1.

Quand Sammy entra afin de réveiller Tommy pour le collège, il trouva l’adolescent déjà debout, en train de poser avec son bandeau sur les yeux devant le miroir de la chambre. Le mobilier, un ensemble acheté chez Levitz – lit, coiffeuse, le miroir en question et une étagère munie de tiroirs –, avait un thème nautique : la cloison du fond du rayonnage était tendue d’une carte de navigation des Outer Banks, les poignées en cuivre des tiroirs avaient la forme des roues d’un gouvernail, le miroir était orné d’une grosse haussière. Le bandeau ne paraissait donc pas du tout déplacé. Tommy testait sur lui diverses formes de rictus de pirate.

— Tu es levé ? s’écria Sammy.

Tommy sursauta. Enfant, il avait toujours été facile à effrayer. Il remonta le bandeau sur ses cheveux noirs ébouriffés et se retourna en piquant un fard. Il était en pleine possession de ses deux yeux, qui étaient d’un bleu lumineux, avec les paupières inférieures légèrement bouffies. En réalité, il n’y avait absolument rien qui clochait dans sa vision. Son cerveau était une énigme pour Sammy, mais ses yeux ne posaient aucun problème.

— J’ignore ce qui s’est passé, répondit Tommy. Je ne sais pas pourquoi mais je me suis réveillé…

Il fourra le bandeau dans la poche de son haut de pyjama, lequel était imprimé de fines rayures rouges et de petits écussons bleus. Sammy, lui, portait un modèle à écussons rouges et fines rayures bleues. C’était l’idée de Rosa d’encourager un lien de famille entre le père et le fils. Comme en conviendront tous ceux qui ont porté des pyjamas assortis, c’était étonnamment efficace.

— C’est inhabituel, remarqua Sammy.

— Je sais.

— D’habitude, je dois mettre à feu une charge de dynamite pour te faire lever.

— C’est vrai.

— Tu ressembles à ta mère à cet égard. (Rosa était toujours couchée, ensevelie sous une avalanche d’oreillers. Elle souffrait d’insomnie et réussissait rarement à s’endormir avant trois ou quatre heures du matin, mais une fois qu’elle avait sombré, il était pratiquement impossible de la réveiller. C’était à Sammy de chasser Tommy de la maison les matins de classe.) En fait, la seule fois où tu te lèves tout seul de bonne heure, poursuivit Sammy, laissant une note accusatrice percer insidieusement dans sa voix, c’est pour un truc comme ton anniversaire. Ou quand nous partons en voyage…

— Ou si je dois avoir une piqûre, ajouta gentiment Tommy. Chez le médecin.

— Ou… (Sammy était pendu au montant de la porte, à moitié dans la pièce, à moitié hors de celle-ci, mais il fit alors quelques pas pour venir se planter derrière Tommy. Il éprouva une impulsion, celle de poser sa main sur l’épaule du jeune garçon, de l’y laisser peser du poids de celle d’un père, mais il se contenta finalement de croiser les bras et de contempler le reflet du visage grave de Tommy dans le miroir. Cela peinait Sammy de le reconnaître, mais il n’était plus à l’aise en présence du gamin, qu’il était obligé et ravi d’appeler son fils depuis douze ans. Tommy avait toujours été un petit garçon docile et éveillé, au visage lunaire, mais ces derniers temps, tandis que ses cheveux châtains et soyeux se transformaient en boucles noires en fil de fer et que son nez volait audacieusement de ses propres ailes, il commençait à se former autour des traits de son visage certaines imperfections qui promettaient d’évoluer en pure beauté. Il dépassait déjà sa mère et était presque aussi grand que Sammy. Il prenait plus de poids et de volume dans la maison, avait des gestes inattendus et dégageait des odeurs inconnues. Malgré lui, Sammy restait en retrait, cédait du terrain, évitait Tommy.) Tu n’as rien de… prévu pour aujourd’hui ?

— Non, papa.

Il était facétieux.

— Pas de virée chez l’« oculiste » ?

— Hi ! hi ! hi ! répondit le jeune garçon, plissant son nez constellé de taches de rousseur en une servile simulation du rire. D’accord, papa.

— D’accord pour quoi ?

— Enfin, je ferais mieux de m’habiller. Je vais être en retard au collège.

— Parce que si tu l’étais…

— Je ne le suis pas.

— Si tu l’étais, je serais forcé de t’enchaîner à ton lit. Tu en es conscient ?

