6.
Le lundi suivant, Tommy alla nager au Centre de natation et de loisirs municipal de Bloomtown, qui venait juste de rouvrir après une alerte à la poliomyélite. Après être rentré à la maison à vélo, il trouva une lettre qui l’attendait sous une enveloppe long format, où était imprimée l’adresse de l’expéditeur, la Boutique de la magie de Louis Tannen. Il ne recevait pas souvent de courrier et sentit le regard de sa mère pendant qu’il l’ouvrait.
— On te propose un job, suggéra-t-elle.
Rosa était postée devant le bar de la cuisine, son crayon en suspens au-dessus de la liste de provisions qu’elle était en train de dresser. Parfois, sa mère ne mettait pas moins d’une heure et demie pour établir une liste de commissions relativement simple. Il avait la tendance stoïque de son père à serrer les dents, mais sa mère n’était pas le genre à accélérer une tâche qu’elle méprisait.
— Louis Tannen est mort et t’a laissé sa boutique dans son testament.
Tommy secoua la tête, incapable de sourire à ses taquineries. Il était si surexcité que la feuille de papier ministre, avec son mélange tapé à la machine de termes pompeux et exotiques, vibrait dans ses mains. Il savait que la lettre faisait partie intégrante du plan, mais oublia un instant quel était le plan. Il était confondu de plaisir.
— Alors, qu’est-ce que c’est ?
Avec audace, le ventre serré, Tommy lui tendit brusquement la feuille de papier. Elle leva à hauteur de l’arête de son nez les lunettes pour lire qu’elle portait accrochées à une chaîne d’argent autour du cou. C’était un fait nouveau, honni par sa mère. Elle ne posait jamais vraiment les lunettes sur son nez, mais se contentait de les tenir devant ses yeux, comme si elle voulait avoir aussi peu de rapport que possible avec elles.
— La Farandole des bouquets ? La Chasse aux pièces ? La Plume fantôme ?
Elle loucha légèrement en lisant le dernier mot.
— Des tours de prestidigitation, expliqua Tommy, lui reprenant la feuille, de peur qu’elle ne l’étudie de trop près. C’est une liste de prix.
— Je vois cela, dit-elle, en le dévisageant. « Farandole » est mal orthographié. E au lieu de A.
— Heu ! émit Tommy.
— Mais combien de tours te faut-il, chéri ? Nous venons de t’offrir ta boîte diabolique…
— Je sais, se défendit-il. C’est juste pour rêver.
— Eh bien, rêve ! s’écria-t-elle, abaissant une fois de plus ses lunettes. Mais garde ton manteau. On va au A&P.
— S’il te plaît, je peux rester à la maison ? Je suis assez grand.
— Pas aujourd’hui.
— S’il te plaît.
Il devina qu’elle allait probablement céder – ces derniers temps, ses parents faisaient l’expérience de le laisser tout seul – et que la seule raison qui lui donnait à réfléchir était son horreur des courses.
— Tu vas m’obliger à m’aventurer seule au cœur des ténèbres ?
Il inclina la tête.
— Tu n’auras pas peur ?
Il inclina une nouvelle fois la tête, de crainte, s’il ajoutait un mot, de vendre la mèche d’une façon ou d’une autre. Elle hésita encore un moment, puis haussa une épaule, prit son sac à main et s’en alla.
La lettre et son enveloppe dans les mains, Tommy resta assis jusqu’à ce qu’il eût entendu le ronronnement du moteur de la Studebaker et le raclement de son pare-chocs arrière au moment où sa mère reculait hors de l’allée. Puis il se leva. Il prit les ciseaux dans le tiroir de la cuisine, se dirigea vers le placard et en sortit un paquet de céréales Post Toasties. Il vit que sa mère, comme d’habitude, était partie sans sa liste de commissions. Celle-ci était écrite, remarqua-t-il, au dos d’une bande arrachée à une page d’iconographie – qui venait peut-être de Kiss – qu’elle avait abandonnée. Cachée derrière un vieux canot à rames tirée au sec, une jolie blonde espionnait une scène qui lui tirait des larmes. C’était sans doute son petit ami médecin qui embrassait sa meilleure amie l’infirmière ou quelque chose dans ce genre.
