L’HÉGIRE
La perte de Johnson frappa l’explorateur comme d’un coup de masse. De lugubre qu’elle était, la situation devenait désespérée : non seulement il se retrouvait à demi nu, affamé, fébrile, atteint de nausées, sans le sou et complètement perdu, mais, privé de guide, de compagnon et de camarade avec qui partager ses souffrances, il devait encore faire face, seul, à un environnement qui lui était aussi étranger qu’hostile. Par comparaison, l’épisode avec les Maures avait été un jeu d’enfant.
En voyant le front de Johnson s’enfoncer dans la boue, Mungo fut incapable de se dominer et, dans l’instant, se conduisit comme une mère de famille grecque à l’enterrement de son fils aîné, ou comme un fédéraliste 1 que le tirage au sort oblige à signer en dernier un document d’une portée révolutionnaire historique. En somme, il céda au désespoir, s’assit dans l’eau et commença à s’arracher les cheveux, à vagir, à sangloter et à gémir, à grincer des dents, à se déchirer la peau, à jurer et à battre vainement le flot de son couteau inutile, à blasphémer et à vitupérer à grands cris ce mécanisme absurde qu’on appelle le monde, et contre les noirs desseins qui l’administrent dans le plus pur arbitraire. Cela lui dura une dizaine de minutes, jusqu’au moment où il sentit une main se poser sur son bras. C’était le réfugié. Derrière le petit homme, Mungo put voir le visage rongé d’angoisse de sa femme et de ses chétifs enfants, tous dans l’eau jusqu’aux genoux.
— Allons, dit le père, rester ici ne servirait à rien… sauf peut-être à attirer un autre crocodile dans les parages.
Il s’appelait Jémafou Momadou. Comme beaucoup de Mandingues de la région, il s’était converti à la religion musulmane sous la pression des Maures. S’il se tournait vers La Mecque deux fois par jour, s’abstenait de manger du porc et avait prénommé son fils aîné Ismaël, il n’avait rien d’un fanatique. Jusqu’à l’arrivée de ce déluge, il avait exercé les fonctions de métayer dans le village de Souha, et de l’aurore au crépuscule avait passé l’essentiel de son existence à gratter une terre qui n’était que poussière, à tirer comme un forcené sur les pis jaunes et desséchés de ses chèvres et à faire bouillir la chair accrochée aux os des serpents, des crapauds et des rats qu’il attrapait. Mais, au bout d’une semaine de pluies diluviennes, tous les champs des alentours de Souha avaient disparu sous trois pieds et demi d’eau. Il dormait dans sa case avec sa femme et ses petits bouts d’enfants lorsque, dans de grands bouillonnements, le Niger avait dévalé sur eux avec un bruit de tonnerre. La crue avait emporté ses chèvres, deux de ses fils, sa case, ses outils et ses maigres réserves de riz et de légumes secs. Et ne lui avait, en retour, fait présent que des carcasses gonflées de deux bubales et d’un sitatunga.
L’ayant aidé à remonter sur la digue, il ramena l’explorateur jusqu’à la marmite qui continuait à mijoter sur le feu. La clairière était verte à en faire mal aux yeux !
— Voulez-vous un bol de bouillon ? s’enquit-il.
Mungo suivit les Momadou jusqu’au village de Song, dont le beau-père de Jémafou était le douti. Cette course prit deux jours. Jémafou n’avait qu’une idée en tête : participer au pillage du garde-manger de son beau-père. En proie à un nouvel accès de fièvre, et vacillant encore sous le coup que lui avait porté la fin soudaine de Johnson, l’explorateur se réjouit de l’occasion qui lui était ainsi offerte d’aller quelque part, n’importe où pourvu que ce fût dans la bonne direction. (À sa consternation, il avait en effet découvert que sa malheureuse tentative de traversée de la Toulumbo n’avait eu pour résultat que de le jeter sur l’autre rive du grand fleuve et ce, vingt milles en aval de son point de départ ! En fait, cette « découverte » ne l’avait guère surpris : à ses yeux, il ne s’agissait jamais que d’un maillon de plus dans la chaîne de revers majeurs et d’amères déceptions qu’il n’avait cessé de rencontrer depuis qu’il avait perdu sa malle, dix minutes seulement après avoir débarqué à Gorée.)
En famille *, les Momadou, suivis de l’explorateur qui fermait la marche, firent leur entrée dans Song juste après l’aurore. Des feux de braises rougeoyaient doucement sous la bruine légère, des chiens jappaient, des pintades picoraient dans la poussière. Pas un être vivant à la ronde. Mrs Momadou, qui était enceinte de huit mois et demi, s’en montra fort étonnée : c’était une enfant du village. Elle inspecta une case après l’autre, appela à deux ou trois reprises et, s’étant retournée vers son mari, finit par hausser les épaules. Mais tout soudain elle retint son souffle et, s’immobilisant complètement, écouta. Son large visage s’épanouit en un sourire.
– Mola lave akombo, fit-elle. Ils chantent. Écoute.
Le bruit était faible et lointain. Sorte de crachotement d’électricité statique faisant vibrer l’air, le murmure en question eût pu annoncer aussi bien l’arrivée d’une nuée d’insectes que le rassemblement d’armées étrangères sur les frontières. L’explorateur tendit l’oreille : les chants paraissaient monter du fleuve. Automatiquement, sans réfléchir, comme brusquement envoûté ou quasi, il fila dans cette direction. Des voix humaines, et qui chantaient ! Depuis combien de temps ?… Basses, contraltos, sopranos aériens se répondant en contrepoint, ces envolées de musique le ramenèrent aux cathédrales profondes d’Édimbourg, aux poutres en chêne qui ornaient la chapelle toute simple du village de Fowlshiels où il avait passé son enfance. Il se surprit à renvoyer son sourire à Mrs Momadou.
Le sentier boueux serpentait au milieu de carrés de légumes déjà couverts de gourdes jaunes, de jeunes pastèques, de patates douces, de cassaves, de maïs et d’arachides. Plus loin il se transformait en un court raidillon avant de suivre une digue en terre coupant à travers un paysage qui évoquait une rizière inondée. Maigres comme des oiseaux déplumés, les enfants sautillaient devant. Son gros ventre se balançant au rythme de ses coudes, Mrs Momadou les poursuivait de son mieux. Mungo, lui, avançait précautionneusement en compagnie de Jémafou, qu’il mitraillait de questions sur la structure des pouvoirs locaux, les techniques agricoles et les rites initiatiques en usage dans la région. Dans ses oreilles, la musique s’amplifiait.
On traversa un sombre fouillis de végétation qui vous enserrait de toutes parts ; à peine la petite troupe eut-elle dépassé l’endroit que chacun, au spectacle qui s’offrit à perte de vue, dut retenir son souffle : là devant, océanique et embrumé, le Niger ! Des arbres se dressaient dans son flot comme des femmes relevant leurs jupes, ses rives grouillaient de monde. Des masses d’oiseaux hurlants et querelleurs observaient la scène d’un air lugubre. Le visage de Jémafou s’éclaira d’un grand sourire.
— Les akina sont arrivés ! hurla-t-il en se ruant en avant comme un chien de meute sur une piste fraîche.
On ne leva même pas la tête lorsque l’explorateur se joignit à la foule massée sur la berge. Tous étaient trop occupés à tirer sur des cordages afin de ramener à la rive une énorme nasse installée en travers de la baie qui s’étendait devant eux – cela sans cesser de chanter à tue-tête. « Wo-habba-wo ! » rythmaient les hommes d’une voix de basse qui faisait trembler la terre : sur « habba », on partait en avant et aussitôt, sur le temps faible, les dos s’arc-boutaient et les cordes se tendaient. « Wiima-woppa, wiima-woppa », chantaient les femmes et les enfants, tandis qu’un vieillard maigre mais musclé déroulait une mélodie serpentine au-dessus du tumulte avec tout le registre – du feu à la glace – d’un ténor de l’Opéra royal.
