XV

Le rapport du Dr Snyder commençait ainsi :

À mon point de vue, la seule faiblesse psychologique des Martiens, leur talon d’Achille, est leur incapacité congénitale à mentir.

Je sais que cette question a déjà été discutée. Selon certains – en particulier mes confrères russes – les Martiens seraient au contraire capables de mentir, mais se feraient une règle de toujours dire la vérité sur nos affaires, de n’être jamais pris en flagrant délit de mensonge, et cela pour deux raisons. D’abord, pour rendre leurs bavardages plus désagréables et plus efficaces, à partir du moment où nous ne pouvons douter de ce qu’ils nous disent. Ensuite, pour nous pousser à croire par assimilation au Grand Mensonge inconnu qu’ils nous font au sujet de leur nature et de leurs desseins. Cette idée d’un Grand Mensonge semble plus naturelle à nos amis russes qu’à nous-mêmes. C’est qu’à force d’avoir vécu personnellement sous le règne du Grand Mensonge…

Le Dr Snyder s’arrêta de taper, relut sa dernière phrase inachevée, puis la barra. Si ce rapport devait avoir une audience internationale, il ne fallait se mettre à dos aucun lecteur.

Pour ma part, je crois cependant qu’il est simple de prouver, grâce à un seul argument logique, que les Martiens non seulement ne mentent pas, mais en sont incapables.

Leur but manifeste est de nous harceler le plus possible.

Or, ils ne nous ont jamais fait la seule déclaration qui porterait à son comble notre infortune et l’entraînerait au-delà de toute limite : ils ne nous ont jamais dit qu’ils avaient l’intention de rester ici en permanence. Depuis la Nuit de l’Arrivée, leur seule réponse, quand ils daignaient en faire une, à nos questions sur la durée de leur séjour et l’éventualité de leur départ, consistait à nous dire que ce n’était «pas nos oignons » ou autres termes de ce genre.

Pour nous tous, la seule raison de vivre qui reste est l’espoir, l’espoir qu’un jour, peut-être demain, peut-être dans dix ans, les Martiens nous quitteront pour ne jamais revenir. Leur arrivée fut si soudaine et inattendue que ce seul fait permet d’envisager un départ dans les mêmes conditions.

Si les Martiens pouvaient mentir, il est impensable de supposer qu’ils ne nous affirmeraient pas qu’ils doivent rester pour toujours. Donc, ils ne peuvent pas mentir.

Et le corollaire bienvenu de cette proposition est le suivant : il devient immédiatement évident que leur séjour ici ne sera pas perpétuel et qu’ils le savent. Car, s’il devait l’être, ils ne manqueraient pas de nous le faire savoir dans le but d’ajouter à nos maux et…

Un ricanement suraigu troua le tympan du Dr Snyder, à quelques centimètres de son oreille. Il sursauta, mais ne tourna pas la tête, sachant que celle du Martien serait à une proximité intolérable de la sienne.

— T’es un petit futé, Toto. Et tordu sur les bords.

— C’est parfaitement logique, fit le Dr Snyder. C’est absolument prouvé. Vous ne pouvez pas mentir.

— Tu crois, Toto ? Alors, écoute ça : je peux mentir. Essaie de voir la logique qu’il y a là-dedans.

Le Dr Snyder essaya de voir ladite logique, et gémit. Si un Martien disait qu’il pouvait mentir, de deux choses l’une : ou bien il disait vrai et dans ce cas il pouvait mentir, ou bien il mentait et dans ce cas…

Un hurlement de rire retentit à son oreille.

Puis ce fut le silence. Le Dr Snyder arracha la feuille de la machine, résista à la tentation d’en faire une cocotte en papier, et se mit à la déchirer en menus morceaux. Puis il les jeta dans la corbeille à papiers et enfouit sa tête dans ses mains.

— Dr Snyder, vous vous sentez bien ?

La voix de Margie.

— Oui, Margie. (Il releva la tête et se composa un visage : elle parut ne rien remarquer d’anormal.) J’avais les yeux fatigués, expliqua-t-il.

— Le manuscrit est envoyé. Et il n’est que quatre heures. Avez-vous besoin de moi avant que je me mette en congé ?

— Non, merci.

— Vous avez fini de rédiger votre rapport ?

