7

 

 

Gladden avait pris position derrière la barrière, à l’opposé de l’endroit où la femme ramassait les billets des enfants. Elle ne pouvait pas le voir. Mais dès que le grand manège se mit à tourner, il put observer à sa guise chaque enfant. Passant sa main dans ses cheveux blonds décolorés, Gladden regarda autour de lui. Il aurait parié que tout le monde le prenait pour un père comme les autres.

Le manège avait repris sa ronde. Le limonaire diffusant les accords nasillards d’une chanson que Gladden ne reconnaissait pas, les chevaux de bois recommencèrent à tourner en montant et descendant, dans le sens contraire des aiguilles d’une montre. Gladden n’était jamais monté personnellement sur ce manège, bien qu’il ait vu un grand nombre de pères accompagner leurs enfants. C’était peut-être trop risqué.

Il remarqua une fillette d’environ cinq ans qui s’accrochait désespérément à un des étalons noirs. Penchée en avant, elle serrait dans ses bras minuscules le poteau strié comme un sucre d’orge qui sortait de l’encolure de son cheval de bois. Une jambe de son petit short rose était remontée le long de sa cuisse. Elle avait la peau café au lait. Glissant la main à l’intérieur de son sac marin, Gladden sortit l’appareil-photo. Il augmenta la vitesse d’obturation pour éviter que la prise de vue ne soit floue et pointa l’objectif sur le manège. Il effectua la mise au point et attendit que la fillette repasse devant lui.

Deux tours de manège furent nécessaires, mais finalement il estima avoir ce qu’il cherchait, et abaissa son appareil. En jetant des regards autour de lui pour s’assurer qu’il n’avait rien à craindre, il remarqua un homme appuyé contre la barrière, à moins de dix mètres de lui, sur sa droite. Cet homme n’était pas là avant. Plus inquiétant encore, il portait un veston et une cravate. Un pervers ou un policier. Gladden jugea plus prudent de s’en aller.

 

 

Sur la jetée, le soleil était presque aveuglant. Gladden fourra l’appareil-photo à l’intérieur de son sac de marin et il haussa ses lunettes à verres réfléchissants. Il décida d’avancer sur les planches, vers l’endroit où il y avait plus de monde. En cas de nécessité, il pourrait toujours semer ce type. Si vraiment il était suivi. Il s’avança vers la sortie d’un pas lent et décontracté. Puis il s’arrêta le long du garde-fou, se retourna et renversa la tête en arrière, comme s’il voulait réchauffer son visage. Celui-ci était tourné vers le soleil, mais ses yeux, derrière les verres argentés, observaient l’étendue des planches qu’il venait de parcourir.

Pendant quelques instants, il ne vit rien. L’homme en veston-cravate semblait avoir disparu. Mais soudain il le vit, son veston sur le bras, avec des lunettes de soleil, qui longeait la rangée de commerces, se dirigeant lentement vers lui.

— Putain de merde ! s’exclama-t-il.

Une femme assise sur un banc non loin de là, avec un jeune garçon, lui jeta un regard réprobateur en l’entendant jurer.

— Excusez-moi, dit Gladden.

Il se retourna vers l’autre partie de la jetée. Il fallait réfléchir vite. Il savait que les flics opéraient habituellement par deux sur le terrain. Où était le deuxième ? Au bout d’une trentaine de secondes, il finit par le repérer dans la foule. C’était une femme. Elle marchait à moins de cinquante mètres derrière l’homme à la cravate, vêtue d’un pantalon et d’un polo. Plus décontractée que son collègue. Elle se fondait dans la foule, si l’on excepte la radio accrochée à sa taille. Gladden voyait bien qu’elle essayait de la cacher. Alors qu’il l’observait, elle pivota afin de lui tourner le dos et porta la radio à sa bouche.

Elle réclamait des renforts. Forcément. Il devait rester calme, mais aussi trouver un plan. L’homme à la cravate se trouvait à une vingtaine de mètres. Gladden s’éloigna du garde-fou et marcha vers l’extrémité de la jetée, en accélérant le pas. Il utilisa la même ruse que la femme flic. Se servant de son corps comme d’un écran, il fit glisser son sac de marin devant lui, tira la fermeture à glissière et plongea la main pour s’emparer de l’appareil-photo. Puis, sans le sortir du sac, il le retourna jusqu’à ce qu’il trouve la touche clear permettant d’effacer la pellicule. Il n’y avait pas grand-chose dessus. La fillette sur le manège, quelques gamins sous les douches de la plage. Pas de grosses pertes.

