LES SEPT VILLES D’OR
C’était écrit : voilà en tout cas ce qu’elle se dit en y repensant. Car comment expliquer autrement la série de circonstances qui l’avait amenée à se promener dans Soho Square l’après-midi même (c’était en juin) où Ned Rise y plaçait son caviar ? De fait, Sir Joseph attendait l’arrivée d’un de ses collègues de l’Association africaine, Sir Reginald Durfeys. Ils devaient déjeuner ensemble. Mais voilà : lors de sa dernière visite au 32 de Soho Square, ledit Sir Reginald avait été tellement séduit par la beauté de Fanny qu’il lui avait déchiré sa robe en trois endroits, avait brisé deux vases Ming et s’était offert une légère attaque d’hydropisie qui l’avait laissé sans voix pendant presque une semaine. Fort connu au Parlement pour l’excellence de ses cigares, de ses jugements et de ses pronostics, Sir Joseph avait trouvé meilleur d’écarter l’objet de la tentation :
— Fanny, avait-il dit à sa femme de chambre en lui glissant une pièce dans la main, si tu prenais ton après-midi ? Va t’amuser un peu…
Elle en avait été ravie. Sa première demi-journée de congé après plus de trois mois de travail au service de Sir Joseph et de Lady B. ! Elle avait léché les vitrines, s’était acheté une tarte, avait regardé un bateleur jongler avec une demi-douzaine de hérissons pendant que son compère, un nain habillé de court avec des cheveux roux retenus par un turban, jouait tout ensemble du contrebasson, du violoncelle et de la flûte à bec. Après avoir mangé des caramels salés, manqué de tomber dans une cave et évité de peu de se faire mordre par un chien enragé, elle avait fini par s’asseoir dans un parc et s’était demandé pourquoi sa vie était tellement dépourvue de drames et de tendres abandons. Lorsque enfin le soleil avait effleuré le sommet des arbres, elle avait pris le chemin du retour.
Ned, lui, ne voit dans le destin qu’une force purement négative. Il croit fermement à la « Loi de Rise », qui dit que tout ce qui monte contient nécessairement du levain, et il s’attend donc à une proche retombée. Il s’est laissé reprendre par l’étreinte apaisante de la chaise à porteurs : c’est un fait, il a confiance en son déguisement ; il peut se sentir, enfin, un peu mieux – depuis cet instant où Boyles a hurlé son nom dans la rue – mais de là à songer que son ascension n’est plus qu’une question de secondes, décidément, non ! Pas davantage il ne se doute qu’alors même qu’il essaie d’écouler sa camelote dans Soho Square, une découverte de première importance l’attend au coin de la rue. Non, Ned Rise ne nourrit pour l’instant que des pensées de mercenaire. Débits et crédits, livres et shillings. Pots de caviar vendus contre un voyage à Amsterdam, et la perspective de se faire un joli petit magot au plus vite. Oui, Amsterdam, voilà à quoi il pense. Amsterdam, ses canaux, ses tulipes et ses fräulein au bout du rouleau. Amsterdam et son genièvre. Hans Brinker 1. Paris est hors de question. Avec cette guillotine qui n’arrête pas ! Les jacobins, la Terreur !… Non, la terreur, il a déjà donné, ici même, à Londres. Non, Paris est hors de question. Ses putes célèbres et ses vins qui ont de la cuisse (à moins que ce ne soit le contraire), on va laisser tout ça vieillir tranquille… jusqu’à nouvel ordre.
Au 14, la cuisinière lui en prend trois pots et l’invite à boire une tasse de thé. Elle lui fait aussi des compliments sur son bonnet. Il lui en fait d’autres sur ses casseroles. Deux maisons plus loin, une souillon lui claque la porte au nez. Au 19, un chien lui plante ses crocs dans la cuisse. Mais quoi ? Le soleil s’est assis en haut des arbres comme un gros fromage de cheddar tout rond, la brise est pleine de pétales de fleurs et, quoique mort, déprimé et en exil, quoique, oui, hanté par les ombres et habillé d’une robe de femme, Ned Rise penche soudain la tête en arrière et se met à chanter :
Un jour que j’allais à Derby
Pour y faire mon marché,
Ah ! monsieur ! la belle brebis !
