QUINTESSENCE…
Ils viennent le chercher au cœur de la nuit, comme des démons ou des fantômes. À trois. Dagues, poignards, cimeterres, mousquets.
— Debout, esclave !
La voix est râpeuse, impitoyable.
— Ali te demande.
Il songeait à l’Écosse, rêvait de pentes vert émeraude et de lacs glaciaires, de saumons argentés remontant, comme en dansant, les cascades où la Gala aspire la Tweed, et voilà qu’on l’arrache au sommeil comme l’enfant au sein maternel. Essentielle, aussi soudaine que profonde, la panique bat dans sa poitrine. Fatima, se dit-il. La farce est jouée. Il est aussitôt en proie à des accès de transpiration, à des spasmes d’indigestion, de vents, de culpabilité et de peur. Vont-ils le juger par le feu ? Le marquer au fer rouge ? Un A au milieu de la poitrine 1 ? Non, bien sûr que non. Ici, c’est l’âge des ténèbres. Justice et vengeance sont synonymes, rapides, brutales. Un système comme celui-là ne raffine pas : pas de temps pour consulter des sages, pas de place pour l’appel. On coupe la langue du menteur, on tranche la main du voleur… Que fait-on en cas d’adultère ?
Il sent des mains sous ses aisselles. On le met debout avec rudesse, on le pousse entre les portes de la tente, on le jette par-dessus les formes allongées de sept gardes en narcolepsie qui en barrent l’entrée.
— Wallah ! lui crie-t-on. Shaitan ! Fils de pute !
L’air de la nuit est sec comme une galette d’avoine, étonnamment froid. Il se surprend à trembler. Derrière lui, ses gardiens plaisantent à voix basse, leurs pieds crissent dans le sable, leurs poignards et leurs sabres s’entrechoquent et cliquettent comme une armurerie en marche. Se sauver à toutes jambes ? Ou bomber le torse et tenir tête ? À l’âge de sept ans, il avait un jour mis le feu au poulailler avec son frère, lequel avait nié. Il avait fait face, lui… et pris une volée à faire fondre le fer et la pierre. Aujourd’hui encore, le souvenir de cette raclée lui brûle les cuisses et les fesses ; il le garde gravé dans les fibres de ses nerfs et les nœuds de ses muscles. Cela va bien au-delà des mots, au-delà de toute raison. Tout à coup, une idée le frappe : oui, il va se sauver, prendre ses jambes à son cou.
Malheureusement, il aura à ses trousses les meilleurs cavaliers d’Ali, des hommes réputés pour leur courage, leur esprit de décision, la rapidité de leurs réflexes. Avant même d’avoir eu le temps de bondir hors de la tente, il se retrouve entravé par un mousquet et s’en va mordre la poussière. Des mains se remettent à lui farfouiller sous les aisselles et le redressent comme s’il n’était qu’un ivrogne ou un enfant qui apprend à marcher. On le pousse à travers le campement silencieux, il passe devant des chevaux à l’attache, des chiens endormis, des carrés de tentes fantomatiques ; on le jette presque dans le feu qui gronde devant la tente d’Ali.
L’émir est entouré de conseillers et d’hommes de cour. Dont Dassoud. Et le Borgne. Et le Nubien. Il s’est accroupi à côté du feu et, son poignard à la main, y fait cuire des petits morceaux de viande. Crue et bondissante, la lumière joue sur la courbure de son nez, s’enfonce sous ses pommettes, rétrécit encore son regard venimeux. Installé là, devant son feu, bilieux et en alerte, à dévorer goulûment du regard la proie qu’on a mise à ses pieds, il ressemble à un énorme rapace, à quelque horrible créature cuirassée tout droit sortie de l’âge des grands Sauriens. L’explorateur s’attend au pire.
Ali souffle sur un morceau de viande et avale une gorgée d’infusion de houna. Ayant retroussé les babines, il aspire son bout de viande. Il fait signe à l’explorateur avec la pointe de son couteau.
— Tu selles…, commence-t-il, et il s’interrompt pour grignoter un morceau de cartilage… Tu selles ton cheval.
Il avale en faisant claquer ses lèvres et en grognant, il se retourne vers le feu, un deuxième morceau de chair crue à la main.
— Nous partons pour Djarra dans une heure.
Mungo en reste confondu. Djarra ! Mais… mais c’est à cinquante ou soixante milles de là, au moins ! Voilà des semaines et des semaines qu’il supplie Fatima d’intercéder en sa faveur, cependant que la mousson approche et qu’Ali, de jour en jour, s’apprête à rejoindre le Nord. Aussi veut-il qu’elle obtienne, sinon sa libération, du moins qu’on lui permette d’explorer les alentours de Benoum. Déjà il a tremblé à l’idée de ce qui pourrait lui arriver s’il était encore prisonnier lorsque Ali rassemblerait ses troupeaux, ses tentes et ses chevaux pour la grande transhumance d’été, qui doit les conduire aux abords du Grand Désert. On l’écorchera vif, on l’étripera. On lui tranchera la gorge. On l’empalera sur les dunes, où il se ratatinera comme une figue. Ses os blanchiront au soleil comme les pitoyables dépouilles des esclaves dont Johnson lui a parlé, comme les os d’un Houghton brisé par l’âge, d’un Houghton qui n’était déjà plus ni Irlandais, ni Celte, ni Caucasien, d’un Houghton qui n’était plus qu’os, ossements humains, ossements animaux. L’espace d’un instant, il se voit enterré dans le sable. Son crâne en émerge à peine, bruni par le vent. Il aperçoit une hyène tachetée. Elle a la démarche furtive, il l’entend avancer, gueule vide et regard idiot ; il l’imagine en train de lever lentement la patte pour lui pisser dans son orbite sans œil. L’explorateur bat des paupières, secoue la tête comme s’il voulait s’éclaircir les idées… et découvre que tout le monde le regarde. Djarra ! Il se jette aux pieds de l’émir, lui attrape le bas du burnous avec l’idée de l’embrasser, mais Dassoud lui écarte la main d’une tape.
