DEBOUT !
Quand il se réveille, Ned a mal à la tête. Il a bu du gin – des Strip-Me-Naked, des Beaux-Désastres, des Malédictions. Le gin, c’est le liquide qui affaiblit et aveulit le bas peuple. Clair comme l’urine de celui qui en boit, il est aussi amer que le jus de genièvre. Ned a donc bu du gin et ne sait plus bien où il se trouve. Il est pourtant raisonnablement certain de reconnaître ces demi-bottes éculées, ces phalanges poilues et cette cape rouge cannelle qui figurent parmi les premiers objets à lui tomber sous les yeux. Oui, cette cape, ces phalanges et ces bottes, et ces culottes, déchirées elles aussi, tout cela lui est familier. Intime même. Oui, conclut-il, tout cela, appartient bien à Ned Rise. Tout de même que la tête en morceaux et les yeux enfoncés qui perçoivent ces phénomènes, même imparfaitement, doivent lui être rattachés d’une manière ou d’une autre.
Il se redresse, s’arrête longuement, se lève. On dirait qu’il a passé la nuit allongé sur un tas de paille décolorée… en même temps que sur son chapeau. Il se penche pour le ramasser, pique du nez, retrouve l’équilibre en y allant d’un rot péremptoire. Le chapeau est fichu. L’homme conserve ainsi quelque temps une pose méditative, tandis que quelque chose lui tambourine à l’arrière du crâne. Les paupières à demi closes, il examine la pièce et se prend pour un explorateur en train de poser le pied sur un continent inconnu.
C’est dans une cave qu’il se trouve, il n’y a pas à en douter. Le sol en terre battue, la serpillière dans le baquet, les murs en pierres brutes. Contre celui du fond, une double rangée de tonnelets : madère, porto, vin de Lisbonne, bordeaux rouge, hochheimer. Dans le coin, une pelletée ou deux de charbon. Se pourrait-il que ce fussent là les basses régions de la taverne du Cochon Vérolé ? Alors, Rise découvre qu’il n’est pas seul. D’autres formes, humaines, ce n’est pas impossible, occupent la paille qui au sol fait des couches de fortune. On entend des ronflements, des gémissements et des gargouillis qui font songer à la pluie courant dans un caniveau. Urine et vomi se combattent dans l’air où flottent lourdement leurs parfums.
— Comme çô, t’es réveillé, pôs vrai ?
Vraie face de memento mori, une pocharde qui perd ses cheveux est en train de lui parler derrière une planche qui va d’un tonneau à un autre. Un mince anneau d’or se balance à sa lèvre inférieure comme une bulle glaireuse.
— Ben, b’jour à vous, monsieur, reprend-elle. Ha… haaaa ! Et comment qu’on a dormi, hein ? Et si on s’tapait un p’tit verre pour commencer la journée du pied qu’y faut ?
Deux mesures en étain de la taille d’un coquetier et une cruche en terre cuite sont posées sur la planche, comme dans une nature morte. Au-dessous de ce comptoir improvisé, une truie s’est allongée sur le flanc, la bosse de la mâchoire cachée par un pot de chambre renversé. Hogarth aurait adoré. Ned se demande ce qui s’est passé la nuit précédente.
Soudain la folle se met à hurler comme si on l’avait poignardée. Son cri ressemble à une longue inspiration pleine de rugosités :
— Hiiiiiiiiiiiii !
Les coups qui martèlent le cerveau de Ned se transforment en rythmes de batterie, en roulements de tonnerre, en lourds poum-poum de grosse caisse. Mais un instant !… Non, la commère n’est pas du tout en train de succomber à une attaque : non, elle est juste en train de rire. Et la voilà qui tousse, qui crache et qui tape sur la planche jusqu’à ce qu’un long ruban de morve jaune lui dégouline de la bouche et commence à se frayer un chemin vigoureux vers le dessus du comptoir.
— T’as… avalé ta langue… peau de pêche ? demande-t-elle en s’étranglant.
Accroché au mur derrière elle, un avis. Les caractères en ont été tracés d’une main secouée de convulsions :
Saoul pour un rond
Archi-rond pour deux sous
Paille claire pour pas un rond.
Ned lui fait la nique.
— Va te faire foutre, espèce de pute à nichons scrofuleux ! Et ta mère avec ! Et toute ta lignée de guenilleux empoivrés aussi ! hurle-t-il en commençant à se sentir mieux.
— Hiiiiiiiiiiiii ! lui renvoie-t-elle en un rire grinçant. T’as pas envie d’l’élixir à Maman Ginève, hein ? C’est pourtant pas qu’t’en aurais pas eu envie hier soir !… Bon, là, fais un peu voir ta boutique à Maman… histoire qu’elle t’la remette d’aplomb !
L’œil paillard, elle soulève ses jupes. Mollets de coq et touffe jaunie. On dirait le dénouement d’un roman gothique.
Sur la gauche, une volée de marches branlantes conduit à une porte donnant sur la rue. À travers les lattes, Ned discerne la lumière glacée de l’aurore. Il se maudit de gaspiller sa salive avec la vieille folle, il a des affaires qui l’attendent cet après-midi-là, et il commence à grimper l’escalier qui a le vertige.
— Hiiiiiiiiiiiiiiiii ! hurle la mégère, fais gaffe à ta robe, hé ! poupée !
Ned lui fait la figue, resserre sa cape rouge cannelle autour de lui et, d’une poussée, ouvre la porte : Maiden Lane et la lumière du jour. Des profondeurs qui s’étendent derrière lui monte un cri aussi éraillé que le grincement d’un alto aigri :
— Fais gaffe, fais gaffe !… fais gaffe à la cravate du bourreau !