— Fameuse, cette tarte, fit Luke en reposant sa fourchette. Encore merci.
— Une autre tasse de café ?
— Non, vraiment. J’en ai bu suffisamment.
— Rien d’autre ?
Luke eut un sourire sans joie
— Si, du travail.
Le garçon fit claquer ses doigts.
— Tiens, c’est une idée ! Je peux vous en proposer un pour la demi-journée qui vient… Ça vous irait ?
Luke le regarda les yeux ronds.
— Et comment ! Ce n’est pas une blague ?
— Pas du tout. Vous commencez tout de suite. Le garçon sortit de derrière le comptoir, défit son tablier blanc et le tendit à Luke :
— Tenez, enlevez votre manteau et mettez ça.
— Hé là ! fit Luke. Où allez-vous ? Que faites-vous ?
— Je me tire, voilà ce que je fais. Je pars à la campagne.
Devant l’expression de Luke, il sourit :
— Je ne vous la fais pas. Je rentre chez moi. Mon vieux et ma vieille ont une petite ferme, dans le Missouri. C’est de là que je suis venu, il y a deux ans. Je m’y faisais suer. Mais maintenant, avec tout ce qui arrive… eh bien, ça me plairait pas mal d’y retourner !
Ses yeux brillaient, perdus dans le vague, et son accent natal venait de reparaître dans sa voix.
— Riche idée, déclara Luke. Au moins, vous boufferez. Et puis, il y aura moins de Martiens qu’en ville. Ils n’aiment pas se mettre au vert !…
Il attendit l’effet de son astuce… Elle n’en eut pas.
— Je m’étais mis en tête de partir dès qu’on fermerait, continua le garçon. Depuis ce matin, je ne tenais plus en place… j’avais promis au patron de laisser ouvert jusqu’à cinq heures. Mais, puisque vous êtes là, ça revient au même, hein ?
— Je n’ai pas l’impression. Qui va me payer ?
— Moi ! J’ai dix dollars par jour en plus des pourboires et j’ai été payé jusqu’à hier. J’en prends dix pour aujourd’hui dans la caisse en laissant un mot. Cinq pour vous, cinq pour moi.
— Je marche, dit Luke en enlevant son manteau. Pas d’instructions à me donner ?
— Rien. Les prix sont affichés. Tout ce qui n’est pas en vue est dans le réfrigérateur. Tenez, voilà vos cinq dollars et ma reconnaissance éternelle.
— Bon voyage !
Et ils échangèrent des effusions. Puis le garçon s’en alla, en chantant d’une voix sonore une chanson du terroir.
Luke fit le tour du propriétaire. Le plat le plus compliqué qu’il aurait à préparer semblait être des œufs au jambon. Et il avait une longue expérience derrière lui, comme tout écrivain célibataire qui n’aime pas interrompre son travail pour sortir manger.
Après tout, la place était bonne. Il souhaitait que le patron changeât ses intentions de fermeture. Dix dollars par jour et nourri : il aurait pu tenir longtemps ainsi, et même occuper ses soirées à écrire.
Hélas ! la suite de la journée lui fit comprendre les vues du patron. Le rythme des clients était d’environ un toutes les heures et tous ne dépensaient que le minimum. Pas besoin d’être un économiste pour se rendre compte que les recettes ne couvraient pas les frais d’achat des denrées plus les frais généraux (même si ces derniers se bornaient à l’emploi d’un seul serveur).
Des Martiens couimaient parfois jusque-là, puis s’en allaient en voyant qu’il n’y avait pas de clients à embêter : cela ne valait pas le coup.
Peu avant cinq heures, Luke décida de faire des économies en dînant sur place, bien qu’il n’eût pas terriblement faim. Il se prépara des sandwiches et en mangea, puis il enveloppa ceux qui restaient pour les mettre dans la poche de son manteau. Ce faisant, ses doigts rencontrèrent un papier froissé. Le prospectus qu’on lui avait donné le matin. Il le lut en buvant une ultime tasse de café.
seul remède contre la crise une profession nouvelle
Et en plus petit :
Devenez consultant psychologique.