— An’ am Allah ’alaik 2, éructe Mungo en se répandant en remerciements, courbettes et révérences.
Impassible comme un roc, Ali regarde fixement le feu, et mâche.
On dit que lorsqu’un Maure du Sahel vient à mourir et se retrouve au milieu des feux desséchants de l’enfer, son âme invariablement retourne sur la terre… pour y chercher une couverture. Mungo n’a aucun mal à le croire. Cela fait maintenant presque huit heures qu’ils se sont mis en route et que le soleil leur cogne tout droit sur la tête. Il doit faire dans les cinquante-cinq degrés à l’ombre, façon de parler. Les créatures qui vivent ici, saccophores dorés, araignées dame-blanche, scarabées divers, bestioles en tout genre et gent piqueuse, comme scorpions, scinques et spalax, se sont bien sûr tous enfouis dans le sable. Mungo non : il marche en plein soleil, portant chapeau de castor, culottes de nankin et redingote bleue ; et pour faire bonne mesure, dans son dos bringuebalent les sacs gonflés de pacotille qu’on a tenus à lui rendre. Il est cerné par le buisson bas, le cactus, l’ambroisie et l’euphorbe. Dans le paysage dominent le vert le plus léger et mille variétés de bruns, du kaki au roux en passant par l’écru. Les collines sont pâles, récurées, aussi bosselées et osseuses que ces carcasses préhistoriques qui jonchent le sol à perte de vue. Il y a des babouins dans ces collines, des babouins à cul violet, au poil taillé en brosse, au front bas et aux dents longues. « Yiiiiik-a-yiiiiik-a-yiiiiik ! grincent-ils. Tchiip-tchiip-tchiip ! »
Dans un mois, tout sera vert. Il y aura là des rivières, des mares, des flaques. Le mortel cobra fendra les herbes avec la vipère à trois anneaux et le lézard à crête qu’ici l’on appelle « dernier-jour ». Le céphalophe enfin se montrera, filera d’une tache d’ombre à une autre. On verra s’ébattre les pangolins, les guibas, les caracals et les caamas. Les tantales maigres comme des réfugiés, les serpentaires avec leurs tresses de loqueteux, leurs serres de faucons et leur penchant pour les repas arrosés de sang froid. Et encore les addax, les coudous, les ouribis et les élands du Cap. Les moutons audad, les koris, les mhorrs et les serpents mambas. Les bubales. Les ânes sauvages. Et des rats gros comme des porcelets.
En attendant, tout est plutôt lugubre. Et sec. Si sec que le cuir des selles grogne et craque, que les poils vous en tombent comme des feuilles mortes et que l’urine en jet s’évapore au beau milieu de son arc. Si vous voulez avoir notion de la quintessence d’un explorateur au travail, mettez-le là.
Pas un instant son imagination ne lui eût dépeint pareil tableau, lorsqu’à La Taverne de Saint-Alban, assis au bas bout de la lourde table d’acajou, il contemplait les faces ravies et florissantes sous leurs favoris des membres de l’Association Africaine. Dire que maintenant on en est à ce degré de chienlit et d’avilissement ! Et cette chaleur ! Il se voyait alors chevauchant quelque élégante monture, son habit fraîchement repassé, son linge blanc comme neige… derrière lui cheminaient des hordes de locaux, demi-crétins et roitelets aborigènes qu’il menait aux rives verdoyantes du fleuve légendaire. Je t’en fiche : il est là et bien là. Pas à la tête mais à la queue de cet impressionnant cortège qui serpente dans un paysage brûlé. Prisonnier, il l’est à tous les égards. Ses sous-vêtements lui serrent l’entrejambe, devant lui son cheval pète et siffle de la poitrine. Le monde n’aurait-il donc aucun sens de la mesure ?
Huit cents pas plus avant, deux éclaboussures, une blanche et une noire : montés sur leurs destriers, Ali et Dassoud caracolent dans la plaine. Des lions et des panthères en guise de chevaux, les deux cents cavaliers d’élite du roi se sont déployés derrière eux sur presque un demi-mille. Quelques-uns, les plus jeunes et les plus enthousiastes, piquent parfois dans le taillis pour forcer le varan et décapiter ici un buisson, là une feuille succulente et charnue. Malgré la chaleur, les autres ne cherchent que l’occasion de s’amuser en avançant. On ne cesse de s’échanger des narguilés et des guerbas, on se raconte des histoires lestes où il est question de chameaux, de voiles et de jeunes vierges, on attente à la sérénité des collines en explosant de rire.
L’explorateur s’est retourné pour voir ce qui se passe derrière lui. Il en est encore à se demander s’il s’est joint à une expédition militaire ou à une partie de chasse au renard lorsque, dans le lointain, un éclair de lumière attire son attention. C’est Johnson. Monté sur son dolent âne bleu (l’animal est remarquable par la lugubre longueur de son museau et de ses oreilles), il vient juste d’apparaître au bord de l’horizon. L’explorateur lève les bras en l’air et lui fait de grands signes. Et ça y est ! Voilà qu’en un mouvement qu’aspirent la distance et les ondulations moutonnantes de l’air, Johnson lui renvoie ses signaux !