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Le samedi matin, un hélicoptère nous conduisit de Quantico à l’aéroport de Washington, où nous prîmes un petit jet privé à destination du Colorado. Là où mon frère était mort. Là où la piste était la plus fraîche. À part moi, il y avait Backus, Walling et un médecin légiste nommé Thompson que je me rappelais avoir vu lors de la réunion de la veille.

Sous ma veste je portais une chemise bleu ciel arborant les trois lettres FBI sur la poitrine. Walling était venue frapper à la porte de mon dortoir ce matin et m’avait tendu cette chemise avec un grand sourire. C’était un geste amical, mais j’avais hâte d’arriver à Denver pour pouvoir enfiler mes propres vêtements. Même si c’était quand même mieux que de garder la chemise que je portais depuis deux jours.

Le vol se déroulait sans problème. J’étais assis au fond de l’avion, trois rangées derrière Backus et Walling. Thompson se trouvait juste derrière eux. Pour tuer le temps, je lus la notice biographique d’Edgar Allan Poe dans le recueil que j’avais acheté et entrai quelques notes dans mon portable.

Alors que nous survolions le centre du pays, Rachel quitta sa place pour venir me rendre visite. Elle portait un jean, une chemise verte en velours côtelé et des chaussures de randonnée noires. En se glissant sur le siège à côté de moi, elle plaça ses cheveux derrière son oreille, dévoilant ainsi les contours de son visage. C’était une jolie femme et je m’aperçus qu’en moins de vingt-quatre heures j’étais passé de la haine au désir.

— À quoi pensez-vous, tout seul dans votre coin ?

— À rien. À mon frère, j’imagine. Si on met la main sur ce type peut-être que je saurai enfin ce qui s’est passé. J’ai toujours du mal à me faire à cette idée.

— Vous étiez proche de lui ?

— Oui, la plupart du temps. (Je n’avais pas besoin de réfléchir.) Mais au cours des derniers mois, non… Ce n’était pas la première fois. C’était comme une sorte de cycle. On s’entendait bien, et après, on ne pouvait plus se supporter.

— Il était plus âgé ou plus jeune ?

— Plus âgé.

— De combien ?

— Trois minutes. Nous étions jumeaux.

— Oh, je l’ignorais.

Je me contentai de hocher la tête et elle fronça les sourcils, comme si le fait que nous soyons jumeaux rendait cette perte encore plus douloureuse. C’était peut-être vrai.

— Je n’avais pas fait attention en lisant les rapports.

— Ça n’a sans doute aucune importance.

— Ça permet de mieux comprendre pourquoi… Je me suis toujours interrogée sur les jumeaux.

— Vous voulez savoir si j’ai reçu un message psychique de mon frère le jour où on l’a tué ? La réponse est non. Ce genre de truc ne nous est jamais arrivé. Ou bien si c’est arrivé, je n’ai rien remarqué, et Sean ne m’en a jamais parlé.

Je tournai la tête vers le hublot. Je me sentais bien en sa compagnie, malgré un départ plutôt tumultueux la veille. Mais je commençais à la croire capable de mettre à l’aise son pire ennemi.

J’essayai de lui poser des questions sur elle afin d’inverser les rôles. Elle évoqua son mariage, dont m’avait déjà parlé Warren, sans s’étendre sur son ex-mari. Elle m’expliqua qu’elle était partie à Georgetown pour faire des études de psychologie, et qu’elle avait été recrutée au cours de sa dernière année par le FBI. Après être devenue agent fédéral au bureau local de New York, elle avait suivi des cours du soir à l’université de Columbia pour obtenir un diplôme de droit. Elle reconnut volontiers que le fait d’être une femme, outre son diplôme de droit, l’avait propulsée dans la hiérarchie du FBI. Travailler à la BSS était un job en or.

— Vos parents doivent être fiers de vous, lui dis-je.

Elle secoua la tête.

— Non ?

— Ma mère a fichu le camp quand j’étais enfant. Il y a longtemps que je ne l’ai pas revue. Elle ne sait rien de moi.

— Et votre père ?

— Mon père est mort quand j’étais très jeune.

J’étais conscient de m’être aventuré au-delà des limites de la simple conversation. Mais mon instinct de journaliste me poussait toujours à poser une question supplémentaire, celle à laquelle on ne s’attend pas. En outre, je sentais qu’elle avait envie d’en dire davantage, mais n’osait pas le faire sans que je l’interroge.

— Que s’est-il passé ?

— Il était flic. Nous vivions à Baltimore. Il s’est suicidé.

— Oh… je suis désolé, Rachel. Je n’aurais pas dû…

— Non, ce n’est rien. Je voulais que vous le sachiez. Je pense que ce n’est pas sans rapport avec ce que je suis devenue, et ce que je fais. C’est peut-être la même chose avec votre frère, et votre article. Et je voulais vous dire aussi que si je me suis montrée un peu brutale avec vous hier, je le regrette.

