11.
Quand Frank Singe, le directeur de production de Parnassus Pictures, passa à New York en ce mois de septembre, Bacon s’arrangea pour que Sammy le rencontre au Gotham Hotel{99}. Bacon avait gardé Sammy éveillé toute la nuit, à écrire des scénarios, et Sammy, mal rasé et les yeux troubles, en avait trois de prêts à montrer à Singe dans l’après-midi. Singe, un gros bonhomme à la carrure imposante, qui fumait un Davidoff gigante de vingt-cinq centimètres, expliqua qu’il avait déjà deux scénaristes en tête, mais qu’il aimait bien ce que Sammy avait apporté aux comics et qu’il jetterait un coup d’œil à ses pages. Il n’était pas du tout décourageant. Il avait une affection personnelle pour Bacon, c’était évident ; par ailleurs, comme il le dit lui-même, ce n’était pas comme si les deux autres gars pressentis pour le travail étaient George Kaufman et Moss Hart{100}. Après les avoir écoutés avec une certaine distraction pendant vingt-cinq minutes, il annonça à Sammy et à Bacon qu’il avait un rendez-vous très important pour étudier une paire de longues jambes, et la réunion prit fin. Les deux compères regagnèrent la rue en compagnie du nabab de Poverty Row{101} et sortirent du Gotham dans l’après-midi finissant. Il avait fait beau toute la journée et, même si le soleil était déjà couché, le ciel au-dessus de leurs têtes était encore aussi bleu qu’une flamme de gaz, avec, à l’est, une ombre tremblotante de charbon noir.
— Eh bien, merci, monsieur Singe, dit Sammy, en lui serrant la main. J’apprécie l’occasion.
— Ce gamin est très capable, monsieur, insista Bacon, qui tendit le bras pour le passer autour de Sammy et le secouer légèrement. L’Artiste de l’évasion est son bébé !
La soirée était fraîche. Sous son pardessus en poil de chameau doux et épais, avec le bras de Bacon sur ses épaules, Sammy se sentait au chaud, heureux et prêt à croire à sa bonne étoile. Le désir ardent de Bacon de l’emmener avec lui en Californie le touchait, même s’il s’en méfiait ; il craignait qu’en réalité Bacon ait seulement peur d’être tout seul là-bas. C’était entre eux deux désormais, tout comme cela l’avait été avec Joe, avant Rosa. Sammy était toujours disponible, toujours prêt à participer, à suivre, à s’accrocher, à bouger et à recoller les morceaux après une bagarre. Parfois, Sammy redoutait d’être en train de devenir un copain professionnel. Dès que Bacon se serait fait de nouveaux amis ou un nouvel ami en Californie, Sammy resterait en plan avec les pauvres diables, les poissons rouges décolorés à la bouche ouverte, dont parlait L’Incendie de Los Angeles*.
— Votre décision sera la bonne, monsieur Singe, dit Sammy. Pour vous dire la vérité, je ne sais même pas si j’ai envie d’émigrer à Los Angeles.
— Oh, tu ne vas pas recommencer ! s’exclama Bacon avec un grand rire factice radiophonique.
Ils serrèrent la main de Singe, qui monta dans un taxi.
— À bientôt, les gars, lança Singe, avec une drôle d’intonation dans la voix, oscillant quelque part entre la moquerie et le doute.
Le taxi décolla du trottoir et son occupant eut un petit geste de la main, laissant Sammy planté là, sous le bras de son petit ami.
Bacon s’en prit à Sammy.
— Pourquoi es-tu allé dire ça, Clay ?
— C’est peut-être vrai. Je préfère peut-être rester ici.
