14.

— Quatre-vingt-quinze, quatre-vingt-seize, quatre-vingt-dix-sept.

— Cent deux.

— Moi j’en suis à quatre-vingt-dix-sept.

— Tu as mal compté.

— Il va nous falloir un camion.

— C’est ce que je te disais.

— Un camion et puis tout un putain d’entrepôt !

— J’ai toujours voulu un entrepôt, murmura Joe. Ç’a toujours été mon rêve.

Même si Joe préférait rester flou sur la question du nombre de comics entassés dans des caisses en bois de pin de sa fabrication – collections complètes d’Action et de Detective, de Blackhawk et de Captain America, de Le crime ne paie pas et de La justice piège les coupables, de Classics Illustrated et de Histoires en images de la Bible, de Whiz, Wow, Zip, Zoot, Smash, Crash, Pep et Punch, d’Amazing, Thrilling, Terrific et Popular – qui étaient réellement en sa possession, la lettre qu’il avait reçue des avocats chargés de représenter Realty Associates Securities Corporation, propriétaire de l’Empire State Building, n’avait, elle, absolument rien de flou. Les Crèmes invisibles Kornblum avaient été expulsées pour violation des clauses du bail, ce qui signifiait que lesdites quatre-vingt-dix-sept ou cent deux caisses de bois remplies de bandes dessinées que Joe avait amassées – avec la totalité de ses autres biens – devaient être enlevées ou mises au rebut.

— Alors jette-les, suggéra Sammy. La belle affaire !

Joe soupira. Bien que tout le monde – même Sammy Clay, qui avait pourtant passé le plus clair de sa vie adulte à en produire et à en vendre – les considérât comme de la camelote, Joe adorait ses comics : pour leur séparation chromatique de qualité inférieure, leur stock de papier médiocrement massicoté, leurs réclames pour les fusils à air comprimé, les cours de danse et les crèmes contre l’acné, pour l’odeur de moisi indissociable des plus anciens, ceux qui étaient restés stockés quelque part pendant les tribulations de Joe. Avant tout, il les aimait pour les images et les histoires qu’ils contenaient, l’inspiration et les élucubrations de cinq cents gars vieillissants qui rêvaient le plus fort possible depuis quinze ans, sublimant leurs angoisses et leurs fantasmes, leurs souhaits et leurs doutes, leurs études officielles et leurs perversions sexuelles pour les transformer en quelque chose à quoi seule la plus aveugle des sociétés eût refusé le statut d’art. Les bandes dessinées l’avaient aidé à ne pas perdre la raison durant son séjour au pavillon psychiatrique de Gitmo. Pendant la totalité de l’automne et de l’hiver qui suivirent son retour sur le continent, que Joe avait passés à frissonner dans un cabanon de location sur la plage de Chincoteague, en Virginie, avec le vent qui sifflait dans les fentes des bardeaux, à moitié intoxiqué par l’odeur de poils brûlés d’un antique radiateur électrique, c’était seulement grâce à dix mille cigarettes Old Gold et à une pile de Captain Marvel Adventures (comprenant l’incroyable et épique combat du capitaine et d’un ver de terre télépathe parti à la conquête du monde, Mr Mind) que Joe avait pu résister une bonne fois pour toutes au besoin de morphine qu’il avait ramené de la banquise.

Pour lui qui avait perdu sa mère, son pire, son frire, son grand-père, les amis et les ennemis de sa jeunesse, son maître bien-aimé Bernard Kornblum, sa ville natale, son histoire – sa maison –, l’habituelle accusation portée contre les comic books, selon laquelle ils n’offraient qu’une facile échappatoire à la réalité, semblait au contraire un puissant argument en leur faveur. Au cours de sa vie, il s’était déjà échappé de cordes, de chaînes, de caisses, de sacs et de cageots, de menottes et de fers, de pays et de régimes, des bras d’une femme qui l’aimait, d’accidents d’avions, d’une opiomanie et de tout un continent gelé bien décidé à provoquer sa mort. La fuite de la réalité était un noble défi, estimait-il, surtout juste après la guerre. Il devait se souvenir jusqu’à la fin de ses jours d’une demi-heure paisible passée à lire un exemplaire de Betty and Veronica{158} qu’il avait trouvé dans la salle de repos d’une station-service : il s’était étendu avec son butin sous un sapin, dans une forêt où le soleil tombait obliquement, à la sortie de Medford, petite ville de l’Oregon, totalement absorbé dans cet univers de mauvais gags, de traits épais à l’encre et de farce shakespearienne aux couleurs primaires, et dans le profond mystère, presque oriental, de ces deux jeunes déesses aux dents longues et à la taille de guêpe, la blonde et la brune, éternellement empêtrées dans leur amitié-haine. La douleur du deuil – bien qu’il n’en eût jamais parié en ces termes – l’habitait continuellement à cette époque. Une petite boule froide et lisse dans la poitrine, juste derrière le sternum. Lors de cette demi-heure passée dans l’ombre mouchetée des sapins de Douglas, à lire Betty and Veronica, cette boule glacée avait fondu sans même qu’il s’en aperçoive. C’était de la magie. Pas la magie apparente du prestidigitateur en haut-de-forme, ni la ruse hardie, brutale, de l’artiste de l’évasion, mais la magie authentique de l’art. C’était un signe de l’état de pourrissement et de délabrement du monde – de la réalité – qui avait englouti sa maison et sa famille qu’un tel chef-d’œuvre de l’évasion, pas du tout facile à réaliser, dût demeurer l’objet d’un si mépris universel.

— Je sais que tu penses que c’est de la merde, rétorqua-t-il. Mais tu ne devrais pas le penser, toi.

— Ouais, ouais, concéda Sammy. D’accord.

— Qu’est-ce que tu regardes ?

