L’ÉVASION
(suite)

— Jésus, Marie, Joseph et tous ses saints ! s’écrie Mungo en regardant par-dessus son épaule, tu pouvais pas viser un peu plus haut ?

— C’est contre mes principes, répond Johnson.

Toge trempée de sueur, celui-ci avance lourdement à côté de son âne.

— Un jour, reprend-il en sifflant de la poitrine, j’ai tué un bonhomme… là-bas, à Londres… Brisé le cœur à un gamin… omph, omph… me le pardonnerai jamais.

— Contre tes principes ? répète Mungo en se demandant jusqu’où les principes sont à même d’adoucir un trépas trop rapide.

Derrière eux, Dassoud ne manifeste rien qui puisse faire croire qu’il renonce. Même, cela fait pratiquement une heure qu’il ne cesse de qualifier diversement l’explorateur dans son dos et de faire scintiller son cimeterre au soleil comme s’il entendait souligner lourdement la portée de ses propos.

— Incirconcis ! rugit-il. Bouffeur de cochon !

Mungo rabaisse son chapeau sur ses yeux et revoit la cuisine de Selkirk : des fleurs fraîchement coupées, du jambon froid, Ailie en train de lui sourire.

— Dis, t’as pas remarqué comme il a l’air de m’avoir dans la peau, ce type ?

— Ah ça ! s’exclame Johnson en continuant de marcher à grand bruit. Il vous hait, oui ! Il vous hait aussi fort… que la barbe déteste le rasoir… ou le ballon l’épingle. C’est bien naturel. Vous… vous déboulez comme ça… avec vos cheveux blonds comme les blés… et vos yeux de chat et lui… et lui, il se retrouve… avec un monstre devant les yeux.

Johnson pousse de profonds soupirs et cherche à reprendre son souffle.

— Et où croyez-vous… que ça l’amène, hein ?… Comme si le corniaud des rues… pouvait s’entendre avec le chien de traîneau !

— Hmm ! soupire Mungo.

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La journée s’éternise. Johnson est morose et se tait, Rossinante a le museau taché de sang, Dassoud continue de pédaler avec la sombre obstination du loup attaché à sa proie. Rossinante, voilà le problème. L’explorateur l’épargne autant qu’il peut en posant pied à terre de temps à autre pour faire deux ou trois milles en courant, mais malgré ces beaux efforts, cela fait presque une après-midi entière que la bête vacille et semble au bord de l’effondrement. À un moment donné, Mungo s’est même vu contraint de lui allumer le bout de la queue pour l’obliger à continuer. Ce n’est d’ailleurs pas que l’âne de Johnson aille un meilleur train. Il fait semblant de boiter, il rue et il mord, il brait comme un orgue de Barbarie. Aucun doute n’est permis : tôt ou tard, l’un ou l’autre finira par s’étaler et Dassoud les rattrapera. Ce n’est plus qu’une question de minutes et alors, adieu Niger, adieu l’Afrique, salut ! ô tumulte de la vie !

Mais voilà qu’au moment même où tout semblait désespéré, Johnson se met à hurler comme un naufragé apercevant une voile à l’horizon.

— Regarde ! lance-t-il d’une voix caverneuse. Là-haut, de l’autre côté des arbres !

L’explorateur regarde. Zigzaguant comme une folle couture à travers la colline qui s’élève devant eux, la route de Bambara file dans le lointain. Mais qu’est-ce que cela ? On dirait que, son embout au plus près de l’horizon, un entonnoir de poussière s’est collé à la chaussée. L’explorateur songe d’abord à des balayeurs – à des balayeurs qui, par milliers, seraient en train de nettoyer la route, puis, comme sous l’effet d’une révélation, la vérité se fait en lui : les réfugiés ! ils ont fait demi-tour !

— Johnson ! s’écrie-t-il. Tu es un génie !

