Benway

J’ai été chargé d’engager les services du docteur Benway au nom de la Société Islam & Cie.

Le docteur est le conseiller médico-technique de la république de Libertie, territoire voué à l’amour libre et à l’hygiène du bain. Les citoyens sont parfaitement adaptés, serviables, honnêtes, tolérants et, par-dessus tout, bien briqués. Néanmoins, la présence de Benway indique que tout ne va pas pour le mieux derrière cette façade de propreté, sachant qu’il est maître manipulateur et coordinateur du système symboliste, expert en interrogatoires, lavages de cerveaux et contrôles à tous les degrés. Je ne l’avais pas revu depuis son départ précipité d’Annexie, où il dirigeait les services de D. T. – Démoralisation Totale. Sa première mesure là-bas avait été l’abolition des camps de concentration, des arrestations en masse et, hormis certains cas particuliers et limités, de la torture.

— Je réprouve la brutalité, disait-il alors. Elle n’est pas efficace. D’un autre côté, une certaine forme de persécution excluant toute violence physique peut donner naissance, si elle est appliquée de façon prolongée et judicieuse, à un complexe de culpabilité spécifique. Il est indispensable de retenir quelques règles, ou plutôt quelques idées directrices. Le sujet ne doit pas voir dans ce mauvais traitement une agression de sa personnalité par quelque ennemi antihumain. On doit lui faire sentir que la punition qu’il subit, quelle qu’elle soit, est entièrement méritée, c’est-à-dire qu’il est affligé d’une tare horrible – non précisée. Le besoin tout cru des fanatiques du contrôle doit être camouflé décemment derrière une paperasserie aussi arbitraire que complexe, de manière que le patient ne puisse jamais entrer en rapport direct avec son ennemi.

Chaque citoyen de l’Annexie était tenu de solliciter – et ensuite de porter sur soi en permanence – une profusion de cartes d’identité et de documents divers. Il pouvait être interpellé à toute heure et en tout lieu : le Contrôleur, tantôt en civil et tantôt vêtu d’uniformes variés, souvent en pyjama ou en costume de bain, ou bien encore nu comme un ver à l’exception de l’insigne épinglé à son téton gauche, tamponnait ses documents après un contrôle minutieux. À chaque interpellation subséquente, le citoyen devait montrer ses papiers dûment paraphés lors du dernier contrôle. Or, quand le Contrôleur interpellait un groupe de plusieurs personnes, il ne visait que quelques-unes des pièces qu’on lui présentait. Après quoi, il faisait arrêter les citoyens dont les cartes n’étaient pas tamponnées et qui se trouvaient donc en infraction. Toute arrestation se traduisait par une « détention provisoire » ; cela signifiait que le prisonnier ne pouvait être relâché que si et quand son Placet Justificatif, signé de sa main et paraphé dans les règles, était visé par l’Arbitre Suppléant des Justifications. Étant donné que ce fonctionnaire ne venait à son bureau que très exceptionnellement et que le détenu devait lui apporter en main propre son Placet Justificatif, les Non-Justifiés passaient des semaines et des mois à patienter dans des antichambres sans chauffage, sans chaises et sans latrines.

Nombre de pièces rédigées à l’encre sympathique se métamorphosaient en vieux bulletins de consigne. De nouveaux documents étaient sans cesse requis, et les citoyens couraient d’un bureau à l’autre, s’évertuant frénétiquement à se mettre en règle en respectant des délais impossibles.

Tous les bancs publics de la cité furent bientôt supprimés, les fontaines bouchées, arbres et fleurs détruits. Sur le toit de chaque immeuble d’habitation (tous les citoyens étaient contraints à vivre en appartement), une énorme sirène électrique mugissait tous les quarts d’heure et, bien souvent, ses trépidations jetaient les gens à bas du lit. Des projecteurs étaient braqués sur la ville durant toute la nuit (rideaux, stores, jalousies et persiennes étaient bien sûr prohibés).

Personne ne regardait personne, de crainte de contrevenir à la loi punissant les citoyens qui importunaient leurs semblables par des avances, verbales ou autres, dictées par un mobile quelconque, sexuel ou autre. Cafés et bars furent fermés. Il fallait désormais une autorisation spéciale pour obtenir de l’alcool – lequel ne pouvait être vendu, offert ou transférer de quelque manière que ce fût à quelque autre personne que ce fût ; la présence d’un tiers au domicile du buveur constituait la preuve prima facie d’une tentative caractérisée de cession d’alcool.

Nul n’était autorisé à verrouiller sa porte (la police possédait d’ailleurs des passe-partout ouvrant toutes les serrures de la cité). Ainsi, accompagnés d’un Mentaliste, les policiers pouvaient faire irruption chez un particulier et mettre son appartement à sac pour « déterrer le pot aux roses ». Le Mentaliste les guidait vers ce que le citoyen tentait de dissimuler : tube de vaseline, clystère, mouchoir souillé de sperme, arme, alcool hors licence. Le suspect était dénudé et soumis à une fouille avilissante que scandaient des commentaires goguenards et malveillants sur sa conformation physique. Maint pédéraste latent fut inculpé et ficelé dans une camisole de force après que les policiers eux-mêmes lui eurent farci l’anus de vaseline. Dans d’autres cas, les sbires mettaient le grappin sur un objet quelconque, essuie-plume ou embauchoir.

— Et ça, qu’est-ce que ce serait d’après vous ?

— C’est un essuie-plume.

— Tu te rends compte, il prétend que c’est un essuie-plume !

— Qu’est-ce qu’il faut pas entendre !

— Bon, on a tout ce qu’il faut. Hé toi, suis-nous.

Après quelques mois de ce régime, les citoyens se terraient dans les coins sombres comme des chats névrosés.

