7.
Un des préceptes les plus solides de l’étude de l’illusion humaine est que tout âge d’or est ou passé ou à venir. Les mois précédant l’attaque de Pearl Harbor par les Japonais constituent une rare exception à cet axiome. En 1941, dans le sillage de la Foire mondiale, cette explosion de confiance tapageuse, une importante partie des citoyens de New York firent la curieuse expérience d’éprouver pour l’époque dans laquelle ils vivaient, au moment même où ils la vivaient, ce drôle de mélange d’optimisme et de nostalgie qui est la marque habituelle de l’illusion de l’âge d’or. Un pays après l’autre, le reste du monde était occupé à alimenter la fournaise, mais alors que les journaux de la ville et les actualités du Trans-Lux étaient remplis de mauvais augures, de défaites, d’atrocités et d’inquiétudes, le moral général du New-Yorkais ne s’apparentait en rien à un état de siège, un affolement ou une triste résignation au destin, mais évoquait plutôt le contentement d’une femme qui lit en buvant du thé au coin du feu, pelotonnée sur un sofa, les doigts de pied en éventail, tandis qu’une pluie froide tambourine au carreau. L’économie connaissait un regain non seulement sensible mais perceptible dans les frémissements de ses différentes branches, Joe DiMaggio frappait au moins un coup sûr dans cinquante-six matches consécutifs et les fameux grands orchestres atteignaient leur suave et extatique apogée dans les salles de bal des hôtels et les pavillons d’été d’Amérique éclairés par les papillons de nuit.
Étant donné la propension habituelle de ceux qui croient avoir vécu un âge d’or à discourir par la suite en long et en large sur le sujet, c’est une ironie que la nuit d’avril où Sammy eut un sentiment aigu du lustre de son existence – le moment où, pour la première fois de sa vie, il prit pleinement conscience de son bonheur – fut une nuit dont il ne devait jamais parler à personne.
Il était une heure, un mercredi matin. Planté seul au sommet de la ville de New York, Sammy regardait dans la direction des nuées orageuses, à la fois au propre et au figuré, qui s’amoncelaient au loin à l’est. Avant de prendre son poste à dix heures, il s’était douché dans la cabine rudimentaire qu’Al Smith avait fait construire pour les guetteurs d’aéronefs, dans leurs quartiers du quatre-vingt-unième étage, et s’était changé pour revêtir le pantalon ample en sergé et la chemise en oxford bleu délavé qu’il gardait ici dans son casier et qu’il mit trois soirs par semaine du début à la fin de la guerre, les rapportant chez lui après sa garde du vendredi de façon à les laver à temps pour celle du lundi. Afin de sauver les apparences, il remettait ses chaussures pour la montée rapide à l’observatoire, mais, une fois là-haut, il se déchaussait de nouveau. C’était son habitude, sa vanité et son bizarre réconfort de patrouiller en chaussettes le ciel de Manhattan, à l’affût des bombardiers ennemis et des saboteurs aériens. Pendant qu’il faisait ses tournées régulières du quatre-vingt-sixième étage, bloc-notes sous le bras, lourdes jumelles militaires pendues à un cordon autour du cou, il sifflait tout seul, sans s’en rendre compte, un air à la fois discordant et compliqué.
Cette garde-ci promettait d’être particulièrement tranquille. Les vols nocturnes de nature réglementaire étaient rares, même par temps clair. Ce soir, avec des prévisions de pluies accompagnées de tonnerre et d’orages électriques intermittents, il y aurait encore moins d’avions que d’habitude dans le ciel. Comme toujours, au bloc-notes de Sammy était fixée une liste dactylographiée fournie par le Commandement d’interception militaire, service dans lequel il était volontaire, des sept aéronefs qui avaient reçu l’autorisation de transiter par l’espace aérien métropolitain de New York cette nuit. Tous étaient militaires sauf deux. À onze heures et demie, Sammy en avait déjà repéré six, à l’heure et à la position dites, et avait reporté les notations requises de leur passage dans son registre. Le septième n’était attendu qu’aux alentours de cinq heures trente, juste avant que sa garde ne se termine et qu’il ne redescende aux quartiers des guetteurs pour prendre quelques heures de sommeil avant le début de sa journée à Empire Comics.