Son affaire faite, il poursuivit son chemin sur la jetée. Il sortit ses cigarettes de son sac et, utilisant de nouveau son corps comme bouclier, il se retourna en rentrant la tête dans les épaules pour faire obstacle au vent et allumer sa cigarette. Quand il y fut parvenu, il releva la tête et vit les deux flics approcher. Ils pensaient certainement l’avoir coincé. Il se dirigeait toujours vers l’extrémité des planches. La femme avait rattrapé l’homme, et ils se rapprochaient en parlant. Sans doute se demandaient-ils s’il fallait attendre les renforts, songea Gladden.

D’un pas vif, celui-ci marcha vers la boutique d’appâts et les bureaux de la promenade. Il connaissait bien la configuration des lieux au bout de la jetée. À deux reprises au cours de la semaine il avait suivi des enfants accompagnés de leurs parents, du manège jusqu’à l’extrémité de la promenade. Il savait que, derrière la boutique d’appâts, des escaliers conduisaient à la plate-forme d’observation sur le toit.

Ayant tourné au coin de la boutique, hors de vue des deux flics, Gladden courut derrière et gravit l’escalier. Il dominait maintenant les planches devant la boutique. Les deux flics étaient juste en dessous, toujours en train de discuter. Puis l’homme suivit le chemin emprunté par Gladden pendant que la femme demeurait en arrière. Ils ne voulaient pas prendre le risque de le laisser s’enfuir. Une question lui traversa soudain l’esprit. Comment savaient-ils ? Un flic en civil ne se promène pas sur la jetée par hasard. Ces flics étaient là pour une raison précise. Lui. Mais comment savaient-ils ?

Il s’arracha à ces pensées pour se concentrer sur la situation présente. Il fallait créer une diversion. Le flic ne tarderait pas à comprendre qu’il n’était pas avec les pêcheurs mi bout de la jetée, et monterait le chercher sur la plateforme d’observation. Il avisa la poubelle en fer dans un coin, près de la balustrade en bois. Il courut jeter un coup d’ici à l’intérieur. Elle était presque vide. Il posa son sac de marin, souleva la poubelle par-dessus sa tête et courut vers le garde-fou. Il la jeta le plus loin possible et la regarda s’envoler par-dessus les têtes de deux pêcheurs, avant de tomber dans l’eau. Il se produisit un grand plouf et un jeune garçon s’exclama :

— Hé !

— Un homme à la mer ! hurla Gladden. Un homme à la mer !

Récupérant prestement son sac de marin, il recula à toute vitesse vers la balustrade à l’autre extrémité du toit. Il chercha la femme flic. Elle était toujours là, en dessous de lui, mais, de toute évidence, elle avait entendu le plouf et ses cris. Deux enfants contournèrent en courant la boutique d’appâts pour découvrir la cause de ces braillements et de cette agitation. Après une sorte d’hésitation, la femme flic suivit les enfants de l’autre côté du bâtiment, vers l’origine du plouf. Son sac en bandoulière, Gladden enjamba rapidement la balustrade, s’accroupit et sauta par terre deux mètres plus bas. Puis il courut sur la jetée, vers l’intérieur des terres.

Arrivé à mi-chemin, il aperçut les deux flics de la plage sur leurs vélos. Ils portaient des shorts et des polos bleus. Ridicule. Il les avait observés la veille, amusé à l’idée qu’ils se considèrent comme des flics. Et maintenant, il courait droit vers eux, en agitant les bras pour leur faire signe de s’arrêter.

— C’est vous les renforts ? cria-t-il en arrivant à leur hauteur. Ils sont tout au bout de la jetée. Le suspect est dans la flotte. Il a sauté. Ils ont besoin de votre aide, et d’un bateau aussi. Ils m’ont envoyé vous prévenir.

— Allons-y ! beugla un des flics à son collègue.

Pendant qu’il s’éloignait en pédalant furieusement, l’autre décrocha la radio fixée à sa ceinture et demanda aux garde-côtes d’envoyer un bateau.

