16.

Ce matin-là, Joe avait quitté la maison très tôt.

Des heures après avoir dit bonne nuit à Rosa et Sammy, et longtemps après que tous furent allés se coucher, Joe était resté étendu éveillé sur le canapé du séjour, harcelé par ses pensées et quelques rares et brefs gloussements de la chasse d’eau des W.C. du couloir. Il avait prévu des retraits mensuels pour payer le loyer des bureaux des Crèmes invisibles Kornblum et s’était interdit de réfléchir au montant total des capitaux qu’il avait en dépôt depuis si longtemps. La diversité des programmes grandioses ou ordinaires que ceux-ci avaient jadis été censés financer était extravagante – à une époque il avait mentalement dépensé avec prodigalité – et, après la guerre, l’argent faisait toujours à Joe l’effet d’une dette passive et non remboursable. Il s’était mis en faillite sur des projets : une maison pour sa famille à Riverdale ou Westchester, un appartement pour son vieux maître Bernard Kornblum dans un bel immeuble de l’Upper West Side. Dans ses chimères, il veillait à ce que sa mère bénéficiât des services d’une cuisinière, d’un manteau de fourrure et du loisir d’écrire et de recevoir les patients de son choix. Son bureau dans la grosse demeure Tudor avait une bay-window et de grosses poutres apparentes, qu’elles avaient repeintes en blanc parce qu’elle avait horreur des pièces sombres. Il était lumineux et dépouillé, avec des tapis navajos et des cactus en pot. Pour son grand-père, il y avait une pleine penderie de complets, un chien, un tourne-disques Panamuse identique à celui de Sammy. Son grand-père s’installait dans la véranda avec trois amis de son âge et chantait des chansons de Weber au son de leurs flûtes. Pour Thomas, il y avait des cours d’équitation et d’escrime, des excursions au Grand Canyon, une bicyclette, une encyclopédie et – article très convoité en vente dans les pages des comics – une carabine à air comprimé, afin que son petit frère puisse tirer les corbeaux ou les marmottes d’Amérique, ou encore (plus probablement, étant donné son caractère pacifique) des boîtes de conserve, quand ils se rendaient pour le week-end à la maison de campagne que Joe comptait acquérir dans le comté de Putnam.

Ces élucubrations l’embarrassaient presque autant qu’elles l’attristaient. Mais la vérité, c’est qu’allongé là en caleçon en train de fumer, Joe était tourmenté, bien plus que par les ruines de ses rêves niais, par la conscience aiguë qu’encore maintenant, au fond de la mystérieuse fabrique de sottises qui était, d’une certaine façon, synonyme de son cœur, les deux cousins se préparaient à sortir toute une nouvelle ligne de sornettes. Il n’arrêtait pas de trouver des idées – dessins de costumes et toiles de fond, noms de personnages, plans narratifs – pour une collection de bandes dessinées fondées sur l’haggada et le folklore juifs ; c’était comme si elles avaient été là dès le début, n’attendant qu’un coup de pouce de Sammy pour se déverser en vrac. La perspective de dépenser les 974 000 dollars dont les intérêts s’accumulaient régulièrement à l’East Side Crafts Credit Union pour lancer la Kavalier & Clay réorganisée l’agitait tellement qu’il en avait mal au ventre. Non, agitation n’était pas le mot juste. Ce qu’il se sentait, c’était « excité ».

En 1939, Sammy avait eu raison sur les héros en caleçon long. Joe avait le pressentiment qu’il avait également raison en 1934. William Gaines et ses E.C. Comics avaient, à l’exception d’un seul, absorbé tous les genres classiques de la bande dessinée – mélo, western, histoires de guerre, policier, fantastique, etc. – et les avaient habillés de sentiments plus sombres, d’intrigues moins puériles, de plumes en vogue et d’encres romantiques. L’unique genre qu’ils avaient dédaigné ou évité (sauf à le ridiculiser dans les pages de Mad), c’était celui du super-héros costumé. Et si – il n’était pas sûr que ce soit ce que Sammy avait en tête, mais ce serait son argent après tout – on tentait le même type de transformation sur le super-héros ? S’ils essayaient de raconter des histoires de héros costumés qui étaient plus compliquées, moins puériles, aussi déchus que des anges…

À la fin, il épuisa son stock de cigarettes et renonça à dormir pour la nuit. Il se rhabilla, prit une banane dans la coupe posée sur le bar de la cuisine et sortit de la maison.

