4.
Il ne pouvait y avoir guère plus de deux mille ressortissants allemands à New York à ce moment-là, mais, durant les quinze jours qui suivirent, partout où Joe allait en ville, il se débrouillait toujours pour tomber au moins sur l’un d’eux. Comme s’il avait acquis, ainsi que Sammy le remarqua, un super-pouvoir de son cru : celui d’être devenu un aimant pour Allemands. Il les trouvait au hasard des ascenseurs et des autobus, Chez Gimbel et dans les restaurants Longchamps. Au début, il se contentait de les observer ou d’écouter leurs conversations, les classant en bons ou en mauvais Allemands avec une certitude péremptoire, même s’ils ne parlaient que de la pluie et du beau temps ou de la saveur de leur thé. Mais il ne tarda pas à commencer à les approcher et à tenter d’engager avec eux une conversation menaçante par ses amabilités et ses allusions.
— Woher kommen Sie ? demanda-t-il à un malheureux, rencontré alors qu’il achetait une livre de steak chez un boucher de la Huitième Avenue, au coin de la rue des Studios Palooka. Schwabenland{45} ?
L’homme opina du bonnet avec circonspection.
— De Stuttgart, répondit-il.
— Comment ça se passe là-bas ? (Il entendit la note d’intimidation, de sous-entendu inquiétant, s’insinuer dans sa voix.) Tout le monde va bien ?
L’homme haussa les épaules en rougissant et, un sourcil levé, quêta silencieusement le secours du boucher.
— Il y a un problème ? demanda ce dernier à Joe.
Lequel répondit qu’il n’y en avait absolument aucun. Mais en sortant de la boucherie avec ses côtes d’agneau, il se sentit étrangement content d’avoir déconcerté sa victime. Il se disait qu’il aurait dû avoir honte de ce sentiment. Il croyait que c’était le cas à un certain niveau. Mais il ne pouvait s’empêcher de se remémorer avec plaisir le regard furtif et les joues cramoisies de l’homme quand il s’était adressé à lui dans sa langue maternelle.
Le lendemain, un samedi – il y avait environ une semaine que Joe avait appris le décès de son père –, Sammy l’emmena voir un match des Dodgers de Brooklyn. L’idée, c’était de faire prendre l’air à Joe et de lui remonter le moral. Sammy avait un faible pour le football et nourrissait une tendresse particulière pour l’arrière vedette des Dodgers, Ace Parker. Joe avait vu du rugby anglais à Prague et, une fois qu’il eut décidé qu’il n’y avait pas grande différence avec le football américain, il renonça à essayer de suivre le jeu et resta simplement assis, à fumer et à boire de la bière dans le vent aigre. Le terrain d’Ebbets avait un air vaguement délabré qui lui rappelait un dessin d’un illustré, Popeye ou Toonerville Tramway*. Des pigeons tournoyaient dans les coins sombres des tribunes. Il flottait une odeur d’huile capillaire mêlée de bière, avec un relent plus faible de whisky. Dans le public, les hommes faisaient circuler des flasques et exprimaient à voix basse des sentiments comiquement véhéments.
Au bout d’un moment, Joe fit deux découvertes. La première, qu’il était complètement soûl. La deuxième, que, deux rangs derrière lui, un peu plus haut sur la gauche, étaient assis deux Allemands. Ils buvaient de la bière dans de gros gobelets en papier. Des garçons souriants, blonds, flegmatiques, des frères peut-être. Ils échangeaient des commentaires animés et, somme toute, semblaient apprécier le jeu, même s’ils ne paraissaient guère plus initiés que Joe. Ils poussaient des acclamations à chaque mauvaise réception de la balle, sans se préoccuper de savoir qui la récupérait.
— Tu n’as qu’à les ignorer, l’avertit Sammy, circonspect devant la chance agressive qu’avait son cousin pour dénicher des Allemands.
— Ils me regardent, riposta Joe, absolument certain que c’était vrai.
— Mais non, ils ne te regardent pas.
