À TOMBEAU OUVERT
Les personnages en deuil qui se sont alignés sur les marches du perron sont des gens du métier. En costume et foulard noirs, ils regardent obstinément par terre ou contemplent les environs d’un air hébété et profondément affligé. Tous observent un impeccable garde-à-vous, tous brandissent une longue perche d’ébène ornée d’un drapeau en berne et surmontée d’une aigrette noire dont les plumes se croisent comme des épées. Un sinistre crachin a déposé des perles sur leurs hauts-de-forme et sur leurs favoris. Ils attendent, avec une patience de professionnels, que le cortège funèbre veuille bien se mettre en route – après quoi ils pourront se ruer sur les restes du repas et boire jusqu’à l’abrutissement complet. Le cortège devrait s’ébranler à vingt et une heures.
Tout l’après-midi durant, des voitures se sont succédé au portail pour y déverser des groupes d’hommes au visage grave, de femmes abattues par la douleur et d’enfants renifleurs. De la famille surtout : un héritage, ça se mérite. Enfin réunis dans la maison, ils pleurent et gémissent d’abondance. À huit heures moins le quart un phaéton étincelant stoppe net devant le portail, un gentleman en noir en ouvre brusquement la portière puis saute sur le pavé : il est trop éploré pour respecter les formes. Un instant plus tard, il arrive à la porte d’entrée. Il est essoufflé, coiffé à la perfection, et son visage littéralement rayonne à force de larmes.
Ce gentleman s’appelle Ned Rise. Il a revêtu un costume noir en velours de Gênes, il porte des gants et un foulard teints à l’encre d’imprimerie et des souliers passés au cirage noir, semelles comprises : il faut ce qu’il faut. Dans sa poche, un mouchoir en soie noire imbibé de vinaigre. Il s’en éponge le visage en pénétrant dans la maison.
Assis à la porte, un morne vieillard au nez grêlé distribue aux nouveaux arrivants des brins de rue ainsi que des anneaux d’or portant le nom, l’année de naissance et l’année de décès du défunt. Murs, fenêtres et plafond sont tendus de crêpe noir, et les candélabres diffusent une lumière de chapelle ardente. Le bourdonnement qu’on entend, mezza-voce, dans la pièce voisine, est entrecoupé de piaulements et de mouchages sonores. Déjà en larmes, Ned aspire à son mouchoir une réconfortante bouffée et s’apprête à se jeter dans l’entrée en redoublant d’hystérie hyperaqueuse lorsque, tout soudain, il sent une main se poser sur son bras. Il fait demi-tour et se retrouve en train de contempler le visage d’une jeune dame dont la lèvre inférieure tremble beaucoup. Une jeune dame, ou plutôt une jeune fille, puisqu’elle n’a que dix-sept ou dix-huit ans, tout au plus. Ses cheveux sont deux vagues qui lui déferlent jusqu’à la taille. Elle a les yeux noirs comme de la poix et un grain de beauté sur le sein gauche.
— Claude ? dit-elle.
Qui ça peut bien être, nom de Dieu ? Ned réfléchit. La cousine ? Oui, bien sûr. Aveuglé par les larmes, il lui prend la main et renifle.
— Cousine ?
À son tour, elle pleure, puis elle acquiesce d’un signe de tête.
« Allez, commençons par là », se dit-il en rangeant son mouchoir dans sa poche.
— Ah ! cousine ! s’écrie-t-il en enfouissant le visage dans les cheveux de la demoiselle.
Depuis la folle nuit du cimetière d’Islington, il y a trois ans et demi de cela, Ned a vécu une vie aussi contrainte que de l’eau de pluie dans une écluse, mais une écluse qu’aurait dessinée le Dr Decius William Delp, savant, époux, père, maître chanteur, goule… Delp, l’éminent et très respectable professeur de chirurgie qui de temps à autre sirote un verre de madère avec Lord Untel, joue une partie de whist avec Lady Une telle, avant d’expédier ses complices dans les cimetières des environs avec ordre d’y vider les tombes de leurs occupants sans attendre que leurs humeurs soient seulement sèches.
