LES PROFITS S’AMENUISENT

Ailie Anderson porte la tasse à ses lèvres : la vapeur qui s’élève, l’arôme du café qui infuse, sombre comme la terre, lui donnent des picotements dans les narines. Une gorgée : « Tiens ! des glands à l’étuvée… » Puis une autre : « Plutôt une bonne stout bien noire. » Des anciens qui passent leur vie à l’église se sont mis à faire circuler des pétitions contre le café, où il est dit qu’il conduit tout droit à l’avilissement moral, qu’il menace l’équilibre du corps, qu’il combat ce que le Seigneur a voulu quand il a statué sur l’appétit de l’homme. Ailie ne s’en soucie guère. Son plaisir, c’est de boire une tasse de café lorsque le matin est vif et craquant. Elle en aime l’odeur, l’amertume et l’espèce de secousse que cela lui donne.

Plus attachés à la tradition, Gleg et son père, eux, prennent toujours du thé avec leurs bannocks et leur bouillie d’avoine. Ce matin-là, ils sont l’un et l’autre étrangement silencieux. À croire qu’ils conspirent. Le nez dans leurs soucoupes, ils mâchonnent leurs petits gâteaux comme des chevaux à l’écurie. Claquements de lèvres et tintements de petites cuillères dans les tasses, voilà tout ce qu’on entend. La place de Zander est vide. Il s’est levé avant le soleil, il se sentait nerveux, il doit être en train d’errer dans les collines, par là-bas.

Comme à son habitude, Gleg a inondé Ailie de « bonjour » et de compliments pleins de sous-entendus… sur sa robe qui lui va à ravir, sur ses joues qui ont de belles couleurs, sur sa taille qui est si fine, oh ! si fine ! Pour l’heure cependant, il a l’œil endormi et s’est attelé à la tâche, routinière mais fort grave, de s’en mettre plein la lampe. Le père, ni peigné ni rasé, n’a pas prononcé trois mots depuis qu’il a pris place à la table, sinon pour dire :

— Les bannocks sont brûlés, mademoiselle.

Il se penche sur son assiette d’une manière qu’elle trouve brusquement peu distinguée et indigne de sa position. Une bande de peau nue et rose se voit très clairement au milieu de la masse blanche de ses cheveux.

Eh oui, les bannocks sont brûlés. Elle est la première à le reconnaître. Elle avait la tête ailleurs… mais c’est de sa faute, à lui. Deux mois plus tôt – le soleil répandait alors des fleurs sauvages par toutes les collines –, il lui a rapporté un cadeau d’Édimbourg, histoire de la distraire, de lui faire oublier les abîmes de l’Afrique et la fastidieuse procession des jours, des semaines et des mois. Il s’est faufilé dans la maison par la porte du jardin, il faisait une drôle de moue, il avait la main droite profondément enfouie dans la poche de son manteau. Ailie était de nouveau son enfant, sa petite fille. C’est quoi que tu m’as rapporté, c’est quoi ?

C’était un microscope. Pied en bois, cylindre en cuivre, lentille en verre. Si c’était quelque chose qu’on met sur soi ? – non ! Si ça se mangeait ? – non plus ! Non, il ne lui avait rapporté ni un foulard, ni un pendentif, ni une boîte de pralines. Ni non plus un journal de mode, du parfum, pas même un numéro du Lady’s Magazine ou de la Monthly Review. Non, il lui avait rapporté un microscope ! Elle n’avait pu lui cacher sa déception.

