1.
Dans les dernières années, pérorant devant un journaliste ou un public de fans vieillissants à un salon de la B.D., Sam Clay aimait à déclarer, à propos de sa plus grande création cosignée avec Joe Kavalier, que du temps où il était petit, isolé pieds et poings liés dans le vase clos ayant pour nom Brooklyn, à New York, il avait été hanté par des rêves de Harry Houdini. « À mes yeux, Clark Kent dans une cabine téléphonique et Houdini dans une caisse d’emballage, c’était tout à fait la même chose », expliquait-il doctement au Wondercon ou à Angoulême{2}, ou encore au rédacteur en chef de The Comics Journal. « Vous n’étiez pas le même en sortant qu’en entrant. Le premier tour de magie de Houdini, vous savez, à l’époque de ses débuts. Il s’appelait “La Métamorphose”. Cela n’a jamais été une simple question d’évasion. C’était aussi une question de transformation, oui, de transformation. » Mais la vérité, c’était que, gamin, Sammy ne s’était intéressé que passagèrement, au mieux, à Harry Houdini et à ses légendaires exploits ; ses grands héros à lui étaient Nikola Tesla, Louis Pasteur et Jack London. L’explication qu’il donnait de son rôle – du rôle de son imagination personnelle – dans la naissance de l’Artiste de l’évasion, comme de toutes ses meilleures fictions, sonnait pourtant juste. Ses rêves avaient toujours été « houdiniens » : c’étaient les rêves d’une chrysalide se débattant dans son cocon aveugle, assoiffée d’une bouffée d’oxygène et de lumière.
Houdini était un héros pour les hommes de petite taille, les jeunes citadins et les Juifs ; Samuel Louis Klayman était les trois à la fois. Il avait dix-sept ans quand l’aventure débuta : fort en gueule, peut-être pas aussi leste qu’il se plaisait à le croire, et enclin, comme beaucoup d’optimistes, à une légère émotivité. Il n’était pas beau, au sens conventionnel du mot. Son visage formait un triangle renversé : front large, menton pointu, avec une bouche boudeuse et un nez écrasé de bagarreur. Il se tenait voûté et s’habillait mal : on aurait dit toujours qu’il venait de se faire voler l’argent de son déjeuner. Il s’élançait chaque matin avec les joues glabres de l’innocence incarnée, mais vers midi son rasage impeccable n’était plus qu’un souvenir, sans que l’ombre bohème de son menton suffit à lui donner l’air d’un dur. Il se trouvait laid, mais c’était parce qu’il n’avait jamais vu ses traits au repos. Il avait distribué l’Eagle pendant la plus grande partie de 1931, afin de pouvoir s’offrir une paire d’haltères, qu’il avait soulevés tous les matins pendant les huit années suivantes jusqu’à ce que ses bras, sa poitrine et ses épaules fussent noueux et robustes ; la polio, en effet, lui avait laissé les jambes d’un garçon chétif. En chaussettes, il mesurait un mètre soixante-six. À l’instar de tous ses amis, il considérait comme un compliment qu’on le traitât de petit malin. Il avait une compréhension fervente, sinon exacte, des rouages de la télévision, de l’énergie nucléaire et de l’antigravitation, et caressait l’ambition – une entre mille ! – de finir ses jours sur les plages tièdes et ensoleillées du grand océan polaire de Vénus. C’était un lecteur omnivore et autodidacte, à l’aise avec Stevenson, London et Wells, respectueux envers Wolfe, Dreiser et Dos Passos, idolâtre de S.J. Perelman{3}*, et son régime éducatif, comme d’habitude, masquait de coupables appétits. Dans son cas, une passion cachée – une parmi tant d’autres, de toute façon – pour ces galions de quatre sous chargés de sang et de prodiges, les romans de gare, les « pulps ». Il s’était procuré et avait lu tous les numéros bihebdomadaires de The Shadow parus depuis 1933 et était en passe d’amasser les collections complètes de The Avenger et de Doc Savage.