Mungo regarda autour de lui. Mrs Momadou s’était rangée derrière son fils aîné et tirait avec les autres. Jémafou, lui, s’était posté à côté d’un monceau de poissons argentés pas plus grands que des sardines et là, un bâton à la main, chassait les sternes et les pélicans qui piquaient sur le fouillis grouillant avant de remonter en flèche dans les airs. Des vieilles femmes qui alimentaient les feux jusqu’aux gamins qui faisaient fuir les chiens et les chacals sous un déluge de pierres, tous avaient une tâche précise à accomplir. Et pourtant, il n’était pas un seul villageois qui ne fût comme intimement lié à la foule par le rythme insistant de la mélopée. Ordre et harmonie, chantaient les voix, coopération et prospérité et hue ! et ho ! Fasciné par la lutte qui se livrait autour du filet, l’explorateur restait figé sur place ainsi qu’un mannequin, jusqu’au moment où il commença à remarquer un changement d’intensité dans la musique : il crut un instant que le chœur allait se briser en éclats promis à la dispersion, comme une troupe qui se débande, lorsque, brûlante et triomphante, une voix de femme remonta toute la gamme dans une envolée d’énergie proprement dionysiaque. Le rythme s’accéléra, tonnant, monta jusqu’au point de rupture… et, brusquement, Mungo se retrouva en train de tirer sur la corde de toutes ses forces comme si, oublieux de sa fièvre, de la faim et des peines qui l’accablaient, il ne voulait plus que se laisser aller à la violence des émotions qui portaient cette foule.
Le filet se resserra comme s’étrangle une gorge, se fit U, puis V, et, tout à coup, l’eau grouilla de poissons qui se débattaient. Des milliers d’entre eux sautèrent par-dessus les bords de la nasse, mais des centaines de milliers d’autres plongeaient vers le fond, où ils se prenaient dans les mailles et battaient les flots jusqu’à les faire mousser d’écume. Pataugeant dans les vagues jusqu’à la ceinture, des hommes se mirent à taper à coups de gourdin sur les poissons qui filaient ; des enfants ramassaient les fuyards assommés qui flottaient à la surface ; la foule tira encore sur la corde et tout fut fini. Colossal, le filet s’échoua sur la grève, deuxième fleuve, mais de chair.
Déjà, serpents et anguilles cherchaient à retrouver l’eau, déjà, en faisant des soleils, des poissons parcouraient la berge en acrobates. Mais tout évadé en puissance trouvait bientôt son petit Mandingue armé d’un bâton. « Pan pan », cognaient sourdement les gourdins ; et sur un rythme moins entêtant, plus lent, plus méthodique, un chant nouveau s’éleva bientôt dans les airs : un chant de mise à mort. Aucun animal n’en réchappa. On entendait rugir les feux qui dessécheraient leur chair, tandis que les femmes enfilaient les petits poissons argentés sur des fils avant de les mettre à griller. Il y avait une perche qui devait peser plus de cent livres, et une bête qui, ressemblant à un poisson-chat, n’aurait eu aucun mal à l’avaler d’un coup. Deux hommes brandirent un terrapène grand comme une roue de charrette tandis qu’un troisième traînait un python de douze pieds sur la berge pour l’emporter au village. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le terrapène se retrouva sans carapace, coupé en morceaux et jeté dans une marmite bouillonnante. La perche et le poisson-chat furent vidés, enveloppés de feuilles et expédiés dans une fosse remplie de braises, une paire de marabouts s’en disputant les restes. Jémafou tapa sur l’épaule de l’explorateur.
— Tenez, dit-il en lui offrant l’un des poissons de trois pouces de long qui frétillaient dans sa main en lançant des éclairs : akina !
Et son sourire se voulait d’encouragement, car il savait d’expérience qu’il n’est de véritable détresse qu’engendrée par la faim.
— Regardez… comme ça, reprit-il en appliquant ses lèvres à l’anus du poisson et en aplatissant l’animal sur toute sa longueur afin d’en aspirer les œufs. Allez-y, essayez.
Des oiseaux piaillaient, une fumée épaisse et graisseuse stagnait dans les airs. Là-bas, les chants s’amplifiaient, puis s’apaisaient. Mungo porta le poisson à ses lèvres mais, au moment où il allait l’aplatir à son tour, s’aperçut qu’il n’en avait plus la force. Le sang lui battait dans les tempes, il avait les jambes en caoutchouc. Il s’assit et rêva de ténèbres.
La fièvre le reprit avec une violence vengeresse. Elle le fit délirer, le mit à bout de nerfs et s’accompagna d’une diarrhée qui ne se contentait pas de le brûler, mais le débilitait tellement qu’il n’en avait même plus le courage de se torcher. Quinze jours durant, il resta allongé sur une natte dans la hutte du beau-père et là, suant et empestant l’atmosphère, ne lâcha le chaos de ses cauchemars que pour retrouver la triste réalité des quatre murs qui l’emprisonnaient dans un univers étranger. De temps à autre une forme se penchait au-dessus de lui pour lui passer un linge humide sur le front ou lui glisser une cuillère en bois entre les dents. La vieille femme qui l’aidait à boire une potion à base d’écorces broyées avait le visage de Dassoud. Il entendait hurler des démons, et d’étranges mélopées lui monter aux oreilles. Il vit le grand filet qui retient les étoiles dans le ciel, se creusa un passage jusqu’au centre de la terre, vacilla dans les abîmes noirs et glacés de l’océan. Sur le toit de chaume de sa case, les pluies s’abattirent en sifflant, des scolopendres et des araignées écarlates lui rampant par tout le corps, lui suçant les parties, allant se nicher jusque dans ses yeux. Il hurla à en perdre la voix. Et puis, tout aussi soudainement qu’elle lui était venue, la fièvre le quitta. Il voyait et entendait. Il savait qui il était.
La case était bondée : des enfants et des adultes, des chiens, de la volaille, un vieux lépreux. La pluie tombait à verse, assombrissait l’entrée. Tout sentait l’égout et la sentine. Jémafou se disputait avec son beau-père.
— Tu me mets tous tes fardeaux sur les épaules !
— Comme si j’avais le choix ! Tu veux donc que j’affame ta fille et tes petits-enfants ?
— Et lui ?
— Quoi ? Tourner le dos à un invité ?
— Mais je ne l’ai jamais invité ici, moi ! Ni toi non plus, que je sache.
L’explorateur s’agita, se redressa et s’appuya sur les coudes.
— Je me sens mieux, dit-il d’une voix cassée. Vraiment.
Il se mit debout en tremblant. Il ne lui restait plus que les yeux.
— Si vous pouviez me donner… juste un petit quelque chose pour la route…
C’est alors qu’un cri s’éleva à l’autre bout de la pièce. Cela tenait du grincement surnaturel, de la protestation venue d’un autre monde. Mrs Momadou était entourée de femmes. L’une d’elles brandit un nouveau-né rouge et gluant. C’était un garçon. Il poussa un deuxième hurlement, un hurlement étrange et archaïque, où la terreur le disputait à la rage et au désarroi. On y décelait aussi autre chose : une exigence.
— Je n’ai rien à vous donner, lui répondit le beau-père.
L’explorateur ramassa ses affaires, son haut-de-forme bourré de notes, sa canne, une calebasse d’eau et une boussole toute cabossée, et se mit en devoir de gagner la porte. Jémafou l’arrêta et lui tendit un sac rempli de poisson séché, de grain et de tabac.
— Yaaaaaaaaaaaaaaaaaaa ! hurla le nourrisson comme si on lui arrachait les dents.
L’explorateur s’en fut sous la pluie.
Au bout d’un demi-mille, la tête commençant à lui tourner, il s’abrita sous des feuilles grandes comme des manteaux et qui faisaient appentis au-dessus de sa tête. Il s’endormit. Lorsqu’il se réveilla, le soleil brillait. On lui avait dit que la première ville qu’il trouverait sur son chemin avait nom Froukabou et que, moyennant vingt cauris, on pouvait s’y offrir les services d’un indigène pour traverser le fleuve en pirogue. Il avait donc le choix : il pouvait rester allongé sur son tas de feuilles pourrissantes, ou bien se forcer à avaler un peu de poisson séché et se traîner jusqu’au village. Indomptable, il décida de se traîner.
Arrivé à Froukabou, il alla voir le douti, et, après lui avoir demandé un toit et de quoi manger, le supplia de l’aider à traverser le fleuve : scribe de son état, il pourrait le rembourser en lui gravant des saphies d’une efficacité redoutable. Sur ce il s’endormit. Le douti le secoua et voulut savoir s’il était maure. Paupières en berne, Mungo réfléchit un instant à la question qu’on lui posait. Il avait une barbe qui lui pendait jusque sous le bréchet, il était en sandales et couvert de haillons, la jaunisse et le soleil lui avaient brûlé la peau. Il regarda le douti en clignant de l’œil.
