SALUT, Ô HÉROS CONQUÉRANT !
Se jeter à genoux et embrasser le sol ? Non. Trop théâtral. Mais cette ivresse à l’idée de fouler à nouveau la bonne vieille glèbe d’autrefois ! Comme il frissonne de joie en entendant parler anglais, en voyant ces visages anglais sous leurs coiffes anglaises, ces clochers, ces cottages à bardeaux, tellement anglais eux aussi ! Renversant ! Plus moyen de résister, il lui faut absolument… tomber à genoux… dans l’instant.
Occupé comme il l’est à embrasser la terre natale, soit en l’occurrence les planches glissantes et couvertes d’algues des docks de Falmouth, l’explorateur rapatrié se laisse tellement emporter par l’émotion qu’il en oublie qu’il n’est pas seul sur le quai. Pressés de débarquer et de se mettre en route, les autres passagers se bousculent derrière lui ; l’un d’eux, un certain colonel Messing, va jusqu’à heurter le dos du voyageur et se retrouve piteusement un genou à terre. Mais, de retour d’une tournée d’inspection dans ses domaines des Indes occidentales, le colonel est un homme d’une dignité inébranlable : il se redresse, ôte la boue de ses bas et donne vivement de la canne sur le fessier proéminent de l’explorateur.
— Hors de mon chemin, impudent petit cabot !
L’accueil qu’on lui réserve n’est pas des plus chaleureux, c’est le moins qu’on puisse dire – mais quoi ? l’Angleterre entière n’est-elle pas convaincue qu’il a suivi le chemin de Houghton, de Ledyard et de tous les autres ? Personne ne le reconnaît, personne n’attend son retour. À La Taverne du Chien et du Canard, il lève les yeux de dessus ses œufs frits à la graisse, et étudie les visages rubiconds des buveurs à long nez de Falmouth, installés au comptoir ; il est gros d’un secret, et savoure en silence la lente gestation de sa célébrité à venir. Ah ! si seulement ils savaient ! Il réprime une envie soudaine de tout leur crier, de danser sur les tables, de mettre tout cela en musique et de le leur chanter, de coucher ses exploits sur des banderoles aussi vastes que des voiles de navire gonflées par le vent :
J’AI RÉUSSI, TOUT SEUL, JE SUIS ALLÉ LÀ OÙ PERSONNE JAMAIS NE S’EST RENDU, J’AI VU DES CHOSES SUR LESQUELLES PERSONNE JAMAIS N’A POSÉ LES YEUX ET, OUI, JE SUIS ICI POUR TOUT VOUS RACONTER !
Mais non : qu’ils le lisent donc demain dans les journaux de Londres ! Et qu’aussitôt ils s’entassent autour de ce même comptoir et qu’émerveillés, que le souffle court, ils s’écrient alors : « Bon sang de bonsoir !… Alors comme ça, l’était ici même. Dans cette salle ! Des occasions comme celle-là, on n’en a pas deux dans sa vie à profiter, et dire que j’ai même pas levé la tête pour le regarder ! Mais qui c’est qu’aurait pu le deviner, hein ? »
Oui, qui ? Cela étant, il y a quelqu’un qui devrait le savoir, et pas plus tard que tout de suite. L’explorateur demande qu’on lui apporte une plume et du papier et, aussi excité que le jour où il a gagné son premier match de rugby, griffonne la bonne nouvelle.
Falmouth, ce 22 décembre 1797
Taverne du Chien et du Canard,
Mon amour,
Je suis vivant, je me porte bien et ma mission est une réussite totale. Apprends donc que le très grand et très glorieux Niger coule vers l’est, que je rentre sans tarder, et que déjà je me rue vers toi.
M.
Le lendemain matin, il prend place à bord d’un paquebot en partance pour Southampton et, une fois débarqué, se tasse à l’intérieur d’une malle-poste tirée par quatre chevaux. Destination : Londres. Ses compagnons de voyage sont une certaine Mrs Higgenbotham, de retour d’une visite à sa nièce de Portsmouth, deux placiers à l’air louche spécialisés dans la vente du « dernier cri en matière de poêles à frire qui n’attachent pas et de bas indémaillables pour ces messieurs » et, homme de belle canne et de fort mauvais caractère, le colonel Messing en personne. Trois autres voyageurs se sont perchés sur le toit bombé de la voiture : deux jeunes filles et un pasteur en grande tenue. Heureusement pour l’explorateur, le colonel Messing ne semble pas l’avoir reconnu. Au bout d’une petite demi-heure de cahots et de silence, il se penche vers Mungo et, sur le ton de la confidence, lui demande de ne pas prêter attention à l’accroc qui défigure ses chausses.
— C’est que je rentre à peine d’Antigua, lui explique-t-il, et voyez-vous, j’ai mis toutes mes affaires au fourgon qui nous précède. Et bon sang de bonsoir, figurez-vous que j’ai eu un petit accident, oui, juste à l’instant de poser le pied sur la terre ferme. Vous me croirez si vous voulez mais il y avait là un jeune benêt, un histrion, je vous dis, un histrion, qui s’était mis en tête de se casser en deux pour embrasser le quai… comme si, au lieu d’un petit mois, il avait passé trois ans en mer ! Bref, cela m’a valu une belle culbute !
Mungo l’ayant gratifié d’un raclement de gorge plein de compassion, le colonel se raidit tout à coup et l’examine d’un regard pénétrant.
— Mais dites-moi, jeune homme, vous avez la peau d’une couleur bien intéressante ! N’était la blondeur de sable de vos cheveux pour me dire que vous êtes Anglais, je jurerais que j’ai affaire à un Chinois. Et d’où venez-vous donc, je vous prie ?
