2.

Les bureaux d’Empire Novelty Company Inc. se trouvaient au quatrième étage du Kramler Building, sur un tronçon sordide de la Vingt-cinquième Rue, non loin de Madison Square. Immeuble de bureaux de treize étages, dont la façade de pierre avait la couleur d’un col de chemise maculé et dont les fenêtres, ornées d’un petit nombre de zigzags modernes, arboraient une barbe de suie, le Kramler tranchait comme un geste isolé d’optimisme commercial dans un îlot de maisons de rapport peu élevées en brique (des constructions minimales rapportant en loyers juste de quoi payer les taxes foncières du terrain qu’elles occupaient), de magasins de lainages condamnés par des planches et de sièges de sociétés de bienfaisance tombant en poussière qui accueillaient la population décroissante et éparpillée d’immigrés originaires de pays rayés de la carte. Il avait été inauguré à la fin de 1929, puis récupéré par la banque rétentionnaire après que le promoteur se fut défenestré de son bureau situé au treizième étage. Dans les dix années qui suivirent, le Kramler avait réussi à attirer un nombre réduit mais varié de locataires, parmi lesquels un éditeur de magazines érotiques, un distributeur de postiches, fausses barbes, gaines masculines et chaussures à talonnettes, ainsi que les agents de location de la côte est pour un cirque de troisième zone du Middle West, tous alléchés, comme Shelly Anapol l’avait été, par les bas loyers et une ambiance collégiale de canaillerie.

Malgré l’air de déshérence et de discrédit répandu dans le quartier, Sheldon P. Anapol – dont le beau-frère Jack Ashkenazy était propriétaire de Racy Publications Inc., au sixième étage du Kramler – était un homme d’affaires doué, sympathique et redoutable. En 1914, à l’âge de vingt ans, représentant de commerce sans le sou, il était allé travailler pour Hyman Lazar, fondateur d’Empire Novelty. Quinze ans plus tard, il avait économisé assez d’argent pour racheter sa société à Lazar, après que ce dernier se fut mis à dos ses créanciers. La combinaison d’un cynisme durement acquis, de frais généraux peu élevés, d’une ligne de produits copieusement médiocre et de la soif insatiable des petits Américains pour les postes transistors, les lunettes à rayons X et les vibrators avait permis à Anapol, non seulement de survivre à la Crise, mais de mettre ses deux filles dans une école privée et de subvenir aux besoins ou, comme il aimait à le dire, en évoquant l’imagerie inconsciente des bateaux de guerre et des paquebots de la Cunard, de « maintenir à flot » son énorme et dispendieuse épouse.

Comme celui de tous les grands représentants de commerce, le passé d’Anapol comprenait des tragédies et des déceptions. Orphelin pour cause de pogrom et de typhus, il avait été élevé par des parents insensibles. Pendant une bonne part de sa jeunesse, sa corpulence, héritée de générations d’Anapol mal dégrossis à la mâchoire carrée, avait fait de lui la cible des plaisanteries et l’objet du mépris des femmes. Jeune homme, il jouait assez bien du violon pour espérer faire une carrière musicale, jusqu’à ce qu’un mariage hâtif et l’entretien consécutif de ses deux filles style cuirassés lourds, Belle et Candace, l’eussent contraint à une vie de déplacements commerciaux. Toutes ces péripéties l’avaient laissé endurci, meurtri, chiffonné et enclin à l’appât du gain, mais pourtant pas aigri. Pendant sa période sur les routes, il avait toujours été bien accueilli dans les boutiques isolées des marchands de farces et attrapes, des hommes qui en étaient souvent à leur troisième ou quatrième travail, et presque universellement fauchés, après des années de conjectures et de calamités, d’intuitions de ce qui était amusant et de ce qui ne l’était pas. La vision franchement comique d’Anapol, avec ses immenses complets déboutonnés, ses chaussettes dépareillées et ses yeux tristes de violoniste, en train de présenter un modèle de perruque blonde en crins de chevaux ou de montrer un dentifrice qui noircissait les dents, avait été la clef de voûte de maintes grosses ventes à WilkesBarre ou à Pittsfield.

