XVII

Luke Devereaux s’éveilla, s’étira, bâilla, l’esprit bienheureux et le corps détendu. C’était le troisième matin de sa semaine de vacances, après la plus belle performance de sa carrière d’écrivain.

Il ne se tracassait pas au sujet de son prochain livre. Il avait déjà l’intrigue bien en tête, et sans l’insistance de Margie, il s’y serait attelé sans attendre. Ses doigts le démangeaient.

Mais il y avait sa seconde lune de miel, et c’était merveilleux. Presque aussi merveilleux que la première fois.

Presque aussi merveilleux ? Pourquoi seulement « presque » ? Il éluda le sens de cette restriction. Son esprit fuyait ce qu’elle contenait. Il ne tenait pas à savoir.

Mais pourquoi ne tenait-il pas à savoir ? La question se situait à un degré au-dessus de la précédente, mais restait vaguement troublante.

Il sentit qu’il réfléchissait et qu’il n’aurait pas dû réfléchir. Cela pouvait tout gâter. Peut-être était-ce pour y échapper qu’il avait travaillé avec cet acharnement ?

Mais pour échapper à l’idée de quoi ? Son esprit éluda de nouveau la réponse.

Et alors, tandis que les dernières brumes du sommeil se dissipaient, cette réponse fut là, à portée de sa pensée.

Les Martiens.

Regarder en face le fait qu’il avait tenté d’annuler mentalement : le fait que tout le monde les voyait sauf lui. Et la conclusion qui s’en dégageait : ou il était fou (et il savait que non), ou tous les autres l’étaient.

Aucune des deux solutions n’avait de sens, cependant il fallait bien que l’une d’entre elles fût exacte. Et lui, depuis qu’il avait vu son dernier Martien, cinq semaines plus tôt, il avait élevé un mur entre cette partie de sa pensée et son activité réfléchie, il avait enfoui dans les sables de son inconscient cet atroce paradoxe, dont la claire notion aurait pu le ramener à la folie et de nouveau le pousser à voir…

Il ouvrit les yeux craintivement et regarda autour de lui. Pas de Martiens dans la chambre. Forcément, puisqu’il n’existait pas de Martiens. De cela, il était absolument, immensément certain, sans savoir au juste la raison de cette certitude.

Et il n’était pas moins certain d’être sain d’esprit.

Se retournant, il considéra Margie. Elle dormait encore, paisible, le visage d’une enfant innocente, ses cheveux de miel répandus sur l’oreiller. Le drap qui avait glissé découvrait la pastille rose d’un sein adorable et Luke, appuyé sur un coude, se pencha pour y poser ses lèvres. Très doucement, pour ne pas l’éveiller, car il était encore très tôt. Et aussi pour ne pas éveiller ses sentiments à lui, car l’expérience des semaines passées lui avait appris qu’on ne pouvait rien faire avec elle en plein jour. Seulement la nuit, alors qu’elle avait ces saletés dans les oreilles, qui empêchaient qu’on lui parle. Toujours les sacrés Martiens ! Mais après tout, ils n’étaient plus de frais époux en lune de miel toute neuve ; et, à trente-sept ans, il n’était plus trop vaillant au petit matin.

Il se rallongea, fermant les yeux, mais il savait qu’il n’allait pas se rendormir.

Au bout d’un moment, il se sentit plus éveillé que jamais, aussi se leva-t-il précautionneusement et s’habilla-t-il sans bruit. Il était six heures et demie. Il irait faire une promenade matinale.

Il sortit sur la pointe des pieds, en refermant silencieusement la porte. Il pouvait aller et venir comme bon lui semblait, maintenant qu’il n’était plus confiné dans sa chambre. Il descendit jusqu’au parc.

Dehors, il faisait clair et frais, presque frisquet. Même en août, l’aube peut être froide en Californie du Sud. Luke grelotta un peu sous sa veste de sport. Mais le soleil déjà brillant allait monter. Il n’avait qu’à marcher un peu pour se dégourdir.

Il longea la clôture haute de deux mètres, avec la tentation fugitive de l’escalader pour partir faire un tour dans la nature, en pleine liberté. Mais si le Dr Snyder s’en apercevait, il serait capable de supprimer le régime de faveur dont il bénéficiait.

Arrivé à un tournant, il vit qu’il n’était pas seul. Un petit homme à la grande barbe noire était assis sur un banc non loin de là. Il portait des lunettes cerclées d’or et était tiré à quatre épingles, avec des escarpins noirs où s’emboîtaient des guêtres gris perle. Luke l’observa avec curiosité. L’autre regardait dans sa direction, mais fixait un point quelque part au-dessus de son épaule.

