BAROUF DANS LA NUIT

Un ultime clin d’œil et la lumière s’est éteinte dans le dernier cottage au bord de la Nouvelle Route. Le ciel est sans lune et froid comme la pierre, les toits blancs de givre, les portes fermées à la targette. Les gens sages, sains d’esprit et en bonne santé ronflent dans leurs lits ou dodelinent du chef devant la cheminée. Dehors, sur le grand chemin, le silence est rompu par le bruit traînant des sabots d’une jument, qu’accompagnent les grincements à peine audibles, sniik-sniik-sniik, d’un essieu rouillé. Ned Rise s’est tassé au fond de la poussive charrette, pelotonné sur lui-même, emmitouflé dans un cache-col, ganté et chapeauté. Devant, Quiddle tient les rênes d’une main engourdie. Il fait si froid que les deux compères ont de la buée qui leur sort des narines et les yeux qui pleurent. L’odeur de la jument se mélange au parfum légèrement âcre des feux de bois et à celui, plus vif, aseptique et mordant, de l’air nocturne. Là-haut des arbres sans feuilles griffent le ciel.

Tout à coup, Quiddle tire sur les guides et fait claquer sa langue pour arrêter la jument ; les roues se bloquent dans un long crissement, et la charrette, après quelques saccades, s’immobilise sur le bas-côté.

— On y est, chuchote Quiddle en attachant les rênes avant de sauter.

Ned regarde autour de lui d’un air maussade. Il ne voit pas grand-chose, car les objets, indistincts et spectraux, ne cessent de passer du net au flou : on ne les reconnaît qu’aux taches de ténèbres plus épaisses qu’ils laissent sur une toile de fond elle-même inaccessible. À moins d’un pas des deux hommes, un mur de pierre entaille la nuit ; plus loin, les dalles funéraires où alternent le gris et le blanc font un damier fantomatique et changeant. En face, un if gigantesque et difforme se tord dans les ténèbres. Noir sur noir, le clocher de l’église : invisible tel un énorme coup de gomme dans un coin du ciel.

— J’aime pas ça, marmonne Ned.

— Chut ! Parle plus bas !

Quiddle sort deux pelles de la charrette et se hisse en haut du mur.

— Allez, souffle-t-il, suis-moi.

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Ce soir-là, après le départ de Delp, il avait allumé une pipe et s’était allongé sur sa paillasse pour analyser la situation. Ayant laissé traîner ses oreilles un peu partout dans l’hôpital, il savait que le dissecteur était terriblement, voire désespérément, à court de cadavres. Un nouveau trimestre avait commencé, les établissements hospitaliers voisins étaient en concurrence directe avec lui et son ancien pourvoyeur, Crump, lui avait fait faux bond. Qui plus est, Delp avait toute la société contre lui : la dissection était taboue, verboten 1, aussi impensable que le cannibalisme. Si, dans l’autre vie, on n’était pas seulement un esprit mais également un corps, comment savourer la joie éternelle ou souffrir les tourments de la damnation après s’être fait découper en soixante-huit morceaux ? Voilà pourquoi l’on prenait au besoin sur les deniers publics pour enterrer tous les morts de la paroisse, vagabonds, mendiants et demeurés compris. Il n’y avait légalement qu’un seul moyen de se procurer des cadavres : aller voir le bourreau en espérant que, parent ou ami, personne n’aurait déjà réclamé le corps du supplicié. Tout cela, et Ned le comprenait bien, faisait du Dr Delp un monsieur auquel il était fort dangereux de s’opposer. Le bonhomme était aux abois ; et manipulateur et sans scrupules. Sans même parler du fait qu’il lui avait mis le couteau sur la gorge. Delp n’avait qu’un mot à dire, un seul, et Ned se retrouvait en prison. Après quoi il irait se balancer au bout d’une corde et puis, devenu viande morte, finirait sur une table de dissection.

Lorsque Delp s’en vint chercher sa réponse, le lendemain matin, Ned réussit à lui décocher un sourire et lui tendit la main :

— Bon, bon, j’irai vous les chourer, vos macchabées. Trois shillings par semaine, ce sera.

Delp lui écarta la main d’une tape et le menaça du doigt.

— Deux ! Un mot de plus, et tu me le fais pour rien. Compris ?

Ned avait compris. Bien sûr, il omit de lui préciser qu’il n’avait aucune intention de lui rendre le moindre service. Qu’il essayait simplement de gagner du temps. Dès que sa jambe pourrait le porter, il filerait rejoindre Fanny. Elle aurait quelque chose à lui offrir, elle. Et si elle n’avait rien, il ferait cracher Brooks – Dieu sait si elle le méritait ! Il n’entendrait plus parler d’eux ; et Delp irait se faire pendre ailleurs.

