18.

Jusqu’à cet après-midi-là, Sammy ne s’était poivré qu’une fois dans toute sa vie. C’était dans cette grosse demeure sur la côte battue des vents du Jersey, la veille de l’attaque de Pearl Harbor, quand il était tombé au milieu d’individus tantôt magnifiques, tantôt malfaisants. Ensuite, comme maintenant, c’était un rite auquel il sacrifiait surtout parce que c’était ce qu’on semblait attendre de lui. Après que le greffier l’eut délivré de son serment, il se tourna avec la sensation que le contenu de sa tête avait été aspiré, telle la liqueur d’un œuf de Pâques, par un trou d’épingle invisible, pour faire face à cette salle pleine d’Américains perplexes, les yeux écarquillés. Mais avant qu’il ait eu une chance de voir s’ils – les inconnus comme les amis – allaient détourner les yeux ou le toiser, rester bouche bée d’horreur ou de stupéfaction, ou encore hocher la tête avec l’air collet monté des presbytériens ou la suffisance des citadins, parce qu’ils le soupçonnaient depuis le début de nourrir ce noir désir de dépraver la jeunesse, d’aller et venir à pas feutrés dans son majestueux manoir avec un jeune assistant en veston d’intérieur assorti, avant, en d’autres mots, qu’il ait eu la moindre chance de commencer à prendre conscience de celui et de ce qu’il allait devenir dorénavant, Joe et Rosa l’enroulèrent comme des kidnappeurs dans un mélange de manteaux et de liasses de journaux, et le poussèrent hors de la onzième salle d’audience. Ils passèrent devant les opérateurs de télévision et les photographes de presse, dévalèrent l’escalier, traversèrent Foley Square, s’engouffrèrent dans une gargote voisine, s’approchèrent du comptoir, où ils le disposèrent avec un soin de fleuristes devant un verre de bourbon avec de la glace, exactement comme s’ils suivaient un protocole depuis longtemps établi, connu de toute personne civilisée, à mettre en œuvre au cas où un membre de sa famille était publiquement identifié à la télévision comme étant un homosexuel de toujours par des membres du Sénat des États-Unis.

— Je prendrai la même chose, lança Joe au barman.

— Trois bourbons, renchérit Rosa.

Le barman fixait Sammy, un sourcil levé. C’était un Irlandais, à peu près du même âge, corpulent et le front dégarni. Il consulta par-dessus son épaule la télévision trônant sur son étagère au-dessus du bar. Même si celle-ci montrait seulement une réclame pour la bière Ballantine, le poste se révéla calé sur 11 W.P.I.X.{167}, la chaîne qui avait retransmis les auditions. Le barman revint à Sammy, une lueur de méchanceté toute irlandaise dans le regard.

Rosa mit ses mains en porte-voix de chaque côté de sa bouche.

— Hello ! Trois bourbons on the rocks.

— J’ai entendu, répondit le barman, prenant trois verres sous le bar.

— Et éteignez cette télé. Pourquoi ne l’éteignez-vous pas ?

— Pourquoi pas ? répliqua le barman avec un nouveau sourire à l’adresse de Sammy. Le spectacle est terminé.

D’un geste vif, Rosa tira des cigarettes de son sac à main et déchira le paquet pour en sortir une.

— Les salauds, les salauds ! lâcha-t-elle. Les satanés salauds…

Elle le répéta plusieurs fois. Ni Joe ni Sammy n’avaient l’air capables de trouver quelque chose à ajouter. Le barman leur servit leurs consommations. Ils les vidèrent rapidement, puis commandèrent une nouvelle tournée.

— Sammy, articula Joe. Je suis désolé.

— Ouais, répondit Sammy. Bon, je t’en prie. Je vais bien.

— Comment te sens-tu ? insista Rosa.

— Je ne sais pas, j’ai l’impression d’aller vraiment bien.

Même s’il était enclin à imputer cette sensation à l’alcool, Sammy s’aperçut qu’il semblait ne pas se cacher la moindre émotion, aucune du moins qu’il pût nommer ou identifier, derrière le choc causé par cette brutale publicité et son incrédulité devant la manière dont les choses s’étaient passées. État de choc et incrédulité : deux décors peints sur un plateau de cinéma, derrière lequel se déroulait une vaste étendue inconnue de grès, de lézards et de ciel.