Il va sans dire que les individus soupçonnés d’espionnage, de déviationnisme politique ou de sabotage étaient contrôlés à la chaîne. Quant aux méthodes d’interrogatoire utilisées par la police d’Annexie, le docteur Benway les décrivait avec enthousiasme :

— Si j’évite, en règle générale, de recourir à la torture – laquelle tend à cristalliser l’opposition et à mobiliser les forces de résistance – j’estime en revanche que la menace de torture contribue à inspirer au sujet le sentiment approprié d’impuissance doublée de gratitude envers l’interrogateur qui n’en fait point usage. De plus, la torture punitive est indiquée quand le sujet a suivi le traitement assez longtemps pour être à même d’estimer ce châtiment mérité. À cette fin, j’ai imaginé un certain nombre de mesures disciplinaires. L’une des plus intéressantes a été baptisée le Standard Téléphonique. On fixe des fraiseuses électriques aux dents du sujet, lequel est alors astreint à actionner un standard factice, et de brancher telle ou telle fiche en fonction de divers signaux lumineux ou sonores. À chaque erreur, les fraiseuses entrent en action pendant vingt secondes. Le rythme des signaux est progressivement accéléré jusqu’à dépasser les possibilités physiques de réaction. Une demi-heure au Standard et le sujet est aussi déréglé qu’un cerveau électronique chargé d’un trop-plein de cartes perforées.

« En fait, l’étude des machines à calculer nous en apprend plus sur le fonctionnement du cerveau que tous les procédés d’introspection. L’Occidental s’extériorise à l’aide de gadgets. Telle la cocaïne. Vous êtes-vous déjà flanqué une bonne ration de coco dans la veine ? On l’a dit, ça file directement au cerveau en allumant des plots de jouissance pure. La jouissance d’une piqûre de morphine est viscérale : on s’écoute vivre tout au fond de soi-même. Mais la coco c’est de l’électricité dans le cerveau. En d’autres termes, le crâne chargé de coco est comme un billard électrique détraqué qui éjacule ses petites lumières bleues et roses. Un cerveau électronique serait sans doute capable de ressentir l’extase de la cocaïne, un peu comme le grouillement initial d’une vie d’insecte immonde. Et le besoin de coco n’est que cérébral, c’est un besoin sans passion, incorporel, qui dure quelques heures seulement, aussi longtemps que les circuits de la drogue sont stimulés. Il est donc évident que l’on pourrait produire un effet identique à celui de la cocaïne en stimulant ces mêmes circuits à l’aide d’une décharge électrique… Cependant, ces circuits finissent par se détériorer comme de simples veines et le sujet doit en trouver d’autres… Or, avec le temps, les veines usées se retapent et, s’il met au point un système de rotation astucieux, le piqueur d’héroïne peut encore se faire la fête à condition de ne pas forcer la dose. En ce qui concerne le cerveau les cellules délabrées ne se réparent malheureusement pas, et quand un amateur de cocaïne a grillé toutes ses cellules cervicales il se retrouve salement emmerdé.

« À croupetons sur un monceau d’os pâlis, d’excréments et de ferraille rouillée, dans un brasillement de chaleur à blanc, un panorama de crétins nus s’étend jusqu’à l’horizon. Le silence est absolu (on leur a cisaillé les organes de la parole), hormis le crépitement des étincelles et le faible clapotement des cloques de chair cramée que l’on entend lorsque les crétins s’appliquent mutuellement des électrodes le long de la colonne vertébrale. Une fumée blanche fleurant la viande humaine flotte dans l’air immobile. Quelques enfants ligotent un crétin à un poteau avec du fil de fer barbelé, puis ils allument un feu de bois entre ses jambes et l’observent avec une curiosité bestiale tandis que les flammes lui lèchent les cuisses, agitant sa chair de tressaillements de cancrelat à l’agonie…

« Mais je me perds en digressions, à mon habitude… Tant que nous n’aurons pas une connaissance plus précise de l’électronique du cerveau, la drogue restera l’instrument essentiel de l’Interrogateur chargé d’anéantir la personnalité du sujet. Il va de soi que les barbituriques sont pratiquement inutilisables, en ce sens qu’un sujet incapable de résister aux somnifères ne vaudrait pas cher devant les méthodes infantiles en usage chez les policiers de province… La scopolamine est d’un bon emploi pour dissoudre les résistances, mais elle encrasse la mémoire du même coup : son action est telle qu’un agent double, par exemple, sera tout disposé à révéler ses secrets mais incapable de s’en souvenir, et sa “couverture” se mélangera inextricablement avec sa personnalité camouflée. Mescaline, barmaline, LSD 6 – l’acide lysergique – bufoténine et muscarine donnent des résultats souvent très intéressants. La bulbocapnine provoque un état voisin du syndrome catatonique de la schizophrénie, et on a relevé plusieurs cas d’imitation impulsive. La bulbocapnine exerce un effet dépressif sur le cerveau postérieur en déréglant les centres moteurs de l’hypothalamus. D’autres drogues qui ont entraîné une schizophrénie de type expérimental – mescaline, harmaline, LSD 6 – sont au contraire des stimulants du bulbe. L’arrière-cerveau du schizophrène est alternativement stimulé et déprimé, et la catatonie est fréquemment suivie d’une période d’excitation et d’activité motrice, durant laquelle le patient perd la boule et fait chier tout un chacun. En revanche, il arrive parfois que les schizos au stade terminal se refusent à faire le plus petit mouvement, et qu’ils ne quittent plus le lit jusqu’à la fin. On estime que la “cause” de la schizophrénie (mais la causalité n’a jamais permis d’expliquer avec précision le processus métabolique – notre vocabulaire est encore bien limité !) réside dans une altération de la fonction régulatrice de l’hypothalamus. Des injections de LSD 6 en alternance avec de la bulbocapnine (celle-ci activée avec du curare) présentent les meilleures garanties d’obéissance automatique.

