DOUMMOULAFONG
— Je vous l’avais bien dit.
Johnson prononce sa phrase sans aucune arrière-pensée. La voix est neutre, le ton simple et sans inflexion particulière : le guide s’est contenté de dire la vérité. Voluptueusement il s’est allongé sur un lit à la Récamier * tendu de peau de bouvillon, en tarbouch et grande toge de soie rouge, les pieds blottis sous une couverture en peau de léopard. Installé à un demi-mille de chez Mungo, son campement, qui fait face au nord, se serre au pied d’un gros monolithe. Bien que la pluie ait continué de tomber toute la nuit durant, avec une férocité si implacable que l’explorateur en est venu à se demander s’il ne ferait pas mieux de construire son bateau sur place et de se laisser glisser jusqu’au Niger, la tente de Johnson est aussi sèche que Benoum en février. On a recouvert le sol de branches d’acacia, afin d’en aspirer jusqu’à la moindre trace d’humidité, et renforcé les parois à l’aide de barreaux du même bois. Les flammes d’un joli feu lèchent les cuisses de six ou sept oiseaux – des perdrix ? Rincé jusqu’aux os, Mungo écarte le battant de l’entrée à l’instant où Johnson lance sa lapidaire remarque.
L’explorateur baisse la tête, honteux et repentant. Son manteau détrempé lui colle aux épaules, accentuant leur rondeur.
— Je ne remettrai jamais plus ta parole en doute, dit-il d’une voix étouffée.
Johnson dépose une pincée de tabac de Virginie dans le fourneau de sa pipe et l’y enfonce délicatement du bout du pouce.
— Remettez-vous, monsieur Park… cela devait arriver tôt ou tard. Enfin je veux dire… les pluies.
Il lui fait signe de s’approcher du feu.
— Asseyez-vous donc et séchez-vous… Et si vous preniez un peu de volaille et me disiez tous vos malheurs en avalant une tasse d’infusion bien chaude ?
Un claquement de doigts, et un serviteur surgi des ténèbres offre à l’hôte un morceau de gibier et tire de la braise à son intention une patate douce toute dorée, ruisselante de jus sucré. Sombre et aromatique, l’infusion épicée jaillit du bec d’une théière d’argent.
— Alors ? interroge Johnson sur le ton du dandy qui, soupant à son club, discute d’un rien qu’il aurait perdu aux cartes ou aux courses, combien d’hommes cela vous a-t-il coûtés ?
Mungo contemple la nourriture posée sur ses genoux. Les pertes des dernières vingt-quatre heures sont élevées. Trop élevées… et il ne saurait s’en prendre qu’à lui-même. Il y a d’abord eu Cecil Sparks, le pauvre gosse – victime d’une espèce d’attaque qui l’a emporté juste avant l’aube. Il s’est débattu sur le plancher pendant environ cinq minutes comme un poisson sur un ponton, après quoi sa mâchoire s’est coincée, et il est mort. Plus tard – il faisait déjà jour – Martyn lui a rapporté qu’on avait retrouvé Shaddy Walters au fond du précipice, écrasé sous la carcasse de son âne et à moitié dévoré par des bêtes sauvages. Cabossés mais toujours en état de marche, les ustensiles de cuisine, plus cinquante livres de riz gonflé par la pluie, ont été récupérés. Mais H. Hinton (son prénom lui a toujours été un mystère) avait disparu, lui et son âne.
Mungo relève enfin la tête et se met à étudier une tache sombre sur la toile, juste au-dessus de l’épaule gauche de Johnson.
— Trois ! répond-il en un croassement barbare, comme si c’était lui qu’on avait poussé dans l’abîme.
— Hé là ! réplique Johnson, mais ce n’est pas la fin du monde, monsieur Park ! Il vous en reste quand même… quoi ? une quarantaine, de vos bonshommes, non ?
— Trente-neuf, sans me compter. Ni toi.