Malheureusement, il y eut un hic.

Un jour, Ned se leva avant l’aube, passa devant le portier endormi et sortit de l’hôpital. Quiddle lui avait fait cadeau d’un habit élimé. La blessure suppurante qu’il avait à la jambe s’était enfin transformée en une fine et longue cicatrice couleur foie de veau. Lentement, douloureusement, freiné par le froid qui lui raidissait la jambe, mais activé par la perspective de revoir Fanny, il gagna Great George Street. Il s’imaginait la mine qu’elle ferait en le voyant à la porte, se rappelait la blancheur de ses dents soignées, chef-d’œuvre de précision, ses bras qui lui offraient un frais abri, et comme elle était capable de rire en faisant de son rire une symphonie. Il tourna le coin de Great George Street mais sentit aussitôt qu’il y avait quelque chose qui clochait. La maison de Brooks se dressait bien là, devant lui, avec son portique imposant, son toit pentu et ses fenêtres à la vénitienne, mais on aurait dit qu’elle était fermée… comme si… comme si ses occupants avaient quitté la ville.

C’est impossible ! Il se rue de l’autre côté de la rue et, sans penser à sa douleur, escalade tant bien que mal la palissade ; il se retrouve dans le calme de la petite cour intérieure jonchée de feuilles. Pas un bruit dans la maison, pas le moindre signe de vie. Ni domestiques, ni livreurs, ni jardiniers. Furtivement, ombre parmi les ombres, il jette un œil à travers les volets : le mobilier a été recouvert de housses en toile ; aux murs, des carrés plus sombres indiquent qu’on a décroché des tableaux, pas la moindre flamme dans l’âtre noir de suie. Ned regagne la rue et, l’air de rien, commence son enquête. Après avoir essuyé une ou deux rebuffades, il tombe sur une femme de chambre loquace en train de promener deux setters Gordon.

— Ah oui, dit-elle, que le diable m’emporte si je sais ce qui l’y a poussé, mais monsieur Brooks, il est allé faire un tour en Italie et en Grèce. En tout cas, c’est ce qu’on raconte.

Ned sent son estomac se contracter. Une fois de plus, c’était couru, l’espoir lui a filé sous le nez comme une feuille morte emportée par la bourrasque… Et Fanny ? La question lui brûle les lèvres, mais comment la formuler ?

D’un air pensif, la bonne se gratte un grain de beauté qu’elle a sur le menton.

— On dit qu’il s’est barré avec sa traînée… Allez, Boucles d’or, c’est pas la peine de faire cette tête-là ! Dans le quartier, tout le monde le savait. Un scandale, oui… un vrai scandale ! Non mais ! Vivre avec une femme quand on est célibataire ! Ça ! j’pourrais vous en raconter, moi, des choses, sur les gens de la haute, vous pouvez me croire !

Les deux chiens pissaient et se reniflaient le derrière. Ned sentit soudain fraîchir l’air. Comme si ce petit froid l’avait brusquement poignardé au bas du dos, un frisson lui parcourut tout le corps. Il fit demi-tour et s’éloigna, alors que la femme de chambre lui criait encore quelque chose. Arrivé au bout de la rue, il trouva un endroit abrité où s’asseoir et réfléchir à la situation. Fanny était partie. Et jusqu’à quand, il l’ignorait. Delp lui revint soudain à l’esprit. S’il n’était pas de retour à l’hôpital avant que le docteur en franchît la porte, ce serait l’enfer. Littéralement. Ce salaud de Delp lâcherait la meute dans l’instant. Et après…

Glacé jusqu’aux os, Ned resta assis à regarder les pigeons gratter dans le caniveau. Au bout d’un moment, il se releva d’un air las et se mit à descendre la rue. En direction de l’hôpital Saint-Bartholomew.

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— Dépêche-toi, lui souffle Quiddle. Finissons-en !

Il disparaît de l’autre côté du mur ; le bruit sec et bref des pelles s’entrechoquant fait comme un trou dans la nuit.

