10.
Par les fenêtres, la vue était un pur amoncellement de nuages, une chaussette de laine grise enfilée sur la pointe de l’immeuble. Aux murs du drôle de logement de Joe étaient accrochés des croquis de la tête d’un rabbin, un homme aux traits fins et à la barbe blanche comme neige. Fixées par des épingles de couleur, les études représentaient ce monsieur à l’air noble en proie à diverses humeurs : extatique, autoritaire, effrayé. De gros livres occupaient les tables et les chaises : épais ouvrages de référence, traités, essais. Joe s’était un peu documenté, lui aussi. Sammy repéra, empilés soigneusement dans un coin, les cageots en bois où Joe avait toujours rangé ses comics. Sauf qu’il y en avait dix fois plus que dans son souvenir. Dans la pièce flottaient les miasmes de sa longue occupation par un homme solitaire : café brûlé, saucisse rance, linge sale.
— Bienvenue dans la grotte de la Chauve-souris ! lança Lieber à l’entrée de Sammy.
— À vrai dire, précisa Longman Harkoo, ce lieu est apparemment connu sous le nom de Chambre des secrets.
— Vraiment ? s’exclama Sammy.
— Enfin… euh… c’est comme ça que je l’appelle, expliqua Tommy, en rougissant. Mais ce n’est pas vrai.
On pénétrait dans la Chambre des secrets par une petite antichambre qui avait été laborieusement décorée pour figurer la réception d’une société modeste mais prospère. Il y avait un bureau métallique et une table pour taper à la machine, un fauteuil, un classeur, un téléphone, un porte-chapeaux. Sur le bureau étaient posés une plaque qui promettait à cette place la présence quotidienne d’une certaine Miss Smyslenka, ainsi qu’un vase de fleurs séchées et une photo du bébé souriant de Miss Smyslenka, joué par un certain Thomas E. Clay à l’âge de six mois. Un mur présentait une grande peinture publicitaire d’une usine d’aspect robuste, lumineuse dans l’éclat rosé d’un matin du New Jersey, avec ses cheminées d’où s’échappaient de ravissantes fumées bleutées, CRÈMES INVISIBLES KORNBLUM HO-HO-KUS, NEW JERSEY, disait l’étiquette gravée apposée au bas du tableau.
Nul, pas même Tommy, ne savait vraiment depuis combien de temps Joe habitait l’Empire State Building, mais il était clair qu’au cours de cette période il avait travaillé très dur et lu une collection de bandes dessinées. Par terre se trouvaient dix piles de bristol ; toutes les feuilles de chaque pile étaient couvertes de planches bien nettes dessinées au crayon. Au début, Sammy était trop suffoqué par le nombre des pages – il devait bien y en avoir quatre ou cinq mille – pour en examiner une de près, mais il remarqua tout de même qu’elles semblaient ne pas être encrées. Joe avait utilisé divers calibres de mines de plomb, laissant à ses crayons le soin des jeux de lumière, d’ombre et de volume, habituellement obtenus au moyen de l’encre.
Outre les rabbins, il y avait des études de joueurs d’orgues de Barbarie, de soldats portant la cuirasse, d’une jolie fille avec un foulard, dans différentes attitudes et activités. On voyait également des constructions et des voitures à chevaux, des scènes de rue. Sammy ne mit pas longtemps à reconnaître les tours baroques et garnies de pointes ainsi que les porches en ruine de ce qui devait être Prague, des nielles bordées de maisons biscornues tapies sous la neige, un pont orné de statues éclairé par la lune qui projetait une ombre irrégulière sur un fleuve, des venelles sinueuses. Les personnages, dans leur majorité, ressemblaient à des Juifs d’antan, vêtus de noir, croqués avec toute la fluidité et l’art du détail de Joe. Les visages, nota Sammy, étaient plus précis, plus personnels, plus laids, que le lexique des gueules génériques de comic books que Joe avait assimilé, puis exploité dans tous ses anciens travaux. C’étaient des masques humains émaciés, faméliques, dont les regards anticipaient l’horreur mais espéraient autre chose. Tous sauf un. Un personnage, répété maintes et maintes fois sur les esquisses accrochées aux murs n’avait presque pas de figure ; les V et les traits d’union conventionnels d’une physionomie burlesque étaient simplifiés presque jusqu’à l’abstraction absolue.
