LEVURE
Ned Rise est en train de sortir du débit de boissons à petits pas, en se brossant les vêtements et en boxant son chapeau écrabouillé, lorsqu’il est soudain fauché par un direct aux naseaux. Il rejoint le trottoir en zigzaguant, tel un ballon qui se dégonfle, tant la peur, la douleur et la stupéfaction lui troublent l’esprit. Une fois au sol cependant, il se retrouve admirant le riche poli couleur acajou des bottes de cavalier qui trépignent et déjà se soulèvent avec une belle précision chorégraphique afin de lui administrer une volée de coups dans les organes vitaux. Chaque coup reçu le fait siffler de la poitrine. Tousser aux larmes. Vomir. Les bottes sont assujetties aux pieds agiles de Daniel Mendoza, le pugiliste, le juif, l’ex-champion de Londres de lutte-aux-poings, l’ami et associé de George Bryan dit le « Beau Brummell ». Mendoza s’est mis sur son trente et un : col en coton amidonné, gilet rouge écarlate, culottes rayées et bottes de maroquin. Âgé de douze ou treize ans, un jeune gommeux aux allures de dandy se tient à ses côtés et s’occupe à replier sa veste en velours bleu sur son bras comme le maître d’hôtel sa serviette. Mendoza a le visage rouge.
— Alors ! hurle-t-il. De la soie d’Chine, pas vrai ?
Au ras des pavés, Ned marmonne un mélange d’excuses, de dénégations et d’appels à la pitié.
— Du satin d’Hollande à douze sous le mètre, oui ! reprend Mendoza. Et toi, fumier, tu oses demander six liv’ au Beau Brummell pour « une cravate en pure soie d’Chine d’origine et sans modifications, tout droit sortie des métiers de Pékin en Orient »… que tu disais. Hé, j’me trompe ou quoi ?
Ned se raidit dans l’attente du coup. Il le reçoit juste sous l’aisselle gauche.
Mais, un couteau à la main, Mendoza s’est déjà penché sur lui. Le garçon-tailleur ressemble à un ange du Seigneur. Il se met à neiger.
— Je m’en vais juste te soulager de cette babiole, dit-il en tranchant les cordons de la bourse de Ned. Ça m’remboursera un peu du chôgrin que mon ami a souffert.
Le bout de la botte de Mendoza atteint Ned par trois fois à la rate, un organe de son corps dont il avait jusque-là ignoré l’existence.
— Et qu’ça t’ôrrive pus jômais, ’spèce de trou-du-cul, ou j’t’estropie comme j’ai estropié Nasmyeth le Turc au deuxième round à la foire de Bartholomew. T’entends ?
Crissement de la batiste sur le velours, tapotement de pieds qui s’en vont – deux paires. La neige est molle comme un tas de poudre d’os, l’air aussi vif que la lancette du saigneur.
Ned se redresse en force et s’essuie la bouche du revers de la main. Il grimace un sourire. Écœuré de gin à en vomir, narines, reins, rate et aisselle en proie à de grands élancements de douleur, l’assailli, le rossé, le détroussé qu’il est, oui, grimace un sourire ! Il sourit en pensant à la tête que fera Mendoza lorsqu’il ouvrira sa bourse et découvrira qu’elle ne contient que huit onces de sable de rivière, deux boutons en cuivre et une dent de cochon. Il se passe une main plus bas, dans la fourche, et sourit encore plus fort : sa récompense est indemne. Retenue par des points de résine de pin disposés sur son ventre et sur ses fesses, une bande de mousseline lui emmaillote les parties. Douillettement et chaudement nichées contre la chair duveteuse de ses couilles se lovent vingt-deux guinées d’or, fruit d’une semaine de larcins et de filouteries. Ned entend bien les placer, et les regarder faire des petits.
À l’auberge de La Tête de Campagnol, il crie qu’on lui apporte des tranches de lard grillé, des côtes de mouton, quelques galettes de blé, des œufs durs, de la langue, du jambon, du pain grillé, une tourte au pigeon, de la confiture d’orange… « et une pinte de bière amère pour lubrifier le tout ! ». Après quoi il envoie un gamin lui acheter un costume dans un des monts-de-piété qui font face à la maison de jeux de White – « des godillots au galure en passant par la cravate, précise-t-il, tout ce qu’y faut pour un rupin ». Le gamin a les pieds entourés de haillons et les yeux, la bouche et les oreilles qui suintent. Le scorbut lui a ravi toutes ses dents. Ned lui donne une demi-couronne pour sa peine.
