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Mon histoire, déclara Backus, était comme un drap suspendu à une corde à linge par grand vent. À peine retenue par quelques pinces, elle menaçait de s’envoler.

— Il nous en faut davantage, Jack.

J’acquiesçai. C’était lui le spécialiste. En outre, le véritable procès s’était déjà déroulé dans mon cœur, et le verdict avait été rendu.

— Qu’avez-vous l’intention de faire ? lui demandai-je.

— Je réfléchis. Vous aviez… vous étiez au début d’une relation avec elle, n’est-ce pas ?

— Ça se voyait tant que ça ?

— Oui.

Il resta muet pendant une bonne minute. Il arpenta la chambre, le regard vague, concentré sur ses pensées, son dialogue intérieur. Finalement, il s’immobilisa et me regarda.

— Vous accepteriez de porter un micro ?

— De quoi parlez-vous ?

— Vous le savez bien. Je vais la ramener ici, je la laisserai seule avec vous et après… à vous de jouer. Vous êtes certainement le seul capable de la piéger.

Je regardai fixement le sol. Je repensais à ma dernière conversation téléphonique avec elle, à la facilité avec laquelle elle m’avait démasqué.

— Franchement, je ne sais pas. Je crois que je n’en serai pas capable.

— Oui, c’est juste. Elle risque de se méfier et de vérifier, dit-il, en rejetant cette idée et en balayant la moquette du regard, comme s’il en cherchait une autre par terre. Mais vous restez notre meilleur atout, Jack. Vous n’appartenez pas au FBI, et elle sait qu’elle peut s’occuper de vous en cas de besoin.

— S’occuper de moi ?

— Vous buter, si vous préférez. (Soudain, il fit claquer ses doigts.) Ça y est, j’ai trouvé ! Inutile de vous faire porter un micro. On va vous mettre à l’intérieur du micro.

— Pardon ?

Il leva un doigt, comme pour me faire signe de patienter. Il décrocha le téléphone, coinça le combiné entre son cou et son épaule et l’emporta avec lui pendant qu’il composait un numéro et attendait qu’on décroche. Le fil du téléphone était comme une laisse limitant le nombre de ses pas dans toutes les directions.

— Faites vos bagages, me dit-il, en attendant que son correspondant décroche.

Je me levai et obéis à son ordre, sans me presser, fourrant mes rares affaires dans la sacoche de mon ordinateur et dans ma taie d’oreiller, tandis qu’il demandait à parler à l’agent Carter et lui donnait une série d’instructions. Il fallait appeler le centre des communications de Quantico afin qu’on envoie un message à l’avion du FBI à bord duquel voyageait Rachel.

— Faites-la revenir, ordonna-t-il enfin. Dites-lui simplement qu’il s’est produit un élément nouveau, mais qu’on ne peut en discuter par radio et qu’il faut qu’elle rentre immédiatement… Non, rien de plus. C’est bien compris ?

Satisfait de la réponse de Carter, il reprit en ces termes :

— Mais avant cela, mettez-moi en attente et appelez Clearmountain. J’ai besoin de l’adresse exacte et du code de la maison du tremblement de terre. Il saura de quoi je parle. Je vais y aller directement d’ici. Prenez avec vous un technicien son et vidéo et deux bons agents. Je vous expliquerai tout sur place. Dépêchez-vous d’appeler le gars de l’informatique.

Je posai sur Backus un regard intrigué.

— Oui, j’attends.

— La maison du tremblement de terre ? répétai-je.

— C’est Clearmountain qui m’en a parlé. Elle est située dans les collines, juste au-dessus de la vallée. Entièrement sous surveillance, de la cave au grenier. Son et vidéo. Elle a subi des dégâts durant la secousse et les vrais propriétaires l’ont abandonnée ; ils n’avaient pas d’assurance. Le Bureau l’a louée à la banque et s’en est servi pour piéger des inspecteurs des travaux et des entrepreneurs locaux. Une histoire de détournement de fonds publics destinés à la reconstruction. D’où l’intervention du FBI. Tout ce petit monde va bientôt être condamné. Le piège est refermé, mais le bail du Bureau n’est pas échu. Alors…

Il leva la main. Carter était revenu en ligne. Backus l’écouta un instant, puis hocha la tête.

