RELATIONS PUBLIQUES
Personne n’a la moindre idée de ce que l’on peut mettre sur le dos d’un âne.
Cent livres ? Deux cents ? Trois cents ? Une demi-douzaine de sacs de riz ? Trois barils de poudre et une caisse de miroirs à cadres en bois de marronnier style Queen Ann ? Une pièce de mauvais coton de la taille d’un séquoia gigantea ? Il ne fait aucun doute que, bête de charge, l’animal est sur cette terre pour tirer au même titre que le moustique a pour mission de sucer le sang. Mais alors pourquoi le bestiau est-il si coléreux, arrogant et toujours hérissé ?
Voilà bien un problème difficile : aux âniers peuhls eux-mêmes il ne pourrait que faire hocher tristement la tête. Et il ne paraît pas que quiconque dans le convoi ait eu la plus petite idée des bons côtés de l’asinienne nature. Surtout pas Ned Rise. Né et élevé à la ville comme il le fut, que pourrait-il savoir des solipèdes ? ou des Maures lippus, pour rester dans le contexte ? ou de ces quarante-cinq degrés de température qui vous font frire le cerveau dans le crâne aussi inévitablement que des rognons dans une tourte ?
Ce qu’il comprend fort bien par contre, c’est que l’expédition est un vrai désastre. Cela fait à peine une semaine qu’on a quitté Pisania mais déjà la confusion est à l’ordre du jour : les soldats râlent, les nègres piquent à droite et à gauche, les ânes s’effondrent sous le poids de bâts qu’on dirait lestés à la grenaille. Dès le début, il a commencé à avoir des doutes. Premièrement il a fallu laisser cinq cents livres de riz à Pisania : les ânes n’auraient pu les charger. Cinq cents livres ! Cinq cents livres de nourriture ! Ensuite on a dû embarquer toute la pacotille – des bonnets de nuit en flanelle rouge, des perles et des pierres, du coton des Indes, des billes de marbre, des nappes de lin, du cristal français… plus une douzaine de sacs bourrés de minuscules coquillages blancs, le tout empilé sur le dos des ânes jusqu’à les faire vaciller sur leurs pattes ! Après quoi il y a eu la très curieuse affaire des guides et des porteurs : quoi ? Pas un seul négro, même aveugle, mendiant ou boiteux, pour accepter de partir avec eux ? Eh bien non ! Pas même contre toutes les perles et fanfreluches du monde. Et donc, qui a été obligé de porter le surcroît de bagages et de conduire les ânes ? Vous avez deviné. Ajoutez à cela que le grand héros blanc sait encore moins où il va que Jemmie Bird en personne. Quoi d’étonnant à ce que la file des soldats s’étire tout au long de la route et que, les pieds en sang et la peau ruisselante de sueur, ils braillent qu’on leur donne une double ration de rhum et leur prépare de la viande rouge pour le dîner ?
Ainsi en va-t-il depuis qu’ils ont quitté Pisania. Ils se lèvent à l’aube et, qu’ils aillent à ce puits-ci ou à ce puits-là, toujours il leur faut disputer l’eau à des mégères au nez épaté, charger des ânes qui ruent et qui mordent, avant de se remettre à clopiner le long de la route. La chaleur leur bourre la figure de coups de poing tel un champion en train de leur tourner autour et qui les gratifierait des pires crochets chaque fois qu’ils avancent d’un pas. Et alors ils marchent jusqu’à en tomber – et se relèvent et se remettent à marcher. Le soleil une fois couché, ils dressent leurs tentes sous les murs de quelque trou à rats planté de cases en pisé et se font chauffer du riz dans des casseroles noircies par la fumée. Quand ils ont les dieux avec eux, le grand héros blanc s’en va jouer les marchands de tapis avec les négros du coin et revient avec une chèvre émaciée ou une paire de poulets parfaitement séniles. Ils n’ont pas le temps de dire ouf que le soleil s’est déjà relevé et qu’ils se retrouvent sur la route.
