5.

Tout a commencé – ou avait recommencé – avec la Boîte magique du Démon suprême.

Le 3 juillet précédent, pour son onzième anniversaire, le père de Tommy l’avait emmené voir L’Histoire de Robin des Bois au Criterion, déjeuner à l’Automat et visiter une reconstitution, à la bibliothèque de la Quarante-deuxième Rue, de l’appartement de Sherlock Holmes, comprenant des lettres non décachetées adressées au célèbre limier, une babouche bourrée de tabac, l’empreinte de patte du chien des Baskerville et un rat géant de Sumatra naturalisé. Tout cela à la demande de Tommy, et à la place de la fête d’anniversaire habituelle. Le seul ami de Tommy, Eugene Begelman, avait déménagé en Floride à la fin du cours élémentaire première année, et Tommy n’avait eu aucune envie de remplir le salon des Clay de gamins agités, renfrognés, qui roulaient des yeux et dont les parents les avaient forcés à venir par politesse envers les siens. Petit garçon solitaire, il était mal vu des professeurs comme des élèves. Il dormait toujours avec un castor empaillé du nom de Bucky. Mais en même temps il était fier – jusqu’à en devenir belliqueux, par défense – de son isolement par rapport au monde des enfants normaux, stupides, heureux et enviables de Bloomtown. Le mystère de son vrai père, qui – avait-il décidé, en décryptant les sous-entendus qu’il avait surpris ou les réflexions chuchotées en vitesse par ses parents et sa grand-mère avant sa mort – avait été un soldat tombé au champ d’honneur en Europe, était à la fois une source d’amour-propre et d’amère nostalgie, une grande occasion qu’il avait ratée mais qui n’aurait pu toutefois arriver qu’à lui. Il s’identifiait toujours avec les jeunes héros de romans dont les parents étaient morts ou les avaient abandonnés (autant pour les aider à accomplir leur destin remarquable de futur empereur ou de roi des pirates qu’à cause de l’atterrante cruauté générale vis-à-vis des enfants du monde entier). Dans son esprit, il ne faisait aucun doute qu’une telle destinée l’attendait, peut-être dans les colonies martiennes ou les mines de plutonium de la ceinture d’astéroïdes. Tommy était un peu petit et rondouillard pour son âge. Il avait été en butte à des manifestations de cruauté ordinaire au fil des ans, mais son caractère taciturne et ses résultats spectaculairement moyens à l’école lui avaient valu la sécurité d’une certaine invisibilité. Ainsi, avec le temps, avait-il conquis le droit de choisir de déserter complètement les théâtres ordinaires de la stratégie et de l’angoisse enfantine : les coups d’État de récréation, les sempiternels battements de cartes, les fêtes d’anniversaire et d’Halloween, ou les parties de billard. Ces dernières le fascinaient, mais il s’interdisait de s’y intéresser. S’il ne pouvait pas s’envisager un destin dans l’immense salle de banquet en chêne d’un château, remplie d’un fumet d’ours ou de venaison rôtie à la broche, soûl, en compagnie de vaillants archers et rastaquouères qui entrechoquaient leurs gobelets, alors un jour à New York en compagnie de son père ferait bien l’affaire.

Le point crucial, l’élément clef des réjouissances, avait été une halte à la Boutique de la magie de Louis Tannen, dans la Quarante-deuxième Rue Ouest, pour acheter le cadeau d’anniversaire qu’avait demandé Tommy : la Boîte magique du Démon suprême. Dix-sept dollars quatre-vingt-quinze cents. C’était une générosité démesurée de la part de ses parents, mais depuis le début ils avaient été extraordinairement indulgents vis-à-vis de son intérêt récent pour la magie, comme si celui-ci concordait avec quelque itinéraire secret qu’ils avaient mentalement tracé pour lui.

C’était Eugene Begelman qui avait inauguré toute cette histoire de magie, après que son père fut revenu d’un voyage d’affaires à Chicago avec une boîte rectangulaire frappée aux couleurs des cartes à jouer, contenant, d’après l’étiquette, « tout ce qui est nécessaire pour ÉPATER et ABASOURDIR vos amis et faire de vous le boute-en-train de toutes les réunions ». Naturellement, Tommy avait feint de mépriser un tel programme, mais dès qu’Eugene eut brièvement fait disparaître les trois quarts d’un œuf dur et presque réussi à tirer une fausse souris un peu molle d’un bas de femme prétendument normal, Tommy n’avait plus tenu en place. Pareille impatience – oppression dans la poitrine, tapement de pieds, sensation proche du besoin d’uriner –, parfois insupportable, le gagnait chaque fois qu’il tombait sur quelque chose qu’il ne parvenait pas à comprendre. Il avait emprunté le Junior Magic Kit Abracadabra ! à Eugene pour l’emporter chez lui ; en un week-end, il maîtrisait chacun des tours. Eugene lui avait dit de le garder.

