PAIX SUR LA TERRE AUX HOMMES
DE BONNE VOLONTÉ
Avant 1784, les exécutions publiques se déroulaient au lieu-dit « l’Arbre de Tyburn », en face de Marble Arch. La cérémonie s’accompagnait d’un rituel compliqué, et de pas mal de flonflons, il faut le dire. Les condamnés, coudes ligotés, devaient parcourir les rues de Londres dans une charrette où l’on avait disposé, bien en évidence, les bières en pin ordinaire qui leur étaient destinées. Les curieux se pressaient par milliers le long du trajet ; on avait installé des gradins autour des gibets et les baraques de fortune dressées un peu partout débitaient de tout, de la petite bière au gin, en passant par les maquereaux, les petits pains, le pain d’épice et les sandwichs à la langue de bœuf. Les camelots s’en mettaient plein les poches en divulguant les confessions des condamnés avec force détails tragiques, ou en lisant de prétendues lettres d’adieux à la bien-aimée, toutes à fendre le cœur, et datées bien évidemment de la dernière heure. Neuf fois sur dix, faussaires sans envergure, femmes affamées accusées de vol à la tire et autres pickpockets de quinze ans, ces condamnés n’étaient que du menu fretin et chaque fois qu’il en allait ainsi, la foule se montrait sans pitié, n’hésitant pas à les inonder de quolibets, à leur cracher dessus, voire à les bombarder de cailloux et d’excréments. Lorsque, au contraire, c’était un bandit de grands chemins qu’on allait exécuter, l’extase commune n’avait plus de limites – surtout si le condamné était noble et célèbre. Son allure ne variait guère : il était tout couvert de soies, il avait des cheveux bouclés qui bouffaient dans le vent et les boucles dorées de ses souliers lançaient de grands éclairs de défi vers le ciel. Il se penchait vers les femmes, serrait la main des gamins qui couraient le long de la charrette et parfois même distribuait des autographes. C’était en héros et martyr qu’il gagnait le gibet et lorsque, après le brusque retrait de la charrette, il commençait à se balancer dans le vide, ses amis se ruaient sur lui et s’accrochaient à ses jambes afin d’abréger l’inévitable et de lui épargner les souffrances et la longue ignominie de la mort par pendaison.
En 1784 pourtant, la « marche à l’Arbre de Tyburn » avait été abolie, malgré les protestations de milliers de gens, dont le Dr Johnson en personne, et l’on ne pendit plus les condamnés que sous les murs mêmes de leurs prisons. On espérait qu’une fois éliminée l’ambiance de carnaval qui régnait autour de ces exécutions, la peine capitale s’en trouverait plus dissuasive. Mais la foule conviée à assister à la première pendaison sous les murs de la prison de Newgate fut atterrée par le spectacle pitoyable qu’on lui offrait : on sortit les condamnés de leurs cellules, un prêtre récita une courte prière, les criminels furent exécutés… et tout fut dit. Pas de défilé, pas de fanfares *, pas de panache, aucune dignité dans tout cela, rien. Rien que de la bidoche qui se tortillait lentement au bout d’une corde dans la lumière froide du petit matin.
Ned Rise n’a cure de ces détails. Fanfare ou pas, il n’a pas envie de mourir. Il a malheureusement bien l’impression qu’au bout d’un an de retards et de sursis durement gagnés, c’est très exactement ce qui va lui arriver : il va mourir, crever, partir les pieds devant, casser sa pipe, passer l’arme à gauche. Il n’y a guère que le roi qui pourrait y changer quelque chose mais le roi, et tout le monde le sait, le roi est fou comme un braque. Grâce à la fortune de Brooks, Thorogood a fait des miracles : tel un prestidigitateur, il a réussi à transformer les jours en semaines, les semaines en mois et les mois en une année entière. Il y a quelques jours à peine, il se battait encore avec ténacité pour obtenir un dernier délai mais voilà : Sir Joseph Banks a fait preuve de la même ténacité et obtenu, lui, que l’affaire soit enfin réglée.
— Quoi, my lord, le jour de Noël ? s’est alors écrié Thorogood à l’adresse du lord-maire.
— Cette année, Noël tombe un lundi, monsieur l’avocat… et lundi, c’est jour de pendaison ordinaire.
— Et « Paix sur la Terre » et tout le bazar, qu’est-ce que vous en faites, hein ?
