Pour finir, je me retrouvai avec quatre pages de notes que je parvins à synthétiser, après une heure de cogitations, en six lignes de questions auxquelles je devais trouver des réponses. J’avais découvert qu’en examinant les faits sous l’angle opposé, c’est-à-dire en supposant que Sean ne s’était pas suicidé, mais avait été assassiné, je voyais une chose que les flics avaient certainement laissée passer. Leur erreur provenait de leur prédisposition à croire, et donc à accepter, que Sean ait pu se suicider. Ils le connaissaient et savaient combien l’accablait l’affaire Theresa Lofton. Ou peut-être était-ce quelque chose dont tous les flics croyaient leurs collègues capables. Peut-être avaient-ils vu trop de cadavres. La seule chose étonnante pour eux était peut-être, en réalité, qu’un flic ne se suicide pas. Mais en examinant les faits avec le regard d’un incrédule, je voyais ce qu’ils ne voyaient pas.
J’étudiai la liste de questions que j’avais notée sur une page de mon carnet :
Pena : ses mains ?
après : combien de temps ?
Wexler/Scalari : voiture ?
chauffage ?
verrouillage ?
Riley : gants ?
Pour interroger Riley, je pouvais utiliser le téléphone. Je composai son numéro et m’apprêtais à raccrocher après la sixième sonnerie quand enfin elle répondit.
— Riley ? C’est Jack. Tout va bien ? Je tombe au mauvais moment ?
— C’est quoi, le bon moment ?
On aurait dit qu’elle avait bu.
— Tu veux que je vienne te voir, Riley ? J’arrive tout de suite.
— Non, inutile, Jack. Ça va. C’est juste… un coup de cafard, tu vois. Je n’arrête pas de penser à lui.
— Je comprends. Moi aussi je pense à lui.
— Alors, comment se fait-il que tu sois resté si longtemps sans venir, avant qu’il… Je suis désolée, Jack, je ne devrais pas parler de ça…
Je restai muet un instant.
— Je ne sais pas, Riles. Disons qu’on s’était plus ou moins disputés à cause d’un truc. Je lui ai dit des choses que j’aurais pas dû. Et lui aussi, je crois. On était en froid… Et il a commis son geste avant qu’on puisse se retrouver.
Je m’aperçus que je ne l’avais pas appelée Riles depuis bien longtemps. L’avait-elle remarqué ?
— Vous vous étiez disputés à quel sujet ? La fille coupée en deux ?
— Pourquoi dis-tu ça ? Il t’en a parlé ?
— Non. Simple déduction. Il était complètement obsédé par elle, peut-être que toi aussi ? Voilà ce que je me suis dit.
— Écoute, Riley… Ce n’est pas bon de ressasser tout ça. Essaye de penser à des choses plus positives.
Je faillis craquer et lui avouer le but que je poursuivais. J’aurais aimé lui offrir de quoi soulager sa douleur. Mais c’était encore prématuré.
— C’est pas facile.
— Je sais, Riley. Je suis désolé. Je ne sais pas quoi te dire.
Il y eut un long silence entre nous. Je n’entendais rien à l’autre bout du fil. Ni musique ni télé. Je me demandai ce qu’elle faisait seule dans la maison.
— Ma mère m’a appelé tout à l’heure. Tu lui as dit ce que je voulais faire.
— Oui. J’ai pensé qu’elle avait le droit de savoir.
Je gardais le silence.
— Pourquoi tu m’appelles, Jack ? me demanda-t-elle finalement.
— Une simple question. Ça peut te paraître un peu incongru, mais tant pis. Les flics t’ont-ils montré ou rendu les gants de Sean ?
— Ses gants ?
— Ceux qu’il portait ce jour-là.
— Non. Je ne les ai pas récupérés. Personne ne m’en a parlé.
— Quel genre de gants portait-il ?
— Des gants de cuir. Pourquoi ?
— Oh, une idée comme ça. Je t’en parlerai plus tard, s’il en sort quelque chose. De quelle couleur ? Noirs ?
— Oui, en cuir noir. Fourrés, je crois.
