19.

Il y en avait bien cent deux, après tout ; c’était ce qu’avait dit le bonhomme de l’entreprise de déménagement. Lui et son associé venaient de finir d’empiler la dernière d’entre elles dans le garage, autour, au-dessus et le long de la caisse contenant les restes nacrés du golem de Prague. Joe ressortit dans l’allée pour signer tous les papiers ; aux yeux de Tommy, il parut un peu comique, ébouriffé par le vent ou quelque chose, le visage rouge. Ses pans de chemise flottaient, et il sautait d’un pied sur l’autre, en chaussettes. La mère de Tommy observait la scène depuis la porte d’entrée. Elle avait retiré tous ses vêtements de ville et renfilé son peignoir. Joe signa et parapha les formulaires partout où c’était nécessaire, et les déménageurs remontèrent dans leur camion pour regagner New York. Puis Joe et Tommy retournèrent au garage et contemplèrent les caisses. Au bout d’un moment, Joe s’assit sur une d’elles et alluma une cigarette.

— Comment c’était à l’école ?

— On a regardé papa à la télé, répondit Tommy à Joe. Mr Landauer a apporté son poste en classe.

— Oui, oui, murmura Joe, en regardant Tommy avec une curieuse expression.

— Il était… enfin… il transpirait pas mal, raconta Tommy.

— Oh ! ce n’est pas vrai.

— Si, tous les élèves ont dit qu’il avait l’air en sueur.

— Qu’est-ce qu’ils ont dit d’autre ?

— C’est ce qu’ils ont dit. Je peux lire tes comic books ?

— Mais certainement, répliqua Joe. Ils sont à toi.

— Tu veux dire que je peux les avoir tous ?

— Tu es le seul à en vouloir.

La vision des caisses entassées comme des briques dans le garage donna une idée au jeune garçon – il se bâtirait un nid digne du Bug{169}. Quand Joe rentra à la maison, Tommy se mit à tirer et à pousser les piles ici et là. Au bout d’une heure, il avait réussi à transférer de l’espace depuis les bords vers le centre, en se creusant un refuge au creux de la pyramide. Une cabane de Peau-Rouge en bois de pin noueux et raboteux, ouverte au sommet pour laisser entrer la lumière de la faîtière et à laquelle on accédait par un étroit passage, dont il dissimula l’entrée par un tas de trois caisses faciles à bouger. Une fois ces aménagements terminés, il se laissa tomber à quatre pattes et rampa à plat ventre par le Boyau d’accès dérobé jusqu’à la Cellule secrète du nid du Bug. Là, mâchouillant un crayon, il lut des illustrés et rendit inconsciemment hommage, dans son igloo de solitude, aux galeries de glace où son père avait autrefois échoué.

En mordillant la bague métallique striée de son crayon, ce qui suscita une douleur électromagnétique mêlé d’un goût acide dans l’amalgame d’une dent, le Bug remarqua qu’une des caisses qui constituaient les murs de son Nid était plus ou moins différente des autres : noircie par le temps, hérissée d’éclats, de forme plus fuselée que les autres caisses du magot de Joe. Il roula sur les genoux et rampa dans sa direction. Il la reconnaissait. Il l’avait vu mille fois dans les années précédant l’arrivée des affaires de Joe, cachée sous une bâche au fond du garage, avec un paquet d’autres vieilleries : un fabuleux tourne-disques Capehart automatique mais tristement défunt, une boîte inexplicable, pleine de peignes pour hommes. La caisse avait un couvercle à claire-voie branlant, grossièrement maintenu par des charnières faites de boucles de gros fils de fer, et un fermoir dans le même fil de fer tordu, attaché avec un bout de ficelle verte. Des mots français et le nom de France étaient tamponnés, ou peut-être gravés, sur ses flancs ; il devina qu’elle avait contenu jadis des bouteilles de vin.

Pour n’importe quel petit garçon, mais en particulier pour celui dont la chronique tenait dans le brouhaha d’une salle pleine d’adultes se taisant tous en même temps, le contenu de la caisse de vin, momifié par la poussière et les intempéries en une espèce de bloc d’oubli massif, aurait paru un trésor. Avec la précision d’un archéologue, sans oublier qu’il lui faudrait tout remettre dans l’état où il l’avait trouvé, il en détacha les couches une par une, inventoriant les survivances fortuites de sa préhistoire.

