4.
Le duo de jeunes professeurs allemands qui jouaient les spéléologues avec leurs torches électriques dans les combles de l’Ancienne-Nouvelle Synagogue, ou Altneuschul, étaient repartis déçus, en l’occurrence ; en effet, le grenier situé sous les pignons en marches d’escalier de la vieille synagogue gothique était un cénotaphe. Vers le tournant du siècle précédent, les édiles praguois avaient décidé d’« assainir » l’ancien ghetto. Pendant le temps où le sort de l’Altneuschul avait paru incertain, les membres du cercle secret avaient pris leurs dispositions pour que le trésor qui leur avait été confié fût déménagé de sa vieille cachette, un tumulus de livres de prières dé-consacrés au fond du grenier de la synagogue, dans un appartement d’un immeuble avoisinant, récemment construit par un membre du cercle qui, dans la vie publique, était un promoteur immobilier prospère. Après cette explosion d’activité hors du commun, l’inertie inhérente au ghetto et la désorganisation du cercle reprirent leurs droits. On ne sait pourquoi, on ne revint jamais sur ce déménagement, censé n’être que temporaire, même après qu’il fut devenu clair que l’Altneuschul serait épargnée. Quelques années plus tard, l’ancienne yèshiva, dans la bibliothèque de laquelle le dossier du transfert avait été conservé, s’écroula sous la boule des démolisseurs, et le rouleau contenant ce dossier se perdit. En conséquence, le cercle ne put fournir à Kornblum qu’une adresse incomplète du golem. Le numéro exact de l’appartement où il avait été caché avait sombré dans l’oubli ou avait été l’objet d’une controverse. Le plus gênant, c’est qu’aucun des actuels membres du cercle ne se rappelait avoir posé les yeux sur le golem depuis le début de 1917.
— Alors pourquoi le rechanger de place ? demanda Josef à son vieux professeur, tandis qu’ils étaient plantés devant l’immeuble Art nouveau, défraîchi depuis longtemps et maculé d’empreintes de pouce noires, vers lequel ils avaient été dirigés.
Josef tira nerveusement sur sa fausse barbe, qui lui donnait des démangeaisons au menton. Il portait également une moustache et une perruque, toutes deux couleur carotte et de bonne qualité, plus une paire de grosses lunettes en écaille. Ce matin-là, en se regardant dans la glace de Kornblum avec son costume de tweed Harris acheté pour le voyage en Amérique, il s’était trouvé un air écossais assez convaincant. En revanche, moins claire pour lui était la raison pour laquelle passer pour un Écossais dans les rues de Prague avait de fortes chances de détourner l’attention des gens de sa quête personnelle et de celle de Kornblum. Comme pour bien des novices dans l’art du déguisement, il ne se serait guère senti plus voyant s’il avait été nu ou un homme-sandwich, affublé de deux placards publicitaires avec son nom et ses intentions imprimés dessus.
Il parcourut des yeux, de haut en bas, la Nicholasgasse, le cœur cognant contre ses côtes comme un bourdon derrière la vitre. Dans les dix minutes qu’ils avaient mis pour venir de la chambre de Kornblum jusqu’ici, Josef avait croisé sa mère trois fois, ou plutôt il avait croisé trois inconnues dont la ressemblance fugitive avec sa mère lui avait coupé le souffle. Cela lui rappela l’été précédent (après un des épisodes dont Josef croyait qu’il avait brisé son jeune cœur) où, chaque fois qu’il partait pour l’école, le club de tennis allemand de la Pelouse sous le pont Charles, ou pour aller nager à la Militär-und-Zivilschwimmschule, la possibilité de rencontrer une certaine Fräulein Félix avait transformé tout coin de rue et tout porche en théâtre potentiel de honte et d’humiliation. Sauf que maintenant c’était lui, oui, lui, qui trahissait les espoirs de quelqu’un d’autre. Il ne doutait pas que sa mère, en le croisant sur son chemin, serait capable de percer à jour ses faux favoris.
— Si même eux n’arrivent pas à le retrouver, qui le retrouvera ?
— Je suis sûr qu’ils pourraient le retrouver, affirma Kornblum, lequel avait rafraîchi sa propre barbe et rincé les craquelures rouge cuivré qu’il utilisait depuis des années, découverte qui avait été un choc pour Josef.
Il portait des lunettes non cerclées, un chapeau noir à large bord qui laissait son visage dans l’ombre, et s’appuyait de façon réaliste sur une canne de jonc. Kornblum avait exhumé leurs panoplies des profondeurs de son fabuleux coffre chinois, mais disait qu’elles provenaient à l’origine des biens d’Harry Houdini, qui fit un usage fréquent et savant du déguisement dans la croisade qu’il mena toute sa vie pour rouler et démasquer les faux médiums.
— Leur crainte, j’imagine, reprit-il, c’est qu’ils ne vont pas tarder à être (il agita son mouchoir et toussa dedans) obligés d’essayer…
Après lui avoir donné de faux noms et fourré sous le nez des certificats et des lettres de créance dont Josef ne put jamais établir l’origine, Kornblum expliqua au concierge de l’immeuble qu’ils étaient mandatés par le Conseil juif (organisation officielle sans rapport avec le cercle secret du golem, bien que co-constitutive dans certains cas) pour surveiller le bâtiment, comme partie d’un programme permettant de suivre à la trace les mouvements des Juifs qui entraient dans Prague ou y circulaient. Un tel programme existait réellement, pris en charge par des semi-bénévoles et dans le climat de profonde terreur qui caractérisait toutes les relations du Conseil juif avec le Reichsprotektorat. Les Juifs de Bohême, de Moravie et des Sudètes étaient concentrés dans la ville, tandis que les Juifs praguois, eux, étaient chassés de leurs foyers et regroupés dans des quartiers séparés, souvent à raison de deux ou trois familles par appartement. Étant donné le désordre qui en résultait, le Conseil juif avait du mal à fournir au protectorat les renseignements précis que celui-ci exigeait continuellement. D’où la nécessité d’un recensement. Nommé par le protectorat du logement pour les Juifs, le concierge de l’immeuble où dormait le golem ne trouva rien à redire à leur histoire ou à leurs papiers, et les laissa entrer sans hésitation.
En commençant tout en haut pour redescendre les cinq étages jusqu’au rez-de-chaussée, Josef et Kornblum frappèrent à toutes les portes de l’immeuble et montrèrent leurs références, puis notèrent soigneusement noms et liens de parenté. Tant de personnes s’entassaient dans chaque appartement, et tant d’entre elles avaient été récemment mises au chômage, que les portes qui ne répondaient pas en pleine journée étaient rares. Dans certains appartements, des contrats stricts avaient été passés entre les occupants disparates, ou bien il existait une heureuse imbrication des caractères qui maintenait l’ordre, la courtoisie et la propreté. Mais, pour la plupart, les familles semblaient moins avoir emménagé ensemble que s’être entrechoquées, avec un impact qui avait projeté manuels scolaires, revues, articles de bonneterie, tuyaux, chaussures, journaux, chandeliers, bibelots, cache-nez, mannequins de couturière, vaisselle et photos sous verre dans toutes les directions, les éparpillant à travers des pièces qui avaient l’aspect provisoire d’un entrepôt de commissaire-priseur. Dans beaucoup de logements, il y avait une folle duplication et réduplication de meubles : canapés alignés comme des prie-Dieu, pêle-mêle de chaises suffisant pour monter une grande brasserie, jungle de lustres pendus au plafond, forêts de candélabres, pendules qui se disputaient l’heure rangées côte à côte sur une tablette de cheminée. Des conflits, tenant de l’incident de frontière, avaient inévitablement éclaté. Le linge étendu servait de ligne de démarcation entre les hostilités et la trêve. Calés sur diverses stations radiophoniques, des postes de T.S.F. se battaient en duel, leur volume agressivement à fond. Dans de telles conditions, faire chauffer une casserole de lait, frire un hareng fumé, ou l’abandon d’une couche sale pouvaient receler une valeur stratégique inestimable. On racontait des histoires de familles réduites à un silence hostile, qui ne communiquaient plus qu’au moyen de mots vengeurs ; à trois reprises, une simple question de Kornblum sur les relations de parenté chez les occupants donna lieu à d’amères récriminations sur les degrés de cousinage ou à des arguties testamentaires qui, dans un cas, faillirent se terminer par des horions. Un interrogatoire avisé des maris, des femmes, des grands-oncles et des grand-mères ne déboucha sur aucune allusion à un mystérieux locataire ou à une porte qui resterait toujours fermée.
Après quatre heures de faux-semblants ennuyeux et déprimants, quand M. Krumm et M. Rosenblatt, représentants du comité du recensement du Conseil juif de Prague, eurent frappé à tous les appartements de l’immeuble, il en restait encore trois à répertorier. Tous, en l’occurrence, au troisième étage. Mais Josef croyait sentir de la futilité – même s’il doutait que son professeur l’eût jamais admis – dans l’attitude voûtée du vieil homme.
— Peut-être… commença Josef, décidant ensuite, après un bref combat intérieur, de poursuivre sa pensée. Peut-être devrions-nous renoncer ?