Sa description correspondait aux gants que j’avais vus sur les photos prises à l’intérieur de la voiture. Ça ne voulait pas dire grand-chose, dans un sens comme dans l’autre. Juste un point de détail à vérifier.
Nous bavardâmes encore quelques minutes, puis je lui proposai de dîner avec elle ce soir, car je devais me rendre à Boulder, mais elle déclina mon offre. Nous raccrochâmes. J’étais inquiet à son sujet, et j’espérais que cette conversation – le simple contact humain – lui remonterait un peu le moral. J’envisageai de passer chez elle malgré tout, après avoir fait ce que j’avais à faire.
Alors que je traversais Boulder, je vis des nuages chargés de neige s’amonceler au-dessus des sommets des Flatirons. Ayant grandi dans cette région, je savais avec quelle rapidité la neige pouvait se mettre à tomber une fois que les nuages étaient là. J’espérai qu’il y avait des chaînes dans le coffre de ma Tempo de fonction, mais j’en doutais.
En arrivant au lac Bear, je trouvai Pena dehors, devant sa cabane de garde forestier, en train de discuter avec un groupe de skieurs de fond qui passaient par là. En attendant qu’il ait terminé, je me dirigeai vers le lac. À plusieurs endroits, les gens avaient déblayé la neige jusqu’à la glace. Timidement, j’avançai sur la surface du lac gelé et plongeai mon regard dans une trouée bleu-noir, en imaginant les profondeurs. Un léger tremblement me parcourut. Vingt ans plus tôt, ma sœur avait traversé la pellicule de glace et s’était noyée dans ce lac. Et voilà que maintenant mon frère trouvait la mort dans sa voiture à moins de cinquante mètres. En contemplant cette surface étincelante, je me rappelai avoir entendu dire que certains poissons du lac se laissaient parfois prendre par la glace en hiver, mais que lorsque venait le dégel du printemps, ils se réveillaient et retrouvaient leur liberté. Je me demandai si c’était vrai, et songeai que, dans ce cas, c’était bien dommage qu’il n’en aille pas de même pour les êtres humains.
— Ah, vous revoilà.
Je me retournai et vis Pena.
— Désolé de vous déranger. J’ai encore quelques questions à vous poser.
— Vous excusez pas. J’aurais aimé pouvoir faire quelque chose… avant. Peut-être que j’aurais pu le voir arriver, lui demander s’il avait besoin d’aide, un truc comme ça.
Nous nous dirigions vers la cabane.
— Je ne sais pas si quelqu’un aurait pu faire quelque chose, vous savez, répondis-je, histoire de parler.
— Alors, qu’est-ce que vous voulez me demander ?
Je sortis mon carnet.
— Euh, premièrement… Quand vous avez couru jusqu’à la voiture, avez-vous vu ses mains ? Pourriez-vous dire où elles étaient ?
Il continua d’avancer sans rien dire. Sans doute se représentait-il la scène.
— En fait, dit-il enfin, je crois bien que je les ai regardées, justement. Quand j’ai vu qu’il était seul, j’ai immédiatement pensé qu’il s’était suicidé. Et je suis quasiment certain d’avoir regardé ses mains pour voir s’il tenait une arme.
— Et ?
— Non. L’arme était posée à côté de lui. Elle était tombée sur le siège.
— Vous souvenez-vous s’il portait des gants quand vous l’avez découvert ?
— Des gants… des gants… répéta-t-il, comme s’il essayait d’arracher une réponse à sa mémoire.
Après un nouveau silence prolongé, il ajouta :
— Je ne sais pas. Je n’arrive pas à revoir ce détail. Que dit la police ?
— Je veux juste savoir si vous vous en rappelez.
— Désolé, je me souviens pas de ça.
— Si la police le désirait, accepteriez-vous de vous laisser hypnotiser ? Peut-être que la mémoire vous reviendrait de cette façon-là ?
— Hypnotiser, vous dites ? Ils font ça dans la police ?
— Parfois. Quand c’est important.
— Bah, si c’est important, je pense que j’accepterai.
Nous nous étions arrêtés devant la cabane. Je regardai ma Tempo, garée à l’endroit même où mon frère s’était rangé.
