IV

Et, approximativement trois quarts d’heure avant ce moment précis, à environ 20 h 15, heure du Pacifique, dans une cabane située dans le désert aux alentours d’Indio, Californie, Luke Devereaux se versait son troisième verre de la soirée.

C’était la quatorzième qu’il passait ici, et chacune des précédentes avait vu croître son désarroi.

Les ennuis avaient commencé le soir même de sa fuite : sa voiture d’occasion était tombée en panne à mi-chemin entre Long Beach et Indio. Le garage local ne pouvait la réparer que pour le lendemain après-midi. Il avait passé la soirée à se morfondre et la nuit à l’hôtel à ne pas dormir, tout dépaysé de se retrouver de nouveau seul dans un lit.

Le lendemain matin, il avait fait quelques achats pour les porter directement dans la voiture au garage. Il se choisissait une machine à écrire quand, à 10 heures (heure du Pacifique), toute activité dans la boutique avait été interrompue pour écouter à la radio le discours de Malblanshi. Sachant que le postulat de base de la théorie de ce dernier – l’existence réelle des Martiens – était faux, Luke s’était fort diverti à suivre son raisonnement ridicule.

Outre la machine à écrire, accompagnée d’une rame de papier, il avait fait l’acquisition d’une valise porte-habits, de quelques vêtements, d’articles de toilette et de provisions solides et liquides suffisantes pour plusieurs jours. Il espérait que la tâche qu’il avait à accomplir ne nécessiterait pas un séjour plus long dans la cabane.

La réparation de l’auto lui avait coûté près de la moitié du prix d’achat. Il s’était remis en route au milieu de l’après-midi et était arrivé à destination à la nuit tombante. Il se sentait trop fatigué pour tenter quelque chose sur l’heure. D’ailleurs, il avait oublié que, seul, il n’avait aucun moyen de vérifier les résultats de son action.

Le lendemain matin, il alla donc à Indio s’acheter le modèle le plus perfectionné de radio, un poste qui captait les émissions du monde entier.

Il n’aurait qu’à l’ouvrir : n’importe quelle station lui apprendrait son succès.

Le seul inconvénient, c’est que, deux semaines durant, toutes les stations avaient persisté dans leur erreur et parlaient des Martiens comme si de rien n’était.

Et pourtant, Luke ne ménageait pas ses efforts. Il en était malade à force d’exercer sa pensée et de faire toutes les tentatives possibles.

Voyons, il savait que les Martiens étaient imaginaires, qu’ils étaient (comme tout le reste) le produit de son cerveau, qu’il les avait inventés cinq mois plus tôt en cherchant une idée pour un roman de science-fiction.

Mais puisque jamais aucune autre de ses idées littéraires ne s’était ainsi concrétisée, il y avait certainement eu quelque chose de différent ce soir-là ; aussi essayait-il de recréer les circonstances exactes du moment, l’état d’esprit exact qui avait été le sien, chaque condition de façon exacte.

Y compris, bien entendu, l’exacte quantité de boisson absorbée, l’exact degré d’ivresse atteint, puisque cela pouvait avoir été un facteur. Tout le jour, il faisait les cent pas en se rongeant les poings, sans boire une goutte (exactement comme la première fois, sauf qu’alors il se tourmentait pour un autre motif), et le soir, il se mettait à boire après le dîner, par petites doses soigneuses selon la norme qu’il avait établie à l’époque.

Et rien ne se produisait.

Qu’est-ce qui n’allait pas ?

Il avait bien inventé les Martiens en les imaginant, hein ? Bon, alors pourquoi ne pouvait-il pas les désinventer maintenant que son imagination avait cessé de leur prêter existence, maintenant qu’il connaissait la vérité. Pourquoi y arrivait-il seulement pour lui, alors que les autres gens continuaient à vivre avec leur illusion ?

Ce devait être l’effet d’un barrage psychique, décida-t-il. Mais comment en déterminer la nature ?

