WATER MUSIC
(reprise)
Début avril, mais le 5 ? le 6 ? Il ne saurait dire : le temps ne compte plus. Ce qui continue, c’est le soleil, c’est l’inexorable glissement sur les eaux du fleuve, c’est remonter la pente interminable qui conduit à la résurrection. Car résurrection il y aura : il en est certain. Au diable le désespoir, les « à quoi bon ? », le doute. Les cartes sont enfin abattues et ce ne sont que des cartes maîtresses : le Niger a viré vers le sud. Exactement comme dans ses espoirs et ses ferventes prières, exactement comme Amadi le disait. Depuis deux mois maintenant ils sont cap au sud et chaque jour qui passe leur donne un regain de confiance. Vers le sud… Vers l’Atlantique. Vers leur revanche. Vers la gloire !
Rien qu’un coude du fleuve, mais il a fait merveille sur le moral des hommes. Ned Rise s’agrippe un peu moins fort à sa barre, Martyn s’est mis à parler, voire à sourire, et, quoique encore assez perdu, M’Keal semble même vouloir revenir à la vie. Et pourquoi pas d’ailleurs ? Ne sont-ils pas comme des condamnés à mort qui ont appris leur grâce au moment même où ils marchaient à l’échafaud ? Il y a deux mois de cela, la catastrophe était leur unique horizon. Aujourd’hui, ils sont libres et déjà presque de retour au pays. Il ne leur reste plus longtemps à s’accrocher, qui sait, un mois, une semaine peut-être ? Tenir bon, pour se faire accueillir en héros à Londres, et pourquoi pas ? toucher une pension du gouvernement. Pas le temps de se retourner, ils seront déjà en train de boire de la bière brune et du punch, de lutiner la gueuse, d’enfoncer leurs grandes dents dans du rata au chou, dans des roues de fromage de Cheshire et des montagnes d’huîtres. Comme si ce n’était pas au pays qu’on rentrait !
Bien sûr, ce n’était pas tous les soirs la veillée autour du feu de camp avec youp-youp, tra-la-la ! Même après ce coude vers le sud, l’alarme a succédé à l’alarme, la crise engendrant la crise. Des tribus hostiles se sont massées sur les berges : Julis, Ulotrichis, Songhaïs et Mahingas par escadrons entiers se sont élancés sur leurs pirogues afin de les intercepter. Un matin en se réveillant ils ont découvert une armée de Touaregs, cousins tout crachés des Maures, en train de les observer du haut d’un escarpement. Il devait bien y en avoir trois mille. Montés sur leurs chameaux, la barbe hérissée, la djoubba indigo claquant au vent, ils brandissaient des épées à double tranchant qui scintillaient au soleil. Tous immobiles, jusqu’au dernier. On aurait pu les croire sculptés à même la pierre. Et pourtant ! Haineuse et terrifiante, comme leur présence silencieuse était insupportable ! Que faisaient-ils donc là ? Que voulaient-ils ? Une autre fois encore, à la fin d’une escarmouche qui les avait opposés à une flottille de pirogues indigènes, deux Noirs fanatiques avaient réussi à monter à bord de la Djoliba à la faveur de la confusion générale ; ils étaient sur le point de casser la blonde tête de l’explorateur lorsque, pivotant furieusement sur lui-même, Martyn les avait expédiés ad patres en quelques bons moulinets de son sabre. Pendant des jours et des jours après cet incident, Mungo s’était promené en se tâtant le crâne aussi précautionneusement que s’il empilait des œufs dans un panier.
L’événement de loin le plus inquiétant de cette descente vers le sud n’en a pas moins été la défection d’Amadi Fatoumi. Il avait été convenu qu’il serait dégagé de toute obligation dès que l’on atteindrait le village de Yaour, qui se trouve en pays haoussa. Un acompte en cauris lui ayant été versé à Sansanding, il recevrait là le solde de son salaire en nature – mousquets, poudre et pacotille ; il essaierait alors d’engager un Haoussa pour guider l’expédition jusqu’à la fin du voyage. Rien à dire. C’étaient les termes du contrat. Un contrat que personne n’appréciait vraiment : que se passerait-il si l’on ne trouvait pas de nouveau guide ? Comment débarquer Amadi à Yaour sans s’exposer à une attaque indigène ? Mais il fallait s’en accommoder : Amadi partirait, on l’avait admis. Ce qui par contre laissa tout le monde fort mécontent fut la façon dont il s’y prit.
Un soir, quatre semaines plus tôt, Amadi et ses esclaves s’étaient levés comme un seul homme et, après avoir rangé leurs osselets sculptés, leurs cauris, leurs théières et leurs pipes, s’étaient dirigés vers l’arrière du bateau où Mungo entretenait Ned Rise d’évocations de Bond Street et de Drury Lane. Amadi s’était mis à parler en langue mandingue : on n’était plus qu’à trois jours de Yaour, avait-il annoncé, mais il allait quand même falloir jeter l’ancre pour la nuit, le fleuve étant, en aval, coupé de rapides dangereux. On les franchirait avec son aide le lendemain matin, et c’est alors seulement qu’il préparerait son débarquement à Yaour. Du coup il pouvait, avec la permission de l’explorateur, jeter un œil sur les objets qui lui étaient destinés en règlement.
