Après le petit-déjeuner, il accompagna Ramona à sa boutique. Elle portait une robe rouge moulante, et dans le taxi, blottis l'un contre l'autre, ils ne cessèrent d'échanger des baisers. Ému, Moses riait beaucoup, et il se répétait : « Qu'elle est belle ! Et je couche avec elle. » Arrivés Lexington Avenue, ils descendirent et s'étreignirent sur le trottoir (depuis quand des hommes d'âge mûr manifestent-ils autant de passion dans des lieux publics ?). Le fard à joues de Ramona était superflu, car son visage rayonnait, brûlait même, et elle pressait ses seins contre Herzog en l'embrassant ; le chauffeur de taxi et Miss Schwartz, la vendeuse de Ramona, les observaient.
C'est peut-être comme ça qu'on doit vivre, se disait Moses. Avait-il eu son lot d'ennuis, aurait-il payé sa dette à la souffrance et acquis le droit de ne pas se préoccuper de ce que pensent les autres ? Il la serra plus fort dans ses bras, sentit le cœur de Ramona s'enfler et menacer d'exploser, ce cœur logé dans son corps, son corps moulé dans la robe rouge. Elle lui donna un nouveau baiser parfumé. Sur le trottoir, devant la vitrine de son magasin, il y avait des marguerites, du lilas, des petites roses, des bacs contenant des plants de tomates et de poivrons. Le tout venait d'être arrosé, et à côté se trouvait le récipient vert et sa pomme de cuivre percée de petits trous. Les gouttes d'eau dessinaient des formes floues sur le ciment. Malgré les bus dont les gaz d'échappement puants vernissaient l'atmosphère, Herzog percevait l'odeur fraîche de terre, et il entendait passer les femmes dont les talons claquaient à un rythme rapide sur le trottoir granuleux. Ainsi, entre l'amusement du chauffeur et la réprobation à peine déguisée qui se lisait dans les yeux de Miss Schwartz derrière le rideau de feuilles, il continua d'embrasser le visage maquillé et parfumé de Ramona. Dans la tranchée que Lexington Avenue ouvre entre les immeubles, les bus répandaient leur poison, mais les fleurs survivaient, les roses grenat, les lilas pâles, l'éclat pur du blanc, la luxuriance du rouge, tout ce que recouvrait le manteau nuageux de New York aux reflets dorés. Là, dans la rue, autant que le permettaient sa nature et son tempérament, il eut une idée de la vie qu'il aurait pu mener s'il avait été simplement une créature aimante.
Mais dès qu'il fut seul dans le taxi bringuebalant, il redevint le Moses Elkanah Herzog auquel il ne pouvait pas échapper. Quel type je fais — quel type ! Le chauffeur accéléra pour franchir au vert les feux de Park Avenue pendant que Herzog réfléchissait à la situation : sur les épines de la vie, je tombe et je saigne. Et alors ? Sur les épines de la vie, je tombe et je saigne. Et après ? J'ai baisé, j'ai pris de brèves vacances, mais je n'ai pas tardé à tomber sur ces mêmes épines avec la satisfaction de souffrir, ou de souffrir dans la joie — je ne sais plus quelle combinaison. Qu'est-ce qu'il y a de bien en moi, susceptible de durer ? N'existe-t-il rien d'autre entre la naissance et la mort que je puisse tirer de ma perversité — juste un solde favorable d'émotions confuses ? Pas de liberté ? Uniquement des pulsions ? Et tout le bien que j'ai dans le cœur — ne signifie-t-il rien ? Ne serait-ce qu'une plaisanterie ? Un faux espoir qui procure à l'homme l'illusion d'avoir une certaine valeur ? Et ainsi continue-t-il de lutter. Mais ce bien en moi, il n'est pas feint. Je le sais. Je le jure.
De nouveau, il était surexcité. Ses mains tremblaient lorsqu'il poussa la porte de son appartement. Il fallait qu'il fasse quelque chose, quelque chose de pragmatique et d'utile, et qu'il le fasse sur-le-champ. Sa nuit avec Ramona lui avait insufflé un regain de force, et cette force ravivait ses peurs, auxquelles s'ajoutait la crainte de craquer, la crainte que ses sentiments intenses ne le désorganisent complètement.
Il ôta ses chaussures, sa veste, déboutonna son col, ouvrit les fenêtres du séjour. Des courants d'air chaud imprégnés de l'odeur légèrement viciée du port agitèrent les rideaux miteux et le store. L'air du dehors le calma un peu. Non, à l'évidence le bien qu'il avait dans le cœur ne comptait guère, car ce matin, à l'âge de quarante-sept ans, il rentrait chez lui après une nuit passée ailleurs, une lèvre à vif, souvenir de morsures et de baisers, ses problèmes moins résolus que jamais, et qu'avait-il à présenter pour sa défense à la barre du tribunal ? Il avait eu deux épouses ; il avait deux enfants ; il avait été autrefois un intellectuel, et dans le placard, son manuscrit inachevé gonflait son vieux sac de voyage ressemblant à un crocodile couvert d'écailles. Pendant ce temps-là, d'autres exploitaient les mêmes idées. Deux ans plus tôt, un professeur de Berkeley nommé Mermelstein l'avait devancé, stupéfiant, époustouflant les spécialistes dans ce domaine, comme Herzog avait eu l'intention de le faire. Mermelstein était un homme intelligent et un fin lettré. Il ne devait pas avoir de problèmes personnels et donc être à même de fournir au monde un exemple d'ordre, méritant ainsi une place au sein de la communauté humaine. Lui, Herzog, en revanche, il avait commis, dans sa quête d'une synthèse magistrale, un péché contre son cœur.
Ce dont ce pays a besoin, c'est d'une bonne synthèse à trois sous.
Un beau catalogue d'erreurs ! Prenez, par exemple, ses problèmes sexuels. Fiasco total. Herzog, qui se préparait un café, rougit en versant l'eau dans le récipient gradué. C'est l'hystérique qui laisse sa vie se polariser sur des antithèses radicales telles que force-faiblesse, puissance-impuissance, santé-maladie. Il a le sentiment d'un défi, mais il est incapable de se battre avec l'injustice sociale, car trop faible, de sorte qu'il se bat avec les femmes, avec les enfants, avec ses « malheurs ». Voyez le cas de ce pauvre George Hoberly, entre autres — Hoberly, ce crétin larmoyant ! Herzog lava sa tasse pour enlever la marque laissée par le café. Pourquoi Hoberly courait-il les boutiques de luxe de New York pour acheter des cadeaux personnels, pour rendre hommage à Ramona ? Parce qu'il était accablé par l'échec. Vous vous rendez compte qu'un homme peut consacrer sa vie entière à une activité, une passion souvent destructrice, au point même de se tuer dans le cadre de sa sphère d'élection. Et si ce n'est pas de politique, c'est de sexe qu'il s'agit. Peut-être Hoberly avait-il le sentiment de ne pas la satisfaire dans ce domaine. Mais c'était peu probable. Les problèmes de cet ordre, y compris l'éjaculation précoce, ne désarçonneraient pas une femme comme Ramona. Pareilles humiliations l'intrigueraient ou l'inciteraient plutôt à relever le défi, feraient appel à sa générosité. Non, Ramona était pleine d'humanité. Simplement, elle ne souhaitait pas que cet être désespéré se décharge sur elle de tous ses fardeaux. Il se peut qu'en faisant une dépression nerveuse, un homme comme Hoberly cherche à témoigner de l'échec de l'existence individuelle. Il démontre que cela ne peut pas marcher. Il pousse l'amour jusqu'à l'absurde afin de le discréditer à jamais. Et il s'apprête ainsi à servir la grande organisation, ce Léviathan, avec davantage encore de dévotion. Il se peut également qu'un homme crevant de besoins ignorés, impératifs, de désirs d'activité, de fraternité, en quête de réalité, en quête de Dieu, ne puisse pas s'empêcher de se jeter tête la première sur tout ce qui ressemble à un espoir. Et certes, Ramona ressemblait à un espoir ; elle avait choisi d'être ainsi. Herzog le savait, lui qui avait parfois donné de l'espoir aux autres. Émettant un signal secret : Comptez sur moi. Ce n'était sans doute qu'une affaire d'instinct, de santé ou de vitalité. C'est sa vitalité qui mène un homme de mensonge en mensonge, ou qui l'incite à donner de l'espoir aux autres. (Les penchants destructeurs créent leurs propres mensonges, mais c'est une autre histoire.) Ce que j'ai l'impression de faire, pensa Herzog, c'est de m'enflammer avec mon drame, avec le ridicule, l'échec, la dénonciation, la distorsion, de m'enflammer voluptueusement, esthétiquement, jusqu'à parvenir à l'orgasme. Et cet orgasme est pareil à la résolution ou à la solution de nombre de problèmes d'un ordre « plus élevé ». Du moins pour autant que je puisse me fier à Ramona dans son rôle de prophétesse. Elle a lu Marcuse, N. O. Brown et tous ces néo-freudiens. Elle veut me convaincre que le corps est une réalité spirituelle, l'instrument de l'âme. Ramona est une femme adorable, touchante, mais cette manière de théoriser procède d'une dangereuse tentation. Elle ne peut conduire qu'à davantage d'erreurs majeures.
Il regarda le café fouetter le dôme craquelé du percolateur (comparable aux pensées sous son crâne). Quand le mélange lui parut assez foncé, il le versa dans sa tasse puis respira les arômes qui s'en élevaient. Il décida d'écrire à Daisy pour lui annoncer qu'il viendrait voir Marco le Jour des Parents, et cela sans invoquer sa fatigue. Fini de jouer les malades ! Il décida aussi de parler à Simkin, l'avocat. Tout de suite.
Connaissant les habitudes de ce dernier, il aurait dû essayer de le joindre plus tôt. Le vieux célibataire machiavélique, un homme corpulent au teint rougeaud, vivait dans Central Park West avec sa mère, une sœur veuve, et plusieurs neveux et nièces. L'appartement lui-même était luxueux, mais il couchait dans la pièce la plus exiguë sur un lit de camp de l'armée. Une pile d'ouvrages de droit lui servait de table, et c'est là qu'il travaillait et lisait jusqu'à très tard dans la nuit. Les murs étaient couverts du haut en bas de tableaux expressionnistes abstraits, non encadrés. À six heures du matin, il se levait puis prenait sa Thunderbird pour se rendre dans un petit restaurant de l'East Side — il dénichait toujours les établissements les plus authentiques, chinois, grecs, birmans, les caves les plus sombres de New York ; il y emmenait souvent Herzog. Après un petit-déjeuner composé de petits pains à l'oignon et de saumon fumé de Nouvelle-Écosse, Simkin aimait s'étendre sur le canapé noir en similicuir de son bureau et, emmitouflé dans une couverture tricotée par sa mère, écouter du Palestrina ou du Monteverdi cependant qu'il élaborait ses stratégies juridiques et financières. Vers huit heures, il rasait ses grosses joues au rasoir électrique Norelco, et vers neuf heures, après avoir laissé ses instructions à son bureau, il partait visiter les galeries ou assister à des ventes aux enchères.
Herzog appela. Simkin répondit. Aussitôt — c'était un rituel — l'avocat commença à se plaindre. On était en juin, le mois des mariages, et deux jeunes associés de son cabinet étaient absents, en voyages de noces. Les imbéciles ! « Eh bien, professeur, dit-il. Ça fait un bout de temps que je ne t'ai pas vu. Qu'est-ce qui me vaut l'honneur ?
— D'abord, Harvey, il faut que je sache si tu acceptes de me conseiller. Tu es un ami de la famille de Madeleine, après tout.
— Disons plutôt que j'entretiens des relations avec elle. Pour toi, j'éprouve de la sympathie. Par contre, aucun des Pontritter n'a besoin de ma sympathie, et surtout pas Madeleine, cette garce.
— Si tu ne veux pas t'en mêler, recommande-moi juste un de tes confrères.
— Les avocats sont chers. Et tu ne roules pas sur l'or, il me semble. »
Naturellement, pensa Herzog, Harvey est curieux. Il voudrait en savoir le plus possible sur ma situation. Vais-je me montrer raisonnable ? Ramona désirerait que je consulte son avocat, mais ça risquerait de m'engager davantage. De plus, il chercherait à protéger ses intérêts à elle. « Quand aurais-tu un moment de libre, Harvey ? demanda-t-il.
