Cher gouverneur Stevenson, écrivit Herzog, agrippant son siège dans le train lancé à pleine vitesse. Juste un mot, cher ami. Je vous ai soutenu en 1952. Comme nombre d'entre nous, j'ai cru que ce pays était prêt pour jouer son grand rôle dans le monde, que l'intelligence allait enfin régner dans les affaires publiques — et que, à l'instar de l'American Scholar d'Emerson, les intellectuels recevraient la reconnaissance qu'ils méritent. Mais l'instinct a poussé le peuple à rejeter l'intelligence et ses images, les idées, les prenant peut-être à tort pour étrangères. Il a préféré placer sa confiance en des biens matériels, tangibles. Les choses continuent donc comme par le passé en compagnie de ceux qui pensent beaucoup et ne font rien, et de ceux qui ne pensent rien et qui, évidemment, font tout. Vous pourriez aussi bien travailler pour eux, je suppose. Je suis sûr que le côté Coriolan a été pénible, lécher le cul des électeurs, et en particulier dans les États froids tels que le New Hampshire. Peut-être avez-vous contribué à faire œuvre utile au cours de la dernière décennie en affichant avec détermination le visage démodé de « l'humaniste », de « l'homme intelligent » qui déplore la perte de sa vie privée sacrifiée au bénéfice du service public. Bah ! Le général a gagné parce qu'il a manifesté un amour guimauve universel de bas étage.

Voyons, Herzog, qu'est-ce que tu demandes ? Un ange venu du ciel ? Ce train l'écraserait.

Chère Ramona, Il ne faut pas que tu croies, parce que j'ai pris la poudre d'escampette pour quelques jours, que je ne tiens pas à toi. Au contraire ! Je te sens près de moi, la plupart du temps. Et la semaine dernière, à cette soirée, lorsque je t'ai vue à l'autre bout de la pièce dans ton chapeau à fleurs, les cheveux cascadant sur tes joues lumineuses, j'ai eu un bref aperçu de ce que cela signifierait de t'aimer.

Dans son for intérieur, il s'exclama : Épouse-moi ! Sois ma femme ! Mets un terme à mes ennuis ! — et il chancela sous l'impact de son impétuosité, de sa faiblesse et de la nature si caractéristique d'une pareille sortie, car il se rendait compte à quel point elle était névrotique, typique. Nous devons être ce que nous sommes. C'est une nécessité. Et que sommes-nous ? Eh bien, il essayait de s'accrocher à Ramona tout en la fuyant. Et pensant se l'attacher, il s'attachait lui-même, et le comble de cette niaiserie qui se voulait astucieuse serait qu'il se prenne au piège. Développement intellectuel, épanouissement personnel, bonheur — voilà les noms sous lesquels ces folies se présentaient. Pauvre garçon ! — et Herzog, l'espace d'un instant, retrouva le monde objectif pour se pencher sur lui-même. Il pouvait sourire devant Herzog et le mépriser. Mais le fait demeurait. Je suis Herzog. Il faut que je sois cet homme-là. Personne d'autre ne le sera à ma place. Après avoir souri, il devait revenir à son Moi et voir clair dans tout cela. Quelle idée géniale : la troisième Mrs. Herzog ! Voilà le fruit des fixations puériles, des traumatismes précoces dont on ne peut pas abandonner la dépouille dans les buissons comme le ferait une cigale de sa carcasse. Aucun être véritable capable de vivre, capable de mourir, n'a encore existé. Seuls les fous malades, tragiques ou sinistres et ridicules espèrent parfois atteindre un idéal par décret, par la force de leur désir. Ou, généralement, en obligeant l'humanité entière à y adhérer.

Sous nombre d'aspects, Ramona ferait une excellente épouse. Elle était compréhensive. Instruite. Bien introduite à New York. De l'argent. Et sexuellement, un chef-d'œuvre de la nature. Quels seins ! Des épaules amples, adorables. Le ventre large. Les jambes courtes et un peu arquées mais, pour cette raison même, particulièrement séduisantes. Tout était là. Seulement, il n'en avait pas fini ailleurs avec l'amour et la haine. Herzog avait des affaires en cours.

Chère Zinka, J'ai rêvé de toi la semaine dernière. Dans mon rêve, nous nous promenions dans Ljubljana et il fallait que j'aille prendre mon billet pour Trieste. J'étais désolé à l'idée de partir, mais il valait mieux pour toi. Il neigeait. En fait, il neigeait bien, pas uniquement dans mon rêve. Même quand je suis arrivé à Venise. Cette année-là, j'ai parcouru la moitié de la planète et j'ai vu tant de gens — j'avais l'impression d'avoir vu tout le monde sauf les morts. Que je recherchais peut-être. Cher Mr. Nehru, Je pense avoir une chose de première importance à vous dire. Cher Mr. King, les Noirs d'Alabama m'ont rempli d'admiration. L'Amérique blanche est en danger de dépolitisation. Espérons que l'exemple donné par les Noirs tirera la majorité de sa transe hypnotique. La question politique dans les démocraties modernes est celle de la réalité des questions publiques. Si toutes devenaient affaire d'illusion, l'ancien ordre politique disparaîtrait. Pour ma part, je souhaite déclarer à voix haute que je reconnais la dignité morale de votre groupe. Pas celle des Powell qui veulent devenir aussi corrompus que les démagogues blancs, ni celle des Black Muslims qui attisent la haine.

Cher commissaire Wilson — J'étais assis à côté de vous l'année passée lors du congrès sur la drogue — Herzog, un type râblé, les yeux noirs, une cicatrice sur le cou, grisonnant, costume bon chic bon genre (choisi par sa femme), coupe inappropriée (beaucoup trop jeune pour ma silhouette). Me permettrez-vous de faire quelques remarques sur votre police ? Ce n'est la faute de personne en particulier si l'ordre civil ne peut être maintenu au sein d'une communauté. Mais je suis inquiet. J'ai une petite fille qui habite près de Jackson Park, et vous savez aussi bien que moi que les parcs ne sont pas surveillés comme il conviendrait. À cause des bandes de voyous, on risque sa vie à s'y promener. Cher Mr. Alderman, L'armée doit-elle vraiment installer son site de missiles Nike en plein Chicago à Promontory Point ? Parfaitement vains, me semble-t-il, obsolètes, et qui prennent de la place. Il y a un tas d'autres sites possibles dans la ville. Pourquoi ne pas déménager cette ferraille inutile dans une zone dévastée ?

Vite, vite, encore plus vite ! Le train filait dans le paysage. Il traversa en trombe New Haven, fonça de toute sa puissance en direction du Rhode Island. Herzog, qui ne regardait presque plus par la fenêtre teintée, inamovible, scellée, sentit son esprit passionné, avide, se déployer, parler, comprendre, énoncer des jugements clairs, des explications définitives, et ce à l'aide des seuls mots indispensables. Il était emporté par un tourbillon d'extase. En même temps, il avait l'impression que ses jugements dévoilaient l'autoritarisme, l'entêtement sans bornes et sans fondements, ainsi que l'acharnement gravés dans sa constitution mentale.

Cher Moses E. Herzog, Depuis quand t'intéresses-tu autant aux questions sociales, au monde extérieur ? Jusqu'à ces derniers temps, tu menais une existence de paresseux innocent, et d'un seul coup, un esprit faustien, mélange de mécontentement et de désir de réformes universelles, est descendu sur toi. Réprimandes. Invectives.

Messieurs, Les services consulaires ont eu l'obligeance de m'envoyer un paquet de Belgrade qui contenait des vêtements d'hiver. Je ne voulais pas m'encombrer de mes caleçons longs en Italie, le paradis des exilés, et je l'ai regretté. Il neigeait quand je suis arrivé à Venise. Je n'ai pas pu prendre le vaporetto avec mon sac.

Cher Mr. Udall, Un ingénieur du pétrole que j'ai rencontré récemment à bord d'un avion de la Northwest m'a dit que nos réserves en pétrole étaient presque épuisées et qu'on envisageait de faire sauter la calotte glacière des pôles avec des bombes à hydrogène pour exploiter le pétrole du sous-sol. Qu'en est-il ?

Shapiro !

Herzog avait un tas de choses à expliquer à Shapiro, et lui-même attendait des explications. Shapiro n'était pas un homme jovial, encore qu'il s'efforçait de le paraître. Il avait le nez pointu, le nez en colère, une colère que ses lèvres semblaient gommer d'un sourire. Ses joues étaient blanches et rebondies, et ses cheveux clairsemés coiffés en arrière brillaient, style Rudolph Valentino ou Ricardo Cortez dans les années vingt. Il avait une silhouette courtaude, mais il s'habillait avec coquetterie.

Toujours est-il que, cette fois, Shapiro avait raison. Shapiro, j'aurais dû t'écrire plus tôt pour te dire... pour te demander pardon... faire amende honorable... mais j'ai une magnifique excuse — ennuis, maladie, désordre, afflictions. Tu es l'auteur d'une belle monographie. J'espère que c'est apparu clairement dans mon article. Ma mémoire m'a trahi sur un point, et j'avais entièrement tort à propos de Joachim de Flore. Joachim et toi, il faut que vous me pardonniez. J'étais dans un état lamentable. Ayant accepté avant le début de ses troubles de faire la critique de l'étude de Shapiro, Herzog n'avait pu se rétracter. Il trimbala l'épais volume dans son sac à travers toute l'Europe, et il en récolta une violente douleur au côté ; il craignit d'attraper une hernie, et en plus, il eut à payer une fortune en supplément de bagages. Herzog se faisait un devoir de le lire au nom de la discipline et sous le poids croissant de la culpabilité. Au lit à Belgrade, au Metropol, entouré de bouteilles de jus de cerises, tandis que les trolleybus filaient dans la nuit glaciale. Finalement, à Venise, je me suis attablé pour rédiger ma critique.

Voici ce que j'ai à présenter pour ma défense à propos du travail de cochon que j'ai fourni :

Je présume, puisqu'il est à Madison, Wisconsin, que tu as entendu dire qu'en octobre dernier, j'avais explosé à Chicago. Nous avions quitté la maison de Ludeyville depuis déjà un certain temps. Madeleine voulait terminer son doctorat en langues slaves. Il lui restait encore une dizaine de cours de linguistique à suivre et elle s'intéressait aussi au sanscrit. Tu devines sans doute comment elle fonctionnait — ses goûts, ses passions. Tu te rappelles qu'il y a deux ans, quand tu es venu nous voir à la campagne, nous avons parlé de Chicago ? Pour savoir s'il serait prudent d'habiter ces quartiers déshérités.

Shapiro dans son élégant costume à fines rayures, ses chaussures pointues, habillé comme pour un dîner, était installé sur la pelouse de Herzog. Il a le profil d'un homme maigre. Le nez aiguisé mais la peau du cou qui pend et les joues qui tombent un peu. Shapiro est extrêmement mondain. Et Madeleine l'impressionnait beaucoup. Il la trouvait si belle, si intelligente. À juste titre. La conversation était animée. Shapiro venait voir Moses pour, soi-disant, demander un « conseil » — en réalité un service — mais il se plaisait en compagnie de Madeleine. Elle l'excitait, et il riait en buvant son tonic. Il faisait chaud, mais il ne desserra pas sa cravate conventionnelle. Ses chaussures pointues noires luisaient ; il avait des pieds gros et gras, très cambrés. Sur l'herbe tondue par ses soins, Moses était assis en pantalon de toile tout déchiré. Enflammé par la présence de Madeleine, Shapiro, débordant d'entrain, riait à propos de tout d'un rire aigu, de plus en plus fréquent, de plus en plus hystérique. Dans le même temps, ses manières devenaient plus guindées, plus compassées, plus sentencieuses. Il faisait de longues phrases, proustiennes pensait-il peut-être — germaniques, en fait, gonflées d'une grandiloquence inouïe. « À la réflexion, je ne m'aventurerais point à analyser les mérites de cette tendance sans autre mûre considération », disait-il. Pauvre Shapiro ! Quel rustre ! Ce rire sauvage, féroce, l'écume blanche qui naissait sur ses lèvres comme s'il s'en prenait à la terre entière. De son côté aussi, il enflammait Madeleine qui jouait à la grande dame. Ils se trouvaient l'un et l'autre excessivement stimulants.

Elle apporta les bouteilles et les verres sur un plateau — fromage, pâté de foie, crackers, glace, harengs. Elle avait un pantalon bleu, une veste chinoise jaune et le chapeau de coolie que je lui avais acheté dans la Cinquième Avenue. Elle était sujette aux coups de soleil, disait-elle. À grands pas elle déboucha de l'ombre de la maison sur l'herbe étincelante, tandis que le chat s'écartait d'un bond sur son passage et que les bouteilles et les verres s'entrechoquaient. Elle se dépêchait parce qu'elle ne voulait rien rater de la conversation. Alors qu'elle se baissait pour poser le tout sur la table de jardin, Shapiro ne parvenait pas à détacher son regard de sa croupe moulée dans le tissu de coton tendu.

