FINI DE RICANER 1

La détonation est terrifiante, grandiose, elle ricoche sur les rochers luisants de pluie comme un pain de dynamite éclatant dans une salle de concert, comme le grondement coléreux d’une montagne explosant de fureur. Presque aussitôt elle est suivie d’un cri pitoyable et de deux ou trois coups de feu roulant. Seul dans le défilé, Ned Rise imagine des soldats au garde-à-vous, des drapeaux qu’on agite, des salves dont l’onde de choc vous atteint jusque sous les pieds – quelque fête inaugurant une ère nouvelle. Tout cela, il l’entend avec un mélange de haine et de soulagement. De haine parce qu’il songe à ce pauvre négro qui s’est fait hacher sur place, de soulagement parce que, enfin, enfin, le grand héros blanc semble avoir retrouvé un peu de bon sens. La situation ne s’est pas améliorée pour cela. La chiasse et la fièvre font tomber les hommes comme des mouches, la pluie les ralentit de plus en plus et les Noirs les volent comme au coin d’un bois. C’en est à croire que personne jamais ne posera les yeux sur le Niger – ni Park, ni le lieut’nant, ni cette espèce de petit gommeux de Zander. Et ça le mène à quoi, lui, Ned le Survivant ? Il est dans le même sac que les autres : les indigènes le dépouillent tout autant, et il a les mêmes vautours qui lui tournent au-dessus. À moins que Park ne consente à se durcir un peu et à montrer qu’il en a. Ces coups de feu semblent indiquer qu’on est reparti dans la bonne direction.

De tout ce temps, Ned n’a pas bougé, attendant le dernier haro dans le lointain, le dernier écho du coup de grâce *. Enfin il revient vers son âne ; il en resserre la sangle, vérifie les courroies qui maintiennent arrimé au dos de la bête un bagage hétéroclite. La pluie s’est mise à tomber comme jamais. Il se baisse pour ramasser le mousquet à peu près inutilisable que Mungo a jeté dans la boue, lorsque ses yeux décèlent un mouvement dans la clairière devant lui. Encore des voleurs ? Des bêtes sauvages qui auraient un penchant pour la chair d’âne ?… ou d’homme ? Instinctivement, il porte la main à son poignard.

De nouveau, un mouvement dans les broussailles.

— Hé là ! lance-t-il en tâtant nerveusement la cicatrice que la corde du bourreau lui a laissée autour du cou.

Droit devant, la piste s’enfonce dans la clairière (il y a là un énorme baobab solitaire, un bouquet de baliveaux, un peu d’herbe à savane, des fleurs sauvages, quelques touffes de bruyère, avant de dévaler une longue pente caillouteuse flanquée d’un deuxième amas de roches gargantuesques). Au cri de Ned, le mouvement s’arrête brusquement. Il y a quelque chose là-bas derrière, c’est indubitable, et rien à faire, Ned n’a aucune envie d’aller s’aventurer dans ces parages. Il en est à se dire qu’il va tout simplement attendre que les autres remontent à sa hauteur lorsque les buissons de bruyère se mettent à trembler violemment, comme si un gros animal essayait de les déraciner.

Perdant patience, Ned se penche et lance un caillou dans les fourrés. Ô surprise, il entend alors le bruit sourd, reconnaissable entre tous, de la pierre entrant en contact avec la chair, celui-là même qu’il a appris à identifier du temps où, enfant, il tirait les pigeons à la fronde. Un instant plus tard, deux mains noires ayant écarté les feuilles, une sale tête surgit ; et quelle tête ! Aussi noire et sauvage que celle d’un gorille. Non : plus noire et plus sauvage encore, dans la mesure où c’est celle d’un homme. Les yeux y fulminent dans des orbites rougies à l’ocre, de profondes cicatrices verticales la barrent comme de terrifiantes blessures, boursouflent le front et les joues ; les cheveux sont tirés en arrière et noués en chignon, le cou pris dans un collier fait de têtes de cobras enfilées – dont le sens semble clair : « Attention, je suis venimeux et n’hésite pas à mordre. » À côté de ce monsieur, les voleurs du coin ont l’air d’enfants de chœur. Les sauvages de Pisania eux-mêmes ne sont que pâles figures en comparaison. Désespéré, Ned relève son mousquet dégoulinant de pluie et, maigre pis-aller *, serre son poignard sous son bras.

