Il serra enfin dans ses bras sa fille qui, pressant ses joues entre ses petites mains, l'embrassait. Avide de la toucher, de respirer son odeur d'enfant, de contempler son visage, ses yeux noirs, de caresser ses cheveux, sa peau sous sa robe, il étreignit son corps frêle, bégayant : « Junie, ma chérie, tu m'as manqué. » Son bonheur était douloureux. Et elle, innocente et enfantine, mue par l'instinct pur ou amoureux des petites filles, elle embrassa sur les lèvres son père éreinté, rongé par les soucis et porteur de germes.

Asphalter se tenait à côté, souriant mais quelque peu mal à l'aise, le crâne chauve perlé de transpiration, la barbe bariolée, comme en feu. Ils étaient sur le long escalier gris du musée des Sciences de Jackson Park. Les cars déversaient leurs cargaisons d'enfants qui montaient les marches, troupeaux noirs et blancs menés par des professeurs et des parents. Les portes vitrées encadrées de bronze jetaient des éclairs chaque fois qu'elles s'ouvraient et se refermaient, et tous ces petits corps aux effluves de lait et de pipi, ces chères petites têtes de toutes teintes et de toutes formes, promesse d'un monde futur, et aux yeux de Herzog le bienveillant son avenir tant en mal qu'en bien, entraient et sortaient en se bousculant.

« Ma June chérie. Tu as manqué à papa.

— Mon papa !

— Tu sais, Luke, lâcha Herzog, le visage à la fois radieux et tragique, Sandor Himmelstein a prétendu que cette gamine m'oublierait. Il devait penser à sa propre progéniture himmelsteinienne — rien que des cochons d'Inde, des hamsters.

— Les Herzog seraient donc faits d'une argile plus fine ? » C'était une question, mais Asphalter l'avait posée sur un ton amical, un ton de gentillesse. « ... Si tu veux, je vous retrouve ici à quatre heures.

— Il ne me reste que trois heures et demie ? Où est-ce qu'elle se fait encore sauter ! Bon, je ne discute pas. Je ne veux pas créer de conflit. Il y a encore demain. »

L'une de ses unités d'extension mentale se dilata et se contracta pour un long aparté. Immense chagrin à l'idée d'abandonner cette enfant. Pour qu'elle devienne une autre chienne lubrique ? Ou une beauté mélancolique comme Sarah Herzog, destinée à donner naissance à des enfants indifférents à son âme et au Dieu de son âme ? Ou bien l'humanité empruntera-t-elle un nouveau chemin qui rendrait son espèce — il en serait enchanté ! — obsolète ? À New York, après une de ses conférences, un jeune cadre s'était précipité vers lui : « Professeur, l'Art, c'est pour les Juifs ! » Devant cette silhouette mince, blonde et agressive, Herzog s'était borné à hocher la tête et à dire : « Avant, c'était l'usure », qui lui procura un de ses pincements au cœur habituels. C'est le nouveau réalisme, pensa-t-il. « Luke ? Merci. Je serai là à quatre heures. Et ne passe pas ta journée à broyer du noir. »

Moses emmena sa fille voir les poules qui couvaient. « Marco t'a envoyé une carte, mon bébé ?

— Oui. Du camp de vacances.

— Tu sais qui c'est, Marco ?

— Mon grand frère. »

Donc Madeleine, quelle que soit la direction prise par sa folie, n'essayait pas de la couper des Herzog.

« Tu es déjà descendue dans la mine de charbon, ici au musée ?

— Ça me fait trop peur.

— Tu veux voir les poussins ?

— Je les ai déjà vus.

— Tu ne veux pas les revoir ?

— Oh, si. Je les aime beaucoup. Je suis venue la semaine dernière avec oncle Val.

— Je le connais oncle Val ?

— Oh, papa ! Tu te moques de moi. » Elle s'accrocha à son cou en gloussant.

« Qui est-ce ?

— Mon beau-papa. Voyons, papa, tu le sais bien.

— C'est maman qui te l'a dit ?

— Oui, c'est mon beau-papa.

— Et c'est lui qui t'a enfermée dans la voiture ?

— Oui.

— Qu'est-ce que tu as fait ?

— J'ai pleuré, mais pas longtemps.

— Et tu l'aimes bien oncle Val ?

— Oh, oui. Il est amusant. Il fait des grimaces. Et toi, tu sais faire de belles grimaces ?

— Quelques-unes, oui, répondit-il. Mais j'ai trop de dignité pour faire de belles grimaces.

— Tu racontes de plus jolies histoires.

— J'espère bien, ma chérie.

— Celle du garçon aux étoiles. »

Ainsi, elle se souvenait de ses meilleures fables. Herzog la contempla un instant, émerveillé, fière d'elle, reconnaissant. « Le garçon couvert de taches de rousseur ?

— Oui, celles qui étaient comme le ciel.

— Chaque tache de rousseur était une étoile, et il les avait toutes sur lui. Le Grand Chariot, le Petit Chariot, Orion, l'Ourse, les Gémeaux, Bételgeuse, la Voie lactée. Il avait toutes les étoiles sur la figure, exactement au bon endroit.

— Sauf une que personne ne connaissait.

— Alors, on l'a conduit devant tous les astronomes.

— J'ai vu des astronomes à la télévision.

— Et les astronomes ont dit : “Bof, une simple coïncidence. Un petit monstre.”

— Et après ? et après !

— Finalement, il est allé voir Hiram Shpitalnik, un vieux, très vieux monsieur, tout petit, minuscule, avec une longue, très longue barbe qui lui descendait jusqu'aux pieds. Il habitait dans un carton à chapeau. Et il a dit : “Il faut que mon grand-père t'examine.”

— Lui, il habitait dans une coquille de noix.

— Oui. Et pour seuls amis, il avait les abeilles. L'abeille, elle est si occupée qu'elle n'a pas le temps d'avoir du chagrin. L'arrière-grand-père Shpitalnik est sorti de sa coque avec un télescope et il a observé le visage de Rupert.

— Oui, oui, le garçon s'appelait Rupert.

— Le vieux Shpitalnik a demandé aux abeilles de soulever Rupert dans les airs pour qu'il puisse mieux l'étudier, et il a constaté que c'était une vraie étoile, une nouvelle découverte. Et c'était justement l'étoile qu'il cherchait depuis... Tiens, voilà les poussins. » Il assit la fillette sur la balustrade, à sa gauche afin qu'elle ne risque pas de sentir le pistolet enveloppé dans les roubles de son arrière-grand-père. Ils étaient toujours dans sa poche de poitrine droite.

« Ils sont tout jaunes, dit-elle.

— On laisse en permanence le chauffage et la lumière ici. Tu vois cet œuf qui remue ? Le poussin veut sortir. Son bec ne va pas tarder à briser la coquille. Regarde.

— Papa, tu ne te rases plus chez nous, pourquoi ? »

Il lui fallait maintenant renforcer ses défenses contre la souffrance. La situation exigeait une certaine dureté de sa part. Sinon, ce serait comme le sauvage qui décrit un piano : « On tape dessus, et y pleure. » Cet art juif des larmes se devait d'être réprimé. En termes mesurés, il répondit donc : « J'ai rangé mon rasoir ailleurs. Qu'est-ce que Madeleine dit ?

— Elle dit que tu ne voulais plus vivre avec nous. »

Il dissimula son irritation à l'enfant. « Vraiment ? Eh bien, tu sais, je ne demanderais qu'à être toujours avec vous, mais je ne peux pas.

— Pourquoi ?

— Parce que je suis un homme, et les hommes doivent travailler, aller dans le monde.

— Oncle Val travaille. Il écrit des poèmes et il les lit à maman. »

Le visage grave de Herzog s'éclaira. « Magnifique. » Elle était donc contrainte d'écouter ses inepties. La nullité artistique et le vice main dans la main. « Je suis ravi de le savoir.

— Et il est tout dégoulinant quand il les lit.

— Il pleure ?

— Oh, oui. »

Sentiment et brutalité — jamais l'un sans l'autre, comme les fossiles et le pétrole. Voilà une information inestimable. Un pur bonheur.

June, la tête penchée, avait plaqué ses poignets sur ses yeux.

« Qu'est-ce que tu as, ma chérie ?

— Maman dit que je ne dois pas parler d'oncle Val.

— Pourquoi ?

— Elle dit que tu serais très, très fâché.

— Mais tu vois bien, je ne suis pas fâché. Je me tords de rire. D'accord, on ne parle plus de lui. Je te le promets. Pas un seul mot. »

En père expérimenté, il attendit d'arriver à la Falcon pour dire : « J'ai des cadeaux pour toi dans le coffre.

— Papa, papa ! — qu'est-ce que c'est ? »

Se découpant contre le bâtiment gris, lourd et béant du musée des Sciences, elle paraissait si fraîche, si neuve (ses dents de lait, ses taches de rousseur éparses et ses grands yeux impatients, son cou gracile). Il songea qu'elle allait hériter de cet univers d'instruments, de principes de physique et de sciences appliquées. Elle avait l'intelligence nécessaire. Déjà ivre de fierté, il voyait en elle une nouvelle Marie Curie. Elle adora le périscope. Ils s'espionnèrent, chacun d'un côté de la voiture, cachés derrière un tronc d'arbre ou dans les arcades des toilettes. Après avoir traversé le pont de l'Outer Drive, ils se promenèrent au bord du lac. Il lui permit d'ôter ses chaussures et de patauger dans l'eau, puis il lui essuya les pieds avec le pan de sa chemise avant de lui enlever soigneusement le sable qu'elle avait entre les orteils. Il lui acheta une boîte de friandises Cracker Jack qu'elle grignota sur l'herbe. Les pissenlits qui avaient soufflé leurs aigrettes ressemblaient à des rubans de soie ; la pelouse était souple, ni humide comme en mai, ni desséchée et rêche comme en août quand le soleil la brûlait. La tondeuse mécanique qui décrivait des cercles et rasait les pentes soulevait des gerbes de copeaux verts. Éclairé par le sud, le lac était d'un bleu lumineux, jeune et profond ; le ciel reposait sur l'horizon qui se consumait doucement, clair hormis vers le quartier de Gary, où les minces piliers noirs, les cheminées d'acier, crachaient des torrents de fumée rousse et sulfureuse. Le gazon de Ludeyville, laissé à l'abandon depuis deux ans, n'était sans doute plus qu'un champ de foin, tandis que les chasseurs et les amoureux devaient de nouveau pénétrer par effraction dans la propriété et, probablement, casser les carreaux ou allumer des feux.

« Je veux aller à l'aquarium, papa, dit June. Maman a dit que tu m'y emmènerais.

