Après avoir lu le dossier concernant la mort de mon frère, j’étais curieux de connaître tous les détails de l’affaire Theresa Lofton. Si je voulais écrire un article sur le geste de Sean, j’avais besoin de savoir tout ce qu’il savait. Il fallait que je comprenne ce qu’il avait fini par comprendre. Mais cette fois, Grolon ne pouvait pas m’aider. Les dossiers des affaires d’homicide en cours étaient tous sous clé, et si je demandais à Grolon d’essayer de me procurer le classeur Lofton, nul doute qu’il y verrait plus de risques que d’avantages potentiels.
Après m’être rendu au bureau des détectives du CAP et l’avoir trouvé désert, déjeuner oblige, je décidai de partir en quête de Wexler en passant tout d’abord au Satire, endroit où les flics aimaient manger – et boire – à midi. Je l’aperçus sur une des banquettes du fond. Seul problème, il était avec Saint Louis. Ils ne m’avaient vu ni l’un ni l’autre, et je m’interrogeai : valait-il mieux battre en retraite et essayer de coincer Wexler plus tard, quand il serait seul ? Mais soudain, le regard de Wexler s’arrêta sur moi. Je me dirigeai vers sa table. À en juger par leurs assiettes barbouillées de ketchup, ils avaient fini de déjeuner. Wexler avait devant lui, sur la table, ce qui ressemblait à du Jim Bean avec des glaçons.
— Tiens, regardez qui arrive ! dit-il d’un ton enjoué.
Je me glissai sur la banquette, à côté de Saint Louis, de façon à me trouver en face de Wexler.
— Hé, qu’est-ce que ça veut dire ? protesta Saint Louis, sans conviction.
— Le pouvoir de la presse, lui répondis-je. Alors, tout va bien, les gars ?
— Lui réponds pas, dit Saint Louis en s’adressant à Wexler. Ce type veut quelque chose qu’il peut pas avoir.
— Évidemment, dis-je. C’est pas nouveau.
— Y a jamais rien de nouveau, Jack, dit Wexler. C’est vrai, ce que dit Big Dog ? Vous voulez un truc que vous ne pouvez pas avoir ?
C’était un jeu. Du bavardage amical destiné à dénicher le noyau de l’information sans être obligé de poser directement la question et d’affronter la réponse. La même chose que les surnoms utilisés par les flics. J’avais souvent joué à ce petit jeu, et je me débrouillais plutôt bien. Il fallait avancer avec subtilité. Un peu comme la technique du « criss-cross » au basket, du temps du lycée. Ne jamais perdre la balle des yeux, et observer les deux autres types en même temps. J’avais toujours joué en finesse. Sean, lui, c’était la force. Il était plutôt football. Moi, j’étais basket.
— Pas exactement, dis-je. Mais j’ai repris le boulot, les gars.
— Oh, merde, soupira Saint Louis. Accrochons-nous.
— Où on en est dans l’affaire Lofton ? demandai-je à Wexler, ignorant son collègue.
— Eh, Jack, vous vous adressez à nous en tant que journaliste maintenant ? voulut savoir Wexler.
— Je ne m’adresse qu’à vous seul. Et en tant que journaliste, en effet.
— Aucun commentaire sur l’affaire Lofton.
— Ça veut donc dire rien de nouveau ?
— J’ai dit « aucun commentaire ».
— Écoutez. Je veux savoir où vous en êtes. Cette affaire a presque trois mois maintenant ; le dossier va bientôt se retrouver au panier, si ce n’est pas déjà fait, et vous le savez. Je veux juste le consulter. Je veux savoir ce qui a démoli Sean à ce point.
— Vous oubliez quelque chose, on dirait. Le rapport a conclu au suicide et le dossier est classé. Peu importe ce qui l’a déboussolé à ce point dans l’affaire Lofton. D’ailleurs, rien ne prouve qu’il y avait un lien avec son geste. C’est accessoire, au plus. Mais on le saura jamais.
— Arrêtez vos conneries. Je viens de lire le dossier. (Je crus voir les sourcils de Wexler se dresser, de manière subliminale.) Tout y est. Sean était devenu maboul à cause de cette affaire. Il allait chez le psy, il consacrait tout son temps à l’enquête. Alors, ne me dites pas qu’on ne saura jamais.
— Écoutez, mon petit gars, on…
Je le coupai :
— Vous l’appeliez comme ça, Sean ?
