QUID PRO QUO
À ce point de l’histoire des mœurs, il était de rigueur * que la dame confrontée à un revirement de situation aussi brutal, aussi dévastateur, tombât en pâmoison. Pas Fanny Brunch : elle était d’une étoffe plus solide. Après avoir poussé un petit cri bref mais libérateur, elle se retira, sous couleur d’indisposition, dans la chambre qu’elle occupait derrière l’office et commença à se torturer la cervelle pour trouver un moyen d’aider son amant à se sortir de ce mauvais pas. Tout lui parut bien vain. Elle ne possédait en propre guère plus d’une ou deux livres (qu’elle avait mis des mois et des mois à amasser sou par sou), ses parents n’étaient que des loqueteux, ses amis n’allaient pas chercher beaucoup plus loin que la laitière et la bonne du coin… et il était clair qu’elle ne pouvait pas faire appel à Sir Joseph. Elle songea un instant à écorner le fonds de roulement alloué à Cook, ou à filer avec l’argenterie de Lady B… Mais non, elle en était incapable. Et pourtant, que Ned fût coupable ou innocent, il lui fallait le sauver, à tout prix… Ça y est, elle avait trouvé : Adonaïs Brooks ! Mais bien sûr ! Elle se souvint de l’expression de son visage lorsqu’il lui avait pincé les fesses dans le couloir et avait menacé de se jeter par la fenêtre si elle repoussait ses avances. Ce teint jaunâtre, ce dos rond, ce regard de souffreteux… Mais allez-y donc, lui avait-elle dit, sautez ! Et il avait sauté. Adonaïs Brooks ! Et maintenant il marche avec une canne. Elle eut un petit sourire sinistre et calculateur. Adonaïs Brooks… Aussi excité qu’un gros matou en chaleur.
Fanny sortit de sa chambre sur la pointe des pieds. Pas un bruit dans la maison. Sir Joseph s’était rendu à son club dans une véritable tempête de rugissements, de menaces et d’imprécations. Lady B., elle, s’était enfermée dans ses appartements avec un joli mal de tête. Fanny jeta un coup d’œil dans le carnet d’adresses de sa maîtresse, s’enroula dans un châle et se coula dehors par la porte de devant.
Il avait été un temps où, sur ses dix-huit ou dix-neuf ans, Adonaïs Brooks insistait pour qu’on l’appelât Werther : le portrait que Goethe avait brossé de ce jeune homme triste et neurasthénique l’avait en effet fortement marqué. Plus tard, il avait découvert Collins, Smart, Cowper et Gray. Les Églogues orientales avaient pris place sur les rayons de sa bibliothèque, à côté des poèmes d’Ossian de Macpherson et des Reliques de la poésie anglaise d’autrefois de Thomas Percy. Il s’était voué à la ballade et à l’état de nature, arborant des culottes rouges et des vestes en velours noir. Aux rencontres bimensuelles du Club de poésie du West End, dont il était devenu le secrétaire, il s’était fait le champion de la passion contre la rigueur, de la sensibilité contre le bel esprit. Un soir, au beau milieu de « La Tasse et la Cuillère », satire élégante de Blythe Bender qu’on était en train de réciter, il s’était levé d’un bond et avait hurlé :
— Assez de tous ces Pope, Addison et Steele ! Oui, assez de tout ce bel esprit, de ces urbanités et de ces distiques héroïques ! Où est la vie dans tout cela ? Où est le sang ? Où est la tombe ?
Un silence gêné s’était abattu tout soudain sur la salle : c’était bien la première fois qu’on interrompait ainsi une lecture, la première fois encore qu’on attentait aussi violemment au décorum et au bon goût. Adonaïs s’était proprement fait huer par ses confrères. Plus tard, on l’avait prié de quitter le club.