Il n’était pas encore cinq heures du matin. Les rues de Bloomtown étaient désertes, les maisons obscures, furtives, presque invisibles. Un vent iodé soutenu soufflait de la mer, distante de treize kilomètres. Plus tard, il apporterait des averses de pluie et l’obscurité que Mr Al Button essaierait de racheter en allumant les lanternes de sa fourgonnette, mais pour le moment il n’y avait pas de nuages. Le ciel qui, dans cette ville de plain-pied aux jeunes arbres chétifs et aux pelouses arides, pouvait sembler, le jour, aussi intolérablement haut et immense que les nués au-dessus d’une prairie desséchée du Nebraska, s’offrait comme une bénédiction sur Bloomtown, remplissant le vide de velours bleu foncé et d’étoiles. Un chien aboya à deux rues de là, et Joe en eut la chair de poule. Il avait traversé et contourné maintes fois l’océan Atlantique depuis le naufrage de l’Arche de Miriam ; le fil des associations qui, dans l’esprit de Joe, reliait Thomas à la masse d’eau qui l’avait englouti s’était depuis longtemps usé. Mais de temps en temps, surtout si, comme à présent, son frère était déjà dans ses pensées, l’odeur de la mer pouvait déployer le souvenir de Thomas tel un pavillon. Son ronflement, le reniflement semi-animal de sa respiration venu de l’autre lit. Sa teneur des araignées, des langoustes et de tout ce qui rampait comme une main désincarnée. Une image mentale de lui, tout écornée, à l’âge de sept ou huit ans, avec une robe de chambre écossaise et des pantoufles, blotti à côté du gros Philips des Kavalier, les genoux remontés, les yeux hermétiquement clos, en train de se balancer d’avant en arrière, en écoutant de toutes ses oreilles un opéra italien ou un autre.

Cette robe de chambre aux revers surfilés de gros fil noir, ce poste de radio, ses lignes gothiques et son cadran pareil à un atlas des ondes, imprimé des noms des capitales du monde entier, ces mocassins de cuir avec leur tipi de perles sur l’empeigne, toutes ces choses, il ne les reverrait jamais plus. Cette pensée était banale, et pourtant, comme il arrivait de temps en temps, elle le prit plus ou moins par surprise et le dépita profondément. C’était absurde, mais sous-jacent à son expérience du monde, à un niveau profond, précambrien, subsistait l’espoir qu’un jour – mais quand ? – il reviendrait aux premiers chapitres de son existence. Tout était là, quelque part, et l’attendait. Oui, il reviendrait aux scènes de son enfance, à la table du petit déjeuner de l’appartement proche du Graben, à la splendeur orientale du vestiaire de la Militär-und-Zivilschwimmschule. Non en touriste, pour visiter leurs ruines, mais pour de bon. Non par un quelconque enchantement, mais tout naturellement. Cette conviction n’était pas quelque chose de rationnel ni même un acte de foi, mais elle n’en existait pas moins, telle une ancienne erreur fondamentale dans sa connaissance de la géographie – selon laquelle, par exemple, le Québec se situerait à l’ouest de l’Ontario – qu’aucune correction ni expérience ultérieure ne pourrait jamais complètement effacer. Maintenant il se rendait compte que ce genre de certitude sans espoir mais tenace se trouvait au cœur même de son incapacité à lâcher l’argent qu’il avait déposé, il y avait toutes ces années, à l’East Side Stage Crafts Credit Union. Au fond de son cœur, où que soit caressé et nourri ce type d’erreurs, il croyait toujours que quelqu’un – sa mère, son grand-père, Bernard Kornblum… – pourrait encore, malgré tout, remontrer son nez. Ce genre d’événements arrivait tout le temps : ceux dont on disait qu’ils avaient été fusillés dans le ghetto de Lodz ou emportés par le typhus au camp de déportation de Zehlendorf reparaissaient épiciers à São Paulo ou frappaient à la porte d’un beau-frère, à Detroit, pour lui demander une aide – plus âgés, plus frêles, méconnaissables ou immuables au point d’en être désarmants – mais bien vivants.

