TANTALE

Il est en train de périr, de descendre le long tunnel sinueux de la dévastation et de la mort, de courir au terme, de tomber dans la poussière des générations qui ont passé. Il est, tout simplement, en train de mourir de soif. De faim aussi – mais la soif est plus pressante. Le soir, quand ils s’en souviennent, les Maures lui donnent une poignée de couscous et une demi-tasse de rinçure. Ce soir-là, ils ont oublié. Il a l’estomac qui se resserre autour de rien. Il a les cellules qui se dessèchent, qui agonisent comme les méduses que le flot a jetées au rivage. Enfin la chaleur diminue. Il reste pelotonné dans sa veste, il tremble et il sue, la fièvre qui le tient joue du temps qu’il fait en lui ainsi qu’un robinet, ouvert, fermé, soleil, glace… Dehors, au-delà du cercle des tentes, les chacals ont des jappements en coups de couteau au cœur, les hyènes se rassemblent pour intimider la lune. Il y aura de la douleur, des pleurs et des grincements de dents, pense-t-il. Puis il ferme les yeux.

Le rêve de l’explorateur est immédiat, vivant. Il est arrivé au cœur du Grand Désert, dans la pleine chaleur de midi. Le soleil est une torche de feu, du sable lui est entré dans la bouche. Il y a des hommes derrière lui. Des inconnus. Visages brûlés, barbes, haillons. Ils avancent en ligne sur l’horizon ainsi que des fourmis. Il tient un bâton fourchu dans la main. À côté de lui, Zander, le bel et vieux Zander, le frère d’Ailie. Jadis, ils allaient à la pêche ensemble.

— Où est-elle ? demande Mungo. Elle n’est jamais là quand on a besoin d’elle.

— Elle est à la maison, répond Zander. Elle attend.

Quelqu’un qui s’étouffe et pique du nez. L’explorateur retourne le corps du malheureux et recule d’effroi : les orbites sont vides, les dents déchaussées, la peau aussi cassante que la croûte incisée d’un jambon au caramel. C’est alors qu’une louche en étain apparaît dans les airs, partie renflée glacée de rosée – et puis une autre, une autre encore. Toute une procession, rien que des louches pleines d’eau qui planent dans l’azur comme des mouettes portées par un courant ascendant. Une ovation sans force monte des hommes. Ils tendent les bras et font claquer leurs lèvres goudronneuses – rien à faire : les louches ne bougent pas, restent hors d’atteinte, quoique presque à portée de leurs mains. Pris de frénésie, les hommes se piétinent, se montent dessus, leurs doigts griffant le ciel. Les louches font les timides, elles dansent, elles se trémoussent, elles flirtent avec leurs doigts tendus ; mais non, pas une goutte, elles ne veulent rien savoir. Les hommes désespèrent, se jettent la tête contre les pierres, les buissons, les parois rocailleuses.

— Mais faites quelque chose ! implorent-ils. Aidez-nous !

À cet instant le bâton fourchu se met à frémir entre ses mains. Mungo tend l’oreille dans la direction du vent. Il entend quelque chose : le bruit est infime, lointain, chantant, lyrique. Le bruit est mouillé de gouttes, comme celui d’une flûte ou d’une harpe. Se pourrait-il ? Mungo est prompt, ferme, décidé.

— Suivez-moi ! crie-t-il, et il se met à trotter à petits pas vers le bruit qui s’amplifie, qui devient rugissement, sifflement, douces syncopes de l’eau dévalant sur un lit de pierres.

Stupéfaits, les hommes se relèvent en vacillant et se traînent à sa suite. Ils traversent une plaine, gravissent une pente et là, devant eux, le découvrent ! Le Niger ! Clair et froid comme un matin d’octobre. Des pelouses impeccables recouvrent ses rives, des bachots, des foulques noires et de grands cygnes muets glissent sur ses eaux ridées, des saumons bondissent, des fougères pleines de fraîcheur, des ormes feuillus éventent ses berges. Il plonge, les hommes poussant des houp ! derrière lui. Ils sont en extase, sauvés, vivants ! Mais lorsqu’il se retourne, ils ont disparu. Les vagues ne font plus qu’à peine clapoter, les cygnes ont baissé la tête, il est seul avec son triomphe. Mais qu’importe ! Comme il est heureux de faire des remous et des bulles dans l’eau, d’en avaler, d’aspirer cette onde lisse et qui lui glace les dents, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus en absorber une goutte !