Les esclaves avaient regardé le visage de Mungo comme si c’était quelque chose à manger. L’explorateur, qui n’avait aucune envie de penser au départ d’Amadi, ne voulait tout simplement pas s’en occuper. Il avait même songé à revenir sur sa parole et à lui coller un pistolet sur la tempe afin de l’obliger à continuer avec eux. Mais non, il ne pouvait pas faire une chose pareille. Ses rapports avec les indigènes, si rapports il y avait eu, avaient toujours reposé sur la confiance mutuelle. Amadi avait rempli sa part du contrat ? Il s’acquitterait de la sienne.
— Bon, d’accord, avait-il fini par lui répondre, ça nous fait mal au ventre de te laisser partir mais je ne vois pas qu’on puisse y faire quoi que ce soit.
Sur quoi il lui avait adressé un regard plein d’espoir mais Amadi lui avait fait figure de bois : emballez, c’était pesé.
— Bon, d’accord, je vois pas de mal à ce que tu choisisses ce que tu veux dès maintenant… mais tu n’oublies pas ta promesse ? Dès notre arrivée à Yaour, tu nous trouves un guide, entendu ?
D’un geste, Amadi lui avait signifié son accord, puis, son escorte sur ses talons, il avait baissé la tête et, passant sous la bâche, s’était mis à trier dans ce qui avait survécu à la crise de rage de M’Keal à Gotoijégé. Pendant un bon moment, l’explorateur les avait entendus marmonner en prenant ceci ou cela, pousser des sifflements admiratifs et discuter à voix basse en un dialecte qu’il ne comprenait pas. Une heure plus tard environ, Mungo ayant ordonné à Ned Rise de jeter l’ancre, Amadi et ses hommes s’étaient retirés dans leur recoin habituel, à l’avant du bateau. Au crépuscule, les trois esclaves s’étaient serrés dans leurs djoubbas et endormis aussitôt ; raide comme un cadavre, Amadi, lui, était resté assis : la braise rougeoyante de sa pipe brillait comme un phare dans la nuit qui tombait ; il avait longuement scruté la berge du regard.
Le lendemain matin, il avait disparu.
Mungo n’en croyait pas ses yeux. Le brouillard, les discours des oiseaux et les ronflements de M’Keal l’ayant réveillé, il avait eu envie de thé et avait gagné l’avant de la Djoliba pour faire chauffer de l’eau sur le brasero que les esclaves avaient installé là. Mais… que se passait-il ? L’avant était vide. Les formes noires qui semblaient faire partie intégrante du bateau – nœuds dans les planches, ancres humaines, voiles ferlées – tant on les y avait vues enroulées sur elles-mêmes pendant ces quatre mois avaient disparu. Envolées ! Comme si l’on avait effacé un angle dans un portrait de famille. Voilà qui n’augurait rien de bon ; qui était même profondément inquiétant. Pris de frénésie, Mungo avait secoué tout l’équipage et s’était empressé d’inventorier les réserves.
Les trois quarts des mousquets avaient disparu. Sans parler de quelques barils de poudre, d’une partie de la provision de balles et de tout ce que les chenapans avaient pu ramasser de drap et de babioles diverses. La seule chose ou à peu près sur laquelle ils n’avaient pas fait main basse était la clarinette que Ned avait héritée de Scott. Martyn bouillait de rage.
— Ah ! Salopards d’indigènes ! Sales bougnoules de négros de foutus moricauds de Hottentots de voleurs ! Comme qui dirait qu’ils ont tout piqué avant de filer à la nage !
C’était effectivement ce qu’ils avaient fait. Crocodiles ou pas. L’équipage de la Djoliba se retrouvait sans guide, sans marchandises de troc et quasiment sans défense : déjà deux fois moins nombreux qu’au départ, les hommes avaient perdu presque tout leur arsenal. La situation paraissait bien lugubre. Moins lugubre cependant que cinq minutes plus tard. À ce moment-là en effet, une attaque parfaitement orchestrée était sur le point de leur tomber sur le dos. Une attaque avec, dans les rôles principaux, d’un côté des anthropophages manianas qui rongeaient leur frein, de l’autre, des armes rendues inutilisables par un sabotage en règle. Amadi avait mouillé les charges de tous les mousquets qu’il n’avait pu emporter et, la chose semblait presque certaine, avait noué des contacts scélérats avec les tribus locales. Plus tard, en repensant à cet incident, Mungo en était venu à se dire que, non content d’avoir organisé l’affaire dès les débuts, Amadi avait dû communiquer avec ces goules pendant toute la traversée ; bref, il avait vendu les voyageurs au plus offrant d’un cœur aussi léger qu’il l’aurait fait se fût-il agi de chèvres ou de poulets sur quelque marché. Et tout cela de sang-froid. Ce qui était très vilain : Amadi les avait poignardés dans le dos.
Par bonheur pourtant, dès que le premier hurlement gastronomique avait retenti dans le taillis, Ned Rise avait eu la présence d’esprit de trancher la corde retenant l’ancre : mousquets mouillés et le reste, la Djoliba avait réussi à dériver hors d’atteinte, juste comme les sauvages peints en ocre sortaient du sous-bois en hurlant, tous couteaux et brochettes dehors.
