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J’entrai dans la salle de conférences avec Backus et Walling, et constatai que presque tous les sièges étaient occupés. Pour assister à cette réunion exceptionnelle, des agents avaient pris place autour de la longue table ; à l’extérieur du cercle, d’autres participants étaient assis sur des chaises alignées le long du mur. Backus me désigna l’une d’elles et me fit signe de m’installer. Après quoi, Walling et lui allèrent s’asseoir aux deux dernières places libres, au centre de la table. Apparemment, ces chaises leur étaient réservées. Sentant tous les yeux se poser sur moi, l’intrus, je me penchai vers le sol et fis semblant de fouiller dans la sacoche de mon ordinateur comme si je cherchais quelque chose, afin de ne pas affronter les regards.

Backus avait accepté mon marché. Ou plutôt, la personne qu’il avait appelée l’avait accepté. Je ferais partie de l’équipe, et l’agent Walling me servirait de « baby-sitter », pour reprendre son expression. J’avais rédigé et signé un document par lequel je m’engageais à n’écrire aucun article sur cette enquête avant concrétisation de nos efforts ou abandon – cela à moins que ne survienne une des deux exceptions que j’avais mentionnées précédemment. J’avais demandé à Backus d’être accompagné par un photographe, mais il m’avait répondu que cela ne faisait pas partie de notre marché. Malgré tout, il acceptait de considérer toute demande spécifique concernant d’éventuelles photos. Je ne pouvais pas faire plus pour Glenn. Une fois que Backus et Walling eurent pris place, et que la curiosité à mon égard fut retombée, je regardai autour de moi. Une douzaine d’hommes et trois femmes, dont Walling, se trouvaient réunis dans cette pièce. La plupart des hommes étaient en bras de chemise, et de toute évidence cela faisait un bon moment qu’ils travaillaient. La table était couverte de gobelets en polystyrène, des tas de paperasses étant étendus un peu partout, même sur leurs genoux. Une femme faisait le tour de la pièce en distribuant une liasse de documents à chaque agent. Je reconnus parmi eux le type au visage dur qui était entré dans le bureau de Walling et que j’avais aperçu ensuite à la cafétéria. Quand Walling était allée rechercher du café, je l’avais vu abandonner son sandwich pour la rejoindre au comptoir et lui parler. Je ne pouvais entendre ce qu’ils se disaient, mais apparemment elle l’avait rembarré et cela ne semblait pas lui plaire.

— Très bien, mesdames et messieurs, dit Backus. Essayons de commencer. La journée a été dure et les prochaines risquent de l’être encore plus.

Le murmure des conversations cessa brusquement. Aussi discrètement que possible, je glissai la main dans la sacoche de mon ordinateur pour sortir mon carnet. Je l’ouvris à une page vierge, prêt à prendre des notes.

— Tout d’abord, j’ai une petite annonce à faire, dit Backus. Cet homme que vous ne connaissez pas et que vous voyez assis là-bas contre le mur s’appelle Jack McEvoy. Il est journaliste au Rocky Mountain News et a l’intention de rester avec nous jusqu’à la fin de cette affaire. C’est grâce à son excellent travail que notre équipe a vu le jour. Il a découvert notre Poète. Il a accepté de n’écrire aucun article sur notre enquête avant l’arrestation du coupable. Je vous demande de faire preuve du maximum de courtoisie envers lui. Il est ici avec l’accord du haut responsable.

De nouveau, je sentis les regards se tourner vers moi et je restai pétrifié, en tenant mon carnet et mon stylo, comme surpris sur les lieux d’un crime avec du sang sur les mains.

— S’il n’a pas l’intention d’écrire un article, pourquoi a-t-il sorti son carnet ?

Je me tournai vers la voix familière et constatai que la question provenait de l’homme au visage dur que j’avais rencontré dans le bureau de Rachel.

— Il a besoin de prendre des notes pour pouvoir relater les faits quand il écrira son article, déclara celle-ci, prenant ma défense de manière inattendue.

— Les poules auront des dents le jour où les journalistes relateront les faits, répliqua l’agent.

— Allons, Gordon, ne mettons pas M. McEvoy mal à l’aise, le reprit Backus avec un sourire. Je suis sûr qu’il fera de l’excellent travail. Notre supérieur le pense également. Et de fait, McEvoy a accompli du très bon boulot jusqu’à présent et nous pouvons lui accorder à la fois le bénéfice du doute et notre coopération.

