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Nous échangeâmes très peu de mots sur la route qui nous conduisait du centre de Los Angeles à Santa Monica. Je pensais à Rachel, là-bas en Floride. Et je ne comprenais pas pourquoi Backus l’expédiait si loin alors que, de toute évidence, l’action se situait ici-même. Il y avait deux explications possibles, conclus-je. La première : Rachel était punie, pour une raison quelconque, peut-être moi, et mise sur la touche. Deuxième possibilité : il y avait du nouveau dans l’enquête et on ne voulait pas me tenir au courant. Aucune de ces deux explications n’était mauvaise, mais au fond de moi-même je me surpris à préférer la première.

Thorson semblait lui aussi perdu dans ses pensées durant presque tout le trajet, ou peut-être était-il simplement fatigué de ma présence. Mais quand nous nous arrêtâmes devant le siège de la police de Santa Monica, il répondit à la question que je me posais avant même que je l’interroge.

— On vient juste récupérer les objets confisqués à Gladden lors de son arrestation. On cherche à consolider le dossier.

— Et vous croyez qu’ils vont vous laisser faire ?

Je savais à quel point les polices, petites ou grandes, détestaient voir le géant du FBI faire irruption sur leurs territoires avec ses gros souliers.

— On verra bien.

Au guichet d’accueil du bureau des détectives, on nous informa que Constance Delpy était au tribunal, mais que son associé, Ron Sweetzer, nous recevrait incessamment. Pour Sweetzer, incessamment voulait dire dix minutes. Et pareil délai ne convenait pas du tout à Thorson. J’eus alors le sentiment que le FBI, tel que l’incarnait Gordon Thorson du moins, n’aimait pas être obligé d’attendre, et surtout pas un petit flic de province.

Quand il arriva enfin, Sweetzer demeura derrière le guichet et demanda ce qu’il pouvait faire pour nous. Il me jeta un deuxième regard, plus appuyé, en se disant certainement que ma barbe et la façon dont j’étais habillé ne collaient pas avec l’image qu’il avait du FBI. Mais il ne fit aucune remarque, ni aucun geste qui aurait pu être interprété comme une invitation à passer dans son bureau. Thorson lui répondit sur le même ton, avec des phrases courtes, et un échantillon de sa propre brutalité. Il sortit de sa poche intérieure une feuille blanche pliée en quatre et l’étala sur le comptoir.

— Voici l’inventaire des biens confisqués lors de l’arrestation de William Gladden, alias Harold Brisbane. Je suis ici pour prendre tous ces objets.

— Hein ? Vous dites ?

— Vous avez très bien compris. Le FBI s’est saisi de l’affaire et mène actuellement une enquête au niveau national sur William Gladden. Nous voulons que des spécialistes examinent ces objets que vous conservez.

— Hé, une minute, monsieur l’agent fédéral ! Nous avons nos spécialistes nous aussi, et nous recherchons également ce type. Pas question de remettre nos pièces à conviction à qui que ce soit. En tout cas, pas sans une ordonnance du tribunal ou l’accord du procureur.

Thorson prit une profonde inspiration. Malgré tout, j’eus le sentiment qu’il exécutait un numéro qu’il avait déjà joué un nombre incalculable de fois : celui de la grosse brute qui débarque en ville pour s’en prendre au plus petit.

— Premièrement, lui dit-il, vous savez bien, et je le sais également, que votre enquête, c’est de la merde. Et deuxièmement, il ne s’agit pas de pièces à conviction de toute façon. Vous détenez un appareil-photo et un sac de bonbons. Ces deux objets ne prouvent rien du tout. Gladden est poursuivi pour tentative de fuite, acte de vandalisme et pollution. Que vient faire l’appareil-photo là-dedans ?

Sweetzer voulut dire quelque chose, puis se ravisa, visiblement à court d’arguments.

— Attendez-moi ici.

Sweetzer s’éloigna.

— Je n’ai pas toute la journée devant moi, inspecteur ! lui lança Thorson. J’essaye de rattraper ce type. Qui ne devrait pas se balader en liberté.

Sweetzer se retourna brusquement.

— Qu’est-ce que ça signifie ? Qu’est-ce que vous insinuez, hein ?

Thorson leva les mains, en signe d’apaisement.

— Ça signifie exactement ce que vous pensez. Dépêchez vous d’aller chercher votre supérieur. Je vais régler ça avec lui.

Sweetzer s’absenta et revint au bout de deux minutes, accompagné d’un homme plus vieux de dix ans, plus lourd de quinze kilos, et deux fois plus en colère.

— C’est quoi, le problème ? demanda-t-il d’un ton sec, saccadé.

— Il n’y a aucun problème, capitaine.

— Lieutenant.

— Oh. Eh bien, lieutenant, votre homme semble un peu désorienté. Je viens de lui expliquer que le FBI s’était saisi de l’enquête sur William Gladden et travaillait main dans la main avec la police de Los Angeles et d’autres forces de police à travers le pays. Or, cette main s’étend jusqu’à Santa Monica. Mais l’inspecteur Sweetzer semble croire qu’en conservant les objets confisqués à M. Gladden il fait avancer l’enquête et la capture de M. Gladden. En réalité, il entrave nos efforts. Je suis surpris, sincèrement, d’être traité ainsi. J’ai avec moi un représentant de la presse nationale, et je ne pensais pas lui offrir ce genre de spectacle.

