WATER MUSIC
(brève reprise)
Le jour où Mungo partit pour Édimbourg, l’air glacé avait quelque chose de prémonitoire : il offrait un avant-goût des nuits amères qui allaient suivre. C’était la mi-septembre, juste après son anniversaire. Les feuilles changeaient de couleur et, le matin, un brouillard gris et froid tenait la rivière sous ses griffes comme un chat ou un ours leur proie. On avait donné une réception, bien sûr – Ailie avait tellement insisté ! Mais pendant tout le temps, l’explorateur s’était senti mal à l’aise, avec toutes ces bêtises, ces futilités, et d’ailleurs, à bien creuser les choses, y avait-il là-dedans une seule bonne raison de se réjouir ?
— Mais enfin, Mungo, avait-elle plaidé, c’est ton trente-troisième anniversaire ! Pour toi, ce n’est pas un signe ?
Il avait levé le nez de dessus les pages écornées de sa Géographie de Léon l’Africain.
— Un signe ?
Elle grimaçait comme un clown.
— Après tout, fit-elle, ce fut quand même une année importante pour le Christ, non ?
Résultat, vingt-deux invités, dont Walter Scott, le révérend MacNibbit et Thomas Cringletie, étaient venus boire à la santé de l’explorateur. Quoique shérif de la Forêt d’Ettrick depuis cinq ans, Scott s’était depuis peu installé à Ashestiel sur la Tweed. Comme shérif, il connaissait tous les paysans des environs, et notamment Archibald, le frère de Mungo : quand Mungo eut déménagé, Archie les avait fait se rencontrer. À la fin de l’été, ils étaient déjà grands amis. Souvent l’explorateur enfourchait son cheval et, après avoir traversé le pont qui sépare les comtés de la Yarrow et de la Tweed, pendant des après-midi entières s’en allait tuer le temps à Ashestiel. Ou bien alors c’était Scott qui arrivait à Fowlshiels sans crier gare afin d’y passer la soirée dans la véranda, ou de descendre à la rivière pêcher à la mouche en regardant les nuées de cousins virevolter au-dessus des eaux changeantes. La tête penchée vers le sol, tout à leur conversation, les deux hommes faisaient de longues promenades ensemble ; ils pêchaient, chevauchaient, buvaient et philosophaient. Scott avait publié son édition en trois volumes du Ménestrel de la frontière un an auparavant et, fasciné par les ballades d’autrefois, Mungo ne cessait de mettre en parallèle les versions qu’en avait données le poète et celles qui avaient bercé son enfance, lui signalant les divergences, ravi des concordances. Il était animé d’une telle passion qu’il fit profiter son ami des observations qu’il avait lui-même recueillies sur les traditions orales qui ont cours chez les Mandingues et chez les Maures. Scott, quant à lui, ne se lassait pas d’entendre ses récits de voyage – et par-dessus tout ce qu’il n’avait pas cru bon de rapporter dans son livre. C’est ainsi, par exemple, qu’après lui avoir versé un verre de bordeaux, Scott le pressait de lui raconter les excès de Dassoud ou de lui dire les appétits de Fatima et les manières souples et apaisantes d’Aïcha. Il voulait savoir comment l’explorateur s’était abaissé et traîné dans la boue aux pieds de Mansong, roi de Bambara, découvrir les rites étranges dont il avait été le témoin, ne rien ignorer des pratiques africaines, celles qu’on tait parce qu’elles sont contre nature.
Ailie se réjouissait de cette amitié. Savant et cultivé, Scott avait le même âge que son mari et semblait doué d’un talent particulier pour le faire sortir de sa coquille, lui redonner du courage et de l’énergie, et l’empêcher de passer ses journées à errer sans but à travers la maison. Mais toute chose a ses limites. Pendant la réception, Mungo se refusa à presque tous les autres invités et, avec Scott et Zander, fit bande à part : tous trois, tête baissée, se contentaient d’échanger des confidences. Archibald et sa mère furent obligés de tirer Mungo par le bras pour le faire consentir à se lever, à souffler les bougies et à ouvrir le bal. Après quoi, il s’en retourna tout droit dans son coin, tout droit vers ses deux amis, Zander et Scott. Les cornemuses couvraient leurs voix. Ailie, qui leur jetait de temps à autre un coup d’œil à travers la pièce, les vit se lancer dans de longues phrases et gesticuler ; mais en discutant, ils gardaient un visage neutre et sérieux : une couvée de pasteurs autour d’une tasse de thé.
Ce soir-là, avant de se coucher, elle lui donna son cadeau : une boussole montée dans une plaque de liège.
— Comme ça, lui dit-elle en souriant, tu pourras toujours retrouver le chemin de la maison. D’Édimbourg, d’Ashestiel… même de Londres.
Le visage illuminé par les rougeurs d’un secret naissant, elle hésita.
— J’ai autre chose à te dire, murmura-t-elle enfin en s’approchant de lui.
La mine maussade, il la regarda. Dans la lumière de la lampe, sa barbe blonde était toute transparente.
— Nous allons avoir un autre enfant. Au printemps prochain.
Mungo partit pour Édimbourg le lendemain matin. En voyage d’affaires. L’un dans l’autre, il y passerait tout l’été, afin de régler des questions d’investissements et d’assurance-décès avec son avoué, Saltoun.
— Une assurance-décès ? s’était étonnée Ailie. Mais pour quoi faire ?
— On ne sait jamais, avait-il répondu, solennel comme le patriarche des tribus égarées.
— Mais tu es encore jeune, Mungo… c’est idiot de songer à des… à des choses pareilles à ton âge !
