ET PAISIBLE COULE LE NIGER…
L’on dirait une descente dans les profondeurs du corps, cette lente pénétration du Niger vers l’intérieur des terres, un voyage à travers les veines, les artères et le réseau irrigué des viscères nobles, une exploration des cavités mêmes du cœur, une quête de l’âme impalpable. La terre, la forêt, le ciel, l’eau : le fleuve résonne du battement même de la vie. Et Mungo le sent : régulier, aussi envahissant que le tic-tac d’une pendule surnaturelle. Oui, Mungo le sent tout au long de ces journées brûlantes et sans vent, tout au long de ces nuits extrêmes qui semblent plonger jusqu’aux frontières du néant. Et Ned Rise, lui aussi, le sent. Même M’Keal ! Présence, mystère. Impression de communiquer avec l’éternité qui sur toute chose étend un suaire et fait taire les oiseaux au long col, les chevaux du fleuve, les cigales, les crocodiles, les foulques, les martins-pêcheurs et les vanneaux, les grands poissons d’argent qui bondissent hors de l’eau et y retombent dans une seule et même éclaboussure. L’on dirait presque qu’explorateur et équipage, tous ont succombé à un philtre, que c’est leur sang même qui coule en phase avec un fleuve qui les lave de leurs fautes, les délivre de l’horreur et du martyre que fut leur progression sur la terre ferme. Persuasif et doux, c’est avec une force et une logique bien à lui que le Niger les pousse tout au long de ces premières semaines de silence.
Mais un beau matin, les matelots s’éveillent sous un ciel de sang séché ; peu s’en faut qu’ils n’en croient alors leurs oreilles toutes neuves au monde : des bruits leur explosent à la figure, insupportables, qui vont du grincement de la barre de gouvernail aux claquements des peaux de bouvillons malmenées par le vent chaud et cruel qui semble les avoir pris en poupe pendant la nuit. Dans des frémissements d’ailes, de grands vautours de Nubie décrivent des cercles au-dessus d’eux. Des hippopotames reniflent et l’on dirait des coups de canon, des crocodiles aboient comme des chiens. Soudain, c’est l’univers entier qui s’est mis à leur cogner aux tympans.
Mungo, qui vient de rouler hors de ses couvertures humides, grimace de douleur sous le tintamarre et n’en revient pas de voir que le bateau a cessé de glisser à travers les interminables labyrinthes d’arbres penchés et de lianes tentaculaires qui emmuraient les deux rives du fleuve depuis Sansanding. Stupéfait, il regarde autour de lui, sort sa longue-vue et la promène alentour. Pas le moindre soupçon de verdure au-dessus de l’eau, aucune végétation – de fait même, pas le plus petit bout de rivage. Soudain il comprend : pendant la nuit, ils ont dû atteindre le lac Débo, cette vaste mer intérieure qui, dit-on, s’étend entre Djenné et Kabara. Heureux d’avoir percé ce mystère, il contemple la surface mouvante des flots. Immense, sans rivages visibles, ses flots réduits à de brunes vaguelettes moussant sous le vent brûlant, le lac gifle sous ses pieds la coque de la Djoliba.
L’explorateur consulte sa boussole : on fait route vers le nord-nord-est. Vers Tombouctou, Tombouctou et le grand désert ! Il déglutit un grand coup, espère qu’Amadi et la vieille Djanna-géo lui ont dit la vérité, qu’après le lac, le fleuve va bifurquer vers le sud. Mais il a beau regarder l’aiguille, elle s’entête à pointer vers le nord… et le doute l’assaille. Se pourrait-il que Rennell et les autres aient raison ? Le fleuve perdrait-il effectivement toute sa force dans le Sahara ? Roulerait-il en rugissant vers quelque abîme sans fond ? S’évaporerait-il au milieu du lac Tchad ?
Troublé par ces réflexions, Mungo gagne l’avant de l’embarcation, où Amadi Fatoumi et ses trois serviteurs ont pris place. Assis en tailleur, les pieds écartés, ils lancent des osselets sculptés contre le creux du bordage, et en fonction des figures qu’ils tirent remanient les tas de cauris qui s’empilent devant eux. Amadi, qui a vu Mungo s’approcher, lui verse cérémonieusement un dé à coudre de thé noir et le lui tend, le visage incliné et souriant.
— Alors comme ça, fait Mungo, qui oscille au rythme de la Djoliba, on est arrivé à Débo ?
