Nous nous retrouvâmes dans la salle de réunion du bureau local du FBI à 18 heures 30. Backus était déjà là, en train de régler les détails techniques de la liaison téléphonique, en compagnie de Thompson, Matuzak, Mize, et de trois autres agents auxquels je n’avais pas été présenté. Je déposai mes achats sous la table. Le sac contenait deux chemises, un pantalon, plusieurs sous-vêtements et paires de chaussettes. Je regrettai immédiatement de ne pas avoir enfilé une de mes chemises neuves, car les trois agents inconnus nous jetaient, à ma chemise du FBI et à moi, des regards noirs, comme si j’avais commis une sorte de sacrilège en essayant de me faire passer pour un agent fédéral. Backus demanda à la personne avec laquelle il s’entretenait au téléphone de le rappeler quand tout serait au point, et raccrocha.
— OK, dit-il. La réunion débutera dès que toutes les liaisons seront établies. En attendant, parlons de Phœnix. Dès demain, je veux reprendre les enquêtes sur les deux affaires, celle de l’inspecteur et celle du gamin. On repart à zéro. Et j’aimerais… Oh, pardon. Rachel, Jack, je vous présente Vince Pool, police criminelle de Phœnix. Il nous fournira tout ce dont nous avons besoin.
Pool, qui semblait avoir vingt-cinq ans de carrière, bien plus que quiconque dans cette pièce, nous salua d’un hochement de tête, sans dire un mot. Backus ne prit pas la peine de présenter les deux autres hommes.
— Nous avons rendez-vous avec la police locale demain matin à neuf heures, annonça-t-il.
— Je pense que nous n’aurons aucun mal à les éjecter sur la touche en douceur, dit Pool.
— Évitons toute animosité, surtout. Ce sont eux qui connaissaient le mieux Orsulak. Leurs renseignements seront précieux. Il faut les mettre dans le coup, tout en gardant le contrôle des opérations.
— Pas de problème.
— Ce cas constitue peut-être notre meilleure chance. La piste est encore fraîche. Espérons que le meurtrier a commis une erreur, et qu’avec ces deux morts, le gamin et l’inspecteur, nous mettrons le doigt dessus. J’aimerais voir…
Le téléphone posé sur la table sonna, Backus décrocha aussitôt.
— Allô… Ne quittez pas.
Il enfonça une touche sur l’appareil et raccrocha le combiné.
— Brass, vous êtes là ?
— Présente, patron.
— OK. Faisons l’appel, pour voir qui est en ligne.
Les agents fédéraux répartis dans six villes différentes s’annoncèrent dans le haut-parleur.
— OK, parfait. J’aimerais que cette discussion reste aussi informelle que possible. Je propose de commencer par un tour de table, pour entendre ce que chacun a à nous dire. Brass, j’aimerais terminer par vous. Commençons par la Floride. C’est vous, Ted ?
— Euh… oui, monsieur. Je suis avec Steve. On ajuste eu le temps de se mettre dans le bain et on espère avoir plus d’informations demain. Malgré tout, il y a quand même quelques anomalies qui méritent d’être relevées.
— Je vous écoute.
— Eh bien, il s’agit du premier arrêt, du moins le suppose-t-on, sur la route du Poète. Clifford Beltran. Le deuxième drame – à Baltimore – n’est survenu que dix mois plus tard. C’est aussi le plus long intervalle entre deux passages à l’acte. Ce qui nous amène à nous interroger sur le côté aléatoire de ce premier meurtre.
— Vous pensez que le Poète connaissait Beltran ? demanda Rachel.
— C’est possible. Mais pour l’instant, c’est juste un pressentiment, une hypothèse de travail. Cependant, il y a quelques éléments, qui, ajoutés les uns aux autres, méritent qu’on s’y attarde, pour confirmer cette idée. Premièrement, c’est le seul meurtre commis avec un fusil. Nous avons consulté le dossier d’autopsie aujourd’hui ; il contient quelques photos pas très jolies. Visage totalement pulvérisé par une double décharge. Nous connaissons tous la pathologie symbolique de cet acte.
— Violence excessive, dit Backus. Indiquant que le meurtrier connaissait ou fréquentait la victime.
— Exact. Deuxièmement, nous avons l’arme elle-même. D’après les rapports, il s’agissait d’un vieux Smith & Wesson que Beltran gardait dans un placard, sur une étagère, hors de vue. Toujours d’après les rapports, cette information provient de sa sœur. Beltran ne s’était jamais marié et vivait dans la maison où il avait grandi. Nous n’avons pas interrogé personnellement la sœur. En fait, s’il s’agit bien d’un suicide, pas de problème, le gars a ouvert le placard et a pris son fusil. Sauf que maintenant on débarque là-dedans, et on affirme que ce n’était pas un suicide.
— Et comment le Poète savait-il que le fusil se trouvait sur une étagère en haut du placard ? dit Rachel.
— Gagné ! Comment le savait-il ?
— Bien joué, Ted et Steve, commenta Backus. Ça me plaît. Quoi d’autre ?
— Le dernier élément est plutôt délicat. Le journaliste est avec vous ?
Tout le monde se tourna vers moi.
— Oui, dit Backus. Mais tout restera confidentiel. Vous pouvez dire ce que vous avez à dire. N’est-ce pas, Jack ?
J’acquiesçai avant de comprendre que les correspondants disséminés dans les autres villes ne pouvaient pas nous voir.
— Exact, confirmai-je. Tout est confidentiel.
