L’odeur de roussi se rapproche, je les devine dans l’ombre en train de combiner leur coup, de mettre en place leurs mouchards de charme et baver de joie en repérant ma cuiller et le compte-gouttes que j’ai jetés à la station de Washington Square au moment où j’ai sauté le tourniquet pour dévaler la ferraille des deux étages et attraper l’express du centre… Un petit jeune me tient la porte du wagon, il est beau garçon, les cheveux en brosse, la pomme d’un bachelier de la haute devenu chef de publicité et un tantinet pédale. Probable que je suis son idée du héros de feuilleton. Tu connais le style : bon cheval avec les barmen et les chauffeurs de taxi, le gars qui sait causer rugby ou crochets du droit et qui appelle le loufiat du snack Nedick par son prénom. Un trou-du-cul bon teint… Et voilà que le poulet des Stupéfiants arrive pile sur le quai dans son bel imperméable blanc (se mettre en blanc pour filer un type, tu te rends compte ! Il a dû se dire que le genre tapette passerait inaperçu). Je sais d’avance comment il va me dire ça, en brandissant mes ustensiles dans sa main gauche et son pétard dans la droite : « J’ai idée que t’as perdu quelque chose, mon pote. »

Mais le métro démarre.

Je crie : « Salut pied-plat ! » histoire de donner au pédé bachelier son petit frisson de cinéma populaire. Et je me retourne vers le jeunot, je le regarde droit dans les yeux, je note ses dents bien blanches, son hâle des plages de Floride, son costume d’alpaga à deux cents dollars, sa chemise luxe à col boutonné de chez Brooks Brothers et le News qu’il tient à la main pour en installer (« Remarquez, je l’achète uniquement pour les bandes dessinées ! »).

Un jeune cave qui veut avoir l’air à la coule… Ça se gargarise en parlant « herbe à Marie » et « thé », ça va même jusqu’à en fumer de temps à autre et à trimbaler sur soi une petite provision de marijuana pour en offrir aux affranchis de Hollywood.

— Merci petit, dis-je, je vois que tu es des nôtres.

Du coup, sa bobine s’illumine comme un billard électrique, avec des reflets de crétinisme rose bonbon.

— Le salaud, dis-je d’une voix dramatique, il m’a donné.

Je me colle contre lui et pose mes doigts gris de camé sur sa manche d’alpaga :

— Nous deux on est frères de sang, on sort de la même seringue. Et je te signale en confidence que ce bâtard va avoir droit à sa piquouse de braise… (N.B. — Il s’agit d’une capsule de blanche empoisonnée qu’on refile à un camé dont on veut se débarrasser. Méthode usuelle pour liquider les mouchards. C’est généralement de la strychnine, qui a le goût et l’apparence de l’héroïne.)… Tu as déjà assisté à une séance de braise, petit ? Moi j’ai vu le Boiteux se faire assaisonner à Philadelphie. On avait équipé sa piaule avec un miroir truqué de bordel et les amateurs devaient cracher dix sacs pour voir le spectacle. Il a même pas eu le temps d’ôter l’aiguille de son bras. Quand la dose est bien calculée ça part recta et on retrouve le zig tout bleu, avec la seringue pleine de sang coagulé qui lui pend encore au coude… Et le regard du Boiteux quand il a pris le coup de bambou – fiston, c’était du gâteau…

« Je me souviens du temps où j’étais en tandem avec le Milicien, un copain qui jouait les lyncheurs sudistes. Personne lui arrivait à la cheville pour l’escroque au faux poulet… C’était à Chicago, on travaillait les pédés de Lincoln Park. Et un soir le Milicien s’amène au boulot en bottes de cow-boy et gilet noir avec un insigne de shérif bidon et un lasso à l’épaule. Alors moi je lui dis : “Non mais ça va pas ? Tu es blindé ou quoi ?” Et lui il me regarde en disant comme dans un western : “Dégaine, l’ami !” Sur quoi il sort un vieux six-coups tout rouillé et je détale à travers le parc avec le plomb qui me siffle aux oreilles. Il a descendu trois pédés avant de se faire épingler par les flics. Le Milicien – on peut dire qu’il avait pas volé son nom…

« Jamais remarqué le nombre d’expressions que les truands ont piquées aux pédés ? Comme “mettre dans l’œuf”…

« Oui, et “vise le Môme Parégorique qui balance la purée à son micheton !”.

« Et “File-Vinaigre perd pas son temps à écrémer le cave”…

« Petit Chausse-Pied (il tient son nom du fait qu’il engourdit les fétichistes dans les magasins de chaussures) dit toujours : “Fais-toi un cave à la vaseline et il viendra mendier du rabiot à deux genoux !” Quand Petit Chausse-Pied repère un cave tu as l’impression qu’il peut plus respirer. Sa tranche commence à enfler, ses lèvres virent au violet – il a l’air d’un Esquimau en chaleur. Et puis il marche sur son client à tout petits pas, lent comme un pape, il le cherche à tâtons et se met à le palper avec ses doigts d’ectoplasme pourri…

« Le Glaiseux a un regard de mômichon ingénu, ça lui brille dans les yeux comme du néon bleu. À le voir tu croirais qu’il pose pour une couverture de magazine avec une brochette de pescales frais péchés à bout de bras. Il est conservé intact, congelé par la came. Les michetons qu’il arnaque ne font jamais d’histoires mais ça empêche pas la maison poulaillon de vouloir lui faire la peau. Un jour son choupin Blouson Bleu a fait une cagade et le résultat était pas beau à voir, de quoi faire dégueuler un interne d’hôpital. Le pauvre Glaiseux en perd la boule et il part en galope à travers les couloirs de métro et les self-services en braillant : “Reviens, mon gosse, ramène-toi !” Il suit son girond jusqu’à l’East River et se balance à la baille avec lui, entre les capotes et les écorces d’oranges et les mosaïques de journaux qui flottent tout partout, et il finit dans le silence noir de la vase en compagnie des truands en carcan de béton et des vieux flingues maquillés à coups de marteau pour piper les vicieux de la balistique.

