NI TWIST,
NI COPPERFIELD, NI FAGIN LUI-MÊME
Ni Twist, ni Copperfield, ni Fagin 1 lui-même jamais ne connut une enfance comparable à celle de Ned Rise. Jamais lavé, jamais aimé, jamais instruit, mais copieusement battu, injurié, tourmenté, privé de tout, affamé, mutilé et puis réduit à l’état d’orphelin, il fut victime de la pauvreté, de l’ignorance, de la malchance, des préjugés de caste, du peu d’occasions à saisir, du sort qui s’acharne et du gin. Une enfance à donner le frisson à un Zola.
Il naquit derrière une maison de passe à deux sous, dans ce que les beaux esprits d’alors appelaient la « Terre sainte », entendez des crèches garnies de paille qu’on louait pour un penny la nuit. Cela se passait en l’an de grâce 1771, au mois de février. N’ayant pas de quoi se payer un lit, sa mère s’était traînée jusqu’à ce bouge en serrant fort une bouteille de tord-boyaux dans son poing. Les douleurs de l’enfantement lui montaient comme des coups de pied au bas-ventre. La paille était sale. Des pigeons y laissaient tomber leur fiente du haut des poutres. Il faisait si froid que les poux même manquaient de vigueur. Elle choisit un bat-flanc au fond de la salle pour être plus près des chevaux et du peu de chaleur qu’ils dégageaient. Elle s’étendit, sa bouteille toujours à la main.
C’était une sacrée pocharde, la mère de Ned. Professe de la grande obédience de la Misère du gin, elle était. À cette époque-là de l’histoire anglaise, ladite congrégation, dans sa sororale solidarité, était des plus florissantes. Dès son introduction en Angleterre, à la fin du XVIIe siècle, le gin avait fait sensation dans le bas peuple (pour certains, ce serait Guillaume III qui l’aurait rapporté de Hollande, mais d’autres assurent que le diable en personne l’aurait inventé en distillant os et moelle en son chaudron). Aussi bon marché que la pisse, mais efficace comme un coup de pied à la gueule : on s’en éprit à la folie. Après tout, pourquoi passer toute une nuit à s’entonner de la bière alors qu’on pouvait se rendre dingue en une demi-heure – et pour un penny seulement ? Dès 1710, les rues étaient jonchées de poivrots, les uns nus comme des vers, les autres raides comme les dalles du cimetière. Lorsque le Grand Maître des Rôles, Sir Joseph Jekyll, présenta un projet de loi tendant à limiter les désastres provoqués par ce breuvage en en soumettant la vente au paiement d’un impôt et à l’obtention d’une licence, une foule menaçante se rassembla devant chez lui pour lapider sa maison et lui déglinguer les roues de son carrosse. Il n’y eut rien à faire pour enrayer le fléau. Le gin palliait la dureté des temps, le gin était sommeil et poésie, le gin était la vie même. Aqua vitae. La mère de Ned fut une éponge à gin de la deuxième génération. Son père, qui était tanneur, en avalait deux pintes par jour pour se donner la force de racler convenablement ses peaux. Il plaça sa fille à neuf ans. À treize, elle faisait le trottoir – et à quatorze était mère. Elle n’avait pas encore vingt ans lorsqu’elle mourut de cirrhose, de fièvre chaude, de consomption et de chlorose mêlées.
En cette morne nuit d’hiver, la Terre sainte abritait trois autres pensionnaires. Patriarche sans tribu, le premier toussait comme des dés dans un cornet et mourut avant l’aube. Le propriétaire le découvrit le lendemain matin. Des caillots de sang lui avaient gelé sur les lèvres, sur le cou et au plus profond du nid blanc et desséché de sa barbe. Il y avait encore un tailleur de pierres (monuments en granit et plaques commémoratives) dans la dernière ligne droite d’une cuite de trois jours. Il avait dégobillé dans la paille et s’était vautré dans son vomi pour dormir. Enfin se trouvait là une vieille nippée de jupes en haillons, laquelle on eût prise pour un mannequin de couturière. Arrivée en traînant les pieds, un peu après minuit, elle avait plongé tête la première sur sa couchette, juste à côté de celle où la fille enceinte s’était allongée. Et là elle était restée, respirant à grand bruit de rouages rouillés et grippés, à écouter les gémissements de la mère de Ned. Des gémissements ! Cela n’avait rien de nouveau. Elle avait fermé les yeux. Mais soudain avait fusé un cri, et puis un autre. La vieille s’était redressée. Sur le châlit voisin était étendue une fille de quatorze ou quinze ans, le front ruisselant de sueur. Le goulot d’une bouteille dépassait de sa veste. Le travail avait commencé.
