8.

Les magiciens qui hantaient la Boutique de la magie de Louis Tannen comptaient dans leurs rangs un groupe d’amateurs, Les Mages, des hommes à la carrière plus ou moins littéraire, qui se retrouvaient deux fois par mois au bar de l’Edison Hôtel pour s’épater les uns les autres à coups d’alcool, d’histoires mirobolantes et de pseudo-romans. Dans le cas de Joe, la définition du « littéraire » avait été élargie afin de pouvoir englober son apport à la bande dessinée, et c’est en devenant membre des Mages, dont faisait également partie le grand Walter B. Gibson, biographe de Houdini et créateur du Shadow, qu’il en était venu à connaître Orson Welles, un participant semi-régulier aux rencontres de l’Edison Hotel. Welles était aussi, en l’occurrence, un ami de Tracy Bacon, dont le premier engagement new-yorkais avait été avec le Mercury Theater et qui avait joué le rôle d’Algernon dans la réalisation radiophonique de L’Importance d’être constant. À eux deux, Joe et Bacon avaient réussi à mettre la main sur quatre tickets pour la première du premier film de Welles.

— Alors, à quoi ressemble-t-il ? voulait savoir Sammy.

— C’est un sacré bonhomme, répondit Rosa. (Elle avait croisé le grand acteur au visage poupin un après-midi où elle était passée retrouver Joe au bar de l’Edison et pensait avoir senti en lui un esprit frère, un romantique, quelqu’un dont les efforts pour choquer autrui étaient, plus que tout autre chose, l’expression d’une forme d’optimisme inné, d’un désir d’échapper aux limites d’un foyer convenable bourgeois. Du temps du lycée, elle était allée à Manhattan, avec une amie, voir son retentissant Macbeth et avait adoré son côté vaudou.) Je crois vraiment que c’est un génie.

— Vous croyez tout le monde génial, vous croyez ce type génial, pestait Sammy, plantant un index épais dans le genou de Joe.

— Toi, je ne crois pas que tu le sois, rétorqua-t-elle d’une voix douce.

— Le génie authentique n’est jamais reconnu de son temps.

— Sauf par celui qui en a, observa Bacon. Orson n’a aucun doute là-dessus.

Ils se dirigeaient tous ensemble vers les quartiers chics, entassés à l’arrière d’un taxi. Rosa et Sammy avaient pris les strapontins, et Rosa s’agrippait au bras de ce dernier. Elle sortait des bureaux du T.R.A. et portait un tailleur en tweed brun ceinturé et épaulé, d’une coupe vaguement militaire, dont le manque de chic la chagrinait considérablement. Elle était également habillée comme une institutrice, la dernière fois qu’Orson Welles l’avait vue. Cet homme allait penser que la fiancée de Joe Kavalier était à peu près aussi fascinante qu’un sac de pommes de terre. Sammy, lui, avait une de ses immenses reliques à rayures sorties d’un film de George Raft, Bacon son habituel smoking. Il prenait son rôle de zazou un peu trop au sérieux au goût de Rosa, même si, à sa décharge, cela semblait être plus ou moins la seule chose qu’il prenait vraiment au sérieux. Quant à Joe, bien sûr, il avait l’air d’avoir dégringolé d’une haie. Il avait de la peinture blanche dans les cheveux. On eût dit qu’il s’était servi du bout de sa cravate pour boire une tache d’encre.

— C’est un gars intelligent, déclara Joe. Mais pas si bon magicien.

— Il sort réellement avec Dolores del Rio ? s’enquit Bacon. C’est ce que je voudrais savoir.

— Je me le demande, répondit Joe, même si la question paraissait le laisser complètement indifférent. (Il avait le cafard ce soir-là, Rosa le savait. Le bateau d’Hoffman, après avoir finalement atteint Lisbonne quelques semaines auparavant, aurait déjà dû être reparti pour New York. Mais un télégramme de Mrs Kurtzweil, la représentante du T.R.A. au Portugal, était arrivé deux jours plus tôt. Trois des enfants avaient attrapé la rougeole ; l’un d’eux était mort. Aujourd’hui, ils avaient appris que tout le couvent de Nossa Senhora de Monte Carmelo avait été soumis à une « quarantaine complète mais indéterminée » par les autorités portugaises.)

— Mais je croyais que c’était toi qui sortais avec Dolores del Río, Bake, intervint Sammy. C’est ce que disait le papier d’Ed Sullivan.

