UN BILLET POUR GORÉE !
Un demi-mille plus loin, ils tombent sur le croisement. Une borne plantée à droite du chemin indique la direction de Hertford. À gauche, un mur de clôture en moellons imbriqués, qui monte à hauteur d’homme ; puis un empyrée de verts pâturages, maculé par la glace qui perdure par plaques ici et là ; enfin, plus loin, comme l’a dit la sorcière, une ferme en pierre flanquée d’une grange en ruine.
Boyles s’arrête net, essaie de déchiffrer l’inscription portée sur la borne, se gratte la tête, traverse le chemin, escalade le mur en jouant des coudes et regarde un bon coup le bâtiment qu’on aperçoit au loin. Après s’être fortement concentré pendant une ou deux minutes pour se livrer à divers calculs en s’aidant d’un bref mouvement de lèvres et en comptant sur ses doigts, il se tourne vers Ned :
— Ça doit être ça, Neddy, en tout cas ça y ressemble.
Ned ne l’écoute que d’une oreille. Il est encore tout engourdi, depuis cette rencontre avec la vieille et son pupille, ce gamin si timide et si étrange. Il ne sent plus ni le froid qu’il fait ni l’incertitude qui le ronge ; il s’est fermé à tous les espoirs, calculs et insipides bavardages de son compagnon de route. Le regard de l’enfant le hante, il entend encore les coassements triomphants de la vieille, et sent ses boyaux se contracter à vide, s’étrangler. Insidieuse, l’incroyable vérité le noue si fort que seul le noir tohu-bohu de ses entrailles pourrait avoir raison de la crampe qui l’étreint. Il lève les yeux sur Boyles et, incapable de dire quoi que ce soit, se contente d’acquiescer d’un hochement de tête.
L’un tirant, l’autre poussant, ils sautent bientôt dans la pâture où la terre les accueille avec un bruit mat, et se retrouvent nez à nez avec une demi-douzaine de moutons qui les regardent d’un air ahuri. Tandis qu’ils se traînent dans la boue à travers champs, la ferme grandit : en dimensions aussi bien qu’en allure, le bâtiment passe sensiblement la description qui leur en a été faite. La grange même leur semble moins en ruine. Ça, la maison d’un métayer ? Avec trois cheminées et un étage ?
Boyles se frotte déjà les mains. Quant à Ned, d’un seul bond de l’intellect, il s’apprête à sauter de l’effet à la cause, des dimensions inhabituelles de la ferme, motifs cachés de la vieille, lorsque éclate le premier coup de fusil – qui les aplatit par terre. Le deuxième leur envoie à chacun une poignée de boue à la figure, sans préjudice du chemin que se fraient la ou les nouvelles balles d’appoint à travers leurs braies… jusqu’à la peau tendre et lisse d’entre cuisses et fesses. Un instant plus tard, bottes luisantes et fusils encore fumants, deux gardes-chasse au visage de bois se penchent au-dessus d’eux. Puis, profonde comme le tonnerre qui gronde dans les vertèbres de la montagne, une voix au ton vertueux et indigné, tout à fait celle de Dieu, leur donne un ordre fort concis :
— Debout, faces d’étrons !
Les fesses en feu, Ned se relève lentement sans cesser de contempler la gueule du fusil. Le teint jaune et l’œil mort, l’individu qui tient la crosse est aussi impassible qu’une belette avec un rat entre les dents.
— Mais… mais vous allez quand même pas… commence Ned Rise.
Mais déjà, de l’épaule et du coude, en un geste d’automate exquisément délié, le garde le fait taire d’un coup de crosse dans la figure, tout simplement.
Et Ned se retrouve une fois de plus le nez dans la boue. Déjà l’acier froid du canon lui appuie sur la nuque, déjà les cordes se serrent autour de ses poignets, déjà le sac en toile de jute qu’on lui a passé sur la tête le gratte cruellement. De la première déflagration qui l’a surpris jusqu’à cette marche forcée qui le fait trébucher à travers champs, l’affaire n’a pas duré cinq minutes. La douleur qui lui meurtrit le côté et les élancements qu’il ressent à la mâchoire filtrent à ses oreilles les gémissements et les reniflements de Boyles qui, ivre mort, continue de marcher à ses côtés, et là-bas, au loin, aussi ténus que les sifflements d’un nœud de vipères dans un fossé, les grincements fous et liquides de la vieille harpie…
Le reste est aussi prévisible que la pluie à Rangoon. Décidé à mettre fin au braconnage qui a pris des proportions alarmantes sur ses domaines, le seigneur Trelawney renonce tristement à son dîner pour condamner le duo à six heures d’estrapade suivies de peine forte et dure * – et de strangulation, au cas où les victimes seraient encore en vie au terme du premier supplice. Son frère lui fait alors remarquer, d’un point de vue purement théorique, s’entend, qu’étant donné qu’aucun des deux fautifs n’avait de fusil à petits plombs ou de butin sur lui, il conviendrait peut-être de les juger pour le délit nettement moins grave de violation de domicile. Ce qu’il en dit, naturellement, ne doit pas s’imputer à désir d’entamer en quoi que ce soit l’autorité de son frère, et encore moins de l’engager à traiter les coupables avec plus de douceur, non, c’est tout simplement qu’il trouve particulièrement désagréable, avant de passer à table, l’idée de ces côtes qui vont se briser et de ces quatre yeux qu’il va falloir arracher de leurs orbites. Trônant parmi ses têtes de cerfs et ses hures de sangliers empaillées, entouré par les pièces de sa collection de nœuds marins, le seigneur Trelawney hésite un instant et, tout en tripotant sa perruque, regarde droit devant lui, comme s’il méditait les objections de son frère. Au bout d’une minute ou deux, son estomac se prend à gargouiller puissamment.
