15.
— Magnifique. (Ashkenazy poussa un soupir.) Regardez-moi ces… ces…
— On appelle ça des nichons, le coupa Anapol.
— Regardez-les donc ! Lequel d’entre vous a eu cette idée ? s’enquit Ashkenazy. (Il fixa Joe d’un œil, tout en gardant l’autre rivé sur Papillon Lune. L’abondance avait apporté avec elle toute une panoplie de complets neufs, des costumes trois pièces écossais, à rayures, à chevrons audacieux, à carreaux excentriques, chacun de la couleur d’une variété différente de courge, du jaune potiron au vert Véronèse. Les étoffes étaient des laines ou des cachemires somptueux, les coupes amples et voyantes, si bien qu’il n’avait plus l’air d’un pronostiqueur de champs de courses, avec son bout de cigare mâchonné et ses pouces accrochés à son gilet. Désormais, il ressemblait à un chef de gang, qui aurait truqué la troisième à l’hippodrome de Belmont.) Je parie que c’est toi, Kavalier.
Joe regarda Sammy.
— Nous en sommes les deux auteurs, répondit Joe. Sammy et moi. Sammy, surtout. J’ai juste dit un truc sur un papillon de nuit.
— Oh ! Allons, ne sois pas modeste, Joe ! s’écria Sammy, s’avançant pour taper sur l’épaule de Joe. C’est lui qui l’a pratiquement pondu…
L’exercice de la magie, que Joe avait repris devant le miroir de la chambre de Jerry Glovsky immédiatement après sa rencontre avec Hermann Hoffman, semblait également avoir joué un rôle dans cette parturition. Il était tout de même vrai que, pendant quelque temps, Sammy s’était creusé la cervelle pour trouver une « super-femme ». L’addition du sexe au concept du héros costumé coulait de source et, en dehors de quelques essais mineurs dans d’autres maisons – la Sorcière de Zoom, la Femme en rouge… –, restait encore à tenter. Sammy avait joué avec les idées d’une femme féline, d’une femme oiseau, d’une amazone mythologique (toutes n’allaient pas tarder à être essayées ailleurs) et d’une boxeuse, Kid Vixen, quand Joe avait proposé son secret hommage à la jeune fille de Greenwich Village. À sa manière, l’idée d’une femme papillon de nuit coulait aussi de source. La National avait un autre énorme succès sur les bras avec le Batman des Détective Stories, et la séduction d’une héroïne nocturne, qui tirerait son pouvoir de la lumière de la lune, était évidente.
— Je ne sais pas, tergiversait Anapol. Ça me rend un tantinet nerveux. (Du bout des doigts, il prit des mains de son associé la peinture de Papillon Lune, où Joe avait investi tout l’optimisme et le désir que Rosa – de l’aveu général, dans la réalité une créature un brin moins plantureuse – avait remués en lui. Les trois quarts du temps, il avait travaillé en érection. Anapol écarta une lettre qui reposait ouverte sur le buvard de son bureau et y laissa tomber à la place l’illustration, comme si celle-ci était absolument brûlante ou avait trempé dans le phénol.) Ces nichons-là sont énormes, les gars !
— Nous le savons, monsieur Anapol, acquiesça Sammy.
— Mais un papillon de nuit, je ne sais pas, ce n’est pas un insecte populaire. Pourquoi pas plutôt un papillon de jour ? Il doit y avoir des noms accrocheurs là-dedans. Point… euh !… quoi ? Point rouge… L’Aile bleue… Iridescente… je ne sais pas, moi…
— Mais elle ne peut pas être un papillon de jour, protesta Sammy. C’est la Maîtresse de la nuit !
— Autre petit problème. On ne peut pas dire « Maîtresse ». Je reçois déjà cinquante lettres par jour de prêtres et de pasteurs. D’un rabbin de Schenectady. Papillon Lune, Papillon Lune…
Les symptômes d’une nausée naissante transparaissaient dans ses yeux et sa mâchoire molle. Ils allaient toucher un joli pactole avec cette trouvaille.
— George, tu penses que c’est une bonne idée ?
— Oh ! ce sont des bêtises, monsieur Anapol, répondit gaiement Deasey. Suprêmement pures.
Anapol hocha la tête.