La mégère s’approcha d’elle en rampant, lui arracha sa bouteille et la lui colla entre les lèvres.
— Là, fit-elle en hoquetant, c’est quoi qu’y gna, mon trognon ? C’est du loupiot qui pousse ou je m’y connais pas !
La fille la regarda, la gorge nouée.
— Vou-iiii-iiii ! grinça la vieille.
Les pigeons s’envolèrent dans les poutres.
— Ça m’est arrivé à moi aussi, ah ! ça oui ! Même qu’y fut un temps où, tiens, que les bébés y me tombaient de ces lombes comme les reinettes du pommier !
Elle avait la peau du visage en mue de serpent, sans âge. Qui aurait pu dire combien de chairs elle avait façonnées dans son ventre ? Ou compter les années qu’elle avait passées à dépérir dans un sérail turc ou une hutte berbère ? Qui aurait pu deviner les sentiers tortueux et les sombres ruelles qu’elle avait descendus ; ou ce qu’elle pensait lorsqu’un jour, on lui avait percé la lèvre pour y mettre l’anneau d’or martelé qu’elle y portait toujours ?
— Aide-moi, souffla la fille.
Ce fut un siège. D’abord les jambes et les fesses ridées, puis les épaules et le menton, enfin le dôme doux et lisse de la tête. L’heure du loup s’en vint, s’en fut, et la vieille arracha Ned du ventre de sa mère. Elle avait les doigts secs et rugueux. Elle coupa le cordon et gifla le bébé. Il vagit. Elle essuya du bas de sa jupe le sang et les mucosités qu’il avait sur le corps et l’enfouit dans les plis de son manteau. L’air madré, elle observa les alentours en catimini et prit la direction de la porte. Rapt d’enfant !
La mère de Ned, appuyée sur son coude, cherchait en tâtonnant autour d’elle… un : l’enfant, deux : la bouteille. Ils avaient disparu l’un et l’autre. Elle aperçut les épaules maigres de la vieille, les vit s’amenuiser dans les ténèbres du hangar et commença à hurler comme la tempête de sable sur le désert, comme l’univers à l’agonie. La mégère accéléra l’allure sous les hurlements de la fille et les hennissements des chevaux qui s’étaient mis à ruer dans leurs stalles. Le patriarche barbu ne se réveilla même pas. Le tailleur de pierres, si. Celui-là pouvait avoir dans les vingt-cinq ans. Il maniait les dalles de granit comme s’il se fût agi de feuilles de papier journal, du matin au soir et du soir au matin.
— Arrête-la ! lui cria la fille. Elle m’a pris mon bébé !
Il sauta par-dessus la rambarde. On le vit parcourir toute la longueur du bâtiment au petit trot : juste le temps de rejoindre la vieille à l’instant où elle essayait de se faufiler dehors. Elle fit volte-face, une paire de ciseaux rouillés à la main.
— Casse-toi d’là ! siffla-t-elle.
Soudain et brutal, le coup qu’il lui assena la foudroya comme une attaque. Il la rattrapa par l’épaule, et elle s’effondra à la façon d’un tas de brindilles. Sous elle, il y eut comme un bruit de verre qui se brise. Et des pleurs d’enfant.
Le tailleur de pierres avait nom Edward Pin. On l’appelait Ned, pour faire plus court. Il emmena la fille et son enfant chez lui, à Wapping. Sa cuite lui faisait encore furieusement mal derrière les yeux. La mère du petit Ned baignant le bambin de ses larmes, il se sentait devenir un héros, nonobstant la violence de son mal au crâne. Il semblait que le bébé se fût quelque peu entaillé la poitrine lorsque la bouteille s’était cassée. Pin alluma un petit feu de bois et de charbon pour réchauffer l’atmosphère. Les cheveux de la fille se défirent lorsqu’elle se pencha au-dessus de son fils pour le panser. Elle s’appelait Sarah Colquhoun et elle était fin saoule.
