11.
Rose Saxon, la reine de Romance Comics, était à sa table à dessin, dans le garage de son pavillon de Bloomtown, quand son mari téléphona de New York pour lui annoncer que, si elle était d’accord, il allait ramener à la maison l’amour de sa vie, qu’elle tenait pratiquement pour mort.
Miss Saxon travaillait au texte d’un nouveau récit, dont elle avait l’intention de commencer la mise en page le soir même, après avoir mis son fils au lit. Ce serait la pièce de résistance du numéro de juin de Kiss Comics. Elle pensait l’appeler La Bombe a détruit mon mariage. L’histoire serait inspirée d’un article qu’elle avait lu dans Redbook sur les difficultés humoristiques qu’il y avait à être mariée à un spécialiste de physique nucléaire employé par le gouvernement dans une installation top secret en plein désert du Nouveau-Mexique. Elle écrivait moins qu’elle ne préparait ses planches en détail, une à une, à la machine à écrire. Au fil des ans, les scripts de Sammy étaient devenus, non pas moins minutieux, mais plus souples ; il ne se donnait plus la peine d’indiquer au graphiste quoi dessiner. Rosa était incapable de fonctionner de cette manière-là. Elle détestaittravailler à partir des scripts de Sammy. Elle avait besoin que tout soit défini à l’avance, plan par plan, pour ainsi dire. D’un story-board, comme on disait à Hollywood. Ses scripts à elle étaient une suite précisément numérotée de plans originaux, le découpage d’une saga à dix cents qui, par sa rare élégance de conception, ses perspectives allongées et sa profondeur de champ, ressemblait un peu, ainsi que le note Robert C. Harvey{150}, aux films de Douglas Sirk. Elle s’échinait sur une volumineuse Smith-Corona et tapait avec une lenteur si appliquée que, lorsque son patron de mari l’appela, elle n’entendit pas tout de suite la sonnerie du téléphone.
Rosa avait débuté dans la bande dessinée peu après le retour de Sammy dans le milieu, une fois la guerre terminée. Après avoir accepté le poste de rédacteur en chef à Gold Star, le premier geste de Sammy avait été de liquider bon nombre d’incompétents et d’alcooliques qui plombaient le personnel de la maison. C’était une mesure courageuse et nécessaire, mais qui le laissa dans une pénurie aigue de dessinateurs, en particulier d’encreurs.
Tommy était inscrit au jardin d’enfants. Rosa, elle, commençait à peine à comprendre l’horrible réalité de sa destinée, l’absence de but achevée de son existence quand son fils n’était plus dans les parages, lorsque, un jour, Sammy était rentré déjeuner, tourmenté et frénétique, avec une brassée de bristols, une bouteille d’encre Higgins et une poignée de pinceaux à cinq dollars, et l’avait suppliée de l’aider en faisant ce qu’elle pouvait. Elle avait passé la nuit blanche sur les pages en question – quelque épouvantable bande dessinée de Gold Star à la gloire d’un super-héros, La Grenade humaine ou L’Étalon fantôme – et avait terminé sa tâche lorsque Sammy était parti travailler le lendemain matin. Le règne de la Reine avait débuté.
Rose Saxon avait émergé lentement, en ne prêtant d’abord son pinceau à encre qu’à l’occasion, sans signature ni remerciements, à une histoire ou à une couverture qu’elle devait étaler sur la table du coin-cuisine. Rosa avait toujours eu un coup de patte, un trait puissant, un bon sens du contraste. C’était du travail réalisé sur le mode crise irréfléchie – chaque fois que Sammy était dans le pétrin ou à court de personnel – mais, au bout d’un moment, Rosa s’aperçut qu’elle se mettait à avoir un besoin maladif des jours où Sammy avait quelque chose pour elle.
Puis, un soir, alors qu’ils étaient couchés et discutaient dans le noir, Sammy lui dit que sa technique à l’encre excédait déjà de loin celle des meilleurs graphistes qu’il pouvait se permettre d’engager dans sa modeste maison Gold Star. Il lui demanda si elle avait jamais songé au travail au crayon, à la mise en page, à écrire et à dessiner vraiment des histoires de comic books. Il lui expliqua que Joe Simon et Jack Kirby remportaient en ce moment même un franc succès avec un nouveau type de feuilleton qu’ils avaient concocté, fondé en partie sur des parutions pour ados tels qu’Archie et A Date with Judy, en partie sur les vieux pulps à l’eau de rose (le dernier des vieux genres littéraires mineurs à être exhumé et ressuscité dans les comics). Cela s’appelait Young Romance{151}. Le public visé était féminin, et les histoires racontées étaient centrées sur des femmes. Jusque-là les femmes avaient été négligées en tant que lectrices de comics ; il semblait à Sammy qu’elles seraient peut-être contentes d’en lire un qui eût été vraiment écrit et dessiné par une des leurs. Rosa avait accepté la proposition de Sammy sur-le-champ, avec un sentiment de gratitude dont l’intensité n’avait toujours pas faibli.
