Le banquet du Parti Nationaliste, sur une terrasse dominant le Marché. Cigares, whisky, rots discrets… Le Chef du Parti se pavane en burnous, havane au bec et scotch en main. Il porte des chaussures anglaises faites main, des chaussettes criardes et des fixe-chaussettes moulant ses jambes musclées et velues : il présente l’aspect général d’une lope enrichie.
Le Chef du Parti (avec un geste théâtral) : Regardez là-bas. Que voyez-vous ?
Le Lieutenant Fidèle : Hein ? Ben, je vois le Marché…
Le Chef du Parti : C’est faux. Vous voyez des hommes et des femmes. Des gens comme vous et moi qui vaquent à leurs occupations quotidiennes, ordinaires. Des gens ordinaires qui mènent une vie ordinaire. C’est de cela que nous avons besoin…
(Un gamin des rues escalade le mur et franchit le garde-fou.)
Le Lieutenant Fidèle : Non, remballe tes capotes, on veut rien acheter. Décampe !
Le Chef du Parti : Une minute ! Viens ici, petit, assieds-toi… Prends un cigare… Prends un verre.
(Il tourne autour du gamin comme un chien en chaleur.)
Le Chef du Parti : Que penses-tu des Français ?
— De quoi ?
Le Chef du Parti : Des Français. Ces colonialistes dégueulasses qui te sucent les globules du sang.
— Entention, patron ! Ça coûte deux cents francs pour me sucer le globule. J’ai pas baissé les prix depuis l’année de la peste du bétail, l’année que tous les touristes ils sont morts et même les Scandinaves…
Le Chef du Parti : Vous voyez, cher ami ? Une pierre brute, un vrai gamin des rues, rien de frelaté.
Le Lieutenant Fidèle : Ça alors on peut dire que vous avez le nez, chef.
Le Chef du Parti : Mon Deuxième Bureau est à la hauteur… Voyons, petit, je vais te présenter ça autrement : les Français t’ont spolié de ton patrimoine… le droit du sang…
— Comme la société « Au Crédit des Amis » ? C’est un Égyptien qui fait le sale boulot, un eunuque qu’il a même plus de dents… Il est si moche à voir que le patron-chef il se dit que les clients peuvent pas lui en vouloir de les esproprier… Ce type-là il est toujours à tomber la culotte pour montrer son état… « Aïe ! il dit, je suis qu’un pauvre eunuque tout foutu qu’essaye de gagner sa blanche. Ya Madame, je voudrais bien te donner une prolongation de crédit pour ton rein artificiel, ma pauvre, mais service service… Allez les hommes, débranchez-moi ça… » Et puis il te fait un bout de sourire avec ses gencives pourries… Quand ils ont débranché ma pauvre maman, ma sainte connasse de mère, elle s’est mise à enfler et elle est devenue toute noire et ça puait la pisse jusqu’au fond du souk et les voisins ont porté le pet aux Services de l’Hygiène et mon père il a dit : « C’est la volonté d’Allah. Elle pissera plus mon fric par la fenêtre. » Les malades ça me dégoûte que c’est pas croyable. Quand un type commence à me parler de son cancer de la prostate ou de son trou de balle qui crache le pus moi je lui dis : « Tu crois que ça m’intéresse d’entendre parler de ces cochonneries ? Eh bien, ça m’intéresse pas mais pas du tout. » Et puis…
Le Chef du Parti : Bon bon, suffit… Tu détestes les Français, hein ?
— Patron, je déteste tout le monde. Le docteur Benway, il dit que c’est rapport à mon métabolisme, j’ai quelque chose dans le sang… C’est un truc spécial, une maladie d’Arabes et de Caméricains… Le docteur Benway il fabrique un sérum pour.
Le Chef du Parti : Benway est un espion capitaliste infiltré parmi nous.
Le 1er Lieutenant : Un Juif lubrique français…
Le 2e Lieutenant : Un sale cochon de communiste de youpin nègre à cul rouge et…
Le Chef du Parti : Taisez-vous, malheureux !
Le 2e Lieutenant : Excusez, patron. Je viens de suivre mes cours d’Intoxe.
Le Chef du Parti : Ne vous approchez pas de Benway. (En aparté : « Je me demande s’ils vont avaler ça, on ne se rend pas compte à quel point ils sont primitifs… ») Je vous dis ça en confidence, il pratique la magie noire.
Le 1er Lieutenant : Il a un djinn dans la tête ?
— Aouatt… Eh bien, moi j’ai rendez-vous avec un client, un Caméricain de la haute. Un type de première bourré.
Le Chef du Parti : Ne t’a-t-on pas appris qu’il est honteux de vendre son cul à des queues d’infidèles ?
— C’est un point de vue. Amusez-vous bien.
Le Chef du Parti : La même chose chez toi.
(Exit le gamin.)
Le Chef du Parti : Ils sont désespérants, je vous dis. Désespérants.
Le 1er Lieutenant : Qu’est-ce que c’est que cette histoire de sérum ?
Le Chef du Parti : Je n’en sais rien mais ce n’est pas rassurant. On ferait bien de brancher la tête chercheuse sur Benway. Il ne m’inspire aucune confiance, il est capable de tout ou presque… Il serait fichu de transformer une tuerie en partouse…
Le 1er Lieutenant : Ou en canular.
Le Chef du Parti : Exactement. C’est un intellectuel… pas de principes…
Une Ménagère Américaine (ouvrant un paquet de Lux) : Pourquoi ils ont pas inventé un œil électronique que le paquet s’ouvrirait tout seul en me voyant et sauterait dans les mains du Robot À-Tout-Faire qu’il l’aurait déjà vidé dans l’eau ?… Mon À-Tout-Faire déraille complètement depuis jeudi dernier, parce qu’il m’a fait du gringue et que j’ai pas voulu lui tripoter les manettes… et le Vide-Ordures qui me répond avec insolence, et ce vieux dégoûtant de Mixer qui essaye de se faufiler sous mes jupons… moi qui ai un rhume terrible et les intestins tout constipés… si j’acceptais de lui caresser les manettes peut-être bien que mon À-Tout-Faire me donnerait un lavement…
Le Représentant de Commerce (à mi-chemin entre un Latah acrimonieux et un Émissionniste timide) : Ça me rappelle l’époque où je voyageais avec K. E., le type le plus fortiche de l’industrie du gadget.