Aucun titre n’était en très grosses lettres ; et le texte était composé en bodoni 10 plein. Cela donnait au prospectus une allure agréablement conservatrice.
Êtes-vous intelligent, avec bonnes présentation et éducation, et sans travail ? interrogeait le prospectus. Luke opina presque du chef avant de poursuivre sa lecture.
Si oui, voici l’occasion pour vous d’aider vos semblables et vous-même en devenant consultant psychologique, et en conseillant les gens pour sauvegarder leur calme et leur santé mentale en dépit des Martiens, quelle que doive être la durée de leur séjour.
Si vous êtes qualifié – et notamment si vous possédez déjà des connaissances en matière de psychologie –, quelques leçons vous donneront le savoir et le discernement suffisants pour résister à l’attaque concertée que les Martiens ont lancée contre la raison humaine.
Les cours seront limités à une audience de sept élèves, pour permettre la libre discussion et les demandes de questions. Votre professeur sera le soussigné, diplômé d’études de sciences (Ohio State, 1953), docteur en psychologie (U.S.C., 1958), membre actif de l’Association des psychologues américains, psychologue industriel à la Convair Corporation, auteur de plusieurs monographies et d’un important ouvrage : Vos Nerfs et Vous (Dutton, 1962).
ralph s. forbes, ps. d.
Suivait un numéro de téléphone.
Luke relut le prospectus avant de le remettre dans sa poche. Cela n’avait pas l’air d’une combine douteuse – pas si le type en question possédait réellement ces titres.
Et l’idée n’était pas illogique. Effectivement, les gens allaient avoir besoin d’aide, et copieusement ; ils lâchaient les pédales à grande envergure. Si ce Forbes avait réellement trouvé un moyen…
Il regarda l’horloge : 5 h 10. Que faisait le patron du snack ? Il se demandait s’il allait vider les lieux sans attendre quand la porte s’ouvrit. L’homme trapu considéra Luke.
— Où est mon serveur ?
— En route vers ses pénates.
Luke expliqua la situation. Le propriétaire acquiesça et alla voir à la caisse le chiffre d’affaires de la journée. Il se retourna vers Luke, le ruban de papier en main.
— C’est si minable que ça ? grogna-t-il. Ou bien est-ce que vous vous êtes sucré ?
— Je me serais peut-être sucré si j’avais encaissé au moins plus de dix dollars ! C’est mon tarif minimum pour renoncer à mes principes.
— Ça va, je vous crois, soupira le patron. Vous avez dîné ?
— J’ai mangé des sandwiches et j’en ai quelques autres dans mon manteau.
— Prenez-en encore. Je ferme… à quoi bon perdre une soirée ? Et il reste plus de choses que ma femme et moi ne pourrons en consommer.
— Merci. Autant que j’en profite.
Et Luke partit avec de quoi manger toute la journée du lendemain.
De retour dans sa chambre, il enferma ses provisions dans une de ses valises (en éventuelle prévision des souris et des cafards… sait-on jamais, dans ces meublés miteux ?). Puis il sortit le prospectus de sa poche pour le lire une fois de plus. Subitement, un Martien fut sur son épaule, le lisant avec lui. Le Martien termina le premier, éclata d’un rire homérique et se volatilisa…
Pas idiot, ce prospectus. Cela valait au moins la peine de risquer cinq dollars sur une leçon. Luke explora son portefeuille : sa fortune se montait à soixante et un dollars, cinq de plus que ce matin, grâce à ce coup de veine du snack, sans compter l’économie de deux jours sur les dépenses alimentaires.
Ces cinq dollars pouvaient être un bon placement et une source de revenus. À défaut, il recevrait en tout cas des conseils certainement utiles sur le moyen de conserver son self-control en face des Martiens. Peut-être même cela lui permettrait-il de se remettre à écrire.
Avant d’avoir eu le temps de changer d’avis, il était au téléphone.
Le Dr Forbes avait une voix sonore et calme. Luke se nomma et continua :
— J’ai lu votre prospectus, docteur, et il m’a intéressé. Je voudrais vous demander quand vous donnez votre prochain cours et s’il reste des places libres.