À contrecœur, Ned se glisse hors de la charrette et bat l’air de ses bras pour se réchauffer. Il sent une odeur de terre fraîchement retournée – et quelque chose d’autre encore… comme un parfum de feuilles mouillées ou de vers de terre noyés par l’orage. La noirceur absolue de la nuit le terrifie. Il piétine sur place pendant une ou deux minutes, cligne des yeux pour mieux scruter les ténèbres, a un mal de chien à ne pas se mettre à siffloter. Il a l’impression qu’autour de ses yeux et de ses oreilles, la peau de son visage s’est mise à rétrécir ; que, devenue presque élastique, elle lui tire les cheveux en arrière. Nom de Dieu ! se dit-il, et il saute par-dessus le mur.

Un peu plus tôt dans la journée, il y a eu un enterrement au cimetière d’Islington. Une famille de quatre personnes. Meurtres et suicide mêlés. Après des années et des années de haillons et de pommes de terre bouillies, madame a sombré dans le désespoir et assaisonné le porridge de son homme avec du trioxyde d’arsenic avant d’aller étouffer les enfants qui dormaient sur leurs paillasses. Elle a veillé ses cadavres jusqu’à l’aurore, puis s’est appliqué la lame d’une scie à bois sur le poignet, qu’elle a entaillé patiemment à petits va-et-vient. Enfin la meurtrière a pu s’allonger à côté de ses victimes et là, saigner jusqu’à la mort. C’est en lisant le journal du matin que Delp a eu vent de l’affaire.

Que dire sinon qu’il fait encore plus noir de l’autre côté du mur ? Ned est toujours en train de s’interroger sur la suite des événements lorsque, surgie de l’abîme, la voix de Quiddle lui saute à la figure.

— Pssssst ! par ici !

La peur fait trembler Ned jusqu’à la carcasse, il se jette la tête la première dans les buissons. Une branche le griffe au passage, il s’écrase dans l’herbe morte et c’est de nouveau le silence. Un silence terrifiant. Il reste étendu un moment dans le noir, il se sent idiot et commence à se dire qu’il est sûrement des moyens plus agréables de passer une froide nuit d’hiver. Dans son esprit surgissent des images de bras blancs, de chiens endormis, de chopes de bière et de grands feux aux flammes bondissantes.

Mais revenons à nos moutons : lentement, précautionneusement, comme si mille yeux le regardaient, il se relève et perd presque la raison lorsque Quiddle lui fourre une pelle entre les mains.

— T’arrêtes de faire l’andouille, oui ? Allez, au travail ! lui jette-t-il d’une voix râpeuse.

Les voilà qui repartent ; Ned pour son compte est attentif à cette pâle lueur qui semble monter de la calvitie de Quiddle, tandis que l’un et l’autre continuent d’avancer entre les dalles blanchâtres, parmi les monuments funéraires aux formes menaçantes, les christs en croix et les anges de la mort aux ailes déployées.

— Horace, chuchote Ned, c’est complètement ridicule. C’est… c’est macabre, c’est pas chrétien, c’est contre toutes les lois de Dieu et des hommes, ce qu’on fait là. Et si on disait à Delp qu’on s’est perdus et qu’on n’a pas réussi à trouver la tombe ?

La petite tache de calvitie poursuit son chemin, s’enfonce ici avant de remonter là. Pour toute réponse, Quiddle émet une espèce de ricanement si bas, si guttural qu’une hyène même en aurait peur.

Puis, tout à coup on s’arrête. Quiddle, semble-t-il à Ned, a posé un genou à terre et s’est mis à égratigner le sol à moitié gelé.

— On y est, annonce-t-il. Tâche de pas faire trop de bruit avec ta pelle.

Tendu et la gorge nouée, il a la voix qui hésite entre murmure et fausset. Ned essaie de faire comme il dit. Prudemment, il laisse glisser l’outil dans la flaque de ténèbres qui s’étend à ses pieds et se met à chercher un endroit où la terre soit plus meuble. À côté de lui, Quiddle travaille furtivement. C’est à peine s’il entend le tintement de sa pelle et les han ! han ! de sa respiration précipitée. Tous deux peinent ainsi en silence pendant un bon moment et s’enfoncent de plus en plus, à la rencontre de leur chargement. De temps à autre, Quiddle s’agenouille pour craquer une allumette et voir où on en est. Un bruit sourd signale un peu plus tard que sa pelle a touché quelque chose de dur.

— Ce coup-ci, c’est le bon, chuchote-t-il.

Il redouble d’efforts et finit par passer la pelle à plat de manière à bien dégager le cercueil sur toute sa longueur.