Le microscope était resté quinze jours dans le vestibule. Gleg lui faisait la bouche en cœur et son père semblait l’encourager. Sa meilleure amie, Katlin Gibbie, s’était mariée et avait emménagé dans une ferme lointaine. Zander s’était encore plus replié sur lui-même et ne pensait qu’à ses problèmes. Elle était toujours sans nouvelles de Mungo. Elle s’ennuyait. Un après-midi, elle avait regardé un bout de journal au microscope et avait été stupéfaite de découvrir que toutes les lettres y étaient faites d’une myriade de petits points. Sous la lentille, le morceau de fil se transformait en câble de marine, le poil de chien en hallier, la puce en monstre. Elle écuma la maison et examina tout ce qui lui tombait sous la main – la texture de ses jupes, la topographie d’un chiffon de papier, les forces impossibles et délicates qui tiennent la goutte de lait en suspension. Elle passa au jardin. Feuilles, écorce, pétales de roses, insectes. Elle s’émerveilla de l’aile de la mouche avec son fin grillage, de l’antenne de la mite avec ses villosités qui lui font comme un duvet, de la mandibule de la fourmi à la courbe si cruelle. Elle déchira les toiles d’araignées qui pendaient aux bardeaux, elle arracha des plumes à ses tourterelles. Un matin, elle sortit une vandoise de l’aquarium et l’immobilisa pour étudier l’agencement de ses écailles : on aurait dit des vagues superposées déferlant sur une plage. Elle vibra d’enthousiasme. Plus elle trouvait d’objets nouveaux à examiner, moins elle ressentait le vide que Mungo avait laissé en la quittant. Elle sentit que sa vie retrouvait des bases, et elle les regarda s’affermir.

Les murs disparaissaient, relégués sous ses fusains, ses lavis. Ici les nervures d’une feuille, là les tortillons d’une empreinte digitale. Un cil gros comme un poteau, les dentelures menaçantes d’une patte de scarabée. Elle trouva un exemplaire du Traité de micrographie de Hooke dans la bibliothèque de son père et le dévora comme une bluette à épisodes. En observant le liège d’un bout de bouchon, Hooke avait percé le secret de sa structure : c’étaient des unités minuscules qui s’entrelaçaient, de petits cubes que l’œil ne pouvait déceler, ni même l’imagination soupçonner. « Cellules », tel était le nom qu’il avait donné à ces unités, tant elles rappelaient celles d’un monastère. Ailie ôta le bouchon d’une bouteille de porto, en détacha une fine lamelle avec le rasoir de son père et fit le point. Elle ne vit que des trous et des fissures. Ce soir-là, elle alla se coucher fort déçue et rêva d’univers bien au-delà de tout ce que l’œil humain pouvait voir, bien au-delà même de ce que le canon à vis de son microscope lui permettait de découvrir. Dans sa tête s’agitèrent des univers encore plus petits, des univers enfermés dans d’autres univers eux-mêmes enfermés dans d’autres univers.

Un jour, elle tomba sur Van Leeuwenhoek.

Ce fut dans un des journaux de médecine de son père qu’elle lut un article faisant référence à ses travaux. Presque cent ans plus tôt, à l’aide d’une lentille extraordinairement puissante qu’il avait lui-même polie, Leeuwenhoek avait réduit à néant l’hypothèse aristotélicienne de la génération spontanée. Dans un mémoire d’histoire naturelle sur la puce et le charançon, il avait affirmé que ces deux insectes naissaient d’œufs fécondés et n’étaient pas, comme on le croyait alors, engendrés par le sable ou par le grain. Tout comme Francesco Redi avait relié la naissance de l’asticot à l’œuf de la mouche commune, Leeuwenhoek avait démontré que les créatures, les plus inférieures même, oui, celles que l’on avait du mal à discerner à l’œil nu, semblablement naissaient de créatures qui les précédaient. Pour Ailie qui avait peiné pendant des jours et des jours en essayant de représenter grossièrement les puces qu’elle attrapait sous le collier de son chien, ç’avait été une véritable révélation.

