SIDI AMBAK HOURBI
Le bord d’un cache-nez de tartan dépassant de sous son haut-de-forme, Mungo rentre de Londres juste avant Noël. Un étranger de petite taille et au teint basané se tient à ses côtés. Si personne ne prête attention à l’explorateur (la familiarité engendre le désintérêt), il en va tout autrement pour l’étranger. Personne ne sait trop que penser de lui dans tout le comté. Ses bottes lui montent jusqu’aux genoux, sa culotte est de laine sous son manteau long, et il porte un foulard-cravate : jusque-là rien que de très ordinaire, c’est vrai. Cela étant, les bonnes gens de Peebles ne peuvent pas ne pas noter certaines bizarreries. Et d’un, il y a quand même sa peau, dont la teinte se situe quelque part entre le brun foncé du fond d’étable et le jaune caséeux du lait de chèvre. Et de deux, il y a son chapeau – lequel chapeau n’a rien d’un chapeau, mais ressemble à une pièce de tissu qu’il se serait enroulée autour de la tête. Sans parler de ses joues striées de marques rituelles, de sa barbe qui lui descend jusqu’à la ceinture et de cet anneau d’or fiché dans sa lèvre de la manière la plus barbare qui soit. Tout bien considéré, l’apparition soudaine de cet étranger dans un village qui n’a pas changé depuis huit cents ans est aussi extraordinaire que la naissance d’un canard à deux têtes ou que la découverte d’une nouvelle comète dans le ciel nocturne.
La trace visible de leur dialogue restant suspendue dans l’air glacial ainsi que panaches de fumée, c’est au crépuscule que Mungo et son compagnon arrivent enfin à Peebles. Les citoyens du village, qui aiment à se coucher tôt, ne font pas d’histoires et d’ailleurs sont à moitié endormis, déjà recroquevillés devant l’âtre lorsque les chevaux passent sous leurs fenêtres en faisant sonner leurs fers. Dans les maisons, on ne songe pour l’heure qu’à l’odeur forte des navets et des pommes de terre, au fumet qui monte du plat de bœuf braisé et de la soupière remplie de potage aux poireaux. Il n’empêche : en un instant, la moitié des endormis se presse contre les vitres ou sort dans la rue avant que l’explorateur ait seulement atteint le petit jardin qui s’étend devant chez lui. On est en bras de chemise, en tablier, en pantoufles, quelques-uns même sont pieds nus, et tout le monde a l’air d’avoir posé les yeux sur quelque prodige, quelque monstre, quelque fantôme ambulant et parlant, qu’on ne saurait ni tout à fait admettre ni tout à fait ignorer.
— Z’avez vu ce que j’ai vu ? demande Angus M’Corkle à sa voisine, Mrs Crimpie.
— Ma foi… répond-elle en secouant lentement la tête comme si elle voulait se déboucher les oreilles, et moi j’vous dis que la Vierge me bénisse si c’est pas un des rois mages venu passer en personne le Saint Jour avec nous.
— Que nenni, que nenni ! C’est clair que c’est un Juif errant… ou alors un Mongol chinois.
— Ali Baba, que j’vous dis, assure Festus Baillie, les mâchoires aussi serrées que celles d’un juge. Ali Baba lui-même !
Sidi Ambak Hourbi n’est ni un Juif ni un Mongol. Il n’a rien non plus d’un monstre, ni d’un prodige, ni d’un héros du folklore arabe. Il est tout simplement Maure : humble, pas prétentieux pour deux sous, un rien onctueux. Il est né à Mogador, connaît beaucoup de monde et a reçu une solide éducation. Il est venu à Londres en qualité d’interprète d’Elphi Bey, ambassadeur d’Égypte. Mais ce dernier a soudainement expiré en s’étouffant sur un morceau de mouton qui, coincé en travers de sa gorge, l’a d’abord rendu tout violet d’embarras. Sidi Hourbi s’est alors retrouvé sans emploi. Il faudrait en effet des mois et des mois pour qu’enfin au courant de la mort de son représentant, Le Caire envoie un remplaçant dans la capitale anglaise. Sidi Hourbi a commencé à se faire du souci. C’est à ce moment-là que Sir Joseph Banks est entré dans la danse : Mr Hourbi serait-il assez aimable pour passer au 32 de Soho Square ? Sir Joseph aurait une proposition à lui faire.