Mieux nourrie jamais on ne vit
Mieux nourrie jamais on ne vit.
Et cette brebis, monsieur, l’était toute grasse derrière,
Et cette brebis, monsieur, l’était toute grasse devant…
Mais ne voilà-t-il pas qu’au beau milieu de sa chanson il reste tout pantois et se voit contraint de remettre de l’ordre dans ses facultés ? Pure, haut perchée et pleine de l’intime conviction qu’après tout, la paix et la sérénité sont de ce monde, une voix s’est soudain jointe à la sienne, qui avec lui se met à chanter :
Et mesurait bien trente pieds de tour,
Ah ! monsieur ! non, pas plus je ne crois.
Ned pivote sur les talons, ses jupes crépitant et applaudissant autour de lui comme un public caché. Là, devant lui, un panier en osier sous le bras, se tient une fille de dix-sept ou dix-huit printemps. Toquet blanc, frisettes blondes. Petit surplis couleur chocolat par-dessus le plastron blanc amidonné. Une femme de chambre, se dit Ned. Mais déjà elle entame le couplet suivant aussi facilement que si elle chantait devant l’âtre :
Et la laine sur le dos lui poussait,
Jusqu’au ciel, ah ! monsieur !
Et les aigles y faisaient leur nid,
Leurs petits j’y vis de mes yeux.
Et la laine sur le ventre lui poussait,
Jusque par terre, ah ! monsieur !
À Derby alors on la vendit
Et quarante mille livres en tira !
Il en est émerveillé. Abasourdi. On dirait une jeune fille tout droit sortie d’un tableau de la Renaissance. Marie, la Laitière. Le soleil enflamme le nuage de ses cheveux bouclés. Marie, un panier d’œufs frais et un pot de crème nichés dans le creux de son bras tel le Messie enfant. Innocence, beauté, douceur et lumière, le mélange est à couper le souffle. Sans même y réfléchir, ténor à l’unisson de son contralto au timbre tremblant, Ned entame le couplet suivant :
Et tous les garçons de Derby, ah ! monsieur !
Supplièrent qu’un leur donnât ses yeux
Ah, monsieur ! pour s’en servir comme de ballons
Et les lancer ah ! là-haut, jusques aux cieux !
Et la viande de la brebis
Nourrit tous nos soldats,
Et ce qu’il en resta, on le dit,
À notre flotte s’en alla.
Et voilà qu’elle rit, montrant des dents parfaites, rejetant la tête en arrière, faisant saillir un léger double menton.
— La belle voix que vous avez là, madame, lance-t-elle dans son rire.
Ned sourit comme un gredin :
— Et si je n’étais pas ce dont j’ai l’air… madame ?
— Le loup habillé en mouton ?
— Pas exactement, lui renvoie-t-il en ôtant brusquement son bonnet.
Elle joint les mains et pouffe de rire.
— Un monsieur-madame !
— En fait, reprend-il, je sors d’un bal costumé. Très chic. Coupes à punch de verre taillé en forme d’éléphant, petites boules de melon, caviar glacé…
— Oh ! s’écrie-t-elle, ce devait être bien !
Ned claque les talons et incline la tête.
— Ned Rise, à votre service, dit-il.
Elle, c’est Fanny Brunch. Elle est femme de chambre au 32, résidence de Sir Joseph et de Lady Dorothea Banks. Non, elle ne voit pas d’inconvénient à ce qu’il la raccompagne jusque chez elle.
La rue est déserte. Le soleil joue dans les arbres, des oiseaux volettent de branche en branche. Ned prend la jeune fille par le bras et descend lentement l’avenue ; leurs jupes se caressent avec insistance.
— Vous savez, dit-il, que je commence vraiment à me sentir comme Pizarre le jour où il découvrit les Sept Villes d’Or.
1. Personnage d’un conte populaire hollandais.