Il se réveille, et c’est avec l’impression d’avoir une pierre dans la gorge. Il a la langue sèche. Et aussi la bouche. Et la luette. Boire, voilà ce qu’il lui faut. Boire de l’eau. De la glace. Du sang. Une tasse de thé. Un verre de lait. Une chope de bière ! Il gagne l’entrée de la tente sur la pointe des pieds et jette un coup d’œil dehors. Les trois gardiens sont endormis. Ils se mâchonnent la barbe et ronflent comme des poivrots. L’ennui, c’est qu’ils sont vautrés en travers de l’entrée, épaule contre épaule, le plus proche au ras de l’ouverture. Pour fuir, Mungo devrait sauter par-dessus leurs trois corps à la fois et, à supposer qu’il y arrive, cela ne supprimerait pas le bruit sourd qu’il ferait en touchant terre. Et, bon sang, ils se redresseraient comme des loups affamés s’ils croyaient seulement entendre le plus faible craquement et, tout en jurant, ils auraient tôt fait de se saisir de leur poignard. Mungo hésite.

Mais voilà que, miracle des miracles, l’homme du milieu a laissé un vide en se retournant sur le flanc. C’est maintenant ou jamais. L’explorateur s’extrait de ses bottes, respire un grand coup et enjambe le corps du premier garde. L’air est immobile. Quelque part, un oiseau lance un cri. Toujours en proie à un ronflement qui fait claquer ses lèvres, paupières agitées de soubresauts, la sentinelle continue de dormir. Mungo fait basculer tout son poids sur le pied qu’il a mis en avant et commence à ramener sa jambe gauche vers lui lorsque, tout à coup, il se sent pris d’un léger vertige et songe, Dieu sait pourquoi, au funambule de la Foire de Bartholomew. C’était il y a bien des années de cela. Enfant, il se tenait au milieu de la foule et, une poupée kewpie 1 sous le bras, il regardait l’artiste se déplacer sur un fil tendu à deux cents mètres au-dessus du sol. L’acrobate jonglait avec une douzaine de pommes lorsqu’un pigeon était venu se poser sur la perche qu’il tenait en équilibre dans sa main. Il s’était écrasé par terre.

Mungo cligne des yeux et se retrouve assis sur la poitrine du premier garde. L’homme marmonne quelque chose en arabe – quelque chose de lent et de sirupeux – puis se prend à frotter la main de l’explorateur contre sa joue hérissée de poils. Vu les circonstances, la sensation n’est vraiment pas désagréable. Mais voilà qu’il laisse tomber la main de l’explorateur et repart de plus belle dans un autre stertor. Mungo file dans la nuit.

 Yummah ! gémit le garde, aussi passionnément qu’un amant, yibbah 2 !

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Cela fait maintenant plus d’un mois qu’il est prisonnier des Maures. Au mitard. On lui a confisqué son cheval et ses biens. Il n’est accusé d’aucun délit particulier. Allah soit loué, la question de savoir s’il convient de lui crever les yeux est, pour le moment, toujours pendante. Il semblerait qu’en sa qualité de première épouse d’Ali, Fatima ait, du village de Dina, mandé qu’on lui laissât le monstre en bon état ; elle souhaite le passer au crible, mauvais œil et le reste. (Si à Londres on se presse pour aller voir la chenille humaine et l’homme à trois nez, à Ludamar, ce sont les mutants albinos qui excitent la curiosité des foules.) Il n’empêche : l’explorateur mène une vie qui n’a rien d’idyllique. On le retient contre son gré, on le harcèle parce qu’il est « infidèle », on le menace de mort et de mutilations diverses, on l’affame, on le blackboule, on le tourmente, on le condamne à l’ennui, on le prive de toute conversation, de tout stimulant intellectuel, et pour finir, d’eau. Qui plus est, cela fait une semaine qu’il n’a pas revu son interprète. La dernière fois qu’il a posé les yeux sur lui, Johnson avait encore une langue – civile ou autre – dans la bouche. Ali avait en effet compris que, sans cet appendice fait de muscles et de tissu adipeux, il ne pourrait jamais interroger l’explorateur ; or il voulait savoir le fin mot de ses vêtements et de ses bagages, comprendre tout, ces chaussures et ces bas, ces boutons de veste et de braies, cette boussole, cette montre et ce rasoir. « Comment ça marche ?… Et ça ? » demandait-il à Johnson sans pour autant cesser de fixer l’explorateur de ses yeux sombres et tristes. Pour finir il avait obligé Mungo à ôter et à remettre ses habits trente-sept fois de suite, car il souhaitait voir ses badauds s’émerveiller de leur ingénieuse conception. À la trente-huitième démonstration, il s’était montré curieux de savoir ce qui avait bien pu pousser l’explorateur à venir au Sahel : s’il n’était pas marchand, il ne pouvait être qu’espion.

— Je cherche le Niger, lui avait répondu Mungo.

Ali avait étudié son gros orteil un instant avant de lever les yeux sur lui.

