8.

C’était fascinant de revoir ses traits après tant de temps. Bien que Joe n’eût pas oublié la jeune fille qu’il avait surprise ce matin-là dans la chambre de Jerry Glovsky, il s’aperçut que, dans ses rêvasseries nocturnes, il s’était diablement mal souvenu d’elle. Il ne se serait jamais rappelé que son front était si large et si haut, son menton aussi délicatement pointu. En réalité, son visage eût paru trop long s’il n’avait été contrebalancé par un arc-boutant de nez extravagant. Sa bouche, plutôt petite, dessinait un trait d’union rouge vif qui s’incurvait vers le bas à un coin, juste assez pour être lu comme un sourire d’amusement, dont elle-même n’était pas exempte, devant le tableau général de la vanité humaine. Pourtant, dans ses yeux, il y avait quelque chose d’indéchiffrable, qui se refusait à toute lecture, la vacuité déterminée qui masque des calculs hostiles chez les animaux prédateurs, alors que, chez les victimes, elle fait partie de leur irrésistible effort pour sembler avoir disparu.

Les hommes qui l’entouraient s’écartèrent à contrecœur au moment où Harkoo, jouant l’obstruction pour Joe et Sammy à la façon d’un arrière pour les Dodgers tant aimés de ce dernier, les introduisait de force dans le cercle.

— Nous nous sommes déjà rencontrés, babilla Rosa.

C’était presque une question. Elle avait une drôle de voix masculine, grave, vibrante, puissante au point de friser le crachement d’un haut-parleur, comme si elle défiait les autres de l’écouter avant de juger. Mais c’est qu’elle était peut-être tout simplement ivre, pensa Joe. Il y avait un verre de liquide ambré dans sa main. En tout cas, il ne savait pourquoi mais sa voix s’accordait bien avec ses traits dramatiques et la masse indomptable de boucles laineuses brunes, retenues ici et là par une pince héroïque, qui constituait sa coiffure. Elle gratifia la main de Joe d’une pression qui tenait de la même hardiesse que sa voix. Une poignée de main d’homme d’affaires, sèche, brusque et énergique. Cependant il remarqua qu’elle rougissait peut-être plus visiblement que jamais. La peau délicate de ses clavicules était marbrée.

— Je ne crois pas, répondit Joe. (Il toussota, en partie pour cacher son embarras, en partie pour camoufler la suave réplique que venait de lui fournir le souffleur accroupi devant les feux de la rampe de son désir, en partie aussi parce qu’il avait la gorge absolument sèche. Il eut le désir absurde de se pencher – elle était petite, le sommet de sa tête lui arrivait à l’épaule – et de l’embrasser sur la bouche devant tout le monde, comme il eût pu le faire en rêve, avec cette longue descente euphorique de la distance séparant leurs lèvres qui durait des minutes, des heures, des siècles. À quel point cela serait-il surréaliste ? Finalement, il plongea la main dans sa poche et sortit ses cigarettes.) Je ne pourrais jamais oublier une personne comme vous, reprit-il.

— Oh, mon Dieu ! s’exclama un de ses chevaliers servants, dégoûté.

La jeune femme à qui il était en train de mentir eut un sourire qui – Joe ne pouvait le dire – eût pu être flatté ou épouvanté. Ce sourire, en effet, réussissait l’exploit de découvrir ses dents d’une manière surprenante pour une bouche qui, à l’état contemplatif, avait été réduite à une si petite moue.

— Euh, fit Sammy.

Lui au moins avait l’air impressionné par la suavité de Joe.

— C’est notre signal, dit Longman Harkoo, posant une nouvelle fois son bras sur l’épaule de Sammy. Si nous allions prendre un verre ?

— Oh ! non, je ne…

Sammy tendit le bras vers Joe pendant qu’Harkoo l’emmenait, comme s’il craignait que leur hôte ne soit prêt à le traîner au volcan promis. Joe le regarda partir le cœur sec. Puis il tendit son paquet de Pall Mall à Rosa. Elle en tira une cigarette et la porta à ses lèvres, aspira une longue bouffée. Joe se sentit obligé de lui signaler que la cigarette n’était pas allumée.

— Oh ! s’écria-t-elle, s’étranglant de rire. Je suis idiote !

— Rosa, la tança un des hommes plantés à côté d’elle. Vous ne fumez pas !

— Je viens de commencer, se défendit Rosa.

