CINQUANTE MILLE CAURIS
Le palais de Mansong s’étend au hasard de bâtiments à colombage, dont le hourdis est de cette argile rouge et dure comme la roche qui sert aux termites pour ériger leurs monticules. Sa ligne générale est brisée par une série d’allées et de cours fermées que surmontent, sensibles antennes, des palmiers effilés se balançant en cercle autour de la ramure en dais d’un énorme figuier sycomore. Extérieurs et intérieurs, tous les murs ont été blanchis à l’aide d’un mélange de poudre d’os, d’amidon et d’eau. Impropre à cet usage, la mixture n’a laissé subsister qu’un rose pastel aux douces nuances. Çà et là, le rouge ressort par en dessous, en traînées aussi criardes que les griffures marquant les flancs de la vache préparée pour le sacrifice. Toutes ces constructions sont entourées d’un mur d’enceinte en argile armée de pieux aiguisés hauts de dix pieds. Des épines bleu-noir d’un pouce de haut en parsèment la section supérieure. L’unique portail consiste en un battant de bambous liés fermement ensemble, de trois pieds d’épaisseur.
Cela fait presque trois heures que l’explorateur et son guide se tiennent devant l’entrée du palais. De temps à autre, Johnson met les mains en porte-voix et relance sa supplique d’une voix de stentor : il n’est qu’un humble Mandingue de Dindikou ; avec lui se trouve un homme blanc (ou hon-ki ) parfaitement inoffensif ; cet homme blanc vient des terres qui s’étendent au-delà de Bambouk, au-delà du désert de Djallonka et de la Grande Mer Salée ; oui, cet homme blanc n’est animé que par le souci de rendre hommage au roi Mansong, pourfendeur du lion et étrangleur du taureau, comparable au lotus qui croît, tant sa célébrité a gagné des terres sans cesse plus nombreuses, au point que le monde entier en résonne aujourd’hui.
Son discours est pour l’instant resté sans réponse.
La chaleur est, bien évidemment, oppressante. L’âne et la rosse gisent à l’ombre du mur comme deux tas d’ossements. L’explorateur ne cesse de frissonner et de suer tour à tour. Il a le nez qui coule et l’impression qu’on lui transperce les jointures des membres à coups d’épieu. Johnson boxe les mouches.
L’explorateur s’accroupit dans la poussière :
— Dis-moi un peu, Johnson, lance-t-il sur le ton de la conversation, comment se fait-il que tu te croies obligé de porter cet horrible bout de charogne autour du cou ?
La pintade a déjà perdu sa tête et la seule aile qui lui restait. Tavelées de morceaux de chair rose et de lambeaux de veines bleutées, les côtes du volatile commencent à percer sous la plume, et l’on voit déjà la vermine s’étendre en mousse à son bréchet, comme la pommade sort d’un tube que l’on presse. Parler des mouches nous conduirait à nous répéter.
— Pacte juré, répond Johnson.
— Comment ça ?
Johnson pousse un soupir.
— Trois fois rien, mais dès qu’ils ont appris que Tiggitty Ségo marchait sur eux, ceux de Djarra sont allés voir Éboé.
En tant que nécromant, il devait apaiser le dieu des tabous violés, Chakalla, en se chargeant de tous les péchés du village : ainsi la divinité repousserait les armées de Ségo. Voilà donc notre Éboé qui prépare ses philtres et marmonne ses incantations pour transférer tous les péchés du village sur sa pintade. Après, c’est un jeu d’enfant : il la saigne, se l’accroche autour du cou et l’y garde jusqu’à ce que toute la chair de l’animal soit tombée en morceaux. Et voilà * : le petit père Ségo est arrêté net.
L’explorateur donne l’impression d’avoir avalé une fourchette.
— Mais tu plaisantes, Johnson ! Tu ne vas quand même pas me dire que tu crois à ces momeries de gri-gri ?
— Ce n’est pas plus déraisonnable que de croire à l’Immaculée Conception et à l’Échelle de Jacob, non ?