Il retourna à la maison, noua sa cravate, mit un veston et détacha les clefs de la voiture de leur crochet dans la cuisine. Il ne savait pas où il allait, pas au début, mais l’odeur de la mer lui était restée dans le nez, et il avait le vague projet de prendre la voiture pour rouler une heure jusqu’à Fire Island, puis de rentrer avant que personne se soit même aperçu de son départ.

L’idée de circuler l’excitait aussi. Dès l’instant où il l’avait vue, la voiture de Sammy et de Rosa avait éveillé son intérêt. La marine avait appris à Joe à conduire, et il s’y était mis avec son aplomb habituel. Pendant la guerre, ses moments les plus heureux avaient été trois courtes excursions qu’il avait faites au volant d’une jeep à Guantánamo. C’était douze ans plus tôt ; il espérait ne pas avoir perdu ses réflexes.

Joe sortit sans encombre par la nationale 24, mais manqua plus ou moins la bifurcation pour East Islip et, avant d’avoir eu le temps de se reconnaître, il reprenait la direction de New York. L’auto sentait le rouge à lèvres de Rosa, la crème capillaire de Sammy et un résidu hivernal de sel et de laine. Longtemps il n’y avait eu presque personne sur la route, et, en croisant d’autres automobilistes, Joe éprouvait une légère et agréable sensation de parenté avec ceux qui suivaient le faisceau de leurs phares pour s’enfoncer dans les ténèbres de l’ouest. À la radio, Rosemary Clooney chantait Hey There. Puis, quand il tourna le bouton, elle était encore là : cette fois, elle chantait This Ole House. Il baissa la vitre ; tantôt il entendait un bruissement d’herbes, les insectes nocturnes, tantôt le mugissement d’un train. Joe se détendit au volant et s’absorba dans les instruments à cordes des chansons à succès et le ronronnement du moteur Champion à huit cylindres en ligne. Quelque temps plus tard, il s’apercevait qu’il s’était écoulé un bon moment sans qu’il ait pensé à rien du tout, surtout pas à ce qu’il allait faire exactement une fois arrivé à New York.

En approchant du pont de Williamsburg – sans savoir vraiment comment il avait réussi à se retrouver là – il éprouva un instant extraordinaire d’euphorie, de grâce. La circulation était beaucoup plus dense, mais la boîte de vitesses était moelleuse, et la robuste petite voiture très maniable pour changer de voies. Il se lança dans la traversée de l’East River. Il sentait le pont vibrer sous ses roues et avait tout autour de lui l’intuition de son ingénierie, des forces, des pressions et des rivets qui conspiraient tous ensemble à le maintenir en l’air. Au sud, il apercevait le pont de Manhattan, avec son air parisien, raffiné, élégant, son tablier remonté pour montrer ses piles d’acier fuselées et, plus loin, le pont de Brooklyn, pareille à une grande fibre musculaire noueuse. Dans la direction opposée se trouvait le pont de Queensboro, telles deux tsarines de fer se donnant la main pour danser. Et devant lui se profilait la ville qui l’avait accueilli, avalé, et lui avait rapporté une petite fortune : grise et brune, parée de guirlandes et de boas d’une substance nébuleuse argentée, mélange de brume portuaire, de rosée printanière et de ses propres émanations de vapeur. L’espoir était son ennemi, une faiblesse à maîtriser à tout prix, depuis si longtemps déjà qu’il s’écoula un bon moment avant que Joe veuille bien admettre qu’il devait le laisser regonfler son cœur.