Par la suite, Tommy était allé à la bibliothèque et avait découvert tout un rayonnage, jusque-là insoupçonné, de livres sur les tours de cartes, les tours avec des pièces, les tours avec des mouchoirs de soie, des foulards et des cigarettes. Ses mains étaient grandes pour un garçon de son âge, avec de longs doigts, et il avait la capacité, qui le surprenait lui-même, de rester planté devant la glace avec une pièce ou une boîte d’allumettes, à répéter mille fois les mêmes petites flexions de doigts. S’entraîner à l’empalmage et à l’escamotage l’apaisait.

Il n’avait pas mis longtemps à repérer la boutique de Louis Tannen. Principale fournisseuse de tours et d’accessoires de la côte est, celle-ci était encore en 1953 la capitale officieuse de l’illusionnisme professionnel en Amérique, sorte de club informel de magiciens où des générations d’hommes en haut-de-forme qui traversaient la ville en route pour le Nord, le Sud ou l’Ouest, vers les scènes de variétés et de music-hall, les boîtes de nuit et les théâtres des boulevards de la nation entière, s’étaient croisés pour échanger des informations, resquiller de l’argent et s’éblouir mutuellement avec des raffinements par trop artistiques et trop subtils pour en faire profiter un public de voyeurs et de mateurs de femmes sciées en deux. La Boîte magique du Démon suprême était une des marques de fabrique de Mr Louis Tannen, un éternel best-seller, dont il garantissait personnellement qu’il réduisait une assistance – non pas, évidemment, d’écoliers de cours moyen amateurs de base-ball et tapeurs de carton, se figurait Tommy, mais de types en smoking qui fumaient de longues cigarettes à bord des paquebots et de femmes avec des gardénias piqués dans les cheveux – à un tas de gelée hébétée répandue par terre. Son nom seul suffisait à laisser Tommy haletant d’impatience.

À l’arrière du magasin, avait remarqué Tommy lors de précédentes visites, il y avait deux portes. Peinte en vert, l’une donnait sur le stock, où étaient entreposés les anneaux d’acier, les cages d’oiseaux truquées et les malles à double fond. L’autre porte, peinte en noir, restait généralement fermée, mais de temps à autre un individu venu de la rue entrait, saluait Louis Tannen ou un de ses vendeurs et disparaissait par celle-ci, donnant un bref aperçu du monde qui se cachait derrière. Ou bien un homme pouvait en sortir, qui, avec un signe de main à celui qu’il laissait derrière lui, fourrait cinq dollars dans sa poche ou secouait la tête d’étonnement devant le miracle dont il venait d’être témoin. C’était la fameuse arrière-boutique de Louis Tannen. Tommy eût donné n’importe quoi – il se serait passé de la Boîte magique du Démon suprême, de L’Histoire de Robin des bois, du meublé de Baker Street de Sherlock Holmes et même de l’Automat – juste pour pouvoir jeter un coup d’œil là-dedans et regarder les vieux pros brandir les troublants fleurons de leur art. Pendant que Mr Tannen en personne faisait au père de Tommy une démonstration du fonctionnement de la Boîte magique, lui montrant qu’elle était vide avant de la remplir de sept foulards, puis l’ouvrant pour lui prouver qu’elle était toujours vide, un inconnu entra nonchalamment, lança un « Bonjour, Lou ! » et se dirigea droit vers l’arrière-boutique. Au moment où la porte s’ouvrait et se refermait, Tommy entrevit quelques magiciens en pull-over et en costume qui lui tournaient le dos. Ils observaient un confrère à l’œuvre, un gaillard grand et mince au nez prononcé. L’individu au nez prononcé leva la tête, souriant devant le petit tour de force qu’il venait de réussir, même si ses yeux bleus creux aux paupières lourdes semblaient peu impressionnés. Les autres magiciens jurèrent en signe de remerciement. Les tristes yeux bleus croisèrent ceux de Tommy, s’arrondirent. La porte se referma.

— Épatant, commenta Sammy Clay en sortant son portefeuille. On en a pour son argent…

Mr Tannen tendit la boîte à Tommy, qui la saisit, sans quitter la porte des yeux. Il avait concentré ses pensées en un fin faisceau adamantin pour les braquer sur la poignée de porte, avec la volonté que celle-ci se rouvre. Sans résultat.

— Tommy ? (Tommy leva les yeux. Son père le regardait fixement. Il avait l’air fâché, et sa voix affectait un ton de fausse bonne humeur.) Te reste-t-il seulement un iota de désir pour ce machin ?

Il hocha la tête, bien que son père eût deviné la vérité. Il contempla la boîte en bois laquée de bleu pour laquelle, la veille au soir seulement, il avait brûlé d’une ferveur qui l’avait tenu éveillé jusqu’à minuit passé. Mais la connaissance des secrets de la Boîte magique du Démon suprême ne lui ouvrirait jamais la porte de l’arrière-boutique de Louis Tannen, où des hommes aguerris par les voyages concoctaient des prodiges privés pour leur propre plaisir mélancolique. Il reporta ses regards de la boîte sur la porte noire. Celle-ci demeurait close. Le Bug, il en était sûr, l’aurait enfoncée !