— Belle journée, fit Luke. (Maintenant qu’il avait fait halte, il eût été impoli de passer outre.)

Le barbu ne répondit pas, l’œil toujours fixé par-delà l’épaule de Luke. Ce dernier se retourna et ne vit qu’un arbre. Il n’aperçut nul oiseau, nul nid qui pût être l’objet de cette contemplation.

Il regarda l’homme de nouveau : il avait toujours la même attitude. Était-il sourd ou… ?

— Excusez-moi… dit Luke.

Pas de réponse.

Un soupçon affreux l’envahit. Il s’avança, toucha l’épaule de l’homme. Il sentit celle-ci frémir légèrement. Le barbu leva une main et l’y passa machinalement, sans détourner son regard.

Luke se demanda quelles seraient ses réactions s’il l’empoignait et le jetait par terre. Au lieu de cela, il se contenta de passer sa main dans un mouvement de va-et-vient devant les yeux de l’homme. Celui-ci cligna des paupières, ôta ses lunettes, se frotta les yeux l’un après l’autre, puis remit les lunettes et reprit sa faction.

Luke s’éloigna en frissonnant.

« Ciel, pensa-t-il, il ne me voit pas, ne m’entend pas, ne sait pas que j’existe. Tout comme moi je…

«Pourtant quand je l’ai touché, il l’a senti, seulement…

« Mécanisme névrotique de refus, m’a expliqué le Dr Snyder, quand je lui ai demandé pourquoi, si les Martiens existaient vraiment, je ne les distinguais pas au moins comme des taches opaques, même ne les voyant pas en tant que Martiens.

«Et il m’a expliqué que je…

« Exactement comme cet homme… »

Il s’assit sur le banc d’après. À vingt mètres de là, le barbu n’avait toujours pas bougé et considérait son arbre.

«Est-ce qu’il regarde quelque chose qui n’existe pas ?

« Ou qui existe pour lui et pas pour moi, et dans ce cas, lequel de nous deux a raison ?

«Et est-ce lui qui a raison quand pour lui je n’existe pas ?

«Non, j’existe, je sais au moins cela. Je pense, donc je suis.

« Mais comment savoir que lui existe ?

« S’il était un produit de mon imagination ? »

Solipsisme idiot pour adolescent découvrant le monde.

Mais quand les autres et vous se mettent à voir les choses différemment – ou à voir des objets différents – cela donne à réfléchir.

Le cas de l’homme à la barbe, en lui-même, n’avait pas de signification. Rien qu’un toqué parmi d’autres. Mais c’était le catalyseur qui avait mis le cerveau de Luke dans l’état d’effervescence voulue.

Et cette piste était peut-être la bonne.

Il se rappela sa nuit de beuverie en compagnie de Gresham. Juste avant de tomber ivre mort, il avait aperçu un Martien qu’il avait injurié. Il lui avait dit : «Je vous ai inventés. »

Alors ?

Si c’était vrai ? Si son esprit, sous le coup de l’alcool, avait fait une découverte qui lui avait échappé à l’état lucide ?

Si le solipsisme n’était pas idiot ?

Si l’univers, si chaque chose et chaque personne n’étaient que des produits de l’imagination de Luke Devereaux ?

«Si moi, Luke Devereaux, j’avais réellement inventé les Martiens, ce soir-là, dans la cabane de Carter Benson en plein désert près d’Indio ? »

Luke se leva et se remit à marcher, plus vite, pour suivre le rythme de sa pensée. De toutes ses forces, il évoqua cette soirée. Juste avant qu’on cognât à sa porte, il venait d’être saisi d’une idée pour son fameux roman de science-fiction. Il venait de se demander : «Et si les Martiens… »

Mais il ne put se rappeler le reste de son idée. Le Martien frappant à la porte en avait interrompu le cours.

Interrompu ?

Et si, avant même d’être parvenue au niveau de sa pensée consciente, l’idée avait déjà creusé son chemin dans son subconscient ? Une idée comme : Si les Martiens étaient de petits hommes verts, visibles, audibles, mais intangibles, et que d’ici une seconde il y en ait un qui frappe à cette porte et dise : «Salut, Toto. C’est bien la Terre, ici ?… »

Si tout était parti de là ?

Pourquoi non ?

Eh bien, pour au moins une raison, à vrai dire : il avait imaginé des centaines d’intrigues – en comptant à la fois romans et nouvelles – sans en voir pour cela une seule se réaliser à la seconde même où elle lui venait en tête.