 

 

Ça usine ferme dans le crâne du pédé : « Quel type ! Attends voir que je raconte ça aux copains de chez Clark ! » Il fait collection de héros de feuilleton, c’est le gars à se pâmer devant un chien savant. Ce qui me permet de le soulager de dix dollars moyennant quoi je lui donne rendez-vous pour lui apporter un « sacheton d’herbe » (c’est lui qui appelle ça comme ça) tout en me disant : « Ah, tu veux de l’herbe, pauvre cloche, eh bien je m’en vais te servir de l’herbe-aux-chats ! » (N.B. — L’herbe-aux-chats, ou cataire, séchée et roulée en cigarette, a le même goût que la marijuana, les profanes et les distraits l’apprennent souvent à leurs dépens.)

— C’est pas tout ça, lui dis-je en me tapotant l’avant-bras, le devoir appelle. Comme disait le juge de paix à son collègue : « Faut être juste, ou bien il faut savoir être arbitraire. »

Je me retrouve au self-service où je tombe sur Bill Gains, tout recroquevillé dans son paletot volé qui le fait ressembler à un banquier début de siècle frappé de paralysie, et sur Bart l’Ancien, toujours aussi flou et guenilleux, qui trempe du cake aux raisins du bout de ses doigts luisants de graisse par-dessus la crasse.

À cette époque, Bill s’occupait des trois ou quatre clients que j’avais en banlieue, et Bart était copain avec les laissés-pour-compte du temps de l’opium : fantômes de portiers gris cendre, spectres de larbins balayant des corridors poussiéreux de leurs vieilles mains ralenties, toussant et crachant dans l’aube malade de la came, receleurs à la retraite dorlotant leur asthme dans des garnis pour ratés du music-hall, et Rose Pantoponne la vieille mère maquerelle de Peoria, et des barmen chinois masquant stoïquement leur mal… Bart allait de l’un à l’autre de sa démarche de camé sénile, tout doux, prudent-patient, et laissait couler quelques heures de chaleur au creux de leurs mains exsangues.

Un jour, pour la rigolade, j’avais fait la tournée avec lui. Tu connais les vieux – plus aucune pudeur de l’estomac, tu as envie de vomir rien qu’à les voir se goinfrer. Les vétérans de la drogue sont tout pareils. À leur seule vue de la camelote, ils commencent à mouiller et gargouiller. Pendant qu’ils mitonnent leur sauce blanche, la bave leur dégouline du menton, ils ont le ventre clapoteux et les tripes qui papillotent en péristole, et le peu de peau intacte qui leur reste sur les os se dissout, tu t’attends à voir le protoplasme en gicler sous le coup de seringue et retomber en pluie. C’est répugnant à voir… « Bah, c’est ce qui nous attend tous, pensai-je avec philosophie. Comme la vie est bizarre ! »

 

 

Je reprends le métro vers le centre, en faisant un crochet par la station de Sheridan Square pour le cas où le poulaillon de la Stupéfiante se serait planqué dans un placard à balais.

Comme je te le disais, ça ne pouvait pas durer.

Je savais bien qu’ils étaient quelque part dans les parages en train de me jeter le mauvais œil, de touiller leurs philtres de flicards maléfiques, de me conjurer en effigie derrière les barreaux de la Centrale de Leavenworth (« Allons, laisse tomber, Mike, il a assez d’aiguilles comme ça dans le corps ! »).

À propos, il paraît que c’est avec une poupée de son qu’ils ont eu Chapin. Accroupi au sous-sol du poste, un vieux flic émasculé passait son temps à le pendre en effigie, jour et nuit, mois après mois. Et après que Chapin a été effectivement pendu dans le Connecticut, on a retrouvé l’eunuque avec le cou brisé. « Il est tombé dans l’escalier », a-t-on expliqué – le boniment classique des poulets.

La drogue s’entoure de magie et de tabous, de formules secrètes, de malédictions et de rites. J’étais capable de dénicher mon Contact de Mexico au radar. « Pas cette rue-ci, la prochaine à droite… maintenant à gauche… encore à droite… » et il était là, avec son masque de vieille femme sans dents et ses yeux abolis.

