3.

La détermination de Josef Kavalier à prendre d’assaut le très fermé Hofzinser Club avait atteint son comble un beau jour de 1935, au cours du petit déjeuner où il s’était étranglé avec une bouchée d’omelette aux abricots en boîte. À l’appartement labyrinthique des Kavalier, sis dans un immeuble style Sécession, léger comme de la dentelle, aux abords du Graben{7}, c’était un de ces rares matins où tout le monde s’était attablé pour prendre le petit déjeuner ensemble. Les médecins Kavalier avaient des horaires professionnels astreignants et, comme bien d’autres parents occupés, tendaient à la fois à négliger et à trop gâter leurs enfants. Herr Dr Emil Kavalier était l’auteur de Grundsätzen der Endikronologie, un ouvrage de référence, et le découvreur de l’« acromégalie de Kavalier ». Frau Dr Anna Kavalier, elle, était une neurologue de formation qui avait été analysée par Alfred Adler et avait fini depuis par traiter la crème des jeunes Praguois atteints de cathexie sur son divan à motifs cachemire. Ce matin-là donc, quand Josef se pencha tout à coup en avant en hoquetant, les yeux larmoyants, cherchant sa serviette à tâtons, le père tendit le bras de derrière son Tageblatt et lui tapa distraitement le dos. Sans lever les yeux du dernier numéro de Monatsschrift für Neurologie und Psychiatrie, sa mère rappela pour la dix millième fois à Josef de ne pas manger trop vite. Seul le petit Thomas avait remarqué, un instant avant que Josef ne pressât la serviette contre ses lèvres, le reflet d’un corps étranger dans la bouche de son frère. Il se leva de table et fit le tour pour se diriger vers la chaise de Josef. Il regarda fixement les mâchoires de son frère, le temps que celles-ci viennent lentement à bout du morceau d’omelette fautif. Josef l’ignora et s’enfourna une nouvelle fourchetée dans le bec.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Thomas.

— Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? répliqua Josef, qui mâchait avec précaution, comme s’il avait mal à une dent. Va-t’en !

À ce moment-là, Miss Home, la préceptrice de Thomas, détacha ses yeux de son exemplaire vieux d’un jour du Times de Londres et étudia les deux frères.

— Vous avez perdu un plombage, Josef ?

— Il a quelque chose dans la bouche, dit Thomas. Ça brille.

— Qu’avez-vous donc dans la bouche, jeune homme ? intervint la mère des garçons, marquant sa place à table à l’aide d’un petit couteau à beurre.

Josef fourra deux doigts dans l’espace entre sa joue et sa gencive, supérieure droites et en sortit une lamelle de métal plat, dentelée à une extrémité : une minuscule fourchette, guère plus longue que le petit doigt de Thomas.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? lui demanda sa mère, comme si elle allait vomir.

Josef haussa les épaules.

— Une clef dynamométrique, balbutia-t-il.

— Eh bien quoi ! s’exclama son père à l’adresse de sa mère, avec le sarcasme peu subtil qui était en soi une subtilité et lui permettait de ne jamais paraître pris en défaut par le comportement souvent surprenant de ses enfants. Naturellement, c’est une clef dynamométrique.

— Herr Kornblum m’a dit que je devais m’y habituer, expliqua Josef. Il a dit qu’après la mort de Houdini, on s’était aperçu qu’il s’était creusé deux poches substantielles dans les joues.

Herr Dr Kavalier retourna à son Tageblatt.

— Une aspiration admirable, commenta-t-il.

Josef s’était intéressé à la magie professionnelle juste au moment où ses mains étaient devenues assez grandes pour manier un jeu de cartes. Prague possédait une importante tradition d’illusionnistes et de prestidigitateurs, et il n’était pas difficile pour un enfant aux parents absorbés et indulgents de trouver une bonne formation. Pendant un an, il avait suivi l’enseignement d’un Tchèque du nom de Bozic, qui se faisait appeler Rango et s’était spécialisé dans les manipulations de cartes et de pièces, le mentalisme et le vol à la tire. Il était capable également de couper une mouche en deux en lançant un trois de carreau. Josef avait vite assimilé la Pluie d’argent, le Kreutzer soluble, la Fausse Coupe du comte Erno et des rudiments du Grand-père défunt, mais après qu’il fut porté à l’attention des parents de Josef que Rango avait jadis tâté de la prison pour avoir remplacé les bijoux et l’argent de son public par de fausses pierres et du papier vierge, le garçon avait bien été entendu retiré de sa tutelle.

Les as et les reines fantômes, les pluies de couronnes d’argent et la subtilisation des montres-bracelets, qui avaient formé le fonds de commerce de Rango, étaient très bien pour se distraire. Et pour Josef, les longues heures passées planté devant la glace du lavabo, à répéter les empalmages, manipulations, escamotages et numéros de passe-passe grâce auxquels il paraissait lancer une pièce dans son oreille droite et, après lui avoir fait traverser la boîte crânienne, la ressortir de l’oreille gauche d’un copain ou d’un parent, ou encore glisser le valet de cœur dans le mouchoir d’une jolie jeune fille, exigeaient une intensité de concentration masturbatoire qui devenait presque plus jouissive que le tour lui-même. Puis un patient avait adressé son père à Bernard Kornblum. Tout changea. Sous la férule de Kornblum, Josef commença à apprendre le dur métier de l’Ausbrecher, de la bouche d’un de ses maîtres. À l’âge de quatorze ans, il avait décidé de consacrer sa vie à l’évasion minutée.

