DÉCEPTIONS À PISANIA

La première déception n’est rien : elle n’est causée, somme toute, que par un événement mineur, aussi imprévisible qu’inévitable ; comment ne pas y voir néanmoins un signe, le signe que tout se présentera mal et qu’on ne court qu’au-devant de désillusions ? Sans parler de la manière détestable et peu engageante dont on fait le premier pas dans une aventure historique de ce genre ! Mais cela n’est rien, comparé à la mort d’homme qui l’inaugure.

Condamné à une issue fatale s’il restait à Gorée, Leland Cahill a, comme la plupart des recrues de la garnison, beaucoup fêté son sursis. Il a trinqué au succès de l’expédition et, verre après verre, a encore salué la noblesse de Mungo Park, le courage de ses compagnons, bref, tout prétexte était bon. Jeune homme de dix-huit ans au visage marqué de cicatrices d’acné, Cahill est, côté intelligence, quelque peu au-dessous de la moyenne. Malgré ses airs séduisants et inoffensifs, il s’est vu condamner à la prison à vie pour sacrilège, miction en public et vol d’habits en laine sur les étendoirs. À jeun, il se place un cran au-dessus du vaurien ; saoul, il est aussi incapable de se débrouiller qu’un louchon catatonique de l’hôpital de Bethlehem. Cela ne l’a pas empêché d’être désigné, avec Mitchell Mewshaw, pour amarrer la passerelle quand Le Croissant aura jeté l’ancre au large de Pisania.

Le fleuve étant pour lors à l’étiage, le vaisseau est contraint de mouiller à quelque cent vingt yards de la berge. Heureusement, Mungo a prévu cette éventualité et envoyé des hommes en avant, auxquels il a donné l’ordre de construire un radeau afin de pouvoir débarquer non seulement l’équipage mais les bêtes et le matériel. Le radeau attend déjà quand on voit le bâtiment surgir à la courbe du fleuve, en vue des annexes du comptoir.

Les officiers sont tous d’accord : les ânes qui, étant donné la température et l’entassement, dégagent d’inimaginables remugles, seront évacués les premiers ; comme s’ils étaient conscients de cette prérogative, leur excitation ne cesse de s’accroître, tandis que deux nègres de Pisania amènent le radeau le long de la coque. Malheureusement, à force de se passer et repasser la bouteille en se racontant des histoires cochonnes, Cahill et Mewshaw n’ont pas remarqué la manœuvre. Le radeau ayant été amarré ainsi qu’il convient, ils se contentent de reculer d’un ou deux pas, fixent les cordages et mettent la passerelle de bois en position après l’avoir basculée par-dessus bord. C’est l’erreur. La passerelle n’a pas encore fini de franchir le pavois que, chahutés par le roulis et par la presse, les ânes perdent patience et commencent à s’ébrouer et à ruer. À peine la passerelle a-t-elle touché le radeau qu’ils s’élancent en avant. C’est alors un seul et même amas de couleur fauve qui se précipite par-dessus le bastingage et, dans un enfer de sabots, de braiments et de coups de pied furieux, dévale le goulet vertical. Dix-huit bêtes plongent tout droit dans l’eau. Œil fou, pattes tremblantes, le reste parvient à gagner le radeau en pédalant dur pour ne pas se faire écraser par l’arrière-garde. Comme il fallait s’y attendre, les nègres sont terrorisés et voilà le radeau qui chavire. En tout, on comptera six ânes perdus. Quant au première classe Leland Cahill, la dernière fois qu’on l’a vu, il fonçait tête la première vers le bas de la passerelle, cent huit sabots s’acharnant, l’un après l’autre, à lui marquer les chairs de leurs empreintes.

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Moins immédiate, la deuxième déception est plutôt à mettre au compte d’un sentiment d’abandon et de perte. Le terme de déception convient mieux ici, dans la mesure où il renvoie plutôt à un espoir déçu qu’à un brusque et tragique revirement de situation.