« Petit ami ». L’expression s’était imposée à l’esprit de Sammy et y tournoyait aveuglément tel un papillon de nuit, pendant qu’il la pourchassait, une tapette dans une main et un livre sur les lépidoptères dans l’autre. Elle sonnait comme une raillerie acide, cruelle, écrite en italique : « Mais qui est ton petit ami, Percy ? » Même si Sammy passait désormais tout son temps libre en compagnie de Bacon, et qu’il eût accepté en principe de prendre une maison avec lui au cas où ils partiraient pour l’Ouest, Sammy refusait toujours de s’avouer – à ce niveau de conscience non pertinent, sénatorial, où les questions auxquelles le désir a déjà répondu sont posées, débattues et remises à plus tard – qu’il était amoureux ou tombait amoureux de Tracy Bacon. Ce n’était pas qu’il niât ce qu’il ressentait, ou que les conséquences de ce sentiment l’eussent effrayé. Enfin, il le niait, et les conséquences l’effrayaient, mais Sammy avait été amoureux des garçons presque toute sa vie, de son père à Nikola Tesla en passant par John Garfield, dont le sarcasme résonnait si clairement dans son imagination, ridiculisant Sammy : « Hé, mon coco, qui est ton petit ami ? »
Si clandestine et impossible que cette initiative ait pu toujours être ou paraître, les hommes tendres venaient naturellement à Sammy, comme le don des langues ou un œil pour les trèfles à quatre feuilles ; les notions de déni et de peur étaient de fait superfétatoires. Oui, d’accord, il était peut-être amoureux de Tracy Bacon. Et alors ? Qu’est-ce que cela prouvait ? Il y avait peut-être bien eu d’autres baisers, et un prudent attrait pour l’obscurité, les cages d’escalier et les couloirs déserts. Même John Garfield eût dû reconnaître que leur attitude depuis la nuit de l’orage au quatre-vingt-sixième étage avait été espiègle, virile et fondamentalement chaste. Au fond d’un taxi, leurs mains volaient parfois furtivement l’une vers l’autre sur la banquette de cuir, et Sammy sentait sa petite paume moite et ses ongles rongés absorbés dans la poigne profondément solide, posée et presbytérienne de Tracy Bacon.
La semaine précédente, alors qu’ils étaient chez Brooks pour essayer de nouveaux costumes, plantés côte à côte en sous-vêtements, telle une publicité « avant-après » pour un tonique vitaminé, ils avaient regardé le vendeur quitter le salon d’essayage et le tailleur leur tourner le dos, puis Bacon avait tendu la main pour agripper une poignée de la toison du torse de Sammy. Il avait posé l’articulation de ses doigts dans le creux du sternum de son ami et flatté de sa paume la déclivité de son ventre, puis, durcissant ses yeux bleus d’une lueur innocente à la Tom Mayflower, aventuré sa main dans la ceinture du caleçon de Sammy, comme un cuisinier qui teste une marmite d’eau chaude du petit doigt. La verge de Sammy garda jusqu’à cet instant un souvenir fugace de l’empreinte de la main fraîche de Joe. Quant aux baisers, il y en avait eu trois autres : un juste devant la porte de la chambre d’hôtel de Bacon une fois où Sammy l’avait raccompagné, un deuxième dans la claire-voie obscure du métro aérien de la Troisième Avenue, à hauteur de la Cinquante et unième Rue, et enfin le troisième, le plus hardi, dans une rangée du fond d’un cinéma de Broadway, à une projection de Dumbo, pendant la bacchanale de l’éléphant rose. Car voilà la nouveauté, la différence entre l’amour que Sammy avait eu pour Tesla et Garfield et même pour Joe Kavalier, et celui qu’il éprouvait pour Tracy Bacon : il avait vraiment l’air d’être réciproque. Et ce bourgeonnement des désirs, ces étreintes de leurs doigts, ces quatre baisers vitaux volés au réservoir débordant de l’indifférence new-yorkaise étaient le produit inéluctable de cette réciprocité. Mais signifiaient-ils que lui ou Bacon étaient homosexuels ? Faisaient-ils de Bacon le « petit ami » de Sammy ?
— Ça m’est égal, répondit à haute voix Sammy, à la face de Mr Frank Singe, de New York, du monde entier. (Puis, se retournant vers Bacon :) Ça m’est égal ! Ça m’est égal de décrocher ce job ou non. Je n’ai pas envie d’y penser. Ni à Los Angeles, ni à ton départ, à rien. Je veux juste vivre ma vie, être un bon garçon et m’amuser. Ça te va ?
— Ça me va, m’sieur, répondit Bacon, nouant son écharpe pour se protéger du froid. Et si on bougeait ?
— Qu’est-ce que tu veux faire ?
— Je ne sais pas. Quel est ton lieu préféré ? Dans toute la ville, je veux dire.
