SUSPIRIA DE PROFUNDIS
C’est en état de choc que Fanny Brunch avait quitté Londres le jour de la Noël 1797. Elle ne devait y revenir que quatre ans plus tard ou peu s’en faut.
Ce matin-là, il neigeait. De petites gouttes blanchâtres et tremblantes tombaient du ciel sombre en tourbillonnant. Elle le remarqua à peine. Il était plus de 5 heures lorsqu’elle était enfin sortie de la prison. Le valet de pied de Brooks l’attendait au portail. Elle le regarda sans le voir tandis qu’il l’aidait à monter dans la voiture. Il la frôla mais dans ses chairs, son sang, ses os et ses tendons, elle ne voyait plus que ce qui fait le corps d’un condamné. Tout le long du chemin qui la menait à Gravesend, les arbres qui surgissaient des ténèbres se transformaient en autant de gibets. La neige s’accrochait aux branches nues comme des lambeaux de peau, des nids de feuilles sèches se muaient soudain en formes humaines gigotant dans les ultimes convulsions. Elle avait des étourdissements, elle se sentait détachée de son corps. Une odeur de viande lui tenait aux narines, agaçante et têtue, si forte à un moment qu’elle dut demander au cocher d’arrêter la voiture au bord de la route ; elle voulait vomir, et le fit dans les herbes du fossé.
Brooks lui administra une dose de laudanum pour la traversée qui devait les conduire à Bremerhaven. Et lui en administra une seconde, puis une troisième, et encore une quatrième, pour lui calmer les nerfs tandis que de là ils poussaient vers Cuxhaven et Hambourg. Étendue sur son étroite couchette, Fanny passa son temps pendant la traversée de la mer du Nord à rêver, apaisée par le vent et le chœur de ses voix, tandis que le navire bondissait dans la tempête. Ses pupilles étaient devenues deux minuscules fentes ; ses narines en se libérant, débarrassées soudain de l’odeur de la chair en décomposition, se mirent à humer les délicieux parfums de la campagne, azalées et jacinthes, le printemps dans le comté de Hertford. Au-dessus d’elle, les poutres assombries commencèrent à se mouvoir et à se confondre. Des visages se pressaient comme des grappes de raisin dans les ténèbres, la chandelle crachant violemment tandis que le navire plongeait de l’avant comme une voiture qui a perdu une roue. Elle revit son père, refit avec lui une promenade printanière dans les collines crayeuses, elle retrouva la cuisine propre et bien balayée du cottage en pierre blotti sous son toit de chaume. Elle se réveillait un instant, celui d’après, elle rêvait. Elle vomit, et y trouva du plaisir. Elle eut des roses dans les narines. Sur la fin, elle retrouva Ned. Étendu dans un endroit enténébré – une grotte –, il avait le cou marqué d’une cicatrice. Un morceau de toile de lin lui ceignait les reins. Elle revit les potences, en un éclair. Et puis Ned était debout et glissait vers l’entrée de la grotte. La lumière était aveuglante. Il y avait des chants. Elle se retrouva à Hambourg, dans un hôtel. Assise à une table, en face de Brooks. Elle portait une chemise de nuit blanche en soie, toute neuve.
— Fanny, disait-il. Fanny, tu veux bien me regarder, s’il te plaît ?
Elle le regarda. Il s’était levé. Il y avait un homme à côté de lui. Il était grand, il se tenait droit, il avait une moustache bien peignée mais qui rebiquait. Yeux rapprochés – deux fois plus que la normale. L’homme l’observait à la lorgnette.
— C’est le monsieur dont je te parlais… tu sais, celui que j’ai rencontré à la table de jeu hier soir…
L’homme se penchait vers elle, lui prenait la main.
— Karl Erasmus von Pölkler, fit-il.
Elle lui sourit comme tous les champs de trèfle du Hertfordshire, elle lui sourit comme une idiote. Elle pensait à autre chose.
Le surlendemain soir, elle rouvrit les yeux et découvrit qu’elle était assise devant une table en noyer. Massive, celle-ci trônait au milieu d’une pièce à hauts plafonds voûtés. Les murs étaient en pierres liées avec du mortier. Par endroits, de lugubres portraits ou des tapisseries orientales en adoucissaient la rigueur. Un lustre étincelant de cent chandelles pendait au plafond comme un morceau du soleil. Pendant un instant, les épais brouillards de l’opium lui obscurcissant encore l’esprit, elle fut désorientée mais, levant les yeux, elle vit qu’assis à la place d’honneur, Pölkler avait levé son verre pour porter un toast. Six autres invités, dont Brooks, l’imitèrent d’un seul geste tandis qu’il entonnait quelque chose en allemand. Sept paires d’yeux se fixèrent sur elle. Elle rougit et, baissant la tête, regarda fixement la nappe blanche. Un bracelet couvert de joyaux lança un éclair à son poignet.