— Si, ils regardent de ce côté-ci !
— Joe !
Joe ne cessait de jeter des coups d’œil par-dessus son épaule, s’imposant à leur conscience, à leur perception du match. Pratiquement, s’installant sur leurs genoux. Peu après, malgré leur ébriété, ils prirent conscience de son attention. Un certain nombre de froncements de sourcils et de regards de travers s’ensuivirent. Un des deux frères – oui, ce devaient être des frères – avait le nez cassé et une oreille abîmée, ce qui montrait qu’il savait se servir de ses poings. Vers la fin du troisième quart-temps, Joe entendit ce qu’il crut dur comme fer être une réflexion antisémite circuler de l’homme qui avait l’air d’un boxeur à son frère ou à son copain. Il lui semblait que l’homme avait dit « sale Juif ». Joe se leva. Il escalada le dossier de son siège. La rangée derrière lui était occupée et, en la franchissant, il flanqua un coup de coude dans l’oreille d’un de ses voisins. Il dégringola dans la rangée des Allemands, manquant perdre l’équilibre. Les Allemands s’esclaffèrent. Joe se cogna brutalement les côtes contre l’accoudoir d’un siège, mais il joua des pieds et des mains pour se relever et, sans un mot, fit tomber le chapeau du boxeur. Ce dernier atterrit au pied de l’autre, dans une flaque grumeleuse de bière renversée et de coquilles de cacahuètes. L’homme à l’oreille en chou-fleur eut l’air très surpris, puis interloqué, quand Joe le saisit par son col de chemise. Joe tira si fort que trois boutons sautèrent et volèrent dans toutes les directions avec des sifflements audibles. Mais l’homme avait une bonne allonge et réussit à entourer la nuque de Joe avec une main. Il le tira à lui et, en même temps, de l’autre main, plaqua son poing contre sa tempe. Pendant que Joe était ainsi immobilisé, penché par-dessus le siège, le nez écrasé sur le genou gauche du bonhomme, le frère bourrait son dos de coups, comme s’il plantait des clous dans une planche au moyen de deux marteaux. Avant que Sammy et quelques spectateurs assis à des places voisines aient pu détacher les deux Allemands de Joe, ils lui avaient fermé l’œil droit, ébréché une dent, contusionné la cage thoracique et abîmé un costume neuf. Un membre du service d’ordre arriva alors et expulsa Joe et Sammy d’Ebbets Field. Ils s’en retournèrent en silence. Joe pressait un gobelet en papier rempli de glace sur son orbite sensible. La douleur était vive. Une odeur de vespasienne flottait sur la rampe descendant aux grilles du stade. Une odeur virile, aigre et revigorante.
— Qu’est-ce que tu fiches ? lui demanda Sammy. Tu es fou ?
— Excuse-moi, bredouilla Joe. J’ai cru qu’il avait dit quelque chose.
— Pourquoi souris-tu, nom de Dieu ?
— Je n’en sais rien.
Ce soir-là, quand Sammy et lui allèrent dîner chez Ethel Klayman, Joe se pencha pour ramasser la serviette de table qu’il avait laissée tomber. Après s’être redressé, il avait un point d’exclamation de sang sur la joue.
— Il te faut une suture, déclara sa tante de son ton le plus péremptoire.
Joe protesta. Il avait dit à ses amis avoir peur des aiguilles et des médecins, mais la vérité, c’est qu’il trouvait sa plaie à la tête édifiante. Ce n’était pas tant qu’il avait le sentiment de mériter la douleur, mais celle-ci l’arrangeait. Il avait beau nettoyer la coupure, la comprimer le mieux possible, la recouvrir d’un bandage épais, la première moucheture de sang révélatrice réapparaissait en moins d’une heure. C’était comme le souvenir de la maison familiale, un hommage au stoïque refus paternel de la maladie, des blessures ou de la souffrance.
— Ça va aller, affirma-t-il.