« — Pense donc, qu’il disait, une écrémeuse dans chaque cuisine !
« — K. E., je lui répondais, la tête me tourne rien que d’y penser.
« — Ce sera peut-être dans cinq ans, ou dans dix, oui, peut-être bien même dans vingt ans… Mais ça va venir.
« — J’attendrai, K. E. Dix ans ou dix siècles, j’attendrai. Le jour qu’on commencera à appeler les numéros à la porte du paradis, je serai encore ici fidèle au poste.
« C’est lui, c’est K. E. qui a lancé la trousse “Bras-de-Pieuvre” pour Studios de Massage, Salons de Coiffure et Bains Turcs – idéale pour administrer lavements, massages du gros cochon et shampoings tout en coupant les ongles du client et en lui faisant sauter les points noirs… Et la trousse du “Petit Médecin” pour les toubibs pressés, qui t’enlève l’appendice ou résorbe ta hernie ou arrache ta dent de sagesse ou te cisaille les hémorroïdes ou te circoncit le nœud… Eh bien, vois-tu, K. E. est si ficelle que s’il manque de “Bras-de-Pieuvre” il est capable de vendre au flan un “Petit Médecin” à un coiffeur et le gars qui vient pour une taille se retrouve avec les hémorroïdes rasées au double zéro…
— Merde, Raymond, qu’est-ce que c’est que ce salon à la mords-moi-le ? Je me suis fait sabrer c’est pas fair-play.
— Parole d’honneur, vieux, je voulais seulement t’offrir notre lavement maison à l’œil et gratis à l’occasion des Fêtes. Je parie que K. E. m’a encore fourgué la mauvaise trousse…
Le Pédé Tapineur : Qu’est-ce qu’il faut pas supporter dans ce métier ! Un garçon comme moi ! Les propositions qu’on me fait, c’est à ne pas croire… Ça veut jouer au Latah, ça veut se mélanger avec mon protoplasme, ça veut m’épingler comme une poupée de cire, ça veut me lécher les orgones, ça veut troquer mon passé contre des vieux souvenirs dégueulasses… Exemple, je ramone un client et je me dis : « Enfin un type normal ! » et vlan, au moment de jouir voilà qu’il se change en une sorte de crabe épouvantable… Je lui dis : « Écoute, mec, tu crois tout de même pas que je vais avaler ce numéro-là… Va présenter ça dans un caf’ conc’ de péquenots ! » Y a des gens qui manquent franchement de classe… Je connais un autre vieux cochon, il reste assis sans bouger et il me fait le coup de la télépathie jusqu’à ce qu’il lâche la purée dans son froc. C’est pas agréable, quoi…
Dans la confusion la plus totale, les Tapineurs battent en retraits jusqu’à la frontière du réseau de trottoirs soviétiques, où les Cosaques pendent les partisans au son des cornemuses et nos héros défilent le long de la Cinquième Avenue sous les bravos de Jimmy Walkover l’édile baladeur qui leur remet les clefs du royaume et t’en fais pas y a pas de chaîne au bout trimbale-les en vrac au fond de ta poche…
Pourquoi cette pâleur ô mon bel enculeur ? Une odeur de sangsues mortes dans une gamelle rouillée plaquée en ventouse sur la plaie à vif, suçant la chair et le sang et les os de Nottseigneur, le laissant paralysé de la taille aux talons.
Fais-moi voir ton pronostic, gamin, le bon papa gâteau a passé l’oral trois ans d’avance, il va te remplir le pointillé et c’est les Championnats du Monde les doigts dans le nez…
Des trafiquants de Veaux de Couveuse filent le train à une génisse sur le point de vêler. Le fermier sonne l’alerte aux Secondines et se roule dans la bouse en hurlant de rage. Le vétérinaire se collette avec un squelette de vache. Les clans de trafiquants se canardent à la mitraillette dans une étable rouge, embusqués entre silos et tracteurs, coffres à grain et meules de paille et râteliers à fourrage. Le veau nous est né. Les forces de la mort fondent au petit matin. Un garçon de ferme s’agenouille dévotement, sa gorge palpite au soleil levant.
Des camés assis sur le perron du Palais de Justice attendent le Contact. Des Sudistes en panama noir et blue-jeans délavés ligotent un jeune Noir à un vieux bec de gaz et l’aspergent d’essence enflammée… Les camés se précipitent et aspirent à pleins poumons la fumée de chair brûlée… se rasseyent soulagés…
Le Greffier du Palais : … j’étais donc assis à rien faire devant la boutique du vieux Jed à Leshbitt avec le polard aussi raide qu’un pin parasol sous mon bleu que ça me sautillait comme poussin au soleil… Bon, et voilà pas que je vois passer le docteur Scranton, un bien brave homme et tout, y en a point de meilleur dans toute la vallée. Le pauvre a une descente du troufignon au point que si l’idée lui vient de tirer sa crampe, il n’a qu’à te tendre son cul au bout d’un mètre d’intestin… Quand il veut blaguer il est capable de t’expédier une longueur de tripe tout droit de son cabinet jusqu’au bistro à Roy, et tu vois son boudin qui renifle à droite à gauche à la recherche d’un polard des fois qu’il en traînerait un par là, il renifle tout partout comme une couleuvre aveugle… J’étais donc là assis à rien faire et le vieux Scranton qui passe au loin il repère mon polard alors il s’arrête comme un chien de chasse et il me dit : « Luke, je pourrais te prendre le pouls de là où je suis. »
Browbeck et le Jeune Seward se bagarrent avec des châtreuses à cochon à travers granges, poulaillers et chenils affoles… chevaux qui hennissent, la gueule retroussée sur leurs grandes dents jaunes, vaches qui meuglent, chiens qui hurlent, chats empalés qui piaillent comme des nouveau-nés, troupeau de verrats aux soies hérissées qui pètent du groin… Browbeck l’Instable est tombé sous l’estoc du Jeune Seward, il empoigne ses intestins qui jaillissent tout bleus de la plaie large de huit pouces. L’infant Seward coupe la verge de Browbeck et la brandit frémissante dans la tendre buée rose du soleil matinal…
Browbeck pousse un cri… les freins du métro crachent un jet d’ozone…
— Reculez, Messieurs-dames… Reculez.