— À droite dans Mulholland, et la première sur la gauche ensuite. C’est simple. À quelle heure pensez-vous arriver ?

Il raccrocha après avoir dit à Carter que nous serions sur place avant lui et ajouté qu’il comptait sur le dévouement de ses agents.

 

 

Alors que nous quittions l’hôtel à bord de la voiture de Backus, j’adressai un petit salut discret au Marlboro Man. Nous roulâmes vers l’est dans Sunset, jusqu’à Laurel Canyon Boulevard, puis nous empruntâmes la route qui serpentait entre les montagnes.

— Quel est votre plan ? lui demandai-je. Comment comptez-vous attirer Rachel dans cette maison ?

— Vous lui laisserez un message sur sa boîte vocale à Quantico. Vous lui direz que vous êtes chez un ami – un ancien collègue du journal qui est venu s’installer ici – et vous lui donnerez le numéro de téléphone. Je l’appellerai ensuite pour lui expliquer que je l’ai fait revenir de Floride parce que vous posez un tas de questions et formulez d’étranges accusations à son sujet, mais que personne ne sait où vous êtes. Je lui dirai que, selon moi, vous avez abusé des médicaments, et qu’il faut absolument vous conduire à l’hôpital.

J’étais de plus en plus mal à l’aise à l’idée de servir d’appât et de devoir affronter Rachel. Je ne savais pas comment j’allais pouvoir m’en tirer.

— Tôt ou tard, poursuivit Backus, elle aura votre message. Mais elle ne vous rappellera pas. Au lieu de cela, elle localisera la maison grâce au numéro de téléphone et viendra vous trouver. Seule. Avec deux objectifs.

— Lesquels ? lui demandai-je, bien que j’en aie déjà une vague idée.

— Essayer de vous faire entendre raison… ou vous tuer. Elle pensera que vous êtes le seul à savoir. Elle voudra vous persuader que votre hypothèse est abracadabrante. Ou bien elle voudra vous liquider. Je penche plutôt pour la deuxième solution.

Je hochai la tête. Je partageais son avis.

— Mais nous serons là. À l’intérieur de la maison, avec vous. Tout près.

Ce n’était pas rassurant.

— J’hésite…

— Ne vous en faites pas, Jack ! dit Backus en lâchant le volant d’une main pour me décocher un petit coup de poing dans l’épaule. Tout se passera bien cette fois, vous n’avez rien à craindre. Votre seul souci sera de la faire parler. Il faut qu’on l’enregistre. Poussez-la à avouer seulement une partie de l’histoire du Poète et on pourra la coincer pour tout le reste. Faites-la parler !

— J’essaierai.

— Vous serez parfait.

Arrivé dans Mulholland Drive, Backus tourna à droite comme le lui avait indiqué Carter et nous suivîmes la route en lacets qui longeait la crête de la montagne, offrant à travers la brume qui s’assombrissait une vue sur toute la vallée en contrebas. Nous serpentâmes ainsi pendant plus d’un kilomètre jusqu’à ce que, apercevant Wrightwood Drive, nous tournions à gauche pour redescendre dans un quartier de petites maisons construites sur pilotis d’acier, comme suspendues au-dessus du vide, témoignages précaires de la technologie et de la volonté des promoteurs de graver leur empreinte sur tous les sommets de la ville.

— Vous croyez vraiment que des gens habitent là-dedans ? demanda Backus.

— En tout cas, je n’aimerais pas m’y trouver durant un tremblement de terre.

Il roulait lentement afin d’inspecter les numéros peints sur le trottoir. Je le laissai faire, pour essayer d’apercevoir la vallée entre les maisons. Le soir tombait, déjà de nombreuses lumières s’étaient allumées tout en bas. Finalement, il arrêta la voiture devant une maison située dans un virage.

— Nous y sommes.