Après les avoir félicités d’un geste pour la rapidité de leurs réactions, Gladden s’éloigna. Au bout de quelques secondes, il se retourna et vit le deuxième flic pédaler à son tour vers l’extrémité de la jetée. Alors, il se remit à courir.

 

 

Arrivé au sommet du pont qui reliait la plage à Océan Avenue, Gladden se retourna encore pour observer l’agitation qui régnait au bout de la jetée. Il alluma une cigarette et ôta ses lunettes de soleil. Ce que les flics peuvent être cons, songea-t-il. Ils n’ont que ce qu’ils méritent. Il se hâta d’atteindre l’autre côté du pont, traversa Océan Avenue et descendit jusqu’à la promenade de la 3e Rue, où il n’aurait aucun mal à se fondre dans la foule qui envahissait les commerces et les restaurants populaires. Je les emmerde, ces sales flics, se dit-il. Ils avaient eu leur chance, ils l’avaient laissée filer. Tant pis pour eux.

Une fois sur la promenade, il emprunta une galerie conduisant à plusieurs petits fast-foods. Toute cette excitation lui ayant ouvert l’appétit, il entra dans un de ces restaurants pour commander une part de pizza et un soda. Pendant qu’il attendait que la serveuse fasse réchauffer la pizza au four, il repensa à la fillette sur le manège et regretta d’avoir effacé les photos. Mais comment pouvait-il savoir qu’il réussirait à s’échapper si facilement ?

— J’aurais dû m’en douter ! grogna-t-il à voix haute.

Il tourna la tête pour s’assurer que la fille derrière le comptoir n’avait rien entendu. Il l’observa un instant. Elle n’avait rien de séduisant. Trop vieille, se dit-il. Elle aurait presque pu avoir des enfants.

Gladden l’observant, elle se servit de ses doigts pour sortir maladroitement la part de pizza du four et la déposer sur une assiette en carton. Après quoi elle se lécha les doigts – elle s’était brûlée – et déposa l’assiette de Gladden sur le comptoir. Il l’emporta à une table, mais ne mangea pas. Il ne supportait pas qu’on touche sa nourriture.

Il s’interrogeait : combien de temps devrait-il attendre avant de pouvoir redescendre sur la plage et récupérer sa voiture sans risque ? Heureusement qu’il avait choisi un parking ouvert toute la nuit. Au cas où. Quoi qu’il arrive, ils ne devaient pas retrouver sa voiture. Car s’ils la retrouvaient, ils ouvriraient le coffre et découvriraient son ordinateur. Et ensuite, ils ne le laisseraient plus jamais repartir.

Plus il pensait à l’épisode avec les flics, plus sa colère montait. Le manège était désormais zone interdite. Pas question d’y remettre les pieds. Pas avant un long moment du moins. Il faudrait transmettre un message à tous les autres sur le réseau.

Malgré tout, il ne comprenait toujours pas comment c’était arrivé. Son esprit rebondissant d’une hypothèse à l’autre, il alla jusqu’à soupçonner un membre du réseau, mais soudain son regard s’immobilisa sur la femme qui récoltait les tickets. C’était sans doute elle qui avait prévenu les flics. Elle était la seule à le voir tous les jours. Oui, c’était elle.

Il ferma les yeux et appuya sa tête contre le mur. Il s’imaginait devant le manège, marchant vers la fille des tickets. Avec son couteau. Il allait lui apprendre à s’occuper de ses affaires. Si elle croyait qu’elle pouvait…

Soudain, il sentit une présence. Quelqu’un le regardait.

Il ouvrit les yeux. Les deux flics de la jetée étaient là près de lui. L’homme, couvert de sueur, fit signe à Gladden de se lever.

— Debout, salopard.

 

 

Les deux flics ne lui livrèrent aucune information en chemin. Ils avaient confisqué et fouillé son sac de marin, ils lui avaient passé les menottes et annoncé qu’il se trouvait en état d’arrestation, mais avaient refusé de préciser pour quelle raison. Ils lui prirent ses cigarettes et son portefeuille. Une seule chose le tracassait : l’appareil-photo. Heureusement, il n’avait pas emporté les livres, cette fois.