Sammy s’était faufilé dans la prétendue réception de Miss Smyslenka et dénouait un des cartons à dessins qui y étaient empilés. À neuf heures ce matin-là, sur le trajet des bureaux de Pharaoh, il avait déposé Joe ici, pour qu’il s’attaque à la pénible opération visant à débarrasser le plancher. Il était déjà près de huit heures du soir, et Joe avait déplacé, emballé et remballé toute la journée, sans discontinuer. Ses épaules lui élançaient, les extrémités de ses doigts étaient à vif, et il n’était pas dans son assiette. Cela l’avait désorienté de revenir en ce lieu et de le trouver dans l’état où il l’avait laissé, puis de devoir commencer à tout démonter. Puis il avait été piqué au vif par la lueur du regard de Sammy, au moment précis où ce dernier était entré et avait trouvé Joe encore à l’œuvre, en train de finir le travail. Sammy avait paru agréablement surpris. Moins de voir le boulot terminé, songea Joe, que de trouver Joe encore là. Ils pensaient tous – tous les trois – qu’il allait les quitter une fois de plus.

— Je jette juste un dernier coup d’œil à ces pages de ton cru, répondit Sammy. C’est excellent, je dois te le dire. J’ai vraiment hâte de tout lire.

— Je ne crois pas que tu vas aimer ça. Personne n’aimera sans doute. Trop sombre !

— En effet, cela m’a l’air sombre.

— Trop sombre pour un illustré, à mon avis.

— C’est le début ? Nom de Dieu ! regarde-moi ce frontispice ! (Sammy, son pardessus sur le bras, se laissa choir par terre, devant l’immense pile de cartons à dessin noirs dont ils avaient fait l’emplette le matin même à Pearl Paints, afin que Joe puisse empaqueter ses cinq années de production. Sa voix prit un ton lugubre, comme tissé de fils d’araignée.) Le golem !

Il secoua la tête en examinant le premier frontispice – en tout, il y en avait quarante-sept – en tête du premier chapitre de la bande dessinée de deux mille deux cent cinquante-six pages que Joe avait pondues pendant sa période des Crèmes invisibles Kornblum. Quand Tommy l’avait dénoncé aux autorités, il venait juste d’attaquer le quarante-huitième et dernier chapitre.

Joe était arrivé à New York à l’automne 1949 avec une double intention : commencer à travailler à une longue histoire sur le golem, qui lui venait, planche après planche et chapitre après chapitre, dans ses rêves, au restaurant, pendant ses longs périples en autocar à travers tout le sud et le nord-ouest, depuis qu’il était parti de Chincoteague trois ans plus tôt ; ensuite, petit à petit, prudemment, peut-être même d’abord furtivement, revoir Rosa. Il avait renoué quelques timides rapports avec New York – location d’un bureau dans l’Empire State Building, reprise de ses visites dans l’arrière-boutique de Louis Tannen, ouverture d’un compte à Pearl Paints –, puis s’était installé afin de mettre son double plan à exécution. Mais alors qu’il avait pris un départ foudroyant pour l’œuvre qui allait transformer, espérait-il à l’époque, la vision du public et la compréhension de la forme d’art qu’en 1949 lui seul voyait comme un moyen d’expression aussi puissant qu’un air de Cole Porter entre les mains d’un Lester Young, ou qu’un vulgaire mélodrame sur les malheurs d’un homme riche entre celles d’un Orson Welles, il se révéla bien plus difficile pour lui de revenir, ne serait-ce qu’un peu à chaque fois, dans l’orbite de Rosa Saks Clay. Le Golem avançait, il absorbait tout son temps et son attention. Et pendant qu’il s’immergeait de plus en plus profondément dans ses thèmes décisifs, Prague et ses Juifs, magie et meurtre, persécution et libération, culpabilité à jamais inexpiable et innocence privée de toute chance – et qu’il rêvait, nuit après nuit, à sa table de travail, la longue fable hallucinatoire d’un enfant contre nature, rétif, Josef Golem, qui se sacrifiait pour sauver et racheter le petit monde chichement éclairé qui lui avait été confié –, Joe finit par penser que cette tâche, le récit de cette histoire, l’aidaient à guérir. Tout le chagrin et toute la mélancolie qu’il n’avait jamais pu exprimer, avant ou après, à un psychiatre de la marine, ni à un compagnon d’errance dans quelque hôtel bon marché non loin d’Orlando en Floride, ni à son fils, ni à aucun des rares êtres qui restaient pour l’aimer quand il avait enfin réintégré le monde, tout cela donc entrait dans les angles vertigineux, les compositions dépouillées, les hachures croisées, les larges bandes de clair-obscur et les planches agrandies, fragmentées et admirablement découpées de sa monstrueuse bande dessinée.

À un moment, il avait commencé à penser que son plan n’était pas simplement double mais à deux temps, qu’il serait prêt à revoir Rosa après avoir terminé Le Golem. Il l’avait abandonnée – fuie – sous l’emprise du chagrin, de la rage et d’un accès de reproches irrationnels. Il serait préférable, se disait-il – n’était-ce pas vrai ? –, de lui revenir purgé de tout cela. Mais, alors qu’il aurait pu y avoir au début quelque mérite dans cette justification, en 1953, quand Tommy Clay l’avait croisé par hasard dans la boutique de magie, la capacité de Joe à guérir tout seul était depuis longtemps épuisée. Il avait besoin de Rosa – de son amour, de son corps, mais surtout de son pardon – pour achever le travail amorcé par ses crayons. Le seul problème, comme il l’avait expliqué à Rosa, c’était qu’il était déjà trop tard. Il avait trop attendu. Les cent kilomètres de Long Island qui le séparaient de Rosa semblaient plus infranchissables que le défilé déchiqueté de mille kilomètres entre la base de Kelvinator et Jotunheim, ou que les trois pâtés de maisons londoniens isolant Wakefield de son épouse aimante.

— Existe-t-il même un script ? s’enquit Sammy, tournant une autre page. C’est… comment ? C’est comme un film muet ?

Il n’y avait aucune bulle sur aucune des planches. Absolument aucun mot, à l’exception de ceux qui apparaissaient à titre d’iconographie – enseignes d’immeubles, panneaux indicateurs, étiquettes de bouteilles, adresses sur les lettres d’amour qui étaient partie intégrante de l’action… – et des deux mots LE GOLEM !, qui resurgissaient sur le frontispice au début de chaque chapitre, chaque fois sous un aspect différent, les sept lettres et leur point d’exclamation transformés tantôt en une rangée d’immeubles, tantôt en un escalier, en neuf marionnettes, en neuf taches de sang en forme d’araignée, les ombres allongées de neuf femmes hantées et dévastatrices… À la fin, Joe avait prévu d’insérer des bulles et de les remplir de texte, mais il n’avait jamais pu se résoudre à défigurer ainsi ses planches.

