EURÊKA !
Quatre jours plus tard, parmi les dégoulinements et les rideaux de brume tissés par une pluie intermittente, l’explorateur, le guide et le devin – talonnés par leur rosse et leur âne – se retrouvent en train de peiner sur la route de Ségou, capitale du royaume de Bambara. En fait, c’est vers Ségou Korro qu’ils se dirigent (la plus occidentale des quatre cités qui forment la ville – les trois autres étant Ségou Bou, Sou Korro et Ségou Sé Korro). Aux dires du vieil Éboé qui, dans sa jeunesse, l’a visitée à deux reprises, Ségou est une ville ouverte où ruissellent le vin de palme, l’hydromel et la bière de soulou. Les rues résonnent d’éclats de rire lubriques, de bribes de chansons et des cris des coqs de combat, les ruelles regorgeant de putains au cou cerclé d’anneaux en cuivre et à la peau noire comme le fond d’un puits. Il y a là des jongleurs, des nains et des acrobates, des hommes qui étêtent des poulets à coups de dents – merveilles inouïes ! À Ségou, les ruisseaux remontent vers leurs sources. À Ségou, les gens parlent à l’envers. La lascivité s’étale dans les rues, les ruelles et dans les divers repaires de l’injustice. Les pierres précieuses sont aussi communes que le gravier. À Ségou, les rues sont pavées de marbre, à Ségou, les marchands mangent dans de la vaisselle d’or, à Ségou, volaille, poissons, œufs pochés, mouton, riz, il suffit de demander pour avoir à manger. Et le bazar… le bazar est sans limites, le bazar est infini, le bazar dit tous les besoins et tous les rêves des hommes, tous leurs désirs inhumains.
— On y trouve tout ce qu’on veut, grince le vieillard en se léchant les babines. Des épées, des esclaves, des singes qui parlent, du haschisch.
L’explorateur en a la paume des mains moite. Après tous ces mois de morne tristesse passés dans le désert, l’idée d’arriver dans une ville – dans une ville nègre – l’excite au plus haut point. Mais il y a plus. Des capitales, il en a déjà vu. Ce qui lui fait ainsi courir le sang dans les veines et palpiter les organes ? Le fait que celle-ci – et il n’en est aucune autre qui lui ressemble dans tout ce que l’histoire occidentale a rapporté – se dresse sur la rive ouest d’un fleuve de légende qui s’appelle le Niger.
Le Niger ! Rien que d’y songer, il en reste tout ahuri. César, Alexandre, Houghton, Ledyard – aucun d’eux ne s’en est même seulement approché. Le Niger ! C’est pour lui qu’il a souffert, pour lui qu’il s’est privé de tout, pour lui qu’il s’est démoli l’estomac, pour lui qu’il a abandonné la femme qu’il aime. Le Niger. Il hante ses rêves, il aigrit sa première tasse de thé le matin, sans cesse il dessine son cours dans sa tête. Et voilà qu’enfin, enfin ! il est là, à portée de main.
Ou presque. Car pour l’instant, la situation est plutôt sinistre. Les trois hommes crèvent de faim, ils sont épuisés, frigorifiés, ils se traînent aussi lamentablement qu’un orphelinat en sortie. Le devin a les pieds ouverts et les genoux rongés par l’arthrite ; dans ses bottes pourries, ceux de l’explorateur sont couverts de cors et d’ampoules ; Johnson, lui, a de grosses sangsues marron entre les orteils et sous sa toge. La rosse et l’âne tirent également la patte, inutiles ou peu s’en faut. Derrière eux, le paysage monte et descend, rude et accidenté, aussi grêlé qu’une joue ravagée par l’acné. Devant eux, c’est du pareil au même, à l’infini. On aperçoit des déclivités soudaines, des collines et des vallées, des corniches, des ravins. Des forêts de ciboas assombrissent les vallées ; avec leurs troncs gros comme Big Ben, d’énormes tabbas se dressent au sommet des collines. Le sol disparaît sous l’herbe de Guinée rabougrie et les buissons foisonnants de bogues et envahis de bruyère. Des serpents, des scorpions et des araignées grosses comme des omelettes attendent patiemment leurs proies. Des chiens sauvages hurlent derrière des monceaux de feuilles succulentes ; là-haut, dans les arbres, noirs et sans une plume sur la tête, des vautours au dos voûté s’entassent comme des pilleurs de tombes à un concert. La route, si tant est qu’on puisse lui donner ce nom, n’est guère plus qu’un sentier à vaches.
