ÉDITIONS RARES
Johnson/Isaaco est assis sur un tabouret tendu d’une peau de bouvillon. Vêtu d’une toge indigo et vermillon, avec motifs d’yeux jaunes pleins de concupiscence, il a pris la position du lotus. Perchée sur sa tête, une casquette de soie façon matelot anglais, ornée d’aimables broderies au fil d’argent. À ses côtés, Amouta et un gamin stéatopyge de douze ans en petite chemise à rayures. En rangs derrière lui, comme des quilles, une armée de serviteurs et d’esclaves. Johnson, le voyageur des deux mondes, Johnson, le grand sage, le gribouilleur de saphies, est devenu riche.
De l’autre côté du feu, assis dans la poussière : Mungo, Zander, Scott, Martyn… et Ned Rise. Les reliefs d’un grand festin, gigot d’agneau, rouleaux de plantains, calebasses vides et pelures de patates douces, jonchent le sol. Insectes et amphibiens mènent leur tintouin dans les ténèbres de la forêt alentour : toute une polyphonie, tout un grésillement électrique, et puis, lancé par un animal d’une espèce plus relevée, un hurlement désolé et soudain qui réduit au silence les hommes de la case, où les flammes bondissent.
— Bon alors, John… enfin je veux dire Isaaco, commence Mungo d’un ton aussi pressant que celui d’un notaire couvant un portefeuille d’actions entre ses genoux, c’est quoi, au juste, ce qui te déciderait à nous accompagner en qualité de guide et d’interprète ?
L’explorateur porte une tasse d’infusion de houna à ses lèvres.
— Tu me dis ton prix ?
Johnson rote doucement dans son poing.
— Voyez-vous, fait-il remarquer, passant du coq à l’âne, ou en veine soudaine d’homélie (l’explorateur ne peut en décider), lorsqu’on se trouve soi-même dans des circonstances difficiles, par exemple coincé entre les mâchoires de quelque crocodile comme une vulgaire côte de mouton – et là il marque un temps d’arrêt pour balayer d’un geste de la main les objections peinées de son ami – … eh bien, il me semble qu’on a deux solutions… à mon avis. Abandonné comme une vieille godasse par son ami et employeur et donc ne pouvant compter que sur soi-même, on peut ou bien couler ou bien nager. Ce que j’entends par là, c’est qu’on peut ou renoncer et se laisser glisser au néant ainsi que caca de crocodile, ou bien alors se servir de sa cervelle, vous voyez ce que je veux dire ? Et peut-être qu’alors, là-bas, dans la vase grouillante où déjà l’asticot aveugle, la sangsue, et tout le bataclan le reniflent cependant que le vieux croco se dit : « Ah ! le joli morceau de bœuf que je me suis chopé là »… Peut-être qu’alors le noyé se prend les deux pouces comme ceci (et vicieusement il transperce la lumière du feu de ses deux pouces dressés) et oui, les enfonce… ces pouces, dont il se sert comme de dagues… dedans les yeux séniles et sans paupières de la bête, jusqu’au tréfonds de son minuscule cerveau de gros lézard… et puis les en arrache comme s’il cueillait des pommes sur un arbre ! Hein ? Et moi, je dis : quel est donc le crocodile qui alors s’en remettrait ?
Personne ne sait trop quoi dire. Si Mungo est rouge de honte, de culpabilité et de désappointement, l’allusion au crocodile ne peut parler qu’aux initiés ; ses compagnons n’y verront qu’un soliloque confus, les délires d’un vieux nègre de la brousse. Il n’empêche : de l’anglais dans la bouche d’Isaaco, voilà qui a déjà de quoi surprendre. Qui aurait jamais cru entendre autre chose que du petit-nègre si loin à l’intérieur des terres ? Ned Rise, surtout, en est bouleversé. Il y a dans les manières de ce vieux sauvage quelque chose qui fait resurgir, tout au fond de sa conscience, un peu de son passé, souche moisie remontant à la surface d’un fleuve paisible à la faveur d’un tourbillon. Ce ventre, ces yeux, cette voix : ils lui rappellent le jour où, il y a des années et des années de cela, sur les rives de la Serpentine, il regardait son avenir dégoutter de sang sur le gazon. Tout en remuant ces souvenirs, il se prend à songer à Barrenboyne, il se prend même à souhaiter vengeance. Mais non ! Tout cela est absurde. Un dandy de Londres – et le premier nègre qu’il ait jamais vu – transféré ici, au trou du cul du monde ! Non. Ces nègres se ressemblent tous, il n’y a pas à chercher plus loin. Ou alors ?…
— Écoute, Johnson, reprend l’explorateur qui se corrige aussitôt : non, navré… Isaaco. Le passé, c’est le passé. Cette fois-ci, nous n’avons plus aucun souci à nous faire. Plus de crocodiles, plus de Maures… une garde armée nous accompagne.
Sans ciller, Johnson lui renvoie son argument à la figure :
— Parce que vous vous imaginez qu’une poignée de soldats, c’est ça qui va intimider un Mansong, un Ali, un Tiggitty Ségo ? Vous croyez qu’ils vont rester les bras croisés alors qu’une bande de Blancs s’en vient envahir leurs territoires et insulter le menu peuple de leurs États ? Une garde armée ! Vous vous imaginez peut-être que Mansong n’est pas capable de lever trois mille hommes pour chaque soldat que vous avez !
Mungo baisse les yeux et contemple sa tasse comme si quelque animal d’une espèce nouvelle et particulièrement fascinante y était tombé. Il n’y a rien à répondre.
— Et Dassoud ? Que croyez-vous qu’il fera en apprenant qu’une fois de plus, vous êtes venu gambader en pays bambara ?
Depuis un petit moment, Scott et Zander se regardent d’un air gêné. Assis sur les talons, Martyn, qui n’a cure de tout cela, triture les restes du repas du bout de son couteau.
— Allons, Johnson, supplie Mungo, en souvenir du passé ! Au nom de l’amitié ! Au nom… de tout ce que nous avons souffert ensemble.
Le visage de Johnson semble se radoucir. Longuement, comme perdu dans sa méditation, il avale une gorgée d’infusion, puis repousse sa casquette en arrière et, comme s’il voulait réprimer un sourire, esquisse une grosse moue.
— Ça va vous coûter cher, dit-il enfin. Je veux tout Milton, tout Dryden et tout Pope. Relié cuir, titres à l’or fin.
On met du temps à bien saisir ce qu’il a dit. L’explorateur en reste d’abord baba, la bouche crispée, puis il se redresse d’un bond, si soudainement qu’il en fait sursauter deux vieux serviteurs et qu’un chien se sauve dans les fourrés en glapissant.
— Quoi ? Tu viens avec nous ?
La bienséance incarnée, Johnson se lève en soupirant et lui tend la main. Amouta et le garçonnet de douze ans ont déjà servi des calebasses de vin de palme et s’affairent à en verser de grandes rasades dans toutes les mains, noires ou blanches, qui se creusent en godets devant eux. Tout le monde a le sourire. Les serviteurs ahuris ont rejoint le groupe, les insectes et les amphibiens se sont remis au tintamarre de leur rauque liturgie.
Johnson attrape l’explorateur par les poignets et l’attire vers lui.
— Écoutez un peu, glisse-t-il à voix basse sur un ton de confidence, le Pope, je le veux signé !