— Tu sais, hier, j'ai dégoté deux toiles d'un primitif yougoslave — Pachich. Il vient de débarquer du Brésil.
— On peut déjeuner ensemble ?
— Pas aujourd'hui. Depuis quelque temps, l'Ange de la Mort s'intéresse à moi... » Herzog reconnut le ton particulier, style comédie juive, que Simkin adorait, son spectacle morbide élaboré, sa feinte angoisse de dimension cosmique. « À force d'encaisser et de dépenser je gaspille mes forces... continua Simkin.
— Une demi-heure.
— Dînons chez Macario. Je parie que tu n'en as jamais entendu parler... C'est bien ce que je pensais. Tu n'es vraiment qu'un plouc. » Il cria à l'intention de sa secrétaire : « Apportez-moi l'article d'Earl Wilson sur Macario, Tilly. Vous avez entendu ?
— Tu es occupé toute la journée ?
— Je dois aller au tribunal. Ces schmucks sont aux Bermudes avec leurs jeunes épouses pendant que j'affronte seul le Moloch-ha-movos. Tu sais combien coûte un plat de spaghettis al burro chez Macario ? Essaye un peu de deviner. »
Il faut que je réponde quelque chose, songea Herzog. Du pouce et de l'index, il se massa les sourcils. « Trois dollars cinquante ?
— C'est ça ton idée d'un plat cher ? Cinq dollars cinquante !
— Mon Dieu, mais qu'est-ce qu'ils mettent dedans ?
— De la poudre d'or au lieu de fromage râpé. Bon, sérieusement, j'ai une affaire à plaider tout à l'heure. Moi, en personne. Et je hais les salles de tribunal !
— Je te prends en taxi et on part ensemble dans le centre. J'arrive dans une minute.
— Non, j'attends mon client ici. Voilà ce que je te propose, si j'ai un moment dans la journée... Tu me parais bien nerveux. Mon cousin Wachsel travaille au bureau du District Attorney. Je vais lui laisser un mot... Bon, puisque mon rendez-vous n'est pas encore là, si tu m'expliquais de quoi il retourne ?
— Il s'agit de ma fille.
— Tu veux en obtenir la garde ?
— Pas nécessairement. Je m'inquiète à son sujet. Je ne sais pas comment elle va.
— Sans compter, j'imagine, que tu ne détesterais pas te venger.
— Je paye régulièrement la pension alimentaire et je réclame à chaque fois des nouvelles de June, mais je ne reçois jamais de réponse. Himmelstein, l'avocat de Chicago, affirme que je n'aurais aucune chance d'obtenir la garde. Seulement, j'ignore comment la petite est élevée. Ce que je sais, c'est qu'ils l'enferment dans la voiture quand elle les gêne. Je me demande jusqu'où ils peuvent aller.
— Tu crois que Madeleine est une mère indigne ?
— Bien sûr que je le crois, mais j'hésite à m'interposer entre l'enfant et sa mère.
— Elle vit avec ce type, ton copain ? Tu te rappelles l'année dernière, quand tu as fichu le camp en Pologne et que tu as rédigé ton testament ? Tu l'as nommé tuteur et exécuteur testamentaire.
— J'ai fait ça ? Oui... en effet. Il me semble bien que oui. »
L'avocat toussa, et Herzog réalisa que, en fait, il étouffait un rire. Difficile de le lui reprocher. Herzog lui-même s'amusait de la confiance empreinte de sentimentalisme qu'il plaçait dans ses « meilleurs amis », et il ne pouvait s'empêcher de penser combien sa crédulité avait dû ajouter au plaisir de Gersbach. Il est évident, se dit-il, que je n'étais pas capable de veiller sur mes intérêts et que chaque jour qui passait, je donnais une nouvelle preuve de mon incompétence. Pauvre idiot !
« J'ai été un tant soit peu surpris que tu l'aies choisi, reprit Simkin.
— Pourquoi ? Tu étais au courant ?
— Non, mais il y avait quelque chose dans son allure, sa façon de s'habiller, sa voix de stentor et son yiddish bidon. Un véritable exhibitionniste ! Je n'aimais pas trop la manière dont il te serrait dans ses bras. T'embrassait même, si tu t'en souviens bien...
— C'est son côté russe exubérant.
— Oh, je ne dis pas précisément qu'il est pédé, affirma Simkin. Bon, alors est-ce que Madeleine est à la colle avec ce séduisant tuteur ? Tu pourrais au moins te renseigner. Pourquoi tu n'engagerais pas un enquêteur privé ?
— Un détective ! Mais oui !
— C'est une bonne idée, non ?
— Oui, absolument ! Pourquoi n'y ai-je pas pensé ?
— Tu as l'argent nécessaire ? Parce que là, c'est du sérieux !
— Je vais recommencer à travailler d'ici quelques mois.
— Mais même, combien tu gagneras ? » Simkin parlait toujours des revenus de Moses avec une note de tristesse. Ces pauvres intellectuels, si maltraités. Il avait l'air de se demander pourquoi Herzog ne s'en indignait pas, mais celui-ci continuait à vivre comme au temps de la Grande Dépression.
« J'emprunterai.
— Les détectives privés coûtent une fortune. Je vais t'expliquer. » Simkin marqua une pause. « Les grosses sociétés ont créé une nouvelle aristocratie grâce au régime fiscal actuel. Voitures, avions, suites d'hôtel, tout ça constitue des avantages en nature. Ainsi que les restaurants, le théâtre, et cetera, si bien que les bonnes écoles privées sont devenues hors de prix pour les salariés en bas de l'échelle. Et c'est vrai aussi pour les prostituées. Les dépenses médicales déductibles ont enrichi les psychiatres, de sorte que même le prix de la souffrance a augmenté. Quant aux évasions fiscales par le biais des assurances, de l'immobilier et autres, je pourrais t'en apprendre long. Il faut jouer au plus fin. Les grandes organisations possèdent leur propre CIA. Des espions industriels qui volent leurs secrets à d'autres entreprises. Quoi qu'il en soit, les détectives touchent des honoraires très conséquents de la part de leur riche clientèle, aussi quand des gens comme toi aux revenus modestes en ont besoin d'un, ils ont affaire à la lie de la profession. Nombre de maîtres chanteurs se parent du titre de détectives privés. Néanmoins, je peux te donner quelques conseils utiles. Tu m'écoutes ?
— Oui, oui, mais... » Herzog hésita.
« Mais de quel côté je me situe ? » Simkin, ainsi que Herzog l'espérait, avait posé la question à sa place. « Je présume que tu es le seul à New York à ne pas savoir tout ce que Madeleine a raconté sur mon compte — de telles calomnies ! Moi qui étais comme un oncle pour elle. À vivre sous les toits au milieu de tous ces gens de théâtre, la gamine ressemblait à un chiot effrayé. J'ai eu pitié d'elle. Je lui ai acheté des poupées, je l'ai emmenée au cirque. Et quand elle a eu l'âge d'entrer à Radcliff, je lui ai payé sa garde-robe. Mais quand elle s'est convertie sous l'influence de ce type, son Monseigneur, j'ai tenté de la raisonner ; elle m'a alors traité d'hypocrite, d'escroc. Elle a dit que j'étais un arriviste, que je m'étais servi des relations de son père et que je n'étais qu'un Juif ignorant. Ignorant ! Moi qui ai eu le prix d'excellence de latin en 1917. Enfin, bon. Et en plus, elle a blessé une de mes petites cousines, une gamine épileptique, une pauvre petite souris immature, innocente et fragile, incapable de se débrouiller seule — je t'épargne les détails sordides.
— Qu'est-ce qu'elle a fait ?
— C'est une longue histoire.
— Donc, tu ne défends plus Madeleine. J'ignorais qu'elle avait dit du mal de toi.
— Peut-être que tu ne t'en souviens plus. Elle ne m'a pas ménagé, crois-moi. Enfin, peu importe. Je suis un vieux rapiat, un grippe-sou — je n'ai jamais prétendu être un saint, mais... Bon, ce n'est que la folie du monde. Il est certes possible, mon cher professeur, que tu n'en aies point toujours conscience, plongé comme tu l'es dans le beau, le vrai et le bon, à l'image des œuvres de Herr Goethe.
— D'accord, Harvey, je sais que je ne suis pas réaliste. Je n'ai jamais eu la force de me livrer à l'ensemble des réflexions qu'il faut pour l'être. Quel conseil voulais-tu me donner ?
— Avant que mon chieur de client n'arrive, il y a pourtant une chose à laquelle j'aimerais que tu réfléchisses. Si tu tiens à intenter un procès...
— Himmelstein m'a prévenu qu'il suffirait aux jurés de jeter un coup d'œil sur mes tempes grises pour se prononcer contre moi. Je pourrais peut-être me teindre les cheveux.
— Choisis un avocat goy d'allure soignée qui travaille pour l'un des gros cabinets. Évite qu'il y ait dans la salle un tas de Juifs en train de vociférer. Que ton affaire se déroule dans la dignité. Ensuite, tu cites les intéressés à comparaître, Madeleine, Gersbach, Mrs. Gersbach, et tu les fais appeler à la barre. Tu les avertis de ce qu'ils risquent en cas de faux témoignages. Si on pose les bonnes questions, et je suis prêt à briefer ton avocat bien convenable et à l'aider en sous-main, tu n'auras pas à te faire de mauvais sang. »
D'un revers de manche, Herzog essuya la sueur qui perlait sur son front. Il avait soudain très chaud. La chaleur, qui lui picotait la peau, dégageait aussi les effluves du corps de Ramona dont il s'était imprégné et qui se mêlaient à ses propres odeurs.
« Tu es toujours là ?
— Je t'écoute, continue, dit Herzog.
— Ils seront obligés de se mettre à table, et tu n'auras même plus besoin de présenter tes arguments. Il suffira de demander à Gersbach quand sa liaison avec Madeleine a débuté et comment il s'est arrangé pour que tu lui proposes toi-même de quitter le Massachusetts et de s'installer dans le Midwest — ça s'est bien passé comme ça, non ?
— Oui, je lui ai même trouvé du travail, je leur ai loué une maison, j'ai fait poser un broyeur à ordures dans l'évier, j'ai pris les mesures des fenêtres pour que Phoebe, si elle le désirait, puisse emporter ses rideaux. »
Simkin poussa l'une de ses exclamations de surprise habituelles. « Eh bien ! Et avec quelle femme vit-il ?
— Je ne le sais pas précisément. J'aimerais être confronté à lui — tu crois que je pourrais l'interroger devant le tribunal ?
— Non, c'est impossible, mais ton avocat aura tout loisir de le faire à ta place. Tu le crucifieras, cet infirme. Et Madeleine — elle est arrivée à ses fins jusqu'à présent. Il ne lui est jamais venu à l'esprit que toi aussi tu avais des droits. Quand elle va revenir sur terre, elle va avoir un sacré choc.
— Je me dis souvent que si elle mourait, je récupérerais ma fille. J'ai parfois l'impression que je pourrais contempler le cadavre de Madeleine sans éprouver la moindre pitié.
— C'est eux qui ont essayé de t'assassiner, dit Simkin. D'une certaine façon, c'était bien leur intention. »
Herzog eut le sentiment que ses paroles au sujet de la mort de Madeleine avaient éveillé l'intérêt de l'avocat et qu'il désirait en apprendre davantage. Il espère m'entendre dire que je suis réellement capable de les tuer tous les deux. Eh bien, c'est vrai. Je me suis représenté un pistolet ou un couteau à la main et je n'ai ressenti ni sentiment d'horreur ni culpabilité. Rien. Avant, jamais je n'aurais seulement imaginé commettre un crime pareil. Alors peut-être que je pourrais les tuer. Mais je ne l'avouerai pas à Harvey.
