BON VOYAGE * !
Quelque part, un coq chante, tandis qu’un muezzin est en train de jodler l’appel à la prière du matin. Des sandales, dehors, raclent le sol en cadence : ce sont les femmes de la ville qui ramassent, courbées, le crottin pour les feux du petit déjeuner. Du fol enchevêtrement de buissons qui borde le fleuve monte un chant d’oiseau. Dès la première lumière, une chaleur féroce, une chaleur de fournaise a pris possession des lieux. L’air verse à longs traits sur l’explorateur ses bouffées boursouflées, comme autant de nuages de scories. Épuisé, Mungo pousse un soupir de résignation, s’extrait de ses rêves à fendre le crâne et de ses couvertures pleines de sueur puis, chancelant, sort de sa tente pour aller uriner contre un mur d’argile recuite. En une nuit, le temps a changé du tout au tout, et le cycle des saisons, une fois de plus, a basculé. Juste après minuit, le vent a viré au nord et, du grand désert, s’est mis à souffler l’harmattan, apportant avec lui ce climat de mollesse et d’abattement où Mungo se sent pris comme dans une chape de plomb. Dans la position où il se trouve, la tête toute brumeuse, l’explorateur se sent vidé. Il a l’impression d’avoir mal aux cheveux alors que cela fait des semaines qu’il n’a pas bu une goutte d’alcool.
La tache sombre croît sur la pâleur du mur, se fait dragon, puis tête de cerf couronné : Mungo, distrait jusqu’à l’hébétude, l’observe longuement lorsque, à un bruit de pieds qu’on traîne, de gorges qu’on racle, il devine soudain une présence dans son dos. Il tourne la tête avec la lenteur détachée du somnambule et découvre les restes de son armée, alignés derrière lui. On s’est mis vaguement en rangs, on a l’uniforme haillonneux, sous la lumière blafarde du petit matin : Martyn, M’Keal, Ned Rise, Fred Frair, Abraham Bolton… Sac au pied, mousquet à la main. Derrière eux, en djoubba et tagelmoust à la mode maure, Amadi Fatoumi et ses trois esclaves à gueules d’empeigne. L’explorateur jette un coup d’œil par-dessus son épaule et dévisage ses neuf hommes qui le contemplent en silence, d’un air fort respectueux ; à croire qu’à leurs yeux, pisser contre un mur en petite tenue vaut bénir les étendards ou changer l’eau en vin. Martyn rompt le silence.
— Mon capitaine, Sir ! aboie-t-il, l’équipage de la Djoliba au rapport !
Bien sûr, bien sûr. C’est le matin du départ, celui où ils vont confier leur destin aux quatre vents… ou plutôt aux flots du grand fleuve. Pas de doute, dans les brumes du réveil, la chose lui était pratiquement sortie de l’esprit : il faut dire que l’air était si lourd, si oppressant… et ce petit accès de fièvre qui lui revenait. Oui, bien sûr. Bien sûr que la grande aventure est sur le point de recommencer !
— Parfait, lieutenant, jette-t-il d’une voix croassante avant de se rajuster et de se tourner vers ses troupes. Démontez ma tente, rangez mes affaires et préparez-vous à démarrer.
Les jambes en coton et l’œil flottant, il passe en revue les visages apeurés et pleins d’espoir de ses hommes. Il voudrait leur dire que tout va marcher comme il faut, que le Niger ne s’asséchera pas au milieu du désert, qu’il ne mourra pas dans les eaux du lac Tchad, que désormais il n’y a plus qu’à se laisser porter par le flot. Mais il en est incapable. Parce qu’en dépit de tous ses vœux, de toutes ses prières, malgré toutes ses supputations et toutes ses convictions, il n’arrive pas à être sûr et certain de ne pas les conduire à la noyade dans quelque maelström paumé de ce continent abandonné de Dieu. Tout ce qu’en guise de réconfort et d’inspiration subite il parvient alors à ajouter tient en cet ordre superfétatoire :
— Et que ça saute !
À l’insu de l’explorateur, du guide et de l’équipage, mille sabots font en ce moment même résonner les collines des environs de Sansanding : non, il n’est pas que l’harmattan pour descendre du nord dans un roulement de tonnerre. Dassoud le Fléau du Sahel est en train de fondre sur la ville à la tête de douze cents cavaliers au regard fou qui, tous, brûlent du désir de livrer bataille à l’armée des Blancs. Si nombreux et bien armés soient-ils, ces Nazarini, Dassoud entend les tailler en pièces. Après quoi il promènera la tête de Mungo au bout de sa lance et s’en ira l’offrir à la dame de ses pensées, Fatima de Djafnou.
