6.
Quand Carl Ebling regarda dans le Times le lendemain matin, il fut déçu de ne pas trouver la moindre mention d’une alerte à la bombe à l’Empire State Building, imputée à la Ligue aryano-américaine ou à un diabolique terroriste (bien que pour le moment bidon) qui signait – empruntant ce sobriquet à un méchant masqué qui fit des apparitions isolées dans les pages de Radio Comics pendant toute la période d’avant-guerre – Le Saboteur. Ce dernier détail eût été assez improbable, étant donné qu’Ebling, dans sa précipitation à cacher l’engin dans le bureau de sa Némésis imaginaire, Sam Clay, avait oublié de laisser la missive qu’il avait préparée tout spécialement et signée de son nom de guerre. En épluchant tous les autres journaux dominicaux, il ne trouva toujours pas un mot l’associant à ce qui s’était passé en ville la veille. Toute l’affaire était passée sous silence.
La réception donnée en l’honneur de Salvador Dali le dernier vendredi de la foire mondiale de New York eut considérablement plus de retentissement. Elle eut droit à vingt lignes dans la colonne de Leonard Lyon, une mention dans celle d’Ed Sullivan et une satire non signée d’E.J. Kahn dans le Talk of the Town de la semaine suivante. Elle fut également décrite dans une des lettres de W.H. Auden à Christopher Isherwood*, à Los Angeles, et figure dans les mémoires publiés d’au moins deux piliers de la scène artistique de Greenwich Village.
Les invités d’honneur, le satrape du surréalisme et sa femme russe, Gala, se trouvaient à New York pour la fermeture d’une attraction conçue et réalisée par Dali, Le Rêve de Vénus, qui avait compté parmi les prodiges de l’aire de divertissement de la foire. Leur hôte, un riche New-Yorkais du nom de Longman Harkoo, était le propriétaire d’une galerie d’art et librairie surréaliste, Les organes du facteur, dans Blecker Street, inspirée du facteur rêveur de Hauterives. Harkoo, qui avait vendu plus d’œuvres de Dali que n’importe quel autre marchand au monde et qui parrainait Le Rêve de Vénus, avait connu George Deasey à l’université, où le futur sous-secrétaire de l’Agit-prop pour l’Inconscient avait deux ans d’avance sur le futur Balzac de la littérature de gare. Ils s’étaient retrouvés à la fin des années 1920, quand Hearst avait envoyé Deasey en poste à Mexico.
— Ces têtes olmèques, racontait Deasey dans le taxi qui les emportait en ville. (C’est lui qui avait insisté pour qu’ils prennent un taxi.) Il ne voulait parler de rien d’autre. Il a tenté d’en acheter une. D’ailleurs, j’ai jadis ouï dire qu’il en avait bien acheté une et l’avait cachée dans la cave de sa maison.
— Vous vous en êtes servi dans La Pyramide de crânes, intervint Sammy. Ces énormes têtes. Il y avait un compartiment secret dans l’oreille gauche.
— Il est déjà assez malheureux que vous les ayez lus, observa Deasey. (Sammy s’était préparé à la rédaction de sa première contribution en tant que Harvey Slayton en s’immergeant profondément dans l’œuvre de Deasey.) Mais je trouve incroyablement triste, Clay, que vous vous souveniez même des titres. (En réalité, pensa Joe, il avait l’air très flatté. Il ne s’attendait probablement plus, à ce stade d’une carrière qu’il jugeait en public être un échec, à rencontrer un admirateur sincère de ses livres. Il semblait avoir découvert en lui-même une tendresse – dont il était le premier surpris – pour les deux cousins, mais particulièrement pour Sammy, qui voyait encore comme un tremplin pour la gloire littéraire des ouvrages que Deasey avait déjà depuis longtemps catalogués comme « une longue descente en vrille, graissée par des chèques réguliers, vers le Tartare des plumitifs pseudonymes ». Il avait montré certains de ses vieux poèmes à Sammy, ainsi que le manuscrit jauni d’un roman sérieux qu’il n’avait jamais achevé. Joe subodorait que Deasey avait destiné ces révélations à être des avertissements pour Sammy, mais son cousin avait choisi de les interpréter comme la preuve que le succès dans les pulps n’était pas incompatible avec le talent et qu’il ne devait pas abandonner ses ambitions littéraires personnelles.) Où en étais-je ?
