— Catatonie, docteur ? murmura l’interne.
Le médecin de l’ambulance se frotta le menton, considérant la forme inerte qui gisait sur le lit.
— Tout à fait étrange, dit-il. État catatonique pour le moment, sans aucun doute. Mais ce ne semble être qu’une phase.
Il se tourna vers la logeuse, qui se tenait sur le seuil de la chambre de Luke :
— Vous dites que vous avez d’abord entendu un cri ?
— Oui, mais en venant écouter je l’ai entendu taper à la machine et je me suis dit que tout allait bien. Et puis, deux trois minutes plus tard, un bruit de verre brisé. Cette fois, je suis entrée : sa fenêtre était en miettes et il était de l’autre côté, sur l’escalier d’incendie où il était tombé. S’il n’y avait pas eu d’escalier d’incendie, c’était la morgue qu’il fallait appeler.
— Étrange, répéta le docteur.
— Vous allez l’emmener, hein, docteur ? Avec tout ce sang…
— Ne vous affolez pas, les blessures ne sont pas graves. Mais nous allons l’emmener, oui.
— Pas grave, je veux bien, mais pas pour mes vêtements qui ont tout pris !
— Regrettable, effectivement.
— Et ma fenêtre cassée, qui va me la payer ?
— Madame, soupira le docteur, ce n’est pas de mon ressort. Si nous nous occupions plutôt d’arrêter l’épanchement du sang ? Auriez-vous l’amabilité de nous faire bouillir de l’eau ?
La logeuse acquiesça avec empressement et s’en fut.
— Vous voulez vraiment de l’eau bouillie ? s’enquit avec curiosité l’interne.
— Bien sûr que non, voyons. Mais il faut toujours demander aux femmes d’aller faire bouillir de l’eau quand on veut se débarrasser d’elles. C’est souverain.
— On le dirait. Est-ce que je nettoie tout de suite les plaies à l’alcool ou l’emmenons-nous d’abord ?
— Faites-le maintenant. J’en profiterai pour jeter un coup d’œil sur ses affaires.
Le docteur se dirigea vers la table et se pencha sur la machine à écrire, où était engagée une feuille.
— Par Luke Devers… Ça me dit quelque chose. Où ai-je entendu ce nom-là récemment ?
— Aucune idée, docteur.
— Le début d’un roman western : il a mis Chapitre I. Tout va très bien pendant trois paragraphes… et puis il y a un endroit où une touche a traversé le papier. C’est là que quelque chose lui est arrivé. Un Martien, sans doute.
— Comme s’il y avait autre chose pour rendre les gens fous !
— Dire qu’autrefois on devenait fou pour des tas de raisons ! soupira le docteur. Donc, c’est à ce moment-là qu’il a crié. Ensuite, conformément au dire de la logeuse, il a continué à taper l’espace de quelques lignes… Mais venez voir quoi.
L’interne termina ses soins et rejoignit le médecin. Il lut à voix haute :
«hue cocotte hue cocotte hue cocotte hue cocotte hue cocotte vas-y hue vas-y cocotte vas-y cocotte hue vas-y hue cocotte vas-y dans le pays de cocotte vas-y hue. »
— On dirait un télégramme envoyé par Zorro à son cheval, ajouta-t-il. Ça vous inspire quelque chose, docteur ?
— Pas énormément. Je suppose que c’est en liaison avec ce qui lui est arrivé, mais je ne sais pas de quelle façon. Allons-nous-en maintenant.
L’interne fouilla Luke pour trouver son portefeuille (s’il avait de l’argent, il aurait droit à une clinique privée). Il fallait aussi voir s’il y avait quelqu’un «à prévenir en cas d’accident ». L’interne et le docteur firent la moue devant les trois uniques billets d’un dollar qui garnissaient le portefeuille, puis écarquillèrent les yeux devant les deux chèques.
— Luke Devereaux ! s’exclama le docteur en lisant la suscription des chèques. J’y suis. Son pseudo était suffisamment ressemblant pour me sembler familier.
— Je ne savais pas que vous aviez le temps de lire des feuilletons.
— Ce n’est pas ça, mais il y a une infirmière à l’hôpital psychiatrique… elle a passé à tous les milieux médicaux la consigne de la joindre si ce type était en traitement quelque part. Son ex-mari, je crois.
— Bon, cela fait quelqu’un à prévenir. Mais la question argent ?
— Ah ! ah !… S’il est déclaré fou, l’endossement est-il valide ? c’est tout le problème.
— Ma foi, on verra d’abord ce que dira la femme. C’est elle que ça regarde.
— En effet. Je vais d’ailleurs lui téléphoner de ce pas.
Le docteur revint guilleret cinq minutes après :
— Tout s’arrange au mieux. Elle le prend en charge et l’envoie dans une clinique à ses frais. Elle va envoyer une ambulance privée, elle demande qu’on reste ici en attendant.
— Au poil. (L’interne bâilla.) Je me demande pourquoi elle soupçonnait qu’il aurait quelque chose de ce genre. Un instable ?
— En partie. Mais ce n’est pas tout. Elle avait particulièrement peur qu’il se remette à écrire, ce qu’il n’avait pas fait depuis l’arrivée des Martiens. Quand il est en pleine création, dit-elle, il est tellement concentré qu’il saute de trois mètres et entre en transe à la plus légère interruption. Elle avait pris l’habitude quand il écrivait de marcher sur la pointe des pieds, et tout le reste à l’avenant.
— Je me demande ce qu’un Martien a pu lui faire cette nuit.
— Moi aussi j’aimerais bien le savoir.
— Et si vous me le demandiez, messieurs ?
Ils se retournèrent d’un seul élan : Luke Devereaux était assis sur le bord du lit, un Martien sur ses genoux.
— Hé ? fit le docteur, assez piteusement.
Luke sourit, parfaitement sûr de soi, l’air tout à fait normal :
— Je disais : si vous me le demandiez, je pourrais satisfaire votre curiosité. Voilà ce qui s’est passé : il y a deux mois je suis devenu fou (probablement par suite d’une trop grande tension cérébrale, en essayant de trouver un sujet de roman). C’était dans une cabane en plein désert ; j’ai commencé à avoir des hallucinations où je voyais des Martiens. Je n’ai pas cessé depuis lors, et c’est seulement ce soir que j’ai recouvré la raison.
— Vous êtes… vous êtes bien sûr que c’étaient des hallucinations ? interrogea le docteur. En même temps, il posa la main sur l’épaule de l’interne, pour lui recommander la prudence. Si, dans un tel état d’esprit, le patient regardait subitement sur ses genoux, le traumatisme pouvait faire sombrer définitivement sa raison.
Mais l’interne ne comprit pas.
— Et alors, demanda-t-il, comment appelez-vous ce que vous avez sur vos genoux ?
Le docteur frémit. Luke baissa les yeux. Le Martien leva les siens et projeta vers le visage de Luke une énorme langue jaunâtre ; il la rentra avec un gros bruit de lapement, puis la ressortit pour s’en lécher le bout du nez.
Luke détourna son regard et fixa l’interne avec curiosité :
— Eh bien quoi, il n’y a rien sur mes genoux. Vous êtes fou ?