Il était las de leur mascarade et, au moment où tous deux retrouvaient le trottoir, encombré par une presse de fin d’après-midi d’écoliers, d’ouvriers et de gouvernantes chargées de cabas et de pièces de viande emballées, tous sur le chemin de la maison, il prit conscience que sa peur d’être découvert, démasqué, reconnu par ses parents déçus, avait cédé le pas à un désir intense de les revoir. D’un instant à l’autre, il espérait – mourait d’envie – d’entendre sa mère l’appeler, de sentir la brosse humide de la moustache paternelle contre sa joue. Il y avait comme un résidu d’été dans le ciel bleu saturé d’eau et dans l’odeur fleurie exhalée par les gorges nues des passantes. La veille, des affiches étaient apparues pour faire la réclame d’un nouveau film qui avait pour vedette Emil Jannings, le grand acteur allemand, ami du Reich, pour lequel Josef avait une admiration coupable. Le moment était venu, il en était sûr, de se regrouper, de reconsidérer la situation au sein de sa famille et de définir une stratégie moins extravagante. L’idée que son précédent plan d’évasion, par les moyens conventionnels des passeports, des visas et des pots-de-vin, pouvait être renouvelé d’une façon ou d’une autre et remis en œuvre se mit à chuchoter doucement dans son cœur.
— Tu le peux, bien sûr, répliqua Kornblum, se reposant sur sa canne avec une lassitude qui semblait moins feinte que le matin même. Moi, je n’ai pas cette liberté. Même si je ne t’envoie pas, restent mes obligations antérieures…
— Je me disais justement que j’avais renoncé peut-être trop tôt à mon autre plan.
Kornblum inclina la tête, sans rien dire, et son silence contrebalança son signe de tête au point de l’annuler.
— Le choix n’est pas là, si ? s’enquit Josef au bout d’un moment. Entre votre manière et l’autre. Si je pars vraiment, je partirai selon votre manière, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ?
Kornblum haussa les épaules, mais ses yeux n’étaient pas concernés par son geste. Étirés vers les tempes, ils brillaient d’intérêt.
— À mon humble avis de professionnel, acquiesça-t-il.
Pour Josef, peu de choses au monde avaient plus de poids que ces mots.
— Alors il n’y a pas le choix, reprit-il. Ils ont dépensé tout ce qu’ils avaient. (Il accepta la cigarette que lui proposa le vieil homme.) Qu’est-ce que je dis, si je pars ? (Il recracha un brin de tabac par terre.) Je dois partir !
— Ce que tu dois faire, mon garçon, observa Kornblum, c’est essayer de te rappeler que tu es déjà parti.
Ils allèrent à l’Eldorado Café, s’attablèrent et firent durer des sandwiches au beurre et aux œufs, deux verres d’eau Herbert et près d’un pack de Letka. Tous les quarts d’heure, Kornblum consultait sa montre. Cet intervalle de temps était si régulier, si exact, qu’il rendait le geste superflu. Au bout de deux heures, ils payèrent la note, marquèrent une halte aux toilettes des hommes pour vider leurs vessies et rajuster leurs tenues, puis retournèrent au 26, Nicholasgasse. Très vite, ils s’expliquèrent deux sur trois des mystérieux appartements, le 40 et le 41, découvrant que le premier, un minuscule deux pièces, appartenait à une dame d’âge respectable qui faisait la sieste la dernière fois que les pseudo-agents recenseurs étaient passés, et que le deuxième, selon la même petite vieille, était loué à une famille, les Zweig ou Zwang, qui s’était rendue à des obsèques à Zuerau ou à Zilina. La confusion alphabétique de leur informatrice semblait s’inscrire dans une incertitude plus globale – elle vint leur ouvrir en chemise de nuit avec une seule chaussette aux pieds et, pour une raison obscure, appelait Kornblum Herr Kapitän – qui englobait, entre bien d’autres sujets de doute, l’appartement 42, le troisième appartement inexpliqué, sur le ou les occupants duquel elle se montra incapable de fournir la moindre indication. Pendant la demi-heure qui suivit, des coups répétés à la porte du 42 n’eurent aucun effet.
Le mystère s’épaissit quand ils retournèrent chez les voisins du 43, le dernier des quatre appartements de l’étage. Plus tôt dans l’après-midi, Kornblum et Josef avaient parlé au chef de la maisonnée : deux familles, les femmes et les quatorze enfants de deux frères, réunies dans quatre pièces. C’étaient des Juifs pratiquants. Comme la première fois, l’aîné vint leur ouvrir. C’était un homme imposant, portant calotte et phylactères, avec une grande barbe broussailleuse qui parut beaucoup plus fausse à Josef que la sienne. Il ne consentit à leur parler que par une ouverture de dix centimètres, barrée d’une longueur de chaîne en cuivre, comme si, en les laissant entrer, il risquait de contaminer sa maison ou d’exposer les femmes et les enfants à des influences néfastes. Mais sa corpulence n’empêchait pas les cris et les rires d’enfants, les voix des femmes et l’odeur de carottes cuites et d’oignons à moitié fondus dans une poêle de graisse de s’échapper de l’intérieur.
— Qu’est-ce que vous lui voulez, à ce… ? demanda l’homme après que Kornblum l’eut questionné sur l’appartement 42. (Il parut réfléchir à deux fois au nom qu’il allait employer et s’interrompit.) Je n’ai rien à voir avec ça.
— Ça ? répéta Josef, incapable de se retenir, même si Kornblum lui avait recommandé de jouer le rôle de l’associé silencieux. Comment ça ?
— Je n’ai rien à dire. (Le visage allongé du bonhomme – c’était un tailleur de pierres précieuses, avec des yeux bleus tristes, proéminents – parut se plisser de dégoût.) En ce qui me concerne, ce logement est vide. J’y prête peu d’attention. Je ne saurais rien vous dire. Si vous voulez bien m’excuser…
Il claqua la porte. Josef et Kornblum échangèrent un regard.
— C’est le 42, déclara Josef, alors qu’ils montaient dans l’ascenseur bringuebalant.
— Nous le saurons bien, répondit Kornblum. Enfin, je me le demande.
Sur le trajet du retour, ils passèrent devant une poubelle et Kornblum y jeta la liasse de papier pelure découpé aux ciseaux sur laquelle lui et Josef avaient noté les noms des occupants de l’immeuble et leur nombre. Mais, avant d’avoir fait dix pas, Kornblum s’arrêta, se retourna et rebroussa chemin. D’un geste expérimenté, il remonta sa manche et plongea la main dans l’orifice du tambour rouillé. Son visage prit un air pincé, absent, stoïque, tandis qu’il farfouillait dans les ordures invisibles qui remplissaient le récipient. Au bout d’un moment, il en ressortit la liste, désormais souillée d’une vilaine tache verte. La liasse était épaisse d’au moins deux centimètres. D’une saccade de ses bras vigoureux, Kornblum la rompit proprement en deux. Il rassembla les moitiés et déchira celles-ci en quarts, puis rassembla ceux-ci et les déchira en huitièmes. Son air demeurait neutre, mais après chaque lacération et repositionnement, la liasse de papier devenait plus épaisse, la force nécessaire pour la déchirer augmentait en proportion, et Josef sentait la fureur monter en Kornblum à mesure qu’il déchiquetait en mille morceaux l’inventaire, par nom et par âge, de tous les Juifs qui habitaient au 26, Nicholasgasse. Puis, avec le sourire glacé de l’homme de spectacle, il éparpilla les bouts de papier dans la poubelle à la façon des pièces de la fameuse illusion de la Pluie d’or.
— Méprisable ! murmura-t-il.
Sur le moment comme après coup, Josef ne sut pas de qui ou de quoi il parlait. De la ruse elle-même ? Des occupants qui la rendaient plausible ? Des Juifs qui s’y étaient soumis sans poser de questions ou de lui-même pour y avoir recouru ?
À minuit bien passé, après avoir dîné de fromage dur, d’éperlans en conserve et de piments, et avoir passé la soirée à opérer la triangulation de la Rundesfunk{10}, de Radio Moscou et de la B.B.C., Kornblum et Josef regagnèrent Nicholasgasse. La luxueuse porte d’entrée – du verre épais monté sur un cadre en fer forgé représentant des lis penchés – était fermée à clef, mais, naturellement, cela ne posait aucune difficulté à Kornblum. En moins d’une minute, ils étaient à l’intérieur et montaient tout droit au troisième étage, leurs chaussures à semelle de crêpe silencieuses sur le tapis d’escalier usé. Les appliques murales dépendaient d’une minuterie et étaient depuis longtemps éteintes pour la nuit. Pendant qu’ils suivaient leur route, un silence général suintait des murs de la cage d’escalier et des couloirs, aussi suffocant qu’une odeur. Josef avançait à tâtons, hésitant, attentif au bruissement du pantalon de son maître ; Kornblum, lui, se déplaçait avec assurance dans l’obscurité. Il ne s’arrêta qu’à la hauteur de la porte 42. Il alluma son briquet, puis s’agrippa à la poignée de porte et se mit à genoux, se servant de la poignée pour ne pas perdre l’équilibre. Il passa le briquet à Josef. L’objet était brûlant dans la paume du garçon ; il le devint encore plus pendant que Josef le tenait allumé afin que Kornblum puisse dénouer le lacet de sa trousse à crochets. Une fois qu’il eut déroulé la petite trousse, Kornblum leva les yeux vers Josef avec une lueur interrogative, magistral amalgame de doute et d’encouragement. Du bout des doigts, il tapota les instruments. Josef inclina la tête et laissa la flamme s’éteindre. La main de Kornblum chercha celle de Josef. Josef la saisit et aida le vieil homme à se relever avec un craquement des articulations bien perceptible. Il lui repassa ensuite le briquet et s’agenouilla lui-même, pour voir s’il savait toujours forcer une porte.