Il réfléchit au contenu du portefeuille. Rien de très important, conclut-il. D’après son permis de conduire de l’Alabama, il s’appelait Harold Brisbane. Il se l’était procuré par l’intermédiaire du réseau ; des photos contre des pièces d’identité. Il possédait d’autres papiers dans la voiture et dès qu’ils le relâcheraient, adieu Harold Brisbane.

Ils ne trouvèrent pas les clés de sa voiture. Elles étaient cachées sous le pneu de secours. Gladden s’était préparé à l’éventualité d’une arrestation. Il savait qu’il devait absolument maintenir les flics à l’écart de la voiture. L’expérience lui avait appris à prendre toutes ses précautions, à toujours envisager le pire. Voilà ce qu’Horace lui avait enseigné à Raiford, pendant toutes les nuits qu’ils avaient passées ensemble.

Une fois dans les locaux des inspecteurs de la police de Santa Monica, on le fit entrer, sans ménagement et sans un mot, à l’intérieur d’une petite salle réservée aux interrogatoires. Là, ils lui ordonnèrent de s’asseoir sur une des chaises en métal gris et lui ôtèrent une de ses menottes qu’ils attachèrent autour d’un anneau vissé au centre de la table. Après quoi, ils ressortirent et Gladden demeura seul pendant plus d’une heure.

Sur le mur qui lui faisait face se trouvait un miroir, sans doute une glace sans tain. On l’observait. Mais pas moyen de deviner qui se trouvait de l’autre côté. Il ne comprenait pas comment on avait pu suivre ses traces, de Phœnix, de Denver ou de n’importe où ailleurs.

À un moment donné, il lui sembla entendre des voix de l’autre côté du miroir. Ils étaient là, juste derrière, à l’observer et espionner en chuchotant. Il ferma les yeux et appuya son menton sur sa poitrine pour qu’ils ne puissent voir son visage. Et soudain il releva la tête, avec un immense sourire de dément, lubrique et cruel, et hurla :

— Tu vas le regretter, nom de Dieu !

De quoi semer la terreur dans l’esprit de la personne qu’ils avaient installée de l’autre côté du miroir, songea-t-il. Cette salope de bonne femme du manège. Et il replongea dans son rêve de vengeance.

Après exactement quatre-vingt-dix minutes d’isolement dans cette pièce, la porte s’ouvrit enfin et les deux mêmes flics entrèrent. Ils s’assirent, la femme juste en face de lui, l’homme sur sa gauche. La femme déposa un magnétophone sur la table, ainsi que son sac de marin. Ce n’est rien, ce n’est rien, se répéta-t-il comme s’il s’agissait d’un mantra. Il sortirait d’ici avant le coucher du soleil.

— Désolés de vous avoir fait attendre, dit la femme d’un ton cordial.

— C’est pas grave. Je peux avoir mes cigarettes ?

D’un signe de tête, il désigna le sac de marin. En fait, il n’avait pas réellement envie de fumer, il voulait juste voir si l’appareil-photo se trouvait toujours à l’intérieur. Impossible de faire confiance à ces putains de flics. Il n’avait même pas besoin d’Horace pour le savoir. Ignorant sa requête, la femme flic mit en marche le magnétophone. Puis elle se présenta : inspecteur Constance Delpy, et présenta son collègue, l’inspecteur Ron Sweetzer. Tous deux appartenaient à la brigade de Protection des mineurs.

Gladden fut surpris de constater que la femme semblait prendre la direction des opérations. Pourtant, elle paraissait plus jeune que Sweetzer, entre cinq et huit ans de moins. Elle avait des cheveux blonds, une coupe courte facile à coiffer. Six ou sept kilos de trop peut-être, principalement au niveau des hanches et des bras. Gladden la soupçonna de faire de la musculation. Et c’était sans doute une lesbienne. C’était des choses qu’il devinait. Il avait du flair.

Sweetzer, lui, avait un visage marqué et un comportement laconique. Il commençait à se dégarnir, une fine bande de cheveux parsemant le dessus de son crâne. Gladden décida de se concentrer sur Delpy. C’était de ce côté-là que venait le danger.

Elle sortit de sa poche une fiche cartonnée et lui lut ses droits constitutionnels.

— J’ai pas besoin de savoir tout ça, dit-il quand elle eut terminé. J’ai rien fait de mal.

— Vous comprenez le sens de ces mots ?

— Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi je suis ici.

