L’analgésique que j’avais pris commençait à faire effet. La douleur lancinante de ma main s’atténuait, et j’étais envahi par une douce sensation de décontraction. Après ma conversation avec Glenn, je rebranchai la ligne du téléphone sur mon ordinateur, enclenchai le logiciel du fax et expédiai mon projet de livre à l’agent littéraire. Tandis que j’écoutais les braiments des ordinateurs en train de s’accoupler, une pensée me frappa soudain, telle une décharge électrique. Les appels que j’avais effectués dans l’avion qui me conduisait à L. A. !
Obnubilé par mon désir de prouver que Thorson était bien l’informateur de Warren, je m’étais à peine intéressé aux autres appels figurant sur sa note de téléphone de l’hôtel, ceux que j’avais refaits personnellement durant le vol. L’un d’eux s’était conclu par le bourdonnement aigu d’un ordinateur, quelque part en Floride, certainement à la prison de Raiford.
Je saisis la sacoche de mon portable sur le lit, sortis mes deux carnets et les feuilletai, sans trouver trace des appels que j’avais effectués dans l’avion. Je me souvins alors que je n’avais pas pris de notes, ni même inscrit les numéros de téléphone car je n’imaginais pas que quelqu’un viendrait voler les factures dans ma chambre d’hôtel !
Chassant toute autre pensée de mon esprit, je tentai de reconstituer très précisément le déroulement des opérations à bord de l’avion. À ce moment-là, je m’intéressais principalement à l’appel figurant sur la note d’hôtel de Thorson et adressé à Warren. C’était celui qui m’avait confirmé que Thorson était l’informateur de Warren. Les autres coups de téléphone passés de sa chambre – à quelques minutes d’intervalle pourtant – n’avaient pas attiré mon attention sur le coup.
Je n’avais pas vu le numéro qui, d’après Clearmountain, était le plus fréquemment appelé à partir de l’ordinateur de Gladden. Un instant, j’envisageai de le contacter pour le lui demander, mais je doutai qu’il le confie à un journaliste sans en référer d’abord à Rachel ou à Backus. Auquel cas je dévoilerais mon jeu, ce que mon instinct me déconseillait de faire pour l’instant.
Je sortis ma carte Visa de mon portefeuille. Après avoir rebranché la ligne du téléphone, je composai le numéro vert figurant au dos de la carte et expliquai à l’opératrice que je souhaitais obtenir des renseignements sur une facture. Après trois minutes de musiquette, une autre opératrice vint en ligne, et je lui demandai s’il était possible de vérifier des sommes débitées sur mon compte trois jours plus tôt seulement. Après avoir vérifié mon identité grâce à mon numéro de sécurité sociale, et autres détails, elle me répondit qu’elle pouvait interroger l’ordinateur pour savoir si les débits avaient été enregistrés. Je lui dis exactement ce que je cherchais.
Les appels venaient juste d’être débités sur mon compte. Et les numéros que j’avais appelés figuraient sur la facture. En cinq minutes, je les recopiai tous dans mon carnet, remerciai l’opératrice et raccrochai.
De nouveau, je connectai la ligne téléphonique sur mon ordinateur. J’ouvris le disque dur, pianotai le numéro de téléphone appelé de la chambre de Thorson et enclenchai le programme. Je consultai le réveil sur la table de chevet : il était quinze heures, soit dix-huit heures en Floride. Une petite sonnerie retentit, puis la connexion s’effectua. Je reconnus les couinements familiers des ordinateurs qui se rencontrent et s’accouplent. L’écran du portable devint tout noir, puis un message s’afficha.
BIENVENUE AU CLUB DSL
Je relâchai ma respiration, me laissai aller en arrière et sentis une décharge électrique me traverser de la tête aux pieds. Après quelques secondes, le message disparut vers le haut de l’écran, et un second réclama le code de l’utilisateur. Je tapai EDGAR, remarquant au passage que ma main valide tremblait. Edgar fut accepté, et l’ordinateur réclama le second mot de passe. Cette fois, je tapai PERRY. Après une ou deux secondes, le second mot fut accepté et apparut alors la liste des avertissements.
DIEU SOIT LOUÉ !
Règles de conduite
1. Ne jamais utiliser un vrai nom.
2 . Ne jamais donner les numéros du réseau à des connaissances.
3. Ne jamais accepter de rencontrer un autre utilisateur.
4 . Ne jamais oublier que d’autres utilisateurs peuvent être des corps étrangers.
