12.

Quand il déambula de nouveau dehors, le ciel brillait comme un nickel et l’air embaumait les amandes sucrées. Il en avait acheté un sachet, et celui-ci lui tenait chaud à travers la poche revolver de son complet à douze dollars. Il traversa la rue pour se diriger vers le square. Thomas venait en Amérique ! Il avait rendez-vous pour dîner !

En traversant le parc, malgré lui il essayait de comprendre le secret du tour d’Hoffman. Où avait-il dissimulé le porte-cigarettes d’où il avait subtilisé la cigarette allumée ? Quel genre de porte-cigarettes pouvait garder une cigarette allumée aussi longtemps ? Il arriva à la moitié du square avant de trouver la réponse : le postiche.

À l’instant précis où il passait devant la statue de George Washington, il remarqua devant lui un petit groupe de gens, agglutinés autour d’un des longs bancs verts à sa droite. Se figurant qu’un occupant du banc du parc devait distribuer des tranches de la toute dernière friandise macabre en provenance des champs de bataille et des capitales d’Europe, Joe pêcha une noix de cajou dans son sac, la lança en l’air, renversa la tête et rattrapa la noix, sans cesser de marcher. Alors qu’il dépassait le petit noyau de personnes qui chuchotaient entre elles, il vit pourtant que toutes semblaient regarder, non pas le banc, mais l’érable grand et élancé qui se dressait juste derrière, dans une cage en dentelle de fer. Quelques-unes souriaient même, nota-t-il. Une femme d’un certain âge, avec un manteau de laine écossaise, recula d’un petit pas dansant, la main pressée sur son cœur, riant de confusion devant sa frayeur. Il doit y avoir un animal quelconque dans l’arbre, pensa Joe. Une souris, un singe ou un varan échappé du zoo de Central Park. Il se dirigea vers le banc et, comme personne ne lui fit de place, se dressa sur la pointe des pieds pour mieux voir.

Un fait surprenant de la part du magicien Kornblum, Joe s’en souvenait, c’était qu’il croyait en la magie. Pas en la prétendue magie des bougies, des pentacles et des chauves-souris. Ni dans les envoûtements de cuisine des grand-mères slaves, avec leurs herbiers et leurs rognures du petit doigt de pied d’une vierge aveugle, ligotée dans un sac en peau de chèvre. Ni en l’astrologie, la théosophie, la chiromancie, les baguettes de sourcier, les séances de spiritisme, les statues qui pleurent, les loups-garous, les prodiges ou les miracles. Kornblum considérait tout cela comme une imposture bien différente – bien plus destructrice – que la qualité d’illusion qu’il exerçait, dont le succès, après tout, augmentait en proportion directe de la conscience aiguë, constante, de ses publics qu’en dépit de toute la vigilance qu’ils pouvaient apporter, ils étaient trompés. Ce qui enchantait Kornblum, au contraire, c’était la magie impersonnelle de la vie, quand il lisait par exemple un article de revue sur un poisson capable de se camoufler en adoptant l’apparence de sept autres variétés des fonds marins, ou quand il apprenait aux actualités que des savants avaient découvert une étoile qui émettait des radiations sur une longueur d’onde dont la valeur en mégahertz approchait de pi. Dans le domaine de l’activité humaine, cette sorte d’enchantement était souvent, bien que pas toujours, une affaire plus triste, tantôt magnifique, tantôt cruelle. Son fonds de commerce consistait alors en ironies, en coïncidences, et les seuls vrais mauvais présages, reconnaissables et impossibles à ignorer avec le recul, étaient ceux qui se manifestaient d’eux-mêmes.

Sur le fût gracile du jeune érable dans sa cage du côté ouest d’Union Square, était posée une énorme phalène. Elle papillonnait avec la langueur d’une dame qui s’évente, vert irisé avec des reflets dorés, aussi grosse que la pochette de soie de la dame alanguie. Ses ailes étaient étendues à plat, et quand, de temps en temps, celles-ci palpitaient, la femme au manteau écossais poussait un cri perçant, au grand amusement des autres rassemblés autour, puis faisait un bond en arrière.

— Qu’est-ce que c’est que ce papillon ? demanda Joe à son voisin.

— Le gars, là-bas, dit que c’est un lune.

L’homme ébaucha un signe de tête vers un individu corpulent, planté plus près de l’arbre et de la phalène que les autres, qui avait l’air d’un banquier et portait un chapeau tyrolien orné d’une plume vert papillon.

— C’est exact, acquiesça l’imposant bonhomme, d’une voix étrangement mélancolique. Un papillon lune. Nous en voyions de temps à autre quand j’étais jeune. Au Mount Morris Parle…

Il tendit sa main potelée, protégée par son gant en peau de porc jaune, vers le cœur bleu battant de son souvenir d’enfance.

— Rosa, articula Joe à mi-voix.

À ce moment-là, tel un trope ambigu de bon augure, le papillon lune s’envola avec un froufroutement audible, se projeta dans le ciel infini et partit en zigzag dans la direction du Flatiron Building.