VERS L’ENFER

Les jours défilent : mornes après-midi qui n’en finissent pas, tendues comme une arbalète bandée, et qui se relâchent enfin dans la perpendicularité du soir, avec ce soleil qui tombe et ce brouillard qui monte, tous deux lestes comme la flèche. La puanteur du pourrissement le couvrant du même manteau, le Nouvel An arrive et puis s’en va, sans identité particulière. Filant à une allure imperturbable, la Djoliba longe silencieusement des villages déserts, des barres de sable envahies de crocodiles paressant au soleil et d’oiseaux venus là en si grand nombre que leurs plumes suffiraient à bourrer tous les oreillers d’Europe. Et le fleuve encore et toujours : chaque jour semblable à lui-même, chaque jour différent.

À Kabara, qui est le port de Tombouctou, l’explorateur commet une erreur de calcul. Arrivé en vue de son point de mouillage un peu trop tôt, il n’attend pas la nuit pour doubler en cachette cet endroit dangereux et se retrouve à la hauteur des quais encombrés, au cœur même des chenaux les plus fréquentés, à la pleine lumière du milieu de la matinée. Sa première réaction lorsque, au sortir d’un coude du fleuve, il découvre le port, est d’accuser ses yeux : il est le jouet d’une illusion, voilà tout. Fantaisie engendrée par son cerveau recru de fatigue, de fièvre et d’inquiétude ! Et pourtant, indéniable fouillis de cases en terre et d’entrepôts ouverts, la ville est bien devant lui, avec toutes ces pirogues couchées sur la rive, collées aux berges lointaines en une noire pellicule. Soudain, il se tourne vers Amadi et, d’une voix aussi aiguë que celle d’une douairière tançant son roquet, se met à l’agonir d’injures en mauvais arabe. Le guide se contente de hausser les épaules.

Dans tout cela, Mungo n’est certain que d’une chose : il faut éviter Kabara à tout prix. Sis au cœur du dispositif commercial mis en place par les Maures, Tombouctou est la plaque tournante qui relie le Sahara au Sahel et au Soudan. S’il est un lieu stratégique où la résistance ait tout loisir de s’exprimer, c’est bien celui-là. Dégoûté, l’explorateur tourne le dos à Amadi et, après avoir lancé un ordre aux pagayeurs, il chasse Ned Rise de la barre et fait faire demi-tour à la pirogue.

— Et on pioche ferme ! jette-t-il entre ses dents en guise d’exhortation.

Lentement, péniblement, la Djoliba surchargée commence à remonter le courant.

Au bout d’une heure pourtant, Kabara est toujours en vue. Les hommes n’en peuvent plus et c’est à peine si, au maximum de son élan, l’esquif peut tenir meilleure allure qu’un écueil planté en plein courant. M’Keal est le premier à comprendre la vanité de ces efforts.

— Mais merde ! mon capitaine, lance-t-il par-dessus son épaule à l’adresse de l’explorateur toujours installé à la barre, dites ! vous espérez quand même pas qu’on va faire faire du surplace à ce rafiot jusqu’à ce que l’archange Gabriel il s’mette à jouer de la trompette, non ?

Les paroles du vieux soldat sont ponctuées de halètements : il respire avec peine, ses mains tremblent en s’agrippant à la pagaie, il luit dans son jus comme un cochon de lait à la broche. Mungo réfléchit un instant, puis, le visage soudain durci comme naguère sur le lac Débo, il met la barre à tribord toute, et la Djoliba remet le cap sur Kabara.

— Préparez-vous à repousser toute embarcation faisant mine de s’approcher à moins de cinquante yards, siffle-t-il entre ses dents.

Barbe-Bleue n’aurait pas mieux dit.

Cette fois-ci, des pirogues venues du port tentent une manœuvre d’interception. Longues et élancées comme des whippets 1 elles sont pleines de musulmans en colère, de musulmans qui meurent d’envie de décapiter et de démembrer des Nazarini pour la plus grande gloire d’Allah, de musulmans qui entendent bien se venger de leur échec de Sansanding et du massacre du lac Débo, de musulmans qui veulent réaffirmer leur droit naturel et sacré au monopole commercial et sévèrement châtier ces infidèles à face de fromage blanc qui n’ont ni demandé ni payé l’autorisation de franchir leurs frontières. Fous à sauter sur place, ils ont rempli dix-huit pirogues de leurs barbes, de leurs dents et de leurs lances.

