4.
La dernière lettre que Joe devait jamais recevoir de sa mère, postée du bureau de poste de la rue Ostrovni, comme la loi l’exigeait, entre une heure et trois heures de l’après-midi, disait ce qui suit (les traits noirs sont la marque du passage brutal de la plume du censeur dans le texte) :
Mon cher fils,
C’est un casse-tête digne du meilleur psychiatre qu’une existence humaine puisse être si totalement vide, et en même temps pleine à craquer d’espoir. Avec le départ de Thomas, nous n’avons d’autre raison de vivre, semble-t-il, que la certitude qu’il est en passe de te retrouver dans cette heureuse nation qui t’a déjà si gentiment accueilli en son sein.
Nous allons tous aussi bien qu’on peut s’y attendre, étant donné les accès de dépit de tante Lou [« tante Lou » était le nom de code familial pour désigner le gouvernement nazi de Prague]. Ton grand-père a perdu les trois quarts de l’acuité auditive de son oreille gauche à la suite d’une infection, ainsi que l’usage partiel de la droite. Il vit donc désormais dans un royaume de conversations à tue-tête et de sereine surdité à toute discussion. Cette infirmité est un avantage précieux dans l’entourage de nos chers amis [c’est-à-dire la famille Katz, avec laquelle les Kavalier partageaient leur appartement], et j’ai parfois vraiment tendance à croire que papa feint simplement d’être sourd, ou qu’il s’est au moins arrangé pour le devenir exprès ! Mon poignet n’est pas encore complètement guéri – il ne le sera jamais en l’absence de soins *** – et me rend invalide par mauvais temps. Mais, dernièrement, nous avons eu une série de belles journées, et je me suis remise à travailler à ma Ré-interprétation des rêves{91} bien que le papier [? pâté] soit *** embêtement et que je sois obligée de tremper mes vieux rubans de machine dans de ***.
Je t’en prie, Josef, ne continue pas à te tourmenter, ou à perdre ton temps à tenter d’obtenir pour nous ce que tu as déjà, avec l’aide de tes amis, été capable d’arracher pour ton frère. C’est assez, plus qu’assez. Votre défunt père, comme tu le sais, était atteint d’optimisme chronique, mais il est clair pour moi comme pour quiconque n’est ni fou ni frappé de surdité que nous *** et que les circonstances actuelles dureront tant que nous le voudrons bien. Tu dois refaire ta vie là-bas, avec ton frère, et détourner tes pensées de nous et de ***.
Je n’ai aucune nouvelle de toi depuis trois mois et, même si je suis sûre que tu continues à m’écrire fidèlement, je vois un signe dans ce silence involontaire. Selon toute probabilité, cette lettre ne t’atteindra pas, mais si tu lis ces mots, alors je t’en prie, écoute-moi. Je te demande de nous oublier, Josef, de nous laisser derrière une bonne fois pour toutes. Ce n’est pas dans ta nature, mais il le faut. On dit que les fantômes trouvent pénible de hanter les vivants, et l’idée que notre existence fastidieuse puisse assombrir vos jeunes vies ou vous empêcher d’en profiter me torture. Que la situation contraire doive prévaloir n’est que justice, et tu ne peux pas savoir quel bonheur c’est pour moi de vous imaginer au coin d’une rue éclairée et animée dans cette ville de la liberté et du swing. Mais que tu gâches un instant de plus en t’inquiétant pour nous dans cette cité de ***, non !
Je ne te réécrirai pas, à moins que je n’aie des nouvelles dont tu ne puisses honnêtement être privé. Jusque-là, sache, mon chéri, que tu occupes mes pensées à tout instant de mon temps de veille comme dans mes rêves (cliniquement, assez inintéressants).
