Ô L’HORRIBLE IMPRESSION DE COULER…
Février 1796. Wordsworth visite avec une égale ardeur la France et Annette Vallon, Bonaparte a mis les poucettes à Babeuf et cogne vigoureusement à la porte de Joséphine, Goethe vit dans le péché avec Christiane Vulpius, et Burns est à l’agonie. À Édimbourg, Walter Scott est en train de perdre la bataille qu’il a entamée pour obtenir la main de Williamina Belches, pendant qu’à Manchester ce n’est encore qu’un De Quincey morveux qui erre par les rues en se demandant ce qu’est une putain. À Moscou, il neige. À Paris, on utilise les assignats pour boucher les trous en attendant de leur trouver meilleur emploi. À Soho enfin, à la taverne de La Tête de Campagnol, on suce et on baise. Sur scène.
Ned nage dans le bonheur. Jutta Jim a un rendement d’enfer : voilà plus d’une heure qu’il y est, déduction faite de deux petites pauses, l’une pour chanter quelques lais de sa peuplade, l’autre pour lamper une pinte de sang de poulet, histoire de garder la forme. Comme Nan et Sally improvisent le mieux du monde des variations sur le thème, le public est par trop occupé pour foutre la merde ou pisser sur les tapis. Cela fait aussi plus d’une heure que personne n’a menacé de s’en prendre au cou de l’imprésario, à ses bras, à ses jambes, à son foie, à ses yeux… Smirke, qui se balade avec une belle érection depuis la veille au soir, vend ses boissons tel le propriétaire d’une oasis en Arabie. Mendoza n’a toujours pas lancé un seul hou ! depuis que Jim est monté sur scène. Les revenus bruts de Ned dépassent, et de loin, ses prévisions les plus optimistes – près de trente-six livres pour un investissement de vingt-trois livres et deux shillings – encore cette somme inclut-elle l’achat d’un habit neuf pour sa propre personne, outre les pourboires et boissons pour la troupe. Les fonds, intégralement versés à La Paire et Cie, reposent douillettement en lieu sûr.
Alors pourquoi cette angoisse ? Après avoir vidé un flacon et demi de gin, fumé trois pipes, parcouru vingt-deux fois la pièce dans les deux sens, il se sent toujours aussi nerveux que si une morsure de rat lui avait flanqué la fièvre. Il n’y comprend rien. Il commence même à éprouver des démangeaisons dans le bout de petit doigt qui lui manque. Naturellement, tout au fond de lui-même, la réponse, il la connaît : les choses vont trop bien. Et cela signifie qu’il ferait mieux de se mettre à ruser, à faire le dos rond, à biaiser : c’est toujours quand les choses se mettent à trop bien marcher que les Puissances Supérieures vous tombent dessus comme douze ouragans et vous enterrent sous des tonnes de choses de flot et de mer.
Cela lui rappelle la fois où, à la foire de Bartholomew, Billy Boyles et lui n’arrivaient tout simplement pas à perdre aux tables de jeu. Ils s’étaient payé des cocottes pour pratiquement rien, puis étaient tombés sur un coq de combat, un champion, qui valait ses cinquante billets comme un rien. Et alors, au moment même où ils s’éclipsent de la foire avec leur butin, ne voilà-t-il pas qu’ils aperçoivent la cape constellée de Zeppo d’Éleusis, là, à pendre comme un don des dieux sur une corde à linge. Sur le chemin du retour, Boyles l’avait entraîné dans une allée sans lumière et, c’était couru, deux sicaires leur avaient sauté dessus.
— La bourse ou la vie ! avait grondé une voix.
Ned avait senti le canon d’un pistolet collé sur son oreille.
— J’m’en vais te débarrasser de ta p’tite monnaie, avait repris la voix en grinçant. Pendant ce temps-là, mon pote, il va te saigner ton copain comme y faut.
Le complice était un nain, trois pieds de haut, pas plus, avec une tignasse rousse qui lui flamboyait comme un feu de brousse autour des joues et du crâne. Ned lui avait tendu sa bourse : juste le temps de le voir bondir dans les ténèbres, ordonner à Boyles de s’asseoir sur la chaussée et commencer à lui fouiller ses haillons de la pointe d’une dague.
— Là ! s’était écrié le nain. Et c’est quoi, ça ?
