XI

— Le cas le plus étrange de toute ma carrière, Mrs. Devereaux, prononça le Dr Snyder. Il était assis derrière son luxueux bureau. C’était un homme trapu aux yeux perçants dans un visage de pleine lune.

— Mais pourquoi, docteur ? demanda Margie Devereaux. (Nous n’avons pas encore rencontré cette jeune femme : elle était jolie, une grande fille aux cheveux de miel, aux yeux bleus, élancée mais dotée de formes parfaitement situées et harmonieusement soulignées par son uniforme ajusté d’infirmière, qu’elle n’avait pas eu le temps de retirer.) Je veux dire : pourquoi diagnostiquez-vous la paranoïa ? reprit-elle.

— Cette incapacité de voir et d’entendre les Martiens correspond manifestement à un mécanisme neurotique de refus, répondit le docteur. Mais ce n’est pas que le cas soit compliqué, Mrs. Devereaux. C’est le premier paranoïaque que j’aie jamais vu en aussi bon état que s’il était normal. Je l’envie. Et j’hésite presque à essayer de le soigner.

«Luke est ici depuis une semaine maintenant, parfaitement heureux, ne se plaignant que pour réclamer votre visite, et en plein travail sur ce roman western, à raison de huit-dix heures par jour. Et croyez-moi : j’ai lu ses quatre premiers chapitres, c’est de la haute qualité, et je suis expert en la matière (vous avez devant vous un amateur de westerns).

« J’ai pu me procurer un exemplaire de L’Eldorado sanglant, celui qu’il avait écrit autrefois. Eh bien, celui-ci est cent fois meilleur. Je ne serais même pas surpris qu’il devienne un best-seller et un classique du genre. Donc, si je traite son obsession, son obsession purement négative de la non-existence des Martiens…

— Je comprends. Il risque de ne jamais pouvoir continuer.

— Le fait est là. Le rendrons-nous plus heureux en lui faisant voir les Martiens qui nous entourent ?

— En somme vous êtes d’avis de ne pas le soigner.

— Je suis embarrassé, Mrs. Devereaux. C’est un tel défi aux règles.

— À propos, et les chèques ?

— J’ai téléphoné à son éditeur. Celui de quatre cents dollars représente une somme due. Nous le lui ferons endosser et il suffira à payer un mois de clinique.

— Et vos honoraires, docteur ?

— Mes honoraires ? Comment voulez-vous que je vous en réclame puisque je ne lui fais suivre aucun traitement pour le moment ? En ce qui concerne l’autre chèque, c’est une avance sur le western en question. Quand j’ai dit à Mr. Bernstein que Luke était fou et l’écrivait quand même, il a été sceptique. Il a demandé que je lui lise le premier chapitre au téléphone… l’appel a bien dû lui coûter 100 dollars, mais il a été enthousiaste. Il a déclaré que si tout le reste était de la même veine, Luke en tirerait au moins 10 000 dollars, sinon plusieurs fois plus. Et qu’il pouvait garder le chèque. Et que si je faisais quoi que ce soit l’empêchant de terminer le livre, il venait sur place me mettre en pièces.

« Regardons les choses en face, Mrs. Devereaux. Prenons 10 000 dollars comme droits d’auteur minimum sur La Piste de nulle part (c’est le nouveau titre qu’il a choisi en repartant de zéro). Les quatre chapitres que Luke a écrits au cours de la semaine représentant approximativement le quart du livre.

«Sur cette base, on peut donc dire que sa semaine lui a rapporté 2 500 dollars. S’il continue avec le même rendement, cela lui fera 10 000 dollars en un mois. Et, même en tenant compte des temps d’arrêt entre deux livres et du fait qu’il ne maintiendra peut-être pas ce train régulièrement, on peut dire qu’il encaissera, au bas mot, 50 000 dollars dans l’année à venir. Et peut-être 100 000 ou 200 000, si le chiffre minimum donné par Bernstein monte comme celui-ci le prévoit. Maintenant, écoutez-moi, Mrs. Devereaux : l’an dernier, j’ai gagné en tout 25 000 dollars. Et vous voudriez, dans ces conditions, que j’aille le soigner ! »

Margie sourit.

