1.
Les oreilles bourdonnant encore d’obus d’artillerie, du sifflement des roquettes et du fracassant ak ak ak ! de Gene Krupa{34} émis par le poste Crosley dans un coin de l’atelier, Joe Kavalier posa son pinceau et ferma les yeux. Depuis les sept derniers jours, il n’avait en gros rien fait d’autre que dessiner, peindre et fumer des cigarettes. Il plaqua une main sur sa nuque et fit effectuer quelques lentes rotations aux os qui soutenaient sa tête remplie de batailles. Ses vertèbres craquèrent et crissèrent. Les articulations de sa main lui élançaient et le fantôme d’un pinceau marquait son index. À chaque inspiration, il sentait une petite boule dure de nicotine et de glaire crépiter dans ses poumons. Il était six heures du matin, un lundi d’octobre 1940. Il venait de gagner la Deuxième Guerre mondiale et en était enchanté.
Il glissa à bas de son tabouret et alla contempler ce petit matin d’octobre par les fenêtres du Kramler Building. De la vapeur fusait en chuintant par les orifices de la rue. Une équipe de cinq ou six ouvriers en combinaison de toile marron, avec des casquettes blanches à visière plantées sur le sommet de leurs têtes, se servaient d’un tuyau d’arrosage et de grands balais hérissés pour chasser à grande eau une marée brunâtre dans les caniveaux, en direction des bouches d’égout du carrefour de Broadway. Joe ouvrit tout grand le châssis grinçant de la fenêtre et pointa le nez dehors. La journée allait être belle, semblait-il. À l’est, le ciel était bleu vif Superman. Il flottait dans l’air une désagréable odeur de pluie d’octobre, mêlée aux légers relents âcres d’une usine de vinaigre en bordure de l’East River, sept pâtés de maisons plus loin. Pour Joe, à cet instant précis, c’était le parfum de la victoire. New York ne paraît jamais plus belle qu’à un jeune homme qui vient de réaliser quelque chose qu’il sent devoir étendre les autres raides.
Au cours de la dernière semaine, déguisé en Artiste de l’évasion, en Maître de l’esquive, Joe avait volé jusqu’en Europe (à bord d’un autogire bleu nuit), dévasté le Schloss{35} flanqué de tours de l’abominable Gantelet de fer, libéré Fleur de Prunier de son cachot souterrain, vaincu le Gantelet lors d’un long combat viril, avant d’être capturé par les comparses de celui-ci et emmené de force à Berlin, où il avait été attaché par des sangles à une bizarre guillotine à lames multiples qui aurait dû le trancher comme un œuf dur sous le regard suffisant du Führer en personne. Naturellement, patiemment, irréductiblement, il s’était libéré de ses liens d’acier riveté pour se jeter à la gorge du dictateur. À ce moment-là – il restait vingt pages jusqu’à la réclame de Charles Atlas{36} sur la troisième de couverture – une division entière de la Wehrmacht était passée entre les doigts de l’Artiste de l’évasion et ce larynx ardemment convoité. Au fil des dix-huit pages suivantes et des planches qui se bousculaient, s’entassaient, s’empilaient les unes sur les autres et menaçaient de déborder dans les marges de la page, la Wehrmacht, la Luftwaffe et l’Artiste de l’évasion s’étaient en effet affrontés aux poings. Avec le Gantelet de fer dans les choux, le combat était honnête. À la toute dernière page, dans un moment transcendant de l’histoire des fantasmes nés du désir, l’Artiste de l’évasion avait capturé à son tour Adolf Hitler et l’avait traîné devant un tribunal mondial. Le caquet enfin rabaissé par la défaite et la honte, Hitler avait été condamné à mort pour ses crimes contre l’humanité. La guerre était finie. Une ère de paix universelle fut déclarée, les peuples européens asservis et persécutés – parmi eux, implicitement et passionnément, la famille Kavalier de Prague – furent libérés.