— Bon, bon, d’accord, Lewis, grogne-t-il enfin, tu fais comme tu veux. Allez ! Vingt ans de travaux forcés !
S’ensuivent deux mois de réclusion rigoureuse au fond d’un puits jadis asséché, mais aussi humide qu’un évier. La nourriture est pauvre, les prisonniers se marchent sur les pieds, Boyles ne cesse de se plaindre.
— J’aurais mieux fait de pas naître ! marmonne-t-il.
Dans la prison cylindrique, il ne cesse de se cogner dans la figure de Ned et c’est à peine s’il peut bouger les bras sans se les emmêler avec ceux de son compagnon.
— Et mes pieds, hein ! Sont tellement mouillés que j’ai les chaussures qui leur pourrissent dessus. Sans même parler du froid… printemps, été, hiver, c’est toujours comme si qu’on vadrouillait dans les Arctiques.
Dès qu’il fait jour, l’intendant du seigneur Trelawney, un psychopathe mangé de vices, et dont la colonne vertébrale est si tordue que sa tête repose presque à plat sur son épaule gauche, attelle les deux prisonniers à une charrue à côté d’un bœuf arthritique et les fait avancer à coups de fouet, dans la boue et les mottes de terre, jusqu’à la tombée de la nuit. Ils se relaient pour dormir. Pendant que l’un grimpe à mi-puits et s’accroche aux parois humides, l’autre se pelotonne en bas dans la gadoue et y sommeille par à-coups. À telle enseigne que Ned, au cours d’une nuit passée dans les crampes à s’arc-bouter entre la racine de saule qui lui servait d’appui et le mur opposé, se prit à penser que, tout bien considéré, il avait de bonnes chances d’être déjà mort… qu’en fait, sa résurrection à l’hôpital de Saint-Bartholomew n’avait jamais été qu’un réveil en enfer, et que la longue suite de ses souffrances, péroné brisé, points de côté, crampes, coups de poing à la mâchoire, coups de pied au cul, revers de fortune, déceptions et deuils à fendre le cœur, tout ce catalogue n’avait constitué, au fond, qu’un maillon infime dans l’immense chaîne des tourments qu’il lui faudrait encore endurer, seconde après seconde, en les couvrant de sauvages imprécations certes, mais à voix basse, comme s’il égrenait le chapelet du diable entre ses doigts.
Il semblerait bien qu’il ne se trompait guère.
Deux mois plus tard, un gendarme à cheval quitte Londres pour venir extraire les deux hommes de leur puits, les enchaîner derrière une charrette et les ramener jusqu’à la capitale au pas cadencé. Après quoi, on les expédie aux pontons, de manière qu’ils finissent de purger leur peine, soit dix-neuf ans et dix mois à pelleter la boue. Les pontons ? Encore plus étroits et humides que le puits du sire de Trelawney. Sans compter qu’il leur faut constamment supporter l’haleine puante, les diarrhées et les crachats purulents de centaines de criminels endurcis, de pères violeurs, de pédérastes à tout va et autres suceurs de sang. Tout cela est assez dur. La nuit, on s’entasse à trois sur une couchette au fond d’une cale qui grince et fait eau de toute part, car ces prisons flottantes ne sont autres que des rafiots pourrissants : à jamais remisés sur la Tamise, ils se décomposent lentement en fumier et en sciure de bois. On est nourri de soupe aux choux et de gruau, comme les cochons… et contraint de descendre dans des enclos murés, à trente ou quarante pieds au-dessous de la surface du fleuve, et là, de manier la pelle, de brandir la pioche et d’écoper seau après seau une gadoue qui empeste autant qu’elle est fertile. Draguer, ils appellent ça. Un travail à vous briser les reins et le moral. Lâcher la pelle un instant pour s’essuyer le front, c’est se faire ouvrir le dos à coups de fouet.
Et juste au moment où l’on croit avoir touché le fond, voilà que la situation empire.
Un jour, au cours de l’hiver 1804, en contemplant son coquetier d’un œil vide, l’un des grands patrons de l’Amirauté est pris d’une inspiration soudaine. Qui aura pour résultat d’exacerber les souffrances de Ned Rise, de Billy Boyles et de mille autres individus dans leur genre. Or donc, se dit notre grand lord et haut fonctionnaire de la Couronne, la guerre faisant rage, on manque d’hommes solides pour armer les navires et regarnir l’infanterie. N’est-il pas décidément honteux, pense-t-il tout soudain, de gaspiller tant de ressources humaines en expédiant des troupes régulières dans des places complètement perdues mais d’une importance stratégique vitale ? Et si, raisonne-t-il alors tout en extrayant une jolie boule d’œuf à la coque avec sa petite cuillère, oui, et si l’on y envoyait des galériens, dans ces forts ? Cela s’est déjà fait par le passé, non ? Allez, on en refait des conscrits ! Mais faudrait voir à leur soutirer du travail, à ces flemmards de traîne-savates ! Les enrôler sous serment et les mettre au boulot ? Après tout, ils pourront toujours se remettre à draguer lorsque le petit Corse aura été pendu au bout d’un mât. Et voilà que cette idée lui plaît immensément, à ce grand lord et haut fonctionnaire de la Couronne. Qu’il s’en ouvre à ses supérieurs, qui à leur tour s’en ouvriront aux leurs…
Ainsi arrive-t-il qu’au début de l’automne, Ned et Billy se voient transférer de la cale puante et sombre du Cerbère à celle, également puante et sombre, de L’Incapable, qui les dépose, tout couverts de vomi, à Gorée. Ou plus précisément à Fort-Gorée – soit dans l’île du même nom, sise à quelque distance des côtes de l’Afrique occidentale. Fort-Gorée !
La porte du Niger ! Le bastion de la pourriture !