La longue trajectoire de Kavalier & Clay – et la véritable histoire de la naissance de l’Artiste de l’évasion – débuta vers la fin octobre 1939, la nuit où la mère de Sammy se précipita dans sa chambre, plaqua la bague et les jointures de fer de sa main gauche contre sa tempe et lui ordonna de se pousser pour faire de la place dans son lit à son cousin de Prague. Sammy s’assit, le cœur battant dans les articulations de ses mâchoires. À la lumière blafarde du tube au néon fixé au-dessus de l’évier de la cuisine, il distingua un jeune homme mince de son âge, affalé tel un point d’interrogation contre le montant de la porte, une pile dépenaillée de journaux coincée sous un bras, l’autre jeté en travers du visage comme s’il avait honte. C’était, annonça Mrs Klayman, chassant charitablement Sammy vers le mur, Josef Kavalier, le fils de son frère Emil, qui avait débarqué ce soir-là à Brooklyn d’un autocar Greyhound en provenance de San Francisco.
— Qu’est-ce qu’il a ? demanda Sammy. (Il se glissa de côté jusqu’au moment où ses épaules touchèrent le plâtre glacé. Il prit soin de garder les deux oreillers.) Il est malade ?
— À ton avis ? répliqua sa mère, tapotant à présent l’étendue de drap libérée, comme pour éliminer toutes particules choquantes de lui-même que Sammy aurait pu laisser.
Elle venait de rentrer de sa dernière garde sur une rotation de nuit de quinze jours à Bellevue, où elle travaillait comme infirmière psychiatrique. Elle apportait avec elle l’air confiné de l’hôpital, mais le col ouvert de son uniforme dégageait un léger parfum d’eau de lavande, dont elle arrosait son corps menu. L’odeur naturelle de son corps, elle, était musquée, agressive, comme celle des copeaux frais de crayon.
— Il tient à peine debout, reprit-elle.
Sammy jeta un œil inquiet par-dessus sa mère, tentant de mieux voir le pauvre Josef Kavalier dans son costume de laine poché. Il savait vaguement qu’il avait des cousins tchèques. Mais sa mère ne lui avait jamais dit qu’ils devaient leur rendre visite, encore moins partager le lit de Sammy. Il ne comprenait pas très bien le rôle de San Francisco dans cette histoire.
— Voilà, dit sa mère en se redressant, apparemment satisfaite d’avoir cantonné Sammy dans les quinze centimètres les plus à l’est du matelas. (Elle se tourna vers Josef Kavalier.) Viens par ici, je veux te dire quelque chose. (Elle lui attrapa les oreilles comme on prend une cruche par les anses et pressa ses lèvres tour à tour sur ses deux joues.) Tu as réussi. D’accord ? Tu es là…
— D’accord, acquiesça son neveu, sans avoir l’air convaincu.
Elle lui tendit un gant de toilette et sortit de la chambre. Dès qu’elle fut partie, Sammy récupéra quelques précieux centimètres du matelas tandis que son cousin restait planté là, à frotter ses joues meurtries. Peu après, sa mère éteignit la lumière de la cuisine. Ils se retrouvèrent dans le noir. Sammy entendit son cousin prendre une profonde inspiration et expirer lentement. La pile de papier journal crépita, puis heurta le sol avec un pesant bruit de défaite. Les boutons de son veston cliquetèrent contre le dossier d’une chaise, son pantalon bruissa quand il l’enleva ; il laissa choir un soulier, puis l’autre. Sa montre-bracelet tinta contre le verre d’eau posé sur la table de nuit. Après quoi leur propriétaire et un courant d’air glacé se coulèrent sous les couvertures, apportant avec eux un relent de tabac froid, d’aisselles, de laine mouillée et de quelque chose de sucré et de plus ou moins nostalgique que, grâce à l’haleine de son cousin, Sammy identifia vite comme étant l’odeur des pruneaux du reste du rôti « spécial » de sa mère – les pruneaux ne représentaient qu’une petite partie de ce qui le rendait spécial – qu’il l’avait vue envelopper comme un paquet dans une feuille de papier sulfurisé et poser sur une assiette dans le Frigidaire. Elle savait donc que son neveu devait arriver ce soir-là, l’attendait même pour dîner et n’en avait pas parlé à Sammy.
Josef Kavalier se renversa sur le matelas, se racla une fois la gorge, replia les bras sous sa tête, puis, comme si on l’avait débranché, cessa de bouger. Il ne se tourna pas, ni ne s’agita non plus, ne fléchit pas même un orteil. Le Big Ben de la table de nuit émettait un tic-tac assourdissant. La respiration de Josef s’épaissit et se ralentit. Sammy se demandait s’il était possible de s’endormir avec un tel abandon quand son cousin prit la parole :
— Dès que je pourrai gagner un peu d’argent, je trouverai un logement et te laisserai ton lit, dit-il avec un accent vaguement allemand, agrémenté de drôles d’intonations écossaises.