Joe se pencha en avant, les mains appuyées sur le rebord de la fenêtre, l’arête inférieure du châssis lui entamant le dos, et inspira une bouffée d’air matinal, fraîche et vinaigrée. Il se sentait content et plein d’espoir, pas le moins du monde fatigué, alors qu’il n’avait pas dormi plus de quatre heures d’affilée de toute la semaine. Il inspecta la rue de haut en bas. La sensation d’y être relié, de savoir où elle menait, l’envahit soudain. Le plan de l’île – qui évoquait à ses yeux un homme dont le Bronx serait la tête, un bras levé pour saluer – était net dans son esprit, écorché tel un modèle anatomique pour dévoiler son système circulatoire de rues et d’avenues, de lignes de métro, de tramway et d’autobus.
Quand Marty Gold aurait fini de repasser à l’encre les pages que Joe venait d’achever, elles seraient ficelées sur le tansad d’une moto par le jeune d’Iroquois Color, suivraient Broadway, passeraient devant Madison Square, Union Square et Wanamaker’s, et arriveraient à l’usine d’Iroquois, dans Lafayette Street. Là-bas, une des quatre gentilles dames d’un certain âge, dont deux se prénommaient Florence, décideraient au jugé, avec un aplomb et une véhémence surprenante, la couleur adéquate pour les nez en compote, les Dornier en feu, l’armure alimentée au diesel du Gantelet de fer et toutes les autres choses dessinées par Joe et encrées par Marty. Les gros appareils Heidelberg aux lentilles tricolores rotatoires photographieraient les pages en couleurs, et les négatifs – un cyan, un magenta, un jaune – seraient corrigés au moyen de filtres par Mr Petto, le vieux graveur italien qui louchait, avec sa visière verte en celluloïd démodée. Les similigravures couleur obtenues seraient réexpédiées en ville, par les ramifications des artères, jusqu’à l’immense bâtiment d’ateliers au coin de la Quarante-septième Ouest et de la Septième, où des hommes aux chapeaux carrés en papier journal plié travaillaient aux grandes presses à vapeur pour publier les dernières nouvelles de la haine implacable que Joe vouait au Reich allemand, afin que celles-ci puissent retrouver une fois de plus le macadam new-yorkais, cette fois-ci sous la forme de comics pliés et agrafés, ficelés en un millier de petits paquets, qui seraient livrés par les camions de Seaboard News dans les kiosques et les confiseries de la ville, jusqu’aux limites extérieures de ses districts et au-delà, où ils seraient ensuite accrochés comme du linge ou des bans de mariage à des présentoirs en fil de fer.
Non que Joe se sentît chez lui à New York. C’était là un sentiment qu’il ne se serait jamais permis d’éprouver. Mais il était plein de gratitude envers son Q.G. d’exil. Après tout, New York lui avait révélé sa vocation, cette nouvelle, grande et insensée forme d’art américaine. Elle avait mis à ses pieds les rotatives, les appareils de photogravure et les camions de livraison qui lui donnaient les moyens de mener, sinon une vraie guerre, du moins un succédané acceptable. Et elle le payait généreusement pour cela : il avait déjà sept mille dollars – la rançon de sa famille – à la banque.
À cet instant l’émission musicale s’acheva, et le présentateur de WEAF{37} vint à l’antenne commenter l’annonce, ce matin-là, par le gouvernement de la France libre, de la promulgation d’une série de mesures inspirées des lois allemandes de Nuremberg et destinées à lui permettre de « surveiller », selon la curieuse formule du journaliste, sa population juive. Cette aggravation de la situation, rappela le journaliste à ses auditeurs, suivait des bulletins récents selon lesquels des Juifs français – des communistes, pour la plupart – avaient été envoyés dans des camps de travail en Allemagne.