Il y avait deux serrures, une montée sur la clenche et la deuxième posée un peu plus haut : un pêne dormant. Josef choisit une tige surmontée d’une parenthèse recourbée et, d’une torsion de la clef dynamométrique, vint rapidement à bout de la serrure du bas, un machin bon marché à trois goupilles. Mais le pêne dormant lui donna du mal. Il taquina et chatouilla ses goupilles, sonda leurs fréquences de résonance comme si son crochet était une antenne branchée sur l’inducteur tremblant de sa main. Mais aucun signal ne lui parvenait ; ses doigts étaient devenus sourds. D’abord il s’impatienta, puis perdit ses moyens, en soufflant et haletant entre ses dents. Quand il abandonna sur un Scheiss ! proféré d’une voix sifflante, Kornblum posa une main pesante sur son épaule et ralluma le briquet. Josef baissa la tête, se redressa lentement et tendit le crochet à Kornblum. Dans le laps de temps avant que la flamme ne s’éteigne de nouveau, il fut mortifié par l’absence de réconfort que montrait l’expression de Kornblum. Quand il serait enfermé à l’intérieur d’un cercueil, dans un wagon de marchandises en gare de Vilnius, il lui faudrait être plus adroit.
Quelques secondes après que Josef eut rendu son instrument, ils se retrouvaient dans l’appartement 42. Kornblum referma délicatement la porte derrière eux et alluma la lumière. Ils eurent à peine le temps d’émettre un commentaire sur le choix improbable qui avait été fait de décorer le logis du golem avec une foison de fauteuils Louis XV, de peaux de tigre et de torchères en or moulu, quand une voix grave, cassante, intraitable, ordonna :
— Haut les mains, messieurs !
Leur interlocutrice était une femme d’une cinquantaine d’années, vêtue d’un peignoir de satin vert, avec des mules assorties. Deux femmes plus jeunes se tenaient derrière elle, arborant des airs féroces et des kimonos chamarrés, mais c’était la dame en vert qui tenait le revolver. Au bout d’un moment, un homme d’un certain âge émergea du couloir dans le dos des femmes, en chaussettes, ses pans de chemise claquant autour de lui, les jambes comme des allumettes, blafardes et cagneuses. Son visage couturé au nez en pomme de terre était étrangement familier à Josef.
— Max, murmura Kornblum, dont la physionomie et la voix trahissaient la surprise pour la première fois depuis que Josef le connaissait.
C’est à ce moment-là que Josef reconnut dans le vieillard à demi nu le serveur magicien, dispensateur de bonbons, de l’unique soirée que Thomas et lui avaient passée au Hofzinser Club, bien des années auparavant. Descendant en ligne directe, ainsi qu’il s’avéra plus tard, du créateur du golem, Rabbi Judah Lowe ben Bezalel, et première personne à avoir porté Kornblum à l’attention du cercle secret, le vieux Max Loeb embrassa la scène qui s’offrait à lui, plissant les yeux, tentant de concilier cette barbe grise avec un chapeau mou et la voix impérieuse que donne l’habitude de la scène.
— Kornblum ? finit-il par deviner. (Son expression soucieuse se mua aussitôt en un mélange de pitié et d’amusement. Il secoua la tête et fit signe à la dame en vert qu’elle pouvait abaisser son arme.) Je te le promets, Kornblum, tu ne le trouveras pas ici, reprit-il, avant d’ajouter avec un sourire acide : Je fouille cet appartement depuis des années.
Le lendemain matin de bonne heure, Josef et Kornblum se retrouvèrent dans la cuisine de l’appartement 42. Là, Trudi, la benjamine des trois prostituées, leur servit du café dans des tasses Herend ornées de festons. C’était une fille corpulente, pas très jolie, mais intelligente, qui suivait des études d’infirmière. Après avoir délivré Josef du fardeau de son innocence la nuit passée, selon une procédure qui prit moins de temps qu’elle ne mit à préparer ce fameux café, Trudi avait enfilé son kimono couleur fleur de cerisier et s’était réfugiée dans le petit salon pour étudier un texte sur la phlébotomie, abandonnant Josef à la tiédeur de sa courtepointe en duvet d’oie, à l’odeur de lilas de sa nuque et de ses joues conservée dans l’oreiller désormais froid, à l’obscurité parfumée de sa chambre et à la honte de la volupté.
Lorsque Kornblum entra dans la cuisine ce matin-là, lui et Josef à la fois se cherchaient et s’évitaient du regard, et leur conversation se limitait à des monosyllabes ; tant que Trudi resta à la cuisine, ils osèrent à peine respirer. Non que Kornblum regrettât d’avoir dévoyé son jeune élève. Il fréquentait des péripatéticiennes depuis des décennies et professait des vues libérales sur l’utilité et le bon sens des rapports sexuels. Leurs couches avaient été plus confortables et bien plus capiteuses que l’un ou l’autre ne l’eût imaginé dans la chambre exiguë du vieux magicien, avec son petit lit pliant et sa bruyante tuyauterie. Toutefois, Kornblum était gêné et, à l’arc coupable des épaules de Josef et à la nature fuyante de son regard, il concluait que le jeune homme était dans les mêmes dispositions d’esprit.
La cuisine de l’appartement 42 embaumait le bon café et l’eau de lilas{11}. Un pâle soleil d’octobre entrait à travers le rideau de la fenêtre et brodait une dentelle d’ombre sur la surface nette de la table en bois blanc. Trudi était une fille admirable. Pour Kornblum, les gonds anciens et fatigués de sa charpente délabrée semblaient avoir retrouvé un ronronnement élastique dans l’étreinte de sa propre partenaire, Mme Willi, la spécialiste du revolver.
— Bonjour, marmonna Kornblum.
Josef rougit jusqu’aux oreilles. Il ouvrit la bouche pour parler, mais sembla pris d’un accès de toux. Sa réponse se brisa et se dispersa dans les airs. Ils avaient perdu une nuit dans le plaisir, alors que tant de choses paraissaient dépendre de la célérité et du sacrifice de soi.
Nonobstant cet inconfort moral, c’était à Trudi que Josef devait un précieux renseignement.
— Elle a entendu des gosses parler, confia-t-il à Kornblum après que la jeune femme, qui s’était penchée pour poser un baiser rapide et parfumé au café sur la joue de Josef, fut sortie de la cuisine à pas de loup et eut suivi le couloir pour regagner son lit défait. Il existe une fenêtre à laquelle on ne voit jamais personne.
— Les enfants, murmura Kornblum, avec un brusque hochement de tête. Bien sûr… (Il eut l’air dégoûté de lui-même pour avoir négligé cette source évidente de renseignements étonnants.) À quel étage se situe cette mystérieuse fenêtre ?
— Elle ne le savait pas.
— De quel côté de l’immeuble ?
— Elle ne le savait pas non plus. Je pensais qu’on pourrait trouver un gamin pour lui poser la question.
Kornblum eut un nouveau hochement de tête. Il tira une autre bouffée de sa Letka, tapota celle-ci, la tourna entre ses doigts, scruta le minuscule dessin d’avion imprimé sur le papier. Subitement, il se leva et se mit à farfouiller dans les tiroirs de la cuisine, faisant petit à petit le tour des placards jusqu’à ce qu’il eût trouvé une paire de ciseaux. Il emporta les ciseaux dans le salon doré, dont il entreprit d’ouvrir et de refermer les placards. Avec des gestes délicats et précis, il fureta dans les tiroirs d’une desserte ornementée de la salle à manger. À la fin, dans un guéridon du vestibule, il trouva un coffret de papier à lettres, de lourdes feuilles de vergé d’un bleu-vert pâle. Il revint à la cuisine avec le papier et les ciseaux, et se rassit.
— On raconte aux gens qu’on a oublié quelque chose, expliqua-t-il, pliant une feuille et la coupant en deux, sans hésitation, d’une main ferme et sûre. (En deux trois mouvements, il avait découpé le triangle de sustentation d’un bateau en papier, du genre de ceux que les enfants confectionnent avec du papier journal.) On leur dit qu’ils doivent mettre un de ces trucs à chaque fenêtre. Pour montrer qu’ils ont bien été comptés…
— Un bateau, dit Josef. Un bateau ?
— Pas un bateau, répliqua Kornblum.
Il posa les ciseaux, déplia son découpage et leva dans les airs une petite étoile de David bleue.