Tommy emporta les ciseaux et les céréales dans sa chambre. Au fond du sac en papier sulfurisé, il restait presque un centimètre de miettes, qu’il mastiqua consciencieusement. Comme il le faisait tous les matins depuis la semaine dernière, il étudia le texte imprimé à l’arrière du paquet, lequel vantait avec sérieux les mérites, formulés scientifiquement, des céréales et qu’il connaissait déjà par cœur. Après avoir terminé, il froissa le sac en boule, puis le jeta dans la corbeille à papier. Il ramassa ses ciseaux et découpa soigneusement la paroi arrière du paquet. Il la posa à plat sur son bureau. À l’aide d’un crayon et d’une règle, il traça un encadré autour de chaque occurrence des mots « Post Toasties ». Puis il prit les ciseaux et découpa en suivant les lignes qu’il avait tirées. Il reprit la paroi de carton, avec ses onze trous rectangulaires, et la superposa à la prétendue liste des tours de magie de chez Tannen.
Voilà comment Tommy apprit qu’il lui fallait prendre le train de 10 h 04 à la gare L.I.R.R. de Bloomtown le 3 décembre, un œil caché sous le bandeau qui allait lui être fourni, sous couvert d’un accessoire d’un faux tour baptisé Dollars espagnols, dans une seconde lettre de Joe. Tommy devait s’asseoir dans la dernière voiture, tout au fond, prendre la correspondance à Jamaica, descendre à Penn Station, puis longer les deux pâtés de maisons menant au fameux Empire State Building. Il devait ensuite monter par l’ascenseur au soixante-douzième étage, aller à la suite 7203 et tambouriner ses initiales en morse à la porte. S’il rencontrait un ami de la famille ou un autre adulte qui le questionnait sur sa destination, il devait montrer son bandeau et répondre simplement : « Ophtalmologiste ».
Pendant les sept mois suivants, Tommy suivit tous les jeudis la routine instaurée par cette première missive secrète de Joe. Il quittait la maison à neuf heures moins le quart, comme les autres jours, et se mettait en marche vers le collège William Floyd, où il était en cinquième. Mais au coin de Darwin Avenue, il tournait à gauche au lieu de droite, passait discrètement par l’arrière-cour des Marchetti, traversait Rutherford Drive et prenait son temps (à moins qu’il ne pleuve) pour déambuler dans le quartier est à moitié construit de Bloomtown, en direction du nouveau et insipide édifice d’acier et de parpaings qui avait remplacé l’ancienne gare de Manticock. Il passait alors la journée avec cousin Joe, dans son étrange meublé à trois cents mètres au-dessus de la Cinquième Avenue, et repartait à trois heures. Ensuite, suivant toujours la première consigne de Joe, il s’arrêtait devant les Fournitures de bureau Reliant, dans la Trente-troisième Rue, et tapait à la machine un mot d’excuse à remettre le lendemain matin au principal, Mr Savarese, sur une feuille de papier que Joe avait déjà ornementé d’un fac-similé parfait de la signature de Rosa Clay.
Les premiers mois, Tommy adorait ses expéditions à New York. La clandestinité du protocole, le risque d’être pris et la vue vertigineuse depuis les fenêtres de chez Joe n’auraient pu être mieux faits pour frapper l’imagination d’un petit garçon de douze ans qui consacrait une bonne partie de ses journées à feindre secrètement de s’identifier à un insecte humanoïde doté de pouvoirs surnaturels. Il aimait, avant tout, le trajet en ville. Comme pour beaucoup d’enfants solitaires, son problème, ce n’était pas la solitude en soi, mais le fait qu’il n’était jamais laissé libre d’en profiter. Il y avait toujours des adultes bien intentionnés qui essayaient de le taquiner, de l’améliorer et de le conseiller, de le soudoyer, de le cajoler ou de le maltraiter pour qu’il s’apprivoise, parle plus fort, prenne l’air. Des maîtres qui fouinaient et enjôlaient avec leurs exemples et leurs principes, alors que tout ce dont il avait réellement besoin, c’était qu’on lui donne une pile de manuels et qu’on le laisse tranquille. Ou bien, le pire de tout, des enfants qui avaient l’air de ne pas pouvoir jouer sans l’inclure si leurs jeux étaient cruels ou, s’ils étaient innocents, sans le tenir ouvertement à l’écart. L’isolement de Tommy avait trouvé une expression