Joe retomba en arrière dans les bureaux d’Empire, se cognant le haut du crâne au montant de la fenêtre. Il se précipita vers la radio, en massant la bosse qui commençait à se former sur sa tête, et monta le volume. Mais, apparemment, c’était là tout qu’il y avait à dire des Juifs de France. Le reste des nouvelles de guerre concernait les bombardements aériens de Tobrouk et de Kiel en Allemagne, ainsi que le harcèlement continu des Alliés et des navires neutres à destination de la Grande-Bretagne par des sous-marins allemands. Trois bâtiments supplémentaires avaient été perdus. Parmi eux, un tanker américain transportant une cargaison d’huile tirée des graines des tournesols du Kansas.
Joe était à plat. Le sentiment de triomphe qu’il ressentait après avoir terminé une histoire était toujours fugace et semblait même diminuer à chaque livraison. Cette fois-ci, il avait duré environ une minute et demie avant de tourner à la honte et à la frustration. L’Artiste de l’évasion était un champion invraisemblable, ridicule et surtout chimérique, livrant une guerre perdue d’avance. Les joues de Joe étaient brûlantes de confusion. Il perdait son temps. « Imbécile », souffla-t-il, en s’essuyant les yeux du dos de la main.
Joe entendit le ronronnement de l’antique ascenseur du Kramler Building, puis le sifflement et le ferraillement de la porte qui coulissait sur le côté. Il s’aperçut que sa manche de chemise était maculée, non seulement de larmes, mais de café et de traînées de graphite. Le poignet était effiloché et plein d’encre. Il prit conscience de la crasse et des traces moites du manque de sommeil sur sa peau. Il ne savait même plus à quand remontait sa dernière douche.
— Regardez-moi ça ! s’exclama Sheldon Anapol. (Il portait un costume en galuchat gris clair que Joe ne lui connaissait pas, aussi gigantesque et miroitant qu’un fanal de phare. Son visage était rouge brique, brûlé par le soleil, et ses oreilles pelaient. De pâles lunettes fantômes encadraient ses yeux lugubres qui, allez savoir pourquoi, le paraissaient sensiblement moins qu’à l’ordinaire, en ce matin d’automne.) Je dirais que tu es ici à la première heure si je ne savais pas que tu n’es jamais parti…
— Je viens de finir Radio Comics, expliqua Joe d’un air maussade.
— Alors, qu’est-ce qu’il y a ?
— C’est dégueulasse.
— Ne me dis pas que c’est dégueulasse. Je n’aime pas t’entendre parler ainsi.
— Je sais.
— Tu es trop dur envers toi-même.
— Pas vraiment.
— C’est dégueulasse ?
— C’est complètement idiot.
— Idiot, passe encore. Fais-moi voir.
Anapol traversa l’espace qui était occupé autrefois par les bureaux et les classeurs du service des expéditions d’Empire Novelties, mais qu’encombraient maintenant, à sa surprise maintes fois exprimée, les planches à dessin et les tables de travail d’Empire Comics Inc.
Au mois de janvier, Sensass Radio Miniature Comics avait démarré avec un tirage vite épuisé de trois cent mille exemplaires{38}. Sur la couverture du numéro alors dans les kiosques – destiné à être le premier des titres d’Empire (il y en avait actuellement trois) à franchir la barre du million d’exemplaires –, les mots Miniature et Sensass, qui avaient rapetissé tous les mois jusqu’à n’être plus qu’une tache grosse comme une fourmi rudimentaire dans le coin supérieur gauche, avaient fini par être abandonnés et, avec eux, toute l’idée de promouvoir des nouveautés au moyen des comics. En septembre, Anapol s’était retrouvé contraint par les arguments implacables du bon sens de vendre le stock et les avoirs d’Empire Novelties Inc. à Johnson-Smith Co., le plus gros marchand de nouveautés bon marché du pays. C’était cette vente historique et son montant qui avaient financé le voyage de deux semaines à Miami Beach d’où Anapol venait de rentrer, le visage rougeaud et luisant comme une pièce de dix cents. Il n’avait pas pris de vacances depuis quatorze ans, comme il en avait informé tout le monde plusieurs fois avant son départ.
