2.
Joe se réveilla dans le hangar, à l’odeur d’un cigarillo incandescent, et se retrouva en contemplation devant l’aile maintes fois réparée du Condor.
— Veinard, dit Shannenhouse, avant de refermer son briquet avec un claquement sec et d’exhaler la fumée.
Il était assis au chevet de Joe, sur un tabouret pliant en toile, les jambes largement écartées dans le plus pur style cow-boy. Originaire d’un bled appelé Tustin, en Californie, Shannenhouse cultivait des manières de cow-boy qui paraissaient improbables, avec sa frêle stature et son air professoral. Il avait des cheveux blonds clairsemés, des lunettes à monture invisible et des mains qui demeuraient délicates, bien que calleuses et balafrées. Il s’efforçait d’être taciturne, mais avait une propension aux sermons. Il essayait également d’être sévère et solitaire, mais restait une mouche du coche invétérée. Il était l’ancien de la base Kelvinator, un as de la Première Guerre mondiale avec huit avions à son tableau de chasse, qui avait passé les années 1920 à survoler les Sierras et le Grand Nord. Il s’était engagé après Pearl Harbor et était déçu autant que les autres de son affectation à Kelvinator. Il n’avait pas sérieusement espéré repartir au combat, mais, ayant fait des boulots intéressants toute sa vie, il s’attendait à mieux. Depuis leur arrivée à Kelvinator, dont le nom officiel, classé secret, était Base navale SD-A2(R), les conditions météo avaient été si mauvaises qu’il n’avait décollé que deux fois : la première pour une mission de reconnaissance qui avait avorté au bout de vingt minutes face au blizzard, et la deuxième pour une balade sans autorisation et ratée, dans le but de tenter de repérer le camp de base de la première expédition de Byrd ou de la dernière expédition de Scott ou de la première expédition d’Amundsen, ou encore le site de « quelque chose » qui s’était passé dans ces grandes étendues et pour lequel le mot « perdu » semblait avoir été inventé. Officiellement, il était enseigne de vaisseau de première classe, mais personne ne se raccrochait aux formes ou aux grades à la base de Kelvinator. Tous obéissaient aux contraintes de la survie, et aucune autre discipline n’était vraiment nécessaire. Joe était lui-même deuxième classe et opérateur radio, mais personne ne l’appelait autrement que Sparks, Ditto ou, plus souvent, Dopey.
La fumée de cigare embaumait pour Joe. Elle avait une odeur peu antarctique d’automne, de feu de bois et de terre. Il y avait quelque chose de tapi en lui que le parfum du cigarillo allumé paraissait tenir en respect. Levant un sourcil, il chercha à attraper la main de Shannenhouse. Celui-ci passa le cigare à Joe, qui s’assit pour le saisir entre ses dents. Il s’aperçut qu’il était enveloppé dans un sac de couchage à même le sol du hangar, la partie supérieure du corps adossée à un tas de couvertures. Il se renversa en arrière sur un coude et prit une longue inspiration, inhalant la puissante substance noire dans ses poumons. C’était une erreur. Sa quinte de toux fut longue et éprouvante. Les élancements dans sa poitrine et dans sa tête lui rappelèrent brusquement les hommes morts et les chiens de la galerie, avec leurs poumons pleins d’une forme d’agent ou de germe. Il se rallongea, le front emperlé de sueur.
— Oh, merde ! s’exclama-t-il.
— C’est bien vrai, renchérit Shannenhouse.
— Johnny, tu ne peux pas descendre là-dedans, d’accord, tu promets ? Ils sont tous…
— Bon, raconte-moi tout.
Joe tenta de se rasseoir, éparpillant de la cendre sur les couvertures.
— Tu n’es pas descendu ?
— Tu n’étais pas en état de me prévenir, tu te rappelles ? (Shannenhouse récupéra son cigare comme en guise de reproche et força Joe à se rallonger. Il secoua la tête, tâchant de chasser un souvenir tenace.) Bon Dieu ! Ça… (En temps normal, sa voix était flûtée et empreinte de verve savante, mais elle semblait désormais aussi plate que celle des cow-boys, plate et terne comme Joe imaginait que l’était Tustin, en Californie.) Je n’ai jamais rien vu de pareil.
Au fil des mois, une bonne part de la conversation de Shannenhouse avait tourné autour des atrocités qu’il avait vues. C’étaient des histoires regorgeant d’hommes brûlés vifs, de flots de sang artériel qui jaillissaient des épaules sans bras de gars pris dans la rotation des hélices, de chasseurs à moitié dévorés par les ours qui ramenaient leurs moignons au campement le lendemain matin.
— Oh, merde ! redit Joe.
Shannenhouse inclina la tête.
— Non, je n’ai jamais rien vu de pareil.
— Johnny, je te prie de ne pas répéter ces mots.
— Désolé, Joe.
— Où étais-tu passé, à propos ? Pourquoi n’as-tu pas… ?
— J’étais ici. (Le hangar, bien que enseveli sous la neige de la Terre Marie-Byrd comme toutes les autres constructions de la base de Kelvinator, n’était pas relié au reste par une galerie, toujours à cause du mauvais temps qui était arrivé si brutalement et de si bonne heure cette année-là.) J’étais de garde, je suis venu ici juste pour lui jeter un coup d’œil. (Il agita le pouce en direction du Condor vieillissant.) Je ne sais pas ce que Kelly a cru faire, mais les écoutes…
— Nous devons contacter Gitmo{124}, nous devons leur dire…
— J’ai déjà essayé de les contacter, dit Shannenhouse. La radio est morte. On peut contacter que dalle…
Joe sentit alors la panique monter brusquement en lui, comme le jour où il avait heurté une congère, dans un entrechoquement de skis et de fixations, les poumons vidés de leur air, la bouche remplie de neige, une lame de glace plantée dans le cœur.
