CODA
Vers la fin de 1806, d’inquiétantes rumeurs filtrèrent, qui parvinrent d’abord à la côte : le bruit courait que Mungo Park avait échoué, que son expédition s’était pulvérisée. Au début du mois de janvier 1807, la nouvelle gagnait l’Angleterre et, peu de temps après, à l’instar d’un germe que le vent porte, elle contaminait l’Écosse. Ailie reçut de plein fouet les détails de l’affaire – jusqu’aux plus insensés – et refusa d’y croire. Mungo mort ? Impossible. On se trompait, un point c’est tout. Voilà à quoi menait d’ajouter la moindre foi aux bavardages irresponsables de tous ces indigènes, de tous ces Noirs, de tous ces exécrables petits Sidi aux visages défigurés et aux dents gâtées : comme s’ils étaient à même de comprendre quoi que ce fût au courage et à l’endurance de son époux. N’était-il pas parti pendant presque trois ans la première fois ? Zander, son père même, y avait-il alors eu personne pour croire à son retour ? Non, non : ces rumeurs sans fondement étaient ridicules.
Mais 1807 devenait 1808, et rien de décisif ne lui parvenait qui pût l’éclairer sur le sort de son mari ou de son frère ; aussi en vint-elle à avoir faim de toutes les rumeurs qui pourraient la confirmer dans sa croyance la plus chère : d’une façon ou d’une autre, dans un endroit ou dans un autre, Mungo était toujours en vie. En 1810, le ministère des Colonies entra en contact avec le guide Isaaco par l’intermédiaire du lieutenant-colonel Maxwell, gouverneur du Sénégal, et lui confia la tâche d’enquêter sur les circonstances ayant conduit à la disparition de l’explorateur. Vingt mois plus tard, le vénérable Mandingue ressortait de la brousse avec un document en arabe, le journal d’Amadi Fatoumi. Les Blancs, y déclarait ce dernier, avaient péri à Boussa malgré tous les efforts qu’il avait déployés pour essayer de prévenir la catastrophe. Mungo Park était mort : une attaque des indigènes l’ayant surpris, il s’était noyé lorsque la Djoliba avait chaviré dans les rapides.
Ailie nia l’authenticité du document. On lui mentait. Mungo était vivant, cela ne faisait aucun doute, et Zander aussi. Son père tenta de la raisonner.
— C’est vrai que c’est pas gai, lui dit-il, mais vaudrait mieux que tu t’y fasses, ma fille. Te voilà veuve, et quoique je n’aime pas beaucoup à te le rappeler, tu as aussi perdu un frère.
Toutes paroles qui restèrent sans effet. C’étaient d’ailleurs les mêmes qu’on lui avait servies jadis, quinze longues années plus tôt, lorsque le monde entier noyait dans la bière le chagrin d’avoir à déplorer « l’audacieux Écossais qui, si jeune, avait disparu dans les ombres du Continent noir », lorsque ses parents et ses amis étaient accourus vers elle pour la réconforter, lorsque son propre père enfin avait tenté de l’assujettir à un mariage qu’elle ne désirait pas. C’était le retour du même : à chaque nouveau bruit, elle les retrouvait à sa porte comme des corbeaux ; Betty Deatcher les yeux noyés, le révérend MacNibbit avec sa tête de dalle funéraire. « Ah, ma pauvre, lui disaient-ils en la regardant goulûment, d’un œil où se lisait quelque chose qui ressemblait à de la faim. Que peut-on faire pour toi ? »
Georgie Gleg lui écrivit d’Édimbourg dès la parution du journal d’Amadi Fatoumi. Comptant quelque trente pages d’une écriture raffinée et serrée entre des marges tirées à la règle, sa lettre était longue et complète : il lui offrait consolation, espoir, argent et une épaule sur laquelle pleurer ; bref, il lui demandait sa main. Elle ne répondit jamais. Au contraire : elle rassembla tous les souvenirs que Mungo avait rapportés de sa première expédition, son chapeau cabossé, la figurine naïve au ventre et aux membres déformés, les trois éditions de ses Voyages, en fit une sorte de reliquaire au fond du salon, qu’elle entoura de quelques chaises ; c’est là qu’elle passait de longues heures, ses enfants à ses pieds, à leur lire le livre de leur père ou des extraits de ses lettres ; ou bien encore elle regardait fixement devant elle, espérait, priait, attendait qu’une rumeur nouvelle lentement lui parvînt.