Aujourd’hui âgé de vingt-six ans, il errait dans les rues sinistres et embrumées avec des larmes dans les yeux ; le comblaient les orages désirés et les ciels zébrés d’électricité, il ne rêvait que lieux élevés, blessures, hauts faits, amour… mais amour avec du frisson, de la volupté et de la mort ; amour dans les cimetières au milieu des catafalques, amour dans les chaînes, les galères et les donjons ! Il avait une voiture et quatre domestiques. Il croyait aux sorcières et aux revenants et habitait Great George Street où il vivait dans des somptuosités décadentes. Il ressentait encore des douleurs sourdes dans les côtes, surtout lorsqu’il toussait ou respirait trop fort, et, quoique guéris, les os brisés de sa jambe droite ne s’étaient toujours pas convenablement ressoudés. Avoir une oreille coupée le titillait beaucoup, c’est sûr, mais il n’en montrait rien.
Lorsque Fanny arriva à sa porte, il peinait à rédiger son Élégie sur la déconfiture de nos explorateurs en Afrique : « Ô Ledyard, ô Lucas, ô Houghton et puis Park/Faudra-t-il donc que je vous mette avec les morts,/Quand Tombouctou dans l’inconnu subsiste encor ? » Bellows, son domestique, annonça la visiteuse d’une voix de stentor :
— Fanny Brunch, Sir.
Il en resta stupéfait. Combien de fois ne se l’était-il pas imaginée dans sa maison ? Combien de fois, seul avec elle dans sa chambre, ne l’avait-il pas…, etc. ? D’un bond il fut sur ses pieds. Se prenant à trembler comme un épagneul trempé, il se lécha la paume des mains, s’aplatit les cheveux en arrière… mais déjà elle était là, debout devant lui, comme une vision de rêve.
— Fanny ! s’écria-t-il en se précipitant pour lui offrir une chaise.
Mais que voyait-il là ? Des larmes sur ses joues ?
— Je vous demande humblement pardon, Sir, commença-t-elle le cœur palpitant, mais je suis venue vous supplier de me rendre un service.
Tandis qu’il l’écoutait, le spectacle de sa personne, ses chevilles, ses hanches, sa chevelure, repaissait son vampirique regard. Le son de sa voix lui était un puissant aphrodisiaque où la pomme le disputait à l’huître, lui chatouillait littéralement le sexe comme une plume… Il aurait voulu se jeter sur elle, disparaître dans son corps… mais il y a comme une gêne à la hauteur de ses hauts-de-chausses, tendus en avant, et il se contente de l’écouter en se tortillant. Lorsqu’elle en a fini, il lui prend la main.
— Je t’aiderai, fait-il d’une voix sifflante et qui manque de s’étrangler. Ah ! Dieu, oui, je t’aiderai ! Je ferai tout ce que tu veux, tout !… Je me mortifierai les chairs, je m’arracherai les yeux, je m’ouvrirai les veines… En veux-tu la preuve ? Tout de suite ? Je le fais, oui, dans l’instant ! Tout ce que tu veux !
Puis, aussi froid qu’une lame de couteau, il la regarde droit dans les yeux et ajoute :
— Il faut pourtant que tu comprennes… qu’il y aura nécessairement du quid pro quo.
— Qu’il y aura du quoi, Sir ?
— Qu’il y aura échange… un prêté pour un rendu…
Fanny baisse les yeux.