C’était le coq de combat. Niché dans la veste de Boyles, il avait les pattes et le bec ficelés avec des bouts de ruban bleu. Le nain avait sorti le volatile de sa cachette, lui avait tordu le cou de ses mains noueuses et l’avait montré au tueur au pistolet.
— C’est ça qui va être bon dans la soupe, pas vrai, Will ?
— Bien joué, Ginger, avait grogné le tueur au pistolet. Et maintenant, qu’on le voie un peu à cru, le gueux, quelquefois qu’il aurait près du cuir des pièces qui ont cours par chez nous.
Des braies qui choient, une chemise qui s’envole, en moins de dix secondes, Boyles s’était retrouvé nu comme un ver.
— Et maintenant, à ton tour, mon beau ! avait lancé le tueur au pistolet.
Ned en avait appelé à la pitié dudit tueur, flattant son côté chevaleresque.
— Mais je t’ai déjà donné ma bourse, avait-il dit en reniflant… Allons, un peu de cœur !…
— Ha ! ha ! avait ricané l’autre. Monsieur se figure peut-être que je reconnais pas à l’œil nu le gibier de potence ? Tu me prends pour qui ? Pour un babouin dyspeptique ou quoi ? Allez, foutu bougre, pose culotte, et vite !
Fini de jouer. Ned s’était déculotté, et patatras ! Ça vous luisait sous la lune comme un lange phosphorescent… « ça », autrement dit la bande de mousseline où il avait dissimulé les gains de la journée. Le nain la lui avait arrachée du ventre, et les pièces s’étaient répandues en pluie sur le sol.
— Ho ! ho ! avait-il chantonné. Comme qui dirait qu’on a décroché le gros lot juste à temps, pas vrai, Will !
Le nain ramassait encore les dernières pièces par terre, qu’un coche à quatre chevaux tournait le coin de la rue dans un roulement de tonnerre, chassant les deux malandrins. Boyles, in puris naturalibus, s’était accroupi contre un mur cependant que Ned, les jambes enroulées dans la cape du magicien, faisait signe au cocher de s’arrêter.
— Huo ! beugla ce dernier.
La voiture s’immobilisa dans un grincement de ferraille.
— On vient de se faire détrousser ! cria Ned.
La portière s’ouvrit d’un coup. À l’intérieur se trouvait Sir Euston Filigree, magistrat et grand amateur de combats de coqs. À côté de lui, un officier de police, avec un pistolet armé.
— Quelle coïncidence ! lança Sir Euston. Moi aussi !
— Allez ! en voiture ! ordonna l’officier.
— Trois mois de travaux forcés ! lança le juge…
Ça ne rate jamais. Dès que les choses commencent à s’arranger, dès que les rêves les plus fous prennent un semblant de consistance, la Main du Destin s’en mêle et, d’une belle claque dans la figure, vous ramène au bon sens. Terrifiant. De quoi vous rendre paranoïaque. Ned tète une goulée à son flacon et regarde autour de lui, tel un agneau égaré dans un congrès de loups. Sur scène, Jim, Sally et Nan ne sont plus loin du bouquet final. Les membres prolifèrent, les tendons s’étirent, on ne sait plus si on est dans le tour de force acrobatique ou dans l’exploit sexuel mené allegro di molto. Tandis que sur la scène les têtes, les langues et les hanches ondulent sur un tempo de plus en plus rapide, les spectateurs dégringolent de leurs chaises, renversent les tables et halètent comme des chiens à une exposition canine en plein mois de juillet. Le temps se fige ; au bord même du dénouement, l’instant se prolonge, sublime, et se met au diapason des fonctions du corps et des oscillations de la planète… lorsque soudain la porte s’ouvre. La voix du Pouvoir résonne d’un bout à l’autre de la salle :
— AU NOM DE DIEU TOUT-PUISSANT ET DE TOUT CE QUE TENEZ POUR DÉCENT, CESSEZ ET RENONCEZ !
La jeunesse dorée est la première à réagir.
— Sainte merde de Dieu ! La maréchaussée !
— C’est un raid ! crie quelqu’un.
Dès lors la pièce n’est plus qu’un seul et même pandémonium. Les officiers trébuchent sur leurs épées, baronnets et boutiquiers se télescopent, les prêtres mordent la poussière pendant que les coquins, les noceurs, les nouilles, les vieux beaux, les dandys et les petits-maîtres se ruent vers la sortie de derrière, où Ned Rise les coiffe d’une longueur. Sur scène, Jim résigne son office en Sally, qui se démoule de Nan, qui élargit Jim à son tour et attrape son gin étendu d’eau.
