3.
Les cousins tinrent la première réunion officielle de leur association devant le Kramler Building, dans le halo composé de leurs expirations et de la vapeur souterraine qui montait en sifflant d’un soupirail du trottoir.
— C’est bien, dit Joe.
— Je sais.
— Il a dit oui, rappela Joe à son cousin, qui restait planté là, à tapoter le devant de son pardessus d’une main distraite, un air affolé sur le visage, comme s’il craignait d’avoir oublié quelque chose d’important dans le bureau d’Anapol.
— Oui, c’est vrai. Il a dit oui.
— Sammy. (Joe tendit le bras et saisit la main vagabonde de Sammy, l’arrêtant dans la fouille de ses poches, de son col et de sa cravate.) C’est bien.
— Oui, c’est bien, nom de Dieu ! J’espère vraiment que nous serons à la hauteur…
Joe lâcha la main de Sammy, troublé par cette soudaine expression de doutes. Il s’était complètement laissé prendre par l’audace avec laquelle Sammy avait appliqué la science de l’opportunité. Toute la matinée, le trajet bruyant dans l’obscurité clignotante sous l’East River, le courant ascendant d’avertisseurs et d’immeubles de bureaux verticaux qui les avait arrachés à la station de métro, les dix mille hommes et femmes qui les avaient immédiatement entourés, les sonneries de téléphone et le jacassement des employés et des secrétaires dans le bureau de Sheldon Anapol, la masse sournoise et tourmentée d’Anapol lui-même, la discussion des chiffres de vente, de la concurrence et des gros encaissements, tout cela était si conforme à l’image tirée du cinéma que Joe avait de la vie en Amérique que si un avion avait dû alors se poser dans la Vingt-cinquième Rue et débarquer une douzaine de Fées de la Démocratie en maillot de bain venues lui décerner la présidence de General Motors, un contrat avec Warner Bros et une superbe garçonnière dans la Cinquième Avenue avec piscine dans la salle à manger, il aurait accepté ces menus cadeaux avec la même absence de surprise que dans ses rêves. Jusqu’ici il n’avait pas eu idée de considérer que la belle démonstration d’esprit d’entreprise de son cousin avait peut-être été entièrement du bluff, qu’il faisait 8 °C et qu’il n’avait ni chapeau ni gants, que son estomac était aussi vide que son portefeuille, et que Sammy et lui n’étaient qu’un tandem de deux blancs-becs esclaves d’une promesse irréfléchie et incertaine.
— Mais j’ai confiance en toi, lança Joe. Je te crois.
— C’est agréable à entendre.
— Je suis sérieux.
— J’aimerais bien savoir pourquoi…
— Parce que, répondit Joe, je n’ai pas le choix.
— Oh, non !
— J’ai besoin d’argent, poursuivit Joe, avant de tenter d’ajouter : Bon Dieu !
— L’argent. (Ce mot parut avoir un effet reconstituant sur Sammy, l’arracher à sa stupeur.) Très bien. O.K. Avant tout, nous avons besoin de munitions.
— De munitions ?
— De bras, de gars…
— De dessinateurs.
— Si on parlait seulement de « gars » pour le moment ?
— Tu sais où on peut en trouver ?
Sammy réfléchit un instant.
— Je crois, répondit-il. Viens !
Ils se mirent en route dans ce que Joe estima être la direction de l’ouest. En marchant, Sammy sembla vite perdu dans ses cogitations. Joe essaya d’imaginer le cours des pensées de son cousin, mais les détails de leur future mission n’étaient pas clairs pour lui. Au bout d’un moment, il renonça et se borna à marcher du même pas. L’allure de Sammy était décidée, courbée, et Joe avait du mal à ne pas prendre les devants. Un bourdonnement le suivait partout, qu’il attribua d’abord à la circulation du sang dans ses oreilles, avant de comprendre que c’était le bruit produit par la Vingt-cinquième Rue elle-même. Une centaine de machines à coudre dans un atelier clandestin au-dessus de leurs têtes, les bouches d’aération à l’arrière d’un entrepôt, les trains qui roulaient dans les profondeurs sous le revêtement noir de la rue. Joe renonça donc à suivre son cousin, à croire ou à avoir confiance en lui, et se contenta de marcher en direction de l’Hudson, la tête à l’envers, étourdi par la nouveauté de l’exil.