— OK. Pour l’instant, ça reste au niveau de la spéculation, et on ne sait pas trop comment ça s’imbrique dans l’ensemble, mais voici ce qu’on a découvert. Lors de l’autopsie de la première victime, le gamin, Gabriel Ortiz, le légiste a conclu, en se fondant sur l’examen des glandes et des muscles anaux, que le jeune garçon avait subi des sévices répétés. Si le meurtrier a abusé de lui sur une longue période, ça ne colle pas avec la théorie de la victime choisie et kidnappée au hasard. Ça nous paraît donc peu probable.
« Cependant, en voyant les choses du point de vue de Beltran qui, il y a trois ans, ignorait tout ce que nous savons aujourd’hui, il y a quelque chose qui ne colle pas. Il n’avait que cette affaire, il ne connaissait pas l’existence des autres cas sur lesquels nous enquêtons. Quand le rapport d’autopsie lui est parvenu, concluant que le garçon avait subi des sévices répétés, Beltran aurait dû, en toute logique, se jeter sur cette information et rechercher le violeur considéré comme suspect numéro un. »
— Il ne l’a pas fait ?
— Non. Il dirigeait une équipe de trois inspecteurs et a orienté presque tout le travail d’enquête vers le parc où le gamin a été enlevé après l’école. J’ai obtenu cette information d’un des gars de l’équipe, de manière confidentielle. Il avait suggéré, dit-il, d’élargir les recherches au passé de l’enfant, mais Beltran l’a envoyé balader.
« Et maintenant, le morceau de choix. D’après mon informateur au bureau du shérif, Beltran avait demandé à s’occuper de cette enquête. Il la voulait. Après son prétendu suicide, mon informateur s’est un peu renseigné et il est apparu que Beltran avait connu le gamin par le biais d’un programme local d’aide sociale baptisé « Les Potes », qui s’occupe de placer des enfants sans père auprès d’adultes. Un peu à la manière du programme « Grand Frère {9}». Beltran étant flic, il n’a eu aucun mal à passer les tests de sélection. Il était le « Pote » du gamin. Inutile, je suppose, de vous faire un dessin.
— Vous pensez que c’est Beltran qui a abusé du garçon ? demanda Backus.
— C’est possible. Je pense en tout cas que mon informateur voulait me le laisser entendre, mais il n’acceptera jamais de le déclarer ouvertement. Tout le monde est mort. L’affaire est classée. Pas question pour la police de divulguer une histoire pareille. Alors qu’un des leurs est impliqué et que les shérifs sont élus par la population.
Je vis Backus hocher la tête.
— Ça se comprend.
Il y eut un instant de silence.
— Ted, Steve, tout cela est très intéressant, reprit Backus. Mais comment est-ce que ça cadre avec le reste ? Est-ce uniquement un élément annexe, ou est-ce que vous y voyez autre chose ?
— Nous n’avons encore aucune certitude. Mais si on admet que Beltran était un violeur d’enfants, un pédophile, et si on ajoute à cela le fait qu’il a été tué avec un fusil caché dans un endroit que quelqu’un connaissait parce qu’il connaissait Beltran, on entre dans un domaine qui mérite, selon moi, d’être exploré plus en profondeur.
— Je suis d’accord. Votre informateur vous a-t-il appris d’autres choses sur Beltran et les « Potes » ?
— On lui a dit que Beltran s’occupait des « Potes » depuis longtemps déjà. Et on suppose que de nombreux enfants lui ont été confiés.
— C’est dans cette direction que vous allez enquêter ?
— Oui, dès demain matin. On ne peut rien faire ce soir.
Backus acquiesça, un doigt posé sur ses lèvres, signe qu’il réfléchissait.
— Brass ? reprit-il. Qu’en pensez-vous ? Comment est-ce que ça cadre avec la psychopathologie ?
— Dans toute cette affaire, les enfants sont un fil conducteur. De même que les inspecteurs de la Criminelle. Hélas, nous ignorons encore ce qui motive ce type. Je pense néanmoins que cette piste doit être suivie avec le plus grand sérieux.
— Ted, Steve, avez-vous besoin de renforts ? demanda Backus.
— Je pense que ça ira. Ici, à Tampa, tout le monde veut être dans le coup. Si on a besoin d’hommes, on n’a qu’à se servir.
— Parfait. Au fait, avez-vous interrogé la mère du garçon au sujet des rapports de son fils avec Beltran ?
— Nous essayons de la localiser, de même que la sœur de Beltran. N’oubliez pas que ça remonte à trois ans. Mais avec un peu de chance, nous pourrons les interroger demain, après notre visite aux « Potes ».
— OK. Passons à Baltimore. Sheila ?
— Présente. Nous avons consacré toute notre journée à refaire l’enquête de la police locale. Nous avons interrogé Bledsoe. Concernant le meurtre de Polly Amherst, sa théorie dès le départ était qu’ils recherchaient un pédophile. Amherst était enseignante. Bledsoe nous a dit que McCafferty et lui étaient persuadés qu’elle avait surpris par hasard un pédophile dans l’enceinte de l’école et que le type l’a enlevée, étranglée puis massacrée afin de masquer le véritable mobile de son crime.
— Pourquoi forcément un pédophile ? demanda Rachel. Elle aurait pu tout aussi bien tomber sur un cambrioleur, un dealer ou je ne sais quoi d’autre.
— Polly Amherst surveillait la récréation le jour où elle a disparu. La police a interrogé tous les enfants qui se trouvaient dans la cour. Ils ont récolté un tas de récits contradictoires, mais une poignée de gamins se souvenaient d’avoir aperçu un homme derrière les grilles. Un individu avec des cheveux blond filasse et des lunettes. De race blanche. Apparemment, Brad n’était pas très loin de la vérité avec sa description de Roderick Usher. Les enfants ont également précisé que cet homme possédait un appareil-photo. C’est à peu près tout pour le signalement.
