QUELQU’UN SUR QUI S’APPUYER
Elle reçoit des visites, elle voit des gens qui viennent et puis s’en vont, des gens qui lui grimacent des sourires et lui veulent du bien. Le beau petit chéri. Kili-kili. Bonjour, au revoir. Adossée à son oreiller, elle supporte tout et souffre comme une sainte. Elle se sent mal – mal d’être l’objet de tant de pitié et de tant d’admiration, mal de se retrouver dans sa chambre d’enfant, après ces vingt-cinq longues années, dans ce lit où elle dormait seule autrefois. Mal de retrouver cette ancienne solitude.
Dès le début, elle avait clairement compris que l’expérience de Fowlshiels ne marcherait pas. Dans ce retour chez sa belle-mère, elle avait vu une critique implicite de la part de Mungo, une façon qu’il avait de lui signifier leur échec de Peebles. Habituée à diriger sa maison et à prendre des décisions en toute indépendance – et cela allait de la composition du jardin potager au nombre de fois où il fallait débarrasser le chien de ses vers –, elle n’avait pu faire autrement que d’entrer en conflit avec la mère de Mungo. La situation s’était détériorée dès le départ de celui-ci. À croire que la vieille femme lui mettait sur le dos la téméraire irresponsabilité de son fils et la tenait pour la mauvaise gardienne d’un foyer qui, par sa faute, aurait rejeté son époux vers les périls d’une jungle regorgeant de cannibales et de bêtes voraces. À la cuisine, devant la maison, au puits, Ailie n’arrêtait pas de sentir son regard de censeur. Les jours qui passaient ne faisaient qu’accroître, à la faveur de menus incidents domestiques, le ressentiment que lui inspiraient son mari et la situation à laquelle il l’avait condamnée. Un mois s’était écoulé, et puis un autre encore. Enceinte, Ailie n’en pouvait plus de fatigue. Dans le cottage étroit, les enfants couraient comme des gitans ou des Peaux-Rouges, tandis que la grand-mère se retranchait derrière un mur de silence glacial et arrogant : lorsque son père l’avait invitée à revenir à Selkirk, elle avait sauté sur l’occasion.
Ainsi donc, elle était revenue à la maison. À la maison, pour y donner naissance à son dernier fils et y lécher ses blessures, à la maison pour élever ses enfants sous le toit protecteur de son père. Maintenant que le bébé s’est endormi, que le docteur est parti pour ses visites et que ses enfants sont à Fowlshiels – ils y sont allés passer quelques jours en attendant qu’elle retrouve ses forces –, la maison chante en sourdine la quiétude retrouvée. Ailie est chez elle, bien sûr, et enfin libérée de l’agitation angoissée qui régnait chez sa belle-mère, mais au cadran les heures s’étirent, et les vitres sont perpétuellement grises. Elle s’ennuie. Elle est découragée et inquiète. Elle essaie de lire un article sur la reproduction asexuée de l’hydre verte. Elle commence une lettre à Mungo, puis, frustrée, la déchire : à quoi bon ? De toute façon, il ne la lira jamais. Pour finir, elle se lève, péniblement, lentement, pour se regarder dans la glace ; elle sursaute devant la vision qu’elle y découvre : celle d’une femme de trente ans, frêle, aux traits délicats, les cheveux emmêlés, le visage à jamais marqué par la douleur et la colère. Une femme à la mâchoire rigide et au regard effilé comme une lame de couteau, une femme au regard féroce et qui ne pardonne pas.
La journée n’en finit pas. Katlin Gibbie, qui a pris du poids et fait matrone malgré ses vingt-six ans, vient lui rendre visite, avec ses enfants, des diables qui ne lui lâchent pas les jupes. Betty Deatcher passe en coup de vent. Puis le révérend MacNibbit. Bref, presque la moitié de la ville. Et chacun apporte quelque chose : une babiole pour le petit, un bouquet de fleurs, un pain, une tasse de bouillon. Mais Zander n’est pas là. Ni Mungo non plus.