— À Mexico, lui souffla Joe. Les têtes olmèques.
— Merci. (Deasey prit une gorgée à sa flasque. Il buvait une marque de whisky extrêmement bon marché, du Brass Lamp. Sammy prétendait que ce n’était absolument pas du whisky, mais du véritable pétrole lampant, étant donné que Deasey était myope comme une taupe.) Oui, les mystérieux Olmèques. (Deasey remit sa lampe magique dans sa poche de poitrine.) Et Mr Longman Harkoo.
Harkoo, leur dit Deasey, était de longue date un personnage de Greenwich Village, apparenté aux fondateurs d’un des grands magasins chics de la Cinquième Avenue. Il était veuf – deux fois – et vivait dans une drôle de maison avec une fille du premier lit. En plus de gérer au jour le jour les affaires de sa galerie, d’orchestrer ses querelles avec ses camarades du Parti communiste américain et d’organiser ses célèbres fêtes, il écrivait aussi, à ses moments perdus, un roman en grande partie dénué de ponctuation, déjà long de plus d’un millier de feuillets, qui décrivait au microscope le processus de sa propre naissance. Il avait adopté ce nom improbable pendant l’été de 1934, en partageant une maison avec André Breton à La Baule, alors qu’une pâle silhouette, richement dotée et se présentant comme le Long Man of Harkoo, était apparue cinq nuits de suite dans ses rêves.
— Ici, cria Deasey au chauffeur. (Le taxi s’arrêta devant une rangée d’immeubles d’habitation modernes et impersonnels.) Tu veux bien payer la course, Clay ? Je suis un peu à court.
Sammy jeta un regard mauvais à Joe, qui estima que son cousin aurait dû s’y attendre. Deasey était le tapeur classique d’un certain genre, à la fois sans-gêne et autoritaire. Mais Joe s’était aperçu qu’à sa manière, Sammy, lui, était le grippe-sou classique. Le concept général de taxi semblait à Sammy recherché et décadent, l’égal de la dégustation des ortolans. Joe sortit un dollar de son portefeuille et le fit passer au chauffeur.
— Gardez la monnaie, dit-il.
La maison Harkoo était entièrement invisible de l’avenue, « tel un emblème (répressif, de ce point de vue) de mauvaises pulsions refoulées », comme Auden le dit dans sa lettre à Isherwood, cachée au cœur d’un îlot municipal qui était passé par la suite aux mains de l’université de New York et avait été rasé pour former aujourd’hui le site de l’énorme Levine School of Applied Meteorology. Le rempart massif de constructions attenantes et d’immeubles d’habitation qui enfermait la maison Harkoo et son terrain sur quatre côtés pouvait être seulement battu en brèche par une étroite ruelle qui s’enfonçait ni vu ni connu entre deux bâtiments et pénétrait, par un tunnel de vernis du Japon, dans sa cour sombre et feuillue.
La maison, une fois qu’ils y accédèrent, était une folie orientale de poche, un Topkapi miniature, guère plus grande qu’une caserne de pompiers, empilée sur son minuscule terrain. Elle se pelotonnait tel un chat endormi autour d’une tour centrale surmontée d’un dôme qui évoquait, entre autres choses, une tête d’ail. Grâce à un habile usage de la perspective tronquée et à tout un jeu d’échelles, le manoir parvenait à paraître beaucoup plus spacieux qu’il ne l’était réellement. Son luxuriant manteau de vigne vierge, la mélancolie de sa cour et l’enchevêtrement anarchique de ses pignons et de ses flèches donnaient au lieu un air d’antiquité, mais, en réalité, il avait été achevé en septembre 1930, à peu près à l’époque où Al Smith posait la première pierre de l’Empire State Building. À l’instar de cet édifice, c’était une sorte d’habitation de rêve qui, à l’origine, comme le Long Man of Harkoo lui-même, était apparue à Longman Harkoo pendant son sommeil, lui fournissant ainsi le prétexte qu’il cherchait depuis longtemps pour démolir la vieille et ennuyeuse bâtisse Renaissance grecque qui avait été la demeure de sa famille maternelle depuis la fondation de Greenwich Village. Ce manoir avait lui-même remplacé un édifice bien plus ancien, remontant aux premières années du dominion britannique, où – à ce que prétendait Harkoo – un de ses ancêtres juifs hollandais avait logé le Diable pendant sa tournée des colonies de 1682.