— Et si je tombais de cheval ? Et si je dégringolais dans la Yarrow, si je me fracassais la tête sur un rocher, hein ?
Elle avait détourné les yeux.
— Je n’ai aucune envie de penser à ça. Fais comme tu veux.
Il l’avait embrassée devant la maison, juste avant de la quitter.
Il l’avait serrée contre lui, et encore l’avait embrassée, lui avait caressé les cheveux, avait suivi les contours de son visage du bout de ses doigts tremblants. Son accès de passion l’avait surprise.
— Salue bien les Macleod et les Leask pour moi, lui avait-elle recommandé, et aussi le vieux Saltoun… Tu reviens dans quatre ou cinq jours, c’est ça ?
Monté sur son cheval, il ressemblait à une statue de bronze dressée contre le ciel. Elle pensa à l’armée, à la guerre contre la France, à Colin Raeburn et à Oliphant Graham qui, l’un et l’autre, étaient morts à Copenhague. Et puis soudain, sans qu’elle pût se l’expliquer, elle songea à sa mère. Mungo était impassible. Elle réussit à lui sourire.
— Quatre ou cinq jours, n’est-ce pas ? répéta-t-elle.
Il avait le soleil dans le dos et elle dut cligner des paupières pour voir ses yeux. Ils avaient la couleur de la glace. Le cheval hennit. Ailie sentit son estomac se serrer. Mungo ne lui répondit pas, se contenta de tirer sur les rênes, obligeant sa monture à tourner la tête, et s’en fut au petit galop.
La lettre arriva deux jours plus tard. De Londres. Et sans adresse où répondre.
Le 19 septembre 1804
Ma chère Ailie,
Je te demande pardon. Je n’ai pas eu la force d’affronter une scène. Comme tu l’as probablement deviné ou déduit des conversations que tu as eues avec ton frère, je repars pour l’Afrique. Cette fois-ci, c’est pour y diriger une expédition de quelque quarante personnes, entièrement financée par le gouvernement. Une occasion incroyable. Il était de mon devoir de patriote de la saisir au bond.
Ma douleur ne cessera que le jour où je reviendrai vers toi et les enfants, dans le courant de l’année, cela ne fait aucun doute. Nous avons le projet de mettre à flot un bateau à Ségou et de lui faire suivre le cours du fleuve jusqu’à l’océan. Si c’est un garçon qui doit naître, pourrais-tu avoir la gentillesse de l’appeler Archie, comme mon frère ?
Je t’en prie, Ailie, très chère Ailie, essaie de me comprendre. La Yarrow est banale, la vie près de la Yarrow est banale. Ici, les merveilles abondent, des merveilles qui n’attendent qu’une chose : l’homme qui saura les révéler au monde. Et cet homme, Ailie, c’est moi, oui, moi.
À toi dans l’amour et la contrition,
MUNGO
La lettre la blessa à la manière d’une lance à pointe d’os dont l’eût transpercée un sauvage, un Gourbi, quelqu’un qui fût venu des couches inaccessibles, effrayantes et fétides, des profondeurs mêmes du Continent noir. Elle n’avait pas eu la moindre conversation avec Zander qui, de fait, l’évitait. La première semaine n’était pas encore achevée qu’elle savait déjà que Mungo allait lui envoyer une lettre et qu’elle n’aurait pas besoin de l’ouvrir pour en connaître la teneur. Elle savait, mais elle suppliait tous les saints, les archanges, toutes les puissances des sphères supérieures de lui dire qu’elle se trompait, que Mungo avait été retenu à Édimbourg… qu’il avait eu un petit accident… qu’il était parti à la campagne avec Robbie Macleod.
Mais non. Il l’avait trompée une fois de plus. Le salaud ! Le menteur ! L’immonde fils de pute irresponsable et sans courage ! L’abandonner ainsi, lui mentir et se raccommoder avec elle pour lui mentir de nouveau ! S’ouvrir de ses secrets les plus intimes à un inconnu comme ce Walter Scott et les lui cacher, à elle ! Puisque c’était ainsi, c’était fini entre eux. Il n’était qu’un bon à rien, un menteur, un tricheur. Il avait abusé de son amour, sa loyauté, sa confiance, il s’était sauvé en la payant d’un mensonge… comme un voleur.
Elle relut sa lettre et la jeta par terre tant elle s’en trouvait dégoûtée. Et puis, comme sous le coup d’une inspiration soudaine, elle alla la ramasser, la retourna et constata que Mungo avait écrit quelque chose à l’intérieur du rabat de l’enveloppe, en manière de post-scriptum. Il avait serré ses mots les uns contre les autres, comme s’il était pressé. Son écriture était si torturée que même aux yeux d’Ailie, elle parut méconnaissable. Elle dut s’approcher de la fenêtre et cligner des yeux avant de pouvoir distinguer des mots dans cet entrelacs de boucles barrées et de petits gribouillis, qui finirent tout de même par s’organiser en un sens :
Je l’entends dans mes rêves, je l’entends le matin lorsque je me réveille et que les oiseaux chantent dans les arbres… ce frissonnement, ce tintement… cet air de musique. Et tu sais ce que c’est ? C’est le Niger. Le Niger qui se rue, le Niger qui s’effondre dans ses chutes, le Niger qui souffle en courant vers son embouchure cachée, là-bas, vers l’océan. Voilà ce que j’entends, Ailie, du matin au soir et du soir au matin. De la musique !
Le bébé vagit. Ailie laisse tomber l’enveloppe dans la cheminée.