6.

Crachotant et traînant un long fil noir sorti de son moteur de bâbord, l’avion pie déglingué plana un moment dans le ciel à une centaine de pieds à l’ouest de Jotunheim, comme si le pilote n’en croyait pas ses yeux, comme si le glyphe de monticules allongés blottis sous la neige, la barre à disques noire du pylône radio et le drapeau cramoisi raidi par le gel avec son œil-araignée n’étaient que d’autres exemples parmi la longue kyrielle de mirages, d’avions fantômes et de châteaux de fées chimériques qui l’avaient ensorcelé au cours de son vol haché et en chicane. Ce moment d’hésitation lui coûta cher : le moteur restant cala. L’appareil piqua, remonta dans une embardée, trembla dangereusement, puis tomba, en silence et avec une surprenante lenteur, comme une pièce jetée dans un bocal d’eau. L’avion heurta le sol. Avec un chuchotement, la neige explosa. Soulevé par le nez de l’appareil alors qu’il labourait le sol, un grand voile de poudre scintillante tournoya et balaya la clairière. Les vagues de neige tourbillonnante absorbèrent et assourdirent les bruits du bois qui volait en éclats et des boulons d’acier qui se détachaient. Le silence s’approfondit, rompu seulement par un léger tic-tac de bouilloire à thé et le claquement de la toile, tandis qu’une section déchirée du revêtement du fuselage battait au vent.

Quelques instants plus tard, une tête apparut au sommet du sillon de glace et de neige raboteux que l’atterrissage en catastrophe avait accumulé le long de l’appareil. Elle était encapuchonnée, le visage caché par une étroite collerette circulaire de fourrure de carcajou.

Le géologue allemand, un certain Klaus Mecklenburg, qui avait émergé de ses quartiers solitaires pour consulter le ciel au-dessus de Jotunheim à intervalles réguliers de vingt minutes, leva la main gauche, en tendant ses doigts gantés de peau de renne. Ce geste de salut avait l’air quelque peu incongru, étant donné que, dans l’autre main, pointée sans conviction bien que plus ou moins en direction de la tête bordée de fourrure du pilote, il tenait un pistolet de service Walther de calibre 45. Il n’avait pas fermé l’œil de cinq jours, depuis la réception du message qu’il avait identifié comme provenant de la base américaine de la Terre de Marie-Byrd, et il y avait déjà près de deux mois qu’il dormait mal. Il était ivre, camé aux amphétamines, et souffrait du syndrome du côlon irritable. Gardant son arme braquée sur l’homme qui venait vers lui sur la glace, il guettait l’apparition d’autres têtes, conscient du tremblement de sa main, sachant qu’il aurait peut-être le temps de ne tirer qu’un ou deux coups avant que l’autre ne le descende.

L’Américain avait déjà réduit de moitié la centaine de mètres les séparant, avant que le géologue ne commence à se demander si l’inconnu n’était pas le seul survivant de la catastrophe. Ce dernier avançait d’un pas chancelant, en traînant la jambe droite, l’ouverture du capuchon pointée droit devant, comme s’il n’avait plus espoir d’être suivi ni rejoint. Il avait enfoui les bras dans son manteau pour avoir plus chaud et, avec son visage invisible dans le trou de fourrure de sa capuche et sa démarche saccadée d’épouvantail, la vue de ses manches qui battaient les airs effraya le géologue. C’était comme d’être traqué par un parka rempli d’os, le fantôme d’une expédition ratée. Le géologue releva son pistolet, tendit le bras et visa directement la vapeur sortant du centre de la capuche. L’Américain s’immobilisa. Son parka se mit à se plisser et à se tortiller pendant qu’il se débattait pour sortir les bras. Il venait d’enfiler ses mains dans ses poignets de manches, étendant les bras en un geste de protestation ou de supplication, quand la première balle l’atteignit à l’épaule et le fit tournoyer.

