HISTOIRE DE GLEG
 OU NÉ SOUS LA MAUVAISE ÉTOILE

Deuxième fils du châtelain de l’endroit, Georgie Gleg est né à Galashiels. La parturition est proche lorsque, sorti de la nuée en planant, un aigle royal atterrit gracieusement sur la girouette de la maison après avoir donné deux ou trois coups d’ailes dans les airs. Les indigènes n’en reviennent pas. Des boutiques et des champs alentour, on se précipite jusqu’à la cour du château, où l’on bée devant le volatile.

— C’est un signe, lance quelqu’un.

— Si fait, lâche un autre, mais bon ou mauvais ?

La discussion démarre sous les fenêtres mêmes des appartements où la mère de Georgie hurle de douleur, tandis que l’aigle se lisse les plumes aussi calmement que s’il se trouvait tout là-haut dans son aire.

— C’est signé du diable, ça, moi, je vous le dis, déclare un troisième avec un chapeau trop grand sur la tête.

— Espèce de vieux fou ! le contredit un quatrième. C’est une bénédiction tout droit tombée du ciel !

Dans l’instant ou presque, on en vient aux coups de poing. Des femmes commencent à crier, des chevaux à hennir. Quelqu’un casse une bouteille de whisky. Les camps sont déjà en train de se former et tout porte à croire que la controverse va dégénérer en bataille rangée lorsque Davie Linlithgow y met brusquement fin : d’un coup de mousquet, il a emporté la tête de l’oiseau dans un nuage de fumée. Secoué de tremblements convulsifs, le torse à grosses plumes de la bête pique en avant et s’écrase sur les dalles de la cour, qu’il couvre de grandes traînées de sang.

La foule se tait, les poings des combattants s’arrêtent en pleine course. Là-haut, aussi maigre et aiguë que la chanson d’un sifflet de quatre sous, la voix de Georgie Gleg se fait entendre pour la première fois sur cette terre.

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Y aurait-il eu le moindre doute sur le sens des événements qui avaient précédé et suivi sa naissance, qu’il eût été entièrement dissipé lorsque le bambin se transforma en petit garçon. On eut alors la preuve que le rapace avait porté la poisse et qu’il avait été désastreux de le tirer : le malheur s’abattit sur les épaules du gamin comme un grand fantôme ailé. Il avait six ans lorsque son père trouva la mort dans un accident de chasse et que sa sœur Effie, l’idole de la famille, fut enlevée par des gitans qui la clouèrent à un arbre, dans le bois, au nord de la propriété. Cette année-là encore, le charbon décima les troupeaux du domaine et trois vaches sur cinq n’eurent plus de lait ; de façon inexplicable, les poules se mirent à pondre des œufs sans jaune ; un incendie se déclara dans la grange ; des grêlons gros comme des goitres saccagèrent la récolte de blé, et le frère aîné de Georgie fut foudroyé. Pauvre Simon ! Lorsqu’on le retrouva dans la lande, il avait le corps aussi mou que ces pâles invertébrés que la mer rejette sur le rivage.

Deux ans plus tard, la mère de Georgie se remariait. Le nouveau maître de maison, Tyrone Quaggus, avait la folie du jeu. Tirer au ball-trap, boire du thé, se promener dans le jardin, il n’était pas une activité humaine qui ne lui fournît l’occasion d’engager de l’argent.

— Je vous parie que vous n’arrivez pas à descendre vingt tasses de thé en une demi-heure, monsieur le Curé.

Ou encore :

— Vingt livres que je vous fais le tour du jardin en deux minutes pile !… Vous voyez ce geai, là-bas, sur la haie ? Cinq contre un qu’il se cogne à la vitre avant midi.

Gleg n’avait pas treize ans que Quaggus avait déjà dilapidé tout le patrimoine du gamin et vendu les trois quarts du domaine. La famille connut de graves difficultés matérielles.

Comme si cela ne suffisait pas, la malchance s’acharna sur Gleg d’une manière bien plus subtile et insidieuse : elle fit de lui un paria. Les gens se mirent à le fuir comme un pestiféré, les chiens à lui gronder aux basques, ses camarades à le tenir à bonne distance à coups de pierres et de bâtons. Gleg était un crapaud, un ver infâme, un revenant, quelqu’un qui ne méritait pas d’avoir la moindre compagnie humaine. Qui pis est, il avait fini par prendre la tête de l’emploi. Il avait tellement maigri qu’on lui voyait les côtes, ses épaules s’étaient voûtées et sa poitrine ressemblait à celle d’un poulet déplumé. Ses pieds étaient énormes, ses mains pleines de gerçures. La rumeur laissait entendre que la forte courbure de son nez était la marque que le grand oiseau avait laissée sur lui. Et ses yeux aussi : minuscules, rapprochés, pailletés de jaune et de rouge, plantés haut sur le front, cerclés d’anneaux de chair couleur de foie – de vrais yeux d’oiseau.

