AU CŒUR DES TÉNÈBRES

Les bois. Sombres et profonds. Accroupies devant une flamme anémique, deux silhouettes en train de faire rôtir de la viande. Des lions qui rugissent, des éclairs qui jouent au-dessus de l’horizon comme des étincelles d’idées.

— Mais dites-moi donc un peu, monsieur Park, si c’est pas trop m’immiscer, c’est quoi, au juste, ce que vous y trouvez à l’exploration, hein ? Parce que quoi… vous êtes quasi mort de faim, on vous a battu comme plâtre, vous avez attrapé les maladies et les fièvres, vous avez plus que des haillons sur le dos, vous avez perdu la moitié de vot’pacotille, et vot’cheval il est couché par terre dans les buissons, autant dire qu’il va plus jamais se relever…

— Je suis heureux que tu me poses la question, Johnson. Vois-tu… Seigneur, qu’est-ce que ça sent bon ! C’est quoi déjà ?

— Des coussinets de chacal. Le seul morceau auquel les vautours ne touchent jamais.

— Hmm. On en apprend tous les jours… Eh bien mais… je suis le huitième enfant d’une famille de treize. Tu vois ce que je veux dire ?

Johnson lève les yeux de dessus ses brochettes de viande.

— Vous seriez donc la proie d’une obsession quasi démoniaque de vous prouver qui vous êtes, c’est ça ?

— Exactement.

— Et toutes les voies normales étant bouchées… pa’ce que vous êtes qu’Écossais et que vot’père, c’est rien qu’un métayer. Donc, pas question de faire de la politique, de s’acheter une charge d’officier dans l’armée ou de frayer avec les élites dans les salons et les clubs…

— Hem, hem…

— Et alors, on fait quoi ? On ne compte que sur son courage et sa détermination et l’on s’en va sonder l’inconnu, histoire d’en revenir en héros. Je me trompe ?

— Non… mais il y a plus. Je veux aussi savoir ce qu’on ne saurait savoir, découvrir ce qui ne se laisse pas découvrir, escalader la montagne et regarder au-delà de l’étoile. Je veux compléter les cartes, en remontrer aux géographes, éclairer les académiciens. Le Niger… réfléchis un peu, Johnson. Aucun Blanc ne l’a encore embrassé du regard. J’aurai, moi, vu ce que nul jamais n’a aperçu… ni le laird de Dumfries, ni Charles Fox, ni le roi lui-même.

— Voilà qui est bel et bon, hurle Johnson en essayant de couvrir les protestations d’un lion voisin, mais il vous faudra quand même commencer par y arriver. Et après, refaire tout le chemin en sens inverse et ce n’est pas rien… avec toutes vos notes et toutes vos facultés en bon état… sans parler de vot’tête et de vos pattes…

Mais un instant : pourquoi tout ce bruit dans les buissons ? Ils sont tellement pris par leur conversation qu’ils n’y ont pas prêté la moindre attention. Et pourtant, maintenant que j’y pense, cela fait déjà plusieurs minutes que, oui, les buissons s’agitent autour d’eux et que leurs feuilles bruissent sans discontinuer. Ils en ont comme une attaque lorsqu’ils s’en rendent compte : les mots s’étouffent dans leurs gorges, leurs membres s’alourdissent, leurs oreilles se tendent. Une brindille qui craque, des feuilles qui ondulent vivement, et voilà l’explorateur et son guide qui se lèvent d’un bond, le premier en serrant un gourdin plein d’épines dans sa main, le second en brandissant un pistolet de duel damasquiné. S’ensuit un instant de silence, et puis le remuement repart de plus belle. Aucun doute n’est permis : quelque chose est en train de marcher sur eux. Un léopard, un lion, un loup ? se disent-ils. Ou pire : Dassoud !

— Homme ou hyène, sors de là et montre-toi ! crie Mungo.

Des éclairs zèbrent le ciel, le tonnerre roule sur les collines. Johnson avale sa salive et tente d’arrêter les tremblements de son arme. Alors, dans un déchirement de feuilles aussi soudain que théâtral, les buissons s’écartent… et ils découvrent le vieux devin tout tordu et parcheminé de Djarra. La pintade morte lui pend toujours au cou, à moitié plumée, flasque, puante.