— Bien. Autre chose, Sheila ? demanda Backus.
— Les seuls indices physiques retrouvés sur le corps de la victime sont des cheveux. Blonds décolorés. Couleur naturelle : châtain-roux. Voilà, c’est à peu près tout pour l’instant. Nous allons retourner interroger Bledsoe demain.
— OK. Au tour de Chicago maintenant.
Les autres rapports ne contenaient aucun élément nouveau en termes d’identification, ou susceptible de venir s’ajouter à la masse d’informations de plus en plus importantes concernant le Poète. De manière générale, les agents fédéraux suivaient les pistes déjà explorées par les forces de police locales, sans rien découvrir de nouveau. Même le compte rendu en provenance de Denver ne contenait que des informations réchauffées. Mais à la fin de son rapport, l’agent qui était au bout du fil précisa qu’un examen des gants que portait mon frère avait été effectué, et une seule minuscule tache de sang découverte sur la doublure en fourrure à l’intérieur du gant droit. L’agent demanda si j’étais toujours disposé à appeler Riley pour la convaincre d’autoriser l’exhumation. Je ne répondis pas, abasourdi que j’étais en pensant à ce qu’avaient dû être les derniers instants de mon frère si la théorie de l’hypnose était confirmée. Interrogé une seconde fois au sujet de l’exhumation, je promis de téléphoner dès demain matin.
Comme s’il s’agissait d’un élément annexe, l’agent conclut son rapport en disant qu’il avait expédié au labo de Quantico les échantillons prélevés dans la bouche de mon frère.
— Mais ils connaissent leur boulot ici, patron, et ça m’étonnerait qu’on en trouve plus qu’eux.
— C’est-à-dire ? demanda Backus en évitant soigneusement de croiser mon regard.
— Uniquement des résidus de poudre. Rien d’autre.
Je n’aurais su dire ce que j’éprouvai en entendant ces paroles. Du soulagement sans doute, mais ça ne prouvait pas qu’il s’était ou ne s’était pas passé quelque chose. Rien ne ressusciterait Sean et je continuais d’imaginer ses derniers instants, ses dernières pensées. Je m’efforçai néanmoins de chasser ces idées macabres pour me concentrer sur la réunion. Backus avait demandé à Brass de lui communiquer ses dernières conclusions et j’avais loupé la majeure partie du rapport.
— Et donc, nous avons décidé d’écarter toute corrélation, disait-elle. Exception faite de l’hypothèse émise précédemment, en Floride, j’affirme que les victimes sont choisies au hasard. Ces inspecteurs ne se connaissaient pas, ils n’ont jamais travaillé ensemble et leurs chemins ne se sont jamais croisés. Nous avons découvert que quatre d’entre eux avaient suivi un séminaire de formation sponsorisé par le Bureau, à Quantico, il y a quatre ans, mais pas les deux autres, et rien n’indique que les quatre premiers se soient même rencontrés lors de ce séminaire. Tout cela ne concerne pas l’inspecteur Orsulak à Phœnix. Nous n’avons pas encore eu le temps de nous renseigner sur son passé.
— Autrement dit, s’il n’existe pas de corrélation, cela signifie que le meurtrier les choisit uniquement parce qu’ils mordent à l’hameçon ? dit Rachel.
— Je pense que oui.
— Donc, il doit se trouver dans les parages et découvrir sa proie après que l’appât a été tué.
— Exact. Cependant, tous ces meurtres-appâts ont été largement repris par les organes d’information locaux. Notre homme aurait donc pu voir les inspecteurs pour la première fois à la télé, ou sur une photo dans un journal.
— Aucune particularité physique récurrente ?
— Non. Il choisit simplement celui qui est chargé de l’enquête. C’est l’inspecteur principal qui devient la proie. Attention, ça ne veut pas dire qu’une fois la sélection effectuée il ne trouve pas l’un ou l’autre de ces sujets plus attirant ou satisfaisant pour ses fantasmes. Ça peut arriver.
— Quels fantasmes ? demandai-je en faisant un terrible effort uniquement pour suivre l’exposé de Brass.
— C’est Jack qui pose cette question ? Nous ignorons quels fantasmes, Jack. Justement. Nous nous attaquons au problème par le mauvais bout. Nous ne savons pas quels sont les fantasmes qui motivent ce meurtrier, et tout ce que nous voyons et supposons est fragmentaire. Peut-être ne saurons-nous jamais comment il fonctionne. Ce type descend de la lune, Jack. En fait, nous ne connaîtrons la vérité que s’il décide de tout raconter un jour.
Tandis que je hochais la tête, une autre question me vint à l’esprit. J’attendis d’être sûr que personne n’avait rien à ajouter.
— Euh, agent Brass… Doran, je veux dire ?
— Oui ?
— Peut-être en avez-vous déjà parlé, mais que peut-on dire des poèmes ? Avez-vous une idée plus précise de leur fonction ?
— De toute évidence, il s’agit d’une forme d’exhibition. Nous avons évoqué ce point hier. Ces poèmes sont sa signature, et bien qu’il cherche visiblement à échapper à la police, sa psychologie le pousse à laisser derrière lui un petit quelque chose pour dire : « Hé, regardez, je suis passé par là ! » C’est le rôle de ces poèmes. Quant à leur contenu, le point commun, c’est qu’ils parlent tous de la mort, plus ou moins directement. On y trouve également le thème selon lequel la mort constitue une porte ouverte vers d’autres choses, d’autres endroits. « Par la porte pâle », telle est, si j’ai bonne mémoire, l’une des citations utilisées. Notre Poète est peut-être convaincu d’expédier tous ces hommes qu’il tue vers un monde meilleur. Il les transforme. C’est un élément à considérer quand on s’intéresse à la pathologie de cet individu. Mais une fois encore, nous en revenons à la fragilité de nos conjectures. C’est un peu comme si on fouillait dans une poubelle pleine de déchets pour essayer de deviner ce qu’une personne a mangé au dîner la veille. Nous ignorons ce que recherche ce type, et nous ne le saurons pas avant de l’avoir capturé.