— C’est formidable, papa ! dit Tommy. Je l’adore. Merci.

Trois jours plus tard, un lundi, Tommy fit une halte au drugstore Spiegelman* pour ranger les illustrés. C’était un service qu’il fournissait gratuitement et, autant qu’il sache, à l’insu de Mr Spiegelman. Les nouveaux comics de la semaine arrivaient le lundi et, dès le jeudi, surtout vers la fin du mois, les longues rangées de présentoirs métalliques alignés contre le mur au fond du magasin offraient souvent un fouillis de titres écornés en pagaille. Chaque semaine, Tommy triait les bandes dessinées et les rangeait par ordre alphabétique, mettant les National avec les National, les Empire Comics avec les Empire Comics, les Timely avec les Timely, rassemblant les membres séparés de la famille Marvel, isolant les titres à l’eau de rose, qu’il méprisait même s’il essayait de le cacher à sa mère, dans un coin du bas. Bien sûr, il réservait les présentoirs centraux aux dix-neuf titres de Pharaoh. Il tenait une comptabilité minutieuse de ceux-ci, ravi quand le drugstore écoulait toute sa commande de Brass Knuckle en une semaine, accablé par un mystérieux sentiment de pitié et de honte quand la totalité des six exemplaires de Sea Yarns{143}, chouchou personnel de son père, se morfondait tout un mois parmi les invendus sur le présentoir de Spiegelman. Il effectuait tous ses rangements clandestinement, en feignant de regarder les journaux. Chaque fois qu’un autre jeune entrait ou que Mr Spiegelman passait dans les parages, Tommy remisait en vitesse la pile égarée qu’il avait dans les mains et se mettait ostensiblement à siffloter d’un air innocent. D’ailleurs, il cachait sa rage secrète de bibliothécaire – laquelle était née surtout de sa loyauté envers son père, mais était également due à une aversion innée pour le désordre – en dépensant ses précieux dix cents hebdomadaires pour un comic book. Cela même si son père rapportait régulièrement à la maison des monceaux de « concurrents », dont beaucoup de titres que le drugstore de Spiegelman n’avait même pas en rayon.

Logiquement, si Tommy dilapidait son argent, ç’aurait dû être pour un des Pharaoh les moins lus, par exemple Farm Stories{144} ou la publication nautique mentionnée ci-dessus. Mais quand Tommy ressortait de chez Spiegelman tous les jeudis, c’était avec un comic book d’Empire à la main. Là résidait sa secrète petite infidélité à son père : Tommy adorait l’Artiste de l’évasion. Il admirait sa crinière dorée, son respect strict, parfois obsessionnel, des règles du fair-play et le large sourire bon enfant qu’il arborait en tout temps, même quand il encaissait un coup au menton du Kommandant X (qui s’était on ne peut plus facilement métamorphosé de nazi en coco), ou encore d’un des acolytes géants de Rose vénéneuse. Les origines troubles de l’Artiste, sorties de l’esprit de son père et de leur cousin disparu, Joe, entraient obscurément en résonance avec les siennes dans son imagination. Il lisait tout son illustré sur le chemin de la maison, en marchant lentement pour mieux le savourer, conscient du chuintement de ses tennis sur le trottoir refait à neuf, du progrès saccadé de son corps dans les ténèbres qui s’amassaient autour des marges extérieures des pages au fur et à mesure qu’il les tournait. Juste avant le carrefour où il prenait Lavoisier Drive, il jetait son journal dans la poubelle des D’Abruzzio.

Les portions de son trajet de la maison à l’école et vice versa qui n’étaient pas absorbées par la lecture – outre les comics, il dévorait de la science-fiction, des histoires de marins, H. Rider Haggard, Edgar Rice Burroughs, John Buchan et des romans sur l’histoire d’Amérique ou d’Angleterre – ou par des répétitions imaginaires détaillées des soirées de magie grâce auxquelles il avait l’intention un jour d’éblouir le monde, Tommy les parcourait dans la peau du batailleur Tommy Clay, écolier cent pour cent américain, alias le mystérieux Bug. Le Bug était le nom de son alter ego redresseur de torts costumé, qui était apparu un beau matin, alors que Tommy était en maternelle, et dont il enregistrait intérieurement depuis lors les aventures et la mythologie de plus en plus involutées. Il avait dessiné la valeur de plusieurs gros volumes d’histoires du Bug, même si ses capacités artistiques étaient sans aucune mesure avec la richesse de son imagerie mentale et si l’embrouillamini de traînées à la mine de plomb et de résidus de gomme qui en résultait le décourageait toujours. Le Bug était un bug, un véritable insecte – un scarabée, dans sa version courante – qui avait été pris, avec un bébé humain, dans le souffle d’une explosion atomique. Mystérieusement – Tommy restait vague sur ce point – leurs natures s’étaient mélangées ; désormais, l’âme et l’esprit du scarabée, armés de sa cuirasse de scarabée et d’une force de scarabée proportionnelle, habitaient le corps de un mètre trente d’un petit garçon humain, assis au troisième rang de la classe de Mr Landauer, sous un buste de Franklin B. Roosevelt. Parfois, il pouvait utiliser, encore une fois vaguement, les facultés caractéristiques des autres variétés de scarabées : voler, piquer avec son dard, filer de la soie. C’était toujours, en quelque sorte, enveloppé dans le manteau imaginaire du Bug que Tommy accomplissait son œuvre clandestine dans les présentoirs de Spiegelman, les antennes déployées et tendues, afin de détecter le plus léger frémissement de l’approche de ce dernier, à qui, dans cette situation, Tommy donnait en général le rôle de l’abominable Pince d’acier, membre fondateur de la Galerie de Photographies de repris de justice du Bug.

