10

 

 

Gladden et cinq autres hommes furent introduits dans un petit box avec des chaises, entouré d’une paroi vitrée, dans un coin de l’immense salle de tribunal. Une ouverture d’une trentaine de centimètres de haut parcourait toute la longueur de la paroi de verre, à hauteur de visage, pour permettre aux accusés d’entendre les actes d’accusation et de répondre aux questions de leurs avocats et du juge.

Après une nuit sans sommeil, Gladden ressemblait à un épouvantail. On l’avait placé dans une cellule individuelle, mais les bruits de la prison l’avaient empêché de dormir : ils lui rappelaient trop Raiford. Regardant autour de lui, il ne vit personne qu’il connaissait. Pas même les deux flics, Delpy et Sweetzer. Il ne remarqua pas non plus la moindre caméra, le moindre appareil-photo. Il en déduisit que sa véritable identité n’avait pas été découverte. Et cela lui redonna confiance. Un homme avec des cheveux roux bouclés et d’épaisses lunettes contourna les tables réservées à la partie civile pour se diriger vers la cage de verre. De petite taille, il était obligé de relever le menton pour que sa bouche atteigne la fente de la paroi, comme un nageur qui n’a plus pied dans l’eau.

— Monsieur Brisbane ? demanda-t-il en promenant un regard interrogateur sur les hommes qui venaient d’entrer dans le box.

Gladden s’avança et se pencha vers l’ouverture.

— Krasner ?

— Oui. Comment ça va ?

Il lui tendit la main à travers la fente. Gladden la lui serra à contrecœur. Il détestait que n’importe qui le touche, sauf un enfant. Il ne répondit pas à la question de Krasner. On ne demandait pas si ça allait à quelqu’un qui venait de passer la nuit en prison.

— Alors, vous avez parlé au procureur ?

— Oui. Nous avons eu une longue conversation. Vous continuez à jouer de malchance, en ce sens que le D. A. adjoint chargé de cette affaire est une femme avec laquelle j’ai déjà traité. Une vraie peau de vache, et les policiers qui vous ont arrêté l’ont informée de… euh, comment dire… ce qu’ils ont vu sur la jetée.

— Autrement dit, elle va tout faire pour m’enfoncer.

— Exact. Mais heureusement on a plus de chance avec le juge. Pas de problème de ce côté-là. À ma connaissance, il est le seul de ce tribunal à ne pas avoir été procureur avant d’être élu.

— Hip hip hip hourrah ! Vous avez reçu l’argent ?

— Oui, ça s’est passé comme prévu. Tout est en règle. Une seule question : souhaitez-vous plaider non coupable dès aujourd’hui ou bien suivre la procédure ?

— Qu’est-ce que ça change ?

— Oh, pas grand-chose. Disons qu’en discutant le montant de la caution on peut peut-être faire pencher le juge très légèrement de notre côté si, psychologiquement, il sait que vous avez déjà rejeté les accusations et que vous êtes prêt il vous battre.

— OK, non coupable. Faites-moi sortir d’ici.

 

 

Le juge de la municipalité de Santa Monica, Harold Nyberg, ayant appelé Harold Brisbane, Gladden s’approcha de la fente de la paroi vitrée. Krasner fit de nouveau le tour des tables pour venir se placer lui aussi près de la fente, afin de pouvoir, en cas de besoin, s’entretenir avec son client. Krasner se présenta, comme le fit l’adjoint du D. A., Tamara Feinstock. Après avoir renoncé à la lecture détaillée des chefs d’accusation, Krasner annonça au juge que son client plaidait non coupable. Le juge Nyberg eut un moment d’hésitation. De toute évidence, c’était inhabituel à ce stade.

— Êtes-vous certain que M. Brisbane souhaite plaider non coupable dès aujourd’hui ?

— Oui, Votre Honneur. Il souhaite accélérer les choses, car il est totalement innocent, à cent pour cent, de toutes ces accusations.

— Hmm. Je vois… dit le juge, occupé à lire un document posé devant lui. (Il n’avait même pas jeté un regard en direction de Gladden.) J’en conclus, reprit-il, que vous ne souhaitez pas renoncer à vos dix jours.

— Un instant, Votre Honneur, je vous prie. (Krasner se tourna vers Gladden et s’adressa à lui en chuchotant.) Vous avez droit dans les dix jours à une audition préliminaire concernant les accusations retenues contre vous. Si vous y renoncez, le juge prévoira une audition afin de déterminer la date de l’audience préliminaire. Si vous décidez de ne pas renoncer, il en fixera tout de suite la date. Sous dix jours. Si vous ne renoncez pas, cela prouvera encore une fois que vous voulez vous battre, que vous ne demandez pas la charité au procureur. Ça peut influer sur la caution.

— OK. On ne renonce pas.

Krasner se retourna vers le juge.