Dans la bibliothèque de Sir Joseph Banks où on l’a introduit, Sidi Ambak Hourbi se trouve en présence de deux Anglais : le premier, âgé, plutôt carré, arbore une mâchoire inférieure de bouledogue. Jeune et musclé, le deuxième a les cheveux blonds. Le monsieur âgé, un homme racé qui en impose autant qu’un paquebot de ligne, n’est autre que Sir Joseph Banks. Il a tendu la main pour accueillir son visiteur, lui offre un siège et un verre de bordeaux rouge (qu’en bon musulman qu’il est, Sidi Hourbi se voit contraint de refuser poliment). Après quoi, il se tourne vers son compagnon et fait les présentations : Mr Mungo Park…
À peine a-t-il entendu le nom de l’explorateur, le nouveau venu rougit jusqu’à l’anneau qui lui pend à la lèvre et, après s’être redressé gauchement, se prosterne à ses pieds.
— Oh ! monsieur Park, Sir, dit-il, comme j’admire vos œuvres !
Il a la voix aiguë et nasillarde d’un muezzin appelant à la prière.
— … Et comme j’applaudis les efforts que vous déployez pour ouvrir notre pauvre pays, si arriéré, aux influences civilisatrices de l’Angleterre. Si fait, si fait !
Il en est là de ses phrases lorsque Mungo Park et Sir Joseph Banks se lèvent, le suppliant de se remettre debout et de se reprendre. Malheureusement, Sidi Hourbi ne semble pas être arrivé au bout de ce qu’il voulait dire. Le nez enfoui dans le tapis, il garde encore la posture pendant une bonne minute avant de reprendre d’un ton hésitant.
— Mais oh ! monsieur Park, Sir, marmonne-t-il, c’est vraiment du fond du cœur que je déplore la manière honteuse dont mes coreligionnaires de Ludamar vous ont traité, ces regrettables chiens…
Apparemment satisfait de son petit compliment, le Maure rampe à quatre pattes jusqu’à son fauteuil, où il se perche, juste au bord, pour écouter, sans le regarder, Sir Joseph Banks lui dévoiler les grandes lignes de sa proposition.
C’est la deuxième fois, explique ce dernier, qu’en deux mois de temps Mr Park descend à Londres pour essayer de mettre sur pied une expédition dans le bassin du Niger. N’eût été un contretemps imprévu, elle aurait dû partir il y a six semaines de cela. Mais le gouvernement de Mr Addington est tombé et l’ancien secrétaire aux Colonies, Lord Hobart, a été remplacé par Lord Camden. Qui vient juste de lui annoncer que le nouveau gouvernement ne sera certainement pas en mesure d’autoriser le départ de l’expédition avant le mois de septembre de l’année prochaine.
Pendant que Sir Joseph Banks récite ces litanies, Mungo sirote son bordeaux d’un air morose. Il est déçu, découragé, dégoûté. À l’automne, en conclusion à cet après-midi idyllique sur les bords de la Yarrow, il avait passé deux jours et deux nuits d’enfer à essayer de rassurer Ailie : il n’avait aucune intention de la quitter, que non pas ! Elle s’était accrochée à lui et avait hurlé comme une folle, menacé de se noyer, de mettre le feu à la maison, d’étrangler les enfants pendant leur sommeil. Il n’allait tout de même pas l’abandonner une deuxième fois… elle ne le tolérerait pas. Elle l’empoisonnerait s’il le fallait. Soumis à pareilles pressions, il avait fini par capituler. « Bon, bon, avait-il conclu, je descends à Londres dire à Hobart qu’il cherche quelqu’un d’autre. » Elle lui avait baisé les mains. Ils avaient fait l’amour comme des jeunes mariés.
Il mentait ; pour gagner du temps. Une fois à Londres, il avait dit à Hobart : « Je suis votre homme. Donnez-moi les vivres et les hommes dont j’ai besoin et je vous dresse la carte du Niger de la source à l’embouchure. » Hobart lui avait demandé deux mois de délai pour prendre ses dispositions et l’explorateur était retourné à Peebles. Tendu, impatient, aussi rongé par la culpabilité qu’un enfant de chœur aux doigts encore collants de sucreries. « Tu le lui as dit ? » avait-elle voulu savoir.