Elle savait ce que cela avait signifié pour Sammy de retourner à la bande dessinée et d’accepter la place de rédacteur en chef chez Gold Star. Au cours de leur longue et intéressante union, c’était le seul moment où Sammy avait été sur le point de suivre son cousin dans l’univers des spécialistes de l’évasion. Il avait juré, crié, dit des choses odieuses à Rosa. Il lui avait reproché sa propre indigence, son complexe d’infériorité et l’état d’inachèvement du Désenchantement américain. S’il n’avait pas à subvenir aux besoins d’une femme et d’un enfant, un enfant qui n’était même pas le sien… Il était allé jusqu’à faire sa valise et à partir de la maison. Quand il était rentré le lendemain après-midi, il était rédacteur en chef des Publications Gold Star. Il permit au monde extérieur de l’enrouler définitivement dans ses chaînes et monta, une fois pour toutes, dans le cabinet des curiosités qu’était l’existence d’un homme ordinaire. Il y était resté. Des années plus tard, dans un tiroir de commode, Rosa avait retrouvé un billet, datant environ de cette terrible époque, pour une place assise d’un compartiment de seconde classe dans le Broadway Limited. Encore un autre train pour la côte ouest que Sammy n’avait jamais pris.
La nuit où il lui avait offert la possibilité de dessiner « un comic book pour les pépées ». Sammy lui avait tendu une clef d’or, estimait Rosa. Le passe-partout qui lui ouvrait son être intime, une échappatoire à l’ennui de sa vie de femme au foyer et de mère de famille, d’abord à Midwood et désormais ici, à Bloomtown, prétendue capitale du « Rêve américain ». Ce sentiment durable de gratitude pour Sammy était une des forces vivantes de leur vie commune, quelque chose vers quoi se tourner, à invoquer, à quoi se cramponner, comme Tom Mayflower se cramponnait à son talisman de clef, chaque fois que les choses commençaient à se gâter. Et la vérité, c’était que leur mariage s’était bonifié après qu’elle eut commencé à travailler pour Sammy. En effet, il ne semblait plus (pour mal traduire) tout à fait aussi blanc. Ils étaient devenus des collègues, des collaborateurs, des associés, d’une manière inégale mais bien définie, qui leur rendait plus facile d’éviter de regarder de trop près le cabinet fermé à clef au cœur des choses.
Le résultat le plus immédiat de la proposition de Sammy avait été Working Gals{152}, « des histoires bouleversantes mais authentiques, tirées de la vie trépidante des jeunes femmes ambitieuses ». Working Gals avait commencé dans les dernières pages de Spree Comics{153}, à l’époque le titre le moins vendeur publié par Gold Star. Après trois mois de hausse régulière des ventes, Sammy avait placé Working Gals au début du périodique et autorisé Rosa à le signer de son pseudonyme le plus célèbre{154}. Quelques mois après, Working Gals était lancé sous son propre titre ; un peu plus tard, Gold Star, entraîné par trois « Romances de Rose Saxon », commençait à être rentable pour la première fois depuis les premiers jours grisants de la guerre. Depuis lors, tandis que Sammy quittait Gold Star pour prendre la direction d’Olympic Publications et maintenant de Pharaoh House, Rosa, dans une campagne inlassable et (en grande partie) financièrement fructueuse pour dépeindre le cœur de cette créature mythique, la Femme Américaine, qu’elle méprisait et enviait à égale proportion, remplissait les pages de Heartache, Love Crazy, Lovesick, Sweetheart et désormais Kiss{155} de toute la force et la frustration de douze ans d’absence d’amour et de nostalgie.
Après que Sammy eut raccroché, Rosa garda un moment le combiné à la main, tâchant de donner un sens à ce qu’elle venait d’entendre. D’une façon ou d’une autre – c’était un peu confus –, leur adepte de l’école buissonnière de fils avait réussi à retrouver l’homme qui l’avait engendré. Joe Kavalier avait été débusqué, vivant, de sa cachette secrète dans l’Empire State Building (« Exactement comme Doc Savage », d’après Sammy). Et il venait dormir dans la maison de Rosa.
