RETOUR AU FOYER
Le voyage de Londres à Édimbourg par la malle-poste tire à sa fin : la voiture arrive à Selkirk dans un grand bruit de ferraille. Il est 4 heures de l’après-midi ; feuilles, poussière, cheveux, tout tourbillonne alentour. Des fleurs filent le long des murs et des portails, des moutons s’écartent de la route et regardent la scène de leurs gros yeux de moutons, idiots et stupéfaits, des mites, des papillons voltigent comme des confettis, un vieux chien lève le museau puis le laisse retomber paresseusement dans la poussière avec un bruit mou. Un bref instant, tout s’immobilise ; comme en suspens dans l’atmosphère, le soleil reste accroché au ciel ainsi qu’une lanterne ; les parfums de l’herbe nouvelle, des pommiers en fleur mettent de la narcose dans l’air, tandis que le grincement et le grondement réguliers des roues plongent les passagers dans un apaisement hypnotique.
Mungo respire à pleins poumons, se tord le cou pour regarder par la fenêtre et, ce faisant, se répand sur les masses additionnées d’une matrone qui se rend à Édimbourg et de son antédiluvienne mais encore robuste mère. Ce qu’il découvre alors, par petits morceaux, ne cesse de le fasciner. Il y a là trois ans et demi de changements, certains imperceptibles, d’autres à couper le souffle : ici, ce sont des fissures dans les fondations d’une maison, là, de nouveaux murs et des meules récentes, ailleurs encore, des haies qu’on a taillées en retrait de la route, là enfin, une grange calcinée. Comme magnétisé, Mungo se penche davantage, gagné par une nostalgie qui s’amplifie au fil du déroulement des repères familiers surgissant devant lui comme autant de silencieuses bénédictions… Voilà la vieille bicoque des Hogg et son petit bois de bouleaux, le portail de la maison de l’alderman, le carré de pois des Russell : il en a les yeux pleins de larmes, il se penche et regarde, il s’étale sans vergogne, au point de littéralement couvrir, ainsi qu’un vrai pervers, la matrone et sa mère.
— Non, mais dites ! Ça va pas ? Oui, vous ! Sir !… Vous reculez, ou j’appelle le cocher !
Trois ans et demi.
Tel est, oui, l’emportement de son esprit lorsque Mungo atteint l’entrée du bourg. Les maisons le frôlent comme dans un rêve, le lierre a envahi le treillage, la fille MacInnes est penchée au-dessus du puits, au beau milieu d’une échappée de soleil, de jonquilles et de tulipes, d’abeilles qui bourdonnent et de chats qui sommeillent. Tout est aussi serein, aussi bien rangé que dans un roman d’Oliver Goldsmith. Mais voilà qu’un corniaud au poil étrangement raide déboule d’un portail entrouvert et se jette contre les roues de la malle, aboyant d’un air furibond après la voiture, tout comme si elle eût été bourrée de viande crue. Le cocher fait claquer son fouet, le chien recule en gémissant… mais trop tard : les chevaux ont eu peur, ils partent en trombe. Les piétons se prennent à hurler, il y a du désastre dans l’air. L’accident est aussi soudain qu’un coup de ciseau : la voiture vire trop près d’un cavalier dont la monture se cabre, le bonhomme vide les étriers. À deux cents pas de là, au milieu de la place ou presque, le cocher réussit à calmer son attelage et à arrêter le véhicule.
Les premiers sur les lieux sont des gamins au visage barbouillé. Leur horde file dans le vent et fond sur la place comme une nuée de mouches sur un pichet de cidre qui viendrait de se briser par terre. Alors seulement arrivent les badauds, puis les boutiquiers… puis métayers, nourrices, balayeurs et femmes de ménage, cordonniers, flâneurs… et jusqu’au révérend père MacNibbit pour finir, bref à peu près tous ceux qui ont eu vent du vacarme. Il semblerait bien que le cavalier, vieux bonhomme coiffé d’un béret écossais et portant kilt, ait atterri au fond d’une charrette remplie de truites et de saumons enroulés dans des feuilles mouillées. Éperdu d’étonnement et de chagrin, le poissonnier n’en est toujours pas revenu, lorsque le vieillard en tartan se met à jurer comme un professionnel. D’une voix suraiguë, l’épouse du mareyeur se lance alors dans une tirade sur les impôts exorbitants, le prix du charbon et les méfaits de l’Église presbytérienne. Ponctuée par des cris de colère et des sifflets, la pagaille règne jusqu’au moment où un barbu rattrape le cheval par la bride et le calme tandis qu’un autre badaud aide le vieillard à sortir de sa charrette. Quelqu’un se met à rire. Aussi saoul que d’habitude, Willie Baillie déclame par bribes une comptine cochonne. Et enfin, c’était inévitable, quelqu’un repère l’explorateur.
