Peut-être que j'ai perdu l'esprit, mais ça ne me dérange pas, songea Moses Herzog.

D'aucuns le croyaient cinglé et pendant un temps, lui-même douta d'avoir toute sa tête. Mais aujourd'hui, bien qu'il se comportât bizarrement encore, il se sentait sûr de lui, gai, clairvoyant et fort. Comme envoûté, il écrivait des lettres à la terre entière, et ces lettres l'exaltaient tant que depuis la fin du mois de juin, il allait d'un endroit à l'autre avec un sac de voyage bourré de papiers. Il l'avait porté de New York à Martha's Vineyard, d'où il était reparti aussitôt ; deux jours plus tard, il prenait l'avion pour Chicago, et de là, il se rendait dans un village de l'ouest du Massachusetts. Retiré à la campagne, il écrivit continuellement, fanatiquement, aux journaux, aux personnages publics, aux amis et aux parents, puis aux morts, à ses morts obscurs et, enfin, aux morts célèbres.

C'était le cœur de l'été dans les Berkshires. Herzog était seul dans la grande vieille maison. D'habitude difficile pour la nourriture, il mangeait maintenant du pain industriel Silvercup à même le papier d'emballage, des haricots en conserve directement dans la boîte et du cheddar. De temps en temps, soulevant les tiges épineuses avec précaution et distraction, il cueillait des framboises dans le jardin envahi par la végétation. La nuit, il dormait sur un matelas nu — celui du lit conjugal abandonné — ou dans le hamac, couvert de son manteau. Là, il était entouré de hautes herbes barbues, de jeunes pousses d'acacia et d'érable. Quand il ouvrait les yeux, les étoiles étaient toutes proches, pareilles à des corps spirituels. Des feux, bien entendu ; des gaz — minéraux, chaleur, atomes, mais qui, à cinq heures du matin, parlaient à l'homme couché dans un hamac et enveloppé dans son manteau.

Dès qu'une nouvelle pensée le tenaillait, il entrait dans la cuisine, son quartier général, pour la noter. Sur les murs de briques, la peinture blanche s'écaillait. Il balayait parfois d'un revers de manche les crottes de souris qui jonchaient la table et il se demandait calmement pourquoi les mulots avaient une telle passion pour la cire et la paraffine. Ils faisaient des trous dans la paraffine qui scellait les conserves ; ils grignotaient jusqu'à la mèche les bougies d'anniversaire. Un rat des champs avait rongé un paquet de pain et laissé l'empreinte de son corps sur les tranches. Herzog mangea l'autre partie, tartinée de confiture. Avec les rats aussi, il pouvait partager.

Durant tout ce temps, un coin de son esprit demeurait ouvert au monde extérieur. Le matin, il entendait les corbeaux. Leurs cris discordants étaient un délice. Au crépuscule, il entendait les grives. La nuit, il y avait un chat-huant. Quand il se promenait dans le jardin, enfiévré par une lettre qu'il composait dans sa tête, il voyait les roses enlacées autour de la conduite de descente des eaux ; ou les mûres — les oiseaux se gorgeaient dans les mûriers. Les journées étaient torrides, les soirées enflammées et poussiéreuses. Il regardait tout avec attention, mais il avait l'impression d'être à moitié aveugle.

Son ami, son ex-ami, Valentin, et sa femme, son ex-femme, Madeleine, avaient répandu la rumeur que sa santé mentale s'était délabrée. Était-ce vrai ?

Il faisait le tour de la maison déserte lorsqu'il aperçut l'ombre de son visage dans une fenêtre grise sillonnée de toiles d'araignée. Il semblait mystérieusement serein. Un trait lumineux tombait de son front puis descendait le long de son nez droit jusqu'à ses lèvres pleines et silencieuses.

 

 

Vers la fin du printemps, Herzog avait été saisi du désir d'expliquer, d'énoncer, de justifier, de mettre en perspective, de clarifier, de rectifier.

À l'époque, il donnait des cours du soir pour adultes dans une école de New York. En avril, il avait encore les idées assez claires, mais à l'approche du mois de juin, il se mit à dérailler. Ses élèves comprirent bientôt qu'ils apprendraient peu sur les origines du Romantisme mais qu'ils verraient et entendraient des choses étranges. L'une après l'autre, les conventions universitaires tombèrent. Le professeur Herzog manifestait la franchise inconsciente d'un homme profondément préoccupé. Et à la fin du trimestre, ses cours étaient émaillés de longs silences. Il s'interrompait, cherchait son stylo dans la poche de sa veste en murmurant « Excusez-moi ». La table craquait pendant qu'il écrivait frénétiquement sur des bouts de papier, la main lourde ; les yeux bordés de cernes noirs, il s'absorbait dans sa tâche. Son visage blafard ne cachait rien — absolument rien. Il raisonnait, il argumentait, il souffrait, il avait trouvé une brillante alternative — il était grand ouvert, il se fermait ; silencieusement, son regard, sa bouche trahissaient tout — l'envie, le sectarisme, la colère et l'amertume. On lisait tout cela. La classe attendait trois minutes, cinq minutes, dans un silence total.

Au début, ses notes ne répondaient à aucun schéma établi. Ce n'étaient que des fragments — syllabes dénuées de sens, exclamations, citations et proverbes déformés ou, dans le yiddish de sa mère morte depuis longtemps, trepverter — des reparties qui se manifestent trop tard, l'esprit de l'escalier.

Il écrivit par exemple : Mort — mourir — revivre — remourir — vivre.

Personne, pas de mort.

Et : Sur les genoux de ton âme ? Autant être utile. Récure le sol.

Ensuite : Réponds au fou selon sa folie, de peur qu'il ne se croie sage.

Ne réponds point au fou selon sa folie, de peur que tu ne lui deviennes semblable.

Choisis.

Il nota aussi : Je lis sous la plume de l'échotier Walter Winchell que J.-S. Bach mettait des gants noirs pour composer une messe de requiem.

Herzog savait à peine quoi penser de ses griffonnages. Il cédait à la fièvre qui les inspirait et soupçonnait parfois qu'il s'agissait d'un symptôme de désagrégation. Cela ne l'effrayait pas. Allongé sur le canapé du studio qu'il louait dans la 17e Rue, il lui arrivait d'imaginer être une machine à fabriquer des biographies, et il se voyait de la naissance à la mort. Sur un morceau de papier, il reconnaissait :

Je ne peux rien justifier.

Se penchant sur sa vie, il se rendait compte qu'il avait tout raté — absolument tout. Sa vie était fichue, comme on dit. Mais comme elle n'avait jamais été grand-chose, il n'y avait pas grand-chose à regretter. Sur le canapé malodorant, pensant aux siècles passés, le XIXe, le XVIe, le XVIIIe, il retrouva, datant de ce dernier, une citation qu'il affectionnait :

Le chagrin, Monsieur, est une manière d'oisiveté.

Couché sur le ventre, il continua à faire le point. Était-il intelligent ou idiot ? En ce moment, il ne pouvait guère prétendre être intelligent. Il avait peut-être eu un jour les armes pour le devenir, mais il avait plutôt choisi d'être un rêveur, et les requins l'avaient nettoyé. Quoi d'autre ? Il perdait ses cheveux. Il lisait les publicités de Thomas, le spécialiste du cuir chevelu, avec le scepticisme de celui dont le désir de croire est profond, désespéré. Spécialiste du cuir chevelu ! Oui... il avait été beau autrefois. Son visage portait les marques des corrections qu'il avait reçues. Mais il l'avait cherché, encourageant ainsi ses assaillants. Ce qui l'amena à réfléchir sur son personnage. Comment le qualifier ? Eh bien, selon le vocabulaire actuel, il était narcissique ; il était masochiste ; il était anachronique. Son profil médical se résumait à dépressif — pas du genre le plus grave, pas maniaco-dépressif. Il y avait de pires handicapés autour de lui. Si l'on considère, comme tout le monde semble aujourd'hui le faire, que l'homme est un animal malade, n'était-il pas alors, lui, spectaculairement malade, exceptionnellement aveugle, extraordinairement dégradé ? Non. Était-il intelligent ? Son intelligence eût gagné en efficacité s'il avait été un paranoïaque agressif, avide de pouvoir. Il était jaloux, mais sans avoir particulièrement l'esprit de compétition ni être un véritable paranoïaque. Et son savoir ? Il devait maintenant s'avouer qu'il n'était pas le meilleur des professeurs. Certes, il était sérieux, il possédait une forme de sincérité immature, mais il ne réussirait sans doute jamais à acquérir un esprit méthodique. Il avait fait des débuts brillants avec sa thèse de doctorat — L'État de Nature dans la philosophie politique anglaise et française des XVIIe et XVIIIe siècles. On comptait également à son actif des articles et un essai, Romantisme et christianisme, mais ses autres projets ambitieux s'étaient taris les uns après les autres. Grâce à ses premiers succès, il n'avait jamais eu de mal à obtenir un poste et des bourses de recherche. La Narragansett Corporation lui avait versé quinze mille dollars pendant un certain nombre d'années pour poursuivre ses études sur le Romantisme. Le résultat reposait au fond du placard, dans un vieux sac de voyage — huit cents pages de raisonnements chaotiques qui n'avaient jamais trouvé leur cohérence. Il lui était pénible d'y penser.

