I

Date : mardi 26 mars 1964, début de la soirée. Lieu : une cabane de deux pièces dans le désert, isolée à plus d’un mille à la ronde et proche d’Indio, Californie, à cent cinquante milles au sud-est de Los Angeles.

Seul en scène au lever du rideau : Luke Devereaux.

Pourquoi lui ? Ma foi, pourquoi pas ? Il faut bien commencer par quelque chose. Et Luke, en tant qu’auteur de science-fiction, devait être en principe mieux préparé que beaucoup d’autres à ce qui allait se produire.

Je vous présente Luke Devereaux. Trente-sept ans, près d’un mètre quatre-vingts, poids actuel : soixante-cinq kilos. Tête surmontée de cheveux rouges en bataille, impossibles à domestiquer sans l’usage de fixateur, et Luke n’en employait jamais. Sous les cheveux, des yeux bleu pâle au regard de préférence vague ; le genre d’yeux dont on n’est jamais sûr qu’ils vous voient même s’ils vous regardent. Sous les yeux, un long nez mince, raisonnablement centré dans une figure en longueur et pourvue d’une barbe de quarante-huit heures au bas mot.

Tenue du héros pour le moment (20 h 14, heure de la côte Pacifique) : une chemise de sport blanche, ornementée en rouge des lettres Y.W.C.A., un pantalon crasseux et des sandales fatiguées.

Ne vous méprenez pas sur l’inscription Y.W.C.A. – Luke n’a jamais fait, ne fera jamais partie de cet organisme[1]. La chemise avait appartenu précédemment à Margie, sa femme (ou ex-femme). (Luke n’était pas exactement fixé sur sa situation matrimoniale ; le divorce avait été prononcé sept mois auparavant, mais le décret ne serait officiel que d’ici cinq mois.) En quittant le foyer conjugal, elle avait dû laisser cette chemise parmi les affaires de Luke. Celui-ci, qui en portait rarement à Los Angeles, l’avait découverte ce matin seulement. Elle lui allait bien – Margie avait de l’envergure – alors, autant la mettre l’espace d’un jour, ici dans le désert, avant de s’en servir pour nettoyer la voiture. Inutile de songer à la retourner à sa propriétaire, eussent-ils même été en de meilleurs termes. Margie avait rompu avec l’Y.W.C.A. bien avant d’avoir rompu avec lui-même, et elle n’avait pas endossé la chemise depuis lors. Peut-être l’avait-elle délibérément abandonnée au milieu de celles de son mari, en guise de farce, mais Luke en doutait, vu l’humeur dont elle avait fait montre à son départ.

Si farce il y avait, elle était dans l’eau, puisqu’il avait découvert la chemise en la circonstance précise où, étant seul, il pouvait se permettre de la porter. Et si elle avait escompté que, tombant sur cette relique, il laisserait mélancoliquement sa pensée voler vers elle, c’était aussi un coup pour rien. Chemise ou pas, il pensait à elle à l’occasion, mais sans la plus légère trace de mélancolie. Il était de nouveau amoureux, et d’une fille aux antipodes de Margie. Elle s’appelait Rosalind Hall et travaillait comme sténo aux studios de la Paramount. Il était fou d’elle. Fou, cinglé, mordu.

Ce fait n’était pas étranger à sa présence solitaire dans cette cabane, à des kilomètres de toute route bétonnée. Le possesseur de la cabane était un de ses amis, Carter Benson, écrivain comme lui ; il l’habitait à l’occasion, durant les mois frais comme en ce moment, dans le même dessein que celui de Luke à l’heure présente : trouver la solitude pour trouver un sujet de roman pour trouver de quoi vivre.

C’était le soir du troisième jour depuis la venue de Luke à la cabane, et il n’avait toujours rien trouvé. La solitude pourtant était sans faille. Ni courrier ni téléphone, pas âme qui vive à perte de vue.

Néanmoins, cet après-midi, il lui semblait avoir furtivement entrevu une idée. Quelque chose de vague, de diaphane, impossible à fixer sur le papier, quelque chose d’impalpable en tant que concept, mais quelque chose. Il espérait que ce serait un point de départ, l’amorce d’un mieux par rapport à la désastreuse situation de ces derniers temps à Los Angeles.

