VII

À vrai dire, les affaires n’allaient pas aussi mal partout.

Par exemple les psychiatres : ils devenaient fous à essayer d’empêcher les gens de le devenir.

De même les entreprises funéraires. Avec la vague de suicides, de violences et de crises d’apoplexie, la mortalité était en plein essor. Et les pompes funèbres faisaient des affaires d’or, malgré la vogue croissante des inhumations ou crémations sans aucune cérémonie. (Car il n’était que trop facile aux Martiens de transformer un enterrement en pantalonnade ; leur divertissement favori était de critiquer les éloges funèbres prononcés par les ministres du culte, chaque fois que ceux-ci brodaient sur les vertus du défunt ou glissaient sur ses vices. Les Martiens qui assistaient aux enterrements avaient toujours une documentation à toute épreuve sur les chers disparus, pour avoir pratiqué antérieurement des observations, écouté aux portes ou lu des papiers secrets. Et trop souvent la famille apprenait sur le bon époux, bon père, à l’existence irréprochable, des choses à secouer ceux qui les entendaient.)

De même encore les drugstores. La vente des comprimés d’aspirine, des sédatifs et des boules pour les oreilles atteignait des chiffres record.

Mais le plus grand boom, comme on s’y serait attendu, affectait le commerce des liqueurs.

Depuis des temps immémoriaux, l’alcool a toujours été le remède préféré de l’homme contre les vicissitudes de la vie quotidienne. Et maintenant, les vicissitudes au visage vert qui remplissaient l’horizon mental de chacun étaient mille fois pires que toutes celles de la vie quotidienne en temps normal. Donc, il fallait vraiment un remède.

Les gens buvaient surtout chez eux. Mais les cafés étaient toujours ouverts ; l’après-midi on y rencontrait foule, et le soir affluence. Les glaces derrière les bars étaient presque partout brisées, à la suite des bouteilles, verres, cendriers ou autres objets jetés par les consommateurs à des Martiens. On ne les remplaçait pas : elles auraient subi de nouveau le même sort.

Les Martiens aussi, en effet, se bousculaient dans les cafés, bien qu’ils n’eussent pas l’habitude de boire. D’après les tenanciers, c’était le bruit qui les attirait comme des mouches. Les phonos automatiques, les radios, fonctionnaient à plein rendement et les gens hurlaient pour se faire entendre de leurs voisins.

Dans ces conditions, les Martiens ne pouvaient qu’ajouter au volume sonore, ce qui était pratiquement superflu vu son étendue. C’est pourquoi en définitive les cafés étaient les endroits où ils dérangeaient le moins.

Si on était un buveur solitaire (et la plupart des gens le devenaient), il n’y avait qu’à s’accrocher solidement au bar avec un verre en main et fermer les yeux : on ne les voyait ni ne les entendait. Et si, au bout d’un temps, on rouvrait les yeux, on n’était en principe plus en état d’enregistrer leur présence.

Oui, les cafés étaient très courus.