Rien ne se produit. Pendant un long moment, Ned et le sauvage se font face à six pas l’un de l’autre, sinon moins, la pluie s’abattant sur eux en oblique. Ned fait de son mieux pour avoir l’air inquiétant et maître de lui-même, et soudain, sans qu’il s’y attende ou sache pourquoi, le sauvage lui décoche un grand sourire. Un sourire moite et obscène, une grimace qui étire ses grosses lèvres en arrière et découvre des dents taillées en pointe. Et puis il disparaît. Pfuit. Comme un elfe dégénéré.

image

Cette nuit-là, ils campent dehors, la pluie battant sur les tentes comme sur des tambours indigènes. On voit briller des éclairs, on entend, rentrés et fantomatiques, des cris d’animaux errant dans la nuit. Aux environs de 2 heures du matin, le feu de garde est soudain noyé par une averse torrentielle, et une harde d’hyènes menaçantes s’introduit dans le campement pour éviscérer un âne de bât.

La nuit suivante, ils campent à nouveau en plein air et, une fois de plus, la pluie tombe à verse. Même chose la nuit d’après, et encore la nuit suivante. Pour autant qu’il arrive encore à s’y retrouver, Ned se dit qu’on est à la mi-juillet. À s’en tenir aux affirmations du grand héros blanc, on devrait être déjà en train de descendre le Niger depuis un mois. « Encore quinze jours ! » il dit comme ça. « Plus que cent cinquante à cent soixante milles de marche. Accrochez-vous, les hommes ! » Voilà tout ce qu’il a trouvé pour les exhorter.

Accrochez-vous !… Elle est bien bonne, oui !… Ce matin-là, Ned a vu Jonas Watkins cracher ses poumons avant de piquer la tête la première dans la vase ensanglantée. On l’a remis sur pied mais il n’a fait que tourner en rond avant de s’effondrer à nouveau. Il avait des taches rouges et blanches sur la figure et les yeux d’un vilain blanc laiteux. Park est venu lui demander s’il avait la force de continuer. Jonas n’a même pas été capable de répondre. Au bout d’un moment, le grand héros blanc est remonté à cheval et a ordonné à Jemmie Bird de lui laisser du bœuf salé et des munitions.

— Tu nous rattrapes dès que tu te sens mieux.

Tu parles d’une blague ! Une comparaison, l’expédition ce serait la tête d’un homme qui devient chauve, eh bien le pauvre Jonas, il ne serait jamais qu’un cheveu de plus en train d’en tomber… Mais ce qui fait vraiment mal, c’est cette espèce de petit beau-frère maigrichon qui joue les lieutenants. Se faire traîner partout sur une litière comme s’il était de sang royal alors que Jonas, lui, se voit jeté en pâture aux vautours sur le bord de la route ! Qui croit-il donc être en train de berner, ce Mungo Park ?

Ned serre les dents… et s’accroche. Le mois tire à sa fin. Les hommes longent des corniches, parcourent des plaines, traversent des villages qui leur paraissent être toujours le même et qui, tous, puent la merde. D’étranges oiseaux s’envolent sous leurs nez, des bêtes carnivores se ruent sur les ânes comme des éclairs fauves, des hardes d’énormes cerfs aux flancs rayés et aux cornes en vrille s’enfuient en bondissant au moindre cri. Ils mangent du blaireau à miel et des leggadas, se baignent dans des trous d’eau infestés de sangsues, de bilharzies et de filaires. Tout empeste l’humus et la moisissure rampante.

