PÈRES ET FILS
La route est longue jusqu’au comté de Hertford. Elle passe par Enfield, elle serpente entre des meules de foin, elle longe la cahute d’une vieille mégère, la prison locale et les bagnes flottants. Mais n’anticipons pas sur notre histoire. Faisons un pas en arrière et revenons aux grands vents et au froid glacial de l’hiver 1802… et à ces deux chemineaux en haillons qui remontent vers le Hertfordshire en grelottant. Ils sont affamés et terrifiés, ils n’ont pas un sou vaillant, et Claude Messenger Osprey Junior les pourchasse avec une obstination qui confine au fanatisme.
C’est qu’ils sont désespérés, ces deux-là ! Désespérés au point qu’ils ne sont même plus certains d’avoir choisi la bonne solution. Engourdis, ils se demandent si mourir de froid vaut vraiment mieux que de se balancer au bout d’une corde. C’est à peine si Ned Rise a encore la force de soulever les pieds tant le froid l’endort. Il a envie de s’allonger dans un fossé, de s’emmitoufler jusqu’aux oreilles dans son manteau et de rêver de marmites fumantes et de bols remplis de brouet brûlant. Ce pauvre idiot à tête plate de Boyles ? Il est encore plus mal en point. Il y a beau temps que, tombé dans une espèce de transe, il avance le long de la route à petits bonds, comme un automate saoul, que sans arrêt il pique du nez dans les buissons, s’étale sur la chaussée et, là, se vautre sur la terre dure comme pierre en croyant s’étendre sur un matelas de plumes. Chaque fois qu’il trébuche, Ned se tourne vers lui pour l’exhorter à se relever et à se remettre en route.
— Allez, Billy, lui dit-il, te laisse pas aller, t’entends ? Encore une heure comme ça, et t’es mort.
— Ben, c’est parfait.
— Allez ! allez ! l’encourage-t-il en tirant sur ses épaules maigres comme sur un harnais, dès qu’on arrive quelque part, on demande un abri pour dormir.
Mais voilà que, s’enflant soudain dans la pénombre du petit matin, un bruit d’essieux et de sabots leur saute dessus.
— Attention ! fait une voix d’enfant.
Presque aussitôt on entend les grincements d’une roue qui freine et les « Ouoh ! là ! Ouoh ! » d’un homme à la voix de basse.
Dans la demi-lumière apparaît une charrette ; ses roues bloquées ont dérapé et ont fini par s’arrêter à un demi-pouce de la tête anguleuse de Boyles. L’homme qui tient les rênes est un paysan au visage grêlé et aux cheveux grisonnants. Il va sur la quarantaine, il a les mains taillées comme dans du granit et le regard aussi doux que celui d’un salutiste.
— Eh bien, mon frère, tonne-t-il en clignant des yeux pour mieux contempler la forme inerte de Boyles, qu’est-ce qui ne va pas ?
Ned s’empresse de prendre sa plus belle mine de chien battu et lui répond qu’ils font route vers Hertford mais que la chance ne leur sourit guère. À moins de trouver un abri, ils seront morts avant la fin de la journée.
Le fermier, le visage soudain illuminé par les rayons obliques du petit jour, profite de la pause pour tasser son tabac dans le fourneau de sa pipe.
— Pas question de ça, grogne-t-il en crachant la fumée par les coins de sa bouche. Grimpez derrière et mettez-vous à l’aise sous la couverture avec les gamins.
Dans les ténèbres, deux paires d’yeux ronds et noirs scrutent le dos du fermier.
— Nahum et Joseph, reprend-il tandis que ses fils font de la place aux voyageurs à l’arrière de la charrette.
Boyles a le regard vitreux tant il manque de sommeil, de chaleur et de boisson. Il trébuche à deux reprises mais, grâce à Ned, parvient à se hisser dans la charrette.
— Là-dessous, leur souffle l’aîné qui a l’air d’avoir six ou sept ans.
L’instant d’après, Ned et Boyles se retrouvent nichés sous une couverture en peau qui doit peser dans les quatre-vingts livres et commencent à siroter le contenu d’un pichet de cidre encore chaud, tout en appuyant leurs pieds sur une chaufferette en fer.
— M’en vais jusqu’à Enfield, leur annonce le paysan par-dessus son épaule dès que la charrette s’est remise en route avec une secousse. Ça me fera plaisir de vous y conduire.