À Union Square West, Joe s’arrêta devant l’immeuble du Workingman’s Credit, maison mère de l’East Side Stage Crafts Credit Union. Bien entendu, on ne pouvait se garer nulle part. Les voitures s’agglutinèrent à l’arrière de la Studebaker pendant que Joe allait à la pêche aux places, et chaque fois qu’il ralentissait, la fanfare furibonde des avertisseurs redémarrait. Un autobus déboîta derrière lui en rugissant, et les têtes de ses voyageurs le foudroyèrent du regard par les vitres ou narguèrent sa maladresse par leur profonde indifférence. Lors de son troisième tour du pâté de maisons, Joe ralentit une nouvelle fois à hauteur de l’établissement. Ici, le trottoir était badigeonné de rouge vif. Joe s’immobilisa, tentant de décider la marche à suivre. À l’intérieur du magnifique édifice noirci du Workingman’s Credit, dans les bureaux sombres, éclairés par des vasistas, de la banque du Crafts Union, son compte dormait sous des années d’intérêts et de poussière. Tout ce qu’il avait à faire, c’était entrer et dire qu’il souhaitait procéder à un retrait.

On frappa à la vitre du côté conducteur. Joe sursauta, appuyant du coup sur l’accélérateur. La voiture eut une embardée de quelques dizaines de centimètres avant qu’il ne trouve le frein à tâtons et ne la stoppe avec un petit renvoi inconvenant des pneus.

— Attendez ! hurla l’agent de police, qui était venu s’informer de ce que Joe cherchait au juste, en bloquant ainsi la circulation dans la Cinquième Avenue, à l’heure la plus animée de la matinée.

Brusquement il s’écarta du véhicule et sauta sur un pied, agrippant sa chaussure gauche luisante des deux mains.

Joe baissa la vitre de sa portière.

— Vous venez de m’écraser le pied ! brailla le policier.

— Je suis vraiment désolé, balbutia Joe.

Le policier reposa sa chaussure sur le trottoir avec précaution, puis petit à petit fit passer son poids considérable d’une jambe sur l’autre.

— Je crois que ça va. Vous avez écrasé le bout vide de la jointe. Vous avez de la chance.

— J’ai emprunté cette voiture à mon cousin, avoua Joe. Je ne la connais peut-être pas aussi bien que je le devrais.

— Ouais, enfin, vous ne pouvez pas rester là, mon gars. Vous y êtes depuis dix minutes. Vous devez partir.

— C’est impossible, protesta Joe. (Il ne pouvait pas s’être écoulé plus d’une ou deux minutes, au maximum.) Dix minutes…

L’agent de police tapota sa montre-bracelet.

— J’ai regardé ma montre à l’instant où vous vous êtes arrêté.

— Je suis désolé, monsieur l’agent, dit Joe. Je n’arrive pas à décider ce que je suis censé faire maintenant. (Il agita le pouce en direction du Workingman’s Crédit Building.) Mon argent est là-dedans, ajouta-t-il.

— Je me fiche que votre fesse gauche soit là-dedans, riposta le policier. Vous devez circuler, monsieur.

Joe commença à discuter, mais il avait en même temps conscience que, dès le moment où le policier avait tapé à la vitre, il s’était senti immensément soulagé. La décision avait été prise sans lui. Il était interdit de stationner ici, Joe ne pourrait donc pas tirer d’argent ce jour-là. Ce n’était peut-être pas une si bonne idée, après tout. Il remit la voiture en route.

— D’accord, dit-il, je m’en vais.