La bibliothèque familiale était bien incomplète mais, à Kelso, un vieil ami et collègue de son père, le Dr Donald Dinwoodie, possédait la collection complète du Bulletin de la Société royale de philosophie, à laquelle Leeuwenhoek avait envoyé ses rapports durant les cinquante dernières années de sa vie. Ailie emballa son microscope et ses carnets de croquis, sella la jument et fit les trente milles qui la séparaient de Kelso. Elle prit pension chez Dinwoodie pendant un mois entier et bûcha tous ses livres. Leeuwenhoek, y apprit-elle, avait vu que la goutte d’eau grouille d’« animalcules », que le sang humain comporte des éléments globulaires en mouvement ; il avait encore découvert des essaims de spermatozoïdes en vibration dans la semence des insectes, du bétail et des hommes. Des univers s’agitaient bien à l’intérieur d’autres univers. Tout excitée, elle avait couru à la tonne, y avait tiré un plein flacon d’eau de pluie et en avait examiné une goutte au microscope, mais n’avait rien vu, faute d’un équipement suffisant. Elle s’était tiré du doigt une goutte de sang pour l’observer mais, encore une fois, n’y avait rien vu. Côté semence, elle s’était promis d’attendre le retour de Mungo.

Une fois revenue à Selkirk, elle continua ses recherches, mais le cœur n’y était plus. À quoi bon ? Personne ne connaissait les secrets de Leeuwenhoek : il était le seul à savoir polir des lentilles capables d’obtenir un grossissement de cinquante à trois cents fois, le seul aussi à savoir disposer convenablement lumières et miroirs pour amplifier ce grossissement. Et puis… son microscope à elle n’était quand même qu’un jouet. Le dégoût l’avait prise. Un matin pourtant, Gleg se faufila dans sa cuisine. Un sourire de crapaud sur les lèvres, il cachait ses mains dans son dos.

— Ce que tu m’as manqué ! dit-il en étirant chaque syllabe comme du beurre sur du pain grillé. Oui, c’est chaque matin que mon cœur saignait de ton absence et chaque soir qu’encore il défaillait lorsque le soleil allait se coucher sans toi…

Elle était en train de pétrir de la pâte. Elle leva les yeux sur lui et fut fort surprise par l’expression de son visage. Il avait la tête agitée de mouvements convulsifs et les oreilles qui remuaient. Un impossible rictus, ah ! cet air fuyant ! lui tirait les joues vers le haut, lui écrasait le nez vers le bas et découvrait la rangée de pierres tombales qui lui servaient de dents. Soudain elle comprit : il avait une attaque. Elle se leva de son tabouret, les mains blanches de farine.

— Georgie, dit-elle, tu ne te sens pas bien ?

Il resta planté là, un sourire béat sur les lèvres, prêt à exploser tant il était plein de la nouvelle qu’il allait lui annoncer. Des bruits de papier froissé montaient de derrière son dos.

— Tiens, fit-il en lui tendant un paquet emballé dans du papier marron, c’est pour toi. Avec tout mon amour et toute mon estime.

Elle s’essuya les mains sur son tablier, ne put s’empêcher de sourire et prit le cadeau.

— Pour moi ? répéta-t-elle en déchirant l’emballage.

Elle retint son souffle. C’était un livre à couverture en cuir et lettrage doré : les Essais sur le microscope de George Adams Junior, dans l’édition de 1787. L’ouvrage le plus récent sur ce sujet. Elle lui tendit les bras tant elle était heureuse. Il n’arriva, lui, qu’à lui offrir la paume de sa main molle.

Toujours à ricaner, à trembler et à exploser du dedans comme une otarie avec un poisson dans la gueule, il sortit un deuxième paquet de derrière son dos. Elle en déchira le papier. Une boîte en bois. La chose était lourde. Elle alla la poser sur le comptoir, l’ouvrit avec la pointe d’un couteau de cuisine… du métal qui brille… serait-ce… ?

Eh oui, c’était un microscope W.S. Jones flambant neuf. Trois fois plus puissant que le sien.

— Mais Georgie, comment as-tu…

— Ma tante, explique-t-il. Tantine MacKinnon. Elle est morte d’hydropisie et m’a laissé un modeste héritage… Enfin, je veux dire, se reprend-il en rougissant, te l’a laissé, à toi… fais-en ce que tu veux. Tout ce que je possède est à toi.