Des bouts de papier étaient éparpillés par terre à côté de lui, et il se penchait de temps en temps pour écrire.

Il nota : Non pas cette longue maladie, ma vie, mais cette longue convalescence, ma vie. Le révisionnisme bourgeois-progressiste, l'illusion du progrès, le poison de l'espoir.

Un moment, il songea à Mithridate dont l'organisme avait appris à se nourrir de poison, trompant ainsi ses assassins qui avaient commis l'erreur d'employer de faibles doses, si bien qu'il avait macéré au lieu de pourrir.

Tutto fa brodo.

Reprenant son examen de conscience, il admit qu'il avait été un mauvais mari — par deux fois. Daisy, sa première femme, il l'avait traitée de façon ignoble. Quant à Madeleine, sa seconde, elle avait tenté de l'éliminer. Pour son fils et sa fille, il était un père aimant mais un mauvais père. Pour ses parents, il avait été un fils ingrat. Pour son pays, un citoyen indifférent. Pour ses frères et sa sœur, affectueux mais distant. Avec ses amis, égotiste. Avec l'amour, paresseux. Avec l'éclat, terne. Avec le pouvoir, passif. Avec son âme, évasif.

Satisfait de sa sévérité, positivement ravi de la dureté et de la rigueur factuelle de son jugement, il s'étira sur le canapé, les bras jetés derrière lui, les jambes allongées mollement.

Mais que nous demeurons néanmoins charmants !

Papa, le pauvre homme, charmait les oiseaux dans les arbres et les crocodiles dans la boue. Madeleine aussi avait beaucoup de charme, et de beauté également, ainsi qu'un esprit brillant. Valentin Gersbach, son amant, était de même un homme charmant, encore que dans un style lourd et brutal. Il avait le menton épais, des cheveux d'un cuivre flamboyant qui jaillissaient en cascade de son crâne (pour lui, pas besoin de Thomas, le spécialiste du cuir chevelu), et il marchait sur une jambe de bois en se penchant et se redressant avec grâce à l'instar d'un gondolier. Herzog non plus n'était pas dépourvu de charme, mais Madeleine avait altéré ses pouvoirs sexuels. Et sans aucune possibilité de séduire les femmes, comment allait-il guérir ? C'était principalement sous cet aspect qu'il se sentait convalescent.

Que ces luttes sexuelles sont dérisoires !

Avec Madeleine, quelques années plus tôt, Herzog avait pris un nouveau départ. Il l'avait conquise en l'arrachant à l'Église — quand ils s'étaient rencontrés, elle venait de se convertir. Muni de vingt mille dollars hérités de son charmant père, et pour faire plaisir à sa nouvelle épouse, il démissionna d'un poste universitaire parfaitement respectable, acheta une grande vieille maison à Ludeyville, Massachusetts. Dans les paisibles Berkshires où il avait des amis (les Gersbach), il lui serait facile d'écrire le deuxième volume sur les idées sociales des Romantiques.

Herzog ne renonça pas à une carrière universitaire en raison d'un quelconque manque de compétence. Au contraire, il jouissait d'une excellente réputation. Sa thèse, traduite en français et en allemand, avait fait autorité. Son premier ouvrage, bien que peu remarqué lors de sa publication, figurait maintenant dans de nombreuses bibliographies recommandées, et la jeune génération d'historiens le considérait comme le modèle d'une nouvelle approche de l'histoire — « une histoire qui nous intéresse, nous — personnelle, engagée* 1 — et qui regarde le passé tout en jugeant nécessaire de se référer au présent ». Marié à Daisy, Moses avait mené l'existence tout ce qu'il y a de plus banale d'un maître assistant, équilibré et respecté. Dans son premier travail, fruit de recherches objectives, il expliquait ce que le christianisme était au Romantisme. Dans son second, il fut plus ferme, plus assuré, plus ambitieux. En réalité, il y avait beaucoup de rudesse dans son caractère. Il possédait une forte volonté et un talent pour la polémique, une prédilection pour la philosophie de l'histoire. En épousant Madeleine et en démissionnant de l'université (parce que Madeleine pensait qu'il le devait), puis en s'enterrant à Ludeyville, il manifestait aussi un talent et une prédilection pour le danger et l'extrémisme, pour l'hétérodoxie, pour les épreuves, une attirance fatale pour la « Cité de la Destruction ». Il envisageait une histoire qui prendrait en considération les révolutions et les grandes convulsions du XXe siècle tout en acceptant, avec Tocqueville, la progression universelle et durable de l'égalité des conditions ainsi que le progrès de la démocratie.

Il ne pouvait cependant pas s'abuser sur son travail et il commençait à s'en méfier sérieusement. Ses ambitions se voyaient contrecarrées. Hegel lui posait bien des problèmes. Dix ans plus tôt, il avait été certain de comprendre ses idées sur le consensus et la civilité, et puis quelque chose s'était détraqué. Il était angoissé, impatient, furieux. En même temps, sa femme et lui se comportaient de manière très bizarre. Elle était insatisfaite. D'abord, elle n'avait pas voulu qu'il poursuive sa carrière de petit professeur, mais après un an à la campagne, elle changea d'avis. Madeleine s'estimait trop jeune, trop intelligente, trop dynamique, trop sociable pour s'enterrer dans les lointaines Berkshires. Elle décida d'achever ses études de troisième cycle en langues slaves. Herzog se mit à la recherche d'un poste et écrivit à Chicago. Il lui fallait aussi trouver un emploi pour Valentin Gersbach. C'était un présentateur de radio, un animateur de Pittsfield. On ne peut pas laisser seuls dans cette campagne sinistre des gens comme Valentin et Phoebe, affirmait Madeleine. Le choix se porta sur Chicago parce que Herzog y avait grandi et gardé des relations. Ainsi, il enseigna à l'université du centre-ville et Gersbach devint conseiller pédagogique d'une station FM du Loop. On ferma la maison de Ludeyville — une maison de vingt mille dollars pleine de livres, de porcelaine anglaise et d'appareils ménagers tout neufs, abandonnée aux araignées, aux taupes et aux mulots — l'argent de papa durement gagné !

Les Herzog s'installèrent donc dans le Midwest. Au bout d'un an environ de cette nouvelle existence à Chicago, Madeleine décréta que, finalement, Moses et elle ne pouvaient plus vivre ensemble — elle demandait le divorce. Il le lui accorda, qu'aurait-il pu faire d'autre ? La rupture fut douloureuse. Il aimait Madeleine et il ne supportait pas l'idée d'être séparé de sa petite fille. Mais Madeleine ne voulait plus de lui, et on doit respecter les désirs des autres. L'esclavage a été aboli.

Ce deuxième divorce mit les nerfs de Herzog à trop rude épreuve. Il se sentait sur le point de s'effondrer — de craquer — et le Dr. Edvig, le psychiatre de Chicago qui suivait le couple, jugea qu'il valait sans doute mieux que Moses quitte la ville. Il reçut du doyen de l'université l'assurance qu'il pourrait revenir dès qu'il irait mieux, et avec l'argent emprunté à son frère Shura, il partit pour l'Europe. Tous les gens menacés de dépression nerveuse ne peuvent pas se permettre de chercher la guérison en Europe. La plupart doivent continuer à travailler ; ils se présentent chaque jour à leur poste, ils prennent le métro. Sinon, ils boivent, ils vont au cinéma et restent murés dans leur souffrance. Herzog aurait dû se montrer reconnaissant. À moins d'être en état de désintégration totale, on a toujours une raison d'être reconnaissant. Et, de fait, Herzog l'était.

En Europe, il ne demeura pas inactif. Il participa à des voyages culturels pour le compte de la Narragansett Corporation et donna des conférences à Copenhague, Varsovie, Cracovie, Berlin, Belgrade,Istanbul et Jérusalem. Et quand, en mars, il regagna Chicago, il était encore plus abattu qu'en novembre. Il annonça au doyen qu'il serait peut-être préférable qu'il retourne à New York.Il ne vit pas Madeleine au cours de son séjour.Son attitude était si étrange et, aux yeux de son ex-femme, si menaçante, qu'elle lui fit dire par Gersbach de ne pas s'approcher de la maison de Harper Avenue. La police avait une photo de lui et elle l'arrêterait si jamais on l'apercevait dans le quartier.

