GORÉE. HYMNE À LA CONTAGION
Au début du XIXe siècle, la côte ouest de l’Afrique, de Dakar jusqu’au golfe du Bénin, avait la réputation d’être infestée de pourriture et de pestilences sans pareilles dans le reste du monde. Avec sa chaleur, son humidité, ses déluges saisonniers et ses nébuleuses d’insectes, elle faisait songer à un gigantesque bouillon de culture où prospéraient les maladies exotiques les plus terrifiantes, les plus destructrices. Prends garde à la baie du Bénin, proclamait un distique en vogue chez les marins de l’époque, Quarante il y entre mais n’en sort jamais qu’un.
La méningite cérébro-spinale, le pian, les maladies dues aux filaires, le typhus et la trypanosomiase étaient rois. Et encore l’ankylostome, le choléra et la peste. L’eau que l’on buvait regorgeait de bilharzies et de dragonneaux, les incisives acérées des chauves-souris et des loups propageaient l’hydrophobie, la filariose infectait la salive des moustiques et des taons. Sortait-on faire un tour, prenait-on un bain, buvait-on une goutte d’eau, avalait-on un peu de nourriture qu’aussitôt on attrapait tout, bacilles, spirilles et coccidies, virus, champignons, nématodes, trématodes et amibes : tous à vous grignoter la moelle épinière et les organes, à vous brouiller la vue, à vous saper les muscles, à vous effacer la mémoire aussi impeccablement qu’un chiffon sur un tableau noir couvert de savoir griffonné.
D’un point de vue esthétique, les filarioses – soit : l’éléphantiasis et, surtout, la filariose inerme, vulgairement appelée « œil clignotant » – étaient particulièrement désastreuses. Dans l’éléphantiasis, dont l’agent pathogène est le moustique, des foisonnements d’ascarides lombricoïdes barraient les flux de lymphe comme autant de petits castors insidieux et, après avoir provoqué des lésions granuleuses de la peau, gonflaient les jambes et les testicules du malade jusqu’à les faire ressembler à des fruits obscènes. Concentrant ses ravages au-dessus du cou, la filariose inerme était transmise par la piqûre de certaines mouches suceuses de sang qu’on trouvait en si grand nombre dans la région que la plupart des mammifères en semblaient couverts comme d’un sombre manteau depuis l’aurore jusqu’au crépuscule, heure à laquelle lesdites mouches suceuses étaient relayées par les moustiques. Dans ses dernières phases, la maladie se caractérisait par l’apparition de vers adultes sous la conjonctive même : petits filaments de chair vive et palpitante, ils se tortillaient à qui mieux mieux et, comme si de rien n’était, s’occupaient à manger, à copuler et à éliminer leurs déchets.
Parvenait-on à survivre à toutes ces horreurs qu’il y avait encore le kala-azar ou fièvre-dumdum. Maladie chronique, et à tout coup mortelle, le kala-azar signale son existence par l’apparition d’ulcères épidermiques pustuleux, le marasme et le grossissement de la rate. Sans oublier bien évidemment la lèpre – maladie redoutée entre toutes : assidue à bouffir les corps, celle-là ; vicieuse et hideuse dans la façon qu’elle avait d’insensiblement abraser les extrémités et de faire pourrir, lentement mais obstinément, les tissus de la face jusqu’à ce que la victime eût l’air d’un pruneau dénoyauté. Balla jou, l’appelaient les indigènes : le mal incurable.
Naturellement, il y avait aussi des maladies plus prosaïques qui faisaient économiser à des milliers de Français, d’Anglais, de Hollandais et de Portugais l’achat d’une concession dans un cimetière de la métropole, tout là-bas, à Paris, Londres, Amsterdam ou Lisbonne. La malaria venait en tête de liste, suivie de près par la dysenterie et la fièvre jaune. Ceux qui en souffraient – les marchands, les négriers et les mercenaires, tout le monde était alors logé à la même enseigne – suaient et chiaient à en crever, littéralement. Souvent la fin arrivait une semaine à peine après qu’ils avaient débarqué sur ce que le petit peuple en était venu à appeler la « Côte des Fièvres ».
Toutes ces maladies étaient sans remèdes. Des charlatans prescrivaient la saignée, l’ingestion de calomel et de laxatifs – voire l’administration de lavements afin d’amener le patient à « vomir aimablement ». Il y avait aussi la « poudre du Dr James » : à base de talc et de borax, elle n’était pas plus efficace pour combattre le mal que l’orange confite ou que les coussins en poil de cheval. L’« écorce des jésuites », ou quinquina, était connue pour ses propriétés antipaludiques depuis l’an 1600 mais les preuves accumulées à l’époque contre ce médicament étaient telles qu’on préférait n’y voir qu’une poudre de perlimpinpin de plus. Les pauvres soldats et explorateurs d’alors n’avaient bien sûr pas la moindre idée de ce qui pouvait être à l’origine de ces légions de maladies terrifiantes qui décimaient leurs rangs et réduisaient à néant leurs espoirs. On croyait généralement que les miasmes, ou « exhalaisons putrides de la terre », étaient responsables des ravages et des cataclysmes intestinaux déclenchés par ces fièvres. Les moustiques, les mouches, les maringoins ? Pourquoi même se donner la peine de les écraser ?
Ainsi en allait-il à Gorée, petite cloque de roche volcanique sise à quelques encablures de la côte du Sénégal et servant de base au Royal African Corps. Chaleur, crasse et maladies. Approvisionnement insuffisant, soldats misérables et brisés, recrutés au bagne, carence en eau potable, flux et reflux jaunâtre de l’océan : à vomir. Pourrissement, dégénérescence, mort. La situation était si déplorable que le commandant de la garnison, un dénommé T.W. Fitzwilliam Lloyd, major de carrière, homme si peu délicat 1 que ses supérieurs dégoûtés lui avaient laissé pour seule alternative de se fracasser discrètement le crâne ou de rejoindre Gorée, avait récemment été obligé de rationner la nourriture de moitié, de doubler l’allocation de cognac et d’ordonner les mesures suivantes :
Chaîne de forçats n° 1 : creuser des tombes comme d’habitude.
Chaîne de forçats n° 2 : fabriquer des cercueils jusqu’à nouvel avis.
Cela se passait au cours de l’hiver 1805. Pendant la saison sèche – et salubre : du rouge montait à toutes les joues fatiguées, un sourire fantomatique illuminait les lèvres fendillées. Le nombre des insectes décroissait. Le soleil rôtissait les poumons et desséchait les boyaux. Mais déjà les forces éternelles du changement météorologique étaient à l’œuvre : la terre tournait, elle poursuivait sa révolution, elle s’inclinait sur son axe ; les vents mugissaient ; au sud les nuages montaient ainsi que des armées célestes.
Il allait pleuvoir avant longtemps.
1. Le dépouillement des minutes du procès intenté à l’ancien colonel pour « conduite indigne d’un officier » laisse apparaître dix-huit chefs d’accusation retenus contre lui – citons : « S’était revêtu d’une toilette féminine en taffetas pour servir le thé à ses officiers aides de camp. » Ou encore : « Avait contraint, en les menaçant de la cour martiale, huit soldats du rang à lui frôler le corps avec des plumeaux sans cesser de répéter la phrase suivante : Oui, je ne suis que serpent inférieur qui se traîne dans l’herbe, oui, je suis un dépravé, un méprisable. » (N.d.A.)