Madeleine, « enterrée dans les bois », avait soif de discussions érudites. Shapiro connaissait la littérature de tous les domaines — il lisait toutes les publications, avait un compte chez tous les libraires à travers le monde. Quand il découvrit que Madeleine n'était pas seulement une beauté mais aussi qu'elle préparait sa thèse de doctorat en langues slaves, il s'écria : « Que c'est charmant ! » Lui-même savait, trahissant cela par son ton affecté, combien pour un Juif russe du West Side de Chicago son « Que c'est charmant ! » était inapproprié. On l'aurait à la rigueur accepté de la part d'un Juif allemand du quartier de Kenwood — vieille fortune, tissus et articles de mercerie depuis 1880. Le père de Shapiro avait été pauvre, lui qui vendait dans une charrette des pommes pourries provenant de South Water Street. Il y avait davantage d'authenticité dans les fruits tavelés, gâtés, et dans le vieux Shapiro qui sentait le cheval et la terre, que dans toutes ces références savantes.

Madeleine et l'auguste visiteur parlaient église russe, Tikhon de Zadonsk, Dostoïevski et Herzen. Shapiro étalait son savoir, prononçait correctement les mots étrangers, et qu'ils fussent français, allemands, serbes, italiens, hongrois, turcs ou danois, il les aboyait et il riait — de son gros rire, avec un bruit de succion, un grondement, de son rire oblique, les dents qui luisaient, la tête rejetée en arrière. Ha, ha ! Les épines crépitaient (« Tel le craquement des épines sous le chaudron, tel est le rire de l'insensé »). Les cigales, une multitude, chantaient. Cette année-là, elles semblaient jaillir du sol.

Soumis à tant de stimulations, le visage de Mady réagissait bizarrement. Le bout de son nez remuait, et ses sourcils, qui n'avaient nul besoin du secours du maquillage, se haussaient sous l'effet d'une ardeur pleine de nervosité, et cela de manière répétitive, comme si elle souffrait de troubles de la vision. Le Dr. Edvig disait que c'était un signe clinique de paranoïa. Sous les grands arbres, au milieu des collines des Berkshires, sans aucune autre maison pour gâcher la vue, l'herbe était fraîche et drue, une herbe mince et tendre de juin. Les cigales aux yeux rouges, petites silhouettes trapues aux couleurs éclatantes, étaient humides après la mue, trempées, immobiles, mais une fois sèches, elles rampaient, sautaient, culbutaient, s'envolaient, et dans les hautes branches faisaient entendre leur chant continu, strident.

La culture — les idées — avait remplacé l'Église dans le cœur de Mady (lequel devait être un bien étrange organe !). Plongé dans ses propres pensées, Herzog était assis sur l'herbe de Ludeyville, dans son pantalon de toile déchiré, pieds nus, mais avec l'expression d'un gentleman juif distingué aux lèvres délicates, aux yeux noirs. Il observait sa femme dont il était fou (d'un cœur troublé, enragé, autre curiosité apanage de cet organe) pendant qu'elle révélait à Shapiro les trésors de son esprit.

« Mon russe n'est pas ce qu'il pourrait être, disait Shapiro.

— Mais comme vous en savez long sur mon sujet », disait Madeleine. Elle était aux anges. Le sang embrasait son visage, ses yeux bleus étaient chauds et brillants.

Ils abordèrent un autre thème : la Révolution de 1848. La sueur tachait le col amidonné de Shapiro. Seul un ouvrier métallurgiste croate jouant les nouveaux riches aurait pu acheter une chemise rayée pareille. Et quelle était son opinion sur Bakounine, Kropotkine ? Est-ce qu'il connaissait l'œuvre d'Alex Comfort ? Oui, il la connaissait. Et Poggioli ? Aussi. Il estimait que Poggioli n'avait pas entièrement rendu justice à quelques personnages importants — Rozanov, par exemple. Bien que celui-ci eût des idées extravagantes sur certaines questions, le bain rituel juif, entre autres, il n'en demeurait pas moins une grande figure, et son mysticisme érotique était extrêmement original — extrêmement. Là-dessus, on pouvait faire confiance à ces Russes. Qu'est-ce qu'ils n'avaient pas apporté à la Civilisation occidentale tout en rejetant l'Occident et en le ridiculisant ! Madeleine, pensa Herzog, s'excitait presque dangereusement. À sa voix aiguë, à sa gorge qui émettait des sons de clarinette, il savait que, débordante d'idées et d'émotions, elle était au bord de l'explosion. Et si Moses ne participait pas, s'il restait assis là comme un pauvre crétin, ainsi qu'elle le disait, à s'ennuyer, à ressasser son ressentiment, il prouverait qu'il ne respectait pas son intelligence. Gersbach, pour sa part, intervenait toujours dans les conversations en tonitruant. Il avait un style tellement emphatique, des regards tellement éloquents et il semblait tellement cultivé qu'on oubliait de se demander si ses paroles avaient un sens.

De la pelouse légèrement en surplomb, la vue s'étendait sur les champs et la forêt. Celle-ci formait comme une grande larme de vert, et à l'extrémité de la partie effilée, il y avait un orme gris, atteint de la maladie des champignons parasites, dont l'écorce était d'un gris violacé. De si rares feuilles pour un si grand arbre. Un nid de loriot, évoquant un cœur gris, se balançait au milieu des branches. Le voile jeté par Dieu sur les choses fait de chacune d'elles une énigme. Si elles n'étaient pas toutes à ce point spécifiques, détaillées et riches, je pourrais peut-être m'en préoccuper moins. Mais je suis un prisonnier de la perception, un témoin obligé. Elles sont trop passionnantes. En attendant, j'habite cette maison de planches ternes là-bas. Herzog s'inquiétait pour l'orme. Devait-il l'abattre ? L'idée lui répugnait. Entre-temps, les cigales faisaient vibrer dans leur ventre les membranes calleuses des tambours logés dans une chambre sonore. Ces milliards d'yeux rouges dans les bois alentour qui observaient, qui regardaient du haut des arbres, tandis que les ondes de bruit déchiquetées noyaient l'après-midi estival. Herzog n'avait jamais rien entendu d'aussi beau que cette discordance massive, ininterrompue.

Shapiro mentionna Soloviev — le jeune. Avait-il réellement eu une vision, et au British Museum en plus ? Il se trouvait que Madeleine avait étudié le jeune Soloviev, si bien qu'elle tenait enfin sa chance. Elle avait maintenant suffisamment confiance en Shapiro pour s'exprimer en toute liberté — ce qui ne manquerait pas d'être apprécié comme il se doit. Elle résuma la carrière et la pensée du Russe disparu. Elle se tourna un instant vers Herzog, l'air offensé. Elle lui reprochait de ne jamais l'écouter avec attention. Parce qu'il voulait, lui, briller tout le temps. Mais il ne s'agissait pas de cela. Il l'avait entendue de nombreuses fois disserter sur ce sujet, et jusque tard dans la nuit. Il n'osait pas dire qu'il avait sommeil. Quoi qu'il en soit, étant donné les circonstances — enterrés ici, dans les lointaines Berkshires — il devait s'y résoudre à titre de réciprocité, car il avait à discuter avec elle de questions épineuses chez Rousseau et Hegel. Il se reposait entièrement sur ses jugements intellectuels. Avant Soloviev, elle ne parlait que de Joseph de Maistre. Et avant de Maistre — Herzog avait dressé la liste — de la Révolution française, d'Aliénor d'Aquitaine, des fouilles de Schliemann à Troie, de perception extrasensorielle, puis de tarots, de Science chrétienne, et encore avant, de Mirabeau ; ou était-ce de romans policiers (Josephine Tey) ou de science-fiction (Isaac Asimov) ? Les discussions étaient toujours très intenses. Et si elle manifestait un intérêt qui ne faiblissait jamais, c'était pour les romans policiers. Trois ou quatre par jour.

Noire et brûlante sous la verdure, la terre dégageait son humidité. Herzog la sentait sur ses pieds nus.

De Soloviev, Mady passa naturellement à Berdiaev et, tout en parlant d'Esclavage et liberté — le concept de sobornost —, elle ouvrit le bocal de harengs marinés. Des bulles de salive apparurent sur les lèvres de Shapiro. Vite, il se tamponna les coins de la bouche à l'aide de son mouchoir plié. Herzog se souvenait de lui comme d'un glouton. Dans la chambre qu'ils partageaient à l'université, il dévorait ses sandwiches pumpernickel-oignons à grands bruits de mastication. À l'odeur du vinaigre et des épices, les yeux de Shapiro se mouillèrent, encore que, corpulent, jovial, le nez pointu, il parvenait à garder toute sa distinction cependant qu'il pressait son mouchoir contre sa mâchoire rasée. La main dodue, imberbe — les doigts tremblants. « Non, non, disait-il. Merci infiniment, Mrs. Herzog. Délicieux ! Mais j'ai des problèmes d'estomac. » Des problèmes ! Il avait des ulcères, oui. La vanité l'empêchait de l'avouer ; les implications psychosomatiques n'étaient guère flatteuses. Plus tard dans l'après-midi, il vomit dans le lavabo. Il a dû manger des calamars, pensa Herzog à qui il revint de nettoyer. Pourquoi n'a-t-il pas utilisé la cuvette des toilettes — trop gros pour se pencher ?

Ça, c'était à la fin. Avant, se remémorait Moses, il y eut l'arrivée des Gersbach, Valentin et Phoebe. Ils garèrent leur petite voiture sous le catalpa — alors en fleur, mais les cosses de l'année précédente pendaient encore aux branches. En sortirent Valentin avec sa démarche chaloupée et Phoebe, pâle en toute saison, qui l'appelait de son ton geignard : « Val... Va-al. » Elle rapportait un ustensile de cuisine qu'elle avait emprunté, l'une des cocottes en fonte de Madeleine, rouge comme un homard — une Descoware, fabriquée en Belgique. Ces visites déprimaient Herzog sans qu'il puisse s'expliquer pourquoi. Madeleine l'envoya chercher d'autres chaises pliantes. C'était peut-être le parfum de miel pourri des clochettes blanches du catalpa qui le dérangeait. Légèrement bordées de rose à l'intérieur, lourdes de pollen, elles jonchaient le gravier. Trop belles ! Le petit Ephraim Gersbach en faisait un tas. Moses était ravi d'aller s'occuper des chaises, d'entrer dans le désordre de la maison qui sentait le renfermé, de descendre dans l'abri de la cave au silence de pierre. Il prit tout son temps.

Lorsqu'il revint, ils parlaient de Chicago. Gersbach, debout, les mains dans les poches de derrière, rasé de frais, ses cheveux pareils à un panache qui révélaient des profondeurs cuivrées, disait qu'à son avis, il fallait foutre le camp de ce trou perdu. Rien d'intéressant ne s'y était passé depuis la bataille de Saratoga, là-bas sur les collines, nom de Dieu ! Phoebe, blafarde, l'air fatiguée, fumait une cigarette, un léger sourire aux lèvres, et elle espérait, sans doute, qu'on la laisse tranquille. Parmi des gens sûrs d'eux, instruits ou éloquents, elle semblait prendre conscience de ses insuffisances et de son manque de chic. En fait, elle était loin d'être stupide. Elle avait de beaux yeux, des seins, de jolies jambes. Si seulement elle n'avait pas cette allure d'infirmière-chef qui a laissé ses fossettes s'allonger jusqu'à former les rides réglementaires.

« Chicago, mais oui ! s'exclama Shapiro. C'est une excellente école. Et de son côté, cette bonne vieille ville a besoin d'une petite femme comme Mrs. Herzog. »

Fourre-toi des harengs dans ta grande gueule, Shapiro ! pensa Herzog, et mêle-toi de tes oignons ! Madeleine décocha un regard oblique à son mari. Elle était flattée, heureuse. Elle voulait qu'on lui rappelât, au cas où il l'aurait oublié, en quelle estime les autres la tenaient.

