DES HAUTS ET DES BAS

Un mois de bouleversements s’il en fut, un mois entier d’épreuves et de triomphes, de doutes qui se muent en certitudes, de crises qui se résolvent, et puis voilà que tout s’effondre… et que la joie qu’elle a sentie monter en elle en voyant ses espoirs se confirmer cède à nouveau la place à l’incompréhension et à une douleur sourde qui semble ne pas vouloir finir… Imaginez qu’on vous arrache une dent, mais toujours la même, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trente jours d’affilée…

La lettre de Mungo est arrivée à Selkirk le 29 décembre, quand Ailie n’était plus là pour la recevoir, mais se trouvait à Kelso, dans une maison en briques située aux abords de la ville. Assise au coin du feu, elle analysait ses émotions avec la précision qu’elle met à observer une hydre ou une paramécie à travers la lentille si finement taillée et polie de son microscope. La maison en briques appartient au Dr Dinwoodie. C’est la seule personne à qui elle puisse demander de l’aide. Son père, ses amis, Katlin… Zander même, dans cette affaire tout le monde est contre elle.

Âgé de soixante-trois ans, Dinwoodie est chauve et à moitié paralysé. Il a une passion, empailler des animaux. « Ça me dépasse, lui a-t-il dit en lui ouvrant la porte. Tu es complètement folle et en plus, tu es très vilaine mais, bien sûr, tu peux rester si tu veux. Bien sûr, bien sûr… Ça me fera plaisir d’avoir de la compagnie. »

Le soir de Noël, elle a fait parvenir un mot à son père par Dugald Struthers qui s’en allait passer les fêtes à Selkirk avec sa mère. « Mon cher père, lui a-t-elle écrit, ne t’inquiète pas pour moi. Je suis chez le Dr Dinwoodie et j’essaie d’y voir clair dans ma tête. Je n’ai pas eu la force d’aller jusqu’au bout, c’est tout. Je voudrais tant que tu me comprennes ! »

Le lendemain matin, à 6 heures, son père cognait à la porte. À grands coups de chaussure. Il tombait une pluie glacée, aussi grise que les eaux d’un étang mort. Des étourneaux s’agitaient dans les buissons. Le monde semblait avoir disparu sous une couche de verre.

— Dinwoodie ! avait tonné le vieillard. Tu m’ouvres ta porte, et tout de suite, nom de Dieu, sinon je te jure que je te la démolis d’un coup d’épaule !

Ailie se trouvait au premier étage, dans la chambre d’amis. Rongée par la culpabilité et l’incertitude, elle avait passé une nuit blanche à regarder fixement les poutres du plafond, à écouter la glace tambouriner sur le toit lorsque la neige s’était transformée en verglas. La mort dans l’âme, elle souffrait de l’absence de Mungo et de cette chose impardonnable qu’elle avait infligée à Georgie Gleg et à sa famille. Elle se disait qu’elle allait rentrer chez elle en courant et épouser Gleg dans l’instant – oui, même si elle ne l’aimait pas ; une seconde plus tard pourtant, elle comprenait plus clairement encore que c’était impossible. À l’aube, juste avant de sombrer dans le sommeil, elle avait été envahie d’une intuition et, dans un éclair, s’était aperçue qu’attendre Mungo plus longtemps n’était pas moins impossible. Mungo avait disparu. Elle ne le reverrait jamais.

Les cris de son père l’avaient réveillée en sursaut. Elle s’était assise dans son lit et l’avait écouté tempêter en bas.

— Où est-elle passée, cette Jézabel ? avait-il hurlé. Nom de Dieu, je m’en vas te la ramener à la maison par la peau du cou, et lui fesser son derrière qui respecte rien, oui, jusqu’à ce qu’il en saigne et, tiens… lui coller la cravache s’il le faut !

Puis, ç’avait été au tour de Dinwoodie de parler. Il l’avait fait d’une voix calme et apaisante. Il avait offert au visiteur une tasse de thé arrosé de cognac, avait longuement parlé psychologie : la disparition de Mungo n’avait pas été sans effet sur Ailie ; elle avait besoin de temps pour panser ses blessures…

— Allons, Jamie, je suis sûr que t’es pas homme à marier ta fille contre son gré !

