6.
Ce qui suit est le programme prévu pour la représentation donnée par l’Épatant Cavalieri le soir du 12 avril 1941. Un exemplaire, imprimé par l’artiste lui-même au moyen d’une authentique presse typographique junior « Apprenti imprimeur », pêchée dans le stock des nouveautés juste avant qu’Empire ne déménage du Kramler Building, en fut distribué à tous les invités peu avant le spectacle.
Les Tribulations d’un foulard
La Multiplication des bananes Flash
Le Fil invisible
L’Apparition du bocal à poissons rouges
La Corde
Une Carte pensée
Le Feu dans les mains
La Malle des Indes
L’Envol des colombes
Du fait de son complexe en anglais, et d’une méfiance à l’égard du baratin héritée de son grand professeur, les prestations de Joe étaient rapides et silencieuses. Fréquemment, il s’entendait dire, en général par la mère ou la tante du héros de la bar-mitsva, que le spectacle était très beau. Mais cela l’étoufferait-il de sourire un peu de temps en temps ? Ce soir-là ne fit pas exception à la règle. Les invités disséminés dans la réception des Saks qui connaissaient déjà son numéro eurent peut-être même l’impression qu’il était encore plus réservé que d’habitude, plus professionnel dans son approche. Ses manipulations et ses déplacements n’étaient ni trop pressés, ni trop lents, et il n’y eut pas de cartes semées par terre ni de cruches d’eau renversées, comme c’était parfois déjà arrivé dans le passé. Mais, visiblement, il ne prenait aucun plaisir dans les magnifiques tours qu’il accomplissait. On eût dit que cela ne représentait rien pour lui de pouvoir sortir un aquarium de poissons rouges d’une boîte de sardines, ou de faire passer un régime entier de bananes à travers le crâne d’un garçon de treize ans, une banane après l’autre. Rosa supposait que Joe était troublé par quelque chose qu’il avait lu dans cette dernière lettre de chez lui et elle regrettait, comme elle l’avait déjà regretté maintes fois, qu’il ne soit pas davantage prêt à partager avec elle ses peurs, ses doutes et toutes les mauvaises nouvelles qui pouvaient venir de Prague.
En dépit de ses efforts, Longman Harkoo était une de ces personnes incapables, en raison d’une anomalie de vision ou de compréhension, de suivre l’enchaînement d’un numéro de magie, comme d’autres vont à des matches de base-ball sans jamais réussir à voir la balle – pour eux, un home run écrasant se limite à dix mille spectateurs qui tendent le cou. Il renonça vite à tenter de prêter attention aux choses qui étaient censées l’épater et se surprit à chercher les yeux du jeune homme derrière son masque de soie noire. Leur regard parcourait la salle sans arrêt – en soi, c’était déjà assez impressionnant qu’il soit capable de manipuler ses cartes et autres accessoires de son numéro sans regarder ses mains – et semblait, remarqua Harkoo, suivre en particulier les faits et gestes d’un des serveurs.
Joe avait immédiatement reconnu Ebling, même s’il avait mis un moment à le situer, distrait par le devoir de saluer ses hôtes et la famille de Rosa, et de tirer des pièces de dix cents et des allumettes du nez du héros de la fête. L’Aryen semblait avoir perdu du poids depuis leur dernière rencontre. Ensuite, la surprise absolue de revoir Ebling avait interféré avec sa capacité à l’identifier. Il n’avait pas accordé une pensée à cet individu ni à sa guerre personnelle contre les Allemands de New York pendant de nombreuses semaines. Il n’allait plus chercher les ennuis ; après l’échec de l’alerte à la bombe, Joe avait eu l’impression d’avoir battu Ebling en duel. L’homme paraissait tout simplement avoir abandonné le terrain. Joe était retourné une fois à Yorkville pour laisser sa carte de visite ou un « na-na-na-nanère » sur la Ligue aryano-américaine. La pancarte n’était plus dans la vitrine et, quand Joe entra par effraction dans le bureau pour la deuxième fois, il trouva les lieux vides. Le mobilier et les dossiers avaient été déménagés, le portrait d’Hitler décroché, sans même laisser de carré plus clair sur le mur. Il ne restait qu’une vieille frite, gisant tel un papillon de nuit au beau milieu du plancher creusé de sillons. Carl Ebling avait disparu sans laisser d’adresse.
Maintenant le revoilà garçon au Pierre Hôtel. Et manifestement – Joe le savait avec autant de certitude qu’il savait que les poissons rouges de son bocal n’étaient que des morceaux de carotte qu’il avait coupés à l’aide d’un couteau à dessert – il mijotait un mauvais coup. Pendant qu’il allait et venait en hâte à travers la salle de bal un plateau sur l’épaule, il n’arrêtait pas de regarder Joe. Non pas les foulards de soie et les cerceaux dorés qu’il avait à la main, mais lui, droit dans les yeux, avec une expression qui s’efforçait de rester vide et anonyme, bien que teintée aux commissures d’une rougeur trahissant une malveillance ouverte.
