14.
Le même soir, Rosa entassait sa boîte de peintures, une bâche pliée, un mètre à ruban et un petit escabeau à l’arrière d’un taxi et prenait la direction de l’appartement du Joséphine Building. Le vide résonnant d’échos du lieu, un tintement métallique dans les oreilles, la déconcertèrent, et bien qu’avec la permission de Joe elle eût téléphoné en hâte au magasin Macy’s pour commander une table et des chaises, quelques ustensiles de cuisine de première nécessité et le mobilier d’une chambre à coucher, ils n’auraient pas le temps de meubler convenablement les pièces avant l’arrivée de Thomas. Il lui effleura l’esprit qu’ayant quitté le fouillis d’un logement exigu de la rue Dlouha, partagé par deux familles, pour le capharnaüm provisoire d’un réfectoire de couvent, puis la boîte à sardines d’une cabine de première de l’Arche de Miriam, l’adolescent serait peut-être vraiment content d’avoir un peu d’espace vide à lui. Mais elle voulait quand même qu’il eût l’impression que l’endroit où il avait enfin fini par débarquer était sa maison, ou tout comme. Elle avait essayé de trouver des solutions pour y parvenir. Elle connaissait assez les gamins de treize ans pour être quasi certaine qu’une luxueuse robe de chambre, un bouquet de fleurs ou un baldaquin chiffonné au-dessus d’un lit ne feraient pas l’affaire. Elle songea qu’un chien ou un chaton aurait pu être l’idéal, mais les animaux de compagnie étaient interdits dans l’immeuble. Elle questionna bien Joe sur le plat, la couleur, le livre, la chanson préférés de son frère, mais Joe se révéla tout à fait étranger à ce type de détails. Rosa avait été fâchée contre lui – elle lui avait dit qu’il était impossible – jusqu’à ce qu’elle voie que, pour une fois, il était vexé de son ignorance. C’était l’expression, non de son habituelle négligence luftmensch{108}, mais de l’abîme effarant que la séparation avait creusé entre les frères au cours des deux dernières années. Elle se confondit immédiatement en excuses, puis essaya de réfléchir à ce qu’elle pourrait faire pour Thomas. Finalement, elle eut l’idée, qui leur parut bonne à tous deux, de décorer les surfaces vierges de sa chambre d’une fresque. Ce n’était pas seulement qu’elle désirait que Thomas se sentît chez lui ; elle voulait aussi lui plaire – immédiatement, tout de suite… – et espérait que la fresque, que celle-ci adoucisse ou non les rudesses de son arrivée, serait perçue au minimum comme un geste d’amitié, une main tendue par sa grande sœur américaine en signe de bienvenue. Mais, mélangé avec ces autres raisons de son geste et bouillonnant secrètement dessous, se cachait un désir qui n’avait rien à voir avec Thomas Kavalier. Rosa se familiarisait – commençait à jouer, sur les murs de la chambre du jeune garçon – avec l’idée d’être mère. Ce matin-là, son médecin lui avait téléphoné pour confirmer son histoire de règles sautées, d’une semaine d’orages soudains et d’accès de colère imprévisibles, comme la fois où le prêt d’un vieux carré de soie de poche l’avait rendue hystérique. Thomas allait être oncle. Voilà comment elle avait décidé de l’annoncer à Joe.
Après être entrée dans l’appartement, elle se changea pour passer une salopette et une vieille chemise de Joe, et cacha ses cheveux sous un mouchoir. Puis elle pénétra dans la chambre qui allait être celle de Thomas et étendit la bâche par terre. Elle n’avait jamais peint de fresque jusqu’ici, mais en avait discuté avec son père, qui avait été mêlé au tapage soulevé par les fresques de Diego Rivera exposées au Rockefeller Center et connaissait beaucoup d’artistes y ayant tâté dans le cadre du W.P.A.