Un de ces lords de la capitale, parlementaire distant à qui il avait suffi de naître pour parler perruque et bas de soie, un chevalier de la Jarretière, un pilier de la maison de jeu de White, tel est l’homme à qui l’on doit les parcs méticuleusement entretenus, les bosquets d’arbres au tronc noir et nu, ainsi que les champs cultivés qui entourent le pavillon à pièce unique de Nahum Pribble, lequel n’est que son métayer. Son bien : deux chèvres, un cochon, douze poules et un bœuf. Sa femme est morte. Un soir, elle est montée dans son lit en marmonnant qu’un gros bonhomme s’était assis sur sa poitrine. Le lendemain matin, Nahum découvrait du sang sur son oreiller. Il enterre son épouse dans le jardin de derrière chez lui, mais le directeur du Bureau de bienfaisance l’oblige à exhumer le corps et à lui acheter une concession au cimetière de la paroisse. Depuis lors, Nahum élève seul ses enfants.
— Doit être dur, jette Ned en dégustant une tasse de vin chaud épicé.
Les fenêtres sont noires. Assis entre les deux chiens de la maison, Boyles ronfle devant la cheminée. Les enfants sont allés se coucher.
— Dur ? C’est ce que Jésus a dû se dire quand ils l’ont cloué sur la croix et lui ont planté leur lance dans le flanc.
Penché sur un baquet rempli d’eau, Nahum récure avec ses gros doigts les assiettes en bois du souper. La lumière du feu lui délave le visage, en adoucit les rides et les sillons, le rend aussi lisse et éternel qu’un portrait accroché au fond d’une galerie sombre.
— Enfin, je veux dire… élever les enfants sans une femme autour.
Le fermier se tourne vers Ned et le regarde droit dans les yeux.
— Là-haut, dit-il, il y a un père qui s’occupe de Nahum Pribbles et Nahum Pribbles, il Lui est humblement reconnaissant d’être ici-bas le père de ces deux enfants-là et de pouvoir s’en occuper.
Ned jette un coup d’œil au lit en fer et aux deux formes qui y reposent dans la pénombre : lentement, paisiblement, la petite couverture se soulève et s’abaisse.
— Ma vie, c’est eux, ajoute le paysan d’une voix si douce que Ned Rise l’entend à peine dans le ronflement des bûches qui flambent.
Le lendemain matin, ils se remettent en route. Le paysan leur a fait cadeau d’un morceau de pain et de fromage, d’une poignée de pommes séchées et d’un pichet de bière. Malgré le ciel bas, le vent qui souffle raide et le thermomètre qui marque dans les moins quinze, Ned se sent plein d’optimisme. L’hospitalité du fermier l’a touché. C’est la première fois depuis bien des années qu’il se dit que le monde entier n’est pas uniformément et activement méchant, que le lait de la bonté humaine n’a pas définitivement tourné, que la donne n’est pas forcément désespérante, même si les cartes distribuées ne paient pas de mine. De fait, il se surprend à siffloter – un petit air de clarinette que Barrenboyne lui a appris il y a longtemps –, et il avance sur la chaussée défoncée avec toute la sérénité d’un propriétaire terrien qui se dégourdirait les jambes.
Quoique Hertford ne soit plus qu’à une dizaine de milles, Boyles, qui ne se sent plus de joie, convainc Ned de ne même pas attendre la première borne pour s’arrêter et étrenner le pichet. Ned réussit à allumer un feu à l’abri d’un mur de pierres, les deux amis y mettent à griller leurs tranches de pain au fromage et leurs pommes, arrosent ce festin de grandes rasades de bière… bref, s’offrent un petit pique-nique bien glacial au bord de la route. Le reste du voyage est sans agrément : en silence, lugubrement, ils s’arc-boutent contre le vent. Pas un cottage ni une auberge en vue, la route est déserte. À la fin de l’après-midi, ils atteignent les abords de Hertford et se font sommairement vider des trois premières maisons où ils frappent. Le lait de la bonté humaine, tu parles !
— Bon et maintenant qu’est-ce qu’on fout, hein, Neddy ? demande Boyles en bafouillant.
Il a le dos voûté, il tremble, le visage tout bleui par le froid. Le vent secoue les arbres avec un bruit d’os qui s’entrechoquent.
Ned souffle dans ses mains, s’enlace la poitrine et sautille sur place.
— On tape à la première baraque qu’on trouve, on les supplie de nous laisser nous réchauffer une minute devant le feu et on leur demande de nous montrer le chemin de la ferme des Brunch.