étrangement heureuse dans le tangage et le grondement des trains du L.I.R.R., le souffle vicié des ventilateurs à air chaud, l’odeur de porridge brûlant des cigarettes, le panorama desséché et anonyme vu des fenêtres, les heures entièrement consacrées à lui-même, à son livre et à ses rêveries. Il aimait également la ville elle-même. À l’aller comme au retour, il se gavait de hot-dogs et de tourtes de cafétéria, des briquets de prix et des feutres exposés dans les vitrines des grands magasins, suivait les garçons de courses avec leurs portants bruissant de fourrures et de pantalons. Il y avait des marins et des boxeurs professionnels. Il y avait des clochards, tristes et inquiétants, et des dames en vestes galonnées, avec des chiens dans leurs sacs à main. Tommy sentait les trottoirs vibrer et trembler quand les trains passaient sous ses pieds. Il entendait des hommes jurer et chanter de l’opéra. Par une journée ensoleillée, sa vision périphérique était pailletée des reflets de lumière sur les phares chromés des taxis, les boucles de chaussures des femmes, les insignes des policiers, les poignées des voitures à bras des marchands de casse-croûte, les décorations à toute épreuve sur les capots des camions forcenés en vadrouille. C’était Gotham City, Empire City, Métropolis. Ses cieux et ses toits grouillaient d’individus enroulés dans leur cape ou costumés, à l’affût des malfaiteurs, des saboteurs et des communistes. Tommy, lui, était le Bug, qui effectuait sa ronde solitaire dans New York, surgissant du sous-sol telle une cigale, sautillant sur ses puissantes pattes postérieures le long de la Cinquième Avenue aux trousses du Docteur Follehaine ou du Resquilleur, rampant ni vu ni connu comme une fourmi au milieu des troupeaux noir et gris et piaffants d’humains chargés de serviettes, dont il avait juré de protéger et de défendre l’existence fruste de mammifères, avant de débarquer enfin dans le repaire aérien secret d’un de ses compagnons justiciers masqués, qu’il surnommait parfois l’Aigle mais qui répondait plus généralement, dans l’imagination de Tommy, au sobriquet de Top Secret.
Top Secret vivait dans une enfilade de deux bureaux, dont les quatre fenêtres donnaient sur Bloomtown et le Groenland. Il avait un bureau, une chaise, une table de travail, un tabouret, un fauteuil, un lampadaire, une collection complexe de postes de radio multibande hérissés de mètres d’antenne grimpante et un petit meuble de rangement spécial dont beaucoup des tiroirs peu profonds étaient remplis de stylos, de crayons à papier, de tubes de peinture tordus et de gommes. Il n’y avait pas de téléphone, pas plus qu’il n’y avait de réchaud, de glacière ou de lit proprement dit.
— C’est illégal, annonça cousin Joe à Tommy lors de sa première visite. On n’a pas le droit d’habiter dans un immeuble de bureaux. Voilà pourquoi tu ne dois dire à personne que je suis ici.
Même à ce moment-là, avant de connaître la profondeur et l’étendue des pouvoirs surhumains d’autodissimulation de Top Secret, Tommy ne crut pas entièrement à cette explication. Dès le début, il avait senti, sans pouvoir l’exprimer – à son âge, le mot et l’expérience du chagrin étaient moins étrangers à sa psychologie que latents en lui et encore inconscients – qu’il y avait quelque chose qui clochait chez Joe ou qui lui était arrivé. Mais il était trop électrisé par le mode de vie de son cousin et les perspectives que celui-ci lui ouvrait pour trop réfléchir au problème. Il regarda Joe se diriger vers une autre porte à l’autre bout de la pièce et l’ouvrir. C’était un placard de fournitures. Il contenait des rames de papier, des bouteilles d’encre et autres accessoires de bureau. Il y avait aussi un lit bas pliant à roulettes, une plaque chauffante électrique, deux cartons de vêtements, une penderie en toile et un petit lavabo en faïence.
— Il n’y a pas de gardien ? lui demanda Tommy lors de sa deuxième escapade, après avoir accordé une certaine considération à sa question. Ou un concierge ?
— Le gardien arrive cinq minutes avant minuit, et je veille à ce que tout soit normal avant qu’il mette les pieds ici. Le concierge et moi sommes déjà de vieux amis.
