15.
Quand la file de voitures s’immobilisa dans l’allée de devant, Ruth Ebling, la gouvernante qui, depuis la grande galerie du manoir, regardait le chauffeur et Stubbs décharger les invités et leurs bagages, remarqua immédiatement le petit Juif. Il était tellement plus menu et plus chétif que les autres participants de la fête. Vraiment plus menu que n’importe lequel de ces individus aux cheveux blond-roux, grands et élancés, nonchalants, avec leurs costumes Brooks et leurs manières policées, qui formaient l’effectif habituel des distractions de Mr Love. Là où les autres émergeaient des voitures avec l’allure souple des aventuriers venus planter un drapeau conquérant, le petit Juif s’extirpa tant bien que mal du deuxième véhicule – une monstrueuse Cadillac 61 vert bouteille toute neuve – comme un homme qui viendrait de tomber dans un fossé. Il semblait avoir passé ces quelques dernières heures, non pas tant assis au côté des autres garçons à l’arrière d’une automobile, que éparpillé sans soin dans leurs intervalles. Tenant gauchement une cigarette, pâle et battant des paupières, les yeux larmoyants dans le vent cinglant, échevelé, vaguement difforme, il contemplait les pignons menaçants et les cheminaisons insensées de Pawtaw avec une méfiance non dissimulée. Quand il vit que Ruth l’observait, il inclina la tête et leva vaguement la main pour la saluer.
Ruth éprouva le besoin de détourner les yeux, ce qui ne lui ressemblait pas. Finalement, elle le fixa du regard calme et froid, joues immobiles, mâchoires serrées, qu’elle avait entendu appeler son « air Otto von Bismarck » dans la bouche de Mr Love, alors qu’il se croyait hors de portée de voix. Un sourire d’excuse plissa fugitivement le faciès du petit Juif.
Même s’il ne pouvait pas le deviner (et ne sut jamais exactement ce qui avait mal tourné ce jour-là), il avait fallu que la malchance de Sammy survienne juste l’après-midi où le moteur bouillonnant de l’aversion de Ruth Ebling pour les Juifs n’était pas alimenté simplement par le sombre mélange habituel des harangues logiques et insatiables de son frère et les préceptes tacites de la classe sociale de son employeur. Elle brûlait aussi d’un quart de honte claire, volatile, teintée d’une rage brute. Le matin précédent, plantée sur le trottoir devant les Tombs, à New York, avec sa mère, sa belle-sœur et son oncle George, elle avait vu disparaître dans un épais nuage de gaz d’échappement l’autocar qui emmenait à Sing Sing le frère qui lui restait, Carl Henry.
Carl Henry avait plaidé coupable et été condamné, par un juge du nom de Cohn, à douze ans de prison pour avoir posé une bombe à la réception de la bar-mitsva de Leon Douglas Saks au Pierre Hôtel. Carl Henry, enfant rêveur et passionné, mais pas spécialement adroit ni doué, avait gardé ces traits de caractère à l’âge d’homme, ce qui donnait un emportement mêlé de paresse. Mais l’idéalisme vague et écorné qu’il avait rapporté des champs de bataille de Belgique, et qui s’était cristallisé dans la longue indignité de la Dépression, avait trouvé une nouvelle forme et un nouvel objectif après 1936, quand un ami lui avait proposé de rejoindre une organisation sociale de Yorkville, le Club de la Patrie, qui, au début de la guerre en Europe, s’était transformée ou fragmentée – Ruth avait eu du mal à suivre – en Ligue aryano-américaine. Alors que Ruth n’avait jamais entièrement approuvé les idées de Carl Ebling – Hitler la rendait nerveuse – et que le fait que son frère tienne un rôle de premier plan dans les activités de son parti l’inquiétait, elle voyait une incontestable noblesse dans son dévouement à la cause : libérer les États-Unis de l’influence maléfique de Morgenthau{111} et du reste de sa cabale. D’ailleurs, il aurait dû être aussi évident pour le juge, pour