Après avoir remis de l’ordre chez ses hommes et parmi ses ânes, et désigné l’équipe qui devra sonder le fleuve pour y retrouver le corps de Cahill, l’explorateur n’a plus qu’une idée en tête : revoir le Dr Laidley. Cela fait presque huit ans qu’ils se sont quittés. Pourtant, chaque fois qu’il a pensé à l’Afrique, c’est au vieux Laidley qu’il a songé. Aussi bien est-ce lui qui a fourni son équipement et l’a préparé à sa première mission en lui apprenant le mandingue, en l’initiant aux coutumes locales, et en le mettant en relation avec Johnson. Il le retrouve encore quand, presque éviscéré par sa première attaque de fièvre il ne pouvait sortir de son lit : Laidley l’a soigné, l’a abreuvé de tasses d’un thé indigène aussi raide que revigorant, lui a lu du Donne, du Milton et du Shakespeare avec une sérénité, une assurance que lui envierait la Banque d’Angleterre. Laidley a été le dernier homme à le saluer à son départ, et le premier à le féliciter à son retour. C’est enfin lui qui a été le premier Blanc à apprendre sa découverte historique sur l’orientation du cours du Niger. Le Dr Laidley, c’est son centre de gravité au milieu d’une Afrique où tout est chaos de couleurs, de dialectes, de tatouages et d’anneaux dans les trous de nez ; c’est le seul et unique point de repère qui lui reste dans ce kaléidoscope de désirs, de besoins et de pratiques bizarres. Le Dr Laidley, c’est son mentor.

L’explorateur se fraie un chemin au milieu du dédale de cases en joncs, chacune avec son chien qui aboie et ses enfants nus encadrés dans la porte ; tout en remontant la rue poussiéreuse qui conduit à la résidence du docteur (à la fois forteresse et comptoir), pleine de coins et de recoins, il sourit déjà à l’idée du plaisir qu’il aura à le revoir. Il lui serrera la main, lui présentera Zander, lui dira le succès prodigieux de son livre, lui parlera des réactions que sa découverte a suscitées chez tous les grands cartographes européens. Déjà il revoit ses joues, rouges de naissance, sa tonsure blanche, sa tête branlante, ses lèvres pincées, déjà il s’imagine les regards de côté que, perdu dans ses contemplations, le docteur ne manquera pas de lui jeter. Assis dans son fauteuil à bascule en osier, il écoutera toutes les nouvelles qu’il lui rapporte d’Angleterre. Après, ce sera l’explosion de son hospitalité : « Oui, oui, oui », acquiescera-t-il, d’un ton de patriarche à la Benjamin Franklin. Et alors, il trottinera autour de la pièce jusqu’à ce que le vent se prenne dans ses basques.

— Mais d’abord, tiens, prends donc un peu de vin de palme… Du fromage de chèvre ? Une assiette de couscous… ou bien un steak ? Un cigare ? Du cognac ?

Mungo lui dédicacera un exemplaire de ses Voyages, puis ils iront se retirer sur la véranda et là, en connaisseurs, ils tailleront d’interminables bavettes sur le pays. Le flux de paroles le lavera, le libérera de la poussière accumulée pendant sept années d’absence, lui ramènera à l’esprit des vérités qu’il a à moitié oubliées sur la météorologie et la géographie, la succession royale et les frontières tribales. À dire vrai, l’explorateur a grand besoin de se rafraîchir la mémoire.

Toutes choses qui lui trottent dans la tête tandis qu’en la compagnie de Zander il grimpe les marches grossièrement taillées de la véranda qu’il connaît si bien. Une question insistante ne cesse pourtant de le tracasser : pourquoi le vieil homme n’est-il pas venu les accueillir à la descente du bateau ? Serait-il malade, ou se serait-il absenté à l’occasion de quelque voyage en brousse ?

La réponse l’attend juste derrière la porte ouverte, en la personne aux cheveux plats et à la barbe mal rasée de D.K. Crump, l’ancien assistant du docteur – dont il a momentanément pris la place. Une bouteille de gin trône sur le bureau devant lui. Crump, vautré dans un fauteuil en osier, fume du mutokuané. Il a les yeux treillissés de rouge. Derrière lui, paupières lourdes à demi closes dans l’extase ou la stupeur, une femme noire en blouse rayée agite languissamment un éventail cependant que, de la main qu’il a passée dans son emmanchure, Crump lui tripote les seins comme s’il s’agissait de pommes de terre dans un sac.

