LA BALLADE DE JACK HALL
Ned a le cœur qui défaille tandis qu’il regarde Boyles qui se fond dans la foule, avec ses épaules maigres et son fessier plat. Il jette un coup d’œil furtif autour de lui, et se sent aussi nu et vulnérable qu’un crabe dans sa carapace. En haut de la rue, une station de chaises à porteurs. Il gagne la première en boitillant, tend une pièce au préposé et disparaît à l’intérieur. Les rideaux sont tirés. Il fait aussi sombre que dans un ventre de femme. Ned a la tête pleine de plans, de ruses et de contre-plans. Le son de sa propre voix le surprend.
— Rue Monmouth ! lance-t-il. Au Grenier de Rose !
Le Grenier de Rose est une friperie pour femmes, que Sally Sebum lui a chaudement recommandée (« Elle a les meilleures affaires de la ville, la Rose »). S’étendant sur deux pâtés de maisons, elle est, avec une douzaine d’autres magasins de ce genre, spécialisée dans le chiffon et satisfait aussi bien les domestiques des riches (voilà pour celles qui viennent revendre) que les épouses des bourgeois économes (voilà pour les clientes) et les pauvres (celles-là, c’est juste pour le coup d’œil). En rotonde, et bien crasseuse, la devanture est bourrée d’articles à la mode empilés en strates : des paniers, des chapeaux et des corsets à baleines ; des jupons, des parasols, des coiffes, des bonnets et des tournures. Une enseigne pend de guingois au-dessus de la porte :
ON REPASSE TOUT LES VÊTEMENTS
AVENT DE LES VENDRES
La chaise s’arrête devant la boutique en raclant le sol.
— Rue Monmouth ! lance le porteur en ouvrant toute grande la portière.
Cahoté dans le dédale humain des rues bondées, Ned, lové dans le noir, n’a pas cessé de réfléchir. On ne peut pas faire confiance à Boyles. Ned se rend bien compte qu’avec un verre de trop, il crachera le morceau : « Ned est vivant ! s’écriera-t-il. J’y ai causé. J’y ai posé la main sur le bras. » Et la rumeur filera comme l’encre dans l’eau, passera de salle de bar en salle de bar, accompagnera la soupe que l’on sert, et finira par échouer, chuchotante, aux oreilles de Mendoza, de Smirke, de Twit et consorts. Quinze jours. Il ne lui en faut pas davantage. Qu’il arrive seulement à tenir deux semaines, et ce seront cinq cents livres qu’il aura amassées en vendant ses « Friandises de Tchitchikov ». Après, il pourra quitter la ville. Partir ! Qui sait même ? Tenter sa chance sur le continent. Paris, La Haye, Leghorn…
— Rue Monmouth ! répète le porteur.
Ned relève la tête, rajuste sa perruque, saute sur la chaussée et tend une demi-couronne au bonhomme.
— Attends-moi ici, lui dit-il. Et tu me surveilles ce panier d’œufs de poissons, tu veux ?
En poussant la porte, Ned suscite le grêle murmure d’une clochette anémique. La pièce sent le rance. Seuls l’éclairent deux ou trois filets de lumière tamisés par la montagne d’habits de femmes entassés autour des fenêtres. Il flotte une odeur de vêtement serré à l’entrejambe et sous l’aisselle, porté dix ans de suite sans connaître le savon, refuge pour la vermine et toutes les maladies du genre humain. Des yeux, il cherche le propriétaire des lieux.
— Boutiquier ! lance-t-il.
L’endroit semble désert.
Mais non : voilà qu’à l’autre bout de la pièce un tas de loques se détache du fatras général et se met à avancer en traînant les pieds. Ce tas de loques s’avère être une vieille emmitouflée dans une cape mangée aux mites. On dirait qu’elle ne se nourrit que d’œufs de mille ans.
— Ouais, ouais, caquette-t-elle d’une voix rouillée. Voulez quoi ? C’est-y pour acheter ou en simp’ curieux ?
— Une tenue de femme, dit Ned. Tout le tintouin : les jupes, les gants, les aiguillettes, une coiffe qui s’attache sous le menton et le bonnet d’un pied de haut.
— Hiii-ii-iiii ! Des fanfreluches pour la p’tit’ maîtresse, hein ? grince-t-elle avec un bon coup de coude dans les côtes du bonhomme, assorti d’un gros clin d’œil.