Elle prit du linge propre dans le placard mural de l’entrée et se dirigea vers le canapé sur lequel, d’ici quelques heures. Joe Kavalier allongerait son corps inoubliable, inimaginable. Là où le couloir donnait dans le séjour, elle passa devant une espèce de gribouillis atomique en forme d’étoile, avec un miroir pour noyau, et aperçut sa coiffure. Elle fit demi-tour, entra dans la chambre qu’elle partageait avec Sammy, posa son fardeau de draps odorants et arracha d’un coup l’assortiment de babioles, fournitures de bureaux et menue quincaillerie qu’elle utilisait pour dégager les cheveux de son visage quand elle était à la maison. Elle s’assit sur le lit, se releva, alla à son armoire et resta plantée devant ; la vision de sa garde-robe la remplit de doutes et d’une douce sensation d’amusement qu’elle reconnut, un peu magiquement, être ceux de Joe. Elle avait perdu depuis longtemps sa proximité avec ses robes, ses jupes et ses chemisiers ; c’étaient des tournures de rayonne et de coton connues par cœur qu’elle utilisait quotidiennement. Elles lui paraissaient désormais, jusqu’à la dernière jupe, effroyablement sérieuses et insipides. Elle ôta son pull et sa salopette roulée. Elle alluma une cigarette et alla dans la cuisine en petite culotte et soutien-gorge, l’églantier de ses cheveux lâchés flottant autour de sa tête telle une couronne de plumes.
Une fois dans la cuisine, Rosa sortit une cocotte, roussit la valeur d’une demi-tasse de beurre et l’épaissit avec de la farine. À cette mixture elle ajouta un filet de lait, puis du sel, du poivre et de l’oignon en poudre. Elle retira son roux du feu et fit chauffer une casserole d’eau pour les pâtes. Après quoi elle revint dans le séjour pour mettre un disque sur la hi-fi. Elle n’avait aucune idée de ce que c’était. Quand la musique démarra, elle n’écoutait pas et, quand elle s’acheva, elle ne s’en aperçut même pas. Cela la déconcerta de voir qu’il n’y avait pas de draps sur le canapé. Elle avait les cheveux dans la figure. Elle se rendit alors compte que lorsque des flocons de cendre étaient tombés dans son roux, elle les avait intégrés à sa sauce en remuant, comme si c’était des brins de persil séché. Toujours est-il qu’elle avait oublié d’ajouter le vrai persil séché. Et pour une raison inconnue elle déambulait en soutien-gorge.
— D’accord, se dit-elle. Et alors ? (Le son de sa voix la calma et focalisa ses pensées.) Il ne connaît rien à la banlieue. (Elle écrasa sa cigarette dans un cendrier en forme de sourcil arqué par la surprise.) Il faut que je m’habille.
Elle retourna dans la chambre et enfila une robe bleue qui lui arrivait aux genoux, avec une ceinture blanche et un col en plumetis. Des voix insidieuses et contradictoires s’élevèrent alors en elle pour dire que cette robe la grossissait et lui donnait des airs de matrone aux hanches rondes, qu’elle devrait plutôt mettre un pantalon. Elle les ignora. Elle brossa ses cheveux jusqu’à ce qu’ils se dressent sur sa tête dans toutes les directions telle une fleur de pissenlit, puis les rabattit en arrière pour les réunir sur sa nuque et les attacher au moyen d’une barrette d’argent. Son attitude redevint hésitante et ahurie pour la question du maquillage, mais elle opta vite pour un soupçon de rouge à lèvres, deux traits prune pas particulièrement bien appliqués, et regagna la salle de séjour pour faire le lit. Dans la cuisine, le poêlon bouillait déjà, et elle secoua bruyamment une boîte de macaronis pour la vider dans l’eau. Puis, dans un saladier, elle se mit à râper un morceau de fromage jaune comme les bus scolaires. Des macaronis au fromage. Au cours de la vie de Rosa, le plat de macaronis semblait régner au cœur même de son sentiment d’embarras ; mais c’était le préféré de Tommy, et elle cédait à l’impulsion de récompenser son fils pour l’exploit qu’il avait accompli. Et, sans savoir pourquoi, elle doutait que Joe – s’était-il vraiment claquemuré dans un bureau de l’Empire State Building depuis les années 1940 ? – serait sensible au message socio-économique inhérent au rata brun et or qui bouillottait dans sa cocotte blanche Corning avec la fleur bleue sur le côté.
Après avoir glissé la cocotte dans le four, elle regagna la chambre pour enfiler une paire de bas et des escarpins bleus à boucles blanches qui étaient recouvertes du même tissu satiné que la ceinture de sa robe.