— Brass ? C’est encore Bob. Comment analysez-vous la fréquence des meurtres ?
— Je laisse Brad répondre à cette question.
— Ici Brad. Euh… ce type est ce qu’on appelle un voyageur de fortune. Certes, il se sert de tout le pays comme terrain de chasse, mais il lui arrive de rester au même endroit plusieurs semaines, voire plusieurs mois. C’est inhabituel dans nos profils psychologiques antérieurs. Le Poète n’est pas un meurtrier qui commet son geste et s’enfuit. Il frappe et ensuite il reste dans le secteur pendant quelque temps. Nous pensons que, durant cette période, il est comme un chasseur qui observe sa proie. Il doit apprendre à connaître les habitudes de sa future victime. Pour finir, il lie connaissance avec elle. C’est une piste à explorer : l’apparition d’un nouvel ami ou d’une nouvelle relation dans la vie du détective visé. Peut-être un nouveau voisin ou un type rencontré dans un bar. Le cas de Denver indique qu’il peut également approcher sa proie en se faisant passer pour un informateur possédant des renseignements. Il peut aussi combiner toutes ces approches.
— Ce qui nous amène à l’étape suivante, dit Backus. Après la prise de contact.
— Le contrôle, dit Hazelton. Après s’être approché suffisamment près de ses victimes, comment les contrôle-t-il ? Nous pensons qu’il possède une arme, grâce à laquelle il confisque celle de sa proie au départ, mais il y a autre chose. Comment peut-il persuader six inspecteurs de police, sept maintenant, d’écrire des vers ? Et comment éviter l’affrontement physique à chaque fois ? Pour l’instant, nous explorons les possibilités d’une hypnose combinée à des amplificateurs chimiques appartenant aux victimes elles-mêmes. Le cas McEvoy constitue à cet égard la seule anomalie. Si on le met de côté pour s’intéresser aux autres, chacun d’entre nous possède certainement dans son armoire à pharmacie un quelconque médicament acheté en vente libre ou délivré sur ordonnance et qui peut amplifier l’effet de l’hypnose. De toute évidence, certains produits sont plus efficaces que d’autres. Mais ce qui importe, si ce scénario est juste, c’est que le Poète utilise les accessoires fournis par la victime elle-même. Nous nous intéressons de près à cet aspect. Voilà, c’est tout pour le moment.
— Très bien, dit Backus. D’autres questions ?
Les personnes présentes dans la salle et le haut-parleur demeurèrent silencieux.
— OK, mesdames et messieurs, reprit Backus en se penchant en avant mais en gardant les mains à plat sur la table, la bouche près du micro du téléphone. On y met tout ce qu’on a. On en a vraiment besoin, cette fois.
Rachel et moi suivîmes Backus et Thompson à l’hôtel Hyatt où Matuzak avait réservé des chambres. Je dus m’inscrire séparément et régler le prix de ma chambre, tandis que Backus se faisait remettre les clés des cinq autres chambres payées par le gouvernement. J’eus droit, malgré tout, au rabais accordé habituellement par la direction de l’hôtel au FBI. Sans doute grâce à la chemise que je portais.
Rachel et Thompson attendaient au bar, où nous avions décidé de prendre un verre avant le dîner. Quand Backus donna sa clé à Rachel, je l’entendis dire qu’elle avait la chambre 321 et notai le numéro dans ma tête. Je logeais quatre chambres plus loin, au 317, et songeais déjà à cette nuit et au moyen de combler la distance qui nous séparait.
Après une demi-heure passée à parler de choses et d’autres, Backus se leva et déclara qu’il montait dans sa chambre pour lire les derniers rapports avant de se rendre à l’aéroport pour y accueillir Thorson et Carter. Il déclina notre proposition de dîner avec nous et se dirigea vers les ascenseurs. Quelques minutes plus tard, Thompson s’éclipsa à son tour : il voulait consulter attentivement le rapport d’autopsie d’Orsulak.
— Eh bien, nous nous retrouvons seuls tous les deux, on dirait, Jack, commenta Rachel, dès que Thompson se fut éloigné. Qu’avez-vous envie de manger ?
— Je ne sais pas. Et vous ?
— Je n’y ai pas réfléchi. Par contre, je sais ce dont j’ai envie dans l’immédiat… Prendre un bon bain chaud.
Nous convînmes de nous retrouver une heure plus tard pour aller dîner. Nous prîmes l’ascenseur pour monter jusqu’à notre étage dans un silence chargé de tension et de désir.
Une fois dans ma chambre, je tentai de chasser Rachel de mes pensées en branchant mon portable sur la ligne de téléphone afin de consulter mes messages à Denver. Il n’y en avait qu’un seul, émanant de Greg Glenn : il voulait savoir où j’étais passé. Je lui répondis, en doutant toutefois qu’il ait l’occasion de lire ma réponse avant de revenir travailler lundi matin. J’adressai ensuite un message à Laurie Prine pour lui demander de rechercher tous les articles concernant Horace l’Hypnotiseur parus dans les journaux de Floride au cours des sept dernières années. Elle n’avait qu’à me les expédier directement sur la messagerie de mon ordinateur, mais, lui précisai-je, ce n’était pas urgent.