— La deuxième chose que je voulais vous demander concerne le chronométrage. D’après le rapport de police, vous êtes arrivé en vue de la voiture moins de cinq secondes après avoir entendu le coup de feu. Or, en cinq secondes, il était impossible à quiconque de sortir de la voiture et de courir se cacher dans le bois sans être repéré.
— Exact. Impossible. Je l’aurais vu.
— Bien. Mais après ?
— Quoi après ?
— Après avoir couru jusqu’à la voiture et constaté que l’homme était mort… Vous m’avez dit l’autre jour que vous étiez revenu à la cabane à toutes jambes pour téléphoner. C’est exact ?
— Oui, à Police-Secours et à mon patron.
— Donc, vous êtes entré dans la cabane, d’où vous ne pouviez plus voir la voiture, c’est bien ça ?
— En effet.
— Combien de temps ?
Pena hocha la tête ; il voyait où je voulais en venir.
— Peu importe, répondit-il, vu qu’il était seul dans la voiture.
— Oui, je sais, mais faites-moi plaisir, répondez. Combien de temps ?
Il eut un mouvement d’épaules qui semblait dire « à quoi bon ? » et demeura silencieux, le temps d’entrer dans la cabane et d’esquisser un petit geste de la main, comme s’il décrochait un téléphone.
— J’ai eu la police tout de suite. Ça n’a pas traîné. Ils m’ont demandé mon nom et ainsi de suite, ça a pris un petit peu de temps. Ensuite, j’ai appelé Doug Paquin, mon boss. J’ai expliqué que c’était urgent et ils me l’ont passé immédiatement. Je lui ai raconté ; il m’a dit d’aller surveiller le véhicule en attendant l’arrivée de la police. Et voilà. Je suis ressorti.
En tout, j’estimai qu’il avait dû rester éloigné de la Caprice au moins trente secondes.
— Quand vous vous êtes précipité vers la voiture la première fois, avez-vous essayé d’ouvrir toutes les portières pour vérifier qu’elles étaient verrouillées ?
— Non, uniquement celle du conducteur. Mais elles étaient toutes verrouillées.
— Comment le savez-vous ?
— Quand les flics sont arrivés, ils ont essayé de les ouvrir, sans y parvenir. Ils ont dû utiliser des sortes de crochets pour forcer la serrure.
J’acquiesçai, puis lui demandai :
— Et à l’arrière ? Hier, vous m’avez dit que les vitres étaient embuées. Avez-vous mis votre nez au carreau pour regarder sur le siège arrière ? Ou par terre ?
Pena comprit soudain le sens de ma question. Après un instant de réflexion, il secoua la tête.
— Non, j’ai pas regardé à l’arrière. J’ai pensé qu’il était tout seul à l’intérieur.
— La police vous a posé les mêmes questions ?
— Non. Mais je vois où vous voulez en venir.
— Une dernière chose. Quand vous avez prévenu la police, avez-vous dit qu’il s’agissait d’un suicide, ou simplement qu’il y avait un mort ?
— Je… Oui, je leur ai dit que quelqu’un venait de se suicider. C’est ce que j’ai dit. Ils doivent en avoir un enregistrement.
— Sans doute. Merci beaucoup.
Je regagnai ma voiture alors que soufflaient les premières rafales de neige. Pena me rappela :
— Et pour l’hypnose ?
— Ils vous préviendront s’ils ont besoin de vous.
Avant de m’installer au volant, je jetai un coup d’œil dans le coffre. Évidemment, il n’y avait pas de chaînes.
En retraversant Boulder, je m’arrêtai dans une librairie qui portait un nom approprié, « Rue Morgue », pour y acheter un épais volume contenant l’intégrale des histoires et des poèmes d’Edgar Allan Poe. J’avais l’intention de m’y plonger le soir même. Durant le trajet qui me ramenait à Denver, je m’efforçai de faire coïncider les réponses du garde forestier avec la théorie que j’échafaudais. J’avais beau tourner ses déclarations dans tous les sens, rien ne pouvait m’éloigner de ma nouvelle conviction.
En débarquant dans les locaux de la police de Denver, à la brigade des Enquêtes spéciales, j’appris que Scalari était absent. Je me rendis alors à la Criminelle où je trouvai Wexler derrière son bureau. Pas de Saint Louis en vue.