En une seule étape de deux jours, particulièrement abominable, ils franchissent à gué trois rivières gonflées par les pluies : la Wonda, la Kinyaco et la Ba-Li. Pas une qui ne gronde et ne se rue ainsi qu’un dieu en colère, pas une dont le flot ne soit hérissé d’arbres déracinés, de buissons emmêlés et d’écueils où se cachent serpents et crocodiles. L’eau couleur caca d’oie, toute ridée, court à une vitesse folle. À la première rivière – mais était-ce bien la première ? – Jimmy M’Inelli, un type chouette capable de tenir un jeu de cartes entier dans une main avec plus de maestria que la plupart des gens n’en auraient à cramponner un couteau et une fourchette dans deux, s’est fait avaler par un crocodile comme un vulgaire amuse-gueule au fromage. Dans l’eau jusqu’à la taille, là, à moins de trois mètres de la rive, Ned était juste à côté de lui lorsque l’engin a fondu sur le pauvre diable comme une bûche déboulant dans un bassin d’écluse. La bête a ouvert les mâchoires d’une manière horriblement mécanique et puis a disparu dans la soupe brunâtre du courant. Une seconde plus tôt, il était en train de crier à son ami de lui attraper la main ! Pas le temps de dire ouf que M’Inelli n’était plus qu’une ride à la surface de l’eau. Ned n’est pas du genre à hésiter. Métamorphosé en acrobate, en aigle, il a bondi dans les airs en poussant un bref hurlement de surprise, et s’est retrouvé sur la berge. Il dégoulinait, il tremblait, il cherchait son souffle : une vraie machine à vapeur. Dans son esprit, tout se bousculait : Billy, Shaddy Walters, Jonas, M’Inelli… il revoyait leurs visages. La peur s’empare de lui et l’étreint comme un étau. De gré ou de force, il lui faut absolument circonvenir Mungo Park.

image

Une nuit, aux portes d’une ville qui a nom Bangasi, Ned s’est accroupi près du feu de garde et, sa chemise séchant sur un bâton, s’est mis à seriner rêveusement un petit air sur la clarinette de Scott. (À ce propos : trouvant que ce serait une bonne idée de jouer un peu de musique, histoire d’apaiser les nègres du coin à l’aide de douces mélodies et de battre le rappel des traîne-savates du convoi en les guidant comme brebis égarées, et puisque Scott était décidément trop malade pour se tenir debout et a fortiori pour souffler dans un instrument à vent, ne fût-ce que deux croches, Mungo avait demandé des volontaires. On avait grogné. C’est alors que, toujours à chercher le moyen de s’immiscer dans ses bonnes grâces, Ned était sorti du rang.) La nuit est froide et humide, les gouttelettes de crachin restent en suspens dans l’air, plumes volant au souffle d’anges en balade. Jemmie Bird, que l’on a affecté au deuxième quart, dort comme un sonneur à ses pieds. Le reste de la troupe ronfle et gémit dans les tentes toutes détrempées.

Surréel est le calme ; au point même que Ned croit entendre tomber chaque particule humide déposée par l’air brumeux. Il vient juste d’achever une émouvante interprétation de son grand classique, Greensleeves : la dernière note tristement cristalline semble encore planer dans l’air, lorsqu’un grincement bas et insistant le fait sursauter. Cela se répète et semble venir des tentes. Il tourne la tête, écarquille les yeux : quelqu’un aurait-il cherché à attirer son attention ?

La lumière du feu est irrégulière, qui monte et descend comme le lent ressac du flot au pied d’une jetée ; c’est vrai, il y a quelqu’un là-bas derrière, de l’autre côté de la tente du quartier général. Ned se lève et fait quelques pas en silence, l’esprit aux aguets. Mais… une minute. Et si c’était ce salopard de Smirke qui essayait de l’attirer dans une embuscade ? Il s’arrête, les deux pieds sur la même ligne, se penche pour scruter les ténèbres.

— Hé là ! lance-t-il, s’attendant presque à voir l’un des hommes de la troupe lui sauter dessus en éclatant de rire… encore que, crevés comme ils sont, on les voie mal se livrer à ce petit jeu ; ils ont déjà assez de peine à garder toute leur énergie pour mourir. Il est sur le point de lancer un nouvel appel lorsque, en un éclair qui le terrorise, il l’aperçoit… Ce visage ! C’est celui de l’individu qui l’autre jour, il y a deux semaines, le fixait, caché dans les bruyères. À ceci près que cette fois ils sont deux. Non, trois. Et ce bruit encore, cette espèce de ssssit ! Serait-ce un appel à son adresse ?

— Eh, Jemmie ! chuchote-t-il en décochant un coup de pied à son compagnon endormi.

— Ma… ! hurle l’autre. Maman !