— Contre son gré ? Mais c’est elle qui a donné sa parole ! Oui, Donald, elle a donné sa parole. Une Anderson ! Ça me fait mal au ventre rien que d’y penser. Et bien sûr, maintenant, elle a rompu ses vœux solennels. Ah ! tu devrais entendre comment ça jabote, là-bas…

Dinwoodie s’était lancé en grommelant dans des considérations sur la jeunesse d’aujourd’hui.

— La jeunesse d’aujourd’hui, mon cul ! lui avait renvoyé Anderson comme s’il rattrapait une balle de volée. Vingt-trois ans, qu’elle a, ma fille ! C’est une grande. Ça, je te prie de croire qu’elle ferait mieux de se marier ! Descends-la-moi de là-haut, la drôlesse !… Et tu me le fais avant que je puisse plus me dominer ou j’te jure que je te la rosse sous les yeux de mon plus vieil ami !

— Allons, Jamie, ressaisis-toi !

— Au diable tes « ressaisis-toi » ! L’heure est à présent venue d’agir !

Il y avait eu des bruits de lutte et de vaisselle qui se brise ; la voix de Dinwoodie se fit soudain plus forte, plus coléreuse aussi, quoique mitigée de résignation.

— Bon, bon, t’emballe pas comme un fou… Je m’en vais te la chercher.

Elle avait entendu les marches de l’escalier grincer sous les pas du vieux docteur.

Dix minutes plus tard, elle se tenait debout devant le feu qui brûlait dans l’âtre du salon. En soufflant avec force grimaces sur le thé bouillant que Dinwoodie lui avait préparé, elle avait supporté les tirades de son père sans broncher. Sur la cheminée trônait l’une des plus belles compositions du vieil empailleur : un blaireau et deux hermines dressés sur leurs pattes de derrière. Revêtus d’un kilt et coiffés d’un Tam o’ Shanter 1, ils jouaient du fifre et de la viole. Ailie avait cessé de regarder son père qui fulminait et crachait par toute la pièce pour contempler le sourire pincé du blaireau. Le vieillard avait certes de beaux poumons, mais il lui avait quand même fallu s’arrêter de hurler un instant afin de reprendre son souffle.

— Tu as fini ? lui avait-elle alors demandé et, avant qu’il n’eût eu le temps de recommencer, elle lui avait coupé la parole :

— Non, parce que, fini ou pas, c’est à mon tour de te dire ce que j’en pense. Georgie Gleg, je ne peux pas le sentir. Je n’ai jamais pu. Qu’il ait bon cœur n’empêche pas qu’il soit bête comme ses pieds. Un simple d’esprit, oui ! Il n’y a rien qui passe entre nous, et non ! je ne l’épouserai pas – ni aujourd’hui ni jamais.

Son père en était resté bouche bée.

— Tu ne l’épouseras pas ? Mais tu as donné ta parole, ma fille !

— Faudra me sortir du couvent avant !

— Ah, c’est comme ça ? Eh bien, parfait ! avait hurlé le vieillard en assenant un coup de poing sur la table. Parfait, parfait… tu l’auras voulu ! Je m’en vas chercher la charrette, et l’abbaye, c’est moi qui vas t’y conduire, ma petite !

Il avait farfouillé dans la poche de son manteau et, claquant rageusement la porte derrière lui, avait murmuré : « Ma fille à moi, ça ?… ma fille à moi ?… » comme s’il répétait une réplique de théâtre.

Ces événements s’étaient déroulés le 26. Trois jours plus tard, le vieux était de retour. Il avait obligé sa jument essoufflée à sauter par-dessus la barrière du jardin, massacrant au passage quelques buissons et, après avoir copieusement labouré les futurs parterres de fleurs, avait galopé jusqu’à la porte d’entrée sans cesser de crachouiller dans un clairon comme un perdu. Ailie avait entendu ses appels de fort loin ; intriguée, elle avait gagné la fenêtre. Dinwoodie était en train d’empailler deux hérissons qu’il avait habillés comme le recteur et son épouse, lorsqu’il fut frappé à son tour par le vacarme, au point de croire un instant, dans l’affolement, qu’on attaquait la maison. Très vite, il sut qu’il n’en était rien, car à la seconde, sans se donner le temps de frapper, le père d’Ailie déboulait dans la pièce en hurlant à tue-tête.