Des tambours, voilà ce qui lui battait dans la poitrine. Elle fit tout le tour de la cuisine en dansant la gigue, prit Gleg par la manche élimée de sa veste avachie et l’embrassa.

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Et donc, oui, les bannocks sont brûlés. Mais, de fait, c’est de leur faute, à tous les deux. Levée avec le jour, elle a collé l’œil au trou doré de son microscope, pour découvrir tout un ballet d’animalcules. Des gros comme une tête d’épingle, vous en avez des centaines. Là, sur les bords de la lentille ombrée par la distorsion chromatique, ils n’arrêtaient pas de se tortiller dans tous les sens. Elle a vu des choses cylindriques, des choses oblongues se propulsant à l’aide de cils ou de queues, des choses qui se confondaient, se scindaient, se rejoignaient. Et encore des choses amorphes, des choses qui avaient l’air d’être tombées de haut, des choses aux bords crénelés, et aussi une grosse tache sombre qui dansait par là-dessus comme un jaune d’œuf dans une poêle à frire. Comment peuvent-ils donc vouloir qu’elle s’intéresse à ses petits gâteaux et à sa bouillie d’avoine, alors que l’excitation de la découverte brille encore dans ses yeux ?

Et même maintenant qu’assise à table, elle prend son petit déjeuner en compagnie d’un Gleg qui s’essuie délicatement les lèvres avec sa serviette en lui coulant de longs regards amoureux, et d’un père qui, lui, rote dans sa tasse de thé, elle n’arrive toujours pas à refermer son Adams aux pages écornées. Elle n’a qu’une hâte : voir ces deux purgons déguerpir, qu’elle puisse enfin retrouver la paix de ses carnets de croquis et de ses outils d’investigation.

Son père s’éclaircit la gorge et repousse sa chaise.

— Gleg, marmonne-t-il d’une voix épaissie par les glaires, si tu allais harnacher les chevaux ? On a une visite à faire du côté de Fowlshiels.

Toujours aussi empoté, Gleg se cogne un genou dans la table… du moins a-t-on entendu comme un coup de marteau bien appliqué ; après quoi, il gagne la porte en traînant la patte.

Le soleil brille, bombarde les rideaux de ses rayons effilés, enflamme la tignasse du vieillard. Il s’est remis à siroter son thé, bruyamment. Maintenant, il s’éclaircit de nouveau la voix : on jurerait une rivière dont on racle le fond.

— Alors comme ça, Katlin Gibbie a convolé, hein ?

Ailie lève le nez de dessus son livre.

— Je sais, père. Il n’y a pas quinze jours de ça. Tu étais même là, fidèle à la tradition, pour lui laver les pieds et lui rompre quelques bannocks sur la tête. Sans parler de la cruche de whisky que tu as descendue… et du branle que tu as dansé sur la table de la salle à manger en hurlant « Hé ! Tuttie Taitie ! » à tue-tête… enfin, si j’ai bonne mémoire.

Le vieillard acquiesce d’un petit sourire, aimable, paternaliste et gamin tout à la fois.

— Oui, oui, il me semble me souvenir de quelque chose de ce genre.

— Alors pourquoi me demandes-tu ça ?

— Eh bien…

Il se gratte le chaume qu’il a sous le menton, croise les doigts, les étire, puis la regarde droit dans les yeux.

— Elle avait seize ans, n’est-ce pas ?

Ailie approuve d’un hochement de tête.

— C’est que tu ne rajeunis pas, tu sais, mademoiselle, finit-il par lâcher.

— Je le sais, mon père.

— Et justement, nous avons ici un jeune homme qui devient tout gâteux quand tu ouvres la bouche…

Elle détourne les yeux, ferme son livre et le pose sur le buffet. Enfin, elle se retourne vers lui et découvre qu’il la fixe toujours du regard. Il a l’air sage, lent, patient et plein de persuasion.

— Je le sais, mon père, dit-elle d’une voix étranglée.