— Wamba ribo djekenek, dit-il en essayant de sourire de toutes les rides et valises qu’il a sous les yeux. Bobo kimbou.

Un instant plus tard, le vieil homme est accroupi entre l’explorateur et son guide. Il a les genoux osseux et la peau des pieds fendillée, il renifle l’odeur des brochettes et baragouine une sorte de simien appris dans les branchages.

— Quelle nuit ! Les lions en veulent à la lune. Z’entendez celui-là ? Pas loin, hein ? Hi hi ! Hmm, voilà une viande qui sent bon. C’est que je sais la faire cuire, moi, la viande ! Enfin je veux dire… autrefois. Parce que maintenant je suis tout seul et sans amis. Terrible calamité. Vous saviez pas ? Vous iriez pas de mon côté, par hasard ?

— Quelle calamité ? demande Johnson.

Le vieillard qui n’attendait que ça se lance dans un récit verbeux, mais qu’embellit la gesticulation de la sénilité et que ponctuent les grincements de ses jointures rouillées. Il s’appellerait Abah Éboé… ou Ebah Aboe, l’explorateur est incapable d’en décider. Une escarmouche avec l’armée de Mansong l’a séparé du reste de la colonne de réfugiés. En apprenant que les fugitifs étaient passés en territoire Bambara pour y chercher refuge, Mansong aurait apparemment décidé que l’heure était venue de se faire payer un petit tribut – le loyer de l’occupant. Il serait brusquement apparu à un virage. Énorme. Monté sur un bébé éléphant et entouré par quatre-vingts ou cent guerriers ventripotents avec peaux de léopards et plumes d’autruches dans les cheveux. Un djilli ki, ou crieur chantant, le précède en vociférant ses exigences. La longue file des réfugiés s’immobilise. Le chef des gens de Djarra, Yambo, la remonte et proteste : son peuple s’est montré loyal pendant la guerre avec Tiggitty Ségo. Comme si d’avoir perdu leur village et toutes leurs provisions ne suffisait déjà pas amplement ! Voilà pourquoi ils s’en sont remis à la merci du très sage et du très charitable potentat du royaume de Bambara.

Mansong tient à la main un sceptre surmonté d’un crâne humain. Il remet de l’ordre dans les plis de son gros ventre – dont il est fier –, et réitère ses exigences. C’est à ce moment-là que le devin s’interpose. (En proie à de violentes émotions, le vieillard agite les brindilles qui lui servent de bras et se bat la poitrine.) Fort en colère, il se fraie un chemin à travers la colonne et rejoint Yambo en boitillant. Il tend ses deux poings en l’air et commence à invectiver le roi de Bambara. Si Ségo est un tyran, lance-t-il d’une voix rauque, Mansong est, lui, un ogre et ce sont des tantes et des chacals qui l’ont engendré. Oui, Mansong n’est qu’un voleur et qu’une femme… et d’ailleurs, il n’est que de regarder ses tétons pendouillants pour s’en convaincre. L’espace d’un instant, on reste sans voix tant on est stupéfait, d’un côté comme de l’autre. Puis, dans un seul et même hurlement, l’armée de Mansong fond sur les malheureux habitants de Djarra. Deux cents personnes sont tuées, des femmes et des enfants surtout. Le reste est enchaîné et emmené en captivité.

— Et comment as-tu réussi à te sauver ? lui demande l’explorateur dans son hésitant sabir.

Le visage perdu dans un sourire, le vieillard lève les yeux sur lui. Un petit rire sans joie lui secoue les côtes.

 Mojo, dit-il.

— C’est son mojo qui l’a sauvé, traduit Johnson en empalant de la viande sur ses brochettes. Vous savez bien… la magie noire, le vaudou… On rigole pas avec les sorciers…

— Les sorciers ?

— Ben oui, les sorciers !… Pourquoi croyez-vous qu’y se balade partout avec un poulet sous le menton, hein ?

L’explorateur se lève d’un bond.

— Tu penses que… qu’il est capable de prédire l’avenir ?

Johnson a les paupières aussi épaisses que celles d’un crocodile. Il regarde l’explorateur et pousse un soupir.