La première baraque qu’ils aperçoivent se trouve fort en retrait de la route, au milieu d’un bosquet d’érables et d’ifs. Engourdis, les deux voyageurs se fraient un chemin à travers des orties et des buissons épineux, enjambent des arbres chablis et, guidés par les minces volutes de fumée qui s’échappent de la cheminée, pataugent dans les eaux fétides d’un ruisseau. Déjà le désespoir glacé leur ronge le bout des doigts et des orteils. Quand ils arrivent enfin devant la maison proprement dite, il leur faut déchanter : il ne s’agit guère que d’une masure reliée à une autre, encore plus petite, au moyen d’une sorte de cordon ombilical en ruine. On dirait un tumulus de l’époque des druides, ou une bergerie datant de Guillaume le Conquérant que l’on aurait convertie un beau jour en habitation. Il n’y a pas de fenêtres ; en tombant des murs, des pierres ont laissé çà et là des vides, lesquels font songer à des dents qui manquent ; le chaume du toit est envahi de mauvaises herbes, de mousse, de ronces et d’arbrisseaux qui ont déjà quatre à cinq pieds de haut.
— Pas la peine de t’époumoner ! soupire Boyles. Ça fait un siècle au bas mot que c’est vide là-dedans !
Mais alors pourquoi, comme le nez au milieu de la figure, ces maigres tortillons de fumée continuent-ils de s’échapper de la cheminée ?
Ned s’agenouille dans la boue gelée et cogne à la porte, avec aux lèvres une longue histoire de misères, de douleurs et d’amère détresse : voilà… tous deux, lui et son frère Boyles ici présent, ils se rendaient à l’enterrement du père, à Cambridge… un homme bien pourvu, le père, un marchand de porcelaines en tout genre, un qui devait peser à sa mort, quoi, dans les 200 000, quand voilà-t-il pas qu’ils ont été attaqués par des bandits de grands chemins qui les ont soulagés de tout… et puis qui ont braqué le pistolet, ces brutes, pour les forcer à échanger leurs habits avec eux, même que depuis ils errent comme des âmes en peine, ils n’ont plus un sou, ils sont presque morts de froid et de faim, mais quand même, c’est bien vers cette lointaine cité du savoir qu’ils font route, rien ne les fera dévier de leur chemin, étant donné que là-bas, justement, une énorme fortune les attend…
Vu la tournure des événements, il n’y avait nul besoin de tout ce boniment : à peine Ned y a-t-il frappé un petit coup que la porte s’ouvre en grand. Pas le temps de faire ouf : l’air est cautérisé par le cri suraigu d’une espèce de vieille mégère toute ratatinée à l’intérieur.
— Hiii-hiiiiii ! des voyageurs, c’est ça ? Et on ô faim et on ô froid, pôs vrai ? Et on s’est fait détrousser sur la route ? Ben tiens, voyons ! Allez, allez ! Entrez donc vous réchauffer autour du feu à la Mère, allez ! et que ça saute ! C’est pas le moment de faire les timides.
Elle est courbée bien bas vers le sol, cette vieille femme ! Elle a la colonne vertébrale déformée par une maladie que l’âge aggrave, ses mains squameuses sont tordues comme des griffes, et au milieu d’un visage aussi dévasté que les souvenirs du passé le plus obscur, elle darde des yeux au regard acéré comme des ergots. Boyles l’étale presque sur le dos en se ruant vers le feu qui brûle dans la cheminée. Brusquement inquiet, Ned reste figé sur place. La sorcière lui tend une main recroquevillée et l’attire dans la maison.
L’intérieur fait songer à une grotte : murs de pierre, sol en terre battue. La seule lumière qui atténue la noirceur des ténèbres provient du feu, comme à l’âge des cavernes. Ned trébuche presque sur une ombre étalée en travers du plancher. Son cœur s’emballe comme un petit animal dans une cage. Il y a quelque chose qui ne va pas, mais pas du tout, et tous les sens en alerte, assiégé par le refrain : « Un homme averti en vaut deux, fais gaffe, mon vieux ! », il recule d’un bond. De l’ombre monte un cri, une forme obscure se détache de la poussière et se transforme en un mol animal : une truie aux oreilles pendantes.
— Iciiiii ! hurle la vieille d’une voix fêlée, aussi folle que le cri d’un violon torturé, venez donc vous réchauffer la carcasse ! Hiiii-hiiiiii !
Soudain elle se retourne vers Boyles :
— Dis donc, toi, le toit-en-terrasse, ça te dirait, une p’tite muflée, ou je me trompe ?
Elle n’a pas besoin de le lui demander deux fois. Le temps de descendre la bouteille de l’étagère, Boyles se l’est déjà collée sur la bouche ; tout en claquant des lèvres, histoire de reprendre son souffle de temps à autre, il se lance dans des considérations fumeuses sur certain élixir des dieux que… Il a calé ses jambes maigres contre le foyer, le visage aussi rouge que celui d’un aubergiste.
