3.
Joe ne repassa pas à la maison prendre ses affaires. Il ne voulait pas risquer de tomber sur quelqu’un qui tenterait de le détourner de son projet. De toute façon, il n’y avait rien qu’il ne puisse acheter dans un drugstore ou trouver dans un distributeur automatique de gare routière ; il avait toujours son passeport et son visa sur lui. La R.A.F. le vêtirait, le chausserait et le nourrirait.
Dans le train, il occupa son temps à se tracasser pour son entretien avec les agents recruteurs. Son statut d’étranger résidant aux États-Unis serait-il un obstacle à son engagement dans la R.A.F. ? Trouveraient-ils un défaut caché dans son physique ? Il avait entendu parler de gars qui avaient été recalés parce qu’ils avaient les pieds plats ou une mauvaise vue. Si l’armée de l’air ne le prenait pas, il entrerait dans la Royal Navy. S’il n’était pas jugé apte pour la marine, il tenterait alors sa chance dans l’infanterie.
Mais à proximité de Croton-on-Hudson, son ardeur commença à fléchir. Il s’efforça de se remonter le moral avec des idées de lâchers de bombes sur Kiel ou Tobrouk, mais ses fantasmes lui firent l’effet de fâcheuses réminiscences de ses scènes de castagne de Radio, Triumph et du Monitor. À la fin, ni son inquiétude ni ses bravades ne purent lui cacher plus longtemps la pensée qu’il était orphelin.
À leur manière facétieuse, délicate, son père et lui s’adoraient. Mais maintenant que son père était mort, Joe n’avait que des regrets. Ce n’était pas juste le regret habituel des choses non dites, des remerciements inexprimés et des pardons différés. Joe ne regrettait pas encore les futures occasions perdues de discuter de leurs sujets préférés, tels que les réalisateurs de cinéma (tous deux vénéraient Buster Keaton) ou les races de chiens. Ce genre de regrets ne viendrait qu’après, quelques jours plus tard, lorsqu’il comprendrait que la mort signifiait vraiment qu’on ne devait jamais plus revoir le disparu. Ce qu’il regrettait le plus en ce moment, c’était simplement de ne pas avoir été là quand c’était arrivé, d’avoir laissé à sa mère, à son grand-père et à son frère la terrible épreuve de regarder son père mourir.
Emil Kavalier, comme de nombreux médecins, avait toujours été un mauvais patient. Il refusait de reconnaître qu’il pouvait tomber malade et n’avait pas pris un seul jour de congé de maladie de sa vie. Quand il était terrassé par la grippe, il suçait des pastilles à la menthe, absorbait d’énormes quantités de bouillon de poule et vaquait à ses occupations. Joe ne pouvait même pas l’imaginer malade. Comment était-il mort ? À l’hôpital ? À la maison ? Joe se le représenta couché dans un grand lit à volutes, au milieu d’un appartement en désordre, comme ceux qu’il avait entrevus là où le golem avait été caché.
Qu’allaient devenir sa mère, son grand-père et son petit frère ? Leurs noms figuraient peut-être déjà sur une autre liste que personne ne s’était soucié de lui communiquer. La pneumonie était-elle contagieuse ? Non, il était absolument certain que non. Mais la mauvaise santé et le dénuement pouvaient la favoriser. Si son père avait été sujet à pareille chose, dans quelle forme physique devait être Thomas ? Il imagina que le peu de nourriture et de médicaments que ses parents possédaient allait en priorité à Thomas. Son père avait peut-être sacrifié sa santé à celle de Thomas. Toute sa famille était-elle morte ? Comment le saurait-il ?
Lorsque l’Adirondack entra dans Albany cet après-midi-là, le saut de Joe dans l’inconnu de la guerre avait fini par lui paraître une inconnue de trop à supporter. Il s’était persuadé qu’il était bien plus probable que sa mère et Thomas étaient toujours en vie. Et si c’était le cas, alors ils avaient autant besoin de secours qu’avant. Il ne pouvait pas les abandonner plus longtemps en se sauvant pour tenter, comme l’Artiste de l’évasion, de mettre fin à lui tout seul à la guerre. Il était impératif qu’il restât concentré sur le possible. En tout état de cause – c’était une pensée cruelle, mais il ne put s’empêcher de l’avoir – il y aurait un visa de moins à tenter d’arracher au Reich.