— La illah al-Allah, dit-il, Mohammad rassoul Allahi !
Invité du douti, l’explorateur passa trois jours à Froukabou. Il s’y rassasia, dormit dans une case sèche et se tourna vers La Mecque lorsqu’il le fallait. La fièvre descendit d’un cran ou deux, il commença à recouvrer ses forces. Chose qui ne lui était pas arrivée depuis des semaines et des semaines, il eut même le courage de prendre des notes.
« Je remboursai le douti en lui griffonnant le Notre Père sur un bout d’ardoise. Mahométan des plus stricts, il crut que je lui avais écrit quelque chose en arabe. Je trouvai avantageux de ne pas le détromper. Lorsque j’en eus fini, il effaça son ardoise avec un bout de chiffon humide, tordit ce dernier au-dessus d’une tasse et en but le contenu pour ne rien perdre des effets bénéfiques de mon gribouillis. Après quoi, il m’offrit une pipe de moutokuané et me donna l’autorisation d’aller jeter un coup d’œil sous les voiles de son épouse. »
L’après-midi du troisième jour, Mungo remercia son hôte, lui écrivit une dernière bénédiction à la hâte et gagna en boitillant les berges du fleuve, où se tenaient un certain nombre de passeurs, perchés à l’avant de leurs pirogues comme des araignées d’eau. Il conclut affaire avec un Bobo qui avait les yeux couleur de prune sauvage et la peau aussi bleutée qu’une grappe de raisin de Concord 2 : il lui en coûterait six lignes de calligraphie inspirée pour rejoindre la ville de Sibidoulou qui s’étendait de l’autre côté du fleuve. L’explorateur se dit qu’une citation de Virgile serait on ne peut plus appropriée – il la dédierait au Charon du Niger. Mais, se découvrant soudain incapable de se souvenir d’un seul mot de latin, il finit par lui offrir une version abrégée de « la Chouette et le Chaton ».
En plus de ses sept passagers et d’une douzaine de récipients en terre remplis de légumes, la pirogue transportait quatre chèvres, un perroquet et une cage bourrée de singes. Mungo lui ayant demandé à quoi étaient destinés ces derniers, le passeur lui sourit de toutes ses dents étincelantes et répondit :
— Faire cuire ! Faire du pâté.
Sibidoulou se trouvait juste en face de Froukabou. Haut lieu du commerce, cette petite bourgade était, aux dires du passeur, peuplée de mille habitants. De là, ajouta-t-il, il suffirait au voyageur de parcourir quelque soixante-quinze milles pour tomber sur le marché aux esclaves de Kamalia, aux confins du désert de Jallonka. Si jamais il y arrivait, il aurait peut-être alors la chance d’accompagner un convoi de captifs en partance pour la côte. Rien n’était perdu. Mungo aurait certes préféré regagner Pisania dans une voiture tirée par quatre chevaux, mais quoi ? Il y avait, et il le savait enfin, un moyen de rentrer au pays. L’explorateur était en proie à une folle gaieté lorsqu’il débarqua à Sibidoulou. Ses projets ? Y passer la nuit et repartir pour Kamalia dès le lendemain matin. À condition que la fièvre ne le reprît pas et que la piste ne fût pas trop boueuse, il ne lui faudrait que trois ou quatre jours de marche pour y parvenir.
Mais d’abord, régler les questions urgentes : trouver un abri pour la nuit. Le ciel avait commencé à s’assombrir et, bas et comme chargés de fumées, de gros nuages couraient au ras des toits et des murs blanchis à la chaux. Le tonnerre grondait au loin, l’air s’était brusquement rafraîchi. Il devait déjà pleuvoir sur Froukabou. L’explorateur remonta à la hâte une ruelle bordée de cases en clayonnage bien entretenues et, passant de temps à autre la tête à l’entrée, s’enquit d’un asile. Après avoir essuyé deux ou trois refus, il finit par s’arrêter devant une petite maison où une femme, portant des anneaux aux oreilles et le crâne recouvert d’un fichu, était en train d’allaiter un nourrisson tout en préparant du couscous aux akina. Il la salua, sortit un bout de papier de son chapeau, y gribouilla quelques vers extraits de L’Art divin de la conversation d’Abercrombie et le lui tendit. Elle le regarda d’un air soupçonneux.
— Tu es marabout ? lui demanda-t-elle.
Il ne sut quoi lui répondre. Les marabouts étant des saints de l’islam qui voyageaient de ville en ville en y dispensant leur savoir, il se dit qu’admettre la chose ne serait peut-être pas une mauvaise idée. Mais pourquoi le regardait-elle de cet air étrange ? Il choisit de la tromper.
— En effet, dit-il.
Elle posa son enfant par terre et appela quelqu’un dans la case.
— Flankari, viens ici !
Encadré par deux Maures, un grand Mandingue en short ample sortit de la case. Mungo sentit le cœur lui manquer. Les deux Maures portaient des djoubbas et des tagoulmoust 3 d’un blanc douteux. Dieu sait pourquoi, l’explorateur eut l’impression de reconnaître l’un d’eux.
— Cet homme prétend être marabout, dit la femme. Regarde ce qu’il a écrit sur ce bout de papier.
Flankari et les deux Maures étudièrent la citation d’Abercrombie en fronçant les sourcils. Puis l’un des Maures fixa l’explorateur droit dans les yeux et proféra quelques paroles en arabe. Mungo fut incapable de lui répondre. Le Maure répéta. Mungo crut entendre : « Ta mère bouffe du cochon. »
— C’est pas un marabout, dit Flankari en mandingue.
Le deuxième Maure fit un pas en avant. Il avait la peau tannée comme du cuir, le nez en faucille… mais, comble d’horreur – que l’explorateur découvrit avec un grand frisson –, il n’avait rien dans l’orbite de l’œil gauche !
— Pas mussulman, siffla le Maure dans un mandingue approximatif. Nazarini !
— Imposteur ! gronda la femme.
Flankari attrapa l’explorateur par le bras.
— C’est un voleur, renchérit le premier Maure. C’est lui qui a détroussé Ali et après, il s’est sauvé dans le noir comme un chien ! Dassoud a offert quatre esclaves de première qualité pour sa capture. De quoi enrichir n’importe qui.
— Nazarini ! hurla le Borgne.
Flankari regarda l’étranger comme il eût contemplé un serpent venant de le mordre à la cheville.
— Qu’on l’enchaîne, dit-il.
Cette nuit-là, la pluie explosa comme une bombe dans une verrerie. Elle arracha les feuilles des arbres, elle arracha les arbres de la terre. Des éclairs brisèrent le ciel, le tonnerre rossa les collines comme à main nue. Mais la tempête ne trouva pas l’explorateur sans abri – enfin, peut-être pas tout à fait celui qu’il appelait de ses vœux !…
Posée au centre d’une espèce de petite place, la cage dans laquelle on l’avait enfermé était, de tous les côtés, exposée à la violence des intempéries. Au milieu de la nuit, comme si l’on déchargeait soudain mille mousquets ensemble, un claquement à geler le cœur se fit entendre, et une branche de palmier raphia aux feuilles grandes comme des pirogues s’abattit à côté de la caisse à claire-voie dans laquelle il était emprisonné, si bien que celle-ci se retrouva projetée à trois pieds dans les airs. L’explorateur sortit enfin de cet état d’inertie où l’avait plongé l’excès du désespoir. Retomber entre les mains des Maures après tant de combats victorieux, d’évasions réussies de justesse, d’espoirs toujours renaissants, non, décidément, c’était trop ! Il ne fallait pas chercher ailleurs les raisons de son abattement.