— La barbe, dit Wexler. Vous venez encore m’emmerder ?
— Non, pourquoi ? Vous avez l’intention de m’envoyer chier ?
— Ça dépend de ce que vous avez à me demander.
— Où est la bagnole de mon frère ? Elle est de nouveau en service ?
— Qu’est-ce que ça veut dire, Jack ? Vous ne pouvez donc pas imaginer qu’on soit capables de mener une enquête correctement ?
Furieux, il lança son stylo dans une corbeille à papier placée dans un coin de la pièce. Comprenant ce qu’il venait de faire, il se leva pour aller le rechercher.
— Écoutez, je ne cherche pas à vous en remontrer, ni à vous causer des ennuis, repris-je d’un ton neutre. J’essaye simplement de répondre à toutes mes questions, mais plus j’essaye et plus je me pose de questions.
— Du genre ?
Je lui rapportai ma conversation avec Pena le garde forestier et vis naître sa colère. Le sang lui monta au visage ; un tremblement agita sa mâchoire.
— Hé, vous avez clos le dossier ! m’exclamai-je. Plus rien ne m’interdit d’interroger Pena. De plus, Scalari, vous ou quelqu’un d’autre a laissé passer un truc important. La voiture est restée sans surveillance plus de trente secondes pendant que le garde forestier téléphonait dans la cabane.
— Ouais, et alors ?
— Vous vous êtes intéressés uniquement au temps écoulé entre le coup de feu et le moment où il a vu la voiture. Cinq secondes. Autrement dit, personne n’a pu s’enfuir. Affaire bouclée, suicide. Mais Pena m’a expliqué que les vitres étaient couvertes de buée. Forcément, puisque quelqu’un a écrit le message sur le pare-brise. Mais Pena n’a pas regardé à l’arrière, sur la banquette ou sur le sol. Ensuite, il s’est absenté pendant au moins trente secondes. Quelqu’un a très bien pu se planquer à l’arrière, sortir de la bagnole pendant que le garde forestier téléphonait et courir se planquer dans le bois. Un jeu d’enfant.
— Vous êtes complètement dingue ou quoi ? Et le mot sur le pare-brise ? Et les résidus de poudre sur le gant ?
— N’importe qui aurait pu écrire sur le pare-brise. Et le meurtrier a très bien pu enfiler le gant qui portait les traces de poudre. Il l’a enlevé ensuite et l’a enfilé à Sean. C’est long, trente secondes. Peut-être même plus. Sans doute plus. Pena a passé deux coups de téléphone, Wex.
— Il y a trop de suppositions dans votre histoire. Il fallait que le meurtrier soit certain que Pena s’absenterait aussi longtemps.
— Pas forcément. Il s’est peut-être dit qu’il aurait assez de temps, ou sinon il éliminerait le garde forestier. Vu la façon dont vous avez traité cette affaire, vous auriez certainement conclu que Sean l’avait descendu avant de se flinguer.
— Vous délirez, Jack. J’aimais votre frère comme mon frère, nom de Dieu ! Vous croyez que ça me fait plaisir de penser qu’il s’est tiré une balle dans le caisson ?
— Laissez-moi vous poser une question. Où étiez-vous quand vous avez appris la nouvelle ?
— Ici même, à mon bureau. Pourquoi ?
— Qui vous a averti ? Vous avez reçu un appel ?
— Ouais. Le capitaine m’a téléphoné. L’office des Parcs avait appelé l’officier de garde. Celui-ci a prévenu le capitaine.
— Qu’est-ce qu’il vous a dit ? Répétez-moi ses paroles exactes.
Wexler hésita, fouillant sa mémoire.
— Je ne me souviens plus. Il a simplement dit que Mac était mort.
— Il a dit ça de cette façon, ou il a dit que Mac s’était suicidé ?
— Je ne sais plus. Peut-être bien. Quelle importance ?
