10.

La pente de l’escalier était raide, les marches étroites. Il y avait trois étages au-dessus du rez-de-chaussée, et elle l’emmena tout en haut. En montant, il faisait de plus en plus sombre, à en avoir la chair de poule. De chaque côté de l’escalier, les murs étaient tapissés de centaines de portraits encadrés de son père, minutieusement agencés comme des tuiles pour couvrir le moindre centimètre d’espace libre. Sur chacun de ces portraits, autant que Joe puisse en juger après une hâtive inspection, le sujet arborait la même expression niaise de celui qui retient un pet, et s’il y avait une différence significative entre eux, mis à part le fait que certaines personnes étaient, à l’évidence, plus expertes que d’autres à mettre un objectif au point par télépathie, celle-ci échappa à Joe. Pendant qu’ils se frayaient un chemin dans l’obscurité croissante, Joe avait la sensation de ne se guider que sur la lumière émise par le frottement de la main de Rosa contre son poignet, sur le courant régulier de basse tension transmis par le milieu conducteur de leur transpiration. Il titubait comme un ivrogne et riait quand elle le pressait de monter plus vite. Il était vaguement conscient de sa douleur à la main, mais choisit de l’ignorer. Au moment où ils atteignaient le palier du dernier étage, une mèche de cheveux de Rosa s’accrocha au coin de sa bouche, et il la mâchonna un moment entre ses dents.

Elle l’introduisit dans une petite chambre au cœur de la maison, qui s’incurvait bizarrement à l’endroit où elle s’adossait à la tour centrale. Outre son petit lit blanc en fer de jeune fille, une minuscule coiffeuse et une table de nuit, Rosa y avait fait entrer un chevalet, un agrandisseur, deux rayonnages, une table à dessin et mille et une autres choses empilées les unes sur les autres, éparpillées à la ronde et compressées avec une ingéniosité et un entrain remarquables.

— C’est votre atelier ! s’exclama Joe.

Une rougeur plus légère cette fois, en haut des oreilles.

— Et aussi ma chambre, répondit-elle. Mais je n’allais pas vous demander d’y monter !

Il y avait quelque chose d’indubitablement exultant dans la pagaille instaurée par Rosa. Son atelier était à la fois la toile, le journal, le musée… et le fumier de son existence. Elle ne le « décorait » pas, elle l’animait. Ce matin-là, par exemple, vers quatre heures, à moitié empêtrée dans le tulle de son rêve, elle avait tendu la main pour attraper le mégot mâchouillé d’un Ticonderoga qu’elle gardait près de son lit à cette fin. Quand elle s’était réveillée, juste après l’aube, elle avait trouvé un bout de feuille de papier dans sa main gauche, où était griffonnée l’inscription énigmatique « lampedusa ». Elle avait couru à son dictionnaire intégral, posé sur son lutrin solitaire dans la bibliothèque, où elle avait appris que c’était le nom d’une petite île de la Méditerranée, entre Malte et la Tunisie. Puis elle était remontée dans sa chambre, avait pris une grosse punaise à tête émaillée rouge dans une boîte El Producto qu’elle gardait sur son bureau suprêmement « encombré » et avait fixé le bout de papier sur le mur est de sa chambre, où il empiétait désormais sur une photographie, déchirée dans les pages de Life, du fils aîné de l’ambassadeur Joseph Kennedy, beau, hirsute et portant un cardigan à la Choate{70}. Ce bout de papier venait rejoindre une reproduction d’un portrait d’Arthur Rimbaud à dix-sept ans, songeur, avec le menton dans la main ; le texte complet de son unique pièce, un drame en un acte inspiré par Jarry et intitulé Oncle Homoncule ; des planches, découpées dans des livres d’art, d’un détail de Jérôme Bosch représentant une femme poursuivie par un céleri animé, de la Madone d’Edvard Munch, de plusieurs tableaux « bleus » de Picasso et de la Cosmic Flora de Klee ; la carte de l’Atlantide d’Ignatius Donnelly*, décalquée ; une photo aux couleurs grotesquement vibrantes, avec encore la gracieuse autorisation de Life, de quatre riantes tranches de bacon ; une sauterelle boiteuse morte, les antérieurs figés en une attitude implorante, ainsi que trois cents autres bouts de papier portant le riche vocabulaire de ses rêves, un lexique étonnant qui incluait « épaulard », « vidange », « trévire » et des mots complètement inventés, tels que « luben » et « salacteur ». Socquettes, chemisiers, jupes, maillots de corps et culottes entortillées étaient dispersés sur des piles branlantes de livres et d’albums phonographiques. Le plancher disparaissait sous une épaisse couche de chiffons trempés de peinture et de palettes en carton au chromatisme chaotique. Les toiles entassées par quatre s’alignaient contre les murs. Elle avait découvert le potentiel surréaliste de la nourriture, qui lui inspirait des émotions plutôt complexes de pionnière : partout traînaient des portraits de tiges de brocoli, de têtes de chou, de mandarines, de fanes de navet, de champignons, de betteraves. De grands tableaux multicolores de guingois, qui rappelèrent Robert Delaunay à Joe.