Parce que oui, des rumeurs nouvelles, il y en avait encore et toujours. Six mois après les faits, près de huit mois même après que le ministère des Colonies eut officiellement classé l’affaire. Comme attirées par une force aussi mystérieuse qu’irrésistible, elles lui arrivaient aux oreilles par des voies tortueuses. Du golfe du Bénin elles passaient aux Antilles puis en Caroline, de Badagri elles filaient aux Canaries, puis à Lisbonne, à Gravesend, à Londres enfin, et de là remontaient jusqu’à Édimbourg. Des sauvages aux négriers, des négriers à l’homme de la rue en passant par les diplomates, elles ne cessaient de courir : il y avait encore des Blancs à l’intérieur de l’Afrique.
En fait, mais nul en Europe ne le saurait jamais, ces racontars contenaient un grain de vérité. Si l’on se trompait, ce n’était que sur la quantité et non pas du tout sur la qualité : ce n’étaient point en effet des mais un Blanc qui, effectivement, vivait encore au cœur de l’Afrique. Seul rescapé de l’affaire, il était totalement inconnu du grand public. Né dans la pauvreté, ce quasi-paria avait vécu le miracle de la résurrection.
Quelque trente-six heures après le désastre de Boussa, Ned Rise ouvrait, pour la troisième fois de sa vie, les yeux sur le nirvana. Cette fois-ci cependant, le paradis n’avait rien à voir avec une cahute gelée et puant le poisson, plantée quelque part sur les bords de la Tamise, ni non plus avec une salle de dissection du quartier de Newgate Street. Non, cette fois-ci, la situation était plus brillante, nettement plus brillante : tout scintillait même avec l’intensité du soleil tropical. Le dernier souvenir de Ned était le spectacle de sa propre mort, qui le lorgnait de sa face grimaçante, sur fond de muraille rocheuse fondant sur lui, de populace assoiffée de son sang, et de lutte avec Mungo Park…
Et depuis ? Il était désorienté et avait mal par tout le corps. Dans chacune de ses articulations c’était un véritable feu qui brûlait ; il avait l’impression d’avoir les rotules en morceaux, et se sentait poignardé dans le bas du dos par une douleur incessante qui le fouillait sans merci. S’il avait pu trouver un reste de volonté, s’il avait été capable de s’asseoir pour dresser un bilan, il se serait découvert aussi nu, aussi libre de toute entrave que le jour où il était né : le chapeau de paille et le pagne en haillons dont il s’était ceint avaient été emportés par le flot et le pistolet en argent, la vase qui tapissait le lit du fleuve l’avait englouti à jamais. Mais Ned ne pouvait pas bouger et il dut subir, inerte, la violence du soleil qui s’étalait en travers de son dos comme une couverture de flammes.
Puis, de floue qu’elle était, sa vision se fit plus nette. Le sang lui battait furieusement dans les tempes. Il était étendu sur un tas de débris – des feuilles, des branches, des morceaux d’os et de bois – au milieu de rochers d’aspect bossu et de teintes pastel, polis par l’eau, rochers qui jonchaient le paysage comme les œufs de quelque monstre antédiluvien. Pas un bruit, pas un mouvement ; l’air était aussi brûlant et aussi calme que l’haleine d’un dragon endormi lorsque, tout d’un coup, en un violent contraste, il avait paru exploser sous des bruits d’ailes raides et dures battant autour de lui. Ned leva les yeux et son regard rencontra l’inévitable face grimaçante d’un charognard, un énorme vautour aux serres menaçantes et aux ailes qui, entièrement déployées, faisaient autour de lui comme une tente. Laid mais audacieux et combatif, le grand nécrophage lui siffla à la figure et s’avança un peu, pour voir. Ça recommence, se dit Ned.
Mais l’oiseau recula, soudain alarmé, détourna son cou plat et, d’un bond, disparut de son champ de vision. Quelque chose lui avait fait peur. Une hyène ? Un lion ? Un Maniana ? C’est à peine si Ned pouvait éprouver le désir de s’en soucier. Arrosé d’un filet d’eau qui lui lavait l’aine et les jambes, il regarda fixement la surface polie du rocher qu’il avait sous les yeux, tandis que le claquement sec des ailes résonnait encore dans le silence. Puis il y eut un autre bruit, un bruit aérien et mélodieux. Non, ce n’était pas vraiment un chant d’oiseau, non, pas seulement ça ; ni non plus quelque illusion produite par le frottement de deux branches ou par des courants trompeurs : c’était bel et bien de la musique, un bruit humain et civilisé. Était-il donc mort tout de même ? Était-ce donc ça, l’au-delà, le purgatoire, ce lieu plein de vapeurs méphitiques, ce lieu sans fond où les anges et les diables se battaient pour avoir son âme ? Il ferma les yeux. Peut-être même il dormit.