Il se remit sur son séant et regarda autour de lui. Barreaux en bois, insectes, ciel en pleine démence, enfilade de cases aussi sombres que silencieuses, ce qu’il découvrit alors n’avait rien de joyeux. La cage dans laquelle il se trouvait avait été construite en bambou et en bois dur ; on l’avait conçue pour résister aux assauts d’un chenapan de lion qui, après avoir sauté dans une case par le toit, en avait tué et dévoré tous les occupants. Après quoi, le ventre apparemment un peu trop tendu, l’animal avait renoncé à fuir. Le lendemain matin, les habitants du village l’avaient trouvé endormi sur un monceau de cadavres sérieusement entamés. La lance prête à frapper, deux risque-tout avaient alors décidé de monter la garde à la porte tandis que leurs camarades s’empressaient de fabriquer une cage qu’ils avaient collée, ouverture contre ouverture, à l’entrée de la case. Le lion s’était réveillé et, après une petite collation, avait franchi le seuil de son pas pesant… et s’était retrouvé bouclé avant d’avoir pu comprendre ce qui lui arrivait. Pendant un bon mois, le mangeur d’hommes avait fait la joie de Sibidoulou. On n’en avait pas moins fini par l’offrir un jour à Moussi, roi de Gotto, pour rentrer dans ses bonnes grâces. S’apercevant que tous les fers dont ils disposaient avaient été mis aux chevilles des esclaves qu’ils s’apprêtaient à emmener au marché de Kamalia, Flankari et le Borgne avaient brusquement songé à la cage : y avait-il meilleur endroit où enfermer l’explorateur ? Voilà comment, assis dans la merde de lion, Mungo avait passé là toute une soirée et toute une nuit à ruminer les pensées les plus noires.
L’effondrement de l’arbre tenait de la bénédiction. Enfin sorti de sa torpeur, il commença à explorer son habitacle à la recherche d’un moyen de s’évader. Il rampait à quatre pattes dans les ténèbres et, en tâtonnant, il faisait déguerpir de vagues présences plus sèches que le reste et qui lui filaient entre les doigts. La pluie qui cinglait de plus belle entre les barreaux ravivait l’âcre odeur de pisse de lion dans laquelle il baignait : des sels ne lui eussent pas mieux éclairci les idées. Les yeux remplis de larmes, il suffoquait, comme bâillonné, tandis que ses mains griffaient frénétiquement les moindres interstices et jointures de sa cellule. Sa première inspection ne donna aucun résultat : les menuisiers locaux avaient bien travaillé. Mais en examinant les choses de plus près, il tomba sur une aspérité à l’angle supérieur droit, là où les planches du plafond rejoignaient l’écoinçon. Le lion ayant rongé le bois avec obstination pendant des semaines entières, la fibre en était tout érodée. La tension artérielle du prisonnier monta d’un seul coup : la chance lui souriait enfin ! Mais comment en profiter ? Instinctivement, il mordit le bois à son tour mais ne réussit qu’à se remplir la bouche de petites échardes. Il essaya ensuite de le cisailler avec ses ongles, jusqu’à en saigner. Toujours rien. Il passa la main à travers les barreaux et, à force de tâter par terre, finit par tomber sur un éclat de pierre qui, appliqué à l’endroit où le montant semblait le plus fragile, mordit dans le bois comme une scie.
Trois heures plus tard, comme en protestant, le premier barreau se brisait avec un bruit sec. L’explorateur retint son souffle et regarda autour de lui : la pluie s’entêtait et dans sa chute verticale et dans son rugissement mécanique et régulier ; pas une lumière aux alentours. Il se pencha de nouveau sur les traverses en bois et, tel un énorme rongeur affairé, il se remit au travail. Il lui en coûta encore deux heures d’efforts pour se libérer. Le dernier barreau ayant enfin cassé, il se glissa dehors et, le déluge ne cessant pas, s’enfonça son chapeau sur la tête jusqu’aux yeux. Rien ne bougeait dans le village de Sibidoulou – pas même un chien – lorsque, penché en avant sous la tempête, il reprit la route de Kamalia.
Il lui fallut six jours pour y arriver. Il voyagea de nuit et passa ses journées terré dans la forêt, à boire à même les flaques d’eau, à mâchonner des racines et à s’arracher les sangsues de la peau. L’après-midi du troisième jour, un bruit de sabots de chevaux l’ayant réveillé en sursaut, il risqua un œil hors de son abri et vit le Borgne et ses compagnons filer en trombe sur la route. À l’aube du quatrième, il tomba sur quelques cases pelotonnées au détour du chemin. Cela faisait des jours et des jours qu’il n’avait rien mangé et le peu de forces qu’il lui restait fondait à vue d’œil. Désespéré, il réveilla le douti et s’offrit à lui écrire des formules magiques en échange de quelque nourriture. Le douti lui répondit que la ville n’avait rien à donner à manger à de vulgaires bandits de son espèce.
— Parfait, lui renvoya l’explorateur en s’asseyant devant sa case, eh bien, moi, je ne bouge plus d’ici jusqu’à ce que la faim m’emporte. Et je te promets de te maudire, avec toutes tes récoltes et celles de tes descendants jusqu’à la fin des temps… au nom du grand George III, roi d’Angleterre !
Vingt minutes plus tard, l’épouse du douti s’encadrait dans la porte et lui tendait un bol de couscous.
À Kamalia, il échangea un début de lettre à Ailie contre une tasse de lait et une assiette de bou, mets à base de barbes de blé et au goût de sable. Mungo lui ayant demandé s’il ne pourrait pas se joindre à un convoi d’esclaves en partance pour la côte, son hôte lui conseilla de gagner la maison de Karfa Taoura, à l’autre bout de la ville. On était en septembre : une brume épaisse montait des rues et, les négriers rassemblant leurs biens à la fin de la saison des pluies en prévision de la grande marche forcée vers la mer, on entendait partout le tintement insidieux des chaînes de leurs victimes. L’explorateur prit soin de garder la tête baissée.
Construite en pierre et en argile au sommet d’une colline qui dominait la ville, la maison de Taoura comportait cinq ou six pièces. Devant, un puits, un ou deux arbres pour faire de l’ombre et un terre-plein de boue rouge marqué par le sabot des chèvres. Derrière, un certain nombre de cases construites en cannes et un enclos entouré d’une haie de buissons épineux. L’explorateur se présenta à la porte de devant. Épuisé de fatigue, à moitié mort de faim, l’esprit profondément perturbé, émacié, rongé par la pourriture, couvert d’ampoules, il souffrait outre cela d’hémorroïdes, d’hépatite, de diarrhée et de diverses maladies locales qui, toutes ensemble, lui donnaient largement quarante de fièvre. Délabrée, sa toge n’était plus qu’une toile d’araignée de haillons rafistolée de nœuds, son chapeau faisait songer à quelque méchante peau de chat écorché et, bien sûr, il allait pieds nus. Malgré ses vingt-cinq ans, on lui eût facilement donné la soixantaine.
— Va dire à ton maître, grogna-t-il à l’adresse du serviteur noir qui, la tête à la porte, le dévisageait d’un air incrédule, qu’il y a un Blanc qui l’attend dehors et que ce Blanc serait fort désireux de gagner la Gambie avec l’un de ses convois d’esclaves. Dis-lui aussi, ajouta-t-il en perdant soudain le fil de ses idées, que… dis-lui que… que j’ai raté mon examen de grec mais qu’il n’y a pas si longtemps, j’étais capable d’expédier un ballon de rugby d’un bout à l’autre du terrain…
Un instant plus tard, on le menait au cœur de la maison, dans une grande pièce aérée – le baloun – réservée aux invités. Il y trouva Karfa Taoura, qui fumait une pipe de tabac en compagnie de quelques slatis venus se joindre au convoi d’esclaves. Le maître de céans portait un tarbouch et sa robe était d’un beau bleu satiné. Perché sur son épaule, un perroquet gris décortiquait une baie.
— Ainsi donc, dit-il, vous prétendez être Blanc et venir de l’ouest. Des Blancs, je n’en ai jamais vu. Sauf deux Portugais de Médina quand j’étais enfant.
Converti à l’islam, Taoura était Mandingue de naissance. Il était aussi riche à faire vomir.
— C’est drôle, reprit-il après avoir marqué un temps d’arrêt. Je ne vous trouve pas bien blanc, moi. Je m’attendais à quelque chose de plus… enfin, je veux dire… quelque chose de plus brillant. Comme le ventre d’une grenouille.
L’un des slatis prit alors la parole. Il avait le regard corrosif et la mine d’un assassin.
— C’est pas un Blanc, déclara-t-il.
