3.
La police déboula à l’heure du déjeuner. Elle prenait au sérieux la lettre au Herald, et l’inspecteur en charge de l’enquête avait quelques questions sur Joe à poser à Sammy.
Sammy déclara au policier, un certain Lieber, qu’il n’avait pas revu Joe Kavalier depuis le soir du 14 décembre 1941, sur le quai 11, quand Joe était parti pour son instruction militaire de deuxième classe à Newport, Rhode Island, à bord d’un paquebot providentiel, le Comet. Joe n’avait jamais répondu à ses lettres. Puis, vers la fin de la guerre, la mère de Sammy, en sa qualité de plus proche parente, avait reçu un courrier du bureau de John Forrestal, le secrétaire de la Marine. Celui-ci l’informait que Joe avait été blessé ou était tombé malade en service commandé, mais restait dans le vague sur la nature de sa blessure et le théâtre des opérations. Il ajoutait que Joe s’était rétabli quelque temps à la base de Guantanamo, à Cuba, et qu’il se voyait maintenant décerner une décharge médicale et une citation. Deux jours plus tard, il devait arriver à Newport News, à bord du Miskatonic. Sammy était descendu en Virginie avec un car Greyhound pour l’accueillir et le ramener à la maison. Mais Joe avait mystérieusement réussi à s’évader.
— S’évader ? s’étonna l’inspecteur Lieber.
C’était un jeune homme, incroyablement jeune, un Juif aux cheveux blonds, avec des mains potelées. Il avait un costume gris qui avait l’air hors de prix sans être voyant.
— C’était un talent qu’il avait, expliqua Sammy.
À l’époque, la disparition de Joe avait été une perte à certains égards plus authentique que celle représentée par la mort. Joe n’était pas seulement mort – et ainsi, en un sens, toujours localisable. Non, ils avaient vraiment réussi à le perdre. Il avait embarqué à Cuba ; de ce fait, il existait une preuve écrite sous forme de signature et de numéro de série sur un certificat médical de transport. Mais quand le Miskatonic avait accosté à Newport News, Joe n’était plus à son bord. Il avait laissé un court billet ; même si son contenu était classé secret, un des enquêteurs de la Marine avait affirmé à Sammy qu’il n’était pas question de suicide. À son retour de Virginie, après un voyage triste et interminable sur l’U.S. 1, Sammy trouva leur maison de Midwood toute pavoisée. Rosa avait préparé un gâteau et une banderole en l’honneur de Joe. Ethel avait acheté une robe neuve et était allée chez le coiffeur, à qui elle avait permis de lui faire un rinçage. Tous les trois – Rosa, Ethel et Sammy – avaient pleuré, assis dans le living-room, sous les guirlandes en papier crépon. Au cours des mois qui suivirent, ils avaient échafaudé toutes sortes de théories follement violentes pour expliquer ce qui était arrivé à Joe, exploré la moindre piste ou rumeur. Comme il ne leur avait pas été enlevé, ils semblaient ne pas pouvoir le lâcher. Cependant, l’intensité de la colère de Sammy et du choc que lui avait causé la conduite de Joe avait fatalement diminué avec les années. La pensée de son cousin disparu dans la nature était encore douloureuse, mais, après tout, cela faisait près de neuf ans.
— En Europe, il a reçu une formation d’expert en évasion, apprit-il à l’inspecteur Lieber. C’est là d’où vient toute l’idée de l’Artiste de l’évasion.
— Je le lisais autrefois, confia l’inspecteur Lieber.
Il toussota poliment et regarda autour de lui les pages d’illustration et les couvertures sous verre de divers titres de Pharaoh qui décoraient le bureau de Sammy. Au mur derrière Sammy était accrochée une épreuve immensément agrandie d’une unique image tirée d’un épisode que Rosa avait réalisée pour Frontier Comics, du reste la seule histoire de super-héros jamais dessinée par Rosa. Elle représentait Lone Wolf et Cubby se tenant par les épaules, en combinaison moulante de daim effrangé et tête de loup. Les traits ardents d’un lever de soleil en Arizona rayonnaient derrière eux. Lone Wolf disait : « EH BIEN, COCO, ON DIRAIT QUE ÇA VA ÊTRE UNE BELLE JOURNÉE ! » Rosa avait effectué elle-même l’agrandissement et l’avait donné à encadrer pour le dernier anniversaire de Sammy. On distinguait les points de la lithographie – aussi gros que des boutons de chemise – et sans qu’on sache pourquoi l’échelle de l’image leur donnait une importance surréaliste{142}.
— Je crains que vos dernières productions ne me soient pas aussi familières, poursuivit l’inspecteur Lieber, contemplant le grand Lone Wolf d’un air légèrement perplexe.
— Elles le sont pour peu de gens, concéda Sammy.
— Mais ce doit être intéressant, j’en suis sûr.