Or donc, les voici sans guide, sans cauris, sans marchandises et sans ancre. Ils ont l’habit en haillons et le corps dévasté par la maladie, le soleil les brûle et le manque de nourriture les épuise, lors même que le courant les emporte où bon lui semble, et que le niveau de l’eau baisse au fur et à mesure qu’on s’avance dans la saison sèche. Ici et là bosselées de rochers émergeant de la vase écœurante du flot comme les côtes sur une carcasse nettoyée par les vautours, des barres de sable semblent vouloir les lécher comme des langues. L’acarus les ronge, la mouche et le moustique les dévorent, la tique et la puce pénétrante les mordent. L’odeur de boue et de poissons morts est si fétide qu’ils peuvent à peine respirer. Et pourtant, tous ils tremblent de joie et se réjouissent car enfin ils vont vers le sud. Il n’est même pas impossible que, d’une certaine manière, la trahison d’Amadi leur ait été bénéfique. C’est du moins ce que se dit l’explorateur en allumant longuement sa pipe, absorbé dans la contemplation de la surface scintillante du fleuve. Rien en effet jamais n’aurait pu les souder pareillement : ils ne sont plus que quatre mais, Britanniques à tous crins, ils rassemblent toutes leurs forces pour affronter la substance traîtresse de l’univers, plein de faces noircies, de cannibales, de faquins serviteurs de deux maîtres et qui vous poignardent dans le dos. Et déjà ils ont gagné. Ils ont réussi ; il ne faut pas croire que la fourberie d’Amadi ait été la goutte d’eau qui fait déborder le vase ; elle ne l’a même pas rempli à ras bord ! Rien ne leur fera plus désormais problème, et ça, aujourd’hui, ils le savent. La pluie, la maladie, la guerre ouverte, la perfidie, la perte des amis, des frères, des compagnons d’armes, l’incertitude qui vous ronge le cœur à suivre un fleuve obstiné à couler vers le nord, autant dire à vous enfoncer au cœur du désert… que n’ont-ils pas enduré ? Le reste ne sera rien. Du gâteau.
C’est à cet instant précis pourtant que la première ombre glisse sur le visage de l’explorateur. Elle s’était contentée d’effleurer les bords de sa pensée comme un insecte au-dessus d’une assiette de pudding, mais jusqu’à présent elle n’y avait pas fait intrusion pour de bon. Et voilà qu’une association d’idées s’est opérée en lui, qui l’a conduit de « cap au sud » à « du gâteau » et de là à « Londres », « gloire », « Selkirk » et « Ailie », dernier chaînon de sa rêverie, pépite qui le jette en méditation et l’amène à se gratter les chevilles. Ailie : il se demande à quoi elle peut bien occuper ses jours, si elle s’ennuie, si elle est en colère, ou déçue. Elle a toutes les raisons du monde d’être déçue, ce n’est pas lui qui dira le contraire, avec les vingt mois qui viennent de passer… et combien d’autres encore pour la rejoindre, Dieu seul le sait. La pauvre. Il se l’imagine en train de soupirer, de hanter la poste, de lire et de relire ses Voyages jusqu’à voir les pages tomber en poussière entre ses mains. Bah ! il saura lui faire rattraper le temps perdu. Ah ! ça oui ! Elle pourra même descendre à Londres pendant qu’il écrira son deuxième livre, celui qu’il dédiera à Zander – et à elle aussi, bien sûr. Tiens, il lui donnera tout ce qu’elle voudra : voiture, bijoux, robes, domestiques, microscopes… À ce moment de son soliloque, son visage s’obscurcit : sentant une deuxième, une troisième, puis une quatrième ombre l’effleurer, il a le réflexe de porter ses regards au-dessus de lui.
Ned, lui, les a déjà vus : des vautours ! Ils sont dix, douze, et il en arrive encore. Dispersés comme feuilles dans le vent, ils planent dans les airs, l’aile raide et silencieuse ; ils planent et se balancent, tournoient autour du bateau : on dirait les pièces d’un mobile géant, une assemblée de fidèles, un véritable synode de charognards. Les ailes noires, le ventre blanc, le regard perçant, le percnoptère d’Égypte décrit des cercles au-dessous du très royal griffon, qui a sept pieds et demi d’envergure, et du gyps de Nubie, plus grand encore, lequel gratte le toit du monde comme le ferait quelque créature remontant à l’âge des grands reptiles. Et voilà que déjà, tels les rémoras autour des requins, telles des hyènes ailées, des vols entiers de corbeaux, de milans, ainsi que de marabouts dégingandés au bec en couteau à découper se joignent à eux. En dix minutes le ciel est noir de ces tournoiements muets, tandis que des centaines d’yeux jaunes et brûlants fixent la bâche et la coque éreintées de la Djoliba.
Ned tend le cou en avant pour étudier les rapaces. Le visage criblé de piqûres d’insectes et le dos raide comme jamais malgré les loques qu’il a trouvées pour se ceindre les reins, Martyn est sorti du nid qu’il s’est fait sous la bâche pour aller solennellement contempler, en se protégeant les yeux de ses mains, les formes noires suspendues au-dessus d’eux, avec leurs ailes rigides et leurs becs pincés. M’Keal lui-même, tout imbibé d’alcool qu’il soit, et toujours aussi affolé par la chaleur, la fièvre, la monotonie du voyage et la perte de son oreille, s’est redressé tant bien que mal : immobile, il regarde le ciel la bouche ouverte, comme un cul-terreux le grand chapiteau d’un cirque. Les ombres ne cessant de tournoyer au-dessus d’eux, au point de leur cacher le soleil, Ned se sent mal à l’aise : qu’est-ce que cela veut dire ? À tous les coups, rien de bon. Il serre les dents et, dégoûté, crache dans le fleuve. Depuis qu’ils avaient dépassé Yaour, la situation s’était pourtant améliorée : plus de tourbillons, plus de mauvaises rencontres, et le fleuve, à s’en tenir du moins à ce que livrait l’observation du soleil, de la lune et des étoiles, les emportait plein sud. Quel dommage qu’une affaire pareille leur tombe dessus maintenant pour tout gâcher ! Oui, vraiment, quel dommage !
