CONTINENTS NEUFS, FLEUVES ANTIQUES
Eh bien non, il n’avait rien gâché du tout, tant s’en fallait. En fait, et l’avenir le prouva, la reine ne semblait pas le moins du monde incommodée par la présence de cet infidèle albinos et porcivore sur ses genoux. Peut-être même en était-elle, assez bizarrement, plutôt satisfaite.
L’explorateur commença presque sur l’instant à en concevoir le soupçon. Étendu là, tout étourdi et sanguinolent en travers de son giron, il se laissait bercer par les flux aqueux et tremblants de ses genoux – on eût dit un navire au mouillage –, quand il crut sentir comme un frémissement monter des profondeurs de la dame, une vaguelette, un gonflement, une ondulation aussi douce et aussi nécessaire que les cercles qui vont s’élargissant sur l’étang après qu’une pierre en a brisé la surface. Était-ce le rire qui la secouait, un gloussement issu de l’ombilic de sa splendide usine à chairs ? Avait-il fait sensation malgré tout ?
Il n’eut malheureusement pas l’occasion de le vérifier : l’œil assassin, Dassoud s’était déjà mis à taillader la paroi de la tente. Mungo sauta du ventre de Fatima, se planta le front dans la terre et, suivant en cela l’exemple de Johnson, entonna des « La illah al-Allah, Mohammad rassoul Allahi » en guise de pénitence.
Le poil de chèvre se fendit en crissant, zit ! zat ! zout ! et, tout enflammé à l’idée que la reine pût être en danger, Dassoud bondit sous la tente, prêt à châtier le coupable avec autant de promptitude que de sauvagerie. Mais le Aaarrrh ! qu’il gronda en faisant tournoyer sa terrible épée s’arrêta net.
Qu’arrivait-il ? Les femmes de chambre étaient complètement hystériques, les poteaux fracassés, il y avait du sang et des plumes d’un bout à l’autre de la tente… et pourtant Fatima n’avait pas bougé d’un centimètre depuis qu’il l’avait quittée. Quant au Nazarini, il se traînait par terre avec son esclave et tous deux y gémissaient d’abondance pendant que le Borgne et le Nubien les menaçaient de leur haut, prêts à les exécuter.
— Mais, au nom d’Allah ! s’écria-t-il, j’aimerais bien savoir ce qui se passe !
Le Nubien qui n’avait de sa vie émis une seule parole continua de ne rien dire. Le cochon gisait dans un coin. Il tremblait encore de la carcasse, des gouttes de sang dégoulinant de sa gorge tranchée, et la hure gisant à terre, aux pieds du Nubien.
— Seigneur, aie pitié de nous ! gémit Johnson, le nez dans l’arène.
Pour finir, les lamentations des suivantes baissèrent jusqu’à devenir d’aimables miaulements entrecoupés de sanglots. Tambour battant, le Borgne raconta ce qui avait transpiré de l’affaire, en prenant soin d’y rabaisser son propre rôle et d’exagérer l’irresponsabilité maladive du Nazarini et de son esclave. Dassoud l’écouta impatiemment, oscillant d’avant en arrière et tripatouillant le manche de son sabre. Ayant demandé au Borgne d’abréger son récit, il donna l’ordre d’emmener les coupables dans les dunes afin de les y étriper comme il fallait. C’est alors que Fatima s’éclaircit la gorge. Dassoud se tut. Elle parla d’une voix ferme et fut sobre dans ses propos, dont la teneur passa très au-dessus de la tête de l’explorateur. Il en résulta cependant que Johnson et lui furent ramenés chez eux, et qu’on adjoignit un septième ronfleur aux six assoupis patentés qui montaient déjà la garde à l’entrée de leur tente.
Une heure plus tard, une odeur inhabituelle embaumait l’air. Persistantes et fortes, les fragrances apportaient avec elles ce mélange de feu qui flambe, de viandes qui rôtissent et d’aromates qui les parfument. De la viande ! L’explorateur avala deux fois sa salive.
— Johnson, fit-il, tu sens ce que je sens ?
— Côte de bœuf, lui fut-il répondu. Je reconnaîtrais ça n’importe où !
Les battants de la tente s’étant entrouverts, les riches effluves emplirent tout l’espace. C’était l’une des jeunes filles en pantalons bouffants. À la main, elle tenait un cuissot d’addax 1 dont la chair semblait encore rissoler autour de la broche. Elle le tendit à l’explorateur.
— Pour toi, dit-elle. De la part de Fatima.
