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La réunion avec les forces de police locales ne débuta pas avant 11 heures. Ce fut bref et hypocrite. Le genre de situation où le prétendant demande au père de la future mariée son autorisation. La plupart du temps, peu importe la réponse du père : le mariage aura lieu. En termes soigneusement choisis, chaleureux, Backus expliqua aux policiers que le Big G venait de débarquer en ville, et qu’ils prenaient les commandes. Il y eut bien quelques grincements de dents, quelques protestations sur certains points précis, mais finalement, la police se laissa amadouer par les promesses vides de Backus.

Durant toute la réunion, j’évitai de croiser le regard de Thorson. Dans la voiture qui nous amenait, Rachel m’avait avoué la cause de la tension qui régnait ce matin entre elle et son ex-mari. En fait, la nuit précédente, elle avait croisé Thorson dans le couloir de l’hôtel au moment où elle ressortait de ma chambre. Nul doute que son aspect négligé en disait long. Je ne pus réprimer un grognement en l’apprenant, car cela ne faisait que compliquer les choses. Rachel, elle, paraissait indifférente, et même amusée par cette situation.

Après la réunion avec la police, Backus répartit les tâches. Rachel et Thompson s’occuperaient du domicile d’Orsulak où avait eu lieu le meurtre. Je les accompagnerais. Mize et Matuzak retourneraient interroger, comme l’avait fait la police, tous les amis d’Orsulak et tenteraient ainsi d’établir les faits et gestes de l’inspecteur au cours de sa dernière journée. Thorson et Carter héritèrent de l’affaire du petit Joaquin, avec pour mission de remonter toute la piste suivie par les policiers. Grayson servirait de lien avec les flics de Phœnix ! Quant à Backus, il dirigerait les opérations, évidemment, depuis le bureau local, tout en centralisant les éléments nouveaux en provenance de Quantico et des autres villes concernées par l’affaire.

 

 

Orsulak avait vécu dans une petite maison basse, avec des murs en stuc jaune, au sud de Phœnix. Dans un quartier défavorisé. Je remarquai, le long d’un seul pâté de maisons, trois épaves de voiture abandonnées sur des pelouses de gravier et deux déballages de grenier sur le trottoir.

Rachel se servit de la clé que lui avait remise Grayson pour briser un scellé autocollant apposé en travers de la porte d’entrée, puis elle l’introduisit dans la serrure. Avant de pousser la porte, elle se tourna vers moi.

— N’oubliez pas, Jack, qu’ils ont retrouvé le corps plus de trois jours après. Vous êtes prêt à supporter ?

— Évidemment.

Sans trop savoir pourquoi, j’étais gêné qu’elle m’ait demandé cela devant Thompson, qui esquissa un sourire comme si j’étais un bleu. Et cela aussi m’agaçait : en réalité, j’étais encore moins qu’un bleu.

Nous eûmes le temps de faire trois pas à l’intérieur de la maison avant que l’odeur me submerge. Le journaliste que j’étais avait vu des tas de cadavres, mais jamais il n’avait eu l’occasion de pénétrer dans un espace clos où un corps s’était décomposé trois jours durant avant qu’on le découvre enfin. L’odeur putride était presque palpable. C’était comme si le fantôme de William Orsulak hantait ces lieux et se vengeait de tous ceux qui osaient y pénétrer. Rachel laissa la porte d’entrée ouverte afin d’aérer un peu la maison.

— Qu’est-ce que vous cherchez au juste ? lui demandai-je après m’être assuré que je ne risquais pas de vomir.

— À l’intérieur, je ne sais pas, répondit-elle. L’endroit a déjà été fouillé par la police, ses amis…

Se dirigeant vers la table de la salle à manger, dans la pièce située à droite de la porte, elle y posa la chemise qu’elle tenait sous le bras, l’ouvrit et entreprit d’en feuilleter les documents. C’était une partie des dossiers que les flics avaient remis aux agents fédéraux.

— Allez jeter un coup d’œil, me dit-elle. Apparemment, ils ont bien fait leur boulot, mais on ne sait jamais, vous pourriez découvrir quelque chose. Surtout, ne touchez à rien.

— OK.

Abandonnant Rachel dans la salle à manger, je fis lentement quelques pas dans la maison en regardant autour de moi. Mes yeux se posèrent immédiatement sur le fauteuil du living-room. Il était recouvert d’un tissu vert bouteille, mais une tâche plus sombre avait noirci le repose-tête. Et coulé ensuite le long du dossier. Le sang d’Orsulak.