le procureur (Silverblatt) et pour tout le monde que cela l’avait été pour Ruth elle-même que son frère, qui avait insisté, contre l’avis de son avocat, pour plaider coupable, et qui semblait la plupart du temps se prendre pour un méchant costumé de bande dessinée, avait manifestement perdu la tête. Il aurait dû être à Islip, non à Sing Sing. Que la bombe confectionnée par son frère – en forme de trident, comment ne pas voir la folie de tout cela ? – avait on ne savait comment réussi à exploser en ne blessant que son auteur, Ruth l’attribuait au manque de chance et à la maladresse qui avait toujours caractérisé Carl. Quant à la sévérité de la peine à laquelle il avait été condamné, elle l’imputait, comme Carl Henry, pas seulement aux rouages du « complot juif », mais, avec une réticence qui lui fendait le cœur, à son employeur, Mr James Haworth Love en personne. Dès le début des années 1930, James Love avait exprimé haut et fort son opposition à Charles Lindbergh, aux America Firsters{112} et surtout à la German-American Bund et à d’autres organisations pro-allemandes de ce pays, que, dans ses discours et dans les éditoriaux de la presse, il dénonçait habituellement comme étant « des membres de la cinquième colonne, des espions et des saboteurs », diatribes qui avaient culminé, du moins aux yeux de Ruth, avec les poursuites judiciaires à l’encontre de son frère et son incarcération. C’est ainsi que la sourde aversion que Ruth eût conçue normalement pour Sammy était avivée par la détestation purulente que lui inspiraient son hôte pour le week-end et la manière dont Mr James Haworth Love menait ses affaires à la fois politiques et sociales. En étant témoin de cet assouplissement de l’interdit, inexprimé bien qu’absolu, de la présence de Juifs à Pawtaw, jusqu’ici une des rares traditions de ses parents et de ses grands-parents bâtisseurs d’empires que Mr Love avait continué de respecter, et y voyant la preuve finale de l’impudence et de la faiblesse de l’homme, le cœur de Ruth se révolta. Il ne manquait plus qu’un dernier scandale pour pousser Ruth à prendre des dispositions afin d’alléger la pression qui s’accumulait depuis si longtemps dans sa poitrine.
— J’ai vu la fumée, aboya Mr Love. Feux allumés. Très bien, Ruth. Comment allez-vous ?
— Je crois que je survivrai.
Les hommes gravirent tous les marches en bande, lançant leurs bonjours aussi joyeux que vides dans sa direction, la complimentant sur sa coiffure, dont l’aspect n’avait pas changé depuis 1923, son teint, les odeurs qui émanaient de la cuisine. Elle les saluait poliment, avec quelque chose de son habituelle méfiance acide, telle une institutrice qui accueillerait le retour de vacances d’un groupe de Je-sais-tout et de noceurs, et indiquait à chacun quelle chambre serait la sienne et comment y parvenir s’ils ne le savaient déjà. Lesdites chambres avaient été baptisées par un aïeul passionné d’indiens d’après des tribus locales disparues. L’un des arrivants, extraordinairement beau, avec des yeux de la même couleur que la Cadillac neuve et une fossette au menton, beaucoup plus grand et plus carré que les autres, lui serra la main en disant qu’il avait entendu les choses les plus étonnantes sur sa cassolette d’huîtres. Le Juif aux jambes grêles se tenait en retrait, s’abritant derrière le géant aux prunelles vertes ; il se contenta de la saluer d’un nouveau petit sourire suivi d’un toussotement nerveux.
— Vous avez la Raritan{113}, lui apprit-elle, ayant réservé spécialement pour le nouveau la chambre d’amis la plus petite et la plus exiguë du deuxième étage, une qui était dépourvue de véranda, avec une vue fragmentaire de la mer.
Cette information parut l’effrayer, comme si elle l’avait chargé d’une lourde responsabilité.
— Merci, madame, murmura-t-il.