— Bon, bon, mais… vous vous êtes bien débrouillé tout seul le dernier coup, pas vrai ?
Mungo détourne la tête puis, comme malgré lui, rendu fou ou presque par le doux fumet de volaille, il plante les dents dans un pilon bien juteux.
— Voici comment je vois la situation, reprend Johnson en lançant des ronds de fumée. La pluie devrait s’arrêter aux alentours de 3 heures du matin. Il est probable qu’elle mourra au goutte-à-goutte, en petite bruine. Cela étant, avec un peu de chance nous devrions pouvoir atteindre Bountonkouran avant le coucher du soleil, bruine ou pas bruine. Bountonkouran n’est qu’un trou paumé mais le douti de l’endroit n’est pas un mauvais diable. Soyez prêt à le chauffer comme il faut, mettons dans les cinq mille cauris, et il n’est pas impossible qu’il vous trouve une ou deux cases sèches, histoire de vous remettre d’aplomb. Qu’est-ce que vous en dites ?
Le découragement au ventre – mais les lèvres luisantes de graisse –, l’explorateur hoche lentement la tête.
— C’est toi le patron, acquiesce-t-il.
Bountonkouran n’est qu’une étape comme tant d’autres, mais pour eux d’une importance vitale étant donné les circonstances. Moyennant six mille cinq cents cauris, l’explorateur se voit autorisé à y louer trois appentis infestés de bestioles et fuyant par tous les bouts ; il s’y procure pour deux jours de provisions – lait, blé et mil notamment –, de quoi pourvoir hommes et bêtes. En y mettant six mille cinq cents cauris de plus, et trois boutons de sa vareuse, il parvient à convaincre un bûcheron octogénaire mais encore robuste de quitter la vie active en lui abandonnant deux ânes assortis. En revanche, il n’y a pas moyen de trouver de la viande, quel que soit le prix qu’on offre. Et puis les pluies ont redoublé de vigueur, bloquant l’expédition pour trois jours et trois nuits de plus – sinistres moments. Mouillés certes, mais pas au point d’en ruisseler, les soldats se vautrent en tas haillonneux sur le sol de terre battue des appentis et là, passent leur temps à renifler, à se gratter, à se pelotonner sous des couvertures bouffées de moisissures et à plonger leurs gamelles en étain dans une marmite sans fond remplie d’un vague brouet concocté par le nouveau cuisinier. Jemmie Bird, car c’est lui, y a mélangé du bœuf salé, du riz et une poignée de légumes locaux tout flétris. La chose a un vague goût d’eau de mer et rappelle le gargarisme pris par huit brasses de fond, mais au moins ça réchauffe. Dehors, la pluie tombe avec une intensité qui ne se relâche pas et, bientôt, ne ressemble plus à rien de ce qu’un être humain, s’appellerait-il M’Keal, Mungo ou Johnson, a pu connaître de sa vie. Il n’est pas jusqu’aux marins recrutés à bord de l’Eugenia – et l’un d’eux s’est pourtant sorti d’un typhon dans les parages des îles Marquises – qui ne doivent admettre que, cette fois, c’est le pompon.
Les conditions atmosphériques préoccupent beaucoup l’explorateur. Ce n’est pas tant le problème immédiat des routes impraticables, des précipices inaccessibles, des fleuves en crue qui l’inquiète que celui des effets à long terme de l’humidité ambiante sur la résistance de ses hommes. Il sait bien comme le climat peut être pernicieux, comment en un clin d’œil les exhalaisons putrides montant des marais, des cours d’eau gonflés et des marigots sont capables de miner la santé de n’importe qui, comment en l’espace de quelques jours toute une armée de maladies mystérieuses est à même de réduire un grand gaillard à l’état de mort ambulant. Quoique endurci, il se sent lui-même passablement mal en point depuis quelque temps. Qu’arrivera-t-il aux épouvantails à moineaux dans le genre de Bird ou aux poitrinaires façon Watkins, s’il est lui-même déjà en mauvaise posture ? Faudra-t-il donc qu’il les porte jusqu’au Niger ? Et dans ce cas, qui prendra soin des ânes et se chargera du transport des marchandises ? Pis encore : qui sera alors en état de combattre les Maures ?