Sur le plancher, au pied du fauteuil, et près du mur juste derrière, des cercles tracés à la craie indiquaient les endroits où avaient été retrouvées les deux balles. Thompson s’agenouilla et ouvrit sa boîte à outils. Pendant qu’il sondait les trous des projectiles avec un fin crochet métallique, je m’enfonçai plus profondément dans la maison.

Il y avait deux chambres. Celle d’Orsulak et une seconde qui était poussiéreuse et semblait inutilisée. Sur la commode de la chambre où dormait l’inspecteur trônaient les photos de deux adolescents, mais je supposai que ses fils n’utilisaient jamais la seconde chambre, jamais ils ne venaient le voir. Lentement, je parcourus ces deux pièces, puis la salle de bains, sans relever le moindre détail susceptible de faire progresser l’enquête. Secrètement, j’avais espéré découvrir un indice important, un truc qui impressionnerait Rachel, mais je fis chou blanc.

Quand je retournai dans le living-room, Rachel et Thompson avaient disparu.

— Rachel ?

Aucune réponse.

Je traversai la salle à manger pour me rendre dans la cuisine. Déserte. J’entrai dans la buanderie, ouvris une autre porte et scrutai le garage obscur : personne là non plus. Retournant dans la cuisine, je remarquai que la porte de derrière était entrouverte et jetai un coup d’œil par la fenêtre au-dessus de l’évier. Je distinguai alors des mouvements parmi les broussailles hautes au fond du jardin, derrière la maison. Rachel marchait la tête baissée au milieu des fourrés. Thompson la suivait.

Le jardin était dégagé sur six ou sept mètres derrière la maison. Une palissade de deux mètres de haut se dressait de chaque côté. Mais il n’y avait aucune clôture au fond, et l’espèce de terrain vague plongeait dans le lit d’un ruisseau asséché envahi de broussailles. Rachel et Thompson suivaient un petit chemin qui traversait les ronces en s’éloignant de la maison.

— Merci de m’avoir attendu, dis-je en les rejoignant. Que faites-vous ?

— À votre avis, Jack ? me répondit Rachel. Est-ce que le Poète s’est garé juste devant la maison, a frappé à la porte et a tué Orsulak après qu’on l’eut prié de bien vouloir entrer ?

— Je ne sais pas. Ça m’étonnerait.

— Oui, moi aussi. Non, Jack. Il l’a observé. Pendant plusieurs jours peut-être. Mais les flics ont passé le quartier au crible et aucun voisin n’a remarqué une voiture inhabituelle. Personne n’a rien remarqué d’insolite.

— Et vous pensez qu’il est passé par ici ?

— C’est une possibilité.

Tout en marchant, elle examinait le sol. Elle cherchait quelque chose, n’importe quoi. Une empreinte de pas dans la terre, une branche brisée. Plusieurs fois, elle s’arrêta pour se pencher et étudier des bouts de débris sur le chemin. Un paquet de cigarettes, une boîte de soda vide. Sans jamais toucher à rien. En cas de besoin, ces détritus pourraient être collectés plus tard.

Le chemin nous conduisit au pied d’un étai soutenant des câbles à haute tension, puis au cœur d’un épais bosquet, à l’extrémité d’un camp de caravanes. Gagnant le sommet d’un talus, nous observâmes le campement en contrebas. C’était un endroit mal entretenu, et la plupart des caravanes se prolongeaient par des ajouts rudimentaires, formant des sortes de vérandas ou des appentis. Certaines de ces vérandas avaient été enveloppées de bâches en plastique servant de chambres supplémentaires ou de salon. Une impression de pauvreté et d’étouffement émanait de la trentaine d’habitations coincées là sur ce terrain comme des cure-dents dans un pot.

— Eh bien, allons, dit Rachel d’un ton précieux, comme si nous étions invités à prendre le thé.

— Les femmes d’abord, répondit Thompson.

Plusieurs habitants du campement étaient assis sur les marches des portes ou de vieux canapés installés devant leur caravane. Des Latinos pour la plupart, et quelques Noirs. Peut-être quelques Indiens. Ils nous regardèrent émerger des broussailles d’un air quasi indifférent et j’en conclus qu’ils avaient deviné que nous étions flics. Faisant preuve du même désintérêt à leur égard, nous nous engageâmes dans l’étroite allée entre les rangées de caravanes.