Joe répondit à toutes les questions de Tommy sur les détails de sa vie et lui montra l’ensemble du travail qu’il avait réalisé depuis qu’il avait quitté le monde de la bande dessinée. En revanche, il refusa de dire à Tommy depuis combien de temps il se terrait dans l’Empire State Building, pourquoi il restait là et pour quel motif il tenait son retour secret. Il ne voulut pas non plus expliquer pourquoi il ne quittait jamais son bureau sauf pour se procurer ces fournitures qui ne pouvaient pas lui être livrées, souvent affublé d’une fausse barbe et de lunettes noires, ou pour passer régulièrement dans l’arrière-boutique de Tannen. Ou encore pourquoi, un après-midi de juillet, il avait fait une exception pour se rendre jusqu’à Long Island. C’étaient là les mystères de Top Secret. En tout cas, ce type d’interrogations n’étaient venues à l’esprit de Tommy que sous une forme fragmentaire et inexprimée. Après ses deux premières visites, et durant un bon moment par la suite, il se contenta de considérer la situation comme allant de soi. Joe lui enseignait des tours de cartes, des tours de pièces, des trucs avec des foulards, des aiguilles et du fil. Ils mangeaient des sandwiches achetés à la cafétéria du rez-de-chaussée. Ils échangeaient une poignée de main en guise de bonjour et d’au revoir. Et, mois après mois, Tommy gardait les secrets de Top Secret, même s’ils lui venaient toujours aux lèvres et cherchaient à s’échapper.
Tommy se fit seulement prendre deux fois avant le jour où le pot aux roses fut découvert. La première fois, il attira l’attention d’un contrôleur du L.I.R.R. atteint de nystagmus qui ne mit pas longtemps à sonder la superficialité de son histoire de couverture. Résultat, Tommy passa une bonne partie du mois de novembre 1953 enfermé dans sa chambre. Mais au collège – il considérait comme une partie de son châtiment qu’on continuât à l’envoyer en classe pendant le mois où il était consigné – il consulta Sharon Simchas qui était presque borgne. Il expédia une lettre d’explications à son cousin aux bons soins de Louis Tannen. Le jeudi qui suivit la levée de la punition, il reprit le chemin de Manhattan, muni cette fois du nom et de l’adresse du médecin de Sharon, d’une des cartes professionnelles du bon médecin et d’un plausible diagnostic de strabisme. Toutefois, le poinçonneur aux yeux vagabonds ne reparut pas.
La seconde fois où il se fit attraper tomba un mois avant le saut de l’Artiste de l’évasion. Tommy s’installa sur son siège habituel au fond de la voiture et ouvrit son exemplaire de Houdini et la magie de Walter B. Gibson. C’est cousin Joe qui le lui avait donné la semaine précédente ; il était dédicacé par l’auteur, créateur de The Shadow, « l’Ombre », avec lequel Joe jouait encore aux cartes de temps en temps. Tommy s’était déchaussé, il avait son bandeau sur son œil et un demi-paquet de Black Jack dans la bouche. Il entendit un cliquetis de talons et leva le nez à temps pour voir sa mère vêtue de son manteau de phoque entrer dans le wagon en trébuchant, essoufflée, son plus beau chapeau noir plaqué sur sa tête par un bras. Elle se trouvait à l’autre bout d’une voiture relativement pleine, et un homme de haute taille se tenait juste dans sa ligne de mire. Elle s’assit donc sans remarquer son fils. Ce coup de chance mit du temps à faire son chemin en lui. Tommy baissa les yeux sur l’ouvrage posé sur ses genoux. La boule de gomme gris foncé reposait dans une petite flaque de salive sur la page de gauche ; elle était tombée de sa bouche. Il la remit là où elle était et s’allongea en travers des deux sièges de sa rangée, le visage dissimulé dans la capuche de son manteau et derrière l’écran de son livre. Son sentiment de culpabilité était exacerbé par le fait qu’il savait que Harry Houdini avait idolâtré sa propre mère et ne l’aurait sans doute jamais trompée ni ne se serait caché d’elle. À Elmont, le contrôleur passa lui demander son billet et Tommy se redressa sur un coude. L’employé lui jeta un regard sceptique et, bien que ce fût la première fois qu’il le voyait, Tommy tapota son bandeau du bout du doigt et tenta d’imiter la nonchalance de cousin Joe.
— Ophtalmologiste, proféra-t-il.
Le contrôleur hocha la tête et poinçonna son billet. Tommy se rallongea.
À Jamaica il attendit que la voiture se soit entièrement vidée, puis il se rua sur le quai. Il arriva au train à destination de Penn Station juste au moment où les portes se refermaient. Il n’avait pas le temps d’essayer de deviner dans quelle voiture sa mère avait pu monter. L’idée de prendre le train suivant lui vint seulement quelques minutes plus tard, quand – dès qu’elle eut lâché le lobe d’oreille de son fils – cette possibilité lui fut suggérée par Rosa elle-même.
Tommy était presque littéralement tombé sur elle, ayant flairé son parfum juste avant qu’un coin dur de son sac à main simili-écaille ne lui entre dans l’œil.
— Oh !
— Ouille !
