LA TOQUE NOIRE
L’aube, en ce jour de procès, se leva telle une pestilence, avec son ciel bas, couleur de pus, son soleil voilé d’une taie. D’étiques pigeons battaient de l’aile au-dessus des murs de la prison, comme journaux emportés par le vent. De la rue montait ce grondement qui rend fou : le bruit de la foule massée à la porte du tribunal. Ned Rise avait envie de vomir.
C’était à vrai dire une foule tout à fait comme il faut dans l’ensemble : des boutiquiers, des prêtres, des industriels qui promettaient, des épouses de députés, bref, le cœur, les poumons et la moelle épinière même de la bourgeoisie. C’était, pour l’essentiel, grâce aux efforts de Sir Joseph Banks qu’elle se trouvait là. Tout l’automne et tout l’hiver durant, il avait en effet infatigablement mené campagne dans la presse et les salons de Soho et de Mayfair pour que l’affaire prît valeur d’exemple : il entendait que « les putrescents dessous de l’affaire restassent exposés assez longtemps au nez et aux yeux du public pour qu’exaspéré par ce spectacle et cette puanteur, on finît par se révolter et par exterminer la vermine humaine qui grouille dans nos rues et menace la liberté, que dis-je, le droit de propriété de tous nos bons citoyens ». Déjà entamé par la violence aveugle dont avait été victime son vieil ami et compagnon de l’Association africaine, il avait été rendu plus furieux encore (au point d’en frôler la rupture d’anévrisme) en apprenant que son ex-domestique avait partie liée, et de la plus odieuse des manières, avec l’horrible criminel. Un désir, et un désir seulement, l’avait poussé à gagner Old Bailey ce jour-là : voir comment Ned Rise allait être condamné à la pendaison.
À l’intérieur, la galerie était bondée. S’y trouvaient Charles Fox, Sir Reginald Durfeys, le duc d’Omnium et Lady Bledsoe. La comtesse Binbotta, sœur de Twit, avait fait le voyage de Leghorn avec son époux Rudolfo. L’Association africaine était venue en force *. Étaient aussi présents Carlotta Meninges et l’évêque Erkenwald. Et encore un Beau Brummell qui, devenu l’ami intime du prince de Galles, était en passe d’accéder au titre de plus grand noueur de cravates de l’époque. La mort de Twit avait beaucoup secoué toute cette société, qu’elle touchait à son point le plus vulnérable. Qui donc n’avait pas un jour perdu sa bourse dans la rue ou, un pistolet sous le nez, ne s’était pas fait détrousser dans sa propre voiture ? Qui donc n’était pas rentré chez lui un soir pour trouver ses appartements sens dessus dessous et s’apercevoir que ses bijoux avaient disparu ? Qui donc… mais là n’était pas l’essentiel peut-être.
Près de deux cents crimes passibles de la peine capitale sont portés sur les registres de l’hiver 1796-1797, au nombre desquels on compte les délits suivants, tous plus odieux les uns que les autres : vol de linge dans un pré à blanchir ; coups de feu tirés sur un officier des impôts ; démolition de maisons, d’églises, etc. ; arrachage de houblon ; incendie de greniers ou de mines de charbon ; attaque à l’arme blanche d’une personne désarmée et ayant entraîné la mort dans les six mois ; envoi de lettres de menaces ; attroupement rassemblant douze personnes ou plus, avec refus de se disperser une heure après la fin de la manifestation ; bris de bassin à poissons amenant la perte desdits ; vol d’effets de lainage sur le tendoir ; pillage de navire en détresse ; attentat contre les personnes de Conseillers privés du roi et ce qui s’ensuit ; sacrilège ; destruction d’octrois et de ponts… Et dire qu’avec tout ce bel éventail de forfaits, cet imbécile de Ned Rise avait cru bon d’inventer d’assassiner un noble ! L’acte dépassait, et de loin, le simple crime : c’était un outrage pur et simple, c’était violer les règles en usage, c’était jeter un défi à l’ordre social ! Permettez aujourd’hui le meurtre d’un lord, demain vous aurez le viol d’une lady ! Impensable ! Les bourgeois aussi bien que le haut monde *, tout un chacun était venu protester. Voir le prisonnier recevoir la peine qu’il méritait. Voir le juge se coiffer de sa toque noire.