— Quoi ? Tu mettrais la Bible en doute ?
Mungo en est ébranlé jusque dans ses tréfonds. « Doux Seigneur, se dit-il, ce sont vraiment des sauvages. Habillez-les, donnez-leur de l’instruction, faites tout ce que vous voudrez, rien à faire ! La tête, ils l’auront toujours dans la jungle ! »
Bras croisés, l’œil fixé sur la porte du palais, Johnson garde le silence.
— Bon, bon, mais… si c’est aussi efficace que ça, ce truc de la pintade, j’aimerais bien savoir ce qui s’est passé à Djarra !
— Voyez vous-même ! Elle est complètement pourrie, ou elle l’est pas, cette pintade, hein ? Éboé s’y est pris trop tard, c’est tout. C’est aussi simple que ça.
Il sourit.
— Ce n’est pas moi qui vais vous apprendre le vieux dicton : rien ne sert de courir…
Du dos de la main, Mungo lui signifie qu’il en a assez.
— Parfait, parfait. Magie noire, sorcellerie et tout le bazar, je te l’accorde… mais tu n’as toujours pas répondu à ma question : pourquoi faut-il que ce soit toi qui te balades avec ce satané truc autour du cou ?
Johnson en a le visage défait. Il a tout du chien surpris à voler une côtelette sur la table.
— Ben, je me disais… enfin, vous voyez… on crevait de faim et…
— Tu ne vas pas me dire…
Johnson hoche la tête en signe d’assentiment.
— J’avais dans l’idée de la faire cuire avec des champignons, des baies de tomberong et tout et tout. Merde, quoi ! Je croyais qu’elle était morte, moi ! Vous voulez me dire le mal qu’il y aurait eu à ça, hein ?
— Ce qui fait que maintenant… c’est toi qui les as tous sur la tête, ces péchés ?
Malgré qu’il en ait, là-bas, dans les couches superstitieuses enfouies au plus profond de son âme, l’explorateur commence à ressentir les atteintes d’une crainte sans nom. Il y a là des p’tites goulettes, des p’tits fantômes et des p’tits machins qui font poum-poum dans le noir…
— Tout ça parce que j’ai avancé la main sur lui. Bravo ! Pendant ce temps, il faisait rien d’autre que d’être allongé par terre, à attendre, et à retenir son souffle. Monsieur jouait les opossums. Salaud d’hypocrite !
Johnson tripote sa toge, soupire.
— Et maintenant, oui, c’est bien à moi de répondre par-devant Chakalla de tous les tabous jamais violés dans ce trou perdu de patelin. Je ne sais pas, moi, toutes les femmes enceintes qui ont avalé un œuf, tous les gamins qui ont sauté un pangolin, toutes les pucelles qui ont fait un pas en arrière quand la lune est au premier quartier, se sont frotté la figure avec de la sève de houna ou bien arraché un poil du sexe de la main droite. J’en passe et des meilleures : qu’est-ce qu’il y en a encore avec les oiseaux, avec le caca, avec la bouffe… des tabous, des tabous, des tabous ! Saviez-vous qu’on n’a pas le droit de se toucher le menton de l’index quand on est assis au nord d’un feu de camp ?
« Hé oui, reprend-il, c’est tout ça qui me tombe dessus maintenant. Chakalla s’est déjà mis en devoir de chasser les péchés de mon corps à grands coups de fouet. Si j’arrive à ne pas avoir d’ennuis jusqu’à ce que ce bestiau soit complètement desséché, je vivrai assez longtemps pour aller danser sur la tombe d’Éboé. Mais si j’y arrive pas… ben, vous n’aurez plus qu’à m’enterrer très profond.
Leur conversation est alors interrompue par un bruit de pas traînants derrière la porte. Un instant plus tard, un serviteur l’entrouvre et y passe la tête.
— Mansong ne peut pas vous recevoir pour l’instant, dit-il. Revenez l’année prochaine.