— Je n’en ai pas encore donné, Mr. Devereaux. J’ai un premier groupe ce soir à sept heures, dans une heure. Et un autre demain à deux heures de l’après-midi. Aucun groupe n’est encore complet, c’est donc à votre choix.
— Le plus tôt sera le mieux. Disons ce soir. Chez vous ?
— Non, j’ai loué un petit bureau : chambre 614 dans le building Draeger, Pine Avenue. Pouvons-nous parler un instant avant de raccrocher ?
— Je vous en prie.
— Merci. J’espère que vous ne vous en formaliserez pas : avant de vous inscrire, j’aimerais quelques renseignements sur vos antécédents. Je le répète, Mr. Devereaux, je ne monte pas une… combine. J’en espère une rémunération, bien sûr, mais je cherche aussi à aider les gens, et bon nombre vont en avoir besoin, plus qu’il ne me sera possible d’en traiter à moi seul. C’est pourquoi j’ai choisi de former des élèves.
— Je vois. Vous cherchez des disciples pour faire des apôtres.
— Bien dit, fit en riant le psychologue. Mais, attention, je ne me considère pas comme un messie. J’ai simplement une foi suffisante en mes humbles possibilités pour tenir à sélectionner avec soin ces disciples. Donnant des cours à des groupes aussi restreints, je veux être sûr de borner mes efforts aux personnes qui…
— Je comprends parfaitement. Je suis prêt à vous répondre.
— Avez-vous fait des études secondaires, ou leur équivalent ?
— Deux ans seulement, mais je revendique l’équivalent, bien que ma formation ait été non spécialisée. J’ai dévoré des livres tout au long de ma vie.
— Ce qui représente combien de temps, si ce n’est pas indiscret ?
— Trente-sept ans. Enfin, je veux dire que j’en ai trente-sept. Mais je n’ai pas lu exactement tout ce temps-là…
— Avez-vous lu beaucoup d’ouvrages de psychologie ?
— Assez peu. Surtout des vulgarisations.
— Et puis-je vous demander quelle a été votre principale occupation ?
— Écrire des romans.
— Réellement ? De la science-fiction, peut-être ? Seriez-vous par hasard Luke Devereaux ?
Luke sentit la vague de fierté de l’écrivain dont le nom a été reconnu.
— C’est moi. Mais ne me dites pas que vous lisez la science-fiction.
— Mais si, et j’en suis fervent. Du moins je l’étais jusqu’à ces deux dernières semaines. Je ne vois pas très bien comment on pourrait être d’humeur à en lire maintenant… Au fait, le marché a dû s’effondrer pour vous ? Est-ce pourquoi vous cherchez une nouvelle… euh… profession ?
— À vrai dire, j’étais déjà en crise d’inspiration avant la venue des Martiens, mais ils n’ont rien arrangé. Et pour ce qui est du marché de la science-fiction, cela dépasse encore vos dires : il est mort et enterré, et j’ai bien l’impression qu’il ne s’en relèvera jamais, même si les Martiens partent un jour.
— Soyez certain, Mr. Devereaux, que je suis navré de la mauvaise passe que vous avez traversée. Inutile d’ajouter que je suis fort heureux de vous avoir comme élève. Je ne vous aurais posé aucune question si j’avais connu plus tôt votre identité. Je vous vois donc ce soir ?
— Entendu.
Les questions du psychologue, en fait, n’avaient pas été inutiles, pensa Luke. Elles l’avaient convaincu de son intégrité.
Mieux : maintenant, il croyait en Forbes. Il croyait à la possibilité d’acquérir les bases de cette profession nouvelle encore dans les limbes. Et il était prêt à prendre autant de leçons que cela s’avérerait nécessaire, même si le chiffre du prospectus (2 ou 3) était sous-estimé. S’il se trouvait à court, nul doute que Forbes, l’admirant comme écrivain, ne consentît à lui faire crédit pour les dernières leçons.
Et durant les heures creuses, il étudierait la psychologie dans les livres de la bibliothèque publique. Il lisait vite et assimilait de même ; donc, autant ne pas faire les choses à moitié et acquérir en la matière tout le savoir possible sans titre pour le ratifier. Et peut-être même un jour… qui sait ? Il était jeune encore, bon Dieu ! Il ne serait pas trop tard pour abandonner la littérature et débuter dans une autre branche.