« Il existe d’autres méthodes. On peut plonger le sujet dans un état de dépression profonde en lui administrant plusieurs jours durant de la benzédrine en doses intensives. On peut provoquer des psychoses en injectant à feu continu de fortes doses de cocaïne ou de dolosal, ou encore en interrompant brutalement un traitement à base de barbituriques. On peut également intoxiquer le sujet en le gavant de dihydro-oxyhéroïne puis en lui coupant net les vivres – et, sachant que les vertus intoxicantes de ce composé sont cinq fois supérieurs à celles de l’héroïne, la privation doit être pénible à proportion.

« Il y a aussi divers traitements “psychologiques”, telle la psychanalyse obligatoire. Chaque jour, le sujet est soumis pendant une heure à une séance de “libre association” (ceci dans les cas où le facteur temps est d’importance secondaire) : “Voyons, fiston, faut pas être si négatif, sinon papa va appeler le vilain homme noir. Bébé va avoir panpan sur les quenottes au Standard.”

« L’affaire de l’agente qui avait oublié sa personnalité d’origine et s’était identifiée à sa couverture – elle fricote toujours quelque part en Annexie – m’a inspiré une autre astuce. Tout agent étant entraîné à éliminer sa véritable identité, pourquoi ne pas abonder dans son sens ? Il suffit d’un brin de judo psychique pour le convaincre que sa couverture est la réalité. Du coup, son identité réelle sombre dans son inconscient, hors contrôle, et on peut l’enfouir plus profondément encore avec un traitement à base d’hypnose et de drogues diverses. Grâce à cette combine, on peut métamorphoser un hétérosexuel en pédéraste : il faut étayer son horreur des tendances pédérastiques qui sont normalement latentes en lui – et, simultanément, le priver de chatte tout en le soumettant à une stimulation homosexuelle. Là-dessus, un peu de drogue, un peu d’hypnose, et hop ! (Avec un claquement mou des doigts.)

« Nombre de sujets sont très vulnérables à l’humiliation sexuelle : nudité forcée, stimulation par ingestion d’aphrodisiaques, surveillance continuelle destinée à la fois à troubler le sujet et à lui interdire le soulagement de la masturbation (toute érection, même involontaire, pendant son sommeil déclenche automatiquement un énorme vibreur électrique qui précipite le sujet dans un baquet d’eau froide, d’où une réduction au strict minimum de l’incidence des pollutions nocturnes). Inutile de préciser que ce procédé d’avilissement est contre-indiqué dans le traitement des pédés patents – attention, il ne faut pas s’endormir et oublier les consignes de prudence, l’ennemi guette à la porte. Tenez, je me souviens d’un jeunot, je l’avais si bien conditionné qu’il caguait à ma vue, sur quoi je lui rinçais l’oignon et le tringlais dans ma foulée. Du vrai nanan. Un gamin adorable, avec ça… Il arrive parfois qu’un sujet éclate en sanglots juvéniles parce qu’il ne peut s’empêcher de prendre son pied quand il se fait ramoner… Bref, comme vous pouvez le voir, les possibilités sont nombreuses – infinies comme les ramifications des sentiers dans un grand parc public. Je n’avais fait qu’effleurer cet univers sublime quand j’ai été épuré par les comateux du Parti… Bah ! Son cosas de la vida !

 

 

Me voilà donc en Libertie, qui est propre comme un sou neuf et cafardeuse à mourir, doux Jésus. Benway dirige le C. R. – le Centre de Reconditionnement. Je lui fais une petite visite, et la kyrielle des « Que devient donc Un Tel ? » donne à peu près ça : « Sidi Idriss Smithers alias la Mouche s’est affalé devant les Émissionnistes moyennant une gobette de sérum du centenaire. Question connerie, rien de tel qu’une vieille tante. » Et puis : « Lester Stroganoff Smuunn, dit El Hassein, a viré au Latah à force de travailler son P. O. A. (Processus d’Obéissance Automatique). Un martyr de la Cause… » (N.B. — L’État de Latah se présente dans le Sud-Est asiatique. Parfaitement sain par ailleurs, le Latah, cousin malais du lycanthrope, ne peut s’empêcher d’imiter machinalement tout geste fait devant lui dès qu’on a captivé son attention par un appel de voix ou un claquement de doigts. C’est une sorte d’impulsion hypnotique involontaire. Il arrive que les Latahs se blessent en s’efforçant d’imiter les gestes de plusieurs personnes à la fois.) Et encore : « J’ai entendu un secret atomique, arrêtez-moi si vous le connaissez… »

Les traits de Benway ne restent en place que dans l’éclair de magnésium du besoin et, d’une seconde à l’autre, ils se creusent et se métamorphosent de façon indescriptible, papillotant comme une image de lanterne magique entre flou et net.

— Venez avec moi, me dit-il, je vais vous montrer le C. R.

Nous suivons un long corridor blanc. Venant de nulle part et de partout, la voix de Benway s’infiltre dans ma conscience – une voix désincarnée, tantôt claire et puissante, tantôt presque imperceptible, comme un air de musique au coin d’une rue balayée par le vent.

— … peuplades isolées telles que les indigènes de l’archipel Bismarck. Pas d’homosexualité au grand jour dans ce coin-là. Putain de matriarcat ! Tout ce qui est matriarcal est conformiste, terre à terre et antitante. Si jamais vous échouez dans un bled matriarcal, mettez le cap sur la frontière la plus proche et partez au pas de promenade. Je dis bien au pas. Prenez vos jambes à votre cou et vous pouvez parier qu’un flicard refoulé, du genre pédé en puissance, va vous farcir de pruneaux… Ainsi donc, il y a des mordus de l’Homogénéité et de la Cohérence qui veulent établir une tête de pont dans cette pagaille de virtualités que sont l’Europe occidentale et les États-Unis ! Encore du matriarcat à la con, et tant pis pour Margaret Mead et les ethnologues en jupons…