Je vis le dénommé Gordon secouer la tête d’un air atterré ; son visage s’assombrit. Au moins étais-je renseigné d’emblée sur les personnes à éviter. J’eus une nouvelle indication lorsque la femme qui distribuait les documents passa devant moi en m’ignorant.

— C’est notre dernière réunion générale, déclara Backus. Demain, la plupart d’entre nous vont se séparer et le PC de toute l’opération se transportera à Denver, lieu où s’est produit le dernier cas. Rachel demeure agent de liaison et coordinatrice. Brass et Brad resteront ici pour collationner les données et ainsi de suite. Je veux recevoir des copies papier de chaque agent à 18 heures précises, heure locale, chaque jour, à Denver et ici à Quantico. Pour l’instant, vous utiliserez le fax de notre bureau de Denver. Le numéro doit figurer sur les photocopies qu’on vous a remises. Dès que nous aurons installé nos propres lignes, nous vous transmettrons les numéros. Maintenant, faisons le point. Il est capital que nous soyons tous sur la même longueur d’onde. Je veux que rien ne filtre de cette enquête. Il y a déjà eu trop de fuites.

— On a intérêt à pas déconner, dit Gordon d’un ton sarcastique. La presse nous surveille.

Il y eut quelques rires, mais Backus y mit fin.

— Très bien, Gordon, vous avez clairement exprimé votre mécontentement. Je vais céder la parole à Brass quelques instants ; elle fera le point sur l’état de l’enquête.

Une femme assise en face de Backus se racla la gorge. Elle étala devant elle trois feuilles qui semblaient provenir d’une imprimante, puis se leva.

— Bien. Nous avons six décès d’inspecteurs dans six États différents. Par ailleurs, nous avons six meurtres non résolus, sur lesquels enquêtaient ces six inspecteurs au moment de leur mort. Notez que nous ne sommes pas encore en mesure d’affirmer avec certitude si nous avons affaire à un ou deux meurtriers, voire plus, bien que cela semble peu probable. Nous penchons vers la thèse du meurtrier unique, mais, pour l’instant, aucun élément tangible ne vient la confirmer. En revanche, nous pouvons affirmer sans risque de nous tromper que les meurtres de ces six inspecteurs sont liés, et donc l’œuvre très certainement d’une seule et même personne. Pour l’instant, nous concentrons tous nos efforts sur cet individu. Celui que nous surnommons le Poète. À part cela, le lien avec les autres meurtres reste théorique. Nous y reviendrons. Commençons, si vous le voulez bien, par les inspecteurs. Consultez rapidement le premier rapport concernant les victimes, parmi les documents qu’on vous a remis, et je vous apporterai quelques précisions.

Je regardai tout le monde consulter les polycopiés, agacé d’être ainsi mis sur la touche. Je me jurai d’en glisser un mot à Backus après la réunion. Je tournai la tête vers Gordon et vis qu’il m’observait. Il m’adressa un clin d’œil et plongea le nez dans ses documents. C’est alors que Walling se leva et fit le tour de la table pour venir vers moi. Elle me tendit une liasse de polycopiés. Je la remerciai d’un hochement de tête, mais elle était déjà repartie à sa place. En passant, je la vis jeter un coup d’œil en direction de Gordon, tous les deux échangeant un long regard noir.

Je reportai mon attention sur les feuilles que je tenais dans la main. La première dressait simplement la liste des agents concernés et leurs fonctions. Il y avait également les numéros de téléphone et de fax des bureaux de Denver, Baltimore, Tampa, Chicago, Dallas et Albuquerque. Je parcourus les noms des agents et ne trouvai qu’un seul Gordon. Gordon Thorson. En face de son nom, cette simple mention « Quantico ».

Je cherchai ensuite Brass et devinai sans peine qu’il s’agissait de Brasilia Doran, chargée, d’après ce document, de la « coordination victimes/profil ». D’autres attributions concernaient d’autres agents, comme par exemple, graphologie ou cryptologie, mais le plus souvent, il s’agissait simplement de la ville d’affectation, suivie d’un nom de victime. Apparemment, deux agents de la BSS se rendraient dans chaque ville où avait sévi le Poète afin de coordonner les enquêtes sur ces affaires avec les agents des bureaux du FBI et la police locale.