— J’vas l’appeler Ned, marmonna-t-elle d’une voix pâteuse. Comme son sauveur !
Pin eut un sourire rayonnant. Mais, changeant soudain de visage, il attrapa la fille par les cheveux.
— T’avise pas d’l’appeler Pin, espèce de salope ! Il est pas à moi, ce gniard !
— C’est Rise 2 que j’vas l’baptiser ! lui renvoya-t-elle. Ned Rise, t’entends, fils de pute !
Ce choix en disait long sur les espoirs qu’elle nourrissait. Elle insista :
— Et tu sais pourquoi ? Parce qu’il va s’élever au-dessus de toute la merde que sa mère elle a dû s’avaler depuis que j’savais à peine dire mon nom.
— Ha oui ! tiens donc !… Un bébé baptisé par le sang ! Et le gin ! Et par une mère qu’est rien qu’une putasse de téteuse de gin ? Ben moi, j’en doute, bordel, j’en doute !
Les souvenirs que Ned a gardés de sa mère sont plutôt maigres. Un visage aux traits tirés, tout en pommettes et en front et tendu d’une peau aussi fatiguée qu’un morceau de cuir sur une forme de cordonnier. Une toux sèche qui ne cesse de toute la nuit. Une pâleur de phtisique. Trop de vert autour des ouïes… Elle mourut avant qu’il n’eût six ans.
Inutile de dire que Pin était un soiffard violent. Coléreux comme un chat dont on a allumé la queue. Il rentrait du travail blanc de poussière et les yeux injectés d’alcool. Il se mettait alors à son aise, et s’occupait à torturer le gamin : par plaisir, comme un gosse de dix ans qui s’amuse avec une grenouille ou un rat. Il lui attachait les pieds et l’accrochait à la fenêtre du quatrième étage comme une paire de chausses mouillées. Il lui enfonçait le pot de chambre sur la tête jusqu’aux oreilles, affûtait son rasoir sur la peau de son dos, lui plongeait la tête dans un baquet d’eau jusqu’à des soixante secondes d’affilée.
— Tu vas voir comment que j’vais t’noyer : comme un rat ! grondait-il.
Lorsque le garçon eut sept ans, le tailleur de pierres décida qu’il était temps pour lui de gagner sa pitance. Un soir, il s’encadra dans la porte, une bonne corde d’emballage à la main, attrapa l’enfant par le cou, le coinça par terre, et lui raccourcit proprement la jambe au niveau du genou en la pliant et la ficelant de son mieux. Après quoi il lui entailla la culotte sur toute la longueur du mollet, transforma un manche à balai en pilon et envoya le gamin mendier dans la rue. Il soufflait un vent froid, les cordes lui mordaient les chairs. Qu’importe. À sept ans, le ventre creux et le visage crasseux, vacillant comme une cigogne saoule, il alla rôder dans Russell Square, Drury Lane, à Covent Garden… La mendicité étant une profession alors fort en vogue, il fallait en plus affronter la concurrence. Épaule contre épaule, c’était toute une armée d’amputés, de lépreux, de crétins, de paralytiques, d’aphasiques bougonnants, de bavouilleux de la gueule et de gémissants qui campait sur les trottoirs. Il y avait là un cul-de-jatte, planté dans un pot de chambre, qui sautillait comme un singe en s’appuyant sur ses phalanges, une femme-tronc qui vous cirait les chaussures avec sa langue, un homme-chien à la queue rachitique et aux crochets jaunis qui lui pendaient sur la lèvre. Ned n’avait aucune chance de réussir.