Tous les acteurs de la troupe étaient rassemblés lorsque Ned Rise fut introduit dans le prétoire au son de ses chaînes. Les jurés, déjà dans leurs stalles, avaient prêté serment sur la vénérable bible noircie par les baisers ; les avocats remuaient des papiers en échangeant quelques bons mots ; les juges, à savoir le lord-maire, le magistrat municipal, les shérifs et le président de la Cour des requêtes ordinaires, lissaient les plis de leurs robes et toussaient derrière leurs mains, et l’on aurait pu prendre les mouvements de flux et de reflux de leurs surabondantes perruques pour l’agitation d’un troupeau de moutons. Clinc-clanc, ponctuaient les chaînes de Ned Rise. Dans les galeries, dilatant les narines à l’instar de la fouine qui prend le vent de l’oiseau blessé, chacun leva le nez de son journal, de son tricot, voire de sa topette de cognac. Les épaules basses et la mine de quelqu’un qui s’excuse, Ned entra dans le box en faisant tinter ses fers.
Le président de la Cour essuya ses lunettes et se frotta l’arête du nez tandis que Ned parcourait la salle des yeux afin d’y découvrir un visage ami. Il ne semblait pas y en avoir. Les juges, bilieux et amers, faisaient la tête de gens qu’on vient d’arracher au sommeil. Les uns en perruque, les autres nu-tête, mais tous, les traits comme taillés dans le granit, les membres du jury étaient assis raides comme des piquets sur leurs bancs. L’avocat général grinçait des dents. Ned continuait de scruter les galeries, passant de visage en visage. Son regard tomba tour à tour sur les joues et le front proprement vésuviens de Sir Joseph Banks, sur le nez en lame de rapière de la comtesse Binbotta, sur la tignasse argentée de Reginald Durfeys, et enfin sur le sourire triste et désenchanté de Fanny. Il poussa un soupir de soulagement : Dieu merci, au moins elle était là ! Mais qui était ce monsieur en veste rouge et aux lèvres comme gonflées par des piqûres d’abeilles ? C’était donc ça, Adonaïs Brooks ! Et, pis encore, qui était cette mégère en haillons assise au premier rang… celle dont la lèvre était percée d’un anneau ? Il y avait dans sa mise quelque chose qui lui glaçait les sangs, quelque chose qui, aussi étrange que terrifiant, le rejetait à ses premiers souvenirs et lui chuchotait : « Perdu, perdu, tout est perdu ! »
— Greffier ! tonna le président. Lisez l’acte d’accusation.
Le greffier avait une voix de basson, profonde et melliflue.
— « Le prévenu Ned Rise est ici accusé d’avoir volontairement et avec préméditation ôté la vie à Lord Graeme Eustace Twit par voies de fait en la nuit du 11 août 1796, après avoir trompeusement attiré feu Sa Seigneurie dans ses logements infâmes et de mauvaise réputation sis à Southwark, dont ledit prévenu aurait défenestré la victime à son grand préjudice corporel et au prix de son trépas subséquent. »
— La lecture de l’acte d’accusation est terminée, énonça le président de sa voix sonore. Comment l’accusé choisit-il de plaider ?
Ned sentit sa gorge se nouer.
— Non… commença-t-il, mais il s’étouffa, pris par une soudaine quinte de toux qui le fit baver et le contraignit à chercher désespérément son souffle.
Le garde lui flanqua des claques dans le dos. Les spectateurs s’étaient mis à renifler des fioles de vinaigre et des brins de rue écrasés afin d’éviter tout risque de contagion. Les yeux pleins de larmes, Ned réussit enfin à formuler sa réponse, en un filet de voix.
— Non coupable, Votre… Grandeur.
Des sifflets s’élevèrent dans les rangs du public. Le président donna quelques coups de marteau sur sa table.
— Faites appeler le premier témoin ! rugit-il.
Le premier témoin n’était autre que Mendoza. La cravate immaculée, resplendissant dans sa veste anthracite et sa culotte de velours noir, le maître cogneur traversa fièrement la salle sous des murmures admiratifs. Il avait ramené ses cheveux légèrement poudrés en arrière et se les était noués sur la nuque à l’aide d’un ruban assorti le plus délicatement et le plus heureusement du monde à sa culotte. Sans détours, il raconta son histoire d’une voix claire et ne s’étrangla que lorsque l’avocat général l’obligea à s’appesantir sur des détails quelque peu embarrassants. Tout le monde fut d’avis qu’il s’était fort bien acquitté de sa tâche.