Il recula en trébuchant. Elle l’attrapa par la capuche de son manteau et l’attira à elle, puis, resserrant sa prise, le souleva même à deux centimètres du sol, tel un magicien qui brandit par les oreilles le lapin qu’il va faire disparaître ; ses pieds pédalaient sur une bicyclette invisible. Les joues de Rosa étaient fardées de rouge, ses paupières soulignées de crayon noir comme une héroïne de Caniff.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? Pourquoi n’es-tu pas au collège ?
— Rien, répondit-il. Je vais juste… J’allais juste…
Il embrassa la voiture du regard. Évidemment, tous les autres voyageurs les épiaient. Sa mère le souleva un peu plus pour approcher son visage du sien. Le parfum qui émanait d’elle s’appelait Embuscade. Le flacon se trouvait sur le plateau en miroir posé sur sa coiffeuse, sous un manteau de poussière. Il n’arrivait pas à se rappeler la dernière fois où il l’avait senti sur elle.
— Je ne peux pas… commença-t-elle. (Mais elle ne put achever sa phrase parce qu’elle s’était mise à rire.) Enlève-moi ce sale bandeau de ton œil, ordonna-t-elle.
Rosa le reposa par terre et souleva ledit bandeau. Tommy battit des paupières. Elle rabattit le bandeau sur son œil. Sans lâcher la capuche de son Mighty Mac, elle le tira au fond de la voiture et le força à s’asseoir. Il était sûr qu’elle allait le tancer maintenant, mais, une fois de plus, elle le surprit en s’installant à côté de lui et en le prenant dans ses bras. Elle se balançait d’avant en arrière, le serrant toujours contre elle.
— Merci, reprit-elle d’une voix de gorge, enrouée, exactement comme les matins qui suivaient une nuit de bridge où elle avait grillé un paquet de cigarettes. Merci.
Elle enfouit son nez dans ses cheveux. Il sentit que les joues de sa mère étaient humides. Il se renversa sur son siège.
— Qu’est-ce qui ne va pas, maman ?
D’un geste brusque, elle ouvrit son sac à main et en sortit un mouchoir.
— Tout, répondit-elle. Qu’est-ce qui ne va pas chez toi, tu veux dire ? Comment peux-tu continuer à te conduire ainsi ? Tu allais encore chez Tannen ?
— Non, maman.
— Ne me mens pas, Tommy, murmura-t-elle. N’aggrave pas les choses.
— D’accord.
— Tu ne peux pas te comporter de cette manière. Tu ne peux quand même pas sécher la classe chaque fois que l’envie te prend d’aller à la Boutique de la magie de Tannen. Tu n’as que onze ans. Tu n’es pas un voyou.
— Je sais.
Le train vibra et les freins crissèrent. Ils arrivaient déjà à Pennsylvania Station. Tommy se leva et attendit qu’elle se lève à son tour et le traîne hors du train, pour l’obliger à traverser le quai et le ramener de force à Jamaica, puis à la maison. Mais elle resta assise à la même place et se regarda dans le miroir de son poudrier, en secouant piteusement la tête devant le plâtras créé par ses larmes.
— Maman ?
Elle leva les yeux.
— Je ne vois aucune raison de gâcher ma toilette et mon chapeau parce que tu aimes mieux voir une dame sciée en deux qu’apprendre les fractions, déclara-t-elle.
— Tu veux dire que je ne serai pas puni ?
— Je pensais que nous pourrions passer la journée en ville. Tous les deux. Manger Chez Schrafft. Peut-être même nous offrir une séance de cinéma…
— Alors tu ne vas pas me punir ?
Rosa secoua la tête, une seule fois, dédaigneusement, comme si la question l’ennuyait. Puis elle saisit sa main.
— Je ne vois non plus aucune raison de mettre ton père au courant, n’est-ce pas, Tommy ?
— Non, madame.
— Ton père a déjà assez de soucis comme cela.
— Oui, madame.
— Nous garderons ce petit incident pour nous.
Il hocha la tête, même s’il y avait dans les yeux maternels une lueur passionnée qui le mettait mal à l’aise. Brusquement, il éprouva une folle envie d’être de nouveau consigné.
— Mais si jamais tu recommences, ajouta-t-elle, je ramasserai toutes tes cartes, tes baguettes magiques et toutes ces autres idioties et les jetterai dans l’incinérateur.