Josef frémit à la vue de celle-ci, glacé par la plausibilité de cette directive imaginaire.
— Ils ne le feront pas, balbutia-t-il, regardant Kornblum coller la petite étoile contre la vitre de la fenêtre. Ils refuseront…
— J’ose espérer que tu as raison, bonhomme, répondit Kornblum. Mais, pour nous, il vaut mieux que tu te trompes.
En moins de deux heures, tous les foyers de l’immeuble avaient pavoisé leurs fenêtres de bleu. Grâce à ce vil stratagème, la pièce qui contenait le golem fut redécouverte. Elle se trouvait au dernier étage du 26, Nicholasgasse, à l’arrière de l’immeuble ; son unique fenêtre donnait sur cour. À l’instar des bergers de l’Antiquité qui contemplaient le ciel de leurs champs, toute une génération d’enfants absorbés par leurs jeux avait élaboré une histoire naturelle des fenêtres qui les surveillaient d’en haut comme les étoiles. Perpétuellement fermée, cette fenêtre, tel un astéroïde rétrograde, avait attiré l’attention et enflammé les imaginations. Elle se révéla aussi être le seul moyen d’accès simple pour le vieil artiste de l’évasion et son protégé. Il y avait, ou plutôt il y avait eu jadis une porte d’entrée, mais celle-ci avait été comblée et recouverte de papier peint, sans doute au moment de l’installation du golem dans la chambre. Étant donné que le toit était facilement accessible depuis l’escalier d’honneur, Kornblum estima qu’ils se feraient moins remarquer en descendant au moyen de cordes, à la faveur de la nuit, et en entrant par la fenêtre qu’en tentant de se frayer un passage par la porte.
Une fois de plus, ils retournèrent dans l’immeuble après minuit. C’était le troisième soir de la présence clandestine de Josef dans cette ville. Mais, cette fois, ils vinrent en costume sombre et chapeau melon, et portaient des sacs noirs vaguement médicaux, accessoires fournis par un membre du cercle secret, directeur d’une morgue. Dans ce funèbre accoutrement, une main sous l’autre gantée de cuir, Josef descendit le long d’une corde jusqu’au rebord de la fenêtre du golem. Il glissa beaucoup plus vite qu’il n’en avait eu l’intention, presque au niveau de la fenêtre de l’étage inférieur, puis réussit à stopper sa chute d’une secousse brutale qui lui donna l’impression de s’être déboîté l’épaule. Il leva les yeux ; dans l’obscurité, il distinguait à peine le contour de la tête de Kornblum, dont l’expression était aussi indéchiffrable que ses poings, lesquels tenaient l’autre bout de la corde. Josef laissa échapper un léger soupir entre ses dents serrées et remonta jusqu’à la fenêtre du golem.
Celle-ci était fermée, mais Kornblum avait équipé son élève d’une longueur de gros fil de fer. Josef se balançait dans le vide, les chevilles enroulées autour de son bout de corde, à laquelle il se cramponnait d’une main, tandis que, de l’autre, il enfonçait le fil de fer dans l’interstice entre les châssis supérieur et inférieur de la fenêtre à guillotine. Sa joue racla la brique, son épaule le brûlait, mais la seule pensée de Josef était une prière pour qu’il n’échoue pas, cette fois. Au moment même où la douleur de l’articulation de son épaule commençait à empiéter sur la rage du désespoir, Josef réussit enfin à faire sauter le loquet. Il tripota le châssis du bas, le leva doucement et se projeta à l’intérieur. Haletant, il resta là, à faire des moulinets avec ses épaules. Un instant plus tard, il entendit un grincement de corde ou de vieux os, un léger râle. Puis les longues jambes maigres de Kornblum enfoncèrent la fenêtre ouverte. Le magicien alluma sa torche électrique et balaya la pièce de son faisceau jusqu’à ce qu’il eût trouvé une douille électrique pendant du plafond au bout d’un fil entortillé. Il se baissa pour plonger la main dans son sac d’entrepreneur de pompes funèbres, en sortit une ampoule et la tendit à Josef, lequel se dressa sur la pointe des pieds pour la visser dans la douille.
Le cercueil dans lequel le golem de Prague avait été couché était la simple caisse de bois blanc prescrite par la loi juive, mais large comme une porte et assez longue pour contenir deux adolescents tête-bêche. Il reposait sur une paire de gros chevalets de charpentier, au centre d’une pièce vide. Après plus de trente ans, le sol de la chambre du golem paraissait neuf. Sans un atome de poussière, brillant et lisse. Les murs étaient d’une blancheur immaculée et dégageaient encore une odeur de peinture fraîche. Jusqu’alors, Josef avait été porté à ne pas tenir compte de la bizarrerie du plan de fuite de Kornblum, mais, ce jour-là, en présence de cet énorme cercueil, dans cette pièce intemporelle, il sentit un picotement désagréable gagner sa nuque et ses épaules. Kornblum aussi s’approcha de la bière avec une défiance visible, tendant vers son couvercle de pin rugueux une main qui hésita un moment avant de le toucher. Il fit prudemment le tour du cercueil, sondant les têtes de clou, les comptant, vérifiant leur état, ainsi que celui des charnières et des vis qui maintenaient les charnières en place.
— Très bien, murmura-t-il, avec un hochement de tête, s’efforçant manifestement de se donner du cœur au ventre, autant qu’à Josef. Passons à la suite de notre plan !
La suite du plan de Kornblum, au cœur duquel ils étaient maintenant arrivés, donnait ceci :
D’abord, à l’aide des cordes, ils devaient tirer le cercueil par la fenêtre, le hisser sur le toit et, de là, en se faisant passer pour des employés des pompes funèbres, le descendre par l’escalier et le sortir de l’immeuble. Une fois au salon funéraire, dans une salle qui leur avait été réservée, ils prépareraient le golem pour l’expédier par le train en Lituanie. Ils commenceraient par truquer le cercueil, ce qui impliquait de retirer les clous d’un seul côté et de les remplacer par d’autres qui avaient été raccourcis, gardant un moignon juste assez long pour fixer le côté truqué au reste de la caisse. De cette manière, le moment venu, Josef pourrait, sans grande difficulté, retrouver l’air libre au moyen d’un bon coup de pied. Fidèles au principe sacré de la fausse piste, ils équiperaient ensuite le cercueil d’un « panneau de visite », en pratiquant une fente en travers du couvercle, à environ un tiers du bout qui contenait la tête, et en garnissant ce tiers supérieur d’un loquet, afin qu’on puisse l’ouvrir séparément du bas, comme la moitié supérieure d’une porte hollandaise. Cela permettrait de bien voir la tête et la poitrine du défunt golem, mais pas la portion de cercueil où Josef serait tapi. Là-dessus, ils étiquetteraient le cercueil, en se pliant à la complexité de tous les règlements et procédures en vigueur, et en collant les formulaires abscons nécessaires au transport des dépouilles humaines. De faux certificats de décès et autres documents requis les attendraient, bien cachés, dans le salon du funérarium. Le cercueil une fois prêt et muni des papiers nécessaires, ils le chargeraient dans un fourgon mortuaire pour le transporter à la gare de chemin de fer. Voyageant à l’arrière du fourgon, Josef devait monter dans la bière, s’allonger au côté du golem et rabattre sur lui le couvercle truqué. Arrivé à la gare, Kornblum vérifierait que le cercueil avait bien l’air plombé et le confierait aux bons soins des porteurs, qui le chargeraient dans le train. Quand le cercueil atteindrait la Lituanie, à la première occasion Josef déclouerait à coups de pied le panneau truqué, roulerait sur le côté pour se dégager et découvrirait le sort qui l’attendait sur les rives de la Baltique.
Toutefois, comme c’était si souvent le cas, à présent qu’ils étaient confrontés aux aspects matériels de leur tour, Kornblum rencontrait deux problèmes.
— C’est un géant, chuchota Kornblum d’une voix tendue, avec un hochement de tête. (Au moyen de son levier miniature, il avait retiré les clous de tout un côté du haut du cercueil et fait pivoter le couvercle sur ses gonds en fer-blanc galvanisé. Debout, il contemplait cette pitoyable masse d’argile inerte et innocente.) Et il est nu…
— Il est très grand.
— On n’y arrivera jamais par la fenêtre. Et même si nous y arrivons, on ne pourra jamais l’habiller.
— Pourquoi faut-il l’habiller ? Il a ces tissus, les châles juifs, rétorqua Josef, montrant du doigt les tallaysim dans lesquels le golem avait été enveloppé. (Ceux-ci étaient en lambeaux et maculés, et ne dégageaient pourtant aucun relent de putréfaction. La seule odeur, âcre et verte, que Josef sentait monter de la chair basanée du golem était trop fugitive pour avoir un nom, et ce n’est que plus tard, par un après-midi caniculaire d’été, qu’il devait l’identifier comme la douceâtre puanteur de la Moldau.) Les Juifs ne sont-ils pas censés être enterrés nus ?
