QUE DES MOTS !
À cinquante-cinq ans, Sir Joseph Banks est une véritable machine à produire du pouvoir et de l’influence. Président de la Royal Society depuis vingt ans, directeur honoraire des Jardins botaniques du roi, commandeur de l’Ordre du Bain et membre du Conseil privé de Sa Majesté, il a le statut de doyen de la communauté scientifique anglaise. Botaniste distingué et membre fondateur de l’Association africaine, cet ancien explorateur possède un herbier que l’on range parmi les plus beaux d’Europe. Le Pacifique Sud ne compte plus les lieux-dits qui portent son nom et c’est vers lui que se tourne le gouvernement pour résoudre tous les problèmes d’ordre scientifique qu’il rencontre. Cela va de la meilleure manière de présenter les fruits de l’arbre à pain à bord du H.M.S. Bounty au bon déploiement des missions d’explorateurs sous les Tropiques.
Quoique riche et privilégié de naissance, c’est dans son rôle d’explorateur qu’il a pour la première fois attiré l’attention du public. De 1768 aux premières années de la décennie suivante, on le voit accompagner dans son tour du monde le capitaine Cook, et si bien imposer son nom par la réclame qu’il se retrouve bombardé président de la Royal Society. Sir Joseph Banks est un monsieur comme il faut, fort imbu de ses prérogatives, autoritaire, d’une insatiable curiosité, grand manipulateur d’hommes, grand collectionneur de plantes et semeur d’idées, parangon de tout, et flairant de loin le bon coup ; mais c’est surtout un explorateur aujourd’hui trop vieux pour explorer. Voilà pourquoi, à l’instar de l’athlète devenu entraîneur, il ne cesse de conseiller ses missionnaires de la géographie. Il a un goût raffiné et beaucoup de relations, il est dévoué et persévérant, et sait comment s’y prendre pour réveiller le pays et l’obliger à l’écouter. Pour l’instant cependant, il a le plus grand mal à s’empêcher de hurler.
— Edwards m’en apprend de belles ! clame-t-il en détachant ses mots d’un ton coupant.
Il occupe le haut bout de la grande table de conférence installée dans son bureau ; avec son échine arrondie et son menton qui avance, il ressemble à s’y méprendre à un bouledogue en train de tirer de toutes ses forces sur une laisse invisible.
— Pardon ? lui répond Mungo en rougissant jusqu’aux oreilles.
Vite, il relève la tête et plus vite encore la baisse pour contempler le verre de bordeaux qu’il tient à la main.
— Inutile de jouer à ça avec moi, jeune homme… tu sais très bien de quoi je parle.
— Vous voulez dire… la baronne ?
— La baronne ! répète Sir Joseph d’un ton moqueur, parlant comme si chaque syllabe était un bâton merdeux. C’est une honte, cette femme ! Pas un brin de morale, un vrai vampire !
Mungo le regarde comme s’il venait de se faire souffleter.
— Vous n’êtes pas juste… elle a ses bons côtés.
— Oui, de beaux nichons, Mungo ! Une belle paire de nichons, voilà tout !
D’un geste de la main, il signifie son intention d’en finir avec ce sujet.
— Je n’ai nulle envie d’en discuter, poursuit-il. Je ne veux pas que tu la revoies, point final. Allons, fiston, tu n’es plus un croquant tout droit sorti de son Écosse natale ! Tu es célèbre et tu as un rang à tenir. Quant à moi, plutôt être damné que de laisser un de mes missionnaires courir par toute la ville ainsi qu’un primate inférieur avec des testicules qui le démangent !
« Cela fait plus de quinze jours que ça dure, Mungo, continue-t-il. Quinze jours que tu t’amuses au détriment de ton livre… aux dires d’Edwards, du moins – il se radoucit un peu et ajoute : C’est que nous avons des actionnaires et qu’ils vont nous demander des comptes, Mungo ! Parce que, vois-tu, ce sont eux qui payent la note de ce beau triomphe qui te monte à la tête… Tu ne trouves pas qu’il serait temps de te mettre au travail pour les rembourser ?
Il s’écarte de la table d’une poussée et se dirige lentement vers le buffet afin de remplir à nouveau son verre. Et, comme s’il lui venait une idée après coup, il conclut en ces termes :
— Enfin, quoi ! Ce ne sont jamais que des mots qu’ils demandent !