En essayant de retrouver le chemin de Long Island, il réussit à se perdre réellement dans le Queens. Il n’était pas loin de l’ancien site de la Foire mondiale avant de comprendre son erreur et de faire demi-tour. Au bout d’un moment, il se retrouva en train de longer une vaste étendue verte de cimetières, qu’il reconnut être Cypress Hills. Les pierres tombales et les monuments funéraires pointillaient les collines ondulées comme des moutons dans un Claude Lorrain. Il était venu ici autrefois, bien des années auparavant, peu après son retour à New York. C’était un soir de Halloween, et un groupe d’habitués de l’arrière-boutique de Tannen l’avaient décidé à se joindre à eux pour leur visite annuelle au tombeau de Harry Houdini, qui était inhumé ici, dans un cimetière juif appelé Machpelah. Munis de sandwiches, de flasques et d’une thermos de café, ils avaient passé la nuit à papoter sur la vie amoureuse étonnamment complexe de Mrs Houdini après le décès de son mari et à attendre que l’esprit du Mystériarche leur apparaisse, comme Houdini avait promis que ce serait le cas, si une telle chose se révélait faisable. À l’aube du jour de la Toussaint, ils avaient blagué, sifflé et feint d’être déçus de l’incapacité de Houdini à se montrer, mais dans le cas de Joe au moins – et il soupçonnait qu’il en avait été de même pour quelques autres – sa feinte déception n’avait servi qu’à masquer la déception réelle qu’il ressentait. Joe ne croyait pas du tout à l’au-delà, mais il eût sincèrement préféré pouvoir y croire. À la bibliothèque municipale de Halifax, un vieux dingue de chrétien avait une fois tenté de réconforter Joe en lui affirmant, avec un air très assuré, que c’était Hitler, et non les alliés, qui avait libéré les Juifs. Depuis la mort de son père – depuis le jour où il avait entendu pour la première fois un bulletin radiophonique sur le ghetto de Terezin – Joe n’avait jamais été si proche de la consolation. Tout ce qu’il lui eût fallu faire pour trouver du réconfort dans les paroles du chrétien, c’était de croire.

Il fut capable de retrouver Machpelah sans trop de problèmes – le cimetière était signalé par un imposant édifice funéraire, d’une munificence plutôt lugubre, de conception vaguement levantine qui rappela à Joe la demeure du père de Rosa – et franchit les grilles pour garer la voiture. La tombe de Houdini, la plus grande et la plus somptueuse du cimetière, tranchait complètement sur la modestie générale, voire l’austérité, des autres stèles et caveaux. C’était une curieuse construction, comme un grand balcon séparé de la façade de son palais : une balustrade de marbre en forme de C, avec des colonnes pour empattements à chaque extrémité, qui renfermait un long banc bas. Les colonnes portaient des inscriptions en anglais et en hébreu. Au centre, au-dessus de l’épitaphe laconique, HOUDINI, trônait un buste du défunt magicien, l’air de quelqu’un qui viendrait d’avaler une pile électrique. Une étrange statue de femme en pleurs, vêtue d’une toge, flanquait le banc, contre lequel elle était affalée dans une sorte de pâmoison et d’affliction éternelle. Joe la trouvait gauche et inquiétante. Il y avait des petits bouquets et des couronnes funéraires éparpillés à la ronde, à différents stades de putréfaction, et beaucoup de surfaces étaient jonchées de petits cailloux laissés là par la famille, supposait Joe, ou des admirateurs juifs. Les parents et les frères et sœurs de Houdini étaient tous enterrés ici. Tout le monde sauf sa dernière femme, Bess, dont l’admission avait été refusée parce qu’elle était une Catholique non convertie. Joe lut les hommages prolixes à la mère et au père rabbin que Houdini avait visiblement rédigés lui-même. Il se demanda ce qu’il aurait mis sur les pierres tombales de ses propres parents si l’occasion s’était présentée. Les noms et les dates seuls semblaient déjà une extravagance.

Il se mit à ramasser les cailloux que les gens avaient abandonnés et les disposa soigneusement sur la balustrade du balcon, en lignes, en cercles et en étoiles de David. Il remarqua que quelqu’un avait glissé un petit billet dans une fente du mausolée, entre deux pierres, puis aperçut d’autres mots dissimulés ici et là, partout où il y avait un joint ou une fissure. Il les sortit, déroula les bandelettes de papier et lut ce qui y était écrit. Tous semblaient être des messages déposés par divers adeptes du spiritualisme et disciples de l’autre monde qui offraient le pardon posthume au grand démystificateur pour avoir contesté la Vérité qu’il avait déjà indubitablement découverte. Au bout de quelque temps, Joe s’assit sur le banc, à bonne distance de la statue qui pleurait toutes les larmes de son corps. Il prit une profonde inspiration, secoua la tête et tendit intérieurement les doigts, avec hésitation, pour voir s’ils frôlaient quelque vestige de Harry Houdini, de Thomas Kavalier ou de qui que ce soit. Non. Il pouvait bien être ruiné cent fois par l’espoir, il ne serait jamais capable d’avoir la foi.

