L’ÉVASION
Quand Mungo se réveille, il a mal à la tête. Il a bu de la bière de soulou, alias boboutou das, la bière qui mélange les jambes et embrouille les esprits. Oui, il a bu de la bière de soulou et n’est pas très sûr de savoir où il se trouve. Dans une cave, c’est certain. Il en reconnaît les murs en terre jaunâtre, les racines et les rhizomes, le plafond en jonc, l’échelle. Non, pas de doute. Une cave. Il se redresse péniblement sur les coudes et découvre une calebasse vide entre ses jambes, et une tête floconneuse posée en travers d’une de ses chevilles. La tête appartient à Johnson, qui s’est vautré par terre avec ses copains dans un véritable méli-mélo de bras et de jambes : on peut voir son gros ventre qui monte et descend ainsi qu’une force élémentaire de la nature. Dents qui sifflent, lèvres qui palpitent, amygdales vibrant sous la brise, ils ronflent tous les cinq en parfaite quiétude.
Il lui vient à l’esprit que ce doit être le matin : les ténèbres qui l’entouraient encore il y a un instant ont fait place à cette espèce de crépuscule laiteux que l’on s’attend à trouver dans une crypte, un chai ou n’importe quoi d’humide et d’insalubre. Il se frotte le cou, quelque chose l’a mordu pendant la nuit. Il lève les yeux et aperçoit un scarabée d’un beau noir luisant, qui traverse le plancher en se battant avec une boule de crottin de la taille d’une pomme. L’explorateur est toujours assis en appui sur les coudes, à regarder son scarabée et à attendre patiemment que les choses s’éclaircissent dans sa tête lorsque, là-haut, le premier cri se fait entendre. À dire vrai, cela tient plutôt du hoquet, de la petite goulée d’air qu’on avale dans sa surprise. Puis vient presque aussitôt un long gémissement, comme une plainte désespérée. C’est alors un échange de propos précipités. On dirait des gens qui se renvoient des monosyllabes en guise de balles de tennis. Puis un bruit de pas. On se rue sur le plancher en bambou de l’étage au-dessus. Puis le silence. Mungo tend l’oreille et, peu à peu, commence à percevoir comme un flot de bruits à l’extérieur de la maison, là-bas, dans les rues. Le bourdonnement se fait mugissement… la terre même en serait-elle secouée ? Il s’interroge. Un séisme ? Un troupeau qui fuit en débandade ? Une nouvelle tempête de sable ?
Encore plus intrigué, il se lève et, indifférent à la tête de Johnson qui retombe avec un bruit mou, il traverse la pièce pour gagner l’échelle. Il va pour poser le pied sur le premier barreau lorsqu’une trappe s’ouvre dans le plafond, et il se retrouve affrontant un postérieur osseux, ainsi qu’une paire de pieds nus qui descendent. L’explorateur bat en retraite devant cette araignée arthritique : un petit homme tout rabougri, un peu perdu, lequel parcourt avec lenteur les degrés de l’échelle. Arrivé en bas, il se retourne et, découvrant l’explorateur, est saisi d’un violent sursaut.
Il est vieux, ce petit homme… antique même, antédiluvien. Il a les cheveux blancs et ondulés, et le visage aussi ridé que le delta d’un fleuve. Il fait pile cinq pieds de haut, pèse tout juste ses quatre-vingt-quinze livres, et donne l’impression d’avoir été taillé dans une pièce d’ombre. Autour de son cou, une corde, au bout de laquelle pend un poulet étranglé – petit corps à la rigidité cadavérique. Il y a un moment de gêne lorsque l’explorateur et le gnome se retrouvent orteils contre orteils ; le petit homme roule de gros yeux lents en dévisageant Mungo, puis se détourne. Sur son visage passe une expression où la stupéfaction le dispute à l’indignation. Il lève encore une fois les yeux sur l’explorateur, encore une fois s’en détourne comme s’il voulait bannir un fantôme de ses pensées. Pour finir, il se penche vers l’un des endormis et se met à lui gazouiller des choses à l’oreille.
— M’bolo rita Ségo ! lui susurre-t-il d’une voix flûtée. M’bolo bolo Ségo !
L’effet est immédiat : Johnson et ses compagnons se lèvent comme un seul homme, se battent la poitrine et, l’œil exorbité, écoutent le vieil homme qui, après avoir tapé dans ses mains, se met à leur raconter une bien sinistre histoire. Mungo n’a rien d’un linguiste mais n’a aucun mal à saisir certains des mots : « cannibale », « étripeur d’enfants », « Tiggitty Ségo »… L’instant d’après, les cinq buveurs de bière se tordent les mains d’inquiétude et, en se bousculant à qui mieux mieux, se ruent sur l’échelle.