C’était une petite construction en bois. De devant, les pylônes qui la soutenaient étaient invisibles, et elle semblait flotter au-dessus du précipice. Nous l’observâmes l’un et l’autre pendant un long moment, sans faire un geste pour descendre de voiture.

— Et si elle connaît la maison ? lui demandai-je.

— Rachel ? Impossible, Jack. Moi, je la connais grâce à Clearmountain. Nous en avons parlé tout à fait par hasard. Certains gars du bureau local s’en servent à l’occasion, si vous voyez ce que je veux dire. Quand ils sont avec quelqu’un qu’ils ne peuvent pas ramener chez eux.

Je le regardai ; il me fit un clin d’œil complice.

— Allons inspecter les lieux, dit-il. N’oubliez pas vos affaires.

Il y avait une sorte de petit coffre blindé à l’entrée. Backus, qui connaissait la combinaison, l’ouvrit et prit la clé qui se trouvait à l’intérieur pour déverrouiller la porte.

Il entra le premier et alluma la lumière du vestibule. Je lui emboîtai le pas et refermai la porte derrière nous. L’intérieur était meublé très modestement, mais le mur du fond du living-room attira immédiatement mon attention. Il était entièrement fait d’épais panneaux de verre offrant une vue spectaculaire sur toute la Vallée. Je m’avançai pour admirer le panorama. À l’extrémité de la vallée, on voyait se dresser les contreforts d’une autre chaîne montagneuse. Je m’approchai si près que je vis mon souffle sur les vitres et plongeai mon regard dans les profondeurs de l’arroyo obscur, juste en dessous. Une sensation de vertige m’effleurant, je reculai d’un pas tandis que Backus allumait une lampe derrière moi.

C’est alors que je remarquai les fissures. Trois des cinq panneaux de verre étaient étoilés. Tournant la tête vers la gauche, je découvris l’image déformée de mon reflet et celui de Backus dans un mur en miroir, lui aussi fracturé par le tremblement de terre.

— Y a-t-il eu d’autres dégâts ? Vous êtes sûr qu’on ne craint rien ici ?

— Absolument rien, Jack. Mais, vous savez, la sécurité est une chose relative. La prochaine secousse pourrait être la bonne… Quant aux autres dégâts, ils sont surtout visibles à l’étage inférieur. D’après Clearmountain, c’est là qu’ils sont les plus importants. Murs déformés, tuyauteries éventrées.

Je déposai mon ordinateur et la taie d’oreiller par terre et me retournai vers la baie vitrée. Mes yeux étaient comme aimantés par cette vue et, courageusement, je m’avançai de nouveau vers la vitre. J’entendis une sorte de craquement en provenance du vestibule. Paniqué, je me retournai vers Backus.

— Ne vous inquiétez pas. Ils ont fait vérifier tous les pylônes par un ingénieur avant d’installer leur piège. Cette maison n’ira nulle part. On dirait qu’elle bouge, en effet, et c’est exactement ce qu’ils voulaient pour leur opération.

Je répondis par un hochement de tête, sans être trop rassuré. Je le regardai dans la vitre.

— Le seul qui a du souci à se faire, c’est vous, Jack.

Je jetai un regard dans le miroir, sans comprendre ce qu’il voulait dire. Et là, multipliée par quatre par les fissures du verre, je découvris l’arme qu’il tenait dans sa main.

— Qu’est-ce que ça signifie ? lui demandai-je.

— Terminus, tout le monde descend.

En un éclair, je compris. J’avais fait fausse route et accusé la mauvaise personne. Au même moment, une autre vérité m’apparut : c’était la fêlure qui était en moi qui m’avait égaré. Mon incapacité à croire et à recevoir. J’avais cherché le vice caché derrière les sentiments de Rachel, et non pas la vérité.

— Vous… C’est vous le Poète.

Il ne répondit pas. Il se contenta d’un petit sourire et d’un hochement de tête. Je devinai alors que l’avion de Rachel ne ferait pas demi-tour et que l’agent Carter n’allait pas rappliquer avec un technicien et deux agents. Je revoyais parfaitement le plan, jusqu’au doigt de Backus appuyé sans doute sur la touche du téléphone pendant qu’il faisait semblant d’appeler de ma chambre. Et maintenant, je me retrouvais seul avec le Poète.