— Comment ?
— Mon petit gars. Vous l’appeliez « mon petit gars » ?
Wexler semblait troublé.
— Non, jamais.
— Alors, ne m’appelez pas comme ça.
Wexler leva les bras, en signe de paix.
— Pourquoi m’empêchez-vous de voir le dossier ? Vous piétinez dans cette affaire.
— Dixit ?
— Moi. Ça vous fout la trouille. Vous avez vu ce qui est arrivé à Sean et vous ne voulez pas qu’il vous arrive la même chose. Résultat, le dossier est enfermé dans un tiroir quelque part, sous une épaisse couche de poussière. J’en suis sûr.
— Vous savez, Jack, vous êtes un sacré baratineur. Et si vous n’étiez pas le frère de votre frère, je vous balancerais sur le trottoir. Vous m’emmerdez. Et j’aime pas qu’on m’emmerde.
— Ah oui ? Alors, imaginez un peu ce que je ressens, moi. La vérité, c’est que je suis son frère, et j’estime que ça me donne des droits.
Saint Louis me lança un petit ricanement sardonique destiné à me rabaisser.
— Dis donc, Big Dog, lui dis-je, c’est pas l’heure de la promenade ? Va donc arroser un lampadaire ou une bouche d’incendie.
Wexler laissa échapper le début d’un éclat de rire, qu’il s’empressa de contenir. Le visage de Saint Louis s’empourpra.
— Écoutez-moi bien, espèce de salopard. Je vais vous…
— Ça suffit, les gars, intervint Wexler. Arrêtez. Si tu sortais prendre l’air et fumer une clope, Ray ? Le temps que je discute avec notre ami Jackie. Je le remets à sa place et je te rejoins.
Je m’extirpai du box afin de laisser passer Saint Louis. Il me jeta un regard meurtrier au passage. Je me glissai de nouveau sur la banquette.
— Finissez votre verre, Wex. Inutile de faire comme s’il n’y avait pas de whisky sur cette table.
Wexler grimaça et avala une gorgée de Jim Bean.
— Jumeaux ou pas, dit-il, vous ressemblez vachement à votre frère. Vous êtes pas du genre à renoncer facilement. Vous êtes même un petit futé, parfois. Sans cette barbe à la con et vos cheveux de hippie, on pourrait vous prendre pour lui. Faudrait faire quelque chose pour cette vilaine cicatrice.
— Si on parlait du dossier ?
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Il faut que vous me laissiez le consulter. Vous devez bien ça à Sean.
— Je pige pas, Jack.
— Je suis sûr que si. Je ne peux pas tirer un trait sur cette histoire avant de tout savoir. J’essaye simplement de comprendre.
— Vous essayez aussi d’écrire un article.
— Pour moi, écrire, c’est l’équivalent de ce que vous avez dans votre verre. Si je peux écrire un truc sur cette histoire, j’arriverai enfin à comprendre. Et ensuite, je pourrai l’enterrer. Je ne veux rien d’autre.
Wexler détourna la tête et prit l’addition que la serveuse avait déposée sur la table. Puis il vida son verre d’un trait et se glissa hors du box. Debout devant moi, il me toisa et poussa un long soupir chargé de bourbon.
— Passez au bureau, dit-il. Je vous accorde une heure.
Il brandit son index et répéta, au cas où je n’aurais pas saisi :
— Une heure.
De retour dans la salle des inspecteurs du CAP, j’utilisai le bureau qui avait été celui de mon frère. Personne ne l’avait encore réquisitionné. Peut-être portait-il malheur maintenant. Wexler était planté devant un mur de classeurs, en train de fouiller dans un tiroir ouvert. Saint Louis avait disparu, ayant décidé, semblait-il, de ne pas se mêler de cette histoire. Wexler s’éloigna enfin du tiroir, avec deux épais dossiers. Il les déposa devant moi.
— Tout y est ? lui demandai-je.
— Absolument tout. Vous avez une heure.
— Allons, Wex, il y a au moins dix centimètres de paperasses ! Laissez-moi l’emporter chez moi et je vous le…
— C’est bien ce que je disais, exactement comme votre frangin. Une heure, McEvoy. Réglez votre montre, car ce dossier retourne dans son tiroir dans une heure. Cinquante-neuf minutes exactement. Vous perdez du temps.
Comprenant qu’il était inutile d’insister, j’ouvris le premier classeur.