Cela fait déjà deux soirs qu’on est coincé à Bountonkouran lorsque, pelotonné sur lui-même dans la tente de liaison plantée sous l’écumoire servant de toit à l’une des trois cases de location, Mungo confie ses inquiétudes à son beau-frère.
Zander d’abord ne répond rien. Immobile, un livre ouvert sur les genoux, il fixe d’un œil vide la paroi froide de la tente. L’explorateur est frappé par sa maigreur et sa mine ravagée. Sur ses pommettes la peau tendue forme comme un masque, ses yeux enfiévrés donnent l’impression d’avoir fui dans les coins les plus sombres de leurs orbites comme s’ils voulaient s’y cacher.
— Zander ? lance l’explorateur d’un ton alarmé, ça va ?
Zander pousse un soupir.
— Un peu fiévreux, faut croire. Selles liquides. Chaque fois que je me redresse brusquement, j’ai la tête qui tourne comme si j’avais bu. Rien de bien grave.
Bouche bée, un début d’horreur commençant à lui tordre la face, l’explorateur le regarde fixement. Zander ferme son livre d’un coup sec.
— Tu disais ?
— Tu es sûr ?…
— Sûr de quoi ?
— Tu es sûr que ça va ? Pas mal à la gorge ? Pas de vomissements ? Pas de fourmillements au bout des doigts ?
Zander jette un petit rire sans force qui s’achève abruptement en quinte de toux.
— Je suis peut-être un gringalet, répond-il sans cesser de tousser, mais on ne m’a pas comme ça. Après tout, ajoute-t-il, toujours plaisantant, la souche est bonne.
L’explorateur esquisse un sourire mais n’arrive qu’à produire une grimace bizarre.
— Ne te fais pas de mauvais sang pour moi, reprend son compagnon dont la voix se casse sur le dernier mot tant il fait d’efforts pour s’empêcher de tousser… Tout juste un petit rhume, rien de plus… Bon. Et si tu me disais ce qui te préoccupe. Allez, vas-y, envoie.
Un instant apaisé, Mungo sent pourtant peser sur lui un nouveau souci et donne bientôt libre cours à ses angoisses et à ses incertitudes. Comme il ne pourrait le faire qu’en présence d’Ailie, il avoue qu’il est rongé par le doute, lui dit le terrible fardeau que son commandement lui impose : toutes ces vies qu’il a entre les mains, oui, comme des grains de poussière dans un sablier…
Carrée et routinière, la réponse de Zander se veut rassurante.
— Tu t’en es déjà sorti une première fois. Tu y arriveras bien une deuxième.
— Mais c’est que non, justement ! s’écrie Mungo. Tu ne comprends pas ? Il y a huit ans, je n’avais à me soucier que de ma seule et unique petite personne. Je ne réussissais pas mon coup ? Tant pis pour moi. Aujourd’hui, ce sont trente-neuf âmes que j’ai entre les mains, sans parler des chevaux, des ânes et des milliers de livres de marchandises et d’équipement dont nous sommes chargés. Et ma réputation qui est en jeu !
Il se lève et se met à faire les cent pas dans la pièce. Soudain il pivote sur ses talons et hurle presque :
— Et les hommes, hein ? Qu’est-ce qui se passera s’ils n’arrivent pas à tenir ? Qu’est-ce qui se passera si le climat leur tape sur la tête et leur sape tout le moral ? Qu’est-ce qui se passera s’ils n’ont plus la force de continuer ?…
La question n’a rien de rhétorique.