— Mon endroit préféré dans toute la ville ?
— Exact.
— Les autres districts que Manhattan compris ?
— Ne me dis pas que c’est dans Brooklyn. C’est affreusement décevant.
— Pas Brooklyn, précisa Sammy. Le Queens.
— C’est encore pire !
— Sauf qu’il n’existe plus, mon lieu préféré. Il a été fermé. Remballé et évacué de la ville…
— La Foire, murmura Bacon, qui secoua la tête. Toi et ta foire…
— Tu n’y es jamais allé, si ?
— C’est ça ton lieu préféré, hein ?
— Ouais, mais…
— D’accord, alors.
Bacon héla un taxi et ouvrit la portière à Sammy. Celui-ci resta un moment immobile, sachant que Bacon allait l’entraîner dans une aventure dont il ne pourrait pas se tirer très facilement. Mais il ne savait pas laquelle.
— Direction le Queens, lança Bacon au chauffeur. La Foire mondiale.
Ce n’est qu’après avoir atteint le Triborough Bridge que le chauffeur les informa d’une voix sèche et monocorde :
— Je ne sais pas comment vous le dire, les gars.
— Il n’en reste rien ? s’inquiéta Sammy.
— Eh bien, j’ai lu dans les journaux qu’ils avaient discuté de ce qu’ils allaient faire du terrain, la municipalité, Mr Moses et les responsables de la Foire. Une partie doit quand même encore être là, je pense.
— Nous garderons très peu d’espoir, conclut Bacon. Qu’est-ce que tu en dis ?
— Je me sens rassuré, répondit Sammy.
Sammy avait adoré la Foire mondiale, qu’il avait visitée trois fois, à ses débuts en 1939. Jusqu’à la fin de ses jours, il devait conserver un des petits jetons qu’on lui avait donnés à la sortie du pavillon de la General Motors et sur lequel il écrit : J’AI VU L’AVENIR. Il avait grandi pendant une ère de désespoir, et pour lui et des millions de ses petits concitoyens la Foire et l’univers qu’elle prédisait avaient possédé la force d’un engagement, la promesse d’un monde meilleur à venir, promesse qu’il tenterait plus tard d’accomplir dans les champs de pommes de terre de Long Island.
Le taxi les déposa devant la gare du L.I.R.R.{102} Ils rôdèrent un moment sur le pourtour de la Foire, à la recherche d’un moyen d’entrer. Mais il y avait une haute palissade et Sammy ne pensait pas être capable de la franchir.
— Ici, cria Bacon, s’accroupissant derrière des buissons et bombant le dos. Monte.
— Mais je ne peux pas… je vais te faire mal…
— Vas-y, tout se passera bien.
Sammy grimpa donc sur le dos de Bacon, déposant des empreintes de pied boueuses sur son pardessus.
— J’ai pris des forces comme par magie, tu sais, le rassura Bacon. Ouf !
Sammy bascula, pendit dans le vide et tomba à terre, atterrissant sur son postérieur. Bacon prit de l’élan, se hissa au sommet, passa à son tour par-dessus et retomba de l’autre côté de la palissade. Ils étaient entrés.
La première chose que Sammy chercha du regard, c’étaient les structures monumentales à la Mutt-and-Jeff*, le Trylon élancé et sa contrepartie arrondie, la Périsphère, symboles de la Foire qui avaient été omniprésents dans tout le pays durant deux ans, jusqu’à s’insinuer sur les menus des restaurants, les cadrans de réveils, les boîtes d’allumettes, cravates, mouchoirs, cartes à jouer, pull-overs des filles, shakers, foulards, meubles radio, etc., avant de disparaître aussi soudainement qu’ils avaient fleuri, tels les totems de quelque culte « millérite{103} » tombé en déconsidération, qui crée un bref frisson, puis déçoit amèrement ses adeptes par ses grandioses et terribles prophéties. Il vit tout de suite que les trente mètres du bas du Trylon étaient emmaillotés d’échafaudages.
— Ils démontent le Trylon, déclara Sammy. Seigneur !
— Lequel des deux est le Trylon ? Le pointu ?
— Ouais.
— Je ne savais pas qu’il était si haut.
— Plus haut que le monument de Washington.