À l’école, il devint la risée de tous ; quolibets, plaisanteries de mauvais goût, tours proprement inhumains, moqueries ouvertes et dédain patent, on ne lui épargna rien. À dix ans, il était laid comme une truie, mais le meilleur élève de latin de la ville. Pour ses camarades, cela avait valeur d’arrêt de mort. S’ils étaient prêts à excuser son étrangeté, ses oreilles décollées, le défaut de coordination de ses gestes, ils ne pouvaient lui pardonner l’aisance avec laquelle il récitait ses déclinaisons alors qu’il leur fallait passer des heures entières à s’escrimer sur les gribouillis de chats dont ils couvraient leurs cahiers en loques. C’étaient surtout les grands qui lui en voulaient. Quoi ? Ils avaient donc mis quatre ans à travailler nuit et jour pour s’en laisser remontrer par un petit morveux de béjaune ? Ils décidèrent de se venger.

Un soir, après la sortie, quatre des plus vieux – les frères Park, Finn Macpherson et Colin Raeburn – firent un détour avant de rentrer chez eux. On se retrouverait dans le Ravin de Ballindalloch. L’air était sec et craquant, la neige crépitait sous leurs pas. Adam et Mungo avaient fait démarrer un feu en attendant les autres. Une à une, leurs ombres chancelantes se mirent à danser sur l’écran noir de la forêt. L’air lugubre, on se salua sans mot dire. Finn sortit son cruchon de whisky de sa poche comme s’il s’agissait d’un poignard. Personne ne parla de Meg Munro ; il ne fut question ni de rugby ni de hockey. On n’échangea aucune plaisanterie. L’affaire était grave. C’était en conseil de guerre qu’on s’était réuni.

Gleg venait de commettre un acte impensable – il avait remporté le prix Hogmanay, qui couronnait le meilleur élève dans la langue scolaire par excellence, le latin. Et comment ? En osant battre tous ses camarades lors d’un exercice de traduction improvisée d’un passage des Bucoliques. La récompense consistait en un don d’une demi-couronne que Mrs Monboddo, une veuve pourvue d’une énorme poitrine et d’un penchant certain pour la culture, décernait une fois l’an à l’heureux gagnant. C’était la première fois qu’un élève de première année remportait le prix.

— La goutte d’eau qui fait déborder le vase, jeta Adam. Va falloir lui donner une leçon à ce petit salaud.

Finn passa la flasque de whisky à Mungo, s’essuya les lèvres du revers de la main, acquiesça d’un signe de tête et ajouta :

— Moi, j’y taillerais bien les oreilles en pointe.

— Non, non. Vaudrait mieux se montrer un peu plus subtils… Et si on le faisait dégringoler dans l’estime du vieux ?

À quatorze ans, Adam était le chef de la bande, quoique plus jeune d’un an que Mungo et Colin, qui devaient passer leur examen de sortie à la fin du trimestre. De fait, Mungo ne trouvait pas cette histoire passionnante et n’était venu à la réunion que pour ne pas se désolidariser du groupe. Ce n’était d’ailleurs pas tellement qu’il aimât ou n’aimât pas Gleg – bien sûr qu’il le détestait. Non, c’était tout simplement qu’il n’avait aucune envie de se faire embarquer dans des règlements de comptes aussi mesquins. À quinze ans, Mungo Park avait déjà le profil du beau gosse : moyen dans les disciplines intellectuelles, il était, quoique un peu maladroit, le meilleur gymnaste de l’école. En plus d’une taille de six pieds, il avait la musculature d’un adulte.

— Je suis d’accord avec Finn, dit-il.

Adam but un coup de whisky au goulot.

— Écoutez-moi, fit-il en se penchant en avant pour mieux détailler son plan.

D’une simplicité diabolique, celui-ci avait l’avantage supplémentaire de pousser Gleg à transgresser un des interdits majeurs de l’école.

