HORRIBLE MÉTAMORPHOSE
C’était un rêveur-né. Un crétin congénital, aurait dit son père, un casse-pieds un peu bébête, un grand dépendeur d’andouilles tout juste bon à sécher du whisky et à se mettre les pieds sous la table. Mis à l’école dès ses six ans, il s’était retiré en lui-même, dévorant mythologies et récits de voyages, en adepte convaincu d’une vie de retrait. Lectures apaisantes, promenades solitaires à travers les bois touffus et les cimetières abandonnés lui apportaient une compensation et un refuge dans sa vie de pensionnaire. De retour chez lui pour les vacances, il errait par les collines aux alentours de Selkirk, étranger aux fils de métayers qui l’ignoraient lorsqu’ils le croisaient et, dans son dos, le traitaient de snob. Sa sœur était sa seule amie.
C’était un enfant, frêle et délicat ; puis ce fut un homme. C’est à peine s’il remarqua le changement. La chose se fit aussi doucement, avec aussi peu d’à-coups que le cycle des saisons : l’herbe verdit, les feuilles tombent, il neige, il pleut, il fait soleil, c’est l’école, c’est le collège, c’est la faculté… Du jour où sa mère mourut jusqu’à celui où il sortit docteur de l’université d’Édimbourg, son existence fut calibrée, sa voie nettement tracée ; il la parcourut d’un pas de sénateur, sans jamais avoir la moindre raison de se demander ce qu’il voulait faire de sa vie. Il savait, car il avait l’assurance sans détours de ceux qui n’ont pas été mis à l’épreuve, que quoi que ce fût, ce serait grandiose.
Mais voilà : de retour sous le toit paternel avec son diplôme en poche, Alexander Anderson s’était brusquement senti perdu. Pour la première fois de sa vie il était libre de choisir, de courir là où ses jambes voulaient bien le porter, bref, d’en faire exactement à sa tête. Pareille responsabilité était écrasante. Horace, Catulle, la Physiologie d’Aristote, à quoi donc tout cela lui servait-il aujourd’hui ? Malgré les pressions de son père, il n’avait aucune envie de se lancer dans la médecine et d’y faire une carrière qu’il trouvait trop humiliante, voire répugnante. Pas davantage il n’hésitait entre une profession juridique et une vocation religieuse comme tant de ses camarades indécis. Il avait brièvement caressé le projet de se faire un nom dans la poésie, il y aurait eu l’éclatant Southey, l’intrépide Burns… et le surprenant Anderson ; mais y avait renoncé lorsque, après avoir rempli six ou sept cahiers de lugubres banalités où, tel L’Homme sensible de MacKenzie, il ne cessait de s’apitoyer sur son sort, il avait enfin compris, d’un œil aussi calme que réaliste, qu’il n’avait pas un gramme de talent à dépenser en ce domaine. Il lui était alors venu l’idée d’embrasser la carrière militaire – ah ! les vareuses rouges qui flamboient, les fifres et les tambours, ah ! mettre les Français à genoux, et tout ce qui s’ensuit ! Mais non, c’était toujours ainsi que finissaient les athlètes : sur le champ de bataille, la tête défoncée. Qui plus est, comment aurait-il pu espérer se mesurer avec tous ces gaillards, du haut de ses malheureux cinq pieds quatre pouces, pour un poids total de neuf stones 1 à tout casser ?
Ainsi donc, il était resté à Selkirk et, sans grand enthousiasme, avait commencé à accompagner son père dans ses tournées. Le cœur rempli de vagues désirs et l’échine tout aussi fortement courbée par l’anomie * et le mépris de soi-même que celle du baliveau que fait ployer la neige, il mangeait et s’habillait aussi correctement que le lui permettaient les intérêts de son modeste capital, buvait pour tuer le temps, et rêvait à n’en plus finir.