Sa tante lui empoigna le coude avec son grappin de fer à cinq dents et l’obligea à s’asseoir sur le couvercle des W.C. de la salle de bains. Elle demanda à Sammy d’aller chercher une bouteille de slivovitz qu’un ami de son défunt mari avait laissée en 1935 et qui était restée intacte depuis lors. Puis elle coinça la tête de Joe sous son bras gauche et le recousit. Le fil était bleu foncé, exactement de la même couleur que l’uniforme de l’Artiste de l’évasion.
— Ne va pas te chercher des ennuis, l’implorait-elle en lui piquant la peau avec sa longue et fine aiguille. Tu en auras assez tôt…
Sur ces entrefaites, Joe alla se chercher des ennuis. Sans raison, il se mit à monter tous les jours à Yorkville, où il y avait beaucoup de bars à bière allemands, de tavernes allemandes, d’associations amicales allemandes et de Germano-Américains. Le plus souvent, il se bornait à rôder un moment dans les parages et rentrait de ses expéditions sans incident, mais une chose en entraînait parfois une autre. Les quartiers ethniques de New York ont toujours été vigilants devant les incursions d’étrangers incontrôlés. En attendant l’autobus, il eut droit à un nouveau coup de poing à l’estomac dans la Quatre-vingt-dixième Rue Est, de la part d’un individu qui n’avait pas bien pris le rictus dont Joe s’armait chaque fois qu’il s’aventurait dans les coins chics. Un après-midi où il traînait devant une confiserie, Joe attira l’attention de quelques petits gamins du quartier, dont l’un, pour des raisons n’ayant rien à voir avec la politique ou les théories raciales, l’atteignit à la nuque avec la grosse huître gluante de sa boulette de papier mâché. Ces gamins étaient tous des lecteurs assidus de l’Artiste de l’évasion et des admirateurs du travail de Joe Kavalier. S’ils avaient su qui il était, ils auraient sans doute profondément regretté d’avoir tiré sur lui à la sarbacane. Mais ils n’aimaient tout simplement pas son allure. Avec la cruelle acuité des enfants, ils avaient observé qu’il y avait quelque chose de bizarre chez Joe Kavalier, dans son costume froissé, son air d’irascibilité rentrée qui couvait, les mèches bouclées qui hérissaient sa chevelure imparfaitement lissée en arrière tel un mécanisme qui aurait explosé. Il était la cible désignée des amateurs de farces et attrapes. Il avait l’air de quelqu’un qui cherchait les ennuis.
Là, il faut préciser qu’un très grand nombre de New-Yorkais allemands étaient violemment opposés à Hitler et aux nazis. Ils écrivaient des épîtres indignées aux rédacteurs en chef des principaux quotidiens pour condamner l’inaction des Alliés et des Américains après l’Anschluss et l’annexion des Sudètes. Ils rejoignaient les ligues antifascistes, se colletaient avec les chemises brunes – cet automne-là, Joe était loin d’être le seul jeune homme à sortir dans les rues de New York en quête de bagarre – et soutenaient vigoureusement la politique du président quand il agissait contre Hitler et sa guerre. Néanmoins, un assez bon nombre d’Allemands new-yorkais étaient ouvertement fiers des réalisations sociales, culturelles, sportives et militaires du Troisième Reich. Parmi eux se trouvait un petit groupe qui était régulièrement actif dans diverses organisations patriotiques, nationalistes, généralement racistes et parfois violentes favorables aux objectifs de la patrie. Joe revenait fréquemment de Yorkville avec des journaux et des tracts antisémites qu’il épluchait de la première à la dernière page, la rage au ventre, avant de les fourrer dans un des trois cageots à pêches qui lui servaient de meuble classeur. (Les deux autres contenaient ses lettres du pays et ses illustrés.)
Un jour qu’il hantait les rues de Yorkville, Joe remarqua un écriteau peint à la main à la fenêtre d’un bureau du premier étage : LIGUE ARYANO-AMÉRICAINE.