Mungo avait détourné les yeux. « Oui, mais… mais il m’a demandé d’être le conseiller technique d’une nouvelle expédition que doit diriger un certain… un jeune Gallois que Sir Joseph est allé pêcher Dieu sait où, et… »
Cela se passait en octobre. En décembre, Hobart l’avait de nouveau convoqué et l’explorateur avait repris la première malle pour Londres. Il s’était présenté au ministère des Colonies et, prêt à partir dans l’instant, avait aussitôt rédigé mentalement le brouillon d’une petite lettre à Ailie :
Ma chère Ailie,
Je t’aime et te chéris, j’adore les enfants, mais les devoirs que j’ai envers mon pays et envers mon Dieu doivent passer avant ceux, tout sacrés qu’ils sont, qui m’obligent par-devant ma famille. L’Afrique, la plus grande aventure que l’homme ait jamais tentée, oui, l’Afrique m’attend, et je suis le seul à pouvoir…
La mine de Hobart l’avait arrêté net.
— J’ai bien peur d’avoir de mauvaises nouvelles à vous annoncer, monsieur Park, lui avait dit le secrétaire d’État.
— Plaît-il ?
— C’est fini.
Mungo l’avait regardé d’un air hébété.
— Fini ?
— Addington vient de démissionner.
Et voilà pourquoi il est là, aujourd’hui, assis dans le bureau de Sir Joseph, à regarder tristement par la fenêtre alors qu’il devrait faire route vers Gorée. Neuf mois de plus. On dirait bien qu’il est à jamais condamné à gaspiller ses talents à Peebles en jouant les coupeurs de jambes écrasés de travail et sous-payés. Lord Hobart, Lord Camden, Addington, Pitt… ça change quoi ? Il n’a droit qu’à leurs excuses.
— Ainsi donc, explique Sir Joseph, je suis prêt à vous offrir trente livres sterling si vous acceptez de partir à Peebles avec Mr Park afin de lui apprendre l’arabe en vue de l’expédition que nous projetons.
Le Maure regarde autour de lui comme s’il venait de recevoir une gifle en pleine figure.
— Terente livres sterlines ? répète-t-il d’un ton incrédule, vous donnez pour moi ?
Sir Joseph ayant acquiescé d’un hochement de tête, Sidi Hourbi se jette à plat ventre sur le tapis.
— Ya galbi galbi ! chantonne-t-il, an’am Allah ’alaik 1 !
Ailie se trouve à la cuisine où elle s’affaire à préparer une tourte au crabe et à faire bouillir le museau, les oreilles, les joues, la cervelle et les pieds d’un cochon fraîchement égorgé, lorsqu’un bruit provenant de derrière la maison l’arrête soudain. Cela fait maintenant une ou deux minutes que dure cette sorte de martèlement sourd, mais son travail l’absorbait tellement qu’elle n’y a d’abord pas prêté attention. Voilà que ça recommence. Amorti, vaguement mouillé, le bruit évoque quelqu’un qui fendrait du bois dans le lointain… ou qui pousserait un cheval autour de la maison. Enfin elle comprend : Mungo ! En un instant, elle se retrouve à la porte. Son tablier est blanc de farine, les derniers rayons du soleil dorent l’écurie… son mari, la crinière des chevaux, le maigre étranger qui la regarde de ses yeux luisants et pailletés de rouge… Au fait, qui est-ce ? Elle se le demande, et déjà un vague malaise commence à lui nouer l’estomac, mais la voilà qui se niche dans les bras de Mungo et plus rien ne compte.