— En quoi est-il ? En granité, en calcaire ou un truc dans ce genre ?
— En plâtre de Paris, je crois.
— Nous nous sommes bien débrouillés, non ? Sans parler de mon départ pour L.A.
— Tu y penses ?
— Moi, non. Alors la boule, c’est la Périsphère ?
— Exact.
— Y avait-il quelque chose à l’intérieur ?
— Pas dans le Trylon. Mais ouais, la Périsphère abritait toute une exposition. « Démocracité ». C’était comme un modèle réduit de la ville du futur. On s’installait dans des petites voitures qui faisaient le tour par l’extérieur pour la regarder d’en haut. Elle était tout en autoroutes et banlieues dortoirs. Tu avais l’impression de la survoler en zeppelin. On y créait l’obscurité, et tous les petits immeubles et les réverbères s’allumaient et scintillaient. C’était formidable ! J’ai adoré…
— Ne me dis pas. J’aimerais bien voir ça. Je me demande si c’est toujours là. Sammy, qu’en penses-tu ?
— Je n’en sais rien, répondit Sammy avec une sorte de frisson de méfiance. (Il connaissait déjà Bacon assez bien pour reconnaître l’impulsion, et le ton correspondant, qui avait poussé son ami jusqu’à une installation militaire au sommet de l’Empire State Building à minuit, avec un repas gastronomique dans deux sacs à provisions.) Probablement pas, Bake. Je pense… Hé, attends-moi !
Bacon suivait déjà le mur circulaire entourant l’immense piscine, à présent vidée et recouverte d’une bâche de toile d’aspect détrempé, où la Périsphère avait jadis baigné. Sammy jeta un coup d’œil pour voir s’il y avait des ouvriers ou des gardiens de nuit, mais, apparemment, ils avaient le lieu pour eux seuls. Cela lui serrait le cœur d’embrasser la vaste étendue du champ de foire, qui, il n’y avait pas si longtemps, grouillait de drapeaux, de chapeaux de femmes et de visiteurs transportés à toute vitesse dans des véhicules automatiques, et de n’avoir sous les yeux qu’un panorama de boue, de bâches et de journaux volants, hérissé ici et là du moignon fuselé d’un étai encapuchonné, d’une bouche d’incendie ou des arbres dénudés qui flanquaient les allées et les promenades désertes. Les pavillons et les halls d’exposition aux couleurs acidulées, décorés d’anneaux de Saturne, d’éclairs, de dents de requins, de grilles dorées et de nids d’abeilles, le pavillon italien dont la façade entière se dissolvait en une cascade perpétuelle, la caisse enregistreuse géante, les temples austères et sinueux des dieux de Detroit, les fontaines, les pylônes et les cadrans solaires, les statues de George Washington, de la Liberté de Parole et de la Vérité montrant le chemin de la Liberté avaient été dépouillés, désossés, démontés, rasés, réduits à des tas de gravats à coups de bulldozer, chargés sur des plates-formes de camion, déversés dans des péniches, remorqués au-delà de l’entrée du port et envoyés par le fond. Ces pensées le rendaient triste, non parce qu’il voyait une allégorie instructive ou un cruel sermon sur la vanité de toutes les espérances humaines et les chimères utopiques dans cette métamorphose d’un beau rêve d’été en une énorme flaque de boue en train de geler à la fin d’un après-midi de septembre – il était trop jeune pour avoir ce genre d’idées –, mais parce qu’il avait adoré la Foire. Devant ce spectacle, il sentit au fond de son cœur ce qu’il savait depuis le début que, comme son enfance, la Foire était finie et qu’il ne la reverrait plus.
— Hé, Clayboy ! appela Bacon. Par ici.
Sammy se retourna. Il ne vit pas trace de Bacon. Aussi vite que possible, Sammy fit le tour du mur blanchi à la chaux, avec ses taches de pluie et sa pellicule inégale de feuilles mouillées, et arriva aux portes du Trylon, qui avaient jadis conduit, via deux impériaux escaliers mécaniques, au cœur de l’œuf musical. Quand la Foire était encore ouverte, il y avait toujours une immense queue qui serpentait jusqu’à ces grandes portes bleues. Un ouvrier avait oublié le couvercle-gobelet en fer-blanc de son thermos. Sammy s’approcha des battants métalliques. Ils étaient munis de lourdes barres de fer et cadenassés avec une grosse chaîne. Sammy tira dessus ; ils ne bougèrent absolument pas.
