LA BÊTE À DEUX DOS
La voix du révérend MacNibbit semble ne provenir d’aucun corps tant sa présence profonde, sûre et melliflue habille les hauts fenestrages de sa puissance prophétique, qu’assaisonne une pointe d’avertissement adoucie par le baume du réconfort.
— Car oui, bien que dans la vallée de l’ombre de la mort je m’avance… gronde-t-il.
Il secoue sa grosse tête lourde de cheveux, agite furieusement ses bajoues, et un trémolo d’admonition se glisse dans sa voix pour bien montrer jusqu’à quel point tout peut être ici-bas noir et sans espoir… Mais Ailie ne l’écoute pas. Et ne le regarde pas davantage. Elle a penché la tête, comme pour prier, mais ses pensées sont ailleurs. De fait, c’est à Georgie Gleg qu’elle songe – à lui et au voyage, à la randonnée, à la véritable aventure * dans laquelle elle est sur le point de s’embarquer. Cette après-midi même. Les préparatifs sont achevés et ses bagages prêts. Elle est incapable de penser à autre chose.
Georgie l’a invitée à l’accompagner dans un circuit de six semaines à travers les Highlands. Ils passeront par Fife, Angus, Aberdeen, Banff et Moray, mais l’apogée, ce sera le séjour d’une semaine à l’Avis House de Drumnadrochit, d’où l’on découvre le château d’Urquhart et le grand loch tumultueux connu de toutes les écolières, car même les chansons et les légendes ont fait son incomparable gloire : le loch Ness. Propriété ancestrale des Gleg des Highlands, l’Avis House est présentement occupée par la cousine germaine de Georgie, Fiona, une vieille fille âgée d’une cinquantaine d’années. Georgie lui ayant soigné sa goutte et un rhumatisme lors d’un séjour qu’elle faisait à Édimbourg, elle a tenu à lui témoigner sa gratitude en l’invitant à venir lui rendre visite, « histoère de voèr le grand loch dans toutes ses splendeurs ». Georgie a aussitôt songé à Ailie. Un voyage de ce genre ne peut que lui redonner du courage ; une fois n’est pas coutume, il lui permettrait enfin de vivre un peu pour elle et, quelque temps au moins, la libérerait du fardeau de son rôle de mère, de maîtresse de maison et d’épouse à la patience infinie. Tout à fait ce qu’il lui faut.
En effet. Ailie n’est en vérité jamais allée plus loin qu’Édimbourg ; encore ne s’y est-elle rendue qu’une seule fois dans sa vie. Quant à Londres, l’Europe, ou même seulement Glasgow… Et dire que Mungo, lui, fait tout bêtement ses bagages, attrape son frère par la main et hop ! s’en va courir à l’autre bout du monde chaque fois qu’il en a envie. Et qu’elle alors, comme une souillon dans un conte de fées, reste coincée à la maison avec les enfants. Eh bien, ce coup-ci, c’est à elle que la chance sourit et, bon Dieu ! cette occasion, elle ne va pas la laisser filer !
Oh ça ! elle se conduira absolument comme il faut, bien sûr. La mère de Georgie et Betty Deatcher seront là pour veiller au grain. En plus, elle a décidé d’emmener avec elle son petit garçon de cinq ans. Il n’y aura ni polissonneries ni scandale. Il n’empêche : son père est violemment opposé à cette escapade. Chaperons ou pas, il trouve que ce projet est un affront à son mari. « Et qu’est-ce que je lui dis, ma fille, s’il débarque à la maison pendant que tu es partie, hein ? » a-t-il lancé d’une voix où le reproche le disputait à la colère.
— Tu lui dis que je rentre dans la deuxième semaine d’avril.
— Mais enfin, Ailie, tu peux pas faire ça à ton homme !… C’est quand même ton mari !
Au Panthéon du vieillard, Mungo est l’égal de sainte Colombe et de Bonnie Prince Charlie.
Alors les yeux d’Ailie se sont agrandis jusqu’à ne plus être que deux flaques de colère verte, aussi froides et aussi brillantes que les eaux du fjord de Forth.
— Il me l’a bien fait à moi ! lui a-t-elle rétorqué d’une voix qui tremblait tant elle faisait d’efforts pour se dominer.
Et maintenant que, sur le banc long et dur de l’église, la voilà assise à côté de son père, lequel respire l’intransigeance et le bon droit, pendant que ses enfants ne cessent de gigoter, elle n’a plus qu’une envie : se libérer, s’enfuir, tourner le dos aux promesses d’enfer et de damnation du révérend MacNibbit – donc sauter dans la voiture de Georgie. Au-dessus d’elle, radieux et vif comme le sang, le soleil embrase les vitraux qui semblent trembler au même rythme effréné que les pulsations qu’elle sent dans ses propres veines. Les Highlands ! Inverness ! Le loch Ness ! Elle a toutes les peines du monde à se contenir, à ne pas se lever d’un bond pour se mettre à danser au milieu de la salle en criant la bonne nouvelle. Revigorantes, résurrectionnelles, premières bouffées d’air pur dans les poumons de la petite fille qui se noie, les paroles du ministre de la foi soudain résonnent à ses oreilles :
— Car assurément, lance-t-il d’une voix riche de piété et d’exaltation, et l’on dirait qu’alors la bonne parole lui fond sur la langue comme un gros morceau de beurre… assurément la bonté et la pitié m’accompagneront tout au long de mes jours…
Ailie lève les yeux comme si cette promesse ne valait que pour elle, comme si elle recevait une bénédiction avant le voyage et se sentait par ces mots confirmée dans son choix. Le sermon est fini, les paroissiens quittent leurs bancs dans de grands froissements d’étoffes. Elle ne peut s’empêcher de sourire. Amen, se dit-elle. Amen.