— Je l’savons bien, Sir, lui répond-elle. Comme si les filles pauvres avaient autre chose à offrir. Vous n’avez pas besoin d’être vulgaire par-dessus le marché…
Le lendemain matin, Fanny se rendit à la prison de Newgate. Un mouchoir parfumé sur le nez, elle suivit un guichetier le long d’un escalier tortueux qui s’enfonçait dans les profondeurs du donjon ; le bruit de ses pas lui faisait l’effet de coups de feu au fond d’un puits. Une énorme porte de fer s’ouvrit en grinçant sur ses gonds, et alors peu s’en fallut que la jeune fille ne tombât à genoux. Embrumé et fétide, l’air était plein de vapeurs qui montaient des flaques d’eau, de grognements qui se glissaient dans les ténèbres. Ses pupilles se dilatant dans le noir, Fanny se mit à avancer avec prudence. La boue aspirait ses chaussures, des pattes tordues comme des griffes cherchaient à la toucher, l’odeur puissante de l’urine lui piquait les yeux. « Hé là, mam’zelle Gros-Cul, et si que j’te la léchais à mort ? » gronda une voix. « Nichons ! Nichons ! Nichons ! » lança une autre. Une terreur bestiale s’empara d’elle – la peur d’être enterrée vivante, d’être claquemurée à jamais, la peur de se faire aspirer dans quelque fosse d’aisances, plus bas, toujours plus bas, de tomber jusque dans les intestins lisses et bouillonnants de la terre, là où les démons vous déchiquettent les chairs jusqu’à l’os, où les créatures hurlantes de l’enfer vous étranglent l’âme et vous la rechient en petites crottes dures et noires comme des pierres. Fanny recula d’horreur, mais le guichetier la prit par le coude :
— C’est rien, mam’zelle, vous occupez pas d’eux… Tenez, regardez, là-bas, v’là votre ami.
Nu et tremblant, Ned délirait. Allongé dans ses propres déjections, il ne cessait de parler confusément de têtes de poissons et de petits pots d’or. Complètement édenté, un vieillard gisait mort à ses côtés. Fanny lui ayant glissé une demi-couronne dans la main, le guichetier détacha les jambes de Ned et, après l’avoir enveloppé dans une couverture, l’emporta hors de la pièce. Un peu plus tard, dans une cellule privée, Fanny lava son amant à l’aide d’une éponge imbibée de vinaigre et lui prépara un bol fumant de bouillon ; elle le tint quelque temps à hauteur des lèvres du malheureux, qu’elle couvrait de baisers. Il vomit, la regarda droit dans les yeux et ne parut pas la reconnaître. Lorsque le chirurgien arriva enfin, il trouva Ned couvert de sueur et se tapant la tête contre le mur.
— De quoi s’agit-il, Sir ? s’enquit-elle d’un ton suppliant. Qu’est-ce qu’il a ?
Le bonhomme avait dans les soixante-dix à quatre-vingts ans, mais s’habillait comme un muguet, dont il portait la perruque et la culotte serrée. Ses narines tremblèrent lorsqu’il ouvrit une veine dans la jambe de son patient et se mit à le saigner lentement, jusqu’à le contraindre à l’immobilité.
— Fièvre carcérale, lança-t-il d’un ton prosaïque. Ou bien il s’en sortira ou bien il mourra comme un chien. Vous pouvez toujours jouer à pile ou face si vous pensez que cela peut vous faire du bien.
Le lendemain, Lady B. exigea des explications : pourquoi Fanny n’avait-elle pas répondu à ses appels ? Talons serrés, Byron Bount se tenait debout devant elle et regardait ses pieds sur le tapis.
— Eh bien, parle, Bount ! La demoiselle serait-elle donc toujours indisposée ? Faut-il appeler le docteur ?
Bount implora son pardon et lui répondit que Fanny n’était pas là.
— Pas là ?… C’est bien ce que tu m’as dit ?
C’était bien ce qu’il venait de lui dire. Mais alors, où était-elle passée ? Bount s’éclaircit la gorge.
— Ça, madame, je ne le sais pas plus qu’un autre.
Le visage de Lady B. durcit brusquement, passant même le stade de la pétrification, allant jusqu’au métamorphisme, jusqu’au stade igné, et même au-delà.
Le résultat de tout cela ? Lorsque, le cœur lourd et la robe maculée, Fanny s’en revint de la prison ce soir-là, elle découvrit que Byron Bount l’attendait en haut du perron. À côté de lui, deux ballots remplis d’habits, et un méchant portrait de sa mère, exécuté à l’huile. Bount s’était croisé les bras sur la poitrine et la regardait comme un vautour sa charogne.
Lui restait-il vraiment autre chose à faire ?
— Great George Street, lança-t-elle au cocher de fiacre.