— Non, jamais de la vie, cracha un autre… Des Blancs, j’en ai vu à Pisania et à Gorée et je peux vous dire que ça a la peau aussi blanche que les pages de ce livre, ajouta-t-il en brandissant un Coran.
L’explorateur se sentait pris de vertige. Il avait du mal à rester debout.
— Donnez-moi un ballon de rugby, hurla-t-il en passant à l’anglais, et je vais vous montrer qui est Blanc ici !
Cet éclat parut beaucoup intriguer ses questionneurs. On l’examina avec un renouveau d’intérêt.
— Qu’est-ce qu’il a dit ? lança quelqu’un.
Mais le premier slati s’était remis à grommeler :
— Baaaah, fit-il à la fin, c’est rien qu’un paria de Maure qu’a pas eu de chance et qui vient ici en se faisant passer pour un autre dans l’espoir de glaner quelque chose.
— Et moi, renchérit son compère, je dis qu’il est fou. Fou comme une hyène. Non mais… regardez-moi ces haillons !… Et ce chapeau qu’il a sur la tête !
Karfa Taoura leva la main en l’air.
— Soulaymane, dit-il en s’adressant à l’homme au livre, et si tu donnais ton Coran au nouveau venu ?
Soulaymane tendit le volume à l’explorateur.
— Êtes-vous capable de lire le Coran ? demanda Taoura en se tournant vers Mungo.
L’explorateur s’y essaya en faisant de son mieux pour se souvenir de la Grammaire arabe d’Ouzel : comment, déjà, tous ces diables de points et de traits s’arrangeaient-ils pour former des lettres et des mots ? Après avoir fixé le livre d’un regard vide pendant un moment, il releva la tête et murmura :
— Non, j’en suis incapable.
— Illettré ! hurla le premier slati.
— Cafre ! bougonna un autre.
Taoura souffla quelques mots à l’oreille de son domestique, qui quitta la pièce ; un instant plus tard, il rapportait un autre livre. Calme, patiente et comme ronronnante dans le silence acidulé, la voix de Taoura s’éleva au moment même où son serviteur tendait le volume à l’explorateur :
— Et celui-là, vous sauriez le lire ?
Relié en cuir, l’ouvrage était poussiéreux, couvert de taches de moisissure et de marques de doigts. L’explorateur l’ouvrit et tenta de se concentrer sur les caractères noirs qui lui dansaient devant les yeux telles des paillettes de lumière – comme si son regard eût été incapable de faire le point. Les slatis ne cessaient de l’abreuver d’insultes.
— Vous n’y arrivez pas ? lui demanda Taoura.
Tout à coup pourtant, les petites lettres se firent plus nettes et Mungo se retrouva en train de lire, oui, comme un gentleman qui au petit déjeuner a étalé devant lui un numéro de la Monthly Review :
— « Bonnes gens, unis dans le Christ, ici, je vous offre ces prières de l’Église catholique, celles que la sainte communauté de tous les croyants… »
C’était le Livre des prières ordinaires.
— Niyazi, lança Taoura à l’adresse de son domestique, balaie-moi la case de derrière pour l’homme blanc.
Novembre était déjà là lorsque l’explorateur fut enfin capable de reconnaître ce qui l’entourait. Desséché et violent, l’harmattan s’était remis à souffler du désert. Deux mois durant, Mungo n’avait cessé de tourner et virer sur sa paillasse et, couvert de sueur, avait été la proie de constantes hallucinations. Karfa Taoura l’avait aidé à surmonter les heures les plus difficiles en lui frottant le corps à l’aide d’herbes médicinales et en lui faisant avaler à la cuillère bouillon de poule et lait chaud à l’ail. Pendant l’un de ses rares instants de lucidité, Mungo lui avait promis de le récompenser de ses efforts en lui offrant le prix d’un esclave de première qualité dès qu’il arriverait chez le Dr Laidley, à Pisania. Taoura s’était dit qu’il faisait une bonne affaire mais, fasciné comme il l’était par cet être bizarre et mythique dont les cheveux ne cessaient de blondir et la peau de blanchir de jour en jour, il l’aurait soigné de toute façon.
Un soir qu’assis parmi les invités, il partageait un bol de couscous et de purée de pois chiches avec son hôte, Mungo aborda enfin la question du convoi d’esclaves : quand allait-il partir pour la Gambie ? Dehors, les criquets cessèrent brusquement de striduler. Une armée de visages commença par se tourner vers l’explorateur, avant de scruter Taoura qui occupait la place d’honneur, devant la natte qui servait de table. Il y avait là bon nombre de slatis, car les trois quarts d’entre eux dépendaient du maître de céans pour régler leurs dépenses ordinaires, et ne le rembourseraient qu’après avoir vendu leurs esclaves au marché de Médina. Taoura adressa à l’explorateur le même sourire qu’à un gamin de six ans qui lui aurait demandé comment il se fait que les étoiles ne tombent jamais du ciel.
— Que je te dise une bonne chose, mon ami, commença-t-il. Dindoukou se trouve de l’autre côté du désert de Jallonka et six rivières en crue nous en séparent. Pour y arriver, il nous faudra franchir des océans d’herbes qui montent plus haut que nos têtes. Attendons encore un mois, et à la fin de décembre ou au début de janvier, les eaux auront baissé. En plus, les villageois auront déjà brûlé la plus grande partie de l’herbe. Je sais que tu es pressé de rentrer à Toubabou dou 4, mais il n’est pas possible de partir tout de suite.
Le dix-neuf décembre, à l’approche du départ pour la Gambie, Taoura, après s’être fait rembourser par ses débiteurs, remonta le Niger jusqu’à Kancaba afin d’y acheter des esclaves. Il en revint un mois plus tard, flanqué d’une nouvelle épouse (sa quatrième) et de treize esclaves tous plus ou moins vendables, dans la mesure où ils comptaient chacun autant d’yeux et d’abattis qu’il était requis. En voyant son bienfaiteur franchir le seuil de la maison, l’explorateur ne se tint plus de joie. Dévoré d’impatience, il n’avait cessé tout ce temps de compter les jours et de consacrer ses pensées à Ailie et à l’Association africaine : et là, tiré à quatre épingles avec sa cravate en mousseline qui jette tous ses feux, sanglé dans sa veste en soie sauvage toute neuve, il donne devant Sir Joseph Banks, Durfeys et tous les autres une conférence qui fait de lui un mythe vivant. Souffrances et privations ? Tout cela était du passé. Dans moins de deux mois, il sera l’enfant chéri de la capitale… Karfa Taoura lui passa le bras autour du cou :
— Les rivières ont baissé, l’herbe est brûlée, les slatis ont rassemblé leurs affaires, dit-il. Nous partons le 1er février.
Le 1er février arriva, puis s’en fut. Soulaymane avait gagné Sibidoulou pour s’y faire rembourser des dettes négligeables, Hamid et Madi Konko n’avaient toujours pas assez de vivres secs, la lune s’était mis en tête d’aller briller dans un coin du ciel qui ne plaisait à personne. Rien que des excuses. Comme elles, le mois s’effilocha lentement. Et voilà que, mars arrivant, les slatis soutenaient maintenant qu’on ne pouvait pas partir avant la fin du Ramadan. Un soir pourtant, vers le milieu du mois, tous les habitants de Kamalia se rendirent à la mosquée en plein air pour voir la nouvelle lune monter au firmament : son apparition devait marquer la fin du jeûne et placer le voyage sous de favorables auspices. Debout au milieu des Mandingues qui chantaient, l’explorateur contempla avec dégoût la voûte céleste envahie de nuages. Les heures passaient. Un certain nombre de villageois renoncèrent à attendre plus longtemps et rentrèrent chez eux : ils jeûneraient un jour de plus. À minuit pourtant, les nuées ayant commencé à reculer et à s’effilocher, la nouvelle lune risqua une corne dans le ciel sous un concert de hurlements, de vivats et de coups de pistolet tirés en l’air : le Ramadan avait pris fin.
Comme tout le monde, Karfa Taoura céda à la fièvre. Jetant sa dignité aux quatre vents, il se mit à courir et à sauter sur place comme un vulgaire chef de claque. Des feux illuminèrent le ciel, le délire, telle une vague, s’abattit tout soudain sur la foule. Ayant pris l’explorateur par le bras, Karfa lui hurla à l’oreille :
— Départ demain matin à l’aube !