Tassé à la proue du bateau, Fred Frair le fixe d’un œil vide et, sans tarder, se replonge dans la triste contemplation de la surface des eaux. Amadi regarde l’explorateur comme s’il ne l’avait pas entendu.
— Débo ! j’ai dit. C’est bien ça ?
Soudain il se rend compte qu’il s’est mis à hurler. Il n’a pas pu s’en empêcher… avec tout ce bruit. Il perçoit le tintement exaspérant d’une cuillère contre une assiette, là-bas, à l’arrière du bateau, les ronflements alcooliques de M’Keal qui vont rebondir contre la bâche, le bourdonnement des cousins… tout cela amplifié mille et mille fois. À bout de patience, il se penche vers son guide.
— C’est quoi, ce vacarme d’enfer ? hurle-t-il.
Amadi a l’air surpris. Il lui montre le ciel.
— Le vent, note-t-il. Vent très sec.
La question suivante de l’explorateur est bien rhétorique : le Niger coule-t-il vers le sud après Tombouctou, en est-il sûr et certain ? Cette fois, le guide se contente de tendre le doigt, vers un point à bâbord.
Il faut dire que, menée comme elle l’a été par son ennemi de toujours, l’attaque de Sansanding a beaucoup perturbé l’explorateur. Fort nerveux depuis lors, il a l’estomac qui le brûle et une éruption mystérieuse lui est venue à l’aine et entre les orteils. Tel l’hypocondriaque qui se découvre une tumeur sous le bras et ne sait plus comment exprimer sa jubilation fataliste, il sent se confirmer ses pires soupçons : oui, ils sont là, cachés derrière chaque arbre, tapis dans la hutte la plus minable et là, ils l’attendent – il l’a toujours dit ! Voilà pourquoi, avec une obstination qui frise la monomanie, il est plus que jamais décidé à n’avoir aucun contact avec les humains. En dépit des protestations de son équipage, il a évité les villes de Silla et de Djenné comme s’il s’agissait de repaires de démons et de basilics et, dans l’une comme dans l’autre, il a seulement donné l’autorisation de mouiller en aval du dernier groupe de cases et de ne longer la berge du fleuve qu’à la faveur des ténèbres. Ses hommes avaient envie de s’arrêter pour reconstituer leurs réserves de denrées périssables, lait, légumes, pain, mais il a refusé d’en entendre parler. Non : pas question de débarquer même dans le village le plus primitif perdu au fond de la brousse, ne serait-ce que pour y acheter de la bière, de la viande ou pour sentir pendant cinq minutes la terre ferme sous ses pieds. Ils ne feraient halte sous aucun prétexte.
Or à la simple vue de cette tache à l’horizon, de ce petit grain noir, de ce rien, il est rempli de terreur. Aussi bien quand on est perdu en plein milieu de cet océan lacustre ne peut-on l’interpréter, ce rien, que d’une façon : c’est signe qu’il y a des gens. Des renégats, des fanatiques, des Maures assassins. Le premier cri de Mungo s’étouffe sous la stupeur et l’anathème lui monte à la gorge comme une glaire. Le deuxième sonne haut, comme celui d’une sentinelle surprise dans une nuit froide et noire.
— Alerte ! On nous attaque !
La réaction est instantanée. D’un bond, Amadi et ses hommes lâchent leurs tas de cauris tandis que Fred Frair, qui l’instant d’avant flemmardait à côté d’eux, se dresse comme si l’on venait de lui renverser une assiette de soupe brûlante dans le giron. Une seconde plus tard, Martyn déboule à sa hauteur cependant qu’en bottes et en caleçon, M’Keal gesticule en jurant.
— Les Maures ! tonne Mungo.
Comme il porte à nouveau sa longue-vue à son œil, Fred Frair, galvanisé par son premier et terrifiant appel aux armes, passe à côté de lui en hurlant comme un dogue.
Vu sous l’angle de la science, le résultat de l’affaire est aussi simple qu’action et réaction, que poussée et résistance : l’explorateur en a le coude brutalement bousculé, et l’instrument lui échappe pour disparaître aussitôt dans la lavasse brune qui coule à ses pieds.
