V

L’autre sport en chambre le plus populaire d’Amérique en prit également un sérieux coup la nuit fatidique, au point qu’il devint impossible de le pratiquer par la suite.

Prenons ce qui arriva à la bande qui se réunissait chaque mardi soir pour le poker chez George Keller, sympathique célibataire domicilié sur la plage au nord de Laguna, Californie.

Ils étaient cinq, George y compris. Le poker leur était moins un vice qu’une religion. Ces fiévreuses réunions du mardi constituaient pour eux le grand événement de la semaine, celui dont la perspective scintillait au milieu de toutes leurs heures ternes. Ils y sacrifiaient comme à un rite, dans la tenue propitiatoire, en chemise et la cravate desserrée, entourés des accessoires de la cérémonie : jetons et bouteilles de bière.

Les cartes venaient d’être distribuées pour la première partie. À l’autre bout de la pièce, la radio diffusait de la musique douce (programme toujours spécialement choisi par George pour les soirées du mardi). Les annonces se firent et trois joueurs tirèrent. George, concentré sur ses deux paires par des petites cartes, était en train de supputer la chance et hésitait à se resservir.

Soudain, il se rendit compte que la musique avait cessé sans qu’ils y prissent garde. Une voix excitée débitait des phrases, mais le volume était trop faible pour permettre de les saisir. Cependant, cette voix était manifestement affolée. Et George connaissait ses programmes par cœur : il n’y avait pas de raison que L’Heure du Rêve s’interrompît ainsi sans crier gare. Que se passait-il ?

Il alla augmenter la puissance du poste.

«… Des douzaines de petits hommes verts dans le studio autour de nous. Ils disent qu’ils sont des Martiens. Leur présence est signalée partout. Mais gardez tous votre calme. Ils sont inoffensifs car ils sont impal… imp… enfin, parce que vous ne pouvez pas les toucher. Pour la même raison, ils ne peuvent vous faire de mal… »

— Bon Dieu, George, lança Gerry Dix, chef comptable à la banque de Laguna, tu lâches le jeu rien que pour aller écouter une émission de science-fiction ?

— Mais, dit George, c’est L’Heure du Rêve qui devrait être là. J’en suis sûr.

— C’est vrai, déclara Walt Grainger. Il y a une minute on entendait une valse. Même qu’on aurait dit du Strauss.

— Essaie un autre programme, George, suggéra Bob Trimble, le papetier local.

George allait tourner le bouton quand la radio s’éteignit subitement.

— Zut, s’exclama George, quelque chose a grillé. On n’en tirera plus rien.

— Ce sont les Martiens, dit Harry Wainright, qui était chef de rayon d’un magasin. Allez, viens jouer, George.

— Et dire qu’il n’y a même pas le téléphone ! fit George. On ne peut pas savoir ce qui se passe.

— Tu veux qu’on aille voir en ville ? demanda Walt.

— Pour rencontrer en route tout l’équipage d’un astronef martien !… gouailla Gerry Dix.

— Bon sang, jouons, reprit Wainright. S’il y a des Martiens, eh bien, qu’ils se dérangent s’ils veulent nous voir. On ne va quand même pas interrompre notre poker pour eux, non ?

La partie reprit là où elle s’était interrompue. George redemanda une carte. Trimble, qui distribuait, la lui tendit à travers la table. Mais la main de George n’eut pas le temps de la toucher…

Les yeux exorbités, Walt Grainger venait de laisser tomber ses cartes, avec un « Nom de Dieu ! » dont le ton leur glaça les moelles.

Tous le fixèrent, puis se retournèrent pour suivre la direction de son regard.

Il y avait deux Martiens, l’un juché au sommet d’une lampe, l’autre sur le meuble radio. Le moins affolé fut peut-être George, qui avait été à deux doigts d’y croire en entendant le communiqué l’instant d’avant.

— B… bonsoir, lâcha-t-il faiblement.

— Salut, Toto, fit le Martien sur la lampe. À ta place, moi, j’abandonnerais après avoir tiré.

— Hein ? Quoi ?

— Je te le dis, Toto. Deux sept et deux trois, tu as là, et ça va te faire un full parce que la carte du dessus dans le paquet est un sept.

— Tout juste, Toto, dit l’autre Martien. Et tu perdrais ta chemise avec ce full parce que ce petit père-là (il désigna Harry Wainright, qui avait ouvert)… a trois valets dans sa main, et que le quatrième est la seconde carte du paquet.

— Continuez la partie, vous verrez bien, susurra le premier Martien.

Convulsivement, Harry Wainright se leva en jetant ses cartes retournées sur la table (trois valets parmi elles) et il retourna les deux premières du paquet : un sept et un valet.

— Et alors, tu pensais peut-être qu’on te faisait marcher, Toto ? interrogea le premier Martien.

— Espèce d’infect… hurla Wainright, les muscles bandés, prêt à bondir.

— Harry, rappelle-toi la radio, dit George. Tu ne peux pas les toucher.

— Tu l’as dit, Toto, déclara le Martien. Ça ne servirait qu’à te rendre encore plus couenne que tu ne l’es.

— Continuez donc à jouer, voyons, intervint l’autre Martien. On va vous aider… tous à la fois, sans faire de jaloux.

Trimble se leva d’un air farouche :

— Tu prends celui-ci, Harry. Moi, je me charge de l’autre. Si la radio a dit vrai, on ne pourra pas les éjecter, mais crénom ! ça ne coûte rien d’essayer !

Ça ne coûtait rien en effet. Mais ça ne rapportait rien non plus.