Un point c’est tout. La tête disparaît, massive, la porte commence à se refermer en grinçant.
Mungo reste immobile et muet tant sa surprise est grande. Mais toujours prompt, Johnson bondit en avant et coince son pied dans l’embrasure.
— Écoute, dit-il au messager en luttant pour ne pas perdre de terrain, il faut absolument qu’on voie Mansa tout de suite. Immédiatement. La route a été longue et fort pénible et nous estimons avoir droit à quelque hospitalité. En plus, on a des cadeaux.
Le serviteur repasse la tête à la porte.
— Des cadeaux ?
Son front se creuse de rides.
— Une minute, s’il te plaît, dit-il avant de disparaître à nouveau.
Bruit de conciliabules derrière la porte. Plusieurs minutes se passent. Deux lézards opalescents se poursuivent en haut du mur. L’explorateur fait tomber des lentilles d’eau de sa veste et regarde tristement le sac de pacotille fixé au dos concave de sa rosse.
— Des cadeaux somptueux, précise Johnson. Des trucs magiques, exotiques… dignes d’un dieu ou d’un empereur.
Dans l’instant, la porte s’ouvre toute grande et, le visage plissé de soucis, le serviteur leur fait signe d’entrer. Le guide et l’explorateur pénètrent dans une cour entourée de murs et envahie de gardes armés. Tous des géants : hauteur, six pieds au moins. Ils ont des pectoraux d’acier et sont bardés de couteaux, de lances, de flèches et autres armes de jet qui leur brillent par tous les replis ombreux du corps. Ils portent des pagnes en peau de léopard, des aigrettes et des anneaux en plumes d’autruche autour des chevilles. Un seul d’entre eux suffirait à vider en trente secondes, montre en main, la grande salle d’audience du Parlement.
Cela étant, en les frôlant au passage, l’explorateur remarque quand même qu’ils détournent les yeux, remuent les lèvres comme pour marmonner des prières et s’accrochent à leurs saphies.
— Waou ! nom d’un chien chaud ! chuchote Johnson en ayant recours à l’une de ses expressions coloniales qui font mystère. Vous les avez frappés de terreur !
En se tordant les mains et en se tiraillant l’oreille et la lèvre, le serviteur conduit les visiteurs à travers une série de salles, d’allées et de cours identiques. Les pièces sont toutes à plafond bas. Pas une qui ne s’orne d’un tapis persan ou d’une tapisserie, ou dont le sol ne soit recouvert d’une natte en jonc, parmi un fouillis de pots en terre. Les cours sont plantées de palmiers rabougris et présentent des abreuvoirs grouillant d’algues et d’insectes, à côté d’oiseaux en cages, de chèvres, de volailles, de lézards et de poussière. On a déjà l’impression d’avoir parcouru des milles et des milles, à force d’entrer dans des pièces et d’en ressortir, de descendre des allées étroites au point de forcer l’explorateur à serrer les épaules pour passer. Johnson et lui traversent une cour agrémentée de six palmiers, et puis une seconde qui, elle, n’en contient que deux. Quatre poulets ici, deux là. Ici une chèvre, là une vache. Pour finir, le domestique qui s’est mis à trembler comme un épileptique au bord de la crise leur fait signe d’attendre à l’entrée d’un long couloir. Ils regardent ses dessous de pieds lancer de pâles éclairs tandis que déjà il s’élance vers un endroit où l’on dirait que les murs convergent. Ils le voient tomber à genoux et se frotter le front dans la poussière. Ils l’entendent les annoncer : le démon blanc, et le sorcier noir.
L’explorateur trébuche à deux reprises avant de se retrouver dans une cour deux ou trois fois plus vaste que les autres. L’ensemble est surveillé par un énorme figuier boudeur qui étend son ombre jusque dans les coins les plus reculés. En le regardant de plus près, l’explorateur y découvre avec un frisson, pendues au milieu de crânes humains, des figurines sculptées représentant des actes contre nature : autofellation, pédérastie, coprophagie. La statuette la plus étonnante figure une femme enceinte aux traits fortement exagérés. Dotée de tétons aussi nombreux que ceux d’une chienne, elle avale (ou régurgite) un serpent lui-même en train d’avaler (ou de régurgiter) le crâne d’un nourrisson.