Il descendit du train à Union Station, à Albany, et resta planté sur le quai, bouchant le passage aux voyageurs qui montaient. Un homme aux lunettes rondes à monture invisible le frôla au passage et Joe se remémora l’inconnu, sur la passerelle du Rotterdam, qu’il avait pris pour son père. Avec le recul, cela ressemblait à un présage.
Le chef de train pressa Joe de se décider ; il retardait le départ. Joe hésita. Tous ses doutes étaient contrebalancés par une forte envie de tuer des soldats allemands.
Joe laissa le train repartir sans lui, puis éprouva des regrets et des remords lancinants. Il s’attarda dehors, devant la station de taxis. Il pouvait monter dans un véhicule et ordonner au conducteur de le conduire à Troy. S’il manquait le train à Troy, il pourrait toujours demander au conducteur de l’emmener tout droit à Montréal. Son portefeuille était bien garni.
Cinq heures plus tard, Joe était de retour à New York. Il avait sept fois changé d’idée en longeant l’Hudson. Il avait passé tout le voyage au wagon-restaurant et était ivre. Dans la soirée, il descendit du train en titubant. Une vague de froid s’était installée. L’air lui brûlait les narines et ses yeux étaient irrités. Il remonta sans but la Cinquième Avenue, puis entra dans un bar Longchamps et commanda un whisky-soda. Il se dirigea ensuite une nouvelle fois vers le téléphone.
Sammy mit une demi-heure pour le rejoindre ; à ce moment-là, Joe était assez soûl, sinon complètement imbibé. Sammy entra dans le vacarme du Longchamps, tira Joe à bas de son tabouret et le prit dans ses bras. Joe eut beau essayer, cette fois-ci il ne put se retenir. Ses pleurs sonnaient à ses propres oreilles comme un rire triste et rauque. Aucun des clients du bar ne savait quoi faire de lui. Sammy entraîna Joe vers un box du fond de la salle et lui tendit son mouchoir. Après que Joe eut ravalé le reste de ses sanglots, il confia à Joe le peu qu’il savait.
— A-t-il pu y avoir une erreur ?
— Ce genre de chose est toujours possible, répondit amèrement Joe.
— Oh ! nom de Dieu ! s’exclama Sammy. (Il avait commandé deux bouteilles de Ruppert’s et contemplait le goulot de la sienne. Ce n’était pas un buveur, et il n’avait même pas avalé une gorgée.) J’appréhende d’annoncer la nouvelle à ma mère.
— Ta pauvre mère, murmura Joe. Et ma pauvre mère…
La pensée que sa mère était veuve provoqua un regain de larmes. Sammy fit le tour de la table et se glissa à ses côtés dans le box. Puis ils restèrent un moment simplement assis là. Joe repensa à ce matin même, où il avait pointé la tête dehors pour saluer le jour et s’était senti aussi puissant que l’Artiste de l’évasion, porté par les énergies mystico-tibétaines de sa rage.
— Inutile, monologua-t-il.
— Qu’est-ce qui est inutile ?
— Moi.
— Joe, ne dis pas ça !
— Je ne suis bon à rien, insista Joe.
Il avait le sentiment de devoir quitter le bar. Il n’avait plus envie de rester assis à boire et à pleurnicher. Il voulait tenter quelque chose, trouver quelque chose à faire. Il empoigna Sammy par la manche et l’épaule de son caban et lui donna une bourrade, manquant le projeter hors du box.
— Ouste ! dit-il. Allons-y.
— Où allons-nous ? s’enquit Sammy, se levant de table.
— Je n’en sais rien, répondit Joe. Travailler. Je vais travailler.
— Mais tu viens de… D’accord, dit Sammy, regardant Joe dans les yeux. Ce n’est peut-être pas une si mauvaise idée.
Ils sortirent du Longchamps et s’engouffrèrent dans l’obscurité fraîche et nauséabonde du métro.
