5.
Le vendredi 25 octobre, peu après trois heures de l’après-midi (d’après à la fois son journal et la déposition qu’il fit à la police), James Haworth Love, actionnaire majoritaire et président du conseil d’administration d’Oneonta Mills, se trouvait en compagnie d’Alfred E. Smith, président à vie de la société de l’Empire State Building, dans le bureau encombré de souvenirs de ce dernier, au trente-deuxième étage de l’immeuble le plus haut du monde, quand le gérant entra « le visage couleur de cendre et l’air de quelqu’un sur le point de rendre tripes et boyaux », selon l’expression même de l’industriel dans son compte-rendu privé des événements de la journée. Après un prudent regard oblique à Love, le gérant, Chapin L. Brown, informa son patron qu’ils étaient confrontés à une situation délicate au vingt-cinquième.
Alfred Emanuel Smith – étrillé par Herbert Hoover dans sa course à la Maison-Blanche de 1928 – était un vieil ami politique et un associé de Love depuis son mandat de gouverneur de l’État de New York. En fait, cet après-midi-là, Love était dans le bureau de Smith afin de recruter ses services comme prête-nom pour un consortium qui avait espoir de remettre d’actualité le vieux rêve de Gustav Lindenthal{49} d’un pont sur l’Hudson haut de huit cent quarante mètres et large de soixante, à hauteur de la Cinquante-septième Rue, et dont les accès par l’est devraient être construits sur une large parcelle de terrain du West Side, devenue récemment la propriété de Love. Smith et Love n’étaient nullement des confidents – James Love se passait de confidents, autant que Smith pût en juger –, mais le magnat du textile était un homme d’une réserve, voire d’une manie du secret, presque légendaire, célèbre pour garder ses projets pour soi. Avec un signe de tête confidentiel à l’intention de son invité, censé lui signifier sa confiance implicite dans sa discrétion et sa perspicacité, Smith dit qu’il était d’avis que Brown ferait mieux de cracher le morceau. Brown adressa à son tour un signe de tête à Mr Love, posa les poings sur ses hanches comme pour retrouver son aplomb et poussa un bref soupir, apparemment destiné à exprimer à la fois l’incrédulité et la rancune.
— Nous avons peut-être une bombe dans l’immeuble, proféra-t-il.
À trois heures, poursuivit-il, un individu prétendant représenter un mouvement de nazis américains – Brown prononçait « nazzzzis » – avait téléphoné pour prévenir, avec une fausse voix de baryton assourdie par un mouchoir, qu’il avait dissimulé, quelque part dans les bureaux des occupants du vingt-cinquième étage, un puissant engin explosif. La bombe était réglée pour exploser, avait affirmé le correspondant téléphonique, à trois heures trente, tuant tout le monde à proximité et endommageant peut-être la structure même du célèbre édifice.
Dans sa déposition à la police, Mr Love déclara que Son Honneur avait accueilli la nouvelle aussi gravement qu’elle lui avait été annoncée, même si, comme il le nota dans son journal, aucune sorte d’inquiétude n’eût pu faire pâlir son visage rubicond.
— Avez-vous prévenu M’Naughton ? demanda Smith.
Son attitude était calme et sa voix rocailleuse normale, mais une intonation étranglée, comme de la colère rentrée, y perçait, et ses yeux bruns, qui avaient en général le regard un peu triste courant chez les hommes joviaux, saillaient de sa tête de vieux bébé à bajoues. Le capitaine M’Naughton était le chef de l’escadron de pompiers privé de l’immeuble. Brown inclina une nouvelle fois la tête.
— Ils sont en train d’évacuer tout l’étage, répondit-il. Les gars de M’Naughton y sont actuellement pour chercher ce maudit engin.
— Appelez Harley et dite-lui que je descends, ordonna Smith.
Déjà debout, il contournait son bureau pour se diriger vers la porte.
Smith était originaire du Lower East Side, un petit dur de l’ancien 4e secteur, et ses sentiments pour l’immeuble dont il était, aux yeux des New-Yorkais et de tout le pays, le symbole humain, étaient ceux d’un propriétaire. Il se retourna en sortant pour embrasser son bureau d’un dernier regard, comme au cas où il ne le reverrait plus, se dit Love. Tel un vieux grenier, la pièce était bourrée de trophées et de souvenirs de sa carrière, qui avait failli le mener à Washington, mais l’avait finalement conduit à régner sur ce royaume aérien (normalement) bien plus harmonieux. Smith soupira. Ce jour-là marquait le début du dernier week-end de cette grandiose aventure de deux ans qu’avait été la Foire mondiale de New York, dont le Q.G. officiel était installé dans l’Empire State Building. Un banquet princier était prévu le soir même, dans la salle à manger de l’Empire State Club, au vingt et unième étage. Smith détestait voir un banquet princier gâché pour quelque raison que ce soit. Plein de regrets, il secoua la tête. Puis, posant sur sa tête son melon brun, sa marque de fabrique, il prit son visiteur par le bras et montra le chemin vers la batterie d’ascenseurs. Dix cabines desservaient l’étage, toutes à usage local et circulant entre le vingt-cinquième et le quarante et unième.
— Vingt-cinquième, lança Smith au liftier au moment où ils montaient dedans. (Bill Roy, le garde du corps, suivait pour protéger la vieille carcasse irlandaise de Smith.) Vingt-cinquième, répéta Smith, qui adressa un clin d’œil à Mr Brown. Les gars des histoires comiques ?
— Empire, confirma Mr Brown, avant d’ajouter avec aigreur : Très comique.
Au vingt-neuvième, l’ascenseur ralentit comme pour s’arrêter, mais le liftier appuya sur un bouton, et la machine, ayant été en quelque sorte promue express sur le champ de bataille, continua à descendre.
— Quel Empire ? demanda Love. Quelles histoires comiques ?
— Ils les appellent des comics, répondit Mr Brown. La boîte, c’est Empire Comics. De nouveaux locataires.
— Des comics…
Love était veuf sans enfants, mais il avait vu ses neveux lire des comics deux étés plus tôt, à Miskegunquit. À l’époque, il avait été seulement sensible au charme de la scène : les deux jeunes garçons étendus sans chemise, les pieds nus, dans un hamac qui se balançait, suspendu entre deux ormes sains, dans une bande tachetée adextrée de soleil, leurs jambes duveteuses enchevêtrées, l’attention instable de chacun totalement absorbée par un barbouillage aux couleurs vives grossièrement agrafé intitulé Superman. Love avait suivi la conquête subséquente des journaux, des paquets de céréales et, dernièrement, du Mutual Broadcasting System par le héros bien bâti en maillot, et était connu pour jeter un œil aux aventures de Superman en bandes dessinées.