Vu la situation, Ned n’avait guère le choix. Survivre, il savait faire. N’avait-il pas déjà survécu aux pires brutalités, à la mutilation, à la noyade, à la puanteur du poisson, à l’emprisonnement à Newgate, à la potence ? C’était tout cela qu’il avait revu en un éclair tandis que dans la désolation du cimetière d’Islington résonnait encore ce coup de pistolet que quelqu’un venait de tirer. Survivre ! Il avait alors compris qu’il était capable de résister à n’importe quoi – sabbat de sorcières, insurrection de morts-vivants, assauts conjugués de Delp, Banks, Mendoza et Napoléon en personne. Qui plus est, on n’avait fait feu qu’une seule fois, et la balle avait bien dû passer à six pieds de lui, pour finir par se loger dans la cuisse de Quiddle et lui briser le fémur en mille morceaux. Le projectile avait frappé avec un bruit sourd, celui même que produit le bon assommeur de porcs lorsqu’en un geste net, un geste coulant, mortel, il abaisse son gourdin sur la tête de l’animal ; un bruit sec qui, sitôt après la chute de la bête paralysée, semble brusquement amorti par la masse spongieuse de chairs et de graisse. Il y avait eu un moment de silence surpris – non, assurément, personne n’avait voulu aller aussi loin –, et puis Crumps avait lentement battu en retraite tandis que Boyles hurlait encore un coup. Quiddle, lui, n’avait rien dit.
Ned avait d’abord eu envie de s’enfuir ; de tout balancer par-dessus bord et de courir jusqu’à ce que ses poumons éclatent, mais il s’était brusquement souvenu que Quiddle ne l’avait jamais abandonné, qu’il l’avait soigné, qu’il lui avait donné son lit et l’avait fidèlement défendu contre les attaques de Delp.
— Horace ? avait-il murmuré. Ça va ?
Pas de réponse. Le noir complet. Rien. Il s’était mis à faire le tour de la tombe en tâtonnant, craignant le pire. Et si Quiddle était mort ? Delp exigerait ses cinq cadavres, et son ami serait coupé en morceaux comme tous les autres : tant de yards d’intestins, tant d’onces de cet organe-ci ou de cet organe-là, plus tant de saucisses, de tripes et de fromage de tête… Cette image se présentait avec une telle précision, lui donnait à ce point froid dans le dos qu’il avait failli mourir d’effroi lorsqu’il avait soudain senti Quiddle lui prendre la main.
Celui-ci la lui avait serrée comme dans un étau. Il avait la voix rauque. Entre deux hoquets, il lui expliquait la façon de faire un garrot et insistait sur l’urgence de l’affaire : non seulement pour lui, mais encore à cause de Crump, qu’il fallait coûte que coûte empêcher d’aller trouver la maréchaussée, laquelle s’empresserait de leur tomber dessus. Ned avait parfaitement compris. Il avait arrêté l’hémorragie, tiré son ami jusqu’au pied du mur… mais n’avait pas eu la force de le lui faire franchir.
— Tu tiens bon ! lui avait-il soufflé avant de partir à la recherche de Boyles.
Ce dernier s’était accroupi derrière une dalle et là, se plaignait dans sa barbe. Son vieux fonds de paysan irlandais vibrait aux histoires d’ogres, d’elfes et de fées, c’est sûr. Mais quoi ! Cette fois-ci, c’était pour de vrai. Pas plus tard qu’il y avait cinq minutes, il s’était retrouvé nez à nez avec quelque chose d’impensable. Spectre, fantôme, ombre, appelez ça comme vous voudrez, il n’en restait pas moins que ce mort qui parlait et marchait, il l’avait vu ! Il en était encore tout secoué. Il était aussi à moitié rond, c’est vrai, mais pour être secoué, il était secoué. Ned avait été obligé de le plaquer aux jambes, de le coincer par terre, de le gifler une bonne cinquantaine de fois et de lui raconter, à deux reprises, comment il avait réchappé de la pendaison ; alors seulement il avait pu le convaincre de se remettre debout et de venir l’aider ; ensemble, ils arriveraient bien à faire passer Quiddle pardessus le mur du cimetière.