— Un exemplaire du premier numéro de Radio Comics, glissé dans une pochette en plastique verte transparente. Les pages jaunies et, dans la main, épaisses et gonflées. La source même, le cœur palpitant de l’odeur de vieille couverture dégagée par la caisse.
— Une deuxième pochette en plastique verte, celle-ci bourrée de vieilles coupures de journaux, entrefilets de presse et réclames pour le grand-père de Tommy, le fameux hercule de music-hall, la Molécule Majuscule. Découpés dans les journaux à travers tous les États-Unis, typographie bizarre, style plus ou moins pâteux et difficile à suivre, rempli de termes d’argot obscurs et d’allusions à des chansons et à des célébrités oubliées. Quelques photos d’un petit homme ne porant qu’un pagne d’étoffe, dont la morphologie musculeuse avait un aspect compact, rembourré, semblable à celle de Buster Crabbe{170}.
— Un dessin, plié et à moitié désagrégé, du golem, plus corpulent et aux allures en quelque sorte plus campagnardes que le héros de l’épopée de Joe, chaussé de gros souliers férrés, en train de dévaler à grandes enjambées une rue éclairée par la lune. Bien que reconnaissable, le trait de Joe était plus sommaire, plus hésitant, plus proche de celui de Tommy.
— Une enveloppe contenant le talon déchiré d’un ticket de cinéma et un cliché possédant du grain, jauni et découpé dans un journal, de la séduisante actrice mexicaine Dolores del Rio.
— Une boîte de papier à lettres inutilisé au nom de Kavalier & Clay, qui restait de l’avant-guerre, avec pour en-tête un charmant portrait de groupe de tous les divers personnages aux superpouvoirs et autres – Tommy ne reconnut avec certitude que l’Artiste de l’évasion, le Monitor et Papillon Lune – pondus à cette époque par l’équipe de Kavalier & Clay.
— Une enveloppe de papier kraft contenant un grand portrait en noir et blanc d’un bel homme aux cheveux qui brillaient comme une plaque de chrome moulé. La bouche était un trait fin et dur, mais les yeux gardaient de la joie en réserve, comme si le visage allait s’épanouir en un sourire. La mâchoire carrée, une fossette au menton. Dans le coin inférieur droit de la photo, une inscription signée Tracy Bacon, d’une grosse écriture pleine de boucles : « À celui qui m’a rêvé, avec toute mon affection ».
— Une paire d’épaisses chaussettes de laine au bout orange, dans une pochette en carton imprimée de deux bandes orange. Entre les bandes, un dessin stylisé d’une belle flambée dans une cheminée de campagne et le mot KO-ZEE-TOS en grosses lettres oranges.

Puis, tordue, gondolée et à l’abandon au fond de la caisse, une bande de quatre photos de photomaton de sa mère et de Joe. Ils souriaient de toutes leurs dents, éblouis par la lumière du flash, les yeux exorbités, leurs joues et leurs tempes pressées l’une contre l’autre, puis échangeaient un baiser héroïque, les paupières lourdes, comme deux vedettes sur une affiche de cinéma. Sur les clichés, ils avaient l’air ridiculement frêles et jeunes. Et si bêtement amoureux que c’était évident même pour Tommy, un jeune garçon de douze ans qui n’avait jamais auparavant regardé de couple de sa vie avec la pensée consciente : « Ces deux-là sont amoureux. » Comme par magie, il entendit alors leurs voix, leurs rires, puis la poignée tourner, et les gonds de la porte grincer. Vite, il se remit à ranger les objets qu’il avait sortis de la boîte.

Le bruit de succion de leurs lèvres qui se touchaient et se séparaient, le tintement de leurs dents ou des boutons de leurs vêtements résonnaient encore dans ses oreilles.

— J’ai du travail, dit sa mère à la fin. « L’amour m’a métamorphosée en guenon. »

— Ah ! s’exclama-t-il. Ton autobiographie.

— Tais-toi.

— Et si je préparais le dîner, suggéra-t-il. Pour que tu puisses continuer à travailler…

— Hé ! ce serait chic. Inouï ! Il te faut peut-être faire attention. Je risque de m’y habituer.