Dassoud, on le remarquera, a pris quelque deux mois et demi de retard sur son plan de campagne. Il projetait d’anéantir l’explorateur avant la fin septembre mais, une interminable journée en suivant une autre, il a dû repousser l’engagement au début de novembre : force lui a été de constater qu’il n’était pas tout à fait la terreur qu’il se croyait. La cause profonde de ses ennuis, il faut la chercher dans les conflits meurtriers qui font rage parmi les diverses tribus placées sous son autorité. Quoique chauffées à blanc par la lettre de l’explorateur et les intentions qu’il y exprimait, celles-ci se sont en effet montrées peu enclines à s’unir sous sa bannière, ou sous celle de quiconque d’ailleurs. Inutile d’aller chercher midi à 14 heures : tout cela tombait mal.
Une querelle s’est d’abord élevée entre les Trasarts et les Al-Mu’tas de Djafnou. Moubarak ayant fait exécuter trois de ses serfs pour vol d’eau à l’un de ses puits, Bou Khaloum s’introduit dans le camp des Trasarts, pisse dans le porridge de l’assassin, se sauve avec son plus beau destrier et lui fait savoir qu’il ne le lui rendra que contre rançon. Bou Khaloum finit par toucher celle-ci et renvoie le cheval… en huit morceaux, tous bien proprement emballés dans de la peau de chèvre. Pendant ce temps-là, oubliant la volée de bois vert que Dassoud lui a infligée de ses propres mains, Mahmoud Bari, chef des Il Brakens, refuse de prendre part au djihad lancé contre les Nazarini – à moins de pouvoir en prendre la tête. Enfin, comme si cela ne suffisait pas, voilà que les Peuhls choisissent ce moment précis pour se jeter sur Djafnou. S’il a répondu à chacun de ces défis avec sa férocité et sa rapidité habituelles, Dassoud n’en a pas moins perdu un temps précieux. En le distrayant de son propos initial, toutes ces histoires l’ont rendu fou furieux. Que ce soit parce que hier il lui a fallu faire demi-tour pour s’en aller massacrer trois cents Peuhls, femmes et enfants compris, ou parce que, aujourd’hui, le morceau de chèvre qu’on lui sert est trop cuit, ou son couscous boueux, sa colère est si grande que le crâne lui en éclaterait presque et qu’il ne peut s’empêcher d’allonger d’autant l’ardoise de l’explorateur. Délivrer la terre de ces Nazarini est devenu une obsession qui le dévore, et nuit et jour lui rôtit l’âme à un brasier qu’alimente la moindre traverse. À la fin des fins pourtant, au bout de deux mois et demi de retards exaspérants, il s’est mis en route et, comme possédé du démon, investit dans un bruit de tonnerre les rues de Sansanding.
Sur l’eau volent des foulques et des vanneaux éperonnés. Gonflé par les dernières crues de la mousson, le fleuve bouillonne furieusement. Quelques pirogues graciles glissent comme le vent à travers des bancs de brouillard que le matin n’a pas encore dissipés. Mungo pose la question rituelle… comme autrefois, lorsqu’il jouait sur les bords de la Yarrow :
— Tout le monde à bord ?
Sur quoi, les épaules à hauteur de la coque, il entre dans le courant avec Ned Rise et, heureux comme un jeune marié proposant un toast, brise une calebasse de fou sur la proue de la Djoliba et donne l’ordre de pousser au large.
Martyn, qui avec sa barbe et son regard perdu de boisson accuse deux fois ses dix-neuf ans, a pris la barre ; les autres, Amadi Fatoumi et les trois hommes de sa suite inclus, se prélassent ici et là, leurs pagaies empilées au petit bonheur. Le fleuve étant encore en crue, avancer ne devrait poser aucun problème : si lourdement chargée soit-elle, la Djoliba sautille, telle une branchette au fil de l’eau, et se laisse manœuvrer comme dans un rêve de marin.
D’un bond adroit, Ned Rise monte à bord à l’instant où le courant vient cueillir la coque allongée du bateau, qui prend aussitôt la bonne direction ; Mungo quant à lui, de l’eau jusqu’à la poitrine, retient l’embarcation par désir de bien faire, mais s’attarde plus qu’il ne faudrait. C’est alors que le premier coup de fusil ricoche au ras des flots. Mungo sursaute, interdit, et jette un bref coup d’œil à Martyn : la bouche grande ouverte, celui-ci a l’air de quelqu’un qui s’apprêterait à avaler tout rond une orange ou un œuf. Sur ce, il tourne la tête et observe la route poussiéreuse qui descend vers la berge. Le spectacle qu’il y découvre le cloue sur place, comme un cauchemar devenu réalité : il y a là des milliers de Maures, flamberge et djoubba au vent, lesquels leur foncent bel et bien dessus, montés sur des chevaux en suée qui piétinent le sol de panique et de fureur.
