sans joie.

Cher Monsieur, écrivit Herzog. Vous avez été très patient avec les clochards du Bowery entrés dans votre église qui, ivres morts, ont déféqué au milieu des bancs, cassé des bouteilles sur les pierres tombales et commis d'autres déprédations. Je vous suggérerais, puisque vous voyez Wall Street du seuil de votre église, de préparer une brochure pour expliquer que le Bowery y ajoute une signification particulière. Le quartier des clochards est l'institution opposée, donc nécessaire. Rappelez alors Lazare et le riche. Grâce à Lazare, le riche tire de son luxe un plaisir supplémentaire, un dividende. Non, je ne crois pas que le riche ait une vie tellement extraordinaire lui non plus. S'il veut se libérer, c'est le quartier des clochards qui l'attend. Et s'il existait en Amérique une belle pauvreté, une pauvreté morale, ce serait de la subversion. Il faut par conséquent qu'elle soit laide. Les clochards travaillent donc pour Wall Street — ce sont ses prosélytes. Mais le révérend Beasley, d'où tient-il son pognon ?

Nous n'avons pas assez réfléchi à cette question.

Puis il écrivit : Service des achats à crédit, Marshall Field & Co. Je ne suis plus responsable des dettes de Madeleine P. Herzog. Depuis le 10 mars, nous ne sommes plus mari et femme. Ne m'envoyez donc plus de factures — les dernières m'ont laissé groggy — d'un montant supérieur à 400 dollars. Pour des achats après la séparation. Certes, j'aurais dû écrire plus tôt — à ce qu'on appelle le centre d'opérations du crédit — existe-t-il une chose pareille ? où la trouve-t-on ? — mais j'ai temporairement perdu le nord.

Cher professeur Hoyle, Je n'ai pas l'impression de comprendre la manière dont fonctionne la Théorie de Gold sur les pores géologiques. Comment les métaux les plus lourds — le fer, le nickel — occupent le centre de la terre, je crois le saisir. Mais qu'en est-il de la concentration de métaux plus légers ? Et puis, dans votre explication sur la formation des petites planètes — y compris notre malheureuse Terre —, vous parlez de matériaux adhésifs qui lient les agglomérats de matière précipitée...

Les roues des wagons grondaient. Des forêts et des prés défilaient à toute allure puis disparaissaient, des rails de voies de garage couverts de rouille et les fils électriques montaient puis descendaient, enfin, sur la droite, le bleu du détroit devenait plus profond et plus intense qu'auparavant. Vinrent ensuite des carrosseries émaillées de voiture de banlieue, des piles de carcasses d'automobiles abandonnées, les silhouettes des usines de la Nouvelle-Angleterre et leurs fenêtres étroites, austères ; des villages, des couvents, des remorqueurs sur l'eau qui ondulait, semblable à un tissu ; des plantations de pins, leurs aiguilles répandues sur la terre nourricière qui prenait alors une teinte brun-roux. D'où, pensa Herzog, conscient que sa conception de l'univers était élémentaire, les novae qui explosent, les mondes qui naissent, les rayons magnétiques invisibles grâce auxquels les corps célestes se tiennent en orbite les uns autour des autres. À entendre les astronomes, c'est comme si on secouait les gaz à l'intérieur d'une bouteille. Et ensuite, après des milliards d'années, d'années-lumière, apparaît cette créature puérile mais loin d'être innocente, un chapeau de paille sur la tête, un cœur dans la poitrine, moitié pure, moitié corrompue, qui tente tant bien que mal de se faire sa propre idée de cette trame somptueuse.

Cher Dr. Bhave, écrivit-il ensuite. J'ai lu dans l'Observer un article sur votre œuvre et j'avais envisagé à l'époque d'adhérer à votre mouvement. J'ai toujours vivement désiré mener une vie morale, utile et active. Je n'ai jamais su par où commencer. On ne peut pas devenir utopiste. Il en serait d'autant plus difficile de déterminer où réside son devoir. Néanmoins, persuader les propriétaires de vastes domaines de céder des terres aux paysans pauvres... Ces hommes à la peau brune qui parcourent l'Inde à pied. Dans sa vision, Herzog voyait leurs yeux brillants et la lumière de l'esprit en eux. Il faut débuter par les injustices flagrantes et non par les grandes perspectives historiques. J'ai vu récemment Pather Panchali. Je suppose que vous connaissez ce film, car il traite de l'Inde rurale. Deux choses m'ont marqué : la vieille grand-mère qui mange de la bouillie avec les doigts et qui, plus tard, s'enfonce dans les broussailles pour y mourir, et la mort de la fille après l'orage.Herzog, quasiment seul dans le cinéma de laCinquième Avenue, pleura avec la mère de l'adolescente quand l'hystérique musique funèbre commença. Un musicien avec son cor de cuivre traditionnel, imitant les sanglots, produisait un bruit sinistre. Il pleuvait à New York comme il pleuvait dans l'Inde rurale. Herzog avait le cœur serré. Lui aussi avait une fille, et sa mère aussi avait été pauvre. Il avait dormi sur des draps cousus dans des sacs de farine. Pour ça, les meilleurs étaient ceux de Ceresota.

Ce qu'il avait plus ou moins projeté, c'était d'offrir sa maison et son terrain de Ludeyville au mouvement Bhave. Mais qu'est-ce que Bhave en aurait fait ? Envoyer des Hindous dans les Berkshires ? Ce n'aurait pas été juste à leur égard. De toute façon, il y avait une hypothèque. Il faudrait faire une donation spéciale, mais pour ça, je devrais débourser encore huit mille dollars, et le fisc ne m'accorderait probablement pas de déduction d'impôt. Les fonds versés aux œuvres charitables étrangères ne comptent sans doute pas. En réalité, Bhave lui rendrait service. Cette maison était l'une de ses pires erreurs. Il l'avait achetée dans un rêve de bonheur, une vieille ruine pleine de possibilités — des arbres majestueux, des jardins à la française qu'il pourrait recréer durant ses heures de loisir. L'endroit n'était plus habité depuis des années. Les chasseurs de canards et les amoureux y pénétraient par effraction ; et quand Herzog entreprit de mettre des panneaux « Propriété privée », les chasseurs de canards et les amoureux lui jouèrent des tours. Une nuit, quelqu'un glissa une serviette hygiénique usagée dans un récipient couvert posé sur son bureau où il rangeait ses liasses de notes pour son étude sur le Romantisme. Tel fut l'accueil que lui réservèrent les indigènes. Une lueur d'autodérision éclaira un instant son visage cependant que le train filait comme l'éclair parmi les prairies et les pins ensoleillés. Imaginons que j'aie relevé le défi. Je serais Moses, le vieux Juif de Ludeyville à la barbe blanche occupé à tondre l'herbe sous la corde à linge avec son antique tondeuse à rouleau. Se nourrissant de marmottes.