« Ces deux-là sont amoureux. »

— As-tu déjà parlé à Tommy ? s’enquit-elle.

— En quelque sorte.

— En quelque sorte ?

— Je n’ai pas trouvé le moment.

— Joe, il faut que tu le lui dises.

La pochette remplie de souvenirs de la carrière de la Molécule Majuscule glissa de la main de Tommy. Des photos et des coupures de journaux voltigèrent partout. En essayant de les ramasser, il se cogna contre la caisse, dont le couvercle se referma avec un craquement grinçant.

— Qu’est-ce que c’était ?

— Tommy ? Oh, mon Dieu ! Tommy, tu es là ?

Tapi dans la cavité obscure de son sanctuaire, il pressait le ruban de photomatons contre son cœur.

— Non, répondit-il au bout d’un moment, conscient que c’était, sans conteste, le mot le plus pathétique qu’il eût jamais prononcé de sa vie.

— Laisse-moi, entendit-il Joe dire. (Après un raclement de caisses, quelques grognements, la tête de Joe pointa dans la Cellule secrète. Il s’était faufilé à plat ventre par le passage. Il s’appuya sur ses coudes, les bras croisés sous la poitrine. De près, son teint était brouillé, ses cheveux tout en épis et en chiendent.) Hé, fit-il. Salut.

— Salut !

— Qu’est-ce que tu fabriques ?

— Rien.

— Alors, reprit Joe, je parie que tu as peut-être entendu quelques trucs qu’on disait dehors.

— Je peux venir ?

C’était sa mère.

— Je ne crois pas qu’il y ait la place, Rosa.

— Mais si.

Joe regarda Tommy.

— Qu’en penses-tu ?

Tommy haussa les épaules, il hocha la tête. Joe rampa et se tassa à l’intérieur, accroupi contre la paroi de la Cellule, les hanches coincées contre celles de Tommy. La tête de la mère de Tommy apparut, les cheveux relevés à la diable dans un foulard, les lèvres visibles sous son rouge à lèvres. Tommy et Joe tendirent chacun une main et la tirèrent auprès d’eux. Elle se remit en position assise, poussa un soupir et lança joyeusement « Eh bien ! », comme s’ils s’étaient installés tous ensemble sur un plaid à l’ombre, au bord d’un ruisseau moucheté de soleil.

— J’allais justement raconter une histoire à Tommy, poursuivit Joe.

— Oui, oui, acquiesça Rosa. Vas-y.

— Ce n’est pas quelque chose que je… j’y suis plus habitué… avec des images, tu sais ? (Il déglutit, fit craquer ses articulations et prit une profonde inspiration. Il ébaucha un pile petit sourire, puis décrocha un stylo de la poche de sa chemise.) Je devrais peut-être la dessiner. Ha ! ha !

— J’ai déjà vu les images, lança Tommy.

Sa mère se pencha pour regarder avec Joe les deux êtres qu’ils avaient été autrefois.

— Oh, mon Dieu ! s’écria-t-elle. Je m’en souviens. C’est le soir où nous avons emmené la tante au cinéma. Dans le hall du Loew’s Pitkin…

Ils se rapprochèrent tous un peu plus, puis Tommy s’allongea, la tête sur les genoux de sa mère. Elle lui caressa les cheveux et il écouta Joe discourir un moment sans conviction sur les choses qu’on fait quand on est jeune, les erreurs qu’on commet et le frère mort de qui Tommy tenait son nom, ce petit garçon incroyable qui n’avait pas eu de chance. Et comment tout était différent alors, parce qu’il y avait la guerre, à quoi Tommy objecta qu’il y avait aussi eu, jusqu’à récemment, une guerre en Corée. Joe répondit que c’était vrai, et c’est à ce moment-là que Rosa et lui avaient compris tous les deux que le gamin n’écoutait plus ce qu’ils lui racontaient. Il restait simplement allongé là, en tenant la main de son père, pendant que sa mère dégageait la frange de son front.

— Je crois que tout va bien, déclara finalement Joe.

— Bon, acquiesça Rosa. Tommy ? Tu vas bien ? Tu comprends tout ça ?

— Je crois que oui, répondit le petit garçon. Seulement…

— Seulement quoi ?

— Seulement que devient papa ?

Sa mère soupira et lui promit qu’ils allaient devoir y songer.