Mais si, ce soir-là, les conditions avaient différé ? Si, sous l’empire de la fatigue intellectuelle et de la crampe de l’écrivain, il s’était produit une fausse manœuvre dans son cerveau, dans cette part de son cerveau qui lui faisait discerner l’univers imaginatif « réel », projeté par son esprit, de l’univers imaginatif «fictif », inventé par celui-ci ?

Absurde, mais logique.

Mais dans ce cas, que s’était-il passé lorsque, cinq semaines plus tôt, il avait brusquement cessé de « croire » aux Martiens ? Et pourquoi les autres gens – si eux aussi étaient un produit de son imagination – continuaient-ils à voir une chose en laquelle il ne croyait plus, qui par conséquent n’existait plus ?

Il trouva un autre banc où s’asseoir. Là, le problème était malaisé.

Mais peut-être pas tellement. Cette nuit datant de cinq semaines, son esprit avait reçu un choc. Il ne se rappelait pas quoi, il savait simplement que c’était lié à un Martien. Mais vu l’effet produit – l’état catatonique où il s’était trouvé plongé – ce devait être un choc de taille.

Eh bien, peut-être ce choc avait-il chassé de son conscient la croyance aux Martiens, sans débarrasser son subconscient de la confusion entre les deux univers imaginatifs. Il n’était pas paranoïaque, mais schizophrène. Une part de son esprit – la part consciente, pensante – ne croyait pas aux Martiens, sachant qu’ils n’avaient jamais existé. Mais la part profonde, celle du subconscient créateur et entreteneur d’illusions, n’avait pas reçu le message ; elle continuait à accepter les Martiens comme aussi réels que le reste, et ainsi faisaient donc les êtres humains, nés pareillement de son imagination à ce niveau.

Sous le coup de l’excitation, il se remit debout et recommença à marcher rapidement.

C’était simple comme bonjour. La seule chose à faire, c’était de communiquer le message à son subconscient.

Se sentant un peu ridicule, il émit intérieurement un message : Hé, les Martiens n’existent pas. Les autres gens ne doivent pas les voir.

Cela avait-il réussi ? Il allait le savoir.

Il était arrivé à l’extrémité du parc et il fit demi-tour vers les cuisines. Le petit déjeuner serait prêt maintenant et il pourrait juger, à observer les faits et gestes des gens, s’ils voyaient encore ou non les Martiens.

Il regarda sa montre. Il n’était que 7 h 10 et le premier service ne serait que dans vingt minutes. Mais il y avait une table et des chaises à la cuisine et à partir de 7 heures, on avait le droit de s’y faire servir du café avant l’heure régulière.

Il entra. Le cuisinier était à son fourneau, son aide préparait un plateau pour un des malades gardés sous clé. Les deux infirmières qui aidaient à servir à table n’étaient pas en vue ; sans doute dressaient-elles les couverts dans la salle à manger.

Deux malades étaient attablées devant du café : deux femmes d’âge mûr, l’une en peignoir de bain et l’autre en robe de chambre.

Tout semblait calme et paisible ; aucune agitation. Preuve indirecte que personne ici ne voyait de Martiens pour le moment.

Il alla se verser une tasse de café et s’installa. Margie l’avait présenté la veille à l’une des deux femmes.

— Bonjour, Mrs. Murcheson, fit-il.

— Bonjour, Mr. Devereaux. Votre charmante femme dort encore ?

— Oui. Je me suis levé de bonne heure pour marcher un peu. Le temps est splendide.

— On dirait. Vous connaissez Mrs. Randall ?

Luke émit un murmure poli.

— Ravie de vous connaître, Mr. Devereaux, dit l’autre dame âgée. Si vous venez du parc, vous avez peut-être vu mon mari. Cela m’éviterait d’avoir à le chercher partout.

— J’ai vu un monsieur à barbe, très bien habillé, répondit Luke.

— C’est lui !

— Il était près du coin nord, sur un banc, l’air fasciné par un arbre.

Mrs. Randall soupira.

— Sans doute en train de préparer son grand discours. Cette semaine, il croit qu’il est Malblanshi, le pauvre cher homme. (Elle quitta la table.) Je vais lui dire que le café est prêt.

Luke ouvrait la bouche pour proposer d’y aller, quand il se rappela que le personnage ne le voyait pas. Sans doute sa femme, elle, bénéficiait-elle d’un régime spécial lui octroyant une existence visible.

