LE CHANT DE LA PLANTATION

En cette soirée subsaharienne noyée de lumières pâles et d’ombres qui s’amenuisent, Mungo Park se retrouve à l’air libre, pour la première fois depuis presque trois mois ; on l’a fait sortir de la tente, et il peut de nouveau chevaucher sa monture. Plus cachectique que jamais, celle-ci ressemble à ces carcasses de bourrins étripés que les druides d’antan empalaient et exposaient pour faire joli. Mungo s’est nettoyé, pommadé la barbe, les boucles et la peau du dos, et il a échangé ses haillons contre une superbe djoubba blanche. Sur la tête il arbore un haut-de-forme cabossé ; sur les épaules, la veste en velours bleu qu’il avait revêtue pour prononcer son discours devant l’Association Africaine, à La Taverne de Saint-Alban, dans Pall Mall. Ali et Dassoud l’encadrent sur leurs destriers. La monture d’Ali est blanche, celle de Dassoud si parfaitement noire qu’elle semble faire un trou dans l’horizon, illusion renforcée par la volonté de Dassoud, qui a pris soin de noircir les sabots, l’anus et les dents de son cheval. Monté sur un âne d’Abyssinie, Johnson ferme la marche.

Ils se rendent à l’autre bout du campement, où se dresse la tente de Fatima. Six à sept cents mètres les en séparent encore. Ali et Dassoud gardent le silence tandis que, sotto voce, Mungo se répète quelques phrases de sa grammaire arabe : « Je suis honoré de pouvoir baigner dans ta présence… » « Permets que je fasse allégeance à la plante de tes pieds… » « Fait chaud, n’est-ce pas ? » Ils sont arrivés au cœur du campement lorsque des chiens sortent des tentes pour aboyer aux étriers du chrétien. Des enfants se rassemblent et bombardent l’explorateur de boulettes de crottin de chameau, des adultes le regardent en clignant de l’œil et se mettent à insulter sa race, ses croyances et sa couleur.

— Ta mère, je lui pisse dans le trou ! hurle quelqu’un.

Ali lève la main, tous se taisent. Les enfants vont retrouver leurs mères en courant, les chiens disparaissent.

— Merci, dit Mungo.

Ali reste impassible. Son geste ? Rien à voir avec la pitié ou quelque autre sentiment de ce genre. Il ne veut tout simplement pas que son épouse examine un chrétien qui, tout lavé qu’il serait, aurait sa djoubba maculée de merde. Inutile de chercher plus loin.

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La tente de Fatima est deux ou trois fois plus grande que les autres et se remarque à de larges bandes de couleur : grises, beiges, indigo. Mungo reconnaît l’énorme Nubien posté à l’entrée. Il monte la garde en faisant rouler les grosses bosses noires qu’il arbore entre le coude et l’épaule. À droite, une femme accroupie dans la poussière. Elle s’affaire à traire quatre ou cinq chèvres. L’explorateur observe la pâleur de ses talons, contemple les obus jaunes qu’évoquent les pis de ses bêtes. Une mouche atterrit sur le nez de l’explorateur. Le soleil effleure l’horizon.

— Pied à terre ! crie Ali.

Dassoud et lui sautent à bas de leurs destriers comme des acrobates russes.

Toujours sur son âne qui va l’amble, Johnson transmet l’ordre à son employeur pendant que le Nubien s’avance pour emmener les chevaux.

Il faut dire que notre héros à cette heure, quand il se met à réfléchir, est dans un état qui n’a rien à envier à celui de Sisyphe au plus bas de sa forme. Il est tendu, mal à l’aise. Il tremble, tant l’appréhension et le doute le rongent. Le succès de sa mission, que dis-je, sa vie pourrait bien dépendre de l’impression que laissera sa rencontre avec la reine. Il a l’estomac qui sombre ; lui reviennent ces sensations de nausée et de volées de coups qui lui brisent les reins, comme autrefois à la veille des compositions de fin d’année. Les chocottes, on appelait ça. Le trac. Les jetons. La Trouille.