Pendant la dernière décennie, il n’était toutefois guère allé plus loin que Riverdale, et au cours de l’année passée, après une aggravation de ses perpétuelles « difficultés » avec sa femme, Anapol n’avait que rarement quitté le Kramler Building. Il avait un lit et une table de chevet de chez Macy, et dormait dans son bureau, derrière un vieux dessus-de-lit en tapisserie drapé sur un bout de corde à linge. Sammy avait obtenu sa première augmentation l’automne précédent, après avoir trouvé un portant de vêtements vide qui traînait un soir dans la Septième Avenue et l’avoir rapporté à travers les rues pour servir de vestiaire à Anapol. Ce dernier, qui avait lu beaucoup de littérature commerciale et travaillait en fait éternellement à un traité mâtiné d’autobiographie, qu’il appelait tantôt La Science de l’opportunité, tantôt, plus pathétiquement, Mon échantillon de peine, non seulement prêchait l’initiative mais la récompensait, un penchant sur lequel Sammy fondait maintenant tous ses espoirs.

— Alors, parle, ordonna Anapol.

Comme d’habitude à cette heure matinale, il portait seulement ses chaussettes, ses fixe-chaussettes et un caleçon à motifs éclatants assez grand, songea Sammy, pour mériter le nom de peinture murale. Il était en train de se raser, penché sur un minuscule lavabo au fond de son bureau. Levé depuis l’aube, comme tous les matins, il avait concocté un coup pour une des parties d’échecs qu’il disputait par courrier avec des joueurs de Cincinnati, de Fresno et de Zagreb, avait correspondu avec d’autres amoureux solitaires du compositeur Szymanovski qu’il avait regroupés dans une association de soutien international, écrit des menaces voilées à des débiteurs particulièrement récalcitrants dans une prose grinçante, vivante et à peine grammaticale, où fleurissaient les allusions à Jéhovah et à George Raft, et rédigé sa missive quotidienne à Maura Zell, sa maîtresse, qui était girl dans la troupe itinérante des Pearls of Broadway. Il attendait toujours huit heures pour commencer sa toilette et semblait faire grand cas de l’effet que son impériale personne à demi nue produisait sur ses employés au moment où ceux-ci entraient à la file pour travailler.

— Permettez-moi d’abord de vous poser une question, monsieur Anapol, dit Sammy en étreignant son carton à dessins, planté sur l’ovale râpé du tapis chinois qui recouvrait les trois quarts du plancher du bureau d’Anapol, une vaste pièce isolée par des cloisons d’aggloméré verni et de verre des bureaux de Mavis Magid, la secrétaire d’Anapol, et des cinq employés aux expéditions, à l’inventaire et à la comptabilité. (Un porte-chapeaux, des chaises droites et un bureau à cylindre, tous de seconde main, avaient été récupérés en 1933 dans les locaux d’une société d’assurance vie du quartier qui avait fait faillite et transportés par chariot dans le couloir jusqu’à leur emplacement actuel.) Combien vous demandent-ils, à National, pour la quatrième de couverture d’Action Comics ce mois-ci ?

— Non, c’est à moi de te poser une question, répliqua Anapol. (Il s’éloigna du miroir et tenta, comme il le faisait tous les matins, de convaincre quelques longues mèches de cheveux de venir s’aplatir sur le sommet chauve de son crâne. Jusque-là, il n’avait rien dit sur le carton à dessins de Sammy, que ce dernier n’avait d’ailleurs jamais auparavant eu le courage de lui montrer.) Qui est ce garçon assis dehors ?

