FROMAGES ILLUSOIRES
Ned tourna le dos à la capitale sans le moindre regret. C’était l’hiver 1802, il avait trente et un ans. Il était las. Il avait passé les trente et un ans de son existence à ramper dans la merde et la crasse des rues, à se faire taper sur les doigts et à se voir retirer l’échelle de sous les pieds chaque fois qu’il parvenait à y grimper d’un barreau. Trente et un ans à se faire torturer, humilier, léser, insulter, punir de façon aussi sauvage qu’insolite ; encore heureux qu’il y ait eu ces oasis de bonheur : la charité de Barrenboyne, les quelques mois passés auprès de Fanny. Eh non ! Au bout de toutes ces sombres années, ces années de vide et de malheur accablant qu’on lui avait retirées du corps comme des échardes profondément plantées, il n’était pas en meilleur état que le jour où Barrenboyne l’avait ramené chez lui pour la première fois. Il n’avait plus un sou. Il n’avait ni logis, ni biens, ni famille. Ses amis ? Il les emmenait tous avec lui en la personne de ce poivrot à tête plate, aux épaules étroites… de ce demi-crétin de Billy Boyles. Quiddle était mort, Fanny avait disparu, Shem et Liam étaient dans le poisson et les écailles jusqu’aux oreilles, là-bas, quelque part sur l’autre rive du fleuve, c’est vrai… de toute façon, cela faisait quatre ans et demi qu’il ne les avait pas revus. Les autres ? Des multitudes sans visage et au cœur dur comme de la pierre, des individus prêts à arracher ses vêtements au mourant qui gît par terre, ou à écraser le pauvre fuyard sous les roues de leurs phaétons et de leurs carrosses. Et quand ce ne sont pas des inconnus, ce sont des ennemis jurés. Banks, Mendoza, Brummell, Smirke, Delp – et le plus venimeux de tous, Osprey. Oreste n’aurait pas trouvé pire.
Or donc, il était parti pour Hertford. La campagne. Comme Boyles, Ned Rise n’était jamais sorti de Londres et n’avait aucune idée de ce qui l’attendait. Dans son esprit passaient de vagues images de grandes roues de fromage, de pains sortant du four et découpés en tranches couvertes de beurre et de miel, de bétail en train de ruminer, d’averses de soleil tombant sur des toits de chaume dans un crépitement paresseux. Qu’est-ce qui les empêchait de trouver à se placer comme journaliers, ou alors bergers ou je ne sais quoi ? Le grand air leur ferait du bien, en tout cas.
Et puis… et puis, il y avait autre chose qui entrait en ligne de compte… Fanny ! C’était en effet dans le Hertfordshire qu’elle était née, qu’elle avait été élevée et qu’elle avait fait son apprentissage en qualité de fille de laiterie pour un certain seigneur Trelawney. Ned essaierait de retrouver ses parents ; peut-être avaient-ils de ses nouvelles ou connaissaient-ils l’endroit où aller la rejoindre. Après avoir sillonné les rues de la capitale pendant quatre ans et demi, il ne savait plus où la chercher. Elle avait dû quitter Londres, à son idée du moins, et, Osprey le suivant à la trace comme il le faisait, il n’avait plus aucune chance de rassembler assez de fonds pour passer sur le continent. Il y avait longtemps que les portes et les fenêtres de la maison de Brooks étaient condamnées… que les lettres qu’il y recevait restaient sans réponse. Le bruit courait qu’il était mort. Et dans ce cas, où pouvait-elle bien se trouver ?
Ce qu’il ne pouvait pas savoir tandis que, dans la lumière vague et froide de l’aurore, il se traînait le long de la route déserte, c’était que cette question même n’avait plus aucun sens.