Postface atrophiée :
Tu en ferais tout autant

Pourquoi tout ce papier gâché à essayer d’emmener le Beau Monde d’un endroit à un autre ? Peut-être pour épargner au Lecteur la fatigue de randonnées à travers l’espace, et lui permettre ainsi de mériter son épithète d’Aimable ? Et voilà, le billet est payé, le taxi appelé, l’avion prêt à décoller, on peut enfin ouvrir les yeux dans la tiédeur de cette caverne couleur de pêche au moment où Elle (l’hôtesse du ciel, bien sûr) se penche pour offrir dans un murmure bonbons, chewing-gum, Dramamine, et même du Nembutal.

— Parlez-moi de parégorique, ma beauté, et je vous entendrai…

Je ne suis pas l’American Express… Si on voit un de mes personnages flâner dans une rue de New York habillé en bourgeois pour le retrouver, à la phrase suivante, agenouillé sur le sable de Tombouctou en train de bavasser en petit nègre pour séduire un gamin aux yeux de gazelle, on peut en déduire que le type (j’entends le personnage non domicilié à Tombouctou) s’y est transporté de lui-même par les modes usuels de communication…

Lee l’Agent (un agent double-quatre-huit-seize) est en cure de renonce… trajectoire dans l’espace-temps aussi fatidique et familière que l’aire du fourgueur pour le camé… les cures passées et futures défilent en images alternatives dans sa substance spectrale qui vibre sous le vent silencieux du Temps accéléré… choisis ton image, choisis ta dose… n’importe lesquelles…

Image officielle du ronge-phalanges, et puis l’image de la crise roule-par-terre dans la cellule du commissariat… « T’as envie d’une piquouse d’héroïne, Bill ? Ha-ha-ha ! »

Impressions velléitaires et imprécises qui se dissolvent à la lumière… poches d’ectoplasme pourri que balaye un vieux camé crachotant dans l’aube malade…

Vieilles photos brun violacé qui se racornissent et se craquellent comme boue au soleil : Panama City… Bill Gains en manque de parego tendant la sébile à un potard chinois.

— C’est pour mes lévriers… inscrits dans la course de dimanche… des whippets à pedigree… ils ont tous pris la dysenterie… ce climat tropical… la coulante… entiendes la chiasse ?… mes lévriers vont crever… (Il se mit à hurler… Son regard s’illumina de flammèches bleues… S’éteignit… Odeur de métal brûlant…)… administrer au compte-gouttes… vous en feriez tout autant… crampes menstruelles… ma pauvre femme… Kotex… ma pauvre vieille mère… hémorroïdes… à vif… ça saigne de partout… (Affalé sur le comptoir, tête branlante, en panique de carence… Le pharmacien ôta le cure-dent de sa bouche et en examina la pointe tout en faisant non de la tête…)

Gains et Lee ont grillé toute la République de Panama, de David à Darien, en carburant au parégorique… Ils se sont décollés l’un de l’autre en plein vol avec un double schlop… Les camés ont tendance à fusionner en un seul corps, il faut être prudent en traversant les zones flicardes… Gains rentra à Mexico… Rictus squelettique, désespéré, du manque chronique sous un vernis de codéine et de barbiturique… brûlures de mégots sur sa robe de chambre… taches de café sur le tapis… poêle à pétrole fumant, flamme couleur rouille…

L’Ambassade ne donna aucun détail hormis le lieu d’inhumation au cimetière consulaire américain…

Et Lee retrouva la souffrance du sexe et du temps et du yage, l’amère hallucination amazonienne…