Je connais un fourgueur de schnouf qui fait son parcours en chantonnant, et tous les gens qu’il croise reprennent son refrain sans s’en rendre compte. Il est si gris, si anonyme et spectral qu’ils ne le voient même pas et s’imaginent que la chansonnette leur est venue toute seule en tête. Ses clients le repèrent en se branchant sur le refrain du jour, Smiles ou I’m in the Mood for Love ou quoi ou qu’est-ce… On voit parfois jusqu’à cinquante camés loqueteux et piaulant de souffrance filer au train un môme qui joue de l’harmonica, et soudain ils tombent sur le Type – le Contact, la Connection, le Fourgueur de Came, le vrai Camelot – le cul posé sur une canne-siège en train de jeter du pain aux cygnes, ou bien il apparaît sous les traits d’une tantouse en travesti qui balade son afghan du côté de la 50e Rue, ou d’un vieux pochard pissotant contre un pilier du métro aérien, ou d’un étudiant juif qui distribue des tracts socialisants à Washington Square, ou d’un forestier, ou d’un exterminateur de parasites – ou d’un chef de publicité pédouillard qui s’en jette un au snack Nedick et appelle le serveur par son prénom… Voilà le réseau international des camés, captant cinq sur cinq la même gamme de foutre ranci, se garrottant le bras sur un lit de meublé, frissonnant dans l’aube malade de la drogue. Les vieux drossards qui suçotent la noire à bout de pipe au fond d’une blanchisserie chinoise, Bébé la Tristesse qui crève d’un abus de manque ou d’une cure coupe-souffle… C’est du même au Yémen et à Paris, à La Nouvelle-Orléans, à Mexico ou à Istanbul – tout le monde grelottant au rythme des marteaux pneumatiques et des excavatrices, nous jetant au visage des jurons cameux que nous n’entendions même pas… et puis le Contact s’était penché du haut de son rouleau compresseur et j’avais touché ma portion dans un seau de goudron. (N.B. — On est en train de raser les vieux quartiers d’Istanbul, et surtout ceux où traînent les drogués les plus minables, pour tout reconstruire à neuf. Istanbul compte encore plus de suceurs d’héroïne que New York.) Les vivants et les morts, ceux qui souffrent du manque et ceux qui branlottent du menton dans les vapes, ceux qui inaugurent la seringue et ceux qui sont en renonce ou bien en dégringolade de revenez-y – ils sont tous branchés sur le bip-bip de la came, pendant que le Contact se gave de riz à la cantonaise dans une gargote de la Calle Dolores à Mexico (Distrito Fédéral), mouille son biscuit de café dans un self-service, ou se trouve en pétard à La Nouvelle-Orléans et se cavale à travers Exchange Place avec une meute de flicaillons des Stups glapissant à ses trousses…

Le vieux Chinois puise de l’eau du fleuve dans une boîte de conserve rouillée pour laver un bloc de dross noir et dur comme de l’anthracite. (N.B. — Le dross est le résidu de l’opium fumé, réutilisé en période de disette.)

 

 

Donc les poulets tiennent ma cuiller et mon compte-gouttes, je sais qu’ils arrivent sur ma longueur d’ondes, guidés par un mouchard aveugle qui patine sous le nom de Willy le Disque. Il a la bouche toute ronde et bordée de poils noirs, sensitifs, érectiles. Il est devenu aveugle à force de se piquer dans la pupille, il a le nez et le palais rongés par la reniflette, son corps n’est plus qu’une masse de cicatrices durcies et sèches comme du bois. La merde blanche, Willy en est maintenant réduit à la manger avec cette horrible bouche en disque, en se dandinant sur un long boudin d’ectoplasme pour guetter la fréquence inaudible de la schnouf. Il me suit à la trace d’un bout de la ville à l’autre, fouillant les garnis que j’ai à peine quittés – et les poulets font irruption chez deux péquenots de Sioux Falls en voyage de noces. « Allons, Lee, inutile de te cacher derrière ce suspensoir, on te connaît », et crac, ils arrachent le paf du conjoint.

Voilà que Willy flaire la bonne piste, je l’entends geindre sans trêve dans l’ombre alentour (il ne fonctionne que la nuit), je sens le souffle affamé de cette bouche chercheuse qui fouine à l’aveuglette… Chaque fois que les poulets entrent en scène pour cravater leur prise, Willy perd les pédales et tente de se frayer un passage en rongeant le bois de la porte, et si les autres n’étaient pas là pour le calmer à coups de crosse il sucerait à blanc tous les camés qu’il a débusqués.

Je sais – tout le monde sait – qu’ils ont mis Willy le Disque sur mes traces. Je sais aussi que si jamais on traîne à la barre les petits jeunots de ma clientèle (« Il m’a forcé à faire tout un tas de cochonneries en échange ! »), je pourrai dire adieu à ma bonne ville.

Alors on a fait provision d’héroïne, acheté une Studebaker d’occasion et on a mis le cap à l’ouest…

 

 

Le Milicien tenta de maquiller son affaire en crise de schizophrénie :

— Je courais à côté de mon corps, essayant d’arrêter tous ces lynchages avec mes pauvres doigts de fantôme… Parce que je ne suis qu’un fantôme et je cherche ce que cherchent tous mes semblables – un corps – pour rompre la Longue Veille, la course sans fin dans les chemins-sans odeur de l’espace, là où non-vie n’est qu’incolore non-odeur de mort. Et nul ne peut la flairer à travers les tortillons rosâtres des cartilages, lardés de morve de cristal et de la merde de l’attente et des tampons de chair noire qui filtrent le sang…

Il déblatérait à perdre le souffle, se tenant tout droit dans l’ombre allongée de la salle du tribunal, son visage torturé comme une pellicule déchiquetée, crevant des besoins de ses organes larvaires qui palpitaient au fond de sa chair d’ectoplasme, la chair incertaine du corps en manque (dix jours de jeûne forcé quand vint la première audience), chair qui se dissout dès la première caresse silencieuse de l’héroïne retrouvée. (N.B. — J’ai vu ça. Vu un homme perdre dix livres en dix minutes, tout debout dans sa chambre, la seringue dans la main droite et l’autre retenant son pantalon… sa chair répudiée se consumant dans un halo jaune et glacial… et lui toujours planté entre les quatre murs de cette chambre d’hôtel new-yorkais… table de nuit jonchée de boîtes de cachous, mégots jaillissant en cascade des trois cendriers, mosaïque des nuits d’insomnie et de fringales soudaines du drogué en renonce qui console sa chair sevrée…)