Il prit une douche rapide et se rasa. Il s’entaillait légèrement la joue lorsque retentit à son oreille, en pleine opération, un rire gras et réjoui ; il n’y avait pas de Martien la seconde d’avant. La blessure n’était pas grave et son crayon styptique arrêta sans peine le sang. Il se demanda si un psychologue averti pouvait acquérir le conditionnement propre à éviter des réflexes de ce genre. Forbes savait peut-être la réponse. Sinon, la solution du problème serait un rasoir électrique… Réflexion faite, il s’en achèterait un dès qu’il en aurait les moyens.
Il tenait à compléter par son aspect la bonne impression première, aussi endossa-t-il son meilleur costume, une chemise propre et une cravate digne. Il partit en sifflant un air et marcha dans la rue d’un pas conquérant, se sentant à un nœud de son existence, au début d’une ère nouvelle. Même le non-fonctionnement des ascenseurs dans le building Draeger ne le démoralisa pas ; gravir les étages lui donna des ailes.
Il fut reçu par un homme grand et mince, en complet gris, avec des lunettes d’écaille, qui lui tendit la main en s’informant :
— Mr. Luke Devereaux ?
— C’est exact, docteur Forbes. Comment m’avez-vous reconnu ?
Forbes eut un sourire.
— En partie par élimination – tous les autres élèves sauf un sont présents. Et en partie parce que j’avais déjà vu votre photo sur la couverture d’un livre.
Luke tourna la tête. Quatre personnes occupaient déjà la pièce où il venait d’entrer : deux hommes et deux femmes, bien vêtus, l’air intelligent et aimable. Cinq en réalité. Il y avait un Martien assis jambes croisées sur le bureau de Forbes, oisif et la mine ennuyée. Forbes présenta Luke à tout le monde, sauf au Martien. Les hommes s’appelaient Kendall et Brent ; les femmes étaient une Miss Kowalski et une Mrs. Johnston.
— Je vous présenterais également à notre ami martien s’il possédait un nom, ajouta Forbes d’un ton enjoué. Mais ils nous l’ont dit eux-mêmes, ils n’utilisent pas de noms.
— Va te faire f… Toto, fit le Martien.
Luke s’assit avec les autres et Forbes regagna son bureau en regardant sa montre :
— Sept heures juste, mais nous pouvons peut-être attendre quelques minutes l’arrivée du dernier membre de notre groupe ?
Tous acquiescèrent et Miss Kowalski suggéra qu’on employât ce moment à régler les frais de la leçon.
Cinq billets de cinq dollars passèrent jusqu’à Forbes qui les aligna sur le bureau :
— Je vous remercie. Quiconque ne sera pas satisfait à la fin de la leçon pourra reprendre son argent s’il le désire… Ah ! Voici sans doute notre dernier membre. Mr. Gresham ?
Mr. Gresham était un quinquagénaire chauve dont le visage sembla vaguement familier à Luke, sans qu’il pût préciser cette impression. Avant de s’asseoir à son côté, il ajouta son billet à ceux qui étaient exposés. Puis se penchant vers Luke, à qui il avait été présenté comme aux autres :
— Nous ne nous sommes pas déjà rencontrés quelque part ? murmura-t-il.
— J’ai la même impression. Il faudra que nous en parlions… Attendez ! Je crois que…
— Silence, s’il vous plaît !
Luke s’interrompit comme un écolier pris en faute et il se remit droit sur sa chaise. Puis il rougit en s’apercevant que ce n’était pas Forbes qui avait parlé… mais le Martien. Celui-ci lui décocha un sourire radieux.
Forbes sourit également et prit la parole :
— Je crois qu’avant tout il faut que vous sachiez bien une chose : il vous sera impossible de jamais ignorer les Martiens totalement – surtout si leurs paroles ou leurs actions sont inattendues. Ce point ne devrait venir en principe qu’en conclusion, mais il n’est pas inutile de l’établir dès le départ.
« La situation est donc la suivante : votre existence, vos pensées et votre raison seront moins affectées par eux si vous choisissez le moyen terme entre essayer de les ignorer complètement et leur accorder trop d’importance.