Simkin poursuivit : « À l'audience, il faudra que tu prouves qu'ils ont des relations adultères au vu et au su de l'enfant. Les rapports sexuels en tant que tels ne comptent pas. Un tribunal de l'Illinois a confié la garde des enfants à une call-girl, la mère, parce qu'elle n'exerçait sa profession que dans les chambres d'hôtel. Les tribunaux n'ont pas pour mission de mettre un terme à la révolution sexuelle de notre époque. Par contre, si les parties de jambes en l'air ont lieu à la maison et que l'enfant risque d'en être témoin, l'attitude des juges est différente. Conséquences graves pour la petite psyché. »
Herzog écoutait, le regard rivé sur la fenêtre, cependant qu'il s'efforçait de maîtriser les spasmes de son estomac et de desserrer le nœud qui étranglait son cœur. Le téléphone paraissait transmettre le léger son rythmique et rapide de son sang qui clapotait à l'intérieur de son crâne. Ce n'était peut-être qu'un réflexe nerveux de ses tympans dont les membranes semblaient vibrer.
« Il faut que tu saches, reprit Simkin, que ce sera dans tous les journaux de Chicago.
— Je n'ai rien à perdre. Pratiquement plus personne ne se souvient de moi là-bas. Le scandale éclaboussera Gersbach, pas moi.
— Comment ça ?
— Il est partout, il courtise tout ce qui compte à Chicago — pasteurs et autres, journalistes, professeurs, gens de télévision, juges fédéraux, dames de la Hadassah. Bon Dieu, il n'arrête pas. Il produit un nouveau style d'émissions. Comme réunir Paul Tillich, Malcolm X et Hedda Hopper sur un même plateau.
— Je croyais que c'était un poète et un présentateur de radio. Là, on dirait plutôt un imprésario de télé.
— C'est un poète de la communication de masse.
— Il t'a possédé dans les grandes largeurs, hein ? Eh bien, je veux bien être pendu si tu n'as pas ça en toi.
— Ça te plairait de te réveiller un matin pour t'apercevoir que toutes tes meilleures plaidoiries n'étaient qu'un rêve ?
— Mais je ne comprends pas à quoi joue ce Gersbach.
— Je vais t'expliquer. C'est un Monsieur Loyal, un vulgarisateur, un agent de liaison entre les élites. Il s'empare des célébrités et les projette sur le devant de la scène. Il s'arrange pour que toutes sortes de gens aient le sentiment qu'il a exactement ce qu'ils cherchent. Le raffinement pour les raffinés. La chaleur pour les chaleureux. La grossièreté pour les grossiers. L'hypocrisie pour les escrocs. La barbarie pour les barbares. Tout ce que tu peux désirer. Un plasma émotionnel capable de circuler dans n'importe quel organisme. »
Un éclat pareil ne pouvait que ravir Simkin, et Herzog le savait. De même, il se rendait compte que l'avocat le provoquait, le faisait marcher. Cela ne l'arrêta pas pour autant. « J'ai essayé d'imaginer quel personnage il pourrait être. Un Ivan le Terrible ? Un futur Raspoutine ? Un Cagliostro au petit pied ? Ou un politicien, un orateur, un démagogue, un rhapsode ? Ou encore une espèce de shaman sibérien ? Ceux-là sont souvent des travestis ou des androgynes...
— Tu veux dire que ces philosophes que tu as si longtemps étudiés sont tous surpassés par un Valentin Gersbach ? Toutes ces années de Spinoza — de Hegel ?
— Ne me mets pas en boîte, Simkin.
— Excuse-moi. C'était une mauvaise plaisanterie.
— Ce n'est pas grave. En fait, ça a même l'air vrai. Comme apprendre à nager sur la table de la cuisine. Je ne peux pas répondre à la place des philosophes. Peut-être que la philosophie du pouvoir, comme chez Thomas Hobbes, parviendrait à analyser Valentin. Mais quand je pense à Valentin, je ne pense pas à la philosophie, je pense aux livres que je dévorais au cours de mon enfance, sur les révolutions française et russe. Et aux films muets comme Madame Sans-Gêne — Gloria Swanson. Ou à Emil Jannings dans le rôle d'un général tsariste. En tout cas, je vois la foule qui enfonce les portes des palais et des églises, qui met Versailles à sac, qui se vautre dans les desserts à la crème, ou encore des hommes qui se versent du vin sur la queue, qui s'habillent de velours pourpre, s'emparent des couronnes, des mitres, des croix... »
Herzog n'ignorait pas que quand il parlait ainsi, il se trouvait de nouveau sous l'emprise de cette force excentrique et dangereuse qui le tenait captif. En ce moment, elle s'attaquait à lui et il se sentait sur le point de céder. À chaque instant, il risquait de craquer. Il fallait arrêter tout cela. Il entendit Simkin rire doucement, une petite main plaquée sans doute sur sa poitrine grasse pour étouffer son hilarité, tandis que des plis de moquerie jouaient autour de ses oreilles poilues et de ses yeux surmontés de sourcils broussailleux. L'émancipation qui entraîne la folie. La liberté illimitée de choisir et d'interpréter une immense variété de rôles avec une formidable énergie brute.
« Je n'ai jamais vu dans aucun film un homme se verser du vin sur la queue — où as-tu vu ça ? demanda Simkin. Au musée d'Art moderne ? De plus, dans ton esprit, tu ne t'identifies pas à Versailles, au Kremlin, à l'Ancien Régime ou à quoi que ce soit de ce genre, si ?
— Non, non, bien sûr que non. Ce n'est qu'une métaphore, et probablement pas très bonne. Je voulais juste dire que Gersbach ne renonce à rien et qu'il est prêt à tout essayer. Par exemple, s'il me prend ma femme, est-ce qu'il doit aussi assumer ma souffrance ? Sous prétexte que ça aussi il peut le faire mieux que moi ? Et comme il est une figure de l'amour tragique, quasiment un demi-dieu à ses propres yeux, est-ce qu'il doit aussi être le meilleur des pères et des époux ? Sa femme dit que c'est un mari idéal. Elle se plaignait seulement de ses appétits. Il la grimpait tous les soirs, et elle ne parvenait pas à suivre le rythme.
— Auprès de qui se plaignait-elle ?
— Eh bien, auprès de sa meilleure amie, Madeleine, évidemment. Auprès de qui d'autre ? Et c'est vrai que Valentin, en plus du reste, est un bon père de famille. Il n'y a que lui qui savait combien j'aimais ma fille, et il m'envoyait chaque semaine, fidèlement, avec une gentillesse sincère, un rapport sur elle. Jusqu'à ce que je découvre qu'il était la cause du chagrin dont il me consolait.
— Qu'est-ce que tu as fait, alors ?
— Je l'ai cherché dans tout Chicago. Finalement, je lui ai expédié un télégramme de l'aéroport avant de partir. Je voulais lui dire que si je le voyais, je le tuerais. Mais la Western Union n'accepte pas de messages comme celui-là. Aussi j'ai écrit simplement : Merci Ou Repose Tranquillement. Les premières lettres de chaque mot font mort.
— Je suis persuadé que la menace l'a terrorisé. »
Herzog ne sourit pas. « Je ne sais pas. Il est superstitieux. Mais comme je te l'ai dit, c'est un bon père de famille. Chez lui, il répare les appareils ménagers. Quand son fils a besoin d'une combinaison de ski, il va la lui acheter. Il rapporte dans son sac à provisions des petits pains et des harengs marinés du sous-sol de chez Hillman. En plus, c'est un sportif — champion de boxe à l'université d'Oneonta malgré sa jambe de bois, prétend-il. Avec les joueurs de bésigue, il joue au bésigue. Avec les rabbins, il est Martin Buber. Avec les chanteurs de madrigaux de Hyde Park, il chante des madrigaux.
— Eh bien, dit Simkin, ce n'est rien d'autre qu'un psychopathe arriviste, vantard et exhibitionniste. Un cas clinique, peut-être, sinon qu'il appartient indéniablement au type juif. Un de ces escrocs braillards à la voix tonitruante. Et quelle voiture conduit notre poète affairiste ?
— Une Lincoln Continental.
— Tiens, tiens.
— Mais dès qu'il claque la portière de sa Continental, il se met à parler comme Karl Marx. Je l'ai entendu à l'Auditorium devant un public de deux mille personnes. C'était un symposium sur la déségrégation, et il s'est lancé dans une longue diatribe contre la société d'abondance. Voilà comment il est. Quand on a un bon boulot, qu'on gagne bien sa vie, qu'on a la sécurité sociale, une retraite confortable et peut-être quelques actions en plus, pourquoi ne serait-on pas révolutionnaire ? Les gens cultivés s'approprient le meilleur de ce qu'ils trouvent dans les livres et ils s'en habillent de la manière dont certains crabes sont censés se parer d'algues. Et il y avait la salle, composée d'hommes d'affaires et de membres des professions libérales conventionnels, tous plutôt compétents dans leur domaine mais qui semblent perplexes face à tout le reste, venus écouter un orateur s'exprimer avec assurance, emphase, flamme et conviction. La tête comme un fourneau incandescent, la voix comme une piste de bowling, cependant que sa jambe de bois martelait la scène. Pour moi, cet homme est une curiosité, comme un mongolien qui chanterait Aïda. Mais pour eux...
— Bon Dieu, ça mon vieux, tu es vraiment remonté, l'interrompit Simkin. Pourquoi mentionnes-tu d'un seul coup l'opéra ? Tel que tu le décris, il est clair que ce type est un acteur, et je suis bien payé pour savoir que Madeleine est une actrice. Je le sais depuis toujours. Mais calme-toi. Tu t'énerves trop, et c'est mauvais pour toi. Tu te ronges les sangs. »
Moses garda le silence, ferma quelques instants les yeux, puis il reprit : « Bon, peut-être que...
— Une seconde, Moses. Je crois que mon client vient d'arriver.
— Très bien, je ne vais pas te retenir plus longtemps. Donne-moi le numéro de ton cousin et je te retrouve dans le centre un peu plus tard.
— Ça ne peut pas attendre ?
— Non, il faut que je prenne une décision aujourd'hui même.
— Bon, je vais essayer de dégager un moment. Entre-temps, tâche de décompresser un peu.
— J'aurai besoin d'un quart d'heure, dit Herzog. Je vais préparer mes questions. »
Pendant qu'il notait les coordonnées de Wachsel, Moses se disait que le mieux, ce serait peut-être d'arrêter de demander des conseils et de l'aide aux autres. Rien que ça pourrait tout changer. Il recopia plus lisiblement le numéro de téléphone sur son bloc. Dans l'appareil, il entendit Simkin engueuler son client. Quelque chose à propos d'une bite de goy... ?
Il déboutonna sa chemise et l'abandonna derrière lui sur les carreaux de la salle de bains. Après quoi, il fit couler de l'eau dans le lavabo. La vague forme ovale de la cuvette était belle et douce dans la lumière grise. Il effleura du bout des doigts la blancheur presque homogène et respira les effluves de l'eau qui se mêlaient à l'odeur légèrement désagréable qui se dégageait de la bonde. Intrusions inattendues de la beauté. Ainsi va la vie. Il mit sa tête sous le robinet, poussa un petit cri de surprise, puis de plaisir. Cher M. de Jouvenel, Si le but de la philosophie politique est, comme vous le soutenez, de civiliser le pouvoir, d'impressionner la brute, d'améliorer ses manières et de canaliser son énergie vers des tâches constructives, j'aimerais ajouter, il ne s'adressait plus à de Jouvenel, que la présence de James Hoffa à votre émission de télévision l'autre soir m'a amené à comprendre à quel point l'étroitesse d'esprit guidée par la colère pouvait être une force destructrice. Je plaignais ces pauvres professeurs sur votre plateau qu'il dévorait tout cru. Voici ce que j'aurais dit à Hoffa : « Qu'est-ce qui vous fait croire que le réalisme se doit d'être brutal ? » Herzog avait les mains posées sur les robinets ; la gauche ferma l'eau chaude, tandis que la droite ouvrait en grand l'eau froide. Le flot inonda son cuir chevelu et sa nuque. Il trembla sous la violence de ses pensées et de ses sensations.
