IV

Autre exemple : le triste cas des couples en pleine lune de miel. Car à tout moment donné – y compris donc celui-ci – il y a des couples plongés dans leur lune de miel, ou dans l’équivalent acceptable sinon tout aussi légal d’une lune de miel.

Pour l’édification, prenons au hasard Mr. et Mrs. William R. Gruber, vingt-cinq et vingt-deux ans, mariés du jour même à Denver, en profitant d’une permission de Bill qui était dans la marine. Eussent-ils prévu ce qui allait leur advenir, nul doute qu’ils se seraient précipités dans un hôtel aussitôt l’anneau échangé afin de consommer le mariage sur place. Mais évidemment, ils ne se doutaient de rien.

Au moins eurent-ils une chance : celle de ne pas avoir à supporter impromptu la vue d’un Martien et d’avoir le temps de préparer leurs esprits à l’événement.

À 21 h 14, ils venaient précisément de s’inscrire sur le registre d’un hôtel (après une soirée oisive prolongée par des cocktails, sans hâte, pour bien se montrer l’un à l’autre qu’ils avaient assez de détermination pour attendre l’heure décente d’aller au lit, et qu’enfin ils ne s’étaient pas mariés uniquement pour ça).

Bill donnait son pourboire au groom qui avait porté leurs bagages dans leur chambre, quand retentit le premier d’une série de cris qui se succédèrent en chaîne d’une chambre à l’autre au long du couloir, agrémentés de jurons de colère, de bruits de pas précipités dans les corridors et, quelque part, des six coups de feu vidant un barillet.

Dans la rue, on distinguait d’autres cris, d’autres coups de feu, des plaintes de freins brutalement serrés.

Bill fronça les sourcils :

— Je croyais cet hôtel réputé pour être calme…

— Il l’est, monsieur, répondit le groom atterré. Je ne comprends absolument pas…

Il sortit de la chambre et alla voir dans le corridor. Une personne qui venait d’y passer en courant avait déjà disparu au tournant.

Il jeta par-dessus son épaule :

— Excusez-moi, monsieur. Je ne sais pas ce qui se passe, mais il se passe quelque chose. Je vais voir en bas. Je pense que vous devriez verrouiller votre porte… Bonne nuit, monsieur, et merci.

Quand il fut parti, Bill mit le verrou.

— Rien de grave, probablement, ma chérie. N’y pensons plus.

Il s’approcha d’elle…

Une nouvelle fusillade retentit, venant de la rue sans aucun doute, et il y eut d’autres piétinements pressés.

Bill, interloqué, alla ouvrir la fenêtre. Dorothy l’y rejoignit.

Ils ne virent rien d’autre tout d’abord qu’une rue déserte servant de parking. Puis un homme surgit en courant de la porte d’un immeuble. Un enfant le suivait. Un enfant ?… Même à cette distance et du troisième étage, cet être semblait bizarre. L’homme s’arrêta pour lui donner des coups de pied. S’ils n’avaient pas la berlue, le pied avait passé droit au travers de l’enfant ( ?).

L’homme ramassa une pelle monumentale qui eût été comique en d’autres circonstances, puis, se relevant, il se remit à courir, toujours serré de près par l’enfant ( ? ?). L’un des deux prononçait des paroles indistinctes ; Dorothy et Bill ne surent qui, mais ce n’était pas en tout cas une voix enfantine. Ils disparurent au coin de la rue. Dans le lointain, résonnèrent d’autres coups de feu.

Il n’y avait plus rien à voir. Ils rentrèrent la tête et se regardèrent.

— Bill… crois-tu que ce soit… euh… la révolution ?

— Bien sûr que non, voyons. Mais attends un peu…

La chambre était pourvue d’une radio. Il l’alluma et tous deux se tinrent enlacés, à regarder l’appareil qui chauffait. Quand celui-ci bourdonna, Bill manœuvra l’aiguille pour enfin capter une voix au comble de l’excitation :

«… sont sans aucun doute des Martiens ! Mais la population est instamment invitée à conserver son calme. Que personne n’essaie de les attaquer. Toute violence pourrait être nuisible. Ils sont inoffensifs. Ils ne peuvent pas plus être dangereux pour nous que nous pour eux. Je répète : ils sont inoffensifs.

