LA CHUTE
Qu’y faire ? Sa vie avait changé.
Il se réveillait en pensant à elle, cherchait à placer ses œufs de poisson sans pouvoir songer à autre chose, s’écroulait sur son lit, l’esprit en proie à une sorte de faim douloureuse. Il ressentait tout à la fois le vide et le trop-plein, mais surtout… Fanny, Fanny, Fanny ! Il ne cessait de rêver d’elle. Des femmes, il en avait eu. Des douzaines. Des putains et des filles de salle, des paysannes, des vendeuses, des marchandes de fleurs, des filles de poissonniers et d’étameurs, des infirmières, des nourrices, des ivrognesses et des salopes, bref, toutes les Nan Punt et Sally Sebum de la création. On n’avait qu’à faire fonctionner l’engin voilà tout. Pénétration, une-deux, satisfaction. Mais là, c’était tout autre chose. Cette fois-ci, son cœur était de la partie. Et sa tête avec.
Dès le lendemain, il se mit à hanter Soho Square… déguisé en accordeur de piano. Il pleuvait. Non, en fait, il bruinait. Sa moustache postiche ne tarda pas à pendiller, ses cheveux à déteindre, et le sac où il avait rangé ses diapasons, ses marteaux en étain et ses plumeaux à se délaver. En jetant un coup d’œil par la fenêtre de sa bibliothèque, Sir Joseph le vit s’adosser à la grille en fer, solitaire et transi. Lady Banks passa devant lui en se rendant à son whist chez Mrs Coutt. Un chat perdu urina sur ses bas. Un peu plus tard, un employé de la maison J. Kirkman & Fils, Facteurs de piano-forte, sortit du 38 en fronçant les sourcils et lui ordonna de déguerpir. À aucun moment, Fanny ne sut qu’il était là.
Le lendemain, ça ne s’arrangea pas. Il avait loué une voiture dont, reléguant le cocher à l’arrière, il avait lui-même pris les rênes en main pour sillonner Soho Square au trot dans tous les sens, de l’aurore au crépuscule. Il guettait tout ce qui pouvait bouger aux fenêtres du 32 mais son entreprise ne connut que ces deux succès : vues partielles sur Byron Bount, et plein cadre sur le buste du roquet de Lady B. Les jours suivants, il se déguisa en marin, en raccommodeur de soufflets, en vendeuse de bouillie d’avoine, en laveuse de planchers, en syphilitique au dernier stade de la maladie, en garde du roi. Cela faisait maintenant une semaine entière que Fanny n’avait pas mis le nez dehors. Ned sentait l’argent lui filer entre les doigts. Son petit commerce de caviar commençait à dépérir.
Un soir enfin, alors que, toujours aussi maussade, il bayait aux corneilles, revêtu cette fois des haillons couverts de suie d’un ramoneur, il vit s’ouvrir la porte de la maison et, tirée par un roquet au bout d’une laisse d’argent, une femme descendre les marches du perron. Le cœur battant, Ned s’approcha d’elle et se demanda aussitôt comment la saluer (en sifflotant quelques mesures de « La brebis de Derby », peut-être ?) et s’excuser de son aspect à l’aide de quelques phrases bien senties.
— Fanny, lança-t-il dans un chuchotement qu’étranglait la passion.
— Hein ? Quoi qu’y a ? lui répondit-on d’une voix à récurer tous les égouts de la ville.
Le visage qu’il découvrit disparaissait sous l’eczéma. Un seul œil y luisait d’un éclat laiteux. Le roquet gronda.
— Je vous demande pardon, mam’selle, dit-il en s’inclinant, mais je vous avais prise pour Fanny Brunch.
— Pour qui ça ? Fanny quoi ? Jamais entendu causer de c’te dame-là.