Le Milicien était jugé par une Cour fédérale sous l’inculpation de lynchage, il se retrouva donc dans un asile de fous fédéral et spécialement conçu pour la garde des fantômes : impact prosaïque, précis, des objets… lavabo… porte… tinette… barreaux… tout y était… tout était joué… les ponts rompus… rien au-delà… l’Impasse. Et sur tous les visages, la même fin sans espoir, la même impasse…

Les changements physiques furent lents au début, puis tout se précipita, explosa en détritus noirâtres qui coulaient au fond de sa chair amollie, effaçant toute forme humaine… Dans la nuit absolue de la réclusion, la bouche et les yeux ne font plus qu’un organe qui déchiquette l’air de ses dents transparentes… mais les organes perdent toute constance, qu’il s’agisse de leur emplacement ou de leur fonction… des organes sexuels apparaissent un peu partout… des anus jaillissent, s’ouvrent pour déféquer puis se referment… l’organisme tout entier change de texture et de couleur, variations allotropiques réglées au dixième de seconde…

 

 

Le Glaiseux est un fléau public quand viennent ce qu’il appelle ses « attaques ». Et voilà que le Cave du Dedans, le Connard Intime, se met à le travailler au corps, rien à faire pour étouffer ça… À la sortie de Philadelphie, il descend pour braquer une voiture, mais c’est une bagnole de patrouille, les poulets le retapissent au premier coup d’œil et nous embarquent tous avec lui.

On tire trois jours francs et il y a cinq schnoufards en carence dans notre cellule. Vu que je n’ai aucune envie de déballer mon petit en-cas devant ces voraces, il me faut manœuvrer serré et graisser abondamment la patte du gardien pour qu’il nous donne une cellule séparée.

Les camés prévoyants, connus sous le nom d’écureuils, planquent sur eux des provisions de blanche en cas de rafle. Chaque fois que je m’offre une soignette, je laisse tomber quelques gouttes dans la poche de mon gilet, au point que la doublure est raide de came. Et avec ça un compte-gouttes en matière plastique dans ma chaussure et une épingle de sûreté piquée dans ma ceinture. Le ballet de l’épingle et du compte-gouttes – tu sais comment on traite ce poncif à la frissonnante dans les romans : « Saisissant l’épingle rongée de rouille et de sang, elle laboure sa jambe, ouvrant une plaie béante – telle une bouche obscène et purulente attendant l’ignoble caresse – et elle y plonge le compte-gouttes qui disparaît tout entier entre ces lèvres sanglantes. Soudain, au paroxysme de son avidité innommable (locustes affamés dans un désert de feu), le compte-gouttes se brise au tréfonds de sa cuisse aussi ravagée qu’une carte d’érosion des sols. Mais la malheureuse n’en a cure ! Elle ne songe même pas à ôter les éclats de verre et considère l’horrible blessure avec le regard froid et impersonnel d’un boucher. Elle n’a cure de la bombe atomique, ni des punaises de matelas, ni de la multiplication du cancer, ni de la Société de Crédit qui vient l’exproprier de sa chair insolvable… Fais de beaux rêves, Rose Pantoponne… » Et maintenant le vrai topo : tu pinces un peu de peau de jambe en cul de poule et tu y fais un aller et retour bien net avec une pointe d’épingle. Ensuite, tu places le bout du compte-gouttes sur le trou – pas dedans – et tu y fais couler la sauce très lentement en veillant qu’elle ne gicle pas à côté… Quand j’empoigne la cuisse du Glaiseux, la chair se modèle sous mes doigts comme de la cire et reste pointée en l’air, je vois une goutte de pus sourdre du trou d’épingle. Je n’ai jamais touché un corps vivant aussi froid que celui du Glaiseux dans cette cellule de Philadelphie…

Je décide de me débarrasser de lui, même s’il faut en passer par une Soirée d’Étouffade. (N.B. — C’est une coutume paysanne anglaise instituée pour éliminer les parents âgés ou invalides. Une famille ainsi frappée par le sort donne une Soirée d’Étouffade, au cours de laquelle les invités entassent des matelas sur le vieil emmerdeur, puis ils s’installent en haut de la pyramide et se saoulent la gueule à mort.) Le Glaiseux est une épine au pied de la corporation et mérite d’être Égaré dans les fosses à égout de l’univers. (N.B. — C’est, ici, une coutume africaine. Un notable portant le titre d’Égareur est chargé d’emmener les vieillards inutiles hors du village et de les abandonner au cœur de la forêt.)

Les « attaques » du Glaiseux sont devenues chroniques. Flics, portiers, chiens, secrétaires – tout le monde montre les crocs en le voyant arriver. Le dieu blond a sombré dans l’abjection des intouchables. Les arnaqueurs ne changent pas, ils se brisent, ils se pulvérisent – une explosion de matière dans le froid glacial des espaces interstellaires, et tout s’évanouit dans la poussière cosmique, laissant derrière le corps vidé de sa substance. Truands du monde entier, il y a un Cave que vous ne pourrez endormir : le Cave du Dedans…

J’ai planté le Glaiseux à un coin de rue (ciel bouché par des immeubles de briques crasseuses, pluie de suie à perpétuité). « Je connais un toubib par ici, je vais le torpiller et je reviens tout de suite. Avec de la bonne morphine fraîche de pharmacie… Non, attends-moi ici, je tiens pas à ce qu’il te repère. » Ne bouge plus de ce coin de trottoir, le Glaiseux, et attends-moi, attends-moi jusqu’à la fin des siècles. Salut Glaiseux, salut petit gars… Où vont-ils donc quand ils se décident enfin à partir et abandonner leur corps derrière eux ?