Après lui avoir décoché un clin d’œil, elle disparut dans la nuit.
Mungo mordit dans la pièce de viande avant de la passer à son interprète.
— On dirait qu’on a enfin gagné, l’ami ! lança-t-il en riant. Sans doute n’ai-je pas fait que des gaffes…
— Peut-être qu’elle aime les saltimbanques, lui renvoya Johnson.
— Qui sait ? Ce qu’il y a de certain dans tout ça, c’est que c’est un ange, cette femme. D’abord la guerba, après, le lait et le couscous… et maintenant ça !
— Ouais, ouais, admit Johnson en mâchonnant. Côté largesses, elle fait large…
Le lendemain matin, Fatima lui fit porter un plat de yaourt aux baies de houna douces-amères ; le soir, ce furent des cervelles revenues avec du riz. L’explorateur en était stupéfait. Voilà qu’après deux mois de bouillie et d’eau, il pouvait enfin planter les dents dans du solide. Et ce n’était qu’un début. Dans les jours qui suivirent, les servantes de Fatima lui présentèrent du foie de mouton, de la bosse de chameau (braisée), des ris de veau aux pois chiches, une sorte de pudding au babeurre, trois douzaines de gésiers d’outardes et un chevreau rôti entier.
— De la bouffe « soul 2 », disait Johnson. C’est le bonhomme du dedans qui aura emballé la fille… allez, allez ! Vous avez pus besoin de vous occuper du bonhomme du dehors avec sa mauvaise réputation et tout ce bran sur lui !
Le bonhomme du dedans, le bonhomme du dehors… ça changeait quoi ? La viande rouge les nourrissait aussi bien l’un que l’autre. Et puis quoi ? Il avait dû perdre cinquante livres depuis son départ de Portsmouth. Il contempla ses orteils jaunis, ses chevilles maigrichonnes et les baguettes qui lui tenaient lieu d’avant-bras : devait pas peser plus de cent vingt livres à l’heure qu’il était. Mais dans l’instant il grimaça un sourire et marmonna une petite prière. S’il continuait à ce rythme, tous ses kilos perdus, il les aurait repris en un rien de temps. Et alors… qui sait s’il ne serait pas assez costaud pour tenter de s’enfuir ?
Des changements, il y en eut d’autres. Il eut bientôt la permission de flâner à sa guise à travers le campement (en se faisant, bien évidemment, filer par ses sept gardiens), de passer autant de temps qu’il le désirait avec Johnson, et même d’assister à certaines cérémonies. Plus que toutes les autres, cette dernière autorisation lui redonna du courage. Après tout, explorateur il était… et voilà qu’il explorait ! Il fut de deux circoncisions, d’un enterrement et de l’exécution d’un chien qui avait levé la patte sur la tente de l’émir. Il regarda les esclaves piler le millet, tanner des peaux et baratter dans une guerba suspendue entre deux piquets ; il les regarda encore réciter leurs prières, déféquer, jeter des pots, mâcher des racines, tatouer des nourrissons et des chiens. Tout cela était très éclairant. Mais éphémère. Il était incapable de se souvenir de quoi que ce fût d’un jour sur l’autre.
Un matin qu’assis par terre il regardait un esclave attacher les pis d’une chamelle pour empêcher son petit de la téter en pleine chaleur, une idée le frappa aussi vivement qu’un coup de bâton derrière la tête : il allait écrire un livre ! Oui, un livre : il serait alors aussi célèbre que Marco Polo, Gulliver ou Richard Jobson. Pourquoi pas ? N’était-il pas, là, à voir, à sentir et à goûter des choses dont aucun homme blanc n’avait même jamais rêvé ? Non, il eût été criminel de rater pareille occasion ! Il regagna sa tente au pas cadencé, arracha les pages de sa bible de poche et se mit à écrire. Page après page, il nota ses impressions sur le climat, la flore, la faune, les formations géologiques, les habitudes et la physionomie des Maures, des Mandingues, des Sahraouis et des Peuhls. Il décrivit la barbe d’Ali, l’air renfrogné de Dassoud, la chaleur de midi, la solitude du baobab. Il dit la générosité de Fatima, la saveur acidulée des baies de houna, la senteur du bois brûlant dans la nuit. Il remplit ainsi trente pages le premier jour et les dissimula au fond de son chapeau.