— Non, moi, c’était Lupe Velez.

— Je les confonds toutes les deux.

— De toute façon, tu ferais mieux de ne pas croire ce que racontent les journaux.

— Comme, par exemple, que Parnassus Pictures projette de porter à l’écran le héros d’illustré, l’Artiste de l’évasion, en la personne de la célèbre vedette de radio, Mr Tracy Bacon.

— C’est vrai ? s’étonna Rosa.

— Ça va être seulement un de ces satanés feuilletons, expliqua Bacon. Parnassus Pictures, ils en crèvent !

— Joe, reprit Rosa. Tu ne m’avais rien dit !

— Ça ne me fait ni chaud ni froid, répondit Joe, contemplant toujours le spectacle « néon et fumée » de Broadway qui défilait par les fenêtres du taxi. (Une femme marchait sur le trottoir avec les queues d’au moins neuf petits visons morts qui pendillaient sur ses épaules.) Car on ne touche pas un sou, Sammy et moi.

Sammy regarda Rosa et leva une épaule. « Qu’est-ce qui le ronge ? » Rosa lui serra le bras. Elle n’avait pas eu l’occasion de parler à Sammy du dernier télégramme en provenance de Lisbonne.

— Peut-être pas sur ce coup, Joe, poursuivit Sammy. Mais écoute. Tracy m’a dit que s’il décrochait le rôle, il allait glisser un mot au studio en notre faveur. Leur conseiller de nous engager pour écrire le scénario…

— C’est tout à fait naturel, intervint Bacon. Bien sûr, c’est sans doute condamner l’idée d’entrée. On pourrait partir pour Hollywood, Joe. Cette histoire pourrait nous mener loin. Ce pourrait être le début de quelque chose de vraiment valable…

— Quelque chose de valable. (Joe inclina pesamment la tête, comme si, après mûre réflexion, Sammy avait réglé la question qui l’avait tourmenté toute la journée. Puis il retourna à sa fenêtre.) Je sais que c’est important pour toi.

— Nous y voilà, annonça Bacon. Le Palace.

— Le Palace, répéta Sammy, un drôle de froissement dans la voix.

Ils s’arrêtèrent devant ce qu’on appelait désormais le R.K.O. Palace, autrefois pinacle et capitale du music-hall américain, tout au bout d’une rangée de taxis et de voitures de location. Une figurine colossale d’Orson Welles, le regard fou et les cheveux hirsutes, se détachait sur le fronton. Tout le devant du théâtre était une débauche de flashes et de cris. Il régnait une ambiance générale de catastrophe imminente et de bâton de rouge à lèvres. Sammy était devenu blanc comme un linge.

— Sam ? s’inquiéta Rosa. On dirait que tu as vu un fantôme !

— Il a juste peur que nous le laissions payer la course, se moqua Bacon, tendant la main pour saisir son portefeuille.

Joe descendit du taxi, enfonça son chapeau sur sa tête et tint la portière à Rosa. En sortant à son tour, elle jeta les bras à son cou. Il la souleva de terre, la serrant très fort, et but goulûment son souffle. Elle sentait le regard des autres, qui devaient se demander qui étaient ces deux-là ou pour qui ils se prenaient. Le chapeau gris de Joe commença à dégringoler de l’arrière de sa tête, mais il le rattrapa d’une main, puis reposa Rosa au sol.

— Il s’en tirera, lui dit-elle. Il a déjà eu la rougeole. C’est juste un petit retard, c’est tout.

Elle savait d’expérience que Joe détestait être consolé, mais, à sa grande surprise, après l’avoir reposée, il souriait. Il promena ses regards sur les photographes, la foule, les projecteurs éblouissants, les longues limousines noires garées au bord du trottoir. Elle voyait bien que ce spectacle l’excitait. Et c’était excitant, pensa-t-elle.

— Je sais, murmura-t-il. Il va s’en tirer.

— Nous pourrions nous-mêmes échouer à Hollywood un de ces jours, déclara-t-elle, poussée à l’insouciance par ce changement d’humeur inopiné. Toi, moi et Thomas. Dans un petit bungalow sur les collines de Hollywood.

— Thomas adorerait ça, acquiesça Joe.

— Le Palace. (Sammy, qui les avait rejoints, avait les yeux levés vers les six lettres géantes en haut du fronton illuminé. Il sortit un billet de cinq dollars de son portefeuille.) Tiens, vieux, reprit-il, le tendant à Bacon. Le taxi est pour moi.