Lorsque Ned relève la tête, les visages ont disparu. Jemmie Bird se frotte les yeux en bougonnant cent fois « Putain de rêve ! »

— M’étais fourré dans le crâne qu’j’étais rentré à la maison, à Wapping, et que j’suçais l’tétin à ma mère… tu parles d’une trouille que ça m’foutait, raconte-t-il.

Suit un silence méditatif. Les flammes craquent dans l’air. Et voilà que Bird éclate de rire – ha ! ha ! – comme s’il venait de se jouer un bon tour ; mais déjà sa tête lui retombe sur la poitrine, et le premier d’une longue série de ronflements, de plus en plus sonores, s’installe au fond de sa gorge.

La peur au ventre, Ned repose sa clarinette et ramasse son mousquet. Il est sur le point de s’enfoncer dans l’ombre pour affronter ses démons, mais une main se pose sur son épaule. Pris de panique il se retourne, et se trouve nez à nez avec l’un des serviteurs nègres de Johnson, Sérénoummo, surgi on ne sait d’où.

— E ning somo, marhaba, fait l’esclave.

Ned lui renvoie son salut. Ils sont devenus amis, enfin en quelque sorte, et de temps à autre, ils ne détestent pas fumer une pipe ensemble en parlant mandingue – Ned pour améliorer son vocabulaire et Sérénoummo pour sonder le Blanc aux yeux de chat sur les merveilles de l’Angueuleutèw’ et la grande mer salée. Pour l’heure cependant, Ned l’attrape par le coude avant qu’il ait pu s’installer devant le feu.

— Dis, tu n’as pas vu quelque chose là-bas, il y a une minute ? lui demande-t-il.

Sérénoummo est grand. Il a les muscles noueux et à ses bras courent des veines saillantes, comme des lianes cherchant à étouffer un arbre. Le visage astucieux, il aime poser des questions et parle comme une avalanche, en se tirant sur l’oreille droite lorsqu’il veut souligner quelque chose d’important. Comme la plupart des Mandingues, il n’a qu’une vague idée de son âge. Ned pense cependant qu’il doit avoir dans les quarante-cinq ans.

— Vu quelque chose ? répète Sérénoummo.

— Des visages. Il me semble. Mais je ne suis pas sûr.

Le Noir se laisse tomber en souplesse à côté du feu et sort une calebasse des plis de sa toge. Il en agite vaguement le goulot dans la direction de Ned, façon de lui offrir à boire.

— Des sauvages, reprend celui-ci en repoussant la calebasse. Nus. Avec des peintures et des dents limées. Je crois qu’ils nous suivent.

— Ah ! lance Sérénoummo, tu veux dire : les Manianas ?

— Les Manianas ?

Le Noir acquiesce d’un hochement de tête.

— Rien à craindre de ce côté-là, dit-il. Ils espèrent juste faire des affaires avec toi.

Ned est soudain rongé par le doute et l’appréhension. Des affaires ? Quel genre d’affaires pourrait-il conclure avec ces monstres vicelards ? Garrotter et pourfendre… violer, torturer, démembrer ? En véritable chat de gouttière qu’il est, lui, le pêcheur, le maquereau, le Christ ressuscité, le détrousseur de tombes, le galérien, il a toujours réussi à retomber sur ses pattes… mais là, non : ces âneries africaines le laissent sans ressource. Ah ! quelle saleté ! Quelle sauvagerie ! Il y a des moments où il aurait presque envie de rentrer à Londres pour y jouer à cache-cache avec Osprey, Banks et le bourreau. Eux au moins, il ne leur viendrait jamais à l’idée de lui ouvrir le ventre et de le lui remplir de sable. Sans même s’en être rendu compte, il est déjà en train de hurler :

— Alors, pourquoi ils sortent pas de leurs buissons pour se montrer un peu, hein ? Pourquoi ils se cachent comme une bande de diables peints ?

— C’est pas leur style. Non, parce que, tu vois, explique Sérénoummo en marquant un temps d’arrêt pour redresser la calebasse et scruter le visage de son ami, il n’y a pas beaucoup de tribus qui veulent faire du commerce avec eux. Alors, du coup, ils sont un peu timides, c’est naturel. Ce qu’y veulent, c’est… ben… ils aiment bien consommer leur prochain : cœur, rognons et cervelle. On les appelle les Manianas.

