COMME UN NUAGE
AVALANT UN VOL D’IBIS
Mouches, rosse et âne le suivant de près, Johnson passe sous les portes de Ségou Korro en boitillant. Il tient une canne à la main, et Éboé marche à ses côtés ; il n’en revient pas de constater que les rues sont pratiquement désertes. On a fermé les volets, les étalages des marchands ne sont plus tenus par personne, des animaux de charge croulant encore sous leurs guerbas gonflées et leurs panières de légumes trempent calmement le museau dans les sacs d’oignons, de patates douces et de manioc. Une petite forge crachouille et ronfle sous un figuier à larges branches, des tas d’argile humide durcissent au soleil à côté de pots déjà cuits. Des outils traînent toujours à l’endroit où on les a laissés tomber, des chèvres bêlent pour qu’on les traie, un varan qu’on a attaché à un pieu pour le vendre décrit obstinément des cercles en tirant sur sa corde. Là-bas, montant de quelque part, une odeur de pain qui brûle. Johnson se sent mal à l’aise : tout cela est étrange, fantomatique. Il se croirait presque dans un conte de fées. Rose-Rouge et Blanche-Neige, la Belle au bois dormant… Il découvre deux yeux en train de l’observer derrière un rideau de bambou et se tourne vers Éboé :
— Et c’est quoi qui se passe ici, à ton avis ?
Débordant de gaieté et oublieux de tout, le vieillard trottine comme un adolescent qui s’en va au bal. Il s’arrête net.
— Ce qui se passe ? répète-t-il en lui assénant une grande claque dans le dos et en partant d’un éclat de rire sec et asthmatique. Mais c’est la fête, la fête ! Du vin, des femmes et des chansons !
Johnson se contente de le dévisager.
— Tu sens pas ? insiste l’autre.
— Ce que je sens, moi, ça ferait plutôt penser à une épidémie de choléra.
Éboé lui décoche un clin d’œil.
— Suis-moi, dit-il.
Les deux hommes prennent une rue bordée de tamariniers et de palmiers raphias. Construites en argile blanchie à la chaux, les maisons y sont presque pittoresques. On y trouve, çà et là, des carrés de légumes, des treilles, voire une fleur ou deux. Ce n’est peut-être pas le paradis sur terre mais c’est quand même agréable – très agréable même. Johnson songe tout à coup que c’est la plus grande ville qu’il ait vue depuis son départ de Londres. À côté, Pisania n’est qu’un trou et, malgré tout son charme, Dindikou rien de plus qu’un hameau perdu dans la cambrousse. Il se surprend à rêver de bière de soulou… et de viande de mouton.
Au coin de la rue suivante, ils trébuchent sur un ivrogne étalé de tout son long en travers de la chaussée.
— Baaaa, lâche ce dernier. Eurp…
Johnson se penche sur lui, la pintade décrivant un grand arc de cercle avant de s’immobiliser, pendouillante, juste au-dessus du menton du pochard.
— Qu’est-ce qui se passe ? lui demande-t-il.
Yeux rouges et lèvres molles, le poivrot le regarde.
— Saoul, marmonne-t-il.
— Non, non, pas toi. Qu’est-ce qui se passe ici, en ville ? Où a filé tout le monde ?
— Bbblanc, bredouille l’autre. Bbblanc comme…
Il s’étouffe et se tape sur la poitrine pour cracher dans la poussière.
— Aussi blanc qu’un fantôme couvert de sel, dit-il. Blanc, blanc, blanc ! Comme un nuage avalant un vol d’ibis…
Johnson commence à deviner de quoi il s’agit et s’enquiert :
— Où est-il ?
— Blanc comme du coton, blanc comme le jour… Aussi blanc que des crocs, que des os, que la lune dans une clairière…
L’ivrogne s’est rassis et parle comme s’il récitait une comptine. Il a la voix plate et chantonnante, monotone, infiniment traînante.
Johnson se redresse en vacillant et reprend son souffle à grand bruit. L’explorateur n’est qu’un innocent : une espèce de saint complètement fou. Il finira au fond d’une marmite ou sur la croix. Il faut absolument le retrouver.