Herzog, lui-même incapable d'établir des plans, comprenait maintenant avec quel soin Madeleine avait tout combiné pour se débarrasser de lui. Six semaines avant de le chasser, elle l'avait poussé à louer pour deux cents dollars par mois une maison près du Midway. Une fois leur emménagement terminé, il construisit des étagères, désherba le jardin, répara la porte du garage, puis il installa des doubles-fenêtres. Une semaine avant de demander le divorce, elle fit nettoyer et repasser les affaires de Moses, mais le jour où il quitta la maison, elle les flanqua dans un carton qu'elle jeta dans l'escalier de la cave. Elle avait besoin de place dans les placards. D'autres événements se produisirent, tristes, comiques ou cruels selon les points de vue. Jusqu'au dernier jour, les relations entre Herzog et Madeleine se situèrent dans un registre plutôt raisonnable — à savoir que les idées, les personnalités et les problèmes furent respectés et discutés. Lorsque, par exemple, elle lui annonça la nouvelle, elle s'exprima avec dignité, sans se départir de son élégance magistrale, adorable. Elle avait examiné la question sous tous les angles, dit-elle, et elle devait reconnaître la défaite. Ils ne pouvaient pas continuer leur chemin ensemble. Elle était disposée à endosser sa part de responsabilité. Naturellement, Herzog n'était pas tout à fait pris au dépourvu, mais il avait sincèrement cru que les choses s'amélioraient.

Cela se passait par une belle et fraîche journée d'automne. Il était dans le jardin de derrière, occupé à poser les doubles-fenêtres. Les premiers givres avaient déjà blanchi les tomates. L'herbe, drue et douce, avait cette beauté singulière qu'elle acquiert quand le froid arrive, que le matin, les cheveux d'ange la recouvrent et que la rosée tient, maintenant alourdie. Les tiges des tomates avaient noirci et les globes rouges éclaté.

Par la fenêtre du premier étage, il vit Madeleine coucher June pour sa sieste, et plus tard, il entendit couler l'eau du bain. Elle l'appela par la porte de la cuisine. Une rafale venue du lac fit trembler le carreau dans les bras de Herzog. Il le posa avec délicatesse contre la véranda, puis il ôta ses gants de toile, mais pas son béret, comme s'il pressentait qu'il allait devoir partir sur-le-champ en voyage.

Madeleine détestait profondément son père, et il n'est pas hors de propos de noter que le vieil homme était un célèbre homme de théâtre — parfois surnommé le Stanislavski américain. Elle avait mis l'événement en scène avec un certain génie du théâtre. Elle portait des bas noirs, des hauts talons, une robe de brocart lavande ornée de motifs indiens d'Amérique centrale. Elle avait ses boucles d'oreilles en opale, ses bracelets, et elle s'était parfumée ; ses cheveux étaient bien coiffés, partagés par une raie impeccable, et ses larges paupières luisaient, ombrées d'une nuance bleutée. Ses yeux étaient bleus, mais la teinte changeante de leurs blancs affectait curieusement l'intensité de la couleur. Son nez, qui traçait une élégante ligne droite entre ses arcades sourcilières, remuait un peu quand elle était particulièrement émue. Même ce tic, Herzog le chérissait. Il y avait un goût d'assujettissement dans son amour pour Madeleine. Puisqu'elle était dominatrice et puisqu'il l'aimait, il lui fallait accepter ce goût qu'elle lui imposait. Dans le salon en désordre, deux genres d'égotisme s'affrontèrent, et Herzog, allongé sur son canapé à New York, les analysa — celui de Madeleine triomphante (elle avait tout orchestré et elle allait faire ce qu'elle désirait le plus faire : frapper) et le sien suspendu, converti en passivité. Les souffrances qui l'attendaient, il les méritait ; il avait péché, longuement et gravement ; il ne les avait pas volées. Voilà tout.

Dans la vitrine, sur des étagères de verre, s'alignait une collection de flacons, en verre vénitien et suédois. Ils appartenaient aux propriétaires de la maison. Le soleil jouait sur eux. La lumière les transperçait. Herzog distinguait les ondulations, les fils de couleur, les raies spectrales qui se croisaient, et surtout une grande tache d'un blanc flamboyant sur le mur au-dessus de Madeleine. Elle disait : « Nous ne pouvons plus vivre ensemble. »

Son discours se poursuivit plusieurs minutes. Ses phrases étaient bien construites. Elle avait répété et on avait par ailleurs l'impression que Moses lui-même avait attendu que le spectacle commence.

Leur mariage n'était pas de ceux susceptibles de durer. Madeleine ne l'avait jamais aimé. Elle le lui disait : « Il m'est pénible d'avouer que je ne t'ai jamais aimé. Et que je ne t'aimerai jamais. Il est donc inutile d'insister. »

Herzog dit : « Moi, je t'aime Madeleine. »

Petit à petit, elle gagna en distinction, en éclat, en lucidité. Son teint devint plus riche, et ses sourcils ainsi que son nez byzantin se plissèrent, remuèrent ; ses yeux bleus ressortirent contre le rouge qui, montant de sa poitrine et de sa gorge, se faisait de plus en plus intense. Elle connaissait une extase de sentiments. Elle l'avait vaincu si totalement et son orgueil était si pleinement satisfait, songea Herzog, que son intelligence en débordait de vigueur. Il se rendait compte qu'il assistait à l'un des plus grands moments de sa vie.

« Il faut que tu t'accroches à ce sentiment, dit-elle. Je crois qu'il est sincère. Oui, tu m'aimes. Mais tu devrais savoir quelle humiliation c'est pour moi de reconnaître l'échec de ce mariage. J'avais tout misé sur lui. Je suis dévastée. »

Dévastée ? Jamais elle n'avait paru plus resplendissante. Il y avait un côté théâtral dans son attitude, mais surtout un élément de passion.

Et Herzog, un homme solide, bien que pâle et souffrant, étendu sur son canapé dans la longue soirée du printemps new-yorkais avec, à l'arrière-plan, l'énergie vibrante de la ville, le sentiment de la présence et de l'odeur du fleuve, un magnifique et spectaculaire ruban de saleté, contribution du New Jersey au coucher de soleil, Herzog, enfermé dans sa coquille, encore robuste (sa bonne santé était réellement une forme de miracle, car il avait fait tout son possible pour tomber malade), se demanda ce qui serait arrivé si, au lieu de l'écouter avec tant d'attention, il avait giflé Madeleine. Ou s'il l'avait jetée à terre, attrapée par les cheveux et traînée à travers la pièce tandis qu'elle hurlait et se débattait, puis fouettée sur les fesses jusqu'au sang. Que se serait-il passé ? Il aurait dû lui déchirer ses vêtements, lui arracher son collier, lui marteler le crâne à coups de poing. Il chassa cette image de violence, soupira. Il craignait d'être secrètement enclin à ce genre de brutalité. Mais supposons qu'il lui ait dit à elle de quitter la maison ? Après tout, c'était la sienne. Si elle ne pouvait plus vivre avec lui, pourquoi n'était-elle pas partie ? À cause du scandale ? Un petit scandale n'aurait pas dû l'arrêter. C'eût été déplorable, grotesque, mais après tout, un scandale était une sorte de service rendu à la communauté. Seulement, dans ce salon où étincelaient les flacons, il n'était pas venu à l'esprit de Herzog de lui tenir tête. Il avait continué à croire qu'il pourrait vaincre en usant de passivité, en usant de la force de sa personnalité, l'emporter parce que, finalement, il était Moses — Moses Elkanah Herzog —, un homme bon, et l'unique bienfaiteur de Madeleine. Il avait tout fait pour elle — absolument tout !

« Tu as parlé de ta décision au Dr. Edvig ? demanda-t-il. Qu'est-ce qu'il en pense ?

— Son opinion n'a pour moi aucune importance. Ce n'est pas à lui de me dire ce que je dois faire. Il peut juste m'aider à comprendre... J'ai consulté un avocat.

— Lequel ?

