REQUIEM POUR UN POIVROT

— Eh bien, Zander, C.Q.F.D., non ?… Il nous faut absolument un guide. Quand ça ne serait que pour arrondir les angles. Ce qui est sûr, c’est qu’on ne peut pas s’offrir un nouvel incident fâcheux dans le genre de cette histoire de champ de blé.

Mungo tire sur sa pipe, d’un air méditatif.

— Ça, on a mal joué ! reprend-il au bout d’un instant. Il y a même eu un moment où je me suis dit qu’on allait avoir sur les bras une bataille rangée.

Zander a les yeux cerclés de rouge. Il a l’air au bout du rouleau, physiquement aussi bien que moralement.

— N’empêche que ce qu’ils lui ont fait, c’est… c’est pire que barbare. C’est, c’est…

— Ce sont des sauvages, Zander. Y a pas à chercher midi à 14 heures.

L’explorateur s’est penché sur une carte. Les parois de la tente sont toutes roses sous le soleil couchant. À côté de lui, un plat de lentilles et de bœuf salé refroidit dans la poussière.

— C’est pour ça qu’il nous faut absolument trouver un Noir sur lequel nous pourrons compter. Quelqu’un qui connaisse ces gens et leurs habitudes, quelqu’un qui sache où va la route, le nom du village suivant et celui de son chef… Je propose qu’on mette le cap sur Dindikou, l’ancien village de Johnson. On m’y connaît encore. Qui sait si nous n’y rencontrerons pas un de ses parents… un cousin, un neveu… quelqu’un qui accepterait de partir avec nous.

Zander contemple ses doigts noués. Il n’a pas touché à sa nourriture.

— Je ne sais pas, dit-il. Je ne sais pas…

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Le convoi a planté ses tentes à Barraconda, cinq milles après Médina. Même à s’en tenir à des critères ouest-africains, la ville est plutôt pitoyable : quarante à cinquante cases tassées derrière un mur de pieux et d’épines, autour d’un terre-plein dénué de toute végétation haute, basse ou moyenne, au sol criblé d’empreintes fourchues de chèvres et de chevreaux ; profusion de mouches vampires et pas une goutte d’eau. Avertie par les habitants de Médina, la population s’est terrée dans ses foyers non sans avoir asséché les puits. Pour les soldats, c’est un pur enfer. Rien pour faire la cuisine, rien à donner aux ânes, pas la moindre gouttelette pour s’humecter les lèvres. Et il y a pire : ils ont dû renoncer à la bière de soulou, aux femmes légères, bref, à l’aimable repos à Médina. Malgré tout, personne ne se plaint. Pas après l’affrontement refroidissant de la veille au soir, pas après l’horreur qui, le matin même, a arraché les tripes aux hommes.

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Comme il fallait s’y attendre, la situation dans le champ de blé avait vite empiré, les rangs serrés des cultivateurs n’ayant pas tardé à recevoir en renfort des bataillons de femmes grondantes et frénétiques qui brandissaient à bout de bras leurs rachitiques nourrissons, tout en manifestant avec force vociférations contre les temps difficiles, la perte de la foi, la terre réduite en poussière, les greniers et les estomacs vides. Des infirmes s’étaient glissés au-devant de la foule afin de secouer leurs béquilles sous le nez des hommes blancs tandis que, montés sur des estrades en bambou, des orateurs locaux aux intonations querelleuses et suraiguës commençaient à dénoncer tout et rien sous le soleil. Et par là-dessus, tous les chiens de la ville hurlant comme si c’était le jour du Jugement dernier.

Le mélange était trop riche pour les vaillants compagnons de Mungo : ils avaient commencé à s’énerver. M’Keal fanfaronnait, et il s’en fallait d’un cheveu que Martyn n’embrochât sur son sabre huit ou neuf de ces paysans squelettiques. Les ânes – des ânes qui venaient de sentir couler du sang d’âne – s’étaient pris à regarder les carcasses de leurs camarades en clignant de leurs paupières lourdes et flasques, et, les oreilles rabattues, avaient soudain reculé, comme pour mieux filer en trombe. Heureusement, Scott avait sauvé la situation. Tenant son cheval bride serrée, il s’était frayé un chemin, de bosse en creux, jusqu’à l’explorateur assailli et lui avait immédiatement suggéré de se retirer sur la colline qui se dressait derrière eux. Boyles ? On s’en soucierait plus tard. Vu les circonstances, Mungo n’avait pu qu’acquiescer. La voix fêlée, il avait donné l’ordre de battre en retraite. Les hommes avaient tourné les talons sous une grêle de bâtons et de pierres.