Ned, lui, a cessé de creuser. Au premier contact du métal et du bois, il a senti son corps se tendre involontairement, comme si le manche qu’il avait en main était un paratonnerre et les planches grossières de la bière un effroyable accumulateur s’y déchargeant d’un coup. Figé sur place, il scrute le néant. Le sang bat ses tempes, il a la gorge sèche ; tout oreilles pour Quiddle qui essaie d’ouvrir à l’aide de son couteau le couvercle du cercueil, il ne veut pas songer à la suite, surtout pas : il attend, abasourdi et l’estomac révulsé, que son compagnon craque une autre allumette. Et déjà c’est comme s’il les voyait tous : le mari empoisonné, les enfants étouffés, la femme mutilée qui brusquement se redresse sous son linceul ensanglanté et longuement se prend à rire et à hurler comme une forcenée.

Mais… entendrait-il des voix ? N’y a-t-il pas comme un bruissement, là-bas, dans les buissons au pied du mur ? Comme des bruits de pas étouffés ? Comme des revenants qui prendraient l’air ?

— Horace, Horace ! T’entends ?

Poussant un grand soupir, Quiddle réussit à repousser le couvercle en arrière ; le bois se brise avec un long hiii de protestation.

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Le bruit. De ce côté-là…

Sa calvitie soudain immobile dans le noir, Quiddle tend l’oreille. Un silence profond règne sur tout le cimetière. Rien ne bouge. Les ténèbres sont aussi opaques, aussi calmes et lugubres que sur la face cachée de la lune.

— Continue comme ça, dit-il enfin, et tu vas nous mettre dans tous nos états. Bon, ça va bien ! Descends me filer un coup de main pour sortir celui-là.

Ned lâche sa pelle qui choit avec un grand bruit métallique. Puis il se laisse glisser au bord de la fosse, en tâte prudemment les parois et, retenant sa respiration de peur des miasmes, il se cabre de tout son corps à l’idée de l’horrible tâche qui l’attend. Quiddle a déjà redressé le cadavre, qui est raide comme un piquet. Il s’apprête à le pousser vers Ned lorsque ce dernier sent quelque chose d’incroyablement lourd lui dégringoler sur le dos et se retrouve le nez dans le cercueil. Quiddle s’étale de tout son long, le cadavre vacille ; quant à Ned, il ne peut que se mettre à hurler en entendant la chose qui lui est tombée dessus, qui est chaude, qui a bras et jambes, pousser un grognement de cochon au glandage. L’instant d’après, le trio est aveuglé par une lumière violente, et de là-haut tombe une voix menaçante :

— C’est ça, mon p’tit Quiddle ! Creuse ! Mais creuse donc ! Ça sera toujours ça de moins à faire !

Dirk Crump, debout au bord de la fosse, tient une lanterne dans une main et un pistolet dans l’autre. Son complice est tombé sur Ned, qui est tombé sur Quiddle, lequel est maintenant acculé dans un coin avec son cadavre. Comme en signe de protestation, une main a crevé le linceul et reste obstinément tendue en l’air, avec autour du poignet des entailles encore à vif et des chairs déchiquetées : si la main a viré au grisâtre, les ongles, eux, sont noirs de sang.

— Parfait, mon p’tit Billy, c’est de la belle ouvrage ! jette Crump. Allez, tu peux sortir de là.

C’est alors que, prêtant pour la première fois attention à l’acolyte de Crump, Ned découvre, atterré, à qui appartient ce visage qu’il scrute, à qui sont ces yeux vert pâle au regard si incrédule : à… Billy Boyles !

— Billy !

Mais, le visage crispé, les yeux effondrés par la terreur et par le doute, Billy se recule. Sa bouche béante, large trou noir vaste comme la nuit, va articuler quelque chose :

— Sauve-toi ! hurle-t-il.

Et il se signe, tout en s’agrippant convulsivement au bois du cercueil. Ned lui tend la main pour l’apaiser, mais Boyles se remet aussitôt à crier. Il a la voix rauque et étranglée, il beugle comme un nourrisson qu’on passerait à la rôtissoire, comme un animal qu’on écorcherait vif. Complètement égaré, Crump laisse tomber sa lanterne, et se répand sur le sol en lumière une longue traînée d’huile bouillante ; la nuit, prompte et inévitable, s’empresse de se ruer sur elle pour l’avaler dans l’instant. On entend dans le trou gratter furieusement la terre, dehors le juron que Crump ne peut s’empêcher de lancer à la nuit, et par-dessus le tout, Billy Boyles qui pousse un nouveau hurlement terrorisé :

— Sauvons-nous, nom de Dieu, sauvons-nous !… C’est un revenant !

La détonation du pistolet fait presque retomber la tension.

1. En allemand dans le texte.