— Oui, il existe un script. En allemand.

— Ça devrait marcher du tonnerre.

— Ça ne marchera pas du tout. Ce n’est pas à vendre. (Il s’était produit un phénomène paradoxal au cours des cinq années où il avait travaillé sur Le Golem : plus il avait mis de lui-même, de son cœur et de ses peines dans la bande dessinée – plus il démontrait de manière convaincante le pouvoir de la B.D. en tant que véhicule de l’expression individuelle – moins il se sentait pressé de la montrer à autrui, d’exposer ce qu’étaient devenues les annales secrètes de son deuil, de sa culpabilité et de son châtiment. La seule vision de Sammy en train de la feuilleter le rendait nerveux.) Allez, Sam ! Hé ! On ferait peut-être mieux de partir…

Mais Sammy n’écoutait pas. Il tournait lentement les pages du premier chapitre, décryptant l’action à partir du flot d’images muettes répandu sur la page. En regardant Sammy lire son livre secret, Joe sentit une étrange chaleur au creux de son ventre, sous le diaphragme.

— Je… j’imagine que je pourrais tenter de t’ex… commença-t-il.

— Tout va bien, je pige. (Sans regarder, Sammy plongea la main dans la poche de son pardessus et sortit son portefeuille. Il en tira quelques billets de un dollar et un de cinq.) Écoute, reprit-il. Je crois que j’en ai pour un moment. (Il leva les yeux.) Tu n’as pas faim ?

— Tu vas lire mon livre maintenant ?

— Bien sûr.

— En entier ?

— Pourquoi non ? Je donne bien quinze ans de ma vie à grimper un tas d’inepties haut de trois mille mètres, je peux consacrer quelques heures à un mètre de génie.

Joe se frotta l’aile du nez, sentant la chaleur des flagorneries de Sammy gagner ses jambes et emplir sa gorge.

— D’accord, énonça-t-il finalement. Tu peux le lire, alors. Mais tu pourrais peut-être attendre qu’on soit arrivé à la maison ?

— Non, je n’ai pas envie d’attendre.

— Je suis expulsé.

— Je les emmerde.

Joe inclina la tête et prit l’argent des mains de Sammy. Il y avait longtemps, très longtemps qu’il n’avait pas permis à son cousin Sammy de le mener ainsi à la baguette. Comme autrefois, il s’aperçut que cela ne lui déplaisait pas.

— Et d’ailleurs, Joe, poursuivit Sammy, sans lever le nez de la pile de pages, nous avons parlé, Rosa et moi. Elle… euh… nous pensons que c’est d’accord, si tu veux… c’est-à-dire, nous pensons que Tommy devrait savoir que tu es son père.

— Je vois. Oui, j’imagine que vous… Je vais lui parler.

— Nous pourrions lui parler tous. Nous poumons peut-être l’obliger à nous écouter. Toi, sa mère et moi.

— Sammy, objecta Joe. Je ne sais pas si c’est la bonne chose à dire, ni quelle est la bonne manière de la dire. Mais… merci.

— Merci de quoi ?

— Je sais ce que tu as fait. Je sais ce que cela t’a coûté. Je ne mérite pas d’avoir un ami comme toi.

— Eh bien ! J’aimerais bien pouvoir dire que je l’ai fait pour toi, Joe, parce que je suis un vrai ami. Mais la vérité, c’est qu’à ce moment-là, j’étais aussi effrayé que Rosa. Je l’ai épousée parce que je ne voulais pas être, bon, une tapette. Ce que je crois que je suis, en fait. Tu n’étais peut-être pas au courant.

— Plus ou moins, j’étais peut-être au courant.

— C’est aussi simple que cela.

Joe secoua la tête.

— Ce pourrait être ou c’est pour cette raison que tu l’as épousée, objecta-t-il. Mais cela n’explique pas comment il se fait que tu sois resté. C’est toi le père de Tommy, Sammy. Autant ou, je crois, bien plus que moi, vraiment.

— J’ai choisi la voie de la facilité, trancha Sammy. Essaie, tu verras. (Il reporta son attention sur la feuille de bristol entre ses mains, une partie de la longue séquence à la fin du premier chapitre qui présentait un bref historique du golem à travers les âges.) Alors, ils créent un imbécile.

— Un golem imbécile.

— Avec de la terre.

— Et puis… (Le doigt de Sammy suivit le cours de l’épisode jusqu’au bas de la page.) Après ils s’attirent tous ces ennuis. C’est un peu dangereux de créer un golem, on dirait.

— Ça l’est.

— Après toutes ces aventures, ils se contentent de… ils le mangent ?

Joe leva les épaules.

— Ils avaient faim, répliqua-t-il.

Sammy affirma savoir ce qu’ils ressentaient et, même si sa remarque semblait devoir être prise seulement à la lettre. Joe eut une soudaine vision de Sammy et de Rosa agenouillés tous les deux devant un creuset aux flammes vacillantes, en train de travailler à façonner quelque chose qui les nourrirait à partir des matériaux qui leur tombaient sous la main.

Il descendit dans le hall de l’immeuble et s’installa au bar de l’Empire State Pharmacy, sur son tabouret habituel, mais pour une fois sans ses habituelles lunettes noires, favoris postiches ou bonnet marin enfoncé sur les sourcils jusqu’aux orbites. Il commanda des œufs au plat et une côte de porc, comme à l’accoutumée. Il se renversa sur son siège et fit craquer ses doigts. Il vit que le serveur lui jetait un regard. Joe se leva et, non sans une certaine théâtralité, s’éloigna de deux tabourets, de manière à être assis juste à côté de la fenêtre qui donnait sur la Trente-troisième Rue, d’où tout le monde pouvait l’apercevoir.

— Donnez-moi plutôt un cheeseburger, lança-t-il.