Anapol ne se retourna pas, et il n’avait pas non plus détourné les yeux du minuscule miroir à barbe depuis que Sammy était entré dans la pièce, mais il apercevait Joe dans la glace. Joe et Sammy étaient assis dos à dos, séparés par la cloison de bois et de verre qui isolait le bureau d’Anapol de son empire. Sammy tordit le cou pour jeter un coup d’œil à son cousin. Sur les genoux de Joe, il y avait une planche à dessin en bois blanc, un carnet de croquis et des crayons. Sur la chaise voisine, reposait un portfolio en carton bon marché qu’ils avaient acheté dans un bazar de Broadway. L’idée, c’était que Joe le remplisse rapidement d’esquisses excitantes de héros musclés pendant que Sammy vendait son idée à Anapol et gagnait du temps. « Tu devras travailler vite », avait-il pressé Joe, qui lui avait assuré être capable d’assembler en dix minutes tout un panthéon de justiciers en caleçon. Mais en entrant, pendant que Sammy lui vantait Mavis Magid, Joe avait perdu de précieuses minutes à fouiner dans la livraison de Sensass Radios Miniatures dont l’arrivée du Japon, la veille au matin, avait mis Anapol en fureur. Toute la livraison était défectueuse et, même selon ses critères peu exigeants, invendable.

— C’est mon cousin Joe, répondit Sammy, jetant à la dérobée un nouveau coup d’œil par-dessus son épaule. (Penché sur son travail, Joe regardait fixement ses doigts et bougeait sa tête lentement de gauche à droite, comme si un invisible faisceau électronique émis par ses yeux guidait la pointe de son crayon sur le papier. Il croquait le bombement d’une épaule imposante, reliée à un bras gauche épais. À part ce bras et un certain nombre de légères et énigmatiques lignes directrices, il n’y avait rien d’autre sur la page.) Le neveu de ma mère.

— Il est étranger ? D’où vient-il ?

— De Prague. Comment le savez-vous ?

— À sa coupe de cheveux.

Anapol s’avança vers le portant et décrocha un pantalon de son cintre.

— Il a débarqué hier soir, expliqua Sammy.

— Et il cherche une place.

— Bon, évidemment…

— J’espère, Sammy, que tu lui as dit que je n’ai de travail pour personne.

— En fait… je l’ai peut-être légèrement induit en erreur sur ce chapitre, monsieur.

Comme un autre de ses jugements infaillibles à l’emporte-pièce se confirmait, Anapol eut un nouvel hochement de tête. La jambe gauche de Sammy se mit à tressaillir. C’était la plus mauvaise des deux et la première à faiblir quand il était nerveux ou sur le point d’être pris en flagrant délit de mensonge.

— Et tout ceci a un rapport, poursuivit Anapol, avec ce que National me demande pour la quatrième de couverture d’Action Comics…

— Ou de Detective*.

Anapol fronça les sourcils. Il leva les bras, puis disparut dans un immense maillot de corps en fil qui n’avait pas exactement l’air blanchi de frais. Sammy en profita pour vérifier le travail de Joe. Une silhouette massive avait fini par émerger : une tête carrée, un torse épais, presque tubulaire. Bien que campé d’un trait sûr, le personnage avait quelque chose de lourd. Les jambes étaient puissantes et bottées, mais lesdites bottes étaient de gros brodequins d’ouvrier, prosaïquement lacés devant. La jambe de Sammy se mit à trembler un peu plus fort. La tête d’Anapol ressortit du maillot de corps. Il fit descendre celui-ci sur son ventre velu de morse, puis le fourra dans son pantalon. Ses sourcils étaient toujours froncés. Il passa ses bretelles sur ses épaules et les fit claquer pour les mettre en place. Les yeux toujours rivés sur la nuque de Joe, il se dirigea ensuite vers son bureau et bascula un interrupteur.

— J’ai besoin de Murray, dit-il dans le haut-parleur. La semaine est calme, ajouta-t-il à l’adresse de Sammy. Voilà la seule raison de mon indulgence pour toi.

— Je comprends, souffla Sammy.

— Assieds-toi.