Ils mangèrent de l’Erbsensuppe, du Beuschel-und-Gnagi, des Bratkartoffeln, des Fleischvögel et des Hasenbraten. Il y avait des montagnes de choux et de betteraves en julienne sur la table. Une douzaine de bouteilles de Rüdesheimer. En l’honneur des invités principaux, la conversation se faisait dans un anglais hésitant, hérissé de consonnes :
— Nouss affons… très krand honneur de placer… de placer des Anglais et des zi charmant Anglaisses ici, à Geesthacht, crachouilla Pölkler, le rebord de son grand front luisant sous l’éclat du lustre.
Fanny baissait la tête et mangeait avec une précision mécanique : un petit coup de serviette sur les lèvres toutes les deux bouchées. Lorsque la servante à nattes et à petit tablier apporta le Schwarzwälder Kirsch, Fanny vacillait déjà beaucoup. Saoul comme un trou et engourdi par le laudanum, Brooks fuma deux pipes de tabac d’Orient que lui offrait son hôte et, à moitié délirant, finit par s’endormir en piquant du nez dans la saucière.
Après le dîner, Fanny s’excusa. La fille en tablier l’aida à monter dans sa chambre. Fanny resta longtemps étendue sur son lit. Elle pensa à Ned, à sa famille, à la place à laquelle elle avait renoncé en quittant le service de Sir Joseph et à l’existence sinistre qui l’attendait : passer le reste de sa vie avec Brooks. Elle se vit en train de ramper le long d’un tunnel interminable. Elle tendit la main pour attraper la bouteille et la cuillère. Teinture d’opium. Magique, apaisante. Sa meilleure amie et conseillère. Elle l’avala comme le médicament que c’était.
Elle se rallongea et rêva. La chandelle se fit lumière du soleil, la pièce tourna deux fois sur elle-même et soudain, Fanny se retrouva dans le creux d’un vallon profond et luxuriant. Des poissons rouges se mouvaient à travers des bassins transparents, des alouettes voletaient dans le ciel, les nuages faisaient la moue et lui chuchotaient aux oreilles des comptines insensées. Elle rêva. Mais la respiration qu’elle sentait sur son oreiller était celle de Pölkler.
C’était, semblait-il, par pure compassion que Brooks avait poussé Fanny à quitter Londres – il entendait lui épargner l’horreur de l’exécution de son amant. La mort du maître de l’embrouille était un fait accompli *. Ils avaient fait tout ce qu’ils avaient pu pour le sauver. Il fallait absolument qu’elle l’oubliât. En réalité, Brooks avait bavé d’envie à l’idée de se trouver à côté d’elle au moment où, la corde tressautant, Ned rendrait l’âme dans un dernier hoquet… Tel était le désir secret qui l’avait enflammé. Aucune autre scène n’aurait pu le ravir pareillement. Comme cette affaire était délicieusement morbide et douloureusement excitante ! Les amants condamnés séparés à jamais, arrachés aux bras l’un de l’autre par la force implacable et ténébreuse du bourreau, l’héroïne affolée se jetant sur le cadavre tandis que, comme une bande de critiques de théâtre après la représentation, la foule se lance dans diverses considérations sur la qualité du spectacle. « Aaaah ! Ça valait pas un clou, tiens ! T’souviens de celle de Jack Tate ?… Qu’il avait rué des quat’ fers comme un vieux ch’val pendant au moins une demi-heure et qu’après, il s’était mis à faire des gargouillis horribles avec sa gorge ? » Cela l’avait fortement titillé – aucun doute là-dessus. La voir assister à l’exécution, voilà ce qu’il avait désiré de la manière la plus folle qui fût. Mais, plus follement encore, il avait peur de la perdre. Une fois que Ned aurait passé l’arme à gauche, elle n’aurait plus que faire de sa fortune – et de ses inclinations. Dès qu’elle aurait compris cela, elle s’en irait. Il le savait.
