DANS LA PEINE
Ailie, le souffle déchiqueté, hoquetante, serre les dents. Sous l’effet des roses hallucinations engendrées par la douleur, lui viennent des pensées métaphysiques sur la reproduction et le développement, qui roulent sur l’enfance, l’adolescence et la vieillesse, le bourgeonnement et la parthénogenèse, les arbres et la lumière du soleil, la nourriture du corps, le pourrissement… Dans son esprit la philosophie s’éploie en bouquet, comme si, installée à son secrétaire, elle lisait Locke, Galilée ou saint Jean, au lieu d’être clouée sur ce lit où elle a le plus grand mal à retenir les jurons les plus obscènes qu’elle connaisse. Pendant ce temps-là, l’aurore a réveillé le pépiement des oiseaux, éclairci le rectangle des fenêtres. Ailie se mord le doigt. Il y a là, en elle, quelque chose de vital et d’impétueux qui pèse sur ses os et se bat pour sortir.
C’est son quatrième, et pourtant la douleur est telle qu’elle bondit et gigote comme une araignée sur une bûche en flammes. « Tu enfanteras dans la peine », se récite-t-elle, puis, plus amère : « Ton désir ira à ton époux, et sur toi il aura toute domination. » Quelque part, comme à travers un lointain brouillard, la voix du Dr Dinwoodie, aimable, apaisante, à laquelle répondent les murmures de Mary Ogilvie, la domestique ; puis on entend un tintement de tasses et de cuillères. Il émane de ces bruits de maison, à la musique si simple, un hymne à la routine sans histoires, délivrée des tensions… comment dire ? – de l’ordre de la stabilité du catalyseur. Tout à coup, Ailie se retrouve en train de pousser. Le processus lui redevient familier, naturel, automatique. La douleur n’a plus prise sur elle, son cœur, ses poumons, ses muscles s’accordent, communient dans une même ferveur, celle de l’athlète qui doit pousser pour gagner, briser le fil à l’arrivée, marquer le but. Là, ça y est… Elle sent la tête entre ses cuisses, les doigts de Dinwoodie, la secousse au passage des épaules, l’ultime colique qui la presse et lui promet le proche apaisement… Il lui vient alors comme une explosion, dans un bruit de succion et de récurage, comme si enfin elle se laissait aller à quelque prodigieuse évacuation. Elle gonfle la poitrine. Et c’est l’expulsion.
Vidée, elle s’effondre sur son oreiller et ferme les yeux. Clic-clic des ciseaux, eaux qui l’éclaboussent, vagissements du nouveau-né. Là-bas, au-dessous d’elle, elle entend son père reprendre son apprenti sur une histoire de cataplasme et d’emplâtre. Puis, tout près, la voix de Dinwoodie, susurrante, révérencieuse.
— C’est un garçon, Ailie. Un joli petit monsieur bien râblé. Aussi vif que son père.
Et voilà que, rouge et humide, empestant encore les secrets et les moisissures de son ventre, la chose s’agite dans ses bras. Elle s’en moque. Garçon ou fille, enfant ou monstre, Ailie s’en moque. La belle affaire ! se dit-elle, avec un goût amer dans la bouche, un goût de cuivre… Son mari l’a abandonnée. Fatiguée et seule, Ailie vient d’enfanter un orphelin.