Après quoi, je pris une douche et enfilai mes vêtements neufs pour dîner avec Rachel. Comme j’avais vingt minutes d’avance, j’envisageai d’aller voir s’il n’y avait pas une pharmacie dans les environs. Mais je songeai à l’impression produite sur Rachel si, en cas de succès, je me retrouvais dans son lit avec un préservatif tout prêt dans ma poche. Finalement, je renonçai. Je décidai d’improviser en fonction des événements.
— Vous avez regardé CNN ?
— Non, dis-je.
Je me tenais sur le seuil de sa chambre. Elle retourna s’asseoir sur le lit pour enfiler ses chaussures. Visiblement revigorée, elle portait un chemisier couleur crème et un jean noir. La télé était toujours allumée, mais le reportage diffusé concernait l’assassinat du médecin dans la clinique du Colorado. Rachel ne faisait certainement pas allusion à cette affaire.
— Que disaient-ils ?
— Nous sommes passés à la télé. Vous, Bob et moi, filmés à la sortie du salon funéraire. D’une manière ou d’une autre, ils ont trouvé le nom de Bob et l’ont affiché à l’écran.
— Ils ont dit qu’il appartenait à la BSS ?
— Non, uniquement au FBI. Mais ça ne change rien. CNN a certainement repiqué l’info à la chaîne locale. Où qu’il se trouve, si le Poète voit ce reportage, ça pourrait poser un problème.
— Pourquoi ? Ce n’est pas rare de voir le FBI s’intéresser à ce genre d’affaires. Le Bureau a la manie de fourrer son nez partout.
— Le problème, c’est que ça fait le jeu du Poète. On trouve ça dans presque toutes les affaires. Un des éléments de satisfaction que recherche ce genre d’individus, c’est justement de voir leur œuvre à la télé et dans les journaux. D’une certaine façon, ça leur permet de revivre le fantasme du drame. Une partie de leur fascination pour les médias s’étend jusqu’à ceux qui les pourchassent. J’ai le sentiment que ce type, notre Poète, en sait plus sur nous que nous sur lui. Si je ne me trompe pas, il a certainement lu des bouquins sur les sérial killers. Des saloperies racoleuses ou même des études plus sérieuses. Il connaît peut-être certains noms. Le père de Bob est souvent mentionné dans ces ouvrages. Voire Bob lui-même. Et moi aussi. On y trouve nos noms, nos photos et nos déclarations. S’il a vu le reportage sur CNN et s’il nous a reconnus, il va se douter que nous sommes sur ses traces. On risque de le perdre. Il pourrait disparaître de la circulation.
L’ambiguïté donna le ton de la soirée. Incapables de décider ce que nous voulions manger, et où, nous optâmes finalement pour le restaurant de l’hôtel. Si la cuisine était passable, nous partageâmes une bouteille de cabernet qui, lui, était excellent. Je dis à Rachel de ne pas s’inquiéter pour les deniers publics, c’était le journal qui régalait. Elle commanda une forêt noire pour le dessert.
— J’ai le sentiment que vous seriez heureuse s’il n’y avait pas de médias libres dans le monde, lui dis-je alors que nous avions presque terminé le dessert.
Les conséquences du reportage diffusé par CNN avaient dominé tout le repas.
— Non, pas du tout. Je respecte les médias. Ils sont nécessaires dans une société démocratique. Simplement, je ne respecte pas l’irresponsabilité qu’on y rencontre trop souvent.
— En quoi ce reportage était-il irresponsable ?
— Celui-ci n’avait rien de dramatique en soi, mais je n’apprécie pas qu’ils aient utilisé nos images sans s’interroger sur les ramifications éventuelles. J’aimerais que les médias aient une vision plus globale des choses, qu’ils prennent du recul, au lieu de rechercher en permanence la satisfaction immédiate.
— Pas toujours. Regardez, je ne vous ai pas envoyés sur les roses, vos collègues et vous, en disant que j’allais écrire mon article. J’ai misé sur le long terme. J’ai pris du recul.
— Oh, quelle grandeur d’âme ! De la part de quelqu’un qui s’est imposé de force dans l’enquête…
Elle souriait, et moi aussi.
— Hé ! protestai-je.
— Si nous parlions d’autre chose ? Je suis fatiguée de toutes ces histoires. Mon Dieu, comme j’aimerais pouvoir m’allonger et oublier tout ça quelques instants.
Ça recommençait. Le choix de ses paroles, sa façon de me regarder en les prononçant. Interprétais-je correctement ces signes ou bien y voyais-je uniquement ce que j’avais envie d’y voir ?
— OK, ne parlons plus du Poète, dis-je. Parlons de vous.
— De moi ?
— Vos rapports avec Thorson… on se croirait dans un feuilleton télé.
— C’est ma vie privée.
— Non, pas quand vous vous foudroyez du regard d’un bout à l’autre de la pièce pendant les réunions, ou quand vous essayez de convaincre Backus de l’écarter de l’enquête.
— Je n’ai jamais voulu l’écarter de l’enquête. Je veux juste qu’il me fiche la paix et je n’ai pas envie de l’avoir sur le dos ici. Il trouve toujours un moyen de s’immiscer pour tirer la couverture à lui. Vous verrez.
— Combien de temps avez-vous été mariés ?
— Quinze mois de rêve.
— Quand était-ce ?
— Ça remonte à loin : trois ans.
— Et les hostilités persistent après tout ce temps ?
— Je n’ai pas envie d’en parler.
Mais je sentais que si. Je laissai passer un petit moment. La serveuse vint remplir nos tasses de café.
— Que s’est-il passé ? repris-je à voix basse. Vous ne méritez pas d’être malheureuse comme ça.
Délicatement, elle tira sur ma barbe ; c’était la première fois qu’elle me touchait depuis qu’elle m’avait violemment plaqué sur le lit dans ma chambre d’hôtel à Washington.