En écoutant grésiller la lamelle de viande rose pâle sur le gril, Joe regarda par la fenêtre et médita les dernières révélations de Sammy. Il n’avait jamais attaché beaucoup d’importance aux sentiments qui avaient, durant quelques mois de l’automne et de l’hiver 1941, lié son cousin à Tracy Bacon. Dans la faible mesure où il avait réfléchi un tant soit peu à cette affaire, Joe avait supposé que ce flirt de jeunesse avec l’inversion n’avait été précisément que cela, un badinage homosexuel né d’un mélange de joie de vivre et de solitude qui s’était éteint brusquement, avec Bacon, quelque part au-dessus des îles Salomon. La soudaineté avec laquelle, à la suite de l’engagement de Joe dans la marine, Sammy avait fondu sur Rosa pour l’épouser – comme si, pendant tout ce temps, il avait attendu, torturé par une passion sexuelle à la fois à peine contenue et parfaitement convenue, d’être débarrassé de Joe – avait semblé à Joe marquer définitivement la fin des brèves expériences de Sammy dans le domaine de la rébellion bohème. Sammy et Rosa avaient eu un enfant, ils avaient déménagé en banlieue, s’étaient mis au boulot. Des années durant ils avaient incarné dans l’imagination de Joe le couple uni, le bras de Sammy autour des épaules de Rosa et son bras à elle qui encerclait la taille de son mari, encadré par une tonnelle de grosses roses rouges américaines. Ce n’était que maintenant, en observant les embouteillages de la Trente-troisième Rue, que toute la vérité lui apparaissait. Non seulement Sammy n’avait jamais aimé Rosa, mais il était incapable de l’aimer, sinon de l’affection aimable, à demi narquoise, qu’il avait toujours éprouvée à son égard. Une construction modeste, en aucun cas prévue pour une cohabitation prolongée, depuis longtemps enfouie sous les épaisses ronces des dettes et étouffée par le lierre des reproches et de la frustration. Ce n’était que maintenant que Joe comprenait le sacrifice que Sammy avait fait, pas seulement pour le bien de Joe, de Rosa ou de Tommy, mais pour son bien à lui. Ce n’était pas un simple geste de galanterie, mais un acte délibéré et conscient d’auto-enfermement. Joe était épouvanté.

Il songea tour à tour aux boîtes de comics qu’il avait accumulées en haut, dans les deux pièces exiguës où il s’était tapi pendant cinq ans, dans le double fond de l’existence dont Tommy l’avait libéré, puis aux milliers et aux milliers de petites boîtes soigneusement empilées sur des feuilles de bristol ou entassées par rangées sur les pages en lambeaux des comic books que Sammy et lui avaient remplies au cours des dix dernières années : des boîtes qui débordaient de matériaux bruts, de pacotilles à partir desquels ils avaient, chacun à leur manière, tenté de façonner leurs différents golems. Dans la littérature et le folklore, la signification des golems et la fascination exercée par eux – de Rabbi Judah Lowe à Victor von Frankenstein – résidaient dans leur absence d’âme, dans leur force infatigable et surhumaine, leur association métaphorique avec une ambition humaine démesurée et la facilité effrayante avec laquelle ils échappaient au contrôle de leurs créateurs horrifiés et admiratifs. Mais il semblait à Joe qu’aucun de ces traits – l’orgueil faustien moins que les autres – ne comptait parmi les vraies raisons qui avaient poussé maintes fois les hommes à se risquer à la création de golems. Pour lui, le façonnage d’un golem était un geste d’espoir contre tout espoir dans une situation désespérée. C’était l’expression du désir qu’une formule magique et une main adroite pouvaient produire quelque chose – une pauvre créature muette et vigoureuse – qui soit exempt des limitations humiliantes, des misères, des cruautés et des inévitables ratés de la Création du monde. En allant au fond des choses, c’était la formulation du vain souhait de s’évader. De se libérer, à l’instar de l’Artiste de l’évasion, du boulet de la réalité et de la camisole de force des lois physiques. Harry Houdini avait écumé les Palladium et les hippodromes du monde entier, chargé de toute une cargaison de caisses et de coffres bourrés de chaînes, de ferblanterie, de gros effets et de décors peints éclatants, animé tout le temps par un seul et même désir, jamais satisfait : vraiment s’évader, ne serait-ce qu’un instant, pointer la tête de l’autre côté des frontières de ce monde-ci, avec sa physique cruelle, dans le mystérieux monde spirituel qui s’étendait au-delà. Les articles de presse que Joe avait lus sur l’enquête imminente du Sénat dans les milieux de la bande dessinée citaient toujours le « désir d’évasion » parmi la litanie des conséquences néfastes de cette lecture et s’attardaient sur l’effet pernicieux, sur de jeunes esprits, qu’il y avait à satisfaire ce désir de s’évader du réel. Comme s’il pouvait y avoir service plus noble et plus nécessaire dans la vie !

— Vous désirez autre chose ? demanda le serveur, tandis que Joe s’essuyait la bouche, puis jetait sa serviette dans son assiette.

— Oui, un sandwich aux œufs au plat, répondit Joe. Avec beaucoup de mayonnaise.

Une heure après être parti, muni d’un sac en papier brun contenant le sandwich aux œufs frits et un paquet de Pall Mall, parce qu’il savait que son cousin n’aurait déjà plus de cigarettes, Joe retourna pour la dernière fois à la suite 7203. Sammy avait ôté son veston et ses chaussures. Sa cravate était enroulée autour de lui, par terre.

— Il faut le faire, annonça-t-il.

— Faire quoi ?

— Je vais te le dire dans une minute. Je pense que j’ai presque fini. Ai-je presque fini ?

Joe se pencha en avant pour voir où Sammy en était. Le golem avait l’air d’avoir atteint l’escalier de carton pâle en zigzag, tout en éclats de bois et en clous saillants – c’était presque, de propos délibéré, quelque chose sorti tout droit d’Elsie Crisler Segar ou de Fontaine Fox – qui devait le conduire aux portes en ruine du Paradis même.

— Oui, tu as presque fini.

— Ça va plus vite quand il n’y a pas de texte.

Sammy prit le sac des mains de Joe, l’ouvrit et regarda à l’intérieur. Il sortit le sandwich enveloppé de papier aluminium, puis le paquet de cigarettes.

— Je me prosterne à tes pieds, continua-t-il, tapotant le paquet d’un doigt.

Il l’ouvrit en le déchirant et en tira une cigarette avec ses dents.