Il leur manque pourtant quelque chose : des armes à feu. Même si leurs pirogues, superbement pilotées par des Somonos et des Sourkas riverains du fleuve, fondent comme un seul homme sur la Djoliba, le plus téméraire d’entre eux jamais ne pourra s’en approcher suffisamment pour pouvoir l’attaquer à la lance. Disposant de quinze mousquets chacun, Mungo et ses boys tirent sans désemparer et, comme une véritable armée, couvrent les eaux du fleuve d’une nappe hurlante de projectiles qui ont tôt fait de mettre à mal les attaquants, leur détachant proprement la chair des os et transformant leurs djoubbas en linceuls pleins de trous. Jurant dans leurs barbes, les Maures abandonnent le terrain. Vainqueur incontesté, la Djoliba file au loin, happée par le fleuve.

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Une semaine plus tard, l’explorateur remarque que si l’on a effectivement dépassé Tombouctou, on n’en continue pas moins de se diriger vers le nord, autant dire droit sur le désert. Toujours luxuriante en bordure du fleuve, la végétation commence néanmoins à s’éclaircir et, passé les arbres du bord, sur les collines arides, euphorbes, roses du désert et pyracanthes, viennent par places. La chaleur est profonde, atterrante, dévorante. Il n’est aucun moyen de lui échapper. Sous la bâche, aussi épuisés que des rescapés d’Austerlitz au ventre farci de plomb, Martyn et M’Keal jouent aux cartes, sommeillent, sirotent du fou à la gourde, et de temps à autre laissent pendre la main dans l’eau tiède pour s’asperger la chemise et le visage. Ned Rise s’est installé un écran contre le soleil juste au-dessus de la barre. Accroupis sur les talons et vêtus d’un simple pagne, Amadi et ses hommes passent leurs journées à jouer aux osselets et à compter leurs cauris. Personne ne songerait à se baigner. Pas avec tous ces crocodiles, dont certains aussi longs que la moitié du bateau, alignés sur les berges comme des badauds au défilé ; ni avec ces hippopotames qui, pour montrer leur rancune, leur gaieté folâtre ou tout ce qu’on voudra, éclaboussent, mènent un bruit d’enfer et battent les flots jusqu’à ce qu’ils ne soient plus qu’écume bouillonnante.

Le soleil se lève et se couche, le temps s’écoule et n’est plus consigné, les jours se suivent à la queue leu leu, une semaine de plus vient de passer et toujours le fleuve pousse vers le nord. Il n’y a plus ni bière, ni fruits, ni beurre, ni pain, et les hommes grognent devant leurs rations de bœuf salé, de riz, de patates douces et d’oignons. Mungo consulte sa boussole jusqu’à quarante fois par jour. Il est inquiet. Ned Rise aussi. Il ne cesse d’interroger l’explorateur, qui ne cesse d’interroger Amadi, qui se contente de hausser les épaules. Le suspens est tuant. Sans parler de la chaleur, de l’ennui, du désespoir et de l’espèce de désir fou de remuer qui, calvaire des hommes éternellement en mer, les a tous gagnés. Christophe Colomb ne devait pas éprouver autre chose lorsqu’il chancelait aux bords extrêmes de l’univers.

À Gouroumo, du moins comme l’appelle Amadi, sept pirogues s’élancent du port telles des flèches et se jettent à leur poursuite. Les hommes, qui ont désormais adopté la même tenue que leur guide et ses esclaves, sont brusquement tirés de leur léthargie – assez en tout cas pour descendre quelques indigènes malchanceux et semer la terreur dans le cœur des autres. Vu l’ennui et la monotonie des jours, cet exercice est presque le bienvenu, oui, presque réjouissant. Ont-ils un autre but que de rester allongés toute la sainte journée à griller sur place comme autant de tranches de bacon ? En outre, quoi de meilleur que de tailler en pièces un ou deux nègres par-ci par-là pour se remettre les réflexes en état, se calmer la main et s’aiguiser le regard, en attendant l’heure où arriveront les vrais ennuis ? Et d’ailleurs, auraient-ils seulement fait un détour pour aller chercher noise à droite ou à gauche ? Non, non ! bien au contraire : ce sont ces cannibales tout nus qui se sont jetés sur eux comme des crocodiles salivant déjà à l’idée de se fourrer un bon petit Blanc dans la marmite ! C’est vrai qu’après toutes les vilaines couleuvres qu’ils n’ont cessé d’avaler, le Blanc tiendrait plutôt du rôti de veau à leurs yeux.