Je me souviens… Un jour, à la suite d’une trop forte dose de Majoun (il s’agit de Cannabis séché et réduit en une fine poudre verdâtre qui a la consistance du sucre et que l’on mélange à une sorte de confiserie au goût de mauvais pudding sableux, mais n’importe quelle sucrerie fait aussi bien l’affaire)… Je viens de sortir du Popo ou du Cabinge ou du Pipiroume (odeur d’enfance atrophiée, bouffée d’éducation intestinale) et, comme je parcours du regard le salon de cette villa des faubourgs de Tanger, je m’avise subitement que je ne sais pas où je suis. Peut-être ai-je ouvert la porte interdite, peut-être vais-je voir arriver d’un instant à l’autre le Possesseur, le Propriétaire Initial qui me sautera dessus en criant : « Que faites-vous ici ? Qui êtes-vous ? » Mais je ne sais pas ce que je fais là ni même qui je suis. Je dois prendre sur moi, rester calme, c’est ma seule chance de retrouver le fil avant l’arrivée du Propriétaire… Au lieu de gueuler « Où suis-je ? » essayons de garder les pédales, de repérer les lieux et de nous orienter approximativement… Tu n’étais pas là pour le Commencement et tu ne seras pas là pour la Fin… Tu ne comprends la situation que de façon relative et toute superficielle… Que sais-je en vérité de ce jeune camé au visage jaune et flétri qui subsiste sur un régime d’opium brut ? J’ai essayé de lui dire : « Tu vas te réveiller un matin avec ton foie étalé sur les genoux ! » et j’ai essayé de lui expliquer la manière de traiter le brut pour que ce ne soit pas du poison pur. Mais son regard devient vitreux, il ne veut pas écouter, ne veut pas savoir. Les camés sont presque tous comme ça, ils ne veulent pas savoir… et toi tu ne peux rien leur expliquer… Le fumeur ne veut entendre parler que de noire, l’amateur d’héroïne que de blanche… Vive la seringue et tout le reste n’est que poudre de Perlimpinpin…

J’imagine donc qu’il est toujours accroupi dans sa villa espagnole style 1920 à Tanger, à se gaver d’opium brut plein de saloperie et de paille et de gravier… bouffant tout le lot de peur d’en perdre une miette…

Un écrivain ne peut décrire qu’une seule chose : ce que ses sens perçoivent au moment où il écrit… Je ne suis qu’un appareil d’enregistrement… Je ne prétends imposer ni « histoire » ni « intrigue » ni « scénario »… Dans la mesure où je parviens à effectuer un enregistrement direct de certains aspects du processus psychique, je puis avoir un rôle limité. Je ne cherche pas à distraire, je ne suis pas un amuseur public…

On appelle ça la « possession »… Il arrive parfois qu’une entité se faufile dans le corps… contours qui vacillent dans une gelée ocre, mains qui se tendent pour étriper une putain de rencontre, pour étrangler le fœtus dans l’espoir de remédier à la crise du logement… Tout semble se passer comme si j’étais habituellement présent, mais susceptible de perdre la tête de temps à autre. C’est faux ! Je ne suis jamais là… ou, du moins, jamais en parfait état de « possession », mais plutôt dans une situation qui me permet de prévoir les mouvements imprudents… En fait, mes occupations principales consistent à patrouiller… Si rigoureux que soient les réseaux de protection, je suis toujours simultanément à l’Extérieur, en train de donner mes ordres, et à l’Intérieur de cette gangue de gélatine, de cette camisole de force qui s’étire et se déforme pour se reformer inéluctablement avant chaque nouveau mouvement, chaque pensée, chaque impulsion, tous et toutes marqués du sceau d’un juge étranger…

Les écrivains parlent de l’odeur douceâtre et fiévreuse de la mort alors que le premier camé venu te dira que la mort n’a pas d’odeur, et en même temps qu’elle exhale une odeur qui coupe le souffle et fige le sang… non-odeur sans couleur de la mort… nul ne peut la humer à travers les volutes roses et les filtres de sang noir de la chair… l’odeur de mort est tout ensemble odeur indiscutable et complète absence d’odeur… c’est cette absence qui frappe tout d’abord l’odorat parce que toute vie organique a une odeur… l’interruption de l’odeur est aussi sensible que le passage du jour à la nuit pour les yeux, que le silence à l’oreille, que l’apesanteur au sens de l’équilibre… En période de désintoxication, le camé dégage cette odeur tout autour de lui, condamnant les autres à la respirer. Un camé en renonce peut rendre une maison invivable avec son odeur de mort, et puis il suffit d’aérer pour que l’endroit retrouve la puanteur à laquelle les bons citoyens sont accoutumés. Cette odeur de mort reparaît aussi pendant ces accès d’intoxe boulimique qui s’automultiplient au carré comme un incendie de forêt sous le vent.