Joe se dirigea vers une pile de cartons, où il s’assit. Sammy alluma sa cigarette et parcourut – un peu négligemment, au goût de Joe – la dernière douzaine de pages. Il posa sa cigarette sur le sandwich toujours emballé, puis rangea les planches dans le dernier carton à dessins. Il se remit la cigarette au bec, déballa son sandwich et en engloutit un quart, qu’il mâcha tout en fumant.

— Alors ?

— Alors, marmonna Sammy, il y a une quantité terrible de trucs juifs là-dedans…

— Je sais.

— Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as eu une rechute ?

— Je mange ma côte de porc quotidienne.

Joe plongea le bras dans un carton proche et en extirpa un livre sans couverture, avec ses pages souples et son dos cassé.

— Mythes et légendes de l’ancien Israël d’Angelo S. Rappoport, lut Sammy. (Il en feuilleta les pages, observant Joe avec une sorte de scepticisme respectueux, comme s’il pensait avoir trouvé le secret du salut de son cousin, dont il était désormais obligé de douter.) Tu es là-dedans maintenant ?

Joe haussa les épaules.

— Ce ne sont que contrevérités, rétorqua Joe. À mon avis.

— Je me rappelle la première fois où tu as débarqué ici. Le premier jour où nous avons mis les pieds dans le bureau d’Anapol. Tu te rappelles ?

Joe répondit qu’il se souvenait de ce jour-là, naturellement.

— Je t’ai tendu un illustré de Superman et t’ai demandé de nous proposer un super-héros, et tu as dessiné le golem. Mais je t’ai pris pour un idiot.

— Ce que j’étais.

— Ce que tu étais. Mais on était en 1939. En 1954, je ne te trouve plus aussi idiot avec ton golem. Laisse-moi te poser une question. (Il regarda autour de lui, en quête d’une serviette en papier, puis ramassa sa cravate et essuya ses lèvres luisantes avec.) Tu as vu ce que Bill Gaines fait là-bas, chez E.C.* ?

— Oui, bien sûr.

— Ils ne sortent pas des trucs pour les gosses là-bas. Ils ont la crème des dessinateurs. Ils ont Crandall. Je sais que tu l’as toujours aimé.

— Crandall est le meilleur, c’est sûr.

— Et les bouquins qu’ils sortent, ce sont des grands qui les lisent. Des adultes. C’est sombre, c’est méchant aussi. Mais regarde autour de toi, l’époque où nous vivons est méchante. Tu as vu le Heap{159}* ?

— J’adore le Heap.

— Le Heap, je veux dire, voyons, c’est bien un personnage de bande dessinée ? Au fond, c’est quoi ? Un amas sensible de boue, d’herbes et, je ne sais pas, de sédiments. Avec ce tout petit bec. Il casse, mais il est censé être un héros.

— Voilà où je veux en venir. On est en 1954. Tu as un tas de terre qui marche tout seul, les gosses trouvent que c’est excellent. Imagine comment ils trouveront le golem…

— Tu veux le publier ?

— Peut-être pas tout à fait dans son état actuel.

— Oh !

— C’est affreusement juif.

— Exact.

— Qui se doutait que tu connaissais tous ces trucs ? La Kabbale, c’est comme ça qu’on l’appelle ? Tous ces anges et… et… c’est bien ça ? Des anges ?

— Pour la plupart.

— C’est ce que je pense. Il y a quelque chose là-dedans. Pas seulement la figure du golem. Tes anges… ils ont des noms ?

— Il y a Métatron, Uriel, Michel, Raphaël, Samaël. C’est lui le méchant.

— Celui qui a des défenses ?

Joe inclina la tête.

— Je l’aime bien. Tu sais, tes anges ressemblent un peu à des super-héros.

— Bon, c’est une bande dessinée.

— C’est ce à quoi je pense.

— À des super-héros juifs ?

— Quoi ! Ils sont tous juifs, les super-héros. Superman, tu ne crois pas qu’il est juif ? Débarquer du vieux pays, changer de nom comme ça… Clark Kent, seul un Juif se choisirait un nom pareil !

Joe montra du doigt la pile de cartons à dessins bombés, posée par terre entre eux.

— Mais la moitié des personnages là-dedans sont des rabbins, Sammy…

— D’accord. Donc on adoucit le ton.

— Tu veux qu’on retravaille ensemble ?

— Eh bien… en fait… je ne sais pas… je parle sans réfléchir. Mais tes planches sont si fortes. Ça me redonne envie de produire quelque chose. Quelque chose dont je pourrai être un tantinet fier.

— TU peux être fier, Sammy. Tu as fait du bon boulot. Je te l’ai toujours dit.

— Qu’est-ce que tu entends par toujours ? Tu es parti depuis Pearl Harbor.

— Mentalement.

— Rien d’étonnant si je n’ai pas reçu le message.

À ce moment-là, des coups sourds, hésitants, résonnèrent à la porte, les faisant sursauter tous les deux. On frappait au chambranle de la porte ouverte sur le couloir.

— Il y a quelqu’un ? lança une voix de hautbois, timide et étrangement familière à Joe. Ohé ?

— Sacrée Sensass Radio Miniature ! s’exclama Sammy. Regarde qui c’est.

— On m’a dit que je pourrais vous trouver ici, déclara Sheldon Anapol.

Il entra et serra la main de Sammy, puis alla à pas traînants se planter devant Joe. Il avait perdu presque tous ses cheveux, mais en rien sa corpulence, et ses bajoues, plus imposantes que jamais, lui donnaient un air méfiant et renfrogné. Mais ses yeux, sembla-t-il à Joe, brillaient, pleins de tendresse et de regrets, comme s’ils ne voyaient pas Joe, mais les douze ans qui s’étaient écoulés depuis leur dernière rencontre.

— Monsieur Kavalier.

— Monsieur Anapol.

Ils échangèrent une poignée de main, puis Joe se sentit enveloppé dans l’étreinte brutale et aigrelette du gros homme.

— Espèce de frappadingue ! murmura celui-ci après avoir lâché Joe.

— Oui, dit Joe.

— Tu as bonne mine. Comment vas-tu ?

— Pas mal.