Il finit par redresser sa tête dégoulinante qu'il enveloppa d'une serviette avant de la frictionner et de la secouer pour tenter de retrouver un peu de calme. Ce faisant, il lui apparut que d'aller ainsi dans la salle de bains pour se remettre de ses émotions constituait l'une de ses habitudes. Il avait l'impression que là, il était plus efficace, plus maître de lui. D'ailleurs, il se rappela qu'à Ludeyville, durant quelques semaines, il avait demandé à Madeleine de faire l'amour par terre dans la salle de bains. Elle avait accepté, mais alors qu'elle était allongée sur le vieux carrelage, il avait pu constater combien elle était furieuse. Ce qui pouvait donner d'excellents résultats. Voilà à quoi s'emploie l'intelligence humaine toute-puissante quand elle est privée d'occupation véritable. Il s'imagina alors la pluie de novembre qui tombait sur sa maison de Ludeyville qu'il n'avait pas fini de repeindre. Les sumacs qui déployaient comme des papiers découpés leurs feuilles rouges, et dans la forêt frissonnante, les chasseurs qui tiraient sur les chevreuils — pan, pan, pan — puis rentraient chez eux au volant de leurs voitures chargées du gibier mort. La fumée des fusils s'élevait lentement à la lisière des bois. Moses savait qu'au fond de son cœur, sa femme étendue là le maudissait. Il essayait de présenter son désir sous un jour comique, de montrer à quel point tout cela était absurde, de loin la plus dérisoire des luttes humaines, l'essence même de l'esclavage.
Et puis, soudain, il se souvint de quelque chose de différent qui s'était produit environ un mois plus tard dans la maison des Gersbach située à l'entrée de Barrington. Gersbach allumait les bougies de Hanoukkah pour son petit garçon, Ephraim, et massacrait les prières hébraïques. Puis il dansa avec l'enfant. Ephraim était engoncé dans sa grenouillère, et Valentin, puissant et boiteux, nullement gêné par son infirmité — c'était son charme ; bouder parce qu'il était handicapé ? Merde, jamais ! Il dansait, sautait, tapait dans ses mains, les cheveux flamboyants toujours coupés à la diable dans le cou volaient autour de sa tête, et il contemplait son fils avec une tendresse fanatique, le regard sombre et brûlant. Chaque fois qu'il était ainsi, son teint rubicond semblait passer entièrement dans ses yeux marron, tandis que ses joues avaient l'air presque poreuses. J'aurais déjà dû tout deviner, à l'expression de Mady, à sa respiration saccadée quand elle partait d'un rire spontané. Son expression était profonde. Bizarre. Pareille à une pince à dessin qui s'ouvre avec difficulté. Elle aime ce comédien.
Nous-mêmes, nous sommes tout simplement grotesques ! Herzog le pensa impulsivement, encore qu'avec douleur, et son esprit chercha aussitôt à s'accrocher à une forme claire de stabilité, à des idées (cependant qu'il se mettait du savon à barbe et insérait la lame dans son rasoir de sûreté), au dernier livre du professeur Hocking, à savoir si la justice sur cette terre peut ou non être générale, sociale, mais doit provenir du fond de chacun. La monstruosité subjective doit être vaincue, corrigée par la collectivité, par le devoir bien employé. Et, comme vous le signalez, la souffrance individuelle doit s'écarter du masochisme. Mais nous le savons, nous le savons, oui nous le savons ! La souffrance créatrice, ainsi que vous le pensez... au cœur de la foi chrétienne. Mais qu'est-ce que je raconte ? Herzog s'exhorta à être plus intelligible. Qu'est-ce que j'ai réellement à l'esprit ? Sans doute ceci : dois-je faire témoigner ces deux-là sous serment, les torturer, leur brûler la plante des pieds à la lampe à souder ? Pourquoi ? Ils ont droit l'un à l'autre, semblent même faits l'un pour l'autre. Alors, fiche-leur la paix. Mais la justice ? — la justice ! Regarde autour de toi qui exige la justice ! Presque toute l'humanité a vécu et est morte sans — absolument sans. Par milliards, des siècles durant, les gens ont été exploités, escroqués, réduits en esclavage, étranglés, saignés à mort et enterrés sans plus de justice que du bétail. Mais Moses E. Herzog, lui, à cor et à cri, hurlant de douleur et de rage, réclame la justice. C'est en contrepartie de tout ce qu'il a réprimé, son droit en tant que Partie Innocente. J'aime ma minette, elle est toute belle. Gentiment, je lui remplirai son écuelle, Puis je m'assiérai près du feu. Et minette me regardera de ses grands yeux. Et sa colère est maintenant si grande, si vaste, si meurtrière, si positivement assassine, que ses bras et ses doigts meurent d'envie de se refermer autour de leur cou. Fini ce puéril désir de pureté. L'organisation sociale, en dépit de sa lourdeur et de ses influences néfastes, a accompli beaucoup plus et incarne beaucoup plus le bien que moi car, au moins, elle produit parfois la justice. Je suis une épave et je parle de justice. Je possède les pouvoirs qui m'ont conféré une existence humaine. Et où est-elle ? Où est cette existence humaine qui est ma seule excuse pour continuer à vivre ! Qu'ai-je à présenter pour ma défense ? Uniquement ça ! Son visage était devant lui dans la glace marbrée. Barbu de mousse à raser. Il voyait ses yeux perplexes, furieux, et il poussa un cri. Mon Dieu ! Quelle est cette créature ? Elle se considère comme humaine. Mais qu'est-elle ? Pas humaine en soi, mais aspirant seulement à l'être. Et comme un rêve inquiétant, une vapeur persistante. Un désir. D'où cela vient-il ? De quoi s'agit-il ? De quoi peut-il s'agir ? Non pas d'une aspiration impérissable. Non, tout à fait périssable, mais humaine.
Enfilant sa chemise, il songea à son fils à qui il comptait rendre visite le jour de la Fête des Parents. Le car Trailways quittait la gare routière du West Side à sept heures du matin et, par l'autoroute, atteignait les Catskills en moins de trois heures. Deux ans auparavant, il s'était mêlé à la foule des enfants et des parents dans le parc poussiéreux, et il se rappelait les planches brutes des baraques, les chèvres et les hamsters fatigués, les buissons dénudés et les spaghettis servis sur des assiettes en carton. À treize heures, il serait déjà crevé, et les heures qui restaient avant le trajet de retour seraient pénibles, mais il devait tout faire pour Marco. Quant à Daisy, cela lui épargnerait le voyage. Elle avait des ennuis de son côté. Sa mère, en effet, était maintenant sénile. Herzog le tenait de différentes sources, et il se sentait curieusement affecté à la pensée que son ancienne belle-mère, une femme belle, tyrannique, tout de la suffragette et de la « femme moderne » avec son pince-nez et son abondante chevelure grise, ait perdu la tête. Elle s'était mis dans l'idée que Moses avait divorcé de Daisy parce que celle-ci était une prostituée fichée — Polina, quand elle s'abandonnait à ses fantasmes, redevenait russe. Cinquante ans passés à Zanesville, Ohio, s'effaçaient quand elle suppliait sa fille de cesser « d'aller voir des hommes ». La pauvre Daisy devait entendre cela tous les matins après le départ de son fils pour l'école pendant qu'elle-même se préparait à partir travailler. Une femme parfaitement équilibrée, digne de confiance et responsable au point d'en être sinistre. Daisy était statisticienne à l'Institut Gallup. Par amour pour Marco, elle s'efforçait de donner à la maison un aspect joyeux, mais elle n'avait aucun talent pour cela, et les perruches, les plantes, les poissons rouges, les reproductions colorées de Braque et de Klee en provenance du musée d'Art moderne semblaient plutôt en accroître la tristesse. De même, malgré son allure impeccable, la couture de ses bas toujours parfaitement droite, son visage poudré et ses sourcils redessinés d'un trait de crayon pour lui conférer une expression plus animée, Daisy ne parvenait pas à masquer son désenchantement. Après avoir nettoyé la cage des oiseaux, nourri les petites créatures et arrosé les plantes, il lui restait encore sa mère sénile à affronter dans l'entrée. Polina lui enjoignait de renoncer à son existence déshonorante. Puis elle poursuivait : « Daisy, je t'en supplie. » Et elle se mettait à genoux avec difficulté, vieille femme aux hanches larges, aux nattes blanches qui pendaient, dont la tête grise était longue et fine — encore beaucoup de délicatesse féminine dans la forme de cette tête-là —, et dont le pince-nez se balançait au bout de son cordon de soie. « Tu ne peux pas continuer ainsi, mon enfant. »
Daisy essayait de la relever. « D'accord, maman. Je vais changer. Je te le jure.
— Des hommes t'attendent, dans la rue.
— Mais non, maman.
— Si, des hommes. C'est un fléau social. Tu vas attraper une maladie. Tu mourras d'une mort atroce. Il faut que tu arrêtes. Et si tu arrêtes, Moses reviendra.
— Oui, d'accord. S'il te plaît, relève-toi, maman. Je vais arrêter.
— Il y a d'autres façons de gagner sa vie. Je t'en prie, Daisy, je t'en supplie.
— C'est promis, maman. Viens t'asseoir. »
Tremblante, mal assurée sur ses hanches raides et ses genoux flageolants, la vieille Polina se remettait debout et Daisy la menait à son fauteuil. « Je les renvoie tout de suite. Viens, maman. Je vais allumer la télévision. Tu veux regarder les cours de cuisine ? La chef Dione Lucas ou le Breakfast Club ? » Le soleil filtrait par les lattes des stores vénitiens. Sur l'écran, les images vacillantes, tressautantes, prenaient une teinte jaune. Et la grise, la distinguée Polina, cette vieille femme de fer, cette femme à principes, passait ses journées à tricoter devant la télévision. Les voisins passaient la voir. La cousine Asya venait de temps en temps du Bronx. Le jeudi, il y avait la femme de ménage. Mais finalement on dut placer Polina, âgée de plus de quatre-vingts ans, dans une maison de retraite quelque part à Long Island. Ainsi finissent les personnages les plus marquants !
Oh, Daisy, je suis sincèrement navré. Je plains...
Une triste nouvelle après l'autre, pensa Herzog. Ses joues rasées le brûlaient. Il appliqua une lotion à l'hamamélis, puis il s'essuya les doigts sur les pans de sa chemise. Il prit son chapeau, sa veste, sa cravate, puis descendit quatre à quatre l'escalier lugubre — l'ascenseur était trop lent. À la station de taxis, il y avait un chauffeur portoricain qui peignait ses cheveux noirs et luisants.
Sur la banquette arrière, Moses noua sa cravate. Le chauffeur se retourna pour le regarder. Il l'examina.
« Quel chic ! Alors, on va où ?
— Dans le centre.
— Vous savez, c'est une drôle de coïncidence. » Ils roulaient vers Broadway. Le chauffeur l'étudiait dans le rétroviseur tout en conduisant. Herzog, pour sa part, se pencha pour déchiffrer le nom inscrit à côté du compteur : Teodoro Valdepenas. « Ce matin de bonne heure, dit celui-ci, j'ai remarqué un type dans Lexington Avenue habillé comme vous, la même veste dernier modèle. Le même chapeau.
— Vous avez vu son visage ?
— Non... je l'ai pas vu. » Le taxi bringuebalant s'engageait dans Broadway et fonçait en direction de Wall Street.
« À quelle hauteur de Lexington ?
— Autour de la 60e Rue.
— Qu'est-ce que le type faisait ?
— Il embrassait une nana en robe rouge. C'est pour ça que j'ai pas vu son visage. Et pour embrasser, il embrassait. C'était vous ?
— C'est bien possible.
— Ça alors ! » Valdepenas assena une grande claque sur son volant. « Waouh ! Une chance sur des millions. Je charge un client à La Guardia, je passe par le pont de Triboro et l'East River Drive, et je le dépose au coin de la 72e et de Lexington. Je vous vois embrasser une nana, et deux heures après, vous êtes dans mon taxi.
— C'est comme pêcher le poisson qui a avalé la bague d'une reine », dit Herzog.
Valdepenas lui jeta un regard par-dessus son épaule. « Une sacrée nana. Un beau châssis ! Sensationnelle ! Votre femme ?
— Je ne suis pas marié. Elle n'est pas mariée.
— Ça, vous avez bien raison. Quand je serai vieux, je ferai comme vous. Pourquoi s'en priver ? Et croyez-moi, les petites jeunes, moi je les évite. Avec les gonzesses de moins de vingt-cinq ans, on perd son temps. J'ai laissé tomber. Une femme de plus de trente-cinq ans, là ça commence à être intéressant. Ça sait y faire... Vous allez où ?
— Palais de justice.