Le patron de La Tête de Campagnol ? Un certain Nelson Smirke. Lequel est un gros homme couvert de croûtes. Il a le crâne symétriquement dégarni. Seul le dessus s’orne d’une chevelure quasi électrique. L’ensemble fait songer à un légume. Smirke ne ressemble à rien de connu sauf, peut-être, à un navet de dimensions colossales.
— Ah ! Smirke, s’écrie Ned en dévorant sa tourte au pigeon. Tire donc une chaise, l’ami… j’ai une proposition à te faire.
L’autre s’assoit et croise ses énormes mains sur la table.
— Je te mets d’un coup au parfum, reprend Ned. Ce soir, je te loue la chambre de l’Aléseur. Disons de 8 heures à 3 ou 4 heures du matin. Je te file deux guinées et tu la fermes.
— C’est pour quoi faire ? Une petite fête ?
— Tu l’as dit : une petite fête.
— Vous allez pas me déchirer les rideaux et me pisser dans le service à thé comme la dernière fois, hein ?
— Allons, allons, Smirke, réplique Ned en faisant claquer sa langue, tu n’as pas confiance en moi ? C’est une réunion entre gens comme y faut.
Derrière lui, une tête de daim est accrochée au mur. Des braises rougeoient dans l’âtre. Ned pose sa fourchette et plonge la main dans sa culotte pour y repêcher son or. Il reprend largement son souffle, s’arrache la mousseline (et les poils) de l’abdomen et farfouille dans le magot.
— Comme y faut, mon cul ! proteste Smirke. Comme si je connaissais pas le ramassis de brutes, d’épaves et de déchets humains que c’est, ceusse qui te disent « mon poteau », môssieur Ned Rise !
Deux guinées tintent sur le bois de la table et la musique en est bien douce. Smirke les recouvre de toute la graisse de son poing. Ned regarde le patron de La Tête de Campagnol droit dans les yeux, s’enfourne une galette de blé dans le gosier, la mâche comme un réfugié. Il plie une tranche de jambon en deux, se la rajoute en gueule, et se cale un œuf dur dans la joue.
— Disons trois guinées et ça marche, fait Smirke.
Ned s’étouffe un instant – quelque chose de coincé dans le mauvais tuyau – et lui expédie la troisième pièce en la faisant rouler en travers de la table. Smirke se lève. Un doigt épais posé entre les deux yeux de l’entrepreneur, il menace et gronde :
— Et pas de pétard chez moi ce soir… ou, nom de Dieu, j’te jure que j’t’arrache le foie !
Sept heures et demie. Ned se tient à la porte de la chambre de l’Aléseur. Il s’est habillé en jeune lord. De loin, et dans l’obscurité du couloir, il pourrait presque passer pour un honnête citoyen. De près l’illusion s’envole. Et d’abord, il y a cette tête. De quelque manière qu’on la regarde, oui, sous quelque angle, sous quelque lumière, dans quelque pénombre, de quelque endroit ou position que ce soit, ce n’est jamais qu’une gueule de petit dessalé. Celle du jeune voyou qui, les bottes sur son pupitre, flemmarde en classe, celle du vaurien qui fiche le feu aux robes des vieilles dames et sirote l’encre de l’école. Celle de l’adolescent qui traînaille, se vautre et terrorise le marchand de fruits, celle du mécréant qui fume de l’opium, qui se baigne dans du gin et qui du monde entier fait son pot de chambre. Celle du jeune maquereau qui, pour finir, est en train de manigancer du vilain, voire de l’outrageant, là, à la porte de la chambre de l’Aléseur, à l’auberge de La Tête de Campagnol, dans le Strand. En plus de la gueule, il y a les habits : culottes à fines rayures et veste de style engagé * 1 qui le fagote à en donner des cauchemars à un tailleur. Le col de la veste est tellement maculé de taches de xérès, de jus, de ketchup et de worcester-sauce qu’il en ressemble au cuir de quelque bête hurlante de la jungle ; et le voilà déjà qui pend, aussi mollement qu’une serviette de bain. La chaîne de montre en or ? Du cuivre poli. Le renflement dans la poche du gilet ? Un caillou en guise d’oignon de gousset. Les bas ne sont que de vulgaires chaussettes en laine et la fleur à la boutonnière un simple bout de papier coloré. Mais tout cela n’est rien au regard de la cape qui, avec ses étoiles blanches sur fond cannelle, flotte aux épaules de l’imprésario comme la tente d’un romanichel.