Planté là, le nez levé vers la fenêtre, Joe conçut l’obscur fantasme de monter quatre à quatre dans ce bureau et de faire irruption dans ce nid de vipères, les pieds projetés droit vers le lecteur, hors du cadre, pendant que des éclats acérés de la porte volaient dans toutes les directions. Il se voyait patauger dans un maelström de chemises brunes, de poings, de coudes et de bottes et trouver, dans cette déferlante d’hommes, le triomphe. Ou sinon l’expiation, le châtiment ou la délivrance. Il épia cette fenêtre pendant près d’une demi-heure afin d’essayer d’entrevoir un membre réel de ce parti. Personne ne pénétra dans l’immeuble ni ne passa derrière la fenêtre du premier étage. Joe ne tarda pas à abandonner et rentra à la maison.
Fatalement, Joe retourna à Yorkville. En face du Q.G. de la L.A.A. se trouvait un Konditorei{46}, Haussman’s. D’une table près de la devanture, Joe avait une vue imprenable sur la porte du vestibule de l’immeuble et la fenêtre. Il commanda une tranche de l’exquis Sacher Torte de la maison et un café, exceptionnellement buvable pour New York, et attendit. Une tranche de gâteau et deux cafés plus tard, toujours pas de signe d’activité aryano-américaine. Il paya l’addition et traversa la rue. Le répertoire de l’immeuble, ainsi qu’il l’avait déjà remarqué, comportait un optométriste, un comptable, un éditeur et la L.A.A., mais aucune de ces raisons sociales ne semblait avoir de patients, de clients ou d’employés. Ce bâtiment, le Kuhn Building, était un tombeau. Il prit l’escalier pour monter au premier étage ; la porte des bureaux de la L.A.A. était fermée à clef. Le jour gris qui filtrait par la vitre dépolie de la porte prouvait qu’il n’y avait aucune lampe allumée à l’intérieur. Joe essaya la poignée, puis il posa un genou à terre pour examiner la serrure. C’était une Chubb, un modèle ancien et robuste, mais s’il avait eu ses outils elle n’aurait présenté aucun problème. Malheureusement, ses crochets et son levier se trouvaient dans un tiroir près de son lit, aux Studios Palooka. Il fouilla ses poches et trouva un porte-mine dont l’agrafe métallique, fixée au manche par une bague à deux dents, pouvait assez bien servir, une fois convenablement déformée, de pied-de-biche. Mais restait le problème du crochet. Il redescendit et déambula autour du pâté de maisons jusqu’à ce qu’il eût trouvé un vélo d’enfant enchaîné aux barreaux d’une fenêtre de la Quatre-vingt-huitième Rue Est. Rouge fraise, il avait l’air neuf, avec ses chromes brillants tels des miroirs et ses pneus luisants et adhérents. Joe attendit un moment, pour s’assurer que personne n’était en vue. Puis il empoigna le guidon étincelant et, avec des coups sauvages du talon de sa chaussure dans la roue de devant, réussit à détacher un rayon. Il l’agita pour le dégager de la jante, puis regagna en courant le carrefour de la Quatre-vingt-septième et de York. Se servant d’une grille métallique comme d’une presse à emboutir et du trottoir lui-même comme d’une lime grossière, il put se confectionner un crochet en état à partir de la tige fine et résistante du rayon.
Après être remonté aux bureaux de la Ligue aryano-américaine, il frappa au montant en chêne de la porte labourée de cicatrices. Pas de réponse. Il remonta son pantalon, s’agenouilla, cala son front contre le battant et se mit à l’ouvrage. Les outils rudimentaires, le manque d’entraînement ainsi que la pulsation de sa surexcitation dans ses artères et ses articulations rendaient le travail plus difficile que prévu. Joe retira son veston, retroussa ses manches. Il fit basculer son chapeau dans ses mains et le posa par terre près de lui. Enfin, il ouvrit son col de chemise et tira sa cravate de côté. Il jurait et suait, guettant si avidement le bruit de la porte d’en bas qu’il ne pouvait pas entendre la serrure réagir à l’action de ses doigts. Il mit presque une heure pour entrer.