La première nuit ? Passée dans une auberge en bordure de la route. La seconde – la nuit de Noël – à filer, un brimbalement après l’autre, dans une campagne toute noire. La malle traverse Newington, St George’s Fields, Southwark, franchit la Tamise par Blackfriars Bridge, et, arrivée dans Farringdon Street, s’arrête devant le porche du Cygne Blanc. Noël, 6 heures du matin : une bruine froide comme un torchon à vaisselle reste en suspens dans le ciel. Le colonel continue de ronfler, le nez sur son flacon de cognac. L’explorateur descend de voiture. Il a les jambes tout engourdies. Il jette sa sacoche sur son épaule et s’engage dans la rue. Mais s’arrête net, comme si une corde le tirait brusquement en arrière. Où aller ? Chez sa sœur Effie ? Non : elle est sûrement en train de dormir. À cette heure ! S’il était seulement 10 ou 11 heures, il pourrait de ce pas sauter dans un fiacre, se faire conduire à Soho Square et surprendre Sir Joseph. Le pas aussi léger que s’il venait de faire le tour du pâté de maisons, il ferait son entrée, et lui redessinerait toute la carte du continent africain.
— Ah çà, monsieur, me voici de retour. De retour du Niger, s’entend. Car oui, je l’ai vu, j’en ai goûté les eaux, je m’y suis baigné ! Et croyez-moi, tout cela n’a rien d’un mythe. Splendide, vraiment splendide. Écrasés, le Nil, la Tamise et le Mississippi !… Richesses inouïes… civilisations florissantes tout au long des rives. Ah, j’allais oublier… aucun doute à avoir là-dessus, c’est vers l’est qu’il coule…
Mais quoi ? À 6 heures du matin un jour de fête ?
Tout à coup cependant, une idée lui vient : Charles Dickson, le mari d’Effie. Il est sûrement déjà arrivé au British Museum : avec toutes les plantes dont il lui faut s’occuper ! C’est d’ailleurs lui qui a été le premier à lancer l’affaire. Ami botaniste de Sir Joseph, il ne l’est pas pour rien. Mais bien sûr, bien sûr ! C’est donc lui qui devrait être le premier à savoir – cela sans même s’étendre sur le fait qu’il est probablement le seul à s’agiter à pareille heure. L’explorateur tourne les talons et part dans la direction du musée. Mais s’arrête net une deuxième fois. Au British Museum le jour de Noël ? Mungo s’imagine son beau-frère penché sur des montagnes de plantes desséchées. Revêtu d’un sarrau blanc, il les arrose, les nourrit et les émonde, debout dans sa serre. C’est qu’il se le calorifuge, son arboretum ! Ici, il extirpe une étamine, là une anthère. Comme s’il ne respirait pas l’horticulture au point d’en avoir des explosions de forêts tropicales aussi épaisses que celle de la Gambie dans tous ses rêves ! Oui, oui : au British Museum… il y sera sûrement !
Il n’y a pas de fiacre à cette heure, mais le trajet n’est pas long. Il n’est besoin que de remonter la rue jusqu’à High Holborn, de passer dans Grand Russell Street et de longer les murs de l’Hôtel des Montague – où le musée a été transféré six mois avant le départ de Mungo pour l’Afrique. De longs doigts de lumière commencent à prendre possession du ciel oriental. Couronnes de houx, pommes de pin et rubans rouges ornent les portes des maisons. L’explorateur est aussi joyeux que s’il venait de recevoir un million de livres sterling. Il lance sa sacoche en l’air, frappe deux fois dans ses mains et la rattrape sans changer d’allure. Après quoi il se met à siffler de toutes ses forces. Un chant de Noël. Les pavés mouillés le lui renvoient en écho. La mélodie en est forte, elle s’élève tout droit dans les airs, se fait héroïque, change de registre et doucement se transforme en « Ô toi qui dedans l’Angleterre… » Mungo s’est mis à penser à Ailie…
À peine a-t-il tourné le coin de Grand Russell Street que, véritable monument érigé à la gloire de la pierre de taille, le bâtiment sombre et imposant du musée lui obscurcit la vue. La bruine commence à blanchir, se transforme en neige. Mungo a bientôt de petits cristaux qui lui volent dans la figure, qui fondent dans les plis de sa veste. Il fait sonner le trottoir sous le talon de ses bottes. Des pigeons s’ébrouent. Tout est silence, rues désertes. On dirait que le monde entier retient son souffle.
Le portail de l’arboretum est entrouvert. Mungo s’y glisse comme un chat, jouant l’effet de surprise. Il prend un virage, traverse un verger d’arbres fruitiers nains, il… mais qu’est-ce ?… Droit devant, penchée sur un mûrier couvert de bandes de toiles à sac destinées à le protéger du froid, une forme. Elle est revêtue d’un manteau en drap, elle est gantée et surmontée d’un bonnet de fourrure… Bref, c’est du Dickson tout pur.
— Dicks ! jette l’explorateur.
Il n’a pas besoin d’en dire plus. Charles Dickson se retourne… et découvre un revenant. Son souffle reste suspendu dans les airs, de la neige lui blanchit les épaules. Devant lui se dresse une silhouette, étrange et bien incongrue en ce lieu, en ce jour, à cette heure. Et cette silhouette semble surgir du passé. Elle est épuisée, elle a le teint olivâtre, les yeux injectés de sang, on dirait un cadavre enterré depuis des éternités, on dirait quelqu’un dont on a si fort espéré le retour que l’espoir même de ce retour a fondu en habitude. Le botaniste laisse tomber sa toile à sac, essuie ses lunettes sur sa manche et enfin, laisse éclater un grand sourire tout mouillé.
— C’est toi ? vraiment ? bafouille-t-il, ou alors quelque fantôme revenu ici-bas pour nous hanter ?…