La porte du bureau du Dr Snyder était ouverte, mais Margie resta sur le seuil, jusqu’à ce que le docteur, ayant levé la tête, l’invitât à entrer. Puis il aperçut l’épais manuscrit dont elle était munie et ses yeux s’éclairèrent :
— Il a fini ?
Margie fit signe que oui.
— Et le dernier chapitre est aussi bon que le reste ?
— À mon avis, oui. Avez-vous le temps de lire ?
— Je vais le prendre. J’étais juste en train de rédiger des notes pour un rapport.
— Si vous avez de quoi faire un paquet, je le préparerai immédiatement pendant que vous lirez le double.
Tous deux s’occupèrent chacun de son côté. Margie finit la première, puis le docteur tourna la dernière page :
— C’est excellent. C’est bon à la fois littérairement et commercialement. L’affaire est dans le sac. Dites-moi, vous êtes ici depuis un mois ?
— Un mois demain.
— Il a donc mis en tout cinq semaines. Vous voyez que votre présence ne l’a pratiquement pas ralenti.
Margie sourit.
— J’ai bien veillé à me tenir à l’écart pendant qu’il travaillait ; je n’avais pas de mal, puisque j’étais prise de mon côté. Il ne reste qu’à poster le paquet.
— N’attendez pas, Bernstein est impatient. Et maintenant, vous allez sans doute me quitter ?
— Que voulez-vous dire, docteur ? Vous n’êtes pas satisfait de mes services ?
— Vous savez bien que j’aimerais vous garder, Margie. Mais vous comprenez ce que je veux dire : pourquoi resteriez-vous ? En cinq semaines, votre mari a gagné de quoi vous faire vivre tous deux pour au moins deux ans. Votre salaire a payé le traitement de Luke et vous pourrez tenir, pour commencer, sur les avances que vous enverra Bernstein.
— Vous voulez vous débarrasser de moi, docteur ?
— Bien sûr que non, voyons. Mais je ne vois pas pourquoi on continuerait à travailler quand on n’en éprouve pas la nécessité. Pour ma part, je ne le ferais pas.
— Vraiment ? Avec le besoin que la race humaine a, plus que jamais, de soins comme les vôtres, vous vous retireriez si vous pouviez vous le permettre ?
Le Dr Snyder soupira.
— Admettons pour moi, mais une infirmière comme vous ?
— Je suis comme je suis. Et puis Luke ? Je ne vais pas partir en le laissant ici. Ou bien pensez vous qu’il pourrait me suivre ?
Le Dr Snyder eut un soupir plus profond.
— Je vous avoue que c’est là mon sujet de préoccupation le plus constant – après les Martiens. Au fait, ils sont très sporadiques, en ce moment.
— Il y en avait six dans la chambre de Luke quand je suis allée y prendre le manuscrit.
— Que faisaient-ils ?
— Ils dansaient sur lui. Il est allongé sur son lit, en train de penser à son prochain livre.
— Il n’a pas l’intention de se reposer ? Je ne voudrais pas… (Le Dr Snyder eut un sourire en coin.) Je ne voudrais pas qu’il se surmène. Qu’arriverait-il si ses nerfs lâchaient ?
— Il a l’intention de s’accorder une semaine de repos, mais il veut auparavant mettre sur pied les grandes lignes de l’intrigue. Il dit que son subconscient travaillera dessus entre-temps et que cela lui facilitera les choses quand il se remettra à l’œuvre.
— Ainsi son subconscient ne se reposera-t-il à aucun moment. Il y a beaucoup d’écrivains qui agissent de cette façon ?
— J’en connais plusieurs. Mais à propos de ce temps de « congé », docteur, je voulais vous dire quelque chose.
— Allez-y.
— Luke et moi en avons parlé. Cela lui est égal de rester ici, mais à deux conditions. D’abord, que je sois moi aussi en congé en même temps. Et ensuite, qu’il puisse aller et venir sans être enfermé. Il veut que ce soit notre nouvelle lune de miel et il dit qu’il se reposera aussi bien qu’ailleurs pourvu qu’il ne se sente pas cloîtré.
— Accordé. Je ne vois aucune raison de le tenir enfermé. Il y a des moments où je me demande, Margie, si ce n’est pas lui le seul être sain d’esprit ici. En tout cas, c’est à coup sûr le mieux adapté… et celui qui gagne de l’argent le plus vite. Vous êtes renseignée sur ce nouveau livre ?
— Il se passera dans le Nouveau-Mexique en 1847. Il dit qu’il lui faudra faire des recherches historiques.
— L’assassinat du gouverneur Bent. Période très intéressante. J’ai des livres qui pourront lui venir en aide.
— Bravo, cela m’épargnera une excursion à la bibliothèque municipale.
Margie Devereaux parut sur le point de partir, puis se ravisa :
— Docteur, il y a encore une chose qui me préoccupe. Que pense Luke réellement ? Je prends garde de ne pas lui en parler, mais enfin la conversation peut un jour tomber sur les Martiens, et que lui dirai-je ? Il sait que je les vois et les entends. Je ne peux pas m’empêcher de sursauter au moins une fois de temps en temps. Et il sait que je tiens à l’obscurité et aux boules pour les oreilles quand… euh…
— Quand c’est indiqué, suggéra le Dr Snyder.