La cure n’a qu’une formule : Lâche Tout Et Saute !

… Une nuit, un copain se réveille tout nu dans sa chambre, au second étage d’un hôtel de Marrakech… (Il est le fruit des efforts d’une femme du Texas qui l’habillait en fillette quand il était môme… méthode primitive mais très efficace de correction du protoplasme infantile…) Les autres occupants de la pièce sont des Arabes, trois hommes… couteaux en main… ils le guettent… reflets de métal et paillettes de lumière dans leurs yeux noirs… lambeaux de meurtre, tombant comme des perles d’opale dans un vase de glycérine… mon type réagit au ralenti, comme un animal, il s’accorde une pleine seconde pour faire son choix et il saute par la fenêtre, tombe dans la rue peuplée de monde, jaillissant du ciel telle une étoile filante avec un sillage de verre cassé étincelant… et il s’en est tiré avec une cheville foulée et une épaule cabossée, drapé dans un rideau rose et diaphane, une tringle à rideau en guise de canne, trottinant à cloche-pied vers le Commissariat de Police…

Tôt ou tard… le Milicien, le Glaiseux, Lee l’Agent, A. J., Clem et Jody les frères Ergot, Hassan O’Leary le Magnat des Secondines, le Matelot, l’Exterminateur, Andrew Suskif, Terminus dit la Bedaine, le docteur Benway, Schafer Doigts de Fée – tous, tôt ou tard, vont dire les mêmes phrases faites des mêmes mots afin de pouvoir occuper, au point d’intersection, la même position dans l’espace-temps, grâce à leur attirail vocal commun qui comporte tous les accessoires métaboliques permettant d’être une seule et unique personne – façon bien piètre d’exprimer Connaissance et Reconnaissance : le camé à poil sous le soleil…

Comme toujours l’écrivain se voit en train de lire devant son miroir… Il doit vérifier de temps en temps, s’assurer que le Délit d’Acte Distinct n’a pas pu, ne peut pas, ne pourra pas se produire…

Quiconque a regardé dans un miroir connaît la nature véritable de ce crime et sa conséquence : la Perte du Contrôle quand le reflet n’obéit plus… Trop tard alors pour appeler la police…

Personnellement, je souhaite interrompre mes services dès maintenant puisque je ne peux continuer de vendre la matière première de la mort… Ton affaire, mon pauvre vieux, est sans espoir et affreusement bruyante…

— En l’état de nos connaissances la défense n’a aucun sens commun, déclara l’Avocat de la Défense en levant les yeux de son microscope électronique…

va vendre tes salades ailleurs

nous ne sommes pas responsables

vole tout ce qui traîne à portée de main

je ne sais comment décrire cette horreur à mon lecteur de race blanche

tu peux décrire ça avec ta plume, à coups de gueule ou en musique… en faire une aquarelle… un sketch tragicomique… un étron sculpté comme un mobile… comme tu veux – aussi longtemps que tu n’en fais pas usage…

Des sénateurs trépignants et braillards réclament la Peine de Mort avec la détermination inflexible des gens frustrés, privés de virus… La mort pour le gibier de seringue, la mort pour les débauchés avertis (entendre invertis), la mort pour les psychopathes qui outragent la chair soumise et sans grâce avec une légèreté bondissante d’animal candide…

La tornade de vent noir de la mort tourbillonne sur l’univers, cherchant, flairant le délit de vie distincte, les déménageurs de cette chair glacée d’épouvante qui grelotte sous la courbe de probabilité…

Des couches entières de population sont mangées au jeu de dames du génocide… tous les amateurs peuvent jouer… La Presse de Gauche, la Presse de Mi-Gauche et la Presse Réactionnaire clament leur approbation : « Il importe au premier chef de détruire le mythe de l’expérience vécue sur d’autres plans. » Et assènent de dures et sombres vérités… parlent de prophylaxie… de fièvre aphteuse…

Les trusts du monde s’évertuent frénétiquement à couper les lignes de contact…

La Planète erre à l’aveuglette vers un destin de fourmilière…

La thermodynamique a gagné par abandon… les orgones ont cané dès la ligne de départ… Jésus est saigné à blanc… le Temps s’est écoulé…