Quand ils étaient entrés dans la chambre, Rosa s’était dirigée vers le phonographe pour l’allumer. Dès que l’aiguille était entrée en contact avec le sillon, les rayures du disque s’étaient mises à crépiter et à grésiller telle une bûche en train de brûler. Puis un joyeux gémissement des violons avait rempli la pièce.

— Schubert, lança Joe, se balançant sur ses talons. La Truite.

— La Truite est mon disque préféré, renchérit Rosa.

— À moi aussi.

— Écoutez.

Quelque chose heurta Joe au visage, quelque chose de doux et de vivant. Joe frotta sa bouche et un petit papillon noir lui resta dans la main. Celui-ci avait l’abdomen rayé transversalement de bleu électrique. Joe frissonna.

— Des papillons de nuit, expliqua Rosa.

— Parce qu’il y en a d’autres ?

Elle hocha la tête et montra son lit du doigt.

Joe s’aperçut alors qu’il y avait énormément de papillons dans la pièce, la plupart petits, bruns et quelconques, éparpillés sur les couvertures du lit étroit, mouchetant les murs, endormis dans les plis des rideaux.

— C’est ennuyeux, répondit-elle. Ils ont envahi le haut de la maison. Personne ne sait vraiment pourquoi. Asseyez-vous.

Il trouva un coin du lit exempt de papillons et s’assit.

— Apparemment, il y avait aussi des papillons dans toute notre dernière maison, reprit-elle, s’agenouillant devant lui. Et dans la précédente. Celle où il y a eu un meurtre. Qu’avez-vous donc au doigt ?

— Il est douloureux. Depuis que j’ai tourné la vis.

— Il m’a l’air luxé.

L’index droit de Joe était légèrement tordu, un signe de parenthèse d’un nouveau genre.

— Donnez-moi votre main. Allez, ce n’est pas grave. J’ai failli être infirmière autrefois.

Il lui confia sa main, sentant la fine poigne de fer, le savoir-faire opiniâtre, qui constituait l’armature de son style artiste du Village. Elle tourna et retourna sa main, en tâta délicatement la chair et les articulations du bout des doigts.

— Ça ne vous fait pas mal ?

— Si, avoua-t-il.

La douleur, maintenant qu’il y prêtait attention, était assez aiguë.

— Je peux le remettre en place.

— Vous êtes vraiment infirmière ? Je croyais que vous travailliez à la revue Life.

Elle secoua la tête.