— Qui est-il ? dit enfin Sammy, alors qu’ils traversaient une grande artère qu’une plaque identifiait, de manière plus ou moins improbable, comme la Sixième Avenue.
La Sixième Avenue ! L’Hudson !
— Qui est-il ? répéta Joe.
— Qui est-il et qu’est-ce qu’il fait ?
— Il vole.
Sammy secoua la tête.
— Superman vole déjà.
— Alors le nôtre ne vole pas ?
— Je pense seulement que j’aimerais…
— Être original.
— Si possible. Essaie de le voir sans qu’il vole, au moins. Pas d’acrobatie aérienne, pas la force de cent hommes, pas de peau pare-balles…
— O.K., répondit Joe. (Le bourdonnement parut légèrement diminuer.) Et les autres, ils font quoi ?
— Eh ben, Batman…
— Il vole, comme une chauve-souris.
— Non, il ne vole pas.
— Mais il est bien aveugle.
— Non, il se déguise seulement en chauve-souris. Il ne possède aucun caractère des chauves-souris. Il utilise ses poings…
— Ça m’a l’air ennuyeux.
— En fait, ça donne la chair de poule. Tu aimerais ça.
— Un autre animal peut-être ?
— Euh ! Bon, ouais. O.K. Un faucon, l’Homme-Faucon*.
— Un faucon, oui, O.K. Mais cette petite bête doit bien voler…
— Ouais, tu as raison. Raye la famille des oiseaux de la liste. Le… euh… le Renard. Le Requin…
— Un animal qui nage, alors.
— Peut-être, un qui nage. D’ailleurs, non. Je connais un gars qui travaille à la boutique Chesler, il m’a dit qu’ils réalisent déjà un gars qui nage. Pour Timely.
— Un lion ?
— Oui, le Lion. L’Homme-Lion…
— Il pourrait être invincible, il rugit très fort.
— Il a un super-rugissement ?
— Qui sème la teneur.
— Qui casse les assiettes !
— Les méchants deviennent sourds !
Ils s’esclaffèrent. Joe s’arrêta de rire.
— Nous devons être sérieux, je crois, articula-t-il.
— Tu as raison, approuva Sammy. Le Lion, je ne sais pas. Les lions sont paresseux. Que dis-tu du Tigre ? L’Homme-Tigre, Tigerman. Non, non. Les tigres sont des tueurs. Merde ! Voyons…
Ils se mirent à éplucher les registres du règne animal, en se concentrant naturellement sur les prédateurs : l’Homme-Chat, l’Homme-Loup, le Hibou, la Panthère, l’Ours noir. Ils examinèrent les primates : le Singe, L’Homme-Gorille, le Gibbon, le Chimpanzé, le Mandrill, au cul magique multicolore qui servait à éblouir ses adversaires.
Une fois de plus, Joe rappela son cousin à l’ordre :
— Sois sérieux.
— Excuse-moi, excuse-moi. Écoute, laissons tomber les animaux. Tout le monde va se rabattre sur eux. Dans deux mois, je te le dis, le temps que notre lascar arrive dans les kiosques, il y aura des gars qui courront dans tous les sens, déguisés en ces maudits animaux de zoo ! Oiseaux, cafards, monstres sous-marins. Et je te parie n’importe quoi qu’il y aura cinq hurluberlus qui seront vraiment forts, invulnérables et capables de voler…
— Et si notre personnage allait aussi vite que la lumière ? suggéra Joe.
— Ouais, c’est mieux d’être rapide, j’imagine.
— Et s’il peut enflammer des choses. S’il peut… écoute ! S’il peut, tu sais ? Lancer des flammes avec ses yeux !
— Ses globes oculaires fondraient.
— Avec ses mains, alors. Ou… oui, il se transforme en une boule de feu !
— Timely fait déjà ça aussi. Ils ont l’Homme-Feu et l’Homme-Eau*.
— Il se transforme en glace. Il crée de la glace partout.
— Pilée ou des glaçons ?
— Ce n’est pas bon ?