— Monsieur Brisbane, est-ce que vous compre…

— Oui.

— Bien. Au fait, vous possédez un permis de conduire de l’Alabama. Que venez-vous faire par ici ?

— Ça me regarde. J’aimerais appeler un avocat. Je ne répondrai à aucune question. Comme je vous l’ai dit, j’ai bien compris les droits que vous venez de me lire.

Il savait ce qu’ils voulaient : son adresse ici et l’endroit où était garée sa voiture. Ils n’avaient rien contre lui. Mais sa tentative de fuite suffirait sans doute à ce qu’un juge local estime légitime de leur accorder un mandat de perquisition pour fouiller son logement et sa voiture, s’ils savaient où ils se trouvaient. Et ils ne devaient surtout pas le savoir, surtout pas.

— Nous parlerons de votre avocat dans un instant, lui répondit Delpy. Auparavant, je veux vous donner la possibilité de tout clarifier, peut-être même de ficher le camp d’ici, sans gaspiller votre argent avec un avocat.

Ouvrant le sac de marin, elle en sortit l’appareil-photo et le paquet de bonbons Starburst que les enfants aimaient tant.

— C’est quoi, tout ça ? demanda-t-elle.

— Ça me semble évident, non ?

Elle brandit l’appareil-photo devant elle, l’examinant comme si elle n’en avait jamais vu.

— À quoi ça vous sert ?

— À prendre des photos.

— Des photos d’enfants ?

— J’aimerais contacter un avocat.

— Et ce paquet de bonbons, hein ? Ça sert à quoi ? Vous les distribuez aux enfants ?

— J’aimerais beaucoup contacter un avocat.

— Faites pas chier avec votre avocat, s’écria Sweetzer avec hargne. On vous tient, Brisbane. Vous avez photographié des gamins sous les douches. Des petits gamins nus avec leurs mères. Putain, vous me dégoûtez !

Gladden se racla la gorge et posa sur Delpy un regard vide.

— J’ignore de quoi vous parlez. Mais je me pose une question. Alors, je vous la pose également : est-ce un crime ? Je ne dis pas que je l’ai fait, mais si je l’avais fait, j’ignorais que photographier des enfants sur une plage fût interdit par la loi.

Gladden secoua la tête, comme s’il ne comprenait pas. Delpy secoua la tête elle aussi, comme écœurée.

— Inspecteur Delpy, je vous assure que de nombreux cas de jurisprudence ont fait valoir que l’observation d’une nudité décente en public – dans ce cas précis, une mère qui rince son jeune enfant sur une plage – ne peut être considérée comme une marque d’intérêt lubrique. Voyez-vous, si le photographe qui a pris une telle photo a commis un crime, vous devriez dans ce cas inculper également la mère qui lui a offert cette possibilité. Mais sans doute le savez-vous déjà. Je suis certain que vous avez passé cette heure et demie à consulter le district attorney.

Sweetzer se pencha vers lui au-dessus de la table. Gladden perçut dans son haleine une odeur de tabac et de chips au goût barbecue. Sweetzer avait certainement mangé des chips exprès, songea-t-il, pour l’empester avec son haleine insupportable durant l’interrogatoire.

— Écoutez-moi bien, salopard ! On sait parfaitement ce que vous êtes, et ce que vous faites. Je me suis occupé de viols, de meurtres… mais les types dans votre genre, c’est ce qu’il y a de plus infect sur cette terre. Vous refusez de parler ? Parfait, pas de problème. Voilà ce qu’on va faire : on va vous conduire à Biscailuz dès ce soir, et on vous enfermera avec tous les détenus. Je connais plusieurs gars là-bas, Brisbane. Et je vais répandre la nouvelle. Vous savez ce qu’ils font aux pédophiles de votre espèce ?

Gladden tourna lentement la tête, jusqu’à ce que son regard plonge dans celui de Sweetzer, pour la première fois.

— Inspecteur, je n’en suis pas certain, mais il me semble que votre haleine constitue à elle seule un châtiment aussi cruel qu’inusité{2}. Si, par hasard, je suis condamné pour avoir pris des photos sur la plage, je pourrais peut-être utiliser cet élément pour faire appel.

Sweetzer leva le bras pour frapper.

— Ron !