— Vous êtes avocat ? Flic ?
— Comment pourrais-je être flic avec une veste pareille ?
— Hombre, de nos jours, même les flics s'habillent comme des tapettes. Personnellement, je m'en fous ! Je vais vous raconter. Le mois dernier, j'ai piqué une colère après une petite poulette. Elle s'allonge sur le lit, se met à mâchouiller du chewing-gum et à lire un magazine. Comme pour me dire, “Bon alors, j'attends”. Moi, je lui fais : “Eh, la môme, je suis là. C'est quoi ce chewing-gum ? Et ce magazine ?” Elle répond : “Allez, dépêche-toi, qu'on en finisse.” Qu'est-ce que vous dites de cette attitude ? Alors, je lui lance : “Dans mon taxi, là je me dépêche. Tu mériterais une baffe pour causer comme ça.” Et je vais vous dire un truc : elle baisait comme un pied. Une nana de dix-huit ans, ça sait même pas chier ! »
Herzog éclata de rire, sous le coup de la stupéfaction surtout.
« J'ai raison, hein ? dit Valdepenas. Vous n'êtes plus un enfant.
— Non, en effet.
— Une femme de plus de quarante ans, ça apprécie vraiment... » Ils étaient au carrefour de Broadway et de Houston. Un pochard, les joues hérissées de barbe, la mâchoire forte et arrogante, un chiffon crasseux à la main, attendait pour nettoyer les pare-brise des voitures à l'arrêt afin de récolter une pièce. « Regardez comment il fait, ce clodo, dit Valdepenas. Il salit le pare-brise. Les gros richards casquent. Ils ont le pupick qui tremble. Ils ont la trouille de rien donner. J'ai vu des poivrots du Bowery cracher sur les bagnoles. Ils ont intérêt à pas toucher à mon taxi. J'ai un démonte-pneu sous mon siège, et là, je leur casse la tête ! »
L'ombre de l'été pesait sur l'avenue en oblique. Des bureaux et des fauteuils pivotants d'occasion ainsi que de vieux meubles-classeurs verts étaient exposés sur le trottoir de Broadway — vert aquarium, vert cornichons à l'aneth. Le New York de la finance s'annonçait, lourd et privé de soleil. Un peu plus bas se trouvait Trinity Church. Herzog se rappela qu'il avait promis à Marco de lui montrer la tombe d'Alexander Hamilton. Il lui avait raconté son duel contre le colonel Burr et comment, par un matin d'été, on avait ramené le corps ensanglanté de Hamilton au fond d'un bateau. Marco avait écouté, pâle, sérieux, son visage de Herzog criblé de taches de rousseur ne révélant presque rien. Marco ne paraissait jamais s'étonner de l'immense (l'épouvantable !) accumulation de données qui encombrait la tête de son père. À l'aquarium, Herzog récitait la classification des écailles de poisson — « les cténoïdes, les placoïdes... ». Il savait où on avait attrapé un cœlacanthe, connaissait l'anatomie de l'estomac du homard. Tout cela, il l'offrait à son fils — il faut que je cesse, décida-t-il —, comportement dicté par un sentiment de culpabilité, père hypersensible, un mauvais exemple. Je veux trop en faire avec lui.
Valdepenas parlait encore quand Moses le régla. Il répondit avec chaleur, mais de manière automatique. Il n'écoutait plus. Débauche oratoire, amusante un moment. « Continuez à prendre du bon temps, chef.
— À un de ces jours, Valdepenas. »
Il se tourna vers l'imposant bâtiment gris du Palais de justice. De la poussière tourbillonnait sur le large escalier de pierre aux marches usées. En montant, Herzog ramassa un bouquet de violettes, échappé sans doute de la main d'une femme. Peut-être une jeune mariée. Les fleurs dégageaient encore un peu de parfum, et elles lui évoquèrent le Massachusetts — Ludeyville. En ce moment, les pivoines devaient être grandes ouvertes et les buissons de jasmin des poètes, embaumer. Madeleine vaporisait du désodorisant au seringa dans les toilettes. Ces violettes avaient pour lui le parfum des larmes de femme. Il les enterra dans le caveau d'une poubelle, espérant qu'elles n'étaient pas tombées d'une main déçue. Il franchit la porte-tambour à quatre panneaux et, dans le hall, tira de la poche de sa chemise le bout de papier plié sur lequel il avait noté le numéro de téléphone de Wachsel. Il était trop tôt pour appeler. Simkin et son client n'étaient sûrement pas encore arrivés.
Ayant du temps devant lui, Herzog arpenta les vastes couloirs mal éclairés bordés de portes capitonnées munies de petites fenêtres ovales qui donnaient sur les salles de tribunal. Il jeta un coup d'œil dans l'une d'entre elles ; les confortables fauteuils d'acajou semblaient inviter au repos. Il entra, ôta respectueusement son chapeau puis adressa un signe de tête au magistrat qui ne remarqua même pas sa présence. Corpulent et chauve, tout en visage, la voix profonde, le poing sur une pile de documents — Monsieur le Juge. La salle au plafond décoré et aux murs chamois mais tristes était immense. Lorsque l'un des policiers de service ouvrait la porte derrière l'estrade où siégeait la cour, on apercevait les barreaux des cellules de détention. Herzog croisa les jambes (non sans style : il restait toujours élégant, même quand il se grattait) et, le regard sombre, attentif, il inclina légèrement la tête comme s'il se préparait à écouter, une habitude héritée de sa mère.
Au début, il ne se passa pas grand-chose. De petits groupes composés d'avocats et de leurs clients discutaient presque négligemment de leurs affaires, réglaient les détails. Élevant la voix, le magistrat les interrompit :
« Un instant, je vous prie. Avez-vous dit... ?
— Il a dit...
— Laissez donc cet homme s'exprimer lui-même. Avez-vous dit... ?
— Non, monsieur, non. »
Le magistrat demanda : « Que voulez-vous dire, dans ce cas ? Maître, qu'est-ce que cela est censé signifier ?
— Mon client demeure sur ses positions — il plaide non coupable.
— Je n'ai pas...
— M'sieur le Juge, si, dit une voix de Noir, sans trop d'insistance.
— ... a entraîné cet homme, ivre, dans une cave près de St. Nicholas Avenue — quelle est l'adresse exacte ? Dans l'intention de le voler. » C'était la basse retentissante du magistrat ; il avait un fort accent new-yorkais.
De sa place, Herzog parvint alors à identifier le prévenu. C'était le Noir en pantalon marron crasseux. Ses jambes paraissaient trembler de nervosité et de puissance contenue. On l'aurait cru sur le point de participer à une course ; il était même un peu accroupi dans son pantalon couleur chocolat, comme s'il se trouvait sur la ligne de départ. Mais à trois mètres devant lui, il n'y avait que les barreaux luisants de la prison. Le plaignant avait la tête entourée d'un bandage.
« Quelle somme aviez-vous sur vous ?
— Soixante-huit cents, monsieur le Juge, répondit l'homme à la tête bandée.
— Et il vous a contraint à descendre dans la cave ? »
L'accusé intervint : « Non, m'sieur le Juge.
— Je ne vous ai rien demandé. Taisez-vous. » Le magistrat était fâché.
Le blessé tourna la tête. Herzog vit un visage noir, vieux, desséché, des yeux bordés de rouge. « Non. Il a dit qu'y me payerait un coup.
— Vous le connaissiez ?
— Non, mais y voulait me donner un coup à boire.
— Et vous avez suivi cet inconnu dans la cave à — quelle adresse ? Greffier, où est le dossier ? » Moses se rendit alors compte que le magistrat, feignant de s'emporter, s'amusait et amusait la galerie. Sinon, tout n'était que routine et ennui. « Et que s'est-il passé dans la cave ? » Il étudia les papiers que le greffier venait de lui remettre.
« Y m'a frappé.
— Sans avertissement ? Où se tenait-il ? Derrière vous ?
— Je voyais pas. Le sang y coulait dans mes yeux. Je pouvais pas voir. »
Les jambes frémissantes aspiraient à la liberté. Elles étaient prêtes à fuir.
« Et il a pris les soixante-huit cents ?
— Je l'ai agrippé et je me suis mis à hurler. Alors, y m'a refilé un pain.
— Avec quoi avez-vous frappé cet homme ?
— Monsieur le Juge, mon client nie l'avoir frappé, déclara l'avocat. Ils se connaissent. Ils se soûlent ensemble. »
Le visage noir, entouré de bandages, les lèvres épaisses, sèches, les yeux rouges, l'homme fixa l'avocat. « Je le connais pas.
— Un seul de ces coups aurait pu tuer ce pauvre homme.
— Coups et blessures dans l'intention de voler », entendit Herzog. Puis le magistrat ajouta : « Je présume que le plaignant avait bu. »
C'est-à-dire que son sang était sérieusement allongé de whisky quand il s'est répandu dans la poussière de charbon. Le sang-whisky était destiné à être versé de cette manière ou d'une autre. Le condamné commença à se retirer, tandis que la même tension sauvage agitait ses jambes logées dans ce pantalon trop large, ridicule. Le flic aux joues adipeuses de policier le considérait presque gentiment cependant qu'il le ramenait en prison. Le visage gras, il lui tint la porte et l'expédia vers les cellules avec une tape sur l'épaule.
Un nouveau groupe se présenta devant le magistrat, et un policier en civil vint à la barre : « À dix-neuf heures trente-huit, dans les toilettes pour hommes au sous-sol de la gare de Grand Central... cet homme (dont il donna le nom) qui se tenait dans l'urinoir adjacent a tendu le bras et posé la main sur mon organe sexuel tout en disant... » L'inspecteur, un spécialiste des toilettes pour hommes, en conclut Herzog, traînait là en guise d'appât. À la brièveté et à la précision de son témoignage, on voyait que c'était le train-train habituel. « En conséquence, je l'ai arrêté pour infraction à... » Sans laisser au policier le temps de citer les articles de loi, le magistrat l'interrompit : « Coupable — non coupable ? »
L'accusé était un jeune étranger de haute stature, un Allemand. On produisit son passeport. L'homme était vêtu d'un long manteau de cuir marron, serré à la taille, et sa tête, plutôt petite, était surmontée d'une masse de cheveux bouclés ; il avait le front écarlate. Il s'avéra qu'il s'agissait d'un interne d'un hôpital de Brooklyn. Là, le magistrat étonna Herzog qui l'avait pris pour l'un de ces juges politiciens, vulgaires, coléreux et ignorants qui faisaient leur numéro à l'intention des désœuvrés (dont Herzog) composant le public. Or, les deux mains tirant sur les revers de sa robe noire pour indiquer, pensa Moses, qu'il ne tenait pas à ce que l'avocat du prévenu continue, il déclara : « Vous devriez signaler à votre client que s'il plaide coupable, il ne pourra jamais exercer la médecine sur le territoire des États-Unis. »
La masse de chair qui émergeait de l'encolure du vêtement noir de magistrat, dotée de petits yeux de baleine qu'on distinguait à peine, était, après tout, une tête humaine. Et la voix creuse, inculte, une voix humaine. On ne ruine pas la carrière d'un homme parce qu'il a cédé à une impulsion dans cette caverne puante et étouffante sous Grand Central, dans le cloaque de la ville, où nul esprit n'est assuré de trouver la stabilité, où des policiers (ayant peut-être eux-mêmes de telles tendances) tentent et piègent de pauvres âmes. Valdepenas lui a rappelé qu'aujourd'hui, les flics pouvaient se travestir pour attirer les agresseurs ou les dragueurs, et puisqu'ils avaient le droit de le faire au nom de la loi, où donc se situait la limite ? Où s'arrêtait l'imagination de la police ? Herzog condamnait cette nouvelle conception perverse du maintien de l'ordre. Toutes les pratiques sexuelles, tant qu'elles ne troublent pas la paix publique, tant qu'elles ne touchent pas les enfants mineurs, relèvent du domaine privé. Sauf pour ce qui concerne les enfants. Jamais les enfants. Là-dessus, on ne transige pas.