Il se rassit et se détendit légèrement. Comme promis, ils déjeunèrent Chez Schrafft, elle de poivrons farcis, lui d’un sandwich Monte Cristo. Ils passèrent ensuite une heure chez Macy’s, puis allèrent au cinéma voir Une femme qui s’affiche au Trans-Lux de la Cinquante-deuxième Rue. Ils prirent le 16 h 12 pour le retour. Le temps que son père rentre, Tommy dormait déjà. Le lendemain matin, quand il entra le réveiller pour aller à l’école, Sammy ne posa pas de questions à son fils. La rencontre dans le train se perdit dans les fissures de leur famille. Une fois, bien longtemps après, Tommy rassembla tout son courage pour demander à sa mère ce qu’elle faisait dans ce train pour New York, vêtue de ses plus beaux atours, mais elle s’était bornée à porter un doigt à ses lèvres et avait continué à se battre avec un autre spécimen des listes qu’elle oubliait sans cesse.
Le jour où tout avait changé, Tommy et cousin Joe étaient assis dans l’antichambre du siège des Crèmes invisibles Kornblum où trônait un faux bureau de réceptionniste. Les jambes ballantes, Tommy occupait le fauteuil, une grande bergère recouverte d’un tissu rugueux comme de la toile à sac, du vert des tables de billard, et buvait une boîte de soda à la vanille. Joe, lui, était étendu par terre, les bras croisés sous la nuque. Aucun des deux ne parlait depuis ce qui semblait plusieurs minutes à Tommy. Pendant leurs entrevues, il y avait souvent de longues périodes où ils ne disaient pas grand-chose. Tommy bouquinait, tandis que cousin Joe travaillait à la B.D. qu’il créait, disait-il, depuis qu’il avait élu domicile à l’Empire State Building.
— Comment va ton père ? lança abruptement Joe.
— Bien, répondit Tommy.
— C’est ce que tu dis toujours.
— Je sais.
— Il est inquiet à cause de ce livre du docteur Wertham, je parie. La Séduction de l’innocence.
— Très inquiet. Des sénateurs sont descendus de Washington.
Joe inclina la tête.
— Il est très occupé ?
— Il est toujours occupé.
— Combien de titres sort-il ?
— Pourquoi ne le lui demandes-tu pas toi-même ? rétorqua Tommy, avec une brusquerie involontaire.
Sa question demeura un bon moment sans réponse. Joe tira une longue bouffée sur sa cigarette.
— Peut-être le ferai-je, dit-il enfin. Un de ces jours.
— Je pense que tu devrais. Tu manques vraiment à tout le monde.
— Ton père a dit que je lui manquais ?
— Enfin, non, mais tu lui manques, répondit Tommy. (Ces derniers temps, il avait commencé à se tracasser pour Joe. Dans les mois suivant son incursion au fin fond de Long Island, ce dernier avait, de son propre aveu, quitté l’immeuble de moins en moins fréquemment, comme si les visites de Tommy avaient pris la place de l’expérience normale du monde extérieur.) Tu devrais peut-être venir à la maison avec moi, par le train. Il y a un lit de secours dans ma chambre.
— Un lit bas à roulettes.
— Ouais.
— Je pourrais utiliser ta serviette de bain des Brooklyn Dodgers ?
— Ouais, bien sûr ! Enfin, si tu veux.
Joe hocha de nouveau la tête.
— Peut-être le ferai-je un de ces jours, répéta-t-il.
— Pourquoi restes-tu toujours ici ?
— Pourquoi me poses-tu toujours cette question ?
— Eh bien, tu ne… ça ne t’embête pas de loger dans le même immeuble qu’eux ? Qu’Empire Comics ? S’ils vous ont traité si mal et tout ?
— Ça ne m’embête pas du tout. J’aime être près d’eux. De l’Artiste de l’évasion. Et puis on ne sait jamais. Un de ces jours, c’est peut-être moi qui pourrais les embêter…
Il se redressa en prononçant ces derniers mots, roula brusquement sur ses genoux.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Joe écarta la question d’un mouvement de sa cigarette, la voilant d’un nuage de fumée.
— Peu importe.
— Dis-moi.
— N’y pense plus.
— J’ai horreur que les gens fassent ça, protesta Tommy.
— Oui, moi aussi, admit Joe. (Il laissa choir son mégot sur le sol de ciment nu et l’écrasa sous la pointe de sa sandale en caoutchouc.) À vrai dire, je n’ai pas encore décidé ce que j’allais faire. J’aimerais bien les embarrasser d’une manière ou d’une autre. Donner le mauvais rôle à ce Shelly Anapol. Je vais peut-être me déguiser en Artiste de l’évasion et… sauter du haut de cet immeuble. Il me faut seulement trouver un moyen de faire croire que j’ai sauté pour me suicider.