Il accomplit un nouveau circuit à travers la longue étendue chromée du restaurant de l’observatoire, lequel avait été construit, à l’origine, pour servir de comptoir d’enregistrement des billets et des bagages à un service mondial de dirigeables sur plan qui ne s’était jamais concrétisé, et avait ensuite traversé les deux dernières années de la Prohibition comme salon de thé. Le passage du bar était la seule véritable turbulence jamais rencontrée par Sammy dans sa carrière de guetteur d’aéronefs, car la tentation des robinets étincelants, des fontaines à café et des alignements parfaits de verres et de tasses devait être contrebalancée par l’éventualité d’un besoin ultérieur d’uriner, si d’aventure il succombait à la soif. Sammy était sûr que si une funeste escadrille noire de Junkers devait apparaître dans les cieux au-dessus de Brooklyn, ce serait immanquablement pendant qu’il serait aux toilettes en train de pisser. Il s’apprêtait juste à se servir quelques doigts d’eau de Seltz à l’élégant robinet chromé situé sous l’enseigne au néon toujours allumée de Rupert’s quand il perçut un mystérieux grondement. Un moment, il crut que le tonnerre approchait, puis il réentendit mentalement le sifflement mécanique qui l’avait sous-tendu. Il posa son verre et courut à la rangée de fenêtres de l’autre côté de la salle. L’obscurité d’une nuit à Manhattan, même à cette heure tardive, était loin d’être complète, et le tapis de ses rues rayonnantes qui s’étendait jusqu’à Westchester, à Long Island et aux régions reculées du New Jersey projetait une lumière si brillante que l’intrus le plus furtif qui volerait sans feux d’atterrissage aurait eu du mal à échapper aux yeux de Sammy, même sans jumelles. Mais on ne voyait que cette grande nuée lumineuse dans le ciel.
Le grondement s’amplifia et devint plus régulier ; le sifflement se modula en un léger vrombissement. Un faible claquement de rouages et de cames résonna au centre de l’immeuble : les ascenseurs. Ce n’était pas un bruit qu’il avait l’habitude d’entendre à cette heure-ci, en ce lieu-ci. Le gars qui prenait en général la relève à six heures, un légionnaire américain, ostréiculteur à la retraite, du nom de Bill McWilliams, empruntait toujours l’escalier pour monter de leurs quartiers au quatre-vingt-unième étage. Sammy se dirigea vers la rangée d’ascenseurs, en se demandant s’il ne devait pas décrocher le téléphone qui le reliait au bureau du Commandement d’interception militaire sis dans l’immeuble de la compagnie téléphonique de Cortlandt Street. Dans les pages de Radio Comics, la préparation d’une invasion de New York pouvait être décrite en quelques planches, dont une représenterait sûrement l’amochage au nerf de bœuf d’un malheureux guetteur d’avions par le poing ganté d’un saboteur de l’Axe. Sammy voyait déjà l’étoile déchiquetée du choc, les lettres bondissantes épelant C.R.A.C. !, la bulle dans laquelle le malheureux disait : « Dites, vous ne pouvez pas entrer… Aaaah ! »
C’était un des ascenseurs express du hall d’entrée. Sammy vérifia de nouveau sur son bloc. Si un visiteur était attendu – son supérieur, quelque autre responsable militaire, un colonel du Commandement d’interception en tournée d’inspection… –, sa feuille de route l’aurait sûrement mentionné. Mais comme il le savait, il y avait seulement la fameuse liste de sept avions et leurs plans de vol, avec une note laconique sur la mauvaise météo prévue. C’était peut-être une inspection surprise, alors. Tandis que Sammy contemplait ses pieds en chaussettes, en bougeant ses orteils non réglementaires, ses pensées prirent un nouveau cours : il était possible que cette visite ne soit pas annoncée parce qu’il s’était passé quelque chose d’imprévu. Quelqu’un venait peut-être informer Sammy que le pays était en guerre avec l’Allemagne. Ou même, on ne savait trop comment, que la guerre était finie en Europe et qu’il était l’heure, pour lui, de rentrer à la maison.