Theresa Lofton était une ravissante jeune femme qui s’était inscrite à l’université pour obtenir son diplôme d’enseignante. Elle voulait devenir institutrice.
Elle était en première année et logeait dans un dortoir sur le campus. Tout en suivant un cursus complet, elle travaillait à mi-temps à la crèche du bâtiment des étudiants mariés.
On supposait qu’elle avait été kidnappée sur le campus, ou à proximité, un mercredi, le lendemain du dernier jour de cours avant les congés de Noël. La plupart des étudiants étaient déjà partis en vacances. Theresa était restée à Denver pour deux raisons : un, son travail, la crèche ne fermait qu’à la fin de la semaine, et deux, un problème de voiture. Elle attendait qu’on installe un nouvel embrayage sur sa vieille Coccinelle pour pouvoir rentrer chez elle.
Son enlèvement n’avait pas été signalé, sa camarade de chambre et tous ses amis étant déjà repartis chez eux pour Noël. Nul ne s’était aperçu de sa disparition. Lorsqu’elle n’était pas venue travailler à la crèche le jeudi matin, le directeur avait pensé qu’elle était simplement rentrée prématurément dans le Montana sans finir sa semaine ; de toute façon, elle ne devait pas reprendre son travail après Noël. Ça n’aurait pas été la première fois qu’un étudiant lui jouait ce sale tour, surtout quand les examens étaient passés et que résonnait l’appel des vacances. Conclusion, le directeur de la crèche n’avait pas pris la peine d’alerter la police.
Le corps de Theresa fut retrouvé le vendredi matin dans Washington Park. Les enquêteurs parvinrent à retracer ses derniers faits et gestes jusqu’au mercredi midi, lorsqu’elle avait appelé le garagiste ; elle était encore à la crèche, il se rappelait avoir entendu des voix d’enfants à l’arrière-plan, et il lui avait annoncé que sa voiture était prête. Elle passerait la chercher après son travail, elle devait d’abord se rendre à la banque. Elle n’avait rien fait de tout cela. Elle avait dit au revoir au directeur de la crèche à midi et était partie. Plus personne ne l’avait revue vivante. Sauf, évidemment, le meurtrier.
Il me suffisait de regarder les photos pour comprendre comment cette affaire avait pu ébranler et hanter Sean. Il y avait des photos avant et après. Un portrait de Theresa, sans doute destiné à l’annuaire du lycée. Une fille au visage frais, avec toute la vie devant elle. Elle avait des cheveux bruns bouclés et des yeux d’un bleu cristallin. Dans ses prunelles étincelait une petite étoile lumineuse. Il y avait également un instantané où on la voyait en short et débardeur. Souriante, elle transportait un gros carton provenant du coffre d’une voiture. Les muscles de ses bras fins et bronzés étaient tendus. On sentait qu’elle avait dû faire un petit effort pour garder la pose avec ce gros carton. Je retournai la photo ; au dos on pouvait lire, griffonné sans doute de la main d’un de ses parents : « Arrivée de Terri sur le campus ! Denver, Colorado ».
Les autres photos avaient été prises « après ». Il y en avait beaucoup plus, et je fus frappé par leur nombre. Pourquoi les flics en prenaient-ils autant ? Chaque cliché ressemblait à une sorte d’effroyable viol, même si la fille était déjà morte. Sur ces photos, les yeux de Theresa Lofton avaient perdu leur éclat. Ils étaient ouverts, mais ternes, recouverts d’un voile laiteux.
Les clichés montraient la victime allongée dans un lit de broussailles enneigées, d’une cinquantaine de centimètres de hauteur, sur une légère pente. Les articles de journaux disaient vrai. Elle était coupée en deux. Une écharpe était solidement nouée autour de son cou et, à en juger par ses yeux écarquillés et exorbités, c’était ainsi qu’elle était morte. Mais de toute évidence, le meurtrier n’avait pas ménagé sa peine ensuite. Le corps avait été tranché en plein milieu, puis la partie inférieure posée sur la partie supérieure, composant un épouvantable tableau qui suggérait que la victime se livrait à un acte sexuel sur sa propre personne.
Soudain, j’eus conscience que Wexler, derrière le bureau voisin, m’observait pendant que je passais en revue cette succession de clichés écœurants. Je m’efforçai de dissimuler mon dégoût. Ou ma fascination. Je comprenais maintenant de quoi voulait me protéger mon frère. Je n’avais jamais rien vu d’aussi horrible. Enfin, je levai les yeux vers Wexler.
