4.

Sammy avait treize ans quand son père, la Molécule Majuscule, revint à la maison. Le groupe des Variétés Wertz avait fermé ses portes, victime à la fois de Hollywood, de la crise de 1929, d’une gestion calamiteuse, du mauvais temps, de la rareté des talents, du philistinisme et de nombreux autres fléaux et Érinyes dont le père de Sammy devait invoquer les noms avec une rage incantatoire, au cours des longues balades qu’ils firent ensemble cet été-là. À un moment ou à un autre, et sans grande cohérence ni logique, il rejetait le blâme de son soudain chômage sur les banquiers, les syndicats, les patrons, Clark Gable, les catholiques et les protestants, les propriétaires de théâtre, les agissements des bonnes sœurs, les agissements des caniches, les agissements des singes, les ténors irlandais, les Canadiens anglais, les Canadiens français et Mr Hugo Wertz en personne.

— Le diable les emporte ! concluait-il invariablement, avec un moulinet du bras qui, dans le crépuscule d’un mois de juillet à Brooklyn, était enluminé par l’arc incandescent de son cigare. Un de ces quatre matins, la Molécule dira « Merde ! » à tout le monde…

Son recours libre et insouciant aux obscénités, comme ses cigares, ses accès de fureur lyrique, son amour des gestes explosifs, ses fautes de grammaire et son habitude de parler de lui à la troisième personne étaient miraculeux pour Sammy ; jusqu’à cet été 1935, il avait peu de souvenirs ou d’impressions précises de son père. Et n’importe laquelle des qualités mentionnées ci-dessus (parmi plusieurs autres que possédait son père) eût donné à sa mère des raisons suffisantes pour bannir la Molécule de la maison pendant dix ans. Ce n’est qu’avec la plus grande répugnance – et grâce à l’intervention directe du rabbin Baitz – qu’elle avait accepté de laisser son homme rentrer à la maison. Dès l’instant de la réapparition de son père, Sammy comprit pourtant que seule la dure nécessité avait pu décider le Génie de la culture physique à retourner auprès de sa femme et de son rejeton. Pendant les douze dernières années, il avait vagabondé, « libre comme l’oiseau sur la branche », entre les mystérieuses villes du Nord de la tournée Wertz, d’Augusta, dans le Maine, à Vancouver, en Colombie britannique. Une agitation quasi pathologique, associée à l’air de regret mélancolique qui imprégnait le petit visage intelligent, simiesque, de la Molécule quand il parlait de son époque sur les routes, apprit à son fils qu’il lèverait de nouveau le camp dès que l’occasion se présenterait.

Le professeur Alphonse von Clay, la Molécule Majuscule (né Alter Klayman à Drakop, un village de campagne à l’est de Minsk), avait abandonné femme et enfant après la naissance de Sammy, même si, par la suite, il devait expédier un mandat postal hebdomadaire d’un montant de vingt-cinq dollars. Sammy en vint à connaître son père uniquement par les histoires pleines d’amertume d’Ethel Klayman et les rares et trompeuses coupures ou photos de journaux que la Molécule envoyait, déchirées dans la page des spectacles du Tribune d’Helena, de la Gazette de Kenosha ou du Bulletin de Calgary, et saupoudrées de cendre de cigare, avant d’être fourrées dans une enveloppe gaufrée par l’empreinte d’un verre et du nom de quelque hôtel miteux. Sammy laissait celles-ci s’accumuler dans le sac à chaussures en velours bleu qu’il glissait chaque soir sous son oreiller avant de se coucher. Il rêvait souvent et intensément du petit homme musculeux à la moustache de gondolier qui était capable de soulever un coffre-fort de banque au-dessus de sa tête et de battre un cheval de trait au tir à la corde. Les salves d’applaudissements et les honneurs décrits par les coupures, ainsi que les noms des monarques européens et moyen-orientaux qui les lui avaient prétendument accordés, changeaient au fil des ans, mais les principaux faits mensongers de la biographie de la Molécule Majuscule demeuraient invariables : dix ans de solitude à étudier les textes de grec ancien dans les bibliothèques poussiéreuses de l’Ancien Monde ; des heures de pénibles exercices accomplis quotidiennement depuis l’âge de cinq ans ; un régime diététique uniquement à base de légumes frais, de fruits de mer et de fruits tout court, consommés crus ; une vie entière vouée à la méditation de pensées pures, salutaires et innocentes, et à l’abandon total des conduites malsaines et immorales.