Pendant que la cabine montait jusqu’au quatre-vingt-sixième étage, un frémissement métallique était audible, accompagné d’un bruit de câbles. Sammy se passa une main moite dans les cheveux. Dans un tiroir du bas, fermé à clef, du poste de garde, il le savait, se trouvait un pistolet calibre 45 de l’armée, mais Sammy avait perdu la trace de la clef et, de toute façon, il n’aurait même pas su ôter le cran de sûreté. Il leva son bloc-notes, prêt à l’abattre sur le crâne de l’espion. Les jumelles étaient plus lourdes. Il les enleva de son cou et se prépara à les balancer au bout de leur lanière de cuir à la manière d’une masse d’armes. La porte de l’ascenseur s’ouvrit.
— C’est bien le rayon sportswear hommes ? lança Tracy Bacon. (Il arborait une veste de smoking, une cravate de soie blanche empesée et glacée comme une meringue, et une expression à la fois grave et folâtre, sous laquelle perçait un sourire secret, comme s’il préparait une quelconque facétie. Un sac à provisions en papier marron lui pendait à chaque main.) Avez-vous quelque chose en gabardine ?
— Bacon, tu n’as pas le droit de…
— Je passais par là, le coupa le comédien. Je me suis dit que je pourrais, tu sais, m’arrêter…
— Mais nous sommes à trois cents mètres de haut !
— Pas possible !
— Il est une heure du matin…
— Non !
— C’est une installation militaire américaine, poursuivit Sammy, conscient de prendre un air important, s’efforçant de trouver une raison au vertigineux sentiment de culpabilité, si proche de l’ivresse, qui l’avait envahi à l’arrivée de Tracy Bacon au quatre-vingt-sixième étage. (Il était périlleusement heureux de voir son nouvel ami.) Techniquement parlant, après l’heure de fermeture, nul ne peut entrer ou sortir sans l’autorisation du Commandement.
— Sacrebleu ! s’exclama Bacon. (La superbe machinerie Otis qui l’enfermait poussa un soupir, comme impatiente. Bacon fit un pas en arrière.) Alors tu ne veux absolument pas qu’un espion nazi comme moi rôde dans le coin. À quoi pensais-je donc ? (Les portes de l’ascenseur tirèrent leurs languettes de caoutchouc noir. Sammy regarda les moitiés séparées de son reflet tendre l’une vers l’autre dans les panneaux de chrome dépoli des portes.) Auf wiedersehen.
Sammy interposa sa main entre les portes.
— Attends.
Bacon attendit donc, les yeux fixés sur Sammy, un sourcil levé avec le même air de défi qu’un commissaire-priseur sur le point d’abattre son marteau. Son veston était une jaquette de soie anthracite, avec des revers passepoilés, et sa large poitrine était cuirassée du plastron le plus grand et le plus immaculé que Sammy eût jamais vu. En tenue de soirée, il semblait sourire de plus haut que d’habitude, certain, comme toujours, d’être bien accueilli, même à trois cents mètres d’altitude, à une heure du matin et en violation du règlement militaire. En dépit de sa paire de sacs à provisions incongrus, ou peut-être à cause de ces derniers, il avait l’air incroyablement à l’aise dans son habit, adossé au mur du fond de l’ascenseur, les jambes fléchies aux genoux, son imposant pied droit chaussé de sa longue Lagonda noire appuyée sur la pointe. L’ascenseur émit un nouveau soupir.
— Eh bien, reprit Sammy, vu que ton père est général…
Sammy s’écarta d’un pas, gardant la main sur la porte qui cherchait à se refermer. Bacon hésita une minute de plus, comme s’il mettait Sammy au défi de changer encore d’avis. Puis il s’arracha à la paroi de l’ascenseur et sortit avec nonchalance. Les portes se refermèrent Sammy contrevenait gravement au règlement.