Ils seraient là dans deux heures. Elle retourna à sa table et s’assit pour travailler. C’était la seule chose sensée à laquelle elle pouvait penser. Chagrin, irritation, doutes, angoisses, ou toute autre turbulence émotionnelle susceptible autrement de l’empêcher de dormir, de manger ou, dans les cas extrêmes, de s’exprimer avec cohérence ou même de se lever, disparaissaient presque totalement dès qu’elle était occupée à raconter une histoire. Bien qu’elle n’en eût pas pondu autant que Sammy au fil des ans, spécialisée, comme elle l’était, exclusivement dans le genre sentimental, elle y avait peut-être mis plus d’intensité. Pour Rosa (dès le début la seule, parmi les rares femmes qui travaillaient alors dans la profession, à ne pas avoir seulement dessiné mais, grâce à l’indulgence de son mari rédacteur en chef, à être également l’auteur de presque tous ses textes), raconter l’histoire de la ravissante Nancy Lambert – une jeune Américaine comme les autres, originaire d’une petite île du Maine qui mettait sottement toute sa confiance entre les mains instables du beau et intelligent Lowell Burn, homme du monde et spécialiste de physique nucléaire – était une activité qui absorbait, non seulement toute son attention et son talent, mais aussi tous ses sens et toute sa mémoire. Ses pensées étaient celles de Nancy Lambert. Ses propres doigts blanchissaient aux phalanges quand Nancy apprenait que Lowell lui avait encore menti. Et peu à peu, à mesure qu’elle peuplait et développait le monde qu’elle construisait à partir de rangées et de colonnes de cases sur des feuilles de bristol de vingt-quatre sur trente-deux, le passé de Nancy devenait le sien. Les langues veloutées des cerfs apprivoisés du Maine avaient autrefois léché les paumes de ses mains d’enfant. La fumée des feux de feuilles mortes, les lucioles qui traçaient des alphabets dans le ciel nocturne d’été, les exquis geysers de vapeur salée s’échappant des palourdes passées au four, les craquements de la glace en hiver sur les grosses branches des arbres, toutes ces sensations gonflaient le cœur de Rosa d’une nostalgie presque insupportable, tandis que, contemplant l’horrible fleur rouge de la bombe qu’était devenue son Autre Femme, elle envisageait la possible destruction de tout ce qu’elle avait jamais connu, de l’adorable Miss Pratt dans la vieille école de l’île à la vision du vieux doris de son père au milieu des langoustiers qui rentraient le soir avec la pêche du jour. Dans de tels moments, elle n’inventait pas ses scripts ni n’imaginait ses personnages, elle s’en souvenait. Ses pages, bien que remarquées seulement de quelques collectionneurs, gardent l’empreinte de la foi du créateur dans sa création, de cette folie magnifique qui est assez rare dans toute forme d’art sauf dans l’univers de la bande dessinée, avec ses collaborations forcées et sa recherche inlassable, pratiquement sans précédent, du plus petit dénominateur commun.
Tout cela afin d’expliquer pourquoi Rosa, que le coup de téléphone de Sammy avait laissée en proie à la panique et à la confusion, accorda si peu de pensées à Josef Kavalier une fois installée à sa table de travail. Seule dans son atelier de fortune aménagé dans le garage, elle fumait, écoutait du Mahler et du Fauré sur W.Q.X.R.{156} et s’absorbait dans les vicissitudes et la silhouette fuselée de la malheureuse Nancy Lambert, comme elle l’eût fait un jour où il n’aurait pas été question des folles absences scolaires de son fils ou de revenants sortis du fin fond de son histoire de cœur. Elle ne leva même les yeux de son travail qu’après avoir entendu le crissement de la Studebaker dans l’allée.
Les macaronis au fromage se révélèrent être une attention superfétatoire : Tommy s’était endormi quand ils le ramenèrent à la maison. Sammy eut du mal à rentrer avec le gamin dans ses bras.
— A-t-il dîné ?
— Il a mangé un beignet.
— Ce n’est pas un repas.
— Il a pris un Coke.
Les joues empourprées, sa respiration sifflant entre ses dents, mystérieusement perdu dans un haut de survêtement extra-large de la Police Athletic League, Tommy dormait profondément.
— Tu t’es cassé les côtes, lança Rosa à Joe.
— Non, répondit Joe. Juste un gros bleu.
Il avait une marque enflammée sur la joue, partiellement recouverte d’un carié de gaze fixé avec du sparadrap. Les narines de son nez luisaient, comme après un saignement récent.
— Ôtez-vous de mon chemin, marmonna Sammy entre ses dents. Je n’ai pas envie de le lâcher.
