2.
Dans les circonstances normales, l’expédition au consulat d’Allemagne, dans le centre-ville, décourageait déjà Joe ; aujourd’hui, il trouvait même difficile de prendre le métro. Il se sentait obscurément furieux contre Sheldon Anapol. Il sortit un comic book de la poche revolver de son veston et essaya de lire. Il était devenu un consommateur fidèle et soigneux des comics. En arpentant les bouquinistes de la Quatrième Avenue, il avait réussi à se procurer un exemplaire de presque tout ce qui avait été publié dans les quelques dernières années, acquérant en même temps, tant qu’il y était, des piles de vieux New York Mirror du dimanche, afin de pouvoir étudier le travail fougueux, précis et pictural de Burne Hogarth dans Tarzan. La même intensité masturbatoire de concentration que Joe avait autrefois apportée à l’étude magique de la T.S.F., voilà qu’il l’appliquait à cette forme d’art naissante, hybride et très ouverte, dans les bras canailles de laquelle il était tombé. Il remarqua la forte influence que les films avaient sur des artistes comme Joe Shuster et le Bob Kane de Batman, et commença à explorer un vocabulaire cinématographique : un gros plan serré, disons, sur le visage d’un enfant ou d’un soldat terrifié, ou un zoom de plus en plus rapproché, au long de quatre planches, sur les créneaux et le donjon d’une sinistre redoute zothénienne. Grâce à Hogarth, il apprit à se pencher sur le contenu émotionnel, pour ainsi dire, d’une planche, choisissant avec soin, parmi l’infinité d’instants potentiels à fixer et à reproduire, celui où les émotions du personnage étaient les plus extrêmes. Et en lisant les comics books qui donnaient la vedette au grand Louis Fine*, comme celui qu’il tenait actuellement entre les mains, Joe apprit à voir le héros de bande dessinée, dans son costume moulant, non comme une absurdité de la littérature de pacotille, mais comme une célébration lyrique de la forme humaine nue (quoique coloriée) en action. Il n’était pas seulement question de violence et de châtiment dans les premières histoires de Kavalier & Clay ; le travail de Joe exprimait également la joie simple d’un mouvement sans entrave ou d’un corps sain, d’une manière qui captait les désirs pas seulement de son cousin infirme mais d’une génération entière de gringalets, d’empotés et de boucs émissaires des cours de récréation.
Aujourd’hui, il ne parvenait pourtant pas à se concentrer sur l’exemplaire de Wonderworld Comics qu’il avait emporté avec lui. Ses pensées oscillaient entre l’irritation contre la frivolité, l’indécence même, de la soudaine prospérité d’Anapol et l’appréhension de son rendez-vous avec l’adjudant major chargé du relogement des minorités au consulat d’Allemagne, dans Whitehall Street. Ce n’était pas la prospérité en elle-même qui le heurtait, car c’était là une preuve de son succès et de celui de Sammy, mais bien plutôt la part disproportionnée qui revenait à Anapol et à Ashkenazy, alors que c’étaient les deux cousins qui avaient inventé l’Artiste de l’évasion et assumaient tout le travail consistant à lui donner vie. Non, ce n’était même pas cela. C’était l’incapacité de l’argent, et de tous les fantasmes guerriers refoulés qui avaient permis de le gagner, à faire autre chose qu’enrichir la garde-robe et grossir les portefeuilles financiers des propriétaires d’Empire Comics qui le révoltait ainsi et provoquait sa fureur. Et rien n’était plus parfaitement garanti pour accentuer son sentiment d’impuissance fondamental qu’une matinée passée avec l’adjudant major Milde au consulat d’Allemagne. Il n’y avait pas de quête plus démoralisante que la chasse aux chimères de l’immigration.