Toujours est-il, Shapiro, que je n'étais pas d'humeur à m'intéresser à Joachim de Flore ni au destin caché de l'Homme. Rien ne paraissait particulièrement caché — tout était terriblement clair. Souviens-toi, tu as dit il y a longtemps, jeune étudiant déjà pompeux, qu'un jour « nos points de vue se rejoindraient », ce qui signifie que dès cette époque il existait d'importantes divergences entre nous. Je crois que ça a commencé pendant ce séminaire sur Proudhon et les longues discussions que nous avions de temps en temps avec le vieux Larson sur le délabrement des fondations religieuses de la civilisation. Toutes les traditions ont-elles disparu, toutes les croyances ont-elles été liquidées, et la conscience des masses n'est-elle pas encore prête pour le prochain changement ? Est-ce la grande crise, la dissolution ? L'heure affreuse est-elle venue où le sens moral meurt, où la conscience se désintègre et où le respect pour la liberté, la loi, les convenances et tout le reste s'effondre au profit de la lâcheté, de la décadence et de la violence ? On ne peut pas ignorer les visions du vieux Proudhon qui annonçaient l'avènement des ténèbres et du mal. Mais n'oublions pas que les visions d'un génie deviennent très vite des produits en conserve pour intellectuels. La choucroute en boîte du « Socialisme prussien » de Spengler, les lieux communs de l'idée de « Terre vaine », les médiocres stimulants mentaux de l'Aliénation, les clichés et les emphases des foutriquets sur l'Inauthenticité et la Désespérance. Je n'accepte pas cette stupide sinistrose. Nous parlons ici de tous les aspects de la vie de l'humanité. Le sujet est trop grand, trop profond pour une telle faiblesse, une telle lâcheté — trop profond, trop grand, Shapiro. Ça me tourmente et ça me rend fou que tu te sois à ce point fourvoyé. Une critique uniquement esthétique de l'histoire contemporaine ! Après les guerres et les massacres ! Tu es trop intelligent pour ça. Tu as hérité d'un sang généreux. Ton père vendait des pommes dans une charrette.

D'un autre côté, je ne prétends pas que ma position soit facile. Aujourd'hui, nous sommes des survivants, aussi les théories sur le progrès, ça nous sied mal, parce que nous en connaissons intimement le prix. Réaliser que tu es un survivant, ça te procure un choc. Et quand tu réalises que tu es parmi les élus, tu as envie d'éclater en sanglots. Tandis que les morts vont leur chemin, tu voudrais les appeler, mais ils partent dans un nuage noir de visages et d'âmes. Ils s'échappent en fumée par les cheminées d'extermination et te laissent dans la lumière éclatante de la réussite historique — la réussite technologique de l'Occident. Alors tu comprends, et ton cœur se met à cogner, que l'humanité va s'en tirer — s'en tirer avec gloire bien que rendue sourde par les explosions de sang. Unifiés par les guerres horribles, instruits de notre imbécillité et de notre cruauté par les révolutions, les famines manigancées, dirigées par les « idéologues » (les héritiers de Marx et de Hegel formés à trafiquer la raison), peut-être que nous, l'humanité contemporaine (et comment !), nous sommes parvenus à faire ce qui relevait presque de l'impossible : apprendre quelque chose. Tu sais que le déclin et la chute de la civilisation se refusent à suivre l'exemple de l'Antiquité. Les vieux empires ont volé en éclats, mais ces mêmes anciennes puissances sont aujourd'hui plus riches que jamais. Je ne veux pas dire que la prospérité de l'Allemagne soit agréable à admettre. Mais elle est là, moins de vingt ans après que le nihilisme démoniaque de Hitler l'a détruite. Et la France ? Et l'Angleterre ? Non, l'analogie avec le déclin et la chute du monde antique ne vaudra pas pour nous. Il se passera autre chose, et cette autre chose sera plus proche de la vision de Comte — le résultat d'un travail rationnellement organisé — que de celle de Spengler. De tous les méfaits de la standardisation dans la vieille Europe bourgeoise de Spengler, le pire était peut-être le pédantisme standardisé des Spengler eux-mêmes — cette truculence grossière née dans le Gymnasium, dans la culture régimentaire dispensée par une bureaucratie d'autrefois.

J'avais l'intention, à la campagne, d'écrire un nouveau chapitre de l'histoire du Romantisme en tant que forme prise dans l'Europe contemporaine par la jalousie et l'ambition plébéiennes. Les classes plébéiennes émergentes luttaient pour la nourriture, le pouvoir, les privilèges sexuels, bien entendu. Et elles luttaient aussi pour hériter de la dignité aristocratique des anciens régimes lesquels, à l'époque contemporaine, auraient pu revendiquer le droit de parler de déclin. Dans le domaine de la culture, les nouvelles classes ayant eu récemment accès à l'éducation ont créé la confusion entre le jugement esthétique et le jugement moral. Elles ont commencé par exprimer leur colère contre la défiguration des paysages par l'industrie (les « vallées de Tempé » anglaises de Ruskin) et fini par perdre de vue les aspects moraux quelque peu démodés des Ruskin et consorts. Pour en arriver au point de nier l'humanité des masses industrialisées, « banalisées ». Il était facile d'assimiler les tenants de la « Terre vaine » au totalitarisme. Sur ce point la responsabilité des artistes reste à évaluer. Avoir affirmé, par exemple, que la détérioration et la dégradation du langage équivalaient à la déshumanisation, cela conduisait tout droit au fascisme culturel.

Je prévoyais aussi de m'attaquer à la question des modèles, de l'imitatio, dans l'histoire de la civilisation. Après avoir longuement étudié l'Ancien Régime*, j'étais prêt à risquer une théorie sur les effets des grandes traditions de la cour, de la politique et du théâtre de Louis XIV sur le caractère français (et donc européen). À l'époque moderne, les conditions de vie de la famille bourgeoise ont privé les individus de l'espace nécessaire aux Grandes Passions, et c'est là qu'est apparue l'une des tendances les plus fascinantes mais les moins plaisantes des Romantiques. (L'une des conséquences de cette sorte de drame personnel, c'est que, vis-à-vis du monde colonial, la Civilisation occidentale s'est présentée comme Aristocratique.) Quand tu nous as rendu visite, je travaillais à un chapitre, intitulé « Le gentleman américain », une courte histoire de l'ascension sociale. Et moi, j'étais installé là, à Ludeyville, Herzog le châtelain ! Le comte Potocki des Berkshires. Drôle de retournement de situation, Shapiro. Pendant que Madeleine et toi, vous hochiez gravement la tête, flirtiez, plastronniez, exhibiez vos dents blanches et acérées — le badinage des gens cultivés —, j'essayais de voir où j'en étais. Je savais que Madeleine ambitionnait de prendre ma place dans le monde de l'érudition. De me déboulonner. Elle aspirait au trône en tant que reine des intellectuels, elle la bas-bleu à la volonté de fer. Et ton ami Herzog se tordait sous son élégant talon pointu.

Ah, Shapiro, le vainqueur de Waterloo se retira pour verser des larmes amères sur les morts (massacrés sur son ordre). Mais pas ma chère ex-épouse. Elle ne vit pas entre deux Testaments contradictoires. Elle est plus forte que Wellington. Elle veut vivre dans les « professions délirantes » comme les appelle Valéry — celles où le principal instrument est l'opinion que l'on a de soi et la matière première, sa réputation ou son standing.

Quant à ton livre, il y a trop d'histoire imaginaire dedans. La majeure partie n'est qu'une fiction utopique. Je ne changerai jamais d'avis là-dessus. Il n'en reste pas moins que je trouve excellente ton idée sur le millénarisme et la paranoïa. Madeleine, à ce propos, a réussi à m'évincer du monde de l'érudition et à s'y introduire avant de claquer la porte derrière elle, et elle y est toujours, occupée à colporter des ragots sur mon compte.

Elle n'était pas follement originale, son idée, mais il a fait du bon boulot. Dans ma critique, j'ai voulu suggérer que les psychologues cliniciens étaient capables d'écrire des histoires captivantes. Réduire les professionnels au chômage. La mégalomanie des pharaons et des César. La mélancolie au Moyen Âge. La schizophrénie au XVIIIe siècle. Et puis ce Bulgare, Banovitch, qui considérait toute lutte pour le pouvoir en termes de mentalité paranoïde — un esprit curieux, inquiétant, celui-là, convaincu que la folie mène le monde. Le Dictateur doit disposer d'une foule de vivants de même que d'une foule de cadavres. L'humanité vue comme une multitude de cannibales qui vivent en meutes, baragouinent, déplorent leurs propres massacres et expulsent le monde qui vit comme un excrément mort. Ne te laisse pas abuser, cher Moses Elkanah, par de gentilles comptines ou ma Mère l'Oye. Les cœurs qui couinent sous le coup d'une petite compassion au rabais ou qui suintent l'amour guimauve n'ont pas d'histoire écrite. Les dents féroces de Shapiro, son avidité salivante, le poignard de l'ulcère planté dans son ventre lui ouvrent aussi des perspectives. Des fontaines de sang humain qui jaillissaient de tombes fraîches ! Des massacres sans fin ! Je n'ai jamais compris.

Il y a peu de temps, je me suis procuré chez un psychiatre une liste des symptômes de la paranoïa — je lui ai demandé de me les noter. Je pensais que ça pourrait m'aider à comprendre. Il l'a fait volontiers. J'ai rangé le bout de papier dans mon portefeuille, puis je l'ai étudié comme s'il s'agissait des plaies d'Égypte. Comme « dom, sfardeya, kinnim » dans la Haggadah. Il avait griffonné : « Orgueil, Colère, “Rationalité” excessive, Tendances homosexuelles, Esprit de compétition, Méfiance à l'égard de l'Émotion, Incapacité à accepter la Critique, Projections hostiles, Fantasmes. » Tout est là — absolument tout ! J'ai imaginé Mady dans chacune de ces catégories, et bien que le portrait ne soit pas encore complet, je sais que je ne peux pas lui confier un petit enfant. Mady n'est pas Daisy. Daisy est une femme stricte, lunatique, mais sérieuse. Marco s'en est tiré sans dommages.

Abandonnant sa lettre à Shapiro — elle éveillait trop de pensées douloureuses, et c'était précisément le genre de choses qu'il devait éviter s'il ne voulait pas perdre le bénéfice de quelques jours de vacances —, il s'adressa à son frère Alexander. Cher Shura, écrivit-il, il me semble que je te dois 1 500 dollars. Et si on arrondissait à 2 000 ? J'en ai besoin. Pour m'aider à remonter la pente. Shura était un frère généreux. Les Herzog avaient leurs problèmes de famille, mais l'avarice ne figurait pas parmi leurs traits de caractère. Moses savait que l'homme riche presserait un bouton et dirait à sa secrétaire : « Envoyez un chèque à ce timbré de Moses Herzog. » Son frère robuste, beau, les cheveux blancs, costume de prix, manteau de vigogne, chapeau italien, rasage somptuaire, mains roses manucurées aux doigts couverts de grosses bagues, qui regardait par les vitres de sa limousine avec une morgue princière. Shura connaissait tout le monde, achetait tout le monde et méprisait tout le monde. Envers Moses, son mépris était atténué par l'esprit de famille. Shura était le disciple type de Thomas Hobbes. Les problèmes universels n'étaient que pure idiotie. Se contenter de prospérer dans le ventre du Léviathan et d'offrir à la communauté un exemple d'hédonisme. Cela amusait Shura que son frère Moses eût tant d'affection pour lui. Moses aimait les siens sans retenue, éperdument. Son frère Willie, sa sœur Helen, et même ses cousins et cousines. C'était enfantin de sa part et il ne l'ignorait pas. Il ne pouvait que soupirer devant l'immaturité de cet aspect de sa nature. Il faisait parfois l'effort de se demander si, dans son vocabulaire à lui, il s'agissait d'un aspect archaïque, préhistorique. Tribal, vous voyez. Associé au culte des ancêtres et au totémisme.

J'ai aussi des ennuis avec la justice et je me disais que tu pourrais éventuellement me recommander un avocat. Peut-être l'un des propres conseillers juridiques de Shura qui ne ferait pas payer Moses.