— Qu’est-ce que c’était que tout ce narrishkayt{160}, l’autre jour, hein ? Tu m’as ridiculisé. Je devrais être furieux comme toi. (Il se tourna vers Sammy.) Je devrais être furieux contre lui, tu ne crois pas ?

Sammy s’éclaircit la gorge.

— Sans commentaire, répondit-il.

— Et vous, comment allez-vous ? lui demanda Joe. Comment vont les affaires ?

— Question lourde de sens, comme toujours, qui sort de vos bouches à tous les deux. Que puis-je vous dire ? Les affaires ne sont pas bonnes. En réalité, elles sont très, très mauvaises. Comme si la télévision ne suffisait pas ! Maintenant nous avons des hordes de cinglés de baptistes du fin fond de l’Alabama ou de quelque autre maudit bled qui jettent en tas des comics et y mettent le feu parce qu’ils sont une offense à Jésus et au drapeau américain. Ils y mettent le feu ! Vous pouvez le croire ? Pourquoi avons-nous fait la guerre si une fois qu’elle est finie on brûle des livres dans les rues de l’Alabama ? Ensuite, il y a ce docteur coincé-du-cul, Fredric Wertham, avec son fameux bouquin. Maintenant, nous avons en plus la commission sénatoriale qui vient à New York… tu es au courant ?

— Oui, je suis au courant.

— Ils m’ont convoqué, intervint Sammy.

— Tu as été cité à comparaître ? (Anapol avança la lèvre inférieure.) Moi, je ne l’ai pas été.

— Une omission ? suggéra Joe.

— Pourquoi te citeraient-ils à comparaître ? Tu n’es que rédacteur en chef dans une maison de cinquième zone, pardonne-moi mon franc-parler.

— Je l’ignore, admit Sammy.

— Qui sait ? Ils t’ont peut-être fiché. (Il sortit son mouchoir de sa poche et s’épongea le front.) Seigneur ! Quelle folie ! Je n’aurais jamais dû vous laisser me convaincre de lâcher le rayon des nouveautés. Personne n’a jamais entassé des coussins pétomanes pour y mettre le feu, laissez-moi vous dire. (Il se dirigea vers l’unique siège.) Vous permettez que je me pose ? (Il s’assit et poussa un long soupir, lequel parut commencer sans conviction, pour la galerie, mais exprimait à la fin une étonnante charge de tristesse.) Laissez-moi vous dire autre chose, reprit-il. Je crains de ne pas être monté juste parce que j’avais envie de dire bonjour à Kavalier. J’ai pensé que je devais… j’ai pensé que vous voudriez peut-être savoir…

— Savoir quoi ? le coupa Sammy.

— Vous vous rappelez que nous étions en procès ? énonça Anapol.

Le lendemain, le 21 avril 1954, la cour d’appel de l’État de New York devait tendre enfin son jugement dans l’affaire opposant National Periodical Publications à Empire Comics. Le litige était, à cette époque, passé et repassé devant les tribunaux, avec des règlements tour à tour proposés et rejetés, tissant un écheveau d’arrêts d’annulation et de procédures légales par trop complexe et trop ennuyeux pour pouvoir le démêler au fil de ces pages. Dans la profession, l’argumentation de National était généralement considérée comme faible. Bien que Superman et l’Artiste de l’évasion aient en commun des costumes moulants, une force herculéenne et la curieuse tendance à dissimuler leur véritable nature sous les traits d’êtres plus vulnérables et plus faillibles, ces mêmes qualités et ces mêmes particularités étaient partagées par une armée d’autres personnages apparus dans les comics depuis 1938. Ou l’avaient été, en tout cas, jusqu’à ce que ces personnages, un à un ou en masse, eussent trouvé la mort dans le grand bûcher de super-héros qui suivit la Deuxième Guerre mondiale. Même s’il était vrai que National avait également poursuivi en justice le Captain Marvel de Gene Fawcett et le Wonder Man de Victor Fox, un tas d’autres surhommes qui aimaient accomplir leurs prouesses, y compris voler, de préférence en caleçon – Amazing Man, Master Man, le Blue Beetle, le Black Condor, le Sub-Mariner – avaient été autorisés à vaquer tranquillement à leurs affaires, sans perte apparente de revenus pour National. Beaucoup, en réalité, devaient soutenir que des brèches plus importantes dans l’hégémonie commerciale de Superman étaient le fait de ses successeurs et de ses imitateurs au sein même de National – Hourman, Wonder Woman. Dr Fate, Starman, Green Lantern – dont certains n’étaient que des avatars ou de pâles reflets de l’original. Qui plus est, comme Sammy l’avait déjà souligné, le personnage de Superman représentait en soi la fusion d’« un bouquet d’idées que ces gars avaient volées à d’autres » : en particulier à Philip Wylie, dont Hugo Dann était le héros surhumain et à l’épreuve des balles de son roman Gladiator ; à Edgar Rice Burroughs, dont le héros orphelin, le jeune lord Greystoke, en grandissant devenait Tarzan, noble protecteur d’un monde de créatures inférieures ; enfin à The Phantom, bande dessinée de Lee Falk publiée en feuilleton, dont le héros éponyme avait lancé la vogue des combinaisons éclatantes chez les implacables ennemis du crime. Dans nombre de ses traits particuliers, le Maître de l’esquive – un artiste humain, vulnérable et dépendant de son équipe d’assistants – avait très peu de ressemblance avec le Fils de Krypton. Au cours des ans, plusieurs juges, parmi eux l’éminente Main experte{161}, avaient tenté, pas toujours en plaisantant, de mettre de l’ordre dans ces belles et cruciales distinctions. On en était même arrivé à une définition du terme « héros{162} ». À la fin, dans leur sagesse, les jurés de la Cour d’appel, annulant l’arrêt de la cour suprême de l’État, devaient prendre parti contre l’opinion dominante dans le milieu des comics et donner gain de cause aux plaignants, scellant ainsi la perte de l’Artiste de l’évasion.

Mais, comme l’annonce du traité de Gand au général Lambert stationné à Biloxi, la nouvelle de l’arrêt de la cour, une fois connue, devait être déjà dépassée par les événements.

— Aujourd’hui, poursuivit Anapol, j’ai tué l’Artiste.

— Comment ça ?