— Ah, bon ? Alors, allons-y. »

La Falcon était restée au soleil. Herzog ouvrit les vitres pour apporter un peu de fraîcheur. Il possédait désormais un nombre extraordinaire de clés et il fallait qu'il organise mieux ses poches. Il y avait celles de son domicile de New York, celle que Ramona lui avait donnée, celle du salon des professeurs à l'université ainsi que celle de l'appartement d'Asphalter, sans oublier le trousseau de Ludeyville. « Assieds-toi à l'arrière, ma chérie. Grimpe et tire bien sur ta robe, parce que le plastique est brûlant. » L'air de l'ouest était plus sec que celui de l'est. Les sens aiguisés de Herzog détectaient la différence. En ces jours de quasi-délire et de grand désordre dans ses pensées, des courants de sentiments plus profonds avivaient ses perceptions ou l'incitaient à instiller quelque chose de lui-même dans son environnement. Comme s'il le peignait à l'aide de l'humidité et de la couleur tirées de sa bouche, de son sang, de son foie, de ses entrailles, de ses parties génitales. C'est donc dans cette confusion qu'il percevait Chicago, terrain familier depuis plus de trente ans. À partir de ces éléments, et grâce à cette faculté spéciale de ses organes, il se créait sa propre version de la ville. Le lieu où les murs épais et la chaussée défoncée des bas quartiers noirs exhalaient leurs mauvaises odeurs. Plus à l'ouest, la zone industrielle ; le bras sud du fleuve paresseux charriant les eaux usées, luisant d'une couche dorée de dépôt visqueux ; les parcs à bestiaux, déserts ; les immenses abattoirs rouges, en ruine, isolés ; et puis un bourdonnement étouffé de petits pavillons et de jardins publics décharnés ; les vastes centres commerciaux ; ensuite les cimetières — Waldheim et ses tombes pour les Herzog passés et présents ; la forêt protégée et les promenades à cheval, les barbecues, les allées pour amoureux, les meurtres horribles ; les aéroports ; les carrières ; et, enfin, les champs de maïs. Sans compter les formes infinies d'activité — la Réalité. Moses se devait de voir la réalité. Peut-être lui était-elle dans une certaine mesure épargnée afin qu'il puisse la distinguer mieux et ne pas s'endormir dans sa lourde étreinte. La lucidité était son travail ; l'extension de la conscience était son domaine, son métier. La vigilance. S'il prenait du temps pour emmener sa fille voir les poissons, il trouverait le moyen de rembourser les heures empruntées à la vigilance. Cette journée lui rappelait — il se prépara au choc — celle de l'enterrement de papa Herzog. À l'époque aussi c'était la saison des fleurs — roses, magnolias. Moses, la veille, avait pleuré, dormi, l'atmosphère était pernicieusement parfumée ; il avait fait des rêves luxuriants, douloureux, malfaisants, et fertiles, interrompus par l'extase rare d'une émission nocturne — comme la mort fait miroiter la liberté devant les instincts asservis : les pitoyables fils d'Adam dont l'esprit et le corps répondent à d'étranges signaux. J'ai passé la majeure partie de ma vie à m'efforcer de vivre selon des idées plus cohérentes. Et je sais même lesquelles.

« Papa, il faut tourner. Oncle Val tourne toujours ici.

— D'accord. » Il constata dans le rétroviseur que son étourderie l'avait perturbée. Elle venait à nouveau de mentionner Gersbach. « Ne t'inquiète pas, mon chaton, dit-il. Même si tu me parles d'oncle Val, je ne le répéterai pas. Je ne te poserai jamais de questions sur lui. Mais ne t'en fais pas, tout ça, c'est des bêtises. »

Il n'était guère plus âgé que June quand maman Herzog lui avait recommandé de ne pas parler de la distillerie de Verdun. Il se souvenait parfaitement de l'installation. Les tuyaux étaient magnifiques. L'odeur du moût. Si sa mémoire ne le trompait pas, papa Herzog déversait des sacs de pain de seigle rassis dans la cuve. En tout cas, avoir des secrets, ce n'était pas bien grave.

« Tu sais, il n'y a rien de mal à avoir quelques secrets, reprit-il.

— J'en connais plein. » Elle était juste derrière lui sur la banquette arrière et elle lui caressait la tête. « Oncle Val est très gentil.

— Bien sûr qu'il est gentil.

— Mais je ne l'aime pas. Il ne sent pas bon.

— Ha ! ha ! Eh bien, on va lui acheter un flacon de parfum pour qu'il sente la rose. »

Il la prit par la main pour monter l'escalier de l'aquarium, l'impression d'être un père à la solidité et au jugement de qui elle pouvait se fier. Il faisait très chaud dans la cour centrale du bâtiment, éclairée d'une lumière blanche par la verrière. Devant le bassin agité d'éclaboussements, les plantes luxuriantes et l'atmosphère tropicale imprégnée d'effluves de poisson, Moses dut se dominer et rassembler ses forces.

« Qu'est-ce que tu veux voir d'abord ?

— Les grosses tortues. »

Ils parcoururent les couloirs obscurs, vert et or.

« Ce petit poisson si vif, on l'appelle humuhumu-eleele, et il vient de Hawaii. Cette bête qui ondule, c'est une raie à aiguillon, elle a des dents et du venin dans la queue. Là, tu as des lamproies, un genre de myxine, elles collent leur bouche ventouse sur les autres poissons et leur sucent le sang jusqu'à ce qu'ils meurent. Un peu plus loin, il y a les poissons arc-en-ciel. Pas de tortues dans cette salle, mais regarde ces grands poissons qui nagent vers le fond. Des requins, tu crois ?

— J'ai vu des dauphins au zoo de Brookfield, dit June. Ils portaient des casquettes de marin et faisaient sonner une cloche. Ils savent danser sur leur queue et jouer au basket. »

Herzog la souleva dans ses bras pour la porter. Ces sorties avec les enfants, peut-être à cause de leur charge émotionnelle, étaient toujours épuisantes. Souvent, après une journée en compagnie de Marco, Moses était obligé d'appliquer une compresse froide sur ses yeux puis de s'allonger. C'était son destin, semblait-il, que d'être le père en visite, une apparition qui passait dans l'existence des enfants. Cette sensibilité singulière qui marquait les rencontres et les séparations, il lui fallait la maîtriser. Ce chagrin tremblant — il tâcha de se remémorer les termes employés par Freud : réveil partiel de traumatismes refoulés tels qu'on les retrouve en définitive dans l'instinct de mort ? —, on ne devait pas le communiquer aux enfants, pas ce sentiment frémissant que procure, tout au long de la vie, la présence de la mort. Cette même émotion, dont Herzog l'élève avait conscience, était considérée comme celle qui palpitait au sein des villes, célestes et terrestres à la fois, car l'homme est incapable de se séparer de ses êtres aimés comme de ses morts, que ce soit dans ce monde ou dans l'autre. Mais pour Moses E. Herzog qui tenait sa fille dans ses bras et qui, au travers d'un vert aqueux, contemplait les lamproies et les lisses requins au ventre armé de dents, pareille émotion n'était rien d'autre que de la tyrannie. Pour la première fois, il jugea sous un angle différent la manière dont Alexander V. Herzog avait organisé les obsèques de papa Herzog. Aucune solennité dans la chapelle. Les amis de Shura, corpulents, bronzés par leurs parties de golf, banquiers et présidents de sociétés, qui formaient un imposant mur de chair, aux épaules, aux mains et aux joues aussi épaisses que leurs cheveux étaient clairsemés. Et puis le cortège. Eu égard à l'importance du citoyen Shura Herzog, la mairie avait fourni une escorte motorisée. Les flics roulaient devant, sirènes hurlantes, afin que les voitures et les camions se garent pour permettre au corbillard de griller les feux rouges. Personne n'était jamais arrivé aussi vite à Waldheim. Moses dit à Shura : « De son vivant, papa avait les flics aux fesses. Maintenant... » Helen, Willie, tous les quatre enfants dans la limousine rirent doucement. Puis, alors qu'on descendait le cercueil dans la tombe et que Moses et les autres pleuraient, Shura lui dit : « Ne te conduis pas comme un abruti d'immigrant. » Je l'embarrassais devant ses copains de golf, les présidents-directeurs généraux. Peut-être que je n'étais pas tout à fait dans le ton. C'était lui le bon Américain. Moi, je porte encore des traces de pollution venant d'Europe, je suis infecté par des sentiments issus du Vieux Continent tels que l'Amour — l'Amour filial. De vieux rêves léthargiques.

« Voilà la tortue ! » s'écria June. La chose s'éleva des profondeurs de l'aquarium avec sa carapace cornée, sa tête crochue et paresseuse, ses yeux lourds d'éternités d'indifférence, ses nageoires qui battaient lentement et se pressaient contre la paroi, ses larges écailles jaunes aux reflets roses ou, sur le dos, ornées de superbes dessins, tandis que les plaques noires incurvées reproduisaient le mouvement de l'eau en surface. Elle entraînait dans son sillage une écume d'un vert parasite.

Pour comparer, ils retournèrent voir les tortues du Mississippi dans le bassin de la cour centrale ; leurs flancs étaient rayés de rouge, et elles somnolaient sur leurs troncs d'arbre ou bien barbotaient en compagnie de poissons-chats au-dessus d'un fond ombragé de fougères et jonché de petites pièces de monnaie.

L'enfant commençait à en avoir assez, et son père aussi. « Je crois qu'il est temps de partir et d'aller te chercher un sandwich. C'est l'heure du déjeuner », dit-il.

Il avait fait attention en sortant du parking, songea Herzog plus tard. Il conduisait prudemment. Pourtant, en s'engageant dans le flot de la circulation, il aurait dû tenir compte de la longue courbe où les voitures venant du nord accéléraient. Une camionnette Volkswagen le suivait de près. Il effleura la pédale de frein dans l'intention de ralentir pour la laisser passer, mais les freins étaient trop neufs, trop sensibles. La Falcon pila, si bien que la Volkswagen la heurta par l'arrière et l'envoya percuter un poteau. June hurla et s'agrippa aux épaules de son père projeté en avant, contre le volant. L'enfant ! pensa-t-il ; mais ce n'était pas pour elle qu'il devait s'inquiéter. Il savait au son de sa voix qu'elle n'était pas blessée, juste effrayée. Affaissé sur le volant, il se sentait faible, immensément faible ; sa vue s'obscurcit ; il eut l'impression de perdre pied, de s'abandonner à la nausée et à l'engourdissement. Il entendait les cris de June mais il était incapable de se retourner. Il se dit qu'il allait tomber dans les pommes, et il s'évanouit.

On l'étendit dans l'herbe. Il perçut une locomotive toute proche — l'Illinois Central. Puis elle parut s'éloigner, ahanant parmi les mauvaises herbes de l'autre côté du Drive. De grosses taches dansaient devant ses yeux, qui bientôt se réduisirent à des étincelles iridescentes. Les jambes de son pantalon s'étaient retroussées sur ses mollets. Il sentait un courant d'air froid.

« Où est June ? Où est ma fille ? » Il se redressa et la vit qui, entre deux policiers noirs, le regardait. Ils avaient son portefeuille, les roubles tsaristes ainsi que, naturellement, le pistolet. Et voilà ! Il ferma de nouveau les paupières. La nausée revint cependant qu'il réfléchissait à la situation dans laquelle il s'était fourré. « Elle va bien ?

— Elle n'a rien.

— Viens ici, Junie. » Il lui ouvrit les bras et elle se blottit contre lui. Pendant qu'il la caressait, embrassait son visage angoissé, il éprouva une douleur aiguë dans les côtes. « Papa, allonge-toi une minute. Ce n'est rien. » Mais elle l'avait vu couché dans l'herbe. À courte distance du nouveau bâtiment derrière le musée. Tout flasque, l'air mort sans doute, tandis que les flics le fouillaient. Il avait l'impression d'être exsangue, vidé, raide, privé de sensations presque, ce qui le terrifiait. Au picotement qui naissait à la racine de ses cheveux, il se dit qu'ils devaient blanchir d'un seul coup. Les policiers lui accordèrent quelques minutes pour reprendre ses esprits. Le gyrophare de la voiture de patrouille lançait des éclairs bleus. Le chauffeur de la camionnette lui adressait des regards furieux. Un peu plus loin, de grands passereaux picoraient çà et là, le cercle de lumières se reflétait et jouait sur leurs cous noirs. Dans son dos, Herzog avait conscience de la présence du Field Museum. Si seulement j'étais une momie dans ce caveau ! pensa-t-il.