— Mais qu’est-ce que les Bundistes{50} peuvent avoir contre eux ?
— Tu as déjà vu un de ces illustrés, Jim ? s’enquit Smith. Si j’avais dix ans, je serais étonné qu’il y ait encore des nazis là-bas, en Allemagne, vu la manière dont nos amis d’Empire leur sont tombés dessus à bras raccourcis…
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent sur le spectacle déconcertant et cauchemardesque d’une centaine de personnes qui se dirigeaient vers l’escalier dans un silence total. Mis à part quelques rares rappels pressants, pas spécialement courtois, de l’un des dizaines de policiers de l’immeuble grouillant sur le palier que toute bousculade n’aboutirait qu’à une jambe cassée, les seuls bruits qu’on entendait étaient le roulement de tambour des bottes de caoutchouc et des cirés, le crissement et le claquement des semelles et des talons, et le tapotement impatient des pointes de parapluie sur le carrelage. Alors que son cercle sortait de l’ascenseur, James Love remarqua qu’un gros policier, après un signe de tête à Chapin Brown, y entrait derrière eux pour en bloquer les portes. Tous les ascenseurs étaient isolés par un cordon de gardes en casaque bleue qui se balançaient d’avant en arrière sur leurs talons, les mains jointes dans le dos. Une défense impénétrable, aux visages rébarbatifs.
— Le capitaine Harley a pensé qu’il valait mieux évacuer les personnes présentes en groupe et les garder toutes ensemble, expliqua Brown. Je suis enclin à être d’accord.
Al Smith eut un hochement de tête.
— Inutile d’effrayer tout l’immeuble, observa-t-il, jetant un coup d’œil à sa montre. Pas encore, en tout cas.
Le capitaine Harley se dépêcha alors de venir les rejoindre. C’était un Irlandais grand et robuste, avec l’orbite oculaire gauche couturée de cicatrices, serrée comme un poing autour de la marotte blanc et bleu de l’œil.
— Vous ne devriez pas être ici, monsieur le gouverneur, dit-il, avant de tourner son œil enflammé vers Love. J’ai ordonné d’évacuer l’étage. Avec tout le respect que je vous dois, ça vaut pour vous aussi, et votre invité.
— Harley, avez-vous oui ou non trouvé cette bombe ? demanda Smith.
Harley secoua la tête.
— Les hommes sont toujours en train de fouiller les lieux.
— Et qu’allez-vous faire de tout ce monde ? insista Smith, en regardant les derniers retardataires, entre autres un jeune homme voûté à lunettes, l’air renfrogné, qui semblait emmailloté dans quatre ou cinq couches de vêtements, disparaître dans la cage d’escalier.
— Nous les faisons descendre au poste de secours…
— Envoyez tous ces braves gens Chez Nedick. Offrez-leur un jus d’orange à mes frais. Je n’ai pas envie qu’ils traînent sur le trottoir en jacassant. (Baissant la voix, Smith se mit à chuchoter avec des airs de conspirateur, non entièrement dénués d’amabilité, même dans ces circonstances.) En fait, non, reprit-il. Écoutez. Demandez à un de vos gars de les conduire tous Chez Keen, d’accord, et de dire à Johnny ou qui vous voulez de servir la compagnie et de tout mettre sur la note d’Al Smith.
Harley fit signe à un de ses hommes et l’expédia à la poursuite des évacués.
— Si vous n’avez toujours pas trouvé l’engin dans… (Smith vérifia encore sa montre)… dix minutes, je veux que vous dégagiez aussi le vingt-troisième, le vingt-quatrième, le vingt-sixième et le vingt-septième. Envoyez-les… je ne sais pas… Chez Stouffer ou un endroit de ce genre. Compris ?
— Oui, monsieur le gouverneur. Pour vous dire la vérité, je n’allais attendre que cinq minutes avant d’évacuer les autres étages.
— J’ai confiance en M’Naughton, répliqua Smith. Dix minutes.
— Très bien, Votre Honneur, mais il y a un seul petit problème, reprit le capitaine Harley, passant une main charnue d’abord sur ses lèvres, puis sur toute la moitié inférieure de son visage, qui resta marbrée de rouge. (C’était le geste de frustration d’un homme qui luttait contre un penchant naturel à casser quelque chose en deux.) Je m’y attelais quand je vous ai entendus descendre.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Il y en a un qui refuse de sortir.
— Qui ne veut pas sortir ?
— Un certain Mr Joe Kavalier. Un jeune étranger. Il n’a pas plus de vingt ans.
— Et pourquoi ce garçon refuse-t-il de sortir ? s’enquit Al Smith. Qu’est-ce qui lui prend ?
— Il dit qu’il a trop de travail.
Love s’étrangla de rire, puis détourna le visage afin de ne pas offenser le policier ou son hôte par son hilarité.
— Eh bien, par exemple… Emportez-le alors, reprit Smith. Que cela lui plaise ou non…
— J’aimerais bien, Votre Honneur. Malheureusement… (Harley hésita et se malaxa un peu plus les bajoues avec son battoir.) Mr Kavalier a jugé bon de s’attacher à sa table de dessin avec des menottes. Par les chevilles, pour être exact.
Cette fois-ci, Mr Love s’arrangea pour noyer son éclat de rire dans une quinte de toux.
— Comment ? (Smith ferma un instant les yeux, puis les rouvrit.) Comment diable s’est-il débrouillé ? Où a-t-il trouvé ces menottes ?
Là, Harley devint cramoisi et marmonna une réponse à peine audible.
— Qu’est-ce que vous racontez ? demanda Smith.
— Elles m’appartiennent, Votre Honneur, avoua Harley. Et pour vous dire la vérité, j’ignore vraiment comment il a mis la main dessus…
L’accès de toux de Love était déjà devenu tout à fait sincère. Il fumait trois paquets par jour, et ses poumons étaient bien mal en point. En général, pour éviter toute gêne en public, il riait le moins souvent possible.
— Je vois, murmura Smith. Bon, enfin, capitaine, demandez à deux de vos gars les plus costauds de sortir aussi cette satanée table.