Trois refusent d’obéir lorsque vient l’heure de plier bagage et de reprendre la route sous un ciel bas et dans une lumière si vague que les oiseaux même ne savent trop s’il leur faut ou non se remettre à gazouiller. C’était couru d’avance : en fait, ces trois-là sont à bout de forces. Tout bonnement incapables de se lever. Leurs noms ? Rome, Cartwright et Bloore. Martyn s’est pourtant donné la peine de leur tambouriner sèchement sur la plante des pieds à coups de badine. Sans succès.
— Sir ! aboie-t-il à l’adresse de Mungo qui remet méticuleusement de l’ordre dans ses fontes tout en surveillant le chargement d’un âne du peloton de tête. Il y en a trois qui refusent d’obéir aux ordres de départ, Sir !
Martyn claque les talons et salue à s’en enfoncer la main dans la tempe.
Veulent pas partir ? Bon Dieu ! C’est bien ce qu’il craignait. Ramené à un sens fort martial des réalités par le débit en coups de serviette mouillée de Martyn, l’explorateur redresse les épaules et se dirige au pas cadencé vers la tente des tire-au-flanc. Les trois quarts des ânes sont chargés ; debout sous la bruine, les hommes attendent. Ils sont impatients, ils ont l’œil rouge, ils expectorent d’immondes morviats sur la terre détrempée. Mungo entre à grands pas dans la case et, le poil hérissé, s’apprête à prendre une éclatante revanche sur toutes ses frustrations. Un seul éclat de voix suffira. Il a déjà les mots au bord des lèvres – « Comment osez-vous, bande de fainéants ? » – lorsque le spectacle qui s’offre à sa vue l’arrête court. Le spectacle… et l’odeur.
Tassés dans un coin de la case, les trois hommes sont trop mal en point pour lever les yeux ou pour seulement écarter les hordes de moustiques qui, mystérieusement, se sont mises à pulluler dès que la pluie a commencé à tomber : déjà brûlés par le soleil, leurs mains, leurs visages, leurs cous sont couverts d’un noir grouillement de bestioles. La joue écrasée par terre au milieu d’une flaque de vomi, Cartwright a l’air de dormir. Le vieux Rome marmonne, tandis qu’allongé sur le dos, Bloore regarde fixement le chaume du toit d’un œil catatonique. La puanteur est pire que dans une salle de grands malades… odeur infecte de celui qui, désorienté par la maladie, se laisse définitivement aller ; mais il y a plus : essentiel, issu de la terre, flotte le parfum désespérant de l’être qui s’avoue enfin mortel.
— Demandez-leur donc s’ils sont prêts à se lever ! Eh ben, allez-y ! lui jette Martyn d’un ton narquois.
Avant d’ajouter « Sir ! » comme s’il poussait un hourra.
Mungo s’agenouille à côté de Bloore et, d’un geste sec, chasse les insectes qui se repaissaient de son visage. Les yeux du malade ne cillent même pas.
— Bloore, demande-t-il à voix basse, tu arrives encore à marcher ?
Le vieux Rome – il a la cinquantaine et prétend avoir fait le coup de feu contre les Yankees à Saratoga – n’a pas cessé de grommeler depuis que l’explorateur a franchi la porte de la tente. Et soudain voilà qu’il élève la voix comme si, privé de tout espoir, il voulait encore apaiser quelque divinité invisible, le dieu des Marmonnements ou le seigneur des Comptines, qui sait ?…
— « L’était une jeune et noble demoiselle », commence-t-il et, sa voix se faisant de plus en plus forte à chaque syllabe, il finit par hurler : « L’était une dame qu’était fière d’être bien née… Et moi je me glissai derrière elle… Comme pour lors lui rappeler… Que… que… »
— Bloore, s’écrie l’explorateur en haussant le ton pour couvrir les divagations du vieux Rome, veux-tu que je te fasse préparer une litière ?
Bloore contemple le plafond. Dans sa gorge, son souffle se fait râle.
— Que… que… que… gronde Rome.
L’explorateur s’empare de la main calleuse de Bloore.