5. L’opérateur se réserve le droit de déconnecter tout utilisateur.
6. La messagerie ne peut servir à évoquer des activités illégales – c’est interdit !
7. Le réseau DSL n’est pas responsable de son contenu.
8. Pour continuer, appuyer sur une touche.
J’appuyai sur la touche retour et accédai à la table des matières où figuraient les différentes messageries offertes aux utilisateurs. Comme l’avait dit Clearmountain, c’était la corne d’abondance de tous les fantasmes du pédophile moderne. J’appuyai de nouveau sur la touche Retour, et l’ordinateur me demanda si je souhaitais quitter le réseau DSL. Je cliquai sur la case OUI et coupai la connexion. Je n’avais pas envie d’explorer le réseau pour l’instant. J’étais beaucoup plus intéressé par le fait que Thorson, ou celui qui avait effectué cet appel le dimanche matin de très bonne heure, connaissait l’existence du réseau DSL, et y avait même accès, au moins quatre jours plus tôt.
La connexion sur le réseau DSL ayant été effectuée de la chambre de Thorson, il me semblait évident que l’appel venait de lui. Malgré tout, j’analysai avec soin les autres facteurs. La connexion avait eu lieu, si j’avais bonne mémoire, quelques minutes seulement avant ou après l’appel adressé, de la même chambre, à Warren à Los Angeles. Pourtant, Thorson avait nié avec véhémence être l’informateur de Warren, à trois reprises au moins. Warren, lui, avait démenti deux fois, y compris après la mort de Thorson, alors qu’il importait peu de savoir que les fuites venaient de lui. Le doute introduit en moi par le second démenti de Warren quelques heures plus tôt pesait de plus en plus lourd. Il s’épanouissait dans mon esprit comme une fleur de soupçons, et je ne pouvais plus l’oublier.
S’il fallait croire Thorson et Warren, qui donc avait effectué ces appels de la chambre de Thorson ? Les possibilités tournoyaient dans mon esprit, mais toutes revenaient invariablement résonner dans ma poitrine avec le même bruit sourd. Rachel.
C’était la fermentation d’éléments divers et indépendants qui m’avait conduit dans cette voie.
Pour commencer, Rachel possédait un portable. Évidemment, c’était l’élément le plus faible. Thorson, Backus et les autres, tout le monde possédait ou avait accès à un ordinateur qui lui aurait permis de se connecter sur la messagerie DSL. Deuxième élément : Rachel n’était pas dans sa chambre le samedi soir où je l’avais appelée avant d’aller frapper à sa porte. Alors, où était-elle ? s’était-elle rendue dans la chambre de Thorson ?
Je repensai à tout ce que m’avait dit ce dernier au sujet de Rachel. Il l’avait comparée au Désert peint. Mais il avait dit autre chose. « Elle est capable de jouer avec vous… comme avec un jouet. Parfois, elle a envie de partager, et l’instant d’après, elle ne veut plus. Et elle disparaît. »
Et enfin, je revis Thorson dans le couloir de l’hôtel cette nuit-là. Je savais qu’il était déjà plus de minuit, soit grosso modo l’heure à laquelle les appels interurbains avaient été effectués de sa chambre. Quand il m’avait croisé dans le couloir, j’avais remarqué qu’il tenait quelque chose dans sa main. Un sachet, ou une boîte. Je me souvins alors du bruit de la petite pochette intérieure s’ouvrant dans le sac de Rachel, et du préservatif – celui qu’elle gardait en cas d’urgence – qu’elle avait déposé dans ma main. Je pensai à la façon dont Rachel avait pu inciter Thorson à quitter sa chambre pour se servir de son téléphone.
Je sentis un sentiment de terreur pure s’abattre sur moi. La fleur plantée par Warren s’était entièrement épanouie et m’empêchait de respirer. Je me levai pour marcher un peu, mais la tête me tournait. Rejetant la faute sur l’analgésique, je me rassis sur le lit. Après quelques instants de repos, je rebranchai le téléphone, appelai l’hôtel à Phœnix et demandai le service des facturations. Une jeune femme me répondit.
— Allô, oui, bonjour, dis-je. Je suis descendu dans votre hôtel le week-end dernier et je n’ai pas eu le temps de vérifier ma note avant de rentrer chez moi. Or, je m’interroge au sujet de quelques appels téléphoniques qui figurent sur la facture. Il y a déjà plusieurs jours que je veux vous appeler, mais je n’arrête pas d’oublier. Quelqu’un pourrait-il me renseigner ?