— Merci, Votre Honneur. Nous ne renonçons pas. Mon client estime en effet que ces accusations ne survivront pas à une audience préliminaire, et donc il prie le tribunal de fixer celle-ci le plus tôt possible afin de pouvoir tirer un trait sur…

— Maître Krasner, Mlle Feinstock ne trouve peut-être rien à redire à vos commentaires, mais moi si. Nous sommes ici pour lire l’acte d’accusation. Vous n’êtes pas en train de plaider.

— Très bien, Votre Honneur.

Le juge tourna la tête pour étudier un calendrier fixé sur le mur du fond, au-dessus d’un des bureaux des greffiers. Il prit date dix jours plus tard et décréta une audience préliminaire à la Division 110. Krasner ouvrit son agenda pour prendre note. Gladden vit l’adjointe du procureur faire de même. C’était une femme jeune, mais dénuée de charme. Elle n’avait pas ouvert la bouche depuis qu’avait débuté l’audience trois minutes plus tôt.

— Très bien, dit le juge. Des remarques au sujet de la caution ?

— Oui, Votre Honneur, dit Feinstock en se levant. Le ministère public recommande au tribunal de s’écarter du barème des cautions et de fixer un montant de deux cent cinquante mille dollars.

Le juge Nyberg leva les yeux de dessus ses documents pour observer l’adjointe du D. A. avant de se tourner vers Gladden pour la première fois. C’était comme si, en examinant physiquement l’accusé, il essayait de déterminer ce qui motivait une caution si élevée pour un ensemble d’accusations qui paraissaient, somme toute, assez mineures.

— Pourquoi cela, mademoiselle Feinstock ? demanda-t-il. Je ne vois rien dans ce dossier qui nécessite un tel écart.

— Nous pensons que l’accusé est un fugitif potentiel, Votre Honneur. Il a refusé de fournir aux policiers qui l’ont arrêté une adresse en ville, et même son numéro de plaque d’immatriculation. Son permis de conduire a été délivré dans l’Alabama, et nous n’avons pas vérifié son authenticité. De fait, nous ne savons même pas si Harold Brisbane est son véritable nom. Nous ignorons qui est cet homme et où il vit, nous ignorons s’il a un métier ou une famille, et tant que nous n’en savons pas plus, il apparaît comme un fugitif en puissance.

— Votre Honneur ! s’écria Krasner. Mlle Feinstock déforme la réalité des faits. La police connaît l’identité de mon client. Il a fourni un permis de conduire de l’État d’Alabama, dont personne n’a mis en doute l’authenticité. M. Brisbane est arrivé depuis peu de Mobile, il cherche actuellement du travail et ne possède pas encore d’adresse fixe. Lorsqu’il sera installé, il se fera un plaisir de transmettre ses coordonnées aux autorités. Entre-temps, on peut le contacter, si nécessaire, par l’intermédiaire de mon cabinet, et il s’est engagé à m’appeler deux fois par jour, moi ou tout autre représentant de la justice que vous choisirez, Votre Honneur. En outre, comme vous le savez, tout renoncement au barème des cautions doit être motivé par la propension d’un accusé à s’enfuir. Or, l’absence de domicile fixe ne peut en aucun cas être considérée comme une volonté de se soustraire à la justice. Bien au contraire, M. Brisbane a rejeté tout ajournement dans cette affaire. Il semble évident qu’il souhaite combattre ces accusations et laver sa réputation le plus rapidement possible.

— Appeler votre cabinet tous les jours, c’est bien, mais son adresse ? demanda le juge. Où habitera-t-il ? Vous semblez avoir omis dans votre discours le fait que votre client a visiblement déjà tenté d’échapper à la police avant son arrestation.

— Votre Honneur, nous récusons cette accusation. Les policiers en question étaient en civil, et à aucun moment ils n’ont mentionné leur qualité de policiers. Mon client transportait avec lui un appareil-photo de grande valeur – grâce auquel, soit dit en passant, il gagne sa vie – et il a eu peur d’être victime d’un vol. Voilà pourquoi il a voulu échapper à ces deux personnes.

— Tout cela est très intéressant, commenta le juge. Et son adresse ?

— M. Brisbane loue une chambre au Holiday Inn de Pico Boulevard. Et il ne ménage pas ses efforts pour trouver du travail. Photographe free-lance et concepteur graphique, M. Brisbane est confiant dans ses perspectives d’avenir. Il n’a nullement l’intention de disparaître dans la nature. Comme je l’ai dit, il veut combattre ces…

— Oui, maître Krasner, vous l’avez dit. À combien estimez-vous le montant de la caution ?

— Une caution de deux cent cinquante mille dollars pour avoir jeté une poubelle dans l’océan me semble totalement disproportionnée. J’estime qu’une modeste caution de cinq ou dix mille dollars, au maximum, correspondrait davantage au chef d’inculpation. Mon client ne roule pas sur l’or. S’il consacre tout son argent à sa remise en liberté, il n’aura plus de quoi vivre et s’offrir les services d’un avocat.

— Vous oubliez la tentative de fuite et l’acte de vandalisme.