— Il est vivant, ma fille ! Il est vivant ! criait-il encore en arrivant au pied de l’escalier.

Elle n’avait pas compris tout de suite : quoi ? Était-ce possible ? Du même bond qui l’avait tirée de sa chambre, elle se ruait dans l’escalier au-devant de son père. Il l’avait soulevée de terre et serrée contre lui au point qu’elle sentait ses joues en feu sous ses favoris : la nouvelle le mettait au comble de l’excitation, il ne cessait d’agiter une lettre…

— Il a réussi, fifille. Il est de retour. Ça y est ! Ton gars est revenu !

Ensuite, tout fut facile. Les années qu’elle avait passées à attendre, les histoires à propos du mariage manqué, le serment qu’elle avait rompu, on lui pardonna tout. Les mots de « prémonition », de « seconde vue », furent avancés : par quel signe mystérieux avait-elle bien pu être avertie au dernier moment ? Comment avait-elle fait pour deviner ? De plusieurs lieues à la ronde, on vint la féliciter, la regarder, la toucher, entendre le son de sa voix. C’est un miracle, un vrai miracle ! s’était-on écrié. Des amours sous le signe de la Providence ! Ailie triomphait. Oui, il était pour elle, le gros lot : elle avait remis Bonnie Prince Charlie sur son trône, et gagné sa place à la droite de Dieu.

Mais voilà qu’à peine revenue à Selkirk, elle voit tout s’effondrer de nouveau. Un mois entier se passe sans que Mungo lui donne de nouvelles. Dieu merci, il est vivant et c’est déjà ça, mais… mais où est-il donc ? La malle met quatre jours pour venir de Londres, lui rappelle son père, cinq quand il fait mauvais. Alors quoi, où est-il passé ? Que fabrique-t-il donc, ce jeune monsieur qui, soi-disant, mourait d’envie de revoir sa fiancée, hein ? Oui, où est-il ? Les commérages reprennent. D’accord, il est de retour mais il l’a quand même laissée tomber, tout comme elle a laissé tomber Georgie Gleg. Ça lui apprendra. Et cela continue, et cela empire de jour en jour, jusqu’au moment où enfin, le lendemain de l’anniversaire de leurs fiançailles, elle reçoit une deuxième lettre.

Taverne du Roi George et du Sanglier Bleu,

Holborn, ce 29 janvier 1798

Ma très chère Ailie,

Mon départ de Londres se trouve irrémédiablement retardé par la rédaction d’un petit essai qu’on m’a demandé d’écrire sur mon voyage, lequel essai devrait être bientôt distribué à tous les fondateurs et adhérents de l’Association africaine. Mr Bryan Edwards, secrétaire de l’Association, ayant décidé de me prêter main-forte, je pense arriver au bout de cette tâche dans quelques mois – après quoi je vole vers toi. Penses-y, très chère amie et future épouse : une fois levé cet obstacle bien mineur, nous serons à jamais ensemble ! Tant que je serai à Fowlshiels au moins : c’est là que je m’en vais composer mon livre. Titre prévu : « Pérégrinations dans les contrées intérieures de l’Afrique, 1795-1797 ». Grandiose, non ? Trop peut-être ? Oui, je me lance dans la littérature !

En attendant, bien sûr, je me languis de toi.

À toi pour toujours,

MUNGO

Dans quelques mois ? Alors que cela fait déjà des éternités qu’elle l’attend ! que tarabustée, assaillie de tous côtés, elle se bat contre le monde entier parce qu’elle a foi en lui ! Et voilà que monsieur est soudain trop occupé pour venir la voir ? Trop pris par son livre pour monter à Selkirk, y passer une semaine et lui dire combien il a pensé à elle ! Alors que cela fait des mois et des mois qu’il lui manque à en mourir ? Dégoûtée, elle froisse sa lettre et se sent soudain bourrelée de remords pour ce qu’elle a fait subir à Georgie Gleg. Elle en a comme une révélation : « Pauvre Georgie ! perdu et blessé, il l’est au moins autant que moi en ce moment… »

Mais ceci est une autre histoire.

1. Sorte de béret porté par le héros écossais du même nom, chanté par Robert Burns.