Mungo met un certain temps à s’habituer à ce spectacle. Immense et sombre, le sol de l’entrepôt est jonché d’articles de pacotille. Il y a là des couteaux, des mousquets, des barils de poudre, des coupes de drap, des glaces, des dames-jeannes de vin et de cognac, des caisses de clous, des haches, des scies, des diables à ressort et, en vrac, une flopée de bonbons à un sou. Juste à côté, une montagne de produits locaux ramassés en échange – pattes, dents et défenses d’éléphants, monticules informes de cire d’abeilles, plumes d’oiseaux de toutes espèces et de toutes couleurs, paniers de cacahuètes et de poivre en grains, bois d’ébène en fouillis, peaux fatiguées de léopards, de lions et de zèbres. On dirait les restes de quelque catastrophe naturelle, les débris laissés par une inondation, des épaves rejetées par la mer. Tout cela est couvert de poussière et s’empile jusque dans les recoins les plus sombres du hangar. L’explorateur balaie la scène des yeux, puis se tourne vers l’homme qui, torse nu, semble présider aux destinées du lieu.

— Mungo Park, se présente-t-il en s’inclinant. Je vous présente Alexander Anderson, mon second. Le Dr Laidley est-il dans les parages ?

L’homme lève les yeux sur lui et, l’air aussi insouciant qu’un lézard sur une pierre, le regarde longuement. Il tire une bouffée de son joint, puis lâche un rire bref comme un aboiement.

Mal à l’aise, Mungo se balance d’un pied sur l’autre. Crump secoue rudement les seins de la Noire. Zander fait un pas en avant.

— Écoutez un peu, lance-t-il, on vient de vous poser une question fort civile… et donc, savez-vous, oui ou non, où se trouve le directeur du comptoir ?

Aucune émotion ne passe dans les grands yeux bleus de Crump. Il pose la chnouf sur le bord du bureau et avale une gorgée de whisky. Puis il part d’un nouvel éclat de rire.

— Ha ! éructe-t-il enfin. Ça fait presque un mois qu’il a crevé, ce vieux chnoque.

Obtenir de lui des détails équivaut à extirper un lot d’échardes. Au bout de dix minutes de patient interrogatoire, les deux missionnaires de la géographie établissent néanmoins que la mort de Laidley a été accidentelle. Il semblerait qu’au retour d’un long voyage à l’intérieur des terres, où il aurait réchappé des attaques d’un lion dyspeptique, à la morsure d’un serpent mamba noir et à un raid de guerriers peuhls, le docteur soit allé se promener dans son jardin pour inspecter ses rosiers. S’étant fait piquer à la narine droite par une abeille butineuse, il serait mort d’étouffement dans les vingt minutes suivantes. Crump (Dirk de son prénom : il est originaire de Londres et, bon à rien au profil bas, a réussi à convaincre la Compagnie qu’il était l’homme qu’il lui fallait), Crump s’est donc fait nommer un mois plus tôt pour remplacer l’ancien assistant de Laidley, lequel avait succombé aux rigueurs du climat. Après avoir supervisé les obsèques (« une bande de négros de mes deux qui se traînaient dans la boue »), il a prononcé quelques mots au-dessus du monticule d’argile jaune qui venait d’avaler les restes du bon docteur et a informé ses supérieurs londoniens du changement de situation au comptoir. Il faudra quatre mois avant que la nouvelle parvienne aux bureaux de la Compagnie de l’Afrique occidentale – et six ou sept autres encore avant que la Compagnie ne régularise la situation. Jusque-là, Crump fera fonction de directeur.

L’explorateur en est tout abattu. Pas de retrouvailles, pas d’hospitalité, pas de bavardages rassurants sur l’état du pays alentour. Rien que le contact de ce dégénéré grimaçant, de cette hyène qui a osé mettre les pieds sur le bureau du docteur. Mungo fait demi-tour, prêt à prendre congé.