— Le garde forestier qui a prévenu la police leur a dit que Sean s’était suicidé. Et tout est parti de là. Vous êtes tous allés sur place en pensant à un suicide et, évidemment, c’est ce que vous avez trouvé. Toutes les parties du puzzle correspondaient à l’idée que vous aviez en partant. Tout le monde savait que Sean était déprimé à cause de l’affaire Lofton. Vous comprenez ? Vous étiez prédisposés à croire au suicide. Vous avez même réussi à m’en convaincre quand nous sommes allés à Boulder ce soir-là.
— Arrêtez vos conneries, Jack. Je n’ai pas que ça à faire. Vous n’avez aucune preuve de ce que vous avancez et je refuse de perdre mon temps avec les théories d’un type qui refuse de regarder la vérité en face.
Je restai muet un instant, attendant qu’il se calme.
— Où est la voiture, Wex ? Si vous êtes si sûr de vous, montrez-moi la voiture. Je connais un moyen de vous prouver ce que je dis.
Wexler semblait hésiter. Sans doute était-il en train de s’interroger : devait-il céder à ma requête ? Accepter de me montrer la voiture, c’était reconnaître que j’avais au moins fait naître un petit doute dans son esprit.
— Elle est toujours là, sur le parking, répondit-il enfin. Je la vois tous les matins quand je viens bosser !
— Elle est encore dans l’état où on l’a trouvée ?
— Ouais, pareil. Ils ont mis les scellés. Tous les jours en arrivant, je vois son sang sur le pare-brise, nom de Dieu !
— Allons y jeter un œil, Wex. Je pense qu’il y a un moyen de vous convaincre. Dans un sens ou dans l’autre.
Les rafales de neige étaient descendues de Boulder. Dans le parking du poste de police, Wexler demanda les clés du véhicule au responsable du parc automobile. Il consulta également le registre pour savoir si quelqu’un d’autre que les enquêteurs avait pris les clés ou pénétré à l’intérieur de la voiture. Personne. Autrement dit, la voiture était dans le même état que lorsqu’on l’avait remorquée jusqu’ici.
— Ils attendent un ordre de réquisition du bureau du chef pour faire le ménage. Ils sont obligés de l’envoyer à l’extérieur pour ça. Vous saviez qu’il y avait des sociétés spécialisées dans le nettoyage des maisons, des voitures et ainsi de suite, quand quelqu’un y a été tué ? Tu parles d’un putain de boulot.
Si Wexler était si bavard, songeai-je, c’était pour combattre sa nervosité. Arrivés devant la voiture, nous restâmes immobiles. La neige tourbillonnait autour de nous. Le sang qui maculait l’intérieur de la vitre arrière avait séché et viré au marron presque noir.
— Ça va puer quand on ouvrira la porte, me prévint Wexler. Bon Dieu, je peux pas croire que je suis en train de faire ça. Je refuse d’aller plus loin si vous m’expliquez pas ce qui se passe.
Je hochai la tête.
— OK. Je veux vérifier deux choses. Je veux voir si le chauffage est réglé au maximum et si les portes arrière sont verrouillées.
— Dans quel but ?
— Les vitres étaient embuées et il faisait froid dehors, mais pas tant que ça. Sur les photos, j’ai remarqué que Sean était habillé chaudement. Il avait son anorak. Il n’avait pas besoin de monter le chauffage au maximum. Mais qu’est-ce qui fait de la buée sur les vitres, à part le chauffage, quand le moteur ne tourne pas ?
— Je ne…
— Pensez aux missions de surveillance, Wex. Qu’est-ce qui fait de la buée ? Mon frère m’a raconté un jour l’histoire de la planque où vous vous étiez fait avoir tous les deux parce qu’il y avait de la buée sur les vitres. Vous n’avez même pas vu le type sortir de la maison.
— Ouais, on bavardait. C’était juste après le Super Bowl. On parlait de ces enfoirés de Broncos qui avaient encore perdu et toutes les vitres étaient embuées à cause de notre respiration.
— Exact. Et à ma connaissance, mon frère n’avait pas l’habitude de parler tout seul. Conclusion, si le chauffage n’est pas allumé, et s’il y a suffisamment de buée sur les vitres pour écrire un message, ça veut dire, je suppose, qu’il y avait quelqu’un avec lui. Et qu’ils discutaient.
— C’est une hypothèse hasardeuse et qui ne prouve absolument rien. Et le verrouillage des portières ?
