8.

Le rideau lui-même est légendaire : ses dimensions, son poids, son coloris plus foncé que le chocolat, le raffinement européen de son étoffe. Il tombe en plis lourds, tel un glaçage versé des cintres de l’avant-scène du plus célèbre théâtre du plus fameux bloc d’immeubles de la plus grande ville du monde. Va pour Empire City, patrie de l’Excelsior Building surmonté de son aiguille, le plus haut immeuble jamais construit. Patrie de la statue de la Liberté, sur son île au milieu de l’Empire Bay, l’épée levée en signe de défi aux tyrans du monde entier. Patrie aussi de l’Empire Palace Theater, dont le légendaire Rideau Noir tremble actuellement, alors qu’à droite de la scène la plus étroite des fentes s’ouvre dans l’empâtement sombre de son somptueux velours. Par cet étroit orifice, un adolescent jette un coup d’œil. Son visage, d’habitude un rond blanc confiant surmonté de boucles blondes ébouriffées, est chiffonné d’inquiétude. Il ne compte pas les spectateurs ; la représentation se joue à guichets fermés comme cela a été le cas pour chaque soirée de l’actuel engagement. Il cherche quelqu’un ou quelque chose dont personne ne discutera, qu’il a seulement deviné. L’être ou la chose dont la venue ou la présence a chagriné la troupe toute la journée.

À ce moment-là, une main aussi massive et dure qu’un bois d’élan, rattachée par de solides tendons à un bras semblable à une branche de chêne, agrippe le gamin par l’épaule et le tire dans les coulisses.

— Tu sais à quoi t’en tenir, jeune homme, dit le géant de plus de deux mètre quarante à qui la main appartient. (Il a le front d’un singe, la posture d’un ours et l’accent d’un professeur de médecine viennois. Il est capable de fendre un tambour d’acier comme si c’était une boîte métallique de tabac, de soulever une voiture de chemin de fer par un coin, de jouer du violon comme Paganini et de calculer la vitesse des astéroïdes et des comètes d’une desquelles il porte le nom. Son nom est Alois Berg, et la comète s’appelle la comète de Berg, mais pour les amateurs de théâtre et pour ses amis, d’habitude, il est simplement Big Al.) Viens, il y a un problème avec l’aquarium.

En coulisse, les instruments de torture et de contrainte se trouvent à leur place, l’air à la fois menaçant et comique, prêts à être tirés, roulés ou hissés par les machinistes sur les planches historiques du Palace Theatre. Il y a un lit d’asile d’aliénés réglementaire, équipé de sangles. Une cuve à lait allongée, en fer riveté. Une roue de sainte Catherine moyenâgeuse et un portant chromé incongru, auquel pend, accroché à de banals cintres de fer, un assortiment fantastique de camisoles de force, de cordes, de chaînes et de grosses sangles de cuir. Il y a aussi le fameux aquarium, une grande boîte rectangulaire de verre, de la taille d’un dauphin, dressée sur un bout : une cabine téléphonique noyée. Le verre est épais de deux centimètres et demi, trempé et impossible à falsifier. Les joints sont propres et étanches. Le bâti qui maintient le verre est robuste et fiable. Le jeune homme sait tout cela parce que c’est lui qui a construit l’aquarium. Il porte, nous le voyons maintenant, un tablier de cuir rempli d’outils. Un crayon est coincé derrière son oreille, une craie accrochée à une ficelle dans sa poche. S’il y a un problème avec l’aquarium, il peut le régler. Il doit le régler : le lever de rideau a lieu dans moins de cinq minutes.

— Qu’est-ce qui se passe ? (Le gamin – en réalité, c’est presque un homme – se fraie un passage vers le réservoir avec assurance, sans se soucier de la béquille coincée sous son bras, nullement ému par sa jambe gauche qui est boiteuse depuis qu’il est tout petit.)