— Dis ! Je peux t’aider ?
Pour finir, Bloore tourne vers l’explorateur sa joue hérissée de barbe ; ses yeux s’affolent. Une sorte de corde dure lui fait saillie au milieu du cou tandis que sa tête roule de côté : par tout son corps, c’est le seul muscle qui remue. Il donne l’impression d’être en train de pourrir sur pied, de s’enfoncer dans la terre. Mungo sent son haleine de malade sur son visage. L’horreur : de la viande qu’on a laissée se putréfier. Les lèvres de Bloore s’agitent encore.
— Oui ? l’encourage Mungo en se penchant sur lui. Oui ?
— … Qu’une oie l’a pas toujours besoin de faire « pouet pouet ! » s’écrie Rome d’un ton triomphant.
Bloore a un hoquet. Sa voix n’est plus qu’un bruissement de plume emportée par la bourrasque.
— Croyez pas qu’vous en avez déjà fait assez comme ça, m’sieur l’Explorateur ?… croasse-t-il. Allez ! Un peu d’cœur, hein… Laissez-nous crever en paix…
Ainsi en va-t-il. Le sifflement régulier de la pluie, une progression de tardigrade, l’inexorable usure. Roger McMillan, soldat, et William Ashton, matelot, se noient lorsqu’un des canots chavire pendant la tumultueuse traversée de la rivière Bafing. J. Bowden, charpentier, se fait distancer par la colonne, dépouiller et assassiner par des voleurs. Christopher Baron est taillé en pièces par des chiens sauvages tandis qu’il vomit dans un sous-bois. C’est tous les jours que des hommes s’effondrent au bord de la route, que des ânes disparaissent, que de l’équipement est jeté dans la brousse ou dérobé.
Car c’est là le pire : le brigandage. Le reste, Mungo parviendrait à s’en accommoder, avec des lieux communs comme la nature hostile à l’homme, mais ça, non : ces attaques incessantes qu’ils subissent de la part des indigènes, de ceux-là mêmes qui devraient le plus profiter de l’ouverture de la région au commerce britannique, voilà bien ce qui l’exaspère et lui brise le cœur. Au lieu de songer au prochain village avec soulagement, au lieu d’y voir un lieu de refuge et de repos, il en vient à redouter tout endroit qui a l’air tant soit peu civilisé. On s’est donné le mot : le convoi est doummoulafong… entendez que la chasse est ouverte. Tout au long de la route, de Dougikotta jusqu’à Kandy, la rumeur vole comme si elle avait des ailes : un convoi de Blancs va bientôt passer. Ils sont tous malades, tous tellement affaiblis que c’est à peine s’ils ont la force de tenir leurs armes ou de conduire leurs ânes surchargés de perles, d’or et de choses si exotiques et merveilleuses qu’il n’est point de mot mandingue pour les dire.
Les villageois sortent comme des mouches, se font chacals, hyènes. Voler n’importe quoi à ces Blancs qui, pâles comme la mort, vomissent et puent la merde devient affaire de point d’honneur : aussi vital que d’arracher des armes à la tribu ennemie des Grandes Plaines de l’Ouest… ou que de rester debout sans broncher en attendant que le taureau enragé de la Sierra Morena vienne s’écraser à vos pieds. Les indigènes sont partout, et ils sont sans pitié. Un jour, après être descendu de cheval pour aider un soldat dont l’âne s’était embourbé dans la vase jusqu’aux moustaches, Mungo se retourne… et découvre que, rapide comme un lévrier, un Noir est en train de filer avec ses fontes. Une autre fois, deux vieillards maigres comme des bambous sortent d’un buisson juste devant lui. Au moment où, précautionneusement, l’explorateur lève son mousquet sur eux, le premier bondit en avant et lui arrache son arme des mains pendant que le deuxième le dépouille de sa vareuse. Tout cela sous une pluie battante.
