ENTRE DÉGÉNÉRÉS
— Soho Square !
Le porteur regarde sa coiffe et ses jupes, s’impatiente. Il est grand et singulièrement laid avec ses cheveux coupés ras et sa tête d’une petitesse sans aucun rapport avec le reste de son corps. Des poils lui sortent des oreilles.
— Navré, ma’ame, mais c’te chaise, elle est retenue, dit-il.
— Espèce d’âne bâté, gronde Ned. Tu vois pas que c’est moi ?
Le bonhomme attrape Ned par le bras et l’empêche de monter dans le véhicule.
— Moi qui ça ?
— Moi, moi ! Le monsieur aux œufs de poissons sur le siège, là… tu vois bien !
Le porteur scrute le buste de Ned, s’attarde sur le ruban en dentelle qu’il s’est noué sous le menton, contemple les boucles de cheveux qui lui tombent dans le dos. Puis il jette un coup d’œil au panier d’œufs de poissons et l’observe de nouveau. Il a l’air perdu.
— Hé Bob ! lance-t-il à son collègue qui sort tout juste la tête de derrière la chaise. C’était-y un monsieur qu’on s’a coltiné tout à l’heure depuis Saint-James ou ben c’est-y que je débloque ?
Petit, face de lune, Bob a les oreilles haut perchées et une frange de cheveux orange qui le fait ressembler à un chat coupé.
— Tout juste, dit-il. Un vieux, un qui boitait un peu. Tout bien habillé avec le tricorne, la perruque et le reste, quoi… comme dans le temps, je peux pas dire mieux.
— Tu vois ? fait le rasé. C’est comme j’avais l’honneur, ma’ame, la chaise, elle est prise.
Une voiture remonte la rue en grinçant et jette des éclaboussures de crottin sur un côté de la chaise. Deux rues plus loin, un nourrisson tombe d’une fenêtre.
— Mais c’est ce que je me tue à te répéter ! s’écrie Ned. Ce monsieur, c’est moi.
La petite tête éberluée de Bob a l’air d’en douter.
— Tu vois pas que je me suis changé dans la boutique ?
Pas de réaction.
— Écoute. Et si tu voyais les choses autrement : prends un bonhomme qu’on invite à un bal costumé, ce bonhomme arrête une chaise à porteurs…
— Voilà, voilà ! s’exclame le rasé en hochant vigoureusement la tête.
— …place Saint-James, et il se fait conduire à la rue Monmouth… « Chez Rose », soyons précis… Après, il donne une demi-couronne au porteur pour qu’il lui surveille son panier, il entre dans la boutique, il achète ses habits de femme, il les enfile et il saute dans la chaise pour se ruer au bal costumé… déguisé en grande dame !
— Mon œil ! ricane Bob.
— Ah ouais alors ! ajoute le rasé. Je m’demande qui c’est qui pourrait faire des trucs pareils !
— Ah ! c’est comme ça, eh bien, allez vous faire foutre, tous les deux ! grogne Ned en fonçant droit devant avec son parasol pour sauter dans la chaise.
— Mais, mam’selle, le supplie le rasé, faut être beau joueur. Voilà : un monsieur qui nous file une demi-couronne pour qu’on y garde la chaise et qu’on y surveille son panier d’œufs d’poissons, mettons qu’il sorte de la boutique, qu’est-ce qu’on va lui raconter, nous autres, à ce monsieur, quand y va voir, mine de rien, que vous y avez carotté et ses œufs et sa chaise ?
Ned fait signe au porteur de s’approcher, le prend par le coude et lui chuchote à l’oreille :
— Que j’te mette au parfum, commence-t-il. J’suis dans une situation très délicate. C’est que, vois-tu, la p’tite amie du monsieur dans la boutique, c’est moi, et on veut pas qu’on nous voie ensemble ; on a peur que sa femme, ça lui vienne aux oreilles. Ce qui fait qu’il a laissé ses œufs de poissons comme qui dirait pour m’en faire cadeau et il est sorti par-derrière, comme ça, on se retrouvera chez lui pour un rendez-vous, comme on dit en France.
Le bonhomme se gratte la tête.
— Nous autres, on appelle ça « tremper la mèche ».
Un large sourire s’épanouit sur sa figure.
— Pourquoi que tu l’as pas dit plus tôt… Hé, Bob !… v’là qu’elle dit qu’elle est sa concubine.
La voix de Bob lui répond, lointaine et faible, de l’autre côté de la chaise :
— Bon alors, c’est qu’c’est tout en règle.
— Si fait, acquiesce le rasé. C’est comme y faut. Même qu’y a rien à dire.
— Soho Square, répète Ned.