Ruth devait se souvenir plus tard qu’elle avait été touchée par une émotion fugace, qui se situait quelque part entre la tendresse et la pitié, pour le petit Juif au nez retroussé. Il avait l’air si peu à sa place au milieu de toutes ces grandes chochottes à l’allure sportive. Elle avait du mal à croire qu’il puisse vraiment être des leurs. Elle se demandait s’il n’était pas arrivé ici par erreur.
Ruth Ebling ne pouvait pas savoir à quel point ses spéculations sur le statut et la condition sociale de Sammy coïncidaient avec les siennes.
— Bon Dieu ! lança-t-il à Tracy Bacon. Qu’est-ce que je fiche ici ? (Il laissa choir sa valise, qui atterrit avec un bruit sourd sur le tapis de haute laine, un des nombreux tapis d’Orient usés qui recouvraient en patchwork les lattes grinçantes de la Raritan. Tracy avait déjà déposé ses bagages dans sa chambre du premier étage, laquelle avait reçu pour nom Ramcock{114}, dans un étrange accès de prémonition de cet aïeul amoureux des Indiens. Actuellement, il était allongé sur le dos sur le lit en fer de Sammy, les jambes levées et croisées aux genoux, les bras derrière la tête, en train de gratter avec un ongle l’émail blanc écaillé du montant. Comme beaucoup d’hommes élancés et bien bâtis, c’était un fainéant invétéré qui dédaignait l’effort physique, excepté par courtes explosions de grâce frénétique dignes de Red Grange{115}. Du reste, il détestait rester debout, ce qui rendait son travail à la radio particulièrement insupportable. Il avait également horreur d’être obligé de se tenir droit sur une chaise. Sa faculté innée de se sentir à l’aise partout où il allait s’associait à une paresse insondable. Chaque fois qu’il entrait dans une pièce, si officielles que soient les circonstances, il cherchait généralement un endroit où pouvoir au moins percher ses pieds.) Je parie que je suis le premier youpin à avoir mis les pieds dans cette taule, déclara-t-il.
— Je ne crois pas que je tiendrai ce pari.
Sammy s’approcha de la petite fenêtre, dont tous les carreaux étaient maculés d’une empreinte de givre, dans l’étroite mansarde qui dominait la pelouse de derrière. Il l’ouvrit avec difficulté, laissant entrer un frais courant d’air salé et de fumée de bois accompagné des grondements et des sifflements de la mer. Dans le dernier quart d’heure de jour, très loin sur la plage, Dave Fellowes et John Pye se renvoyaient un ballon avec un acharnement certain, en pantalon de treillis et haut de survêtement mais les pieds nus. John Pye était lui aussi un comédien de radio, la vedette de On demande Mr Maxwell et un ami de Bacon, qui l’avait présenté au financier des Aventures de l’Artiste de l’évasion. Fellowes, lui, chapeautait le bureau new-yorkais d’un membre de la délégation de New York au Congrès. Sammy observa Fellowes tourner le dos à Pye et descendre la grève en éparpillant des mottes de sable blanc. Fellowes leva le bras, jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, et une passe avant courte et précise de Pye trouva le chemin de ses mains.
— C’est si bizarre, murmura Sammy.
— Tu trouves ?
— Oui.
— Tu as raison, reprit Bacon. Je pense que tu dois avoir raison.
— Tu ne peux pas savoir…
— Eh bien, je… peut-être que la raison pour laquelle je n’ai pas cette impression, c’est que je me suis toujours senti bizarre, tu sais, avant de m’apercevoir que je n’étais pas le seul au monde…
— Ce n’est pas ce que je veux dire, protesta doucement Sammy. (Il n’avait pas voulu jouer au raisonneur.) Ce n’est pas ça qui me paraît bizarre, vieux. Ce n’est pas parce que c’est une bande de tapettes, ou parce que Mr James Love, le magnat du bas, est une tapette, ou parce que tu es une tapette ou que je suis une tapette…
— Si tu en es une, le reprit Bacon avec une correction feinte.
— Si j’en suis une.