Par petits bonds imperceptibles, l’aurore se faufilait dans le ciel nocturne, lorsque le convoi commença à se former devant la maison de Taoura. Soixante-treize personnes et six ânes s’étaient déjà rassemblés, traînant les pieds dans la poussière à attendre que le soleil consentît enfin à poindre au-dessus des collines. Parmi les voyageurs se trouvaient trente-cinq esclaves, tous destinés à être vendus sur la côte. Le reste de la troupe se composait de marchands itinérants, de slatis avec leurs épouses et leurs domestiques. On pouvait voir enfin, faisant office de serre-file, Mungo et six jilli ki ou « hommes chantants » – dont les vocalises feraient diversion aux difficultés du voyage et aideraient à ce que le convoi fût bien reçu dans les villages qu’on allait traverser. Les premiers rayons du soleil ayant enfin illuminé le sommet des arbres, aussi soudainement qu’une averse passagère, on sangla, dessangla et ressangla les bêtes, on toussa fébrilement dans ses mains et l’on vérifia les derniers détails en se tirant vaguement sur l’oreille pour se donner l’air de réfléchir. Puis ce fut le départ : précédée par Karfa Taoura, par Soulaymane et par les hommes chantants, la colonne quitta Kamalia en bon ordre de marche. Au bout de deux milles, comme on se trouvait au sommet d’une colline, tous les voyageurs reçurent l’ordre de s’asseoir, une moitié de la troupe tournée vers l’ouest, les autres vers Kamalia. De sa voix nasillarde, Soulaymane récita alors une prière interminable et solennelle. Après quoi deux autres slatis firent trois fois le tour du convoi et tracèrent des signes dans la terre à l’aide du bout rond de leurs lances, tout en marmonnant des paroles inintelligibles en guise de sortilèges pour le voyage.
Tout le monde s’étant remis en route, l’explorateur remarqua que plusieurs esclaves avaient du mal à marcher et vacillaient sous leur charge ; les jambes arquées et sans force, ils titubaient comme des poivrots épuisés. Karfa Taoura hocha la tête. C’était dommage à constater, dit-il, mais certains d’entre eux étaient enchaînés depuis tant d’années que l’effort extraordinaire qu’il leur fallait maintenant déployer pour avancer semait la dévastation dans leurs muscles, leurs tendons et leurs jointures habitués à l’inaction. Oui, c’était bien dommage, répéta-t-il, mais c’étaient les risques du métier. Les esclaves avaient tendance à s’évader, et les enchaîner deux par deux en leur passant des fers aux chevilles était la seule manière connue de les empêcher de se déplacer librement. Pour se traîner de la sorte, aussi lamentablement qu’un perdant dans une course d’animaux à trois pattes, tout esclave devait donc commencer par relever le fer qui lui emprisonnait la cheville en tirant dessus avec sa chaîne. Cette manœuvre une fois effectuée, le duo pouvait alors avancer comme en dansant, à condition que l’un et l’autre fissent attention à marcher d’un même pas. Lorsqu’ils se rendaient à la foire, les esclaves étaient libérés de leurs fers mais attachés quatre par quatre à l’aide d’une corde qui leur passait autour du cou. Chaque groupe de quatre était maintenu à bonne distance du suivant par un garde armé d’une lance, qui décourageait quiconque de songer à s’en aller vagabonder dans la nature. Lorsque le convoi s’arrêtait pour la nuit, les fers étaient remis aux chevilles des prisonniers et reliés à une chaîne à gros maillons qui remplaçait la corde de la journée.
— Mais ce sont des êtres humains ! s’exclama l’explorateur.
Karfa Taoura rajusta son tarbouch.
— C’est vrai ? fit-il d’un ton aussi neutre que s’il avait exposé par le détail les termes d’un problème ou estimé la valeur d’un troupeau de mouton. Mais c’est aussi de la marchandise.
Même avec les esclaves qui traînaient et murmuraient, et qu’il fallait périodiquement faire taire à grands coups de fouet, le convoi arriva en vue des murs de Marrabou au milieu de l’après-midi. Après un bref repos, on repartit vers Bala, où l’on passa la nuit. Le trajet du lendemain amena la colonne à Ouoroumbang, aux confins des territoires de Manding et de Jallonkadou. Le village était situé aux avant-postes de la civilisation, le désert de Jallonka s’étendant à des centaines de milles à la ronde.
Le désert de Jallonka tenait de la malédiction ancestrale, avec ses dizaines de milliers de milles carrés de brousse, de collines et d’herbes hautes : un espace aussi vierge que le monde avant l’homme. Il ne s’y trouvait pas moins de six rivières à traverser à gué, dont trois affluents du fleuve Sénégal. Pas question d’acheter la moindre nourriture ni de se réfugier où que ce fût pendant tout le voyage. Les bêtes de proie y écumaient les halliers et la forêt depuis des éternités, des bandits attendant les rescapés à la frontière de cet enfer. Dangereux et inhospitalier, le désert était un lieu de ténèbres et de légendes, de malchance et de mort subite. Fort désireux de le traverser le plus rapidement possible, et sans encombre, Karfa Taoura croisa les doigts pour conjurer le mauvais sort.
Le convoi quitta donc Ouoroumbang à l’aube et marcha sans arrêt jusqu’à la tombée de la nuit. Les esclaves portaient toujours leurs ballots de marchandises sur la tête, le soleil cognait aussi dur que le fouet et le fouet était un véritable cauchemar. L’une des femmes entravées, une personne entre deux âges, dont les scarifications prouvaient éloquemment qu’elle avait autrefois aspiré à une autre condition, ne cessait pas de sortir du rang. À un moment donné, elle s’allongea par terre et refusa de faire un pas de plus. Soulaymane lui fouetta la plante des pieds. Elle se releva en vacillant et reprit la route comme si elle était en transe. L’explorateur était atterré, mais il comprit vite qu’il n’y pouvait rien. Faisant déjà lui-même partie du surcroît de bagages, il se trouvait en outre dans un tel état de faiblesse que toute son énergie était employée à ne pas se laisser distancer par le plus faible des esclaves.
Le convoi s’étant arrêté pour la nuit au bord d’un cours d’eau qui avait nom Co-meissang, Mungo se traîna jusqu’à l’endroit où l’on avait parqué les esclaves et chercha la malheureuse, scrutant toute cette misère visage après visage. Il la trouva au bout de la file, étendue sur le dos de tout son long. Les yeux grands ouverts, elle regardait dans le vide et respirait aussi violemment que si elle eut à l’instant rompu le ruban à la fin d’une épreuve de course à pied. L’explorateur se pencha sur elle et lui offrit de l’eau. Elle garda le silence et se contenta de demeurer immobile et de contempler le ciel, soufflant toujours aussi fort. Il baissa la voix et, d’un ton plein de compassion, lui demanda comment elle s’appelait. Sans trop savoir pourquoi, il éprouvait le besoin de la réconforter et de lui dire que tout allait s’arranger, alors qu’il savait très bien que non.
— Elle s’appelle Nili, lui chuchota son voisin.
Il avait la cheville attachée à celle de la femme à l’aide d’un grossier anneau en fer.
— Elle a attrapé une maladie et son sang n’arrive plus à lui réchauffer les pieds, ajouta-t-il.
Nili. L’explorateur baissa les yeux sur elle. Il avait déjà entendu ce nom quelque part.
— Tu vas la manger ? fit l’esclave d’une voix râpeuse.
— Comment ça, « la manger » ?
Le prisonnier avait les lèvres fendues. La brûlure de la corde lui avait laissé une marque en travers de la pomme d’Adam.
— Maddummulo, dit-il. L’homme noir met son esclave au travail, mais l’homme blanc le mange.
Mungo fut très surpris par cette contrevérité, mais plus offensé encore par l’accusation.
— Fadaises ! s’indigna-t-il.
— On n’en revient jamais !…
— Mais c’est tout simplement parce qu’ils vous mettent à bord d’un bateau qui vous emmène dans un autre pays… un pays comme celui-ci, un pays où vous travaillez dans les champs, où vous…
— Toubabou fonnio, mensonge d’homme blanc… lui répondit l’esclave d’une voix plate et sans émotion. Un « autre pays » ? Il n’y en a pas. Ils te conduisent jusqu’à l’eau qui n’en finit pas et te mettent en pièces. Ils ont des feux qui brillent toute la nuit et des marmites bouillantes. Ils te nettoient la peau des os.