Il but une gorgée et, pour la millième fois peut-être, tenta de se rappeler de façon précise le nombre de verres qu’il avait pris ce soir-là.

Ou bien se trompait-il ? La quantité de boisson n’avait-elle rien à voir avec l’événement ?

Il but une autre gorgée et se mit à marcher de long en large. « Il n’y a pas de Martiens, songea-t-il. Il n’y en a jamais eu. Ils existaient – comme le reste du monde – tant que je les imaginais. Et maintenant je ne les imagine plus. »

Par conséquent…

Peut-être l’effet avait-il été obtenu, cette fois. Il alluma la radio, écouta des retransmissions qui ne mentionnaient rien de particulier. S’il avait réussi, il faudrait bien plusieurs minutes, comme les gens ne voyaient pas sans arrêt les Martiens, pour que quiconque s’aperçût de leur disparition.

Les minutes passèrent. Le cœur de Luke tressaillit. Un commentateur eut alors une parole malheureuse : «J’ai en ce moment près de moi un Martien qui essaie de… »

Luke vomit un juron et ferma la radio.

Il but encore, continua à faire les cent pas, se rassit, termina son verre. Il s’en versait un autre quand il eut une idée subite.

Ce barrage psychique, peut-être pouvait-il en triompher en le contournant au lieu d’essayer de l’enfoncer. Un manque de confiance en soi en était peut-être la cause, malgré sa certitude d’être dans le vrai. Si par exemple il imaginait quelque chose d’autre, de complètement différent, et que son imagination en matérialisât l’existence, plus moyen alors pour ce sale subconscient rétif de nier, et dans ce cas…

Essayer valait la peine. Il n’y avait rien à perdre.

Mais il fallait imaginer une chose réellement désirée. Et quel était à l’heure actuelle son plus grand désir, hormis celui d’être débarrassé des Martiens « des autres » ?

Margie, comme de juste

Elle lui manquait terriblement après ces deux semaines. Il s’était tellement réhabitué à elle.

S’il pouvait imaginer Margie, l’imaginer si fort qu’elle serait ici, il briserait ce barrage psychique.

«J’imagine, pensa-t-il, qu’elle roule vers la cabane en voiture, qu’elle a déjà traversé Indio, qu’elle est à un kilomètre d’ici. Bientôt, je vais entendre le moteur… »

Bientôt, il entendit le moteur.

Il se força à marcher – sans courir – vers la porte. Il l’ouvrit. Il voyait au loin se rapprocher les phares.

Maintenant ?…

Non, il devait attendre d’être sûr. Attendre de voir l’auto s’arrêter et Margie en descendre, et alors seulement il saurait. Alors seulement, dans cet instant solennel, il pourrait penser : « il n’y a pas de martiens. »

Et il n’y en aurait pas.

Encore quelques minutes, et la voiture serait à la hauteur de la cabane.

Il était approximativement 21 h 05, heure du Pacifique. À Chicago, il était 23 h 05 et Mr. Oberdorffer buvait sa bière en attendant que s’accumulât le potentiel d’énergie de son supervibrateur. En Afrique équatoriale, c’était l’aurore et un sorcier nommé Bugassi se tenait les bras croisés sous le plus grand juju jamais édifié, en attendant que le soleil l’atteignît.

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Quatre minutes plus tard, cent quarante-six jours et cinquante minutes après leur première apparition, les Martiens se volatilisèrent. Simultanément, de partout – tout au moins sur la Terre.

Où qu’ils fussent allés, aucun témoignage digne de foi n’a plus jamais rapporté, depuis cet instant, un exemple de leur présence quelque part. Il existe encore couramment des personnes qui voient des Martiens dans des cauchemars ou des crises de delirium tremens, mais ce n’est pas ce qu’on a coutume d’appeler des témoignages dignes de foi.

Jusqu’à aujourd’hui…