10.
La soudaine petite floraison de graphisme, mineur mais authentique, dans la ligne de produits populaire de ce qui était alors la cinquième – ou sixième – société américaine d’édition de comics a généralement été attribuée à l’irrésistible séduction exercée par Citizen Kane sur les aspirations renaissantes de Joe Kavalier. Mais sans l’interdit thématique imposé par Shelly Anapol sur l’ordre de Parnassus Pictures – la censure de tout scénario ayant un rapport avec les nazis (et aussi les Japs), la guerre, les saboteurs ou les membres de la cinquième colonne, etc. – qui contraignit Sammy et Joe à une révision drastique des matériaux de leurs histoires, le tirage magique, qui commença avec le numéro 19 de Radio Comics pour s’achever quand Pearl Harbour rattrapa les deux mois de délai de fabrication d’Empire pour le vingt et unième numéro de Triumph Comics (février 1942), paraît assez incroyable. Dans huit numéros de Radio, Triumph, All Doll et des désormais mensuelles Aventures de l’Artiste de l’évasion, l’accent était mis pour la première fois, non seulement sur les personnages dotés de « super-pouvoirs » – en général, tellement ensevelis sous leurs inévitables linceuls de balles, torpilles, gaz toxiques, ouragans, maléfices et ainsi de suite, que les linéaments de leurs personnalités, sinon de leurs deltoïdes et de leurs quadriceps, étaient à peine distincts – mais également, de manière quasi révolutionnaire pour les comics de l’époque, sur leur entourage de gens ordinaires, dont les exploits personnels, après que les hostilités furent officiellement engagées avec l’Allemagne dans les premiers mois de 1942, étaient tellement passés au premier plan de chaque épisode qu’un tel accent sur l’héroïsme quotidien des « anonymes » peut être vu en soi comme constituant, au moins avec le recul, une sorte de propagande secrète, de là probablement inefficace. Il y avait des histoires décrivant les menus détails de ce que Mr Machine Gun, chez lui dans les pages de Triumph, aimait appeler « le héros-biz », qui étaient racontées non seulement du point de vue des héros, mais aussi de celui de divers maîtres d’hôtel, petites amies, assistants, cireurs de chaussures, médecins et même criminels. Un épisode suivait, par exemple, le déplacement d’une arme de poing dans les rues misérables d’Empire, où l’Artiste n’apparaissait que sur deux pages. Une autre histoire célèbre faisait le récit de la petite enfance de Papillon Lune et comblait les blancs de sa biographie grâce à une série complexe de flash-backs dévoilés par un groupe d’intimes inemployés des sorcières – des rats, des chats et des bidules reptiliens parlants, dans un « petit repaire sombre à l’extérieur de Fantôme-ville ». Puis il y avait Kane Street, soixante-quatre pages centrées sur une certaine petite rue d’Empire City, dont les habitants, après avoir appris la terrible nouvelle que l’Artiste luttait entre la vie et la mort à l’hôpital, rappelaient à tour de rôle la manière dont il avait influé sur leur existence et celle de toute la population (seulement pour que cette histoire se révèle, à la fin, un cruel canular perpétré par le méchant Filou).
Toutes ces incursions dans la fragmentation des éléments du récit, le mélange et l’isolation de deux ou trois points de vue, l’extension, autant qu’il était possible à cette époque, sous les contraintes d’un rédacteur en chef blasé et d’éditeurs obnubilés par le profit, des limites du scénario du comic book, toutes ces expérimentations furent portées, sans conteste, bien au-delà du niveau de la simple expérimentation par l’inventivité effrénée du crayon de Joe Kavalier. Joe se livra également à une étude des outils disponibles, qu’il trouva plus utiles et plus intéressants que jamais. Mais l’usage audacieux de la perspective et des hachures, la disposition radicale des bulles et des légendes et, par-dessus tout, l’intégration du narratif et du visuel au moyen de planches artistiquement disloquées, décalées, qui s’étiraient, rétrécissaient, s’ouvraient en rond, s’étalaient en double page, dessinaient une diagonale vers un des coins de la page, se dévidaient comme les photogrammes d’un film – tout cela n’était rendu possible que par la pleine et entière collaboration du scénariste et du dessinateur.
Que le fruit savoureux de cette collaboration ait eu son prix ; que les trente-deux numéros supplémentaires, les deux mille pages supplémentaires de pulvérisation des nazis supprimés par l’interdit d’Anapol, auraient pu, progressivement, pousser l’Amérique plus tôt dans la guerre ; que ce gain de temps aurait été susceptible de hâter la victoire ; que cette victoire survenant un jour, une semaine ou un mois avant aurait pu sauver une dizaine, une centaine ou un millier de vies de plus – ce type de questions ne peut avoir aujourd’hui qu’un intérêt académique, dès lors que les fantômes et ceux qu’ils hantaient sont morts.
En tout cas, les chiffres du tirage des titres de Kavalier & Clay augmentèrent régulièrement jusqu’à avoir presque doublé au moment de la brutale interruption de leur partenariat, bien qu’il soit difficile de juger si cette croissance exceptionnelle était due à l’avance sensible de ces livraisons en matière de qualité et de sophistication, ou si celle-ci était simplement un effet de l’explosion générale des ventes des comic books qui se manifesta dans les mois précédant l’entrée en guerre de l’Amérique. De puissants blizzards – qui soufflaient de Hollywood, de la radio, de Milton Bradley et des Marx Toys, des Hostess Cakes et (inévitablement) de la Yale Lock Company{98}, mais surtout du fond des porte-monnaie, des poches de salopettes et des Banques Nationales de Pièces en Caoutchouc garanties d’origine de l’Artiste de l’évasion – recouvrirent d’un manteau sonnant et trébuchant les bureaux du vingt-cinquième étage de l’Empire State Building. Il fallut des pelles, des chasse-neige, des équipes d’hommes travaillant vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour faire front à cette vertigineuse avalanche d’argent. Une partie de cette chute de fraîche se retrouva en temps utile sur le compte bancaire de Josef Kavalier, où elle forma d’imposantes et fantastiques congères et fut laissée ainsi, à l’écart et scintillante, pour rafraîchir la fièvre de l’exil à dater du jour où sa famille devait arriver.