«La première solution, feindre de croire qu’ils ne sont pas là, est une forme de rejet de la réalité qui peut mener droit à la schizophrénie et la paranoïa. La seconde, elle, est capable d’engendrer aussi bien la dépression nerveuse que la crise d’apoplexie. »
«Judicieux », pensa Luke.
À ce moment, le Martien sur le coin du bureau émit un bâillement puissant.
Un second Martien couima brusquement sous le nez de Forbes, qui ne put se défendre d’un imperceptible sursaut. Par-dessus la tête du Martien, il sourit vaillamment à la classe
Il rabaissa son regard vers ses notes. Le nouveau Martien était assis dessus. Passant la main à travers le Martien, il les tira de côté. Le Martien se déplaça avec.
Forbes soupira et s’adressa à la classe :
— Eh bien, il semble que nous allions devoir nous passer de notes. Leur sens de l’humour est terriblement puéril.
Il se pencha de côté pour mieux voir par-delà le Martien. Celui-ci se pencha de même. Forbes se redressa, le Martien aussi.
— Comme je le disais, reprit Forbes, leur sens de l’humour est terriblement puéril. Ce qui me donne l’occasion de vous apprendre que c’est en étudiant les enfants et leurs réactions envers les Martiens que je suis parvenu à mes théories. Tous, vous avez pu remarquer que, passé la première panique, les enfants se sont beaucoup mieux accoutumés que les adultes à leur présence. Plus particulièrement les enfants de moins de cinq ans. J’en ai deux moi-même et…
— Trois, Toto, intervint le Martien sur le coin du bureau. J’ai vu le récépissé des deux mille briques que tu as collées à cette mignonne, à Gardena, pour qu’elle n’intente pas une action en paternité.
Forbes s’empourpra.
— J’ai deux enfants chez moi, dit-il fermement, et…
— Et une femme alcoolique, compléta le Martien. N’oublie pas de la citer, elle.
Forbes, les yeux fermés, garda le silence, comme s’il comptait mentalement.
— Le système nerveux des enfants, entama-t-il de nouveau, ainsi que je l’ai expliqué dans Vos Nerfs et Vous, le populaire ouvrage que j’ai…
— Pas si populaire que ça, Toto. D’après ton relevé de droits d’auteur, il y a eu moins de mille exemplaires vendus.
— Je voulais dire : écrit dans un style populaire.
— Ah ? Pourquoi ne s’est-il pas vendu, alors ?
— Parce que les gens ne l’ont pas acheté ! jeta Forbes avec aigreur. (Il sourit à la classe.) Excusez-moi. Je n’aurais pas dû me laisser entraîner dans cette discussion stérile. S’ils posent des questions ridicules, souvenez-vous de la règle : il ne faut pas leur répondre.
Tout d’un coup, le Martien qui était sur ses notes couima pour se retrouver assis sur sa tête, et il agita ses jambes ballantes en lui bouchant la vue par intervalles.
Forbes regarda les notes maintenant visibles – épisodiquement.
— Ah… je vois ici une remarque à vous rappeler. Je vais vous la lire pendant que cela m’est possible. Dans vos rapports avec les personnes que vous aurez à aider, vous devrez observer une franchise absolue…
— Pourquoi ne pas l’observer toi le premier, Toto ? demanda le Martien sur le coin du bureau.
— … ne rien revendiquer qui ne soit justifié, et…
— Comme ce que tu as fait dans cette circulaire, hein, Toto ? Tu oublies de dire que les « monographies » dont tu parles n’ont jamais été publiées.
Le visage de Forbes vira au violet derrière les deux jambes vertes en mouvement. Se dressant lentement de son fauteuil, il agrippa le bord du bureau.
— Je… euh… bredouilla-t-il.
— Et si tu leur disais aussi, Toto, que tu étais seulement assistant psychologue à Convair, et pourquoi ils t’ont vidé ?
Et le Martien du coin du bureau mit ses pouces dans ses oreilles, secoua ses autres doigts et éclata d’un rire grasseyant et populacier.