Bacon fixa le plafond avec contentement, les bras croisés derrière la nuque.
— Ce que tu es.
— Ce que je suis peut-être.
En réalité, la question de savoir comment la génération suivante qualifierait l’orientation sexuelle de Sammy, à la satisfaction au moins de tous ceux qui participaient à la réunion de Pawtaw lors de ce premier week-end de décembre 1941, semblait amplement résolue. Dans les semaines qui suivirent leur petite visite à la Foire mondiale et leur étreinte à l’intérieur du globe obscur de la Périsphère, Sammy, avec son jeune amant athlétique, était devenu partie intégrante du cercle de John Pye, considéré à l’époque, et longtemps après dans la mythologie du New York gay, comme étant le plus bel éphèbe de la ville. Dans une boîte des Cinquantièmes Rues Est appelée Le Perroquet Bleu, Sammy avait eu la nouveauté de voir des hommes danser le Texas Tommy et le Cendrillon, tout près, dans le noir, même si la faiblesse de ses propres gambettes l’empêchait de s’amuser avec les autres. Le lendemain, ainsi que tout le monde le savait, lui et Tracy partaient pour la côte ouest, afin de se lancer dans leur nouvelle vie conjointe de scénariste et de vedette de feuilleton.
— Alors, qu’y a-t-il de bizarre ? insista Tracy.
Sammy secoua la tête.
— C’est simplement… Regarde-toi. Regarde-les. (Il agita le pouce en direction de la fenêtre ouverte.) Ils pourraient tous jouer un gars en caleçon à l’identité secrète. Votre play-boy désabusé, votre héros des terrains de football américain, vos jeunes procureurs partis en croisade. Bruce Wayne, Jay Garrick, Lamont Cranston…
— Jay Garrick ?
— Oui, The Flash{116}. Blond, un paquet de muscles, une belle dentition, une pipe…
— Je ne fumerai jamais la pipe.
— Celui-ci est allé à Princeton, celui-là à Harvard, le troisième à Oxford…
— Sale habitude !
Sammy plissa la figure pour montrer qu’il reconnaissait que ses efforts de méditation étaient contrés, puis regarda ailleurs. En bas, sur la plage, Fellowes avait plaqué John Pye. Ils roulèrent dans le sable.
— Il y a un an, quand je voulais fréquenter quelqu’un comme toi, je devais, tu sais, t’inventer. Et maintenant…
Ses yeux balayèrent la large étendue desséchée de la pelouse, dépassèrent Pye et Fellowes. Une signature d’écume était griffonnée à la surface des vagues. Comment pourrait-il dire à Bacon à quel point il avait été heureux, ces deux derniers mois, d’être le point de mire rayonnant de son regard, combien Bacon avait tort de gâcher ce regard pour lui ? Personne d’aussi beau, d’aussi charmant, équilibré, imposant physiquement que Bacon ne pouvait s’intéresser à lui.
— Si tu es en train de me demander si tu peux être mon assistant, répliqua Bacon, la réponse est oui. Nous te trouverons un masque…
— Dis donc ! Merci…
— On t’appellera… oh ! Qu’est-ce que tu penses de Rusty*{117} ? Rusty ou Dusty.
— La ferme.
— En fait, Musty{118} serait plus juste.
Quand ils étaient au lit tous les deux, Bacon prenait toujours de profondes et nostalgiques goulées au pénis de Sammy, affirmant qu’il dégageait exactement la même odeur qu’un tas de vieilles bâches dans le bûcher de son grand-père, à Muncie dans l’Indiana. Une fois, il avait situé le bûcher en question à Chillicothe, dans l’Illinois.
— Je te préviens… gronda Sammy, la tête penchée d’un air menaçant, les bras tendus pour enchaîner deux prises de judo, les jambes repliées pour bondir.
— Ou encore, étant donné l’état de ton linge de corps, jeune homme, poursuivit Bacon, qui protégea son visage de ses bras, déjà sur le recul, peut-être devrait-on penser sérieusement à Crusty{119}…
— Ça suffit ! cria Sammy, s’élançant sur le lit.