Je passai à la page suivante, celle que tout le monde était en train de lire.

 

 

Rapport préliminaire victimologie.

Le poète DSC 95-17

Vict. numéro :

 

1. Clifford Beltran, Serv. du shérif du comté de Sarasota, Crim.

Homme de race blanche. Né le 14/3/34. Décédé le 1/4/92.

Arme : carabine Smith & Wesson cal. 12.

Une seule balle. Dans la tête.

Lieu du crime : domicile. Pas de témoin.

 

2. John Brooks, police de Chicago. Crim. Zone Trois.

Homme de race noire. Né le 21/7/54. Décédé le 30/10/93.

Arme de service. Glock cal. 19.

Deux balles, un impact. Dans la tête.

Lieu du crime : domicile. Pas de témoin.

 

3. Garland Petry, police de Dallas. Crim.

Homme de race blanche. Né le 11/11/51. Décédé le 28/3/94.

Arme de service. Beretta cal. 38.

Deux balles, deux impacts. Poitrine et tête.

Lieu du crime : domicile. Pas de témoin.

 

4. Morris Kotite. Police d’Albuquerque, Crim.

Homme de type hispanique. Né le 14/9/56. Décédé le 24/9/94.

Arme de service Smith & Wesson cal. 38.

Deux balles, un impact. Dans la tête.

Lieu du crime : domicile. Pas de témoin.

 

— Sean McEvoy, police de Denver. Crim.

Homme de race blanche. Né le 21/5/61. Décédé le 10/2/95.

Arme de service Smith & Wesson cal. 38.

Une balle. Dans la tête.

Lieu : voiture. Pas de témoin.

 

Je remarquai immédiatement une chose : McCafferty ne figurait pas encore sur leur liste. Chronologiquement il aurait occupé la seconde place. Je m’aperçus ensuite que les regards de plusieurs personnes présentes dans la salle se posaient sur moi, à mesure qu’elles découvraient le dernier nom de la liste et comprenaient apparemment qui j’étais. Je gardai les yeux fixés sur ma feuille, lisant et relisant les indications figurant sous le nom de mon frère. Sa vie avait été réduite à quelques dates et descriptions. Enfin, Brasilia Doran vola à mon secours.

— Bien, dit-elle. Sachez que ces documents ont été imprimés avant que nous ayons confirmation du sixième cas. Si vous voulez bien l’ajouter à la liste, la victime figure à la deuxième place, entre Beltran et Brooks. Son nom est John McCafferty, inspecteur de la brigade criminelle de la police de Baltimore. Nous aurons plus de détails ultérieurement. Mais comme vous pouvez d’ores et déjà le constater, il n’y a guère d’éléments récurrents dans tous ces cas. Les armes et les lieux du crime diffèrent, et nous avons trois Blancs, un Noir et un Hispanique comme victimes… La victime supplémentaire, McCafferty, est un homme de race blanche de quarante-sept ans.

« Malgré tout, il existe un petit nombre de dénominateurs communs, en ce qui concerne les circonstances de ces drames et les pièces à conviction. Toutes les victimes sont des hommes, des inspecteurs de la Criminelle tués d’une balle dans la tête, en l’absence de témoin oculaire. Nous en arrivons alors aux deux sortes de points communs cruciaux que nous cherchons à exploiter. Dans chacun des cas, nous trouvons une référence à Edgar Allan Poe. C’est le premier point commun. Le second, c’est que chacune des victimes, à en croire les témoignages de ses collègues, était obsédée par une enquête particulière ; et deux des inspecteurs avaient réclamé une aide psychologique.

« Si vous passez à la page suivante…

Le bruit des feuilles qu’on tournait fut comme un murmure dans la salle. Je sentais une fascination morbide s’emparer de chacun. Pour moi, ce moment avait quelque chose d’irréel. J’avais l’impression d’être dans la peau d’un scénariste découvrant enfin son film sur l’écran. Avant, tout cela était une chose cachée dans mes carnets, la mémoire de mon ordinateur et dans ma tête, comme appartenant au royaume lointain des possibilités. Et soudain, je me retrouvais dans une salle remplie d’enquêteurs qui évoquaient à voix haute ce sujet, lisaient des documents, confirmant ainsi la réalité de cette horreur.