Au pied du figuier, une sorte de trône, presque indiscernable au creux de l’ombre, est faite d’un bois grossièrement taillé, recouvert d’une couche de peinture brillante. À côté, un chien dort au milieu d’un nuage de mouches. En se retournant pour regarder derrière lui, l’explorateur s’aperçoit que le couloir étroit est bourré de gardes armés, géants noirs identiques à ceux qui barraient l’entrée. Il commence à se sentir légèrement mal à l’aise.
Soudain, une forme masquée bondit de derrière l’arbre en poussant un hurlement sauvage.
— Wo-ya-ya-yaaaah ! rugit la silhouette, qui tape des pieds dans la poussière et brandit un sceptre surmonté d’un crâne poli.
Surpris, Mungo recule d’un pas ou deux et se retrouve debout dans une auge basse remplie d’un liquide noirâtre et fort désagréable d’aspect. Des éclaboussures retombent sur ses bottes et sur ses chausses. Mouillé, et rouge ! Rouge sang. Et voilà que le chien se dresse, et hurle et gémit et bave dans sa muselière.
— Wo-ya-ya-ya-yiiii ! tonne l’homme masqué.
Il s’approche, et c’est un vrai tourbillon d’apocalypse. Après un frou-frou confus de plumes et d’os, tout à coup, doum-bada-doum, doum-bada-doum, on bat le tambour, et les gardes reprennent en chœur ce refrain : « Ya-ya, ya-ya, yiiii ! » L’explorateur est frappé de stupeur. Les jambes et les pieds comme gainés de plomb, il reste sans mouvement, tandis que des voix intérieures lui soufflent : « Gare à toi ! » et lui recommandent de se sauver, de partir en courant, de bondir, de griffer, de mordre, de tuer.
Une main familière se pose enfin sur son coude.
— Du calme, chuchote Johnson. Vous les terrifiez.
« Je les terrifie ? Moi ? » s’étonne-t-il. Mais voilà que le tumulte commence à s’apaiser. Les gardes chantonnent dans leurs barbes, le chien se rassied doucement, le roulement de tambour se fait murmure. Ceint d’une écharpe multicolore en plumes et en poils, l’homme masqué prend place sur le trône et impose le silence en agitant son sceptre. L’explorateur profite de l’accalmie pour sortir les pieds de son auge, pendant que, prosterné en une grande révérence, Johnson s’approche du porteur de masque et étale les cadeaux devant lui. La lumière du soleil fait miroiter la poussière en suspension sous le figuier. Choisis à Londres par Sir Joseph Banks en personne, ces cadeaux qui sont censés gagner le cœur des sauvages jettent des feux aussi rouges que le trésor des dieux. Un des gardes ne peut s’empêcher de pousser un soupir d’admiration mais, bras croisés sur la poitrine, l’homme masqué reste impassible.
Johnson s’incline une deuxième fois et se lance dans son compliment :
— Ô Mansong, terreur de la montagne et de la plaine, faiseur de veuves, étreigneur d’esprits et de démiurges, vainqueur de l’orignac et de l’éléphant, permets que je t’offre ces merveilleux cadeaux de la part de mon seigneur et maître, l’homme blanc que voici, oui, ce saint, cet homme doux et inoffensif qui a parcouru, uniquement pour se jeter à tes pieds, des distances qu’on ne saurait mesurer.
Arrivé au mot « pieds », Johnson se tourne vers l’explorateur et lui montre le sol du doigt. Mungo tombe à genoux, s’étale de tout son long dans la poussière.