Joe mit un bras autour des épaules de son cousin. De l’autre côté de Sammy, Rosa s’appuya contre lui, posa la tête sur la main de Joe et poussa un soupir. Ils restèrent un moment ainsi, à se soutenir les uns les autres.

— Je ne peux m’empêcher de remarquer que vous n’avez pas l’air très étonnés tous les deux, déclara à la fin Sammy.

Rosa et Joe se redressèrent sur leur siège, dévisagèrent Sammy, puis échangèrent un regard dans son dos. Ils piquèrent un fard.

— Pour Batman et Robin ? fit Rosa, étonnée.

— C’est un mensonge éhonté, reprit Sammy.

Ils avalèrent une nouvelle tournée. Puis l’un d’eux, Sammy ne savait plus très bien qui, dit qu’il était temps de rentrer à Bloomtown, étant donné que les caisses de Joe devaient arriver dans la journée et que Tommy allait rentrer de l’école dans moins de deux heures. Suivirent un enfilage général de manteaux et d’écharpes, quelques bouffonneries avec des billets de dollars et la pluie de glaçons d’un verre. À un moment. Rosa et Joe parurent se rendre compte qu’ils passaient la porte du restaurant et que Sammy n’était pas avec eux.

— Vous êtes tous les deux trop ivres pour conduire de toute façon, leur dit Sammy quand ils rentrèrent le chercher. Prenez le train à Penn Station. Je ramènerai la voiture plus tard.

C’était la première fois qu’ils regardaient Sammy avec une expression proche du doute, de la méfiance, de la pitié qu’il avait redouté de lire sur leurs visages.

— Fichez-moi la paix ! poursuivit-il. Merde ! je ne vais pas précipiter la voiture dans l’Hast River ni rien de ce genre.

Ils ne bronchèrent pas.

— Je vous le jure, d’accord ?

Rosa consulta encore Joe du regard. Sammy se demanda si ce n’était pas simplement qu’ils craignaient qu’il puisse se nuire à lui-même. Oui, ils craignaient peut-être que, dès leur départ, il ne fonce à Times Square pour tenter de draguer un marin. Et Sammy s’avoua qu’il en était capable, après tout.

Rosa revint vers lui et le serra très fort dans ses bras vacillants, manquant le faire dégringoler de son tabouret de bar. L’haleine chaude et fleurant l’odeur bouchonnée du bourbon, elle lui chuchota à l’oreille :

— Nous nous en tirerons, bredouilla-t-elle. Tous les trois.

— Je sais, répondit Sammy. Allez-y, les amis. Je vais juste rester ici. Je vais cuver mon vin.

Pendant l’heure qui suivit, Sammy sirota son verre, le menton au creux des paumes, les coudes posés sur le bar. Le goût brun foncé, sardonique, du bourbon, qu’il avait trouvé désagréable au début, ne lui semblait désormais guère différent de celui de sa langue dans sa bouche, des pensées dans son esprit, du cœur qui battait imperturbablement dans sa poitrine.

Il ne savait pas ce qui l’avait finalement poussé à repenser à Tracy. Peut-être était-ce le souvenir ravivé de cette nuit bien arrosée de 1941 à Pawtaw. À moins que ce ne soit juste l’unique ride rose qui plissait la nuque puissante du barman. Au fil des ans, Sammy avait presque tout regretté de son histoire avec Tracy, à l’exception, jusque-là, de sa discrétion. Le besoin de secret et de clandestinité était quelque chose qui, pour lui, était toujours allé de soi, comme condition nécessaire de cet amour-là et des amourettes fantômes, chacune plus pâle et plus furtive que la précédente, qu’il avait inaugurées. À l’été 1941, ils avaient risqué de perdre tant de choses, semblait-il, par suite de l’opprobre et de la ruine inhérents au scandale. Sammy ne pouvait pas savoir qu’un jour il finirait par voir tout ce que leur aventure avait semblé mettre tellement en péril – sa carrière dans la bande dessinée, ses relations avec sa famille, sa place dans la société – comme les murs d’une prison. Un donjon privé d’air et de lumière, d’où il n’y avait aucun espoir de s’échapper. Il y avait longtemps que Sammy avait cessé de surévaluer la sécurité qu’il avait été jadis si réticent à risquer. Voilà qu’il avait été démasqué, avec Bruce et Dick, Steve et Bucky, Oliver Queen (comme c’était clair !) et Speedy*, et que cette sécurité avait volé pour de bon en éclats. Et il n’y avait plus rien à regretter que sa lâcheté personnelle. Il se remémora sa séparation avec Tracy à Penn Station, le matin de Pearl Harbor, dans le compartiment de première classe de la Broadway Limited, leur numéro silencieux d’adieux virils normaux, la poignée de main, la tape sur l’épaule. Ils avaient façonné et modulé leur attitude avec soin, même s’il n’y avait absolument aucun témoin, si bien habitués au danger de ce qu’ils pourraient perdre qu’ils ne pouvaient se permettre de profiter de ce qu’ils avaient.