« … et là on est tombé sur un bec. Bagarre au scalpel avec un collègue en pleine salle d’opération. Mon assistante, une babouine, en a profité pour se jeter sur le patient et le mettre en pièces. Dans une rixe, les babouins s’attaquent toujours au plus faible. Ils ont bien raison, et gardons-nous d’oublier notre glorieux héritage simien. Le collègue en question c’était Browbeck le Toubib, un ex-fourgueur de came et avorteur à la retraite (en fait, il n’était que vétérinaire) qui avait repris du service au moment de la crise de la main-d’œuvre. Il faut dire que Browbeck avait passé toute la matinée dans les cuisines de l’hosto à gouiner les infirmières et à se gazer au Klim – sans compter qu’il s’était envoyé une double porcif de muscade juste avant l’opération pour se donner du courage…

(N.B. 1. — Le Klim. En Grande-Bretagne, notamment à Édimbourg, des particuliers sifflent du gaz d’éclairage à travers un filtre de Klim – une marque de lait en poudre qui a un horrible goût de craie moisie – et arrivent à s’envaper avec cette mixture. Ils mettent tous leurs biens au clou pour régler la note de gaz. Lorsqu’ils ne peuvent pas payer et que l’employé vient leur couper le compteur, on les entend bramer à des lieues à la ronde. Souffrir du manque, là-bas, cela s’appelle « avoir le mâchefer à zéro » ou « se sentir le poêle dans le dos ».)

(N.B. 2. — La muscade. Cf. article de l’auteur dans le British Journal of Addiction, janv. 1957, vol. 53, n°2 : « … Marins et forçats ont parfois recours à la muscade en poudre… Une cuillerée à soupe environ, avec un verre d’eau… Effet vaguement comparable à celui de la marijuana, accompagné de migraine et de nausée. Les Indiens d’Amérique du Sud utilisent nombre de narcotiques dérivés de la muscade et de plantes voisines, apprêtées sous forme de poudre à priser. Après quelques prises de cette substance toxique, les sorciers entrent en convulsions, et l’on accorde une signification prophétique à leurs spasmes nerveux et à leur charabia… »)

« … du courage. Moi, j’étais bourré de hachisch et pas du tout disposé à me laisser emmerder par Browbeck. Il commence par m’expliquer que je devrais faire l’incision par-derrière et non pas par-devant, en bafouillant tout un tas de sottises comme quoi faut surtout pas oublier d’ôter la vésicule biliaire sinon la barbaque sera bonne à jeter. L’avait perdu les pédales et se croyait dans sa basse-cour en train de vider un poulet. Je lui dis de retourner se coller la tête dans le fourneau de la cuisine et voilà pas qu’il a le culot de me flanquer un coup sur le poignet si bien que je tranche l’artère fémorale du patient. Le sang gicle droit dans l’œil de l’anesthésiste qui part au galop dans le couloir en criant au feu. Browbeck va pour me filer du genou dans les joyeuses, mais j’arrive à l’enjarnaquer d’un coup de scalpel et il se retrouve à patiner sur le ventre tout en essayant de me larder pieds et jambes. Mon assistante Violette, la babouine (la seule femme que j’aie aimée), dégueulait d’horreur et de consternation. Je réussis à grimper sur le billard – et j’étais en train de prendre mon élan pour sauter sur Browbeck et lui défoncer la pomme à pieds joints quand les flics sont entrés.

« Bref, cette empoignade à l’hôpital (“cet incident indicible”, comme baragouinait le Flicard-Chef) a fait déborder le vase. La meute arrivait pour la curée. Une crucifixion, il n’y a pas d’autre mot ! D’accord, j’avais fait quelques Dumheite par-ci par-là, mais qui n’a jamais péché ? Un jour, par exemple, nous deux l’anesthésiste on a sifflé tout l’éther, là-dessus le patient qu’on avait travaillé à la coco se mêle de refaire surface et on m’accuse d’avoir coupé la cocaïne avec du détergent à chiottes. Pour tout dire, c’est Violette qui avait fait la blague. J’ai dû la couvrir, c’est bien normal…

« En fin de compte, on s’est tous fait virer de l’Ordre. Je reconnais que Violette n’était pas un toubib pur sucre, et Browbeck non plus – et il s’est même trouvé des gens pour trouver mon diplôme sujet à caution. Mais Violette s’y connaissait mieux en médecine que tous les prix Nobel. Elle avait une intuition exceptionnelle et un sens aigu du devoir.

« Me revoilà donc assis sur le derche, plus de diplôme plus rien. Faut-il m’orienter vers un autre métier ? Non, j’ai la médecine dans le sang. Je parviens à garder la main en pratiquant des avortements au prix de solde dans les toilettes de métro. Je m’abaisse même jusqu’à racoler les femmes enceintes en pleine rue. C’était franchement indécent. C’est alors que je lie connaissance avec un type épatant, Juan Placenta le Magnat des Secondines, qui a fait son beurre dans le Veau de Couveuse pendant la guerre. (N.B. — Les Veaux de Couveuse sont des animaux frais nés qui trimbalent encore des déchets de placenta – ou arrière-faix, ou délivre, ou secondine, les mots ne manquent pas – et sont donc impropres à la consommation. Un veau ne peut être envoyé à la boucherie avant l’âge de six semaines, et le trafic de Veaux de Couveuse est sévèrement puni.) Après quoi, Juanito s’est trouvé à la tête d’une flotte de cargos battant pavillon abyssinien pour éviter les mesquineries de règlements. Il me bombarde médecin de bord sur le vapeur Filiarose, un rafiot qu’il faut trente ans de mer pour en trouver un aussi crado. Vous me voyez opérant d’une main et chassant de l’autre les rats qui me bouffent mon patient ! Et avec ça des punaises et des scorpions qui pleuvent du plafond…

« … sur ces entrefaites, il y en a qui réclament l’Homogénéité et la Cohérence. Je dis pas non mais ça va coûter chaud. Ils me cassent les pieds avec leurs grands projets… Ah, nous y voilà : le Quartier du Bourdon.