— C’est exactement la question, répondit Kornblum, avant d’expliquer que, selon un décret récent, il était illégal de sortir du pays un Juif même mort sans l’autorisation directe du Reichsprotektor von Neurath. Nous devons mettre en pratique les astuces de notre profession. (Avec un mince sourire, il inclina la tête en direction de ses sacs noirs d’entrepreneur de pompes funèbres.) Farde ses joues et ses lèvres. Cache son crâne sous une belle perruque. On va regarder à l’intérieur du cercueil, et quand cela arrivera, nous voulons qu’on trouve un géant goyisch mort.
Il ferma les yeux comme pour se représenter ce qu’ils voulaient que les autorités voient, si elles devaient ordonner l’ouverture du cercueil.
— De préférence, dans un très beau costume, acheva-t-il.
— Les plus beaux costumes que j’aie jamais vus, déclara Josef, appartenaient à un géant défunt.
Kornblum le dévisagea, captant un sous-entendu dans ces mots qu’il ne parvenait pas à saisir.
— Alois Hora. Il mesurait plus de deux mètres.
— Il était du cirque Zeletny, non ? s’enquit Kornblum. La Montagne ?
— Il portait des costumes made in England, qui venaient de Savile Row. Des trucs immenses…
— Oui, oui, je m’en souviens, dit Kornblum, avec un hochement de tête. Je le voyais assez souvent au Café Continental. De beaux costumes, acquiesça-t-il.
— Je pense… commença Josef. (Après une hésitation, il reprit :) Je sais où en trouver un.
Il n’était pas rare, à cette époque, qu’un médecin spécialiste des troubles glandulaires accumulât une garde-robe de prodiges, constituée de maillots de corps aussi grands que des couvertures de cheval, de feutres guère plus gros que des coupelles à baies et de toutes sortes de merveilles diverses en matière de chemises et de formes de chaussure. Ces articles, que le père de Josef avait acquis ou qu’on lui avait donnés au fil des ans, étaient rangés dans un placard de son bureau à l’hôpital, dans l’intention louable mais irréaliste d’empêcher qu’ils ne devinssent des objets de curiosité morbide pour ses enfants. Aucune visite à leur père sur son lieu de travail ne se terminait sans que les garçons eussent au moins tenté de convaincre le docteur Kavalier de leur laisser voir la ceinture, grosse et ondulante comme un anaconda, du géant Vaclav Sroubek ou les mules ornées de fleurs de digitale de la minuscule Miss Petra Frantisek. Mais après que le bon docteur eut été déchargé de son poste à l’hôpital, avec les autres Juifs de la faculté, la garde-robe des merveilles avait atterri à la maison, et son contenu, emballé dans des caisses bien fermées, fini entreposé dans un placard de son bureau. Josef était sûr de pouvoir y trouver des costumes d’Alois Hora.
Ainsi, après avoir vécu trois jours à Prague comme une ombre, c’est comme une ombre qu’il retourna finalement chez lui. L’heure du couvre-feu avait déjà sonné. Les rues étaient désertes, à l’exception de quelques grosses berlines aux ailes ornées de drapeaux et aux impénétrables vitres teintées et, une fois, d’un camion rempli de gars en capote grise, armés de fusils. Josef se déplaçait lentement, avec prudence, se rencognant dans les porches d’entrée, plongeant sous un véhicule en stationnement ou un banc dès qu’il entendait un grincement de vitesses, ou quand la fourche des phares de passage tailladait les façades, les marquises, les pavés de la rue. Dans la poche de son veston, il avait les crochets dont Kornblum avait jugé qu’il aurait besoin pour sa mission. Mais en arrivant à la porte de service de l’immeuble proche du Graben, Josef s’aperçut, comme il arrivait souvent, que celle-ci était coincée en position ouverte à l’aide d’une boîte de conserve, probablement par une gouvernante sortie sans autorisation ou un mari vagabond.
Josef ne croisa personne dans le couloir de derrière ou dans l’escalier. Pas de bébé qui réclamait son biberon, pas d’air assourdi de Weber sur une radio du soir, pas de vieux fumeur absorbé par l’occupation nocturne de cracher ses poumons. Bien que les plafonniers et les appliques murales fussent allumés, le sommeil collectif de l’immeuble semblait encore plus profond que celui du 26, Nicholasgasse. Josef trouva ce silence inquiétant. Il éprouva dans la nuque le même picotement, la même chair de poule qu’en pénétrant dans la chambre nue du golem.
Comme il suivait furtivement le couloir, il remarqua qu’un amas de vêtements occupait le paillasson de la porte de l’appartement familial. Son cœur tressaillit un instant à la pensée, préconsciente, qu’un des costumes qu’il venait chercher avait été, par des voies oniriques, mystérieusement déposé là. Josef s’aperçut ensuite que ce n’était pas un simple tas de linge, mais qu’il était vraiment habité par un corps. Un ivrogne ou quelqu’un d’évanoui, ou encore qui avait rendu l’âme dans le couloir. Une fille, pensa-t-il, une des patientes de sa mère. Pour une analysante, ballottée par des vagues de transfert et de dé-sublimation, il était rare mais pas impossible de rechercher la sécurité du seuil du docteur Kavalier, ou bien, au contraire, enflammée par la haine spécifique du contre-transfert, de s’installer là dans un état désespéré, comme une mauvaise farce, tel un sac à papier d’étrons de chien auquel on eût mis le feu.
Mais les vêtements appartenaient à Josef, et le corps à l’intérieur était celui de Thomas. Le petit garçon reposait sur le côté, les genoux remontés contre la poitrine, la tête calée sur un bras tendu vers la porte, les doigts ouverts avec un air d’intention persistante, comme s’il s’était endormi la main sur la poignée de porte, puis s’était écroulé par terre. Il avait un pantalon en velours côtelé anthracite, luisant aux genoux, et un gros pull-over torsadé, avec un grand trou sous le bras et une auréole indélébile de cambouis ayant la forme de la Tchécoslovaquie sur l’empiètement, que son frère aimait mettre, Josef le savait, chaque fois qu’il se sentait seul ou malade. Par l’encolure du pull sortaient les revers passepoilés de sa veste de pyjama. Les ourlets de ses bas de pyjama dépassaient des jambes de sa culotte d’emprunt. La joue droite de Thomas était écrasée contre son bras allongé, et sa respiration crépitait, régulière et bruyante, dans son nez continuellement bouché. Josef sourit et s’agenouilla près de son frère pour le réveiller, le taquiner et l’aider à se recoucher. Puis il se souvint qu’il ne lui était pas permis – qu’il ne pouvait pas se permettre – de manifester sa présence. Il ne pouvait pas demander à Thomas de mentir à leurs parents, et ne comptait pas vraiment non plus qu’il en soit capable sur une longue durée. Il recula, tentant de réfléchir à ce qui avait bien pu se passer et quelle était la meilleure ligne d’action. Comment Thomas s’était-il retrouvé à la porte ? Était-ce la faute de celui ou celle qui avait laissé l’accès libre en bas ? Qu’est-ce qui pouvait bien l’avoir poussé à prendre le risque de rester dehors aussi tard, alors que, comme tout le monde le savait, quelques semaines plus tôt, une jeune fille de Vinhordy, à peine plus vieille que Thomas, avait été abattue dans une ruelle obscure pour violation du couvre-feu, après s’être glissée dehors pour chercher son chien ? Il y avait bien eu des formules officielles de regret de la part de von Neurath, mais aucune promesse que ce genre d’incident ne se reproduirait plus. Si Josef parvenait d’une manière ou d’une autre à réveiller son frère ni vu ni connu – par exemple, en jetant une pièce de cinq thalers à hauteur de sa tête depuis le coin du couloir –, Thomas sonnerait-il pour pouvoir rentrer ? Ou aurait-il trop honte et choisirait-il de passer le reste de la nuit par terre, dans ce couloir sombre et glacé ? Et comment lui, Josef, pourrait-il récupérer les habits du géant avec son frère couché endormi sur le seuil, ou même avec toute la famille réveillée et en effervescence à cause du caractère rebelle du petit garçon ?
Josef marcha sur quelque chose d’à la fois mou et rigide qui craqua sous son talon, ce qui coupa court à ses spéculations. Son cœur s’arrêta ; il baissa les yeux, sautant en arrière de dégoût, et aperçut, non pas une souris écrasée, mais l’étui à crochets en cuir que Kornblum lui avait autrefois donné en récompense. Les yeux de Thomas papillotèrent, et il renifla. Josef attendit, clignant des yeux pour voir si son frère allait se rendormir. Thomas s’assit brusquement. Du dos du bras, il essuya la salive de ses lèvres, battit des paupières et poussa un petit soupir.
— Mon Dieu ! s’exclama-t-il d’une voix endormie, l’air pas autrement surpris de trouver son frère en route pour Brooklyn accroupi à côté de lui, trois jours après son prétendu départ, dans le couloir de leur immeuble, au cœur de Prague.
Thomas rouvrit la bouche pour continuer à parler, mais Josef la lui ferma du plat de la main et pressa un doigt contre ses lèvres. Il secoua la tête et, d’un geste, montra la porte.