 

 

Chicago : hiérarchie invisible de Ritals décortiqués, remugle de gangsters atrophiés, revenants qui s’abattent sur toi au carrefour de North et Halstead ou à Lincoln Park, mendiants de rêves, le passé qui envahit le présent, sortilèges suris des machines à sous et des restaurants routiers.

Visite au Dedans : subdivision sans fin, antennes de télévision piquetant le ciel vide de sens. Dans les immeubles antivie, on couve les petits en avalant çà et là une minuscule lampée de monde extérieur. Seuls les rejetons apportent un peu d’air frais, mais ils ne restent pas longtemps jeunes. (Dans les boîtes d’East Saint Louis passe le souvenir de la frontière de l’Ouest et des bateaux à roues sur le fleuve.) Illinois et Missouri, miasmes préhistoriques des bâtisseurs de forts et de sépultures, des adorateurs rampants de la Corne de Pitance, des rites hideux et sanguinaires, horreur sans espoir du Dieu Centipède qui s’étend du tumulus de Moundsville en Virginie jusqu’aux déserts lunaires des côtes du Pérou.

L’Amérique n’est pas jeune : le pays était déjà vieux et sale et maudit avant l’arrivée des pionniers, avant même les Indiens. La malédiction est là qui guette de tout temps.

Et les flics, toujours et partout. Flics d’État sortis de l’université, bien policés, chevronnés, le baratin tout sucre tout miel, l’œil électronique qui fouille voiture et bagages, vêtements et physionomie ; flics hargneux des grandes villes ; shérifs de cambrousse, un reflet sombre et menaçant dans leurs yeux d’un gris délavé de vieille chemise de flanelle…

Et les ennuis de voiture, partout et toujours. À Saint Louis, on troque la Stude 42 (elle avait un défaut d’origine, comme le Glaiseux) contre une Packard hors d’âge au moteur trafiqué qui nous mène ric-rac à Kansas City, où on la remplace par une Ford, laquelle bouffe de l’huile à pleins bidons et qu’on doit bazarder à son tour contre une jeep, mais on pousse la jeep trop fort (ça ne vaut pas tripette pour la route) et quelque chose grille dans le moteur, ça cogne à tout va, alors on est revenu à ce bon vieux V-8 qui ne te laisse jamais en carafe, pisse-huile ou pas.

Et voilà que le coup de bourdon nous tombe dessus, le vrai bourdon noir et nauséeux made in U.S.A., pire que tout au monde, pire que le bourdon des Andes (villages de haute altitude, le vent glacé qui descend des montagnes de cartes postales, l’air raréfié qui te prend à la gorge comme la mort, et l’Équateur avec ses petites villes en bordure du fleuve, la malaria grise comme la came sous le bord noir et empoissé du panama, les escopettes qu’on charge par la gueule, les charognards qui piochent du bec la boue séchée des rues). Pire même que le bourdon que tu attrapes en Suède quand tu débarques du ferry à Malmö (pas de taxe à bord sur la picolette), et ce coup-là est pourtant assez vicieux pour refroidir toute la bonne gnôle hors douane du ferry et tu te retrouves plus bas que terre : sur ce, les regards fuyants et le cimetière au beau milieu de la ville (à croire que toutes les villes suédoises sont bâties autour du marché aux ci-gît), et rien à faire tout au long de l’après-midi, ni bistro ni cinéma – alors je m’étais envoyé ma dernière pipe de bon kif de Tanger et j’avais dit à K. E. : « Viens, on retourne tout droit au ferry. »

Mais le bourdon à l’américaine est pire que tout. Tu ne peux pas mettre le doigt dessus, tu ne sais pas d’où il vient. Prends un de ces bars préfabriqués au coin des grandes casernes urbaines (chaque bloc d’immeuble a son bar, son drugstore et son supermarket). Dès que tu ouvres la porte, le bourdon te serre les tripes. Tu as beau chercher, c’est impossible à expliquer. Ça ne vient pas du garçon, ni des clients, ni du plastique jaunasse qui recouvre les tabourets de bar, ni du néon tamisé. Pas même de la TV… et les habitudes se cristallisent en fonction de ce bourdon quotidien, tout comme la cocaïne finit par durcir l’organisme contre le coup de bâton en fin de parcours…

Nous sommes pratiquement à fond de came. Or, nous voilà paumés dans un patelin de vapes maigres, réduits à carburer au sirop pour la toux. On dégueule le sirop et on reprend la route, roule que je te roule, avec le vent du petit printemps qui souffle par tous les trous du tacot et glace nos corps grelottants et suants et malades (ce rhume à froid qui te prend toujours quand tu es en carence)… On roule à travers un paysage pelé, tatous crevés sur la route, vautours qui survolent les marécages et les troncs de cyprès décapités, motels aux murs de bois synthétique avec chauffage au gaz et couvertures de coton rose.