— Tu ne t’es encore jamais trompé, articula-t-il, ramassant la lettre qu’il avait poussée de côté pour la parcourir rapidement avant de la reposer. Et toi, Jack ?
— Personne n’a rien de pareil, confirma Ashkenazy.
Anapol se tourna du côté de Sammy.
— C’est réglé, alors. Rameute Pantaleone, les Glovsky, tous les gens dont tu as besoin pour réaliser le reste du livre. Diable si ça me regarde ! Tu n’as qu’à faire que des poupées. Nous pourrions peut-être l’appeler All Doll. Hein ? All Doll. C’est nouveau, non ?
— Je n’ai jamais rien entendu de tel.
— Que les autres nous copient pour changer. Ouais, bon ! engage les jeunes, George, et mets-les au travail. Je veux une maquette pour lundi.
— C’est reparti ! commenta Sammy. Il y a juste un truc, monsieur Anapol.
Ashkenazy et Anapol le regardèrent. On voyait qu’ils savaient ce qui allait suivre. Sammy jeta un coup d’œil à Deasey, se remémorant le discours tenu par le chef de la rédaction vendredi soir, dans l’espoir d’y trouver un encouragement. Deasey observait la scène avec une vive attention, le visage inexpressif mais blême. Des gouttes de sueur perlaient sur son front.
— Oui, oui, répondit Anapol. Allez-y !
— Nous voulons assister à l’émission radiophonique de l’Artiste de l’évasion. C’est le premier point.
— Le premier ?
— Deuxièmement, vous reconnaissez que ce personnage, Papillon Lune, est à moitié le nôtre. Cinquante pour Empire Comics, cinquante pour Kavalier & Clay. Nous récupérons la moitié du marchandisage et la moitié de l’émission radio si émission il y a. La moitié de tout. Sinon nous le proposons, avec nos services, ailleurs…
Anapol tourna la tête à demi vers son associé.
— Tu avais raison, murmura-t-il.
— Et nous voulons aussi une augmentation, reprit Sammy, après un nouveau coup d’œil à Deasey, résolu à enfoncer le clou, maintenant que le sujet semblait prêter à discussion.
— Deux cents dollars de plus par semaine, précisa Joe.
Le départ de l’Arche de Miriam était prévu pour les premiers jours de printemps de l’année suivante. À ce tarif, s’il mettait de côté deux cents dollars supplémentaires par semaine, il pourrait financer quatre, cinq, peut-être une demi-douzaine de traversées de plus que ce qu’il avait promis.
— Deux cents dollars par semaine ! s’écria Anapol.
Deasey gloussa et secoua la tête. Il paraissait sincèrement amusé.
— Et… euh ! ouais, la même chose aussi pour Mr Deasey, ajouta Sammy. Il va avoir davantage de pain sur la planche.
— Monsieur Clay, vous ne pouvez pas négocier à ma place, observa sèchement Deasey. Je suis la direction.
— Oh !
— Mais je vous remercie.
Tout d’un coup, Anapol eut l’air très las. Entre les fausses alertes à la bombe, les millionnaires et les lettres de menace de célèbres avocats remises en main propre par porteur, il n’avait pas beaucoup dormi depuis vendredi. La nuit précédente, il s’était tourné et retourné des heures durant, pendant qu’à côté de lui Mrs Anapol lui grognait de rester tranquille.
« Requin ! » l’avait-elle appelé.
— Requin, tiens-toi donc tranquille ! (Elle l’appelait « requin » parce qu’elle avait lu dans la chronique de Frank Buck que cet animal ne pouvait littéralement pas s’arrêter de bouger sinon il mourrait.) Qu’est-ce qui t’arrive, mon Dieu ? C’est comme de vouloir dormir avec une bétonneuse dans son lit…
« J’ai été à deux doigts de sauter ! » avait-il envie de lui dire pour la centième fois.
Il avait décidé de ne pas souffler mot de la bombe de pacotille dans les bureaux d’Empire, tout comme il n’avait pas parlé des lettres de menace qui arrivaient régulièrement les unes après les autres depuis que Kavalier & Clay avait déclaré une guerre unilatérale à l’Axe.
— Je vais y laisser jusqu’à ma dernière chemise, avait-il proféré à la place.
— Alors tu y laisseras ta chemise, se gaussa sa femme.