On peut couper dans Le festin nu à n’importe quel point d’intersection… J’ai rédigé plusieurs préfaces. Elles s’atrophient et s’auto-amputent spontanément, tombent d’elles-mêmes comme le petit orteil des Nègres atteints d’une maladie spécifique de l’Afrique occidentale – et la blonde qui passe lève haut sa cheville cuivrée en voyant l’orteil pédicuré sautiller sur la terrasse du club et elle siffle son afghan qui le rapporte et le dépose à ses pieds…

Le festin nu est un bleu, un Manuel de Bricolage… Rut noir d’insecte découvrant le paysage infini d’autres planètes… Concepts abstraits, aussi nus qu’une formule algébrique, qui se réduisent à un étron noirci, à une paire de cojones vieillissantes…

Livre de recettes, traité du savoir-faire qui étend l’expérience à d’autres niveaux, à d’autres plans, portes ouvertes au fond d’un couloir immense… des portes qui n’ouvrent que sur le Silence… Le festin nu exige de la part du lecteur un Silence absolu sans quoi il n’entendra que son propre pouls…

Robert Christie cotisait au Service des Abonnés Absents… Il faut tuer les vieilles connasses… enchâsser leurs poils dans un médaillon… Tu n’en ferais pas tout autant ? Pauvre Robert Christie, étrangleur de femmes en série, chaîne de l’amitié serrée un peu trop fort, pendu haut et court en 1953.

Jack l’Éventreur, artiste en boutonnières des années 90, jamais pris au débotté… il envoya une lettre aux journaux : « La prochaine fois, je joindrai une oreille, pour la rigolade… » Tu n’en ferais pas tout autant ?…

— Attention, oh, attention ! Voilà qu’elles se débinent encore ! ! susurra le vieux pédé au moment où l’élastique péta, laissant choir ses joyeuses sur le parquet. Arrête-les, James, je t’en prie… James, tu vaux pas ton pesant de merde ! Ne reste pas planté comme un idiot pendant que les couilles du patron roulent dans le coffre à charbon…

Des étalagistes en chaleur envahissent la station de métro et truandent les caissières au rendez-moi…

Sainte-Dilaudide délivrez-moi… (La dilaudide est de la morphine surconcentrée et déshydratée.)

Le shérif en gilet noir tape à la machine une attestation de décès. (« Vaut mieux pas parler de came sinon ils vont flairer du louche… »)

Délit de violation de l’article 334 de la Loi d’Hygiène et de Santé Publique… a provoqué un orgasme par des méthodes frauduleuses…

Johnny à quatre pattes sur Mary pompeuse qui laisse courir ses doigts le long de ses cuisses et fait le tour du jardin…

Me hisse sur la chaise cassée, passe par la fenêtre de la cabane à outils blanchie à la chaux et fouaillée par le vent froid de printemps au bord de la falaise crayeuse qui plonge dans le fleuve… voile de fumée lunaire flottant dans le bleu laque de Chine du ciel… long filament de sperme courant sur le plancher poussiéreux…

Motel… Motel… Motel… arabesques de néon brisées… solitude qui gémit d’un bout à l’autre du continent comme des cornes de brouillard au-dessus de l’eau lisse et huileuse des estuaires…

Couillon pressé comme citron, entre le zist et le zest lesté, bouillonne à ras de motte, feuille de rose pour pipe à eau – schnouf-gloup-gloup – odeur, souvenir de ce que je fus…

— Le fleuve est servi, Monsieur…

Les feuilles mortes obstruent la source, les géraniums corrompent la menthe religieuse sur la pelouse, palliant la crise de la pastille…

Le Don Juan sénescent enfile son ciré bariolé de graffiti du temps du charleston, enfile son épouse renaudeuse dans le broyeur à ordures… une giclée de sang et de cheveux et d’excréments épellent 1963 sur le mur… « Ah, mes enfants, rappelez-vous 1963, tous les rouages étaient encrassés de merde cette année-là ! » profère le vieux prophète prolixe qui te fait suer d’ennui dans toutes les directions de l’espace-temps…

