DONNEZ-MOI DES HOMMES
 AU CŒUR VAILLANT

Dans les arrière-salles et les dortoirs du fort, la rumeur vagabonde : une célébrité est arrivée dans les parages. Mungo Park, l’illustre explorateur africain, auteur d’ouvrages à succès, seul Européen à avoir jamais posé les yeux sur le Niger et à en être revenu vivant, se trouve parmi eux. La nouvelle suscite des risées d’émoi.

— Qui çô ?

— Mungo qui çô ?

— Jamais entendu causer !

— C’est un Blanc ?

Il n’empêche : à peine les bagnards sont-ils retombés dans leur apathie habituelle (sorte de spirale descendante, l’indifférence qui les tient ne connaît de soulagement que dans la boisson, le jeu, les putes et la mort) que leur intérêt se ravive : le visiteur chercherait à embaucher. À embaucher ! Pour courir par monts et par vaux avec lui, là-bas, en plein air, dans cette campagne si propre… et on paie double ! Vrai de vrai. Jemmie Bird a eu vent de l’affaire en servant à la table du major. Il y a mieux encore : le ministre des Colonies aurait autorisé l’explorateur à libérer ceux qui l’accompagneront… et cet élargissement inclurait la grâce pleine et entière pour tous les crimes commis… plus un billet de retour au pays ! Dieu soit loué, plouf ! ça y est : le Graal leur est tombé sur la tête ! Enfin une chance de sortir de cet enfer !

La rumeur se répand comme un feu de brousse attisé par l’harmattan. Dès 9 heures du soir, c’est l’ensemble de la garnison, soit trois cent soixante-douze hommes (ou plutôt non, trois cent soixante-huit, quatre d’entre eux étant morts entre-temps), qui s’est massé devant le quartier général du major. Ils sont tous là, les malades et les faibles, qui semblablement se traînent comme des morts, et tous prient, cajolent, implorent, adjurent, tous supplient qu’on les affecte à la mission. Un beau tumulte se déclenche lorsque, en grand uniforme et serrant un bouquet d’orchidées et de gypsos sur son cœur, le major se penche enfin à la balustrade de sa véranda, ayant à ses côtés le nouveau venu, l’air d’un saint sous son auréole de cheveux de lin.

— Soldats ! hurle le major au-dessus de la foule, ô robustes compagnons du Royal African Corps ! Écoutez-moi !

Peu à peu les rugissements de la masse s’apaisent, pour finir en quelques jurons baveux, en vicieux grondements de chiens de meute qui s’étripent. Après quoi il n’y a plus guère à entendre que grognements et marmonnements, qui meurent en un râle triste.

— Comme vous le savez déjà probablement tous, reprend-il en criant, l’homme distingué que j’ai à ma droite, le capitaine Mungo Park…

Mais un gaillard à la voix avinée l’interrompt pour exiger trois hourras pour Mungo, et aussitôt après monte une folle clameur : « Oyez, oyez ! » Le major en profite pour prendre le bras de l’explorateur et le soulever bien haut dans les airs en signe de victoire. Après quoi, il continue :

— Mungo Park nous vient avec une mission… une mission aussi noble, aussi hardie que le furent les grandes campagnes de César, d’Alexandre et d’Horatio Nelson…

— Au cul la noblesse ! hurle-t-on devant.

— Au cul les discours ! hurle-t-on ailleurs. Moi, moi, prenez-moi !

Dans l’instant ou presque, ce ramas d’hommes écumants de morve et de bave, doigts levés comme à l’école, reprend ce refrain :

— Moi, moi ! Prenez-moi, oh ! moi !

Sur ce, c’est le chaos. Le malade jette ses béquilles et danse comme un coryphée, le faible s’évertue à soulever des troncs d’arbres et des rochers, le fiévreux récite des recettes de cuisine et des paroles de chansons populaires afin de prouver qu’il a encore toute sa tête. Des bagarres se déclenchent. Des imprécations déchirent le ciel, pierres et mottes de terre pleuvent sur la foule comme autant de sentences tombant du ciel. Soudain une torche s’enflamme dans les ténèbres, et puis une autre, et puis une autre encore… La canaille affolée se resserre autour de la maigre balustrade en bambou, entonne « Moi, moi, moi, moi ! »… devient dangereuse. Ça sent le désastre… lorsque enfin l’explorateur s’éclaircit la gorge.

Tombe un brusque silence – un silence intense. « Chut ! chut ! » lance-t-on de tous côtés et l’appel au calme se répand : on dirait un bruit de mer dans le lointain. Mungo est ému par ce spectacle, par l’énergie déployée, par le besoin d’adorer ou presque, que trahissent ces clameurs : dire que c’est lui qui, en l’espace de quelques instants, les a fait naître et se calmer ! Il s’avance avec la confiance de l’orateur-né.

— Donnez-moi des hommes ! gronde-t-il, comme gagné par les sentiments qu’il a suscités.

Et, tous les robinets de l’émotion ouverts, pris jusqu’au tréfonds par une mise en scène qui le mène au seuil de l’héroïque, il conclut :

— Oui, des hommes au cœur vaillant ! Des hommes au cœur vaillant qui sauront aller jusqu’au bout !