La feuille suivante rassemblait les messages laissés par les « suicidés », toutes les citations tirées des poèmes de Poe que j’avais relevées et recopiées la nuit précédente.

— C’est ici que toutes ces affaires se rejoignent de manière irréfutable, déclara Doran. Notre Poète est amateur d’Edgar Allan Poe. Nous ne savons pas encore pour quelle raison, mais c’est une chose sur laquelle nous allons travailler ici pendant que vous serez en voyage. Je vais donner la parole à Brad quelques instants pour qu’il vous en dise un peu plus à ce sujet.

L’agent fédéral assis juste à côté de Doran se leva pour prendre la direction des opérations. Revenant à la liste de la première page, j’y trouvai un certain Bradley Hazelton. Brass et Brad. Une équipe de choc, pensai-je. Hazelton, un individu dégingandé, les joues grêlées par des cicatrices d’acné, remonta ses lunettes sur son nez avant de parler.

— Bien. Ce qui nous intéresse ici, c’est que les six citations liées à ces affaires, y compris celle de Baltimore, proviennent de trois poèmes de Poe, et de ses dernières paroles. Nous les étudions actuellement pour tenter de déterminer une sorte d’obsession commune à tous ces poèmes, et comprendre quel peut être le rapport avec notre meurtrier. Nous ne savons pas ce que nous cherchons. Il est cependant clair que notre homme joue avec nous à ce niveau, et c’est là qu’il prend le plus de risques. Je pense que nous ne serions pas réunis ici aujourd’hui, et M. McEvoy n’aurait pas fait le rapprochement entre tous ces meurtres si notre homme n’avait pas décidé de citer Edgar Allan Poe. Ces poèmes constituent en quelque sorte sa signature. Nous essayons également de déterminer pourquoi il a choisi Poe plutôt que Walt Whitman, par exemple, mais je…

— Je vais vous dire pourquoi, déclara un agent assis tout au bout de la table. Poe était un cinglé morbide, et notre type lui ressemble.

Il y eut quelques rires.

— Euh, oui, sans doute… on peut dire ça, grosso modo, répondit Hazelton, sans comprendre que cette remarque était destinée à détendre l’atmosphère. Quoi qu’il en soit, Brass et moi allons travailler là-dessus et si certains d’entre vous ont des idées, elles seront les bienvenues. Mais voici d’ores et déjà quelques indications. Poe est généralement considéré comme le père du roman policier, grâce à son récit intitulé Double Assassinat dans la rue Morgue qui ressemble à un thriller. Autrement dit, nous avons peut-être affaire à un meurtrier qui considère tout cela comme une vaste énigme. Il prend plaisir à nous narguer avec son mystère à lui, en utilisant les phrases de Poe en guise d’indices. Par ailleurs, j’ai commencé à lire quelques ouvrages critiques sur l’œuvre de Poe et j’y ai découvert une chose intéressante. Un des poèmes utilisés par notre meurtrier s’intitule « Le Palais hanté ». Ce poème figure dans une nouvelle nommée La Chute de la maison Usher. Je suis sûr que vous l’avez tous lue ou que vous en avez entendu parler. Enfin bref, tous les spécialistes s’accordent à dire que ce poème, s’il sert, de prime abord, à décrire la maison de Usher, est également une description cachée, ou inconsciente, du personnage principal de l’histoire, Roderick Usher. Et ce nom, vous le savez si vous avez assisté à la réunion d’hier soir, apparaît dans la mort de la victime numéro 6. Pardon, je veux parler de Sean McEvoy. Ce n’est pas juste un numéro.

Il se tourna vers moi et m’adressa un petit signe de tête ; je le lui rendis.

— La description contenue dans le poème… une minute, je vous prie.

Hazelton parcourait ses notes. Il trouva enfin ce qu’il cherchait, repoussa ses lunettes sur son nez une fois de plus et poursuivit :

— Voici ce que nous trouvons : « Des bannières blondes, superbes, dorées/ À son dôme flottaient et ondulaient », et un peu plus loin : « Le long des remparts chevelus et pâles ». Quelques lignes plus bas, il est fait allusion à « deux fenêtres lumineuses », et bla-bla-bla. Bref, sur le plan de la description, cela nous donne le portrait d’un homme blanc, reclus, avec des cheveux blonds, longs peut-être, ou bien bouclés, et des lunettes. Voilà les bases de votre profil psychologique.