Au cours des ans, Sammy parvint à extorquer goutte à goutte à sa mère de rares et précieux renseignements concrets sur son père. Il savait que la Molécule, qui devait son nom de scène à la circonstance particulière où, chaussé de cothurnes lamés or hauts comme le mollet, il avait atteint à peine la taille de un mètre cinquante-sept, avait été emprisonné par le tsar en 1911, dans la même cellule qu’un hercule de cirque politisé originaire d’Odessa et connu sous le nom de Belz Le-Train-de-Marchandises. Sammy savait que c’était Belz, un anarcho-syndicaliste, et non les sages de la Grèce antique, qui avait discipliné le corps de son père et lui avait appris à se passer d’alcool et de jeu, sinon de sexe et de cigares. Comme il savait aussi que c’était au Kurtzburg’s Saloon, dans le Lower East Side, que sa mère était tombée amoureuse en 1919 d’Alter Klayman, fraîchement débarqué dans ce pays et qui travaillait comme marchand de glaces et déménageur de pianos indépendant.

Miss Kavalier avait près de trente ans quand elle se maria. Elle mesurait dix centimètres de moins que son minuscule mari, était nerveuse, avec des mâchoires serrées, des yeux gris pâle comme un fond d’eau de pluie dans un plat oublié sur le rebord de la fenêtre. Elle portait ses cheveux noirs tirés en un chignon implacable. Pour Sammy, il était impossible d’imaginer sa mère comme elle avait dû être au cours de cet été 1919. Une jeune femme sur le retour, chavirée et transportée au paradis par une soudaine bouffée érotique, clouée sur place par les bras sillonnés de veines du sémillant homoncule qui charriait, les doigts dans le nez, des blocs de glace de cent livres dans la pénombre du bar de son cousin Lev Kurtzburg, dans Ludlow Street. Non qu’Ethel fût insensible. Au contraire, elle était capable, à sa manière, d’être une femme passionnée, sujette à des crises de nostalgie larmoyante, facilement offensée, précipitée dans les abîmes d’un désespoir noir par les mauvaises nouvelles, la malchance ou les honoraires du médecin.

— Emmène-moi avec toi, dit Sammy à son père un soir après dîner, comme ils longeaient Pitkin Avenue pour aller à New Lots, Canarsie ou n’importe quel autre lieu où l’instinct vagabond de la Molécule le poussait cette nuit-là.