Il écrivit à son cousin Asher à Beersheba, Je t'ai parlé d'une vieille photo de ton père en uniforme de l'armée tsariste. J'ai demandé à ma sœur Helen de la chercher. Asher avait servi dans l'Armée rouge et avait été blessé. L'air lunatique, de grandes et solides dents, il était aujourd'hui soudeur électricien. Il était allé avec Moses voir la mer Morte. C'était étouffant. Ils s'étaient assis à l'entrée d'une mine de sel pour se rafraîchir. Asher avait demandé : « Tu n'as pas une photo de mon père ? »

Cher Monsieur le Président, J'ai écouté à la radio votre récent discours optimiste et j'ai pensé que sur le plan des impôts, il n'y avait pas grand-chose qui puisse justifier votre optimisme. La nouvelle législation est extrêmement discriminatoire et nombreux sont ceux qui estiment qu'elle ne fera qu'accroître le chômage en accélérant l'automatisation. Cela signifie que de plus en plus de bandes de jeunes vont régner sur les rues des grandes villes mal surveillées par une police en sous-effectif. Les problèmes de surpopulation, la question raciale...

Cher Doktor Professor Heidegger, J'aimerais savoir ce que vous entendez par l'expression « la chute dans le quotidien ». Quand cette chute s'est-elle produite ? Où étions-nous lorsque c'est arrivé ?

Mr. Emmett Strawforth, Direction des affaires sanitaires et sociales, écrivit-il. Cher Emmett, Je t'ai vu à la télévision te couvrir de ridicule. Comme nous avons passé notre licence ensemble (M. E. Herzog, 1938), je prends la liberté de te dire ce que je pense de ta philosophie.

Herzog barra ce passage et adressa la lettre au New York Times : Une fois de plus, un scientifique membre d'un service public, le Dr. Emmett Strawforth, a développé l'idée de Philosophie du Risque dans la controverse au sujet des retombées, à quoi s'ajoute maintenant le problème des pesticides, de la contamination de la nappe phréatique, etc. Je me sens tout aussi concerné par les positions sociales et éthiques des scientifiques que par ces autres formes de pollution. Le Dr. Strawforth vis-à-vis de Rachel Carson, le Dr. Teller vis-à-vis des effets génétiques de la radioactivité. Le Dr. Teller a récemment soutenu que la nouvelle mode des pantalons serrés, comme ils augmentent la température du corps, pouvait avoir plus de conséquences sur les gonades que les retombées. Les gens hautement respectés au sein de leur génération se révèlent souvent être de dangereux malades. Prenez le maréchal Haig. Il est responsable de la mort par noyade de centaines de milliers d'hommes dans la boue des Flandres. Lloyd George a été contraint de lui apporter sa caution, car Haig était un chef important et vénéré. Il faut laisser ces gens-là agir à leur guise. Quel paradoxe qu'un héroïnomane puisse être condamné à vingt ans de prison pour le mal qu'il se fait à lui-même... Ils comprendront ce que je veux dire.

Le Dr. Strawforth prétend que nous devons adopter sa Philosophie du Risque au regard de la radioactivité. Depuis Hiroshima (et Mr. Truman traite d'âmes sensibles ceux qui critiquent sa décision de bombarder Hiroshima), la vie dans les pays civilisés (parce qu'ils survivent grâce à l'équilibre de la terreur) repose sur le risque. C'est ce qu'affirme le Dr. Strawforth. Mais ensuite, il compare la vie humaine au capital-risque dans la finance. Quelle idée ! Les grosses entreprises ne prennent pas de risques comme l'a montré la récente enquête sur les constitutions de stock. J'aimerais attirer votre attention sur l'une des prophéties de Tocqueville. Il croyait que les démocraties modernes engendreraient moins de crimes et davantage de vices individuels. Peut-être aurait-il dû écrire moins de crimes individuels et davantage de crimes collectifs. Justement, le crime collectif ou organisé a surtout pour objet de réduire le risque. Certes, je sais que ce n'est pas une sinécure que de gérer les affaires de cette planète et ses milliards d'habitants. Le chiffre est lui-même une manière de miracle qui rend obsolète notre pragmatisme. Peu d'intellectuels ont compris quels sont les principes sociaux qui régissent cette transformation quantitative.

Notre civilisation est une civilisation bourgeoise. Je n'emploie pas ce terme dans son sens marxiste. Dégonflé ! Dans le vocabulaire de l'art moderne et de la religion, il est bourgeois de penser que l'univers a été créé pour nous et notre sécurité, pour nous fournir confort, bien-être et soutien. La lumière voyage à trois cent mille kilomètres par seconde afin que nous puissions voir pour nous coiffer ou lire dans le journal que le prix du jambonneau a baissé par rapport à hier. Tocqueville considérait la quête du bien-être comme l'un des éléments moteurs d'une société démocratique. On ne peut pas le blâmer d'avoir sous-estimé la force de destruction générée par ce même élément moteur. Tu dois avoir perdu la tête pour écrire des trucs pareils au Times ! Il y a des millions de voltairiens acharnés dont l'esprit n'est que satire amère, et qui cherchent le mot le plus tranchant, le plus venimeux. Tu pourrais envoyer un poème à la place, espèce de taré. Pourquoi, avec ton esprit confus, devrais-tu avoir plus raison qu'eux avec leur esprit organisé ? Tu prends leurs trains, non ? Ce ne sont pas les esprits confus qui ont construit les chemins de fer. Vas-y, écris un poème, et écrase-les de ton mépris. Ils publient des petits poèmes pour servir de bouche-trou à la page de l'éditorial. Il poursuivit néanmoins sa lettre : Nietzsche, Whitehead et John Dewey ont écrit sur la question du risque... Dewey nous dit que l'homme se méfie de sa propre nature et cherche la stabilité au-delà ou au-dessus, dans la religion ou dans la philosophie. Pour lui, le passé est souvent synonyme d'erreur. Moses se reprit. Viens-en à l'essentiel. Mais c'est quoi, l'essentiel ? L'essentiel, c'est qu'il y a des gens capables de détruire l'humanité, des gens insensés, arrogants et fous, et qu'il faut les supplier de ne pas le faire. Que les ennemis de la vie se retirent. Que chacun sonde son cœur. Sans de profonds changements en moi, je ne me ferais pas confiance si je détenais le pouvoir. Est-ce que j'aime l'humanité ? Assez pour l'épargner si j'étais en position de faire sauter la planète ? Eh bien, drapons-nous dans nos linceuls et marchons sur Washington et sur Moscou. Prosternons-nous, à terre hommes, femmes et enfants ! Et crions : « Que la vie continue — nous ne la méritons peut-être pas, mais qu'elle continue. »

Dans chaque communauté il existe une catégorie de gens infiniment dangereux pour les autres. Je ne parle pas des criminels. Pour eux, nous avons des sanctions. Je parle des dirigeants. Les gens les plus dangereux aspirent invariablement au pouvoir. Tandis que dans les petits salons de l'indignation, le citoyen bien-pensant a le cœur en ébullition.