— Tu serais capable de faire ça ? Et si ton truc ne marchait pas et que tu te retrouves aplati comme une crêpe dans la Trente-quatrième Rue ?
— Ça les embarrasserait sûrement, murmura Joe, qui se palpa la poitrine. Où ai-je laissé… Ah !
C’est à cet instant précis que tout avait changé. Joe se dirigea vers sa table à dessin pour prendre son paquet d’Old Gold et trébucha sur le cartable de Tommy. Il bascula en avant, battant les airs devant lui, mais avant qu’il ait pu se rattraper à quoi que ce soit, son front heurta le coin de sa table à dessin avec un choc retentissant, qui sonna fâcheusement creux. Il émit une onomatopée, puis s’affala par terre, lourdement. Tommy resta assis, s’attendant à ce qu’il jure, se retourne ou éclate en larmes. Mais Joe ne bougeait plus. Il gisait à plat ventre, son grand nez écrasé contre le sol, les mains tournées en dehors de part et d’autre, inerte et silencieux. Tommy s’extirpa de sa bergère pour se précipiter auprès de lui. Il agrippa une de ses mains. Elle était encore chaude. Il attrapa Joe par les épaules et le tira, s’y prenant à deux fois avant de le retourner comme un rondin. Son front présentait une petite entaille, à côté du pâle croissant de lune formé par la cicatrice d’une ancienne plaie. L’entaille avait l’air profonde, même s’il n’y avait que très peu de sang. La poitrine de Joe se soulevait, puis s’abaissait, de manière imperceptible mais régulière, et son nez émettait un râle. Il était évanoui.
— Cousin Joe, cria Tommy, en le secouant. Hé ! Réveille-toi, je t’en prie.
Tommy courut dans l’autre pièce et ouvrit le robinet. Il imbiba d’eau fraîche un gant de toilette en lambeaux et revint au chevet de Joe. Avec des gestes doux, il tamponna la partie indemne de son front. Il ne se passa rien. Tommy étala la serviette sur le visage de son cousin et l’en frictionna vigoureusement. Joe respirait toujours, sans bouger. Toute une constellation de concepts qui étaient flous dans l’esprit de Tommy, comas, catalepsies et crises d’épilepsie, commença à l’inquiéter. Il ne savait pas quoi faire pour son cousin, comment le ranimer ou lui porter secours. Et voilà que l’entaille se mettait à saigner abondamment. Comment devait agir Tommy ? Sa première impulsion fut d’aller chercher de l’aide, mais il avait juré à Joe de ne jamais révéler sa présence à personne. N’empêche que Joe était un occupant de l’immeuble, illégal ou pas. Son nom devait bien apparaître sur un bail ou un document quelconque. Le syndic de l’immeuble savait où il était. Ses représentants pourraient-ils ou accepteraient-ils de l’aider ?
À ce moment-là, Tommy se souvint d’une sortie scolaire qui l’avait conduit ici, du temps de la maternelle. Il y avait une grande infirmerie – le guide avait parlé d’un mini-hôpital – à l’un des étages inférieurs. Une jeune et ravissante infirmière avec un calot blanc et des chaussures également blanches les avait accueillis. Elle saurait quoi faire. Tommy se releva et se mit en marche vers la porte. Puis il se retourna pour regarder Joe allongé par terre. Mais quel sort lui réserverait-on après l’avoir ranimé et avoir mis un pansement sur sa coupure ? Est-ce qu’on le mettrait en prison parce qu’il dormait toutes les nuits dans son bureau ? Le prendrait-on pour une espèce de dingue ? Était-il une espèce de dingue ? Est-ce qu’ils allaient l’enfermer dans un asile de dingues ?
La main de Tommy était déjà sur la poignée, mais il ne pouvait se résoudre à tourner celle-ci. Il était paralysé, indécis quant à la marche à suivre. Pour la première fois, il prit conscience du dilemme de Joe. Ce n’était pas qu’il refusât tout autre contact avec le monde en général et les Clay en particulier. Peut-être était-ce la manière dont cela avait commencé pour lui, dans cette drôle de période après la guerre, après qu’il fut revenu d’une quelconque mission secrète – c’était ce qu’avait dit la mère de Tommy – et eut appris que sa propre mère avait été exécutée dans les camps. Joe s’était sauvé, échappé sans laisser de trace, pour venir se cacher ici. Mais il était désormais prêt à rentrer à la maison. Le problème, c’est qu’il ne savait pas comment. Tommy ne devait jamais savoir combien d’efforts cela avait coûté à Joe d’entreprendre cette excursion à Long Island, combien ardent était son désir de voir le gamin, de lui parler, d’entendre sa petite voix flûtée. Mais Tommy voyait bien que Top Secret était piégé dans sa Chambre des secrets et que le Bug allait devoir le délivrer.
