MO O MO INTA ALLO
Pendant cette semaine passée dans les faubourgs de Kabba, la pintade de Johnson subit un changement radical : là où jadis tout n’était que chairs et bouts de plumes en putréfaction, l’os est aujourd’hui aussi nu, blanchi et desséché que le bréchet d’oie que l’on accroche au-dessus de la cheminée. Quoique encore un peu rose et suintant aux jointures, le volatile s’est, pour l’essentiel, transformé en un squelette croûteux et rigide. Relativement inoffensif, il n’intéresse plus guère que les mouches les moins éclairées.
— M’a l’air en bonne voie, dit Mungo.
Johnson baisse les yeux, passe les doigts sur les os cassants de l’animal et en examine les ligaments.
— Encore un peu humide aux coutures, dit-il, mais vous êtes dans le vrai : il n’est pas impossible que j’aie raison de l’animal.
Il est aussi radieux qu’un gamin tenant une sucette.
— Encore trois ou quatre jours. Pas besoin de plus.
Après des heures et des heures de discussion, ils sont tombés d’accord pour reconnaître qu’il ne leur reste plus qu’une solution : faire demi-tour, suivre le cours du Niger dans la direction du sud-ouest et bifurquer vers le nord pour rejoindre Dindoukou en traversant le désert de Jallonka. Aïcha offre à l’explorateur une toge taillée dans un tissu grossier (d’un beau jaune banane et comme éclaboussée de taches rouges et orange hélianthine), une paire de sandales et un sac de cacahuètes pour la route. Son père, qui ne l’a pas lâché depuis qu’il a franchi le seuil de sa case, lui offre une canne dont les motifs compliqués représentent les mues qui affectent tout individu après sa mort. Lorsque Mungo demande à ses hôtes comment il pourra les remercier de leur gentillesse, le vieillard le supplie de lui faire cadeau d’une boucle de cheveux : ce sera un fétiche. Aïcha se détourne en tripotant ses anneaux, puis, l’œil sombre et les lèvres tremblantes, le regarde longuement.
Cette fois-ci, Johnson n’a pas besoin de lui donner un coup de coude dans les côtes.
Le jour du départ, Johnson emprunte une feuille de papier à l’explorateur, y écrit à toute allure quelques vers de Herrick et de Donne et en fait cadeau à la famille d’Aïcha en guise de saphies. La moitié droite du crâne rasée jusqu’à la peau, Mungo contemple la scène d’un air incrédule.
— Quoi ? « Les habits de Julia » ? Tu ne vas quand même pas me dire qu’il suffit de leur griffonner deux ou trois vers qui n’ont ni queue ni tête pour se faire loger et nourrir pendant une semaine entière !… Tu t’imagines qu’ils vont s’en contenter ?
— Ne jamais sous-estimer la force du mot écrit, monsieur Park.
Pour le petit déjeuner d’adieux, Aïcha a préparé un plat d’œufs frais, de millet et de yaourt, le tout additionné de tamarins pour l’acidité et de graines de bambou pour faire du volume. Assise à côté de l’explorateur, elle lui tient la main et pendant qu’il mange lui caresse ce qu’il lui reste de cheveux. Installé presque aussi près de lui qu’elle, le vieillard le dévisage comme s’il avait devant lui les sept merveilles du monde rassemblées, plus, bien sûr, le petit-fils du Grand Démiurge en personne. D’une voix qui crépite comme des cosses de pois vieilles d’un an, il poursuit sa quête eschatologique : où se termine notre monde et où commence l’au-delà ? Pourquoi faut-il que nous mourions ? Une fois séparée du corps, l’âme est-elle toujours aussi affamée d’amour physique ? Entre deux bouchées de nourriture, l’explorateur lui répond avec autant de patience et d’imagination qu’il le peut. Puis, le repas enfin terminé, il se lève pour partir.
C’est alors qu’au moment même où les voyageurs rassemblent leurs affaires, une des sœurs d’Aïcha fait entrer une aveugle dans la case. La femme est tellement ratatinée et dévastée par l’âge qu’à côté d’elle le père d’Aïcha a l’air de sortir du ventre maternel. Originaire de Djenné, elle a nom Djanna-géo. Elle est venue consulter l’explorateur sur le Toubabou dou 1 et l’Au-delà ; en retour, elle lui parlera de la géographie et des coutumes des régions orientales du bassin du Niger. Il faut dire que l’explorateur a offert, à quiconque lui fournirait des renseignements sur le cours du bas Niger et sur les indigènes qui peuplent ses rives, quelques précieuses touffes de ses cheveux : et les preneurs se sont présentés en foule ! Quelqu’un lui a ainsi déclaré que le fleuve coulait jusqu’au bout du monde. Un autre lui a raconté qu’il finissait par disparaître dans un gigantesque tourbillon qui, d’une violence inouïe, jetait tout le monde entre les mâchoires d’un monstre marin dénommé Karib-dich. Un autre encore lui a affirmé qu’il encerclait entièrement les montagnes de la lune et avait des affluents jusque dans le royaume de Kong, ce dernier territoire étant inaccessible à cause des cannibales et des simiens géants qui vagabondent parmi ses collines accrochées aux nuages.