Il y avait alors vingt shillings dans une livre, douze sous dans un shilling et quatre farthings dans un sou. Ned termina sa première journée de travail avec quatre farthings en poche. Pin le rossa dès qu’il rentra. Le lendemain, au bout de seize heures de prières, de supplications et d’implorations diverses, Ned n’avait encore récolté qu’un morceau de ficelle, trois marrons et un bouton en cuivre. Pin lui flanqua une deuxième volée, mais en s’attachant à bien lui dégeler le nez, la bouche et les pommettes. Résultat, la figure de Ned prit les couleurs et la consistance d’une prune blette. Ce traitement améliora certes un peu la recette, mais quoi ? Allait-il donc falloir cabosser la tête du gamin tous les jours ? Au bout d’un mois d’efforts, Pin finit par se démettre quelque chose au bras à force de cogner. Il doit y avoir plus simple et plus efficace, se dit-il. Et il trouva la solution.
— Ned, s’écria-t-il, viens ici !
Il était attablé devant un gobelet de gin, les pieds enfoncés jusqu’à la cheville dans l’épais tapis de déchets qui recouvrait le sol : chiffons, papiers, os de poulets, manches de côtelettes, chutes de bois, plumes, tessons de verre, vaisselle en morceaux. Terré dans un coin de la pièce, Ned faisait semblant d’être invisible. Le tailleur de pierres tourna la tête d’un coup sec.
— Arrive, je te dis !
Ned arriva. Un couperet traînait sur la table, lame froide et sans éclat. Dès qu’il vit l’instrument, Ned se mit à bafouiller.
— Ferme ta gueule ! rugit Pin en plaquant de force la main du gamin sur la table.
Son gros poing noirci étouffa la menotte ainsi qu’eût fait un capuchon. Tremblants, vulnérables, pâles comme des moutons conduits au sacrifice, les doigts de l’enfant restèrent immobiles sur le bois. Le dessous des ongles était noir de crasse. Le couperet s’abaissa.
Dès qu’il eut le bras en écharpe, dispositif qui montrait sous son meilleur jour la main mutilée (Pin s’était contenté de sectionner les premières phalanges, celle du pouce comprise), Ned commença à gagner nettement mieux. Au bout d’un mois ou deux, il se faisait ses sept à huit shillings par jour : une petite fortune. Pin ne tarda pas à délaisser ses activités lapidaires : il allait passer de longues après-midi dans les tavernes et les cafés, à s’empiffrer de canard à l’orange, avalant le vin à plein gosier, ses grandes mains calleuses volontiers occupées à palper les tétons et les fessiers des dames de petite vertu. Pendant ce temps-là, Ned se gelait le cul sur le trottoir, s’étouffait en ingurgitant des croûtons de pain et de la soupe au chou, désespérant de retrouver jamais le bout de ses doigts, condamné à un cauchemar sans fin. Il eut envie de fuir au bout du monde, il eut envie de mourir. Mais Pin arrivait toujours à le faire plier à force de coups derrière la tête et de menaces d’aller plus loin dans la mutilation.
— T’as donc tellement envie que ça de les perdre, tes p’tits moignons ? lui hurlait-il. Ou ben alors, ça s’rait-y la main entière que tu voudrais paumer ? Et qu’est-ce tu dirais de tout l’bras, hein ?
Et il riait.
Un après-midi sinistre, alors qu’au sortir de L’Auberge de la Pie et du Pilon, il traversait la rue en titubant, l’ex-tailleur de pierres fut expédié sur le trottoir par une calèche attelée de quatre chevaux bais. Happé par le ressort du mécanisme arrière, il fut traîné sur une bonne centaine de pas. Une femme hurla. Il était mort.
Pendant les quelques années qui suivirent, Ned continua à mendier dans les rues, à filouter et à se nourrir d’ordures. De temps à autre, il trouvait refuge chez un fou, un pédéraste ou un assassin à la hache. Rude existence… Pas une main pour le réconforter, pas une voix pour le louer. Il grandit comme un sauvage.