 

Il composa dans sa tête une lettre pour Sandor Himmelstein, l'avocat de Chicago qui s'était occupé de lui l'automne dernier, après que Madeleine l'avait flanqué dehors. Sandor ! La dernière fois que nous avons été en contact, c'est quand je t'ai écrit de Turquie. Incroyable, non ? Pourtant, d'une certaine manière, ça cadrait avec Sandor ; c'était le pays des Mille et Une Nuits, et Sandor lui-même, avec tout ce qui encombrait son bureau au treizième étage du Burnham Building près de l'hôtel de ville, aurait très bien pu sortir d'un bazar. Herzog avait fait sa connaissance au sauna du Postl's Health Club au coin de Randolph et de Wells Street. Il était petit, rendu difforme par la perte d'un morceau de son torse. En Normandie, disait-il toujours. Ce devait déjà être une espèce de grand avorton quand il s'était engagé. Bien que nain, il aurait sans doute pu obtenir un poste d'assesseur auprès d'un tribunal militaire. Herzog se sentait peut-être vaguement mal à l'aise, lui qui, réformé de la Marine en raison de son asthme, n'avait jamais vu le feu. Alors que ce nabot contrefait avait été mis hors de combat par une mine près de la tête de pont. La blessure avait fait de lui un bossu. En tout cas, tel était Sandor, le visage beau et fier, anguleux, la bouche pâle et le teint cireux, le nez majestueux, les cheveux gris clairsemés. En Turquie, j'étais dans un triste état. Le climat en partie, une fois de plus. Le printemps tardait à venir, le vent tournait. Un ciel bas enveloppait les mosquées blanches. Il neigeait. Les femmes turques en pantalon aux allures masculines voilaient leurs visages fermés. Je ne me serais jamais attendu à les voir marcher d'un pas aussi énergique. On avait déversé du charbon dans la rue, mais personne n'était là pour le pelleter, si bien que la chaudière était arrêtée. Au café, Herzog buvait de l'alcool de prune et du thé, se frottait les mains et remuait ses orteils dans ses chaussures afin d'activer la circulation. À l'époque, il s'inquiétait à ce sujet. Le spectacle des premières fleurs couvertes de neige accroissait sa morosité.

Je t'avais envoyé ce petit mot pour vous remercier, Bea et toi, de m'avoir accueilli sous votre toit. Entre simples relations et non entre vieux amis. Je sais que j'ai été un invité épouvantable. Malade et furieux — brisé par ce chagrin minable. Avaler des cachets contre l'insomnie et pourtant rester incapable de dormir, me traîner, à moitié drogué, et le whisky qui me donnait des crises de tachycardie. On aurait dû m'enfermer dans une cellule capitonnée. La gratitude ! J'étais profondément reconnaissant. Mais la gratitude diplomatique du faible, de la victime, bouillante de colère sous la surface. Sandor m'a pris en charge. Je n'étais plus bon à rien. Il m'a installé chez lui, au sud de la ville, à dix rues de la gare de l'Illinois Central. Mady avait gardé la voiture sous prétexte qu'elle en avait besoin pour Junie, pour l'emmener au zoo par exemple.

Sandor dit : « Je présume que ça ne te dérangera pas de coucher à côté des bouteilles », car le lit de camp était déplié près du bar. La pièce était envahie de copains de lycée de Carmel Himmelstein. « Dehors ! s'écria Sandor d'une voix aiguë à l'intention des adolescents. On ne voit plus rien, c'est une véritable tabagie ici ! Bon Dieu, et regardez-moi ces bouteilles de Coca remplies de mégots. » Il mit l'air conditionné en marche, et Moses, encore rougi par le froid de la journée, mais des cernes blancs sous les yeux, se tenait là, son sac de voyage à la main, celui-là même qui était posé en ce moment sur ses genoux. Sandor débarrassa plusieurs étagères des verres qui s'entassaient dessus. « Déballe tes affaires, mon petit, dit-il. Mets tes trucs là. On mange dans vingt minutes. De la bonne bouffe. Sauerbraten. La spécialité de Bea. »

Docilement, Moses rangea ses affaires — brosse à dents, rasoir, talc fongicide Desenex, somnifères, chaussettes, la monographie de Shapiro et une vieille édition de poche des poèmes de Blake. Le bout de papier sur lequel le Dr. Edvig avait griffonné la liste des symptômes de la paranoïa lui servait de marque-page.

Après le dîner, au cours de cette première nuit dans le living des Himmelstein, Herzog dut se rendre à l'évidence : en acceptant l'hospitalité de Sandor, il avait encore commis une de ces erreurs dont il était coutumier.

« Tu t'en remettras. Ne t'inquiète pas, tout ira bien. Je suis prêt à miser sur toi. Tu es un champion. »

Et Beatrice, avec ses cheveux noirs et ses jolies lèvres roses qui n'avaient pas besoin de rouge, ajouta : « Moses, on sait ce que vous ressentez.

— Les garces, elles vont, elles viennent, reprit Sandor. Toute ma clientèle ou presque se compose de garces. Si tu savais ce qu'elles racontent et tout ce qui se passe dans notre Chicago. » Il secoua sa lourde tête et sa bouche se plissa en une grimace de dégoût. « Elle veut partir, eh bien, qu'elle aille se faire foutre ! Laisse-la partir ! Tu t'en relèveras. On t'a pris pour un pigeon ? La belle affaire ! Tout homme est le pigeon d'un certain genre de gonzesses. Moi, je me faisais toujours avoir par le genre aux yeux bleus. Mais j'ai eu l'intelligence de tomber amoureux de cette jolie paire d'yeux marron. Elle n'est pas superbe ?

— Si, si. » Il ne pouvait guère dire autre chose. Et en vérité, cela ne lui était pas trop difficile. Moses n'avait pas vécu quarante et quelques années sans avoir appris à se sortir de pareilles situations. Chez les puritains à l'esprit étroit, ça s'appelle mentir, mais chez les gens civilisés, ça s'appelle simplement être poli.

« Je ne comprendrai jamais ce qu'elle a trouvé à une épave comme moi. En tout cas, Moses, tu restes quelque temps avec nous. Dans un moment comme celui-là, on a besoin d'amis. Bien sûr, je sais que tu as de la famille ici. Je croise souvent tes frères chez Fritzl. L'autre jour, j'ai parlé à ton frère cadet.

— Willie.

— Un chic type — très actif dans la communauté juive, en plus. Pas comme Alexander, ce macher. Toujours au cœur d'un scandale ou d'un autre. Maintenant, c'est les paris clandestins, et après, Jimmy Hoffa, et puis il s'est acoquiné avec la bande du sénateur Dirksen. Bon, d'accord, tes frères sont des grands pontes, seulement eux, ils ne te foutront pas la paix. Chez nous, personne ne te posera de questions.

— Ici, vous pourrez vous laisser aller, ajouta Beatrice.

— Vous savez, je suis perdu dans tout ça, déclara Moses. Depuis le début, Mady et moi, on avait des hauts et des bas. Mais ça s'améliorait. Au printemps dernier, nous avons discuté de notre avenir pour savoir si nous nous entendions assez bien pour continuer — ce qui a soulevé un problème pratique : est-ce que je devais m'engager pour un bail à long terme ? Elle m'a même raconté que dès qu'elle aurait fini sa thèse, on aurait un deuxième enfant...

— Tu veux que je te dise, l'interrompit Sandor, eh bien, à mon avis, c'est aussi de ta faute.

— De ma faute ? Comment ça ?

— Parce que tu es un intello et que tu as épousé une intello. Et dans chaque intello, il y a un crétin qui sommeille. Vous autres, vous êtes incapables de répondre à vos propres questions — n'empêche que j'entrevois une lueur d'espoir pour toi, Moses.

— Un espoir ?

— Tu n'es pas comme tous ces poseurs d'universitaires. Tu es un mensch. À quoi ils servent, ces fichus crânes d'œuf ? Il faut un ignorant comme moi pour défendre les causes progressistes. Ces beaux esprits de Yale ont peut-être une photo du juge Learned Hand dans leur bureau, mais quand il s'agit de lutter pour l'intégration raciale dans le quartier de Trumbull Park, de se battre contre ces foies jaunes de racistes de Deerfield ou de défendre un homme comme Tompkins... » Sandor était fier de son rôle dans l'affaire Tompkins, un Noir des services postaux dont il avait été l'avocat.

« Je suppose qu'on a cherché à le coincer parce qu'il était noir, dit Herzog. Mais malheureusement, c'était un ivrogne. Vous l'avez dit vous-même. Sans compter les doutes sur ses compétences.

— Ne t'avise pas de le crier sur les toits, dit Sandor. On l'utiliserait pour une mauvaise cause. Tu ne vas quand même pas aller répéter ce que je t'ai confié sous le sceau du secret ? C'était une question de justice. Comme s'il n'y avait pas d'ivrognes parmi les fonctionnaires blancs ! Tu parles !

— Sandor... Beatrice. Vous savez, je ne vais pas bien du tout. Encore un divorce... de nouveau jeté dehors, à mon âge. Je n'arrive pas à le supporter. C'est comme si j'étais mort.

— Allons, qu'est-ce que tu nous chantes là ! s'écria Sandor. C'est triste pour la petite, mais toi, tu t'en remettras. »

À l'époque quand tu disais, et j'étais d'accord avec toi, que je ne devais pas rester seul, peut-être qu'en fait il aurait mieux valu que je reste seul, écrivit Herzog.

« Ne t'inquiète pas, je m'occupe de tout, lui assura Sandor. Tu ressortiras de ce tas de merde en sentant la rose. Laisse-moi faire, d'accord ? Tu as confiance en moi ? Tu penses que je ne suis pas régulier ? »

J'aurais dû prendre une chambre au Quadrangle Club.

« Tu as besoin d'être entouré, reprit Sandor. Tu n'es pas du genre solitaire. Un être humain ! Un mensch ! On a chié sur ton cœur. Et, mon pauvre garçon, tu as à peu près autant de sens pratique que Sheldon, ma fille de dix ans.

— Je vais me secouer. Je ne veux pas jouer les victimes. Je déteste le rôle de victime », dit Moses.

Himmelstein était assis dans son fauteuil bergère, les pieds ramenés sous son ventre tronqué. Il avait les yeux humides, de la couleur d'une tranche de concombre fraîchement coupée, de longs cils. Il mâchouillait un cigare. Ses vilains ongles étaient vernis. Sa manucure officiait au Palmer House. « Une garce qui sait ce qu'elle veut, disait-il. Terriblement séduisante. Qui adore prendre des décisions. Et une fois prises, prises pour toujours. Quelle volonté ! Ça, c'est quelqu'un ! »

« Elle vous a certainement aimé autrefois, Moses », dit Bea. Elle parlait très, très lentement — elle était comme ça. Ses yeux marron foncé étaient profondément logés au-dessus de pommettes saillantes. Elle avait les lèvres roses et brillantes. Moses évitait de croiser son regard ; sinon, il lui faudrait le soutenir longuement, sérieusement, et rien n'en résulterait. Il savait qu'il bénéficiait de sa sympathie, mais qu'elle n'aurait jamais bonne opinion de lui.

« Non, je ne crois pas qu'elle m'ait aimé.

— Moi, je suis persuadée que si. »

Solidarité entre femmes de la bourgeoisie, défendre une gentille fille contre l'accusation de calcul et de méchanceté. Les gentilles filles se marient par amour. Mais si elles n'aiment plus, elles doivent être libres d'aimer ailleurs. Un mari convenable ne s'oppose pas aux élans du cœur. C'est orthodoxe. Pas franchement mal. Mais une nouvelle orthodoxie. En tout cas, pensa Moses, il n'était pas en position de se quereller avec Beatrice. Il était chez elle, il trouvait du réconfort auprès d'elle.

« Vous ne connaissez pas Madeleine, dit-il. Quand je l'ai rencontrée, elle avait grand besoin d'aide. Cette sorte d'aide que seul un mari peut apporter... »

Je sais combien les histoires des autres paraissent longues — interminables — lorsqu'elles comportent des doléances. Et combien elles ennuient tout le monde.

« En fait, j'estime que c'est une fille bien, dit Bea. Au début, elle avait l'air un peu hautaine, un peu sur la réserve, mais par la suite, elle s'est montrée amicale et tout à fait charmante. C'est fondamentalement une personne de qualité.

— Ouais, merde ! Les gens sont gentils, la majorité d'entre eux. Il faut juste leur laisser une chance, intervint Sandor, beau, le teint cireux.

— Mady avait tout combiné, dit Herzog. Pourquoi n'a-t-elle pas rompu avant que je signe le bail ?

— Parce qu'il fallait un toit pour la petite, répondit Sandor. Qu'est-ce que tu crois ?

— Qu'est-ce que je crois ? » Cherchant ses mots, Herzog se leva. Il avait le visage livide, les yeux exorbités. Il fixait Sandor qui trônait comme un sultan, ses petits talons glissés sous son ventre proéminent. Il s'aperçut alors que, de son beau regard sans éclat, Beatrice l'avertissait de ne pas énerver son mari. Sa tension risquait de grimper dangereusement quand il s'emportait.

Herzog écrivit : Je t'étais reconnaissant de ton amitié. J'étais dans un drôle d'état. De ces états où l'on a de grandes exigences impossibles à satisfaire. En colère, on devient un dictateur. Difficile à supporter. Coincé ici. À dormir à côté du bar. Je plaignais le pauvre Tompkins. Pas étonnant qu'il se soit mis à picoler quand Sandor s'est occupé de son cas.

« Tu ne vas tout de même pas essayer d'obtenir la garde de l'enfant, si ? demanda Sandor à Herzog.

— À supposer que je le fasse ?