La raison d’être * du collège du coin se ramenant à inculquer du latin à ses élèves, personne en classe ou pendant les récréations n’avait le droit de parler écossais une fois que les cours avaient commencé. Des mouchards, ou « dénicheurs clandestins », se chargeaient de faire respecter cette règle en rapportant au principal les moindres infractions. Un avertissement en public et une amende de deux shillings punissaient le mécréant qui s’en était rendu coupable pour la première fois, la récidive étant passible d’une séance de fouet devant tout le monde. Connaissant, bien évidemment, tous les espions du directeur, les grands se débrouillaient toujours pour acheter leur silence. Parmi les cinq ou six cafards que comptaient les « première année » (trente-sept élèves au total), Robbie Monboddo était de loin le plus sûr. Il suffisait de le convaincre, et il ferait à Mr Tullochgorm un rapport bien calomnieux sur son élève modèle : « M’sieur, m’sieur, j’ai trouvé quelqu’un !… le jeune Gleg… Y profanait le Seigneur… en écossais, m’sieur ! »

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Deux jours plus tard, Gleg se faisait appeler au bureau. De la tourbe brûlait dans l’âtre de la cheminée en pierre, des gouttes de neige fondue tombaient lentement et régulièrement du plafond, formant des flaques sur le sol en terre battue. La salle, qui avait autrefois servi d’étable à vaches, sentait l’urine âcre et le lait caillé. À l’intérieur, du givre recouvrait les murs de plaques argentées, les chandelles des élèves jetaient de vacillants éclairs dans les ténèbres, des rongeurs faisaient frissonner le chaume du toit.

— Venez ici, George Peter Gleg, entonna Tullochgorm.

Assis à leurs pupitres de fortune, les trente-sept élèves restèrent glacés d’effroi. Tous les regards se portèrent sur le directeur lorsque, plein d’appréhension, Gleg se leva de son siège pour remonter l’allée centrale. Le visage de Tullochgorm ne changeant jamais d’expression, il eût été difficile de deviner l’état d’esprit dans lequel il se trouvait – était-il en colère ou bien était-ce la dyspepsie ?… Et Gleg ? Allait-il se faire réprimander ou encenser ? Personne n’aurait pu le dire – même si Adam, Mungo et quelques autres avaient une idée assez claire du tour qu’allaient prendre les événements.

Le totem de Tullochgorm était un martinet qui avait laissé une trace très inquiétante dans le mur derrière lui. Tullochgorm n’aimait rien ni personne. « Émerveillement », « beauté », « vie », il avait rayé ces mots de son vocabulaire. Pauvre et amer, il n’était rien de plus qu’un petit bûcheur qui ne pouvait compter que sur la charité de ses élèves pour améliorer le salaire de misère que lui versait la ville.

— Venit summa dies et ineluctabile tempus 1, gronda-t-il en détachant chacune de ses syllabes comme s’il s’apprêtait à les rouer de coups.

Arrivé devant l’énorme table en chêne du principal, Gleg baissa la tête.

— Je… je ne comprends pas, monsieur, répondit-il en latin.

— Quoi ? Nil conscire sibi, nulla pallescere culpa 2, petit voyou ?

— Mais…

— Taisez-vous !

Déjà debout, Tullochgorm se lança dans son discours habituel sur la désobéissance, sur le manque de discipline et sur ces rares individus qui, tournant les lois de la société, s’attaquaient sournoisement aux fondations mêmes de l’Empire. En ayant fini, il attrapa Gleg par la peau du cou et le secoua jusqu’à lui faire couler la morve du nez.

— Deux shillings ! hurla-t-il. Deux shillings ! Quamprimum3 !

Huit jours plus tard, Gleg se voyait à nouveau convoqué devant toute l’école assemblée. Adam décocha un sourire grimaçant à Finn et à Colin lorsque, le silence s’étant abattu sur la salle, le vent se mit à gémir dans le chaume du toit. Les petits pâlirent et s’agrippèrent au rebord de leurs pupitres jusqu’à en avoir les phalanges toutes blanches. Apeuré, Gleg s’avança jusqu’à la table sans comprendre. Tullochgorm était livide. Mungo se contenta de relever la tête et, après s’être passé la main dans les cheveux d’un air absent, replongea le nez dans les pages écornées de l’exemplaire des Aventures africaines de Jobson qu’il avait caché sous sa grammaire latine.

— Bonis nocet quisquis pepercerit malis 4 ! rugit Tullochgorm.

Et puis :

— Penche-toi sur la table, réprouvé !