Ces trois dernières semaines ont été paisibles et agréables, avec ce murmure régulier du fleuve qui lui a rappelé les pulsations rassurantes du ventre maternel : une éternité de calme ! Assez perversement, l’espoir lui est venu de ne jamais en voir la fin. Londres ! Comme si cela avait du sens à ses yeux ! Comme si ce n’était pas la ville où on l’a traqué, abreuvé d’injures, persécuté et condamné ! Pas un parent, pas un ami : il n’y compte que des ennemis – des Osprey, des Mendoza et des Banks. Billy est mort, et Fanny rien de plus qu’un souvenir. À quoi bon ? Alors que les autres ne parlent que de rentrer en Angleterre, Ned, lui, commence à se désintéresser de la question… Pourquoi aller se raconter des histoires ? Des médailles ! Des récompenses ? Soyons sérieux. Ce sera toujours la même histoire. Les difficultés, la douleur, les êtres chers que l’on perd, les privations. Le très-haut et très-puissant Mungo Park s’arrêter pour bavarder avec lui dans les rues de Londres ? Allons donc !
Sans foyer, sans père, sans la moindre perspective ou le moindre espoir, Ned en est venu à voir ce continent sinistre, puant et oppressant sous un jour nouveau. À ses yeux, il s’agit maintenant d’un lieu où, certes, tout peut finir, mais où tout peut aussi commencer. Tout ce qu’il a enduré depuis deux ans… la chaleur, la puanteur, les maladies, les souffrances et le déracinement, tout cela doit bien avoir un but, quelque sens caché, un lien, même ténu, avec son existence à lui. Il se dit parfois que non, il ne rentrera pas à Londres quand enfin ils auront atteint la côte. Il restera en Afrique pour y faire du commerce, ou alors, peut-être, après s’être refait, il remontera à l’intérieur des terres, se lancera dans l’exploration à son tour, pour se mettre en quête de l’Inconnu et s’acquitter de la mission dont le sort l’a investi en l’épargnant comme il l’a fait.
Chimères, cela va de soi, que ces rêveries qui prennent magiquement le désir pour la réalité ! Au fond, l’important, l’idée-force, là-dedans, c’est encore et toujours de survivre. Il n’a pas abandonné son poste à la barre et, si feutrée, si subtile qu’ait été la bataille qu’il lui livre depuis le début, depuis le jour où, au bord d’une fosse ouverte au cimetière du fort de Gorée, il a rencontré le grand héros blond, il n’a pas cessé de se battre avec l’explorateur afin de rester maître de son destin. Non, il n’a pas reculé d’un pouce et pourtant le différend qui les oppose est aujourd’hui presque mort. Est-ce à cause du soleil, des séquelles de la fièvre, du calme apaisant de ces trois dernières semaines ? Toujours est-il qu’il se montre nettement plus accommodant dans ses rapports avec son employeur et compagnon de voyage : aussi bien est-il enfin sûr d’en réchapper. Le pire est passé, il n’est plus guère de décisions entre les mains de ce fou d’explorateur qui risquent de le mettre vraiment en danger : voilà qui n’a pas médiocrement contribué à le faire sortir de la défensive dans les relations qu’il entretient avec lui. Qui plus est, Mungo a si aveuglément confiance en lui qu’il en est venu à s’en remettre de tout à un Ned qui n’avait pas rêvé autre chose à Gorée ; la chose vaut ce qu’elle vaut, mais Ned est bel et bien devenu son bras droit. Dans ce rôle, il a évincé Martyn, Johnson, Amadi et les autres, et se retrouve aujourd’hui aussi proche du Grand Héros blanc que son avorton de beau-frère l’était auparavant.
Ils se sont parlé, d’homme à homme. Pendant les nuits immobiles, tandis que le brouillard écrasait le fleuve, alors qu’ils avaient déjà quarante et un morts derrière eux et que la lune s’obstinait à leur peser sur les épaules comme un fardeau dont l’on ne saurait se débarrasser, ils ont parlé. Mungo lui a ouvert son cœur, lui a dit son mariage, ses enfants, la douleur de la séparation, ses ambitions. Il lui parlait comme on se parle à soi-même, pendant des heures entières, puis, à propos * de rien, se tournait vers lui et lui demandait comment il avait perdu ses doigts ou s’était fait cette cicatrice autour du cou. « Tu sais qu’on dirait presque une trace de pendaison ? » avait-il lâché. L’air franc et ouvert, Ned lui mentait sans sourciller. « En débitant des biftecks, avait-il répondu, du temps où j’étais boucher. » Ou bien alors, en se tripotant la gorge : « Ah… ça ? C’est vraiment pas grand-chose. Me suis pris la tête dans une rampe de fer quand j’étais gamin. J’devais avoir dans les cinq ou six ans, à tout casser. L’a fallu aller chercher le forgeron pour qu’il écarte les barreaux. »
Non, gagner peu à peu la confiance de l’explorateur n’a posé aucun problème. Un homme facile à convaincre, ce Mungo Park, un fou égoïste. S’il ne lui avait pas repris les rênes, il y a longtemps qu’ils seraient tous morts. Cela dit, Ned ne lui veut aucun mal. En fait même, à sa manière à lui, le bonhomme lui est plutôt sympathique ; il a un but, il s’accroche, c’est en tous les cas mieux que ce que Ned pourrait dire de lui-même. Que Mungo soit un vaniteux dévoré d’ambition, égoïste, aveugle, incompétent, infatué de lui-même n’empêche pas qu’il ait un projet dans la vie, une raison d’être. Tel est en effet le petit grain de vérité auquel Ned est parvenu, au bout de trois semaines de dérive en plein soleil : à toute vie humaine il est forcément une raison, un principe organisateur. Dans le cas de M’Keal, c’est la bouteille, dans celui de Martyn les armes et les bains de sang. Pour Mungo Park, vivre, c’est constamment risquer sa peau de grand benêt pour pouvoir compléter une carte et voir son nom inscrit dans des livres d’histoire. Et pour lui, Ned Rise ? Car la simple survie ne suffit pas. Le chien et la puce, eux aussi, survivent. Il doit bien y avoir autre chose.
