HISTOIRE DE DASSOUD
(deuxième partie)
Noble, aussi fier que cruel, représentant d’une culture à mille années-lumière de celle des Maures du Sahel qui ne savaient encore que sucer le pis des chèvres et taper sur leurs tabalas, Dassoud, qui avait contemplé la Méditerranée et traversé tout le Sahara, n’était pas homme à se satisfaire longtemps d’un rôle de bourreau et de chacal humain. Jouer les utilités convenait peut-être à un jeunot, à quelqu’un qui n’avait pas le pied sûr et que la vie n’avait pas mis à l’épreuve mais, le mûrissement aidant, il en était venu, lui, Dassoud, à vouloir une plus grande part du gâteau. Alors qu’il s’était jusque-là contenté du rang qu’on lui avait accordé, il s’était mis à renâcler devant ses tâches de subalterne. Il se retrouva vite à prendre ombrage de l’autorité d’Ali, à convoiter ses prérogatives et à critiquer sa stratégie, tant sur le champ de bataille qu’à la table des négociations. À dire vrai cependant, l’essentiel de son dépit avait Fatima pour objet. Les années passant, elle avait pris de plus en plus de volume. À force d’ingurgiter du couscous et des gâteaux parfumés au carvi, jusqu’à vingt par jour, sans compter les nuits où elle se réveillait parce qu’elle voulait un peu de lait sucré au miel, elle avait fini par vraiment s’épanouir. Lorsqu’elle toucha à la trentaine, la reine avait encore gagné quelque quatre-vingts livres. Quand elle en fut à ses quatre cent soixante, elle était enfin devenue d’un charme parfaitement irrésistible. Dassoud décida de passer à l’action.
Il s’en prit à Ali au milieu de la nuit, tout comme, seize ans plus tôt, celui-ci s’en était pris à son prédécesseur. Chasser le garde de Nubie et trancher la tête du roi fut pour lui un jeu d’enfant, l’œuvre d’un instant – toute la difficulté avait été de découvrir où l’émir se cachait. Ayant compris que la nuit inévitablement viendrait où, un cimeterre ou un garrot à la main, le nouvel usurpateur le chercherait par tout Benoum, Ali se faisait en effet un devoir de repousser le plus tard possible l’heure à laquelle il se retirait chaque soir et de ne dévoiler à personne, absolument personne, quelle tente aurait l’honneur de l’héberger pour son auguste nuitée. C’est ainsi qu’un matin il pouvait sortir de celle de Mouhammad Goumsou et, le lendemain, de celle de Mahmoud Ismaïl. Il jouait aux tentes musicales * depuis si longtemps qu’à leur réveil, ses gens trouvaient cela aussi naturel que l’odeur du feu de bois.
Quinze jours durant, Dassoud avait subrepticement visité toutes celles d’où l’émir était sorti et avait surveillé les servantes qui ramassaient ses vêtements, roulaient ses tapis et emportaient son narghilé. Elles changeaient tous les jours… Sauf certaine vieille femme dont la robe ressemblait à un suaire et qui, presque chaque matin, venait faire le ménage. Dassoud l’avait prise à part et menacée sans ambages : « Tu trahis Ali ou je t’écrase comme un bousier ! » Aussi tordue qu’une ronce, elle avait la peau presque pâle et l’œil laiteux – une vraie goutte de semence. Un anneau terni avait brillé à sa lèvre lorsque, rejetant la tête en arrière, elle avait éclaté de rire.
— Bien sûr que je le trahirai ! avait-elle sifflé, avec joie.
Plus tard, les mains encore rouges du sang d’Ali, dont il venait de piquer la tête sur un pieu au milieu du camp, Dassoud était allé voir Fatima.
Grâce à son appui, il avait été bientôt en mesure d’asseoir largement son pouvoir. La veuve du prince l’avait légitimé aux yeux des Maures de Ludamar et, en sa qualité de fille de Bou Khaloum, l’avait rattaché – et par les liens du sang – à la tribu des Al-Mu’ta de Djafnou. C’était un bon début et Dassoud en avait tiré tout le parti possible. Là où Ali s’était contenté de jouer le rapprochement *, il avait insisté pour gagner à sa cause des alliés plus actifs ; là où Ali n’avait pas cherché à violer les frontières, il avait, lui, tout fait pour les repousser. Il s’était en particulier donné beaucoup de mal pour s’assurer l’allégeance de Bou Khaloum – après quoi, en position de force, il s’était lancé à l’attaque des féroces tribus d’Il Braken et de Trasart et avait défié leurs chefs en combat singulier. Sans pitié, quasi mécaniquement, il les avait taillés en pièces les uns après les autres.