— Ce serait gentil, acquiesça Sammy. Tu parles bien l’anglais.
— Merci.
— Où l’as-tu appris ?
— Je préfère ne pas le dire.
— C’est un secret ?
— C’est personnel.
— Tu peux me dire ce que tu faisais en Californie ? demanda Sammy. Ou est-ce confidentiel aussi ?
— Je venais de débarquer du Japon.
— Du Japon ?
Sammy en était malade d’envie.
Il n’était jamais allé plus loin que Buffalo sur ses jambes de paille, n’avait jamais entrepris de traversée plus méchante que celle du ruban vert toxique et flatulent qui séparait Brooklyn de l’île de Manhattan. Dans ce lit étroit, cette chambre guère plus large que le lit lui-même, au fond d’un appartement authentiquement petit-bourgeois d’Océan Avenue, avec les ronflements de sa grand-mère qui ébranlaient les murs comme le passage d’un tram, Sammy nourrissait les habituels rêves brooklyniens d’envol, de métamorphose et d’évasion. Il rêvait avec une invention féroce, se transmuant en un grand romancier américain ou en un célèbre bel esprit, par exemple Clifton Fadiman*, ou peut-être en un médecin héroïque. Ou bien encore, par des exercices et la pure force de la volonté, il développait les pouvoirs mentaux qui allaient lui garantir une maîtrise surnaturelle des cœurs et des esprits des hommes. Dans le tiroir de son bureau reposaient – et cela déjà depuis un certain temps – les onze premières pages d’un énorme roman autobiographique qui devait s’intituler (à la manière « pérelmanienne ») À travers le verre d’Abe, obscurémentou (à la Dreiser*) Le Désenchantement américain, sujet sur lequel il était encore, généralement parlant, inculte. Il avait consacré un nombre impressionnant d’heures de concentration silencieuse – front plissé, respiration retenue – au développement de ses facultés cérébrales cachées de télépathie et de contrôle psychique. Il avait aussi été transporté par cette Iliade de l’épopée médicale, The Microbe Hunters*. Dix fois, au moins. Mais comme la plupart des gens nés à Brooklyn, Sammy se considérait comme un réaliste. En général, ses projets d’évasion tournaient autour de l’acquisition de fabuleuses sommes d’argent.
Dès l’âge de six ans, il avait fait du porte-à-porte pour vendre graines, barres de friandises, plantes d’intérieur, détachants, produits d’entretien, abonnements à des magazines, peignes incassables et lacets de chaussures. Grâce au laboratoire « zarkovien* » offert par la table de cuisine, il avait inventé des « rattacheurs » de boutons quasi fonctionnels, des ouvre-bouteilles en tandem et des fers à repasser à froid. Plus récemment, l’intérêt commercial de Sammy avait été attiré par le domaine de l’illustration professionnelle. Les grands illustrateurs et dessinateurs humoristiques commerciaux – Rockwell*, Leyendecker*, Raymond*, Caniff*… – étaient alors à leur apogée. Partout, l’impression générale était qu’à sa table de dessin un homme pouvait non seulement bien gagner sa vie mais aussi modifier la texture et la tonalité même de la mentalité nationale. Dans le placard de Sammy s’entassaient des dizaines de blocs de papier journal ordinaire, remplis de chevaux, d’indiens, de héros du football américain, de singes sensibles, de Fokker, de nymphes, de fusées pour la lune, de cow-boys, de Sarrasins, de jungles tropicales, de grizzlis, d’études de drapés de vêtements féminins, de chapeaux d’homme tout bosselés, de reflets dans des iris humains, de nuées dans le ciel d’Occident. Sa maîtrise de la perspective était mince, sa connaissance de l’anatomie humaine douteuse, son trait souvent sommaire, mais c’était un plagiaire entreprenant. Il découpait ses pages et ses planches préférées dans les quotidiens et les illustrés pour les coller dans un énorme cahier : un millier de positions et de styles différents. Il avait fait un large usage de sa bible de coupures de journaux en concoctant une contrefaçon de la B.D. Terry et les Pirates intitulée Mer de Chine du Sud, une fidèle imitation de la griffe du grand Milton Caniff. Il avait plagié Alex Raymond avec quelque chose qui avait pour titre Le Mouron des planètes et Chester Gould* dans une bande sur un agent du F.B.I. atteint du tétanos, Doyle le Coup-de-poing américain. Il avait essayé de pomper Burne Hogarth* et Lee Falk*, George Herriman*, Harold Gray* et Elzie Segar*. Il gardait des échantillons de bandes dessinées dans un gros carton à dessins sous son lit, attendant qu’une occasion, la chance de sa vie, se présente.
