AVANT LA MOITIÉ DE MON ÂGE

Formé de deux bandes de cuivre, l’appareil à éteindre la vue ressemble un peu à une ceinture de chasteté à l’envers. La première bande fait le tour de la tête à la hauteur des yeux du condamné, la seconde s’ajuste sur son crâne. Deux vis y sont montées, l’une et l’autre munies d’un disque convexe fixé à la partie mobile du mécanisme. Le premier instrument de ce genre a été fabriqué au IXe siècle pour le compte du pacha aveugle de Tripoli, le caïd Hassan Ibn Mohammed. Se sentant menacé du fait de son infirmité, il avait décrété que quiconque souhaitait paraître en sa présence devait d’abord accepter de se faire crever les yeux. Cet homme était très seul.

L’appareil fonctionne sur le principe de l’étau. On tourne jusqu’à ce que les vis effleurent le globe oculaire de la victime, après quoi on serre, un tour après l’autre, jusqu’à éclatement de la cornée. Simple, inexorable, définitif.

Un grand calme s’est abattu sur la foule. Un instant plus tôt, tout le monde était encore au bord de l’hystérie, à se moquer et marmonner comme oi polloi 1 dans l’arène ou devant la cage aux monstres. Mais maintenant c’est le silence. Des mouches cisaillent l’air chaud à qui mieux mieux, le bruit soulevé par la chèvre ou par le chameau urinant dans le sable évoque le mugissement d’une cataracte. Des sandales raclent le sol, un homme se gratte la barbe. Beaucoup se sont voilé la face derrière des guenilles, comme pour fuir la contagion qu’ils lisent dans les yeux de l’explorateur. Dassoud et le trouble-fête borgne le toisent du regard, les poings sur les hanches, le visage empreint d’une profonde solennité.

Mungo a du mal à saisir le sens général de l’affaire. Il est raisonnablement sûr d’avoir attrapé au moins un mot au passage, le mot ayn, qui signifie « œil ». Il se souvient bien de l’avoir découvert dans la Grammaire arabe d’Ouzel : « Levons les ayoun vers le ciel, où réside Allah. » Mais pourquoi diable faudrait-il qu’ils se chamaillent pour des histoires d’yeux ? Et puis ce calme qui est tombé soudain… il s’interroge aussi là-dessus. Mais il fait chaud, bestialement chaud, et c’est à peine s’il arrive à fixer son attention sur quoi que ce soit. Si chaud, même, qu’il ne se rappelle pas avoir déjà eu si chaud – sauf peut-être le jour où il est allé au sauna derrière Grosvenor Square. Sir Joseph Banks, le trésorier et directeur de l’Association africaine, l’y avait emmené un après-midi afin d’élucider certains détails concernant sa quête du Niger. On les avait d’abord exposés à des jets de vapeur émanant de pierres brûlantes : elles rougeoyaient aussi fort que de la lave en fusion – du moins était-ce l’impression qu’il avait eue sur le moment. Un préposé les avait ensuite fouettés avec des rameaux de bouleau avant de leur talocher les reins et la colonne vertébrale du tranchant acéré de ses mains. Sir Joseph avait paru trouver l’opération revigorante. L’explorateur, lui, avait presque perdu connaissance. Voilà, c’est tout à fait cela, ce qu’il est en train de ressentir à l’instant précis : une manière d’étourdissement. Il n’y a guère à s’en étonner si l’on songe qu’il lui a fallu non seulement résister au soleil, aux puces des sables, à la dysenterie et à la fièvre, mais aussi à l’inanition. Les Maures lui ont confisqué ses provisions, se sont approprié son cheval et son interprète et ont apparemment décidé de le soumettre à un régime sévère. Trop sévère à son goût : cela fait deux jours qu’il n’a pas vu une miette de nourriture.

Et donc, malgré la situation critique dans laquelle il se trouve, et le cercle de visages étrangement hostiles qui l’entoure, Mungo commence à se sentir éméché – comme s’il avait bu trop de bordeaux rouge ou d’eau-de-vie. Il regarde ces yeux furtifs, ces fronts plissés, ces barbes et ces burnous, ces robes de prophète et ces sandales de pèlerin et, brusquement, tous ces visages durs, toutes ces mines menaçantes commencent à s’adoucir, à perdre leurs contours, à se ramollir ; on croirait voir fondre des figurines de cire. Tout cela n’est que mascarade, voilà ! Dassoud et le Borgne ? Des jongleurs et cracheurs de feu. Le vieil Ali ? Grimaldi – Grimaldi le clown. Mais ne voilà-t-il pas qu’ils ont l’air de lui assujettir quelque chose sur la tête… un casque ? Voudraient-ils donc qu’il s’en aille guerroyer pour leur compte ? Ou bien serait-ce qu’ils ont enfin retrouvé le sens commun et décidé de lui prendre son tour de tête en vue de quelque couronnement ?

L’explorateur grimace d’un air idiot sous sa coiffe d’airain. Il a les yeux gris. Aussi gris que les doigts de glace qui gagnent sur les trous d’eau de la Yarrow les matins de gel. Ailie les avait un jour comparés au Puits aux Amoureux de Galashiels, puis, prenant deux pièces dans sa bourse, elle lui en avait recouvert les paupières, tandis qu’il était étendu dans l’herbe. Gloucester avait à ce qu’on dit les yeux gris. Ceux d’Œdipe étaient noirs comme des olives. Et ceux de Milton… ceux de Milton ressemblaient à des geais bleus fourrageant dans la neige. Dassoud ignore tout de Shakespeare, de Sophocle ou de Milton. Il serre les deux vis de ses gros doigts. L’explorateur sourit. Béatement. Saisis d’horreur devant son calme insensé, les spectateurs s’enfuient en panique. Il les entend se ruer, il entend le claquement de leurs sandales sur la terre desséchée… mais que se passe-t-il ? Il a soudain l’impression d’avoir quelque chose dans l’œil…

1. En grec, « la populace ».