Au Texas, pays des carnavals, les voyageurs du rendez-moi et les forains de la seringue à étourdir sont grillés chez tous les toubibs…

Et il faut avoir perdu la boule pour mendier une ordonnance chez un toubib de Louisiane. L’État a voté une Loi Anticame.

On arrive enfin à Houston, au Texas, où je connais un patron de drugstore. Cinq ans au moins depuis mon dernier passage mais il me reconnaît au premier coup d’œil, fait un signe de tête et dit :

— Attendez-moi au comptoir…

Je me pose donc sur un tabouret et sirote une tasse de café. Au bout d’un moment, le type vient s’asseoir à côté de moi et demande :

— Qu’est-ce qu’il vous faut ?

— Un litre d’Élixir parégorique et cent capsules de Nembutal.

Nouveau signe de tête. « Revenez dans une demi-heure. »

Quand je reviens, il me tend un paquet en disant : « Ça fait quinze dollars… Soyez prudent. »

La seringuette au parégorique c’est le franc merdier : il faut d’abord faire brûler l’alcool, puis isoler le camphre et pomper au compte-gouttes le résidu d’opium noirâtre, ensuite il faut piquer la mixture dans la veine pour éviter l’abcès – mais en réalité tu peux seringuer où ça te chante, ça ne t’empêchera pas d’avoir un abcès. Le plus sûr c’est encore de boire le parégo avec des pilules de barbiturique pour faire passer… On verse donc l’extrait dans une vieille bouteille de Pernod et en route pour La Nouvelle-Orléans à travers un décor de lacs iridescents et de torchères à la flamme orange pâle, de marécages et de dépotoirs, d’alligators vautrés sur les boîtes de conserve et les tessons de bouteilles, de motels aux arabesques de néon, de gigolos en carafe qui se plantent sur des montagnes d’ordures pour brailler des obscénités aux voitures qui passent…

La Nouvelle-Orléans est un musée mort. Fleurant le jus de parégorique à pleines narines, nous musardons autour d’Exchange Place et dépistons illico le Contact. La ville n’est pas bien grande et la Stupéfiante a fiché presque tous les vendeurs, si bien que le Camelot se dit qu’il n’en a rien à foutre et il vend sa marchandise à n’importe qui. Nous faisons le plein d’héroïne et redémarrons dans l’autre sens, direction Mexique.

Nous retraversons Lake Charles et le désert aux machines à sous, puis c’est la frontière Sud du Texas (shérifs négrophages qui nous passent au tamis, papiers de voiture et bonshommes). Un poids te tombe des épaules quand tu passes en territoire mexicain – et soudain, brutalement, le paysage te dégringole dessus, plus rien entre toi et l’horizon que le désert vaguement montagneux et les vautours : les uns des petits points qui tourbillonnent dans le lointain, les autres si proches que tu les entends fendre l’air de leurs ailes (un bruit sec, comme un épi de maïs qu’on décortique), et quand ils aperçoivent une proie ils jaillissent tout noirs du bleu du ciel, ce bleu horrible et écrasant du ciel mexicain, et giclent en entonnoir vers le sol… Roulé toute la nuit… À l’aube, traversé un village tiède et brouillé de brume, chiens qui aboient, murmure d’un ruisselis d’eau.

— Tomas et Carlo, dis-je.

— Quoi ?

— C’est le nom de ce bled. Altitude zéro. À partir de là, on monte jusqu’à trois mille mètres.

Je m’offre ma dose matinale et m’installe sur le siège arrière pour dormir. Elle conduit comme une reine. C’est le genre de choses qu’on remarque dès que quelqu’un prend le volant.

Enfin Mexico où, trônant comme la déesse aztèque de la Terre, Lupita fourgue ses petits sachets d’héroïne merdeuse.

— Tu t’intoxiques bien plus à la vendre qu’à te piquer avec, dit Lupita.

Les fourgueurs végétariens – ceux qui ne consomment pas leur marchandise – attrapent l’obsession de leur petit commerce, et cette sorte d’intoxe est bien pire que la vraie parce qu’il n’existe pas de cure pour. Ça contamine les flicards eux-mêmes. Exemple : Bradley l’Acheteur, un des poulaillons de la Stupéfiante. Le meilleur agent double de la Brigade. À le voir, tu jurerais qu’il est camé tout comme toi. C’est au point qu’il lui suffit de s’approcher d’un fourgueur pour que l’autre le serve recta et sans pet. Il est si anonyme, si gris et irréel qu’on ne se souvient même pas de lui après coup – et c’est ainsi qu’il les arnaque l’un après l’autre…

Eh bien, figure-toi que Bradley l’Acheteur ressemble de plus en plus à un camé pur sang. Il ne peut pas boire. Il ne peut plus bander. Ses dents se font la valise : comme les femmes enceintes qui perdent leurs dents en nourrissant l’étranger, les camés perdent leurs chicots jaunâtres à force de nourrir le singe. (N.B. — Ce singe, que les drogués ont l’impression de porter en permanence sur le dos, c’est le besoin fait monstre.) L’Acheteur mâchonne sans arrêt des chocolats fourrés, il a un faible pour la marque Baby Ruth.

— Ça me donne franchement envie de dégueuler de le voir bouffer ces machins-là ! dit un des flics de la Brigade.

La peau de l’Acheteur a pris une teinte sinistre, gris olive. Il faut dire que son organisme fabrique sa propre came, ou une saloperie équivalente. Il a son Contact à demeure, un Camelot Intérieur en quelque sorte. C’est du moins ce qu’il prétend.

