FANNY BRUNCH

Par un sinistre après-midi, alors qu’au 32 de Soho Square, la pluie cinglait les vitres et que, le dos encore à vif des coups de rameaux qu’il avait reçus aux bains suédois, Sir Joseph Banks montait lentement les marches du perron, la femme de chambre du dernier étage, celle qui avait les chevilles épaisses et ressemblait à un vieil oiseau, et qui depuis vingt-sept ans travaillait dans la maison, fut brusquement emportée par un accès de fièvre chaude. Elle se trouvait au salon où elle servait le thé à Lady Banks et à Miss Sarah Sophia. Le breuvage avait infusé dans une théière en argent posée sur un plateau, lui aussi en argent. Les tasses et les soucoupes étaient, elles, en porcelaine de Sèvres. Au moment où, la théière à la main, elle se penchait vers sa maîtresse, la pauvre Betty Smoot avait soudain sursauté comme si quelque chose lui mordait les fesses, avait chanté à tue-tête deux vers d’une chanson très cochonne et puis était retombée morte.

Deux jours plus tard, Lady Banks était suffisamment remise de l’incident pour discuter de la situation avec son époux.

— Jos, fit-elle, il nous faut une femme de chambre pour le dernier étage…

Sir Joseph feuilletait le journal à la recherche d’une information sur l’expédition portugaise dans le golfe du Bénin.

— … Cook a une cousine dans le Hertfordshire. À moins que ce ne soit une sœur… enfin, il a quelqu’un. Oui, ils connaissent une fille qui ne demanderait pas mieux que de trouver une place. En fait, je crois que c’est la fille de la cousine de Cook. À moins que ce ne soit la fille de sa sœur… enfin quoi, elle est jeune. Dix-sept ans. Mais je le disais à Cook, une petite jeunesse, ça ne ferait pas de mal dans cette maison.

Sir Joseph leva les yeux de dessus son journal.

— Et elle s’appelle ?

— Brunch, lui répondit Lady B., Fanny Brunch.

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Fanny Brunch sortait tout droit de sa crémerie. Son haleine sentait le lait tiède, zéphyr où l’on entendait bruire berceaux, tétines, chaudes ténèbres d’avant la naissance. Elle avait la peau douce comme de la crème, ses seins étaient deux fromages, jusqu’à son sourire qui avait quelque chose de butyreux. Elle n’avait pas quinze ans que deux vauriens se déchiquetaient à mort pour elle. À coups de houes. L’année suivante, le seigneur du coin l’enlevait et l’attachait à sa couche. On le surprit en chemise de nuit : son lit était un océan de plumes et Fanny avait les fesses striées de marques de fouet. Ses parents, de pauvres gens qui travaillaient dur et croyaient que l’homme est bon et que Dieu règne sur la terre, décidèrent qu’il était grand temps que leur fille fût placée, quand ce ne serait que pour la protéger. La mort de Betty Smoot était providentielle.

Fanny était aussi ingénue qu’elle avait bon caractère. Du matin au soir, elle souriait comme un champ de blé sous le soleil et ses pieds célestes couraient sans bruit, volaient d’un bout à l’autre de la maison. Après vingt-sept ans de Smoot, Lady Banks ne fut pas longue à lui trouver des airs de brise de printemps. Pris comme il l’était par son Association africaine et les dernières nouvelles de ses explorateurs disparus, Sir Joseph, lui, la remarqua à peine. Ce qui valait d’ailleurs tout aussi bien, la dernière chose dont Fanny eût besoin étant de devoir repousser les avances d’un vieux satyre au cœur de sa tanière. Cook, lui, l’adorait. Le maître d’hôtel, Byron Bount, essaya de lui lécher le bras une après-midi qu’elle avait les manches relevées mais Cook l’en guérit à jamais en lui salpêtrant ses tomates à la poêle. Un incident malheureux se produisit pourtant : un jour, un invité des Banks, un jeune poète mélancolique avec des poches sous les yeux, se jeta d’une fenêtre du troisième étage par amour pour elle. Il se cassa neuf côtes et les deux jambes et y perdit une oreille. À part ça, tout suivait son petit bonhomme de chemin et, au 32 de Soho Square, Fanny Brunch était déjà en passe de devenir une institution.

Ce fut alors qu’elle rencontra Ned Rise.