Benway esquisse un signe de la main et une porte s’ouvre magiquement, nous franchissons le seuil et elle se referme derrière nous. Une salle immense, étincelante, murs en briques de verre, carrelage blanc, acier inoxydable, lits disposés le long d’un seul mur. Nul ne fume, nul ne lit, nul ne parle.

— Venez voir de plus près, dit Benway, ça ne risque pas de les gêner.

Je m’approche d’un homme assis sur son lit. Je le regarde dans les yeux. Rien ni personne ne me renvoie mon regard.

— C’est un de mes D. P. I., dit Benway. Détérioration Psychique Irréversible. Le processus d’émancipation mentale a été poussé un peu trop loin… une épine au pied de la science.

J’agite la main devant les yeux du bonhomme.

— Oh, oui, dit Benway, les réflexes sont encore bons. Regardez !

Il sort une tablette de chocolat de sa poche, l’épluche et la colle sous le nez du malade. Celui-ci renifle longuement, puis ses mâchoires commencent à travailler, ses mains crochettent l’air spasmodiquement, une bave blanchâtre coule de ses lèvres et reste accrochée en longs serpentins à son menton, son estomac gargouille, son corps tout entier se tortille en un mouvement péristaltique. Benway recule d’un pas et tend le chocolat comme une carotte. L’homme se laisse tomber à genoux, rejette la tête en arrière et aboie. Benway lui lance la tablette. L’homme la manque et ses mâchoires claquent dans le vide. Il se contorsionne sur le carrelage en bavant de plus belle avec un bruit clapoteux, se faufile sous le lit, trouve enfin le chocolat et se le tasse dans la bouche à deux mains.

— Quelle misère ! Ces D. P. manquent vraiment de style…

Benway appelle l’infirmier de service qui est assis au fond de la salle en train de lire les féeries édouardiennes de James Barrie :

— Foutez-moi ces D. P. à la porte. Ils flanqueraient le cafard à un mur. C’est un coup à faire fuir les touristes.

— Où faut-il les emmener ?

— J’en sais foutre rien. Je suis un homme de science, de science pure. Flanquez-les dehors, c’est tout, je ne veux plus les voir. C’est des oiseaux de malheur.

— Mais où ? Quoi ? Comment ?

— La filière habituelle. Téléphonez au Coordinateur de District – je ne suis pas sûr du titre, il en change toutes les semaines. Je crois bien qu’il n’existe même pas.

Le docteur Benway s’arrête sur le pas de la porte et se retourne pour jeter un dernier coup d’œil aux D. P. I.

— Un fiasco, dit-il, notre talon d’Achille… Bah ! à chaque jour suffit sa peine.

— Sont-ils vraiment fichus ? Sans espoir de retour ?

— Une fois fichus, sont bien fichus, restent fichus, chantonne Benway. Ah ! voilà une salle très intressante. Très très intressante.

J’aperçois des groupes de patients qui bavardent en crachotant par terre. Une odeur de came flotte dans l’air comme une buée grisâtre.

— Ça me réchauffe le cœur de voir ces envapés, dit Benway. Regardez-les, droits comme des I, guettant l’arrivée du Camelot. Il y a six mois à peine ils étaient tous schizophrènes. Certains d’entre eux n’avaient pas bougé du lit depuis des années. Regardez-les à présent ! Depuis le temps que j’exerce, je n’ai jamais vu de camé schizophrène. Les drogués sont pour la plupart des faux schizos de type physique. Vous voulez guérir quelqu’un de quelque chose ? Commencez par vous assurer qu’il n’est pas schizo. Question : Qui n’est pas schizo ? Réponse : Le vrai camé n’est jamais schizo. À propos, il existe en Bolivie une région d’altitude où les psychoses sont inconnues. Ces péquenots de montagne sont aussi sains d’esprit qu’un nouveau-né. J’aimerais bien faire un tour là-bas moi-même, avant que le coin soit pourri par l’école, la publicité, la télévision et les motels… Pour étudier la question sous le seul angle du métabolisme : régime alimentaire, consommation d’alcool et de drogues, vie sexuelle, et cætera. Je me moque de savoir à quoi ils pensent. Les mêmes insanités que le reste du monde, je vous en fiche mon billet.

« Bon, et maintenant, pourquoi n’y a-t-il pas de schizophrénie chez les drogués ? On ne le sait pas encore. Les schizos sont capables d’ignorer la faim et de se laisser mourir si on ne les alimente pas de force. Mais nul drogué ne peut ignorer la privation d’héroïne. Le simple fait d’être intoxiqué implique l’obligation impérative de se réapprovisionner.

« Ce n’est là qu’un aspect du problème. La mescaline, l’acide lysergique ou LSD 6, l’adrénaline frelatée et l’harmaline peuvent provoquer un simulacre de schizophrénie. Mieux encore, c’est du sang des schizos que l’on peut extraire la drogue la plus subtile, ce qui semble indiquer que la schizophrénie est une sorte de psychose stupéfiante. Ces gars-là se droguent avec leur propre métabolisme, ils ont un Camelot à Demeure…

« Au stade terminal de la schizophrénie, la partie postérieure du cerveau subit une dépression permanente, et la partie antérieure est pratiquement vidée de substance puisqu’elle ne peut agir qu’en réponse à la stimulation de l’arrière-cerveau. La morphine constitue un antidote qui parvient à stimuler le cerveau postérieur un peu à la façon de cette substance disparue. On constate d’ailleurs une similitude entre le syndrome de privation de drogue et l’intoxication à l’acide lysergique ou au yage sud-américain, encore appelé ayuahuaska. L’ingestion de drogue – et notamment d’héroïne quand elle est administrée à forte dose – provoque à plus ou moins long terme une dépression permanente du cerveau postérieur, très voisine de celle que l’on découvre au stade terminal de la schizophrénie : autisme, absence totale d’affect et quasi totale d’activité cérébrale. Le drogué peut rester face au mur sept ou huit heures d’affilée. Il a conscience de son environnement, mais celui-ci est dénué de toute implication émotive et, partant, d’intérêt. Évoquer une période, même récente, d’intoxication intensive, c’est exactement comme si on écoutait un enregistrement d’événements perçus uniquement par la partie antérieure du cerveau, un constat impersonnel et purement extérieur : “Je suis entré dans une boutique et j’ai acheté du sucre de canne. Je suis rentré chez moi et j’ai mangé la moitié du paquet. Je me suis fait une piqûre de deux milligrammes d’héroïne”, et ainsi de suite. Pas trace de nostalgie dans ces réminiscences. Pourtant, dès que l’effet de la drogue s’abaisse au-dessous du point critique, l’organisme est comme inondé par le flux de la privation… Si on définit le plaisir par le soulagement d’une tension, la drogue vous soulage de tout ce qui constitue le processus de la vie, en mettant hors circuit le centre moteur de la libido et de l’énergie psychique, c’est-à-dire l’hypothalamus.