— Certainement. Je serai ravie de vous aider, monsieur. Si vous me donnez votre nom, je vais ressortir votre fiche.
— Merci. Je m’appelle Gordon Thorson.
Elle ne répondit pas. Je me figeai en pensant que, peut-être, elle avait entendu à la télé, ou lu dans les journaux, le nom de l’agent fédéral abattu à L. A., mais finalement, je l’entendis pianoter sur son clavier.
— Oui, monsieur Thorson. Chambre 325. Deux nuits. Eh bien, quel est le problème ?
Je notai le numéro de la chambre dans mon carnet, histoire de m’occuper. Cette habitude de journaliste qui consiste à noter tous les faits m’aidait à me calmer.
— Attendez… Je ne… pas moyen de remettre la main sur ma facture. Je l’ai posée quelque part sur mon bureau… Ah, zut ! Je ne la retrouve plus… Je vais être obligé de vous rappeler. Mais, en attendant, vous pouvez peut-être déjà commencer à regarder. Ce qui me tracasse, voyez-vous, c’est que j’ai trois appels passés après minuit, le samedi soir, et que je ne m’en souviens pas. J’ai noté les numéros quelque part pour… Ah, les voici.
Rapidement, je débitai les trois numéros que m’avait fournis l’employée de la carte Visa, en priant le ciel que ma ruse fonctionne.
— En effet, ces numéros figurent bien sur votre note. Êtes-vous sûr que…
— À quelle heure ont-ils été passés ? Là est tout le problème, voyez-vous. Je n’ai pas l’habitude de traiter des affaires au beau milieu de la nuit.
Elle me donna les heures. L’appel pour Quantico avait été enregistré à 0 heure 37 et suivi par celui adressé à Warren, à 0 heure 41, juste avant la connexion sur le réseau, à 0 heure 56. Je contemplai ces horaires après les avoir notés.
— Vous pensez ne pas avoir effectué ces appels, monsieur ?
— Comment ?
— Vous pensez ne pas avoir appelé ces numéros, disais-je ?
— Exactement.
— Y avait-il quelqu’un d’autre dans votre chambre ?
C’est justement là la question, non ? pensai-je en mon for intérieur.
— Euh, non, répondis-je avant d’ajouter : seriez-vous assez aimable pour vérifier, je vous prie, et s’il n’y a pas d’erreur de votre part, je me ferai un plaisir de payer. Je vous remercie.
Je raccrochai et regardai de nouveau les horaires que j’avais notés dans mon carnet. Ça correspondait. Rachel avait quitté ma chambre après minuit. Le lendemain matin, elle m’avait dit avoir croisé Thorson dans le couloir. Peut-être m’avait-elle menti. Peut-être ne l’avait-elle pas simplement croisé. Peut-être était-elle entrée dans sa chambre.
Thorson étant mort, je n’avais plus qu’une façon de vérifier cette hypothèse, sans interroger Rachel, ce que je ne pouvais pas faire pour l’instant. Je décrochai de nouveau le téléphone et appelai le bureau du FBI au bâtiment fédéral. Ayant reçu des ordres stricts pour filtrer les appels qui lui étaient destinés, la standardiste refusa obstinément de me passer Backus, jusqu’à ce que je lui explique que c’était moi qui avait tué le Poète et que je devais lui parler de toute urgence. Finalement, elle accepta de me le passer, et ce fut lui qui décrocha.
— Jack, que se passe-t-il ?
— Écoutez-moi, Bob, c’est très important. Etes-vous seul ?
— Jack, je…
— Répondez-moi, bon sang ! Euh… excusez-moi, je me suis emporté. Je voulais juste… Dites-moi simplement si vous êtes seul.
Je devinai une hésitation, et sa voix, quand il répondit, était teintée de scepticisme.
— Oui. De quoi s’agit-il ?
— Nous avons beaucoup parlé de la confiance dans nos relations. Je vous ai fait confiance et vous m’avez fait confiance. Je vous demande de me faire confiance encore une fois. Bob, pendant quelques minutes et de répondre à mes questions, sans m’en poser. Je vous expliquerai tout ensuite. D’accord ?
