II

De nouveau seul et l’esprit abattu (il eût fallu la présence d’un Martien pour l’abattre davantage), Luke Devereaux, notre sympathique héros, était sans hâte occupé à défaire ses deux valises, dans la petite chambre qu’il avait louée à Long Beach dans une pension bon marché.

C’était deux semaines après la Nuit de l’Arrivée. Cinquante-six dollars en tout séparaient Luke de la mort par inanition. Il était en quête de n’importe quel travail pouvant lui permettre de manger après la fonte de son pécule. Il avait même momentanément renoncé à toute tentative d’ordre littéraire.

Dans un sens, il avait été verni. Son studio d’Hollywood loué cent dollars par mois et meublé par ses soins, il avait pu en tirer un bénéfice égal en le sous-louant… meublé. Cela lui permettait d’économiser, tout en gardant ses affaires sans avoir à payer de garde-meubles. Il n’était pas question de les vendre ; les pièces les plus coûteuses étaient sa télévision et sa radio : deux choses totalement dépréciées avec les sabotages des Martiens.

Il n’avait emporté que des vêtements et sa machine à écrire pour les lettres de sollicitation. Il aurait à en rédiger de nombreuses, pensa-t-il mélancoliquement. Même ici à Long Beach la situation serait dure. À Hollywood, elle eût été impossible.

Hollywood était, avec la T.V. et la radio, le domaine le plus touché. Tout le monde au chômage, des producteurs aux grandes vedettes. Tous dans le même bateau, un bateau qui avait brusquement sombré.

Par voie de conséquence, toutes les industries annexes de la cité du cinéma avaient périclité. Les milliers de boutiques de luxe, d’instituts de beauté, d’hôtels chics, de boîtes à la mode, de fins restaurants (et d’honorables maisons de passe), dont la clientèle se recrutait parmi la faune des studios, étaient au bord de la faillite.

Hollywood devenait un village déserté. Seuls y demeuraient ceux qui, pour une raison ou une autre, avaient été empêchés de partir et que Luke aurait été forcé d’imiter (à moins de prendre la route pédestrement) s’il y était resté plus longtemps.

N’eût été l’exiguïté de ses fonds, il eût mis plus île distance entre lui et Hollywood que celle jusqu’à Long Beach. Mais, de toute façon, la situation se valait partout.

Dans l’ensemble du pays (exception faite de la défection totale d’Hollywood), le mot d’ordre pendant une semaine avait été : le travail continue.

Dans certains métiers, les difficultés n’étaient pas trop insurmontables. On peut s’habituer à conduire un camion avec un Martien qui met en doute par des rires incongrus vos talents de chauffeur, ou joue à saute-mouton sur votre capot (enfin, si l’on ne s’y habitue pas, on peut tout au moins le supporter). On peut aussi vendre de l’épicerie derrière un comptoir avec un Martien assis – impondérablement mais inébranlablement – sur votre tête, et agitant ses pieds devant votre figure tout en répartissant avec équité ses quolibets entre le client et vous. De telles épreuves sont peu propices à l’entretien de l’équilibre nerveux, mais on peut quand même en triompher.

Seulement les conditions n’étaient pas aussi bonnes dans toutes les branches, notamment celle des amusements publics qui, dès le début, comme on l’a vu, avait été la moins favorisée.

Les émissions télévisées en direct n’avaient pas tenu plus de quelques minutes, la première nuit, et devaient à jamais cesser d’être viables. Les Martiens adoraient interrompre les émissions en direct. Même cas pour la radio. Les émissions présentant des films, elles, avaient duré la soirée, sauf dans les cas de panique des techniciens.

Beaucoup de stations fermèrent, les autres subsistèrent en programmant de la musique enregistrée, mais on se lasse vite d’entendre éternellement les mêmes rengaines, même si une temporaire absence de Martiens vous permet d’écouter sans être dérangé.

Et puisque, comme de juste, plus personne n’avait l’idée d’acheter de nouveaux postes de radio et de télévision, cela mit encore toute une catégorie supplémentaire de travailleurs en chômage.