— Que fait-on ? demandai-je.

— On regarde, c’est tout, répondit Rachel. On pourra toujours poser des questions plus tard. Si on reste calmes, ils comprendront que nous ne venons pas les emmerder. Ça peut être utile.

Tandis qu’elle parlait, ses yeux ne cessaient de balayer le campement et toutes les caravanes devant lesquelles nous passions. C’était la première fois, songeai-je, que je la voyais à l’œuvre, en plein travail. Il ne s’agissait plus d’interpréter des faits en restant assis autour d’une table. C’était l’heure de la récolte. Je me surpris à l’observer plus que le reste.

— Il a espionné Orsulak, dit-elle, cette remarque s’adressant à elle plus qu’à Thompson ou à moi. Quand il a découvert où il vivait, il a élaboré son plan. Comment entrer dans la maison et comment en ressortir. Il lui fallait un chemin pour s’enfuir, et une voiture ; mais bien sûr, il ne pouvait pas se garer dans la rue d’Orsulak, ça n’aurait pas été très malin.

Nous avions suivi l’allée principale, si l’on pouvait l’appeler ainsi, jusqu’à l’entrée du camp, située dans une rue.

— Conclusion, dit-elle, il s’est garé quelque part par ici et il a traversé le campement.

Un panneau fixé sur la porte de la première caravane installée à l’entrée indiquait BUREAU. Une pancarte plus grande, suspendue à un cadre métallique sur le toit, proclamait : « Les hectares du soleil. Parc pour caravanes ».

— Où sont les hectares ? ironisa Thompson.

— Où est le parc ? ajoutai-je.

Rachel avait poursuivi son chemin, seule, sans prêter attention à nos commentaires. Elle dépassa les marches conduisant à la porte du bureau et déboucha dans la rue. Une chaussée à quatre voies, dans une zone industrielle. Juste en face du camp se trouvait un U-Store-It{10}, flanqué d’entrepôts. J’observai Rachel pendant qu’elle examinait les environs et enregistrait la configuration des lieux. Son regard se fixa sur l’unique lampadaire, situé un demi-bloc plus loin. Je savais ce qu’elle pensait. La nuit, il faisait noir ici.

Elle longea le trottoir, balayant des yeux l’asphalte, en quête d’un indice, n’importe lequel, un mégot de cigarette peut-être, quelque chose qui lui porterait chance. Debout à mes côtés, Thompson donnait de petits coups de pied dans la terre. J’étais incapable de détacher mon regard de Rachel. Je la vis s’arrêter tout à coup et se mordiller la lèvre. Je la rejoignis.

Le long du trottoir scintillait un petit amas d’éclats de verre, semblables à des diamants. Du bout de sa chaussure, elle les éparpilla.

 

 

Le gérant du camp avait sans doute déjà bu pas mal de verres quand nous ouvrîmes la porte et pénétrâmes dans l’espace exigu que la pancarte au-dehors désignait comme bureau. De toute évidence, cet endroit lui servait également de logement. Le type était assis dans un fauteuil en velours côtelé vert, avec un reposoir pour les pieds. Les flancs étaient lacérés par des griffes de chat, mais c’était malgré tout le plus beau meuble qu’il possédait. Exception faite du téléviseur. Un Panasonic dernier modèle avec magnétoscope intégré. Il regardait une émission de télé-achat, et il lui fallut un long moment pour détacher son regard de l’écran et se tourner vers nous. L’objet proposé par l’animateur permettait de trancher et de hacher les légumes sans être obligé d’installer et de nettoyer un robot.

— C’est vous le gérant ? lui demanda Rachel.

— Ça m’paraît évident, pas vrai, inspecteur ?

Un malin, pensai-je. La soixantaine, il portait un pantalon de treillis et un débardeur blanc avec des trous de cigarettes sur la poitrine, à travers lesquels jaillissaient des touffes de poils blancs. Son crâne était dégarni, et il avait le visage rougeaud d’un alcoolique. C’était un Blanc, le premier que je voyais dans ce camp.

— Pas inspecteur, agent fédéral, rectifia Rachel en lui montrant son insigne dans son étui.

— Le FBI ? V’là qu’les G s’intéressent à une bagnole fracturée ? Vous voyez, j’me tiens informé. J’sais qu’vous vous surnommez les G. J’trouve ça chouette.