Cet après-midi-là, alors qu’il lissait le coin écorné d’un exemplaire de Weird Date, il se produisit un phénomène étonnant. Aussi loin qu’il se souvienne, c’était la première fois qu’il sentait un authentique frémissement dans les antennes sensibles du Bug. On les espionnait. Il regarda autour de lui. Un inconnu était planté là, à moitié dissimulé derrière un tambour rotatif constellé de lentilles de lunettes pour lire à cinquante cents. L’homme détourna le visage avec brusquerie et fit comme s’il avait toujours contemplé un reflet lumineux rose et bleu sur le mur du fond du magasin. Tommy reconnut immédiatement le magicien aux yeux tristes de l’arrière-boutique de Tannen. Il n’était pas du tout surpris de voir cet homme ici, au drugstore Spiegelman de Bloomtown, à Long Island ; c’était une chose qu’il ne devait jamais oublier par la suite. Il se sentit même content – peut-être cela était-il un peu surprenant – de revoir l’inconnu. Chez Tannen, l’apparition du magicien avait semblé plus ou moins agréable à Tommy. Il avait éprouvé une tendresse inexplicable pour la tignasse de boucles noires indisciplinée, la silhouette dégingandée dans son costume blanc maculé, les grands yeux bienveillants. Tommy comprenait à présent que cette affection déplacée n’avait été que les prémices de cette reconnaissance.

Quand l’homme s’aperçut que Tommy le regardait fixement, il renonça à sa comédie. Pendant un moment, il demeura comme en suspens, les épaules voûtées, le visage en feu. On eût dit qu’il avait l’intention de se sauver ; c’était encore une chose dont Tommy devait se souvenir plus tard. À ce moment-là, l’homme sourit.

— Salut, toi là-bas ! lança-t-il.

Sa voix était douce et trahissait un léger accent.

— Salut ! répondit Tommy.

— Je me suis toujours demandé ce qu’il y avait dans ces bocaux.

L’homme montra du doigt la devanture du magasin, où deux récipients en verre, des vases à bec baroque aux couvercles en forme de dômes bulbeux, contenaient d’éternels litres d’un liquide clair, teintés respectivement de rose et de bleu. Le soleil de fin d’après-midi les traversait, projetant l’ondoyante paire d’ombres pastel sur le mur du fond.

— J’ai déjà posé la question à Mr Spiegelman, avança Tommy. Deux ou trois fois.

— Que t’a-t-il répondu ?

— Que c’était un mystère de sa profession.

Son interlocuteur inclina gravement la tête.

— Un de ceux que nous devons respecter.

Il plongea la main dans sa poche et en tira un paquet de cigarettes Old Gold. Il en alluma une avec un claquement sec de son briquet et inhala lentement, les yeux rivés sur Tommy, l’air troublé, comme Tommy s’y attendait sans savoir pourquoi.

— Je suis ton cousin, annonça l’inconnu. Josef Kavalier.

— Je sais, répliqua Tommy. J’ai vu votre photo.

L’homme inclina la tête et tira une autre bouffée de sa cigarette.

— Tu vas venir dans notre maison ?

— Pas aujourd’hui.

— Tu vis au Canada ?

— Non, dit l’homme. Je ne vis pas au Canada. Je pourrais te dire où je vis, mais si je le fais, tu dois promettre de ne révéler mon adresse et mon identité à personne. C’est top secret.

On entendit un crissement sablonneux de semelles de cuir sur le linoléum. Levant la tête, cousin Joe eut un petit sourire crispé d’adulte et tourna les yeux de côté avec inquiétude.

— Tommy ? (C’était Mr Spiegelman. Il dévisageait le cousin Joe avec curiosité, non pas de manière inamicale, mais avec un intérêt que Tommy reconnut comme étant clairement non mercantile.) Je ne crois pas connaître ton ami.

— C’est… Joe, balbutia Tommy. Je… je le connais.