Voilà pourquoi il l’avait assommée à coups de laudanum et embarquée à bord d’un bateau en partance pour l’Allemagne avant qu’elle fût vraiment à même de saisir ce qui se passait. Sans le sou, incapable de parler la langue du pays, elle serait mieux que jamais à sa merci. Et c’était très exactement ça qu’il voulait. Fanny était la femme la plus désirable sur laquelle il eût jamais posé les yeux – il était fou d’elle. Douce, pure, angélique même, sa beauté ne pouvait pas ne pas répondre aux désirs les plus profonds de son cœur perverti. Avec elle, les choses ne se réduisaient pas seulement aux plaisirs fugaces de l’amour mais s’ordonnaient en un processus d’avilissement interminable. Avec elle, faire l’amour, c’était pisser sur des prie-Dieu, foutre sur l’autel. Fanny était faite pour lui.
L’emmener en Allemagne tenait de l’évidence. La guerre battant son plein, gagner la France était impossible. Même chose pour l’Italie. Il avait songé à la Grèce, mais non : la Méditerranée n’était qu’un gigantesque champ de bataille flottant… Pourquoi courir pareil risque ? Non. L’Allemagne était l’endroit rêvé. L’Allemagne ! La patrie des quelques rares héros de l’époque – Goethe, Schelling, Tieck, Schiller, les frères Schlegel, tous rassemblés à Iéna, l’Athènes des Temps modernes ! C’était trop beau. Avec Fanny ils remonteraient l’Elbe, traverseraient Magdeburg Halle, Weissenfels, et s’installeraient à Iéna. Il y écrirait de beaux poèmes pour célébrer l’amour, la mort et la douleur. Peut-être même inviterait-il Goethe à venir prendre le thé ; peut-être dirait-il à Schiller combien il s’était trompé en tolérant que Karl von Moor 1 se rendît – comme s’il ne valait pas mieux rester à jamais hors la loi et cracher à la gueule des bourgeois ! Ah ! rien que d’y songer ! Lui, Adonaïs Brooks, l’ami intime des plus grands esprits de son temps… lui, Adonaïs Brooks en train d’aider à la naissance des nouveaux canons d’un théâtre, d’une poésie et d’une philosophie spéculative où tout ruissellerait de scènes de douleur et de pertes irréparables, où tout ne serait que sommets battus par les vents et jeunesses torturées ! Lui, présider à la naissance d’un corpus d’œuvres qui, une fois pour toutes, enterrerait le règne de la phrase vide que l’Angleterre célébrait depuis cinquante ans ! Brooks se voyait déjà en train de basculer dans un bel avenir d’émotions fortes… C’est alors qu’il avait fait la rencontre de Pölkler.
— Fous tefriez fenir au château de Geesthacht, lui avait dit le margrave. Fous y reposer un peu.
Sur quoi l’Allemand avait retiré son monocle et l’avait regardé droit dans les yeux, comme s’il voulait voir jusqu’au fond du bonhomme qui se cachait toujours derrière ce vague sourire et ce regard platement bleu.
— Che crois que nous avons peaucoup de chosses en commun.
Les semaines passaient ; chaque jour apportait un désespoir, une humiliation pire que la veille, à telle enseigne que Fanny perdit jusqu’à la faculté de se soucier de quoi que ce fût. La vie, l’amour, la nourriture, la boisson, les coucheries, tout ce qui engageait le corps ou l’âme l’indifférait. La seule chose qui excitât encore sa curiosité était la bouteille bleue posée sur l’étagère à côté de son lit. Le laudanum l’aidait à rêver, à oublier ce qui lui arrivait, l’endroit où elle se trouvait, les gens qui l’entouraient. Faire l’amour tenait de l’avalanche, faire l’amour, c’était se noyer dans le vin et les vapeurs d’opium. Faire l’amour avec Brooks, faire l’amour avec Pölkler, avec la fille en nattes, avec les invités à faces de raves, avec le chien. Des jambes et des bras gigotaient en l’air, des fumées montaient vers le plafond. Fanny attrapait la bouteille bleue.
Elle avait passé trois mois à Geesthacht lorsqu’elle comprit qu’elle était enceinte. D’étranges choses arrivaient à son corps. Elle vomissait avant le petit déjeuner. Elle avait le foie fragile. Le sang ne lui venait plus en secret accord avec les cycles de la lune. Elle attrapa la bouteille et la cuillère mais, avant que le liquide ne l’emportât dans ses rougeoyants tourbillons, elle sentit un remuement intuitif au plus profond de son esprit, comme le début d’une connaissance cellulaire de la vérité. Celle-ci soudain la frappa de toute sa violence : c’était l’enfant de Ned qu’elle portait ! En un éclair révélateur, elle revit la dernière nuit qu’elle avait passée à la prison de Newgate… Ned ne cessant d’entrer en elle avec fureur et frénésie comme si, Dieu sait comment, l’urgence de ses assauts pouvait transcender le destin qui était le sien, et elle, étendue là, à souffrir et à le bercer entre ses bras comme un enfant perdu. Elle leva la tête et contempla les murs en pierre de son appartement. La drogue était déjà dans son estomac, dans sa tête. Elle se radossa sur son oreiller et sourit.
