LA MORT, ÇA RESSEMBLE À QUOI ?

Au matin, Mungo se réveille en sursaut. Il y a un singe chauve et minuscule, aux yeux en balles de golf, qui est en train de le dévisager. L’explorateur va pour le chasser à grands cris lorsque la branche sur laquelle il se tient plonge violemment vers le bas, puis le désarçonne en repartant vers le haut comme un ressort. Moment de pure apesanteur – moment éthéré, presque capiteux dans son unicité. Tout de suite après pourtant, la terreur lui arrache les boyaux et l’image, fugace mais nette, du funambule de Bartholomew lui revient à l’esprit. La première branche le gifle au visage, la deuxième lâche sous lui ; après une chute de quelque vingt pieds, il réussit quand même à s’en coincer une troisième sous l’aisselle et retrouve l’équilibre. Il grogne, maudit sa mère, le Créateur et l’Association africaine, et parvient à rejoindre le tronc, qu’il enlace alors comme une amante retrouvée. À ce moment-là, il décèle du coin de l’œil un mouvement dans l’arbre : juste au-dessus de lui, le petit singe se balance, une main gauche accrochée à la branche. La créature ratatinée lui jette un regard interrogateur, avance prudemment un doigt, et d’une caresse aussi douce qu’un baiser, lui effleure le front.

De fourche en fourche, l’explorateur gagne le pied de l’arbre. Johnson est déjà assis là qui l’attend. Il s’est enveloppé dans sa toge mais a perdu ses sandales. Même à se dire qu’on est en pleine mousson, et que la scène se passe au cœur de la zone des pluies… pour pleuvoir, il pleut ! Mungo reste planté là un instant. Il est en chemise. Pieds, jambes et fesses nus. Sa toison pubienne a pris la couleur d’une purée de navets.

— J’allais te dire bonjour, lance-t-il, mais vu les circonstances, ce serait plutôt une obscénité.

Johnson pousse un grognement. Il a l’œil droit si gonflé qu’il n’est pas question de l’ouvrir. Et une traînée de sang s’est coagulée dans ses cheveux, juste au-dessus de l’oreille.

— T’as une sale gueule, tu sais ? fait Mungo.

— J’ai l’impression de m’être fait traîner par la malle-poste de Bristol jusqu’à Covent Garden, acquiesce Johnson. Et d’avoir reçu une volée de coups de marteau par-dessus le marché.

Le nègre lèche sa lèvre fendue et jette à terre une glaire rouge sombre.

— Tenez, dit-il en sortant le haut-de-forme écrasé de derrière son dos, ils vous l’ont laissé. Ça valait pas le coup…

— Comment ça, ça valait pas le coup ? Mais il y a toutes mes notes, là-dedans !

— C’est bien ce que je disais.

— Je vois qu’ils t’ont laissé ta toge.

— Ça valait pas le coup non plus. Mais y m’ont piqué mes sandales, ces salauds. Et mon âne.

À peine a-t-il parlé de cela que l’explorateur pivote sur les talons d’un air hébété.

— Mais… et le cheval, où il est ? Johnson hoche la tête.

— Tu vas pas me dire que ce léopard s’est envoyé un cheval entier dans la nuit, hein ?

— Constatez vous-même, monsieur Park. Tenez, d’ici, on voit très bien par où il l’a emporté.

L’explorateur regarde. Il découvre une espèce de passage taillé dans la végétation. Rejets et vrilles écrasées, branches cassées net, plantes aplaties. On dirait qu’on y a traîné une barque.

— Bon, eh bien, mon ami, il n’y a qu’à se bouger, lance Mungo, allez, on va le retrouver ! Voilà des jours et des jours, voire des semaines, que je ne me suis pas mis de rôti sous la dent !

— Impossible. Il a dû le cacher dans un arbre. C’est assez répandu chez les léopards, ce genre de pratique. Ils mangent tout ce qu’ils savent, et les restes, ils les planquent dans un endroit élevé où les chiens, les hyènes et autres peuvent pas l’attraper. Un soir, j’étais enfant, on était en train de dormir dans la hutte quand un léopard emporte ma tante Tota. Le lendemain, on est allés la chercher. Tenez, j’avais que neuf ans mais c’est moi qui l’ai trouvée. Elle était coincée en haut d’un arbre, à moitié boulottée et les yeux couverts de mouches. C’est la tête que j’ai vue en premier, comme une pastèque ou approchant, et qui pendait…

— Bon, bon, je vois le tableau. Alors qu’est-ce qu’on fait ?