— La seule façon de remédier à cela, lui dit Johnson, qui chevauche lentement à travers une poche de brouillard, juché sur sa jument, c’est de tirer à vue sur tous ces chapardeurs. Croyez-moi, monsieur Park : je les connais, ces gens-là.
Tout près, les arbres sont gris de brume ; plus loin, ils semblent reculer dans le ventre même des nuages. Les feuilles dégouttent, d’étranges créatures lancent des appels dans la forêt, des grenouilles se montent dessus et ça les fait chanter.
— C’est l’Afrique, mon frère ! ajoute Johnson, en resservant un vieil aphorisme qui remonte à Éboé et à sa chiromancie sous des cieux fendus d’un pôle à l’autre de l’éther. Dans le secteur, ils connaissent que la raison du plus fort. Si tu mollis, ils t’abattront comme un rien et te foutront à poil jusqu’au trou d’balle.
D’un bout à l’autre de la colonne, l’ordre s’envole :
— On tire à vue !
Le résultat immédiat de cette politique de durcissement ? Martyn et M’Keal s’intronisent chiens de garde à la tête du convoi et, avec enthousiasme, fusillent deux vieilles marchandes d’œufs qui s’avançaient en titubant sur la route, leur fragile fardeau perché sur la tête dans de grands paniers tressés semblables à ceux dont se servent les charmeurs de serpents. Mungo observe le mol enchevêtrement de leurs corps : bras et jambes sortis de leur axe, l’œil et la poitrine joliment troués, où le sang mélangé au blanc et au jaune dégoulinant des œufs cassés a formé en coulant des blessures une sorte de protoplasme sans âge, une gelée biologique originelle qui se serait mise à faire des bulles à la surface d’un marécage antédiluvien.
— Enterrez-les ! ordonne-t-il.
Dix minutes plus tard, tandis qu’il conduit son cheval à travers un dédale d’immenses roches arrondies couchées sur l’herbe comme autant d’éléphants morts, l’explorateur perçoit un soudain remue-ménage à l’avant du convoi. Un des hommes… on dirait qu’il s’agit de Ned Rise… est en train de se battre contre deux Noirs. Mungo lâche les rênes et se rue dans l’étroit passage qui zigzague entre les rocs.
— Au voleur ! Au voleur ! se prend-il à hurler comme s’il se trouvait dans une avenue passante de Londres ou d’Édimbourg.
Nus sous la pluie, les deux Noirs relèvent vivement la tête, évaluent froidement la distance qui les sépare de l’explorateur… et se remettent à leur travail. Les deux mains accrochées au mousquet que Ned tire d’avant et d’arrière comme si c’était une scie passe-partout, le premier décrit des cercles autour du Blanc, cependant que le deuxième fend méthodiquement les ballots assujettis sur l’âne par des courroies de cuir. L’explorateur n’a pas le temps d’arriver sur les lieux que le premier a déjà filé avec le chapeau de Ned, le second disparaissant bientôt dans les buissons avec un sac de cinquante livres de riz. Son mousquet toujours à la main, Ned s’étale dans la boue, victime des efforts qu’il déployait pour s’agripper à son arme, que son adversaire vient de lâcher brusquement.
En jurant, Mungo ajuste le premier.
— Tiens ! Prends ça ! hurle-t-il en appuyant sur la détente.
Rien ne se produit. Le voleur s’immobilise, mains sur les hanches, à moins de cinquante pas de l’explorateur. Et, chose incroyable, le voilà qui se met à onduler de la croupe, le pelvis en avant, dans une attitude de défi obscène et méprisante.