Il est toujours étendu, nez contre terre, lorsqu’il discerne des remuements à l’autre bout de la cour. Il se concentre sur ce bruit – on dirait des pas traînants – et, du coin de l’œil, observe la scène suivante : un paravent d’herbe tissée, des pieds tout noirs, et des orteils qui se trémoussent. Et plus loin : le serviteur. Il a l’air hagard, il baisse la tête derrière le paravent et puis il se redresse d’un coup sec comme s’il avait le crâne attaché à un fil. Il donne l’impression de discuter avec quelqu’un, avec une présence cachée, avec l’être qui tortille ces doigts de pied gonflés et recroquevillés que l’explorateur a sous les yeux. « Encore un mystère », se dit Mungo qui est toujours légèrement fiévreux, un peu effrayé et totalement perdu dans son rêve intérieur. Mais voici qu’il entend la voix de Johnson, là, au-dessus de lui. Elle lui parle en anglais, elle ressemble à un nid de frelons.
— Okay, dit-elle aussi durement qu’une piqûre. Okay, que j’ai dit ! Debout !
L’explorateur se relève et chasse la poussière de ses habits. Il rajuste son col de chemise, se passe les doigts dans la barbe et se crache dans la main pour s’aplatir les sourcils. Mais quoi ? Personne ne lui prête la moindre attention. Tout le monde a les yeux fixés sur un autre point de mire : les cadeaux. Le serviteur s’est déjà penché sur eux et, un article après l’autre, les tend révérencieusement à l’homme masqué afin qu’il puisse les examiner. D’abord, le plateau en argent. Puis le service de table de dix pièces et la paire de manchettes en ivoire. Un parasol. Dix prises de tabac et un pot de confiture d’orange. Douze encriers, un corset et une perruque. Et enfin, la pièce de résistance : le portrait miniature du roi George.
Le monarque présumé est tellement séduit par les scintillements et la nouveauté de ces objets qu’il en baisse la garde : d’un mouvement plein de grâce et de fluidité, il repousse son masque sur ses cheveux afin de mieux les contempler. L’explorateur en reste stupéfait. Il s’attendait à découvrir un monstre, mais non : avec ses yeux au regard vif et perçant et le petit bulbe luisant qui lui sert de tête, le bonhomme n’est pas plus terrifiant qu’une fouine, qu’un voleur de poule ou qu’une bestiole en fuite se faufilant parmi les ombres et les herbes hautes. Tandis que le petit homme s’apprête à mordre le plateau en argent avec un bel enthousiasme, Mungo ne peut s’empêcher de s’étonner de la description que Johnson lui en a faite. Cet homme-là, une brute dégoulinant de doubles mentons et de ventres divers, le tout sous une tête grosse comme un melon ? Un imposteur ? se demande-t-il.
C’est alors que l’explorateur commence à prendre conscience de diverses allées et venues entre le trône et le coin le plus éloigné de la cour. Encouragé par un complice encore plus petit, encore plus ratatiné et séducteur que lui – si tant est que la chose soit possible –, le premier serviteur s’empresse de transporter les pièces du trésor entre le trône et le paravent. Brusquement, l’explorateur a l’impression de tout comprendre.
— Johnson, chuchote-t-il, le paravent, là-bas…
— Chuuuut !
Johnson a l’air nerveux.
— N’y prêtez aucune attention, lui conseille-t-il dans un souffle. Et surtout ne le regardez pas ! Pas même un coup d’œil ! Ce paravent, il existe pas. Pigé ?
Le deuxième serviteur – tout jeune, il a le visage aussi ridé et plissé que la patte d’un iguane – s’arrête pile à côté de l’explorateur. Il tient le parasol d’une main ferme et assurée. Prêt à reculer d’un bond, il le lui tend à bout de bras. Puis lui dit quelque chose en mandingue – quelque chose qui ressemble à « Plan plan rataplan plan plan ». Mungo le regarde d’un œil vide.
— Ouvrez-leur cet engin, lui souffle Johnson.