— On dirait qu’il ne bouge plus, qu’il est immobilisé. (Big Al s’approche à son tour de l’aquarium et lui assène une bourrade amicale. Le caisson de cinq cents kilos bascule et l’eau à l’intérieur s’agite et se répand. Il pourrait apporter le caisson sur scène tout seul, mais il y a des règles syndicales, et davantage de mise en scène dans les cinq gros machinistes exigés par la prouesse.) En un mot de deux syllabes, bloqué.

— Quelque chose est coincé dans cette roulette.

Le jeune homme se baisse à l’aide de sa béquille, une main après l’autre, se met sur le dos et se faufile sous un coin de la lourde base du réservoir. Il y a une roulette bandée de caoutchouc et montée sur une chape en acier à chaque coin. À un des coins, quelque chose est venu se loger entre la bande pneumatique et la chape. Le jeune homme décroche un tournevis de son ceinturon d’outils et se met à fureter ici et là. Sa voix résonne de dessous l’aquarium :

— Al, qu’est-ce qu’il a aujourd’hui ?

— Rien de spécial, Tom, répond Big Al. Il est simplement fatigué. C’est la dernière. Et puis il n’est plus aussi jeune qu’il l’a été…

Un petit homme menu avec un turban les a rejoints en silence. Son visage est brun et toujours jeune, son regard sombre et sensible. Il ne s’est jamais associé à un groupe, réunion ou discussion autrement qu’en silence. La furtivité est dans sa nature. Il est laconique, prudent et leste. Personne ne sait son âge, ni combien de vies il a vécu avant d’entrer dans la carrière du Maître de l’évasion. Il pourrait être médecin, pilote d’avion, marin, chef cuisinier. Il est chez lui sur tous les continents, connaît l’argot des policiers et des voleurs. Il n’a pas son pareil pour payer un surveillant de prison à cacher une clef dans une cellule avant une évasion acrobatique, ou un journaliste à gonfler le nombre de minutes que le Maître a passées sous l’eau après avoir sauté d’un pont. Il s’appelle Omar, un nom à l’évidence si usé que le public croit largement qu’avec son turban et sa peau couleur de désert ce n’est rien d’autre qu’atmosphère, déguisement, un élément du truc à frissons de Misterioso le Grand. Mais si ses origines et sa véritable identité sont sujettes à caution, son teint basané, lui, est authentique. Quant au turban, personne en dehors de la troupe ne sait à quel point son front dégarni le tracasse.

— D’accord. Alors, qu’est-ce qui vous arrive ? insiste le jeune homme. À toi et à Omar. Vous vous êtes comportés bizarrement toute la journée.

Omar et Big Al échangent des regards. Pour eux, révéler un secret est plus qu’une malédiction ; cela va à l’encontre de leur caractère et de leur éducation. Ils seraient incapables de se confier au gamin, même s’ils le voulaient.

— L’imagination, répond à la fin Omar, d’un ton catégorique.

— Trop de romans à quatre sous, trop de pulps, renchérit Big Al.

— Dites-moi, alors. (Le jeune homme, Tom Mayflower, s’extirpe de dessous le réservoir, agrippant un bouton de cuir noir tombé d’un devant de manteau ou d’une manche, gravé d’un drôle de symbole, comme trois ovales enchevêtrés.) Qu’est-ce que c’est que la Chaîne de fer ?

Big Al se tourne de nouveau vers Omar, mais son camarade a déjà disparu, aussi silencieusement qu’il était venu. Même s’il sait qu’Omar est allé prévenir le Maître, Big Al le maudit de le laisser seul répondre ou non à la question. Il saisit le bouton, à l’œillet duquel un bout de fil est encore accroché, et le fourre dans la poche de son gigantesque gilet.

— Deux minutes, articule-t-il, soudain aussi brusque que leur ami enturbanné. Tu l’as réparé ?

