ALIAS KATUNGA OYO
Deux mots sur Johnson ; il appartient à la tribu des Mandingues, gens qui habitent près des sources de la Gambie et du Sénégal et peuplent l’essentiel de la vallée du Niger jusqu’à la cité légendaire de Tombouctou. Ce n’est pas sa mère qui lui a donné le nom de Johnson. Elle l’appelait Katunga – Katunga Oyo – comme son grand-père paternel. À l’âge de treize ans, Johnson s’était fait enlever par des bouviers peuhls alors qu’il rendait hommage à la nubilité d’une jeune et tendre sylphide dans un champ de blé sis aux abords immédiats de son village natal de Dindikou. La sylphide avait nom Nili. Les Peuhls ne voulurent pas le savoir. Leur chef, qui s’était épris des tatouages faciaux et du reste, chez la belle, en fit sa favorite. Johnson fut vendu à un slati 1, ou marchand d’esclaves itinérant, qui lui passa des fers aux chevilles et l’emmena jusqu’à la côte avec soixante-deux autres prisonniers. Quarante-neuf d’entre eux seulement y arrivèrent vivants. Là, le garçon passa aux mains d’un négrier américain qui l’enchaîna dans la cale d’une goélette en partance pour la Caroline du Sud. Son compagnon d’infortune, un jeune Bobo originaire de Djenné, était déjà mort depuis six jours lorsque le navire accosta à Charleston.
Pendant douze ans Johnson travailla comme manœuvre agricole dans la plantation de Sir Reginald Durfeys, baronnet de son état. Il fut ensuite promu au rang de domestique. Trois ans plus tard, Sir Reginald s’en vint visiter les Carolines, s’enticha de Johnson, en fit son valet de chambre et le ramena à Londres. Cela se passait en l’an 1771. Les Colonies américaines n’avaient pas encore fait sécession, l’esclavage était toujours reconnu en Angleterre, George III hébergeait déjà ces méchantes molécules de porphyrine qui allaient lui coûter sa santé mentale, et Napoléon bébé prenait d’assaut les barreaux de son parc.
Johnson, puisque c’est ainsi que Sir Reginald l’avait baptisé, commença à s’instruire dans la bibliothèque de Piltdown, résidence de campagne des Durfeys. Il apprit le grec et le latin. Il lut les Anciens. Il lut les Modernes. Il lut Smollett, Ben Jonson, Molière et Swift. Il parla de Pope comme s’il l’avait connu personnellement, se moqua de la puérilité de Richardson et fut tellement séduit par Fielding qu’il tenta même de traduire Amélia en mandingue.
Durfeys était fasciné. Non seulement par la maîtrise de la langue et de la littérature anglaises que manifestait le jeune homme mais aussi par ses souvenirs du Continent noir. Bientôt le baronnet fut incapable de s’endormir sans avaler une tasse de lait froid à l’ail… et sans se faire bercer par la basse profonde et apaisante de cet homme qui lui narrait des histoires de cases couvertes de chaume, de léopards et d’hyènes, de volcans crachant le feu dans le ciel, de cuisses et de fesses luisantes de sueur et aussi sombres qu’un rêve sorti du ventre maternel. Sir Reginald, qui lui allouait déjà un salaire généreux, l’émancipa en 1777 et lui proposa une jolie pension s’il consentait à rester à son service. Johnson réfléchit à cette offre en buvant un verre de xérès dans le bureau de son maître. Il finit par lui répondre d’un large sourire et le tapa d’une augmentation.
Pendant les sessions parlementaires, Sir Reginald prenait ses quartiers en ville et s’y faisait accompagner par Johnson et deux valets de pied en livrée. Londres était une fille aux joues rouges et Johnson un petit-maître élégant. En haut-de-forme, habit à taille de guêpe et bas de soie, il trottinait dans Bond Street avec les meilleurs d’entre ses semblables. Il fréquenta les cafés, apprit l’art de la repartie et se mit à tourner des épigrammes acérées. Un après-midi, un gentleman rougeaud à pattes de lapin le traita de « sale nègre hottentot » et l’invita à défendre chèrement sa vie. Le lendemain matin à l’aube, Johnson logeait une balle dans l’œil droit du gentleman en présence de deux témoins. Le gentleman en périt instantanément ; quant à Johnson, il fut incarcéré puis condamné à mourir par pendaison. Sir Reginald joua de son influence. La sentence fut commuée en travaux forcés dans une colonie pénitentiaire.