On entendit de sourds murmures, puis la nuée de messieurs qui l’entourait sembla se dissoudre. Elle ne s’en aperçut même pas. Elle se pencha vers Joe et leva le nez, recourbant sa main autour de la sienne et de la flamme de l’allumette. D’une couleur indéterminée entre champagne et vert dollar, ses yeux brillaient. Joe se sentit fébrile et légèrement pris de vertige, mais le parfum frais du talc Shalimar qu’elle dégageait était comme un garde-fou auquel il pouvait se raccrocher. Ils étaient très près l’un de l’autre. Pendant qu’il tentait en vain de s’empêcher de penser à elle couchée nue, à plat ventre, sur le lit de Jerry Glovsky, à son derrière opulent et duveteux avec son sillon sombre, le creux alluvial de ses reins, elle recula d’un pas pour mieux l’étudier.

— Vous êtes sûr qu’on ne s’est pas déjà rencontrés ?

— Complètement.

— D’où êtes-vous ?

— De Prague.

— Vous êtes tchèque alors ?

Il inclina la tête.

— Juif ?

Il inclina de nouveau la tête.

— Depuis quand êtes-vous ici ?

— Un an, avoua-t-il, avant de préciser, et cette prise de conscience l’emplit d’étonnement et de chagrin : Un an jour pour jour.

— Êtes-vous venu avec votre famille ?

— Seul, répondit-il. Je les ai laissés là-bas. (Sans prévenir, l’image de son père – ou son fantôme – descendant à grands pas la passerelle du Rotterdam, les bras ouverts, lui traversa l’esprit comme un éclair. Les larmes lui piquèrent les yeux, une main fantomatique lui serra la gorge. Joe toussa une fois et dispersa de la main la fumée de sa cigarette, comme si celle-ci le gênait.) Mon père est mort il n’y a pas longtemps.

Elle secoua la tête, l’air triste, choquée et, pensa-t-il, absolument ravissante. Comme la désinvolture avait abandonné Joe, une facette plus sincère de sa nature se sentait donc plus libre de se confier à elle.

— Je suis vraiment désolée pour vous, murmura-t-elle. Je suis de tout cœur avec les vôtres.

— Il y a pire, murmura Joe. Tout ira bien.

— Vous savez que nous allons entrer en guerre, déclara-t-elle. (Rosa ne rougissait plus. La noceuse à la voix claironnante de tout à l’heure, qui racontait une histoire sur elle se terminant par un juron, semblait s’être évanouie.) Nous le devons et nous le ferons. Roosevelt prendra les dispositions nécessaires. Il y travaille en ce moment. Nous ne les laisserons pas gagner.

— Non, renchérit Joe, même si la façon de voir de Rosa n’était guère représentative de ses compatriotes, dont la plupart pensaient qu’il fallait éviter à tout prix de s’engager dans les événements d’Europe. Je crois…

À sa grande surprise, il se trouva dans l’incapacité d’achever sa phrase. Elle tendit la main et lui prit le bras.

— Ce que je dis, reprit-elle, c’est juste… je ne sais pas. « Ne perdez pas espoir », je pense. Vraiment, vraiment, je le pense, Joe.

À ses mots, au contact de sa main, à sa manière de prononcer son court et neutre prénom américain, dénué de tout poids et lien de parenté, Joe fut submergé par un flot de gratitude si puissant que cela l’effraya, parce que, dans sa grandeur et sa force, celui-ci paraissait refléter le peu d’espoir qu’il gardait réellement. Il s’écarta.

— Merci, dit-il avec raideur.

Elle laissa retomber sa main, consternée de l’avoir vexé.

— Je suis désolée, répéta-t-elle.

Elle leva un sourcil perplexe, impertinent, à deux doigts, songea-t-il, de le reconnaître. Joe détourna les yeux, le cœur dans la gorge, se disant que si elle était capable de se souvenir de lui et des circonstances de leur première rencontre, toutes ses chances avec elle seraient ruinées. Elle agrandit les yeux, et le sang vermeil de l’humiliation lui monta à la gorge, aux joues et aux oreilles. Joe la vit faire un effort pour ne pas regarder ailleurs.

Juste à cet instant, une succession de bruits métalliques stridents déchira l’air, comme si l’on avait jeté une clef à molette dans les pales d’un ventilateur géant. Le silence tomba dans la pièce, et tout le monde resta planté à écouter les sons râpeux et hachés céder le pas à une plainte mécanique oscillatoire. Une femme poussa un cri d’horreur, dont les mélodieux accents portaient depuis la salle de bal du rez-de-chaussée jusqu’en haut. Tout le monde se tourna vers la porte de la bibliothèque.

— Au secours ! cria d’en bas une voix rauque, masculine. Il va se noyer !