L’intrusion de Mr Spiegelman dans l’allée des comic books le secoua. La sensation de calme, comme dans un rêve, avec laquelle il avait retrouvé, dans un drugstore de Long Island, le cousin qui avait disparu d’un navire de transport militaire au large des côtes de Virginie huit ans plus tôt, l’abandonna. Joe Kavalier était le plus grand réducteur au silence d’adultes dans la famille Clay ; chaque fois que Tommy pénétrait dans une pièce et que tous les autres se taisaient, il était sûr qu’ils parlaient du cousin Joe. Évidemment, il les avait harcelés sans merci pour avoir des renseignements sur ce mystère d’homme. En général, son père refusait d’évoquer les premiers temps du partenariat qui avait produit l’Artiste de l’évasion – « Toute cette histoire me déprime un peu, mon grand », disait-il – mais il pouvait parfois se laisser entraîner à spéculer sur le refuge actuel de Joe, le cours de ses tribulations, la probabilité de son retour. Ce genre de propos, cependant, rendait nerveux le père de Tommy. Il tendait la main pour attraper une cigarette, un journal, le bouton de la radio. N’importe quoi pour couper court à la conversation.

C’est sa mère qui avait raconté à Tommy l’essentiel de ce qu’il savait sur Joe Kavalier. D’elle, il avait appris toute l’histoire de la genèse de l’Artiste, des énormes fortunes que les propriétaires d’Empire Comics avaient empochées grâce à l’œuvre de son père et de son cousin. Sa mère se tourmentait pour l’argent. La manne perdue que l’Artiste aurait représentée pour la famille si Sheldon Anapol et Jack Ashkenazy ne les avaient pas escroqués la hantait. « Ils les ont volés », répétait-elle souvent. Rosa gardait généralement ce genre de déclarations pour les moments où elle et son fils étaient seuls, mais, de temps en temps, quand le père de Tommy se trouvait dans les parages, elle remettait sur le tapis sa triste histoire dans le monde de la bande dessinée, où Joe Kavalier avait jadis joué un rôle clef, pour étayer une remarque plus large, plus absconse, sur l’état de leur existence, que Tommy, farouchement cramponné à sa vision puérile des choses, réussissait chaque fois à ne pas saisir. Sa mère, en l’occurrence, était en possession de toutes sortes de faits intéressants sur Joe. Elle savait où il était allé à l’école à Prague, quand et par quel chemin il était arrivé en Amérique, les endroits où il avait habité à Manhattan. Elle savait quels comics il avait dessinés et ce que Dolores del Rìo avait dit de lui un soir de printemps 1941 (« Vous dansez comme mon père »). La mère de Tommy savait aussi que la musique laissait Joe indifférent et qu’il avait un faible pour les bananes.

Tommy avait toujours pris la minutie, la durable intensité des souvenirs que sa mère avait de Joe comme allant de soi, mais, un après-midi de l’été précédent, à la plage, il avait entendu par hasard la mère d’Eugene discuter avec une autre voisine du quartier. Feignant de dormir sur sa serviette, Tommy avait écouté leurs chuchotements. Leur conversation était dure à suivre, mais une phrase lui tomba dans l’oreille et y resta logée bien des semaines après.

— Elle en a pincé pour lui durant toutes ces années, disait l’autre femme à Helene Begelman.

Elle parlait de sa mère, Tommy en était sûr. Pour une raison inconnue, il pensa aussitôt à la photo de Joe en smoking, une quinte flush dans les mains, que sa mère gardait dans un petit cadre d’argent, sur la coiffeuse qu’elle s’était installée à l’intérieur de la penderie de sa chambre. Mais la signification pleine et entière de cette expression, « en pincer pour », demeura obscure pour Tommy pendant plusieurs autres mois, jusqu’au jour où, en écoutant avec son père Frank Sinatra chanter l’intro de Guess I’ll Hang My Tears Out to Dry, son sens lui devint limpide. Au même instant, il comprit qu’il savait depuis toujours que sa mère était amoureuse du cousin Joe. Bizarrement, l’information lui plaisait. Elle semblait concorder avec certaines idées qu’il s’était faites sur ce à quoi la vie d’adulte ressemblait vraiment, à force de lire attentivement les histoires maternelles parues dans Heartache, Sweetheart et Love Crazy.

N’empêche que Tommy ne connaissait pas du tout le cousin Joe, et il devait admettre, en le voyant avec les yeux de Mr Spiegelman, qu’il paraissait un peu louche, à traîner là avec son complet froissé et sa barbe naissante de plusieurs jours. Les boucles de ses cheveux se dressaient sur sa tête tels des copeaux d’emballage. Il avait l’air pâle et papillotant, comme s’il ne sortait pas souvent à la lumière du jour. Il allait être difficile d’expliquer sa présence à Mr Spiegelman sans révéler que c’était un parent. Et pourquoi ne devrait-il pas le lui révéler ? Pourquoi ne devrait-il pas annoncer à tous ceux qu’il connaissait – à ses parents, en particulier – que cousin Joe était revenu de ses tribulations ? C’était une grande nouvelle. S’il s’avérait plus tard qu’il l’avait cachée à sa mère et à son père, il s’attirerait sûrement des ennuis.