Au moment où il jetait les yeux en direction de l’entrée de leur logement, Thomas parut enfin se réveiller. Sa bouche se pinça pour former une moue, comme s’il avait quelque chose d’amer sur la langue. Ses épais sourcils noirs se plissèrent au-dessus de son nez. Il agita la tête, tenta encore de dire quelque chose, mais son grand frère lui couvrit de nouveau la bouche, moins doucement cette fois-ci. Josef ramassa son vieil étui à crochets, qu’il n’avait pas vu depuis des mois, des années peut-être, et qu’il croyait avoir perdu les rares fois où il y pensait. La serrure de la porte des Kavalier était un modèle qu’à une autre époque il avait crocheté plusieurs fois avec succès. Il leur ouvrit le chemin avec peu de difficulté et s’engagea dans le couloir, plein de reconnaissance pour son odeur familière de tabac à pipe et de narcisse, pour le lointain bourdonnement du réfrigérateur électrique. Puis il pénétra dans le salon et vit que le canapé et le piano avaient été recouverts d’édredons. L’aquarium ne contenait plus de poissons et avait été vidé de son eau. L’oranger dans son cache-pot en terre cuite incrusté d’amours avait disparu. Des caisses étaient empilées au milieu de la pièce.
— Ils ont déménagé ? demanda-t-il, en chuchotant le plus bas possible.
— Au 11 de la rue Dlouha, répondit Thomas d’une voix normale. Ce matin.
— Ils ont déménagé, répéta Josef, incapable maintenant d’élever le ton, même s’il n’y avait personne pour les entendre, personne à prévenir ou à déranger.
— C’est un endroit ignoble. Les Katz sont des gens ignobles.
— Les Katz ? (Il y avait bien des cousins de sa mère, qu’elle n’avait jamais beaucoup aimés, qui portaient ce nom.) Viktor et Renata ?
Thomas inclina la tête.
— Et les Jumeaux de la Morve. (Il roula effroyablement des yeux.) Et leur ignoble perroquet. Ils lui ont appris à dire : « Lève ton cul, Thomas. »
Il renifla, pouffa de rire avec son frère puis, avec un nouveau lent plissement de sourcils, commença à lâcher une série de sanglots crachotants, précautionneux et étranglés, comme s’ils étaient douloureux à sortir. Josef le prit dans ses bras avec des gestes raides et se demanda soudain depuis combien de temps il n’avait pas entendu Thomas pleurer à cœur ouvert, bruit qui avait été autrefois aussi banal dans la maison que le sifflement de la théière ou le grattement de l’allumette de leur père. Le poids de Thomas sur son genou était écrasant, son corps gauche et trop encombrant. Au cours de ces trois derniers jours, on eût dit qu’il était passé de l’état d’enfant à celui d’adolescent.
— Il y a aussi une tante infecte, reprit Thomas, et un beau-frère anormal qui arrivent demain de Friedland. Je voulais revenir ici. Juste pour ce soir. Sauf que je n’ai pas su forcer la serrure…
Thomas hocha la tête.
— Quelle journée ! dit Josef, tentant de réconforter son petit frère. Je n’ai jamais été aussi déçu de ma vie…
Thomas sourit poliment.
— Presque tout l’immeuble a déménagé, souffla-t-il, glissant à bas du genou de Josef. Seuls les Kravnik, les Policek et les Zlatny ont le droit de rester.
Il s’essuya la joue sur un avant-bras.
— Ne mets pas de morve sur mon pull-over, l’avertit Josef, repoussant le bras de son frère.
— Tu l’as laissé.
— Je pourrais me le faire envoyer !
— Pourquoi n’es-tu pas parti ? s’inquiéta Thomas. Qu’est-ce qui est arrivé à ton bateau ?
— Il y a eu des problèmes. Mais je devrais repartir ce soir. Il ne faut pas que tu dises à maman et à papa que tu m’as vu.
— Tu ne les verras pas ?
La question, l’intonation rauque et plaintive de la voix de Thomas au moment où il la posa, remua Josef. Il secoua la tête.
— J’avais juste un saut à faire ici pour prendre quelque chose.
— Faire un saut d’où ?
Josef ignora la demande de son frère.
— Tout est toujours là ?
— À part des vêtements et des ustensiles de cuisine. Et ma raquette de tennis. Et mes papillons. Et ta radio… (C’était un poste à vingt tubes, emboîté dans une espèce de coffre en bois de pin huilé, que Josef avait confectionné avec des pièces détachées, la radiodiffusion amateur ayant succédé à la prestidigitation et précédé l’art moderne dans le cycle des passions de Josef, comme Houdini et ensuite Marconi avaient cédé la place à l’inscription de Josef à l’Académie des beaux-arts.) Maman l’a gardée sur ses genoux dans le tram. Elle disait qu’en l’écoutant elle avait l’impression d’entendre ta voix et qu’elle aimait même mieux avoir ta voix en souvenir de toi que ta photographie.
— Elle disait que je n’étais pas photogénique, de toute façon.
— Oui, c’est vrai, en fait. La voiture revient ici demain matin pour chercher le reste de nos affaires. Je vais monter à côté du conducteur. C’est moi qui tiendrai les rênes. De quoi as-tu besoin ? Et toi, qu’est-ce que tu es venu chercher ?
— Attends ici, dit Josef.
Il avait déjà trop parlé ; Kornblum ne serait pas content.
Après s’être assuré que Thomas ne le suivait pas, il longea le couloir menant au bureau paternel, s’efforçant d’ignorer les empilements de caisses, les portes béantes qui auraient dû être fermées depuis longtemps à cette heure-ci, les tapis roulés, le claquement lugubre de ses talons sur le plancher nu. Dans le bureau de son père, le secrétaire et les bibliothèques avaient été emballés dans des couvertures écossaises et attachés avec des sangles de cuir, les tableaux et les rideaux décrochés. Les cartons contenant les vêtements mystérieux des monstres endocriniens avaient été extraits de leur placard et entassés opportunément juste à côté de la porte. Sur chacun avait été collée une étiquette, soigneusement libellée de l’écriture énergique et régulière de son père qui dressait un inventaire précis du contenu du carton :
ROBES (5) – MARTINKA
CHAPEAU (PAILLE) – ROTHMAN
ROBE DE BAPTÊME – SROUBEK
Il ne savait pas pourquoi, mais la vue de ces étiquettes toucha Josef. Leurs inscriptions étaient aussi lisibles que si elles avaient été dactylographiées, chaque lettre comme chaussée et gantée d’empattements, les parenthèses soigneusement recourbées, les tirets ondulés comme des éclairs stylisés. Ces étiquettes avaient été rédigées avec amour ; la meilleure manière dont son père exprimait cette émotion était le souci du détail. Dans ce perfectionnisme paternel – dans cette obstination, cette persévérance, ce goût de l’ordre, cette patience et ce calme –, Josef avait toujours trouvé du réconfort. Ici, sur ces caisses de souvenirs insolites, le docteur Kavalier semblait avoir composé une série de messages dans l’alphabet même de l’imperturbabilité en soi. Les étiquettes paraissaient témoigner de toutes les qualités dont son père et sa petite famille allaient avoir besoin pour survivre à l’épreuve à laquelle Josef les abandonnait. Sous la responsabilité de son père, les Kavalier et les Katz réussiraient sans aucun doute à former une de ces rares maisons où la convenance et l’ordre prévalaient. Avec patience et calme, persévérance et stoïcisme, une belle écriture et un bon étiquetage, ils feraient front à l’indignité, aux persécutions et aux privations.
Mais à ce moment-là, en fixant l’étiquette d’une caisse où il était marqué :
CANNE-ÉPÉE – DLUBECK
EMBAUCHOIRS – HORA
COSTUMES (3) – HORA
ASSORTIMENT DE MOUCHOIRS (6) – HORA
Josef sentit la terreur éclore dans son ventre. Il eut soudain la certitude que le comportement de son père et des autres ne changerait pas un iota à la situation. Ordonnés ou négligents, bien recensés et polis ou mélangés et querelleurs, les Juifs de Prague étaient de la poussière sur les bottes allemandes, une engeance à chasser d’un coup de balai aveugle. Le stoïcisme et le soin du détail ne leur vaudraient rien. Dans les années qui suivirent, chaque fois qu’il se remémorait ce moment, Josef était tenté de penser qu’il avait eu une prémonition de l’horreur à venir en regardant ces étiquettes plâtrées de moisi. Là, les choses étaient plus simples. Ses cheveux se dressèrent sur sa nuque en lui provoquant une sensation de picotement, signe d’une décharge d’ions. Son cœur lui battit dans la gorge, comme si on avait appuyé dessus avec le pouce. Un instant, il eut même la sensation d’admirer la graphie d’une personne décédée.
— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Thomas, quand Josef revint au salon avec un des sacs de vêtements gigantesques de Hora en bandoulière. Que s’est-il passé ? Qu’est-ce qu’il y a ?
— Rien, répondit Josef. Écoute, Thomas, il faut que je m’en aille. Je suis désolé…
— Je sais. (Thomas avait l’air presque fâché. Il s’assit par terre en tailleur.) Je vais passer la nuit ici.