Ce fut un garçon, bien sûr. Qui naquit le vingt-cinq septembre 1798. À Geesthacht. Pölkler était ravi. Il parla d’un système d’éducation qu’il avait conçu et où, comme une ardoise vierge, l’esprit de l’enfant se couvrait peu à peu de traits parfaitement ordonnés, l’inflexible recours à l’exercice et à un régime strict permettant audit enfant de parvenir à un haut degré de liberté transcendantale. On ne le romprait qu’aux deux disciplines qui comptaient vraiment : la philosophie et les arts martiaux. Cet enfant n’avait rien d’ordinaire et l’éducation qu’il recevrait n’aurait, elle non plus, rien d’ordinaire. Non, homme nouveau, héros du siècle à venir, Napoléon de l’Anglo-Germanité, c’est tout cela que le destin avait voulu pour lui. Pölkler le prénomma Karl. Fanny l’appela Ned – en secret.
Brooks, lui, considéra toute cette affaire d’un œil soupçonneux et dégoûté. S’il était vrai que cet enfant était peut-être de lui – cela malgré l’opinion contraire, et insistante, de Pölkler –, il n’en restait pas moins que cette naissance le privait beaucoup de la compagnie de Fanny. Au début, bien sûr, l’idée qu’elle allait être mère l’avait passablement excité et, plus tard, après la naissance du bambin, il se donna effectivement la peine d’explorer les diverses possibilités érotiques que pouvait lui offrir le thème de la Vierge et l’Enfant ; c’est ainsi qu’il coiffa son membre raidi du petit bonnet du nourrisson, qu’il attacha Fanny au berceau pour la prendre par-derrière, qu’il la téta, qu’il fit l’amour à deux fräulein du village emmaillotées dans des langes… mais peu à peu toutes ces histoires l’ennuyèrent profondément. Gazouillis, propos bêtifiants et hochets, tout cela était d’un mignon à vomir. Ce n’était pas ainsi que vivaient les héros. Il tomba dans la dépression ; cessa d’écrire ; passa son temps à organiser des combats de coqs, ou à rester dans son lit avec une bouteille de laudanum et une pleine poignée de tabac d’Orient offert par le margrave. Il sonda les profondeurs de la cave de son hôte, joua au billard jusqu’à faire un trou dans le tapis. Ses paupières s’alourdirent et ses lèvres qu’on eût déjà dites enflées par des piqûres d’abeilles devinrent si insupportablement gonflées qu’il donna bientôt constamment l’impression de faire la moue devant quelque injustice imaginaire. En plus de quoi il prit le tic de se tirer sur l’oreille qui lui manquait. Une nuit qu’ils s’étaient saoulés à mort, Pölkler et lui s’entaillèrent la joue à coups de rasoir, cela à des fins purement esthétiques. Puis arborèrent leurs cicatrices comme d’autres des galons.
La veille du troisième anniversaire de l’enfant, Pölkler organisa une fête de gala : c’était le lendemain que le petit devait entamer sa carrière d’élève. En plus du maire de Hambourg, diverses personnalités, banquiers, négociants, hobereaux, reçurent une invitation. Que les trois quarts d’entre eux déclinèrent afin de bien montrer que le style de vie du margrave leur faisait horreur. Ceux qui l’acceptèrent furent régalés de danse, de musique de chambre, de rôti de porcelet aux prunes et à la Weinkraut, de bière brune brassée maison, de vin – bref, ce qu’il y avait de meilleur. Quelques rares privilégiés eurent l’honneur de rejoindre le margrave dans une pièce de sous-sol ayant autrefois servi de salle de torture, encore équipée de tous les instruments adéquats. Là ils dégustèrent champagne français, boulettes d’opium, ôtèrent leurs habits de soirée et se laissèrent guider par leurs appétits.