— … je m’en souviens très bien parce que ça se passait deux ans tout juste après l’affaire de cette souche de fièvre aphteuse cultivée dans un laboratoire bolivien et qui s’était propagée par le canal d’un manteau de chinchilla refilé en bakchisch à un contrôleur des contributions de Kansas City… L’année où une lope a joué les Immaculées Conceptionneuses en accouchant d’un singe-araignée par le nombril… paraît que le toubib qui a fait le boulot s’était tiré le singe de l’épaule et l’araignée du plafond avant d’attaquer la césarienne…

Moi, William Seward B., maître après Dieu de cette rame de came en rame-dame, je vais dompter le monstre du Loch Ness avec une seringuette de roténone et lancer les cow-boys au cul de Moby Dick, je vais réduire Satan à l’obéissance des automates et sublimer ses suppôts subsidiaires, je bannirai le candirou de vos piscines, je vais promulguer une bulle sur le contrôle des naissances immaculées…

— Plus ce qu’on aime arrive souvent plus c’est merveilleusement unique, articule le jeune Nordique pédant récitant sur son trapèze ses leçons maçonniques.

— Les Juifs ne s’intressent pas au Christ, Clem… Tout ce qui les intresse c’est de peloter les Chrétiennes…

Des anges adolescents chantent en chœur sur les toits des latrines du monde. Graffiti sur les murs… « Viens te branler » (1929)… « Gaffe à la Came à Léon c’est du Sucre Glace » (Johnny Corde au Cou 1952)…

Un ténor avachi sous son corset chante Gode Blesse You en travesti…

Il y a quelque chose de pourri au royaume de Camémark (en violation de l’article 334 de la Loi d’Hygiène et de Santé Publique)…

Où erre le statuaire, où nagent les pourcentages ? Qui le dira ? Je ne possède point le Verbe… Bien au chaud dans mon bidet… Le Roi est en cavale lance-flammes en main, et le régicide – torturé en effigie, portrait-robot de millions de clochards – se coule dans les ruelles et coule des bronzes sur les gradins de dolomite du stade…

Le jeune Dillinger sortit de la maison à grands pas sans jeter un seul regard en arrière… « Ne te retourne jamais, fiston… Tu serais changé en statue de sel gemme pour les vaches. »

Miaulement d’une balle de flic dans la ruelle… Icare aux ailes brisées, hurlements du gosse sur son bûcher, le vieux camé hume la fumée avec avidité… les yeux vides comme une plaine sans limites… (froissement de maïs décortiqué des ailes de vautours dans l’air torride…).

Le Crabe, doyen valétudinaire des Bousculeurs de Poivrots, endosse sa carapace pour rôder sur les talons des paumés dormant à l’abri des pierres tombales… il fait jouer ses pinces d’acier… arrache couronnes et dents en or aux clodos avinés qui ronflent bouche ouverte… Si sa victime lui saute dessus, le Crabe se cabre pinces claquantes pour se mesurer en un combat douteux sur le champs des morts…

Le dross éjacule tout noir sur les salines où rien ne vit ni flore ni mandragore…

Moyenne fait loi… petit pourcentage de mouchards… seul moyen de subsister…

— Salut, rubis sur l’ongle.

— Vrai que tu en as sur toi ?

— Vrai de vrai… On y va ensemble.

… Train de nuit pour Chicago… Vois une fille dans le hall d’arrivée, elle est défoncée et je lui demande où je peux me regarnir.

— Rentre avec moi, beau gosse.

Je dis pas que c’est une jeunesse, mais bien bâtie…

— Si on s’offrait une soignette avant de s’y mettre ?

— Zéro, beau gosse, tu serais plus en état.

Trois tours de piste… réveil grelottant malade sous la brise tiède de printemps qui fait vaciller la fenêtre, l’eau me brûle les yeux comme de l’acide…

Elle saute du lit, nue… sa planque est dans la lampe à pétrole… elle mitonne la dose…

— Tourne-toi… Je vais te piquer dans la fesse.