Tendrement,
Ta maman
Au moment où il pénétrait dans la grande salle de bal crème et or du Pierre Hôtel, cette lettre se trouvait dans la poche revolver de son smoking neuf. Il la gardait sur lui – sans l’avoir décachetée ni lue – depuis des jours. Chaque fois qu’il prenait le temps de réfléchir à son comportement, il le trouvait assez choquant, mais il ne s’attardait jamais très longtemps. L’explosion de culpabilité qui enflammait les nerfs rayonnants de son plexus solaire, lorsqu’il palpait la lettre non ouverte ou se rappelait brusquement son existence, était pour le moins aussi intense, il en était sûr, que tout ce qu’il allait ressentir en brisant son fragile cachet pour laisser échapper l’habituel amalgame grisâtre de mauvais rêves, de suie et de plumes de pigeon. Tous les soirs, il sortait sa lettre sans un regard et la posait sur la coiffeuse. Le matin, il la transférait dans la poche du pantalon du jour. Il serait inexact de dire qu’elle lui pesait comme une pierre, gênant ses déplacements dans la ville de la liberté et du swing, ou qu’elle lui restait comme une arête dans la gorge. Il avait vingt ans, et il était tombé amoureux de Rosa Saks, à la manière à la fois fantasque et pédante des jeunes gens de vingt ans, qui décèlent jusque dans les plus infimes détails la preuve de la perfection systématique de l’ensemble et le signe d’une créature bienfaisante. Par exemple, Joe aimait le système pileux de sa maîtresse sous toutes les formes qu’il prenait sur son corps : le duvet de sa lèvre, les poils fins et doux qui couvraient ses fesses, les antennes brunes que ses sourcils envoyaient périodiquement à l’assaut l’une de l’autre entre deux épilations, la toison drue de son pubis qu’elle l’avait autorisé à raser en forme d’ailes de papillon, les boucles épaisses de sa tête embaumant la fumée. Quand elle travaillait à une toile dans sa chambre sous les combles, elle avait l’habitude, pour réfléchir, de se tenir sur un pied, le gauche, façon cigogne, et de le masser amoureusement du gros orteil droit, à l’ongle laqué aubergine. Mystérieusement, cette teinte-là de violet, et comme l’écho d’une masturbation contemplative enfantine dans sa manière de se frotter la cheville, le frappaient chaque fois comme non seulement adorables, mais lourds de sens. La dizaine de photographies banales de son enfance – combinaison de ski, poney, raquette de tennis, aile menaçante d’une Dodge… – était une source inépuisable d’émerveillement pour lui, du seul fait qu’elle ait pu exister avant de le rencontrer. Et aussi de tristesse, parce qu’il ne possédait aucune des dix millions de minutes de cette existence noir et blanc dentelée, mis à part ces quelques instantanés. Seules les valeurs aguerries d’un tempérament fondamentalement retenu et raisonnable l’empêchaient de parler sans arrêt, aux amis comme aux inconnus, des câpres qu’elle mettait dans la salade de poulet (c’était ainsi que sa défunte mère la préparait), de la pile de mots oniriques qui s’accumulaient nuit après nuit à côté de son lit, de l’odeur de muguet de sa savonnette, etc. Ses portraits de Judy Dark, avec ses robes de soirée et ses maillots de bain de dernière minute copiés dans Vogue, et de son alter ego ailé en petite culotte et soutien-gorge profilé, devenaient toujours plus érotiques et provocants – comme si Papillon Lune avait obtenu des assemblées secrètes du Sexe en Soi un accroissement de ses pouvoirs semblable à celui accordé à l’Artiste au début de la guerre – jusqu’à friser, dans certaines planches qui se chargèrent d’une signification sacrée et totémique pour les garçons d’Amérique, la nudité complète.
Ainsi, exactement comme sa mère l’en priait (même s’il n’en savait rien), Joe avait détourné ses pensées de Prague, de sa famille, de la guerre. Tout âge d’or est autant objet de mépris que de félicité. C’est seulement quand il montait à l’arrière d’un taxi, cherchait son portefeuille ou frôlait une chaise qu’il entendait le froissement du papier. Le froufroutement d’une aile. Le chuchotement fantomatique du papier ministre de la maison. Et il baissait un instant la tête de honte.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Rosa.
Il avait retiré sa jaquette, avec la clef agrafée au revers, afin de l’accrocher au dossier d’une chaise, et ce geste avait provoqué le bruissement de la lettre dans son enveloppe.
— Rien, répondit-il. O.K., assieds-toi là. Je dois me mettre au travail.