Fanny n’assistait pas à la réception. Son enfant à côté d’elle, elle était au lit, où elle se prépara ses gouttes de laudanum. Cela faisait presque quatre ans qu’elle avait franchi les grilles de Geesthacht, quatre ans qu’elle avait tellement accumulé de solitude, de désespoir et de mépris d’elle-même que c’était maintenant jour et nuit que la rancœur lui cinglait l’âme de son fouet, quatre ans que durait sa saison en enfer. Fanny était prisonnière. On lui avait étranglé son avenir sous une potence, ce qu’elle vivait n’était plus que flétrissure.
Au début, la présence de l’enfant lui avait redonné quelque courage. Sortie de sa stupeur, elle avait exigé beaucoup de choses de Brooks et de Pölkler, et avait tenté de réduire la quantité de drogue qu’elle ingurgitait. Accédant à ses prières, ses gardiens lui avaient accordé une certaine autonomie et la laissaient tranquille les trois quarts du temps. Mais l’emprise du laudanum était déjà bien plus puissante que tous les bénéfices que pareil changement de situation aurait pu lui apporter. Sans son médicament, ses rêves tournaient au cauchemar. Elle voyait Ned dans sa tombe… son linceul grouillait de vers et d’insectes ; elle voyait son enfant et c’était un fils de putain… qui sous la tutelle de Pölkler se transformait en monstre ; elle se regardait, elle, et découvrait une femme qui se débattait dans la vase froide et noire d’un lit de rivière où les courants tourbillonnaient comme un ciel d’orage. Elle se redressait sur son séant et, trempée de sueur, était immédiatement prise de frissons qui la brisaient. Elle avait la gorge sèche ; mille et un rongeurs aux yeux brillants lui déchiraient le ventre à petits coups précipités de griffes et de dents. Elle attrapait le flacon bleu.
Toutes choses qui n’avaient plus maintenant rien que de très ordinaire. Fanny avalait sept mille gouttes de laudanum par jour et ses rêves en étaient moins durs. Sans même parler du gosse qui, lui aussi, en dormait mieux. Lorsque sa mère l’avait sevré, il s’était montré incapable de garder ce qu’il mangeait ; agité, en proie à des crises de colique, il passait ses nuits à tourner et virer dans son berceau. Frau Grünewald, l’antique sage-femme qui s’était occupée de Pölkler pendant sa petite enfance, avait suggéré qu’on mît une ou deux gouttes du « médicament » dans la bouillie du bébé. Cela avait marché – et le « médicament » faisait aujourd’hui tout autant partie de l’existence de Fanny que de celle de son fils. Cela ne lui disait rien qui vaille. Elle sentait bien que son enfant partait avec un handicap : il n’était déjà plus qu’un infirme, la victime d’un besoin très particulier, et qui ne pouvait pas ne pas avoir une envie très particulière de le satisfaire. Mais quoi ?… Comme si cela avait la moindre importance ! Dès demain, Pölkler allait le lui prendre et l’endoctriner jusqu’à ce qu’il fût complètement coupé d’elle. Elle n’avait pas la force de l’en empêcher.
Tandis que, le laudanum lui caressant le ventre de ses doigts chauds et fermes, elle était allongée sur son lit à réfléchir à tout cela, la porte s’ouvrit brusquement et Brooks entra dans la chambre en titubant. Il avait les vêtements déchirés, le visage barbouillé et les yeux encore plus profondément enchâssés dans leurs orbites qu’à l’habitude. Il plongea vers le lit, manqua son but et tomba tête la première dans la ruelle. Un instant plus tard elle l’entendit suffoquer – puis tout redevint calme.
Elle descendit précautionneusement de son lit et se pencha sur lui. Il semblait ne plus respirer. Elle le retourna et écouta son cœur. Il ne battait plus. Rampant jusqu’à son lit, elle s’y étendit à nouveau et prit une cuillerée de laudanum pour s’éclaircir l’esprit. Insensiblement quelque chose commença à grandir en elle, quelque chose où la peur le disputait à l’allégresse. Deux heures plus tard, le corps de Brooks était déjà froid et une vague lueur grise perlait aux fenêtres : elle lui vola une poignée de pièces dans la poche de son gilet, habilla l’enfant et gagna le palier sans faire de bruit.
Partout, c’était le silence. Devant elle, des couloirs aux murs de pierre qui se perdaient dans les ténèbres, ombrés par des tentures. Elle descendit l’escalier sur la pointe des pieds et passa dans le grand hall, craignant de tomber sur un Pölkler les yeux injectés par la débauche et qui l’arrêterait, c’était sûr, elle… la mère de son enfant ! Il lui fallait arriver à Cuxhaven, oui : et se retrouver à bord d’un bateau voguant en mer du Nord, pour être enfin hors d’atteinte ! Pour l’instant cependant, tout allait bien : Pölkler n’avait pas l’air de se manifester.