— J’ai déjà essayé, reprit Bacon. Par-dessous.
La Périsphère reposait sur une sorte de tee, un ensemble de colonnes régulièrement espacées qui étaient toutes reliées à lui par son cercle antarctique, si l’on peut dire. L’idée, c’était que la grosse boule blanche comme un os, dont la surface était striée de fines veines telle la cape d’un cigare, semblât flotter là, au milieu de la pièce d’eau. Maintenant qu’il n’y avait plus d’eau, on voyait les colonnes. On voyait aussi Tracy Bacon, planté au milieu, juste sous le pôle sud de la Périsphère.
— Hé ! cria Sammy, se précipitant vers le mur et se penchant par-dessus. Qu’est-ce que tu fabriques ? Ce machin pourrait tomber et t’écraser…
Bacon le regarda, les yeux écarquillés, incrédule, et Sammy rougit. C’était exactement ce qu’aurait dit sa mère.
— Il y a une ouverture, reprit Bacon, tendant un doigt vers le haut.
Puis il leva le bras au-dessus de sa tête et ses mains pénétrèrent dans le fond de la coque de la Périsphère. Ensuite, la tête de Bacon disparut, ses pieds quittèrent le sol. Il n’était plus là.
Sammy passa une jambe de l’autre côté du mur, puis la deuxième, et se laissa glisser dans la piscine. La toile mouillée produisit des gargouillis sous ses chaussures, tandis qu’il traversait en courant le fond doucement incurvé du bassin en direction de la Périsphère. Une fois dessous, il leva les yeux et distingua une trappe rectangulaire qui semblait faite sur mesure pour laisser passer Tracy Bacon.
— Viens.
— Il fait noir comme dans un four là-dedans, Bake.
Une grande main gesticulante émergea de la trappe, les doigts repliés. Sammy leva le bras pour l’attraper, leurs paumes se joignirent. Puis Bacon le hissa à bras-le-corps dans les ténèbres. Avant même qu’il ait eu le temps de sentir, de flairer ou d’écouter les ténèbres, Bacon ou les battements de son propre cœur, les lumières s’allumèrent.
— Seigneur ! s’exclama Bacon. Regarde ça…
Les systèmes commandant le mouvement, les sons et lumières de Démocracité, ainsi que de l’exposition qui lui faisait pendant, le Futurama de General Motors, étaient littéralement le dernier cri{104} de l’art et des anciens principes de l’horlogerie dans les ultimes moments d’un monde sans ordinateurs. La synchronisation de la complexe piste sonore des voix et de la musique, de la circulation des voitures et de la variation des ambiances lumineuses à l’intérieur de la Périsphère avait nécessité toute une batterie de dispositifs, poulies, leviers, cames, ressorts, roues, commutateurs, relais et courroies qui étaient sophistiqués, complexes et sensibles à toute perturbation. Une crotte de souris, un brutal coup de froid ou les grondements accumulés du départ ou de l’arrivée de dix mille trains souterrains pouvaient détraquer le système et interrompre brusquement les transports, bloquant parfois cinquante personnes à l’intérieur. C’était la nécessité de réparations et réglages fréquents qui expliquait l’existence d’une trappe dans le ventre de la Périsphère. Celle-ci donnait dans une drôle de salle en forme de cuvette. Par là où Joe et Sammy étaient entrés, au fond du bol, il y avait une sorte de plate-forme en acier ondulé. D’un côté de la plate-forme, une série de taquets avaient été soudés à la structure intérieure de la sphère et montaient graduellement le long de la paroi du bol jusqu’à la surface inférieure de Démocracité au mécanisme d’horlogerie complexe.
Bacon s’agrippa à un des taquets les plus bas de l’échelle.
— Tu crois que tu peux y arriver ? demanda-t-il.
— Je n’en suis pas sûr, répondit Sammy. Je pense vraiment…
— À toi l’honneur, enchaîna Bacon. Je te donnerai un coup de main s’il le faut.
Malgré ses mauvaises jambes, Sammy grimpa de trente mètres dans les airs. En haut, il y avait une deuxième trappe. Sammy y passa la tête.
