NAÏADE, DÉCIDÉMENT !

La rivière est ce murmure, cette pulsation, ce rêve du corps, ces bancs de vandoises et de vairons qui refluent comme le sang, cette branche coincée dont le tic-tic-tic insistant évoque les battements du cœur. Vue d’ici, au ras de l’eau, la surface donne l’impression de se briser en mille doigts qui chercheraient une direction, redresseraient un passage, éviteraient les roches noires et usées qui semblent s’abaisser et se redresser comme des épaules sous le courant qui les noie. Mungo s’allonge au bord de la rivière, dans l’herbe haute et raide qui déborde sur les eaux. Il a le soleil dans les yeux, le bout de sa canne à pêche est posé contre une branche basse. Il est en vacances, à Fowlshiels. Les cris enjoués de ses enfants, le murmure de sa femme qui parle de tout et de rien le caressent comme un baume. La terre respire, longuement. À ses côtés, Alexander Anderson sirote une pinte de bière brune en parcourant paresseusement les pages d’une étude sur la traite des nègres en Afrique occidentale.

Au bout d’un moment, l’explorateur se redresse sur un coude : Ailie a quitté le bord, elle a maintenant de l’eau jusqu’aux genoux, Thomas et Mungo Junior jouent dans la vase, grand-mère Park berce le dernier-né. Ailie surprend le regard de son mari. Un sourire, une vaguelette, la voilà qui disparaît : elle fend le courant comme une flèche. Septembre est arrivé. On est en 1803. Deux longues années se sont écoulées depuis que la famille a emménagé à Peebles. Deux années de préparatifs interrompus, puis repris, en vue d’une deuxième expédition en Afrique de l’Ouest ; deux années que Mungo a passées à rassurer Ailie, à essayer d’écarter ses objections, à accomplir le travail le plus stérile et le plus ennuyeux auquel il se soit jamais consacré : soigner les malades et autres cancéreux d’un ingrat comté. Deux ans, deux enfants de plus. Mungo Junior est arrivé à l’automne 1801, juste après le déménagement ; Elizabeth est née au printemps dernier.

Tout cela est bel et bon. Des enfants en pleine santé, une épouse aimante, c’est cela, non, l’essentiel de la vie ? Mais les proportions qu’a prises sa famille commencent à inquiéter Mungo : en quatre ans de mariage, trois enfants. Il essaie de s’imaginer dans vingt ans. Chenu, avec autour de lui quinze mioches qui lui hurlent aux basques : de la viande, du lait, des petits pains au sucre, des robes et des costumes neufs, des livres d’école, des dots, de l’argent pour payer les frais d’inscription à la faculté ! « Trois, ça suffit », dit-il toujours à Ailie. Elle se contente de le regarder du coin de l’œil. Elle sait y faire, elle sait l’enflammer, elle est aussi fertile que les limons du Niger. « J’en veux plein : comme ça, je me souviendrai mieux de toi lorsque tu m’auras abandonnée pour t’en retourner là-bas », lui répond-elle. Pas le moindre soupçon d’humour dans sa voix. Chaque enfant qui lui naît est un maillon de plus dans la chaîne qui l’attache à elle. Le soir, elle allume des chandelles devant la statuette noire qu’elle a posée au milieu de sa coiffeuse comme une icône. Une fois même, il l’a surprise en train de frotter le ventre gonflé de la femme en bois avant de grimper dans le lit. Il lui suffit de la toucher pour qu’elle se retrouve enceinte.

— Je suis inquiet, Zander, lâche-t-il.

Zander relève la tête de dessus son livre et le regarde en clignant des yeux.

— Non, la façon dont la famille a grandi… tout ça, quoi. Je me sens responsable, je veux bien les nourrir mais… mais je ne me vois pas revenir à Peebles, c’est tout. La semaine qu’on vient de passer ici, à Fowlshiels, comparée au train-train de là-bas, tiens, le paradis ! Le paradis, je te dis. Sauf que je n’arrive toujours pas à en jouir. J’ai l’impression de gâcher ma vie. Chaque fois que j’enfourche ce bidet de malheur et que je me mets à courir les collines pour aller voir un vieux pépère en train de crever en sifflant de la poitrine, je ne peux pas m’empêcher de songer que c’est comme ça que je finirai, moi aussi. Je crèverai dans mon lit. Sur le dos. Au bout de quarante ans d’ennui.

— Et que dit Ailie ?

— Tu le sais bien.

— Pas d’Afrique…

— Pas d’Afrique.

L’explorateur tire indolemment sur sa ligne, puis dirige à nouveau son regard sur Ailie : elle résiste au courant, le remonte, une main dans un éclair d’écume, puis l’autre, argentée, lumineuse, nette et précise dans ses mouvements. Elle se déplace comme un être qui serait né dans les flots. Avec une aisance fluide, avec une grâce athlétique, avec une beauté qui lui noue la gorge. Il la perd de vue un instant, là-bas, dans le croissant étincelant d’un reflet de soleil ; mais c’est pour l’en voir ressortir dans une auréole de lumière et en cette seconde même se transfigurer en une créature plus que de chair et de sang, en une créature mythique, éternelle. Le voudrait-il, qu’il n’aurait jamais la force de la quitter.