Elle enfonce l’aiguille jusqu’à la bague, la retire, masse tendrement la peau, lèche une goutte de sang au bout de son doigt… je me retourne avec une érection qui se dissout dans le fluide grisâtre de la came…

Au pays de Cocagne de la cocaïne des enfants aux yeux tristes ioulent la complainte de Godefroid…

On s’est poudré le nez toute la nuit et je l’ai tranchée quatre fois… doigts qui crissent sans craie au long du tableau noir… décapés jusqu’au blanc de l’os… ma maison, ma vie, mon héroïne retour des îles, le truand a cassé la banque…

Le Camelot ne tient plus en place : « Garde ma valise un moment, gamin, faut que j’aille faire pisser mon singe. »

Le Verbe est divisé en unités qui sont d’une seule pièce ainsi qu’il sied, mais qui peuvent être utilisées dans un ordre quelconque puisque assemblées en sens contraire, sens dessus dessous et tête-bêche comme pour fascinante combinaison amoureuse. Ce livre expulse ses pages dans toutes les directions, kaléidoscope de panoramas divers, pot-pourri d’ariettes et de bruits de la rue, de vesses et de cris de guerre et de grincements des rideaux de fer dans les ruelles commerçantes – cris d’horreur et de passion, éthos et pathos et pataquès, miaulements du chat fornicateur et piaulements ultrasoniques du poisson-chat déplacé, charabia prophétique du brujo dans les transes de la muscade, claquement de vertèbres des pendus, hurlements des mandragores, soupir de l’orgasme, silence de l’héroïne dans le silence en contrepoint des cellules assoiffées au petit matin, Radio Le Caire s’égosillant comme un commissaire-priseur pris de délire, les flûtes du Ramadan effleurant les nerfs malades du camé avec la fluide légèreté d’un détrousseur d’ivrognes tapi dans la grisaille du métro à l’aube et cherchant du bout des ongles le froissement vert du billet bouchonné…

Voici la Prophétie et la Révélation, tout ce que je peux capter sans la moindre modulation de fréquence sur mon poste à galène 1920 à antenne braquée droit sur le spermament… Aimable Lecteur, c’est sous le flash de l’orgasme que Dieu apparaît au fond du cratère anal… la transmutation du corps s’opère à travers cet orifice… le chemin de la Sortie est celui de l’Entrée…

Moi, William Seward B, je me propose à présent de déchaîner le Verbe. Mon cœur de Viking plane au-dessus du grand fleuve brun, schnouf-schnouf des moteurs de bateaux dans le crépuscule de la jungle, arbres gigantesques qui flottent à la dérive, leurs branches chargées de serpents lovés et de lémuriens contemplant mélancoliquement la rive – il plane sur la plaine lointaine du Missouri (le gamin trouve dans l’herbe une pointe de flèche rose) accompagné par les sifflets de trains invisibles, puis il me revient affamé comme un voyou des rues incapable de vendre le baba que Dieu lui a donné… Gentil Lecteur, le Verbe va se ruer sur toi, te broyer avec ses griffes d’homme-léopard, t’arracher doigts et orteils comme on fait aux crabes opportunistes, te pendre au gibet et happer ton foutre comme un chien scrutable, s’enrouler autour de tes cuisses à la manière d’un crotale et te seringuer un dé à coudre d’ectoplasme ranci…

Et pourquoi un chien scrutable ?

L’autre après-midi, en rentrant de ce sempiternel déjeuner qui file de bouche en cul chaque jour de notre vie, je tombe sur un petit Arabe qui a un roquet noir et blanc auquel il a appris à marcher sur ses pattes de derrière… et voilà qu’un gros chien jaunasse en carence d’affection s’approche du gosse… le gosse le chasse… le gros chien jaunasse fonce sur le roquet, grogne et montre les crocs et me fait comprendre (à croire qu’il avait le don des langues comme toi et moi) : « C’est un Crime Contre Nature ! »

Voilà pourquoi j’ai baptisé ce gros chien jaunasse Scrutable… Qu’on me permette de dire en passant – et je passe toujours comme un humble Pique noir – qu’il faut une bonne dose de grains de sel pour faire passer l’Orient Inscrutable… Votre Envoyé Spécial s’envoie vingt milligrammes de morphine par jour et reste assis huit heures d’affilée aussi inscrutable qu’un étron.

— À quoi pensez-vous donc ? demande nerveusement le touriste américain.