La pire dégringolade de toute sa carrière d’écrivain : pas un mot rédigé durant des mois. De quoi devenir fou. Et son éditeur qui n’arrêtait pas de le relancer (par poste aérienne depuis New York) en réclamant un titre – au moins un titre ! — à mentionner comme prochain livre à paraître de lui… et en demandant quand le bouquin serait écrit, requête légitimée par les cinq cents dollars d’avance déjà versés…

En définitive, livré au désespoir – et quel désespoir est pire que celui de l’écrivain incapable d’accoucher d’une ligne ? —, il avait sollicité de Carter Benson, qu’un contrat avec Hollywood allait tenir absent six mois, la permission de loger dans son ermitage. Et il entendait y demeurer jusqu’à gestation complète d’un livre ; une fois celui-ci mis en train, il pourrait retourner dans son habitat natif, où il lui serait loisible de le mener à bien sans avoir à se priver des soirées avec Rosalind Hall.

Et depuis trois jours, donc, de 9 heures du matin à 5 heures du soir, il arpentait le plancher en essayant de se concentrer. S’efforçant au calme et parfois prêt à hurler. Le soir, sachant qu’il serait plus nuisible que salutaire de torturer trop longtemps son cerveau, il s’accordait repos, lecture et quelques verres. Plus précisément, cinq verres – de quoi le détendre sans le noircir. Il les faisait durer soigneusement jusqu’à onze heures, et se mettait alors au lit. Rien ne valait la régularité… enfin, bien sûr, ce n’était pas très concluant jusqu’ici.

À 20 h 14, heure susdite, il en était à la seconde gorgée de son troisième verre, qui le mènerait jusqu’à neuf heures. Il s’efforçait de lire, mais son esprit, au lieu de se consacrer à la lecture, l’entraînait à la recherche de l’inspiration. L’esprit humain a souvent le goût de la contradiction.

Et, sans doute parce que son cerveau suivait à cette minute une pente naturelle, Luke était plus près d’un sujet de roman qu’il ne l’avait été depuis longtemps. Laissant muser son imagination, il se demanda brusquement : «Et si les Martiens… ? »

… Un coup fut frappé à la porte.

Il la regarda avec stupéfaction avant de poser son verre et de se lever. Dans le silence du soir, il aurait forcément entendu une auto, et à pied, personne ne se serait promené par ici.

Il y eut un nouveau coup, plus fort.

Luke alla ouvrir et regarda dehors au clair de lune. Il ne vit rien. Il regarda ensuite à ses pieds.

— Oh… non ! exhala-t-il.

C’était un petit homme vert, d’environ soixante-quinze centimètres de haut.

— Salut, Toto, fit le petit homme vert. C’est bien la Terre ici ?

— Oh, non ! répéta Luke Devereaux. Ce n’est pas possible…

— Ah ? On dirait que si, pourtant. (Le petit homme vert éleva la main.) Une seule lune, dont les dimensions et les distances correspondent. Il n’y a qu’une seule planète dans le système à n’avoir qu’une lune, et c’est la Terre. La mienne en a deux.

— Ciel ! dit Luke. (Il n’y avait qu’une seule planète dans le système solaire à avoir deux lunes, et c’était…)

— Allons, Toto, mettons les choses au point. Est-ce que c’est la Terre, oui ou non ?

Luke acquiesça faiblement.

— Bon, dit le petit homme. Voilà toujours un point d’acquis. Et maintenant, pourquoi est-ce que tu as l’air tout chose, Toto ?

— G-g-g-g… fit Luke.

— Tu te sens mal ? C’est ça, ta façon d’accueillir les visiteurs ? Tu ne vas pas m’inviter à entrer ?

— S-s-si vous voulez vous donner la peine… déclara Luke en reculant.

Parvenu à l’intérieur, le Martien regarda autour de lui, les sourcils froncés.

— Quelle piaule minable ! Est-ce que tous les Terriens vivent là-dedans ou est-ce que c’est ce qu’on appelle un taudis ? Et ce mobilier, par Argeth, c’est d’un miteux !

— Je ne l’ai pas choisi, plaça Luke sur un ton d’excuse. C’est à un de mes amis.

— Tu as des drôles d’amis. Tu es tout seul ici ?

— C’est justement ce que je me demande. Vous êtes peut-être une hallucination.