Les flics le tenaient. Il le comprit à leur silence et à leurs expressions. Ils attendaient encore parce qu'il étreignait Junie ; ils ne le brutaliseraient pas tout de suite. Cherchant déjà à gagner du temps, il feignit d'être plus sonné qu'il ne l'était en réalité. Les flics pouvaient être vraiment méchants, il les avait vus à l'œuvre. Mais cela remontait à des années en arrière. Les temps avaient peut-être changé. Il y avait un nouveau commissaire. L'an dernier, il était assis tout près d'Orlando Wilson lors de la conférence sur les stupéfiants. Ils s'étaient serré la main. Certes, il se garderait bien de le mentionner ; rien n'énerverait davantage ces deux costauds de flics noirs qu'une allusion à des relations haut placées. Pour eux, il n'était qu'une prise parmi d'autres, et avec les roubles et le pistolet, il ne pouvait pas espérer qu'ils le laissent partir. Sans parler de la Falcon bleu canard en accordéon contre le poteau. Les voitures filaient sur la route, étincelantes.

« C'est toi, Moses ? » demanda le plus âgé des deux Noirs. Et voilà — la note de dangereuse familiarité signalant qu'on a perdu son immunité.

« Oui, c'est moi.

— C'est ta môme ?

— Oui — ma fille.

— Éponge-toi. T'as une petite coupure à la tête, Moses.

— Ah bon ? » Ce qui expliquait le picotement. Incapable de trouver son mouchoir — son bout de torchon —, il ôta sa cravate en soie, la plia, puis pressa l'extrémité la plus large sur son crâne. « Ce n'est rien », dit-il. June avait enfoui son visage contre l'épaule de son père. « Assieds-toi à côté de papa, ma chérie. Assieds-toi dans l'herbe à côté de moi. La tête de papa lui fait un peu mal. » Elle obéit. Sa docilité, les sentiments qu'elle éprouvait à son endroit, et qui lui semblaient traduire la sagesse et la tendresse de cette enfant, sa compassion, l'émouvaient, lui nouaient les tripes. Il plaqua une grande main protectrice et possessive sur le dos de sa fille. Il se pencha, continuant d'appuyer sa cravate sur son cuir chevelu.

« T'as un permis pour cette arme, Moses ? » Attendant une réponse, le flic retroussa ses grosses lèvres et, d'un ongle, brossa les poils ras de sa moustache. L'autre policier parlait au conducteur de la Volkswagen qui paraissait toujours aussi furieux. Le visage pointu, le nez rouge et pointu, il fusillait Moses du regard et disait : « Vous allez lui retirer son permis à ce type, j'espère. » Moses pensa : Je suis déjà dans de sales draps à cause de ce pistolet, et celui-là en rajoute. Devant l'indignation du chauffeur, il préféra néanmoins garder ses réflexions pour lui.

« Je t'ai posé une question, et je te la repose : T'as un permis, Moses ?

— Non, monsieur, je n'en ai pas.

— Deux balles dedans. Une arme chargée, Moses.

— Monsieur l'agent, c'était le pistolet de mon père. Il est mort et je l'ai pris pour le ramener dans le Massachusetts. » Il s'efforçait de se montrer patient et de fournir les réponses les plus brèves possible. Il n'ignorait pas qu'il lui faudrait répéter interminablement son histoire.

« Et cet argent, qu'est-ce que c'est ?

— Il ne vaut rien, monsieur l'agent. De vieux billets russes périmés. De l'argent comme celui qu'on utilise au théâtre. Un souvenir, ça aussi. »

Non dénué de sympathie, le visage du policier exprimait un scepticisme teinté de lassitude. Il avait les paupières tombantes, et sur sa bouche épaisse, silencieuse, flottait comme un sourire. Les lèvres de Sono étaient un peu pareilles quand elle l'interrogeait sur les autres femmes de sa vie. Enfin... le nombre de bizarreries, d'alibis, d'inventions et de mensonges auquel la police est chaque jour confrontée... Herzog, plein d'appréhension, réfléchissant aussi intelligemment qu'il le pouvait, et sachant porter une lourde part de responsabilité, s'imaginait qu'il ne serait peut-être pas si facile au flic de le cataloguer. Bien sûr, on pouvait lui coller des étiquettes, mais un flic comme celui-là, un flic en uniforme, ne posséderait sans doute pas les éléments lui permettant de le faire. Maintenant encore, il y avait peut-être une nuance d'orgueil dans ses réflexions, tant la folie des hommes est tenace. « Seigneur, que les anges chantent tes louanges. L'homme est chose folle, oui, chose folle. La folie et le péché sont sa scène... » Herzog avait mal à la tête et il ne se souvenait pas de la suite du poème. Il détacha la cravate de son crâne. Inutile de la laisser, sinon elle risquerait d'arracher la croûte. June avait posé la tête sur ses genoux. Il lui protégea les yeux contre le soleil.

« On va établir le constat. » Le flic dans son pantalon brillant s'accroupit près de Herzog. Son propre pistolet et sa cartouchière pendaient bas sur ses hanches grasses et protubérantes. L'arme avec sa crosse marron en métal, quadrillée, était bien différente du gros revolver encombrant de Cherry Street, l'arme de papa Herzog. « Où est la carte grise de cette Falcon ? »

L'avant et l'arrière de la petite voiture étaient enfoncés, et le capot bâillait comme une coquille de moule. Le moteur ne devait pas avoir trop souffert, car on ne distinguait aucune fuite. « Je l'ai louée à l'aéroport O'Hare. Les papiers sont dans la boîte à gants, dit Herzog.

— Voyons les faits. » Le policier ouvrit un classeur et, à l'aide d'un crayon jaune, commença à prendre des notes sur un épais formulaire imprimé. « Tu débouchais de ce parking — à quelle vitesse ?

— Je roulais au pas. Peut-être dix ou quinze kilomètres à l'heure. Je m'engageais avec précaution.

— T'avais pas vu la camionnette arriver ?

— Non. Elle devait être cachée par le virage. Je ne sais pas. Mais quand je me suis mis dans la file de droite, elle touchait presque mon pare-chocs. » Il essaya de changer de position pour soulager sa douleur au côté. Il s'était déjà arrangé avec son esprit pour ne plus y prêter attention. Il caressa la joue de June. « Au moins, elle n'a pas été blessée, dit-il.

— Je l'ai extraite par la vitre arrière. La portière était coincée. Je l'ai examinée. Elle n'a rien. » Le Noir moustachu fronça les sourcils, comme pour bien faire comprendre qu'il ne devait à Herzog — un homme en possession d'une arme chargée — aucune explication. Car c'était ce gros pistolet d'arçon et ses deux cartouches, et non l'accident que l'on retiendrait en priorité contre lui.

« S'il lui était arrivé quelque chose, je me serais fait sauter la cervelle. »

Le flic accroupi, à en juger par son silence, se moquait de ce que Moses aurait pu faire. Parler de se servir du pistolet, même contre lui-même, n'avait pas été très malin. Mais il était encore un peu assommé et étourdi, et abattu, estimait-il, après l'étrange chute en spirale de ces derniers jours ; et par le choc, si ce n'est le désespoir, de cet atterrissage brutal. La tête continuait à lui tourner. Cette folie devait cesser, décida-t-il, sinon la situation ne ferait qu'empirer. En se précipitant ainsi à Chicago pour protéger sa fille, il avait failli la tuer. En voulant contrebalancer l'influence de Gersbach et la faire bénéficier de sa présence — l'homme, le père, et cetera — il n'avait réussi qu'à rentrer dans un poteau. Et l'enfant l'avait vu quand on le tirait de la voiture, évanoui, blessé à la tête, le revolver et les roubles glissant de ses poches. Non, la faiblesse, ou la maladie dont il s'était accusé toute sa vie (en alternance avec l'arrogance), sa méthode pour conserver l'équilibre — le gyroscope Herzog — n'était plus de la moindre utilité. Il semblait bien qu'il en avait fini avec tout cela.

Le chauffeur de la camionnette Volkswagen, vêtu d'une blouse verte, donnait sa version de l'accident. Moses tenta de déchiffrer les lettres cousues en jaune sur la poche. Était-ce un employé du gaz ? Impossible de le savoir. Bien entendu, il rejetait sur Herzog toute la responsabilité. C'était très inventif — très créatif. L'histoire devenait de plus en plus dramatique. Ô ! la grandeur de l'autojustification, songea Herzog. Quel génie elle mettait ainsi en lumière chez ces mortels, même chez ceux qui arboraient les nez les plus rouges. Les ondulations du cuir chevelu de ce type composaient un dessin différent de celui de ses rides sur le front. On pouvait de cette manière voir où se situait auparavant la racine de ses cheveux, dont quelques-uns se dressaient encore au sommet de son crâne.

« Il m'a coupé la route. Pas de clignotant, rien. Pourquoi vous lui faites pas un alcootest ? C'est une conduite d'ivrogne.

— Bon, Harold, et toi, à quelle vitesse tu roulais ? demanda le plus âgé des deux Noirs.

— Enfin, bon Dieu ! Je roulais bien en dessous de la vitesse limite.

— Un tas de ces chauffeurs de sociétés s'amusent à importuner les voitures particulières, intervint Herzog.

— D'abord, il débouche sans prévenir, et ensuite, il pile.

— Tu l'as drôlement esquinté. Ça veut dire que tu le serrais de près.

— Ouais, t'as raison. J'ai comme l'impression... » L'autre policier, son supérieur, pointa à quatre ou cinq reprises le bout de son crayon, celui muni de la gomme, avant de continuer ; il voulait ainsi désigner la route (et Herzog crut voir le troupeau de pourceaux des Gadaréniens, multicolores et luisants, avant qu'il ne se précipite du haut de la falaise escarpée). « J'ai comme l'impression que tu le provoquais, Harold. Il pouvait pas déboîter, alors il a voulu ralentir pour te laisser passer. Il a freiné trop brusquement et tu lui es rentré dedans. Je constate sur ton permis que t'as déjà été arrêté deux fois pour infraction au code de la route.

— Oui, et c'est pour ça que je suis encore deux fois plus prudent. »

Dieu fasse que cette colère ne t'embrase point le crâne, Harold. Un rouge très vilain, des plis partout, on dirait le palais d'un chien.

« J'ai comme l'impression que si tu l'avais pas collé comme ça, tu l'aurais pas heurté de plein fouet. T'aurais pu donner un coup de volant, et dans ce cas tu l'aurais accroché sur le côté. Je vais te coller une contravention, Harold. »

Puis il reprit à l'intention de Moses : « Et toi, je dois t'embarquer. Tu vas être poursuivi pour port d'arme illégal.

— Ce vieux pistolet ?

— Chargé...

— Mais ce n'est rien du tout. Je n'ai pas de casier — je n'ai jamais été arrêté. »

Ils attendirent qu'il se relève. Avec son nez pointu, le chauffeur de la camionnette Volkswagen le considérait, sourcils roux froncés, et sous son regard fulminant, Herzog se mit debout, puis il souleva sa fille dans ses bras. Elle avait perdu sa barrette, et ses cheveux, assez longs, tombaient de part et d'autre de ses joues. Il se sentait incapable de se baisser pour ramasser la pince en écaille. La portière de la voiture de patrouille, garée sur une pente, s'ouvrit toute grande pour l'accueillir. Maintenant, il se rendait compte de ce que cela signifiait d'être en état d'arrestation. Personne n'avait été agressé, personne n'était mort. Pourtant, il sentait peser sur lui une ombre lourde, implacable. « C'est bien ton genre, Herzog », se dit-il. Impossible d'échapper à l'autoaccusation. Car ce gros pistolet nickelé, quel que soit l'usage que la veille il avait vaguement eu l'intention d'en faire, il aurait dû le laisser dans son sac de voyage sous le canapé d'Asphalter. Ce matin, en enfilant sa veste, quand il avait senti ce poids sur sa poitrine, pourquoi n'avait-il pas cessé de jouer les don Quichotte ? Parce qu'il n'était pas un don Quichotte, n'est-ce pas ? Les don Quichotte imitent les exemples illustres. Et lui, quels exemples imitait-il ? Les don Quichotte étaient chrétiens, et Moses E. Herzog n'était pas chrétien. Ici, c'étaient les États-Unis post-donquichottesques, post-coperniciens, où un esprit évoluant librement dans l'espace pouvait découvrir des rapports humains qu'un homme du XVIIe siècle enfermé dans son univers plus restreint n'était pas en mesure de soupçonner. Tel était l'avantage du XXe siècle. Seulement — ils marchaient dans l'herbe vers le gyrophare bleu — pour les neuf dixièmes de son existence, il était exactement semblable à ceux qui l'avaient précédé. Il avait pris le revolver (dans un but aussi violent qu'il était confus) parce qu'il était le fils de son père. Il avait la quasi-certitude que Jonah Herzog, craignant la police, les inspecteurs des impôts ou les gangsters, était néanmoins incapable de se tenir à l'écart de ses ennemis. Il poursuivait ses terreurs et les mettait au défi de le foudroyer (la Peur : allait-il la surmonter ? Le Choc : allait-il y survivre ?). Les Herzog du passé, avec leurs psaumes, leurs châles de prière et leurs barbes, n'auraient jamais touché à un revolver. La violence était réservée aux goys. Mais c'étaient des hommes archaïques, aujourd'hui disparus, envolés. Jonah avait acheté un pistolet pour un dollar, et Moses, ce matin, avait pensé : « Et puis merde... pourquoi pas ? » et, après avoir boutonné sa veste, il était descendu prendre la voiture.