Forbes s’élança le poing levé… puis poussa un hurlement de douleur en venant cogner la lourde lampe de métal que le Martien dissimulait.
Il ramena à lui sa main meurtrie et l’examina d’un air hébété à travers les jambes remuantes du second Martien. Puis soudain, il n’y eut plus de Martiens dans la pièce.
Forbes, blême désormais, se rassit lentement et fixa d’un œil atone les six personnes assises devant lui, comme s’il se demandait la raison de leur présence. Il se passa la main devant la figure, comme pour en chasser quelque chose qui n’y était plus. Il déclara : « En ce qui concerne nos rapports avec les Martiens, il importe de se rappeler… » Puis il s’effondra la tête dans ses bras sur le bureau, en sanglotant.
La femme assise près du bureau
— Mrs. Johnston – se leva et posa une main sur son épaule :
— Mr. Forbes… Mr. Forbes, vous vous sentez bien ?
Il n’y eut d’autre réponse que les sanglots.
Tous les autres se levaient. Mrs. Johnston se tourna vers eux :
— Je pense que nous ferions mieux de partir, et… (elle ramassa les six billets de banque)… je suppose que ceci nous revient.
Elle les distribua à la ronde et en garda un. Puis tout le monde s’en alla (certains sur la pointe des pieds) sauf Luke et son voisin, Mr. Gresham, qui lui avait murmuré : « Restons. Il a peut-être besoin d’aide. »
Ils allèrent à Forbes, lui soulevèrent la tête et le remirent droit dans son fauteuil. Les yeux étaient ouverts mais les regardaient sans les voir.
— Il a eu un choc, dit Gresham. Peut-être qu’il s’en remettra, mais… (Sa voix était dubitative.) Vous croyez qu’il faut aller chercher les morticoles ?
— Il a l’air de s’être cassé quelque chose à la main. On peut toujours téléphoner à un médecin. Il avisera lui-même…
— Pas besoin de téléphoner. Il y en a un qui a son cabinet dans l’immeuble. Je l’ai vu en venant, il y avait encore de la lumière.
Ils laissèrent le médecin dans le bureau de Forbes, après lui avoir donné des explications et confié la responsabilité de la conduite à suivre.
— C’était un type bien, tant qu’il tenait le coup, dit Luke en descendant.
— Et il avait une idée bien, tant qu’elle tenait le coup.
— Ouais. Et je me sens dans le trente-sixième dessous. À propos, nous n’avons toujours pas trouvé où nous nous sommes vus ?
— À la Paramount, peut-être ? J’y travaillais depuis six ans quand ils ont fermé il y a quinze jours.
— J’y suis ! Vous collaboriez aux découpages. Moi, j’y ai fait des scripts il y a deux ans. J’ai abandonné parce que ce n’était pas ma partie. Je suis écrivain, pas scénariste.
— C’est bien ça. Dites, Devereaux…
— Luke. Et vous… Steve, n’est-ce pas ?
— En effet. Eh bien, Luke, je me sens dans le trente-sixième dessous moi aussi. Et j’ai un projet très précis pour utiliser les cinq dollars que je viens de récupérer…
— J’ai justement le même. Une fois ravitaillés, on va chez vous ou chez moi ?
Ils optèrent pour la chambre de Luke, car Steve demeurait avec sa sœur et son beau-frère ; il y avait des enfants et autres désavantages.
Verre après verre, ils noyèrent de concert leurs idées noires. Luke s’avéra posséder la plus grande capacité. Peu après minuit, Gresham était ivre mort ; Luke était encore en activité, quoique de façon légèrement sporadique.
Il essaya inutilement de réveiller Gresham, puis s’assit pour boire seul avec ses pensées. Il aurait préféré parler ; il souhaita presque qu’un Martien se montrât. Et il n’était pas assez fou ni ivre pour parler tout seul. «Pas encore », prononça-t-il à haute voix – ce qui eut pour effet de lui clouer la bouche.
Il songea au pauvre Forbes, que Gresham et lui avaient laissé tomber. Ils auraient pu attendre pour connaître au moins le diagnostic du docteur, savoir si le cas était guérissable ou non.
Il pourrait téléphoner au docteur. Oui, seulement il avait oublié son nom.