— Le Japon ? répéta-t-il, grisé par le parfum exotique « caniffien » qui flottait autour de ce nom. Qu’est-ce que tu fabriquais là-bas ?
— Les trois quarts du temps, j’ai eu des troubles intestinaux, répondit Josef Kavalier. Et j’en ai encore. Surtout la nuit…
Sammy médita un moment cette information, puis se rapprocha un peu plus du mur.
— Dis-moi, Samuel, reprit Josef Kavalier. Combien de croquis dois-je garder dans mon carton à dessins ?
— Pas Samuel, Sammy. Non, appelle-moi Sam.
— Sam.
— C’est quoi, ce carton ?
— Mon carton à dessins. Pour le montrer à ton patron. Le plus triste, c’est que j’ai été obligé de laisser tout mon travail à Prague, mais je peux très vite en réaliser beaucoup d’autres qui seront terriblement bons…
— Pour montrer à mon patron ! s’exclama Sammy, percevant dans son propre désarroi la trace importune de l’œuvre de sa mère. De quoi tu parles ?
— Ta mère a proposé que tu m’aides à trouver une place dans la société où tu travailles. Je suis graphiste, comme toi.
— Graphiste. (Une nouvelle fois, Sammy envia son cousin. C’était une déclaration que lui-même n’aurait été jamais capable de faire sans baisser ses yeux d’imposteur pour contempler le bout de ses chaussures.) Ma mère t’a dit que j’étais graphiste ?
— Graphiste, oui. Pour l’Empire Novelties Incorporated Company.
L’espace d’un instant, Sammy berça la petite flamme que ce compliment de seconde main avait allumée en lui. Puis il souffla dessus.
— Elle dit n’importe quoi ! s’écria-t-il.
— Pardon ?
— Elle en a plein la bouche.
— De quoi ?
— Je suis employé au stock. Parfois, on me laisse faire des collages pour une réclame. Ou quand ils ajoutent un nouveau produit à leur ligne, je dois réaliser l’illustration. Pour ça, ils me paient deux dollars pièce.
— Ah ! (Josef Kavalier eut une nouvelle longue expiration. Il n’avait toujours pas bougé un muscle. Sammy n’arrivait pas à décider si cette apparente immobilité absolue était le fruit d’une tension insupportable ou d’un calme extraordinaire.) Elle a écrit à mon père, tenta Josef. Dans sa lettre, je me rappelle, elle disait que tu créais des modèles d’inventions et d’engins merveilleusement modernes.
— Devine quoi !
— Elle disait n’importe quoi.
Sammy soupira, manière de laisser entendre que c’était malheureusement le cas. Un soupir plein de regrets, signe d’une patience à toute épreuve… et faux. En écrivant à son frère à Prague, sans doute sa mère avait-elle cru lui donner une description exacte de la situation. C’était Sammy qui racontait n’importe quoi depuis un an, en brodant, non seulement à son intention mais à l’intention de tous ceux qui pouvaient l’écouter, sur le caractère subalterne de sa place à l’Empire Novelties. Sammy fut un peu gêné, pas tant d’être pris la main dans le sac et de devoir avouer son modeste statut à son cousin que de cette preuve d’un crapaud dans l’omnisciente loupe maternelle. Puis il se demanda si sa mère, loin d’être dupe de ses vantardises, n’avait pas en réalité tablé sur le fait qu’il avait énormément exagéré l’importance de son influence sur Sheldon Anapol, le propriétaire d’Empire Novelties. S’il devait perpétuer la comédie à laquelle il avait voué tant de souffle et d’imagination, il serait alors pratiquement obligé de rentrer de son travail demain soir en serrant une place pour Josef Kavalier entre ses petits doigts crasseux d’employé du stock.
