III

Oui, sans aucun doute, la catastrophe régnait. Et nulle part davantage que dans le double domaine des infractions à la loi et de leur répression. À première vue, on aurait cru que, si les flics en voyaient de dures, ce ne pouvait être le cas des délinquants, et vice versa. Mais il n’en allait pas du tout ainsi.

Les flics en voyaient de dures parce que les crimes passionnels et les actes de violence étaient en pleine recrudescence. La résistance nerveuse des gens s’amenuisait déjà. Puisqu’il était superflu de se battre avec les Martiens, ils se battaient donc entre eux. Dans les rues comme dans les foyers, on en venait aux mains pour un oui ou pour un non. Les meurtres sous l’empire de la colère ou d’un coup de folie se multipliaient. On allait bientôt refuser du monde dans les prisons.

Mais si la police était survoltée, ce n’était pas le cas des délinquants professionnels, qui se trouvaient à bout de ressources. Les délits prémédités ayant pour mobile l’intérêt diminuaient à vue d’œil.

C’est que les Martiens étaient tellement rapporteurs !

Prenons un exemple typique au hasard : ce qui arrivait à Alf Billings, pickpocket londonien, au moment précis où Luke Devereaux déjeunait à Long Beach. À Londres, c’était le début de la soirée. Mais laissons Alf raconter la chose lui-même.

À vous, Alf.

«J’étais désempatouillé de droguet, après un marquet de chtibe, et je décarrais d’un tapis où j’avais tout juste pu douiller un glass de pive. Maintenant, j’avais plus un lidrème en valade. Mais ch’uis vergeau. Subito, je vise un pante à l’autre loubé du parc à turf, l’air urpino, bagottant devant mézigue. Je gamberge aussi sec de le vaguer. Je gaffe en lousdé ; nib de flic icigo. Y a bien un Larsiémic sur un couvercle de chignole, à proxime, mais je conobrais pas encore lerche sur ces nières-là. Et fallait bien que je me mouille si je voulais, ce borgnon, me glisser dans les bannes. Alors je m’approche du cavestro et je lui fourline le morlingue… »

Un instant, Alf. Il vaudrait peut-être mieux que ce soit moi qui raconte…

Donc, voilà le petit Alf Billings, frais libéré d’un mois de prison, sortant d’un café après y avoir abandonné ses derniers sous pour un verre de vin. Aussi, avisant à l’autre bout de la rue un quidam à l’air prospère, qui marchait devant lui, sa première pensée fut tout naturellement de lui faire les poches. Il regarda aux alentours ; pas de policeman en vue. Il y avait bien un Martien sur le toit d’une voiture non loin de là, mais Alf n’avait pas encore beaucoup entendu parler des Martiens. Et puis, de toute façon, il fallait qu’il coure le risque, sinon il se passerait de lit cette nuit.

Donc, il se rapprocha de l’homme et le soulagea discrètement de son portefeuille.

C’est ce qu’Alf vous a déjà dit, mais j’ai jugé préférable de le répéter. Et maintenant je continue.

Tout d’un coup, le Martien fut à côté de lui sur le trottoir, montrant du doigt le portefeuille qu’il avait encore en main et psalmodiant avec ravissement : « Hou-le-voleur !… Hou-le-voleur !… »

— Ferme-la, sale punaise, grogna Alf en enfouissant précipitamment le portefeuille dans sa poche et en s’éloignant d’une allure dégagée.

Mais le Martien ne la ferma pas. Au contraire, il emboîta le pas à l’infortuné Alf tout en poursuivant ses litanies ravies. Se retournant rapidement, Alf vit sa victime se fouiller, puis se mettre à leur poursuite.

Alf prit ses jambes à son cou. Et, au plus proche tournant de rue, il se précipita dans les bras accueillants d’un agent en faction.

Vous voyez le tableau.

Ce n’était pas que les Martiens eussent une hostilité particulière envers les gens en marge de la loi ; ils étaient contre tout le monde. Mais ils adoraient tellement semer le trouble ! Quelle meilleure occasion en l’occurrence que de prendre un délinquant sur le vif ?

À noter d’ailleurs que, une fois faite l’arrestation, ils étaient tout aussi assidus à mettre des bâtons dans les roues de la police. Au tribunal, ils plongeaient juges, avocats, témoins et jurés dans un tel état de distraction que la plupart des procès tournaient au guignol et avortaient. La Justice eût dû être aveugle et sourde pour les ignorer.