— Ne vous en faites pas pour ça.

— Merci.

Il s’ensuivit un moment de silence, mais je sentais que le sujet n’était pas clos.

— L’étude sur les suicides dans la police, c’est…

— Oui, c’est la raison pour laquelle j’en ai eu l’idée.

Un nouveau silence s’installa entre nous. Pourtant, je ne me sentais pas gêné et il me semblait qu’elle non plus. Finalement, elle se leva et se dirigea vers les placards situés au fond de l’avion afin de distribuer des sodas à tous les passagers. Quand Backus eut fini de plaisanter, disant qu’elle faisait une excellente hôtesse, Rachel revint s’asseoir à mes côtés. Lorsque reprit notre conversation, je m’efforçai d’aborder un sujet éloigné du souvenir de son père.

— Vous n’avez jamais regretté de ne pas devenir psy ? lui demandai-je. Car c’était bien le but de vos études, je suppose ?

— Non, je ne regrette rien. Ce métier est beaucoup plus riche. Et j’ai certainement eu l’occasion d’approcher directement plus de psychopathes que la plupart des psys dans toute leur vie.

— Et vous parlez uniquement des agents avec qui vous travaillez.

Elle rit de bon cœur.

— Oh, si vous saviez !

Peut-être était-ce parce que c’était une femme, mais je la sentais différente des autres agents fédéraux que j’avais connus et fréquentés pendant des années. Elle n’était pas aussi agressive. Elle savait écouter au lieu de parler, elle savait réfléchir au lieu de réagir. J’en venais à penser que je pouvais lui confier mes réflexions à tout moment, sans craindre les conséquences.

— Comme Thorson, par exemple, ajoutai-je. On dirait que ça ne tourne pas très rond chez lui.

— Sans aucun doute, me répondit-elle, avec un sourire crispé suivi d’un mouvement de tête.

— C’est quoi, son problème ?

— Il est furieux.

— À cause de quoi ?

— Un tas de choses. Il a un lourd passif. Dont moi. Nous avons été mariés.

Je n’étais pas véritablement surpris. Il y avait de la tension entre eux, et perceptible. Ma première impression avait été qu’il aurait pu servir d’emblème à l’association « Tous les hommes sont des salauds ». Pas étonnant que Rachel Walling ait une vision si noire du sexe opposé.

— Désolé d’avoir parlé de lui, dans ce cas. Je suis vraiment nul.

Elle sourit.

— Ne vous excusez pas. Il fait cette impression-là à un tas de gens.

— Ce doit être dur de travailler avec lui. Comment se fait-il que vous apparteniez à la même unité ?

— Ce n’est pas exactement le cas. Lui travaille au CIR, la brigade spéciale d’intervention. Moi, je navigue entre la BSS et le CIR. Nous sommes amenés à travailler ensemble uniquement dans des cas comme celui-ci. Avant d’être mariés, nous étions collègues. Nous travaillions tous les deux sur le programme VICAP et passions beaucoup de temps sur les routes. Et puis nous nous sommes séparés.

Elle but une gorgée de Coca, et je mis fin à mes questions. Visiblement, je n’en posais que de mauvaises, et je décidai de calmer le jeu pour l’instant. Mais ce fut elle qui poursuivit, spontanément.

— Quand nous avons divorcé, j’ai quitté l’équipe du VICAP, et j’ai commencé à m’occuper essentiellement des projets de recherches de la BSS, les profils psychologiques, et parfois une enquête. Gordon, lui, est passé au CIR. Mais nous continuons à nous voir à la cafétéria, ou dans ce genre d’affaires.

— Pourquoi ne pas demander carrément votre mutation ?

— Je vous l’ai dit, être affectée au centre national est une aubaine. Je n’ai aucune envie de partir, et lui non plus. À moins qu’il veuille rester uniquement pour me contrarier. Bob Backus nous a convoqués un jour pour nous dire qu’il jugeait préférable que l’un de nous deux soit transféré, mais ni Gordon ni moi n’avons voulu céder. Ils ne peuvent pas le muter à cause de son ancienneté. Il est ici depuis la création du centre. Et s’ils décident de m’expédier ailleurs, le centre perdra une de ses trois femmes, et ils savent que je ferai du raffut.

— C’est-à-dire ?

— Oh, je dirai simplement qu’on me transfère parce que je suis une femme. Peut-être que j’irai en parler au Post. Voyez-vous, le centre est un peu la vitrine du Bureau. Quand nous débarquons quelque part pour filer un coup de main aux flics du coin, nous sommes des héros, Jack. Les médias boivent nos paroles, et pas question pour le Bureau de ternir cette image. Voilà pourquoi Gordon et moi nous continuons à nous adresser des grimaces d’un bout à l’autre de la table.

L’avion vira en perdant de l’altitude et, à travers le hublot, j’aperçus à l’horizon, vers l’ouest, la silhouette familière des Rocheuses. Nous étions presque arrivés.