— C’est qu’elle est… euh… bon, encastrée, Votre Honneur. Boulonnée au mur…
— Alors déboulonnez-la ! Éjectez-moi ce C.O.N. de là ! Son satané taille-crayon est sans doute piégé…
Harley fit signe à deux de ses hommes les plus corpulents.
— Attendez, reprit Smith, qui consulta sa montre. Nom de Dieu ! (Il repoussa son chapeau melon en arrière, ce qui lui donnait l’air à la fois plus jeune et plus canaille.) Je me charge de dire un mot à ce blanc-bec. Comment s’appelle-t-il déjà ?
— Kavalier avec un K, Votre Honneur. Sauf que je ne vois pas l’utilité, ou pour quelle raison vous laissez…
— Pendant mes onze années comme président de cet immeuble, capitaine Harley, je ne vous ai jamais envoyé, vous ou vos hommes, porter la main sur un de nos locataires. On n’est pas dans un hôtel borgne de la Bowery ! (Il se mit en marche vers la porte d’Empire Comics.) J’espère que nous pouvons encore consacrer une minute à la raison avant de flanquer à la porte Mr Kavalier avec un K !
— Vous me permettez de venir avec vous ? intervint Love.
Il s’était remis de son accès de gaieté, même si son mouchoir de poche contenait désormais la preuve qu’il y avait quelque chose de vil et de brunâtre à l’intérieur de lui.
— Je ne peux pas te laisser faire ça, objecta Smith. Ce serait irresponsable de ma part.
— Tu as une femme et des enfants, Al. Moi, tout ce que j’ai, c’est mon argent.
Smith dévisagea son vieil ami. Avant que Chapin Brown ne débarque pour les interrompre avec son histoire d’alerte à la bombe, ils discutaient, non du pont sur l’Hudson, projet jeté une fois de plus aux oubliettes avec la brutale et prochaine retraite de la vie publique de Love, mais plutôt de ses vues bien arrêtées et moult fois exprimées sur la guerre que la Grande-Bretagne était en train de perdre en Europe. Fidèle partisan de Churchill, James Love figurait en effet parmi le petit nombre de puissants industriels du pays qui, presque dès le début, soutinrent activement l’entrée de l’Amérique dans le conflit. Même s’il était fils et petit-fils de millionnaires, il avait été travaillé toute sa vie, à peu près comme le président des États-Unis, par de fortes impulsions libérales qui, si imprévisibles fussent-elles – les usines de Love employaient indifféremment des ouvriers syndiqués et non syndiqués –, faisaient de lui un antifasciste naturel. Transmis de millionnaire à millionnaire dans la famille de Love, le souvenir de la prospérité colossale et durable que les contrats de guerre et du gouvernement avaient apportée aux Lainages Oneonta pendant la guerre de Sécession jouait sans aucun doute également un rôle dans ses conceptions. Tout cela était connu – et plus ou moins bien compris – d’Al Smith et l’amenait à conclure que l’idée de risquer la mort aux mains des nazis américains avait un certain attrait aux yeux de quelqu’un qui s’était efforcé, d’une manière ou d’une autre, d’entrer en guerre depuis près de deux ans déjà. Et puis, en 1936 ou 1937, l’homme avait perdu sa femme, célèbre pour sa beauté, qui avait été emportée par le cancer. Depuis cette époque il revenait aux oreilles de Smith de vagues rumeurs de mœurs dissolues, suggérant la conduite d’un être qui, à l’occasion de cette tragédie, avait également perdu ses repères ou, tout au moins, sa peur de la mort. Ce que Smith ignorait, c’était que le seul véritable grand ami dans la vie de James Love, Gerhardt Frege, avait été un des premiers à mourir – de blessures internes – à Dachau, peu après l’ouverture du camp en 1933{51}. Smith ne soupçonnait pas, et n’aurait même jamais imaginé, que l’animosité de James Love envers les nazis et leurs sympathisants américains était, au fond, une affaire personnelle. Mais il y avait dans ses yeux une ferveur qui à la fois inquiétait Smith et le touchait.
— Nous lui accordons cinq minutes, trancha Smith. Et puis je demande à Harley de sortir ce vaurien par les bretelles.
La salle d’attente d’Empire Comics était une froide et moderne étendue de marbre et de cuir, une toundra noire givrée de verre et de chrome. L’effet était imposant et intimidant, d’une splendeur glaciale, assez semblable à sa décoratrice, Mrs Sheldon Anapol, même si ni Love ni Smith n’avaient le moyen, naturellement, de dresser ce parallèle. Il y avait un long bureau de réception semi-circulaire, revêtu de marbre noir et strié d’anneaux de Saturne en verre, derrière lequel trois pompiers en vareuse noire, accroupis, le visage dissimulé sous un lourd masque de soudeur, furetaient soigneusement à l’aide de manches à balai. Au mur face à la réception était accroché un tableau représentant un géant agile et masqué en combinaison bleu foncé, les bras ouverts dans un geste extatique, jaillissant du nœud de grosses chaînes de fer qui lui entravaient les reins, le ventre et la poitrine. Sur ladite poitrine, il portait l’emblème d’une clef stylisée. Des lettres hautes d’un pied formaient un arc au-dessus de sa tête, proclamant hardiment L’ARTISTE DE L’ÉVASION !, tandis qu’à ses pieds deux soldats du feu marchaient à quatre pattes et fouillaient les tiroirs et les espaces prévus pour les jambes du bureau de la réception, à la recherche d’une bombe. La visière étincelante, les hommes levèrent la tête pendant que Harley montrait le chemin au gouverneur Smith et à Mr Love.
— Vous avez trouvé quelque chose ? lança Smith.
Un des pompiers, un gars plutôt âgé dont le casque paraissait beaucoup trop grand pour lui, secoua la tête.
L’atelier de graphisme, peu importait son nom, n’avait rien du vernis et de l’éclat de la salle d’attente. Le sol était du béton badigeonné de bleu clair, jonché de vieux mégots et de carnations froissées de papier à dessin. Les tables était un bric-à-brac de modèles flambant neufs et à moitié déglingués, mais la lumière du jour entrait sur trois côtés, avec une vue spectaculaire, sinon à couper le souffle, sur la mairie et les tours des quotidiens du centre-ville, l’écusson vert de Central Park, les remparts du New Jersey et le terne reflet métallique de l’East River, sans oublier un aperçu de la mantille de fer du Queensboro Bridge. Les fenêtres étaient fermées et un nuage de fumée planait dans la pièce. Dans un coin du fond, contre un mur d’où sa table de dessin scellée se détachait de biais, un jeune homme pâle était penché, maigre, ébouriffé, les pans de chemise sortis, ajoutant des mètres de volutes de fumée au nuage déjà existant. Al Smith fit signe à Harley de les laisser.
