I

Durant le mois d’août de l’année 1964, un homme répondant au nom assez peu croyable de Hiram Pedro Oberdorffer et habitant Chicago inventa un petit système qu’il appela supervibrateur subatomique antiextraterrestres.

Mr. Oberdorffer n’avait jamais dépassé le niveau des études primaires, mais il avait été pendant cinquante ans un lecteur invétéré des magazines de science populaire et des articles scientifiques dans les suppléments dominicaux des divers journaux. C’était un ardent théoricien et, selon ses propres termes (auxquels il faut bien ajouter foi), il « s’y connaissait autrement que tous ces types qui travaillaient dans les laboratoires ».

Depuis de nombreuses années, il exerçait l’emploi de portier et logeait dans deux pièces au sous-sol de l’immeuble où il était affecté. L’une d’elles lui servait à dormir, faire sa cuisine et manger. L’autre abritait sa réelle activité, celle qui était sa raison de vivre : c’était son atelier.

Outre un tabouret et quelques outils électriques, l’atelier comprenait plusieurs meubles à tiroirs ; à l’intérieur de ceux-ci ou empilés dessus (ainsi que sur le plancher), dans diverses boîtes se trouvaient de vieux éléments de moteurs automobiles, de radios, de machines à coudre et d’aspirateurs. Sans parler des vieux éléments de machines à laver, de machines à écrire, de bicyclettes, de tondeuses à gazon, de moteurs de hors-bord, de postes de télévision, de pendules, de téléphones, de jouets mécaniques, de moteurs électriques, d’appareils photo, de phonographes, de ventilateurs, de carabines et de compteurs Geiger. Bref, un amoncellement de trésors dans cette seule pièce.

Sa fonction de portier, surtout en été, lui laissait suffisamment de loisirs pour le bricolage et pour son autre passe-temps favori, qui consistait à aller s’asseoir, par beau temps, dans le parc public à dix minutes de chez lui, pour y satisfaire au repos et à la méditation.

Ce parc était en grande partie fréquenté par des clochards, des ivrognes et des cinglés. Mais qu’il soit bien entendu que Mr. Oberdorffer n’entrait dans aucune de ces catégories. Il travaillait pour vivre et ne buvait que de la bière en quantité modérée ; enfin il n’était certainement pas cinglé, il pouvait prouver qu’il était sain d’esprit. Il avait les papiers qu’on lui avait donnés en le relâchant de l’institution pour malades mentaux où il avait fait un bref séjour quelques années auparavant.

Les Martiens importunaient moins Mr. Oberdorffer que la plupart des gens ; l’excellent homme avait en effet la chance insigne d’être sourd comme une trappe.

Évidemment, les Martiens l’ennuyaient quand même quelquefois. Bien que privé de l’ouïe, il adorait parler. Le plus souvent, en fait, il pensait tout haut, car il avait l’habitude de se parler à soi-même tout en bricolant. Dans ce cas, les Martiens ne le gênaient pas. Mais ils troublaient de temps à autre ses conversations unilatérales avec son ami Pete.

Pete vivait chaque été dans le parc public, de préférence sur le quatrième banc à gauche dans l’allée qui partait en diagonale du centre vers le coin sud-est. Quand venait la saison des pluies, Pete disparaissait invariablement. Mr. Oberdorffer supposait, pas tellement à tort, qu’il partait en migration vers le sud avec les oiseaux. Mais le printemps suivant, il était de retour et les conversations reprenaient.

Conversations très unilatérales, sans aucun doute, car Pete était muet. Mais il se plaisait à écouter Mr. Oberdorffer qu’il prenait pour un grand penseur et un grand savant (point de vue que celui-ci partageait totalement), et quelques signes suffisaient de son côté pour entretenir le dialogue : un hochement de tête dans l’un ou l’autre sens pour dire oui ou non, un haussement de sourcils pour demander d’autres explications. Le plus souvent, d’ailleurs, les réactions de Pete se bornaient à un regard d’admiration et d’attention soutenue. Et il n’avait presque jamais recours au crayon et au papier que Mr. Oberdorffer emportait toujours avec lui en cas de nécessité.