— Ce qu’on fait ? On reprend le trimard, jusqu’à Kabba ; là-bas en bas, on fait la manche, et après, on avise, pour voir comment rentrer à Dindikou.

— Quoi ! Moi, rentrer sans avoir accompli ma mission ?

— Hé ! faudrait voir à regarder les choses en face. Votre mission, il s’en est pas fallu de beaucoup que vous y mettiez ici même le point final. Et avec les pluies, ça va être encore trois fois plus impossible d’aller nulle part… merde, tenez ! il est même pas exclu qu’on puisse plus jamais rentrer ! Ne pas oublier que plus on remonte le fleuve, plus y a de Maures à se taper. Sansanding, c’est une ville maure, enfin… à ce qu’en dit Éboé. Et Tombouctou, c’est pareil. Vous voulez vraiment voir comment qu’y vont vous y nazariner à mort ? C’est ça que vous voulez ?

L’explorateur raidit la mâchoire. Il entrouvre à peine les lèvres et prononce, ému :

— Le cours de ce fleuve, je le découvrirai, dussé-je pour cela aller danser tout nu au milieu de l’enfer !

— Ha ! Ha ! Excusez-moi de vous l’rappeler, monsieur Park… mais pour ce qui est d’être nu, vous l’êtes déjà. Et l’enfer, je vois pas bien comment vous pourriez en être plus près !

Johnson marque une pause et sourit jusqu’aux molaires :

— Il vous reste plus qu’à danser…

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À Kabba, groupement d’une cinquantaine de cases passées et repassées à la chaux jusqu’à en être d’un blanc aveuglant, Johnson va voir le douti 1, se jette par terre et commence à se répandre de la poussière sur la tête. En dehors de son chapeau et des lambeaux de chemise en batiste qui lui recouvrent les parties comme une couche de bébé de dimensions colossales, l’explorateur est entièrement nu. Il se tient à bonne distance.

— L’aumône ! gémit Johnson d’une voix pitoyable. Nous sommes des marchands respectables mais nous nous sommes fait attaquer par des dacoïts qui nous ont volé tous nos biens et tous nos vêtements avant de nous laisser pour morts.

Le douti semble sceptique et regarde Mungo – d’abord ses jambes blanches maculées de boue, puis sa couche de bébé, sa poitrine nue, sa barbe aux poils emmêlés et ses yeux de monstre, son haut-de-forme en accordéon enfin. Johnson s’agrippe à la robe du magistrat et baisse la voix jusqu’à ne plus émettre que des grognements tremblants à vous fendre le cœur.

— Ça fait quinze jours que nous ne mangeons plus que de l’écorce et de l’herbe. Une miette, je t’en supplie, une miette !

Le douti rentre dans sa case et en ressort un instant plus tard avec un chien qu’il tient en laisse. L’animal, bien découplé, a un superbe poitrail, le crâne petit, des mâchoires massives, voire disproportionnées, et arbore une crinière qui rappelle celle de l’hyène. L’explorateur commence par se dire que le chef du village a l’intention de leur donner son chien à manger : il se met à rêver de gigots bien charnus crépitant à la broche, de carcasse de chien farcie aux patates douces, le tout reposant sur un lit de riz, etc. Mais voilà que le douti a un geste fort surprenant ; il porte sa main derrière lui et brandit une fléchette, tout à fait le genre de chose qu’on imagine dans des salles de bar enfumées où l’on débite la bière à la pinte : c’est un éclat d’os long et aussi aiguisé qu’un surin, qui s’orne à un bout d’un bouquet de plumes. Avec la rapidité d’un magicien, l’homme à trois ou quatre reprises en pique le chien au flanc. L’effet est immédiat : la bête pousse un hurlement hystérique, tout son être soudain pris de convulsions – pattes qui battent furieusement l’air, canines largement découvertes déjà prêtes à mordre. Seule la laisse l’empêche de se ruer sur Johnson et de le mettre en pièces.

— Deux minutes de plus, hurle le chef en essayant de couvrir les mises en garde de son monstre, et je le lâche !