Entre-temps, il observait attentivement. L'affaire de l'interne fut ajournée, puis l'auteur d'une tentative de vol à main armée entra dans le box. L'accusé était un garçon ; bien qu'il eût un visage curieusement ridé, certains de ses traits étaient féminins. Il portait une chemise verte pleine de taches. Ses cheveux teints étaient longs, raides, sales. Il avait des yeux pâles, ronds, et il souriait avec une gaieté vide — non, pire que vide. Quand il répondait aux questions, sa voix aux intonations profondément affectées était aiguë, glaciale.
« Nom ?
— Quel nom, monsieur le Juge ?
— Le vôtre.
— Mon nom de garçon ou mon nom de fille ?
— Ah, je vois... » Le magistrat, ainsi alerté, promena son regard sur la salle. Et maintenant, prêtez bien l'oreille ! Moses se pencha en avant. « Alors, qu'est-ce que vous êtes, garçon ou fille ? »
La voix froide répondit : « Ça dépend des gens. Il y en a qui veulent un garçon, d'autres une fille.
— Pour quoi ?
— Le sexe, monsieur le Juge.
— Eh bien, votre nom de garçon ?
— Aleck, monsieur le Juge. Sinon, c'est Alice.
— Où travaillez-vous ?
— Sur la Troisième Avenue, dans les bars. Je m'installe et j'attends.
— C'est de cette manière que vous gagnez votre vie ?
— Monsieur le Juge, je suis un prostitué. »
Le public, les hommes de loi, les policiers, tous affichaient un large sourire, et le magistrat lui-même savourait grandement la scène — seule une femme corpulente qui se tenait debout, les bras nus, épais, gardait un visage sévère. « Ne serait-il pas préférable pour l'exercice de votre profession que vous vous laviez ? » demanda le juge. Oh, ces acteurs ! se dit Moses. Tous des acteurs !
« La crasse ajoute du piment, Juge. » La voix glaciale de soprano avait répliqué avec une vivacité et un mordant inattendus. Le magistrat manifesta une intense satisfaction. Il croisa ses grosses mains. « Et quel est le chef d'accusation ? s'enquit-il.
— Tentative de hold-up dans une mercerie-quincaillerie de la 14e Rue à l'aide d'un pistolet d'enfant. Il a ordonné à la caissière de lui remettre l'argent, et elle l'a frappé puis désarmé.
— Un jouet ! Où est la caissière ? »
C'était la femme corpulente aux bras épais. Des mèches grisonnantes se dressaient sur sa tête comme des piquants. Ses épaules aussi étaient épaisses. Sa figure grave au nez retroussé affichait une expression furieuse.
« C'est moi, monsieur le Juge. Marie Poont.
— Marie ? Vous êtes une femme courageuse, Marie, et vous ne manquez pas de présence d'esprit. Dites-nous ce qui s'est passé.
— Il a juste fait semblant d'avoir un pistolet dans sa poche, et y m'a tendu un sac pour que je fourre l'argent dedans. » Une personne simple, fruste, estima Herzog ; une mésomorphe, comme dit l'autre ; l'âme immortelle enfermée dans cette chambre forte, le soma. « Je savais que c'était du flan.
— Qu'avez-vous fait ?
— J'ai une batte de base-ball, monsieur le Juge. On en vend au magasin. J'y ai filé un coup sur le bras.
— Très bien ! C'est exact, Aleck ?
— Oui, monsieur », répondit-il de sa voix froide, haut perchée.
Herzog s'efforça de percer le secret de ce caractère enjoué. Quelles vues sur le monde cet Aleck professait-il ? Il paraissait rendre comédie pour comédie, plaisanterie pour plaisanterie. Avec ses cheveux teints, semblables à la toison d'un mouton défraîchie par l'hiver, ses yeux ronds qui portaient encore des traces de rimmel, son pantalon moulant, provocant, lui qui avait également quelque chose du mouton, même dans son allégresse vengeresse, il campait une merveille d'acteur. Avec sa triste fantaisie, il défiait une triste réalité, et ainsi, il déclarait de manière subliminale au magistrat : « Votre autorité et ma dégénérescence sont une seule et même chose. » Oui, ce doit être à peu près cela, conclut Herzog. Sandor Himmelstein affirmait d'un ton hargneux que tout être vivant était une putain. Bien sûr, le juge n'avait pas au sens propre ouvert les jambes, mais il avait probablement fait tout ce qui est nécessaire au sein des structures du pouvoir pour obtenir sa nomination. Rien en lui ne permettait de rejeter une telle accusation. Il avait l'air sans illusion et il n'avait nul besoin de se montrer hypocrite. C'était Aleck qui revendiquait le prestige et même une certaine autorité « spirituelle ». Quelqu'un avait dû lui dire que la fellation était le chemin qui menait à la vérité et à l'honneur. Ainsi, cet Aleck meurtri aux cheveux teints avait lui aussi un idéal. Il était plus pur, plus noble que n'importe quel hétérosexuel, et il ne mentait pas. Sandor n'était pas le seul à nourrir ces idées-là — des idées bizarres, minimalistes, sur la vérité, l'honneur. Le réalisme. L'indécence des croyances transcendantes.
Comme on pouvait s'en douter, il avait déjà été condamné pour usage de stupéfiants. Il avait besoin d'argent afin de se procurer de la drogue, c'était ça ?
« Oui, monsieur le Juge, c'est ça, répondit Aleck. J'ai presque failli renoncer parce que la dame avait l'air trop hommasse. Je me disais qu'elle devait être costaude, mais j'ai quand même tenté le coup. »
À part lorsqu'on l'interrogeait, Marie Poont, la tête baissée, se taisait.
Le magistrat reprit la parole : « Aleck, si vous continuez dans cette voie, vous finirez au cimetière des pauvres... Je vous donne quatre, cinq ans tout au plus. »
La tombe ! Les yeux réellement vides, et cette douceur affectée disparue sur les lèvres putréfiées. Eh bien, Aleck, qu'est-ce que tu en dis ? Vas-tu réfléchir ? Devenir sérieux ? Mais où cela mènera-t-il Aleck d'être sérieux ? Qu'est-ce qu'il pourrait en espérer ? Pour l'instant, on le reconduisait en cellule, et il s'écria : « Salut, tout le monde. Au revoir. » Tout miel. S'attardant. « Au revoir. » Voix glaciale. On le poussa hors du box.
Le juge secoua la tête. Ces pédés, quelle drôle d'engeance ! Il tira un mouchoir de sa robe noire et, levant le menton de sorte que son visage attrapât l'éclat doré des multiples lumières, il s'épongea la nuque. Il souriait. Marie Poont attendait. « Merci, mademoiselle, lui dit-il. Vous pouvez disposer. »
Herzog s'aperçut qu'il était demeuré tout ce temps assis, les jambes élégamment croisées, le bord ovale et dentelé de son chapeau pressé contre sa cuisse, attentif, engoncé dans sa veste rayée toujours boutonnée, et qu'il avait écouté ce qui se disait, affichant son expression habituelle de flegme, d'intelligence, de charme et de compassion — comme dans la vieille chanson, pensa-t-il, dont il se souvenait des paroles : « Il y a des mouches sur moi, il y a des mouches sur toi, mais il n'y a pas de mouches sur le visage de Jésus. » Un homme qui paraît si distingué et si plein d'humanité se place en dehors de la juridiction de la police et est immunisé contre les formes inférieures de souffrance et de châtiment. Herzog changea de position sur son banc, glissa la main dans sa poche. Est-ce qu'il avait une pièce de dix cents pour téléphoner ? Il fallait qu'il appelle Wachsel. Comme il n'arrivait pas à atteindre sa monnaie (serait-il en train de grossir ?), il se leva. À peine était-il debout qu'il constata que quelque chose n'allait pas. Il avait l'impression que son sang charriait une matière redoutable, inflammatoire, râpeuse, qui agressait et brûlait ses veines, son visage, son cœur. Bien que son pouls lui battît violemment les tempes, il savait qu'il devenait tout pâle. Il vit que le juge le fixait du regard, comme s'il estimait que Herzog lui devait un signe de politesse avant de quitter la salle... Mais il lui tourna le dos, ouvrit la porte à la volée pour se précipiter dans le couloir. Il s'escrima sur la boutonnière raide de sa chemise neuve pour desserrer son col. Son front était baigné de sueur. Il commença à respirer plus librement devant la haute et large fenêtre. À sa base se trouvait une grille, au travers de laquelle passait un courant d'air plus frais, et la poussière tournoyait lentement, en silence, sous les plis du rideau vert et noir. Certains de ses meilleurs amis, sans oublier son oncle Arye — ni son propre père, à la réflexion —, étaient morts d'une crise cardiaque, et il y avait des moments où Herzog s'imaginait avoir une attaque. Mais non, il était solide, en bonne santé, non... Qu'est-ce qu'il disait ? Il finit sa phrase : non, il n'aurait pas cette chance. Il lui fallait vivre. Achever sa mission, quelle qu'elle soit.
La brûlure dans sa poitrine s'atténua. C'était comme s'il avait avalé une gorgée de poison, et il entretenait maintenant le vague soupçon que ce poison venait du dedans de lui. D'ailleurs, ce n'était pas un soupçon mais une certitude. Qu'est-ce qui le produisait ? Devait-il supposer que ce qu'il pouvait avoir de bien en lui s'était gâté, avait tourné ? Ou alors était-ce quelque chose de mauvais dès l'origine ? Le mal qu'il avait en lui ? Voir des gens aux prises avec la loi le rendait nerveux. Le front écarlate de l'étudiant en médecine, les jambes tremblantes du Noir, il trouvait tout cela horrible. Mais il se méfiait aussi de ses propres réactions. Il y avait des gens, Simkin par exemple, ou Himmelstein, ou encore le Dr. Edvig qui pensaient que, à sa façon, Herzog était un être plutôt simple et que son côté humaniste était puéril. Qu'on lui avait épargné la mort de certains sentiments de même qu'on épargne la hache à l'oie apprivoisée. Oui, une oie apprivoisée ! Simkin semblait le placer sur le même plan que cette fille malade, l'innocente, la cousine épileptique que Madeleine était censée avoir blessée. De jeunes Juives élevées selon des principes moraux à l'instar des femmes de l'époque victorienne à qui on enseignait le piano et la tapisserie au petit point, se dit Herzog. Et je suis venu ici aujourd'hui pour voir autre chose. Tel est à l'évidence mon but.
J'ai délibérément interprété le contrat à ma convenance. Je n'ai jamais été le capital, mais rien qu'un emprunt sur moi-même. Certes, je continue à croire en Dieu. Quoique je me refuse à l'admettre. Sinon, qu'est-ce qui peut expliquer mon comportement et ma vie ? Je ferais donc mieux de reconnaître la nature des choses, au moins parce que, dans le cas contraire, il ne serait même plus possible de me décrire. Ma conduite implique l'existence d'une barrière que je m'efforce depuis toujours de franchir, animé de la conviction que je dois persévérer, et qu'il doit en ressortir quelque chose. J'y arriverai peut-être un jour. J'ai sans doute toujours eu cette idée en tête. Est-ce la foi ? Ou bien est-il enfantin d'espérer être aimé pour avoir accompli la tâche qui vous est assignée ? Si on cherche l'explication psychologique, c'est puéril, un cas classique de dépression. Herzog, cependant, ne pensait pas que l'explication la plus rigoureuse ou la plus mesquine, conforme au principe de parcimonie, fût obligatoirement la plus juste. Les violentes impulsions, l'amour, l'intensité, les vertiges de la passion, tout cela rend l'homme malade. Combien de temps supporterai-je encore ce martèlement en moi ? La façade de ce corps va s'effondrer. Ma vie entière se cogne à ses limites, et la force des désirs réprimés se transmue en poison cuisant. Le mal, le mal, le mal... ! L'amour furieux, extatique, singulier, qui vire au mal.