D’autres enfin et parmi eux surtout, deux frères négociants en sel, lui ont donné des informations apparemment plus dignes de foi. Au-delà de Sansanding, lui ont-ils dit, se trouve une ville qui a nom Silla. Sise à douze jours de marche de Tombouctou, elle était autrefois peuplée de Mandingues mais a été conquise par les Maures qui s’y sont installés pour se lancer dans les affaires. Au nord de Silla s’étend le royaume de Massina qu’habitent des bergers Peuhls. En aval du fleuve, soit vers le nord-est, un lac marécageux, le Débo, ou « Eau Ténébreuse » : il est tellement immense qu’à le traverser on ne voit plus la terre pendant une journée entière. Plus loin encore, sur sa rive septentrionale, Tombouctou : habitée par des nobles qui vivent dans des palais et chient de l’or. Sectateur zélé de Mahomet, le roi de Tombouctou s’appelle Abou Abrahima. La première fois qu’ils se sont rendus dans cette ville, les deux frères y sont descendus dans un genre d’auberge publique. Le patron de l’endroit les a accompagnés jusqu’à leur case et leur a tendu une longue corde. « Si vous êtes musulmans, leur a-t-il dit, asseyez-vous et mettez-vous à votre aise… mais si vous êtes cafres, alors vous êtes mes esclaves et je m’en vais vous conduire au marché comme deux génisses, au bout de cette corde. » Les deux frères ont aussitôt entonné La illah al-Allah, Mohammad rassoul Allahi.
Dans tout cela pourtant, personne n’a été capable de lui donner des détails concrets sur le cours du Niger – ou de la « Djoliba » ainsi qu’on l’appelle ici – après Tombouctou. Sa dernière chance d’en savoir plus long ? Le seul espoir qui lui reste vacille devant lui en la personne de cette vieille femme, non seulement difforme et aveugle, mais vraisemblablement toquée. Il demeure immobile et, la plume en l’air, attend qu’elle veuille bien commencer à parler. Elle a toutes les peines du monde, avec ses jambes maigres comme des baguettes et son flanc droit atrophié par quelque maladie sans nom, à prendre place sur la natte. Aïcha lui apporte un bol de bière de soulou, qu’elle expédie comme un mineur de fond qui viendrait de finir ses huit heures. Elle fait claquer ses lèvres, jette un regard vide autour de la pièce et annonce qu’il va lui falloir aller se soulager.
Une fois revenue dans la case en titubant – elle s’est accrochée à la robe de la sœur d’Aïcha avec tout le désespoir d’une enfant abandonnée au bord d’un précipice –, elle exige une deuxième bière d’une voix de stentor, puis hurle qu’elle compte renifler l’homme blanc et lui tâter les cheveux avant de conclure affaire et de lui révéler ses secrets. L’explorateur s’accroupit à côté d’elle : alors les doigts froids et secs de la vieille s’affairent dans sa tignasse, tandis que ses narines laborieuses lui hument le côté du visage. Au bout de trois ou quatre minutes de reniflements et de palpations diverses, la femme se déclare enfin satisfaite.
— Toubabou ! lance-t-elle dans une sorte de petit rire étouffé.
Elle parle pendant une heure, d’une voix aussi claire et sonore que celle d’un bonimenteur. Née à Djenné, elle a été enlevée par des marchands d’esclaves qui l’ont vendue à un négociant originaire du royaume haoussa, plus loin que Tombouctou, oui, bien plus loin… au-delà de Kabara, d’Ansongo et d’une douzaine d’autres lieux dont ni Aïcha ni son père n’ont jamais entendu parler. Au bout de huit ans de sérail, elle parvient à s’évader avec un certain Ibo Mmo, Mandingue de Kaarta. Quinze jours plus tard, celui-ci se fait tuer et découper en rondelles par une bande de maddummulo ou mangeurs d’hommes. Elle s’est, elle, coulée dans le lit d’une rivière peu profonde, parvenant à respirer sous l’eau à l’aide d’un tuyau en jonc. Il lui faudra six ans pour retrouver Djenné, six ans pendant lesquels elle ne pourra obtenir le manger et le dormir qu’en monnayant son corps.
De temps à autre, elle interrompt le cours de son récit pour lâcher deux ou trois éructations bien tonnantes et hurler qu’on lui apporte encore de la bière. À un moment donné, elle lève son visage mort et craquelé vers l’explorateur et baisse la voix jusqu’à en siffler.
— Sur le fleuve, il y a un endroit qui s’appelle Boussa, dit-elle et, comme si elle voulait en reconstruire la configuration dans les airs, elle laisse lentement glisser son index devant son visage. Les rochers y sont déchiquetés et l’eau toute blanche. C’est là que le fleuve se sépare en mille langues de serpent. C’est un endroit très dangereux. Il faudra y prendre garde.
Sur quoi elle se redresse et exige la mèche promise.
L’explorateur, qui a réussi à suivre l’essentiel de ses propos, en tremble de joie. C’est à peine s’il arrive à tenir sa plume tant il a la tête pleine du cours du Niger et de tous ces noms de lieux si lointains : Kabara, Yaour, Boussa. Enfin, c’est la voix même de l’expérience qui a parlé. Avec le couteau en os qu’Aïcha lui a donné en guise de cadeau d’adieu, il se coupe gauchement une boucle de cheveux et la fourre dans la main de la vieille. Une dernière question lui brûle les lèvres.
— Et après… au-delà de Haoussa et de Boussa… où s’en va-t-elle, la Djoliba ?
Le vieux crâne glabre se tourne vers lui en grinçant. Il est raide, il pivote avec lenteur jusqu’à ce que le regard embrumé rencontre celui de l’explorateur. Il sent l’haleine de l’aveugle sur son visage.
— Mo o mo inta allo, lui répond-elle dans un souffle.
— Qu’est-ce que tu dis ?
On croirait presque que la voix de l’explorateur lui a bondi à la figure.
— Je ne comprends pas, reprend-il.
Elle le regarde en souriant, elle garde le silence, elle joue au matou qui a avalé le canari et se rote tout doucement à elle-même. L’explorateur se tourne vers Johnson.
— Qu’est-ce qu’elle a dit ?
— Elle a dit mo o mo inta allo… personne ne le sait.
1. Le territoire des hon-ki – des hommes blancs (N.d.A.).