La voiture de Georgie les conduit jusqu’à Leith, puis ils prennent un bateau pour Kinghorn et poursuivent leur chemin en chaise de poste. Enfin, par Cupar, St Andrews, Ellen, Fochabers et Cawdor, ils remontent la côte est : on se rafraîchit dans des auberges et des hôtels campagnards, on n’hésite pas à s’arrêter pour s’émerveiller de certaines curiosités comme le rocher de Dunbuy ou le château de Gordon. Ravie, Ailie écrase son nez à la vitre pour mieux contempler les épinettes, les sapins rabougris et les amas de roches rondes parsemant le rivage battu par les vents. Thomas, l’enfant du siècle, a presque six ans. Rendu inquiet par les cahots de la voiture, il s’accroche aux manches de sa mère en gémissant, interrompt de ses hurlements de sauvage ou de ses imitations de crécelle le grand monologue délirant dans lequel Georgie s’est lancé. Aucun doute n’est permis, il est, et jusque dans les moindres détails, le portrait craché de son père. En grand deuil (« Pauvre Tyrone ! et dire que le cœur lui a lâché au moment où il était en train de s’avaler un sabayon avec l’archevêque Oughten, que c’était un concours, enfin quoi : un pari, vous voyez ? même que le Tyrone, il l’aurait gagné les doigts dans l’nez vu que l’archevêque, il avait pas l’courage de s’en taper plus de six ou sept d’affilée et que mon cher disparu, lui, il en était déjà à son douzième, oui, oui : son douzième ! et que c’est à c’moment-là que le Seigneur l’a rappelé à Lui… [soupir] faut croire qu’il aurait pas dû provoquer l’archevêque… »), la veuve Quaggus est assise à la fenêtre d’en face, droite comme un porte-chapeaux. De temps à autre elle enveloppe son fils d’un regard maternel débordant de fierté, comme si, véritable Molière du bel esprit, Georgie était en outre l’égal d’Hippocrate, côté talent et réussite. Betty qui, bien que frisant la trentaine, n’est toujours pas mariée (c’est vrai aussi qu’avec son nez en outil de jardinage…), Betty, donc, fait de son mieux pour rester aimable et répondre au tir de barrage de ce bavard de Georgie. Celui-ci est en effet si excité par la présence d’Ailie qu’il ne peut plus en fermer la bouche, même lorsque celle-ci se trouve être pleine d’oignons et de galette d’avoine, comme c’est le cas tout au long de la longue route qui les conduit de Selkirk à Drumnadrochit.
À Inverness, tout comme Boswell et Johnson avant eux, ils descendent à l’auberge Mackenzie. Ailie est tellement enthousiaste que c’est à peine si elle remarque le mobilier taillé à la serpe et les mouches qui ont séché dans tous les coins de la salle à manger. Le haggis ressemble à du cuir bouilli ? Elle ne s’en aperçoit même pas. Elle n’a plus qu’une idée en tête : voir le loch, le célébrissime loch Ness, qui se trouve à moins de trois milles de là. Après avoir couché son fils, elle ouvre grandes les fenêtres et, l’odeur forte et humide du loch lui montant aux narines, contemple la noire silhouette des troncs d’arbres dans la nuit tombante. Elle entend l’appel lointain d’un plongeon catmarin, et puis voici que la lune se dégage de l’emprise des arbres. Toutes pustules astiquées, c’est bien la même qui, chaque nuit, semble s’accroupir au-dessus de Selkirk, mais voilà : ici, elle a l’air différent. Ici, l’on dirait qu’elle vient de naître, qu’elle est magique, qu’elle s’inscrit dans le ciel comme un signe. Ailie s’endort comme une princesse stupéfiée.
Le lendemain matin, on prend la route de Drumnadrochit, qui serpente entre des bois de bouleaux et de pins d’Écosse ; en bas, le loch scintille comme un vrai bras de mer. Ailie repaît ses yeux du spectacle, en proie à une étrange sensation de plénitude et d’authenticité. Enfin elle se lance dans sa propre expédition ! Enfin elle fait, elle aussi, un peu d’exploration ! Rien que d’y songer, elle éclate de rire : l’épouse de l’explorateur en train d’explorer à son tour ! Mrs Quaggus hausse les sourcils, comme si elle avait envie de partager son secret. Ailie n’a pas souvenir d’avoir jamais été aussi heureuse.
C’est une Fiona Gleg débordante d’enthousiasme et affamée de parlote qui les accueille à Avis House. Rousse, habillée d’un cardigan en laine volumineux, majestueusement elle passe devant ses domestiques et, un par un, enlace ses visiteurs sur les marches du perron. Ils ont à peine le temps de reprendre leur souffle qu’elle les entortille dans un véritable filet de questions, d’opinions, de remarques et d’hypothèses sur les sujets les plus divers. Cela va de l’eczéma de l’oncle Silas à l’horrible nourriture que l’on sert à l’auberge Mackenzie en passant par la maçonnerie du château de Cawdor – « de la camelote, n’est-ce pas ? » –, la taille fort décevante du rocher de Dunbuy et la couleur plus que bizarre des yeux du petit Thomas. Dans le vestibule lambrissé où les domestiques ne cessent de passer avec des malles, des sacs et des cartons à chapeau, la cousine Fiona se tourne vers Ailie, un sourire maternel tout mouillé sur les lèvres.