— Éboé ! lance-t-il en faisant demi-tour. Il faut absolument retrouver Mr Park.
Mais Éboé est déjà cent pas plus loin, rigoureusement immobile. Les narines dilatées, il hume la brise. Tout à coup, il grimace un sourire et se met à taper du pied et à agiter les bras comme un jongleur faisant tourner neuf assiettes dans les airs.
— Par ici, crie-t-il à Johnson en lui adressant un signe de tête. Dépêche-toi !
Johnson tire sur la longe en cuir et, mécaniquement, la rosse et l’âne se remettent à le suivre en traînant la patte.
— Blanc comme des dents ! vocifère l’ivrogne. Plus blanc qu’un cadavre de tortue de rivière.
Éboé suit son nez, dérive de l’avant tel un somnambule. Deux rues à gauche, retour à droite. Il traverse la place du marché désert, descend une rue souillée d’ordures et bordée de huttes en jonc jauni qui pourraient, à la rigueur, passer pour des appentis. Il y a des rats et des escargots dans les rigoles, des serpents dans les étais.
— Éboé ! lance de nouveau Johnson en s’efforçant de le rattraper.
Le vieillard continue de foncer droit devant comme s’il ne l’avait pas entendu. Le sol est gorgé d’eau, voilà que des rideaux de bambou s’élèvent entre les cases ; dans les arbres des oiseaux volettent à toute allure. Pour finir, le vieillard s’arrête devant une case branlante montée sur pilotis. Johnson, qui ferme la marche, distingue vaguement trois femmes dans l’ombre profonde, sous la maison. Il en reste confondu. Et lui qui croyait qu’enfin convaincu de l’urgence de la situation, Éboé était en train de le conduire jusqu’à l’explorateur ! Il comprend qu’il n’en était rien.
Immobile, Éboé continue de scruter les ténèbres : il n’a toujours pas cessé de humer l’air. Les trois femmes sont imposantes. Entre deux âges, au mieux. Elles ont les seins pendants et lourds. On dirait des ballons remplis d’eau. Et c’est bien le diable si elles ont vingt dents à elles trois.
— Éboé !
Mais quoi !… Ces femmes ont tout l’air de se faire des choses fascinantes sous leurs jupes ; et voilà que leurs mains ressortent de la cachette… qu’elles lèvent ostensiblement les doigts en l’air… et se les lèchent !
Le vieux nécromant n’y tient plus. Il se fend d’un grand sourire tout ridé ; d’un geste du pouce, il signifie à Johnson que c’est vraiment de première, et disparaît dans l’ombre.
Johnson en reste abasourdi. Il est déçu. Dégoûté. Jaloux. Il a envie d’une bière, d’une assiette de viande et de riz, d’une femme, d’un lit. Mais que fait-il donc ici, lui, Johnson, cet homme si digne et si instruit, cet homme qui a déjà plus que l’âge de la retraite, cet homme chargé de femmes et d’enfants, cet homme qui jusqu’alors menait une vie de famille si heureuse ? Pourquoi faut-il qu’ainsi il erre par tout le continent, que toujours et encore il risque sa peau pour sauver un fils d’affermataire écossais aussi épais de la cervelle qu’affamé de gloire ! Il pousse un gros soupir mouillé où le désespoir le dispute à la résignation, et fait demi-tour pour monter sur l’âne bleu qui renâcle. Çà ! il va être difficile d’ignorer la grosse femme à figure plate qui danse dans la rue et le regarde en soulevant ses jupes.