— J’ai fini, oui.

— Très bien.

Elle s’en alla, et il entendit décroître le cliquetis de ses talons.

Il se leva, presque sans effort. Il se sentait terriblement las, découragé, inutile. Il avait besoin d’un somme. Dormir. Même s’il manquait son dîner et la réunion, à quoi bon ? C’était de sommeil qu’il avait besoin, non de nourriture ou de discussions stériles.

Il se traîna jusqu’au second étage. En passant devant la chambre de Luke, il pensa à lui. Le verni. À l’intérieur, occupé à réfléchir ou à lire. Parfaitement indifférent à tous les Martiens du monde…

Parfaitement heureux, parfaitement adapté. Qui était fou, Luke ou tous les autres ?

Et en possession de Margie, en plus.

Il méritait d’être jeté aux loups, à tous les psychiatres qui expérimenteraient sur lui, qui le rendraient aussi misérable que tout le monde en essayant de le soigner, ou qui donneraient à sa folie une tournure moins bienheureuse.

Il le méritait, mais le Dr Snyder ne se sentait pas le courage d’en venir là.

Il se rendit à sa chambre – celle dont il se servait quand il ne voulait pas rentrer chez lui – et en referma la porte.

Puis il téléphona à sa femme :

— Ne m’attends pas ce soir, chérie. Je ne rentrerai pas dîner.

— Quelque chose qui ne va pas, Ellicott ?

— Non, je suis simplement vanné. Je vais essayer de dormir un peu. Tant mieux si je ne me réveille pas avant demain.

— Et ta réunion ce soir ?

— Elle n’est pas indispensable. Mais si je suis réveillé pour y aller, je rentrerai à la maison après.

— Très bien, Ellicott. Ici, les Martiens ont été particulièrement odieux aujourd’hui. J’en ai trouvé deux en train de faire devine quoi ?

— Je t’en prie, ma chérie. Ne me parle pas de Martiens. Une autre fois, si tu veux. Au revoir, chérie.

Il raccrocha et contempla dans un miroir un visage d’obsédé – le sien. Puis il téléphona de nouveau à l’adresse de la standardiste :

— Doris ? Qu’on ne me dérange sous aucun prétexte. S’il y a des appels, je suis parti.

— Bien, docteur. Pour combien de temps ?

— Jusqu’à ce que je vous rappelle. Et si je ne l’ai pas fait à la fin de votre service, transmettez la consigne à Estelle. Merci.

De nouveau son visage dans le miroir. Les yeux caves, les cheveux deux fois plus grisonnants que quatre mois plus tôt.

«Alors, se dit-il silencieusement, les Martiens ne peuvent pas mentir, hein ? »

Et son esprit en arriva à l’horrible conclusion latente. Si les Martiens pouvaient mentir, leur silence au sujet de la durée de leur séjour ne prouvait pas que celui-ci dût être provisoire.

Peut-être éprouvaient-ils un plaisir plus sadique encore à nous laisser vivre d’espoir, afin de continuer à jouir de nos peines plutôt que d’anéantir l’humanité en brisant cet espoir. Si tout le monde se suicidait ou devenait fou, il n’y aurait plus de plaisir.

Et la logique de son raisonnement était pourtant si belle et si simple…

L’esprit embrumé, il ne put sur le moment se souvenir du grain de sable… Ah ! oui, si quelqu’un dit qu’il peut mentir et ne ment pas en disant cela, alors il peut effectivement mentir ; mais dans ce cas, il ment peut-être en affirmant qu’il peut mentir, et alors il ne peut pas mentir ; et s’il ne peut pas, il est impossible qu’il ait menti en disant qu’il pouvait mentir…

Avec le vertige, le Dr Snyder laissa errer son esprit dans le cercle aux parois duquel il se cognait. Puis il renonça et alla s’allonger sur le lit après avoir enlevé sa veste, sa cravate et ses chaussures.

Il ferma les yeux…

Un instant plus tard, il faisait un bond de presque un mètre au-dessus du lit : deux gigantesques, monumentaux éclats de rire avaient éclaté simultanément dans chacune de ses oreilles. Il avait oublié ses boules.

Il se leva pour les mettre, puis retourna sur le lit.

Cette fois, il dormit

Et même il rêva.

De Martiens.