ON NE SAURAIT COULER L’HOMME QUI EST BON

La première fois qu’ils le repérèrent, ils crurent qu’il était mort depuis plusieurs jours. Il avait les mains et le menton soudés à un bloc de glace et l’humeur de ses yeux avait viré à la soupe. Il dérivait en sautillant comme un morceau de bois flotté, les eaux noires de la Tamise lui clapotant autour des épaules et des oreilles.

— C’est quoi, Liam ?

— J’sais pas, Sem. M’a l’air d’un mort qui se serait noyé.

Sem Leggotty et Liam McClure étaient pêcheurs. Six jours par semaine, ils jetaient leurs araignées pour attraper les saumons et les esturgeons qui remontaient le fleuve avec le mascaret. Les poissons s’y égaraient, se prenaient les ouïes dans le maillage trois pouces, sautaient dans tous les sens et finissaient par trépasser. Parfois, ils se débattaient tellement qu’ils arrivaient à se sauver. On ne peut pas toujours toucher de bonnes cartes. Ce soir-là, dans le filet, il y avait quelque chose de pas catholique. Un bel esturgeon pouvait faire jusqu’à dix pieds et peser ses cinq cents livres, ce n’était donc pas une question de poids, non, c’était plutôt cette impression bizarre que leur laissait la prise à tous deux. Un vent âpre les mordait à la gorge. Ils avaient les mains à vif. Un bloc de glace à la dérive ? Une bûche ? C’est alors que Sam ayant allumé une lanterne pour voir de quoi il retournait, ils le virent. Il glissait sur le flot comme un homme mort depuis trois jours.

— Voilà, c’est un noyé, pas ? Et gelé.

— C’est vrai, ça.

— Bon alors, on n’a qu’à le détacher, le pauv’ diab’, comme ça on en finit. Ça nous regarde pas.

Ils tirèrent sur le filet. Le noyé atteignit la proue du bateau, sa tête cogna les planches. Bois contre bois. Un craquement se fit entendre.

Et un « hick ».

— Qu’est-ce tu dis, Liam ?

— Moi ? Mais j’ai rien dit, Sem.

Le noyé continua de sautiller dans l’eau pendant qu’ils essayaient de le dégager. Il avait la bouche grande ouverte et gelée, et la langue soudée aux dents.

— Hik, fit-il.

— Doux Jésus ! s’écria Liam, il est pas mort ! Là, aide-moi à l’hisser à bord.

En respirant, Liam fabriquait de petits nuages qui restaient suspendus en bouquets dans les airs. Liam était une montagne de tendons et de muscles tant, une année après l’autre, il avait ramené de filets et s’était battu dans les docks. Il hissa le noyé sur son dos et, bonhomme et bloc de glace, jeta le tout dans la barque. Le noyé était nu de la taille jusqu’aux pieds. Une cape détrempée lui couvrait les épaules.

— Sem, mets-lui des couvertures. Et passe-moi l’usquebac.

— L’usquebac ? Mais avec ça, il pourrait aussi ben trépasser que ressusciter à la vie !

Potion maison, l’usquebac brûlait comme le feu. Liam en versa un peu dans la gorge du noyé pendant que Sem lui dégageait le menton et les mains du bloc de glace. Le résultat fut quasi instantané. Le mort releva la tête, vomit et perdit connaissance en lâchant : « Hick-hick ».