— C’est mon… euh…, bredouilla-t-il, voyant la lueur de méfiance s’aiguiser dans les doux yeux bleus de Mr Spiegelman. Mon… (Il avait « cousin » sur le bout de la langue et envisageait même de faire suivre ce mot de la nouveauté mélodramatique « perdu de vue depuis longtemps », quand une possibilité narrative bien plus intéressante se présenta à son esprit : à l’évidence, cousin Joe était venu spécialement pour lui. Il y avait eu cet instant où leurs regards s’étaient croisés de part et d’autre du comptoir de la Boutique de la magie de Louis Tannen. Puis, au cours des quelques jours qui avaient suivi, d’une façon ou d’une autre, Joe avait localisé Tommy, observé ses habitudes, il l’avait même suivi partout pour guetter le moment opportun. Quelles que soient ses raisons pour dissimuler son retour au reste de la famille, il avait choisi de se montrer à Tommy. Il serait injuste et stupide, songea Tommy, de ne pas respecter ce choix. Les héros des romans de John Buchan* ne laissaient jamais échapper la vérité dans ces circonstances. Pour eux, un mot était plus que suffisant, et la discrétion représentait l’essentiel du courage. Ce même sens du cliché mélo le retint de considérer l’éventualité que ses parents aient été au courant du retour de cousin Joe et le lui aient caché, comme c’était leur habitude avec les nouvelles intéressantes.) Mon professeur de magie, acheva-t-il. Je lui ai promis de le retrouver ici. Toutes les maisons se ressemblent, vous savez…

— C’est assurément vrai, renchérit Joe.

— Professeur de magie, répéta Mr Spiegelman. Voilà qui est nouveau pour moi !

— Il vous faut un professeur, monsieur Spiegelman, insista Tommy. Tous les grands hommes en ont un. (Après quoi Tommy eut un geste qui le surprit lui-même. Il tendit le bras et prit la main de son cousin.) Eh bien, allez ! Je vais vous montrer le chemin. Vous n’avez qu’à compter les carrefours. En réalité, les maisons ne se ressemblent pas toutes. Nous en avons huit modèles différents.

Ils commencèrent à remonter les présentoirs d’illustrés. Tommy se souvint qu’il avait eu l’intention de prendre le numéro de l’été 1953 des Aventures de l’Artiste de l’évasion, mais il avait peur de choquer peut-être ou même de contrarier son cousin. Tommy se contenta donc de continuer à marcher, en tirant Joe par la main. En passant devant, Tommy jeta un coup d’œil à la couverture du n° 54 des Aventures de l’Artiste de l’évasion, où l’Artiste, ligoté à un gros poteau, les mains derrière le dos et un bandeau sur les yeux, faisait face à un peloton d’exécution aux têtes patibulaires. L’ordre de tirer allait être donné par Tom Mayflower en personne, appuyé sur sa béquille, le bras tendu, le visage diabolique et égaré. « COMMENT EST-CE POSSIBLE ? criait l’Artiste dans une bulle dentelée par l’angoisse, JE VAIS ÊTRE EXÉCUTÉ PAR MON ALTER EGO !!! »

Tommy se sentait profondément remué par cette illustration provocante, même s’il savait fort bien qu’à la fin, quand on lisait l’histoire, la situation reproduite sur la couverture se révélait être un rêve, un malentendu, une exagération, voire un pur mensonge. De sa main libre, il resta là à tripoter sa pièce de dix cents dans la poche de sa salopette.

Cousin Joe exerça une pression sur son autre main.

— Les Aventures de l’Artiste de l’évasion, murmura-t-il d’un ton léger et railleur.

— Je le regardais seulement, se justifia Tommy.

— Prends-le, suggéra Joe. (Il enleva les quatre derniers titres de l’Artiste du présentoir.) Prends-les tous. Vas-y ! (Il salua le mur de la main, le geste farouche, les yeux étincelants.) Je t’achèterai tous ceux que tu veux.

Il était difficile de dire pourquoi, mais cette proposition extravagante effraya Tommy. Il commença à regretter son saut aventureux dans les plans inconnus de son cousin issu de germain.

— Non, merci, souffla-t-il. Mon père me les procure gratis. Tous, sauf ceux d’Empire.

— Bien sûr, dit Joe. (Il toussota dans son poing fermé et ses joues s’empourprèrent.) Eh bien, juste celui-ci alors.

— Dix cents, annonça Mr Spiegelman, qui fit sonner sa caisse enregistreuse, sans cesser d’étudier Joe.

Il prit la pièce que lui donna Joe, puis tendit la main.

— Hal Spiegelman, se présenta-t-il. Monsieur…

— Kornblum, acheva cousin Joe.