« Rien ne peut les blesser. La main les traverse comme de la fumée. C’est pourquoi l’emploi de toute arme est inutile. Mais d’après toutes les informations reçues jusqu’à présent, aucun d’eux n’a tenté d’action contre les humains. Que chacun en conséquence garde son sang-froid et évite de céder à la panique… »

Et soudain la voix du speaker monta d’un cran : « Ça y est, en voilà un sur mon bureau devant moi ! Il me dit quelque chose mais j’ai la bouche tellement près du micro que… »

— Bill, c’est une blague. Encore une de ces émissions de science-fiction. Prends un autre programme.

Bill tourna l’aiguille avec un «Bien sûr, chérie ». Une autre voix :

«… et surtout, mesdames, messieurs, ne vous affolez pas. N’essayez pas de tuer les Martiens, vous ne risqueriez que de toucher votre voisin, sinon vous-mêmes par contrecoup. Restez calmes. Comme vous le savez peut-être déjà, ils sont dans le monde entier, pas seulement chez nous. Nous n’avons pu détecter une seule chaîne qui ne signale leur arrivée.

« Mais ils ne vous feront pas de mal. Je répète, ils ne vous feront pas de mal. Par conséquent, ne vous énervez pas, conservez votre calme… Attendez une minute, celui qui est sur mon épaule… il essaie justement de me dire quelque chose . Voilà, je lui passe le micro, il va vous rassurer lui-même. Ils ont été… mon Dieu, incivils à notre égard, mais je suis sûr que, sachant qu’il s’adresse à des millions d’auditeurs, il va… Tenez, mon ami, accepterez-vous de dire quelque chose de rassurant à tous ceux qui nous écoutent ?… »

Une voix plus aiguë prit alors la parole :

« Merci, Toto. Ce que je te disais, c’était de boucler ta grande gueule. Et maintenant, ce que je peux dire à tous ces adorables auditeurs, c’est… »

L’émission fut brutalement interrompue.

Dorothy et Bill, désenlacés, s’entre-regardèrent.

— Chéri, je t’en prie, essaie encore ailleurs. Une telle chose ne peut pas…

La main de Bill se tendit vers le bouton, mais ne l’atteignit pas.

Derrière eux, une voix résonna :

— Salut, Toto. Salut, Chouquette.

Ils se retournèrent d’un bond. Devinez ce qu’ils virent ? !

Le Martien était assis les jambes croisées sur le rebord de la fenêtre qu’ils venaient de quitter.

Une minute de silence s’écoula. Les mains des jeunes époux s’étaient étreintes.

— Alors quoi, rigola le Martien, vous avez avalé votre langue ?

Bill s’éclaircit la voix.

— Est-ce que vous êtes vraiment… euh… un Martien ?

— Nom d’Argeth, mais il est stupide ! Oser encore le demander !

— Eh bien, espèce de sale petit…

Dorothy le retint par la manche :

— Ton sang-froid, Bill ! Rappelle-toi la radio.

Bill se domina, mais son regard restait chargé de dynamite.

— Très bien. Dites-moi ce que vous voulez.

— Mais rien, Toto. Comme si tu pouvais me donner quelque chose !

— Alors décampez. On n’a pas besoin de votre compagnie.

— Oh… je vois. Jeunes mariés, sans doute ?

— D’aujourd’hui, précisa avec orgueil Dorothy.

— Parfait !… Dans ce cas, je veux bien quelque chose. J’ai entendu parler de vos dégoûtantes habitudes en matière d’accouplement. Je vais vous regarder faire.

C’en était trop pour Bill. Il s’élança vers la fenêtre où se pavanait le Martien… et faillit basculer par-dessus le rebord vide.

— Et colère avec ça, fit la voix du Martien. Hou, le laid !

Bill revint à Dorothy qu’il entoura d’un bras protecteur.

— C’est incroyable, gémit-il. Il n’est plus là !

— Tu crois ça, pauvre andouille ? fit le Martien, toujours de la fenêtre.

— Tu vois, Bill, déclara Dorothy, c’est comme la radio disait. Mais rappelle-toi qu’il ne peut pas nous faire de mal.

— Et alors, j’attends toujours, dit le Martien. Décidez-vous si vous voulez que je m’en aille. Vous commencez par vous déshabiller, je crois ? Allez, enlevez-moi tout ça.