C’est le vieux Cranstoun. L’air ravi et l’œil perçant, il a dévalé la rue en s’appuyant sur sa canne et en se tordant le cou pour deviner la cause du charivari. Il est déjà en train de longer la malle en sautillant sur trois pattes lorsqu’il s’arrête net et, bouche bée, fixe le véhicule comme s’il s’agissait d’une apparition. Il reste un bon moment planté là et, de ses yeux laiteux et fatigués, dévore la matrone, sa mère volumineuse et le héros à cheveux blonds qui a passé la tête par la portière derrière elles. Lentement, son visage change d’expression et, une ride en appelant péniblement une autre, passe de la surprise hébétée à la joie sans bornes. Il se précipite alors sur la portière de la voiture en beuglant comme un dérangé de la cervelle qui découvrirait que sa tignasse est en flammes :
— Nom de d’là ! si c’est pas l’explorateur ! hurle-t-il. C’est Mungo ! C’est Mungo Park qui s’en est revenu voir ses pays !
L’explorateur avait espéré se faufiler en ville incognito : il est resté un mois sans écrire à Ailie, et personne n’est donc au courant de son arrivée. Son projet de surprendre sa bien-aimée, il l’a formé tout d’un coup. En effet, il est venu à bout de la version abrégée de son Voyage dans les contrées intérieures de l’Afrique, et n’en est pas malheureux, après des semaines et des semaines d’un calvaire qui lui a paru proprement dantesque. Du coup, il s’est retrouvé libre d’aller en Écosse et d’y passer quelques mois à se reposer, à pêcher, à préparer la version définitive de son livre, et à faire l’amour : cette dernière perspective le remplissait d’un enthousiasme particulier. Depuis qu’ayant compris la nature de ses errements avec la baronne il a renoncé à elle, sa passion pour Ailie s’est faite de plus en plus brûlante, si brûlante même que les nuits brumeuses de Londres étaient devenues pour lui des nuits blanches. Le printemps était venu et s’en était allé, qu’Edwards le tarabustait encore et qu’encore Sir Joseph le tenait sous sa coupe. Mais voilà juin qui s’annonce. Il a fini sa tâche à l’heure, il part pour l’Écosse : enfin, il va pouvoir réchauffer le cœur de sa fiancée.
La vie n’est hélas pas toujours aussi simple.
Il est d’abord que la foule se presse si fort autour de la voiture qu’on pourrait croire que le vieux Cranstoun s’est mis à hurler : « Guinées ! Guinées frappées d’hier ! C’est gratis ! Servez-vous ! » Il est ensuite que les regards qu’on lui jette ne trahissent pas exactement l’intention de le laisser partir avant de lui avoir offert la fête qu’exige pareille occasion : la grande, celle où tout un chacun hurle et vibre et descend du whisky comme au bon vieux temps ! Pas un visage qui ne respire le ravissement. L’œil émerveillé, on se bat pour serrer la main de l’explorateur, le vieux Cranstoun montant déjà la garde à la portière ainsi qu’un valet de pied. Toujours offensées, la matrone et sa mère contemplent la scène d’un air stupéfait. « Hourra ! » hurle la foule dans une envolée de chapeaux et de perruques. Un geyser ! Jamie Hume entonne « For he is a jolly good fellow ! » tandis que Nat Cubbie réclame un discours.
Mungo descend de voiture sous un tonnerre d’applaudissements. C’est son être entier qui respire le héros et le martyr : il a le teint jaune, il est encore un peu maigre et sur son visage se lisent clairement la souffrance et la volonté inébranlable de conquérir. Les derniers mois qu’il vient de passer cloué à son bureau l’ont encore plus marqué que tout ce qu’il lui a fallu endurer en Afrique de désespoirs, de privations, de maladies. Mais qui pourrait le deviner ? Tout ce que l’on voit, c’est l’enfant chéri qui s’en est revenu au pays et sourit avec timidité. Voyez donc un peu ! L’un des plus grands hommes que le comté de Selkirk ait jamais produits ! Le génie qui a découvert le Niger, celui qui a conquis l’Afrique ! Et puis quoi ? Ce n’est quand même pas qu’on ne l’aurait pas vu pousser, ce petit ! « Mungo ! Mungo ! », hurle-t-on. Et encore : « Un discours ! Un discours ! »
Les rugissements étant montés d’un cran, l’explorateur lève le bras et apaise la foule. On se tait, on attend. Il y a déjà là trois cents personnes et il en arrive encore de tous les côtés. De vieux amis, des gens avec lesquels il a grandi : Finn MacPherson en tablier de cordonnier et qui sourit comme si on venait de lui annoncer qu’il est passé héritier direct de la couronne d’Angleterre, Mrs Tullochgorm, Robbie Monboddo avec son col blanc de pasteur, Georgie Scott. Mungo n’a pas envie de se lancer dans un discours. Il veut surprendre Ailie et se jeter dans ses bras. Pousser jusqu’à Fowlshiels et montrer à sa mère le grand bonhomme qu’il est devenu. Mais devant lui, il y a les visages attentifs de tous ces gens qui le regardent comme s’il avait le pouvoir de transformer l’eau en vin, de ressusciter les morts et Dieu sait quoi encore.