— Vous êtes adorable, Jack.
Elle secoua la tête et enchaîna :
— C’était une erreur pour tous les deux. Parfois, je me demande même ce qui nous a attirés l’un vers l’autre. Ça n’a pas marché, tout simplement.
— Pourquoi ?
— Parce que. Il ne pouvait pas en être autrement. Je vous l’ai dit, nous avions tous les deux un lourd passif. Surtout lui. Mais il portait un masque et quand j’ai découvert toute la fureur qui se cachait derrière, c’était trop tard. J’ai fui dès que j’ai pu.
— Pourquoi cette fureur en lui ?
— Pour un tas de raisons. Il est plein d’animosité. À cause d’autres femmes, d’autres relations. J’étais son deuxième mariage raté. À cause du boulot aussi. Parfois, il s’enflammait comme un chalumeau.
— Il vous frappait ?
— Non. Je ne suis pas restée assez longtemps pour lui en donner l’occasion. Évidemment, les hommes ne croient pas à l’intuition féminine, mais si j’étais restée, je pense qu’on en serait arrivés là. C’était dans la logique des choses. Aujourd’hui encore, j’essaye de l’éviter au maximum.
— Et lui est toujours amoureux de vous.
— Si vous croyez ça, vous êtes fou.
— Je sens qu’il y a quelque chose.
— Son seul désir, c’est de me voir malheureuse. Il veut se venger, car il me considère comme responsable de son mariage raté, de sa vie ratée, et de tout le reste.
— Comment un type comme ça peut-il garder son boulot ?
— Je vous le répète, il porte un masque. Il sait cacher son vrai visage. Vous l’avez vu à la réunion. Parfaitement maître de lui. Concernant le FBI, vous devez bien comprendre une chose : ils ne cherchent pas à virer leurs agents. Du moment qu’il faisait correctement son travail, peu importait ce que je ressentais ou disais.
— Vous vous êtes plainte de lui ?
— Pas directement. Autant me trancher la gorge. Certes, je possède une position enviable à la BSS, mais ne vous méprenez pas : le FBI reste un monde d’hommes. Et on ne va pas trouver son patron pour se plaindre de choses dont on croit son ex-mari capable. Si je faisais ça, je finirais certainement à la brigade fluviale de Salt Lake City.
— Que pouvez-vous faire ?
— Pas grand-chose. Indirectement, j’y ai fait suffisamment allusion devant Backus pour que celui-ci comprenne ce qui se passe. Mais, comme vous avez pu le constater aujourd’hui en écoutant notre conversation, il n’interviendra pas. Je suppose que Gordon lui glisse lui aussi quelques allusions dans l’autre oreille. À la place de Bob, je me tiendrais aussi tranquille qu’il le fait en attendant que l’un de nous deux fasse une connerie. Le premier qui fait un faux pas se retrouve dehors.
— Un faux pas ? Ça veut dire quoi ?
— Je ne sais pas. Avec le Bureau, on ne sait jamais. Mais Bob est obligé de prendre plus de pincettes avec moi qu’avec lui. Question de politique, vous comprenez. Il a intérêt à préparer ses arrières s’il veut essayer de muter une femme. C’est mon atout…
J’acquiesçai. Nous avions épuisé le sujet. Mais je ne voulais pas qu’elle remonte dans sa chambre. Je voulais rester avec elle.
— Vous êtes un excellent interviewer, Jack. Très rusé.
— Ah ?
— Nous avons passé toute la soirée à parler de moi et du FBI. Et vous alors ?
— Quoi, moi ? Je ne me suis jamais marié, je n’ai jamais divorcé. Je n’ai même pas de plantes vertes. Je passe mes journées assis derrière un ordinateur. Je n’entre pas dans la même catégorie que Thorson et vous.
Elle sourit, puis laissa échapper un petit gloussement, comme un rire d’enfant.
— Oui, nous faisons bien la paire. Nous faisions plutôt. Vous sentez-vous mieux après la réunion d’aujourd’hui, après ce qu’ils ont découvert à Denver ?
— Ce qu’ils n’ont pas découvert, voulez-vous dire ? Je ne sais pas. C’est sans doute préférable de penser qu’il n’a pas été obligé de subir ça. Malgré tout, il n’y a pas de quoi se sentir plus heureux.
— Avez-vous appelé votre belle-sœur ?
— Non, pas encore. Je le ferai demain matin. J’ai l’impression qu’il vaut mieux aborder ce sujet en plein jour.
— Je n’ai jamais eu l’occasion de côtoyer les familles des victimes, dit-elle. Les agents fédéraux arrivent toujours après les faits.
— Ce n’est pas comme moi… Je suis passé maître dans l’art d’interviewer l’épouse devenue veuve, la femme désormais sans enfant, le père de la fiancée morte. Faites votre choix, je les ai tous interviewés.
Il s’ensuivit un long moment de silence. La serveuse revint nous proposer du café, mais nous déclinâmes son offre. Je réclamai l’addition. Je savais maintenant que ça ne se ferait pas ce soir-là. J’avais perdu le courage d’aller plus loin de peur d’essuyer un refus. J’ai toujours fonctionné de la même façon. Quand il m’importait peu d’être rembarré, je tentais ma chance. Mais quand je tenais à une femme, quand je savais qu’un rejet me ferait du mal, je n’osais pas.
— À quoi pensez-vous ? me demanda-t-elle.
— À rien, mentis-je. À mon frère, sans doute.
— Et si vous me racontiez cette histoire ?
— Quelle histoire ?
— L’autre jour, vous étiez sur le point de me dire quelque chose de bien sur lui. La plus belle chose qu’il avait faite pour vous. La raison pour laquelle c’était un saint.
