NED L’OBSCUR
Le soleil brûle les cieux comme s’il avait été créé d’aujourd’hui, comme s’il gonflait sa musculature, comme s’il forgeait à grands coups de masse le premier événement d’une réaction nucléaire en chaîne qui s’évaluera en mégatonnes, comme s’il s’embrasait avec l’assurance du jeune âge et s’enflammait de toutes les promesses d’une combustion éternelle. Vous l’avez compris, il fait chaud. Bougrement chaud même. Et l’air est aussi calme qu’à la surface de quelque planète interdite et inhabitable. Pas un oiseau pour pépier dans le buisson poussiéreux, pas un insecte pour bourdonner, susurrer, vrombir, pas un lézard pour se gratter le cou d’une patte paresseuse. Non, pas même une brise pour soulever le brin d’herbe et le laisser retomber.
Lentement, oh ! lentement, une présence humaine commence à s’imposer dans ce paysage de totale désolation : là-bas, la chaîne de forçats n° 1 descend la modeste pente du terre-plein, longe les murs aveuglants du fort, traverse un champ jonché de débris de roches ignées. Les membres de l’équipe des fossoyeurs, une bonne trentaine, vacillent sous le poids de leurs pelles, de leurs pioches et des quatre cercueils fraîchement taillés qu’ils portent sur les épaules. Une demi-heure et quatorze évanouissements plus tard, après quelque cent pas de terrain accidenté, ils atteignent un monticule sablonneux qui, défiguré ici et là par des pierres tombales, domine l’océan. Tandis qu’ils se déchargent de leur fardeau, on les entend se plaindre d’avoir à creuser des fosses par cette chaleur : d’habitude, on se contente de laisser puer les cadavres pendant un jour ou deux – à tout le moins jusqu’à la tombée de la nuit. Mais ce matin-là, le major a donné l’ordre d’enlever les victimes de la veille et de les enterrer dans l’instant : il est probable qu’il fait du chiqué à cause de l’explorateur.
— D’accord, d’accord, aboie le lieutenant Martyn, cinq minutes de repos. Mais après ça, je veux voir tout le monde debout… et vous m’attaquez cette caillasse comme si c’était la peau du juge qui vous a condamnés.
Martyn a l’enthousiasme de ses dix-neuf ans. Son uniforme est irréprochable et son attitude réglementaire. Il adore l’armée.
En réponse à l’ordre donné, ses vingt-neuf sous-hommes s’affalent par terre comme autant de serpillières et, avec des bruits divers, s’emparent qui d’une gourde remplie d’eau, qui d’une bouteille de rhum. Quelle pitié que ces hommes barbus et brûlés par le soleil : leurs uniformes, une honte, autour de la tête, des haillons crasseux, des pieds et des jambes infestés de parasites. Toujours livrés à eux-mêmes, ils ne savent rien faire que boire et se bagarrer : ces seconds couteaux, mais vrais assassins, sont irrémédiablement pourris, jusqu’à la moelle. Cela dit, on peut se demander jusqu’où il est nécessaire d’être un type bien pour creuser une fosse ! Comme si cette tâche exigeait zèle et habileté !… Il n’empêche : comme dans tout agrégat humain d’un peu d’importance, il en est de mieux adaptés que d’autres à tel ou tel type de travail, il en est même qui avec les années se sont forgé des compétences précises et ont acquis de solides connaissances. Les forçats de Gorée ne font pas exception à la règle. Au nombre de ceux qu’on a incorporés dans l’équipe se trouvent ainsi deux professionnels qui ont fait leurs classes aux cimetières d’Islington et de Cheapside : ils ont nom Billy Boyles et Ned Rise.
— Ah ! Neddy, c’est-y pas lamentab’ c’te chaleur ? Et tu parles d’une saloperie ! Avoir à suer sang et eau par tous les pores rien que pasqu’il y a un joli p’tit macaque de Londres qu’est venu prendre le thé avec le major ! Hé, dis !
Par-dessous les bords délabrés de son panama, Boyles observe son ami. Au premier abord, rien ne le différencie notablement de l’individu qui a couillonné Osprey, bu la bière de Nahum Pribbles et vécu au fond du puits du sire de Trelawney. Ni la dysenterie ni la fièvre ne l’ont affecté, tant il est blindé contre la crasse et les privations, tant il s’est endurci contre les assauts des microbes à force d’avoir roulé sa bosse dans le merdier, dans la lie et la vase des plus infects, des plus méphitiques bas-fonds de la capitale. Mais voici qu’un soupçon d’idée lui soulève la lèvre inférieure, lui abaisse le bout du nez.