— Il dit qu’on l’a poussé.
— Il marchait tout de travers comme quelqu’un qui verrait pas clair.
— Justement, devait être plein jusqu’aux yeux si vous voulez mon avis.
Marie la Goussevernante a dérapé sur un Kotex plein de sang et s’affale dans la sciure du café… Un pédé pesant facile cent cinquante kilos la foule aux pieds avec des hennissements. Il chante une marche patriotique d’une horrible voix de fausset, dégaine un sabre de bois doré et fend l’air à grands moulinets. Son corset éclate, traverse la salle en sifflant et va se perdre dans le paillasson du jeu de fléchettes.
L’épée du vieux torero se cabre sur l’os et plonge en sifflant à travers le cœur de l’espontaneo, piquant à la barrera ses dons encore vierges.
— Cette tantouse tirée à quatre épingles débarque donc à New York de son bled du Texas ? Leshbitt ou quelque chose comme ça. C’est le pédé le mieux fringué de la corporation et il devient le chéri des vieilles… tu sais, le genre de vieilles peaux qui se nourrissent de petites lopettes, les tigresses ravagées et sans dents qui n’ont plus assez de souffle pour courir d’autre gibier. Rien à faire, ces salopes bouffées aux mites virent toujours aux bouffe-lopes… La tante que je te disais, qui est du type artiste et bricoleur, s’établit fabricant de bijouterie de théâtre et de parures en tout genre. Toutes les duègnes à pognon du Grand New York se disputent bientôt pour qu’il leur fasse des colifichettes, le fric arrive à pleines valises, il court les boîtes de nuit à la mode et tout, mais pas une minute pour faire le don Juan et il se ronge les sangs rapport à sa répute… Alors, il se met à jouer aux courses, paraît que flamber donne l’air viril, va savoir pourquoi, et il imagine que ça va le remettre en selle d’être vu aux courtines. On y voit jamais beaucoup de pédés, et ceux qui jouent perdent encore plus que les autres, ils ont aucun sens de la chose, ils insistent quand ils ont la poisse et ils mettent les pouces au moment où ils entament une série en or… c’est toute l’image de leur vie… et pourtant n’importe quel môme pourrait t’expliquer qu’il y a une seule loi au jeu : que tu gagnes ou que tu perdes, ça vient toujours en série… faut foncer si tu gagnes, tirer le trait si tu paumes… (Dans le temps, j’ai connu une pédale qui piochait dans le tiroir-caisse – mais c’était pas le gars à piquer le gros paquet et tout miser sur une narine d’avance, c’est l’or en barre ou c’est la tôle. Non, non, pas notre Gertie… oh non, il raflait petit, ce con, un deux dollars à la fois pas plus…)
« Donc, il se met à perdre, il perd encore il perd toujours. Un matin qu’il va sertir un diame dans une parure, ce qui devait arriver arrive. “Sûr que je le remplacerai dans quelques jours.” Air connu… Et ça défile comme ça tout au long de l’hiver, les diamants, les émeraudes, les perles, les rubis et les saphirs du beau monde, il envoie tout au clou et monte à la place des copies en toc…
« Voilà qu’un soir de première au Metropolitan une vieille guenon s’amène en triomphe à ce qu’elle croit avec son diadème de diame, et une autre vieille pute vient lui dire :
« — Oh, madame Miggles, vous êtes maline comme pas deux… Quelle bonne idée de laisser les vrais à la maison… Nous autres on est vraiment folles de tenter le destin de la sorte.
« — Vous faisez erreur, chère amie. Ce sont mes vrais diamants.
« — Voyons, chérie, voyons, vous voulez rire… Demandez à votre bijoutier, que dis-je, demandez à n’importe quoi. Ha ha haaa.
« Là-dessus il y a un vrai sabbat de sorcières. (Lucie Bradshinkl, gare à tes émeraudes !) Toutes les vieilles commencent à éplucher leurs cailloux comme un type qui se trouverait la lèpre sur le corps.
« — Mon beau rubis oriental !
« — Mi opales difuogo ! (Une vieille morue qui a épousé tant de Ritals et d’Espingouins qu’on sait plus si elle parle ou si elle pète.)
« — Mon saphirrr impérrrial ! trille une poule de luxe. C’est trrrop affrrreux !
« — Livré tout chaud du Monoprix…
« — Il ne reste qu’une chose à faire, je vais appeler la police ! coupe une vieille matrone forte en gueule et enjambes qui démarre comme un torpilleur à travers le foyer de l’Opéra et va porter le deuil aux poulets.
« Bref la tante en prend pour deux ans, et il atterrit en cabane avec un mec qui est du genre tapineur à deux ronds, l’amour s’installe ou du moins un fac-similé assez bien torché pour convaincre dudit les deux parties demanderesses. Et puis – comme le scénario l’exigeait – les deux tourtereaux sont libérés à peu près plus ou moins en même temps et ils vont se nicher dans un petit appartement de l’East Side… La dînette à la maison, des petits boulots modestes mais propres… Brad et Jim connaissent enfin le bonheur…
« Entrent les Forces du Mal… Lucie Bradshinkl vient dire que tout est pardonné. Elle a foi en l’étoile de Brad et veut l’installer dans un coquet atelier qu’on va choisir dans les beaux quartiers bien sûr… “Cet endroit est impossible, mon chéri, et puis ton ami…” D’ailleurs, elle connaît des messieurs tout ce qu’il y a de gentils qui cherchent un type comme Jim pour conduire la voiture. Pas de risques, et c’est une occasion unique, un échelon au-dessus… grâce à ces messieurs qu’elle connaît à peine…
« Jim sombrera-t-il de nouveau dans la turpitude ? Brad succombera-t-il aux charmes empoisonnés du Vampire, de cette Goule dévorante ?… Non, cela va de soi, les Forces du Mal seront mises en déroute dans un tohu-bohu de jurons et de malédictions…
« — Le patron va pas trouver ça à son goût.