Kornblum était un Juif de l’Est osseux, avec une barbe rousse en broussaille qu’il relevait dans un filet de soie noire avant chaque prestation. « Ça les distrait », disait-il, en parlant de ses spectateurs, qu’il considérait avec ce mélange d’étonnement et de dédain propre à l’artiste chevronné. Comme il se produisait avec un minimum de boniments, trouver d’autres moyens de distraire le public était toujours un facteur important. « Si je pouvais travailler sans caleçon, disait-il encore, j’irais tout nu. » Son front était immense, ses doigts longs et habiles bien que disgracieux, avec des articulations noueuses ; ses joues, même par les matins de mai, avaient l’air irritées et desquamées, comme tannées par des vents polaires. Kornblum faisait partie des rares Juifs de l’Est que Josef avait rencontrés. Il y avait bien des réfugiés juifs de Pologne et de Russie dans le cercle de ses parents, mais c’étaient des médecins et des musiciens policés, « européanisés », originaires de grandes villes et qui parlaient français et allemand. Kornblum, dont l’allemand était gauche et le tchèque inexistant, était né dans un shtètel à la périphérie de Vilnius et avait passé la majeure partie de sa vie à parcourir les provinces de la Russie impériale, en se produisant dans les odéons, granges et places de marché de mille petites villes et villages. Il portait des complets à poitrine bombée, d’une coupe démodée, à la Rudolf Valentino. Comme son régime alimentaire consistait en grande partie en poissons en conserve – anchois, éperlans, sardines, thon… –, son haleine avait souvent des relents de marée. Bien qu’athée convaincu, il n’en demeurait pas moins casher, évitait de travailler le samedi et avait accroché une gravure sur acier du mont du Temple sur le mur oriental de sa chambre. Jusqu’à récemment, Josef, alors âgé de quatorze ans, avait très peu réfléchi à la question de sa propre judéité. Il croyait – c’était inscrit pieusement dans la constitution tchèque – que les Juifs n’étaient qu’une des nombreuses minorités ethniques qui constituaient la jeune nation dont Josef était fier d’être le fils. L’arrivée de Kornblum, avec son odeur baltique, ses bonnes manières défraîchies et son yiddish, fit forte impression sur lui.

Ce printemps et cet été-là, jusqu’à la mi-automne, Josef se rendit deux fois par semaine dans la chambre de Kornblum, au dernier étage d’une maison de guingois de la rue Maisel, dans le Josefov, pour être enchaîné au radiateur et avoir les mains et les pieds liés au moyen de longs rouleaux de grosse corde de chanvre. Au début, Kornblum ne lui donna pas le moindre conseil pour se libérer de cette coercition.

— Tu seras attentif, prévint-il l’après-midi du premier cours de Josef, alors qu’il l’entravait avec une chaise en bois courbé. Ça, je te le garantis. Tu t’habitueras aussi au contact de la chaîne. La chaîne est ton pyjama de soie désormais. C’est comme les bras aimants de ta mère…

En dehors de cette chaise, d’un lit de fer, d’une armoire et de l’image de Jérusalem sur le mur est, à côté de l’unique fenêtre, la chambre était presque nue. Le seul bel objet était un coffre chinois taillé dans une sorte de bois tropical, aussi rouge que du foie cru, avec de gros gonds de cuivre et une paire de serrures fantaisie également en cuivre, en forme de paons stylisés. Lesdites serrures s’ouvraient grâce à tout un système de leviers et de ressorts minuscules, dissimulés dans les ocelles en jade des sept plumes de la queue de chaque paon. Le magicien pressait les quatorze boutons de jade dans un ordre qui semblait changer à chaque nouvelle ouverture du coffre.

Au cours des premières séances, Kornblum se borna à montrer à Josef diverses sortes de serrures, qu’il sortait une à une de son coffre : serrures utilisées pour la fermeture de menottes, de boîtes aux lettres et de journaux intimes des dames, serrures de porte à bouterolles et à goupilles ; solides cadenas et serrures à combinaison prélevées sur des cassettes et des coffres-forts. Sans un mot, il démontait chaque modèle à l’aide d’un tournevis, puis le remontait vers la fin de l’heure, sans libérer encore Josef, il exposait les premières notions du contrôle de la respiration. Enfin, pendant les dernières minutes du cours, il délivrait son élève de ses chaînes pour le fourrer dans un cercueil de bois blanc. Assis sur le couvercle fermé, il buvait du thé et consultait sa montre-bracelet jusqu’à la fin du cours.

— Si tu es claustrophobe, lui expliqua Kornblum, nous devons le diagnostiquer maintenant. Pas quand tu seras enchaîné au fin fond de la Moldau, attaché à l’intérieur d’un sac postal, avec toute ta famille et tes voisins qui attendent que tu t’en sortes à la nage…

Au début du deuxième mois, il introduisit le crochet et la clef dynamométrique, et se mit en devoir d’appliquer ces merveilleux outils à chaque modèle de serrure qu’il gardait dans son coffre. Son toucher était habile et, quoiqu’il eût soixante ans bien sonnés, ses mains sûres. Il crochetait les serrures puis, pour l’édification de Josef, les démontait et les crochetait une nouvelle fois avec le mécanisme mis à nu. Les serrures, qu’elles soient neuves ou anciennes, anglaises, allemandes, chinoises ou américaines, ne résistaient guère plus de quelques secondes à ses bricolages. De surcroît, il avait réuni une petite bibliothèque de gros ouvrages poussiéreux, beaucoup illégaux ou interdits, certains marqués du cachet de la terrible Tcheka des Bolcheviks, où étaient répertoriées, en innombrables colonnes de caractères minuscules, les formules combinatoires, par numéro de lot, des milliers de serrures à combinaison fabriquées en Europe depuis 1900.