Quand elle fut partie, Mrs. Murcheson posa la main sur le bras de Luke :

— Un couple si agréable. Quelle tristesse !

— Elle semble agréable, mais lui, je n’aimerais pas le rencontrer. Ils sont tous les deux… euh ?…

— Bien sûr. Mais chacun croit que c’est l’autre qui l’est et pense être ici pour en prendre soin. (Elle se pencha plus près.) Mais j’ai mes soupçons, Mr. Devereaux. Pour moi, ce sont tous deux des espions, qui font semblant d’être fous. Des espions vénusiens !

Elle faisait siffler les S en parlant ; Luke dut feindre de s’essuyer la bouche pour débarrasser sa joue des postillons.

Gêné, il changea de sujet :

— Qu’a-t-elle dit ? Pourquoi son mari est-il mécontent du blanchissage cette semaine ?

— Il ne s’agit pas de blanchissage, Mr. Devereaux. Il se prend pour Malblanshi.

Un nom ? Il disait quelque chose à Luke, mais celui-ci ne le situait pas. Il n’insista pas, car il préférait partir avant le retour du couple Randall au complet. Il finit donc sa tasse et se retira en s’excusant, disant qu’il allait voir si sa femme était debout pour le petit déjeuner.

Il s’était éclipsé juste à temps. Les Randall étaient en vue lorsqu’il sortit.

À la porte de leur chambre, il entendit que Margie était levée. Il frappa doucement afin de ne pas la surprendre, puis entra.

— Luke ! (Elle jeta ses bras autour de lui et l’embrassa.) Tu es allé te promener dans le parc ?

Elle était en culotte et soutien-gorge, et la robe qu’elle avait jetée sur le lit pour libérer ses mains à l’entrée de Luke attendait d’être enfilée.

— Oui, et j’ai terminé par une tasse de café. Finis de t’habiller, nous serons juste à l’heure pour le premier service. Il s’assit et l’observa, tandis qu’elle procédait à l’habituelle série de contorsions qui font d’une femme entrant la tête, puis le corps, dans une robe, un spectacle fascinant.

— Margie, qui est Malblanshi ?

De l’intérieur de la robe, sortit un son étouffé. La tête de Margie émergea du décolleté, et elle regarda Luke avec incrédulité tout en faisant glisser la robe le long de ses hanches.

— Luke, tu ne lis donc pas les jour… ? C’est vrai, au fait, tu ne les lis pas. Mais enfin, tu les lisais autrefois. Tu devrais bien te rappeler qui est Yato Malblanshi !

— J’y suis, fit Luke. (Le nom et le prénom accolés le renseignaient.) Pourquoi ? On a davantage parlé de lui ces temps derniers ?

— Davantage ? Mais on ne parle que de lui, Luke, depuis trois jours. Il va faire un discours à la radio demain, qui s’adressera au monde entier. Il veut que tout le monde l’écoute.

— Un discours ? Mais je croyais que vous pensiez que les Martiens… enfin, je croyais que les Martiens les interrompaient.

— Plus maintenant, Luke. Il y a enfin un avantage que nous ayons pris sur eux. On vient d’inventer un nouveau type de microphone pour la radio. Cela a fait sensation voici une semaine, juste avant l’annonce du discours de Malblanshi. Il est branché directement sur le larynx du speaker et il en traduit les vibrations en ondes radiophoniques. Il suffit de parler à voix basse.

— Et sur quoi va rouler ce discours ?

— Personne ne sait, mais il aura trait aux Martiens, évidemment. De quoi d’autre voudrait-on parler au monde entier ? Il y a des bruits qui courent, on dit qu’un Martien aurait enfin établi avec lui un contact sensé et lui aurait fait des propositions pour négocier leur départ à tous. Ce n’est pas impossible, après tout. Ils doivent bien avoir un chef, et Malblanshi était bien l’homme à qui s’adresser pour établir des pourparlers.

Luke sourit, car il était à peu près sûr maintenant que l’expérience faite sur son subconscient, quelques instants auparavant, avait marché ; personne depuis n’avait réagi comme à la vue de Martiens autour de soi. Quelle déconfiture attendait Malblanshi ! Dès demain …

Il prit la parole d’un ton assuré :

— Margie, dis-moi… Depuis combien de temps as-tu vu un Martien ?

Elle le regarda d’un air un peu étrange.

— Pourquoi cela, Luke ?

— Rien… simplement pour savoir.

— Si tu tiens à le savoir, il y en a deux ici juste en ce moment.