Le Martien s’éleva d’un bond jusqu’à une chaise et s’assit les jambes pendantes.

— Peut-être. Mais dans ce cas, tu as une araignée au plafond.

Luke ouvrit et referma la bouche. Il se rappela son verre et le renversa en voulant le saisir. Le contenu s’en répandit à travers la table et sur le plancher. Il jura, puis se souvint que ce n’était pas un mélange très corsé. Ce dont il avait besoin, en la circonstance, c’était de quelque chose de raide. Il alla se verser un plein verre de whisky.

Il en but une gorgée et crut qu’elle n’allait pas passer. Quand il l’eut enfin déglutie, il revint s’asseoir, verre en main, et se mit à fixer son visiteur.

— On se documente ? s’informa celui-ci.

Luke ne répondit pas. Il prenait son temps. Son hôte, à l’observer, était humanoïde mais rigoureusement non humain. Cela excluait tout soupçon, si faible fût-il, d’une blague montée par un copain à l’aide d’un phénomène de foire.

L’être ne pouvait être un nain, car son torse était très court en proportion de ses longs membres effilés, au contraire des nains. Relativement grosse, sa tête était plus sphérique qu’une tête humaine et le crâne en était complètement chauve. De même, le visage était imberbe et Luke avait l’intuition que le corps devait se trouver également dépourvu de toute pilosité.

Quant aux traits, leur constitution était normale, mais non leur proportion. Bouche et nez avaient deux fois la taille de leurs équivalents humains ; par contre, les yeux vifs étaient minuscules, et très rapprochés, et les oreilles, petites également, étaient privées de lobes. La peau avait semblé vert olive au clair de lune ; à la lumière artificielle, elle tirait plutôt sur l’émeraude.

Il y avait six doigts aux mains. Aux pieds aussi, probablement, mais la présence de chaussures interdisait de le vérifier.

Les chaussures étaient vert sombre ainsi que le reste des vêtements – culottes collantes et blouse lâche, d’une matière pareille d’aspect à du daim ou de la peau de chamois. Pas de chapeau.

— Je commence à vous croire, dit Luke encore sous le coup de la surprise. Il but une autre gorgée.

Le Martien grogna :

— Est-ce que tous les humains sont aussi tartes que toi ? Et aussi malotrus ? Boire sans même offrir un verre à son hôte !

— Pardon.

Luke se leva pour chercher un autre verre.

— Non que j’en aie envie, reprit le Martien. Je ne bois pas. Répugnante manie. Mais tu aurais pu me le proposer.

Luke se rassit avec un soupir.

— J’aurais dû. Encore pardon. Voyons maintenant. Mon nom est Luke Devereaux.

— Quel nom idiot !

— J’en penserai peut-être autant du vôtre. Puis-je vous le demander ?

— Certainement, ne te gêne pas.

Luke eut un autre soupir.

— Eh bien, quel est votre nom ?

— Les Martiens n’en portent pas. Coutume ridicule.

— Mais ils savent quand même ce que c’est. Vous m’avez bien appelé Toto.

— Forcé. Nous appelons tout le monde Toto, ou l’équivalent dans n’importe quel langage. On ne va pas se fatiguer à chercher un nom nouveau pour toutes les personnes à qui on parle ?

Luke avala une autre gorgée.

— Hmm, fit-il, il y a peut-être là une idée… Mais passons à plus important. Qu’est-ce qui me rend certain que vous êtes bien là ?

— Toto, je te l’ai dit, tu as une araignée au plafond.

— C’est justement là qu’est la question. En ai-je une ? Si vous êtes vraiment là, je vous accorde que vous êtes non humain, et dans ce cas je n’ai pas de raison de douter de votre lieu d’origine. Mais sinon, ou bien j’ai trop bu ou bien j’ai des hallucinations. Sauf que je sais que je n’ai pas trop bu : deux verres seulement, et si faibles que je ne les ai pas sentis.

— Pourquoi les as-tu bus alors ?

— Rien à voir avec notre sujet. Pour reprendre, cela laisse donc deux possibilités : ou vous êtes bien là ou je suis cinglé.

Le Martien émit un bruit grossier.

— Et qui te prouve qu’elles s’excluent mutuellement ? Il est évident que je suis bien là. Mais rien ne me dit que tu n’es pas cinglé. Je m’en fiche d’ailleurs.