Chaque fois qu’il se retrouvait face à une matinée ou à une semaine vide entre deux parutions, Joe enfilait un beau costume, une cravate discrète, un chapeau bien formé, et se mettait en route comme il l’avait fait ce matin, chargé d’une serviette de documents qui ne cessait d’enfler, pour tenter d’avancer dans le dossier des Kavalier de Prague. Il rendait des visites continuelles aux bureaux de la HLAS{43}, à l’United Jewish Appeal for Refugees and Overseas Needs{44}, aux agences de voyages, au siège new-yorkais du Comité d’action présidentiel, à l’adjudant major merveilleusement courtois du consulat d’Allemagne, avec lequel il avait rendez-vous ce matin à dix heures. Pour un certain échantillon de commis de cette ville de timbres en caoutchouc, de papier carbone et de pique-notes, il était devenu une figure familière : un garçon grand et mince de vingt ans, avec de bonnes manières et un costume froissé, qui apparaissait au beau milieu d’un après-midi étouffant, l’air douloureusement enjoué. Il se découvrait toujours. L’employé de bureau – une femme, le plus souvent – cloué sur sa chaise droite par trois cents mètres cubes d’air rance et enfumé qui collait comme de la pâte à beignets aux hélices des ventilateurs du plafond, assourdi par le fracas des classeurs métalliques, dyspeptique, désespéré et mourant d’ennui, levait les yeux et voyait que l’épaisse tignasse bouclée de Joe avait été transformée par son couvre-chef en une sorte de casque noir et brillant, ce qui valait à celui-ci un sourire.
— Je viens vous empoisonner une fois de plus, disait Joe dans son anglais de plus en plus entaché d’argot, avant de sortir de la poche de poitrine de son veston un mince étui à cigares rempli de cinq panatelas à quinze cents ou, quand il avait affaire à une femme, un éventail pliant en papier orné de fleurs roses, ou encore simplement une bouteille glacée de Coca-Cola, couverte de gouttelettes perlées.
Et elle acceptait l’éventail ou le soda, écoutait sa supplique et se mettait en quatre pour l’aider. Mais il n’y avait pas grand-chose à faire. Tous les mois, les revenus de Joe augmentaient et, tous les mois, il réussissait à mettre de plus en plus d’argent de côté pour s’apercevoir ensuite qu’il ne pouvait pas le dépenser. Les prébendes et les pots-de-vin bureaucratiques des premières années du protectorat étaient de l’histoire ancienne. L’obtention d’un visa américain, qui n’avait jamais été chose facile, était devenue quasi impossible. Le mois précédent, alors qu’un statut de résident permanent lui avait été accordé, il avait réuni et envoyé au département d’État sept déclarations sur l’honneur rédigées par d’éminents endocrinologues et psychiatres new-yorkais, certifiant que les trois membres les plus âgés de la famille seraient un apport unique et précieux pour le peuple de son pays d’adoption. Avec chaque mois qui passait, cependant, le nombre de réfugiés à atteindre l’Amérique diminuait, et les nouvelles du pays devenaient plus sombres et plus fragmentaires. On parlait de déplacements, de repeuplements ; les Juifs de Prague devaient tous être expédiés à Madagascar, à Teresina, dans une vaste réserve en Pologne. Joe finit par recevoir trois courriers officiellement décourageants du sous-secrétariat aux visas, accompagnés du conseil poli de ne plus tenter de démarches sous ce rapport.
Son impression d’être piégé dans les rets de la bureaucratie, d’être impuissant à aider ou à libérer sa famille, se faisait jour dans les comics. À mesure, en effet, que les pouvoirs de l’Artiste de l’évasion augmentaient, les entraves requises pour le contenir, par ses ennemis ou (comme cela arrivait désormais plus rarement) par lui quand il se produisait en public, devenaient plus sophistiquées, voire baroques. De gigantesques pièges à ours aux mâchoires coupantes comme des rasoirs le disputaient à des aquariums remplis de requins électriques. L’Artiste était attaché à d’énormes réchauds à gaz où ses ravisseurs n’avaient qu’à jeter un malheureux mégot de cigarette pour le brûler vif, ligoté à quatre blindés grondants pointés aux quatre points cardinaux, il était enchaîné à une cerise de fer au fond d’un immense gobelet d’acier dans lequel on versait un « milk-shake » mousseux de quarante tonnes de béton frais, pendu au percuteur à ressort d’un canon géant braqué sur la capitale de la « Latvonie occupée » de telle façon que, s’il se libérait, des milliers d’innocents citoyens mourraient. L’Artiste était étendu, attaché et menotté sur le trajet de moissonneuses-batteuses, de forces aveugles païennes, de raz de marée ou d’essaims d’abeilles préhistoriques géantes, ressuscitées par la science maléfique de la Chaîne de fer. Il était emprisonné dans de la glace ou des cages en feu, étranglé par des plantes grimpantes.