Mais ces oiseaux ? Ils obscurcissent tout, compliquent tout. Soudain un coup de fusil part derrière lui. Surpris, il pivote sur lui-même. C’est Martyn. Presque sur lui. Il tient à la main un mousquet encore fumant, tandis que son poing gauche est brandi vers le ciel. Un vautour s’écroule sur le pont. Estourbi, en sang, une aile tordue, l’oiseau se remet gauchement sur ses pattes et soulève en sifflant son bec luisant. Le lieutenant grimace un sourire. Il se rapproche du volatile en balançant la crosse de son arme comme un bourreau sa hache. M’Keal l’encourage de la voix. L’oiseau sautille une fois, deux fois, comme un coq évitant les roues d’une charrette. C’est alors que Martyn lui assène un coup de crosse dans le dos : les os craquent, les serres, en un mouvement réflexe, ratissent le plancher du bateau. Martyn frappe à nouveau. Suit un instant de silence pendant lequel le vautour demeure immobile. Et puis M’Keal ramasse sa carcasse, les plumes volent, le sang coule, la fiente fuse. M’Keal empoigne l’oiseau et se le suspend sous le menton.
— Regardez ! s’écrie-t-il, regardez-moi ! J’ai une barbe en plumes !
Personne ne le regarde. Quelque chose de bien plus inquiétant qu’un vol de charognards a soudain attiré l’attention des hommes. Dans le lointain on entend un mugissement de vent sur la mer, un bruit d’écume battant la roche, comme un grondement de vagues et de rouleaux, comme la marée qui va bientôt les emporter. Des rapides ! Mungo jette un coup d’œil à la carte grossière qu’Amadi lui a un jour dessinée sur le bois poli de la coque, puis contemple Ned d’un air froidement désespéré : on dirait un prisonnier que l’ennemi vient d’enchaîner. D’une voix à peine audible, déjà couverte par le grondement qui se rapproche, il ne lâche qu’un mot, presque un soupir :
— Boussa !
Le vacarme les enveloppe, les enferme dans une boîte, hurle ses mille bruits de gorge, de plus en plus profonds, leur explose soudain à la figure en coups de tonnerre, les bat comme la foudre. Ils ont l’impression d’avoir été projetés au cœur d’une bataille navale. En quelques minutes, la surface du fleuve commence à piquer en avant, à s’étirer, à se rétrécir, cependant que les hautes parois rocheuses basculent, perdent pied, se redressent selon un angle de plus en plus fou. Droit devant, le chenal bouillonne et écume ; de grandes lames de pierre remuent à la crête du flot comme des articulations sous la peau. Mais, imperceptiblement ou presque, voici qu’un autre bruit commence à monter de ce mugissement sourd : bruit de succion, bruit qui fond sur eux et que seul peut produire un volume d’eau insondable… un lac, une mer… Bruit d’égout géant qui aspire tout.
Il n’est plus temps de lutter, plus temps de regagner la berge ; il n’y a plus aucun espoir de pouvoir faire demi-tour. Il ne leur reste qu’à tout arrimer de leur mieux, fusils, barils de poudre, nourriture… et essayer de chevaucher le rapide. De minute en minute, le fleuve se fait plus turbulent, tiraille l’esquif à hue et à dia, le chahute comme une brindille, l’attire vers ses grands fonds comme un bois pétrifié. Ned donne des coups de barre à droite et à gauche. Il est impossible de voir plus loin que la proue ; le méchant bout de bois qu’il tient entre ses mains n’a pratiquement plus aucune utilité. Mungo court d’avant et d’arrière sur le pont, ici ficelle un objet au plat-bord, là se marmonne des choses à lui-même, hurle des ordres auxquels personne ne prête attention. Martyn, le très dur et très inébranlable jeune homme de vingt ans, Martyn qui jamais n’hésite à faire couler le sang, Martyn a l’air terrifié. Quant à ce bouffon, ce poivrot, ce fou de M’Keal, il a lâché son volatile mort pour s’attacher au poteau qui soutient la bâche. Là-haut, à l’abri, calmes et patients, les vautours planent dans les airs comme un vol de cousins monstrueux : des harpies qui surveillent la scène.
— Les pagaies ! s’écrie Mungo. Allons, les hommes, tout le monde aux pagaies !