— Eh bien, Sandor Himmelstein. Parce que c'est un copain à toi. Il m'a dit que tu pouvais habiter chez lui jusqu'à ce que tu aies pris tes dispositions. »

La discussion était close, et Herzog retourna à ses doubles-fenêtres dans l'ombre et l'humidité de la verdure du jardin — à son système obscur d'idiosyncrasies. Lui qui avait tendance aux dérèglements, il pratiquait l'art de tourner au-dessus de l'aléatoire pour fondre sur l'essentiel. Il espérait souvent prendre l'essentiel par surprise, par le biais d'un stratagème amusant. Mais rien de tel ne se produisit cependant qu'il posait les carreaux qui s'entrechoquaient, planté au milieu des tomates affaissées, grillées par le gel, dont les tiges étaient fixées aux tuteurs à l'aide de lambeaux de chiffons. L'odeur de végétation était pénétrante. Il poursuivait sa tâche parce qu'il ne pouvait pas se permettre de se sentir handicapé. Il redoutait les abîmes d'émotions qu'il lui faudrait tôt ou tard affronter, quand il ne pourrait plus compter sur le secours de ses excentricités.

Affalé sur le canapé, les bras jetés derrière lui, les jambes étendues mollement, sans plus de grâce qu'un chimpanzé, les yeux brillant davantage qu'à l'ordinaire, il contemplait avec détachement le travail qu'il accomplissait dans le jardin, comme s'il regardait une minuscule image nette par le mauvais bout d'une longue-vue.

Ce guignol et sa souffrance.

 

 

Deux choses, donc : il savait que ses griffonnages, ses lettres étaient ridicules. Il n'y pouvait rien. Ses excentricités le tenaient sous leur emprise.

Il y a quelqu'un au-dedans de moi. Je suis sous sa coupe. Quand je parle de lui, je le sens dans ma tête qui réclame de l'ordre à grands cris. Il va me détruire.

On raconte, écrivit-il, que plusieurs équipages de cosmonautes russes ont disparu ; désintégrés, doit-on supposer. On a entendu l'un d'eux lancer « SOS-SOS au monde entier ». Les Soviétiques n'ont pas confirmé.

Chère maman, Quant à savoir pourquoi je ne suis pas allé sur ta tombe depuis si longtemps...

Chère Wanda, Chère Zinka, Chère Libbie, Chère Ramona, Chère Sono, J'ai terriblement besoin de votre aide. Je crains d'être près de craquer. Cher Edvig, Le fait est que la folie m'a de même été refusée. Et d'abord, j'ignore pourquoi je vous écris. Cher Monsieur le Président, Les règlements du service des impôts vont nous transformer en un pays de comptables. La vie de chaque citoyen devient une entreprise. C'est, me semble-t-il, l'une des pires conceptions du sens de l'existence humaine qu'on ait connue de toute l'histoire. La vie de l'homme n'est pas une entreprise.

Comment dois-je signer ? s'interrogea Moses. Un citoyen indigné ? L'indignation est si usante qu'il faut la réserver aux injustices les plus graves.

Chère Daisy, écrivit-il à sa première femme, Je sais que c'est mon tour d'aller voir Marco au camp de vacances le jour de la visite des parents, mais j'ai peur que cette année ma présence ne le perturbe. Je lui ai écrit et je me tiens au courant de ses activités. Il est vrai, malheureusement, qu'il me reproche la rupture entre Madeleine et moi et qu'il a le sentiment que j'ai abandonné aussi sa petite demi-sœur. Il est trop jeune pour comprendre la différence entre les deux divorces. Là, Herzog se demanda s'il ne conviendrait pas de développer mais, s'imaginant le beau visage furieux de Daisy à la lecture de cette lettre encore non rédigée, il préféra s'en abstenir. Il continua : Je pense qu'il vaudrait mieux que Marco ne me voie pas. J'ai été malade — je suis suivi par un médecin. Il nota avec mépris cet appel à la compassion. Chacun a ses trucs, et on peut les analyser sans les approuver pour autant. Il ne se souciait pas de son personnage, et en ce moment, il ne pouvait apparemment rien faire pour contrôler ses impulsions. Petit à petit, je me refais une santé et je reprends des forces — en tant que femme moderne aux principes sains et positifs et aux idées avancées, la nouvelle de ses progrès (à condition qu'ils soient réels) devrait lui plaire. En tant que victime de ces mêmes impulsions, elle guette sûrement sa notice nécrologique dans les journaux.

La constitution robuste de Herzog s'opposait obstinément à son hypocondrie. Début juin, lorsque la vie qui partout se réveille tourmente beaucoup de gens, que les roses nouvelles, même dans les vitrines, leur évoquent leurs propres échecs, la stérilité et la mort, Herzog alla se faire faire un bilan de santé. Il prit rendez-vous chez un réfugié d'un certain âge, le Dr. Emmerich, installé dans le West Side en face de Central Park. Un portier négligé qui sentait le vieux, coiffé d'une casquette en provenance d'une guerre des Balkans datant d'un demi-siècle, l'introduisit dans le caveau en ruines du hall. Herzog se déshabilla dans le cabinet de consultation — d'un vert trouble, sinistre ; les murs sombres paraissaient enflés, atteints de la maladie des immeubles délabrés de New York. Sans être un athlète, il était solidement bâti et musclé par les durs travaux de la campagne. Il tirait vanité de sa musculature, de la largeur et de la force de ses mains, de sa peau ferme, mais il n'était pas dupe et il redoutait d'être pris dans le processus de la vieillesse, lui un homme si beau, si suffisant. Détournant les yeux du petit miroir, de ses cheveux grisonnants, de ses rides d'amusement et d'amertume, il se traita de vieux fou. Au travers des lames du store, il regarda les rochers bruns du parc, criblés de mica, le surgissement de la verdure optimiste de juin. Laquelle ne tarderait pas à se flétrir à mesure que les feuilles grandiraient et que New York déposerait sa suie sur l'été. Aujourd'hui, cependant, tout était magnifique, brillant et coloré dans les moindres détails — les rameaux, les petites flèches et les rondeurs de verdure qui se gonflaient délicatement. La beauté n'est pas une invention de l'Homme. Le Dr. Emmerich, voûté mais énergique, l'examina, lui ausculta la poitrine et le dos, lui braqua une lampe dans les yeux, lui fit une prise de sang, lui palpa la prostate puis le brancha à l'électrocardiographe.

« Eh bien, vous êtes en parfaite santé — vous n'avez plus vingt ans, mais vous êtes vigoureux. »

Herzog se sentit soulagé, certes, mais dans le même temps légèrement déçu. Il avait espéré qu'on lui découvrirait quelque maladie qui l'aurait envoyé pour un moment à l'hôpital. Où il aurait été pris en charge. Ses frères qui, dans l'ensemble, n'attendaient plus rien de sa part, se seraient alors retrouvés autour de lui et sa sœur Helen serait peut-être venue à son chevet. La famille aurait assuré les frais et payé pour Marco et June. Il n'en était plus question à présent. Hormis la petite infection qu'il avait attrapée en Pologne, sa santé était excellente, et même ladite infection, aujourd'hui guérie, avait été bénigne. Due peut-être à son état mental, à la dépression et à la fatigue, mais pas à Wanda. L'espace d'une épouvantable journée, il avait cru qu'il s'agissait d'une blennorragie. Il faut que j'écrive à Wanda, pensa-t-il tandis qu'il ramenait les pans de sa chemise et boutonnait ses manches. Chère Wanda, commença-t-il. Bonnes nouvelles. T'en seras contente*. C'était encore une de ses ténébreuses histoires d'amour en français. Pour quelle autre raison aurait-il bûché son Frazer and Squair au lycée, puis lu Rousseau et de Maistre à l'université ? Ses réussites touchaient non seulement au domaine des lettres, mais aussi à celui du sexe. Étaient-ce bien des réussites ? C'était son orgueil qui devait être satisfait. Sa chair se contentait de ce qui restait.

« Bon, qu'est-ce qui vous tracasse ? » demanda le Dr. Emmerich. Le vieil homme, les cheveux grisonnants comme les siens, le visage étroit et malicieux, le regarda bien en face. Herzog crut comprendre le message. Le médecin lui disait que dans ce cabinet lépreux, il examinait les faibles, les vrais malades, les femmes gravement atteintes, les moribonds. Qu'est-ce que Herzog pouvait lui vouloir ? « Vous semblez très nerveux, reprit-il.

— Oui, c'est ça. Je suis nerveux.

— Vous désirez que je vous prescrive un calmant ? Des tisanes ? Vous avez des insomnies ?

— Rien de sérieux, répondit Herzog. Mes pensées partent dans tous les sens.

— Vous désirez que je vous indique un psychiatre ?

— Non, j'ai déjà eu toute la psychiatrie dont je pourrais avoir besoin.

— Des vacances, alors ? Emmenez une jeune femme à la campagne, à la mer. Vous avez encore cette maison dans le Massachusetts ?

— Il faudrait la rouvrir.