La chance tourna enfin quand il eut douze ans. Un matin qu’il était allé faire les poches des gens dans les jardins de Vauxhall, tout en arrachant quelques écorces d’arbre pour pourvoir à son ordinaire, il s’arrêta net en entendant un bruit monter doucement dans l’air immobile et chaud : on eût dit le rêve modulé de quelque flûte céleste. Cela semblait venir de derrière la fontaine, près des parterres de fleurs. Il s’approcha et tomba sur un groupe d’habitués des parcs de la ville – noceurs et coureurs, vraies dames et demi-vierges, gouvernantes promenant des bambins, roués, malandrins, camelots sans feu ni lieu. Tout ce monde faisait cercle autour d’un individu en train de souffler dans un engin en bois : un chauve aux joues gonflées, le visage et le crâne rouges comme un jambon. Un bourrelet de chairs molles débordait de son col, que l’on voyait palpiter à l’unisson du vibrato plaintif de l’instrument. Le musicien portait des habits de gentleman.
Ned regardait les doigts propres et athlétiques lécher les clés, atterrir ici, s’arrêter là, se soulever, partir comme des flèches, cogner aussi fort que de jeunes animaux en train de batifoler. Les pensées et les jonquilles avaient fleuri. Des myosotis, des pivoines. Il s’assit dans l’herbe et écouta. La musique, suave et ténue, évoquait des oiseaux en train de se gargariser de miel. L’homme tapait du pied en jouant. Quelques badauds commencèrent à l’imiter, qui de son soulier à boucle, qui de son chausson, qui de son sabot de bois ; tout cela se soulevait et retombait en cadence. On eût dit une assemblée de pantins à ficelles. Une femme se mit à dodeliner doucement de la tête ; le soleil lui dessinait une auréole de feu autour du visage. Ned tapa du pied à son tour. Il n’avait pas souvenir d’avoir jamais connu pareil moment de bonheur.
Le musicien ayant pris un instant de repos, la foule se dispersa. Ned s’attarda pour l’observer. L’homme, d’un bref mouvement de rotation, démonta le bec de son instrument et en dégagea l’anche, qu’il installa délicatement sur sa langue comme une hostie. D’un sac en cuir il sortit ensuite une brosse dont il nettoya la tête puis le corps de l’engin. Les clés, au soleil, lancèrent des éclairs.
— Assez stimulant tout ça, pas vrai ? fit-il en s’adressant au gamin.
Ned resta assis à mâchonner un brin d’herbe. Il ressemblait à un champ à l’abandon. Il avait passé sa vie dans la fange des rues, il avait pissé dans la Tamise, il s’était nippé en faisant les poubelles, en détroussant des poivrots à demi inconscients, en arrachant leurs hardes aux corps raides qui, la nuit, s’empilaient sous les ponts comme des bûches. Eût-il été élevé par les loups mêmes qu’il n’aurait pu être plus sauvage et plus sale.
— Et alors ? cracha-t-il à l’adresse de l’inconnu.
L’homme sortit l’anche de sa bouche, l’examina, puis la glissa de nouveau entre ses lèvres. Des petits merdeux dans le genre de celui-là, plus ou moins orphelins, il y en avait des milliers dans les rues. Où qu’il allât, ils le serraient de près, s’insinuaient, offraient leurs bouches et leurs corps au premier venu, geignaient jusqu’à ce qu’on leur donnât la pièce, du pain ou de la bière. Mais celui-ci avait quelque chose d’attirant : quoi ? il n’aurait su le dire. Il fit un effort.
— J’ai comme qui dirait l’impression que mon petit numéro t’a bien plu… Enfin les airs que j’ai joués…
Ned se radoucit.
— C’est vrai, reconnut-il.
L’homme leva son instrument en l’air.
— Tu sais ce que c’est ?
— Un fifre ?
— Non, c’est une clarinette.
Ned voulut savoir comment on s’y prenait pour en faire sortir des sons. L’homme le lui montra. Est-ce qu’il ne pourrait pas apprendre à en jouer lui aussi ? L’homme baissa les yeux, regarda les doigts de l’enfant, et lui demanda s’il n’avait pas faim.
