QUESTION DE BON SENS

« Ça ne me dit rien qui vaille », lui avait-il déjà fait remarquer lors de l’arrivée à Sansanding. « Vous êtes sûr de vouloir essayer de passer avec… ça ? » s’était-il encore étonné tandis que le bateau commençait à prendre forme. Puis, quand le H.M.S. Djoliba avait été prêt à voguer, prenant Mungo à part, il avait lâché : « Vous êtes fou ! »

La veille du départ enfin, il entra dans la tente de l’explorateur et lui annonça qu’il faisait demi-tour.

— C’est terminé. Oui, c’est la dernière fois que je pose les yeux sur vous. Fini le merdier, Mungo. Fini Isaaco par-ci, monsieur Park par-là. C’est moi, Johnson, qui vous parle… votre vieil ami et compagnon, votre conseiller… et moi, Johnson, je vous dis : reconsidérez votre décision. Ne partez pas.

L’explorateur était assis devant ce qui lui tenait lieu de bureau, devant un fouillis de lettres en chantier, de notes éparses prises au jour le jour, d’ébauches de relevés, un tas de paperasses. Mis à part le désordre qui régnait sur sa table, l’intérieur de la tente était rangé avec une précision essénienne. Dans un coin, prêt et sanglé, le sac à dos où il avait enfermé ses effets personnels ; à côté, les coffrets de cuir protégeant son sextant, ses thermomètres et les herbiers remplis de tiges, de feuilles et de bourgeons qu’il projetait de rapporter en Angleterre aux fins de classification. Tous les aliments avaient été enlevés et déposés bien proprement dans la cale de la Djoliba, mais une odeur de fromage de chèvre et de fiente de poulet s’obstinait, trace de leur récent déménagement. Jusqu’au sol en terre battue qui avait été balayé !

Un instant passa – huit battements de cœur en coups de marteau. Les exhortations de Johnson flottaient encore dans l’air comme le souvenir de quelque chose de mort. Habillé de ses seuls sous-vêtements, l’explorateur léchait un bout de fil avec sa langue et clignait de l’œil pour le faire passer dans le chas d’une aiguille. Il ne releva même pas la tête.

— Je rigole pas, mon frère, reprit Johnson. Je repars pour Dindikou avec Sérénoummo, Dosita et les deux Damba… demain matin. Si vous avez un brin de bon sens dans le crâne… et je dois dire qu’à l’heure qu’il est je suis parfaitement convaincu du contraire… demain matin vous m’accompagnez.

Mungo tentait de raccommoder une déchirure de six pouces de long au fond de sa culotte de nankin mais ses mains tremblaient si fort qu’il semblait bien en peine d’enfiler son aiguille. Ce qui était bien frustrant. Comme s’il ne suffisait pas qu’il eût dû courir partout pour charger le bateau et pousser les hommes à se préparer, alors qu’il ne savait même pas si c’était vers la gloire ou la défaite qu’on s’en allait, il fallait encore s’occuper de cette satanée couture ! Dégoûté, il jeta l’aiguille par terre et fusilla Johnson du regard.

— Écoute, fit-il d’une voix dure et épaisse, j’aimerais bien que tu ne cherches pas à m’influencer à la dernière minute parce que, sache-le, ça ne marchera pas. Tu n’arrêtes pas de dire non depuis le début, et laisse-moi te dire que je n’ai vraiment pas besoin de ça. Tu vas me faire le plaisir de ramasser tes hardes et de monter dans mon bateau, un point, c’est tout. La discussion est terminée.

Johnson n’avait pas cessé de hocher lentement la tête. Il faisait nettement plus âgé qu’il y avait quelques mois de cela, à Dindikou. Plus fatigué et plus en colère aussi. Il avait perdu un de ses innombrables mentons et l’avancée de son ventre semblait moins prononcée. Ses cheveux avaient blanchi, ses membres s’étaient raidis : il commençait à ressembler au monsieur de soixante-deux ans qu’il était.

— Vous n’avez pas besoin de moi, dit-il, vous avez Amadi Fatoumi.

C’était vrai. Ne s’étant jamais aventuré plus à l’est que Sansanding, Johnson ignorait tout de la géographie, des peuplades et des langues du bas Niger. Qui plus est, Mungo avait engagé un nouveau guide. Marchand itinérant répondant au nom d’Amadi Fatoumi, ce dernier avait déjà atteint Kong, Badou, Gotto et le fort de Cape Coast, sur la route du sud, et à l’est, Tombouctou, Haoussa, Maniana, Bornou. Cela étant, l’explorateur ne supportait pas la pensée de devoir partir sans Johnson. L’idée seule le glaçait jusqu’aux os, le terrorisait jusqu’au bout des orteils. Sans Johnson, il serait absolument seul.

— Bon, d’accord, fit-il en s’écartant de la table d’une poussée. Je te triple tes gages et je t’inonde de caisses de livres, de tableaux… tout ce que tu voudras.