— Laisse-moi faire, dit Joe.
— Mais tes côtes…
— Laisse-moi faire.
Je voudrais bien voir ça, pensa Rosa. En réalité, il n’y avait jamais rien eu dans sa vie qu’elle eût autant désiré voir.
— Pourquoi ne le laisses-tu pas faire ? dit-elle à Sammy.
Alors Sammy, le front plissé, retenant son souffle et tressaillant de compassion, bascula le petit garçon endormi dans les bras de Joe. Les traits de Joe se contractèrent de douleur, mais il supporta le choc et serra contre lui Tommy, dont il dévorait la frimousse des yeux avec une tendresse alarmante. Rosa et Sammy restèrent là, à regarder ardemment Joe Kavalier contempler son fils. Puis, au même moment, chacun parut remarquer que c’était ce que faisait l’autre, et tous deux sourirent en rougissant, noyés dans les courants de doute, de honte et de joie qui animaient tous les événements de leur famille de fortune.
Joe s’éclaircit la voix. Ou peut-être était-ce un grognement de douleur.
Les deux autres le fixèrent du regard.
— Où est sa chambre ? demanda Joe.
— Oh ! excuse-moi, balbutia Rosa. Ça va ?
— Très bien.
— C’est par ici.
Elle le guida dans le couloir et lui montra la chambre de Tommy. Joe étendit le gamin sur le dessus-de-lit, orné d’un motif d’enseignes de taverne du XVIIIe siècle et de parchemins aux coins enroulés, imprimés avec l’œil de caractère inégal de la guerre de Sécession. Cela faisait un bon bout de temps que le devoir et le plaisir de déshabiller son fils incombaient à Rosa. Depuis plusieurs années, elle souhaitait, voulait qu’il grandisse et devienne indépendant, une exigence générale qui dépassait son âge, comme si elle espérait le voir ricocher telle une pierre sur les eaux traîtresses de l’enfance. Et maintenant elle était touchée par une légère survivance du bébé en lui, dans ses lèvres boudeuses et l’éclat fiévreux de ses paupières. Elle se pencha pour dénouer ses chaussures, puis les lui retira. Ses chaussettes étaient collées à ses pieds blancs et moites. Joe prit les chaussures et les chaussettes des mains de Rosa. Rosa déboutonna le pantalon en velours côtelé de Tommy et le fit descendre le long de ses jambes, puis remonta sa chemise et le haut de survêtement jusqu’à ce que le paquet de sa tête et de ses bras se perdît dans leurs plis. Elle tira lentement, d’un geste expert, et la partie supérieure de son fils réapparu à l’air libre.
— Bien joué, approuva Joe.
Apparemment, au poste de police, on avait gavé Tommy de glaces et de sodas pour lui délier la langue. Il fallait lui laver la figure. Rosa alla chercher un gant. Joe la suivit dans la salle de bains, portant les chaussures dans une main et la paire de chaussettes soigneusement roulées en boule dans l’autre.
— J’ai de quoi dîner dans le four.
— J’ai une faim de loup.
— Tu ne t’es pas cassé une dent ou je ne sais quoi ?
— Non, heureusement.
C’était dingue : ils papotaient, ni plus ni moins. Sa voix était toujours la même, tonitruante, mais avec un léger nasillement de basson ; le drôle d’accent des Habsbourg était toujours là, doctoral et plus tout à fait authentique. Dans la salle de séjour, Sammy avait tourné le disque qu’elle avait mis plus tôt ; Rosa le reconnaissait maintenant : New Concepts of Artistry in Rhythm de Stan Kenton. Joe la suivit de nouveau dans la chambre, et Rosa nettoya l’époxyde sucré sur les lèvres et les doigts de bébé de Tommy. Un Charms Pop dans son emballage, qu’il avait fourré, à moitié sucé, dans la poche de son pantalon, avait dessiné un continent gluant dans le creux lisse et satiné de sa hanche. Rosa l’essuya bien. Tommy marmonnait et tressaillait sous ses soins. Une fois même, ses yeux s’ouvrirent brusquement, pleins d’intelligence et d’effroi, et Rosa et Joe échangèrent une grimace : ils l’avaient réveillé. Mais le petit referma les yeux et, Joe soulevant, Rosa tirant, ils le mirent en pyjama. Joe le reprit dans ses bras, tandis que Rosa ouvrait les couvertures de son lit. Puis ils le bordèrent. Joe dégagea les cheveux du front de Tommy.
— Quel grand garçon ! chuchota-t-il.
— Il va sur ses douze ans, répondit Rosa.
— Oui, je sais.