— Je vous le répète, Votre Honneur, mon client a tenté de fuir, mais il était loin de se douter qu’il avait affaire à des agents de police ! Il pensait…

— Une fois de plus, maître Krasner, je vous demande de garder vos arguments pour le jour du procès.

— Je suis désolé, Votre Honneur, mais intéressons-nous aux accusations. Nul doute que l’on s’achemine vers une inculpation pour délit mineur, le montant de la caution doit être fixé en conséquence.

— Rien d’autre.

— J’ai terminé.

— Mademoiselle Feinstock ?

— Merci, Votre Honneur. Le ministère public demande encore une fois au tribunal d’abandonner le barème des cautions. M. Brisbane s’est rendu coupable de délits graves. Malgré les assurances de Me Krasner, nous restons convaincus que l’accusé est un fugitif en puissance, et d’ailleurs rien ne prouve qu’il se nomme véritablement Harold Brisbane. Mes enquêteurs m’ont rapporté que l’accusé se décolorait les cheveux, et cela depuis l’époque où a été prise la photo de son permis de conduire. Cela peut s’apparenter à un désir de falsifier son identité. Nous espérons pouvoir emprunter aujourd’hui l’ordinateur analyseur d’empreintes de la police de Los Angeles, afin de voir si…

— Votre Honneur ! s’exclama Krasner. Je me vois obligé de faire une objection sur ce point, car il…

— Maître Krasner, dit le juge, vous avez eu tout loisir de vous exprimer.

— En outre, reprit Feinstock, l’arrestation de M. Brisbane est le résultat d’autres activités suspectes dont il s’est rendu coupable. Plus précisément…

— Objection !

— … le fait d’avoir photographié de jeunes enfants – dont certains nus – à leur insu, et à l’insu de leurs parents. L’incident qui a donné lieu…

— Votre Honneur !

— … aux accusations qui figurent devant vous est survenu après que M. Brisbane eut tenté d’échapper aux deux inspecteurs munis d’une plainte contre lui.

— Votre Honneur ! lança Krasner d’une voix puissante. Il n’existe aucune charge accablante contre mon client. Le bureau du procureur essaye simplement de jeter le discrédit sur lui devant cette cour. Cela est parfaitement malhonnête et contraire à toute éthique. Si M. Brisbane s’est rendu coupable de toutes ces choses, où sont les chefs d’inculpation ?

Le silence envahit l’immense caverne du prétoire. Le coup de sang de Krasner avait même réussi à faire taire les autres avocats qui s’entretenaient à voix basse avec leurs clients. Le regard du juge glissa de Feinstock à Krasner, puis à Gladden, pour finalement revenir se poser sur l’adjointe du D. A.

— Mademoiselle Feinstock, reprit-il, le bureau du procureur envisage-t-il, à l’heure actuelle, de retenir d’autres charges contre cet homme ? Au moment précis où nous parlons ?

Après un instant d’hésitation, Feinstock répondit à contrecœur :

— Aucun autre motif d’inculpation n’a pu être enregistré, mais comme je le disais, la police continue d’enquêter sur l’identité véritable et les activités de l’accusé.

Le juge replongea le nez dans les documents disposés devant lui et se mit à écrire. Krasner ouvrit la bouche pour ajouter quelque chose, puis se ravisa. À voir l’attitude du juge, il était évident qu’il avait pris sa décision.

— D’après le barème des cautions, celle-ci devrait être fixée à dix mille dollars, déclara-t-il. Toutefois, j’ai décidé de procéder à un ajustement et d’en porter le montant à cinquante mille dollars. Maître Krasner, je me ferai un plaisir de reconsidérer cette décision ultérieurement si d’ici là votre client a pu apaiser les soupçons du procureur concernant son identité, son adresse, et ainsi de suite.

— Très bien, Votre Honneur. Merci.

Le juge appela l’affaire suivante. Mlle Feinstock ferma le dossier posé devant elle, le déposa sur une pile de dossiers semblables sur sa droite, prit un autre dossier sur la pile de gauche et l’ouvrit. Krasner se tourna vers Gladden, avec un petit sourire.

— Désolé, dit-il, je pensais qu’il se contenterait de vingt-cinq mille. Le plus beau, c’est qu’elle s’estime certainement satisfaite. Elle avait demandé un quarter dans l’espoir probablement d’obtenir un dime ou un nickel. Elle a eu le nickel{4}.

— Peu importe. Dans combien de temps pourrai-je enfin sortir d’ici ?

— Restez calme. Dans une heure, vous êtes libre.

 

 

11

 

 

Les rives du lac Michigan étaient gelées ; après la tempête, la glace était déchiquetée, traître et magnifique. Les derniers étages de la Sears Tower avaient disparu, engloutis par le linceul grisâtre qui flottait au-dessus de la ville. Je voyais tout cela en empruntant la voie express Stevenson. Nous étions en fin de matinée et il allait certainement neiger de nouveau avant la fin de la journée. Je trouvais qu’il faisait froid à Denver, mais ce n’était rien à côté de ce qui m’attendait à l’aéroport de Chicago.