Rachel se tourna vers Thompson et moi avant de reporter son attention sur le gérant. Je sentis les petits picotements de l’anxiété.

— Comment êtes-vous au courant pour l’effraction ? lui demanda Rachel.

— J’vous ai bien vus dehors. J’ai des yeux ! Vous regardiez les bouts d’verre. C’est moi qui les ai balayés pour les foutre en tas. Par ici, ils passent pas souvent pour nettoyer les rues, une fois par mois environ. Plus souvent en été, à cause de la poussière.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. Comment savez-vous qu’il y a eu une effraction ?

— J’dors ici, dans la pièce du fond. J’les ai entendus péter la vitre. Et j’les ai vus farfouiller à l’intérieur d’la bagnole.

— Quand était-ce ?

— Attendez qu’je réfléchisse… ça devait être jeudi dernier. J’me demandais si l’gars porterait plainte. Mais franchement, j’m’attendais pas à voir débarquer le FBI. Z’êtes des G vous deux aussi ?

— Aucune importance, monsieur… comment vous appelez-vous ?

— Adkins.

— Bien, monsieur Adkins. Savez-vous à qui appartenait cette voiture qui…

— Non, j’l’ai jamais vue. J’ai juste entendu la vitre, et j’ai vu les gamins.

— Et le numéro d’immatriculation ?

— Que dalle.

— Vous n’avez pas prévenu la police ?

— J’ai pas le téléphone. J’pourrais utiliser celui de Thibedoux là-bas au numéro 3, mais c’était en pleine nuit, et j’savais bien que les flics allaient pas rappliquer en courant pour une histoire de bagnole. Ils ont trop de boulot.

— Donc, à aucun moment vous n’avez vu le propriétaire de la voiture et il n’est pas venu frapper à votre porte pour savoir si par hasard vous n’aviez pas entendu quelque chose ou vu quelqu’un ?

— Non.

— Et ces jeunes qui ont cassé la vitre ? demanda Thompson en volant à Rachel la question du jackpot. Vous les connaissez, monsieur Atkins ?

— Adkins. Avec un D, pas un T, Mister G.

Adkins s’esclaffa, fier de sa maîtrise de l’alphabet.

— Monsieur Adkins, rectifia Thompson. Alors ?

— Alors quoi ?

— Connaissez-vous ces jeunes ?

— Non, j’les connais pas.

Son regard dériva vers la télé, derrière nous. L’animateur du télé-achat proposait maintenant un gant doté de petits picots en caoutchouc dans la paume pour brosser les animaux domestiques.

— J’sais c’qu’on pourrait faire d’autre avec ce machin, déclara Adkins. (Il mima un mouvement de masturbation avec sa main, en adressant à Thompson un clin d’œil accompagné d’un sourire.) En fait, c’est pour ça qu’les gens l’achètent.

Rachel se dirigea vers le téléviseur et l’éteignit. Adkins ne protesta pas. Elle se redressa et le regarda droit dans les yeux.

— Nous enquêtons sur le meurtre d’un officier de police. Veuillez nous accorder toute votre attention. Nous avons des raisons de penser que cette voiture appartenait à un suspect. Notre but n’est pas de poursuivre les jeunes qui ont commis ce vol, mais nous devons les interroger. Vous nous avez menti, monsieur Adkins. Je l’ai vu dans vos yeux. Les jeunes venaient de ce camp.

— Non, je…

— Laissez-moi terminer. Je sais que vous nous avez menti. Mais je veux bien vous accorder une seconde chance. Vous nous dites la vérité, ou bien nous revenons en nombre, avec d’autres agents et des policiers, et nous fouillons ce dépotoir que vous appelez un parc, comme une armée qui installe un siège. Vous pensez que nous découvrirons de la marchandise volée dans ces boîtes de tôle ? Vous pensez que nous risquons de tomber sur des personnes recherchées ? Ou des clandestins ? Et les infractions aux normes de sécurité ? En passant devant un des taudis, j’ai vu la rallonge sous la porte, jusqu’à l’appentis. Ils ont installé un locataire là-dedans, hein ? Et je parie que votre employeur et vous, vous exigez même un supplément. Ou peut-être que c’est vous seulement. Que dira votre patron en l’apprenant ? Et qu’est-ce qu’il dira quand il n’y aura plus personne pour payer les loyers parce que tout le monde aura été expulsé ou envoyé derrière les barreaux pour non-paiement des pensions alimentaires ? Et vous, monsieur Adkins ? Voulez-vous que j’interroge l’ordinateur au sujet du numéro de série de ce téléviseur ?