Je lui fis part de ma théorie :
— Quelqu’un est dans la voiture avec Sean. D’une manière ou d’une autre, il s’empare de l’arme de mon frère. Peut-être qu’il sort la sienne pour le désarmer. Il lui ordonne de lui donner ses gants. Sean obéit. Le type enfile les gants et tue Sean avec son arme. Ensuite, il saute par-dessus le siège et se cache sur le plancher. Il attend que le garde forestier accoure et reparte, puis il se penche par-dessus le siège, écrit le message sur le pare-brise et remet ses gants à Sean. C’est pour ça qu’on retrouve des résidus de poudre. Après, il sort par la portière de derrière, la verrouille et court se planquer derrière un arbre. Aucune empreinte de pas, car le parking a été déneigé. Et quand Pena revient surveiller la voiture comme le lui a ordonné son supérieur, le type a foutu le camp.
Wexler resta muet un long moment, le temps d’assimiler.
— OK, c’est une théorie, dit-il. Prouvez-la maintenant.
— Vous connaissiez mon frère. Vous bossiez ensemble. C’est quoi, les consignes concernant les portières ? Toujours les laisser verrouillées. Exact ? Ainsi, aucun risque de perdre un prisonnier en route. Pas de gaffes. Si on transporte un passager « normal », on peut toujours déconnecter le verrouillage. Comme vous l’avez fait le soir où vous êtes venus me chercher avec votre collègue. Quand j’ai eu envie de vomir, la portière était bloquée. Vous vous souvenez ? Vous avez été obligé de la débloquer pour que je puisse l’ouvrir et gerber dehors.
Wexler ne dit rien, mais à voir son visage je compris que j’avais fait mouche. Si jamais le système de verrouillage des portières était déconnecté à l’intérieur de la Caprice, ça ne prouverait rien de manière absolue, mais il saurait, car il connaissait mon frère, que Sean n’était pas seul dans cette voiture.
Finalement, il me dit :
— On ne peut pas s’en rendre compte d’un simple coup d’œil. C’est juste un bouton. Il faut que quelqu’un s’installe à l’arrière et essaye de sortir.
— Ouvrez-moi. J’y vais.
D’un tour de clé, Wexler déverrouilla les fermetures électriques et j’ouvris la portière arrière, côté passager. L’odeur douceâtre et écœurante du sang séché m’assaillit. Je pénétrai dans la voiture et refermai la portière.
Je demeurai immobile un long moment. Certes, j’avais vu les photos, mais elles ne pouvaient me préparer à me retrouver dans cette voiture. L’odeur, le sang sur la vitre, le toit et le repose-tête du conducteur. Le sang de mon frère. Je sentis l’étau étouffant de la nausée me serrer la gorge. Rapidement, j’examinai par-dessus le siège le tableau de bord et les manettes de réglage du chauffage. Puis, à travers la vitre du côté droit, je regardai Wexler. L’espace d’un instant, nos yeux se croisèrent et je me demandai si je voulais vraiment que la portière soit déverrouillée. Je songeai que ce serait nettement plus simple de tout laisser tomber, mais cette idée quitta rapidement mon esprit. Si je laissais tomber maintenant, je savais que ça me hanterait jusqu’à la fin de mes jours.
Penché en avant, j’actionnai le bouton de verrouillage de ma portière. Je tirai sur la poignée, la portière s’ouvrit. Je descendis de voiture et me tournai vers Wexler. La neige commençait à s’accumuler dans ses cheveux et sur ses épaules.
— Et le chauffage est éteint, dis-je. Ce n’est donc pas ça qui a embué les vitres. Je pense qu’il y avait quelqu’un avec Sean dans la voiture. Ils discutaient. Et ce salopard l’a tué.
On aurait dit que Wexler venait de voir un fantôme. Tout se mettait en place dans sa tête. Ce n’était plus une simple théorie désormais, et il le savait. Je crus qu’il allait se mettre à pleurer.
— Nom de Dieu ! soupira-t-il.
— Nous sommes tous passés à côté.