Je l’observai, assise en face de moi. Évidemment, je compris aussitôt de quoi elle parlait, mais je pris le temps de réfléchir avant de répondre. J’aurais pu aisément lui mentir, lui dire que la plus belle chose qu’avait faite Sean, c’était de m’aimer, mais j’avais confiance en elle. Nous faisons confiance aux choses que nous trouvons belles, aux choses que nous désirons. Et peut-être avais-je envie de me confier à quelqu’un après tant d’années.
— La plus belle chose qu’il ait faite, c’est de ne pas m’en vouloir.
— Vous en vouloir de quoi ?
— Notre sœur est morte quand nous étions gamins. C’était ma faute. Sean le savait. Il était le seul à savoir la vérité. Avec elle. Mais il ne m’en a jamais voulu, et il n’a jamais rien dit à personne. En fait, il a même assumé la moitié de la responsabilité. Voilà quel a été son plus beau geste.
Rachel se pencha par-dessus la table, une expression de douleur sur le visage. Nul doute qu’elle aurait fait une bonne psychologue, compatissante, songeai-je, si elle avait poursuivi dans cette voie.
— Que s’est-il passé, Jack ?
— Elle est passée à travers la glace du lac. À l’endroit même où on a retrouvé le corps de Sean. Elle était plus grande que moi, plus âgée. Nous étions montés là-haut en famille. On possédait un camping-car ; mes parents préparaient le déjeuner ou je ne sais quoi. Sean et moi jouions dehors, et Sarah nous surveillait. Je me suis mis à courir sur le lac gelé. Sarah m’a couru après pour m’empêcher d’aller trop loin, là où la glace est plus fine. Malheureusement, elle était plus grande, plus lourde que moi, et elle est passée à travers. J’ai hurlé. Sean a hurlé lui aussi. Mon père et d’autres personnes qui se trouvaient là se sont précipités, mais ils sont arrivés trop tard…
Je portai ma tasse de café à mes lèvres, mais elle était vide. Je levai les yeux vers Rachel et poursuivis.
— Évidemment, tout le monde nous demandait ce qui s’était passé et moi, je ne pouvais pas… je ne pouvais pas parler. Et alors, il… Sean… il a dit qu’on était tous les deux sur la glace et que lorsque Sarah est venue nous chercher, la glace a cédé, et elle est tombée. C’était un mensonge, et je ne sais pas si mes parents y ont cru. Je ne pense pas. En tout cas, il a fait ça pour moi. C’était comme s’il voulait partager la culpabilité avec moi, me soulager de la moitié du poids.
Je plongeai les yeux au fond de ma tasse vide. Rachel ne disait rien.
— Vous auriez sans doute fait une excellente psy. Je n’ai jamais raconté cette histoire à personne.
— Peut-être sentiez-vous qu’il fallait la raconter, par égard pour votre frère. C’est peut-être une façon de le remercier.
La serveuse déposa l’addition sur notre table et nous remercia. J’ouvris mon portefeuille et déposai ma carte de crédit sur la note. Je connais une meilleure façon de remercier mon frère, songeai-je.
En sortant de l’ascenseur, je me sentis presque paralysé par la peur. J’étais incapable de donner suite à mon désir. Nous nous arrêtâmes devant sa porte de chambre. Rachel sortit sa carte magnétique de sa poche et leva les yeux vers moi. J’hésitai, je ne dis rien.
— Bon, dit-elle après un long silence. Nous devons nous lever de bonne heure demain. Vous prenez un petit déjeuner habituellement ?
— Juste du café.
— OK. Je vous appellerai et peut-être aurons-nous le temps d’en boire une tasse vite fait.
Je me contentai de hocher la tête, trop accablé par la honte de mon échec et le manque de courage pour dire quoi que ce soit.
— Bonne nuit, Jack.
— Bonne nuit, parvins-je à articuler avant de m’éloigner dans le couloir.
Assis au bord du lit, je regardai CNN pendant une demi-heure, dans l’espoir de voir le reportage dont m’avait parlé Rachel, ou n’importe quoi d’autre capable de me faire oublier cette désastreuse fin de soirée. Pourquoi, me demandai-je, les personnes auxquelles on tient le plus sont-elles toujours les plus inaccessibles ? Un instinct profond me disait que cet instant dans le couloir était le bon, le moment parfait. Et je l’avais laissé passer. Je l’avais fui. Et maintenant, je craignais d’être hanté à tout jamais par cet échec. Car cet instinct ne reviendrait peut-être jamais.
Je pense ne pas avoir entendu les premiers coups frappés à la porte. Ceux qui m’arrachèrent à mes sombres pensées étaient violents, et j’en déduisis que ce n’était pas la première tentative. Au moins la troisième ou quatrième. Ébranlé par cette intrusion, je m’empressai d’éteindre la télé et me levai pour aller ouvrir, sans même regarder à travers le judas. C’était elle.
— Rachel.
— Salut.
— Salut.
— Je… euh, j’avais envie de vous donner une chance de vous racheter. Si vous en avez envie, évidemment.
Je la regardai, une dizaine de réponses me traversant l’esprit, toutes conçues pour renvoyer la balle dans son camp et l’obliger à faire le premier pas. Mais l’instinct réapparut, et je compris ce qu’elle attendait, ce que je devais faire.
M’avançant vers elle, je glissai une main dans son dos et l’embrassai. Puis je l’attirai à l’intérieur de la chambre et refermai la porte.
— Merci, murmurai-je.
