WATER MUSIC
Noël 1797.
L’année s’éloigne avec ses victoires et ses défaites, ses offensives audacieuses et ses retraites opportunes : Napoléon a rossé les Autrichiens et annexé la plus grande partie de l’Italie ; de son côté Walter Scott jetait l’éponge devant Williamina Belches, déclarait forfait… et convolait par ricochet avec Margaret Charpentier. Dans le Hampshire, déçue par le refus qu’on lui a opposé pour la publication de ses Premières Impressions (titre à changer ?), Jane Austen a concocté un conte gothique intitulé L’Abbaye de Northanger et entamé un petit roman didactique, Éléonore et Marianne. Horatio Nelson a été fait chevalier et promu au rang d’amiral pour la part qu’il a prise à l’anéantissement de la flotte espagnole lors de la bataille navale du cap Saint-Vincent et, déjà en train de fléchir sous le fardeau, le sémillant John Wilkes sera mort dans moins de vingt-quatre heures. Les Hollandais ont échoué à faire débarquer une armée française en Irlande, mais cela n’a pas empêché les Irlandais de se lancer dans l’insurrection. Pitt déploie des efforts désespérés pour consolider les liens qui unissent l’Angleterre et l’Irlande mais n’arrive jamais qu’à exciter la colère de son monarque dès qu’il est question d’émanciper les catholiques. Au milieu de tout cela, Coleridge et Wordsworth sont très calmement en train de préparer un livre qui va casser les reins du néo-classicisme tout aussi proprement et irrémédiablement que le gourmand brise en deux son gressin.
Ce soir-là pourtant, en dépit de tous les remous de l’époque, le beau monde * s’est rassemblé à Covent Garden afin d’assister à un concert où l’on jouera des extraits du Messie de Haendel. Dehors, les pavés, les caniveaux et les branches des arbres disparaissent sous une épaisse couche de neige. À l’intérieur, tous les aristos de Londres se dorent à la lumière qu’irradient leurs propres visages. Le roi George est bien sûr de la partie. Ses filles et son épouse, la reine Charlotte, l’accompagnent. Cela fait déjà quelque temps que le monarque n’a pas bonne mine et ses ministres ont peur qu’il ne retombe dans la crise de folie qui l’a mis hors d’état de régner en 1788 : elle avait été si violente que, la question de la succession venant sur le tapis, le souverain avait bien failli étrangler le prince de Galles. Dans une autre loge, ce même prince de Galles s’entretient avec Charles Fox, l’un des plus grands adversaires de son père, et avec le jeune arbitre des élégances d’alors, Beau Brummell en personne. Derrière eux, la salle est comble. Il y a là Fanny Burney, le duc d’York, Peg Woffington et Lord Hobart. L’abolitionniste Wilbeforce a pris place au dernier rang, à côté de l’évêque de Llandaff, membre in absentia de l’Association africaine. Aussi onctueuse et suffisante qu’un requin repu, la comtesse Binbotta, posant pour la galerie, remercie William Pitt et le lord-maire du fond du cœur, vraiment. Par toute la salle, ce ne sont que froissements de soie, cliquetis d’épées d’apparat, bavardages étouffés, reniflements et toussotements retenus. L’air est embaumé d’effluves d’eau de Cologne et de lilas.
Assis à droite de Sir Joseph Banks, Mungo se sent un peu étourdi. Dès l’instant où il a pris son beau-frère par la main dans le calme pré-auroral des jardins du British Museum, il a été comme aspiré dans un maelström d’activités de toute sorte – réjouissances plus endiablées les unes que les autres, félicitations, visages rougeauds et verres levés. Oie rôtie chez Dickson et Effie, punch, pudding à la Yorkshire et gâteau au rhum chez Sir Reginald Durfeys, arbre de Noël plein de bougies, bribes de chansons oubliées, trois tranches de pâté arrosées de cognac chez Sir Joseph, débauche d’invitations, de carrosses, de rues enneigées, de grandes claques dans le dos et de mains tendues, et, pour finir, ça. Il est ravi et bouleversé, il se sent pris en charge et il a mal à l’estomac, il n’a plus de forces et il est sur les nerfs. Dès que la nouvelle de son arrivée s’est répandue dans la capitale, les membres de l’Association africaine se sont empressés d’accourir vers lui et, aussi enthousiastes que des gamins à un match de rugby, l’ont accablé de regards curieux et lui ont posé mille et une questions. Les nègres se taillent-ils leurs biftecks à même la bête sur pied ? Leurs villes sont-elles en or ou en excréments ? Quelle est la largeur du Niger ? Le fleuve est-il, commercialement parlant, navigable ? Les hippogriffes posent-ils un gros problème ?