Ned se sentit grandement soulagé lorsque son avocat, Neville Thorogood, se leva pour interroger à son tour le témoin. C’était un homme corpulent et fort ordinaire d’aspect, qui devait sa célébrité autant à ses exploits au barreau qu’à son coup de fourchette : n’avait-il pas un jour avalé treize poulardes rôties à la file ? Il fit un ou deux pas en avant, l’air impressionnant : sur ses traits bouffis était venu se fixer le masque métallique de la sévérité qui force le respect ; et sa silhouette était si imposante, sous sa grande robe noire, qu’elle masquait une bonne moitié de la salle aux yeux de son client. Malheureusement, il avait la voix aussi haut perchée que celle d’un enfant de chœur. De petits rires étouffés secouèrent les galeries dès qu’il commença à questionner le maître cogneur.
— Monsieur Mendoza, fit-il de sa voix flûtée, pourriez-vous dire à messieurs les jurés ici présents ce que vous faisiez dans les appartements du prévenu à 4 heures du matin, le 11 août de cette année ?
Mendoza ne sourcilla même pas.
— Le prisonnier nous avait dit comme ça qu’il avait de la camelote à fourguer, genre argenterie, bibelots, tableaux anciens, Votre Honneur, et comme nous, on savait que Lady Tuppenham, elle s’était fait soulager des mêmes babioles y a pas longtemps, on avait été d’accord pour un rencard avec l’accusé, juste histoire de remettre la main sur le butin, de coincer le coupable, et d’appeler la maréchaussée.
Une risée d’applaudissements parcourut les galeries.
Le lord-maire félicita le témoin d’avoir fait preuve d’autant de sens civique. Ned en resta interdit.
— Mais il ment ! s’écria-t-il enfin. Il ment comme c’est pas possible !
Le président donna du marteau sur sa table et ordonna au gardien de contenir le prévenu. Ned reçut un coup de poing dans les reins, se plia en deux et recommença à tousser. Ayant retrouvé ses esprits, il redressa la tête et regarda longuement Mendoza.
— T’étais venu me détrousser, oui ! dit-il.
L’avocat général se leva.
— Votre Honneur, commença-t-il, je vous prierai respectueusement de remarquer qu’au moment où la justice se saisissait du prévenu, elle reprenait un homme en fuite : elle le considérait en effet comme l’un des protagonistes essentiels dans la très sordide affaire de la taverne de La Tête de Campagnol, scandale qui remonte à quelques mois. Qui plus est, ne pensez-vous pas qu’il serait absurde d’accuser un homme qui laisse derrière lui des biens évalués à quelque soixante mille livres… de vouloir détrousser un pauvre diable de Southwark ?
L’avocat général marqua une pause lourde de sens.
— Sans compter, reprit-il, qu’outre son caractère fondamentalement absurde, cette fable aussi folle que désespérée porte honteusement atteinte à la mémoire d’un très grand et très noble sujet anglais qui, n’était le crime de la canaille ici présente, serait aujourd’hui parmi nous pour se défendre, et vigoureusement encore, de la morsure d’une telle calomnie !
— Bravo ! s’écria Rudolpho Binbotta.
Ignorant cet éclat, le président de la Cour baissa les yeux sur le prisonnier comme s’il lui fallait examiner un étron.
— J’en suis tout à fait convaincu, monsieur l’Avocat général.
Le marteau s’abattit sur la table.
— Témoin suivant !
Le témoin suivant était Smirke. Ne sachant que faire de ses pieds et de ses mains, il se traîna jusqu’à la barre et y raconta son histoire. Ned Rise n’était qu’un voleur et un menteur. Qu’un sacripant qui, à force de tromperies, l’avait amené à profaner la réputation de La Tête de Campagnol avant de disparaître « pour ne pas payer les pots cassés ». Le soir du 11 août, affirma-t-il, il s’était rendu à Southwark en la compagnie « du majestueux pugiliste, de feu Sa Seigneurie et de l’esclave nègre pour tâcher moyen de reprendre les biens que le prisonnier il avait fauchés à une lady de la haute, et pour voir à ce que la raclure, elle ait ce qu’elle méritait. Et c’est là que j’l’ai vu reculer comme un rat qu’est coincé au mur, et fort vicieusement balancer feu Sa Seigneurie par la fenêtre, si bien qu’elle en a trépassé avant son heure. »
Ned s’étant mis à protester, le garde lui fourra un bâillon dans la bouche.