— De brigade seulement, ajouta Bacon. Ça va, Clay ?
— Très bien, je vais très bien. Entre.
— C’est le plus bas, tu sais.
— Qu’est-ce qui est le plus bas ?
— Général de brigade. C’est le grade de général le plus bas.
— Cette idée doit miner.
— Elle le ronge. Ouaou ! (Bacon embrassa du regard la froide étendue de marbre du palier de l’étage de l’observatoire, plongé de nuit dans la pénombre pour réduire les reflets et permettre une meilleure visibilité par les grandes baies sombres, et loucha ensuite légèrement, en scrutant le clair-obscur du bar d’un côté, et la longue rangée de fenêtres de l’autre.) Ouaou !
— Ouais, ouaou ! répéta Sammy, se sentant soudain moins euphorique que gauche, et même un peu effrayé. (Qu’avait-il donc fait ? Qu’est-ce que mijotait Bacon ? Quelle était l’odeur vaguement âcre mais pas désagréable qui émanait de l’acteur ?) Alors… euh… bienvenue.
— C’est formidable ! s’écria Bacon. (À grandes enjambées, il s’avança vers les baies qui donnaient sur l’Hudson, vers les falaises sombres et les réclames au néon du New Jersey. Il y avait quelque chose d’un peu titubant, frankensteinien, dans l’allure de Bacon, et Sammy ne le lâchait pas d’une semelle pour s’assurer qu’il n’y eût pas de casse. Bacon pressa son visage contre la vitre, écrasant son nez droit et légèrement pointu avec une violence qui fit bondir le cœur de Sammy. Les fenêtres étaient en verre épais et trempé, mais Tracy Bacon possédait cette sorte de séduisante imbécillité – c’est du moins ce que finirait par croire Sammy – qui agit à la manière d’un charme contre ce genre de garanties technologiques. Il se faufilait sur un balcon de théâtre qui avait été fermé parce qu’il risquait de s’effondrer, s’aventurait dans tous les escaliers où il était marqué « Défense d’entrer ». Comme Sammy devait l’apprendre par la suite, Tracy adorait particulièrement, en l’absence de témoin, descendre des quais du métro sur la voie pour explorer les souterrains à la pâle lueur de son briquet en platine. Ç’avait été une terrible erreur de le laisser monter, ce soir-là.) Je dois dire, je n’arrivais pas à comprendre comment un être sensé ait pu vouloir être embauché pour ce genre de travail… sous-payé… mais maintenant… tu as tout ça pour toi tous les soirs ?
— Trois soirs par semaine. Tu as bu ?
— Quel genre de question est-ce là ? répliqua Bacon, sans chercher à savoir s’il trouvait ladite question blessante ou simplement superfétatoire, ou les deux. Je suis monté ici lors de mon premier jour à New York, continua-t-il, embuant la vitre de sa respiration. C’était très différent en plein jour. Des gosses qui couraient partout, tout ce ciel bleu et cette brume au-dehors, les pigeons, les bateaux, les drapeaux…
— En fait, je ne suis jamais monté ici dans la journée. Je veux dire, j’ai vu le soleil se lever. Mais je suis toujours reparti bien avant l’arrivée des touristes.
Bacon recula de la fenêtre. Une empreinte fantomatique de son crâne subsista un moment sur la vitre avant de s’évaporer. Puis il longea les baies vitrées jusqu’au coin sud-est, où, comme aux trois autres coins de l’étage de l’observatoire, il y avait un télescope à pièces. Il se pencha pour regarder au travers. Les sacs à provisions émirent un froissement. Bacon paraissait avoir oublié leur existence.
— C’est vraiment quelque chose, murmura-t-il, louchant dans l’œilleton. On voit la statue de la Liberté ! (À moins de mettre dix cents dans l’appareil, on ne voyait rien du tout, bien sûr.) Ça alors ! Elle dort dans un filet à cheveux.
Il se retourna brusquement, avec une expression à la fois innocente et hardie, exactement comme un bambin qui fouille la nursery, en quête de quelque chose de neuf à casser.
— Ça te dérange si je jette un coup d’œil ?