Pour l’essentiel, Ned Rise est responsable de l’âne n° 11. Peint en rouge sur le flanc de la bête, le chiffre est répété sur le double chargement de jumelles de théâtre et de couteaux de Birmingham qu’on lui a attaché sur le dos. Il traverse des plaines poussiéreuses et des forêts jonchées d’arbres tombés où pullulent des insectes qui piquent et qui mordent, il descend au fond des ravins, remonte des pentes abruptes, il longe des rues brûlantes comme des fournaises, bordées de taudis crasseux en forme de villes – Sami, Djindé, Koutaconda, Tabajung –, il a de la vase, de la sueur et de la poussière rouge jusqu’aux oreilles, sa dernière crise de dysenterie lui a laissé des étourdissements, il surveille Smirke du coin de l’œil et toujours et encore, pas après pas, oscillation après oscillation, il est au cul de l’âne n° 11, comme s’il lui était anastomosé, comme si, nourrisson au sein, il lui fallait téter cette grande bête poilue aux oreilles flasques. La main sur le flanc de l’animal, il se traîne, évitant les tas de crottin, écrasant les mouches et, la chaleur, la puanteur et l’effort aidant, sans cesse au bord de l’évanouissement. De temps à autre il relève la tête et, au travers d’un léger brouillard de sueur, découvre un des officiers en train de lui passer devant, monté sur un solide cheval arabe : monsieur a l’uniforme bien repassé et porte un bidon à ses lèvres.
Ce jour-là, qui est le septième depuis leur départ de Pisania, on dirait bien pourtant que la routine va en prendre un coup. Aux environs de 4 heures de l’après-midi, une rumeur parcourt le convoi : on arrive dans une grande ville, Médina, capitale du royaume de Wouli. « Mille cases ! » lance quelqu’un à voix basse. Des femmes, de la bière et de la viande ! Park serait prêt à leur accorder une journée de repos complet. Bien que, derrière comme devant, la colonne s’étire à perte de vue, Ned sent bien l’effet de ce bruit qui court. On marche d’un pas plus léger, son âne même oscille avec une régularité étudiée. Là-bas devant, quelqu’un se met à rire. Pris d’une inspiration soudaine, Ned se prend à pousser méchamment sa bête : il meurt d’envie d’étendre sa carcasse épuisée à l’ombre d’une case aux murs de boue, d’enlever ses chaussures et, qui sait ? de se dégoter une petite négresse pour lui masser les pieds jusqu’à l’entrecuisse.
Il se trouve qu’à ce moment-là, le sentier serpente à travers un bosquet de figuiers et d’épineux. Tout cela est sec, sec comme de l’amadou. Déjà cassants, les buissons sont entièrement recouverts d’une fine patine de poussière. Des lions toussent dans la brousse, des antilopes filent entre les arbres comme des feuilles à l’automne. Après un tournant, Ned aperçoit Boyles dans le lointain : le cœur n’y est certes plus qu’à moitié, mais son ami n’en continue pas moins de fesser son âne et de trottiner comme un gamin faisant l’école buissonnière.
— Hé ! Billy ! crie-t-il, attends-moi une minute, tu veux ?
Boyles tourne la tête et, clignant de l’œil dans la lumière astringente du soleil, lui adresse de grands signes de la main.
— Ohé ! Ohé ! Neddy ! répond l’autre.
Et il disparaît au creux d’un buisson comme un ballon dégonflé tandis que son âne, le n° 13, en renifle les feuilles hastées dans l’espoir d’y trouver son compte. Puis il tend à Ned, qui vient de le rattraper, un bidon de rhum coupé d’eau au bout d’une main maigre.
— T’as entendu ce qu’on dit ? lance-t-il à l’adresse de son compagnon. Y a Manche-à-balai-dans-l’cul qui va nous filer deux jours de r’pos à Médina… Cinq mille cases ! Des sources d’eau froide que ça fait des bulles partout en jaillissant ! Et y a tellement de bière de soulou qu’ils la balancent dans les auges pour engraisser leurs biques, leurs taureaux et tout le bazar !