Il y eut des éclats de rire dans la salle et Hazelton parut s’en offusquer.

— C’est dans les bouquins, protesta-t-il. Je ne plaisante pas, et je pense que c’est un bon point de départ.

— Hé, attendez un peu ! Pas si vite ! lança une voix venant du cercle extérieur.

Un homme se leva pour obtenir l’attention de toute l’assemblée. Il était plus âgé que la plupart des autres agents présents et affichait l’air blasé du vétéran à qui on ne la fait pas.

— De quoi est-ce qu’on parle au juste ? Des bannières blondes qui flottent ? C’est quoi ces conneries ? Géniale, cette histoire de poèmes. Ça aidera certainement le jeunot là-bas à vendre un tas de canards, mais depuis vingt heures que je vous écoute parler, rien n’a encore réussi à me convaincre qu’on avait affaire à un cinglé en liberté qui aurait réussi, on ne sait pas trop comment, à maîtriser cinq ou six flics et à leur coller le canon de leur flingue dans la bouche. J’ai du mal à avaler ça, si je peux me permettre. Qu’est-ce qu’on sait au juste ?

Il y eut un bourdonnement d’approbation et des hochements de tête dans la salle. Quelqu’un prononça le nom de l’agent qui avait déclenché les hostilités : « Smitty ». Je relevai le nom d’un certain Chuck Smith sur la première page de la liasse de documents. Il partait pour Dallas.

Doran se leva à son tour pour répondre.

— C’est là que le bât blesse, nous le savons, dit-elle. La méthodologie reste pour l’instant notre point faible. Mais la corrélation avec Poe est une certitude selon moi, et Bob partage mon avis. Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? On dit que c’est impossible et on laisse tomber ? Non, on agit comme si d’autres vies pouvaient être en jeu, car c’est certainement le cas. Vos questions trouveront, je l’espère, des réponses au cours de l’enquête. Mais je suis d’accord pour dire que c’est un élément à considérer, et il est toujours sain de se montrer sceptique. C’est un problème de pouvoir. Comment le Poète s’y prend-il pour manipuler ses victimes ?

Elle tourna la tête et balaya la salle du regard. Smitty ne disait plus rien.

— Brass, dit Backus. Passons aux premières victimes.

— OK. Tournez la page, mesdames et messieurs.

La feuille suivante contenait des informations sur les meurtres qui avaient hanté les inspecteurs assassinés par le Poète. Dans le rapport, elles étaient appelées « victimes secondaires », même si, dans chaque ville, elles étaient en fait mortes les premières. Je constatai une fois de plus que le dossier n’était pas à jour. Polly Amherst, la femme assassinée à Baltimore et dont le meurtre avait obsédé John McCafferty, ne figurait pas encore sur la liste.

 

VICTIMOLOGIE SECONDAIRE.

RAPPORT PRÉLIMINAIRE

 

1. Gabriel Ortiz, Sarasota, Floride.

Écolier.

Garçon de type hispanique. Né le 1/6/82. Décédé le 14/2/92.

Strangulation avec accessoire, violences.

(Fibres de kapok.)

 

2. Robert Smathers, Chicago.

Écolier.

Garçon de race noire. Né le 11/8/81. Décédé le 15/8/93.

Strangulation manuelle, mutilations ante mortem.

 

3. Althea Granadine, Dallas.

Écolière.

Fillette de race noire. Née le 10/10/84. Décédée le 4/1/94.

Multiples blessures au couteau dans la poitrine, mutilations ante mortem.

 

4. Manuela Cortez, Albuquerque, Nouveau-Mexique.

Gouvernante.

Femme de type hispanique. Née le 11/4/46. Décédée le 16/8/94.

Multiples blessures avec objet contondant, mutilations post mortem.

(Fibres de kapok.)

 

5. Theresa Lofton, Denver.

Étudiante, employée de crèche.

Femme de race blanche. Née le 4/7/75. Décédée le 16/12/94.

Strangulation avec accessoire, mutilations post mortem.

(Fibres de kapok.)

 

— Une fois encore, il nous manque une victime, déclara Doran. Celle de Baltimore. Je crois savoir qu’il ne s’agissait pas d’un enfant, mais d’une enseignante. Polly Amherst. Strangulation avec accessoire et mutilations post mortem.