Rien que d’y penser, elle sent son estomac se contracter sous une peur qui fait aussi mal que la faim. Elle essaie de retrouver leurs visages – celui de son époux, celui de son frère – mais n’arrive qu’à revoir celui d’un Gourbi au sourire grimaçant, d’un Gourbi qui, un os en travers du nez, se lèche les babines. Elle va tendre la main pour attraper la miniature posée sur sa table de nuit lorsque son esprit est soudain envahi par de méchants souvenirs, par des images qui, longtemps réprimées, remontent comme du venin des profondeurs moites de son inconscient ; des images que Mungo fit autrefois surgir dans la paix de leur lit. Les ténèbres y sont suspendues au-dessus d’eux comme du buvard ; désincarnée, la voix de Mungo la presse encore et encore jusqu’à ce qu’enfin elle voie les moindres rides du visage de Dassoud, jusqu’à ce qu’enfin elle sente l’odeur des fumées du lion et de l’hyène, jusqu’à ce qu’enfin le goût douceâtre de la vase des puits asséchés se répande dans sa gorge douloureuse. Les deux hommes seraient-ils en danger ? Malades ? Blessés ? Il y a là quelque chose qui lui picote les extrémités, quelque chose qui rôde à la périphérie de sa conscience, quelque chose de vague et de vacillant qui ressemble à une prémonition. Mais non, non : elle est recrue de fatigue, c’est tout. Rêverie morbide et rien de plus : ils s’en sortiront, que pourrait-il donc leur arriver, avec tous ces soldats armés qui les protègent ?
Aiguë et soudaine, la cloche, en bas, viole le silence comme un cri perçant. Remue-ménage dans l’entrée. Murmure de voix, bruits de pas dans l’escalier. Elle ne veut voir personne. Pas dans l’état où elle se trouve. Mary frappe à la porte.
— Qui est-ce ?
— Vous avez un visiteur, madame.
— Renvoyez-le, je n’en peux plus !
On entend des pieds qui traînent, des voix qui chuchotent. La barbe !
— Il dit qu’il vient de loin, madame… qu’il a fait tout le chemin d’Édimbourg et que…
D’Édimbourg ? Mais qui cela peut-il être ?
Après une dernière allée et venue, Mary, gênée, ouvre la porte et s’efface. Le visiteur se montre enfin. Il est grand, aussi grand que la porte, il a les cheveux peignés en arrière, tirés au-dessus des oreilles et noués sur la nuque… Ces bas de soie, ces souliers à boucle… se pourrait-il que ?…
— Ailie, je… je… je… bafouille-t-il en avançant d’un pas, un paquet à la main. Enfin, je… je… enfin, toutes mes félicitations.
— Georgie Gleg ?
Elle ne sait que dire. Son premier mouvement serait de se cacher sous le drap tant elle a honte et se sent mortifiée. La dernière fois qu’elle a vu son visage, c’était sept ans auparavant, par ce matin gris de décembre où ils devaient se marier.
Sans qu’elle l’y invite, Gleg tire un fauteuil près du lit et s’y installe en faisant craquer son genou.
— Je me trouvais à Galashiels où j’étais allé rendre visite à ma mère et à mon beau-père quand j’ai appris la bonne nouvelle, dit-il en guise d’explication. C’est ton quatrième, c’est ça ?
Ailie acquiesce d’un signe de tête.
— … Et donc je ne pouvais pas faire autrement que de passer te voir… pour te présenter mes respects…
Que lui répondre ? Devant elle il se tient, l’homme qu’elle a humilié et insulté plus qu’un esclave. Assis sur son fauteuil, il tripote le paquet mal ficelé qu’il tient entre les mains. Pour un peu, l’on dirait que tout ce qui arrive est de sa faute. Soudain, Ailie se sent portée vers lui.
— Tu veux un peu de thé ?
En ce premier jour il reste trois heures avec elle. À vider des tasses de thé l’une après l’autre comme s’il prenait part à quelque concours ; à croiser et décroiser sans cesse ses grandes jambes maigres. Il lui raconte son histoire ; d’une oreille compatissante, il écoute Ailie lui dire ses peurs et ses espoirs.