Rosa s’était longtemps colletée avec le sujet proprement dit. Les personnages des comptines – soldats de bois, fées, princes grenouilles et maisons en pain d’épice –, ce genre de motifs seraient considérés comme affreusement puérils par un garçon de treize ans. Elle envisagea de reproduire un décor new-yorkais : gratte-ciel, taxis, agents de police, l’enseigne Camel émettant des ronds de fumée en direction du plafond. Ou alors peut-être un montage banal, avec des séquoias, des plantations de coton et des homards. Elle voulait que ce soit plutôt américain, mais aussi qu’il y ait un rapport avec l’existence particulière que Thomas allait mener ici. À ce moment-là, elle s’était mise à penser à Joe et au genre de travail qui était le sien. Elle avait dans l’idée que Thomas Kavalier allait apprendre une bonne partie de son anglais dans les pages d’Empire Comics. Alors qu’elle aurait eu du mal à réaliser une fresque représentant le Moniteur, les Quatre Libertés ou – Dieu le sait ! – Papillon Lune, l’idée de héros, de héros américains, l’intéressait. Elle se rendit à la bibliothèque municipale afin de consulter un énorme ouvrage, illustré de magnifiques gravures sur bois dans le style de Rockwell Kent et intitulé Héros et Légendes du peuple américain. Les figures plus grandes que nature de Paul Bunyan, John Henry, Pecos Bill, Mike Finch{109} et les autres – son préféré était le premier homme d’acier, Joe Magarac{110} –, lui semblaient parfaitement adaptées à la forme murale, et tout ce qu’il y avait de plus digne de l’attention d’un gamin pour qui, probablement, ils seraient dans une large mesure inconnus. De plus, Rosa s’était mise à voir Joe lui-même comme un héros. Il avait payé de sa poche pour quinze des enfants qui traversaient en ce moment l’Atlantique. Même si elle n’intégrait pas Joe dans sa fresque, elle décida d’y inclure une image d’Harry Houdini, ce jeune immigré d’Europe centrale, juste pour relier le thème de la fresque d’autant plus étroitement à l’existence de Thomas Kavalier.
Elle avait réalisé des dizaines de croquis préliminaires et une maquette aux deux tiers, qu’elle commençait maintenant à reporter, à l’aide d’une simple grille, sur le plus grand des murs de la chambre. C’était un travail délicat de tracer les lignes directrices sur les surfaces au moyen du mètre. D’abord les horizontales, en déplaçant l’escabeau de gauche à droite de un mètre à chaque fois, puis les verticales, assez faciles au bas du mur mais flirtant de plus en plus dangereusement avec l’instabilité, à mesure que Rosa se rapprochait du haut et était obligée de se dresser sur la pointe des pieds. Cela exigeait bien plus de patience qu’elle n’en avait. Plusieurs fois, elle faillit abandonner sa grille pour tenter de dessiner à main levée sur le mur. Mais elle se rappela que la patience était une vertu cardinale chez une mère – Dieu seul savait que sa mère en avait eu assez peu ! – et ne s’écarta pas de son plan minutieux.
À dix heures, Rosa avait fini le tracé des lignes directrices. Les épaules, le cou et les genoux lui élançaient et, avant de commencer à reporter sa maquette quadrillée sur le mur, elle avait envie d’aller faire le tour du pâté de maisons, en quête d’un sandwich ou d’une cigarette. Elle tomberait peut-être sur Joe ; il devait déjà avoir terminé son spectacle et être parti au-devant d’elle. Elle enfila donc son manteau et prit l’ascenseur pour sortir, puis elle remonta jusqu’au carrefour de la Soixante-dix-neuvième, où il y avait une épicerie ouverte tard le soir.