Sur le quai en direction du sud, à un ou deux mètres des cousins, se tenait un monsieur à l’air maussade, sombre. À la coupe de son pardessus ou à des ondes indéfinissables émanant de son menton, de ses yeux ou de sa coupe de cheveux, Joe eut la certitude qu’il était allemand. Cet homme les regardait au grand angle. Même Sammy dut reconnaître après coup que l’inconnu les avait regardés au grand angle. C’était un Allemand sorti tout droit d’une planche de Joe Kavalier : massif, séduisant à sa manière prognathe et prédatrice, portant un beau costume. Comme l’attente du train se prolongeait, Joe décida qu’il n’aimait pas ce qu’il estimait être l’air supérieur avec lequel le prétendu Allemand l’observait. Il envisagea quantité de styles possibles, en anglais et en allemand, pour exprimer son sentiment sur l’inconnu et son œil panoramique. Optant finalement pour une manifestation plus universelle, il cracha avec une désinvolture feinte sur la portion de quai les séparant. Cracher en public était à l’époque assez courant dans cette ville de fumeurs, et ce geste eût pu sans risque rester ambigu si le missile de Joe n’avait dépassé sa cible. De la salive glaçait la pointe de la chaussure de l’autre voyageur.
— Tu viens de cracher sur cet homme ? s’offusqua Sammy.
— Comment ? fit Joe. (Lui-même n’en revenait pas.) Hé, oui !
— Il ne l’a pas fait exprès, monsieur, dit Sammy à l’homme. Il est un peu nerveux en ce moment…
— Alors il me présente ses excuses, proposa l’homme, non sans raison.
Son accent était à couper au couteau, indiscutablement teuton. Il attendait ses excuses avec l’air de celui qui était habitué à en recevoir quand il les demandait. Il s’approcha de Joe d’un pas. Il était plus jeune que Joe ne l’avait cru au début, et encore plus imposant. Il donnait l’impression de pouvoir plus que se débrouiller dans une bagarre.
— Oh, mon Dieu ! s’exclama Sammy à mi-voix. Joe, je crois que c’est Max Schmeling.
Il y avait d’autres voyageurs qui attendaient le train, et leur intérêt était éveillé. Ils se mirent à discuter pour savoir si l’homme sur les chaussures de qui Joe avait craché était ou non Max Schmeling, le Taureau Noir des Uhlans, ancien champion du monde des poids lourds.
— Je suis désolé, marmonna Joe, pensant vaguement ce qu’il disait.
— Comment ? répondit l’homme, mettant une main en cornet à son oreille.
— Va-t’en au diable ! s’écria Joe, avec plus de sincérité cette fois.
— Merdeux ! cracha l’autre, soignant son anglais.
Avec une rapidité de pugiliste, il bouscula Joe contre un pilier de fer, referma un bras autour de son cou et lui décocha un coup de poing nerveux à l’estomac. Les poumons de Joe se vidèrent brutalement de leur air. Il bascula en avant, heurtant le quai en béton du menton. Ses globes oculaires lui firent l’effet de tinter dans leurs orbites. Il eut l’impression d’avoir un parapluie ouvert à l’intérieur de sa cage thoracique. Il attendit, s’affala sur le ventre sans ciller des yeux tel un poisson, pour voir s’il pouvait toujours respirer. Puis il laissa échapper un long gémissement sourd, petit à petit, pour tester les muscles de son diaphragme.
— Oh là là ! cracha-t-il enfin.
Sammy s’agenouilla près de lui et l’aida à se relever sur un genou. Joe aspirait de grandes goulées d’air irrégulières. L’Allemand se retourna vers les autres personnes présentes sur le quai, un bras levé dans un geste de défi ou, peut-être, sembla-t-il à Joe, pour les prendre à témoin. Tout le monde avait vu Joe cracher sur sa chaussure, n’est-ce pas ? Après quoi le colosse leur tourna le dos et partit d’un air dédaigneux à l’autre bout du quai. Le train entra en gare, tous les gens montèrent dedans et l’incident fut clos. Quand ils retournèrent aux Studios Palooka, Sammy, à la demande de Joe, ne dit rien sur son père. Mais il raconta à tout le monde que Joe s’était fait botter le cul par Max Schmeling. Joe eut droit à leurs félicitations ironiques. Il apprit qu’il avait eu de la chance que Schmeling eût retenu son coup.
— La prochaine fois que je revois ce type, fulmina Joe à sa grande surprise, je lui rends la monnaie de sa pièce !
Joe ne rencontra jamais plus Max Schmeling ou son sosie. En tout cas, il y a tout lieu de croire que Schmeling ne se trouvait absolument pas à New York mais en Pologne, ayant été mobilisé dans la Wehrmacht et envoyé au front en punition de sa défaite face à Joe Louis en 1938.