Il n’empêche : les affaires marchent bien. Des messieurs, par deux ou par trois, parfois même tout seuls, descendent le couloir étroit et lui glissent des guinées d’or et des souverains d’argent dans la paume avant d’entrer dans la chambre de l’Aléseur. Ned dépose leurs offrandes à la Banque « de la Paire et Cie ». Non sans grimacer à la ronde des sourires de bon bourgeois. À l’intérieur, des bruits de réjouissances : verres qui s’entrechoquent, chaises qui grincent, arh ! arh ! et hou-là ! hou-là ! Enfin ! C’était le signal qu’attendait Smirke. Un plateau de boissons brandi bien haut, d’une seule main charnue à souhait, il apparaît au bout du couloir. Deux serveuses le précèdent comme des bulles chevauchant la crête d’une vague.
— Magnez-vous l’cul d’entrer là-d’dans et d’voir à c’que le vin coule ! rugit-il à leur adresse. Et plus vite que ça, sinon, par Jozachar ! y vont m’péter toute la baraque !
Les filles passent devant Ned en gloussant et pénètrent dans la pièce sous un déluge d’applaudissements, de cris d’animaux et de sifflements féroces. Smirke s’arrête devant la porte un instant.
— Ça j’te l’accorde, Ned, tu t’es trouvé un parterre de gens comme y faut, qui s’est d’jà descendu un demi-tonneau de scotch et cinquante-trois bouteilles de jus d’la treille !
Ned a le sourire large et doucereux.
— Qu’est-ce que j’t’avais dit, Smirke ? Fais-moi confiance et tu s’ras riche, va !
Une voix de stentor, la voix d’une montagne en colère, commence à crier de l’autre côté de la porte :
— À boire, bordel de merde ! Ah ! que soit damnée la vierge, ah ! la putain ! À boire !
— Du picrate ! lance un autre. Voilà-à-à-à-à-à !
Ces hurlements sont comme autant d’électrodes qu’on planterait dans la colonne vertébrale du dénommé Smirke : il en tremble, se raidit, se crispe, ses muscles sont secoués de spasmes cloniques, les verres vacillent au bord de son plateau. Il pousse la porte à la hussarde et reçoit en pleine figure la claque brûlante d’un sirocco ruisselant de sueurs, d’odeurs de sperme, de bière renversée et d’urine. Il ouvre des yeux en petits pois.
— Bon Dieu, Ned Rise, y a intérêt à c’que ton spectacle, il en vaille la peine ! Sinon j’te… j’te…
— …Tu m’arraches le foie ?…
— J’en fais de la fricassée, oui ! s’écrie l’aubergiste avant de s’abandonner au tintamarre.
Ned claque la porte et avale une gorgée à sa gourde. Saloperie de journée ! Il y a d’abord eu les charpentiers et la scène… toute une histoire. Et après, la réclame. Les panneaux pour les hommes-sandwichs, c’est lui qui les a rédigés, au pinceau :
POUR LES DANDYS QU’EN ON ASSEZ D’ATTENDE
Spectacle entièremen nouvau
À La Tête de Campagnol. À 8 heures. Ce soir.
SÉANCE DE CHATOUILLI
À La Tête de Campagnol. Ce soir.
VENEZ AU BAL DU VOILLEUR
À La Tête de Campagnol. Ce soir !