M. le rédacteur en chef, Nous sommes condamnés à être les esclaves de ceux qui possèdent le pouvoir de nous détruire. Je ne fais plus allusion à Strawforth. Je l'ai connu à l'université. Nous jouions au ping-pong au Reynolds Club. Il avait une face de cul toute blanche, marquée de quelques grains de beauté, et des pouces gras et incurvés qui lui permettaient de donner à la balle un effet trompeur. Clic-clac, clic-clac sur la table verte. Je ne crois pas que son Q.I. ait été exceptionnel, encore qu'on ne sait jamais, mais il bûchait ses maths et sa chimie. Pendant que je jouais du violon dans les champs. Comme les sauterelles dans la chanson favorite de Junie :

Trois sauterelles jouaient du violon

Jamais elles ne s'arrêtaient, non, non, non.

Jamais elles ne payaient leur loyer, non, non, non.

Toute la journée elles jouaient de l'archet,

Tralala lonlère, tralala lonlé,

Tralala lonlère, tralala lonlé.

Ravi, Moses eut un large sourire. Son visage se plissa tendrement à la pensée de sa fille et de son fils. Comme les enfants comprennent bien ce qu'est l'amour ! Marco entrait dans une période de silence et de retenue vis-à-vis de son père, mais Junie se comportait exactement comme Marco quand il était petit. Elle se mettait debout sur les genoux de son père pour le coiffer. De ses pieds, elle lui pétrissait les cuisses. Il enlaçait sa fine ossature avec une avidité toute paternelle, tandis que l'haleine de sa fille sur son visage l'émouvait aux larmes.

Il promenait son enfant dans sa poussette sur le Midway, saluait étudiants et professeurs d'un doigt porté à son chapeau de velours vert, un vert plus mousse que sur les pentes et les creux des pelouses. Sous les replis de son bonnet de velours, la petite fille ressemblait beaucoup à son papa, du moins celui-ci le pensait-il. Il lui souriait, les yeux noirs, la figure toute pleine de rides, et il lui chantait des comptines :

Il y avait une vieille femme de sorcier

Qui volait dans un grand panier

Dix-sept fois plus haut que la lune dans son quartier.

« Encore », réclamait l'enfant.

Et personne ne savait

Où elle allait

Car sous le bras, elle portait un balai.

« Encore, encore. »

Le vent chaud du lac poussait Moses vers l'ouest, au-delà des bâtiments gris à l'architecture gothique. Il avait enfin obtenu l'enfant, pendant que mère et amant se déshabillaient dans une chambre quelque part. Et si, dans cette étreinte, fruit du désir et de la trahison, la vie et la nature étaient de leur côté, il s'écarterait sans bruit. Oui, il tirerait sa révérence.

 

Le contrôleur (un représentant d'une espèce en voie de disparition, ce contrôleur au visage gris) prit le billet glissé dans le ruban du chapeau de Herzog. Tandis qu'il le poinçonnait, il sembla s'apprêter à dire quelque chose. Peut-être que le canotier lui rappelait l'ancien temps. Mais Herzog finissait sa lettre : En supposant que Strawforth soit un roi philosophe, faudrait-il pour autant lui donner le pouvoir de trafiquer les bases génétiques de la vie, de polluer l'atmosphère et les eaux de la terre ? Je sais qu'il peut paraître bizarre de s'indigner, mais...

Après avoir laissé le rectangle de carton poinçonné sous la plaque indiquant le numéro du siège, le contrôleur abandonna Herzog occupé à écrire sur son sac. Il aurait pu aller dans la voiture-salon, certes, où il y avait des tables, mais il aurait dû commander à boire, parler à des gens. En outre, il avait à rédiger la lettre la plus importante de toutes, celle destinée au Dr. Edvig, le psychiatre de Chicago.

Ainsi, Edvig, écrivit-il, vous aussi, vous êtes un escroc ! Quelle pitié ! Ce n'était pas une façon de commencer. Il reprit : Mon cher Edvig, j'ai des nouvelles pour vous. Oui, voilà qui est beaucoup mieux. Une chose agaçante chez Edvig : il se comportait comme si lui seul avait des nouvelles à annoncer — cet Edvig avec son calme de protestant nordique anglo-celte et sa petite barbe grisonnante, intelligent, les cheveux ondulés, bouffants, et les lunettes rondes, fines, étincelantes. Je dois admettre que je suis venu vous voir dans de mauvaises conditions. Pour que nous restions ensemble, Madeleine avait exigé que je suive un traitement psychiatrique. Si vous vous souvenez, elle disait que j'étais dans un état mental dangereux. J'avais le droit de choisir mon psychiatre et, naturellement, j'ai pris celui qui avait écrit sur Barth, Tillich, Brunner, etc. D'autant plus que Madeleine, quoique juive, avait eu une phase chrétienne et s'était convertie au catholicisme, si bien que j'espérais que vous m'aideriez à la comprendre. Au lieu de quoi, vous ne pouvez pas le nier, plus vous m'entendiez dire qu'elle était belle, qu'elle avait un esprit brillant, mais nullement équilibré et que, par-dessus le marché, elle était dévote, plus vous vous entichiez d'elle. Et puis, pas à pas, Gersbach et elle ont tout manigancé, tout organisé. Ils se disaient qu'un psy contribuerait à me mettre hors circuit — un malade, particulièrement névrosé, peut-être même incurable. De toute façon, le traitement m'occuperait, me plongerait en pleine introspection. Quatre après-midi par semaine, ils savaient où j'étais, sur le divan, et eux, ils étaient tranquilles au lit. J'étais près de craquer le jour où je suis venu vous trouver — un temps humide, de la neige fondue, le bus surchauffé. La neige, il est vrai, n'a en rien rafraîchi mon cœur. La rue jonchée de feuilles jaunies. La vieille dame et son chapeau vert en peluche, un vert sage, qui entourait sa tête comme d'un sac morbide retombant en plis souples. Mais la journée n'a pas été si terrible, en définitive. Edvig a conclu que je ne perdais pas la boule. Un simple dépressif sensible.