Carré dans le fond de la charrette, Boyles s’était mis à téter la flasque de Ned comme un homme qui rêve. Quiddle saignait et gémissait. De temps à autre, il se plaignait aussi du froid. Ned avait fouetté les chevaux jusqu’à en avoir la jointure des épaules engourdie. Ils étaient arrivés à l’hôpital. C’était Delp en personne qui avait opéré. Il avait amputé juste au-dessous de la hanche et avait cautérisé la plaie avec le plat d’une pelle chauffée à blanc.
Quiddle se trouvant maintenant hors d’état de travailler, Delp en était venu à compter de plus en plus sur Ned. Lequel Ned, étant donné les possibilités réduites, pour ne pas dire nulles, qui s’offraient encore à lui, avait progressivement surmonté ses résistances et fini par mettre son astuce au service de son maître. La réserve de cadavres étant limitée dans l’enceinte de la capitale, il lui avait fallu affronter la concurrence directe de Crump et des autres. Moyennant un gallon et demi de gin par semaine, il avait réussi à embaucher Boyles en qualité d’assistant et les deux compères s’étaient bientôt sentis aussi à leur aise au milieu des cimetières et des catafalques qu’ils l’avaient été en la compagnie des fûts de bière et des piliers de tavernes. L’année ne s’était pas encore écoulée que Ned fournissait déjà à son patron tous les cadavres qu’il pouvait disséquer et se faisait même quelques extra. L’année suivante, il gagna assez d’argent pour quitter l’hôpital et s’installer à Limehouse. Il commença à s’habiller avec une certaine élégance. À dîner en ville. À songer enfin à passer sur le continent afin d’y retrouver la trace de sa bien-aimée.
Ned était vivant. Il s’adaptait. Malgré les dangers et les désagréments de son travail, il se laissait aller à un optimisme prudent. D’un côté, il y avait Delp, et Dieu sait s’il était exigeant et sans scrupules ; et de l’autre Crump, qui, fort irrité de ses incursions dans sa sphère d’influence, se faisait de plus en plus menaçant. Cela dit, à condition de marcher sur la pointe des pieds, il arrivait à se frayer entre les deux un tout petit bonhomme de chemin. Insensiblement mais régulièrement, et avec une force grandissante, sa bonne étoile recommençait à monter au firmament.
Or donc, comme ces gens en deuil qui se pressent sur le perron, comme ce vieillard qui distribue ses brins de rue, Ned ne s’intéresse au défunt que d’une manière purement professionnelle. C’est la veille au matin qu’en parcourant la rubrique nécrologique, il est tombé sur la notice suivante :
« La Cité pleurera longtemps feu Mr Claude Messenger Osprey, fabricant de faïences et de vaisselle en porcelaine, qui, en ce huitième jour du mois de juin mille huit cent un, vient de mourir d’esquinancie à l’âge de cinquante-sept ans. Mr Osprey s’est surtout fait connaître pour la manière résolument inventive dont il s’est lancé dans la fabrication des vases de nuit en porcelaine. C’est lui qui, le premier, a eu l’idée du pot de chambre * individualisé et, à cette fin, a embauché nombre d’artisans inspirés dont les motifs en forme de trèfle et de saule nous sont tous si intimement familiers. Mr Osprey laisse derrière lui un frère, Drummond, qui réside à Cheapside, et un fils, Claude Junior, grossiste en porcelaine à Bristol. La dépouille du défunt sera exposée en grande pompe à la résidence de son frère ce soir même et pendant toute la journée de demain. Le service funèbre est prévu pour demain soir, vingt et une heures. »
Une petite enquête auprès des domestiques de la famille endeuillée a permis à Ned de découvrir un fait intéressant : le seul souvenir que l’on ait gardé de Claude Junior, qui vient juste de quitter Bristol pour assister aux obsèques, remonte à l’époque où il n’était encore qu’un enfant. Suite à une brouille entre Mr Osprey père et madame, le gamin a été envoyé en pension dès l’âge de neuf ans. Hormis cela, on le retrouve à l’Université, puis marié, et enfin à la tête de la filiale de Bristol de l’entreprise familiale ; et comme de tout ce temps-là il n’a pas remis les pieds à Londres, on peut dire que sa famille est restée vingt ans sans le voir.
