ALIAS ISAACO
La route de Dindikou est longue, poussiéreuse et sèche. Elle emmène l’expédition sur des sentiers bien battus, lui fait traverser Wouli, Tenda et Sadadou, franchir des rivières assoiffées de pluie – la Nérico, la Falémé –, quitter des régions d’une étendue démesurée, où l’on se soucie aussi peu du Blanc que d’une légende locale, épouvantail bon pour l’enfant ou l’esclave récalcitrant. Épuisés, les pieds abîmés, la langue gonflée par la poussière, Mungo et ses missionnaires de la géographie entrent en débandade dans ce village-ci, puis dans ce village-là, sans jamais savoir à quoi s’attendre. Les habitants du lieu tourneront-ils les talons pour s’enfuir à toutes jambes comme s’ils venaient de voir le diable en personne ? Les yeux ailleurs, continueront-ils de vaquer à leurs occupations, faisant mine de ne point voir leurs jardins envahis par des ânes rendus fous de soif et par des monstres blancs que l’on dirait tout juste débarqués d’une autre planète ? Se saisiront-ils sans tarder de leurs lances et de leurs carquois ? Ou bien les missionnaires verront-ils arriver à leur rencontre des hommes et des femmes qui leur offriront une chèvre ou un poulet, elles, le sein nu et fleurant bon l’huile de palme, aussi rassurants que de braves curés ou des seigneurs de village. Pas un hameau qui ne soit une énigme. Parfois l’explorateur en trouve la clé, parfois non.
En attendant, il a réussi à ne pas renouveler l’incident qui lui a coûté Boyles, deux ânes et une jolie fortune en pacotille et en cauris. Un soupçon de diplomatie utilisé fort à propos, et qui consistait pour l’essentiel à inonder de cadeaux et de compliments les doutis de l’endroit pendant qu’on tenait hommes et bêtes bien en laisse, lui a même permis d’acheter de l’eau et des provisions et de remplacer l’un après l’autre tous les ânes qui s’épuisaient. Enfin, par chance, les conditions atmosphériques lui sont favorables : les pluies tardant à arriver, les hommes sont encore en assez bonne santé. Ce qui ne les empêche ni de gémir ni de râler à n’en plus finir. On veut faire demi-tour, on en a marre du riz, on exige jusqu’à des triples rations de rhum – plus un certificat de démobilisation immédiate et le paiement d’une prime de risque. On a les pieds qui enflent, la chaleur est intolérable, on a la gorge sèche, la cervelle qui grille et l’estomac qui grogne, on a mal aux oreilles, à la tête et aux dents, on a des vertiges, on refuse de se présenter à l’appel du matin. L’explorateur commence à regretter certains de ses choix – surtout celui d’un Bird et d’un M’Keal, l’un comme l’autre ne cessant de tirer au flanc depuis le départ de Gorée.
Si la majorité des hommes qu’il a sélectionnés le déçoit, Ned Rise, lui, est un véritable don des dieux. Il ne boit pas et, fort industrieux, s’occupe indistinctement de son âne et de ceux des voisins. Avec cela, toujours volontaire pour reconnaître le chemin, aller palabrer avec les indigènes, planter les tentes, casser du bois ou tirer de l’eau. Le genre de gars qui n’a pas peur de se porter en avant et de prendre le commandement quand ça va mal, alors que les autres préfèrent tourner en rond, se tordre les mains comme des fillettes ou chercher la solution au fond de la bouteille de rhum. Ne pas compter sur lui pour dire « J’arrête ». Ned Rise est un battant qui entend bien conquérir l’Afrique, plutôt que de renoncer et se faire dévorer par elle. En plus de quoi il a la tête sur les épaules. Non seulement il sait lire, écrire et compter mais il a quelque connaissance des classiques. Et il a déjà ramassé suffisamment de mots mandingues pour mettre de l’huile dans les rouages avec les indigènes et entrer avec eux dans d’interminables séances de marchandage sur les péages, les droits d’entrée, les itinéraires, les distances, les paiements symboliques et les cadeaux réels, la malversation qui s’étale à la face du monde. Quant à avoir des tripes !… Il n’est que de songer à la manière dont il a escaladé les remparts de Médina. Décidément, s’ils étaient tous comme lui, Mungo pourrait dormir sur ses deux oreilles une fois la nuit tombée.