Par la suite, Rosa devait s’imaginer que, tel un chat ou un appareil photo fantôme dirigé sur un agonisant, elle avait contemplé son bonheur perdu à l’instant précis de son anéantissement. Alors qu’elle payait ses Philip Morris, elle jeta par hasard un coup d’œil aux journaux du dimanche empilés devant le comptoir. Les éditions du soir sortaient tout droit des presses. Dans le coin supérieur droit du Herald Tribune, il y avait un bandeau, encadré de rouge. Elle le relut cinq fois, de tout son cœur et avec toute son attention, mais la maigre information qu’il contenait ne fut jamais reprise, ni – alors ou plus tard – ne tint davantage debout. Dix lignes d’une prose timide, neutre, disaient seulement qu’un bateau rempli de réfugiés, en majorité originaires d’Europe centrale, et dont la plupart sinon la totalité étaient, croyait-on, des enfants juifs, avait disparu dans l’Atlantique au large des Açores et était considéré comme perdu. Il n’était pas encore question, et cela devait rester le cas pendant plusieurs heures, d’un sous-marin allemand, d’une évacuation forcée, d’un grain brutal arrivant à toute allure par le nord-est. Rosa resta un moment clouée sur place, les poumons remplis de la fumée de sa cigarette, incapable d’exhaler. Puis elle leva les yeux vers le marchand de journaux, qui la regardait avec intérêt. À l’évidence, son visage le captivait complètement. Que devait-elle faire ? Était-il encore au Trevi ? Était-il sur le chemin du Joséphine, comme c’était prévu ? Avait-il appris la nouvelle ?
Rosa se laissa entraîner sur le trottoir et se tourmenta encore un moment. Elle décida ensuite qu’elle ferait mieux de retourner simplement à l’appartement pour l’attendre. Elle était certaine qu’il finirait bien par revenir la chercher là-bas, par ignorance ou de chagrin. Mais au moment même où elle parvenait à cette décision, un taxi s’arrêta pour déposer un couple âgé en tenue de soirée. Rosa les frôla en passant pour monter à l’arrière du taxi.
— Au Trevi, lança-t-elle.
Elle se blottit dans un coin sombre du véhicule. La lumière clignotait ; dans le miroir de son poudrier, par intermittence son reflet était courageux. Elle ferma les yeux et tenta de se remémorer des bribes d’une prière bouddhiste que son père lui avait enseignée en prétendant que celle-ci avait un pouvoir apaisant. Elle avait peu d’effet visible sur son père, et Rosa n’était même pas sûre d’en connaître les mots exacts. Om meni padme om. Pour une raison ou une autre, elle se sentit plus calme. Elle se la récita tout le trajet, depuis la Soixante-dix-neuvième Rue jusqu’au trottoir devant le Trevi. Le temps de descendre du taxi, elle s’était complètement ressaisie. Elle pénétra dans le hall de l’hôtel, austère, tout en marbre, avec ses lustres en cristal, et alla se renseigner au bureau de la réception. Du hall s’échappait le gargouillis mystérieusement maléfique de la fameuse fontaine.
— Le magicien était un ami à vous ? ironisa le réceptionniste, l’air inexplicablement hostile. Il y a des heures qu’il a filé.
— Oh ! (Cela lui donna un coup. Il était censé rentrer à l’appartement après sa prestation. Le fait qu’il eût changé ses projets prouvait qu’il lui était arrivé quelque chose de terrible. Et dans le sillage des événements, connaissant la nouvelle, il n’avait pas voulu la voir.) Sont-ils… y a-t-il… ?
— Il reste le héros de la bar-mitsva, répondit l’employé, montrant du doigt un petit adolescent maigrichon en costume trois pièces rose, vautré sur la soie moirée d’un des canapés du hall. Pourquoi ne le questionnez-vous pas ?
Rosa alla le voir. Le gamin se présenta : Stanley Konigsberg. Rosa lui dit qu’elle cherchait Joe, qu’elle avait de très mauvaises nouvelles à lui apporter. Oh ! elle en avait aussi une autre de magnifique, mais comment pourrait-elle la lui annoncer ? Il croirait qu’elle essayait d’établir quelque horrible équivalence, alors qu’il ne s’agissait que d’une monstrueuse coïncidence de la vie.
— Je crois qu’il est déjà au courant, répliqua Stanley Konigsberg, un gamin trapu, de petite taille pour son âge, avec des lunettes de travers et des cheveux bruns drus. (Son costume était incroyable, le pantalon passepoilé d’un galon blanc, les poches et les boutonnières ornées de grenouilles blanches, de la couleur exacte de l’humiliation.) C’est à propos de ce bateau qui a sombré ?
— Oui, balbutia Rosa. Son petit frère était à bord. Un garçon à peu près de ton âge.
