13.

À trente-cinq ans, avec ses rides naissantes au coin des yeux et une voix enrouée par l’abus des cigarettes, Rosa Clay était peut-être plus belle que la jeune fille des souvenirs de Joe. Elle avait abandonné son combat futile et obstiné contre sa constitution plantureuse. L’opulence générale de ses chairs rosées avait adouci l’angle dramatique de son nez, la longueur chevaline de ses mâchoires, l’évasement de ses pommettes. Ses cuisses étaient majestueuses, ses hanches généreuses. Et, au cours de ces quelques premiers jours, Joe trouva un puissant aiguillon à son amour renaissant dans la vision de ses seins blancs et semés de taches de rousseur qui remplissaient à ras bord les bonnets de son soutien-gorge, au risque, appétissant mais imaginaire, de déborder, qui lui fut offerte par un de ses tabliers, ou une rencontre fortuite et tardive à la porte de la salle de bains dans le couloir. Il avait pensé à Rosa un nombre incalculable de fois au cours de ses années de fuite, mais en la courtisant ou en l’embrassant de mémoire, il avait omis de se représenter les taches de son dont elle était constellée, et était maintenant saisi devant leur profusion. Elles apparaissaient et s’éteignaient sur sa peau avec la cadence impénétrable des étoiles dans un ciel nocturne. Elles invitaient au toucher aussi douloureusement que la trame du velours ou le miroitement d’un chiffon de soie moirée.

Assis à la table du petit déjeuner ou étendu sur le canapé, il la regardait vaquer à ses occupations domestiques, armée d’un balai-éponge ou d’un sac de toile plein d’épingles à linge, avec sa jupe qui peinait à contenir le balancement résolu de ses hanches et de ses fesses, et avait la sensation qu’en lui une corde de violon était tendue sur sa cheville. Parce qu’en réalité, il était toujours amoureux de Rosa. Sa passion pour elle avait survécu, intacte, à la glaciation, comme les bêtes d’ères disparues qui se décongelaient toujours au fil des pages des comic books pour se déchaîner dans les rues de Métropolis, de Gotham et d’Empire City. En se dégelant, cet amour dégageait un puissant fumet de mastodonte du passé. Joe était surpris de renouer avec ces sentiments, non pas tant à cause de leur survivance que de leur intensité et leur force indéniables. Un homme amoureux à trente ans se sent plus vivant qu’il ne le sera jamais ; en se retrouvant une nouvelle fois en possession de ce trésor enseveli, Joe comprit avec la plus grande clarté qu’il avait été plus ou moins un homme mort pendant les dix dernières années. Sa côte de porc grillée et son œuf au plat quotidien, sa collection de barbes et de moustaches postiches, les rapides toilettes à l’éponge devant le petit évier du placard, ces aspects routiniers et incontestés de son existence récente lui semblaient désormais le comportement d’une ombre, les impressions laissées par un roman fantastique sous l’influence d’une forte fièvre.

Le réveil de ses sentiments pour Rosa – de sa jeunesse même – eût dû être une cause de ravissement après un si long sommeil, mais Joe avait terriblement mauvaise conscience. Il ne voulait pas être ce pivot des histoires de Rosa, ce conducteur de Fiat à l’œil pétillant, amateur de lavallière, briseur de ménages. Au cours des quelques derniers jours, il avait perdu, c’est vrai, toutes ses illusions sur le mariage de Sammy et de Rosa (qu’il avait fini par idéaliser au fil des ans, comme on a tous tendance à le faire avec les occasions ratées). Le lien solide et bourgeois qu’il s’était représenté la nuit, de loin, avec moitié regret et moitié contentement, se révéla, vu de près, être encore plus compliqué et problématique que d’ordinaire. Mais, quelle que soit leur relation, Sammy et Rosa étaient mariés et l’étaient déjà depuis pas mal d’années. Sans aucun doute, ils formaient un couple. Ils avaient le même langage, employaient un jargon familial – « tête de limace » et « nouille », « téloche »… –, se disputaient la parole, finissaient mutuellement leurs phrases, se coupaient aimablement. Parfois, tous les deux allaient voir Joe en même temps pour lui raconter des variantes parallèles et complémentaires du même canevas et il se perdait dans les méandres conjugaux un tantinet ennuyeux de leur conversation. Sammy préparait du thé pour Rosa et le lui apportait dans son atelier. Elle repassait sa chemise avec une sévère méticulosité, tous les soirs avant de se retirer. Et puis ils avaient mis sur pied un remarquable système de production de bandes dessinées à deux (même s’ils collaboraient rarement ouvertement sur un scénario sous la double signature Clay & Clay). Sammy sortait des échantillons du stock inépuisable d’idées bon marché, fiables et efficaces dont Dieu l’avait pourvu à la naissance, puis Rosa lui exposait une intrigue, le submergeant d’un flot incessant de subtilités dont ni l’un ni l’autre ne paraissaient se rendre compte qu’elles venaient d’elle. Ou alors Sammy revoyait les pages des histoires de Rosa avec elle, planche par planche, critiquant ses dessins quand ils devenaient trop précieux, la poussant à force de cajoleries à garder le trait simple et puissant, stylisé, dédaigneux des détails, qui était son fort. Rosa et Sam n’étaient pas souvent ensemble – sauf au lit, lieu qui demeurait une source d’intérêt et de grand mystère pour Joe –, mais quand ils l’étaient, ils avaient l’air très absorbés l’un par l’autre.