— Cinq minutes, répéta ce dernier en se retirant.
Dès que le capitaine de police ouvrit la bouche, le jeune homme pivota sur son tabouret. Avec un regard de myope, il loucha en direction de Smith et de Love qui s’avançaient, l’air légèrement contrarié. C’était un beau petit Juif aux grands yeux bleus, avec un nez aquilin et un menton volontaire.
— Jeune homme, l’interpella Mr Smith. Monsieur Kavalier, c’est ça ? Je suis Al Smith. Voici mon ami, Mr Love.
— Joe, se présenta le jeune homme.
Sa main était ferme et sèche dans celle de Love. Même s’il avait l’air de les avoir portés un peu trop longtemps, ses vêtements étaient d’assez bonne qualité : chemise en popeline à la poche de poitrine brodée d’un monogramme, cravate de soie grège, pantalon gris en laine peignée à large revers. Mais il avait l’air sous-alimenté d’un immigré, les yeux creux, meurtris et méfiants, les extrémités des doigts maculées de nicotine. Ses ongles soigneusement manucurés avaient été abîmés par l’encre. Il avait l’air surmené, mort de fatigue et – pensée surprenante pour Love, qui n’était pas un homme particulièrement attentif aux sentiments des autres – triste. Un New-Yorkais moins raffiné lui aurait probablement demandé où avaient lieu les obsèques.
— Dis donc, jeune homme, reprit Smith. Je suis venu t’adresser une requête personnelle. Voyons, j’admire ta conscience professionnelle. Mais j’aimerais que tu m’accordes une faveur, une faveur personnelle, tu comprends ? Voilà. Allez, viens maintenant et permets-moi de t’offrir un verre. D’accord ? On va régler ce petit problème et puis tu seras mon invité au club. O.K., petit ? Qu’est-ce que tu en dis ?
Si Josef Kavalier fut ou non impressionné par ce geste généreux de la part d’une des personnalités les plus connues et les plus aimées de la vie contemporaine américaine, un homme qui eût pu jadis être président des États-Unis, il n’en montra rien. Il se contentait de paraître amusé, songea Love, et une pointe d’irritation perçait sous cet amusement.
— J’aimerais bien, une autre fois peut-être, merci, répondit-il avec un vague accent des Habsbourg. (Il tendit la main vers une pile de papiers à dessin et en prit un nouveau sur le dessus. Celui-ci sembla à l’observateur Love, qui était toujours prêt à s’intéresser aux secrets et aux méthodes de n’importe quelle forme de fabrication ou de création, avoir été préimprimé de neuf grandes formes carrées, en trois rangées de trois.) Seulement j’ai tant de travail…
— Tu aimes vraiment ton travail, je vois, remarqua Love, surprenant l’air de désintérêt amusé du jeune homme.
Joe Kavalier baissa les yeux vers ses chaussures. Une paire de menottes métalliques attachait sa cheville gauche, avec sa chaussette grise ornée de pendules blanches et bordeaux, à un des pieds de sa table.
— Je ne voulais pas être dérangé, vous savez ? (Du bout de son crayon, il tapota sa feuille de papier.) Il me reste tant de cases à remplir.
— Oui, très bien, c’est tout à fait admirable, fiston, répondit Smith. Mais sapristi ! Combien de dessins pourras-tu pondre quand ton bras tombera dans la Trente-troisième Rue ?
Le jeune homme enveloppa du regard l’atelier vide, à l’exception de la fumée de sa cigarette et de deux pompiers, dont les boucles de ciré cliquetaient pendant qu’ils arpentaient la pièce à quatre pattes en grognant.
— Il n’y a pas de bombe, déclara-t-il.
— Tu crois que cette histoire est un canular ? demanda Love.
Joe Kavalier fit signe que oui, puis pencha la tête vers son travail. Il considéra la première petite case de la page sous un angle, puis sous un autre. Ensuite, rapidement, d’un trait ferme et assuré, il se mit à dessiner. Dans le choix de l’image qu’il était en train de mettre sur le papier, il n’avait pas l’air de suivre le scénario tapé à la machine empilé à côté de son coude. Peut-être l’avait-il entièrement mémorisé. Love tordit le cou pour mieux voir ce que le gamin dessinait. On eût dit un avion, un qui serait pourvu des féroces jambières d’un Stuka. Oui, un Stuka, qui faisait un piqué à pleins gaz. La précision du détail était impressionnante. L’appareil était solidement riveté. Pourtant, une certaine exagération dans la flèche de la voilure évoquait une grande vitesse et même une ombre de malveillance prédatrice.
— Monsieur le gouverneur ? (C’était Harley. Il semblait désormais irrité aussi contre Smith.) J’ai deux hommes fin prêts avec une pince.
— Un instant, cria Love, avant de se sentir rougir.
C’était à Al Smith de décider, bien sûr – c’était l’immeuble d’Al Smith –, mais Love était impressionné par la bonne mine du jeune homme, son air de certitude en ce qui concernait l’imposture de la bombe. Comme toujours, le spectacle d’un être humain adroit dans ses réalisations le fascinait. Lui non plus n’était pas prêt à partir.
— Vous avez trente secondes, concéda Harley, ressortant en baissant la tête. Avec tout le respect que je vous dois…
— Bon, alors, Joe, dit Smith, consultant une fois de plus sa montre. (Sa voix et son expression trahissaient plus de nervosité que tout à l’heure. Mais son ton se fit patient et légèrement condescendant, et Love devina qu’il essayait d’être psychologue.) Si tu refuses d’évacuer les lieux, tu vas peut-être me dire pourquoi le Bund… Serait-ce le Bund ?
— Non, la Ligue aryano-américaine.
Smith regarda Love, qui secoua la tête.
— Je ne crois pas en avoir jamais entendu parler, hasarda Smith.
La bouche de Joe Kavalier se retroussa en un petit rictus éloquent, comme pour laisser entendre que cela n’était guère étonnant.
— Pourquoi ces Aryens sont-ils si remontés contre vous autres ? Comment sont-ils tombés sur ces dessins controversés ? Je ne savais pas que les nazis lisaient des comic books !
— Toutes sortes de gens les lisent, riposta Joe. Je reçois du courrier de tout le pays. De Californie, d’Illinois. Du Canada aussi.