Ils avaient passé une nuit atroce. Ni eau ni riz. Le ventre qui grogne. Les sentinelles avec les nerfs à vif. Des hyènes s’étaient glissées dans le campement, harcelant les ânes, et s’étaient sauvées en emportant deux sacs de bœuf salé et le chapeau de cuir de M’Keal. À 11 h 30 enfin, Whulliri Djatta, roi des Woulis, avait envoyé un émissaire pour négocier un péage sur son territoire. Bonhomme d’environ quarante-cinq ans, habillé d’une peau de lion et coiffé d’un bonnet de nuit en flanelle rouge, l’émissaire en question avait l’air astucieux. Après être entré dans la tente de l’explorateur comme s’il en était le propriétaire, il s’était assis et avait refusé d’ouvrir la bouche avant qu’on lui eût offert deux mille deux cents cauris, trois mètres de drap rouge vif, dix-huit nappes en lin, six couteaux, une paire de ciseaux et un miroir. Dans les cadeaux jusqu’au cou, il avait enfin consenti à sourire.

— Moi être Sadou Djatta, troisième fils de Whulliri, avait-il annoncé, et moi parler anglais de la cour.

Apparemment satisfait de ses propos, il l’avait aussitôt fermée et s’était mis à jeter des feuilles de mutokuané dans une pipe d’apparat taillée dans le crâne d’un potto.

Mungo, Zander, Martyn et Scott s’étaient penchés vers l’homme, qui les dévisageait de l’air calme et satisfait de quelqu’un qui vous reçoit dans sa chambre. Au bout de quoi, après s’être éclairci la voix, Mungo s’était longuement excusé pour les dégâts qu’avait subis le champ de blé et lui avait demandé ce que son père exigeait en guise de réparation.

Sadou avait écouté attentivement le discours de l’explorateur, en hochant sagement la tête de temps à autre. Mais Mungo une fois arrivé au bout de sa tirade, le prince l’avait regardé d’un œil aussi blanc qu’une muraille.

— Mon Baba ? avait-il fait en écho.

L’explorateur ayant répété son affaire en mandingue, les traits de Sadou avaient affiché en mille rides la jubilation de celui qui a compris. Il avait hoché furieusement la tête, avant d’arborer un large sourire.

— Mon Baba, tout vouloir, avait-il répondu.

Six heures plus tard, les négociations aboutissaient. Whulliri recevrait un tiers de l’ambre et du corail transportés, quarante mille cauris, trente aunes de coton, une paire de fusils de chasse incrustés d’argent, et le Tam o’ Shanter 1 de Scott ; au vu de quoi il considérerait les dommages réglés en leur totalité et autoriserait le convoi à traverser le royaume de Wouli de frontière à frontière.

On n’avait toujours pas parlé de Boyles. L’explorateur offrit une rançon de quarante mille cauris supplémentaires, plus un portrait du roi George III. Sadou leva la main en l’air.

— Ça pas être possible, dit-il avec un aimable sourire.

Et puis, en mandingue :

— Vous pourrez venir le chercher à l’aurore.

La signification de ces dernières paroles devint claire quelque deux heures plus tard, lorsque, réveillée par les premiers rayons du soleil, une des sentinelles remarqua une forme suspendue aux murs de la ville, tout près de la porte principale. Blanche sur fond d’argile rouge. Alerté, le garde ajusta sa longue-vue et y vissa son œil pendant une bonne quinzaine de secondes avant de la laisser tomber à terre avec un cri de surprise.

— Mon Dieu ! fit-il dans un hoquet, cap’tain Park ! Mon lieut’nant !

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Ce fut Ned Rise qui détacha Billy.

La ville était muette et ses portes hermétiquement closes. Tandis que les soldats formaient les rangs et prenaient la mire avec leurs mousquets, Ned et Jemmie Bird s’approchèrent des murs menaçants. En ligne, de noirs visages silencieux les observaient du haut du rempart. Deux vautours suspendus dans les airs commencèrent à descendre lentement en décrivant une grande spirale. Quelque part, un chien se mit à aboyer.

