3.

L’hiver les rendit fous. Il rendait fou celui qui y survivait ; ce n’était qu’une question de degrés. Le soleil disparaissait. On ne pouvait pas sortir des galeries, et tous les êtres chers se trouvaient à dix mille kilomètres de là. Au mieux, un homme souffrait d’étranges défaillances du jugement et de la perception : il se retrouvait devant le miroir, prêt à peigner ses cheveux avec un porte-mine, déambulait en sous-vêtements, mettait à bouillir une casserole de jus d’orange concentré pour le thé. La plupart sentaient une subite bouffée de guérison dans leur cœur à la première vision d’un pâle ourlet de soleil à l’horizon, vers la mi-septembre. Mais on se racontait des histoires, peut-être apocryphes, bien que loin d’être contestables, de membres d’anciennes expéditions qui avaient sombré si profondément dans les méandres de leur propre mélancolie qu’ils en étaient restés à jamais égarés. Et parmi les femmes et les familles des militaires qui rentraient d’un hiver passé sur la banquise, peu eussent juré que celui qu’elles retrouvaient était identique à celui qu’elles avaient envoyé là-bas.

Dans le cas de John Wesley Shannenhouse, la folie de l’hiver n’était qu’une espèce de modulation, un approfondissement de son attachement de longue date pour son Curtiss-Wright AT-32. L’hydravion Condor avait dix ans et avait été maltraité par la marine avant de trouver son actuel cantonnement. Il avait combattu et pris feu en pourchassant les pirates de paquebots sur le Yangzi Jiang au milieu des années 1930. Il avait effectué des milliers d’allers et retours entre le Honduras, Cuba, le Mexique et Hawaii pour transporter du fret, et une proportion suffisante de l’appareil et de sa mécanique avait été remplacée, au fil des ans et selon les exigences des commodités locales, des pénuries de pièces détachées, de l’ingéniosité et des négligences des mécaniciens, depuis les boulons et les attaches métalliques les plus petits à l’un des gros moteurs Wright Cyclone et à des sections entières du fuselage et des ailes, pour que, cet hiver-là, Shannenhouse eût longtemps médité la question métaphysique de savoir si l’on pouvait honnêtement affirmer que c’était le même avion qui était sorti en 1934 des usines Glenn Curtiss de San Diego.

À mesure que l’hiver avançait, cette question le contrariait à tel point – Joe en avait vraiment par-dessus la tête, et de Shannenhouse et de ses cigares nauséabonds – qu’il décida que le seul moyen d’avoir un répit, ce serait de remplacer toutes les pièces remplaçables, en se portant lui-même garant de l’identité du Condor. La marine avait fourni à Kelly et à Bloch, les défunts mécaniciens, une cargaison de tracteur entière de pièces détachées, un atelier d’usinage équipé d’un tour, d’une fraiseuse, d’une perceuse, d’un chalumeau oxyacétylénique, d’une forge miniature et de huit différentes sortes de scies électriques, de l’aléseuse à celle du menuisier. Shannenhouse s’aperçut qu’à force simplement de boire soixante-cinq à quatre-vingts cafés par jour (tout le monde étant mort, il n’était vraiment pas nécessaire de lésiner !), il pouvait réduire au minimum de moitié son ancien besoin de sommeil de sept heures. Mais quand il dormait, c’était dans le Condor, enveloppé de plusieurs sacs de couchage (on gelait dans le hangar). Il y entassa une douzaine de caisses de boîtes de conserve et se mit à y préparer aussi ses repas, accroupi au-dessus d’un réchaud Primus comme s’il bivouaquait sur la banquise.

D’abord, il révisa les moteurs, usina de nouvelles pièces là où il trouvait celles d’origine usées, ou celles de rechange de médiocre qualité ou empruntées à un type inconnu d’avion. Puis il alla travailler sur la carcasse de l’appareil, fraisant de nouveaux longerons et nervures, remplaçant la moindre vis ou le moindre joint. Quand Joe perdit finalement le compte des travaux de Shannenhouse, le pilote s’était embarqué dans la longue et difficile tâche d’enduire, et de réparer, le revêtement de toile de l’aéronef au moyen d’un mastic bouillonnant et douceâtre qu’il chauffa sur le même réchaud qu’il utilisait pour préparer ses repas. C’était une rude besogne pour un seul homme, mais il déclina la tiède offre d’aide de Joe comme si ce dernier lui avait proposé de partager leurs femmes.

