ÉOLE
La ville de Djarra, qui compte, à quelques-unes près, mille cases en clayonnage, se dresse au sud du Sahel, aux confins des royaumes de Ludamar, de Kaarta et de Bambara. On y accède par un chemin qui serpente au milieu de collines s’élevant doucement au-dessus de la plaine comme des bulles dans de la pâte à frire. À cette époque-là de l’année, elles sont tachetées de chaume noirci, effet de la culture sur brûlis pratiquée par les indigènes. Il y a un mois, l’incendie faisait rage. D’énormes langues de flammes illuminaient partout les sombres contours de la terre et d’épais nuages de fumée obscurcissaient le ciel. Les rats surtout en avaient souffert. Par légions entières, comme des lemmings en pleine migration, ils avaient quitté la fournaise pour se précipiter sur les chemins du village. Les habitants de Djarra avaient empoigné leurs râteaux, leurs houes et leurs gourdins afin de casser du rat comme on casse de la vaisselle dont l’argile a mal séché. La moisson du sang.
Tels sont ces pâturages, parsemés de plantations serrées de karités, de fromagers, de nittas à deux boules, de palmiers doums et d’acacias. Plus loin, des champs cultivés enserrent les murs du village, comme les paumes retournées de géants endormis. Creusés de sillons profonds, ils attendent patiemment l’instant où ils pourront aspirer les premières gouttes éparses tombant du ciel.
Ici coule aussi une rivière, la Woubah. Ce n’est pour le moment guère plus qu’une suite de flaques grouillant d’animaux à queues et à écailles. Elle sort des bois en catimini, comme si elle avait honte, puis d’une démarche avinée traverse le village avant de disparaître dans les herbages. Le reste ? Il n’a rien de bien surprenant. On découvre des rues poussiéreuses, du bétail atteint de consomption, des femmes au regard hanté et des enfants dont la faim ballonne le ventre et blanchit les cheveux. C’est la saison la plus dure, celle où les journées n’en finissent pas, celle où l’on attend les pluies. Les pis sont secs, les réserves de grain au plus bas – même les cosses de l’insipide nitta se font rares.
Ali et sa suite débarquent au milieu de tout cela dans un nuage de poussière blanche. Le visage renfrogné et la barbe noire, ils ont l’allure fière et vaine. Pour les Maures, ce type de village est une proie facile ; il n’y vit que des Cafres, autrement dit des infidèles, et il est du devoir de tout bon musulman de répandre la parole d’Allah partout où il le peut. Sans compter que ces Cafres sont notoirement connus pour leur incapacité à se défendre. C.Q.F.D. : proie facile. Les Noirs illettrés de Djarra, des Mandingues pour la plupart, ont le bon goût de tomber dans la catégorie des Cafres même si, de fait, ils ont presque tous adopté les principes de la religion islamique. Les Maures regardent leurs tapis de prières, leurs sandales et leurs djoubbas, observent leurs visages noirs et plats. Ils ne s’y laissent pas prendre. À leurs yeux, les habitants de Djarra appartiennent à une sorte de sous-espèce, à une race infra-humaine qu’Allah a chargée de traire les chèvres et de beurrer les tartines du Peuple élu, entendez eux-mêmes. Voilà pourquoi ils considèrent que bétail, enfants, femmes, grain, bijoux, cases et vêtements, tout ce qui a le malheur d’être cafre leur appartient de plein droit. Aussi quand Ali et ses drôles se ruent sur la ville dans un bruit de tonnerre, on peut être sûr que ce n’est pas seulement pour admirer le paysage !