Qu’importe. Il n’est besoin d’aucun grossissement pour voir que la tache qui dépare l’horizon est bel et bien constituée par un groupe de Maures aux intentions belliqueuses. Un masque de panique se plaque sur les visages ; les hommes sont prêts à croire leur chef sur parole. Déjà Martyn et M’Keal se sont mis à distribuer les mousquets, vingt-cinq, trente, trente-cinq, tandis que Frair s’active en mille va-et-vient auprès des barils de poudre installés dans l’enceinte bâchée – sans oublier les baguettes et la bourre au cas où il faudrait recharger les armes. Seul Ned, qui a pris la barre, semble garder son calme. En s’aidant du sextant, de la boussole et de la voile de fortune qu’il a montée la nuit précédente, il ramène la Djoliba dans le courant faiblissant : c’est vers Tombouctou qu’il s’en va, lui, vers Haoussa et la suite, vers Londres !
Pendant ce temps-là, debout à la proue tel un superbe chien d’arrêt, l’explorateur s’est raidi. Il dégouline de sueur, il cligne des yeux jusqu’à sentir trembler les muscles de son visage, il fixe l’horizon comme s’il pouvait l’embraser sous la seule concentration de son regard. S’écoule un long moment, puis un autre. Ensuite, comme en un éclair de révélation, il comprend soudain quelle horrible conjonction est en train de se produire là-bas, à l’orée du lac : ce n’est plus un point, mais trois qu’il y découvre ! Trois pirogues aussi élégantes que rapides – et bourrées jusqu’à la ligne de flottaison de Maures assoiffés de sang !
— Trois ! y en a trois ! lâche Martyn dans son dos, d’une voix aussi froide qu’un bistouri.
Oui. Des Maures assoiffés de sang. Des sauvages. Des bêtes. Déjà il les voit s’avancer, comment ne les verrait-il pas, avec leurs coiffes qui lancent des éclairs dans la lumière du soleil. Alors un calme étrange descend sur lui : ce calme qui, dit-on, vient aux soldats au plus chaud de la bataille. Ferme dans son fatalisme, Mungo épaule son mousquet et en abaisse le canon effilé.
— Qu’on se prépare à tirer, siffle-t-il tout bas.
Vingt minutes durant il reste figé en l’endroit tel un acteur de salon dans un tableau vivant *. Voguant en formation, les trois pirogues se rapprochent sensiblement ; elles suivent une direction qui inexorablement croisera l’erre de la Djoliba. Il les voit maintenant avec netteté : leurs coques noires se détachent sur la grosse boule du soleil, vieux monstre fatigué surgissant du lac, loin derrière eux. Quand enfin elles arrivent à portée de feu, il donne l’ordre de tirer.
Le premier tir de barrage renverse la pirogue de tête comme d’une claque soudaine, brutale. Au loin, des bras battent l’air, dans le ciel montent des cris étonnés, des hurlements de douleur. On dépose les huit mousquets déchargés, aussitôt remplacés par huit autres. Deuxième rugissement, deuxième éclair de lumière : le deuxième bateau disparaît sous les eaux. Avec ce soleil et cette fumée, c’est à peine si l’explorateur arrive à discerner ses poursuivants, mais non, pas de doute, ce sont bien des Maures : ils portent djoubbas et sarouals. Qu’importe s’ils ont le visage noir et si leurs cris ressemblent à ceux que pousseraient des femmes ou des enfants ?
Sitôt après le deuxième tir, les occupants de la dernière embarcation sautent à l’eau. Sur quoi l’équipage, y compris Amadi Fatoumi et ses Noirs, se met à faire feu au hasard, ici envoyant tout sur une tête sans visage qui émerge d’un reflet de soleil, là tirant à qui mieux mieux sur le moindre soupçon de sillage laissé par un nageur. Dans le feu de l’action, l’explorateur s’apprête à faire un carton sur une forme sombre accrochée au flanc d’une pirogue chavirée ; quelqu’un lui serre le bras à l’instant où il va appuyer sur la détente : pivotant sur lui-même, il se retrouve nez à nez avec Ned Rise. Les mousquets crachent et rugissent, la fumée plane sur la Djoliba comme une basse nuée d’orage.
— Dites-leur de cesser le feu, lui crie Ned, il y a erreur… vous voyez donc pas ?