Elle marqua une pause au cas où certains auraient pris des notes.

— Nous continuons de recevoir par fax les dossiers et les informations concernant ces différentes affaires, reprit-elle. Cette liste a été établie pour les besoins de la réunion. Mais, en premier lieu, ce qui nous intéresse dans ces cas « secondaires », c’est le rapport constant avec les enfants. Trois victimes étaient des enfants, deux autres travaillaient directement avec les enfants, et la dernière, Manuela Cortez, la gouvernante, a été kidnappée, puis assassinée, alors qu’elle se rendait à l’école fréquentée par les enfants de ses patrons pour les ramener à la maison. Il est permis de penser que les cibles visées dans cette chaîne étaient toutes des enfants, mais dans un cas sur deux peut-être que quelque chose a cloché, la tentative d’enlèvement étant interrompue par les futures victimes adultes, qui ont été éliminées.

— Que faut-il penser des mutilations ? demanda un des agents assis à l’extérieur du cercle. Certaines sont post mortem, mais avec les enfants… c’est différent.

— Aucune certitude à ce sujet, mais à ce stade on peut supposer que cela fait partie de sa tactique de camouflage. En utilisant des méthodes et des pathologies différentes, il a réussi à passer inaperçu. Rassemblées sur le papier, ces affaires peuvent sembler similaires, mais plus l’analyse est approfondie, plus elles diffèrent. C’est comme si six individus différents avec des pathologies différentes avaient assassiné ces victimes. En fait, toutes ces affaires ont été passées au crible des questionnaires de la VICAP par nos bureaux locaux, mais aucune correspondance n’a été mise à jour. N’oubliez pas que le questionnaire comporte maintenant dix-huit pages.

« Point essentiel : je pense que le meurtrier a étudié nos méthodes. Il a su modifier sa façon de procéder avec ses victimes pour que nos ordinateurs infaillibles ne puissent mettre en évidence aucune correspondance. Il n’a commis qu’une seule erreur : les fibres de kapok. C’est grâce à ce détail que nous l’avons trouvé. »

Un agent assis à l’extérieur du cercle leva la main et Doran lui donna la parole d’un signe de tête.

— Si on a retrouvé des fibres de kapok à trois reprises, pourquoi l’ordinateur n’a-t-il pas repéré ces correspondances, si tous ces meurtres ont été enregistrés comme vous l’affirmez ?

— Erreur humaine. Dans le premier cas, celui du jeune Ortiz, l’élément kapok était inhérent à l’environnement et n’a pas été retenu. Il ne figure pas dans le questionnaire. Dans l’affaire d’Albuquerque, les fibres n’ont été identifiées qu’après l’analyse soumise à la VICAP. Et quand il s’est avéré que c’était du kapok, le questionnaire n’a pas été complété. Un oubli. Résultat, nous sommes passés à côté des points communs. Nous avons été avertis aujourd’hui seulement, par notre bureau local. Il n’y a que dans le meurtre de Denver que l’élément kapok a été jugé digne de figurer dans les recherches de la VICAP.

Plusieurs agents laissèrent échapper un grognement et, personnellement, je ressentis un pincement au cœur. Ils étaient passés à côté de l’occasion qui leur était offerte, dès le meurtre d’Albuquerque, de découvrir les agissements d’un sérial killer. Et s’ils n’étaient pas passés à côté ? songeai-je. Sean serait-il toujours en vie ?

— Ce qui nous amène à la grande question, reprit Doran. Combien y a-t-il de meurtriers ? Un qui accomplit les premiers meurtres, et un second qui liquide les inspecteurs ? Ou bien un seul ? Un seul qui tue tout le monde ? Pour l’instant, en nous fondant essentiellement sur les improbabilités logistiques liées à l’existence de deux meurtriers, nous nous attachons à prouver la théorie du lien. Nous pensons donc que dans chaque ville les deux meurtres sont liés.

— Et la pathologie ? demanda le dénommé Smitty.

— Nous n’en sommes qu’au stade des suppositions. La plus évidente, c’est que le meurtrier considère l’élimination de l’inspecteur comme un moyen de masquer ses traces et d’assurer sa fuite. Mais là aussi nous avons une autre théorie. Il est possible que le premier meurtre ait été commis par notre homme dans le simple but d’attirer l’inspecteur chargé de l’enquête. En d’autres termes, il s’agit d’un appât, présenté de manière effroyable afin de déclencher un phénomène obsessionnel chez l’inspecteur. Nous pensons que le Poète espionne ensuite chacune de ces futures victimes pour connaître leurs habitudes, leurs routines. Il peut ainsi se rapprocher de sa cible et accomplir enfin le meurtre sans risquer d’être repéré.