« Certains de mes éminents collègues (des cons sans nom) professent que la drogue tire son effet euphorique d’une stimulation directe du centre orgastique. Il semble plus vraisemblable qu’elle rompt au contraire le cycle de la tension, de la décharge d’énergie et de l’apaisement subséquent. L’orgasme ne joue aucun rôle dans la vie du drogué. L’ennui, qui indique immanquablement une tension non soulagée, ne l’effleure jamais. Il peut contempler sa chaussure pendant huit heures d’horloge, et ne se remet en activité que lorsque le sablier de la came s’est vidé.

À l’autre bout de la salle, un infirmier déverrouille un volet de fer et pousse un grand cri, comme pour appeler les cochons à l’auge. Les camés se précipitent vers lui en couinant.

— Il se croit malin, ronchonne Benway. Ne tient aucun compte de la dignité de l’Homme…

Bien, à présent je vais vous faire visiter la salle des égarés véniels et autres criminels. Oui, ici nous considérons les criminels comme des égarés de type véniel, car ils ne désavouent pas les statuts de la république de Libertie mais ne cherchent qu’à tourner certaines de leurs clauses. Ce réflexe est répréhensible, mais avouez que ce n’est pas bien grave. C’est au fond de ce couloir… nous pouvons négliger les salles 23, 86, 57 et 97, et le laboratoire.

— Les homosexuels sont-ils classés parmi les égarés ?

— Nullement. Rappelez-vous l’archipel Bismarck. Pas de pédérastie militante. Un Etat policier bien rodé n’a plus besoin de police. L’uranisme apparaît à tout un chacun proprement inconcevable… Dans un État matriarcal, c’est même un crime politique. Aucune société ne peut tolérer que l’on enfreigne ouvertement ses principes fondamentaux. Le matriarcat n’est pas en vigueur ici – inch’ Allah… Vous connaissez l’expérience sur les rats : s’ils font seulement mine d’approcher une femelle, on leur flanque une bonne décharge électrique et on les plonge dans l’eau froide. Ni une ni deux ils tournent tous à la tapette, c’est comme ça qu’on écrit l’étiologie. Et ainsi parlera le rat-tapette : “Je suis une souris, ronge-moi le chat !” ou encore : “Eh, double-trou, on te les a coupées trop ras !” si vient le jour où rat-pédé saura parler… Du temps où j’exerçais la psychanalyse – de façon bien éphémère, hélas, j’ai eu des mots avec l’Ordre – un de mes patients a pris un coup de sang en plein New York et a essayé de bousiller la gare de Grand Central au lance-flammes, deux autres se sont suicidés et un autre encore est mort sur mon divan comme un rat de jungle (les rats de la jungle sont capables de se laisser mourir s’ils se trouvent brusquement confrontés à une situation sans espoir). Les parents du rat ont fait du tintouin et j’ai dû m’en mêler : “Allons allons, à chaque jour suffit sa peine. Embarquez votre macchabée, il donne le cafard à mes patients encore en vie !” J’ai remarqué à l’époque que tous mes clients homosexuels manifestaient inconsciemment de nettes tendances hétérosexuelles, et réciproquement que mes hétéros tournaient à l’homo. Ça donne le vertige, pas vrai ?

— Et quelles conclusions tirez-vous de tout cela ?

— Quelles conclusions ? Aucune, mon cher, ce n’était qu’une remarque en passant…

Nous sommes en train de déjeuner dans son bureau quand Benway est appelé au téléphone. « Quoi ! s’écrie-t-il. C’est monstrueux… Fantastique… Bon, regagnez votre poste et veillez au grain. » Il raccroche et me dit :

— J’accepte votre offre et suis prêt à me mettre immédiatement au service d’Islam & Cie. Il semble que le cerveau électronique a perdu la bille à force de coller le Technicien sur des problèmes d’échecs sexto-dimensionnels, et il a mis en liberté tous les sujets du C. R. Veuillez m’accompagner sur le toit. La suite est tout indiquée : Opération Hélicoptère.

 

Du toit en terrasse du C. R., nous assistons à une scène d’horreur sans égale. Des D. P. I. prennent d’assaut les tables de la cantine, filet de bave au menton et tripes clapotantes. D’autres éjaculent tout net à la vue des femmes. Des Latahs imitent les gestes des passants avec une obscénité simiesque. Les camés ont pillé la pharmacie de l’hôpital et se piquent à tous les coins de rues. Des catatoniques s’éparpillent sous les frondaisons. Des schizophrènes en effervescence galopent dans les rues en braillant des insanités préhistoriques. Une douzaine de R. P. – Reconditionnés Partiels – ont cerné quelques touristes uranistes et leur font d’horribles sourires entendus, gueule bée, révélant à fond de palais leurs crânes nordiques en sous-impression.

— Que nous voulez-vous ? demande sèchement un des uranistes.