Il faisait alors très chaud dans la rame de métro. Le ventilateur au milieu du plafond était immobile. Une goutte de sueur éclaboussa une planche de l’histoire de la Flamme cracheuse de feu, mince et chorégraphique dans le style du grand Lou Fine, que Joe feignait de lire. Il referma son illustré et le remit dans sa poche. Il commença à avoir la sensation de ne plus pouvoir respirer. Il desserra sa cravate et gagna le bout de la voiture, où il y avait une lucarne ouverte. Une petite brise murmurante soufflait du tunnel noir, mais elle était fétide et peu rafraîchissante. À la station d’Union Square, une place assise se libéra et Joe s’y installa. Il se renversa sur la banquette et ferma les yeux. Il avait l’impression de ne pas pouvoir se débarrasser de la formule « surveiller sa population de Juifs ». Toutes ses plus grandes angoisses pour la sécurité de sa famille semblaient repliées sous l’enveloppe inoffensive de ce premier mot. Au cours de l’année précédente, ses parents avaient eu leurs comptes bancaires gelés. Ils avaient été chassés des jardins publics de Prague, des compartiments à couchettes et des wagons-restaurants des chemins de fer nationaux, des écoles publiques et des universités. Ils ne pouvaient plus circuler en tramway. Récemment, les règlements étaient devenus plus complexes. Peut-être dans le but d’exposer au regard de tous l’insigne révélateur de la yarmoulka, les Juifs avaient l’interdiction de porter des casquettes. Ils n’avaient pas le droit non plus de porter des sacs à dos. Il leur était défendu de manger des oignons ou de l’ail ; la consommation de pommes, de fromages et de carpe leur était également interdite.
Joe plongea la main dans sa poche et en tira l’orange qu’Anapol lui avait donnée. Grosse, toute lisse, elle était parfaitement sphérique et plus orange que tout ce que Joe avait jamais vu. À Prague, sans doute eût-elle paru un prodige, monstrueux et illicite. Il la pressa contre son nez et inhala, cherchant à puiser un peu de courage et de réconfort dans les prometteuses huiles essentielles de son écorce. Mais, à la place, il sentit seulement de la panique. Son souffle était court et laborieux. L’odeur nauséabonde du tunnel entrant à flots par la lucarne ouverte semblait chasser toutes les autres. Tout d’un coup, l’épouvantable squale qui patrouillait sans arrêt dans les entrailles de Joe refit surface. « Tu ne peux pas les sauver », murmura une voix tout près de son oreille. Joe se retourna. Il n’y avait personne.
Il se surprit à fixer la dernière page du journal, le Times, que lisait l’homme à côté de lui. Son regard se posa sur la colonne de la marine marchande. Le Rotterdam était attendu au port à huit heures du matin. Dans vingt minutes.
Joe s’était souvent imaginé le jour où il irait accueillir sa famille au moment où celle-ci débarquerait du Rotterdam ou du Nieuw Amsterdam. Il savait que les quais Hollande-Amérique se trouvaient sur l’autre berge, à Hoboken. Il fallait prendre le ferry pour s’y rendre. Quand la rame s’arrêta à la station de la Huitième Rue, Joe descendit.
Il remonta la Huitième Rue à pied jusqu’à Christopher Street, puis gagna le fleuve, se faufilant tel un pickpocket dans la foule qui venait de descendre des ferries en provenance du New Jersey : hommes aux mâchoires serrées, avec chapeau rigide, costume et chaussures obsidienne, le journal coincé sous le bras ; femmes brusques aux lèvres rouge brique, en robes fleuries et talons durs. Tous se ruaient pour dévaler les rampes et arriver dans Christopher, puis se dispersaient telles des gouttes de pluie chassées par le vent sur une vitre. Bousculé, demandant pardon, se confondant en excuses quand il heurtait les autres, à demi submergé par les âcres miasmes de fumée de cigare et les violents accès de toux qu’ils apportaient avec eux de l’autre rive, Joe faillit renoncer et rebrousser chemin.