— Mon Dieu, je jouais seulement avec un bandeau…

— Très bien.

— Je ne faisais rien de mal…

Sa voix entoura ce dernier mot de points d’interrogation.

— Je suis content de l’entendre, acquiesça Sammy. (Il ne croyait pas Tommy, mais tentait de cacher ses doutes. Il n’aimait pas heurter le gamin de front. Sammy travaillait cinq longues journées par semaine au bureau et rapportait encore du travail à la maison pour le week-end. Il ne supportait pas de gaspiller en disputes les brèves heures qu’il passait avec Tommy. Il regrettait que Rosa ne soit pas réveillée pour pouvoir lui demander quoi faire du bandeau. Il empoigna la tignasse de Tommy et, en un hommage inconscient à l’un des tics parentaux préférés de sa mère, secoua vigoureusement la tête de Tommy d’un côté à l’autre.) Ta chambre est pleine de jouets et, toi, tu joues avec un masque à dix cents de chez Spiegelman !

Capitaine aux jambes arquées de son étrange frégate personnelle, Sammy suivit le couloir à pas de loup en se grattant les fesses pour aller préparer le petit déjeuner de Tommy. C’était un petit sabot assez pimpant, leur maison de Bloomtown. Son acquisition avait succédé à une série d’investissements peu judicieux dans les années 1940 : entre autres, l’agence de publicité Clay Associates, l’école de rédaction de périodiques Sam Clay et un appartement à Miami Beach pour la mère de Sam, où elle était décédée d’un anévrisme cérébral après onze jours de retraite boudeuse et qui fut alors revendu – six mois après son achat – considérablement à perte. Le dernier noyau irréductible qui restait des jours glorieux à Empire Comics avait tout juste suffi à payer un acompte ici, à Bloomtown. Et Sammy avait longtemps aimé la maison comme un homme était censé aimer son bateau. C’était le seul souvenir tangible de son court succès et de loin la meilleure chose qui soit jamais sortie de son argent.

La banlieue résidentielle de Bloomtown avait été annoncée en 1948, à coups de réclames dans Life, le Saturday Evening Post et tous les grands journaux new-yorkais. Un cottage Cape Cod{134} quatre pièces entièrement fonctionnel, jusqu’aux bouteilles de lait tintant dans le réfrigérateur, avait été construit sur le sol du hall d’exposition d’un ancien concessionnaire Cadillac, non loin de Columbus Circle. Les jeunes ménages du Nord-Est qui tiraient le diable par la queue – les blancs, du moins – furent conviés à visiter le Pavillon idéal de Bloomtown, à faire le tour du pays de Bloomtown et à découvrir comment toute une ville de soixante mille habitants devait être implantée au milieu des champs de pommes de terre situés à l’ouest d’Islip. Une ville de pavillons modestes, abordables, chacun avec son garage et sa cour privative. Toute une génération de jeunes pères et de jeunes mères élevés dans les escaliers étroits et les logements exigus des quartiers rouille et brique de New York, entre autres Sammy Clay, se précipita pour actionner les commutateurs électriques modèles, rebondir sur les matelas également modèles et s’étendre un moment dans la chaise longue en métal moulé installée sur la pelouse en Cellophane, le menton levé vers le ciel pour profiter des rayons imaginaires du soleil de banlieue de Long Island. Ils poussèrent un soupir et sentirent que l’un des plus profonds désirs de leur cœur n’allait pas tarder à être satisfait. Leurs familles étaient des phénomènes chaotiques, bruyants et dérangés, alimentés par la fureur et les exigences de leur attitude de crâneurs et, étant donné que c’était vrai aussi de New York même, il était difficile de ne pas croire qu’un carré d’herbe verte et un plan de niveau rationnel contribueraient éventuellement à apaiser les paquets discordants de nerfs à vif qu’ils sentaient qu’étaient devenus leurs proches. Beaucoup, entre autres encore Sammy Clay, tendirent la main vers leur chéquier et réservèrent un des cinq cents lots qui devaient être bâtis dans la phase initiale de construction.

Des mois plus tard, Sammy avait toujours dans son portefeuille la carte qui avait été jointe à la liasse des documents de vente et sur laquelle il était simplement écrit :

FAMILLE CLAY
127 LAVOISIER DRIVE
BLOOMSTOWN, ÉTAT DE NEW YORK, U.S.A.

(Toutes les rues du voisinage portaient le nom d’éminents scientifiques et inventeurs.)