Des semaines durant, Josef supplia Kornblum de lui permettre de manier lui-même le crochet. Contrairement aux consignes, il s’était exercé sur les serrures de la maison au moyen d’une épingle à chapeau et d’un rayon de roue de bicyclette, avec un succès inégal.

— Très bien, dit enfin Kornblum. (Tendant à Josef son crochet et une clef dynamométrique, il le conduisit à la porte de sa chambre, sur laquelle il avait posé lui-même une superbe serrure Rätsel{8} toute neuve à sept goupilles. Puis il dénoua sa cravate et s’en servit pour aveugler Josef.) Pour voir à l’intérieur de la serrure, tu n’as pas besoin de tes yeux.

Josef s’agenouilla dans le noir et chercha à tâtons la poignée plaquée de cuivre. Le battant était glacé contre sa joue. Lorsque Kornblum ôta enfin son bandeau et, d’un geste, invita Josef à grimper dans le cercueil, Josef avait crocheté la Rätsel trois fois. La dernière, en moins de dix minutes.

La veille du jour où Josef avait provoqué un esclandre à la table du petit déjeuner, après des mois d’exercices respiratoires qui lui donnaient mal au cœur ainsi que des picotements à la tête, et d’un entraînement qui lui laissait les articulations des doigts endolories, il était entré dans la chambre de Kornblum et avait tendu ses poignets, comme d’habitude, pour être menotté et ligoté. Kornblum l’alarma avec un rare sourire. Il remit à Josef une petite trousse en cuir noir. Après l’avoir déroulée, Josef trouva la clef dynamométrique miniature et un jeu de crochets en acier, certains guère plus longs que la clef, d’autres deux fois plus, avec des poignées de bois poli. Aucun n’était plus gros qu’un crin de balai. Le bout en avait été taillé et recourbé pour former toutes sortes de lunes, diamants et autres tildes astucieux.

— C’est moi qui les ai fabriqués, dit Kornblum. Ils sont fiables.

— Pour moi ? Vous les avez fabriqués pour moi ?

— C’est ce que nous allons décider maintenant, répondit Kornblum, montrant du doigt le lit où il avait étalé une paire de menottes allemandes flambant neuves et ses plus beaux cadenas américains Yale. Enchaîne-moi donc au fauteuil.

Kornblum se laissa lier au fauteuil au moyen d’une longueur de grosse chaîne. D’autres chaînes attachaient le fauteuil au radiateur, ainsi que ce dernier à son cou. Ses mains aussi furent menottées. Devant lui, afin qu’il puisse fumer. Sans un conseil ou une plainte de Kornblum, Josef retira les menottes et tous les cadenas sauf un au cours de la première heure. Mais le dernier cadenas, un Dreadnought d’une livre, un modèle Yale de 1927, à seize goupilles télescopiques, résista à tous ses efforts. Josef suait et jurait en tchèque à mi-voix, pour ne pas offenser son maître. Kornblum alluma une autre Sobranie.

— Les goupilles parlent, rappela-t-il enfin à Josef. Le crochet est un minicâble téléphonique. Les extrémités de tes doigts ont des oreilles.

Josef prit une profonde inspiration, glissa le crochet se terminant par une petite arabesque dans l’entrée de serrure et utilisa une nouvelle fois le bras dynamométrique. Rapidement, il effleura les goupilles d’avant en arrière du bout de son instrument, sentant chacune d’elles céder tour à tour, jaugeant la résistance des ressorts. Chaque serrure avait son propre point d’équilibre entre rotation et frottement : si on tournait trop fort, l’entrée de serrure se bloquait ; trop doucement, les goupilles n’accrochaient pas bien. Avec des cylindres à seize goupilles, trouver le point d’équilibre était entièrement une question d’intuition et de style. Josef ferma les yeux. Il entendit le fil du crochet vibrer dans les extrémités de ses doigts.

Avec un doux murmure métallique, le cadenas s’ouvrit brusquement. Kornblum hocha la tête, se leva et s’étira.

— Tu peux garder les outils, conclut-il.

Si lent que le progrès des leçons avec Herr Kornblum eût semblé à Josef, il avait été dix fois plus lent pour Thomas Kavalier. Le bricolage sans fin de serrures et de nœuds auquel Thomas avait secrètement assisté des nuits durant, à la faible clarté de la lampe de la chambre que les garçons partageaient, était loin d’être aussi intéressant à ses yeux que l’avait été la passion de Josef pour les manipulations de pièces de monnaie et la magie des cartes à jouer.

