UN COUP DE FEU DANS LE NOIR
Pendant un instant il n’y a rien. Aucun bruit. Il n’y a que le noir de la forêt, que ces gouttes de pluie qui tombent une à une, lentement. Les ténèbres sont si absolues, si impénétrables, figurent si bien l’absence de tout qu’il est aveugle, ou c’est tout comme. C’est ça, vivre dans une grotte, se dit-il, c’est ça, vivre sans feu ni cire à chandelles, c’est ça le septième cercle de l’enfer. Et puis ça recommence : cette branche qui remue, ce bruit de pas hésitants, ce grondement bas, comme un tocsin qui n’en finit pas… Oui, j’ai peur, mais je tuerai.
Dans les feuilles et l’humus, Mungo cherche désespérément une pierre ou un bout de branche, une racine, la mâchoire d’un âne, n’importe quoi pourvu qu’il puisse s’en protéger le visage lorsque la chose qui gronde se jettera sur lui dans un déferlement de crocs et de griffes. Le terreau qu’il sent sous ses mains est riche et saturé d’humidité. On dirait des grains de café ou la boue noire qui colle au fond de la tombe. Des choses qui ressemblent à des vers lui filent entre les doigts, une araignée lui grimpe le long du bras. Ça y est : il a attrapé quelque chose, un bâton, il n’y a pas à en douter. Mais non, c’est plus épais et plus lourd, ça a la taille d’un gourdin. Il tire dessus pour le dégager mais on dirait que l’objet s’est coincé. Et voilà que tout d’un coup le grondement devient plus vif, comme si c’était provocation que de vouloir s’emparer de ce bâton. Le bruit se rapproche, se fait avertissement, menace, imprécation, souffle chaud qui siffle et qui crache. L’explorateur secoue son bâton un grand coup, il en va de sa vie ; la fièvre monte, le grondement est presque sur lui, se mue en rugissements furieux, assoiffés de sang, en… raaaaaaaaôôôôô !…
On est bien sûr à l’heure la plus sombre, juste avant l’aurore : la scène est soudain illuminée par l’éclair d’un coup de pistolet, et complètement emplie par sa détonation. La carcasse du cheval, sa patte raide que l’homme tient dans la main, la bête aux babines retroussées, au venimeux regard incandescent, qui fuit dans la nuit… tout se met en place, mais pour un instant seulement. Le grand voile noir retombe aussitôt, la détonation se perd en échos dans les arbres.
— Monsieur Park… ça va ?
Que dire ? Il est nu, il a les os rompus, il ne vaut pas mieux qu’un mendiant, il n’a plus de cheval… mais il ne serait ni déchiqueté ni dévoré ? Il est perdu, mais ne serait point seul ?
— Johnson… souffle-t-il.
La voix de Johnson lui revient de quelque part, désincarnée.
— Z’avez des os cassés ?
Il a l’impression de jouer à cache-cache dans une cave à charbon.
— Où es-tu ?
Il sursaute lorsque Johnson l’effleure de la main.
— Ici, monsieur Park. Ici.
Et maintenant, il murmure comme un amant :
— Johnson…
Et puis :
— Mais toi ?… Ça va ?
S’ensuit tout un enchaînement de bruits violents, tous liés à la respiration : on se racle la gorge, on crache, on tousse en quintes tour à tour cassantes et baveuses, et pour finir ça grogne et ça siffle de la poitrine tant et plus.
— Je suis à peu près aussi esquinté qu’on peut l’être sans être encore entre les mains du croque-mort… et je mens pas.
Une vague de dépression monte du vide, roule haut, s’abat sur l’explorateur. Il a les épaules basses, les parties gelées, les côtes qui hurlent qu’on s’occupe enfin d’elles. Et son genou gauche : on dirait qu’il est déboîté. Il se remet à parler et c’est d’une voix presque inaudible.
— Bon, et maintenant ?
— Quoi, « et maintenant » ?
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— On se trouve un arbre.
— Un arbre ?
— Ben, pour monter y attendre le jour, pardi ! À moins que vous ne préfériez traîner sur le plancher des vaches, attendre que notre gros chat revienne y chercher sa ration de cheval ?
Mungo réfléchit une minute. Criquets, grenouilles ou autres, ça s’est remis à piailler un peu partout.
— En fait, dit-il pour finir, j’en sais trop rien. Ça aurait au moins l’avantage d’aller vite.