L’entrée offrait le spectacle d’une scène de carnage. Jonchée de débris de meubles fracassés, de tables renversées, de nourriture, de tessons de verre. Fanny entendit un ronflement. Là-bas, quelque part, quelqu’un gémissait. À sa gauche, elle découvrit le garçon d’écurie, Herr Mainfuss, adossé au mur. Plus loin, un homme dormait, la tête sur les genoux. Plus loin encore, une forme noire et glacée était étalée sur le parquet : c’était Bruno, le berger d’Alsace de Pölkler, qu’on avait éviscéré ; ses intestins avaient roulé comme de la saucisse pourrie hors de son ventre ouvert. Fanny ayant aidé le petit à éviter la carcasse du chien, la mère et le fils retrouvèrent la lumière grise du matin.
Ce qu’elle avait appris pendant sa jeunesse de paysanne dans le Hertfordshire lui servit grandement lorsqu’elle arriva à l’écurie. Elle n’eut aucun mal à seller le plus beau cheval du margrave, un gris arabe, à y asseoir l’enfant en travers de l’arçon et à piquer des deux à travers champs pour gagner la route de Hambourg. Au galop ! Une fois dans la ville, elle réussit à vendre sa monture à un marchand de chevaux qui certes se montra un instant soupçonneux, mais préféra céder à son amour du profit lorsqu’elle lui expliqua dans son allemand rudimentaire que son époux avait eu un accident à Oldenbourg et qu’il lui fallait rassembler des fonds afin de se porter à son secours. Toutes dents découvertes, le bonhomme lui décocha un grand sourire complice, lui paya le cinquième de ce que valait la bête et exprima l’espoir que son mari se remît bientôt.
Elle arriva à Cuxhaven à la nuit tombée. Un bateau devait partir pour Londres, via La Haye, dès le lendemain matin 6 heures. Elle acheta du lait et du gruau d’avoine pour son fils et, après avoir fait l’acquisition de deux bouteilles de laudanum dans une pharmacie, découvrit qu’il lui restait juste assez d’argent pour payer son billet. Elle s’allongea sur le quai et, bondissant au moindre bruit tant elle avait peur de voir Pölkler leur tomber dessus à tous deux, passa le reste de la nuit pelotonnée contre son fils. L’aube pointant enfin, les passagers reçurent l’autorisation de monter à bord. Le capitaine ayant donné l’ordre de lever l’ancre, la goélette se mit à glisser dans la baie. Appuyée au bastingage, Fanny regardait le rivage reculer dans le lointain lorsque, là-bas, le poing levé de colère, un cavalier à moustache arriva en trombe sur le quai. L’émoi fut soudain et violent. Il y eut une détonation, des éclats de voix qui filèrent à la surface de l’eau comme les cris de tous les damnés. Juste à ce moment-là pourtant, le vent se leva et s’empara de la voilure ainsi qu’une grande main gantée. La côte disparut dans la grisaille des flots.
Qu’à la suite de cette évasion réussie Fanny eût senti qu’elle était capable de faire face à la crise, et d’y rassembler assez de forces pour déjouer les manœuvres d’ennemis beaucoup plus forts qu’elle, n’empêcha pas que la tristesse de son retour en Angleterre ne réduisît presque à néant cette subite impression de triomphe. Il n’y avait bien sûr personne pour l’accueillir sur le quai. Personne ne se souciait de savoir si elle était vivante ou morte… si elle était de retour en Angleterre, saine et sauve, ou si au contraire elle était maintenant à jamais prisonnière de son exil. Ned n’était plus, même ses propres parents fermeraient leur porte et leurs fenêtres au nez de la femme déchue qu’elle était devenue, Cook, Bount et les Banks préféreraient courir les rues sans rien sur les fesses plutôt que de lui accorder un seul regard. Le navire allemand ayant jeté l’ancre à Gravesend, elle fut même privée du petit frémissement de patriotisme que l’apparition des flèches de la cathédrale Saint-Paul ou de la tour de Londres n’eût pas manqué de lui faire ressentir. Sans compter qu’elle n’avait pas assez d’argent pour se payer une place à bord d’une de ces barques de pêche qui eût pu lui faire remonter le fleuve jusqu’aux portes de la capitale. Les choses étant ce qu’elles étaient, elle dut supplier un charretier de bien vouloir la charger parmi les poulets qu’il emportait au marché. La voiture cahotait, il tombait une pluie fine et froide, son enfant pleurait, les poulets déplumés puaient la fiente ; le charretier lui posa la main sur la cuisse.