— Pourquoi, Bob ? Pourquoi vous ?

Le choc était tel que je continuais à l’appeler par son prénom, comme un ami.

— C’est une très vieille histoire, comme toutes les autres, répondit-il. Trop ancienne, trop oubliée pour que je vous la raconte. D’ailleurs, vous n’avez pas besoin de la connaître. Asseyez-vous dans ce fauteuil, Jack.

Avec le canon de son arme, il me désigna le fauteuil rembourré disposé en face du canapé. Puis le canon revint sur moi. Je ne bougeai pas.

— Les coups de téléphone, dis-je. Vous avez téléphoné de la chambre de Thorson ?

J’avais posé cette question pour dire quelque chose, pour essayer de gagner un peu de temps, même si, au fond de moi, je savais que le temps n’avait plus de sens. Personne ne savait que je me trouvais ici. Personne ne viendrait à mon secours. Backus rit de ma question, un rire forcé et méprisant.

— Un vrai coup de chance, dit-il. Le soir de notre arrivée à l’hôtel, j’ai rempli les fiches pour nous tous. Carter. Thorson et moi. Et ensuite, apparemment, j’ai mélangé les clés. En réalité, j’ai téléphoné de ma chambre, mais les appels ont été facturés sur celle de Thorson. Évidemment, je l’ignorais, jusqu’à ce que je récupère les notes dans votre chambre lundi soir pendant que vous étiez avec Rachel.

Je repensai à ce que m’avait dit Rachel : il faut savoir provoquer la chance. Sans doute ce précepte s’appliquait-il également aux sérial killers.

— Comment saviez-vous que les notes étaient en ma possession ?

— Je ne le savais pas. Du moins je n’en étais pas sûr. Mais vous avez appelé Warren pour lui annoncer que vous teniez son informateur par les couilles. Il m’a appelé aussitôt après, vu que son informateur, c’était moi. Il m’avait bien dit que vous accusiez Gordon d’être à l’origine des fuites, mais il fallait que je sache ce que vous saviez. Voilà pourquoi je vous ai autorisé à réintégrer l’enquête, Jack. Je voulais savoir ce que vous saviez. Et c’est seulement en pénétrant dans votre chambre, pendant que vous couchiez avec Rachel, que j’ai découvert les notes d’hôtel.

— C’est vous qui m’avez suivi dehors, jusqu’au bar ?

— Ce soir-là, c’est vous qui avez eu de la chance. Si vous vous étiez approché de cette embrasure de porte pour voir qui s’y cachait, le problème aurait été réglé sur-le-champ. Mais le lendemain, comme vous n’êtes pas venu me trouver pour accuser Thorson de s’être introduit dans votre chambre, j’ai pensé que la menace était écartée. Que vous aviez laissé tomber. À partir de là, tout se déroulait comme sur des roulettes, conformément au plan… jusqu’à ce que vous m’appeliez aujourd’hui pour me parler de préservatifs et de coups de téléphone. J’ai compris où vous vouliez en venir, Jack. J’ai tout de suite compris que je devais agir vite. Maintenant, asseyez-vous dans ce fauteuil. Je ne vous le redirai pas.

Je marchai vers le fauteuil et m’assis. Je frottai mes paumes contre mes cuisses, sentant mes mains trembler. Je tournais maintenant le dos à la baie vitrée. Je n’avais plus rien à regarder, sauf Backus.

— Comment avez-vous su pour Gladden ? lui demandai-je. Gladden et Beltran.

— J’étais présent. Souvenez-vous. Pendant que Rachel et Gordon conduisaient d’autres interviews, moi, j’ai eu droit à ma petite conversation avec ce cher William. Et d’après ce qu’il a bien voulu me raconter, je n’ai eu aucun mal à identifier Beltran. Puis j’ai attendu que Gladden passe à l’action, une fois libéré. Je savais qu’il agirait. C’était dans sa nature. Je sais de quoi je parle. Alors, je me suis servi de lui comme couverture. Je savais que si un jour mes agissements étaient découverts, toutes les preuves le désigneraient.