— Cette télé est à moi ! J’lai achetée ! Vous savez c’que vous êtes, madame du FBI ? Une Foutue Branleuse d’Inspectrice !

Rachel ignora cette dernière remarque, mais je crus voir Thompson tourner la tête pour dissimuler un sourire.

— Achetée à qui ?

— Laissez tomber. C’était les frères Tyrell. Ça vous va ? C’est eux qu’ont piqué cette putain de bagnole. J’vous préviens, s’ils viennent me tabasser, j’vous colle un procès. Pigé ?

 

 

Grâce aux indications fournies par Adkins, nous nous dirigeâmes vers une caravane située à proximité de l’entrée principale. La nouvelle de la présence de la police dans le camp s’était propagée. Il y avait plus de monde sur les marches, ou assis dans des canapés à l’extérieur. Et quand nous arrivâmes au numéro 4, les frères Tyrell nous attendaient.

Ils étaient assis sur une vieille balançoire, sous un auvent en toile bleue fixé sur le côté d’une caravane double largeur. À côté de la porte de la caravane étaient installés une machine à laver et un sèche-linge, sous une bâche, également en toile bleue, pour les protéger de la pluie. Les deux frères étaient des adolescents, avec un an d’écart environ, des métis blanc et noir. Rachel s’avança jusqu’à la limite de l’ombre fournie par l’auvent. Thompson prit position légèrement en retrait, à un peu plus d’un mètre d’elle, sur sa gauche.

— Salut, les gars, dit-elle, sans obtenir de réponse. Votre mère est là ?

— Non, elle est pas là, inspecteur, répondit l’aîné.

Il posa sur son frère un regard morne. Le frère imprima un mouvement à la balançoire avec sa jambe.

— On sait que vous êtes des malins, dit Rachel. On ne veut pas d’ennuis avec vous et on ne veut pas vous en faire. Nous l’avons promis à monsieur Adkins quand nous lui avons demandé où se trouvait votre caravane.

— Adkins, l’enfoiré, dit le plus jeune.

— Nous venons au sujet de la voiture qui était garée devant l’entrée la semaine dernière.

— J’ai rien vu.

— Non, on n’a rien vu.

Rachel s’approcha de l’aîné et se pencha pour lui parler directement dans l’oreille.

— Allez, ça suffit, dit-elle à voix basse. Je suis sûre que votre mère vous a expliqué ce qu’il faut faire dans ces cas-là. Réfléchissez bien. Servez-vous de votre tête. Souvenez-vous de ce qu’elle vous a dit. Évitez les ennuis, pour elle et pour vous. Ce que vous voulez, c’est qu’on s’en aille et qu’on vous laisse tranquilles. Mais pour ça, il n’y a qu’une seule solution.

 

 

Rachel pénétra dans la salle des inspecteurs du bureau local du FBI en brandissant le sac en plastique tel un trophée. Elle le posa sur le bureau de Matuzak et une poignée d’agents se regroupèrent pour regarder. Backus s’approcha à son tour et contempla le sac comme s’il avait le Saint-Graal devant les yeux. Il se tourna vers Rachel avec une lueur d’excitation dans le regard.

— Grayson s’est renseigné auprès de la police, dit-il. Aucune plainte pour vol avec effraction n’a été enregistrée à cet endroit. Ni ce jour-là ni aucun autre jour de la semaine. Logiquement, un citoyen qui n’a rien à se reprocher et se fait voler quelque chose dans sa voiture va porter plainte.

Rachel acquiesça.

— Oui, logiquement.

Backus adressa un signe de tête à Matuzak, qui récupéra sur son bureau le sac contenant la pièce à conviction.

— Vous savez ce que vous devez faire ?

— Oui.

— Rapportez-nous de la chance. On en a bien besoin.

Le sac en plastique contenait un autoradio stéréo volé à bord d’une vieille Ford Mustang, jaune ou blanc, il suffisait de déterminer lequel des deux frères Tyrell avait la meilleure vue la nuit.