— Et pourquoi ça ? Vous n’avez donc pas de rivières chez vous ?

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C’est au pied d’un talus en pente douce sis à quelque distance du campement, trois cents pas tout au plus, que se trouvent les puits. Mungo n’a aucun mal à entendre les beuglements des bêtes lorsque, chaque soir, elles se pressent autour des auges afin de s’irriguer un peu le gosier. S’en approche-t-il, qu’il n’a pas plus de difficuté que cela à distinguer les bosses arrondies de leurs dos, à voir leurs cornes furieusement acérées déchirer la nuée comme une forêt en mouvement. Les vaches, qui ressemblent plus à des gazelles obèses qu’à du bétail sur pied, tapent du sabot, se poussent et meuglent : elles ont envie de boire. Il pourrait meugler avec elle. Il pourrait même pleurer, grincer et hurler plus fort que tous les démons de l’enfer tant il a soif. Mais que se passe-t-il ? Quelque chose s’est mis à bouger dans le bouquet d’acacias là-bas devant. L’explorateur se met un peu de côté pour mieux observer la scène.

Emmitouflés dans leurs burnous, six ou sept esclaves paressent autour d’un feu en riant et se passant une pipe. De temps à autre, l’un d’entre eux tire un seau du puits et en répand le contenu dans une manière d’abreuvoir. Les bêtes grognent et se bousculent autour. Mungo sort de l’ombre et se jette à genoux devant les esclaves.

— De l’eau, supplie-t-il. Donnez-moi de l’eau.

Et puis, en anglais :

— Une goutte, un soupçon, une cuillerée !

Au début, ils se montrent surpris. Mais en découvrant la loque épuisée qui se prosterne dans la bouse devant eux, ils commencent à rire. Ils ont les yeux brillants, veinés de rouge. Ils vacillent, ils poussent des houp-houp ! et se tiennent les côtes. Leurs rires se perdent en échos dans la nuit. « Hi hi hi ! ha haa ! ha ! » Rires en cris d’oiseaux qui s’étranglent. Puis, la pipe à la main, l’un d’eux fait un pas en avant. Il a des yeux minuscules, des yeux de cochon. Le front, fortement bombé au-dessus du visage, ressemble à la berge érodée d’une rivière.

— De l’eau ! lui crie Mungo.

L’homme se penche, tire sur sa pipe et lui envoie une bouffée de fumée dans la figure. L’odeur est forte, aromatique, visqueuse : fumeraient-ils de l’encens ? Mungo tousse. L’homme se remet en équilibre sur les talons et appelle ses compagnons.

— Nazarini veut de l’eau ?

Ils rient.

— Donne-lui-en, Sidi !

Sidi se tourne vers l’explorateur.

 La illah al-Allah, Mohammad rassoul Allahi, lance-t-il dans un sifflement.

Mungo reconnaît la phrase : « Il n’est qu’un Dieu, et Mahomet est son prophète. » Ils la lui font répéter cent fois par jour.

— O.K., dit-il, O.K., et vite il marmonne une petite prière au Seigneur en le suppliant de lui accorder les circonstances atténuantes.

Sidi lui flanque un coup de pied.

— La illah al-Allah, Mohammad rassoul Allahi, répète Mungo.

— De l’eau ! crient les autres. Allez, Sidi, donne de l’eau au Nazarini. Donne-lui de l’eau bénite.

Les jarrets des bêtes se soulèvent et s’abaissent. La poussière retombe sur l’explorateur comme une poudre neigeuse. Elle lui monte dans le nez, elle lui descend dans la gorge. Il les entend fort bien, toutes ces bêtes idiotes qui bavouillent au-dessus des trous d’eau en toute satisfaction et en toute inconscience : précieuses et soyeuses, les gouttes d’eau leur dégoulinent du museau, s’accrochent comme des perles au bout de leurs moustaches.

— Tu veux de l’eau ? insiste Sidi.

Mungo hoche la tête en signe d’assentiment. Alors, sans avertir, l’esclave ouvre sa djoubba et lui pisse dessus. Vive et salée, l’urine chaude lui coule dans la chemise, lui passe entre les doigts, transperce le tissu de son gilet. L’explorateur se lève d’un bond, pris de frénésie. Il n’en peut plus, il est prêt à tuer mais Sidi a déjà reculé en riant et les autres se penchent en avant pour ramasser des pierres et des bâtons. Mungo reste planté sur place. Il est sans force et couvert de puanteur lorsque les bouviers commencent à le lapider.

— T’as qu’à boire ta pisse, hé, chrétien ! lui lancent-ils en se moquant.

Il tourne les talons et s’enfonce dans la nuit au petit trot.