— Et le réseau ?

— On parle trop, Jack. J’ai encore du travail ici.

Sans me quitter des yeux, il se baissa, ramassa et vida la taie d’oreiller. Puis il se pencha pour tâtonner parmi mes affaires, le regard toujours fixé sur moi. Ne trouvant pas ce qu’il cherchait, il renouvela l’opération avec la sacoche de l’ordinateur, jusqu’à ce qu’il mette la main sur le flacon de comprimés qu’on m’avait donné à l’hôpital. Il lut rapidement l’étiquette et releva les yeux vers moi, avec un sourire.

— Tylénol avec codéine, dit-il. Exactement ce qu’il nous faut. Prenez-en un, Jack. Non, prenez-en deux.

Il me lança le flacon ; instinctivement, je le rattrapai.

— Je ne peux pas, lui dis-je. J’en ai déjà pris un il y a moins de deux heures. Je dois attendre encore deux heures.

— Prenez-en deux, Jack. Tout de suite.

Sa voix avait conservé le même ton monocorde, mais son regard me fit froid dans le dos. Je m’énervai sur la capsule, mais parvins enfin à ouvrir le flacon.

— Je n’ai pas d’eau.

— Pas besoin d’eau, Jack. Avalez.

Je mis deux comprimés dans ma bouche, en essayant de faire comme si je les avalais alors que je les faisais glisser sous ma langue.

— Voilà.

— Ouvrez grand la bouche, Jack.

Je m’exécutai et il se pencha vers moi pour regarder, mais pas suffisamment près, hélas, pour que je tente de le désarmer. Il demeura hors d’atteinte.

— Vous savez ce que je crois ? Je pense qu’ils sont sous votre langue, Jack. Mais peu importe, car ils vont se dissoudre. Ce sera juste un peu plus long. J’ai tout mon…

Un nouveau craquement se produisit dans la maison. Il regarda autour de lui, avant de revenir immédiatement sur moi.

— J’ai tout mon temps.

— C’est vous qui avez écrit ces textes sur le réseau. C’est vous l’Eidolon.

— Oui, c’est moi, je vous remercie. Et pour répondre à la question précédente, j’ai appris l’existence de la messagerie grâce à Beltran. Il avait eu la gentillesse d’être connecté sur le réseau le soir où je lui ai rendu visite. J’ai pris sa place, tout simplement. J’ai utilisé ses mots de passe et, par la suite, j’ai demandé à l’opérateur de les remplacer par Edgar et Perry. J’ai bien peur que M. Gomble n’ait jamais su qu’il y avait… « un loup dans la bergerie », pour reprendre votre expression.

Je tournai la tête vers le miroir sur ma droite et y vis le reflet des lumières de la vallée derrière moi. Toutes ces lumières, tous ces gens, pensai-je, et personne pour me voir, pour voler à mon secours. Je sentis le frisson de la peur me traverser, plus fort.

— Il faut vous détendre, Jack, dit Backus de sa voix apaisante, monotone. C’est essentiel. Est-ce que vous sentez les effets de la codéine ?

Les comprimés s’étaient désintégrés sous ma langue, emplissant ma bouche d’un goût amer.

— Qu’allez-vous me faire ?

— Ce que j’ai fait à tous les autres. Vous vouliez en savoir plus sur le Poète ? Eh bien, vous allez tout savoir. Absolument tout. Vous serez aux premières loges, Jack. Des tuyaux de première main, Jack. Car c’est vous la cible. Vous vous souvenez de ce que disait le fax ? « La cible a été choisie, je l’ai dans le collimateur. » La cible, c’était vous, Jack. Depuis le début.

— Espèce de malade ! Vous…

Mon éclat de colère délogea quelques débris de comprimé, et je les avalai par réflexe. Comprenant visiblement ce qui venait de se passer, Backus éclata de rire, puis s’arrêta soudain. Il me foudroya du regard, et je vis briller une faible lueur dans ses yeux qui ne cillaient pas. Je compris alors à quel point il était fou et que si Rachel n’était pas la meurtrière comme je l’avais cru, les éléments qui, selon moi, faisaient partie de son stratagème pour nous égarer, constituaient peut-être, en réalité, le scénario meurtrier du véritable Poète. Les préservatifs, les aspects sexuels. Tout cela pouvait faire partie de sa « méthode de travail ».