Il souffrait. Il devait souffrir. Normal. Ne serait-ce que pour la seule raison qu'il avait contraint tant et tant de gens à lui mentir, à commencer, bien entendu, par sa mère. Les mères mentent à leurs enfants sur demande. Peut-être que, en outre, sa mère avait été frappée par la lourde mélancolie, image de la sienne, qu'elle percevait chez Moses. L'air de famille, les yeux, la lumière de ces yeux. Quoiqu'il se souvînt avec amour du visage triste de sa mère, il ne pouvait pas affirmer, en son âme, qu'il désirait voir une telle tristesse se perpétuer. Oui, elle reflétait la profonde expérience d'un peuple, son attitude envers le bonheur et envers la mortalité. Cette sombre enveloppe humaine, cette noire gangue, ces rides creusées et durcies, signes de soumission au destin de l'homme, ce visage splendide réfléchissaient les réactions les plus sensibles de sa mère devant la grandeur de la vie, si riche en chagrins, si riche en disparus. D'accord, elle était belle. Il espérait néanmoins que les choses allaient changer. Quand nous prendrons notre parti de la mort, nous afficherons une expression différente, nous les êtres humains. Notre allure se modifiera. Quand nous en prendrons notre parti !
De même, elle n'avait pas toujours menti pour ménager ses sentiments à lui. Il se rappela qu'un jour, en fin d'après-midi, elle le conduisit devant la fenêtre du salon parce qu'il avait posé une question sur la Bible : comment Adam avait-il été créé avec la poussière du sol ? J'avais six ou sept ans. Elle allait me fournir la preuve. Sa robe était marron et grise — couleur de grive. Ses cheveux étaient épais et noirs, déjà sillonnés de gris. Elle désirait me montrer quelque chose. La lumière venait de la neige dans la rue, sinon il faisait déjà nuit. Chaque fenêtre avait un cadre peint — jaune, ambre, rouge — et des carreaux froids, pleins de défauts, d'ondulations. Le long des trottoirs s'alignaient les gros poteaux électriques en bois de l'époque avec leurs isolateurs vert bouteille et les nuées de moineaux bruns perchés sur les croisillons soutenant les fils gelés qui s'affaissaient. Sarah Herzog ouvrit la main et dit : « Regarde bien, et tu vas voir de quoi Adam était fait. » D'un doigt, elle se frotta la paume jusqu'à ce qu'un grain noir apparaisse sur la peau creusée de sillons, une particule qui, aux yeux de l'enfant, ressemblait sans nul doute à de la terre. « Tu vois ? C'est vrai. » Adulte, près de la large fenêtre terne pareille à une voile immobile donnant sur la cour du Palais de justice, Herzog l'imita. Souriant, il frotta à son tour ; et en effet, un fragment de ces mêmes ténèbres naquit dans sa paume. Il contempla le noir entre les barreaux de la grille de cuivre. Peut-être m'a-t-elle produit cette preuve en partie par plaisanterie. La lucidité qu'on a uniquement quand on regarde la mort en face, quand on sait ce qu'est réellement un être humain.
La semaine de sa mort, on était aussi en hiver. À Chicago, et Herzog avait seize ans, un jeune homme presque. Dans le West Side. Elle agonisait. Moses, bien sûr, voulait être tenu en dehors. Il était déjà libre-penseur. Darwin, Haeckel et Spencer étaient pour lui de la vieille histoire. Zelig Koninski (qu'est devenu ce garçon qui appartenait à la jeunesse dorée ?) et lui dédaignaient la bibliothèque du quartier. Ils achetaient d'épais volumes chez Walgreen dans le bac à trente-neuf cents — Le Monde comme volonté et représentation et Le Déclin de l'Occident. Il s'en passait des choses ! Sourcils froncés, Herzog fouilla dans sa mémoire. Papa travaillait la nuit, dormait le jour. Il fallait marcher sur la pointe des pieds. Si on le réveillait, il était furieux. Sa salopette qui puait l'huile de lin était accrochée derrière la porte de la salle de bains. À trois heures de l'après-midi, à moitié habillé, il venait prendre le thé, silencieux, le visage assombri de colère. Toutefois, petit à petit, il se lança de nouveau dans des affaires tirées de son chapeau, installé dans Cherry Street en face du bordel noir, au milieu des trains de marchandises. Il avait un bureau à cylindre. Il s'était rasé la moustache. Et puis maman est tombée malade. Les nuits d'hiver, j'étudiais Le Déclin de l'Occident dans la cuisine. La table ronde était couverte d'une toile cirée.
Ce fut un mois de janvier épouvantable, les rues étaient verglacées, couleur d'acier. La lune répandait sa clarté sur la neige brillante des jardins où les lourdes vérandas en bois projetaient leur ombre. Sous la cuisine se trouvait la chaufferie. Le concierge alimentait le feu, un sac de toile en guise de tablier, sa barbe de Noir tapissée de poussière de charbon. La pelle raclait sur le ciment, puis cognait contre la gueule de la chaudière. Après quoi, d'un coup de pelle, il refermait la porte de métal. Ensuite, il sortait les cendres — dans de vieux cageots de pêches. Le plus souvent possible, j'allais à la laverie peloter les blanchisseuses. Je bûchais Spengler maintenant, et je me débattais, je me noyais dans les visions océaniques de ce sinistre Teuton. Il y avait d'abord l'Antiquité devant laquelle tous les hommes s'exclamaient — la Grèce merveilleuse ! Puis l'époque des Mages, et celle de Faust. J'appris que moi, un Juif, j'étais né Mage et que nous, les Mages, nous avions déjà eu notre heure de gloire, à jamais révolue. J'avais beau essayer, je n'arrivais pas à comprendre l'idée du monde des chrétiens et des faustiens, et elle me resterait toujours étrangère. Disraeli, lui, avait cru comprendre et gouverner les Britanniques, mais il se trompait du tout au tout. Je ferais mieux de m'en remettre au Destin. Juif, une relique de même que les lézards sont les reliques de l'âge des reptiles, je parviendrai peut-être à jouir d'une certaine prospérité en escroquant les goys, bétail laborieux d'une civilisation dans son déclin, condamnée. Quoi qu'il en soit, c'était le temps de l'épuisement spirituel — tous les rêves avaient été rêvés. J'étais en colère ; je brûlais à l'image de la chaudière ; et je lisais davantage, fou de rage.
Quand j'ai levé les yeux des caractères serrés au pédantisme insidieux, le cœur infecté par l'ambition et le poison de la vengeance, maman entrait dans la cuisine. Voyant de la lumière sous la porte, elle avait traversé toute la maison depuis sa chambre de malade. On avait dû lui couper les cheveux, si bien que ses yeux étaient difficiles à reconnaître. Ou plutôt non, ses cheveux ras rendaient simplement le message plus clair : Mon fils, ceci est la mort.
J'ai choisi de ne pas lire ce texte.
« J'ai aperçu de la lumière, dit-elle. Qu'est-ce que tu fais là, si tard ? » Mais pour eux-mêmes, les mourants ont renoncé à compter les heures. Elle avait juste pitié de moi, son orphelin, et elle savait que j'étais un gesticulateur, un ambitieux, un idiot ; elle pensait que j'aurais besoin de ma vue et de ma force pour le jour du Jugement.
Peu après, alors qu'elle n'était déjà plus en mesure de parler, elle tâchait encore de réconforter Moses. Comme à Montréal, la fois où lui, tout en sachant qu'elle s'exténuait à tirer sa luge, il avait refusé d'en descendre. Ses livres de classe à la main, il entra dans la chambre où elle agonisait et voulut dire quelque chose, mais elle souleva les mains pour lui montrer ses ongles. Ils étaient bleus. Pendant qu'il regardait, elle hocha lentement la tête, comme pour dire : « Oui, Moses, je vais mourir. » Il s'assit à son chevet. Elle se mit bientôt à lui caresser la main. Du mieux qu'elle le pouvait ; ses doigts avaient perdu leur flexibilité. Sous les ongles, ils paraissaient prendre déjà la teinte bleutée de la tombe. Elle commençait à se changer en terre ! Il n'osait pas regarder, mais il écoutait le bruit feutré des patins des luges d'enfants dans la rue, le grincement des roues des voitures à bras sur la glace rugueuse, les cris rauques du vendeur de pommes et le cliquetis de sa balance en acier. La vapeur chuchotait dans les tuyaux. Les rideaux étaient fermés.
Dans le couloir débouchant sur la cour du Palais de justice, il enfonça ses mains dans les poches de son pantalon et carra les épaules. Il avait les dents agacées. Un garçon qui aimait les livres, immature. Et puis, se rappela-t-il, il y eut les funérailles. Comme Willie avait pleuré au temple ! C'est son frère Willie, après tout, qui avait le cœur tendre. Mais... Moses secoua la tête pour chasser ces souvenirs. Plus il y pensait, plus sa vision du passé devenait noire.
Il patienta un instant devant la cabine téléphonique. L'appareil, quand il le saisit, était moite du contact de tant de bouches et de tant d'oreilles. Herzog composa le numéro que Simkin lui avait communiqué. Wachsel répondit que non, Simkin ne lui avait pas laissé de message, mais qu'il se ferait un plaisir de recevoir Mr. Herzog après ses rendez-vous. « Non, merci, je rappellerai », dit Moses. Il lui était extrêmement pénible d'attendre dans les bureaux. D'ailleurs, il n'avait jamais été capable d'attendre quoi que ce soit. « Vous ne sauriez pas par hasard s'il est arrivé ?
— Si, je sais qu'il est là, répondit Wachsel. Il me semble que c'est une affaire de droit pénal. Dans ce cas, vous le trouverez... » Il débita une liste de salles.
Herzog les nota, puis il dit : « Je vais aller faire un tour et je vous rappelle dans une demi-heure si ça ne vous dérange pas.
— Ça ne me dérange pas. Nous sommes ouverts toute la journée ! Essayez donc le septième étage. Napoléon le Petit — avec la voix qu'il a, vous devriez l'entendre à travers les murs. »
Un procès pénal se tenait dans la première des salles où Herzog entra. Il s'assit sur un banc de bois ciré au milieu du maigre public. Au bout de quelques minutes, il avait complètement oublié Simkin.
Un jeune couple qui vivait dans un hôtel minable non loin du centre était jugé pour le meurtre du fils de la prévenue, un enfant de trois ans. Elle l'avait eu d'un autre homme qui l'avait quittée, expliqua son avocat lors de l'exposé des faits. Herzog ne manqua pas de remarquer combien tous ces membres du barreau étaient vieux et grisonnants, des gens qui appartenaient à une autre génération et à un autre milieu — des gens à l'esprit ouvert, respirant l'aisance. On pouvait identifier les accusés à leur allure et à leurs vêtements. L'homme portait un blouson à fermeture éclair effiloché et taché, et elle, la femme, une rousse au visage large et au teint rougeaud, une robe négligée en imprimé marron. Tous deux demeuraient impassibles, apparemment insensibles aux témoignages, lui avec sa moustache blonde et ses pattes, elle avec ses pommettes plates criblées de taches de rousseur et ses yeux étirés qu'on ne voyait pas.
Elle était originaire de Trenton, boiteuse de naissance. Son père était mécanicien. Elle avait une éducation du niveau école primaire, un Q.I. de 94. Le favori était son frère aîné ; on ne s'occupait pas d'elle. Laide, renfrognée, maladroite, affligée d'une chaussure orthopédique, elle versa de bonne heure dans la délinquance. La cour avait son casier judiciaire devant elle, continua l'avocat d'une voix égale, douce et agréable. Une révoltée, incontrôlable, et cela dès la maternelle. Il y avait les dépositions sous serment de plusieurs enseignants. Et également les rapports des médecins et des psychiatres, ainsi que celui d'un neurologue sur lequel l'avocat désirait particulièrement attirer l'attention de la cour. Il indiquait que sa cliente avait subi un encéphalogramme révélant une lésion cérébrale susceptible de modifier son comportement de manière radicale. On la savait sujette à de violentes crises de rage épileptiformes ; sa tolérance aux émotions gouvernées par le lobe affecté était reconnue pour être très faible. Comme c'était une pauvre infirme, elle avait souvent été molestée et, plus tard, violée par des adolescents. Certes, ses comparutions devant le tribunal pour enfants étaient nombreuses. Sa mère, qui la détestait et avait refusé d'assister au procès, aurait déclaré : « C'est pas ma fille. On s'en lave les mains. » L'accusée a été mise enceinte à dix-neuf ans par un homme marié qui a vécu plusieurs mois avec elle avant de retourner auprès de sa femme et de ses enfants. Elle a refusé de donner le bébé à adopter et elle a habité quelque temps Trenton avec lui, puis elle est venue à Flushing où elle a fait la cuisine et le ménage pour le compte d'une famille. Au cours d'un week-end, elle a fait la connaissance du prévenu, à l'époque employé comme garçon de salle dans un restaurant de Columbus Avenue, et décidé de s'installer avec lui au Montcalme Hotel dans la 103e Rue — Herzog était souvent passé devant. On en percevait toute la misère depuis la rue ; sa puanteur noire s'échappait des fenêtres ouvertes — draps sales, ordures, désinfectant, poudre contre les cafards. La bouche sèche, il se pencha en avant, tendit l'oreille.