— Comment c’était, la Floride ? s’enquit Joe.
Anapol leva les épaules.
— Je vais te dire. Ils sont bien organisés là-bas, en Floride. (Il semblait répugner à l’admettre, comme si, au fil des ans, il avait fourni des efforts considérables pour dénigrer la Floride.) Ça me plaît bien.
— Qu’est-ce que vous avez fait ?
— Manger, essentiellement. Je restais dehors dans ma véranda. J’avais mon violon. Un soir, j’ai joué à la belote avec Walter Winchell{39}.
— Un bon joueur de cartes ?
— On pourrait le croire, mais je l’ai écrasé.
— Oh !
— Ouais, moi aussi j’ai été surpris.
Joe glissa la pile de pages en direction d’Anapol, et l’éditeur commença à opérer le tri. Il avait tendance à s’intéresser davantage à leur contenu et à montrer un regard légèrement plus perspicace que lors de son premier contact avec les comics. Anapol n’avait jamais été un amateur de bandes dessinées, si bien qu’il avait mis un certain temps simplement pour apprendre à lire un illustré. À présent, il survolait chacun deux fois, d’abord pendant qu’il était en cours de réalisation, puis de nouveau au moment où il arrivait dans les kiosques. Il achetait un exemplaire en allant prendre son train et le lisait pendant le trajet de retour à Riverdale.
— L’Allemagne ? s’écria-t-il, s’arrêtant sur la première planche de la deuxième page. Nous les appelons des Allemands maintenant ? George est d’accord ?
— Un tas de gars les appellent aussi des Allemands, monsieur, riposta Joe. The Spy Smasher, The Human Torch{40} . Vous allez passer pour l’idiot de service.
— Oh ! c’est vrai, alors ? ironisa Anapol, retroussant un coin de sa bouche.
Joe inclina la tête. Dans ses trois premières apparitions, l’Artiste de l’évasion, avec sa compagnie de phénomènes, avait tourné dans une Europe à peine romancée, où il chantait les louanges des élites nazies de Zothénie, de Gothsylvanie, de Draconie et d’autres obscurs bastions pseudonymes de la Chaîne de fer, pendant qu’il vaquait secrètement à ses véritables affaires : organiser des évasions pour les chefs de la résistance et les aviateurs britanniques capturés, arracher de grands savants et de grands penseurs des griffes du méchant dictateur, Attila Haxoff, et libérer des captifs, des missionnaires et des prisonniers de guerre. Mais Joe s’était vite rendu compte que cela n’allait pas assez loin. Pour les Alliés comme pour lui. Sur la couverture du quatrième numéro, les lecteurs furent stupéfaits de voir l’Artiste de l’évasion soulever un panzer entier à l’envers au-dessus de sa tête et faire tomber une pyramide de soldats gothsylvaniens par la trappe, comme un gosse qui secoue son cochon pour le vider de ses pièces.