L’explorateur n’apprécie guère. Ces gens qui l’ont attaqué à Gouroumo étaient des Noirs et les Noirs, il n’a rien contre eux. Cela étant, ils ne lui ont pas laissé le choix. Que les Maures les y aient poussés ou qu’ils se soient sentis ulcérés parce qu’il n’avait pas observé les usages en matière de cadeaux à distribuer ou de permissions à demander, il aurait du mal à le dire. Il n’en reste pas moins qu’ils se sont lancés à l’attaque comme des champions de catch jaillissant du coin du ring et que, mus par des intentions visiblement belliqueuses, ils feront tout pour l’arrêter. Or s’arrêter, cela signifie se retrouver à leur merci. Déjà il les imagine en train de lui dévaliser ses provisions, de lui souffler dans la figure, de lui défoncer la poitrine à grands coups d’index plats et crevassés, tout cela en jacassant dans quelque langage pâteusement troglodytique, vague mélange de pets de basse-cour, de couinements de cochons et de vesses de buffles. Ils seraient capables de lui extorquer armes et nourriture, de le détrousser, de lui brûler ses carnets, voire de le remettre entre les mains des Maures. Rien que d’y songer, il sent un petit déclic jouer dans sa tête : l’affaire est entendue. Les Nègres mourront mais non, rien à faire, qu’il pleuve ou qu’il vente, il ne s’arrêtera pas ! Au diable les conséquences !

Malheureusement, celles-ci pointent le nez plus tôt que prévu, sous la forme de pirogues… de soixante pirogues !… là, au sortir d’un village qui a nom Gotoijégé. L’événement se produit en fin d’après-midi, deux jours après l’incident de Gouroumo. La Djoliba est en train de longer une falaise faisant saillie dans le fleuve ainsi qu’un coude tordu. Tout est calme et comme annulé par la chaleur. Les hommes sont à moitié endormis, des vaguelettes calorifiques lèchent le promontoire rocailleux, solitaire ; un vautour se laisse emporter haut dans les airs par les courants de convexion. Telle une feuille ou une brindille chassée par le flot, la Djoliba contourne enfin la pointe et se retrouve au beau milieu du fleuve. C’est à ce moment que l’explorateur commence à se dire que tout ne va pas pour le mieux : on distingue là-bas quelque chose… quelque chose que dissimule encore l’ombre profonde du promontoire. Une demi-seconde plus tard, soit une demi-seconde trop tard, il comprend de quoi il retourne.

Ils sont tombés dans un piège.

La courbe du fleuve abrite un si grand nombre d’embarcations qu’on les prendrait presque pour un embâcle de bois flotté. Droit devant eux, barrant le courant ainsi qu’une armada préhistorique, vingt autres pirogues bloquent le passage. Des centaines de visages noirs, tous en colère, tous peints aux diverses couleurs de la catastrophe. Au bout de leurs pagaies, des bras bardés de veines, gonflés de muscles saillants. Enserrant des arcs ronds et de pleins carquois de flèches, des mains noires et dures comme le silex. Des lances armées de fers fort vilainement effilés. Pas de doute : on s’est donné la consigne. Quelqu’un leur a laissé entendre qu’il y avait là des Blancs qui descendaient le fleuve, d’étranges créatures qui, ayant sombré dans la folie furieuse, passaient leur temps à assassiner les riverains, à refuser de respecter les péages, de payer tribut, voire de se prosterner devant le tout-puissant élu de Dieu afin d’obtenir l’autorisation de traverser leurs terres… des Blancs, bref, qui ne demandaient qu’à se faire châtier comme il faut.