Bacon fit semblant de crier. Sammy se jeta tant bien que mal sur son ami et lui cloua les poignets sur le lit. Son visage planait à cinquante centimètres de celui de Bacon.
— Maintenant je te tiens, dit-il.
— S’il te plaît, gémit Bacon. Je suis orphelin.
— C’était le sort réservé aux petits mariolles dans mon quartier…
Sammy pinça les lèvres et laissa couler un long filet de salive, terminé par une grosse bulle irisée. La bulle descendit telle une araignée au bout de son fil pour finir par pendre juste au ras du visage de Bacon. Puis Sammy aspira pour la faire remonter. Il y avait des années qu’il n’avait pas tenté ce tour de force. Il était content de voir que sa bave avait gardé sa viscosité et lui sa maîtrise de précision.
— Berk ! fit Bacon.
Il tournait la tête de droite et de gauche et se débattait sous Sammy, qui pesait de tout son poids sur ses poignets pendant qu’il laissait redescendre le filet argenté au-dessus de lui. Brusquement, Bacon cessa toute résistance. Il fixa Sammy, sûr de lui, calme, une lueur dangereuse dans le regard. Bien sûr, il aurait pu se libérer facilement, s’il le désirait, de la prise chétive de son amant. C’est ce qui se lisait dans son expression. Il ouvrit la bouche. La perle de salive pendillait toujours. Sammy coupa le fil. Un instant plus tard, nus sous les quatre couvertures empilées sur le petit lit étroit, ils s’ébattaient de la manière exacte dont le docteur Fredric Wertham, dans son livre sulfureux, prétendrait un jour qu’elle était répandue chez les héros costumés et leurs « pupilles ». Ils s’endormirent dans les bras l’un de l’autre. C’est l’odeur rassurante et maternelle du lait bouilli et de l’eau salée qui les réveilla.
Plusieurs récits fragmentaires survécurent aux événements qui se déroulèrent à Pawtaw le 6 décembre 1941. Le chapitre que le journal intime de Mr Love consacre au 6 décembre est laconique. Il note que, cet après-midi-là, Bob Perina{120} avait pris quatre-vingt-deux yards pour Princeton et donne des détails sur le menu et les points forts de la conversation du dîner, avec cette pitoyable notation : « avlerecul, plustrivqued’hab ». Les convives, comme toujours, sont désignés par leurs initiales : JP, DF, TB, SC, RP, DD, QT. Le passage se termine sur ce simple mot : désastre. Seule l’absence de toute note pour le jour suivant et l’objet de celle du lundi, alors qu’il se passait tant d’autres choses dans le monde, ainsi qu’une visite à son avocat, laissent entrevoir ce qui était arrivé. Roddy Parks, le compositeur, dans son célèbre journal intime, ajoute le nom d’un autre invité (son amant du moment, le photographe Donald Davis) et est d’accord avec Love pour dire que les principaux sujets de conversation à table étaient une grande exposition des peintures fauves à la Mary Harriman Gallery et le mariage-surprise du roi de Belgique. Il rapporte également que la cassolette d’huîtres était ratée et que Donald avait remarqué, un peu plus tôt dans l’après-midi, que quelque chose semblait tourmenter la gouvernante, que Parks appelle Ruth Appling. Son résumé de la rafle est presque aussi bref que celui de Love : « Quelqu’un a appelé la police ».