La pluie, qui tombe de plus en plus fort, transperce les hommes. Au début, c’était l’extase. Ils faisaient des tonneaux et des cabrioles. Ils se roulaient dans la boue, ils ouvraient la bouche pour boire les gouttes, ils ôtaient leur chemise pour être encore plus trempés, ils applaudissaient, poussaient des hou-hou et dansaient comme des criminels amnistiés. Ils dormaient dans des flaques et se réveillaient en riant ; la pluie embaumait les arbres et leur battait le visage. Dérapaient-ils, tombaient-ils même sur la route glissante qu’aussitôt ils éclataient de rire. Soudain, c’était l’univers entier qui leur souriait. Ils en étaient amoureux.
Mais c’était il y a cinq jours. Maintenant, ça suffit. Par endroits, l’eau leur monte jusqu’aux genoux. La boue les aspire par les pieds. Ils ont la poitrine congestionnée, le nez qui coule, les oreilles bouchées. Le matin s’efface dans les brumes et les brouillards, le monde est sans contours, aussi indistinct qu’un rêve, l’air une seule et même fétidité humide et glacée. De grands fantômes gris surgissent devant eux et dans un vaste bruissement de métal s’enfoncent de nouveau dans le néant. Tout piaule, tout gémit, tout siffle et mugit. L’épuisement déjà les marque. À un moment donné – l’après-midi s’achève –, l’explorateur n’a même plus la force d’avancer. Une heure durant, il s’est battu avec sa rosse pour lui faire franchir un ravin rempli d’une eau jaunâtre et écumante, il se jette par terre au bord de la route. Il n’en peut plus. Le vieillard s’écroule à ses côtés, Johnson l’imite en graillonnant. La rosse et l’âne s’affaissent comme des sacs de papier.
— C’est encore… loin ? demande Mungo d’une voix étouffée par les glaires.
Johnson crache encore un coup, se mouche dans les plis détrempés de sa toge.
— Pourquoi que vous me demandez ça, à moi ? Comme si j’étais déjà venu ici !
Ils se tournent vers Éboé. Front creusé de rides, corps mou et nu, il s’est assis sous un buisson, la tête penchée en avant, comme une gargouille. La pintade – une de ses ailes s’est abîmée, puis perdue – lui pend toujours au cou, plumes alourdies par la pluie et les vers.
— Woko baba das, marmonne-t-il.
— Dix milles, grogne Johnson. On y sera demain matin.
Dur et scintillant, le matin s’abat sur eux comme une claque. Johnson s’est déjà levé pour cueillir des baies et des champignons lorsque l’explorateur se réveille d’un coup : le ciel est sans nuages, deux milans y glissent en lents tournoiements. Il est d’abord étonné et désorienté, puis tout lui revient : c’est aujourd’hui le grand jour ! Il se dresse d’un bond, rassemble ses affaires, frappe son cheval à coups de bâton, appelle Johnson, secoue ce vieil échassier d’Éboé par les épaules.
— Réveille-toi, Éboé… c’est l’heure de se remettre en route !
Niché sous son buisson, le vieillard continue de dormir, immobile comme la mort. Il a la bouche grande ouverte, la fleur rose de ses gencives et de son palais offerte en hors-d’œuvre aux énormes mouches vertes qui tournicotent autour de sa pintade en putréfaction. Une colonne de fourmis lui passe sur le pied comme en suivant une autoroute, des moustiques lui tatouent les joues et les paupières. L’explorateur regarde longuement l’homme frêle et sans mouvements. Ses os se détachent si fort sur la gadoue jaunâtre qu’il en est brusquement saisi de terreur. Le vieil Éboé, le dernier des habitants de Djarra, est mort.