Dorothy retint de nouveau Bill dont le visage était convulsé. Elle s’avança elle-même vers le Martien, une lueur implorante dans le regard.

— Vous ne comprenez pas, plaida-t-elle. Nous ne faisons… cela qu’en privé. Cela nous est impossible tant que vous êtes là. Partez, je vous en supplie.

— Des nèfles, Chouquette. J’y suis, j’y reste.

Et le Martien resta.

Trois heures et demie durant, assis côte à côte sur le lit nuptial, ils tentèrent de l’ignorer et de lasser sa patience. Ils parlaient occasionnellement, mais la conversation n’était guère brillante. De temps à autre Bill allumait la radio, espérant y entendre du nouveau sur les moyens de traiter avec les Martiens, ou des recommandations plus constructives que celle de rester calme, ce dont il se sentait parfaitement incapable.

Mais toutes les stations émettrices étaient à même enseigne – pareilles à des asiles de fous dépourvus de personnel – quand encore elles n’avaient pas disparu des ondes. Et on n’avait toujours rien trouvé pour composer avec les Martiens. À intervalles réguliers étaient diffusés des messages du président des États-Unis, du directeur de la Commission de l’énergie atomique, ou autres personnages importants. Selon tous, il fallait rester calme, ne pas s’affoler ; les Martiens n’étaient pas dangereux et des rapports d’amitié étaient peut-être possibles avec eux. Mais aucune station ne signalait le moindre indice laissant supposer qu’un Terrien eût pu se faire un ami d’un Martien !

Bill finit par abandonner complètement la radio et, revenu sur le lit, il oublia qu’il ignorait le Martien pour le contempler d’un air menaçant.

Apparemment, ce dernier ne leur prêtait pas attention. Il avait sorti de sa poche un petit instrument de musique semblable à un fifre et y jouait à sa propre intention des airs – si un tel mot pouvait être employé. Les notes étaient insupportablement aiguës et ne formaient aucun motif musical qui pût se rapprocher de ceux de la Terre. Comme un bruit de roues de wagon mal huilées.

Parfois, il posait son fifre et les regardait tous les deux sans rien dire, ce qui était encore plus irritant que n’importe quelles paroles.

À une heure du matin, Bill explosa :

— Et puis la barbe ! Il ne peut pas y voir dans le noir, et si je ferme les volets avant d’éteindre les lumières…

— Mais, chéri, fit avec anxiété Dorothy, qu’est-ce qui nous prouve qu’il ne voit pas dans le noir ? Les chats et les chouettes le font bien.

Bill n’hésita qu’un moment.

— Eh bien, bon Dieu, même s’il y voit dans le noir, il ne pourra pas voir à travers les couvertures ! Nous nous coucherons d’abord et nous déshabillerons ensuite.

Il alla fermer les volets, prenant un plaisir méchant à traverser des bras le corps du Martien au cours de l’opération. Puis il éteignit et gagna son lit à tâtons.

Et, en dépit des inhibitions dues à la nécessité d’agir en silence, ce fut quand même une nuit de noces en fin de compte.

Leur satisfaction aurait été entamée (et elle le fut effectivement le lendemain) s’ils avaient su, comme on devait très vite s’en apercevoir, que les Martiens voyaient non seulement dans le noir, mais aussi à travers les couvertures. Ou même les murs. Comme avec des rayons X. Une faculté spéciale comme le couimage, valable avec tous les corps solides. Ils lurent des lettres et des livres sans les ouvrir, déchiffrèrent des documents gardés dans des coffres-forts… Leur acuité visuelle était hors ligne.

Dès lors, on sut qu’il n’y aurait plus jamais d’intimité certaine avec eux aux alentours. Même si votre chambre était vide, qui disait qu’un Martien n’était pas occupé à vous espionner de l’autre côté du mur ou de la maison ?

Seulement, la première nuit, personne ne s’en doutait encore (Luke Devereaux lui-même pouvait avoir cru que son Martien, pour lire sa correspondance, avait fouillé dans ses affaires). Et cette nuit-là, où les gens ne se méfiaient pas, suffit à documenter extrêmement les Martiens. Notamment les milliers d’entre eux qui se trouvèrent couimer dans des chambres déjà obscures et furent assez intéressés par ce qui s’y passait pour ne pas ouvrir instantanément la bouche.