Soulou ! Le seul mot indigène figurant au vocabulaire de Boyles ! Mais dans tous les villages traversés, quand bien même ils ne se composent que de trois ou quatre appentis aussi fragiles que délavés par le soleil, il faut voir comme il sait s’en servir, le répétant à n’en plus finir, dans toutes ses variantes de ton, de timbre et d’accent. Et de mimer la séquence qui, dans les libations, conduit de la première ingestion de liquide à la détente, à la stupeur – et à l’effondrement. Les visages noirs se pressent autour de lui, les sourires se forment sur les lèvres rose chair, les dents brillent au soleil : l’homme blanc est un vrai cirque ambulant, un fou, un toqué – Kakamami-ki ! s’écrient-ils en riant. Il est givré, ce gars-là ! Bientôt quelqu’un arrive avec une calebasse de bière, d’hydromel ou de vin de palme. Boyles la porte à ses lèvres, en siffle la moitié d’un seul coup et se met à trembler des genoux en roulant des yeux blancs. Le public explose. Dans l’instant ou presque, une deuxième calebasse apparaît, et puis une troisième. Quelqu’un se met à taper en rythme sur la tabala, les femmes commencent à danser en traînant les pieds, Boyles, lui, continue de se servir. Où qu’on se trouve, telle une chandelle crachouillant dans le vent, Billy Boyles réussit à rester bien allumé !
Dans les deux heures qui suivent, mus par un bel espoir et par une impatience croissante, Rise et Boyles parviennent, homme après homme, à remonter la colonne jusqu’à se retrouver presque en tête. Juste devant eux, le sergent M’Keal avance à longues enjambées à côté de son âne et semble avoir rajeuni de la moitié de son âge – lui aussi est bien sûr rond comme une bille et on l’entend hurler des bribes de chansons apprises au régiment ou ailleurs. Devant, deux autres excités… Purvey, ça en a tout l’air et… se pourrait-ce ? Oui, c’est bien Shaddy Walters, le cuisinier. Cou à cou, la badine frappant la fesse d’âne ainsi qu’un métronome, l’un et l’autre soufflent, crachent et bavent, ne vivent que par la promesse d’atteindre Médina, obscur objet de leur désir, qui se profile au sommet de la colline, là-bas, telle une vision de rêve. Tout devant enfin, à mi-chemin de la tête de la colonne et des hauts murs de la ville rouge brûlée par le soleil, Park et Scott, qui dérivent sur leurs destriers. Aimables et liquides, les mélodies que ce dernier joue sur sa clarinette semblent rester en suspens dans les airs comme autant d’invites.
Affamés de répit, Ned et Billy accélèrent l’allure. Ping-ping, font à l’envi les badines. Clopa-clop, rétorquent les sabots des ânes. On descend lentement pendant un bon moment et l’on débouche sur une aire de verdure, avec de part et d’autre de la route des champs carrés que séparent des rangées de pieux. Ce sont les toutes premières récoltes, celles que l’on nourrit au goutte-à-goutte du précieux liquide tiré des puits presque asséchés. À peine sorties, les feuilles sont déjà clouées à la terre, qui attendent les pluies diluviennes de la mousson. Il y a là des plants de cacahuètes en bourgeons, des patates douces et du sorgho, le tout flanqué de champs de blé silencieux. Là, d’un seul coup, ça y est : devant les hommes vient de se former une vaste conjuration d’eau, de chlorophylle et de cellulose haut dressée, toute verdoyante au soleil ; à leurs yeux, après ces milles et ces milles parcourus dans l’herbe jaunie et la forêt déshydratée, le spectacle est rassurant, analgésique, aussi frais qu’une compresse qu’on leur tiendrait sur le front. Radieux, Boyles se tourne vers son compagnon :
— Joli, pas ? On se croirait presque…
Il allait dire « presque au pays » mais il n’a pas le temps de s’étendre sur ce qu’il ressent : l’âne n° 13, qui à sa façon d’âne éprouve sans doute la même nostalgie et les mêmes émois esthétiques que son conducteur, a brusquement décidé de quitter la route et de foncer droit sur le nirvana de verdure qui tremble devant ses yeux douloureux. Sa défection est dûment enregistrée par son compagnon, l’âne de Ned, qui dans l’instant y va d’une ruade et se met à tournicoter sur la route comme si une mouche venait de le piquer. Une seconde plus tard, il rejette la tête en arrière, éjecte son double chargement de jumelles de théâtre et de couteaux, puis bondit derrière son compère en poussant un braiment vigoureux.
— Hé là ! s’écrie Ned. Veux-tu me faire le plaisir de revenir ici !
— Au pied ! rugit Boyles.
Bien en vain. Les ânes ont déjà parcouru plus de deux cents yards et, dans la verdure jusqu’au garrot, jouent de la mâchoire avec aussi peu de retenue ou de componction que des vaches laitières lâchées dans un pré.