Le médecin légiste était à la barre. Avait-il examiné le cadavre de l'enfant ? Oui. Avait-il un témoignage à apporter ? Oui. Il précisa la date où il avait effectué l'examen ainsi que les conditions dans lesquelles il s'était déroulé. Lourd, chauve, solennel, les lèvres charnues, le ton mesuré, il tenait ses notes des deux mains comme un chanteur — un témoin expérimenté, un professionnel. L'enfant, dit-il, était normalement constitué mais semblait avoir souffert de malnutrition. Il présentait des signes de rachitisme, ses dents étaient déjà sérieusement cariées, encore que cela résultait parfois d'une toxémie que la mère aurait contractée durant sa grossesse. Y avait-il des marques suspectes sur le corps de l'enfant ? Oui, le petit garçon avait visiblement été battu. Une fois ou plusieurs fois ? Souvent, à son avis. Le cuir chevelu était entaillé. Son dos et ses jambes étaient couverts de larges ecchymoses. Il avait les tibias décolorés. Où les hématomes étaient-ils les plus prononcés ? Sur le ventre, et en particulier dans la zone génitale où l'enfant paraissait avoir été frappé au moyen d'un objet capable de déchirer la peau, peut-être une boucle de métal ou le talon d'une chaussure de femme. « Et les dommages internes ? » poursuivit le procureur. Deux côtes cassées, dont une fracture assez ancienne. La plus récente avait perforé le poumon. Le foie de l'enfant avait éclaté. L'hémorragie consécutive était sans doute la cause directe du décès. Il y avait aussi des lésions cérébrales. « Selon votre opinion, l'enfant serait donc décédé de mort violente ? — Selon mon opinion, oui. À lui seul, l'éclatement du foie aurait suffi. »
Herzog trouvait l'atmosphère très feutrée. Les avocats, les jurés, la mère, son compagnon aux allures de voyou, le juge, tous faisaient preuve de beaucoup de retenue, parlaient doucement, montrant une parfaite maîtrise de soi. Un tel calme — inversement proportionnel à l'horreur du meurtre ? se demanda-t-il. Le juge, les jurés, les avocats et les accusés, aucun ne semblait trahir la moindre émotion. Et lui ? Assis là, dans sa veste de madras neuve, il tenait son chapeau de paille sur les genoux. Bouleversé, il le serra violemment dans son poing. La marque du bord dentelé s'imprima sur ses doigts.
Un témoin prêta serment, un homme d'environ trente-cinq ans, l'air respectable, vêtu d'un élégant costume d'été gris en oxford, à la mode de Madison Avenue. Il avait le visage rond, plein, mafflu, mais sa tête semblait aplatie au-dessus des oreilles, d'autant qu'il avait les cheveux coupés en brosse, très courts. Avec des gestes étudiés, il tira sur son pantalon en s'asseyant, dégagea ses manchettes, puis il se pencha en avant pour répondre aux questions d'une voix posée, sérieuse, empreinte d'une politesse toute masculine. Il avait les yeux noirs. Et lorsque, pesant ses paroles, il fronçait les sourcils, on voyait son cuir chevelu se plisser. Il se présenta comme vendeur de doubles-fenêtres. Herzog savait de quoi il s'agissait — châssis aluminium et triples feuillures : il avait vu les publicités. Le témoin habitait Flushing. Connaissait-il l'accusée ? On invita celle-ci à se lever, petite silhouette claudicante, les cheveux roux et frisés, les yeux allongés profondément renfoncés, la peau criblée de taches de son, les lèvres épaisses, brunes. Oui, il la connaissait, elle avait habité chez lui huit mois auparavant, pas exactement en tant qu'employée, non, c'était une cousine éloignée de sa femme qui l'avait prise en pitié et hébergée — il avait aménagé un petit appartement dans le grenier avec salle de bains indépendante et air conditionné. On lui demandait d'aider pour le ménage, bien sûr, mais il lui arrivait de disparaître et de laisser son fils pendant des jours. Savait-il qu'elle maltraitait l'enfant ? Le gamin était toujours sale. On n'avait aucune envie de le prendre sur les genoux. Il avait un bouton de fièvre, et comme sa mère ne s'en occupait pas, sa femme avait fini par mettre du baume dessus. L'enfant était silencieux, facile, toujours dans les jupes de sa mère, un petit garçon effrayé, et il sentait mauvais. Le témoin pourrait-il fournir plus de détails sur le comportement de la mère ? Eh bien un jour, sur la route, alors qu'ils allaient rendre visite à la grand-mère, ils se sont arrêtés dans un Howard Johnson. Tout le monde a commandé. Elle a pris un hamburger, et quand il est arrivé, elle a commencé à manger comme si l'enfant n'existait pas. Alors lui (indigné), il lui a donné un peu de viande et de sauce.
Je ne parviens pas à comprendre ! se dit Herzog, tandis que ce brave homme, mâchonnant en silence, quittait la barre. Je ne parviens pas... mais c'est le problème avec ceux qui passent leur vie à étudier les sciences humaines et qui, par conséquent, s'imaginent qu'une fois décrite dans les livres, la cruauté disparaît. Bien entendu, il n'était pas idiot à ce point — il savait que les êtres humains ne vivaient pas de manière à ce que des Herzog les comprennent. Pourquoi le feraient-ils ?
Il n'eut pas le loisir d'y réfléchir davantage. Le témoin suivant avait déjà prêté serment, le réceptionniste du Montcalme ; un célibataire d'une cinquantaine d'années ; lèvres molles, rides profondes, joues flétries, cheveux apparemment teints par endroits, voix grave et mélancolique, l'accent toujours mis sur le début de la phrase, de sorte que le rythme de chacune d'elles, à la fin, tombait, tombait, jusqu'à ce que les derniers mots se perdent dans un gargouillement de syllabes. Un ex-alcoolique, jugea Herzog à voir l'état de sa peau, et il y avait aussi une certaine préciosité, un côté efféminé dans sa façon de parler. Il déclara qu'il avait gardé un œil sur cet « infortuné couple ». Ils louaient l'une des chambres équipées d'un coin cuisine. L'accusée touchait l'aide sociale. L'homme ne travaillait pas. La police était venue à plusieurs reprises demander des renseignements sur lui. Et l'enfant ? Pouvait-il dire quelque chose à la cour à son sujet ? Oui, surtout qu'il pleurait beaucoup. Les clients se plaignaient, et quand il s'est livré à sa petite enquête, il a découvert qu'on l'enfermait souvent dans un placard. Pour le punir, lui a dit la prévenue. Mais vers la fin, il pleurait moins. Le jour de sa mort, cependant, il y a eu de grands bruits. Des bruits de chute, tandis que des cris s'élevaient du deuxième étage. Tous les deux, la mère et le fils, hurlaient. Comme l'ascenseur était occupé, il s'est précipité dans l'escalier. Il a frappé à la porte, mais on criait trop fort pour qu'on l'entende. Alors, il a ouvert et il est entré. Pourrait-il dire à la cour ce qu'il a vu ? Il a vu la femme tenant l'enfant dans ses bras. Il a cru qu'elle le serrait contre elle, mais à sa stupeur, elle l'a carrément jeté. Il s'est écrasé contre le mur. C'était ça le bruit qu'il avait entendu d'en bas. Y avait-ild'autres personnes présentes ? Oui, l'accusé. Il fumait, allongé sur le lit. Et l'enfant criait toujours ? Non, il était étendu par terre, silencieux. Le réceptionniste a-t-il dit quelque chose à ce moment-là ? L'homme répondit qu'il était effrayé par l'expression de la femme, son visage congestionné. Elle était rouge, écarlate, elle poussait des hurlements, tapait du pied, celui de la chaussure à talon compensé, a-t-il remarqué, et il a eu peur qu'elle lui arrache les yeux avec ses ongles. Il est alors descendu appeler la police. L'homme n'a pas tardé à le rejoindre. Il a expliqué que le petit garçon était un enfant à problèmes. Il n'était toujours pas propre. Il rendait sa mère folle à force de se salir. Et de pleurer des nuits entières ! Ils discutaient encore lorsque la voiture de patrouille est arrivée. Et l'enfant était mort ? Oui, il était mort quand ils l'ont trouvé.
« Avez-vous des questions à poser au témoin ? » interrogea le juge. D'un geste de sa main aux longs doigts blancs, l'avocat de la défense fit signe que non, et le magistrat reprit à l'intention du réceptionniste : « Vous pouvez regagner votre banc. Ce sera tout. »
Quand l'homme se leva, Herzog l'imita. Il fallait qu'il bouge, qu'il quitte cette salle. Il se demanda s'il n'allait pas être de nouveau malade. À moins que la terreur de l'enfant ne l'ait gagné. En tout cas, il se sentait suffoquer, comme si les valvules de son cœur ne se refermaient plus et que le sang inondait ses poumons. Il se dirigea vers la sortie d'un pas à la fois lourd et rapide. Se retournant dans l'allée, il ne vit que la tête grise du juge dont les lèvres remuaient en silence pendant qu'il lisait, penché sur un document posé devant lui.
Dans le couloir, il voulut dire à mi-voix : « Oh, mon Dieu ! » et alors qu'il essayait de prononcer les mots, un liquide acide lui monta dans la gorge, qu'il dut ravaler. S'écartant de la porte, il bouscula une femme munie d'une canne. Les sourcils noirs, les cheveux très noirs bien qu'elle fût d'un âge certain, elle désigna le sol de sa canne au lieu de parler. Herzog s'aperçut alors qu'elle avait le pied emprisonné dans un plâtre maintenu par des attaches métalliques et que les ongles de ses orteils étaient vernis. Malgré le goût horrible qu'il avait dans la bouche, il réussit à balbutier : « Excusez-moi. » Il avait un mal de tête à vomir, vrillant, atroce. Il lui semblait qu'il s'était tenu trop près d'un feu et roussi les poumons. La femme se taisait toujours, mais elle n'était manifestement pas disposée à le laisser partir comme ça. Ses yeux, saillants, sévères, le clouaient sur place et le cataloguaient définitivement, totalement et profondément comme un idiot. Et de nouveau — en silence — Pauvre idiot ! Dans sa veste à rayures rouges, son canotier sous le bras, les cheveux en bataille, les yeux gonflés, il attendait qu'elle s'en aille. Lorsque, enfin, elle s'éloigna, canne, plâtre, attaches métalliques, dans le couloir moucheté, il se concentra. De toutes ses forces — esprit et cœur —, il tenta d'obtenir quelque chose pour l'enfant assassiné. Mais quoi ? Comment ? Il se contraignit à réfléchir, avec intensité, mais il eut beau employer « toutes ses forces », il ne trouva rien à offrir au petit garçon enseveli. Herzog n'éprouva que ses propres sentiments humains, lesquels ne lui parurent d'aucune utilité. Et s'il était ému au point de pleurer ? Ou de prier ? Il noua ses doigts. Qu'est-ce qu'il ressentait ? Eh bien, il ne percevait que lui-même — ses mains qui tremblaient, ses yeux qui le piquaient. Pour quoi pourrait-on prier dans cette Amérique moderne, post... post-chrétienne ? La justice — la justice et la miséricorde ? Et éradiquer par des prières la monstruosité de la vie, le cauchemar qu'était la vie ? Il ouvrit la bouche pour soulager la pression qui l'étouffait. On le tordait, on l'essorait, et puis de nouveau, de nouveau encore, on le tordait, on l'essorait.
L'enfant hurlait, s'accrochait, mais des deux bras la fille l'envoyait valser contre le mur. Et sur les jambes de la fille, il y avait des poils roux. Et son amant était là, lui aussi, les mâchoires oblongues, les pattes de zazou, qui regardait, couché sur le lit. Couché pour copuler, debout pour tuer. Certains tuent, puis pleurent. D'autres, même pas.