Un virage après l’autre, ils finirent par entrer dans Londres, en traversant les puants quartiers à taudis de l’East End. L’air était plein de suie. Des enfants mendiaient aux coins des rues, des femmes saoules gisaient sur la chaussée. Deux cochons se gorgeaient d’excréments dans une rigole ; un fou vendait des bibles invisibles ; pour gagner un sou, une femme affligée d’un cancer de la gorge s’offrait à boire un gallon d’eau pour le vomir dans l’instant. Le charretier l’ayant enfin laissée dans la rue des Volaillers, Fanny erra sans but pendant des heures entières, son enfant accroché à son bras. Il ne lui restait plus que quelques pfennigs sans valeur dans la poche, elle n’avait aucun endroit où aller, ni non plus rien à manger et, pour comble de malheur, sa réserve de laudanum touchait à sa fin. Elle s’était forcée à n’en prendre que de petites doses, elle avait essayé de le faire durer, mais son estomac commençait déjà à se tordre. La pluie se mit à tomber comme les foudres de l’enfer.
Ce soir-là ou le suivant, elle se retrouva dans Monmouth Street. Elle se traînait plutôt qu’elle ne marchait, il continuait de pleuvoir, elle avait désespérément envie de manger, de trouver un toit, un peu de chaleur et, par-dessus tout, de se procurer son médicament. Cela faisait des heures et des heures que son fils pleurait à côté d’elle, qu’il voulait la prendre par la main, qu’il tirait sur ses jupes, qu’en gémissant il la suppliait de se coucher pour dormir. Elle avait les jambes en plomb et son dos lui faisait aussi mal que si elle avait passé toute sa nuit à soulever des seaux de lait ou à baratter de la crème. Elle croyait souffrir de la pousse : la soif qui lui brûlait la gorge était si vive, si lancinante qu’aucune eau n’eût pu la calmer.
Enfin, dans l’espoir de trouver quelque chose qui pût apaiser son enfant, elle s’arrêta à un tas d’ordures, où elle fouilla. On était devant une friperie. Là, au milieu de chiffons souillés et de débris d’herbe s’étalait une tête de poisson toute gluante, à laquelle tenaient encore la bulle pâle des intestins et la vessie de l’animal. Fanny sentit son estomac se contracter, mais l’enfant lui arracha ces restes avec avidité, qu’il enfourna comme s’il s’agissait d’une crêpe ou d’un petit pain au sucre. Elle hurla de dégoût et de désespoir mêlés, hystérique à l’idée qu’elle avait fini par renoncer à la lutte et ne serait plus jamais elle-même entièrement ; elle cria si fort que quelqu’un ouvrit la porte derrière elle. Pâle, un rayon de lumière glissa sur les pavés.
— Hé là ! Hé là ! Quoi qui-gna, par ici ? lança une voix rouillée.
La grosse enseigne en bois grinça sur ses gonds : « Le Grenier de Rose : vêtements d’occasion », proclamait-elle en remuant dans le vent. « Le Grenier de Rose : vêtements d’occasion »… Une vieille femme se tenait dans l’encadrement de la porte. Ratatinée par les ans, elle avait l’échine cassée et serrait le pommeau d’une canne dans ses doigts aux phalanges sans peau. Les hurlements de Fanny s’étranglèrent. L’enfant s’était assis dans une flaque : de ses doigts agiles et de ses dents pressées, il faisait un sort à sa tête de poisson.
— Hé là ! répéta la vieille, mais entrez donc vous chauffer devant la cheminée. C’est pas grand-chose mais ça vaudra toujours mieux que l’humidité des rues.
Une fois à l’intérieur, Fanny et le gamin s’accroupirent devant le feu, au milieu de sombres montagnes de vêtements entassés partout. Au bout d’un moment, un bruit de pas se fit entendre : la vieille ressortait de son arrière-salle avec une poignée de charbon et un bol de flocons d’avoine pour l’enfant. Pendant qu’il mangeait, assise à côté de Fanny, elle promenait sur elle un regard de connaisseur. La fille ne cessait de trembler : Saint-Guy doublée de névralgie faciale. Elle était incapable de tenir l’assiette remplie de brouet que la vieille lui avait fourrée entre les mains.