— Madame Park, lui dit-elle (et l’on croirait qu’elle a dit « madame Paddock »), j’ai tellement entendu parler de vous… oui, j’ai comme dans l’idée que le jeune médecin ici présent est incapable de parler d’autre chose… ce qui fait que j’aimerais vous dire tout le plaisir, oui : tout le plaisir… enfin… bref, que vous êtes tout à fait la bienvenue à Avis House.
La dame aux cheveux roux l’a prise par la main. Le très distingué Georgie Gleg, docteur et professeur de médecine, traîne les pieds en contemplant le bout de ses souliers.
— Et, bien sûr, ajoute Fiona, j’ai eu grand plaisir à lire les livres de votre mari.
Pendant les quelques jours qui suivent, Avis House bourdonne, rugit et vrombit d’activité, comme si quelqu’un avait chargé la maison sur un énorme chariot avant de la pousser un grand coup pour la lancer. Les portes en sont toujours grandes ouvertes et la latte de parquet qui grince ne cesse pas de grincer : tous les êtres moralement irréprochables qui ont le privilège de marcher sur deux pieds, fussent-ils rationnels à demi, qu’ils logeassent sur l’une ou l’autre rive du lac, ont été invités à passer. Des hommes en kilt et des femmes en châles de tartan débarquent à l’heure du thé, à l’heure du dîner, à l’heure de jouer aux cartes ou au palet. Il y a là le révérend Ceci et le docteur Cela, l’honorable maître Untel et, bien sûr, un Sir ou deux. Ailie a beaucoup de mal à se souvenir de tous ces visages. Les MacDonald ont investi le salon, les Dinsdale se sont installés sur la pelouse, l’air radieux, les Cameron viennent jeter un coup d’œil au médecin d’Édimbourg et à l’épouse du célèbre explorateur, cependant que les austères Ramsay se montrent fort désireux de discuter des Sermons d’Ogden et des Vies des saints de Cave. On inaugure les soirées par une consécration au porto, au punch ou au cidre à gogo, on les poursuit en les nourrissant de mouton, de harengs, de fricassées de poules d’eau, de bifteck aux oignons, de langue et de pain perdu, on les achève dans des flots de conversation, de tabac, de musique, de danse et de jeux de société. On se croirait à Noël, à la Saint-Michel, à la fête des Moissons. Le pays entier donne l’impression de s’être mis en vacances.
Ailie est insatiable. Elle a le sentiment d’être redevenue une gamine de seize ans, vive dans ses mouvements et sa repartie, jolie et appréciée pour la première fois depuis des années ; elle se retrouve au centre de tous les regards, qu’un jeune muguet lui fasse accomplir le tour du salon en une gigue effrénée ou qu’elle cause chiffons avec ces dames, chiens et chevaux avec tel médecin de campagne qui louche. Quelque bizarrerie qu’il y ait à se trouver là pour elle, l’épouse de Mungo, la coquette qui a éconduit Georgie, elle ne saurait être plus à son aise ; à moins que ce ne soit l’accueil qui lui est réservé… Au début, certes, elle a bien cru que la remarque de Fiona sur le livre de Mungo était une pique, et Dieu sait si mère, cousine et autres, tout le clan des Gleg aurait le droit de lui en vouloir ; mais non : elle est aujourd’hui certaine que le compliment était innocent – simple manière d’engager la conversation. On ne peut pas dire le contraire, Fiona et Mrs Quaggus se mettent vraiment en quatre pour l’aider à nouer des liens avec Georgie. Il n’y a qu’à voir comme elles la débarrassent de Thomas en l’abreuvant de chansons erses, en lui racontant des tas d’histoires de lutins et de farfadets, en lui parlant de la vilaine bête du loch, en le bourrant de gâteaux et en le faisant courir à travers les prés. Et de Betty aussi ! Moins d’une heure après leur arrivée, un jeune clergyman au menton glabre est venu prendre le thé avec eux, et ne l’a pas quittée depuis. Tout cela est fort intrigant… C’est à croire que les deux vieilles jouent les marieuses, comme si Ailie avait effectivement seize ans et que, libre et sans attaches, elle fût la compagne idéale pour leur cousin et fils, un parti comme on n’en trouve plus… À moins que… à moins qu’elles ne la traitent comme une veuve.
Comme une veuve ! Froide et insidieuse, l’idée lui en vient une après-midi, tandis qu’elle est en train de s’habiller pour descendre prendre le thé. L’espace d’un instant elle en reste figée. Penseraient-elles donc vraiment que… non. Ailie est mariée, Ailie est la mère de quatre enfants et son mari… et son mari s’est absenté pour quelque temps. Il est en voyage d’affaires. Comme un placier, ou un juge de circonscription. Alors, de plein fouet, à la façon d’un linge mouillé qu’on vous applique brutalement au visage, la vérité la frappe. Mungo est parti Dieu sait où, et il souffre. Peut-être même est-il blessé, brisé par la maladie, assailli par des sauvages aux visages noirs, hideusement ricanants, par des bêtes qui hurlent… et pendant ce temps-là elle, elle fait la fofolle comme s’il avait cessé d’exister, elle s’amuse comme une gamine, comme… comme une veuve ! Une veuve : insupportables, inacceptables, les trois vilaines syllabes font la ronde dans sa tête. Ailie Anderson Park, Veuve de Feu le Grand Explorateur.