« Pourtant Madeleine affirme que je suis fou. Que je... » Impatient, tremblant, l'esprit malade qui lui déformait le visage, qui lui gonflait la gorge, douloureusement, il se sentait néanmoins encouragé par Edvig qui souriait dans sa barbe. Moses s'efforça ensuite de le faire parler, mais la seule information qu'il réussit à lui soutirer ce jour-là, c'est que les dépressifs ont tendance à se créer des dépendances graves et à devenir hystériques quand les liens sont coupés ou menacés de l'être. « Et, bien entendu, ajouta le psychiatre, d'après ce que vous m'avez dit, vous n'êtes pas sans avoir de torts. Tout d'abord, il me semble que c'est une personne en colère. Quand a-t-elle cessé de pratiquer ?

— Je ne le sais pas avec certitude. Je pensais qu'elle en avait terminé depuis longtemps, mais le dernier mercredi des Cendres, elle avait de la suie sur le front. Je lui ai dit : “Madeleine, je croyais que tu n'étais plus catholique. Mais que vois-je entre tes deux yeux, des cendres ?” Et elle a répliqué : “J'ignore de quoi tu parles.” Elle a essayé de mettre ça sur le compte d'une de mes hallucinations ou je ne sais quoi. Or, ce n'était pas une hallucination. C'était une tache. Ou au moins la moitié d'une tache, je vous le jure. Elle avait l'air de vouloir dire, un Juif comme toi, qu'est-ce qu'il sait de ces choses-là ? »

Herzog se rendait compte que la moindre allusion à Madeleine fascinait Edvig. Il hochait la tête, tendait le cou et avançait le menton à chaque phrase, caressait sa barbe bien taillée, et ses lunettes scintillaient. « Vous pensez qu'elle est chrétienne ?

— Elle pense que je suis un Pharisien. C'est ce qu'elle a dit.

— Ah ? commenta brièvement Edvig.

— Ah, quoi ? demanda Herzog. Vous êtes d'accord avec elle ?

— Comment voulez-vous que je le sois ? Je vous connais à peine. Mais quelle est votre opinion sur la question ?

— Vous croyez qu'au XXe siècle un chrétien a le droit de parler de Pharisiens juifs ? Du point de vue juif, vous savez, ça n'a pas été l'une de nos meilleures périodes.

— Mais pensez-vous que votre femme ait un point de vue de chrétienne ?

— Je pense qu'elle s'est concocté un point de vue détaché des contingences. » Herzog se redressa dans son fauteuil et reprit, d'un ton un peu pontifiant peut-être : « Je ne rejoins pas Nietzsche quand il dit que Jésus-Christ a rendu le monde entier malade, qu'il l'a infecté avec sa moralité d'esclave. Mais Nietzsche lui-même avait un point de vue de chrétien sur l'histoire, et il considérait le moment présent comme une sorte de crise, une chute par rapport à la grandeur de l'époque classique, une dépravation ou un fléau dont il est nécessaire de nous sauver. J'appelle ça être chrétien. Vue sous cet angle, Madeleine l'est aussi. Et dans une certaine mesure, nombre d'entre nous le sont également. Ceux qui pensent qu'il nous faut guérir d'un poison, être sauvés, rachetés. Madeleine veut un sauveur, et à ses yeux, je n'en suis pas un. »

C'était le genre de discours qu'Edvig semblait attendre de la part de Moses. L'air ravi, il haussait les épaules, souriait, et il se servait de tout cela comme matériel analytique. C'était un homme doux au teint clair, les épaules plutôt minces mais carrées. Démodées, munies de montures d'un rose presque délavé, ses lunettes lui conféraient une apparence terne, humble, pensive et médicale.

Petit à petit, sans que je sache vraiment comment c'est arrivé, Madeleine est devenue le personnage principal de l'analyse, et elle l'a dominée de même qu'elle me dominait. Et elle a fini par vous dominer, vous aussi. J'ai vite remarqué combien vous étiez impatient de la rencontrer. En raison du caractère inhabituel de mon cas, vous aviez besoin de l'interroger, avez-vous dit. Vous n'avez pas tardé à avoir avec elle de profondes discussions sur la religion. Et finalement, vous l'avez prise comme patiente elle aussi. Vous compreniez pourquoi elle m'avait fasciné, disiez-vous. Et je vous ai répondu : « Je vous avais bien dit qu'elle était extraordinaire. Elle est brillante, la garce, une véritable terreur ! » Ainsi, vous saviez enfin que celle qui m'avait fait perdre la tête (comme on dit) n'était pas une femme comme les autres. Quant à Mady, elle s'enrichissait en vous abusant. Elle accroissait ses connaissances. Et comme elle préparait une thèse sur l'histoire des religions russes (je crois), les séances avec vous, à vingt-cinq dollars chacune, se sont résumées plusieurs mois durant à des conférences sur le christianisme des pays de l'Est. Après quoi, elle a commencé à présenter d'étranges symptômes.

D'abord, elle accusa Moses d'avoir engagé un détective privé pour l'espionner. Elle lança cette accusation avec ce léger accent britannique qui, comme il l'avait appris à ses dépens, était un signe indubitable d'ennuis. « Je t'aurais cru bien trop intelligent pour engager quelqu'un d'aussi peu discret.

— Engager ? dit Herzog. Qui est-ce que j'ai engagé ?

— Je te parle de cet horrible individu — ce gros type puant en veste de sport. » Madeleine, absolument sûre d'elle, lui décocha un de ses regards assassins. « Je te défie de le nier. Et c'est tout simplement au-delà de tout mépris. »

Voyant combien elle était devenue pâle, il se montra prudent et se garda bien de mentionner l'accent britannique. « Mais Mady, tu te trompes.

— Non, je ne me trompe pas. Je n'aurais jamais imaginé que tu puisses faire une chose pareille.

— Mais j'ignore de quoi il s'agit. »

D'une voix tremblante, de plus en plus forte, Madeleine s'écria : « Espèce d'ordure ! Ne me parle pas sur ce ton doucereux. Je sais toutes les saloperies dont tu es capable. » Puis hurlant : « Il faut que ça cesse ! Je n'accepterai pas d'être filée par un privé ! » Exorbités, ses yeux magnifiques viraient au rouge.

« Mais pourquoi te ferais-je filer, Mady ? Je ne comprends pas. Qu'est-ce que je pourrais découvrir ?

— Cet homme m'a suivie tout l'après-midi chez F-Field. » Il lui arrivait souvent de bégayer quand elle se mettait en fureur. « J'ai attendu une d-demi-heure dans les t-toilettes et quand je suis ressortie, il était toujours là. Et aussi dans le couloir de l'Illinois Central... quand j'ai acheté des f-fleurs.

— Peut-être que c'était un type qui voulait te draguer. Ça n'a rien à voir avec moi.