Je n’y avais pas remis les pieds depuis trois ans. Et, malgré la température glaciale, cette ville me manquait, j’avais suivi des cours de journalisme à Medill au début des années 80 et appris à aimer véritablement cet endroit, j’espérais y rester et continuer à travailler pour les quotidiens locaux, mais le Tribune et le Sun-Times avaient l’un et l’autre décliné mon offre, mes interlocuteurs me conseillant de voir du pays, d’acquérir de l’expérience et de revenir avec mes articles. Ce fut une amère déception. Moins le refus que le fait de devoir quitter cette ville. Évidemment, j’aurais pu rester au bureau des dépêches locales, où je travaillais durant mes études, mais ce n’était pas le genre d’expérience qu’exigeaient les rédacteurs en chef, et je n’aimais pas l’idée de travailler pour une agence de presse qui vous payait comme un étudiant qui a plus besoin d’apprendre son métier que de gagner sa vie. Je rentrai donc à la maison et dégotai un boulot au Rocky. Des années passèrent. Dans les premiers temps, je retournais à Chicago au moins deux fois par an pour y revoir des amis et retrouver mes bars préférés, mais j’y étais allé de moins en moins souvent au fil du temps. Juste avant ma dernière visite, mon pote Larry Bernard venait d’entrer au Tribune, après être allé chercher cette fameuse expérience qu’on avait exigée de moi. J’avais fait le voyage pour le voir, et depuis je n’étais jamais revenu à Chicago. Sans doute possédais-je alors suffisamment de références pour un journal comme le Tribune, mais je ne m’étais jamais décidé à leur envoyer mes articles.

Le taxi me déposa devant l’hôtel Hyatt, juste en face du Tribune, de l’autre côté du fleuve. Ne pouvant occuper ma chambre avant 15 heures, je confiai mes bagages au réceptionniste et me dirigeai vers les cabines téléphoniques. Après m’être égaré dans les pages de l’annuaire, je trouvai et composai enfin le numéro de la Brigade des crimes violents de la police de Chicago Zone Trois et demandai à parler à l’inspecteur Lawrence Washington. Dès qu’il répondit, je raccrochai. Je voulais juste le localiser et m’assurer qu’il était bien là. Mon expérience des flics m’avait appris à ne jamais prendre rendez-vous. C’est la meilleure façon de leur indiquer l’endroit et l’heure à éviter. La plupart d’entre eux n’aiment pas parler avec les journalistes, la majorité ne voulant même pas être vus avec eux. Et les rares flics qui acceptent, mieux vaut s’en méfier. Conclusion, il faut les prendre par surprise. C’est le jeu.

Après avoir raccroché, je consultai ma montre. Bientôt midi. Il me restait vingt heures. Mon avion pour Washington décollait à huit heures le lendemain matin.

Devant l’hôtel, je pris un taxi et demandai au chauffeur de pousser le chauffage avant de me conduire au coin de Belmont et Western en passant par Lincoln Park. Je verrais ainsi l’endroit où on avait retrouvé le corps du jeune Smathers un an plus tôt. Je me disais que l’endroit, si je parvenais à le localiser, aurait exactement le même aspect que ce jour-là.

J’ouvris ma sacoche, mis en marche mon portable et appelai les articles que le Tribune avait consacrés à l’affaire Smathers et que j’avais chargés sur le disque dur la veille, à la bibliothèque du Rocky. Je les fis défiler sur l’écran jusqu’à ce que j’atteigne le paragraphe décrivant la découverte du corps par un employé du zoo qui coupait à travers le parc en sortant de chez sa petite amie. L’enfant avait été retrouvé dans une sorte de clairière enneigée où se déroulaient les tournois de la ligue italo-américaine de bocce{5} en été. D’après l’article, l’espace compris entre Clark et Wisconsin était visible de la grange rouge qui faisait partie de la ferme citadine du zoo.

La circulation étant fluide, nous atteignîmes le parc en moins de dix minutes. Je demandai au chauffeur de bifurquer vers Clark et de se garer sur le côté quand nous arriverions dans Wisconsin.

La neige qui recouvrait le terrain était encore fraîche, à peine souillée par quelques traces. Elle formait une couche d’au moins cinq centimètres sur les bancs de bois le long du chemin. Cette partie du parc semblait totalement abandonnée. Descendant du taxi, j’avançai au milieu de l’espace dégagé, sans rien attendre de particulier, mais en espérant quelque chose. Quoi, je n’aurais su le dire. Juste une sensation, peut-être. Après quelques dizaines de mètres, je tombai sur un groupe d’empreintes, qui coupaient ma route de gauche à droite. Je les traversai et tombai sur un deuxième groupe de traces, de droite à gauche cette fois, les promeneurs ayant, semble-t-il, rebroussé chemin. Des enfants, pensai-je. Peut-être se rendaient-ils au zoo. S’il était ouvert. Tournant la tête en direction de la grange rouge, je remarquai alors les fleurs déposées au pied d’un énorme chêne à vingt mètres de là.