— C’est parfait, répond Tom, acceptant la grande main en forme de bois d’élan que lui tend Big Al et se remettant tant bien que mal sur ses pieds branlants. Comme tout ce que je fais…

Plus tard, il se rappellerait cette réponse désinvolte et la regretterait avec le feu de la honte. Car l’aquarium n’est pas parfait, loin de là.

À huit heures cinq, Tom frappe. Il y a une étoile sur la porte et, dessous, les mots « Mr Misterioso » peints sur un bout de carton. L’oncle de Tom, Max Mayflower, n’a jamais manqué un lever de rideau jusque-là. Tout son numéro, en effet, est minuté à la demi-seconde près, conçu sur mesure et continuellement révisé pour s’adapter aux talents et, de plus en plus, aux limites de sa vedette. Son manque de ponctualité inédit a réduit Big Al au silence et poussé Omar à lâcher un chapelet de jurons dans un idiome barbare. Mais ni l’un ni l’autre n’a le cran de déranger celui qu’ils appellent Maître. C’est Miss Fleur de Prunier, la costumière, qui a poussé Tom vers la porte. Naturellement, tout le monde croit que la couturière chinoise sans âge est secrètement amoureuse de Max Mayflower. Naturellement, elle est secrètement amoureuse de lui. Il y a même des rumeurs sur ces deux-là et les origines quelque peu brumeuses de Tom Mayflower, mais bien qu’il aime tendrement Miss Fleur de Prunier et son oncle, Tom prend ces rumeurs pour les ragots qu’elles sont. Miss Fleur de Prunier non plus n’oserait jamais déranger le Maître dans sa loge avant le spectacle, mais elle sait que Tom est capable comme personne de pénétrer certains mystères et humeurs du grand homme. Postée derrière lui, elle lui donne une nouvelle petite poussée dans le creux des reins.

— C’est Tom, annonce le jeune homme, sans obtenir de réponse, avant de prendre la liberté, sans précédent, d’ouvrir la porte de la loge interdite.

Son oncle est assis à sa coiffeuse. Son corps est devenu fibreux et coriace, comme un épi qui durcit à mesure qu’il se flétrit. Ses jambes nerveuses sont déjà moulées dans le tissu bleu foncé de son costume, mais le haut de son torse demeure nu. Semé de taches de rousseur, il est légèrement marqué de fines mèches d’un orange terne, seuls vestiges – de la toison rousse dont il était jadis couvert. Son ardente crinière s’est transformée en une brosse grise. Ses mains sont sillonnées de veines, ses doigts noueux comme du bambou. Pourtant, jusqu’à ce soir, Tom n’a jamais remarqué chez lui aucun signe – dans son corps, sa voix ou son cœur – du triomphe de l’âge. Maintenant il est affalé, à moitié dévêtu. Son crâne nu luit dans le miroir éclairé, tel un memento mori.

— Comment est la salle ? demande-t-il.

— Il ne reste plus de places assises. Vous ne les entendez pas ?

— Si, répond son oncle. Je les entends.

Quelque chose, un accent d’apitoiement sur soi dans la voix du vieil homme, irrite Tom.

— Vous ne devriez pas considérer cela comme allant de soi, lui reproche-t-il. Je donnerais n’importe quoi pour les entendre m’acclamer ainsi.

Le vieil homme se redresse sur son siège et regarde Tom. Il incline la tête, tend la main pour attraper son jersey bleu foncé et le passe

 

 par la tête, puis enfile les souples bottes bleues d’acrobate créées pour lui à Paris par Claireaux, le célèbre costumier de cirque.

— Tu as raison, bien sûr, acquiesce-t-il, frappant sur l’épaule de l’adolescent. Merci de me l’avoir rappelé.

Il met ensuite son masque, une sorte de foulard avec des trous pour les yeux, qui s’attache derrière et lui couvre toute la moitié supérieure du crâne.