Luke soupira encore. On soupirait beaucoup à converser avec un Martien. On buvait beaucoup, aussi. Son verre était vide. Il se leva pour le remplir de nouveau. Whisky pur encore, mais cette fois avec deux cubes de glace.

Au moment de se rasseoir, il eut une inspiration. Posant son verre, il dit : «Excusez-moi un instant », puis alla dehors. Si le Martien était réel, et s’il était réellement un Martien, il devait y avoir aux alentours un astronef.

À moins qu’il ne tombât aussi sur une hallucination d’astronef ?

Mais, à perte de vue au clair de lune, le désert était vide d’astronef, même à l’état d’hallucination. Luke fit le tour de la cabane pour s’en assurer.

Il rentra, s’assit confortablement, pompa une bonne gorgée et pointa vers le Martien un index accusateur :

— Pas d’astronef.

— Évidemment, pas d’astronef.

— Alors, comment êtes-vous venu ?

— Pas avec vos trucs à la noix, voyons. J’ai couimé.

— Hein ?

— Comme ça, fit le Martien en quittant sa chaise. (Le mot « comme » était venu de la chaise, le mot «ça » de derrière Luke.)

Luke se retourna d’une traite. Le Martien était perché au bord du fourneau à gaz.

— Juste ciel ! fit Luke. De la téléportation.

Le Martien disparut. Luke regarda de nouveau la chaise. Le Martien s’y trouvait.

— Téléportation, des nèfles, déclara le Martien. Moyen sommaire, il faut un support matériel. Le couimage dépend uniquement du mental. Tu ne pourrais pas y arriver. Pas assez futé pour ça.

— Vous êtes venu ainsi tout le long du chemin depuis Mars ? interrogea Luke en absorbant une gorgée.

— Bien entendu. Le temps d’une seconde avant de frapper chez vous.

— Et vous aviez déjà couimé jusqu’ici ? Eh, dites donc… (Luke éleva de nouveau l’index) j’ai l’impression que oui, au fait, et en même temps que beaucoup de vos congénères. D’où les croyances aux farfadets, aux lutins…

— Tu débloques, dit le Martien. C’est vous tous, avec toutes vos araignées au plafond, qui vous êtes collé vos croyances en tête. Personne de nous n’est jamais venu ici. Ce qu’il y a, c’est qu’on vient juste d’inaugurer la technique du couimage longue distance. Avant, c’était simplement à courte portée. Pour le faire interplanétairement, il fallait cogiter l’hokima.

— Et comment pouvez-vous parler notre langue ?

La lèvre inférieure du Martien s’enroula sur elle-même (elle était remarquablement bien adaptée à cette opération).

— Je parle tous vos petits langages à la gomme. On les entend tous dans vos programmes de radio, et même sans ça, je me charge d’en assimiler un en une heure. C’est du genre enfantin. En y mettant mille ans, tu ne pourrais pas apprendre le martien.

— Pas étonnant que vous ayez faible opinion de nous si vous la fondez sur nos programmes de radio. La plupart sont puants, je vous le concède.

— Je suppose que vous êtes nombreux à le penser, puisque vous vous en débarrassez en les projetant en l’air…

Luke se domina et continua de boire. Il se mettait à croire, en définitive, qu’il s’agissait là effectivement d’un Martien et non d’un produit de son imagination. Une idée le frappa soudain : il ne perdait rien à admettre ce fait, et, par contre, si c’était bien un Martien, il avait tout à gagner… en tant qu’auteur de science-fiction.

— Parlez-moi de Mars. Comment est-ce ? demanda-t-il.

— Ça n’est pas tes oignons, Toto.

Luke compta jusqu’à dix en essayant de garder son calme.

— Écoutez, fit-il enfin, j’ai été un peu renfrogné au début, mais c’était l’effet de la surprise. Maintenant, je vous fais mes excuses. Est-ce qu’on ne pourrait pas se comporter comme des amis ?

— Je n’en vois pas la nécessité. Tu es d’une race inférieure.

— Disons au moins : pour rendre cette conversation plus agréable pour nous deux.

— Pas pour moi, Toto. J’adore éprouver de l’aversion pour les gens et me disputer avec eux. Si tu te mets à me passer la main dans le dos, je chercherai quelqu’un d’autre.

