5.
Shannenhouse passa une minute à considérer le ciel sans nuages, le faible vent qui soufflait du sud-est. Ils avaient bien eu un météorologue, Brodie, mais, même de son vivant, Shannenhouse avait dédaigné ses avis, d’accord avec son vieil ami Lincoln Ellsworth{133} pour dire que nul ne pouvait prévoir le temps dans ces parages. Tant qu’on pouvait s’arracher du sol, on pouvait aussi bien voler. Il se plaignait de troubles intestinaux, et Joe devait par la suite signaler dans son rapport qu’il avait bien remarqué que Shannenhouse était un peu pâle, mais avait attribué cet état de fait à la boisson. Une fois de plus, ils remontèrent le tracteur en marche arrière jusqu’à la rampe et y accrochèrent l’avion. Cette fois-ci, le treuil fonctionna correctement ; ils remorquèrent l’appareil en surface. Pendant que Shannenhouse s’employait à chauffer les moteurs et à préparer le vol, Joe chargeait leur matériel à bord. Ils obturèrent toutes les trappes des bâtiments et firent le tour du lieu qui était leur refuge depuis ces neuf derniers mois.
— Je serai content de ficher le camp d’ici, déclara Shannenhouse. Je regrette seulement que nous n’allions pas ailleurs…
Joe s’approcha du bout de l’aile où se trouvait Huître. Dans sa hâte, Shannenhouse n’avait pas fait spécialement du bon boulot. Tanné à moitié, le cuir pendouillait un peu et plissait sur la membrure. L’aéronef tout entier avait un aspect pie, avec ses taches brun-rouge de phoque cousues sur un fond gris argent, comme s’il avait été éclaboussé de sang. À l’endroit des peaux de chien, l’avion semblait décoloré et maladif.
— C’est maintenant ou jamais, Dopey, reprit Shannenhouse, pressant une main contre son flanc.
Trente secondes plus tard, ils cahotaient et raclaient le sol aussi dentelé et brillant que du sucre d’orge. Puis quelque chose sembla mettre sa main en coupe sous eux pour les emporter dans les airs. Shannenhouse poussa un hourra de cow-boy un tantinet timide.
— On ne saura jamais ce qui lui est tombé dessus, cria-t-il pour dominer le concert de basses profondes des gros cyclones jumeaux.
Joe ne fit pas de commentaire. Il n’avoua jamais à Shannenhouse que, la veille au soir, juste avant de s’étendre dans son sac de couchage, il avait brisé la barrière invisible fictive qui avait été jusque-là maintenue entre la base de Kelvinator et Jotunheim, en émettant en clair les six mots suivants à l’intention du géologue, sur une des fréquences régulièrement utilisées par Berlin pour le contacter : NOUS VENONS VOUS CHERCHER.
Il n’aurait jamais su dénouer, pour l’expliquer à Shannenhouse, le nœud gordien de pitié, de remords et de désir de torturer et de terrifier qui était à l’origine de cet avertissement. De toute façon, il eût été superflu de se donner ce mal puisque, le troisième jour de leur voyage, sous une tente dressée sur un plateau à l’abri des monts Éternité, l’appendice de Shannenhouse avait éclaté.