Le silence se fit dans la salle. J’eus alors le sentiment que tous ces agents, bien qu’ils aient certainement un grand nombre de sérial killers à leur tableau de chasse, n’avaient encore jamais rencontré un prédateur semblable à celui qu’ils surnommaient le Poète.

— Évidemment, reprit Brass, nous n’avons que des théories pour le moment…

Backus se leva.

— Merci, Brass, dit-il, avant de s’adresser à l’assemblée. Rapidement maintenant, car j’aimerais bien passer au profil psychologique et conclure cette réunion, Gordon, vous vouliez nous communiquer une information.

— Oui, très vite, dit Thorson en se levant pour se diriger vers un chevalet supportant de grandes feuilles de papier. La carte qui figure sur vos documents a besoin d’être réactualisée en tenant compte du meurtre de Baltimore. Si vous voulez bien m’accorder votre attention quelques instants…

À l’aide d’un marqueur noir, il esquissa sur la feuille une carte des États-Unis. Puis, prenant un gros feutre rouge, il entreprit de tracer l’itinéraire du Poète. Partant de la Floride, qu’il avait dessinée relativement petite par rapport au reste du pays, le trait montait jusqu’à Baltimore, glissait vers Chicago, redescendait jusqu’à Dallas, remontait ensuite vers Albuquerque et poursuivait son ascension jusqu’à Denver. Thorson reprit le gros feutre noir pour inscrire les dates de chaque meurtre à l’emplacement de chaque ville.

— Ce tracé parle de lui-même, déclara-t-il. Notre homme se dirige vers l’ouest, et pour une raison x ou y il en veut visiblement aux inspecteurs de la Criminelle.

D’un large geste, il désigna la moitié ouest du pays.

— Nous devons guetter l’apparition des prochains meurtres par ici, à moins qu’avec un coup de chance on ne puisse l’arrêter avant.

Observant le terminus de la ligne brisée rouge dessinée par Thorson, je fus envahi par un sentiment bizarre. Où était le Poète à cet instant ? Qui serait la prochaine victime ?

— Et si on le laissait continuer jusqu’en Californie, il se retrouverait au milieu des siens ? Problème réglé.

Tout le monde rit de cette plaisanterie lancée par un des agents assis à l’écart de la table. Ce trait d’humour sembla donner du courage à Hazelton.

— Hé, Gordo, dit-il en tendant le bras vers le chevalet derrière lui pour tapoter avec son stylo sur le minuscule appendice représentant la Floride. J’espère que cette carte n’est pas une sorte de lapsus freudien ?

Cette remarque provoqua les plus gros éclats de rire de toute la réunion et le visage de Thorson s’empourpra, ce qui ne l’empêcha pas de sourire de cette plaisanterie faite à ses dépens. Je vis une lueur de ravissement éclairer le visage de Rachel Walling.

— Très drôle, Hazel, répondit Thorson d’une voix puissante. Tu devrais retourner analyser ces foutus poèmes. Tu m’as l’air doué.

Les rires cessant brusquement, je soupçonnai Thorson d’avoir lancé à Hazelton une pique plus personnelle qu’humoristique.

— Je peux poursuivre maintenant ? reprit Thorson. Dès ce soir, nous allons alerter tous nos bureaux locaux, principalement dans l’Ouest du pays, pour leur demander de surveiller particulièrement ce genre d’affaires. Si nous pouvions être avertis rapidement du prochain meurtre et envoyer les types du labo sur place, ça nous serait très utile. Une équipe se tiendra prête. Mais en attendant, nous comptons sur les forces locales. Bob ?

Backus se racla la gorge avant de reprendre la parole.

— Si personne n’a rien à ajouter, venons-en au profil psychologique. Que peut-on dire sur notre meurtrier ? J’aimerais mettre quelque chose sur le communiqué que va envoyer Gordon.