— Écoutez. Jack. Je suis très occupé. Et je ne comprends pas ce que…
— Cinq minutes. Bob. Pas une de plus. C’est très important.
— Que voulez-vous savoir ?
— Que sont devenues les affaires personnelles de Thorson ? Ses vêtements et les objets récupérés à l’hôtel ? Qui s’en est chargé après… sa mort ?
— J’ai tout récupéré hier soir. Mais je ne vois pas le rapport avec notre enquête. Le contenu de ses affaires ne regarde personne.
— Je vous en prie, répondez à mes questions. Bob. Je ne cherche pas à écrire un article. C’est pour moi. Et pour vous. J’ai deux choses à vous demander. Premièrement : avez-vous retrouvé les notes de l’hôtel à Phœnix ?
— Phœnix ? Non, je n’ai pas vu les notes dont vous parlez, et d’ailleurs, elles n’avaient aucune raison de se trouver dans ses affaires. Nous sommes partis en coup de vent. Je suis sûr que les factures ont été expédiées à mon bureau de Quantico. Où voulez-vous en venir, Jack ?
La première pièce du puzzle venait de trouver sa place. Si Thorson n’avait pas les notes, sans doute n’était-ce pas lui qui les avait volées dans ma chambre. Je repensai à Rachel. C’était plus fort que moi. La première nuit à Hollywood, après que nous avions fait l’amour, elle s’était levée la première pour prendre une douche. Je l’avais imitée ensuite. Je l’imaginai prenant la clé dans la poche de mon pantalon, descendant au rez-de-chaussée et pénétrant dans ma chambre pour fouiller rapidement dans mes affaires. Simplement pour m’espionner. Ou peut-être savait-elle, d’une manière ou d’une autre, que j’étais en possession des notes de l’hôtel. Peut-être avait-elle appelé l’hôtel à Phœnix.
— Autre question, dis-je, ignorant celle de Backus. Avez-vous trouvé des préservatifs dans les affaires de Thorson ?
— Écoutez, je ne sais pas quelle sorte de fascination morbide vous pousse, mais je refuse de poursuivre sur ce terrain. Je vais raccrocher, Jack, et je ne veux pas que…
— Attendez ! Quelle fascination morbide ? J’essaye simplement de comprendre une chose qui vous a échappé, tous autant que vous êtes ! Avez-vous évoqué la question de l’ordinateur avec Clearmountain ? Au sujet du réseau ?
— Oui, je suis au courant. Mais le rapport avec votre boîte de préservatifs ?
Je remarquai qu’il avait, sans le vouloir, répondu à ma question concernant les préservatifs. Je n’avais pas parlé d’une boîte.
— Savez-vous, dans ce cas, qu’une connexion avec la messagerie a été établie de la chambre de Thorson à Phœnix, le dimanche matin ?
— C’est ridicule. Et d’abord, comment le sauriez-vous ?
— Quand j’ai quitté l’hôtel, l’employé de la réception m’a pris pour un agent du FBI. Vous vous souvenez ? Comme la journaliste à la sortie du salon funéraire ? Il m’a chargé de vous remettre les notes. Il pensait que ça irait plus vite que de les poster.
Un long silence suivit cet aveu.
— Dois-je comprendre que vous avez volé ces notes d’hôtel ?
— Vous avez entendu ce que j’ai dit. On me les a remises. Et sur la note de Thorson figuraient deux appels, un adressé à Michael Warren et l’autre passé à la messagerie, ce qui est assez étrange, si l’on pense que, hier encore, vous étiez tous censés ignorer l’existence de cette messagerie.
— J’envoie immédiatement quelqu’un pour récupérer ces factures.
— Ne vous donnez pas cette peine. Je ne les ai plus. On me les a volées dans ma chambre à Hollywood. Il y a un loup dans la bergerie, Bob.
— Hein ? Quoi ?
— Parlez-moi de la boîte de préservatifs que vous avez trouvée dans les affaires de Thorson et je vous expliquerai ensuite.
Je l’entendis pousser un soupir de lassitude, et de renoncement.
— OK. Il y avait bien une boîte de préservatifs. Même pas ouverte. Et alors ? Qu’est-ce que ça signifie ?
— Où est cette boîte ?
— Dans un carton scellé, avec le reste de ses affaires. Tout sera expédié demain en Virginie, avec le corps.
— Où est ce carton ?
— Là, près de moi.