— Trouve-toi un appareil, lança-t-il.

En bataille, blond orangé et longue de vingt centimètres, sa barbe avançait tout droit sur son menton. Les yeux rouges et brillants à cause de l’enduit, il était enroulé dans l’épaisse peau de renne roussâtre de son sac de couchage et empestait plus que tous les humains que Joe eût jamais flairés (même si cela devait empirer). Comme si on l’avait trempé dans quelque mixture impie de camembert et d’essence rance concoctée dans un crachoir plein. Il ponctua sa remarque en lançant une clef à molette, qui manqua la tête de Joe de cinq centimètres et creusa un trou profond dans le mur derrière lui. Joe remonta en vitesse et franchit l’écoutille pour se réfugier à l’étage supérieur. Il ne revit pas Shannenhouse pendant près de trois semaines.

Lui-même avait sa propre folie à affronter.

Le service radiophonique de la base navale SD-A2(R) avait été rétabli dix-sept heures après la catastrophe du Waldorf. Joe ne ferma pas l’œil de tout ce temps, faisant une nouvelle tentative toutes les dix minutes, et réussit enfin à entrer en contact avec le commandement de la mission basé dans la baie de Guantanamo à 0700 G.M.T. et à les informer, en émettant en code, lentement et avec difficulté, sans Gedman pour l’assister, que, le 10 avril, tous les pensionnaires de Kelvinator, excepté Kavalier et Shannenhouse, ainsi que tous les chiens sauf un, étaient morts intoxiqués au monoxyde de carbone, conséquence d’une mauvaise aération de leurs quartiers. Quoique laconiques, les réponses du commandement reflétèrent un certain choc et une certaine confusion. Bon nombre d’ordres contradictoires et irréalisables furent donnés, puis reportés. Le commandement mit davantage de temps que Joe et Shannenhouse pour comprendre qu’on ne pouvait rien faire avant septembre au plus tôt. Les morts, hommes et chiens, se conserveraient très bien jusque-là ; la putréfaction était un phénomène inconnu dans ces contrées. La baie des Baleines était gelée et impraticable, et le resterait pendant encore trois mois au moins. En tout état de cause, le détroit de Drake grouillait de sous-marins allemands, comme les écoutes personnelles des salves d’émissions à destination du BdU{125} de Joe l’avaient confirmé. Ils n’avaient plus espoir d’être sauvés par un baleinier de passage sans l’aide d’une escorte militaire ; les baleiniers et les chasseurs de sous-marins avaient déjà généralement abandonné le terrain. Et même alors, pas avant que la banquise n’ait commencé à se réchauffer et à se fragmenter. Enfin, cinq jours après le premier message de Joe, le commandement leur ordonna, de manière un peu superfétatoire, de tenir bon et d’attendre le printemps. Dans l’intervalle, Joe devait rester en contact radio régulier et poursuivre, dans la mesure de ses possibilités, la mission première de la base de Kelvinator (mis à part celle, encore plus essentielle, de maintenir une présence américaine au pôle) : écouter les ondes en quête des émissions des sous-marins, transmettre toutes les interceptions au commandement, qui les relaierait aux spécialistes du chiffre de Washington, avec leurs bombes électroniques jacassières et, finalement, signaler au commandement tous les mouvements allemands en direction du continent.

C’est dans l’accomplissement de cette mission que la santé mentale de Joe entra en hibernation. Il devint aussi inséparable de sa radio que Shannenhouse de son Condor. Et, toujours comme Shannenhouse, il ne pouvait se résoudre à occuper les lieux qu’ils avaient jadis partagés avec vingt autres hommes vivants. Finalement, Joe fit de la cabine radio son logis principal et, même s’il continua à préparer ses repas au mess, il empruntait les galeries pour les prendre dans la cabine. Ses observations radiogoniométriques et ses interceptions des paquets de transmissions des deux sous-marins allemands alors actifs dans la région étaient approfondies et exactes. En temps voulu et avec quelques leçons du commandement, il apprit à manipuler la machine à chiffrer capricieuse et délicate presque aussi bien que Gedman.

