LE SAHEL
Longue étendue de terre semi-aride, le Sahel entoure l’Afrique occidentale comme une ceinture qui s’étire de la côte atlantique, à l’ouest, jusqu’au lac Tchad, à l’est. Au nord s’étend le Grand Désert ; au-dessous, la forêt tropicale africaine. Sur ses limites septentrionales, il laisse place à une steppe desséchée blanchie par le soleil, puis aux dunes et aux ergs du Grand Désert proprement dit. Au sud, il se transforme en savane, en océans débordant d’herbe vert-bleu de juin à octobre, mois de la mousson. C’est pendant ces mois-là que le hadj Ali Ibn Fatoudi pousse vers le nord ses troupeaux de chèvres et tout son bétail, ses gens, ses tentes, ses femmes, ses poulains nourris au lait, et longe la verte frontière jusqu’en ses derniers abords. De novembre à juin, il rebrousse chemin vers le sud, cependant que le féroce vent d’harmattan sort du désert en hurlant, toutes griffes de sable dehors, et lessive l’humidité de l’air, des buissons, des yeux et de la gorge des bêtes et des hommes. La triste vérité ? Les troupeaux d’Ali dénudent le nord du Sahel à force d’y trop brouter. Ses vaches tondent l’herbe à ras avant même qu’elle ait le temps de germer et ses chèvres la déracinent. Tous les ans, Ali s’enfonce un peu plus au sud, une lieue par-ci, une lieue par-là. Dans deux cents ans, Benoum sera un désert. Déjà les grands ergs d’Iguidi et d’Es-Cheh coulent sous le vent, dérivent, allongent ici une langue, là un doigt, là encore un bras, déjà ils lui lancent des défis et l’assiègent.
Pas la joie, la vie au Sahel, il faut dire ce qui est. Parlez-moi plutôt de rareté et de besoin, de caprices de la nature : bienvenue au pays ! Parlez-moi d’années où les pluies refusent de tomber et où les doux troupeaux qui bêlent ne sont plus que monuments d’os érigés à la gloire du soleil ! Ou alors du puits dont l’eau devient saumâtre, de tempêtes de sable qui vous arrachent les favoris des joues ! Sans parler des hyènes qui, la nuit, se sauvent avec la chèvre et le chevreau, les éventrent et n’en laissent que des restes compissés aux vautours et aux chacals. Et la migration vers le sud ! Plus on s’y enfonce et plus on a de chances de se faire subrepticement attaquer par les Peuhls et les Sahraouis. Ce serait du beau. Voir ses gens enchaînés, son bétail abattu, ses chevaux violés, son couscous dévoré. Triste nécessité ! La vie est frugale. Et transportable. À Benoum, c’est le campement tout entier, oui, avec ses trois cents tentes, qui pourrait disparaître en une heure. Fata morgana !
Parce qu’il vit sous la loi de la poudre, Ali a tout converti en biens mobiliers, en biens qui marchent – chameaux, chevaux, chèvres, bœufs et esclaves. À faire l’inventaire des objets inanimés qu’il possède, on le mettrait presque au rang des mendiants. L’émir de Ludamar, le chef de milliers, celui qui règne sans partage sur des terres aussi vastes que le pays de Galles, l’homme du Livre Sacré, le descendant du Prophète est, en fait, moins bien nanti qu’une femme de chambre de Chelsea. Une tente en poil de chèvre, une djoubba 1 de rechange, un pot, un fourneau, deux mousquets, un narguilé qui fuit et un sabre émoussé ayant autrefois appartenu au major Houghton, et c’est bien tout. Ah ! mais ses chevaux ! Blancs comme la lune, marbrés de muscles, la queue aussi rouge (il les teint) que la veine ouverte. Et ses femmes ! Aurait-on à l’envier, que ce serait pour ses femmes. N’importe laquelle de ses quatre épouses serait capable de lancer mille navires – s’il s’en trouvait une seule pour savoir ce qu’est un navire.
