VI

Mais les capitalistes fauteurs de guerre avaient eux aussi leurs tracas. Qui n’avait les siens ? Prenons le cas de Ralph Biaise Wendell. Né avec le siècle et donc âgé maintenant de soixante-quatre ans. Grand mais tendant à se voûter, mince, cheveux gris clairsemés, paupières lasses. Il avait eu la malchance (qui n’en semblait pas une, à l’époque) d’être élu président des États-Unis en 1960.

Et désormais, jusqu’à sa libération aux élections de novembre, il était le chef d’État d’un pays peuplé de cent quatre-vingts millions d’habitants – et de soixante millions de Martiens.

Ce jour-là – une soirée du début de mai, six semaines après l’Arrivée – il se trouvait assis, seul et méditatif, dans son vaste bureau.

Pas de Martien en vue. Cela n’avait rien d’extraordinaire. Les Martiens hantaient rarement les personnes seules, et ne s’attaquaient pas plus aux présidents et aux dictateurs qu’aux employés de bureau et aux gardiennes d’enfants. Leur irrespect s’étendait semblablement à quiconque.

Donc, il se trouvait seul, au moins pour un moment. Sa journée de travail était finie, mais il lui répugnait de faire le geste de se lever. Ou peut-être était-il trop fatigué, de cette lassitude spéciale née de deux sentiments combinés : conscience de votre responsabilité en même temps que de votre incapacité. Il portait le poids de la défaite.

Amèrement, il revit en esprit les six semaines passées et le gâchis qu’elles avaient amené : une crise engendrée par le chômage subit et simultané de millions de travailleurs ! Qui eût cru que tant de personnes tiraient leur subsistance d’une façon ou d’une autre, directement ou indirectement, des industries du spectacle, des sports, des amusements publics ?

Ensuite, la chute à zéro des valeurs touchées par ce chômage, et partant de la Bourse tout entière. Et la montée en flèche —jusqu’à quel plafond ? — de la crise. La production automobile avait un rendement inférieur de 87 % à la normale. On n’achetait plus de nouvelles voitures. Pour aller où ? Les gens restaient chez eux. Et pour se rendre au travail (si on en avait encore) une vieille voiture suffisait bien. Quant au marché des voitures d’occasion, il était inondé de modèles pratiquement neufs revendus par la force des choses. En réalité, l’étonnant n’était pas que le rendement eût diminué de 87 %, mais que l’on continuât encore à fabriquer des voitures.

Les automobiles se déplaçant au minimum, les industries pétrolières (extraction et raffinerie) étaient touchées par la bande. Et plus de la moitié des stations-service avaient fermé.

Parallèlement, le ralentissement de la production frappait les industries de l’acier et du caoutchouc. Autre source de chômage.

On ne bâtissait plus ; les gens n’avaient pas assez de capitaux. Nouvelle source de chômage.

Et les prisons ! Pleines à craquer, malgré la disparition presque totale de la délinquance : déjà pleines bien avant que les spécialistes de l’illégalité eussent vu que celle-ci n’était plus d’aucun intérêt. Et qu’allait-on faire maintenant des milliers de citoyens arrêtés journellement pour des actes de violence ?

Qu’allait-on faire des forces armées, maintenant que la guerre était un mythe ? Démobilisation générale ? Et un supplément brut de plusieurs millions de chômeurs ? L’après-midi même, le Président avait signé un décret autorisant à retourner dans ses foyers tout soldat en mesure de gagner sa vie, ou de subsister grâce à une fortune personnelle. Mais la proportion d’hommes remplissant cette condition semblait devoir être pitoyablement basse.

La dette nationale… le budget… les programmes de travail… l’armée… le budget… la dette nationale…

Le Président Wendell, enfin, laissa tomber sa tête dans ses mains sur son bureau et grogna sourdement, se sentant très vieux et très inutile.

Alors, d’un coin de la pièce, surgit en réponse au sien un grognement moqueur. «Salut, Toto, lança une voix détestable. On fait encore des heures supplémentaires ? Besoin d’un coup de main ? »

Et un rire répugnant se fit entendre.