Ensuite, il n’y eut presque plus aucune parole échangée. Elle éteignit la lumière et me conduisit vers le lit. Nouant ses bras autour de mon cou, elle m’entraîna dans un long baiser profond. Après nous être débattus un instant avec nos vêtements, nous décidâmes, sans un mot, de nous déshabiller nous-mêmes. C’était plus rapide.
— Tu as ce qu’il faut ? chuchota-t-elle. Tu vois… pour…
Effondré par les conséquences de mon inaction, je fis non de la tête et m’apprêtai à lui proposer de courir au drugstore du coin en sachant que cette interruption briserait le charme.
— Je crois avoir ce qu’il faut, dit-elle.
Elle posa son sac à main sur le lit et j’entendis s’ouvrir la fermeture Éclair d’une poche intérieure. Elle déposa l’emballage du préservatif dans la paume de ma main.
— J’en garde toujours un en cas d’urgence, dit-elle d’un ton malicieux.
Et nous fîmes l’amour. Lentement, en souriant dans la pénombre de la chambre. J’y repense maintenant comme à un moment merveilleux, peut-être l’instant le plus érotique, le plus passionné de toute ma vie. En réalité, si j’ôte le voile du souvenir, je sais que ce fut un moment chargé de nervosité, où l’un et l’autre nous semblions trop impatients et désireux de satisfaire notre partenaire, nous privant ainsi du véritable plaisir de cet instant. Je sentais que Rachel réclamait avant tout l’intimité de cette union, moins le plaisir sensuel que le rapprochement avec un autre être humain. J’éprouvais la même envie, malgré le puissant désir charnel que m’inspirait son corps. Ses petits seins s’ornaient de larges auréoles brunes ; elle avait un ventre délicieusement arrondi, et des poils doux. Lorsque nos deux corps s’accordèrent sur le même rythme, son visage s’enflamma et devint brûlant. Je la trouvai belle et le lui dis. Mais ce compliment semblant la gêner, elle m’attira dans ses bras pour que je ne voie plus son visage. Le nez enfoui dans ses cheveux, je sentis un parfum de pomme.
Après l’amour, elle roula sur le ventre et je lui massai délicatement le dos.
— J’ai envie de rester près de toi, lui dis-je.
Elle ne répondit pas, mais ça n’avait pas d’importance. Je savais que nous venions de partager quelque chose d’authentique. Lentement, elle se remit sur son séant.
— Que se passe-t-il ? demandai-je.
— Je ne peux pas rester. Je voudrais bien, mais je ne peux pas. Il faut que je sois dans ma chambre demain matin, si jamais Bob appelle. Il voudra certainement me parler avant la réunion avec la police et il a dit qu’il appellerait.
Déçu, je la regardai se rhabiller, sans rien dire. Elle se déplaçait avec aisance dans l’obscurité, sachant se repérer.
Une fois prête, elle se pencha pour déposer un baiser fugace sur mes lèvres.
— Dors bien.
— Oui. Toi aussi.
Mais après son départ, il me fut impossible de trouver le sommeil. Je me sentais trop bien. J’étais comme rassuré et envahi d’une joie inexplicable. Chaque jour on combat la mort avec la vie et qu’y a-t-il de plus revitalisant dans l’existence que l’acte d’amour physique ? Mon frère et tout ce qui s’était passé me semblaient loin.
Je roulai jusqu’au bord du lit et décrochai le téléphone. Imbu de moi-même, je voulais faire partager ces pensées à Rachel. Mais après huit sonneries, comme elle n’avait toujours pas décroché, ce fut la standardiste de l’hôtel qui répondit.
— Vous êtes sûre que c’était bien la chambre de Rachel Walling ?
— Oui, monsieur. Chambre 321. Souhaitez-vous laisser un message ?
— Non, merci.
Je me redressai dans le lit et allumai la lumière. J’allumai la télévision avec la télécommande et passai d’une chaîne à l’autre pendant quelques minutes, sans vraiment regarder l’écran. J’essayai encore une fois de l’appeler, toujours pas de réponse.
Finalement, je m’habillai, en me disant que j’avais envie d’un Coca. Je récupérai ma petite monnaie et ma clé magnétique sur la commode et gagnai l’extrémité du couloir, à l’endroit où se trouvaient les distributeurs. Sur le chemin du retour, je m’arrêtai devant la chambre 321 et collai mon oreille à la porte. Je n’entendais rien. Je frappai discrètement, attendis et frappai de nouveau. Rachel ne répondit pas.
Debout devant ma porte, je m’énervai avec la carte magnétique, essayant de tourner la poignée sans lâcher ma boîte de Coca. Finalement, je posai celle-ci par terre sur la moquette et, au moment où j’ouvrais la porte, j’entendis des bruits de pas. Je me retournai et vis un homme marcher vers moi dans le couloir. À cause de l’heure tardive, les lumières étaient tamisées et l’éclairage plus violent de l’ascenseur découpait sa silhouette. Il était large d’épaules et je remarquai qu’il tenait quelque chose dans sa main. Un sac en papier peut-être. Il n’était plus qu’à trois ou quatre mètres de moi.
— Salut, mon vieux.
Thorson. Sa voix, bien que familière, m’effraya, et sans doute s’en aperçut-il. Je l’entendis ricaner en passant à ma hauteur.
— Faites de beaux rêves.
Je ne répondis pas. Je ramassai ma boîte de Coca et entrai lentement dans ma chambre, sans quitter des yeux Thorson qui s’éloignait dans le couloir. Il passa devant la chambre 321 sans marquer la moindre hésitation et s’arrêta enfin devant une autre porte, un peu plus loin dans le couloir. Tandis qu’il l’ouvrait avec sa carte, il se retourna vers moi. Nos regards se croisèrent un instant, puis je me faufilai dans ma chambre, sans un mot.