« Qu'est-ce qu'on fait de la Falcon ? » demanda-t-il aux policiers. Il s'immobilisa, mais ils l'obligèrent à repartir en disant : « T'inquiète pas pour ça. On s'en charge. »

Il vit la dépanneuse arriver, équipée de sa grue et de son crochet. Sur la cabine tournait aussi un gyrophare bleu.

« Cette enfant doit rentrer chez elle, dit-il.

— Elle rentrera. Elle court aucun danger.

— Mais je suis censé la ramener à quatre heures.

— Il te reste près de deux heures.

— Ça ne va pas prendre plus d'une heure ? J'apprécierais beaucoup que vous me laissiez m'occuper d'elle d'abord.

— Allez, avance, Moses... » Gentiment mais fermement, le policier le plus âgé le poussa en direction de la voiture de patrouille.

« Elle n'a pas déjeuné.

— T'es en plus mauvais état qu'elle.

— Mais non. »

Il haussa les épaules, roula en boule la cravate tachée de sang puis la jeta sur le bas-côté. La blessure n'était pas grave ; elle ne saignait plus. Il aida June à monter dans la voiture, et une fois installé sur le plastique bleu de la banquette arrière brûlante, il la prit sur ses genoux. Serait-ce, par hasard, la réalité que tu cherchais, Herzog, à ta manière herzoguienne, si sérieuse ? Ramené au même rang que les autres — à la vie ordinaire ? Es-tu incapable de déterminer tout seul quelle réalité est réelle ? N'importe quel philosophe te dira qu'elle est fondée, comme tout jugement rationnel, sur la preuve par deux. Seulement, cette façon de faire est perverse. Mais c'est humain. On met le feu à la maison pour rôtir le cochon. Et c'est ainsi que l'humanité a toujours rôti les cochons.

Il expliqua à June : « On va se promener un peu, ma chérie. » Elle hocha la tête et garda le silence. Elle avait un visage sans larmes, un air sombre, et c'était pire que tout. Il avait mal. Il avait le cœur déchiré. Comme si Madeleine et Gersbach ne suffisaient pas, il fallait en plus qu'il se précipite dans cet amour passionné, cette excitation, ces étreintes, ces baisers, ces périscopes, ces angoisses, ces émotions. Il fallait qu'elle le voie, le visage en sang. Ses yeux le piquaient, et il les ferma du pouce et de l'index. Les portières claquèrent. Le moteur hoqueta puis démarra, accéléra doucement tandis que l'air sec et riche de l'été pénétrait dans l'habitacle, imprégné d'une odeur de gaz d'échappement. Sa nausée s'accentua, comme sous le coup d'un violent appel d'air. Dès que la voiture eut quitté le bord du lac, il ouvrit les yeux sur la laideur jaunâtre de la 22e Rue. Il reconnut le paysage familier de l'enfer estival. Chicago ! Il respira la puanteur roussie de produits chimiques et d'encres en provenance de l'imprimerie Donnelly.

Elle avait vu les flics fouiller ses poches. À son âge, il percevait tout avec clarté. Et tout était soit beau, soit effrayant. Tout ce qui saignait ou empestait le souillait pour l'éternité. Il se demandait si elle s'en souviendrait toujours avec autant de clarté. De même qu'il se souvenait des poulets qu'on tuait, de même qu'il se souvenait des gloussements rauques des poules qu'on traînait hors du poulailler à lattes, et puis de la merde, de la sciure, de la poussière et de l'odeur sauvage de musc, et des volatiles, une fois le cou tranché, qui se vidaient de leur sang, jetés le cul en l'air sur des espèces d'égouttoirs en fer-blanc, les pattes qui s'agitaient, s'agitaient et s'agitaient encore contre le panneau métallique. Oui, c'était dans Roy Street, à côté de la blanchisserie chinoise où voltigeaient des tickets vermillon marqués de symboles noirs. Et c'était non loin de la ruelle — le cœur de Herzog se mit à cogner dans sa poitrine ; il se sentait fiévreux — où par une sale soirée d'été, il avait été agressé par un homme. Venant de derrière, ce dernier lui avait plaqué la main sur la bouche et murmuré quelque chose d'une voix sifflante tandis qu'il lui baissait son pantalon. Il avait des dents pourries et un visage pas rasé qui grattait. Et entre les cuisses du garçon, cette chose rouge, horrible, écorchée, qui allait et venait, allait et venait, jusqu'à ce qu'elle crache une lourde écume. Dans les jardins, les chiens bondissaient contre les clôtures, aboyaient et grondaient, s'étouffant sur leur bave — le hurlement des chiens pendant que Moses restait prisonnier, le bras de l'homme autour de sa gorge. Il savait que sa vie était en jeu. L'homme pouvait l'étrangler. Comment le savait-il ? Il le devinait. Aussi, il ne se débattit pas. L'inconnu reboutonna son manteau militaire et dit : « Je vais te donner un nickel, mais il faut d'abord que je fasse de la monnaie. » Il lui montra son billet d'un dollar et lui demanda de l'attendre ici. Moses le regarda s'éloigner dans la boue de la ruelle, maigre et voûté dans son long manteau, le pas vif, les pieds malformés. Pieds malformés, pieds de sorcier, se rappela Moses ; courant presque. Les chiens se turent, et il attendit, trop effrayé pour bouger. Il finit cependant par remonter son pantalon souillé et rentrer à la maison. Il s'assit un moment sur le perron, après quoi il vint dîner comme si rien ne s'était passé. Rien ! Il se lava les mains à l'évier, à côté de Willie, puis il se mit à table. Il mangea sa soupe.

Plus tard, à l'hôpital, quand la gentille dame chrétienne s'installa à son chevet, la dame aux bottines à boutons et à l'épingle à chapeau pareille à une perche de tramway, à la voix douce et à la mine sévère, elle lui demanda de lire un passage du Nouveau Testament ; il prit le livre et lut : « Laissez venir à moi les petits enfants. » Puis il l'ouvrit ailleurs, et il était écrit : « Donne, et l'on te donnera. Bonne mesure... que les hommes verseront dans ton sein. »

Eh bien, voici un bon conseil, un excellent conseil, encore qu'il soit allemand : oublier ce que l'on ne peut supporter. Le fort peut oublier, peut occulter l'histoire. Parfait ! Même si c'est se flatter que de parler de force — ces philosophes esthétiques, ils prennent des poses, mais le pouvoir balaye les poses. Il n'en demeure pas moins vrai qu'on ne peut pas sans arrêt transposer un cauchemar dans un autre. Nietzsche avait indiscutablement raison sur ce point. Les âmes tendres doivent s'endurcir. Ce monde n'est-il qu'un tas stérile de charbon ? Non, non, plutôt ce qui ressemble parfois à un système de prévention, une négation de ce que tout être humain sait. J'aime mes enfants, mais je suis le monde pour eux, et je leur apporte des cauchemars. Cette enfant est née de mon ennemie. Et je l'aime. La voir, respirer l'odeur de ses cheveux, en cette minute, ça me fait trembler d'amour. N'est-il pas mystérieux cet amour que j'ai pour l'enfant de mon ennemie ? Mais un homme n'a pas besoin du bonheur pour lui-même. Non, il est capable d'endurer tous les tourments — les souvenirs, ses propres démons, le désespoir. C'est l'histoire non écrite de l'homme, son œuvre invisible, négative, son pouvoir d'agir sans attendre de plaisir pour lui-même pourvu qu'il y ait quelque chose de grand, quelque chose dans quoi son être, et tous les êtres, puissent se retrouver. Il n'a pas besoin d'une signification tant que cette activité intense s'exerce sur une large échelle. Parce que cela va alors de soi ; tout prend un sens.

Mais tout cela doit cesser. Et par tout cela, il entendait, entre autres, son séjour dans la voiture de patrouille. Son idée filiale (chinoise, pratiquement) de porter un revolver laid et inutile. Haïr, être en position d'agir en conséquence. La haine est le respect de soi. Quand on veut se tenir la tête haute parmi les gens...

Voilà South State Street ; là où les distributeurs de films placardaient leurs affiches criardes : Tom Mix sautant par-dessus une falaise ; aujourd'hui ce n'est plus qu'une rue tranquille, déserte, où l'on vend de la verrerie pour les bars et les restaurants. Mais quelle est la philosophie de cette génération ? Non pas Dieu est mort, le sujet est depuis longtemps dépassé. Peut-être devrait-on affirmer que la Mort est Dieu. Cette génération pense — et c'est la pensée de toutes les pensées — que rien de ce qui est fidèle, vulnérable, fragile ne peut durer ni posséder de véritable pouvoir. La mort guette tout cela, de même qu'un sol en ciment guette l'ampoule électrique qui tombe. La mince enveloppe cassante perd son petit vide dans une petite explosion, et c'en est terminé. C'est ainsi que nous apprenons et enseignons la métaphysique. « Tu crois que l'histoire est l'histoire de cœurs aimants ? Idiot que tu es ! Songe aux millions de morts. Peux-tu avoir pitié d'eux, les plaindre ? Non, tu ne peux rien ! Ils étaient trop nombreux. Nous les avons réduits en cendres, nous les avons enterrés avec des bulldozers. L'histoire est l'histoire de la cruauté et non de l'amour comme se l'imaginent les hommes doux. Nous avons mis à l'épreuve toutes les aptitudes humaines à la recherche de celles qui sont fortes et admirables, et montré qu'aucune ne l'était. Il n'y a que l'esprit pratique. Si le Dieu ancien existe, c'est sûrement un assassin. Le seul vrai Dieu, c'est la Mort. Et il en est ainsi — sans aucune lâche illusion. » Herzog entendit ce discours comme s'il était prononcé lentement dans sa tête. Il avait la main moite, et il lâcha le bras de June. Peut-être que ce n'était pas l'accident qui avait provoqué son évanouissement, mais la prémonition de telles pensées. La nausée ne venait que de l'appréhension, l'excitation et la puissance insupportable de ces idées.

La voiture s'arrêta. Il en descendit en titubant, comme s'il était arrivé au quartier général de la police à bord d'un bateau ballotté par les vagues. Proudhon a dit : « Dieu, c'est le mal. » Mais après qu'on a fouillé les entrailles de la révolution mondiale en quête de la foi nouvelle*, que se passe-t-il ? La victoire de la mort et non de la rationalité, non de la foi rationnelle. Notre imagination assassine se révèle être le grand pouvoir, notre imagination humaine qui commence par accuser Dieu de meurtre. Au fond de ce désastre gît le sentiment humain d'un grief, un sentiment avec lequel je ne veux plus rien avoir à faire. L'un dans l'autre, il est plus facile de ne pas exister que d'accuser Dieu. Beaucoup plus simple. Plus net. Mais je ne veux plus en entendre parler !