— Ben, c’est-à-dire que… c’est pas un romanichel… Mais écoutez. Vous voulez vraiment qu’il vous fasse les signes et ce que ça veut dire, monsieur Park ? Ici et maintenant ? Non, ce que je veux dire c’est que… c’est qu’il y a une grosse différence entre se faire lire les feuilles de thé par une petite vieille bien blanche dans une boutique d’Édimbourg, de Londres ou d’ailleurs et ce… Allons donc, camarade ! C’est l’Afrique, ici ! Le chas de l’aiguille, la mère du mystère, le cœur des ténèbres ! Et ce vieux type tout noir et tout nu avec ses pieds crottés de boue et son pénis qui lui pend jusqu’à par terre, ben… il plaisante pas.

— Ne sois pas idiot, Johnson. Ne pas oublier que j’ai la chance des Écossais, moi. Il y a de la gloire dans mon avenir et je le sais. Oui, des lauriers et un livre ! Et Ailie avec… tu rigoles ! C’est devant l’âtre que je mourrai, un chat sur les genoux.

— Bon, bon, d’accord. Vous pourrez pas dire que je vous ai pas prévenu.

Au-dessus d’eux, les éclairs veinent le ciel jusqu’à l’en faire briller comme la carte lumineuse de quelque fleuve céleste avec tous ses affluents. Au loin se font entendre les rudes grognements d’un tonnerre dyspeptique. Johnson se tourne vers le vieillard et lui marmonne quelque chose en mandingue. Le résultat est immédiat. Éboé (ou Aboe) cesse de sourire, des pattes de canard lui viennent à la commissure des yeux et des lèvres, les sillons de son visage retombent, des rides lui parcourent les joues et le menton jusqu’à ce qu’enfin entièrement transformé, méconnaissable, il se mette à ressembler à un grand chien de Saint-Hubert tout abattu, à une boule de cire, à un vieux pot qu’on n’a pas encore jeté. Il se lève en tremblant, prend la main de l’explorateur et l’examine comme s’il s’agissait d’un texte ou d’un tableau. Ses vieux doigts tout parcheminés se promènent sur les phalanges et les jointures, un éclair déchire sauvagement le ciel, le tonnerre cogne comme un géant descendant vers la terre. Le devin crache dans la paume de Mungo, lui pique le doigt avec une griffe de vautour et mélange son sang et sa bave à de l’argile. En frottant sans arrêt, il fait disparaître le tout dans les lignes de sa main et encore et encore répète une formule antédiluvienne, mojo-mojo-mojo. Il a les yeux fermés, le tonnerre gronde sur des rythmes tribaux. Pour finir, il contemple l’énorme main blanche qu’il a devant lui et ses yeux s’agrandissent. Il est surpris, abattu. Il pousse un cri de bête blessée et se tient la poitrine.

Une hyène ricane dans la nuit. Le vent a un goût de sable. Mungo a peur.

— Alors ? demande-t-il d’une voix étranglée. Qu’est-ce que tu vois ?

Mais le vieil homme ne répond pas. Il s’écarte de l’explorateur, ses mains lui masquent le visage, sa noire silhouette se voûte comme une ombre parmi les ombres. Crac ! Un éclair blanchit la clairière et le vieillard se fait fantôme. Crac ! Johnson lui-même est aussi pâle que le lait.

— Obi-lo-bojôto, entonne le devin. Oli-lo-bojôto.

— Johnson ! Qu’est-ce qu’il dit ?

Johnson regarde les flammes fixement.

— Johnson !

Le guide tourne la tête comme si elle était montée sur des cliquets, la tourne aussi lentement qu’une plante s’alignant sur le soleil. Toutes les bêtes de la plaine hurlent à l’unisson, le ciel brille aussi fort qu’une salle de bal.

— Il dit que vous avez de belles mains.

— De belles mains ? Mais bon sang de…

Question ou exclamation, sa phrase reste à jamais inachevée. Parce qu’à cet instant précis les cieux s’entrouvrent et que oui, aussi lourdes que des cailloux, les premières gouttes de pluie se mettent à crépiter sur la terre desséchée et dans les arbres rabougris.

Les pluies ont commencé.