Sammy s’assit et appuya son portfolio contre ses jambes, soulagé de pouvoir le poser. Il était plein à craquer de ses propres dessins, concepts, prototypes et pages définitives.

Mavis Magid eut Murray Edelman en ligne. Le directeur de la réclame d’Empire Novelty informa Anapol, comme Sammy savait qu’il le ferait parce qu’il effectuait chaque semaine de son plein gré des heures supplémentaires dans le service d’Edelman, assimilant ce qu’il pouvait du point de vue biaisé et exclamatif du vieil homme sur le monde publicitaire, que National demandait près de sept fois le tarif courant pour l’espace offert par la quatrième de couverture de ses titres les plus vendeurs : le numéro d’août d’Action, le dernier pour lequel on avait des chiffres, s’était vendu à près d’un million et demi d’exemplaires. D’après Murray, la seule et unique raison de la montée en flèche des ventes de certains titres tenait à l’état encore relativement embryonnaire du marché de la bande dessinée.

— Superman, murmura Anapol en raccrochant son téléphone, avec le ton de quelqu’un qui commande un plat inconnu dans un restaurant exotique.

Il se mit à faire les cent pas derrière son bureau, les mains croisées dans le dos.

— Pensez à ce qu’on pourrait vendre comme produits si nous avions notre propre Superman, s’entendit dire Sammy. On pourrait l’appeler Vibrator Comics… Coussin Pétomane Comics… Pensez à ce que vous économiseriez en réclame ! Pensez-y…

— Ça suffit, le coupa Anapol, cessant de faire les cent pas pour enfoncer une nouvelle fois l’interrupteur. (Les traits de son visage s’étaient altérés pour prendre une expression tendue, vaguement dégoûtée, que Sammy était capable d’identifier, au bout d’un an sous ses ordres, comme la prémonition refoulée de l’argent. Sa voix s’était muée en un chuchotement rauque.) J’ai besoin de Jack.

Mavis passa un coup de fil dans les étages supérieurs, aux bureaux de Racy Publications Inc., maison mère de Racy Police Stories, Racy Western et Racy Romance. Jack Ashkenazy fut requis au téléphone. Il confirma ce que Murray York avait déjà dit. Tous les éditeurs de pulps et de périodiques de New York avaient remarqué l’explosion des ventes d’Action Comics du groupe National et de sa vedette portant cape et bottes.

— Ouais ? marmonna Anapol. Ouais ? Vraiment ? Tu as trouvé ?

Il écarta le combiné de son oreille et le fourra sous son aisselle gauche.

— Ils cherchent un Superman de leur cru dans les étages, déclara-t-il à Sammy.

Celui-ci bondit de son siège.

— Nous pouvons leur en fournir un, patron, lança-t-il. Nous pouvons fournir à Ashkenazy son propre Superman lundi matin. Mais, de vous à moi, ajouta-t-il, s’efforçant de parler comme son grand héros, John Garfield{16}, qui était dur et doucereux en même temps, le garçon des rues prêt à porter des costumes luxueux et à courir où se trouvait la grosse galette, je vous conseillerais de garder tout cela pour vous.

Anapol éclata de rire.

— Oh ! Vous me conseillez ? Pas possible ! s’exclama-t-il. (Il secoua la tête.) J’y songerai.

Il garda le combiné coincé sous le bras et prit une cigarette dans le coffret posé sur son bureau. Il l’alluma et aspira une bouffée pour réfléchir, sa mâchoire massive proéminente et contractée. Puis il reprit en main le combiné et souffla de la fumée dans le micro.

— Tu ferais peut-être mieux de descendre dans mon bureau, Jack, articula-t-il. (Il raccrocha une nouvelle fois et inclina la tête en direction de Joe Kavalier.) C’est ton artiste ?