— On ne sait jamais, reprend-il en quittant sa loge. Tu auras peut-être ta chance un jour…

— C’est peu probable, répond Tom, même si c’est son désir le plus cher, et même s’il connaît les secrets, les mécanismes, les modalités et les aléas de l’art de l’évasion mieux que tout homme, sauf un. Pas avec ma jambe…

— Il est déjà arrivé des choses plus étonnantes, conclut le vieil homme.

Planté là, Tom regarde avec admiration la manière dont le vieil homme se redresse en sortant, la façon dont ses épaules se mettent en place et dont sa démarche redevient élastique, bien que calme et contrôlée. Tom se souvient alors du bouton qu’il a trouvé logé dans la roulette de l’aquarium et court après son oncle pour le prévenir. Mais le temps qu’il atteigne les coulisses, l’orchestre a déjà attaqué l’ouverture de Tannhäuser, et Misterioso est entré en scène à grands pas, les bras tendus.

Le numéro de Misterioso est continu ; du premier salut au dernier, l’artiste ne sort pas de scène pour changer de costume, pas même après la saucée qu’il prend pendant le tour de l’Évasion de l’aquarium. Les entrées et les sorties supposent boniments, substitutions et transformations. À l’instar du costume moulant qui promet de trahir tout outil caché, la présence constante de l’illusionniste est censée garantir la pureté et l’intégrité du numéro. Cela provoque donc un émoi considérable dans la troupe quand – après le tonnerre d’applaudissements qui salue l’émergence de Misterioso, délivré de ses chaînes, de ses liens et de ses fers, toujours debout et en vie, de son aquarium – l’artiste se rue dans les coulisses en chancelant, les mains pressées sur une tache qui s’étend à son flanc, plus sombre que l’eau et d’aspect visqueux. Lorsque, un instant plus tard, l’aquarium est poussé hors de scène par les cinq machinistes du syndicat, Omar aux yeux perçants remarque tout de suite la traînée de gouttes d’eau que celui-ci a laissée sur scène et dont il découvre l’origine dans un petit trou – parfait – de la vitre de la paroi de devant.

— Lâchez-moi, balbutie le vieil homme, en entrant d’un pas vacillant dans sa loge. (Il repousse Omar et Big Al.) Retrouvez-le, leur ordonne-t-il. (Et eux de disparaître dans le théâtre. Lui se tourne vers le régisseur.) Baissez le rideau. Dites à l’orchestre de jouer une valse. Tom, viens avec moi.

Le jeune homme suit son oncle à l’intérieur de la loge et regarde avec stupeur, puis avec horreur, le vieil homme retirer son jersey trempé. Une étoile de sang de guingois perle sur ses côtes. La blessure située sous le sein gauche est petite, mais déborde comme une tasse.

— Prends-en un autre dans la malle, dit Max Mayflower. (Tom ne sait pourquoi, mais le trou de balle donne encore plus d’autorité que d’habitude à ses paroles.) Mets-le.

Immédiatement, Tom devine l’incroyable requête que son oncle s’apprête à lui imposer. Dans sa peur et son excitation, et avec Le Beau Danube bleu qui résonne sans fin dans ses oreilles, il ne tente pas de discuter ni de s’excuser de ne pas avoir équipé l’aquarium de verre blindé, ni même de demander à son oncle qui lui a tiré dessus. Il se contente de s’habiller. Il a déjà essayé le costume, bien sûr, en cachette. Cela ne lui prend pas plus d’une minute.

— Il ne te reste que la Lévitation du cercueil, lui explique son oncle. Et puis tu as fini.

— Ma jambe, proteste Tom. Comment suis-je censé faire ?

À ce moment-là son oncle lui remet une petite clef, en or ou plaqué or, antique et ouvragée. La clef du journal intime d’une dame ou d’un tiroir de bureau d’un homme important.

— Garde-la sur toi, recommande Max Mayflower. Tout ira bien.

Tom prend la clef, mais il ne sent rien sur le moment. Cloué sur place, il tient sa clef si serré qu’elle palpite dans sa paume, pendant que, sous ses yeux, son oncle bien-aimé perd tout son sang à la lumière crue de la loge avec l’étoile sur la porte. L’orchestre attaque la valse pour la troisième fois.