— J’en ai presque peur rien que d’y penser. La meilleure année de Luke – la seconde de notre mariage – ne lui avait jusqu’ici rapporté que 12 000. Mais, docteur, il y a une chose que je ne comprends pas.

— Laquelle ?

— Pourquoi vous m’avez fait venir. Bien sûr, j’ai envie de le voir, mais vous aviez dit qu’il valait mieux ne pas le déranger, au risque de couper le fil de son inspiration. Pour trois semaines seulement, ne pouvait-on attendre ? Qu’on soit au moins sûrs que ce livre-là sera terminé.

Le Dr Snyder sourit tristement.

— Je n’avais pas le choix, j’en ai peur, Mrs. Devereaux. Luke s’est mis en grève.

— En grève ?

— Ce matin, il m’a déclaré qu’il n’écrirait plus un mot avant que je vous téléphone de venir le voir. Et il ne plaisantait pas.

— Il a donc perdu un jour ?

— Non, une demi-heure seulement : le temps de vous obtenir. Il s’est remis au travail dès que je lui ai communiqué l’annonce de votre venue. Il m’a cru sur parole.

— Je suis heureuse de cela. Et maintenant, avant que j’aille le voir, avez-vous des recommandations à me faire, docteur ?

— Oui, ne discutez pas avec lui, surtout pas de son obsession. S’il vient des Martiens autour de vous, rappelez-vous qu’il ne peut les voir ni les entendre. Et c’est authentique, il ne truque pas.

— Je dois donc les ignorer moi-même. Mais, vous le savez assez, docteur, ce n’est pas toujours possible. Quand un Martien vient vous hurler dans l’oreille sans qu’on s’y attende…

— Luke sait que les autres gens voient des Martiens. Il ne sera pas surpris de vous voir sursauter. Et si vous lui faites répéter quelque chose, il saura que c’est le cri d’un Martien qui vous aura assourdie. C’est-à-dire… que vous vous êtes imaginé avoir entendu un Martien crier…

— Mais, docteur, même si son subconscient refuse d’entendre un tel son, comment son oreille peut-elle y manquer ? Comment peut-il malgré tout comprendre ce qu’on lui dit ?

— Son subconscient doit probablement désyntoniser son sens auditif par rapport aux sons émis par les Martiens. Il se met sur une autre longueur d’onde, et il vous entendra clairement murmurer même si un Martien hurle à côté de lui. Rappelez-vous les gens qui travaillent dans des usines très bruyantes et qui, à force de pratique, captent des conversations au-dessous du niveau du bruit.

— Je comprends. Mais pour ce qui est de ne pas les voir ? Les Martiens sont opaques. Il semble impossible qu’il ne voie rien s’il y en a un par exemple entre nous deux, et qu’il continue à me voir, moi, normalement, comme si aucun obstacle ne lui bouchait la vue.

— Simplement, il regarde ailleurs. Mécanisme de défense commun en matière de névrose spécialisée. Il y a comme une dichotomie entre son conscient et son inconscient : le second joue des tours au premier. C’est lui qui le pousse à tourner la tête ou même à fermer les yeux plutôt que de découvrir que quelque chose occulte son champ de vision.

— Et il trouve logique de regarder ailleurs ou de fermer les yeux ?

— Son subconscient lui fournit une excuse. Observez-le bien, vous verrez ce qui se produit chaque fois qu’un Martien vient dans le prolongement de son regard. (Le docteur soupira.) J’ai eu maintes fois l’occasion d’observer le phénomène. Chaque fois qu’un Martien se posait sur le clavier de sa machine, pendant qu’il était au travail, il s’était mis les mains à la nuque et s’appuyait au dossier en contemplant le plafond…

— C’est toujours ce qu’il fait quand il cherche ses idées en écrivant.

— Bien entendu. Mais là, c’est son subconscient qui barre la route à ses idées pour le forcer à faire ce geste, puisque sans cela il continuerait à regarder son clavier et verrait le Martien. Si, tandis que nous parlions, l’un d’eux se mettait entre nous, il trouvait une excuse pour se lever et changer de place. Une fois, il y en a un qui s’est assis sur sa tête et lui a complètement bouché la vue avec ses jambes… eh bien, il a fait remarquer à ce moment que ses yeux étaient très fatigués et qu’il s’excusait de les fermer. Son subconscient ne permettrait pas qu’il se rende compte de la présence d’un obstacle au travers duquel il ne pourrait voir.