Le soir même, Ned, Quiddle et Billy Boyles sont à pied d’œuvre devant le Café de Gloucester lorsque la malle-poste arrive de Bristol. Boyles, qui s’est mis en livrée, ouvre la portière du véhicule avant même qu’il ne s’immobilise et appelle Mr Claude Osprey Junior d’une voix brisée par la douleur et par l’angoisse. Il se fait passer pour le valet de pied de feu son père et conduit le jeune héritier jusqu’à une voiture arrêtée en haut de la rue. À l’intérieur, telles deux araignées domestiques se promettant un festin aux dépens du visiteur, Ned et Quiddle jouent avec des bouts de corde et de solides lacets en coton. Osprey aurait-il pu s’en tirer ?
— Ah ! tu sais, reprend-elle en reniflant, je t’ai reconnu dès que tu as passé la porte…
Ned émet un ou deux grognements de douleur, se mouche, lui jette un regard éperdu.
— Ah bon ? Et comment ça ?
— C’est que tu… tu…
Et la voilà qui lui retombe dans les bras et pleurniche comme un chien qui se noie.
— … Tu lui ressembles tellement !
Le reste fut un jeu d’enfant. Quelques tantes encombrantes, deux ou trois oncles secoués de tremblements, des aigris par alliance, des cousins issus de germains, une vieille nourrice pleine de méfiance. Dieu merci, il n’y a pas de veuve. (Sans en être tout à fait sûr, Ned croit se souvenir d’une certaine Mrs Tillie Marsh Osprey dont le cadavre aurait disparu dans un cimetière du West End il y a deux ans de cela.) En attendant, les condoléances ne cessent de pleuvoir à la ronde comme des briques qui dégringoleraient à la faveur d’un tremblement de terre. Quelqu’un porte un toast. Et puis un autre. Les larmes reprennent, on se redonne de petites tapes dans le dos, ça empeste le parfum et l’alcool ; un baiser, une main qui serre la sienne, enfin tout le monde se retrouve dans la rue, emmitouflé dans des capes noires. On tient bien haut les flambeaux, on s’avance avec une belle dignité derrière l’énorme corbillard tiré par des chevaux ; les pavés, une rue en pente, le dernier virage avant le cimetière… Cette fouine de pasteur avec ses yeux qui brillent : « Ce qui est poussière retournera à la poussière. » C’est alors que Ned se jette sur le cercueil, mord les fossoyeurs aux chevilles, se montre d’un seul coup inconsolable et, dans le sauvage débordement de son chagrin, repousse l’escadron de ceux qui voudraient adoucir son chagrin ou lui témoigner leur sympathie. Il se traîne par terre, il glapit, il est plus Hamlet qu’Hamlet. Tant et si bien qu’à la fin, le visage ruisselant de larmes, il les supplie de l’abandonner à sa douleur et à cette envie incontrôlable que brusquement il éprouve d’enterrer avec amour, et de ses propres mains, ce grand homme qu’était son père.
Dix minutes plus tard le cimetière est désert lorsque, Quiddle tirant sur les rênes, l’élégant phaéton s’arrête au portail. Une silhouette mince à tête plate en descend et rejoint Ned Rise à côté de la tombe. Il se fait dans le noir quelque déplacement, peut-être même entend-on quelques ahans – y aurait-il là un soupçon d’affaire scélérate ?… Puis la voiture s’éloigne. Dans le cimetière la dernière torche s’éteint.