— Le spectacle doit continuer, dit son oncle d’un ton sec.

Tom y va donc, glissant la clef d’or dans une des trente-neuf poches que Miss Fleur de Prunier a dissimulées dans tout le costume. Ce n’est qu’au moment où il entre vraiment en scène, devant les acclamations frénétiques et ironiques du public las de la valse, qu’il s’aperçoit non seulement qu’il a oublié sa béquille dans la loge, mais aussi que, pour la première fois de sa vie, il marche sans boiter.

Deux malabars coiffés d’un fez le chargent de chaînes et l’aident à entrer dans un sac postal de grosse toile. Une dame originaire de banlieue resserre l’ouverture du sac et attache les extrémités de la corde au moyen d’un cadenas gros comme un jambon. Big Al le soulève comme s’il était un bébé emmailloté et le porte tendrement jusqu’au cercueil, qui a été minutieusement inspecté au préalable par le maire d’Empire City, son préfet de police et le chef de la brigade des pompiers, et déclaré aussi hermétique qu’un tambour. À présent, ces mêmes braves gens, pour la plus grande joie de la salle, se voient distribuer des marteaux et de gros clous à vingt cents. Allègrement, ils enferment Tom dans le cercueil. Si l’un d’eux remarque qu’au cours des dix dernières minutes Misterioso a grossi de dix kilos et grandi de trois centimètres, il ou elle le garde pour soi. Quelle différence cela peut-il faire, de toute façon, si ce n’est pas le même homme ? Il aura quand même à se battre avec les chaînes, les clous et cinq bons centimètres de bois de frêne. Pourtant, chez le public féminin, au moins, il y a une imperceptible différence, une intensification ou un assombrissement dans la fièvre de leur admiration et de leurs craintes. « Regarde-moi ces épaules, disent les femmes entre elles. Je n’avais pas remarqué… »

À l’intérieur du cercueil entièrement bricolé, lequel a été glissé dans un sarcophage de marbre ouvragé au moyen d’une poulie qui a servi ensuite à remettre en place le couvercle, lui aussi en marbre, avec l’irrévocabilité d’une sonnerie de tocsin, Tom s’efforce de chasser de sa tête les images d’étoiles sanglantes et de trous de balle. Il se concentre sur la routine du numéro, l’enchaînement des phases rapides et patientes qu’il connaît si bien, et, une à une, les pensées nécessaires refoulent les autres, si terribles. Il se libère de celles-ci. Pendant qu’il force le couvercle du sarcophage avec la pince à levier qui a été opportunément scotchée dessous, son esprit est vide et paisible. Toutefois, quand il s’avance dans la lumière des projecteurs, il est presque bouleversé par les applaudissements, renversé, submergé par eux comme par une grande marée purificatrice. Toutes ses années d’infirmité et de doute de soi sont balayées. Et lorsqu’il voit Omar lui faire signe des coulisses, le visage encore plus grave que d’habitude, il n’est pas disposé à renoncer à ce moment.

— Mon rappel ! proteste-t-il, pendant qu’Omar l’emmène.

C’est la seconde parole qu’il en viendra à regretter ce jour-là.

L’homme connu professionnellement sous le nom de Misterioso a longtemps habité, selon un détail emprunté sans vergogne à Gaston Leroux, des appartements secrets sous l’Empire Palace Theatre. Ceux-ci sont lugubres et somptueux. Il y a une chambre pour chacun – Miss Fleur de Prunier a sa propre suite, naturellement, à l’autre bout de l’appartement par rapport à celle du Maître –, mais quand elle ne parcourt pas le monde, la troupe préfère hanter la vaste salle d’orgue, avec son Helgenblatt à quatre-vingts tuyaux, semblable à une cathédrale, et c’est ici, vingt minutes après que la balle eut pénétré dans sa cage thoracique pour venir se loger près du cœur, que Max Mayflower rend le dernier soupir. Avant l’issue fatale, toutefois, il raconte à son pupille, Tom Mayflower, l’histoire de la clef d’or, au service de laquelle – et non à celui de Thalie ou de Mammon – lui et d’autres ont fait mille fois le tour du globe.