La musique continua : des flûtes, on aurait dit au nombre de trois ou quatre, et dont les mélodies s’entrelaçaient comme de la vigne vierge, le berçaient et le réconfortaient. Lorsque enfin il se redressa, le soleil était bas sur l’horizon et seuls les sommets arrondis des rochers en étaient illuminés, nimbés d’une lueur rose – comme si tous eussent été sur le point d’éclore. Mais soudain la musique avait cessé. Il regarda autour de lui : pas la moindre trace de rapides ou de musiciens, pas le moindre signe de vie. Rien que des rochers lisses jetés en désordre jusqu’à l’horizon ainsi que des melons, des ballons de plage ou de grosses têtes chauves. Derrière lui, le fleuve. Ces flûtes, se les était-il donc seulement imaginées ?
La douleur lui enfilant de grandes échardes dans les mains et les pieds, il se mit debout en tremblant et, presque aussitôt s’effondra sur le premier roc venu. Il était couvert de bleus, battu, brisé. Des ampoules lui étaient sorties autour du cou et tant d’écorchures lui bariolaient les jambes, les fesses et la poitrine qu’il ressemblait à un arlequin. Pour une raclée, c’était une raclée ! Il n’empêche : il était vivant, il respirait et, pour autant qu’il le sût, n’avait rien de cassé. Ce ne fut presque qu’après coup qu’il comprit qu’il avait faim.
Puis – il n’y avait pas à s’y tromper – quelque chose remua, là-bas, dans le dédale pierreux. Encore une fois : des coudes qui tricotaient, des épaules qu’on baissait…
— Ohé ! cria-t-il.
Rien. Il essaya une deuxième fois – en mandingue, en sourka, en arabe. Il y eut un long moment de silence, puis, comme si l’on voulait lui répondre, la musique recommença. Pas fou, il se radossa au rocher et prit l’air de quelqu’un qui appréciait. Au bout d’un moment, il se mit à claquer dans ses mains au rythme des musiciens invisibles cependant que, sonore et régulier comme un pouls qui bat, quelque part sur sa gauche, un tambour se mettait de la partie.
Timide et apeuré comme la biche, on commença à se montrer. Une tête ici, un torse là : on jouait à cache-cache. Enfin on s’enhardit. Ned découvrit alors que les rochers étaient pleins de ces gens. Pas plus hauts que des enfants, ils s’étaient avancés à découvert et le regardaient du fond de leurs yeux placides couleur terre de Sienne. Ils étaient nus, avec des bras et des jambes qui ressemblaient à des brindilles, et l’abdomen aussi gonflé que le ventre rond et protubérant des nourrissons. Et ils n’étaient pas noirs, enfin… pas exactement : leur peau tirait davantage sur le gland ou sur la noisette.
Ned attendit. Il en comptait déjà dix-huit, dont deux enfants. On pouvait voir parmi eux quatre homoncules au poil grisonnant et aux pieds tournés en dehors, occupés à souffler dans des sortes de flûtes droites, mais le tambour, que l’on frappait toujours, demeurait invisible. C’était maintenant la troupe tout entière qui oscillait au rythme de la musique ; malgré la douleur qui lui tiraillait le coude, Ned continua de claquer dans ses mains. Alors l’un des hommes se détacha du groupe et s’approcha de lui. Il marchait en traînant les pieds dans la poussière, sa tête et ses épaules ondulant au gré des battements insistants de la mélodie. Il serrait sur son cœur un arc minuscule comme un jouet et portait un carquois à l’épaule. Les bouts de ses seins offraient l’aspect de deux rosettes sombres, marquées d’anciennes cicatrices : brûlures, blessures de guerre, emblèmes initiatiques ? Sa clavicule et ses côtes saillaient, et son pubis était un enchevêtrement de poils raides et blancs d’où pendait, tel un badge, une verge grise et ridée. Une chevelure blanchissante ornait sa tête à la manière d’une auréole. Les joues creuses s’affaissaient sur des mâchoires édentées. On aurait pu le prendre pour le premier homme, notre père à tous. Cherchant à y lire la réaction qui convenait, Ned scruta le visage du patriarche mais n’y trouva qu’une expression parfaitement vide.