Sammy secoua la tête.
— La glace, murmura-t-il. Je ne vois pas beaucoup d’histoires avec la glace.
— Il se transforme en électricité, alors ? tenta Joe. En acide ?
— Il se transforme en jus de viande, il se transforme en un énorme chapeau. Écoute, arrête. Arrête. Vraiment, arrête !
Ils s’immobilisèrent au beau milieu du trottoir, entre les Sixième et Septième Avenues. Et c’est à cet instant précis que Sam Clay eut une révélation, qu’il finirait plus tard par voir comme le seul effleurement indéniable de l’ourlet diaphane, couleur dollar, que l’Ange de New York lui eût accordé dans toute son existence.
— Ce n’est pas la question, reprit-il. Qu’il ressemble à un chat, à une araignée ou à une saleté de carcajou, qu’il soit énorme ou minuscule, qu’il crache des flammes, de la glace, des rayons de la mort ou du Vat 69, qu’il se transforme en feu, en eau, en pierre ou en caoutchouc indien. Il pourrait être un Martien, il pourrait être un fantôme, il pourrait être un dieu, un démon, un magicien ou un monstre. D’accord ? Ça n’a pas d’importance, parce qu’en ce moment, tu vois, à cet instant présent, il faut prendre le train en marche, c’est moi qui te le dis. Le moindre petit crève-la-faim new-yorkais de mon genre qui croit qu’il y a de la vie sur Alpha du Centaure, qui s’est fait dérouiller au collège et est capable de flairer un dollar sur la brèche, est là, dehors, à cet instant même, à tenter de sauter dedans, à déambuler avec un crayon en poche en radotant : « Il ressemble à un épervier, non, à une tornade, non, à un maudit chien viennois. » O.K. ?
— O.K.
— Et peu importe ce qu’on dégote et comment on l’habille, un autre personnage avec le même truc, avec le même genre de bottes et le même petit bidule sur la poitrine est déjà sur le marché, ou sort demain ou va être pondu par notre lascar en moins de dix jours.
Joe écoutait patiemment, attendant la chute de cette péroraison, mais Sammy semblait avoir perdu le fil. Joe suivit le regard de son cousin le long du trottoir, mais ne vit que ce qui ressemblait à deux marins anglais, en train d’allumer leurs cigarettes avec une seule allumette abritée du vent.
— Donc… ? reprit Sammy. Donc… ?
— Donc ce n’est pas la question, souffla Joe.
— C’est ce que je te dis.
— Continue.
Ils se remirent en marche.
— Comment n’est pas la question, déclara Sammy. Quoi n’est pas non plus la question.
— La question, c’est pourquoi.
— La question, c’est pourquoi.
— Pourquoi, répéta Joe.
— Pourquoi fait-il ça ?
— Mais il fait quoi ?
— Il se déguise en singe, en glaçon ou en maudite boîte de maïs.
— Pour lutter contre le crime, c’est ça ?
— Ouais, pour combattre le crime. Pour combattre le mal. Mais tous ces gars ne font pas autre chose. Ils ne vont pas plus loin. Ils se contentent de… Tu sais, c’est ce qu’il faut faire, alors ils le font. C’est passionnant, hein ?
— Je vois.
— Sauf Batman. Tu sais… tu vois, ouais, c’est valable. C’est ce qui rend Batman valable, et pas du tout rasoir, même si c’est juste un gars qui se déguise en chauve-souris pour tabasser les gens.
— Quels sont les motifs de Batman ? Le pourquoi ?
— Ses parents ont été assassinés, tu vois ? De sang-froid. Sous ses yeux, quand il était gosse. Par un cambrioleur.
— La vengeance, alors.
— Ça, c’est passionnant, acquiesça Sammy. Tu vois ?
— Et il est devenu fou.
— Enfin…
— Et c’est pour ça qu’il met une panoplie de chauve-souris.
— En réalité, les auteurs ne vont pas jusqu’à dire ça, corrigea Sammy. Mais on peut le lire entre les lignes, à mon avis.
— Il nous reste donc à trouver le pourquoi.
— Oui, trouver le pourquoi, approuva Sammy.
— Flattop{18} !
