LA FRIANDISE DE TCHITCHIKOV

La puanteur du poisson. Cela fait trois mois que ça pue le poisson, jour et nuit. Il y a la puanteur rance des anguilles qu’il faut pêcher dans ce jus vert où baignent leurs tas informes, il y a les fétidités salées de la raie et du maquereau, il y a l’odeur de vase froide du tacaud, de la perche et de la carpe. Il a tout reniflé, la tanche, la brême et le brochet, la lingue barbue, le poisson-coffre, l’alose, la merluche et l’aiglefin. Pas un auquel il n’ait arraché les entrailles et tranché la tête. Pas un dont il n’ait incendié l’air en y jetant l’étincelle de ses écailles translucides. Boulot sinistre, boulot qui pue, boulot ingrat.

Mais sûr. Si vous avez la sécurité, vous avez tout. Surtout si vous savez rester invisible. Il s’est fait beaucoup d’ennemis depuis cette nuit fatidique : Smirke, qui s’est vu condamner à une amende et à trois heures de pilori ; Mendoza, Brummell et les autres, dont les noms ont été publiés dans le journal du lendemain après-midi ; Nan et Sal, qui ont échoué à la prison de Bridewell et y sont restées enfermées jusqu’à ce que ces dames du Fonds de Pitié de la Femme Perdue aient versé la caution exigée pour leur mise en liberté ; Lord Twit enfin, auquel on a publiquement reproché d’avoir consenti à l’avilissement de son serviteur nègre. Ça en fait, du monde ! Et là-dedans, pas un seul qui pût imaginer sa résurrection. Ce n’est pas lui, Ned Rise, qui serait homme à les détromper là-dessus.

Or donc, il travaille à la poissonnerie des frères Leggotty, à Southwark. Le poisson, il en respire la puanteur à plein nez et tranche dans sa chair exsangue et froide au milieu d’un amas d’yeux vitreux qui le regardent. Il était aux trois quarts mort lorsque Sem et McClure l’ont sorti du fleuve. Ils l’ont dorloté une grande semaine et à la fin, il a pu retrouver ses esprits. Culottes, bottes et braguette à monnaie, il avait tout jeté à l’eau en tentant désespérément de flotter. Il n’avait plus un sou vaillant ? Il n’avait qu’à travailler avec eux, il aurait un coin pour dormir et une pleine chaudière de poisson avec du pain noir deux fois par jour. Liam lui prêta même une culotte.

— Ça ira comme ça, avait-il fini par leur dire.

Ce n’est pas de l’ingratitude, non, simplement il n’est pas taillé pour le métier. Les filets lui glissent des mains, les tolets n’en font qu’à leur tête, il a peur de l’eau, des barques, des rames, des docks, l’odeur du poisson lui retourne l’estomac. Il sait à peine nager. Qui plus est, il en a jusque-là de la nullité de leur conversation, de leur archinullité d’existence. « Si fait, si fait, dit souvent Liam en tirant sur sa pipe comme un vieux sage, la tempête, les poissons, ça les ramène, ou alors ça les chasse. » Ned a envie de tables de jeu, de cafés, il soupire après la taverne du Cochon Vérolé, il se languit de l’auberge de La Tête de Campagnol. Comment espérer s’élever en ce monde en s’enfermant dans une poissonnerie de Southwark ? Il tronçonne des têtes et des nageoires. Il commence à perdre courage.

Un après-midi qu’il est en train d’écailler un esturgeon à gueule plate, une idée lui vient enfin. Une idée modeste certes, mais tout de même : il pourrait se déguiser en courant d’air tout en se faisant des sous… Des yeux il cherche quelqu’un à qui annoncer la nouvelle. Sem et Liam ont gagné la ruelle de derrière, où ils se passent et se repassent un carafon en crachant dans la poussière.

— Dis, Liam, t’sais pas ce qu’y z’ont en Afrique ?

— Quoi ? Des hamadryades ?

— Non pas. Z’ont des perches de rivière qui font six cents livres.

— Allez !

— Non, c’est vrai. C’était dans l’Evening Post, même que Ned il me l’a lu.

— Six cents livres ?

— Dans le Nigel, c’est un fleuve. Y disent qu’y a un jeune Écossais qu’a disparu en essayant d’en ramener un.

— Allez !

Ned essuie le sang et la fange de poisson qu’il a sur les mains et s’encadre dans la porte.

— J’ai une idée, dit-il.

Liam le salue en levant la cruche.

— Eh ben mon garçon, pourquoi que tu te descendrais pas une lampée de ce truc qu’y a rien de meilleur, avant d’en causer aux vieilles barbes, hein ?

Ned avale une gorgée, se tape sur la poitrine et leur demande s’ils ont jamais entendu parler du caviar.

— C’est du latin, ça, non ? fait Liam.