Tout se passe alors comme si l’explorateur sortait enfin de son rêve. Il lâche son arme et, contemplant la ligne des tireurs, constate avec stupeur à quel point leurs visages se sont transformés. Muscles tendus à craquer, bouche tordue, babines retroussées, Frair lui-même, malgré son naturel chétif, s’est mis à ressembler à une bête de proie. Amadi a le regard vitreux, le bout de la langue en arrêt à la commissure des lèvres ; quant aux trois de son escorte, ils ont l’air ravi de croquants surpris à un stand de tir. Pour les soldats de carrière, Martyn et M’Keal, c’est la gloire. Ils peuvent enfin montrer leurs dons et leurs mérites : voilà l’instant pour lequel ils ont si longtemps affûté leurs baïonnettes et huilé leurs mousquets ! Le visage noir de fumée, ils visent, tirent, changent d’arme d’un seul et même geste fluide ; ils sont sans pitié, implacables : de vraies machines. Bouleversé, l’explorateur suit la ligne de mire du fusil de Martyn : elle rase le flot, dépasse les pirogues en train de sombrer, cherche la tête d’une femme qui émerge de l’onde. Une femme ? Non, ce n’est pas possible ! Non seulement c’est possible, mais encore c’est réel : une femme dont la robe bouffe, une femme dont les boucles d’oreilles attrapent les rayons du soleil, une femme qui s’efforce de ne pas perdre pied – et qui aide un petit enfant à ne pas couler au fond.
— Cessez-le-feu ! hurle Mungo. Cessez-le-feu !
Personne ne prête la moindre attention à cet ordre. Pendant un quart d’heure encore, le lac Débo résonne de hurlements surexcités et de détonations furieuses, jusqu’à ce qu’enfin, les pirogues n’étant plus que des épaves criblées de balles, les mousquets restent sans voix et l’atmosphère retourne au calme. Seuls le clapotis de l’eau, le souffle infernal du vent et le sang répandu en lentes traînées ternissent la morne étendue des flots moussants.
Deux jours plus tard, après avoir quitté l’immensité vide du lac et retrouvé le principal chenal du fleuve, tout l’équipage de la Djoliba est témoin de l’acte insensé de Fred Frair. Souffrant d’une multiplicité de maux indistincts, infections suppurantes et vagues maladies tropicales, il se traîne depuis plusieurs jours déjà, abattu et découragé, et presse ses formes amaigries contre la coque du bateau, mimant l’insecte taraudeur qui s’accroche au bois noir et luisant. Il ne plaît à personne de le voir affalé à l’endroit où il se trouve mais qu’y faire ? Sa barbe blanche se détachant sur son visage prune, le vieux de la vieille qu’est M’Keal le regarde dépérir d’heure en heure et, de temps à autre, lui offre une gorgée de rhum ou de vin de palme pour apaiser le mal qui le ronge. Ayant déjà vu crever quarante de ses compagnons, Martyn pour sa part n’en a cure. Assis sous la bâche, il passe son temps à nettoyer les mousquets et à les recharger en sifflotant. Ned, lui, n’a jamais eu beaucoup d’estime pour le petit homme – qui était un copain de Smirke. Il est en outre bien trop occupé à surveiller l’explorateur, la boussole, les cartes et la barre pour pouvoir s’en soucier beaucoup. Quant à Mungo, la rumination qui le requiert, consacrée à son échec prochain aussi bien qu’aux mœurs de ces saletés de Maures du Sahel, ne lui laisse guère le temps de prêter attention à quoi que ce soit. Cela étant, personne n’a envie qu’il arrive des ennuis à Frair ; tout le monde souhaite même qu’il s’en sorte. Après tout, à qui le tour s’il s’en va ?
En cet après-midi de décembre 1805 – on est vers le milieu du mois – les voyageurs, poussés par le courant, dérivent sous un soleil de mort à travers une vaste plaine aquatique. Pas une ride à la surface de l’eau. Parmi les cris d’oiseaux et les insectes bourdonnants qui vous assaillent les oreilles, les yeux et les narines, on entend tout à coup Fred Frair qui, se dressant sans crier gare, se met à hurler comme un ivrogne pris de delirium tremens. Il n’a plus le courage d’en supporter davantage, s’écrie-t-il. La chaleur, la fièvre, les puanteurs de la mort… Amadi et ses hommes détournent la tête. M’Keal se penche sur son compagnon d’armes qui se débat et essaye de le calmer. Sans succès.