Un examen du rapport du shérif du comté de Monmouth fournit le nom du dernier invité du week-end, un certain Mr Quentin Towle, ainsi qu’un compte-rendu un peu plus détaillé des événements de la soirée, y compris un petit aperçu sur l’impulsion qui, à la fin, avait poussé Ruth vers le téléphone. « Miss Ebling, dit le rapport, était exaspirée [sic] par la récente incarcération de son frère Carl et trébucha par hasard dans une chambre sur un comic book du genre de ceux qu’elle tenait pour responsables des problèmes mentaux de son frère. À cet instant, après avoir identifié l’auteur dudit comic book comme étant l’un des suspects, elle décida de signaler aux autorités la nature des activités des occupants de la maison. »
Il est intéressant d’observer que, malgré l’accent porté, cette nuit-là et au cours des poursuites judiciaires qui s’ensuivirent, dans une large mesure peu concluantes, sur le rôle de déclencheur du comic book dans l’acte de vindicte de Ruth Ebling, le seul hôte de Pawtaw de ce soir-là pour lequel il n’existe pas de procès-verbal d’arrestation est précisément son auteur.
À ce dîner, Sammy s’enivra pour la première fois de sa vie. L’ivrognerie le gagna si lentement qu’au début il prit ses effets pour la béatitude de la fatigue sexuelle. La journée avait été longue et avait laissé des traces physiques dans sa mémoire : le froid devant le Mayflower, ce matin-là, en attendant que Mr Love et ses amis passent les prendre ; le coude planté dans ses côtes, le rugissement et l’odeur de cendres du radiateur de la Cadillac, la flèche aiguisée de l’air de décembre qui sifflait par la vitre pendant le trajet ; la brûlure d’un coup de whisky qu’il accepta de prendre à la flasque de John Pye ; la marque persistante des dents de Bacon et l’empreinte de ses pouces sur ses propres hanches. Pendant qu’il dégustait ses huîtres, assis à la table du dîner, en regardant autour de lui avec une expression que, sans que cela l’angoisse, il savait stupide, un agréable mélange de courbatures et d’images l’enveloppait, semblable à celui qui submerge quelqu’un à deux doigts de s’endormir après avoir passé toute la journée au grand air. Il s’y enfonça et regarda les autres invités dérouler les étendards sanglants de la conversation. Le vin, un Puligny-Montrachet 1937, sortait d’une caisse qui avait été offerte, dixit Jimmy Love, par Paul Reynaud.
— Alors, quand partez-vous tous les deux ?
— Demain, répondit Bacon. On arrive mercredi. J’ai déjà un cachet en poche. Un citoyen de Republic est censé monter dans le train avec mon costume à Salt Lake City, pour que ce soit l’Artiste de l’évasion qui descende à L.A.
Suivirent d’interminables mises en boîte de Tracy Bacon sur le sujet des caleçons, qui s’orientèrent au milieu de l’hilarité générale vers la question des grègues. Love exprima sa satisfaction que Bacon puisse continuer à jouer l’Artiste de l’évasion à la radio, grâce à sa diffusion depuis Los Angeles. Sammy se rencogna de plus belle dans sa rêverie alimentée au bourgogne. Il y eut une légère turbulence de l’air dans son dos, des chuchotements, un cri étouffé.
— Mais vous n’allez pas leur manquer, à votre usine de bandes dessinées ?
— Qu’est-ce qui se passe ? (Sammy se redressa sur sa chaise.) Je crois qu’on vous demande, monsieur Love. J’ai entendu prononcer votre nom…
— Je suis vraiment désolé, monsieur Love, dit une voix claire et monocorde derrière Sammy. Mais je crains que vous-même et vos bonnes amies ne soyez en état d’arrestation.