Elle regarda les mains de Joe qui pendaient le long de son corps. Il tenait toujours la paire de chaussures.
— Tu as faim ? s’enquit-elle, parlant toujours à voix basse.
— Très faim.
Au moment de sortir de la pièce, Rosa se retourna pour regarder Tommy et eut l’impulsion de revenir se coucher dans son lit, juste pour rester étendue un moment là, à savourer cette profonde nostalgie, cette sensation de manque absolu qui la submergeait chaque fois qu’elle le tenait endormi dans ses bras. Elle referma la porte derrière eux.
— Allons manger, dit-elle.
Ce n’est qu’après que tous les trois furent installés dans le coin cuisine que Rosa put, pour la première fois, regarder Joe avec attention. Il avait plus de densité désormais. Son visage semblait avoir moins vieilli que celui de Sammy ou, allez savoir, que le sien, et son expression, pendant qu’il découvrait les curiosités et les odeurs inconnues de la douillette cuisine de leur Penobscott{157}, gardait l’empreinte du vieux Joe ahuri de son souvenir. Rosa avait lu quelque chose sur un voyageur einsteinien qui, au retour d’un périple à la vitesse de la lumière ayant occupé cinq ans de sa vie, avait retrouvé tous ceux qu’il connaissait et aimait courbés par l’âge ou tombant en poussière dans la terre. Elle avait l’impression que Joe était rentré comme cela, d’un ailleurs lointain, magnifique et incroyablement désolé.
Pendant qu’ils dînaient, Sammy relata à Rosa les péripéties de sa journée, depuis le moment où il avait rencontré ses camarades par hasard à l’Excelsior Cafétéria jusqu’à celui où Joe avait sauté dans le vide.
— Tu aurais pu te tuer ! s’écria Rosa, révulsée, en donnant une légère tape sur l’épaule de Joe. Très facilement même ! Des élastiques…
— Ce tour a été exécuté avec succès par Theo Hardeen en 1921 depuis le pont Alexandre III, protesta Joe. L’élastique a été spécialement préparé pour la circonstance, mais j’ai étudié la question, et la conclusion, c’est que le mien était encore plus solide et plus élastique.
— Sauf qu’il a cassé, observa Sammy.
Joe leva les épaules.
— Je me suis trompé.
Rosa éclata de rire.
— Je ne dis pas que je ne me suis pas trompé, je dis seulement que je ne pensais pas qu’il y ait de grandes chances pour que je me tue.
— As-tu réfléchi qu’il y avait des chances pour qu’on t’interne à Rickers Island ? ironisa Sammy. Il a été arrêté.
— Tu as été arrêté ! s’exclama Rosa. Et pourquoi ? Pour « trouble de l’ordre public » ?
Joe fit la grimace, à la fois gêné et contrarié. Puis il se servit une nouvelle ration de macaronis.
— C’était pour occupation illégale, expliqua Sammy.
— Ce n’est rien. (Joe leva les yeux de son assiette.) J’ai déjà été en prison.
Sammy se tourna vers elle.
— Il n’arrête pas de dire des choses comme ça.
— Le roi du mystère.
— Je trouve ça très agaçant.
— Tu as payé une caution ? s’enquit Rosa.
— Ton père m’a aidé.
— Mon père ? Il s’est rendu utile ?
— Apparemment, la vieille Mrs Wagner possède deux Magritte, expliqua Sammy. La mère du maire. Les poursuites ont été abandonnées.
— Deux des derniers Magritte, précisa Joe.
Le téléphone sonna.
— Je m’en occupe, lança Sammy, qui alla répondre.
— Allô ? Hein ? Quel journal ? Je vois. Non, il ne vous parlera pas. Parce que pour rien au monde il ne voudrait parler à un canard du groupe Hearst. Non, non et non, ce n’est pas vrai du tout ! (Manifestement, le désir de Sammy de rétablir la vérité était plus fort que son dédain pour le Journal-American new-yorkais. Il emporta le combiné dans la salle à manger ; ils venaient de faire poser un cordon extra-long afin de pouvoir atteindre la table à manger que Sammy utilisait comme bureau chaque fois qu’il travaillait chez lui.)
Pendant que Sammy se mettait à sermonner le reporter du Journal-American, Joe reposa sa fourchette.
— Très bon, dit-il. Je n’ai rien mangé de pareil d’aussi loin que je me souvienne.
— Tu en as eu assez ?
— Non.
Elle lui servit une nouvelle ration de macaronis.
