APOSTASIE

Alexander Anderson était en guerre ouverte avec lui-même. Son père le pressait d’avoir avec sa sœur Ailie une conversation sur un éventuel mariage, et il ne savait pas, lui, de quel côté se ranger. « Personne au monde ne la connaît mieux que toi, pas même son vieux P’pa, répétait le vieil homme d’un ton flatteur. Fais-lui donc entrer un peu de bon sens dans le crâne. » On n’avait plus la moindre nouvelle de Mungo depuis presque deux ans et le vieux voulait que sa fille épousât Gleg.

Il fut un temps où pareille idée eût passé aux yeux du jeune homme pour relever du parjure. Aujourd’hui, il était beaucoup moins sûr de lui. Gleg avait certes toujours tout du gros âne – mais cet âne était infiniment plus supportable que le jour où il avait débarqué à Selkirk. On ne pouvait, qui plus est, douter de son adoration pour Ailie – il ne cessait de se mettre à ses pieds et de l’inonder de cadeaux, de poèmes et de ballades de mauvais goût depuis qu’il avait posé les yeux sur elle. Mais si Zander ne savait trop que faire, c’est qu’il voyait bien que soutenir Gleg l’obligeait à trahir Mungo. Pis encore, il en était lui-même venu à admettre que l’explorateur avait échoué et que, mort et trépassé, il pourrissait dans une tombe à fleur de terre ou mijotait dans les boyaux de quelque « bête au lent déhanchement 1 ». Si pénible qu’il fût de le reconnaître, y avait-il vraiment la moindre raison de continuer à douter ? Était-il donc bien sensé de nourrir encore et toujours de faux espoirs ? Et puis le jeune homme pouvait-il supporter plus longtemps de voir sa sœur se mourir d’amour, interminablement attendre et attendre, espérer jusqu’à ce que l’espoir lui tourne dans le cœur et prenne le goût du désespoir ? Aurait-il la force de voir son dos se courber sous l’amertume, les ans infertiles prématurément la vieillir et la pousser à l’église, marmonnante et le pas traînant, un chapelet à la main ?

Allons, Gleg n’était pas si horrible que cela… Il avait des défauts, c’est vrai… il mangeait comme un cheval de roulage, son rire évoquait l’hyène, ses dents étaient gâtées et son haleine infecte… Il était maladroit, il avait un grand nez, il était aussi laid qu’un chien… mais quoi ? Le cœur était généreux et il ne faisait aucun doute qu’un jour ou l’autre il réussirait dans la vie…

Zander se versa un whisky puis gagna lentement le salon où Ailie s’était penchée sur son microscope et son carnet de croquis. Répondant à un appel, Gleg et le vieillard étaient partis soulager de leur mieux le vieux Malcolm McMurtry qui crevait de dysenterie. Dans quinze jours, ce serait Noël. On avait déjà accroché des couronnes de houx et d’ivette aux fenêtres. Dehors, le vent soufflait furieusement dans les arbres.

Zander s’assit sur un coin de la table et étudia le profil de sa sœur – l’inclinaison du cou, le nez retroussé *, les cheveux noirs coupés court.

— Ails, dit-il enfin, ça fait longtemps que j’y réfléchis, que j’essaie d’être rationnel là-dessus et je ne… et je ne crois pas… enfin, je veux dire… je ne crois pas qu’il faille beaucoup compter sur le retour de Mungo.

Elle ne leva même pas les yeux de son ouvrage.

— Dis… tu ne penses pas qu’il faudrait regarder les choses en face et commencer à envisager l’avenir sans lui ? continua-t-il.

Il avala une gorgée de whisky. Elle était en train de dessiner et ne cessait d’aller et venir entre son microscope et son carnet.

— Je ne te l’ai pas encore dit mais… mais je vais quitter Selkirk sous peu, tu sais, et… enfin, dès que j’aurai remis un peu d’ordre dans mes pensées. Je ne peux pas rester ici jusqu’à la fin des temps et continuer à vivre aux crochets du vieux…

Elle n’avait toujours pas réagi.

— Et toi là-dedans ? Il n’est pas éternel, tu sais, le vieux. Tu ne crois pas qu’il faudrait songer à préparer l’avenir ?

Elle se tourna vers lui et le regarda droit dans les yeux.

— Et tu, Zander ? fit-elle.

Il rit.

— Eh oui, moi aussi… Le vieux voudrait que tu épouses Georgie. Il m’a demandé de t’en parler. Et tu vois, je ne crois pas que ce soit une mauvaise idée.

— Tu n’as pas envie que je devienne une vieille fille, c’est ça ?

— En gros, oui.

— Et Mungo ?

Zander laissa son verre pour aller remuer la braise dans l’âtre. Les colombes d’Ailie entamèrent un duo en forme de thrène, puis s’arrêtèrent brusquement au beau milieu d’une note.

— Il faut regarder les choses en face, Ailie, reprit-il en lui tournant le dos. Pas un mot en deux ans. Tu vois une autre conclusion à tirer ?

Lorsqu’il se retourna, elle s’était remise à son microscope.

— Alors, dis…

Sa voix était douce, presque un murmure.

— Tu crois qu’il y a encore de l’espoir ?

— Je ne suis pas amoureuse de Georgie Gleg, lui répondit-elle.

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Deux semaines plus tard, le jour de Noël, les toasts ayant été portés et les cadeaux échangés, on dansa. (Gleg l’avait inondée de présents : un coffret de bonbons, trois aunes de mousseline verte achetées dans un magasin d’Édimbourg, les deux volumes de la dernière étude de Pierre Ménard sur les protozoaires – Le Monde secret –, un filet à têtards, une demi-douzaine de carnets à dessin, des mouchoirs parfumés et un flacon d’eau de lilas. Ailie, elle, lui avait offert un couteau de poche.) Voisins et cousins – Kathy Kelpie et oncle Darroch, Nell Gwynn, Robie Campbell et les Motherwell Anderson au grand complet –, tout le monde sautait en cadence sur le parquet de la salle. Godfrey MacAlpin faisait hurler et gémir sa cornemuse, Zander s’était mis de la partie et jouait du fifre tandis que le vieux Deans raclait son crincrin comme un endiablé. Il y avait du punch au lait et du whisky aux épices, l’air embaumait l’oie et le lièvre à la broche. Katlin Gibbie arriva tard. Elle avait les joues rouges, son tout nouvel époux au bras, et une bosse fort visible sous sa cape. Gleg demanda à Ailie de lui accorder une danse.

Plus tard, chacun s’étant installé pour manger, le Dr Anderson leva son verre et hurla qu’Ailie avait une déclaration à faire. Elle se leva en tremblant, Gleg lui décocha un sourire radieux ; Zander eut l’air fort étonné.

— Comme vous le savez tous, commença-t-elle, j’ai perdu mon promis dans les déserts de l’Afrique. J’espère fermement qu’il franchira un jour le seuil de cette maison… Oui, je l’espère fermement… Mais chaque jour et chaque minute qui passe est un venin qui m’empoisonne et…

Elle s’était mise à renifler. Le vieux Deans lui tendit son mouchoir.

— … Et un autre homme, un homme aimable et très doux, déjà monte dans mon estime…

Elle chercha son verre en tâtonnant et en avala le contenu d’un trait.

— … Enfin… voici ce que je voulais vous dire : si Mungo ne m’écrit pas une lettre pour m’en empêcher d’ici là, dans un an jour pour jour, que Dieu me vienne en aide, j’accorde ma main à Georgie Gleg ici même.

1. Citation d’un vers de Yeats.