Je marchai vers l’arbre et, instinctivement, je compris. Ces fleurs symbolisaient un anniversaire. Arrivé devant le chêne, je constatai que les fleurs en question – des roses d’un rouge éclatant éparpillées sur la neige comme du sang – étaient fausses, faites de copeaux de bois. Dans la fourche formée par la branche la plus basse, quelqu’un avait coincé une petite photo prise en studio, représentant un jeune garçon souriant, les coudes appuyés sur une table, les mains plaquées sur les joues. Il portait une veste rouge, une chemise blanche et un tout petit nœud papillon bleu. Les parents, me dis-je. Mais pourquoi n’avaient-ils pas déposé la photo sur la tombe de l’enfant ?

Je regardai autour de moi. Les étangs près de la grange étaient gelés, quelques personnes y faisaient du patin. Mais, personne d’autre en vue. Je me retournai vers Clark Street et je vis le taxi qui attendait. De l’autre côté de la rue se dressait une tour en brique. L’enseigne fixée sur l’auvent indiquait résidence Hemingway. C’est de cet immeuble que sortait l’employé du zoo quand il avait découvert le corps de l’enfant.

Je reportai mon attention sur la photo coincée dans la fourche de l’arbre et, sans la moindre hésitation, je m’en emparai. On l’avait plastifiée, comme un permis de conduire, pour la protéger des intempéries. Au dos figurait le nom de l’enfant, et rien d’autre. Je glissai le cliché dans la poche de mon pardessus. Un jour, pensai-je, j’en aurais peut-être besoin pour accompagner mon article.

Je retrouvai la chaleur du taxi avec le même bonheur que si j’entrais dans un salon où brûlait un feu de cheminée. Je continuai à passer en revue les articles du Tribune pendant que nous roulions vers la Zone Trois.

Les circonstances de ce meurtre étaient aussi effroyables que celles de l’affaire Theresa Lofton. Le jeune garçon avait disparu dans la cour de récréation, pourtant clôturée, d’une école élémentaire de Division Street. Avec deux camarades, il était sorti en douce pour faire des boules de neige. S’apercevant qu’ils n’étaient plus dans la classe, leur maîtresse était partie les chercher. Mais Bobby Smathers avait déjà disparu. Les deux jeunes témoins de douze ans furent incapables de raconter à la police ce qui s’était passé. D’après eux, Bobby Smathers s’était comme volatilisé. Occupés à ramasser de la neige, ils avaient relevé la tête et il n’était plus là. Persuadés qu’il se cachait quelque part pour leur tendre une embuscade, ils ne l’avaient pas cherché.

On avait retrouvé Bobby le lendemain dans une énorme congère près du terrain de Lincoln Park. Plusieurs semaines d’enquête à temps plein, dirigée par l’inspecteur John Brooks, n’avaient pas permis de dépasser le stade de l’explication fournie par les deux gamins de douze ans : Bobby Smathers avait tout simplement disparu de l’école ce jour-là. En relisant les articles, je cherchai les similitudes avec l’affaire Lofton.

Elles n’étaient pas nombreuses. Theresa était une fille, une adulte de race blanche, et Bobby un jeune garçon noir. Difficile de trouver deux victimes plus différentes. Mais l’un et l’autre étaient demeurés invisibles pendant plus d’une vingtaine d’heures avant qu’on ne retrouve leurs corps mutilés dans un parc public. Et enfin, tous les deux se trouvaient au milieu d’enfants le jour de leur enlèvement. Le garçon était dans son école, la jeune femme à la crèche où elle travaillait. J’ignorais la signification éventuelle de ces points communs, mais je n’avais rien d’autre.

 

 

Le quartier général de la Zone Trois était une forteresse de brique orange. Cet immense bâtiment de deux étages abritait également le premier tribunal d’instance du comté de Cook. Un flot incessant de citoyens franchissait dans les deux sens les portes en verre fumé. Je pénétrai à mon tour dans un hall dont le sol était rendu glissant par la neige fondue. Le comptoir d’accueil était fait des mêmes briques orange. Quelqu’un aurait-il défoncé les portes vitrées avec une voiture que les flics auraient été à l’abri derrière leur comptoir. Évidemment, pour les visiteurs qui se trouvaient devant, c’était une autre histoire.

Je jetai un coup d’œil vers l’escalier situé sur ma droite. Si ma mémoire était bonne, il conduisait au bureau des inspecteurs, et je fus tenté d’ignorer la procédure pour monter directement. Finalement, je me retins. Avec les flics, si vous enfreignez la règle la plus insignifiante, ils deviennent irritables. Je me dirigeai vers un des types en uniforme derrière le comptoir. Il observa la sacoche de l’ordinateur pendue à mon épaule.

— Vous emménagez chez nous ?

— Non, c’est juste un ordinateur. Je viens voir l’inspecteur Lawrence Washington. Je voudrais lui parler.

— Et vous êtes ?

— Je m’appelle Jack McEvoy. Mon nom ne lui dira rien.

