PÉTOCHE
Un an n’est rien : une plume dans le vent, un souffle. Tournez la tête et c’est fini. Glace, puis bourgeons, puis feuilles, puis brindilles. Les oies sur l’étang, le chaume dans les champs. Trois cent soixante-cinq matins, trois cent soixante-cinq soirs. On s’égratigne, on se foule la cheville, on a le nez qui coule, un parent éloigné disparaît. Il y a un écureuil dans le grenier, la tempête abat un arbre. Dans l’entrée, les aiguilles de la pendule font sept cent trente fois le tour du cadran en grinçant. On ouvre des fenêtres, on tire des jalousies, on salit des assiettes, des tasses et des cuillères, on les lave, on les salit, on les relave. Le tonnerre donne de grands coups de maillet sur les collines, la neige grimpe sur les barrières, la lumière du soleil cuivre les vitres des fenêtres. Un an. Sur combien : cinquante ? soixante ? Les jours grignotent le temps, insidieusement.
La tête dans les mains, Ailie s’est recroquevillée au bord de son lit. À la fenêtre l’aurore est grise. La pluie froide qui s’est mise à tomber au crépuscule continue de cingler les vitres. Katlin Gibbie repose allongée à côté d’elle. Elle respire doucement, son petit garçon de neuf mois pelotonné sur son sein. Betty Deatcher, une cousine qui habite Kelso, ronfle sur un matelas dans un coin de la chambre. Dans l’âtre, la braise s’est transformée en cendres.
C’est le matin de Noël mais Ailie n’en ressent aucune joie et n’a aucune envie de faire la paix avec les hommes de bonne volonté. Un an s’étant écoulé, c’est aujourd’hui qu’il lui faut honorer sa promesse : à la nuit tombée elle sera devenue Mrs Ailie Gleg. Elle se raidit rien que d’y songer. Jamais elle n’aurait cru que le jour viendrait où il lui faudrait s’en tenir à ses vœux. Il était clair que tel le preux caracolant des romans de chevalerie, Mungo surgirait enfin pour l’arracher aux griffes du dragon. Dans un an ! Comme cela lui avait paru lointain ! Cela lui laissait tout le temps de revenir… au Nouvel An ou à Pâques. Comment aurait-elle pu deviner qu’il n’en serait rien ? Elle s’était mise à attendre. À attendre avec ce vide au creux de l’estomac, à attendre les semailles de printemps, puis la Pentecôte, puis la Saint-Jean, puis la Saint-Michel, puis la fête des récoltes, puis la Saint-Martin, et enfin la veille même de Noël. C’est alors seulement qu’elle avait renoncé, autorisant ses demoiselles d’honneur à lui teindre les pieds au henné et à tendre sur elle et son promis la traditionnelle peau de vache. Et pourtant, même maintenant, à la onzième heure de la journée, elle ne se résigne pas à son sort. Elle n’a toujours pas perdu espoir. Après tout, elle a encore jusqu’à 3 heures de l’après-midi ! Et s’il finissait par s’engouffrer dans l’église au moment même où elle se tiendrait devant l’autel ? Grand, la mine impérieuse, le visage brûlé de soleil, le regard sauvage, il…
Mais il suffit. Y songer, elle n’en a même pas le droit. Elle a donné sa parole, son père a tué un veau et un cochon et envoyé les invitations en même temps que les gants blancs en chevreau ; ses amis et ses parents ont parcouru des milles et des milles dans le vent glacé, la neige et le verglas… Comment oserait-elle les priver de leur plaisir ? Il y a pire : se sauver après avoir conquis le cœur de Georgie ? Non : se préparer, se réveiller, accepter le monde tel qu’il est, voilà où est son devoir. On lui a pris un homme mais un autre s’est offert à le remplacer. La belle affaire s’il n’est pas parfait ! La belle affaire s’il a les oreilles qui pendent, s’il est balourd, s’il est aussi peu attirant qu’un vieux coq déplumé ! Il l’aime, c’est la seule chose qui compte. Et puis, il a bon cœur…
Sa rêverie est soudain interrompue par des sifflements : aigu et plein d’entrain, le bruit se répercute étrangement à travers la maison silencieuse. La mélodie se rapproche, puis lui échappe, elle n’arrive pas à en être sûre, mais… mais si, c’est une chanson que Mungo lui chantait il y a des années et des années de cela et déjà les paroles lui évoquent son souvenir, les intonations de sa voix…
Ô toi qui vis en Angleterre
Ou y naquis,
En Écosse jamais ne t’en va chercher fille
Ou tu n’en auras que mépris !
Un Écossais t’attrape, un Écossais te berne,
Puis te glisse la bague au doigt…
On t’a fait passer des vessies pour des lanternes,
On t’a pris pour un sot, crois-moi.
Serait-ce possible ? Sainte Mère de Dieu, se pourrait-il ?… Toujours en chemise de nuit, elle saute du lit. Ses pieds ont la couleur des oranges de Valence, elle a le cœur qui bat : la chanson se fait plus forte, elle se rapproche, quelqu’un la chante de l’autre côté du mur, elle murmure « Ô Mungo ! Mungo ! Mungo… », elle pousse violemment la porte et l’espoir la reprend. Et ça y est, il est là, devant elle… et s’appelle Georgie Gleg… Il porte du linge frais, un haut-de-forme et une veste en soie. Il a les yeux doux comme du miel.
— Bonjour, mon amour, lui dit-il en lui tendant une couronne de houx en forme de cœur. Enfin le grand jour !
La déception se marque sur son visage.
— Mer… mer… mer… merci, répond-elle en bégayant.
Complètement éberluée, elle se sent gênée et maladroite dans son rôle d’agneau qu’on va sacrifier. En avançant la main pour prendre la couronne, elle se pique le doigt : une goutte de sang y perle aussitôt.
— Là, dit Gleg en lui prenant vivement la main, laisse-moi faire, c’est moi qui vais sucer.
Et elle, elle reste plantée là, tout idiote, avec ses pieds orange et sa chemise de nuit froissée, à écouter les gargouillis de la pluie dans les gouttières, et à regarder son futur mari se pencher vers elle et lui téter le pouce comme un nourrisson le sein de sa mère.
Dix minutes plus tard, elle ferme la porte de sa chambre au loquet et fait le tour de la pièce sur la pointe des pieds : elle a commencé à entasser ses affaires dans une sacoche en cuir noir. Elle a le menton décidé et, quoique furtive, se meut avec souplesse. Katlin s’étant brusquement retournée dans son lit, elle reste le pied en l’air et, sans faire un bruit, attend que reprenne le doux murmure qui accompagne le sommeil de son amie. Une fois dans le couloir, elle sort ses gants, son chapeau et son écharpe. Dans la pièce du fond, son père et son oncle ronflent encore comme des soufflets de forge tandis qu’elle traverse la cuisine et se glisse enfin dehors.
Régulière, la pluie continue de tomber à grand bruit. Il y a comme un parfum de pureté et de renouveau dans l’air. L’on dirait presque que la terre a été lavée de ses souillures. Là-bas, devant elle, élégants et nus, les troncs d’arbres mouillés luisent dans la lumière. Derrière, la maison recule déjà dans les brumes. Courbée en avant, Ailie disparaît entre les arbres comme une voleuse.