Ce sentiment de fierté s’était dissipé depuis longtemps. Sammy ne prêtait plus beaucoup attention à son Cape Cod personnel, le numéro 2 ou modèle Penobscott, avec fenêtre en saillie et belvédère de la taille d’un minigolf. Il adopta envers celui-ci la même politique qu’envers sa femme, son travail et sa vie amoureuse. Tout n’était qu’habitude. Les routines du train de banlieue, de l’année scolaire, des programmes de publication, des vacances d’été et du calendrier régulier des humeurs de sa femme l’avaient immunisé contre les charmes et les tourments de son existence. Seule sa relation avec Tommy, malgré le récent et léger refroidissement de l’ironie et de la distance, demeurait imprévisible, vivante. Empreinte de regret et de plaisir. Quand ils passaient une heure ensemble à imaginer un univers sur un bout de feuille volante ou à jouer au All-Star Baseball d’Ethan Allen{135}, c’était invariablement l’heure la plus heureuse de la semaine de Sammy.

En entrant dans la cuisine, il fut surpris de trouver Rosa attablée devant une tasse d’eau bouillante. À la surface de l’eau flottait le canoë d’une rondelle de citron.

— Que se passe-t-il ? s’exclama Sammy, faisant couler de l’eau dans la cafetière émaillée. Tout le monde est levé.

— Oh ! je ne me suis pas couchée de la nuit, répondit gaiement Rosa.

— Tu n’as pas fermé l’œil ?

— Pas que je me souvienne. Mon cerveau s’est emballé.

— Tu es arrivée à quelque chose ?

Dans deux jours, Rosa devait livrer une histoire pour Kiss Comics. Elle avait beau être la deuxième illustratrice du métier (Sammy devait tirer son chapeau à Bob Powell), elle remettait toujours tout au lendemain. Il avait renoncé depuis longtemps à essayer de la sermonner sur ses habitudes de travail. Il n’était son patron que de nom ; ils avaient réglé cette question bien des années auparavant, la première fois que Rosa était venue travailler pour lui, au bout d’une série d’escarmouches longue d’un an. Maintenant ils formaient, plus ou moins, un tout. Quiconque recourait à Sammy pour publier sa ligne de comics savait qu’il aurait droit également aux précieux services de Rosa Saxon, le nom d’artiste de sa femme.

— J’ai deux ou trois idées, répliqua-t-elle d’un ton prudent.

Toutes les idées de Rosa paraissaient mauvaises, au début ; elles constituaient toujours une adaptation d’un mélange complexe de rêves, d’articles de journaux à sensation et de choses qu’elle glanait dans les revues féminines, et elle était nulle pour les expliquer. Il était fascinant de voir comment elles émergeaient sous les formes aguichantes et topiaires de son crayon et de son pinceau.

— Un truc sur la bombe A ?

— Comment l’as-tu deviné ?

— Je me trouvais par hasard dans la chambre avec toi quand tu as parlé à haute voix dans ton sommeil, répondit-il. J’essayais bêtement de dormir.

— Désolée.

Sammy cassa une demi-douzaine d’œufs dans un saladier, les arrosa de lait, saupoudra le tout de sel et de poivre. Il rinça une des coquilles d’œuf et la lança dans la cafetière posée sur le fourneau. Puis il versa les œufs dans une poêle pleine de beurre fumant. Les œufs brouillés étaient sa seule spécialité, mais il s’en tirait très bien. Il ne fallait pas y toucher, c’était là le secret. La plupart des gens restaient plantés à les remuer, mais la marche à suivre, c’était de les laisser reposer une minute ou deux à petit feu et de ne pas les agiter plus d’une demi-douzaine de fois. Parfois, pour changer, il ajoutait des tranches de salami frit. C’était ainsi que Tommy les aimait.

— Il portait encore son bandeau, l’informa Sammy, tâchant de ne pas trop insister. Je l’ai vu en train de l’essayer.

— Oh, mon Dieu !

— Il m’a juré qu’il ne mijotait rien.

— Tu l’as cru ?

— J’imagine. J’imagine que j’ai préféré. Mais où est le salami ?

— Je l’ai mis sur ma liste. Je vais à l’épicerie aujourd’hui.

— Il faut que tu finisses ton histoire.

— C’est bien ce que je compte faire. (Elle avala bruyamment une gorgée de son citron chaud.) Il prépare un coup, c’est sûr.

