ENGLÉGUÉE !

Une forteresse assiégée, voilà ce qu’elle est. Mâchicoulis hérissés d’hommes en armes, poix bouillante, pont-levis tiré à fond. Depuis qu’il l’a surprise dans son bain, elle n’a plus un instant de répit. Quand Gleg n’est pas à sa droite, Gleg est à sa gauche. Ou alors Gleg est à la fenêtre, à la porte, dans la penderie lorsqu’elle y cherche son châle, dans le jardin lorsqu’elle sort s’y promener. Rien à faire : il est là, et bien là. Le matin, il lui apporte des fleurs, de gros bouquets de velvotes et de passerages, et attend dans l’escalier qu’elle ait fini de s’habiller. Au petit déjeuner, elle trouve des poèmes d’amour glissés entre ses galettes d’avoine ou pliés dans sa serviette de table :

Ah ! comment t’aimer de tout mon cœur ?

Pourquoi, lors même que mon amour est en ces hauteurs

Où en toi seulement il trouve le bonheur,

Ce monde il me faut détester

Alors que tant devrais l’aimer

Puisqu’il abrite ta parfaite beauté

Qui l’occupe tout entier ?

Elle ne peut pas casser un œuf sans entendre parler de l’« Aurore rougissante » de ses joues, ou des « Vagues écumantes » de sa poitrine. Des soupirs d’amour désespérés ponctuent la moindre gorgée de thé qu’elle avale et lorsqu’elle gratte une tartine de pain grillé, c’est, dit-il, « dans les crevasses mêmes de son cœur qu’elle enfonce son couteau ». À la fin du repas, quand Zander et son père sont pour quitter la pièce, que dis-je, quand leurs chaises n’ont pas fini de grincer, il est déjà penché vers elle et lui murmure : « Le Monde serait-il à nous, et l’Éternité,/Que, madame, la timidité serait un crime. » Et d’ajouter en lui faisant un clin d’œil : « Mais ce n’est pas le cas. Et donc, c’est d’autant mieux un crime. »

Gleg, Gleg, Gleg ! Elle est engléguée jusqu’aux oreilles. Il est partout, elle n’arrive pas à s’en débarrasser. Gleg, c’est la puce qui s’est logée sous le col de sa chemise, la mouche tombée dans ses crèmes et pommades. Le soir, il s’assied sous sa fenêtre et tantôt crachouille dans un chalumeau, tantôt piaule à la lune comme un matou en chaleur. Entre deux prétendues sérénades, il lui récite des poèmes qu’il a composés ou lui jette des cailloux dans ses carreaux. Un matin, en sortant de sa chambre, elle l’a trouvé en train de s’attendrir sur le pot de chambre qu’elle avait laissé dans le couloir. Une autre fois, elle l’a surpris occupé à se bourrer les poches de bouts de gras dans l’espoir de gagner les faveurs de Douce Davie, son scotch-terrier. La maîtresse se montrait intraitable. Le chien, lui, se laissait faire.

Aujourd’hui pourtant, elle peut enfin lever la herse et aérer les fortifications, elle n’aura pas à le supporter jusqu’au souper. Depuis le petit déjeuner, les trois hommes sont par monts et par vaux, pour assécher des pustules, procéder à des saignées et poser des sangsues sur des bosses, des goitres et des contusions jaunissantes. Elle les a regardés monter au pas le sentier, Zander chevauchant avec grâce, le corps bien en rythme, Gleg aussi gauche qu’une mante religieuse à califourchon sur un scarabée. Arrivé au haut du chemin, il a cru bon de se retourner et d’agiter son mouchoir pour lui dire adieu. Le niais ! Elle a dû se retenir de lui faire un pied de nez : il était tellement ridicule ! Mieux valait en sourire. Et l’autre qui, du coup, se sentait encouragé ! En réponse, le voilà qui se met à agiter de plus belle son mouchoir, lequel claque comme un foc sous un vent contraire. Tu serais la dame rougissante, et moi le beau sigisbée… On était encore bon pour de la romance au souper… « Mon cœur est ce rouge ulcère qui toujours suppure/Qui pourrira, oui, tant que point ne sera cautérisé/Et consolé par le doux scalpel de ton amour si pur… » Mais quoi, tout se paye, et au bout du compte, elle ne l’aura pas sur le dos de toute la sainte journée.

La première chose qu’elle fait, c’est d’ouvrir grande sa fenêtre. Dehors, l’herbe qui était jaune a verdi, des plumes scintillent dans les arbres et les riches senteurs de la terre détrempée flottent dans l’air. « Cui-cui », lancent la grive, le pinson et le tarier en se jetant l’anathème du haut des toits et des haies. Une brise légère gonfle les rideaux, le soleil dessine de drôles de figures sur le plancher. Derrière la jeune fille, les poissons s’agitent dans l’aquarium. Elle commence à se sentir nerveuse. Elle donne à manger à ses tourterelles et à ses vandoises, elle arrose ses plantes. Ouvre un livre, promène le chien, sort son carnet de croquis. Se prépare un sandwich à la langue de bœuf, met des petits pains au four. S’assied à son épinette et vous y met en pièces à la hussarde un de ces « Edom O’Gordon » ! Regarde fixement la pendule. Pour finir, elle gagne son bureau, en déverrouille le tiroir et en retire une lettre qu’elle cache dans les plis de sa robe. Après quoi elle sort de la pièce comme une voleuse, traverse le vestibule, descend l’escalier de devant, franchit le sentier embourbé et s’enfonce dans le bois qui s’étend de l’autre côté.