Après, il a fallu payer Billy Boyles et deux autres malfrats – un shilling chacun – pour qu’ils aillent se planter devant les maisons de jeu et les magasins pour beaux messieurs. Ils étaient censés répondre aux questions à mi-voix et ne donner de détails que le plus discrètement possible. Sauf qu’avec Boyles, à tous les coups cet abruti vous aura pris sa plus grosse voix pour clamer l’affaire du haut en bas de la rue, jusqu’à ce que tous les cognes et tous les magistrats de la ville en aient eu vent. Bref, soucis sur soucis. Et ce n’était qu’un début. Tout l’après-midi durant, et cela sans cesser d’apaiser Smirke et d’aboyer aux fesses des charpentiers, il lui a aussi fallu veiller à ce que Nan et Sally soient bien saoules : bien saoules, mais juste à point ; en somme assez blindées pour ne pas déprimer, mais pas pleines au point de ne plus pouvoir monter sur les planches. Et après, le plus gros casse-tête de toute l’histoire : louer Jutta Jim, le grand nègre du Congo, à son maître et employeur, Lord Twit. Lequel n’avait pas exigé moins de trois guinées et la ferme assurance que son précieux serviteur lui serait retourné avant l’aurore, « toutes ses aimables énergies en bon état ». Merde ! Ennuis, tension, longues heures de sobriété obligatoire, tout ce bazar l’a mis sur les rotules. Il a la tête en ampoule qui suppure, et le gin est vraiment le seul remède capable de lui redonner du tonus.
Or donc, là il se tient, debout dans le couloir mal éclairé, et suce son flacon, et rêve, et se caresse la bosse dorée qu’il a à l’entre-deux (trente-deux guinées de plus pour l’instant)… lorsque soudain il se retrouve cloué au lambris. Un poing s’agite sous son menton et des doigts de fer lui serrent le kiki. Une odeur de lavande, la manche de chemise froissée : c’est Mendoza.
— T’as intérêt à ce que la fête soit stimulante, connard, ou j’te pète les cannes et les bras comme si que c’était des allumettes. C’est que, vois-tu, j’ai amené le jeune Beau avec moi, et j’ai sacrément envie que ça l’excite et que ça l’édifie, ce qu’y va voir, le gamin. Compris ?
Les doigts relâchent leur étreinte et, l’attraction terrestre aidant, le menton de l’imprésario se retrouve à son niveau habituel. Ned s’éclaircit la vue et regarde l’endroit où, debout derrière le champion de lutte-aux-poings, un jeune dandy de dix-sept ou dix-huit ans l’observe en ricanant. Il a le cheveu aussi frisé qu’un barbet à poils roux et des yeux miel. Son linge est si pur qu’il en luit.
— Fiche la paix à cet étron, Danny, geint-il d’une voix nasillarde.
Il marque un temps d’arrêt, sort une tabatière guillochée de sa poche, dépose une prise sur le revers de sa main et l’aspire en rejetant élégamment la tête en arrière. Lorsqu’il la rabaisse, ses yeux transpercent Ned comme des brochettes.
— On ne fait pas payer les amis, n’est-ce pas, Rise ? dit-il.
Ned grimace un sourire jusqu’à ce que les lèvres lui en brûlent.
— Non, répond-il, on ne fait pas payer les amis…
Mendoza pousse la porte et le Beau Brummell entre dans la pièce comme le cygne se pose sur l’étang de la montagne.
— Suce-queues ! marmonne Ned d’une voix si basse et si lointaine qu’il n’est même pas certain de s’être entendu parler.
La porte se referme en claquant. Il tire le caillou de sa poche et y jette un coup d’œil. Plat et lisse, ce caillou – deux pouces de diamètre. Quelqu’un y a peint un cadran de montre. Les aiguilles marquent 8 heures. L’heure du lever de rideau.
Sally Sebum et Jutta Jim sont sur la scène et leur numéro est déjà en train. Revêtue d’une robe de chambre en popeline, Nan Punt se tient à côté de Ned. Elle attend le signal.
— Ouh ! ouh ! ouh ! ouh ! gémit Sally. Ouh-ah ! ah ! Aaah ! Aaaaahh !
Jutta Jim s’écarte d’elle en reculant : cul nu, cul noir, membre lisse et raide dans la lumière des lampes à huile. De minables éclats d’os lui traversent le nez, des plumes lui percent le lobe des oreilles, des cicatrices convolutées lui veinent le torse ainsi qu’une carte de la lune. Le public s’est tu. Jutta Jim se tourne vers les spectateurs et lentement, sans rien dire, méthodiquement, commence à se battre la poitrine, qu’il a en tonneau.