Peu après, il se confectionnait un oreiller avec son manteau et se renversait sur le banc de marbre. Il entendait les vagues grondantes de la circulation sur l’Interborough Parkway, le soupir intermittent des freins d’un autobus dans Jamaica Avenue. La rumeur paraissait répondre exactement au ciel gris pâle qu’il contemplait, par intervalles meurtri de bleu. Joe ferma un instant les yeux, juste pour écouter fugitivement le ciel. À un moment, il devint conscient de bruits de pas dans l’herbe non loin de lui. Il se redressa, embrassa du regard le pré vert vif – le soleil brillait alors, curieusement – et les collines, avec leurs troupeaux de moutons blancs, et vit venir vers lui son vieux maître Bernard Kornblum en jaquette. Les joues de Kornblum étaient irritées, ses yeux brillants et sévères. Sa barbe était relevée dans un filet.

— Lieber Master ! s’écria Joe, tendant ses deux mains vers lui. (Ils se cramponnèrent l’un à l’autre au-dessus du gouffre qui les séparait, telles les flèches tsiganes du pont de Queensboro.) Que dois-je faire ?

Kornblum gonfla ses joues desquamées et secoua la tête, en roulant un peu des yeux, comme si c’était une des questions les plus stupides qu’on lui eût jamais posées.

— Pour l’amour du ciel ! répondit-il. Rentre à la maison.

Quand Joe passa la porte d’entrée du 127, Lavoisier Drive, il faillit perdre l’équilibre. Rosa était suspendue à son cou par un bras et, de l’autre, lui martelait le bras à coups de poing. Ses mâchoires étaient contractées, et il voyait bien qu’elle se retenait de pleurer. Tommy se jeta deux fois contre lui, comme un chien, puis s’écarta gauchement, recula dans le meuble hi-fi et renversa un vase d’étain rempli de soucis séchés. Là-dessus, tous deux se mirent à parler en même temps. Où étais-tu ? Pourquoi n’as-tu pas téléphoné ? Qu’y a-t-il dans la caisse ? Tu veux un peu de riz au lait ?

— Je suis parti me balader, bon Dieu ! répondit Joe. (Il comprit que Rosa et Tommy avaient cru qu’il les avait laissés, qu’il avait volé la voiture de la famille. Il se sentit honteux de mériter pareille suspicion dans leur esprit.) Je suis allé à New York. Quelle caisse ? Qu’est-ce que…

Joe reconnut le cercueil tout de suite, avec l’aisance et le naturel de celui qui est en plein rêve. Dans ses rêves, en effet, il voyageait à l’intérieur depuis l’automne 1939. Son compagnon de voyage, son petit frère, avait survécu à la guerre.

— Qu’y a-t-il là-dedans ? s’enquit Tommy. C’est un tour de magie ?

Joe s’approcha de la caisse. Il tendit la main et la poussa légèrement. Elle oscilla de deux ou trois centimètres, puis se stabilisa de nouveau sur sa base.

— Je ne sais pas, mais c’est quelque chose de sacrément lourd, dit Rosa.

Voilà comment Joe comprit que quelque chose clochait. Il se souvenait très bien combien la caisse leur avait paru légère avec le golem à l’intérieur, alors que Kornblum et lui la sortaient du 26, Nicholasgasse, pareille à une bière remplie d’oiseaux, à un paquet d’os. La pensée abominable qu’il pourrait encore y avoir un corps niché dedans avec le golem lui traversa l’esprit comme un éclair. Il approcha un peu plus son visage de la caisse. À un moment, nota-t-il, le judas d’observation articulé que Kornblum avait imaginé pour tromper la Gestapo et les gardes-frontières avait été fermé avec un cadenas.