— C’est une sacrée belle chemise que je vais y laisser. Tu sais combien il y a d’argent dans la radio ? Avec les épingles, les crayons, les boîtes de céréales. Nous ne nous occupons pas seulement des nouveautés, tu sais ? Il y a des pyjamas de l’Artiste de l’évasion, des serviettes de toilette, des jeux de société, des boissons non alcoolisées…
— Ils ne vont pas tout te prendre !
— Ils vont essayer.
— Laisse-les donc essayer. Entre-temps, tu continues ta radio et moi, j’ai l’occasion de rencontrer un homme important et cultivé comme James Love. Je l’ai vu aux actualités, une fois. On dirait John Barrymore.
— C’est vrai qu’on dirait John Barrymore.
— Alors qu’est-ce qui t’arrive ? Pourquoi ne peux-tu jamais profiter de ce que tu as ?
Anapol remua légèrement dans le lit et produisit sa dernière entrée dans une encyclopédique démonstration de gémissements. Comme c’était le cas tous les soirs depuis qu’Empire avait emménagé dans l’Empire State Building, ses genoux lui élançaient, son dos était endolori et il avait un torticolis aigu. Son beau bureau de marbre noir était si spacieux et si haut de plafond qu’il en était mal à l’aise. Il n’arrivait pas à s’habituer à avoir tant de place. Résultat, il avait tendance à rester assis le dos rond toute la journée, recroquevillé dans son fauteuil, comme pour simuler les effets paradoxalement réconfortants de logements plus étroits et inconfortables. Cela l’enquiquinait.
— Sammy Klayman, articula-t-elle finalement.
— Sammy, acquiesça-t-il.
— Alors ne le sacque pas.
— Il le faut.
— Et pourquoi cela ?
— Parce que l’intéresser créerait ce que ton frère appelle un « dangereux président » !
— Parce que ?
— Parce que. Parce que ces deux-là ont signé un contrat. Un contrat industriel standard, parfaitement légal. Ils ont renoncé à tous leurs droits sur le personnage, maintenant et pour toujours. Ils ne sont tout simplement pas habilités.
— Ce serait donc contraire à la loi, d’après ce que tu dis, poursuivit sa femme avec son habituelle légère pointe d’ironie, que tu leur donnes un peu de l’argent de la radio…
Une mouche entra dans la chambre. Anapol, en pyjama de soie verte orné d’un galon noir, sortit du lit. Il ralluma la lampe de chevet et enfila son peignoir. Il saisit un exemplaire de Modern Screen avec la photo de Dolores del Rio en couverture, le roula et aplatit la mouche contre la fenêtre. Il nettoya les dégâts, retira son peignoir, se remit au lit et éteignit la lumière.
— Non, répondit-il. Ce ne serait pas contraire à cette fichue loi.
— Bon, avait alors commenté Mrs Anapol. Je ne veux pas que tu enfreignes les lois. Le jury apprend que tu es dans la bande dessinée, on t’enfermera à Sing Sing aussi sec.
Là-dessus, elle se retourna et se cala pour la nuit. Anapol avait poussé un gémissement, s’était écroulé et avait bu trois verres de Bromo-Seltzer, jusqu’à ce qu’il trouve enfin les grandes lignes d’un plan qui soulageât les affres d’une conscience modeste mais sincère, et apaisât les angoisses provoquées par l’hostilité croissante que la guerre de Kavalier & Clay semblait attirer sur Empire Comics. Il n’avait pas eu le temps de consulter son beau-frère, mais il était sûr que Jack le soutiendrait.
— Donc, disait-il maintenant. Vous pouvez participer à l’émission radiophonique. À supposer qu’il y en ait une. Nous vous citerons au générique, d’accord. Quelque chose comme… que sais-je ? « Oneonta Mills, etc. présentent Les Aventures de l’Artiste de l’évasion, adaptées du personnage de Joe Kavalier et Sam Klay qui anime chaque mois les pages de etc. » En plus, pour chaque épisode qui passe sur les ondes, disons que vous deux serez payés. En droits d’auteur. Mettons cinquante dollars par émission.
— Deux cents, surenchérit Sammy.
— Cent.
— Cent cinquante.
— Cent. Allez, cela fait trois cents par semaine. Considérez donc peut-être quinze mille dollars par an à vous partager.
Sammy regarda Joe, qui hocha la tête.
— O.K.