Mais Joe ne se réglait pas seulement sur les canaux de navigation militaires et commerciaux. Grâce à son puissant poste multibande Marconi CSR 9A, il écoutait tout ce que les trois pylônes d’antennes hauts de vingt-deux mètres pouvaient ratisser dans le ciel, à n’importe quelle heure du jour : modulation d’amplitude, F.M., ondes courtes, les bandes publiques. C’était une espèce de pêche éthérée : il jetait sa ligne et voyait ce qu’il pouvait rapporter, combien de temps il pouvait rester accroché. Un orchestre de tango en direct des rives du Rio de La Plata, une solide exégèse biblique en afrikaans, un tour de batte et demi d’un match opposant les Red Sox aux White Sox, un feuilleton brésilien, deux amateurs isolés au Nebraska et au Surinam qui parlaient de leurs chiens d’une voix monotone. Des heures durant il écoutait les alertes en morse de marins pêcheurs pris dans des grains ou d’équipages de la marine marchande assaillis par des frégates, et capta même une fois la fin d’une diffusion des Étonnantes Aventures de l’Artiste de l’évasion, apprenant ainsi que Tracy Bacon n’interprétait plus le rôle-titre. Surtout, il suivait la guerre. Selon l’heure, l’inclinaison de la planète, l’angle du soleil, les rayons cosmiques, l’aurore australe et la couche d’ionosphère, il était capable de survoler de dix-huit à trente-six différents bulletins d’informations quotidiens dans le monde entier, même si, naturellement, comme les trois quarts du monde entier, il préférait ceux de la B.B.C.. Le débarquement en Europe battait son plein et, à l’instar de tant d’autres, il suivait son progrès intermittent mais régulier à l’aide d’une carte qu’il cloua au mur capitonné de la cabine et constella avec les épingles multicolores des victoires et des revers. Il écoutait H.V. Kaltenborn, Walter Winchell, Edward R. Murrow{126} et, avec tout autant de dévotion, leurs « ombres » goguenardes, les sous-entendus sarcastiques de Lord Haw-Haw, Patrick Kelly depuis le Shanghai japonais, Mr O.K., Mr Guess Who, ainsi que les insinuations de gorge de Midge-at-the-Mike{127}, qu’il rêvait souvent de sauter. Baignant dans le murmure aquatique de ses écouteurs, il restait assis douze à quinze heures d’affilée et ne se levait de sa console que pour aller aux latrines ou s’alimenter avec Huître.

On pourrait s’imaginer que cette faculté d’émettre si loin des limites de sa tombe polaire profondément enfouie sous la glace, où pour toute compagnie il avait un chien à moitié aveugle, trente-sept cadavres humains et animaux, et un homme en proie à une idée fixe{128}, aurait pu servir de planche de salut à Joe, ainsi relié dans son isolement et sa solitude au monde extérieur. Mais, en réalité, l’effet cumulatif, alors que, jour après jour, il ôtait enfin ses écouteurs et se laissait glisser, ankylosé, la tête bourdonnante, sur le sol de la cabine, à côté d’Huître, ne faisait que souligner – et le narguer avec – la seule liaison qu’il ne pouvait pas établir. Tout comme, lors de ses premiers mois à New York, il n’avait jamais été question, dans aucun des onze journaux en trois langues qu’il achetait quotidiennement, du bien-être et de l’état d’esprit de la famille Kavalier de Prague, il n’y avait alors jamais rien non plus à la radio pour lui fournir le moindre indice sur la situation de celle-ci. Non seulement on ne parlait pas d’eux personnellement – même au comble du désespoir, il n’envisagea jamais sérieusement cette possibilité –, mais Joe ne parvenait pas non plus à obtenir la moindre information sur le sort des Juifs de Tchécoslovaquie.