— Eh bien, répondit Sandor, en tant qu'avocat, je t'imagine devant les jurés. Ils regarderont Madeleine, charmante, épanouie, puis toi, hagard, les cheveux gris, et adieu la garde de ton enfant. C'est le principe du jury. Plus obtus que des hommes des cavernes, ces fumiers. Je sais que ce n'est pas agréable à entendre, mais je préfère être franc. À nos âges, on doit être capables d'affronter la réalité.

— La réalité ! fit Herzog, faible, vacillant, indigné.

— Je sais, dit Sandor. J'ai dix ans de plus que toi. Mais après la quarantaine, ça ne compte plus. Si tu arrives encore à bander une fois par semaine, tu dois t'estimer heureux. »

Beatrice voulut calmer son mari, mais il ne lui en laissa pas le temps : « La ferme ! », cria-t-il, puis il se tourna de nouveau vers Moses en hochant la tête, si bien qu'elle tomba petit à petit sur son torse estropié et que les coracoïdes de ses omoplates semblèrent percer sa chemise d'un blanc immaculé. « Qu'est-ce qu'il sait de la réalité, celui-là ? Tout ce qu'il veut, c'est qu'on l'aime. Sinon, il va se mettre à hurler et à trépigner. Libre à lui ! Moi, après le Débarquement, je me suis retrouvé en petits morceaux dans ce foutu hôpital de rosbifs — un infirme. Eh bien, nom de Dieu, je m'en suis sorti à force de volonté. Et son copain Valentin Gersbach ? Voilà un homme sur qui prendre exemple ! Ce rouquin boiteux sait ce qu'est la véritable souffrance. Il mène la grande vie — trois hommes avec leurs six jambes seraient incapables de suivre ce type-là et sa jambe de bois. Mais non, Bea — Moses peut encaisser ça. Sinon, ce ne serait qu'un guignol de prof comme tant d'autres. Je ne me donnerais même pas la peine de parler à un con pareil. »

Herzog était fou furieux. « Qu'est-ce que vous voulez dire ? Que je mérite la peine capitale à cause de mes cheveux ? Et l'enfant, alors ?

— Ne reste pas là à te tordre les mains comme un idiot — bon Dieu, je déteste les idiots », hurla Sandor. Ses yeux verts lançaient des éclairs, ses lèvres se crispaient. Il devait être convaincu qu'il soulageait l'âme de Herzog du poids mort de l'illusion, et ses longs doigts blancs, pouces et index, ne cessaient de s'agiter avec nervosité.

« Quoi ! La peine capitale ? Les cheveux ? Qu'est-ce que tu me chantes ! J'ai juste dit qu'ils confieraient l'enfant à une jeune mère.

— C'est Madeleine qui vous a donné cette idée. Ça aussi, elle vous l'a mis en tête. Pour m'empêcher de m'adresser à la justice.

— Elle ne m'a rien du tout ! Je te dis ça uniquement pour ton bien. Ce coup-ci, c'est elle qui est maître de la situation. Elle a gagné et tu as perdu. Peut-être qu'elle veut quelqu'un d'autre.

— Ah bon ? Elle vous l'a dit ?

— Elle ne m'a rien dit. J'ai dit “peut-être”. Calme-toi, donc. Sers-lui à boire, Bea. De sa propre bouteille. Il n'aime pas le scotch. »

Beatrice alla chercher le bourbon Guckenheimer's 45° de Herzog.

« Bon, reprit Sandor. Et maintenant, arrête tes conneries. Fini de jouer les bouffons, mon vieux. » Son expression se modifia et il laissa filtrer un peu de gentillesse. « Eh bien, toi quand tu souffres, tu souffres. Tu es le vrai, l'authentique exemple du Juif qui creuse jusqu'au fond des émotions. Je te reconnais ça et je le comprends. J'ai grandi dans Sangamon Street, n'oublie pas, à l'époque où un Juif était encore un Juif. Je sais ce qu'est la souffrance — nous sommes sur la même longueur d'ondes. »

Herzog, le passager, nota : En dépit de tous mes efforts, je ne parvenais pas à comprendre. J'ai souvent cru que j'allais exploser, avoir une attaque d'apoplexie. Plus tu cherchais à me réconforter, plus je m'avançais vers le seuil de la mort. Qu'est-ce que je fabriquais là ? Pourquoi étais-je chez toi ?

Je devais être drôle à voir avec mon chagrin. Occupé à regarder par la fenêtre la végétation dénudée du jardin de derrière. Les carrés bruns et délicats d'ansérine. Les laiterons aux capitules vides et béants. Ou à contempler l'écran gris de la télévision.

Le dimanche matin, tôt, Sandor entra dans le living. « Mon vieux, dit-il à Herzog, je t'ai dégoté une super-police d'assurance. »

Nouant sa robe de chambre tandis qu'il descendait de son lit installé à côté du bar, Herzog demeura interdit.

« Pardon ?

— On peut te trouver une formidable assurance pour couvrir l'enfant.

— Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?

— Je t'en ai parlé la semaine dernière, mais tu devais penser à autre chose. Que tu tombes malade, que tu aies un accident, que tu perdes un œil ou même que tu deviennes cinglé, Junie sera protégée.

— Mais je pars pour l'Europe et j'ai pris une assurance voyage.

— Ça, c'est si tu meurs. Là, par contre, même si tu fais une dépression nerveuse et qu'on doive te placer dans une institution, l'enfant continue à recevoir son allocation mensuelle.

— Qui parle de dépression ?

— Tu crois que je fais ça pour moi ? Je suis pris entre vous deux », répondit Sandor, tapant de son pied nu sur les poils de l'épais tapis.

Dimanche et son brouillard gris montant du lac, ses minéraliers qui mugissaient comme du bétail flottant sur l'eau. On entendait résonner le vide des coques. Herzog aurait tout donné pour être un matelot en route pour Duluth.

« Ou tu veux de mes conseils d'avocat ou tu n'en veux pas, poursuivit Sandor. Je ne cherche qu'à faire au mieux pour vous tous. Vrai ou non ?

— Ma présence est là pour le prouver. Vous m'hébergez chez vous.

— Bon, alors passons aux choses sérieuses. Avec Madeleine, tu n'auras pas d'ennuis. Pas de pension alimentaire à verser. Elle ne va pas tarder à se remarier. Je l'ai emmenée déjeuner chez Fritzl, et des types qui n'avaient plus dit un seul mot à ce vieux Sandor H. depuis des lustres se sont précipités vers notre table avec une telle trique qu'ils trébuchaient dessus. Y compris le rabbin de mon temple. Une vraie bombe sexuelle.

— Vous êtes fou à lier. Et elle, je sais parfaitement ce qu'elle est.

— Qu'est-ce que tu veux dire — elle est moins pute que la plupart. Dans ce monde, nous sommes tous des putes, tâche de ne jamais l'oublier. Je sais très bien que je suis une pute. Et toi, je constate que tu es le roi des schnock. En tout cas, c'est ce que les crânes d'œuf m'ont dit. Mais je te parie une garde-robe entière que finalement, toi aussi tu n'es qu'une pute.

— Vous savez ce qu'est l'homme-masse, Himmelstein ? »

Sandor fronça les sourcils. « Le quoi ?

— L'homme-masse. L'homme de la rue. L'âme du peuple. Qui remet tout le monde à sa place.

— L'âme du peuple ! Pour qui tu te prends ? Moi, je te parle de faits, pas de conneries de ce genre.

— Et vous croyez qu'un fait, c'est ce qui est moche.

— Les faits sont moches.

— Vous pensez donc qu'ils sont vrais parce qu'ils sont moches.

— Et toi — tout ça, monsieur le méprise. Qu'est-ce qui te permet de prendre de grands airs ? Ta mère faisait elle-même sa lessive ; vous aviez des pensionnaires ; ton vieux était un trafiquant d'alcool à la noix. Je vous connais, vous les Herzog et votre yiches. Alors, ne la ramène pas avec moi. Moi aussi je suis un youpin et j'ai obtenu mon diplôme en suivant des cours du soir dans une boîte pisseuse. Okay ? Maintenant, mon doux rêveur, on laisse tomber ces trucs merdiques. »

Herzog, ébranlé, assommé, n'avait rien à répliquer. Qu'est-ce qu'il était venu chercher ici ? De l'aide ? Une tribune pour exprimer sa colère ? Une réaction indignée face aux injustices dont il était victime ? Or, c'était la tribune de Sandor, pas la sienne. Ce nabot irascible aux dents en avant et au visage creusé de rides profondes. Sa poitrine de traviole faisait une bosse sur le haut de son pyjama vert. Ça, c'était le Sandor méchant, emporté, pensa Herzog. Mais il pouvait également être séduisant, généreux, de bonne compagnie et même spirituel. La lave coulant de son cœur lui avait peut-être déformé les côtes et la force de sa langue diabolique fait pousser les dents. Parfait, Moshe Herzog — si tu veux qu'on te prenne en pitié, sollicite aide et secours, et inévitablement, tu te retrouveras à la merci de ces esprits furieux. Qui t'infligeront leur « vérité ». C'est ça que ton masochisme signifie, mein zisse n'shamele. Les hommes bien sont attirés par les idées des autres et ne pensent pas par eux-mêmes. Il faut nettoyer les portes de la perception au moyen de la connaissance, au moyen de l'expérience. En plus de quoi, opposition est véritable amitié. On me l'a dit.

« Tu veux t'occuper de ta fille, c'est ça ? demanda Sandor.

— Oui, naturellement. Mais vous m'avez dit l'autre jour que je ferais mieux de l'oublier, qu'elle grandirait loin de moi comme une étrangère.

— En effet. La prochaine fois que tu la verras, elle ne te reconnaîtra même pas. »

Sandor songeait à ses enfants à lui, ces petites musaraignes ; mais ma fille est faite d'une plus fine étoffe. Elle, elle ne m'oubliera pas. « Je ne le crois pas.

— En tant qu'avocat de la famille, j'ai une responsabilité sociale vis-à-vis de la gamine. Je dois la protéger.

— Vous ? Mais je suis son père !

— Tu peux perdre la boule. Ou mourir.

— Mady aussi peut mourir. Pourquoi ce n'est pas elle qui prendrait l'assurance ?

— Elle n'accepterait jamais. Ce n'est pas dans les attributions de la femme. C'est dans celles de l'homme.

— Pas en ce qui me concerne. C'est Madeleine qui jette tout son poids comme un homme. Elle s'arrange pour avoir la garde de notre fille, puis elle me flanque à la rue. Elle s'imagine qu'elle peut être à la fois la mère et le père. Je payerai les primes sur sa tête à elle. »

Sandor se mit soudain à crier : « Je n'en ai rien à foutre d'elle. Je n'en ai rien à foutre de toi. Je pense à cette enfant.

— Pourquoi êtes-vous si sûr que je mourrai le premier ?

— Et c'est la femme que tu aimes ? » dit Sandor d'un ton plus bas. Il semblait s'être souvenu de sa tension dangereusement élevée. Après un effort complexe qui se lut dans ses yeux pâles et sur ses lèvres, et qui lui plissa le menton, il continua d'une voix égale : « Je prendrais moi-même une assurance s'il n'y avait pas l'examen médical. Je serais enchanté de claquer et de laisser une fortune à Bea. Oui, ça me plairait bien.

— Ensuite, elle pourra aller à Miami et se teindre les cheveux.

— Oui, c'est vrai. Pendant que je verdirai dans ma boîte comme un vieux penny, elle baisera avec tout le monde. Je ne lui en voudrai pas.

— Bon, Sandor... » dit Herzog. Il désirait clore le sujet. « Pour l'instant, je n'ai pas trop envie de prendre de dispositions au sujet de ma mort.

— Qu'est-ce qu'elle a de si extraordinaire ta foutue mort ? » s'exclama Sandor. Il se redressa, presque collé à Herzog qui, un peu effrayé par sa voix perçante, les yeux écarquillés, baissa le regard pour étudier le visage de son hôte. Il avait les traits taillés à coups de serpe, d'une beauté rugueuse. Sa petite moustache était hérissée, tandis qu'un vert agressif, un venin laiteux gagnait ses yeux ; sa bouche se tordit. « Je renonce à cette affaire ! vociféra-t-il.

— Vous n'êtes pas bien ? s'inquiéta Herzog. Où est Beatrice ? Beatrice ! »

Mrs. Himmelstein se contenta de fermer la porte de sa chambre.

« Elle n'a qu'à s'adresser à un cabinet d'avocats véreux !

— Pour l'amour du ciel, cessez de crier.

— Ils t'assassineront.

— Sandor, arrêtez.

— Tu seras à leur merci. Ils t'écorcheront vif. »

Herzog se boucha les oreilles. « Je ne peux pas supporter ça.