— Vous avez rendez-vous ?

— Non. Il s’agit de l’affaire Smathers. Dites-lui ça.

Les sourcils du flic grimpèrent jusqu’au milieu de son Iront.

— Vous savez quoi ? Ouvrez donc votre sac qu’on jette un œil sur cet ordinateur pendant que je téléphone.

Je m’exécutai, ouvrant mon ordinateur comme on me demandait de le faire dans les aéroports. Je l’allumai, l’éteignis et le rangeai. Le flic m’observait, le téléphone collé contre l’oreille, s’adressant à une personne que je supposai être une secrétaire. Je m’étais dit qu’en mentionnant le nom de Smathers je parviendrais à franchir au moins le premier barrage.

— J’ai ici un monsieur qui voudrait voir Larry Legs, au sujet du gamin.

Il écouta la réponse, puis raccrocha.

— Premier étage. En haut de l’escalier, vous tournez à gauche, vous allez au fond du couloir, la dernière porte. Y a marqué « Brigade criminelle » dessus. Vous verrez, c’est le Noir.

— Merci.

En me dirigeant vers l’escalier, je repensai à la façon dont ce flic avait mentionné Bobby Smathers, en disant simplement « le gamin », et la personne qui se trouvait au bout du fil avait tout de suite compris. Cela en disait long sur cette affaire, beaucoup plus que les articles dans les journaux. Généralement, les flics s’efforcent de dépersonnaliser leurs enquêtes au maximum. À cet égard, ils ressemblent aux sérial killers. Si la victime n’est pas un être humain qui respire et qui souffre, son souvenir ne risque pas de vous hanter. Appeler une victime « le gamin » allait à l’encontre de cette pratique. J’en conclus qu’un an après les faits l’affaire continuait de peser sur la Zone Trois.

Le bureau des inspecteurs de la Criminelle avait la taille d’une moitié de court de tennis, et le sol était tapissé d’une moquette à poils ras vert foncé. Trois cellules de travail accueillaient chacune cinq bureaux. Deux paires de bureaux se faisaient face, le dernier, celui du sergent, se trouvant à l’écart dans le fond. Sur le mur de gauche étaient alignées des rangées de classeurs métalliques, verrouillés à l’aide de barres glissées dans les poignées des tiroirs. Derrière les espaces cloisonnés, deux bureaux vitrés occupaient tout le mur du fond. Le premier était le bureau du lieutenant. Le second ressemblait à une salle d’interrogatoire. Une table y était installée, et je remarquai un homme et une femme en train de manger des sandwiches au-dessus d’emballages en Cellophane dépliés servant de napperons. Trois autres personnes étaient assises à des bureaux dans la pièce ; la secrétaire, elle, se tenait près de la porte.

— Vous venez voir Larry ? me demanda-t-elle.

Je hochai la tête, elle me désigna l’homme assis derrière le bureau le plus éloigné, à l’autre bout de la pièce. Il était seul à l’intérieur de la cellule. Je m’avançai vers lui. Il ne leva pas la tête de ses paperasses, même quand j’arrivai devant lui.

— Il neige ? me demanda-t-il.

— Non. Mais ça ne va pas tarder.

— Comme toujours. Je suis Washington, vous voulez quoi ?

Je tournai la tête vers les deux inspecteurs dans les autres cellules. Personne ne m’adressa un seul regard.

— J’aurais voulu vous parler en privé, si possible. Cela concerne le jeune Smathers. J’ai des renseignements.

Sans même les regarder, j’aurais parié que tous les autres flics, en entendant cela, s’étaient tournés vers moi. En tout cas. Washington posa enfin son stylo pour me regarder. Il paraissait avoir la trentaine ; pourtant, ses cheveux coupés court étaient déjà saupoudrés de gris. Mais visiblement, il se maintenait en forme. Ça se voyait avant même qu’il se lève. Et il était tiré à quatre épingles. Il portait un costume marron foncé avec une chemise blanche et une cravate club. La veste de son costume avait du mal à contenir son torse puissant.

— Vous voulez me parler en privé ? Pour me dire quoi ?

— C’est justement ce que je voudrais vous dire en privé.

— Vous n’êtes pas un de ces types qui viennent se confesser, hein ?

Je souris.

— Et si je venais pour ça justement ? Ça pourrait être moi.

— Y a pas de danger ! Très bien, allons à côté. Mais j’espère que vous n’allez pas me faire perdre mon temps… C’est comment votre nom déjà ?

— Jack McEvoy.

— OK, Jack. Si je fous ces personnes dehors et si vous me faites perdre mon temps, eux et moi on ne sera pas contents du tout.

— Je pense qu’il n’y aura aucun problème.

Lorsqu’il se leva, je constatai qu’il était beaucoup plus petit que je l’avais cru. On aurait dit que la partie inférieure de son corps appartenait à quelqu’un d’autre. Deux jambes courtes et épaisses sous un buste large et puissant. D’où le surnom employé par le flic à l’accueil, Larry Legs. Peu importait son élégance vestimentaire. C’était cette particularité physique qui le ferait toujours montrer du doigt.