Mais il déboucha alors devant l’énorme hangar à la peinture écaillée qui desservait les ferries du Delaware, de Lackawanna et du Western Railroad, côté Manhattan. C’était une ancienne grange imposante, dont le haut pignon central était doté de l’improbable fronton harmonieux d’une pagode chinoise. Les passagers qui débarquaient ici du New Jersey gardaient un petit souvenir du vent et de leur aventure : chapeaux de travers, cravates en bataille. L’odeur de l’Hudson imprégnant les lieux remuait en Joe des souvenirs de la Moldau. Les ferries eux-mêmes le distrayaient. C’étaient des bâtiments larges et bas sur l’eau, recourbés aux deux extrémités comme des chapeaux cabossés, qui traînaient après eux les pompeux flots de fumée noire vomis par leurs majestueuses cheminées. À la vue de la paire de grosses timoneries situées de chaque côté des bateaux, Joe descendait en imagination le Mississippi hanté par les ours jusqu’à La Nouvelle-Orléans.
Planté sur le pont avant, son chapeau à la main, il scrutait la brume, tandis que le terminus de la DL&W et les toits rouges peu élevés de Hoboken se rapprochaient. Il inspira la fumée de charbon et une bouffée d’air salé, bien réveillé et empreint de l’optimisme du voyage. L’eau changeait de couleur par bandes allant du vert-de-gris au café glacé. Le fleuve était aussi encombré que les rues elles-mêmes : barges débordant d’ordures et grouillant de goélands ; tankers aux cales remplies de pétrole, de kérosène ou d’huile de lin ; cargos noirs anonymes et, au loin, à la fois émouvant et terrible, le magnifique vapeur de la Holland America Line, au bras du fier remorqueur qui lui servait d’escorte, hautain, distant. Derrière Joe s’étalait le fouillis aussi régulier qu’erratique de Manhattan, espacé comme la superstructure d’un pont suspendu entre les hautes piles du centre-ville et de Wall Street.
À un moment, vers la moitié de la traversée, il eut une vision qui lui redonna espoir. Les folles flèches d’Ellis Island et la tour élégante du New Jersey Central terminus entrèrent en conjonction, se fondant pour former une espèce de couronne rouge recourbée. L’espace d’un instant, ce fut comme si Prague flottait devant ses yeux, juste au large des quais de Jersey City, dans les reflets de la brume d’automne, même pas à trois kilomètres de là.
Il savait bien que les chances d’une apparition soudaine de sa famille, indemne, sans tambour ni trompette, en haut de la passerelle du Rotterdam, étaient nulles. Mais à Hoboken, alors qu’il descendait River Street et longeait les bars rustiques et les hôtels bon marché réservés aux marins pour atteindre l’embarcadère de la Huitième Rue, en compagnie de toutes les autres personnes venues attendre l’arrivée de leurs êtres chers, Joe s’aperçut qu’il ne pouvait empêcher une petite flamme de s’allumer dans sa poitrine. Quand il fut parvenu à l’embarcadère, celui-ci semblait grouiller de centaines d’hommes, de femmes et d’enfants qui criaient et s’étreignaient. Il y avait une rangée étincelante de taxis, il y avait des limousines noires. Des porteurs circulaient bruyamment avec leurs diables, en braillant « Porteur ! » avec une délectation d’opéra bouffe. L’élégant bâtiment noir et blanc de 24 170 tonneaux se dressait telle une montagne en smoking.
Joe vit plusieurs familles réunies. Quelques-unes d’entre elles semblaient avoir été séparées par un simple désir de voyager. Elles venaient des pays en guerre. Il entendait parler allemand, français, yiddish, polonais, russe, tchèque même. Deux hommes dont Joe ne parvint pas à deviner la relation exacte, mais dont il décida finalement qu’ils devaient être frères, passèrent à côté de lui en se tenant par le cou. L’un disait à l’autre avec une joyeuse sollicitude : « La première chose à faire, mon salaud, c’est te bourrer la gueule ! » De temps à autre, l’attention de Joe était distraite par le spectacle d’un couple qui s’embrassait ou par des individus d’allure vaguement officielle qui échangeaient une poignée de main, mais, le plus souvent, il observait les familles. C’était une vision incroyablement réconfortante ; il s’étonnait de ne pas avoir pensé plus tôt à venir ici attendre le Rotterdam. Il se sentait exclu et profondément envieux, mais le sentiment qui dominait chez lui, c’était le désir lancinant du bonheur qui accompagnait ces réunions. C’était comme de humer un vin qu’il ne pouvait pas boire. Il ne l’en enivrait pas moins.
