I

Les Martiens restèrent. Personne n’eût pu deviner pour combien de temps. Ils pouvaient aussi bien avoir décidé de s’établir en permanence. Comme ils le disaient, cela n’était pas nos oignons.

On ne sut d’eux que ce qui se voyait à l’œil nu.

Physiquement, ils se ressemblaient beaucoup plus que les humains entre eux. La seule différence constitutive regardait leur taille. Les plus grands atteignaient quatre-vingt-dix centimètres, les plus petits n’en mesuraient que soixante-cinq.

Plusieurs théories se diffusèrent pour expliquer cette différence. Selon les uns, elle équivalait simplement aux variations de taille humaines ; selon les autres, elle indiquait un rapport de croissance entre jeunes sujets et adultes formés.

Certaines gens y voyaient le seul signe distinctif du sexe, les autres signes, quels qu’ils pussent être, n’étant pas visibles quand ils étaient habillés. Et comme personne ne les vit jamais déshabillés, on ne sut jamais si oui ou non les grands étaient les mâles ( ?) et les petits les femelles ( ?).

D’après une autre théorie, leur race n’avait pas de différenciation sexuelle : peut-être étaient-ils bisexués, peut-être pas sexués au sens où nous l’entendions, peut-être se reproduisaient-ils par une sorte de parthénogenèse. Pour ce que nous en savions, ils pouvaient pousser sur des arbres et s’en détacher quand ils étaient à point, adultes et intelligents, prêts à affronter leur monde, ou le nôtre pour en ricaner. Dans ce cas, les plus petits eussent été des bébés prématurés, mais déjà aussi pleins de malice et de haine que leurs aînés.

Nous ne sûmes jamais ce qu’ils mangeaient ou buvaient, ni même s’ils se nourrissaient. Ils ne pouvaient absorber de nos aliments, puisqu’ils n’auraient pas réussi à les tenir en main (pour la même raison qui nous empêchait, nous, de les toucher). Selon la plupart des gens, ils couimaient instantanément jusqu’à Mars et retour quand ils avaient besoin de nourriture – ou même peut-être de sommeil, car nul n’en vit jamais un seul dormir.

Nous ne pouvions pas plus être certains de la réalité de leur présence. Les savants rappelaient qu’une forme de vie non corporelle, non matérielle, est une impossibilité. Par conséquent, ce n’était pas les Martiens eux-mêmes que nous voyions, mais leurs projections ; les Martiens possédaient des corps tangibles tout comme nous, qu’ils abandonnaient sur Mars, peut-être après s’être mis en état de transe ; leur couimage était simplement la faculté de projeter et de rendre visible leur corps astral.

Cette théorie, si elle était vraie, expliquait tout sauf une chose : comment une projection non corporelle pouvait-elle parler ? Le son est produit par la vibration de l’air ou d’autres molécules. Comment par conséquent une chose qui n’était pas là, concrètement parlant, eût-elle pu engendrer des sons ?

Et ces sons n’étaient pas une hallucination : on les enregistrait. Ils parlaient réellement et pouvaient même (en de rares occasions) frapper aux portes. Mais en fait celui qui avait frappé à celle de Luke Devereaux la Nuit de l’Arrivée (ainsi la nommait-on) était une exception. La plupart avaient couimé au hasard sans s’annoncer, dans les living-rooms, les chambres à coucher, les studios de télévision, les night-clubs, les théâtres, les bars (quelles scènes admirables dans les bars !), les casernes, les prisons, les tripots, les igloos.

On les voyait sur les photos (Luke Devereaux s’en serait aperçu s’il s’était décidé à faire développer les siennes). Ils étaient donc opaques à la lumière… mais pas au radar, ce qui poussait les techniciens à s’arracher les cheveux.

Tous insistaient sur le fait qu’ils n’avaient pas de noms, ceux-ci étant aussi ridicules qu’inutiles. Aucun ne s’adressa jamais à un humain par le sien. Ils appelaient tous les hommes Toto et toutes les femmes Chouquette, et dans chaque pays employaient des équivalents locaux à ces sobriquets.

Ils témoignèrent d’aptitudes intenses dans un domaine au moins : la linguistique. Le Martien de Luke ne galégeait pas en se vantant de pouvoir apprendre une langue en une heure. Les Martiens qui tombèrent chez des peuplades primitives dont les dialectes n’existaient pas à la radio parlèrent couramment ceux-ci au bout d’un tel laps de temps. Et, quel que fût le langage, ils l’employaient dans toute sa richesse idiomatique, sans aucune des difficultés que rencontrent les humains dans la possession parfaite d’une langue étrangère.

D’innombrables mots de leur vocabulaire n’avaient manifestement pas été appris à nos programmes de radio. Ils les avaient tout simplement acquis dans les instants suivant leur arrivée, période suffisante pour parachever libéralement leur éducation en se constituant un répertoire de mots grossiers. Pour ne citer qu’un exemple, le Martien qui avait interrompu l’émission de Roméo et Juliette en commentant avec vulgarité la scène du balcon, devait certainement avoir couimé au préalable dans quelque taverne, avant de chercher un endroit plus calme à troubler, sans doute lorsque les lieux avaient été envahis par ses congénères.

Psychologiquement, les Martiens se ressemblaient encore plus que physiquement, mis à part quelques variations d’ordre secondaire (il y en avait quelques-uns qui étaient encore pires que les autres).

Mais tous, autant qu’ils étaient, se montraient acariâtres, arrogants, atrabilaires, barbares, bourrus, contrariants, corrosifs, déplaisants, diaboliques, effrontés, exaspérants, exécrables, féroces, fripons, glapissants, grincheux, grossiers, haïssables, hargneux, hostiles, injurieux, impudents, irascibles, jacasseurs, korriganesques. Ils étaient lassants, malfaisants, malhonnêtes, maussades, nuisibles, odieux, offensants, perfides, pernicieux, pervers, querelleurs, railleurs, revêches, ricanants, sarcastiques, truculents, ubiquistes, ulcérants, vexatoires, wisigothiques, xénophobes et zélés à la tâche de faire vaciller la raison de quiconque entrait en leur contact…