Que des mots ! C’est du matin au soir qu’ils le hantent, ces mots, qu’ils le harcèlent tout le temps qu’Edwards l’aide à mettre son texte au propre, qu’ils lui empoisonnent petit déjeuner, thé et dîner ; ces mots qu’il ne peut s’empêcher de mastiquer entre deux bouchées de carrelet ou de volaille, ces mots qu’à l’heure du loup il doit encore trouver pour achever son écrit, ces mots qu’il faut aller pêcher au fin fond de la mémoire en ramenant les moisissures que le temps y a encroûtées… Que des mots ! mais qui se combattent comme des instruments mal accordés, qui n’ont ni rime ni raison, des mots cacophoniques et qui vous chamboulent si bien les idées qu’il ne vous reste qu’à jeter, de rage et de désespoir, votre plume par terre. Jamais il n’aurait cru qu’écrire son livre serait un tel calvaire. Après toutes les souffrances qu’il lui a fallu endurer en Afrique, après ces tourbillons de gloire qui ont bien failli l’engloutir, s’asseoir à une table et se mettre à pousser des mots, ainsi qu’un joueur de Scrabble professionnel, est vraiment la dernière chose dont il ait envie.
Bien sûr, il y a Edwards. Car c’est lui, le secrétaire de l’Association africaine, qui veille sur l’explorateur depuis que Sir Banks le lui a demandé. Il est précis, il est logique, il va jusqu’au bout des choses et, constamment aux côtés de l’explorateur, ne cesse de le guider, de le persuader gentiment, de le reprendre sur ceci et sur cela. Parfois même, il va jusqu’à passer la nuit sur un petit lit supplémentaire qu’il s’est fait installer dans le débarras. En effet, sur les instances de l’Association, qui a pris les frais en charge, Mungo a fini par élire domicile à Londres. Il n’empêche : si enthousiaste et éclairé que soit cet homme qui lui tient sa plume, jamais l’explorateur ne parvient à sortir de son lit lorsque le matin arrive. Pas une cellule de son corps qui alors ne résiste de tout son être. Et Mungo reste là, l’esprit aussi sec qu’une gousse qu’on a ouverte et vidée entièrement. Elle a beau remonter loin, cette sensation, il la connaît bien : petit garçon qui au réveil redécouvre l’horrible Weltschmerz 1 qui le dévaste, pour la simple raison qu’il n’a toujours pas fini son devoir de latin.
Une après-midi que le pâle soleil d’hiver déverse ses rayons laiteux dans la pièce où il travaille, Mungo se tourne vers Edwards et montre les dents.
— Cette fois-ci, j’en ai ma claque ! éclate-t-il en repoussant sa chaise et en se mettant à arpenter la pièce après s’être relevé d’un bond. Qu’ils me privent de mon salaire et me flanquent à la rue s’ils le veulent ! Je m’en fous ! Je peux plus, j’arrête !
Edwards est assis à une table sur laquelle s’entasse un monceau de papiers déchirés et jaunis : on dirait qu’on y a renversé une corbeille. Il a tout du tabellion, avec ses binocles, ses lèvres minces et ses yeux qui larmoient. Il est présentement en train de passer au crible sa montagne de documents en boule, dans l’espoir d’y trouver une note sur l’épouse du cousin de Tiggitty Ségo ; Mungo soutient qu’elle ne peut pas être ailleurs que dans les originaux qu’il a si longtemps conservés dans son chapeau.
— Écoute-moi bien ! hurle-t-il, j’aimerais cent fois mieux me retrouver chez les Maures à m’y faire torturer, à m’y faire fouetter à mort, à baigner dans mon vomi, que de passer le reste de ma journée à travailler comme un vulgaire pisse-copie !
Edwards abaisse ses lunettes sur son nez et le dévisage de ses gros yeux mouillés injectés de sang.
— Vaudrait mieux que tu t’y fasses tout de suite, mon vieux : tu es célèbre, et cela t’oblige à certains devoirs envers la société. Tu sais aussi bien que moi que les grandes découvertes, ça sort autant de la jungle et des déserts que des bureaux bien chauffés et confortables où on les prépare. Du reste, ajoute-t-il en sortant sa montre de son gousset, encore une petite heure et on s’arrête pour le thé.
À cet instant, quelqu’un frappe à la porte. Le domestique entre dans la pièce, apportant une carte sur un plateau.
— La baronne von Kalibzo, annonce-t-il.
Edwards pâlit en entendant ce nom. L’explorateur, lui, se met à respirer plus vite, et son visage se transforme d’une manière qui en dit long : pupilles rétrécies, narines dilatées, mâchoire inférieure prise d’un léger tremblement. En un rien de temps, il ressemble à un étalon fou qui a reniflé une jument en chaleur.
Edwards bondit vers la porte où se tient encore le domestique. Comme s’il voulait donner de l’importance à ce qu’il va dire, il le prend par le bras et, d’un ton clair et sans réplique, déclare que Mr Park n’est pas chez lui.
— Pas chez lui ? répète Mungo. Alors là non, c’est trop fort ! La dame est de mes amies et… et c’est une aristocrate.
Il a rejoint son collaborateur, le souffle imperceptiblement oppressé ; il rougit. Le domestique fixe obstinément le plancher.
— Non mais, tu te rends compte de ce que tu es en train de me demander ? éclate Mungo.