Dégoûté, Mungo jette son mousquet par terre (poudre mouillée, sans doute, et merde !) et empoigne celui de Ned. Mais, agile comme un lapin à l’orée de sa garenne, le voleur a disparu. Mungo une fois de plus est frustré et il est sur le point d’exploser, car trop c’est trop ; le peu de maîtrise qui lui restait est devenu blessure saignante. Mais Ned pousse un cri qui le fait pivoter sur lui-même. Il n’en croit pas ses yeux : un salopard de nègre est en train d’enfourcher le cheval qu’il a laissé dans le défilé, à peine trente secondes plus tôt ! C’est la goutte qui fait déborder le vase. Tremblant d’une juste indignation, il épaule le mousquet, abaisse le canon, et BOUM ! laisse partir le coup. Nuage de fumée, petit cri perçant ; Ned lance d’un ton surexcité :
— Vous l’avez eu !
Eh oui : il est là, étalé par terre comme une perdrix abattue. Mungo lâche son arme et se met à courir : juste le temps de voir le voleur qui, la jambe ouverte, s’arrache du sol mouillé et détale vers les rochers. Dans sa main, il serre un petit objet brillant.
— Tous sur lui ! rugit Mungo que le frisson de la capture a saisi.
Un instant plus tard, il remonte en selle et se rue à la poursuite du blessé, ses lieutenants, Johnson, Martyn et Scott, enfin en alerte sur ses talons. Ils sortent du dédale de roches juste comme le voleur s’efforce de disparaître dans des buissons. En une seconde ils sont sur lui. Mais… où est-il passé ?
— Sors de là, bougre de salaud ! hurle Martyn.
Les chevaux foncent dans le sous-bois, fracassent des baliveaux, tournent et virent dans la plus grande confusion.
— Mais où a-t-il donc filé ? s’écrie Scott dans un quasi-hennissement, l’œil rivé sur le sol ainsi qu’un chasseur de renard.
C’est trop rageant. On s’appelle, les chevaux s’ébrouent et soufflent, des renforts arrivent à toute allure. Mais une fois de plus, comme par magie, le chenapan semble avoir déjoué ses poursuivants. L’explorateur se tourne vers Johnson et hausse les épaules. Johnson ne lui prête pas la moindre attention. Assis sur sa jument, il garde le silence et, du bout de son bâton, montre les frondaisons du baobab sous lequel ils sont arrivés. Au-dessus d’eux, comme un animal pris de vertige, le voleur s’est tapi contre une branche podagre. Il penche la tête et, tout tremblant, laisse échapper l’objet qu’il serrait dans son poing. Un des hommes le ramasse. C’est une boussole montée sur liège, celle-là même dont Ailie a fait cadeau à Mungo juste avant son départ. « Pour t’aider à retrouver le chemin de la maison », lui avait-elle dit.
— Tirez, monsieur Park !
C’est la voix de Johnson. Martyn, dont le cœur s’est mis à battre fort, reprend en chœur :
— Tirez ! Tirez !
Lentement, pouce après pouce, l’explorateur hausse son pistolet, jusqu’à ce qu’il découvre, tout au bout du canon, le pauvre diable tremblant sur son arbre. L’instant lui paraît interminable. D’un côté la proie, de l’autre le prédateur. D’un côté le perdant, de l’autre le gagnant. Petit, l’air affamé, la peau violette de sueur, le voleur le regarde d’un œil désespéré, un œil déjà mort, un œil où la pâleur lactée le dispute à l’éclat vitreux, un œil qui fait songer à celui du veau abattu par le boucher, à celui du chien écrasé sur la route. Sa cuisse n’a pas l’air beaucoup plus grosse que l’avant-bras de Mungo. Sur sa face interne, juste au-dessous de l’aine, la chair est aussi déchiquetée que si on l’avait passée au hachoir. Des poils, des saletés, de la terre se sont collés aux lèvres de sa plaie. Dans les feuilles, la pluie joue un thrène.
— Tirez !
L’explorateur pense à Sir Joseph Banks, à son livre, à Londres, à l’ivresse de la célébrité, à Ailie, aux enfants, au soleil qui brille sur la Yarrow…
« Mais qu’est-ce que je fabrique ? se demande-t-il. Nom de Dieu ! mais qu’est-ce que je suis en train de fabriquer !… »
Et il presse la détente.