Cela fait, il ne trouva pas le laboratoire sophistiqué ou l’officine fasciste à laquelle il s’attendait, mais un bureau en bois, un fauteuil, une lampe, une machine à écrire et un grand meuble classeur en chêne. Les stores vénitiens étaient poussiéreux et tordus, et il leur manquait des lamelles. Le plancher était nu et constellé de brûlures de cigarettes. Le téléphone, quand Joe décrocha, était coupé. À un mur était accroché un cadre : une lithographie en couleurs du Führer d’humeur romantique, le menton tenu à un angle poétique, son toupet brun soulevé par une brise alpine. Contre un autre mur se dressait un rayonnage surchargé de diverses publications, en anglais et en allemand, dont les titres évoquaient les objectifs et les prédictions du national-socialisme et du rêve pangermanique.
Joe alla se planter derrière le bureau. Il tira le fauteuil et s’y installa. Le sous-main disparaissait sous une avalanche de notes et de mémos, certains dactylographiés, d’autres griffonnés d’une écriture minuscule et anguleuse.
… l’hypnose utilisée sur F.T. le prouve
nouvelle étude de F.T. et du vieil homme haschischin de la montagne
F.T. maître épéiste
Il y avait des tickets d’autobus, des emballages de bonbons, un talon de billet des Polo Grounds. Un exemplaire d’un livre intitulé Thuggee*. Une collection de coupures de journaux et d’articles prélevés dans Photoplay et Modern Screen. Tous les papiers des revues, nota Joe, semblaient concerner la vedette de cinéma Franchot Tone{47}. Mais les couches de paperasse et de notations énigmatiques étaient entrelardées de dizaines de comics : Superman, Marvel Mystery, Flash, Whiz, Shield-Wizard… et aussi, Joe ne pouvait pas ne pas le remarquer, des derniers numéros de Radio, de Triumph et du Monitor. Par endroits, les amoncellements de papier étaient positivement hauts comme des montagnes. Trombones, punaises et plumes de stylo étaient éparpillés à la ronde, telles des marques stylisées sur une carte. Une boîte de café Savarin vide était hérissée d’une palissade dentelée de crayons. Joe tendit la main et, de deux grands gestes rapides des bras, envoya tout voltiger. Les punaises crépitèrent en heurtant le sol.
Joe visita les tiroirs. Dans l’un d’entre eux, il trouva un avis de New York Telephone qui promettait, sérieusement ainsi qu’il s’avéra, d’interrompre la ligne si le compte de L.A.A. demeurait impayé, un manuscrit tapé à la machine et, inexplicablement, le menu de la récente réception de mariage, à l’hôtel Trevi, de Bruce et Marilyn Horowitz. Joe arracha le tiroir et le renversa. Le manuscrit se partagea en deux parties qui s’affalèrent à la manière d’un jeu de cartes qu’on laisse choir. Joe ramassa un feuillet et le parcourut. Cela ressemblait à de la science-fiction. Un certain Rex Mundy visait le cuir suppurant d’un ignoble Zid avec son pistolet à rayons, tandis qu’une certaine Krystal DeHaven était pendue, la tête en bas, à une chaîne, au-dessus de la gueule béante d’un Tork affamé.
Il froissa la page et reprit sa razzia dans les tiroirs du bureau. Un autre contenait un portrait encadré de Franchot Tone ; dans le coin inférieur gauche, fichée dans l’interstice entre le verre et le bord intérieur du cadre, il y avait une planche que Joe reconnut immédiatement pour avoir été découpée dans les pages du premier numéro de Radio Comics. C’était un gros plan de ce bon vieux Max Mayflower jeune, riche et je-m’en-foutiste. Son expression était songeuse, ses joues creusées de fossettes. Dans la bulle il disait : « Oh ! Qu’est-ce que ça peut faire ? L’important, c’est de s’amuser. » Joe remarqua que l’angle de la tête de Max, une certaine asymétrie dans sa physionomie et son nez ciselé étaient très similaires, pour ne pas dire identiques, à ceux de Franchot Tone sur le portrait de promotion. Personne n’avait jamais remarqué ni commenté cette ressemblance jusque-là. Tone n’était pas un acteur dont le travail ou le visage étaient particulièrement familiers à Joe, mais à présent, en étudiant le long visage mince empreint de mélancolie sur la photo glacée – elle était dédicacée « À Carl, avec toutes les amitiés de Franchot Tone » – il se demandait s’il n’avait pas inconsciemment décalqué son personnage sur Tone.
