17.

La sous-commission d’enquête sur la délinquance juvénile de la Commission sénatoriale des lois se réunit à New York les 21 et 22 avril 1954, afin d’examiner le rôle joué par l’industrie des comic books dans la formation d’enfants délinquants. Les dépositions faites par les témoins le premier jour sont de loin les plus connues. Parmi les experts, les éditeurs et les criminologistes cités à la barre le 21, trois se détachent des autres – si tant est que les audiences ont laissé un souvenir – dans la mémoire collective. Le premier était le docteur Fredric Wertham, le psychiatre éminent et bourré de bonnes intentions, auteur de La Séduction de l’innocence*, qui fut, sur le plan moral et politique, un élément moteur derrière toute la controverse sur les effets pernicieux des comics. Le bon docteur déposa longuement, de manière quelque peu incohérente, mais plein de dignité d’un bout à l’autre et débordant, brillant même d’indignation. Tout de suite après Wertham venait William Gaines, fils du célèbre inventeur de l’illustré, Max Gaines, et éditeur d’E.C. Comics, dont il défendit, avec pas mal d’éloquence mais un manque de sincérité pernicieux, la ligne graphique des comic books d’horreur. Enfin, ce jour-là, la Sous-commission entendit également une société de dessinateurs de presse, représentée par Walt Kelly de Pogo et l’ancienne idole de Sammy, le grand Milton Caniff, qui, avec humour, ironie et un dédain plein d’esprit, trahirent complètement leurs « frères d’encre », les livrant aux sénateurs Hendrickson, Hennings et Kefauver pour qu’ils soient, publiquement et à bon droit, sermonnés, si d’aventure ces messieurs daignaient s’en charger.

Les rebondissements de la deuxième journée d’audience, à laquelle Sam Clay avait été cité, sont moins bien connus. Sammy eut la malchance de succéder à deux témoins extrêmement peu coopératifs. Le premier était un certain Alex Segal, éditeur d’une série de livres « pédagogiques » bon marché dont Sam faisait la réclame dans les dernières pages des comics, qui d’abord nia puis reconnut que sa société avait autrefois vendu – « tout à fait accidentellement » – à des pornographes reconnus des listes de noms et d’adresses d’enfants ayant répondu aux petites annonces de sa société. Le second témoin récalcitrant était un des pornographes en question, un raté à l’air sournois, presque comique, du nom de Samuel Roth, atteint de strabisme divergent et suant abondamment, qui invoqua le cinquième amendement pour refuser de répondre, avant de se faire excuser au motif qu’il ne pouvait pas déposer légalement, étant donné qu’il était mis en examen pour colportage de publications obscènes par l’État de New York. Par conséquent, lorsque Sammy comparut, l’esprit des membres de la sous-commission était encore plus préoccupé que d’habitude par les questions de débauche et d’immoralité.

Le passage-clef de la transcription des débats est le suivant :

SÉNATEUR HENDRICKSON : Monsieur Clay, les personnages de bande dessinée, Batman et Robin, vous sont-ils familiers ?
MR CLAY : Bien sûr, monsieur le sénateur. Ce sont des personnages très connus et auréolés de succès.
HENDRICKSON : Je me demande. Pourriez-vous tenter de définir leur relation pour nous éclairer ?
CLAY : Définir ? Je suis désolé… je ne…
HENDRICKSON : Ils habitent ensemble, n’est-il pas vrai ? Dans un grand manoir, seuls.
CLAY : Il y a un majordome, je crois.
HENDRICKSON : Mais, à ce que je crois comprendre, ils ne sont pas père et fils, n’est-ce pas ? Ni frères, ni oncle et neveu, ni liés par aucune relation de cette nature…
SÉNATEUR HENNINGS : Peut-être sont-ils simplement de bons amis.
CLAY : Il y a déjà quelque temps que j’ai lu cette bande dessinée, messieurs les sénateurs, mais, d’après mes souvenirs, Dick Grayson, c’est-à-dire Robin, est présenté comme le pupille de Bruce Wayne ou Batman.
HENDRICKSON : Son pupille, oui. Il y a une foultitude de ce type de relations dans les illustrés de super-héros, n’est-ce pas ? Par exemple, Dick et Bruce.
CLAY : Je n’en sais rien, monsieur. Je…
HENDRICKSON : Laissez-moi voir. Je ne me rappelle pas exactement quelle pièce à conviction c’était, monsieur Clendennen. Est-ce que vous… je vous remercie.

