5.

Le Gantelet d’acier, Kapitän Mal, le Panzer, Siegfried, l’Homme à la Swastika, les Quatre Cavaliers et Wotan le Méchant limitent généralement tous leurs abominables opérations aux champs de bataille d’Europe et d’Afrique du Nord, mais le Saboteur, le Roi de l’infiltration, le Vandale suprême, habite, lui, au cœur d’Empire City. Dans un réduit secret, camouflé en immeuble délabré, en plein Hell’s Kitchen. C’est ce qui le rend si efficace et si redoutable. C’est un citoyen américain, un homme ordinaire, sorti d’une ferme de l’Amérique profonde. Le jour, humble et obscur, il travaille dans un des commerces anonymes de la grande ville. La nuit, il rampe hors de son repaire, avec son gros sac noir plein de sales tours, et fait la guerre aux infrastructures de la cité et de la nation. Il est le contraire ténébreux de l’Artiste jusqu’à la moelle, aussi habile à s’insinuer quelque part que l’Artiste l’est à se frayer un chemin vers la sortie. De même que les pouvoirs de l’Artiste ont augmenté, ceux du Saboteur aussi, jusqu’à ce que ce dernier soit capable de traverser les murs, d’effectuer des bonds de dix mètres de haut et d’obscurcir les esprits des hommes afin de pouvoir passer ni vu ni connu au milieu d’eux.

Un des murs du poste de commandement de son repaire est une carte électrique géante des États-Unis. Dessus, les bases militaires sont indiquées par un voyant bleu, les usines de munitions par un jaune, les chantiers navals par un vert. Après que le Saboteur a frappé, l’ampoule correspondant à cette cible, quelle que soit sa couleur d’origine, prend une vilaine nuance rougeâtre. Le Saboteur aime déclarer qu’il n’aura de cesse que toute la nation ne soit embrasée d’ampoules rouge sang. À un autre mur est accroché le Vidéoscope, grâce auquel le Saboteur demeure en contact permanent avec son réseau d’agents et d’opérateurs d’un bout à l’autre du pays. Il y a un laboratoire, où le Saboteur conçoit de sinistres types d’explosifs, et un atelier d’usinage, où il fabrique les nouveautés en matière de bombes – la Mouette détonante, le Melon détonant, le Pin détonant… – pour lesquelles il est connu et vilipendé. Il y a aussi une salle de gymnastique entièrement équipée, une bibliothèque garnie de tous les ouvrages de pointe sur la science et la domination du monde, ainsi qu’une chambre chic avec des boiseries et un lit à baldaquin que le Saboteur (implicitement) partage avec Renata von Voom, la Reine des espions, sa fiancée et membre fondateur des Cobras-Unis. C’est dans le repaire bien aménagé du Saboteur que les Cobras tiennent leurs réunions régulières. Ah ! les joyeuses et tapageuses sauteries des Cobras-Unis d’Amérique autour de friandises rares et d’une bonne lager ! Ils s’asseyent à la table d’obsidienne miroitante, la Cinquième Colonne, Mr Effroi, Benedict Arnold, Junior, la Reine des espions et lui, se régalent mutuellement des récits des ravages, de la haine et de la destruction qu’ils ont semés au cours de la semaine précédente, en riant comme les fous qu’ils sont, et échafaudent de nouveaux moyens d’action pour l’avenir. Ah ! la terreur qu’ils provoqueront ! Ah ! les retardés, les sang-mêlé et les races inférieures qu’ils pendront haut et court par leurs cous de bâtards !

Un samedi après-midi, après un rassemblement particulièrement exubérant des Cobras, le Saboteur se réveille dans ses luxueux appartements et s’apprête à quitter le Repaire pour le travail subalterne qui sert de couverture à ses activités subversives. Il retire sa combinaison de combat nuit noire et la suspend à une patère de son arsenal, à côté de ses six autres exemplaires. Son emblème, une pince à levier couleur pourpre, est souligné d’argent sur la poitrine. Y a-t-il un relent de bière et de saucisses sur l’épaule du costume ? Voire de cigares mexicains ? Il faudra qu’il l’envoie chez le teinturier. Le Saboteur est méticuleux pour ce genre de chose : il ne supporte ni la saleté, ni la grossièreté, ni le désordre, à moins que ce ne soit la pagaille, la splendide entropie d’un incendie, d’une explosion ou du déraillement d’un train. Après avoir ôté son costume, il enfile un pantalon noir également passepoilé de noir. Il passe un peigne humide dans ses cheveux incolores peu fournis et rase sa bouille rose de bébé. Puis il met une chemise blanche empesée, attache le faux col, fixe un nœud papillon noir et décroche une jaquette blanche. Celle-ci vient de revenir de la teinturerie et pend dans un sac en papier gaufré. Il la jette sur son épaule et puis sort, non sans regret, de l’arsenal impeccable et caverneux. Ensuite, il entre dans son laboratoire et récupère les pièces démontées du Trident détonant, astucieusement cachées à l’intérieur d’une boîte à gâteaux rose d’une boulangerie de la Neuvième Avenue. Avec la boîte sous le bras et la jaquette sur l’épaule, il se retourne pour dire au revoir de la main à Renata, qui le regarde paresseusement à travers ses paupières aux longs cils à demi fermées, allongée dans le grand lit de chêne, sous le portrait du Führer.