Soudain monte un hurlement à décrocher tous les champs de neige des Alpes, et la scène bascule dans la violence. Là où, un instant plus tôt, tout n’était que soleil, silence, longue somnolence d’un navire soumis à une aimable dérive, un bouillonnement frénétique d’humains inamicaux envahit les deux rives du fleuve. Derrière eux, le promontoire est comme une fourmilière qu’on aurait ouverte d’un coup de pied, grouillant de sauvages nus, enragés ; on menace, on insulte, on pourfend le ciel de ses eustaches. Ossature généreuse et cul de plomb, des troupes de femmes sorties de nulle part déchirent l’air de leurs cris d’orfraie et tapent sur d’énormes timbales comme s’il s’agissait de battre des peaux d’explorateurs malchanceux. Des hommes et des enfants, par centaines, se ruent vers le bord de l’eau en jetant force lances, cailloux et torches enflammées, criblent la Djoliba de flèches empoisonnées et de lames de jet en fer brut. Entrant en action au même instant, les pirogues se lancent aux trousses du bateau aussi légèrement que des ombres : de grands Noirs athlétiques poussent sur les pagaies ; des guerriers peints se tiennent accroupis derrière eux – on affûte ses lances, on chauffe ses muscles en peine d’exercice. Hommes, femmes, enfants, pagayeurs, lanceurs de projectiles, archers, chefs locaux, tous crient comme des bouchers partis pour une orgie de trois jours.

Le spectacle inspire l’horreur sacrée, la terreur, dépasse l’entendement.

Se pourrait-il que ce soit la fin ? se demande l’explorateur dont les organes vitaux se recroquevillent comme des hérissons apeurés, cependant que Martyn déjà attrape son mousquet et que Ned Rise coince la barre à droite toute afin de passer bien au large de la pointe rocheuse. Chtchac ! chtchac ! chtchac ! font les flèches en se plantant dans la bâche. Une pierre ouvre la joue de Martyn. Ils ont en face d’eux les visages de cinq cents sauvages furibonds, sans compter les deux cents autres qui se rapprochent à toute allure dans leur dos, portés par des pirogues basses, rapides. Mungo et ses hommes se sont fait avoir jusqu’au trognon, et l’affaire a l’air mal engagée : serait-on battu avant d’avoir commencé ?

Mais non, les choses ne tardent pas à se remettre en place : Ned leur ayant laissé de la latitude et la douce odeur de la poudre leur enflammant les narines, pan ! pan ! pas le temps de dire ouf, voilà que les hommes déjà se montrent à la hauteur. Attrapant leurs armes, en bons et braves soldats qu’ils sont devenus, ils tirent à feu roulant, comme des champions, comme de vrais assassins : les voilà enfin tels qu’en eux-mêmes. La Djoliba une fois hors d’atteinte des flèches, tout devient facile. On se croirait au stand de tir d’une foire. En Cornouailles, à l’ouverture de la chasse au canard. On canarde l’adversaire avec une rage modulée : pas de quartier, l’autorisation en a été donnée, on se montre donc absolument sans pitié et l’on travaille avec la même concentration d’esprit qu’au lac Débo. On fait feu jusqu’à ce que la flottille des poursuivants soit en complète déroute – après quoi l’on se tourne vers les pirogues qui, en aval, tentent de bloquer le passage.

Les Noirs occupent fermement leurs positions. Arrivé à une centaine de yards, Ned Rise vire à bâbord ; Mungo, Amadi et ses esclaves à un bout, Martyn, M’Keal et Ned à l’autre, tous s’alignent le long du plat-bord : un vrai peloton d’exécution. Salve après salve, ils arrosent la ligne sombre qui ne cesse de se rapprocher, tandis que la Djoliba dérive vers l’aval. Droit devant, un adversaire se détache : couvert de plumes et de coraux, il a l’air d’un chef, d’un roi peut-être, avec son sceptre dans une main et l’autre solennellement levée en un geste impérieux, un geste qui veut dire : « Il n’y a plus aucun espoir, vous êtes écrasés par le nombre, lâchez vos armes et rendez-vous à ma royale omnipotence ! » Il s’est fermement campé à la proue de la pirogue de tête, mais Martyn l’aplatit d’un seul coup de mousquet. Alors l’ennemi semble perdre courage. Un instant plus tard, Ned ayant à nouveau viré de bord, droit devant, la Djoliba éperonne la dernière pirogue qui barrait la route – et tout est dit. Un jeu d’enfant.

