LA LETTRE

Ségou, par une après-midi pluvieuse de la mi-septembre 1805. Sous les hauts murs blanchis à la chaux du palais de Mansong, s’est formée une queue de suppliants tassés les uns contre les autres et qui attendent d’être appelés auprès du potentat pour lui rendre hommage. C’est une foule bigarrée : des chefs de tribus venus des provinces occidentales, en boubous détrempés et coiffés de plumes avachies ; des Maures à l’air pétulant, porteurs de pains de sel enveloppés dans des peaux d’antilopes ; des vieux en haillons qui s’affairent autour de pauvres biques, de bouvillons ou de petits singes. Il y a aussi des lépreux et des vauriens, des « hommes chantants », des mendiants, des esclaves.

Et puis il y a les femmes. De grandes et radieuses villageoises portant des rouleaux de basin, des paniers en osier et des oiseaux dans des cages, certaines d’entre elles tirant même des servals en laisse, d’antiques harpies serrant contre leurs tétins rabougris des panières de tamarins sauvages, à côté de jeunes filles juste nubiles, pieds nus, chatoyantes avec leurs robes d’indigo, leurs colliers en cuivre, attendant les unes derrière les autres qu’on les inspecte, comme des oiseaux de paradis.

Tout au bout de la queue, trempés jusqu’aux os et les pieds en sang, se tiennent deux personnages moins brillants, Sérénoummo et Dosita Sanou. Serviteurs du scribe Isaaco, ils ont été dépêchés auprès du roi par le toubabou Park. Derrière eux, leurs ânes : surchargés de présents rares et choisis, tous destinés à Mansong et à son fils, Dâ. Des présents qui vont du plus pratique (soupières en argent, fusils à deux coups, barils de poudre noire) au plus épicurien (une caisse de bière Whitbread et un chapelet de boudin) en passant par le plus extravagant (six paires de gants en velours, un pince-nez avec une chaîne en or et une boîte à musique qui égrène les huit premières mesures de « Ombra mai fu » extrait de Xerxès). Mais il y a plus important : à ces deux messagers pleins d’humilité il a été confié une lettre d’explorateur à potentat, une lettre qui doit être remise aujourd’hui dans le plus grand secret, une lettre sur trois feuillets que l’explorateur semble croire plus précieux que l’or et de même pouvoir que les saphies.

Ah ! cette lettre ! Ils ne doivent la remettre à Mansong qu’en main propre. La pupille de l’œil aussi acérée qu’une pointe d’aiguille tant il était grave, voire un tantinet délirant, l’explorateur a beaucoup insisté là-dessus : son contenu ne saurait être divulgué à quiconque, et ce, sous aucun prétexte ! Ni à Wokoko, ni aux colosses de la garde prétorienne, ni non plus aux marchands maures du bazar et surtout, surtout pas à Dassoud ou à l’un quelconque de ses tueurs. Ah ! l’étrange expression, quasi mystique, qu’il avait sur le visage lorsque enfin il la leur a tendue en leur répétant ses instructions pour la centième fois ! Sérénoummo n’est pas près de l’oublier. Le toubabou ressemblait à un nécromant de tribu perché sur quelque pinacle de pierre, là-haut, tout là-haut au-dessus des arbres, et s’apprêtant à sauter pour montrer la profondeur de sa foi. Ou de son inconscience.

Bambakou sur la Djoliba, 10 septembre 1805

À Mansong le Magnifique, Liquidateur du Lion et Dompteur du Topi, Mansa de Bambara, Wabou, M’butta-butta, Wonda, etc.