À cet instant, Joe gémit. Ses yeux s’ouvrirent en palpitant. Il porta un doigt à son front et regarda le sang qui le maculait. Il se redressa sur un coude en roulant vers Tommy, près de la porte. L’expression de Tommy n’avait pas dû être difficile à lire.
— Je vais bien, articula Joe d’une voix pâteuse. Reviens.
Tommy lâcha la poignée de porte.
— Tu vois, reprit Joe, en se relevant lentement. Ça te montre qu’on ne doit pas fumer. C’est mauvais pour la santé.
— D’accord, murmura Tommy, s’étonnant de l’étrange résolution qu’il avait prise.
Après avoir quitté Joe cet après-midi-là, Tommy se dirigea vers la machine à écrire Smith-Corona qui était enchaînée à un podium, devant les Fournitures de bureau Reliant. Il sortit la feuille de papier à écrire permettant aux gens d’essayer la machine. On pouvait y lire la petite fable hebdomadaire standard, longue d’une phrase, sur The quick brown fox and the lazy dog{145}, et le rappel que l’heure était désormais venue pour tous les hommes de bonne volonté de venir en aide à leur pays. Il introduisit à sa place l’habituelle page de papier à lettres, au bas de laquelle Joe avait imité le nom de sa mère. « Cher Monsieur Savarese », tapa-t-il du bout de ses deux index. Puis il s’arrêta. Il sortit le papier et le mit de côté. Il leva les yeux vers la pierre noire polie de la devanture. Son reflet lui rendit son regard. Il se précipita pour ouvrir la porte à poignée chromée et fut immédiatement intercepté par un employé maigrichon aux cheveux blancs, dont le pantalon était maintenu par une ceinture à hauteur du diaphragme. Cet homme observait souvent Tommy de l’entrée du magasin pendant que le gamin rédigeait ses mots d’excuse. Chaque semaine, Tommy croyait qu’il allait lui dire de filer. Au seuil de la boutique, qu’il franchissait pour la première fois, il hésita. Dans les épaules raidies de l’homme et l’inclinaison en arrière de sa tête, Tommy reconnut sa propre réaction face à un gros chien inconnu ou à un autre animal aux crocs bien aiguisés.
— Qu’est-ce tu veux, petit ? demanda l’homme.
— C’est combien une feuille de papier ?
— Je ne vends pas le papier à la feuille.
— Ah !
— Sauve-toi maintenant.
— Bon, c’est combien pour une boîte, alors ?
— Une boîte de quoi ?
— De papier.
— Quelle sorte de papier ? Pour quel usage ?
— Une lettre.
— D’affaires ? Personnelle ? C’est pour toi ? Tu vas écrire une lettre ?
— Oui, monsieur.
— Bon, quel genre de lettre ?
Tommy réfléchit un moment à la question, très sérieusement. Il ne voulait pas se tromper de papier.
— Une menace de mort, répondit-il à la fin.
Pour une raison inconnue, sa réponse dérida son interlocuteur, qui alla derrière son comptoir et se baissa pour ouvrir un tiroir.
— Tiens, dit-il, en tendant à Tommy une feuille de papier ocre épais, aussi lisse et frais au toucher que du massepain. Mon meilleur vélin à cent grammes. (Il riait encore.) Assure-toi de bien les tuer, d’accord ?
— Oui, monsieur, répondit Tommy.
Il ressortit pour retourner à la machine à écrire, inséra la feuille de papier fantaisie et tapa en une demi-heure le message qui devait finalement attirer une foule de gens sur les trottoirs de l’Empire State Building. Ce n’était pas forcément la conséquence qu’il prévoyait. Il ne savait pas très bien ce qu’il espérait en osant remettre sa missive au rédacteur en chef de l’édition new-yorkaise du Herald Tribune. Il essayait juste d’aider Joe à retrouver le chemin de la maison. Il ignorait à quoi tout cela mènerait, ou si sa lettre, dont les termes lui semblaient abominablement officiels et réalistes, serait même prise en considération. Après avoir fini, il la retira avec précaution de la machine à écrire et rentra dans le magasin.
— C’est combien une enveloppe ? s’enquit-il.