Quand il était jeune homme, dit-il, guère plus vieux que Tom ne l’est aujourd’hui, il était un panier percé, un noceur et un petit morveux. Un play-boy, gâté pourri et débauché. Quittant le manoir familial de Nabab Avenue, il sortait tous les soirs dans les pires bouges et lieux de plaisir d’Empire City. Il avait connu d’énormes pertes au jeu, suivies d’ennuis avec de très mauvais sujets. Quand ils ne purent pas récupérer leurs prêts, ces individus enlevèrent finalement le jeune Max et demandèrent une rançon si exorbitante que les rentes de celle-ci eussent suffi à financer leur secrète intention, qui était de prendre le contrôle de tout le crime et de tous les criminels des États-Unis d’Amérique. Ce qui devait, à son tour, leur permettre de diriger le pays entier, raisonnaient-ils. Ces hommes traitèrent Max avec beaucoup de brutalité et se moquèrent de ses appels à la pitié. La police et les agents fédéraux le recherchaient partout. En vain. Pendant ce temps, le père de Max, l’homme le plus riche de l’État dont Empire City était la capitale, se laissa fléchir. Il aimait son fils débauché. Il voulait le récupérer. La veille du jour où tombait l’ultimatum, il prit sa décision. Le lendemain matin, les vendeurs de journaux de l’Eagle débarquèrent dans les rues et montrèrent au ciel leurs luettes de vétérans : « la famille paie la rançon ! » s’égosillaient-ils.

À présent, poursuit oncle Max, imagine que quelque part, dans un des endroits secrets du monde (Tom entrevoit un vague croisement entre une bodega et une mosquée), un exemplaire de l’Eagle d’Empire City portant ce gros titre à scandale soit furieusement écrasé par une main sortant d’une manche de lin blanc bien coupée. Le propriétaire de la main et du costume de lin eussent été difficile à distinguer dans l’ombre. En revanche, ses pensées seraient claires, sa colère vertueuse, et une petite clef d’or aurait pendu au revers de son veston blanc.

Max, en l’occurrence, était retenu dans une maison abandonnée des faubourgs d’Empire City. Plusieurs fois il tenta de se délivrer de ses liens, sans même réussir à bouger un doigt ou un orteil. Deux fois par jour, on le désentravait juste assez pour pouvoir utiliser les toilettes et, même s’il essaya d’atteindre la fenêtre à maintes reprises, il ne parvint même pas à soulever le loquet. Au bout de quelques jours, il avait donc sombré dans l’enfer gris et intemporel du prisonnier. Il rêvait tout éveillé et dormait les yeux ouverts. Dans un de ses rêves, un homme indistinct, en costume de lin blanc, pénétrait dans sa cellule. Entrait simplement tout droit par la porte. Il était agréable, apaisant et soucieux. Les serrures, déclara-t-il en montrant la porte de la cellule de Max, ne signifient rien pour nous. En y travaillant quelques secondes, il défit les liens qui attachaient Max à une chaise et l’invita à se sauver. Il y avait un bateau qui les attendait, ou une grosse voiture ou un avion ; dans son grand âge et si près de la mort, le vieux Max Mayflower ne s’en souvenait plus. Puis l’inconnu rappela à Max, avec un air sérieux, mais suave et exercé, que la liberté était une dette qui ne pouvait être remboursée qu’en rachetant la liberté des autres. À ce moment-là, l’un des ravisseurs de Max entra dans la pièce. Il agitait un exemplaire de l’Eagle avec la nouvelle de la capitulation du père de Max et, jusqu’à ce qu’il ait vu l’inconnu en blanc, il avait l’air vraiment très content. Puis il dégaina son pistolet et toucha l’inconnu au ventre.