— J’essaierai quand même, dit-il, sentant à cet instant la première étincelle, le chatouillis de la possibilité, lui parcourir la colonne vertébrale.
Durant encore un bon moment, ni l’un ni l’autre ne parla. Cette fois-ci, Sammy sentait que Josef était toujours éveillé, il entendait presque le doute s’infiltrer goutte à goutte en lui, l’accabler. Sammy eut pitié de lui.
— Puis-je te poser une question ? lança-t-il.
— Laquelle ?
— Qu’est-ce que c’était que tous ces journaux ?
— Ce sont vos fameux journaux new-yorkais. Je les ai achetés au Capitol Greyhound Terminal. Je cherchais quelque chose sur Prague.
— Combien y en a-t-il ?
Pour la première fois, remarqua-t-il, Josef Kavalier se contracta nerveusement.
— Onze.
Sammy compta en vitesse sur ses doigts : il y avait huit quotidiens fédéraux. Dix, si l’on incluait l’Eagle et le Home News.
— Il m’en manque un.
— Il en manque ?
— Le Times, le Herald Tribune (il tapota sur deux de ses doigts), le World-Telegram, le Journal-American, le Sun. (Il changea de mains.) Le News, le Post… Euh ! le Wall Street Journal. Et l’Eagle de Brooklyn. Et puis le Home News du Bronx. (Il laissa retomber ses mains sur le matelas.) Quel est donc le onzième ?
— Le Woman’s Daily Wearing.
— Tu veux dire le Women’s Wear Daily ?
— Je ne savais pas le titre exact. Pour les vêtements. (Il se moqua de lui-même, en une série de raclements de gorge, comme pour s’éclaircir la voix.) Je cherchais un article sur Prague.
— Tu as trouvé ? Il devrait y avoir quelque chose dans le Times.
— Oui, un entrefilet. Rien sur les Juifs.
— Les Juifs, murmura Sammy, commençant à comprendre. (Josef n’espérait pas avoir des nouvelles des dernières manœuvres diplomatiques en cours à Londres et à Berlin, ou de l’exemple le plus récent de la brutalité d’Adolf Hitler. Il cherchait un article exposant en détail la condition de la famille Kavalier.) Tu connais le parler juif ? Le yiddish ? Tu connais ?
— Non.
— Quel dommage ! On a quatre journaux juifs à New York. Ils devraient bien avoir quelque chose…
— Et les journaux allemands ?
— Je n’en sais rien, mais je pense, oui. Nous avons pas mal d’Allemands, c’est sûr. Ils ont défilé et tenu des meetings dans toute la ville.
— Je vois.
— Tu t’inquiètes pour ta famille ?
Pas de réponse.
— Ils n’ont pas pu partir ?
— Non, pas encore. (Sammy sentit que Josef secouait la tête d’un mouvement brusque, comme pour mettre un terme à la discussion.) Je m’aperçois que j’ai fumé presque toutes mes cigarettes, poursuivit son cousin du ton neutre des guides de conversation. Tu peux peut-être…
— Tu sais, j’ai fumé ma dernière avant de me coucher, l’interrompit Sammy. Hé ! comment sais-tu que je fume ? Je sens le tabac ?
— Sammy ! cria sa mère. Dors.
Sammy se renifla.
— Berk ! Je me demande si Ethel sent cette odeur. Elle n’aime pas ça. Si j’ai envie de fumer, je dois sortir par la fenêtre, là, pour aller sur l’escalier de secours.
— On ne fume pas au lit, soupira Josef. Une raison supplémentaire pour partir.
— À qui le dis-tu, renchérit Sammy. Il me tarde d’être chez moi…
Ils restèrent allongés là quelques minutes, à rêver d’une cigarette et de toutes les choses que cette envie, dans sa parfaite frustration, paraissait condenser et incarner.
— Ton récipient à cendres, articula enfin Josef. Cendrier ?
— Dans l’escalier. C’est une plante.
— Elle est peut-être remplie de… spacek ?… kippe{4} ?… de chaume ?
— De mégots, tu veux dire ?
— De mégots.