Prentiss Barrenboyne était propriétaire d’un pâté de maisons dans le quartier de Mayfair. Il avait dans les cinquante-cinq ans. Il ne s’était jamais marié. Sa mère, une empiriste à tous crins, intraitable, avec laquelle il avait passé toute sa vie, était morte un mois auparavant. Ce soir-là, il ramena le gamin chez lui et l’autorisa à dormir dans la cave à charbon. Le lendemain matin, il chargea sa femme de ménage de le laver et de le nourrir. Ned Rise avait un pied dans la place. À la fin de la semaine, il faisait partie des meubles. Officiellement, Barrenboyne l’avait engagé comme domestique mais, séduit par l’enthousiasme ingénu et dévorant du jeune homme pour son instrument, il en vint vite à le traiter comme un parent proche. Il lui acheta des vêtements, le gava de lait, de côtelettes et de lard, il lui apprit à lire et à tenir une tasse à thé en équilibre sur son genou. Il l’emmena au concert, au théâtre, au zoo et lui fit visiter les chantiers navals. Il le mit enfin entre les mains d’un précepteur. Le gamin se familiarisa avec les rudiments de l’orthographe, de la géographie et de la pêche à la ligne, apprit une ou deux expressions françaises et prit les classiques en profonde aversion. Ned Rise n’avait rien d’une Elsa Doolittle 3. Ses progrès, si tant est que l’absorption bimensuelle d’une date d’histoire ou d’une formule de calcul méritât ce titre, étaient aussi lents que la dérive des continents. Son précepteur s’en arrachait les cheveux. Il lui suffisait de dévisager son élève pour lire sur ses traits la suffisance du benêt. Il l’accusa de boire de l’encre en cachette et lui fouetta le derrière afin de lui raviver la mémoire. Ned supporta la chose avec patience et humilité. Ni scènes, ni colères, ni trouilles bleues. Il faisait ce qu’on lui demandait, chantait des hosannas à la gloire de son sauveur et préparait l’avenir. Les bonnes occasions, il avait appris à les reconnaître.
Sept ans passèrent. En France, on s’invitait à des séances de guillotine, outre-Atlantique la hache exterminait des forêts entières et le gourdin l’Indien, dans l’East End on avait fini par pincer celui que chacun appelait le « Monstre » – un misogyne qui deux années durant, en pleine rue, avait assassiné des femmes en leur ouvrant le cul au couteau. À Mayfair, Ned Rise avait droit à trois repas par jour, dormait dans un lit, prenait un bain au moins une fois tous les quinze jours et enfilait des sous-vêtements propres tous les matins. Sept ans. Ce qu’il avait vécu autrefois dans les rues commença à pâlir dans sa mémoire. Non, jamais il ne s’était nourri de détritus, jamais il n’avait vu la perversion s’étaler au grand jour, jamais non plus il n’avait été le témoin de vols, d’incendies criminels – jamais surtout il ne s’était blotti dans des fosses à ordures encore chaudes de cendres, de la glace dans les sourcils, le poing serré sur la poitrine. Ça, c’était le Ned Rise d’avant, non point celui dont les Barrenboyne étaient aujourd’hui si fiers.
Une année suivant l’autre, Ned et son bienfaiteur étaient devenus comme anche et bouche. C’était maintenant un même amour de la musique qui les unissait. Une semaine après que le vieil homme l’eut pris chez lui, les leçons avaient commencé. Un soir, le visage et le crâne empourprés, ses favoris chenus en bataille, Barrenboyne était monté dans la chambre du gamin, le sourire aux lèvres, un coffret de bois à la main. À l’intérieur se trouvait une vieille clarinette en do, dont il avait joué en sa jeunesse. Il la tendit à son protégé. L’année ne s’était pas encore écoulée que Ned s’en débrouillait déjà passablement malgré son handicap. L’été suivant, il était capable de déchiffrer à peu près n’importe quel morceau et, cinq ans plus tard, il connaissait suffisamment son affaire pour accompagner son mentor et donner son premier concert public dans les parcs de la capitale. Assis sur le banc même où Ned avait découvert jadis le vieil homme, l’élève avec sa clarinette en do et le maître avec la sienne, en si bémol, jouèrent des airs tirés du recueil de mélodies d’Estienne Rogers. Les gens rassemblés autour d’eux tapaient du pied et se balançaient en cadence, tandis qu’à Vienne, Mozart agonisant composait son fameux Requiem. Ned sut se montrer à la hauteur de l’événement.
Un matin, juste avant l’aube, Barrenboyne entra dans sa chambre et le secoua par l’épaule.
— Debout, Ned, chuchota-t-il. J’ai besoin de toi.