— C'était un privé ! » Elle serra les poings. Ses lèvres étaient terriblement pincées et tout son corps tremblait. « Cet après-midi quand je suis rentrée, il était assis sur la véranda de la maison d'à côté. »

Blême, Moses dit : « Montre-le-moi, Mady. Je vais aller le trouver sur-le-champ... tu n'as qu'à me le montrer. »

Edvig qualifia l'épisode de paranoïde, et Herzog fit : « Ah, bon ? » Il réfléchit un moment, puis s'exclama avec fougue, fixant le docteur, les yeux écarquillés : « Vous croyez vraiment que c'était une hallucination ? Vous voulez dire qu'elle est dérangée ? Folle ? »

Pesant ses mots, Edvig répondit en médecin qu'il était : « Un incident comme celui-là n'indique pas la folie. Ce n'est rien de plus que ce que j'ai dit : un épisode paranoïde.

— Mais c'est elle qui est malade, plus malade que moi. »

Ah, la pauvre petite ! C'était un cas clinique. Elle n'était réellement pas bien. Envers les malades, Moses faisait toujours preuve de compassion. Il déclara à Edvig : « Si elle est vraiment dans l'état que vous dites, je vais devoir être prudent. Je tâcherai de la soigner. »

La charité, comme s'il n'y avait pas déjà assez de problèmes à notre époque, sera toujours soupçonnée de morbidité — sado-masochisme ou autre perversité. Toutes les aspirations morales ou plus élevées sont soupçonnées d'être des escroqueries. Tout ce que nous honorons par des grands mots, mais que nous trahissons ou nions en notre for intérieur. Quoi qu'il en soit, Edvig ne félicita pas Moses pour sa promesse de veiller sur Madeleine.

« Ce que je dois faire, dit-il, c'est l'informer de cette tendance. »

Qu'un spécialiste de la question la mette en garde contre les délires paranoïdes, cela ne parut nullement troubler Madeleine. Elle se contenta de déclarer qu'on ne lui apprenait rien en lui disant qu'elle n'était pas normale. Elle prit l'affaire calmement : « De toute façon, avec ça, je ne m'embêterai jamais. » Voilà ce qu'elle déclara à Herzog.

Les ennuis n'étaient pas encore terminés. Pendant une semaine ou deux, le camion de livraison de chez Field apporta presque chaque jour des bijoux, des coffrets à cigarettes, des manteaux et des robes, des lampes, des tapis. Madeleine ne se rappelait pas avoir effectué ces achats. En dix jours, elle dépensa plus de douze cents dollars. Tous ces articles étaient de premier choix, très beaux — une piètre consolation. Même l'esprit dérangé, elle faisait les choses avec style. Alors qu'il renvoyait la marchandise, Moses éprouvait un profond sentiment de tendresse envers sa femme. Selon Edvig, elle ne serait jamais atteinte d'une véritable psychose, mais elle traverserait des crises semblables tout au long de son existence. Moses en fut attristé, mais peut-être que ses soupirs exprimaient aussi une certaine satisfaction. Qui sait ?

Les livraisons cessèrent bientôt. Madeleine retourna à sa thèse. Un soir, dans la chambre en désordre, tandis qu'ils étaient nus tous les deux, Herzog souleva le drap et lança une remarque acerbe à propos des livres qui se trouvaient en dessous (les gros volumes poussiéreux d'une vieille encyclopédie russe). Ce fut plus que Madeleine n'en pouvait supporter. Elle se mit à crier après lui, se jeta sur le lit, arracha les draps et les couvertures de sorte que les livres s'écrasèrent par terre, puis elle s'attaqua aux oreillers avec ses ongles en poussant des hurlements sauvages, étranglés. Le matelas était protégé par une alèse en plastique qu'elle empoigna et tordit sans arrêter de maudire Moses, proférant d'une voix aiguë des sons inarticulés, un étrange dépôt blanchâtre aux coins de la bouche.

Herzog ramassa la lampe renversée. « Madeleine... tu ne crois pas que tu devrais prendre quelque chose... contre ça ? » D'un geste stupide, il tendit la main pour la calmer et, aussitôt, elle se redressa et le frappa en pleine figure, trop maladroitement pour lui faire mal. Elle lui sauta dessus, poings levés, puis se mit à cogner non pas comme une femme, mais en balançant des swings comme un voyou, frappant avec les jointures. Herzog se tourna afin de recevoir les coups dans le dos. C'était nécessaire. Elle était malade.

Il vaut peut-être mieux que je ne l'aie pas frappée à mon tour. J'aurais pu regagner son amour. Mais je vous assure que mon humilité au cours de ces crises la rendait furieuse, comme si j'essayais de la battre au jeu de la religion. Je sais que vous parliez avec elle amour chrétien et autres nobles idées, mais si j'abordais le moindre sujet de cet ordre, elle se mettait en rage. Elle me prenait pour un imposteur. Car dans son esprit paranoïaque, j'étais désintégré, réduit à mes éléments primitifs. C'est pourquoi je pense que son attitude aurait peut-être changé si je lui avais administré une correction. La paranoïa est peut-être l'état d'esprit normal chez les sauvages. Et si mon âme, hors de propos, hors de saison, connaissait de tels sentiments élevés, de toute façon, personne ne m'en attribuerait le mérite. Surtout pas vous et votre attitude à l'égard des bonnes intentions. J'ai lu votre truc sur le réalisme psychologique de Calvin. J'espère que vous ne m'en voudrez pas si je vous dis que ça révèle une conception infâme, servile et mesquine de la nature humaine. C'est ainsi que je vois votre freudisme protestant.

Edvig resta tranquillement assis durant le récit de la bagarre dans la chambre, un léger sourire aux lèvres. Puis il demanda : « Pourquoi c'est arrivé, d'après vous ?

— À cause des livres, peut-être. Une ingérence dans ses études. Si je dis que la maison est sale, que ça sent mauvais, elle s'imagine que je m'en prends à son intelligence et que je veux la contraindre à revenir à ses tâches ménagères. Que je ne respecte pas ses droits en tant que personne... »

Les réactions émotionnelles d'Edvig ne le satisfaisaient pas. Quand il avait besoin de sentiment, Herzog allait trouver Valentin Gersbach. Il lui apportait donc ses problèmes. Mais d'abord, lorsqu'il sonnait, il lui fallait affronter la froideur (qu'il ne comprenait pas) de Phoebe Gersbach. Elle paraissait émaciée, sèche, pâle, épuisée. Bien sûr — le paysage du Connecticut filait, s'élevait, se contractait, dévoilait ses profondeurs, et l'eau de l'Atlantique étincelait —, bien sûr, Phoebe savait que son mari couchait avec Madeleine. Et Phoebe n'avait dans la vie qu'un seul devoir, un seul but, garder son mari et protéger son enfant. Elle ouvrait la porte au fou, au sensible, au malheureux Herzog. Il venait voir son ami.