En janvier 1790, les jambes de Johnson retrouvèrent donc les fers, ce qui eut pour effet de lui endommager ses bas. Embarqué à bord de L’Incapable, il fut déposé dans l’île de Gorée, à quelques encablures de la côte occidentale de l’Afrique : il devait y servir en qualité de soldat du rang. Il sentit le passé l’investir et tout son être frissonna quand il posa le pied sur la plage. Il était chez lui. Quinze jours plus tard – il était de dernier quart – il s’appropria un canot, pagaya jusqu’au rivage et se fondit dans la jungle noire qui dévalait vers la mer. Après quoi il retrouva le chemin de Dindikou, où il épousa la cadette de Nili et se mit en devoir de repeupler le village.
Il était alors âgé de quarante-sept ans. Il avait les cheveux légèrement poivre et sel. Les arbres grimpaient dans le ciel et l’aurore descendait comme un lit de fleurs. La nuit, il entendait les hurlements stridents du daman et les quintes de toux du léopard, le jour, le bourdonnement assoupi des abeilles. Sa mère était devenue une vieille femme au visage fendillé de rides et aussi desséché que ceux des cadavres momifiés qu’il avait vus dans le désert – ceux des esclaves qui ne s’en étaient pas sortis. Elle le serra fort sur ses os et fit claquer sa langue. Il plut. Les récoltes poussèrent, les chèvres engraissèrent. Il vécut dans une hutte, alla pieds nus et se ceignit la poitrine et les reins d’un morceau de drap noir qu’il baptisa « toge ». Et il s’abandonna à la sensualité.
Moins de cinq ans plus tard, il nourrissait déjà trois épouses et onze enfants, soit quatorze bouches, sans compter un vaste assortiment de chiens, de simiens, d’écureuils acrobates et de scinques. Cela étant, on ne pouvait pas dire qu’il s’usât au travail, non ; en fait, il tirait le meilleur profit de sa réputation d’homme de lettres. Les villageois venaient le voir munis d’une calebasse de bière ou d’un flanc de bubale et lui demandaient en échange de leur griffonner quelques mots. Chacun portait une saphie, bourse en cuir de la taille d’un portefeuille, attachée autour du cou ou du poignet. Ces saphies contenaient des fétiches et des amulettes contre diverses calamités : le doigt conservé dans la saumure était censé immuniser contre la morsure de la vipère clotho ; la mèche de cheveux mettait à l’abri de n’importe quelle mutilation pendant la bataille ; la glande à musc de la civette préservait le navigateur des embardées et écartait la lèpre. Le charme souverain n’en était pas moins conféré par le Logos : écrit, le mot était en effet capable de donner la sagesse, la puissance sexuelle et l’abondance en période de disette. Il avait aussi le pouvoir de faire repousser les cheveux, de guérir le cancer, de couvrir un homme de femmes, et de tuer les criquets. Johnson fut prompt à comprendre le potentiel commercial de ses qualités d’écrivain. Il se prit à gribouiller un ou deux vers de mirliton en échange de trois livres de miel ou d’un mois de grain ; ou bien alors il citait Pope contre deux anneaux de chevilles destinés à la plus jeune de ses épouses :
Qui de son bla-bla-bla lésa le sapajou
Recevra trois miaous pour paiement, voilà tout ;
Ce héraut fatigué, le tambour que voilà,
Du bourricot-clairon le braiment couvrira.
Elle avait quinze ans et était fort démonstrative dans ses remerciements. Johnson se renversait en arrière et savourait : la chose était assurément aussi douce que fiction. Le Paradis retrouvé, pensait-il.
C’est alors qu’un après-midi, un coursier arriva de Pisania, comptoir anglais sur la Gambie. Il portait une lettre aux armoiries des Durfeys (une chèvre en rumination). L’Angleterre, ses clubs, ses théâtres, Covent Garden et le Pall Mall, les boucles de la Tamise, la texture de la lumière tombant dans la bibliothèque de Piltdown à la fin de l’après-midi, tout lui revint en mémoire en un éclair. Il déchira l’enveloppe.
