L’ENFANT DU SIÈCLE
C’était l’été de 1799 : en Égypte, Napoléon levait le camp ; tandis que Nelson s’empêtrait dans les affaires italiennes. Ailie Anderson devint Mrs Park. Moins d’un an plus tard, en juin 1800, un premier enfant lui naissait. Ce fut le Dr Dinwoodie qui l’accoucha, pendant que son père et Mungo partageaient nerveusement une pinte de bière dans le salon de devant. C’était un garçon. Si gros qu’il faillit fendre sa mère en deux. On le prénomma Thomas.
Mungo tint le nouveau-né dans ses bras : il avait les yeux encombrés de mucosités jaunes, les doigts plissés, aussi rouges que s’il avait lavé dix mille assiettes. La tête était lisse et veinée comme un bulbe de chair. Le père d’Ailie proposa un toast :
— À l’enfant du siècle !
Ailie n’arrivait pas à y croire. Après toutes ces années de peur et d’incertitude, après tous ces jours, toutes ces semaines et tous ces mois d’interminable attente, IL était de retour. Cela faisait moins de deux ans qu’un étranger, elle pouvait le dire, se présentait à sa porte et qu’elle était devenue sa femme, la mère de son enfant. C’était tous les matins qu’elle se réveillait à côté de lui, tous les soirs qu’elle s’asseyait à la même table que lui pour souper. Mungo lui appartenait. Cette pensée l’absorbait entièrement et, jusqu’au bout des ongles, la remplissait de fierté et de satisfaction. Le microscope se couvrait de poussière.
Bien sûr, des difficultés, ils n’en avaient pas manqué.
La première année de vie commune avait été marquée par un mélange, à parts égales, d’espoirs et de désillusions. Mungo s’était installé six mois à Fowlshiels pour y écrire son livre, et il travaillait tous les jours, du matin jusque fort avant dans l’après-midi. Ensuite, il rentrait à Selkirk à cheval afin de passer la soirée avec elle. Ensemble ils longeaient la rivière, ils contemplaient le tournoiement des feuilles en automne, ils allaient rendre visite à Katlin Gibbie, dansaient le branle écossais dans son salon, allumaient du feu dans les bois et y grillaient le saumon. Ils avaient recommencé à se connaître. Un jour, ç’avait été comme autrefois.
Peu à peu cependant, Mungo avait senti que l’Afrique se remettait à compter pour lui. Ce Noël-là, il avait pris la malle pour Londres, et n’était rentré de la capitale que cinq mois et demi plus tard : il lui fallait, avec Edwards, mettre la touche finale à ses Voyages dans les contrées intérieures de l’Afrique. Le livre était sorti en mai. Le succès avait été aussi éclatant qu’immédiat. On avait dû procéder à un deuxième tirage ; puis à un troisième ; l’engouement pour l’Afrique avait fait surgir partout en Europe clubs et associations. Mungo écrivait sa lettre quotidienne à Ailie.
L’homme qu’elle avait épousé au mois d’août était une célébrité. Elle avait emballé ses livres et son microscope et avait emménagé à Fowlshiels, pour un temps. Mungo n’avait pas de projets précis. Il lui arrivait tellement de propositions que la moitié de son temps et de son énergie passait à les rejeter. Le gouvernement voulait qu’il dressât la carte de l’Australie, Banks en tenait pour une deuxième exploration en Afrique, d’autres encore lui offraient de donner des conférences, d’écrire des articles, de cataloguer des herbiers, voire de diriger des expéditions au Groenland, à Bornéo, à Belize, etc.
— Je n’ai pas envie de m’installer définitivement, avait-il confié un jour à sa femme, pas pour l’instant du moins.
Elle lui avait demandé de s’expliquer.
— J’ignore ce que l’avenir nous réserve, avait-il répondu. Il se pourrait bien que nous emménagions quelque part et que dès le lendemain, nous soyons obligés de refaire nos malles pour partir ailleurs.
Il y avait longtemps qu’elle redoutait quelque chose de ce genre.