C’est donc ça ! Voilà pourquoi elles se donnent tout ce mal, voilà pourquoi Fiona et la vieille Quaggus se démènent pour lui être agréables. Elles ont déjà enterré Mungo et s’appliquent à attendrir sa veuve, au sens où le boucher attendrit la viande… pour Georgie. Pendant un instant, elle ne bouge plus et contemple la chaussure qu’elle tient entre les mains, posée sur ses genoux. Elle se sent humiliée, elle a peur, elle en veut à ces deux vieilles souillons, et à Georgie. Enfin, blessée et en colère comme jamais, elle saute du lit et jette le soulier contre le mur à toute volée. Non, Georgie n’y est pour rien. Georgie s’est conduit comme un saint, comme son sauveur. Et ce n’est pas non plus la faute de Mrs Quaggus, ou de Fiona. Le coupable, c’est Mungo. C’est lui qu’il faut accuser. Serait-elle donc montée jusqu’à ce loch s’il ne l’avait pas abandonnée ? Irait-elle jusqu’à regarder les hommes s’il n’avait enfreint ses vœux matrimoniaux ? Non. Mort ou vivant, c’est lui qui a fait d’elle une veuve, qui l’a cloîtrée au profond de la solitude. Eh bien, il l’aura voulu. Non, mais… Ce n’est toujours pas elle qui restera enfermée à l’attendre gentiment jusqu’à ce que ses cheveux deviennent tout gris.
Dix minutes plus tard, elle est assise devant une tasse de thé et une blague de Georgie la fait rire à s’en casser les côtes. Son fils, qui a bien du mal à voir le dessus de la table, lève la tête et la regarde avec les grands yeux étonnés de Mungo : elle sent son rire se briser dans sa gorge. S’ensuit un moment de silence embarrassé. Betty et son prédicateur, Fiona et un vaste assortiment de Macdonald et de Ramsay, tout le monde baisse le nez sur sa tasse, jusqu’au moment où Mrs Quaggus lance la main en avant pour chatouiller le gamin, qui s’écroule de rire.
Un large sourire aux lèvres, Fiona frappe de sa cuillère le bord de sa soucoupe.
— Hum hum, commence-t-elle en s’éclaircissant la voix et en faisant bouffer ses cheveux. Si je peux me permettre de placer un mot au milieu de toute cette hilarité, je me disais que vous et Georgie… vous pourriez peut-être prendre les chevaux pour aller voir un de mes fermiers, n’est-ce pas, Ailie ?… histoire de connaître un peu la drôle de façon de vivre des gens des Highlands… Très pittoresque, je vous assure.
— Oh oui, allons-y !
Le regard de Georgie croise le sien, il détourne la tête.
— Nous serions plus qu’heureuses de nous occuper du jeune monsieur, ajoute Mrs Quaggus.
— Ça, c’est sûr ! renchérit Fiona.
Elle n’a pas cessé de sourire, d’un sourire qui met fort bien ses dents en valeur.
Dehors, le ciel bas les écrase de tout son poids. Les nuages estompent les sommets des collines, le brouillard remonte insidieusement les vallons. Là où, il y a peu encore, on pouvait voir des fleurs à peine écloses, des fougères, des buissons en feuilles, s’étire maintenant une écharpe de brume qui unit la terre et le ciel. Chacun monté sur un alezan, Ailie et Georgie ouvrent la voie, cependant que Thomas, qui a fait une scène pour accompagner sa mère, ferme la marche, grimpé sur un poney que mène Rorie Macphoon, le régisseur de la cousine Fiona. Tout le monde s’arrête en haut d’une côte pour contempler le spectacle d’un colley solitaire occupé à faire descendre une colline à son troupeau ; ses pattes blanches forment de petites taches indistinctes chaque fois qu’il sort d’un banc de brouillard pour rattraper un fuyard. Droit devant les promeneurs, une brebis à large tête arrête de brouter pour jeter derrière elle un coup d’œil de grand-mère inquiète et se dépêche de se remettre à ses gourmandises – touffes d’herbe et de bruyère humides de brouillard – avant que le chien ne la retrouve. Georgie, en forme comme jamais, déclame Macbeth : « Ah ! ce picotement qui me monte aux pouces !/Quelque chose de vilain par ici s’en vient… » Le vieux Rorie se prend à rire comme si sa tête allait éclater.
Le ciel s’est notablement assombri. Un léger crachin épaissit l’air lorsqu’ils arrivent enfin à la petite chaumière accrochée au flanc de la colline. « Comme c’est drôle, se dit Ailie, oui, vraiment », et elle appelle Thomas ; vite, elle veut qu’il regarde. Les traits du gosse dépeignent ce qu’il ressent alors devant ce paysage grandiose, une extase mêlée d’effroi, tant le tableau semble sortir des pages d’un livre de contes. La cabane est en tourbe ; une porte gondolée de bois grossier la ferme et, en guise de fenêtre, on a découpé un carré dans le mur de devant. Avec des gargouillements et des bruits de tritons, un petit torrent traverse le jardin. Noirs et nus, des troncs de pins s’élèvent dans l’air vaporeux comme de grands et solides échalas. On entend caqueter à l’intérieur, bruit exquis dans son étrangeté, dissous dans la fumée qui monte de la cheminée. Sa badine à la main, Georgie frappe à la porte.
Au bout d’un moment elle s’entrouvre, et s’y encadre aussitôt la tête d’un vieux bonhomme ahuri qui ouvre grande la bouche, comme si Georgie venait de tomber d’une autre planète ; inclinant un visage buriné, il ferme un œil pour mieux le regarder. Tout à la fois cordial et condescendant, Georgie lui tend la main et se présente :
— Gleg, dit-il. Georgie Gleg. Nous sommes venus vous dire un petit bonjour.
