DÉBUTS D’UN LONG CHAGRIN
(PLIC-PLOC)

Cette époque de l’année, sinistre, écorchée, impitoyable, cette époque de l’année où les puits sont à sec, les arbres rabougris, les greniers vides et la savane comme une joue rasée, où les tourbillons de poussière vous sautent à la figure – et l’on en mange jusqu’à en avoir la langue toute raide, jusqu’à en pleurer des larmes noires –, cette époque de l’année est celle où l’on prie pour avoir de la pluie. Mandingue, Sahraoui, Peuhl, Maure, Maniana ou Ibo, on prie pour qu’il pleuve. Pas un village écrasé de soleil où l’on ne voie le sorcier, la bouche en cul-de-poule (car il s’agit de s’appliquer), occupé à semer des embryons de rats dans les champs ou à déverser des seaux de sang de fœtus sur les visages blanchis et fissurés des statues sacrées. Les chiens ont faim, les chèvres arrachent leurs piquets pour s’attaquer au bambou, à l’osier et au chaume. Les villageois se serrent la ceinture et se mitonnent une espèce de pâtée jaunâtre à base de cosses de nitta avant de lever leurs visages pleins d’espoir vers le ciel. Au coucher du soleil, lorsque la lune montre son œil ensanglanté au-dessus de l’horizon, les femmes se rassemblent pour tirer, toutes nues, des charrues à travers les champs squameux tandis que d’une voix de fausset déchirante le maître de la pluie lance ses incantations :

Explose le ciel, saigne l’eau,

Borongay !

Gonfle le melon, enfle le gland,

Hé hé, hé, hé,

Borongay !

Parce qu’il en connaît le cycle depuis qu’il est né, Johnson y est aussi sensible que le mouton dans le champ ou que le chacal dans la brousse. Cette année cependant, eu égard à l’explorateur, il espère que la saison sèche voudra bien durer encore un peu – au moins jusqu’à ce qu’ils aient franchi les montagnes. Bien sûr, où que ce soit, les choses iront mal dès que les nuages se déchaîneront mais ici, à l’intérieur de ce périmètre de cirques dentelés et de ravins en à-pic de quatre-vingts à trois cents pieds, avancer comme des fourmis serait courir à la catastrophe. Il n’y a pas à en sortir : ce serait purement et simplement le merdier. Voilà pourquoi, modèle de prudence et de prévoyance, il a pris ses précautions au cas où le déluge se déclencherait prématurément : il s’est fabriqué un puissant fétiche antipluie, composé des écailles de mue d’un petit lézard des dunes, d’un pouce carré de tripe de chameau, d’une pincée de soufre et de six vers extraits de l’« Allegro » de Milton.

Mais tandis que, suivi de ses quatre serviteurs montés sur des ânes, il avance à la tête du convoi, sa saphie accrochée en pendentif au bout d’une cordelette, lui viennent quelques doutes sur l’efficacité de son amulette. La raison en est simple : il sent déjà la pluie dans l’air. On la devine à coup sûr à ses riches fragrances, comme on devine un lac à l’aurore à ses subtiles émanations. Johnson la renifle encore à deux reprises afin d’être absolument sûr de ne pas se tromper, fait faire volte-face à sa monture et redescend la colonne afin de s’ouvrir de l’affaire à l’explorateur. Il le retrouve penché sur un âne expirant, au pied d’une colline jonchée de moellons. Couché sur le flanc, les pattes de devant prises de jactation, l’animal respire avec peine. Des sacs de clous, deux scies passe-partout, une voile en toile capitonnée et quelques barils de poix et de filasse sont répandus parmi l’herbe raide et jaunie à côté de la bête agonisante : tout un bric-à-brac qui semble avoir atterri là comme s’il avait été jeté d’une grande hauteur.

— Allons, 22 ! crie-t-il à l’adresse de l’âne en manière d’exhortation, allez, ma vieille ! debout ! T’en es capable.

Derrière lui, l’air tout à la fois embarrassé, arrogant et idiot, se tient l’énorme charpentier aux cheveux roux qui se fait appeler Smirke. Le soleil lui a tellement brûlé la figure qu’il en a la peau du nez et des pommettes d’un élégant rouge framboise.

— Monsieur Park, fait Johnson d’un ton impérieux et pressant, il faut que je vous parle.

L’explorateur se redresse, se frotte les mains comme un boulanger blanchi de farine et, le sourire aux lèvres, se tourne vers son drogman.