Une courte débandade suivit cette déclaration. La pièce se remplit d’une époustouflante variété de shérifs adjoints, de policiers d’Asbury Park, d’agents de la sécurité routière des autoroutes d’État et de journalistes, plus deux agents du F.B.I. originaires de Philadelphie, qui, en vacances, s’imbibaient au Fly Trap, un relais routier de Sea Bright fréquenté par des représentants de la police du littoral du New Jersey, quand le bruit avait couru qu’on allait nettoyer un repaire de pédés, la maison balnéaire d’un des hommes les plus riches d’Amérique. Lorsqu’ils virent à quel point beaucoup de ces pédés étaient grands et bien bâtis, pour ne rien dire de leur aspect étonnamment normal, tous ces messieurs eurent un moment d’hésitation que Quentin Towle mit à profit pour s’éclipser. Il fut appréhendé plus tard, sur la route du comté. Seuls les deux costauds opposèrent une résistance. John Pye s’était déjà fait ramasser, deux fois, et il en avait assez. Il savait que cela lui coûterait cher au final, mais avant de pouvoir être maîtrisé il réussit à ensanglanter le nez d’un shérif et fracassa une bouteille de montrachet sur le crâne d’un second. Il brisa aussi l’appareil d’un photographe qui travaillait pour les journaux de W.R. Hearst, exploit dont tous ses amis lui furent par la suite reconnaissants. Love, en particulier, n’oublia jamais ce service et, après que Pye fut tué en Afrique du Nord, où il était parti comme ambulancier parce que l’armée n’acceptait pas les homosexuels, il se chargea de subvenir aux besoins de sa mère et de sa sœur. Quant à Tracy Bacon, il n’accorda pas une seconde à la question de savoir s’il fallait ou non employer la violence avec la police. Sans faire trop de révélations sur sa véritable histoire qu’il s’était donné tant de mal à effacer et à réécrire, on peut dire que Bacon s’était mis la police à dos depuis l’âge de neuf ans et qu’il se défendait avec ses poings bien avant cette date. Il se rua donc dans le nœud grouillant de matraques, de chapeaux à large bord et d’hommes recroquevillés, et se mit à cogner. Quatre hommes furent nécessaires pour le maîtriser, ce qu’ils firent avec une brutalité considérable.
Pendant qu’il regardait son petit ami et John Pye sombrer dans un océan de chemises marron, trop soûl et trop honteux pour bouger, Sammy se débattait lui-même comme un diable. Quelqu’un lui avait agrippé les jambes et Sammy avait beau donner des coups de pied et battre les airs avec ses bras, l’autre ne voulait pas lâcher prise. À la fin, son assaillant eut quand même le dessus et Sammy se retrouva entraîné sous la table.
— Idiot ! murmura Dave Fellowes, les yeux clos, le nez en sang à l’endroit où le pied de Sammy l’avait frappé. Descends !
Il força Sammy à s’accroupir à côté de lui sous la table, et tous deux regardèrent les bottes et les corps s’abattre sur le tapis, de dessous la bordure ornée de dentelle de la nappe. C’est dans cette position humiliante qu’ils furent découverts cinq minutes plus tard, quand les deux agents du F.B.I. en vacances, formés à l’exhaustivité, ratissèrent une dernière fois le manoir.
— Tous vos amis vous attendent, ironisa un des deux.
Il sourit à son collègue, qui empoigna Fellowes par le col de sa chemise et l’extirpa de dessous la table.
— Je reviens, dit l’autre agent.
— Je sais que tu reviendras, répliqua avec un rire strident celui qui emmenait Dave Fellowes.
Appuyé sur un genou, l’agent du F.B.I. dévisageait Sammy avec une tendresse feinte, comme s’il essayait d’attirer un enfant récalcitrant hors de sa cachette.
— Viens, mon cœur, susurra-t-il. Je ne te toucherai pas.
La réalité de la situation avait commencé à pénétrer les brumes de l’ivrognerie de Sammy. Qu’avait-il fait ? Comment pourrait-il avouer à sa mère qu’il avait été arrêté et pourquoi ? Il ferma les yeux mais, à ce moment-là, fut torturé par une vision de Bacon succombant à une marée de poings et de talons de botte.
— Où est Bacon ? demanda-t-il. Qu’avez-vous fait de lui ?
— Le grand gaillard ? Il s’en remettra. Il est plus viril que le reste de votre bande. Tu es sa petite amie ?
Sammy rougit.
— Tu as de la veine. C’est un beau morceau.
Sammy sentit une étrange vibration de l’air entre le policier et lui. La pièce, toute la maison paraissaient être devenues très silencieuses. Si le flic avait l’intention de l’arrêter, il semblait à Sammy qu’il aurait déjà dû le faire.