Il se figea, regarda sa collègue et laissa lentement retomber son bras. Gladden n’avait même pas cillé devant cette menace. Il aurait accueilli le coup avec plaisir. Devant un tribunal, il aurait pu en tirer parti.

— Ah, formidable ! dit Sweetzer. On est tombé sur un spécialiste du droit qui croit tout savoir, hein ? Parfait. Eh bien, mon gars, tu vas pouvoir enfiler ta robe dès ce soir, si tu vois ce que je veux dire.

— Puis-je appeler un avocat maintenant ? demanda Gladden d’un ton las.

Il avait compris leur tactique. Ils n’avaient rien contre lui et tentaient de lui foutre la trouille pour le pousser à commettre une erreur. Mais il ne leur ferait pas ce plaisir ; il était trop intelligent pour eux. Et tout au fond d’eux-mêmes, ils le savaient certainement, se dit-il.

— Écoutez, je n’irai pas à Biscailuz, et vous le savez aussi bien que moi. Qu’est-ce que vous avez contre moi ? Vous avez mon appareil-photo, qui, au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, ne contient aucune photo. Et vous avez une employée du manège, ou un maître nageur, ou je ne sais qui, qui affirme que j’ai pris des photos. Mais il n’existe aucune preuve, autre que leur parole. Et si vous leur avez demandé de m’observer à travers la glace sans tain, cette identification n’a aucune valeur. Si je ne m’abuse, je n’ai pas été reconnu formellement parmi d’autres personnes.

Il attendit, mais ils restèrent muets. Il avait les rênes en main désormais.

— Mais le point capital dans cette affaire, c’est que la personne que vous avez installée derrière ce miroir est témoin d’une chose qui n’est même pas un crime. Dès lors, comment voulez-vous que je passe la nuit en prison ? Mais peut-être pouvez-vous me l’expliquer, inspecteur Sweetzer, si cet effort ne dépasse pas votre intelligence.

Sweetzer se leva d’un bond, projetant sa chaise contre le mur. Delpy tendit le bras, obligée de le retenir physiquement cette fois.

— Du calme, Ron. Assieds-toi. Assieds-toi.

Sweetzer obéit. Delpy reporta son attention sur Gladden.

— Si vous avez l’intention de continuer ainsi, reprit ce dernier, je vais être obligé d’appeler un avocat. Où est le téléphone, je vous prie ?

— Vous pourrez téléphoner. Une fois placé en garde à vue. Mais pour les cigarettes, pas question. La prison du comté est un établissement non-fumeurs. Nous prenons soin de votre santé.

— De quoi m’accusez-vous ? Vous n’avez pas le droit de me garder !

— Pollution de la mer, acte de vandalisme sur un objet appartenant à la municipalité. Tentative de fuite pour échapper à un officier de police.

Gladden haussa les sourcils, l’air interrogateur. Delpy répondit par un sourire.

— Vous avez oublié quelque chose, dit-elle. La poubelle que vous avez lancée dans la baie de Santa Monica.

Avec un petit hochement de tête victorieux, elle arrêta le magnétophone.

 

 

Dans la cellule du poste de police, Gladden fut enfin autorisé à téléphoner. En portant le combiné à son oreille, il sentit l’odeur puissante du savon industriel qu’on lui avait donné pour ôter l’encre de ses doigts. Cela lui rappela qu’il devait sortir d’ici avant que ses empreintes n’entrent dans le fichier informatique national. Il composa le numéro qu’il avait mémorisé le soir où il avait pris la direction de la côte. Krasner figurait sur la liste du réseau.

Au début, la secrétaire de l’avocat faillit le rembarrer, mais Gladden la pria de dire à Me Krasner qu’il appelait de la part de M. Pederson, le nom suggéré sur la messagerie du réseau. Et très rapidement, Krasner prit la communication.

— Arthur Krasner à l’appareil, que puis-je pour vous ?

— Maître Krasner, je m’appelle Harold Brisbane et j’ai un problème.

Gladden lui raconta alors avec précision sa mésaventure. Il parlait à voix basse dans le téléphone, car il n’était pas seul. Deux autres hommes se trouvaient avec lui dans la cellule, attendant d’être transférés à Biscailuz Center, la prison du comté. Un des deux dormait à même le sol, un junkie assurément. Le deuxième était assis à l’autre bout de la cellule, mais il observait Gladden et essayait d’entendre ce qu’il disait, car il n’y avait rien d’autre à faire. C’était peut-être un indic, songea Gladden, un flic se faisant passer pour un prisonnier afin d’espionner ce qu’il disait à son avocat.