— Bon, bon ! s’écrie-t-il.
Et, ayant baissé la voix, il ajoute :
— D’accord. Je vais faire de mon mieux.
Quelqu’un lance un cri au dernier rang :
— Parle plus fort, gamin. On n’entend rien.
— J’ai dit que j’allais parler, juste quelques mots, répète-t-il en hurlant et sans avoir la moindre idée de la manière dont il va poursuivre.
Un grand silence s’abat sur la foule. L’explorateur entend les pas précipités des derniers arrivants, les petits appels que l’on étouffe, les portes que l’on claque dans le lointain.
— Je suis… je suis… je suis heureux de revenir au pays, dit-il, oui… à Selkirk… (hourras enthousiastes) avec tous mes amis… et je…
— Et les nègres cannibales, comment qu’ils sont ? l’interrompt quelqu’un.
— Oui, oui ! renchérit un autre. Ils t’ont torturé ?
— Et les bêtes, hein ? s’écrie un stentor. C’est quoi, le genre de bestiaux qu’ils ont là-bas ?
— … Je… je… je… je n’avais pas l’intention de faire un discours, reprend Mungo en bafouillant sous les bravos renouvelés et en se demandant s’il n’est pas déjà en train de mener sa campagne électorale… voyez-vous, je voulais simplement arriver sans bruit, aller retrouver les êtres qui me sont chers…
— Houhouhouhou ! C’est que c’est un chaud lapin, le Mungo, ah ça !
— Sûr que c’est la p’tite Ailie qu’il va aller voir, y a pas de doute !
— Ailie ! Ailie ! Ailie ! reprend sur l’air des lampions la multitude ; et joyeuse, insouciante, surexcitée, la voilà qui le juche sur ses épaules innombrables et le porte littéralement en triomphe.
On traverse la place, on descend la rue, la foule grossit toujours, les chiens aboient, quelqu’un pétrit une cornemuse, un autre bat le tambour. « Ailie ! Ailie ! Ailie ! » chante-t-on sans désemparer.
Avant d’avoir pu faire ouf ! avant de seulement comprendre ce qui lui arrive, Mungo se retrouve devant le portail du Dr Anderson, où le déposent avec ses bagages une bonne soixantaine d’individus qui lui lancent des vivats dans le dos. Soudain la porte de la maison s’ouvre et la voilà : Ailie ! Ailie en bonnet et en robe d’intérieur aux manches retroussées, une Ailie abasourdie par la cohue qui se presse et fait ce tintamarre sous son perron. À peine la foule l’a-t-elle aperçue qu’elle ne se sent plus d’aise et que l’enthousiasme monte, tournant à l’orgasme des cœurs. On dirait une horde primitive en proie à des transes hystériques et exigeant que les deux acteurs principaux s’enlacent dans l’instant. Des dizaines de bras se lèvent en l’air, les vivats sont assourdissants, déjà la cornemuse a attaqué un branle et bientôt une partie de la foule se met à danser follement.
On est enfin arrivé à lever la clenche du portail. Quelqu’un passe un bras autour du cou de l’explorateur et, après lui avoir donné un petit coup de coude, le pousse dans l’allée. Mungo s’avance vers Ailie. Les acclamations montent, et puis retombent comme des brisants sur la plage. Toute petite, cheveux de soie, lèvres et regard aussi doux que la chanson de l’eau offerte après la traversée du désert, Ailie l’attend. Trois ans et demi ! Toutes ces nuits de désir brûlant, tous ces rêves de séduction ! Déjà il a posé le pied sur le perron, déjà il lit autre chose dans son regard, comme un mélange de reconnaissance, de surprise et de douleur, quelque chose de fier et de guerrier, là, au vu et au su de tous.
— Ailie ! murmure-t-il en haut des marches, et il lui ouvre grands les bras.
— C’est ça, mon garçon, prends-la dans tes bras !
— Embrasse-la.
Le bruit se fait tumulte, apocalypse.
Il la regarde dans les yeux. Ils lui disent non. Ils lui disent : « J’ai trop attendu. » Ils lui disent : « Au diable Pénélope ! » Elle lui claque la porte au nez.