— Vraiment ? s’étonna Love. Combien de tes comics vends-tu par mois ?
— Jimmy… commença Smith, en tapotant le cristal de sa montre-bracelet d’un doigt boudiné.
— Nous avons trois titres, répondit le jeune homme. Bien qu’on arrive à cinq maintenant.
— Et combien en vends-tu en un mois ?
— Monsieur Kavalier, c’est un sujet passionnant, mais si vous refusez de venir sans faire d’histoires, je vais me voir dans l’obligation de…
— Près de trois millions, calcula Joe Kavalier. Mais ils passent tous de main en main au moins une fois. Ils sont échangés contre d’autres, entre les jeunes. Alors le nombre de nos lecteurs, Sam, mon associé, Sam Clay dit qu’il représente peut-être le double de nos ventes. Ou plus…
— Das ist bemerkenswert{52} ! s’exclama Love.
Pour la première fois, Joe Kavalier parut surpris.
— Ja, sans blague.
— Et ce lascar dans le hall, avec la clef sur la poitrine, c’est votre attraction vedette ?
— L’Artiste de l’évasion, le plus grand spécialiste de l’évasion du monde. Aucune chaîne ne le retient. On l’envoie libérer les gens emprisonnés dans le monde entier. C’est du solide. (Joe sourit pour la première fois, un sourire empreint d’autodérision, mais pas assez pour cacher son évidente fierté professionnelle.) C’est mon associé et moi qui l’avons créé.
— Je parie que ton associé a eu assez de jugeote pour se laisser évacuer, commenta Smith, revenant au prétendu but de cette conversation.
— Il est en rendez-vous. Et il n’y a pas de bombe…
À cet instant, alors même que Joe disait « bombe », il y eut une explosion de cris – Brrrang ! – juste au-dessus de leurs têtes. James Love sursauta et lâcha sa cigarette.
— La voie est libre, commenta Smith, s’épongeant le front avec un mouchoir. Eh bien, Dieu merci !
— Bonté divine !
De la cendre était répandue sur tout le veston de Love, qui se brossa furtivement en rougissant.
— La voie est libre ! clama une voix enrouée. (L’instant d’après, le pompier assez âgé pointa la tête dans l’atelier.) Ce n’était qu’un vieux réveil, Votre Honneur, déclara-t-il à Smith, l’air à la fois soulagé et déçu. Dans le bureau d’un certain Mr… Clay. Fixé avec un adhésif à deux chevilles peintes en rouge.
— Je le savais, murmura Joe, s’attaquant à sa deuxième petite case.
— La dynamite n’est même pas rouge, commenta le vieux pompier en sortant. Pas vraiment…
— Ce type lit trop de comics, ajouta Joe.
— Monsieur le gouverneur !
Ils se retournèrent. Trois hommes entraient dans l’atelier. L’un d’eux, déplumé et énorme dans toutes ses parties et ses extrémités, avait l’allure d’un responsable d’un minable syndicat ouvrier. L’autre, grand et juste bedonnant, avait des cheveux roussâtres qui s’éclaircissaient, un héros du football décati. Derrière les deux costauds se tenait un minuscule jeune homme à l’air belliqueux, accoutré d’un complet gris rayé trop grand, avec des épaulettes si larges que c’en était presque comique. Le petit se précipita immédiatement vers la table à dessin où Joe Kavalier travaillait. Il adressa un signe de tête à Love, en le toisant, et posa une main sur l’épaule de Kavalier.
— Monsieur Anapol, n’est-ce pas ? dit Smith, serrant la main du gros homme. Nous avons eu un peu d’émotion dans la maison.
— Nous étions à table ! s’écria Anapol, qui s’était approché pour sa poignée de main avec Al Smith. Nous sommes revenus en courant dès que nous avons appris la nouvelle ! Monsieur le gouverneur, je suis vraiment désolé de tous les ennuis que nous vous avons causés. À mon avis (à cet instant il décocha un coup d’œil à Kavalier & Clay) ces deux jeunes têtes brûlées ont peut-être poussé le bouchon un peu trop loin dans nos publications.
— Peut-être bien, répondit Love. Mais ce sont de braves gosses, et je les félicite.
Anapol parut déconcerté.
— Monsieur Anapol, puis-je vous présenter un vieil ami, Mr James Love. Mr Love est…
— … Oneonta Mills ! le coupa Anapol. Monsieur James Love. Quel plaisir ! Je regrette que nous soyons contraints de nous rencontrer dans de telles…
— Allons donc ! l’arrêta Love. Nous nous sommes bien amusés. (Il ignora le froncement de sourcils que sa déclaration provoqua sur la figure d’Al Smith.) Monsieur Anapol, ce n’est sans doute guère le moment ni l’endroit pour cela, mais ma firme vient de regrouper tous nos différents comptes en un consortium pour les placer chez Burns, Baggot & DeWinter, poursuivit Love. Vous les connaissez peut-être ?
— Bien sûr, acquiesça Anapol. Le Knackfolder Trousers Man. Le « Fou dansant ».
— Ce sont des garçons intelligents, et un des trucs intelligents dont ils m’ont parlé, c’est de regarder d’un œil neuf nos comptes radio. J’aimerais qu’un de leurs gars s’asseye autour d’une table avec vous, Mr Kavalier que voici et Mr… Clay, c’est ça ? pour discuter d’un moyen de financer votre Artiste de l’évasion pour Oneonta Mills.
— Financer ?
— À la radio, patron, intervint le petit, qui saisissait vite. (Il avança le menton, prit une voix grave et attrapa un microphone imaginaire.) Oneonta Mills, fabricants des chaussettes et sous-vêtements thermiques de la marque Koo-Zee-To{53}, vous présentent Les Extraordinaires Aventures de l’Artiste de l’évasion ! (Il dévisagea Love.) C’est ça, l’idée ?
— Quelque chose dans ce genre, admit Love. Oui, ça me plaît.
— L’idée, répéta Anapol. Une émission de radio. (Il pressa une main sur son ventre comme s’il ne se sentait pas bien.) Ça me rend un peu nerveux. Avec tout le respect que je vous dois, et je ne dis pas que je ne suis pas intéressé, mais…
— Enfin, réfléchissez-y, monsieur Anapol. Je présume qu’il doit y avoir d’autres personnages disponibles, mais j’ai l’intuition que celui-ci est pour moi. Disons que je vais téléphoner à Jack Burns et m’arranger pour que vous vous asseyiez autour d’une table cette semaine, conclut Love. C’est-à-dire, si vous êtes libres, messieurs.