C’était à la souillon, Barbara Dewfly, qu’il était en train de parler. Cinq shillings plus tard, elle se souvint de Fanny : « Ah, oui ! c’te petite garce qui lave les chaussettes à Sa Seigneurie . » Elle ajouta qu’« il lui en coûterait sacrément cher si jamais on la surprenait en train d’y passer un billet doux ou quoi ». Ned lui glissa une deuxième pièce dans la paume de la main et un petit mot gribouillé à la hâte : « Retrouve-moi à la porte de derrière à minuit. Ton Serviteur Humble et Dévoué qui brûle de mieux Te connaître. Ned Rise. » Le chien lâcha une crotte sur le trottoir, Mlle Dewfly ramassa ses jupes, remonta les marches du perron et disparut.
Il convient de remarquer ici que la vie offerte aux domestiques dans l’Angleterre des Hanovre ne leur permettait guère de frayer avec le reste de la population. Avaient-ils la chance de faire l’affaire, qu’ils étaient engagés à vie. Abandonner la famille, renoncer à toute attache, à toute affection, dire adieu au sexe, chasser l’espoir de se marier un jour, voilà ce que l’on attendait d’eux. Dès l’embauche, il ne leur fallait plus exister que pour le confort et l’agrément de leurs maîtres. Très vite, ils se transformaient en abeilles besogneuses, tournicotant sans cesse autour de bourdons paresseux et de reines aussi enflées qu’impotentes. Pour récompense, des gages s’élevant à six ou sept livres par an, un âtre bien chaud, un lit aux draps secs et, plus important encore, trois solides repas par jour. Les rues regorgeaient de voleurs et de mendiants, les prix montaient sans arrêt à cause de la guerre que l’on faisait à la France, les logements étaient inhabitables quand seulement ils existaient et c’était à pleines charretées que rachitisme et phtisie emportaient jour après jour des gens qui n’avaient rien à manger : des places de femme de chambre ou de valet de pied étaient-elles de ces choses sur lesquelles on crache ? Perdre un peu de son indépendance ne semblait pas un prix énorme à payer.
Ainsi en allait-il pour Fanny. Elle était passée d’une existence rurale où l’essentiel était la survie (elle avait trait les vaches et pelleté la merde moyennant trois assiettées de gruau par jour) à une vie d’aisance et d’abondance relatives ; elle avait simplement changé de maître, et troqué ses parents contre Lady B. Celle-ci l’avait d’ailleurs, et ce dès l’instant où elle avait franchi la porte de sa demeure, mise en garde contre les horreurs et l’avilissement de l’amour physique, qui conduit à l’esclavage de la maternité, et, après lui avoir fait cadeau d’un livre de prières, lui avait encore dit qu’elle allait devoir, et tout de suite, se consacrer à des choses nettement plus nobles. Son discours une fois terminé, Lady B. lui avait décoché un adorable sourire de grand-mère et lui avait demandé si elle avait bien compris. Fanny avait hoché solennellement la tête pour lui répondre que oui, elle avait bien compris.
Il n’empêche. Elle se trouva dans le jardin de derrière lorsque le crieur public annonça minuit.
Après ce premier rendez-vous furtif, qui ne fut que mains pressées et serments échangés, Ned Rise se mit à rôder très régulièrement, et toujours de nuit, dans le jardin de Sir Joseph. Parfois les amoureux restaient là, assis, à se chuchoter des choses tendres et à s’enlacer pendant des heures entières, parfois encore ils filaient dans une auberge pour y prendre un repas et y faire plus confortablement l’amour. Ils mangèrent du caviar sur des toasts. Ils burent du vin. Fanny lui raconta la ferme, le viol par le maître de l’endroit, un sieur Trelawney, et le duel à la houe. En retour, Ned lui avoua quels débuts lamentables il avait eus, quels efforts il avait dû déployer pour arriver et pour être connu sur la place. Au moins, ce dernier point était acquis, et le résultat honorable : mieux à son aise qu’un banal homme d’affaires, lui dit-il, il se trouvait déjà rentier ; n’avait-il pas le privilège de frayer avec les aristocrates et leurs parasites, du genre Lord Twit et Beau Brummell ? À l’énoncé de ces noms si célèbres, elle ne put s’empêcher d’écarquiller les yeux. Elle le pressa de lui donner des détails. Il les inventa. Puis, un soir, sous le limettier de Sir Joseph, allongé près d’elle dans le profond tapis qu’y offrait l’herbe, il lui demanda de s’enfuir avec lui. Les branches portaient la lune en pendentif. Le chant d’un oiseau s’éleva en sourdine. Elle accepta.