Rien de tout cela n’a échappé aux passagers du bateau. Une seconde plus tôt, ils flemmardaient comme des rois hémophiles ; les voilà à présent qui bondissent comme un seul homme et se mettent à pagayer avec fureur tandis que, les pieds dans le courant, l’explorateur grimpe à bord. Mus par la vision lugubre de leur fin imminente, les soldats se sont jetés rapidement dans l’action. Il n’est pas jusqu’à M’Keal et ses favoris, Fatoumi dans sa graisse, et même Frair l’échalas, qui ne rament comme s’ils voulaient se qualifier dans l’équipe d’Oxford. Quant à Mungo, il a pris feu lui aussi. Incapable de trouver une pagaie dans la confusion générale, il s’allonge au ras de l’eau et commence à repousser l’onde à grands coups du plat de la main : on croirait qu’il s’est juré de fendre les flots en deux parts, ou d’y creuser un humide sillon.
— Souquez ! hurle Ned juste à côté de lui, et voilà qu’enfin la Djoliba prend de la vitesse.
Ils n’ont pas encore fait cent yards que le premier Maure atteint l’eau. Il est grand, tout habillé de noir, et cingle de sa cravache la bouche de son destrier en criant des obscénités en arabe. En quelques secondes, le fleuve grouille de Maures. Par centaines ils déboulent, déchargent leurs mousquets, jettent leurs lances, hurlent leurs cris de guerre. Mungo, au milieu des éclaboussures, risque un œil par-dessus son épaule afin de contempler ses ennemis jurés : leurs chevaux nagent comme des phoques, l’œil en feu, les narines dilatées par l’odeur du sang et des armes qui lancent des éclairs rouges dans la lumière charnue du matin. Et soudain, voici qu’il n’a plus de force dans les bras : ce Maure-là, celui qui n’est déjà plus qu’à soixante yards de lui, celui dont le cheval est sur le point d’exploser tant il se démène… il le connaît ! Il connaît ces épaules carrées qui forcent les coutures de l’ample vêtement ; il connaît ces yeux, cette cicatrice, ce masque de haine, ce sourire de fou grimaçant…
Dassoud brandit son pistolet, son cheval rue des quatre fers : la Djoliba s’éloigne. Le Maure s’acharne, il abaisse le canon de son arme, vise, et tire : dans le méli-mélo de djoubbas tourbillonnantes, de lances qui s’abattent à grand fracas de métal, de hurlements et de nuages de poussière qui montent de la rive, un énième petit rond bleuté s’en va se perdre. La fumée et la poussière sont si épaisses et le vacarme si général que l’explorateur n’arrive même pas à savoir si le Maure a déchargé son arme, et puis il le sait : il sent tout à coup un liquide chaud lui couler sur le bras, et un poids bizarrement lourd qui le pousse soudain en avant. Il se retourne d’une pièce et découvre le visage douloureux d’Abraham Bolton, lequel lui tend la pagaie qui lui faisait défaut… mais voilà que le brave garçon, l’œil arraché, lui dégringole dessus, la pagaie en l’air, luttant pour retrouver quelque équilibre. La réaction de Mungo est instinctive : il rentre les épaules. Aussitôt ce pauvre idiot de Bolton trébuche sur lui et bascule dans le fleuve comme un sac de pierres jeté du haut d’un pont.
Mungo redresse la tête, et c’est pour découvrir que Dassoud et lui se regardent jusqu’au fond des yeux, par-delà ce peu d’eau qui les sépare et qui tend vers rien, car le Maure gagne sur les fugitifs… si proche, à présent, que les hoquets de son destrier à l’agonie explosent quasi dans la poitrine de l’explorateur, jusqu’à l’empêcher de respirer à son tour. Vaguement, comme dans un rêve, Mungo tend la main vers la pagaie de Bolton mais le regard du Maure s’accroche à lui comme un grappin. Il sent les parois de sa gorge se resserrer, il a le plus grand mal à ne pas fondre en larmes, tant cette histoire lui paraît injuste. Hypnotisé, il ne songe même pas aux quatre-vingt-dix mousquets chargés qu’il tient cachés sous la bâche, ni au pistolet incrusté d’argent, glissé dans sa ceinture. À ses yeux tout n’est plus qu’échec, ignominie et mort.
Forte, pleine d’exhortations, la voix de Ned Rise se fait entendre par-dessus le vacarme.
— Souquez, les enfants ! Souquez !
Le tableau * perd enfin un peu de sa netteté. Dassoud cède à nouveau du terrain, la Djoliba, happée par le courant, s’éloigne sur le fleuve purificateur, s’éloigne du sang, de la terreur et des sinistres doigts crochus de la captivité, chevauchant à vive allure la large échine du Niger. Pétrifié, Mungo reste agenouillé comme un suppliant et, incapable de bouger ou de penser, voit son pire ennemi reculer dans le lointain, jusqu’à ce qu’enfin la tache noire de sa tête se perde dans la pulsation des eaux.