Dans le dernier tiroir, en bas à droite, tout au fond, il y avait un petit journal intime relié en cuir. Une inscription datant de décembre 1939 était portée sur la page de garde. « À Carl, un lieu où mettre en ordre ses brillantes pensées, affectueusement, Ruth. » La première cinquantaine de pages du journal contenait une dissertation en lettres minuscules et impétueuses, dont la substance – dans la mesure où Joe était capable d’y comprendre quelque chose – semblait être que Franchot Tone était membre d’une association secrète d’assassins, financée par la société dont le père de Tone était directeur, American Carborundum, qui voulait absolument éliminer Adolf Hitler. Cette révélation s’arrêtait au beau milieu d’une phrase, et les pages restantes étaient occupées par plusieurs centaines de variations sur le nom Carl Ebling. Une véritable encyclopédie de styles de signature, allant d’une graphie fleurie aux pattes de mouche. Joe ouvrit le journal au centre, empoigna chaque moitié et le déchira en deux par le dos.
Après en avoir fini avec le bureau, Joe se dirigea vers la bibliothèque. Froidement, méthodiquement, il envoya les piles de livres et de pamphlets voler par terre. S’il s’autorisait à sentir quoi que ce soit, il craignait que ce ne soit ni de la rage ni de la satisfaction, mais simplement de la pitié pour la folle et poussiéreuse nullité de la ligue à membre unique de Carl Ebling. Il continua donc sans rien sentir, les mains gourdes, les affects pincés comme un nerf. Il décrocha le portrait d’Hitler et celui-ci tomba avec un tintement. Passant ensuite au meuble classeur, il retira le tiroir du haut, A-D, le retourna et le secoua pour détacher son contenu, comme l’Artiste quand il vidait la tourelle d’un char de ses soldats. Il arracha E-J et s’apprêtait à renverser son contenu sur le monticule d’A-D, quand il remarqua la légende dactylographiée sur l’onglet d’un des tout premiers dossiers du tiroir : « Empire Comics Inc. »
La chemise, assez grosse, contenait la totalité des dix numéros de Radio Comics sortis jusqu’ici. Quelque vingt-cinq feuilles de papier pelure, dactylographiées serré, étaient jointes par un trombone au premier numéro. C’était un rapport de Carl Ebling, président de la Confrérie new-yorkaise, L.A.A., sous forme de note à l’attention de tous les membres de la Ligue. Le sujet en était, tenez-vous bien, le spécialiste de l’évasion aux super-pouvoirs, plus connu comme l’Artiste de l’évasion. Joe s’assit dans le fauteuil, alluma une cigarette et commença à lire. Dans le paragraphe d’introduction de la note de Carl Ebling, le héros costumé, son éditeur et ses créateurs, les « auteurs de bandes dessinées juifs » Joe Kavalier et Sam Clay, étaient tous désignés comme des menaces pour la réputation, la dignité et les ambitions du nationalisme allemand sur le sol américain. Carl Ebling avait lu un article du Saturday Evening Post{48} détaillant le succès et le tirage croissants de la collection d’illustrés d’Empire, et il exposait brièvement les effets négatifs qu’une propagande antiallemande aussi grossière pouvait avoir sur les esprits de ceux entre les mains de qui reposait l’avenir des peuples saxons, les enfants de l’Amérique. Après quoi il attirait l’attention hypothétique de ses lecteurs sur le remarquable air de famille existant entre Max Mayflower, le Misterioso originel, et l’agent secret des Alliés, Franchot Tone. Là-dessus, tout sens critique semblait abandonner l’auteur. Dans les paragraphes suivants, et pendant le reste de sa note, Ebling se contentait – il n’y avait pas de meilleure formule – de récapituler et de décrire les aventures de l’Artiste de l’évasion, du premier