— Petit dégourdi. Très bien. C’est comme votre Miss Papillon. Cinquante pour cent est hors de question. Vous n’avez absolument aucun droit sur elle. Vous êtes tombés dessus en tant qu’employés d’Empire Comics émargeant à notre budget. Elle nous appartient. Sur ce point, nous avons la loi pour nous, je le sais, parce que j’ai déjà consulté mon avocat, Sid Fœhn de Harmattan, Foehn & Buran, sur ce sujet par le passé. D’après ce qu’il m’a expliqué, c’est exactement la même chose qu’aux Bell Laboratories. Toute invention qu’un des gars met au point là-bas, peu importe qui en a eu l’idée ou combien de temps ils ont travaillé dessus, même s’ils ont tout fait tout seuls, cela n’a aucune importance. Du moment qu’ils sont employés là-bas, elle appartient au laboratoire.
— Ne nous blousez pas, monsieur Anapol, intervint brusquement Joe.
Tout le monde parut choqué. Joe avait sous-évalué la force du mot « blouser » en anglais. Il croyait que cela signifiait simplement traiter quelqu’un injustement, sans avoir nécessairement de mauvaises intentions.
— Je ne vous blouserai jamais, mes petits, riposta Anapol, l’air profondément blessé. (Il sortit son mouchoir et se moucha.) Excusez-moi, mais j’ai pris froid. Laissez-moi finir, d’accord ? Comme je vous dis, cinquante pour cent, nous serions fous, idiots, stupides, d’accepter, et vous ne pouvez pas non plus me menacer d’emmener cette poupée ailleurs, parce que, comme je vous dis, vous l’avez créée à mes frais et elle m’appartient. Consultez un avocat de votre côté, si vous voulez. Mais, écoutez, évitons le conflit. Pourquoi non ? En reconnaissance des excellents résultats que vous obtenez jusqu’ici, en pondant ces histoires, et seulement pour vous montrer, petits, et vous le savez, que nous apprécions ce que vous avez fait pour nous, nous sommes prêts à accepter de vous intéresser à cette affaire de Miss Papillon. À concurrence de combien ?
Il jeta un regard à Ashkenazy, lequel haussa laborieusement les épaules.
— Quatre ? croassa-t-il.
— Mettons cinq, concéda Anapol. Cinq pour cent.
— Cinq pour cent ! s’exclama Sammy, comme si la main charnue d’Anapol l’avait giflé.
— Cinq pour cent ! cria à son tour Joe.
— À vous partager.
— Comment ?
Sammy bondit de son siège.
— Sammy. (Joe n’avait jamais vu son cousin la figure si rouge. Il essaya de se rappeler s’il l’avait déjà vu se mettre en colère.) Sammy, cinq pour cent, ça pourrait quand même atteindre les centaines de milliers de dollars. (Pour une telle somme, combien de bateaux pourraient être armés et remplis des enfants perdus du monde entier ? Avec assez d’argent, cela n’aurait peut-être plus d’importance si les portes de toutes les nations du monde étaient closes… Un homme très riche pourrait avoir les moyens d’acheter, quelque part, une île déserte et tempérée, et construire à ces pauvres gosses un pays qui soit à eux.) Qui sait ? Les millions, un jour…
— Mais cinq pour cent, Joe ! Cinq pour cent de quelque chose que nous avons créé à cent pour cent !
— Et moins cent pour cent pour Jack et moi, répliqua Anapol. Vous savez, petits, il n’y a pas si longtemps encore, cent dollars représentaient beaucoup d’argent pour vous, autant que je m’en souvienne…
— Mais oui, mais oui, admit Joe. O.K., écoutez, monsieur Anapol, je regrette d’avoir dit que vous nous blousiez. Je pense que vous êtes très régulier.
— Merci, dit Anapol.
— Sammy ?
Sammy poussa un soupir.
— O.K., je marche.
— Attendez une minute, reprit Anapol. Je n’ai pas terminé. Vous avez vos droits d’auteur radio. Et votre mention au générique. Et les augmentations aussi. Zut ! nous augmenterons aussi les émoluments de George et ce sera un plaisir. (Deasey tira un chapeau imaginaire à Anapol.) Et nous vous intéresserons tous les deux à raison de cinq pour cent au personnage de Miss Papillon de nuit. À une seule condition.