— Étends-les sur le carreau, mon grand, susurre-t-elle de sa voix imbibée de vermouth, alors qu’il sort par le sas du Repaire retrouver la poussière, la saleté et l’atmosphère polluée, empestant les immigrés, les Nègres et les bâtards d’Empire City.

Le Saboteur ne répond pas à son adieu languissant ; il est en action, déjà tout à son affaire. Il attrape un autobus pour traverser la ville jusqu’à la Cinquième Avenue, puis un autre pour remonter vingt blocs d’habitations. D’habitude, il a horreur de prendre le bus, mais il est déjà en retard, et si l’on est en retard, on vous le retient sur votre paye. Le loyer du Repaire n’est pas cher, mais ses émoluments sont assez bas pour ne pas se voir encore rognés pour cause de retard. Il sait qu’il ne peut pas se permettre le luxe de perdre une nouvelle place ; sa sœur Ruth l’a déjà averti qu’elle ne le « soutiendrait » pas. Absurde que le Saboteur doive s’inquiéter pour des questions aussi bassement matérielles ! Mais ce sont là les sacrifices nécessaires pour garder une identité secrète. Regardez tous les problèmes et les ennuis que Lois Lane attire à Clark Kent, par exemple !

Il a dix minutes de retard – cela fait cinquante cents, cinq Te Amos de perdus – et, à son arrivée là-bas, découvre qu’ils ont déjà commencé à préparer la salle de bal pour la réception. Le décorateur efféminé est occupé à régenter ses employés, leur ordonnant d’accrocher les filets de pêche, de monter l’épave en carton et de rouler à l’intérieur les grosses formations rocheuses en caoutchouc qui ont été récupérées, d’après ce que lui a dit Mr Dawson, le gérant de la salle, de ce spectacle érotique, Le Rêve de Vénus, dans l’allée centrale de la Foire mondiale. Le Saboteur est bien renseigné sur les tenants et les aboutissants de la fête de ce soir, car c’est celle qu’il a choisie pour décor de son plus grand exploit à ce jour.

Le Pierre Hôtel est un lieu apprécié pour les réceptions de mariage et de bar-mitsva des Juifs nantis de la ville, comme l’a découvert le Saboteur peu après avoir pris sa place. Presque chaque semaine, ils s’y pressent comme des porcs autour leur auge, dépensent leur argent sans compter (ils s’approchent le plus près possible du gosse boutonneux de la semaine et fourrent des paquets d’espèces dans sa ceinture de smoking !), se soûlent et se livrent à leurs danses mortelles sur la musique plaintive des violons. Même si cela l’exaspère de devoir servir de telles gens et de leur obéir, le Saboteur sait depuis le début que cette identité secrète lui donnera, en temps utile, l’occasion de frapper un grand coup. Des mois durant il avait rongé son frein, améliorant sa technique de fabricant de bombes sous la férule d’un vieil ivrogne d’anarcho-syndicaliste, Fiordaliso, dévorant Feuchtwangler et Spengler* (et Radio Comics !), guettant le bon moment. Puis, un soir de l’hiver dernier, l’Épatant Cavalieri était apparu à l’affiche d’une bar-mitsva, sortant des cigarettes allumées de foulards et faisant éclore des fleurs à sa boutonnière, et il se révéla être nul autre que Josef Kavalier. (Le Saboteur avait depuis longtemps rectifié son erreur, selon laquelle c’était la moitié Sam Clay de l’équipe qui était l’auteur de la destruction des bureaux de la L.A.A. et du croquis dédicacé de l’Artiste de l’évasion, lequel pendait maintenant à une cible de fléchettes dans le gymnase du Repaire.) Sur le moment le Saboteur avait été stupéfait, puis il se mit à penser que son heure n’allait peut-être pas tarder à sonner. Pendant des semaines après ce fameux soir, il baratina Mr Dawson et, par son intermédiaire, suivit de près les programmes des réjouissances à venir, guettant une réapparition de l’Épatant Cavalieri au calendrier. Et ce soir, c’était le grand soir. Quand il arriva au bureau, c’était avec l’intention de montrer à Joe Kavalier que, si Carl Henry Ebling était peut-être un fainéant de rabâcheur et de pamphlétaire, le Saboteur, lui, ne devait pas être traité à la légère et n’avait pas la mémoire courte. En même temps, il allait liquider avec une magistrale précision tous les autres bâtards qui se trouveraient dans l’entourage du jeune Juif. Oui, il se serait contenté de cela. Comme c’est surprenant alors, troublant, merveilleux, curieux, d’entrer dans la grande salle de bal, en poussant la table roulante où est cachée le Trident détonant, et de découvrir que le magicien engagé pour la bar-mitsva des Saks n’est pas un barbouilleur au noir mais l’Artiste de l’évasion en personne, l’idole secrète du Saboteur, son opposé, masqué et entièrement costumé, le symbole de sa maudite ligue au revers du veston !