— Je l’ai tué. Ou disons qu’il a pris sa retraite. J’ai appelé Louis Nizer. Je lui ai dit : « Nizer, tu as gagné. » À partir d’aujourd’hui, l’Artiste a pris officiellement sa retraite. J’abandonne, je me gare des voitures. Je signe son arrêt de mort.

— Et pourquoi ? s’enquit Joe.

— Je perds de l’argent avec les titres de l’Artiste depuis des années déjà. La propriété des droits me rapportait encore un peu, savez-vous, grâce à divers accords de licence. Je devais donc continuer à le publier, uniquement pour que la marque reste viable. Mais ses chiffres de tirage sont en chute libre depuis un bon bout de temps. Les super-héros sont morts, mes petits. N’y pensez plus. Aucun de nos grands succès – Scofflaw, Jaws of Horror, Hearts and Flowers{163}, Bobby Sox – aucun d’eux ne parle de super-héros…

Joe avait atteint la même conclusion par le canal de Sammy. L’ère des super-héros costumés était passée depuis belle lurette. Les Angel, Arrow, Cornet et Fin, Snowman, Sandman et Hydroman, Captain Courageous, Captain Flag, Captain Freedom, Captain Midnight, Captain Adventure et Major Victory, Flame, Flash, Ray, Monitor, Guardian, Shield et Defender, Green Lantern, Red Bee, Crimson Avenger, Blackhat et White Streak, Caïman et Kitten, Bulletman et Bulletgirl, Hawkman et Hawkgirl, Star-Spangled Kid et Stripesy, Dr Mid-Nite, Mr Terrific, Mr Machine Gun, Mr Scarlet et Miss Victory, Doll Man, Atom et Minimidget, tous étaient tombés sous les lames de batteuse tournoyantes qu’étaient l’évolution des goûts, un lectorat vieillissant, l’arrivée de la télévision, un marché saturé et l’ennemi invincible qui avait rasé Hiroshima et Nagasaki. Parmi les grands héros des années quarante, seuls les piliers de National – Superman, Batman, Wonder Woman et quelques autres de leurs cohortes – réussirent à se maintenir avec un certain suivi ou poids commercial. Même eux avaient dû subir l’affront de voir leurs ventes de temps de guerre réduites de moitié ou plus, de figurer en seconde place pour leurs titres alors qu’ils étaient autrefois têtes d’affiche, ou encore de se voir imposer diverses fantaisies ou gadgets destinés à attirer l’attention par des auteurs de plus en plus désespérés, depuis quinze différentes teintes et saveurs de kryptonite jusqu’aux Chiens chauves-souris et Singes chauves-souris, en passant par un petit casse-pieds aux oreilles d’elfe et aux pouvoirs magiques appelé la Mite chauve-souris.

— Il est mort, répéta Sammy d’un air étonné. Je ne peux pas y croire.

— Tu peux y croire, insista Anapol. Tout ce secteur de l’industrie est mort après ces auditions. Vous avez la primeur de la nouvelle, mes petits. (Il se leva de son siège.) C’est pourquoi je ferme boutique.

— Vous fermez boutique ? Vous voulez dire que vous vendez Empire ?

Anapol inclina la tête.

— Après avoir téléphoné à Louis Nizer, j’ai appelé mon avocat personnel pour lui demander de commencer à préparer la paperasse. Je voudrais bien trouver un gogo avant que le toit me tombe sur la tête. (Il embrassa du regard les piles de caisses.) Regardez-moi ce bureau, poursuivit-il. Tu as toujours été un plouc, Kavalier.

— Exact, confirma Joe.

Anapol prit la direction de la sortie, puis se retourna.

— Vous vous rappelez ce fameux jour ? lança-t-il. Vous avez débarqué tous les deux avec cette image du golem en me certifiant que vous alliez me rapporter un million de dollars.

— Et c’était vrai, dit Sammy. Beaucoup plus qu’un million.

Anapol hocha la tête.

— Bonsoir, mes petits, dit-il. Bonne chance !

Après son départ, Sammy soupira :

— J’aimerais bien avoir un million de dollars…

Il le dit tendrement, en contemplant quelque chose de ravissant et d’invisible en face de lui.

— Pourquoi ? s’enquit Joe.

— Je rachèterais Empire.

— Tu quoi ? Moi qui croyais que tu détestais les comics, qu’ils te pompaient l’air ! Si tu avais un million de dollars, tu pourrais faire tout ce que tu veux.

— Ouais, acquiesça Sammy. Tu as raison. Qu’est-ce que je raconte ? Sauf que tu m’as remué avec ton golem. Tu as toujours eu le don d’inverser l’ordre de mes priorités.

— J’ai eu… j’ai ce don-là ?

— Tu te débrouillais toujours pour que ça paraisse normal de croire à toutes ces balivernes.

— Mais je crois que c’était normal, protesta Joe. Je ne pense pas qu’aucun des deux aurait dû arrêter.

— Tu étais frustré, continua Sammy. Tu voulais mettre la main sur de vrais Allemands…

Joe ne dit rien pendant si longtemps qu’il sentit son silence commencer à devenir parlant pour Sammy.

— Hein ? émit-il à la fin.

— Tu as tué des Allemands ?

— Un seul, avoua Joe. C’était un accident.

— Est-ce que tu… est-ce que ça t’a…

— J’ai eu la sensation d’être la pire engeance du monde.

— Hum, fit Sammy.

Il était revenu au dernier chapitre du Golem. Debout, les yeux baissés, il fixait une image sur laquelle le battant de la cloche du portier qui était accrochée au montant des portes du Paradis se révélait être une tête de mort grimaçante.

— C’est drôle, pour l’Artiste de l’évasion, proféra Joe, conscient qu’il voulait recevoir l’accolade de Sammy, mais retenu par la pensée que c’était un geste nouveau pour lui. Je veux dire, pas drôle, mais…

— Et pourtant…

— Tu es triste ?

— Un peu. (Sammy leva les yeux de la dernière page du Golem et pinça les lèvres. Il donnait l’impression de braquer une lumière sur un coin sombre de ses sentiments, pour voir s’il n’y aurait pas quelque chose de caché.) Pas autant que je l’aurais cru. Il y a si longtemps, tu sais. (Il haussa les épaules.) Et toi ?