Cependant, cet été-là, Pete s’était mis à user de plus en plus fréquemment d’un signe nouveau : la main en coupe derrière son oreille. Mr. Oberdorffer en avait conçu de la perplexité, car il savait qu’il parlait aussi fort que d’habitude. Il s’était informé et en réponse Pete avait écrit sur le papier : «Je ne peu pas antandre. Lé Martiens i fon tro de brui. »

Mr. Oberdorffer s’était donc vu obligé de forcer le ton, ce qui lui était assez désagréable. (Moins encore, à vrai dire, qu’aux occupants des bancs voisins, puisqu’il n’avait aucun moyen de vérifier quand le tapage des Martiens avait cessé.)

Au cours de cet été, même quand Pete ne réclamait pas un volume vocal plus élevé, les conversations ne donnaient à Mr. Oberdorffer plus autant de plaisir que par le passé. Trop souvent l’expression de Pete indiquait qu’il écoutait autre chose. Et si dans ces occasions Mr. Oberdorffer se retournait, il ne manquait pas de voir un ou plusieurs Martiens faisant exprès de distraire son auditeur.

C’était tellement odieux que Mr. Oberdorffer se mit à jouer avec l’idée d’agir de quelque manière contre les Martiens.

Mais ce ne fut qu’à la mi-août qu’il se décida. À cette époque, Pete disparut brusquement du parc public. Mr. Oberdorffer, comme une âme en peine, interrogea les occupants réguliers des autres bancs et ne rencontra que des rebuffades jusqu’au jour où un vieux barbu se mit à lui tenir un discours en réponse. Mr. Oberdorffer, montrant qu’il était sourd, lui donna le papier et le crayon ; il y eut un instant de flottement quand le barbu s’avéra incapable d’écrire même son nom, mais heureusement il se trouva un interprète en état de sobriété suffisant pour pouvoir transcrire les mots sur le papier.

De cela il ressortait que Pete était en prison.

Mr. Oberdorffer courut au commissariat du quartier et, après certaines difficultés (dues aux faits qu’il y avait beaucoup de Pete, qu’il ignorait le nom de famille du sien et qu’il ne comprenait rien à ce qu’on lui disait), il put enfin aller trouver son ami dans la prison où celui-ci était détenu.

Pete était déjà passé en jugement et avait écopé de trente jours. Il raconta sur le papier ce qui lui était arrivé.

Débarrassé des fautes d’orthographe, cela se résumait à ceci : il n’avait rien fait du tout, la police l’avait brimé ; évidemment, il avait un peu bu, sans ça il n’aurait jamais eu l’idée de vouloir voler à l’étalage des paquets de lames de rasoir, en plein jour et en compagnie de Martiens. Ces derniers l’avaient amené traîtreusement dans le magasin lui assurant qu’ils feraient le guet pour lui, et quand il avait eu ses poches pleines, ils avaient fait un bruit à réveiller un mort jusqu’à ce qu’un flic arrive. Tout était leur faute.

Cette histoire pathétique émut à un tel point Mr. Oberdorffer qu’il résolut de prendre sans tarder des mesures contre les Martiens. Il était patient, mais sa patience avait des limites.

Le soir même, il se mettrait au travail. En route vers son domicile, il s’arrêta pour dîner au restaurant, en dérogation exceptionnelle à ses habitudes. Il voulait avoir l’esprit libre pour penser sans devoir s’astreindre à faire la cuisine.

Il se mit donc à penser – à voix basse, pour ne pas déranger les autres convives – tout en mangeant de la choucroute et des saucisses.

Il récapitula tout ce qu’il avait lu sur les Martiens dans les magazines de science populaire, et tout ce qu’il avait lu sur l’électricité, l’électronique et la relativité.

