17.

Joe et Rosa rampèrent dans le lit de Rosa à six heures trente du matin et elle se cramponna à lui jusqu’à ce qu’il se soit assoupi, étendu là, avec le fruit mystérieux et inconnu de leur amour qui croissait entre eux. Puis elle s’endormit à son tour. À son réveil, il était deux heures passées de l’après-midi et Joe n’était plus là. Elle regarda dans le cabinet de toilette, puis descendit dans la cuisine noire, où son père se trouvait avec une expression des plus bizarres sur le visage.

— Où est Joe ? demanda-t-elle.

— Il nous a quittés.

— Quittés ? Où est-il parti ?

— Eh bien, il a parlé de s’engager dans la marine, répondit son père. Mais je ne crois pas que ce soit possible avant demain.

— La marine ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

Voilà comment elle apprit l’attaque de la base navale de Pearl Harbor. Selon son père, il était très vraisemblable que les États-Unis se retrouvent bientôt aussi en guerre avec l’Allemagne. C’était ce sur quoi Joe comptait.

La sonnette fit entendre son drôle d’air : la plus courte composition de Raymond Scott, Fanfare for the Fuller Brush Man. Elle courut à la porte, certaine que ce serait Joe. Mais c’était Sammy ; on aurait dit qu’il s’était battu. Il avait la joue écorchée et une entaille près de l’œil. S’était-il donc bagarré avec Bacon ? Elle savait que Sammy était censé être parti aujourd’hui pour Los Angeles avec son ami. À l’origine, Joe et elle avaient prévu d’aller à la gare pour les accompagner. Les deux garçons s’étaient-ils querellés ? Un gars du gabarit de Bacon pouvait être dangereux, même si on avait peine à l’imaginer en train de faire quoi que ce soit pour blesser Sammy. Elle remarqua une couture effilochée à l’emmanchure droite de la chemise de Sammy.

— Ta chemise est déchirée, lança-t-elle.

— Ouais, acquiesça-t-il. Je l’ai déchirée. C’est ce qu’on fait quand on est, tu sais, en deuil.

Rosa gardait un vague souvenir de cette coutume depuis les lointaines obsèques d’un grand-oncle. Sa veuve avait également recouvert tous les miroirs de torchons, ce qui donnait à la maison un air inquiétant, comme si elle avait été aveuglée.

— Tu veux entrer ? proposa-t-elle. Joe n’est pas là.

— Pas vraiment, répondit Sammy. Ouais, je sais, je l’ai vu.

— Tu l’as vu ?

— Il est passé à l’appartement prendre ses affaires. C’est lui qui m’a réveillé, je pense. J’ai eu en quelque sorte une nuit agitée, je pense…

— Tiens ! murmura-t-elle, percevant une drôle d’intonation dans sa voix. (Elle attrapa un vieux pull-over de son père sur le porte-chapeaux, s’enroula dedans et sortit dans la cour. Cela faisait du bien de prendre l’air. Elle sentit un peu d’ordre revenir dans ses pensées.) Tu vas bien ? reprit-elle, remarquant qu’il tressaillait quand elle le touchait, comme s’il avait mal au bras ou à l’épaule. Qu’est-ce que tu as au bras ?

— Rien. Je me suis fait mal.

— Comment ça ?

— En jouant au football américain sur la plage. Comment sinon ?

Ils s’assirent côte à côte sur le perron en pierre.

— Où est-il en ce moment ?

— Je ne sais pas. Il est parti, il nous a quittés…

— Qu’est-ce que tu fabriques ici, à propos ? s’enquit-elle. Tu n’es pas censé être dans un train à destination de Hollywood ? Où est Bacon ?

— Je lui ai dit d’y aller sans moi, répondit Sammy.

— Oh !

Il leva les épaules.

— Je n’ai jamais voulu vraiment… Je ne sais pas. Je me suis laissé un peu emporter par la situation, je crois.

Ce matin-là, à Penn Station, Sammy avait dit au revoir à Tracy Bacon, dans le compartiment qui avait été réservé pour eux deux par la Broadway Limited.

