16.

Après avoir fui l’hôtel Trevi, Joe devint simplement l’un des sept mille quatorze noyés qui pataugeaient dans les rues new-yorkaises ce soir-là. Il avait sur lui un demi-litre de whisky acheté dans un bar de la Cinquante-huitième Rue. Ses cheveux avaient formé des glaçons sur sa tête et son smoking bleu avait tourné au granité froid, mais il ne ressentait rien. Il continuait à marcher, en buvant sa bouteille à petites gorgées. Les rues étincelaient de taxis, les théâtres se vidaient, les devantures des restaurants étaient auréolées par la lueur des bougies et la buée de la respiration de leurs clients. Avec honte, il se remémorait l’exaltation qui l’avait saisi quand il était descendu au métro un peu plus tôt dans la soirée, le trajet bringuebalant sous terre, avec tous les voyageurs qui fixaient le magicien assis dans leur voiture. L’amour général des caniches, des avertisseurs d’automobiles et des marques de dents de l’Essex House sur la face de la lune qui l’avait submergé, pendant qu’il remontait en chapeau haut de forme de la bouche de métro au Trevi. S’il n’avait pas noyé son chagrin dans l’alcool une heure plus tôt, songea-t-il, le souvenir de ce bonheur enfui eût peut-être suffi à l’amener à se haïr. Bonne chose que je sois mort, songea-t-il encore.

Sans savoir comment, il se retrouva à Brooklyn. Il prit le train jusqu’à Coney Island, puis s’endormit pour se réveiller dans un endroit qui s’appelait Gravesend, avec une main brutale de policier posée sur son épaule. Vers deux heures du matin, plus ivre qu’il ne l’avait été depuis la nuit où il était apparu dans l’escalier de la maison de Bernard Kornblum de la rue Maisel, il se présenta au 115, Océan Avenue, à la porte du logement 2B.

Ethel ouvrit presque immédiatement. Elle était habillée et maquillée, ses cheveux soigneusement attachés en chignon. Si elle fut surprise de voir son neveu sur le seuil, en tenue de soirée, gelé jusqu’aux os, les yeux larmoyants, elle n’en montra rien. Sans un mot, elle le prit par la taille et le conduisit à sa table de cuisine. Elle lui servit une tasse de café d’une cafetière en émail bleu moucheté de blanc. Le café était dégueulasse, clair comme l’eau dans laquelle il nettoyait ses pinceaux et aigre comme de la piquette, mais il était frais et bouillant. Son effet sur Joe fut dévastateur. Dès qu’il l’eut avalé, tous les faits et les événements imprévus qu’il avait maintenus sous l’eau, jusqu’à ce qu’ils lui semblent finalement avoir cessé de bouger, remontèrent subitement à la surface. Il comprit qu’il était vivant et que son petit frère, Thomas, reposait mort au fond de l’océan Atlantique.

— On devrait allumer la radio.

Ce fut tout ce qu’il put trouver à dire.

Ethel s’assit en face de lui avec sa tasse de café. Elle sortit un mouchoir de la poche de son cardigan noir et le lui tendit.

— D’abord pleure, ordonna-t-elle.

Elle lui donna un morceau de pain d’épice puis, comme elle l’avait fait le soir de son arrivée, lui tendit une serviette.

Pendant qu’il se douchait, sa grand-mère entra dans le cabinet de toilette, souleva le bas de sa chemise de nuit et, ignorant apparemment la présence de Joe, abaissa son derrière bleu pâle sur le seau hygiénique.

— Tu ne m’écoutes pas, Yecheved, dit-elle en yiddish, l’appelant par le nom patronymique de sa tante. Dès le premier jour, je t’ai dit que ce bateau ne me plaisait pas. Je ne l’ai pas dit ?

Joe lui répondit en anglais.

— Excuse-moi, bredouilla-t-il.

Sa grand-mère opina du chef et se leva du seau. Sans un mot, elle éteignit la lumière et sortit du cabinet de toilette en traînant les pieds. Joe finit sa douche dans le noir.

Après qu’il se fut réchauffé en cédant à une crise de larmes irrépressible, sa tante l’enveloppa dans un peignoir de bain qui avait jadis appartenu au père de Sammy et le conduisit vers l’ancien lit de Sammy.

— Très bien, dit-elle, très bien.

Ethel posa une main sèche sur la joue du jeune garçon et l’y laissa jusqu’à ce qu’il eût arrêté de pleurer, puis jusqu’à ce qu’il s’arrêtât de trembler et enfin jusqu’à ce qu’il reprît sa respiration bégayante. Étendu immobile, il reniflait. La main sur sa joue demeura aussi fraîche qu’une brique.

Il se réveilla quelques heures plus tard. Il faisait encore nuit dehors. Pas une lueur matinale. Joe avait mal dans les articulations et dans la poitrine, ses poumons lui brûlaient comme s’il avait inhalé de la fumée ou du poison. Il se sentait creux, écrasé, tout à fait incapable de pleurer.

— Elle arrive, l’informa sa tante. (Plantée dans l’embrasure de la porte, elle se découpait dans la faible clarté bleuâtre jetée par l’appareil d’éclairage au-dessus de l’évier de la cuisine.) Je l’ai appelée. Elle était folle d’inquiétude.

Joe s’assit dans son lit, se frotta le visage et hocha la tête. Il voulait n’avoir aucun rapport avec Rosa, ni avec Sammy, ni avec sa tante ou ses parents, ou quiconque pouvait le rattacher à Thomas par n’importe quel lien de la mémoire, de l’affection ou du sang. Mais il était trop fatigué pour changer quoi que ce soit et n’avait, en tout cas, aucune idée de ce qu’il fallait faire. Sa tante lui trouva de vieux vêtements et il s’habilla en vitesse à la lumière polaire de l’évier. Les vêtements étaient beaucoup trop petits, mais ils étaient secs et feraient l’affaire jusqu’à ce qu’il puisse se changer. Pendant qu’ils attendaient Rosa, elle refit du café et ils burent leurs tasses à petites gorgées, assis en silence. Trois quarts d’heure plus tard il y eut en bas, dans la rue, le bruit d’un avertisseur de voiture, en même temps qu’une tache de lumière bleutée tremblotante, presque invisible, dans le ciel. Joe rinça sa tasse, la posa dans l’égouttoir, s’essuya les mains au torchon et embrassa sa tante pour lui dire au revoir.

Ethel se précipita à la fenêtre, à temps pour voir la jeune fille descendre d’un taxi. Cette dernière se jeta au cou de Joe, qui s’accrocha à elle si longtemps qu’Ethel se prit à regretter, avec une intensité qui la surprit, d’avoir oublié de prendre son neveu dans ses bras. Sur le moment, cela lui parut la pire erreur qu’elle eût jamais commise de sa vie. Elle regarda Joe et Rosa monter dans le taxi, puis disparaître. Puis elle s’assit dans un fauteuil gaiement imprimé d’ananas et de bananes et enfouit son visage dans ses mains.