— Nous voudrions tant vous comprendre…

Un contingent de simopathes hurleurs se balancent aux lampadaires, aux balcons et aux arbres, pissichiant à tous trous sur les badauds. (Un simopathe – la définition technique de cette affection m’échappe – est un citoyen persuadé qu’il est un gorille ou quelque autre membre de la grande famille simienne. C’est un désordre propre à la vie militaire, qui disparaît à la démobilisation.) Des fous trottinent de droite et de gauche, coupant des têtes au passage, un demi-sourire sur leurs visages perdus dans un rêve lointain… Des citoyens au premier stade du Bang-Utot – nous y reviendrons – se cramponnent à leurs parties génitales et appellent les touristes à la rescousse… Des émeutiers arabes glapissent et vocifèrent à tue-tête, émasculant de-ci, étripant de-là, lançant des cocktails Molotov un peu partout… Des éphèbes font du strip-tease avec leurs intestins sur un air de menuet, des femmes s’enfouissent dans le conduit des pénis tranchés à ras, les broyent et les branlent et les broutent sous le nez du chéri de leur choix… À bord d’hélicoptères, des cagots fanatiques haranguent la foule et la bombardent de tablettes de pierre inscrites de messages sans rime ni raison… Des Hommes-Léopards déchiquettent les passants avec leurs griffes d’acier en soufflant et haletant à pleins poumons… Les initiés du Cercle Anthropophagique des Indiens Kwakiutl croquent gaiement les nez et les oreilles…

Un bataillon de pédants de salon traquent leurs victimes à travers rues et halls d’hôtels. Un intellectuel d’avant-garde (« … certes lâ seule littérature que l’on puisse considérer comme vâlâble aujourd’hui se trouve dans les rapports et mâgâzines scientifiques… ») injecte une dose de bulbo-capnine à un pauvre bougre et s’apprête à lui lire une étude sur L’Utilisation de la Néo-Hémoglobine dans le Traitement de la Granulomatose Multiple à Caractère Dégénérescent – ladite étude n’étant bien sûr qu’un abracadabra qu’il a troussé et imprimé lui-même. Il appâte au miel : « Vous m’avez l’air d’un homme supérieurement intelligent… » (Méfie-toi de ces mots-là, petit gars – si tu les entends, n’attends pas d’avoir la permission de partir : pars !)

Un planteur anglais, escorté de cinq flicards bien roulés, interroge un suspect au bar du club : « I say, do you know Mozambique ? » et il dévide la litanie interminable de ses accès de malaria (« … alors le docteur m’a dit : “Je ne peux que vous conseiller de quitter la région, si vous ne voulez pas que je vous enterre.” Il faut préciser que ce toubib était croque-mort à la morte-saison, il faisait feu de tout bois pour boucher les trous… yes, my boy… »). Quand il a englouti son troisième gin rose et que vous êtes devenus copains, il passe à sa dysenterie : « Aoh, une selle tout à fait extraordinaire, yes, d’une teinte blanc-jaune plus ou moins comme du foutre ranci, et plus ou moins filandreux, you know… »

Un explorateur en casque colonial vient de descendre un citoyen avec une fléchette de sarbacane trempée dans le curare. Il s’approche de lui et pratique la respiration artificielle du bout du pied. (N.B. — Le curare tue en paralysant les poumons. C’est là son seul effet toxique et ce n’est pas à proprement parler un poison. Si on pratique la respiration artificielle à temps, la victime éliminera rapidement le curare par les reins.) « C’était l’année de la peste bovine, tout crevait à la ronde, même les hyènes… Je me trouvais en amont des rapides de Kudbabwinn, et mon stock de vaseline avait fondu. On m’a réapprovisionné par parachute, jugez de ma joie et de ma gratitude… En fait, et je n’ai jamais soufflé mot de tout cela à âme qui vive – mais ce genre d’âme ne court pas les rues… (sa voix résonne dans le grand foyer désert de cet hôtel 1890, peluche grenat, caoutchouc en pots, statues et dorures)… je suis le seul initié Blanc de l’infâme Société Agouti, le seul Blanc qui ait assisté et participé à ses rites innommables… »

Un autre raseur coltine une pleine valise de trophées et de médailles, de coupes et de rubans. « J’ai gagné celle-là au Concours du Meilleur Banding Gadget de Yokohama (retiens-moi, je deviens folle). C’est l’Empereur lui-même qui me l’a remise, il avait les larmes aux yeux, et mes rivaux mal classés se sont coupé les bonbons avec des poignards à harakiri. Et j’ai gagné ce ruban au Rallye de la Dégradation organisé dans le cadre du Congrès des Camés Anonymes à Téhéran…

« … Je me suis envoyé tout le sulfate de morphine de ma pauvre femme qui est au lit avec un caillou dans les reins gros comme le diamant Hope, alors je lui ai donné un demi-cachet d’aspirine en lui disant : “Ne t’attends pas à être vraiment soulagée avec ça…” et elle m’a fait : “Mais tais-toi donc pendant que je déguste mon remède !” Une autre fois, j’ai chipé un suppositoire d’opium dans le cul de ma grand-mère… »

Un hypocondriaque attrape les passants au lasso, les emballe dans une camisole de force et leur décrit son infection du septum : « Va probablement y avoir un jaillissement de pus d’une minute à l’autre… Vous m’en direz des nouvelles… » Il fait un peu de strip-tease pour se mettre les cicatrices à l’air et guide les doigts récalcitrants de ses victimes. « Sentez-moi cette grosseur purulente à l’aine, c’est pourri de lymphogranulomatose… Et maintenant, je veux que vous me tâtiez mes hémorroïdes internes. »