— Oui, je pense. Ne me dis pas que tu fumerais…
Sans prévenir, dans une espèce de décharge d’énergie cinétique qui semblait à la fois la contrepartie et le produit de l’état de parfaite indolence qui l’avait précédée, Josef se retourna et se leva du lit. Les yeux de Sammy avaient déjà accommodé à l’obscurité de sa chambre, qui était toujours, de toute façon, incomplète. Une bande lumineuse bleuâtre, projetée par le néon de la cuisine, frangeait la porte de la pièce et se confondait avec un pâle rayon du Brooklyn nocturne, un composé formé des halos de réverbères, des phares de tramways et d’automobiles, des cheminées des trois aciéries en activité de la ville et de l’éclat diffus du royaume insulaire, sur l’autre rive, qui tombait de biais par l’interstice des rideaux. Dans cette fade lueur qui était, pour lui, la lumière maladive et régulière de l’insomnie, Sammy pouvait voir son cousin fouiller méthodiquement les poches des vêtements qu’il avait, un peu plus tôt, soigneusement suspendus au dossier de la chaise.
— La lampe ? chuchota Josef.
Sammy secoua la tête.
— Ma mère, répondit-il.
Josef revint s’asseoir sur le lit.
— Alors il nous faut travailler dans le noir.
Il tenait une feuille de papier à rouler pliée entre deux doigts de la main gauche. Sammy comprit. Il se redressa sur un bras et, de l’autre, tira les rideaux, lentement pour ne pas faire de bruit, ce qui les aurait trahis. Puis, serrant les dents, il souleva le châssis de la fenêtre proche de son lit, laissant entrer la rumeur glacée de la circulation et le murmure d’une froide rafale de nuit d’octobre. Le « cendrier » de Sammy était une jardinière rectangulaire en terre cuite, vaguement mexicaine, remplie d’un compost stérile de terreau horticole et de suie, et du squelette semi-pétrifié – ce qui était plutôt de circonstance – d’une cinéraire, qui était restée invendue pendant la période plantes d’intérieur de Sammy et avait ainsi précédé son tabagisme, acquisition encore assez récente datant d’environ trois ans. Une douzaine de bouts d’Old Gold écrasés se tortillaient autour du pied desséché. D’un air dégoûté, Sammy en recueillit une poignée – ils étaient légèrement humides – comme si c’étaient des insectes rampants nocturnes, puis les tendit à son cousin, lequel lui donna en échange une boîte d’allumettes qui l’invitait de manière suggestive à venir « déguster le crabe de Joe sur le quai du Pêcheur », et où il ne restait plus qu’une allumette.
Rapidement, mais non sans une certaine ostentation, Josef fendit sept mégots d’une main et versa la masse de brins spongieux dans sa feuille froissée de Zig Zag. En trente secondes, il leur avait confectionné une clope.
— Viens, souffla-t-il, traversant le lit à genoux pour se rapprocher de la fenêtre, où Sammy se joignit à lui.
En se contorsionnant, ils se faufilèrent par le cadre de l’ouverture et passèrent la tête et le haut du corps hors de l’immeuble. Josef présenta la cigarette à Sammy ; à la précieuse flamme de l’allumette qu’il abritait gauchement du vent, ce dernier vit que Josef avait produit comme par un tour de passe-passe un cylindre parfait, aussi compact, aussi droit et presque aussi régulier que s’il avait été roulé à la machine. Sammy aspira une longue bouffée de True Virginia Flavor, puis rendit la cigarette magique à son artisan. Ils fumèrent en silence jusqu’à ce qu’il ne reste plus que cinq millimètres de braise. Puis ils regrimpèrent à l’intérieur, abaissèrent la fenêtre et le store, et se rallongèrent dans le noir, compagnons de lit qui empestaient le tabac.
— Tu sais, reprit Sammy, nous, euh, nous nous sommes tous vraiment inquiétés… pour Hitler… et sa manière de traiter les Juifs… tout ça. Quand vous avez été… envahis… ma mère était… on était tous… (Il secoua la tête, ne sachant pas ce qu’il tentait de dire.) Tiens !
Il se redressa légèrement et tira un des oreillers de dessous sa tête.
Josef Kavalier souleva sa propre tête du matelas et fourra l’oreiller dessous.
— Merci, murmura-t-il, avant de reprendre son immobilité.
Au bout d’un certain temps, sa respiration devint régulière et se ralentit pour se muer en un râle enchifrené, laissant Sammy méditer seul, comme tous les soirs, ses habituels projets de métamorphose. Mais dans ses rêveries solitaires, Sammy s’aperçut que, pour la première fois depuis des années, il pouvait bénéficier de l’aide d’un complice.