Les contretemps se multiplient ; hier c’était un âne qui expirait, demain ce seront les soldats qui se défileront, qui manqueront la route et marcheront une bonne demi-journée durant dans la mauvaise direction ; l’expédition a pris du retard. Tour à tour indûment retenus puis laissés à l’abandon, il leur aura fallu plus d’un mois pour arriver en vue de Dindikou, porte des étendues arides du désert de Djallonka. Tandis que l’expédition s’approche du village, grille d’ombres et de lumières se découpant sur des collines couvertes de bois touffus, Mungo se sent de plus en plus inquiet. Dressé sur ses étriers, il fixe avec la plus intense attention ces cases, ces greniers encore lointains, mais qu’il ne quitte pas des yeux, de peur, dirait-on, de les voir s’envoler s’il tournait seulement la tête. Son cœur lui martèle les côtes. Superstitieux, il s’est croisé les doigts dans le dos et marmonne une prière.
L’expédition s’est fourrée dans une impasse, et il est le seul à le savoir. Jusqu’à présent, la chance a souri aux missionnaires : ils se sont passés de guide et, miracle, ont réussi à éviter tout nouveau conflit avec les indigènes ; mais la situation va changer. S’ils n’arrivent pas à recruter un éclaireur parmi les villageois, c’en est fini. Aussi bien Mungo s’est-il mis en tête de passer par un autre chemin : en suivant la crête des montagnes de Konkadou, on évitera le Nord, royaume des fanatiques de Kaarta et de Ludamar, et l’on ne courra surtout pas le risque de traverser, plus au sud, le désert de Djallonka. Pour l’instant, l’explorateur s’est contenté d’emprunter des pistes qu’il connaissait – ce qui ne signifie pas qu’après huit ans d’absence ou presque il ne se soit pas trompé ici et là tout comme un autre. Mais tirer plein est et s’obliger à franchir les montagnes… il préfère ne pas y songer.
Soudain le voilà qui se retourne sur sa selle.
— Je pars en avant, crie-t-il à l’adresse de Zander. Prends le commandement et conduis le convoi au village, là-bas, dans le vallon.
Dindikou. Tout y est resté comme dans sa mémoire : champs cultivés que bousculent les ombrages de forêts profondes, arbres dont la ramure s’étire ainsi que des parasols au-dessus de jolies cases coniques à toit de chaume et à murs circulaires en argile bien durcie, bégonias sauvages et fougères au bord de la route, souches envahies de volubilis pourpres et blancs, une grive de brou qui triture l’ombre de ses longs trilles liquides et de ses brusques et brefs mordants. Et encore… quelques gouttes puis un bruit de cascade : le doux murmure d’une de ces rares sources qui, ô magie, ne tarissent point pendant la saison sèche. Et ce parfum ? Seraient-ce donc des hibiscus ?
La première personne qu’il rencontre est un gamin de dix ou douze ans. Potelé, habillé d’une toge courte, il a un air qui lui semble terriblement familier. Se pourrait-ce ?…
— Hé toi, là-bas ? crie Mungo.
Mais, étonnamment agile malgré une évidente tendance aux débordements d’endomorphisme, l’enfant disparaît dans la brousse avec la légèreté d’un chevrotin. Bizarre, se dit l’explorateur. J’ai dû lui faire peur, à ce moussaillon. Et puis il continue d’avancer et oublie l’affaire.
Un instant plus tard, arrivé dans une cour en terre battue recouverte de palmes et de copeaux, il descend de cheval au milieu d’un cercle d’enfants et de femmes à l’air radieux. Il leur sourit, leur distribue des perles et du sucre d’orge.
— Vous vous souvenez de moi ? leur demande-t-il dans son meilleur mandingue. Mungo Park ? L’explorateur ?