Ils sortirent du magasin et restèrent plantés sur le trottoir devant la boutique. Ce trottoir et les commerces qui y donnaient étaient les plus anciennes constructions de Bloomtown. Ils étaient là depuis les années vingt, quand Mr Irwin Bloom travaillait encore dans la cimenterie paternelle du Queens et qu’il n’y avait là que des champs de pommes de terre et ce petit village de Manticock, que Bloomtown avait depuis absorbé et remplacé. À la différence des trottoirs flambant neufs de l’utopie de Mr Irwin Bloom, celui-ci était craquelé, grisâtre, constellé de taches par des années de jets de chewing-gums, incrusté d’herbes folles. Devant il n’y avait pas de vaste parking, comme sur la place de Bloomtown ; la nationale 24 défilait avec fracas. Les devantures de magasins étaient étroites, revêtues de bardeaux, leurs corniches un fouillis hirsute de câbles téléphoniques et de lignes électriques envahis de vigne vierge. Tommy aurait voulu dire quelque chose sur tout cela à son cousin Joe. Il regrettait de ne pouvoir lui expliquer comment le trottoir cloqué, les corbeaux impérieux posés sur la vigne vierge dénudée et le bourdonnement agressif de l’enseigne au néon de Mr Spiegelman provoquaient en lui une espèce de tristesse prémonitoire pour la vie d’adulte, comme si Bloomtown, avec ses piscines, ses aires de jeux, ses pelouses et ses trottoirs éblouissants, représentait l’océan à la fois varié et uniforme de l’enfance elle-même, d’où émergeait cette bosse sénescente du village de Manticock, telle une île sinistre et sauvage. Il avait l’impression d’avoir mille choses à raconter à cousin Joe : l’histoire de leur vie depuis sa disparition, la pénible tragédie du départ d’Eugene Begelman pour la Floride, l’origine du mystérieux Bug… Tommy n’avait jamais réussi à se justifier devant les adultes à cause de leur calamiteuse inattention, mais il y avait dans les yeux de cousin Joe une expression de tolérance qui lui laissait penser que ce serait possible de se confier à cet homme.

— J’aimerais que tu viennes chez moi ce soir, avoua-t-il. Il y a du Chili con carne.

— C’est appétissant. Ta mère a toujours été bonne cuisinière.

— Viens ! (Subitement, il comprit qu’il ne pourrait jamais taire le retour de Joe à ses parents. La question de savoir où était Joe avait été un souci pour eux depuis la naissance de Tommy. Ce serait injuste de leur cacher la nouvelle. Ce serait mal. Qui plus est, en voyant son cousin pour la première fois, il avait l’intuition que cet homme était des leurs.) Tu dois venir !

— Mais je ne peux pas. (Chaque fois qu’une voiture passait, Joe se retournait pour la regarder, scruter son intérieur.) Excuse-moi. Je suis passé te voir, mais il faut que je m’en aille maintenant.

— Et pourquoi ?

— Parce que je… parce que j’ai perdu la main. Je viendrai dans ta maison peut-être la prochaine fois, mais pas aujourd’hui. (Il consulta sa montre.) Mon train est dans dix minutes.

Il tendit la main à Tommy, qui la lui serra. Mais, à ce moment-là, Tommy se surprit lui-même et se jeta au cou de cousin Joe. L’odeur de cendres de l’étoffe rugueuse de son veston gonfla le cœur de l’adolescent.

— Où vas-tu ? demanda Tommy.

— Je ne peux pas te le dire. Ce ne serait pas juste. Je ne peux pas te demander de garder mes secrets pour moi. Après mon départ, tu devrais dire à tes parents que tu m’as vu, d’accord ? Ça m’est égal. Ils ne pourront jamais me retrouver. Mais pour être correct avec toi, je ne peux pas te dire où je vais.

— Je ne leur dirai rien, protesta Tommy. Je le jure devant Dieu, vraiment rien.

Joe posa ses mains sur les épaules de Tommy et le poussa légèrement en arrière pour qu’ils puissent se regarder mutuellement.

— Tu aimes bien la magie, hein ?

Tommy hocha la tête. Joe mit la main dans sa poche et en tira un jeu de cartes. C’était une marque de cartes française qui s’appelait Petit Fou. Tommy avait un jeu identique à la maison, qu’il avait acheté à la boutique de Louis Tannen. Les cartes européennes étaient moins grandes et ainsi plus faciles à manipuler pour les petites mains. Les rois et les reines avaient un air menaçant et chicaneur de vignettes médiévales, comme s’ils allaient vous dépouiller avec leurs épées incurvées et leurs lances. Joe sortit les cartes de leur étui criard et les tendit à Tommy.

— Qu’est-ce que tu sais faire ? reprit-il. Tu connais le saut de coupe ?

Tommy secoua la tête. Ses joues lui brûlaient. Il ne savait pas comment son cousin avait réussi à taper dans le mille de sa faiblesse de manipulateur de cartes.

— Je ne suis pas bon aux cartes, confessa-t-il, battant le jeu d’un air morose. Chaque fois qu’on dit dans un tour qu’il faut un saut de coupe, je passe.