— Non, Thomas. Je ne pense pas…
— Tu n’as rien à dire, le coupa Thomas. Tu n’es plus là, tu te rappelles ?
Ses paroles faisaient écho au sage conseil de Kornblum, mais bizarrement elles glacèrent Josef. Il ne pouvait se débarrasser de l’impression – répandue chez les revenants, dit-on – que ce n’était pas lui mais ceux qu’il hantait dont la vie était dépourvue de consistance, de sens et d’avenir.
— Tu as peut-être raison, proféra-t-il au bout d’un moment. Tu ne devrais pas rôder dans les rues la nuit, de toute façon. C’est trop dangereux.
Une main sur chacune des épaules de Thomas, Josef guida son frère vers la chambre qu’ils avaient partagée les onze années précédentes. Au moyen d’une couverture et d’un oreiller sans taie qu’il dénicha dans une malle, il lui confectionna un lit par terre. Il farfouilla ensuite dans quelques autres caisses jusqu’à ce qu’il eût trouvé un vieux réveil d’enfant, une tête d’ours avec des clochettes en cuivre en guise d’oreilles, qu’il remonta et régla sur cinq heures trente.
— Tu dois être retourné là-bas à six heures, lui recommanda-t-il, sinon ils s’apercevront de ta disparition.
Thomas inclina la tête et se glissa entre les couvertures de son lit de fortune.
— J’aimerais tant partir avec toi, dit-il.
— Je sais, murmura Josef. (Il dégagea les cheveux du front de son petit frère.) Moi aussi. Mais tu vas me rejoindre bientôt…
— Tu me le promets ?
— Je vais m’en occuper, répondit Josef. Je n’aurai de cesse jusqu’au jour où j’attendrai ton bateau dans le port de New York.
— Sur cette île qu’ils ont, bredouilla Thomas, les paupières papillotantes. Avec la statue de la Liberté…
— Je te le promets, dit Josef.
— Jure-le.
— Je le jure.
— Jure par le fleuve Styx.
— Je le jure par le fleuve Styx, acquiesça Josef.
Puis il se pencha et, à la surprise de tous les deux, embrassa son frère sur la bouche. C’était le premier baiser de cette nature entre eux depuis que le plus jeune était nouveau-né et le plus vieux un bambin en culottes courtes en adoration devant le bébé.
— Au revoir, Josef, dit Thomas.
En rentrant Nicholasgasse, Josef découvrit qu’avec l’ingéniosité qui le caractérisait Kornblum avait résolu le problème de l’extraction du golem. À l’aide d’un instrument innommable du métier des pompes funèbres, ce dernier avait découpé un rectangle au ras du sol, juste assez grand pour le passage de face du cercueil, dans le mince panneau de gypse qui avait servi à combler le chambranle de la porte à l’époque de l’installation du golem. Le recto du panneau de gypse donnant dans le couloir était recouvert du papier 1900 défraîchi, un motif de grands coquelicots entrelacés, qui décorait tous les couloirs de l’immeuble. Kornblum avait pris soin de ne découper ce léger revêtement extérieur que sur trois des quatre côtés du rectangle, laissant au sommet un rabat de papier peint intact. Il avait ainsi ménagé une trappe commode.
— Et si quelqu’un remarque quelque chose ? objecta Josef, après avoir fini d’inspecter le travail de son mentor.
Objection qui donna lieu à une autre des maximes impromptues et un brin cyniques de Kornblum.
— Les gens remarquent seulement ce qu’on leur dit de remarquer, riposta-t-il. Et encore, à condition de le leur rappeler…
Ils mirent au golem le complet qui avait appartenu au géant Alois Hora. Ce ne fut pas une mince affaire, étant donné que le golem était passablement rigide. Vu sa nature et sa composition, il n’était pourtant pas aussi raide qu’on eût pu l’imaginer. Son argile glacée semblait céder légèrement sous la pression des doigts, et un étroit rayon d’action, peut-être le plus vague souvenir de mouvement qui soit, était même inhérent au coude du bras droit, le bras qui aurait servi tous les soirs, selon la légende, à toucher la mézouza du montant de la porte d’entrée de son créateur, quand le golem revenait de ses travaux, en portant à ses lèvres ses doigts consacrés par la Bible. En revanche, ses genoux et ses chevilles étaient plus ou moins pétrifiés. Qui plus est, ses extrémités étaient mal proportionnées, comme il arrive souvent avec une œuvre d’artiste amateur, et beaucoup trop grandes pour son corps. Les énormes pieds restèrent accrochés dans les jambes du pantalon, de sorte qu’il fut particulièrement difficile de le lui enfiler. À la fin, Josef dut plonger les bras dans le cercueil et ceinturer le golem pour soulever le bas de son corps de plusieurs pouces, avant que Kornblum puisse faire passer dans la culotte les pieds, les jambes et le postérieur assez imposant du golem. Ils avaient décidé de ne pas s’embêter avec les sous-vêtements, mais pour le besoin de la vraisemblance anatomique – dans une démonstration de la minutie qui avait caractérisé sa carrière sur scène –, Kornblum déchira les vieux tallaysim en deux (après les avoir baisés), tortilla une des moitiés et fourra le résultat en haut des cuisses du golem, dans la fourche du pantalon, là où il n’y avait qu’un creux d’argile lisse.
— Il était peut-être censé être une femme, suggéra Josef, regardant Kornblum monter la fermeture Éclair du golem.
— Pas même le Mah’er{12} ne pourrait créer une femme avec de l’argile, répliqua Kornblum. Pour cela, il faut une côte. (Reculant d’un pas, il considéra le golem. Il tira sur un des revers du veston et lissa les fronces sur le devant du pantalon.) C’est vraiment un très beau costume.
C’était un des derniers qu’Alois Hora avait achetés avant sa mort, quand son corps avait été ravagé par le syndrome de Marfan, il allait donc parfaitement au golem, qui n’était pas aussi corpulent que La Montagne à la fleur de l’âge. Il était coupé dans une magnifique laine peignée anglaise gris et brun-roux, striée d’un fil bourgogne, et on eût pu facilement tailler dedans un costume pour Josef ainsi qu’un autre pour Kornblum, avec assez de tissu de reste, ainsi que le fit observer le magicien, pour un gilet chacun. La chemise était d’un beau sergé blanc, avec des boutons de nacre, et la cravate en soie bourgogne, ornée d’un motif gaufré de roses chou, légèrement excentrique, comme Hora avait toujours aimé les cravates. Il n’y avait pas de chaussures. Josef avait oublié d’en prendre, et, en tout état de cause, aucune n’aurait été assez grande. Mais si les régions inférieures de l’intérieur du cercueil étaient inspectées, l’astuce échouerait de toute façon, chaussures ou pas.
Une fois habillé, une fois ses joues fardées, son crâne lisse couvert d’une perruque, son front et ses paupières munis de petits postiches de cils et de sourcils utilisés par les employés des pompes funèbres en cas de brûlure faciale ou de certaines maladies dépilatoires, le golem avait l’air indubitablement mort et passablement humain avec son teint terne et grisâtre, de la couleur du mouton bouilli. Il ne restait plus qu’une très légère empreinte de main humaine sur son front, d’où le nom de Dieu avait été effacé des siècles auparavant. Désormais, nos deux amis n’avaient plus qu’à le glisser par la trappe et à suivre le même chemin.
Opération qui se révéla assez aisée. Comme Josef l’avait remarqué en le soulevant pour lui mettre son pantalon, le golem pesait beaucoup moins que sa carrure et sa nature ne l’eussent laissé penser. En empruntant le couloir, puis en descendant l’escalier et en franchissant la porte du 26, Nicholasgasse, Josef eut l’impression de se colleter avec un cercueil en bois blanc substantiel et un habit de grande taille. Pas grand-chose d’autre.
— Mach’ bida lo nafsho, dit Kornblum, citant les Midrashim{13} , quand Josef commenta la légèreté de leur charge. « Son âme lui est un fardeau. » Cela, ce n’est rien. (D’un signe de tête, il indiqua le couvercle du cercueil.) Juste un vaisseau vide. Si tu n’étais pas dedans, j’aurais été obligé de le lester de sacs de sable…
Le trajet de l’immeuble au salon mortuaire dans le fourgon Skoda d’emprunt – Kornblum avait appris à conduire en 1908, disait-il, grâce aux leçons de Hans Kreutzler, célèbre élève de Franz Hofzinser – se déroula sans incident, ni rencontre avec les autorités. Le seul être qui les aperçut sortir le cercueil de l’immeuble, un ingénieur au chômage insomniaque, un certain Pilzen, se vit expliquer que le vieux M. Lazarus du 42 était finalement décédé après une longue maladie. Lorsque Mme Pilzen se présenta à l’appartement, le lendemain après-midi, une assiette de gâteaux secs aux œufs à la main, elle trouva un vieux monsieur ratatiné et trois femmes charmantes, bien qu’un peu inconvenantes, assises en kimono noir sur des tabourets bas, des rubans déchirés épinglés à leurs toilettes et les miroirs drapés, un ensemble de modalités qui, au cours des sept jours suivants, se révélèrent stupéfiantes pour les clients de l’établissement de Mme Willi, certains étant troublés, d’autres excités par le blasphème qui consistait à faire l’amour dans la maison d’un mort.