— Laquelle ? s’enquit prudemment Sammy.
— Nous ne pouvons plus nous permettre d’avoir le cirque que nous avons eu ici vendredi. J’ai toujours pensé que vous alliez trop loin avec cette affaire nazie, mais l’argent rentrait et j’étais vraiment mal placé pour me plaindre. Mais maintenant nous y mettons un terme. D’accord, Jack ?
— Fichez un peu la paix aux nazis, petits, renchérit Ashkenazy. Laissez Marty Goodman se taper les alertes à la bombe. (C’était l’éditeur de Timely Periodicals, maison de Human Torch et de Sub-Mariner*, qui donnaient tous les deux maintenant du fil à retordre aux héros d’Empire dans les sweepstakes antinazis.) D’accord ?
— Qu’est-ce que ça signifie « ficher la paix » ? lança Joe. Vous voulez dire ne plus combattre du tout les nazis ?
— Plus du tout.
À présent, c’était au tour de Joe de se lever de sa chaise.
— Monsieur Anapol…
— Non, voyons, écoutez. Vous savez bien tous les deux que je n’ai aucune amitié pour Hitler, et je suis sûr que nous allons finir par devoir nous occuper de lui, etc. Mais des alertes à la bombe ? Des maniaques complètement tordus, habitant ici même, à New York, qui m’écrivent des lettres pour me dire qu’ils vont défoncer ma grosse tête de Juif ? Ça, je m’en passe.
— Monsieur Anapol…
Joe avait l’impression que le sol se dérobait sous ses pieds.
— Nous avons déjà assez de problèmes ici, chez nous. Et je ne parle pas des espions ni des saboteurs. Gangsters, flics corrompus, je ne sais pas moi. Jack ?
— Rats, ajouta Ashkenazy. Cafards…
— Que l’Artiste de l’évasion et les autres s’occupent un temps de ce genre de choses !
— Patron… balbutia Sammy, voyant le sang se retirer du visage de son cousin.
— Qui plus est, ce que James Love pense personnellement m’indiffère. Je connais l’Oneonta Mills Company. Le conseil d’administration de cette société est un ramassis de conservateurs, de distingués Yankees inflexibles, et ce n’est pas le genre à accepter de financer quelque chose qui risque de les faire sauter. Sans parler de Mutual, N.B.C. ou quiconque à qui nous finirons par refiler le bébé…
— Mais personne ne va sauter ! s’écria Joe.
— Vous avez eu raison une fois, jeune homme, rétorqua Anapol. Il n’y aura peut-être pas de deuxième fois.
Sammy croisa ses bras épais sur sa large poitrine, les coudes saillants.
— Et si nous refusons cette condition, alors ?
— Alors vous ne touchez pas cinq pour cent de Papillon Lune. Vous n’avez pas d’augmentation. Vous ne nous tirez pas un sou de l’argent de la radio.
— Mais nous pourrions toujours continuer à pondre nos dessins. Nous pourrions continuer à combattre les nazis, Joe et moi.
— Certes, répondit Anapol. Je suis sûr que Marty Goodman serait trop heureux de vous engager tous les deux pour lancer des grenades sur Hermann Göring. Mais vous seriez finis dans cette maison.
— Patron, plaida Sammy. Ne faites pas ça.
Anapol leva les épaules.
— Ça ne dépend pas de moi, mais de vous. Vous avez une heure, annonça-t-il. Je désire que ceci soit entièrement réglé avant la réunion avec les responsables de la radio, qui est prévue pour le déjeuner, aujourd’hui même.
— Je n’ai pas besoin d’une heure, dit Joe. Ma réponse est non. N’y pensez plus. Vous êtes des lâches, et puis vous êtes faibles. Non et non !
— Joe ? murmura Sammy, se calmant à présent, essayant de tout concilier. Tu es sûr ?
Joe inclina la tête.
— Il n’y a plus rien à ajouter alors, déclara Sammy.
Il posa sa main au creux du dos de Joe et les cousins sortirent de la pièce.
— Monsieur Kavalier, appela alors George Deasey, s’extirpant de son fauteuil. Monsieur Clay. Un mot. Veuillez nous excuser, messieurs.
— Je t’en prie, George, approuva Anapol, en tendant au rédacteur en chef la peinture de Papillon Lune. Fais-leur entendre raison.