— Mince ! (Il tripota le bout de sa cravate marron, incapable de soutenir le regard de Rosa.) Ceci explique cela, je pense.
Ceci explique quoi ? eut envie de lui demander Rosa. Mais elle s’en tint à la question la plus pressante.
— Tu sais où il est allé ? articula-t-elle.
— Non, madame. Je suis désolé. Il a juste…
— Il y a combien de temps qu’il est parti ?
— Oh, deux heures au moins ! Peut-être même plus…
— Attends ici, dit Rosa. Tu veux bien attendre ici, s’il te plaît ?
— Je ne peux pas faire autrement, je crois. (Du doigt, il montra les portes de la salle de bal du Trevi.) Mes parents n’ont pas fini de se disputer.
Rosa se dirigea vers une cabine téléphonique et appela Sammy, puis l’appartement de Joe. Personne ne répondit. Elle se souvint alors que Sammy avait quitté la ville pour le week-end en compagnie de Tracy Bacon. En direction de la côte du Jersey, rien de moins. Elle allait devoir tenter de le localiser. Ensuite, elle demanda à l’opérateur de joindre le directeur du Joséphine, Mr Dorsey. Mr Dorsey pesta et lui conseilla de ne pas prendre cette habitude, mais quand elle lui dit que c’était urgent, il monta jeter un coup d’œil à l’appartement. Non, dit-il après être revenu en ligne, il n’y avait personne, aucun mot. Rosa raccrocha et alla retrouver Stanley Konigsberg.
— Raconte-moi ce qui s’est passé, lui demanda-t-elle.
— Bon, je veux dire, je crois qu’il était touché, mais personne ne l’a remarqué. Je veux dire, tout le monde était assez touché en apprenant la nouvelle. Mon oncle Mort travaille pour le J.T.A., la Jewish Télégraphie Agency. C’est une agence de presse.
— Oui.
— Alors il est arrivé et nous a annoncé la nouvelle, il venait de l’apprendre.
— Tu as vu Joe partir, Stanley ?
— Bon, ouais… je veux dire, oui. Tout le monde l’a vu.
— Et il avait l’air choqué ?
Stanley hocha la tête.
— Ç’a été vraiment assez bizarre, murmura-t-il.
— Que s’est-il passé ? demanda Rosa. Qu’y avait-il de bizarre ?
— Tout est de ma faute, commença Stanley. Je le nèdje un peu et il n’arrêtait pas de dire non, non, non, alors je suis allé voir mon père et il m’a promis de donner cinquante dollars à votre ami, et il a dit encore non, alors je suis allé voir ma mère. (Il tressaillit.) Après ça, il n’avait plus vraiment le choix, je pense…
— Le choix de quoi ? insista Rosa. (Elle posa la main sur l’épaule de Stanley.) Qu’est-ce que tu attendais de lui ?
— Je voulais qu’il nous montre une libération, chuchota Stanley, se contractant à son contact. Il disait s’y connaître. Peut-être qu’il blaguait, je ne sais pas. Mais il a dit à ma mère, O.K., il le ferait. Il a dit que j’étais un gentil garçon et qu’il ne demanderait pas d’argent. Mais il ne lui restait qu’une demi-heure environ avant de devoir partir, vous savez, alors il lui fallait se dépêcher. Il est descendu au sous-sol et a trouvé une grosse caisse en bois où quelque chose, je crois que c’était un meuble classeur, pouvait rentrer. Et aussi un sac à linge. Et un marteau et des clous. Alors il est allé discuter quelque temps avec le détective privé de l’hôtel qui a dit non. Mon père a dû lui donner aussi cinquante dollars. Alors le moment était venu pour lui, votre ami, Joe, d’entrer en scène. Il a donné sa représentation. Il a été vraiment bon. Il a fait des tours de cartes, des tours avec des pièces, et d’autres tours avec des accessoires. Un peu de tout, ce qui est dur, je le sais, vous voyez, parce que je suis aussi un magicien, en quelque sorte. La majorité d’entre eux, quand on les voit… ils ont une spécialité. Moi, par exemple, je fais surtout des trucs avec les cartes. Alors, au bout d’une demi-heure peut-être, il… votre ami… nous a demandé de tous nous lever. Nous avons dû sortir de la salle de bal et il nous a amenés ici. Devant ce machin. (Stanley montra du doigt la fontaine du hall de l’hôtel, une copie exacte de la célèbre fontaine romaine, toute en tritons, en coquillages et en cascades illuminées de bleu.) Tout le monde. C’est en descendant, je crois, qu’oncle Lou a dû lui parler du bateau, vous savez, qu’il avait coulé et tout, parce qu’en arrivant ici, il avait l’air… euh… je ne sais pas. Comme si sa bouche pendait de travers. Et il a laissé sa main sur mon épaule, comme s’il s’appuyait sur moi. Après des garçons d’hôtel ont apporté le sac et la caisse. Le détective privé est venu lui passer des menottes. Il est entré dans le sac et j’ai dû l’attacher moi-même. Nous l’avons enfermé dans la caisse et c’est moi qui ai cloué le couvercle. Nous l’avons mis dans la fontaine. Il nous avait dit de venir le chercher s’il n’était pas ressorti au bout de trois minutes.