Pressé de fuir comme il l’est, Johnson heurte l’explorateur qui l’attrape par le bras :
— Que se passe-t-il, Johnson ? C’est Ségo qui arrive ?
Les autres ont déjà le nez collé à l’échelle : de vraies fourmis suçant un bâton. Le vieil homme perd l’équilibre et choit dans la pièce, soulevant des nuages de plumes. Au-dessus du groupe gronde la rumeur d’une panique qui a gagné tout le monde.
— Vite ! hurle Johnson en se dégageant comme une bête affolée.
Sur quoi, il renverse le vieillard et commence à grimper l’échelle.
— Il va passer Djarra à la torche ! clame-t-il. Arrivé au haut de l’échelle, il hésite un instant.
— Et il fera pas de prisonniers ! ajoute-t-il dans un souffle.
Dehors, c’est du pur Milton ou du Dante : on pleure et l’on gémit, on se flagelle, on se jette n’importe où sous l’effet de la terreur, on perd la foi. Mères ayant égaré leurs enfants, enfants ayant perdu leurs mères, tout court. L’air est plein de fumée et de poussière, le sang bat fort dans les veines. Au milieu de la rue, un vieillard fouette son antique vache à lait qui s’est affaissée sous le poids des paniers de bât et n’arrive pas à se décoller du sol. Un autre porte sa femme sur son dos, tandis que sur le dos de sa femme a pris place un chien, et ce chien tient un morceau de chiffon dans la gueule. Partout, les gens se ruent en hurlant, tout respire la folie du désespoir. On piétine dans les débris et les décombres de la tempête, on rassemble des sacs de grain, on pousse le bétail droit devant soi. Tout le monde fuit son petit village natal, son petit village aux murs de pisé, baigné par la Woubah.
Toujours aussi lent à réagir (ce doit être génétique, décidément), l’explorateur reste planté au milieu du chaos et, au cœur même de cette désespérance, se demande ce qu’il va bien pouvoir faire. Se joindre à l’exode ? Ce ne serait pas très heureux : son cheval et ses bagages (on les lui a restitués sur les instances de Fatima) ont disparu dans la tempête. Qui plus est, jusqu’où ses jambes pourraient-elles le porter ? Sans compter que Johnson a filé, et que ce ne sont certainement pas les Maures qui… mais minute, minute… et où sont-ils donc passés, ces Maures ? Tout d’un coup, il lui vient à l’esprit qu’il n’a pas vu un seul musulman depuis au moins douze heures… et puis, plus soudainement encore, une idée insidieuse commence à poindre, là, dans les recoins encore obscurs de sa pensée. Celle-là même qui, la veille au soir, allait lui sortir des coulisses de l’esprit pour entrer en scène lorsqu’une main basanée lui a passé la calebasse : enfin la chance lui sourit.
Pour qui sait comment la guerre modifie le cours des choses, ce qui se passe à Djarra ne soulève pas de gros problèmes d’interprétation : la nuit précédente, Ali a eu besoin de trancher dans le vif, voilà tout. Ses intérêts ne vont pas dans le même sens que ceux de Djarra ; mais les gens de Djarra ne sont jamais que des Cafres. Il a d’abord passé la soirée à festoyer, à extorquer de l’argent à droite et à gauche et à violer quelques femmes dans la bonne humeur, puis il a ordonné à dix de ses hommes d’aller choisir trois cents bêtes parmi les plus grasses et de les conduire au bois afin de les protéger de la tempête. Ce faisant, il ménageait ses arrières : quel mal y avait-il donc à mettre ses investissements à l’abri ? En face, on n’y voyait aucun inconvénient, au contraire : par cet acompte, Ali signait à sa manière un contrat d’assistance pour le futur. Trois cents têtes de bétail, ce n’était pas rien, mais combien eût coûté sa défection ? C’est pour le coup que toutes les bêtes, y compris les chèvres, toutes les récoltes, toutes les cases et toutes les filles passaient entre les mains d’un Tiggitty Ségo aussi féroce que sans scrupules. On savait bien à qui on avait affaire, avec ce barbare assoiffé de vengeance.