Que ses paroles aient été enregistrées ou non par son interlocuteur, elles n’ont pas d’effet visible ; si ce n’est que le vieux penche la tête de l’autre côté, comme s’il inspectait un bateau qui donnait de la gîte, ou comme pour se coincer un violon imaginaire sous le menton. Il a les lèvres serrées et ses yeux ressemblent à des volets à claire-voie. Lentement, en hésitant, comme quand on a ouvert et qu’on s’aperçoit qu’il n’y avait personne, il commence par refermer la porte. Jusqu’alors, Rorie était resté en arrière, la longe du poney dans la main. Mais il se décide à avancer d’un pas, et le visage du vieux fermier subit du coup une transformation radicale : l’air perdu, voire un peu demeuré, qu’il arborait laisse place sur ses traits à toute une gamme d’émotions humaines : Ailie, qui l’a vu s’éclairer en comprenant ce qui lui arrivait, l’observe qui se retranche maintenant derrière un sentiment plus dur, colère et rancune mêlées, puis éclair de cupidité, et pour finir, résignation obséquieuse de chien battu. Georgie Gleg, le médecin d’Édimbourg, lui ayant glissé une demi-couronne dans la paume de la main, les visiteurs entrent dans la maison.
Un énorme chat tacheté se tient au coin de la cheminée et les regarde de ses yeux couleur cheddar. À côté de lui, tellement immobile qu’on pourrait la croire de cire, une vieille femme somnole sur une chaise taillée dans une souche d’arbre. Une planche de chêne jetée entre deux piles de pavés sert de banc. Contre le mur du fond, posé à même le sol, un sommier croule sous de la bruyère. Il n’y a pas d’autre mobilier dans la pièce. À la lumière grise qui tombe de la fenêtre et à celle, à peine une lueur, qui monte du feu, Ailie discerne le bazar de quatre sous qui en tient lieu : une béquille et une houe rouillée dans un coin, des gerbes d’orge empilées, un tas de tourbe, un chapelet d’oignons, un baquet. Un rideau d’osier barre l’entrée d’une arrière-salle à plafond bas qui fait songer à une grotte. Il en émane une acide odeur d’urine et, de temps à autre, un bêlement tremblant s’y fait entendre. Triste, se dit Ailie. Plus sordide que véritablement pittoresque. Mal à l’aise, elle danse d’un pied sur l’autre, écoute pisser une chèvre et se demande ce qui a bien pu prendre à Fiona de les envoyer dans ce trou perdu.
Georgie se réchauffe les mains au-dessus du feu de tourbe et, s’étant tourné vers le vieillard, lui lance d’une voix tonnante :
— Alors comme ça, c’est ici que vous vivez, n’est-ce pas ?
Surpris, le fermier baisse la tête et recule d’un pas. L’espèce de peau de dindon qu’il a sous le cou se met à trembler. Rorie, avec force « monsieur Gleg » répétés jusqu’à trois et quatre fois d’affilée, sur fond de « hum ! hum ! » et de « ah ! ah ! », tente, non sans traîner les pieds et se rajuster les braies tant et plus, de lui expliquer la présence du docteur ; mais tout à coup le petit groupe est submergé par une lame de fond : c’est un déferlement de cacophonie – laquelle, formée en contrebas, peut à la rigueur passer pour un langage. Revenue brusquement à la vie, la vieille femme infirme, bossue et borgne s’est mise à les régaler d’une dissertation en erse, le dialecte des Highlands. Car c’est bien d’une dissertation qu’il s’agit : son œil valide se déchaîne dans son orbite ; telle une boîte à musique remontée à bloc mais qui évoquerait plutôt une gargouille, elle ne cesse de parler, tout ce qu’elle raconte étant parfaitement inintelligible. Pour finir, au bout de cinq longues minutes, au jugé, elle s’arrête sur un éclat de rire aussi déchirant que le bruit du vent dans les gouttières et, une ultime quinte de toux lui cassant la poitrine, s’affaisse et se calme.
— Ce qui voulait dire ? demande Georgie en se tournant vers Macphoon.
Thomas, que l’obscurité, la puanteur et l’espèce de menace voilée qui pèse sur ces lieux ont rendu tout timide, s’accroche aux jupes de sa mère. Ailie, quant à elle, se mord les lèvres pour ne pas éclater de rire. Décidément, il faut être Fiona pour trouver du pittoresque là-dedans !
Rorie, son chapeau à la main, embarrassé comme un pécheur aux portes du paradis, s’éclaircit la voix et explique, les yeux baissés :
— Elle dit qu’il n’y a pas plus heureux qu’elle sur terre.
C’est le bouquet : Ailie ne peut plus se dominer. Perdant soudain tout contrôle d’elle-même, elle se prend à rire, d’abord à petits gloussements mal réprimés, puis de plus en plus fort, jusqu’à en avoir tout le corps secoué de véritables cascades d’hilarité. Grimaçant et hochant la tête, la vieille femme prend une pincée de tabac à priser et rit avec elle. Suraigus, hystériques, les bruits qu’elle profère ressemblent aux grincements d’une lame de couteau sur une meule à aiguiser.
— Pas plus heureux !… pouffe Ailie en se tenant les côtes, incapable même de terminer sa phrase.