— Non, je ne suis pas vraiment infirmière, répondit-elle avec vivacité, comme pour passer sur quelque incident ou émotion qu’elle préférait garder pour elle. C’est juste quelque chose que j’ai… tenté. (Elle eut un soupir d’explication, comme si elle-même était lasse de son histoire.) Je voulais être infirmière en Espagne. Vous savez ? Pendant la guerre. J’ai été une engagée volontaire. J’ai été affectée dans un hôpital tenu par le P.C.A.{71} à Madrid, mais je… Hé ! (Elle laissa retomber la main de Joe.) Comment saviez-vous que… ?

— J’ai vu votre carte professionnelle.

— Ma… Oh ! (Il fut récompensé par un nouveau rougissement.) Oui, c’est une mauvaise habitude, reprit-elle, retrouvant sa grosse voix dramatique même s’il n’y avait pas foule pour entendre sa déclaration, de laisser ses affaires dans les chambres des hommes.

Selon la formule de Sammy, Joe ne goba pas son cinéma. Il aurait parié, non seulement que l’oubli de son sac à main dans la chambre de Jerry Glovsky avait mortifié Rosa Luxemburg Saks, mais que ses habitudes n’incluaient même pas la visite régulière de chambres masculines.

— Ça va vous faire mal, lui promit-elle.

— Beaucoup ?

— Horriblement, mais rien qu’une seconde.

— Très bien.

Elle le regarda longuement et s’humecta les lèvres. Il venait de remarquer que les iris brun clair de ses yeux étaient mouchetés d’or et de vert quand, brusquement, elle lui tordit la main d’un côté et l’index de l’autre et, lui étoilant le bras jusqu’au coude de zébrures de feu instantanées, remit l’articulation en place.

— Ouïe !

— Vous avez mal ?

Il secoua la tête, mais des larmes roulaient sur ses joues.

— Quoi qu’il en soit, continua-t-elle, j’ai eu un billet sur le Bernardo, New York-Carthagène. Pour le 25 mars 1925. Le 23, ma belle-mère est morte subitement. Mon père a été terrassé de chagrin. J’ai reporté la traversée d’une semaine. Le 31, les Phalangistes ont pris Madrid.

Joe se souvenait de la chute de Madrid. Elle avait eu lieu quinze jours après la chute – mentionnée en minuscules, oubliée… – de Prague.

— Vous avez été déçue ?

— Accablée. (Elle pencha la tête de travers, comme pour écouter l’écho du mot qu’elle venait de prononcer, puis la secoua d’un air décidé. Une boucle de cheveux se décrocha d’une pince et lui dégringola le long du visage. Avec humeur, elle la chassa sur le côté.) Vous voulez savoir ? Sincèrement, j’ai été soulagée. Quelle trouillarde, hein ?

— Je ne pense pas.

— Oh ! si, je suis trouillarde, très trouillarde. Voilà pourquoi je n’arrête pas d’oser faire des choses qui me font peur.

Il eut une idée.

— Comme quoi, par exemple ?

— Comme de vous pousser à monter dans ma chambre.

Indiscutablement, c’était le moment de l’embrasser. Maintenant, le trouillard, c’était lui. Il se pencha et, de sa main valide, entreprit d’examiner une pile de toiles au pied du lit.

— C’est très bon, commenta-t-il au bout d’un moment. (La touche de Rosa avait quelque chose de rapide et d’impatient, mais ses « portraits » – le terme de « nature morte » ne suffisait pas – de produits alimentaires, de boîtes de conserve et de quelques rares pieds de porc ou côtes d’agneau étaient à la fois baroques, honorables et terrifiants, et parvenaient à suggérer parfaitement leur sujet sans se perdre dans les détails. Le trait de Rosa était hardi ; elle savait dessiner aussi bien que lui, peut-être mieux. Mais elle manquait d’application dans son travail. Sa peinture était striée, constellée de taches, semée de poussières et de poils ; les bords des toiles étaient souvent laissés en blanc et déchiquetés. Là où elle n’arrivait à rien, elle barbouillait le tout à grands et furieux coups de pinceau.) Je sens presque leur odeur. Quel meurtre ?