« — Dieu sait pourquoi j’ai perdu tant de temps avec toi, voyou, grossier, pédale…
« On retrouve les deux jeunes gens enlacés devant la fenêtre de leur garni, contemplant le pont de Brooklyn. La brise tiède du printemps taquine les bouclettes brunes de Jim et joue dans les reflets de henné qui cascadent sur les temps de Brad.
« — Et alors, Brad, que nous as-tu mitonné pour le dîner ?
« — Va m’attendre dans la chambre, chou, c’est une surprise.
« Brad le chasse gaiement de la main, s’enferme dans la cuisine et noue son tablier brodé…
« Au menu du dîner : la chatte de Lucie Bradshinkl cuite en Kotex papillote et tendre à souhait. Les deux jeunes gens dévorent à belles dents, avec des petits soupirs de bonheur, les yeux dans les yeux, le menton dégoulinant de sang chaud…
Que la flamme bleue de l’aube consume la cité ! Dans les vergers les fruits sont cueillis, les puits de cendres ont vomi leurs spectres encagoulés…
— Pour Tipperary, Madame, est-ce encore très loin ?
Loin, loin derrière les collines, loin derrière les plaines d’herbe bleue du Kentucky… au-delà des prairies blanches d’engrais d’os, au-delà du lac gelé où les poissons rouges guettent le printemps, guettent les pas du guerrier Squaw.
Le crâne remonte en claquetant l’escalier de service et arrache la queue du mari, profite sans vergogne de l’otite de son épouse pour lui faire un désavantage. Le jeune cul-terreux enfile un suroît, emmène sa femme sous la douche et la tabasse à mort…
Benway : Allons, petit, ne prenez pas ça trop à cœur… Jeder macht eine kleine Dummheit… et on trouve toujours plus crétin que soi.
Schafer : Je vous répète que je ne peux pas me défaire de l’impression qu’il y a dans tout ça quelque chose de broumpf… de diabolique.
Benway : Sornettes, mon vieux… Nous sommes des savants… La science pure, la recherche désintéressée – et au diable ceux qui crient : « Halte-là ! » ou Dieu sait quoi. Ce ne sont que des rabat-joie sans foi…
Schafer : Oui, oui, bien sûr… et pourtant je ne peux chasser cette odeur affreuse de mes poumons…
Benway (d’un ton irrité) : Nous en sommes tous là, je ne connais aucune odeur comparable, même approximativement… Où en étais-je ? Ah, oui… qu’obtiendrait-on en traitant un accès d’aliénation aiguë par des injections de curare sous poumon d’acier ? Il est vraisemblable que le sujet, incapable d’éliminer sa tension sous forme d’activités motrices, mourrait sur le coup comme un rat de jungle. Voilà une mort intressante, non ?
Schafer (il n’a pas écouté) : Vous savez, je crois que je vais revenir à la chirurgie pure et simple, la bonne vieille chirurgie de papa. L’organisme humain est d’une inefficacité scandaleuse. Au lieu d’une bouche et d’un anus qui risquent tous deux de se détraquer, pourquoi n’aurait-on pas un seul orifice polyvalent pour l’alimentation et la défécation ? On pourrait murer la bouche et le nez, combler l’estomac et creuser un trou d’aération directement dans les poumons – ce qui aurait dû être fait dès l’origine…
Benway : Et pourquoi pas un trou de néant tous usages ?… Je ne vous ai jamais raconté l’histoire du type qui avait dressé son trou de cul à parler ? Son abdomen se trémoussait de haut en bas, lâchant les mots comme des pets, vous voyez la coupure ? Je n’ai jamais rien entendu d’aussi étrange… Ce cul avait une sorte de basse fréquence viscérale, on captait ça de plein fouet, comme une envie de vous savez quoi… comprenez-moi, comme quand le gros côlon vous flanque des coups de coude, ça vous fait tout froid à l’intérieur, il ne vous reste qu’à ôter la bonde… Eh bien, ce boniment culier vous tapait au même endroit – une sorte de gargouillement gras et collant, un bruit qu’on pouvait sentir…
« Ce type-là faisait les foires et marchés, vous me suivez, et au début c’était un numéro de ventriloque, d’un genre nouveau mais rien de plus. Marrant comme tout, d’ailleurs. Il avait une scène en costume du Moyen Âge intitulée “Le Trou Vert” qui était à se rouler par terre, je vous dis. Je ne m’en souviens plus très bien mais c’était bourré de gags à gogues. Du genre : “Hé là-dessous, tu es toujours là ? J’ai besoin de toi pour m’asseoir !” et son cul répondait : “Me fais pas chier, faut que j’aille au trou…”
« Mais après quelque temps le cul s’est mis à parler de son propre chief, plus besoin qu’on lui tende la perche. Le type entrait en scène sans avoir rien préparé, il lançait une blague quelconque et son cul l’attrapait à la volée et la lui renvoyait en pleine poire, tout ça en improvisant, des vannes pas croyables qui mouchaient l’autre à tout coup.
« Peu à peu le cul a changé, il lui est poussé des espèces de petites dents, comme des hameçons mal limés, et il a réclamé à manger. Les premiers jours, le type trouvait ça drôle et il a monté un numéro gastronomique… Mais le trou du cul prenait ça au sérieux, il se grignotait une ouverture dans le fond de culotte du type pour faire des discours dans la rue, il haranguait la foule et réclamait à tue-fesses l’égalité des droits… Bientôt, il s’est mis à boire et il piquait des crises de larmes sous prétexte que personne ne l’aimait, il sanglotait qu’il avait envie d’être embrassé comme n’importe quelle autre bouche. En fin de compte, il déblatérait jour et nuit, de l’autre bout de la ville on entendait le type qui gueulait comme un sourd pour qu’il la boucle, il lui tapait dessus à coups de poing, il lui enfonçait des bougies jusqu’au trognon… Mais tout ça ne servait à rien et un beau matin son cul lui a dit : “C’est toi qui finiras par la boucler. Pas moi. Parce qu’on n’a plus besoin de toi ici, de nous deux n’y a que moi qui puisse parler et manger et chier !”