— Hé dites, l’explorateur, lui jette Crump d’une voix râpeuse, z’oubliez pas quèque chose ?

Son œil brillant semble trahir une excitation bizarre ; il se lève, il se balance d’avant en arrière comme un serpent prêt à mordre.

— Oui ? s’étonne Mungo, arrêté sur le pas de la porte.

— Et le radeau, hein ? Oui, ce putain de radeau que vous avez commandé. Non mais… qu’est-ce que vous vous imaginez ? Que ça pousse aux arbres, peut-être ?

Sur quoi il se met à rire de sa plaisanterie – d’un rire secoué de frissons maladifs.

— Et alors ?

— Ben, c’est-à-dire qu’on aurait quand même envie de s’faire payer, vu ? Pasque la Compagnie de l’Afrique occidentale, c’est pas qu’elle ferait crédit à quiconque. Sans compter qu’à mes yeux, vous valez pas mieux que tous ces nègres qui se baguenaudent dans la brousse.

Les mains glissées sous ses biceps, Crump n’est plus qu’à un demi-pas de l’explorateur.

— Comme quoi faudrait voir à cracher le compte juste, Auguste !

Mungo pousse un soupir.

— Bon, bon, dit-il, je tire un effet sur le ministère des Colonies et je…

— Minute, papillon, s’écrie l’autre, toutes les transactions, c’est au comptant et en liquide. Mes boys… tenez, regardez-les, là-bas… eh ben, ils sont quèques-uns qui…

L’explorateur les regarde. Armés de lances, de pistolets, de mousquets et d’épées, il y a là sept ou huit sauvages furieusement peinturlurés, adossés aux piliers de la véranda. Ils donnent tous l’impression de ne pas avoir entendu une bonne blague depuis des années.

— …et donc, comme que je vous l’disais, mes boys, ils se sont cassé le cul à bosser à raison de trente-six heures par jour sur ce radeau, jusqu’à en faire pour trois jours d’heures supplémentaires, et moi j’crois qu’ils aimeraient bien récolter le juste fruit de leur labeur, enfin… si vous voyez ce que j’veux dire.

— Bien, bien, répond Mungo, cent pour cent homme d’affaires. Et nous vous devons ?

— Cinq cents guinées. L’explorateur en reste stupéfait.

— Cinq cents ?…

— Pas question, aboie Zander.

Ces dernières paroles une fois aspirées par l’éponge humide de l’air comme si personne jamais ne les avait prononcées, le petit groupe reste un instant immobile devant la porte. Il fait chaud. L’explorateur sent la sueur lui descendre des tempes et lui saler la commissure des lèvres. Soudain, un des hommes peints se mettant à grogner, tout le monde se tourne vers lui. Il s’est maquillé en noir et blanc ; la peinture lui coupe le visage en deux et lui dessine des touches de xylophone par tout le corps. Du doigt, il montre un palmier à huile à l’autre bout de la clairière. Sur un rameau, un petit colobe est en train de grignoter quelque chose et, de temps à autre, passe sa patte par-dessus son épaule afin d’épucer le singe encore plus minuscule qui s’accroche à son dos. Lentement, délibérément, sans la moindre émotion ou hésitation susceptible de le faire trembler, l’homme-xylophone lève son mousquet et appuie sur la détente. Cloués à l’arbre, les deux animaux agonisent, lentement – long instant que l’on dirait hors du temps. Enfin ils tombent à terre comme des sacs de chiffons. Mungo sort sa bourse.

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La dernière déception lui reste littéralement sur l’estomac – et l’intrigue fort. Elle le trouble même plus profondément que les deux autres, dans la mesure où elle tient plus ou moins du coup bas ou de l’angoisse qui tisse le cauchemar et noue les boyaux.