Jutta Jim, autre témoin à charge, fut alors appelé à la barre. Dans un anglais qui évoluait entre l’inexistant et le prérudimentaire, il évoqua la soirée avec force gestes et mimiques. C’est ainsi que pour décrire ses prouesses sur scène, il forma un cercle à l’aide de son pouce et de son index réunis, à travers lequel, en un va-et-vient insistant, il fit passer son index droit bien raidi. « Mojo-jojo, ajouta-t-il en souriant, baiser-baiser. » Lorsqu’il lui fallut relater les événements qui s’étaient déroulés pendant la nuit du crime, il se mit à ramper autour de la salle d’audience en découvrant les dents, mimique qui signifiait la cruauté hypocrite du prisonnier, avant de faire un soleil et de retomber sur le dos pour imiter son employeur décédé. Il acheva sa déposition dans un flot de larmes.
L’accusation en avait terminé. Neville Thorogood se leva alors pour appeler à la barre son premier et dernier témoin, Billy Boyles.
La nuque aussi plate qu’un livre, Boyles se rua dans la salle comme propulsé hors du couloir voisin. Ses vêtements déchirés pochaient de partout, il avait le visage et la barbe enduits de crasse, et empestait le gin à un demi-penny le litre. Pendant un long moment, l’air ahuri et incertain, il resta immobile au milieu de la pièce. Tous les regards s’étaient fixés sur lui. Par deux fois il hocha la tête, comme s’il voulait s’éclaircir les idées, fit un pas en avant et s’affala sur le greffier.
— Garde ! tonna le juge, aidez cet homme à gagner la barre.
Thorogood opposa une exception :
— Mais, Votre Honneur, s’écria-t-il, le témoin est en état d’ébriété !
— Bêtises !
Déjà l’on avait aidé Boyles à se redresser. En s’agrippant à la cloison du box, il se hissa jusqu’à la barre.
— Sir, lui demanda le président, êtes-vous oui ou non en état d’ébriété ?
Boyles trouva enfin à s’asseoir et leva les yeux sur le magistrat.
— De quoi t’est-ce ? fit-il.
— Êtes-vous en état d’ébriété ? répéta le président.
Pas de réaction.
Le lord-maire chuchota quelque chose à l’oreille du président. Le président formula autrement sa question.
— Saoul… fit-il. Sir, oui ou non, êtes-vous saoul ?
Cette fois-ci, l’autre eut l’air d’enregistrer et pâlit.
— Qui ça, moi ? Mais que dalle, oui ! J’dis pas que j’boive pas un bon coup de temps en temps, mais là, non… pour un événement aussi sacré que çuilà… (sur quoi il s’arrêta de parler pour réprimer un rot et se taper sur la poitrine) ah non ! ça m’viendrait même pas à l’idée !
Le président se radossa à son fauteuil.
— Le témoin est à la défense, dit-il.
Thorogood poussa un long soupir d’exaspération, se tourna vers le témoin et lui demanda si, à son avis, Ned Rise était un homme honnête.
— Honnête ? aboya Boyles. Par ma foi, il est aussi honnête que n’importe quelle crapule qu’est obligée de vivre d’expédients !
Dans les galeries, quelqu’un éclata de rire. Boyles fit un clin d’œil à Ned.
L’avocat de la défense lui demanda alors de lui raconter par le menu les événements marquants de la nuit du 11 août.
Boyles eut l’air perplexe.
— Du 11 août ? fit-il. Ben ça ! déjà qu’j’ai toutes les peines du monde à remonter à il y a une semaine !… Comment voulez-vous que j’me souvienne de ce qui s’est passé y a cinq ou six mois, hein ?
— La nuit où Lord Twit a trouvé la mort, précisa Thorogood de sa voix flûtée.