« À partir de ce moment-là, le type se réveillait chaque matin avec une sorte de gélatine translucide qui lui collait la bouche, une matière curieuse, un peu comme de la chair de têtard. C’est ce que les biologistes appellent du T. N. D., du Tissu Non Différencié, qu’on peut greffer sur n’importe quelle partie du corps humain. Quand le type arrachait ça de sa bouche, des lambeaux de T. N. D. se collaient sur ses mains comme du napalm enflammé et commençaient à proliférer, la moindre éclaboussure de cette bouillie se mettait à pousser… Finalement, sa bouche a été proprement scellée, et sa tête tout entière serait tombée d’elle-même comme une orange mûre… (à propos, saviez-vous qu’il existe une maladie spécifique des Noirs de certaines régions d’Afrique qui se traduit par une chute spontanée du petit orteil, une espèce d’auto-amputation magique ?)… comme une poire mûre, dis-je, s’il n’y avait pas eu le problème des yeux. La seule chose que le trou du cul fût incapable de faire, voyez-vous, c’était justement de voir. Il avait besoin des yeux du type. Mais le circuit nerveux était bloqué, envahi, atrophié, et le cerveau ne pouvait plus transmettre d’ordres – il était muré dans le crâne, pieds et poings liés… Pendant un temps, après ça, on discernait encore derrière les yeux la souffrance muette et sans espoir du cerveau, et puis le malheureux a dû mourir dans le cachot de son crâne parce que ses yeux se sont brusquement éteints, on n’y voyait pas plus de vie que dans un œil de crabe piqué au bout d’un bâton…
« C’est ce genre de pornographie qui échappe à la censure, qui se faufile entre les différents bureaux – car il y a toujours un interstice entre les officines, comme entre les séquences d’un film de série B ou entre les vers d’une chanson d’amour, dans lequel on voit apparaître la pourriture fondamentale de l’Amérique : ça gicle comme un furoncle crevé, projetant à la ronde des lambeaux de T. N. D. qui retombent un peu partout et repoussent sous forme de dégénérescences cancéreuses, un horrible simulacre de vie, une mauvaise copie bâclée à la va-vite. C’est parfois une sorte de tissu érectile, comme de la chair de paf, d’autres fois c’est un viscère à peine recouvert de peau, ou des grappes d’yeux, trois ou quatre à la fois, ou des assemblages de bouches et de trous du cul, ou des fragments humains qu’on dirait brassés dans un chapeau et greffés au petit bonheur…
« La prolifération cellulaire totale débouche sur le cancer. La démocratie est cancérigène par essence, et les bureaux sont ses cancers vivants. Bureaux, services, offices, sections… Un bureau prend racine au hasard dans l’État, se mue bientôt en tumeur maligne, comme la Brigade des Stupéfiants, et commence à se reproduire sans relâche, multipliant sa propre souche à des dizaines d’exemplaires, et il finira par asphyxier son hôte, au sens biologique du terme, si on ne réussit pas à le neutraliser ou à l’éliminer à temps. Les bureaux, qui sont de nature purement parasitaire, ne peuvent subsister sans leur hôte, sans leur organisme nourricier… (En revanche, les coopératives peuvent parfaitement subsister sans l’État. Elles offrent une solution rationnelle, c’est-à-dire l’instauration d’unités indépendantes répondant aux besoins de ceux qui contribuent au bon fonctionnement de chacune d’elles. Les bureaux opèrent selon le principe opposé, qui consiste à inventer des besoins pour justifier leur existence…) La bureaucratie est aussi néfaste que le cancer, elle détourne le cours normal de l’évolution humaine – l’élargissement jusqu’à l’infini des virtualités de l’Homme, la différenciation, le choix libre et spontané de l’action – au profit d’un parasitisme de virus… (On pense que le virus est une sorte de dégénérescence née d’une forme de vie plus complexe ; il se peut même qu’il ait eu à un certain stade une existence autonome et qu’il soit maintenant déchu, refoulé à la limite qui sépare la matière vivante de la matière morte. Il n’est vivant que dans la mesure où son hôte l’est aussi, il s’approprie l’existence d’autrui – ce qui est une façon de renoncer à la vie elle-même, c’est une démission, un glissement vers l’inorganisme inflexible de la machine, vers l’anéantissement de la matière vivante…) Les bureaux meurent quand l’infrastructure de l’État s’effondre. Ils sont aussi impuissants, aussi inaptes à mener une existence autonome qu’un ver solitaire expulsé de son antre ou qu’un virus qui a tué son hôte nourricier…
« … J’ai connu un petit Arabe de Tombouctou qui pouvait jouer de la flûte avec son cul, et les pédés de l’endroit m’ont affirmé qu’il n’avait pas son pareil au lit. Selon eux, il pouvait jouer un air du haut en bas de la chichette du client en pinçant les cordes les plus sensitives, les plus érogènes – qui, comme chacun sait, varient d’un individu à l’autre. Chacun de ses amants avait sa petite mélodie personnelle qui était synchronisée au quart de poil et s’achevait en point d’orgue sur l’orgasme. Ce gamin était un artiste accompli, il avait le don d’improviser des variations d’orgasme éblouissantes, il lançait des accords inouïs, des fausses dissonances en contrepoint qui se rejoignaient soudain en un fracas de feu d’artifice sonore et fluide et chaud…
Le gros Terminus, dit la Bedaine, a organisé une partie de chasse au babouin à cul violet, les babouins étant montés à motocyclette pour corser la difficulté.
Les Nemrod se retrouvent pour le petit déjeuner de chasse au Bar de l’Essaim, qui est le rendez-vous des pédales de l’élite. Avec un narcissisme de campagnards frustrés, les Chasseurs se pavanent en blousons de cuir et ceintures incrustées de motifs d’argent, jouent des épaules et font tâter leurs biceps aux habitués du troisième sexe. Ils portent tous des trompe-madame rembourrés d’énormes balloches postiches. De temps à autre, l’un d’eux jette une pédale à terre et lui urine sur le ventre.