— Nom de Dieu…
— Eh oui.
— Quand les journaux à scandales racontaient que ça ressemblait au meurtre du Dahlia noir à L. A., ils n’étaient pas loin de la vérité ?
— Non. Mac avait acheté un bouquin sur cette histoire. Et je me souviens qu’il a appelé un vétéran de la police de L. A. Il y a des similitudes. Le coup du corps coupé en deux. Mais le Dahlia noir, ça remonte à cinquante ans.
— Peut-être que quelqu’un s’en est inspiré.
— Possible. Mac y avait pensé.
Je rangeai les photos dans l’enveloppe et reportai mon attention sur Wexler.
— Elle était lesbienne ?
— Non, pas à notre connaissance du moins. Elle avait un petit ami, chez elle là-bas dans le Montana. Un brave gars. Il est hors de cause. Votre frère pensait comme vous à un moment. À cause de ce qu’a fait le meurtrier, avec les deux morceaux du corps. Il pensait que quelqu’un voulait peut-être se venger, parce que la fille était gouine. En essayant d’exprimer quelque chose, de cette façon dingue. Mais cette piste ne l’a mené nulle part.
Je hochai la tête.
— Bon, il vous reste quarante-cinq minutes.
— Vous savez, c’est la première fois depuis longtemps que je vous entends l’appeler « Mac ».
— Laissez tomber. Plus que quarante-quatre minutes.
Après les photos, la lecture du rapport d’autopsie faisait retomber la tension. Je constatai que l’heure du décès correspondait au premier jour de la disparition de Theresa. Autrement dit, elle était morte depuis plus de quarante heures quand on avait retrouvé son corps.
La plupart des comptes rendus évoquaient des impasses. Les enquêtes de routine auprès de la famille de la victime, de son petit ami, de ses camarades de fac, des collègues de la crèche, et même des parents des enfants dont elle s’occupait n’avaient rien donné. Presque toutes les personnes interrogées avaient été mises hors de cause, grâce à des alibis ou d’autres recoupements.
La même conclusion figurait dans tous les rapports : Theresa Lofton ne connaissait pas son meurtrier, leurs chemins s’étaient croisés par hasard, c’était une simple question de malchance. Le meurtrier mystérieux était toujours présenté comme un homme, bien qu’il n’existât aucune preuve concrète pour l’affirmer. La victime n’avait subi aucune agression sexuelle. Mais les meurtriers et les bourreaux de femmes les plus violents étant généralement des hommes, on estimait qu’il avait fallu une certaine force physique pour pouvoir ainsi trancher les os et les tendons de la victime. Aucune arme coupante n’avait été retrouvée sur place.
Même si le corps s’était presque totalement vidé de son sang, des traces de lividité cadavérique indiquaient qu’un certain temps s’était écoulé entre la mort et les mutilations subies par la victime. Peut-être même deux ou trois heures, d’après le rapport.
Autre bizarrerie : le moment où le corps avait été abandonné dans le parc. On l’avait découvert quarante heures environ après la mort estimée de Theresa Lofton. Pourtant, le parc était un endroit très fréquenté par les promeneurs et les joggers. Il semblait peu probable que le cadavre ait pu rester aussi longtemps en plein milieu du parc sans que quelqu’un le remarque, même si une chute de neige précoce avait considérablement réduit le nombre de passants. En fait, le rapport concluait que le corps avait été déposé à cet endroit trois heures au maximum avant d’être découvert au petit jour par un jogger matinal.
Où s’était-il trouvé pendant tout ce temps ? Les enquêteurs ne pouvaient répondre à cette question. Mais ils possédaient un indice.
Le rapport d’analyse des fibres répertoriait plusieurs types de poils et cheveux d’origine étrangère, ainsi que des fibres de coton trouvées sur le corps ou prélevées avec un peigne. Ces éléments devaient servir à établir un lien entre la victime et un suspect, le jour où un suspect se présenterait. Un passage du rapport avait été entouré. Le paragraphe en question concernait la présence d’une fibre particulière, du kapok, découverte sur le cadavre en quantité importante. Trente-trois poils de graines de kapok avaient été prélevés. Un tel nombre indiquait un contact direct avec la source. Si elles ressemblaient au coton, précisait le rapport, les fibres de kapok étaient beaucoup plus rares et utilisées principalement dans les matériaux nécessitant une certaine élasticité, comme par exemple les coussins de bateau, les gilets de sauvetage ou certains sacs de couchage. Je me demandai pourquoi ce passage du rapport avait été entouré, et posai la question à Wexler.