Thomas Masaryk Kavalier était un enfant espiègle, un lutin doté d’une épaisse crinière noire. Quand il était tout jeune, le gène musical de la famille maternelle s’était manifesté chez lui. À trois ans, il régalait les convives de longues arias emportées, baragouinées dans un italien incompréhensible. Pendant des vacances familiales à Lugano, quand il avait huit ans, on s’aperçut que, grâce à la lecture attentive de ses livrets d’opéra préférés, il avait réellement glané assez d’italien pour pouvoir discuter avec les chasseurs de l’hôtel. Constamment sollicité pour participer aux prestations de son frère, poser pour ses croquis et se porter garant de ses mensonges, il avait développé un authentique flair dramatique. Dans un carnet à carreaux, il avait écrit récemment les premières lignes d’un opéra, Houdini, situé dans le Chicago mythique. Pour ce projet, il était gêné par le fait de n’avoir jamais vu de numéro d’artiste de l’évasion. Dans son imagination, les exploits de Houdini étaient bien plus grandioses que tout ce que même l’ex-Mr Erich Weiss{9} en personne avait pu concevoir autrefois : sauts en armure d’avions en feu au-dessus de l’Afrique, évasions de boulets creux lancés dans des repaires de requins par des canons sous-marins. Au petit déjeuner de ce matin-là, la soudaine irruption de Josef dans un territoire jadis occupé de fait par l’illustre Houdini marqua un grand jour dans l’enfance de Thomas.

Après le départ de leurs parents – la mère pour son bureau de Narodny, le père afin d’attraper un train à destination de Brno, où il avait mission de rendre visite à la fille géante du maire –, Thomas ne lâcha pas Josef sur Houdini et ses joues.

— Il aurait pu faire rentrer une pièce de deux couronnes ? voulut-il savoir.

Couché à plat ventre sur son lit, il regardait Josef ranger la clef dynamométrique dans son étui spécial.

— Oui, sauf qu’on ne voit pas pourquoi il aurait pu avoir envie de le faire.

— Et une boîte d’allumettes ?

— Oui, je pense.

— Comment seraient-elles restées sèches ?

— Il aurait pu les envelopper dans de la toile cirée.

Thomas explora sa joue du bout de sa langue. Il frissonna.

— Quoi d’autre Herr Kornblum veut-il que tu y mettes ?

— J’apprends à devenir un artiste de l’évasion, pas une valise ! s’écria Josef avec impatience.

— Tu vas finir par réaliser une véritable évasion, alors ?

— J’en suis plus près aujourd’hui que je ne l’étais hier.

— Après tu pourras entrer au Hofzinser Club ?

— Nous verrons.

— Quelles sont les conditions ?

Josef roula les yeux, regrettant d’avoir parlé du Hofzinser Club à Thomas. C’était un club privé masculin, abrité dans une ancienne auberge d’une des rues les plus tortueuses et les plus crépusculaires du Staré Mesto, et qui faisait office à la fois de cantine, de société de bienfaisance, de corporation et de salle de répétition pour les artistes magiciens de Bohême. Herr Kornblum y soupait presque tous les soirs. Aux yeux de Josef, il était clair que le club n’était pas seulement l’unique source de compagnie et d’échange pour son maître taciturne, mais également une véritable cour des Miracles, un répertoire vivant du savoir accumulé au fil de siècles de tours de passe-passe et d’illusion dans une ville qui avait donné au monde quelques-uns des plus grands charlatans, prestidigitateurs et fakirs de l’histoire. Josef voulait désespérément en être membre. En réalité, ce désir était devenu l’objet secret de toutes ses rêveries (rôle qui devait vite être usurpé par la préceptrice, Miss Dorothea Horne). La raison pour laquelle Josef était si irrité par les incessantes questions de Thomas tenait en partie au fait que son petit frère avait deviné la prééminence permanente de l’Hofzinser Club dans ses pensées. L’esprit de Thomas, lui, était rempli de visions orientales – « loukoums » – d’hommes portant jaquette et culotte de pacha, qui se promenaient dans le sourcilleux hôtel à colombages de Stupartskà avec le haut du torse séparé du bas et faisaient surgir de l’air des léopards et des oiseaux-lyres.

— Il faut seulement être invité.

— Est-ce qu’on doit avoir trompé la mort ?

— L’heure venue, je suis sûr que je recevrai mon invitation.

— Quand tu auras vingt et un ans ?

— Peut-être.

— Mais si tu mettais quelque chose au point pour leur montrer…

Cette supposition faisait écho au cours secret des ruminations de Josef. Il virevolta sur son lit et se pencha en avant pour regarder Thomas.

— Par exemple ?

— Si tu leur montrais comment tu peux te libérer de chaînes, ouvrir des serrures, retenir ton souffle, dénouer des cordes…

— Tout ça, c’est facile. On peut apprendre ces tours en prison.

— Bon, si tu faisais quelque chose de vraiment extraordinaire, enfin… quelque chose qui les laisserait babas.

— Une évasion.

— On pourrait te jeter d’un avion, ligoté à une chaise, avec le parachute attaché à une autre chaise, pour que tu tombes dans le vide. Comme ça…

Thomas se leva à quatre pattes de son lit, se dirigea vers son petit bureau, en sortit le carnet bleu dans lequel il composait Houdini et l’ouvrit à une page de la fin, où il avait dessiné la scène. On voyait Houdini en smoking dégringoler d’un avion de guingois, en compagnie d’un parachute, de deux chaises, d’une table et d’un service à thé, tous suivis de longs gribouillis pour indiquer la vitesse. Le magicien souriait en servant du thé à son parachute. Il semblait penser qu’il avait tout le temps du monde.