— Hein ?

— Vous disiez qu’il y avait eu un meurtre.

— Ah, oui ! Caddie Horslip. C’était une femme du monde ou une débutante ou… Mon arrière-grand-oncle a été pendu pour cette histoire. Moses Espinoza. Cela avait fait sensation à l’époque, dans les années 1860, je crois. (Elle s’aperçut qu’elle lui tenait toujours la main, la lâcha.) Voilà. Comme neuve. Avez-vous une cigarette ?

Il en alluma une pour elle. Elle était restée à genoux devant lui, et il y avait quelque chose dans sa posture qui l’excitait. Joe avait l’impression d’être un soldat blessé qui essayait de tomber sa jolie infirmière américaine dans un hôpital de campagne.

— C’était un lépidoptériste, reprit-elle. Moses.

— Un… ?

— Il étudiait les papillons.

— Ah !

— Il l’a endormie à l’éther et tuée avec une épingle. C’est du moins ce que dit mon père. Il ment probablement. J’ai réalisé un livre des songes là-dessus.

— Une épingle, répéta-t-il. Aïe ! (Il agita son doigt blessé.) Ça va, je crois. Vous l’avez remis en place.

— Hé ! Qu’est-ce que vous en dites ?

— Merci, Rosa.

— Vous êtes le bienvenu, Joe. Joe… Vous n’êtes pas un Joe très convaincant…

— Pas encore, répliqua-t-il. (Il fléchit sa main, la retourna, l’examina.) Vais-je pouvoir toujours dessiner ?

— Je n’en sais rien. Vous savez dessiner maintenant ?

— Je ne suis pas mauvais. Mais qu’est-ce qu’un livre des songes ?

Elle posa la cigarette brûlante sur un disque phonographique placé par terre à côté d’elle et alla à son bureau.

— Aimeriez-vous en voir un ?

Joe se pencha et ramassa la cigarette, en la tenant bien droit entre les extrémités de ses doigts, comme si c’était un bâton de dynamite prêt à exploser. Elle avait fondu une petite motte dans le second mouvement de l’Octuor de Mendelssohn.

— Tiens, en voilà un. Je n’arrive pas à trouver le Caddie Horslip, semble-t-il.

— Vraiment ? dit-il froidement. Quelle surprise !

— Ne faites pas le malin, c’est repoussant chez un homme.

Il lui rendit sa cigarette et lui prit des mains un grand volume relié en toile noire avec le dos rouge. C’était un registre de comptes, deux fois plus gros que son épaisseur normale, comme un livre qui serait resté dehors sous la pluie, à cause de toutes les choses collées à l’intérieur. En tournant la première page, il trouva les mots « Rêve d’avion n° 13 », notés d’une écriture bizarre, appliquée, pareille à une jonchée de bâtonnets de bois.

— Numéroté, observa-t-il. On dirait un illustré.

— Eh bien, ils sont si nombreux. Je m’y perdrais.

Rêve d’avion n° 13 racontait plus ou moins la trame d’un rêve qu’elle avait eu sur la fin du monde. Il ne restait pas d’autres êtres humains que Rosa, et elle s’était retrouvée à bord d’un hydravion rose qui volait vers une île habitée par des lémures sensibles. Ce n’était pas tout, apparemment. Il y avait une sorte de « bande-son » graphique, construite autour d’images relatives à Peter Tchaïkovski et à son œuvre, et bien sûr, une abondante iconographie sur les aliments, mais, autant que Joe puisse en juger, c’était là l’essentiel. Le récit tirait toute sa force de la technique du collage, à partir d’illustrations découpées dans les revues et les livres. Il y avait des images tirées d’ouvrages d’anatomie, une musculature éclatée de la jambe humaine, une représentation picturale du péristaltisme. Elle avait déniché une vieille histoire de l’Inde, et beaucoup des lémures de son rêve apocalyptique avaient la tête et le regard calme, horizontal, des déesses et des princes hindous. Un manuel de cuisine des produits de la mer, riche en photographies en couleurs de crustacés ébouillantés et de poissons entiers pochés aux yeux en gelée, avait été exploité à fond. Parfois, elle avait écrit des phrases en travers des images, dont aucune n’avait beaucoup de sens pour Joe ; quelques pages étaient même presque entièrement constituées de ses textes broussailleux, enluminés pour ainsi dire par les collages. On y trouvait aussi des dessins et des diagrammes au crayon-mine, ainsi qu’un système élaboré d’annotations en marge dans le style B.D., semblables aux créatures qu’on trouve tapies au coin des pages des livres médiévaux. Joe se mit à lire, assis sur la chaise de bureau, mais, sans s’en apercevoir, il n’avait pas tardé à se relever pour se promener de long en large dans la chambre. Il marcha sur un papillon, toujours sans s’en apercevoir.