Un soir, il prit part à un mariage. Vieilles femmes qui chantaient des mélopées, chiens qui hurlaient et procession solennelle, la chose ressemblait d’une manière frappante à l’enterrement auquel il avait assisté. Voilée de la tête aux pieds – on ne lui voyait même pas les yeux –, la mariée n’était qu’un linceul ambulant. Il se demanda même comment elle faisait pour ne pas tomber. Les pleureuses la suivaient, leurs pas réglés par le battement d’une tabala. Le marié avait enfilé des babouches à bout recourbé. Derrière lui venait un cortège de musulmans en burnous brodés, eux-mêmes suivis par une file d’esclaves qui tiraient des chèvres et des bouvillons et portaient une tente. On planta celle-ci en un endroit convenu, puis on abattit les bêtes et on alluma un feu dans un trou. Et l’on festoya. Il y eut du bœuf et du mouton, des oiseaux, des larves rôties et toutes sortes de mets délicats. On dansa, on chanta, on dit des contes. Enfin le plat de résistance arriva : un chameau entier cuit au four.
CHAMEAU AU FOUR (FARCI)
– pour 400 personnes –
Se procurer :
500 dattes,
200 œufs de pluvier,
20 carpes de deux livres,
4 outardes, plumées et vidées,
2 moutons,
1 gros chameau,
condiments divers.
Creuser une tranchée. Faire un feu d’enfer pour obtenir de la braise, sur un mètre de profondeur. Faire durcir les œufs à part. Écailler les carpes et les farcir avec les dattes et les œufs durs épluchés. Assaisonner les outardes et les farcir avec les carpes farcies. Farcir les moutons avec les outardes farcies, puis farcir le chameau avec les moutons farcis. Flamber le chameau. L’envelopper de feuilles de palmiers doums et l’enterrer dans la fosse. Laisser cuire pendant deux jours. Servir avec du riz.
Caractéristique régulière de cette période d’expansion que traversait Mungo, les rencontres quotidiennes qu’il avait avec la reine. Tous les après-midi – juste après le dhuhur ou prière de midi –, il était mandé dans la tente de la dame pour une séance de questions et réponses : elle posait les questions, lui répondait. D’une curiosité insatiable, la reine ne se lassait pas d’essayer de le coller. Elle se montrait tour à tour anthropologue, sociologue, spécialiste d’anatomie comparée. Elle voulait disséquer et comprendre ses habitudes, ses pensées, ses croyances ; elle voulait goûter sa nourriture, porter ses vêtements, s’asseoir dans sa loge au théâtre. L’Angleterre, l’Europe, les océans vastes et incertains, elle les voulait faits de mots, de mots aussi souples qu’évocateurs, de mots capables de cristalliser dans son imagination. Elle voulait des visions. Elle voulait les souvenirs qu’il avait derrière le regard. Elle voulait l’absorber, le digérer. Pourquoi était-il venu à Ludamar ? Comment son père se débrouillait-il de ses troupeaux sans lui ? Pourquoi portait-il une telle coiffe d’âne (djalab) sur la tête ? Les chrétiens avaient-ils tous des yeux de chat ? À quoi ressemblait la mer ? L’avait-on jamais crucifié ? Avec un sourire de singe, et en faisant de son mieux pour respirer le charme et le bel esprit, l’explorateur répondait à ces questions aussi complètement et patiemment qu’il le pouvait.
Un après-midi, elle lui demanda si les Nazarini pratiquaient la circoncision.
— Certainement, lui répondit Mungo.
Elle voulut voir. L’explorateur jeta un coup d’œil à Johnson.
— Et qu’est-ce que je fais maintenant ? s’enquit-il dans un murmure.
— Vous lui dites que vous seriez plus qu’heureux de le lui démontrer… mais que la chose devrait se faire en privé. Après quoi, vous haussez les sourcils deux ou trois fois de suite.
Mungo fit cette réponse à la dame. Et haussa les sourcils. Pendant un instant, la tente fut aussi silencieuse que la face cachée de la lune. Les yeux de la reine jetèrent des éclairs par-dessus le bord de son yashmak. Puis elle se tapa sur la cuisse et gloussa.
Ce soir-là, l’explorateur eut droit à du gigot d’agneau.
Un beau matin, trois semaines et demie après sa première rencontre avec la reine, l’explorateur s’est installé à l’ombre d’un acacia.