— Sean pensait que les fibres de kapok étaient la clé de l’endroit où le corps avait été planqué pendant plusieurs heures. Autrement dit, si on trouvait d’où provenait cette saloperie, qui ne court pas les rues, on découvrirait du même coup le lieu du crime. Hélas, ça n’a jamais rien donné.
Les rapports étant classés par ordre chronologique, je pus voir toutes les hypothèses naître, puis s’effondrer, les unes après les autres. Et je sentis grandir un sentiment de découragement. L’enquête ne conduisait nulle part. De toute évidence, mon frère était convaincu que Theresa Lofton avait croisé le chemin d’un sérial killer, le criminel le plus insaisissable qui soit. Un rapport envoyé par le Centre national d’analyses des crimes violents, rattaché au FBI, contenait un portrait psychologique du meurtrier. Mon frère avait également conservé dans le dossier la photocopie d’un inventaire de dix-sept pages concernant tous les aspects du crime, inventaire qu’il avait rédigé et envoyé au bureau du VICAP, le Programme d’étude sur les criminels violents.
Mais l’ordinateur du VICAP n’avait pu fournir qu’une réponse négative à cette liste de paramètres. Le meurtre de Theresa Lofton n’offrait pas suffisamment de points communs avec d’autres meurtres commis dans le pays pour mériter plus d’attention de la part du FBI.
Le profil psychologique fourni par le Bureau émanait d’un agent fédéral dont le nom figurait sur le rapport : Rachel Walling. Il contenait un ensemble de généralités sans aucun intérêt pour l’enquête, car même si les traits de personnalité évoqués étaient pertinents, et sans doute justes, ils n’aidaient pas nécessairement les inspecteurs à faire le tri parmi les millions d’hommes susceptibles de figurer au nombre des suspects. Le portrait psychologique suggérait que le meurtrier était très certainement un individu mâle de race blanche, entre vingt et trente ans, souffrant d’un sentiment d’impuissance et de colère vis-à-vis des femmes – d’où ces horribles mutilations infligées au corps de la victime. Sans doute avait-il été élevé par une mère dominatrice, son père étant absent du foyer familial, ou bien trop occupé à gagner sa vie ; bref il avait abandonné à la mère la tâche d’élever et éduquer l’enfant. Le profil qualifiait, par ailleurs, le meurtrier d’« organisé » dans sa façon de procéder et mettait en garde : le succès qu’il avait rencontré dans l’accomplissement de son crime et les efforts qu’il avait déployés pour échapper à la police pouvaient le conduire à exécuter d’autres crimes de nature similaire.
Les derniers rapports contenus dans le premier classeur comprenaient des résumés d’interrogatoires, des vérifications concernant des informations reçues, et divers autres détails relatifs à l’affaire ; tous pouvaient sembler anodins au moment où ils avaient été consignés, mais se révéler essentiels ultérieurement. En parcourant tous ces rapports, je vis grandir l’attachement de Sean pour Theresa Lofton. Dans les premières pages, elle apparaissait toujours sous le nom de « la victime », parfois de Lofton. Par la suite, il avait commencé à l’appeler Theresa. Et dans les derniers rapports, ceux archivés en février, avant sa mort, il l’appelait Terri, diminutif sans doute emprunté à la famille et aux amis, ou peut-être lu au dos de la photo prise le jour de son arrivée sur le campus. Que de joie alors !
Je refermai le premier dossier et m’attaquai au second ; il me restait dix minutes. Moins épais, celui-ci semblait rempli d’un fatras d’enquêtes inachevées. On y trouvait, par exemple, plusieurs lettres d’individus proposant leurs théories sur le meurtre. Un médium avait écrit pour dire que l’esprit vivant de Theresa Lofton tournoyait quelque part au-dessus de la couche d’ozone, dans une zone sonore à haute fréquence. Theresa parlait à toute vitesse et sa voix ressemblait à un gazouillis pour une oreille non exercée, mais le médium était capable de déchiffrer ce chant et disposé à questionner Theresa si Sean le souhaitait. Rien dans le dossier n’indiquait que mon frère l’avait souhaité.