— Nous le sommes tous les deux, répliqua Sammy. Des artistes, je veux dire…

Il décida d’opposer aux doutes d’Anapol un aplomb qu’il parvint rapidement à éprouver. Il se dirigea vers la cloison et, avec affectation, frappa à la vitre. Sursautant, Joe se détourna de son travail. Sammy, ne voulant pas risquer de compromettre sa propre confiance en soi, se retint de regarder de près ce que Joe avait fait. Au moins, toute la page semblait remplie !

— Puis-je… ? demanda-t-il à Anapol, montrant la porte d’un geste.

— Tu peux aussi bien lui dire d’entrer.

Sammy fit signe à Joe de venir les rejoindre, tel un M. Loyal qui accueillerait un célèbre trapéziste sous les projecteurs. Joe se leva en rassemblant son carton à dessins et ses crayons épars, puis, son carnet de croquis serré contre lui, il entra timidement dans le bureau d’Anapol, avec son costume de tweed trop grand, son visage famélique et sa cravate d’emprunt, son air à la fois réservé et pathétiquement désireux de plaire. Il regardait le propriétaire d’Empire Novelty comme si toute la grosse galette promise par Sammy était entassée dans la carapace ballonnée de Sheldon Anapol et, à la moindre piqûre et au moindre petit trou, allait se déverser en un irrésistible torrent de billets verts.

— Bonjour, jeune homme ! dit Anapol. On me raconte que vous savez dessiner.

— Oui, monsieur ! répondit Joe, d’une voix bizarrement étranglée qui les fit tous tressaillir.

— Pose-le ici.

Sammy tendit la main pour prendre le carnet et constata, à sa grande surprise, qu’il ne parvenait pas à le dégager. Il craignit un instant que son cousin ait réalisé quelque chose de si abominable qu’il avait peur de le montrer. Mais il aperçut ensuite le coin gauche supérieur de l’esquisse de Joe, où derrière une tour de guingois se profilait une grosse lune, dont une chauve-souris, elle aussi de travers, traversait la face à tire-d’aile, et comprit qu’au contraire son cousin ne pouvait tout simplement pas le lâcher.

— Joe, murmura-t-il.

— Il me faut un peu plus de temps pour le terminer, répondit Joe, tendant son carnet à Sammy.

Anapol contourna son bureau, planta la cigarette incandescente dans un coin de sa bouche et prit le carnet des mains de Sammy.

— Regardez-moi ça ! s’exclama-t-il.

Sur le dessin, il était minuit dans une ruelle pavée, hachurée d’ombres menaçantes. Des toits de tuiles, des fenêtres à tout petits carreaux, des flaques gelées sur le sol étaient suggérés de manière évocatrice. À grandes enjambées, un homme grand et bien bâti émergeait des ombres pour apparaître dans la clarté de la lune balafrée par la chauve-souris. Sa carrure était aussi robuste et impressionnante que ses bottes ferrées. Son costume était composé d’une tunique aux plis profonds, d’un lourd ceinturon et d’un gros bonnet de laine informe qui avait l’air sorti d’un Rembrandt. Les traits du personnage, bien que beaux et réguliers, paraissaient figés, et son regard hardi était vide. Il avait quatre caractères hébraïques gravés sur le front.

— Mais ce n’est pas le golem ? s’écria Anapol. Mon nouveau Superman est donc le golem ?

— Je n’ai pas… le concept est nouveau pour moi, se défendit Joe, dont l’anglais se gauchit. J’ai juste dessiné la première chose que j’avais à l’esprit qui ressemblait à… Pour moi, ce Superman n’est… peut-être… qu’un golem américain. (Du regard, il quêta le soutien de Sammy.) Ce n’est pas vrai ?

— Hein ? fit Sammy, luttant pour dissimuler sa consternation. Ouais, bien sûr, mais Joe… le golem… est… bon !… juif.

Anapol frotta son menton épais, regardant l’image. Il montra le carton à dessins du doigt.

— Faites-moi voir ce que vous avez d’autre là-dedans.