C’est donc un homme en nage, un coureur de marathon pour ainsi dire, qui s’enlève de sa selle, qui se prend le pied gauche dans l’étrier et qui s’écrase à terre au milieu d’un nuage de poussière et de poils de chèvre. Il reste étendu sur le sol un instant, il se dit : « Bon sang de bon Dieu qui êtes au ciel ! Mais qu’est-ce que je fous ? » – pendant que Dassoud et Ali se regardent et que Johnson vole à sa rescousse : il calme son cheval, commence par desserrer l’étrier, et s’aperçoit en fin de compte que pour le libérer, il n’a plus qu’à lui ôter sa botte. On n’en est pas plus avancé pour autant. Il semblerait en effet qu’en cet endroit même, le sol soit une Mecque pour tous les constipés du Sahel, ou ce qu’on fait de mieux comme lieu d’aisances pour tout ce que Mère Nature a pu enfanter qui porte fourrure, plumes ou écailles. Ici la crotte de bique voisine avec les laissées de l’hyène. Le crottin de chameau en barres, la merde de chien, la bouse de vache et la fiente de mouton s’enroulent autour de l’excrément visqueux de la vipère et du scinque. On y trouve même une ou deux fumées de bouquetin à la dérive. Mungo s’extrait du bourbier, brosse sa robe, essuie son chapeau.

— Je suis vraiment désolé, dit-il.

Ali hausse les épaules. Après quoi, il lui fait signe de le suivre, disparaît entre les auvents de la tente toute proche, doux prometteurs de mystères où il s’enfonce. Puant comme tout un zoo, en guise de dos un collage abstrait de taches mauves, terre de Sienne et poil-de-loup, le représentant de Sa Majesté George III emboîte le pas à l’émir de Ludamar et pénètre dans le sanctuaire de la reine.

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Il y fait sombre, deux lampes à huile en tout et pour tout vacillent dans l’ombre, éclairant capricieusement des tapisseries, des nattes, des vases, un perchoir sur lequel deux oiseaux de proie, des sacres, sont en train d’évider calmement une gerboise. L’explorateur lève les yeux au moment même où, ayant enfin déniché un long ruban d’intestin, l’un d’eux se met à tirer dessus comme un rouge-gorge sur un ver.

— Salaam aleikoum, lance Ali.

Elle est là, assise sur un coussin de la taille d’un lit à deux places.

L’explorateur en reste hébété. Il s’attendait certes à voir quelqu’un de gros, mais là… non, c’est impossible ! Gargantuesque, la dame ! Éléphantesque ! Son grand turban et sa djoubba luisante font songer à deux chapiteaux de cirque, son ombre bondit et croît dans la lumière incertaine jusqu’à engloutir toute la pièce. Ses domestiques – deux jeunes filles en pantalons bouffants et une vieille femme à la tête chenue – sont assises à ses pieds ainsi que des olives flanquant un melon dans une nature morte hyperstylisée.

Mungo n’arrive pas à distinguer son visage, car elle le cache derrière un yashmak, ce double voile en poil de cheval que les femmes musulmanes portent en public ; mais il est vite frappé par le spectacle de ses extrémités. Petites et délicates, elles semblent flotter au bout de ses membres gonflés, comme des canards sur un étang. Il en est fasciné. Pas une phalange qui ne s’orne d’une bague. Pour une raison qu’il ignore, est-ce pour attirer l’attention sur leurs charmes ? Elle s’est en plus passé les pieds et les mains à la poudre de safran. L’effet est surprenant. Elle tourne enfin la tête vers lui, manque s’étouffer et pousse un léger gloussement. Ali se précipite vers elle et lui débite des choses en arabe. Elle lui répond, et sa voix est aussi douce et sensuelle qu’une averse de soleil.

Mungo donne un coup de coude à son interprète.

— Elle dit qu’elle a peur, murmure Johnson.

— Peur ? C’est quand même mes abattis à moi qui sont en jeu, non ?

— Vous êtes chrétien. Pour elle, ça ou cannibale, ou loup-garou, ou… enfin quoi, vous voyez…

— Et toi ?

— Cessez de me regarder, mon frère… Moi, je suis animiste. Chuuut… et maintenant elle parle de votre odeur… elle en fait tout un plat… « Ils sentent tous comme ça ?… »

Soudain Ali aboie un ordre.

— Il veut qu’on se mette à genoux, dit Johnson en se laissant glisser vers le sol et en s’enfouissant la tête dans le sable.

L’explorateur en fait autant. Ils sont dans cette posture depuis un bon moment (« Je commence à me prendre pour une autruche », note Johnson d’un ton badin) lorsqu’une voix nasillarde et haut perchée se met à jodler les prières du soir. C’est le muezzin. Il s’est installé quelque part au-dehors. Ali et Dassoud se prosternent à leur tour, et Fatima descend de son trône tel un nuage d’orage dévalant le flanc d’une montagne. Au moment où elle va toucher le sol de son front, l’explorateur s’aperçoit que ses yeux d’un noir profond se sont fixés sur lui.