— Et toi, Peau-de-Pêche ?
Le dos coincé contre la cheminée, Ned est tendu comme un chat. Il s’attend presque, s’il ferme la paupière, à la rouvrir sur le spectacle d’une ribambelle de petits enfants pendus aux poutres du plafond ou sur celui de quelque horrible créature venimeuse lovée dans l’ombre. La truie secoue les oreilles et lui décoche un long regard dédaigneux avant d’aller s’affaler dans un coin de la pièce. Il a le nez qui bout rien qu’à flairer son odeur fétide. L’endroit sent la putréfaction et l’excrément, pue la vie qui se passe à ras de terre, et que souille chaque événement de l’histoire du corps.
— Non, non, répond-il en se frottant les mains. Non, il va falloir y aller… On s’était juste arrêté pour vous demander où se trouve la demeure du seigneur Trelawney et…
— Ah ! ah ! siffle la vieille, alors comme ça, on est amis avec le sire de Trelawney ?
Ned commet l’erreur de hocher la tête en signe d’assentiment.
— Hiiii-hiiiiii ! piaule-t-elle. Ben ça, par le Diable et tous ses acolytes, elle est ben bonne ! Et moi que je vous prenais pour des moins que ren, des pas grand-chose, des vagabonds, traîne-savates… Mais alors là, si vous êtes amis avec le sire de Trelawney, ça change tout, ouais, ça change tout ! poursuit-elle en caquetant.
Alors, se faisant de ses deux mains un porte-voix, elle se tourne vers le boyau qui tient lieu de couloir et se met à hurler. C’est rauque et aussi vénéneux qu’un plat d’amanites phalloïdes.
— Oh ! l’gamin ! Ramène un peu ton cul de plomb dans le secteur, et viens-t’en voir le beau linge qu’est passé nous dire bonjour !
— Non, je vous en prie, on faisait juste que… bafouille Ned.
— Tout l’honneur est pour moi, stridule-t-elle, allant chercher le sol en une obscène parodie de révérence. Là, prenez un siège et accordez-nous donc à nous autres, pauvres paysans, une minute de votre précieux temps.
Elle jette à Ned un tabouret et, impatiente, se remet à hurler dans la direction du boyau.
— Alors, le mioche ?
Un remuement timide et furtif au fond de la pièce précède de peu la forme d’un enfant qui émerge de la béance terrifiante de la bergerie. C’est un petit garçon. Quatre ou cinq ans, le visage aussi pâle qu’une tache de blanc dans le noir. Il s’immobilise, l’air incertain, le menton rentré dans le cou.
— Allons, mon crapaud, arrête de traîner dans l’ombre et viens-t’en voir ta vieille mère… ou ben c’est-y que tu comprendrais plus l’anglais de la cour ?
Attentive, la tête penchée de côté, la vieille s’est postée au centre de la pièce et là, au cœur des choses, se pavane devant son public comme une actrice folle jouant son rôle le plus sinistre. Ned est en train de se demander ce qui va se passer lorsque, le visage grimaçant et les mâchoires agiles, elle pivote soudain sur ses talons.
— Mignon, le gniard, pas ? fit-elle. Un vrai enfant des fées ! Même qu’à le voir, on croirait qu’il a la trouille de sa mère !
Ned a le visage fermé. Tout cela lui dit vaguement des choses, des choses sinistres et qu’il ne veut pas savoir. Et pourtant, comme hypnotisé, comme incapable de s’en détacher, il continue d’observer le drame lugubre et insondable qui se déroule devant lui avec une imperturbable logique. Il regarde la vieille traverser la pièce en se tortillant, il la regarde serrer l’enfant sur sa poitrine comme un rapace, il entend son hurlement de triomphe crisser dans l’air comme une lame de rasoir sur une vitre. Et encore… et encore… il la regarde glisser une main desséchée sous le menton du garçonnet et, brusquement, lui prendre le visage et le tourner vers la lumière avec un rictus cruel.
