7.

À l’origine la soirée avait été prévue pour la minuscule salle de bal du manoir, mais quand cette pièce fut rendue inhabitable par le bruit du respirateur de Salvador Dali, tout le monde se pressa finalement dans la bibliothèque. Comme toutes les pièces de la maison, la bibliothèque était exiguë, construite à une échelle de trois quarts, ce qui donnait aux visiteurs la troublante sensation d’être des géants. En poussant pour entrer derrière Deasey, Sammy et Joe trouvèrent les lieux pleins à craquer de symbolistes transcendantaux, de puristes et de vitalistes, de rédacteurs de publicité affublés de costumes de la couleur des nouvelles Studebaker, de joueurs de banjo socialistes, de journalistes à Mademoiselle, de spécialistes des rites cannibales de la Youghiogeny et des adorateurs d’oiseaux des montagnes d’Indochine, d’auteurs de requiems dodécaphoniques et de slogans pour Eas-O-Cran, le « laxatif authentique » de la Nouvelle-Angleterre. Le gramophone – et le bar, bien sûr – avait également été monté dans la bibliothèque, et les notes d’un solo à la trompette de Louis Armstrong virevoltaient au-dessus des têtes des invités entassés. Sous ce brillant vernis de jazz et une couche vaporeuse de bavardages, on entendait le grondement sourd et pesant du compresseur à air invisible. Mêlé aux odeurs de tabac et de parfums, l’atmosphère ambiante avait un léger relent d’huile de graissage des quais.

— Bonsoir, George. (Harkoo, un homme large et rond, qui n’avait décidément rien de long, mais perdait ses cheveux, lesquels étaient cuivrés et coupés ras, se frayait péniblement un chemin vers eux.) J’espérais bien que tu te montrerais.

— Salut, Siggy.

Deasey se raidit et tendit la main d’un geste qui parut à Joe défensif ou même protecteur. Puis, l’instant d’après, l’individu qu’il appelait Siggy l’avait enfermé dans une prise de lutte, où l’affection semblait le disputer à un désir de briser les os de l’autre.

— Mr Clay, Mr Kavalier, annonça Deasey, se dégageant de cette étreinte comme Houdini se secouait et se trémoussait pour se libérer d’une camisole de force mouillée. Permettez-moi de… vous présenter… Longman Harkoo, alias Mr Siegfried Saks pour ceux qui préfèrent ne pas céder à ses caprices.

Joe éprouva une sensation de malaise, comme si ce nom avait un sens pour lui, mais sans arriver à mettre le doigt dessus. Il chercha « Siegfried Saks » dans sa mémoire, battant les cartes pour tenter de faire sortir l’as qu’il savait être là, quelque part.

— Bienvenue !

Ce Mr Saks-là lâcha son ami et se tourna en souriant vers les cousins, qui reculèrent tous deux d’un pas, mais il se borna à leur tendre la main avec un pétillement malicieux de ses doux yeux bleus, qui avaient l’air d’insinuer que leur propriétaire ne soumettait à ses prises démoniaques que ceux qui aimaient le moins être touchés. À une époque où, dans la taxinomie de l’élégance masculine, l’on réservait encore une place honorable au genre Boule de suif, Harkoo était un exemple classique de l’espèce Potentat mystique et réussissait à paraître à la fois imposant, élégant et ultramondain dans un ample cafetan brun et violet, lourdement rebrodé, qui descendait presque sur l’empeigne de ses sandales mexicaines. Il avait une bague de grenats au petit doigt de son pied droit calleux, remarqua Joe. Un vénérable Brownie Kodak pendait à un lacet de cuir orné de perles indiennes accroché autour de son cou.

— Désolé de tout ce raffut en bas, continua-t-il avec une intonation lasse.

— C’est vraiment lui ? s’enquit Sammy. À l’intérieur de ce machin ?

— Oui, c’est bien lui. J’ai essayé de le cajoler pour qu’il sorte. Je lui ai dit que c’était une idée magnifique en… vous savez… en théorie, mais qu’en pratique… Bah ! c’est un homme terriblement obstiné. Mais je n’ai jamais connu de génie qui ne le soit pas.