Tout est calme. Les étoiles se sont répandues dans les cieux comme du lait renversé ; des moustiques poussent leur plainte sous les arbres… On le chasse des trois puits suivants en le bastonnant et en le rossant à coups de poing. Au dernier – guère plus qu’un trou déjà ancien, très éloigné des autres et rempli d’eau saumâtre –, un vieil esclave et son fils, ce dernier âgé de huit ou neuf ans, sont en train d’abreuver le troupeau de leur maître à la lumière d’une torche. Mungo les supplie de lui donner à boire. Le vieillard l’examine un instant d’un œil soupçonneux, puis il lui présente un seau d’eau.

— Salaam, salaam, salaam, remercie Mungo.

Et déjà il tend la main lorsque le garçonnet tire son père par la manche.

 Nazarini, dit-il.

Le vieillard hésite, regarde son seau, regarde le puits. Il a peur que l’eau ne soit contaminée, il craint le mauvais sort, il se demande si le puits ne va pas s’assécher pendant la nuit.

— Je t’en prie, dit l’explorateur, je t’en supplie.

Le vieillard gagne le puits en traînant les pieds, vide son seau et, d’un doigt usé, lui fait signe d’approcher. Mungo ne se le fait pas dire deux fois. Il se rue en avant et dans l’instant se retrouve la tête coincée entre les grands mufles encornés de deux génisses.

La rigole ressemble à un égout un jour de pluie, il n’y coule que de vagues eaux usées, à la surface desquelles tourbillonnent des brindilles, de la paille et des excréments. L’explorateur y plonge la figure et boit. Mais la concurrence est impitoyable : le filet d’eau s’est transformé en une flaque où bavent les bêtes ; déjà, de leurs grandes langues roses, elles en aspirent comme des éponges les dernières gouttes. Mungo se tourne vers le vieillard.

— Encore ! crie-t-il. Encore !

Une vache pie aux yeux gros comme des montres de poche le renverse. Soudain une détonation se fait entendre, aussi forte qu’un coup de tonnerre. Puis une deuxième. Les bêtes reculent, effarées. Elles se cognent le poitrail, le museau et les flancs et, prises de panique, s’enfuient à l’aveuglette. Bo-boum, bo-boum, bo-boum, elles s’enfoncent sourdement dans la nuit.

La poussière une fois retombée, Mungo se retrouve devant trois cavaliers. L’un d’eux n’est autre que Dassoud. Sa cicatrice en trait d’union luit à la lumière de la torche. Il tient un pistolet à la main. Il calme sa monture, abaisse son arme vers la tête de l’explorateur et appuie sur la détente. Rien ne se produit. Mungo reste assis dans la poussière, parmi les bouses de vaches, le cœur glacé et les nerfs à vif, se demandant comment diable apaiser ce fou.

 La illah al-Allah Mohammad rassoul Allahi, clame-t-il, risquant le tout pour le tout.

Dassoud est en train de remettre une amorce dans le bassinet de son arme. Il ne cesse de gronder comme un chien lancé aux chausses d’un intrus. Les chevaux trépignent et hennissent, le vieillard et son fils se font tout petits. Dassoud lève son arme une deuxième fois, crie quelque chose en arabe et presse de nouveau la détente. Éclair de feu, bruit de charbons ardents tombant dans une bassine d’eau. Le coup n’est pas parti.

— Mais qu’est-ce que j’ai fait ! lui demande l’explorateur d’un ton implorant, en essayant de filer de côté.

Dassoud jure, jette son arme par terre et crie qu’on lui en apporte une autre.

— Houa ! hurle le cavalier qui se trouve derrière lui – et il lui en lance une autre.

Dassoud l’attrape au vol, arme le chien et vise les taches de rousseur qui constellent la joue gauche de l’explorateur, juste à côté du nez.

— Monsieur Park !

Toutes jupes flottantes dehors, Johnson saute dans le rond de lumière comme un bouffon de la commedia dell’arte. Sa poitrine se soulève et s’abaisse violemment. Il a les bajoues striées de sueur.

— Monsieur Park, vous êtes pas fou ? Allez, debout et filez à la tente au triple galop avant qu’ils ne vous assassinent ! Vous avez ameuté tout le village. Ils croient que vous êtes en train d’essayer de vous sauver.

Mungo lève la tête. Des feux brillent au flanc de la colline. Des cavaliers se ruent dans la nuit avec des torches. Cris et jurons, coups de fusils qu’on tire au hasard. Mungo se remet debout. Dassoud abaisse son pistolet.

1. Petit lutin bienfaisant que l’on représente souvent sous les traits d’un enfant ailé. Son nom est une déformation populaire du mot Cupidon.

2. Interjections valant approximativement : « Maman ! Papa ! »