— Non, moi mon affaire, c’est des œufs de poisson… d’esturgeon. Tenez ! Nous comme on est là, on jette ça à pleines poignées, pendant que tous les aristos du West End, eux, ils paient les Russes jusqu’à des trois livres pour en avoir un petit pot.

— Trois livres pour un petit pot ? Un petit pot de déchets ?

— C’est pas des déchets, Liam… les Suédois, ils en mangent.

— Tu parles de futés ! Des têtes carrées qui se régalent déjà avec des harengs au vinaigre, c’est dire !…

— Laissez-moi faire, tranche Ned. Je m’occupe de filtrer et saler. L’Impératrice, je lui réduis son prix de moitié et je fais le porte-à-porte de Tottenham Court jusqu’à Mayfair. Vous allez voir ce qu’on va ramasser en moins d’un mois !

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Un mois plus tard, Ned Rise se retrouve en train de traverser le pont de Westminster en flânant. Faux nez, lunettes, perruque blanche, bas de soie et gilet en brocart, il a tout de l’homme riche. Sa « Friandise de Tchitchikov » (ainsi nommée en souvenir d’un ami baleinier de Japhet, frère de Sem) se vend comme de la limonade à une réunion hippique. Les clubs de gentlemen, les cafés, les tavernes, les auberges et même les résidences privées lui achètent son caviar aussi vite qu’il le met en pots.

— Le meilleur caviar de Russie, dit-il à tout le monde en roulant les r et en faisant siffler ses s. Et à moitié prix !

Ça marche à tous les coups. Cela va de la bonne au cuistot de restaurant. Jusqu’aux grands cuisiniers en toque blanche de chez Brooke ou White. Il bonimente, les autres achètent. En moins d’un mois, la moitié du beau monde étale de la « Friandise de Tchitchikov » sur ses toasts.

Et le plus beau de l’affaire, se dit Ned en allant son petit bonhomme de chemin, un panier d’œufs d’esturgeons sous le bras, c’est qu’au départ, on ne met pas un sou dans le commerce. C’est quasi comme de mettre de l’air en bouteilles pour le vendre une livre dix le litron. Il y a des débours, c’est vrai : par pure gratitude, il donne deux shillings par poisson à Liam et à Sem ; la douzaine de petits pots en terre cuite, avec les étiquettes, lui revient à un penny ; plus les six par jour qu’il octroie aux deux gamins des rues qui filtrent et salent la matière première à sa place. Mais tout cela n’est rien. Une belle pièce contenant de vingt à trente livres d’œufs, un investissement de quelques shillings lui rapporte souvent jusqu’à des trente à quarante livres sonnantes. Un rêve. Bien sûr, compter que cela durera des éternités serait idiot. Il le sait. Il y a d’abord que l’esturgeon ne fraie que deux mois par an, en avril et en mai. Ses réserves auront tôt fait de s’amenuiser. Il y a aussi que Sem et Liam finiront bien par piger et exiger une plus grosse part du gâteau… En attendant, Ned Rise est dans un courant ascendant : la Banque de la Paire et Compagnie est renflouée et, sous son lit, dans son nouveau logement du Sentier de l’Ours, sa malle en fer est peu à peu en train de se remplir de bel et bon argent.

Ce matin-là, et c’est un matin plein de soleil, d’oiseaux et de fleurs, il est parti tenter sa chance du côté des belles demeures des environs de Berkeley et de la place de Soho. Sur le pont sinistre et sombre, il se met à siffler énergiquement en faisant des moulinets avec sa canne. Le vent qui monte du fleuve dérange quelque peu sa perruque. Une mouette plane au-dessus de lui. « Ah ! que c’est beau, la vie ! » se dit-il ; et il avance à grandes enjambées, comme un jeune lord qui se rendrait à sa partie de croquet. Mais voici qu’il arrive à l’autre bout du pont et qu’un changement soudain s’opère en lui. C’est à croire que le dieu des Spasmes vient de l’effleurer de sa main crispée : ses membres se tordent, sa langue se coince de travers, son cou se déboîte. Brusquement, il se met à avancer l’épaule basse, le dos voûté. Un tic lui secoue le dessous de l’œil gauche et ses épaules commencent à s’affaisser. Serait-il victime d’une attaque ? Pris de convulsions ? De crispations douloureuses ? Ned sourit d’aise en voyant les passants s’écarter de lui d’un air inquiet. « Gueu gueu », leur lance-t-il en se mordant la langue et en brandissant comme un insigne le moignon de sa main mutilée. « Gueu gueu », leur crie-t-il tandis qu’il remonte la rue en tanguant comme un chien à l’échine brisée. Tout ceci, bien sûr, par souci de ne pas se faire remarquer : Ned aime à croire que cette mise en scène ne peut qu’améliorer « sa cape d’invisibilité ». Faux nez, lunettes, habit démodé, tics, petits sifflements et démarche tremblée… Allons donc, il ne se différencie guère des dizaines d’autres estropiés à bec-de-lièvre qui vendent des œufs de poisson dans les rues. Serait-on au Jugement dernier que Dieu Lui-même ne le reconnaîtrait pas sous son déguisement.