— Qu’avez-vous fait à mon frère ?

— C’était entre lui et moi. Une affaire personnelle.

— Dites-le-moi.

Backus soupira.

— Rien, Jack. Rien. Il est le seul qui n’ait pas voulu suivre le programme. C’est mon seul échec. Mais aujourd’hui, c’est presque une seconde chance qui m’est offerte. Et cette fois, je n’échouerai pas.

Je regardai fixement le sol. Je sentais se répandre en moi les premiers effets des analgésiques. Je fermai les yeux de toutes mes forces et serrai les poings, mais il était déjà trop tard. Le poison coulait dans mon sang.

— Vous ne pouvez rien faire, reprit Backus. Détendez-vous, Jack, laissez-vous emporter. Bientôt, ce sera terminé.

— Vous ne vous en tirerez pas. Rachel finira forcément par découvrir la vérité.

— Vous savez quoi. Jack ? Je pense que vous avez parfaitement raison. Elle comprendra. Peut-être a-t-elle déjà compris, d’ailleurs. Voilà pourquoi je disparaîtrai ensuite. Vous êtes la dernière corvée sur ma liste. Après quoi, je pourrai faire mes adieux.

Je ne comprenais pas.

— Vos adieux ?

— Je suis sûr que Rachel a déjà des doutes. C’est pour cette raison que j’ai dû l’expédier à plusieurs reprises en Floride. Mais ce n’est qu’un sursis temporaire. Bientôt, elle comprendra tout. Voilà pourquoi il est temps de changer de peau. Il faut que je redevienne moi-même, Jack.

Son visage s’éclaira lorsqu’il prononça ces mots. Je crus qu’il allait se mettre à chanter.

— Comment vous sentez-vous maintenant, Jack ? Un peu la tête qui tourne ?

Je ne répondis pas, mais il connaissait la réponse : oui. J’avais l’impression de plonger dans un vide obscur, comme un bateau qui bascule au sommet d’une cataracte. Backus me regardait en parlant de sa voix calme et monotone, en répétant fréquemment mon prénom.

— Laissez les effets se répandre en vous, Jack. Profitez de ces instants. Pensez à votre frère. Pensez à ce que vous allez lui dire. Vous devriez lui dire, je pense, que vous vous êtes révélé un excellent enquêteur. Deux dans la même famille, c’est rare ! Imaginez son visage. Son sourire. Il vous sourit, Jack. Fermez les yeux, jusqu’à ce que vous l’aperceviez. Allez-y. Il ne vous arrivera rien. Vous n’avez rien à craindre, Jack.

C’était plus fort que moi. Je sentais mes paupières se fermer. Je tentai de détourner mon regard. J’observai les lumières dans le miroir, mais la fatigue s’empara de moi et m’emporta. Je fermai les yeux.

— Bien, Jack. Excellent. Est-ce que vous voyez Sean ?

Je hochai la tête, puis sentis sa main se refermer autour de mon poignet gauche. Il le posa sur le bras du fauteuil. Puis il fit de même avec ma main droite.

— Très bien, Jack. Vous êtes un excellent sujet. Très coopératif. Je ne veux surtout pas que vous souffriez. Aucune douleur, Jack. Peu importe ce qui se passe, vous n’éprouverez aucune douleur, vous comprenez ?

— Oui.

— Il ne faut pas bouger, Jack. D’ailleurs, vous ne le pouvez plus, Jack. Vos bras sont comme deux poids morts. Vous ne pouvez pas les bouger. N’est-ce pas ?

— Oui.

J’avais toujours les yeux fermés, mon menton reposait sur ma poitrine et pourtant je restais totalement conscient de mon environnement. Comme si mon esprit et mon corps s’étaient séparés. Comme si je me voyais assis dans ce fauteuil, d’en haut.