— Les sauts de coupe sont difficiles, concéda Joe. Enfin, faciles à réaliser, mais pas faciles à réussir…

Ce n’était pas une nouveauté pour Tommy, qui, au début de l’été, avait consacré vainement quinze jours au ruban de cartes, au demi-paquet, à l’éventail et au saut de coupe de Charlier, entre autres, sans jamais pouvoir dissimuler les différents quarts et moitiés du paquet assez rapidement pour empêcher la supercherie au centre de tout saut de coupe – la permutation invisible de deux parties ou plus du jeu – d’apparaître même à l’œil le moins perspicace. Dans le cas de Tommy à celui de sa mère qui, lors de sa dernière tentative, avant qu’il ne laisse tomber le saut de coupe de dégoût une bonne fois pour toutes, avait roulé les yeux en s’écriant : « Bon, d’accord, si tu dois intervertir les moitiés du jeu comme ça… »

Joe leva la main droite de Tommy, examina ses phalanges, la retourna et étudia sa paume avec la minutie d’un chiromancien.

— Je sais qu’il faut que je l’apprenne, commença Tommy, mais je…

— Tu perdras ton temps, trancha Joe, lâchant sa main. Ce n’est pas la peine avant d’avoir des mains plus grandes.

— Comment ?

— Laisse-moi te montrer quelque chose.

Il prit le jeu de cartes, déploya celles-ci en un éventail bien régulier et pria Tommy d’en choisir une. Instantanément, Tommy jeta un coup d’œil au trois de trèfle, puis le remit avec détermination dans le jeu. Il était attentif aux mouvements des longs doigts de Joe et résolu à repérer son truc au moment opportun. Joe ouvrit les mains, paumes vers le ciel. Le jeu sembla se diviser en deux paquets bien nets, de gauche à droite, dans le bon ordre ; en ondulant avec un flair de magicien, les doigts de Joe donnèrent l’impression déconcertante d’une autre division, si fugace que Tommy ne savait pas trop s’il l’avait imaginée ou avait été poussé bêtement à voir plus qu’il n’y avait à voir par l’habile palpitation d’anémone des doigts et des pouces de son cousin. Tout bien pesé, on eût dit qu’il ne s’était rien passé d’autre avec les cartes qu’un simple transfert paresseux de la main gauche dans la droite. À ce moment-là, Tommy se retrouva avec une carte dans les mains. Il la retourna. C’était le trois de trèfle.

— Hé ! s’exclama Tommy. Oh là là !

— Tu as vu quelque chose ?

Tommy secoua la tête.

— Tu n’as pas vu le saut de coupe ?

— Non !

Tommy ne pouvait cacher une légère irritation.

— Ah ! fit Joe, avec un brin de théâtralité dans sa voix un peu grave. Mais il n’y a pas eu de saut de coupe. C’est le tour du faux saut de coupe.

— Le faux saut de coupe !

— Facile à réaliser, pas trop dur à réussir.

— Mais je n’ai rien…

— Tu regardais mes doigts. Ne regarde pas mes doigts. Mes doigts sont des petits menteurs. Je leur ai appris à raconter de beaux mensonges.

Cette confidence plut à Tommy. Une vive secousse ébranla la corde qui entravait son cœur ombrageux dans sa poitrine.

— Tu pourrais… ? commença Tommy, avant de s’interrompre.

— Tiens, dit Joe.

Passant derrière le gamin, il se pencha au-dessus de lui, les bras de part et d’autre, comme le père de Tommy avait fait jadis pour lui montrer comment on nouait sa cravate. Il disposa le jeu dans la main gauche de Tommy en lui ajustant les doigts, puis le guida lentement à travers les quatre manipulations simples, un enchaînement de chiquenaudes et de demi-tours, qui était juste ce qu’il fallait pour glisser le dessous du jeu par-dessus. Bien entendu, la ligne de séparation entre les deux paquets était la carte choisie, marquée invisiblement du bout de l’ongle de l’auriculaire gauche. Il resta derrière lui pour le regarder répéter les mouvements. Les volutes de son haleine à l’âcre odeur de tabac enveloppèrent progressivement la tête de Tommy, pendant que ce dernier se démenait pour produire l’effet requis. Au bout du sixième essai, même si ses manipulations étaient encore molles et lentes, il pressentait déjà qu’il finirait par prendre le coup. Il éprouva une détente dans les tripes, un sentiment de plénitude qui conservait pourtant en son centre une petite poche de malheur à combler. Il renversa sa tête contre le ventre plat de son cousin et leva les yeux vers son visage à l’envers. Le regard de Joe paraissait perplexe, plein de regrets, inquiet, mais Tommy avait lu un jour, dans un livre sur les illusions d’optique, que tous les visages avaient l’air tristes vus d’en bas.

— Merci, murmura Tommy.

Cousin Joe recula d’un pas pour s’écarter de lui. Tommy perdit l’équilibre et faillit tomber par terre. Il se rattrapa, puis se retourna face à son cousin.

— Il faut vraiment que tu saches réussir un saut de coupe, insista cousin Joe. Même si ce n’est qu’un faux…