— C’est pareil. (Il avança d’un pas vers Sammy.) C’était il y a longtemps.

Maladroitement, Joe posa un bras sur les épaules de Sammy, qui baissa la tête. Et ils se balancèrent légèrement d’avant en arrière, se remémorant à haute voix ce fameux matin de 1939 où ils avaient apporté l’Artiste de l’évasion et ses compagnons d’aventures dans le bureau de Sheldon Anapol, au Kramler Building. Sammy sifflotait Frenesi, Joe savourait la rage extatique procurée par le coup de poing imaginaire qu’il venait de décocher au menton d’Adolf Hitler.

— C’était une bonne journée, commenta Joe.

— Une des meilleures, renchérit Sammy.

— Combien d’argent possèdes-tu ?

— Pas un million, c’est sûr. (Sammy s’échappa de dessous le bras de Joe. Ses yeux s’étrécirent, et il prit soudain un air madré et « anapolien ».) Pourquoi ? Et toi, Joe, combien as-tu ?

— Il n’y a pas tout à fait un million, répondit Joe.

— Il n’y a pas tout à fait… tu veux dire que tu… oh ! Tant d’argent !

Toutes les semaines pendant deux ans à partir de 1939, Joe avait versé de l’argent au capital qu’il destinait à la prise en charge des siens à leur arrivée en Amérique. Il prévoyait que leur santé pouvait avoir souffert et qu’il ne leur serait peut-être pas facile de trouver du travail. Avant tout, il désirait leur acheter un pavillon, un pavillon individuel entouré d’un terrain, quelque part dans le Bronx ou le New Jersey. Il ne voulait plus qu’ils aient à partager un toit avec quiconque. Vers la fin de 1941, il mettait chaque fois plus de mille dollars de côté. Depuis lors – mis à part les dix mille dollars qu’il avait dépensés à condamner quinze enfants à reposer pour l’éternité parmi les sédiments de la dorsale médio-atlantique – il y avait à peine touché. En fait, même en son absence, le compte avait gonflé grâce aux droits d’auteur dégagés par l’émission radiophonique de l’Artiste de l’évasion, qui avait eu une bonne diffusion jusqu’en 1944, et grâce aux deux importants paiements forfaitaires qui avaient constitué sa part sur l’accord de cession en feuilleton de Parnassus.

— Oui, balbutia-t-il. Je l’ai toujours.

— Il est…

— Il dort à la banque, acheva Joe. À l’East Side Crafts Credit Union. Depuis… eh bien, depuis le naufrage de l’Arche de Miriam, le 6 décembre 1941.

— Il y a douze ans et quatre mois.

— … qu’il dort à la banque.

— Ça fait longtemps aussi, observa Sammy.

Joe en tomba d’accord.

— Il n’y a vraiment aucune raison de le laisser dormir, je pense, déclara-t-il.

La pensée de retravailler avec Sammy était très alléchante. Il venait de passer cinq ans à réaliser une bande dessinée, à longueur de journée, tous les jours, marquant une pause de temps à autre, juste assez longue pour lire un ou deux illustrés. À ce moment-là, il se considérait comme le plus grand auteur de l’histoire mondiale de la bande dessinée. Il était capable de développer un épisode crucial de la vie d’un personnage sur dix pages, découpant ses planches toujours plus fin jusqu’à ce qu’elles arrêtent complètement le temps et basculent pourtant dans le passé sous la dynamique irréversible de la vie elle-même. Ou encore il était capable d’étaler un seul instant sur une double page en une unique planche géante, regorgeant de danseuses, de matériel de laboratoire, de chevaux, d’arbres et d’ombrages, de militaires, de convives éméchés d’un mariage. Quand il était en veine, Joe pouvait produire des planches qui étaient plus que du clair-obscur, du pur noir, où tout apparaissait quand même bien visible et bien clair, où l’action était évidente, les expressions des personnages distinctes. Grâce à son oreille non anglophone, il avait médité – et compris – comme les grands auteurs de bandes dessinées l’ont toujours fait, le pouvoir des onomatopées – de mots inventés comme Shebam ! Pow ! Vlop ! Wizz ! – transcrites avec les lettres appropriées afin de donner vie à un couteau de poche, à une flaque d’eau de pluie, à une demi-couronne au fond de la sébile métallique d’un aveugle. Pourtant il était à court de sujets d’inspiration. Son Golem était terminé, ou presque. Pour la première fois depuis des années, comme à chaque palier de sa vie et de ses émotions, il se demandait malgré lui ce qu’il allait faire ensuite.

— Tu penserais que je n’hésiterais pas, murmura Joe. Tu m’en croirais capable.

Plus que tout, il désirait pouvoir faire quelque chose pour Sammy. Cela le bouleversait de voir à quel point Sammy était devenu résigné, malheureux. Quel triomphe ce serait de plonger la main dans la manche sombre de son passé pour en tirer quelque chose qui modifierait complètement la situation de Sammy. Quelque chose qui le sauverait, le délivrerait, lui redonnerait vie. D’un coup de crayon, il pourrait tendre à Sammy, selon les antiques mystères de la Ligue, une clef d’or, afin de lui transmettre le don de libération que lui-même avait reçu et qui était resté impayé jusqu’ici.

— Je sais que je devrais, poursuivit Joe. (Pendant qu’il parlait, sa voix s’épaissit et ses joues s’enflammèrent. Il pleurait, sans savoir pourquoi.) Oh ! je devrais m’en débarrasser complètement.

— Non, Joe. (C’était maintenant au tour de Sammy de poser un bras sur les épaules de Joe.) Je comprends que tu n’aies pas envie de toucher à cet argent. J’entends, je crois comprendre. Je me rends compte qu’il… qu’il représente quelque chose pour toi que tu ne veux jamais oublier.

— J’oublie tous les jours, le contredit Joe, tentant de sourire. Tu sais ? Les jours passent et j’oublie de ne pas oublier…

— Tu gardes ton argent, dit doucement Sammy. Je n’ai pas besoin d’être propriétaire d’Empire Comics. C’est même la dernière chose dont j’aie besoin.

— Je… je n’ai pas pu. Sammy, j’aimerais pouvoir, mais je n’ai pas pu.

— Je saisis, Joe, conclut Sammy. Tu te raccroches à ton argent.