20.
Sammy s’introduisit dans la maison. Il était minuit passé. Il n’avait pas bu une goutte, et dans ses poches se trouvaient des tickets pour la Broadway Limited et la ville de Los Angeles. Le séjour était allumé ; il vit que Joe s’était endormi dans le fauteuil, avec un de ses vieux livres poussiéreux sur la Kabbale ou Dieu savait quoi – le volume IV des Légendes des Juifs de Ginzberg – dressé comme une tente sur ses genoux. Une bouteille de Piels à moitié vide était posée sur un dessous de verre en raphia, sur la table en bois de pin à côté de lui. À l’entrée de Sammy, Joe se réveilla vaguement et changea de position sur son siège, levant une main pour protéger ses yeux de l’éclat de l’ampoule. Il dégageait un relent soporifique de bière et de tabac froid.
— Hé !
— Hé ! répondit Sammy. (Il s’avança vers Joe et posa une main sur son épaule. Il en pétrit les muscles, qui étaient durs et noueux au contact.) Tout le monde va bien ? Tommy va bien ?
— Mmm.
Joe inclina la tête, puis referma les yeux. Sammy éteignit la lumière. Il se dirigea vers le canapé, prit une couverture pêche et moutarde – une des rares choses tricotées par sa mère et sa seule relique visible dans la vie de Sammy –, la porta jusqu’au fauteuil et la drapa autour de Joe, veillant à bien couvrir les bouts orange de ses chaussettes.
Sammy s’engagea ensuite dans le couloir et entra dans la chambre de Tommy. Dans la bande lumineuse venant du couloir, il vit que Tommy avait rampé à l’autre bout du lit dans son sommeil et reposait le visage écrasé contre le mur. Il s’était entièrement découvert ; il portait un pyjama bleu pastel avec un liseré blanc aux revers et aux poignets (Sammy, naturellement, en possédait un identique). Tommy était un dormeur très tonique et, même après que Sammy lui eut écarté la tête du mur, le petit garçon continua à renifler et à tressaillir, avec une respiration si rapide qu’on eût presque prise pour le halètement d’un chien. Sammy commença à reborder les couvertures. Puis il s’interrompit et resta simplement là, à contempler Tommy, à l’aimer et à ressentir l’habituel spasme de honte à la pensée que c’était pendant qu’il regardait le gamin dormir qu’il se sentait le plus père. Ou plus exactement le plus heureux d’en être un.
Il avait été un père indifférent, meilleur que le sien, peut-être, mais cela ne voulait pas dire grand-chose. Quand Tommy était encore un têtard inconnu dans le ventre de Rosa, Sammy avait juré de ne jamais lui donner le sentiment d’être abandonné, de ne jamais le laisser tomber. Et jusque-là, jusqu’à ce soir-là, il avait réussi à tenir sa promesse, même s’il y avait eu des fois – le soir où il avait décidé d’accepter cette place à Gold Star Comics, par exemple – où ç’avait été difficile. Mais la vérité, c’était que, malgré toutes ses nobles intentions, si on ne comptait pas les heures où l’enfant dormait, alors Sammy avait raté la plus grande partie de son enfance. Comme beaucoup de petits garçons, pensa Sammy, Tommy avait grandi en l’absence de celui qu’il appelait son père, dans les intervalles entre les rares heures qu’ils passaient ensemble. Sammy se demanda si l’indifférence qu’il avait reprochée à son propre père n’était pas après tout, non le trait de caractère particulier d’un homme, mais une caractéristique paternelle universelle. Les « jeunes pupilles » qu’il assignait couramment à ses héros – une tendance qui devait entrer dans la tradition de la bande dessinée et hanter Sammy pour le restant de ses jours – représentait peut-être l’expression, non d’un point faible de sa personnalité, mais d’un désir plus profond et plus universel.
Le docteur Fredric Wertham était un imbécile. Il était évident que Batman n’avait pas l’intention, consciente ou inconsciente, de dépraver Robin ; il était censé remplacer son père et, par extension, tous les pères absents, indifférents, invisibles des petits Américains lecteurs de comics. Sammy regretta de ne pas avoir eu la présence d’esprit de déclarer devant la sous-commission que l’introduction d’un petit copain dans une bande dessinée au héros costumé garantissait une augmentation de vingt-deux pour cent de son tirage.