— Il a dû laisser tout son travail à Prague, plaça promptement Sammy, pendant que Joe dénouait les rubans de son carton à dessins. Il a juste torché quelques nouveaux trucs ce matin.

— Eh bien ! il n’est pas très rapide, fit remarquer Anapol, en voyant que le carton de Joe était vide. Il a du talent, c’est évident, mais…

L’air dubitatif réapparut sur son visage.

— Joe ! s’écria Sammy. Dis-lui où tu as été étudiant !

— À l’Académie des beaux-arts de Prague, répondit Joe.

Anapol cessa de se frotter le menton.

— À l’Académie des beaux-arts ?

— Qu’est-ce que c’est ? Qui sont ces lascars ? Qu’est-ce qui se passe ici ?

Jack Ashkenazy entra dans le bureau en coup de vent, sans prévenir ni frapper. Il avait encore tous ses cheveux et s’habillait beaucoup plus élégamment que son beau-frère, avec une prédilection pour les vestes à carreaux et les chaussures bicolores. Comme il avait réussi en affaires, un peu à la manière du Kramler Building, plus facilement que son beau-frère, il n’avait pas été forcé de développer le charme chiffonné du représentant de commerce de son aîné, mais partageait l’avidité d’Anapol à débarrasser la jeunesse d’Amérique de l’oppressant couvercle national d’ennui, dix cents après dix cents. Il décrocha le cigare de sa bouche et arracha le carnet à dessin des mains d’Anapol.

— Maaagnifique ! dit-il. Mais la tête est trop grosse.

— La tête est trop grosse ? répéta Anapol. C’est tout ce que tu as à dire ?

— Le corps aussi est trop gros. On dirait qu’il est fait de pierre.

— Mais il est fait de pierre, crétin ! C’est un golem…

— D’argile, en fait, précisa Joe, qui toussota. Je peux réaliser quelque chose de plus léger.

— Il peut faire tout ce qu’il veut, ajouta Sammy.

— Tout, acquiesça Joe. (Ses yeux s’agrandirent au moment où une inspiration sembla lui venir, et il se tourna vers Sammy.) Je devrais peut-être leur montrer mes pets…

— Il n’a lu qu’un seul comic book, poursuivit Sammy, ignorant son intervention. Mais moi je les ai tous lus, patron. J’ai lu tous les numéros d’Action. J’ai épluché cette littérature. Je sais comment c’est fait. Regardez.

Il ramassa son propre carton à dessins et en dénoua les cordons. C’était un modèle bon marché en carton de chez Woolworth, comme celui de Joe, mais bosselé, éraflé et soigneusement lacéré. On ne pouvait pas s’asseoir dans la salle d’attente d’un directeur artistique avec un carton flambant neuf. Tout le monde aurait su que vous étiez un débutant. L’automne précédent, Sammy avait passé un après-midi entier à taper sur le sien à l’aide d’un marteau, à le piétiner chaussé d’une paire de talons hauts de sa mère et à verser du café dessus. Malheureusement, depuis qu’il l’avait acheté, il n’avait réussi à placer que deux bandes dessinées : une dans un magazine complètement dénué d’humour qui s’appelait Laff et l’autre dans Belle-Views, le bulletin maison du pavillon psychiatrique où sa mère travaillait.

— Je peux tout faire, se vanta-t-il, sortant une poignée d’échantillons de son travail pour les faire circuler.

Plus précisément, ce qu’il voulait dire, c’est qu’il pouvait tout plagier.

— Ce n’est pas si mal, commenta Anapol.

— Ce n’est pas génial non plus, répliqua Ashkenazy.

