DE L’AUTRE CÔTÉ DE LA MORT
— Ça s’est déjà vu, je te dis. Engorgement de la trachée-artère, choc, coma, prononcé prématuré du décès. Bon Dieu, ça neigeait pire qu’en enfer, mon vieux !… Et un matin de Noël, par-dessus le marché ! J’aimerais bien savoir qui oserait reprocher au bourreau d’avoir précipité un peu les choses.
Lentement, avec l’opiniâtreté des grains qui régulièrement s’accumulent au fond du sablier renversé, la voix de la raison commence à toucher Quiddle. Il n’empêche… il résiste encore :
— Mais enfin, il s’est quand même balancé au bout de sa corde pendant une bonne vingtaine de minutes, non ?
— Pfeuh ! lui renvoie Delp en hochant la tête d’un air méprisant. Dois-je te rappeler que l’animal humain est infiniment divers, et que ce qui suffit à expédier celui-ci de la façon la plus définitive peut fort bien ne pas régler son compte à celui-là – j’entends dans tous les cas de figures envisageables ? Prends l’indigène des îles Fidji : il ne tient pas cinq minutes dans les eaux glacées du Groenland, mais l’Esquimau ? Mieux encore, tiens, l’épicier moyen : je suis sûr qu’il flamberait comme une torche si on le couchait sur un lit de charbons ardents. Cela dit, l’Inde est remplie de fakirs qui le font deux ou trois fois par jour comme si de rien n’était. Allons, mon vieux, un peu de bon sens. Non, affirmer que vingt à trente minutes de pendaison, voire une heure entière, suffisent à ravir la vie, sans commencer par se donner la peine de prendre en considération l’heure et le lieu de l’exécution, les conditions atmosphériques du moment, la qualité de la corde, le type de nœud coulant utilisé, l’endurance propre à la victime et mille autres impondérables de même farine, voilà qui n’est vraiment pas sérieux.
— Écoutez, expliquez ça comme vous voudrez mais moi, je persiste et je vous dis que c’est un miracle ! Il est vivant, ce pendu ! Que ce soit l’œuvre du Tout-Puissant ou l’effet d’une vaguelette dans l’océan de la loi des moyennes, je vous parie tout ce que vous voulez qu’il ne s’est jamais rien passé d’aussi extraordinaire dans le coin depuis le jour où la camériste de la reine Elisabeth s’est retrouvée barbue après s’être fait foudroyer à trois reprises !
Delp a le regard glacé d’exaspération.
— Vas-y, parie, parie ! grogne-t-il en tirant sa pipe de sa bouche comme s’il s’agissait d’une bonde, mais moi, faut que je te dise quelque chose : ce bonhomme, je veux qu’il ait disparu d’ici dans une semaine ! Tu lui frictionnes le cou, tu me le saignes un peu, tu lui donnes du bouillon, enfin quoi, tu fais tout ce qu’il faut, mais tu me le remets sur pied tout de suite et tu me le flanques dehors !
Sur quoi il marque une pause, le temps de craquer une allumette, d’en appliquer la flamme jaune au-dessus du fourneau de sa pipe et d’aspirer profondément.
— Note bien, reprend-il, que si tu veux l’exhiber à droite et à gauche, je n’ai rien contre. Les fadaises sur les miracles de la science moderne et tout le tintouin, c’est vraiment pas ça qui manque, et puis ça impressionne toujours un peu les malades. Or donc, tu le balades… Il n’est même pas impossible que ça nous fasse du bien à tous… si tu vois ce que je veux dire.
La porte s’ouvre, la lumière éclabousse la petite pièce. Dans l’embrasure, Quiddle, un plateau à la main : chope en étain, pain doré, bol fumant.
— Alors, comme ça, on est réveillé ? lance-t-il d’une voix forte et dont la fausse désinvolture évoque le poltron qui sifflote dans les cimetières.
Une couverture sale remontée jusqu’au cou, Ned Rise est allongé sur une paillasse dans un coin. La pièce est humide et dépourvue de fenêtres : des murs en terre, sol recouvert de briques, des planches en bois blanc en guise de plafond. Une cave, bien sûr, fort grossière et pas terminée. Quelques douceurs pourtant : une table de toilette, un baquet d’eau, une cheminée creusée à même le mur, un seau de charbon, un miroir. À côté de la porte, des habits accrochés à un portemanteau branlant et un sac à provisions bourré de livres (traités de médecine et ouvrages à caractère religieux). Plus des détritus divers : trognons de pommes, croûtes de fromage, brins de tabac, bouts de chandelles. Quelqu’un a eu l’idée de peindre une fausse fenêtre sur le mur du fond et de l’encadrer de rideaux bouffants et crasseux en toile jaune.