De temps en temps, il entendait bien des cris d’alarme et des témoignages d’évadés des camps allemands, de massacres en Pologne, de rafles, de déportations et de procès. Mais, de son point de vue éloigné et limité, il faut bien le reconnaître, on eût dit que les Juifs de son pays, ses Juifs à lui, les siens, avaient glissé sans être vus dans quelque pli de sa carte d’Europe hérissée d’épingles. À mesure que l’hiver avançait et que les ténèbres environnantes s’épaississaient, Joe se mit de plus en plus à broyer du noir, et la corrosion qui rongeait depuis si longtemps son câblage intérieur, en raison de son impuissance à tenter quoi que ce soit pour aider ou atteindre sa mère et son grand-père, la déception et la colère qu’il nourrissait depuis tout aussi longtemps parce que la marine l’avait expédié dans ce putain de pôle Sud, alors qu’il ne rêvait que d’une chose, larguer des bombes sur les Allemands et des vivres sur les partisans tchèques, commencèrent à se fondre en un authentique désespoir.

Puis, un « soir » vers la fin juillet, Joe capta une émission sur ondes courtes du Reichsrundsfunk à destination de la Rhodésie, de l’Ouganda et du reste de l’Afrique britannique. C’était un documentaire en langue anglaise qui décrivait allègrement en détail la création et la prospérité d’un lieu merveilleux du Protectorat tchèque, une « réserve », selon le terme exact du narrateur, spécialement conçue pour les Juifs de cette partie du Reich. Cela s’appelait le Ghetto modèle de Theresienstadt. Autrefois, Joe avait traversé la ville de Terezin, lors d’une sortie avec son équipe sportive de Makabbi. Apparemment, de trou mortel de Bohême cette ville avait été transformée en un endroit gai, animé, voire culturel, avec roseraies, instituts professionnels et orchestre symphonique au complet composé de ce que le narrateur, qui avait la voix d’Emil Jannings essayant d’avoir celle de Will Rogers{129}, appelait des « internés ». Suivait une description d’une soirée musicale typique de la réserve, au milieu de laquelle, à la grande horreur de Joe et à sa délectation, flottait la puissante voix de ténor désincarnée de son grand-père paternel, Franz Schonfeld. Son nom n’était pas cité, mais il était impossible de ne pas reconnaître les légères inflexions dues au whisky, ni, d’ailleurs, l’œuvre choisie : Der Elkönig.

Joe luttait pour donner un sens à ce qu’il avait entendu. Le ton artificiel de l’émission, le mauvais accent du narrateur, les euphémismes évidents, la vérité inavouable cachée sous le blabla sur les roses et les violons – à savoir que tous ces gens avaient été arrachés à leurs foyers et mis de force dans cet endroit parce qu’ils étaient juifs –, tous ces indices le disposaient à un sentiment d’effroi. La joie, spontanée et irraisonnée, qui l’avait envahi lorsqu’il avait reconnu la voix suave de son petit grand-père pour la première fois en cinq ans, s’éteignit rapidement sous le malaise grandissant que lui inspirait l’idée du vieil homme chantant du Schubert dans une ville-prison pour un public de captifs. Aucune date n’avait été donnée pour l’émission et, à mesure que la soirée avançait et qu’il ruminait, Joe devint de plus en plus convaincu que la gaieté et la formation professionnelle masquaient une terrible réalité, un sabbat de sorcières fait de sucre candi et de pain d’épice destinés à attirer les enfants et à les engraisser pour la table.

La nuit suivante, en faisant défiler les fréquences voisines de quinze mégacycles, au cas extrêmement improbable où il y aurait peut-être une suite à l’émission de la veille, il tomba sur une transmission en allemand, si sonore et si claire qu’il se douta tout de suite que son origine était locale. Elle était soigneusement prise en sandwich dans un interstice extrafin de la bande passante, entre le puissant service Asie de la B.B.C. et le tout aussi puissant A.F.R.N. Sud{130}, et si l’on ne recherchait pas désespérément des nouvelles de sa famille, on pouvait la passer sans même soupçonner sa présence. C’était une voix d’homme, douce, aiguë, éduquée, avec un soupçon d’accent souabe et une pointe marquée d’indignation à peine contenue. Les conditions étaient effroyables, les instruments tous inutilisables ou peu fiables, les quartiers intolérablement exigus, le moral bas. Joe tendit la main pour attraper un crayon et se mit à transcrire la philippique de l’orateur, sans parvenir à comprendre ce qui avait pu amener l’ennemi à trahir sa présence de manière aussi flagrante. Puis, sans prévenir, sur un soupir et un Heil Hitler las, l’homme acheva l’émission, laissant après lui un bruissement d’ondes vides et une seule et inéluctable conclusion : il y avait des Allemands sur la banquise.