Max fut fou de rage. Sans réfléchir, sans une pensée pour sa propre sécurité, il se rua sur le gangster et essaya de lui arracher son arme. Celle-ci résonna comme une cloche dans ses os, et l’homme tomba à terre. Max se retourna vers l’inconnu et berça sa tête sur ses genoux. Il lui demanda son nom.

— J’aimerais pouvoir te le dire, répondit l’inconnu. Mais il y a des règles. (Il tressaillit.) Regarde, je suis fichu. (Il avait un accent très particulier, policé et britannique, avec un drôle de nasillement occidental.) Prends la clef, prends-la.

— Moi, prendre votre clef ?

— Non, tu ne semblés pas indiqué, c’est vrai. Mais je n’ai pas le choix.

Max détacha l’épingle du revers de l’homme. Une petite clef d’or était accrochée à celle-ci, identique à celle que Max avait donnée à Tom une demi-heure plus tôt.

— Arrête de gâcher ta vie, furent les derniers mots de l’inconnu. Tu as la clef.

Max consacra les dix années suivantes à une recherche infructueuse de la serrure susceptible d’être ouverte au moyen de la clef d’or. Il consulta les maîtres serruriers et quincailliers du monde entier. Il se plongea dans la tradition des évasions de prison et des fakirs, des nœuds de marin et des rites de ligotage arapahos. Il examina de près les œuvres de Joseph Bramah, le plus grand serrurier qui ait jamais vécu. Il rechercha les conseils des spirites « délieurs » de cordes qui furent les pionniers de la profession d’artiste de l’évasion et étudia même, un temps, avec Houdini en personne. Dans le feu de l’action, Max Mayflower devint un maître de l’autolibération, mais cette quête était coûteuse. Il mangea la fortune de son père et, à la fin, n’avait toujours aucune idée de l’usage du cadeau que l’inconnu lui avait fait. Il persévéra quand même, soutenu sans le savoir par les pouvoirs mystiques de la clef. Finalement, la nécessité l’obligea à chercher du travail. Il s’engagea dans le show-business, forçant des serrures pour de l’argent. Misterioso était né.

C’est en sillonnant le Canada avec une attraction à la manque qu’il rencontra le professeur Alois Berg pour la première fois. À l’époque, le professeur vivait dans une cage garnie d’abats d’animaux et rongeait des os, déguenillé, enchaîné à ses barreaux. Il était couvert de pustules et empestait. Il montrait les dents au public payant, aux enfants en particulier. Sur le côté de sa cage, en grosses lettres rouges, était peint l’accrocheur : REGARDEZ L’OGRE ! Comme tous les autres membres de la troupe, Max évitait l’ogre, qu’il méprisait pour être le plus infâme des monstres, jusqu’à ce soir fatidique où son insomnie fut soulagée par les accents inattendus de Mendelssohn qui flottaient dans la douce nuit d’été du Manitoba. Max partit à la recherche de la source de cette musique et se retrouva, à son grand étonnement, devant la misérable voiture de fer, au fond du terrain de foire. Au clair de lune, il lut les trois petits mots : REGARDEZ L’OGRE ! À ce moment-là, Max, qui n’avait jamais jusque-là considéré la question, comprit que tout homme, peu importait sa condition, possédait une âme immortelle rayonnante. Séance tenante, il décida d’acheter la liberté de l’Ogre au patron de l’attraction, ce qu’il fit grâce au seul bien précieux qui lui restait.

— La clef, murmure Tom. La clef d’or…

Max Mayflower incline la tête.

— J’ai ouvert moi-même les fers de sa jambe.

— Merci, dit aujourd’hui l’Ogre, dans la salle située sous la scène du Palace Theatre, les joues mouillées de larmes.

