TOUS LES SOLDATS DU ROI
— Mais c’est rien que du baratin fétide ! s’écrie Johnson en rendant le bout de papier à l’explorateur. Rien que des craques et du boniment ! La seule chose qui soit à peu près exacte dans tout ça, c’est la taille des gardes. Et l’histoire des cauris.
Mungo continue de chevaucher en silence, une espèce de moue de dédain lui ourlant la lèvre. Son compagnon et lui viennent juste de dépasser la dernière case de Ségou, à demi affaissée sur la piste. Ils se dirigent vers Kabba, à six kilomètres en aval du fleuve. Ils se proposent d’y acheter de la nourriture, d’y passer la nuit et de reprendre la route de Tombouctou pour gagner Sansanding, comptoir commercial tenu par les Maures.
La forêt immense semble les couver. Elle est dense, bâtie à fortes nervures et les enferme comme un gant. Des feuilles colossales et dégoulinantes surplombent le sentier comme des manteaux jetés sur des pieux ; tout empeste un mélange de dépérissement, de gadoue, de chaleur et de lente décomposition. Les pas des bêtes dérangent des choses qu’on ne voit même pas mais qui s’enfuient vivement dans la végétation. Un hyrax grince du haut de son perchoir, des léopards feulent. Il commence à faire sombre.
L’explorateur se retourne sur sa selle et regarde Johnson.
— Exactement ! lâche-t-il soudain en repliant son bout de papier pour le glisser sous le ruban de son chapeau. Tu ne vois donc pas tout ce que mes écrits auraient d’insupportablement ennuyeux si je m’en tenais aux faits purs et durs et ne m’autorisais pas à les embellir ? Comme si les bons citoyens de Londres et d’Édimbourg avaient envie de lire des histoires de misère, de malheurs… et ces trente-sept esclaves éviscérés d’un coup ! Allons, mon cher, la vie qu’ils mènent est déjà bien assez sinistre comme ça. Non, ce qu’ils veulent, c’est du grand spectacle, un brin d’exotisme et beaucoup de merveilleux. Et… veux-tu me dire le mal qu’il y aurait à leur en donner ?
Johnson continue de se traîner sur son âne en écartant les feuilles comme le nageur fend la vague. Il hoche la tête :
— Mais c’est bien explorateur que vous êtes, non ? Le premier Blanc à être jamais venu ici, c’est bien ça ? Celui qui devrait tout dire tel quel ? Celui qui devrait briser les mythes, être iconoclaste, rapporter la vérité vraie ? Eh ben, moi je dis que si vous ne vous montrez pas rigoureux, et dans les moindres détails, oui, navré de vous dire ça comme ça, mais vous ne serez jamais qu’un faux cul.
Johnson a élevé la voix. Il est en colère et frappe sa pintade suppurante. Un morceau en tombe sur le sentier derrière lui.
— Oui, un faux cul, répète-t-il. Un imposteur qui ne vaudra pas mieux qu’Hérodote, Desceliers et tous ces héros qui, bien calés dans leurs fauteuils, ont dressé la carte de l’Afrique entre les quatre murs de leurs bibliothèques bourrées de livres.
— Écoute, Johnson, tu n’es pas juste. Comme si je ne leur en donnais pas, des « faits »… Géographie, culture, flore et faune, tout y passe. Allons, allons ! C’est quand même pour ça que je suis ici, non ? Mais en rester là et ne rien… mais mes lecteurs anglais ne le supporteraient jamais ! Ils veulent des faits ? Qu’ils lisent donc Hansard. Ou la rubrique nécrologique du Times. Non, quand on ouvre un livre sur l’Afrique, c’est de l’aventure qu’on veut, du merveilleux… des histoires dans le genre de celles de Bruce et de Jobson. Et moi, justement, des histoires, c’est exactement ça que j’ai l’intention de leur donner, à mes lecteurs. Des histoires !
— Bon, bon, monsieur Park. Je suis navré de vous avoir parlé de ça. Tenez, ce que vous faites de votre livre, je m’en bats l’œil. D’ailleurs, pour ce que j’en verrai, de votre livre… Non, moi, tout ce qui m’intéresse en ce moment, c’est de voir qu’on se traîne comme des escargots et qu’on jacasse sans arrêt alors que le soleil est déjà en train de s’enfoncer dans la forêt, et qu’aussi sûr qu’il existe un enfer, des endroits où dépenser nos cauris, ça doit pas pulluler dans cette jungle… comme quoi aussi, on ferait peut-être bien de s’intéresser à la route, histoire d’arriver à la ville le plus vite possible… pas ?