— C’est idiot, dit Josef. Qu’est-ce que je connais aux parachutes ? Qui va me laisser sauter d’un avion ?

Thomas rougit.

— C’est enfantin, admit-il.

— Peu importe, conclut Josef, qui se leva à son tour. Tu ne jouais pas avec les vieux machins de papa, tout à l’heure ? Avec ses instruments de la fac de médecine ?

— Je les ai ici, répondit Thomas.

Il se jeta par terre et roula sous le lit. L’instant suivant apparaissait une petite caisse de bois, couverte de toiles d’araignée pleines de poussière, et dont le couvercle s’articulait sur des boucles tordues en fil de fer.

Josef s’agenouilla, rabattit le couvercle et mit au jour des bouts disparates d’instruments et de fournitures scientifiques qui avaient survécu aux études médicales de leur père. Dans une déferlante de vieux copeaux d’emballage surnageaient une fiole d’Erlenmeyer cassée, une cornue avec un penny côté face en guise de bouchon, une paire de pinces à creuset, le coffret tendu de cuir contenant les vestiges d’un microscope Zeiss portatif (rendu depuis longtemps inutilisable par Josef, qui avait tenté une fois de s’en servir pour mieux voir la chute de reins de Pola Negri sur une photo de plage floue déchirée dans un journal) et autres articles dépareillés.

— Thomas ?

— C’est confortable là-dessous. Je ne suis pas claustrophobe. Je pourrais y rester des semaines.

— Il n’y avait pas… (Josef farfouilla dans le tas bruissant de copeaux.) On n’avait pas…

— Comment ?

Thomas s’extirpa de dessous le lit.

Josef éleva à la lumière une longue baguette de verre brillante et la brandit comme Kornblum lui-même eût pu le faire.

— Un thermomètre, dit-il.

— Pour quoi faire ? De qui tu vas prendre la température ?

— De la rivière.

À quatre heures du matin, le vendredi 27 septembre 1935, la température de l’eau de la rivière Moldau, qui était noire comme une cloche d’église et tintait contre le quai en pierre au nord de l’île de Kampa, atteignait 22,2 °C. La nuit était sans lune, et le brouillard recouvrait la rivière telle une tenture tirée par la main d’un prestidigitateur. Un vent aigre agitait bruyamment les gousses des branches nues des acacias de l’île. Les frères Kavalier étaient venus parés pour un temps froid. Josef avait veillé à ce qu’ils soient habillés de laine de la tête aux pieds, avec deux paires de chaussettes chacun. Dans le sac qu’il portait au dos, il trimbalait un bout de corde, un tronçon de chaîne, le thermomètre, une demi-saucisse de veau, un cadenas et des vêtements de rechange, plus deux paires de chaussettes supplémentaires pour son usage personnel. Il avait également un réchaud à pétrole portatif, emprunté à un camarade d’école dont la famille pratiquait l’alpinisme. Bien qu’il n’eût pas prévu de passer beaucoup de temps dans l’eau – pas plus d’une minute vingt-sept secondes, avait-il calculé –, il s’était entraîné dans une baignoire remplie d’eau froide et savait que, même dans le confort de la salle de bains familiale chauffée à la vapeur, il mettait plusieurs minutes à se réchauffer.

De toute son existence Thomas Kavalier ne s’était jamais levé si tôt. Il n’avait jamais vu les rues de Prague aussi désertes, les façades autant plongées dans l’obscurité, semblables à une rangée de lanternes dont les mèches eussent été mouchées. Les carrefours qu’il connaissait, les boutiques, les lions sculptés d’une balustrade qu’il longeait tous les jours en allant à l’école avaient l’air étranges et imposants. Les réverbères répandaient un faible halo lumineux, et les angles de rue étaient noyés d’ombre. Il ne cessait de s’imaginer qu’en se retournant il verrait leur père les poursuivre en chaussons et robe de chambre. Josef marchait vite et Thomas devait presser le pas pour rester à sa hauteur. L’air glacé lui brûlait les joues. Ils s’arrêtèrent plusieurs fois, pour des motifs qui ne furent jamais bien clairs pour Thomas, afin de se tapir sous un porche ou de s’abriter derrière l’aile galbée d’une Skoda en stationnement. Ils passèrent devant la porte de service ouverte d’une boulangerie, et Thomas fut submergé fugitivement de blancheur : un mur carrelé de blanc, un homme blême tout habillé de blanc, un nuage de farine qui tourbillonnait au-dessus d’une montagne de pâte à pain d’un blanc luisant. Au grand étonnement de Thomas, il y avait toutes sortes de gens debout à cette heure : fournisseurs, chauffeurs de taxi, deux ivrognes en train de pousser la chansonnette. Même une femme dans un long manteau noir, qui traversait le pont Charles en fumant et en parlant toute seule. Et des policiers. Ils furent contraints d’en croiser deux en catimini sur le chemin de Kampa. Enfant spontanément respectueux des lois, Thomas aimait bien les policiers. Il en avait peur aussi. Sa vision des prisons et des cachots avait été vivement influencée par la lecture d’Alexandre Dumas, et il ne doutait pas le moins du monde que des petits garçons y étaient enterrés sans pitié.

