NAÏADE

De l’autre côté des rideaux en dentelles et des vitraux, une neige paresseuse tombe à gros flocons sur les arbres et les jardins de Selkirk. Elle arrondit les angles, efface les repères et recouvre les bornes miliaires de la route d’Édimbourg. Il n’y a plus ni sentiers, ni parterres de fleurs, ni pelouses. Les azalées ont courbé la tête et les conifères vacillent au bord du champ. Cela fait déjà deux jours qu’il neige. Des congères assombrissent les vitres du rez-de-chaussée et s’entassent contre la porte, les chevaux de selle se passent d’exercice et les voitures de rouliers se transforment en sculptures molles. Il y a de la glace dans le puits. Au sommet du toit, la girouette grince sur son axe.

Ici, dans la cuisine, c’est un tout autre monde. Épais et suffocant, l’air est aussi plein de vapeurs que sur une île du Pacifique. Les carreaux pleurent et dégoulinent, le miroir à main se couvre de buée, les serviettes de bain s’alourdissent sous l’humidité. Dans l’âtre flambe un feu digne des vacances : montagnes de braise rougeoyante, bûches de chêne croisées en tous sens, susurrations gémissantes de la flamme… Deux chaudrons noircis sont suspendus au-dessus à l’aide de crochets qu’on a scellés dans la pierre il y a plus d’un siècle. Ils crachent une vapeur aussi dense qu’un brouillard sur la lande. Sur la table gisent des fougères dont les feuilles sombres et fournies luisent encore d’humidité. Des dards et des vairons lancent des éclairs en se ruant sur des miettes de pain derrière la vitre suintante de l’aquarium. Dans un coin, perdues au milieu des bancs de vapeur montante, les tourterelles roucoulent comme une flûte coincée dans son registre le plus grave.

C’est le deux février, date anniversaire de ses fiançailles avec Mungo. Ailie Anderson fête ce jour en se préparant un bain : par ces temps de restrictions, un tel luxe est rare. Elle rassemble ses affaires comme en glissant, elle chantonne, de temps à autre, elle attise le feu d’un grand coup de soufflet. Elle a déjà posé un morceau de savon vert – savon du Dr Philby – sur la table, à côté de son peigne et de sa brosse en écaille de tortue. Elle tient du bout des doigts un sachet de Bain des Fleurs *. Luxe ou pas luxe, son bain, elle le prendra aujourd’hui. Elle s’allongera là, dans sa cuisine pleine de buée, et là, au milieu de sa ménagerie, parmi les bruits et les parfums de la nature, elle s’imaginera Mungo en train de se frayer un chemin dans les jungles ruisselantes du Continent noir. Son père ne lui accorde qu’un bain par mois. « Je n’en ai point de trop, de ce bois et de ce charbon », dit-il. Qu’à cela ne tienne : son bain, elle le prendra aujourd’hui, quitte à sentir mauvais jusqu’en mars. Après tout, ce n’est pas tant de frottage et d’astiquage qu’il s’agit, que d’un rituel de purification.

Ailie a vingt-deux ans – et la patience de Pénélope. Elle en avait quatorze lorsqu’elle rencontra Mungo Park pour la première fois. Plus tard, il vint vivre chez elle, en qualité d’apprenti de son père. C’était il y a huit ans. Avant de partir pour l’université, il lui demanda de l’attendre. Les feuilles des arbres commençaient à brunir. Elle en pleura de joie et d’étonnement. Après avoir passé deux ans à Édimbourg, il l’embrassa sur le front et s’embarqua comme chirurgien à bord d’un navire d’épicerie en partance pour Djakarta. Elle attendit. À son retour, il se montra morose et rétif. Ils allaient se marier. Mais un jour, comme ça, arriva de Londres une lettre du beau-frère de Mungo. Le grand voyageur accepterait-il de se faire commissionner par l’Association africaine pour aller explorer l’Afrique occidentale et reconnaître le cours du Niger ? Elle n’eut aucun mal à lire sa réponse dans ses yeux. Quinze jours plus tard, ses bagages prêts, il se tenait à la portière de la malle de Londres.