— Ouvrez les yeux maintenant, Jack.

Je m’exécutai et le trouvai debout devant moi. Il avait glissé son arme dans son étui sous sa veste ouverte, et tenait dans sa main une longue aiguille en acier. C’était l’occasion ou jamais. L’arme était dans le holster, mais je fus incapable de me décoller du fauteuil, et même de tendre le bras. Totalement impuissant et immobile, je ne pus que le regarder enfoncer d’un air détaché la pointe de l’aiguille dans ma main qui n’était pas bandée. Il renouvela l’opération avec deux de mes doigts. Je ne fis aucun geste pour l’en empêcher.

— Parfait, Jack. Je pense que vous êtes prêt à m’accueillir. Souvenez-vous, les bras comme des poids morts. Vous ne pouvez pas bouger, même si vous en mourez d’envie. Mais gardez les yeux ouverts, Jack. Il ne faut pas manquer ça.

Il recula d’un pas et m’observa, comme pour me jauger.

— Alors, qui est le meilleur maintenant, Jack ? Qui est le plus fort ? Qui a gagné, qui a perdu ?

Mon esprit s’emplit de dégoût. J’étais incapable de bouger les bras ou de parler, mais je sentais la vague électrique de la terreur absolue qui continuait à hurler en moi. Je sentis des larmes se former dans mes yeux, mais elles ne coulèrent pas. Je regardai ses mains se porter à sa ceinture, et l’entendis dire :

— Je n’ai même plus besoin d’utiliser des capotes, Jack.

Au moment où il prononçait ces mots, la lumière du vestibule s’éteignit derrière lui et je vis un mouvement dans l’obscurité qui l’avait remplacée. Une voix s’éleva. Rachel.

— Plus un geste, Bob. Pas même un haussement de sourcils.

Elle avait parlé d’un ton calme, confiant. Backus se figea, les yeux plongés dans les miens, comme s’il pouvait y voir le reflet de Rachel. Des yeux morts. Sa main droite, cachée à la vue de Rachel, glissa vers l’intérieur de sa veste. Je voulus hurler pour la mettre en garde, mais n’y parvins pas. Alors, je bandai tous les muscles de mon corps pour essayer de bouger, même seulement d’un centimètre. Ma jambe gauche se décolla du fauteuil, lamentablement.

Mais ce fut suffisant. Le pouvoir exercé par Backus perdait de son emprise.

— Rachel ! criai-je juste au moment où il dégainait son arme et faisait volte-face.

Il y eut un échange de coups de feu et Backus fut projeté à la renverse sur le sol. J’entendis une des vitres se briser et l’air frais de la nuit s’engouffra dans la pièce tandis que Backus se précipitait à quatre pattes derrière le fauteuil dans lequel j’étais assis.

Rachel jaillit au coin du mur, saisit la lampe et tira d’un coup sec pour la débrancher. Toute la maison se retrouva plongée dans l’obscurité que perçaient uniquement les lumières lointaines au fond de la Vallée. Backus ouvrit le feu de nouveau, à deux reprises, et son arme était si proche de ma tête que je fus assourdi par les détonations. Je le sentis tirer le fauteuil en arrière, d’un geste brusque, pour mieux se protéger. J’avais l’impression de sortir d’un sommeil profond et de lutter pour exécuter le moindre geste. Au moment où je me redressais, sa main se plaqua sur mon épaule pour m’obliger à me rasseoir au fond du fauteuil. Il m’empêchait de bouger.

— Rachel ! hurla-t-il. Si vous tirez, c’est lui que vous atteignez ! C’est ce que vous voulez ? Lancez votre arme et montrez-vous ! Nous pouvons discuter.

— Ne fais pas ça, Rachel ! criai-je à mon tour. Il va nous tuer tous les deux. Descends-le ! Descends-le !

Rachel surgit de nouveau de derrière le mur criblé de balles. Mais cette fois, elle était à plat ventre. Le canon de son arme visa un point situé juste au-dessus de mon épaule droite, mais elle hésita. Contrairement à Backus qui tira à deux reprises, tandis que Rachel se jetait en arrière pour se mettre à l’abri. Je vis le coin du vestibule exploser dans une gerbe de morceaux et de poussière de plâtre.