Suivit alors une avalanche d’observations lancées à la cantonade, dont un grand nombre de réflexions incohérentes, certaines provoquant même des rires. Je sentais une profonde complicité entre ces agents. Non exempte de quelques tensions, comme le prouvait l’échange entre Thorson et Walling tout à l’heure, et à l’instant entre Thorson et Hazelton. Assurément, ce n’était pas la première fois que tous ces gens se réunissaient autour de cette table, dans cette pièce. Loin s’en fallait, hélas.

Le portrait psychologique qui en résulta ne serait guère utile pour capturer le Poète. Les généralités lancées sur le tapis par les agents fédéraux étaient essentiellement des considérations psychologiques. Colère. Isolement. Éducation et intelligence supérieures à la moyenne… Comment reconnaître ces éléments au milieu de la masse ? me demandai-je. Impossible.

De temps à autre, Backus intervenait en posant une question destinée à remettre la discussion sur les rails.

— Si vous souscrivez à la dernière théorie de Brass, pourquoi assassiner des flics de la Criminelle ?

— Si on pouvait répondre à cette question, on aurait déjà coincé notre homme. Tout le mystère est là. Cette histoire de poèmes n’est qu’une diversion.

— Riche ou pauvre ?

— Il a du fric. Forcément. Où qu’il aille, il ne reste jamais longtemps. Il ne travaille pas… Son métier, c’est de tuer.

— Il a un compte en banque bien rempli ou des parents riches, un truc comme ça. Il a une bagnole, il a besoin de fric pour faire le plein.

La discussion se prolongea encore une vingtaine de minutes pendant que Brass Doran prenait des notes pour le profil préliminaire. Après quoi Backus mit fin à la réunion et annonça quartier libre pour la soirée, avant le départ le lendemain matin.

Alors que tout le monde se dispersait, quelques agents vinrent vers moi pour se présenter, m’adresser leurs condoléances pour mon frère et me féliciter pour mon enquête. Mais ils n’étaient pas nombreux, et parmi eux se trouvaient Hazelton et Doran. Après quelques minutes, je me retrouvai seul et essayais d’apercevoir Rachel Walling quand Gordon Thorson s’approcha. Il avait la main tendue, et après un instant d’hésitation, je la serrai.

— Je n’avais pas l’intention de vous chercher des poux, dit-il avec un sourire chaleureux.

— Ce n’est rien. N’en parlons plus.

Il avait une poigne solide et après la poignée de main réglementaire de deux secondes, je voulus retirer ma main, mais il refusa de la lâcher. Au contraire, il l’attira vers lui et se pencha en avant pour que je sois le seul à entendre ce qu’il voulait me dire.

— Une chance que votre frère ne soit plus là pour voir ça, murmura-t-il. Si j’avais fait ce que vous avez fait pour participer à cette enquête, j’aurais honte de moi. Je pourrais plus me regarder dans la glace.

Il s’écarta, sans cesser de sourire. Je le regardai simplement, en hochant la tête, de manière inexplicable. Il lâcha ma main et s’éloigna. Je me sentais humilié, car je ne m’étais pas défendu. Bêtement, j’avais juste hoché la tête.

— Que se passe-t-il ?

Je me retournai. C’était Rachel Walling.

— Euh, rien. Il m’a… rien.

— Ne faites pas attention à ce qu’il dit. C’est un connard, parfois.

J’acquiesçai.

— Oui, je commence à le croire.

— Venez, retournons au Boardroom. Je meurs de faim.

Dans le couloir, elle évoqua les modalités du voyage.

— Nous partons de bonne heure demain matin. Il est préférable que vous restiez ici ce soir plutôt que de retourner au Hilton. Les dortoirs des visiteurs se vident le vendredi. On peut vous y installer et demander au Hilton de récupérer vos affaires et de les expédier à Denver. Ça vous pose un problème ?

— Euh, non. À priori.

Je pensais encore à Thorson.

— Qu’il aille au diable !

— Qui ?

— Ce type, Thorson. C’est un connard, en effet.

— Oubliez-le. Nous partons demain matin et lui, il reste ici. Alors, pour le Hilton ?

— OK. J’ai mon ordinateur avec moi, et toutes les choses importantes.

— Je m’arrangerai pour vous trouver une chemise propre demain.

— Oh, ma voiture ! J’ai laissé ma voiture de location au garage du Hilton.

— Vous avez les clés ?

Je les sortis de ma poche.

— Donnez-les-moi. On va s’en occuper.