— Ils feront des nœuds avec tes tripes, mon salaud. Ils te colleront un compteur dans le nez et te factureront tes respirations. On te possédera par-devant et par-derrière. Là, tu penseras à la mort. Tu prieras pour qu'elle vienne. Un cercueil te paraîtra plus enviable qu'une voiture de sport.

— Mais ce n'est pas moi qui ai quitté Madeleine.

— J'ai détruit des types de cette manière.

— Quel mal lui ai-je fait ?

— Le tribunal s'en fout. Tu as signé des papiers — tu les as lus ?

— Non, je vous ai fait confiance.

— On ne t'épargnera pas. Elle, c'est la mère — la femme. C'est elle qui a les nénés. Ils auront ta peau.

— Mais je ne suis coupable de rien.

— Elle te hait. »

Sandor ne hurlait plus. Il avait retrouvé son volume sonore habituel. « Bon Dieu ! Décidément, tu ne sais rien à rien. Tu es un homme cultivé, non ? Dieu merci, mon vieux père n'avait pas assez de fric pour m'envoyer à l'université de Chicago. Je travaillais au magasin Davis tout en faisant mes études à John Marshall. L'instruction ? La belle plaisanterie ! Tu ne comprends même pas ce qui se passe. »

Moses était ébranlé. Il commençait à reconsidérer la question. « D'accord... dit-il.

— D'accord quoi ?

— Je prends une assurance-vie.

— Pas pour me faire plaisir !

— Non, pas pour vous faire plaisir...

— C'est un gros morceau — quatre cent dix-huit dollars.

— Je trouverai l'argent. »

Sandor dit : « Parfait, mon garçon. Tu montres enfin un peu de bon sens. Et maintenant, si on pensait au petit-déjeuner — je vais préparer du porridge. » Dans son pyjama vert impression cachemire, il se dirigea vers la cuisine sur ses longs pieds sans chaussons. Herzog le suivit dans le couloir et l'entendit crier devant l'évier : « Regardez-moi ce bordel ! Pas une casserole, pas un plat et même pas une seule cuillère propres ! Ça pue les ordures. On se croirait dans un égout ici ! » Effrayé, le vieux chien obèse et tout pelé s'enfuit, ses griffes cliquetant sur le carrelage — clic-clic, clic-clic. « Salopes de paniers percés ! hurla-t-il à l'intention des femmes de son foyer. Putains de garces, tout juste bonnes à tortiller du cul dans les magasins de fringues et à se faire peloter dans les buissons. Et après, elles rentrent à la maison, se gavent de gâteaux et laissent dans l'évier un tas d'assiettes dégueulasses, pleines de chocolat. C'est ça qui leur file des boutons.

— Doucement, Sandor.

— Est-ce trop demander ? L'ancien combattant infirme, lui, il consacre son temps à cavaler à travers l'hôtel de ville, de salle de tribunal en salle de tribunal — jusqu'à la 26e Rue et California. Et tout ça pour elles ! Tu crois que ça les dérange que je doive lécher le cul de toutes sortes de connards pour avoir un peu de boulot ? » Sandor entreprit de débarrasser l'évier. Il jeta les coquilles d'œufs et les pelures d'oranges dans le coin à côté de la poubelle — le marc de café aussi. Il entra en fureur, cassa les verres et les assiettes. De ses longs doigts fins, ses doigts de bossu, il s'empara des plats couverts de glaçage. Sans rien perdre de l'élégance de ses gestes — incroyable ! —, il les envoya s'écraser contre le mur. Il renversa l'égouttoir, la poudre à laver, puis il se mit à pleurer de rage. Et également sur son sort, lui qui avait des émotions si intenses. La bouche ouverte et les dents en avant ! De longs poils s'échappaient de son torse difforme.

« Moses — elles me tuent ! Elles tuent leur père ! »

Dans leur chambre, ses filles écoutaient. La petite Sheldon était dans Jackson Park avec sa troupe de scouts. Beatrice ne se montra pas.

« On peut se passer de porridge, suggéra Herzog.

— Non, non. Je vais nettoyer une casserole. » Ses larmes continuaient à couler. Sous le flot torrentiel du robinet, ses doigts manucurés récurèrent l'aluminium au moyen d'un tampon métallique.

Une fois un peu calmé, il dit : « Tu sais, Moses, je suis allé consulter un psychiatre à propos de cette maudite vaisselle. Ça me coûte vingt dollars de l'heure. Moses, qu'est-ce que je vais faire avec mes filles ? Sheldon, elle s'en sortira. Tessie n'est peut-être pas trop mal partie. Mais Carmel ! Je ne sais plus comment m'y prendre avec elle. J'ai peur que les garçons lui aient déjà glissé la main dans la culotte. Prof, pendant que tu es là, je ne te réclame rien » (pour le gîte et le couvert, entendait-il), « mais j'aimerais beaucoup que tu t'intéresses à son développement mental. C'est l'occasion pour elle de connaître un intellectuel — une célébrité —, une autorité. Tu veux bien lui parler ?

— Lui parler de quoi ?

— De livres, d'idées. Emmène-la se promener. Discute avec elle. S'il te plaît, Moses, je t'en supplie.

— Oui, bien sûr, je lui parlerai.

— J'ai demandé au rabbin — mais à quoi ils servent, ces rabbins réformés ? Je sais que je ne suis qu'un type vulgaire. Un terrible Mr. Bang 1 qui pique ses crises. Je travaille pour ces gamines... »

Il saigne les pauvres à blanc. Rachète les traites aux marchands qui vendent à crédit des produits de luxe aux prostituées du South Side. Que moi, je renonce à ma fille, ça ne le gêne pas le moinsdu monde, mais ses petites musaraignes, il faut qu'elles aient de la culture.

« Si Carmel était un peu plus âgée, je te proposerais de l'épouser. »

Moses, pâle, surpris, dit : « C'est une très jolie fille. Beaucoup trop jeune, naturellement. »

Sandor passa son long bras autour de la taille de Herzog et l'attira contre lui. « Arrête de vivre en nomade, prof. Essaye de mener une existence normale. Où est-ce que tu n'es pas allé — le Canada, Chicago, Paris, New York, le Massachusetts. Tes frères ont très bien réussi ici, dans notre ville. D'accord, ce qui est bon pour Alexander et Willie ne suffit pas à un macher comme toi. Moses E. Herzog — il n'a pas un sou à la banque, mais il a son nom dans les bibliothèques.

— J'espérais que Madeleine et moi, on pourrait se poser.

— En pleine cambrousse ? Ne sois pas con. Avec une nana pareille ? Tu rigoles, ou quoi ? Reviens donc chez toi. Tu es un Juif du West Side. Quand tu étais petit, je te voyais au Jewish People's Institute. Ralentis un peu. Cesse de te détruire. J'ai plus d'affection pour toi que pour tous les membres de ma maudite famille. Tu ne m'as jamais gratifié de ton numéro bidon de diplômé de Harvard. Reste parmi les tiens — avec les gens au grand cœur. Avec ceux qui t'aiment. Alors, qu'est-ce que tu en penses ? » Il recula légèrement sa belle et large tête au teint cireux pour regarder dans les yeux Herzog qui sentit de nouveau le courant de l'affection les envelopper, Himmelstein et lui. Le visage de Sandor, creusé de longues rides jaunes, avait une expression joyeuse. « Tu ne peux pas vendre ta baraque dans ton trou perdu des Berkshires ?

— Si, peut-être.

— Eh bien, voilà qui est réglé, nom de Dieu ! Perds un peu d'argent si tu ne peux pas faire autrement. Le quartier de Hyde Park n'est plus ce qu'il était, mais de toute façon, tu n'aurais jamais voulu habiter au milieu de tous ces shmoes aux cheveux longs. Loue-toi quelque chose près de chez moi. »

Bien qu'épuisé, le cœur brisé comme un imbécile, Herzog écoutait, pareil à un enfant à qui on raconte une histoire.

« Prends-toi une vraie femme d'intérieur plus proche de ton âge. Et qui soit aussi une bonne baiseuse. Quel mal y a-t-il à ça ? Si besoin est, on te trouvera une superbe femme de couleur. Fini les Japonaises pour toi.

— Qu'est-ce que vous voulez dire ?

— Tu sais parfaitement ce que je veux dire. À moins que ce qu'il te faille, c'est une fille rescapée des camps de concentration qui te serait reconnaissante de lui offrir un foyer. Toi et moi, on mènera la grande vie. On ira aux bains russes de North Avenue. Ils m'ont dégommé à Omaha Beach, mais je suis toujours là et je les emmerde tous. On fera la fête. On trouvera une shul orthodoxe — j'en ai marre de ces conneries de temple. Toi et moi — on se cherchera un bon chazan...  » Étirant ses lèvres de sorte que sa moustache presque invisible se dessinât légèrement, Sandor se mit à psalmodier : « Mi pnei chatoenu golino m'artzenu. » À cause de nos péchés nous avons été exilés de notre pays. « Toi et moi, deux bons Juifs d'autrefois. » Il tenait Moses sous l'emprise de ses yeux verts comme la rosée. « Tu es un fils pour moi. Un fils innocent au cœur tendre. »

Il embrassa Moses. Lequel Moses perçut aussitôt les effluves de l'amour guimauve. Un amour guimauve informe, enflé, affamé, aveugle, lâche.

« Pauvre con ! se dit Moses à lui-même dans le train. Pauvre con ! »

Je t'avais laissé de l'argent au cas où, et tu l'as donné à Madeleine pour qu'elle s'achète des vêtements. Tu étais son avocat ou le mien ?

J'aurais dû m'en douter à la manière dont il parlait de ses clientes et dont il agressait tous les hommes. Mon Dieu ! comment ai-je pu me fourrer là-dedans ? Pourquoi suis-je allé le trouver ? Je devais vouloir que ces choses absurdes m'arrivent. J'étais tellement enfermé dans ma folie que même eux, tous ces Himmelstein, ils en savaient davantage que moi. Ils me montraient les réalités de la vie et m'enseignaient la vérité.

Vengé par la haine de mes orgueilleuses inepties.

Dans la douceur de la fin d'après-midi, plus tard, au bord de l'eau à Woods Hole, alors qu'il attendait le ferry, il contempla le réseau de reflets étincelants au milieu des ténèbres vertes. Il aimait à penser au pouvoir du soleil, à la lumière, à l'océan. La pureté de l'air l'émouvait. L'eau était limpide, où filaient des bancs de petits poissons. Herzog soupira et se dit : « Loué soit le Seigneur — Loué soit le Seigneur ! » Il respirait plus librement. Il avait le cœur remué par le vaste horizon ; les couleurs profondes ; la faible odeur iodée, un peu âcre, qui se dégageait des algues et des mollusques ; le sable fin, blanc et lourd ; mais surtout par la transparence verte cependant qu'il regardait le fond rocheux sillonné de fils dorés. Jamais immobile. Si son âme pouvait projeter un reflet aussi brillant, aussi délicat, il serait prêt à prier Dieu d'en user ainsi de lui. Mais ce serait trop simple. Ce serait trop puéril. La sphère réelle n'est pas claire comme ici, mais turbulente, furieuse. Une immense agitation humaine s'y déroule. La mort rôde. Si vous connaissez un peu de bonheur, cachez-le. Et si votre cœur déborde, gardez la bouche fermée.

 

Il recouvrait par instants sa santé mentale, mais il ne parvenait pas à maintenir longtemps l'équilibre. Le ferry arriva, il monta à bord, le chapeau bien enfoncé dans le vent marin, un peu honteux d'apprécier ce moment qui évoquait les vacances. Du pont supérieur, Herzog regarda les voitures embarquer au milieu d'un tourbillon de sable et de marne. Pendant la traversée, les pieds sur son sac posé à l'envers, il resta au soleil et, les yeux mi-clos, observa les bateaux.

Sur le quai de Vineyard Haven, il prit un taxi. Le chauffeur tourna dans la rue principale parallèle au port, bordée de grands arbres — la mer, les voiliers sur la droite, et la chaussée qui passait sous les feuillages inondés de soleil. De grosses lettres dorées brillaient sur les devantures rouges des boutiques. Le centre commercial était aussi illuminé qu'un décor de théâtre. Le taxi roulait doucement, comme si le vieux moteur avait le cœur malade. Il longea la bibliothèque municipale, les allées à colonnades, les ormes majestueux en forme de lyres et les sycomores à l'écorce parsemée de taches blanches — les sycomores surtout, il les remarqua. Ces arbres jouaient un rôle important dans sa vie. Le vert du soir s'installait et le bleu de l'eau, quand on détournait le regard des ombres de l'herbe, semblait de plus en plus pâle. Le taxi prit de nouveau à droite, en direction du littoral. Il s'arrêta et Herzog sortit, paya, n'écoutant que d'une oreille les indications du chauffeur. « Descendre l'escalier — remonter. Très bien, merci. » Il aperçut Libbie qui l'attendait sur la véranda, vêtue d'une robe de couleur vive. Il agita la main. Elle lui envoya un baiser.