— Mais certainement… Isaaco. Dis-moi donc ce qui te préoccupe, mon ami.

— En particulier, monsieur Park… Sir, si ça ne vous dérange pas.

Smirke relève vivement la tête et lui lance un regard irrité – ou simplement ombrageux, Johnson ne saurait trop dire. L’âne gémit comme une grand-mère grabataire.

— Vous me remplacez, Smirke, vous voulez bien ? fait l’explorateur.

Sur quoi il enfourche son cheval, lâche la bride d’un geste coulant du poignet, et tous deux s’éloignent en allant l’amble, les ventres soyeux du guide ondoyant sous sa toge. L’air aimable et empressé, l’explorateur se tourne vers son compagnon :

— Alors ?

— Alors, c’est tout simplement que… monsieur Park…

— Appelle-moi Mungo, mon vieux.

— Monsieur Park, m’est avis qu’il va nous éclater un orage pas possible dans moins d’une heure et moi je vous dis : vous feriez bien de donner l’ordre de planter les tentes ici et tout de suite si vous ne voulez pas que la moitié de vos blondinets se mettent à dégueuler de la bile noire avant la tombée de la nuit.

L’explorateur se démanche le cou pour scruter le ciel. Bleu profond et transparent d’un bout à l’autre de l’horizon. Pas le moindre grain d’humidité dans l’atmosphère. La chaleur est si forte qu’elle semble le soulever de sa selle et le maintenir en suspens dans les airs, comme une cendre flottant dans les courants ascendants au-dessus de la gueule d’un haut-fourneau.

— Tu plaisantes ou quoi ?

— Non, non, je ne plaisante pas. La pluie, je la sens. D’ici une heure.

— Mais y a pas un nuage dans le ciel !

— Écoutez, monsieur Park, je n’ai ni le temps ni le courage d’en discuter. À l’instant même, tous mes bonshommes sont en train de se préparer un abri au sommet de la colline, là-bas, derrière cet affleurement de granit… oui, celui qui ressemble à un bonnet d’âne. Même que si vous avez un grain de jugeote dans le crâne, vous devriez en faire autant.

L’explorateur le regarde d’un air perplexe et indécis, comme si l’on venait de lui raconter une blague qu’il n’eût pas bien comprise.

— Ne sois pas ridicule, Johnson… non, Isaaco… non, John… enfin ce que tu voudras. Il est 9 h 30 du matin. Nous avons une pleine journée de marche qui nous attend. Non, non et non ! Si tu crois que je vais arrêter mes hommes et leur faire planter les tentes sous prétexte que monsieur a l’impression qu’il pourrait bien pleuvoir, eh ben, navré de te dire ça comme ça, mais c’est que tu as du fromage mou dans la tête.

Johnson a déjà fait faire demi-tour à sa jument. Il s’arrête un instant pour jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. Puis il fixe l’explorateur d’un regard las et résigné, comme un maître d’école penché au-dessus d’un élève qui, après avoir soustrait dix de vingt pour la troisième fois, arrive enfin à la conclusion que ça fait dix-huit.

— Tu veux que je te dise, Mungo ? Tu tiens toujours la même épaisse couche qu’il y a huit ans de ça !

image

Trois quarts d’heure plus tard, le ciel est couleur d’acier huilé ; chassant devant lui des nuages de poussière qui occultent entièrement l’horizon, proche ou lointain, le vent souffle en rafales à plus de soixante milles à l’heure. La foudre disperse les vapeurs tourbillonnantes des nuées tandis que de grandes tornades fumantes déracinent des arbres à gros troncs comme s’ils n’étaient que céleri en branches. Et puis la pluie arrive : Niagara rugissant qui vous transperce, qui vous mord. Elle se rue à travers les plaines, remonte les vallées, courbe les arbres et les buissons, dégobille des brassées de feuilles, gicle dans la poussière, pilonne le flanc nu des montagnes comme feraient des salves de cuirassé. En un instant, tous les sacs, toutes les caisses sont trempés ; les hommes ruissellent, les ânes crachent comme des gouttières. Bouillonnante, colorée de brun par des tonnes de poussière en suspension, l’eau dévale la pente et se précipite sur eux, de ruisseau devenu rivière, fleuve. La pluie qui rebondit sur les plaques de terre recuites par le soleil est aspirée vers les creux avec de terrifiants bruits de succion.