Ç’avait été la crainte des Alliés depuis l’expédition Ritscher de 1938-1939, quand ce chercheur allemand extrêmement consciencieux, généreusement outillé sur l’ordre personnel de Hermann Göring, était arrivé sur la côte de la Terre de la Reine-Maud à bord d’un porte-avion catapulte et avait envoyé à plusieurs reprises deux excellents hydravions Dornier Wal dans l’arrière-pays vierge de la concession norvégienne où, à l’aide de prises de vues aériennes, son équipe avait dressé la carte de plus de six cent mille kilomètres carrés de territoire (initiant ainsi l’Antarctique à l’art de la photogrammétrie) puis avait bombardé toute la région de cinq mille flèches d’acier géantes, spécialement fabriquées pour l’expédition, chacune surmontée d’une élégante swastika. Ainsi jalonnée et revendiquée au nom de l’Allemagne, cette terre fut rebaptisée Nouvelle-Souabe. Des difficultés initiales avec les Norvégiens au sujet de cette présomption avaient été adroitement résolues par la conquête de ce pays en 1940.

Joe enfila ses bottes et son parka, puis sortit pour annoncer sa découverte à Shannenhouse. La nuit était douce et sans un souffle de vent ; le thermomètre marquait -15 °C. Les étoiles grouillaient dans leurs étranges compositions, et il y avait un anneau vert émeraude autour de la lune, basse sur l’horizon. D’ailleurs, un léger clair de lune aqueux formait des plaques sur la banquise sans paraître en éclairer aucune partie. À part les pylônes radio et les cheminées qui dépassaient de la neige comme des ailerons d’épaulards, il n’y avait rien à voir dans aucune direction. Des montagnes sauvages, des dorsales barométriques qui saillaient comme autant d’os géants, de la vaste cité de tentes des congères pointues qui s’étendaient vers l’est, il n’apercevait rien. La base allemande eût pu se trouver à moins de quinze kilomètres sur la banquise horizontale, brillant de tous ses feux, et demeurer pourtant invisible. À mi-chemin du hangar, il s’immobilisa. L’arrêt du crissement de ses pas sembla éliminer le tout dernier bruit du monde. Le silence était si total que les opérations internes de son crâne devinrent d’abord audibles, puis assourdissantes. Un tireur isolé allemand pouvait sûrement le repérer, même dans cette obscurité impénétrable, rien qu’en entendant le rugissement de ses veines façon collecteur d’eaux pluviales dans ses oreilles, le mouvement de piston hydraulique de ses glandes salivaires. Il se hâta vers l’écoutille du hangar, en trébuchant dans la neige qui crissait. Alors qu’il approchait, une petite brise se leva, chargée d’une odeur âcre de sang et de poils brûlés assez forte pour donner des haut-le-cœur à Joe. Shannenhouse avait allumé du feu dans le Blanc-de-baleine.

— N’entre pas, vociféra Shannenhouse. Disparais ! Reste dehors. Va te faire foutre avec ton chien, espèce de sale Juif !

Coincé à mi-hauteur de l’escalier, Joe n’était pas encore descendu assez bas pour avoir vue à l’intérieur du hangar. Chaque fois qu’il tentait d’arriver au bout, Shannenhouse lui jetait quelque chose dans les jambes : un vilebrequin, une pile sèche…

— Qu’est-ce que tu fais ? lui cria Joe. Qu’est-ce que c’est que cette infection ?

Depuis sa dernière rencontre avec lui, l’odeur personnelle de Shannenhouse avait empiré au fil des semaines. Elle s’était libérée des limites de son corps pour intégrer de nouveaux relents de haricots brûlés, de fil électrique grillé, d’enduit de fuselage et de phoque tanné de frais, composant qui noyait presque tous les autres.

