6.

L’air d’être au bord des larmes, une jeune fille aux anglaises brunes indisciplinées s’engouffra en trombe dans la cage d’escalier. Elle portait un pardessus d’homme à chevrons. La tête pendant à un angle comiquement penaud, Joe se frictionnait la nuque, debout au milieu de l’appartement. Sammy eut juste le temps de remarquer que l’inconnue portait une paire de bottes noires de mécanicien dans une main et un rouleau de tuyau noir dans l’autre, avant qu’elle ne bouscule Julius Glovsky, manquant l’expédier par-dessus la rampe, et ne descende lourdement l’escalier jambes nues. Les trois jeunes gens dans son sillage immédiat restèrent plantés là, à échanger mutuellement des regards, abasourdis, tels des philosophes cyniques sur les traces d’un prodige irrécusable.

— Qui était-ce ? demanda Sammy, se caressant la joue à l’endroit où elle l’avait effleuré avec son parfum et son écharpe en alpaga. Elle était peut-être belle, je pense.

— Elle l’était. (Joe se dirigea vers un fauteuil en peau de cheval défoncé et ramassa une grosse besace posée dessus.) Elle a oublié ça, je crois. (C’était du cuir noir, avec des sangles épaisses et des fermoirs compliqués en métal également noir.) Son sac à main.

— Ce n’est pas un sac à main, objecta Julius, promenant nerveusement ses regards autour du salon pour évaluer les dégâts qu’ils avaient déjà commis. (Il jeta un regard mauvais à Sammy, comme s’il sentait qu’un autre plan insensé de son ami commençait déjà à tomber à l’eau.) C’est probablement à mon frère. Tu ferais mieux de le reposer.

— Jerry transporte des documents secrets maintenant ? (Sammy prit le sac des mains de Joe.) Soudain c’est Peter Lorre ?

Il ouvrit les fermoirs et souleva le lourd rabat.

— Non ! protesta Joe, qui plongea en avant pour rattraper l’objet, mais Sammy mit celui-ci hors de portée. Ce n’est pas gentil, le gronda Joe, cherchant à tendre le bras pour le récupérer. On devrait respecter son intimité.

— Ça ne peut pas être à elle, s’entêta Sammy, qui trouva pourtant dans la sacoche noire un poudrier en écaille de tortue d’aspect coûteux, un opuscule plié dans tous les sens dont le titre était Pourquoi la céramique moderne est-elle un art populaire ?, un tube de rouge à lèvres (Andalucia d’Helena Rubinstein), une boîte à pilules en or émaillé et un portefeuille contenant deux billets de vingt dollars et un de dix.

Plusieurs cartes de visite de son portefeuille déclinaient ses nom et prénom, de façon un tant soit peu extravagante : Rosa Luxemburg Saks, travaillant au département artistique du magazine Life.

— Je ne crois pas qu’elle portait de culotte, reprit Sammy.

Julius était trop ému par cette révélation pour parler.

— Elle n’en avait pas, confirma Joe. (Les deux autres le regardèrent.) Je suis entré par la fenêtre et elle dormait là. (D’un geste, il désigna la chambre de Jerry.) Dans la chambre. Vous l’avez entendue crier, non ? Elle a enfilé sa robe et son manteau.

— Tu l’as vue, souffla Julius.

— Oui.

— Elle était nue.

— Toute nue.

— Je parie que tu ne saurais pas la dessiner.

Julius retira son pull-over. Celui-ci était de la couleur de la semoule de blé. Dessous, il en portait un autre, identique. Julius se plaignait toujours d’avoir froid, même par temps chaud ; en hiver, il doublait de volume pour sortir. Au fil des ans, sa mère, se fondant uniquement sur des informations glanées dans les pages des journaux yiddish, lui avait diagnostiqué diverses maladies aiguës et chroniques. Tous les matins, elle le forçait à avaler quantité de cachets et de pilules, à manger un oignon cru et à prendre une cuillerée d’huile de ricin et de tonique vitaminé. Julius perpétrait lui-même un grand nombre de nus et était universellement admiré dans le quartier de Sammy pour ses interprétations dévêtues de Fritzi Ritz, Blondie Bumstead et Daisy Mae*, qu’il vendait dix cents, ou vingt-cinq pour celles de Dalie Arden*, dont il rendait le ravissant buisson pubien d’un coup de crayon luxuriant, dont tout le monde s’accordait à dire que c’était exactement celui dont le grand Alex Raymond l’aurait gratifiée si la morale publique et les contraintes du voyage interplanétaire l’avaient permis.