Le lendemain matin, Nili refusa de se nourrir. Il faisait froid et gris, le soleil ne se lèverait pas avant une demi-heure. Des choses velues filaient vivement dans le sous-bois, des oiseaux criaillaient, l’air stagnait comme une haleine fétide. Karfa Taoura entonna une bénédiction générale, après laquelle toute la colonne eut droit à un bol de gruau bien aqueux. Nili se redressa avec peine, prit le bol que lui tendait le domestique de Soulaymane et le lui jeta à la figure. Madi Konko se rua sur elle avec son fouet. Elle roula sur le sol et se mit à vomir. Quelqu’un poussa un juron. Elle avait avalé de l’argile.
— De l’argile ? répéta l’explorateur.
— Elle a envie de mourir, lui répondit son compagnon de chaîne.
Après les prières du matin, le convoi se reforma. Comme Nili ne voulait pas se lever, Soulaymane se vit contraint de dérouler son grand fouet à lanières tressées. Mais elle resta immobile et, le visage dans la poussière, supporta les trois premiers coups sans broncher. Au quatrième, elle se redressa en tremblant et se remit en route. Quelque chose n’allait pas, ce fut vite évident : elle ne cessait de plonger en avant et de repartir brusquement en arrière comme si deux forces invisibles se fussent disputé son corps. Soulaymane ordonna à un garde de la détacher et de porter son fardeau à sa place. Le slati se mit à la suivre et à lui asticoter les reins du talon de sa lance.
Juste avant midi, un petit désastre se produisit : l’un des « hommes chantants » se cogna dans un essaim d’abeilles : de ces bestioles féroces et irascibles qu’on appelle « abeilles tueuses » dans cette partie de l’Afrique. Au cours des millénaires, ces insectes ont en effet perfectionné une méthode rapide et inexorablement efficace qui leur permet de venir à bout de tous les blaireaux mellivores et hominiens portés sur le sucré qui auraient l’idée de s’attaquer à leurs nids : à la moindre provocation, elles se rassemblent en masse * et piquent à mort l’assaillant. Pas une de ces abeilles qui ne soit programmée pour se lancer à tout propos dans une frénésie de piqûre, en y sacrifiant sa vie au besoin, dès que lui parvient l’effluve de certaine substance chimique qui assure la double fonction de signal et de guide pour la mener droit sur sa cible. Se faire piquer à moins de cent pas d’un nid, c’est s’exposer à disparaître dans un nuage écumant dans la demi-minute qui suit. Inutile de préciser que pareille rencontre est fatale dans neuf cas sur dix.
Pour ce qui est de Djéo, l’« homme chantant », l’affaire ne se termina pourtant pas aussi mal qu’elle l’aurait pu. Dès la première piqûre, il laissa tomber sa flûte, se jeta tête la première dans une fondrière au bord de la route et s’y enfouit dans la boue tel un animal amphibie. Ayant vite compris de quoi il retournait, deux ou trois de ses compagnons lui emboîtèrent aussitôt le pas tandis qu’hommes libres, esclaves et slatis mélangés, tout le monde prenait ses jambes à son cou. Déconcertées par la perte de leur cible principale, les abeilles divisèrent leurs forces pour se lancer aux trousses de soixante-douze cibles secondaires. Stratégiquement parlant, c’était une erreur. En fin de compte, personne ne se fit piquer plus de quinze à vingt fois ; certains même, dont l’explorateur, s’en tirèrent sans le moindre dommage. La colonne s’étant reformée, on découvrit malheureusement que Nili manquait à l’appel. Ayant immédiatement ressorti les fers, les slatis réenchaînèrent tout le monde pendant que des gardes armés partaient à sa recherche. Après avoir mis le feu aux broussailles pour chasser les abeilles, ils la retrouvèrent au bord d’un ruisseau peu profond : piqué en plus de cent endroits, son corps était affreusement gonflé. Elle avait dû essayer d’échapper aux insectes en s’aspergeant d’eau. En vain.
Cette fois-ci, les coups de fouet restèrent sans effet : Nili fut incapable de se relever. Karfa Taoura hocha la tête.
— Qu’on la ficelle sur un âne, cria Soulaymane.
L’une des bêtes ayant été débâtée, Nili fut jetée en travers de son échine, mains et pieds liés par une sangle passant sous le ventre de l’animal. Dans l’instant, celui-ci se montra intraitable. Il rua et se cabra si fort que, la sangle ayant fini par se rompre, l’esclave fut projetée dans un buisson, où elle resta aussi inerte qu’une poupée de chiffon.
On avait perdu plus de deux heures. Épouvantés par la sauvagerie de l’endroit et par les légendes qui s’y attachaient – à faire dresser les cheveux sur la tête –, les voyageurs n’avaient qu’une hâte, reprendre la route. Un seul cri parcourut la colonne : Kang-tegi, kang-tegi ! Qu’on lui tranche la gorge, qu’on lui tranche la gorge ! Le soleil se traînait au plus bas du ciel. Un homme sortit du rang, un couteau à la main. Soulaymane acquiesça d’un signe de la tête, puis donna l’ordre de repartir. Une demi-heure plus tard, l’homme rejoignait le convoi, la robe de Nili autour de la taille.
Le reste du voyage se déroula sans incident. Le convoi arriva à destination à coups de marches forcées. On partait à l’aurore, on ne s’arrêtait qu’au crépuscule. Vingt milles par jour, à travers des amas de roches fendues, des collines hantées par les ténèbres, des futaies encombrées d’arbres effondrés et barrées de lianes étrangleuses, à travers des marécages qui vous aspiraient les chaussures, des rivières envahies par une vase grouillante de poissons et de reptiles et disparaissant sous de véritables nuages d’insectes. Encore affaibli par ses accès de fièvre et par la faim qui l’avait si longtemps tenaillé, Mungo avait le plus grand mal à ne pas se laisser planter là. Il se débarrassa de sa lance, de sa gourde et du couteau en os qu’Aïcha lui avait donné. Les lanières de ses sandales lui entaillaient les pieds comme du fil de fer, et le soleil l’écrasait si fort que sa pauvre tête finissait par résonner de dzim ! dzim ! dzim ! aussi forcenés que des explosions de cymbales aux dernières mesures d’un opéra. Cela étant, il arriva quand même à bon port. D’abord à Dindikou, où il annonça la triste nouvelle aux trois épouses de Johnson et à ses onze enfants, puis à Pisania où, dérivant comme un fantôme, il grimpa enfin les marches qui conduisaient à la véranda en rondins de la maison du Dr Laidley.
Lequel était gras et rubicond. Malgré les quarante-sept degrés à l’ombre et les quatre-vingt-dix-neuf pour cent d’humidité ambiante, il portait une chemise habillée. Avec sa tonsure et ses lunettes à monture en fer, il ressemblait à une caricature de Benjamin Franklin.
— Park ! hurla-t-il.
Soulevant après lui un vrai roulement de tonnerre, il traversa lourdement la véranda et tendit sa main boudinée à l’explorateur, dans un geste de salut qui trahissait quelque incrédulité.
— Mungo Park ! répéta-t-il.
Mungo avait de la chance. Arrivé à Pisania le 12 juin 1797, il n’avait plus qu’une idée en tête : repartir pour l’Angleterre par le premier bateau où l’on voudrait bien de lui. Malheureusement, la saison des pluies avait déjà commencé, pestilentielle et chargée de pourriture. L’explorateur eut peur de devoir patienter indéfiniment : et s’il allait se passer des mois et des mois avant qu’un navire ne jetât l’ancre dans la Gambie ! Il tira une traite sur l’Association africaine par l’intermédiaire du Dr Laidley, remboursa royalement Karfa Taoura et, malgré qu’il en eût, se prépara à une longue attente. Il surveillait le fleuve depuis trois jours lorsque, par le plus pur effet du hasard, un négrier américain s’avisa d’en remonter le cours : le patron du navire voulait échanger sa cargaison de tabac et de rhum contre des hommes, des femmes et des enfants. Le Charlestown ferait voile vers la Caroline du Sud le 17. Sans hésiter, l’explorateur s’acheta un billet : mieux valait rejoindre l’Angleterre tout de suite, même par des voies détournées, plutôt que de perdre son temps à attendre sous un toit qui fuyait la fin des pluies dans une arrière-salle de Pisania. Après avoir passé deux ans sur le Continent noir, Mungo mourait d’envie de retrouver la lumière.