— Je veux que vous l’ouvriez. Bob. Regardez la boîte, regardez s’il y a une étiquette ou quelque chose qui indique où elle a été achetée.
Tandis que je l’entendais arracher le ruban adhésif du carton, je revis Thorson traversant le couloir avec un objet dans la main.
— Je peux déjà vous annoncer, déclara Backus en ouvrant le carton, que la boîte se trouvait dans un sac de drugstore.
Je sentis mon cœur s’emballer et entendis le froissement d’un sac en papier.
— OK, je l’ai, reprit Backus d’une voix où perçait l’agacement. Scootsdale Drugs. Ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Une boîte de douze préservatifs. Neuf dollars quatre-vingt-quinze. Vous voulez aussi connaître la marque, Jack ?
J’ignorai son sarcasme, mais sa question me donna une idée pour plus tard.
— Il y a un ticket de caisse ?
— Je viens de vous le lire.
— La date et l’heure de l’achat y figurent-elles ? Généralement, les caisses enregistreuses électroniques les impriment sur le ticket.
Un silence. Si long que je crus que j’allais hurler.
— Dimanche matin, zéro heure cinquante-quatre.
Je fermai les yeux. Pendant que Thorson achetait une boîte de préservatifs, dont il n’utiliserait même pas un seul, quelqu’un téléphonait de sa chambre.
— Alors, Jack, qu’est-ce que ça signifie ? me demanda Backus.
— Ça signifie que tout ceci n’est qu’un immense mensonge.
Je rouvris les yeux et éloignai le téléphone de mon oreille. Je le regardai comme une créature étrange attachée à ma main et raccrochai lentement.
Bledsoe était encore à son bureau et répondit après la première sonnerie.
— Dan ? C’est encore moi, Jack.
— Hé, Jack ! Quel bon vent, l’ami ?
— Vous savez… cette bière que vous vouliez m’offrir ? Je me suis dit que vous pourriez faire autre chose pour moi.
— Tout ce que vous voulez.
Je lui expliquai ce que j’attendais de lui. Il n’hésita pas une seconde, même quand je lui précisai que ce devait être fait immédiatement. Il ne pouvait pas me garantir les résultats, mais promit de me contacter, dans tous les cas, dès que possible.
Je repensai au premier appel effectué pendant que Thorson n’était pas dans sa chambre. Il était adressé au standard de Quantico. Quand j’avais appelé ce numéro dans l’avion, cela ne m’avait pas paru étrange. Mais soudain, je m’interrogeai. Pourquoi appeler le numéro du standard en pleine nuit ? Je savais maintenant qu’il n’y avait qu’une réponse possible à ma question : le correspondant ne voulait pas appeler un numéro direct et révéler ainsi qu’il connaissait ce numéro. Au lieu de cela, par l’intermédiaire de son ordinateur, elle avait appelé le standard et, l’opératrice ayant reconnu la sonnerie de connexion du fax, l’appel avait été transféré sur une des lignes de télécopie.
Je me souvins que lors de la réunion du dimanche matin consacrée au fax envoyé par le Poète, Thorson avait détaillé son trajet, grâce au compte rendu en provenance de Quantico. Le fax était d’abord passé par le numéro général, avant d’être transféré sur un télécopieur.
Sans un mot, une opératrice de Quantico me passa les bureaux de la BSS quand je demandai à parler à l’agent Brad Hazelton. Après la troisième sonnerie, je craignis qu’il ne fût trop tard. Il était sans doute rentré chez lui. Enfin, il décrocha.
— Brad, c’est Jack McEvoy. Je suis à Los Angeles.
— Hé, salut, Jack, comment ça va ? Vous l’avez échappé belle hier, hein ?
— Je vais bien, merci. Je suis désolé pour l’agent Thorson. Je sais que vous formez tous une équipe soudée et…
— C’était un connard de première, mais personne ne mérite ce qui lui est arrivé. C’est moche. On n’a pas le cœur à rire ici, aujourd’hui.
— Je m’en doute.
— Alors, c’est à quel sujet ?
— Oh, quelques points de détail. Je suis en train d’établir la chronologie des événements, pour que tout soit bien clair dans ma tête. Si jamais je décide d’écrire toute l’histoire, vous voyez.
Je m’en voulais de mentir à cet homme qui s’était toujours montré sympathique avec moi, mais je ne pouvais pas me permettre de lui dire la vérité : il aurait certainement refusé de m’aider.