Il comprit tout de suite qu'il avait commis une erreur. Vineyard Haven n'était pas un endroit pour lui. C'était ravissant, et Libbie était charmante, l'une des femmes les plus charmantes du monde. Simplement, je n'aurais jamais dû venir, c'est tout, pensa-t-il. Il parut chercher du regard les marches en bois le long de la pente, lui, un homme d'apparence robuste, hésitant, qui serrait son sac contre lui comme un joueur qui s'apprête à passer le ballon. Il avait les mains larges, sillonnées de grosses veines ; ce n'étaient pas les mains d'un homme qui travaille avec son cerveau, mais celles d'un peintre en bâtiment ou d'un maçon-né. La brise gonflait ses vêtements légers, puis les plaquait contre son corps. Quelle allure il avait — et quelle tête ! Il se trouvait dans un état d'esprit tellement bizarre qu'il ne pouvait faire autrement que de le percevoir comme il était — passionné, éploré, fantasque, dangereux, cinglé et, jusqu'à la démesure, « comique ». C'était assez pour inciter n'importe qui à prier Dieu de le débarrasser de cet écrasant fardeau que sont l'individualité et le développement intellectuel, et pour l'envoyer, lui un raté, rejoindre l'ensemble de l'espèce en vue d'une cure élémentaire. Mais c'était devenu une façon à la mode et presque conventionnelle de considérer individuellement chaque existence. Sous cet aspect, le corps lui-même, avec ses deux bras et sa verticalité, pouvait se comparer à la Croix sur laquelle on connaissait le supplice de la conscience séparée de l'être. Du reste, sa cure élémentaire, il l'avait subie, administrée par Madeleine, Sandor et consorts ; ainsi ses récents malheurs pouvaient-ils être vus comme le fruit d'un projet collectif, auquel il participait, destiné à tuer son orgueil et ses prétentions à une vie personnelle afin qu'il se désintègre, souffre et haïsse comme tant d'autres, non pas sur quelque chose d'aussi raffiné qu'une croix, mais dans le bourbier de la dissolution post-Renaissance, post-humaniste, post-cartésienne, à un pas du Vide. Tout le monde y était embarqué. « L'Histoire » offrait à chacun un voyage gratuit. Les Himmelstein eux-mêmes, qui n'avaient jamais lu le moindre ouvrage de métaphysique, vantaient le Vide comme s'il ne s'agissait de rien d'autre qu'un terrain à vendre. Ce petit démon était imprégné d'idées modernes, dont l'une faisait particulièrement battre son terrible petit cœur : il faut sacrifier sa pauvre personnalité braillarde et mesquine — qui de toute manière n'est sans doute (d'un point de vue analytique) qu'une mégalomanie infantile persistante, ou (d'un point de vue marxiste) une sale petite propriété bourgeoise — à la nécessité historique. Et à la vérité. Laquelle vérité n'est vérité que lorsqu'elle inflige davantage de honte et de tristesse aux êtres humains, de sorte que si elle dévoile autre chose que le mal, c'est l'illusion et non pas la vérité. Mais lui, naturellement, Herzog, se rebiffant comme il était prévisible contre de telles tendances, s'était obstinément, aveuglément, crânement mais sans assez de courage ou d'intelligence, efforcé d'être un Herzog magnifique, un Herzog qui, avec maladresse peut-être, essayait de conformer sa vie à des principes de vertus magnifiques vaguement comprises. Certes, il avait été trop loin, bien au-delà de ses talents et de ses possibilités, et c'est le cruel écueil auquel se heurte celui qui a de violentes impulsions, ou même la foi, mais qui manque d'idées claires. Qu'est-ce que l'échec signifie ? Qu'il n'existe ni loyauté, ni générosité, ni autres vertus sacrées ? Aurait-il dû être un Herzog ordinaire, dépourvu d'ambition ? Non. Et Madeleine n'aurait jamais épousé un tel homme. Ce qu'elle avait recherché avec acharnement, c'était précisément un Herzog ambitieux. Pour lui faire un croc-en-jambe, l'aplatir et l'abattre avant de l'achever et de répandre sa cervelle par terre d'un coup de pied assassin, la garce ! Oh, quel désordre il avait créé — quel gaspillage d'intelligence et de sentiments ! Quand il pensait à l'ennui teinté d'angoisse qui avait présidé à la cour interminable qu'il lui avait faite et au mariage avec tout ce qu'il avait investi dans les préparatifs — rien qu'en dispositions matérielles, en trains, en avions, en hôtels, en grands magasins, en banques où il avait banqué, en hôpitaux, en médecins et en médicaments, en dettes ; sans compter les nuits d'insomnie atroce, les après-midi jaunâtres, assommants, l'épreuve du combat sexuel, et l'épouvantable égocentrisme qu'il implique —, il s'émerveillait d'avoir survécu à tout cela. Et il s'émerveillait même d'avoir désiré survivre. Nombre de ceux de sa génération s'y étaient épuisés, étaient morts de crises cardiaques, de cancers ou avaient souhaité mourir, ce qui était compréhensible. Mais lui, le nul, le cinglé, malgré ses bévues, il lui fallait être malin, coriace. Il survivait. Et pour quoi ? Qu'est-ce qu'il espérait, à traîner comme ça ? Poursuivre sa carrière de relations personnelles jusqu'à ce que ses forces, enfin, l'abandonnent ? Ou remporter des succès sensationnels dans le domaine de l'intime, un bourreau des cœurs ? Herzog l'amoureux, en quête d'amour, qui étreint ses Wanda, ses Zinka et ses Ramona l'une après l'autre ? Mais c'est un objectif de femmes. Serrer à étouffer, briser les cœurs, c'est l'affaire des femmes. Le rôle de l'homme réside dans les devoirs, dans les usages, dans le comportement social et dans la politique au sens aristotélicien. Bon, et maintenant, pourquoi suis-je ici, à Vineyard Haven, et en vacances qui plus est ! Le cœur brisé et à moitié déguisé, avec mon pantalon italien, mes stylos à plume et mon chagrin — pour ennuyer cette pauvre Libbie, lui casser les pieds et exploiter son affection, la contraindre à s'acquitter de sa dette parce que j'ai été si gentil et si correct quand son dernier mari, Erikson, a pété les plombs et tenté de la poignarder puis de se suicider au gaz ? À l'époque, oui c'est vrai, j'ai été serviable. Mais si elle n'avait pas été si belle, si sexy et si évidemment attirée par moi, me serais-je montré un ami aussi empressé ? Il n'y a pas de quoi être fier à l'idée de venir ainsi l'importuner avec mes problèmes, elle qui s'est mariée il y a tout juste quelques mois. Suis-je venu réclamer une contrepartie ? Fais demi-tour, Moshe-Hanan, et reprends le prochain ferry. Tout ce dont tu avais besoin, c'est d'un voyage en train. Et il a rempli son but.

Libbie descendit le sentier à sa rencontre et l'embrassa. Elle était habillée pour le soir d'une robe de cocktail couleur orange ou coquelicot. Il fallut un petit moment à Herzog pour déterminer si l'odeur de parfum provenait du massif de pivoines ou du cou et des épaules de Libbie. Elle était simplement heureuse de le voir. Par des moyens honnêtes ou non, il s'était fait d'elle une amie.

« Comment vas-tu !

— Je ne reste pas, dit Herzog. C'est une erreur.

— Qu'est-ce que tu racontes ? Le voyage a été long. Viens que je te présente à Arnold. Installe-toi et bois un verre. Tu es vraiment drôle. »

Elle eut un rire moqueur, et il ne put que l'imiter. Sissler sortit sur la véranda, un homme d'une cinquantaine d'années, échevelé et ensommeillé mais jovial qui grogna des paroles de bienvenue d'une voix grave. Il portait un ample pantalon rose avec une ceinture élastique.

« Il dit qu'il repart déjà, Arnold. Je t'avais prévenu qu'il était bizarre.

— Vous avez fait tout ce trajet pour nous le dire ? Entrez, entrez. Je m'apprêtais à allumer un feu. Dans une heure le froid va tomber et nous avons des invités à dîner. Je vous sers quelque chose ? Scotch ou bourbon ? À moins que vous préfériez d'abord aller vous baigner ? » Sissler, les yeux noirs, plissés, lui adressa un large et amical sourire. Ses yeux étaient petits et ses dents écartées ; il était chauve et sur la nuque ses cheveux épais faisaient saillie comme l'un de ces gros champignons qui poussent sur la face moussue des troncs d'arbres. Libbie avait épousé un brave type, un sage à l'allure confortable, le genre qui se révèle toujours posséder de grandes réserves de compréhension et d'humanité. À la lumière plus vive du côté de la maison donnant sur l'océan, Libbie, le teint lisse et bronzé, semblait pleinement à son avantage, heureuse. Elle portait un rouge à lèvres nuance coquelicot, un bracelet tressé de fils d'or, un lourd collier en or. Elle avait un peu vieilli — elle devait avoir trente-huit ou trente-neuf ans, supposait-il, mais ses yeux noirs, rapprochés, qui lui conféraient un regard coulant, fluide (elle avait un nez délicat, adorable), étaient plus limpides qu'il ne les avait jamais vus. Elle se trouvait à ce tournant de la vie où les signes de l'hérédité commencent de se manifester, où les défauts des ancêtres commencent à apparaître — une tache, des rides qui se creusent, et qui au début accentuent la beauté d'une femme. La mort, cette artiste, très lentement met ses premières touches. Aujourd'hui, Sissler n'aurait pu s'en soucier moins. Il s'y était déjà résigné, et il continuerait à gronder de sa voix à l'accent russe, demeurerait le même homme d'affaires franc et direct jusqu'à la fin de ses jours. Et quand l'heure viendrait, il lui faudrait agoniser couché sur le flanc à cause de la masse de ses cheveux à l'arrière de son crâne.

Des idées qui dépeuplent le monde.

Tandis que Herzog acceptait un verre, s'entendait remercier d'une voix claire et se regardait s'asseoir dans un fauteuil tendu de chintz, son analyse psychologique l'amena à penser que ce n'était peut-être pas le lit de mort de Sissler qui lui était apparu dans sa vision, mais celui d'un autre homme marié. C'était peut-être lui qui mourait après tout. Il avait eu une femme — deux en fait — et avait été lui-même sujet à de pareils fantasmes au parfum de mort. Donc, voilà : la première condition requise pour que l'être humain connaisse la stabilité, c'est que ledit être humain désire réellement exister. C'est ce qu'affirme Spinoza. C'est nécessaire au bonheur (felicitas). Il ne peut pas se conduire bien (bene agere) ni vivre bien (bene vivere) si lui-même ne désire pas vivre. Mais il est tout aussi naturel, ainsi que le prétend la psychologie, de tuer mentalement (un meurtre mental chaque jour éloigne le psychiatre pour toujours), et dans ce cas, le désir d'exister n'est pas assez stable pour permettre de vivre bien. Est-ce que je veux exister ou est-ce que je veux mourir ? Mais ici, en société, il ne pouvait pas espérer répondre à de pareilles questions, aussi il se contenta de prendre le verre où tintaient les glaçons et de boire une gorgée de bourbon. L'alcool descendit et lui brûla agréablement la poitrine comme des cordons de feu enchevêtrés. Il apercevait en contrebas la plage grêlée et le coucher de soleil flamboyant sur la mer. Le ferry revenait. Dès que le soleil disparut, les lumières s'allumèrent sur la coque immense. Dans le ciel calme un hélicoptère se dirigeait vers Hyannis Port, où habitaient les Kennedy. De grandes choses là-bas, autrefois. La puissance des nations. Qu'est-ce que nous en savons ? Moses ressentit un pincement au cœur à la pensée de feu le Président. (Je me demande ce que je dirais à un président au cours d'une conversation.) Il eut un petit sourire en se rappelant sa mère qui exaltait ses mérites auprès de tante Zipporah : « Quelle petite langue agile, il a Moshele, il pourrait parler au président. » Mais à l'époque, le président était Harding. Ou bien était-ce Coolidge ? Pendant ce temps-là, la conversation se poursuivait. Sissler s'efforçait de mettre Herzog à l'aise — j'ai sûrement l'air perturbé — et Libbie semblait soucieuse.

« Ne vous inquiétez pas pour moi, dit Moses. Je suis simplement un peu excité. » Il rit. Libbie et Sissler échangèrent un regard, mais se détendirent. « C'est une belle maison que vous avez. Vous la louez ?