Le matin du 17, l’explorateur se rasa, enfila les habits que le Dr Laidley lui avait donnés et se rendit à bord du Charlestown. Les planches du pont craquèrent sous ses pieds lorsque, ayant déposé ses bagages, il se mit en devoir de chercher sa cabine. Il n’y voyait rien. Se déchirant à la mâture et noyant complètement le gaillard d’arrière, une brume épaisse flottait au-dessus des eaux : on eût dit les derniers lambeaux d’un rêve. Des formes vagues et fantomatiques glissaient ici et là, des nuées de moustiques bourdonnaient aux oreilles. Il faisait aussi chaud que dans une fonderie. Déconcerté, l’explorateur resta vissé à son bout de pont et observa deux silhouettes qui, de l’autre côté d’un rideau de vapeurs, gesticulaient aussi fort que Punch et Judy 5.
— Mais, capitaine, faut attendre que le potage s’éclaircisse un peu ! protestait le plus petit des deux bonshommes.
— Levez l’ancre, monsieur Frip. On appareille tout de suite.
— Mais… (bruit de moustique qu’on écrase d’une claque, puis juron aussi sincère que guttural).
— Y a pas de mais qui tienne, môssieur ! On reste dix minutes de plus dans ce trou à merde et y a la moitié de l’équipage qui se colle les fièvres et se met à dégueuler tout noir. Levez l’ancre, je vous dis !
La petite silhouette s’enfonça dans le brouillard ; on l’entendait rouspéter, entre deux grandes claques :
— Y a même pas moyen de la trouver, cette saloperie d’ancre, dans c’te merdasse !… Aïe ! Ah, le salaud ! Ah ! putains de moustiques !
Les brouillards épais, les écueils et les vents contraires aidant, redescendre le fleuve et faire voile jusqu’au fort de Gorée demanda quinze jours. Quatre matelots, le chirurgien et trois esclaves furent enlevés par les fièvres. À Gorée, le capitaine informa Mungo qu’il allait devoir repousser le grand départ : il n’y avait pas moyen de trouver assez de vivres pour la traversée.
— Repousser le départ ! s’écria l’explorateur, qui sentit le cœur lui manquer.
Cela faisait deux mois qu’à Kamalia d’abord, dans le désert de Jallonka ensuite, il ne tenait plus qu’à coups de rêves où lui apparaissaient les visages attentifs de tous ceux qui, assis autour de la salle de conférences de Soho Square, l’écoutaient avec passion… où Ailie se montrait soudain à lui vêtue de ses seuls dessous… où le livre qu’il publiait commençait à le rendre célèbre. Après avoir triomphé de la maladie, des humiliations, de l’épuisement et du désespoir, il entendait bien récolter ses lauriers le plus vite possible.
— Jusqu’à quand ? demanda-t-il.
Le capitaine enfila ses gants en peau de chien et lui offrit un cigare de Raleigh.
— Un bateau de secours doit arriver ici à la mi-septembre, répondit-il. Il n’y aura plus qu’à charger et à mettre à la voile.
À la mi-septembre ! Il n’en crut pas ses oreilles. Encore trois mois à passer dans ce trou de pestiférés ! Trois mois à se traîner sur un châlit tout pourri dans cette ville de garnison pour réprouvés de la dernière chance ! Trois mois dans cet enfer envahi par tous les déchets de l’humanité londonienne ! Il aurait mieux fait de rester chez le Dr Laidley, à Pisania. Au moins aurait-il pu y boire un verre de bon vin de temps à autre, parler à quelqu’un d’intelligent et avoir une chambre pour lui tout seul. Ici, il n’avait que des forçats pour compagnons et pour tout horizon des visages d’esclaves moribonds ; ici, il lui faudrait se battre avec des cafards plus gros que le doigt et lutter sans arrêt contre l’envahissement d’une pourriture qui faisait de Gorée l’un des endroits les plus infects du monde. Être si près du but et s’en trouver soudain si éloigné ! Il sombra dans l’abattement et, allongé sur sa couchette, regarda le navire commencer à pourrir autour de lui.
Le Charlestown mit enfin à la voile le 1er octobre, avec Mungo comme chirurgien de bord pour remplacer le défunt – un Mungo qui à vrai dire n’avait pas le choix. Lui qui n’avait jamais fait grand usage de son savoir médical rassembla tout ce que le Dr Anderson lui avait appris afin d’essayer d’améliorer les conditions déplorables qui régnaient par tout le navire. Du fait qu’ils utilisaient des équipages plus réduits, les négriers américains se montraient plus inhumains encore que leurs confrères anglais. Craignant la mutinerie, ils maintenaient les esclaves dans les fers pendant toute la traversée. Souffrant du froid et de l’humidité, les malheureux ne voyaient jamais la lumière et pataugeaient dans leur fange, proies faciles pour la consomption, le typhus, l’hépatite et la malaria. Les fers leur ouvraient les poignets et les chevilles et les vers proliféraient dans leurs plaies. Mungo fit de son mieux pour les soulager. Il les saigna, leur mit des sangsues, leur entonna du vinaigre dans la gorge. Huit moururent à Gorée, et onze autres en mer. On ôta les fers des cadavres raidis qu’on jeta dans les flots écumants, où les requins du large se battirent pour les avaler.
L’équipage ne s’en sortit pas beaucoup mieux. Trois matelots périrent à Gorée, et deux autres en mer. Mais il y avait plus pressant : des voies d’eau avaient été signalées dans la coque tandis que le navire mouillait encore dans le port de Gorée et, maintenant que le bâtiment avait gagné la haute mer, elles commençaient à se faire menaçantes. Si menaçantes même que les esclaves les plus solides furent désentravés afin de pouvoir actionner les pompes. Quatorze heures d’affilée, le fouet ne cessant de leur claquer au-dessus de la tête. Ils pompaient, s’évanouissaient d’épuisement, pour être ensuite fouettés jusqu’au moment où ils reprenaient connaissance… et se remettaient à pomper. Il n’empêche : le bateau faisait si bien eau qu’il devint évident que jamais il n’arriverait en Caroline du Sud. Évident à certains, s’entend.
— Capitaine, faudrait mettre le cap sur les Antilles, sans quoi on n’aura même pas le temps de dire ouf qu’on sera déjà en train de marcher sur les flots avec nos petits copains les requins.
— Vous êtes un homme instruit, monsieur Frip, non ? Et si vous jetiez un coup d’œil au plat-bord pour me dire ce qui est écrit à l’avant du bateau ? J’ai comme l’impression que vous y trouveriez les deux mots suivants : Le Charlestown. Pas vrai ? Eh bien, apprenez, monsieur, que c’est pour aller à Charleston qu’on me paie et que c’est à Charleston que nous débarquerons.
— Je m’excuse, m’sieur l’capitaine, mais l’équipage et moi, on a pas mal discuté, m’sieur l’capitaine, et alors on a unanimement décidé de sortir nos poignards de marins et de vous tanner la peau jusqu’à ce qu’elle soit aussi claire que l’eau des fontaines de Richmond si vous voulez pas mettre le cap sur Antigua d’ici à trente secondes, à ma montre de gousset, m’sieur l’capitaine, sauf vot’ respect.
À Antigua, l’explorateur réussit à s’embarquer sur le Chesterfield qui, de retour des Îles sous le Vent, avait fait escale à Saint-John’s afin de charger le courrier. Le navire mit à la voile le 24 novembre et arriva en vue de Falmouth le 22 du mois suivant au matin. Des oiseaux de mer tournaient et viraient dans le ciel, le vent jetait des paquets d’écume sur le pont. Il y avait de la glace sur le bastingage et une petite neige mouillée donnait du mordant à la bourrasque. L’équipage avait disparu, le capitaine était au lit, le terrier du cuisinier se pelotonnait sous le poêle. Après deux ans et sept mois d’exil, Mungo Park, lui, se tenait debout à côté de l’homme de barre, et son sourire s’élargissait au fur et à mesure que la grande île rocailleuse se profilait au-dessus des vagues.