— La radio est morte ? Johnny, pourquoi la radio est-elle morte ? (Dans son affolement, l’idée mélodramatique, digne d’une des histoires de Sammy, que Shannenhouse était un espion allemand et les avait tous tués lui traversa l’esprit comme un éclair.) Mais que se passe-t-il ?
— Détends-toi, Dopey, d’accord ? Je t’en prie, n’aie pas les chocottes.
Il rendit le cigarillo à Joe.
— Johnny, répliqua Joe, aussi calmement que possible, en recrachant la fumée ; je sens que je vais avoir les chocottes.
— Écoute, les autres sont morts, la radio aussi est morte, mais il n’y a aucun rapport entre les deux. L’un n’a rien à voir avec l’autre, comme tout le reste dans la vie. Ce n’était pas une super-arme nazie. Bon Dieu, c’était ce putain de poêle !
— Le poêle ?
— Le monoxyde de carbone du Wayne. (Le Waldorf antarctique était chauffé par un poêle à essence, affectueusement rebaptisé Wayne, à cause de l’inscription FT. WAYNE IRON WORKS INDIANA U.S.A. gravée sur le côté. La manie de donner des noms qui avait gagné les hommes à leur arrivée dans ce désert dont on n’avait pas dressé la carte s’insinua rapidement dans le moindre recoin de leur vie. Ils rebaptisèrent les radios, les latrines, ils rebaptisaient même leurs gueules de bois et les coupures de leurs doigts.) Je suis monté sur le toit pour vérifier les aérateurs. Ils étaient bourrés de neige. Même chose pour Cabotville. J’avais dit au commandant qu’ils étaient de mauvaise qualité. Peut-être ne l’avais-je pas dit… La pensée m’a traversé l’esprit au moment où on les posait.
— Ils ont tous péri, murmura Joe.
Sa voix monta sur la fin, empreinte du plus léger espoir de doute.
Shannenhouse inclina la tête.
— Tout le monde sauf toi et ton copain. À mon avis, peut-être parce que vous dormiez tout au bout de la galerie, loin de la porte. Bon, quant à la radio, qui peut savoir ? Magnétisme, taches solaires… Elle repartira un jour.
— Qu’est-ce que tu entends par mon copain ?
— Le clebs. Moule.
— Huître ?
Shannenhouse inclina une nouvelle fois la tête.
— Il va bien. Je l’ai attaché dans le mess pour la nuit.
— Comment ?
Joe sauta sur ses pieds, mais Shannenhouse tendit le bras et l’obligea à se recoucher, pas tendrement.
— Reste couché, Joe. J’ai éteint ce maudit poêle, j’ai dégagé les aérateurs. Ton chien reprend du poil de la bête.
Alors Joe se recoucha et Shannenhouse s’adossa au mur du hangar pour contempler son avion. Ils se passaient et se repassaient le cigare. Bientôt il serait temps pour eux de discuter de leurs chances et d’organiser leur survie jusqu’à l’arrivée des secours. Ils avaient de quoi manger pour deux douzaines d’hommes pendant deux ans, d’importantes réserves de carburant pour les groupes électrogènes. Le mess leur fournirait un dortoir à l’abri, comme il se devait, du spectacle des cadavres gelés. Comparés aux premiers héros du continent, affamés et mourant sous leurs tentes en peau de caribou, avec un morceau cru de phoque congelé à ronger, ils étaient comme des coqs en pâte. Même si la marine ne pouvait leur envoyer un navire ou un avion qu’au printemps, ils auraient largement ce qu’il leur fallait pour s’en sortir. Mais l’idée que la mort avait frappé à travers toute cette neige et cette glace jusque dans leurs galeries et leurs chambrées douillettes et en une nuit – en une heure ! – avait tué tous leurs camarades et tous les chiens sauf un, rendait pourtant leur survie moins que sûre, en dépit de toutes leurs amples provisions et de tout leur matériel.
Depuis le début, certains soirs où ils se dépêchaient de revenir de la tour émettrice ou du hangar vers l’écoutille menant au chaud et à la sécurité, les deux hommes avaient senti un frémissement en bordure de la base, une présence, quelque chose qui luttait pour naître des vents, des ténèbres, des tours indistinctes et des dents irrégulières de la banquise. Les poils de la nuque se hérissaient et on courait malgré soi, les côtes vibrantes de panique, certain, tel l’enfant qui monte quatre à quatre l’escalier de la cave, d’avoir quelque chose de très méchant à ses trousses. L’Antarctique était beau. Même Joe, qui l’exécrait de toutes les fibres de son être comme étant le symbole, l’incarnation, le cœur vide et sans signification de son impuissance dans cette guerre, était sensible au sublime et à la splendeur de la banquise. Mais, à chaque instant que l’on passait dessus, elle essayait de vous tuer. Ils ne pouvaient pas un seul instant baisser leur garde ; tous deux savaient cela depuis le commencement. Joe et le pilote avaient désormais l’impression que la malveillance du lieu, les ondulations de poudre scintillante qui s’amoncelaient dans l’obscurité, allaient trouver le moyen de les piéger, si chaudes leurs couchettes fussent-elles ou si pleins leurs ventres fussent-ils, quel que fût le nombre de couches de laine, de peau, de fourrure qu’ils mettaient entre eux et elle. Survivre, à cet instant-là, semblait hors de la portée ou de la sphère de leurs plans.
— Je n’aime pas avoir les chiens ici, ils abîment mon appareil, dit Shannenhouse, en étudiant les longerons de l’aile gauche du Condor avec un froncement de sourcils approbateur. Tu le sais.