Comme les chevaux, avait remarqué Sammy, son père ne s’asseyait presque jamais. Il repérait toute pièce où il mettait les pieds, arpentait les lieux d’abord de long en large, puis d’avant en arrière, regardait derrière les rideaux, sondait les coins de visu ou de la pointe d’une chaussure, se laissait rebondir en cadence sur les coussins du fauteuil ou du canapé pour les essayer, puis sautait à nouveau sur ses pieds. Obligé de rester au même endroit pour une raison ou une autre, il se balançait sur ses talons comme quelqu’un pris d’un besoin pressant, en entrechoquant les pièces de dix cents au fond de sa poche. Il ne dormait jamais plus de quatre heures par nuit ; même alors, selon la mère de Sammy, il n’arrêtait pas de s’agiter : il se débattait des pieds et des mains, haletait et pleurait dans son sommeil. Et il semblait incapable de rester en place plus d’une heure ou deux d’affilée. Même si cela le mettait en rage et l’humiliait, le processus de devoir chercher un travail, sillonner le bas de Manhattan et Times Square, hanter les bureaux des agents artistiques et des tourneurs lui convenait assez bien. Les jours où il séjournait à Brooklyn et traînait dans l’appartement, il rendait tout le monde fou avec sa façon de faire les cent pas et de se balancer, ou de partir en expédition toutes les heures au magasin du coin pour aller chercher des cigares, des stylos, un journal hippique, un demi-poulet rôti. N’importe quoi. Au cours de leurs promenades digestives, le père et le fils couraient partout et se posaient peu souvent. Ils explorèrent les faubourgs jusqu’à Kews Gardens et à East New York. Ils prirent le ferry au Bush Terminal pour Staten Island, où ils se rendirent à pied de St. George à Todt Hill, rentrant bien après minuit. Quand, et c’était rare, ils sautaient dans un tram ou attrapaient un train, ils restaient debout, même si la voiture était vide. Sur le ferry de Staten Island, la Molécule parcourait les ponts tel un personnage de Conrad, en surveillant anxieusement l’horizon. Dans le courant de la promenade, il leur arrivait de temps en temps de marquer une pause chez un marchand de cigares ou dans un drugstore, où la Molécule commandait alors un tonique au céleri pour lui et un verre de lait pour le gamin et, dédaignant les tabourets chromés et leurs coussins en skaï, descendait son Cel-Ray debout. Une fois, dans Flatbush Avenue, ils étaient entrés dans un cinéma qui donnait Les Trois Lanciers du Bengale, mais ils n’assistèrent qu’aux actualités avant de retourner dans la rue. Les seules directions où la Molécule n’aimait pas s’aventurer étaient celle de Coney Island, dans les médiocres attractions de laquelle il avait souffert un martyre non spécifié par le passé, et celle de Manhattan. Il en avait eu son content dans la journée, prétendait-il, et qui plus est, la présence sur cette île du Palace Theater, le temple et le sanctuaire sacré du music-hall, était considérée comme un reproche vivant par l’ombrageuse et rancunière Molécule, qui n’avait jamais foulé ses planches et ne les foulerait jamais.

— Tu ne peux pas me laisser avec elle ! Ce n’est pas sain pour un garçon de mon âge d’habiter avec une femme pareille…

La Molécule s’arrêta et se tourna vers son fils. Comme toujours, il portait un des trois costumes noirs en sa possession, repassé et luisant d’usure aux coudes. Même si, à l’instar des autres, celui-ci avait été taillé sur mesure, il peinait à contenir son physique. Son père avait le dos et les épaules aussi larges que la calandre d’un camion, les bras aussi épais que les cuisses d’un homme normal. Quant à ses cuisses, serrées l’une contre l’autre, elles rivalisaient de largeur avec sa poitrine. Sa taille semblait bizarrement fragile, comme le goulot d’un sablier. Il portait les cheveux coupés ras et une moustache anachronique en guidon de vélo. Dans ses photos de promotion, où il posait souvent torse nu ou en maillot moulant, il apparaissait lisse tel un lingot poli. Mais en vêtements de ville, il avait un air peu commode, comique. Avec les poils sombres qui dépassaient de ses manchettes et de son col, il ressemblait ni plus ni moins au singe en barboteuse d’un dessin animé qui faisait la satire d’une vanité humaine, trop humaine.

— Écoute-moi, Sam. (La Molécule paraissait interloquée par la requête de son fils, presque comme si celle-ci concordait avec ses propres sentiments. Ou alors – la pensée traversa l’esprit de Sammy – comme s’il avait été pris sur le point de quitter la ville.) Rien ne me rend plus heureux que je t’emmène avec moi, reprit-il, avec le flou exaspérant que lui permettaient ses fautes de grammaire. (D’une paume pesante, il ramena les cheveux de Sammy en arrière.) Mais enfin, bon Dieu ! quelle idée idiote !