— Des cannibales ! lâche Ned en repassant à l’anglais.

Mais voilà que, l’œil brillant, Sérénoummo se met à lui faire tout un cours en se tirant mieux que jamais sur l’oreille. C’est à peine s’il a remarqué l’interruption de son ami.

— Ils vivent loin d’ici, à l’est de la Djoliba 2. Quand ils font la guerre, ils ramassent les morts et les blessés et les mangent. En temps de paix, leur roi envoie des détachements tendre des embuscades aux voyageurs qui se promènent seuls sur les routes ou alors, quand ça ne marche pas, ils achètent un esclave ou deux, histoire de mettre quelque chose dans la marmite.

Ned s’est allongé et l’écoute, aussi fasciné, aussi horrifié qu’un enfant que l’on régalerait de contes de sorcières et de farfadets. Il ne peut s’empêcher de songer aux hommes qu’on a laissés en route, aux traînards qui essaient de les rattraper en ce moment même. En pleine nuit.

— Bien sûr, ajoute Sérénoummo, un petit sourire nerveux sur les lèvres, jamais personne n’accepterait de faire affaire avec eux… enfin, je veux dire : de leur vendre un esclave. Ce serait trop cruel, précise-t-il en baissant la voix et en lançant à Ned un regard de côté, bien trop cruel… Ça serait le condamner à un destin pire que la mort.

Juste à cet instant, montant brusquement de la misère de la nuit, une clameur les assaille. Elle est aussitôt suivie par de gros jurons, par tout un concert de grognements et de grincements de dents, tout un tintamarre de sabots.

— Nom de Dieu ! s’écrie une voix. C’est tout juste si j’me suis pas pété ma putain d’guibole. De Dieu ! Quel enfoiré, ce Park ! Qu’il aille se faire foutre, lui et sa mère, cette pouffiasse qui lui a donné à téter.

C’est la voix de Smirke.

Sérénoummo se relève vivement, donne une tape amicale sur le bras de Ned et file vers la tente de son maître, tandis que le vacarme se rapproche. Un instant plus tard, Smirke apparaît dans la flaque de lumière, titubant, quatre traînards aux joues creuses à ses côtés. Tous ont l’œil rétréci par la fièvre et la peur. Les ânes ont les flancs tachés de sang et le bout du museau blanc d’écume.

— Doux Jésus ! lance un des hommes en s’affalant devant le feu, à un cheveu près, ils nous bouffaient tout crus là-bas derrière !

Ned reconnaît en lui un dénommé Frair. L’homme n’est plus qu’un sac d’os et de gémissements épuisés. Le ruban bleu de la jérémiade !

— Plus moyen d’avancer, reprend un autre en se trémoussant d’un pied sur l’autre. Alors nous, à peine qu’on était étendus près d’un gros arbre tout noir, ça faisait moins d’une minute qu’il s’était couché le soleil, que v’là ces rôdeurs de loups qui s’pointent… doux Jésus ! même qu’y m’reniflaient les arpions !

Smirke se laisse tomber lourdement à côté de Frair et fusille Ned du regard comme s’il le tenait pour personnellement responsable de tous leurs ennuis ; les autres, aussi épuisés et abrutis que les rescapés d’un naufrage, se ruent vers la tente avec leurs ânes à la remorque. Sans un mot, Smirke se penche et se sert dans la marmite de riz aux oignons que l’explorateur a mise de côté pour les retardataires. Il mange avec ses mains et fait grand bruit en mâchant, le tout assorti de grognements et de rots, et quand il prend avec ses doigts la bouillie mucilagineuse pour la porter à sa bouche, on jurerait un lion teint au henné en train de se lécher les pattes. Petit chacal au visage maigre qui se repaît des miettes qu’on lui laisse, Frair l’imite, la tête basse.

Smirke a maigri pendant ces derniers mois. La maladie et l’épuisement ont réduit sa carrure. Il a perdu les trois quarts de ses cheveux roux et frisés et sa peau, là où elle n’est pas brûlée, a la couleur de la chandelle. Il est toujours aussi grand, aussi musclé, aussi idiot – et donc dangereux – mais depuis quelque temps il a l’air de vouloir laisser Ned tranquille. Celui-ci, que Park favorise en lui allégeant son fardeau, se tient en général vers la tête du convoi alors que Smirke, auquel on a confié un âne supplémentaire et les deux tiers de l’outillage de charpentier, chemine invariablement en queue. Après avoir avancé à marche forcée jusqu’à des dix heures d’affilée sous la pluie, il n’a tout simplement plus assez d’énergie pour régler ses comptes.