 

Votre Altesse Royale,

Je suis cet homme blanc qui, il y a neuf ans de cela, s’en vint un jour au royaume de Bambara. Arrivé à Ségou, je demandai à Mansong la permission de gagner les terres de l’Est. Votre Altesse alors non seulement m’autorisa à passer mais dans sa magnanimité m’offrit cinquante mille cauris pour me permettre de m’approvisionner en route. Ce geste généreux a contribué à faire du nom de Mansong un nom fort respecté et révéré au pays des Blancs. C’est pour cela que le roi de ces territoires me renvoie aujourd’hui en Bambara en qualité de ministre plénipotentiaire. Votre Altesse consentirait-elle seulement à m’accorder une audience où je pourrais lui détailler les raisons que j’ai d’ainsi revenir dans son grand pays ?

Je m’explique : ainsi que votre Grâce le sait parfaitement, les Blancs sont un peuple de marchands et tous les articles de quelque valeur que les Maures apportent à Ségou sont fabriqués par nos soins. Quand on parle de fusils de qualité, qui les manufacture ? Les Blancs. Quand on parle de belles pièces de drap écarlate, de coton écru, de perles, de poudre, qui les produit ? Les Blancs. Nous vendons ces objets aux Maures, lesquels Maures les apportent ensuite à Tombouctou – pour les y revendre à un prix plus élevé. Or, le roi des Blancs souhaiterait trouver le moyen de vous apporter toutes ces marchandises directement, et vous les vendre à un prix bien inférieur à celui qu’il vous faut actuellement payer pour vous les procurer. C’est pour cela, et à condition que Mansong m’accorde la permission de passer sur ses terres, que je me propose de descendre le fleuve Djoliba jusqu’à l’endroit où il se confond avec la grande mer salée. Que je ne rencontre ni écueils ni dangers chemin faisant et je vous promets que les vaisseaux des Blancs bientôt viendront faire du commerce à Ségou, si Mansong le désire.

MUNGO PARK

P.-S. J’espère, et je suis convaincu, que Votre Majesté ne révélera point le contenu de cette lettre, hormis à ses propres conseillers. Car s’ils avaient jamais vent de ce projet, les Maures, j’en suis bien sûr, ne manqueraient pas de m’arrêter avant que je ne touche à la mer.

 

Au bout de deux heures d’une attente interminable sous la pluie, les deux émissaires de Mungo Park se redressent brusquement lorsque les énormes portes du palais s’ouvrent en grinçant sur leurs gonds. Un petit gros en toge écarlate s’avance et longe lentement la file en s’arrêtant de temps à autre pour interroger un chef de clan ruisselant de pluie ou badiner avec une coquette * qui s’empresse de pouffer. L’ambassadeur du roi est accompagné par deux géants en culottes rapiécées. Tout couverts de plumes, ils portent des lances au fer reforgé, assez peu rassurantes, des carquois de flèches empoisonnées et des arcs de longue portée, suffisamment tendus pour clouer un éléphant à un arbre.

— Kokoro killi shirruka, chuchote Dosita en baissant les yeux. Des sauvages venus de l’Est…

Sérénoummo recule d’un pas lorsque l’ambassadeur s’immobilise devant lui. Le petit gros observe en connaisseur les ballots attachés sur les ânes aux jarrets fatigués, puis regarde Sérénoummo droit dans les yeux.

— Ce sont les Blancs qui t’envoient, pas ? Alors, comme ça, on est aux ordres des démons, hein ?

Sérénoummo acquiesce d’un hochement de tête. Les géants regardent fixement les arbres comme s’ils contemplaient quelque rare spectacle, un de ceux auxquels il n’est pas donné à un mortel d’assister.

— Suivez-moi, aboie l’ambassadeur.

On les conduit dans la cour centrale, que domine une bâtisse construite en argile et bois pleine de recoins. On dirait une maison commune 1, toute en petites cellules individuelles : certaines sont bien propres, bâties au carré et surmontées d’un toit en pierre, les autres si piteusement disposées que Géométrie même n’y retrouverait pas ses petits. Les deux envoyés aperçoivent enfin, à quelques pas, l’antique figuier sycomore qui, tel un dieu, semble protéger le palais.