— Mais je suis libre, répondit Anapol, se ressaisissant. Mon associé, Jack Ashkenazy, sera libre aussi, j’en suis sûr. Et voici notre rédacteur en chef, Mr George Deasey.
Love serra la main de Deasey, avec un mouvement de recul devant l’odeur de clou de girofle qui masquait le relent de whisky de son haleine.
— Mais ces jeunes gens ici présents, poursuivit Anapol, ils fournissent du bon boulot, comme vous avez vu, et ce sont de très braves petits, bien que peut-être un tantinet excitables. Mais ce sont… comment dirais-je ?… ce sont les ouvriers saisonniers de cette ferme.
Sam Clay et Joe Kavalier échangèrent un regard où Love vit le feu d’une rancune couvant sous la cendre.
— Meuh ! fit Sam Clay, en haussant ses énormes épaulettes.
— Je vais avoir besoin de votre déposition, monsieur Anapol, intervint le capitaine Harley. Ainsi que de la vôtre, monsieur le gouverneur, et celle de votre invité. Ça ne prendra pas longtemps.
— Que diriez-vous de descendre régler la question au club ? proposa Al Smith. Je boirais bien un verre…
À ce moment-là entra un télégraphiste en livrée bleue, porteur d’une lettre exprès.
— Sheldon Anapol ? demanda-t-il.
— Présent, répondit Anapol, signant le reçu de livraison. George, reste ici et veille à ce que les choses retournent à la normale.
Deasey inclina la tête. Anapol donna un pourboire au télégraphiste et sortit derrière Al Smith. Love fit signe à Smith qu’il le suivait, puis se retourna vers les deux jeunes gens. Appuyé d’une épaule à celle de son associé, Sam avait l’air un peu dans les vapes, comme s’il avait reçu un coup sur la tête. Puis il se dirigea vers un rayonnage bas, dans un coin de la pièce. Il réunit à la va-vite une pile de publications, qu’il apporta à Love, en regardant son aîné dans les yeux.
— Vous aimeriez peut-être apprendre à connaître un peu mieux le personnage ? suggéra-t-il. Notre personnage.
— Notre comme dans… ?
— Notre, comme dans Joe et moi. L’Artiste de l’évasion. Mais il y a aussi le Monitor, les Four Freedoms, Mr Machine Gun. Toutes les principales ventes d’Empire. Tenez. Joe, est-ce que tu as… Ouais. (Il chercha à tâtons dans le fouillis sous la table de Joe Kavalier pour retrouver une feuille de papier à lettres dont l’en-tête sophistiqué montrait un groupe de beaux éphèbes musclés paresseusement alanguis autour des caractères. Un garçon aux cheveux hirsutes et au nez crochu était perché sur l’esperluette de « Kavalier & Clay ».) J’ai toujours pensé que l’Artiste serait parfait pour la radio.
— Eh bien, je n’ai pas vraiment qualité pour juger, monsieur Clay, tergiversa Love, sans méchanceté, en prenant les publications et la feuille de papier. Pour être tout à fait honnête, mon seul souci, c’est de savoir s’il nous aidera à vendre ou non des chaussettes. Mais je dirais (son visage prit alors une drôle d’expression que Joe aurait presque qualifiée d’œillade) que j’aime beaucoup ce que j’ai vu ici aujourd’hui. Prenez soin de vous, les garçons.
Il sortit de l’atelier de graphisme, troublé mais pas outre mesure, par un élan de sympathie pour Kavalier & Clay. Love voyait les choses comme elles étaient. Ces gamins avaient trouvé par hasard ce personnage de l’Artiste de l’évasion puis, en échange d’un paiement symbolique et de la possibilité de voir leurs noms imprimés, avaient cédé tous les droits à Anapol et Cie. Anapol et Cie prospéraient en ce moment. Suffisamment pour louer le quart d’un étage de l’Empire State Building, assez aussi pour exercer une impressionnante influence culturelle de masse sur l’immense marché américain des enfants et des analphabètes. Et pendant que Messrs Kavalier & Clay, à en juger par leur mise, avaient part dans une certaine mesure à la prospérité générale, Sheldon Anapol venait de leur donner à comprendre à tous deux que le cours du flot d’argent près duquel ils avaient établi leur campement avait été détourné et ne les arroserait donc plus. Dans sa vie d’homme d’affaires, Love avait déjà vu quantité de petits génies abandonnés au milieu des pierres blanchies et des cactus de leurs rêves. Ces deux-là auraient sans doute d’autres idées lumineuses ; du reste, personne n’était jamais retors de naissance en affaires. Le sentiment de pitié de Love, bien que sincère – et inspiré en partie par le charme sombre de Joe et la vivacité d’esprit des deux jeunes gens – dura le temps que l’ascenseur mit pour le déposer dans le vestibule somptueusement lambrissé de l’Empire State Club. Il n’imagina pas un instant qu’il venait de mettre en branle les rouages, non pas d’une autre ruine mineure du sud de Manhattan, mais, pour un peu, de la sienne.
Dans l’atelier – qui résonnait de nouveau de commérages, de mastications de chewing-gum et de la musique trépidante de Hampton à la radio – George Deasey s’était posté dans l’encadrement de la porte de son bureau. Il fronça ses sourcils rouquins et pinça les lèvres, l’air anormalement ému.
— Messieurs, dit-il à Joe et à Sammy. Un mot.
Il réintégra son bureau et, comme c’était son habitude, s’allongea au milieu du parquet et commença à se curer les dents. Il avait été piétiné par un cheval de cavalerie exaspéré par une mouche, en couvrant une des nombreuses tentatives de l’U.S. Marine Corps pour capturer A.C. Sandino, et par des après-midi frais comme celui-ci son dos avait tendance à s’ankyloser. Son cure-dents était en or massif, un héritage de son père, ancien magistrat adjoint de la cour d’appel de New York.
— Ferme la porte, lança-t-il à Sam après que les garçons furent entrés. Je veux que personne n’entende ce que j’ai à vous dire.
— Pourquoi ? s’enquit Sammy, fermant docilement la porte en suivant Joe à l’intérieur.
— Parce que vous me verriez très peiné qu’on puisse avoir l’impression mal fondée que je me soucie de vous, monsieur Clay.
— Ça ne risque pas, commenta Sammy.