Sammy voulut discuter, mais son père leva une main. Il avait autre chose à dire, et dans la pondération de son discours Sammy sentit ou imagina une faible lueur d’espoir. Il avait choisi un soir particulièrement propice pour lancer son appel, il le savait. Cet après-midi-là, ses parents s’étaient querellés pendant le repas. Littéralement. Ethel méprisait le régime diététique de la Molécule, soutenant que non seulement la consommation de légumes crus n’avait aucun des effets positifs que lui attribuait son mari, mais aussi qu’à la première occasion le drôle tournait en catimini le coin de la rue pour se régaler de steak, de côtes de veau et de frites. Cet après-midi-là donc, après des heures de chasse à l’emploi, le père de Sammy était revenu au logement de Sackman Street (c’était pendant les jours qui précédèrent l’emménagement à Flatbush) avec un plein sac de courgettes italiennes. Avec un clin d’œil et un large sourire, il les déversa sur la table de la cuisine, tel un butin de marchandises volées. Sammy n’avait jamais vu pareils légumes. Ils étaient frais et lisses et, quand on les frottait les uns contre les autres, émettaient un crissement caoutchouteux. On voyait à quel endroit du pied ils avaient été détachés. Leurs tiges coupées net, ligneuses et hexagonales, suggéraient un enchevêtrement de feuilles vertes qui donnait l’impression de remplir la cuisine de leur légère odeur terreuse. La Molécule brisa une des courgettes en deux et tendit sa chair pâle et brillante vers le nez de Sammy. Puis il lança une des deux moitiés dans sa bouche et la croqua, en souriant et en adressant des clins d’œil à Sammy pendant qu’il mâchait.

— C’est bon pour les jambes, avait-il déclaré, en sortant de la cuisine pour évacuer les déceptions de la journée grâce à une bonne douche.

La mère de Sammy fit bouillir les courgettes jusqu’à ce qu’il ne restât plus qu’une masse de fibres grises.

Quand la Molécule vit le résultat, il y eut un échange vif et aigre. La Molécule avait ensuite brusquement saisi son fils, comme un homme tend la main pour prendre son chapeau, et traîné Sammy hors de la maison dans la chaleur de la soirée. Ils marchaient depuis six heures. Le soleil s’était couché depuis longtemps ; à l’ouest, le ciel brumeux était un moiré de violet, d’orange et de bleu-gris pâle. Ils déambulaient dans l’avenue Z, dangereusement proche de la zone interdite des premiers désastres scéniques de la Molécule.

— Je ne pense pas que tu t’imagines comment c’est pour moi là-bas, lança ce dernier tandis qu’ils marchaient toujours. Tu crois que c’est comme un cirque au cinéma. Tous les clowns, le nain et la femme-canon assis autour d’une belle flambée, en train de manger du goulasch et de chanter des ritournelles en s’accompagnant à l’accordéon.

— Je ne crois pas ça ! se récria Sammy, même si cette opinion était d’une stupéfiante exactitude.

— Si je t’emmenais avec moi – je dis seulement si –, tu aurais à travailler très dur, poursuivit la Molécule. Tu ne seras accepté que si tu peux travailler.

— Je peux travailler, répliqua Sammy, tendant un bras en direction de son père. Regarde ça.

— Ouais, dit la Molécule. (Avec beaucoup de soin, il tâta de haut en bas les bras robustes de son fils, un peu comme Sammy avait palpé les courgettes dans l’après-midi.) Tu as des bras qui ne sont pas mal. Mais tes jambes ne sont pas aussi bonnes.

— Enfin, merde alors ! Je veux dire, j’ai eu la polio, papa, qu’est-ce que tu veux ?

— Je sais que tu as eu la polio. (La Molécule marqua une nouvelle halte. Il plissa le front, et Sammy lut sur son visage un mélange de colère, de regret et de quelque chose d’autre qui ressemblait presque à de l’envie. Il piétina son mégot de cigare, s’étira et s’ébroua légèrement, comme pour tenter de se dégager des filets constricteurs que sa femme et son fils avaient jetés sur son dos.) Quelle journée j’ai eue ! Saperlipopette !

— Comment ? s’inquiéta Sammy. Hé, où vas-tu ?

— J’ai besoin de réfléchir, répondit son père. J’ai besoin de réfléchir à ce que tu me demandes.

— O.K., dit Sammy.