Tous s’étaient mis à chanter une mélodie bizarre, une sorte de complainte aiguë entrecoupée de grognements et de claquements de langue. Pour la première fois, Ned commença à se sentir mal à l’aise : et si, tout bien considéré, ces gens n’étaient pas aussi inoffensifs qu’ils en avaient l’air ? C’est alors qu’il aperçut la chose : là, entre les mains du vieillard, elle brillait. Un couteau ? Un pistolet ? Était-ce donc pour cela que le sort l’avait épargné ? Mais non : tout à coup, cet objet resplendissant, cette chose qui attrapait la lumière, il sut ce que c’était, il sut pourquoi ils s’apprêtaient à lui en faire cadeau… et il sut ce qu’il allait en faire – et de quelle manière il s’en sortirait, oui, dans l’instant, il vit ce que serait son avenir. Il avait cessé d’être un exclu, un criminel, un orphelin, il était devenu un messie.
Le vieillard lui tendit la clarinette. Elle était encore humide d’avoir trempé dans l’eau du fleuve mais les coussinets en étaient propres et les clés intactes. Le tambourinaire donnait de grands coups sourds, les flûtes lançaient des sons suraigus. Tous, ils s’étaient rangés autour de Ned comme des enfants précoces et tous, ils souriaient. Il porta l’instrument à ses lèvres, et joua.
Comme on ôte les pelures d’un oignon, les années se découvraient l’une après l’autre. Soudain en disgrâce, le « Beau » Brummell s’était enfui à Calais, De Quincey avalait de l’opium, Sir Joseph Banks et George III rendirent l’âme. Il y eut des émeutes à Manchester, au Portugal et en Grèce. Beethoven devint sourd, Napoléon tomba, se releva, et retomba, cependant que Sir Walter Scott sortait ruiné du krach de 1826. Les bonnets à plumes furent de nouveau à la mode, les falbalas déclenchaient une véritable fureur. Et toujours le Niger était un mystère.
La guerre, la paix, les Habsbourg, les Hanovre, les corsages décolletés * et les chemises de nuit en coton, la chute d’un empire, la restauration d’une monarchie, Metternich, Byron, Beethoven, Keats… tout cela échappa entièrement à Ailie. Elle aurait tout aussi bien pu vivre sur une autre planète. Sitôt après avoir succombé à Georgie Gleg, et avoir eu sa vision d’enfer sur les eaux du loch Ness, elle changea en effet du tout au tout. Sa vision – mais en était-ce vraiment une ? – lui était venue comme un avertissement, un châtiment. Elle était allée trop loin. Jalouse et amère, en se rebellant contre le vide terrifiant de sa vie toute vouée au soutien d’un grand homme, elle avait abandonné Mungo au moment même où il avait le plus besoin d’elle. Elle n’était qu’une femme adultère qui avait renié sa foi, une pécheresse.
Elle passa le reste de son existence à tenter de se racheter. Sitôt rentrée à Selkirk, elle prit le pli de réunir ses enfants devant l’autel du salon, pour leur inculquer la légende de ce père qu’ils avaient à peine connu. C’était un héros, l’un des plus grands Écossais que la terre eût portés, leur répétait-elle : il affrontait le danger comme l’homme ordinaire se met à table pour déjeuner. « Où est-il ?, lui demandaient-ils. – En Afrique, leur répondait-elle. – Quand reviendra-t-il à la maison ? – Bientôt ! »
L’autel, la légende, le fardeau d’être seule à élever ses enfants, telle fut sa pénitence. Des cadeaux souvent lui arrivaient d’Édimbourg : des peignes, des robes, des parfums, des jouets pour les enfants. Elle les renvoyait sans s’en être servie. Gleg lui écrivit lettre sur lettre. Elle n’y répondit jamais et lorsqu’un jour, la douleur et l’angoisse lui creusant le visage, il s’en vint frapper à sa porte, elle ordonna à sa domestique de le chasser. « Mais qu’ai-je donc fait ? hurla-t-il à la fenêtre. Qu’ai-je donc fait ! » – et il continua de protester jusqu’à ce que le vieux médecin finît par le menacer de la force publique.