Plus tard dans la nuit cependant, après la tempête de sable, un autre facteur est entré en jeu : Ali, apprenant qu’à la faveur du mauvais temps Ségo se trouve à portée de raid de la ville et lancera ses troupes à l’assaut dès l’aurore, révise ses positions : il avait déjà ses vierges et son bétail, et ma foi, cela suffit bien à un bonheur auquel un combat contre Kaarta ne va pas ajouter grand-chose ; le plus sûr est le risque de perdre tout ce qui est déjà amassé. Il ne se casse pas davantage la tête et arrête sa décision. En moins de vingt minutes, ses tentes sont repliées et ses hommes en selle. Leurs dix-neuf ex-vierges sous le bras, ils ont chevauché toute la nuit, poussant leur bétail devant eux. Ils seront de retour à Benoum dès le lendemain soir.
— Enfin libre ! se dit l’explorateur en jubilant au milieu de ce fleuve de désespoir.
Une femme passe à côté de lui en détalant, tous ses biens dans une cruche en terre posée en équilibre sur sa tête. Mungo a envie de danser avec elle, d’entonner un chant de délivrance, de rugir comme le lion qui s’est échappé de sa cage.
— Hi hi hi ! lance-t-il en riant et en jetant son chapeau en l’air.
Rapides, sombres de peau et furtifs comme des souris, des enfants rabougris le laissent sur place. Il saute de joie et se met à siffler « Oh dis ! Où c’est que t’étais, ma p’tite chérie, doudle di ? » tandis qu’une femme s’agrippe à la porte de sa hutte en sanglotant et en suppliant les deux hommes qui la tirent par les bras de la laisser tranquille. Un sourire idiot sur les lèvres, l’explorateur s’abandonne à la foule. Ici, des enfants appellent leurs mères en pleurant, là, des infirmes se traînent dans la poussière, là-bas encore, des femmes entassent frénétiquement des provisions pour la route. Il s’est mis en tête de pousser vers l’est avec le flot des réfugiés et, cheval ou pas, de gagner le royaume de Bambara. Et puis le Niger.
Sa mauvaise conscience l’ayant rattrapé au bout du village, il se retrouve en train de soulever des enfants, de charger des litières, de concasser du grain et de tâter des chèvres. Par trop harassés et hébétés pour y réfléchir à deux fois, les gens acceptent l’aide de ses mains et de ses épaules et le regardent comme s’il était transparent. Une vache par-ci, un enfant seul par-là, des couples qui se sont retrouvés, tout ce cortège commence à avancer sur la route. On franchit les portes orientales de la ville, on passe la Woubah à gué, on peine le long de la côte qui n’en finit pas ; derrière, la ville n’offre plus que le spectacle de la désolation. Les traînards rejoignent le rang mais ceux qui hurlent et gémissent manquent de souffle ; la colonne, tant bien que mal, cherche son rythme, lorsqu’une horrible rumeur se répand dans la foule : Ségo arrive ! Ségo est là ! Un instant stupéfaite, la masse se tait pendant qu’une femme forte et portant fichu remonte le flot en propageant la nouvelle : « Il a incendié Wassibou pendant la nuit ! Il a brûlé des enfants, il a bu du sang ! »
L’information fait naître toute une série de lamentations saccadées, bientôt transformées en un seul long cri aigu, un cri qui rappelle celui du cochon sous le couteau du boucher. Soudain, tout le monde démarre comme pour un marathon : les talons et les sabots s’envolent, la poussière monte à gros bouillons jusqu’à en obscurcir le soleil. « Ainsi donc, c’est ça, l’hystérie des foules », se dit Mungo qui a pris du champ. Brusquement pourtant, comme s’il s’éveillait d’un cauchemar où il roulait à l’abîme, la terreur s’empare de lui. Ses pupilles se dilatent, il ne respire plus que par à-coups. Et puis, tout d’un coup, le voilà qui court, qui détale comme une jument affolée, qui écarte l’impotent et le boiteux, qui flanque des coups de savate au bétail, qui fait des pieds et des mains pour se retrouver en tête. Enfin, il songe à regarder derrière lui et découvre que les champs sont déjà loin et qu’en remontant la colline, il a dépassé les adolescents les plus agiles, les athlètes bondissants et les porteurs de lances les plus ailés. Il court pour sauver sa peau, il court pour retrouver sa liberté, il court tout ce qu’il sait.
Mais voilà qu’à la sortie d’un virage, il stoppe des quatre fers : du haut de son étalon, colossale statue équestre, Dassoud attend l’explorateur, dont il tient la rosse par les rênes. À côté de lui, tristement perché sur son âne bleu et triste, Johnson. Johnson qui hausse les épaules.