Son père s’était remis en marche. Il tourna à droite dans Nostrand Avenue et avança à grands pas sur ses petites jambes épaisses, avec Sammy qui luttait pour se maintenir à sa hauteur, jusqu’à ce qu’il arrive devant un immeuble insolite, de style arabe, à moins qu’il ne fût censé avoir l’air marocain. Situé en plein milieu du pâté de maisons, il était flanqué d’une échoppe de serrurier et d’une cour herbue, occupée par des piles de stèles funéraires vierges. Deux tours maigrichonnes, surmontées de mottes pointues de plâtre écaillé, s’élançaient dans le ciel de Brooklyn, à chaque coin du toit. C’était une construction sans fenêtres, dont la vaste surface était revêtue, avec une lassante minutie, d’une mosaïque de petites tuiles carrées, bleues comme l’abdomen des mouches et d’un gris savonneux qui avait dû jadis être blanc. De nombreuses tuiles étaient manquantes, ébréchées, éraflées ou à moitié détachées. L’entrée était un grand porche, carrelé également de bleu. Malgré son apparence abandonnée et son petit air toc « mystères de l’Orient de Coney Island », l’ensemble avait quelque chose de fascinant. Il rappelait à Sammy la cité de coupoles et de minarets dont on pouvait avoir un vague et illusoire aperçu sur le devant d’un paquet de Chesterfield, derrière le nom. À côté de la voûte du porche, BRIGHTON GRAND HAMMAM était écrit en petits carreaux blancs bordés de bleu.

— Qu’est-ce qu’un ham… mam ? demanda Sammy au moment d’entrer, les narines immédiatement assaillies par une âcre senteur de pin et par un mélange d’odeurs de repassage roussi, de linge mouillé et de quelque chose de plus profond sous le reste, un fumet humain, salé et fétide.

— C’est un shvitzboud{21}, répondit la Molécule. Tu sais ce qu’est un shvitzboud ?

Sammy inclina la tête.

— Quand l’heure est venue de réfléchir, j’aime prendre un shvitzboud.

— Oh !

— Je déteste réfléchir.

— Ouais, acquiesça Sammy. Moi aussi.

Ils laissèrent leurs vêtements au vestiaire, dans une grande armoire en fer noir grinçante qui se referma avec le cliquetis sonore d’un instrument de torture. Puis, leurs pieds claquant sur le dallage, ils suivirent un long couloir carrelé et entrèrent dans la grande salle du Brighton Hammam. Le bruit de leurs pas résonnait comme s’ils se trouvaient dans un local absolument immense. La chaleur était suffocante ; Sammy avait l’impression de ne pas pouvoir remplir ses poumons d’air. Il avait envie de courir retrouver la relative fraîcheur d’une soirée brooklynienne, mais continuait à avancer doucement, se frayant un chemin à l’aveuglette dans les ondoyants lambeaux de vapeur, une main posée sur le dos nu de son père. Ils grimpèrent sur une banquette basse carrelée et s’adossèrent au mur. Chaque carreau formait un carré brûlant contre la peau de Sammy. On ne distinguait pas grand-chose, mais un vicieux petit courant d’air ou les caprices de la machinerie génératrice de vapeur, invisible et asthmatique, produisaient de temps en temps une trouée dans le voile de brume. Sammy vit alors qu’il se trouvait effectivement dans un espace imposant, nervuré d’arêtes de porcelaine décorées de faïence bleu et blanc fendue par endroits, embuée et jaunie. Aussi loin que son regard portait, il n’y avait pas d’autres hommes ni petits garçons avec eux dans la salle, mais il n’en était pas sûr et craignait obscurément qu’un visage inconnu ou un membre nu ne surgisse soudain de la pénombre.

Ils restèrent longtemps assis sans rien dire ; à un moment, Sammy prit conscience, premièrement que son corps rejetait de véritables torrents de sueur, avec un abandon qu’il n’avait jamais montré jusque-là dans sa vie, et deuxièmement que, depuis le début, il voyait son existence dans le music-hall : chargé d’une brassée de costumes à paillettes, il suivait un long couloir sombre du Royal Theater de Racine, dans le Wisconsin, passait devant un studio de répétition, où un piano tintait, et sortait par l’entrée des artistes pour se diriger vers le camion qui attendait par un samedi d’été. La profonde nuit du Midwest riche en hannetons, en effluves d’essence et de roses, l’odeur des costumes moisis mais ressuscités par la transpiration et les produits de maquillage des girls qui venaient de les quitter – tout cela il l’imaginait, le humait et l’entendait avec la vivacité d’un rêve, même s’il était pleinement réveillé jusqu’à plus ample informé.