— Alors… comment se sent-on ? reprend Quiddle en criant avant de gagner précautionneusement la table basse installée au pied du lit.
Ned garde le silence. Pas rasé, les cheveux collés par la sueur, la marque rouge de la corde comme un sanglant reproche autour de son cou, il reste immobile. Ses yeux lancent des éclairs.
En un mouvement aussi vif qu’athlétique, Quiddle dépose son plateau sur la table et se redresse d’un bond avant de faire deux pas en arrière afin de se tenir à bonne distance. Il se méfie, il a les pieds qui le démangent de se sauver dans l’instant. Il se croise les mains dans le dos.
— Hé ! hé ! fait-il.
Et puis :
— Écoute, tu sais où t’es et le reste, non ? Enfin, je veux dire… tu te crois pas au paradis ou autre, hein ? T’es sauvé… t’en as réchappé. Enfin, je veux dire… t’as survécu à la pendaison… voilà.
Il étudie ses chaussures.
— Enfin quoi, t’es vivant… ouais, tout aussi vivant que le roi en personne !
Il cesse de parler et part d’un rire nerveux, comme s’il venait de lâcher une blague dans quelque taverne.
Ned ne répond pas. Il sait très bien ce qui s’est passé. Il a eu presque un jour et demi pour débrouiller toute l’affaire dans sa tête, en savourer le déroulement, et parcourir la gamme de toutes les émotions depuis l’ahurissement jusqu’à la joie bestiale et élémentaire, jusqu’à l’extase religieuse. De plus, il n’a pas manqué un mot de la conversation que Quiddle a eue avec Delp dans le couloir.
— Bon, écoute… si t’as pas envie de causer pour le moment…
Ned fixe le visage couvert de sueur de son bienfaiteur.
Malgré l’effort que cela lui coûte, il n’a pas toujours cligné des yeux depuis que Quiddle est entré dans la pièce. Dieu sait pourtant si c’est dur. Surtout qu’il crève la faim. L’odeur du bouillon… ou de la soupe à la queue de bœuf ? ou de… ? enfin quoi, l’odeur qui monte du bol a déclenché en lui toute une série de réflexes : il a senti comme des battements sourds au creux de l’estomac, il n’a pas pu s’empêcher d’arrondir les lèvres, un gros flot de salive lui est monté à la bouche… Ça vaut ce que ça vaut, mais il lui faut jouer sa partie jusqu’au bout.
— Je comprends, je comprends, reprend Quiddle en reculant vers la porte. Ça doit être dur. Allez, repose-toi. Tout ça, c’est fini. On t’aura remis sur pied en moins de deux, et alors tu pourras recommencer ta vie, tu pourras mettre tout ça derrière toi, te faire de nouveaux amis, de nouvelles…
Sa voix s’est faite murmure apaisant, maternel.
Un instant plus tard, la porte se referme et Ned se jette sur son plateau comme trente-six loups affamés.
Les jours suivants, il se fait balader dans tout l’hôpital. Revêtu d’une blouse blanche, il adresse des petits signes de tête au malade et au mourant, pratique sur l’enfant infirme l’imposition des mains, et fort patiemment se laisse palper par le chirurgien, le médecin et l’étudiant éperdus d’étonnement. Ses jambes lui font un mal de chien, il a l’impression qu’on lui a déboîté le cou à force de le lui tordre, mais Quiddle lui a dégoté un flacon de laudanum et le barbier de l’hôpital lui a raclé les joues et poudré les cheveux. Il sait ce qu’on attend de lui. Il se traîne dans les couloirs en boitant comme un ange blessé et, son foulard blanc artistement noué sur la marque de la corde, il erre à droite et à gauche, le regard furieusement messianique. Lui dit-on un mot qu’aussitôt il montre sa gorge d’un doigt éploré.