— Hé, Madeleine, cria le barman, d’un ton dont la menace n’était pas tout à fait feinte. Il est interdit de pleurer dans ce bar.

— Désolé, balbutia Sammy.

Il s’essuya les yeux avec le bout de sa cravate et renifla.

— Je vous ai vu à la télé cet après-midi, poursuivit le barman. Hein ?

— Pas possible ?

Le barman sourit d’une oreille à l’autre.

— Vous savez, je me suis toujours posé des questions sur Batman et Robin.

— Pas possible ?

— Ouais. Merci d’avoir élucidé ce point.

— Toi ici, lança une voix derrière Sammy, qui sentit une main sur son épaule.

S’étant retourné, il se trouva nez à nez avec George Debevoise Deasey. La moustache carotte s’était éclaircie pour prendre la couleur d’une tranche de pomme jaunie. Derrière leurs verres épais, les yeux étaient chassieux et striés de veinules rosâtres. Mais Sammy voyait bien qu’ils étaient animés par la même lueur de malice indignée.

Sammy se rejeta en arrière et moitié tomba, moitié descendit à bas de son tabouret. Il n’était pas aussi sobre qu’il aurait pu l’être.

— George ! Qu’est-ce que vous… vous étiez là ? Vous avez assisté à la séance ?

Deasey parut ne point entendre Sammy. Son regard émit braqué sur le barman.

— Savez-vous pourquoi ils ont quelque chose à foutre ensemble ? demanda Deasey à l’autre.

Il avait contracté un léger branlement de tête, sembla-t-il à Sammy, ce qui lui donnait l’air plus maussade que jamais.

— Qu’est-ce qu’il y a ? se méfia le barman.

— J’ai dit : « Savez-vous pourquoi Batman et Robin ont quelque chose à foutre ensemble ? »

Il sortit son portefeuille et en tira un billet de dix dollars, nonchalant, préparant son coup.

Le barman secoua la tête avec un demi-sourire, alléché par une bonne aubaine.

— Parce qu’ils ne peuvent pas aller se faire foutre ailleurs. (Deasey jeta le billet sur le comptoir.) Comme vous. Allons, pourquoi ne vous rendez-vous pas utile en m’apportant un whiskey à l’eau, plus la même chose que ce qu’a déjà pris ce monsieur ?

— Dites, protesta le barman, je n’ai pas à tolérer ce genre de propos.

— Alors ne les tolérez pas, répliqua Deasey, se désintéressant tout à coup de la discussion. (Il grimpa sur le tabouret voisin de celui de Sammy et tapota le siège libéré par Sammy. Le barman se morfondit quelques instants dans le froid du vide conversationnel auquel Deasey l’avait soudain abandonné, puis s’écarta et prit deux verres dans le bar de derrière.) Rasseyez-vous, monsieur Clay, reprit Deasey.

Sammy obtempéra, un peu intimidé par George Deasey, comme toujours.

— Oui, j’étais là, pour répondre à votre question, concéda Deasey. Il s’est trouvé que j’étais en ville pour quelques semaines. Je vous ai vu sur la liste.

