LES LOTOPHAGES

— On te croyait mort…

— Mais oui, mon vieux, navré de te dire ça, mais on le croyait vraiment.

— Parce qu’enfin quoi ? Pas le moindre signe de vie pendant deux ans… et puis, tout d’un coup, Laidley qui nous dit que tu es prisonnier des Maures… Mais dis-moi, ceci entre nous… c’est vrai qu’ils prennent leurs bonnes femmes par-derrière ?

Encore une réception, encore une tournée, encore des visages inconnus. Pour autant qu’il le sache, c’est la vingtième petite fête qu’on donne en son honneur depuis qu’il est rentré, il y a un mois de cela… à moins que ce ne soit la vingt et unième ? Tuant, ce rythme. Mais excitant aussi. Il ne cesse d’aller de causerie en causerie, de passer d’un salon à un autre. Un soir, il fait la connaissance d’une duchesse, et dès le lendemain celle d’un comte. Mungo Park, le fils de métayer, s’accointer avec les puissants de ce monde – alors qu’il n’a même pas vingt-sept ans ! À vous monter à la tête, oui.

12, SAINT JAMES PLACE

La baronne von Kalibzo

vous prie d’honorer de votre présence

la réception qu’elle donnera,

le 28 janvier 1798, à partir de vingt et une heures,

pour célébrer le retour de Mr Mungo Park,

phare de la Géographie et découvreur du Niger.

Sir Joseph, qui n’aime guère ce genre de mondanités, l’a mis en garde contre la baronne. Qu’elle soit la cousine germaine du roi et appartienne à la plus haute noblesse de son pays n’empêche pas que Londres lui prête une assez mauvaise réputation. S’il a certes refusé de lui reprocher plus que de « coupables excès », il n’en a pas moins conseillé à l’explorateur de décliner son invitation. Cela étant, lorsqu’il s’est avéré que Mungo y serait l’hôte d’honneur, Sir Joseph a reconnu que son jeune ami ferait mieux d’assister à la réception – quand ce ne serait qu’une heure ou deux.

Or donc il est là, et se vautre dans l’admiration de ses supérieurs en sirotant son quatrième verre de vin et en grignotant des crackers barbouillés de caviar russe. Son opinion est faite : il n’y a rien à redire à la vie. Il voit des serviteurs maures en perruque et dentelle de Cluny s’affairer dans tous les sens, il voit des murs couverts de Titien, de Bonifacio, de Fra Bartolomeo, et au milieu de statues de femmes aux seins nus, un petit orchestre de neuf musiciens s’appliquer à détendre l’atmosphère. Qui plus est, chaque fois qu’il ouvre la bouche, des gens en habits de soirée se pressent en foule autour de lui. C’est pas le paradis, ça ?

Mais voici que Sir Ralph Sotheby-Harp et deux mécènes de l’Association africaine l’acculent dans un coin de la pièce, derrière une grande fougère en pot. L’air surexcité et l’œil pétillant de curiosité scientifique aussi pure que désintéressée, ils le bombardent de questions sur les préférences sexuelles de diverses tribus. D’habitude fort réservé dans ce genre de situations, l’explorateur jabote sans plus pouvoir se dominer tant le vin lui a tourné la tête.

— Les Peuhls, c’est du moins ce qu’on m’en a dit, font souvent l’amour juchés sur leurs chameaux. Quant aux Sahraouis (il baisse la voix en attendant que le domestique maure ait fini de lui remplir son verre et, ses auditeurs s’étant penchés vers lui, reprend) quant aux Sahraouis donc, ils préfèrent souvent des brebis non encore pubères à leurs femmes…

— D’un ennui inticible !

C’est la baronne. Son énorme masse de cheveux bouclés et son corsage échancré jusqu’au point de non-retour viennent de surgir derrière lui.

— Ah non ! Rétuire un acte aussi fital et transcentant à la plus fulgaire lupricité, fous ne troufez pas, monsieur Park ?…

— C’est-à-dire que… que je… je…

— Allons, fenez ! lui répond-elle en lui donnant le bras. J’ai t’autres infités que fous aimeriez peut-être rencontrer. Fous nous excusez, messieurs… s’il fous plaît ?

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Quelques heures plus tard, l’explorateur est déjà saoul comme une bourrique lorsqu’il entraîne la baronne dans une gigue si vigoureuse que cela confine au convulsif. Les autres danseurs ont dégagé la piste, et le violoniste s’épuise à jouer en bout de corde. Au-dessus du couple, les lustres tournoient et lancent des éclairs, les plantes, les statues, les tableaux et les visages étonnés des spectateurs se fondent en un seul et même tourbillon vertigineux, où la baronne apparaît et disparaît ainsi qu’une vision dans un rêve. Ses talons s’envolent, elle tourne comme un derviche. Ses cheveux se dénouent en vagues dans son dos, ses seins tremblent, ses jupons frissonnent. Pris d’une inspiration soudaine, l’explorateur tente une manière de grand jeté *, s’élance à travers la pièce comme une antilope et, après avoir sauté par-dessus un secrétaire, se rapproche de sa partenaire en décrivant des spirales de plus en plus larges. Il est si bien dans sa peau qu’il pourrait en crier de joie, rugir comme un lion, se battre la poitrine et hurler ainsi qu’un ouragan. Malheureusement, il perd l’équilibre au dernier moment, fonce tête la première dans la baronne et la projette contre une petite table Pembroke qui se brise en mille morceaux. Écrasée sous lui, la dame reste un instant sans mouvement, étendue par terre de tout son long. Elle a quarante ans et se sent aussi jeune que si elle en avait vingt.

— Quel tanseur fous faites, monsieur Park ! souffle-t-elle enfin en pressant ses longues mains dans son dos.

Quelques secondes plus tard, les deux émules de Terpsichore se relèvent en souriant sous les regards inquiets des invités qui se sont regroupés autour d’eux pour évaluer les dégâts.

— Champagne ! lance la baronne. Et qu’on fasse donner l’orchestre !

Obéissants, les musiciens attaquent un autre air, et quelques couples en profitent pour rejoindre timidement la piste. Dans un coin, quelqu’un se met à raconter une bonne histoire, déjà s’enfle la rumeur des bavardages qui ont repris, bref, l’incident est oublié. La baronne remet de l’ordre dans son corsage, gonfle la poitrine et rajuste les plis de sa jupe tandis que l’explorateur, qui ne sait trop que dire, brosse furieusement sa redingote.

— Mein Gott, on s’est pien amusés, conclut-elle.

Et au bout d’un moment :

— Puis-che fous offrir une autre coupe de champagne, monsieur Park ?

— Oui… oui, bien sûr. Et je vous en prie, appelez-moi Mungo.

Pendant que les domestiques remplissent leurs verres, la baronne prend un air sournois et le regarde de ses grands yeux.

— Et… foyez-fous autre chose que fous pourriez fouloir de moi… Mungo ? lui demande-t-elle.

L’explorateur reste planté en l’endroit, et se laisse aller à un balancement de tout le corps, tandis qu’avec un sourire d’innocent il se perd dans la contemplation admirative du corsage.

— Cela fous intéresserait-il de foir le reste de ma maisson… le salon, la pipliothèque… ma champre ?

Il la regarde siroter son vin. Elle a le bout de la langue aussi doux qu’un bouton de rose humide et voluptueux.

— Mais euh, bafouille-t-il en faisant son possible pour paraître à l’aise, mais… euh, le baron… je ne crois pas avoir eu le plaisir de faire sa…

— Ach ! s’écrie-t-elle en le prenant par le bras. Je fous ai pas dit ? Le pauvre homme est mort il y a troissans !