— Et, repris-je, il semblerait que j’ai égaré mes notes concernant le fax. Vous savez, celui que le Poète a envoyé à Quantico le dimanche ? Si je me souviens bien, Thorson disait avoir été mis au courant par vous ou Brass. Ce que je voudrais savoir, c’est l’heure exacte à laquelle il est arrivé. Si vous le savez.
— Un instant, Jack.
Il était parti avant même que j’aie eu le temps de dire que je patientais. Les yeux fermés, je passai les minutes suivantes à m’interroger : était-il parti chercher le renseignement ou l’autorisation de me le donner ?
Enfin, il revint en ligne.
— Désolé. Jack, il a fallu que je fouille dans toutes les paperasses. Le fax est arrivé sur le télécopieur numéro deux dans la salle des communications des bureaux administratifs de l’Académie, à trois heures trente-huit exactement, le dimanche matin.
Je consultai mes notes. En déduisant les trois heures de décalage horaire, le fax était arrivé une minute après l’appel adressé au standard de l’Académie, appel passé de la chambre de Thorson.
— Ça vous va, Jack ?
— Hein ? Oh oui, merci. Euh… j’avais une autre question.
— Allez-y, dégainez… Oh, pardon.
— Ce n’est rien. Je voulais savoir si… euh… l’agent Thompson vous a envoyé un prélèvement buccal effectué sur la victime de Phœnix. L’inspecteur Orsulak.
— Exact Orsulak.
— Il souhaitait identifier une substance. Il pensait qu’il s’agissait d’un lubrifiant pour préservatif. Ce que je voulais savoir, c’est si ce lubrifiant provenait d’une marque bien précise de préservatifs. Est-ce possible de le savoir ?
Hazelton ne répondant pas immédiatement, je faillis m’engouffrer dans ce silence.
— Drôle de question, Jack.
— Oui, je sais, mais euh… je suis fasciné par les détails de cette enquête, la façon dont vous procédez. Voyez-vous, il est essentiel d’être précis… l’histoire n’en est que meilleure.
— Je vous demande encore un instant.
De nouveau, il m’abandonna avant que j’aie eu le temps de dire quoi que ce soit. Mais cette fois il revint rapidement en ligne.
— J’ai votre renseignement. Ça vous ennuie de me dire pourquoi ça vous intéresse tant ?
Ce fut à mon tour de rester muet.
— Non, dis-je, décidant de miser sur la franchise. En fait, j’essaye d’élucider un point obscur, Brad. Si jamais mes soupçons se confirment, le FBI sera le premier informé. Vous pouvez me croire.
Hazelton sembla hésiter encore un instant.
— OK, Jack, je vous fais confiance. D’ailleurs, Gladden est mort. Ce n’est pas comme si je dévoilais des pièces à conviction du procès et, de toute façon, on ne pourrait pas prouver grand-chose avec ça. La substance en question est utilisée par deux marques de préservatifs. Les Ramses lubrifiés et les Trojan Golds. Ce sont certainement deux des marques les plus répandues dans ce pays. Voilà pourquoi on ne peut pas parler d’une preuve irréfutable.
Ce n’était peut-être pas une preuve recevable devant un tribunal, mais les Ramses lubrifiés était bien la marque du préservatif que Rachel avait sorti de son sac le samedi soir dans ma chambre d’hôtel. Sans rien ajouter, je remerciai Hazelton et raccrochai.
Tout était là, et tout semblait concorder. J’eus beau essayer, pendant plus d’une heure, et par tous les moyens, de démonter ma propre théorie, je n’y arrivai pas. Elle ne reposait que sur des soupçons et des spéculations, mais elle fonctionnait comme une machine dont toutes les pièces s’emboîtaient à la perfection. Et je n’avais aucun grain de sable à y lancer pour en bloquer les engrenages.
Il n’y manquait plus que l’élément que me fournirait Bledsoe. Je fis les cent pas dans la chambre en attendant son coup de téléphone. L’angoisse qui me rongeait l’estomac était comme une créature vivante. Je sortis prendre l’air sur le balcon, mais ça ne servit à rien. Le Marlboro Man me regardait fixement, son visage de dix mètres de haut tenant Sunset Strip sous son emprise. Je rentrai dans ma chambre.