— Non, elle est à moi, répondit Sissler.

— Ah bon ? Un endroit superbe. Juste pour l'été, n'est-ce pas ? Vous pourriez facilement la rendre habitable pour l'hiver.

— Ça coûterait quinze mille dollars, ou peut-être plus, dit Sissler.

— Tant que ça ? J'imagine que la main-d'œuvre et les matériaux sont plus chers sur cette île.

— Je pourrais le faire moi-même, bien entendu, reprit Sissler. Mais nous venons ici pour nous reposer. J'ai cru comprendre que vous-même possédiez également une propriété.

— Oui, à Ludeyville, dans le Massachusetts.

— Où, exactement ?

— Dans les Berkshires. Vers le sud, à la limite du Connecticut.

— Ce doit être un joli coin.

— Joli, oui. Mais trop isolé. Loin de tout.

— Je vous ressers ? »

Sissler se figurait sans doute que l'alcool allait le calmer.

« Moses aimerait peut-être faire un brin de toilette après son voyage, dit Libbie.

— Je vais lui montrer sa chambre. »

Sissler prit le sac de Herzog.

« C'est un magnifique escalier ancien que vous avez là, constata Moses. Même pour des milliers de dollars, on n'arriverait pas à en construire un pareil aujourd'hui. Pour une maison de vacances, on y a consacré beaucoup de travail.

— Il y a soixante ans, on trouvait encore de vrais artisans, dit Sissler. Regardez ces portes — de la loupe d'érable. Voilà, c'est là. Je crois qu'il ne manque rien — serviettes, savon. Nous avons des voisins qui viennent ce soir. Une femme seule. Une chanteuse. Miss Elisa Thurnwald. Divorcée. »

La chambre, vaste et confortable, offrait une vue sur la baie. Les phares bleutés des deux pointes, East et West Chop, étaient allumés.

« C'est beau, dit Herzog.

— Installez-vous. Faites comme chez vous. Restez aussi longtemps que vous voudrez. Je sais quel ami vous avez été pour Libbie quand elle traversait une mauvaise passe. Elle m'a raconté comment vous l'aviez protégée de ce fou furieux d'Erikson. Il a même essayé de poignarder cette pauvre petite. Elle n'avait personne vers qui se tourner en dehors de vous.

— En fait, Erikson non plus n'avait personne vers qui se tourner.

— Et alors ? » demanda Sissler, son visage taillé à coups de serpe tenu légèrement de profil, afin que de ses petits yeux malins, il puisse cependant étudier Herzog avec attention. « Vous avez pris sa défense. Pour moi, il n'y a que ça qui importe. Pas seulement parce que j'aime cette petite, mais aussi parce qu'il y a tellement de sales types dans la nature. Vous avez des problèmes, je le vois bien. Vous êtes mal dans votre peau. Vous avez une âme — n'est-ce pas, Moses ? » Il secoua la tête et tira sur sa cigarette qu'il serrait entre deux doigts jaunis, pressés contre sa bouche, tandis que sa voix grondait : « On ne peut pas la larguer cette petite salope, hein ? C'est un terrible handicap, une âme. »

Moses répondit dans un murmure : « Je ne suis même pas sûr d'en avoir encore une.

— Moi, je dirais que si. Bien... » Il tourna le poignet pour attraper les derniers rayons de lumière sur sa montre en or. « Vous avez le temps de vous reposer un peu. »

Il sortit, et Moses s'allongea sur le lit — bon matelas, édredon propre. Il resta ainsi un quart d'heure sans penser, les lèvres entrouvertes, bras et jambes écartés, à respirer doucement et à contempler les motifs du papier peint jusqu'à ce qu'ils se fondent dans les ténèbres. Quand il se leva, ce ne fut pas pour se laver et s'habiller, mais pour rédiger un mot d'adieu sur le bureau d'érable. Il y avait du papier à lettres dans le tiroir.

Je dois rentrer. Incapable de supporter la gentillesse en ce moment. Sentiments, cœur, tout dans un drôle d'état. Des affaires à régler. Mille fois merci à vous deux. Et beaucoup de bonheur. Vers la fin de l'été, peut-être, si vous m'invitez de nouveau. Avec toute ma gratitude, Moses.

Il quitta la maison sur la pointe des pieds. Les Sissler étaient dans la cuisine. Sissler entrechoquait les bacs à glaçons. Moses descendit l'escalier rapidement, franchit la porte grillagée en un éclair, sans bruit. Il se glissa à travers les buissons, déboucha dans la propriété voisine. Puis le sentier, et retour sur l'embarcadère du ferry. Il se rendit à l'aéroport en taxi. Tout ce qu'il trouva à cette heure-là, c'est un vol pour Boston. De Boston, il prit un avion pour l'aéroport Idlewild. À onze heures du soir, il était dans son lit à boire du lait chaud en mangeant un sandwich au beurre de cacahuètes. Son voyage lui avait coûté une petite fortune.

 

Il laissait en permanence la lettre de Geraldine Portnoy sur sa table de nuit. Il la relut avant de s'endormir. Il tâcha de se rappeler ce qu'il avait ressenti en la lisant pour la première fois, à Chicago, avec un peu de retard.

Cher Mr. Herzog, Je suis Geraldine Portnoy, l'amie de Lucas Asphalter. Vous vous souvenez peut-être... Vous vous souvenez peut-être ! Moses l'avait parcourue à toute vitesse (l'écriture était féminine — style éducation nouvelle virée cursive, les « i » surmontés de curieux petits cercles pas complètement fermés) — afin d'essayer d'absorber la lettre d'un seul coup, tournant les pages pour voir si l'objet principal n'était pas quelque part souligné. En fait, j'ai suivi votre cours sur les Romantiques considérés comme Philosophes sociaux. Nous n'étions pas d'accord sur Rousseau et Karl Marx. J'ai fini par rejoindre votre position selon laquelle Marx exprimait des espoirs métaphysiques sur l'avenir de l'humanité. Je prenais trop littéralement ce qu'il disait sur le matérialisme. Ma position ! Elle est banale, et pourquoi cette fille tient-elle à me faire languir comme ça — pourquoi n'en arrive-t-elle pas au fait ? Une fois encore, il avait tenté de comprendre où elle voulait en venir, mais tous ces points transformés en petits cercles tombaient devant ses yeux comme de la neige et masquaient le contenu du message. Vous ne m'avez probablement jamais remarquée, mais je vous aimais bien, et en tant qu'amie de Lucas Asphalter — il vous adore, il dit que vous brillez de toutes les vertus humaines —, j'ai naturellement beaucoup entendu parler de vous qui avez grandi dans l'ancien quartier de Lucas, et il m'a raconté comment vous jouiez au basket au sein de l'équipe de la Fraternité des garçons de la République, dans le bon vieux Chicago de Division Street. Parmi les entraîneurs, il y avait un de mes oncles par alliance — Jules Hankin. Je crois me rappeler ce Hankin. Il portait un gilet bleu et était coiffé avec la raie au milieu. Il ne faudrait pas que vous vous mépreniez. Je ne veux pas me mêler de vos affaires. Et je ne suis pas une ennemie de Madeleine. J'ai également de la sympathie pour elle. Elle est si vive, si intelligente, et si charmeuse, et puis elle a toujours été si chaleureuse et franche avec moi. Longtemps, je l'ai admirée et, comme je suis plus jeune qu'elle, j'étais ravie qu'elle me fasse ses confidences. Herzog rougit. Lesdites confidences devaient inclure le problème sexuel déshonorant dont il souffrait. Et en tant que l'une de vos anciennes étudiantes, j'étais bien sûr curieuse d'en savoir davantage sur votre vie privée, mais j'étais dans le même temps étonnée par la liberté de son ton et son empressement à s'épancher, et je n'ai pas tardé à comprendre que, pour une raison que j'ignorais, elle cherchait à me gagner à sa cause. Lucas m'a recommandé d'être sur mes gardes au cas où il y aurait de la lesbienne là-dessous, mais il ne faut pas oublier que les sentiments intenses entre membres du même sexe font souvent, et injustement, l'objet de soupçons. Ma formation scientifique m'a appris à me méfier de ce genre de généralisations, et à résister à cette approche psychanalytique larvée des comportements ordinaires. En réalité, elle cherchait bien à me gagner à sa cause, même si elle était beaucoup trop fine pour vider son sac, comme on dit. Elle m'a confié que vous aviez de merveilleuses qualités humaines et intellectuelles, encore que vous soyez quelque peu névrosé et doté d'un tempérament coléreux insupportable qui lui faisait souvent peur. Quoi qu'il en soit, a-t-elle ajouté, vous pouviez être quelqu'un de formidable, et après vos deux mariages malheureux et sans amour, elle espérait que vous parviendriez enfin à vous consacrer à l'œuvre à laquelle vous étiez destiné. Quant aux rapports passionnels, ce n'était pas vraiment un domaine où vous excelliez. J'ai bientôt compris qu'elle ne se serait jamais donnée à un homme dépourvu d'une haute intelligence ou de sentiments élevés. Madeleine affirmait que, pour la première fois de sa vie, elle savait parfaitement où elle allait. Jusqu'à présent, tout n'avait été que confusion, et il y avait même des intervalles de temps dont elle était incapable de se souvenir. Lorsqu'elle vous a épousé, elle avait l'esprit embrouillé, et s'il ne s'était produit un certain événement, elle aurait pu demeurer ainsi. C'est enrichissant de parler avec elle, elle vous donne l'impression d'avoir fait une rencontre importante — avec la vie —, avec une personne brillante qui a un destin qu'elle maîtrise. Ses expériences sont fécondes, et il y a chez elle, en gestation... Qu'est-ce qu'elle me chante ? Elle ne va pas m'annoncer que Madeleine attend un enfant ? L'enfant de Gersbach ! Non ! Fantastique — quelle chance pour moi. Si elle a un enfant naturel, je peux réclamer la garde de Junie. Il avait dévoré avidement le reste de la page, l'avait tournée. Non, Madeleine n'était pas enceinte. Elle était bien trop futée pour ça. Elle devait sa survie à son intelligence. La ruse était une composante de sa maladie. Donc, elle n'attendait pas d'enfant. Je n'étais pas seulement une étudiante en licence qui s'occupait de la petite, mais aussi une confidente. Votre fille est très attachée à moi, et je trouve que c'est une gamine extraordinaire. Exceptionnelle, même. Je porte à Junie un amour beaucoup plus grand, infiniment plus grand, que celui qu'on éprouve en général pour des enfants qu'on rencontre dans de telles circonstances. Il paraît que les Italiens ont de tout l'Occident la culture la plus tournée vers l'enfant (du moins à en juger par la représentation de l'Enfant Jésus dans la peinture italienne), mais il est évident que les Américains manifestent aussi un engouement pour la psychologie de l'enfant. Tout est ostensiblement fait pour eux. En toute franchise, je ne pense pas qu'au fond Madeleine soit une mauvaise mère pour June. Elle a juste tendance à être autoritaire. Dans l'ensemble, Mr. Gersbach, dont la position au sein de cette maison est ambiguë, amuse énormément l'enfant. Elle l'appelle oncle Val, et je le vois souvent faire à dada avec elle ou la lancer en l'air. Là, Herzog, furieux, flairant le danger, avait serré les dents. Je dois cependant vous informer d'un fait choquant, et j'en ai discuté au préalable avec Lucas. Voici : en arrivant l'autre soir Harper Avenue, j'ai entendu la petite pleurer. Elle était dans la voiture de Gersbach dont elle n'arrivait pas à sortir, et la pauvre Junie tremblait, sanglotait. J'ai cru d'abord qu'elle s'était enfermée en jouant, mais la nuit était tombée et je ne comprenais pas ce qu'elle fabriquait là toute seule dehors à l'heure de dormir. À ces mots, le cœur de Herzog avait battu à grands coups, dangereusement. Il a fallu que je la calme, et après, elle m'a raconté que sa maman et oncle Val s'étaient disputés et qu'oncle Val l'avait prise par la main pour la conduire dans la voiture en lui disant de jouer là un petit moment. Il l'avait enfermée puis il était retourné dans la maison. Je le vois monter l'escalier pendant que Junie hurle, terrifiée. Je le tuerai pour ça — je le jure ! Il relut la fin de la lettre. Luke estime que vous avez le droit de le savoir. Il voulait vous appeler, mais il m'a semblé que vous seriez trop bouleversé et trop déchiré d'apprendre cela par téléphone. Une lettre permet à chacun de réfléchir — de reconsidérer les problèmes et d'avoir un point de vue plus objectif. Je ne crois pas que Madeleine soit réellement une mauvaise mère.

1. The Terrible Tempered Mr. Bang. Allusion au personnage caractériel de la vieille bande dessinée devenue un dessin animé.