Le parasol est rose et nacré comme des dessous de dame. Un peintre y a représenté la tour de Londres en noir et rouge. L’explorateur libère l’attache et ouvre l’instrument en faisant un grand moulinet. L’erreur ! Il le comprend trop tard. Au premier frissonnement de la soie, le serviteur recule en poussant un cri de stupéfaction. Lorsque enfin le parasol se transforme en fleur, c’est le pandémonium. Les gardes laissent tomber leurs lances et se ruent vers la sortie. Pris de frénésie, le prétendu monarque empoigne son masque. Le chien blanc se jette sur l’explorateur. Pis encore, un cri de douleur monte du coin de la cour et le paravent s’abat dans un grand déplacement d’air. Derrière lui, tout le monde découvre alors la forme titanesque d’un homme assis dans la position du lotus. Son estomac a la taille d’un ballon d’exercice, son large crâne est penché en avant, et il gribouille furieusement dans la poussière. L’explorateur a beau n’en rien voir, n’empêche que ce que le bonhomme dessine, vecteurs, tangentes, triangles et arcs, ce sont les figures de base du vaudou, et plus précisément celles qui ont pour fonction d’écarter le mal. Le potentat est terrifié.
Dans la confusion qui s’ensuit, l’explorateur referme le parasol ; il cherche plus à se défendre du chien qu’à calmer le jeu. L’effet n’en est pas moins immédiat, et apaisant : les gardes s’immobilisent, se donnent de petits coups de coude, grimacent des sourires gênés ; l’imposteur rappelle son chien d’un cri aigu, pendant que les serviteurs s’empressent de redresser le paravent. De tout ce temps, Johnson n’a pas cessé de caqueter en mandingue, trop vite pour que l’explorateur le comprenne, mais d’un ton de voix qui semble rassurant, voire enjoué. Voilà même qu’il enfile six ou sept phrases de suite, comme si, arrivé au bout d’une bonne blague, il s’apprêtait à lâcher le mot de la fin. Après quoi il s’arrête, part d’un grand éclat de rire et bourre les côtes de l’explorateur de coups de poing.
— Hé, hé, hé ! s’écrie Mungo.
Son masque toujours à la main, l’imposteur baisse la tête à deux reprises, tandis que sur sa face flotte un inquiétant rictus, mi-grimace, mi-fou rire. Il montre les dents comme un boxeur cogné à la rate et qui aurait eu le temps d’assister à la chute d’une centaine de dondons glissant sur des peaux de bananes. Il remet son masque et ordonne au serviteur de lui apporter le parasol. Le domestique le lui tend comme s’il tenait dans la main un cobra endormi.
Cinq minutes plus tard, l’homme masqué est fort affairé : il trempe le doigt dans la confiture d’orange et pousse de petits gloussements de plaisir à chaque coup de langue. On entend derrière le paravent de doux froissements de soie. En une succession de petits éclairs roses, on voit surgir de temps à autre, de derrière l’écran, le malicieux parasol. En pleine méditation olfactive, le chien dort, le museau étalé sur le portrait du roi George, grand monarque lointain.
Pour finir, après avoir longuement conféré avec l’homme caché derrière le paravent, l’imposteur fait un pas en avant et se lance dans un discours de remerciements plein de digressions. Derrière le masque, la voix est claire et vive ; malgré tout, l’explorateur a beaucoup de mal à comprendre le dialecte dans lequel elle s’exprime. Il s’efforce de faire du mot à mot dans sa tête, et au bout de quelque temps, il devine que ses hommages ont été acceptés par le très gracieux et très puissant Mansong, Mansa de Wabou, de M’butta-butta, de Wonda et d’au moins deux cents autres lieux encore. Assez vite cependant, la concentration d’esprit qu’exige pareille tâche lui flanque la migraine et, après un moment, il se contente de prendre un air intéressé pour mieux se laisser aller à ses pensées. Le discours de l’imposteur est déjà vieux d’une dizaine de minutes lorsque ses errances mentales sont interrompues par une série de bruits bizarres et étouffés qui semblent provenir de la cour attenante. Mungo songe à une altercation, à des pleurs réprimés, c’est plaintif comme dans les basses-cours de Selkirk lorsqu’on vient y étrangler la volaille destinée à la marmite. Il tape sur l’épaule de Johnson.