— Je m’en vais de par le monde, et reviendrai avec un nom, Ailie, lui dit-il. Tu m’attendras ?

Elle n’a pas cessé de l’attendre depuis lors.

Et, bien sûr, pas un homme ne lui arrive à la cheville dans tout le pays. Rien que des paysans et des bellâtres qui n’ont pas plus le sens de l’aventure qu’un vieux chien malade. Il n’y a qu’à voir Gleg, le dernier apprenti de son père. Comparé à Mungo, il ne vaut pas plus cher qu’un têtard. L’aventure, il ne la sentirait même pas si elle s’en venait lui mordre une de ses grandes oreilles toutes molles. Ailie soupire, dépose son flacon d’huile de bain à côté de sa brosse à cheveux et appelle son frère.

 

— Zander ! Tu ne voudrais pas m’aider à sortir le baquet ?

Alexander Anderson se trouve au salon. Il fixe du regard tantôt le Jeanne d’Arc de Southey ouvert sur ses genoux, tantôt les flocons de neige qui, langoureux et légers comme de la plume, tombent à la dérive de l’autre côté de la vitre. Il savoure la tempête et le calme de la pièce. Il est heureux de ce moment de répit, loin de ses navettes au chevet des gens. Et puis, autre sujet de contentement, il y a Gleg. Depuis qu’Alexander a quitté l’université, au printemps dernier, son père ne cesse de le traîner de visite en visite, de lui brandir des attelles et des scalpels sous le nez, de le prendre par la menace ou par les bons sentiments, de le supplier d’être enfin à la hauteur des tâches dévolues à un médecin de campagne. « Mais qu’est-ce que tu as, mon garçon ? lui lance-t-il d’une voix tonnante. As-tu l’intention de rester planté là jusqu’à la fin de tes jours à te lécher l’arrière-train comme un mouton dans la pâture ? Ou bien c’est-y que tu vas te décider à te trouver un bon Dieu de travail pour t’occuper les mains de la façon qu’un homme doit faire, surtout quand c’est un Anderson ? Hé ! réponds-moi, mon garçon !… Plus fort ! Dans la tête ça me laboure de colère et j’en ai des embarrassements que c’est à peine si je t’entends ! »

Mais Zander n’a aucune envie de s’établir à la campagne. Il déteste l’odeur des chambres de malades, il ne supporte pas leurs lèvres noirâtres et leur haleine fétide. Cet homme coincé sous sa charrette, côtes cassées lui rentrant dans la poitrine comme des pieux rougis ? Cette enfant qui tousse la nuit, le menton couvert de sang ? Ces os qui se brisent, ces vaisseaux qui se rompent, ces cœurs qui se figent ? Il ne veut pas en entendre parler. Que le fait d’être mortel soit un cancer et une plaie suppurante, soit. Mais faut-il donc pour autant qu’il y soit confronté jusqu’à des dix fois par jour ? Les hommes saouls, les femmes enceintes et les enfants crasseux, tous autant qu’ils sont, oui, avec leurs hernies, leurs furoncles, leurs véroles et leurs plaies, le frappent de terreur et non de compassion. Il se refuse à sonder leurs blessures, à leur faire des saignées, à panser de cataplasmes leurs tumeurs et leurs lésions. Cela lui donne envie de vomir et de partir en courant.