La réponse logique lui vint en finissant sa choucroute. « Ce sera, dit-il au garçon venu prendre la commande de son dessert, un supervibrateur subatomique antiextraterrestres. » La réponse du garçon, s’il y en eut une, fut perdue pour la postérité.

Il poursuivit ses pensées en rentrant chez lui. Une fois arrivé, il débrancha le signal d’appel (une lampe rouge au lieu d’une sonnerie), pour n’être dérangé par aucun locataire venu lui signaler un robinet fuyant ou un réfrigérateur récalcitrant, et il commença la construction de son supervibrateur subatomique antiextraterrestres.

«Ce moteur de hors-bord fournira l’énergie, soliloqua-t-il, en passant à l’action requise par ses paroles. Mais il faudra un générateur… Combien de volts ? »

Il le calcula et un transformateur lui fournit le voltage voulu.

Il rencontra une sérieuse difficulté en s’apercevant qu’il aurait besoin d’une membrane vibrante de vingt centimètres de diamètre. Rien dans son atelier ne pouvait en remplir le rôle et à cette heure tous les magasins seraient fermés.

Mais ce fut l’Armée du Salut qui le sauva. Il y songea et s’en fut dans les rues jusqu’à ce qu’il rencontrât une militante en train de faire la ronde des cafés. Il fallut trente dollars pour la convaincre de se séparer de son tambourin ; heureusement qu’elle succomba à ce chiffre, car c’était tout ce qu’il avait en sa possession. En outre, si elle avait fait des difficultés, il aurait été fortement tenté de lui arracher l’objet et de s’enfuir avec, ce qui n’aurait eu pour autre résultat que de l’envoyer en prison rejoindre Pete. Il courait bien trop mal.

Le tambourin, une fois débarrassé des petits disques de métal qui le garnissaient, s’avéra convenir parfaitement. Saupoudré d’un peu de limaille de fer et placé entre le tube cathodique et la casserole d’aluminium qui servait de grille, il filtrerait les rayons delta en éliminant ceux qui étaient indésirables, et les vibrations de la limaille, quand le moteur serait mis en marche, procureraient la fluctuation voulue dans l’inductance.

Finalement, une heure après le moment habituel de son coucher, Mr. Oberdorffer souda la dernière connexion et recula pour admirer son œuvre. Un soupir de satisfaction lui échappa. Il avait fait du bon travail. Les résultats allaient être probants.

Il s’assura que la fenêtre donnant sur le conduit d’aération était grande ouverte. Il fallait que les vibrations subatomiques aient de quoi se frayer un chemin vers l’extérieur, sinon elles agiraient uniquement dans la pièce. Mais une fois libérées, elles parcourraient le monde en quelques secondes, comme les ondes hertziennes.

Il mit du carburant dans le réservoir du moteur, enroula la corde, s’apprêta à la tirer… puis hésita. Des Martiens avaient fait leur apparition dans l’atelier toute la soirée, mais aucun n’était présent pour le moment. Il attendrait que ce fût le cas pour mettre l’appareil en route ; ainsi jugerait-il immédiatement de son efficacité.

Il passa dans la pièce attenante et sortit une bouteille de bière du réfrigérateur. Puis il revint dans l’atelier et s’assit en buvant à petits coups.

Quelque part dehors sonna une horloge que Mr. Oberdorffer n’entendit pas.

Et soudain, il y eut un Martien assis juste au sommet du supervibrateur subatomique antiextraterrestres.

Le cœur plein d’exaltation, Mr. Oberdorffer posa sa bière, alla saisir la corde – et tira.

Le moteur ronfla, l’appareil se mit à fonctionner.

Le Martien était toujours là.

— Il faut quelques minutes pour accumuler le potentiel d’énergie, dit à voix haute Mr. Oberdorffer, s’adressant plus à lui-même qu’au Martien.

Il se rassit, reprit sa bière. Il se remit à boire, attendant que fussent passées les quelques minutes, observant ce qui allait se produire.

Il était approximativement 23 h 05, heure de Chicago, le mercredi 19 août 1964.