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Adam Park et ses complices étaient parvenus à leurs fins : Gleg n’était plus rien. Il ne leur avait fallu qu’une petite semaine pour le faire passer de premier de l’école à trente-septième sur trente-sept. Ils n’en restèrent pas là. Comment l’auraient-ils pu alors que Gleg était si clairement marqué par le destin, si manifestement lamentable, si évidemment vulnérable qu’il eût mieux fait de se peindre tout de suite une cible entre les deux yeux ? La parfaite tête de Turc, voilà ce qu’ils avaient trouvé en lui. Plus il souffrait, plus ils le méprisaient, avaient envie de l’annihiler, de le saccager, de l’écrabouiller comme une araignée ou une limace. Un jour, Adam prit son frère en aparté et lui souffla :

— Et si on le faisait expulser ?

Le lendemain matin, à l’aube, les élèves de Selkirk s’étaient rassemblés devant l’école en attendant l’arrivée de Tullochgorm. Comme il faisait froid, un certain nombre d’entre eux s’étaient agglutinés autour de la porte. On se frottait les mains, on battait la semelle. Mains dans les poches et cahiers sous le bras, Adam et Finn se trouvaient parmi eux et se lançaient de petits sourires à la façon de Casca et Metellus Cimber sur les marches du sénat romain. Mungo et quelques autres gaillards plus solides avaient gagné la mare aux canards qui avait gelé pour y disputer une partie de curling 5. Les grosses pierres plates de quarante livres glissaient sur la glace avec de longs sifflements et les joueurs les suivaient avec leurs fouets en haletant ; l’air sec du matin était comme haché par l’écho intermittent de leurs collisions. De temps à autre on criait au triomphe – en latin, bien sûr.

Gleg était en retard. Plié en deux, il avançait à vive allure, son cahier sous sa veste, un bocal de bière blonde niché au creux de son bras. C’était jour de paiement : tous les élèves étaient tenus d’apporter leur écot en nature afin de garnir le garde-manger du directeur – c’est ainsi qu’ils s’acquittaient. Colin par exemple avait apporté six boisseaux de blé et Mungo un panier de pommes de terre. À d’autres le maître avait réclamé des navets, du beurre ou une poule au pot. Gleg s’était vu inviter à fournir un bocal de bière blonde à tous les repas de midi pendant quinze jours.

Georgie faisait le tour de la mare lorsque Mungo se retourna pour l’appeler :

— Hé, Gleg, ça te dirait de faire ailier à ma place ?

Georgie en resta médusé. Lui aurait-on asséné un coup de pelle sur la nuque qu’il n’eût pas été plus désorienté. Ailier à la place de Mungo Park ? Il n’en croyait pas ses oreilles. Lui que jamais personne n’avait invité à participer à rien ? Et ce n’était pas pour lui faute d’en avoir envie… de passer des heures entières à les regarder jouer au hockey, au rugby, au golf en brûlant de se joindre à eux, en priant le bon Dieu que le gardien de but se cassât une patte – oui, ils se seraient alors tournés vers lui, et à coups de « Ah ! Georgie Gleg ! » et de grandes claques dans le dos, l’auraient vu sous un autre jour…

— Ben alors ? Qu’est-ce que t’en dis ? Tu veux ou tu veux pas ?

Son cœur s’était mis à lui battre dans la poitrine comme un oiseau qui tente de se libérer par tous les moyens ; il acquiesça d’un signe de tête – un signe de tête bien appuyé.

— Faut juste… faut juste que j’aille déposer ma bière, bafouilla-t-il et, trop saisi pour soupçonner le moindre coup fourré, il traversa le terrain vague au galop pour gagner l’école.

À bout de souffle et deux chandelles au nez, il gravit les marches du perron à toute allure. Il ne lui fallut pas plus de cinq secondes pour déposer sa bière au milieu des autres offrandes, glisser son cahier dans une fente du mur et remonter le sentier comme une flèche.

C’en était fait de lui.

Dès qu’il eut tourné le dos, Adam s’empara du bocal, en ôta le couvercle et y but une grande gorgée. Après quoi il s’essuya les lèvres et en avala une deuxième ; passa le bocal à Finn ; qui se régala un bon coup et le passa à Robbie Monboddo ; qui but à son tour et le passa au suivant. Quelques instants plus tard, Adam le vidait entièrement. Enfin, Colin faisant le guet au cas où Tullochgorm aurait débarqué, il déboutonna son pantalon et pissa dans le récipient, pissa jusqu’à la dernière goutte, en poussant et poussant encore, le visage tout rouge des efforts qu’il déployait. Finn prit le relais. Et puis ce fut Robbie, et puis Colin, et puis tous les autres… Au début, Colin resta sec – on lui donna des conseils, on l’encouragea, on se mit à discuter comme s’il se fût agi d’un essai à transformer. On avait déjà repéré Tullochgorm, et le bocal n’était toujours pas rempli ! Allez ! allez ! C’était pourtant pas difficile ! Pour finir, alors qu’il lui restait moins d’une minute, Colin ouvrit les vannes et, douce musique, remplit le bocal à ras bord. On l’acclama. Croyant que les vivats étaient pour lui, Tullochgorm tira son chapeau à tout le monde en ouvrant la porte.