Un seul blessé : M’Keal. Dans le feu de l’action, quelqu’un lui a tiré un coup de mousquet – oui : de mousquet – dans la figure. Un Maure, on le dirait bien : assis à la proue d’une des pirogues, un « gros, tout en noir ». La balle non seulement lui a excisé la partie supérieure de l’oreille gauche, mais encore a rasé un bon pouce de tignasse. Blessure mineure somme toute, mais dès qu’il a été touché, quelque chose a cassé en lui ; il est devenu fou. Il s’est mis à baver comme un chien enragé, a ajouté un plein volume à l’encyclopédie des injures racistes, a tapé du pied, bafouillé et brandi le poing. Après quoi, sans cesser de marmonner, il a entrepris de balancer à la tête des Noirs, qui le regardent d’un air stupéfait, les projectiles les plus divers. D’abord des mousquets : sept ou huit. Puis des barils de poudre. La bataille faisant rage, aucun autre membre de l’expédition n’y a prêté attention. Sont alors passés par-dessus bord un sac de riz, une épée d’apparat et le sextant. Ah ! ces fumiers d’indigènes, il va leur montrer de quel bois il se chauffe ! Suivent une caisse de munitions et le sac de marin de l’explorateur – avec boussole, carnets de notes, débuts de lettres à Ailie, et tout et tout. Jurant, grondant et se battant la poitrine, le vieux soldat au visage écarlate leur a encore jeté ses chaussures, ses sous-vêtements, son panama, la théière, un tonnelet de bœuf salé et une caisse de patates douces en début de putréfaction. Lorsque, le danger s’étant éloigné, on a enfin pu le calmer, l’ancien vétéran de la campagne des Indes occidentales a allégé de moitié le chargement de la Djoliba et mis définitivement fin à toute velléité que l’on aurait pu encore avoir de calculer latitudes et longitudes ou de se soucier de l’exacte direction des pôles magnétiques.

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Sans chronomètre, sans boussole, sans sextant, les missionnaires de la géographie embarqués sur le H.M.S. Djoliba regardent le soleil et savent qu’il est midi, à tout jamais – et que toujours ils font route vers le nord, vers le désert, vers la fournaise éblouissante, vers les mâchoires mêmes du mystère. Épaissis par la graisse et la poussière, leurs cheveux leur pendent jusqu’aux épaules, et leurs barbes jusqu’à la taille. Il y a beau temps que leurs pimpants uniformes rouges sont tombés en haillons, autant dire en pagnes, et que leurs bottes autrefois brillantes ne sont plus que des ruines. Pas lavés, indisciplinés, mal nourris, le torse décharné et l’œil vitreux, la peau mangée de cloques et de brûlures, les pieds couverts d’ampoules, ils font penser aux derniers survivants d’une antique tribu en train d’émigrer vers quelque terre promise, à des hommes des cavernes, à des pilleurs d’épaves, à des mangeurs d’excréments, à des dévoreurs de chair crue. Seuls Amadi et ses trois esclaves n’ont pas changé. L’esprit vif et le regard vigilant, ils continuent de jouer aux osselets, la tête toujours protégée par leurs chapeaux à larges bords : ce ne sont pas des hommes du XIXe siècle ; leur échelle est le millénaire. Ils ont la démarche, le regard et les mains vives et habiles de ceux qui annoncent l’Europe et toute l’Histoire consignée par écrit. Le fleuve changera de direction, ils le savent. Cartes, pantalons et bœuf salé, tout cela est hors de saison et ils le savent aussi : les Blancs sont des petits plaisantins. Quant à eux, leur patience est infinie. Ils sont satisfaits et gardent les yeux ouverts.