Ils boivent le Punch de la Victoire, composé d’élixir parégorique, d’extrait de cantharide, de ratafia, de fine Napoléon et de méta, servi dans un grand babouin d’or, tout recroquevillé de terreur et tentant d’arracher le javelot qui lui traverse le flanc. Quand on lui tord les cerises, le babouin d’or pisse du punch dans la coupe tendue. De temps en temps, des amuse-gueule fumants lui sortent du cul avec un bruit foireux et on voit les Chasseurs éclater d’un rire bestial et les pédés se tortiller avec des gloussements de joie.
Le Maître de Chasse est le capitaine Bandseck qui a été chassé du 69e Régiment de la Reine pour avoir chapardé un suspensoir pendant une partie de strip-poker… Carrousel de motos, virages, dérapages et culbutes en série… Des babouins hurlant et crachiant luttent à mains nues avec les Chasseurs. Des motos sans cavaliers divaguent dans la poussière comme des araignées à l’agonie, renversant babouins et Chasseurs…
Le Chef du Parti arrive en triomphe, debout dans sa voiture découverte qui fend la foule vociférante. Un vieux monsieur distingué baisse culotte à sa vue puis, voulant offrir sa vie en sacrifice, fait mine de se jeter sous les roues.
Le Chef du Parti : Ô vieillard, ne sacrifie point ton corps desséché sous les roues de ma belle Buick Roadmaster décapotable flambant neuve avec pneus flancs blancs et glaces à remontée hydraulique et tous les accessoires optionnels… Vieux fumier, si tu veux jouer au kamikazé flanque-toi sous un tracteur, ça fera de l’engrais… Adresse ta noble requête à mes services de l’Agriculture…
On abaisse les planches à laver et les draps sortent en rangs pour laver leurs coupables souillures du Lavomatic du coin… Le prophète Emmanuel annonce l’avènement du petit Jouisus…
J’ai vu sur la rivière un gentil garçonnet… avec un cul tout rond comme une mandarine… hélas hélas nager ne sais et j’ai perdu ma clémentine.
Le camé s’assied l’aiguille pointée pour capter le message du sang, le fourgueur fouille la veine du cave avec des doigts d’ectoplasme ranci…
L’Heure d’Hygiène Mentale, une Émission du docteur Berger… Fondu enchaîné.
Le Régisseur : Écoute bien, petit, je vais le dire encore une fois, tout doucement : « Oui… » (Il secoue la tête de haut en bas.) N’oublie pas le sourire… le sourire ! (Il montre son dentier en une horrible parodie de réclame pour dentifrice.) Je répète : « Oui, j’aime le boudin ! ! ! J’aime aussi mon prochain ! ! ! J’ai le goût simple et sain ! ! ! » Il faut que ça sonne simple et sain, simple comme bonjour, simple comme un vacher… Prends un air bovin… Allons, fais un effort ! Tu veux pas refaire un tour au Standard Téléphonique, hein ? Ni au Baquet, hein ?
Le Sujet (un psychopathe criminel à demi réhabilité) : Non… Non… Ça veut dire quoi, bovin ?
Le Régisseur : Ça veut dire avoir l’air con comme une vache.
Le Sujet (prenant un faciès de vache) : Meuh… meuuuuuh…
Le Régisseur (sursautant) : Tu en fais trop ! Non, contente-toi d’avoir l’air con, tu comprends, con comme un gode…
Le Sujet : Comme un miché ?
Le Régisseur : Euh… non, pas tout à fait. Les michés, c’est encore pire que les caves, c’est beaucoup trop honnête… ça va même pas jusqu’au pot-de-vin, un dé à coudre et ça prend peur. Tu vois ce qu’il me faut ? Le genre télépathique avec l’émetteur-récepteur coupé… Le genre militaire au garde-à-vous… Attention, silence… moteur !
Le Sujet : « Oui, j’aime le boudin… »
(Son estomac commence à gargouiller… clapotement bruyant et interminable… Un filet de salive pendille à son menton… Le docteur Berger lève le nez de ses notes. On dirait un hibou juif avec de grosses lunettes noires – la lumière lui irrite les yeux.)
Le docteur Berger : Je crains que le sujet ne fasse pas l’affaire… Dites-lui d’aller se présenter au Service d’Élimination.
Le Régisseur : Bah, on pourrait effacer le gargouillis de la bande magnétique, lui enfiler un drain de plastique dans l’œsophage et…
Le docteur Berger : J’ai dit non ! Il ne fait pas l’affaire…
(Il bornoye le sujet avec répugnance, à croire que l’autre a commis une gaffe impardonnable comme de se chercher les morpions dans le boudoir d’une princesse.)
Le Régisseur (mi-résigné mi-exaspéré) : Amenez la lopette guérie…
(On fait entrer la tapette retapée… Il a l’air de marcher à travers d’invisibles barrières de métal en fusion. Il s’installe devant la caméra, arrange les plis de son corps dans une posture rustique stylisée. Les muscles se mettent en place tout seuls, comme les tronçons d’un ver de terre guillotiné. Une expression de crétinisme hébété se peint sur son visage mou et flou.)
La Tapette (secouant la tête du haut en bas avec un grand sourire) : « Oui-j’aime-le-boudin-j’aime-aussi-mon-prochain-j’ai-le-goût-simple-et-sain… »
(Il hoche la tête et sourit et hoche la tête et sourit et hoche la tête et sourit et hoche la…)
Le Régisseur : Coupez !
(On emmène la tapette qui continue de hocher la tête en souriant.)
Le Régisseur : Repassez la bande…
(Le Conseiller Artistique écoute en hochant la tête sans sourire.)
Le Conseiller Artistique : Il manque un je ne sais quoi. Pour être précis, je trouve que ça manque de santé.
Le docteur Berger (bondissant sur ses pieds) : Allons donc ! C’est la santé personnifiée…
Le Conseiller Artistique (d’un ton pincé) : Eh bien, si vous pouvez éclairer ma lanterne sur ce sujet je serai ravi de vous entendre, docteur Berger… Si vous êtes assez brillant pour mener cette opération sans aide, je ne vois pas pourquoi vous vous embarrassez d’un Conseiller Artistique…
(Il quitte la salle, un poing sur la hanche, en fredonnant d’une voix fielleuse : « Nous reviendrons dans la carrière quand les pédés n’y seront plus… »)
Le Régisseur : Faites entrer l’écrivain guéri… Il a une crise de quoi ? De nudisme ?… Ah, il ne peut plus parler… Vous auriez pu le dire plus tôt ! (Il se tourne vers le docteur Berger.) L’écrivain peut pas causer… Il a été surlibéré, si j’ose dire. On pourrait le faire doubler…
Le docteur Berger (sèchement) : Non, ça n’irait plus du tout… Envoyez-moi quelqu’un d’autre.