Les hommes ne l’écoutent pas, les rives du fleuve grandissent, le Niger se soulève et se cabre comme une bête furieuse. Ils se cramponnent, l’écume vole, le tintamarre incessant de l’eau se fracassant sur la roche les étourdit à moitié, le fleuve bascule vertigineusement, chicots et enrochements raclent le fond de la Djoliba comme des griffes. En un flou qui brusquement s’accélère, les berges d’argile font place à des pans de roche, à de véritables murailles de pierre criblées d’une acné géologique, rudes comme de l’émeri à leur crête, et lisses à leur base comme les montagnes de verre de la fable. L’embarcation vire à droite, manquant de peu un rocher solitaire aussi gros qu’un atoll, puis de nouveau à gauche, évite deux colonnes brûlées par le soleil, fonce droit devant, et là… mais qu’est-ce ? La lumière qui danse, l’écume, le brouillard, ce rugissement… mille coups de feu tirés en salve ? Un deuxième Niagara ?
— Tenez bon ! hurle quelqu’un.
Tous serrent les dents, s’arc-boutent en prévision d’un rapide vol plané vers l’éternité. Mais non : une fois encore, le Niger les a trompés : ce n’est point d’une chute ou d’un rapide que monte le vacarme. Six cents yards plus loin, le fleuve semble s’arrêter net, barré par une muraille monolithique qui en ferme l’horizon, tel un géant tombé des cieux. Les berges reculent, le courant ralentit d’un nœud ou deux et ça y est ! ils aperçoivent le passage, l’unique chenal qui, à la manière d’une bouche, va les aspirer au centre du mur. L’explorateur se raidit : ils vont se faire balayer comme des rats dans un égout, se faire jeter d’écueil en écueil, se faire noyer, se faire… mais non, attendez !… ce tunnel, là, doit bien avoir une trentaine de pieds de hauteur ! Quarante, même ! En Mungo déferle un tel soulagement qu’il en perd quasi la tête : sauvés ! ils sont encore sauvés !
— Regarde ! lance-t-il à Ned par-dessus son épaule, c’est aussi grand que les arches du Pont de Londres ! On va se passer ça sans problème !
Mais oui ! n’est-ce pas la lumière du jour que l’on voit là-bas, à l’autre bout ?
C’est bien cela. Érodée depuis des millénaires, la voûte du tunnel est assez haute pour ne pas décoiffer la Djoliba. De fait même, un bateau deux fois plus haut y passerait sans encombre. Mais un autre facteur vient d’entrer en jeu, crucial et décisif, que l’explorateur n’a pas encore eu le temps de prendre en compte : ce que l’on pourrait confondre de loin avec une végétation tropicale dont la luxuriance obscurcit la paroi rocheuse qui leur fait face, ce qui pourrait bien être un hallier touffu, une toison hérissant l’échine de quelque bête mésozoïque, une masse d’algues fines comme des lanières de peau, que sais-je, n’a en fait absolument rien à voir avec tout cela. Car ça bouge, ça pense, ça vous veut du mal.
— Eh là ! minute, minute !
Perché à l’avant du bateau comme un homme de quart à la vigie, Martyn écarquille les yeux en direction du monolithe qui fond sur eux.
— Mais eh… mais y a des gens sur ces rochers ! s’écrie-t-il.
Oui ! des gens. Et Mungo regarde, et aussi M’Keal, et Ned… Ned qui dans l’instant en a le cœur qui lui manque : une vie nouvelle ? Un but ? Pfeuh !… Tout ça nous ramène une fois de plus à la Loi de Rise… Et Ned regarde de tous ses yeux. Le courant les entraînant plus avant dans sa course, tout devient clair, aussi parfaitement clair qu’un verdict de culpabilité, qu’une condamnation à mort. Tout au long de la paroi une armée entière s’est déployée, par endroits si fournie que les guerriers agglutinés en masse finissent par évoquer quelque gigantesque dépôt de poix. Elle est aussi nombreuse que celle du tsar, cette armée, aussi innombrable que celles de Napoléon, aussi dense que si, devant eux, toute la population d’Holborn se trouvait rassemblée, visages mâchurés, poings armés de lances, d’arcs et de couteaux à lame martelée. Depuis le début, sachant bien que ce moment viendrait, tous ces hommes ont rentré leurs déceptions, soigné leur honneur blessé et ravalé leur fierté : pour finir, et ils n’en doutaient pas, leur revanche, ils l’auraient.
Échec et mat.
Irrésistible, le fleuve pousse la Djoliba. Contre lui les pagaies sont inutiles, et l’ancre est perdue. Aussi sûrement que la gravitation exerce sa force et que les planètes tournent autour du soleil, cette sinistre gueule de pierre qu’ils ont devant eux va les avaler, comme de la limaille qu’attire l’aimant et, ô fatale appétence, dans un instant ils seront sur les lances mêmes de leurs ennemis. L’explorateur les distingue nettement : il y a là toute l’armée de Touaregs qui les avait observés du haut de la falaise, des Haoussas en djoubba et turban, un contingent entier de Manianas aux dents limées et aux membres passés à l’ocre. Et là… des Sourkas… et là encore, brûlant de venger leur roi, les sauvages sans nom de Gotoijégé. Il n’est pas une transgression, pas un affront, pas une blessure, pas une goutte de sang versé qui ne vienne nourrir la pensée qu’ils ruminent. Pas une ironie qui ne soit au rendez-vous : même voué à contempler, cloué sur place, sa propre mort qui défile comme à la parade, Mungo ne peut s’empêcher de remarquer la ligne de hautes eaux qui très joliment enjambe le large pan de roche ; voilà qui offrirait bien un passage… si l’endroit ne montrait pas pour l’heure cette sécheresse d’os abandonné – le fleuve n’est par là navigable qu’en période de mousson !