— Ça y est, c’est le moment, chuchote Nan en ôtant sa robe de chambre avant d’entrer en scène d’un pas léger.
Elle est saoule comme une truie. Après une parade consistant à caracoler en se frottant les seins, elle s’enfourne la bite de Jim dans la bouche. Les spectateurs – ceux-là mêmes qui un instant plus tôt tapaient du pied, sifflaient et jetaient en l’air chaussettes, chapeaux, serviettes et couverts en argent – ne pipent plus mot. Sally en profite pour se décoincer du seul accessoire qu’il y ait sur la scène – une bergère en velours vert – et regagne les coulisses en titubant. Ned lui présente la robe de chambre grande ouverte.
— Houah ! souffle-t-elle, ramoner comme ça, non ! Il m’a presque tuée, le cannibale !
Elle sue à grosses gouttes, son maquillage n’est plus qu’un cloaque, ses boucles de cheveux d’un noir profond lui collent aux joues et à la gorge. La couleur de ses seins va du rouge au blanc. Ils font des bosses contre sa robe de chambre, comme des légumes dans un sac.
— Ah ! et son haleine ! Il pue comme un pot d’chamb’ ! Mais ça, il a un bel outil ! On peut pas dire ! Ah ! l’animal !
— Content que ça t’ait plu, Sal.
— Que ça m’ait plu ?
Indignée, mains sur les hanches :
— Pasque tu t’imagines que ça m’plaît de m’faire grogner et baver d’sus par un barbare de nèg’ qui pue d’la gueule ?
Elle lui fait quand même un clin d’œil.
— Jamais empoché quatre liv’ aussi vite depuis que Lord Dalhousie s’était tellement rétamé la gueule au punch au lait qu’y m’avait laissé tomber sa bourse aux pieds en me palpant ma robe en satin.
Ned éclate de rire.
— Ce n’est qu’un début, Sal. J’t’ai trouvé un autre spectacle pour jeudi, et pis encore un autre pour samedi à la taverne du Cochon Vérolé. Et que j’te dise encore… si t’y retournes et que tu m’y fais un truc historique, j’te rajoute deux couronnes par-dessus.
Elle est sur le point de lui raconter comment sa mère a toujours voulu qu’elle fasse carrière sur les planches lorsqu’elle se ravise et, préférant jeter un œil à la salle, se met à glousser.
— Ned, chuchote-t-elle, viens voir un peu ça !
Lords, chevaliers de l’ordre de la Jarretière, officiers de marine, boutiquiers, détrousseurs de grands chemins et ecclésiastiques, Smirke même, tout le monde est en transe. On a la bouche grande ouverte, la mâchoire pendante, le menton et la barbe couverts de bave. Jim s’est allongé sur le dos, à l’avant-scène, et Nan le chevauche comme un jockey. Ici elle saute par-dessus une digue, là elle franchit une clôture, là encore elle évite les aqueux périls de l’orgasme, et toujours elle halète et ne cesse de grommeler des mots incohérents. Pas un chuchotement, pas une quinte de toux, pas un grognement, pas même un « Bon Dieu ! » ou un « Nom de d’là ! » ne monte du parterre : on ne lèverait même pas les yeux si la comète de Halley venait arracher le toit de la taverne. Certains tremblent, visage et membres convulsés, d’autres agrippent leurs chapeaux et leurs cannes comme s’ils se raccrochaient à des brindilles au bord d’un précipice. Ici et là un mouchoir tamponne un front, des dents rétives mâchonnent le dossier d’une chaise, des pieds tapotent, des genoux s’entrechoquent.
— Vouououahah ! hurle Nan au zénith du galop le plus pur, tandis que le pauvre Smirke pique du nez et va s’écraser dans un typhon de verre brisé.
Personne ne le remarque. Sally se sert un petit coup à boire au flacon de Ned. Et se prend à rire. À rire si fort qu’elle est obligée de s’en tenir les côtes.
— De quoi que tu te marres ? demande Ned.
— Ben, parvient-elle à répondre malgré ses gloussements, ou bien c’est qu’y se sont tous foutu des coquilles d’escrimeur ou alors, je l’jure, c’est qu’y aura quelqu’un qui leur aura collé de la levure dans la culotte !
1. Les mots, ou expressions, en italique suivis d’un astérisque sont en français dans le texte.