Un rapport additionnel précisait que la banque et le garage de Theresa se trouvaient à proximité de la fac ; on pouvait s’y rendre à pied. À trois reprises, des inspecteurs avaient fait le trajet entre le dortoir, la crèche, la banque et le garage sans jamais rencontrer un seul témoin qui se rappelât avoir vu Theresa le mercredi après le dernier jour de cours. Malgré tout, la théorie de mon frère – évoquée dans un autre rapport additionnel – était que Theresa Lofton avait été enlevée après avoir appelé le garage, de la crèche, mais avant de se rendre à la banque afin d’y retirer de l’argent pour payer les réparations.
Ce second dossier contenait également le compte rendu chronologique du travail des inspecteurs affectés à l’enquête. Initialement, quatre membres du CAP avaient travaillé sur l’affaire à plein temps. Mais comme les résultats se faisaient attendre, et que d’autres affaires se présentaient, seuls Sean et Wexler étaient restés sur le coup. Puis uniquement Sean : il refusait d’abandonner.
La dernière notation dans le rapport chronologique datait du jour de sa mort. Une seule ligne : « RUSHER. R.V. Stanley. A/P. Rens. sur Terri. »
— Le temps est écoulé.
Je levai la tête. Wexler désignait sa montre. Je refermai le dossier sans protester.
— Que signifie A/P ?
— Appel personnel. Ça veut dire qu’il a reçu un coup de fil.
— Qui est ce Rusher ?
— On n’en sait rien. Y a plusieurs personnes de ce nom dans l’annuaire. On les a appelées. Elles ignoraient toutes de quoi il s’agissait. J’ai interrogé le fichier central, mais avec juste un nom de famille, ça ne m’a pas beaucoup avancé. La vérité, c’est qu’on sait pas qui c’est. On ne sait même pas si c’est un homme ou une femme. Et on ne sait pas non plus si Sean a vraiment rencontré quelqu’un ou pas. On n’a trouvé personne qui l’ait vu au Stanley.
— Pourquoi serait-il allé voir cette personne sans vous en parler, ou même sans laisser un mot pour s’expliquer ? Pourquoi y être allé seul ?
— Comment savoir ? On a reçu tellement d’appels sur cette affaire qu’on aurait pu passer toutes nos journées à les transcrire. Et peut-être ne savait-il rien. Peut-être savait-il seulement que quelqu’un cherchait à le rencontrer. Votre frère était tellement obsédé par cette histoire qu’il aurait rencontré n’importe qui affirmant détenir des informations. Je vais même vous confier un petit secret. C’est un truc qui figure pas au dossier parce qu’il ne voulait pas qu’on le prenne pour un cinglé, mais… il était allé voir le voyant – le médium – dont il est question là-dedans.
— Et ça a donné quoi ?
— Rien. Que des conneries comme quoi le meurtrier rôdait dans les parages, avec l’envie de recommencer. Sans blague ? Merci du tuyau. En tout cas, ça ne figure pas dans le dossier. Je ne veux pas que les autres pensent que Mac était devenu maboul.
Je ne pris pas la peine de lui faire remarquer la stupidité de sa réflexion. Alors que mon frère s’était suicidé, Wexler essayait de limiter les dégâts qu’aurait pu subir sa réputation si on apprenait qu’il avait consulté un médium !
— Ça ne sortira pas de cette pièce, dis-je.
Et après quelques instants de silence, j’ajoutai :
— Quelle est votre théorie sur ce qui s’est passé ce jour-là, Wex ? De vous à moi, évidemment.
— Ma théorie ? Ma théorie, c’est qu’il est allé à ce putain de rendez-vous, et que celui qui l’avait appelé n’est pas venu. Une impasse de plus, il n’a pas supporté. La goutte d’eau qui fait déborder le vase. Il est allé au bord du lac et… il a fait ce qu’il a fait… Vous avez l’intention d’écrire un article sur lui ?
— Je ne sais pas. Sans doute.
— Écoutez, je ne sais pas comment vous dire ça, mais… C’était votre frère, mais c’était aussi mon ami. Et peut-être que je le connaissais mieux que vous. Alors… laissez tomber. N’insistez pas.
Je lui promis de réfléchir, mais c’était uniquement pour le rassurer. Ma décision était déjà prise. Je pris congé et consultai ma montre pour m’assurer que j’avais encore le temps de me rendre à Estes Park avant la tombée de la nuit.