— Non, c’est pas la même chose. Un flic n’a pas le droit de laisser tomber son équipier de cette façon. À quoi on sert si on n’est même pas capables de veiller sur les nôtres 1 Il faut qu’un putain de journaliste…
Il n’acheva pas sa phrase, mais je pensais savoir ce qu’il ressentait. D’une certaine façon, il croyait avoir trahi Sean. Et je savais ce qu’il éprouvait, car j’éprouvais la même chose.
— Il n’est pas trop tard, dis-je. Nous pouvons encore rattraper notre erreur.
Impossible de l’arracher à son désespoir. Si quelqu’un pouvait le réconforter, ce n’était pas moi. Cela devait venir de l’intérieur.
— Nous avons seulement perdu un peu de temps, Wex, lui dis-je malgré tout. Ne restons pas là. Il commence à faire froid.
La maison de mon frère était plongée dans l’obscurité lorsque je me rendis chez lui pour mettre Riley au courant. Avant de frapper à la porte, j’hésitai un instant, songeant combien il était absurde à moi de penser que la nouvelle que je lui apportais pouvait, d’une certaine façon, lui mettre du baume au cœur. « Bonne nouvelle, Riley ! Sean ne s’est ; pas suicidé comme nous l’avons cru, il a été assassiné part un cinglé qui n’en était pas à son premier meurtre, et qui va sans doute récidiver. »
Je frappai quand même. Il n’était pas tard. Je l’imaginai assise dans le noir, ou bien dans une des chambres du fond, qui ne laissaient filtrer aucune lumière. La lanterne du porche s’alluma au-dessus de ma tête et la porte s’ouvrit avant que je sois obligé de frapper une seconde fois.
— Jack…
— Salut, Riley. Je peux te parler une minute ?
Je savais qu’elle ne savait pas encore. J’avais conclu un arrangement avec Wexler. C’était moi qui lui annoncerais la nouvelle. Il s’en foutait. Il était trop occupé à rouvrir le dossier, à dresser une liste de suspects possibles et à faire réexaminer la voiture de Sean pour y chercher des empreintes et autres indices. Je ne lui avais pas parlé de Chicago ; j’avais gardé cette information pour moi, sans trop savoir pourquoi. À cause de l’article ? Voulais-je conserver l’exclusivité ? C’était la réponse la plus simple, et je m’en servais pour apaiser la gêne que j’éprouvais de ne pas lui avoir tout dit. Mais dans les coins les plus reculés de mon esprit, je savais bien qu’il s’agissait d’autre chose. D’une chose que, peut-être, je ne voulais pas regarder en pleine lumière.
— Entre, me dit Riley. Un problème ?
— Non, pas vraiment.
Je la suivis à l’intérieur. Elle m’entraîna jusqu’à la cuisine, où elle alluma la lumière au-dessus de la table. Elle portait un jean, d’épaisses chaussettes en laine et un sweatshirt des Colorado Buffaloes.
— Il y a du nouveau pour la mort de Sean, et je voulais t’en parler. Directement, plutôt qu’au téléphone.
Nous nous assîmes à la table de la cuisine. Les cernes sous ses yeux n’avaient pas disparu, et elle n’avait même pas tenté de les dissimuler avec du maquillage. Sentant son désespoir s’abattre sur moi, je détachai mon regard de son visage. Je croyais y avoir échappé, mais c’était impossible dans cet endroit. Sa souffrance envahissait chaque parcelle de la maison, et elle était contagieuse.
— Tu dormais ?
— Non, je lisais. Que se passe-t-il, Jack ?
Je lui expliquai. Mais contrairement à Wexler, je ne lui cachai rien. Chicago, les poèmes, et ce que j’avais l’intention de faire. Parfois, pendant mon récit, elle hochait la tête, mais c’était sa seule réaction. Pas de larmes, pas de questions. Tout cela viendrait quand j’aurais terminé.
— Et voilà, dis-je en conclusion. Je suis venu te prévenir. Je pars pour Chicago dès que possible.
Après un long silence, elle s’exprima enfin.
— C’est bizarre, je me sens affreusement coupable.
Je voyais briller des larmes dans ses yeux, mais elles refusaient de couler. Sans doute n’en avait-elle plus assez.
— Coupable, dis-tu ? Pour quelle raison ?