— C’est tout noir, dit Sammy. Dommage ! O.K., on peut repartir.
— Attends une minute ! objecta Bacon. (Sammy sentit une brusque poussée par-derrière ; Bacon lui avait empoigné les jambes et l’avait plus ou moins plié en deux pour le propulser dans les vastes ténèbres glacées. Sammy s’érafla la joue sur quelque chose de râpeux, puis il y eut un bruit strident et une suite de grincements tandis que Bacon se hissait derrière lui.) Oh ! Tu as raison.
— Tu crois ? (Sammy tendit la main pour tâter le sol, à la recherche de la trappe.) Bon, tu es fou, Bake, tu le sais ? Tu n’acceptes pas qu’on te dise non. Je…
Sammy entendit le crissement métallique de la charnière d’un briquet, le grattement de sa pierre. Une étincelle jaillit comme par magie pour former le visage vacillant de Tracy Bacon.
— Le tien maintenant, dit-il.
Sammy alluma son briquet. À eux deux, ils réussirent à produire assez de lumière pour voir qu’ils campaient assez loin dans une aile de l’exposition, au milieu d’une large zone boisée de un centimètre de haut. Tracy se leva et se dirigea vers le centre. Sammy le suivit, en protégeant sa flamme. Sous ses pieds, la surface du sol était revêtue d’une espèce de mousse artificielle sèche et rugueuse, censée évoquer de grandes collines ondulées couvertes d’arbres. Cette mousse émettait un craquement qui se répercutait dans le grand dôme vide. De temps en temps, même s’ils s’efforçaient de faire attention, un des deux marchait sur une ferme modèle, écrasait le parc d’attractions ou l’orphelinat central d’une ville du futur. Finalement, ils atteignirent la mégalopole, au centre même du diorama, qui portait le nom de Villecentre ou Agglocentre, ou autre chose de tout aussi original. Un unique gratte-ciel s’élevait au-dessus d’un groupe d’immeubles plus petits. Toutes les constructions avaient l’air aérodynamiques et modernes, semblables à une ville sur la planète Mongo* ou à la cité d’Émeraude du Magicien d’Oz. Bacon posa un genou au sol et mit ses yeux à hauteur de la tour isolée.
— Oh ! murmura-t-il. (Il fronça les sourcils, puis se baissa encore, se pencha en avant, accoudé sur un bras, lentement, en prenant soin de ne pas éteindre sa flamme, jusqu’à être allongé par terre à plat ventre.) Oh ! répéta-t-il, dans un grognement cette fois-ci. (Il abaissa le menton au ras du sol.) Ouais. Voilà la solution. Je ne crois pas que j’aurais aimé planer au-dessus d’aussi près.
Sammy rejoignit Bacon et demeura un moment planté devant lui. Puis il se laissa glisser à terre à ses côtés. Il replia un bras sous sa poitrine et, inclinant légèrement la tête, loucha pour essayer de se perdre dans l’illusion de la maquette, comme il avait l’habitude de se perdre dans Futuria, à sa table à dessin de Flatbush, à des millions d’années de là. Il mesurait un millimètre de haut, filait sur une route océanique à bord de son petit Skyflivver{105} antigravitationnel, longeait avec la rapidité de l’éclair les façades silencieuses des immeubles argentés montant jusqu’aux nues. C’était une journée parfaite dans une ville parfaite. Un double coucher de soleil flamboyait dans les vitres et jetait des ombres sur les squares ombragés. Sammy avait les extrémités des doigts en feu.
— Aïe ! s’écria-t-il, laissant tomber son briquet. Ouille ouille ouille !
Bacon laissa sa propre flamme s’éteindre.
— Tu devrais confectionner une compresse avec ta cravate, abruti, déclara-t-il. (Il empoigna la main de Sammy.) C’est celle-là ?
— Ouais, gémit Sammy. Les deux premiers doigts. Oh ! O.K.
Ils restèrent couchés là quelques instants, dans les ténèbres, dans le futur, avec les bouts de doigts douloureux de Sammy dans la bouche de Bacon, à écouter le fabuleux mécanisme de leurs cœurs et de leurs poumons, et à communier dans leur amour.