Un quart d’heure plus tard (il a d’abord suivi son inspiration, puis s’en est remis à ses oreilles dès qu’il a commencé à sentir qu’il approchait), il réussit enfin à repérer l’explorateur. Il est à peine sorti d’un dédale d’étroites ruelles en terre pour passer sur une sorte d’esplanade en bordure du fleuve lorsque, tout à coup, il découvre un spectacle extraordinaire. Serrés comme des abeilles dans une ruche, des gens – à perte de vue. Il doit bien y avoir là trois ou quatre mille personnes. On s’est mis aux fenêtres, on a grimpé dans les arbres, on s’est perché sur des épaules, sur des chameaux, on se hisse sur la pointe des pieds pour mieux voir. Les rives du fleuve sont noires de monde. C’est par dizaines qu’on est entré dans l’eau, qu’on en a jusqu’à la cheville, jusqu’aux genoux, jusqu’au cou, par dizaines encore qu’on sautille sur l’onde dans des pirogues et des coracles. Tous, ils se sont rassemblés et, dans un silence atterré, contemplent cet être impossible et inexplicable, cet homme tombé de la lune sur la terre, ce démon blanc qui, tout droit sorti de l’enfer, chante, grince, part dans de grands éclats de rire, marmonne et chantonne, frappe les eaux du fleuve, voue les récoltes aux gémonies, fait dégringoler le ciel et Dieu sait quoi encore.
Perdu quelque part derrière la cohue, Johnson immobilise son âne bleu et essaie de se mettre en équilibre sur l’espèce de planche à laver qui tient lieu de dos à la bête. Enfin il y parvient et se redresse ; puis, campé sur ce modeste piédestal, il contemple la laineuse étendue que, sous ses yeux, forment ces quatre mille têtes rapprochées. Plus près du fleuve (oui, le Niger… Qu’est-ce que vous dites de ça !), ces dernières sont si fort serrées les unes contre les autres qu’on dirait quelque épaisse plantation de papyrus. Tout là-bas devant, à l’extrême bord d’une jetée de bambou déglinguée, Mungo Park est en train de hurler « God Save the King » en bavant des flots d’écume. Comme en proie à une crise de magnétisme mesmérien, les Bambaras sont pétrifiés et restent aussi silencieux et sobres de pensées que les foules qui jadis défilèrent devant la bière de feu George II.
Mais bientôt – c’est souvent le cas dans un monde où tout est action et réaction – les choses commencent à vaciller. L’explorateur, qui a oublié jusqu’à l’énorme foule rassemblée autour de lui, soudain se rue vers la jetée dans un élan d’enthousiasme. L’objet qui l’attire ? Une gourde jaune attachée à un filet de pêcheur. Son propos ? La faire flotter sur l’eau et ainsi déterminer pour le monde occidental et toutes les générations à venir la direction que suivent, et vraiment, les eaux du fleuve Niger ! Malheureusement, les Bambaras qui se trouvent le plus près de lui se méprennent sur le sens de ses intentions et reculent pêle-mêle en vociférant. En un instant, leurs cris se fondent en un unique hurlement : la panique a commencé.
Johnson est jeté à bas de son âne et piétiné. Le lépreux sème des doigts et des orteils dans tous les coins, l’aveugle s’écrase contre les murs. Il y a des appels, des vociférations, des cris de douleur et de surprise, des battements de pieds et des vagissements d’enfants perdus. La foule s’élance contre les maisons aux murs de boue comme un fleuve en crue, se déverse dans les rues et les ruelles, se retire sous la force du courant contraire. Deux minutes plus tard, la place est déserte, les berges entièrement vides et le fleuve nettoyé de ses embarcations. Il ne reste plus là que Johnson, une rosse et un âne tout chiffonnés – et l’explorateur amphibie. Au loin, du brouhaha et du tumulte, des éclats de voix et des bruits de portes que l’on claque.
Pendant ce temps-là, la gourde jaune s’est mise à dériver – inexorablement et, oui, indubitablement, vers l’est ! Un instant distrait par la clameur formidable des Bambaras battant en retraite, l’explorateur en revient à sa petite expérience et pousse un hurlement de joie.
— Hip hip hip ! lance-t-il. Hip hip hip ! Hourra !
Johnson s’extrait de la poussière en gémissant et, d’une démarche lasse, gagne le bord de l’eau.