George Deasey avait abandonné le milieu des comics pendant la guerre, sans esprit de retour. Un ancien condisciple l’avait recruté dans un quelconque service de renseignements et Deasey était parti pour Washington, où il était resté après la fin de la guerre pour coudoyer des hommes comme Bill Donovan et les frères Dulles{168}, ce dont il n’avait ni refusé ni accepté de parler, les rares fois où Sammy l’avait rencontré par hasard. Toujours vêtu avec originalité, il portait un de ses complets de marque Woodrow Wilson en flanelle grise, avec un col d’ecclésiastique et un nœud papillon à baguettes. Pendant qu’ils attendaient que le barman leur apporte leurs verres – le bougre prenait son temps ! – puis en avalaient une petite gorgée, Deasey demeura quelques minutes silencieux.

— Le navire coule, déclara-t-il à la fin. Vous devriez les remercier de vous avoir jeté par-dessus bord.

— Sauf que je ne sais pas nager, rétorqua Sammy.

— Ah bon ! s’exclama Deasey d’un ton léger. (Il termina son verre et fit signe au barman de lui en servir un autre.) Dites-moi, mon vieil ami Kavalier est-il vraiment de retour ? Se peut-il que l’histoire fantastique que j’ai entendue soit exacte ?

— Enfin, il n’allait pas vraiment sauter, précisa Sammy. Si c’est ce que vous avez entendu dire. Et il n’a pas non plus écrit de lettre. Tout était… mon fils… c’est une longue histoire. Mais il habite chez moi en ce moment, ajouta Sammy. En fait, je crois que lui et ma femme…

Deasey leva une main.

— Je vous en prie, plaida-t-il. J’ai entendu assez de détails déplaisants sur votre vie privée pour aujourd’hui, monsieur Clay.

Sammy inclina la tête ; il n’allait pas discuter ce point.

— C’était vraiment quelque chose, hein ? lança-t-il.

— Oh ! vous avez été très bien, je suppose. Mais j’ai trouvé le pornographe extrêmement touchant. (Deasey se tourna vers Sammy et s’humecta les lèvres, comme pour se demander s’il devait abandonner son ton badin.) Comment tenez-vous le coup ?

Sammy tenta une nouvelle fois de savoir ce qu’il ressentait.

— Quand j’aurai dessoûlé, répondit-il, je vais probablement vouloir mettre fin à mes jours.

— Statu quo pour moi, renchérit Deasey.

Le barman abattit un autre verre de bourbon devant lui.

— Je n’en sais rien, reprit Sammy. Je devrais me sentir affreusement mal, j’en ai conscience. Honteux ou quoi encore… Je sais bien que je devrais ressentir ce que ce sale con là-bas – il agita le pouce en direction du barman – cherchait à me faire ressentir. Ce qui, j’imagine, est ce que je ressens plus ou moins depuis les dix dernières années de ma vie.

— Mais vous ne ressentez rien.

— Non, je ne ressens rien. Je me sens – le mot juste m’échappe. Soulagé, je pense.

— Je suis dans les services secrets depuis longtemps maintenant, Clay, proféra Deasey. Croyez-moi sur parole, un secret est une lourde sorte de chaîne. Je n’apprécie pas énormément vos penchants. En fait, je les trouve assez révoltants, surtout quand je vous imagine personnellement en train de vous y adonner.

— Merci beaucoup.

— Mais je ne serais guère surpris s’il s’avérait en fin de compte que le sénateur C. Estes Kefauver et ses copains venaient de vous remettre votre petite clef d’or personnelle.

— Mon Dieu ! s’exclama Sammy. Je pense que vous devez avoir raison.

— Bien sûr que j’ai raison.

Sammy était incapable de commencer même à se figurer quel effet cela devait faire, de passer une journée qui ne soit pas alimentée ou déformée par un mensonge.

— Monsieur Deasey, êtes-vous déjà allé à Los Angeles ?

— Une fois. J’ai senti que je pouvais être extrêmement heureux là-bas.

— Pourquoi n’y êtes-vous pas retourné ?

— Je suis beaucoup trop vieux pour être heureux, monsieur Clay. À la différence de vous.

— Ouais, murmura Sammy. L.A.

— Et que feriez-vous là-bas, je me le demande ?

— Je n’en sais rien. Tenter de trouver du travail à la télévision, peut-être.

— La télévision, oui, acquiesça Deasey avec une pointe de dégoût. Oui, vous devriez vous défendre.