— Hé, dis ! Tu crois qu’y nous prendrait avec lui ?
Ned quant à lui a les yeux injectés de sang. Il a maigri, il se sent constamment étourdi. Cela fait deux nuits qu’il n’arrive pas à dormir tant les frissons et les fièvres de la dysenterie lui ravagent la carcasse.
— Tu rigoles ou quoi ? grogne-t-il. C’est les tout-beaux-tout-propres qu’y va prendre, les ceusse qui tiennent debout et qui vont se coucher en trottinant comme des bambins, oui ! Merde alors ! Qu’est-ce tu veux qu’il ait à foutre de deux cadavres ambulants dans not’ genre ?
Lentement, les traits de Boyles se réorganisent en une moue obstinée.
— J’suis aussi bon qu’un aut’ dans les parages, dit-il.
Mais se reprend aussitôt :
— À condition qu’on m’refile ma ration de rhum comme y faut. Même que s’y nous prend pas, tu sais comme moi qu’on sera pas long à nous creuser nos petites fosses rien que pour nous !
À cet instant, Martyn pivote sur les talons, tape de la semelle dans la poussière et aboie un ordre dont la teneur est en substance que tout le monde a intérêt à lever son gros cul de flemmard de là, et plus vite que ça, toot-sweet (sic) même, sans quoi ça va barder parce que dans le barda il a touché un chauffe-oreilles de cérémonie, une matraque de deux pouces de calibre, ou pas loin !
Ned se relève péniblement en s’aidant du manche de sa pelle. Le regard qu’il jette à Boyles évoque à s’y méprendre le vieux chien des rues écrasé sous la roue d’une charrette.
— T’as raison, Billy, t’as raison. Je te creuse la tienne si tu me creuses la mienne.
Trois heures plus tard, Boyles et Rise s’adossent enfin au tronc du seul acacia du tertre pour en avaler goulûment l’ombre bifide. On ne serait pas loin de prendre leurs deux pelles, qu’ils ont fichées en terre, pour deux sentinelles montant la garde devant la fosse à moitié remplie. La chaleur déforme l’horizon, aplatit de sa main les flots morts de l’océan immobile. Il y a longtemps que les autres forçats sont partis.
Voici ce qui s’est passé : trop affaibli pour manier la pelle, Ned est tombé à genoux et a supplié qu’on l’excuse. Martyn l’a accusé de tirer au flanc et lui a cogné le bas du dos à coups de matraque. Sans résultat. Martyn a remis ça, un peu plus vigoureusement, comme quelqu’un qui se retrouverait à la porte de chez lui sans ses clés. Ned a perdu connaissance. Pour le châtier de ce manquement flagrant à tous les devoirs, Martyn, une fois Ned revenu à lui, lui a donné l’ordre de rester sur le terre-plein pour reboucher le trou, dût-il finir à Noël. Billy Boyles s’est porté volontaire pour demeurer aux côtés de son camarade et lui prêter main-forte.
Or donc ils sont toujours là et rassemblent leurs forces pour se remettre debout et achever leur tâche. Afin de se rafraîchir, Boyles avale une pinte de bière en se renversant en arrière. Ned, lui, bavouille dans une outre d’eau. La chaleur est implacable. Au bout d’un moment, Ned relève la tête et observe le rivage d’un air absent : des taches de couleur lui dérivent devant les yeux ; solitaire et triste, une mouette s’acharne du bec sur quelque chose qu’elle a repéré dans le sable. Il se remémore le passé, l’époque où cela allait mieux, tous ces moments où, accoudé au bar de la taverne du Cochon Vérolé, il lampait de la bière fraîche à longues goulées… lorsque tout à coup il croit remarquer de l’agitation sur la plage. Une brume blanche et tremblotante annule en toute chose couleur et dimension. Il n’est pas certain de son affaire, mais l’on dirait bien qu’il y a, là-bas, une silhouette qui vient vers eux – non, deux. Il cligne des yeux sous le soleil, il s’abrite derrière sa main. Oui : deux silhouettes, une grande et une petite, qui dans la lumière d’une violence à faire tourner la tête longent lentement la plage, comme deux promeneurs ramassant des coquillages à Brighton. Qui ça peut-il être, nom de Dieu ? Il comprend soudain.
Instantanément, il se relève et, la pelle à la main, se met à jeter de la terre à droite et à gauche tel un chercheur d’or qui vient de tomber sur le maître filon. Inquiet, Boyles lâche son flacon et rampe prestement vers lui.
— Hé, Neddy, qu’est-ce qu’y a ? T’as une attaque ? Dis, c’est ça ?