Levant les yeux, Joe vit un jeune homme planté devant eux. Il était rondouillard, avec le buste court, et son visage presque invisible, à part sa paire de grosses lunettes noires, était emmitouflé sous un amoncellement complexe de cache-nez, casquette et oreillettes.
— Julius, annonça Sammy. Je te présente Joe. Joe, un ami du quartier, Julius Glovsky.
Joe tendit la main. Julius l’examina un moment, puis tendit sa propre petite main. Il portait un pardessus de laine noir, une chapka en cuir fourré aux oreillettes gigantesques et un pantalon en velours côtelé vert trop court.
— Le frère de ce gars est celui dont je t’ai parlé, expliqua Sammy à Joe. Celui qui fait son beurre dans les comics. Qu’est-ce qui t’amène par ici ?
Quelque part du fond de ses pelures, Julius Glovsky haussa les épaules.
— J’ai besoin de voir mon frangin.
— N’est-ce pas remarquable ? Nous avons besoin de le voir aussi.
— Ah, ouais ? Pourquoi ? (Julius Glovsky frissonna.) Raconte-moi vite, avant que mes roubignolles se ratatinent.
— Serait-ce à cause du froid ou, tu sais, parce qu’elles sont atrophiées ?
— Marrant.
— Je suis marrant.
— Dommage que ce ne soit pas drôle…
— Marrant, répéta Sammy.
— Moi, je suis marrant. Qu’est-ce que tu as derrière la tête ?
— Pourquoi tu ne viens pas travailler pour moi ?
— Pour toi ? Pour faire quoi ? Vendre des lacets ? On en a encore toute une boîte à la maison. Ma mère s’en sert pour trousser les volailles.
— Pas des lacets de chaussures. Mon patron, tu sais, Sheldon Anapol ?
— Comment le connaîtrais-je ?
— Quoi qu’il en soit, c’est mon patron. Il est en affaire avec son beau-frère, Jack Ashkenazy, que tu ne connais pas non plus, mais qui publie Racy Science, Racy Combat, etc. Ils vont sortir des illustrés, tu vois, et ils cherchent des talents neufs.
— Quoi ? (Jules pointa sa tête de tortue hors des ombres de sa carapace de laine.) Tu crois qu’ils pourraient m’engager ?
— Ils le feront si je le leur dis, fanfaronna Sammy. Vu que je suis le directeur artistique en chef…
Joe regarda Sammy et leva un sourcil. Sammy haussa les épaules.
— Joe et moi, nous montons le premier titre en ce moment. Ça ne va être que des héros d’aventures. Tous costumés, improvisa-t-il alors. Tu sais, comme Superman, Batman, The Blue Beetle{19}… Ce genre de truc.
— En maillot, alors.
— Voilà ! Maillot, masque, tout en muscles. Ça va s’appeler Masked Man Comics{20}, poursuivit-il. Joe et moi, on a bien soigné l’histoire pilote, mais on a besoin de matériaux supplémentaires. Tu pourrais apporter ta pierre, je pense ?
— Merde ! Par Flattop, oui. Un peu…
— Et ton frère ?
— Sûr, il cherche toujours plus de commandes. Ils l’ont embauché sur Romeo Rabbit à trente dollars par semaine.
— O.K. Alors il est engagé lui aussi. Vous êtes tous les deux engagés, à une condition.
— Laquelle ?
— Il nous faut un lieu où travailler, dit Sammy.
— Venez, alors, lança Julius. On peut bosser au Trou à rats, je pense. (Au moment où ils se mettaient en route, Julius se pencha vers Sammy, en baissant la voix. Le gamin dégingandé au grand nez s’était laissé distancer de quelques pas pour allumer une cigarette.) Mais enfin, qui est ce type ?
— Lui ? fit Sammy. (Prenant le gamin par le coude, il le tira en avant comme s’il le ramenait sur scène pour saluer. Il leva le bras pour attraper une poignée de cheveux de son cousin et tirer dessus : il lui balançait la tête d’un côté à l’autre sans le lâcher, tout en lui souriant. Si Joe avait été une jeune femme, Julius aurait eu presque tendance à penser que Sammy avait le béguin.) C’est mon associé.