À supposer même que ce soit le cas, personne ne le lui montre. On se presse autour de lui, on lui tend la main, on est déjà trente ou quarante. Patiemment, souriant et s’inclinant devant chaque matrone, flattant avec enthousiasme le crâne de chaque enfant, l’explorateur offre une deuxième tournée de colliers de perles et de sucettes « de-quoi-tenir-la-journée ». Au bout de dix minutes de ce manège, il s’aperçoit que son sac à malices est presque vide et que les femmes lui ont déjà tourné le dos. Elles pouffent de rire, se perdent en bavardages, s’échangent un collier de grenats contre un collier de corail, puis se précipitent dans leurs cases pour aller voir si ces bijoux neufs ne jurent pas avec telle ou telle robe. Son dernier client, et Mungo sursaute en s’en apercevant, n’est autre que le petit gamin potelé qu’il a rencontré à l’entrée du village. Ses petits doigts boudinés attrapent la sucette et, très proprement, la font disparaître dans le sachet de saphie qui lui pend au poignet. Déjà le marmot tourne la tête comme s’il voulait éviter une gifle.
— Attends ! lui crie Mungo en l’attrapant par le bras. Kontong dentegi… comment t’appelles-tu, mon petit gars ?
L’autre contemple ses pieds. Mungo n’en revient pas de voir combien il ressemble à Johnson… la coupe et la texture des cheveux, la configuration des oreilles, la moue et les yeux rieurs du comédien-né…
— Oyo, répond enfin le gosse. Wousaba Oyo !
Oyo ! L’explorateur en a les sangs tout remués.
— Et ton père ?
Du doigt, l’enfant lui montre une case de l’autre côté de la cour. Eh oui, bien sûr, se dit l’explorateur qui a comme une impression de déjà-vu *, bien sûr… c’est la case de Johnson. Rien n’y a changé depuis son départ. Le muret en argile qu’on dirait cuite au four, le grand cône de palmes en forme de chapeau chinois et là-bas, au fond, les allées bordées de palissades du quartier des femmes avec leurs cases elles aussi surmontées de cônes mais plus petits, comme un alignement de volcans miniatures. D’un pas hésitant, Mungo se dirige vers la demeure. Il croit rêver, les souvenirs lui reviennent en foule, quelque chose lui noue l’arrière-gorge.
Devant la maison une femme, une esclave, en train de broyer du millet avec un pilon de la taille d’une batte de cricket. À côté d’elle, répandu dans la poussière, un chien couleur de banane mûre, dont les moustaches se soulèvent et s’abaissent doucement au rythme de sa respiration. L’explorateur marque un temps d’arrêt pour gaver sa mémoire de tous ces détails, évocateurs de sensations fortes… tout ce qu’il voit, tout ce qu’il entend, mais surtout ce qu’il sent : miel sauvage, fleurs, bouillie de blé au beurre de karité, poisson, huile, bois qui brûle… Des toges trempées lancent comme des éclairs de lumière sur une corde de chanvre ; sur un perchoir en T à côté de la porte, un perroquet gris est juché. Et là ! à l’ombre du palmier raphia… ne serait-ce pas la plus jeune épouse de Johnson ? Si fait. Celle-là même à qui il a annoncé jadis la mauvaise nouvelle. Elle ne devait pas avoir beaucoup plus de quinze ans à l’époque. Il se rappelle la manière dont elle s’était contentée de faire demi-tour pour regagner sa case, sans manifester la moindre émotion, avant de tenir ensuite toute la nuit le village éveillé par ses sanglots de douleur devant l’absurde de la chose. Et voilà qu’elle est devant lui, assise à l’ombre devant son métier à tisser, et ne semble pas avoir vieilli d’un jour.
— Amouta ? souffle-t-il dans son dos.
Elle se tourne vers lui, le regarde, ne change rigoureusement pas d’expression. Des cigales craquettent dans la forêt. Dans les branches, juste au-dessus d’eux, deux calaos s’envoient des coups de trompe accompagnés de claquements secs.
— Nous vous attendions, lui dit-elle, et ces mots qu’elle a prononcés d’un ton las et résigné, comme si elle donnait mais reprenait aussitôt, n’ont rien d’un salut, mais tiennent plutôt d’un adieu.
Mungo a l’impression d’être un intrus, un criminel, quelqu’un qui ne sait qu’annoncer de mauvaises nouvelles et flétrir les récoltes.
Soudain elle se lève, lui fait signe de la suivre, puis s’immobilise à la porte de la case. Avec ses cheveux relevés et noués en nattes, qui font songer à des sillons de blé, ses yeux luisants comme des olives mûres, elle est triste et belle.