Cette fois-ci pourtant, l’émir n’a pas pour objectif premier de se lancer dans le pillage et la rapine. Cela fait longtemps qu’il a mis en pratique un système d’extorsion autrement efficace pour contrôler Djarra et les autres villes cafres qui se trouvent à sa portée. Il leur vend sa protection moyennant tribut en denrées alimentaires et pièces de drap. Quand il l’obtient, il laisse tout le monde en paix. Dans le cas contraire, il coupe la moitié des villageois en morceaux et double l’impôt. Aujourd’hui, sa visite a trait non à la protection qu’il leur offre contre lui-même, mais à leur défense contre Kaarta. Rien d’autre que le jeu ordinaire des forces politiques. Yambo II, le chef de la ville, s’est il y a longtemps de cela rangé aux côtés de Mansong le Bambara, dans le long conflit qui l’oppose à Tiggitty Ségo, de Kaarta. À l’époque, il fallait faire vite et la décision semblait bonne : on taille à droite, on tranche à gauche, Mansong était effectivement en train de massacrer les alliés. Depuis lors cependant, la situation a changé : les Bambaras ont reculé et, fou à assassiner sa propre mère après la défection de son ami de Djarra, Tiggitty Ségo s’est mis en tête d’avancer sur la ville pour y punir tout le monde. Pour trois cents têtes de bétail et dix-neuf vierges de moins de douze ans, Yambo s’est offert les services d’Ali afin de sortir de ce mauvais pas.
La poussière est retombée depuis fort longtemps lorsque l’explorateur fait glorieusement son entrée dans Djarra. À pied. Il boite légèrement et traîne son cheval au bout d’une longe. Pendant le trajet, l’animal n’a pas cessé de baver, de saigner de l’anus et de vomir. Il a même piqué du naseau à deux reprises avant d’aller s’étaler par terre. Il claudique, mais de trois pattes sur quatre. Résultat ? L’explorateur a dû s’appuyer les vingt derniers milles à pied. À peine est-il entré dans la ville en clopinant que les habitants sortent de chez eux pour l’examiner dans le détail. Hauts en couleur, ces gens : visages noirs comme de la réglisse, gros anneaux aux oreilles, chapelets de perles et de cauris qui leur scintillent dans les cheveux, jupes et ceintures d’étoffe aussi vives que mille drapeaux rouges, jaunes, orange… Hauts en couleur mais calmes. Pas un remuement de pied dans la foule, pas un chuchotement, pas même un sourire. En comparaison, la salle de méditation d’un monastère de chartreux serait des plus bruyantes. Croyant que peut-être il les impressionne un peu trop, l’explorateur fait de son mieux pour avoir l’air inoffensif et modeste. À côté de lui, gras et serein comme un potentat, Johnson avance en sautillant sur son âne bleu. De temps à autre, il lève une main potelée pour saluer une belle sirène ou écraser une mouche. Fermant la marche, Dassoud. Il trottine sur un destrier aussi haut qu’une statue de jardin public. Il a l’œil grand ouvert.
Comme désirs immédiats, l’explorateur n’éprouve que des besoins de première nécessité : boire un gobelet d’eau, avaler une assiette de purée, trouver une natte où étendre sa carcasse épuisée. En temps normal, on lui fournirait tout cela, et plus, sans histoire. Les Mandingues de Djarra sont en effet fort aimables et hospitaliers. Ils se sont ainsi empressés de bichonner et d’abreuver le tonnant troupeau d’Ali ; ils ont abattu six bouvillons pour le seul repas du roi. Mais voilà : au moment même où Mungo entrait dans la ville, le vent s’est levé. De fait, il souffle déjà violemment. L’explorateur sent les pans de sa redingote lui battre la nuque, son chapeau s’envole comme un cerf-volant dans un courant ascendant, il a brusquement l’impression d’avoir deux gros coquillages sur les oreilles tant est fort le mugissement de la rafale. Derrière lui, crinière fumante autour des oreilles, son cheval hennit et pète. Soudain un mur s’effondre dans un grondement, un toit s’envole comme une bande de vautours chassés de la curée. Ça, c’est du vent !
— Hou la la ! lance-t-il en se tournant vers Johnson.
Mais, avec Dassoud et tous ceux qu’on peut encore voir, Johnson déjà se rue, tête en avant, dans la direction opposée. L’explorateur en demeure sur place, interloqué.
— Pourquoi cette hâte ? s’étonne-t-il, ce n’est jamais qu’une bourrasque de rien du tout.