Sans compter les joueurs de base-ball, les catcheurs, les opérateurs de salles de cinéma, les vendeurs de billets, les ouvreuses, tout le personnel, sans grade ou en vue, des théâtres, stades, salles de concerts et autres lieux de distractions réservés à la foule. Car placer une foule de gens dans un endroit quelconque équivalait exactement à racoler une foule de Martiens, et la «distraction » devenait telle qu’il était impossible de continuer.

Réellement, oui, l’heure était grave. Et la grande crise des années 30 commençait à apparaître rétrospectivement comme une ère de prospérité.

Oui, se disait Luke, trouver du travail serait malaisé. Il fallait s’y consacrer sans plus attendre. Il acheva de ranger ses vêtements, remarquant avec surprise la présence parmi eux de la chemise de Margie à l’emblème de l’Y.W.C.A. (pourquoi diable s’en était-il muni ?). Puis il passa un peigne dans ses cheveux, une main sur sa joue fraîchement rasée et quitta la chambre.

Premier essai à tenter : deux journaux de Long Beach. Il n’y avait pas là de grandes chances, mais il connaissait Hank Freeman, du News, qui pourrait lui fournir une introduction. Il alla téléphoner clans le hall. Il y avait un Martien au standard, se livrant à une entreprise de démoralisation psychique dont le but était de faire perdre la tête à la téléphoniste, ce qui ne manquait pas de réussir de temps à autre. Luke finit néanmoins par obtenir Hank.

— Allô, Hank ? Ici, Luke Devereaux. Comment va ?

— Admirablement, si tu aimes la plaisanterie. Comment te débrouilles-tu avec nos amis verts ?

— Comme tout le monde. Mais je cherche du boulot. Rien pour moi par hasard ?

— Zéro pour la question. Il y aurait de quoi tapisser les murs avec les demandes d’emploi, et toutes avec des références. Tous les types qui avaient lâché le journalisme pour la radio ou la T.V. Et toi, tu n’as jamais été dans le business, je crois ?

— J’ai livré des canards quand j’étais gosse.

— Même un boulot de ce genre, tu ne le décrocherais pas maintenant, mon vieux. Désolé, mais il n’y a pas mèche. On fait même des réductions de personnel pour diminuer les frais, et avec tous les génies qui attendent à la porte, je vais finir moi-même par me faire vider.

— Pourtant, sans radio pour leur faire concurrence, j’aurais cru que les journaux crèveraient le plafond.

— Le tirage crève le plafond. Mais ce n’est pas le tirage qui paie un canard, c’est la publicité. Et j’aime mieux te dire qu’au train où marche le commerce, elle est plutôt restreinte. Encore désolé, mon vieux.

Luke jugea inutile de téléphoner à l’autre journal.

Il sortit pour se rendre dans le quartier des affaires. Les rues étaient pleines de passants – et de Martiens. Les gens observaient un silence renfrogné, mais les voix stridentes des Martiens y remédiaient. Il y avait peu d’autos et leurs conducteurs se montraient fort prudents, les Martiens ayant la désagréable manie de couimer brusquement sur les capots, à la hauteur des ailes. La seule solution était de conduire lentement avec un pied sur le frein, au cas où la visibilité serait obturée.

Autre danger : vouloir passer à travers un Martien, à moins d’être certain de ce qui se trouvait derrière.

Luke en vit un exemple. Une rangée de Martiens – anormalement calmes – barrait en partie Pine Avenue à la hauteur de la 7e Rue. Survint une Cadillac à trente à l’heure, mais le conducteur, avec un air féroce, accéléra subitement et braqua pour foncer droit sur eux. Ils masquaient une tranchée creusée pour poser des canalisations…

La Cadillac rebondit comme un ballon de caoutchouc, une roue avant se détacha et s’en fut rouler vers le trottoir, la tête du conducteur fut précipitée contre la vitre, et il sortit de l’auto endommagée en se répandant en flots de sang et en injures. Les Martiens hurlaient de joie.