— Inutile de le prendre de haut, Johnson. Je m’étais simplement dit qu’il ne te déplairait peut-être pas de jeter un coup d’œil à ce que j’ai gribouillé pendant cette dernière lieue de route. C’est tout.
Après cet échange de reparties, le silence se fait, dur et pesant, quoique bien rempli par les amers reniflements des deux hommes et par l’écho des combats qu’ils livrent aux mouches avec une rare violence. Sur le chemin qu’envahissent l’herbe et les ténèbres, on fait des pieds et des mains pour avancer. Bientôt, comme si la faim, l’inconfort et l’irritation générale ne suffisaient pas, une petite pluie têtue se met à tomber. Les voyageurs poursuivent leur route au pas et observent un mutisme plein de rancœurs. Et tandis que les arbres dénient lentement au rythme de leur marche, ils s’enfoncent de plus en plus profondément dans la grande panse verte de la forêt. Tout là-haut, au-dessus de leurs têtes, un énorme ciboa drapé de lianes se profile dans la brume. L’explorateur est sur le point de suggérer d’aller s’y abriter lorsqu’il reçoit un grand coup de quelque chose au menton et se retrouve proprement catapulté au beau milieu d’un monceau de feuilles détrempées.
Il y reste un moment et, sans se préoccuper davantage des insectes prédateurs qui lui remontent déjà le long des jambes et lui dégringolent dans le col de chemise, il prend la mesure de la situation. Puis il entend le cri de Johnson. Cela commence comme un grincement à faire tourner le lait, dévale six ou huit octaves et s’achève dans un hoquet abrupt : l’explorateur n’est déjà plus très chaud pour chercher à savoir ce qui l’a frappé. Il ne s’en lève pas moins et esquisse machinalement un geste en direction du couteau qu’il porte à la ceinture. Il découvre alors le spectacle d’une couvée de géants de six à sept pieds de haut, en train de bastonner la forme inerte de Johnson à l’aide de gourdins grands comme des traverses de chemin de fer. L’un d’eux n’a pas eu besoin de s’y reprendre à deux fois pour abattre la rosse du malheureux : les os ont craqué, l’animal a henni de surprise, comme s’il se demandait ce qui lui arrivait, et s’est écrasé par terre dans un grondement de tonnerre.
C’est alors qu’un des porte-gourdins lève soudain les yeux, montre l’explorateur du doigt et s’écrie :
— Toubabou 1 !
Le cri fait violemment sursauter celui qui a expédié le cheval dans un monde meilleur et maintenant pille son chargement. Trois pas à peine le séparent de Mungo. L’explorateur n’a aucun mal à discerner les gouttes de sueur qui lui perlent à la lèvre supérieure, les pointes acérées de ses dents limées et le sac en cuir noir rempli de cauris qu’il serre dans son poing. En un geste qui tient presque du réflexe, Mungo s’empare de son couteau. Mais tel un gigantesque mastiff, l’autre a déjà bondi sur lui. Un coup au plexus solaire, un autre à l’aine, un troisième juste derrière l’oreille, ça craque, ça l’estourbit et voilà qu’il sent des mains l’attraper sous les aisselles, se poser sur ses bottes, tripoter ses boutons de culotte…
Il fait nuit, tout est calme. La pluie tombe entre les arbres en chuchotant. Le cheval est mort, l’âne a disparu, et pas le moindre signe de Johnson. L’explorateur est étendu sur le dos, à même le sol visqueux de la forêt, nu comme l’enfant qui vient de naître, avec le sentiment d’avoir les os brisés en mille endroits : oui, il se sent vraiment très las. Las de l’exploration, las de l’Afrique. Las d’être seul et sans défense dans le noir, las d’y avoir peur. Il se redresse sur les coudes et, malgré la douleur, promène le regard autour de lui. Rien. Les ténèbres sont si absolues et si impénétrables que l’on croirait que la terre a été retournée comme un gant. Mais… qu’est-ce que ce mouvement dans le taillis, ce frémissement de feuilles ?…
— Johnson ?
Pas de réponse.
Il essaie de nouveau :
— Johnson… c’est toi ?
Cette fois-ci, il reçoit une réponse, mais ce n’est pas celle qu’il espérait. Un grondement, très bas et menaçant, ponctue le silence de la nuit. Un grondement aussi sauvage, aussi irrationnel que la forêt elle-même, un grondement aussi dissonant, aussi barbare que la naissance du mal.
1. « Le Blanc ! »