Le vent siffle. Le ciel s’assombrit. Une case passe devant lui en dérapant. Et alors, il entend. Un son sibilant et suraigu… une sorte de crachement, de craquement dans l’air qui se relâche, comme si Édimbourg, Glasgow et l’Écosse tout entière s’étaient liguées pour huer le méchant dans un mélodrame. Tout d’un coup, il est terrifié. Il prend ses jambes à son cou… mais trop tard ! BOUM ! Le cheval est écrasé par le souffle. Puis c’est à lui de se faire jeter à genoux, d’être soudain piqué par tous les pores de son corps comme s’il était tombé dans une ruche. Du sable ! C’est une tempête de sable !
Il joue des pieds et des mains pour se remettre debout, son habit lui claquant autour des oreilles comme les ailes du diable et de ses légions. Il a du sable plein les yeux et les oreilles, il lui en est remonté jusque dans le nez, il lui en est descendu au fond de la gorge. Brusquement, une chèvre missile s’abat en travers de ses épaules et le voilà de nouveau par terre. Il se débat pour se redresser, il titube, une calebasse vide lui rebondit sur la tête comme un astéroïde, et alors… VLAN ! il reçoit une pintade en pleine figure et roule au tapis pour de bon. Debout encore un coup, par terre encore un coup. Cela commence à devenir sérieux.
— Au secours ! hurle-t-il.
— Ssss-sschhhhhhhhhhhhhhh ! lui répond le sable en étouffant son cri.
Il n’arrive pas à respirer tant il en a les poumons remplis. Il n’y voit plus clair, il se traîne sur des ordures poussées par le vent, sur des mini-dunes, sur des bouilloires et des cuillères, sur des couvertures en lambeaux, sur des cadavres de chèvres et de vaches laitières. Où aller ? Serait-ce ainsi qu’on s’en va ? Il sent quelque chose lui appuyer sur la nuque, c’est une main, et puis un bras. Il attrape la main et la suit sur le sol, en rampant comme un rongeur, le hurlement du vent lui déchirant les oreilles. Des objets le frappent encore à la tête, sauvagement le vent lui comprime les poumons comme une paire de pincettes brûlantes…
— Hé là, monsieur Park, gronde la voix de Johnson, vous croyez ça malin de rester dans le sable ?
L’explorateur se débat au milieu des grands souffles desséchés et ne lui répond pas. Ses yeux ne sont qu’une croûte, et quelqu’un lui a construit des châteaux de sable dans les oreilles. Il n’a aucune idée de l’endroit où il se trouve.
— Vous voyez pas que vous auriez pu vous faire archidépiauter ? Non mais, c’est pas des plaisanteries, les tempêtes de sable !
L’explorateur est sonné. Il ne sait pas où il est, ni comment il est arrivé là et, bon sang, il n’y voit toujours rien. Ferait-il déjà nuit ? Il entend des bruits de vent, le sifflement du sable.
— Johnson, c’est toi ?
Au lieu de lui répondre, la voix de Johnson prend des accents mandingues et l’explorateur est tout surpris d’entendre de grands éclats de rire au milieu des ténèbres qui l’entourent. Mais que se passe-t-il donc ?
— Johnson !
— Obo wibo jalla ’imsta, koutatamballa, lance Johnson, et le rire reprend de plus belle.
Et puis :
— Ne vous faites pas d’souci, monsieur Park… on est en bonnes mains.
— Mais où ? Et comment a-t-on fait pour arriver là ?
— On est dans une cave à légumes. Moi, j’y suis arrivé à pied et vous, on vous y a traîné.
Eh bien, soit ! Il a dû perdre la tête un bon moment. Mais à qui sont ces voix, et pourquoi cette cochonnerie d’obscurité impénétrable ? Il y décèle un chuchotement, quelque part, tout près. Un ricanement le suit. Et puis encore le bruit affolant d’un liquide qu’on secoue dans un récipient.
— Johnson, lance-t-il, on pourrait pas avoir un peu de lumière ?
— Je pense qu’on pourrait arranger ça, répond Johnson, sa voix changeant brusquement de direction.