Joe remarqua que Sammy restait un peu en arrière pour embrasser la tour du regard, en se massant distraitement le haut de la cuisse gauche, le visage grave et tendu à la lumière des flambeaux qui flanquaient la porte. Avec son costume rayé luisant, il rappelait à Joe leur personnage du Monitor, armé pour se battre contre des ennemis perfides. Brusquement, Joe se sentit aussi inquiet. Jusqu’à présent, avec toutes ces histoires de bombe, de Lainages Oneonta et d’émissions radiophoniques, ils ne s’étaient pas encore mis dans la tête qu’ils étaient venus en ville avec Deasey pour se rendre à une réception.
Aucun des deux cousins n’était amateur de soirées. Même si Sammy était fou de swing, il ne pouvait pas, bien entendu, danser sur ses jambes en cure-pipe. Son anxiété lui coupait l’appétit et, de toute façon, il était trop gêné par ses manières pour avaler quoi que ce soit. En outre, il n’aimait pas le goût de l’alcool ni celui de la bière. Introduit dans un maudit cercle de bavardages et de jazz, il se retrouvait toujours désespérément entraîné derrière une plante en pot. Mélange d’effronterie et d’insouciance, son don de la conversation, grâce auquel il avait concocté en vitesse Sensass Radio Miniature Comics et toute l’idée d’Empire avec, l’abandonnait. Mettez-le dans une salle pleine de gens au travail et il était impossible de le faire taire ; le travail n’était pas du travail pour lui. Les soirées, en revanche, étaient du travail. Les femmes étaient du travail. Aux Studios Palooka, chaque fois que la conjonction fortuite de jeunes filles et d’une bouteille se présentait, Sammy disparaissait purement et simplement, comme la fortune de Mike Campbell, d’abord petit à petit, puis d’un coup.
Joe, au contraire, avait toujours été le héros de la fête à Prague. Il connaissait des tours de cartes et tenait l’alcool. C’était un excellent danseur. Mais, à New York, tout cela avait changé. Il avait trop de travail, et les soirées lui paraissaient une grosse perte de temps. La conversation, plus ou moins argotique, allait trop vite ; il avait du mal à suivre les blagues et les boniments des hommes, ainsi que le sournois double langage des dames. Il était assez orgueilleux pour ne pas apprécier qu’une chose qu’il disait sérieusement donne le fou rire à toute la salle. Mais le plus grand obstacle qu’il rencontrait, c’est qu’il ne se sentait jamais le droit de s’amuser en société. Même quand il allait au cinéma, c’était dans un état d’esprit purement professionnel. Il étudiait les films à la recherche d’idées sur la lumière, l’iconographie et le rythme, qu’il pourrait emprunter ou adapter dans son travail de graphiste. Actuellement, il reculait près de son cousin, levant les yeux vers la façade maussade de la maison éclairée par le flambeau, prêt à se sauver au premier signal de Sammy.
— Monsieur Deasey, commença Sammy, écoutez. Je crois que je vous dois un aveu… je n’ai même pas encore écrit la première ligne de La Frégate inconnue. Ne pensez-vous pas qu’il vaudrait mieux…
— Oui, renchérit Joe. Et moi, j’ai la couverture du Monitor.
— Vous avez besoin de prendre un verre, les enfants. (Deasey avait l’air très amusé par leurs soudains scrupules de conscience et de courage.) Cela vous facilitera beaucoup les choses quand on vous précipitera tous les deux dans le volcan. Vous êtes puceaux, je suppose ? (Ils gravirent les marches du perron en traînant les pieds. Deasey se retourna et son visage sembla tout à coup grave et réprobateur.) Surtout ne le laissez pas vous prendre dans ses bras, recommanda-t-il.