— Oui. Mais alors, me croit-il folle ? Croit-il que tout le monde est fou sauf lui ?
Le Dr Snyder retira ses lunettes pour en frotter les verres.
— Il m’est difficile de répondre, Margie.
— C’est difficile à expliquer ou vous ne connaissez pas la réponse ?
— Un peu les deux. J’ai beaucoup parlé avec Luke, au début. Lui-même est tout ce qu’il y a de plus perplexe. Il n’existe pas de Martiens : cela, il en est sûr. Il a été fou ou a souffert d’hallucination le temps qu’il en a vu. Mais il ne peut comprendre pourquoi – si tous les autres gens sont en proie à une hallucination collective – il est le seul à avoir recouvré sa lucidité.
— Donc, il pense que nous sommes tous fous.
— Croyez-vous aux fantômes, Margie ?
— Ma foi non.
— Des millions de gens y croient. Et des milliers en ont vu, les ont entendus, leur ont parlé, ou du moins ils le pensent. Eh bien, si vous vous jugez saine d’esprit, en déduisez-vous que tous ceux qui croient aux fantômes sont fous ?
— Bien sûr que non. Mais le cas est différent. Ceux qui voient des fantômes sont juste des gens imaginatifs.
— Et nous, nous sommes des gens imaginatifs qui croyons voir des Martiens.
— Mais voyons… tout le monde voit des Martiens. Sauf Luke.
Le Dr Snyder haussa les épaules.
— Quoi qu’il en soit, c’est là son raisonnement, si je puis employer ce mot. L’analogie avec les fantômes est de lui, et elle n’est pas mauvaise. J’ai des amis qui sont certains d’avoir vu des fantômes, je ne conclus pas pour cela à leur folie, ni à la mienne parce que moi je n’en ai pas vu.
— Mais on ne peut pas photographier de fantômes, on ne peut pas enregistrer leurs voix.
— Certains prétendent que si. Lisez les livres traitant de métapsychique. Tout cela pour dire que la comparaison de Luke n’est pas illogique.
— En somme vous ne le croyez pas fou ?
— Si, il l’est forcément, puisque c’est ou lui, ou nous !
— Tout cela ne m’aidera guère s’il vient à m’en parler, soupira Margie.
— Peut-être n’en aura-t-il jamais envie. Avec moi, il ne le faisait qu’à contrecœur. Si le cas se présente, contentez-vous de l’écouter sans essayer de discuter ni de plaisanter. Mais si son comportement change en quoi que ce soit, vous me prévenez.
— Entendu, bien que je n’en voie pas la nécessité, puisque vous avez décidé de ne pas lui faire suivre de traitement.
Le docteur fronça les sourcils.
— Ma chère Margie, votre mari est fou, ne l’oubliez pas. Jusqu’ici sa forme de folie est plutôt avantageuse – il est probablement l’homme le plus heureux de la terre –, mais sait-on jamais : si cette folie changeait de forme ?…
— Autre chose que la paranoïa ?
— Non, mais une autre illusion moins agréable.
— Comme de croire de nouveau aux Martiens, mais plus aux humains ?
— Hum ! Un peu excessif comme retournement. Mais il pourrait en venir… à ne plus croire ni aux uns ni aux autres.
— Vous plaisantez ?
— Hélas, non. C’est une forme courante de paranoïa. Sans parler de la philosophie du solipsisme : le soi est la seule réalité et le monde qui vous entoure n’est qu’apparence.
— Vous parlez comme mon professeur au collège. Je me rappelle, c’est un système assez tentant.
— Et impossible à réfuter. Et pour un paranoïaque, c’est une croyance à portée de la main. Comme Luke a commencé par les Martiens, vous voyez qu’il ne lui reste plus qu’un pas à faire.
— Et il en court le risque ?
— Je veux dire que c’est une simple possibilité, ma chère. Mais vous voilà prévenue : surveillez-le attentivement.
— Entendu, docteur, et merci, merci pour tout.
Margie se leva et partit en emportant le paquet qui contenait le manuscrit.
Le Dr Snyder la regarda sortir et demeura songeur, les yeux fixés sur l’embrasure de la porte où elle venait de disparaître. Il émit un soupir encore plus profond que précédemment.
Non, quel verni, ce Devereaux ! Imperméable aux Martiens… et marié à une fille pareille. Tant de chance pour un seul homme, ce n’était pas juste.
Le Dr Snyder pensa mélancoliquement à sa propre femme…
C’est-à-dire que non, il ne voulait pas penser à sa propre femme.
Pas après avoir eu sous les yeux la personne de Margie Devereaux.
Résigné, il se saisit d’un stylo et continua à mettre à jour ses notes sur le rapport qu’il ferait ce soir-là, à la réunion du comité du F.P.A.M. auquel il appartenait.