Il commença à se repentir d’avoir accompagné Josef. Il regrettait d’avoir eu l’idée de le pousser à faire ses preuves aux yeux des membres du Hofzinser Club. Ce n’était pas qu’il doutât des capacités de son frère. Cela ne lui serait jamais venu à l’esprit. Il avait juste peur. De la nuit, des ombres et de l’obscurité, des policiers, de la réaction de son père, des araignées, des voleurs, des ivrognes, des dames en pardessus et surtout, ce matin-là, de la rivière, plus sombre que toute autre chose à Prague.

Pour sa part, Josef avait seulement peur d’être empêché. Pas pris. Il ne pouvait rien y avoir d’illégal, se répétait-il, à se ligoter pour tenter ensuite de se dégager à la nage d’un sac à linge. Il ne croyait pas que la police ou ses parents considéreraient son projet d’un œil favorable – il pouvait même être poursuivi, pensait-il, pour se baigner dans la rivière hors saison –, mais il n’avait pas peur de la punition. Simplement il n’avait pas envie que quoi que ce soit lui interdise de mettre à exécution son évasion. Son emploi du temps était minuté. La veille, il avait posté une invitation au président du Hofzinser Club :

Les honorés membres du Hofzinser Club
sont cordialement invités
à assister à un nouveau et stupéfiant exploit
d’autolibération
par ce prodige de l’escapologie
CAVALIERI
au pont Charles
dimanche 29 septembre 1935
à quatre heures et demie du matin.

Il était content de la formule, mais cela ne lui laissait que deux jours pour se préparer. Pendant la quinzaine écoulée, il avait crocheté des serrures, les mains immergées dans un évier rempli d’eau glacée, et avait joué au contorsionniste pour se dégager de ses liens et délier ses chaînes dans la baignoire de ses parents. Ce soir, il tenterait l’« exploit d’autolibération » sur la berge de Kampa. Puis, deux jours plus tard, si tout marchait bien, il demanderait à Thomas de le pousser par-dessus le parapet du pont Charles. Il ne doutait absolument pas de réussir son coup. Retenir sa respiration une minute et demie ne lui posait aucune difficulté. Grâce à l’enseignement de Kornblum, il pouvait rester près de deux fois plus longtemps sans respirer. 22,2 °C, c’était plus froid que l’eau qui coulait dans les tuyaux de chez lui, mais encore une fois il n’avait pas l’intention de s’y attarder. Une lame de rasoir, destinée à fendre le sac à linge, était dissimulée en lieu sûr, entre deux épaisseurs de la semelle de sa chaussure gauche, tandis que le petit pied-de-biche de Kornblum et un crochet miniature que Josef s’était confectionné avec un filament métallique d’un balai-brosse de cantonnier étaient si confortablement logés à l’intérieur de sa joue qu’il était à peine conscient de leur présence. Des considérations telles que l’impact de sa tête sur l’eau ou sur une des piles de pierre du pont, son trac paralysant devant ce public éminent, ou encore la possibilité de couler sans pouvoir bouger n’empiétaient aucunement sur son idée fixe.

— Je suis prêt, lança-t-il, tendant le thermomètre à son petit frère. (Un glaçon dans la main de Thomas.) Entrons dans le sac.

Il ramassa le sac à linge qu’ils avaient chipé dans le placard de leur gouvernante, le tint ouvert et passa les deux jambes dans la large gueule de la poche comme dans un pantalon. Puis il empoigna le tronçon de chaîne que Thomas lui tendait et le passa plusieurs fois entre ses chevilles et autour de celles-ci avant d’en attacher les extrémités au moyen d’un lourd Rätsel qu’il avait acheté dans une quincaillerie. Ensuite, il présenta ses poignets à Thomas qui, comme il en avait reçu l’instruction, les lia ensemble à l’aide de la corde, qu’il noua serré avec un nœud deux demi-clefs et deux nœuds plats. Josef s’accroupit, et Thomas serra le cordon du sac au-dessus de sa tête.

— Dimanche, nous allons ajouter des chaînes et des serrures à la corde, dit Josef, la voix assourdie d’une manière qui troubla son frère.

— Mais comment vas-tu sortir, alors ?

Les mains du petit garçon tremblaient. Il renfila ses gants de laine.

— C’est juste pour l’effet. Je ne sors pas par là.

Le sac se gonfla soudain comme un ballon, et Thomas fit un pas en arrière. À l’intérieur du sac, Josef était penché en avant et tâtonnait, les deux bras tendus, pour chercher le sol. Le sac bascula.

— Oh !

— Que s’est-il passé ?

— Tout va bien. Roule-moi dans l’eau.

Thomas regarda le ballot informe à ses pieds. Celui-ci paraissait trop petit pour contenir son frère.

— Non ! cria-t-il à sa grande surprise.

— Thomas, s’il te plaît. Tu es mon assistant.

— Non, je ne suis pas ton assistant. Il n’y a même pas mon nom sur l’invitation.

— Excuse-moi, implora Josef. Je t’ai oublié. (Il attendit.) Thomas, je te présente mes plus plates excuses pour mon étourderie.

— D’accord.

— Maintenant roule-moi dans l’eau.

— J’ai peur. (Thomas s’agenouilla et se mit à dénouer le sac. Il avait conscience de trahir la confiance de son frère et l’esprit de la mission, et cela le mortifiait, mais c’était plus fort que lui.) Il faut que tu sortes tout de suite de là !