Il en fut tout ému. Enfin un début de quelque chose dans sa vie ! Enfin un centre ! Enfin un la sur lequel accorder son existence ! Il songea à sa clarinette. À des bourgeons s’ouvrant dans des coins sombres. À une petite auberge en Hollande ou en Suisse, qui sait ? À un âtre en pierre, à un chien, avec Fanny à ses côtés. Le lendemain il alla au clou retirer sa clarinette et acheta deux billets pour La Haye, via Gravesend. Ensuite il emmena Fanny au Pré à l’Agneau et, tandis que Vénus traversait lentement le ciel, il lui joua « Greensleeves » dans un arrangement pour clairon. Encore deux semaines et ils seraient partis.
Et pourtant, il était inquiet. Toutes ces extases, tous ces déchirements étaient certes délicieux, mais l’éloignaient de son travail. Ned avait encore soixante-trois pots de « Friandise de Tchitchikov » dans ses caves du Sentier de l’Ours. Il y avait longtemps que l’esturgeon l’avait laissé tomber, la saison de la ponte était terminée, il avait donné congé à ses chenapans des rues et octroyé un bonus de cinq livres à Sem et à Liam mais… mais cela faisait presque un mois qu’il n’avait pas vendu un pot de caviar. C’est vrai qu’il lui en restait un bon paquet – pas loin de trois cent cinquante livres, dans sa malle, sous le lit – mais vu ce que cela lui avait coûté de faire la cour à Fanny, ce serait dommage, que dis-je, péché !, de laisser pourrir ces soixante-trois pots. Qui plus est, ils auraient besoin de tous leurs sous, jusqu’au dernier, lorsqu’il leur faudrait s’installer aux Pays-Bas, avec à leurs trousses tous ces rapaces de Hollandais qui reniflent l’argent à dix lieues à la ronde.
Il repartit pour les rues et, en homme qui sait mener sa barque, il déploya, pour placer sa marchandise, une ferveur proprement évangélique. Le prix, il l’établissait au petit bonheur. « La Grande Catherine en raffole, raconta-t-il au chef cuisinier du restaurant White. Elle vous arrose ça avec de la vodka glacée et du kvas à pleines chopes. » Il levait le pot à hauteur des yeux du bonhomme. L’étiquette s’ornait de deux dessins : le premier représentait une vague bâtisse – « le Kremlin », précisait une légende en gros caractères – et le second un chien-loup qui ressemblait fort à un phoque atteint d’épilepsie. Le chef cuisinier en prit six pots. Lord Stavordale – saoul jusqu’aux os, il sortait du Grand Coquin après avoir laissé onze cents livres à une table de whist – lui en acheta un pot qu’il consomma sur place. Lady Courtenay en envoya deux à sa vieille fille de tante qui habitait Bath ; Messrs Grebe et Parsley, de Bond Street, en dégustèrent un sur des tartines au petit déjeuner ; la dame de compagnie de la femme du Premier ministre, Rose Elderberry, s’en servit pour raffermir la beauté de son visage. Bref, la Friandise de Tchitchikov, rareté sur le marché, faisait fureur. Ned épuisa son stock en moins d’une semaine.
Il additionna ses gains, en déduisit le montant de ses frais (déguisements, pots, étiquettes, sel, déplacements en chaise et autres) et découvrit que son trésor s’était encore accru de plus de cent livres. Il en fut ravi. Et donc, pourquoi en rester là ? Les harengs n’avaient-ils pas commencé à frayer ? Sem et Liam n’en retiraient-ils pas du fleuve de pleines charretées ? Il en salerait les œufs, les brunirait un peu avec du noir à chaussures, les mettrait en bocaux, y collerait des étiquettes et l’on n’y verrait que du feu. À supposer qu’on découvre le pot aux roses, Fanny et lui seraient bien à l’abri, en Hollande, dans une semaine. Il concocta vingt-six pots – il eut même recours à des œufs de grenouille lorsque le hareng vint à manquer –, se déguisa en virtuose de la balalaïka et vendit tout son lot en une après-midi. Cinquante-deux livres de plus ayant atterri dans son coffre en fer, il décida que Fanny serait la seule bénéficiaire de sa fortune.