Ce changement de situation n’a pas échappé à Dassoud. Le Chef Chacal active et leur fond dessus comme un coureur se ruant sur le fil à l’arrivée. L’écart se rétrécit, n’est plus que de cinquante pas, que de quarante ; Johnson rosse son âne, Mungo fouette son cheval. L’écart n’est plus que de trente pas ! Alors Johnson a un geste étrange.

— Vieille astuce mandingue, hurle-t-il tandis qu’il s’enfourne l’oreille droite de son âne dans la bouche.

Et voilà qu’il la mord comme s’il plantait ses crocs dans une côtelette trop cuite. L’âne pousse un cri strident, se cabre par deux fois, s’envole comme un trois ans au départ d’une course de steeple-chase. Mungo lui file le train ; sur sa langue, l’oreille de son cheval est comme un morceau de feutre. Il la mord et la remord jusqu’au sang. Il fallait s’y attendre : Rossinante revient à la vie et rassemble ses dernières forces pour se lancer dans un furieux assaut de fanons et de sabots.

L’un sur son âne, l’autre sur son cheval, Mungo et Johnson se propulsent sur le sol rocailleux à la vitesse de l’éclair, traversent une plantation d’arbres, rejoignent la route ! Johnson hurle des choses en mandingue à l’amas de silhouettes fantomatiques issues des ténèbres. Son âne se rue droit devant et, cou à cou avec le cheval de l’explorateur, s’enfonce dans la foule. Les réfugiés épuisés s’écartent d’un bond devant la grêle de coups des sabots, des poules et des coqs prennent la fuite dans les airs. Il n’a fallu qu’un moment aux deux cavaliers pour fendre le flot humain et enfiler la route au galop. Johnson donne de grands coups de pied à son âne et bat des coudes comme s’il voulait prendre son vol. Les arbres ne sont plus qu’un brouillard qui file ; l’explorateur fait tout ce qu’il peut pour ne pas tomber.

— Maintenant ! crie Johnson, et les voilà qui replongent au cœur des ténèbres de talc.

Cette fois-ci, ils renversent une litière et envoient bouler un dignitaire du village et l’idole gravée qu’il serre sous son bras. Johnson continue de jeter son baragouin à la figure des marcheurs stupéfaits :

— Ralentissez-le ! Arrêtez le Maure !

Deux fois encore, ils retraversent à bride abattue la file des réfugiés. Les cailloux volent, la poussière s’effiloche derrière eux jusqu’au moment où enfin, l’explorateur le talonnant, Johnson quitte la route pour plonger dans les bois.

— Chut ! fait-il.

Et il saute de son âne pour atterrir au milieu d’un fouillis de graterons et d’épines noires et luisantes. Le cœur de l’explorateur bat à tout rompre. Quittant sa sifflante monture, il s’étale dans l’herbe.

— Tu crois qu’on l’a semé ? demande-t-il dans un soupir.

Là-bas sur la route, la lente procession fuligineuse passe dans un grondement. L’explorateur y distingue ici une jambe, là une tête, là encore le cul d’une chèvre ou d’un mouton. Le vacarme est uniforme, que brisent seulement quelques cris et quelques jurons. Dassoud n’est pas en vue. Et puis, tout d’un coup, tel le croque-mitaine qui saute sur l’enfant endormi, le voilà qui reparaît. Infatigable, en proie à la même idée fixe, il trottine le long de la route en scrutant le nuage de poussière. Il a les yeux si gonflés de rage qu’ils ressemblent à deux œufs durs. Ses tibias sont meurtris et écorchés, ses cuisses striées de grosses veines. Il continue de courir et, non, il ne tourne pas la tête !

Au plus profond du taillis, Johnson lève les mains en l’air, paumes vers le ciel.

Un sourire bêtement euphorique se dessinant sur son visage, l’explorateur le regarde droit dans les yeux, s’avance vers lui et lui tape joyeusement dans les mains.