— Je ne comprends pas, disait Bacon. (Dans l’intimité de ce compartiment de première classe, ils étaient gauches et empruntés l’un avec l’autre. Deux hommes, l’un si attentif à ne pas toucher l’autre, tandis que le deuxième veillait dans tous ses gestes et ses mouvements à ne pas être touché, que le maintien d’une distance à la fois chargée et mouvante entre eux était en soi une forme de contact triste.) Tu n’as même pas été arrêté. Les avocats de Jimmy vont effacer toute l’affaire.

Sammy secoua la tête. Ils étaient assis l’un en face de l’autre sur les banquettes rembourrées jumelles, qu’ils auraient dû ce soir-là, quelque part à hauteur de Fostoria, déplier en deux couchettes.

— Je ne peux pas continuer, Bake, déclara Sammy. C’est juste que je… je ne veux pas être comme ça…

— Tu n’as pas le choix.

— Je crois que si.

Bacon, qui s’était levé, franchit le mètre d’espace libre les séparant pour s’asseoir sur l’autre banquette, à côté de Sammy.

— Je ne le crois pas, murmura-t-il, tendant le bras pour saisir la main de Sammy. Une relation comme toi et moi, ce n’est pas une question de choisir ou de ne pas choisir. Tu n’y peux rien changer.

D’une secousse, Sammy dégagea sa main. Mis à part ce qu’il éprouvait pour Bacon, le danger, la honte, le risque d’arrestation et d’opprobre n’en valaient pas la peine. Ce matin-là, avec ses côtes endolories et un vague goût de chlore dans l’arrière-gorge, Sammy avait l’impression qu’il préférait ne pas aimer du tout plutôt que d’être puni pour aimer. Il n’avait pas idée combien un jour sa vie lui semblerait longue, combien l’absence d’amour finirait par lui paraître quotidiennement présente…

— Tu n’as qu’à me regarder, lança-t-il.

Dans sa hâte de sortir du compartiment avant que Bacon puisse le voir craquer, il avait heurté une dame âgée qui passait dans le couloir et la méchante coupure au-dessus de son œil s’était rouverte.

— Je suis contente que tu sois encore là, disait alors Rosa. Sammy, écoute-moi, j’ai besoin d’aide.

— Je t’aiderai. Qu’y a-t-il ?

— J’ai besoin de me faire avorter, je crois.

Sammy alluma une cigarette et en fuma la moitié avant de répondre.

— C’est Joe le père, déclara-t-il.

— Oui, bien sûr.

— Tu le lui as annoncé et il a dit quoi ?

— Je ne lui ai rien annoncé. Comment le lui aurais-je annoncé ? Hier soir, il a tenté de mettre fin à ses jours.

— C’est vrai ?

— Je crois que oui.

— Mais Rosa, tu sais, il veut s’engager dans la marine, c’est ce qu’il a dit.

— Exact.

— Il va partir pour s’enrôler dans la marine sans savoir que tu attends un bébé ?

— C’est aussi exact.

— Même si tu connais la nouvelle depuis… ?

— Une semaine, disons.

— Pourquoi ne lui en as-tu pas parlé ? Vraiment, je veux dire ?

— J’avais peur, répondit Rosa. Vraiment.

— Peur de quoi ? Non, je sais, reprit-il, rendu presque amer par le sujet. Qu’il te dise simplement de le garder sans vouloir t’épouser…

— Tu y es.

— Et maintenant tu…

— Je ne pourrais jamais le lui annoncer, même en un million d’années !

— Parce qu’il te dirait certainement de…

— Exact. Il veut les massacrer, Sam. Je ne pense pas que ce que je lui raconterais puisse l’arrêter maintenant.

— Donc maintenant il te faut…

— Comme j’essayais de te l’expliquer.

Sammy se tourna pour la dévisager, les yeux brillants, affolés par une idée que Rosa saisit immédiatement dans tous ses tenants et aboutissants, dans tout l’effroi et le désespoir dont elle se nourrissait.

— Je te suis.