— Tu penses ?

Sammy attrapa le beurre de cacahuètes et sortit la gelée de raisin du Frigidaire.

— Je ne sais pas, mais je le trouve un peu nerveux.

— Il est toujours nerveux.

— Autant que je l’accompagne au collège, puisque je suis levée de toute façon. (Il était beaucoup plus facile à Rosa de commander son fils qu’à Sammy. Elle semblait loin d’accorder autant de réflexion à cette question. Elle croyait important d’avoir confiance en ses enfants, de leur lâcher la bride de temps en temps, de leur laisser leur libre arbitre. Mais quand, comme c’était souvent le cas, Tommy trahissait cette confiance, elle n’hésitait pas à lui serrer la vis. Et Tommy ne paraissait jamais s’offusquer de ses mesures de discipline alors qu’il se braquait au moindre reproche de Sammy.) Tu sais, pour m’assurer qu’il va en cours…

— Tu ne vas quand même pas m’accompagner au collège, protesta Tommy. (Il entra dans la cuisine, s’assit devant son assiette et la contempla, attendant que Sammy la remplisse d’œufs brouillés.) Maman, tu ne peux pas faire ça ! J’en mourrais de honte. J’en mourrais vraiment…

— Il en mourrait, répéta Sammy à Rosa.

— Ce qui serait très gênant pour moi, ironisa Rosa. Me retrouver avec un cadavre devant le lycée William Floyd.

— Et si c’était moi qui l’accompagnais plutôt ? Ça ne représente qu’un détour de dix minutes.

En général, Sammy et Tommy se disaient au revoir au portail de devant, avant de partir dans des directions opposées, l’un pour la gare, l’autre pour le lycée. Du cours préparatoire au cours moyen deuxième année, ils s’étaient séparés sur une poignée de main, mais cette habitude, un cher petit jalon de la journée de Sammy depuis cinq ans, avait été apparemment abandonnée pour de bon. Sammy ne savait pas pour quelle raison, ni qui avait pris la décision de l’abandonner.

— De cette façon tu peux rester ici et, tu sais, illustrer mon histoire…

— C’est peut-être une bonne idée.

Sammy versa délicatement la pâtée fumante de beurre et d’œufs dans l’assiette de Tommy.

— Désolé, dit-il. Il n’y a plus de salami.

— Tout s’explique, commenta Tommy.

— Je vais l’ajouter à ma liste, s’excusa Rosa.

Ils demeurèrent un moment silencieux, Rosa sur sa chaise derrière sa tasse et Sammy planté devant le plan de travail avec une tranche de pain à la main, à regarder Tommy s’empiffrer. Il avait un bon coup de fourchette, Tom. Le petit garçon maigre comme une allumette avait disparu sous un manteau de muscle et de graisse ; il avait l’air un peu imposant, en fait. En trente-sept secondes, les œufs s’étaient volatilisés. Tommy leva les yeux de son assiette.

— Pourquoi tout le monde me regarde ? s’écria-t-il. Je n’ai rien fait !

Rosa et Sammy éclatèrent de rire. Puis Rosa cessa de rire et se concentra sur son fils. Elle louchait toujours un petit peu quand elle disait ce qu’elle avait à dire.

— Tom, commença-t-elle. Tu n’avais pas l’intention de retourner en ville ?

Tommy secoua la tête.

— Je vais t’accompagner, déclara Sammy.

— En voiture alors, lança Tommy. Si tu ne me crois pas.

— Pourquoi pas ? répliqua Sammy. (S’il prenait la voiture pour aller à la gare, Rosa ne risquait pas de rouler jusqu’à l’épicerie ou la plage ou encore la bibliothèque, « en quête d’inspiration ». Il y avait plus de chances qu’elle reste à la maison pour dessiner.) Je pourrais aussi bien descendre en ville avec. Ils ont ouvert un nouveau parking au coin de la rue.

Rosa leva les yeux, effrayée.

— Descendre en ville en voiture ?

Laisser leur automobile, une Studebaker Champion de 1951, à la gare n’était pas une précaution suffisante. Tout le monde savait que Rosa était allée la chercher à pied à la gare afin de pouvoir circuler dans Long Island pour faire autre chose que dessiner des illustrés à l’eau de rose.

— Laisse-moi le temps de m’habiller. (Sammy tendit sa tranche de pain à Rosa.) Tiens, ajouta-t-il, prépare son déjeuner.