EXTRAIT
DES CARNETS DE L’EXPLORATEUR
Bambakou sur le Niger, le 19 août 1805.
Enfin, enfin, après toutes ces épreuves et tribulations, nous y sommes arrivés ! et c’est avec des remerciements au Seigneur pour Sa protection et Son assistance que pour la deuxième fois j’ai pu faire un plongeon dans le Niger… et que je peux encore avoir sous les yeux ses flots majestueux : quelle émotion me procurent les doux tourbillons de sa musique ! Ah ! comme son onde est glorieuse quand elle se gonfle du précieux chargement de la mousson et que, noire de limon, elle apparaît aux regards, plus solennelle dans ses dimensions qu’aucune autre au monde – oui, même ici, en son cours supérieur.
Si ce dur voyage m’a enseigné quelque chose, c’est que les Blancs organisés, pourvu qu’ils soient munis de pacotille, peuvent sans coup férir pénétrer assez avant dans les terres et n’être ni dépouillés ni honnis par la population, et n’envisager pour cela qu’un prix raisonnable en vies humaines, de l’ordre de trois ou quatre sur un effectif de cinquante, à condition d’avoir pris les précautions qui s’imposent et de compter avec les caprices d’un climat fantaisiste. Quant à nous, nous sommes arrivés à nos fins en la compagnie de six braves à trois poils prélevés sur le régiment de Gorée – Martyn, M’Keal, Bird, Rise, Frair et Bolton – et d’un habile charpentier venu nous rejoindre de son lointain Portsmouth, un certain Joshua Seed, aujourd’hui délirant. Il nous faut malheureusement déplorer la perte de notre grand gaillard de Smirke, enlevé il y a quelques jours de cela par des prédateurs qui se font une spécialité de rôder la nuit, et celle de Mr Scott qui, se sentant un peu patraque, a été obligé de rester à Koumikoumi, charmant village alpestre situé à moins de quinze lieues d’ici. Il a promis de nous rejoindre dès qu’il s’en sentirait la force.
Johnson, ou plutôt Isaaco, puisque tel est bizarrement le nom dont il entend se faire appeler maintenant, est aussi précieux pour cette deuxième expédition qu’il le fut pour la première. Dévoué, compétent, humble et intelligent, ce véritable homme des lettres * (sic) africain qui jadis cueillait le coton dans les Carolines et, tant à Piltdown qu’à Londres même, fut le valet de chambre attentif d’un homme aussi élégant que Sir Reginald Durfeys, se donne corps et âme à la tâche de faire reculer les frontières de nos connaissances géographiques. Il a renoncé aux douceurs de son foyer et de sa famille pour apporter son concours à l’ouverture d’une route entre la Gambie et le Niger. Ce matin encore, il se montrait à la porte de ma tente et me suggérait humblement, cette fine mouche, de faire savoir au roi Mansong de Bambara qu’ayant pénétré sur ses terres, nous avions l’intention de lui demander de bien vouloir nous bénir dans notre entreprise. « Génial ! » me suis-je écrié, et je dépêchai dans l’instant deux des serviteurs noirs de Johnson à Ségou.
Outre les présents que je lui destine, ainsi qu’à son fils Dâ, ces deux hommes lui remettront une lettre dans laquelle je lui détaille les objectifs qui nous amènent à visiter de nouveau son pays. J’ai le fervent espoir que ce généreux potentat nous fournira les vaisseaux nécessaires à la poursuite de notre expédition, étant donné les difficultés que nous ne manquerons pas d’éprouver dès lors qu’il nous faudra construire des bateaux, puisque nous n’avons plus de charpentier.
En attendant, j’ai décidé – une fois de plus l’idée est de Johnson – de descendre le fleuve jusqu’à la ville de Sansanding, en passant par Ségou. Dans cette dernière cité nous serons transportés par une tribu fort curieuse puisque ses membres gagnent leur vie en acheminant, un peu à la manière des gondoliers de Venise, des marchandises et des voyageurs dans leurs pirogues. De là, après avoir échangé nos marchandises, nous pourrions lancer le H.M.S. Djoliba à l’assaut de territoires que personne encore n’a jamais reconnus. Je ne saurais être en meilleur accord avec mon fidèle drogman : les bonnes manières exigent en effet que notre étape à Ségou ne soit pas une nouvelle occasion d’en appeler à la charité si libérale et véritablement chrétienne d’un Mansong, lequel, ainsi qu’on le sait, se montra si fort préoccupé du succès de notre première entreprise. Qu’aux dires de certains, Sansanding soit une ville essentiellement maure ne devrait pas nous empêcher d’y tirer le meilleur prix de nos marchandises. De toute façon, nous devrions déjà nous en être remis à la vaste protection du grand fleuve Niger avant même que leur fanatisme inné et leurs préjugés indéracinables puissent nous causer le moindre tort. J’ai aussi décidé de ne plus troquer quoi que ce soit avec les tribus indigènes dès que nous voguerons sur le fleuve, cela au cas où lesdites tribus se montreraient hostiles à notre égard : notre propos est bien en effet de remonter vers le nord, jusqu’au cœur même de leurs territoires. Je n’entends traiter avec personne jusqu’à ce que nous touchions l’océan. Dieu le permettant, ce voyage devrait être aussi paisible qu’éclairant. Je n’ai aucune nouvelle du diabolique Dassoud. Il faut croire qu’il a payé depuis longtemps le prix de ses fautes.
Fleuve de Mystère, fleuve de Légende, fleuve de l’Or ! Comme il est bon de se retrouver sous le charme du Niger, de contempler à nouveau l’échine large de son flot bouillonnant, d’en boire encore une fois à longues gorgées l’onde fraîche et revigorante ! Il n’est point jusqu’à mon propre beau-frère et second, le cher Alexander Anderson, qui ne se ravisse de ses beautés. Acharné à lutter contre les rigueurs du climat et les violences de notre marche forcée, ce courageux Écossais m’est resté fidèle à travers toutes les épreuves. Ah ! le bel exemple et le réconfort que sa présence ! Sa fièvre a l’air d’être beaucoup tombée et les eaux curatives du Niger ont fait remonter tant de joli feu à ses joues pâles qu’invariablement en les contemplant je me prends à songer aux âtres rougeoyants et aux brèves et douces averses de neige des Marches de notre pays. J’ai le ferme espoir de le voir promptement recouvrer la pleine santé. Je crois aussi que Mr Scott pourra nous rejoindre avant la fin de la semaine. Alors, l’esprit et le corps rafraîchis, nous nous lancerons enfin à la conquête du Niger !