Elle se met à résonner en joyeux vibratos et patauge dans les m, les k et les ou du mandingue. D’autres voix, des grognements, devrait-on dire, lui répondent dans le vide. Au bout d’un moment ou deux, l’explorateur commence à percevoir un bruit sourd, à peine audible, à l’autre bout de la pièce, comme un murmure, un tremblement, ou comme le doux frissonnement de branches d’arbres remuées par le vent. Il s’interroge, au début, puis il comprend : ce sont des bouts de bois. Ces gens sont en train de frotter des bouts de bois ! Une seconde plus tard, une étincelle ayant jailli, une flamme dévorante monte d’une poignée de copeaux et illumine la pièce.
Voici ce qu’il y découvre : cinq hommes, noirs et pleins de bosses, assis contre le mur en terre et buvant à tour de rôle à une calebasse. Parmi eux, Johnson. Les quatre autres sont des Mandingues de Djarra. Ils ont les pieds épatés, les genoux mal taillés et le nez enfoncé dans la tête. Ils portent tous une toque blanche sur le crâne, ce qui les fait ressembler à des champignons ; une grande écharpe bariolée leur part de l’épaule, passe entre leurs jambes et revient à son point de départ. Leur plante des pieds est saumon fumé. Le plus proche de ces messieurs, une espèce de relique édentée à la poitrine concave, tend la calebasse à Mungo, qui la prend avec joie. Il est en train de pencher la tête en arrière lorsque le feu s’éteint. Peu importe : mener à bien l’affaire qui l’occupe l’intéresse plus que la possibilité de voir dans les coins sombres. Il avale, il lampe, il nettoie le sable qui s’est logé dans ses gencives, entre ses dents. Il se rince la bouche, il se gargarise, il boit un autre grand coup. Le noir lui fait du bien et sa soif est sans limites ; toute sa pensée, toutes ses sensations, tous ses réflexes sont tenus en respect par cette extase unique, celle que lui procure la descente de ce liquide dans la cavité buccale et de là dans l’œsophage. Mais voilà qu’une main à la peau boucanée ayant effleuré la sienne, il se voit contraint de rendre la calebasse.
— Sacrément bon ! Pas vrai, Johnson ? murmure-t-il en s’adressant aux ténèbres et en hoquetant entre ses syllabes. On dirait la meilleure stout irlandaise.
Dans son coin, la voix de Johnson marmonne :
— C’est ce qu’ils font de mieux dans le genre, les ramasseurs de patates. Non, y a pas meilleur. C’est de la bière de soulou que vous buvez là, m’sieur Park. De la bière de soulou ! Malt de sorgho torréfié à fond, pure eau de source, le tout mis à fermenter et à vieillir selon les règles les plus strictes : secret de fabrication tribale aussi ancien que bien gardé. Hé mais… c’est qu’on est au berceau de la civilisation, m’sieur Park ! Qui c’est que vous croyez qui est arrivé le premier sur cette planète, hein ?… Nous, ou ben tous vos Hiberniens à la peau délavée ? Ça, c’est de la bière, mon frère !
Le débit de Johnson a quelque chose d’inhabituel. Il semble se traîner dans ses phrases et mâcher et remâcher ses mots. Et pourquoi ce ton agressif ? Et cette voix de basse plus profonde que jamais ? Elle aurait mieux sa place sur les rives d’un étang par une nuit d’été. Se pourrait-il donc qu’il ait un peu abusé de la calebasse ?
— Tu es saoul, l’ami ?
— Saoul ? répète Johnson, sa voix de basse allant racler le fond. Ben, bon Dieu, oui ! Saoul comme un hémir !
C’est alors qu’une rafale particulièrement violente secoue le mélange de jonc et de terre qu’ils ont au-dessus de la tête ; une énorme bouffée de sable leur explose à la figure comme une décharge de chevrotines.
— Soufflez, vents ! à vous en faire craquer les joues ! beugle Johnson. Soufflez et ragez !
Dans la tête de l’explorateur une idée commence à se former. Quelque chose qui a vaguement rapport avec le fait de n’avoir plus de gardiens, pour la première fois depuis six mois. Mais la rafale soudaine et les cris de Johnson ont fait le vide en lui. En plus, on vient de lui repasser la calebasse.