Onirique, ce dernier instant avant la mort. La célébrité, la gloire, l’épouse, la famille, l’ambition ? Zéro en chiffre et en lettres ! Tel un bouc haut encorné pris dans les serres d’un rapace, Mungo a mal au-delà même de la douleur. Ses boyaux se sont répandus dans l’herbe, il a les yeux vitreux, et ses mâchoires qui craquent chantent un thrène. Le regard absent, l’air égaré, il regarde autour de lui : Martyn tripote des armes, à la barre maintenant inutile Ned Rise est comme pétrifié, M’Keal se signe. Encore cent brasses… le flot toujours les aspire en bouillonnant. Que faire ? En abattre un sur mille ? Prendre une vie de plus ? Non. Mieux vaut rester assis et attendre que la forêt de lances s’envole, que les rochers en dents de scie les broient, que les chaudrons de poix bouillante leur tombent sur la tête.
Mais quelque chose en lui le pousse à se dresser d’un bond. Cela ressemble à de la colère, à de la rage, à une fureur grandissante, tout en haine et adrénaline : dans cette multitude, brusquement, à l’en renverser de surprise, Mungo vient d’isoler un visage. Celui du seul homme que dans tout l’insondable univers il se sente le droit de haïr avec une quasi-pureté, avec une haine absolue, implacable, dépourvue de toute pitié. Là-bas se tient l’être même qui sans cesse l’a contrecarré, qui toujours s’est mis en travers de sa route comme quelque cousin du diable. Insensible à la raison, froid, mortellement dangereux, c’est le seul homme qu’il eût volontiers étranglé dans son berceau s’il en avait eu la possibilité : Dassoud ! Sifflantes, les deux syllabes de son nom lui restent en travers de la gorge, le soufflettent. D’un seul coup, Mungo est debout et, tanguant avec le bateau, plonge la main dans les haillons qui lui tiennent lieu de chemise. Là, douce au toucher, la crosse en ivoire de son arme secrète, de son dernier recours – le pistolet incrusté d’argent que Johnson lui a mis entre les mains avant de le quitter en le bénissant.
À travers toutes les épreuves de ces derniers mois, Mungo l’a gardé précieusement. Comme un trésor, il l’a enfoui au plus profond de la ceinture de ses chausses rapiécées, caché dans les plis de la chemise insensée qu’il s’est taillée dans des lambeaux pailletés de l’Union Jack. Que la situation devînt intenable, qu’il tombât entre les mains des Maures ou que le fleuve s’évaporât soudain sous ses pieds, et il s’en servirait pour mettre fin à ses jours. D’une balle, une seule. Dans le palais, dans le creux tendre de l’oreille. Mais en un éclair de bonheur paradisiaque enfin il comprend à quoi cette balle était vraiment destinée, pourquoi le métal dont elle est faite fut un jour extrait de la terre, fondu, moulé et trempé, pourquoi le cher Johnson, Johnson le Sel de la terre, l’a obligé à accepter cette arme. Dans trois minutes il sera mort, oui, mais Dassoud aussi.
Soixante-quinze yards. Cinquante. La foule s’est mise à hurler ; au milieu des sombres faces luisantes se sont ouvertes les roses blessures des bouches. Dix mille gorges se sont déployées, dix mille cris stridents s’élèvent en un rugissement qui pendant une fraction de seconde couvre le vacarme infernal du flot et presque aussitôt se fige en un brusque silence.
Dassoud est là, il attend. À l’écart de ceux qui se sont postés près de l’arche du tunnel, il s’est planté sur une corniche au ras de l’eau, au plus près du bateau qui file dans le courant. Il serre un couteau entre ses dents, dans ses mains son mousquet est à bonne hauteur de feu. Son tagelmoust lui pend autour du cou comme si, de propos délibéré, il avait voulu se dévoiler pour l’occasion. Un sourire de triomphe pincé lui tire les lèvres : Dassoud a brûlé tous ses ponts. Sa cavalerie d’élite, son hégémonie sur les tribus du désert, les douceurs fécondes de Fatima, il a renoncé à tout pour cet instant. Obsédé par son échec de Sansanding, quatre mois et demi durant il a tué ses chevaux sous lui, s’est couvert le corps d’ampoules, s’est cassé la voix pour courir ses royaumes et rameuter tout son monde. Il a hanté les terres des Cafres, tirant sur tout ce qui jacassait, tétant le sang à même la viande crue sans mettre pied à terre, faute de temps ; il a chevauché, portant la nouvelle du retour des hommes blancs, des Nazarini, enflammant tous les chefs de tribus, il n’a vécu, mangé et respiré que pour cette seconde, que pour ce lieu, que pour Boussa !