Au moment où il s’apprêtait à attaquer le numéro de la Corde, au cours duquel le nœud qu’il avait fait à un foulard de soie semblait aux yeux de tous, sous l’effet de son souffle, se déplacer sur la corde des autres foulards de soie ordinaires tenue en l’air par des membres volontaires du public, Joe flaira une odeur de fumée. L’espace d’un instant, il crut qu’il s’agissait des émanations subsistantes de son Flash, mais après analyse il comprit que c’étaient indubitablement des effluves de tabac. Avec autre chose en plus, quelque chose d’âcre, comme des poils brûlés. Puis il remarqua une fine volute qui sortait du côté de l’estrade, d’en bas à sa gauche, près du navire englouti. Aussitôt, il lâcha le foulard au nœud diabolique et se dirigea, rapidement mais sans montrer d’affolement, vers la fumée qui griffait l’air. Sa première pensée fut que quelqu’un avait laissé tomber une cigarette, puis un soupçon le titilla et le visage d’Ebling lui traversa l’esprit. Alors il vit tout : le petit cylindre de cendre consumé presque jusqu’au bout imprimé de la cigarette, le tapis roussi, le cordeau gris, le tube d’acier grossièrement camouflé sous de la cellophane rouge criard. Il s’immobilisa, se retourna et regagna sa table où était posé le bocal, celui de l’Apparition du bocal à poissons rouges, avec ses copeaux de carotte éclatants qui surnageaient.
Comme il prenait le bocal, des murmures s’élevèrent des tables.
— Excusez-moi, dit-il. Nous avons un petit feu, apparemment.
Au moment où il allait verser de l’eau sur la cigarette, il sentit quelque chose de gros, de lourd et d’extrêmement dur le frapper au creux du dos. Cela ressemblait nettement à une tête humaine. Joe voltigea en avant. Le bocal à poissons rouges tomba de ses mains et se fracassa sur l’estrade. Ebling grimpa sur Joe, lui agrippant les joues par-derrière. En tentant de rouler sur le dos, Joe jeta un coup d’œil et vit que le cordeau produisait une minuscule pluie d’étincelles. Renonçant à essayer de se retourner, il poussa vers le haut en s’aidant des mains et des pieds et se mit à ramper, avec Ebling qui le chevauchait, fou furieux tel un singe sur le dos d’un poney, vers la bombe dissimulée dans le tube. Les personnes assises le plus près de la bombe avaient déjà remarqué le petit foyer, et le sentiment général de la salle était que rien de tout cela n’était prévu dans le spectacle. Une femme cria, puis un tas de bonnes femmes se mirent à crier à leur tour. Joe se traînait toujours de l’avant avec son cavalier qui lui labourait le visage et lui tirait les oreilles. Ebling referma les bras autour de la gorge de Joe et chercha à l’étrangler. À ce moment-là, Joe arriva au bout de l’estrade. Il perdit l’équilibre, et lui et Ebling basculèrent par terre. Ebling roula sur lui-même et alla heurter le filet étendu au mur, lequel se décrocha, déversant un monceau d’étoiles de mer et de homards en caoutchouc sur lui.
Ebling eut juste le temps de dire : « Non ! » Puis une lourde feuille métallique sembla tomber sur la tête de Joe, lui envelopper d’acier le visage, la gorge et les oreilles. Il fut projeté en arrière et quelque chose de brûlant, un fil incandescent, lui fouetta le front avec un sifflement. Presque immédiatement suivit un bruit horrible, telle une lourde massue qui s’abattrait sur un sac de tomates, accompagné d’une odeur automnale de poudre à canon.
— Oh, merde ! s’exclama Carl Ebling.
Il s’assit, cligna des yeux, s’humecta les lèvres, du sang sur le front, du sang aussi dans les cheveux, sa veste blanche immaculée constellée désormais de petites empreintes sanglantes.
— Qu’est-ce que tu as fait ? s’entendit ou plutôt se sentit dire Joe, quelque part au fond de sa gorge. Ebling, qu’as-tu fait, nom de Dieu ?
On les transporta au Mt Sinai Hospital. Les blessures de Joe étaient légères comparées à celles d’Ebling et, une fois débarbouillé, une fois ses plaies faciales soignées et la déchirure de son front refermée avec un pansement papillon, il fut en mesure de retourner, à la demande générale, à la grande salle de bal du Pierre, où on l’acclama, but à sa santé et le couvrit d’argent et d’éloges.