— Le golem, murmura Sammy.
— Apparemment, il écrivait un roman, lança Lieber.
— Oui, il écrivait un roman, intervint Tommy. Qui parle du golem. Rabbi Judah Ben Belzébuth a gravé le mot « vérité » sur son front et il s’est animé. Et une fois, à Prague, Joe a vu le vrai golem. Son père l’avait gardé dans un placard de la maison.
— Ça m’a tout l’air magnifique ! s’écria Longman. Il me tarde de le lire.
— Un roman illustré, commenta Sammy.
Il songea à son propre roman déjà légendaire. Le Désenchantement américain, cet ouragan qui, des années durant, s’était frayé un chemin erratique à travers les marécages de sa vie imaginaire, toujours au bord du sublime ou de la désintégration, aspirant les personnages et les intrigues comme des maisons et du bétail pour ensuite les jeter de côté et continuer à avancer. En diverses occasions, il avait pris la forme d’une comédie amère, d’une tragédie sociale à la Hemingway, d’une impitoyable leçon d’anatomie sociale proche d’un texte de John O’Hara*, d’un Huckleberry Finn urbain et teigneux. C’était l’autobiographie d’un homme incapable de se regarder en face, tout un système complexe d’échappatoires et de mensonges que ne rachetait pas la vertu artistique de l’autodérision. Deux ans s’étaient déjà écoulés depuis la dernière fois où il y avait mis la main, et jusqu’à cet instant précis il eût juré que ses anciennes ambitions d’être autre chose qu’un plumitif de bande dessinée au service d’une maison de cinquième zone étaient, selon l’expression, mortes et enterrées.
— Mon Dieu !
— Allons, monsieur Clay, dit Mr Lieber. Vous pouvez m’accompagner à l’hôpital.
— Pourquoi allez-vous à l’hôpital ? demanda Sammy, bien qu’il connût la réponse.
— Eh bien, j’ai la forte conviction que je dois l’arrêter. J’espère que vous comprenez.
— L’arrêter ? s’indigna Longman. Et pourquoi ?
— Pour trouble de l’ordre public, je pense. Ou nous l’interpellerons peut-être pour occupation illégale. L’immeuble va vouloir porter plainte, j’en suis sûr. Je ne sais pas encore. Je vais y réfléchir en chemin.
Sammy vit le petit sourire narquois de son beau-père se réduire à un petit bouton dur, ses yeux bleus généralement doux s’éteignirent et devinrent vitreux. C’était une expression que Sammy lui avait déjà vue dans l’enceinte de la galerie Longman{149}, quand il avait eu affaire à un peintre qui surévaluait sa propre œuvre et à une dame titrée, avec les trois quarts d’une civette sur les épaules, qui était plus pourvue de fortune que de discernement. Rosa l’appelait « son regard de marchand de tapis », en référence aux origines commerçantes de son père.
— C’est ce que nous allons voir, répliqua Longman, avec une imprudence délibérée et un regard oblique à Sammy. Le surréalisme dispose d’agents à tous les niveaux de l’appareil d’État. La semaine dernière, j’ai vendu une toile à la mère du maire.
Votre beau-père est un peu vantard, disaient les yeux de l’inspecteur Lieber. Je le sais, répondit Sammy par le même canal.
— Excusez-moi. (Il y avait un nouveau visiteur dans les bureaux des Crèmes invisibles Kornblum. Il était jeune, beau garçon dans le style fonctionnaire anonyme, et portait un costume bleu foncé. Dans une main, il tenait une longue enveloppe blanche.) Sam Clay ? demanda-t-il. Je cherche Mr Sam Clay. On m’a dit que je pourrais le trouver…
— Ici. (Sammy s’avança et prit l’enveloppe des doigts du jeune homme.) Qu’est-ce que c’est ?
— C’est une citation à comparaître devant le Congrès. (Le jeune homme adressa un signe de tête à Lieber, en effleurant le bord de son chapeau de deux doigts.) Désolé de vous déranger, messieurs.
Sammy resta un moment à tapoter l’enveloppe sur sa main.
— Il vaut mieux que tu téléphones à maman, dit Tommy.