Après la prison, Gorée, l’enfer de la route et toutes les maladies qui aujourd’hui le rongent, l’horreur qui pour finir l’a fait basculer dans la déraison n’est autre qu’une infection due au ver de Guinée (Dracunculus medinensis). L’affection est pénible et se traduit par des nausées, mais de là en faire une telle histoire !… L’explorateur en est déjà à sa deuxième attaque et quinze jours plus tôt, Martyn s’est lentement fait sortir un de ces vers de la jambe. Pour Frair cependant, l’idée qu’il y a là une chose vivante et aveugle… un ver ! qui prospère en lui, un ver qui se repaît de ses chairs, un ver qui lui défèque et lui pisse dans le sang, est proprement insupportable.
La veille, une cloque s’est ouverte au creux de son genou gauche. Après lui avoir octroyé une ration de fou assassine, afin de lui redonner courage, l’explorateur lui a nettoyé et pansé sa blessure. Au cœur humide de la plaie, pâle comme le ventre d’un homme, s’agitait l’extrémité inférieure d’un ver de Guinée femelle : grossir, pondre et lâcher des millions de larves minuscules dans un amnios tout trouvé – le pus de sa victime –, la bestiole ne faisait là qu’accomplir les tâches à elle assignées par la nature. Soigneusement, Mungo a dégagé le bout visible du parasite et l’a enroulé autour d’une brindille ; après quoi il s’est penché sur l’eau et s’est lavé les mains dans le fleuve. Un point c’est tout : aussi bien a-t-il fait là tout ce qu’il est humainement possible de faire pour soulager Frair. Extirper le ver d’un seul coup ou l’éliminer purement et simplement est en effet hors de question. De deux à quatre pieds de long, l’animal est accroché au plus profond du tissu conjonctif, enroulé comme du fil autour d’une bobine. Lentement, jour après jour, il faudra l’en extraire en faisant tourner la brindille sur elle-même : un pouce ou deux à la fois, pas plus. Viendrait-on à le sectionner par inadvertance, il se mettrait à pourrir à l’intérieur de la jambe : il n’y aurait plus aucun moyen de l’en déloger, et Frair serait emporté par la gangrène.
Tout à sa douleur, à son dégoût et à son horreur, le malheureux commet alors un acte insensé : il arrache le petit taquet de bois attaché à son genou et, du même coup, sectionne son ver en deux. Pendant un moment, personne ne réagit : le vacarme qui les assaille depuis le jour où ils ont atteint le lac Débo n’est désormais qu’un seul cri suraigu qui ne laisse plus de place au silence. Puis M’Keal lâche un sifflement dur et soudain, comme s’il rappelait un chien ou s’étonnait de la taille d’un poisson ; les hommes d’Amadi se crachent dans les mains pour conjurer le mauvais sort. Attiré par l’éclat de Frair, Mungo se contente de rester un instant à son chevet ; il inspecte la plaie ouverte, laquelle luit à présent comme une bouche. Il hoche alors la tête, et tourne le dos au malade.
Il n’est évidemment pas question de s’arrêter pour l’enterrer. Le jour de Noël, ou à peu près (dans le fouillis de ses carnets, l’explorateur a perdu la trace écrite qui pourrait lui dire la date exacte de l’événement), Frair, qui de la tête aux pieds disparaît déjà sous un grand linceul de mouches, est officiellement déclaré mort. En sa qualité de capitaine et de chef de l’expédition, Mungo marmonne quelques mots au-dessus de son cadavre avant de le livrer aux flots jaunâtres du Niger, l’abandonnant aux poissons-tigres, aux tortues et aux crocodiles.
Ce soir-là, en consultant sa montre à la lumière de la lune, l’explorateur constate qu’elle s’est arrêtée. De fabrication allemande, le mécanisme est enfermé dans un boîtier en argent gravé d’initiales. L’objet lui a été offert par le père d’Ailie, en d’autres temps ; à une tout autre époque de sa vie. Une époque où, jeune encore, plein d’espoirs et d’ambitions, il faisait ses premiers bagages et s’apprêtait à partir pour les Indes orientales. Aujourd’hui, tandis qu’il dérive sur les eaux troubles du fleuve, cette époque lui paraît aussi révolue que l’âge des Dinosaures. Il tapote le boîtier dans la paume de sa main, le porte à son oreille. Les mille voix rauques de l’invisible forêt, des voix pleines de dérision, lui hurlent à la tête. Mungo regarde le ciel, contemple les étoiles et les planètes qui y poursuivent leur course tremblante, et laisse tomber la montre, désormais muette, dans la soupe noire et sans rides du fleuve.