LES RUES DE LONDRES
En ce temps-là, les rues de Londres étaient aussi souillées, limoneuses et infectées que mille tas de fumier mis bout à bout. Elles étaient en outre dix fois plus dangereuses qu’un champ de bataille et aussi rarement nettoyées que les culs-de-basse-fosse des asiles de fous. On en voyait de rudes : des ivrognes gisaient en travers de la chaussée, certains d’entre eux déjà morts, tous puants et couverts de corbeaux ; des familles entières se tenaient accroupies aux croisements pour mendier du pain ; des meurtres se commettaient dans tous les coins. Il y avait des journaux jaunis collés aux réverbères, on marchait sur des tessons de cruches et de bouteilles, sur des trognons de légumes et des os de volaille, des carcasses de coqs de combat pourrissaient ici ou là. Il y avait encore la fiente des pigeons. De la boue, de la suie, des cendres, des cadavres de chats, de chiens, de rats, des bouts de tissu souillés d’excréments. Et, pis encore, les égouts étaient à ciel ouvert. « Nous vivons, messieurs, comme une colonie de Hottentots, se plaignait Lord Tyrconnel à la Chambre des communes. Nos rues sont si pleines de cochonneries qu’un sauvage même les contemplerait avec étonnement. » On finit par en tomber d’accord, et par fonder une Société pour la salubrité publique. Plus un Club pour la propreté de l’air. On se réunit régulièrement, on se référa aux Règles de la procédure parlementaire de Bledsoe, on exposa ses doléances, rien n’y fit.
Il y avait bien, c’est vrai, quelques ramasseurs d’ordures nocturnes et une poignée de balayeurs. Mais les ramasseurs ne faisaient qu’entasser des montagnes de crotte purulente dans leurs jardins et les balayeurs se contentaient de créer, en guise de décharges, des volcans constamment actifs. Qui plus est, cela ne changeait rien pour l’écrasante majorité des habitants de la capitale qui n’avait qu’un moyen de se débarrasser de ses ordures : les jeter dans les cours d’immeubles ou dans les rigoles déjà pleines à déborder qui vous changeaient les deux moitiés d’une rue en lèvres d’une même plaie suppurante. L’air sinistre, les boutiquiers se traînaient sur la chaussée pour y vider leurs pots de chambre. Les garçons de café passaient à la chaux les façades pour tenter d’en chasser les remugles d’urine, cependant que les concierges versaient leurs seaux hygiéniques du haut des fenêtres du premier ou du second. « Gare à l’eau ! » criait la femme de chambre. Aussitôt une sombre motte décrivait un arc au-dessus du trottoir avant de s’écraser par terre. Après quoi lentement elle dérivait, un centimètre après l’autre, jusqu’au fétide caniveau. Bien sûr, pareil état de choses n’arrangeait pas les affaires du passant, déjà boiteux et occupé à se secouer les habits, car il y a de bonnes chances qu’il ait coulé dans un soupirail de cave ou qu’il se soit cogné dans l’un des milliers de chiens qui divaguent à l’envi. Comme si cela ne suffisait pas, les rigoles étaient en général encombrées de crottin de cheval, d’oreilles de cochons et autres ordures, toute cette accumulation d’immondices ayant pour résultat de bloquer le sombre flot et d’y créer de fumants marécages. Non seulement le piéton se retrouvait alors dans l’excrément humain jusqu’à la cheville, mais devait encore éviter les roues des carrosses et leurs projections.
Marcher par les rues était chose des plus désagréables, et dès qu’on pouvait se le permettre, on préférait se déplacer en voiture – ou en chaise, moyen de locomotion particulièrement adapté aux conditions du temps… et puis, cela assurait le confort et la sécurité des privilégiés tout en offrant quelques rares emplois aux masses faméliques. Il s’agissait d’un compartiment fermé fixé à deux barres parallèles qu’on hissait sur les épaules de deux porteurs, l’un devant, l’autre derrière. Lesdits porteurs, de pauvres dégénérés à bec-de-lièvre et à tête difforme, se faisaient quatre sous, et la grande dame qui allait prendre le thé quelque part arrivait à bon port sans que son jupon fût couvert de vastes traînées de merde. Tout le monde y trouvait son compte. La chaise avait encore un autre avantage : s’y enfermer, c’était se rendre invisible. Il suffisait de tirer les rideaux et de regarder entre leurs plis pour voir sans être vu.
Un homme invisible aurait-il jamais pu rêver mieux pour se déplacer ?