Dix-sept heures après que Josef fut entré dans le cercueil pour s’allonger à côté du vaisseau vide, jadis animé par les espoirs condensés du Prague juif, son train approcha de la ville d’Oshmyany, sur la frontière entre la Pologne et la Lituanie. Les deux chemins de fer nationaux utilisaient des écartements de rail différents, et il fallait compter un contretemps d’une heure pour transborder les voyageurs et les marchandises de l’express d’un noir miroitant de fabrication soviétique à l’omnibus asthmatique datant de l’époque tsariste. De l’asservissement polonais à une fragile liberté baltique. La grosse motrice de la catégorie Iosef Stalin entra presque sans bruit en gare et poussa un soupir étonnamment sensible, voire mélancolique. Lentement, pour la plupart, comme peu désireux d’attirer l’attention par une fâcheuse manifestation d’impatience ou de nervosité, les voyageurs, un assez grand nombre de jeunes gens du même âge que Josef Kavalier, affublés des pardessus ceinturés, des knickerbockers et des larges chapeaux des Chasidim, descendirent sur le quai et se dirigèrent en bon ordre vers les fonctionnaires des douanes et de l’immigration qui attendaient en compagnie d’un représentant du bureau local de la Gestapo dans une salle surchauffée par un poêle ventru et ronflant. Les porteurs de la gare, une triste équipe d’avortons et de vieillards boiteux, dont peu avaient l’air capables de soulever un carton à chapeau, encore moins le cercueil d’un géant, ouvrirent les portes de la voiture dans laquelle le golem et son passager clandestin avaient voyagé, et lorgnèrent d’un air indécis le fardeau qu’ils étaient censés décharger et transporter vingt-cinq mètres plus loin, jusqu’à un wagon lituanien à quai.
À l’intérieur du cercueil, Josef était étendu, inconscient. Il avait défailli avec une lenteur atroce, parfois presque jouissive, sur une durée de quelque huit ou dix heures, alors que le balancement du train, la raréfaction de l’oxygène, le manque de sommeil et l’excès de tension nerveuse qu’il avait accumulée au cours de la dernière semaine, le ralentissement de sa circulation sanguine et une étrange émanation soporifique du golem lui-même qui paraissait liée à son odeur estivale d’eau croupie, tout contribuait à triompher du vif endolorissement de ses hanches et de son dos, des crampes musculaires de ses bras et de ses jambes, de la quasi-impossibilité où il se trouvait d’uriner, de l’engourdissement de ses jambes et de ses pieds, de ses sensations de fourmillement, parfois presque de tressaillement, des gargouillements de son estomac, de sa terreur, de son émerveillement et de son incertitude devant le voyage dans lequel il s’était lancé. Quand les porteurs sortirent le cercueil du train, il ne se réveilla pas, même si son rêve prit une coloration de danger pressant bien que vague. Il ne revint à lui qu’après qu’une belle giclée d’air glacé vert sapin lui eut piqué les narines, illuminant son sommeil d’un éclat qu’égalait seulement le pâle rayon de soleil qui pénétra dans sa prison quand le « panneau d’inspection » s’ouvrit brutalement.
Une fois de plus, ce furent les consignes de Kornblum qui évitèrent à Josef de tout perdre d’entrée de jeu. Dans l’éblouissement de la première panique qui suivit l’ouverture du panneau, alors que Josef avait envie de crier de douleur, d’ivresse et de peur, le nom « Oshmyany » semblait quelque chose de froid et de rationnel entre ses doigts, comme un crochet qui allait finir par le libérer. Kornblum, dont la connaissance encyclopédique des chemins de fer de cette région de l’Europe devait, quelques brèves années plus tard, intégrer un effroyable appendice, l’avait préparé à fond sur les étapes et les détails de son odyssée pendant qu’ils travaillaient à traquer le cercueil. Josef sentait le coudoiement des hommes, le balancement de leurs hanches pendant qu’ils portaient le cercueil, et ces sensations, ainsi que le parfum de la forêt septentrionale et des bribes de murmures en polonais, se transformèrent à la dernière minute en une prise de conscience du lieu où il se trouvait et du sort qui l’attendait. C’étaient les porteurs qui, d’eux-mêmes, avaient ouvert le cercueil en le transportant du train polonais au lituanien. Il entendait et comprenait vaguement qu’ils étaient épatés à la fois par l’absence de vie et le gigantisme de leur charge. Puis les dents de Josef claquèrent avec un léger tintement de porcelaine au moment où leurs mains lâchèrent le cercueil. Josef garda le silence et pria pour que le choc ne fit pas sauter les clous pipés et ne le propulsât pas à l’extérieur. Il espérait avoir été jeté ainsi dans le nouveau wagon de marchandises, mais craignait que ce ne soit seulement l’impact avec le quai de gare qui ait rempli sa bouche du sang de sa morsure à la langue. La lumière baissa et s’éteignit, et il souffla, sain et sauf dans l’obscurité sans air, éternelle. Puis la lumière revint.
— Qu’est-ce que c’est ? Qui est-ce ? demanda une voix allemande.
— Un géant, Herr lieutenant. Un géant mort.
— Un géant lituanien mort. (Josef entendit un bruissement de papier. L’officier allemand feuilletait la liasse de faux papiers que Kornblum avait apposée à l’extérieur du cercueil.) Nom et prénom : Kervelis Hailinodas. Décédé à Prague avant-hier au soir. Le vilain bougre !
— Les géants sont toujours vilains, lieutenant, intervint un des porteurs en allemand.
Les autres porteurs l’approuvèrent, citant pour preuve des cas similaires.
— Bon Dieu ! reprit l’officier allemand. Mais c’est un crime d’enterrer un complet pareil dans une vieille fosse sale… Tiens, toi. Va me chercher un levier pour ouvrir ce cercueil.
Kornblum avait muni Josef d’une bouteille de vin de Moselle vide, dans laquelle il devait, à de rares intervalles, introduire le bout de son pénis et soulager sa vessie au compte-gouttes. Mais il n’eut pas le temps de la remettre en place au moment où les porteurs commencèrent à racler et à attaquer les joints du cercueil géant à coups de pied. L’entrejambe du pantalon de Josef devint brûlante, puis refroidit immédiatement.
— Il n’y a pas de pince, Herr lieutenant, dit un des porteurs. On va l’ouvrir à coups de hache.
Josef lutta contre la peur panique qui lui labourait la poitrine comme un animal.
— Ah, non ! s’exclama l’Allemand avec un rire. Tu n’y penses pas. Je suis grand, d’accord, mais je ne suis pas si grand que ça. (Au bout d’un moment, l’obscurité revint dans le cercueil.) Continuez votre travail.
Il s’écoula un silence. Puis, avec une secousse, Josef et le golem se retrouvèrent dans les airs.
— Et lui aussi est vilain, commenta un des hommes, d’une voix à peine audible pour Josef, mais pas si vilain que ça !
Quelque vingt-sept heures plus tard, Josef titubait, ébloui, clignant des yeux, boitant, plié en deux, asphyxié et empestant l’urine, dans la grisaille mouchetée de soleil d’un matin d’automne en Lituanie. Caché derrière un pilier noir de suie de la gare de Vilnius, il regarda les deux complices du cercle secret retirer l’étrange cercueil géant venu de Prague. Par un détour, il clopina ensuite jusqu’à la maison du beau-frère de Kornblum, rue Pylimo, où on l’accueillit gentiment avec un repas, un bain chaud et un petit lit de camp dans la cuisine. Pendant qu’il séjournait là, afin de tenter d’organiser sa traversée de Priekulè à New York, il entendit parler pour la première fois d’un consul hollandais de Kovno qui délivrait des visas pour Curaçao, en liaison avec un fonctionnaire japonais qui accordait le droit de transiter via l’Empire nippon à tout Juif qui allait dans la colonie hollandaise. Deux jours après, il était à bord du Transsibérien ; une semaine plus tard, il arrivait à Vladivostok et, de là, prenait un bateau pour Kobé. De Kobé, il s’embarqua pour San Francisco, d’où il télégraphia à sa tante de Brooklyn pour lui demander de quoi payer l’autocar à destination de New York. C’est sur le vapeur avec lequel il passa sous le Golden Bridge qu’il plongea par hasard la main dans le trou de la doublure de la poche droite de son pardessus et découvrit l’enveloppe que son frère lui avait tendue solennellement près d’un mois auparavant. Elle contenait une unique feuille de papier, que Thomas y avait glissée à la hâte ce matin-là, au moment où ils quittaient tous ensemble l’appartement pour la dernière fois, dans le but d’exprimer les sentiments d’amour, de peur et d’optimisme que l’évasion de son frère lui inspirait. C’était le dessin d’Harry Houdini en train de prendre tranquillement une tasse de thé en plein ciel que Thomas avait fait dans son carnet pendant sa carrière avortée de librettiste. Josef le contempla. En voguant vers la liberté, il avait la sensation de ne rien peser du tout, comme si on l’avait soulagé de tout fardeau.