C’est cela même qu’il voulait, c’est de cela qu’il ne cessait de rêver. Il fait les conversations de la capitale, il est la coqueluche de Londres, son point de mire dans une galaxie qui ne compterait que des étoiles polaires. Cela ne l’empêche pas d’être fatigué, rompu de part en part. Banks l’ayant pris par le coude pour lui présenter une énième célébrité, c’est à peine s’il arrive à tenir la tête droite.
— Ah, Mungo ! Connaissez-vous le duc de Portland ? (ton de voix languissamment aristocratique et mielleux). Monsieur le duc… voici donc le jeune homme dont je vous parlais… est allé jusqu’au Niger… en revient ce matin même… vers l’est, monsieur le duc ! Coule vers l’est !
Dieu merci, les lumières s’éteignent enfin. Le chef d’orchestre monte au pupitre et la salle commence à résonner des premiers accords de la « Sinfonia ». L’effet qu’ils produisent sur l’explorateur est immédiat. Le chant des violons et les accents de l’orgue et de la trompette le calment dans l’instant, le replongent au cœur même d’une civilisation aussi douce qu’éclairée ; la musique lui parle rigueur et maîtrise, Lumières – Saint-Paul et Pall Mall –, évoque la très rassurante loi des causes et des effets, enchaîne thèmes et développements. Enfin, enfin ! Il est de retour. Ici, les formes sont observées, ici, l’amour que l’on voue à la culture est un véritable art de vivre, ici, c’est la société tout entière qui produit des Shakespeare, des Wren, des Milton et des Cook. Salut à toi, ô Britannia, oui, de tout cœur !
Il relève la tête. Là-bas, la basse fulmine contre « Ceux qui marchaient dans les ténèbres ». Il songe à Ali, à Éboé, à Mansong, à l’Afrique, ce monde chaotique et barbare. Mais voici que telle la foudre, le chœur intervient et repousse les ténèbres d’une même voix profonde et joyeuse : « Car il nous est né un petit enfant ! » L’explorateur se dit qu’il n’a jamais rien entendu d’aussi beau. Puis c’est au tour de la soprano de s’élancer. Sa voix angélique s’élève dans les airs et, le tableau se découvrant entièrement, Mungo se laisse raconter la vénérable histoire des bergers qui apprirent un jour la bonne nouvelle dans leurs champs ; l’humanité serait sauvée. Lorsque la contralto s’avance pour entamer son récitatif, « Alors, les yeux des aveugles s’ouvriront », Mungo ne peut s’empêcher de songer à Ailie. Ses cheveux noirs ramenés en chignon, la frêle soliste a un physique de petit garçon. Mungo ferme les yeux et devant lui apparaissent des enfants, une maison en pierre, Ailie sur le pas de la porte… et une horrible cacophonie le ramène soudain à la réalité. Au premier rang, quelqu’un fait du tapage, quelqu’un… quelqu’un hurle à la contralto de se taire !
C’est le roi ! Il s’est mis debout et, comme un poivrot dans une taverne, demande qu’on lui joue autre chose. Le public est stupéfait ; courageuse, la petite soliste un instant troublée poursuit son air en essayant de couvrir les cris aigus et insistants du roi. Mais que réclame donc sa Royale Majesté ? Ah, oui !… cet air ancien qui faisait les délices de son arrière-grand-père… Mais la reine s’est mise debout à son tour et tire son époux par la manche, tandis que Pitt se rue dans les travées et que, devant un orchestre effaré, une face rougeaude surmontée d’une perruque argentée ne cesse de glapir :
— Water Music ! Water Music ! Water Music !