Piltdown, le 21 mai 1795
Mon cher Johnson,
J’espère que si jamais elle t’atteint, cette missive te trouvera en bonne santé. Je dois t’avouer que la nouvelle de ta fugue hors de Gorée nous a tous immensément ravis. Il faut croire que tu es retourné à « l’état de nature », avec quelques-unes de ces sirènes au teint de miel sur lesquelles tant tu t’extasiais, n’est-ce pas ?
Mais au fait. Je t’écris cette lettre afin de te présenter un certain Mungo Park : c’est le jeune Écossais que nous avons engagé pour s’enfoncer dans ton pays et tenter de reconnaître le cours du Niger. Consens seulement à lui servir de guide et d’interprète et ton prix sera le mien.
Bien à toi, en toute ferveur géographique,
En échange de ses bons offices, Johnson exigea les œuvres complètes de Shakespeare, dans l’édition in-quarto que Sir Reginald venait juste de déposer sur les rayons de sa bibliothèque. Il fit son bagage, gagna Pisania à pied, s’enquit de l’explorateur et finit par le trouver, après quoi il rédigea un contrat d’embauche pour entrer à son service. L’explorateur en question était âgé de vingt-quatre ans. Il avait les cheveux soyeux comme les blés. Il serra la main de Johnson dans son gros poing butyreux.
— Johnson, dit-il, je suis vraiment enchanté de faire votre connaissance.
Johnson mesurait cinq pieds quatre pouces pour deux cents livres bon poids. Il avait la tignasse en plumeau, allait pieds nus et arborait une aiguille en or au travers de la narine droite.
— Tout le plaisir est pour moi, fit-il.
Ils partirent à pied. En amont du fleuve, à Froukabou, l’explorateur s’arrêta pour acheter un cheval. Le vendeur était un marchand de sel mandingue.
— Une belle affaire, leur disait-il. Venez donc voir le fringant poulain que nous avons là…
Ils trouvèrent la bête à l’attache derrière une hutte en clayonnage située à l’autre bout du village. Au milieu d’une ribambelle de poulets qu’elle observait de sa hauteur en clignant des yeux, elle mâchonnait des chardons.
— Vous allez voir ces dents ! promit le marchand de sel.
Pas plus haut qu’un poney des Shetland, le cheval était borgne et émacié comme seuls peuvent l’être les grands vieillards. Des ulcères béants, verts de mouches, parsemaient son flanc droit ; il lui dégoulinait des naseaux une humeur jaunâtre qui faisait songer à du porridge clair. Pis encore sans doute, l’animal était atteint de pétomanie sénile, et il émanait de lui de tels remugles que le soleil en tremblait dans le ciel et que l’univers entier n’en était plus qu’un cloaque.
— Rossinante ! ironisa Johnson.
L’allusion passa au-dessus de la tête de l’explorateur. Il acheta la bête.
Mungo chevauchait devant, Johnson suivait à pied. Ils traversèrent le royaume des Woulis et des Bondous sans incident mais s’aperçurent, en foulant les terres de Kaarta, que le roi du pays, Tiggitty Ségo, était en guerre avec l’État voisin de Bambara. L’explorateur suggéra de tirer vers le nord en passant par le Ludamar. Deux jours après en avoir franchi la frontière, les deux hommes furent accostés par trente Maures à cheval. Ils donnaient l’impression de gens qui sortaient de table après avoir accommodé et dégusté leurs mères. Ils étaient armés de mousquets, mais aussi de rapières et de cimeterres. Aussi glacées et cruelles que la lune en sa phase ascendante, ces lames étaient mieux faites encore pour la taille que pour l’estoc : c’était d’un seul coup d’un seul que cela vous arrachait un membre, vous désossait une épaule ou vous décollait. Géant encapuchonné, avec une cicatrice en trait d’union en travers de l’arête du nez, leur chef s’avança en trottinant et cracha dans le sable.
— Suivez-nous jusqu’au camp d’Ali, à Benoum, dit-il.
Johnson tira sur les guêtres de l’explorateur et lui chuchota quelques mots à l’oreille. Les chevaux trépignaient et bégayaient d’impatience. Mungo leva les yeux sur les visages sinistres qui l’entouraient, sourit, et fit savoir en anglais qu’il serait ravi d’accepter l’invitation qu’on lui faisait.
1. Homme libre de la nation mandingue, nouveau musulman la plupart du temps, spécialisé dans le commerce de chair humaine (N.d.A.).