— Tu ne vas quand même pas me dire que tu as l’intention d’abandonner ta femme, qui est enceinte de ton premier enfant, pour filer Dieu sait où et ne revenir encore une fois que dans trois ans et demi… voire jamais ! Bon sang, monsieur mon époux, on vient juste de se marier et tu as déjà envie de me transformer en veuve ?
— Allons, Ailie, n’ai-je pas dit « nous » ? Voilà déjà quelque temps, si j’en crois Sir Joseph, que le gouvernement songe à envoyer des colons sur les bords du Niger… Cela va même devenir très urgent si nous voulons y devancer les Français. On parle de me confier… que dis-je ? de nous confier, oui, à nous deux, la direction de la colonie. Tu te rends compte ?
Puis il avait ajouté, avec un regard brumeux et comme perdu dans quelque lointain :
— Pense un peu à tout ce que nous pourrions faire si nous habitions sur les rives du Niger ! Pense à tous les territoires que je pourrais courir ! À toutes les découvertes que je pourrais faire !
— Je n’ai pas envie de vivre en Afrique, avait-elle rétorqué.
Mais il ne l’écoutait plus, n’avait pas entendu un seul mot de ce qu’elle venait de dire, ne la voyait même plus. Non ! c’était à quelqu’un d’autre qu’il s’était mis à parler, à lui-même qu’il avait commencé à faire l’article : haute en couleur, l’Afrique était un lieu où l’on vivait pour de bon, où la nature était exubérante, où les fleuves regorgeaient d’or, où la terre était si fertile qu’il n’y avait même pas besoin de se donner la peine de la cultiver.
Neuf mois plus tard, à la naissance de Thomas, ils habitaient toujours Fowlshiels.
Aujourd’hui son premier fils est sevré, et elle en attend un deuxième. Assise sur la terrasse, un livre ouvert sur les genoux, elle sirote une tasse de café. Ils n’ont toujours pas quitté Fowlshiels. C’est l’été : l’été de 1801. Rien n’a changé. On continue de faire la guerre à la France. Les prix flambent. Les gens émigrent par milliers. Mungo est encore dans l’attente.
Depuis qu’il a terminé son livre, ce n’est pas le temps libre qui lui manque. Voilà maintenant deux années écoulées… il pêche, il chasse, il se lance dans de grandes randonnées solitaires à travers les collines. Parfois, il disparaît dans la forêt avec Zander et y passe la nuit à la belle étoile. Son père est mort et Adam est parti aux Indes : alors, il aide son frère Archie à s’occuper de la ferme. Il ne dit pas grand-chose, il est morose. Un soir qu’il n’est pas rentré dîner, Ailie le retrouve au bord de la rivière, assis à regarder l’eau couler, à y jeter un caillou puis un autre : mille, deux mille, trois mille, se compte-t-il à lui-même. « C’était ma façon de calculer la profondeur des fleuves en Afrique », telle est l’explication qu’il lui a donnée. Après quoi il lui a souri, pour la première fois depuis une semaine : « Drôlement important de savoir où on peut passer à gué », a-t-il ajouté. Parfois aussi, il se réveille en sueur, ou se prend à vociférer dans une langue bizarre pendant son sommeil. Son appétit sexuel est stupéfiant. Il se dit heureux.
Il n’empêche : il est toujours le premier à faire la queue lorsque la malle-poste arrive de Londres, le premier à chercher des yeux une enveloppe marquée au sceau du gouvernement, voire une lettre de Sir Joseph. Invariablement, il est déçu. Les nouvelles ne sont pas bonnes. Le gouvernement s’intéresse surtout à la guerre, Sir Joseph pense que ce n’est pas le moment de se lancer dans une deuxième expédition, les Français sont en train de gagner en Afrique occidentale… Ailie est inquiète. Que se passera-t-il le jour où la guerre prendra fin ? Et si Sir Joseph venait à changer d’opinion ? Et si les Français cessaient de gagner en Afrique occidentale ? Elle relève la tête, et le vert horizon de ses molles collines a cédé la place à la forêt vierge où tout foisonne. Le fœtus remue dans son ventre. Quelque part, dans les profondeurs de la maison, l’enfant du siècle se met à pleurer.