Le soir du troisième jour de la troisième lune de la saison des kudus (soit approximativement le moment où, à Chicago, Mr. Oberdorffer cherchait son ami Pete dans le parc d’où il avait disparu), un sorcier du nom de Bugassi, de la tribu des Moparobi en Afrique équatoriale, était appelé devant le chef. Ce dernier se nommait M’Carthi, mais il n’avait aucun lien de parenté avec un certain ex-sénateur des États-Unis qui naguère avait un peu fait parler de lui.
— Toi faire grand juju contre Martiens, intima M’Carthi à Bugassi.
Évidemment, il n’employa pas en réalité le mot Martiens, mais le mot gnajamkata, dérivé de gna (pygmée), jam (vert) et kat (ciel), la voyelle finale indiquant un pluriel. D’où la traduction complète : « Pygmées verts venus du ciel ».
Bugassi s’inclina.
— Moi faire grand juju, assura-t-il.
La position de sorcier chez les Moparobi était précaire. À moins d’être très bon dans sa spécialité, un sorcier avait peu d’espoir de parvenir sain et sauf à ses vieux jours. Et il en aurait eu encore moins si le chef avait fait plus souvent des demandes officielles, car, d’après la loi, tout sorcier qui échouait à satisfaire pareille demande était immédiatement transféré au garde-manger de la tribu. Et les Moparobi étaient anthropophages.
La tribu avait compté six sorciers au temps de l’arrivée des Martiens. Aujourd’hui, Bugassi était le seul survivant. Une lune après l’autre (on ne pouvait pour cause de tabou fabriquer plus d’un seul juju par lune), ses cinq confrères avaient successivement essayé sans y réussir d’accéder aux désirs du chef.
Maintenant c’était le tour de Bugassi et, à en juger par le regard de convoitise que lui jetaient M’Carthi et le reste de la tribu, un insuccès de sa part ne serait pas l’occasion d’un deuil national. C’est long, les vingt-huit jours d’une lune, et l’estomac Carnivore des Moparobi se morfondait.
En fait, tous les estomacs de l’Afrique noire se morfondaient.
Les tribus qui avaient vécu de la chasse mouraient de faim ou avaient émigré vers des lieux riches en nourritures végétales. Car la chasse était devenue strictement impossible.
Pour chasser, il faut pouvoir approcher sa proie à la dérobée, contre le vent, pour tuer par surprise.
Avec les Martiens, plus question de surprise.
Ils n’aimaient rien tant qu’aider à la chasse. Leur méthode d’aide consistait à devancer de loin le chasseur, en courant ou en couimant, jusque sous le nez du gibier qu’ils alertaient avec des cris joyeux.
Inutile d’ajouter que lorsque le chasseur arrivait à son tour sur les lieux, le gibier n’y était plus.
Et quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, il revenait les mains vides, sans même avoir eu l’occasion de tirer une seule flèche, de lancer un seul javelot.
C’était la crise. Tout aussi dramatique que celles qui sévissaient dans les pays plus civilisés.
Les tribus vivant de l’élevage étaient également touchées. Les Martiens se plaisaient à enfourcher brusquement les bêtes et à semer la panique. Évidemment, les Martiens n’ayant ni poids ni substance, une vache ne pouvait en sentir un sur son dos ; mais quand il se penchait pour lui hurler dans l’oreille de toute sa voix : « Iwrigo ’m N’gari » (Hue cocotte) et qu’une douzaine ou plus de ses congénères faisaient de même ailleurs dans le troupeau, il s’ensuivait une certaine confusion.
Apparemment, les naturels de l’Afrique n’étaient pas enchantés de la présence des Martiens.
C’est pourquoi M’Carthi avait réuni ses six sorciers, afin de les persuader d’unir leur savoir dans l’édification du plus grand juju jamais fait de mémoire de Moparobi.
Ils avaient refusé, car leurs secrets personnels étaient chose sacrée. Mais on avait abouti à un compromis : après avoir tiré au sort, ils feraient, chacun à tour de rôle, leur tentative. Et chacun, s’il échouait, confierait à son successeur tous ses secrets (notamment les ingrédients et incantations ayant contribué à faire son juju), avant d’aller finir dans l’estomac de la tribu.