Mungo recule et, toujours accroupi, appelle à nouveau Johnson – d’une voix plus aiguë cette fois-ci. Sur la route, ce dernier émerge d’un buisson. Ses mâchoires se sont mises au travail, un sac rempli d’herbes, de noix, de baies et de champignons se balance à sa taille. Ce qu’il a dans les bras ? Une demi-douzaine de racines tordues.
— C’est le vieux, lui crie Mungo. Je crois qu’il a son compte.
Les racines dégringolent sur la route avec un plouf obscène.
Johnson démarre au petit trot, sa poitrine et son ventre se soulevant et s’abaissant lourdement sous sa toge. Il se met à genoux à côté du vieil homme et lui colle son oreille sur le cœur. Il relève la tête et regarde l’explorateur d’un air triste.
— J’ai bien peur que vous n’ayez raison, m’sieur Park, dit-il. Qu’est-ce que vous préférez ? L’enterrer ou l’abandonner au service de voirie de Dame Nature ?
L’explorateur est choqué.
— Mais… mais évidemment qu’on l’enterre, dit-il.
Toujours à genoux, Johnson le dévisage en clignant des paupières.
— Non, parce que la journée va être dure. Et sacrément humide. Et vot’ fleuve, il est plus qu’à dix milles d’ici : vous savez, celui que rien que d’y penser, vous êtes dans tous vos états ! Sans parler de cette cité qu’est pleine de surprises et de merveilles, de femmes nubiles et de boissons alcoolisées… Alors, toujours aussi certain de vouloir l’enterrer ?
L’explorateur n’a pas le temps de lui répondre. Johnson s’est déjà penché sur le vieillard pour lui enlever le volatile qu’il a autour du cou, lorsqu’une main osseuse l’arrête dans son geste. Le devin rouvre les paupières avec une lenteur sirupeuse. Puis il s’étire, bâille, se rassied et secoue un doigt vengeur sous le nez de Johnson.
— Éboé croire nous amis, dit-il. Mais tu essaies voler sa pintade-mojo !
Le visage flasque, Johnson recule d’un bond.
— Mais on pensait que…
Le vieillard s’est remis sur ses pieds et, une mouche prise dans la bulle de salive qui lui pend à la lèvre, vacille légèrement. Il marche sur le guide d’un pas chancelant. Son corps tremble de rage ou de faiblesse. Ses doigts recroquevillés frôlent le cordon de cuir. Enfin il le saisit fermement et fait glisser l’oiseau au-dessus de sa tête. Déjà l’animal lui pend aux doigts, tout mou, dégoûtant et couvert d’insectes.
— Tu veux ?
Le vieil homme parle un mandingue aussi épais qu’une potion pour dormir.
— Non, le supplie Johnson, non !
Tout à coup, en un geste si rapide et délié qu’il défie le regard, Éboé fait tournoyer l’horrible chose dans les airs. Le temps d’un frissonnement de plumes et voilà que le cou de Johnson se retrouve pris dans une manière de nœud coulant. FOOMP ! L’oiseau le frappe à la poitrine, y reste accroché. Des vers se tortillent dans les replis de son ventre. Des mouches lui tournent follement autour de la tête. À côté du sien, le visage de la Pietà dirait toute la joie du monde.
L’explorateur en reste confondu, la bouche grande ouverte. Il est bel et bien en train d’assister à un rite primitif.
— Johnson, s’écrie-t-il stupéfait, mais enlève ce truc ! Jette-le dans les buissons !
Le vieil Éboé sourit jusqu’aux oreilles. Johnson penche la tête de côté.
— Mais j’y arrive pas ! souffle-t-il.
La boue leur fait des croûtes sous les pieds, on entend des fauves feuler dans le sous-bois, et Johnson ne cesse d’attirer les mouches : les vertes, les noires, les mouches à viande, les mouches à saloperies. La route commence à s’élargir. De temps à autre, ils aperçoivent des habitations tassées sous des arbres ou perchées sur des hauteurs d’argile rouge. Devant ces cases, on peut voir des femmes aux seins nus, des chiens apathiques et des hommes qui portent des culottes trop larges, des chemises rayées et des chapeaux coniques. Les hommes tirent sur des pipes à long tuyau, les femmes mâchonnent des racines et crachent entre leurs dents noircies. Des palmes ondulent au-dessus de leurs têtes. Des chèvres traînent la patte dans les enclos. Une forte odeur d’urine surit l’air.