À leur arrivée, le portier leur avait montré du doigt Dali planté dans la salle de bal, laquelle donnait juste dans le vestibule. Il portait un scaphandre, avec sa combinaison en toile caoutchoutée et son casque sphérique en cuivre. Une femme saisissante, que Deasey reconnut être Gala Dali, se tenait loyalement aux côtés de son mari au milieu de la pièce déserte, en compagnie de deux ou trois autres personnes trop obstinées, trop obséquieuses ou peut-être trop sourdes pour être dérangées par l’insupportable bourdonnement crachotant de l’énorme machine pneumatique à essence à laquelle le Maître était relié par un tuyau en caoutchouc. Tous criaient à tue-tête. Ainsi que E.J. Kahn le rapporta dans The New Yorker :

« Nul à cette soirée n’a eu la grossièreté de demander à Dali ce qu’il voulait dire par cet attirail. La majorité des personnes présentes y ont vu une allusion au benthos ténébreux de l’inconscient humain ou encore au Rêve de Vénus, qui, comme chacun sait, représentait un pensionnat de jeunes filles déguisées en sirènes et nageant à demi nues dans un aquarium. Quoi qu’il en soit, et selon toute vraisemblance, Dali n’aurait pas pu entendre la question à travers son casque de plongée. »

— Mais peu importe, poursuivit Harkoo avec entrain, nous sommes tous douillettement installés ici. Bienvenue, bienvenue ! Les comic books, non ? Merveilleux moyen d’expression ! J’adore ça. Je suis un lecteur assidu. Un passionné, assurément.

Sammy sourit d’une oreille à l’autre. Harkoo décrocha l’appareil photographique de son cou et le tendit à Joe.

— Je serais très honoré si vous me tiriez le portrait.

— Je vous prie ? Je vous demande pardon ?

— Prenez une photo de moi, avec cet appareil. (Il regarda Deasey.) Parle-t-il anglais ?

— Il a son anglais à lui. Mr Kavalier est de Prague.

— Très bien ! Oui, vous devez prendre ma photo ! J’ai un sensible déficit d’impressions tchèques.

Deasey adressa un signe de tête à Joe, qui colla le viseur de l’appareil à son œil gauche et cadra la grosse figure de vieux bébé timbré de Longman Harkoo. Harkoo plaqua sur ses bajoues et ses sourcils une expression neutre, presque absente, mais ses yeux luisaient de plaisir. De sa vie Joe n’avait jamais rendu quelqu’un aussi heureux aussi facilement.

— Comment je fais le point ? lui demanda Joe, baissant l’appareil.

— Oh ! Ne vous tracassez pas pour ça. Vous n’avez qu’à me regarder et à appuyer sur le petit levier. Votre esprit fera le reste.

— Mon esprit (Joe prit un instantané de son hôte, puis lui rendit l’appareil.) Votre appareil est… (Il chercha le mot anglais.) Télépathique.

— Tous les appareils le sont, répondit doucement son hôte. J’ai été déjà photographié par sept mille cent… dix-huit… personnes, chaque fois avec cet appareil-ci, et je puis vous assurer qu’il n’existe pas deux portraits semblables. (Il tendit l’appareil photographique à Sammy, et ses traits, comme gravés par une machine, reprirent le même masque corpulent et benoît.) Quelle autre explication possible peut-il y avoir, sinon l’interférence d’ondes émanant de l’esprit du photographe ?

Joe ne sut quoi répliquer à cela, mais il voyait bien qu’on espérait de lui une réponse. Comme l’intensité des attentes de son hôte augmentait, il comprit un peu tard ce que devait être cette réponse.

— Aucune autre, dit-il enfin.

Longman Harkoo parut heureux au plus haut point. Il posa un bras sur les épaules de Sammy et l’autre sur celles de Joe et, avec pas mal de bousculades et d’excuses, réussit à leur faire faire la tournée de leurs voisins immédiats. Il les présenta à des peintres, des écrivains et divers consommateurs de cocktails, pour chacun desquels il fournissait, sans même paraître s’arrêter pour ordonner ses pensées, un mini-curriculum vitae effleurant les points forts de leurs œuvres, de leurs vies sexuelles ou de leurs liens de parenté.