— Oh, mon Dieu ! s’écria Rosa.
Deux minutes et cinquante-huit secondes après son immersion dans l’eau fraîche et bleutée de la fontaine de Trevi, les deux garçons d’hôtel, le détective et Mr Konigsberg sur son trente et un étaient allés chercher Joe dans des gerbes d’éclaboussures. Ils avaient observé la caisse, en quête de signes de vie, d’un frémissement révélateur, d’une torsion visible des planches qui la constituaient. Mais il n’y avait eu aucun signe du tout. La caisse reposait immobile, son couvercle à trois centimètres de l’eau. Lorsque Mrs Konigsberg se mit à hurler, alors qu’il restait encore quelques secondes avant l’expiration du délai, les hommes passèrent à l’action. Ils retournèrent la caisse et la sortirent du bassin, mais dans leur précipitation ils la lâchèrent et elle se fracassa sur le sol. Le sac à linge sortit en roulant et s’agita par terre tel un poisson à moitié asphyxié. Joe se débattait si fort sur le tapis que le détective ne parvint pas à ouvrir le sac tout seul et dut appeler les autres à l’aide. Il leur fallut se mettre à trois pour maîtriser Joe. Quand ils arrachèrent le sac, son visage était rouge comme une marque de coup récente, mais ses lèvres étaient bleues et ses yeux roulaient dans leurs orbites. Il hoquetait et toussait comme si l’air frais allait l’intoxiquer. Ils le mirent debout et le détective de l’hôtel lui retira ses menottes ; après avoir circulé de main en main, il fut évident pour tous qu’elles n’avaient pas été crochetées. Joe oscilla un moment sur place, trempé jusqu’aux os. Il parcourut lentement les deux cents visages qui formaient un cercle anxieux et interloqué autour de lui. Ses traits étaient crispés dans une expression que la plupart des invités devaient plus tard décrire comme de la honte, mais où d’autres, dont Stanley Konigsberg, virent une colère terrible, inexplicable. Puis, dans une parodie de la tranquille courtoisie qu’il leur avait montrée dans la salle de bal à peine vingt minutes plus tôt, il s’inclina profondément. Ses cheveux lui tombèrent sur le visage, et, alors qu’il se redressait brusquement, projetèrent des gouttelettes d’eau sur le corsage de la robe de soie de Mrs Konigsberg, y laissant des traces qui se révélèrent indélébiles.
— Merci beaucoup, avait-il murmuré.
Après quoi Joe avait traversé le hall en trombe et s’était faufilé à travers le tambour cylindrique pour s’élancer dans la rue, ses chaussures chuintant à chaque pas.
Après que Stanley eut achevé son récit, Rosa retourna au téléphone. Si elle devait tenter de joindre Joe, elle aurait besoin d’aide, et la personne dont elle souhaitait le plus l’aide, c’était Sammy. Elle essaya de réfléchir à qui pourrait peut-être retrouver sa trace. Puis elle décrocha le récepteur et demanda à l’opératrice si le nom de Klayman figurait dans le bottin de Flatbush.