« Les femmes maures, écrit-il, disposent toute leur chevelure en neuf tresses qu’elles portent ainsi que suit : une de chaque côté du visage, six (plus fines) sur le dessus du crâne et la dernière, bien solide, au bas du cou. Elles se lavent et s’huilent les cheveux une fois par mois, et les recoiffent en refaisant leurs tresses une fois par semaine. Pour des raisons d’hygiène, et parce que cela a tendance à les éclaircir un peu, elles préfèrent les rincer à l’urine de chameau – que l’on recueille à cette fin. (Voir un ou deux esclaves prendre une tasse et se mettre à poursuivre par tout le camp un chameau qui urine n’est pas rare.) L’urine est en effet un puissant astringent et sert à anéantir la vermine et autres parasites. J’ai d’ailleurs eu moi-même l’occasion de vérifier l’efficacité de ce remède lorsque j’avais le pubis, les aisselles, les favoris et les cheveux infestés de poux et de mites du désert. Je trouvai la chose rafraîchissante, quoique un tantinet méphitique… »
Les joues de l’explorateur ont retrouvé des couleurs. Son regard, une certaine clarté. Les vers, la grippe, la gale, la fièvre et la toux qui arrache les poumons, tout cela est du passé. Vilains souvenirs. Il mange de la viande, avale du sang et du bouillon ainsi qu’il sied à un Écossais, et reprend des forces tous les jours. La chaleur l’affaiblit, bien sûr, et il lui arrive encore d’avoir les idées confuses. Dans l’ensemble pourtant, le changement de nourriture et le grand air ont beaucoup fait pour le ressusciter. La paix et la tranquillité y sont aussi pour quelque chose. Il y a seulement un mois de cela, il lui aurait été impossible de s’asseoir en cet endroit : rien qu’à l’apercevoir, le musulman moyen aurait eu un transport. En quelques secondes, l’explorateur eût été assailli par une foule de fidèles zélés et puants qui se seraient mis à lui cracher dessus. Il en va tout autrement aujourd’hui. Tout le monde sait qu’il est sous la protection de Fatima et, hormis quelques incidents isolés (c’est ainsi qu’il y a à peine vingt minutes, un ennemi invisible lui a flanqué un coup de nerf de cochon en travers de la figure), on le laisse tranquille.
« Les hommes, eux, continue-t-il, ne prennent jamais de bains. Cela étant, deux fois l’an, ils se livrent à une cérémonie, dite de l’asila mà, au cours de laquelle, juste avant le coucher du soleil, ils s’enterrent dans le sable chaud pendant des périodes de trois quarts d’heure à une heure. Au bout de quoi on les sort, les frotte avec de la sueur de jument en rut et les flagelle à l’aide des basses branches du buisson de sérif. On m’a rapporté que cette opération favorisait la longévité et redonnait de la vigueur sexuelle. »
Au moment où il lève la tête pour humecter sa plume d’oie, l’explorateur est tout surpris de découvrir qu’il n’est pas seul. Debout devant lui, suivant de ses yeux chocolat la course de sa plume, se trouve la plus dodue des filles en pantalons bouffants.
— Qu’y a-t-il ? lui demande-t-il.
— Fatima veut que tu viennes la voir.
« Aller la voir ? À 10 heures du matin ? Mais que peut-elle bien vouloir de moi à pareille heure ? »
— Bon, dit-il en se levant. Je vais chercher Johnson.
— Non, Fatima dit que sa présence ne sera pas nécessaire.
L’explorateur hausse les épaules.
— Je te suis, dit-il.
À peine a-t-il poussé le volet qui ferme la tente que l’obscurité l’avale. Des sphères bleutées tournoient au-devant de ses yeux, des roues jaunes dérivent dans l’espace. Il n’y voit rien. Il reconnaît les odeurs familières, encens et urine de chameau, et là-bas, dans le coin, les craquements des deux sacres en train de se mordiller les ailes. Mais pourquoi donc n’a-t-elle pas allumé une lampe ? Et où est passée cette satanée fille en pantalons ? Eh bien, soit. Aucune importance. Autant se laisser porter par le courant.
— Salaam aleikoum, lance-t-il aux ténèbres.
— Aleikoum as-salaam, lui répond-on d’une voix aussi douce qu’un battement d’aile de mite.
Il sursaute. Elle est assise tout à côté de lui… Il aurait pu lui tomber dessus… Seigneur, qu’il fait noir ! Mieux vaut ne pas bouger pour ne rien renverser.
— Braaaaaak ! crie l’un des faucons.
Et s’il lui demandait d’allumer une chandelle… Oui mais voilà : comment dit-on « chandelle » en arabe ? Il s’arrange d’un « Kaif halkoum ? » – soit « comment vas-tu ? »
– Bissaha, lui répond-elle.
Il en conclut qu’elle ne se plaint pas.
Silence.
