AU BOUT DU ROULEAU

L’espagnol se sert d’un seul verbe, esperar, pour dire tout à la fois l’attente et l’espoir. Même chose en anglais : on ne saurait attendre sans espérer. On attend le printemps, on attend que la table soit mise, on attend la mort.

 

ATTENDRE : se tenir en un lieu ou rester sans rien faire en espérant que quelque chose sur quoi l’on compte va se produire.

 

Ailie attend. Le lieu où elle se tient, c’est Selkirk, dans la maison de son père ; elle reste sans rien faire en espérant que… en espérant quoi ? En espérant recevoir un jour la lettre qui lui dira de ne plus attendre, celle qui lui annoncera que plus jamais elle ne reverra son mari ou son frère ? Celle qui, griffonnée à la hâte, lui apportera la bonne nouvelle de la réapparition de Mungo, quelque part sur la côte africaine, d’un Mungo sain et sauf qui, mille fois plus héros que jamais, s’apprête à rembarquer le jour même ? Ni l’une ni l’autre… L’une et l’autre… Au point où elle en est arrivée, c’est à peine si cela l’intéresse : Ailie est au bout du rouleau. Toute une vie passée à l’attendre. Attendre qu’il ait terminé ses études, attendre qu’il revienne de Djakarta, d’Afrique, de Londres. Elle n’en peut plus d’attendre. Réellement, sincèrement, elle préférerait savoir qu’ils sont morts, l’un et l’autre, plutôt que de continuer à vivre dans ce suspens irréel, dans l’angoisse de n’exister que pour quelqu’un d’autre, hors de soi, en ne respirant, jour après jour, que l’air empoisonné de l’expectative, morbide attente d’événements mythiques à force de devoir se produire en un ailleurs si lointain.

De lettres, elle en a reçu trois. Une de Zander, envoyée de Gorée, et deux de Mungo – la première en provenance des îles du Cap-Vert et la deuxième de Pisania. Celle de Pisania lui est arrivée la semaine dernière. Dans la main du postier elle reposait ainsi qu’une dague et rien que de l’apercevoir, dans sa blancheur tranchante, elle en a eu le cœur presque transpercé. Elle l’a fourrée dans son sac, a remonté la rue au petit trot, le sang lui battant déjà dans les tempes. Comme étourdie, elle a franchi le portail, sous ses pas les marches de l’escalier font entendre mille gémissements et craquements pleins de sous-entendus ; enfin elle s’est retrouvée seule dans sa chambre. Longtemps elle reste là sans bouger, au bord de son lit, se contentant d’étudier les pattes de mouches familières qui s’étalent sur l’enveloppe, luttant contre une envie soudaine de balancer tout ça dans la cheminée. Un quart d’heure a passé. Alors, aussi calme et décidée qu’un gabelou, elle l’a ouverte avec un coupe-papier et en a extrait la lettre.

Qui ne disait rien.

Comme celle d’avant, elle était pleine de rodomontades et de congratulations qu’il s’adressait à lui-même, regorgeait d’histoires d’ânes hardis à l’ouvrage et de fiers-à-bras. Il allait le mettre en deux dimensions, ce Niger, voilà ce qu’il ferait ! Il allait le mesurer, en dresser la carte d’un bout à l’autre, et serait de retour à la maison avant qu’on ne songe à découper la dinde de Noël. Vers la fin, il avait quand même quelques mots gentils pour elle et les enfants. Il espérait que le dernier-né était heureux et en bonne santé – et que c’était un garçon. La lettre était datée du 29 avril. Elle remontait donc à presque cinq mois.

Il n’empêche : elle en attend une autre. Elle attend que Mungo lui revienne. Elle attend de se remettre à vivre parce que d’ici là il y a les enfants. Thomas, l’enfant du siècle, a cinq ans. Archibald, qui est né en avril, vient juste d’être sevré et déguste ses premières assiettes de bouillie d’avoine et de compote de pommes. Avec Mungo Junior et Euphemia, cela fait au total un seul et même pleurnichement, qui soit la calme parce qu’il exprime un besoin concret et sans détours, soit la rend chèvre, cela dépend de son humeur. Elle n’a pas touché à son microscope depuis le printemps. Elle s’ennuie. C’est toujours la même histoire.

À une exception près : Georgie Gleg. Il a passé l’été à Galashiels, loin de la faculté et de ses malades. Tous les jours il est venu la voir avec un cadeau – un bouquet de fleurs, une boîte de bonbons, un roman en trois volumes. Il l’a promenée à travers la campagne dans sa voiture, il lui a offert à dîner dans ce qui reste de son domaine familial de Galashiels. Il l’a divertie. Distraite de ses ressassements, de son attente, des terreurs qui le jour l’assombrissent, la nuit la hantent, à chaque instant lui nouent l’estomac.

En ville, on s’est mis à jaser. Son père lui a fait la leçon. Une femme mariée ! Qui plus est, mariée à un saint, à un héros ! Elle ne l’avait pas oublié, elle en a eu des remords. Mais elle a songé tout aussi fort qu’elle ne devait plus rien à son époux, qu’il l’avait trompée et trahie et qu’au diable les bonnes manières ! elle allait faire comme bon il lui semblait. Et puis quoi ? Sortir avec Georgie, est-ce que cela avait une autre signification que son besoin de compagnie ? Au pire, cela n’allait pas plus loin qu’un flirt innocent. Comme si ces mêmes poissonnières, toujours si bien prêtes à faire la moue, ne s’en allaient pas le samedi soir rouler et gémir dans les buissons derrière l’auberge, oui, comme des truies en chaleur ! Non : ils n’avaient qu’à aller se faire voir, tous autant qu’ils étaient. Jamais ils n’auraient idée de ce qu’il lui fallait endurer, jamais ils n’auraient la moindre idée de ce que c’est que d’être ainsi, au bout du rouleau.