— Oh… fit-il.

(Ça n’avait pas marché.)

— Je suis prête, fit Margie. Nous descendons ?

Le petit déjeuner était servi. Luke mangea songeusement, sans même faire attention à ce qu’il mâchait. Les œufs au jambon auraient pu aussi bien être de la sciure de bois.

Pourquoi cela n’avait-il pas marché ?

Ce sacré subconscient, il n’avait donc pas entendu son message ?

Ou bien l’avait-il entendu et ne voulait-il pas y croire ?

Soudain, il sut qu’il lui fallait partir. Quelque part ailleurs, n’importe où. Ici (et ici, c’était bien un asile de fous, inutile de se le dissimuler, même s’il portait le nom de clinique de repos), il n’était pas apte à réfléchir sur un tel problème.

Et toute merveilleuse que fût la présence de Margie, elle constituait une source de distraction.

C’était dans la solitude qu’il avait inventé les Martiens ; ce serait dans la solitude qu’il pourrait le mieux les exorciser. Loin de tout contact extérieur.

La cabane de Carter Benson dans le désert ? Mais oui, bien sûr ! C’était là que tout avait commencé !

Évidemment, maintenant on était en août, et il ferait là-bas une chaleur d’enfer. Mais raison de plus : il serait certain ainsi de ne pas y trouver Carter ; il n’aurait même pas besoin de lui demander l’autorisation de s’y rendre, puisque l’autre ne serait jamais au courant de sa venue. Donc, on ne saurait pas où le trouver si on le recherchait. Margie n’avait pas entendu parler de l’endroit.

Mais il lui fallait agir avec prudence. Trop tôt maintenant : les banques seraient encore fermées. Grâce au ciel et à Margie, le compte était à leurs deux noms. Il retirerait une somme suffisante pour acheter une voiture d’occasion : plusieurs centaines de dollars. Il n’allait pas se rendre à pied ou en stop jusqu’à la cabane ! Et la sienne était vendue depuis son départ d’Hollywood.

Heureusement d’ailleurs, le marché avait baissé de plus en plus. Pour moins de cent dollars, il trouverait un modèle tout à fait convenable.

— Ça ne va pas, Luke ?

— Non, non, il n’y a rien, répondit-il. (Après tout, autant préparer le terrain pour sa fuite.) Je me sens seulement un peu abruti, ajouta-t-il. J’ai mal dormi cette nuit.

— Tu pourrais peut-être aller refaire un somme maintenant, mon chéri.

Luke feignit d’hésiter :

— Ma foi… oui, peut-être tout à l’heure. Si je me sens vraiment fatigué. Pour le moment, j’ai la flemme d’y aller. Je sens que je ne pourrais pas trouver le sommeil.

— Tu as envie de faire quelque chose ?

— Si on faisait quelques parties de badminton ? Cela m’esquinterait juste assez pour que je puisse vraiment dormir ensuite.

Ils jouèrent une demi-heure, jusqu’à 8 h 30. Puis Luke bâilla et déclara que désormais il tombait de fatigue.

— Monte avec moi, suggéra-t-il, au cas où tu aurais besoin de prendre quelque chose. Comme ça, tu ne me dérangeras pas de la matinée, si par hasard je dors tout ce temps-là.

— Non, vas-y, je n’ai besoin de rien. Je te promets de ne pas te déranger jusqu’à midi.

Il lui donna un baiser rapide, regrettant de ne pas pouvoir lui faire de vrais adieux, puisqu’il allait ne plus la voir pour un certain temps. Puis il se rendit dans sa chambre.

Il commença par taper à la machine un billet pour elle, lui disant qu’il l’aimait, mais qu’il avait une tâche importante à accomplir ; qu’elle ne se tracasse pas, il serait bientôt de retour.

Il prit dans le sac de Margie de quoi se payer un taxi, puis regarda par la fenêtre dans l’espoir de l’apercevoir dans le parc. Mais il ne la vit ni par celle-ci, ni par celle du vestibule quelques secondes plus tard. En silence, il descendit les escaliers. Par la porte ouverte du bureau du Dr Snyder, il entendit la voix de Margie : «… pas vraiment de quoi se tracasser, mais il était quand même un peu bizarre. Je ne pense pas pourtant qu’il… »

Il sortit tranquillement par la porte de derrière donnant sur le parc et se faufila jusqu’à un coin où une rangée d’arbres dissimulait la clôture.

Le seul danger maintenant était que quelqu’un le vît de la rue faire l’escalade. Mais il n’y avait personne.