— Eh bien…
— C’est là que tu t’assieds ?
Toujours chargé de ses sacs, laissant derrière lui un fumet d’asperges désormais indubitable, Bacon alla se glisser derrière le large podium qui, le jour, servait de poste pour les gardiens qui prenaient les tickets et organisaient des visites informelles du célèbre panorama. C’était là que le Commandement d’interception avait installé le téléphone qui, dans l’éventualité d’une attaque aérienne, connecterait immédiatement Sammy à Cortlandt Street. Sammy y rangeait sa gamelle, sa réserve de crayons, ses cigarettes et des feuilles de route d’avance.
— Je ne m’assieds pas vraiment… Bacon, tu ferais peut-être mieux de ne pas… Non !
Bacon avait posé à terre un de ses sacs et soulevait le récepteur du téléphone de secours.
— Allô, Fay ? C’est King-Kong. Écoute, chérie… Hé ! Ça sonne.
Sammy courut derrière le poste de garde, lui arracha le téléphone de la main et le remit brutalement en place.
— Désolé.
— Puis-je te demander quelque chose, Bacon ? riposta Sammy. En plus de ne toucher à rien, je veux dire. (Il s’arc-bouta contre Bacon comme on s’arc-boute contre une porte bloquée, de toutes ses forces, et le délogea de derrière le poste de garde.) Qu’est-ce qu’il y a dans tes sacs ?
Bacon baissa les yeux vers sa main gauche, un peu surpris, puis vers le sac qu’il avait posé à côté de lui. Il le ramassa, et brandit les deux en direction de Sammy. Ce dernier capta une odeur de légumes verts, de vin et de beurre, d’échalotes peut-être.
— Le dîner ! répondit Bacon.
Ils pénétrèrent dans la cafétéria obscure, hérissée des pieds des chaises retournées sur les tables. Le dallage ciré chuchotait sous leurs pas. Les rampes chromées qui entouraient le long bar étincelaient à un bout sous la lumière de l’entrée. Les réfrigérateurs ronronnaient doucement tout seuls. L’atmosphère feutrée du bar sembla quelque peu refroidir ou, tout au moins, calmer l’ardeur de Bacon. Il reposa deux chaises par terre, puis, sans un mot, se mit à déballer ses sacs à provisions. Un des sacs, s’avéra-t-il, contenait trois plats d’argent à couvercle, du style de ceux qu’au cinéma les garçons d’hôtel présentent toujours sur des tables roulantes drapées d’une nappe. Dans l’autre sac, il y avait deux sacs de plus et une petite soupière constellée de velouté vert tendre. Après que Bacon eut disposé les plats et la soupière sur la table, il pêcha une poignée un tantinet aléatoire de fourchettes, de couteaux et de cuillers au motif lourd et surchargé, ainsi que deux serviettes de table légèrement tachées des sucs et des sauces échappés des différents plats. Il sortit aussi une bouteille de vin, un tire-bouchon et deux verres, dont un s’était cassé en chemin.
— Il faudra partager, dit-il. Ou je peux boire à la bouteille.
— Comment ? Pas d’omelette norvégienne ? lança Sammy.
Bacon eut l’air vexé. Avec brusquerie, il souleva le couvercle d’un des plats, révélant une triste petite flaque de boue sucrée blanche, striée de marron.
— Mais pour qui me prends-tu ?
— Désolé, dit Sammy. (Ils s’assirent pour se restaurer. Il y avait des cailles farcies d’huîtres, des asperges à la sauce hollandaise, une macédoine de légumes et des pommes de terre dauphine. Le velouté tendre était une crème de cresson. Sammy ne parvint pas à se résoudre à découper un des petits corps d’oiseau, mais il se rabattit sur la farce et la trouva délicieuse.) Comment as-tu fait ? reprit Sammy. Tu as demandé au service des étages de te suivre ? (Bacon vivait au Mayflower Hôtel, bien au-dessus de ses moyens, selon lui.)
— Pas exactement.
— C’est bon. Dommage que ce soit froid.