— Avez-vous participé aux interviews de Bundy et Manson, des gens comme ça ?

J’avais lu quelque part, ou entendu parler du projet de la BSS d’aller interroger tous les meurtriers et violeurs en série dans les prisons du pays. De ces interviews était née la banque de données dont se servait maintenant la BSS pour établir les profils psychologiques d’autres meurtriers. Cette étude avait duré plusieurs années, et je me souvenais d’une histoire de séquelles chez les agents fédéraux qui s’étaient retrouvés face à ces individus.

— Sacré voyage ! dit-elle. Nous en faisions tous partie : moi, Gordon, Bob. Charlie Manson continue à m’écrire de temps à autre. À l’époque de Noël généralement. En tant que criminel, il était très doué pour manipuler ses disciples femmes. Et sans doute pense-t-il que s’il peut s’attirer la compassion de quelqu’un au FBI, ce sera une femme. Moi, en l’occurrence.

Ça me paraissait logique.

— Quant aux violeurs, reprit-elle, leur pathologie ressemble énormément à celle des meurtriers. De très chics types, croyez-moi. Je sentais qu’ils me jaugeaient dès que j’entrais dans la pièce. Je savais qu’ils essayaient de calculer le temps dont ils disposaient avant que le gardien intervienne. Est-ce qu’ils pourraient m’avoir avant l’arrivée des renforts. Très révélateur de leur pathologie. Ils ne pensaient qu’en termes d’aide extérieure. Ils n’envisageaient pas que je puisse me défendre seule. Sauver ma peau. Pour eux, toutes les femmes étaient uniquement des victimes. Des proies.

— Vous voulez dire que vous étiez seule pour interviewer ces individus ? Sans cloison entre vous ?

— Les interviews se déroulaient de manière informelle, généralement dans une pièce destinée aux avocats. Sans séparation, juste un trou de maton. Le protocole…

— Un trou de maton.

— Une sorte de fenêtre à travers laquelle le gardien pouvait voir ce qui se passait. Le protocole exigeait la présence de deux agents durant toutes les interviews, mais dans la pratique ces types étaient trop nombreux. La plupart du temps, on arrivait dans une prison et on se répartissait le boulot. C’était plus rapide. Les salles où avaient lieu les interviews étaient toujours surveillées, mais parfois, je l’avoue, certains de ces types me fichaient la trouille. J’avais l’impression d’être seule. Mais je n’osais pas lever la tête pour voir si le maton nous observait, car le sujet aurait fait la même chose et s’il avait vu que le gardien ne regardait pas… vous comprenez.

— Bon Dieu !

— Pour les détenus les plus violents, mon collègue et moi restions ensemble. Il pouvait s’agir de Gordon, de Bob, ou de quelqu’un d’autre. Mais c’était toujours plus rapide quand on se répartissait les interviews.

Nul doute, pensai-je, qu’après deux années passées à faire ces interviews elle avait, elle aussi, un sacré passif. Et je me demandai si c’était à cela qu’elle faisait allusion en parlant de son mariage avec Thorson.

— Vous étiez habillés de la même façon ? me demanda-t-elle.

— Hein ?

— Votre frère et vous. Vous savez, comme certains jumeaux.

— Oh, les fringues assorties, voulez-vous dire. Non, Dieu soit loué. Nos parents nous ont épargné ça.

— Qui était le vilain petit canard de la famille ? Lui ou vous ?

— Moi, sans aucun doute. Sean était le saint, et moi le pécheur.

— Quels sont vos péchés ?

Je la regardai.

— Ils sont trop nombreux pour tous les citer.

— Vraiment ? Et votre frère, qu’a-t-il fait pour mériter le titre de saint ?

Le sourire s’effaça de mon visage tandis que je repensais au souvenir qui constituait la réponse à sa question. L’avion en profita pour décrire un virage brutal sur l’aile, redresser sa course et reprendre de l’altitude. Oubliant sa question, Rachel se pencha pour regarder vers l’avant de l’appareil. Je vis Backus descendre l’allée, en s’appuyant contre les cloisons de chaque côté pour conserver son équilibre. Il fit signe à Thompson de le suivre et tous les deux se dirigèrent vers nous.

— Que se passe-t-il ? lui demanda Rachel.

— Changement de cap, dit Backus. Je viens de recevoir un appel de Quantico. Le bureau de Phœnix a réagi à notre communiqué de ce matin. La semaine dernière, un inspecteur de la Criminelle a été retrouvé mort à son domicile. Il s’agissait à première vue d’un suicide, mais quelque chose clochait. Ils ont finalement penché pour un homicide. Apparemment, le Poète a commis une erreur.

— À Phœnix ?

— Oui, c’est la piste la plus fraîche. (Il consulta sa montre.) Et nous devons faire vite. Il doit être enterré dans quatre heures et je veux absolument examiner le corps avant.