Un demi-mille plus loin, l’explorateur s’effondre sur la route.

— Je peux plus continuer, Johnson. Je suis trop malade, trop crevé, trop découragé, un point c’est tout.

À cent pas de là, couvert de joncs et de roseaux, coule le Niger. Il est aussi brun, aussi indifférent que tous les yeux de l’Afrique réunis.

Des touracos crient dans les arbres. En grognant dans la boue au bord du fleuve, un porc-cerf de rivière à poils roux oblige une demoiselle de Numidie à s’envoler en soulevant un panache irisé de poudre de riz et d’or. L’explorateur observe l’oiseau qui prend son essor, ses ailes qui battent comme des baguettes de tambour et ses pattes maigres qui traînent derrière lui ; l’explorateur le regarde s’élever dans les airs jusqu’au moment où il disparaît dans les nuages. Alors Mungo baisse lentement les yeux, et à sa grande surprise tombe sur les cercles que décrit un couple de vautours aux cous de vieux cuir tanné : voilà que ça côche là-haut, avec une patience de croque-morts.

— Ben moi, lance Johnson en poussant un soupir et en s’asseyant à côté de son employeur, je vous dis qu’y a pas trente-six solutions : ou bien on reste plantés ici et on crève de faim, ou bien on fait demi-tour.

L’explorateur ne répond pas. Cette fois-ci pourtant son visage prend une expression plus douce, un air moins inflexible, un air qui semble dire qu’enfin la voix de la raison a commencé à lui chuchoter à l’oreille.

— Mettons qu’on fasse demi-tour, finit-il par sortir d’une voix à peine audible, comment est-ce qu’on va se débrouiller pour manger ? Pour dormir ? Pour s’habiller ? Il regarde ses pieds nus et couverts d’ampoules.

— Et des chaussures, où va-t-on en trouver ? Va-t-il donc falloir que je fasse ainsi un bon millier de milles sans rien aux pieds ?

— Vous voyez autre chose ? Dites, vous avez l’intention de vous y rendre comment, à Tombouctou ? Sur des ailes ? Imaginons même que vous y arriviez… et après ? Non, écoutez-moi. On a bien plus de chances de se faire offrir la charité en retournant chez les Mandingues qu’en restant avec les gens du coin. Ah non, ce douti ! Sûr que c’était pas un Cafre, lui ! Un converti, oui ! Un animiste, un vrai croyant, et je sais de quoi je parle… ça vous laisse jamais mourir de faim. Y a que les apostats pour vous refuser jusqu’à un bout de bois à mâchonner quand même vous seriez le dernier des derniers !

Tout à coup, doux et bas, un sifflement monte de la forêt. Les deux hommes bondissent. Ils sont prêts à tout, ils s’attendent au pire. Mais non, rien. Le feuillage, les ombres, un milliard de troncs d’arbres couverts de plantes grimpantes les entourent.

— Qu’est-ce que c’est ? demande l’explorateur. Un oiseau ?

Sans s’en rendre compte, Johnson s’est mis à se frotter la bosse jaunâtre qu’il a au-dessus de l’œil.

— Non, rien à voir avec un oiseau.

Ça recommence : long et bas, comme du vent dans une gouttière.

— Qui va là ? crie Johnson, d’abord en mandingue, puis en arabe.

Une ombre se détache de l’obscurité générale et fait quelques pas hésitants dans leur direction. Puant et affamé, l’explorateur l’observe d’un œil terni par l’épuisement et la résignation. Il est presque trop éreinté pour se soucier de quoi que ce soit. Mais déjà l’ombre s’est transformée en une grande femme qui glisse entre les feuilles comme une apparition. Arrivée à moins de trois pas des deux hommes, elle s’immobilise. On dirait une biche surprise dans un jardin, prête à s’enfuir d’un bond. Elle tient une calebasse et un pain rond sans levain dans la main.

— Nous ne te ferons aucun mal, sœurette, lui dit Johnson.

Elle se penche vers eux et leur offre son pain et de la bière de soulou. Elle s’appelle Aïcha. Elle a les cheveux tirés en arrière et noués en chignon au-dessus de la tête. Des anneaux d’or lui pendent aux oreilles. Habillée d’une tunique rayée et chaussée de sandales, elle semble avoir une trentaine d’années. Elle les a suivis dès qu’elle a vu le douti les chasser. Celui-là, quel criminel, quel sans-cœur ! Accepteraient-ils son hospitalité ?