— Votre ami vit toujours là-bas ? Le présentateur de radio. Comment s'appelle-t-il déjà ce grand costaud aux cheveux roux et à la jambe de bois ?

— Il s'appelle Valentin Gersbach. Non, il est venu habiter Chicago quand je... quand nous y avons emménagé.

— C'est un homme très amusant.

— Oui. Très.

— J'ai entendu parler de votre divorce... je ne sais plus par qui. J'ai été navré de l'apprendre. »

Quand on cherche le bonheur, on doit s'attendre à de mauvais résultats.

Emmerich chaussa ses lunettes à la Benjamin Franklin puis inscrivit quelque chose sur la fiche devant lui. « La petite est avec Madeleine à Chicago, je suppose, dit-il.

— Oui... »

Herzog tenta d'amener le médecin à donner son opinion sur Madeleine. Elle avait été sa patiente, après tout. Emmerich ne révélerait rien. Bien entendu. Un médecin est tenu par le secret professionnel. Néanmoins, Moses parviendrait peut-être à interpréter les regards qu'il lui adresserait.

« C'est une femme violente, hystérique », déclara-t-il.

Le vieil homme s'apprêta à répondre, puis il se ravisa, et Moses, qui avait la curieuse habitude de finir les phrases des gens à leur place, nota mentalement une observation sur sa propre et complexe personnalité :

Une âme étrange. Je ne parviens pas moi-même à l'expliquer.

Il se rendait maintenant compte qu'il était venu voir Emmerich pour accuser Madeleine ou simplement pour causer d'elle avec quelqu'un qui la connaissait et aurait sur elle un point de vue réaliste.

« Mais vous avez sûrement d'autres femmes, dit Emmerich. Il n'y a personne ? Vous allez devoir dîner seul ce soir ? »

 

 

Il avait Ramona. Une femme adorable, mais avec elle aussi, il y avait des problèmes, naturellement — il ne pouvait y avoir que des problèmes. Ramona était une femme d'affaires, propriétaire d'un magasin de fleurs sur Lexington Avenue. Elle n'était pas jeune — sans doute dans les trente-cinq ans ou plus ; elle refusait de dire son âge exact, mais elle était extrêmement séduisante, un peu étrangère, cultivée. Quand elle hérita de la boutique, elle passait une maîtrise en histoire de l'art à Columbia. À la vérité, elle suivait les cours du soir de Herzog. Par principe, il était contre les liaisons avec des étudiantes, même avec celles qui, comme Ramona Donsell, ne demandaient à l'évidence que ça.

Faire tout ce que fait le fou, écrivit-il, tout en demeurant sérieux. Terriblement sérieux.

Bien entendu, c'était ce côté sérieux qui avait attiré Ramona. Les idées l'excitaient. Elle adorait parler. C'était en outre une excellente cuisinière qui savait préparer des crevettes à la Arnaud qu'elle servait avec un pouilly-fuissé. Herzog dînait chez elle plusieurs soirs par semaine. Dans le taxi qui les conduisait de l'amphithéâtre terne à son vaste appartement du West Side, Ramona voulut lui faire sentir combien elle avait le cœur qui battait. Il lui saisit le poignet pour lui prendre le pouls, mais elle dit : « Nous ne sommes plus des enfants, Professeur », et posa sa main ailleurs.

Au bout de quelques jours, Ramona déclara qu'il ne s'agissait pas d'une banale histoire d'amour. Elle avait conscience que Moses était dans un état mental particulier, mais qu'il y avait en lui quelque chose de si précieux, de si tendre, de si sain et de si fondamentalement stable — comme si, ayant survécu à tant d'horreurs, il avait été purgé de toute absurde névrose — que, en définitive, le problème se résumait peut-être à trouver la femme qu'il lui fallait. Elle manifesta très vite un vif intérêt à son endroit, de sorte qu'il commença à s'inquiéter pour elle et à broyer du noir. Deux ou trois jours après sa visite chez Emmerich, il lui dit que le médecin lui avait conseillé de prendre des vacances. Ramona acquiesça : « C'est vrai que tu as besoin de vacances. Pourquoi tu n'irais pas à Montauk ? J'ai une maison là-bas et je viendrais te voir les week-ends. On pourrait peut-être y rester tout le mois de juillet.

— J'ignorais que tu avais une maison, dit Herzog.

— Elle était à vendre il y a quelques années. Elle était beaucoup trop grande pour moi toute seule, mais je venais de divorcer de Harold et il fallait que je me change les idées. »

Elle lui montra des diapos de la villa. L'œil collé au viseur, il constata : « Elle est très jolie. Et puis toutes ces fleurs. » Le cœur lourd, il se sentait accablé.

« On y passe des moments merveilleux. Et tu sais, tu devrais mettre des vêtements d'été de couleurs gaies. Pourquoi portes-tu des trucs aussi sinistres ? Tu as encore une silhouette de jeune homme.

— J'ai maigri l'hiver dernier, en Pologne et en Italie.

— Tu racontes des bêtises — pourquoi dire des choses pareilles ? Tu sais très bien que tu es bel homme. Et tu en es même fier. En Argentine, on te qualifierait de macho — d'homme viril. Tu te plais à jouer les doux et les dociles pour cacher le diable qui est en toi. Pourquoi l'étouffer ce petit diable ? Pourquoi ne pas en faire ton ami — hein, pourquoi ? »

Au lieu de répondre, il écrivit dans sa tête : Chère Ramona — Très chère Ramona, Je t'aime beaucoup — tu m'es très chère, une véritable amie. Et peut-être même plus. Mais comment se fait-il que moi qui donne des leçons, je ne supporte pas d'en recevoir ? Je crois que ta sagesse m'agace. Parce que tu possèdes la sagesse absolue. Peut-être même un excès de sagesse. Je n'aime pas refuser qu'on me corrige. Il y a beaucoup à corriger chez moi. Presque tout. Et je sais reconnaître la chance quand je la croise... C'était la vérité vraie, au mot près. Oui, il appréciait Ramona.

Elle venait de Buenos Aires. Origines internationales — espagnoles, françaises, russes, polonaises et juives. Elle avait fait ses études en Suisse et parlait encore avec un léger accent, absolument charmant. Bien que petite, elle avait une silhouette pleine, des fesses rondes, des seins fermes (tout cela comptait pour Herzog ; il se prenait peut-être pour un moraliste, mais la forme des seins d'une femme lui importait beaucoup). Ramona doutait de son menton, mais avait foi en sa jolie gorge, aussi se tenait-elle la tête haute. Elle marchait d'un pas vif et efficace, et ses talons claquaient énergiquement à la manière castillane. Ce bruit enivrait Herzog. Elle entrait dans une pièce, l'allure provocante, plastronnant presque, la main qui effleurait sa cuisse, comme si elle dissimulait un poignard dans son porte-jarretelles. C'était apparemment la mode à Madrid, et Ramona se complaisait dans le rôle d'une farouche Espagnole — una navaja en la liga ; elle lui avait appris l'expression. Il songeait souvent à ce couteau imaginaire quand il la voyait dans ses dessous, lesquels étaient noirs et extravagants, un petit machin dépourvu de bretelles, appelé la Veuve joyeuse, et qui soulignait la taille, terminé par une sorte de traîne de rubans rouges. Elle avait des cuisses courtes, mais solides et blanches. La peau se fonçait à l'endroit où l'élastique la comprimait. Des pattes en soie recouvraient les boucles des jarretelles. Elle avait les yeux marron, sensibles et malins, érotiques et calculateurs. Elle savait ce qu'elle voulait. L'odeur de chaud, les bras duveteux, le buste élégant et les belles dents blanches, les jambes légèrement arquées — tout était là. Moses souffrait, souffrait avec style. Sa chance ne l'abandonnait jamais complètement. Peut-être qu'il en avait plus qu'il ne le pensait. Ramona tâcha de le lui faire comprendre : « Cette garce t'a rendu service. Tu seras bien mieux loti. »

Moses ! écrivit-il, celui qui gagne quand il pleure et qui pleure quand il gagne. Et qui, à l'évidence, ne parvient pas à croire en la victoire.

Accroche ta douleur à une étoile.

Pendant l'instant de silence au cours duquel il se tint face à Ramona, il écrivit, incapable de répondre sinon par une lettre mentale : Tu m'es d'un grand réconfort. Nous avons affaire à des éléments plus ou moins stables, plus ou moins contrôlables, plus ou moins déchaînés. C'est vrai. Quoique j'aie l'air doux et docile, il y a un esprit sauvage en moi. Tu t'imagines que cet esprit ne recherche que le plaisir des sens, et puisque nous le lui donnons, pourquoi tout n'irait-il pas pour le mieux ?