Dassoud montre du doigt la selle vide, sort son cimeterre de sa ceinture et indique la direction du nord – celle de Benoum.
— Feriez mieux de monter à bord, lui dit Johnson.
Dépité, l’explorateur hésite. Les cris des réfugiés lui résonnent aux oreilles. Il a l’impression de ne plus pouvoir reprendre son souffle.
— Croyez-moi, monsieur Park, il plaisante pas.
Comme s’il n’avait attendu que ça, Dassoud fend l’air d’un coup de lame proprement titanesque. On dirait même qu’un sourire grimaçant lui déchire les lèvres.
Mungo monte en selle.
Une heure plus tard, à des milles et des milles de la route qui mène chez les Bambaras, les trois cavaliers sont en train de descendre lentement une pente rocailleuse jonchée de squelettes d’oryx et de céphalophes lorsque, tout soudain, Johnson fouille dans les profondeurs de sa toge, en extrait une paire de pistolets de duel plaqués argent et fusille la monture de Dassoud d’une balle dans l’œil gauche. La bête se cabre, hoche violemment la tête de droite et de gauche comme si elle voulait se déboucher les oreilles, et s’écrase sur le Grand Chacal.
— Et maintenant, on détale ! s’écrie Johnson en lacérant frénétiquement la croupe de son âne.
Dassoud est déjà en train d’émerger de dessous son cheval. L’explorateur ne se le fait pas dire deux fois et plante ses talons dans les flancs de Rossinante. Les poumons de l’animal se mettent aussitôt à siffler comme un soufflet de forge rempli d’eau et il se lance dans un petit galop sans entrain. Pendant ce temps-là, Dassoud a ôté ses sandales et sa djoubba pour se livrer à cinq ou six mouvements d’assouplissement, mains touchant les orteils. Enfin, cimeterre entre les dents, il se rue à leur poursuite.
Johnson trottine dans la caillasse juché sur son gros âne bleu, Mungo pique des deux sur son titubant bidet. Droit devant, une plaine piquetée de buissons jusqu’à l’infini. Derrière, Dassoud qui bondit par-dessus les obstacles ainsi qu’une panthère.
— Si on na-na-na-arrive su-ur le pla-at, il est re-e-fait ! hurle Johnson.
Mungo s’accroche à sa selle et prie le bon Dieu. Dassoud n’est déjà plus qu’à six pas de lui. Il court comme un bandit. Cinq pas, trois, deux… mais voilà que les sabots des bêtes sonnent plus clair sur la terre dure et lisse de la plaine. On gagne du terrain ! Dassoud perd une dizaine de pas, puis vingt, puis trente. Mungo exulte. Johnson, lui, a l’air soucieux.
— Pourquoi fais-tu cette tête ? lui lance l’explorateur.
— Vous voyez pas comment qu’il court, ce fumier ?
Mungo regarde par-dessus son épaule. Dassoud est presque à cent pas derrière eux. Il a le visage tendu et le soleil dans les yeux. Il est nu, aussi musclé qu’une statue ; il court pour enfoncer quels ennemis ? Son cœur et ses poumons, le soleil et la plaine ?…
— Et alors ?
— Et alors, y va nous rattraper.
Le cheval de l’explorateur rétrograde au petit trot et, fontes résonnant comme des maracas, se met à boitiller d’une patte, puis d’une autre. L’âne bleu tend le cou pour essayer de mordre Johnson au genou. Soudain Mungo a peur.
— Ne sois pas ridicule, dit-il. On est à cheval.
Ils continuent de trottiner en silence. Dassoud bat l’air de ses bras : Dassoud n’a pas ralenti, Dassoud est toujours cent pas derrière eux. Le soleil est bien sûr déjà aussi brûlant qu’un haut-fourneau qu’on vient de bourrer de charbon jusqu’à la gueule.
Johnson regarde Dassoud en clignant des paupières. Johnson a l’œil triste, la souffrance se lit sur son visage.
— Quoi ? fait-il, vous n’allez quand même pas me dire que vous n’avez jamais entendu les histoires qu’on raconte sur ce fanatique ?
— Ou-oumphh ! lâche Rossinante en repassant au petit amble sautillant.
L’âne remue les oreilles et se dandine à ses côtés. Cloppa-clop, cloppa-clop, clop.
— Non, répond Mungo en sentant comme un petit pincement à l’aine, non, jamais.