MANSONG
Le potentat de Bambara, qui vient à peine de finir un énorme petit déjeuner de bananes rouges cuites au four, de melons de quatre espèces différentes, de riz bouilli aux épinards, de poissons-lunes, de gâteaux de sorgho et de vin de palme, est tout occupé à assouvir sa concupiscence avec deux garçonnets impubères qu’on lui a choisis parmi la masse des réfugiés de Djarra lorsque lui parvient la nouvelle de l’arrivée de l’explorateur. Sa première réaction consiste en un grand rot à rallonge. Nu, ventripotent, indolent, il s’est étendu sous le figuier sycomore qui orne la cour intérieure de son palais de ville, et il ne bouge pas plus qu’un crocodile qui prend le soleil. Des odeurs de bois de santal embaument l’air, des oiseaux en cage gazouillent la paix et la solitude, la douceur fraîche de la forêt équatoriale. De petits vieillards rabougris et portant pagne, les officiers du chasse-mouches, s’affairent dans un sifflement d’émouchoirs frappant l’air comme des bruits de pas dans un rêve. Mansong tire pensivement sur son narguilé au ballon rouge de moutokuané 1. Il se dit force « Ah, ah », tandis qu’autour de lui ses vingt gardes du corps sinistres et dévoués lui font une petite brise en agitant des éventails à long manche. Le roi est au bord de la pâmoison. Le plus jeune des deux garçonnets se livre sur lui à une lente fellation, pendant que l’autre lui lèche le visage et lui explore les lèvres, le nez et les narines de sa langue bien dure, oui, comme s’il lapait du lait dans un bol. Le roi vit un instant si plein de bonheur et de sensualité, son orgasme habite à ce point tous ses neurones et toutes ses synapses, bref, c’est une telle jouissance qu’au début les paroles du messager ne l’effleurent même pas. Un démon tout blanchi ? Des yeux de chat ? Une grande crise d’hystérie collective ? Et puis, comme des picotements d’épingles, les mots qu’il entend commencent à lui entrer dans la tête : à ses portes… il y a une horreur blanche… qui demande la permission d’entrer ? Tout… de… sui… ite ?
Mansong se redresse d’un bond et écarte les deux gamins d’une claque.
— Quoi ! rugit-il.
Les éventails tombent par terre en sifflant : déjà les gardes du corps se sont emparés de leurs lances. Les oiseaux se taisent, les écraseurs de mouches royaux redoublent d’efforts. Mansong sort de son hamac. Il est énorme, terrible, il serre les mâchoires comme un hippopotame qui retire brusquement la tête de la boue. Déjà l’un de ses poings bulbeux se referme sur la gorge du messager cependant que l’autre est prêt à frapper.
— Qu’est-ce que c’est que ces histoires ? beugle-t-il.
— Pas histoires… vérité ! répond le messager en se prosternant. Un démon, aussi blanc que le lait d’une mère, est passé en coup de vent à travers les portes de la ville et s’en est allé se jeter dans le fleuve pour y faire des remous. Après, il a traqué les gens dans les rues ; il chantait et il baragouinait dans une langue étrangère aux accents rocailleux. Et maintenant voici qu’il veut te parler, Mansa.
Mansong enlève son pied de dessus la nuque du messager. Il a soudain l’air d’être au bord des larmes.
— Me parler ? À moi ? répète-t-il dans un souffle.
Toujours prosterné à ses pieds, le messager lève les yeux vers lui comme s’il voulait lire un billet épinglé à son front.
— C’est ce qu’il affirme.
— Chacal ! tu mens !
Le pied retombe lourdement sur la joue du porteur de message, l’écrase dans la poussière.
— Tu viens juste de me dire que ce démon baragouinait dans une langue étrangère aux accents rocailleux. Comment veux-tu donc qu’il demande à me voir ?
Le visage du messager, écrasé par le pied royal, est tout tordu. Ses lèvres font une moue qui le fait ressembler à un poisson.
— C’est qu’il parle mandingue…
Mansong vacille en arrière comme s’il avait reçu un coup de fusil. Il parle mandingue ? Ça y est, il est fait ! Là-bas, des enfers, on lui a envoyé un zombie pour lui piquer son trône. Et ce zombie va lui mettre les chevilles dans les fers, le pousser dans les sombres cavernes de la terre, dans les trous suppurants où marchent les morts qui bafouillent et gémissent, oui, l’emmener, de plus en plus bas, jusqu’au grand royaume des ombres. Il scrute le visage de ses gardes du corps. Ils sont hommes à déchiqueter le lion qui charge, mais non : dans leurs yeux, c’est la terreur qu’il découvre. Il a envie de s’enfuir en courant, de se cacher, de quitter le pays, de s’enfoncer dans le sol.
— Tu dis… qu’il est là… à l’instant ?…
— Oui, Mansa. Il est là.
Le potentat recule, les yeux pleins de larmes. Le soleil n’est plus, non plus que le figuier, ni ses gardes… Déjà il ne voit plus que les formes transparentes des légions de ses victimes… guerriers étripés, femmes brûlées, enfants qui lui tendent les moignons de leurs bras.
— Non ! jette-t-il dans un souffle.
Et de se ruer en arrière cependant que sa langue et ses lèvres se sont prises à travailler… que déjà il est sur le point de crier… qu’il hurle d’une voix suraiguë jusqu’à en avoir la gorge en feu, qu’il stridule comme ces choses cachées et sans futur qui, nuit après nuit, meurent dans les profondeurs ténébreuses de la jungle.
Mais voilà qu’un petit homme digne et calme fait son entrée dans la cour en trottinant vivement. L’air affairé – à chaque pas, c’est une minute que l’on perd –, il s’avance vers le roi, un énorme objet noir calé sous son bras. Il respire la brigue, l’intrigue, les coups fourrés de grande classe. Rien n’empêcherait de voir en lui un garde des Sceaux, un secrétaire d’État aux Affaires étrangères, un Premier ministre.
— Calme-toi, Mannie. C’est moi qui prends le relais.
Wokoko de son nom, il exerce à la cour les fonctions de nécromant. Il est revêtu d’un costume en pièces de rechange pour hyènes : ici des griffes, là des dents et de la fourrure jaune à poils ras. Le tout recouvert de plumes de marabout. Ce qu’il tient sous son bras, c’est un masque en bois sculpté si horrible dans les moindres détails que sa seule vue réduirait au silence une troupe de dix démons. D’un claquement du doigt il ordonne à la moitié des gardes d’aller se poster à la porte de devant. Après quoi il s’adresse au messager toujours prosterné dans la poussière.
— Va donc dire à ce démon, lui lance-t-il de sa voix pleine de sagesse, que le tout-puissant Mansong, étrangleur du lion et dompteur du taureau, ne peut pas le recevoir pour le moment… il a mal à la tête.
1. Sorte de tabac tiré de la feuille de Cannabis sativa. Les indigènes de ces contrées le fument afin d’accroître leurs performances sexuelles et de mieux rêver (N.d.A.).