La plus grande, tant en influence qu’en beauté, c’est Fatima de Jafnou, la fille du chérif Bou Khaloum, de la tribu d’Al-Muta. L’érotisme de Fatima repose tout entier sur une seule de ses qualités : la dame est imposante. Quel idéal de perfection humaine pourrait approcher celui-là dans une société de squelettes ? Fatima pèse trois cent quatre-vingt-deux livres : pour elle, passer d’un coin de la tente à un autre exige l’intervention de deux esclaves. Une fois, sur les soixante milles qu’il faut parcourir pour atteindre Dina, au nord, elle creva ainsi deux chameaux et un bouvillon et, pour finir, dut se faire porter sur une litière tirée par six bœufs. Qu’il rentre du désert, les yeux pleins de sable tout injectés de sang, et c’est dans la moite fécondité de ses chairs qu’Ali aussitôt veut plonger. Car elle est source, puits, oasis. Elle est le lait qui déborde du bol, la fête mobile, le vert pâturage et le quartier de bœuf. Elle est or. Elle est pluie.
Fatima n’a pas toujours été une reine de beauté. Fillette, elle n’était qu’un fétu de rien du tout – de gros os et d’énormes possibilités certes, mais rien de plus à tout prendre qu’un vilain petit canard maigrichon aux yeux noirs. Bou Khaloum décida de la prendre en main. Un soir il entra dans sa tente, une natte en jonc et un oreiller sous les bras. Il étend la natte dans un coin, y dépose l’oreiller et ordonne à sa fille de s’asseoir. Sur ce, il crie qu’on lui fasse venir du lait de chamelle et du couscous.
Fatima était fort étonnée : les restes du dîner – des assiettes noires de mouches et une cruche renversée – gisaient encore dans un coin de la pièce. Tout à coup elle remarqua que des ombres se déplaçaient sur les parois de la tente, comme si une foule de gens tournaient autour. Elle demanda à son père s’il avait l’intention de réunir les anciens. Il lui répondit de la fermer. Soudain la porte s’ouvrit et un homme entra. C’était Mohammed Bello, soixante-trois ans, le plus grand ami et le conseiller de son père. Il était nu. Fatima en fut mortifiée. Jamais encore elle n’avait vu les jambes d’un homme, et encore moins ces espèces de caroncules boursouflées qui se tortillaient entre les cuisses du vieillard comme une énormité de la nature. Elle pensa à ces choses molles qui se débattent dans la fange des trous d’eau à demi asséchés. Elle avait onze ans. Elle fondit en larmes.
Mohammed Bello n’était pas seul. La porte se rouvrit dans un sifflement et huit hommes de plus, tous aussi nus que l’enfant qui vient de naître, entrèrent dans la pièce en silence. Zib Sahman, le parrain de la gamine, en faisait partie. Et aussi Akbar Al-Akbar, l’homme le plus âgé de la tribu. Après qu’ils se furent tous rassemblés, un esclave apparut, porteur d’une assiette creuse grande comme une bassine. Elle contenait du lait de chamelle – de quoi boire pendant une semaine au moins. Un deuxième esclave suivait, porteur, lui, d’une assiette plus grande encore et remplie, à ras bord, de couscous. Les deux assiettes furent déposées devant Fatima. Le lait de chamelle est doux et riche en éléments nutritifs. Le couscous, sorte de porridge fait de semoule de blé cuite, constitue le plat de base de la nourriture maure. La chose n’est pas du tout désagréable au palais mais elle a ses limites, comme tout.
— Mange, dit Bou Khaloum.
Au début, elle ne comprit pas. Pour elle, il ne faisait pas de doute que toute cette nourriture fût destinée aux hôtes de son père. Attendait-il d’elle qu’elle les servît ? Mais, se souvenant qu’ils étaient nus, elle se mit à bafouiller. Son père hurlait. « Mange, je te dis ! Tu ne comprends pas l’arabe ? Tu es devenue sourde ? Mange ! »
Elle regarda les huit vénérables. Ils s’étaient assis en demi-cercle et l’observaient. Ils étaient toujours aussi nus. C’est alors qu’elle eut droit au choc de sa vie : son père était en train d’ôter sa djoubba ! Toute sa vie durant – pendant les repas, à l’heure d’aller se coucher, sur la route – elle n’avait rien vu de plus que son visage, ses mains et ses orteils. Et voilà que brusquement il se tenait devant elle, oui, nu, et lui aussi équipé des mêmes caroncules caoutchouteuses que les autres. Elle était terrifiée.