Appeler l’hôpital psychiatrique pour savoir si Forbes y avait été interné ? Margie pourrait le renseigner, puisqu’elle y travaillait. Mais il n’avait pas envie de lui parler. Si, il en avait envie… Et puis non ! Ils avaient divorcé, qu’elle aille se faire voir elle et toutes ses congénères !
Il n’en descendit pas moins dans le hall vers le téléphone. Il ne titubait que légèrement, mais dut fermer un œil pour lire le numéro dans l’annuaire et le former sur le cadran.
Il demanda Margie.
— Quel nom, s’il vous plaît ?
— Euh… (L’espace d’une seconde, il eut un trou et ne put se rappeler son nom de jeune fille. Puis il le retrouva, mais pensa qu’elle ne l’avait sans doute pas repris, l’arrêté de divorce n’étant pas encore officiel.)
— Margie Devereaux, reprit-il. Infirmière.
— Un instant, je vous prie.
Au bout d’un moment, la voix de Margie :
— Allô ?
— ’soir, Margie. Luke. T’ai tirée du lit ?
— Non, non, je suis de service de nuit. Mais je suis heureuse de t’entendre, Luke. Je m’inquiétais pour toi.
— Pour moi ? J’suis en pleine forme ! Pourquoi que tu t’inquiétais ?
— Eh bien… les Martiens. Il y a tellement de gens qui sont… Enfin, je m’inquiétais, voilà tout.
— Ah ! tu te disais que je déménageais, hein ? T’en fais pas, ma douce, ils peuvent pas m’avoir, moi. J’écris de la science-fiction, t’souviens ? Enfin, j’en écrivais, quoi. Eh ben, les Martiens, c’est moi qui les ai inventés.
— Tu te sens bien, Luke ? Tu m’as l’air d’avoir sérieusement bu.
— Sûr que j’ai bu. Et je me sens bien. Et toi ?
— Bien aussi. Mais débordée. Une vraie… eh bien, oui, au fait, une vraie maison de fous ! Je ne peux pas rester longtemps au bout du fil. Tu as besoin de quelque chose ?
— B’soin de rien, ma choute. Je vais au poil.
— Alors, il faut que je raccroche. Mais j’aimerais te parler, Luke. Tu me téléphones demain après-midi ?
— D’accord, chou. Quelle heure ?
— N’importe quelle heure passé midi. Au revoir, Luke.
— ’voir, chou.
Une fois revenu à son verre, il se rappela le motif de son appel. Il avait oublié de parler à Margie de Forbes. Et puis tant pis, au diable Forbes ! De toute façon, il ne pourrait rien changer à son sort, quel que fût celui-ci.
Bizarre, que Margie eût été si amicale. Surtout en le reconnaissant en état d’ivresse. Elle était toujours folle de rage quand il se cuitait.
Elle avait vraiment dû s’inquiéter à son sujet… Mais pourquoi ?
Et alors il se souvint. Elle l’avait toujours soupçonné de n’avoir pas le mental très stable. La psychanalyse à laquelle elle avait voulu qu’il se fît soumettre… Alors, forcément, elle s’était dit que maintenant…
Si c’était ça qu’elle pensait, elle se mettait le doigt dans l’œil. Il serait bien le dernier à se laisser abattre par les Martiens.
En signe de défi à Margie et aux Martiens, il se versa encore un verre. Il allait leur faire voir.
Il y avait justement un Martien dans la chambre, maintenant.
Luke éleva vers lui un doigt incertain :
— Vous ne me ficherez pas en bas… Je vous ai inventés…
— Tu y es déjà, en bas, Toto. Tu es saoul comme une grive.
Le Martien regarda avec répugnance Luke, puis Gresham qui ronflait sur le divan. Décidant sans doute qu’aucun d’eux ne valait la peine d’être ennuyé, il disparut.
— Là, c’est bien ce que je disais, proféra Luke.
Il but encore une gorgée, puis n’eut que le temps de reposer son verre : son menton roula sur sa poitrine et il s’endormit.
Il rêva de Margie. Tantôt il se disputait avec elle et tantôt… mais même avec les Martiens dans les parages, les rêves restaient chose privée.