Il s’affala sur une des deux chaises droites qui flanquaient l’énorme bureau de Deasey. S’il était piqué au vif par l’insulte, il n’en laissa rien voir. Il s’était endurci sous les petits coups de férule que Deasey lui administrait sans arrêt. Pendant les premiers mois où ils avaient travaillé pour lui, les jours où Deasey avait persécuté Sammy avec une rudesse particulière, Joe avait souvent écouté dans le noir, en feignant de dormir, son cousin glapir dans son oreiller, étendu crispé à côté de lui dans le lit. Deasey se moquait de sa grammaire. Au restaurant, il tournait en ridicule la manière dont il se tenait à table, le manque de finesse de son palais et son étonnement devant des choses aussi simples que les coquilles de beurre ou le velouté de pommes de terre glacé. Il offrit à Sammy la possibilité d’écrire un roman du Gobelin gris pour Racy Police Stories, soixante mille mots à un demi-cent le mot. Sammy, qui dormait deux heures par nuit depuis un mois, rédigea trois livres, que Joe avait lus et appréciés, pour voir Deasey les disséquer l’un après l’autre, chaque fois avec des critiques acerbes et laconiques qui étaient infailliblement exactes. À la fin, il les avait tout de même achetés tous les trois.
— Tout d’abord, reprit Deasey, monsieur Clay, où en est La Frégate inconnue ?
— À la moitié, répondit Sammy. (C’était un quatrième Gray Goblin que Racy Publications, qui tournait actuellement dans l’ombre de sa jeune société-sœur, mais dégageait toujours des bénéfices pour Jack Ashkenazy, avait commandé à Sammy. Comme l’ensemble des soixante-douze titres précédents de la collection, il serait publié, bien sûr, sous le pseudonyme maison de Harvey Slayton. Pour le moment, autant que Joe sache, Sammy n’en avait pas même écrit la première ligne. Le titre était l’un des deux cent quarante-cinq que Deasey avait imaginés lors d’une cuite de deux jours à Key West, en 1936, et à travers lesquels il poursuivait depuis son petit bonhomme de chemin. La Frégate inconnue était le numéro soixante-treize sur la liste.) Je vous le remets lundi.
— Il me le faut.
— Je tiendrai parole.
— Monsieur Kavalier. (Deasey avait une manière sournoise de laisser pendre sa tête vers vous, la moitié du visage dissimulée sous une main, comme sur le point de piquer un somme, impression d’autant plus forte s’il était, comme maintenant, allongé par terre. Puis, tout à coup, ses paupières tombantes se rouvraient, et vous vous retrouviez la cible d’un regard perçant, inquisitorial.) Je vous en prie, rassurez-moi. Dites-moi que mes soupçons sur votre complicité dans la mascarade de cet après-midi ne sont pas fondés.
Joe réussit péniblement à croiser le regard de Torquemada endormi de Deasey. Bien sûr, il savait que l’alerte à la bombe était le fait de Carl Ebling, en représailles directes à son attaque du Q.G. de la L.A.A. quinze jours plus tôt. Visiblement, Ebling avait repéré les bureaux d’Empire, suivi le déménagement du Kramler Building, observé les allées et venues des employés, préparé sa grosse bombe rouge de bande dessinée. Une détermination aussi inébranlable aurait dû être alarmante, malgré le caractère inoffensif de la riposte du jour. Joe aurait vraiment dû dénoncer Carl Ebling sur-le-champ, faire arrêter et emprisonner cet homme. La perspective de son incarcération, en toute justice, eût dû lui procurer une certaine satisfaction. Mais pourquoi, au contraire, cela lui faisait-il l’effet d’une reddition ? Il semblait à Joe qu’Ebling aurait pu tout aussi facilement le dénoncer, lui, pour effraction intérieure, destruction de biens et même voies de fait, mais avait préféré suivre sa route solitaire et clandestine, engageant avec Joe – d’accord, le gars croyait à tort que son adversaire était Sam Clay, d’une façon ou d’une autre Joe allait devoir remettre les choses en place – une bataille privée, un concours à deux{54}. Dès l’instant où la secrétaire d’Anapol avait pris la communication, Joe avait su, avec l’instinct de l’illusionniste en matière de fumisterie, que l’alerte était du chiqué, la bombe une fiction. Ebling voulait effrayer Joe, le pousser sous la menace à mettre un terme à la guerre des comics qu’il trouvait si insultante pour le Troisième Reich et la personne d’Adolf Hitler. Mais, en même temps, il ne souhaitait pas réellement annihiler la source d’un plaisir qui ne devait être que trop rare dans son existence verbitterte{55} et solitaire. Si la bombe avait été réelle, songeait Joe, je l’aurais naturellement livré à la police. Il ne lui vint pas à l’esprit que, si la bombe avait été réelle, il serait peut-être déjà mort, que le prochain coup dans leur bataille, s’il n’était pas asséné par la force impersonnelle de la loi mais par Joe lui-même, pouvait très bien réifier le conflit existant dans l’esprit déséquilibré d’Ebling et, surtout, qu’il avait commencé à s’égarer dans un labyrinthe de vengeance fantasmatique, dont le centre, jonché d’ossements, se situait à seize mille kilomètres et à trois ans de distance.
— Pas du tout, répondit Joe. Je ne connais même pas ce type.
— Quel type ?
— Je viens de vous le dire. Je ne le connais pas.
— Il y a quelque chose de louche là-dedans, déclara Deasey d’un ton dubitatif. Mais cela me dépasse.
— Monsieur Deasey, intervint Sammy, pourquoi vouliez-vous nous voir ?
— Oui, je voulais… Dieu m’est témoin, je voulais vous mettre en garde.
Telle une épave arrachée aux fonds marins par un treuil, Deasey se releva lourdement. Il s’imbibait depuis bien avant le déjeuner et faillit tomber au moment où il se retrouva debout. Il s’approcha de la fenêtre. Le bureau, un béhémoth en chêne tigré, labouré de cicatrices et pourvu de cinquante-deux cases et de vingt-quatre tiroirs, l’avait suivi depuis son ancien antre dans le Kramler. Lesdits tiroirs étaient garnis de rubans de machine neufs, de crayons bleus, de flacons de whisky, de rouleaux noirs de tabac fort de Virginie, de feuilles vierges de papier ministre, d’aspirine, de Sen-Sen et de sal hepatica. Deasey gardait les deux, le meuble et la pièce où celui-ci se trouvait, impeccables, bien rangés et sans un atome de poussière. C’était la première fois dans toute sa carrière qu’il avait jamais eu un bureau à lui tout seul. Ces cinquante pieds carrés de moquette neuve, de papier vierge et de rubans à écrire noirs étaient la marque et le résumé palpable de ce à quoi il était parvenu. Il soupira, glissa deux doigts entre les lamelles des stores vénitiens et laissa entrer un faible rayon de lumière automnale dans la pièce.