Au carrefour suivant, Luke acheta un journal et s’installa à un stand de cirage de chaussures pour parcourir les petites annonces (ce serait son dernier luxe avant qu’il fût de nouveau en fonds).

Il chercha les offres D’emploi – hommes. À première vue, il n’y en avait pas ; puis il finit par les dénicher sur un quart de colonne. Mais cela ou rien revenait au même. Elles se répartissaient en deux uniques catégories : métiers réclamant des techniciens hautement spécialisés, et porte-à-porte avec commission sur les ventes (pas de référ. exig.) style attrape-nigauds. Luke avait tâté une seule fois de cet enfer, dans son jeune âge (et c’était alors en de meilleurs temps). Il avait juré qu’il ne recommencerait jamais, fût-ce dans la plus désespérée des situations.

Il avait peut-être fait erreur en choisissant Long Beach ? Pourquoi cet endroit, au fait ? Certainement pas parce que l’hôpital psychiatrique où travaillait son ex-femme était là… Fini, les femmes ! Pour un bon moment, en tout cas. Une courte mais fort déplaisante entrevue avec la belle Rosalind, au lendemain de son retour à Hollywood, lui avait prouvé la véracité des dires du Martien, concernant l’emploi qu’elle avait fait de sa nuit la veille. (Les ordures, ils ne mentaient jamais quand ils cancanaient ; on était forcé de les croire !)

Une erreur de choisir Long Beach ?…

Les informations de première page lui apprirent qu’en réalité tout allait mal partout, réductions énergiques sur le budget de la défense, annonçait la Maison-Blanche. Cela engendrerait une nouvelle vague de chômage, mais le principal était de porter assistance à la population, dont de nombreux éléments étaient menacés de disette. Quant aux Russes et aux Chinois, ils avaient trop d’autres choses en tête pour avoir besoin plus longtemps, en fait, d’un budget de la Défense. Et puis, de toute façon, maintenant nous connaissions tous leurs secrets et eux tous les nôtres. Ce n’était plus ainsi que se ferait une guerre.

Luke réprima un frisson à la pensée d’une guerre où les Martiens aideraient allègrement les deux camps… la chute de la bourse continue, déclarait un autre article. Seules, les valeurs sur les spectacles et distractions (radio, cinéma, télévision et théâtre) amorçaient une légère remontée et atteignaient le dixième de leur cours initial, à la suite d’opérations à longue portée effectuées par des spéculateurs qui croyaient au départ des Martiens. Mais les industrielles accusaient par un effondrement les réductions sur le budget de la Défense, et tous les autres cours étaient au minimum. Les baisses les plus spectaculaires s’étaient produites la semaine d’avant.

Luke paya pour ses chaussures et partit en laissant le journal sur le siège.

Il avisa une foule d’hommes et de quelques femmes faisant la queue. C’était un bureau de placement. La queue faisait le tournant de la rue et se continuait encore. Luke envisageait presque de s’y ranger à son tour, quand un écriteau sur la vitrine l’arrêta : droits d’inscription, 10 dollars. Avec les centaines de postulants (tous prêts à délier les cordons de leur bourse !), le jeu n’en valait pas la chandelle.

Et si par hasard il se trouvait des bureaux de placement gratuits, il préférait ne pas songer à l’affluence qu’ils devaient connaître…

Il continua sa marche au hasard. Un peu plus loin, un grand vieillard aux yeux farouches et à la barbe grise en bataille se tenait debout sur une caisse à savon, au bord du trottoir entre deux voitures en stationnement, et haranguait les passants :

— … Et pourquoi, je vous le demande, pourquoi ne profèrent-ils jamais de mensonges ? Pourquoi sont-ils toujours francs ? Pourquoi ? Je vous le dis : pour endormir notre méfiance et nous faire croire, puisqu’ils n’en prononcent pas de petits, à leur grand mensonge !

«Et quel est, mes frères, leur grand mensonge ? C’est de dire qu’ils sont des Martiens ! Afin de nous cacher pour la damnation éternelle de nos âmes ce qu’ils sont en réalité !