— Pourquoi la renifles-tu ? demanda Rosa.

— C’est de la nourriture ? s’enquit Tommy.

Joe ne voulait pas dire ce que c’était. Il voyait bien qu’ils étaient à moitié fous de curiosité, maintenant qu’ils avaient été témoins de sa réaction face à la caisse. Tout naturellement, ils espéraient, non seulement qu’il leur révélât ce qu’il y avait dedans, mais qu’il le leur montrât séance tenante. La caisse était la même. De cela il n’avait aucun doute. Quant à son contenu mystérieusement lourd, ce pouvait être n’importe quoi. Ce pouvait même être quelque chose de très, très funeste.

— Tommy a dit au livreur que c’étaient tes chaînes, l’informa Rosa.

Joe tenta de songer à la matière ou à l’article le plus insipide que la caisse pourrait plausiblement contenir. Il faillit dire que c’était une cargaison de vieilles compositions scolaires. Puis il s’avisa que les chaînes n’avaient rien de très fascinant.

— C’est exact, déclara-t-il. Tu es extralucide.

— Ce sont vraiment tes chaînes ?

— Un simple tas de ferraille.

— Ouaou ! On peut l’ouvrir maintenant ? cria Tommy. J’ai vraiment envie de voir ça…

Joe et Rosa allèrent au garage chercher la boîte à outils de Sammy. Tommy s’apprêtait à les suivre, mais sa mère lui ordonna :

— Reste ici.

Ils trouvèrent immédiatement la boîte à outils, mais Rosa refusa de laisser Joe passer pour rentrer dans la maison.

— Qu’y a-t-il dans cette caisse ? le pressa-t-elle.

— Tu ne crois donc pas que ce sont des chaînes ?

Il se savait un piètre menteur.

— Pourquoi reniflerais-tu des chaînes ?

— J’ignore ce qu’il y a dedans, avoua Joe. Ce n’est pas ce que c’était avant.

— Et qu’est-ce que c’était avant ?

— Avant, c’était le golem de Prague.

Il avait toujours été très rare que Rosa n’eût pas le dernier mot. Les yeux levés vers lui, elle se contenta de s’écarter pour lui céder le passage. Mais il ne rentra pas dans la maison. Pas tout de suite.

— Permets-moi de te poser une question, reprit Joe. Si tu avais un million de dollars, les donnerais-tu à Sammy pour qu’il puisse racheter Empire Comics ?

— Sans l’Artiste de l’évasion ?

— Il ne peut pas en être autrement, je crois.

Elle rumina sa réponse un moment, durant lequel il la vit dépenser cette somme d’une douzaine de manières différentes. À la fin, elle secoua la tête.

— Je n’en sais rien, répondit-elle, comme si cela lui faisait de la peine de le reconnaître. L’Artiste, c’était en quelque sorte les joyaux de la couronne.

— C’est ce que je me disais.

— Pourquoi pensais-tu à ça ?

Il ne répliqua pas. Il apporta la boîte à outils dans la salle de séjour et, avec l’aide de Rosa et de Tommy, réussit à coucher le cercueil par terre. Il leva le cadenas, le soupesa, le tapota deux fois de l’index. Les crochets que Kornblum lui avait donnés – jusqu’à présent la seule relique de cette époque qu’il eût encore en sa possession – étaient dans sa valise. C’était une serrure d’assez mauvaise qualité, et avec un petit effort il pourrait sans doute en venir à bout. Il laissa la serrure retomber sur le moraillon et prit une pince à levier dans la boîte à outils. Pendant ce temps, il lui vint pour la première fois à l’esprit de se demander comment le golem était parvenu à le retrouver. Sa réapparition dans le séjour d’un pavillon de Long Island avait d’abord paru curieusement inéluctable, comme si Joe avait toujours su que le golem le suivait depuis les quinze dernières années et qu’il avait désormais fini par le rattraper. Joe examina certaines des étiquettes collées sur la caisse et s’aperçut que celle-ci avait traversé l’océan à peine quelques semaines plus tôt. Comment avait-il su le localiser ? Qu’est-ce qu’il attendait ? Qui pouvait bien tenir Joe à l’œil ?