— Monsieur Park, dit-il, sortez donc de là qu’on puisse aller présenter nos respects à Mansong le Potentat avant qu’il ne nous envoie son armée.
L’explorateur lève sa tête dégoulinante. Des paquets d’algues se sont pris dans sa barbe et ses cheveux. Le fleuve se divise de part et d’autre de sa taille, le courant en est paresseux. Mungo concentre toute son attention sur Johnson, comme s’il sortait d’un profond sommeil.
À cheval sur la jetée, poings sur les hanches, ce dernier argumente :
— Écoutez : que nous arrivions seulement à lui offrir quelques menus cadeaux, objets de pacotille et autres, et il se pourrait bien qu’il nous traite comme de grands dignitaires de passage sur ses territoires. Ce qui voudrait dire gîte et couvert, voire, qui sait, un peu de compagnie féminine. Je sais pas ce que vous en pensez, vous, mais moi, je peux vous affirmer que j’en ai par-dessus la tête de dormir par terre, de manger des chardons, et pour la bagatelle, de m’en remettre aux soins de ma droite.
L’explorateur s’avance vers lui en éclaboussant les environs. Il a le regard doux comme du beurre et les bras largement écartés. S’apprêterait-il à l’enlacer ?
— Johnson… nous avons réussi ! Le Niger, Johnson !
Il cesse de parler pour mieux battre l’air de ses bras et lui montrer la rive opposée.
— Non mais… Tu veux regarder un peu, dis ? Aussi large que la Tamise à Westminster ! Et dire qu’à travers les âges, oui : de la seconde même où le monde fut créé jusqu’à l’instant présent, il n’a pas cessé de suivre son cours, oui, dans l’ignorance générale, confiné à la mythologie ! Oui, et c’est moi qu’il aura fallu pour le découvrir, mon garçon, moi !
Johnson jette un bref coup d’œil par-dessus son épaule. Là-bas, les bâtiments blanchis à la chaux se serrent au flanc de la colline, là-bas, les quais en bambou courent le long du fleuve, là-bas, les canots sautillent au bout de leurs cordes.
— Je comprends votre joie, monsieur Park, et vous prie de bien vouloir agréer mes félicitations les plus sincères. Cela étant, si nous ne nous remuons pas le cul afin de rejoindre le palais de Mansa et de nous traîner dans la poussière aux pieds du monarque, il se pourrait bien que nous ne vivions pas assez longtemps pour rapporter ce triomphe à quiconque.
Le soleil leur assène de grands coups de poing, la terre desséchée de l’esplanade leur renvoie un vaste miroitement de chaleur à la figure, quelque part au loin un chien gémit. On dirait que tout s’est mis à fumer et à puer. Des odeurs nauséabondes stagnent dans l’air, corrosives, grosses de pourrissement. On y déchiffre de tout, de la tête de poisson à l’excrément humain en passant par la feuille blette et la gadoue. Brusquement, l’explorateur commence à se sentir mal à l’aise. Comme impuissant. Tout ralentit, tout retombe et voilà que, peu à peu, il renaît à la réalité du soleil écrasant, de l’eau putride et de la berge qui suppure. Il attrape la main de Johnson et s’extrait du fleuve.
— Tu as raison, Johnson. Il sera toujours temps de faire la fête quand nous serons de retour à Pisania. Pour le moment nous avons du pain sur la planche.
La voix de l’explorateur s’arrête net. Il bafouille, soudain pris d’un frisson. Sa cape en velours bleu est tout avachie, noircie, sans forme, des lentilles d’eau tachent sa chemise, ses bottes sont de véritables mares à poissons. Une énorme araignée d’eau qui s’est prise dans le fouillis de sa barbe agite en tous sens ses pattes disgracieuses.
Derrière lui, son chapeau en castor – bourré de notes sur les coutumes, les mœurs, les températures et les curiosités topographiques de la région – est toujours perché sur la jetée, tel un étrange champignon géant. Bien au sec. Johnson en essuie la poussière contre sa jambe.
— Le palais de Mansa ? Johnson lui tend son chapeau.
— Le palais de Mansa.