C’était la troisième fois qu’il se produisait au Pierre, et il connaissait assez bien ses particularités, mais il aimait toujours prendre dix minutes pour tâter le terrain ou se familiariser de nouveau avec la salle. Il monta sur l’estrade peu élevée, au fond de laquelle se dressaient trois grands panneaux couverts de miroirs dorés. Il fallait les détacher et les traîner, un par un, en bas des marches, jusqu’à une partie du local où ils ne trahiraient pas les secrets de sa table de magicien. Il régla les cinq rhéostats sur « moyen », afin que la lumière des cinq énormes lustres ne révèle pas ses fils de soie noire ni n’expose le double fond d’une cruche. Les lustres en cristal avaient été drapés, pour la circonstance, de crêpe de Chine vert, censé représenter les algues : selon les programmes imprimés posés sur les assiettes étincelantes, le thème de la soirée était le royaume de Neptune. D’étranges stalagmites violettes saillaient du tapis tout autour de la salle ; vers la droite de l’estrade penchaient l’avant et la plantureuse figure de proue en papier mâché d’un galion englouti, enfoui dans du vrai sable, et au milieu de tout cela bâillait une coquille de clam opalescente géante, d’où Joe espérait sincèrement que Leon Douglas Saks n’aurait pas l’idée d’émerger. Deux mannequins pendaient du plafond, leurs seins de cire ornés de coquilles Saint-Jacques, des queues pailletées de merlu et de flétan à la place des jambes. De lourds filets de pêche, ornés de chapelets de bois flottés, étaient accrochés aux murs, chacun rempli de son butin d’étoiles de mer et de homards en caoutchouc.
— Tu as vraiment l’air de savoir ce que tu fais, commenta Rosa, qui l’observait en train de démonter les miroirs et de mettre au point l’éclairage.
— C’est là la plus grande illusion de Cavalieri !
— Tu es aussi très beau.
— Merci.
— Nous allons donc donner une de ces fêtes, un jour ?
— Nous sommes trop vieux, répondit-il, sans y prêter attention. (Puis il saisit :) Ah ! fit-il. Bon…
— On pourrait avoir des filles, j’imagine.
— Une fille peut y avoir droit aussi. On me l’a dit. Ça s’appelle alors une bas-mitsva.
— Qu’est-ce que tu préfères ?
— Bat-mitsva. Bat ou bas, je ne suis pas sûr.
— Joe ?
— Je ne sais pas, Rosa ! s’exclama-t-il. (Il sentait bien qu’il aurait dû lâcher ce qu’il faisait pour aller vers elle, mais ce sujet de conversation avait quelque chose qui l’irritait et il était conscient de se renfermer en lui-même.) Je ne suis même pas sûr de vouloir des enfants.
Toute espièglerie avait quitté Rosa.
— C’est O.K., Joe, acquiesça-t-elle. Je ne suis pas sûre non plus.
— Je veux dire, est-ce vraiment le moment ou le genre de monde, où nous avons envie de donner naissance à un enfant ? C’est toute la question.
— Ouais, ouais, ouais, fit-elle. N’y pense plus. (Elle rougit et lissa sa jupe.) Ces rochers violets ont l’air si familiers…
— Je trouve aussi.
— Cette salle est incroyable, poursuivit-elle. Je n’ai jamais vraiment feuilleté le Talmud ou ce genre de chose, tu sais, mais c’est difficile d’imaginer qu’ils sautaient de coquilles de clam géantes pour retourner à Tarsis ou ailleurs…
— Tant qu’ils ne mangeaient pas les clams, ajouta Joe.
— Tu as eu droit à un de ces trucs ?
— Non, je n’y ai pas eu droit. Je l’ai envisagé, mais non. Nous n’étions pas pratiquants.
— Oui, oui.
— Sommes, se reprit-il, ne sommes pas. (Joe eut l’air malheureux. Il se redressa et fléchit les doigts plusieurs fois.) Nous ne sommes pas pratiquants.
— Nous ne le sommes pas non plus.
Il revint vers la chaise à laquelle il avait accroché sa veste, plongea une main dans la poche, sortit la lettre dans son enveloppe bleu pâle et la tint en l’air, les yeux fixés dessus.
— Pourquoi la gardes-tu sur toi ? s’enquit Rosa. Tu l’as ouverte ? Qu’est-ce qu’elle dit ?
On entendit des bruits de voix ; les portes de la salle de bal s’ouvrirent à la volée et les musiciens entrèrent, suivis d’un des garçons de l’hôtel en veste blanche, qui poussait un chariot. Les musiciens grimpèrent sur l’estrade et commencèrent à ouvrir leurs étuis. Joe avait déjà travaillé avec certains d’entre eux. Ils échangèrent des signes de tête et Joe accepta de bonne grâce leurs sifflements et leurs taquineries sur son nouveau smoking. Il rangea l’enveloppe, puis remit sa veste. Il tira ses manchettes, lissa ses cheveux en arrière et noua son masque de soie. À cette vue, les musiciens se mirent à applaudir.
— Eh bien ? lança-t-il, en se tournant vers Rosa. Qu’en penses-tu ?
— Très mystérieux, déclara Rosa. Vraiment.
Un drôle de cri étranglé retentit près de la porte. Joe se retourna juste à temps pour voir le garçon en veste blanche se ruer hors de la salle de bal.