Le Régisseur : Ces deux-là sont mes poulains. J’ai fait au moins cent heures supplémentaires pour les dresser et on ne m’a pas encore payé le rabe…
Le docteur Berger : Formulaire n°6090… triple exemplaire.
Le Régisseur : Vous allez pas m’apprendre ce qu’il faut faire pour réclamer mon dû, des fois ? Écoutez voir, patron, vous m’avez expliqué un jour : « Dire qu’un pédéraste est en parfaite santé c’est comme si l’on disait qu’on peut être en parfaite santé avec le foie bouffé aux neuf dixièmes par la cirrhose. » Vous vous en souvenez ?
Le docteur Berger : Hum… oui… et très bien dit avec ça… (Aboyant.) Je ne prétends pas être un écrivain, moi ! (Il crache le mot avec une haine si venimeuse que le Régisseur fait un pas en arrière, la mine écœurée.)
Le Régisseur (à part) : Je ne peux pas encaisser l’odeur de ce type. Il a une puanteur de bouillon de culture moisi… de pet de fleur Carnivore… l’odeur du broumpf de Schafer… (Tout haut, parodiant le langage scientifique :) Pour qui sont ces savants qui sifflent sur ma tête ?… Ce que j’aimerais savoir, docteur, c’est comment vous pouvez concilier un cerveau lavé avec un esprit sain… En d’autres termes, comment pouvez-vous juger sain un type qui a le cerveau en cavale et l’esprit en contumace ? Voulez-vous me dire où est la santé là-dedans ?
Le docteur Berger (bondissant) : La santé ? J’ai toute la santé qu’il faut ! Assez de santé pour tout le monde, pour tous les gens du monde entier ! Je guéris l’univers !
(Le Régisseur lui jette un regard furibond. Il se prépare un verre de bicarbonate, le boit et rote dans le creux de sa main.)
Le Régisseur : Voilà vingt ans que je suis un martyr de la dyspepsie.
Ainsi parlait Loulou le Charmeur, le marlou martyr du lavage de cerveau :
— Remballez vos oignons, je suis amateur de dames… Entre nous, mes mignonnes, je travaille avec Gode Bras-de-Fer le champion de Yokohama, vous feriez tout pareil à ma place… Bras-de-Fer vous laisse jamais en carafe. Qui plus, c’est bien plus hygiénique, ça évite toutes sortes de contacts dégoûtants qui risquent de laisser un gonze paralysé au-dessous de la ceinture. Les nanas sont pleines de jus empoisonnés…
— Alors je lui ai dit comme ça j’ai dit : « Docteur Berger, allez pas croire que vous pourrez me refiler toutes vos vieilles nunuches qui se sont fait lessiver la cafetière. Je suis le plus ancien pédé du territoire de Kudbabwinn… »
Rhabille ta peau dans l’hôtel des Chancres à Louer où les fraudeuses allongent toute la comptée à la maison passe-vérole, c’est du même, rien de sain dans ces chtouilleuses pourries jusqu’au trognon de ton vide-pomme tout neuf. Qui a tiré la pomme ? Tell que je te dis, pomme de reinette et pomme d’api, tapis tapis rouge… Le rouge-gorge tombe sous le trait de ma fidèle arbalète, une goutte de sang rougit sa gorge…
Et Lord Jim qu’on radoube couleur jaune vif sous le croissant de lune rassis et délavé dans le ciel du matin, buée blanche dans le bleu du tout, le vent froid du petit printemps cingle les chemises sur les falaises crayeuses au bout de la rivière, ô Marie, et l’aube est hachée en deux comme Dillinger le truand courant vers sa biographie. Odeur de néon et de gangsters atrophiés, le voyou du dimanche s’arme de courage pour faire un casse dans une toilette payante, respire de l’ammoniac dans un seau… « Facile comme tout, se dit-il. C’est dans la couille je veux dire dans la fouille… »
Le Chef du Parti (se servant un autre whisky) : La prochaine émeute va se dérouler comme un match de rugby. Nous avons fait venir d’Indochine mille Latahs nourris à l’engrais d’os, du premier choix… Il ne nous manque qu’un leader pour mettre toute la troupe en branle.
Le Lieutenant : Dites voir, patron, il suffirait peut-être d’en faire démarrer un seul, ça déclencherait une réaction en chaîne et les autres se singeraient mutuellement comme un seul homme…
La Diseuse (se frayant un chemin la hanche onduleuse à travers le Marché) : Que font les Latahs quand ils sont tout seuls ?
Le Chef du Parti : C’est un détail technique, il faudra consulter Benway… Personnellement, j’estime que quelqu’un devrait suivre les opérations de bout en bout.
— Je ne sais pas trop, dit X (manquant des titres de qualifications requis pour obtenir sa nomination).
— Ils n’ont pas ça de sensibilité, dit le docteur Benway tout en tailladant son patient en pièces. Ils n’ont que des réflexes… Je préconise un dérivatif.
— Ce qu’ils appellent atteindre l’âge nubile c’est avoir appris à parler…
— Quand ils commencent à essayer vos costumes, mon cher, c’est mauvais signe… Comme si votre double s’avisait de vous botter le train…
Une tante délirante s’acharne bec et ongles sur la veste de sport d’un adolescent qui file à l’anglaise.
— C’est à moi ! piaule la tante. Du cachemire à deux cents dollars !
— Alors le type se met en ménage avec un Latah, ce pauvre bougre rêve de dominer quelqu’un corps et âme… Bon, mais à force d’imiter chacun de ses tics et de ses expressions, le Latah finit par lui sucer toute sa personnalité, comme un mannequin de ventriloque, c’était affreux… « Tu m’as donné tout ce que tu avais… Maintenant, il me faut un nouvel amigo ! » Résultat, ce pauvre Bubu ne peut plus prendre sur soi vu qu’il n’a même plus de soi.