Entre les deuxième et troisième de couverture du numéro 4 de Radio Comics, le lecteur apprenait que la Ligue de la clef d’or, représentée pour la première fois dans le « sanctuaire de sa montagne secrète sur le toit du monde », avait réuni, en ces temps de grande urgence, une assemblée exceptionnelle des maîtres du monde éparpillés à ses quatre coins. Il y avait un maître chinois, un maître hollandais, un maître polonais, un maître pourvu d’un capuchon en fourrure qui était peut-être un Lapon. Les maîtres assemblés semblaient être pour la plupart des hommes assez âgés, proches des gnomes. Tous s’accordèrent pour dire que notre lascar, Tom Mayflower, même s’il était novice dans ce jeu et encore bien jeune, était celui d’entre eux qui se battait le plus dur et accomplissait le plus d’exploits. Par vote ils le proclamèrent donc « champion de la liberté en situation d’urgence ». Le pouvoir de la clef de Tom Mayflower fut multiplié par vingt. Ce dernier s’aperçut qu’il était désormais capable d’avoir la peau d’un avion, de prendre un sous-marin au lasso avec un câble d’acier emprunté à un pont voisin, ou encore de nouer les lacs d’amour super-héroïques de rigueur dans une batterie de canons antiaériens. Il améliora également l’ancien tour de Ching Ling Fou{41} consistant à attraper les balles : l’Artiste, lui, était capable d’attraper les obus d’artillerie. C’était douloureux, et il tombait raide, mais il en était capable et se relevait après coup en titubant pour dire quelque chose comme : « Je voudrais bien voir Gaby Hartnett{42} faire ça ! »
À partir de là, ç’avait été la guerre totale. L’Artiste et sa bande se battaient sur terre, sur mer, dans les cieux de la forteresse Europe, et les représailles lancées par les laquais de la Chaîne de fer s’intensifièrent dramatiquement. Mais il devint vite clair pour Sammy que si le nombre de pages mensuel de Joe n’augmentait pas – s’il n’était pas contraint de se battre vingt-quatre heures sur vingt-quatre –, son cousin risquait d’être prisonnier de la futilité de sa rage. C’est vers cette période, heureusement, que les chiffres totaux du premier tirage du deuxième numéro de Radio Comics dépassèrent largement le demi-million. Aussitôt Sammy proposa d’ajouter un deuxième titre à leur catalogue ; Anapol et Ashkenazy, après la plus brève des réunions, donnèrent leur aval à deux nouvelles publications, qui s’appelleraient Triumph Comics et Le Monitor. Sammy et Joe entamèrent une série de longues balades à travers les rues de Manhattan et d’Empire City : ils discutaient, rêvaient et tournaient en rond selon la manière traditionnelle des créateurs de golem. Au retour de la dernière de ces promenades ésotériques, ils avaient accouché du Moniteur, de Mr Machine Gun, ainsi que du Dr E. Pluribus Hewnham, le Savant américain, remplissant les deux illustrés de personnages dessinés par l’écurie désormais régulière d’Empire : Gold, les Glovsky, Pantaleone. Comme Sammy l’avait prédit, les deux titres firent un malheur, et Joe ne tarda pas à se retrouver tous les mois responsable de plus de deux cents pages de matière artistique et de massacres en masse imaginaires sur une échelle qui, bien des années plus tard, horrifiait encore le bon docteur Fredric Wertham quand il entreprit ses recherches sur le contenu violent des comics.
— Nom de Dieu ! s’exclama Anapol, en tressaillant. (Il était arrivé au moment où, vers la fin de l’histoire, l’Artiste de l’évasion allait s’attaquer aux divisions de panzers regroupées et prendre d’assaut la cavalerie de la Wehrmacht.) Aïe !
— Oui.
Anapol montra quelque chose d’un doigt épais.
— Est-ce un os qui sort du bras du gars ?
— C’est censé en être un.
— On peut montrer un os qui sort d’un bras humain ?
Joe haussa les épaules.
— Je peux l’effacer.
— Non, ne l’efface pas. Juste… Bon Dieu !
Anapol donnait l’impression d’avoir envie de vomir, comme c’était généralement le cas quand il inspectait le travail de Joe. Toutefois, Sammy avait rassuré Joe, disant qu’il ne s’agissait pas d’un dégoût pour la violence représentée, mais né de la conscience, toujours pénible à Anapol pour une raison ou une autre, de la facilité avec laquelle la toute dernière bagarre de l’Artiste allait passer la rampe auprès des petits Américains remarquablement assoiffés de sang.