Une fois dans la maison, Mungo et son invité s’installent au coin de la cheminée et s’y réchauffent les mains pendant qu’Ailie met de l’eau à bouillir et s’en retourne à sa tourte. Mungo lui a brièvement présenté le petit homme tandis qu’ils se trouvaient encore devant l’écurie : Mr Gourbi quelque chose – elle n’a pas réussi à saisir tout son nom. Maintenant il bombarde sa femme de banalités : comment vont les enfants, le temps qu’il a fait, si elle a assez de bois coupé, si ce truc qu’elle a attrapé, c’est un rhume… Il s’étend en retour sur la santé de Sir Joseph, sur les rigueurs du voyage, sur le nouveau gouvernement, sur Dickson, Effie et Edwards, mais il n’a toujours rien dit de ce Sidi Gourbi quelque chose. Elle a dans l’idée qu’il est africain – à en juger d’après le chiffon dont il s’est entouré la tête et les grosses estafilades qu’il a aux joues et au front… Un Maure ? Un Mandingue ? Mais pourquoi donc faudrait-il que Mungo en ramène un dans la région ?… À moins que…
— Alors, comme ça, dit-elle en pétrissant la pâte comme si elle se vengeait de quelque chose, vous êtes venu faire un tour à Peebles… Monsieur Sidi Gourbi 2.
Le Maure lève les yeux sur elle comme s’il était surpris d’entendre son nom prononcé d’une voix si forte par une personne pareille et en un tel lieu. Il s’est pelotonné si près du feu qu’elle a peur qu’il ne s’embrase d’un coup.
— Oh ! gente Dame, oui, oui, je suis venu faire un tour à Peebles.
Ailie croit retrouver le regard de Douce Davie lorsqu’on lui pose un bout de jambon sur le rebord du buffet.
Mungo pousse un soupir, se relève et s’éloigne de l’âtre.
— Bon Dieu, dit-il, ce que ça sent bon ! Qu’est-ce que tu es en train de nous mijoter ?… Du pâté de hure ?
— C’est pour Noël.
— Quoi ? Pas d’oie ?
Elle a nettement l’impression qu’il essaie de l’embarquer sur une fausse piste, elle imagine qu’il lui cache quelque chose à propos de la présence de ce Mr Gourbi.
— De l’oie ? Si, si, rétorque-t-elle d’un ton impatient. Il y aura aussi de l’oie. Mais dites-moi, reprend-elle en se tournant vers le Maure, pendant ces vacances-ci, monsieur Gourbi, vous serez donc de nos landes ?
Le Maure semble avoir tout à coup perdu pied :
— De Hollande ?
À mi-voix, en parlant aussi vite qu’une décharge de mousquet, Mungo lui glisse quelque chose dans une langue étrangère. En arabe ?
Sidi Hourbi se met à sourire :
— Non, pas Hollandais… je suis Maure, très gente Dame !
Voilà qui ne mène à rien. Elle se tourne vers son mari en s’essuyant les mains à son tablier.
— Bon, alors, reste avec nous ?
Mais avant que Mungo ne puisse lui répondre, le Maure se redresse d’un bond, comme s’il avait prévu son coup depuis longtemps.
— Oh oui, aimable Dame, maîtresse Park, gémit-il en se jetant aux pieds d’Ailie. Avec permission, je reste ici pendant deux ou terois mois.
Ailie recule brusquement comme si elle venait de s’ébouillanter.
— Deux ou trois… ?
— Ailie !… lance Mungo à voix basse, d’un ton désapprobateur.
— Bonne Dame, ma bonne Dame, psalmodie Sidi Hourbi en la poursuivant à quatre pattes et en faisant mine de vouloir lui embrasser l’ourlet de la robe.
Soudain, il relève les yeux vers elle et aboie :
— Précepteur ! Précepteur !
Il est aussi excité qu’un lexicographe qui vient enfin de trouver le mot qu’il cherchait depuis un mois.
— Il est là pour m’aider à apprendre l’arabe, ma chérie.
— L’arabe ? Pour quoi faire ?
Mais elle connaît déjà la réponse et devient livide. La mâchoire raide, elle lui demande :
— Tu ne vas pas… ?
Mungo a tout du prisonnier enchaîné à son ponton.
— C’est-à-dire que voilà… j’avais envie de t’en parler… enfin, de ce que Sir Joseph… commence-t-il lorsqu’il est sauvé par le gong.
À cet instant en effet, suivi de près par Thomas, Mungo Junior passe le nez à la porte de la cuisine. Un bref moment d’hésitation… puis les deux frères se ruent dans la pièce et enlacent les jambes de leur père. Aigus et enfantins, leurs cris soulevés par une joie radieuse, dévorante, font vibrer les fenêtres.