— Ce travail doit vous prendre des heures, remarqua-t-il.

— Oui, des heures.

— Combien en avez-vous réalisés ?

Elle montra du doigt un coffre peint au pied de son lit.

— Pas mal.

— C’est beau, émouvant.

Il se rassit sur le lit et acheva sa lecture, puis elle lui demanda ce qu’il faisait dans la vie. Pour la première fois depuis un an Joe s’autorisa à se voir comme un dessinateur, sous la pression de l’intérêt de Rosa pour lui et de ses propres réalisations. Il décrivit les heures qu’il avait consacrées à ses couvertures, à prodiguer des détails sur les joints et les ailettes d’un générateur d’ondes mortelles, à déformer et à exagérer ses perspectives avec une précision mathématique, à travestir Sammy, Julius et les autres, à prendre des photographies-tests pour reproduire correctement ses positions, à peindre de voluptueuses traînées de feu qui, une fois imprimées, donnaient l’impression de brûler l’encre et le papier brillant de la couverture elle-même. Il lui parla de ses expérimentations sur le vocabulaire cinématographique, de son sens de la force émotionnelle contenue dans une planche et de l’intervalle de temps infiniment extensible et contractile qui ponctuait les planches d’une page de comic book. Installé sur le lit couvert de papillons de Rosa, il sentit resurgir toutes les affres et les inspirations de l’époque où sa vie n’avait tourné qu’autour de l’art, où la neige tombait comme les notes de piano de l’ouverture du Concert de l’Empereur, et son excitation sexuelle lui rappelait un passage de Nietzsche, tandis qu’un gros caillot de peinture cramoisie veinée de rouge dans un Vélasquez par ailleurs inintéressant lui donnait envie d’une pièce de viande saignante.

À un moment, il remarqua qu’elle le regardait avec un drôle d’air d’impatience, ou de panique. Il s’interrompit.

— Qu’y a-t-il ?

— Lampedusa, répondit-elle.

— Qu’est-ce que c’est, Lampedusa ?

Les yeux de Rosa s’agrandirent d’impatience ou de panique pendant qu’elle attendait. Elle inclina la tête.

— Vous voulez parler de l’île ?

— Oh !

Elle jeta ses bras autour de son cou et il tomba à la renverse sur le lit. Les papillons de nuit s’éparpillèrent. Le dessus-de-lit en satin lui caressa la joue comme une aile de papillon.

— Hé ! s’exclama Joe.

Puis elle posa sa bouche sur la sienne et l’y laissa, les lèvres entrouvertes pour lui chuchoter une phrase inintelligible de son livre des songes.

— Hello ! Hé, Joe ! Tu es là-haut ?

Joe se rassit.

— Merde !

— C’est votre frère ?

— Mon cousin Sam, mon associé. Je suis ici, Sam, cria-t-il.

Sammy passa la tête à la porte de la chambre.