Dans les coulisses, c’est Banks qui tire les ficelles. Il est allé voir Pitt, le prince et le Grand Chambellan de la Maison du roi et leur a représenté que consentir à un report de sentence pour un crime aussi abominable serait indigne et tout à fait répréhensible… Bref, la Cour manquerait à son devoir. Majestueux, insondables et proprement planétaires, ces grands phares de la civilisation ont alors consenti à en tomber d’accord. L’ordre venant de haut, le lord-maire fait à présent la sourde oreille : assez de requêtes de ce genre. Après avoir adressé un clin d’œil à Thorogood, il lui assène ceci :
— Écoutez, monsieur l’avocat, nous avons deux voleurs et un assassin à pendre… et moi, je dis que pour ce qui est de la « paix » dont vous parlez, leur extermination devrait satisfaire nombre d’honnêtes citoyens de cette nation qui est la nôtre.
Ned est seul et, seul, il vit ses derniers instants en arpentant sa cellule de long en large. C’est le matin de Noël, il fait gris, la bruine commence à se changer en neige. La veille au soir, Boyles est venu lui présenter ses respects, saoul comme une vache. Il lui a chanté, d’une voix de baryton plutôt hésitante, quelques chansons irlandaises particulièrement larmoyantes, lui a pris la main, lui a dit qu’il espérait bien le revoir dans un monde meilleur et s’en est allé s’affaler dans un coin. Fanny enfin est venue lui faire ses adieux. Elle avait les cuisses marquées de bleus gros comme des prunes en train de fermenter ; des écorchures lui brûlaient les poignets. On lui voyait un nouveau tatouage derrière l’oreille (une tête de mort, dessinée en vert), une zébrure toute fraîche en travers de la joue, et des marques de dents humaines sur les fesses. Elle avait l’air épuisée. Mais Ned s’en foutait. Il s’est rué en elle avec la désespérance du condamné, tout son corps réclamant de vivre encore, chacune de ses cellules exigeant le mariage du sperme et de l’œuf, la lente et douce incubation posthume de la vie. Elle l’a quitté à l’aube, le visage bouffi de désespoir.
6 h 45. Il ne lui reste plus qu’un quart d’heure à vivre. Il est en train de fumer sa trentième pipe d’affilée, la terreur lui cogne dans la poitrine, ses mains tremblent, il avale une énième gorgée de gin au goulot de la bouteille que Boyles lui a laissée, se penche en avant pour ôter un grain de poussière sur ses souliers. Dehors, petites formes tassées contre les murs ou regroupées aux quatre coins de la cour comme des conspirateurs, les détenus sont à la promenade. Salauds de veinards, se dit-il en cédant à l’auto-apitoiement. Les paroles d’un chant de Noël, comble d’absurdité, ne cessent de lui passer et repasser par la tête : « Tout est calme, l’avenir brille… » Il n’est pas loin d’avoir liquidé toute sa bouteille mais se sent aussi lucide que… qu’un juge. Cette idée l’amusant beaucoup, il éclate d’un gros rire de ventre qui, Dieu sait comment, finit par lui échapper entièrement et s’étrangler en un hurlement suraigu, fou, à vous glacer les sangs. On dirait le long gémissement d’une bête piégée. « AAA-aaaa-aaaaah ! lance-t-il, AAA-aaaa-aaaaaaaah ! » Mais tiens : que se passe-t-il ? Des bruits de pas ?
Ils viennent le chercher.
Dans l’instant il devient tout mou, ses membres s’alourdissent comme du mortier humide, sa colonne vertébrale s’affaisse, ses paupières pendent ; ses pieds, brusquement plats, se tournent en dehors. Un calme apaisant s’insinue en lui, l’enveloppe comme de tièdes mitaines. Maintenant que l’instant suprême est vraiment arrivé, il se sent aussi serein que n’importe qui, boucher ou cireur de chaussures, s’éveillant aux bonnes odeurs qui font Noël : l’oie, le pudding aux figues… Faudrait voir à bien mourir, Mr Ned Rise, se dit-il.
Flanqué de deux hommes armés de mousquets, le guichetier se présente à la porte de la cellule. Ned rejette les épaules en arrière et s’avance avec toute la dignité d’un prince se rendant à son couronnement. Hormis la pâleur naissante qui lui monte aux joues, il a l’air frais et dispos et semblerait pour un peu déborder de santé : Fanny n’a pas ménagé ses efforts pour qu’il ne manque de rien. Cheveux noués en arrière à l’aide d’un galon d’argent, veste de velours bleu, bas de soie blancs et souliers à boucles, il a fière allure. Du calme, se dit-il – surtout ne pas s’effondrer. Mais tout aussitôt, voilà qu’une autre voix se met à lui parler dans la tête. « Mais je vais mourir, moi, mourir ! » lui répète-t-elle comme une litanie. « Mourir, mourir, mourir ! » lui lance en écho le sang qui lui bat dans les tempes.