Mais quelle importance ? Mieux valait ne pas se défendre du tout. C’était fini maintenant. Il n’avait pas d’autre choix que de se libérer.
Pourtant Sammy semblait ne pas pouvoir s’arracher de la chambre de Tommy. Il resta là, au pied du lit, cinq bonnes minutes, à se repasser l’historique du sommeil dans cette pièce, depuis l’époque du bébé qui dormait sur le ventre au centre d’un berceau en fer émaillé, les jambes repliées sous lui, avec son touh’ès rembourré par la couche qui pointait dans les airs. Il se remémora une période que Rosa avait baptisée « le délire nocturne{171} », quand Tommy avait deux ou trois ans. Le petit se réveillait toutes les nuits en hurlant comme s’il était écorché vif et aveuglé par l’horreur de ce qu’il venait de voir dans ses rêves. Ils avaient essayé une veilleuse, un biberon, une comptine, mais la seule chose susceptible de l’apaiser, en l’occurrence, c’était d’avoir Sammy dans son lit. Sammy caressait alors les cheveux de l’enfant à en avoir mal au poignet, à l’écoute de sa respiration, jusqu’au moment où tous les deux s’assoupissaient. Ç’avait été l’apogée de sa carrière de père ; c’était arrivé aussi en pleine nuit, quand l’enfant donnait.
Sammy se déchaussa et entra dans le lit. Il se retourna, s’étendit sur le dos, croisa les mains sous la tête en guise d’oreiller. Il pouvait peut-être rester là juste un moment, avant d’aller chercher sa valise au garage. Il s’avoua qu’il courait le risque de s’endormir – la journée avait été longue et il était exténué –, ce qui ruinerait son projet de partir de nuit. Et il n’était pas non plus assez convaincu de la justesse de sa décision pour donner à Rosa et à Joe, ou à quiconque, l’occasion de tenter de l’en dissuader. Mais c’était très agréable d’être étendu aux côtés de Tommy et de l’écouter encore dormir après si longtemps.
— Salut, papa, murmura Tommy, groggy, l’air désorienté.
— Ah ! (Sammy sursauta.) Hé, fiston !
— Tu as attrapé le singe ?
— De quel singe parles-tu, fiston ? demanda Samy.
Tommy agita la main en cercle, agacé de devoir tout expliquer une fois de plus.
— Le singe avec le machin, avec la spatule…
— Non, répondit Sammy. Je suis désolé. Il court toujours.
Tommy hocha la tête.
— Je t’ai vu à la télé, dit-il, l’air désormais plus réveillé.
— Ah, ouais ?
— Tu as été sensass.
— Merci.
— Mais tu avais l’air de transpirer un peu.
— Je transpirais à grosses gouttes, Tom.
— Papa ?
— Ouais, fiston ?
— Tu m’écrases un peu.
— Excuse-moi, chuchota Sammy, qui s’écarta légèrement de Tommy.
Ils restèrent étendus là. Tommy se retourna avec un petit grognement de contrariété ou d’exaspération.
— Papa, tu es trop grand pour ce lit.
— D’accord, dit Sammy en s’asseyant. Bonne nuit, Tom.
Sammy suivit le couloir pour aller dans la chambre. Rosa aimait dormir dans l’obscurité totale, avec les stores baissés et les rideaux tirés, et ce n’est pas sans faux pas ni tâtonnements que Sammy trouva le chemin du vestiaire. Il referma la porte derrière lui et tira le cordon de la lumière. À la va-vite il descendit une valise en cuir blanc balafré et la remplit d’affaires prises à la tringle de la penderie ou dans la commode encastrée. Il faisait ses bagages pour un climat chaud : chemises en popeline et costumes légers, un gilet, sous-vêtements, boxers, chaussettes et fixe-chaussettes, cravates, maillot de bain, une ceinture marron et une noire, fourrant tout dans le sac à la hâte, au hasard et sans soin. Après avoir fini, il éteignit la lumière et se faufila dans la chambre, ébloui par le tourbillon de motifs géométriques style tapis persan qui lui emplit soudain les yeux. Il regagna le couloir, en se félicitant de ne pas avoir réveillé Rosa, et retourna à la cuisine. Il allait juste se préparer un sandwich, croyait-il. Son esprit était déjà occupé à rédiger le mot qu’il prévoyait de laisser.