Mais un soir, alors qu’ils étaient à quelques jours du départ, la belle ne parut pas au rendez-vous qu’ils s’étaient fixé. Abasourdi, Ned perdit la tête et se laissa aller au doute et à la mélancolie. Trois heures durant, l’estomac à l’envers et la tête pleine de serments, de résolutions et de grands discours, il passa et repassa sous ses fenêtres désespérément noires. Pour finir, toujours sous l’empire de sa frustration, il alla jusqu’à massacrer un parterre de pivoines. Vaincu, il s’était résigné à escalader le mur du fond pour repartir chez lui, quand, arrivé en haut, il crut entendre un bruit qui paraissait venir de la maison. Cela ressemblait à un sifflement… à un grincement… au bourdonnement d’une mouche coincée derrière une vitre. Il retint son souffle. Bzzzzz, ça recommençait.
Il se laissa retomber dans le jardin et s’approcha de la maison avec méfiance. Elle se profilait au-dessus de lui, avec ses volets fermés, noire comme la tombe, haute de ses trois étages surmontés d’un grenier. À des bouquets d’ombre, on devinait ici des buissons, là un jardin de rocailles, là encore des bancs et des bassins pour les oiseaux. Parvenu au pied du limettier, il s’aperçut qu’une des fenêtres du troisième avait les volets légèrement entrouverts.
— Fanny ? souffla-t-il.
Tendue et susurrante, la voix de la belle lui revint en écho :
— Ned, ô Ned, fit-elle, où es-tu ?
— Ici, murmura-t-il en sortant de l’ombre. Qu’est-ce qui se passe ?
Il vit enfin son visage, pâle ovale se détachant, dans le cadre de la fenêtre, sur l’obscurité de la maison.
— Chchchchut ! Lady B. connaît notre secret. En tout cas, elle se doute de quelque chose. Elle a fermé toutes les portes et a emporté la clé dans sa chambre.
— Oh non ! Mais c’est pas possible !
La nouvelle lui cause une vive douleur au bas-ventre : envolée d’un coup, cette folle espérance qui lui était soudain poussée là, au seul son de sa voix ; désormais tout languide, il n’est plus que douloureuse et insondable déception.
— La salope ! marmonne-t-il.
Et soudain il se prend à déchirer comme un fou les fines pousses de lierre qui strient le bas du mur. On va voir ce qu’on va voir ! Il montera jusqu’à elle.
— Ned ! Voyons ! chuchote Fanny. Tu vas réveiller toute la maison !
Elle ne s’est pas trompée. Il n’a pas encore décollé le pied du sol que soixante à soixante-dix racines de lierre, toutes molles, s’abattent autour de lui. Il écarte les feuilles de son visage, recule d’un pas ou deux et exige une explication : pourquoi tout a-t-il si mal marché ?
Elle le lui dit en deux mots, de sa voix la plus sourde : c’est son manque de sommeil qui l’a trahie. Lady B. la trouvait un peu nonchalante, et puis lente à sourire. Avait-elle assez à manger, se sentait-elle malade ? Quelques jours plus tard, Sir Joseph à son tour la surprenait en train de dormir dans la bibliothèque, son plumeau à la main. Il lui demanda si elle ne se couchait pas trop tard. Parce que non, passer son temps à ricaner avec les autres donzelles en lisant tous ces romans scandaleux d’Horace Walpole et d’Ann Radcliffe !… Elle nie. Mais voilà que le lendemain soir elle s’endort à moitié en servant à table et ébouillante Sa Seigneurie avec la soupe de lièvre. Lady B. la chasse de la salle à manger. Les maîtres la rappellent au salon pour lui faire subir un interrogatoire en règle. En larmes, Fanny assure qu’il n’y a pas d’homme dans sa vie. Non, non, elle ne donne de rendez-vous galants à personne. Je vous en prie, madame, que pensez-vous donc de moi pour aller chercher tout ça ? Non, tout bêtement elle a le sommeil agité : c’est le mal du pays, alors elle a pris l’habitude de demeurer jusqu’à point d’heure au jardin à écouter les grillons et le rossignol. Elle ne voit pas qu’il y a de mal à ça. Lady B. ressemble à un bourreau atteint d’indigestion. Elle déclare que Fanny se conduit de manière bien « anormale » et lui prescrit une semaine entière de cuisine avec corvée d’épluchage et de préparation des viandes. « Voilà qui devrait te fatiguer comme il faut, ma petite », lui dit-elle ; et elle ordonne à Alice de faire le tour de la maison et d’en fermer toutes les portes à clé.