C’est alors que sémillant, héroïque et grandi par ses triomphes, Mungo était rentré d’Afrique. Zander n’avait plus douté un seul instant de ce qu’il ferait de sa vie : il y aurait une deuxième expédition et il en serait. Comme si l’on pouvait trouver occupation plus exaltante ! Ni Nelson ni Napoléon lui-même jamais ne pourraient l’égaler. Ah ! l’émoi de s’arc-bouter contre l’inconnu, ah ! le risque délicieux, ah ! l’enivrante exaltation de la victoire sur la Nature ! C’était trop beau pour être vrai. Comment avait-il pu s’oublier au point de penser à autre chose pendant toutes ces années ? Mais bien sûr ! s’était-il écrié, et l’idée gagnait en lui ainsi que le lierre qui s’accroche, qui bourgeonne et lance ses crampons jusqu’à remplir les moindres anfractuosités de la roche, mais bien sûr !… il pataugerait dans la fange, il se taillerait un chemin à travers la broussaille et les orties, il ouvrirait la piste à son beau-frère ; lui qui était petit, vif et agile, il sonderait tous les secrets enfouis au plus profond de la terre africaine ! Ce fut une révélation : Alexander Anderson, explorateur. C’était bien pour cela qu’il avait économisé ses forces.
Il ne se doutait guère qu’il lui faudrait attendre sept ans pour que l’occasion s’en présentât enfin.
Sept longues et tortueuses années, sept années qui lui avaient pesé comme une peine de prison dont on aurait oublié de fixer le terme, sans même la perspective d’une libération pour bonne conduite. Il avait essayé de tromper son oisiveté par le whisky, le cheval, le flirt. Il avait chassé, fumé des cigares, commencé à apprendre la boxe pour augmenter son endurance. Mais surtout, il avait suivi Mungo comme son ombre. Lui avait fait répéter ses histoires des centaines et des centaines de fois jusqu’à être capable de les redire mot pour mot, jusqu’à en avoir la tête farcie comme d’une matière légendaire. La médecine, qui était le seul métier qu’il connût, il l’avait envoyée promener sous prétexte qu’elle le détournait de son obsédante vocation. La nuit, ou pendant ces longues après-midi de grisaille où il n’avait pas la force d’inciser un furoncle ou d’administrer un clystère, il dévorait tout ce qu’il trouvait sur l’Afrique et sur l’exploration. Il lut tout Moore, tout Bruce et tout Léon l’Africain. Il éreinta trois exemplaires des Voyages de son beau-frère, qu’il portait sur lui à tout instant. Souvent il marmonnait en en tournant les pages écornées, en citait des passages entiers à ses malades abasourdis ou à des paysans à demi idiots, tout comme s’il se fût agi de quelque livre saint. Une après-midi enfin, Mungo le prit à part et lui demanda de se tenir prêt. Alexander ne se sentit plus de joie. Et sombra dans le désespoir lorsque, trois mois plus tard, toute l’affaire capota. Une autre année passa – la plus longue, la plus sinistre de son existence – avant que Mungo ne vînt le revoir. Cette fois-ci, ce n’était pas une fausse alerte. En transe, il prépara ses bagages : tous ses espoirs, tous ses rêves se réalisaient, toutes les années qu’il avait passées à attendre voyaient enfin leur terme. Il partait pour l’Afrique !
Mais aujourd’hui, tandis que la pluie s’abat sur la tente ainsi qu’une plaie d’Égypte, les entrailles gelées et le visage en feu, le voici étendu sur une litière accrochée entre deux caisses délabrées, baignant dans sa sueur. Là-bas, dans le lointain, un corbeau qui croasse, ici, des bestioles noires qui lui montent le long des jambes ou lui bourdonnent dans la figure. Il est en train de mourir. Miné par la fièvre, épuisé, il pèse à peine cent livres et n’a plus ni la force ni le désir de continuer. Déshonneur suprême, il a accepté de se faire porter comme une femme ou un enfant par des hommes presque aussi faibles que lui. Mungo l’abrutit de calomel, le saigne sans arrêt, tue des serpents, de petites antilopes et des larves blanches grosses comme le bras afin qu’il ait au moins de la viande fraîche à manger, mais en vain. Zander est en train de mourir. Et s’en réjouit.
Le battant de toile qui fait office de porte se soulève brusquement et Mungo entre dans la tente. Ses yeux sont des abîmes d’inquiétude, il a le regard recru de doutes et de soucis, le visage aussi creusé, aussi jaune qu’un ballon de rugby dégonflé. Une goutte d’eau lui pend au bout du nez.
— Comment te sens-tu ? s’enquiert-il.