Sous les murs de la prison, une foule clairsemée s’est rassemblée pour assister à l’exécution. Des vautours et des dégénérés, pour la plupart, plus quelques ramasseurs de macchabées travaillant pour les dissecteurs de la place. La fine fleur de l’Angleterre est représentée par un petit contingent de spectateurs, en tête desquels on trouve Sir Joseph Banks et la comtesse Binbotta. Ils contemplent la scène assis dans des voitures rangées tout au long de la rue, ou bien se tiennent discrètement au dernier rang des badauds. Ce qui les a convaincus d’abandonner un instant leurs grandes cheminées et leurs coupes à porter des toasts, c’est la noire logique de la loi du talion. À supposer même que l’un d’entre eux trouve quelque peu incongru d’assister à une exécution capitale le jour de Noël, rien ne permettrait de le découvrir : ils ont tous le visage sévère et fermé.
La neige s’est mise à tomber fort : deux pouces d’une fine poudre blanche gomment les aspérités du sol boueux, et adoucissent le contour anguleux des potences. Les nœuds coulants sont vides et couverts de glace. On dirait du sucre sur un gâteau. Des valets de pied en livrée se dépêchent de jeter des couvertures sur les chevaux de leurs maîtres, les spectatrices tirent sur leurs manchons et resserrent leurs châles sur leurs poitrines avant de s’approcher pour mieux voir. Épais comme de la glu, les gros flocons humides continuent de tomber du ciel en tournoyant.
Debout dans la salle d’entrée, les coudes ligotés, les genoux flageolants, Ned attend que la cérémonie commence. À ses côtés, en haillons, se tiennent les deux voleurs condamnés à être pendus en sa compagnie. Avec ses cheveux coupés court et son nez cassé, le premier a l’air d’une brute. Des larmes lui coulent sur les joues et l’on dirait qu’il marmonne des suppliques. Il serre un livre de prières d’une main moite et semble s’y raccrocher comme à une bouée de sauvetage. L’autre malheureux – Ned s’en rend compte avec ce que l’on peut encore éprouver de surprise lorsqu’on va se faire pendre dans un instant – est un nain. Il a trois pieds de haut, une tignasse rousse qui lui embrase les joues et le sommet du crâne comme un feu de broussailles. Sans crier gare, il pivote brusquement sur les talons et flanque un grand coup de pied dans les mollets de son compagnon.
— Arrête de pleurnicher tes Ave Maria, ’spèce de trouduc ! s’écrie-t-il. Meurs comme un homme !
— Fous-moi la paix, l’rouquin, lui renvoie le costaud d’un ton suppliant. C’est toi qui m’as poussé au crime. Tu crois que t’as pas assez fait de dégâts comme ça ?
Le nain tourne la tête d’un air dégoûté et crache sur le pavé glacial.
— Alors comme ça, c’est mézigue qui t’aurait poussé au crime ? Ça alors ! Et qui c’est qu’a voulu la faire à Lord Lovat quand il est sorti d’la maison d’jeu, hein ? Et pis dis : qui c’est qu’a eu l’idée idiote d’aller arracher le papier à tapisser en feuilles d’or dans la voiture au duc de Bedford, hein ?…
« Ben quoi, tête de lard ? T’as perdu ta langue ? gronde encore le nain avant de lui décocher un deuxième coup de pied dans les jambes.
— ’Spèce d’avorton ! P’tit tordu ! explose la brute en laissant tomber son livre de prières pour tirer à deux mains les cheveux du nabot. J’m’en vas te l’montrer, moi, qui c’est qu’a corrompu l’aut’ !
Quoique ses liens l’empêchent de beaucoup bouger les bras, il réussit à lui arracher deux touffes de poils d’un bel orange vif, une de chaque côté du crâne.
— Fumier ! rugit-il en secouant le petit homme comme un sac de plumes tandis que le nain essaie de l’agripper à l’entrejambe.