Pour Quiddle, il a eu le larynx écrasé, mais Delp n’est pas d’accord : le corps ne présente aucune trace de lésion. Après un examen long et difficile de l’appareil phonatoire, Abernathy est obligé de se ranger à l’avis de Delp mais laisse entendre que le fond du problème est peut-être d’ordre mental plutôt que physiologique. Afin d’étayer son hypothèse, il lui rappelle le cas de Lucy Minor. Il y a plusieurs années de cela, cette femme est admise à l’hôpital à la suite d’un accident sur la voie publique ; d’abord renversée par un cocher ivre, elle est ensuite écrasée par ses chevaux. Une fois la voiture passée, plusieurs témoins se portent à son secours et sont stupéfaits de découvrir que la victime est indemne : miracle, ni les sabots ni les roues ne l’ont touchée. On l’aide à se redresser, on lui essuie sa robe, on lui offre un verre de cognac… mais voilà que lorsqu’elle se tourne pour remercier l’homme qui lui a porté secours, elle s’aperçoit qu’elle ne peut plus parler. Les médecins ne savent qu’en penser. De l’application de sangsues à l’enveloppement de la gorge en passant par les révulsifs, Abernathy en personne essaie tous les remèdes qu’il connaît. Il la saigne jusqu’à ce qu’elle devienne d’une pâleur cadavérique. Rien. Qu’en est-il aujourd’hui, soit douze ans plus tard ? Lucy Minor consacre l’essentiel de son temps à des œuvres de charité où l’on s’occupe de sourds-muets. Pas un son ne lui est sorti de la gorge depuis lors.
Le Dr Maitland, qui travaille à l’hôpital Saint-Bartholomew depuis presque un demi-siècle, reconnaît qu’Abernathy n’a pas tort mais relève une différence fondamentale entre les deux cas : dans celui de Ned, il y a bel et bien eu constriction du pharynx.
— Nous sommes en présence d’une occlusion ordinaire, affirme-t-il, ça se voit comme le nez au milieu de la figure. Des purgatifs, voilà ce qu’il lui faut. Donnez-lui une ou deux doses d’huile de croton, saignez-le deux fois et terminez sur un lavement à l’antimoine et à la digitale.
En strict brunonien qu’il est, Runder a sa petite théorie à lui :
— Il est clair qu’il s’agit d’un désordre de type asthénique. Qu’on le traite à l’alcool et je vous parie qu’il jabote comme un mainate dans moins de huit jours !
— Ce bonhomme est un imposteur, objecte Delp. Tenez : qu’on le laisse avec les autres malades… vous verrez s’ils ont besoin d’un examen approfondi pour le flanquer dehors, ou encore mieux, le renvoyer au gibet.
Au bout de deux heures de discussion pendant lesquelles on avait englouti trois côtes de bœuf, huit chapons, une demi-roue de fromage et quinze bouteilles de porto, on prit enfin une décision : Ned resterait une semaine de plus ; Abernathy était chargé de demander à Mrs Minor de bien vouloir lui enseigner l’art de la communication par signes. À la fin des quinze jours alloués, le malade quitterait l’établissement.
Ned, lui, ne cherche pas midi à 14 heures : il dort dans le lit de Quiddle, il mange la nourriture de Quiddle et le laudanum qu’il absorbe, c’est encore celui de Quiddle. Il jette l’huile de croton de Maitland dans le fumier de la serre, descend l’alcool de Runder, passe deux heures par jour à remuer les doigts dans la direction de la consciencieuse Mrs Minor et évite absolument de se trouver sur le chemin de Delp. Il promène toujours dans les couloirs le même regard d’homme abattu, la même perruque soignée, la même bouche close. Parmi toutes les théories qu’on avance pour expliquer son mal, il n’en est qu’une avec laquelle il soit d’accord : celle de Delp.
Oh ! certes, il a été enroué pendant un jour ou deux… mais qui ne l’eût été ? Il est resté allongé dans le noir, à sourire et à laisser tomber les mots de sa bouche comme des débris de soudure, afin de répéter le miracle de sa résurrection, dont il retient pour Fanny une version de fièvre et d’extase qu’il lui délivrera de vive voix : il gravit les marches du perron de Brooks, écarte de son chemin le maître d’hôtel interdit et, un bout de corde encore autour du cou, se précipite dans l’entrée.
— C’est d’outre-tombe que je viens réclamer vengeance, espèce de pervers ! s’écrie-t-il, et d’un seul coup bien porté, il met Brooks à genoux.