Gladden n’omit aucun détail, à l’exception de son identité véritable. Quand il eut terminé son récit, Krasner demeura muet un long moment.

— Quel est ce bruit que j’entends ? demanda-t-il enfin.

— Un type qui dort par terre. Il ronfle.

— Oh, Harold, il ne faut pas rester au milieu de ces gens, soupira Krasner d’un ton condescendant qui déplut à Gladden. Il faut faire quelque chose.

— C’est pour ça que je vous appelle.

— Mes honoraires dans cette affaire, pour aujourd’hui et demain, seront de mille dollars. C’est un prix d’ami. Je le réserve aux personnes envoyées par… M. Pederson. Si jamais mon intervention devait se poursuivre au-delà de demain, nous évoquerions la question. Pensez-vous avoir un problème pour trouver cet argent ?

— Non, aucun.

— Et la caution ? Une fois mes honoraires payés, qu’est-ce qu’il vous restera pour la caution ? Engager vos biens me semble hors de question. Les garants réclament dix pour cent du montant de la caution fixée par le juge. Ce sont leurs honoraires. Vous ne pourrez pas récupérer cette somme.

— Laissons tomber. Après avoir payé vos honoraires exorbitants, je pense pouvoir en ajouter cinq de mieux. Dans l’immédiat. Je pourrais obtenir plus, mais ça risque d’être difficile. J’aimerais ne pas dépasser cinq et surtout, je veux sortir d’ici le plus vite possible.

Krasner ignora la remarque concernant ses honoraires.

— Vous parlez de cinq mille dollars ?

— Oui, évidemment. Cinq mille. Que pouvez-vous faire avec cette somme ?

Krasner devait se mordre les doigts d’avoir consenti un rabais sur ses honoraires prohibitifs, songea Gladden.

— OK, ça veut dire que vous pouvez assumer une caution de cinquante mille. Je crois que ça se présente bien. Je suis certain qu’ils ne seront pas trop sévères pour cette histoire de pollution et de tentative de fuite. C’est un dossier bidon monté de toutes pièces. Il suffira de vous envoyer devant le juge et de vous faire libérer sous caution.

— Entendu.

— Je pense que cinquante mille, c’est trop pour cette affaire, mais cet argument fera partie de la négociation avec le juge. On verra bien comment ça se passe. J’ai cru comprendre que vous ne vouliez pas fournir d’adresse.

— Exact. Il m’en faut une nouvelle.

— Dans ce cas, nous serons peut-être obligés d’aller jusqu’aux cinquante mille. Mais entre-temps, je m’occuperai de vous trouver une adresse. Toutefois, cela risque d’entraîner de nouveaux frais. Pas énormes. Je peux vous prom…

— Très bien. Faites.

Gladden se tourna vers l’homme assis à l’autre bout de la cellule.

— Et pour ce soir ? demanda-t-il à voix basse. Comme je vous l’ai dit, les flics veulent qu’on me fasse du mal.

— Je pense qu’ils bluffent, toutefois…

— Vous en parlez à votre aise !

— Toutefois, je ne veux prendre aucun risque. Écoutez-moi bien, monsieur Brisbane. Je ne peux pas vous faire libérer ce soir, mais je vais passer quelques coups de fil.

— Tout ira bien. Je vais vous faire entrer là-bas avec un K-9.

— C’est quoi, ce truc ?

— Un statut d’invulnérabilité à l’intérieur de la prison. Généralement, on réserve ça aux mouchards et aux grosses affaires. J’appellerai la prison et je leur expliquerai que vous servez d’informateur dans le cadre d’une enquête fédérale à Washington.

— Ils ne vérifieront pas ?

— Si, mais il est trop tard aujourd’hui. Ils vous refileront un joli K-9, et quand ils s’apercevront demain que c’est bidon, vous serez déjà devant le tribunal, et libre ensuite, si tout se passe bien.

— Belle combine, Krasner.

— Oui, mais hélas, je ne pourrai plus l’utiliser. D’ailleurs, je me demande si je ne vais pas augmenter légèrement les honoraires dont nous avons parlé, afin de combler ce manque à gagner.