— Quand ils ont adapté Gray Goblin sur la chaîne DuMont, dit-il, vous vous en souvenez, monsieur Clay ?
— Bien sûr, répondit Sammy. Je l’écoutais quelquefois.
— Et Le Roulier d’élite ? Vous vous souvenez de celui-là ?
— Avec le grand fouet à bétail ?
— Combattre le mal au milieu des amarantes. Le Sherpa de la police montée ?
— Oui, absolument. Ils ont tous démarré sous forme de pulps, c’est ça ?
— Ils ont une origine commune sur une scène bien plus exclusive et décrépite que celle-là, répliqua Deasey.
Sammy et Joe échangèrent un regard incertain. Deasey se tapotait le front du bout de son cure-dents.
— C’était donc vous, le Sherpa de la police montée ? suggéra Sammy.
Deasey acquiesça d’un signe de tête.
— Il est apparu dans Racy Adventure.
— Et Whisky, le chien esquimau avec lequel il a un lien presque surnaturel ?
— Celui-là est passé pendant cinq ans sur N.B.C. Blue, expliqua Deasey. Je n’ai pas touché un cent. (Il se détourna de la fenêtre.) Maintenant, petits, c’est à votre tour d’être dans le pétrin.
— Ils doivent bien nous payer quelque chose, après tout ! protesta Sammy. Je veux dire, ce n’est peut-être pas dans le contrat…
— Ce n’est pas dans le contrat.
— Mais Anapol n’est pas un voleur. C’est un homme honorable.
Deasey serra les lèvres en retroussant les commissures. Joe mit un moment pour comprendre qu’il souriait.
— Je sais d’expérience que les personnes honorables respectent les contrats qu’elles ont signés, répondit enfin Deasey. Et à la lettre.
Sammy consulta Joe du regard.
— Il ne me rassure pas, déclara-t-il. Il te rassure, toi ?
La question d’une émission radiophonique, en réalité tout l’échange qui avait eu lieu avec l’homme frêle aux cheveux argentés et à l’air impatient, avait dans une large mesure échappé à Joe. Il était encore bien moins savant en anglais qu’il ne le prétendait, surtout quand il était question de sport, de politique ou d’affaires. Il ne voyait pas le rôle que les chaussettes ou le pétrin pouvaient jouer dans la discussion.
— Ce monsieur désire faire une émission à la radio autour de l’Artiste de l’évasion, énonça-t-il lentement, se sentant lent et lourd d’esprit, obscurément maltraité par des individus impénétrables.
— Ce qui l’intéressait, répliqua Deasey, c’est de demander à ses agents de presse d’explorer cette possibilité.
— Et si c’est le cas, vous dites qu’ils n’auront pas à nous payer pour ça.
— C’est ce que je dis.
— Mais ils doivent nous payer, bien sûr !
— Pas un cent.
— Je veux jeter un coup d’œil à ce contrat ! s’emporta Sammy.
— Jette un coup d’œil à tout ce que tu veux, riposta Deasey. De la première à la dernière ligne. Prends un avocat et demande-lui d’y fourrer son nez. Tous les droits – radio, cinéma, édition, sifflets en fer, pochettes-surprises… – tous appartiennent à Anapol et à Ashkenazy. À cent pour cent.
— Je croyais que vous vouliez nous mettre en garde. (Sammy avait l’air contrarié.) Il me semble que le moment où il fallait nous mettre en garde, c’était il y a un an, quand nous avons mis nos signatures au bas de ce contrat de merde, excusez mon langage.
Deasey hocha la tête.
— D’accord, acquiesça-t-il.
Il se dirigea vers une bibliothèque vitrée d’homme de loi, garnie d’un exemplaire de chacun des magazines bon marché où ses romans avaient paru, tous reliés en maroquin et sobrement titrés en caractères dorés RACY POLICEMAN ou RACY ACE, avec le numéro et la date de publication et, dessous, la mention identique : œuvres complètes de GEORGE DEASEY{56}. Il recula d’un pas pour contempler ses livres avec, sembla-t-il à Joe, un indiscutable air de regret, bien que Joe n’eût su dire exactement ce qu’il regrettait.
— Voici ma mise en garde, prenez-la pour ce qu’elle vaut. Ou appelez cela conseil, si vous préférez. Vous étiez sans défense quand vous avez signé ce contrat l’an dernier, les garçons. Vous l’êtes moins aujourd’hui. Vous vous êtes bien débrouillés. Vous avez proposé de bonnes idées, qui se sont bien vendues. Vous avez commencé à vous faire un nom. Maintenant on peut discuter le mérite qu’il y a à se faire un nom dans une industrie de troisième zone, en produisant des inepties à l’intention d’abrutis, mais ce qui ne fait pas de doute, c’est qu’il y a de l’argent à ramasser en ce moment dans ce secteur, et vous deux avez le chic pour le flairer. Anapol le sait. Il sait aussi que, si vous le vouliez, vous pourriez sans doute vous présenter chez Donenfield, Arnold ou Goodman, et conclure un bien meilleur marché avec eux pour pondre des niaiseries. Alors voilà ma mise en garde : arrêtez de donner votre daube à Anapol comme si elle lui était due.
— Le faire payer à partir de maintenant, l’obliger à nous donner une part du gâteau, conclut Sammy.
— Vous me l’avez ôté de la bouche.
— Mais en attendant…
— Vous êtes baisés, messieurs. (Il consulta sa montre de gousset.) Maintenant, sortez. J’ai mes propres incapables à planquer dans le coin avant de… (Il s’interrompit et regarda Joe, puis baissa les yeux de nouveau vers sa montre, comme pour essayer de prendre une décision. Quand il releva le nez, son visage arborait un rictus hypocrite, d’une gaieté presque répugnante.) Au diable l’avarice ! s’écria-t-il. J’ai besoin d’un verre. Monsieur Clay…
— Je sais, le coupa Sammy. Je dois terminer La Frégate inconnue.
— Non, monsieur Clay, murmura Deasey, les prenant maladroitement tous les deux par les épaules pour les entraîner vers la porte. Ce soir, vous allez voguer dessus.