En regardant les passagers émerger de dessous la tente rayée de la passerelle, il fut surpris de reconnaître le docteur Emil Kavalier. Son père apparut dans l’écart entre deux vieilles dames ; il louchait avec des airs de myope derrière les verres en mica de ses lunettes, la tête penchée légèrement en arrière, scrutant les visages, en quête d’un en particulier, c’était celui de Joe, oui, il s’élança dans cette direction, un sourire s’épanouit sur sa figure. Mais il fut enveloppé par une grande blonde en pelisse de loup gris. Ce n’était pas du tout son père. Le sourire, sinon la femme, ne cadrait pas. L’homme remarqua le regard de Joe et, au moment où il passait avec sa maîtresse, il porta la main à son chapeau et inclina la tête d’un geste qui, une fois de plus, était étrangement identique à celui du père de Joe. Le trille désespéré du sifflement d’un solliciteur donna à Joe un frisson dans le dos.
À son retour en ville, même s’il était en retard pour son rendez-vous, il se rendit à pied de Christopher Street à Battery. Il reniflait, et ses oreilles lui brûlaient de froid, mais le soleil était tiède. Il avait surmonté sa crise de panique du métro, le désespoir provoqué par les nouvelles de Vichy et sa rancœur contre la prospérité d’Anapol. Il acheta une banane à un étal de fruits, puis une autre quelques rues plus loin. Il avait toujours énormément aimé les bananes ; elles constituaient la seule gâterie de sa soudaine fortune. Le temps qu’il arrive au consulat d’Allemagne de Whitehall Street, il avait dix minutes de retard, mais il se dit que tout irait bien. Ce n’était qu’une affaire de paperasse, et la secrétaire serait sans doute capable de traiter le problème elle-même. Joe n’avait peut-être même pas besoin de voir l’adjudant major.
Cette pensée était séduisante. L’adjudant major, Herr Milde, était un homme courtois et affable, qui semblait prendre à cœur – réellement, il semblait y prendre plaisir – de faire perdre son temps à Joe. Tout en ne faisant jamais promesses ni pronostics, et en paraissant ne jamais posséder la moindre information qui eût ne serait-ce qu’un rapport très lointain avec la situation de la famille Kavalier, il refusait fermement, sinon avec pédanterie, d’écarter la possibilité que les parents de Joe puissent un jour se voir accorder leurs visas de sortie et l’autorisation de partir. « Ce genre de chose est toujours possible », affirmait-il, bien qu’il n’en fournît jamais d’exemples. La cruauté de Milde rendait impossible pour Joe de faire ce que sa tête lui conseillait et que rejetait son cœur : abandonner tout espoir que sa famille s’échappe avant la défaite de Hitler.
— Ce n’est pas grave, lui dit Fräulein Tulpe quand Joe entra dans le bureau de Milde. (Celui-ci se trouvait dans un recoin du consulat, lequel occupait un étage intermédiaire d’un sinistre immeuble de bureaux néoclassique non loin du Bowling Green, tout au fond, entre le bureau de l’agriculture et les toilettes pour hommes. La secrétaire de Milde était une jeune femme maussade, avec des lunettes en écaille et des cheveux couleur paille. Elle aussi était immanquablement polie avec Joe, d’une manière qui, dans son cas, semblait avoir pour but d’exprimer une légère aversion.) Il n’est pas encore rentré de son petit déjeuner.
Joe inclina la tête et s’assit à côté du distributeur d’eau réfrigérée, lequel salua son arrivée par la remontée d’un borborygme dans son réservoir.
— Tard, le petit déjeuner, dit-il d’une voix mal assurée.
La secrétaire parut le fixer plus longtemps que d’ordinaire. Il baissa les yeux vers son pantalon froissé, le coude semi-permanent de sa cravate, les taches d’encre sur ses poignets de chemise. Ses cheveux lui donnèrent l’impression d’être raides et collants. Il empestait sans aucun doute. Un instant, il regretta vivement de ne pas s’être arrêté en route aux Studios Palooka pour prendre une douche, au lieu d’avoir bêtement perdu une heure dans la traversée jusqu’à Hoboken. Puis il se dit : « Qu’elle aille au diable ! Qu’elle respire mon fumet de Juif ! »
— C’est un petit déjeuner d’adieu, l’informa-t-elle, retournant à sa machine à écrire.
— Qui s’en va ?
À cet instant, Herr Milde rentra. C’était un homme carré, d’allure athlétique, au menton volontaire, les tempes légèrement dégarnies. Il avait des traits sévères, réguliers, qu’enlaidissaient seulement ses grandes dents jaunes et chevalines, quand il relevait la lèvre supérieure.