— Allez-y, murmure-t-elle en l’invitant à entrer.
Dans la pièce, il fait frais et sombre. Un cône de lumière laiteuse descend du trou à fumée percé dans le toit, rien de plus. Le plancher a été balayé, le sol en terre battue est aussi égal qu’un dallage. Au centre de la case, un cercle de pierres, et trois ou quatre cordées de cette liane combustible dont, la nuit, les Mandingues se servent en guise de lanterne. À gauche, un grand lit fait d’un cadre en bambou recouvert d’une peau de bouvillon tendue à en craquer. Quelques fauteuils et un banc en osier, des saphies et des calebasses accrochées au poteau central, de la vaisselle en terre entassée dans un coin. Bref, tout ce que l’on peut s’attendre à trouver dans une hutte indigène.
Ce qui la rend si particulière, si extraordinaire, si différente de toutes les autres cases africaines ? Ce qui, pour finir, en fait une case à la Johnson ? L’étagère à livres. Comme noyée dans la lumière qui tombe du trou pratiqué dans le toit, elle semble irréelle, fantomatique. Construite en bambou lié de chanvre… et supportant la collection complète des œuvres de Shakespeare, in-quarto, pleine peau. Allez savoir pourquoi, rien qu’à regarder les livres, l’explorateur se sent tout à coup le système lymphatique bizarrement engorgé, une douleur profonde lui étreint la gorge et la poitrine, et lui vient une brusque envie de pleurer. Il choisit un volume au hasard – Othello – et y lit ces vers :
Si la vertu point ne manque de beauté délicieuse,
Ton gendre est bien plus blond que noir.
Ah ! ce bon vieux Johnson ! se dit-il en hochant lentement et délibérément la tête, comme si tout à coup elle pesait deux cents livres.
Il remet le volume à sa place et remarque le secrétaire. Rien de plus qu’un abattant, mais coincé contre une fenêtre découpée dans le chaume. Des feuilles de papyrus, un pot en terre regorgeant de plumes d’oie et un récipient rempli d’encre indigo : les instruments du métier. Ne jamais sous-estimer le pouvoir du mot écrit, monsieur Park, lui dirait-il s’il se trouvait là, et il sourirait… et de sa démarche traînante s’en irait mettre à cuire quelque chose dans la marmite. L’explorateur caresse rêveusement l’encrier, approche sa langue du bout pointu d’une plume. Perdu dans ses souvenirs, il n’a que vaguement conscience de ce qu’Amouta l’a laissé seul. Il a, en outre, l’esprit trop occupé pour repenser à l’étrange salutation qu’elle lui a adressée (« Nous vous attendions ». Nous ? Qui ça, nous ?). Non, il se ferme à tout, hormis à la douce sensation qu’il éprouve à caresser du doigt ces emblèmes du passé.
Lorsque enfin il se retourne, la silhouette qu’il découvre dans l’encadrement de la porte le fait presque sursauter. À contre-jour, le visage dans l’ombre, une silhouette trop râblée, trop corpulente pour qu’il s’agisse d’Amouta. Un homme. L’inconnu avance d’un pas. Belle légèreté pour un bonhomme de cet embonpoint. La toison broussailleuse de ses cheveux se découpe en ombre chinoise sur la lumière de la porte. L’espace d’un instant de folie, ô trompe-l’œil * ! l’explorateur se dit que c’est Johnson – oui, Johnson en personne, revenu sur terre.
— E ning somo, marhaba, lance-t-il en guise de salutation, comme le veut la coutume.
La voix qui lui revient en écho lui est si familière qu’il en a comme des démangeaisons aux cheveux et la gorge soudain tout asséchée.
— E ning somo, marhaba Park.
Irréel. Les inflexions, le timbre, le ton. Mais vu la taille du village et la quantité d’incestes qui s’y pratiquent, comment savoir ?… L’explorateur s’éclaircit la gorge.
— Seriez-vous un parent de John… enfin je veux dire, de Katunga Oyo ?
Noire sur fond d’ombre, noire dans la lumière, la silhouette fait délibérément un deuxième pas en avant. Baignant maintenant tout entière dans l’or qui tombe du trou ménagé au haut du toit, elle est à la fois halo et réalité… héros qui sous les applaudissements du public gagne enfin le centre de la scène. Et soudain, voilà que l’inconnu parle en anglais.