La lueur des flammes tombe sur la figure maigre du gamin et là, sous des mèches de cheveux graisseux, découvre une peau barbouillée, un menton aux plaies béantes et le regard patient et fixe d’une bête captive. Ned sent la terreur le gagner. Irrésistiblement il contemple l’enfant comme il contemplerait une statue qui saigne ou sa propre épitaphe gravée sur une pierre tombale ; longuement il le dévisage, comme jamais encore il n’a dévisagé personne. La gueule pendante, Boyles a même quitté sa place pour le regarder à son tour. Dans la pièce, on n’entend que le râle féroce de la vieille. C’est alors qu’on peut voir Ned se lever de son tabouret : ses lèvres remuent toutes seules tant il est ému, tant il a de mal à comprendre, et sa démarche est celle de l’aveugle. L’être qu’il contemple, c’est lui-même. Là, sous les grimaces de défi de la vieille mégère, c’est sa propre chair qu’il découvre : il en effeuille les années qui se sont accumulées et retrouve, loin en arrière, l’orphelin en haillons que l’on a jeté à la rue, cette créature qui souffrait tant de ne pas avoir de parents. Et Ned n’en peut plus de rêver, et Ned n’en peut plus de mourir, et Ned n’en peut plus d’être fou.
La vieille harpie rompt le charme en hurlant :
— Drôlement mignon, le bambin, pôs vrai ? Je dis pas qu’une baffe ou deux de temps en temps, ça y ferait pas du bien, hein, mon bon monsieur, mais…
Et comme pour le lui prouver, d’un geste bien assuré, elle fait pivoter le gamin sur lui-même et lui administre un bon coup de griffe sur l’oreille.
— Allez, retourne à ton perchoir, espèce de sale petit monstre !
Alors, tel un mirage, l’enfant disparaît dans la bergerie.
Ce n’est pas possible, non, pas possible !… Et la voix intérieure lance encore à Ned un avertissement : « Fais gaffe !… »
— Je… commence-t-il, mais une fois de plus le nœud coulant s’est resserré autour de son cou et devant lui, sous leurs paupières à demi closes, les yeux du bourreau brillent comme des pierres précieuses.
Il se lève et attrape Boyles par le bras.
— Debout, Billy, debout !
Boyles a de nouveau concentré toute son attention sur la bouteille. De temps à autre, il la porte à son oreille et l’y secoue comme ferait un horloger avec une montre cassée. Après quoi il la repose de côté et, heureux comme l’enfant qui vient de naître, se reprend à tisonner le feu.
— De quoi ? répond-il d’une voix sincèrement étonnée.
— Hiiii-hiiii ! grince la vieille.
D’une bourrade, Ned Rise l’oblige à se remettre debout.
— Oublie la bouteille, tu veux ?… Va falloir qu’on y aille, Billy, et tout de suite ! crie-t-il comme si l’autre était dur d’oreille ou avait le cerveau fêlé.
— Déjà ? Ooooh ! coasse la mégère en se grattant l’oreille. Mais vous arrivez juste. Et dire que la Mère a pas eu l’temps de sortir la nappe et d’astiquer l’argenterie… Hiiii !…
Boyles a le visage peiné et semble interdit.
— C’est que j’me plais bien ici, moi, gémit-il.
Mais déjà son compagnon le tire vers la porte. Il l’a agrippé ; sa main se fait étau sur son bras, tremble à force de serrer, et l’épaisseur du manteau n’empêche pas Boyles de ressentir le désespoir de Ned, qui l’enferme dans l’urgence implacable d’un piège en acier. Arrivé à la porte, Ned Rise hésite.
— Dis donc, la vieille, bégaie-t-il d’une voix qui a l’air d’être portée par des flots d’adrénaline, c’est de quel côté, la ferme des Brunch ?
Un semblant de sourire tord les lèvres de la mégère.
— La ferme des Brunch ? Mais vous étiez pas amis avec le sire de Trelawney !
Sa plaisanterie lui restant en travers de la gorge, elle se met à tousser et à souffler comme un cheval épuisé. Blanc de terreur, de rage et d’hébétude, Ned Rise est déjà de l’autre côté de la porte et là, dans les ronces, il se débat et tire de toutes ses forces Boyles par la manche.
— À un demi-mille d’ici… au bout du chemin, Peau-d’Pêche ! lui crie la vieille. Au croisement ! T’as qu’à sauter par-dessus la barrière et couper à travers la pâture. La ferme en pierre… celle avec la grange en ruine… par-derrière ! T’entends ?
Ned court à toute allure. La panique le tient, chacune des paroles de la vieille lui injectant dans les veines les sels caustiques de la perdition et les grands feux de l’enfer. Il a oublié Boyles, sa mauvaise conscience lui corne aux oreilles, il file comme un dératé, il fend les tiges mortes et les branches basses comme si, nageur, il tirait des brasses pour atteindre la rive, là-bas ; la chaussée est dure et froide et c’est vers elle, vers le sanctuaire de la ferme des Brunch, qu’il court et court encore comme un infanticide surpris en flagrant délit de meurtre.