Accroché par un pied, les bras ballants, Boyles pendait à mi-hauteur du mur. Un sourire niais lui barrait le visage, comme si toute l’affaire n’était au fond que le couronnement d’une scène supplémentaire de séduction pour obtenir un coup à boire. À ceci près que l’exercice de séduction avait tourné court : il était mort. Ned découvrit la longue cicatrice violette qui, du haut de la cage thoracique, lui courait jusqu’à la taille avant de se perdre dans les plis de sa culotte. Ce qu’ils lui avaient fait ? Ils l’avaient ouvert en deux. Ouvert en deux et farci comme une perdrix. Avec du sable.

Jemmie fit la courte échelle à Ned qui s’agrippait comme un chat à l’argile durcie : ses doigts griffaient le mur pour y trouver des prises tandis qu’il collait son bas-ventre à la paroi et, lentement, commençait à monter. Le soleil lui rayait les yeux comme à coups de rasoir. Autour de lui, le bourdonnement sourd de mouches, de plus en plus nombreuses. Déjà, dans le silence et la chaleur, sous le ciel qui se renversait jusqu’à l’orée des grands espaces noirs, celant ses terreurs et sa vacuité sous un écran de bleu trompeur, Ned se transformait. À chaque pouce qu’il grimpait, à chaque fissure, à chaque renfoncement qu’il explorait du bout de ses doigts et de ses orteils, il se sentait de plus en plus tendu, l’objet d’une étrange mutation : d’un côté lui-même, de l’autre un univers tout d’aridité et d’amertume – comme si le mur qu’il escaladait était quelque oracle, quelque Graal, quelque machine à irradier aux dimensions mêmes du cosmos.

Il repensa à Billy, ce pauvre crétin à tête plate, ce pauvre innocent qui en était arrivé là. Il repensa à Fanny, à Barrenboyne, à sa propre enfance qui, lamentable pourtant, avait été un pur bonheur en regard de ce que, pour finir, il vivait maintenant, en regard de cet instant où il se voyait, rampant le long d’une paroi toute de rugosités qui le brûlaient, entouré de sauvages, de criminels et d’avortons… en regard de cet instant où il risquait sa peau pour détacher le cadavre mutilé du seul ami qu’il eût jamais eu. C’était à tout moment qu’un des Noirs pouvait décider de lui jeter une pierre ou une lance. Que tous ils pouvaient le clouer au mur comme un cafard, pouvaient sortir en foule par les portes de la ville et massacrer l’expédition. Eh bien, mais… mais c’était parfait… Ils n’avaient qu’à le faire ! Ils avaient sa bénédiction.

Il rampe, il s’accroche, il est déjà à quinze pieds du sol. Les doigts de Billy, recroquevillés par la rigor mortis, lui éraflent la figure tandis qu’il attrape le bras froid et rigide de son ami et se hisse encore plus haut, toujours plus haut. Et ce sourire d’une étrangeté si inquiétante, et ces mouches à viande qui sortent de la bouche et des narines du mort ! Billy aurait-il donc jamais et sciemment fait du mal à quiconque ? Et lui, Ned Rise, aurait-il donc jamais, lui aussi, fait sciemment du mal à quelqu’un ? Et qui donc tient les comptes ? Ah ! et puis… la belle affaire !

Il tendit la main et, pris d’un accès de fureur, tailla dans la corde. Non, je ne mérite pas ça, je ne mérite pas ça, je ne mérite pas ça !… se répétait-il encore et encore, comme s’il priait. Il avait envie de mourir, il avait envie de vivre. Alors, dure et soudaine, une idée s’imposa à lui en un éclair de révélation : sur cette terre, il avait une mission à remplir. Il entendait déjà les archanges souffler dans leurs trompettes, et se dérouler les parchemins antiques. Dans une gloire radieuse, Ned Rise était élu. Il avait une mission et cette mission était la suivante : éliminer Smirke, se gagner Park, et prendre le commandement de l’expédition. Sinon, ils étaient tous condamnés. Comme Billy.

La corde s’était rompue dans un soupir : le cadavre de Boyles était enfin libre. Il tomba sur le sol comme une carcasse de bœuf. Là-haut, les visages noirs s’effacèrent derrière le bord du mur. Il y eut une brève montée de poussière. Muscles immobiles, Ned restait accroché à la paroi, dans l’air empuanti par la mort et la désespérance, le corps souillé de sueur, gluant, telle une créature informe tout juste expulsée de la matrice. Oui, il s’agrippait : l’homme enfin avait un but, l’homme était prêt à se battre, à griffer, à manipuler, à manœuvrer… l’homme voulait survivre.

1. Sorte de béret porté par le héros écossais du même nom, chanté par Robert Burns.