C’est tout ce que nous avions réussi à tirer d’eux, mais nous avions le sentiment, et l’espoir, que c’était suffisant. Rachel et Thompson les avaient interrogés séparément, puis ils avaient interverti les rôles pour les interroger une deuxième fois, mais tout ce qu’avaient pu fournir les frères Tyrell, c’était l’autoradio. Ils affirmaient ne pas avoir vu le conducteur qui avait abandonné la Mustang devant le camp, et ils n’avaient volé que l’autoradio en cassant la vitre et en foutant le camp aussitôt. Ils n’avaient même pas essayé de forcer le coffre. Ils n’avaient pas regardé la plaque pour savoir si la voiture était enregistrée dans l’Arizona.

Tandis que Rachel passait le restant de l’après-midi à remplir des paperasses et à préparer un additif concernant la voiture pour le transmettre à tous les bureaux du FBI, Matuzak donna le numéro de série de l’autoradio au service des mines du quartier général de Washington, avant de remettre l’autoradio lui-même à un gars du labo pour analyse. Thompson avait pris soin de relever les empreintes des frères Tyrell pour éviter toute confusion.

Le laboratoire ne mit en évidence aucune empreinte utilisable, autre que celles laissées par les frères Tyrell. Par contre, le numéro de série ne déboucha pas sur une impasse. Il conduisait à une Mustang de 1994 jaune pâle enregistrée au nom de la Hertz Corporation. Matuzak et Mize se rendirent alors à l’aéroport Sky Harbor International pour remonter la piste de la voiture.

Au sein du bureau fédéral, le moral des agents était à l’optimisme. Rachel avait fourni à la demande. Certes, rien ne prouvait que la Mustang était conduite par le Poète. Mais l’heure à laquelle elle était restée en stationnement devant le camping de caravanes correspondait au moment où Orsulak avait été tué. Sans oublier que le vol commis par les deux frères n’avait pas été déclaré à la police. L’addition de ces éléments constituait une piste crédible et, surtout, elle permettait de comprendre un peu mieux comment opérait le Poète. C’était un gain considérable. Car ils éprouvaient le même sentiment que moi : le Poète représentait une énigme, c’était un fantôme quelque part dans les ténèbres. L’apparition d’une piste comme celle de l’autoradio semblait rendre plus plausible une capture éventuelle. Nous nous rapprochions et nous continuions d’avancer.

Pendant presque tout l’après-midi, je demeurai en retrait, me contentant de regarder Rachel au travail. J’étais fasciné par son savoir-faire, stupéfait par la manière dont elle avait mis la main sur l’autoradio et dont elle avait interrogé Adkins et les frères Tyrell. À un moment donné, dans le bureau, elle capta mon regard appuyé et me demanda ce que je faisais.

— Rien, je regarde.

— Tu aimes me regarder ?

— Tu connais ton métier. C’est toujours intéressant de regarder quelqu’un qui sait s’y prendre.

— Merci. Mais j’ai eu de la chance, voilà tout.

— J’ai l’impression que tu en as souvent.

— Dans ce métier, il faut savoir la provoquer.

À la fin de la journée, après que Backus eut pris connaissance du double du communiqué transmis par Rachel, je vis ses yeux devenir comme deux petites billes noires.

— Je me demande s’il a choisi cette voiture exprès, dit-il. Une Mustang jaune pâle.

— Pourquoi ? demandai-je.

Je vis Rachel hocher la tête. Elle connaissait la réponse.

— La Bible, dit Backus. « Voici venir un cheval pâle : et le nom qu’il portait était Mort. »

— « Et l’Enfer suivait ses pas », conclut Rachel.

 

 

Le dimanche soir, nous refîmes l’amour et Rachel me parut encore plus désireuse d’offrir et de recevoir cette intimité. En définitive, si l’un de nous deux se retint, ce fut plutôt moi. Même si à cet instant je ne désirais rien tant que m’abandonner aux sentiments que j’éprouvais pour elle, un léger murmure au fond de mon esprit trouvait assez de force pour mettre en doute ses motivations. Peut-être était-ce l’indice de mon manque de confiance en moi, mais je ne pouvais m’empêcher d’écouter cette voix quand elle laissait entendre que Rachel cherchait peut-être à faire souffrir son mari autant qu’à nous rendre heureux, elle et moi. Cette pensée me donnait le sentiment d’être coupable et hypocrite.

Alors que nous étions enlacés, après l’amour, elle me murmura à l’oreille que, cette fois, elle resterait jusqu’à l’aube.