— Parent avec lui ? Non, c’est pas ce que je dirais.
Mungo s’approche. Il tient toujours sa plume d’oie à la main, il sent son cœur battre à tout rompre, son taux d’adrénaline monter en flèche… Et toutes les voix de la raison, toutes les voix de ses maîtres d’école, toutes les voix des membres de l’Association africaine, toutes celles des grands pédants de la science qui, là-bas, dans le calme et la sérénité de l’Angleterre, lui crient « Non, non, non ! »
Non, non, non… mais si. Mais si, mais si, mais si !… C’est bien Johnson. Johnson en chair et en os !
La réaction de l’explorateur est purement instinctive – il se jette sur le petit gros avec l’enthousiasme d’un bizuth enfin rentré chez lui pour les vacances.
— Johnson ! s’écrie-t-il, et vigoureusement il lui assène de grandes claques dans le dos et lui écrase les épaules, que l’autre a fort charnues, dans une sauvage étreinte. Tu aurais dû écrire, tu aurais au moins pu… ah ! mais tu ne sauras jamais comme ça me fait du bien de te revoir, mon vieux !… mais dis-moi… (cela en reculant d’un pas) comment as-tu fait pour… enfin je veux dire… je croyais…
De tout ce temps, le Mandingue est resté parfaitement raide et n’a fait aucun effort pour l’enlacer à son tour, pas même celui de lui renvoyer le salut le plus élémentaire. Non, il ne sourit pas, ne tend pas la main. Il a l’air si peu ému que pendant une minute l’explorateur se prend à douter. Serait-ce son frère jumeau ? Un cousin ? Mais non : c’est Johnson, à l’évidence. Comme s’il n’était pas reconnaissable entre tous ! Soixante ans passés, c’est vrai, mais l’air d’en avoir vingt de moins. Le poil est grisonnant et le bonhomme plus gras que jamais. Et là ! l’épingle en or au travers de la narine ! Et cet air de fausse dignité répandu sur le visage, cet air qui dit : « Mon ami, vous m’avez là rudement houspillé la cravate, mais je veux bien considérer que l’affaire est close si vous m’apportez, disons, une pleine calebasse de vin de palme et, pourquoi pas ? un gigot d’agneau pour améliorer mon couscous. » Cet air-là, il le lui a vu mille et mille fois. Bien sûr que c’est Johnson !
— Johnson ! le secoue-t-il d’un ton sec et impatient, comme s’il entendait le faire sortir de quelque léthargie, Johnson ! Tu ne me reconnais pas ?
Le Noir le regarde droit dans les yeux.
— Je m’appelle Isaaco.
— Isaaco ? Qu’est-ce que ça signifie ? Johnson ! Hé, Johnson ! C’est moi, Mungo.
C’est alors que l’explorateur découvre ce qui fait défaut, l’élément qui manque à l’image qu’il a gardée dans sa mémoire : la toge. Jambes fuselées et petit ventre, son ancien guide ne porte sur lui qu’un morceau de tissu, aussi immaculé qu’une cravate de dandy, noué à la ceinture. Juste au-dessus, et cela lui fait un choc, la grosse boule dure de son abdomen est couturée de deux cicatrices horizontales et zigzagantes. La première lui marque la poitrine à la manière d’une ceinture haut placée, la seconde lui cache le nombril avant de bifurquer vers les plis du pagne et d’en ressortir, vilainement teintée de rose, sur la face externe de la cuisse. Toutes en angles vifs, on les dirait l’une et l’autre taillées à l’aide de quelque stupéfiante paire de ciseaux à denteler.
Envahi par le dégoût et la pitié, l’explorateur tend vers lui un doigt consolateur, comme s’il voulait effacer la cicatrice supérieure.
— Je… je ne savais pas. J’aurais fait n’importe quoi, tu le sais bien.
Le Mandingue a levé les yeux vers le trou à fumée.
— Johnson, je…
Regard qui redescend, pas la moindre trace d’ironie, la mâchoire reste crispée.
— Je m’appelle Isaaco, répète l’homme.