Et je réponds :

— La morphine a provoqué une dépression de mon hypothalamus, siège des émotions et de la libido – or donc, sachant que le cerveau antérieur n’agit en quelque sorte qu’au second degré en fonction des titillations du cerveau postérieur, qu’il n’existe que par procuration et ne prend son pied que par-derrière, je me vois contraint de constater l’absence virtuelle de tout événement cérébral. Je suis conscient de votre présence, mais elle n’a pour moi aucune signification affective vu que mon Contact m’a débranché l’affect pour cause de non-paiement, et par conséquent je me fous bien de ce que vous faites ou ne faites pas. Restez ou fichez le camp, baissez culotte ou baisez calotte comme il convient aux lopes de votre farine – ça ne peut intresser ni les Morts ni les Camés…

Les Camés et les Morts sont Inscrutables…

— Pouvez-vous m’indiquez les toilettes ? ai-je demandé à la petite ouvreuse blonde.

— Suivez cette travée, Monsieur… il reste une place à l’intérieur…

— N’auriez pas vu Rose Pantoponne ? implore le vieux camé en paletot noir.

Le shérif du Texas a liquidé son complicite, le vétérinaire Browbeck la Tremblote, qui était mouillé dans une affaire d’héroïne pour cheval… quand un bourrin chope l’aphteuse il faut une sacrée dose d’héroïne pour le soulager, et il arrive que quelques sachets s’échappent par-ci par-là et se trottinent discrètement à travers la vaste plaine pour venir jouer du naseau sur les trottoirs de New York et les camés sautent en selle en gueulant : « Hue Pégase ! »

— Mais où est le statuaire ?

Le cri, archétype du pathos, stria l’air du bar-salon de thé décoré de motifs en bambou… c’était dans l’Avenida Juarez à Mexico (Distrito Fédéral)… j’étais paumé là-bas avec une méchante inculpe de viol de mineure… une ramoneuse printanière t’arrache la braguette à la gloutonne et tu te réveilles au trou, mon poste, je dis bien en cabane pour viol statutaire comme on dit…

— À poil ! À poil !

La vieille tantouse se retrouve face à sa propre image qui resurgit par le chemin des écoliers en une parodie de l’adolescence, se fait crocher du genou par son double resurgi des music-halls d’antan… dévale les ruelles des bas-fonds, c’est bidon-village jusqu’au musée de Market Street, palais des autovices et de la branlette tous modèles… recommandé aux jeunots et aux lycéens…

Ils étaient mûrs pour la cueillette mais hélas oubliés là-bas dans le champ d’ébandage, perdus dans leurs bribes d’orgasme et leurs parchemins noircis…

On déchiffre la métastase avec des doigts tâtonnants d’aveugle…

Message fossilisé de l’arthrite…

— Tu t’intoxiques bien plus à le vendre qu’à le fumer… (Lola la Chata, Mexico, D. F.)

 

 

On lèche l’épouvante qui suinte de la chair trouée d’aiguilles, on entend un gémissement souterrain signalant le branle-bas des nerfs pétrifiés par le besoin qui monte, morsure enragée, pantelante…

— Si Dieu a inventé quelque chose de mieux il l’a gardé pour lui, disait parfois le Matelot quand il se mettait les engrenages au point mort avec une vingtaine de capsules…

(Lambeaux de meurtre tombant comme des perles d’opale dans un vase de glycérine lentement,…)

Il t’observe et fredonne sans cesse le même refrain…

Fourguer la came à la petite semaine pour entretenir son propre besoin…

— Et flambe-la à l’alcool, dis-je en flanquant la lampe à mèche sur la table. Vous êtes donc pas foutus d’attendre ?… sales voraces… tous des emmerdeurs qui me noircissent le cul de mes cuillers avec des allumettes… tout ce qu’il me faut pour aller au trou c’est que la poulaille tombe sur une cuiller noircie dans ma piaule…

— Je croyais que t’avais abandonné… Ça m’embêterait de foutre ta cure en l’air…

— Faut avoir des tripes pour laisser tomber la seringue, fiston…

Fouillant les veines au fond de la chair qui se dissout… le sablier de la came déverse ses derniers grains de poussière diaphane dans les reins…

— Zone sérieusement infectée, murmure-t-il en resserrant le garrot plus haut.