Après en avoir brièvement délibéré avec ses officiers, Mungo a décidé de quitter Pisania le lendemain de son affrontement avec Crump. Le nouveau directeur du comptoir lui est évidemment hostile et ses associés peuvent se montrer très dangereux. Il n’a rien à gagner à prolonger son séjour, car on va vers la saison des pluies. La seule tâche importante – rassembler quelque dix-huit ou vingt Noirs qui serviront de porteurs, de guides et d’interprètes – ne devrait pas demander plus d’une heure ou deux. L’explorateur est confiant. Sa longue expérience aidant, il ne sait que trop comment enflammer les cœurs indigènes en flattant leurs espérances de profit : il n’a qu’à offrir une demi-coupe de drap rouge et le prix d’un esclave de première qualité à quiconque acceptera de l’accompagner à l’intérieur des terres. Il lui suffira d’en faire courir la rumeur pour que sa tente soit envahie de volontaires enthousiastes et alors, par hordes entières, on les entendra jacasser comme des spéculateurs sur le marché à terme, on les verra se bousculer pour toper là après s’être craché dans les mains. Il ne lui restera plus qu’à se renverser dans son fauteuil et à faire le tri.

Mais tout va décidément de travers.

Bien que Mungo ait publié son offre juste après midi, le crépuscule arrive, et s’en va, sans que personne ait répondu. Le chef du village aurait-il donc gardé la nouvelle par-devers lui dans l’espoir de confisquer tous les emplois à l’avantage des gens de sa famille ? L’explorateur, dont le mandingue est, il faut le reconnaître, un peu rouillé, n’aurait-il pas réussi à se faire comprendre ? Sur le coup de 8 heures, il commence à s’inquiéter. Sans ces Noirs pour s’occuper des ânes et veiller au chargement des provisions et de l’équipement, tout le travail va retomber sur des soldats qui auront déjà bien assez de mal à se prendre en charge dès que les pluies se mettront de la partie. Pis encore, personne ne sera capable de communiquer avec les membres des tribus lointaines ou même seulement de trouver la bonne route.

— Non, dit-il enfin à son beau-frère assis près de la lampe à huile qui brûle sous la tente, il n’y a pas trente-six solutions. Des Noirs, il nous en faut… même si nous devons les payer le double et leur offrir une propriété en Cornouailles avec en prime les caleçons du roi !

Dehors, l’air est saturé de fumée : on a allumé des feux pour la cuisine. Dans une large mesure, indifférents à ces vétilles qui ont nom Leland Cahill, Dr Laidley, prix d’achat des radeaux et disponibilité des Noirs sur le marché des porteurs, les hommes s’appliquent assidûment à la tâche qui les occupe : rôtir des poulets, vider des gourdes de soulou et familiariser la native avec les maladies vénériennes. L’explorateur entend dans les buissons de vilains mots qui se murmurent, tandis qu’à grandes enjambées il longe les taudis assombris pour gagner la case du chef du village. Du fleuve, faibles mais reconnaissables entre tous, on peut ouïr, ô l’étrange raffut, les asthmes et orgasmes des crocodiles en train de copuler dans la vase.

Le chef du village est un homme d’âge moyen, tout en nerfs, qui porte un chapeau en castor et une chemise de batiste française dont il a coupé les manches ; il vient juste de s’asseoir et s’apprête à souper lorsque, sortant de l’ombre, l’explorateur traverse le rond de lumière incertaine qui s’étend autour du feu de bois. Le bonhomme s’appelle Damman Djumma. Sa case, dernier cri du pisé contemporain, a un mur commun avec la palissade construite autour du comptoir et dont les pointes, illuminées par le brasier, font comme une rangée de dents affûtées à la lime. Quelques bûches écorcées et décolorées ont été disposées autour du feu, devant l’entrée de la case. Assis dessus ou s’y appuyant, les épouses, les enfants, les cousins, les oncles et les chiens de Damman se prélassent comme s’ils étaient allongés sur des sofas ou des bergères. On bavarde, on plaisante, on puise de grandes cuillerées de couscous brûlant dans des bols, on grignote des morceaux de bœuf salé tout droit sortis des réserves de l’explorateur. L’arrivée de Mungo fait taire tout le monde.

— Salut à vous ! fait l’explorateur dans un mandingue épais qui lui colle à la langue.

Pas de réponse. Il boutonne et déboutonne sa veste, se lèche les lèvres, tente d’engager la conversation.

— Alors, dit-il, c’est bon, le bœuf salé ?