Alors son père déclara :

— Je sais que tu as eu la polio. (Sammy fut surpris ; son père semblait furieux au plus haut point, comme s’il avait honte d’être resté assis là, tout ce temps, à se mettre dans une colère noire, alors qu’il était supposé se détendre.) J’étais là. C’est moi qui t’ai trouvé sur les marches de l’immeuble. Tu étais évanoui.

— Tu étais là ? Quand j’ai eu la polio ?

— J’étais là.

— Je ne m’en souviens pas.

— Tu étais bébé.

— J’avais quatre ans.

— Donc tu avais quatre ans. Tu ne te souviens pas.

— Je m’en serais souvenu !

— J’étais là. Je t’ai porté dans la chambre que nous avions.

— C’était à Brownsville.

Sammy ne pouvait empêcher le scepticisme de poindre dans sa voix.

— J’étais là, nom de Dieu !

Comme emporté par une bouffée de colère, le rideau de vapeur qui pendait entre Sammy et son père se déchira brusquement ; le gamin vit alors, vraiment pour la première fois, le sombre et superbe spectacle de son père nu. Aucune photo de studio aux poses étudiées ne l’avait préparé à cette vision. Son père luisait, massif, velu comme un sauvage. Les muscles de ses bras et de ses épaules formaient des bosses et des ornières dans une étendue de terre brune compacte. Les racines fourchues d’un arbre séculaire semblaient sillonner la surface de ses cuisses et, là où sa peau n’était pas couverte de poils sombres, elle était bizarrement ridée par des réseaux irréguliers d’une espèce de tissu organique affleurant sous l’épiderme. Son pénis était niché dans l’ombre de ses cuisses, tel un tronçon de corde épaisse. Sammy le regardait fixement, puis prit conscience de ce qu’il faisait. Il détourna la tête et son cœur bondit. Il y avait un homme avec eux. Une serviette jaune sur les genoux, il était assis à l’autre bout de la salle. Un jeune homme basané aux cheveux noirs, avec un seul long sourcil et un torse parfaitement lisse. Son regard croisa un instant celui de Sammy, l’évita, puis revint à la charge. C’était comme si un tunnel d’air frais s’était ouvert entre eux. Sammy reporta les yeux sur son père, l’estomac noyé d’aigreurs de gêne, de confusion et d’excitation. Il ignorait pourquoi, mais cette splendeur hirsute le dépassait. Il se contenta donc de baisser les yeux sur la serviette drapée autour de ses propres jambes, maigres comme des allumettes.

— Tu étais si lourd à porter, reprit son père, j’ai pensé que tu devais être mort. Sauf que tu étais brûlant entre mes mains. Le médecin est venu, on t’a couvert de glace, et quand tu t’es réveillé, tu ne pouvais plus marcher. Quand tu es rentré de l’hôpital, j’ai commencé à te prendre avec moi, je t’ai promené, je te portais et je te tirais, et je t’ai obligé à marcher. Jusqu’à ce que tu aies les genoux tout bleus et en sang, je t’ai obligé à marcher. Jusqu’à ce que tu en pleures. D’abord cramponné à moi, puis à tes béquilles et enfin sans béquilles. Tout seul…

— Merde, alors ! s’exclama Sammy. Je veux dire… euh… Maman me l’a jamais dit.

— Ça t’étonne ?

— Sincèrement, je ne m’en souviens pas.

— Dieu est miséricordieux, rétorqua sèchement la Molécule. (Il ne croyait pas en Dieu, son fils le savait bien.) Tu détestais la moindre minute, tu me détestais autant dire.

— Mais maman a menti.

— Je suis choqué.

— Elle m’a toujours raconté que tu étais parti quand j’étais tout bébé.

— C’est vrai. Mais je suis revenu. Je suis là quand tu tombes malade. Ensuite, je reste pour te réapprendre et t’aider à marcher.

— Et puis tu es reparti.

La Molécule parut choisir d’ignorer cette remarque.