Il remonte la rue du Roi-George en marchant comme un crabe, traverse le parc de Saint-James et le Mall en boitant et traînant la patte comme un syphilitique au dernier stade de la maladie lorsque, tout à coup, il entend quelqu’un dans son dos, quelqu’un qui l’appelle :

— Ned ! Hé ! Ned ! crie la voix. Pas si vite ! Attends une minute !

Trogne empourprée d’alcool et de hâte, c’est cette andouille de Boyles.

— Et nous qu’on te croyait mort ! Noyé dans la Tamise ! Ça alors ! J’en ai pas cru mes propres yeux au moment où que j’t’ai vu tourner l’coin d’la rue tout à l’heure !

Ned se fait tout petit dans sa veste et s’enfonce son tricorne sur le front. Sa tête et ses bras se prennent à battre comme du linge séchant au vent. Toute une gamme de tics nouveaux lui monte à la figure.

Boyles lui a déjà posé la main sur la manche.

— Mais qu’est-ce que c’est que cette pelure du temps jôdis ? Et c’est quoi, toutes ces boiteries et ces rampements d’esclave ? C’est-y que t’aurais chopé la peste, ou ben alors que tu nous ferais un peu la comédie ?

Le monde entier s’écroule. C’est tout un pan du ciel qui s’est décroché pour lui tomber sur la nuque et le clouer au sol. Il est incapable d’aligner deux idées qui se suivent. Ses mains tremblent. Twit, Smirke, Mendoza… ils vont tous le traquer comme des chiens de meute.

— Ooooohh ! mais ça y est ! J’comprends tout ! C’est que tu t’as déguisé, hein ! J’me gourre pas, hein, Ned ? Dis, j’ai pas raison ? Tu t’planques, c’est ça ?

Ned regarde autour de lui, prend Boyles par le bras et l’entraîne dans une ruelle. Un chien mort y gît dans la poussière à côté d’un parasol cassé. Là-bas, dans le Mall, les gens chics passent dans des carrosses qui vont bon train.

— Dis, Billy, comment qu’t’as fait pour savoir que c’était moi ?

— Tu rigoles ! Mais j’te r’connaîtrais à deux kilomètres, moi ! C’est pas ton faux nez et ta patte qui traîne qui vont t’aider beaucoup, tu sais, Ned. Ton p’tit manège, j’y ai vu au travers en un rien d’temps.

Bravo, la « cape d’invisibilité » !

— Écoute, Billy. Il est pas question que t’ailles raconter à tout l’monde que tu m’as vu. Si jamais Mendoza, Smirke et les autres découvraient le pot aux roses…

— Ça, y t’boufferaient tout cru, mon p’tit Ned ! Tiens ! le Mendoza, il est venu te rechercher dès le lendemain matin et le Smirke, y t’a insulté pendant toute une semaine après qu’on l’a eu-z-humilié en public ! Ha ! c’est dommage que t’aies pas été là pour voir ça, Ned ! Non mais ! Smirke au pilori !!! Même que j’y ai refilé une demi-douzaine de navets qu’étaient pourris et un vieux chat tout mort pour le faire patienter ! Bougre de bougre ! La pinte de bon sang !

Ned ne l’écoute déjà plus. Préoccupé, il lui a tourné le dos et fouille au plus profond de ses poches de culottes. Une couronne, un shilling, n’importe quoi pour acheter son silence.

— Ça, c’est vrai qu’y s’est senti drôlement mal de t’avoir insulté quand il a appris que tu t’étais noyé, reprend Boyles en toussant et en crachant un peu de sang dans le bout de chiffon qui lui sert de mouchoir. On peut pas lui ôter ça ! Il a donné des spectacles rien que pour toi, Ned ! Trois de file ! Et pis Nan et Sal ! T’aurais dû voir comment qu’elles se sont démenées ! Aller piquer des bonnets noirs et des voilettes, enfin tout quoi, ouais, tout pour s’attrister la figure et aller balancer trois brassées de géraniums dans la flotte rien que pour ta mémoire !… Ah, ça, on peut pas dire que t’es allé à la tombe sans qu’on te pleure ! Tu peux en être sûr, Neddy !

Neddy pivote sur les talons et lui tend une pièce.

— Tiens, Billy, pour ta peine, dit-il. Pour que tu causes pas. Tu m’as jamais vu, pas vrai ? Je suis mort et enterré, pas ?

— Tu peux compter sur moi, Ned. J’en soufflerai pas un mot.