Homme d’affaires jusqu’à la moelle, Edwards le regarde droit dans les yeux.
— Sache que je ne te demande rien, lui réplique-t-il.
Il se tourne vers le domestique :
— Faites savoir à Madame la baronne que Mr Park n’est pas chez lui.
La porte se referme avec un petit clic ! et l’explorateur reste là un instant, les bras le long du corps, à en étudier sans bouger le bois au grain mat et poli. Puis il relève la tête, regarde Edwards qui a fait un pas en avant comme s’il entendait lui bloquer toute sortie, retraverse la pièce à grandes enjambées, se rassied bruyamment à son bureau et, avec la fureur désespérée d’un damné, se remet à gribouiller sur sa feuille de papier.
Et ainsi en va-t-il, semaine après semaine, mois après mois : il doit refuser les invitations, décliner les offres de conférences, désobliger parents et amis. Les doigts aussi tachés que ceux d’un lépreux, le visage couleur de papier mâché, l’échine courbée jusqu’à ressembler à un étrange signe de ponctuation, Mungo est devenu un forçat de l’encre et de la plume. Jour après jour, il regarde fixement la feuille de papier qu’il a devant lui. Il en a les yeux qui pleurent, il avance à pas de tortue, il se dit qu’il n’aurait jamais dû quitter Selkirk, refuser la place que le destin lui avait assignée ; jamais, non, il n’aurait dû poser le pied sur le sol africain ! L’homme d’action, réduit à la rumination comme n’importe quel ancien combattant occupé à ressasser ses campagnes en terre étrangère ! Écœurant. Cela ne ressemble en rien à ce qu’il s’était imaginé. Un livre ! Un livre, c’est quelque chose qui trône sur une étagère, quelque chose d’achevé, d’ordonné et de rationnel… rien à voir avec ces privations, ce désespoir incessant ! Avoir parcouru près de quinze cents milles à pied et ne presque plus pouvoir se dégourdir les jambes ! Son bureau, il ne le quitte qu’une fois par jour. Pour aller faire une petite promenade hygiénique, avec Edwards, bien sûr ; ou pour se montrer en public, et de plus en plus rarement, sous l’égide de Sir Joseph. Et naturellement, Edwards est toujours là pour le rappeler à ses devoirs lorsqu’il lui vient à l’idée de se rebiffer.
Juin est l’échéance fixée. Il devra alors lui rendre une version condensée de son manuscrit ; ensuite de quoi il aura tout loisir de se rendre à Selkirk pour retrouver Ailie. Ailie ! Elle ne cesse de lui occuper l’esprit. Ailie, c’est l’île au milieu des océans, l’oasis au cœur du désert. Ailie, c’est l’amour, la vie, la bonté, son rempart contre la longue nuit africaine et les tourbillons de la célébrité qui corrompt. Comment a-t-il pu l’oublier ? Ces pensées le hantent jusqu’au fin fond de sa captivité londonienne, lui, l’esclave enchaîné à son bureau, à ses pages, à ses mots. Les lettres de sa bien-aimée sont de plus en plus froides et distantes, les siennes bien plus rares qu’il ne le faudrait… mais qui donc aurait le courage d’en écrire après avoir passé tout le jour au tamis un indescriptible fouillis de mots ? Le devoir avant le plaisir et tout le tralala, d’accord, n’empêche qu’il l’a blessée et offensée ; et, en secret, il rougit de honte chaque fois qu’il repense à sa petite aventure avec la baronne. Un chien, voilà ce qu’il est, une bête que le noir désir et les élans incontrôlables du rut font courir à perdre haleine, une hyène qui a le foutre à la cervelle et galope avec la harde. Et à ce moment précis, insidieuse, l’image de la baronne se glisse dans ses pensées tout ainsi qu’une brise soufflée par Éros. La baronne avec ses seins et sa touffe, avec ses poils sous les bras, ses jambes largement écartées. La baronne avec le visage d’Ailie, Ailie avec celui de la baronne – se souvient-il même seulement du visage de sa bien-aimée ?
C’est un calvaire. Mais un calvaire qui ne peut pas ne pas finir un jour, un calvaire qui finira demain, un calvaire qui déjà s’achève, page après page. Il lève le nez de dessus son travail, la vision est là, elle s’anime, Ailie l’attend devant chez son père – tiens, ça bouge entre les jambes du rêveur – … il emmène sa bien-aimée dans le jardin, il y a des fleurs, ça sent le lilas… et puis tout s’évanouit, et il se reprend à fixer sa feuille de papier, où les lettres se font plus nettes, les i avec leur point, les s qui font la glissade… rien que des mots qui parcourent la page comme des troupes sur un champ de bataille, forment leurs lignes, hostiles et récalcitrantes, le cognent à mort, le regardent de haut, le défont.
1. « Mélancolie » en allemand.