Petit, Mecklenburg avait déjà tiré des oiseaux et des écureuils, mais c’était la première fois qu’il se servait d’un pistolet, et son bras vibrait de douleur, comme s’il avait été gelé par le froid, puis fracassé par le recul de l’arme. En vitesse, avant que la souffrance, la peur et le doute sur ses actes aient pu l’arrêter, il vida le reste du chargeur. Ce n’est qu’après l’avoir vidé qu’il s’aperçut qu’il avait fait feu les yeux fermés. Quand il les rouvrit, l’Américain était planté juste devant lui. Il repoussait son cercle de fourrure ; ses cheveux et ses sourcils, humidifiés par la condensation de sa respiration à l’intérieur de la capuche, commencèrent presque aussitôt à se couvrir de givre. Étonnamment jeune malgré sa barbe, il avait un élégant visage aquilin.

— Je suis très content d’être là, proféra l’Américain en bon allemand. (Il sourit. Ce sourire dura un instant, comme tiré par un fil. L’épaule du parka présentait un trou noir bien net.) Le vol n’a pas été facile…

Il renfila son bras droit dans le parka et tâtonna un moment. Quand la main réapparut, elle tenait un pistolet automatique. L’Américain leva alors son arme à hauteur de la poitrine, comme pour tirer vers le ciel, puis son bras se contracta. Le géologue recula d’un pas, se cuirassa et se jeta sur l’Américain pour essayer de le désarmer. Au même moment, il se rendait compte qu’il avait dû mal interpréter la situation, que l’Américain était en train de jeter son pistolet, que ses airs débonnaires, voire mélancoliques, n’étaient pas une ruse machiavélique, mais juste le soulagement, hébété et vacillant, de quelqu’un qui avait survécu à une épreuve et était simplement, ainsi qu’il l’avait donné à entendre, content d’être en vie. Tout à coup, Mecklenburg eut un vif regret de sa conduite, car c’était un homme paisible et érudit qui avait toujours déploré la violence. Qui plus est, il aimait et admirait les Américains, en ayant connu un assez grand nombre au cours de sa carrière scientifique. Individu sociable, il avait failli mourir de solitude le mois précédent. Et voilà qu’un garçon lui était tombé du ciel, un jeune homme intelligent et capable, avec qui il eût pu discuter, en allemand s’il vous plaît, de Louis Armstrong et de Benny Goodman, et voilà que lui, Mecklenburg, lui avait tiré dessus – il avait même vidé son chargeur – en ce lieu où le seul espoir de survie, comme il l’avait si longtemps défendu, était une coopération amicale entre les nations.

Un carillon en do dièse tinta dans ses oreilles ; avec une étrange sensation de soulagement, il sentit ses boyaux se vider dans son pantalon. L’Américain le rattrapa dans ses bras, l’air très surpris, triste et seul. Le géologue ouvrit la bouche. Une boule de salive gela sur ses lèvres. Quel hypocrite j’ai été ! songea-t-il.

Joe mit près d’une demi-heure pour traîner l’Allemand sur dix des vingt mètres qui les séparaient de l’écoutille de Jotunheim. C’était une terrible dépense d’énergie et de volonté, mais il avait la certitude de trouver des fournitures médicales à l’intérieur de la base et était déterminé à sauver la vie de celui pour qui, à peine cinq jours plus tôt, il était parti traverser mille trois cents kilomètres de glace inutilisable afin de le tuer. Il avait besoin de benjoin, de coton hydrophile, de pinces hémostatiques, d’une aiguille et de fil. Il avait également besoin de morphine, de couvertures et des flammes rougeoyantes d’un gros poêle allemand. L’horreur et la fragrance de la vie, de la vie rouge et fumante, dégagées par la traînée de sang de l’Allemand sur la neige, était un reproche pour Joe. Le reproche de quelque chose de beau et d’estimable, comme l’innocence, que la banquise l’avait poussé à trahir. En cherchant à se venger, il s’était allié avec la banquise, avec cette topographie blanche sans fin, avec les dents de scie et les crevasses de la mort. Rien de ce qui lui était déjà arrivé, pas plus la mise à mort d’Huître que le pitoyable dernier soupir de John Wesley Shannenhouse, ni la mort de son père, ni l’internement de sa mère et de son grand-père, pas même la noyade de son cher petit frère, ne lui avaient brisé le cœur aussi effroyablement que la prise de conscience, à mi-chemin de l’écoutille en zinc givrée de la base allemande, qu’il tirait un cadavre derrière lui.