Ned ne saurait rêver mieux… car l’heure est venue pour lui de régler les siens. Soit ! mieux vaut oublier que Smirke l’a rossé avec enthousiasme, qu’il lui a volé sa fortune si difficilement amassée, qu’il a brisé en lui tout espoir de jamais vivre avec Fanny… Mieux vaut oublier qu’il y a des années et des années de cela, il a été jusqu’à porter faux témoignage contre lui afin de l’envoyer à la potence : cela n’a plus aucune importance. Ce qui en revanche en a, c’est que ce fou rôde toujours dans les parages et qu’il attend son heure : tuer ou se faire tuer. Il y a à peine trois semaines, tandis que par un matin bien sinistre et trempé ils sellaient leurs ânes, il lui a sauté dessus sans raison. À croire que lorsque la sangle qu’il tentait de serrer lui était restée dans la main, quelque chose aussi s’était brisé dans sa tête. Plus balourd que jamais, il avait piqué une colère, avait roué son âne de coups de pied, jeté par terre la sangle fichue, et s’était rué sur Ned. Brutal, l’assaut visait un double but : le paralyser, puis le tuer. Sans avertir, après un bon coup frappé au bas de la colonne vertébrale, il l’avait poussé jusqu’à une mare peu profonde qui puait l’urine et là, lui avait tenu la tête sous l’eau. Si Park et Martyn ne leur étaient pas tombés dessus à ce moment-là, Ned aurait péri noyé. Il avait absorbé pour un plein poumon de liquide brunâtre et récolté un joli traumatisme osseux qui l’avait obligé à marcher courbé pendant des jours et des jours. Quant à Smirke, qui rouspétait jusqu’au délire, on avait dû le ficeler sur un âne comme un vulgaire ballot de foin.

— Rien  que  pour  ça,  j’te  tuerai,  Ned !  avait-il  hurlé – jusqu’à ce que quelqu’un lui enfourne une chaussette dans la gueule.

En le voyant penché sur sa bouillie comme une bête écumante, avec ses yeux de cochon rapprochés brillant du morne éclat de l’épuisement et de l’asthénie paludéenne, Ned a une idée. Il se tient tranquille, et attend que Smirke et Frair ronflent en chœur, puis se penche vers Jemmie pour s’assurer qu’il n’est pas éveillé : Jemmie Bird a l’air de n’être plus là pour personne. Le cœur battant et la gorge sèche, Ned vérifie le bassinet de son mousquet et glisse le pistolet de Jemmie dans sa ceinture. Après quoi il s’éloigne du feu sur la pointe des pieds et se fond dans les ténèbres qui s’étendent autour des tentes. Il appelle… Hsssst !

Pas de réponse. Il essaie une deuxième fois. Toujours rien. Enfin, léger comme de la soie, son appel lui revient.

Ombres parmi les ombres, les Manianas n’ont pas quitté les lieux. Il les sent, leur sueur, leur odeur graisseuse et musquée de bêtes sauvages ! Tellement forte et envahissante qu’il en est d’abord surpris… que des profondeurs enfouies lui reviennent, mi-ataviques, mi-acquises, d’antiques représentations raciales. Puis il les voit, eux. Ils grimacent, leurs dents comme suspendues dans le néant, comme détachées de leurs mâchoires et de leurs visages. Ils se rapprochent et le voilà qui recule vers le cercle de lumière, son mousquet pointé sur le jeu de dents brillantes et aiguisées le plus proche.

Ils sortent de l’ombre comme d’un étang : on dirait que les ténèbres leur collent encore à la peau. Ils sont cinq. Jeunes, maigres, l’œil fou. Leur odeur le prend à l’estomac. Il leur fait signe d’approcher. Celui qui se trouve le plus près, qui porte un collier de têtes de cobras, s’avance. Du doigt, Ned lui montre Smirke endormi.

— Affaire ? demande-t-il en mandingue.