Sammy et Joe suivirent Deasey hors du bureau d’Anapol pour entrer dans l’atelier.
— Messieurs, dit Deasey. Je vous prie de m’en excuser, mais je sens venir un autre petit discours.
— C’est inutile, trancha Sammy.
— Celui-ci s’adresse surtout à Mr K. ici présent, je pense.
Joe alluma une cigarette, exhala un long jet de fumée, détourna les yeux. Il n’avait pas envie d’écouter. Il était conscient d’être déraisonnable. Mais, depuis un an déjà la déraison – la poursuite résolue et dévorante d’un grotesque semblant de guerre contre des ennemis qu’il ne pourrait jamais vaincre, par des moyens qui ne pourraient jamais non plus réussir – représentait le seul salut possible pour sa santé mentale. Aux gens dont les familles ne sont pas retenues prisonnières d’être raisonnables !
— Dans la vie, reprit Deasey, il n’y a qu’un seul moyen pour ne pas être laminé par les déceptions, la superficialité et les désillusions. Et cela consiste toujours à s’assurer, au maximum de vos possibilités, que vous agissez uniquement pour de l’argent.
Joe ne souffla mot. Sammy eut un rire nerveux. Il était prêt à soutenir Joe, bien entendu, mais il voulait être sûr, dans la mesure où l’on peut être sûr de quoi que ce soit, que c’était vraiment une bonne chose. Il rêvait de suivre le conseil de Deasey – de suivre toute consigne paternelle qui se présentait – mais en même temps il détestait l’idée de céder si catégoriquement au cynisme général du bonhomme.
— Parce que, monsieur K., quand je vois la manière dont vous chargez, mois après mois, nos différents amis costumés d’estourbir Herr Hitler et ses comparses, de réduire leur artillerie à des bretzels et ainsi de suite, j’ai parfois le sentiment, eh bien ! que vous nourrissez peut-être, disons-le, d’autres ambitions pour votre travail chez nous.
— C’est vrai, répondit Joe. Vous le savez bien.
— Cela me navre de vous entendre, déclara Deasey. Ce type de travail est le tombeau de toute forme d’ambition, Kavalier. Croyez-m’en. Quoi que vous puissiez espérer réaliser, que ce soit d’un point de vue artistique ou… sous l’effet d’autres considérations, vous échouerez. Je n’ai guère foi dans le pouvoir de l’art, mais je me souviens de la saveur de cette foi, si vous le permettez, du temps où j’avais votre âge, de son goût sur la langue. Par respect pour vous et le bel idiot que je fus jadis, je vous concède ce point. Mais ceci… (Il inclina la tête en direction du dessin de Papillon Lune, puis amplifia son geste d’une spirale lasse de la main qui englobait les bureaux d’Empire Comics.) Inefficace, jugea-t-il. Inutile…
— Je ne vous crois pas, protesta Joe, se sentant lui-même faiblir comme si son interlocuteur exprimait ses pires angoisses personnelles.
— Joe, intervint Sammy. Pense à ce que tu pourrais faire avec tout l’argent qui est en jeu. Pense au nombre d’enfants à qui tu pourrais payer la traversée. Ça, c’est réel, Joe. Pas juste une guerre de comic book ! Ni avoir des mots avec un Boche dans le métro new-yorkais…
C’était là le problème, songeait Joe. Céder à Anapol et Ashkenazy, cela équivaudrait à admettre que tout ce qu’il avait réalisé jusqu’alors était, selon la formule de Deasey, inefficace et inutile. Une perte d’un temps précieux. Il se demanda si ce n’était peut-être pas juste par vanité qu’il déclinait leur offre. Puis l’image de Rosa s’imposa à son esprit : assise sur le lit défait, la tête penchée de côté, les yeux écarquillés, elle écoutait et inclinait la tête pendant qu’il lui parlait de son travail. Non, conclut-il. En dépit de ce que raconte Deasey, j’ai confiance – bizarrement, adressés à l’image de Rosa, ces mots ne paraissaient ni banals ni ampoulés – dans le pouvoir de mon art.
— Oui, nom de Dieu ! je veux cet argent, lança Joe. Mais je ne peux pas arrêter mon combat maintenant.