Phoebe n'était pas forte ; son énergie était limitée ; elle avait probablement dépassé le stade de l'ironie. Quant à la pitié, pourquoi en aurait-elle éprouvé pour lui ? Parce qu'il était un mari trompé ? — c'était trop banal pour être pris au sérieux par l'un ou l'autre d'entre eux. À ses yeux, en tout cas, posséder le corps de Madeleine ne semblait pas compter beaucoup. Elle aurait pu plaindre Herzog pour son intellectualisme stupide, sa manière maladroite de ranger ses ennuis dans de nobles catégories, ou simplement pour sa souffrance. Mais elle réservait sans doute son peu de sentiments à la conduite de sa propre vie. Moses était persuadé qu'elle lui reprochait d'encourager les ambitions de Valentin — Gersbach l'homme public, Gersbach le poète, l'intellectuel de la télévision qui faisait des conférences sur Martin Buber à l'association Hadassah. C'était Herzog en personne qui l'avait introduit dans le Chicago de la culture.

« Val est dans sa chambre, dit-elle. Excuse-moi, il faut que je prépare le petit pour aller au temple. »

Gersbach montait des étagères. Posément, lourdement, lentement, il mesurait les planches, le mur, puis griffonnait des chiffres sur le plâtre. Il maniait en maître le niveau, sélectionnait les vis et les chevilles. Avec son visage épais, rubicond, raisonnable, son torse large et sa jambe artificielle qui l'obligeait à se tenir penché, il se concentra sur le choix d'une mèche pour la perceuse électrique tout en écoutant le récit de l'étrange assaut auquel Madeleine s'était livrée.

« On se mettait au lit.

— Et alors ? » Il faisait des efforts pour être patient.

« Nus tous les deux.

— Tu as tenté quelque chose ? demanda Gersbach, une note de sévérité dans la voix.

— Moi ? Non. Elle a érigé un mur de livres russes autour d'elle. Vladimir de Kiev, Tikhon de Zadonsk. Dans mon lit ! Comme si ça ne suffisait pas qu'ils aient persécuté mes ancêtres ! Elle pille la bibliothèque. Des bouquins tout en bas des piles que personne n'a touchés depuis cinquante ans. Nos draps sont pleins de peluches de papier jauni.

— Tu as recommencé à te plaindre ?

— Peut-être, peut-être un peu. Des coquilles d'œuf, des os de côtelettes, des boîtes de conserve sous la table, sous le canapé... Ce n'est pas recommandé pour June.

— C'est là que tu commets une erreur ! Précisément là — elle ne supporte pas ce harcèlement, ces récriminations incessantes. Si tu attends de moi que je t'aide à arranger les choses, il est de mon devoir de te le dire. Elle et toi — ce n'est un secret pour personne — vous êtes les deux êtres au monde que je chéris le plus. Aussi, je dois t'avertir, chaver, oublie les détails sordides. Laisse tomber ces conneries et reste calme, sérieux.

— Je sais, dit Herzog. Elle traverse une longue crise — à la recherche d'elle-même. Et je sais que parfois, je lui parle mal. J'ai déjà abordé la question avec Edvig. Mais dimanche soir...

— Tu es sûr que tu ne lui faisais pas des avances ?

— Oui. Il se trouve qu'on avait couché ensemble la veille. »

Gersbach sembla extrêmement en colère. Il fixa Moses de ses yeux brûlants aux reflets rouges, puis il dit : « Ce n'est pas ce que je t'ai demandé. Je ne parlais que de dimanche soir. Il faut que tu apprennes à savoir de quoi il retourne, nom de Dieu ! Si tu n'es pas franc avec moi, merde, je ne pourrai rien faire pour toi.

— Pourquoi je ne serais pas franc avec toi ? »

Moses était étonné par tant de véhémence, par le regard féroce de Gersbach, son regard de braise.

« Tu ne l'es pas. Je te trouve sacrément évasif. »

Moses réfléchit à l'accusation qu'il lisait dansles yeux rouges et ardents de Gersbach. C'étaient ceux d'un prophète, d'un shofat, d'un juge d'Israël, d'un roi. Un personnage bien mystérieux, ce Valentin Gersbach. « Nous avions fait l'amour la veille, donc. Mais à peine était-ce fini qu'elle a allumé la lumière, pris un de ces volumes russes poussiéreux, l'a calé sur sa poitrine et s'est plongée dans la lecture. Alors même que je quittais son corps, elle tendait le bras pour attraper son livre. Pas un baiser. Pas une dernière caresse. Juste son nez, qui remuait. »

Valentin eut un pâle sourire. « Vous devriez peut-être faire chambre à part.

— Je pourrais m'installer dans la chambre de la petite, je suppose. Mais June est agitée. Elle se promène la nuit dans sa grenouillère. Je me réveille et je la découvre à côté de mon lit. Souvent mouillée. Elle ressent la tension.

— Arrête avec ta fille. Ne te sers pas d'elle dans cette histoire. »

Herzog baissa la tête. Les larmes menaçaient. Gersbach soupira et longea son mur à pas lents, se penchant et se redressant comme un gondolier. « Je t'ai expliqué la semaine dernière...

— Tu ferais bien de m'expliquer de nouveau. Je suis dans un triste état, dit Herzog.

— Bon, alors, écoute-moi bien. Nous allons revoir toute la question. »

Le chagrin affectait terriblement — meurtrissait même — le beau visage de Herzog. Tous ceux qu'il avait pu blesser par sa suffisance se seraient sentis vengés en voyant combien il avait l'air ravagé. Le changement était presque risible. Et les leçons que lui donnait Gersbach, elles étaient si virulentes, si enflammées, si grossières, qu'elles en étaient risibles elles aussi, une parodie de l'aspiration intellectuelle à un sens, à une profondeur, à une nature plus élevée. Moses écoutait, assis près de la fenêtre dans une lumière crue. Les rideaux et leurs tringles cannelées et dorées gisaient sur la table à côté des planches et des livres. « Il y a une chose dont tu peux être sûr, bruder, disait Valentin, c'est que je n'ai pas d'arrière-pensée. Dans cette affaire, je ne suis pas de parti pris. » Valentin adorait utiliser ou, plutôt, mal utiliser, des mots et expressions yiddish. Herzog avait grandi dans un milieu yiddish distingué. Il réagissait avec un snobisme instinctif à l'accent de boucher, de camionneur et de roturier de Valentin, et il s'en voulait pour ça — Mon Dieu ! ces préjugés des vieilles familles, ces absurdités, souvenirs d'un monde perdu. « Laissons tomber tout le shtick, reprit Gersbach. Mettons que tu sois un pauvre type. Ou même un criminel. Il n'y a rien, absolument rien, qui parviendrait à ébranler mon amitié. Je ne te raconte pas de salades et tu le sais très bien ! J'encaisse tout ce que tu m'as fait. »

Moses, de nouveau étonné, demanda : « Qu'est-ce que je t'ai fait ?