— C’est à lui que tu as manqué le plus, déclara-t-elle. (Rosa fit un signe de tête en direction de la salle à manger, où Sammy relatait au reporter du Journal-American dans quelles circonstances Joe et lui avaient pondu l’idée de l’Artiste de l’évasion par une nuit glaciale d’octobre, il y avait des millions d’années. Le jour où un gars avait bondi par la fenêtre de la chambre de Jerry Glovsky et avait atterri, stupéfait, aux pieds de Rosa.) Il a même engagé des détectives privés pour essayer de te retrouver.
— L’un d’eux m’a bien retrouvé, répondit Joe. J’ai acheté son silence. (Il avala une bouchée, puis une deuxième, puis une troisième.) Il m’a manqué aussi, reprit-il enfin. Mais je me figurais toujours qu’il était heureux. Quand j’étais là-bas, le soir, et que je pensais parfois à lui, je lisais ses comic books – j’ai toujours su lesquels étaient les siens – et je me disais : « Bon, Sam se débrouille très bien, il doit être heureux. » (Il fit descendre la dernière bouchée de sa troisième ration d’une gorgée d’eau de Seltz.) C’est une grande déception pour moi de voir qu’il ne l’est pas.
— Parce qu’il ne l’est pas ? s’étonna Rosa, moins par mauvaise foi que sous l’effet persistant de ce qu’une autre génération aurait appelé son déni. Non. Non, tu as raison, il ne l’est pas réellement.
— Et son roman, Le Désenchantement américain ? J’y ai souvent pensé aussi, de temps en temps.
Son anglais, remarqua-t-elle, s’était dégradé pendant ses années dans le maquis ou partout où il avait pu traîner ses guêtres.
— Eh bien, répondit Rosa, il l’a terminé il y a deux ans. Pour la cinquième fois, en fait, je crois que c’était. Et nous l’avons envoyé par la poste. Il a bien eu quelques réponses polies, mais…
— Je vois.
— Joe, reprit-elle. Qu’est-ce que tu avais dans la tête ?
— Comment, qu’est-ce que j’avais dans la tête ? En sautant ?
— D’accord, commençons par là.
— Je ne sais pas. Quand j’ai vu la lettre dans le journal, tu sais, j’ai compris que Tommy en était l’auteur. Qui d’autre aurait-ce pu être ? Et j’ai pensé, enfin, puisque je suis celui qu’on lui cite en exemple sur ce sujet… je voulais… je voulais juste que ce soit vrai pour lui.
— Mais qu’est-ce que tu essayais de montrer ? Ton idée, c’était de couvrir de honte Sheldon Anapol pour qu’il vous donne plus d’argent à tous les deux ou bien… ?
— Non, l’interrompit Joe. Je ne crois pas que c’était ça, l’idée.
Elle attendit. Il repoussa son assiette et prit les cigarettes de Rosa.
Il en alluma deux à la fois, puis lui en passa une, exactement comme il le faisait il y avait longtemps, très longtemps.
— Il ne sait rien, poursuivit Joe au bout d’un moment, comme pour offrir une explication à son saut du haut de l’Empire State Building.
Et même si Rosa ne comprit pas tout de suite, cette déclaration lui fit battre le cœur. Avait-elle tant de secrets pour les hommes de sa vie, tant de formes différentes de cachotteries coupables ?
— Qui ne sait pas quoi ? s’écria-t-elle.
Comme si de rien n’était, elle tendit le bras pour prendre un cendrier sur le bar de la cuisine, juste derrière la tête de Joe.
— Tommy. Il ne sait pas… ce que je sais. Sur moi, et sur lui. Que je…
Le cendrier – rouge et or, marqué des mots EL MOROCCO dans une élégante cursive dorée – tomba sur le sol de la cuisine et se brisa en une douzaine de morceaux.
— Ce n’est pas grave, Rosa.
— Non, ce n’est pas grave ! Mais j’ai cassé mon cendrier El Morocco, nom de Dieu !
Ils se retrouvèrent à genoux par terre, au milieu de la cuisine, séparés par les tessons du cendrier.
— Alors très bien, reprit-elle, tandis que Joe commençait à réunir les éclats du plat de la main. Tu sais.
— Maintenant je sais. Je l’ai toujours pensé, mais je…
— Tu l’as toujours pensé ? Depuis quand ?
— Depuis que j’ai appris la nouvelle. Tu m’as écrit, tu te rappelles, quand j’étais dans la marine, en 1942, je crois. Il y avait des photos, je l’ai reconnu.