— Non, répliqua Johnson, sans cesser de hocher la tête du même air las et résigné. Vous n’allez rien m’envoyer du tout… plus jamais… Parce que si vous lancez votre navire demain, l’Angleterre, vous ne vivrez pas assez longtemps pour jamais la revoir.

— Balivernes de merde ! s’écria Mungo en frappant de son poing le poteau de la tente, jusqu’à en faire frémir la toile.

— Faites demi-tour, murmura Johnson. Par amour pour moi. Par amour pour votre femme et vos enfants. Faites demi-tour avant qu’il ne soit trop tard.

Toujours en caleçon, l’explorateur allait et venait en agitant les bras comme un grand oiseau des marais à l’instant de l’envol.

— Mais mon vieux, tu sais très bien que je ne peux pas ! protesta-t-il en essayant de dominer la violence de sa voix. J’ai déjà dépensé une véritable fortune… et tous ces fonds publics par-dessus le marché ! Quant aux hommes que j’ai emmenés avec moi, j’en ai perdu neuf sur dix. Georgie Scott est mort, et Zander aussi. Et tu crois que je vais rentrer comme ça, la queue entre les jambes, maintenant ? Comment oserais-je regarder Sir Joseph en face ? Et Camden ? Et même Ailie ? Non, non : c’est impossible. Il faut absolument que je continue.

— Pardon ! fit Johnson d’une voix qui se voulait encore douce… aussi douce que s’il était en train de murmurer des choses à Amouta au milieu de la nuit, votre petit ego, fourrez-le-vous où je pense, votre orgueil, mettez votre mouchoir par-dessus ! Vous avez commis une bourde, pourquoi ne pas le reconnaître ? Traîner tous ces chiens malades et cet excès de bagages jusqu’ici en pleine mousson ! Non mais quoi, qu’est-ce que vous espérez ? Allons ! rentrez plutôt en Angleterre. Repartez maintenant et remontez une autre expédition. À votre âge, vous y arriverez !

Douter était quelque chose de nouveau, quelque chose qui lui était venu lentement, comme une tumeur maligne, pendant cette deuxième expédition. Douter et se sentir coupable. Il n’était pas une parole de Johnson qui ne le frappât avec la force même de sa propre conviction, aucun mot qui ne le piquât comme une aiguille. Mais il était têtu. Il rejeta la tête en arrière.

— Je pars à l’aube.

— Je n’en serai pas, répondit Johnson.

Encore une fois, il n’avait fait que lui dire les choses comme elles étaient. Tout en soutenant le regard de l’explorateur, il mit la main dans sa toge et en sortit un pistolet incrusté d’argent. Canon long, l’arme était élégante, gravée aux initiales du seul homme qu’il eût jamais tué : un Anglais à cheveux blonds et face rougeaude, tout comme celui qu’il avait devant lui.

— Tenez, prenez ça, gronda-t-il d’une voix si basse qu’elle en était presque inaudible. Moi, il m’a porté chance.

Illuminé par un rayon de soleil de fin d’après-midi, le pistolet lança un éclair dans la main de l’explorateur, comme s’il avait été chargé, comme s’il se fût agi d’un instrument magique capable de cracher la foudre et tous les feux de l’enfer. L’explorateur le glissa dans sa ceinture. Il était gêné, il cherchait ses mots.

— Johnson, commença-t-il, tu veux dire qu’il n’y a rien à faire…

Le vieillard le coupa sèchement.

— Faites gaffe à Amadi Fatoumi, lâcha-t-il. Je l’aime pas beaucoup. Non, ce que j’entends dire de lui ne me plaît pas…

Depuis que l’incertitude et l’appréhension s’étaient mises à le ronger, l’explorateur était devenu aussi volatil qu’une caisse de whisky écossais. Il était ému un instant auparavant ? À peine l’eut-il entendu proférer le nom d’Amadi qu’une rage aussi folle que soudaine s’empara de lui jusqu’à l’en faire trembler.

— Explique-toi, Johnson ! C’est parce qu’il n’est pas aussi gros et vieux que toi qu’il n’est pas bon, Amadi, c’est ça ? C’est parce qu’il n’a pas une épingle en or en travers des naseaux qu’on ne peut pas lui faire confiance ?

Johnson se contenta de le regarder droit dans les yeux, calmement, longuement. Ce qu’il voulait dire c’était qu’Amadi Fatoumi était aussi digne de confiance qu’un cobra souffrant d’une rage de dents… et que Mungo ne s’y connaissait pas trop en hommes. Fatoumi était un marchand, d’accord, mais un marchand de fusils, de drogue et de rhum des Antilles, qu’il échangeait avec les tribus de l’intérieur contre des esclaves. C’était un Mandingue de Kasson mais, comme les Maures, il avait la tête rasée et portait une barbe noire déployée d’une épaule à l’autre. Dans ses yeux, la pupille et l’iris ne se distinguaient pratiquement pas, tous deux du même noir insondable. Ne pas oublier non plus qu’Amadi n’arrêtait pas de se frotter les mains et de baisser la tête en parlant…

C’était avec Martyn et M’Keal qu’il avait débarqué au camp un après-midi. Ils l’avaient trouvé au marché, ou plutôt non : c’était lui qui les avait trouvés. Les deux hommes s’étaient déjà, comme de coutume, bien saoulés à la bière de soulou et au fou (alcool blanc tiré des baies du tomberong) lorsqu’il s’était approché d’eux en grimaçant des sourires. Connaissant une trentaine de mots anglais, dont foutre, tuer et putain, il en avait régalé les oreilles du lieutenant et de son sergent et, au bout d’une demi-heure de pitreries diverses, il les avait conduits dans une ruelle où il les avait remis entre les mains de deux femelles complaisantes après les avoir gratifiés d’une boulette de haschisch.