Le cannibale baisse les yeux sur le gros homme brûlé par le soleil, le contemple d’un air admiratif, relève la tête. Il ronge visiblement son frein, il s’étreint les épaules comme s’il cherchait à contenir ses tremblements : c’est qu’il a l’eau à la bouche ! Soudain son visage se fait demande : il lève trois doigts en l’air.

Ned reste d’abord perplexe… et puis il comprend. Le bonhomme cherche à savoir si les trois endormis sont à vendre, Smirke, mais aussi Frair et Bird. Voici qu’un autre s’avance. Il est maigre, il a l’air affamé, il contemple les trois hommes comme une ménagère les poulets du volailler. Non ! Ned lui fait désespérément signe que non, lève un seul doigt en l’air avant de l’abaisser vers Smirke. Le premier compère a l’air un peu déçu. Sa grimace de loup s’efface un instant. Mais le second lui dit quelque chose. C’est net et sans réplique. Tous deux acquiescent d’un hochement de tête. On dirait des vautours affairés autour d’une carcasse. Marché conclu.

Tapi dans l’ombre, Ned regarde les cinq hommes ficeler Smirke avec des cordes de chanvre. Sans un mot, ils en ont bientôt fait une momie. Leur proie enfin en bonne et due forme, l’homme au collier à têtes de cobras gifle le gros visage à favoris du dormeur et enfourne un bâillon de coton enduit de cire d’abeille dans la bouche rose qui vient de s’épanouir. Ligoté comme un cochon, Smirke fait tout ce qu’il peut pour se libérer tandis qu’on le traîne par terre. Ses appels à l’aide, ses folles protestations se coincent au fond de sa gorge.

— Mmmmm ! mmmmm ! grogne-t-il comme s’il prenait place à un souper aux chandelles.

Électrisé par la scène, Ned s’est approché. Le spectacle le fascine autant que la bougie le papillon de nuit. Jusqu’au moment où il se reprend et s’arrête : à force de ne pas faire attention, il pourrait bien se retrouver dans la marmite avec Smirke. Mais voilà que soudain Têtes-de-Cobras fait volte-face. Il a un œil qui tremble, les lèvres tirées en un rictus lubrique, sacrilège : celui du conspirateur qui en appelle à son confrère. Ned tressaille lorsque le sauvage lui tend la main. Son odeur, soudain toute proche, est intolérable : Ned a envie de s’arracher les vêtements, de tousser, de s’enfuir à toutes jambes entre les arbres, de se gorger de sang… Dans la main du Maniana, il distingue quelque chose. Une bourse, en cuir noir. Elle est petite, douce comme une poire. « Prends-la », semblent dire les gestes de l’homme : il hoche la tête, tend et retend la main. Ned, surpris, attrape la bourse noire et satinée… et puis l’allégresse lui fait presque perdre la tête, il comprend : c’est son dû. Judas Iscariote… Au fond de lui-même il éclate de rire, tout en glissant le petit sac dans sa poche. Il se sent méchant, puissant, ragaillardi. Lui, Ned Rise, est l’égal des démons, des diables et des créatures de la nuit !

Il fait un pas en avant et regarde Smirke droit dans les yeux. Étendu par terre, le gros costaud ressemble à un bébé affublé de favoris. La bouche ouverte, les bras serrés le long du corps comme un nourrisson emmailloté, il grogne contre son bâillon et tend désespérément le cou. Ses mâchoires contractées se déforment, sa gorge se gonfle sous des souffles inutiles. Et son regard ! Inflexible et terrorisé, il court follement de visage en visage, s’arrête sur celui de Ned : alors c’est la colère, la haine, le complet désespoir. Ned lui retourne un petit clin d’œil, le salue sèchement, puis, comme une vieille fille venue accompagner une de ses camarades jusqu’à l’embarcadère, de deux doigts il lui adresse un petit au revoir. Et pour finir, les lèvres lui remontant lentement jusqu’aux oreilles… aussi lentement que le soleil se levant à l’horizon des collines… il se met à ricaner 3.

1. « The last smirk », jeu de mots sur le nom de Smirke – to smirk : ricaner, minauder.

2. Nom africain du Niger.

3. Le texte joue encore ici sur le patronyme de la victime.