PÂTE QUI MONTE CONTIENT LEVAIN

L’aurore étire ses doigts de rose au-dessus des toits de Londres lorsqu’une marchande d’allumettes à bec-de-lièvre trébuche sur la forme crispée de Claude M. Osprey Junior : pieds et poings liés, l’héritier de la fortune des Osprey est en train de remonter méthodiquement, pouce après pouce, une ruelle ; dans sa reptation sur le sol gras et sale, il traîne après lui un tas de détritus. Il a le visage couvert d’entailles aussi fines que des cheveux. Un foulard sale lui a été enfoncé dans la bouche.

— Mmm… fait l’homme. Mmm !…

La jeune fille incline un peu la tête pour mieux jauger le bonhomme ; vive comme le setter qui répond à son maître, en un tournemain elle lui a fait les poches. Une demi-heure plus tard, c’est au tour d’un apprenti boucher de passer là ; il regarde une fois, deux fois, se traîne jusqu’au jeune héritier, et reste planté là, comme si l’apparition d’un homme ficelé et bâillonné dans une ruelle sombre lui posait un dilemme proprement aristotélicien. On peut voir, au-dessus du bâillon, les yeux d’Osprey s’élargir de fureur et d’exaspération : le gamin en a la mâchoire toute molle. Il commence par remonter la rue, la tête enfoncée dans les épaules, puis fait demi-tour et se retrouve, pour finir, accroupi à côté de l’homme, à qui il ôte précautionneusement le foulard sale de la bouche.

L’homme attaché fait travailler sa mâchoire comme s’il s’agissait d’une pièce rapportée.

— Détache-moi, ordonne-t-il.

Le gamin enfonce le foulard dans sa poche. Après quoi, il se gratte une oreille, en sort un peu de cire, l’étale au bout d’un ongle noir et se met à l’examiner d’un air pensif.

— Et j’y gagne quoi ?

— Une demi-couronne.

— On dit une couronne entière et on n’en parle plus.

— Va pour une couronne. Coupe-moi ces cordes.

— Dix shillings.

— Au secours ! commence à hurler Osprey. À l’assassin ! Au secours !

— Bon, bon, ça va ! ça va !

D’un geste habile et qu’il a dû longuement répéter, le gamin fait sortir son couteau de sa manche élimée. Les cordes de chanvre tombent.

Osprey se redresse sur son séant, libère ses chevilles et tend la main en avant pour s’appuyer sur l’apprenti ; l’autre l’aide à se relever.

— Espèce de petit crétin ! lance le jeune héritier en lui assenant une gifle qui l’expédie contre le mur.

Déjà il a disparu de la ruelle en courant ; l’instant d’après, il hèle une voiture de place.

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À Cheapside, personne n’en revient. C’est renversant.

— Mais, mais… comment peut-on avoir une idée pareille ? suffoque l’oncle.

— La tombe ! hurle Osprey.

On fait appel aux autorités. Au pasteur. À la cousine aux yeux noirs comme la poix. Aux tantes et aux oncles. À la belle-famille. Lorsque, la terre ayant été retirée de la tombe, le cercueil apparaît enfin, tout le monde pousse un soupir de soulagement.

— Ouvrez-le ! hurle l’héritier. Ouvrez le cercueil !

Il insiste encore malgré les murmures de protestation. Les fossoyeurs forcent le couvercle. Le cercueil est vide. Certains répriment un hoquet. D’autres s’évanouissent. L’après-midi même, un avis circule de main en main à travers toute la cité :

« Claude M. Osprey Junior offre cent livres de récompense à toute personne qui lui donnera des renseignements pouvant conduire à l’arrestation de trois hommes, dont un unijambiste, qui ont commis dans l’enceinte du cimetière de Saint-Paul, pendant la nuit du huit juin, un attentat aux lois divines et naturelles. Discrétion assurée. Great Wood Street, Cheapside. »

Trente-sept personnes aussitôt répondent. L’une après l’autre, elles défilent dans le bureau de la maison de Great Wood Street. Barbus, borgnes, grêlés et autres baveux ou puants, chacun y va de sa petite anecdote. Le jeune héritier écoute attentivement ces histoires à dormir debout où le meurtre le dispute au viol, au cannibalisme, au vol et à la mutilation. On lui parle rapt, fellation, sodomie, gitans, Maures et juifs. Ses tapis sont sales et son crachoir déjà plein, lorsqu’un homme grand et mince est introduit dans la pièce. Il a le biceps aussi maigre qu’une flèche de lard. Une barbe de deux ou trois jours lui assombrit le menton. De temps à autre, il se la gratte d’un doigt nerveux et rapide. Ses yeux bleus brillent comme de la verroterie.

— Moi, c’est Crump, dit-il d’une voix dure et fatiguée. Je les connais, les types que vous voulez. C’est des pilleurs de tombes.

Osprey lui fait signe de s’asseoir.

— C’est des vicieux. Z’ont pactisé avec le diable ; ôgir comme ils ont ôgi, c’est pôs chrétien ; c’est pôs humain non pus.

Lèvres serrées, tentateur, Osprey agite une bourse pleine de pièces. Des yeux, il tient son bonhomme comme dans un étau.

— Où sont-ils ?

— N’a-qu’une-patte, il s’appelle Quiddle. Vous le trouverez à l’hôpital Saint-Bartholomew. L’autre, çui à la tête plate, c’est Boyles, Billy Boyles, un poivrot. Il dort dans des soupentes, dans des charrettes, dans n’importe quoi. Mais celui que vous y tenez vraiment, c’est le chef, c’est çui-là qu’est le cerveau.

Crump marque un temps d’arrêt et s’essuie les lèvres sur sa manche.

— C’est ben cent livres que vous filez, pas ?

Doucement, gentiment, Osprey fait sonner son sac de pièces.

— Bon, alors, lui, c’est Ned. Ned quoi ? J’en sais pas plus. C’est un vrai serpent, ce type. Il vous file toujours entre les doigts. Mais je l’ai ben observé. Même que j’lai suivi comme un terrier qui course un rat et que j’peux vous dire où qu’crèche. C’est à Limehouse. Juste au-dessus de La Taverne de la Sirène.

Crump marque un deuxième temps d’arrêt et, cette fois-ci, en profite pour humecter ses lèvres gercées.

— Allez-y, chuchote-t-il, piquez-le pendant qu’y fait encore jour.