Les enfants grandirent. Son père mourut. Elle passa des heures et des heures assise à sa fenêtre à contempler les collines, à attendre, à espérer. Et lorsqu’elle se sentait au plus mal, lorsque dans son cœur elle savait que plus jamais elle ne reverrait Mungo ou Zander, de nouvelles rumeurs venaient immanquablement à lui être soufflées à l’oreille, ou bien alors c’était quelque marchand qui apparaissait dans les rues d’Édimbourg et invariablement racontait une histoire qu’il tenait d’un directeur de comptoir sur la Gambie, lequel directeur de comptoir la tenait d’un négrier indigène, qui lui-même la tenait d’un prêtre mandingue : il y avait un homme blanc au Sahel, un homme qui, d’une sainte humilité, vivait comme vivent les Noirs. Et cela recommençait. Mungo était toujours là-bas, elle le savait !
En attendant, il y avait les enfants. Thomas, l’enfant du siècle, était tout à la fois son enfer et sa consolation. Athlétique, il était physiquement aussi précoce que son père ; à quatorze ans, il était déjà le meilleur rugbyman du comté. Grand, les épaules et la poitrine carrée, les cheveux blonds comme le sable, il était le portrait tout craché de Mungo. Chaque fois qu’elle le regardait, c’était son passé qui se dressait devant elle et se remettait à la hanter comme un rêve d’une indicible tristesse, tout droit sorti des profondeurs froides et sombres d’un loch. Certes, Mungo Junior et Archie ressemblaient eux aussi à leur père – eu égard notamment au léger strabisme qui les affectait –, mais Thomas seul était l’exacte reproduction de Mungo, la forme très précisément martelée, le moule même de son être. En outre, c’était lui qui, plus encore que ses frères et sa sœur, contribuait à faire vivre la légende de son père : il passait des journées entières à étudier les cartes et les livres entassés dans la bibliothèque de l’explorateur, il reprenait comme des litanies toutes les rumeurs qui couraient sur son compte et les ressassait jusqu’à ce qu’en leurs moindres mots elles eussent acquis l’évidence du cristal taillé.
En 1827, quoique ayant à peine dépassé la cinquantaine, Ailie n’était déjà plus qu’un petit bout de femme prématurément vieillie, un être épuisé par la stérilité de toutes les heures passées à attendre et par l’indicible futilité de son existence : cela faisait vingt-deux ans qu’elle n’avait pas revu son mari. Sa fille s’était mariée, Archibald était soldat, Mungo Junior avait succombé à l’appel du large : envoyé aux Indes avec son régiment, il y avait été emporté par les fièvres. Thomas, lui, ne s’était jamais marié. Il vivait encore à Selkirk, tout près de sa mère, et avec elle souffrait la grande douleur de la disparition de son père, avec elle nourrissait l’espoir que, chenu et triomphant, un jour il revînt de là-bas, de ses collines battues par les vents, du plus profond de ses dunes et de ses jungles.
Le matin était clair et froid le jour où il s’en fut. Ne voyant aucune raison d’alarmer sa mère, il avait préparé son départ en secret. Lorsqu’elle s’aperçut de son absence, Ailie comprit tout de suite de quoi il retournait : après son mari et son frère, c’était maintenant son fils qui la quittait. Il lui écrivit une lettre d’Accra, sur la Côte-de-l’Or. Le problème n’avait rien de compliqué, il l’avait résolu, et jusque dans les moindres détails : il voyagerait seul, comme son père l’avait fait lors de sa première expédition, prendrait vers le nord-est et, vivant comme les indigènes, par les territoires des Ashantis et des Ibos, gagnerait les chutes de Boussa. L’harmattan s’était mis à souffler, on ne pouvait rêver meilleures conditions pour démarrer. Il partirait dès qu’il aurait réussi à engager un guide.
Ailie étudia le sceau apposé sur l’enveloppe avant d’ouvrir celle-ci – y avait-il vraiment la moindre raison de lire la lettre ? Comme si elle ne savait pas ce qu’elle contenait ! Elle aurait pu l’écrire elle-même, cette lettre ! Ailie avait cinquante-trois ans. « Mrs Mungo Park » ! déchiffra-t-elle sur l’enveloppe. C’en était presque drôle !
Longtemps elle resta assise à sa fenêtre, la lettre lui pesant de plus en plus lourd dans les mains. Comme venue d’ailleurs, une lumière pâle blanchissait les buissons, les toits des maisons et les arbres, et là-bas, au loin, les collines en étaient comme vidées de toute couleur et de toute vie. Sur l’étagère derrière elle, luisante et noire, trônait la figurine en ébène : gravide, obscène. Un vestige parmi tant d’autres.
Ce fut la dernière lettre.