— Oui ? Qui est-ce ?
C’était une voix de femme, grave, avec un léger accent. Un peu suspicieuse, peut-être, mais pas inquiète.
— Je suis Rosa Saks, madame Klayman. J’espère que vous vous souvenez de moi.
— Bien sûr que oui, ma chère. Comment allez-vous ?
La mère de Sammy n’était au courant de rien.
— Madame Klayman, je ne sais comment vous le dire.
Toute la semaine, elle avait été la proie de flots imprévisibles de tristesse et de rage, mais depuis le moment où elle avait vu le gros titre du journal jusqu’à maintenant elle était demeurée remarquablement calme, presque dénuée de sentiments mis à part le désir de retrouver Joe. Pour une raison inconnue, la pensée de cette pauvre et courageuse Mrs Klayman avec ses yeux tristes dans son minuscule logement de Flatbush rompit la glace. Rosa se mit à pleurer si fort qu’elle avait du mal à parler. Au début, Mrs Klayman essaya de la calmer, mais, comme Rosa devenait de plus en plus incohérente, elle perdit un peu patience.
— Il faut vous calmer, ma chère ! dit-elle sèchement. Respirez à fond, pour l’amour du ciel !
— Excusez-moi, balbutia Rosa, avant de respirer à fond. D’accord.
Elle lui relata le peu qu’elle savait. Un long silence s’écoula à l’autre bout du fil, à Flatbush.
— Où est passé Josef ? s’enquit à la fin Mrs Klayman d’un ton calme et mesuré.
— Je n’arrive pas à le trouver. J’espérais que Sammy pourrait… pourrait m’aider…
— Moi je me charge de trouver Sammy, la coupa Mrs Klayman. Vous n’avez qu’à rentrer chez vous. Dans votre maison de famille. Il peut très bien aller là-bas.
— Il ne veut plus me voir, je crois, murmura Rosa. J’ignore pourquoi. Madame Klayman, j’ai peur qu’il ne tente de mettre fin à ses jours ! Je crois qu’il a déjà fait une tentative ce soir…
— Ne dites pas de sottises. Nous devons attendre, poursuivit Mrs Klayman. C’est tout ce que nous pouvons faire.
Quand Rosa s’aventura dehors pour prendre un autre taxi, il y avait un gamin qui vendait des journaux, le Journal-American du lendemain. Celui-ci contenait une version plus détaillée, sinon tout à fait exhaustive, du naufrage de l’Arche de Miriam. Un sous-marin allemand, rattaché à l’une des redoutables « bandes de loups » qui harcelaient les navires alliés dans l’Atlantique, avait attaqué le navire innocent et l’avait envoyé corps et biens par le fond.
Cette dépêche n’était pas tout à fait véridique, comme on le sut plus tard. Quand, après la guerre, il fut poursuivi pour ce crime et d’autres, le commandant de l’U-328, un officier de carrière intelligent et cultivé du nom de Gottfried Halse, fut en mesure de produire des pièces et des témoignages solides pour prouver qu’en accord avec le « règlement des prises de navires », il avait attaqué le bâtiment à moins de dix milles de la terre – l’île de Corvo, dans l’archipel des Açores – et lancé plusieurs semonces au capitaine de l’Arche de Miriam. Il avait procédé à l’évacuation avec discipline, et le transbordement de tous les passagers dans les canots de sauvetage eût pu être effectué sans dommage et sans encombre si, juste après la mise à feu des torpilles, un gros temps n’était apparu au nord-est, engloutissant les embarcations si rapidement que l’équipage de l’U-328 n’avait pas eu le temps de leur porter secours. C’était seulement la chance qui avait voulu que Halse et son équipage de quarante hommes eussent gardé la vie sauve. S’il avait su que ce navire transportait des enfants, dont un grand nombre ne savaient pas nager, eût-il quand même donné suite à son attaque ? La réponse de Halse est conservée dans le dossier de son procès sans commentaire ni remarque sur la question de savoir si son ton était ironique, résigné ou affligé. « Il y avait des enfants, a-t-il déclaré. Nous étions des loups. »