— C’est moi, lança-t-il. Entre autres. Je suis désolé de vous avoir fait attendre, Herr Kavalier.
— Vous retournez en Allemagne ? s’enquit Joe.
— J’ai été muté en Hollande, répondit-il. J’embarque mardi sur le Rotterdam.
Ils entrèrent dans son bureau. Milde indiqua à son visiteur une des deux chaises à pieds métalliques et lui offrit une cigarette, que Joe refusa pour allumer une des siennes à la place. C’était un geste mesquin, mais qui lui procura une certaine satisfaction. Si Milde le remarqua, il n’en laissa rien paraître. Il croisa les doigts sur le sous-main de son bureau et arrondit le dos, légèrement penché en avant, comme s’il était désireux d’aider Joe d’une façon ou d’une autre. Cela faisait partie de sa politique de la cruauté.
— J’espère que vous allez bien, reprit-il.
Joe hocha la tête.
— Votre famille aussi ?
— Aussi bien qu’on peut s’y attendre.
— Je suis content de l’apprendre.
Ils restèrent un moment assis en chiens de faïence. Joe attendait la dernière momerie, le dernier numéro de l’adjudant. Quoi que ce soit, il était capable de tout supporter aujourd’hui. Sur l’embarcadère de Hoboken, des gens semblables aux siens avaient pu rejoindre les leurs à l’autre bout du monde, il en avait été témoin. Le tour était encore jouable. Il l’avait vu de ses propres yeux.
— Bon, je vous en prie, poursuivit Milde, un peu abruptement. J’ai un emploi du temps chargé, et je vais partir tard.
— Mais certainement, répondit Joe.
— De quoi souhaitiez-vous m’entretenir ?
Sa question plongea Joe dans la confusion.
— Moi, je souhaitais vous entretenir ? s’écria-t-il. Vous m’avez téléphoné !
À présent, c’était au tour de Milde d’avoir l’air confus.
— Je vous ai téléphoné ?
— Fräulein Tulpe m’a téléphoné. Elle m’a dit que vous aviez un problème avec les papiers de mon frère. Thomas Masaryk Kavalier.
Il cita le deuxième prénom par patriotisme.
— Ah, oui ! acquiesça Milde avec un signe de tête, les sourcils levés. (Il n’avait aucune idée de ce dont Joe parlait, c’était évident. Il tendit le bras pour prendre les dossiers en attente dans la corbeille métallique posée sur son bureau et trouva celui de Joe. Il le feuilleta quelques instants avec une apparente diligence, allant d’avant en arrière au milieu des feuillets gaufrés de papier pelure qu’il contenait. Il secoua la tête et fit claquer sa langue.) Je suis désolé, déclara-t-il, levant le dossier pour le reposer dans la corbeille. Je n’arrive pas à retrouver de référence à… Tenez !
Un bout de papier jaune pâle qui avait l’air d’avoir été peut-être détaché d’un téléscripteur tomba du dossier. Milde le récupéra. Le front plissé, il parcourut très lentement son contenu, comme si celui-ci présentait un développement difficile à suivre.
— Bon, bon, dit-il. C’est regrettable. Je ne… il apparaît que votre père est décédé.
Joe éclata de rire. Un bref instant, il crut que Milde plaisantait. Mais Milde n’avait jamais plaisanté lors des précédentes audiences, et Joe voyait bien que son interlocuteur ne badinait pas non plus en ce moment. Sa gorge se serra. Il sentit ses yeux lui brûler. S’il avait été seul, il aurait fondu en larmes, mais il n’était pas seul, et il aurait préféré mourir plutôt que de donner le plaisir à Milde de le voir pleurer. Il fixa ses genoux, serrant les dents pour mettre le holà à ses émotions.
— Je viens de recevoir une lettre… articula-t-il faiblement, se mordant la langue. Ma mère ne me dit rien.
— Quand la lettre a-t-elle été postée ?
— Il y a près d’un mois.
— Votre père est mort depuis seulement trois semaines. Il est dit ici que la cause était une pneumonie. Ici…
Par-dessus son bureau, Milde tendit à Joe le bout de papier jaune clair déchiqueté. Il avait été détaché d’une liste de décès beaucoup plus longue. Le nom d’EMIL KAVALIER figurait au milieu de dix-huit autres, qui commençaient par Eisenberg et allaient par ordre alphabétique jusqu’à Kogan, chacun d’eux accompagné d’une notice laconique donnant l’âge, la date et la cause du décès. Cela semblait être une liste partielle des Juifs qui étaient morts à Prague ou dans ses environs au cours des mois d’août et de septembre. Le nom du père de Joe avait été entouré au crayon.