— Mon capitaine, Sir ! avait proclamé Martyn quelques heures plus tard, ce type est sensationnel !

En sandales et djoubba, Amadi se tenait entre Martyn qui somnolait déjà à moitié et M’Keal qui avait l’œil en feu. S’emparant de la main de l’explorateur, il la lui avait agitée comme on pompe l’eau d’une fontaine.

— Enchanté de faire votre connaissance, avait-il murmuré.

Une demi-heure plus tard, il était engagé à trois fois le salaire de base – plus la promesse de récupérer un quart de l’approvisionnement restant dès qu’on arriverait en pays haoussa.

Johnson avait tout de suite compris que le bonhomme était un traître, un tricheur et, sinon un assassin, au moins un agent à la solde des Maures. Mais toutes les réserves qu’il avait pu émettre, Mungo les avait rejetées.

— Tu es jaloux, c’est tout, avait-il conclu. Jaloux de lui parce qu’il en sait deux fois plus long que toi et n’a même pas la moitié de ton âge. Non seulement il sait le maniana, le haoussa, le touareg et l’arabe mais, en plus, il a déjà fait l’aller-retour Sansanding-Tombouctou.

Maintenant que, la onzième heure étant arrivée, l’explorateur tremble devant lui comme s’il était prêt à affronter la mort, Johnson trouve inutile de chercher à le convaincre en lui rapportant ce que ses espions lui ont révélé, à savoir qu’ancien esclave de la tribu d’Il Braken, Amadi n’avait pas hésité à poignarder un homme au cours d’une partie de palet et avait déjà roulé dans la farine les trois quarts des marchands de Sansanding. Il n’y avait rien à faire : à demi rongé par la culpabilité, la peur et l’incertitude, Mungo s’accrochait à Amadi et à ses prétendues connaissances comme à une bouée au milieu d’une mer déchaînée. Il n’aurait servi à rien d’en discuter plus longtemps. Le supplier était le seul recours qui lui restait.

— Ne partez pas ! fit-il encore.

Mungo paraissait au bord de l’attaque.

— Et pourquoi ça ? nom de Dieu de merde ! rugit-il.

Johnson le prit par le bras mais Mungo se dégagea brusquement et lui tourna le dos.

— Bon, bon, fit Johnson… Ne partez pas parce que, tout tête de mule que vous soyez, je vous aime bien. Ne partez pas parce que vous n’en reviendrez pas. Vous vous souvenez d’Éboé ?

Mungo pivota sur ses talons comme si un taon l’avait piqué. Son visage disait la douleur et l’incompréhension, la terreur.

— Vous vous souvenez ? répéta Johnson. Et la vieille aveugle ? Celle de Silla… celle qui vous a reniflé votre odeur de Blanc de partout avant de vous demander des cheveux ? Dites, vous vous rappelez ce qu’elle vous a dit ?

Dans son regard, Johnson lut qu’il ne l’avait pas oublié. La vieille femme avait marqué un temps d’arrêt et, après s’être tournée vers lui, s’était prise à murmurer le nom d’un lieu très lointain, un nom qui sur ses lèvres eût pu être celui du diable, un nom étrange et barbare qu’elle avait répété comme une incantation. Boussa, avait-elle dit d’une voix croassante, méfie-toi de Boussa ! Méfie-toi !

Mungo était livide. Un long moment il resta planté devant Johnson, les bras levés, comme s’il s’était lancé dans quelque duel rituel contre son ami. Enfin ses lèvres se mirent à remuer en silence, comme s’il priait.

— Ne partez pas, répéta Johnson et le charme aussitôt fut rompu.

Le visage de l’explorateur se crispa, soudain aussi laid qu’un masque. Rapide et brutal, Mungo empoigna la toge de Johnson au niveau du collet, le forçant à dresser le menton.

— Traître ! s’écria-t-il. Saleté ! Fumier ! C’est toi le méchant là-dedans, c’est toi qui me sapes le moral… oui toi, et pas Amadi Fatoumi !

Puis, d’une seule détente du bras, il envoya le vieillard rouler à terre.

— Sors d’ici ! hurla-t-il d’une voix cassée par la colère, sors d’ici, sale nègre !

Johnson resta impassible. Il se releva, essuya la poussière sur sa toge et sortit de l’existence de l’explorateur. À jamais.