— Moi, j’ai un faible pour les basanés. Les petits gars…
— Comment ?
— Je suis un agent fédéral, tu le savais ?
Sammy secoua la tête.
— C’est vrai. Si je dis à ces schmitts là-bas qu’ils doivent te relâcher, ils le feront.
— Pourquoi feriez-vous ça ?
L’agent regarda lentement par-dessus son épaule, une quasi-parodie de celui qui regarde si la voie est libre, puis retourna à quatre pattes sous la table avec Sammy. Il posa la main de celui-ci sur la braguette du pantalon de son costume.
— Oui, pourquoi ? insista l’agent du F.B.I.
Dix minutes plus tard, les deux agents fédéraux en villégiature étaient réunis dans le vestibule de la demeure. Poussés par leurs champions respectifs, Dave Fellowes et Sammy pouvaient à peine se regarder, encore moins regarder Ruth Ebling, qui supervisait les efforts de ménage de son personnel. Sammy avait encore dans la bouche le goût âcre du sperme de l’agent Wyche, ainsi que la dégoûtante saveur douceâtre de son propre rectum. Jamais il ne devait oublier le sentiment de malédiction au fond de son cœur, la sensation d’avoir pris un tournant irrévocable et de devoir affronter sous peu un destin sombre et assuré.
— Ils sont tous partis, proféra Ruth, l’air surpris de les voir. Vous les avez manqués.
— Ces deux hommes ne sont pas suspects, précisa l’agent de Fellowes. Ce sont de simples témoins.
— Nous avons encore besoin de les sonder, ajouta l’agent Wyche, sans se donner la peine de cacher son amusement devant ses propres sous-entendus. Merci, madame. Nous sommes motorisés.
Sammy parvint à relever la tête et vit que Ruth le dévisageait avec curiosité, le même vague air de pitié qu’il avait cru déceler plus tôt dans l’après-midi.
— J’aimerais juste vous poser une question, reprit-elle. Quel effet cela fait-il, monsieur Clay, de gagner votre vie sur le dos des simples d’esprit ? C’est la seule chose que je voudrais savoir.
Sammy sentait qu’il aurait dû comprendre de quoi elle parlait et était sûr que ç’aurait été le cas en temps normal.
— Je suis désolé, madame. Je n’ai aucune idée de ce que…
— Un jeune homme s’est jeté du haut d’un immeuble, ai-je entendu, poursuivit-elle. Il s’est attaché une nappe autour du cou et…
Un téléphone sonna dans une pièce voisine. Elle s’interrompit, se tourna pour aller répondre. L’agent Wyche prit Sammy au collet et le tira vers la porte. Ils sortirent dans la nuit glacée.
— Attendez, cria la voix de la gouvernante depuis l’intérieur de la maison. On demande un Mr Klayman au téléphone. C’est lui ?
Après coup Sammy devait souvent se demander ce qu’il eût pu lui arriver, dans quelle ruelle ou fossé son corps brisé et abusé eût pu échouer, si sa mère n’avait pas téléphoné au manoir de Pawtaw pour lui annoncer la mort de Thomas Kavalier. L’agent fédéral Wyche et son collègue échangèrent un regard, avec une expression qui n’était plus tout à fait professionnellement neutre.
— Aïe ! Mince, Frank ! commenta l’agent de Fellowes. Ça alors ! Sa mère…
Quand Sammy ressortit de la cuisine, Dave Fellowes était debout, affalé contre la porte d’entrée, un bras sur son visage rouge et moite. Les deux agents fédéraux avaient disparu. Eux aussi avaient une mère.
— Il faut que je rentre en ville immédiatement, dit Sammy.
Fellowes s’essuya le visage avec sa manche, puis plongea la main dans sa poche et en tira la clef de sa Buick.
Bien que la circulation fût fluide, ils mirent près de trois heures pour regagner New York. Depuis le moment où Fellowes avait démarré jusqu’à ce qu’il eût déposé Sammy devant chez lui, ils n’avaient pas échangé un mot.