Zander est en train de lui parler :

— Écoute, peut-être est-il des devoirs plus hauts que ceux qu’on a envers sa famille. Il n’est pas impossible que tu aies aussi des obligations envers la science et la civilisation…

Mungo se tourne vers lui et le regarde droit dans les yeux.

— Zander… ce matin est arrivée une lettre qui m’a suivi ici, dépêchée de Peebles par porteur spécial… très tôt… avant qu’Ailie ne soit debout.

Cette nouvelle frappe Alexander Anderson avec la violence d’une décharge électrique. Dix mille volts. Il renverse sa bière d’un coup de pied, laisse tomber son livre et se redresse d’un bond.

— Ça vient de Londres ?

L’explorateur acquiesce d’un signe de tête.

— Oui, une lettre du gouvernement. De Lord Hobart. Il veut me voir immédiatement… il s’agirait de diriger une expédition destinée à reconnaître le cours du Niger.

Il a prononcé ces derniers mots à voix basse, d’un ton presque révérencieux.

La pupille dilatée, les lèvres remuant pour accompagner chacune des phrases de son beau-frère, Zander n’a pas cessé de le regarder d’un œil attendri par l’admiration et de lui manifester son accord tacite. Il s’illumine soudain d’un grand sourire et se met à lui secouer la main comme un levier de pompe.

— Enfin, ça y est !… on n’attendait que ça !

— Chhhut !…

Mungo a l’air d’une belette qui aurait saisi un œuf entre ses dents.

— Je n’en ai encore rien dit à ta sœur.

— Elle va pas aimer…

— Non.

Zander s’accroupit sur les talons à côté de lui et, s’aidant de ses mains, se balance sur la pointe des pieds. Il a vingt-neuf ans mais on lui en donnerait dix-huit.

— Elle sera quand même forcée de voir que le but est des plus nobles… c’est obligé. Elle comprendra. J’en suis sûr.

Mungo renifle.

— J’aimerais bien partager ton optimisme.

— Vas-y. Dis-le-lui… peut-être que sa réaction te surprendra.

Prêt à essayer, l’explorateur jette un coup d’œil par-dessus son épaule. Enroulés dans les couvertures, Ailie et Thomas font rôtir des bouts de viande au-dessus d’un feu. La mère épluche ensuite des pommes et berce le bébé tandis que, complètement nu, le bambin de deux ans hurle comme un fou et court le long de la berge comme si on l’avait enfermé dans un placard pendant une semaine.

— Tu sais que tu n’as peut-être pas tort, Zander, dit enfin Mungo en se relevant. Pourquoi ne pas régler l’affaire tout de suite ?

Et puis d’un ton moins assuré :

— Encore que je n’aie aucune envie de gâcher cette belle journée.

Mais avant même qu’il ait pu faire deux pas, la lettre, l’Afrique, ses ambitions, Ailie, tout cela est soudain relégué au deuxième plan – parce qu’à ce moment précis le bout de sa canne à pêche commence à frémir. Très légèrement au début, mais assez pour attirer l’attention de Zander.

— Mungo ! s’écrie-t-il.

La jungle africaine a aiguisé les réflexes de l’explorateur. Celui-ci se retourne pour analyser la situation ; en un éclair, il a dénombré les pièces du puzzle et en a presque simultanément trouvé la clé. Il déchiffre le visage de Zander, le geste éloquent de son index, la vibration significative de la canne entraînée vers la rivière à la vitesse d’un bobsleigh privé de pilote : il réagit sans la moindre hésitation. Une seconde auparavant, debout au bord de l’eau, il regardait son beau-frère d’un œil interrogateur, et voici qu’il se jette sur sa canne qui s’éloigne à toute allure, et qu’il réussit de justesse à assurer sa prise sur la dernière nodosité de la tige de bambou. Il lutte, il tombe à genoux, tire la ligne vers lui, se relève en vacillant, déjà la canne s’est pliée en deux. Entre ses mains, l’explorateur sent qu’une force incroyable tire en sens contraire. L’eau est agitée de remous argentés, la chose rue et se débat au rythme des pulsations du courant.

— Il en tient un ! s’exclame Zander. Il a attrapé un saumon !

Ailie et les enfants se précipitent vers Mungo, l’excitation leur brûlant le visage comme les premières morsures de l’hiver.

Mungo tire sur la ligne en y mettant toute son énergie, son être entier concentré sur cette chose que du bout de ses doigts il sent racler les rochers et se frotter le ventre dans les recoins les plus profonds de l’onde. Pas un galet qui lui échappe. Il est capable de lire à mille détails l’histoire entière de la rivière : colonnes de roche ignée qui ont crevé sa surface, main brûlante des glaciers qui ont aplati son lit, ressac incessant de son flot, cycle infini de sa disparition dans l’océan et de sa renaissance dans les nuées. D’une main ferme, implacable, il tire sur ce mystère avec la force de tous les nerfs, de toutes les fibres de son corps, de tout le poids de son sang et de tout le poids de sa chair… il tire.

Las ! encore et encore la chose le tire en avant.