Au lieu de fumer la cigarette dont j’avais envie, je décidai de boire un Coca. Je quittai ma chambre en prenant soin de pousser le verrou pour éviter que la porte ne se referme et parcourus le couloir au trot, jusqu’aux distributeurs. Malgré les analgésiques, j’avais les nerfs en pelote. Mais je savais que cette agitation allait bientôt se transformer en fatigue si je ne me dopais pas avec une dose de sucre et de caféine.
Je regagnais tranquillement ma chambre lorsque j’entendis le téléphone sonner. Je me précipitai, sautai sur le téléphone avant même de refermer la porte et décrochai après la huitième ou neuvième sonnerie.
— Dan ?
Un silence.
— C’est Rachel. Qui est ce Dan ?
— Oh… (J’avais du mal à reprendre mon souffle.) C’est… c’est un pote du journal. Il devait m’appeler.
— Qu’est-ce qui t’arrive, Jack ?
— Je suis essoufflé. J’étais parti chercher un Coca au bout du couloir, et j’ai entendu le téléphone sonner.
— Bon sang, tu as au moins couru le cent mètres !
— Oui, facile. Attends, ne quitte pas.
Je retournai fermer la porte, puis j’enfilai mon masque de comédien en revenant vers le téléphone.
— Rachel ?
— Écoute, je voulais juste te prévenir que je partais. Bob veut que je retourne en Floride pour m’occuper de cette histoire de messagerie.
— Oh…
— C’est l’affaire de quelques jours.
La petite lumière rouge signalant un autre appel se mit à clignoter. « Merde, Bledsoe ! » pensai-je en maudissant ce fichu contretemps.
— D’accord, Rachel.
— J’aimerais bien qu’on aille quelque part tous les deux après. J’envisageais de prendre des vacances.
— Je croyais que tu en revenais.
Je me souvins des indications que j’avais vues sur son agenda de bureau à Quantico, et, pour la première fois, je songeai que les dates correspondaient à l’époque où, peut-être, elle s’était rendue à Phœnix pour traquer et tuer Orsulak.
— Je n’ai pas eu de vraies vacances depuis longtemps. Je pensais à un petit voyage en Italie. Venise, par exemple.
Je ne relevai pas son mensonge. Comme je ne disais rien, elle perdit patience. Mon numéro ne fonctionnait pas.
— Jack, que se passe-t-il ?
— Rien.
— Je ne te crois pas.
Après un instant d’hésitation, j’avouai :
— Il y a quelque chose qui me tracasse, Rachel.
— Je t’écoute.
— L’autre soir, la première fois où nous avons fait l’amour, je t’ai appelée dans ta chambre après que tu as été partie. Je voulais juste te souhaiter bonne nuit, te dire combien j’avais apprécié ce qui s’était passé entre nous. Mais personne n’a répondu. Je suis même allé frapper à ta porte. Pas de réponse. Et le lendemain matin, tu m’as dit que tu avais croisé Thorson dans le couloir. Alors… je ne sais pas… j’ai beaucoup réfléchi et…
— Réfléchi à quoi, Jack ?
— Je ne sais pas, j’ai réfléchi. Je me demandais où tu étais quand je t’ai appelée, quand j’ai frappé à ta porte.
Il y eut un silence et quand enfin elle répondit, sa colère crépitait au bout du fil comme un feu.
— Tu sais quoi, Jack ? J’ai l’impression d’entendre un collégien jaloux. Comme ce gamin dans les gradins du gymnase dont tu m’as parlé. Oui. j’ai croisé Thorson dans les couloirs, et oui, je l’avoue, il croyait que je le cherchais, que j’avais envie de lui. Mais ça n’a pas été plus loin. Désolée, je ne peux pas l’expliquer pourquoi je n’ai pas entendu le téléphone sonner. Peut-être que tu t’es trompé de chambre, ou peut-être que j’étais sous la douche à ce moment-là, en train de me dire moi aussi que j’avais passé un moment merveilleux. Et peut-être que je ne devrais pas être obligée de me défendre ou de me justifier. Si tu n’es pas capable de gérer ce genre de jalousies mesquines, trouve-toi une femme différente et choisis une autre vie.
— Écoute. Rachel, je suis désolé, OK ? Tu m’as demandé ce qui n’allait pas, je t’ai répondu.
— Tu as dû abuser des médicaments que t’a refilés le médecin. Je te conseille une bonne nuit de sommeil pour te changer les idées, Jack. J’ai un avion à prendre.
Elle raccrocha.
— Adieu, dis-je dans le silence.