Quant à Ebling, il fut d’abord inculpé de possession illégale d’explosifs, mais ce chef d’inculpation devait par la suite être étendu à celui de tentative volontaire d’homicide. Finalement, il fut accusé d’une quantité d’incendies mineurs, d’actes de vandalisme contre des synagogues, d’attentats à la bombe contre des cabines téléphoniques et même d’une tentative de déraillement du métro de l’hiver précédent qui avait suscité la vive attention des journaux mais était restée non résolue jusqu’à ce que le Saboteur l’eût avouée avec tous ses autres exploits.
Tard, ce soir-là, Rosa et son père aidèrent Joe à descendre du taxi sur le trottoir et, de là, à remonter l’étroite ruelle menant au perron de la maison Harkoo. Ses bras étaient pendus à leurs épaules et ses pieds semblaient glisser à cinq centimètres du sol. Il n’avait pas bu une goutte de toute la soirée, sur la recommandation du médecin des urgences de Mt Sinai, mais les analgésiques à la morphine qu’on lui avait administrés avaient fini par produire leur effet. De ce transfert du taxi au trottoir, Joe ne devait plus tard garder que le vague souvenir agréable de l’odeur de kölnischewasser de Siggy Saks et de la fraîcheur de l’épaule de Rosa contre sa joue à vif. Ils le hissèrent jusqu’à l’atelier de Rosa et l’étendirent sur le divan. Rosa délaça ses chaussures, déboutonna son pantalon, lui retira sa chemise. Elle lui baisa le front, les joues, la poitrine, le ventre, lui remonta la couverture jusqu’au menton, puis baisa ses lèvres. D’une main douce et maternelle, le père de Rosa dégagea les cheveux du front bandé de Joe. Puis celui-ci se retrouva dans les ténèbres, et la pièce se vida du bruit de leurs voix. Joe sentit le sommeil s’amonceler autour de lui, s’enrouler telle de la fumée, ou du coton, le long de ses membres. Il lutta quelques instants, avec une agréable sensation de résistance, comme un enfant à la piscine peut tenter de se tenir debout sur un ballon de foot. Juste au moment où il succombait à son épuisement opiacé, l’écho de l’explosion de la bombe recommença à carillonner dans ses oreilles et il se dressa sur son séant, le cœur battant. Il alluma une lampe de chevet, gagna le canapé bas sur lequel Rosa avait étalé son habit bleu et leva sa veste. Curieusement affolé, comme si ses mains étaient enveloppées de couches de gaze, il en palpa les poches au ralenti. Il prit la veste par la queue de pie, la pendit à l’envers, la secoua, la secoua encore. Il en sortit des liasses de billets, des collections de cartes professionnelles et de cartes de visite{92}, des dollars d’argent et des jetons de métro, des cigarettes, son couteau de poche, des coins déchirés de son programme tout griffonnés d’adresses et de numéros de téléphone des personnes qu’il avait sauvées. Il retourna sa veste et retourna chacune de ses dix poches. Il tomba à genoux et brassa mille fois le tas de cartes, de dollars et de bribes de programme déchiquetés. C’était comme le cauchemar classique du magicien où le rêveur bat, avec un effroi grandissant, un jeu à la fois ordinaire et infini, à la recherche d’une reine de cœur ou d’un sept de carreau qui on ne sait pourquoi ne sort jamais.
Tôt le lendemain matin, groggy, courbaturé et rendu à demi fou par un tintement d’oreilles, il retourna au Pierre et passa la salle de bal au peigne fin. Il enquêta plusieurs fois au cours de la semaine suivante au Mt Sinai Hospital et contacta le service des objets trouvés du Hack Bureau.
Plus tard, après que le monde eut été coupé en deux, et que l’Épatant Cavalieri et son habit bleu ne furent plus trouvables que dans les pages dorées sur tranche des albums de photos de luxe exposés sur les tables basses de l’Upper West Side, Joe pensait parfois malgré lui à l’enveloppe bleu pâle en provenance de Prague. Il essayait d’imaginer son contenu, se demandant quelles nouvelles, émotions ou consignes elle avait pu renfermer. C’est à cette époque qu’il commença à comprendre, après toutes ces années d’études et de spectacles, d’exploits, de prodiges et de surprises, l’essence de la magie. Le magicien semblait promettre qu’une chose mise en lambeaux pouvait être raccommodée sans couture, que ce qui avait disparu pouvait réapparaître, qu’une poignée de colombes ou de poussière dispersée aux quatre vents pouvait être réunie par un mot, qu’une rose en papier consumée par le feu pouvait refleurir d’un tas de cendres. Mais tout le monde savait bien que ce n’était qu’une illusion. La véritable magie de ce monde brisé résidait dans la faculté qu’avaient les choses qu’il contenait de disparaître, d’être si complètement perdues qu’elles eussent pu ne jamais exister.