Mais, Dieu merci, Gleg est là. Il est peut-être maladroit et hypocrite, il est peut-être grand, maigre et sans grâce, il est peut-être bien encombrant et déplacé dans cette maison, mais au moins il respire, vit, marche sur ses deux pieds et sait offrir une cible claire et immanquable à l’enthousiasme du vieux maître des lieux. Depuis son arrivée, la pression est tombée. Y a-t-il des chevaux à atteler, des os à remettre, des simples à ramasser pour la préparation des poudres, c’est lui qu’on appelle. S’agit-il d’écouter les grands discours de morale du vieux père, ou ses plaintes incessantes sur les prix qui grimpent, le temps qu’il fait, sur les « poudrés de la tête », sur le « krand Roi H’allemand », bref, sur tout et sur rien, Gleg est encore là qui prête l’oreille d’une façon parfaitement attentive. Ce qui ne signifie pas que le bon docteur en oublie son fils unique, loin de là. Il n’arrête pas de le houspiller, de le sermonner et de lui adresser mille reproches sur sa rêvasserie, sur son peu d’ambition, sur sa manière de s’habiller et de penser. Et toujours et encore il le traîne dehors dans le vent glacé pour aller rendre visite à l’un ou l’autre de ses malades. Non, rien ne changera jamais, du moins tant que Zander sera sous le toit paternel. Mais pour l’instant Gleg a au moins réussi à détourner l’attention du vieillard. Zander peut enfin respirer. Se carrer dans son fauteuil et siroter du xérès au coin du feu. Faire des patiences, ouvrir un livre de poésie. Ou s’enrouler un foulard autour du cou et aller courir les sinistres collines des alentours en se demandant ce que diable il va bien pouvoir faire de sa vie.

— Zander !

Une serviette de bain à la main, Ailie s’est encadrée dans la porte.

— Tu m’aides à installer le baquet ?

Zander lève les yeux de son livre. Dehors, la neige a commencé à se pendre en verglas.

— Quoi ? un bain ? s’étonne-t-il. Par ce temps-là ?

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Le baquet fait partie des meubles de famille. Sombre et massif, il sent la mer, le savon rance, le cheveu mouillé, le moisi et l’âge. Euan Anderson, le grand-père d’Ailie, s’y baigna après la bataille de Culloden. Sa grand-mère maternelle, Emma Oronsay, y faisait fort joliment mousser le savon avec ses pieds à l’époque où Haendel descendait la Tamise en péniche. Godfrey Anderson, son grand-oncle paternel, y fut trouvé mort. Il s’y était tranché les poignets jusqu’à l’os et l’eau en était devenue toute rouge. Fantômes et lointains échos du passé. L’odeur du baquet, la sensation qu’il rend au toucher évoquent toujours à la jeune fille le dernier souvenir qu’elle ait gardé de sa mère. Une chaude lumière monte des bougies, les bouilloires sifflent, elle éclabousse tout partout avec son frère et là, à côté d’eux, il y a cette femme au regard triste, plein de souffrance, aux cheveux comme des champs en fleurs. Et cette femme, sa mère, tend ses mains douces en avant pour leur frotter le dos, les oreilles et le dedans des cuisses. Un jour elle disparut. Elle était allée passer la fin de la semaine à Glasgow, pour n’en plus jamais revenir.

Euphemia Anderson, née Saint-Onge, était une passionnée d’astrologie. Elle dressait des cartes du ciel et parlait d’étoiles à l’ascendant et de planètes en conjonction. « Achète du grain, James, disait-elle à son mari, l’heure est propice. » Ou bien encore : « La jument mettra bas cette nuit. Ce sera un étalon bai et il aura une patte de derrière en mauvais état. » Elle était du signe des Gémeaux. « Mon double est une princesse arabe, disait-elle encore. Elle vit là-bas, dans le vaste monde. Je ne la verrai jamais. »

Sa fille naquit en juin, neuf minutes et demie avant son fils. Alice et Alexandre. Des jumeaux. Elle les habilla de la même façon, tantôt en culottes courtes, tantôt en jupes. Dans la rue, elle arrêtait les gens pour leur présenter un jour ses petites filles chéries, un autre ses petits diables de garçons. Obsédée par la gémellité (corps, esprits, doigts, orteils, oreilles et yeux, tout devait être identique), elle ne supportait pas la forte et déchirante disparité qu’indiquait le rien d’une fente ou d’un bout de chair ridée pas plus gros que l’ongle de son pouce. Cela offensait son sens de l’harmonie. Après son départ pour Glasgow, ce fut le Dr Anderson qui prit soin des deux enfants. Zander fut envoyé en pension et Ailie tomba entre les mains d’une gouvernante.