— Bien sûr que je saurais, répliqua Joe. Mais je ne veux pas.

— Je te file un dollar si tu me croques Rosa Saks couchée nue sur le lit, proposa Julius.

Joe reprit la besace de Rosa des mains de Sammy et s’installa dans le fauteuil en cuir de cheval. Il semblait hésiter entre ses besoins matériels et le désir qu’il avait, comme l’avait eu Sammy, de s’accrocher à une merveilleuse apparition et de la garder pour son plaisir personnel. À la fin, il soupira et jeta la besace de côté.

— Trois dollars, marchanda-t-il.

Julius n’était pas ravi, mais il opina tout de même du chef. Il retira un nouveau pull-over.

— Applique-toi, dit-il.

Joe s’agenouilla pour saisir un moignon de crayon Conté, abandonné sur le cageot de lait retourné à ses pieds. Il ramassa une relance non ouverte de la bibliothèque municipale de New York et la posa à plat sur le cageot. Les longs doigts de sa main droite, tachés de jaune aux extrémités, glissèrent nonchalamment sur le dos de l’enveloppe. Ses traits devinrent animés, comiques même : il loucha, fit la moue, tordit les lèvres d’un côté à l’autre, ébaucha une grimace. Au bout de quelques minutes, aussi abruptement qu’elle avait commencé, sa main s’immobilisa et ses doigts lâchèrent le crayon d’une chiquenaude. Le front plissé, il leva l’enveloppe en l’air, comme pour considérer le sujet de son dessin et pas simplement la qualité du trait. Son expression s’imprégna de douceur et de regret. Il n’était pas trop tard, semblait-il penser, pour déchirer l’enveloppe et garder pour lui seul cette ravissante vision. Son visage retrouva ensuite son air habituel, endormi, indifférent. Il passa l’enveloppe à Julius.

Son vol plané par la fenêtre l’avait expédié sur le plancher de la chambre. Joe avait donc décidé de dessiner Rosa Saks telle qu’il l’avait vue pour la première fois, à hauteur de ses yeux, au moment où il s’était relevé en regardant plus loin que le gland sculpté qui couronnait le pied du lit. Elle dormait couchée à plat ventre, la jambe droite étalée après s’être libérée des couvertures et laissant exposé un peu plus de la moitié d’un touh’ès rebondi et affriolant. Son pied droit se profilait en gros au premier plan, mince, les orteils recroquevillés. Les lignes de sa jambe nue et de celle qui était cachée convergeaient au point de fuite ultime, dans un roncier sauvage et ombré de noir. Dans les lointains du dessin, les creux et la longue vallée centrale de son dos montaient vers les chutes de Niagara au fusain de sa chevelure qui estompaient presque la partie inférieure de sa figure, ses lèvres entrouvertes, sa mâchoire carrée et peut-être un peu lourde. C’était une tranche vive de la mémoire de Joe, dix centimètres sur vingt-trois, mais rendue par un trait net et posé, avec une précision à la fois anatomique et sentimentale : on sentait la tendresse de Joe pour ce petit pied pelotonné, ce dos cambré, cette bouche ouverte, rêveuse, qui prenait une dernière inspiration inconsciente. On aurait voulu qu’elle puisse continuer à dormir, aussi longtemps qu’on la contemplait.

— Tu n’as pas montré ses nichons ! s’exclama Julius.

— Pas pour trois dollars, rétorqua Joe.

Avec force récriminations et signes de mauvaise volonté, Julius paya Joe, puis fourra l’enveloppe dans la poche revolver de son pardessus, après l’avoir glissée d’un geste protecteur dans un exemplaire de Planet Stories{23}. À la mort de Julius, trente-trois ans plus tard, le dessin de Rosa Saks en dormeuse nue fut retrouvé parmi ses affaires, dans une boîte de bonbons Barracini, avec une yarmoulka, souvenir de la bar-mitsva de son fils aîné, et un bouton de Norman Thomas{24}. Exposé dans une rétrospective du Cartoon Art Muséum de San Francisco, il lui fut faussement attribué. Quant aux Erreurs communes dans le dessin en perspective, le livre de bibliothèque en souffrance, des recherches récentes ont révélé qu’il avait été restitué en 1971, en vertu d’une campagne d’amnistie municipale.