ON S’APPELLE PAR SON PETIT NOM

Les rivières sont enceintes, elles enjambent leurs berges, elles renversent les arbres, enfantent des torrents. La pluie tombe en plaques, une vitre après l’autre éclate en mille débris et pépites en se fracassant sur le sol. Les vents de la mousson hurlent, les arbres penchent la tête. Là où il y avait une rigole, il y a maintenant un fleuve dont les eaux brunes se ruent, charriant troncs fendus, bétail noyé, toits de cases défoncés. Les champs sont inondés, on y barbote dans l’eau jusqu’à la taille, les marécages n’ont plus de fond. Les grenouilles s’imaginent que le monde leur appartient.

Après avoir passé une journée interminable à patauger dans des marais et à s’étrangler sur des cacahuètes pâteuses, l’explorateur et son interprète doivent s’arrêter à ce qui était autrefois un gué de la rivière Toulumbo, affluent mineur du Niger. Un petit groupe de cases misérables et détrempées se tasse frileusement au sommet d’une hauteur dénudée, au confluent des deux cours d’eau. C’est Bamako, autrement dit, « Crocodile-sous-l’Eau » : la Toulumbo serpentant autour de la colline et léchant les barrières grossières plantées autour des huttes, ce surnom semble adéquat. Les deux mendiants se font mettre à la porte des trois premières maisons sans autre forme de procès mais à la quatrième, un adolescent édenté qui tire sur une pipe leur apprend que la dernière du village est temporairement inoccupée. Ils en aperçoivent le propriétaire au loin : berger de son état, il est en train de se cogner mécaniquement la tête contre un rocher dans l’espoir d’apaiser la douleur qu’il ressent après avoir perdu ses chèvres dans l’inondation.

Il y a du bois de chauffage très proprement empilé dans un coin de la hutte. Johnson frotte des brindilles l’une contre l’autre et, au bout d’une demi-heure de grognements divers, réussit à faire démarrer un feu. Puis il emprunte une plume d’oie et une feuille de papier à l’explorateur, les cache dans sa toge et, baissant la tête pour franchir le seuil, ressort sous la pluie. Il est de retour dix minutes plus tard. Sourire aux lèvres, il tient une calebasse de bière dans une main et dans l’autre un poulet ratatiné qui a l’air pestiféré.

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Plus tard, les deux hommes partagent une pipe de tabac local. Doux au goût, celui-ci monte à la tête, donne le regard fixe et fait dériver l’esprit. C’est la première fois qu’ils ont le ventre plein et portent des habits secs depuis qu’ils ont quitté Kabba.

— Tiens, dit enfin Mungo, après tout ce qu’on a subi ensemble, je ne vois vraiment pas pourquoi il faudrait que tu continues à me donner du Monsieur Park à tout instant. Qu’en penses-tu ?

Johnson hoche la tête.

— La force de l’habitude, monsieur Park.

— Je t’en prie.

L’explorateur lui tend la main.

— Appelle-moi Mungo.

Un sourire timide ourle les lèvres de Johnson. Il prend la main de l’explorateur dans la sienne et, l’air immensément content de lui, il murmure :

— Okay… Mungo.