— Non, je vous en supplie… Luke s’aperçut de son erreur et se reprit : Alors, fichez-moi le camp d’ici et en vitesse, si c’est comme ça.

— C’est mieux, fit le Martien radieux. Nous y voilà.

— Dites-moi pourquoi vous êtes venu sur Terre.

— Ça n’est toujours pas tes oignons, mais je me ferai un plaisir de te donner un aperçu. Qu’est-ce que les gens vont faire dans les zoos sur ta cochonnerie de planète ?…

— Et vous comptez rester longtemps ?

Le Martien pencha la tête de côté.

— Tu as la tête dure, Toto. Je ne suis pas le Bureau des Renseignements. Mes faits et gestes ne te concernent pas. Ce que je peux te dire, c’est que je ne suis pas venu ici pour enseigner à l’école maternelle.

Luke fixa le Martien. Le type lui cherchait querelle ? Bon, il trouverait à qui parler.

— Espèce de sale petit avorton verdâtre, je devrais…

— De quoi ? Tu voudrais ma photo, peut-être ?

— Tiens… mais comment donc ! fit Luke, surpris de n’y avoir pas songé plus tôt. Et je verrai bien quand j’aurai développé…

Il se rua dans la chambre à coucher. Son appareil était tout prêt, flash monté, dans l’espoir de saisir sur le vif quelque coyote, car il s’en approchait de la cabane la nuit.

Il revint se planter devant le Martien. «Tu veux que je prenne la pose ? » demanda celui-ci. Il mit ses pouces dans ses oreilles, agita ses dix autres doigts, loucha et tira une immense langue vert chou.

Luke prit la photo. Il rechargea l’appareil et l’éleva de nouveau. Mais le Martien cette fois avait disparu. Sa voix résonna dans son dos : « Ça suffit d’une, Toto. Ne me porte pas trop sur le système. »

Luke se retourna d’un bond et se remit en position… Derrière lui, la voix déclara qu’il s’était suffisamment couvert de ridicule comme cela.

Luke abandonna. Mais un cliché au moins avait été fait. On verrait bien ce qu’il représenterait. Dommage qu’il ne fût pas en couleurs, mais on ne peut pas tout avoir.

Son verre était vide. Il le remplit, puis s’assit. Le plancher devenait un peu fuyant sous ses pieds.

— Vous captez nos émissions de radio, dites-vous. Pourquoi pas la télévision ?

— Télévision ? Connais pas.

Luke expliqua.

— Non, fit le Martien, les ondes de ce genre ne portent pas si loin. Rendons-en grâces à Argeth ! C’est déjà suffisant de vous entendre, s’il fallait encore vous voir !…

— Baratin ! Vous n’avez pas inventé la télévision, un point c’est tout.

— Quelle idée ! Si nous avons envie de voir n’importe quoi à n’importe quel endroit de notre monde, nous n’avons qu’à couimer jusque-là… Au fait, dis-moi, est-ce que je suis vraiment tombé sur un monstre, ou bien est-ce que tous les gens d’ici sont aussi moches que toi ?

Luke faillit s’étrangler avec une gorgée.

— Vous voulez dire que vous, vous êtes à votre avis du genre beau gosse ?

— Ma foi, je dois dire que oui, aux yeux d’un congénère.

— Et vous êtes sans doute la coqueluche de ces demoiselles ? Enfin… si vous êtes bisexués comme nous et s’il y a bien des demoiselles martiennes…

— Nous sommes bisexués, mais rien de commun – grâce à Argeth ! — avec vous. Chez vous autres, cela se passe-t-il vraiment avec tous ces salamalecs dégoûtants comme chez vos personnages à la radio ? Et toi, es-tu «amoureux », comme vous dites, d’une femelle ?

— Pas votre affaire, gronda Luke.

— Tu crois ça ? (Et sur ces mots le Martien disparut.)

Luke se mit debout – pas très assuré sur ses jambes – et regarda autour de lui. Mais le Martien n’avait couimé nulle part ailleurs dans la pièce.

Il se rassit et but une gorgée pour s’éclaircir les idées.