Il réalisa soudain que Ramona s'était transformée en une espèce de professionnelle (ou prêtresse) du sexe. Ces derniers temps, il était plutôt habitué aux abominables amatrices. Je ne savais pas que je pouvais séduire une véritable artiste du plumard.

Est-ce le but secret de mon vague pèlerinage ? Est-ce que je me considère, après une longue errance, comme un fils non reconnu de Sodome et de Dionysos — un personnage orphique ? (Ramona aimait évoquer les personnages orphiques.) Un petit-bourgeois dionysiaque ?

Il nota : Au diable toutes ces catégories !

« Je vais peut-être acheter des vêtements d'été », répondit-il à Ramona.

Oui, j'apprécie les beaux habits, poursuivit-il. Quand j'étais petit, je cirais mes chaussures vernies avec du beurre. J'ai entendu ma mère russe me traiter de krasavitz. Puis, en tant que jeune étudiant mélancolique et doté d'une jolie figure douce qui perdait son temps à paraître arrogant, je pensais beaucoup aux pantalons et aux chemises. Ce n'est que plus tard, devenu universitaire, que j'ai commencé à mal m'habiller. L'hiver dernier, j'ai acheté dans Burlington Arcade un gilet criard ainsi que des boots suisses du genre de celles que les pédés du Village ont adoptées. Déprimé ? Oui, continua-t-il, et un peu déguisé, aussi. Mais ma vanité ne me permettra plus d'aller bien loin et, à dire vrai, mon cœur torturé ne m'impressionne même plus tellement. J'ai le sentiment qu'il s'agit d'une nouvelle perte de temps.

Après mûre réflexion, Herzog estima qu'il valait mieux refuser la proposition de Ramona. Elle avait peut-être trente-sept ou trente-huit ans, évalua-t-il judicieusement, ce qui signifiait qu'elle cherchait un mari. Ce qui, en soi, n'avait rien de méchant, ni même de drôle. Les conditions humaines simples et banales prévalent également parmi ceux qui paraissent les plus raffinés. Ramona n'avait pas appris ses facéties érotiques dans un manuel mais dans des aventures, des désordres et parfois, sans doute la mort dans l'âme, dans des étreintes brutales et souvent étrangères. Maintenant, elle devait donc aspirer à la stabilité. Elle voulait donner son cœur une fois pour toutes et s'établir avec un homme bon, épouser Herzog et ne plus coucher à droite, à gauche. Elle affichait souvent une expression grave. Ses yeux émouvaient profondément Moses.

Jamais au repos, son esprit se représentait Montauk — les plages de sable blanc, l'éclat du phare, les récifs luisants, les crabes des Moluques qui périssaient dans leurs carapaces, les grondins et les poissons-lunes. Herzog rêvait de s'allonger en maillot de bain et de chauffer sur le sable son ventre noué. Mais comment faire ? Accepter trop de faveurs venant de Ramona était dangereux. Il risquait de le payer de sa liberté. Certes, en ce moment ce n'était pas de liberté qu'il avait besoin, mais de repos. N'empêche qu'après s'être reposé, sa liberté, il tiendrait probablement à la récupérer. Encore qu'il n'en était pas sûr non plus. Mais c'était bien possible.

Des vacances me procureront davantage de force à insuffler dans mon existence névrotique.

Malgré tout, Herzog se disait qu'il avait une mine épouvantable, l'air sérieusement décati. Il perdait de plus en plus de cheveux, et cette rapide détérioration, il la considérait comme une capitulation devant Madeleine et Gersbach, son amant, ainsi que devant tous ses ennemis. Il avait plus d'ennemis et de haines qu'on ne l'aurait deviné à voir son expression songeuse.

Le trimestre de cours du soir s'achevait, et Herzog se persuada que le plus sage serait de s'éloigner aussi de Ramona. Il décida d'aller à Vineyard mais, pensant qu'il vaudrait mieux ne pas être tout à fait seul, il envoya un télégramme à une femme qui habitait Vineyard Haven, une vieille amie (ils avaient autrefois envisagé d'avoir une liaison, mais cela ne s'était jamais concrétisé et depuis, ils éprouvaient une tendre affection l'un pour l'autre). Dans son câble, il expliquait la situation, et son amie Libbie Vane (Libbie Vane-Erikson-Sissler ; elle s'était récemment mariée pour la troisième fois, et la maison de Haven appartenait à son mari actuel, un industriel travaillant dans les produits chimiques) lui téléphona aussitôt et, avec une grande émotion et une grande sincérité, l'invita à venir et à rester aussi longtemps qu'il le désirerait.

« Trouve-moi une chambre à louer près de la plage, demanda Herzog.

— Installe-toi chez nous.

— Non, non. Il n'en est pas question. Tu viens de te marier !

— Oh, Moses... je t'en prie, ne sois pas si romantique. Sissler et moi vivons ensemble depuis trois ans.

— C'est quand même votre lune de miel, non ?

— Arrête de raconter n'importe quoi. Je serai vexée si tu ne loges pas chez nous. Nous avons six chambres. Arrive tout de suite, j'ai entendu parler des épreuves que tu as traversées. »

Finalement — c'était inévitable — il accepta. Il avait néanmoins le sentiment de s'être mal comporté. En télégraphiant, il l'avait pratiquement contrainte à l'inviter. Dix ans auparavant, il avait rendu un immense service à Libbie, et il aurait préféré ne pas l'obliger à rembourser ainsi la dette qu'elle avait contractée. Il se garderait bien de réclamer de l'aide. Il passerait pour un casse-pieds — s'il se conduisait en faible, en indélicat.

En tout cas, pensa-t-il, je n'ai pas besoin d'en faire trop. Je ne vais pas ennuyer Libbie avec mes problèmes ni consacrer ma semaine à pleurer sur son épaule. Je les inviterai à dîner, elle et son nouveau mari. Il faut se battre pour survivre. C'est indispensable pour y parvenir. Alors pourquoi hésiter ? Ramona a raison. Va acheter des vêtements légers. Tu peux emprunter encore de l'argent à ton frère Shura — ça lui fait plaisir, et il sait que tu le rembourseras. C'est un sain principe — on paye ses dettes.

 

 

Il se décida donc à effectuer ses achats. Il étudia les publicités du New Yorker et d'Esquire. Elles montraient maintenant des hommes d'un certain âge aux visages ridés aussi bien que des jeunes cadres et des athlètes. Ensuite, après s'être rasé de plus près que d'habitude et brossé les cheveux (allait-il supporter de se voir dans le miroir à trois faces d'un magasin de vêtements ?), il prit le bus pour aller dans le centre. Partant de la 59e Rue, il longea Madison Avenue jusqu'aux environs de la 40e, puis il remonta la Cinquième Avenue en direction du Plaza. Les nuages gris se déchirèrent et le soleil perça. Les vitrines étincelèrent et Herzog, honteux et excité, regarda les étalages. Les nouvelles modes lui parurent négligées et tapageuses — vestes de madras, shorts avec des explosions dégoulinantes de couleurs à la Kandinsky dans lesquels les hommes d'âge mûr ou les vieux bedonnants auraient l'air ridicules. Mieux valait la réserve puritaine que la pitoyable exhibition de genoux plissés et de varices, de ventres de pélican ou encore le spectacle indécent de visages hagards sous des casquettes de sport. Valentin Gersbach, qui l'avait supplanté auprès de Madeleine malgré le handicap d'une jambe de bois, pourrait sans doute porter ces belles rayures multicolores de teintes vives. Valentin était un dandy. Il avait le visage massif et la mâchoire lourde. Moses trouvait qu'il ressemblait un peu à Putzi Hanfstaengl, le pianiste de Hitler. Par contre, Valentin possédait des yeux extraordinaires pour un roux, marron, profonds, brûlants, vivants. Les cils aussi paraissaient vivants, bruns aux reflets rougeoyants, longs, pareils à ceux d'un enfant. Et ses cheveux roux avaient l'épaisseur d'une fourrure d'ours. Valentin, de surcroît, était parfaitement sûr de lui et de son physique. Ça se voyait. Il se savait formidablement beau. Il s'attendait à ce que les femmes — toutes les femmes — soient folles de lui. Et beaucoup l'étaient, non ? Y compris la seconde Mrs. Herzog.

« Mettre ça ? Moi ? » dit Herzog au vendeur de la boutique de la Cinquième Avenue. Il acheta pourtant une veste à rayures rouges et blanches. Puis, par-dessus son épaule, il ajouta à l'adresse du vendeur que, dans la vieille Europe, les membres de sa famille portaient des redingotes de laine noires qui descendaient jusqu'au sol.