Il avait la voix tremblante. Son visage et ses joues étaient encore plus rouges qu’à l’ordinaire. Elles étaient rouges comme des tomates, rouges comme des drapeaux, rouges comme les tuniques des hussards du Roi. Ned avait dix-neuf ans.
— Qu’est-ce qu’il y a ? s’étonna-t-il.
Pas de réponse. Des oiseaux se mirent à pépier de l’autre côté des vitres. Le vieil homme soufflait comme une machine à vapeur.
— Tu t’habilles et tu me retrouves devant la maison, dit-il simplement.
Barrenboyne l’attendait au portail. Il avait revêtu le costume qu’il avait acheté pour l’enterrement de sa mère, recouvert pour la circonstance d’un surtout de soie, et s’était coiffé d’un chapeau en poil de castor. Sous son bras était glissé un étui en cuir, peau écailleuse de quelque reptile exotique. Une clarinette neuve ? se demanda Ned. C’était la première fois qu’il voyait cet étui. Tous deux partirent à vive allure, prirent par Grosvenor Square, descendirent Brook Street, traversèrent Park Lane et furent bientôt accueillis par la tendre verdure du parc. L’endroit était désert. Brouillard bas sur l’herbe mouillée, comme si l’on avait vaporisé du lait. Un corbeau croassa sur une branche.
— Tu sais ce qu’est un témoin ?
Ned eut l’impression de recevoir une gifle.
— Un témoin ? Tu ne vas pas ?…
Le vieil homme le prit par la manche.
— Surtout, ne t’énerve pas, fit-il. Tu es grand, Ned Rise. Prouve-le.
Silhouettes émergeant des ténèbres, deux hommes les attendaient au bord de la Serpentine. L’un d’eux était un moricaud. Petit, gras comme une truie. Il portait une plume au chapeau, des culottes en peau de daim, des bas en fil d’Écosse et un gilet iridescent. Un vrai dandy. Barrenboyne rejoignit à grands pas les deux inconnus, leur fit la révérence et leur tendit le coffret de cuir. Il faisait bien vingt degrés mais le nègre frissonnait. Son témoin, qui n’arrêtait pas d’aspirer des prises dans une tabatière émaillée et d’éternuer ensuite dans son mouchoir, s’empara de la boîte et l’ouvrit entre deux éternuements. Le nègre choisit un pistolet. Il sentait l’alcool à plein nez. L’éternueur présenta alors le coffret à Barrenboyne. Le vieil homme y prit à son tour un pistolet, du même geste précautionneux qu’il avait pour tirer sa clarinette de l’étui à l’heure de leurs récitals en plein vent. Il se mit à bruiner.
Emporté par un fol élan d’énergie, l’éternueur s’était mis à priser avec la plus grande nervosité. Il ne cessait de rouvrir sa tabatière et de s’emplir les narines de poudre, étouffant et bavant dans son mouchoir, les membres secoués de spasmes, tremblant comme un épileptique. Le nègre laissa tomber son pistolet. La bruine se transformait en pluie. Les bajoues de Barrenboyne se prirent à vibrer, comme lorsqu’il explorait les aigus de sa clarinette. Ned ne put s’empêcher de frémir de compassion. Pour finir, l’enrhumé réussit à s’éloigner de vingt pas, après avoir placé les adversaires à leurs marques.
— Prêts ? beugla-t-il.
Deux cliquetis métalliques se répondirent en écho, le second parfaitement semblable au premier.
— Visez !
Barrenboyne et le nègre levèrent lentement le bras : on eût dit qu’ils se saluaient ou exécutaient la première figure de quelque ballet révolutionnaire. Ned les imagina en train de gambader sur le gazon à grands jetés avant de passer sous le bras l’un de l’autre…
— Fff…
L’ordre s’étouffa sitôt lancé ; l’homme le fit suivre d’un éternuement à s’arracher la cloison nasale. Il y eut un éclair, une détonation. Des oiseaux piaillèrent à l’autre bout du terrain. Les yeux encore enfouis au creux du coude, le nègre tenait son pistolet fumant à la main. Barrenboyne était étendu par terre. Aussi mort qu’un pharaon.