— Allez au diable ! Vous connaissez les conditions. Je peux me procurer six mille dollars, grand maximum. Vous vous débrouillez pour me faire sortir d’ici et tout ce qui dépasse le montant de la caution est pour vous. Faites de votre mieux.

— Marché conclu. Une dernière chose. Vous avez aussi évoqué le problème des empreintes. J’ai besoin d’en savoir un peu plus à ce sujet. À fin que, en toute conscience, je ne fasse devant la cour aucune déclaration qui puisse…

— J’ai un casier, si c’est ce que vous voulez savoir. Mais je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’en parler.

— Je comprends.

— Quand sera lu l’acte d’accusation ?

— En fin de matinée. Quand j’appellerai la prison, aussitôt après notre conversation, je m’arrangerai pour que vous ayez une place dans le premier bus pour Santa Monica. Mieux vaut attendre dans la cellule du tribunal qu’à Biscailuz.

— Je n’en sais rien. Je n’y ai jamais mis les pieds.

— Euh, monsieur Brisbane… je suis obligé d’évoquer une fois encore la question de mes honoraires et de la caution. J’aurai besoin, hélas, d’avoir l’argent en ma possession avant de franchir la porte du tribunal demain.

— Donnez-moi votre numéro de compte. Je vous ferai virer la somme en question demain matin. Pourrai-je passer un coup de téléphone interurbain avec mon K-9 ?

— Non. Vous devrez appeler mon bureau. Je préviendrai Judy, ma secrétaire. Elle composera sur l’autre ligne le numéro que vous lui donnerez, et elle établira le contact. Aucun problème. J’ai déjà procédé de cette façon.

Krasner lui donna son numéro de compte, Gladden utilisant la technique de mémorisation que lui avait enseignée Horace pour le graver dans son cerveau.

— Maître Krasner, vous vous rendriez un immense service en détruisant les traces de cette transaction et en faisant apparaître dans votre comptabilité vos honoraires sous forme de versement d’argent liquide.

— Message reçu. Vous ne voyez rien d’autre ?

— Si. Vous devriez envoyer un message sur le réseau DSL, pour dire aux autres ce qui s’est passé et leur recommander de ne pas approcher du manège.

— Je le ferai.

Après avoir raccroché, Gladden s’appuya contre le mur et s’y laissa glisser jusqu’à ce qu’il se retrouve assis par terre. Il évita de regarder l’homme à l’autre bout de la cellule. Constatant que ses ronflements s’étaient arrêtés, il songea que le type couché par terre était peut-être mort. Overdose. Non, voilà qu’il remuait légèrement dans son sommeil. Un instant, Gladden envisagea d’arracher le bracelet en plastique attaché autour du poignet du junkie et de le remplacer par le sien. Ainsi, serait-il sans doute libéré le lendemain matin sans avoir à payer les honoraires d’un avocat et les 50 000 dollars de caution.

Non, c’était trop risqué, songea-t-il. L’autre type au fond de la cellule était peut-être un flic, et celui qui dormait par terre un multirécidiviste. Or, on ne sait jamais à quel moment un juge estime que trop c’est trop. Finalement, Gladden décida de tenter sa chance avec Krasner. Après tout, il avait trouvé son nom dans la messagerie du réseau.

L’avocat connaissait forcément son métier. Malgré tout, les six mille dollars lui restaient en travers de la gorge. Il se faisait escroquer par le système judiciaire. Six mille dollars pour quoi ? Qu’avait-il fait de mal ?

Il glissa la main dans sa poche pour prendre une cigarette et se souvint qu’on lui avait confisqué son paquet. Cette constatation accrut sa colère. Il s’apitoya encore plus sur son sort. La société le persécutait, et pour quelle raison, hein ? Il n’avait pas choisi ses instincts et ses désirs. Ne pouvaient-ils le comprendre ?

Il aurait bien aimé avoir son ordinateur portable avec lui.

Il avait envie de se connecter sur le réseau et de bavarder avec des gens qui lui ressemblaient. Il se sentait isolé dans cette cellule. Il crut même qu’il allait se mettre à pleurer, mais l’homme appuyé contre le mur d’en face l’observait, l’as question de faire ça devant lui.