Grâce à Dieu (ou à Argeth), il lui restait la photo. Demain, il irait à Los Angeles la faire développer. Si elle montrait un siège vide, il n’aurait plus qu’à s’abandonner aux psychiatres. Si c’était un Martien… ma foi, il aviserait.

Le mieux pour l’instant était de se cuiter le plus vite possible afin de tomber dans les bras de Morphée. Il ne s’en éveillerait que plus avant dans la matinée.

Il ferma les paupières le temps d’un clignement, les rouvrit.

Le Martien était de retour en face de lui !

Il lui souriait.

— J’étais seulement dans cette porcherie que tu appelles chambre à coucher. Je lisais ta correspondance. Quelles foutaises !

Correspondance ? Rosalind ! Les trois seules lettres qu’il avait reçues d’elle, lors d’un séjour d’une semaine trois mois plus tôt à New York, pour voir son éditeur. Conservées dévotement et emportées pour les relire dans cette solitude…

— Par Argeth, quel bla-bla-bla, continua le Martien. Et quel ridicule mode scriptural ! Le mal que j’ai eu à déchiffrer votre alphabet et à faire la corrélation entre les sons et les lettres ! A-t-on idée d’une langue où le même son s’épelle de trois manières différentes, comme dans queue, copulation et Kâma-Soûtra ?

— Espèce de sale petit fouineur ! hurla Luke. Mon courrier n’est pas votre affaire.

— Du calme. C’est moi qui décide si une chose est mon affaire. Est-ce que tu m’aurais parlé tout seul de l’amour de ta vie, petit trésor en or, poulet adoré, choupinet en sucre ?

— Alors, vous les avez réellement lues, sale asticot ! Si je ne me retenais pas, je…

— Tu quoi ? fit froidement le Martien.

— Je vous expédierais jusqu’à Mars avec mon pied quelque part !

Le Martien eut un rire sardonique.

— Économise ta salive pour tes suce-bouche avec Rosalind. Et je parie que tu avales toutes les salades qu’elle te sert, que tu la supposes aussi mordue que toi…

— Elle l’est… Bon Dieu !

— N’en fais pas une apoplexie, Toto. Son adresse est sur les enveloppes. Je vais couimer jusque-là et on verra bien. Cramponne-toi.

— Voulez-vous rester…

Luke, de nouveau, se trouva seul.

Il remplit une fois de plus son verre vide. Il n’avait jamais été aussi saoul depuis des années. Autant continuer. Tout ce qu’il demandait, c’était de rouler sous la table avant le retour du Martien. Parce que, hallucination ou réalité, au point où il en était, c’était trop pour ses forces. Et il ne pourrait plus s’empêcher de flanquer le Martien par la fenêtre… et peut-être de déclencher une guerre interplanétaire.

— Salut, Toto. Toujours l’esprit clair ?

Il avait dû fermer les yeux. Le Martien était là.

— Du balai, sirupa-t-il. Attendez un peu que…

— Tiens-toi bien, Toto. J’ai des nouvelles pour toi, toutes fraîches d’Hollywood. Ta poulette est au bercail et elle se sent toute seule sans toi.

— Ouais ? Elle vous l’a dit, hé ? Ça vous en bouche…

— Elle se sent même si seule qu’elle a quelqu’un pour la consoler. Un grand type blond qu’elle appelle Harry.

Luke pâlit. Rosalind avait bien un copain nommé Harry… mais voyons, c’était purement platonique. Un simple collègue dans le même service qu’elle à la Paramount. Les cancans du Martien ne prenaient pas.

— Harry Sunderman ? demanda-t-il. Un type qui a toujours des pantalons à carreaux et un pardessus en poil de chameau ?

— Oh ! que non, Toto. S’il a toujours des pantalons à carreaux et un pardessus en poil de chameau, ce n’est pas cet Harry-là. Parce que celui-ci n’a rien – sauf une montre-bracelet.

Avec un rugissement, Luke se leva et plongea vers le Martien, les mains en avant prêtes à se resserrer sur son cou.

Elles étreignirent le vide.

Elles passaient à travers le cou…

Le petit homme vert ricana et lui tira la langue. Puis :

— Tu veux savoir ce qu’ils étaient en train de faire, Toto ? Ta Rosalind et son petit Harry ?

Pour seule réponse, Luke ingurgita le restant de son verre.

