Le Matelot poussa la porte, suivit lentement du doigt les motifs sinueux du chêne verni, laissant une trace humide et iridescente de limace invisible. Son bras plongea dans l’embrasure, subitement scié au coude. Il ôta la chaîne de sécurité, fit un pas de côté pour laisser passer le gamin.
L’odeur lourde et incolore de la mort planait dans la pièce vide.
— On n’a pas aéré cette taule depuis que l’Exterminateur est venu enfumer les bacilles de coco, expliqua le Matelot sur un ton contrit.
Le gamin explorait frénétiquement la pièce de tous ses sens aiguisés à vif. Un meublé bon marché, un garni de gare secoué de vibrations silencieuses… Dans la cuisine, un évier métallique – était-ce bien du métal ? – communiquait avec une sorte d’aquarium à demi rempli d’un fluide vert et translucide. Des objets vermoulus, éraillés par d’obscures fonctions, jonchaient le parquet un suspensoir manifestement conçu pour quelque mystérieux organe large et plat comme un éventail ; des corsets, des rubans et bandages élastiques pour tous les étages du corps ; un grand joug en forme de U taillé dans un bloc de pierre rose poreuse ; des petits cylindres de plomb entaillés à un bout.
Les ondes de mouvement émanant des deux hommes agitaient des mares de puanteur stagnante ; odeur atrophiée de vestiaire de collège, odeur javellisée de piscine, odeur de sperme desséché, d’autres odeurs encore qui s’élevaient en volutes roses et s’effilochaient contre des portes inconnues.
Le Matelot s’agenouilla devant l’évier, tâtonna un instant et se releva en tenant à la main un paquet enveloppé de papier brun, qui s’émiettait sous ses doigts en bribes jaunies et poussiéreuses. Il posa aiguille, compte-gouttes et cuiller sur la table chargée de vaisselle sale… Nulle antenne de cafard ne fouilla l’air à la recherche d’un lambeau d’ombre.
— L’Exterminateur fait du bon boulot, dit le Matelot. Il va même trop loin… il fait du zèle.
Il plongea les doigts dans un bac métallique plein de poudre de pyrèthre jaune et exhuma un petit paquet plat orné de motifs chinois rouge et or.
« On dirait un paquet de pétards », songea le gamin. Il avait perdu deux doigts à quatorze ans… fête de l’Indépendance, feu d’artifice, accident… et un peu plus tard, à l’hôpital, la première caresse muette, possessive, de la drogue.
— Ça te pète là-dedans, petit…
Le Matelot plaqua sa main sur sa nuque. Les jambes écartées, obscène, il ouvrit le paquet – un canevas complexe de cannelures de carton et de capsules couchées en quinconce.
— C’est du pur, de l’héroïne à cent pour cent. Il doit pas rester beaucoup de mecs pour en parler… C’est tout pour toi.
— Et qu’est-ce que vous voulez en échange ?
— Du Temps.
— Je pige toujours pas.
— J’ai ici quelque chose dont tu as besoin… (Il frôla le paquet de la main… et soudain il disparut, flotta dans l’air, et sa voix parvint au gamin de l’autre pièce, lointaine, assourdie.) Et toi tu as quelque chose que je veux… cinq minutes ici… une heure ailleurs… deux… quatre… huit… peut-être que ça ira vite… trop vite pour moi… un petit avant-goût de mort tous les jours… Ça use le Temps…
Il revint dans la cuisine, et sa voix résonna de nouveau claire et stridente :
— Cinq ans pour chaque sachet. Tu trouveras pas un meilleur pris sur tout le marché. (Il posa le bout du doigt sur le sillon vertical qui barrait la lèvre supérieure du gamin.) Le juste-milieu, petit.
— Je comprends rien à ce que vous dites, M’sieur.
— Tu comprendras, petit… le moment venu.
— D’accord. Qu’est-ce que je dois faire ?
— Tu acceptes ?
— Je… c’est-à-dire… (Il guigna le paquet.) Je sais pas… tant pis, oui, j’accepte.
Le gamin eut l’impression qu’un flux noir coulait lourdement à l’intérieur de sa chair. Le Matelot lui posa la main sur les yeux et arracha net une sorte d’œuf scrotal de couleur rosée au bout duquel palpitait un œil clos. Un duvet noir bouillonnait au fond de la pulpe transparente. Le Matelot caressa l’œuf de ses mains inhumainement nues, rose-noir, épaisses, fibreuses, avec de longues vrilles blanchâtres jaillissant au bout de ses doigts trop courts. Une sensation de souffrance inconnue – peur de la mort, impuissance de l’agonie – envahit le gamin, lui coupant le souffle, lui glaçant le sang. Il s’appuya contre le mur, qui semblait céder sous la pression de son épaule. Il y eut un déclic soudain et tout redevint net, il se retrouva au centre focal de la drogue. Le Matelot faisait chauffer la dose au fond de la cuiller… « Quand saint Pierre fera l’appel on répondra tous Présent, pas vrai, petit ? » chantonna-t-il. Il se pencha sur le bras du gamin, suivant du regard le tracé de la veine, et il lissa la peau hérissée de chair de poule d’un doigt prudent et doux de vieille femme. Il enfonça l’aiguille. Une orchidée écarlate s’épanouit dans la bulle de verre du compte-gouttes. Le Matelot pressa le caoutchouc, regarda le mélange disparaître dans la jeune veine, aspiré par la soif silencieuse du sang.
— Nom de Dieu ! murmura le gamin, j’ai jamais pris un tel coup de matraque.
Il alluma une cigarette, explora la cuisine d’un regard fébrile, pris d’un soudain besoin de sucre.
— Et toi, tu t’envoies pas en l’air ? demanda-t-il.
— Avec cette saloperie de farine ? La came, petit, c’est comme une rue à sens unique. Pas question de faire demi-tour, tu peux même pas faire machine arrière.
On m’appelle l’Exterminateur. Durant une brève période d’intersection, j’ai effectivement exercé ces fonctions et assisté aux danses suffoquées des cafards dans le nuage jaune de la poudre de pyrèthre. (« C’est devenu introuvable, ma petite dame… y a la guerre… je peux vous en procurer un peu… ça fera deux dollars. ») J’ai fait dégorger des millions de punaises grasses à lard des murs tapissés de papier rose des meublés pour comédiens dans la débine, et j’ai empoisonné le Rat Têtu, dévoreur occasionnel du fils de l’homme. À ma place tu aurais fait tout pareil…
Ma mission présente : dénicher ceux qui vivent encore et les exterminer. Pas les corps, mais les moules, les matrices, comprends-tu ? – mais non, j’oublie que tu ne peux pas comprendre… Il n’en reste que quelques-uns, et un seul suffirait à pourrir toute la soupe. Le péril, comme toujours, vient des agents qui sont passés de l’autre bord : A. J., le Milicien, le Tatou Noir (porteur des trypanosomes de la maladie de Chagas, n’a pas pris de bain depuis l’épidémie de 1935 en Argentine, tu te rappelles ?) et Lee et le Matelot et Benway… Je flaire la présence d’un autre agent qui me guette dans les ténèbres… Parce que tous les Agents passent à l’ennemi, tous les Résistants se laissent acheter…