— Pourquoi… ? (Joe ne parvenait pas à mettre de l’ordre dans le nœud de questions qui interféraient dans ses pensées.) Pourquoi n’ai-je pas été prévenu ? réussit-il enfin à énoncer.
— J’ignore comment cette feuille de papier, que je vois pour la première fois, a trouvé place dans votre dossier, répliqua Milde. C’est tout à fait mystérieux. La bureaucratie est une puissance mystérieuse. (Il parut prendre conscience que l’humour n’était peut-être pas de mise dans ces circonstances. Il toussota.) C’est regrettable, comme je vous l’ai dit.
— C’est peut-être une erreur, suggéra Joe. (Ce devait en être une, songea-t-il, puisque je l’ai vu cet après-midi à Hoboken !) Une erreur d’identité.
— Ce type d’erreur est toujours possible, admit Milde. (Il se leva et lui tendit la main pour lui exprimer ses condoléances.) Je rédigerai un mémo sur le cas de votre père à l’intention de mon successeur. Je m’assurerai qu’on prenne des renseignements.
— C’est très aimable à vous, marmonna Joe, se levant à son tour lentement de sa chaise. (Il eut un élan de gratitude envers Milde. On prendrait des renseignements. Il avait réussi au moins à obtenir cela pour sa famille. Ne serait-ce que dans cette mesure, on s’intéresserait désormais à leur cas.) Au revoir, Herr Milde.
Après coup, Joe s’aperçut qu’il n’avait aucun souvenir d’être sorti du bureau de Milde, d’avoir suivi le dédale de couloirs, pris l’ascenseur pour descendre et traversé le vestibule. Il avait erré dans Broadway jusqu’à la rue suivante avant qu’il ne lui vînt à l’esprit de se demander où il allait. Il était entré dans un bar et avait téléphoné au bureau. Sammy était là. Il était déjà lancé sur les pages de Joe en termes grandiloquents, mais dès qu’il perçut le silence de Joe à l’autre bout du fil, il renversa la vapeur et demanda :
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Je viens du consulat, dit Joe. (Le combiné du téléphone était démodé, avec un tube pour parler et un écouteur cylindrique. Il y en avait un semblable dans la cuisine de leur maison près du Graben.) De mauvaises nouvelles m’y attendaient.
Joe lui raconta comment, tout à fait par hasard, il avait appris la mort de son père.
— Il y a peut-être eu une erreur ?
— Non, répondit Joe, à présent plus lucide. (Il était un peu secoué, mais ses pensées lui paraissaient plus claires. Sa gratitude envers l’adjudant major Milde s’était muée une fois de plus en colère.) Ce n’est pas une erreur, j’en suis sûr.
— Où es-tu ? questionna Sammy.
— Où suis-je ? (Joe regarda autour de lui et prit conscience pour la première fois qu’il se trouvait dans un bar de Broadway, tout au bout de la ville.) Où suis-je… (La deuxième fois, ce n’était plus une question.) Je pars pour le Canada.
— Non ! entendit-il Sammy crier au moment où il raccrochait.
Il se dirigea vers le bar.
— Je me demande si vous pourriez m’aider, lança-t-il au barman.
Le barman était un bonhomme assez âgé au crâne luisant, avec d’énormes yeux bleus chassieux. Quand Joe s’adressa à lui, il était en train d’essayer d’expliquer à un de ses clients comment marchait l’abaque qu’il utilisait pour calculer les additions. Le client parut ravi de l’interruption.
— Montréal, le Canada, répéta le barman, après que Joe lui eut confié où il souhaitait aller. Vous devez partir de Grand Central Station, je crois.
Le client tomba d’accord. Il dit que Joe devait prendre l’Adirondack.
— Pourquoi voulez-vous aller là-bas ? s’enquit-il. Si vous ne me trouvez pas trop indiscret…
— Je vais m’engager dans la Royal Air Force.
— C’est vrai ?
— Oui. Oui, j’en ai marre d’attendre.
— Bravo, mon gars ! s’exclama le client.
— Ils parlent français là-bas, dit le barman. Attention !