Il remue les pieds, se récure les oreilles, fait craquer ses doigts, se demande s’il peut oser s’asseoir. Le moment est embarrassant. Au bout de vingt secondes de nettoyage d’oreilles, il se risque à converser. Il espère arriver à lui dire combien il lui est agréable de la revoir – cela alors même que c’est à peine s’il la devine dans le noir. Malheureusement, il ne lui vient que ceci :
— Ô spectacle à ravir les sens !
Fatima étouffe un petit rire.
Encouragé, il continue de s’adresser à la masse fantomatique qui se tient devant lui. Dans un corps-à-corps furieux avec les déclinaisons, la syntaxe, les temps des verbes et un vocabulaire plein de trous, il se fait aussi éloquent qu’Antoine, Démosthène et le Speaker de la Chambre des communes tout en un, pour lui dire combien il apprécie les égards qu’elle a pour lui, sans parler des pieds de veau en gelée et des haricots mungos en purée qu’elle lui a fait envoyer. À cet instant pourtant, la vieille servante entre avec une chandelle et il découvre que son interlocuteur était un métier à tisser. En fait, la reine est assise à l’autre bout de la pièce, ses formes imposantes s’élevant au-dessus de son énorme coussin ainsi qu’une alpe couronnant un paysage de piémont. L’explorateur en reste stupéfait.
— Viens ici, lui dit-elle.
La vieille sursaute en entendant la reine et s’en retourne sans tarder à ses affaires. Elle dispose la chandelle dans la paume tendue d’une figurine en ivoire, rassemble ses jupes et passe devant l’explorateur avec un sourire gourmand. Mungo fait un pas en avant, hésite. Il y a quelque chose qui ne va pas… mais quoi ? Soudain il comprend : Fatima est tête nue, ses tresses épaisses déployées sur ses épaules comme des marcottes. Jamais encore il n’a vu un seul de ses cheveux… à peine un bout de sourcil de temps à autre et voilà que…
— Viens ici, répète-t-elle.
L’explorateur s’avance vers elle, résigné, et cherche quelque chose de spirituel à lui dire. Elle tapote son coussin, et lui fait signe d’y monter. Mungo frissonne. Puis il escalade le coussin dont les abîmes l’avalent. La vieille a disparu. Évanouies aussi, les demoiselles en saroual. Mungo se rend compte tout soudain que jamais encore il ne s’est trouvé en tête à tête avec la reine. Mais voilà que le coussin s’est mis à trembler et à rouler sur toute sa longueur ainsi qu’une mer courant sous le vent. L’homme lève les yeux. La reine est en train d’ôter sa robe par le haut et pousse de petits grognements délicats en se débattant avec le tissu brillant. Sous son vêtement, ses chairs sont nues. L’explorateur commence à comprendre de quoi il retourne.
— Aide-moi, gémit-elle alors que déjà son habit lui enserre la tête et le cou.
Mungo se penche en avant et attrape le col de l’incroyable vêtement. Vêtement ?… Un drap, une bannière, un chapiteau de cirque, oui plutôt. Il tire dessus, elle grogne dessous. Les bras de la reine s’agitent sous la toile comme des bêtes enfermées dans un sac ; elle s’étouffe et, tout à coup, ses seins se libèrent. Le choc les ébranle en un doux va-et-vient ; ce sont deux colosses, deux astres sur leur orbite. Ils finissent par trouver leur assise au-dessus des multiples plis du ventre : on dirait les deux lunes de la planète Mars. L’explorateur est soudain saisi par la hâte et l’impérieuse nécessité. Il tire sur le tissu récalcitrant avec toute la ferveur d’un mangeur de viande, il halète et geint jusqu’au moment où, subitement, l’étoffe de la djoubba se déchire comme du vulgaire papier. Il tombe en arrière et… et voilà la reine aussi nue et inéluctable que la vaste mer insondable.
— Yudkhul, murmure-t-elle. Yudkhul alaiha 3.
Il jette ses bottes, tripatouille ses boutons, se déshabille en tirant comme un forcené. Moite et haute comme une montagne, elle l’attend, l’œil en feu, le voile baissé, la chair aussi embrasée que le Vésuve. Il siffle comme un asthmatique tant la hâte et l’espoir le travaillent. Il croit rêver. Ce doit être que la fièvre l’a repris : jamais un simple mortel ne pourrait contempler pareille magnificence ! Il lui grimpe dessus, cherche des prises pour ses orteils. Que d’endroits il va lui falloir explorer ! À lui montagnes, vallées et crevasses, continents neufs et fleuves antiques !