— Tu as mille fois remboursé ta dette, mon vieux, le réconforte Max Mayflower, tapotant la grande main calleuse. (Puis il reprend son récit :) Au moment où je retirais le cercle de fer de sa pauvre cheville enflammée, un homme est sorti de l’ombre. Entre les voitures, précise-t-il, le souffle plus court. Il avait un costume blanc… Au début, j’ai cru que c’était lui… le même homme… Même si je savais… qu’il était là où… je vais moi-même aller…

L’homme expliqua à Max qu’il avait, enfin et sans le vouloir, trouvé la serrure qui correspondait à la petite clef d’or. Il expliqua d’ailleurs quantité de choses. Il dit que lui et l’homme qui avait arraché Max à ses ravisseurs appartenaient à une ancienne société secrète connue sous le nom de Ligue de la clef d’or. Ses membres parcouraient le monde en agissant, toujours anonymement, pour garantir la liberté des autres, qu’elle soit physique ou métaphysique, affective ou économique. Dans cette mission, ils étaient inlassablement en butte aux agents de la Chaîne de fer, dont les objectifs étaient noirs et opposés. C’étaient des représentants de la Chaîne de fer qui avaient kidnappé Max des années plus tôt.

— Et ce soir, ajoute Tom.

— Oui, mon garçon. Ce soir, c’étaient encore eux. Ils sont devenus puissants. Leur vieux rêve de diriger une nation entière a fini par se réaliser.

— L’Allemagne.

Max incline faiblement la tête et ferme les yeux. Les autres se rapprochent encore, sombres, la tête baissée, pour entendre la fin de l’histoire.

L’homme, reprend Max, lui avait donné une seconde clef d’or. Puis, avant de se fondre de nouveau dans les ombres, il l’avait chargé, ainsi que l’Ogre, de continuer son œuvre de libération.

— Et c’est ce que nous avons fait, n’est-ce pas ? dit Max.

Big Al incline la tête et, embrassant les visages affligés de la troupe, Tom prend conscience que tous sont là parce qu’ils ont été libérés par Misterioso le Grand. Omar était jadis l’esclave d’un sultan africain. Miss Fleur de Prunier a trimé pendant des années dans les ateliers clandestins sombres et grouillants de Macao.

— Et qu’est-ce que je deviens, moi ? murmure-t-il, presque pour lui.

Mais le vieil homme rouvre les yeux.

— Nous t’avons trouvé dans un orphelinat d’Europe centrale. C’était un lieu cruel. Je regrette seulement d’avoir pu sauver si peu d’entre vous… (Il toussote, et sa salive est mouchetée de rouge.) Excuse-moi, reprend-il. J’avais l’intention de te raconter tout cela. À ton vingt et unième anniversaire. Mais aujourd’hui… je te choisis comme j’ai été choisi. Ne gaspille pas ta vie. Ne laisse pas la faiblesse de ton corps devenir une faiblesse de ton esprit. Rembourse ta dette de liberté. Tu as la clef.

Voilà les dernières paroles du Maître. Omar lui ferme les yeux. Tom enfouit son visage entre ses mains et pleure un moment. Quand il relève les yeux, il s’aperçoit que tous le regardent.

Il convoque Big Al, Omar et Miss Fleur de Prunier autour de lui, puis lève la clef haut dans les airs et prononce un serment sacré : il consacrera sa vie à combattre secrètement les forces maléfiques de la Chaîne de fer, en Allemagne ou partout où elles relèvent leurs vilaines têtes, et à œuvrer pour la libération de tous ceux qui souffrent dans leurs chaînes. Comme l’Artiste de l’évasion. Le son de leurs voix vibrantes résonne dans les complexes et antiques canalisations de ce magnifique vieux théâtre. Il monte et se répercute dans les tuyaux jusqu’à ce qu’il ressorte par une grille du trottoir, où il est distinctement audible pour deux jeunes gens qui passent à pied, le col remonté pour se protéger de la froide nuit d’octobre, absorbés par leur rêve, pris par leur désir de rappeler le golem à la vie.