En hiver, les classes commençaient à l’aube et se poursuivaient jusqu’au coucher du soleil, avec une pause d’une demi-heure à midi. Les élèves restaient alors assis à leurs pupitres, avalaient un peu de porridge froid en frissonnant, ou bien en profitaient pour aller patiner ou disputer une partie de curling sur la mare. Ce jour-là, personne ne quitta la salle. On parlait bas tout en mangeant ; Mungo mâchonnait une pomme de terre froide, Colin réchauffait un quignon au-dessus du feu. En cachette, on n’avait d’yeux que pour Tullochgorm.

Il avait tourné sa chaise vers le mur latéral. Après avoir lâché sa badine, pour une petite demi-heure au moins, il avait fermé les yeux à ce qui l’entourait et commençait déjà à oublier le tableau en ardoise, la salle lugubre où il se trouvait, les visages mal lavés des gamins. Il avait ouvert un livre, le Bellum Grammaticale, et tour à tour le parcourait des yeux, se massait les pieds et coupait un navet en tranches dans son assiette de gruau. Fascinés, les élèves étaient suspendus au moindre de ses mouvements. On aurait pu croire que jamais ils n’avaient vu quelqu’un se gratter les pieds en avalant son porridge à la cuillère. Lorsque le maître avança la main vers sa chope de bière, l’air fut soudain comme électrisé. Mais après avoir culminé un instant dans le silence, la vague d’hystérie collective retomba : fausse alerte. L’esprit ailleurs, le maître reposa sa chope sur la table et, les yeux fixés sur les pages de son livre, reprit une cuillerée de gruau. Finn Macpherson manqua dégringoler de sa chaise. Adam ne put s’empêcher de ricaner nerveusement, mais tout bas. Exaspéré par l’attente, Colin se moucha. Gleg était le seul à n’avoir rien remarqué et, pauvre enfançon malchanceux, pauvre agnelet que l’on va sacrifier et qui renifle les marches mêmes de l’autel où l’on va l’assassiner, continuait de griffonner dans son cahier comme si les sales petites surprises de la vie ne pouvaient l’atteindre.

Puis, telle la chute d’une bonne blague, l’instant crucial arriva… et fut historique : Tullochgorm porta la chope à ses lèvres et but goulûment. Pas de réaction. Il tourna encore quelques pages de son livre. S’ensuivit un instant pendant lequel il contempla la chope remplie de liquide jaune, s’étonna, reprit une gorgée pour voir… et la recracha aussi violemment qu’une baleine remontant souffler à la surface. Trente-six têtes plongèrent, brusquement captivées par les subtilités de la grammaire latine. Georgie Gleg, lui, leva la sienne. Là-bas, le principal semblait avoir une crise : il hoquetait, il rotait, il n’arrêtait pas de taper sur son bureau du plat de la main, le sang lui montait à la tête en fusées de feu d’artifice. Georgie le regarda d’un air pétrifié : il n’y comprenait rien, il avait peur. Si intense qu’elle fût, sa surprise ne dura pas : Tullochgorm s’était mis à le dévisager. Non, pas tant à le dévisager qu’à le fusiller du regard. Une traînée de bave et de nourriture à moitié digérée sur le menton, les yeux presque porcins tant il pestait tant il haïssait, Tullochgorm était en train de l’assassiner.

Georgie Gleg, qui avait dix ans, commença à se sentir vraiment tout petit.

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À partir de ce moment-là, tout alla de mal en pis. Certes, il y eut des hauts et des bas mais, dans l’ensemble, l’existence de Georgie Gleg tendit de plus en plus décidément vers l’enfer. L’incident eut pour premier résultat qu’il se fit exclure, puis rosser en trois temps : un, par sa mère, deux, par Quaggus et trois, par Tullochgorm en personne. Pendant les quinze jours qui suivirent, il fut en outre condamné à boire une tasse de sa propre urine à tous les repas et, le pilori de la ville ayant été remonté pour l’occasion, à y passer au moins une demi-heure chaque après-midi. Ces quinze jours de châtiment ayant pris fin, Quaggus, du long bout de sa botte, le flanqua hors de chez lui sans autre forme de procès et l’expédia à Édimbourg, où son oncle Silas avait accepté de l’héberger et promis de l’inscrire à l’école la plus proche.