Zander voudrait le libérer du fardeau qu’il est devenu, lui mentir, lui crier « Ça va… ne te fais pas de bile pour moi », mais il ne le peut pas. Il ouvre la bouche pour le lui dire mais rien n’en sort. Pas un son.
Mungo n’attend même pas sa réponse. Il traverse la pièce à larges enjambées, lui tourne le dos, se débarrasse de son grand manteau tout trempé, puis se laisse tomber sur une caisse posée à côté du lit. Une vague odeur de soufre : il vient d’allumer une chandelle. Froissements de papier. Une minute plus tard, le voilà qui gribouille dans son carnet – poussé, dirait-on, par la frénésie de l’urgence, comme si coucher des mots sur du papier pouvait adoucir un deuil ou insuffler la vie à un cadavre.
Dehors, luisant de pluie, le village de Bambakou plie sous le poids du déluge : tamariniers, acajous, figuiers, taches vives des oiseaux tropicaux tapis dans la muraille de verdure. Par-delà les cases étincelantes, par-delà l’épaisse touffeur de la forêt riveraine, le Niger tourmente ses berges, bat la terre jusqu’à sa pluie métamorphique, proclame sa puissance sur tous les tons, murmure et siffle en aspirant le déluge comme un tonneau des Danaïdes. Zander l’entend de son lit, tandis que derrière lui la pluie s’abat sur les collines, jette tout autour de la tente le lancinant filet de ses bruns tentacules, continue sa route en mille bonds et rebonds, pour s’enrôler enfin, tous obstacles balayés, sous la bannière du fleuve, et l’accompagner dans sa longue et inexorable course vers l’océan.
— C’est dommage, observe Mungo sans se retourner. Enfin, je veux dire : la perte de toutes ces vies humaines. Si j’avais à recommencer, je ne quitterais pas l’Angleterre avant d’être absolument sûr que la saison des pluies a pris fin.
Il marque un temps d’arrêt ; seule sa plume d’oie écorche le silence.
— C’est cette cochonnerie de mauvais temps qui nous a refaits, aucun doute là-dessus. Nous autres, Anglais et Écossais, n’avons tout simplement pas la constitution qu’il faut pour supporter cet air pourri, cet arrosage permanent, ce…
Il jette sa plume et se comprime les yeux du bout des doigts. Le dos toujours tourné, le voilà qui recommence : ses mots s’étranglent sous la douleur et la déception, et il crache la mauvaise nouvelle qui lui était restée entre les dents ainsi qu’un bout de graillon.
— Autant te le dire tout de suite, gémit-il en pivotant sur sa chaise. Scott est mort. Il a…
L’explorateur jette un bref coup d’œil à son beau-frère, mais se détourne aussitôt comme s’il avait honte de le regarder en face.
— La fièvre l’a eu avant-hier soir. Le douti vient juste de dépêcher un messager pour m’en avertir.
Zander ne répond rien. Il a du mal à garder les yeux ouverts, c’est à peine s’il arrive encore à reprendre son souffle. Il a l’impression de revivre l’instant où, se lançant pour la première fois dans un match de rugby avec l’équipe de son école, il s’était retrouvé le nez dans la poussière, plaqué avec violence et privé de respiration, persuadé d’avoir perdu la tête.
Suit un long moment de morne silence, que rehaussent encore le sifflement de la pluie et le grondement du fleuve.
— Zander ? s’enquiert Mungo.
Et puis, comme dans un aboiement :
— Zander !
Il est là en un éclair. Il a bondi à travers la pièce et déjà l’attrape par le poignet comme s’il voulait l’empêcher de basculer dans un précipice. Le pouls est imperceptible, aussi faible et intermittent que l’ultime vibration d’une montre brisée. Saisi par la panique, l’explorateur le prend dans ses bras – on dirait un tas de bûchettes dans un sac – et lui fourre un bout de chiffon imbibé de vinaigre sous les narines. Zander bat des paupières à deux reprises, l’iris de ses yeux aussi immobile que s’il regardait en lui. Il a une tache rouge sur la gorge, une froide pâleur noie les traits de son visage.
Dans l’agonie, il ressemble soudain à Ailie.
1. Stone : un peu plus de 6 kg.