À cet instant, la feuille de papier sur laquelle le profil psychologique de Carl Ebling a été tracé est semblable à un plan trop souvent soigneusement plié et replié. Le verso transparaît, les antipodes se superposent. Au cœur d’une grille grise et ramifiée des rues de la ville se trouve une étendue vierge de mer bleue.

Y a-t-il déjà eu un moment où Superman s’est attardé une seconde de trop dans sa timide enveloppe de Kent, saisi par une hésitation fatale ? L’Artiste de l’évasion a-t-il jamais oublié d’agrafer son talisman pour se lancer dans la bagarre sur ses jambes infirmes ? Le Saboteur s’efforce de rester calme, mais la chiffe molle bègue avec qui il doit partager son existence est un paquet de nerfs et, comme un fou, il ressort en courant de la pièce.

Il se retrouve dans le foyer à l’extérieur de la salle de bal, appuyé à un mur, la joue pressée contre le papier tontisse doux et frais. Il allume une cigarette, inspire à fond, se calme. Il n’y a pas lieu de s’affoler ; il est le roi du noyautage et sait quoi faire. Il écrase sa cigarette dans le sable d’un cendrier proche et reprend sa table roulante. Cette fois-ci, en pénétrant dans la salle de bal, il a la présence d’esprit de garder la tête baissée, afin d’éviter d’être reconnu par l’Artiste.

— Excusez-moi, murmure-t-il, poussant sa table jusqu’à l’autre bout de la scène, à côté de la membrure brisée du navire englouti.

Son engin a une roue qui grince ; il est persuadé qu’il doit attirer l’attention des musiciens sur l’estrade, du magicien et de sa petite amie au grand nez. Mais quand il se retourne, tous sont absorbés dans leurs préparatifs. La fille est assez jolie, pense-t-il, et son manteau noir masculin lui rappelle, avec un pincement au cœur, celle qui règne sur ses propres désirs. Arrivé au bateau, il s’arrête, s’accroupit derrière sa table et ouvre le compartiment où les garçons du service des repas empilent les plats chauds pour les monter dans les chambres.

Jusqu’ici la salle de bal était trop envahie par les allées et venues des décorateurs, des garçons et du personnel de l’hôtel qui apprêtaient la salle pour que le Saboteur ait trouvé l’occasion d’assembler les parties de son Trident détonant. À présent il travaille vite, visse le long tube fin contenant la poudre noire et les clous à tête sciée dans un deuxième tube vide. Ce sera le manche. Sur le bout factice, il fixe des dents de cellophane rigide rouge, fauchées sur la fourche d’un costume de diable d’un magasin de déguisements, au moyen d’un bout de papier cache adhésif. Cela a l’air un peu suspect, il en est conscient, mais, par bonheur, la vraisemblance n’est pas quelque chose que les gens attendent en général d’un trident du dieu de la mer. Il déroule les quinze centimètres du cordeau qui dépasse d’un trou foré dans l’extrémité opérante de l’engin. Ensuite, il se relève et, marquant une pause pour voir s’il n’est pas observé, s’approche furtivement d’un des filets de pêche cloués au mur et remplis de son butin de faux crustacés. Personne ne voit rien ; son grand pouvoir d’invisibilité de toute une vie demeure son plus fidèle allié. Avec précaution, il enfile le trident dans les lourdes mailles du filet jusqu’à ce que le bout au cordeau heurte le tapis. L’heure venue – lorsque l’Artiste de l’évasion aura commencé son numéro légendaire –, le Saboteur s’arrangera pour repasser par là. Il déposera un mégot de Camel incandescent contre un brin du filet, de sorte que le bout non allumé touche le cordeau. Puis il se dépêchera de se mettre en sécurité et attendra. Cinq minutes plus tard, les bâtards d’Empire City commenceront à savoir quelque chose de la terreur que leurs frères et sœurs bâtards subissent dans l’autre moitié du monde.

Le Saboteur repart vers la sortie avec sa table roulante. Au dernier moment, en passant devant le magicien, il ne peut s’empêcher de lever la tête et de regarder son adversaire dans les yeux. S’il y voit une lueur de reconnaissance, celle-ci s’éteint instantanément, tandis que les portes de la salle de bal s’ouvrent en grand et qu’arrivent les premiers invités, qui rient, crient et s’interpellent de leurs voix sonores de basse-cour.