numéro qui expliquait ses origines jusqu’au plus récent à être arrivé dans les kiosques. Les résumés d’Ebling étaient soignés et exacts, tout bien considéré. Mais le plus frappant, à mesure qu’Ebling continuait à ajouter, de mois en mois, une nouvelle rubrique à son dossier sur Empire, c’était la façon dont ses accents d’indignation et de mépris absolu se nuançaient avant de s’évanouir complètement. Dès la quatrième livraison, il avait cessé de truffer ses notations de termes tels que « scandaleux » ou « insultant » ; dans le même temps, ses fiches s’allongeaient et devenaient plus détaillées, se décomposant parfois en un exposé planche par planche de l’action des illustrés. L’ultime résumé, celui du numéro le plus récent, était long de quatre pages et dénué de jugement critique au point d’être totalement neutre. Dans la dernière phrase, Ebling paraissait prendre conscience du fait qu’il s’était éloigné de son dessein initial et ajoutait avec une hâte dépourvue de ponctuation qui impliquait une certaine reprise en main penaude : « Bien sûr tout cela relève de l’habituelle propigande (sic) belliciste juive. » Mais pour Joe il était clair que la note d’Ebling n’avait de véritable but que l’exégèse, l’archivage exhaustif de dix mois de pure allégresse. Malgré lui, Carl Ebling était un fan.
Joe avait bien reçu des lettres de lecteurs au cours des derniers mois, de lecteurs et de lectrices – mais le plus souvent, c’étaient des garçons – répandus dans tous les États-Unis, de Las Cruces à LaCrosse, cependant celles-ci se limitaient en général à l’expression plutôt simpliste de leur admiration et à des demandes d’illustrations dédicacées de l’Artiste, en assez grand nombre pour que Joe eût conçu une illustration standard, qu’au début il dessinait chaque fois à la main, mais qu’il avait donné récemment à photocopier avec sa signature pour économiser du temps. La lecture de la note d’Ebling marqua la première fois où Joe pressentit la possibilité d’un lectorat adulte de son travail. L’intensité de la passion d’Ebling, son enthousiasme érudit, regorgeant de notes de bas de page, d’analyses thématiques et de listes des personnages, le touchaient étrangement, pour honteux et embarrassés qu’ils fussent. Il était conscient – il ne pouvait pas le nier – de son désir de connaître Ebling. Il balaya du regard les dégâts qu’il avait causés dans les sinistres et modestes bureaux de la Ligue aryano-américaine et éprouva un remords passager.
Puis, sans transition, ce fut à son tour d’avoir honte, non seulement d’avoir étendu, si passagèrement que ce soit, les faveurs de sa sympathie à un nazi, mais aussi d’avoir produit un travail qui plaisait à un tel homme. Joe Kavalier n’était pas le seul auteur de comics à percevoir le fascisme, sous forme d’image inversée, inhérent à son surhomme antifasciste : Will Eisner, un autre auteur de bandes dessinées juif, revêtit de propos délibéré ses héros alliés, les Blackhawks, d’uniformes inspirés des fringants costumes macabres des Waffen S.S. Mais Joe était peut-être le premier à rougir de glorifier, au nom de la démocratie et de la liberté, la brutalité vengeresse d’un homme très, très fort. Depuis des mois il se répétait – et écoutait Sammy lui répéter – qu’ils accéléraient, en feignant de s’acharner sur Haxoff, Hynkel, Hassler ou Hitler, l’intervention des États-Unis dans la guerre qui se déroulait en Europe. Il lui vint alors à l’esprit de se demander si tout ce qu’ils avaient fait jusque-là n’était pas de donner libre cours à leurs pires pulsions personnelles et de permettre ainsi l’émergence d’une nouvelle génération d’hommes qui ne connaissaient que la force et la domination.