— N’en soyez pas si sûr.
Lieber leva les épaules.
— O.K. Alors voilà ce que je ne comprends pas. Pourquoi voudrait-il « s’évader », comme vous dites ? Il vient de quitter la Marine. Il a été dans je ne sais quel coin perdu. À ce qu’il paraît, il en a vu de dures. Pour quelle raison ne voudrait-il pas rentrer dans ses foyers ?
Sammy ne réagit pas tout de suite. Une possible réponse lui était immédiatement venue à l’esprit, mais comme il la trouvait désinvolte, il tint sa langue. Puis il la médita un moment et comprit que ce pouvait très bien être la bonne réponse à la question de l’inspecteur Lieber.
— Il n’avait pas vraiment de foyer où rentrer, dit Sammy. C’est l’impression qu’il a dû avoir, je pense.
— Et sa famille d’Europe ?
— Tous morts. Jusqu’au dernier. Sa mère, son père, son grand-père. Le bateau de son petit frère a été torpillé. Ce n’était qu’un petit garçon, un réfugié…
— Bon Dieu !
— Ce n’était pas beau.
— Et vous n’avez plus eu de nouvelles de votre cousin depuis ? Même pas…
— Pas une carte postale. Et j’ai mené mon enquête, monsieur l’inspecteur. J’ai engagé des détectives privés. La Marine aussi a fait des recherches. Rien.
— Pensez-vous… Vous avez dû envisager la possibilité qu’il soit mort ?
— Il l’est peut-être. Ma femme et moi en avons parlé au fil des années. Mais bizarrement je ne pense pas… je ne pense pas qu’il soit mort.
Lieber hocha la tête et rangea son petit carnet dans la poche revolver de son élégant pantalon gris.
— Merci, dit-il.
Il se leva et serra la main de Sammy, qui le raccompagna à l’ascenseur.
— Vous avez l’air sacrement jeune pour être inspecteur, remarqua Sammy. Si je puis me permettre…
— Oui, mais j’ai l’esprit d’un homme de soixante-dix ans, répliqua Lieber.
— Vous êtes juif, puis-je vous demander sans indiscrétion ?
— Vous pouvez.
— Je ne savais pas que des Juifs pouvaient être inspecteurs.
— C’est une première, expliqua Lieber. Je suis un prototype en quelque sorte.
L’ascenseur arriva à l’étage avec un bruit sourd. Sammy fit coulisser la grille cliquetante.
Le beau-père de Sammy était à l’intérieur, en costume de tweed. Le veston était garni d’épaulettes et il y avait assez de tweed pour habiller au moins deux chasseurs de grouses écossais. Quatre ou cinq ans plus tôt, Longman Harkoo avait donné une série de conférences à la New School sur les rapports étroits entre le catholicisme et le surréalisme intitulée « Le surmoi, le moi et l’Esprit saint ». Celles-ci avaient été décousues, marmonnées et peu suivies, mais depuis cette époque Siggy avait troqué ses anciens cafetans et toges de magistrat pour une tenue plus professionnelle. Tous ses imposants complets étaient coupés – mal – par le même tailleur d’Oxford qui déguisait la fine fleur laineuse du milieu universitaire anglais.
— Il a peur que tu sois fâché contre lui, lança Saks. Nous lui avons certifié que non.
— Vous l’avez vu ?
— Oh ! Nous avons fait plus que le voir. (Il eut un sourire narquois.) Il…
— Vous avez vu Joe et vous ne nous avez rien dit, ni à Rosa ni à moi ?
— Joe ? Vous parlez de Joe Kavalier ? (Saks sembla ahuri. Il ouvrit la bouche, puis la referma.) Hum ! fit-il.
Son esprit semblait buter sur quelque chose.
— Je vous présente mon beau-père, Mr Harkoo, dit Sammy à Lieber. Monsieur Harkoo, Mr l’inspecteur Lieber. Je ne sais pas si vous avez lu le Herald, mais il y a…
— Qui se cache derrière vous ? demanda Lieber, risquant un coup d’œil dans l’ascenseur, au-delà de l’énorme masse gris louvet de Siggy Saks.
Le gros homme s’écarta prestement, non sans un air de joyeuse anticipation, comme s’il levait le rideau sur une illusion achevée. Ce tour de passe-passe révéla un jeune garçon de onze ans, Thomas Edison Clay.
— Je l’ai trouvé à ma porte. Au sens propre.
— Sacré nom de nom ! Tommy ! s’écria Sammy. Je t’ai accompagné dans l’immeuble. Je t’ai vu entrer dans ta classe. Comment es-tu sorti ?
Tommy ne souffla mot. Les yeux baissés, il regardait le bandeau pour les yeux qu’il tenait.
— Un autre artiste de l’évasion, ironisa l’inspecteur Lieber. Ce doit être de famille.