— Je reste bien au chaud dans ma chambre, dit-il, et je baise le monde entier… Tous des caves, d’un côté comme de l’autre. Je suis le seul homme vraiment complet de toute la corporation.

C’est alors qu’il est pris d’une fringale soudaine qui le transperce jusqu’aux os comme une grande tornade noire. Aussitôt il se met en chasse, déniche un jeune camé et lui donne un petit sachet de blanche.

— Chouette, dit le môme. Qu’est-ce qu’il vous faut en échange ?

— Je veux seulement me frotter un petit coup contre toi pour me recharger, c’est ma soignette à moi.

— Pouah ! Enfin… d’accord… Mais quand même ! Vous pouvez donc pas vous envoyer en l’air comme un être humain ?

Un peu plus tard, le gamin se retrouve dans un milk-bar avec deux potes à lui.

— Je me suis jamais laissé faire des trucs aussi dégoûtants, dit-il en trempant son cake aux raisins. Je sais pas comment il s’y prend mais il devient tout mou, comme une grosse flaque de gelée, et là-dessus il se colle tout autour de toi et il se met à mouiller de la tête aux pieds, une espèce de bave verdâtre. Faut croire que c’est sa façon de jouir, mais c’est vraiment ignoble… Failli dégueuler en voyant cette morve qui me giclait dessus. Et avec ça il pue comme une vieille pastèque pourrie.

— Faut pas râler, tu t’es rechargé pour pas un rond.

Le gamin a un soupir résigné :

— Oui, on s’habitue à tout. D’ailleurs j’ai rencart avec lui demain soir…

Le péché mignon de l’Acheteur a viré à l’obsession, il ne peut plus s’en passer, il a besoin de se recharger toutes les demi-heures. De temps en temps, il fait la tournée des commissariats et graisse la patte du flic de service pour qu’il le laisse entrer dans une cellule de cametons. Mais à force de frottailler à jet continu il est devenu pratiquement immunisé… Un beau jour, le voilà convoqué chez le grand patron :

— Bradley, dit le Flicard-Chef, votre conduite fait jaser. J’espère pour vous qu’il ne s’agit là que de rumeurs, mais elles sont d’une nature si odieuse que… Voyez-vous, la femme de César… broumpf… c’est-à-dire la Brigade… doit être au-dessus de tout soupçon… et à plus forte raison des bruits qui circulent sur votre compte. Vous souillez l’honneur de la Maison et je suis prêt à accepter votre démission sur-le-champ.

L’Acheteur se jette à plat ventre et rampe jusqu’aux pieds du F.-C.

— Non, patron, non… Pitié ! La Brigade c’est ma vie.

Il lèche la main du F.-C. et lui attrape les doigts à pleine bouche pour que l’autre tâte ses gencives édentées, en gémissant qu’il a perdu toutes ses chocottes « à chon cherviche ».

— Je vous en chupplie, patron… Je vous torcherai le baba, je laverai vos vieilles capotes, je vous chirerai les bottes avec ma graiche de nez…

— Vraiment, Bradley, c’est intolérable ! Vous n’avez donc aucun amour-propre ? Je vous avoue que je trouve cela franchement répugnant. Je veux dire… il y a en vous quelque chose de… disons le mot… de pourri… vous dégagez une odeur de fumier.

Il se tamponne le nez avec un mouchoir parfumé.

— Je vous prie de quitter ce bureau immédiatement.

— Je ferai n’importe quoi, patron, n’importe quoi…

La figure verte et ravagée de l’Acheteur se fend en un sourire abject.

— Je chuis pas chi vieux, patron, et j’ai encore du répondant quand je m’y mets.

Le F-C. vomit discrètement dans son mouchoir et montre la porte d’une main ramollie. L’Acheteur se relève et guigne d’un air rêveur. Son corps ploie par à-coups comme une baguette de sourcier et, tout à trac, il se répand sur le patron.

— Non ! Non ! hurle le F.-C.

— Schlop… schlop schlop schlop…

Une heure après, on trouve l’Acheteur vautré sur le fauteuil du F.-C., complètement envapé. L’autre a disparu sans laisser de traces.

Le Juge : Tout indique que vous avez, de quelque façon innommable… euh, assimilé le chef de la Brigade. Il n’y a malheureusement aucune preuve. Je serais d’avis de vous faire interner, ou plus exactement infiltrer, dans une institution appropriée, mais je ne sache pas qu’il existe un établissement susceptible de prendre en charge un être de votre farine. Je suis donc contraint, bien à contrecœur, de vous relaxer.

— On devrait le flanquer dans un aquarium, dit le flic qui l’a mouché.

L’Acheteur terrorise la corporation tout entière. Camés et poulets disparaissent. Tel un vampire géant, il émet des effluves narcotiques, une sorte de buée verte et poisseuse qui anesthésie ses victimes et les livre sans défense à ses épanchements circonvolutifs. Et quand il a son compte, il se terre durant plusieurs jours comme un boa constrictor repu. Finalement, il est pincé en flagrant délit (il était en train de digérer le Haut-Commissaire de la Stupéfiante) et on l’extermine au lance-flammes – le tribunal justifiant cette méthode peu orthodoxe par le fait que Bradley l’Acheteur a perdu toute identité humaine et qu’il est devenu, par voie de conséquence, une créature hors catégorie et hors l’espèce, doublée d’une menace pesant, du haut en bas de l’échelle, sur toute l’industrie des stupéfiants.