Il était donc impensable qu’il s’immisce entre eux et exprime les revendications auxquelles le réveil de son amour l’exhortait. Mais il ne pouvait penser à rien d’autre. Ainsi tournait-il dans la maison en proie à un état permanent de gêne enflammée. Dans son hôpital cubain, il avait conçu une reconnaissance ardente pour une des infirmières, une ravissante ex-débutante originaire de Houston que tous appelaient Alexis du Texas, et avait passé un mois infernal dans la chaleur torride de la baie de Guantánamo à s’efforcer de ne pas avoir d’érection chaque fois qu’elle passait lui faire sa toilette. C’était la même chose avec Rosa maintenant. Il consacrait tout son temps à réprimer ses pensées, à réfréner ses sentiments. Il en avait mal aux articulations de la mâchoire.

D’ailleurs, il sentait qu’elle l’évitait, fuyait les avances importunes qu’il n’arrivait pas à se décider à faire, ce qui l’amenait à se voir encore plus dans la peau d’un chameau. Après leur première conversation dans la cuisine, Rosa et lui semblaient avoir du mal à en engager une deuxième. Pendant quelque temps, il fut tellement préoccupé par ses tentatives maladroites pour parler de choses et d’autres qu’il ne remarqua pas les propres réticences de Rosa chaque fois qu’ils se trouvaient en tête à tête. Lorsqu’il finit par s’en apercevoir, il attribua son silence à de l’animosité. Des jours durant il se tint sous la douche froide de son courroux imaginaire, qu’il avait l’impression de mériter entièrement. Non seulement pour l’avoir mise enceinte et plantée là, afin que lui puisse partir poursuivre vainement une vengeance impossible, mais encore pour n’être jamais revenu, n’avoir jamais téléphoné ni écrit un mot, n’avoir jamais pensé une fois à elle – c’est ce qu’il croyait qu’elle croyait – pendant toutes ces années de séparation. Le gaz du silence qui se dilatait entre eux n’en excitait que davantage sa honte et sa concupiscence. En l’absence d’échange verbal, il devint ultrasensible à d’autres signes émis par elle : le fouillis de ses produits de maquillage, de ses crèmes et de ses lotions dans la salle de bains, la mousse espagnole de sa lingerie accrochée à la tringle du rideau de douche, le tintement irrité de sa petite cuillère contre sa tasse de thé qui montait du garage, ses messages culinaires écrits à coups d’origan, de bacon et d’oignons cuits dans de la matière grasse.

À la fin, quand il ne put plus le supporter, Joe décida qu’il devait dire quelque chose, mais les seules paroles qu’il pouvait trouver, c’était : « Je t’en prie, pardonne-moi. » Il lui présenterait des excuses en bonne et due forme, aussi longues et abjectes qu’il le fallait, et s’en remettrait à sa merci. Joe en rumina, prépara, répéta les mots et, quand il la croisa par hasard dans le couloir, il se borna à lâcher le morceau.

— Écoute, balbutia-t-il. Je suis désolé.

— De ce que tu as fait ?