— Au diable tout ça ! Hob es in drerd. Je sais que Mady est une garce. Et tu crois peut-être que je n'ai jamais eu envie de flanquer une trempe à Phoebe ? Cette klippa ! Mais c'est la nature féminine. » Il secoua la tête pour remettre en place son abondante chevelure. Dans ses profondeurs, elle était d'un noir aux reflets rougeoyants. À l'arrière du crâne, elle rebiquait. « D'accord, tu t'es occupé d'elle pendant un bon moment, je le sais. Mais si elle a pour père un type infâme et pour mère une kvetsch, qu'est-ce qu'on y peut ? En tout cas, il ne faut rien espérer en retour.

— Oui, bien entendu. Mais j'ai dépensé vingt mille dollars en près d'un an. Tout ce dont j'ai hérité. Et maintenant, on habite cette baraque pourrie sur Lake Park avec les rames de l'Illinois Central qui circulent toute la nuit. Les canalisations puent. La maison est jonchée d'ordures, de saloperies diverses, de livres russes et des affaires sales de la gamine. Et moi, je vais rendre les bouteilles de Coca vides, je passe l'aspirateur, je brûle les papiers qui traînent et je ramasse les os de côtelettes de veau.

— La garce te met à l'épreuve. Tu es un professeur renommé, invité à des conférences, et tu entretiens une correspondance internationale. Elle veut que tu reconnaisses son importance à elle. Tu es un ferimmter mensch. »

Là, s'il laissait passer, Moses risquait d'y perdre son âme. Il corrigea, l'air de rien : « Berimmter.

— Fe, be, on s'en moque. Ce n'est peut-être pas tant de ta réputation que de ton sale égoïsme qu'il s'agit. Tu pourrais être un vrai mensch. Tu as ça en toi. Mais tu fous tout en l'air avec ton égoïsme. C'est un comble — un type aussi valable que toi qui meurt d'amour. De chagrin. Quelle connerie ! »

Avoir affaire à Valentin, c'était avoir affaire à un roi. Il avait une sacrée poigne. Il aurait pu tenir un sceptre. Et c'était bien un roi, le roi des émotions, et au fond de son cœur était son royaume. Il s'appropriait toutes les émotions autour de lui, comme par droit divin ou spirituel. Il pouvait mieux les exploiter, donc il s'en emparait. C'était un homme grand, trop grand pour autre chose que la vérité. (Encore la vérité !) Herzog avait un faible pour la grandeur, même la grandeur bidon (mais était-elle jamais entièrement bidon ?).

Ils sortirent dans l'air frais de l'hiver pour s'éclaircir les idées. Gersbach dans sa grosse parka, ceinture bien serrée, tête nue, l'haleine qui formait de petits nuages, tapait dans la neige avec sa jambe pareille à une batte. Moses tenait rabaissé le bord de son chapeau de velours d'un vert terne. Ses yeux ne supportaient pas l'éclat de la lumière.

Valentin s'exprimait comme un homme qui se relève d'une lourde défaite, le survivant de souffrances que peu sont en mesure de comprendre. Son père était mort de sclérose. Il ne manquerait pas de l'attraper et s'attendait à en mourir. Il parlait de la mort majestueusement — il n'y avait pas d'autre mot —, le regard enfiévré, agrandi, chaud, ardent ou, pensait Herzog, semblable au bouillon de son âme, brûlant et brillant.

« Quand j'ai perdu ma jambe, disait-il, j'avais sept ans, c'était à Saratoga Springs et je courais après le marchand de ballons ; il soufflait dans son petit fifel. J'ai pris un raccourci qui passait par le dépôt de marchandises et je me suis glissé sous les wagons. Par chance, le serre-frein m'a découvert au moment où la roue me sectionnait la jambe. Il m'a enveloppé dans son manteau et emmené tout de suite à l'hôpital. Quand j'ai repris connaissance, je saignais du nez. Seul dans la chambre. » Moses écoutait, toujours aussi blanc. Le froid ne lui donnait pas de couleurs. « Je me suis penché, poursuivit Gersbach comme s'il racontait un miracle. Une goutte de sang est tombée par terre et, tandis qu'elle s'écrasait, j'ai vu une petite souris sous le lit qui paraissait regarder la tache s'élargir. Elle a reculé, agité la queue et les moustaches. La pièce était inondée de soleil... » (Il y a des orages même sur le soleil, mais ici, tout est paisible et tempéré, se dit Herzog.) « C'était un petit monde sous le lit. Puis je me suis aperçu que ma jambe n'était plus là. »

Valentin aurait nié que c'était sur lui qu'il était près de verser les larmes luisant dans ses yeux. Non : Bon Dieu, non ! aurait-il protesté. Pas sur lui. Mais sur ce petit garçon. Il y avait des histoires personnelles que Moses avait racontées des centaines de fois, aussi il ne pouvait pas reprocher à Gersbach de se répéter. Chacun a son lot de poèmes. Mais Gersbach pleurait presque tout le temps, et c'était bizarre, parce que ses longs cils recourbés, cuivrés, alors se collaient ; il était tendre, mais il avait l'air rude, le visage large aux traits irréguliers, la barbe rêche, le menton carrément brutal. Moses croyait en une règle selon laquelle plus un homme avait souffert, plus il était spécial, et il admettait volontiers que Gersbach avait énormément souffert et que la douleur qu'il avait ressentie sous les roues du wagon de marchandises devait dépasser de loin tout ce que lui-même avait enduré. Le visage tourmenté de Gersbach était d'un blanc de craie, hérissé des poils étincelants de sa barbe rousse. Sa lèvre inférieure disparaissait sous celle du haut. Son grand, son brûlant chagrin ! Son chagrin en fusion !

 

Dr. Edvig, écrivit Herzog, Vous avez affirmé, et cela à maintes reprises, que Madeleine était d'une nature profondément religieuse. À l'époque de sa conversion, avant notre mariage, je suis allé plus d'une fois à l'église avec elle. Je me rappelle très bien... À New York...

Sur son insistance. Un matin que Herzog la déposait devant l'église en taxi, elle lui demanda de l'accompagner. Il le fallait. Rien ne serait possible entre eux s'il ne respectait pas sa foi. « Mais je ne connais rien aux églises », protesta-t-il.