— Pendant tout ce temps, j’ai été furieuse contre lui. À cause de son geste, tu comprends. Comme s’il avait dirigé son arme sur moi, pas sur lui. J’avais commencé à le haïr, à haïr sa mémoire. Et voilà que tu… enfin, tout ça.
— Nous avons tous réagi de la même façon. C’était la seule façon de continuer à vivre.
— Tu as prévenu Millie et Tom ?
Mes parents. Riley avait toujours été gênée de les appeler autrement que par leurs prénoms.
— Non, pas encore. Mais je vais le faire.
— Pourquoi tu n’as rien dit à Wexler au sujet de Chicago ?
— Je ne sais pas. Sans doute pour avoir une longueur d’avance. Ils l’apprendront demain.
— Si ce que tu affirmes est vrai, Jack, il faut tout leur raconter. Je ne veux pas que le meurtrier puisse s’en tirer uniquement pour te permettre d’écrire un article.
— Écoute, Riley, répondis-je en m’efforçant de rester calme. Celui qui a fait ça avait réussi à s’en tirer, comme tu dis, avant que je m’en mêle. Je veux simplement interroger les flics de Chicago avant Wexler. Un seul jour.
Nous restâmes muets un instant, jusqu’à ce que j’ajoute :
— Mais ne te méprends pas. Je veux écrire cet article, c’est exact. Mais il ne s’agit pas que de ça. En fait il s’agit de Sean et de moi.
Elle acquiesça, et je laissai le silence s’installer entre nous. Comment lui expliquer mes motivations ? Mon unique talent dans la vie consistait à assembler des mots pour raconter une histoire cohérente et intéressante, mais à l’intérieur de moi les mots me manquaient pour exprimer ces choses. Pour l’instant. Je savais qu’elle avait besoin d’en savoir plus et j’essayai d’assouvir ce besoin en lui offrant une explication que moi-même je ne comprenais pas très bien.
— Quand nous avons décroché notre diplôme de fin d’études, je m’en souviens, lui et moi savions déjà ce que nous voulions faire dans la vie. Je voulais écrire des livres, devenir célèbre ou riche, voire les deux. Sean, lui, serait inspecteur en chef de la police de Denver et il éluciderait toutes les énigmes… Aucun de nous deux n’a atteint son but. Mais Sean s’en est approché plus que moi.
Elle s’efforça d’esquisser un sourire en m’entendant évoquer ce souvenir, mais ça n’allait pas avec le reste de son visage et elle y renonça.
— Enfin bref, repris-je. À la fin de cet été-là, je devais partir pour Paris afin d’y écrire le Grand Roman américain. Et lui attendait de pouvoir s’engager dans l’armée. Au moment de nous dire au revoir, nous avons conclu un marché. Un truc idiot, sentimental. Si je devenais riche, je lui achèterais une Porsche, avec des porte-skis. Comme Redford dans La Descente infernale. Voilà le marché. Il ne voulait rien d’autre. Il choisirait le modèle. Et moi, je paierais. Je lui répondis que j’étais perdant dans cette affaire, car il n’avait rien à m’offrir en échange. Si, me dit-il. Si jamais il m’arrivait quelque chose – si par exemple j’étais tué ou blessé, si on m’attaquait pour me voler ou n’importe quoi –, il retrouverait le coupable. Il ferait en sorte que justice soit rendue. Et veux-tu que je te dise, Riley ? Eh bien, j’y croyais. J’étais certain qu’il le ferait. Et ça avait quelque chose de réconfortant.
Ainsi racontée, cette histoire ne semblait guère avoir de sens. Je ne voyais pas où je voulais en venir.
— C’était sa promesse, dit Riley, pas la tienne.
— Oui, je sais.
Je me tus. Je sentais qu’elle m’observait.
— Simplement… ajoutai-je. Je… je ne sais pas. Disons que je ne peux pas rester assis les bras croisés et regarder sans agir. Il faut que j’aille là-bas. Je dois absolument…
Il n’existait pas de mots pour expliquer ça.
— Faire quelque chose ?
— Oui. Sans doute. Mais je ne peux pas en parler, Riley. Je dois le faire. Il faut que j’aille à Chicago.