À sa grande surprise, Gleg découvrit que vivre à Édimbourg n’était pas aussi terrifiant qu’il le pensait. Il y avait d’abord cet avantage que personne ne l’y connaissait. La ville était grande. Personne n’avait entendu parler de l’aigle qui, abattu à l’instant de sa naissance, avait couvert de son sang les pavés de la cour du château ; personne ne l’accusait d’avoir le mauvais œil ou de faire cailler le lait rien qu’en se trouvant là. Aux yeux de ses nouveaux camarades de classe, Georgie Gleg avait simplement les oreilles molles et n’était ni plus ni moins ridicule que n’importe quel autre dégingandé de son espèce. Malgré le déluge de mauvais traitements qu’on lui infligea, il réussit même à se faire un ou deux amis, tout aussi inadaptés que lui, bien sûr, mais c’était déjà un début. Autre avantage d’Édimbourg, Silas Gleg ne fut pas long à s’intéresser vivement à son neveu. Il l’habilla comme il faut, engagea un précepteur et lui donna de l’argent de poche. Georgie commença à devenir le fils de gentilhomme qu’il était et quitta l’école couvert d’honneurs.

C’est alors que Quaggus se manifesta. Étant donné que le gamin n’avait pratiquement plus de biens à gérer, ni non plus de patrimoine dont il valût la peine de parler, ce qu’il fallait, dit-il, c’était l’obliger à s’établir à son compte au plus vite, à gagner sa vie, oui, voilà : à veiller à son propre entretien. Quoiqu’à contrecœur, Silas Gleg finit par accepter. Georgie fut d’abord mis en apprentissage chez un apothicaire et puis, ce dernier ayant brusquement passé l’arme à gauche, chez un vieil ami de Silas, le Dr James Anderson de Selkirk. Il y fit la connaissance d’Ailie et, pour la première fois de sa vie, sentit qu’il allait enfin vers quelque chose d’intéressant, vers quelque chose de beau, quelque chose qui tendait au sublime. Lorsqu’elle accepta de l’épouser, il eut l’impression d’avoir conquis la planète entière. Alexandre le Grand ? César ? Attila ? De vulgaires plaisantins !

Mais voilà qu’au moment même où elle s’ouvrait à lui ainsi qu’une orchidée en fleur, la vie se referma sur lui d’un coup sec et, hargneuse et pourrie jusqu’au cœur, l’engloutit de nouveau dans la mort. Un jour, Ailie le quitta… disparut furtivement dans les ténèbres comme s’il n’était qu’une bête sauvage que jamais elle n’aurait le courage de regarder au grand jour. Famille et voisins, tout le monde était venu ce jour-là : Quaggus, sa mère. L’oncle Silas. On allait enfin assister à son triomphe !…

Il quitta Selkirk le lendemain de Noël. Sans même chercher à savoir pourquoi, sans exiger la moindre excuse, sans vouloir qu’on lui dît adieu. Le dos voûté, son bagage à la main, il reprit la direction d’Édimbourg. Il faisait froid. Le vent soufflait du nord – on eût dit une nuée d’oiseaux éplorés ; là-haut, les branches couvertes de glace grinçaient comme des lustres à une veillée funèbre. Se fût-il donné la peine de relever la tête, qu’il eût découvert des collines grises et chauves moutonnant à l’infini, un paysage balafré par l’érosion, des arbres si nus qu’on n’eût pu espérer les voir revivre un jour. Il ne s’en donna même pas la peine : courbé contre le vent, il continuait de peiner et, las et inconsolable, se traînait obstinément au long de la route, comme un fantassin à moitié aveugle battant en retraite devant un ennemi qu’il ne saurait ni vaincre ni seulement reconnaître.

1. « Voici venir le jour redoutable, le moment inéluctable. »

2. « Rien à se reprocher, aucune faute qui fasse rougir ? »

3. « Immédiatement ! »

4. « C’est nuire aux bons que d’épargner les méchants. »

5. Jeu traditionnel écossais qui se pratique sur la glace, à l’aide de palets munis de poignées.