— Toute la toile que j’avais était abîmée, répondit Shannenhouse, sur la défensive et un tantinet tristement. Elle a dû prendre l’eau pendant le voyage.

— Tu recouvres ton avion de peau de phoque ?

— Mais un avion est un phoque, tête de nœud ! Un phoque qui flotte dans les airs…

— Oui, d’accord, concéda Joe. (Tout le monde sait bien que les Austerlitz et les Waterloo des autres impatientent les Napoléon des asiles du monde entier.) Je suis juste venu te dire une chose. Fritz est là. Sur la banquise. Je l’ai capté sur ma radio.

Il s’écoula un long silence significatif, bien que Joe ne fût pas très sûr de sa signification.

— Où ? articula enfin Shannenhouse.

— Je ne sais pas. Il a parlé du trentième méridien, mais… je ne suis pas sûr.

— Tiens, tiens, là-bas ! Là où ils étaient avant.

Joe inclina la tête, même si Shannenhouse ne pouvait pas le voir.

— C’est quoi ? À quinze cents kilomètres ?

— Au moins.

— On les emmerde, alors. Tu as contacté le commandement ?

— Non, Johnny, je ne les ai pas contactés. Pas encore.

— Voyons, contacte-les alors. Bon Dieu ! Mais qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez toi ?

Il avait raison. Joe aurait dû alerter le commandement dès l’instant où il avait eu fini de transcrire l’émission interceptée. Et une fois qu’il avait eu une notion de la nature et de l’origine de cette transmission, son incapacité à agir n’était pas uniquement une infraction au règlement et la trahison d’un ordre – protéger le continent des initiatives nazies – qui venait en droite ligne du Président lui-même, mais elle les mettait, Shannenhouse et lui, potentiellement en danger. Si Joe connaissait la présence des intrus, il était presque certain qu’eux aussi connaissaient la sienne. Pourtant, de même qu’il n’avait pas dénoncé Carl Ebling après la première alerte à la bombe à Empire Comics, un secret instinct l’empêchait maintenant d’ouvrir le canal de Cuba et de faire le rapport que lui imposait le devoir.

— Je ne sais pas, balbutia Joe. Je ne sais pas ce qui ne tourne pas rond chez moi. Je suis désolé.

— Bon. Va-t’en maintenant.

Joe remonta l’escalier et sortit dans la nuit bleu mercure. Au moment où il se dirigeait vers le nord pour regagner l’entrée de la cabine radio, quelque chose scintilla au milieu de tout ce néant, si timidement qu’au début il crut que c’était un phénomène optique analogue à l’effet du silence sur ses oreilles, une réaction bioélectrique qui se produisait dans ses globes oculaires. Non, revoilà l’horizon ! Une couture sombre, bordée d’un liseré d’or pâle presque imaginaire. Il était aussi indistinct que la lueur d’une idée qui commençait à germer, à cet instant, dans l’esprit de Joe.

— Le printemps, murmura Joe.

L’air glacé froissa le mot comme un emballage de poisson.

Une fois réinstallé dans sa cabine radio, il dénicha un récepteur portatif à ondes courtes que l’opérateur première classe Burnside avait projeté de réparer, branché sur le fer à souder. Au bout de quelques heures de travail, il réussit à bricoler un poste qu’il pouvait consacrer exclusivement à la surveillance des transmissions de la station allemande, laquelle, apprit-on par la suite, était sous le commandement direct du bureau de Goring et se présentait sous le nom de Jotunheim. L’individu chargé des transmissions faisait bien attention à dissimuler celles-ci et, après le déchaînement initial sur lequel Joe était tombé par hasard, il se limita à des bulletins plus rares et plus factuels, bien que non moins inquiétants, sur la météo et les conditions atmosphériques. Mais, patiemment, Joe fut capable de repérer et de transcrire ce qu’il estimait tourner autour de soixante-cinq pour cent des échanges entre Jotunheim et Berlin. Il accumula suffisamment de renseignements pour confirmer ses repérages du trentième méridien, sur la côte de la Terre de la Reine-Maud, et conclure que le gros de leur entreprise, du moins jusque-là, était de caractère purement scientifique et expérimental. Au cours de quinze jours de surveillance attentive, il put tirer un certain nombre de conclusions positives et rester à l’écoute pendant qu’un drame se jouait.