— Et, si on veut lui prouver la vérité, si on le met au défi d’ouvrir les yeux ou de regarder dans une certaine direction pour voir ce qui s’y trouve, je suppose qu’il refuse tout en gardant une réaction rationnelle ?

— Exactement. Je vois que vous avez quelque expérience de ce genre de cas, Mrs. Devereaux.

— J’ai travaillé six ans en tout à l’hôpital psychiatrique : dix mois maintenant et cinq ans avant mon mariage avec Luke.

— Serait-il indiscret de vous demander – en tant que médecin de Luke, bien sûr – quelle a été la cause de votre rupture ?

— Je n’y vois aucun inconvénient, docteur, mais… pourrions-nous une autre fois ? C’était plus une foule de petites choses qu’un seul gros grief, et il me serait long de l’expliquer, spécialement si j’essaie d’être tout à fait équitable envers lui comme envers moi.

— Naturellement. (Le docteur regarda sa montre.) Grands dieux, je ne pensais pas que je vous retenais depuis si longtemps. Luke doit ronger son frein. Mais puis-je vous poser encore, à titre très personnel, une dernière question ?

— Faites.

— Nous manquons d’infirmières. Accepteriez-vous par hasard de quitter votre emploi à l’hôpital pour venir travailler ici ?

— Qu’y a-t-il là de personnel ? fit Margie en riant.

— Luke a découvert qu’il vous aimait très tendrement, si vous l’avez compris, et il sait qu’il a commis une très grosse erreur en vous laissant partir. Je… euh… déduis de votre anxiété à son sujet que vos sentiments sont identiques, ou est-ce que je me trompe ?

— Je… je n’ai aucune certitude, docteur. C’est exact, je me suis tracassée pour lui, et j’éprouve à son égard beaucoup d’affection. Je me suis même rendu compte que la cause de notre désaccord retombait en partie sur moi. Je suis tellement… «normale » que je n’ai pas été à même de comprendre les problèmes psychiques que lui posait sa condition d’écrivain. Mais quant à l’aimer de nouveau… il faut au moins que j’attende de l’avoir vu.

— Vous jugerez après si mon offre vous agrée. Si vous décidez de vous installer ici, la chambre voisine de la sienne a une porte communicante d’habitude fermée…

Margie sourit encore.

— Je vous le ferai savoir, docteur. Et n’ayez crainte : nous sommes toujours mariés aux yeux de la loi. Et je peux encore annuler le divorce d’ici trois mois, avant qu’il devienne effectif.

— Bien. Vous le trouverez chambre 6 au deuxième étage. Entrez vous-même : la porte n’ouvre que de l’extérieur. Pour sortir, pressez sur le bouton de service et quelqu’un viendra.

— Merci, docteur. (Margie se leva.)

— Et… revenez me voir ici, au cas où vous voudriez m’entretenir de ma proposition. Mais il est vrai que je serai probablement…

— … Déjà parti vu l’heure tardive, compléta Margie avec un rire fugitif. Puis elle redevint grave : Franchement, docteur, je ne sais pas. Il y a si longtemps que nous ne nous sommes vus…

Quelques minutes plus tard, elle parvenait devant la chambre 6. À l’intérieur, elle entendait le cliquetis d’une machine à écrire.

Doucement, elle frappa pour s’annoncer, puis ouvrit la porte.

Luke, les cheveux en bataille et les yeux brillants, bondit de sa chaise et se précipita vers elle, la saisissant juste au moment où elle refermait derrière elle.

Il s’écria : « Margie ! Oh ! Margie ! » et la seconde d’après il la couvrait de baisers, la serrait d’un bras contre lui et de l’autre éteignait la lumière, plongeant la chambre dans les ténèbres.

Elle n’avait pas eu le temps de voir s’il y avait un Martien présent pour justifier (dans le seul subconscient de Luke, bien entendu) ce geste étrange.

Quelques instants plus tard, elle s’aperçut qu’elle ne s’en souciait pas. Après tout, les Martiens n’étaient pas des êtres humains.

Et elle, elle en était un.

(Rideau).