L’explorateur a la tête qui lui tourne un peu à cause de la bière ; à cause aussi du pain venant après un si long jeûne. Il marche aux côtés de la fille et ne peut s’empêcher d’étudier son profil : le cou est effilé, la mâchoire proéminente et les oreilles si petites et si délicates qu’il se demande si on ne les lui a pas rétrécies. Comment ? Il l’ignore. Il en est encore à méditer sur ce phénomène aussi étrange qu’absorbant lorsqu’il remarque ses scarifications, boursouflures d’un rose très pâle longeant les contours de sa mâchoire avant de lui remonter sur les joues en une élégante spirale ; puis il voit la pâte bleue dont elle s’est tamponné les paupières, et enfin les cheveux récalcitrants qui semblent presque se déployer en auréole autour de sa tête. Sans savoir pourquoi, il songe à des gazelles et à des gérénouk s2. Tandis que le petit groupe continue d’avancer, elle garde les yeux détournés mais raconte à ses nouveaux compagnons que son père croit depuis toujours à l’existence des Blancs : ce sont les esprits des morts. Ils ont l’âme et la peau délavées. L’un d’entre eux viendrait-il à lui apparaître qu’il lui faudrait le traiter avec courtoisie et respect : il aurait en effet parcouru un immense chemin pour retrouver son village et sa peau perdue. Interrompu par les rots qui lui montent et par les coups de pied en tir de barrage que lui décoche Johnson, Mungo lui assure que tout cela n’est que fariboles : vraiment, il n’a jamais entendu pareilles sottises, pour être vivant, il est vivant, autant qu’elle, il ne trouve rien à redire à sa couleur de peau, et il ne voit assurément aucune raison d’en changer. La fille se contente de le regarder d’un air timide et de lui sourire comme si celle-là, on la lui avait déjà sortie.

Elle les ramène vers Kabba mais s’arrête à un hameau situé à l’extérieur de la ville proprement dite. Il se compose de trois cases entourées d’une palissade de pieux pointus à laquelle grimpent une haie d’épines et une treille en fleur. Aïcha présente les voyageurs à ses parents infirmes et stupéfaits, à toute une série de sœurs dont il serait difficile de dire l’âge tant elles sont ridées et dépourvues de dents, à un frère et à son épouse, et pour finir à deux chiens d’apparence bien piteuse. Aïcha est veuve par présomption : parent du douti, son mari est parti vers le nord il y a seize mois de cela. Il voulait traquer une bande de Maures qui avaient enlevé la plus jeune de ses sœurs. Aïcha a beau penser qu’il devait se conduire comme il l’a fait et pas autrement, c’est égal, elle se sent abandonnée. Depuis son départ on est sans nouvelles.

Pour en revenir à la scène présente, il y a là du lait et du fromage de chèvre. Et quelque chose qui bout dans une marmite, à base, semble-t-il, d’épinards et de têtes de poissons. Aïcha déroule dans la hutte de ses parents des nattes pour les hommes. Johnson gratte le fond de la marmite. L’explorateur, qui se sent quelque peu patraque, se retire de bonne heure. Toute la nuit durant, il est tenu en éveil par le vieux patriarche qui, frappé de terreur, ne cesse de lui poser des questions sur l’au-delà. Comment un esprit se débrouille-t-il pour subsister ? Noircit-il tout seul ou bien lui faut-il attendre la mort d’un autre, d’un vieillard, disons, pour pouvoir se glisser dans sa peau ? À la lumière du feu, Mungo regarde vaguement le visage défait, apeuré et plein d’espoir du père d’Aïcha. Il est tellement épuisé que c’est à peine s’il peut encore marmonner, les questions qu’on lui pose se muant en rêves, lui montant dans le crâne comme elles grimperaient aux barreaux d’une échelle : et pourquoi ?… et quand ?… et où ?… Et la mort, ça ressemble à quoi ?…

1. Haut magistrat étendant sa juridiction sur une ville ou une province. Il est responsable du grenier communal et se reconnaît sans peine à son embonpoint, les autres villageois n’étant, au mieux, que des clous ambulants (N.d.A.).

2. Variété de gazelle.