— Mange !
Elle en resta stupéfaite. Mais déjà une baguette était apparue dans la main du père. Il l’en frappa à la figure à deux reprises. Elle hurla. Il la frappa encore. Et encore.
— Mange ! hurlait-il.
Elle approcha les lèvres de l’assiette de lait et but entre deux sanglots. Elle prit une poignée de couscous et se la rentra de force dans la bouche. Mais elle n’avait pas faim. Elle venait juste de manger – et de manger plus que coutume. Sa mère n’avait pas cessé de lui adresser des reproches : elle n’avait que la peau et les os, elle manquait totalement de poli… Comment un mari voudrait-il d’elle, « la fille qui ressemblait à une autruche du désert » ? Elle avait donc fait un effort. Et maintenant elle était rassasiée : une bouchée de plus et elle rendait tout. Le porridge lui restait en travers de la gorge.
Bou Khaloum n’avait plus toute sa tête. Il la fouetta jusqu’à ce que son bras se mît à trembler, il hurla jusqu’à s’en casser la voix.
— Plus de parties de berceau 2 avec les camarades, plus de leçons, plus de tissage… plus rien ! Tu vas rester assise sur ce coussin et y manger jusqu’à ce que tu sois une femme. Tu mangeras et tu grandiras. Tu seras belle. Tu entends ? Belle !
Mohammed Bello et les autres contemplaient la scène. De temps à autre, l’un d’entre eux hochait la tête en signe d’approbation. Fatima mangea. Pleura et mangea.
— Et quand tu seras femme, tu continueras de manger !… hurlait le père. Nuit et jour ! C’est ton devoir. Envers ton père, et envers ton époux. Il aura une verge ! Une verge comme celle-ci. Et il te rossera comme je te rosse en ce moment et comme je te rosserai demain et après-demain et après-après-demain !
Et soudain, voilà que les anciens s’étaient mis debout, comme mus par un signal. Les joues gonflées de semoule, Fatima leva les yeux et faillit s’étouffer : ils s’étaient tous transformés en des êtres hideux et contre nature. Là où ils avaient été flasques, ils étaient raides. Les vieillards, dindons ratatinés mais au membre engorgé, s’étaient mis en cercle autour d’elle, se rapprochaient…
— Que je te rosse ! beugla le père, tandis que, le regard dur et distant, béat même, tous commençaient à se manipuler et, un coup bref, un coup long, à se traire la verge.
Fatima eut l’impression d’être en cire. La tête lui tourna. Elle tombait, elle dégringolait d’une éternité dans une autre, elle s’abîmait dans la terre, dans le néant. Ce fut alors qu’elle sentit les premières gouttes, comme de pluie, la toucher.
Après cette nuit de déchirements et de violence, elle se mit à manger, mais à manger prodigieusement, furieusement : jamais elle n’en avait assez. Dattes bien lisses, mouton, yaourt, pains de sel, couscous au poisson séché, couscous aux noix, couscous au couscous… Dans le Sud elle mangea des cassaves, des melons d’eau et les fruits du tamarinier. Dans le Sud encore elle mangea des pains plats, des pots entiers de miel sauvage, des patates douces, du riz, du maïs et du beurre. Et elle but du lait, encore du lait, toujours du lait. Du lait de chèvre, du lait de vache, du lait de chamelle – comme un bébé, elle téta même une esclave qui donnait le sein à son enfant. Elle était insatiable. Elle mangeait pour vaincre sa peur, elle mangeait pour se venger. Elle mangeait pour être belle.