Séquelle d'une poussée d'acné juvénile, l'homme avait la peau rugueuse. Son visage était rouge comme un œillet et il avait une haleine qui sentait la viande, une haleine de chien. Il se montra un rien impoli avec Moses ; en effet, après lui avoir demandé sa taille et que Herzog eut répondu : « Trente-quatre », il répliqua : « Ne vous vantez pas. » Cela lui avait échappé, et Moses était trop bien élevé pour lui en tenir rigueur. Son cœur s'accéléra, nourri par une douloureuse satisfaction, celle de faire preuve de retenue. Les yeux baissés sur la moquette grise, il se dirigea vers la cabine d'essayage où, se déshabillant pour enfiler le pantalon neuf par-dessus ses chaussures, il rédigea un mot à l'intention du vendeur : Cher Machin. Avoir affaire tous les jours à des pauvres types. Orgueil masculin. Sans-gêne. Suffisance. Et vous, contraint d'être agréable et avenant. Sale boulot si on se trouve être un homme aigri et en colère. La brusquerie des New-Yorkais. Soyez béni, vous qui n'êtes pas aimable. Mais qui êtes dans une situation fausse, comme nous tous. Il faut s'arranger pour manifester un minimum de courtoisie. Une situation vraie peut très bien se révéler insupportable pour nous tous. En ce moment, la courtoisie me cause des douleurs à l'estomac. Quant aux redingotes, je m'aperçois qu'il y en a plein, ainsi que des barbes, juste au coin de la rue, dans le quartier des diamantaires. Notre Père, conclut-il, pardonne-moi mes offenses. Ne me laisse pas entrer dans la... Penn station.

Vêtu d'un pantalon de coupe italienne, le bas des jambes roulé, et d'un blazer rouge et blanc à revers étroits, il évitait de se regarder en entier dans le miroir à trois faces éclairé. Son corps ne semblait pas affecté par ses ennuis et il avait survécu à tous les chocs. Son visage seul était dévasté, en particulier autour des yeux, de sorte qu'il blêmissait chaque fois qu'il se voyait.

Préoccupé, planté au milieu des portants silencieux, le vendeur n'entendit pas le bruit des pas de Herzog. Il était démoralisé. Affaires calmes. Une nouvelle petite récession. C'était son premier client de la journée. L'argent, Moses comptait l'emprunter à son frère, celui qui en gagnait beaucoup ; Shura n'était pas radin. Ni son autre frère Willie, du reste. Moses trouvait cependant plus facile de s'adresser à Shura, lui aussi une manière de pécheur, plutôt qu'à Willie, lequel était plus respectable.

« Le dos tombe bien ? » Herzog se tourna.

« Comme fait sur mesure », répondit le vendeur.

Il s'en fichait éperdument. C'était clair. Je n'arrive pas à éveiller son intérêt, reconnut Herzog. Eh bien, je m'en passerai. Et puis qu'il aille se faire foutre, lui aussi. Je déciderai tout seul. À moi de prendre les choses en main. Sa résolution ainsi renforcée, il se plaça entre les glaces pour examiner uniquement la veste. C'était acceptable.

« Emballez-la, dit-il. Je prends également le pantalon, mais il me le faut pour aujourd'hui. Tout de suite.

— Impossible. Le tailleur est débordé.

— C'est maintenant ou jamais, dit Herzog. Je dois partir en voyage. »

On peut être deux à jouer à ce petit jeu.

« Je vais voir si j'arrive à le faire passer en urgence », dit le vendeur.

Il disparut, et Herzog défit les boutons sur lesquels était ciselée la tête d'un empereur romain, un ornement pour la veste d'un hédoniste. Demeuré seul, il se tira la langue, puis s'écarta du miroir à trois faces. Il se rappelait combien Madeleine aimait à essayer des vêtements dans les boutiques et combien elle paraissait émue et fière quand elle s'étudiait, qu'elle caressait le tissu ou rectifiait un pli, le visage rayonnant et grave à la fois, avec ses grands yeux bleus, sa frange mutine, son profil de médaille. La satisfaction qu'elle éprouvait à s'admirer était carrément plurale — impériale. Et, durant l'une de leurs disputes, elle avait dit à Moses qu'elle avait jeté un nouveau regard sur elle-même nue dans la glace de la salle de bains. « Encore jeune, dit-elle, dressant l'inventaire. Jeune, belle, pleine de vie. Pourquoi est-ce que je gaspillerais tout ça avec toi ? »

Oui, pourquoi, grands dieux ! Herzog chercha autour de lui de quoi écrire, car il avait laissé papier et stylo dans la cabine. Il griffonna au dos du carnet du vendeur : Une garce finit par engendrer le mépris.

Fouillant parmi les piles de tenues de plage, se moquant intérieurement de lui-même comme s'il nageait dans le bonheur, Herzog choisit un maillot de bain pour Vineyard. Puis, une étagère de chapeaux de paille démodés ayant attiré son attention, il résolut d'en acheter un.

Est-ce qu'il prenait tout ça, se demanda-t-il, parce que le vieil Emmerich lui avait prescrit du repos ? Ou bien se préparait-il en vue de nouvelles aventures — prévoyait-il une histoire d'amour compliquée là-bas ? Avec qui ? Comment pourrait-il le savoir ? Les femmes étaient partout légion.

De retour chez lui, il essaya les vêtements. Le maillot de bain était un peu juste. Par contre, le chapeau de paille ovale, qui flottait sur ses cheveux encore bien fournis aux tempes, lui plut. Comme ça, il ressemblait à Elias Herzog, le cousin de son père, le représentant en farine qui, dans les années vingt, parcourait le secteur du nord de l'Indiana pour le compte de la General Mills. Elias avec son visage américanisé rasé de près, sérieux, mangeait des œufs durs et buvait de la bière de contrebande — de la piva polonaise artisanale. Il tapait d'un coup sec les œufs sur la balustrade de la véranda avant de les écaler minutieusement. Il portait aux manches des élastiques de couleur et un canotier pareil à celui-ci, posé sur une chevelure évoquant celle de son père à lui, Rabbi Sandor-Alexander Herzog, qui arborait de son côté une barbe superbe, une barbe éclatante qui s'étalait et cachait le contour de son menton de même que le col en velours de sa redingote. La mère de Herzog avait toujours eu un faible pour les Juifs aux belles barbes. Dans sa famille aussi, les anciens avaient des barbes riches, épaisses, imprégnées de religion. Elle voulait que Moses devienne rabbin, et il ressemblait à tout sauf à un rabbin ainsi en maillot de bain et chapeau de paille, le visage marqué d'une pesante tristesse et d'un désir absolu imbécile dont une vie religieuse l'aurait peut-être débarrassé. Cette bouche ! — lourde de désir et d'une colère irréconciliable, le nez droit et parfois sévère, les yeux sombres ! Et sa silhouette ! — les longues veines sillonnant ses bras pour venir alimenter ses mains ballantes, un vieux système, plus ancien encore que les Juifs eux-mêmes. Le canotier, une croûte de paille, était ceint d'un ruban rouge et blanc, assorti à la veste. Il ôta le papier de soie glissé dans les manches et, tandis qu'il les enfilait, les rayures s'élargissaient. Jambes nues, il avait l'air d'un Hindou.

Considérez les lis des champs, se souvenait-il, ils ne travaillent ni ne filent, et cependant Salomon dans toute sa gloire n'a jamais été vêtu...

Il avait huit ans et il était dans le service des enfants malades du Royal Victoria Hospital àMontréal quand il apprit cela. Une dame, une chrétienne, venait une fois par semaine et lui faisait lire la Bible à voix haute. Donne et l'on te donnera. Bonne mesure, tassée, secouée, débordante que les hommes verseront dans ton sein.

Du toit de l'hôpital pendaient des glaçons pareils à des dents de poisson, des gouttes claires roussies aux extrémités. La dame goy en jupe longue et bottines s'asseyait à son chevet. Son épingle à chapeau dépassait de l'arrière de son crâne comme la perche d'un trolleybus. Ses vêtements dégageaient une odeur de pâte. Elle lui fit lire : Laissez venir à moi les petits enfants. Il la tenait pour une brave femme. Son visage, néanmoins, était tendu et sombre.

« Où habites-tu, mon petit ?

— Napoleon Street. »

Le quartier juif.

« Qu'est-ce que fait ton père ? »

Mon père est bootlegger. Il a une distillerie clandestine à Pointe Saint-Charles. Les enquêteurs sont sur sa trace. Il n'a pas d'argent.