Mungo les rejoint en moins de deux. Tout comme environ trois cents paysans de Médina armés de houes, de fourches et de lances. Tumulte de voix, de cris hystériques et de jurons véhéments, grand désordre de pieds qui accourent. Au cœur de la mêlée, l’explorateur fouette de sa badine les ânes errants et dans son élan piétine, rangée par rangée, les jeunes plants amoureusement cultivés – parfaitement irremplaçables. Même chose pour Ned et Billy : dans leur course désordonnée, ils se font gifler par les larges feuilles, ils rappellent désespérément leurs ânes, impatients d’arrêter l’affaire, de se racheter, de remettre le monde sur son axe et de lui donner le coup de manivelle qu’il faut pour le ramener à l’état de misère recueillie dans lequel il somnolait moins de cinq minutes plus tôt.
Mais il y a eu bris de clôture et les dégâts sont là. Comme un essaim d’insectes, les paysans convergent sur le premier âne et, brandissant leurs houes foudroyantes et leurs lances ensanglantées, ils fondent sur le pauvre animal ainsi qu’une averse. Abeilles tueuses, criquets et fourmis rouges tout à la fois, ils défoncent les caisses et se bousculent pour attraper la pacotille, arrachant de leurs glènes les membres de l’âne – qu’ils écorchent et dépècent sur place. La frénésie les gagne et déjà ils se ruent à la poursuite des autres contrevenants, qu’ils appartiennent au genre humain ou à la gent équidée. Régler son compte au deuxième animal coupable ne leur prend qu’une minute, car il se retrouve aussitôt le dos couvert d’une toison de lances aussi drue que celle d’un porc-épic. Ensuite de quoi ils tournent leur attention sur la personne de l’explorateur qui, à trente pas de là, leur crie du haut de son cheval des phrases en mandingue qui se veulent apaisantes (« Pardonnez-moi car je ne sais point ce que je fais », « Votre prix sera le mien », « On dirait qu’il va pleuvoir »…), tandis que sa monture se cabre, hennit… et disparaît. Du coup, la réaction n’est pas tout à fait celle qu’il attendait : un déluge de pierres, de lances et de houes s’abat bruyamment autour de lui.
Pendant ce temps-là, une petite troupe de soldats armés de mousquets et de baïonnettes remonte la route en courant. M’Keal vocifère des menaces et des insultes racistes cependant que, sabre au clair sur son cheval écumant, Martyn charge du haut de la colline. Ned réussit à regagner la route, où Walters, Purvey et quelques autres ont pris position en cercle afin de mieux se protéger. Il n’empêche : Boyles se fait plaquer au sol par deux petits Noirs vêtus d’amples culottes et coiffés de toques blanches, lesquels semblent forts en colère.
— Ne tirez pas ! beugle Mungo au moment même où son cheval, le dos bardé de feuilles et d’épis, tout comme pour un mariage, émerge du champ dévasté.
Pour finir, on reste face à face. La force grandissante du Royal African Corps d’un côté, celle des paysans enragés de l’autre. Même si l’inquiétude creuse leurs traits, les hommes de Mungo maintiennent leur position. Les gens de Médina les conspuent et les bombardent de mottes de terre. L’un agite un cuisseau d’âne ensanglanté comme si c’était une arme ; d’autres se contentent d’arborer des bonnets de nuit de flanelle rouge qu’ils ont détournés à leur profit dans les bagages de Boyles ; pour le reste, il n’en est aucun qui ne brandisse en forcené la lance ou la houe, ou qui de la main ne leur fasse la figue.
— Va te faire sauter, sale Blanc ! hurle quelqu’un en mandingue.
La foule reprend aussitôt son cri, qui devient incantation, slogan, promesse, programme politique.
Assis à califourchon sur sa monture, l’explorateur contemple toutes ces têtes noires massées sous ses yeux tandis que déjà des renforts arrivent en nombre des portes de la ville. Il ne peut s’empêcher de songer que pour se mettre sur un bon pied avec les indigènes, il eût sans doute fallu s’y prendre autrement. Quelque chose a visiblement cloché en cette affaire. Il regarde la foule qui enfle à vue d’œil, comme une cloque. Il entend les nouveaux arrivants grossir le chœur des présents ; il aperçoit un pâle éclair de lumière : ainsi qu’une plume dans un encrier, la figure de Boyles vient de se faire happer par la masse noire.