 

 

Au Mexique, la combine consiste à trouver un camé indigène muni d’un certificat officiel grâce auquel il peut toucher une certaine quantité de marchandise tous les mois. Notre Contact là-bas c’est le vieil Ike, qui a passé la plus grande partie de sa vie aux États-Unis.

Ike : J’étais en virée avec Irène Kelly, une sportive comme on n’en fait plus. Un soir qu’on était dans un bled du Montana, à Butte pour être précis, elle force un peu trop sur la neige et pique une Panique de Cocarde. La voilà qui fonce à travers l’hôtel en bramant que des flicards chinetoques veulent lui faire la peau à coups de hachoir… Et à Chicago, je connaissais un poulet qui reniflait de la coco d’un type spécial, ça se présentait sous forme de petits cristaux bleus. Un jour, il entre en panique lui aussi et se met à gueuler que les Fédéraux lui courent au cul. Il se carapate jusqu’au bout de la ruelle et plonge la tête dans une boîte à ordures. Je lui dis : « Eh bien quoi, qu’est-ce que tu fais ? » et il me dit : « Fous-moi le camp ou je te descends. Je suis bien planqué, ils me trouveront jamais. »

Donc, on arrive à se procurer de la cocaïne sur ordonnance. La Coquette, papa, il faut la piquer direct dans la veine. Quand elle entre tu as l’impression de la flairer au passage, ça te fait tout froid tout propre dans le nez et dans la gorge, et puis tu sens comme une bouffée de bonheur à l’état pur qui te transperce le cerveau en allumant toutes les lampes témoins du circuit, une succession d’explosions blanches qui te défoncent le citron. Dix minutes plus tard, il te faut une autre piqûre, tu traverserais la ville à pied pour trouver du rabe. Mais si tu ne fais pas mouche, tu manges un morceau et puis tu vas te coucher et tu oublies le reste. L’envie de coco est purement cérébrale, l’organisme et les sens sont hors du coup, c’est une fringale de revenant, d’ectoplasme fétide que les vétérans balayent en crachotant dans l’aube malade de la came.

Un matin, dès le réveil, tu t’offres un Coup de Canon – un cocktail d’héroïne et de cocaïne – et tu sens tout à coup un régiment de taons qui te fourmillent sous la peau… des flics avec des grosses moustaches 1890 barrent toutes les portes et se penchent aux fenêtres en retroussant des lèvres hargneuses sur leurs insignes bleu et or… des camés défilent dans ta chambre en braillant l’Ode Funèbre Musulmane, ils portent le cadavre de Bill Gains et tu vois les stigmates de l’aiguille qui brasillent encore avec une flammèche turquoise… des flics schizophrènes et acharnés flairent ton pot de chambre.

C’est ça, la Coco Paniquarde… Il faut t’asseoir bien à l’aise, éviter de te frapper les sangs – et t’injecter une bonne dose de morphine à soldat.

Jour des Morts : l’estomac noué par la renonce, je me suis forcé à bouffer le crâne en sucre candi de mon petit frère Willy. Il s’est mis à pleurer et j’ai dû sortir pour lui en acheter un autre. Passé devant un bar où ils étaient en train de cravater le book de la pelote basque.

 

 

À Cuernavaca – ou bien était-ce Taxco ? – Jane a fait la connaissance d’un joueur de trombone qui jouait surtout au maque, et elle a disparu dans un nuage de fumée de marijuana. Le maquereau en question était un spécialiste de la vibration diététique – c’était sa façon d’avilir ses nunuches en les forçant à avaler toutes ses salades en plus de l’herbe à fumer. Il passait son temps à approfondir ses théories, et puis il posait des colles à la poule du jour, en menaçant de la plaquer si elle n’avait pas retenu par cœur chaque nuance de son dernier coup de boutoir à la logique et à l’humanité.

— Écoute voir, ma gosse, j’ai tout le paquet à disposition, bon à prendre. Mais si tu es pas fichue de le gagner je peux rien pour toi.

Il lui fallait tout un cérémonial pour fumer ses pipes de marijuana et, comme tous les pratiquants du thé, il était très puritain question héroïne et autres cames sérieuses. Il prétendait en revanche que la marie-jeannette le mettait en contact avec le plus-que-bleu des grands champs de gravitation. Il avait des théories à propos de tout, il savait quelle marque de maillot de corps était la plus hygiénique, savait quand il fallait boire de l’eau, connaissait la marche à suivre pour se torcher le fion. Il avait une trogne couleur brique pilée et toute luisante, un gros nez lisse et qui n’en finissait pas, des petits yeux rouges qui s’allumaient dès qu’il voyait une poule et s’éteignaient quand il s’agissait du reste. Il paraissait presque difforme tant ses épaules étaient larges. Il se conduisait comme s’il avait été le seul mâle au monde. Au restaurant et dans les magasins il passait commande au personnel masculin par le truchement d’une souris. Et nul homme, Camelot ou autre, ne franchit jamais le seuil putride de son domaine secret…

… Il est donc à clouer la vraie came en croix et à chanter les louanges du thé. Moi je suis en train de tirer deux trois bouffées de son herbe à Marie quand je vois Jane qui le regarde avec des yeux exorbités, la chair du visage comme cristallisée. Alors je bondis de ma chaise en gueulant : « J’ai la panique ! » et je pars au galop. Je me tape une bière dans un petit restaurant – comptoir en faïence, affiches de corridas et résultats de foot placardés aux murs – en attendant le bus pour rentrer en ville…

L’année suivante, à Tanger, j’appris qu’elle était morte.