Mais, à un ou deux mètres de la cuisine, il sentit l’odeur de la fumée.
— Tu m’as encore eu, murmura-t-il.
En peignoir, Rosa était assise devant sa citronnade chaude, son cendrier et les vestiges d’un gâteau entier. La phosphorescence nocturne de Bloomtown, un composé de réverbères, de lumières des vérandas, de phares des voitures de passage, de l’éclairage de la route nationale et de la lueur diffuse dans les nuages bas de la grande ville distante de cent kilomètres, entrait par les rideaux en plumetis et s’égrenait sur la bouilloire, le pendule et le robinet de cuisine qui fuyait.
— Tu tiens une valise, observa Rosa.
Sammy baissa les yeux sur l’objet incriminé, comme pour confirmer sa déclaration.
— Exact, répondit-il, semblant un peu surpris même à ses propres oreilles.
— Tu pars.
Il ne répondit pas.
— Je pense que c’est logique, déclara-t-elle.
— N’est-ce pas ? répliqua-t-il. Je veux dire, réfléchis.
— Si c’est ce que tu veux faire. Joe allait essayer de te convaincre de rester. Il a une espèce de projet. Et puis, bien sûr, il y a Tommy.
— Oui, Tommy.
— Tu vas lui briser le cœur.
— C’est du gâteau ? s’enquit Sammy.
— Je ne sais pas pourquoi mais j’ai fait un gâteau mousseline rouge, répondit Rosa. Glacé avec des crêtes.
— Tu es ivre ?
— J’ai bu une bouteille de bière.
— Tu aimes cuisiner quand tu es ivre.
— Pourquoi cela ? (Elle fit glisser à travers la table de cuisine les restes éboulés du gâteau mousseline rouge glacé avec des crêtes.) En tout cas, reprit-elle, je me suis crue obligée d’en manger les trois quarts, semble-t-il.
Sammy se dirigea vers le tiroir de cuisine et en sortit une fourchette. Il n’avait pas du tout faim en s’attablant, mais il prit quand même une bouchée de gâteau et ne put plus s’arrêter avant d’avoir fini ce qui restait. Le dessus glacé crissait et fondait entre ses dents. Rosa se leva pour lui servir un verre de lait, puis se posta derrière lui pendant qu’il buvait, lui ébouriffant les petits cheveux de la nuque.
— Tu ne m’as pas dit, lança Sammy.
— Je ne t’ai pas dit quoi ?
— Ce que tu veux que je fasse.
Il se renversa en arrière, la tête contre le ventre de Rosa. Soudain il était las. Il avait eu pour plan de partir tout de suite, afin de faciliter son départ, mais se demandait maintenant s’il ne devait pas plutôt attendre le lendemain matin.
— Tu sais bien que je veux que tu restes, murmura-t-elle. J’espère que tu le sais. Mon Dieu, Sammy, rien ne me ferait plus plaisir.
— Pour prouver ta théorie, c’est ce que tu dis.
— Oui.
— Comme quoi personne ne peut nous dicter notre conduite, absolument personne, et mêlez-vous de vos oignons. Voilà !
Elle cessa de lui caresser les cheveux. Il devina qu’elle avait perçu du sarcasme dans sa voix, même si lui-même ne se sentait pas du tout sarcastique. En réalité, il l’admirait parce qu’elle était prête à agir pour son bien à lui et l’avait toujours été.
— C’est juste, reprit-il, que j’ai besoin de prouver une autre théorie, je crois.
Un toussotement se fit entendre. Ils se retournèrent et virent Joe planté dans l’encadrement de la porte, les cheveux dressés sur la tête, la bouche ouverte, clignant des yeux pour tenter de chasser une vision qui lui était pénible.
— Est-ce qu’il… tu ne pars pas ?
— Quelque temps, répondit Sammy. Au moins.