Ils lui tendirent sa fille puis ils les escortèrent jusqu'à l'ascenseur qui paraissait assez vaste pour contenir un escadron entier. Deux autres hommes qui s'étaient fait pincer — eux aussi en garde à vue — montèrent en leur compagnie. On était au carrefour de la 11e et de State Street. Il s'en souvenait. L'horreur. Des policiers armés entraient et sortaient. Comme on le lui ordonnait, il suivit dans le couloir le Noir costaud aux mains énormes et aux hanches larges. Les autres marchaient derrière. Il allait avoir besoin d'un avocat et il songea, évidemment, à Sandor Himmelstein. Il rit à l'idée de ce que Sandor dirait. Sandor qui employait lui-même les méthodes de la police, la fine psychologie, comme à la Loubianka, comme partout dans le monde. Il jouait d'abord les méchants, puis une fois le résultat désiré obtenu, il se détendait et se permettait d'être plus gentil. Ses paroles étaient mémorables. Il avait hurlé qu'il laisserait tomber l'affaire et abandonnerait Moses entre les mains d'avocats véreux qui le posséderaient par-devant et par-derrière, qui lui cloueraient le bec, qui feraient des nœuds avec ses tripes, qui lui colleraient un compteur dans le nez et lui factureraient ses respirations. Oui, c'étaient des mots inoubliables, les mots d'un professeur ès Réalité. Oui, oui. « Là, tu penseras avec joie à la mort. Tu sauteras dans ton cercueil comme dans une voiture de sport neuve. » Et ensuite : « Ma femme fera une riche veuve, mais pas encore trop vieille pour ne pas pouvoir baiser à droite à gauche. » Ça, il le répétait souvent. Et Herzog s'en amusa. La figure rouge, sale, la chemise tachée de sang, il y repensa avec un grand sourire. Je ne devrais pas prendre de haut le vieux Sandor parce qu'il est si dur. C'est sa version personnelle et brutale de la pensée populaire, du mode de vie américain. Et quel a été le mien ? « J'aime ma minette, elle est toute belle. Gentiment, je lui remplirai son écuelle... Et minette me regardera de ses grands yeux », ce qui représente la face enfantine du même credo auquel les hommes sont rudement arrachés pour devenir de féroces réalistes. Ne sois pas idiot, pauvre poire ! Ou la version tante Taube du réalisme innocent : « Gottseliger Kaplitzky, il veillait à tout. Je ne regardais même pas. » Mais tante Taube était aussi futée qu'elle était gentille. Entre oubli et oubli, ce qu'on dit et ce qu'on fait... June et lui se trouvaient maintenant dans une pièce vaste mais étouffante, où il comparut devant un autre policier noir, un lieutenant. L'homme était d'un âge avancé, délicatement ridé. Au lieu d'être creusées, ses rides ressortaient. Sa peau de Noir était jaune foncé, dorée. Il s'entretint un instant avec le policier qui avait opéré l'arrestation, puis il examina le pistolet, enleva les deux balles, posa à voix basse trois ou quatre questions supplémentaires au flic en pantalon brillant qui se pencha ensuite pour murmurer quelque chose sur le ton du secret.

« Bon, à toi », dit alors le lieutenant à Moses. Il chaussa ses lunettes à la Benjamin Franklin, deux épaisses soucoupes en verre entourées de fines montures en or. Il prit son stylo.

« Nom ?

— Herzog — Moses.

— Initiale du deuxième prénom ?

— E. Pour Elkanah.

— Adresse ?

— Je n'habite pas Chicago. »

Le policier, patient, répéta : « Adresse ?

— Ludeyville, Mass., et New York City. Bon, bon, très bien, Ludeyville, Massachusetts. Pas de numéro de rue.

— C'est ton enfant ?

— Oui, monsieur. Ma fille June.

— Où habite-t-elle ?

— Ici, chez sa mère, Harper Avenue.

— Z'êtes divorcés ?

— Oui, monsieur. Je suis venu voir ma fille.

— Je comprends. Tu veux poser la petite par terre ?

— Non, monsieur l'agent... lieutenant, rectifia-t-il avec un sourire aimable.

— Je te dresse un procès-verbal, Moses. T'étais pas ivre, si ? T'avais bu quelque chose aujourd'hui ?

— J'ai bu un verre hier soir, avant de m'endormir. Depuis, rien. Vous désirez que je me soumette à un alcootest ?

— Ce sera pas nécessaire. T'as pas commis d'infraction au code de la route. C'est pour cette arme que t'es inculpé. »

Herzog rabaissa la robe de sa fille.

« C'est un simple souvenir. Comme l'argent.

— Et ces billets, c'est quoi ?

— De l'argent russe, datant de la Première Guerre mondiale.

— Vide donc tes poches, Moses. Et mets tout sur le bureau que je puisse vérifier. »

Sans protester, il sortit son argent, ses carnets, ses stylos, le bout de torchon qui lui servait de mouchoir, son peigne et enfin ses clés.

« J'ai l'impression que t'as un sacré tas de clés, Moses.

— Oui, monsieur, mais je peux toutes les identifier.

— Ça ira. Y a pas de loi contre les clés, sauf quand elles sont en possession d'un cambrioleur.

— La seule clé de Chicago, c'est celle avec la marque rouge. C'est la clé de l'appartement de mon ami Asphalter. Je suis censé le retrouver à quatre heures devant le musée Rosenwald. Il doit récupérer ma fille.

— Eh bien, il est pas encore quatre heures, et pour le moment, tu vas nulle part.

— J'aimerais au moins lui téléphoner pour le prévenir. Sinon, il va attendre pour rien.

— Bon, mais pourquoi tu ramènes pas l'enfant directement à sa mère, Moses ?

— C'est que... nous ne nous adressons plus la parole. On a eu trop d'engueulades.

— On dirait que t'as peur d'elle. »

Herzog éprouva un bref sentiment d'irritation. La remarque était destinée à le provoquer, mais il ne pouvait pas se permettre de manifester la moindre colère. « Non, monsieur, pas précisément.

— Alors, c'est peut-être elle qu'a peur de toi.

— C'est juste l'arrangement que nous avons conclu, un ami qui sert d'intermédiaire. Je n'ai pas revu cette femme depuis l'automne dernier.

— Très bien. On va appeler ton copain et aussi la mère de l'enfant. »

Herzog s'exclama : « Oh ! non ! pas elle !

— Non ? » Le lieutenant eut un drôle de sourire et il demeura quelques instants immobile dans son fauteuil comme s'il avait enfin obtenu de Herzog ce qu'il désirait. « Mais si, on va la faire venir et entendre ce qu'elle a à dire. Et si elle a déposé plainte contre toi, ce sera beaucoup plus grave qu'une simple détention d'arme à feu sans permis. Là, on tiendra un sérieux chef d'accusation.

— Il n'y a pas de plainte contre moi, lieutenant. Vous pouvez le vérifier dans vos fichiers sans lui faire faire tout ce trajet. C'est moi qui subviens aux besoins de cette enfant et je n'ai pas manqué une seule fois d'envoyer mon chèque pour la pension alimentaire. Mrs. Herzog ne pourra pas vous en apprendre davantage.

— À qui t'as acheté ce revolver ? »

Toujours l'insolence propre aux flics. On le harcelait, mais il ne se laisserait pas déstabiliser.

« Je ne l'ai pas acheté. Il appartenait à mon père. De même que les roubles.

— C'est ton côté sentimental ?

— En effet. Je suis un sale con sentimental, si vous voulez.

— Et ça, c'est aussi ton côté sentimental ? » Il tapota sur le bureau avec chacune des balles, une, deux. « Bon, on va passer ces coups de fil. Jim, note les noms et les numéros. »

Il parlait au flic qui avait amené Herzog et qui se tenait derrière lui avec ses grosses joues, les poils de sa moustache qu'il caressait de son ongle tandis qu'il faisait la moue.

« Prenez mon carnet d'adresses, le rouge. Et surtout, rapportez-le-moi. Mon ami s'appelle Asphalter.

— Et l'autre nom, c'est Herzog ? reprit le lieutenant. Harper Avenue, c'est bien ça ? »

Moses fit signe que oui. Il regarda les doigts épais tourner les pages de son carnet en cuir acheté à Paris, couvert de gribouillis et de taches. « Si vous mettez la mère de l'enfant au courant, vous allez me placer dans une situation délicate, dit-il, ultime tentative en vue de convaincre le lieutenant. Pour vous, ce serait la même chose si mon ami Asphalter venait, non ?

— Vas-y, Jim. »

Le Noir cocha les noms au crayon rouge, puis il sortit. Moses fit un grand effort pour conserver une expression neutre — pas de défi, pas d'air suppliant, rien qui ait la moindre couleur personnelle. Il se souvenait qu'autrefois, il croyait au pouvoir d'un regard franc qui effaçait les différences de condition sociale, les hasards de l'existence, un être humain ouvrant son cœur en silence à un autre être humain. La reconnaissance de l'essence par l'essence. Il sourit intérieurement à cette pensée. Doux rêves que tout cela ! S'il essayait de le regarder dans les yeux, le lieutenant ne le raterait pas. Ainsi, Madeleine allait venir. Eh bien, qu'elle vienne. Peut-être que, après tout, c'était ce qu'il souhaitait, une occasion de se trouver en face d'elle. Pâle, le nez droit, il contemplait le sol à ses pieds. June bougea dans ses bras, réveillant la douleur de ses côtes. « Papa est désolé, ma chérie, dit-il. La prochaine fois, on ira voir les dauphins. Les requins nous ont peut-être porté malheur.

— Tu peux t'asseoir, si tu veux, dit le lieutenant. Tu m'as l'air d'avoir les jambes en coton, Moses.

— Je voudrais demander à mon frère de m'envoyer son avocat. À moins que je n'en aie pas besoin. Si je dois verser une caution...

— T'en auras une à verser, mais je sais pas encore de quel montant. Y a plein de types ici prêts à t'avancer l'argent et à se porter garant. » Il fit un geste du dos de la main, ou du poignet. Moses se retourna et vit toutes sortes de personnages alignés derrière lui, le long du mur. En fait, remarqua-t-il, il y avait surtout deux hommes qui traînaient dans les parages, tirés à quatre épingles, des prêteurs de caution à en croire leur apparence. Il constata froidement qu'ils l'examinaient afin d'évaluer le risque qu'il représentait. Ils avaient vu son billet d'avion, ses clés, ses stylos, ses roubles et son portefeuille. Sa propre voiture accidentée sur le Drive aurait peut-être offert aussi une petite garantie, mais une voiture de location ? Et un habitant d'un autre État, dans un costume en seersucker défraîchi, sans cravate ? Il vaudrait à peine quelques centaines de dollars. Si la somme est de cet ordre-là, réfléchit-il, je pourrai probablement la trouver sans embêter Will, ou Shura. Il y a des gens qui font toujours bonne impression. Moi, je n'ai jamais eu cette faculté. À cause de mes sentiments. Cœur passionné, mauvaise solvabilité. Si on me demandait de rendre un jugement objectif sur moi-même, il ne serait guère différent du leur.

Il se rappela alors comment on l'exilait à chaque fois sur le champ gauche au moment de la composition des équipes, et quand il ratait la balle parce qu'il avait l'esprit ailleurs, tous s'écriaient : « Hé ! le schmoutz ! Moses, t'as les doigts en beurre ! Les mains en bois ! T'admirais les papillons ? Hé ! schmoutz-le-hareng ! » Bien que se taisant, il participait aux quolibets.

Ses mains étreignaient le cœur de sa fille qui battait rapidement, légèrement.