Ce fut l’ultime souvenir qu’il eut à l’esprit en se réveillant le lendemain matin. Il était quand même allé jusqu’à son lit, mais gisait tout habillé sur les couvertures.

Il avait des marteaux-pilons dans le crâne et un sac de coton dans la bouche.

Assis sur son séant, il regarda de tous côtés avec appréhension.

Pas de petit homme vert.

Il alla jusqu’à la porte de l’autre pièce : celle-ci était vide.

Il hésita à se faire du café, y renonça. Il n’avait dorénavant plus qu’une envie : gagner au plus tôt la grand-route qui le mènerait à la ville. Il reviendrait plus tard chercher ses affaires, ou il les ferait prendre s’il se retrouvait sur le chemin du cabanon.

Avant tout, décamper. Et au diable le reste. Il partirait sans même prendre un bain ni se donner un coup de rasoir. Il ferait toilette une fois chez lui. Et alors – alors il réfléchirait dans le calme à cette histoire de fous, si du moins il avait récupéré son équilibre.

Il avisa l’appareil photo et résolut d’emporter au moins cela. Avant même de réfléchir, il ferait développer ce cliché. Il y avait peut-être une chance sur mille qu’il eût vraiment eu affaire a un Martien et non à une hallucination, bien que ses mains eussent passé au travers (mais si les Martiens couimaient, pourquoi ne pas admettre des facultés encore plus extravagantes ?).

S’il y avait un Martien sur la photo, cela changerait tout. S’il n’y en avait pas… ma foi, le mieux serait de téléphoner à Margie, en lui demandant le nom de ce psychiatre qu’elle avait voulu lui faire consulter au temps de leur mariage. La psychanalyse était le dada de Margie ; elle avait coutume de dire qu’elle s’y serait consacrée si elle avait pu poursuivre ses études.

Il quitta la cabane et ferma la porte à clé.

Puis il se rendit derrière vers sa voiture…

Juché sur le capot, se tenait le petit homme vert !…

— Salut, Toto, fit-il. Tu as plutôt une sale binette, mais je suppose que tu as tout fait pour ça. Quel vice écœurant que la boisson !

Prêt à défaillir, Luke tourna les talons, regagna la porte, réintégra la cabane, et se versa un plein verre d’alcool qu’il vida d’un trait. Il se l’était interdit l’instant d’avant, mais si les hallucinations continuaient, un remontant s’imposait.

Il referma et retourna vers la voiture. Le Martien n’avait pas bougé. Luke se mit au volant et appuya sur le starter. Puis il pencha la tête par la portière :

— Hé, vous croyez que je peux conduire avec vous pour me boucher la vue ?

Le Martien le regarda par-dessus son épaule et ricana :

— Qu’est-ce que tu veux que ça me foute, que tu aies la vue bouchée ou pas ? S’il y a un accident, ce n’est pas moi qui en pâtirai.

Luke soupira et démarra. Il fit tout le trajet jusqu’à la grand-route le cou tordu en dehors de la portière. Hallucination ou pas, il ne voyait pas à travers le petit homme vert.

Sur la route, parvenu à la hauteur d’un restauroute, il décida de s’y arrêter pour le café. Quelle importance si le Martien entrait avec lui ? Personne ne le verrait.

Effectivement, le Martien sauta du capot et le suivit. La salle était vide. Au comptoir, le serveur avait l’air morose.

Luke s’installa sur un tabouret. Le Martien grimpa sur le tabouret voisin en faisant un rétablissement et il appuya ses coudes sur le comptoir.

Le serveur regarda dans leur direction, les yeux fixes. Ce n’était pas vers Luke qu’ils étaient dirigés.

— Oh ! bon Dieu, grogna-t-il, encore un autre !

— Hein ? fit Luke. Un autre quoi ?

Ses doigts crispés sur le comptoir s’y meurtrissaient.

— Ben quoi, un autre putain de Martien, dit le serveur. Vous ne le voyez pas ?

Luke prit une profonde inspiration et demanda craintivement :

— Vous voulez dire… qu’il y en a plusieurs ?

Le serveur le dévisagea bouche bée :

— Plusieurs ? Mais étiez-vous la nuit dernière ? En plein désert, sans radio ni T.V. ? Bon Dieu de bon Dieu, ils sont un million !