Vingt-cinq yards : Martyn décharge son mousquet dans un océan de visages, dans une forêt de lances qui s’envolent ; M’Keal tombe, les rochers basculent, Mungo plonge la main dans sa chemise, en ressort son pistolet, explosion de lumière fluide ; l’arme scintille comme une épée retirée de la pierre. Il la pointe sur le visage de Dassoud, ses bras ne tremblent pas mais le bateau bondit mieux que jamais : difficile de faire mouche… tourbillons… plus près… ce grondement… Une pierre lui effleure la joue, des lances viennent se planter dans le pont derrière lui ; Martyn hurle sa douleur d’agonisant par-dessus le vacarme…
À l’arrière du bateau, abasourdi et n’en croyant pas ses yeux, Ned Rise tourne et retourne frénétiquement dans son esprit le seul choix qui lui reste : sauter par-dessus bord et tenter d’échapper au courant, ou bien attendre et mourir écrabouillé ainsi qu’un insecte ? Il a du mal à respirer, il sent ses yeux lui fondre dans la tête, il ne s’accroche plus à la barre que par habitude, il repousse l’instant fatal, il contemple les visages noirs amassés devant lui, et une fois de plus revoit son bourreau. « Saute ! se crie-t-il à lui-même, saute ! » ; mais il en est incapable. Comme les dents d’une scie, l’eau déchire et moud les rochers dans un hurlement féroce, affolé. Déjà les premières flèches commencent à cribler la Djoliba ; M’Keal en est cent fois transpercé : il ouvre grande la bouche, pousse un cri muet, comme une surprise – il n’en jaillit que du sang… Et Ned est toujours assis, sans bouger. Quelques millièmes de seconde s’écoulent, le bateau tangue et se soulève : Ned Rise l’ancien clarinettiste, Ned Rise l’éternel raté, Ned Rise l’ex-pendu, Ned Rise l’explorateur de l’Afrique, Ned Rise le mort !… La fièvre l’a repris, il est terrifié, il se trouve dans la gueule même de la bête, tous ses muscles raidis. Et c’est alors qu’il aperçoit Mungo, à l’avant du bateau. Mungo qui, sous un déluge de lances, de flèches et de pierres, est en train de tirer quelque chose de sa chemise. Un objet allongé, élégant, au canon argenté, un objet tout droit sorti d’un lointain cauchemar : un pistolet de duel ! Dans sa tête mille choses s’écroulent, se réorganisent. Barrenboyne… Johnson… Sa vie gâchée. Soudain en transe, il se lève et, évitant lances et flèches, se rue vers la proue. La colère l’a saisi, l’aveugle, le rend fou : il ne fait qu’un bond jusqu’à l’avant du bateau.
Quinze yards. L’esquif pique violemment du nez avant de jaillir hors de l’eau, soudain suspendu dans les airs l’espace d’une vertigineuse fraction de seconde… et ça y est, Mungo l’a en plein dans sa ligne de mire, là, le visage de Dassoud, gros comme une maison… hé ! mais !… voici que quelqu’un lui bloque la main, lui arrache son pistolet. Dégoulinant d’embruns, l’œil hagard, les flèches le rasant à l’envi, Ned Rise s’est dressé devant lui et s’agrippe à son arme comme si elle était la clé de l’univers, le saint Graal… deus ex machina qui enfin l’arrachera à cette nef des condamnés pour le jeter au loin, là-bas, en sécurité.
— Donne-moi ça ! glapit Mungo par-dessus le grondement furieux et dévastateur.
Il est pris de frénésie, il n’a plus qu’un millième de seconde pour tirer. Il lui reprend le pistolet ; Ned le lui arrache à nouveau… cependant que le bateau, tournoyant sur lui-même, va s’écraser sur l’un des piédroits de la voûte ; autour d’eux c’est le monde entier qui s’écroule…
— Barrenboyne ! hurle Ned comme si c’était là un cri de guerre.
Il a le visage crispé, ses cheveux ruisselants lui chanfreinent la face. Dix yards, cinq, l’explorateur a les yeux rivés sur ce cylindre, sur ce bout de plomb, le seul espoir qui lui reste.
— Donne-moi ça ! hurle-t-il.
— Venin ! s’écrie Ned Rise. Anathème ! Mauvaise plaisanterie, tout ça n’est qu’une mauvaise plaisanterie !
— Hiiiii !… grincent les vautours en fondant sur eux.
— Quoi ? lui renvoie l’explorateur, gueulant et beuglant dans les vents mouillés qui s’engouffrent au fond du tunnel, éveillant un concert de hurlements et de sanglots sinistres…
Quoi ?…
Mais déjà ils ont basculé dans le vide.
C’est comme de bondir dans l’entonnoir de la tornade, comme de danser avec l’avalanche. Dans l’instant ils sont engloutis sous des centaines et des centaines de tonnes d’eau qui viennent s’écraser sur la roche, laquelle tremble sous la violence de l’impact. Dassoud décharge son mousquet et rate sa cible, la Djoliba sombre par l’avant et, dans la seconde qui suit, vole en éclats sur la paroi la plus proche. Déjà cadavres, Martyn et M’Keal sont projetés dans les airs, puis aspirés dans le goulet comme si jamais ils n’avaient existé.
Au-dessus d’eux, sur les rochers, dix mille voix hurlent leur triomphe, proclament leur exaltation. Nus de la tête aux pieds, défigurés par leurs marques rituelles et leurs balafres peintes, visages noirs, corps noirs, les hommes des tribus s’enlacent, embrassent leurs plus vieux ennemis, dansent dans les bras les uns des autres. Longuement leur cri s’élève, encore et encore repris, longtemps les feux de joie brûleront dans la nuit.
Et le Niger, lui, continue de couler, par-delà le tumulte de Boussa, par-delà Baro et Lokoja ; à travers collines moutonnantes et plaines sans arbres déjà il roule, et sur les hauts fonds comme sur un clavier joue sa mélodie, éveillant parmi les roseaux une musique étrange, céleste ; oui, il coule encore et toujours, jusqu’aux confins de l’océan.