La prière une fois terminée, la reine regagne lourdement son coussin, y prend place, bien droite, et doucement, tout doucement, congédie Dassoud et son mari. Elle se tourne ensuite vers Mungo et son interprète et leur demande de s’asseoir. Derrière eux, le Nubien fait un pas en avant, cimeterre à la main. Pendant un long moment il n’y a pas un bruit dans la tente, Fatima et ses domestiques se contentant de se régaler du spectacle de cette blonde apparition en veste de velours bleu. Pour finir, la reine lui adresse la parole. Une seule phrase. Prononcée d’une voix à l’intonation ascendante, comme si elle chevauchait le sommet d’une question.

Mungo regarde Johnson.

— Elle veut que vous vous leviez et que vous ôtiez votre veste.

Mungo obéit. Une des jeunes filles s’approche de lui, prend son vêtement et l’apporte à la reine. Fatima contemple la veste en silence, en tâte le tissu à contre-fil, et finalement porte à sa bouche un des boutons en cuivre, qu’elle mord. L’explorateur se tient debout dans sa djoubba, comme un grand enfant en chemise de nuit.

— Offrez-la-lui, souffle Johnson.

L’explorateur s’éclaircit la gorge et, dans son meilleur arabe, déclare à la dame qu’il lui fait présent de sa veste. Elle le regarde, refuse poliment mais s’approprie deux boutons en cuivre.

— Pour me faire des boucles d’oreilles, lui explique-t-elle en s’en mettant un de chaque côté de son yashmak.

Dans l’ombre, un des faucons se met à crier :

— Ca-ha ! ca-ha !

Fatima s’humecte les lèvres.

— A-t-il envie de manger un peu de cochon ? demande-t-elle.

— Répondez-lui que non, dit Johnson.

C’est le moment que choisit le Borgne pour entrer dans la tente, tirant après lui un cochon de brousse au bout d’une longe. L’animal a la hure allongée, fort enlaidie par diverses bosses et entailles ; plusieurs de ses défenses sont jaunies et son regard n’inspire pas confiance. L’œil narquois, le Borgne l’offre à Mungo.

— Gregneu gregneu, fait le cochon.

— Prenez l’air dégoûté, conseille Johnson.

L’explorateur, qui sait fort bien combien les Maures détestent le porc, fait de son mieux pour exprimer son horreur et sa répugnance. Il recule, ses doigts tremblent, il se frappe le front et se mordille la lèvre, tandis que le cochon de brousse se met à couiner comme un accordéon, à trépigner et à s’étrangler en tirant sur sa longe. Voyant que sa petite mise en scène semble rassurer Fatima, l’explorateur tourne et vire plus follement encore. Il en rajoute même un peu et, dans son zèle, renverse le perchoir aux faucons. C’est la bourde, comme il s’en rend compte sur-le-champ. À peine a-t-il effleuré du coude un seul des deux volatiles que le couple, bondissant en arrière, semble agonir de menaces le maladroit. Serres et ergots sont acérés comme des rasoirs. Les ailes battent déjà aux oreilles de Mungo qui reçoit, terrifié, le plus gros des deux rapaces sur l’épaule et se hâte si bien de le chasser qu’il fait un saut de côté, juste devant le cochon de brousse. L’animal n’attendait que cela pour fondre en un éclair droit devant lui sur un Mungo que dans la foulée il mord cruellement six ou sept fois de suite. Dans la panique qui s’ensuit, l’explorateur réussit, Dieu sait comment, à renverser la moitié de la tente avant d’atterrir, les bras en croix, sur l’ample giron de la reine. Intervention de l’eunuque de Nubie qui, majestueux, décapite d’un seul coup de son cimeterre le cochon, tandis que le Borgne aidé des jeunes filles en pantalons bouffants, tente de débarrasser l’auguste personne royale du sanglant embrené…

C’est alors que Mungo entend monter la voix de Johnson. Il s’est mis à chanter, oui, on dirait un hymne funèbre, tant les accents qui y dominent sont plaintifs et désespérés : c’est cela, l’une de ces vieilles mélodies de la plantation, qu’il aime à qualifier de blues.

« Pour gâcher tout, t’as tout gâché, chante-t-il. Ouais, tout gâché, ô Dieu Tout-Puissant, t’as tout gâché !… »