Mais la vieille s’est remise à caqueter d’une voix dure et râpeuse, dans son dialecte étrangement musical qui semble venu d’ailleurs et du fond des âges, sans qu’on puisse dire où et quand on le parlait : peut-être à Ur, à en juger par son allure mésopotamienne, ou à Louqsor, à cause de son aspect, qui évoque des feuilles cassantes de papyrus décoloré. Lorsque enfin la femme retombe dans son silence, Ailie se tourne vers Macphoon, un sourire amusé lui déformant déjà les lèvres.
— Et là ? Qu’a-t-elle dit cette fois-ci ?… Encore quelque sage remarque ?…
Traînements de pieds, remontages de braies, chapeau qu’il tourne et retourne dans ses mains : Rorie a recommencé son petit manège, puis il regarde Ailie droit dans les yeux.
— Elle dit qu’elle a son mari à côté d’elle, et qu’une femme ne saurait demander davantage.
Comme autant de coups de maillet lui enfonçant un pieu dans le cœur, ces paroles atteignent Ailie au plus profond. Le vieil homme acquiesce d’un hochement de tête souriant assorti d’un sourire obscène, une parodie de sourire mouillé qui découvre ses dents jaunies et le petit bout livide de sa langue. Et voilà que sa femme, cette espèce de vieille mégère, se remet à papoter comme une pendule affolée !… Qu’elle tente désespérément de se lever de sa chaise ! Ailie a l’impression d’être coincée dans un mauvais rêve : on aura voulu lui jouer quelque vilain tour, l’univers est en train de lui souffler sa mauvaise haleine en pleine figure, elle a peur… Son sourire disparaît.
Sentant que quelque chose ne va plus, Georgie la prend par le bras et, après avoir adressé un signe de tête au vieillard et lui avoir glissé une deuxième pièce dans la main, la conduit jusqu’à la porte. Inquiet, Thomas s’accroche à sa mère comme si on allait la lui arracher. Le visage empourpré, Rorie se concentre sur ses chaussures. C’est une Ailie toute retournée, atterrée et fort en colère qui retrouve l’air gris et détrempé du dehors. Ayant repris sa respiration un bon coup, elle se demande ce qui a bien pu lui arriver et pourquoi elle s’est ainsi laissé impressionner par les bavardages d’une vieille folle.
Tout à coup, elle sent que quelqu’un la tire par le coude. Courbée sur sa béquille comme un point d’interrogation ambulant, la vieille la regarde d’un œil aussi perçant, aussi rusé que celui d’un rapace. La lumière est aveuglante. La mégère semble avoir quelque chose à la lèvre… comme une cicatrice… oui, comme si on la lui avait percée autrefois… Ailie songe à Sidi. Instinctivement elle recule tandis que, son bras s’allongeant comme un serpent, la vieille se met à caresser la tête de Thomas et à lui pincer les joues avant de proférer une ultime déclaration de sa voix grinçante.
Ailie a le visage en feu. Elle regarde Rorie qui s’est encadré dans la porte, le bulbe blanchâtre de la tête du vieillard lui arrivant à peine à l’épaule.
Le régisseur s’humecte le doigt et lisse sa casquette d’un bout à l’autre de la calotte.
— Elle dit qu’un gamin comme ça, elle en a eu un jadis. Et qu’il s’est sauvé.
Il n’y a alentour ni arbres ni buissons, le ciel s’est assombri ; dans le val, le loch invisible rugit de mille voix. La vieille femme se balance sur sa béquille, guigne Ailie d’un œil méchant en frottant le chaume blanc qui lui pousse au menton.
— Elle dit que vous devriez le surveiller.
Pendant un long moment, tandis que sur leurs selles qui grincent les promeneurs, tirés aux coudes et aux genoux par le brouillard silencieux de la forêt, se fraient un chemin dans l’obscurité grandissante, le rire tranchant de la vieille se fait entendre et fend la nuit en deux.
La dernière matinée de leur séjour à Avis House s’annonce presque aussi douce qu’un matin de juillet. Le ciel est clair et sans nuages, l’air gros d’une chaleur qui s’insinue lentement : à se demander si le rythme des saisons ne s’est pas brusquement accéléré, si la terre n’a pas piqué en avant sur son axe, et si le soleil n’est pas un simple tas de brindilles jetées sur des charbons ardents. Debout aux premières lueurs du jour, Ailie est aussitôt saoulée par la texture de l’air, par le parfum des jonquilles, le bourdonnement des abeilles. Appuyée à la fenêtre de sa chambre, elle contemple le loch, impuissante à étouffer en elle le regret : elle ne se fait pas bien à l’idée de partir et de retrouver le train-train qui l’attend. Certes, les enfants lui manquent, et aussi son père, et même, oui, la simplicité et la régularité de l’existence au jour le jour qu’elle mène à Selkirk, mais elle n’est pas encore prête à rentrer. Ici, c’est la grande vie, l’aventure, quelque chose qu’elle voulait depuis toujours. Chez elle, qu’a-t-elle d’autre que des devoirs envers son mari, ses enfants, son père ? A-t-elle une autre fonction que celle d’épouse constante du saint et lointain martyr ?
Des moineaux et des étourneaux sautillent sur la pelouse. Là-bas, au-dessus du loch, tache lumineuse dans le soleil du matin, un aigle royal plane dans l’air limpide. Ailie a envie de partir, Ailie a envie de rester. Elle a envie de retrouver le visage de ses enfants et, dans le même temps, de pousser plus loin, d’aller jusqu’aux Hébrides, jusqu’à l’Arctique, de franchir le Pôle, de descendre jusqu’au Tibet en traversant toute la Russie. Jamais encore elle n’a été aussi près de comprendre ce que peut éprouver son mari : l’aventure, l’étonnement, le frisson que l’on ressent à traquer les métamorphoses du possible, à agir pour agir, à expérimenter pour le plaisir. Comment en avoir seulement l’intuition lorsqu’on ne cesse de regarder le même bout de jardin, la même jument noire, les mêmes quatre murs d’un bout à l’autre de l’année ? Aujourd’hui, c’est le 6 avril. Cela fait un an et demi que Mungo est parti. Aujourd’hui lui appartient, à elle, et à elle seule.