— Ça va aller, plaida Josef. Thomas ! (Couché sur le dos, risquant un œil par l’entrée soudain ouverte du sac, Josef secoua la tête.) Tu es ridicule. Allez, referme-moi ça. Et le Hofzinser Club, hein ? Tu ne veux pas que je t’emmène dîner là-bas ?

— Mais… ?

— Mais quoi ?

— Le sac est trop petit.

— Comment ?

— Il fait si noir dehors… il fait trop noir dehors, Josef.

— Thomas ? De quoi parles-tu ? Allez, Tommy boy ! ajouta-t-il en anglais. (C’était ainsi que Miss Home l’appelait.) Dîner au Hofzinser Club, danseuses du ventre, délices turcs. Tout seuls, sans Mère ni Père…

— Oui, mais…

— Fais-le.

— Josef ! Est-ce que ta bouche saigne ?

— Bon sang, Thomas, ferme ce maudit sac !

Thomas céda. Vite, il se pencha pour fermer le sac et roula son frère dans la Moldau. Les éclaboussures le firent sursauter. Il fondit en larmes. Un large ovale d’ondes concentriques s’étendit à la surface des flots. Dans tous ses états, Thomas se promena un instant de long en large sur le quai, l’explosion d’eau résonnant encore dans sa tête. Les bas de son pantalon étaient trempés et un liquide glacé s’insinuait autour des languettes de ses chaussures. Il avait jeté son propre frère dans la rivière, il l’avait noyé comme une portée de petits chats.

Ce que Thomas se rappelait ensuite, c’est qu’il était sur le pont Charles. Il passait devant les statues du pont, courait vers la maison, vers le poste de police, la cellule où il se serait maintenant jeté avec joie. Mais alors qu’il longeait Saint-Christophe, il crut entendre quelque chose. Il se précipita vers le parapet du pont et regarda en bas. Il parvenait à peine à distinguer le sac d’alpiniste sur le quai, la faible lueur du réchaud. La surface de l’eau était intacte.

Thomas retourna à toutes jambes à l’escalier qui descendait sur l’île. Au moment où il contournait la bitte d’amarrage arrondie au départ de l’escalier, le claquement du marbre dur contre la paume de sa main lui sembla une exhortation à braver les flots noirs. Il dégringola les marches de pierre quatre à quatre, traversa l’esplanade vide, dévala la berge et tomba la tête la première dans la Moldau.

— Josef ! cria-t-il, juste avant que sa bouche ne se remplisse d’eau.

Pendant ce temps, Josef, aveugle, ligoté et saisi par le froid, retenait frénétiquement sa respiration, tandis que les éléments de son plan tournaient mal un à un. Quand il avait tendu les mains à Thomas, il avait croisé les poignets à l’endroit des bosses osseuses, aplatissant leurs tendres faces intérieures l’une contre l’autre après avoir été attaché, mais la corde semblait s’être rétractée dans l’eau, grignotant ce fameux centimètre de marge de manœuvre. Avec une panique qu’il n’aurait jamais cru possible, il sentit s’écouler presque une minute entière avant de pouvoir libérer ses mains. Ce triomphe le calma un peu. Il pêcha le levier et le crochet dans sa bouche et, les tenant précautionneusement, tendit les mains dans le noir vers la chaîne enroulée autour de ses jambes. Kornblum avait beau l’avoir mis en garde contre la mauvaise prise du crocheteur amateur, il fut secoué quand le levier se tordit comme la tige d’une toupie et lui échappa des doigts. Il perdit quinze secondes à la chercher à tâtons et puis en mit vingt ou trente de plus pour introduire le crochet dans la serrure. Les extrémités de ses doigts étaient gourdes de froid, et ce fut seulement par une vibration fortuite de son fil de fer qu’il réussit à atteindre les goupilles, à régler les poussoirs et à tourner l’entrée de la serrure. Cette même torpeur le servit beaucoup plus quand, allongeant la main pour attraper le rasoir caché dans sa semelle, il se coupa le bout de l’index droit. Même s’il ne voyait rien, il sentit le goût d’un filet de sang dans cet élément bourdonnant et obscur qui l’entourait.

Trois minutes et demie après avoir culbuté dans la rivière, en battant des pieds malgré ses lourdes chaussures et deux paires de chaussettes, il refit surface. Seuls les exercices respiratoires de Kornblum et le miracle de l’habitude l’avaient empêché d’exhaler le dernier atome d’oxygène contenu dans ses poumons à l’instant précis où il avait touché l’eau. Désormais haletant, il grimpa péniblement sur la berge et rampa à quatre pattes vers le réchaud qui chuintait. L’odeur d’huile de houille était semblable à l’odeur du pain chaud ou des brûlants trottoirs d’été. Il aspira de profondes goulées d’air. Le monde sembla alors entrer à flots dans ses poumons : arbres arachnéens, brouillard, les lanternes clignotantes accrochées le long du pont, une lumière qui brillait dans la vieille tour de Kepler dans le Keplermentinum. Brusquement, il eut un haut-le-cœur et cracha quelque chose d’amer, d’abominable et de brûlant. Il s’essuya les lèvres sur la manche de sa chemise de laine trempée et se sentit un peu mieux. Puis il prit conscience que son petit frère avait disparu. Frissonnant, il se releva avec, ses vêtements qui pendaient, lourds comme une cotte de mailles, et aperçut Thomas dans l’ombre du pont, sous la statue de Brunswick, qui brassait maladroitement l’eau, barbotait, hoquetait, en train de se noyer.