— Rachel ! criai-je.

Je plantai mes talons dans la moquette et, rassemblant en un unique effort toutes les forces qui me restaient, je repoussai le fauteuil aussi fort et aussi loin que je le pouvais.

Ce mouvement prit Backus au dépourvu. Je sentis la violence du choc. Déséquilibré, il bascula sur le côté, à découvert. Au même moment, Rachel jaillit au coin du vestibule et la pièce fut illuminée par la lumière d’une nouvelle rafale provenant de son arme.

Dans mon dos, j’entendis Backus pousser un cri strident, puis ce fut le silence. Mes yeux s’étant habitués à la quasi-obscurité, je vis Rachel sortir de l’alcôve et avancer vers moi. Elle tenait son arme à deux mains, les bras tendus. Le canon était dirigé juste derrière moi. Lentement, je me retournai tandis qu’elle passait devant moi. Arrivée à la fenêtre, devant le précipice, elle pointa son arme en direction des ténèbres dans lesquelles Backus avait plongé. Elle demeura dans cette position, immobile, pendant au moins trente secondes, avant d’avoir la certitude qu’il était mort.

Le silence s’empara de la maison. Je sentais l’air frais de la nuit sur ma peau. Enfin, Rachel se retourna, revint vers moi, me prenait par le bras et m’obligea à me lever.

— Allez, Jack. Réveille-toi. Tu es blessé ? Tu as été touché ?

— Sean…

— Quoi ?

— Non, rien. Ça va, toi ?

— Oui. Tu es blessé ?

Remarquant qu’elle regardait le plancher derrière moi, je me retournai. Il y avait du sang par terre. Et des morceaux de verre brisé.

— Non, ce n’est pas moi, lui dis-je. Tu l’as eu. Ou alors, c’est la vitre.

J’avançai vers le bord du précipice avec elle. Tout en bas, on ne voyait que l’obscurité. On n’entendait que le vent dans les arbres au fond du gouffre et les bruits assourdis de la circulation venus de plus loin.

— Je suis désolé, Rachel, lui dis-je. Je croyais que… j’ai cru que c’était toi. Je suis désolé.

— Ne dis rien, Jack. On en parlera plus tard.

— Tu n’étais pas dans l’avion ?

— Après t’avoir parlé au téléphone, j’ai senti qu’il se passait quelque chose. Puis Brad Hazelton m’a appelée pour me dire ce que tu lui avais demandé. J’ai décidé de venir te parler avant mon départ. En arrivant à l’hôtel, je t’ai vu partir en compagnie de Backus. Je ne sais pas pourquoi, mais je vous ai suivis. Sans doute parce qu’il m’avait déjà expédiée en Floride à la place de Gordon. Je n’avais plus confiance en lui.

— Tu as entendu ce qui s’est dit dans cette pièce ?

— J’en ai entendu suffisamment. Mais je ne pouvais pas intervenir tant qu’il n’avait pas rengainé son arme. Pardonne-moi de t’avoir laissé subir tout ça, Jack.

Elle s’éloigna du vide, mais moi, je restai là, à contempler l’obscurité.

— Je ne lui ai pas posé la question pour les autres. Je ne lui ai pas demandé pourquoi.

— Quels autres ?

— Sean, les autres… Beltran a eu ce qu’il méritait. Mais pourquoi Sean ? Pourquoi les autres ?

— Il n’y a pas d’explication, Jack. Et s’il y en a une, nous ne la connaîtrons jamais. Ma voiture est garée un peu plus loin sur la route. Il faut que j’aille réclamer des renforts et un hélicoptère pour fouiller le canyon. On doit être sûrs. Et je vais prévenir l’hôpital aussi.

— Pourquoi ?

— Pour leur dire combien tu as avalé de comprimés et savoir ce qu’il faut faire.

Elle se dirigea vers le vestibule.

— Hé, Rachel ! Merci.

— De rien, Jack.