Au petit déjeuner, Fiona ouvre grandes les fenêtres au chant des oiseaux, à la lumière dorée du matin, à l’éclosion précoce d’une nuée d’éphémères. Tim Dinsdale est là, et aussi Donald MacDonald, et une demi-douzaine de Ramsay repentants, Ewan Murchinson, Sir Adolphus Beattie, Miss Mary Ogilvie, Betty et son ministre du culte, Mrs Quaggus, Fiona et Georgie. Tous ont l’air souriant, même Reelaiah Ramsay. Tous ont envie de papoter, tous parlent qui d’une sortie à cheval, qui d’une promenade à travers la propriété, qui d’un pique-nique ou d’une partie de croquet. Le seul sujet d’intérêt général est le temps.
— Ah ! quel amour de journée ! s’extasie Mrs Quaggus en beurrant ses bannocks.
— Ronflante ! suggère Sir Adolphus en levant le nez de dessus ses œufs au bacon, absolument de première !
Tim Dinsdale affirme qu’il n’a jamais connu une chaleur pareille en avril depuis 1781, l’année même où il a neigé en juillet.
— Une bénédiction, tenez, une vraie bénédiction ! soupire Fiona.
Ailie ne saurait davantage en convenir.
Plus tard, Georgie vient s’asseoir à côté d’elle dans la véranda. Avec ses bottes de cavalier, sa chemise de soie, son costume brun sans façon, il ne manque pas d’élégance, ma foi, lorsqu’il se déroule de tout son long, sur son siège, jette la tête en arrière et croise les jambes avec aisance, assurance même : tout ensemble humble et seigneurial. Certes il a toujours les oreilles décollées, les poignets qui tiennent à lui sortir des manches et le nez en engin d’artillerie, mais quelle importance ? Il faudrait être un enfant pour remarquer pareils détails !
Georgie s’agite sur sa chaise.
— Alors, Ailie, lâche-t-il au bout d’un moment, c’est ton dernier jour ici. Te plairait-il d’aller faire un tour sur le loch ?
— En barque ?
Il acquiesce d’un hochement de tête.
Fiona et Thomas sont occupés à défiler autour du salon en tapant sur des marmites et en chantant à plein gosier Haytim foam, foam eri ! Betty et son pasteur se promènent dans le jardin bras dessus bras dessous, tandis qu’entourée de quelques Ramsay, Mrs Quaggus fait l’éloge de feu son époux, assise devant une sixième tasse de thé.
Georgie étudie le profil d’Ailie. Elle se tourne vers lui et le regarde droit dans les yeux.
— Rien ne me plairait davantage, déclare-t-elle.
N’était que Fiona l’a repeinte en rouge cerise « pour qu’on la voie mieux » et qu’elle l’a bizarrement baptisée L’Esprit des Eaux, la barque qu’on a tirée à sec à l’embouchure du Divach Burn, rames en équilibre dans ses tolets, pourrait fort bien être la carcasse de quelque animal fantastique, un insecte colossal échoué sur la plage ou l’ex-squelette creux d’un crabe préhistorique. À demi enfouie dans le sous-bois, elle fait de la réclame à la civilisation, cependant que des oiseaux volettent dans les roseaux et que des cousins tournaillent au-dessus de l’eau. Après avoir sautillé d’un pied sur l’autre pour ôter ses bottes, Georgie tire l’embarcation dans l’eau couleur whisky et fort galamment aide Ailie à monter à l’arrière. Puis il prend le panier du pique-nique (trois bouteilles de vin, du saumon fumé, des tranches de langue, du fromage, du pain, des radis et des serviettes en lin), donne une poussée raisonnablement athlétique à la barque, et les voilà partis.
C’est à peine s’il souffle une petite brise et l’air – il doit faire dans les vingt-quatre à vingt-cinq degrés – leur fond dessus comme du beurre. Ailie jette son foulard et son chapeau, défait le col de son corsage et regarde les roseaux s’amenuiser à l’horizon tandis que s’estompe sur sa droite le donjon en ruine du château d’Urquhart. C’est tout simplement splendide. Le temps qu’il fait, le paysage, un ami avec vous… Elle se sent aussi bête qu’une adolescente, dans ses veines le sang court de plus en plus légèrement. Georgie se démène aux avirons. Elle a envie de se pencher en avant et de lui tordre gentiment le bout du nez.
— On se rapproche pour regarder les ruines par en dessous ? lui demande-t-il en soufflant – et il fait virer le bateau vers le promontoire où se dresse le château.
Ils sont face à face, à moins d’un mètre l’un de l’autre. Leurs jambes se touchent.
— Oui, lui répond-elle en riant, parce que tout est drôle et parfait.
Ils n’ont même pas eu besoin de déboucher les bouteilles : elle est déjà saoule.
— Oui, répète-t-elle et puis, tout aussi vite, elle lui dit « non ».
Aussi obéissant qu’un cheval de roulage, Georgie lâche les avirons.