(La lymphogranulomatose, ce sont les bubons climatériques, une maladie vénérienne à virus spécifique de l’Éthiopie. « C’est pas pour rien qu’on nous appelle les Infects ! » ricane un mercenaire éthiopien, venimeux comme un cobra royal, tout en sodomisant Pharaon. Les papyrus égyptiens ne tarissent pas de commentaires sur ces Infects de l’Éthiopie. Tout a donc commencé à Addis-Abeba, comme la matchiche, mais nous voilà aux temps modernes. Un Seul Monde ! De nos jours, les bubons climatériques florissent à Shangai et à Esmeraldas, à Helsinki et à La Nouvelle-Orléans, à Seattle et au Cap, mais ils ont le mal du pays et marquent une prédilection très nette pour les Noirs, c’est pourquoi ils sont si chers au cœur des colonialistes. Il paraît cependant que les sorciers Mau-Mau sont en train de mitonner une vérole copurchic à l’usage des Blancs. Non pas que la race caucasienne soit immunisée : cinq matelots britanniques ont chopé le mal à Zanzibar, et le coroner du comté de Dead Coon, Arkansas (« La Terre La Plus Noire & Les Hommes Les Plus Blancs Des U. S. A. – Négro, Ne Laisse Pas Le Soleil Se Coucher Sur Toi Chez Nous »), a attrapé des bubons en proue et en poupe. Quand ils ont eu vent de cette intressante maladie, ses voisins constitués en Comité de Vigilance l’ont brûlé tout vif dans les latrines du tribunal en se confondant en excuses : « Allons, Clem, fais un effort, imagine que tu es une vache avec la fièvre aphteuse ! »… « Ou une poule mouillée avec le choléra ! »… « Approchez pas, les gars, le feu pourrait bien lui faire exploser les tripes… » La maladie du bras d’amour a le don de se ramifier à l’encontre de certains virus malchanceux qui sont condamnés à dépérir dans l’estomac d’une tique ou dans la bave argentée d’un chacal agonisant dans le désert. Après la lésion du foyer initial de l’infection, le virus s’infiltre dans les ganglions lymphatiques, qui gonflent et éclatent en fissures purulentes, dégouttant pendant des jours et des mois et des années d’un jus chancreux mêlé de sang et de lymphe pourrie. Le tout se complique habituellement d’éléphantiasis des parties génitales, et l’on a même observé plusieurs cas de gangrène dans lesquels l’amputation in medio à partir de la taille était techniquement indiquée mais pratiquement inutile. Les femmes présentent généralement une infection secondaire de l’anus. Les hommes qui se livrent à la pédérastie passive avec des partenaires contaminés, tels des babouins délabrés au baba rubescent, risquent fort eux aussi de nourrir un petit étranger dans leur giron. Les premières atteintes de proctite et l’inévitable épanchement de pus (lequel passera peut-être inaperçu dans la bagarre) sont alors suivis d’un rétrécissement du rectum, nécessitant l’intervention immédiate d’un vide-pomme ou de son équivalent chirurgical. Récemment encore il n’existait pas de thérapeutique satisfaisante. « Le traitement doit être symptomatique », disait-on (terme de métier signifiant en clair que l’on ne sait pas quoi faire). Aujourd’hui le mal cède en général devant une thérapeutique à base d’auréomycine, de terramycine et autres moisissures nouvellement inventées, mais un pourcentage non négligeable de malades lui sont aussi réfractaires que le gorille des montagnes… En conséquence, l’ami, suis le conseil du bon I. B. Watson, ponte pontifiant de l’I. B. M. : ré-flé-chis ! Il n’est plus temps de haleter mais de palper, et si tu palpes un beau bubon rentre dans ta coquille et dis-toi froidement : « Tu crois que ça m’intresse de tripoter ces horreurs ? Eh bien ça m’intresse pas mais pas du tout ! »)

Les jeunes voyous du rock’n’roll chambardent les rues du monde entier. Ils envahissent le Louvre et vitriolent la Joconde, ils ouvrent les grilles des zoos, des prisons et des asiles d’aliénés, ils crèvent les conduites d’eau au marteau pneumatique, défoncent à la hache le plancher des toilettes dans les avions de ligne, tirent à la cible sur les phares, liment les câbles d’ascenseur jusqu’au dernier toron, relient les tuyaux d’égout aux canalisations d’eau potable, jettent dans les piscines requins et pastenagues, anguilles électriques et candirous (minuscule poisson de la famille de l’urogymnus qui hante certains fleuves mal famés du bassin de l’Amazone, ressemblant à une anguille miniature dont la taille varie de quelques millimètres à cinq centimètres, le candirou s’insinue dans l’urètre ou l’anus du baigneur imprudent – ou encore, faute de mieux, dans une chatière de dame – et s’y cramponne à demeure avec ses petites griffes acérées, tout cela dans un dessein qui reste quelque peu obscur étant donné que nul ne s’est offert jusqu’ici pour étudier in situ le mode de vie du candirou), s’affublent en pirates pour éperonner le Queen Mary de plein fouet dans le port de New York, jouent aux James Dean au bord des falaises avec des autocars et des avions de transport, infestent les hôpitaux (déguisés en internes avec blouses blanches, hachoirs, scies et scalpels longs de trois pieds, ils démoulent les paralytiques de leurs poumons d’acier, singent leurs hoquets de suffocation en se trémoussant sur le carrelage les quatre fers en l’air, la langue pendante et les yeux révulsés, administrent des clystères avec des pompes à bicyclette, débranchent les reins artificiels, coupent une femme en deux avec une scie chirurgicale à quatre mains), lâchent les hordes de cochons grognonnants dans les coulisses de la Bourse, font caca sur le plancher de la salle des séances des Nations-Unies et se torchent avec les traités, les alliances et les pactes…

En avion ou en voiture, à dos de cheval, de chameau ou d’éléphant, en tracteur ou à vélo, en rouleau compresseur, à pied, à skis et en traîneau, avec des béquilles ou des échasses à ressort, les touristes se ruent aux frontières et réclament le droit d’asile avec une détermination implacable, « pour échapper à l’indescriptible état de fait qui règne en Libertie » tandis que le président de la Chambre de Commerce s’évertue vainement à endiguer le flot : « Z’il fous blaît de zang-froid garder. Zont zeulement guelgues fous gui ont de la maizon de fous éfadés. »