— Oh ! Salut, dit-il. Bon Dieu, excusez-moi. Je voulais juste…

— Elle est infirmière, balbutia Joe, se sentant étrangement coupable, comme s’il avait en quelque sorte trahi Sammy et devait justifier sa présence en ce lieu. (Il tendit sa main guérie.) Elle me l’a remise en place.

— C’est formidable, euh… Salut. Sam Clay.

— Rosa Saks.

— Écoute, Joe, je… euh… je me demandais simplement si tu étais prêt à quitter cette… excusez-moi, Miss, je sais que vous habitez ici et tout… cette bicoque qui donne la chair de poule.

Joe voyait bien que Sam était bouleversé.

— Qu’y a-t-il ?

— La cuisine…

— La cuisine ?

— Elle est noire.

Rosa eut un rire.

— C’est vrai, acquiesça-t-elle.

— Je ne sais pas. Je veux juste… je veux juste rentrer à la maison, tu sais. M’attaquer à ce machin. Le… euh… désolé. N’y pense plus. Salut.

Sammy fit volte-face et disparut. En l’absence de Joe, il avait vécu une drôle d’expérience. Il avait déambulé dans la salle de bal et dans une petite serre située derrière, puis s’était aventuré dans la cuisine de l’hôtel particulier, dont les murs et le sol étaient revêtus de carrelage noir étincelant, les plans de travail recouverts d’émail noir. Un nombre considérable de personnes s’y entassait également, et, dans l’espoir de trouver un endroit où il pourrait s’isoler ne serait-ce qu’un moment et peut-être utiliser les toilettes, il avait tourné dans un vaste office. Là, il était tombé sur la vision improbable de deux hommes enlacés : chacun portait, avec la surdétermination d’un rêve, une cravate et la moustache, et leurs moustaches s’entremêlaient d’une manière qui, pour une raison ou une autre, avait rappelé à Sammy l’habitude qu’avait sa mère de poser le peigne de son fils dans les poils de la brosse sur sa table de toilette quand il était petit.

Sammy était sorti de la cuisine rapidement, à reculons, pour se lancer à la recherche de Joe : il avait envie de partir sur-le-champ, il le sentait. Il connaissait l’homosexualité, bien entendu, mais en théorie, sans l’avoir jamais vraiment rattachée à un sentiment humain. Certainement jamais à aucune émotion personnelle. Il ne lui était jamais venu à l’idée que deux hommes, même des homosexuels, puissent s’embrasser ainsi. Il avait supposé, dans la mesure où il s’était autorisé à y penser, que la chose devait se résumer à une histoire de fellations dans des passages sombres ou aux pratiques immondes de marins britanniques assoiffés d’amour. Mais ces inconnus à cravate et à moustache, ils s’embrassaient comme on s’embrassait au cinéma, avec tendresse, passion et juste un soupçon de provocation. Un des gars avait même caressé la joue de l’autre.

Sammy farfouilla dans la profusion de fourrures et de pardessus pendus aux patères de l’entrée jusqu’à ce qu’il retrouve le sien. Il se coiffa de son chapeau et sortit. Il marqua une pause sur la marche du haut. Ses pensées étaient désordonnées et inédites pour lui. Il était affreusement jaloux ; c’était comme si une grosse pierre ronde s’était logée au centre de sa poitrine, mais il n’aurait su dire avec certitude s’il était jaloux de Joe ou de Rosa Luxemburg Saks. En même temps, il était content pour son cousin. Dans cette grande ville, c’était un miracle qu’il ait réussi à retrouver, un an après, la fille au postérieur miraculeux. À la différence de Sammy, elle saurait peut-être trouver enfin un moyen de distraire Joe, au moins un peu, de son projet évident de se faire démolir le portrait par tous les Allemands de New York. Il se retourna pour regarder le portier, un gars à l’air canaille, avec un veston gris graisseux, en train de fumer une cigarette, adossé à la porte d’entrée. Qu’est-ce qui avait tant secoué Sammy dans la scène dont il avait été témoin ? De quoi avait-il peur ? Pourquoi fuyait-il ?

