HORREUR ET DAMNATION

Sir Joseph Banks laisse échapper le journal de l’après-midi en poussant un cri et, se redressant d’un bond, renverse une carafe de xérès et un pot humidificateur rempli de tabac de Virginie.

— Dorothea ! beugle-t-il, et se rue à travers la bibliothèque aux dépens d’un porte-parapluies en forme de pied d’éléphant, de son plateau à thé et d’un secrétaire laqué à demi enfoui sous un monceau de papier à lettres, d’enveloppes et de pains à cacheter.

Fanny, qui s’est mise à passer le plumeau dans le couloir, se fait presque renverser lorsque son maître, qui sort de la bibliothèque comme un ouragan en continuant de brailler son cri de guerre – « Dorothea ! Dorothea ! » –, se précipite, véritable cerf blessé, dans l’escalier. Interloquée, elle tourne la tête pour le regarder grimper les marches et disparaître au tournant. Il martèle le sol de ses pas, pousse un autre hurlement, et finit par donner deux ou trois petits coups de patte à la porte de Lady B.

Fanny, justement : le maître l’a encore une fois surprise en train de rêvasser et de regarder dans le vide en époussetant machinalement un buste de Lycurgue. Elle est comme ça depuis le matin. Pour Bount, c’est à cause de l’excitation de la nuit précédente (« avec ce vol et tout ça… »). Cook, en catimini, lui a demandé si la nouvelle lune n’allait pas lui rendre ses menstrues particulièrement difficiles à supporter. Ah ! la belle simplicité de ces gens-là ! Fanny sourit, tout entière à ses doux projets, enivrée de ce qui l’attend le soir même… ah ! s’enfuir avec Ned ! La Hollande ! C’est à peine si elle arrive à y croire. Elle s’achètera un col en dentelle des Pays-Bas, une cornette avec des ailes sur le côté, une paire de sabots en bois. Les amoureux s’installeront dans un moulin à vent… ou alors sur une péniche… ah ! Et ce sera elle, la maîtresse de maison, et elle aura une domestique qui lui apportera son thé et des fleurs fraîchement coupées… et non, plus jamais elle ne fera la révérence à Lady B., plus jamais non plus elle ne ramassera des crottes de roquet dans l’entrée !

Là-haut, la voix de sa maîtresse se fait entendre :

— Jos… mais qu’y a-t-il ?

— C’est Graeme ! Graeme Twit. Ils l’ont tué !

— Ils l’ont tué ? Mais de quoi parles-tu ?

Sir Joseph a la voix étranglée par l’émotion.

— Une horreur, je te dis. C’est une horreur… oui ! Horreur et damnation ! Nom de Dieu…

L’air absent, Fanny a déjà perdu tout intérêt pour le tumulte qui secoue le premier étage : Twit ? Mais où a-t-elle entendu ce nom-là ? Elle fait demi-tour, ouvre la porte de la bibliothèque et en découvre le chaos. Tout en marmonnant pour elle-même, elle redresse le secrétaire laqué et s’accroupit pour ramasser les morceaux de porcelaine cassée qui jonchent le tapis. Le journal et le pot humidificateur sont eux aussi par terre au pied du fauteuil de Sir Jos.

— … Non, Dorothea, inutile d’essayer de me calmer ! tonne Sir Joseph à l’étage. Je n’ai aucune envie de me calmer !

Fanny ramasse dans le creux de sa main les brins de tabac épars et les remet dans le pot. Après quoi elle prend le journal tombé, en lisse les feuillets, le replie et s’apprête à le replacer sur le bras du fauteuil lorsque le gros titre l’arrête net :

LORD TWIT ASSASSINÉ À SOUTHWARK

Comme poussée par une force étrange, elle parcourt l’article en trébuchant sur les mots, suspect emprisonné, reconstitue ce que fut cette sombre nuit dans un quartier pauvre de Londres et découvre les sinistres motifs qui ont poussé le criminel à commettre en pleine connaissance de cause… avec préméditation… un acte d’une sauvagerie que rien ne justifie. Et enfin elle arrive à ces mots qui lui glacent le cœur : … Ned Rise, Ned Rise, l’assassin.

Là-haut, d’une voix aussi vengeresse et triomphante qu’un cor remontant la gamme pour conclure un allegro furioso sur une explosion de puissance et de vitupérations, Sir Joseph Banks hurle :

— Je verrai à ce qu’on l’écorche vivant, ce gredin ! À ce qu’on l’enchaîne bien serré afin que le dernier des chiens puisse le couvrir de pissat ! Nom de Dieu, je le jure !