— Tu savais depuis 1942 que tu (elle baissa la voix pour chuchoter avec fureur) que tu avais un fils et tu n’as jamais…
La rage qui sourdait soudain en elle lui parut dangereusement convaincante, et elle y eût bien donné libre cours, sans se soucier des conséquences pour son fils, son mari ou leur réputation dans le quartier, mais ce qui la retint au dernier moment, ce fut le feu ardent des joues de Joe. Assis par terre, la tête baissée, il empilait les morceaux du cendrier en un joli petit tumulus. Rosa se leva et alla chercher une pelle et une balayette dans le placard à balais. Elle balaya les débris et les jeta avec un tintement dans la poubelle de la cuisine.
— Tu ne lui as rien dit, murmura-t-elle à la fin.
Il secoua la tête sans la relever, toujours agenouillé au beau milieu de la cuisine.
— Nous n’avons jamais beaucoup parlé, avoua-t-il.
— Pourquoi cela ne me surprend-il pas ?
— Et toi, tu ne le lui as jamais dit non plus.
— Bien sûr que non, répondit Rosa. Pour autant qu’il sache (elle baissa encore la voix et fit un nouveau signe de tête vers la salle à manger), c’est lui son père.
— Mais ce n’est pas le cas.
— Comment ?
— Il m’a dit que Sammy l’avait adopté. Il a dû l’entendre, ou quelque chose dans ce genre. Il a plusieurs théories intéressantes sur son vrai père.
— Il… a-t-il jamais… crois-tu que…
— Parfois, j’ai eu l’impression qu’il finirait par me poser la question, répliqua Joe. Mais il ne me l’a jamais posée.
Elle lui donna alors sa main et il la prit dans la sienne. Un instant, celle de Joe parut à Rosa beaucoup plus sèche et plus calleuse que dans son souvenir, et celui d’après, exactement pareille. Ils se rassirent à la table de cuisine, devant leurs assiettes respectives.
— Tu ne m’as encore rien dit, lui rappela-t-elle. Les raisons de ton geste. Quel était l’intérêt de tout cela ?
Sammy revint dans la cuisine et raccrocha le téléphone, secouant la tête devant les épaisses ténèbres journalistiques pour l’éclaircissement desquelles il venait de perdre dix minutes.
— C’est juste ce que me demandait ce gars, dit-il. Quel était l’intérêt ?
Rosa et Sammy se tournèrent vers Joe, qui contempla un moment les deux centimètres de cendre au bout de sa cigarette avant de tapoter celle-ci dans le creux de sa main.
— Je pense que l’intérêt pour moi, déclara-t-il, c’était de rentrer. De me retrouver attablé ici avec vous, à Long Island, dans cette maison, en train de manger des pâtes préparées par Rosa.
Sammy leva les sourcils et émit un bref soupir. Rosa secoua la tête. Son destin semblait être de vivre avec des hommes dont les solutions étaient invariablement plus compliquées ou extrêmes que les problèmes qu’elles étaient censées résoudre.
— Tu n’aurais pas pu téléphoner ? s’insurgea Rosa. Je t’aurais invité, j’en suis sûr.
Joe secoua la tête et ses joues retrouvèrent leur couleur normale.
— Je ne pouvais pas. Mais ce n’est pas l’envie qui m’en manquait. Je vous appelais et je raccrochais. Je vous ai écrit des lettres mais je ne les ai pas envoyées. Et plus j’attendais, plus j’avais du mal à imaginer nos retrouvailles. Je ne savais pas comment m’y prendre, vous voyez ? Je ne savais pas ce que vous penseriez de moi. Comment vous seriez disposés envers moi…
— Seigneur ! Joe, espèce de satané idiot ! s’exclama Samy. Mais on t’aime.
Joe posa sa main sur l’épaule de Sammy et haussa les épaules, inclinant la tête comme pour acquiescer : Oui, il s’était conduit comme un idiot. Et cela suffirait aux cousins, songea Rosa. Douze ans de néant, une brève déclaration, un haussement d’épaules en guise d’excuse, et ces deux-là seraient comme neufs. Rosa rejeta un jet de fumée par les narines et secoua la tête. Joe et Sammy se tournèrent de son côté. Ils semblaient attendre d’elle un plan d’action, un petit script bien ficelé de Rose Saxon qu’ils pourraient tous suivre et dans lequel ils trouveraient tous le rôle de leur choix.
— Eh bien ! lança-t-elle. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
Le silence qui suivit fut assez long pour que trois ou quatre des idiots proverbiaux d’Ethel Klayman passent en ce monde lugubre. Rosa voyait mille réponses possibles se frayer un chemin dans l’esprit de son mari, et elle se demanda laquelle il allait finalement choisir, mais ce fut Joe, en définitive, qui parla le premier :
— Il y a un dessert ? s’enquit-il.