— Du sel ? (Bacon plongea une nouvelle fois la main dans le sac à provisions, en tira une salière d’une ligne encore plus surchargée que les couverts et la posa sur la table. Elle était vide.) Hop-là ! (Il se baissa encore pour regarder dans le sac, puis leva celui-ci et le renversa, plongeant un coin dans le col de la salière. Un fin filet de sel en grumeaux coula du sac.) Là. Comme neuf. Alors, continua-t-il, en montrant d’un geste le bloc-notes de Sammy et son insigne de guetteur d’avions. Tu voulais tout simplement jouer ton rôle, c’est ça ? Aider l’Artiste dans son combat infini contre la Chaîne de fer et ses pantins de l’Axe ?
— Beaucoup de gens me posent cette question, répliqua Sammy, saupoudrant de sel ses pommes de terre. C’est ce que je réponds d’habitude.
— Mais à moi, tu me diras la vérité, hein ? reprit Bacon d’une voix railleuse, où perçait quand même une pointe de fervente supplication.
— Eh bien, répondit Sammy, flatté. J’ai eu l’impression que c’était un devoir. J’avais… j’avais fait quelque chose dont je… je n’étais pas fier. Et quand je suis revenu, il y avait un petit groupe de ces guetteurs volontaires dans le hall, on les emmenait en visite et je me suis en quelque sorte mêlé à eux. Avant d’avoir vraiment pris le temps de réfléchir à ce dans quoi je m’embarquais.
— Par mauvaise conscience.
Sammy inclina la tête, même s’il était vrai que sa mission de guetteur d’avions avait coïncidé en gros avec la période où Joe avait commencé à passer de plus en plus de son temps en compagnie de Rosa Saks, laissant Sammy seul, avec des heures à tuer presque tous les soirs.
— Et ne me demande pas ce que j’ai fait, parce que je ne peux pas te le dire.
— O.K., je ne te le demanderai pas, le rassura Bacon avec un haussement d’épaules.
Il enfourna une fourchetée d’asperges dans sa bouche.
— Très bien, dit Sammy. Je vais te le dire alors.
Bacon agita les sourcils.
— C’est quelque chose d’un peu olé olé ?
— Non. (Sammy rit.) Non, je… je me suis parjuré. Dans une déposition légale. J’ai affirmé aux avocats de Superman que Shelly Anapol ne m’avait jamais demandé de copier leur personnage. Alors qu’il ne s’est vraiment pas gêné…
— Mon Dieu ! s’exclama Bacon, l’air parfaitement consterné.
— C’est moche, hein ?
— La pendaison est trop douce pour toi.
Sammy comprit alors que Bacon le taquinait. Mais il s’aperçut que le souvenir humiliant de son déplaisant et pénible après-midi dans une salle de conférences de Philipps & Nizer pouvait encore lui donner le feu aux joues.
— Enfin, c’était mal, murmura-t-il. J’avais une bonne raison, mais quand même… J’avais l’impression de vouloir me racheter, je pense.
— Si c’est la pire chose que tu aies commise, reprit Bacon, en secouant la tête.
— Jusqu’ici, admit Sammy, je crois.
Une obscure réminiscence remonta à la mémoire de Bacon et attrista son regard.
— Tu as de la chance.
— Alors… euh… où étais-tu ? lança Sammy, changeant de sujet. Dans cette tenue. À un raout ?
— À un petit raout. Très petit.
— Où donc ?
— Chez Helen. C’est son anniversaire, aujourd’hui.
— Helen Portola ?
— Tu as oublié de dire « la charmante Helen Portola ».
— La charmante Helen Portola.
Bacon hocha la tête, en étudiant ou en feignant d’étudier l’articulation de la cuisse d’une de ses cailles, comme s’il y avait une goutte de sang qui le gênait.
— Qui était là ?
— Moi, j’étais là. La charmante Helen Portola était là aussi.
— Un tête-à-tête ?