Elle sortit du taxi et monta rapidement les marches, s'attendant à ce qu'il la rejoigne. Moses paya le chauffeur et la rattrapa. Elle poussa la porte battante de l'épaule. Elle trempa ses doigts dans le bénitier et se signa comme si elle l'avait fait toute sa vie. Elle avait sans doute appris ça dans les films. Mais cette intensité, cette expression de perplexité et de supplication qui tordait ses traits, d'où venait-elle ? Madeleine dans son tailleur gris au col en fourrure d'écureuil, coiffée de son grand chapeau, s'avança à pas pressés sur ses hauts talons. Il la suivit lentement, serrant d'une main le col de son pardessus poivre et sel cependant qu'il ôtait son chapeau. Le corps de Madeleine paraissait se rassembler dans sa poitrine et ses épaules, et elle avait la figure rouge d'excitation. De ses cheveux sagement ramenés sous son chapeau s'échappaient néanmoins quelques mèches qui formaient comme des papillotes. L'église était une construction récente — petite, froide, sombre, le vernis qui étincelait sur les bancs de chêne et des îlots de flammes qui brûlaient, immobiles, près de l'autel. Dans l'allée centrale, Madeleine fit une génuflexion. Seulement, c'était davantage qu'une génuflexion. Elle plongea, se jeta en avant, comme si elle voulait s'étaler sur le sol et presser son cœur contre le plancher — Herzog le remarqua. Les paumes plaquées de part et d'autre de son visage à l'exemple d'un cheval muni d'œillères, il s'assit. Qu'est-ce qu'il fabriquait ici ? C'était un époux, un père. Il était marié, il était juif. Pourquoi se trouvait-il dans une église ?

Les cloches sonnèrent. Le prêtre, rapide et aride, débita à toute allure ses phrases en latin. Dans les répons, la voix haute et claire de Madeleine dominait le chœur. Elle se signa, fit une nouvelle génuflexion devant l'autel. Dans la rue, son visage regagna sa couleur normale. Elle sourit et dit : « Allons prendre le petit-déjeuner dans un endroit agréable. »

Moses donna au chauffeur de taxi l'adresse du Plaza.

« Mais je ne suis pas habillée pour, dit-elle.

— Dans ce cas, je t'emmène au Steinberg's Dairy que de toute manière je préfère. »

Déjà Madeleine se mettait du rouge à lèvres, faisait bouffer son corsage et rajustait son chapeau. Comme elle pouvait être adorable ! Elle avait le visage gai, rond, rose, et le bleu de ses yeux était clair. Bien différent du terrifiant regard glacé de ses rages menstruelles, de son allure de meurtrière. Devant le Plaza, le portier se précipita hors de son abri rococo. Le vent soufflait. Elle s'engouffra dans le hall. Palmiers et tapis de divers tons de rose, dorures, valets de pied...

Je ne comprends pas très bien ce que vous entendez par « religieuse ». Une femme religieuse peut éventuellement s'apercevoir qu'elle n'aime pas son amant ou son mari. Mais si elle le déteste ? Si elle souhaite continuellement sa mort ? Si elle la souhaite encore plus ardemment quand ils font l'amour ? Si pendant l'acte d'amour, il voit ce désir briller dans ses yeux bleus comme la prière d'une vierge ? Attention, je ne suis pas simple d'esprit, docteur Edvig. Je regrette souvent de ne pas l'être. Ce n'est pas une bonne chose que d'avoir un esprit complexe sans être un véritable philosophe. Je n'attends pas d'une femme religieuse qu'elle soit digne d'être aimée, qu'elle soit une gentille petite sainte. Mais je suis curieux de savoir comment vous êtes parvenu à la conclusion qu'elle était profondément religieuse.

D'une certaine façon, j'ai participé à une compétition religieuse. Madeleine, Valentin Gersbach et vous me parliez tous religion — si bien que j'en ai fait l'essai. Pour voir ce qu'on ressent à se comporter avec humilité. Comme si la passivité imbécile, l'avilissement masochiste ou la lâcheté constituaient une forme d'humilité ou de soumission et non de monstrueuse décadence. Quelle horreur ! Ô patiente Grisélidis Herzog ! J'ai posé les doubles-fenêtres en tant qu'acte d'amour, et je n'ai pas laissé mon enfant dans le besoin, j'ai payé le loyer, le mazout, le téléphone, l'assurance, et puis j'ai fait ma valise. À peine étais-je parti que Madeleine, votre sainte, envoyait ma photo aux flics. Si jamais je remettais les pieds sur la véranda pour voir ma fille, elle appelait la voiture de patrouille. Elle avait un mandat d'arrêt tout prêt. Valentin Gersbach m'amenait l'enfant, et quand il venait la rechercher, il me prodiguait conseils et consolation, et religion. Il m'apportait des livres (de Martin Buber). Il m'ordonnait de les étudier. Je lisais Je et Tu, Le Chemin de l'homme, La Foi des prophètes dans un état de fièvre. Ensuite, nous en discutions.

Je suis sûr que vous connaissez les idées de Buber. Il ne faut pas transformer un homme (un sujet) en une chose (un objet). Grâce au dialogue spirituel, la relation Je-Cela (la chose) devient une relation Je-Tu. Dieu va et vient dans l'âme d'un homme. Et les hommes vont et viennent dans l'âme des uns des autres. Parfois, ils vont et viennent aussi dans les lits des uns des autres. On dialogue avec un homme. On couche avec sa femme. On tient la main du pauvre type. On le regarde dans les yeux. On le console. Et durant tout ce temps, on réorganise sa vie. On lui établit même son budget pour les années suivantes. On le prive de sa fille. Et, mystérieusement, tout cela se métamorphose en profondeur religieuse. Après quoi, votre souffrance est plus grande que la sienne, parce que vous êtes un plus grand pécheur. Et voilà comment lui aussi s'est mis à aller et venir. Vous avez prétendu que mon hostilité et mes soupçons à l'égard de Gersbach étaient infondés et même, avez-vous suggéré, paranoïaques. Saviez-vous qu'il était l'amant de Madeleine ? Vous l'avait-elle dit ? Certainement pas, sinon, vous ne m'auriez pas affirmé cela. Elle avait de bonnes raisons de craindre d'être filée par un détective privé. Il n'y avait là rien de névrotique. Madeleine, votre patiente, vous racontait ce qui lui plaisait. Vous ignoriez tout. Et vous ignorez tout. Elle vous a eu à la séduction. Et vous-même, vous êtes tombé amoureux d'elle, non ? Exactement comme elle l'avait prévu. Elle voulait que vous l'aidiez à me larguer. En tout état de cause, elle l'aurait fait. Elle a néanmoins trouvé en vous un instrument utile. Quant à moi, j'étais votre patient...