— Aaahhh ! lança Boyles comme si cette dernière remarque éclairait la question d’un nouveau jour. C’était donc c’te nuit-là, c’est ça, la nuit du 11 août ? Mais dites… vous en êtes sûr ?
Il se gratta le nez d’un air pensif et entama son récit.
— Bon alors, j’vas vous dire. J’étais là tout le temps et moi, je pouvons vous dire que Neddy Rise, il est innocent comme le bébé qui vient de naître.
Sa déclaration ayant déclenché des protestations dans les galeries, Boyles y alla d’un bras d’honneur.
— Voyez, reprit-il, y z’ont commencé par m’saouler et après, y m’ont forcé à leur trouver la piaule à Neddy alors que l’Neddy, il était mort et noyé depuis cinq mois ! Et alors, on monte à sa chambre pour l’attendre, moi, le Twit et tous les autres… les autres…
— Oui ! hurla Thorogood d’une voix suraiguë, continuez ! continuez !
Mais Boyles en fut incapable. Sa tête ayant heurté la barre, il se mit à respirer avec des bruits sourds de roue à rochet qui se coince. Le président ordonna au garde d’aller le secouer un peu mais cela ne servit à rien : Billy Boyles était tombé dans les pommes.
— Emmenez le témoin ! tonna le juge.
Et puis :
— Avez-vous d’autres témoins à faire comparaître, monsieur Thorogood ?
— Non, Votre Honneur, gémit l’avocat. Mais…
— La parole est au procureur…
Dans son réquisitoire, celui-ci invoqua les classiques, Shakespeare et la Bible. Il cita des vers, avança preuve sur preuve, parla péché et corruption, s’étendit sur le triste état dans lequel se trouvait la capitale et mit en parallèle consanguinité et penchant au crime. Il dit aussi monts et merveilles de la torture et du gibet, et parla de l’effet dissuasif des exécutions capitales en public. Ned Rise, déclara-t-il encore, n’était qu’un bandit de libertin. Qu’un Jack l’Éventreur, qu’un Ethan Allen 1, qu’un Robespierre. Ned Rise, c’était la saleté, la vermine et la maladie incarnées. L’anéantir tenait du devoir patriotique, voire de l’obligation chrétienne : se mettre dans les pas de Jésus de Nazareth, et montrer le mépris qu’ils avaient de Satan et de ses vils mignons d’ici-bas, jamais les Anglais ne pourraient mieux y parvenir qu’en sacrifiant à cette triste nécessité !
— Je vous en supplie, conclut-il, ou plutôt je vous le demande impérativement, au nom du roi George et de Notre-Seigneur, éliminez cette grosseur cancéreuse, ce bubon, ce Ned Rise, avant que sa prolifération ne nous anéantisse tous !
Le procureur était en nage. Sa péroraison avait sonné aussi fort que les trompettes des archanges se préparant fébrilement au Jugement dernier ; les galeries ne furent plus qu’une seule et même ovation spontanée.
Ce fut au tour de l’accusé de parler. Son bâillon lui ayant été ôté de la bouche, il se mit en devoir de formuler sa dernière supplique auprès des membres du jury. (À cette époque-là, la jurisprudence anglaise interdisait à l’avocat de la défense de s’adresser directement à eux, ce privilège étant réservé au seul prévenu. Deux fois sur trois, celui-ci était à moitié mort de faim, complètement ignorant et, fortement intimidé par la procédure à laquelle il se voyait soumis, tout à fait incapable de peser le pour et le contre et de raisonner clairement. À lui de s’en débrouiller !)
Ned respira un bon coup, se tourna vers les jurés et se lança dans son discours du mieux qu’il le pouvait.
— Honorables membres du jury, commença-t-il, toute histoire étant à deux faces, je vous prie de prêter attention à la mienne. Et d’abord, tout ce que vous avez entendu aujourd’hui, c’est des menteries.
On hua et siffla dans les galeries. Le juge tapa de son marteau pour ramener le calme.
— Moi, tout ce que je voulais, c’était de vivre décemment. Ce qui fait que j’ai mis quelques livres de côté pour me marier et ouvrir un commerce, une taverne, enfin quoi… une affaire respectable. J’ai travaillé dur et cet argent, c’étaient mes sous à moi. Mais ces gens-là, ils sont venus au beau milieu de la nuit pour me battre et pour me voler… Smirke, Mendoza et, oui aussi, Lord Twit, que Dieu ait son âme.