— O.K., dit Sammy. (Il soupira et embrassa le studio du regard, les épaules tassées, la figure empreinte de nostalgie. C’était la fin du rêve papillotant qui était né un an plus tôt, dans l’obscurité de sa chambre de Brooklyn, avec le grattement d’une allumette et le partage d’une cigarette roulée à la main.) C’est ce que nous allons leur dire, alors.
Il fit demi-tour pour rentrer dans le bureau d’Anapol.
Deasey tendit le bras pour le saisir par l’épaule.
— Un petit instant, Clay, dit-il.
Sammy se retourna. Il n’avait jamais vu leur chef de la rédaction avoir un air si hésitant.
— Oh, Seigneur ! gémit Deasey. Qu’est-ce que je fais ?
— Oui, qu’est-ce que vous faites ? insista Joe.
Le chef de la rédaction plongea la main dans la poche de poitrine de son veston de tweed et en sortit une feuille de papier pliée.
— C’était dans ma boîte aux lettres, ce matin.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Sammy. C’est de qui ?
— Vous n’avez qu’à lire, répondit Deasey.
C’était une photocopie d’une lettre de la firme Philipps, Nizer, Benjamin & Krim.
Chers Messieurs Ashkenazy et Anapol,
Ce courrier vous est adressé au nom de National Periodical Publications Inc., dite National. National est le propriétaire exclusif de tous droits de reproduction, nom déposé et autres droits de propriété intellectuelle des journaux illustrés Action Comics et Superman, ainsi que du personnage de Superman qui y figure. National a récemment pris connaissance de l’existence de votre périodique Radio Comics dont la vedette est le personnage de fiction « l’Artiste de l’évasion ». Ce personnage est une tentative évidente de plagier l’œuvre protégée de notre client, à savoir la série particulière qui présente les aventures du personnage de fiction connu sous le nom de Superman, que notre client publie depuis juin 1938. Comme tel, votre personnage constitue un non-respect évident des droits de reproduction, noms déposés et droits ordinaires de notre client. Par la présente, nous vous mettons en demeure de mettre immédiatement fin à la poursuite de la publication de votre magazine de bande dessinée Radio Comics. Nous demandons également que tous les exemplaires existants de ces périodiques soient détruits, avec une lettre certifiant cette destruction, authentifiée par un responsable de votre société.
Si vous ne mettez pas fin à cette publication, ou si vous ne nous soumettez pas ce certificat de destruction dans un délai de cinq jours à compter de la réception de la présente, National Periodical Publications Inc. se réserve le droit de déposer tous les justes recours légaux, y compris celui de demander l’interdiction de votre prochaine publication de Radio Comics. Ce courrier vous est adressé sans renoncer à tous les droits et recours de notre client, en toute justice et toute équité, tous étant expressément réservés par la présente.
— Mais il n’a rien de Superman ! se récria Sammy après avoir achevé sa lecture. (Deasey lui jeta un regard torve et Sammy comprit qu’il était à côté de la plaque. Il tenta de se frayer péniblement un chemin jusqu’à ladite plaque. Manifestement, il y avait dans cette lettre quelque chose que Deasey considérait pouvoir leur être utile, même s’il refusait d’aller jusqu’à leur dire ce que c’était.) Mais ça n’a pas d’importance, si ?
— Ils ont déjà eu la peau de Victor Fox et de Centaur là-dessus, observa Deasey. Ils poursuivent également Fawcett.
— J’ai eu vent de cette histoire, intervint Joe. Ils ont obligé Will Eisner* à témoigner, et il a dû avouer que Victor Fox* lui avait demandé : « Dessine-moi un Superman. »
— Ouais, bon, c’est ce que Shelly m’a raconté aussi, tu te rappelles ? Il a dit : « Oh ! Oh ! »
— Il est très probable que vous serez cité comme témoin, déclara fermement, lentement, Deasey, comme s’il parlait à un idiot. Votre déposition pourrait être préjudiciable, j’imagine…
Sammy frappa le bras de Deasey avec la lettre.
— Ouais, murmura-t-il. Ouais. Hé ! merci, monsieur Deasey.
— Qu’est-ce que tu vas dire ? demanda Joe à Sammy, alors que son cousin regardait fixement la porte du bureau d’Anapol.
Sammy se redressa de toute sa hauteur et se passa une main sur le sommet de la tête.
— Je vais témoigner et proposer de faire un faux serment, je pense.