Et toujours le grand bateau noir continue de dériver au gré du courant. Le jour, le fleuve n’est qu’un seul et même embrasement de soleil aveuglant, la terre une fournaise chauffée à blanc, les collines des flamboiements où tout se consume. La nuit, les berges résonnent de mille échos fantomatiques, feulements étouffés, petits cris de surprise, étranges ricanements en cascades de l’hyène, cependant que les eaux tourbillonnantes parfois explosent à vous en briser le cœur sous les folles gambades de bêtes gargantuesques qui folâtrent dans les profondeurs du flot ou coulent à travers l’onde leurs grands dos épineux pour mieux aller coincer la proie imprudente.

Une nuit, sous une lune si brillante qu’elle en ternit la surface du fleuve et jette sur les arbres, les buissons et les amas de roches brisées des lueurs froides et éparses, les voyageurs sont brusquement réveillés par de véritables déflagrations de hurlements et de grondements là-bas devant. Primaire, cacophonique, glaçant, c’est le bruit d’une meute en furie, le bruit de mâchoires furieuses qui claquent et aboient, le bruit des loups se disputant des lambeaux de viande. Mais ce n’est pas seulement cela : il y a là un petit quelque chose en plus, un petit quelque chose qui va beaucoup plus loin dans l’horrible. En se rapprochant, ils commencent à comprendre de quoi il s’agit : des voix humaines appellent au secours au-dessus de la clameur.

En un instant, tous sont debout, même M’Keal. Figés par l’horreur, ils scrutent les ténèbres. Des bruits de chair déchirée, d’os qui se brisent, encore des appels lancés d’une voix altérée leur mettent les nerfs à vif autant que le feraient du sel ou des orties sur une plaie : aussi impossibles à supporter et à admettre qu’une rêverie dans laquelle on se représente soi-même mort ou mutilé. Ned détourne la tête, l’explorateur sent qu’il a le cœur au bord des lèvres. On ne voit rien. Terrifiante, une minute se passe. Puis une autre. La nuit est comme enveloppée de grondements démoniaques coupés de sanglots hoquetants : il semble aux voyageurs que, sans savoir comment, ils se retrouvent de l’autre côté de l’invisible frontière, déjà engagés sur les longs et tortueux affluents de l’Achéron et du Léthé. Soudain l’un des hommes s’écrie :

— Là-bas ! Sur la rive droite, droit devant !

La lune glisse dans le ciel ; toute chose au monde a perdu contours et substance ; tout est à la fois présence et absence. Enfin les ombres commencent à prendre vie et mouvement, les grondements montant en un crescendo furieux qui soudain décroît en un souffle unique ; puis c’est une explosion de lumière : une torche brûle dans les ténèbres. Sa flamme vacillante éclaire les formes noires et bossues d’une centaine de démons aux crocs acérés et à la bouche écumante : des hyènes, ou plutôt des griffes, des épaules, des gueules noires de rage faites hyènes ; des voleuses d’enfants, des détrousseuses de tombes, des fauves qu’étouffe leur propre salive. Contre elles, un homme seul, un marchand itinérant sans doute, qui recule et s’efforce de se tenir à bonne distance de la carcasse étripée de son chameau. Il joue de sa torche comme un archange de son épée, cependant que, autres acteurs de ce cauchemar, une femme et son enfant se terrent derrière lui.

L’échine basse, les détrousseuses de tombes font cercle, serrant de près la carcasse abandonnée, la gueule dégoulinante de bave, arrachant de temps à autre de longs chapelets d’intestins gris et luisants qu’elles sectionnent d’un coup de dents. Les premières se battent pour être aux meilleures places ; à l’arrière on fait lourdement les cent pas dans l’ombre, l’œil avide et brillant d’une faim qu’aucune nourriture jamais ne pourra satisfaire. L’homme recule encore en zigzag ; agrippée à son enfant comme s’il était déjà en pièces, la femme tente de repousser la horde avec un tison ardent. Un moment, l’issue du combat semble douteuse. Puis tout bascule très vite, quand la torche s’éteint : cela ne pardonne pas ; la masse déferle, innombrable vague de crinières et de gueules, tandis que les hurlements des trois humains sont comme effacés par les hurlements croissants des fauves en conflit, et par le claquement sec et répété des mâchoires.

La Djoliba, escortée par des grincements de dents et des bruits d’os éclatés, continue sa route vers le nord, vers le territoire même de l’enfer.

1. Chien de course, petit lévrier d’origine anglaise.