ROMPRE LES LIENS
Sidi Ambak Hourbi quitta Peebles après y avoir séjourné vingt-sept jours, dix-huit heures et six minutes : il avait compté. Trente livres sterling ou pas, une minute sous le toit en ardoise de la maison de Peebles valait une semaine entière de géhenne. Tout cela à cause de Dame Park. On aurait dit une lionne avec son petit ; et Sidi l’esclave chargé de ramener un lionceau au zoo du Pacha.
Il ne se trompait guère dans son jugement. Féroce par souci de se défendre, Ailie se montrait rêche, pleine de ressentiment et malgracieuse jusqu’à l’offense : ce Maure n’était pour elle qu’un étranger qui divisait sa famille, un mécréant sorti des profondeurs ténébreuses de l’Afrique pour lui ravir son époux ; elle réagissait en conséquence. Elle ne le quittait pas d’une semelle ; épiant de ses yeux brillants et soupçonneux chacun de ses gestes, elle lisait à travers ses vêtements, à travers la porte de sa chambre, à travers les muscles et le squelette de sa poitrine, trouvant ainsi toujours quelque chose à redire, de façon directe ou allusive, sur tout – sa manière d’allumer son chibouk ou de nouer son turban autour de la tête. Elle lui servait des raves et des pommes de terre accompagnées de bacon, de jambon et de pieds de cochon. Elle lui renversait du thé sur les genoux, faisait voler des Saharas de poussière en balayant autour de lui chaque fois qu’il se mettait à étudier le Coran, elle encourageait le chien à lui mordre les talons et à lui bouffer les sandales. Angoisse, perturbation, effondrement suicidaire, elle considérait que le Maure de Mogador était là pour encaisser tous ses maux à elle.
Lorsque Sidi Hourbi prit ses cliques et ses claques et qu’on l’eut conduit à Selkirk pour y attraper la malle de Londres, un calme gêné s’abattit sur la maison des Park. Ailie retenait son souffle, se faisant soudain toute petite. Mungo était ennuyé : il lui avait donné sa parole, son engagement était irrévocable et sans appel. Oui, il lui avait menti, il le reconnaissait. Son ambition lui était montée à la tête : c’était pour cela qu’il lui avait menti. Mais il ne recommencerait plus – jamais. Aurait-elle le cœur de lui pardonner sa faute ? Elle l’eut. Elle s’accrocha à lui et se montra follement désireuse de lui prouver son amour, de lui rendre la tâche plus facile, de lui faire comprendre combien elle appréciait son serment et le sacrifice auquel il avait consenti pour elle. On enterra l’Afrique – dans une tombe peu profonde, c’est vrai, mais on l’enterra.
La paix continua à régner pendant quelques mois, mais il devenait de plus en plus évident que Mungo, insatisfait, rongeait son frein. Il se mettait souvent en colère. Il ne s’intéressait plus ni aux enfants ni aux travaux de la maison. Il vivait en reclus et gardait un silence morose. Les maux d’estomac qu’il avait contractés à Ludamar lui revenant en force, les trois quarts du temps, il se contentait de pignocher dans les plats ou d’avaler une tasse de bouillon d’avoine en guise de repas. Lorsque ses patients incultes, chicaniers et enclins aux accidents le libéraient enfin de ses obligations routinières, il plongeait dans la méditation, un œil sur ses livres et ses cartes, ou se mettait presque dans un état second à manipuler sa petite collection africaine, à suivre amoureusement du doigt les contours d’un couteau en os, ou ceux d’un masque de bois – comme s’il se fût agi d’un fétiche ou des reliques de quelque saint. Tous les matins, à l’aurore, il enfourchait son cheval et faisait des huit à dix lieues à travers la lande pour aller surveiller un accouchement, une agonie, soigner des maux de gorge et des douleurs imaginaires, assister, impuissant, à la nécrose d’une jambe gangrenée ou à la lente décomposition des intestins d’une vieille rongée par le cancer. C’était à cela que son audace et sa célébrité l’avaient conduit ! Il en avait par-dessus la tête… à en mourir.
Au mois de mai 1804, il annonça à Ailie qu’il vendait tout, la maison, les meubles, la clientèle. Ils allaient emménager chez sa mère, à Fowlshiels. Il avait besoin d’un peu de temps pour réfléchir.
— Pour réfléchir ? répéta-t-elle. Et à quoi donc ? Il la fixa du regard.
— À ce que je vais faire du reste de ma vie.
Ils sont assis dans la cuisine. Autour d’eux, des herbes dans des pots, de la vaisselle en faïence, des ustensiles en bois, des couteaux. Un panier d’œufs frais – des blancs et des bruns – est posé devant eux, au milieu d’une flaque de soleil. Et voilà que, repoussant brusquement sa chaise, Ailie balaye le dessus de la table d’un geste de la main : tous les œufs se retrouvent par terre.
— Je sais parfaitement ce que tu es en train de préparer, glisse-t-elle doucement, d’une voix cassée par l’émotion. Tu cherches à rompre les liens.
— Mais non, Ailie, ma chérie ! Absolument pas. C’est tout simplement que j’ai besoin d’un peu de temps pour réfléchir.
Il était sincère. Au moins le croyait-il. Les affrontements qui avaient suivi l’arrivée de Sidi Hourbi l’avaient mortifié, contristé. Mari inapte, père irresponsable, individu égoïste, peu regardant dès qu’il s’agissait de se faire mousser, fût-ce au prix d’un mensonge à sa femme, tout comme le dernier manant : voilà ce qu’il était. Mungo Park un héros ? Mungo Park le vainqueur de l’Afrique ? Mungo Park le découvreur du Niger ? Allons donc ! Encore si le reste avait été convenable, propre et noble, peut-être ! Méprisable, voilà tout. Et il n’avait plus qu’à se mépriser.
Plus jamais il ne la tromperait. Il en était sûr. Ce déménagement à Fowlshiels n’avait rien à voir avec l’expédition que le gouvernement lui avait promise. Et s’il avait à voir avec l’envie qu’il avait de mettre de l’ordre dans sa vie, par exemple en confiant, pour son confort personnel, Ailie et les enfants à la garde attentive de sa mère ? Mais non : ce n’était nullement de la sorte qu’il se serait senti franc du collier et libre de sauter dans la malle de Londres au premier appel. Non, non et non ! Il avait tout simplement besoin d’un peu de temps pour réfléchir. Rien de plus.