Des fougères, de part et d’autre du chemin, montent la garde, des taches d’ombre commencent à grandir sous les buissons. L’air vous remet d’aplomb comme une transfusion. De l’étang montent les trilles des crapauds des marais, coâ-coâ-coâ de faussets. Ce n’est pas la première fois, elle a l’habitude de leurs gros yeux, de leurs pustules, des traînées de mucus qu’ils laissent derrière eux ; elle les a déjà vus se monter dessus, baver, grouiller, copuler. Ses pieds écrasent des vers de terre accouplés, des graines en train de germer, l’ourlet de sa robe ébouriffe le géranium sauvage et la saxifrage, la linaire et la rue-des-prés, ramasse le pollen et le disperse. La lettre est de Mungo. La dernière qu’elle ait reçue de lui. Elle l’a lue douze fois de bout en bout, et la relira encore une fois de bout en bout, là-bas, sur la falaise qui surplombe la Yarrow, tandis que les escarbots, les escargots, les asticots monteront à ses pieds la femelle et que l’alouette au-dessus d’elle, sans interrompre ni son vol ni son gazouillement, côchera tant et plus ; bref, le monde ne sera plus qu’un vaste coït dans le murmure persistant des tissus assoiffés et du sang qui bat.

Pisania, Gambie, 14 juillet 1795

Ma vie,

Un rien de fièvre, quelques vers, le visage émacié et des cheveux en moins… pas de quoi se faire du souci. Pour ce qui est de l’aspect extérieur, je suis en parfait état. Mais oh ! la douleur qui habite mon cœur ! Les sangsues, les mouches, une nourriture à peine bonne pour les chiens, je supporte tout gaiement au plus léger souvenir de toi. Toi qui adoucis mes rêves en ces lieux de chaleur et de pourrissement, toi qui me donnes le courage de courir sur mon erre, une raison de survivre où aucune autre ne suffirait. Ailie : je m’en vais renifler le Niger et serai de retour au printemps. Tu m’attendras ?

Chaque fois que je suis au creux de la vague, qu’il me semble que jamais plus la pluie ne s’arrêtera, quand je me crois condamné à rester dans ce trou jusqu’à la fin des temps, je pense à toi. Alors le courage me revient et je songe à Vasco de Gama contournant le Cap, à Balboa contemplant le Pacifique, et je sais que c’est la grande vie !

Je demeure ton très aimant et très fidèle escaladeur de sommets, guéeur de rivières et sondeur d’Inconnu.

MUNGO

P.-S. J’ai engagé un certain Johnson. Le bonhomme est vigoureux, intelligent et parle bien. Il fait honneur à la race nègre. Il est d’avis que nous ne devrions pas rencontrer d’obstacle majeur tant que nous saurons éviter le Ludamar, qui est le royaume des Maures.

 

Le soleil lui pèse. Elle ferme les yeux. Mungo a dix-sept ans, les cheveux comme de l’orge renversé, les muscles rentrés dans les épaules ; il est devenu l’apprenti de son père. De l’autre bout de la table, elle lui sourit. Il lève les yeux de dessus sa soupe et lui sourit en retour. Ils ont un secret : à quatorze ans, sa poitrine est plate ; c’est celle d’une petite fille. Dans les champs, elle relève son corsage pour la lui montrer.

Il fait presque nuit lorsqu’elle se réveille. Un lapin s’est tapi dans une poche d’herbe, qui l’observe, les oreilles baissées. Elle se rassied, replie la lettre avec toute la religion d’une dévote rangeant le Saint Suaire de Turin, la glisse à nouveau dans sa poche. À la maison, on l’attendait pour souper. Gleg lui fait des clins d’œil par-delà sa tourte aux rognons, sa volaille, son hachis de viande et sa potée aux pois. Son père disserte sur la méthode la plus sûre pour amputer un membre atteint de gangrène. Après le repas, il la prend à part.

— Te voilà rendue à vingt-deux ans, lui dit-il. Tu ferais bien de te trouver un mari. Gleg en vaut un autre, enfin, je pense, même s’il est plutôt du genre merde-en-guise-de-cervelle.

— Tu sais très bien que j’attends Mungo.

Le vieillard fixe longuement le plancher ; les rides de son visage s’ordonnent peu à peu en une expression sévère, pieuse et sans pitié, comme chaque fois qu’il assène une mauvaise nouvelle à ses patients. J’ai bien peur que ce soit le cancer. La fièvre chaude. La couperose du foie. Ses sourcils se hérissent tant et si bien qu’il ressemblerait presque à l’oncle de Dieu.

— Ça ne m’enchante pas de te dire ça, chuchote-t-il, mais j’ai bien peur que tu ne puisses guère plus compter sur son retour.

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Ce soir-là, elle trouve un médaillon sur son oreiller. Un médaillon en or, en forme de cœur, encadré de motifs évoquant des cupidons. Elle l’ouvre. Elle y trouve un portrait. Et se reconnaît. Elle est nue jusqu’à la ceinture. Quelqu’un lui passe un bras pudiquement protecteur en travers de la poitrine. Ce quelqu’un, c’est Gleg, naturellement.