Le directeur général Clendennen produit la pièce à conviction n° 15.

HENDRICKSON : Batman et Robin, Green Arrow et Speedy, Human Torch et Toro, Monitor et Liberty Kid, Captain America et Bucky… Est-ce que ces noms vous sont familiers ?
CLAY : Euh, oui, monsieur. Monitor et Liberty Kid ont été ma création à une époque, monsieur le sénateur.
HENDRICKSON : Vraiment ! Vous les avez inventés…
CLAY : Oui, monsieur. Mais cette B.D. a été arrêtée… oh ! il y a déjà huit ou neuf ans, je crois.
HENDRICKSON : Mais vous avez créé un certain nombre d’autres couples de ce genre au fil des ans, n’est-ce pas ?
CLAY : De couples ? Je ne…
HENDRICKSON : Laissez-moi voir… Rectifier et Little Mack, le défenseur des mioches. Lumberjack et Timber Lad, l’Argonaute et Jason, Lone Wolf et Cubby…
CLAY : Enfin, ces personnages – Rectifier, Lumberjack, l’Argonaute… – ils existaient déjà. Ils avaient été créés par d’autres. Je me suis contenté de les reprendre, voyez-vous, quand je suis allé travailler chez leurs éditeurs respectifs.
HENDRICKSON : Et vous leur avez trouvé immédiatement des pupilles, oui ou non ?
CLAY : Enfin, oui. Mais c’est la règle quand on hérite d’une bande qui n’est pas… qui a peut-être perdu un peu de son dynamisme. On veut redresser la situation, attirer les lecteurs. Les jeunes aiment lire des trucs qui parlent de jeunes.
HENDRICKSON : N’est-il pas vrai que, dans le domaine de la bande dessinée, vous avez véritablement la réputation d’avoir un faible pour les jeunes assistants ?
CLAY : Je ne me rends pas compte… personne ne m’a jamais…
HENDRICKSON : Monsieur Clay, connaissez-vous bien la théorie du docteur Fredric Wertham, qu’il a exposée sous serment à la précédente audience et à laquelle, dois-je dire, je suis enclin à accorder un certain crédit après avoir feuilleté hier soir quelques-uns des comics de Batman en question, théorie selon laquelle la relation entre Batman et son pupille serait en fait une allégorie à peine voilée de l’inversion pédophile ?
CLAY : [inintelligible]
HENDRICKSON : Je suis désolé, monsieur, mais il faut que vous…
CLAY : Non, monsieur le sénateur. Cette partie de sa déposition a dû m’échapper…
HENDRICKSON : Et vous n’avez pas lu non plus le livre du docteur Wertham, je suppose.
CLAY : Pas encore, monsieur le sénateur.
HENDRICKSON : Ainsi, personnellement, vous n’avez jamais eu conscience qu’en habillant ces jeunes gens musclés et bien bâtis de pantalons moulants pour les envoyer zigzaguer ensemble dans le ciel, vous exprimiez ou cherchiez à répandre vos propres… tendances psychologiques ?
CLAY : Je crains de ne… Ce ne sont pas des tendances qui me sont familières, monsieur le sénateur. Avec tout le respect que je vous dois, si je puis dire, je proteste…
SÉNATEUR KEFAUVER : Pour l’amour du ciel, messieurs ! Passons.