Dès qu’ils arrivent en haut d’une côte, l’explorateur se précipite en avant et, incapable de se contenir, se démanche le cou à la façon d’un touriste. Il hurle et agite son chapeau à l’horizon, il gesticule comme un forcené en montrant une tache blanche perdue dans le lointain.
— On y est ? lance-t-il en dansant sur place. C’est ça ?
Au sommet de la dix-huitième colline, le vieil Éboé s’arrête pour humer la brise. Mungo retient son souffle. Aucun doute n’est permis, il y a bien quelque chose là-bas devant eux, des tours, qui sait ? L’éclair soudain d’une fenêtre où le soleil est venu se prendre ? Le devin au corps ratatiné se baisse pour ramasser une pierre ronde et blanche dans la boue. Il la frotte un court instant entre ses doigts durs comme du cuir, puis se la glisse dans la bouche. Ses séniles paupières retombent comme des rideaux, ses lèvres font la moue, il se met à sucer son caillou d’un air pensif. Des éternités s’écoulent, le monde tourne autour de son axe en grinçant, des constellations chavirent au firmament.
— Alors ? demande Mungo.
Éboé rouvre les paupières. Éboé crache son caillou. Autour de la tête de Johnson, le bourdonnement des mouches se fait roulement de tambour.
— Alors ?
Lentement, délibérément, Éboé lève le bras, tend un doigt tordu devant lui.
— Ségou Korro, grogne-t-il.
Pendant une fraction de seconde, l’explorateur reste pétrifié. Et puis il entame un marathon. La faim à en mourir, la faiblesse, les clous qui lui traversent les semelles, le soleil qui lui assèche l’humeur des yeux… Rien de tout cela ne compte plus : son but est enfin en vue. Il frappe l’argile jaune de ses pieds, il efface les traces de pas de ceux qui l’ont précédé. Là-bas, Johnson, Éboé, la rosse et l’âne reculent déjà dans le lointain. Devant lui, les splendides murs dorés de la ville se font de plus en plus nets. Cases et piétons, il dépasse tout à la vitesse de l’éclair. Femmes portant des pots en équilibre sur la tête, jeunes garçons poussant leurs chèvres à l’aide de baguettes longues et souples, ânes chargés de marchandises, détritus de légumes, oiseaux bariolés dans leurs cages en osier, tout n’est qu’ombres qui filent. Il ne s’arrête pour personne, déjà se rue sous l’énorme porte de la ville, se fraye un chemin au milieu des gens qui le regardent d’un œil étonné, descend des rues encombrées, des ruelles. Il est pris de frénésie, il veut voir le fleuve, ses pieds martèlent le sol en cadence. Stupéfaits, des Bambaras lui emboîtent le pas comme des enfants au défilé. Encore quelques rues en terre battue, encore un chien crevé, encore des camelots et des marchands, un éclair de lumière et de mouvement, et ça y est… le voilà ! Il est aussi large que la Tamise, aussi brun qu’un égout ; il disparaît sous les radeaux et les canots, ses rives ne sont qu’une seule et même horde de gamins qui s’éclaboussent, de cochons qui cherchent des racines, de lavandières en bonnets blancs. Il ne se retourne pas au mugissement qui monte derrière lui, il ne le remarque même pas, il bondit par-dessus des caisses et des cages, il renverse des gosses et des vieilles, du bras il repousse paysans et pêcheurs : dans sa gorge brûle un cri sauvage de triomphe. Les docks en bambou oscillent sous ses pieds, un batelier s’écarte vivement de son chemin en grimaçant comme s’il esquivait un coup ; l’explorateur s’envole. Ses bras et ses jambes battent délicieusement l’air pendant un court instant, y restent suspendus : enfin la gloire ! Fou comme un lapin, il se met à hurler quelque chose en grec et disparaît dans les eaux sombres et fumantes qui l’enlacent comme une mère.