Donc Bugassi, qui avait tiré la plus longue paille, se trouvait maintenant, cinq lunes plus tard, en possession du savoir combiné de tous ses collègues joint au sien, et les sorciers des Moparobi étaient renommés pour être les plus grands de toute l’Afrique. En même temps, il connaissait par le détail tous les matériaux employés pour les cinq jujus précédents, toutes les formules magiques prononcées.
Muni de cet attirail de connaissances, il mettait au point son propre juju depuis toute une lune, c’est-à-dire depuis que Nariboto, le cinquième sorcier, avait quitté ce monde sous forme de chair consommable. (La part de Bugassi, à sa requête, avait été le foie et il en avait conservé un petit morceau ; maintenant, bien putréfié, ce serait un élément de choix à inclure dans son juju.)
Bugassi savait que son juju ne pouvait manquer de réussir. Non seulement parce que les conséquences d’un échec pour sa propre personne étaient impensables, mais… eh bien, parce que cette mise en commun de toutes les connaissances des sorciers Moparobi devait triompher de tout.
Ce serait là un juju à enterrer tous les autres jujus – et les Martiens par la même occasion.
Ce serait un juju monstre. Il allait comprendre tous les ingrédients et toutes les incantations ayant servi pour les cinq autres, plus onze ingrédients et dix-neuf incantations (dont sept pas de danse) qui étaient l’apport personnel de Bugassi et constituaient ses secrets inédits, totalement inconnus de ses prédécesseurs.
Chaque ingrédient tenait dans la main, mais, une fois tous assemblés, ils rempliraient une pleine vessie d’éléphant mâle. (Un éléphant tué, bien sûr avant la venue des Martiens.)
Et l’assemblage du juju durerait toute la nuit, puisque la mise de chaque ingrédient devait s’accompagner des incantations ou danses appropriées, sans compter celles qui servaient de transitions.
Cette nuit-là, aucun Moparobi ne dormit. Assis en un cercle respectueux autour du grand feu, et remplissant de temps à autre leurs femmes, ils regardèrent œuvrer Bugassi, qui se dépensait sans compter. C’était une performance exténuante. Ils notèrent tristement qu’il perdait du poids à vue d’œil.
Juste à l’aube, Bugassi se traîna jusqu’à M’Carthi et se coucha devant lui.
— Juju fini, annonça-t-il.
— Gnajamkata toujours ici, dit sévèrement M’Carthi.
Il y en avait même beaucoup. Toute la nuit, ils avaient été pleins d’agitation, observant les préparatifs et faisant mine avec allégresse d’y contribuer. À plusieurs reprises, ils avaient embrouillé Bugassi dans ses danses et une fois l’avaient fait trébucher et tomber la tête la première en surgissant inopinément entre ses deux jambes au milieu d’une figure compliquée. Chaque fois, il avait patiemment recommencé la danse pour ne perdre aucun pas.
Bugassi se redressa sur un coude dans la poussière. De l’autre bras, il indiqua l’arbre le plus proche.
— Juju doit pendre au-dessus de la terre, fit-il.
M’Carthi donna un ordre. Trois hommes attachèrent le juju avec une corde de lianes tressées et il fut hissé jusqu’à une branche basse où on le fixa.
Bugassi, qui s’était remis péniblement sur ses pieds, marcha, boitant et les genoux en dehors, en direction de l’arbre et se campa sous le juju. Il regarda vers l’est, où une légère lueur annonçait le soleil sous l’horizon.
— Quand soleil éclairer juju, dit-il solennellement quoique d’une voix rauque, gnajamkata s’en aller.
Le bord rouge du soleil apparut à l’horizon ; ses premiers rayons frappèrent le haut de l’arbre d’où pendait le juju, puis leur lumière descendit.
Dans quelques minutes, les rayons atteindraient le juju.
Coïncidence ou autre chose, c’était le moment précis où, à Chicago, Illinois, États-Unis d’Amérique, un certain Hiram Pedro Oberdorffer, portier de son état et inventeur à ses moments perdus, était assis à siroter une bière en attendant que le potentiel d’énergie se fût accru dans son supervibrateur subatomique antiextraterrestre.