« Alors, Moses, pourquoi tu portais un pistolet chargé ? Pour tuer quelqu'un ?

— Non, bien sûr. Et je vous en prie, lieutenant, j'aimerais que la gamine n'entende pas des choses pareilles.

— C'est toi le responsable, pas moi. Peut-être que tu voulais juste faire peur à quelqu'un. T'es en colère contre quelqu'un ?

— Non, lieutenant, je voulais simplement m'en servir comme presse-papiers. J'ai oublié d'enlever les balles, mais comme je n'y connais rien en armes à feu, je n'y ai même pas pensé. Vous m'autorisez à passer un coup de téléphone ?

— Pas tout de suite. Pour le moment, je suis pas prêt. Assieds-toi pendant que je m'occupe d'autres affaires, et attends la maman de la petite.

— Je pourrais avoir une brique de lait pour elle ?

— File deux dollars à Jim, il ira t'en chercher une.

— Avec une paille, hein, June ? Tu préfères boire avec une paille ? » Elle acquiesça, et Herzog reprit : « S'il vous plaît, avec une paille, si ça ne vous dérange pas.

— Papa ?

— Oui, ma chérie ?

— Tu ne m'as pas tout raconté pour le mieux-mieux. »

L'espace d'une seconde, il se demanda de quoi elle parlait. « Ah, oui, dit-il. Tu penses à ce club de New York où les gens sont mieux que tous les autres ?

— Oui, c'est ça. »

Elle s'installa sur la chaise, entre ses genoux. Il tâcha de lui ménager un peu plus de place. « C'est une association à laquelle ces gens-là appartiennent. Ce sont les mieux en tout. Il y a le chauve le plus chevelu et le chevelu le plus chauve.

— La plus grosse dame mince.

— Et la plus mince dame grosse. Le plus grand nain et le plus petit géant. Ils en font tous partie. Le fort le plus faible et le faible le plus fort. Le sage le plus stupide et le crétin le plus intelligent. Il y a aussi des acrobates infirmes et des beautés laides, des choses comme ça.

— Et qu'est-ce qu'ils font, papa ?

— Le samedi soir, il y a un dîner dansant. Et puis un concours.

— Pour qu'on les départage ?

— Oui, ma chérie. Et si tu arrives à faire la différence entre le chauve le plus chevelu et le chevelu le plus chauve, tu gagnes un prix. »

Dieu merci, elle adorait les absurdités de son père, et il fallait bien qu'il l'amuse. Elle posa la tête sur son épaule et, à moitié assoupie, sourit de toutes ses petites dents.

Il régnait dans la pièce une chaleur étouffante. Herzog, assis à l'écart, s'intéressa au cas des deux hommes qui étaient montés avec eux dans l'ascenseur. Deux inspecteurs en civil témoignaient — la brigade des mœurs, comprit-il bientôt. Ils avaient également arrêté une femme. Herzog ne l'avait pas remarquée avant cet instant. Une prostituée ? Oui, selon toute évidence, et en dépit de son allure de bourgeoise respectable. Malgré ses propres ennuis, Herzog se surprit à observer la scène et à tendre l'oreille. L'un des inspecteurs disait : « Y a eu de la bagarre dans la chambre de cette femme.

— Bois ton lait, June chérie, dit Herzog. C'est froid ? Bois doucement, mon chaton.

— Tu les as entendus du couloir ? demanda le lieutenant. Qu'est-ce qui s'est passé ?

— Cet homme hurlait quelque chose à propos d'une paire de boucles d'oreilles.

— Quelles boucles d'oreilles ? Celles qu'elle porte ? D'où viennent-elles ?

— Je les ai achetées. À lui. C'était une affaire entre nous.

— Contre un paiement que j'ai pas reçu.

— Si, t'as été payé.

— En nature, si je comprends bien, dit le lieutenant.

— Comme je vois les choses, expliqua l'inspecteur, le visage lourd, terne, il a amené son copain et après, il a essayé de récupérer les dix dollars qu'elle lui devait pour les boucles d'oreilles, mais elle a refusé de les lui donner.

— Lieutenant ! protesta le deuxième homme. Je ne sais rien, moi ! Je ne suis pas d'ici. »

En effet, à voir son teint basané et ses sourcils sinueux, il devait être originaire de Ninive. Moses se passionnait pour l'affaire et il murmurait de temps en temps quelques mots à l'enfant afin de détourner son attention. La femme lui semblait étrangement familière malgré son épais maquillage, son fard à paupières émeraude, ses cheveux teints et son gros nez fier. Il mourait d'envie de lui poser une question. Avait-elle été au lycée McKinley ? Avait-elle chanté au Glee Club ? Moi aussi ! Vous ne vous souvenez pas ? Herzog ? Herzog, l'orateur de la classe — celui qui discourait sur Emerson ?

« Papa, le lait ne coule pas.

— Parce que tu as mâchouillé la paille. On va enlever les brins qui coincent.

— Faut qu'on parte, lieutenant, dit le vendeur de bijoux. On nous attend. »

Leurs femmes ! pensa Herzog. Leurs femmes les attendent !

« Vous êtes parents, tous les deux ? »

Le vendeur de bijoux répondit : « C'est mon beau-frère. Il est venu de Louisville nous rendre visite. »

Les épouses, dont l'une était la sœur de l'un, attendaient. Et lui aussi, Herzog, il attendait,tremblant d'appréhension. Est-ce que ce pouvait vraiment être Carlotta du Glee Club, celle qui chantait l'air de contralto « Une joie nouvelle » (de Wagner) ? Ce n'était pas impossible. Regardez-la maintenant. Qui voudrait baiser une femme pareille ? Et pourquoi ! Il ne savait que trop bien pourquoi. Voyez ces grosses veines sur ses jambes, et ces seins, nichés l'un contre l'autre. On dirait qu'ils ont été lavés mais pas repassés. Et puis ces yeux de hareng, cette bouche grasse. Pourtant, il savait pourquoi. Parce qu'elle faisait des trucs cochons, voilà pourquoi. Une chienne lubrique.

À cet instant, Madeleine arriva. Elle entra, demanda : « Où est ma fille... ! » Puis, apercevant June sur les genoux de Herzog, elle traversa la pièce à grandes enjambées. « Viens voir maman, mon bébé. » Elle s'empara de la brique de lait, la posa à côté et souleva la fillette dans ses bras. Herzog sentit le sang lui battre les tempes ainsi qu'une énorme pression à la base du crâne. Madeleine ne pouvait pas éviter de le voir, mais rien dans son regard n'indiquait qu'elle l'eût reconnu. Froidement, elle se détourna, les sourcils noués. « L'enfant n'a rien ? » s'inquiéta-t-elle.

Le lieutenant invita d'un geste les policiers de la brigade des mœurs à s'éloigner. « Elle est indemne. Si elle avait eu la plus petite égratignure, on l'aurait emmenée à l'hôpital Michael Reese. » D'une main nerveuse, Madeleine tâta les bras de June, ses jambes. Le lieutenant fit signe à Moses d'approcher. Il s'avança, et Mady et lui se trouvèrent face à face de part et d'autre du bureau.

Elle portait un tailleur en lin bleu clair et ses cheveux tombaient librement dans son dos. Le mot qui convenait pour décrire son comportement était magistral. Ses talons avaient claqué comme un ordre dans la pièce bruissante de conversations. Herzog contempla longuement son profil byzantin, ses yeux bleus, ses lèvres fines, son menton rentré dans le cou. Elle avait le teint coloré, preuve chez elle qu'elle avait hautement conscience d'être observée. Il crut noter dans son visage un léger épaississement — une vulgarité naissante. Il l'espérait. Il ne serait que justice que la vulgarité de Gersbach déteigne sur elle. Pourquoi en irait-il autrement ? Il nota aussi qu'elle s'était sans aucun doute élargie de derrière. Il imagina les étreintes et les frottements qui en étaient responsables. Les entreprises empressées — mais ce n'était pas le terme adéquat... amoureuses.

« C'est bien le père de la fillette, madame ? »

Madeleine continuait à refuser de lui accorder un regard. « Oui, répondit-elle. J'ai divorcé de lui. Il n'y a pas longtemps.

— Il habite dans le Massachusetts ?

— J'ignore où il habite. Ce n'est pas mes affaires. »

Herzog était émerveillé. Il ne pouvait s'empêcher d'admirer sa parfaite maîtrise de soi. Elle ne marquait pas la moindre hésitation. Quand elle avait pris la brique de lait des mains de Junie, elle avait su exactement où elle allait la poser, alors qu'elle n'était là que depuis à peine une minute. En outre, elle avait certainement déjà établi l'inventaire des objets étalés sur le bureau, y compris les roubles, et le pistolet, bien sûr. Elle ne l'avait jamais vu, mais elle avait dû identifier les clés de Ludeyville à l'anneau muni d'un petit fermoir magnétique rond, et en déduire que l'arme aussi lui appartenait. Il connaissait si bien son mode de pensée, ses expressions, ses airs aristocratiques, le tic qui agitait son nez, la lueur follement arrogante de ses yeux clairs. Pendant que le lieutenant interrogeait Madeleine, Moses, un peu étourdi mais lucide, incapable de refréner ses associations d'idées, se demanda si elle dégageait toujours ces effluves de sécrétions féminines — son côté parfois négligé. Son odeur aigre-douce, ses yeux bleus enflammés, ses regards acérés et sa petite bouche prête à cracher une quelconque méchanceté n'exerceraient plus jamais le même pouvoir sur lui. Encore qu'à seulement la regarder, il avait mal à la tête. Les palpitations sous son crâne étaient rapides et régulières, semblables aux poussoirs de soupape recouverts d'un film d'huile noire. Il la voyait avec une grande acuité — la douceur de ses seins, dévoilée par l'encolure carrée de sa robe, la douceur de ses jambes du brun des Indiens. Son visage, et en particulier le front, était trop lisse, trop glabre à son goût. Elle portait là tout le poids de sa rigueur. Elle avait ce que les Français appellent le front bombé* ; en d'autres termes, un front paedomorphique. Indéchiffrables sont les processus qui se cachent derrière. Tu vois, Moses ? Nous ne nous connaissons pas les uns les autres. Même ce Gersbach, tu peux toujours le traiter de tous les noms, charlatan, psychopathe, lui et ses yeux brûlants de poseur, ses joues lourdes, pleines de plis. Il était inconnaissable. Et moi, pareil. Mais en menant des actions impitoyables contre un homme, les méchants affirment ainsi qu'on peut parfaitement le connaître. Ils m'ont traîné dans la boue, donc ils prétendaient connaître Herzog. Ils me connaissaient ! Je dirais avec Spinoza (j'espère qu'il ne m'en voudra pas) qu'exiger l'impossible de tout être humain, qu'exercer le pouvoir où il ne peut l'être, c'est de la tyrannie. Aussi, madame et monsieur, je vous prie de m'excuser, mais je rejette les définitions que vous m'appliquez. Oui, cette Madeleine est une bien étrange personne, elle qui est si fière mais si mal torchée — si belle mais si tordue de rage —, un tel esprit, mélange de diamant pur et de verroterie. Et Gersbach qui m'a léché les bottes. Pour être en symbiose. La symbiose et l'ordure. Et elle, sucrée comme une friandise bon marché, et rappelant autant le poison que les parfums chimiques. Néanmoins, je ne prononcerai pas de jugement final. C'est à eux et non à moi de s'en charger. Je suis venu faire du mal, je l'admets. Mais le premier sang versé a été le mien, si bien que je renonce. Ne comptez plus sur moi. Sauf en ce qui concerne June. Pour le reste, je me retire de la scène le plus tôt possible. Au revoir tout le monde.

« Ainsi, il vous en fait voir de toutes les couleurs ? » Herzog, qui avait écouté de manière subliminale, entendit le lieutenant poser la question.