— … sa sœur a épousé un Roosevelt, ne me demandez pas lequel… vous devez avoir vu son Art & Agôn… elle se tient juste sous une des toiles de son ex-mari… il a été giflé en public par Siqueiros{57}

La plupart des noms étaient peu familiers à Joe, mais il reconnut Raymond Scott, un compositeur qui avait récemment fait un tabac avec une série d’airs de variétés pseudo-jazz, effrénés, fantaisistes et cacophoniques{58}. L’autre jour, justement, quand Joe s’était arrêté à Hippodrome Radio, on passait son nouveau disque, Yesterthoughts and Stranger, sur le système de sonorisation du magasin. Scott soumettait le portable R.C.A. à un régime soutenu de galettes de Louis Armstrong, tout en expliquant ce qu’il avait voulu dire en qualifiant Satchmo d’Einstein du blues. Pendant que les notes s’envolaient du haut-parleur recouvert de tissu, il les montrait du doigt comme pour illustrer ses propos et tenta même d’en attraper une avec les mains. Il ne cessait de monter le son, afin de rivaliser avec les conversations moins essentielles qui se déroulaient tout autour de lui. Là-bas, sous le cactus saguaro, se trouvait la jeune artiste, Loren MacIver, dont Joe avait admiré les tableaux lumineux à la galerie Paul Matisse{59}. Grande, trop maigre selon les canons de Joe ; mais pourvue d’un type de beauté new-yorkais – anguleux, électrique et chic –, elle discutait avec une autre grande Aryenne à la plastique saisissante, qui serrait un minuscule bébé contre ses seins.

— Miss Uta Hagen{60}, leur souffla Harkoo. Elle est mariée à José Ferrer{61}, il est quelque part par là. Ils donnent Charley’s Aunt{62}.

Les femmes tendirent leurs mains. MacIver avait les yeux noircis au khôl, les lèvres peintes d’un surprenant coloris chocolat.

— Ces messieurs réalisent des comics, leur dit Harkoo. Les aventures d’un lascar baptisé l’Artiste de l’évasion. Il porte une combinaison. Tout en muscles. Un air insipide…

— L’Artiste de l’évasion ! s’exclama Loren MacIver, dont le visage s’éclaira. Oh ! je l’adore.

— C’est vrai ? s’écrièrent ensemble Sammy et Joe.

— Un homme masqué, qui aime être attaché avec des cordes ?

Miss Hagen éclata de rire.

— Ça m’a l’air osé !

— C’est tout à fait surréaliste, renchérit Harkoo.

— C’est bon, non ? chuchota Sammy à Joe. (Joe inclina la tête.) D’avoir un écho.

Ils se faufilèrent devant plusieurs autres C.V. consommateurs de cocktails, et aussi une collection de vrais surréalistes, pareils à des raisins disséminés dans un pudding. Ces derniers formaient une équipe remarquablement sérieuse, sobre même. Ils portaient des costumes sombres avec gilets et cravates substantielles. La plupart paraissaient être américains : Peter Blume, Edwin Dickinson, Joseph Cornell*, un gaillard timide et courtois. Ils partageaient un air d’ingénuité yankee à monture d’acier qui entourait leur pandémonium intérieur à la façon d’une banlieue. Joe s’efforçait de retenir tous les noms, mais il ignorait toujours qui était Charley ou ce qu’Uta Hagen avait donné à sa tante.

À l’autre bout de la bibliothèque, un certain nombre d’hommes jouant des coudes avaient formé un petit cercle autour d’une femme très jeune, très jolie, qui parlait en s’égosillant. Joe avait du mal à comprendre ce qu’elle leur racontait, mais ç’avait tout l’air d’une histoire qui donnait une piètre opinion de son bon sens – l’inconnue rougissait et souriait en même temps – et elle se terminait indiscutablement sur le mot « merde ». La jeune femme traîna ce mot, l’étira jusqu’à ce qu’il mesure plusieurs fois sa longueur normale, l’enroula autour d’elle en deux ou trois grandes boucles et s’en délecta comme si c’était un châle somptueux.

— Meeeeeeeeeeerde !

Les hommes autour s’esclaffèrent, et la jolie personne rougit de plus belle. Elle portait une espèce de robe-tablier ample et sans manches, et on vit le feu de ses joues gagner ses épaules et le haut de ses bras. À ce moment-là, elle leva les yeux et son regard croisa celui de Joe.

— Saks, murmura Joe, sortant enfin son as. Rosa Luxemburg Saks.

— Non, dit Sammy. C’est elle ?