— Attendez ici, ordonne l’ambassadeur, tout en faisant signe à deux serviteurs qui se font tout petits d’emmener les ânes afin qu’on les regarde d’un peu plus près.

Après quoi il s’engouffre dans le passage qui s’ouvre devant lui ainsi qu’une gueule, et laisse Sérénoummo et Dosita au milieu de la cour boueuse sous l’œil attentif d’un des géants. Les émissaires de Mungo ont beaucoup voyagé. Ils ont faim et soif, ils sont fatigués et complètement trempés. Pourtant, personne ne leur offre à boire ou à manger. Nul non plus ne les invite à se mettre à l’abri ou à se délasser un peu.

Une demi-heure plus tard, l’ambassadeur reparaît à l’entrée d’un second passage sombre et tortueux, de l’autre côté de la cour. De l’index, il fait signe aux deux hommes de le suivre et, dans l’instant, pivote sur ses sandales et détale sans crier gare. Il leur faut courir pour ne pas le perdre de vue ; ils tournent d’abord à droite, puis à gauche ; ils vont à l’est, à l’ouest, au nord et puis au sud ; ils traversent des pièces et des cours intérieures, ils longent des allées couvertes, pénètrent dans des corrals, des étables, et toujours et encore suivent le petit homme en toge rouge comme si, fil après fil, il démêlait pour eux l’écheveau de ce labyrinthe. Pour finir, il les fait entrer dans une pièce sombre dont les murs de terre ne sont éclairés que par un unique brasero. Ça sent l’encens et la sueur.

L’ambassadeur leur en ayant donné l’ordre, ils s’agenouillent et, en signe de soumission, touchent du front le sol en terre battue. Sérénoummo relève la tête et découvre qu’ils sont effectivement dans la salle du trône, devant le potentat en personne. Aussi énorme qu’une statue de jardin public, Mansong est assis sur son tabouret. Il porte une perruque sale et des boucles d’oreilles façonnées dans des cuillères en argent. À côté de lui, sa réplique en miniature – son fils Dâ. À ses pieds, un chien blanc. Habillé de peaux d’hyènes et paré de plumes d’autruche, Wokoko, son sorcier et principal conseiller, est assis à sa droite. L’ombre est grosse des formes remuantes de ses gardes du corps. Mais le plus surprenant dans tout cela est la présence de deux Maures : le premier est borgne et tire sur une pipe, le second, un costaud aux muscles durs comme de la pierre, se signale par de grands yeux noirs au regard messianique et par une cicatrice en forme de trait d’union qui lui relie les yeux comme un pont. Mansong avec des Maures dans le cabinet même où il tient ses conseils ! Que peut-il donc bien faire avec eux ?

— Mansong le Magnifique estime que vos présents sont acceptables, annonce l’ambassadeur. Avez-vous un message pour le roi ?

Sérénoummo se lève lentement et dénoue les cordes de sa poche à saphie pour en extraire la lettre. Puis, se souvenant de l’injonction de l’explorateur, il hésite : les deux Maures ne le lâchent pas des yeux.

— Eh bien ? aboie l’ambassadeur. Sa Majesté devra-t-elle attendre longtemps ?

Sérénoummo fouille dans sa bourse et en sort la lettre. S’étant incliné devant le roi, il fait un pas en avant et va lui remettre son message lorsque, aussi rapide qu’une bête de proie, le grand costaud se redresse : la royale main est tendue, la lettre s’en rapproche, offerte… mais le Maure s’interpose.

— Ça, je prends, gronde-t-il en arabe.

Et repoussant la main de Mansong comme si ce dernier n’était rien de plus qu’un mendiant importun, il lui arrache la lettre et la fait disparaître dans les plis de sa djoubba d’un air aussi furieux que méprisant.

Personne ne dit mot – pas même le plus féroce des gardes assemblés autour du grand Mansong.

1. Terme désignant le lieu où l’on initie les jeunes guerriers, chez les Indiens d’Amérique du Nord.