Le Camé : Nous voilà donc à fond de came, paumés dans ce patelin de vapes maigres et réduits à carburer au sirop pour la toux…
Le Professeur : La coprophilie… Messieurs… pourrait être rebaptisée le broumpf… le péché de pléonasme…
— Vingt ans que je suis une vedette des films pornos et je me suis jamais abaissé à simuler un orgasme…
— Cette vieille salope de camée qu’était enceinte jusqu’aux yeux a branché son moutard sur la blanche avant même qu’il soit né… Crois-moi, gamin, les julies valent pas cher.
— Je te dis que j’aime pas analyser ce qui se passe quand je fais l’amour… Faire ça à la scientifique c’est comme si on apportait son linge sale au Lavomatic…
— Et en pleine partie de jambes en l’air il me demande : « Tu aurais pas un embauchoir de rabiot des fois ? »
— Alors elle me raconte que quarante Arabes l’ont traînée dans la mosquée pour la violer, vraisemblablement à la queue leu leu… Mais c’est des gars sans discipline, on peut pas les tenir… allez, Ali, remets-toi au bout de la queue… Je vous assure, mes chéris, j’ai trouvé cette histoire de très très mauvais goût, moi qui venais justement de me faire violer par un escadron de goujats…
Des Nationalistes hargneux sont plantés devant les Sargasses, ils jabotent en arabe et guignent les pédés d’un air méprisant… Entrée triomphale de Clem et Jody sapés comme les Capitalistes des affiches communistes.
Clem : Nous venons nous repaître de votre niaiserie d’arriérés.
Jody : Comme disait à peu près le Barde Immortel, gorgeons-nous de Mores…
Un Nationaliste : Cochon ! Pourriture ! Fils de chien ! Ne vois-tu pas que mon peuple a faim ?
Clem : C’est comme ça qu’il me plaît.
Le Nationaliste tombe mort, empoisonné par la haine… Le docteur Benway accourt aussitôt : « De l’air, de l’air, reculez tous. » Il fait une prise de sang. « Ma foi, c’est tout ce que je peux faire. Quand c’est fini c’est fini. »
Le sapin phallique de Noël scintille sur le tas d’ordures du village, les voyous se tripotent dans les cabinets de la communale – combien de jeunes spasmes sur cette lunette de chêne polie comme l’or fin ?…
La longue, longue nuit dans la vallée sudiste de Red River, fenêtres noires et squelettes d’enfants pendus aux toiles blanches d’araignée…
Deux gitons nègres se prennent aux cheveux.
Le Giton Ier : Tais-toi donc, catin de banlieue, marchande d’abcès… Tu sais comment on t’appelle dans le métier ? Lulu la Dégoûteuse…
La Diseuse : V’là la Lulu qui passe, la fillette au bouquet garni.
Le Giton II (enfilant une peau de léopard et des griffes d’acier) : Miaou miaou.
Le Giton Ier : Ho ho ! Une chasse de la haute…
Il s’enfuit à travers le Marché, poursuivi par le G. II qui miaule et halète sous son travesti…
Clem fait un croc-en-jambe à un infirme convulsif et lui chipe ses béquilles… il mime gaiement le vieillard, bavant et se trémoussant de façon éhontée…
Brouhaha d’émeute dans le lointain – des milliers de Poméraniens hystériques.
Les rideaux de fer des magasins tombent avec un claquement de couperet de guillotine. Dans les bars, verres et plateaux restent suspendus dans l’air, la succion de la panique entasse les clients en un magma confus.
Le Chœur des Gitons : Nous allons être violés jusqu’au dernier, je le sens, je le sais… (Ils courent dans une pharmacie et achètent une pleine caisse de vaseline.)
Le Chef du Parti (levant la main dans un geste théâtral) : La Voix du Peuple !
Le Champi Changeur tombe sur l’écu dans le gazon ras sitôt fauché par l’extorsionnaire commandant du Karma à l’affût dans un terrain vague, flairé parmi les couleuvres par le clébard scrutable…
Le Marché est vide à l’exception d’un vieux poivrot de nationalité indéterminée qui cuve sa cuite la tête dans un urinoir. Les émeutiers font irruption en chantant : « Mort aux Français ! » Ils mettent l’ivrogne en pièces.
Salvador Hassan (se tortillant devant le trou de la serrure) : Mmm, regardez-moi ces expressions ! Cette unité protoplasmique est superbe – tous exactement semblables ! !
Il danse la Gigue Liquéfiante… Une pédale sanglotante tombe les quatre fers en l’air, l’orgasme au ventre : « Dieu Dieu Dieu c’est si excitant ! Des millions de pines brûlantes… »
Benway : Regardez tous ces jeunes gens ! J’aimerais faire une analyse de sang collective.
Un individu scabreusement anonyme – barbe grise et peau grise et djellaba brune guenilleuse – fredonne entre ses lèvres serrées, avec une pointe d’accent indéfinissable : Mes popées. joulies popées, mes grandes popées d’amor…
Des escouades de flics, lèvres en lames de couteau, gros nez rouges et yeux gris, apparaissent à toutes les issues de la place du Marché. Ils s’attaquent aux émeutiers à coups de pieds et de matraques, avec une brutalité froide et méthodique. On emmène les émeutiers par pleins camions.
On relève les rideaux de fer, les citoyens de l’Interzone se retrouvent sur la place jonchée de dents et de godillots et de flaques de sang noir et glissant…
Le coffre du Marin mort a été transporté à l’Ambassade et le vice-consul annonce son trépas à maman.
Il n’y a plus de… soleil levant voilà l’aurore… ça n’existe plus, nada… je répondrais volontiers si je savais quoi que ce soit… c’est de toute façon une erreur d’entrer dans l’Aile Droite, l’Aile de l’Orient… il est passé au travers d’une porte invisible… n’est plus là… pouvez fouiller partout… à quoi bon… c’est moche… no bueno… moi aussi je fais la retape… leviens vendledi…