– QU’ON S’EMPARE DU PROPRIÉTAIRE ! beugle un officier.
Ned est déjà à la porte lorsqu’il regarde derrière lui – juste à temps pour voir le pauvre Smirke tomber entre les mains de deux cognes d’un beau gabarit.
— C’est lui ! rugit Smirke en montrant l’imprésario d’un doigt épais.
Mais voilà Ned qui s’éclipse sans demander son reste.
— Lui, là-bas, répète Smirke. Le clown avec la cape !
— SUS À LUI, LES GARS ! lance le chef de l’opération d’une voix forte.
Ned est déjà dans la ruelle. Il a filé comme le renard au premier aboiement de la meute. Il dépasse les dandys et les petits-maîtres comme s’ils étaient immobiles. Le gin lui remonte par tout le corps, il a les pieds qui volent, la cape qui lui bat dans le dos comme les ailes des Furies. Incapables de fuir avec leurs souliers à hauts talons, dandys et petits-maîtres sont une proie facile pour leurs poursuivants, les terrifiants Coureurs de Bow Street 1. Le dos de Ned Rise s’amenuise, on lui lance toujours des injures.
— Espèce de charançon visqueux !… Tu nous paieras ça, Ned Rise !
— Gibier de potence !
— Trafiquant de clystères !
Ned n’y prête aucune attention : il est bien trop pris par la pure extase de la fuite, par l’extraordinaire coordination du cœur avec les poumons, les jointures et les pieds, par la terrifiante fièvre de la vitesse que l’alcool et la panique attisent en lui. Descendre la rue à gauche – elle n’est déjà plus qu’un brouillard –, voler sur les pavés et se jeter dans les ténèbres du passage, de l’autre côté. Les cris et les jurons commencent à faiblir, il est presque en lieu sûr. Mais que se passe-t-il ? Que signifient ces bruits de pas dans son dos, aussi réguliers qu’un battement de tambour ? Il tourne la tête pour jeter un œil par-dessus son épaule, et il lui semble qu’une dague glacée lui transperce les côtes : sinistres et athlétiques, deux Coureurs de Bow Street descendent la ruelle au petit trot. À peine s’ils sont essoufflés. Sûrs d’eux, ils s’apprêtent à prendre la longue foulée du marathonien. Dieu de Dieu ! il n’a aucune chance de leur échapper. C’est qu’ils sont implacables, et infatigables, ces individus ! On raconte même qu’ils auraient épuisé des cavaliers.
Il fait donner tout ce qu’il a en réserve et se rue dans la direction du fleuve. Sa poitrine se soulève follement, il a les poumons en feu, ses pièces lui cognent douloureusement l’entrecuisse.
– ARRÊTEZ-VOUS ! AU NOM DE LA LOI !
Jamais ! La justice est une plaisanterie où seuls les perdants se font pincer. Ses pieds battent le trottoir. Le voilà qui tourne le coin de Villiers Street… enfin le fleuve ! Qu’il arrive seulement à gagner le couvert des docks ou à sauter sur un bateau… Mais ils le rattrapent, les sales brutes, et clink clink, voilà les deux premières pièces qui dégringolent. Il serre les dents. Il baratte encore plus dur des mollets. Et puis, tout soudain, ce sont les planches de la jetée de Charing Cross qui résonnent sous ses pieds, il est coincé, les brutes le talonnent… une main qui l’attrape par le col… Mais il se libère… et tombe dans l’air humide et froid de la nuit. Le fleuve est couvert d’une couche de glace craquante, ses pièces y font office d’ancre de navire, l’eau gelée le bastonne. CHLURRRP ! Il a disparu.
Debout au bord de la jetée, les deux Coureurs restent un instant à scruter les ténèbres. La glace a la couleur de l’ardoise, le flot est noir. Rien ne bouge.
— Ben, qu’est-ce tu veux, Nick… faut croire que c’est fini, lâche le plus sinistre des deux.
— T’as p’t-être pas tort, Dick, répond l’autre. Affaire classée.
1. Coureurs professionnels au service de la police de Londres, expressément chargés de capturer les malandrins pris sur le fait.