Ned éprouve soudain une impression de déjà-vu.
— Dis ! Tu t’l’as coincée dans un grenier, pas ? Et t’y as arraché tous les vêt’ments de d’ssus la piau, dis, ’spèce d’animal ? Hiiii-iiii ! reprend-elle entre un éclat de rire et une nouvelle bourrade dans les côtes.
Ned recule d’un pas. La femme a le visage décharné, la peau tendue au ras des os. Elle est à moitié chauve. Quelque chose de luisant lui suinte à la lèvre inférieure.
— Et ça, ça irait ? halète-t-elle.
Elle s’est penchée en avant et plonge la main dans un tas de jupes à fleurs empilées par terre.
— Et ça ? continue-t-elle, hissée sur la pointe des pieds pour lui décrocher un bonnet à voilette croulant sous des fruits artificiels et des dromadaires dorés.
— B-bien ! bafouille Ned, les bras surchargés de vêtements en coton, en mousseline, en laine et en indienne.
On dirait que, saisi d’étonnement devant la vieille pute, il ne domine plus la situation et ne sait comment se débarrasser de l’impression d’avoir déjà fait tout ça plus d’une fois.
— Des jupons ? lui demande-t-elle d’un air vicieux. Des dessous ?
Ned entasse les habits sur le comptoir de fortune, une planche posée entre deux tonneaux. La propriétaire de la boutique sort un crayon de sa poche et commence à gribouiller des chiffres sur un bout de papier sale. Elle marmonne. Non, elle chantonne. Ned reconnaît l’air : la Ballade de Jack Hall !
« J’m’en irai au bout d’une corde, c’est comme ça que j’partirai, gémit-elle en écornant les octaves comme une scie qu’on enfonce dans une bûche mouillée. C’est comme ça que j’partirai-ai-ai… »
Elle le regarde d’un œil lubrique.
— Quatre shillings et deux pence, Lothario, lance-t-elle de sa voix caquetante. Hiiii !
— Vous avez une arrière-salle ?
— Une arrière-salle ? Tu peux pas attendre d’arriver à ton gîte de misère ? Et qui c’est que t’es, d’abord ? Un d’ces tordus qui s’excitent tant et plus sur les habits des dames, comme des chats en chaleur, hein ? Hein ? Alors, c’est ça, Peau-de-pêche ?
Ned dépose un shilling de plus sur le comptoir.
— Tu m’dis où c’est, tu veux ?
La vieille indique du doigt un recoin et baisse la tête pour compter son argent.
— Bah ! Faut d’tout pour faire un monde, grogne-t-elle. Hiiiii !
Dix minutes plus tard, il ressort de l’arrière-salle. Une vraie beauté rougissante ! Ses jupes sont souillées et malodorantes, c’est vrai, mais de loin, ça passe. Il s’est noué un bonnet blanc sous le menton, il a laissé flotter ses cheveux dans son dos et couronné le tout à l’aide de l’énorme coiffe d’un bon pied de haut.
Un gobelet en étain à la main et une cruche devant elle, la vieille s’est perchée sur un tabouret derrière le comptoir. Elle a déjà renversé la tête en arrière lorsqu’elle l’aperçoit ; elle éclate de son rire étrange et gargouillant.
— Tu m’avais pas dit qu’c’était Mardi gras ! lui lance-t-elle en s’étouffant – et de taper sur la planche en hurlant de rire. Ou ben c’est-y qu’t’irais au bal des mignons, hein ? Hiiiii ! Hiiii-iiiii !
Ned ramasse ses jupes et passe devant elle dans un grand frou-frou. Il est trop mal à l’aise pour lui retourner ses insultes. La vieille catin a quelque chose qui le renvoie à ses premiers souvenirs, quelque chose qui le harcèle comme un cauchemar dans le ventre maternel. Il se rue hors de la boutique en frémissant. La voix éraillée de la vieille lui résonne aux oreilles :
J’m’en irai au bout d’une corde, c’est comme ça que j’partirai
C’est comme ça que j’partirai-ai-ai !
On m’pendra jusqu’à c’que mort s’ensuive, s’ensuive,
On m’pendra jusqu’à c’que mort s’ensuive !
Jusqu’à c’que mort s’ensuive parce qu’un homme j’ai tué
Et qu’sur le sol gelé, j’l’ai laissé, laissé, laissé !…