Mais voilà que les portes s’ouvrent dans un grincement d’apocalypse. De nouveau sans force, les deux combattants retrouvent toute leur gaucherie lorsque, sorti d’un escalier de derrière, l’aumônier prend la tête de la procession solennelle et la conduit dans la lumière froide et bleutée de la rue. Chassée par le vent, la neige dure et piquante frappe Ned au visage. Il ne tente même pas de tourner la tête ou de plisser les paupières pour s’en protéger ; tous ces petits aiguillons qui forcent son corps à se raidir sont par trop merveilleux, il veut tous les sentir. Dans quelques minutes, plaisir et douleur, goûts et odeurs, douceur des lèvres de Fanny sur les siennes, faim, amertume, froid, toutes ces sensations connaîtront une fin absolue. Derrière, les deux voleurs se sont tus. Terrifiés par l’approche ténébreuse de la mort, ils pensent leurs pensées. Dès qu’ils ont ouvert la bouche, tout à l’heure, Ned a compris que c’étaient eux qui les avaient détroussés, Boyles et lui, à la Foire de Bartholomew. Mais le fait qu’ils vont maintenant subir la peine qu’ils méritent depuis toujours lui semble une piètre consolation.
L’apparition des trois gibets dans la bourrasque le glace d’horreur : « Sauvez-moi ! murmure-t-il comme en une prière, sauvez-moi ! Je n’ai pas encore vécu. Redonnez-moi une chance, rien qu’une. » Mais déjà ses yeux découvrent l’immense forme encapuchonnée et silencieuse qui se tient au pied des potences ; il comprend qu’il ne sert à rien de prier. Le bourreau l’empoigne avec la force d’un étau et l’aide à grimper sur la caisse, au milieu de l’estrade. Un escabeau supplémentaire a été dressé pour le nain – lequel se met à jurer lorsque, l’ayant pris sous les aisselles, le bourreau l’y dépose comme un pantin. Le gros costaud gémit tel un chiot. À peine a-t-il ainsi montré sa faiblesse que la racaille s’excite et le couvre de sarcasmes et d’insultes. Il faut le pousser en avant pour qu’enfin il consente à monter sur sa caisse. Lorsque le bourreau lui passe la corde autour du cou, il se met à hurler comme si on l’ébouillantait. Les spectateurs semblent beaucoup s’en divertir. Une sorte de ricanement nerveux parcourt bientôt leurs rangs.
— Ô vous, pauvres pécheurs, lance l’aumônier, baissez la tête et demandez pardon à Notre Seigneur Jésus-Christ. Bientôt vous allez affronter le tribunal du Jugement dernier et par-devant le Créateur devrez rendre compte de tous vos actes ici-bas, et encore endurer le châtiment éternel pour tous les crimes que vous avez commis contre Lui, à moins que par votre repentir sincère et sans détours vous n’obteniez Sa grâce et qu’alors…
Ned n’y comprend rien. Les paroles du prêtre ne sont pour lui que bruits insignifiants jetés au hasard, qui lui rallongent sa vie de quelques précieuses secondes ; il ne les entend même plus. Ni non plus ne distingue clairement la foule qui s’est massée devant lui. Ses yeux n’y remarquent ni Banks, ni Mendoza, ni Smirke, ni Billy Boyles, ni le valet de pied de Brooks, ni même cette vieille mégère qui n’a cessé de le poursuivre et de le hanter depuis que, nu sur la paille froide, il a respiré pour la première fois l’air de cette terre. Par-dessus son épaule, il regarde ses traces de pas, dernières marques visibles de l’existence qu’il a bien voulu mener, et que déjà la neige fraîche commence à recouvrir.
— … Par les vertus, la mort et la passion de Jésus-Christ…
Ned ferme les yeux, essaie de se maîtriser. Il pense à Fanny, à Barrenboyne, à sa clarinette. Musique, couleurs, mouvements. Il court, il a rompu ses liens, il bondit sur un cheval, il dévale la rue ; dans ses cheveux, le vent…
— … Que la miséricorde du Seigneur soit sur vous, que la miséricorde du Seigneur soit sur vous tous…
… Mais où est-il ? Ils ont abattu son cheval, leurs mains se resserrent autour de son cou, mais voilà que Boyles… que Boyles, oui, Boyles… tire dans la foule et que Ned se redresse, que ses jambes se débattent, qu’elles l’emportent loin des murs lugubres de la prison de Newgate, loin des ombres sinistres que dessinent les trois potences…
Mais non : Ned n’est pas du tout en train de courir. Il se balance au bout d’une corde. Il s’étouffe dans le vomi qui lui monte à la gorge, qui s’y étrangle et retombe pour mieux lui comprimer la poitrine. Au-dessous de lui, d’un air navré, Boyles s’accroche futilement à ses jambes et pleure comme un bébé. Là-bas, à sa gauche, quelque part, le nain s’est mis à hurler :
— Au cul la Vierge Marie ! Au cul !
Et puis tout est calme, tout est ténèbres.