— Où comptes-tu aller ?
— Je pensais à Los Angeles.
— Sammy, commença Joe, faisant vers Sammy un pas qui n’avait rien de menaçant. Merde ! Tu ne peux pas…
Sammy recula légèrement et leva le bras comme pour se protéger de son vieil ami.
— Calme-toi, Joe. J’apprécie tes sentiments, mais je…
— Il ne s’agit pas de sentiments, imbécile. Après t’avoir quitté ce matin, j’ai foncé là-bas et fait une offre pour Empire Comics. Pour racheter la maison. Et Shelly Anapol l’a acceptée.
— Comment ? Une offre ? Mais, Joe, es-tu fou ?
— Tu m’as dit que tu avais des idées. Tu m’as dit que je t’avais réveillé.
— Ouais, c’est vrai, mais je veux dire… Seigneur ! comment as-tu pu aller faire ça sans me demander d’abord mon avis ?
— C’est mon argent, trancha Joe. TU n’as pas voix au chapitre.
— Hein ? émit Sammy. (Et puis encore :) Hein ? Bon. (Il s’étira et bâilla.) Je pourrais peut-être écrire mes histoires là-bas et te les envoyer par la poste, je ne sais pas. On verra. Je suis trop crevé pour discuter maintenant. D’accord ?
— Voyons, tu ne vas pas partir ce soir, Sam, ne sois pas dingue. C’est trop tard. Il n’y a plus de train à cette heure-ci.
— Reste au moins jusqu’à demain matin, supplia Rosa.
— Je peux dormir sur le canapé, je pense, concéda Sammy.
Rosa et Joe se regardèrent, saisis, alarmés.
— Sammy, Joe et moi ne sommes pas… ce n’est pas parce que… nous n’avons pas…
— Je sais, la coupa Sammy. Le canapé est parfait. Tu n’as même pas à changer les draps.
Rosa répliqua que, même si Sammy était peut-être pleinement disposé à embrasser la vie de clochard, il n’était pas question qu’il entamât sa nouvelle carrière dans sa maison. Elle alla au placard à linge et rapporta des draps et une taie d’oreiller frais. Elle mit de côté la pile bien nette du linge sale de Joe et déplia le propre, bordant, lissant et rabattant la couverture afin d’exposer l’envers lisse du drap à fleurs avec un beau pli diagonal. Sammy surveilla les opérations et en fit tout un plat, répétant à quel point tout cela lui paraissait appétissant après la journée qu’il avait passée. Quand elle lui permit de s’asseoir, il rebondit sur la banquette, se déchaussa et puis se renversa en arrière avec le soupir heureux d’un homme courbatu qui se glisse dans un agréable bain chaud.
— Cette situation me paraît très étrange, observa Rosa.
D’une main, elle agrippait la taie d’oreiller remplie des anciens draps de Joe tel un sac et, de l’autre, tamponnait les larmes de ses yeux.
— Elle est étrange depuis le début, la rassura Sammy.
Rosa inclina la tête. Puis elle tendit son sac de linge sale à Joe et sortit dans le couloir. Joe resta un moment planté devant le canapé. Il regardait Sammy avec une mine perplexe, comme s’il tentait de retracer une par une les phases de l’habile tour de substitution que son cousin venait de mener à bien.
Lorsque la maisonnée se réveilla le lendemain matin, relativement de bonne heure, le canapé avait été défait, les draps laissés pliés sur la table basse, avec l’oreiller en équilibre au sommet, et Sammy et sa valise avaient depuis longtemps disparu. En guise de mot ou de geste d’adieu, il avait seulement posé, au beau milieu de la table de cuisine, l’insignifiante petite carte qu’on lui avait donnée en 1948, quand il avait acheté le terrain sur lequel la maison avait été construite. Elle était froissée, écornée et salie par les longues années passées dans le portefeuille de Sammy. En la ramassant, Rosa et Joe s’aperçurent que Sammy avait pris un stylo pour barrer d’un trait appuyé le nom de la famille plus que théorique qui était imprimé au-dessus de l’adresse et inscrire à la place, encadrés dans un joli rectangle noir et liés par une esperluette, les patronymes Kavalier & Clay.