Après quoi, il prend Fanny dans ses bras, lui chuchote de ne pas avoir peur et lui dévoile toute l’histoire. Bouleversé, Brooks lui fait un chèque et appelle une voiture avant de leur dire adieu. Enfin… quelque chose dans ce genre-là.
En attendant, Ned se tient tranquille. Il lèche ses blessures, reprend des forces et essaie de colleter l’horreur de l’expérience qu’il a vécue. Ni pitié ni répit. Chaque fois qu’il ferme les yeux, elle lui revient : au-dessus de lui la potence se profile comme un gigantesque insecte carnivore, il neige de la cendre, le bourreau le regarde d’un œil froid et mort ; sous son capuchon il cache quelque chose d’innommable et de terrifiant. Qu’il dorme ou qu’il veille, cette vision ne cesse de le hanter. Il tremble et se tord sur le grabat de Quiddle, tandis que le cauchemar descend lentement sur lui et que le nœud coulant se bloque à la fin de sa course. Couvert de sueur, il sursaute : et s’ils revenaient ? Si Banks, Mendoza ou la sœur de Twit avaient vent de l’affaire ? Il tombe, il sent qu’il est repris par la machination infernale, que la roue immonde, torture exquise, lente et répétée, se rapproche de lui. Il voudrait hurler, crier jusqu’à ce que les murs s’effondrent ; il n’en fait rien. Se taire, c’est la seule chose qui le sauvera. Qu’ils continuent à se casser la tête. Encore un jour ou deux et la jambe sera guérie, encore un jour ou deux et…
La porte s’entrouvre ; Quiddle, qui se glisse dans la pièce avec un plateau : poulet froid, tourte aux rognons, chope de bière. Une seconde ! Mais ce n’est pas Quiddle ! C’est quelqu’un de plus grand, de plus carré… Qui ?
C’est Decius William Delp, qui le domine de toute sa hauteur, le plateau à la main. Lorsqu’il se penche pour le déposer à terre, Ned Rise a un mouvement de recul instinctif. Un filet de vapeur monte doucement du plateau qui persiste à faire obstacle entre eux. Delp a les yeux rivés sur Ned, qui détourne la tête. Il rompt enfin le silence :
— Alors, la Belle au bois dormant, faut croire qu’on se sent mieux, non ?
C’est un homme fortement charpenté, pâle, avec des poils noirs sur le dos de la main.
— Eh bien, Ned… on ne goûte pas à l’offrande du jour ?
Ned se redresse comme si on l’avait giflé.
— Comment… ?
Delp sourit, d’un sourire froid et impitoyable qui lui creuse le visage, lui tire les oreilles en arrière et découvre ses dents ravagées.
— Tiens, tiens… On aurait soudain retrouvé sa langue ?… Allons, parle plus fort. Je ne t’entends pas, Ned… Ned Rise, c’est bien ça.
Ned s’est levé d’un bond et se rue vers la porte. Delp le rattrape par le bras et le réexpédie par terre comme un enfant désobéissant.
— Je n’ai pas fini, l’ami.
Le docteur marque une pause pour allumer sa pipe. La fumée le fait cligner des yeux, lui encapuchonne la tête.
— Je t’ai à l’œil depuis le début, tu sais ! On ne me la fait pas, à moi ! C’est bon pour ces couillons de Quiddle et consorts… Je sais très bien ce que tu es : un embobineur et un assassin. Mon premier mouvement a été de vouloir te renvoyer au bourreau dès que le côté sensationnel de ton histoire commencerait à pâlir. Et puis non, il m’est venu une meilleure idée. Oui, il m’est venu à l’idée qu’au fond tu n’es pas si mal nourri que ça ici, non ? Et que donc, tu aurais peut-être envie de prolonger ton séjour, de te trouver un autre nom, bref, de te mettre en veilleuse… On se la coule douce et on garde l’anonymat, ça te va ?
Il s’est mis à faire les cent pas devant la porte. Il a la tête penchée vers le sol, à demi cachée dans les panaches de sa pipe. On dirait un ours dans sa fosse, juste avant qu’on y jette les chiens.
— Je ne vois vraiment aucune raison pour que des gens comme Sir Joseph Banks apprennent ta… comment dire… ta guérison ? Qu’en penses-tu ?
Ses genoux ramenés sous le menton, Ned s’est tassé contre le mur. Ses yeux rencontrent enfin ceux du docteur.
— Bon, d’accord, lâche-t-il d’une voix brisée par la résignation. Qu’attendez-vous de moi ?