Bien sûr, Moses ne lui aurait jamais rien répondu de tel. Déjà à cinq ans, il le savait. Sa mère lui avait fait la leçon : « Tu ne dois jamais le dire. »

 

 

Il y avait là une certaine sagesse, pensa-t-il, comme si en chancelant, il allait recouvrer l'équilibre ou qu'en se reconnaissant un brin de folie, il allait recouvrer la raison. Et il aimait se moquer de lui-même. Maintenant, par exemple, après avoir fourré dans son sac les vêtements d'été qu'il n'avait pas les moyens de s'offrir, il fuyait Ramona. Il n'ignorait pas ce qui serait arrivé s'il était parti avec elle pour Montauk. Dans Easthampton, elle l'aurait traîné comme un ours apprivoisé de cocktail en cocktail. Il l'imaginait très bien — Ramona qui riait, papotait, les épaules nues dans l'une de ses chemises de paysanne (elle avait des épaules merveilleuses, féminines, il devait se l'avouer), les cheveux coiffés en boucles noires, le visage, les lèvres maquillés ; il sentait son parfum. Au plus profond de l'homme, quelque chose, crac, réagissait à un tel parfum. Crac ! Un réflexe sexuel qui n'avait rien à voir avec l'âge ou le raffinement, la sagesse, l'expérience, l'histoire, la Wissenschaft, la Bildung, la Wahrheit. Chez le malade comme chez le bien portant, le bon vieux crac-crac s'éveillait aux effluves de la peau féminine parfumée. Oui, Ramona l'aurait traîné dans son pantalon et son blazer rayé tout neufs, un martini à la main... les martinis étaient du poison pour lui et il ne supportait pas les bavardages. Campé sur ses pieds douloureux, il aurait rentré le ventre — lui, le professeur captif, et elle, la femme mûre, prospère, gaie et excitante. Crac, crac !

Son sac était prêt. Il condamna les fenêtres et tira les rideaux. Il savait qu'au retour de ses vacances de célibataire, l'appartement sentirait plus que jamais le renfermé. Deux mariages, deux enfants, et il partait pour une semaine de repos sans souci. Il lui était douloureux, avec ses instincts et son sens juif de la famille, de savoir que ses enfants grandiraient sans lui. Mais qu'y pouvait-il ? À la mer ! À la mer ! — Quelle mer ? C'était une baie — entre East Chop et West Chop, ce n'était pas la mer ; l'eau était calme.

Luttant contre la tristesse qui l'envahissait à la perspective d'une vie de solitude, il sortit. Il gonfla la poitrine puis retint sa respiration. « Pour l'amour du ciel, ne pleure pas, espèce d'idiot ! Tu vis ou tu meurs, mais ne gâche pas tout. »

Pourquoi cette porte avait besoin d'une serrure de sécurité, il l'ignorait. La criminalité augmentait, mais il n'avait rien qui méritât d'être volé. Seul un jeune excité pourrait croire le contraire, se cacher, lui sauter dessus et l'assommer. Herzog inséra la tringle métallique dans la fente du plancher puis tourna la clé. Il s'assura ensuite qu'il n'avait pas oublié ses lunettes. Elles étaient bien dans la poche de sa chemise. Il avait ses stylos, son carnet, son chéquier, un bout de torchon qu'il avait déchiré pour lui servir de mouchoir et l'étui en plastique contenant ses comprimés de Furadantin. C'était contre l'infection qu'il avait attrapée en Pologne. Quoique guéri, il en prenait un de temps en temps par précaution. À Cracovie, quand les symptômes apparurent, il vécut un moment épouvantable. Il avait pensé : Une chaude-pisse — enfin ! Après toutes ces années. À mon âge ! Il était consterné.

Il alla consulter un médecin britannique qui le réprimanda durement : « Qu'est-ce que vous avez fabriqué ? Vous êtes marié ?

— Non.

— Eh bien, ce n'est pas une chaude-pisse. Remontez votre pantalon. Vous allez me demander une injection de pénicilline, je parie. Comme tous les Américains. Eh bien, je ne vous la ferai pas. Prenez ces sulfamides. Et surtout, pas d'alcool. Buvez du thé. »

On ne pardonne pas les péchés liés au sexe. Le type était furieux, acerbe, un sale snob de rosbif. Et moi, si vulnérable, qui ployais sous le poids de la culpabilité.

J'aurais dû me douter qu'une femme comme Wanda ne m'aurait jamais refilé une blennorragie. Elle est sincère, loyale, et elle voue un culte au corps, à la chair. Elle est de la religion des gens civilisés, celle du plaisir, du plaisir créatif et polymorphe. Sa peau est délicate, blanche, soyeuse, vivante.

Dear Wanda, commença Herzog. Mais comme elle ne lisait pas l'anglais, il passa au français. Chère Princesse, Je me souviens assez souvent... Je pense à la Marszalkowska, au brouillard*. Aussi médiocres soient-ils, tous les hommes au monde, y compris Herzog, savent courtiser une femme en français. Mais ce n'était pas son genre. Les sentiments qu'il désirait exprimer étaient vrais. Elle s'était montrée extrêmement gentille avec lui quand il avait été malade, perturbé, gentillesse accentuée par sa beauté radieuse de Polonaise aux formes généreuses. Elle avait une lourde chevelure rousse aux reflets dorés et un nez un tout petit peu de travers mais finement dessiné dont le bout était étonnamment élégant et gracieux pour une femme aussi bien en chair. Elle avait le teint blanc, mais d'un blanc franc et sain. Comme la plupart des femmes de Varsovie, elle portait des bas noirs et des chaussures italiennes effilées, mais son manteau de fourrure était usé jusqu'au cuir.

Dans mon chagrin, est-ce que je savais ce que je faisais ? nota Herzog sur une feuille volante tandis qu'il attendait l'ascenseur. La Providence, ajouta-t-il, veille sur les fidèles. Je pressentais que je rencontrerais quelqu'un comme elle. J'ai eu une chance formidable. Le mot « chance » était souligné trois fois.

Herzog avait fait la connaissance de son mari. C'était un pauvre homme à l'attitude toute de réprobation et qui souffrait d'une maladie de cœur. La seule critique que Moses retenait contre Wanda, c'est qu'elle avait insisté pour lui présenter Zygmunt. Il ne comprenait toujours pas pourquoi. Wanda repoussait toute idée de divorce. Elle était parfaitement contente de son mariage. Dans ce domaine, on ne pouvait espérer mieux.

Ici tout est gâché*.

Une dizaine de jours à Varsovie — pas longtemps*. À condition qu'on puisse appeler jours ces longs intervalles de temps hivernal noyé dans le brouillard. Le soleil enfermé dans une bouteille glacée. L'âme enfermée au-dedans de moi. D'énormes rideaux de feutre protégeaient le hall de l'hôtel des courants d'air. Les tables en bois étaient tachées, gauchies, brûlées par le thé.

Sa peau était blanche et elle demeurait blanche quelles que soient ses émotions. Ses yeux tirant sur le vert semblaient avoir été percés dans son visage de Polonaise (la nature, cette couturière). Femme aux formes épanouies et à la poitrine douce, elle était trop lourde pour ses élégantes chaussures italiennes pointues. Debout sans ses hauts talons,en bas noirs, sa silhouette était en effet massive. Elle lui manquait. Quand il lui prit la main, elle dit : « Ah, ne toushay pas. C'est dangeray*. » Mais elle n'en pensait pas un mot. (Comme il chérissait ces images ! Quel drôle d'oiseau sensuel il faisait ! Obsédé par les souvenirs, peut-être ? Mais pourquoi employer des termes pareils ? Il était ce qu'il était.)

N'empêche qu'il avait toujours été intéressé par la sinistre Pologne, partout froide, morne, d'un gris aux reflets rougeâtres, dont les pierres dégageaient encore l'odeur des massacres de la guerre. Il croyait percevoir des effluves de sang. Il alla à plusieurs reprises visiter les ruines du ghetto. Wanda lui servait de guide.

Il secoua la tête. Qu'est-ce qu'il y pouvait ? Il appuya de nouveau sur le bouton de l'ascenseur, cette fois avec le coin de son sac Gladstone. Il entendit les bruits feutrés dans la cage — les câbles graissés, le moteur, la machinerie noire, efficace.

Guéri de cette petite maladie*. Il n'aurait pas dû en parler à Wanda, car elle avait été juste choquée et blessée. Pas grave du tout*, écrivit-il. Il l'avait fait pleurer.

La cabine arriva et il termina : J'embrasse ces petites mains, amie*.

Et, comment dit-on, les petites jointures blondes capitonnées ?

1. N. d. T. Les mots et phrases en italiques suivis d'un astérisque sont en français dans le texte.