Tâtonnant à travers le chaos indécis du retour en tête, dans un univers gris et gourd secoué par les hiatus miasmatiques de bâillements stupéfiés, Lee apprit que le jeune drogué qui faisait irruption dans sa chambre à dix heures du matin rentrait d’un voyage de deux mois en Corse où il avait fait de la pêche sous-marine et s’était mis en renonce…
« Il vient exhiber son corps tout neuf ! » songea-t-il en luttant contre le frisson de mal de came du réveil. Malgré lui il revit – ah oui Miguel bien sûr – attablé au Métropole trois mois plus tôt, chavirant dans les vapes le menton sur un éclair moisi qui allait empoisonner un chat à deux heures de là, et il estima que l’effort de reconnaître Miguel à dix heures du matin était assez pénible pour ne pas y ajouter la corvée intolérable de corriger une erreur (« Et puis merde je suis pas l’Armée du Salut ! »), ce qui exigerait de replacer le Miguel d’à présent dans un décor déjà trop encombré, telle une énorme masse animale et pesante qui écrase le contenu de la valise.
— Tu as une mine superbe, dit Lee en essuyant d’un coup de torchon désinvolte les traces les plus évidentes de son dégoût.
Il retrouva sur le visage de Miguel le suintement grisâtre de la drogue, sur son corps les anciens stigmates de la pouillerie, comme si l’homme et ses guenilles n’avaient jamais cessé d’errer dans les ruelles du temps, ruelles hors de l’espace, sans relais ni fontaine pour se rafraîchir… « Trop tard pour rectifier l’erreur… Rentre chez toi Lazare… Paye ton Contact et file à la maison… J’ai franchement pas envie de regarder ta vieille viande d’emprunt… »
— Ravi de te voir sorti du circuit, dit-il. Tu t’en es tiré comme un chef…
Miguel battait des nageoires dans la pièce, harponnant le poisson.
— Oui, quand on est là-dessous on ne pense plus à la came…
— Tu tiens le bon bout, dit Lee, caressant rêveusement une cicatrice d’aiguille de seringue sur le dos de la main de Miguel, triturant lentement entre ses doigts la peau lisse et violacée.
Miguel se frotta nerveusement la main… Il regarda par la fenêtre… Son corps tressaillait légèrement, comme galvanisé à mesure que le circuit de la drogue s’allumait. Lee attendit, assis sur une chaise.
— C’est pas un petit coup en passant qui te fera repiquer au truc.
— Je sais ce que je fais.
— On dit toujours ça.
Miguel prit la lime à ongles, la tenant comme une spatule… C’était joué. Lee ferma les yeux : « Tout ça est éreintant… »
— Hmm, merci, c’était formidable, marmonna Miguel.
Son pantalon glissa sur ses chevilles et il resta planté sur place dans sa redingote de chair informe, qui vira du brun au vert puis devint presque incolore dans la lumière matinale et s’écoula à grosses gouttes sur le parquet…
Les yeux de Lee brillèrent dans la substance cireuse de son visage, un bref cillement gris et froid.
— Nettoie cette saleté, dit-il. Ma piaule est assez dégueulasse comme ça.
— Oh hmm oui bien sûr…
Miguel empoigna lourdement la pelle à poussière. Lee rangea le sachet d’héroïne…
Lee vivait dans un état permanent de renonce du troisième jour, compte tenu, bien sûr, de certains hmm entractes essentiels pour regarnir les feux qui consumaient la gélatine jaune-brun-rose de sa substance sans attaquer sa chair à l’affût. Les premiers temps, sa chair n’était que molle, mais si molle qu’un courant d’air, une particule de poussière ou le frôlement d’un pardessus suffisaient à l’entailler jusqu’à l’os, alors qu’elle n’était aucunement incommodée par le contact direct d’un siège ou d’une porte. Chair friable, velléitaire, où nulle plaie ne cicatrisait… De longues vrilles fongueuses et diaphanes s’enroulaient autour de ses os à nu. Des relents de testicules atrophiés ouataient son corps d’une buée duveteuse…
Quand vint la première infection sérieuse, le thermomètre en ébullition cracha une balle de mercure qui transperça le crâne de l’infirmière et elle tomba morte avec un cri enroué. Le médecin évalua le danger d’un seul coup d’œil et fit verrouiller les portes d’acier de la dernière chance. Il ordonna l’éviction immédiate du lit embrasé et de son occupant.
— Il est assez pourri pour fabriquer sa propre pénicilline !
Mais l’infection brûla le fongus… Lee vécut dès lors dans un état de transparence variable… Il n’était pas à proprement parler invisible mais du moins très difficile à voir. C’était à peine si l’on remarquait sa présence. On l’assumait comme une vue de l’esprit, ou on le rejetait comme un reflet ou une ombre : « Ça doit être une illusion d’optique ou une enseigne au néon… »
Je fais le poireau devant la pharmacie, elle ouvre à neuf heures du matin. Deux petits Arabes roulent des poubelles jusqu’à une lourde porte de bois qui se découpe en hauteur dans un mur blanchi à la chaux. Au bas de la porte, une couche de poussière sillonnée d’urine. Un des Arabes est plié en deux, arc-bouté à la poubelle chargée, sa culotte tendue sur ses fesses fluettes d’adolescent. Il m’observe d’un regard neutre et paisible d’animal… Je refais surface avec un sursaut, comme si le gamin était réel et que je venais de manquer le rendez-vous qu’il m’avait donné pour cet après-midi…
— Nous attendons un supplément d’équilibrage, déclare l’Inspecteur interviewé par Notre Envoyé Spécial. À défaut de quoi… (l’Inspecteur lève une jambe dans une posture typiquement nordique)… de quoi on peut craindre le mal des caissons, vous êtes bien d’accord ? Mais nous pourrons peut-être trouver une chambre de décompression adéquate.
L’Inspecteur ouvre sa braguette et entreprend de s’émorpionner, appliquant un onguent qu’il puise dans un petit pot de grès. Il est évident que l’interview touche à sa fin.
— Vous partez déjà ? Ma foi, comme disait le juge à son collègue : « Faut savoir être juste ou bien faut savoir être arbitraire ! » Navré de ne pouvoir vous offrir les obscénités d’usage.
Il montre sa main droite couverte de pommade jaune et puante.
Notre-Votre-Leur Envoyé Spécial se rue sur lui et empoigne à deux mains ses doigts gluants.
— Je suis comblé, Inspecteur, comblé au-delà des mots ! (Il ôte ses gants, les roule en boule et les jette dans la corbeille à papiers avec un sourire.) N’ayez crainte, j’ai une note de frais.