«Ce ne sont pas des Martiens ! Ce sont des démons, venus du plus profond de l’enfer et envoyés par satan, comme il est prédit dans le livre des Révélations !

«Vous serez damnés, mes frères, à moins de connaître la vérité et de prier. Priez, si vous voulez que les forces du mal se retirent de cette vallée de larmes… »

Luke, prudemment, s’éloigna.

Sans doute, pensa-t-il, tous les fanatiques religieux du monde s’en donnaient-ils ainsi à cœur joie. Et, après tout, on ne pouvait même pas affirmer qu’ils eussent tort. Il n’y avait aucune preuve que les Martiens fussent bien ce qu’ils prétendaient. Mais Luke ne croyait pas aux démons. Aussi était-il disposé à ne pas mettre en doute la parole des Martiens.

Une autre file : un autre bureau de placement.

Un gamin distribuait des prospectus. Il en tendit un à Luke qui lut : grandes possibilités dans une nouvelle profession – devenez consultant psychologique.

Il ne regarda pas le reste, qui était en petits caractères, et enfouit le prospectus dans sa poche. Encore une nouvelle combine frauduleuse, probablement. Elles fleurissent en période de crise comme les moustiques sur les étangs.

De nouveau une file, plus longue apparemment que les précédentes. Était-ce un bureau gratuit ? Si oui, rien ne l’empêchait de s’y inscrire, faute de démarches meilleures.

La file avançait rapidement. Luke parvint bientôt à sa tête. Était-ce bien ce qu’il pensait ?

C’était autre chose.

La file menait à l’entrée d’une soupe populaire, organisée dans une salle qui avait dû être un dancing. Des centaines de personnes étaient attablées devant des bols de soupe (des hommes en majeure partie). Des Martiens en bandes parcouraient gaiement les lieux, bondissant de table en table, jouant à saute-mouton sur les crânes des convives et trempant au passage leurs pieds dans les bols fumants (effet purement visuel).

L’odeur de la soupe, pas désagréable, rappela à Luke qu’il était midi et qu’il n’avait rien mangé depuis la veille. Pourquoi ne pas entrer ? Tout le monde semblait avoir droit à une ration.

Il s’étonna alors de voir plusieurs personnes abandonner, l’air dégoûté ou indisposé, le bol qui venait de leur être servi. « Qu’y a-t-il ? demanda-t-il à un homme qui s’en allait après avoir effectué ce geste. C’est donc si peu appétissant ? Ça ne sent pas mauvais pourtant.

— Allez donc y voir, mon vieux », proféra l’homme en se hâtant vers la sortie.

Luke s’approcha. Il y avait un Martien assis au milieu de la marmite de soupe. À intervalles réguliers, il se penchait en avant et lapait le liquide à grands coups d’une langue démesurément longue et vert chartreuse. Puis il laissait pendre sa langue en faisant mine de tout recracher, accompagnant l’opération d’un bruit absolument répugnant.

L’homme qui servait la soupe ne lui prêtait pas attention et plongeait sa louche à travers lui. Parmi les gens qui acceptaient leur bol, certains ne s’en préoccupaient pas non plus (sans doute des habitués), d’autres gardaient leurs yeux soigneusement baissés.

Luke ne resta pas. Il savait parfaitement que la présence du Martien n’avait aucun effet sur la soupe, mais il ne se sentait pas assez affamé pour passer là-dessus – tant du moins que durerait son argent.

Il déjeuna d’un hamburger et d’une tasse de café dans un snack miraculeusement vide de Martiens (ainsi que de clients). Il finissait sa tasse quand le garçon, un grand blond dans les vingt ans, lui proposa :

— Un morceau de tarte ?

— Euh… ma foi, non.

— C’est de la tarte aux mirabelles. Aux frais de la maison.

— Dans ces conditions, certainement. En quel honneur ?

— On ferme ce soir. On a plus de pâtisserie qu’on n’en vendra. Alors, hein ?…

Il poussa une assiette et une fourchette en direction de Luke.

— Merci, dit celui-ci. Les affaires vont si mal ? Le garçon soupira :

— Mal ? Mon vieux, c’est la catastrophe.