D'un ton brusque, il dit à Madeleine : « Attention, s'il te plaît. Ne crée pas de conflits inutiles. »

Elle ignora son interruption. « Oui, il m'a mené la vie dure.

— Il vous a menacée ? »

Tendu, Herzog guetta sa réponse. Elle devait réfléchir à la pension alimentaire — au loyer. Elle était prudente, superbement maligne, superbement prudente. Mais il y avait aussi la violence de sa haine, une haine à la lisière de la folie.

« Non, pas moi directement. Je ne l'ai pas revu depuis octobre dernier.

— Qui, alors ? » la pressa le lieutenant.

Madeleine, bien sûr, ferait tout son possible afin d'affaiblir sa position. Elle avait conscience que ses relations avec Gersbach pourraient permettre à Moses de réclamer la garde de l'enfant devant la justice, de sorte qu'elle allait profiter au maximum de sa situation précaire — de son idiotie. « Son psychiatre, répondit-elle. Il a jugé bon de me prévenir.

— Jugé bon ! de quoi ! » s'écria Herzog.

Elle continua à ne s'adresser qu'au lieutenant : « Il m'a dit qu'il était inquiet. C'est le Dr. Edvig au cas où vous souhaiteriez qu'il vous le confirme. Il a estimé nécessaire de me conseiller...

— Edvig est un pauvre type... un imbécile », la coupa Herzog.

Madeleine avait un teint de plus en plus vif, la gorge empourprée – évoquant du quartz rose, une curieuse nuance qui se reflétait dans ses yeux. Il savait ce que ce moment représentait pour elle — le bonheur ! Eh oui, se dit-il, le schmoutz aux doigts de beurre a encore raté la balle dans le champ gauche. L'autre équipe marque des points — se précipite de base en base. Elle utilisait à merveille les fautes de l'adversaire.

« Vous avez déjà vu cette arme ? » Le lieutenant qui tenait le revolver dans sa paume jaune le retourna d'un geste délicat, comme s'il s'agissait d'un poisson — une perche.

Le visage de Madeleine, cependant que son regard se posait sur le pistolet, était plus radieux que n'importe quelle expression de plaisir sexuel qu'il lui eût jamais connue. « C'est le sien, n'est-ce pas ? demanda-t-elle. Les balles aussi ? » Il lut la joie dans ses yeux. Elle avait les lèvres pincées.

« Il l'avait sur lui. Vous saviez qu'il avait un revolver ?

— Non, mais je ne suis pas étonnée. »

Moses porta son attention sur June. Elle s'était de nouveau rembrunie ; elle paraissait froncer les sourcils.

« Vous avez déjà déposé une plainte contre Moses ici présent ?

— Non, répondit Mady. Pas vraiment. » Elle reprit sa respiration. Elle s'apprêtait à se lancer.

« Lieutenant, déclara Herzog, je vous ai dit qu'il n'y avait pas de plainte contre moi. Demandez-lui si je ne paye pas la pension alimentaire régulièrement. »

Madeleine dit : « J'ai communiqué sa photo à la police de Hyde Park. »

Moses l'avertit qu'elle allait trop loin : « Madeleine !

— Ferme-la, Moses, dit le lieutenant. Pour quelle raison, madame ?

— Au cas où il viendrait rôder autour de la maison. Pour qu'ils soient prévenus. »

Consterné, et en partie par lui-même, Herzog secoua la tête. Il avait commis aujourd'hui le genre d'erreur qui appartenait au passé. Ce n'était plus dans ses habitudes. Il lui fallait néanmoins régler une ancienne facture. Quand vas-tu enfin te mettre à jour avec toi-même ? s'interrogea-t-il. Quand ce temps viendra-t-il ?

« Et ça s'est déjà produit ?

— On ne l'a jamais surpris, mais je sais très bien que oui. C'est un jaloux et un fauteur de troubles. Il est extrêmement coléreux.

— Vous n'avez jamais porté plainte, pourtant ?

— Non, mais je désirais être protégée des violences auxquelles il pourrait se livrer. »

Sa voix monta dans l'aigu, et pendant qu'elle parlait, Herzog constata que le policier la considérait sous un angle nouveau, comme s'il se rendait enfin compte à quelle personne hautaine il avait affaire. Il prit ses lunettes à la Benjamin Franklin aux verres semblables à des soucoupes. « Y aura pas de violences, madame. »

Oui, pensa Herzog, il commence à comprendre. « Je n'ai jamais eu l'intention de me servir de ce pistolet, sinon comme presse-papiers », dit-il.

Madeleine, pointant un doigt raide sur les deux balles et le regardant droit dans les yeux, s'adressa à lui pour la première fois : « L'une des deux était pour moi, non !

— Tu crois ? Je me demande où tu vas chercher des idées pareilles ! Et à qui aurait été destinée l'autre ? » Il se sentait plutôt décontracté, et il s'était exprimé d'un ton égal. Il faisait son possible pour révéler la Madeleine cachée, la Madeleine qu'il connaissait. Alors qu'elle le dévisageait, elle perdit de ses couleurs et son nez se mit à remuer imperceptiblement. Elle paraissait réaliser qu'elle devait contenir son tic et la fureur de son regard. Pourtant, petit à petit, sa figure devenait livide, ses yeux plus étrécis, plus durs. Il pensait être à même de déchiffrer leur expression. Ils traduisaient le désir absolu de le voir mort. C'était infiniment plus que de la haine ordinaire. C'était un vote en faveur de sa non-existence. Le policier s'en était-il aperçu ? « Alors, d'après toi, quelle aurait été la victime de ce deuxième coup de feu imaginaire ? »

Elle garda le silence, mais continua à le dévisager de la même façon.

« Ce sera tout pour le moment, madame. Vous pouvez récupérer votre fille et partir.

— Au revoir, June, dit Moses. Rentre à la maison. Papa reviendra te voir. Embrasse-moi, là, sur la joue. » Il sentit les lèvres de l'enfant. La fillette tendit le bras par-dessus l'épaule de sa mère et l'effleura du bout des doigts. « Que Dieu te bénisse, ajouta-t-il, tandis que Madeleine s'éloignait à grands pas. À bientôt.

— Maintenant, on va finir de dresser le procès-verbal, Moses.

— Il faut que je verse une caution ? De quel montant ?

— Trois cents. Des dollars américains, pas de ces trucs-là.

— J'aimerais que vous me laissiez téléphoner. »

Pendant que le lieutenant lui indiquait d'un geste de prendre une des dimes lui appartenant, Moses eut le temps de noter combien il avait un visage de policier autoritaire. Il devait avoir du sang indien — cherokee, peut-être, ou osage ; un ou deux ancêtres irlandais. La peau dorée, cireuse, sillonnée de profondes rides verticales, le nez austère et les lèvres épaisses, marques d'impassibilité, et la pléthore de petites boucles tout juste grisonnantes qui couvraient son crâne, marques de dignité. Ses doigts aux contours déchiquetés désignaient la cabine téléphonique.

Composant le numéro de son frère, Herzog se sentit las, vidé, mais loin d'être démoralisé. Il imaginait s'en être bien tiré. Il avait été fidèle à lui-même ; une bêtise de plus ; et Will allait être obligé de payer sa caution. N'empêche qu'il n'avait nullement le cœur lourd et que, au contraire, il avait plutôt l'impression d'être libéré. Il devait être trop épuisé pour avoir des idées noires. C'était peut-être ça, après tout — les déchets métaboliques de la fatigue (il aimait ce genre d'explications physiologiques ; celle-là était empruntée à l'essai de Freud sur le deuil et la mélancolie) le rendaient pour un temps heureux, presque gai.

« Oui ?

— Will Herzog ? »

Chacun avait reconnu la voix de l'autre.

« Mose ! » s'exclama Will.

Herzog ne put étouffer les sentiments que la voix de Will soulevait en lui. Ils se réveillèrent soudainement en entendant l'ancienne mélodie, l'ancien nom. Il adorait Will, Helen, et même Shura malgré ses millions qui avaient créé une distance entre eux. Dans l'espace exigu de la cabine métallique, la sueur inonda aussitôt sa nuque.

« Où étais-tu passé, Mose ? La vieille a appelé hier soir. Du coup, je n'ai pas dormi de la nuit. Où es-tu ?

— Elya, répondit Herzog, utilisant le vrai prénom de son frère, ne t'inquiète pas. Je n'ai rien fait de grave, mais je suis au carrefour de la 11e Rue et de State.

— Au commissariat central ?

— Un banal accident de voiture. Personne n'a été blessé. On me réclame une caution de trois cents dollars et je n'ai pas la somme sur moi.

— Pour l'amour du ciel, Mose. On ne t'a pas vu depuis l'été dernier. On se faisait un sang d'encre. J'arrive tout de suite. »

Il attendit dans une cellule en compagnie de deux autres prévenus. Un ivrogne qui dormait dans ses sous-vêtements souillés et un jeune Noir qui n'avait même pas l'âge de se raser, portant un coûteux costume couleur fauve et des chaussures marron en croco. Herzog lui dit bonjour, mais le garçon refusa de répondre. Muré dans son malheur, il détourna la tête. Moses le plaignait. Adossé aux barreaux, il patienta. Le mauvais côté des barreaux — il le sentait avec sa joue. Il y avait la cuvette des toilettes, la couchette en fer, nue, ainsi que les mouches au plafond. Herzog comprit alors que ce n'était pas ici qu'il expiait ses péchés. Il ne faisait que passer. La rue, la société américaine, voilà le lieu où il purgeait sa peine. Il s'assit tranquillement sur la couchette. Bien sûr, pensa-t-il, il allait quitter aussitôt Chicago, et il reviendrait seulement quand il pourrait faire le bien de June, vraiment le bien. Finis les espionnages par la fenêtre, fiévreux, déchirants et théâtraux ; finis les affrontements, les évanouissements, les confrontations genre « on tape dessus, et y pleure ». De même que le bourdonnement synonyme d'ennuis en provenance des cellules et des couloirs, les relents du commissariat, la détresse sur les visages, la main tournant la clé qui ne représente pas davantage d'espoir que celle du dormeur ivre mort dans son caleçon taché d'urine — que l'homme qui a des yeux, des narines, des oreilles, écoute, sente, voie. Que l'homme qui a un cerveau, un cœur, réfléchisse.

Installé aussi confortablement que le lui permettaient ses côtes douloureuses, Herzog nota quelques idées à son propre usage. Elles n'étaient ni très cohérentes ni même logiques, mais elles lui venaient de manière assez naturelle. Ainsi fonctionnait Moses E. Herzog, et il écrivit sur son genou, saisi d'une joyeuse excitation, Mécanisme de la paix civile maladroit, inexact. Paléotechnique, comme diraient certains. Si un crime originel commun est à la source de l'ordre social, ainsi que Freud, Róheim et cetera le croient, la horde des frères attaquant et assassinant le père originel, mangeant son corps, gagnant leur liberté au prix d'un parricide et unis par un méfait sanglant, alors la prison a des raisons d'avoir ces couleurs sombres et archaïques. Ah, l'énergie sauvage de la horde des frères, des soldats, des violeurs, etc. Mais tout cela n'est qu'une métaphore. Honnêtement, je ne pense pas que je puisse attribuer mes impairs à cet épais nuage inconscient. Ce voile sanglant originel.

Le rêve cher au cœur de l'homme, et peu importe qu'il nous inspire de la méfiance ou qu'il nous déplaise, c'est que la vie puisse se dérouler selon un schéma significatif. De quelque façon incompréhensible. Avant la mort. Comblée non pas irrationnellement mais incompréhensiblement. Épargné par ces lourds gardiens policiers, on t'offre une dernière chance de connaître la justice. La vérité.