Il passa du côté opposé au cadenas et inséra les dents de la pince dans la fente du couvercle, juste sous une tête de clou. Le clou grinça, on entendit un bruit sec, tel un joint qui pète, puis le couvercle entier sauta, comme poussé de l’intérieur. Aussitôt une odeur vivace et entêtante de vase et de mousse de rivière, une puanteur d’été riche en tendres souvenirs nostalgiques, imprégna l’air.

— De la terre, dit Tommy, jetant un regard anxieux à sa mère.

— Mais, Joe, remarqua Rosa, ce n’est… ce ne sont pas des cendres.

Toute la caisse était remplie, sur une épaisseur de dix-huit centimètres, d’une glaise line, gorge-de-pigeon et opalescente, que Joe identifia sur-le-champ, grâce aux excursions de son enfance, avec le lit limoneux de la Moldau. Mille fois il l’avait grattée de ses chaussures et brossée de son fond de culotte. Les spéculations de ceux qui craignaient que le golem puisse se dégrader, une fois éloigné des berges de la rivière qui l’avait enfanté, s’étaient révélées exactes.

Rosa vint s’agenouiller devant Joe. Elle posa son bras sur son épaule.

— Joe ? murmura-t-elle.

Elle le tira plus près, il se laissa choir contre elle. Il s’abandonna simplement, et elle le soutint.

— Joe, répéta-t-elle au bout d’un moment. Tu penses à racheter Empire Comics ? Tu as un million de dollars ?

Joe hocha la tête.

— Et une caisse de terre, ajouta-t-il.

— De la terre de Tchécoslovaquie ? s’enquit Tommy. Je peux y toucher ?

Joe hocha une nouvelle fois la tête. Tommy tâta la terre du bout du doigt, comme si c’était un baquet d’eau froide, puis y plongea la main jusqu’au poignet.

— C’est mou, reprit-il. Je trouve ça agréable.

Il se mit à remuer la main dans la terre, comme s’il cherchait quelque chose à tâtons. Visiblement, il n’était pas encore prêt à renoncer à son coffre magique.

— Il n’y a rien d’autre là-dedans, déclara Joe. Je suis désolé, Tom.

C’était étrange, songea Joe, que la caisse puisse peser aujourd’hui beaucoup plus que lorsque le golem était encore intact. Il se demanda si d’autre terre, un excédent de terre, n’était pas venu s’ajouter à la charge initiale, mais cela semblait improbable. Puis il se souvint que Kornblum, ce fameux soir, avait cité un paradoxe sur les golems, un aphorisme en hébreu selon lequel c’était l’âme contre nature du golem qui l’avait alourdi ; débarrassé de celle-ci, le golem de terre était léger comme l’air.

— Houp ! s’écria Tommy. Hé !

Son front se plissa. Il avait trouvé quelque chose. Les vêtements du géant s’étaient peut-être déposés au fond de la caisse.

Il exhuma un petit rectangle de papier maculé, imprimé de quelques mots d’un côté. Cet objet parut familier à Joe.

— Emil Kavalier, lut Tommy. Endikron… endikrono…

— Mon père, murmura Joe.

Il prit la vieille carte de visite paternelle des mains de Tommy, se remémora son œil de caractère tremblé et son central téléphonique disparu. Il y avait bien longtemps qu’elle avait dû être enfouie dans la poche de poitrine du complet colossal d’Alois Hora. Il tendit à son tour le bras et ramassa une poignée de limon nacré, le soupesant, le laissant couler entre ses doigts, se demandant à quel moment l’âme du golem avait réintégré son corps, ou s’il ne pouvait pas y avoir plus d’une âme perdue incarnée dans toute cette poussière pour faire pencher autant la balance.