Josef se remit à l’eau, qui était aussi glacée que la première fois, mais il ne sentait rien. En nageant, il eut la sensation que quelque chose le palpait, le tirait doucement par les jambes, essayait de l’entraîner au fond. C’était seulement la pesanteur terrestre, ou le courant rapide de la Moldau, mais, sur le moment, Josef s’imagina être englué dans la même substance infecte qu’il avait crachée dans le sable.

Lorsque Thomas vit Josef se diriger vers lui dans des gerbes d’éclaboussures, il éclata aussitôt en larmes.

— Pleure, dit Josef, se disant que respirer était essentiel et que pleurer était en partie une forme de respiration. C’est bien…

Josef passa un bras autour de la taille de son frère, puis tenta de les ramener, Thomas et le poids mort que lui-même était devenu, vers la berge de Kampa. Pendant qu’ils gigotaient et se débattaient au milieu de la rivière, ils n’arrêtaient pas de parler, bien que ni l’un ni l’autre ne pût se souvenir plus tard du sujet de leur discussion. Quel que fût celui-ci, tous deux eurent l’impression après coup que ç’avait été quelque chose de calme et de tranquille, comme les chuchotements qu’ils échangeaient parfois avant de s’endormir. À un moment, Josef s’aperçut qu’il avait les membres chauds, brûlants même, et qu’il allait se noyer. Sa dernière perception consciente fut la vision de Kornblum fendant les flots dans leur direction, sa barbe broussailleuse attachée dans une résille.

Josef revint à lui une heure plus tard, dans son lit, à la maison. Thomas, lui, mit deux jours de plus pour reprendre connaissance. Jusqu’au dernier moment, personne, et ses parents médecins moins que les autres, n’y croyait. Il ne fut jamais tout à fait le même par la suite. Il ne supportait plus le temps froid et resta enchifrené toute sa vie. Peut-être à cause d’une lésion des oreilles, il perdit également son goût pour la musique. Le livret de Houdini demeura inachevé.

Les leçons de magie furent interrompues, à la demande de Bernard Kornblum. Durant les semaines difficiles qui suivirent l’escapade des deux frères, Kornblum fut un modèle de correction et de sollicitude, apportant des jouets et des jeux pour Thomas, intercédant au nom de Josef auprès des Kavalier, endossant l’entière responsabilité des événements. Les médecins Kavalier croyaient leurs fils quand ceux-ci juraient que Kornblum n’était pour rien dans l’accident et, comme ce dernier avait sauvé les garçons de la noyade, ils ne demandaient pas mieux que de pardonner. Josef était tellement contrit et calmé qu’ils auraient même été disposés à l’autoriser à reprendre ses cours avec le vieux magicien sans-le-sou, qui ne pouvait certainement pas se permettre le luxe de perdre un élève. Mais Kornblum leur répondit que son temps avec Josef était terminé. Il n’avait jamais eu de disciple aussi naturellement doué, mais son art – qui était réellement le seul bien d’un artiste de l’évasion – n’avait pas été transmis. Il ne leur dit pas ce qu’il croyait désormais secrètement : à savoir que Josef était un de ces infortunés garçons qui deviennent des artistes de l’évasion, non pour montrer la supériorité de leurs machineries corporelles sur des dispositifs barbares et les lois de la physique, mais pour des raisons dangereusement métaphoriques. De tels hommes se sentent prisonniers de chaînes invisibles, emmurés, ligotés. Pour eux, l’exploit final d’autolibération n’était que trop prévisible.

Kornblum ne put toutefois s’empêcher d’asséner à son ancien élève cette dernière critique sur sa prestation de cette nuit-là : « Ne te soucie pas de ce que tu fuis. Réserve tes inquiétudes pour ce vers quoi tu fuis. »

Quinze jours après le désastre de Josef, Thomas étant rétabli, Kornblum passa à l’appartement du Graben pour emmener les frères Kavalier dîner au Hofzinser Club, lequel se révéla un établissement assez quelconque, avec sa salle à manger exiguë et chichement éclairée, qui sentait le foie et les oignons cuits. Il y avait une petite bibliothèque remplie de livres moisis sur les arts de l’illusion et de la contrefaçon. Dans le salon, un feu électrique jetait une clarté négligeable sur un éparpillement de fauteuils recouverts de velours usé, quelques palmiers en pot et caoutchoucs poussiéreux. Un serveur chenu appelé Max laissa tomber de son mouchoir une poignée de vieux bonbons durs sur les genoux de Thomas. Ces derniers avaient un goût de café torréfié. Les magiciens, pour leur part, levèrent à peine les yeux de leurs échiquiers et de leurs silencieuses parties de bridge. Là où manquaient les cavaliers et les tours, ils se servaient de cartouches de fusil vides et de piles de kreutzers d’avant-guerre. Les cartes à jouer, elles, portaient les stigmates d’années d’écornures, de brisures et de manipulations aux mains d’anciens tricheurs professionnels. Étant donné que ni Kornblum ni Josef n’avaient de don pour la conversation, à table il revint à Thomas de se charger de ce fardeau, ce qu’il fit avec dévouement, jusqu’à ce qu’un membre du club, un vieux nécromancien qui dînait seul à la table voisine, lui eût ordonné de se taire. À neuf heures, comme promis, Kornblum ramena les garçons à la maison.