Nouveau hochement de tête. Bacon était si anormalement laconique sur la question que Sammy se demanda si lui et Helen ne s’étaient pas disputés. Sammy avait peu d’expérience directe des actrices, mais partageait l’opinion classique qu’en général elles possédaient les mœurs sexuelles des chinchillas femelles en chaleur. Mais si Helen Portola avait invité son premier rôle masculin à fêter son anniversaire à deux{93} dans l’intimité de sa maison, elle ne s’attendait sûrement pas à voir la soirée se terminer avec son petit ami en train de déambuler dans Manhattan, muni de deux sacs à provisions pleins de plats gastronomiques tièdes.
— Alors, quel âge a-t-elle ? s’enquit Sammy.
— Soixante-douze ans déjà.
— Bacon.
— La vieille est remarquablement bien conservée.
— Bacon !
— Son secret ? Le foie de veau, vieux, et beaucoup.
— Tracy !
Bacon leva les yeux de son assiette, affectant une surprise candide.
— Oui, Clay ?
— Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Que veux-tu dire ?
Sammy lui jeta un regard dur.
— Eh bien, lâcha-t-il, je n’ai pas voulu gâcher tous ces délices. Le cuisinier d’Helen s’est donné beaucoup de mal.
— Le cuisinier d’Helen ?
— Oui. Je crois que tu devrais vraiment lui écrire un petit mot.
— Tu veux dire que c’était un dîner ?
— À l’origine.
— Vous avez eu une dispute, Helen et toi ?
Bacon inclina la tête.
— Une grosse ?
Bacon inclina encore la tête, l’air sincèrement malheureux.
— Mais ce n’était pas ma faute, affirma-t-il.
Sammy mourait d’envie de lui demander quel était l’objet de leur dispute, mais estimait qu’ils ne se connaissaient pas assez bien pour cela. Il ne lui vint pas à l’esprit que, dans des circonstances similaires, avec n’importe qui d’autre, il n’eût pas hésité à poser la question, dans le pur style de Brooklyn. Mais Bacon l’éclaira de son propre gré.
— Elle s’était mis dans l’idée que j’avais l’intention de la demander en mariage ce soir. Dieu sait qui lui a monté la tête !
— C’est Ed Sullivan. (Il avait lu par hasard l’article du News avec un curieux sentiment de regret ; son amitié avec Bacon avait eu si peu de place où s’épanouir – la minuscule aire qui marquait l’intersection de leurs univers séparés. Et il sentait bien que celle-ci ne survivrait pas au mariage de Bacon avec son actrice et à son départ pour Hollywood afin de devenir une vedette.) Hier matin.
— Ah, ouais ! (Bacon secoua piteusement sa grande et belle tête.)
— Tu l’as vu ?
— Non, mais je me rappelle être tombé sur Ed Sullivan chez Lindy, il y a deux jours.
— Tu lui as dit que tu allais demander à Helen de t’épouser ?
— C’est possible.
— Mais ce n’est pas vrai.
— Je m’en suis bien gardé.
— Et elle s’est fâchée.
— Elle a couru dans sa chambre et a claqué la porte. Elle m’a frappé d’abord, en fait.
— Bravo !
— Cette idiote m’a flanqué un coup de poing.
— Ouille ! (Aux yeux de Sammy, cette histoire, ou plutôt la scène telle qu’il se la reconstituait mentalement, avait quelque chose de troublant. Il sentit monter cette vieille excitation du désir, souvent éprouvée, d’avoir… non pas Tracy Bacon, mais plutôt sa vie, sa carrure, sa jolie petite amie passionnée et le pouvoir de briser son cœur. Alors que tout ce qu’il avait en réalité, c’étaient une paire de jumelles, un bloc-notes et le perchoir le plus solitaire de la ville trois nuits par semaine.) Alors tu as pris son repas.
— Eh bien, il se trouvait juste là.
— Et tu l’as monté jusqu’ici.
— Eh bien, tu te trouvais juste ici.
Le silence que cette dernière observation amena dans leur conversation fut rempli tout à coup par une effervescence violet foncé dans le ciel environnant. Un long grondement estival, à la fois menaçant et familier. En réponse, les verres alignés sur le bar émirent un tintement de clochettes.