— Un problème ? me demanda-t-il en contournant son bureau pour venir vers moi.

— Euh, non. Je me… Jack McEvoy, enchanté.

Je posai mon ordinateur et tendis la main, mais Washington l’ignora.

— Suivez-moi, Jack.

— Entendu.

Il avait répondu à mon regard trop insistant par une autre rebuffade. Je ne lui en voulais pas. Je le suivis jusqu’à l’entrée de la pièce vitrée où l’homme et la femme étaient en train de déjeuner. Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, il regarda ma sacoche.

— Vous avez quoi là-dedans ?

— Un ordinateur. Deux ou trois choses à vous montrer, si ça vous intéresse.

Il ouvrit la porte du bureau ; l’homme et la femme levèrent la tête.

— Désolé, les amis, le pique-nique est terminé, annonçât-il.

— Hé, tu peux pas nous accorder cinq minutes, Larry ? demanda l’homme, avant de se mettre debout.

— Impossible. J’ai un client.

Ils enveloppèrent ce qui restait de leurs sandwiches et abandonnèrent les lieux sans rien ajouter. L’homme me jeta au passage un regard que je pris pour une marque d’agacement. Je m’en fichais. Washington me fit signe d’entrer, je déposai mon ordinateur sur la table à côté d’un petit carton en forme de pyramide portant le signe « interdiction de fumer ». Nous nous assîmes chacun d’un côté de la table. La pièce sentait le tabac froid et la sauce salade italienne.

— Eh bien, que puis-je pour vous ? demanda Washington.

Je rassemblai mes pensées et m’efforçai de paraître calme. Je n’étais jamais très à l’aise devant les flics, même si leur univers me fascinait. J’avais toujours le sentiment d’avoir quelque chose à me reprocher. Quelque chose de grave. Une sorte de tare révélatrice.

— Je ne sais pas par où commencer. Je viens de Denver. J’ai débarqué ce matin à Chicago. Je suis journaliste et j’ai…

— Minute, minute ! Journaliste, vous dites ? Quel genre de journaliste ?

Je voyais la colère contracter ses muscles sous la peau noire de sa mâchoire supérieure. Je m’y attendais.

— Journaliste de presse écrite. Je travaille pour le Rocky Mountain News. Écoutez ce que j’ai à vous dire et, ensuite, si vous voulez me foutre dehors, libre à vous. Mais je pense que vous ne le ferez pas.

— Écoutez, mon vieux, j’ai déjà eu droit à tous les boniments possibles et imaginables de la part de types comme vous. J’ai pas de temps à perdre. Et je ne…

— Et si John Brooks avait été assassiné ?

Je cherchai sur son visage un signe indiquant qu’il avait déjà envisagé cette hypothèse. En vain. Il ne trahit aucune réaction.

— Votre partenaire, repris-je. Je pense qu’il a peut-être été assassiné.

Washington secoua la tête.

— J’aurai tout entendu ! Par qui ? Qui l’aurait tué ?

— La même personne qui a tué mon frère. (Là, je m’interrompis et l’observai jusqu’à ce qu’il m’accorde toute son attention.) Il était flic à la Criminelle. Il travaillait à Denver. On l’a tué il y a environ un mois. Au début, ils ont cru, eux aussi, que c’était un suicide. Mais j’ai fourré mon nez dans cette histoire et ça m’a conduit ici. D’accord, je suis journaliste, mais la question n’est pas là. Ça concerne mon frère. Et ça concerne votre collègue.

Le front plissé, dessinant un V sombre, Washington me dévisagea longuement sans rien dire. J’attendis. Il était au bord de la falaise. Ou il plongeait avec moi ou il me foutait dehors. Détournant les yeux, il se renversa dans son fauteuil.

De la poche intérieure de sa veste il sortit un paquet de cigarettes et en alluma une. Il tira vers lui une corbeille à papier métallique posée dans un coin pour y jeter ses cendres. Combien de fois, pensai-je, avait-il entendu des gens lui dire que fumer était néfaste pour la croissance ? Il pencha la tête en arrière en recrachant la fumée bleue, qui alla planer au plafond. Puis il se pencha vers moi, par-dessus la table.

— Je me demande si vous êtes cinglé ou pas. Montrez-moi vos papiers.

Ça y était, nous avions franchi le pas. Je sortis mon portefeuille et lui tendis mon permis de conduire, ma carte de presse et mon accréditation auprès de la police de Denver. Il les examina avec soin, mais je savais qu’il avait déjà décidé d’écouter mon histoire. Il y avait dans la mort de Brooks quelque chose qui l’incitait à écouter les affirmations d’un journaliste qu’il ne connaissait même pas.

— OK, dit-il en me restituant mes papiers. Tout est en règle. Mais ça ne signifie pas pour autant que je suis obligé de croire un seul mot de ce que vous racontez.

— Non. Mais je pense que vous êtes déjà convaincu.