L’enfant avait six ans lorsque Mrs Alloway arriva dans la maison. Mrs Alloway lui expliqua que les dames étaient faites pour le vertugadin et les beaux vêtements, qu’elles se devaient de briller en poésie, en musique et autres arts analgésiques, mais que, par-dessus tout, les dames étaient des dames, savoir le ramage et le plumage mêmes du beau monde. Ailie se coupa les cheveux au ras des épaules en signe de protestation. Elle n’a pas changé de coiffure depuis lors.

Aujourd’hui pourtant, sa mère n’est plus qu’un souvenir usé, indistinct. Vieille à la chair flasque flottant autour des os, pensionnaire de la mort dans une chaumière qui faisait eau de toutes parts, Mrs Alloway, elle, a sombré dans l’insignifiant. Certes, il y a toujours lieu de rendre hommage à l’antique baquet, aux souvenirs que ravivent ici une odeur, là les rugosités du bois, mais aujourd’hui, c’est la vie qu’y fête Ailie. Elle presse ses paupières et convoque Mungo, Mungo au visage qui glisse en mille apparences, Mungo qui sourit, Mungo qui lui décoche un clin d’œil, Mungo qui fait la lippe avant de commencer une histoire drôle, Mungo qui a l’air tout perdu en s’asseyant dans son baquet ou en dégringolant de cheval. L’eau est très chaude, réconfortante, sensuelle. Elle fouette la peau d’Ailie qui est en Islande, en Norvège… Une source brûlante, des flocons de neige qui fondent sur l’eau, une silhouette qui sort du brouillard, nue et athlétique, son nom sur les lèvres… sacredieu, elle a oublié le gant de toilette ! Il est sur la table, roulé en tapon, tout juste assez loin pour qu’elle ne puisse pas l’attraper.

L’eau est aspirée vers le bas au fur et à mesure qu’elle se lève. Ses petits seins sont durs, comme ceux d’un garçon, son ventre luisant, sa touffe sombre comme un trou qu’on lui aurait fait dans le corps. C’est alors que la porte s’ouvre et que son père entre en trombe dans la pièce – suivi de près par son apprenti, Georgie Gleg. Elle reste pétrifiée un instant, puis elle se laisse tomber dans l’eau comme une pierre. Des vaguelettes se brisent sur le pourtour du baquet, s’en vont inonder le plancher.

— Les loupiots ! tempête son père pour cacher son embarras.

Les loupiots, les loupiots, les loupiots ! V’là qu’y s’mettent à sortir du ventre de leurs mères en plein blizzard !

Il est déjà à la penderie, il enfile ses bottes et son mackintosh en haussant les épaules.

— Au troisième appel qu’on en est ! Au troisième ! Ça fait deux mois que j’ai pas fait un accouchement et maintenant que Belzébuth s’est chargé d’arranger le temps à son goût, ça pond par tout le comté !

Ailie s’enfonce dans l’eau brûlante jusqu’au cou. Elle a les oreilles rouges. Maigre, onctueux et de deux ans son cadet, Gleg a de grandes dents de cheval. Il examine quelque chose au-dessus du baquet, de l’air de quelqu’un qui aurait aperçu un buisson ardent ou vu une échelle tomber du ciel. Il a la bouche grande ouverte et les narines qui tremblent.

— Gleg ! hurle le docteur, arrête de béer comme une hyène et saute dans ton veston, mon garçon ! On a une visite à faire.

Gleg se rue sur la penderie comme s’il se jetait du haut d’une falaise, enfile son manteau et commence à se battre avec le loquet de la porte. Impatient, le docteur ouvre celle-ci d’un geste large et pousse son apprenti dehors. La porte se referme en claquant. Des bruits de bousculade sur le perron de derrière, le sifflement asthmatique du portail : ils sont partis.

Les poissons s’agitent dans l’aquarium. Les tourterelles se lissent les ailes. Remontée par la chaleur pénétrante du bain, Ailie commence à s’étriller les jambes avec son gant de toilette. La tête vide, elle se frotte et s’astique : le grand cérémonial de la purification a commencé.