— Vous avez oublié quelque chose ? s’enquit le portier.

Sammy leva les épaules. Il fit demi-tour et rentra dans la maison.

Pas tout à fait certain de ce qu’il faisait, il se força à retraverser la salle de bal, laquelle était, maintenant que Dali avait abandonné son scaphandre, bondée de gens heureux et sûrs d’eux-mêmes qui savaient ce qu’ils voulaient et qui ils aimaient, et à revenir dans la cuisine carrelée de noir. Planté autour du fourneau, un groupe discutait sur la bonne manière de préparer du café turc, mais les deux hommes de l’office avaient disparu, sans laisser aucune trace de leur présence. Avait-il imaginé toute la scène ? Un tel baiser était-il réellement possible ?

— C’est une tapette ? demandait Rosa à Joe en cet instant.

Ils étaient toujours assis sur le lit, main dans la main.

Joe fut d’abord choqué par cette suggestion, puis changea soudain d’avis.

— Pourquoi dis-tu ça ? demanda-t-il.

Elle eut un haussement d’épaules.

— Il donne cette impression, répondit-elle.

— Hum, marmonna Joe. Je n’en sais rien. C’est… (il haussa à son tour les épaules)… un garçon bien.

— Et toi, tu es un garçon bien ?

— Non, dit Joe.

Il se pencha pour lui donner un nouveau baiser. Leurs dents s’entrechoquèrent. Bizarrement, cela le rendit conscient de tous les os de sa tête. Sa langue à elle était laiteuse et salée, une huître dans la bouche de Joe. Elle posa ses mains sur ses épaules et il la sentit se préparer à le repousser, ce qu’elle fit au bout d’un moment.

— Je m’inquiète pour lui, déclara-t-elle. Il avait l’air un peu perdu. Tu devrais aller le chercher.

— Il se débrouillera.

— Joe, implora-t-elle.

— Oh ! (Elle voulait qu’il s’en aille, il le comprenait. Ils avaient poussé le bouchon aussi loin qu’elle y était disposée pour le moment. Ce n’était pas ce à quoi il s’attendait d’une fleur de bohème mal embouchée, mais il avait l’intuition qu’elle lui réservait à la fois plus et moins que cela.) D’accord, poursuivit-il. Oui, j’ai… j’ai du pain sur la planche moi aussi.

— Bien, souffla Rosa. Va travailler. Tu m’appelleras ?

— Je peux ?

— Université 4-3212, énuméra-t-elle. Tiens. (Elle se leva pour se diriger vers sa table à dessin et griffonna le numéro sur une feuille de papier, puis déchira celle-ci et en tendit un bout à Joe.) Demande à celui qui décroche de promettre absolument de prendre un message, parce que les gens d’ici sont horriblement peu fiables pour ce genre de chose. Attends une minute ! (Elle inscrivit un autre numéro.) C’est le numéro du bureau. Je travaille à Life, au service culturel. Et voici mon numéro à la T.R.A. J’y suis trois après-midi par semaine et le samedi. J’y serai demain.

— Au drap ?

— Non, à la Transatlantic Rescue Agency{72}. Je suis secrétaire bénévole, là-bas. C’est une petite opération, de ce côté-ci. On n’a pas beaucoup d’argent. Vraiment, il n’y a que moi et Mr Hoffman. Oh ! c’est un homme merveilleux, Joe. Il a un bateau, qu’il a acheté lui-même, et il se démène en ce moment pour arracher d’Europe autant d’enfants juifs que ce bateau peut en contenir.

— Des enfants, répéta Joe.

— Oui. Quels sont… est-ce qu’il y a… tu as des enfants dans ta famille ?

— Où c’est ? demanda Joe. Le D.R.A. ?

Rosa inscrivit une adresse à Union Square.

— J’aimerais te voir là-bas demain, murmura Joe. Est-ce que c’est possible ?