Ce furent les scènes de bataille de Joe – le type de planche ou de séquence qu’on appelait « castagne » dans la profession – qui valurent d’abord à son travail d’être remarqué, à la fois dans la presse et par les timides jeunes gens d’Amérique. Ces scènes ont été qualifiées de sauvages, d’hystériques, de violentes, d’extrêmes et même de bruegeliennes ! Elles regorgent de fumée, de feu et d’éclairs. On voit d’immenses troupeaux de bombardiers, des flottilles de cuirassés hérissés de pointes, des tapis d’obus en fleur. En haut dans un coin, un château bombardé profile sa morne silhouette sur un pic. Dans un coin du bas, une grenade explose dans un poulailler tandis que voltigent les poules et les œufs. Des chasseurs Messerschmitt descendent en piqué, des torpilles à ailettes labourent les vagues. Et quelque part au milieu de tout cela se débat l’Artiste de l’évasion, attaché avec une chaîne d’ancre à la tête d’un missile téléguidé de l’Axe.
— Tu vas aller trop loin un de ces jours, commenta Anapol en secouant la tête. (Il reconstitua la pile de bristols et prit la direction de son bureau.) Quelqu’un va payer les pots cassés.
— Quelqu’un paie déjà les pots cassés, lui rappela Joe.
— Bon, pas ici.
Anapol déverrouilla sa porte et entra. Sans y avoir été invité, Joe le suivit. Il voulait qu’Anapol comprenne l’importance du combat, adhère à la propagande que lui et Sammy produisaient en série sans se laisser intimider. S’ils ne parvenaient pas à provoquer l’indignation des Américains contre Hitler, alors l’existence de Joe, la mystérieuse liberté qui lui avait été accordée et avait été refusée à tant d’autres perdaient tout sens.
Anapol balaya du regard le maigre mobilier de la pièce, les étagères à moitié écroulées, la lampe de bureau à l’abat-jour fêlé, comme s’il les voyait pour la première fois.
— Oui, ce lieu est vraiment un dépotoir, déclara-t-il, comme s’il approuvait un critique inaudible. (Peut-être sa femme, songea Joe.) Je suis content de partir d’ici.
— Avez-vous entendu parler de Vichy ? s’obstina Joe. Des lois promulguées par les Français ?
Anapol posa un sac en papier sur son bureau et l’ouvrit. Il en sortit un filet d’oranges.
— Non, je n’en ai pas entendu parler, répondit-il. Une orange de Floride ?
— Ils ont pour plan de restreindre la liberté des Juifs, là-bas.
— C’est terrible, murmura Anapol, lui tendant une orange. (Joe la fourra dans la poche revolver de son pantalon.) Je n’arrive toujours pas à croire que je vais me retrouver dans l’Empire State Building. (Son regard devint vitreux et lointain.) Empire Comics, Empire State Building. Tu vois le lien ?
— Comme il existe déjà les mêmes lois en Tchécoslovaquie.
— Je sais, ce sont des cochons. Tu as raison. Dis-moi, quelles sont les nouvelles de ta famille ?
— Toujours les mêmes.
Des enveloppes portant l’adresse inconnue de la rue Dlouha arrivaient au rythme de deux par mois, les baroques pattes de mouche de sa mère recouvertes d’aigles et de croix gammées. En matière de nouvelles, ces lettres n’apportaient souvent rien du tout ; elles avaient été vidées de leur contenu par la censure. Joe était obligé de dactylographier ses réponses ; en effet, alors que sur la page de ses illustrés il avait un des traits les plus sûrs de la profession, quand il s’installait pour écrire à son frère – les trois quarts de ses lettres étaient adressées à son frère –, sa main tremblait trop violemment pour tenir le stylo. Ses missives étaient laconiques, comme pour prévenir les débordements de l’émotion. Dans chacune, il suppliait Thomas de ne pas désespérer, l’assurait qu’il n’avait pas oublié sa promesse et qu’il faisait tout son possible pour les faire venir à New York. « Rien n’a changé. »
— Écoute, dit Anapol. Je ne t’empêcherai pas de couper leurs satanées têtes si c’est là ce que tu veux, aussi longtemps que tu vendras assez de comics. Tu le sais.
— Je le sais.
— C’est juste que… ça me rend nerveux.