— La Mort était l’idole de leur culture, expliquait ma mère en levant les yeux de son grimoire maya. C’est de la mort qu’ils tiraient le feu et la parole et la semence de maïs… La mort se changeait en grains de maïs…

 

Codex maya… le temps du Ouab est sur nos têtes

la bise écorchée vive de la haine et du malheur

souffle la flamme de l’espoir…

 

— Flanque-moi ces photos cochonnes au panier, lui dis-je.

Le vieux fumeur de noire était affalé contre le dossier de son fauteuil, envapé et barbituré à zéro.

— De quoi, tu es un chevalier du barbituré ?

Des relents jaunâtres de xérès frelaté et de bile malade s’échappèrent des plis de ses vêtements quand il m’adressa le geste du camé, mains ouvertes paumes en l’air pour mendier sa ration… (relents de gargotes mexicaines et de pardessus moites et de testicules atrophiés…)

Il m’examina derrière ma gangue de chair velléitaire, la chair ectoplasmique de l’organisme en cours de renonce… quinze kilos nés du néant en un mois de cure… une sorte de mastic rose et mou qui disparaît à la première caresse silencieuse de la came retrouvée… j’ai vu ça… vu un type perdre dix livres en dix minutes… planté sur ses pieds la seringue dans la main droite, la gauche retenant son pantalon (puanteur aiguë de métal rongé)…

Je gravis un tas d’ordures qui monte jusqu’au ciel… des foyers brasillent çà et là… la fumée d’essence forme un lourd nuage d’excrément noir dans l’air immobile, polluant le voile blanc de la chaleur de midi… D. L. marche à mon côté… il me renvoie l’image de mes gencives édentées et de mon crâne dégarni… cette chair qui tartine les os de phosphorescences putrides, consumée par un brasier minutieux et glacial… il porte un bidon d’essence débouché dont l’odeur l’enveloppe tout entier… parvenus au sommet d’un monceau de ferraille nous rencontrons une tribu d’indigènes… visages plats et bi-dimensionnels de poissons nécrophages…

— Arrose-les d’essence et fous-leur le feu…

 

 

… vite…

 

 

éclair blanc… cris silencieux d’insectes torturés…

… je me suis éveillé avec un goût de métal dans la bouche… retour du pays des morts

traînant derrière moi l’odeur incolore de la mort

placenta du singe gris et desséché de la came

élancements fantomatiques d’après l’amputation…

— Les moussaillons essayent de se faire embarquer ! ricana Eduardo, une seconde avant de crever d’une surdose à Madrid…

… des trains de munitions explosent en traversant les circonvolutions roses de la chair tumescente… déclenchent l’éclair de magnésium de l’orgasme… photo au 1/1 000 de seconde du mouvement coupé net… un flanc lisse et bronzé qui se love pour allumer une cigarette…

… il restait debout sans bouger, tendant le canotier fin de siècle qu’un inconnu lui avait donné… suppliant avec des mots humbles et doux qui tombaient comme des oiseaux morts dans la pénombre de la rue…

— Non… plus rien… no mas…

… une mer houleuse de marteaux-piqueurs dans le crépuscule brun-rouge que souillait l’odeur de métal oxydé du gaz d’égout… jeunes visages d’ouvriers s’estompant en vibrations floues sous le halo jaune des lampes à acétylène… canalisations béantes…

— Ils rebâtissent la ville…

Lee hocha la tête distraitement…

… c’est de toute façon une erreur d’entrer dans l’Aile droite, l’Aile Orientale…

… je répondrais volontiers si je savais quoi que ce soit…

— C’est moche… no bueno… moi aussi je fais la retape…

— Plus lien… leviens vendledi…

 

(N.B. — Les vieux de la vieille, les vétérans du dross au visage buriné par le temps gris de la came n’auront pas oublié… Dans les années 20, les fourgueurs chinois émigrés chez nous jugèrent l’Occident si corrompu, détestable et indigne de confiance qu’ils fermèrent boutique, et quand un camé en manque venait frapper à leur porte ils répondaient :

— Plus lien… leviens vendledi…)

 

Tanger, 1959.