— Non, non, reprend-elle, ce que je voulais dire, c’est que le château, nous l’avons déjà vu. Si nous allions plutôt jusqu’au milieu du loch, jusqu’à ce que la plage ne fasse plus qu’un petit point à l’horizon, que ce soit l’aventure. Nous pourrions très bien dériver jusque là-bas, à n’en plus finir, toute la sainte journée…
Georgie lui décoche un gros sourire de cheval satisfait. Rien ne lui plairait plus que de lui faire faire le tour du lac… que de l’emmener là où elle voudrait, n’importe où… que de se laisser glisser sur le loch jusqu’au coucher du soleil. Il tire sur les rames avec une ardeur nouvelle, se repaît du festin de ses yeux.
La barque s’éloigne sur les vagues, les avirons tintent comme des carillons éoliens. Ailie rejette la tête en arrière et, les yeux fermés, se prend pour une héroïne de légende médiévale, pour Una 1 ou Iseut la Blonde. Devant elle Georgie, le héros en sueur, là-bas le château… et elle, Ailie, la dame en détresse : il ne leur manque plus qu’un dragon. Rien que d’y penser, elle éclate de rire et Georgie se joint à elle – arborant un sourire vaste comme l’horizon.
Une heure plus tard, ils sont comme en selle sur les ondes ; le lac, au rythme de son souple ventre, au souffle imperceptible qui court d’un bout à l’autre de son étendue immobile, les ballotte doucement et vient les caresser tous deux, en plein centre des eaux, à égale distance des deux rives. Le soleil leur fait comme les plumes au dormeur et les enveloppe d’une somptueuse chaleur. Georgie a plié sa veste sur le siège de devant et a ouvert sa chemise jusqu’à la taille. Ailie, elle, a ôté ses chaussures et ses bas et trempe ses pieds dans l’eau comme une fille de la campagne. Les tranches de langue, le pain et les radis s’étalent sur le champ parfaitement blanc de la nappe en lin, deux bouteilles de vin vides roulant doucement sur le plancher du bateau au rythme du loch qui lentement s’abaisse et se soulève. Et ils rient l’un et l’autre en pensant au temps jadis.
— Non mais, ces poèmes que tu m’écrivais ! s’exclame-t-elle. « Le matin rougissant de tes joues/Les flots écumants de tes seins… » ! Ce qu’ils pouvaient être ridicules !
Elle s’étrangle de rire, cherche à reprendre son souffle ; le mécanisme est fou : elle rit comme on a le hoquet.
Georgie rit avec elle. Oui, ridicule, il l’était, et le reconnaît.
— Et… et cette manie que tu avais de jouer du pipeau et de… et de chanter en même temps !…
Le sang et le vin lui mettent le feu aux joues ; à l’arrière de son crâne, deux petits points saillent sous la violence de son rire.
— Je l’admets volontiers, fait Georgie en riant. J’étais absurde. Un vrai boutonneux, un adolescent halluciné – mais voici que soudain il ne rit plus. Mais c’était du sérieux, Ailie : je t’aimais. Oui, alors je t’aimais, tout aussi fort que je t’aime aujourd’hui.
On dirait que quelqu’un tout à coup a baissé le rideau, changé le texte de la pièce. Alors qu’un instant auparavant elle riait et taquinait Georgie sans perdre la tête, elle est maintenant tendue et comme figée sur place. Les paroles de Georgie lui entrent dans le corps comme des doigts dans de l’argile, la pétrissent, lui font battre le sang comme des tambours au défilé. Arrête, se dit-elle en elle-même, arrête ! Et puis non : continue, continue !
Et déjà il est à genoux, entre ses jambes, ses mains maigres et osseuses lui massant nerveusement les cuisses, comme si elle s’était noyée et qu’il cherchait à la faire revenir à la vie.
— Dès que je t’ai vue, lui dit-il, je le jure…
Mais elle lui pose une main sur la bouche, lui prend la tête, caresse le paysage avide et jaune de ses oreilles. Le soleil, le vin, le romantisme du loch, les ruines vénérables du château et un an et demi de célibat : Ailie prend feu.
Délicat et tout empli de crainte révérencielle, mais sans la moindre hésitation ou maladresse, dévotement, Georgie se presse contre elle, la cérémonie secrète se déroulant aussi doucement, aussi exactement que s’il l’avait mille fois répétée. Ses jupes, ses sous-vêtements, les boutons de ses pantalons, et elle, Ailie : son intelligence l’a quittée, elle n’est plus qu’une créature de la sensation, de l’électricité, des attouchements, des effleurements et des caresses, elle a fermé les yeux, elle se laisse aller aux rythmes de l’amour, aux balancements de la barque, elle serre les épaules de Georgie dans la paume de ses mains, elle sent son visage sur elle, sa langue dans sa bouche…
Et ses yeux se rouvrent, se referment, se rouvrent encore. Mais là, par-dessus son épaule : qu’est-ce donc ? Striés par ses cheveux, les détails rugueux de son oreille… Elle n’a plus sa tête. Elle délire. Il remue en elle mais elle garde les yeux ouverts, tend le cou en avant. L’être s’est arc-bouté au-dessus de la barque, il recule, il est luisant et musculeux, il dégouline… non, ce n’est pas possible, non cela ne se peut pas… mais ce visage là-haut, ces yeux de serpent, cette ombre qui s’abat en travers de son visage comme une gifle soudaine et brûlante.
Non, cela ne se peut.
Elle ferme les yeux et se cramponne de toutes ses forces… comme s’il en allait de sa vie même.
1. Héroïne de La Reine des Fées de Spenser.