— C’est pour ça que je cherche autant à te promener aujourd’hui, reprit-il. Pour renforcer tes jambes.

Cette seconde raison possible de leurs balades – après l’agitation naturelle de son père – avait déjà traversé l’esprit de Sammy. Il était flatté et avait foi en son père, ainsi que dans l’efficacité des longues promenades.

— Alors tu m’emmèneras ? lança-t-il. Quand tu partiras ?

La Molécule hésitait toujours.

— Et ta mère ?

— Tu plaisantes ? Elle est impatiente de se débarrasser de moi. Elle déteste autant m’avoir dans les jambes que t’avoir toi.

La Molécule sourit à cette déclaration. Selon toute apparence, le retour de son mari à la maison n’était qu’un désagrément pour Ethel. Ou pire : une trahison de ses principes. Elle désapprouvait ses habitudes, sa façon de s’habiller, son régime alimentaire, ses lectures et son langage. Chaque fois qu’il tentait d’échapper aux chaînes de son anglais gauche et vulgaire et de communiquer avec sa femme en yiddish, que tous les deux parlaient couramment, elle l’ignorait, feignait de ne pas entendre ou jetait d’un ton sec : « Tu es en Amérique, parle donc américain ! » En sa présence comme derrière son dos, elle le critiquait pour sa grossièreté, ses histoires interminables sur sa carrière au music-hall et son enfance passée dans le giron des œuvres sociales. Elle lui reprochait de ronfler trop fort, de rire trop fort, en un mot de vivre trop fort, en dépassant le seuil de tolérance des êtres civilisés. Tous ses échanges avec lui paraissaient consister uniquement en récriminations et en invectives. Pourtant, la nuit précédente, comme toutes les nuits depuis son retour, elle l’avait invité, d’une voix qui tremblait d’une pudeur de jeune fille, à venir dans son lit et lui avait permis de la posséder. À quarante-cinq ans, elle n’était pas très différente de ce qu’elle avait été à trente, maigre, nerveuse et lisse, avec une peau de la couleur des coquilles d’amande et une jolie et douce touffe de poils noirs comme de l’encre entre les jambes, qu’il aimait empoigner pour tirer dessus jusqu’à ce qu’elle crie. C’était une femme goulue qui s’était passée de la compagnie d’un homme pendant dix ans ; au retour, inattendu, de celui-ci, elle lui accorda ces mêmes parties et usages de sa personne qu’elle avait été encline à garder pour elle lors de leur première vie commune. Et après avoir joui, elle restait étendue à ses côtés dans l’obscurité de la chambrette qu’elle avait isolée de la cuisine par un rideau de perles, caressait son grand torse poilu et lui répétait à l’oreille à voix basse tous les vieux mots doux et témoignages de sa gratitude envers lui. La nuit, dans le noir, elle ne détestait pas l’avoir dans ses jambes. C’est cette pensée qui avait arraché un sourire à la Molécule.

— Si j’étais toi, je n’en serais pas si sûr, dit-il.

— Ça m’est égal, papa, répliqua Sammy. Je veux partir. Mince, je veux seulement m’en aller…

— Très bien, acquiesça son père. Je te promets de t’emmener quand je partirai.

Mais, le lendemain matin, quand Sammy se réveilla, son père était déjà parti. Il avait trouvé un engagement, expliquait son mot, et partait en tournée avec le vieux Carlos dans le Sud-Ouest, où il passa le reste de sa carrière à jouer dans des théâtres étouffants et poussiéreux, de Kingman jusqu’à Monterrey au sud. Même si Sammy continuait à recevoir des cartes postales et des coupures de journaux, la Molécule Majuscule ne repassa jamais à moins de mille cinq cents kilomètres de New York. Un soir, environ un an avant l’arrivée de Joe Kavalier, un télégramme annonça à la mère et au fils que, sur un champ de foire à l’entrée de Gai veston, Alter Klayman était mort écrasé sous les roues arrière d’un tracteur Deere, qu’il tentait de redresser. Cette nouvelle avait anéanti l’espoir le plus doux de Sammy pour le numéro qui consistait à s’évader de cette vie : travailler avec un partenaire.