Ned ne ralentit pas l’allure. Il ne le regarde même pas. Sa voix tendue comme un arc bandé saccade des ordres pressés :
— Ramasse ta pelle, crétin ! Et creuse ! Remue-la si tu tiens à ta peau !
Stupéfait, Boyles reprend sa pelle et commence à expédier de la terre dans la fosse béante.
Quelques minutes se sont écoulées et l’on en a presque fini, quand Boyles relève la tête et sursaute en découvrant deux inconnus au bord du trou, qui le regardent faire. Petit, le teint sombre, frêle à en avoir l’air efféminé, le premier sourit de toutes ses dents ; une fossette orne son menton. Grand, droit comme un i, les cheveux blonds comme les blés, les joues assombries par une barbe rousse de deux ou trois jours, le second est… mais, un instant, ne serait-ce pas ?…
Mungo Park s’est immobilisé. En bras de chemise sous son gilet, il arbore pantalons de nankin, bottes coruscantes ; sa veste couleur pêche est négligemment jetée sur ses épaules. Penché en arrière, les poings sur les hanches, son beau-frère se tient à ses côtés. Aussi bien habillé que le dernier des dandys de Bond Street.
— Bien, bien, dit l’explorateur, ça fait plaisir de voir qu’il y a encore des gens capables de se donner de la peine.
Il a la voix aussi chaleureuse qu’une poignée de main.
Ned, qui creuse comme un fou, joue l’homme surpris et, après une soudaine volte-face, mobilise son attention en un impeccable garde-à-vous.
— Sir ! aboie-t-il.
Son salut est aussi huilé, aussi automatique que s’il était une otarie au dressage et que le dresseur fût Mungo, un poisson à la main. Il fait certes un grand effort pour ne pas le lâcher du regard et maîtriser les chauds et froids qui le font trembler des genoux et des coudes. Il serait d’ailleurs bien en peine de ne pas montrer son étonnement à voir Mungo Park si près de lui. Il s’attendait à quelqu’un de plus vieux, la quarantaine, au moins. Parce que quoi ? Ce type est quand même une célébrité, quelqu’un qui a déjà fait l’aller-retour de l’Angleterre à l’Afrique, quelqu’un qui a écrit des livres, quelqu’un qui est à tu et à toi avec le gratin londonien. Et dire qu’il a le même âge que lui, s’il n’est pas plus jeune encore !
Mungo écarte une boucle de cheveux qui lui était tombée dans les yeux. C’est à peine s’il sue malgré la chaleur et ses coups de marteau.
— Pas de cérémonie entre nous, l’ami…
Ned se met aussitôt au repos.
— Alexander et moi commencions à penser que tout le monde s’était fait porter malade dans l’île.
— Ah ! Sir, lui répond Ned en essayant de mettre tout ce qu’il a de bonnes manières dans sa voix, c’est que le Seigneur a bien voulu nous donner une bonne santé et que, voyez-vous, nous faisons tout ce que nous pouvons pour L’en remercier en veillant à ce que ceux qui n’ont pas eu cette chance aient au moins une tombe convenable.
Mungo et Zander échangent un regard. On croirait deux maquignons auxquels on vient de faire une offre si ridiculement basse qu’ils en ont des crampes dans les mains.
— Oui, oui, Sir, reprend-il, cela fait trois heures que Billy et moi nous sommes ici et nous efforçons d’enterrer dignement quatre malheureux, disparus lors des désordres qu’a provoqués l’excitation de votre arrivée, Sir, et que Notre Seigneur a daigné rappeler à Lui dans un repos mérité.
— Ah bon ?… ce qui fait que vous savez pourquoi mon beau-frère et moi-même sommes descendus à Gorée ?
Boyles, qui jusque-là s’était contenté de rester sans bouger, la bouche grande ouverte, commence à comprendre de quoi il retourne.
— Pour savoir, ça on sait ! Oh oui, qu’on sait ! chantonne-t-il, tandis qu’un sourire baveux et idiot lui coupe en deux le visage. Ça, c’est une ben grande et ben belle mission que vous avez là, pas ? Une mission que la gloire éternelle pour le roi George, la reine et tous nos fiers citoyens du Bon Vieux Pays, elle pourra en sortir que grandie, c’est ben ça, pas ?
L’explorateur a déjà ôté son chapeau et en retire un carnet dissimulé dans la calotte.
— Résumons-nous, conclut-il, le crayon déjà prêt, je peux considérer qu’il ne vous déplairait point, messieurs, de vous joindre à nous, c’est ça ?