— Alors, vous crachez le morceau, oui ou non ? Vous ne croyez pas que s’il y avait un truc qui clochait, je serais en train de me… de me… Qu’est-ce que vous savez de cette histoire d’ailleurs ?

— Pas grand-chose. Uniquement ce qui était dans les journaux.

Washington écrasa sa cigarette sur la paroi de la corbeille et laissa tomber le mégot éteint au fond.

— Allez, Jack, racontez-moi votre truc. Sinon, soyez sympa, foutez le camp.

Je n’avais pas besoin de notes. Je lui racontai l’histoire dans ses moindres détails, car je les connaissais par cœur. Il me fallut une demi-heure, durant laquelle Washington fuma deux autres cigarettes sans poser une seule question. Il gardait la cigarette coincée entre ses lèvres, la fumée qui s’élevait en volutes lui masquant les yeux. Mais je savais. Exactement comme avec Wexler. Je ne faisais que lui confirmer une chose qu’il devinait instinctivement depuis le début, au plus profond de lui.

— Vous voulez le numéro de Wexler ? lui demandai-je pour conclure. Il vous confirmera tout ce que je viens de vous dire.

— Non, je le trouverai si j’en ai besoin.

— Vous avez des questions ?

— Non. Pas pour l’instant.

Il m’observait fixement.

— Et maintenant ? demandai-je.

— Je vais vérifier tout ça. Où on peut vous joindre ?

— À l’hôtel Hyatt, près du fleuve.

— Très bien. Je vous appellerai.

— Ça ne me suffit pas, inspecteur.

— Que voulez-vous dire ?

— Je suis venu jusqu’ici pour obtenir des informations, pas uniquement pour vous en donner et retourner ensuite dans ma chambre. J’ai des questions à vous poser au sujet de Brooks.

— Écoutez, fiston, il n’a jamais été question de ce genre de marché. Vous êtes venu me voir, vous m’avez raconté votre histoire. Il n’y avait pas de…

— Pas de condescendance, je vous prie ; inutile de m’appeler « fiston », comme si j’étais un plouc qui débarque de sa campagne. Je vous ai donné quelque chose, j’attends autre chose en échange. Je suis venu pour ça.

— Je n’ai rien à vous offrir pour l’instant, Jack.

— Mon cul ! Libre à vous de me mentir, Larry, mais je sais que vous savez quelque chose. Et j’en ai besoin.

— Pour pondre un bel article qui fera rappliquer tous les chacals de votre espèce ?

À mon tour, je me penchai vers lui.

— Je vous le répète, il ne s’agit pas d’écrire un article.

Je reculai et nous nous dévisageâmes. J’avais envie d’une cigarette, mais je n’en avais pas et ne voulais pas lui en demander une. Le silence fut brisé lorsqu’un des inspecteurs que j’avais vus dans le bureau des détectives en arrivant ouvrit la porte et glissa la tête à l’intérieur de la pièce.

— Tout va bien ? demanda-t-il.

— Fous le camp, Rezzo !

Une fois que l’autre eut refermé la porte, Washington me dit :

— Sale fouineur. Vous savez ce qu’ils se disent en ce moment, hein ? Ils se disent que, si ça se trouve, vous êtes en train d’avouer le meurtre du gamin. Ça s’est passé il y a un an exactement. On voit des trucs bizarres parfois. Mais quand je leur raconterai votre histoire…

Je pensai à la photo de l’enfant dans ma poche.

— Je me suis arrêté sur les lieux en venant, dis-je. Il y avait des fleurs.

— Il y en a toujours. Les parents y retournent tout le temps.

Soudain, je me sentis coupable d’avoir pris la photo. Mais je gardai le silence. J’attendais que Washington continue. Il parut se calmer quelque peu. Son visage se détendit.

— Écoutez, Jack, il faut que je vérifie deux ou trois trucs. Et j’ai besoin de réfléchir. Je vous ai promis de vous appeler, je le ferai. Retournez à votre hôtel, faites-vous masser ou je ne sais quoi. Vous aurez de mes nouvelles, d’une manière ou d’une autre, dans quelques heures.

J’acquiesçai à contrecœur, et il se leva. Il tendit le bras au-dessus de la table, paume en avant. Je lui serrai la main.

— Joli boulot. Pour un journaliste, s’entend.

Je récupérai mon ordinateur et pris congé. La pièce s’était remplie d’inspecteurs et un grand nombre d’entre eux me regardèrent partir. Sans doute étais-je resté assez longtemps avec Washington pour qu’ils ne me prennent pas pour un cinglé. Dehors, il faisait encore plus froid et la neige tombait à gros flocons. Il me fallut un quart d’heure pour trouver un taxi.

Sur le chemin du retour, je demandai au chauffeur de faire un détour par Wisconsin Avenue et de s’y arrêter. Je bondis hors du taxi, courus dans la neige jusqu’à l’arbre et replaçai la photo de Bobby Smathers à l’endroit où je l’avais trouvée.