Une grosse femme dont les oreilles pendent, toutes boursouflées, lève son visage barbouillé de graisse pour le contempler. Des enfants osseux, des chiens soupçonneux, des vieillards aux cheveux argentés le dévisagent avec tant d’insistance qu’il commence à se demander s’ils n’ont pas envie de le voir faire un pas de deux, jongler ou Dieu sait quoi encore. Damman Djumma garde le silence, mais observe l’explorateur avec des yeux révulsés qu’on pourrait presque prendre pour deux œufs durs.

Mungo s’éclaircit la gorge.

— Hmm, Damman, euh… la raison pour laquelle… je viens te voir à nouveau… euh… c’est que… enfin, j’aimerais bien savoir si tu as parlé de l’expédition et des salaires hors classe que j’offre…

Le chef du village se cale un morceau de bœuf salé dans la joue et se met à mastiquer bruyamment. Tout le monde le regarde sans mot dire. Il lui faut deux ou trois minutes pour broyer le bout de viande caoutchouteux, l’avaler et se lubrifier la gorge en tirant une bonne goulée à la calebasse. Lorsque enfin il relève les yeux sur l’explorateur, il a la tête secouée de tremblements.

— Babarram wo dodoto, dit-il. Personne ne veut y aller.

Mungo n’en croit pas ses oreilles.

— Comment ça, personne ne veut y aller ? J’offre quand même une demi-coupe de coton rouge importé directement de Birmingham et le prix d’un esclave de première qualité. C’est plus que tu ne gagnerais en deux ans à traîner dans les parages pour charger les caisses du docteur… enfin, je veux dire… de Mr Crump.

Tous les yeux sont fixés sur le chef du village. Il s’est mis en devoir, aidé de ses seules dents et d’un éclat de bois, d’ôter le bouchon d’une bouteille de Château Latour provenant, Mungo s’en rend compte aussitôt, des réserves de l’expédition. Damman Djumma crache son bouchon et avale une grande goulée de vin avant de passer la bouteille à son épouse favorite.

— Écoute un peu, lui dit-il enfin, s’exprimant dans un mandingue familier, tu peux bien nous offrir ce que tu veux jusqu’à ce que ta face en devienne bleue, personne ne voudra jamais t’accompagner. Par ici, tout le monde te prend pour un kokoro ki, comme qui dirait un danger ambulant. Et y a pas à y revenir.

Ébranlé, l’explorateur retourne à sa tente afin d’étudier la situation avec Zander. Tous deux décident d’augmenter la prime et de la porter, pour tout homme valide acceptant de faire partie de l’expédition, à une coupe et demie de drap, plus une caisse de bière Whitbread et le prix de deux esclaves de première qualité. Le lendemain matin, ils embauchent un jilli-ki pour faire du porte-à-porte dans les environs. L’offre est chantée dans tous les villages à la ronde, dans un rayon de huit milles. Toujours pas de réaction. L’explorateur attend encore deux jours. Pour finir, au matin du troisième, il convoque Zander, Martyn et Scott et leur déclare que les soldats devront s’appuyer le fourniment. On charge les ânes, on passe les troupes en revue après leur avoir fourni leurs provisions et l’expédition s’élance sur la route du Niger. Escortés par les ânes qui ruent et braient sous le bât, les hommes sortent de Pisania au pas cadencé ; les indigènes les observent avec des yeux ronds – certains d’entre eux hochent la tête, d’autres triturent leurs saphies ou gribouillent des signes dans la poussière. Tous arborent l’espèce de sourire de fascination idiote et sinistre qui dut accompagner les premiers chrétiens promis aux lions ou, sur un mode plus agressif, les enfants du Moyen Âge qui traversaient l’Europe par milliers, pieds nus, afin d’aller chasser les infidèles de Terre sainte. On les observe, la prière à la bouche, et au cœur un pressentiment de la condition humaine, combien mortelle… Aussi solennellement que des prêtres on les regarde tandis que, puants et l’œil fou, ils font franchir les portes de la ville à leurs ânes et s’engagent sur la route longue et tortueuse qui ne mène nulle part.