— Bon Dieu ! s’écria Bacon, se levant de table. Le tonnerre !
Il s’approcha des baies et regarda dehors. Sammy se leva à son tour pour le suivre.
— De ce côté-ci, proféra-t-il, prenant Bacon par le bras. L’orage vient du sud-est.
Plantés côte à côte, leurs épaules pressées l’une contre l’autre, ils regardèrent le zeppelin noir survoler lentement New York dans un nuage de fumée, traînant à sa suite de longs haubans d’éclairs blanchâtres. Le tonnerre harcelait l’immeuble tel un chien courant, frôlant sa robe crépitante contre les tympans et les meneaux, flairant les baies vitrées.
— Il semble bien nous aimer, commenta Sammy. Nous sommes son chouchou. (Il alluma une cigarette. Bacon sursauta devant la flamme de son briquet.) Reste calme ! Ça n’a pas arrêté de tout le mois. Ça dure tout l’été.
— Oh ! chuchota Bacon. (Il avala une gorgée de bourgogne, puis s’humecta les lèvres.) Je suis calme.
— Désolé.
— Cette horreur ne frappe jamais… tu sais… l’immeuble.
— Cinq fois jusqu’ici cette année, je crois.
— Oh, mon Dieu !
— Reste calme.
— Tais-toi.
— On a enregistré des éclairs qui dépassaient les vingt-deux mille ampères.
— La foudre est déjà tombée sur cet immeuble ?
— Dix millions de volts ou quelque chose dans ce genre.
— Seigneur !
— Ne te bile pas, reprit Sammy. Tout l’immeuble se comporte comme un gigantesque…
L’haleine de Bacon sentait l’aigre, mais une goutte sucrée de liquide restait sur ses lèvres au moment où il plaqua sa bouche sur celle de Sammy. Les barbes naissantes de leurs mentons frottèrent l’une contre l’autre avec un léger bruit de râpe électrique. Sammy fut tellement pris au dépourvu que, le temps que son cerveau, avec tout son stock d’interdits et de manières de voir judéo-chrétiennes, puisse commencer à envoyer ses messages sévères et condamnatoires aux diverses parties concernées de son corps, c’était trop tard. Il répondait déjà au baiser de Tracy Bacon. Ils s’inclinèrent à demi l’un vers l’autre. La bouteille de vin tinta contre la baie vitrée. Sammy sentit un halo miniature, une gemme de chaleur lui brûler les doigts. Il laissa tomber sa cigarette par terre. À ce moment-là, de l’autre côté des baies, le ciel fut veiné de feu. Ils perçurent un grésillement à la tonalité presque mouillée, comme une goutte sur un gril incandescent, puis un battement de tonnerre les piégea dans les creux sombres et profonds de ses paumes.
— … paratonnerre, acheva Sammy en s’écartant. (Comme s’il avait soudain peur, en dépit de tout ce qu’il s’était entendu dire, un soir de la semaine précédente, par le terne et rassurant docteur Karl B. MacEachron de la General Electric, qui avait étudié les phénomènes électriques de l’atmosphère en relation avec l’Empire State Building, du feu Saint-Elme aux éclairs ascendants qui frappaient le ciel. Sammy s’éloigna d’un pas de Tracy Bacon, se baissa pour récupérer sa cigarette fumante et chercha inconsciemment refuge dans les manières sèches du docteur MacEachron lui-même.) La structure d’acier de la tour attire mais aussi dissipe totalement la décharge électrique…
— Je suis désolé, balbutia Bacon.
— Ce n’est pas grave.
— Je ne voulais pas… Ouaou ! Regarde-moi ça.
Bacon désigna le promenoir désert de l’autre côté des fenêtres. Un liquide bleu vif, visqueux et turbulent, semblait couler le long des rambardes. Sammy ouvrit la porte et plongea le bras dans les ténèbres chargées d’ozone, puis Bacon le rejoignit et sortit aussi la main. Ils restèrent là un bon moment, à regarder des étincelles longues de cinq centimètres jaillir en zigzag des extrémités de leurs doigts tendus.