— Infamie ! Infamie ! s’écria Sir Joseph Banks.
— Tu mens ! hurla la comtesse Binbotta.
Ned leva ses bras enchaînés pour demander le silence.
— Vous vous demandez comment des types de mon acabit, ça peut avoir jusqu’à des cinq cents livres chez soi, bref la somme qu’on m’a soulagé cette nuit-là ? C’est bien simple : c’est moi, à la sueur de mon front, qu’a mis en bocaux, je veux dire… qu’a importé le célèbre caviar qui s’appelle la « Friandise de Tchitchikov ».
À peine eut-il mentionné ce nom qu’un grondement de colère parcourut l’assemblée. Ned commença à se dire qu’il avait peut-être commis une erreur mais n’en continua pas moins sur sa lancée.
— Oui, la « Friandise de Tchitchikov », reprit-il, que je vendais à perte pour que le bon peuple de Londres, il puisse goûter au meilleur…
— Avec des œufs de grenouille passés au noir à chaussures, oui ! s’écria un juré irrité.
— Du poison, tout ça ! lança un autre.
— Qu’on le pende !
Le garde se vit contraint de contenir un juré qui, le visage en feu, essayait d’enjamber la rambarde du box pour se jeter sur le prisonnier. Dans les galeries, c’était l’émeute. Ned dut se baisser pour éviter les chaussures et les trognons de fruits pourris qu’on lui jetait. Le président du tribunal et le lord-maire ne cessaient de taper sur la table à grands coups de marteau.
— Qu’on rétablisse l’ordre ! s’écria le greffier.
Le tumulte s’étant apaisé, le président dévisagea Ned d’un air furieux.
— Garde ! rugit-il, le prisonnier incite les foules à l’émeute ! Faites-le taire !
On remit le bâillon dans la bouche de Ned. Le président enjoignit aux jurés de délibérer et de lui donner leur verdict.
Le premier juré se leva. Tout en longueur et l’air dyspeptique, il avait le visage creusé de rides méprisantes.
— Inutile de délibérer plus longtemps, Votre Honneur, dit-il. Notre verdict est unanime. Nous trouvons l’accusé coupable de tous les crimes retenus contre lui.
Il allait se rasseoir lorsqu’il se ravisa.
— Et avec votre permission, Votre Honneur, je dirai que la pendaison, c’est encore trop bon pour lui.
Le président regarda ses collègues – les shérifs, l’alderman, le lord-maire. L’assistance retint son souffle. L’œil terrible et sinistre, le président passa la main sous la table, sortit sa toque noire et la déposa au sommet de sa perruque.
— Ned Rise ! lança-t-il d’une voix propre à réveiller les morts. Regardez la Cour et oyez notre sentence.
Il s’arrêta pour se moucher puissamment.
— Après examen des preuves qui nous ont été fournies, nous vous déclarons coupable de tous les crimes qui vous sont reprochés, et vous condamnons à être pendu jusqu’à ce que mort s’ensuive, s’ensuive, s’ensuive !
Le président ayant énoncé sa sentence, le garde passa un bout de ficelle autour du pouce du prisonnier et tira dessus pour lui faire comprendre ce que cela voulait dire. Ned en resta abasourdi. Il regarda autour de lui et vit que la salle entière, debout, applaudissait à tout rompre. Dans le vacarme, il entendit des sifflets, des quolibets… Mais où était Fanny ? Le garde le prit par le bras et le conduisit à l’autre bout du prétoire, jusqu’à la porte qui donnait directement sur la prison. Malgré le tumulte qui montait de la foule, Ned perçut alors nettement ce cri… qui résonna dans ses oreilles, qui lui emplit tout le corps, lui donna la chair de poule, comme si tous les cadavres du monde étaient sortis de leurs tombeaux pour gratter de l’ongle sur un énorme tableau noir.
— Hiiiiiiiii ! Hiiiiiiiiiiii-iiiiiiiiiiiiii !
1. 1738-1789. Combattant américain de la guerre d’Indépendance, chef des « Jeunes montagnards » de l’État du Vermont.