Rien que d’y penser, Ned se met à jurer : Fanny à la cuisine ! Fanny prisonnière !
— Parfait, dit-il. On va lui faire son affaire. On se retrouve demain, à 2 heures du matin. J’aurai une échelle. Tu pourras rester chez moi jusqu’à samedi. Après, on prend le bateau pour la Hollande.
— Je t’aime, Ned, lui murmure-t-elle d’une voix légère comme plume.
Il était sur le point de lui faire, du fond du cœur, la réponse de tous les amoureux du monde, lorsque le roquet se mit soudain à aboyer et à japper dans la maison comme si on lui arrachait la queue. Les volets de Fanny se fermèrent avec un bruit sec. Ned prit ses jambes à son cou, mais tomba, à la porte de derrière, sur quelqu’un qui tenait une lanterne à la main… Bount ? Sir Joseph ? Et voilà, le roquet était dehors : sur la pelouse volait une simple boule de poils qui serait le jouet d’une tempête, et qui talonnait Ned de mille yip-yip suraigus. Il y eut un éclair, une détonation, Ned franchit le mur et disparut dans la nuit.
Il se faufila le long des ruelles sombres avec la grâce lente et pleine d’assurance d’un grand félin. Dans cette obscurité générale, il ne faisait pas bon se promener dehors à cette heure : partout rôdaient le voleur de grands chemins, le coupe-bourse, le poivrot et l’assassin. Ned se fit tout petit. Sa stratégie – s’enfoncer dans l’ombre et en ressortir, rester collé aux murs, couper à travers cours chaque fois que c’était possible, veiller scrupuleusement à éviter tout contact humain – lui permit de regagner Southwark. Ce qu’il avait pu avoir chaud dans le jardin ! Qui sait ce qui serait arrivé si Sir Joseph n’avait pas été pareil manche au pistolet ! Toujours est-il que cela ne présageait rien de bon. Et s’il leur prenait l’idée de l’attendre en bas du mur, lui et son échelle ? Il songea un instant à emprunter la vieille arquebuse rouillée de Liam.
Lorsque enfin, près d’une heure plus tard, il tourna le coin du Sentier de l’Ours, Ned Rise n’en pouvait plus. Un après-midi de démarchage plus une longue soirée de frustration dans le jardin de Sir Joseph avaient eu raison de lui. Il se promit de dormir jusqu’au lendemain soir. Après quoi il s’occuperait de trouver une voiture, une échelle et peut-être même un pistolet, et s’en irait chercher sa chère Fanny. Le cœur en joie, il monta l’escalier qui conduisait à sa chambre : demain soir, il aurait sa Fanny à côté de lui, oui, dans son lit ; seuls au monde, ils respireraient la paix et la tranquillité. Fini les allées et venues en catimini dans le noir, fini les séances d’amour à la va-vite, fini l’herbe humide et les haies pleines d’épines. Des vagues lui montaient encore du ventre lorsqu’il tourna la clé pour entrer chez lui.