— Je suis désolé de tout, je veux dire.

— Oh ! De ça ? s’exclama-t-elle. Très bien.

— Je suis conscient que tu dois être fâchée.

Elle croisa les bras sur sa poitrine et le regarda fixement, les sourcils écartés et bien lisses, les livres pincées en une moue dubitative. Il ne parvint pas à déchiffrer l’expression de son regard, qui n’arrêtait pas de changer. Finalement, elle baissa les yeux sur ses avant-bras couverts de taches de rousseur, cramoisie.

— Je n’ai aucun droit de l’être.

— Je t’ai fait de la peine, je t’ai abandonnée, j’ai laissé ma place à Sammy.

— Je ne t’en veux pas, murmura-t-elle. Pas du tout. Et Sammy non plus, je ne crois pas, pas vraiment. Nous comprenons tous les deux pourquoi tu es parti. Nous avons compris tout de suite.

— Merci, dit Joe. Vous pourrez peut-être me l’expliquer un jour.

— C’est quand tu n’es pas rentré, Joe. C’est quand tu as sauté par-dessus bord ou je ne sais pas ce que tu as fabriqué…

— Je suis désolé pour ça aussi.

— Pour moi, ç’a été quelque chose de très difficile à accepter.

Il tendit le bras pour prendre sa main, abasourdi par sa propre audace. Elle le laissa la tenir neuf secondes, puis se dégagea. Ses yeux louchaient légèrement de reproche.

— Je ne savais pas comment te revenir, souffla-t-il. J’ai essayé des années, crois-moi.

Tout à coup, il eut la surprise de trouver la bouche de Rosa sur la sienne. Il plaqua la main sur ses seins lourds. Ils s’affalèrent de côté contre le mur lambrissé, décrochant une photographie d’Ethel Klayman de son clou. Joe commença à fouiller dans la braguette à fermeture Éclair du jean de Rosa. Ses dents métalliques lui piquèrent le poignet. Il était certain qu’elle allait abaisser son jean et que lui allait la prendre, ici même, dans le couloir, avant que Tommy ne rentre de l’école. Il s’était trompé du début à la fin ; ce n’était pas son courroux qu’elle avait interposé entre eux, mais la vitre d’un désir indicible, identique au sien. Tout ce qu’il sut ensuite, c’était qu’ils étaient de nouveau debout au milieu du couloir. Les diverses sirènes et alarmes antiaériennes qui s’étaient déchaînées tout autour d’eux semblaient s’être brusquement tues. Elle remit en place les différentes choses qu’il avait laissées en désordre, remonta la fermeture Éclair de son pantalon, se lissa les cheveux. Le coloris de ses lèvres lui maculait les joues.

— Hum, articula-t-elle. (Et puis :) Peut-être pas encore.

— Je comprends, acquiesça-t-il. S’il te plaît, préviens-moi.

Il voulait avoir l’air patient et coopératif, mais ses paroles avaient une connotation méprisable. Rosa se mit à rire. Elle le prit par la taille et il frotta les taches de rouge à lèvres de ses joues jusqu’à leur disparition.

— Comment as-tu fait, à propos ? demanda-t-elle. (Les pointes de ses dents étaient teintées de thé.) Quitter le bord au beau milieu de l’océan, je veux dire.

— Je ne suis jamais monté, répliqua Joe. J’avais pris un avion la veille.

— Mais il y avait des consignes, je ne sais pas, des certificats médicaux. Sammy m’a montré les photostats.

Il esquissa son sourire énigmatique à la Cavalieri.

— Toujours fidèle à ton code, commenta-t-elle.

— C’était très bien joué.

— J’en suis sûre, chéri. Tu as toujours été un garçon intelligent.

Il pressa ses lèvres contre la raie de ses cheveux. Ceux-ci avaient une fascinante odeur soufrée, celle de son thé de Lapsang préféré.

— Qu’est-ce qu’on va faire ? chuchota-t-il.

Rosa ne répondit pas tout de suite. Elle le lâcha et s’écarta de lui, la tête penchée de côté, un sourcil levé. Un air narquois dont il se souvenait très bien depuis leur précédente cohabitation.

— J’ai une idée, s’écria-t-elle. Pourquoi n’essaies-tu pas de trouver un endroit où ranger tous tes satanés illustrés ?