En moins d’un an, Dassoud se retrouvait à la tête de quelque quinze cents cavaliers – et en choisissait deux cents pour lui servir de corps d’élite. Le désert tout entier n’aurait su lui en fournir de meilleurs. De Djafnou, de Ludamar, de Massina, des territoires d’Il Braken, de Trasart et d’Al-Mu’ta, ils étaient venus se présenter à sa tente, tous cruels, terriblement compétents, rapides et agiles, tous des athlètes, des tireurs et des cavaliers de première force. Personne n’eût pu leur résister. Avec Dassoud pour les mener à la bataille – on eût dit quelque apparition infernale, une manière de shaitan noir – bientôt ils parcoururent de long en large les vastes étendues du Sahel occidental, de Gédoumah à Tombouctou, réduisirent la terre en poussière et terrorisèrent également Peuhls, Mandingues et Ouolofs. Le puissant Mansong lui-même courba la tête.
Dassoud était satisfait. Devenu émir de Ludamar, et seigneur et maître de Fatima, il commandait une véritable armée privée et tenait le rôle de grand conciliateur des tribus du désert. Il avait réalisé tous ses rêves, toutes ses ambitions. Qu’aurait-il pu vouloir de plus ? Ne s’était-il pas mis à la plus confortable des habitudes : agresser tout un chacun ? Extorquer de l’argent, lancer des raids à l’est, à l’ouest et au sud ? Des raids destinés à pacifier les villages récalcitrants ? Des raids où, esclaves et bétail, on faisait main basse sur tout ? Des raids pour le seul plaisir ? C’était la belle vie. Dassoud était satisfait.
Jusqu’à cet après-midi ensommeillé où, séquestré dans la tente de Fatima, doucement envahi par les riches ferments de sa chair – il y avait de la musique douce, le soleil rude et les hurlements de la bataille n’étaient déjà plus que de pâles souvenirs –, jusqu’à cet après-midi idyllique donc, où tout avait volé en mille éclats lorsqu’il avait appris que des Blancs, des Nazarini ! étaient revenus au Sahel : Ahmed, le bushrin borgne, se tenait respectueusement devant sa tente et l’appelait d’un ton pressant. Le visage menaçant et l’arme à la main, Dassoud avait écarté les battants. C’est à peine si Ahmed avait eu le temps de reprendre son souffle. Des Blancs, une armée entière ! venaient de pénétrer dans le royaume de Bambara et avaient atteint Bambakou. Ils avaient des armes à feu, ils tuaient les Noirs, ils prenaient des esclaves et pillaient les campagnes.
La nouvelle le frappa aussi fort qu’une ruade de chameau. Stupéfait, il demeura immobile jusqu’à ce qu’enfin sa surprise se transformât en colère. Des Blancs ! Des Nazarini ! Il les hait du fond de l’âme, il les hait comme jamais encore il n’a rien haï. Le seul Blanc sur lequel il avait posé les yeux, cette espèce de rampant, de faux jeton d’explorateur aux yeux de chat… lui avait échappé ! S’était montré plus malin que lui ! L’avait battu ! Le seul être qui avait réussi à le vaincre ! Le souvenir de son humiliation lui était toujours comme une plaie ouverte, aussi palpitante et à vif qu’à l’instant où l’explorateur la lui avait infligée. Dassoud serra les dents et se rappela la honte que l’affaire lui avait coûtée… la manière dont il était rentré au camp en haillons et les mains vides… celle dont, personne n’osant dire un mot, mille regards lui avaient fait comprendre ce que l’on pensait. Et puis il y avait Fatima… ah ! cette façon qu’elle avait eue de choyer le monstre, la manière dont, assise heure après heure à côté de lui, elle avait écouté ses bavardages incohérents, comme si elle avait eu affaire à un marabout, à un sage, à un on ne savait quoi, alors que lui, Dassoud ! Dassoud le fils d’un sultan berbère, Dassoud la terreur des champs de bataille, n’était rien. Cette seule pensée, même alors, après toutes ces années, le galvanisa de rage et de haine. Il se tourna vers la première victime qu’il avait sous la main, le chameau d’Ahmed, et l’étendit raide d’un seul coup de son poing serré. Après quoi il bondit sur son cheval et s’en fut vers Ségou dans un bruit de tonnerre.
Quinze jours plus tard, il était le plus heureux des hommes. Son allégresse lui donnait presque le vertige : parmi tous les Nazarini que portait la terre, c’était Mungo Park en personne qui s’en revenait à portée d’arme de l’émir de Ludamar ! Et maintenant, la lettre ! Il en rit rien que d’y songer. Il ira même jusqu’à la faire circuler dans les tribus du Nord, qu’il s’emploiera à pousser à de beaux paroxysmes de fureur aveugle, irraisonnée. Sans cesse il attisera l’espèce de rage implacable, mortelle et sanguinaire qu’aucune attaque menée contre la religion, contre le bétail, voire contre les femmes et les enfants, n’eût été capable de susciter instantanément en eux : on s’attaquait à leurs livres de comptes ! Il eût été difficile de trouver mieux. La taille de cette armée de Blancs ? Il s’en moquait. Lui, Dassoud le Fléau du Sahel, il allait leur mettre quinze cents cavaliers furibonds sur les reins avant que le mois ne s’achevât !
Après quoi, il irait en personne saluer de nouveau Mungo Park, à Sansanding.