Tout le phénomène des comic books, en l’occurrence, rendait Anapol un peu nerveux. Pendant quinze ans il s’était échiné à sillonner les arrière-pays tristes et reculés de la Pennsylvanie et du Massachusetts. Il avait manqué de sommeil, frôlé la faillite, avalé mille kilomètres par jour, mangé de manière effroyable, contracté un ulcère, négligé ses filles et s’était crevé le cul pour tenter de faire rire les négociants en nouveautés. Aujourd’hui, alors qu’il n’avait rien fait d’autre que se laisser convaincre, par quelqu’un qu’il considérait jusque-là comme un jeune fou, de mettre au pot sept mille dollars qu’il possédait tout juste, il se retrouvait soudain riche. Toutes les tables et les équations servant à quantifier la nature du monde avaient été remises en question. Il avait rompu sa liaison avec Maura Zell, était rentré chez sa femme, avait assisté aux services des Dix Jours de pénitence pour la première fois en quarante ans.
— Je suis inquiet pour toi, Kavalier, poursuivit-il. Ça ne peut pas te faire de mal, j’imagine, de te libérer de tes instincts de tueur ou de ce que tu veux de cette manière (d’un geste vague il montrait l’atelier), mais je ne peux m’empêcher de penser qu’à long terme ça va seulement te rendre… te rendre…
Anapol parut avoir perdu le fil. Il avait fouillé dans son sac en papier pour sortir divers autres souvenirs de son voyage. Une conque marine à la sensuelle lèvre rose. Une tête de singe hilare fabriquée avec deux moitiés de noix de coco. Et une photo sous verre d’une maison aux couleurs crues, peintes à la main. La maison trônait au milieu d’une parcelle de pelouse émeraude vif. Derrière, le ciel était d’un bleu criard. C’était un bâtiment moderniste, bas, de plain-pied et gris pâle, doté du cachet d’une boîte à œufs. Anapol disposa la photo sur son bureau, à côté de celles de sa femme et de ses filles. Le cadre était sobre, en émail noir uni, comme pour laisser entendre que l’image qu’il renfermait était un document d’une rare importance, un diplôme ou une licence d’État.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Joe.
Anapol plissa les yeux en fixant la photo.
— C’est ma maison de Floride, répondit-il d’un ton hésitant.
— Je croyais que vous étiez allés à l’hôtel.
Anapol hocha la tête. Il avait l’air en même temps nauséeux, heureux et dubitatif.
— Nous y sommes allés. Au Delano.
— Vous avez acheté une maison là-bas ?
— Apparemment. Ça me paraît fou maintenant. (Il tendit le doigt vers la photo.) Ce n’est même pas ma maison. Il n’y a pas de maison. Juste un lopin de sable vaseux délimité par une ficelle attachée à de petits bâtons. Au milieu de Palm River, en Floride. Sauf qu’il n’y a pas de Palm River non plus…
— Vous êtes allés en Floride et vous avez acheté une maison.
— Pourquoi je n’aime pas ta façon de te répéter ? Pourquoi ai-je l’impression que tu me reproches quelque chose ? Serais-tu en train de me dire que je n’ai pas le droit de gaspiller mon argent comme ça me chante, Kavalier ?
— Absolument pas, monsieur, balbutia Joe. Je n’y songerais pas. (Il bâilla. Un bâillement profond, à se déboîter la mâchoire, qui fit frémir tout son corps. Il était épuisé, mais le spasme qui le secouait était le produit de la colère, pas de la fatigue. Les seuls profiteurs de guerre que Joe combattait dans les pages d’Empire Comics depuis janvier étaient Sheldon Anapol et Jack Ashkenazy. À eux deux, ils avaient empoché quelque chose comme six cent mille dollars, selon les estimations de Sammy.) Excusez-moi.
— C’est juste, dit Anapol. Rentre chez toi. Va dormir. Tu as une mine de déterré.
— J’ai un rendez-vous, répliqua Joe avec raideur, mettant son chapeau et jetant son veston par-dessus son épaule. Au revoir.