L’auteur de ces désespérantes transmissions était un géologue. Il s’intéressait aux questions des formations nuageuses et des régimes des vents, et avait peut-être été aussi météorologue, mais il était avant tout géologue. Le savant harcelait continuellement Berlin avec des détails de ses projets pour le printemps, les schistes et les filons de houille qu’il avait l’intention de mettre au jour. Il n’avait que deux compagnons à Jotunheim. L’un avait pour nom de code Bouvard et l’autre Pécuchet. Ils avaient entamé leur saison sur la banquise presque exactement au même moment que leurs homologues américains, dont ils connaissaient parfaitement l’existence, même s’ils semblaient ne pas se douter de la catastrophe survenue à la base de Kelvinator. Leur nombre aussi avait été réduit, mais d’un seul élément, un opérateur radio et spécialiste de l’Énigme{131}, qui avait eu une dépression nerveuse et avait été rapatrié avec le détachement militaire quand ce dernier était reparti pour l’hiver. Malgré les risques auxquels il s’exposait en l’absence de transmissions codées, le ministère n’avait pas vu de raison de forcer les hommes à passer l’hiver sur place alors qu’il ne devait y avoir aucune chance ni aucun motif de manier les armes. Le détachement devait être de retour le 18 septembre ou dès que les glaces le permettraient.

Le onzième jour suivant la découverte de Jotunheim par Joe, pour des raisons que le géologue, confronté à une forte pression et à des menaces de son ministère de tutelle, refusa de qualifier autrement que d’« inconvenantes », « inadéquates » et « de nature intime », Pécuchet abattit Bouvard et retourna son arme mortellement contre lui. Le message annonçant la mort de Bouvard trois jours plus tard était chargé de prémonitions d’une fatalité imminente que Joe reconnut avec un frisson. Le géologue aussi avait senti cette présence qui rôdait dans un voile de poudre scintillante en lisière de son campement, attendant son heure.

Quinze jours durant, Joe rassembla en secret tous ces renseignements et les garda pour lui. Chaque fois qu’il se calait sur ce qu’il en était venu à appeler Radio Jotunheim, il se disait qu’il allait écouter juste un peu plus longtemps, accumuler d’autres bribes d’informations et puis communiquer tout ce qu’il avait en sa possession au commandement. C’était là en général le travail des espions, non ? Mieux valait tout réunir et risquer d’être découvert en le transmettant que d’alerter le géologue et ses amis avant d’avoir une vue globale de la situation. Mais cet atroce meurtre-suicide, qui ouvrit la voie à la mort sur le continent, sembla donner du piquant à la situation, et Joe dactylographia un rapport approfondi que, conscient de son mauvais anglais comme toujours, il relut et corrigea plusieurs fois. Puis il s’installa à la console. Alors que rien ne l’eût plus réjoui que de tirer une balle dans la tête de ce géologue languissant à la voix hautaine, Joe en était arrivé à s’identifier tellement avec son ennemi qu’en s’apprêtant à révéler son existence au commandement il sentait en lui une étrange réticence. Comme s’il allait se trahir par cet acte.

Pendant que Joe tentait de décider ce qu’il allait faire de son rapport, sa soif de vengeance, dans un désir d’expiation de sa culpabilité et de sa responsabilité, qui avait été le seul moteur de son existence depuis le soir du 6 décembre 1941, reçut l’impulsion finale nécessaire pour signer la perte du géologue allemand.