Sammy lança un regard furibond à Ashkenazy, non parce qu’Ashkenazy aurait insulté son travail – nul n’était plus conscient de ses limites artistiques que Sam Clay – mais parce que Sammy se sentait à la lisière de quelque chose de merveilleux, d’un royaume où des cataractes d’argent et le cours impétueux de son imagination soulèveraient enfin son petit radeau de fortune pour l’emporter vers la liberté infinie de la pleine mer. Or Jack Ashkenazy, dont il pouvait facilement, s’imagina Sammy, crever les yeux larmoyants au moyen du coupe-papier posé sur le bureau d’Anapol, menaçait de lui barrer la route. Anapol capta la lueur visionnaire meurtrière dans les yeux de Sammy et prit un risque.

— Que dirais-tu si nous laissions ces garçons rentrer chez eux pour le week-end et essayer de nous pondre un Superman ? (Il fixa Sammy d’un regard impitoyable.) Notre propre style de Superman, naturellement…

— Bien sûr.

— Combien de pages représente une histoire de Superman ?

— Une douzaine, peut-être.

— Je veux un personnage et une histoire de douze pages pour lundi.

— Nous aurons besoin d’un peu plus de temps, déclara Ashkenazy. D’habitude, il y a cinq ou six personnages là-dedans. Tu sais, un espion. Un détective. Un vague vengeur des humiliés. Un méchant Chinois. Ces deux-là ne peuvent pas trouver tout ça eux-mêmes et aussi le dessiner. J’ai des dessinateurs à ma disposition, Shelly. J’ai George Deasey…

— Non ! s’écria Sammy. (George Deasey était le rédacteur en chef de Racy Publications. C’était un vieux journaliste grincheux, tyrannique, qui remplissait les ascenseurs du Kramler Building de l’odeur exacerbée du whisky.) C’est à moi. À nous, à Joe et à moi. Patron, je peux m’en charger.

— Absolument, patron, renchérit Joe.

Anapol sourit d’une oreille à l’autre.

— Écoute voir ! dit-il. Vous me rapportez un Superman, poursuivit-il, posant une main apaisante sur l’épaule de Sammy. Nous verrons ensuite si vous pouvez vous en charger ou pas. D’accord, Jack ?

Une grimace tordit les traits habituellement aimables d’Ashkenazy.

— Il faut que je te dise, Shelly. J’ai de sérieux doutes. Je dois te préciser…

— Les radios, intervint Joe. Les petites radios, de l’autre côté.

— Oouah ! ne me parle pas de ces maudites radios, Joe, tu veux bien ? répliqua Sammy.

— Quoi, les miniatures ? dit Anapol.

Joe inclina la tête.

— C’est juste les fils qui sont mal mis. Tous pareils. Un petit fil n’est pas, hum ! Comme ça. (Il frappa l’extrémité d’un index avec l’autre.) Fixé au résisteur.

— Tu veux dire à la résistance ?

— O.K.

— Tu t’y connais en radios ? (Anapol plissa les yeux d’un air indécis.) Tu es en train de nous dire que tu saurais les réparer ?

— Oh ! assurément, patron. C’est simple pour moi.

— Combien ça va nous coûter ?

— Pas grand-chose. Quelques cents pour le… je ne connais pas le mot. (Il forma un pistolet avec ses doigts.) Weichlot{17}. On doit le fondre.

— Le souder ? Un fer à souder ?

— O.K. Mais je peux en emprunter un peut-être.

— Juste quelques cents, hein ?

— Sans doute un cent pour la radio, chaque radio.

— Ça augmente très peu mes coûts.

— Mais, O.K., je ne demande rien pour faire le travail.

Sammy dévisagea son cousin, ébahi et juste un tantinet interloqué qu’il eût su mener les négociations. Il vit Anapol lever un sourcil lourd de signification à l’adresse de son beau-frère, pour lui promettre quelque chose ou le menacer.

Finalement, Jack Ashkenazy inclina la tête.

— Juste une petite chose, dit-il, posant une main sur le bras de Joe pour le retenir avant qu’il ait le temps de se faufiler hors du bureau, avec son golem aux yeux inexpressifs et son carton à dessins vide. C’est d’un comic book qu’il s’agit, O.K. ? « Pas mal » est peut-être plus juste que « magnifique »…