— Qu’est-ce qui se passe dans la cour d’à côté ?
Johnson a les yeux qui se bloquent au fond des orbites.
— Vaudrait mieux que vous ne le sachiez pas, dit-il.
— … Et Mansong le magnanime… poursuit l’homme masqué d’une voix monocorde.
— Tu me le dis, et tout de suite ! C’est un ordre.
— Eh bien… tout ça les impressionne beaucoup.
Johnson lui jette un bref coup d’œil et se remet à contempler ses pieds. L’homme masqué continue à bourdonner de la voix.
— Bon, bon, reprend Johnson. Apprenez donc que Mansong est en train de faire éviscérer trente-sept esclaves en votre honneur.
— Sainte Mère de Dieu !
Rien n’aurait pu le préparer à un tel choc. Rien. Il grince des dents et s’applique à penser à l’Écosse, à des collines couvertes d’herbe rase, à des visages blancs au regard ouvert, sans horreur ni fureur. Mais il n’est déjà plus temps de penser : le serviteur accablé de soucis se tient à ses côtés et lui tend une espèce de sac et une coupe remplie d’un liquide sombre… de la bière ? du vin ?… Mais qu’est-ce qu’ils lui veulent encore ?
— Prenez, lui souffle Johnson.
Ébranlé, l’explorateur attrape le sac et la coupe.
— Cinquante mille cauris, murmure Johnson. Ça fait assez d’argent pour subvenir aux besoins d’un village de la taille de Dindikou pendant dix ans. Mais souriez donc, espèce de !… Souriez, faites le beau ! Voilà, comme ça.
Johnson se frotte les mains comme un boutiquier qui va se mettre à table.
— À nous la bonne bouffe, à nous les pieux de première dans tous les patelins le long du fleuve ! À nous les belles ! La bière ! La barbaque ! Fini de coucher dans les buissons, fini !
— Tu oublies ces satanés païens qui sont en train de ravir la vie à trente-sept personnes sous notre nez ! En notre honneur, je veux bien, mais quand même… Trente-sept êtres humains dotés de raison… Non, accepter l’argent, ce serait accepter le reste !
— Dites, monsieur Park ! C’est pas le moment de faire dans les grands sentiments. Moi, ce que je me dis, c’est qu’on n’est toujours pas les trente-huitième et trente-neuvième de liste et que donc, on se débrouille plutôt pas mal.
L’homme masqué donne l’impression d’avoir lâché de la vapeur. Ses phrases commencent à se faire longues et langoureuses. Secoué de frissons chaque fois qu’il entend une voix s’étrangler dans la cour d’à côté, l’explorateur arrive même à saisir des bribes de discours : « agréable voyage », « dommage que vous ne puissiez pas rester plus longtemps », « des richesses ineffables… en descendant le fleuve ». Le petit homme finit par jeter son masque. Il tient une coupe à la main. Il la lève comme pour saluer l’explorateur.
Mungo regarde vaguement sa main à lui. Il est presque surpris d’y découvrir une coupe identique.
— Levez-la ! lui ordonne Johnson.
Un gargouillement monte de l’autre côté du mur. Ça tient à la fois du grognement et du borborygme : comme un bruit d’air échappé de quelque éléphantesque soufflet de forge.
— Avalez !
L’explorateur lève sa coupe comme s’il voulait porter un toast en l’honneur du petit homme en peau d’hyène. Il l’approche de ses lèvres, l’odeur du liquide lui enflamme les narines. Cela a quelque chose de faisandé qui lui rappelle les bois et les landes où il allait chasser avec son père. Et ce goût… c’est chaud, légèrement salé, on dirait un mélange de rosbif, de foie et de canard. L’explorateur ne réfléchit pas, l’explorateur préfère ne pas réfléchir. Il se contente de vider sa coupe et de s’essuyer les lèvres du revers de la main.