— Ce que que… ce qui s’est passé entre nous, dit-il enfin (et alors elle n’a pas le courage de le regarder en face), ça m’a m’a… ça m’a fait du bien… d’une certaine façon. Je suis parti et j’ai essayé de faire quelque chose. Édimbourg, c’était comme une huître qui attendait d’être ouverte et… et avec l’aide de mon oncle, j’ai réussi à l’ouvrir. Ailie, ces sept ans et quatre mois, je les ai employés à monter jusqu’au sommet de la profession…
Et c’est vrai. Sorti de l’université d’Édimbourg premier de sa promotion, il est allé étudier la chirurgie sous la direction du nouvel Alexander Munro 1. Éprouvant le désir compulsif de se prouver à lui-même qu’il n’était pas perdu pour l’abstraction, il s’est lancé corps et âme dans ses études. Excellent en anatomie, en chymia et materia medica 2, il a tout sacrifié, repos et vie sociale, pour se consacrer aux livres et aux mémoires ; à force d’économies, il a réussi à s’acheter les plus beaux instruments de chirurgie français. Il a mené une vie rabbinique, monacale, absolument retirée. Il a cité Boerhaave et Morgagni mot pour mot, il a amélioré la paracentèse pratiquée par Munro, il a composé des traités sur la rate et le sphénoïde, et sa thèse a dit le dernier mot sur le sphincter anal. Nommé professeur d’anatomie deux ans plus tard, il ouvre un petit cabinet donnant directement sur la Grand-Rue de Canongate. Et bientôt le voilà qui roule carrosse et attrape les façons londoniennes les plus au courant*. Il trouve même le temps de s’adonner au golf et à la chasse au renard – et de publier une série d’articles dans le Journal de la Société de philosophie.
Toutes choses qu’il lui révèle progressivement, au fur et à mesure que s’écoule l’après-midi. Il ne cesse pas de suçoter un morceau de sucre et d’agiter ses coudes anguleux comme des ailes sans plumes. Enfin il arrive au bout de son histoire et la chambre retrouve le silence. Ailie s’est dénoué et brossé les cheveux. Le nouveau-né dort à côté d’elle, immobile comme une image. Ailie s’éclaircit la gorge.
— Et ta femme ? lui demande-t-elle.
Gleg regarde le plancher.
— Je ne me suis jamais marié.
Pendant les quinze jours qui suivent, il vient lui rendre visite quotidiennement. Ailie est heureuse d’avoir sa compagnie. Éternellement ridicule, il l’amuse, et dans le même temps autre chose entre là-dedans, qu’elle a d’abord du mal à identifier ; et puis tout d’un coup, elle en a la révélation : c’est de la gratitude. Elle lui est reconnaissante de l’admiration qu’il lui voue. Encore maintenant. Après toutes ces années et tout ce qui s’est passé, Gleg l’admire toujours et, en la circonstance, un peu d’admiration n’est pas fait pour lui déplaire. Tombée au plus bas, profondément blessée par le rejet de Mungo, elle se sent inutile et sans attrait : elle fait partie de ces femmes qui ne savent pas garder leur homme. Mais voilà que Gleg reparaît et se conduit presque comme un pèlerin au bord de toucher au sanctuaire. Ses yeux lui disent qu’elle est une déesse ; que tout au long de ces années de solitude il a conservé son portrait sur sa table de nuit ; qu’il a été, est, et sera toujours son esclave…
La coquetterie qu’elle sent en elle la rend malade : est-ce bien, de consentir à le revoir, d’accepter ses cadeaux et ses attentions ? Mais elle est seule, elle s’ennuie et la présence de Georgie lui fait du bien. Quel mal pourrait-il y avoir à tout cela ?
— Écoute, lui dit-il vers la fin de son séjour à Galashiels, je sais bien ce que tu endures mais je suis certain que ça s’arrangera… enfin, je veux dire… Mungo, c’est quelqu’un de bien et, tout aussi sûrement qu’il t’est revenu ce jour-là, il te reviendra une deuxième fois… je le sais.
Il ne cesse de tourner et retourner un livre dans ses mains, son cadeau d’adieu, La Vie réduite de Pierre Ménard. Il a du mal à contenir son émotion : les mots lui rentrent dans la gorge comme s’il essayait de parler et d’avaler des petits gâteaux salés en même temps.
— Enfin, je voulais dire… euh…
Ailie est gênée. L’air qu’il avait ce matin-là, debout devant la porte de sa chambre, lui revient brusquement en mémoire. Elle tente de se lever de son fauteuil, il lui prend le bras.
— … Si jamais il arrivait quelque chose, enfin, tu sais… et si tu avais besoin d’aide… d’argent, de soutien moral, tout quoi… eh bien, tu peux toujours venir à moi parce que je… je…
Elle en est touchée. Qui ne le serait ?
— C’est très aimable à toi, Georgie.
— C’est que… tu peux t’appuyer sur moi, tu sais ?