— Tu voudrais pas plutôt un gobelet de genièvre maison, ma poulette ? Ou ben alors carrément quèque chose de pus fort, ça serait-y ça que tu veux ?
Baissant la tête, Fanny lui demanda du laudanum… si toutefois cela ne la privait pas.
— J’ai des ennuis avec mon ventre, expliqua-t-elle à mi-voix.
La vieille se déplia en prenant appui où elle pouvait, puis roula tant bien que mal jusqu’à un coin sombre où, pendant un temps infini, sembla-t-il, elle farfouilla dans une pile de vêtements sales. Enfin elle s’en revint vers le feu en sifflant de la poitrine. Elle serrait une bouteille bleue entre ses doigts.
— Teinture… d’opium, dit-elle en déchiffrant l’étiquette. C’est-y pas justement ce que tu veux, pas vrai, ma mignonne ?
Elle grimaçait. Soudain, un hurlement de forcenée, un cri sauvage lui sortit de la bouche.
— Hiiiii ! Hiiii-iiiii !
Fanny lui arracha la bouteille des mains et la porta à ses lèvres. Sa gorge se desserra presque ausitôt. Les rongeurs cessèrent de lui déchirer l’estomac, la douleur aveuglante qu’elle avait dans la tête commença à se dissiper, puis finit par se noyer, comme en un bassin où son corps eût perdu toute tension et toute pesanteur. Elle avala une deuxième lampée de potion, puis une troisième ; au bout d’un moment, étendue sur le dos, elle regardait le plafond s’animer, voûte céleste où se déchaînait à chaque instant davantage la valse de l’infini, planètes avec leurs satellites, implacables soleils, noirs cantons glacés loin dans les espaces.
Elle se réveilla à l’aube. Debout à côté d’elle, un homme et une femme la regardaient. L’homme avait une cloque jaunâtre au bout du nez ; la femme serrait un balai sur sa poitrine comme s’il s’était agi d’un bouclier.
— Non mais, s’écria l’homme, tu te crois où, sacré nom de Dieu ! Qu’est-que tu fous là, dans ma boutique ?
Fanny se redressa et, encore stupide, chercha son enfant en tâtonnant. Il avait disparu.
— Alors, tu vas l’ouvrir, espèce de traînée ? siffla la femme.
C’était comme si Fanny avait été précipitée dans un escalier après s’être fait assommer à coups de maillet. La peur lui battait dans les tempes.
— Je… je… la vieille…
— La vieille ? Quelle vieille ? demanda l’homme.
— Elle est fêlée, cracha la femme en s’approchant avec son balai.
— Non, non… vous comprenez pas. C’est elle qui a mon fils. Ici même, hier soir, elle…
— Allez, du vent ! aboya l’homme. Dehors ! avant que j’appelle les gendarmes. T’entends ? Dehors !
Elle hanta les rues pendant une semaine, dormit toutes les nuits devant la boutique de Monmouth Street. Elle n’avait rien à manger et sa provision de laudanum se trouvait complètement épuisée. Elle restait étendue par terre, sans bouger, dans l’impasse où donnait l’échoppe. Elle essaya de reprendre son souffle : la paroi de son estomac se rompait, on lui arrachait le cœur. Fanny n’était plus qu’une pute, mangeuse d’opium, mère sans son enfant ! C’était là que l’avait conduite tout ce qu’elle avait en elle de beauté, de courage et de ressources. Cela se passait au XIXe siècle. Se porter vers le fleuve, qu’aurait pu faire d’autre l’héroïne qu’elle était ?
Octobre était arrivé. On était en 1801… mais le savait-elle seulement ? Napoléon était en train d’endormir les Anglais avec la Paix d’Amiens, De Quincey, qui avait seize ans, regimbait sous la discipline du collège de Manchester, Ned Rise redoublait d’efforts pour éviter Osprey et, avec une sorte de résignation désespérée, cherchait encore et encore celle qu’il aimait. Fanny, elle, ne cherchait plus personne. Son fils avait disparu, Ned n’était plus qu’un souvenir. Par une nuit de brouillard, elle gagna Blackfriars Bridge, se hissa sur le garde-fou et bascula dans les brumes qui s’étendaient à ses pieds. Sombre et plate, l’eau se referma sur elle ainsi qu’un rideau qu’on tire en travers d’une scène.
1. Héros de sa tragédie Les Brigands, 1781.