L’avènement du printemps avait ouvert une nouvelle saison de chasse à la baleine et, avec elle, une nouvelle campagne des sous-marins. L’U-1421, en particulier, avait harcelé le trafic allié et neutre dans le détroit de Drake, à un moment où les pénuries de l’huile tirée des cétacés pouvaient faire la différence entre la victoire et la défaite en Europe pour l’un et l’autre bord. Depuis des mois, Joe transmettait au commandement des messages interceptés de l’U-1421 et fournissait également des renseignements directionnels sur les signaux du submersible. Mais le tableau radiogoniométrique de l’Atlantique Sud avait été incomplet et temporaire jusqu’à une date récente, et rien n’était jamais sorti des efforts du jeune homme. Ce soir-là, toutefois, alors qu’il captait sur son poste déglingué D.A.Q. une explosion de jacassements dont, même codés, Joe fut capable de reconnaître qu’ils émanaient de l’U-1421, il y avait deux autres récepteurs calés dessus et à l’écoute tandis que le bâtiment faisait son rapport. Après que Joe eut transmis ses indications sur le signal du tableau de haute fréquence et de radiogoniométrie de Kelvinator dans sa cage au sommet de l’antenne nord, le Centre de la guerre sous-marine effectua une triangulation à Washington. La position résultante, longitude et latitude, fut communiquée à la marine britannique. Dans l’instant, une formation de combat fut dépêchée depuis les îles Malouines. Les corvettes et les chasseurs de sous-marins localisèrent l’U-1421, lui donnèrent la chasse et le bombardèrent de charges de fond et de grenades sous-marines jusqu’à ce qu’il ne restât plus qu’un gribouillis noir huileux à la surface de la mer.

Le naufrage de l’U-1421 et son rôle personnel dans cette opération remplirent Joe d’allégresse. Il s’en gargarisa, allant même jusqu’à oser imaginer que ç’aurait pu être le bâtiment qui avait envoyé l’Arche de Miriam au fond de l’Atlantique en 1941.

Il parcourut au trot la galerie menant au mess et, pour la première fois en plus de quinze jours, remplit et brancha la machine à fondre la neige pour prendre une douche. Il se prépara une assiette de jambon et d’œufs en poudre et sortit un parka et une paire de mouklouks neuves. Pour aller au hangar, il était obligé de passer devant la porte du Waldorf et l’entrée de Cabotville. Il ferma alors les yeux et prit ses jambes à son cou. Il ne remarqua donc pas que les caisses des chiens étaient vides.

Le soleil, entier, un disque complet rouge mat, était à peine à un pouce au-dessus de l’horizon. Joe le contempla jusqu’à en avoir les joues gelées. Pendant que l’astre s’enfonçait lentement sous la banquise, un ravissant coucher de soleil saumon et violet commença à se mettre en place. Puis, comme pour s’assurer que Joe avait bien compris, le soleil se leva une deuxième fois et se recoucha dans un flamboiement de rose et de lavande fané toujours aussi ravissant. Joe savait que ce n’était qu’une illusion d’optique, due à des distorsions de la forme de l’atmosphère, mais il prit ce spectacle comme un présage et une exhortation.

— Shannenhouse, appela-t-il. (Joe avait dévalé les marches sans prévenir le pilote et, en l’occurrence, l’avait surpris lors d’une de ses rares périodes de sommeil.) Réveille-toi, c’est le jour ! C’est le printemps ! Allez !

Shannenhouse émergea en trébuchant de son avion, qui miroitait mystérieusement dans son fourreau lustré et moulant de peaux de phoque.

— Le soleil ? lança-t-il. Tu en es sûr ?

— Tu l’as manqué, mais il reviendra dans vingt heures.

Dans les yeux de Shannenhouse apparut une douceur qui rappela à Joe leurs premiers jours ensemble sur la banquise il y avait bien longtemps.

— Le soleil, répéta-t-il. (Puis :) Qu’est-ce que tu veux ?

— Je veux aller tuer Fritz.

Shannenhouse fit la moue. Sa barbe était désormais longue de trente centimètres, son odeur agressive, pénétrante, presque douée de vie.

— D’accord, acquiesça-t-il.

— Ton avion peut-il voler ou non ?

Joe commença à contourner la queue pour aller sur le flanc tribord de l’appareil quand il remarqua que les peaux recouvrant le devant du fuselage étaient d’un coloris beaucoup plus clair et d’une autre texture que celles à bâbord.

Telle une cargaison attendant d’être chargée à bord, dix-sept crânes de chien étaient proprement empilés en pyramide au pied de l’avion.