Par la suite, il ne sut jamais s’il n’avait pas entendu le bruit fait par Carl Ebling pour pénétrer dans l’immeuble, monter l’escalier et tourner sa poignée de porte forcée, parce que lui-même était perdu dans ses pensées ou parce qu’Ebling avait le pas léger, ou bien si l’homme avait senti la présence d’un intrus et espéré le surprendre. En tout cas, ce n’est que lorsque les gonds grincèrent que Joe, levant les yeux, découvrit une version plus âgée, plus blafarde de Franchot Tone, le menton veule encore plus veule, le front dégarni encore plus avancé dans le processus. Il était planté dans l’encadrement de la porte de la Ligue aryano-américaine, avec un parka gris miteux, dont la fermeture Éclair était remontée, et tenait un gros nerf de bœuf noir à la main.
— Qui diable êtes-vous ? (Ce n’était pas l’élégant accent traînant de Tone, mais quelque chose de plus ou moins local.) Comment êtes-vous entré ?
— Je m’appelle Mayflower, répondit Joe. Tom Mayflower.
— Qui ? Mayflower ? C’est…
Son regard se posa sur le gros dossier d’Empire. Sa bouche s’ouvrit, puis se referma.
Joe, lui, ferma le dossier et se leva lentement. Sans quitter les mains d’Ebling des yeux, il se mit à contourner le bureau par le côté.
— Je partais, murmura Joe.
Ebling hocha la tête et plissa les yeux. Il avait l’air frêle, phtisique peut-être. La fin de la trentaine ou la quarantaine, la peau pâle et semée de taches de rousseur. Il battait des paupières et déglutissait sans arrêt. Joe profita de ce qu’il sentait être une nature indécise et fonça vers la porte. Ebling le toucha à la nuque avec sa matraque. Le crâne de Joe résonna comme une cloche en cuivre et ses genoux se dérobèrent. Ebling le frappa une deuxième fois. Joe se raccrocha au chambranle, puis se retourna pour recevoir un autre coup au menton. La douleur balaya le reste de honte et de remords qui lui brouillait l’esprit ; une vague de colère le submergea. Il se jeta sur Ebling et empoigna le bras qui maniait le nerf de bœuf, tirant dessus si fort que l’articulation craqua. Ebling poussa un cri. Joe le balança par le bras et le projeta contre le mur. La tête d’Ebling heurta le coin du rayonnage où la littérature nazie avait été empilée, et il s’affala par terre tel un pantalon vide.
Dans le contrecoup de sa première victoire, Joe espéra – jamais il n’oublia cet espoir fou, malsain – que son adversaire était mort. Les oreilles bourdonnantes, il restait à haleter et à déglutir au-dessus d’Ebling et espérait que cette âme tordue s’était détachée de son corps. Mais non, un souffle soulevait et creusait tour à tour la fragile charpente du nazi américain. La vision de ce mouvement involontaire, furtif, étancha le flot de colère de Joe. Il retourna au bureau et récupéra son veston, ses cigarettes et ses allumettes. Il s’apprêtait à lever le camp quand ses yeux tombèrent sur le dossier d’Empire Comics, du haut duquel un coin de la note d’Ebling dépassait. Il rouvrit la chemise, dégagea la note de son trombone et retourna celle-ci. Au dos du dernier feuillet, au moyen de son porte-mine, il réalisa un croquis rapide de l’Artiste dans la pose standard qu’il avait choisie pour les envois dédicacés : le maître de l’évasion souriant, les bras tendus, les poignets encerclés par une paire de menottes fendue en deux.
« À mon pote Carl Ebling, écrivit-il au bas du dessin en grosses et allègres lettres cursives. Bonne chance. L’Artiste de l’évasion. »