CARTES SUR TABLE

L’aube. Le soleil se répand sur le Sahel comme un œuf cassé et reprend son travail là où il l’avait laissé la veille. Il ébouillante, il incinère, il dessèche tout ce qui vit à sa portée. Les renifleurs de charognes et les reptiles qui rôdent la nuit regagnent leurs aires en rampant ; épuisés, de gros vautours de Nubie tournoient au-dessus de la plaine pour voir ce qu’on leur a laissé. Les rochers commencent à se dilater, les buissons rabougris s’enterrent encore plus profondément, les mimosas replient leurs feuilles comme des parasols. À 8 heures du matin, l’horizon est complètement frit.

Mungo Park reste étendu sur le dos sans bouger. Il regarde un mille-pattes en train de décrire opiniâtrement cercle après cercle sur le toit de sa tente. Depuis sa prétendue tentative de fuite nocturne, on lui mène la vie dure. Ce sont maintenant six hommes qui, toutes les nuits, dorment devant sa porte. On lui a réduit de moitié sa ration d’eau et de nourriture. Il commence à se dire qu’il pourrait bien ne jamais sortir de là mais que, explorateur intrépide, voué pour tout horizon aux parois de cette tente maure, il resterait là jusqu’à la fin à dépérir. Il rejoindrait alors la cohorte ignominieuse de tous ceux qui ont échoué, les Ledyard, les Lucas, les Houghton. Jamais plus il ne poserait les yeux sur Ailie, sur sa mère, sur les rives anguleuses de la Yarrow. Ses os sécheraient, se fendraient, tomberaient en poussière sous un soleil étranger, sous les tournoiements d’un infini plein de constellations inconnues placées au petit bonheur. Il commence à se sentir découragé.

Soudain les abattants de la tente s’écartent et Johnson entre en baissant la tête. À la main, il tient une outre en peau de chèvre, une guerba, comme on dit par ici. L’explorateur ne bouge pas. Rongé par la fièvre, infesté de vers, l’estomac rétréci, les sphincters béants, il n’a même plus la force de lever les yeux. Il est faible et émacié, il pue, il est au bord du désespoir. Johnson s’agenouille à côté de lui et lui enfonce dans la bouche le téton en cuir de l’outre. Lèvres qui cherchent, pouls qui s’accélère. C’est de l’eau, froide et claire, de l’eau qu’on a tirée des profondeurs poreuses et mouvantes de la terre. Elle lui chatouille la racine des cheveux, lui raffermit les orteils, entonne un chant à l’adresse de ses os friables.

— Je suis sauvé ! lance-t-il en s’étouffant, et puis il vomit.

— Tout va bien, monsieur Park. Allez-y doucement : tout ça c’est pour vous.

— Quoi ?

L’explorateur a les joues creuses, les yeux jaunes et pleins de croûtes, sa barbe n’est plus qu’un terrain de jeux pour les tiques, les puces, les poux et la vermine.

— Vous avez bien entendu. Le Grand Chacal, il me dit de venir vous donner la guerba et après, une bassine de lait et du couscous.

— Du lait ? Du couscous ?

Johnson aurait tout aussi bien pu lui annoncer du haggis 1, du haddock fumé ou de la soupe à la tête de mouton. Mungo en sombre dans un coma péristaltique, puis se redresse d’un bond et, en s’agrippant à l’outre, fouille la tente du regard.

— Où ça ? demande-t-il, haletant, tout en se mettant debout. Où ça ? Tu vas me le dire, nom de Dieu, tu vas me le dire !

À ce moment-là, un garçon entre dans la tente, porteur d’un grand bol en bois. Du lait et du couscous ! Le gamin va pour déposer son plat aux pieds de l’explorateur lorsque celui-ci le lui arrache des mains et s’enfouit le visage dans la pâte épaisse et visqueuse avec toute la frénésie de quelqu’un qui aurait été tiré au sec, mais dans le désert et pendant quarante jours et quarante nuits. Ce qui est très exactement son cas.

Son repas terminé, Mungo se flatte l’abdomen.

— Ô Johnson ! s’écrie-t-il. Oh-ho, Johnson, Johnson, j’en avais rudement besoin !…

Mais une seconde ! Que vient-il de faire ? Son bol est vide et… et son guide et interprète fidèle ne serait-il point à s’étioler sous ses yeux ?

— Jo… Johnson, bégaye-t-il en baissant la tête, comment pourras-tu… jamais me pardonner ? J’ai bien peur de m’être un peu rué… et de t’avoir complètement oublié…

Johnson lève la main, paume en l’air.

— Écoutez, ils n’arrêtent pas de me gaver. Vous faites pas de bile pour moi… Bien obligés d’ailleurs. Comment que je pourrais me casser le cul pour eux s’y me donnaient pas à bouffer ? Va m’chercher ci, répare-moi ça, gratte-moi ce pot, va traire les chèvres, huile les sandales d’Akbar, passe-moi de la crème pour les chevaux, merde alors ! C’est comme si j’étais revenu à la plantation ! Y a des fois où j’ai envie qu’y me laissent crever par terre avec vous.

Mungo frotte sa barbe maculée de pâte, se lèche tous les doigts les uns après les autres afin d’en ôter les derniers grains de couscous et avale une grande gorgée d’eau à son outre. Des filets de couleurs lui reviennent aux joues.

— Bon alors, où en est-on ? demande-t-il. Qu’est-ce qu’ils ont, ces satanés tire-chameaux, à se montrer si gentils tout d’un coup ?

— Fatima.

Fatima. Syllabes aussi fluides qu’un souffle de vent sur l’eau. Elle a commencé par lui sauver les yeux et voilà qu’elle veut continuer, assurer sa sauvegarde entière. Allons, l’espoir luit.

— Elle désire me voir ?

Johnson acquiesce d’un hochement de tête.

— Ali dit qu’il faut vous donner à manger et vous laver pour que vous soyez présentable. Pas question qu’il autorise son épouse à examiner un chrétien qu’est pas lavé… Et… y m’a confié ça, ajoute-t-il en tendant un vêtement plié à l’explorateur.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une djoubba. Ali tient à ce que vous ayez les jambes couvertes. Nankin de la meilleure qualité ou pas, il trouve à redire à votre culotte.

Johnson éclate de rire.

— Ah ! Ils peuvent aller se cacher, tous les dandys de la capitale, si jamais vous rentrez à Londres ! Vous allez nous y lancer une de ces petites modes ! Allez donc ! Des jupes pour tous les beaux messieurs !

Ivre d’eau et de nourriture, Mungo rit avec lui. Ils se mettent à pouffer et à siffler de la poitrine, ils s’essuient les larmes qui leur coulent des yeux. Reprenant soudain son sérieux, Johnson lève la tête et dit ceci :

— Elle sera ici ce soir même. Faudrait voir à pas tout gâcher !

1. Plat national écossais que l’on confectionne en remplissant une panse de mouton d’une farce à base d’abats et de farine d’avoine, le tout généreusement épicé.