Shaddy Walters est la première victime. Au moment où, féroce et soudain, le vent se lève, le grand cuisinier de l’expédition est en train d’essayer de franchir une dalle de granit au grain rougeâtre. Bombée comme le dos d’une baleine, énorme. Juste à sa gauche, un à-pic de deux cents pieds ; à sa droite, une véritable muraille de roche de quelque cent pieds.

Dans l’instant ou presque, Walters s’est vu arracher son chapeau de paille à larges bords, qui disparaît au-dessus du mur comme un bout d’étoupe à canon. La poussière lui cingle les yeux ainsi qu’un martinet. Dans un grand tintamarre de casseroles et de poêles à frire, son âne se retrouve assis sur le cul et se met à braire. Brusquement comprimé, un sac de riz se déchire, tous ses grains sautant comme mitraille à la figure du cuisinier. Pris dans la rafale qui gronde, ils s’élèvent en tourbillons jusqu’à la troposphère… et seront bientôt, sous l’effet du vent, replantés à cent milles au nord, dans les terres stériles. Mais voilà notre cuisinier fort inquiet. Frénétiquement il tire sur le licol de sa bête lorsque, monté sur son destrier, l’explorateur le dépasse en criant quelque chose à la gueule du vent. L’âne est pris de panique, il fait les yeux blancs, ses pattes déjà dérapent vers le bord du précipice, sa queue bat le vide.

— Chacun pour soi ! hurle Jemmie Bird en passant devant lui.

Et Jemmie Bird se démène, glisse, se traîne à quatre pattes… et franchit la bosse de granit, pour se retrouver sur le plateau où il se rue vers un bosquet d’arbres rabougris privés de feuilles. Soudain, dans un fracas galvanique, l’une des grosses marmites du régiment s’envole par-dessus le dos de l’âne, casse sa chaîne, rebondit sur la paroi qu’elle franchit dans un tintement d’enfer, bientôt assourdi, comme une cymbale que l’on aurait jetée du haut du Ben Nevis. L’idée d’abandonner son âne comme Jemmie Bird vient de le faire assaille l’esprit du cuisinier, mais non, il l’écarte. Qu’on dise tout ce qu’on voudra, Shaddy Walters est un têtu. Quelqu’un qui n’hésitera point à vous servir du riz aux oignons trois fois par jour pendant une semaine. Quelqu’un qui vous fera bouillir votre thé jusqu’à ce qu’il en ait pris le goût du bronze à canon. Quelqu’un qui, ayant agrippé un âne entêté par le licol, ne le lâchera plus jusqu’au jour du Jugement.

Ce qui est d’ailleurs très exactement le cas. Deux minutes plus tard, la pluie tombe comme des claques et transforme la corniche en patinoire. Prisonniers de leur ténacité et de leur terreur, Shaddy et l’âne n° 27 plongent tout droit vers le repos éternel, dégringolent dans les éboulis comme deux grêlons sidérants. Ils auront beau crier : personne n’entend leurs voix grêles qui se perdent dans l’abîme.

Pendant ce temps-là, sur les quarante et un hommes encore vivants, Mungo mis à part, trente-huit se sont mis à vomir, affalés sur les genoux, dès que la pluie a commencé. Attention, pavillon de quarantaine ! Fièvre jaune, dysenterie, exanthème, fièvre, vomito negro, l’explorateur connaît tout cela par cœur. Se tenant le ventre comme si on leur avait tiré dedans à coups de fusil, les hommes se traînent jusqu’aux petits buissons d’épineux entre lesquels Mungo essaie désespérément d’étendre une bâche en guise d’abri pour les barils de poudre, le riz, les mousquets déjà menacés par la rouille. Certains ont réussi à rester juchés sur leurs ânes, d’autres non. Presque tous s’affaissent, tremblent et hoquettent sur le carré de terre plane déjà envahi de flaques et de vomissures que l’explorateur est tant bien que mal parvenu à abriter. L’un d’eux, un garçon de dix-huit ans répondant au nom de Cecil Sparks, s’est pris à pleurer. Ses sanglots manquent se perdre dans la cacophonie de la toile qui bat, de la pluie qui dégringole dans un grondement de tonnerre, des hommes qui grognent et gémissent à vous retourner les tripes. À peine entend-on ses plaintes saccadées : pleurs jetés à pleine gorge et qui disent le désespoir, l’échec, l’apitoiement sur soi, l’anéantissement.