Cher Edvig, griffonna-t-il. Vous m'en avez donné pour mon argent en m'expliquant qu'on pouvait noter les névroses en fonction de l'inaptitude à tolérer les situations ambiguës. Je viens de lire un verdict dans les yeux de Madeleine : « Pour les lâches, le Non-Être ! » Elle souffre d'hyper-lucidité. Permettez-moi de prétendre en toute modestie que je me suis beaucoup amélioré en matière d'ambiguïtés. Je crois cependant pouvoir affirmer que j'ai évité la principale d'entre elles qui afflige les intellectuels, à savoir que l'individu civilisé déteste et méprise la civilisation qui lui rend la vie possible. Ce qu'il aime, c'est une situation humaine imaginaire inventée par son propre génie et qui, estime-t-il, est la vraie, la seule et unique réalité humaine. Comme c'est étrange ! Mais la frange de toute société la mieux traitée, la plus favorisée et la plus intelligente est souvent celle qui montre le moins de gratitude. L'ingratitude, cependant, est sa fonction sociale. En voilà une belle ambiguïté !... Chère Ramona, je te dois beaucoup. J'en ai pleinement conscience. Bien que je ne rentre peut-être pas tout de suite à New York, j'ai l'intention de rester en contact. Cher Dieu ! Pitié ! Rachaim olenu... melekh maimis... Ô Toi, Roi de la Mort et de la Vie... !

 

Son frère fit remarquer, alors qu'ils quittaient le commissariat : « Tu n'as pas l'air trop secoué.

— Non, Will.  »

Au-dessus du trottoir baignant dans la chaude lueur du soir, le ciel était zébré des longs panaches dorés des avions à réaction, tandis que les lumières disparates des bars et des clubs, au nord de la 12e Rue, palpitaient déjà en une masse blafarde dans laquelle la rue semblait se perdre.

« Comment te sens-tu ?

— Bien, répondit Herzog. Quelle allure j'ai ? »

Will dit simplement : « Un peu de repos ne te ferait pas de mal. Pourquoi on n'irait pas voir mon médecin pour qu'il t'examine ?

— Je ne pense pas que ce soit nécessaire. La petite coupure que j'ai à la tête s'est arrêtée presque tout de suite de saigner.

— Je vois que tu te tiens les côtes. Ne sois donc pas stupide, Mose. »

Will était un homme peu démonstratif, solide, malin, paisible, plus petit que son frère, mais avec des cheveux plus épais, plus foncés. Au sein d'une famille de gens passionnés et démonstratifs comme papa Herzog et tante Zipporah, Will avait cultivé un style plus calme, plus réservé, un observateur.

« Comment ça va chez toi, Will... les enfants ?

— Tout le monde va bien... Qu'est-ce que tu as fabriqué, Moses ?

— Ne te fie pas aux apparences. Tu t'inquiètes pour rien, je suis dans une forme parfaite. Tu te souviens quand on s'est égarés au lac Wandawega ? À patauger dans la vase, les roseaux qui nous entaillaient les pieds ? Là, on était en danger. Maintenant, par contre, ce n'est rien.

— Qu'est-ce que tu faisais avec ce pistolet ?

— Tu sais que je ne serais pas plus que papa capable de tirer sur quelqu'un. Tu as pris sa chaîne de montre, hein ? Je me suis rappelé ces vieux roubles dans son bureau et j'ai pris le revolver en même temps. Je n'aurais pas dû. Ou, au moins, il aurait fallu que je pense à ôter les balles. Encore une de mes impulsions idiotes. N'en parlons plus.

— D'accord, dit Will. Je ne veux pas t'embarrasser. Le problème n'est pas là.

— Je sais où il est, dit Herzog. Tu te fais du souci. » Il fut obligé de baisser la voix pour la contrôler. « Moi aussi, je t'aime, Will.

— Je n'en doute pas.

— Mais je ne me suis pas comporté de manière très raisonnable. De ton point de vue... de n'importe quel point de vue sensé, en fait. Je t'ai amené Madeleine à ton bureau pour que tu la voies avant que je l'épouse. Je me suis rendu compte que tu avais des réserves. J'en avais, moi aussi. Et elle en avait vis-à-vis de moi.

— Dans ce cas, pourquoi l'as-tu épousée ?

— Dieu tire toutes sortes de ficelles et qui sait pourquoi ? Il se fiche pas mal de mon bien-être, ou de mon ego, ce truc si précieux. Tout ce que tu peux dire, c'est : “Il y a une ficelle rouge entrelacée à une verte, ou une bleue, et je me demande bien pourquoi.” Et après, j'ai mis tout cet argent dans la maison de Ludeyville. De la pure folie.

— Peut-être pas. C'est un bien immobilier, après tout. Tu as essayé de la vendre ? » Will avait foi en l'immobilier.

« À qui ? Et comment ?

— Confie-la à une agence. J'irai peut-être jeter un coup d'œil et m'en occuper.

— Je t'en serais reconnaissant, dit Herzog. Mais je doute qu'un acheteur sain d'esprit puisse s'y intéresser.

— Mose, laisse-moi quand même appeler le Dr. Ramsberg pour qu'il t'ausculte. Après, tu viens dîner à la maison. La famille sera ravie de te voir.

— Quand pourrais-tu aller à Ludeyville ?

— Je dois être à Boston la semaine prochaine. Ensuite, Muriel et moi, nous partons pour le cap Cod.

— Passe par Ludeyville. Ce n'est pas loin de l'autoroute. Tu me rendrais un immense service. Il faut que je vende cette maison.

— Viens dîner avec nous et on en reparlera.

— Will... non. Je ne suis pas en état. Regarde-moi. Je suis crasseux, je pue. Je mettrais tout le monde mal à l'aise. Comme une malheureuse brebis égarée. » Il rit. « Une autre fois, lorsque je me sentirai un peu plus normal. J'ai l'air de débarquer dans ce pays. Une personne déplacée. Comme nous quand on est arrivés du Canada à l'ancienne gare du Baltimore-Ohio. Par le Michigan Central. Bon Dieu, on était noirs de suie. »

William ne partageait pas la passion de son frère pour les souvenirs. C'était un ingénieur et un technologue, un entrepreneur et un bâtisseur ; sensé, équilibré, il était peiné de voir Moses dans cet état. Le trouble se lisait sur son visage ridé et brûlant ; il sortit un mouchoir de la poche intérieure de sa veste de costume bien coupé puis il s'en tamponna le front, les joues et les cernes sous ses grands yeux de Herzog.

« Excuse-moi, Elya, dit Moses doucement.

— Eh bien...

— Laisse-moi un peu le temps de récupérer. Je sais que tu t'inquiètes pour moi, mais je n'y peux rien. Je suis désolé de te donner du souci. Je t'assure, je vais très bien.

— Tu en es certain ? » Will le considéra avec tristesse.

« Oui, même si je ne suis pas à mon avantage en ce moment — sale, stupide, tout juste libéré sous caution. C'est totalement ridicule. Tout sera différent la semaine prochaine dans l'Est. Je te retrouverai à Boston, si tu veux. Quand j'irai mieux. Pour l'instant, tu ne peux rien faire pour moi, sinon me traiter comme un imbécile — un enfant. Et ce ne serait pas bien.

— Loin de moi l'idée de te juger. Si ça te gêne, tu n'as pas besoin de venir à la maison avec moi. Même si nous sommes ta famille... Ma voiture est là, garée en face. » Il désigna sa Cadillac bleu foncé. « Accompagne-moi simplement chez le médecin pour qu'on soit sûrs que tu n'as pas été blessé dans l'accident. Après, tu feras ce que tu voudras.

— Bon, pourquoi pas ? D'accord, mais je suis persuadé que je n'ai rien. »

Il ne fut pas trop surpris, cependant, d'apprendre qu'il avait une côte cassée. « Pas de perforation du poumon, précisa le docteur. Environ six semaines le torse bandé. Et il vous faudra aussi deux ou trois agrafes au cuir chevelu. Voilà tout. Pas d'objets lourds à soulever, pas d'efforts, pas de bûches à fendre, pas d'exercices violents. Will m'a dit que vous étiez un gentleman-farmer. Vous avez une ferme dans les Berkshires ? Une propriété ? »

Le médecin, cheveux grisonnants coiffés en arrière et petits yeux perçants, le regardait avec une pointe d'amusement que trahissaient ses lèvres minces.

« Elle est en mauvais état. Et à des kilomètres d'une synagogue, répondit Herzog.

— Ah, votre frère aime plaisanter », dit le Dr. Ramsberg.

Will eut un léger sourire. Debout, les bras croisés, il portait le poids de son corps sur un talon, plus ou moins comme papa Herzog, et il avait un peu de l'élégance du vieil homme, mais sans ses excentricités. Quand on dirige une grosse entreprise, on n'a pas de temps à consacrer à ce genre de choses, pensa Herzog. On ne s'y intéresse pas beaucoup. On est accaparé par d'autres problèmes. C'est un homme bon, un homme très bon. Pourtant, je devine une curieuse division des fonctions, dans laquelle je suis spécialiste en... en conscience spirituelle de soi ; ou en émotivité ; ou en idées ; ou en absurdités. Peut-être sans véritable utilité ou importance, sinon pour alimenter des sentiments primordiaux d'une certaine nature. Il fabrique du mortier qu'il injecte dans ces nouvelles tours qui s'élèvent à travers toute la ville. Il doit se montrer fin politique, passer des marchés, magouiller, verser des pots-de-vin, jouer sur les abattements fiscaux. Tout ce dont papa était incapable mais qu'il s'imaginait être né pour faire. Will est un homme tranquille, un homme de devoir et de routine, argent, position sociale, influence, il a tout ça, et il est simplement content d'être délivré de la part privée ou « personnelle » de lui-même. Il me voit cracher le feu sur la sauvagerie de ce monde et on peut parier qu'il me plaint pour mon caractère. Sous les lois anciennes, donc, en tant que Moses trébuchant, ingénu, mal dégrossi, le cœur pur, en manque de protection, phénomène morbide, vestige d'un autre monde — sous les lois anciennes, donc, j'aurais eu besoin de protection. Et il me l'aurait volontiers offerte — lui qui « prend le monde pour ce qu'il est ». Tandis qu'un homme comme moi manifeste une distance arbitraire et une subjectivité orgueilleuse à l'égard du progrès collectif et historique de l'humanité. Et c'est tout aussi vrai pour les filles et les garçons sensibles de la classe populaire qui adoptent la mode de l'esthétique, la mode de la sensibilité exacerbée. Cherchant à soutenir leur version de l'existence sous le poids écrasant de la masse. Ce que Marx décrit comme le « poids matériel ». Transformer cela, « ma vie personnelle », en cirque, en combat de gladiateurs. Ou en spectacle plus banal. Se moquer de sa « honte », de son éphémère stupidité, et montrer en quoi on mérite ses souffrances. Les lampes modernes et blanches de la petite pièce tourbillonnaient. Herzog avait l'impression de tourner au même rythme cependant que le médecin lui enroulait et serrait autour de sa poitrine des bandes à l'odeur de pharmacie. Et maintenant, se débarrasser de tous ces mensonges...

« Je crois qu'un peu de repos ne ferait pas de mal à mon frère, dit Will. Qu'en pensez-vous, docteur ?

— Il semble en avoir vu de dures, en effet.

— Je vais aller passer une semaine à Ludeyville, dit Moses.

— Ce dont je parle, c'est de repos absolu — allongé.

— Oui, je sais que j'ai l'air dans un drôle d'état. Mais pas si mauvais que ça.

— Quand même, dit le frère de Herzog. Je ne suis pas rassuré. »

Une brute aimante — un homme malin, gâté et aimant. À qui pourrait-il être utile ? Il meurt d'envie d'être utile. Où a-t-on besoin de lui ? Indiquez-lui le moyen de se sacrifier pour la vérité, pour l'ordre, pour la paix. Ô mystérieuse créature que ce Herzog maladroitement bandé que son frère Will aide à enfiler sa chemise froissée !