HISTOIRE DE DASSOUD

Troisième fils d’un sultan berbère, il est né à Az-Zawiya, sur la côte méditerranéenne de la Libye. À six ans, il est emporté par un troupeau en débandade. Les sabots noirs et coupants le piétinent un quart d’heure durant, il en ressort sans une égratignure. À quatorze ans, il se joint à une expédition punitive que son père a lancée contre un groupe d’Arabes de Debbab. Ceux-ci ont planté leurs tentes dans l’oasis d’Al-Aziziyah et leurs feux de camp s’étirent à travers la plaine comme une constellation tombée du ciel. Dassoud fait déjà plus de six pieds de haut. L’incendie jette des lueurs blafardes, les femmes hurlent. Un homme fond sur lui armé d’une lance. Il lui déboîte la jambe d’un coup de cimeterre, lui fracasse la clavicule et lui tranche la tête. L’autre se venge en lui éclaboussant la figure de son sang. Choqué et étourdi, Dassoud recule d’un bond. Il a le pouls qui bat fort, un goût de sang amer et salé sur les lèvres… Il part chercher d’autres têtes à couper. Deux jours plus tard, son père se fait assassiner. Seize renégats de Debbab s’enfuient à cheval dans le désert. Ils ont l’intention de gagner les sinistres hauts plateaux d’Al-Hammada al-Hamra. Dassoud se lance à leur poursuite. Cette nuit-là, ils meurent tous, l’un après l’autre.

À vingt ans, il conduit sa première caravane à travers le Grand Désert. Destination Tombouctou, sur le Niger, soit seize cents milles plus au sud. La traversée du désert est dure. Des tempêtes de sable avalent les hommes, des chameaux disparaissent, les puits sont à sec. Les rangs de la troupe se sont presque éclaircis de moitié lorsqu’on arrive à Ghat. Les puits de Tamanrasset n’ayant pas tenu leurs promesses, la contestation s’empare des hommes. Dassoud fait bien six pieds quatre pouces et pèse ses deux cent trente-cinq livres. Il compte au nombre des survivants. Les douze autres se rallient à lui.

— Nous rejoignons Taoudenni, aux confins du royaume de Ludamar, dit-il. C’est la seule chance qui nous reste.

L’oasis de Taoudenni est entourée de collines basaltiques qui trouent le sable comme les molaires d’un géant à demi enterré. Depuis l’époque du Prophète, elle constitue le seul point d’eau important entre Tamanrasset et Djarra. Cela fait trois jours qu’ils n’ont rien bu lorsque enfin les voyageurs aperçoivent Djarra dans le lointain. Ils ont les paupières gonflées et la gorge à vif. Toujours attachés aux cadavres déjà pourrissants de leurs bêtes de somme, leurs sacs de pacotille – tapis persans, sel, mousquets, kif – sont éparpillés bien loin de là dans les dunes. Ils s’approchent des puits lorsque, ses sabots pédalant soudain dans le vide, le seul chameau qu’il leur reste trébuche pour ne plus se relever. L’un des hommes pousse un hurlement : l’animal s’est pris une patte de devant dans une cage thoracique appartenant à un être humain. Les os en sont craquants : on jurerait entendre un jeu de dés que l’on agite dans un cornet. Les arrivants se retournent. Le sable alentour fait des bosses ; il y en a des centaines et des centaines. Ici surgit une main tendue, là, un crâne qui luit. L’oasis de Taoudenni est à sec.

Dassoud exige le chameau. Deux hommes le défient. Il les tue tous les deux. Après quoi il saigne l’animal, boit à même ses artères ouvertes et vide le reste du sang dans sa guerba. Il lui dévore encore les intestins et la paroi humide et rouge de l’estomac. Il lève une dernière fois les yeux sur les autres : ils se sont agglutinés autour d’une fissure de la roche. De l’eau y a coulé jadis.

Il voyage la nuit et passe ses journées à déterrer des larves d’insectes, des scorpions et des bestioles diverses. Il les brise avec un bruit sec, comme on casse une noix. Du regard, il balaie les dunes où le vent a griffonné des signes, il a le vertige, sa vie ne tient plus qu’à un fil, mais ça l’amuse. Plus la situation devient désespérée, plus il se sent fort. Une nuit que, seul et perdu à jamais au milieu de l’univers, il est en train de suçoter du bout de la langue une carapace de scorpion, il comprend soudain qu’il est heureux. Le désert est impitoyable mais lui, Dassoud, l’est encore plus. Pour peu que l’envie l’en prenne, rien ne l’empêcherait de tourner les talons et de reprendre tranquillement la piste de Libye.

Quinze jours après avoir quitté Taoudenni, il tombe sur le puits de Tarra. Il y jette sa guerba, la remplit et boit jusqu’à en vomir. Et, alors même qu’il vomit, a l’impression qu’une ombre le recouvre. Trois cavaliers appartenant au corps d’élite d’Ali se tiennent au-dessus de lui. Dès l’instant où il est tombé à genoux dans le sable, ils ont pointé leurs mousquets sur lui. Aux yeux des Maures, dérober de l’eau à un puits est un crime aussi odieux que le vol de bestiaux ou le coït avec une bête qui n’est pas la vôtre : vous encourez la peine de mort. Dassoud entend le déclic des chiens qu’on arme. Il meurt de faim, il est déshydraté, épuisé, il n’a rien pour se défendre. Le premier cavalier ne l’atteint qu’au coude, le second l’a seulement balafré d’un coup de cimeterre, il fait un sort au troisième : simple comme bonjour. Les trois une fois achevés, il arrache une patte à l’un de leurs chevaux, la dévore et s’allonge pour dormir. Le lendemain matin, il entre dans Benoum à cheval, gagne la tente d’Ali dans un bruit de tonnerre et lui offre ses services. Et devient aussitôt son bourreau et Grand Chacal humain.