Il ne prit même pas la peine d’allumer la chandelle. Il se contenta de se débarrasser de sa veste en se tortillant, arracha sa fausse barbe et se jeta sur sa couche. Mais !… Eh là ! qu’était-ce donc ? Il y avait quelqu’un dans son lit ! Il se demanda d’abord si ce n’était pas Fanny… mais une explication autrement plausible et glaçante s’imposa bientôt à son esprit…
À cet instant précis, une allumette craqua à l’autre bout de la pièce, éclairant le visage rougeaud et acromégalique de Smirke. La mèche de la lampe ayant pris, la chambre fut inondée de lumière. Ned recula d’horreur : elle était pleine de gens. Twit et Jutta Jim s’étaient adossés à la commode ; Mendoza était assis sur le lavabo, à côté du jeune fat à minois d’ange qui lui avait tendu sa veste un soir dont il eût préféré tout oublier. Et puis, il y avait Smirke. Smirke qui le dominait de toute sa hauteur, Smirke avec son petit rictus d’ours brun en chaleur. Dans son lit enfin, Boyles était étendu et ronflait comme un sonneur.
— Tiens, tiens, tiens ! entonna Twit de sa voix flûtée et nasillarde, ah ! la jolie surprise ! Ça fait drôlement plaisir de te revoir !
On entendait des coups sourds : c’était Mendoza qui tapait sur l’embase du lavabo avec une chaussette remplie de sable.
— Ah ça oui, drôlement plaisir ! Je ne comprends vraiment pas pourquoi tu ne nous as pas invités avant. L’argent qu’on se serait pas fait sur le miracle de ta résurrection ! Les papistes s’en seraient léché les babines.
Sa voix s’étant muée en un grondement de chien, il ajouta :
— Les larrons qu’on a crucifiés à côté de Jésus, on peut pas dire qu’ils ont eu ta chance…
— T’vas ’oir ta sale gueule de fumier ! tonna Smirke.
Ce fut alors que Ned découvrit son coffre-fort en fer. Serrure bousillée, couvercle tordu sur ses gonds, il était posé sur la table. Vide.
— Qu’est-ce que vous avez fait de mon fric, bande de salauds ?
Il s’était redressé d’un bond. Complètement saoul, Boyles se remit sur son séant et se frotta les yeux.
— Disons qu’on s’est payés de l’houmiliacione que tu nous as coûté, espèce d’ordure ! siffla Mendoza.
— Neddy ! s’écria Boyles en l’attrapant par la manche. J’te jure que j’voulais pas leur dire… mais y m’ont forcé…
Ned sentit monter sa colère. Il n’arriverait jamais à enlever sa belle et ce serait à cause d’eux ! Sans même parler de la tournée mémorable qu’il allait prendre. Sévère, qu’elle serait ! Soudain, il s’empara de sa cassette en fer, la jeta au visage du jeune fat et se rua vers la porte. Mendoza l’y attendait. Le nerf de bœuf le frappa à la pommette : deux cinglons lestement appliqués. Et puis ce fut au tour de Smirke de prendre le relais.
Il le cueillit au rebond. Le premier coup de poing l’assomma ; la violence du second le repoussa vers la fenêtre. Smirke l’y poursuivit. Ses bras battaient l’air, il recevait un coup après l’autre, il s’affaissait, repartait s’écraser contre un autre, le temps de se demander : Twit ? Il y eut des bruits de verre cassé, puis un cri s’éleva, suivi d’une espèce de hurlement où se mêlaient le désespoir, l’incrédulité et la fureur : le cochon au moment où le couteau du boucher lui crève la gorge.
Ned baignait dans un océan d’éclats de verre. Smirke et Mendoza s’étaient penchés à la fenêtre. Assis dans un coin, le jeune fat reniflait fort et gémissait en essuyant le sang qui lui avait coulé sur la joue.
— Je vais avoir une cicatrice. Je suis marqué à vie.
— Doux Jésous ! s’écria Mendoza d’une voix tremblante, il s’est transpercé !
Ned se remit debout en vacillant et alla regarder par la fenêtre. En bas, le corps horriblement tordu de Twit empalé sur les pointes de la grille en fer. On commençait à venir voir. Deux hommes se penchèrent sur le corps et l’examinèrent à la lumière d’une torche.
— L’est mort ! fit l’un d’eux.
Mendoza avait un teint de cendre. Brusquement, il attrapa Ned par le bras.
— Allez, cria-t-il. Ce sera donc un meurtre. Qu’on appelle la garde !