Thorson me désigna d’un geste de la main ; Sweetzer et son supérieur m’observèrent. À mon tour, je sentis la colère monter, furieux d’être ainsi utilisé. Le lieutenant reporta son attention sur Thorson.

— Ce que nous ne comprenons pas, c’est pourquoi vous voulez récupérer ces objets. J’ai consulté l’inventaire. Il y a un appareil-photo, une paire de lunettes de soleil, un sac de marin et un sachet de bonbons, c’est tout. Pas de film, pas de photo. Pourquoi le FBI tient-il tant à s’approprier ces objets ?

— Avez-vous soumis un échantillon des bonbons à un examen de laboratoire ?

Le lieutenant se tourna vers Sweetzer, qui secoua discrètement la tête, comme une sorte de signal secret.

— Nous nous en chargerons, lieutenant, reprit Thorson. Afin de déterminer si ces bonbons contiennent une drogue quelconque. N’oublions pas l’appareil-photo. Vous l’ignorez, mais des photos ont été découvertes dans le cadre de cette enquête. Je ne peux vous dévoiler leur nature, mais sachez qu’elles tombent sous le coup de la loi. Mais le plus important, c’est que l’analyse de ces photos fait apparaître un défaut au niveau de l’objectif de l’appareil qui a servi à prendre ces clichés. Comme une empreinte digitale sur chaque photo. Il est donc possible d’établir un lien entre ces photos et un appareil bien précis. Mais pour ce faire, nous avons besoin de l’appareil. Si vous nous autorisez à l’emporter, et si les deux éléments concordent, nous serons alors en mesure de prouver que ces photos ont bien été prises par cet homme. Autant de charges supplémentaires retenues contre lui le jour où nous l’arrêterons. En outre, cela nous permettra de déterminer exactement les agissements de cet individu. Voilà pourquoi nous vous demandons de nous remettre ces objets. Sincèrement, messieurs, nous poursuivons tous le même but.

Le lieutenant resta muet un long moment. Finalement, il pivota sur ses talons, s’éloigna et lança à Sweetzer :

— N’oublie pas de leur demander une décharge !

Le visage défait, Sweetzer emboîta le pas à son supérieur, sans protester, mais en expliquant à voix basse qu’il ignorait tout ce que venait de dire Thorson quand il était allé chercher le lieutenant. Lorsqu’ils eurent disparu dans le couloir, je m’approchai de Thorson devant le guichet et murmurai :

— La prochaine fois que vous avez l’intention de vous servir de moi, prévenez-moi avant. Je n’ai pas apprécié.

Il sourit.

— Un bon enquêteur se sert de tous les outils à sa disposition. Vous étiez à portée de main.

— C’est vrai, cette histoire de photos qu’on aurait soi-disant retrouvées et qui auraient été prises avec un objectif défectueux ?

— C’était une bonne idée, non ?

Le seul moyen pour Sweetzer de sauver une parcelle d’amour-propre dans cette transaction consistait à nous faire poireauter au guichet encore dix minutes. Finalement, il revint avec un carton qu’il fit glisser sur le comptoir. Il demanda ensuite à Thorson de lui signer un reçu. Thorson voulut d’abord ouvrir la boîte. Sweetzer posa la main sur le couvercle pour l’en empêcher.

— Tout y est. Signez simplement le reçu que je puisse retourner travailler. J’ai du boulot.

Ayant gagné la guerre, Thorson lui accorda la dernière bataille et signa le reçu.

— Je vous fais confiance. Tout y est.

— Vous savez, je voulais devenir agent du FBI dans le temps.

— Bah, ne soyez pas triste. Un tas de gens échouent à l’examen d’entrée.

Le visage de Sweetzer s’empourpra.

— Non, ce n’est pas à cause de ça, répondit-il. J’ai compris que j’étais trop humain.

Thorson mima un pistolet avec sa main.

— Touché, dit-il. Bonne journée, inspecteur Sweetzer.

— Hé ! s’écria ce dernier, si jamais vous et vos collègues du Bureau avez besoin d’autre chose, n’importe quoi, surtout n’hésitez pas… allez vous faire voir.

 

 

En retournant vers la voiture, je ne pus résister.

— Vous n’avez jamais entendu dire qu’on attrapait plus de mouches avec du sucre qu’avec du vinaigre ? lui demandai-je.

— Pourquoi gaspiller du sucre pour des mouches ? me renvoya-t-il.

Il attendit que nous soyons installés dans la voiture pour ouvrir la boîte. Il souleva le couvercle et je découvris tous les objets déjà mentionnés, enveloppés dans des sachets en plastique, ainsi qu’une enveloppe scellée portant la mention : confidentiel : réservé au Fbi. Thorson l’ouvrit en la déchirant et en sortit une photo. Un Polaroid, sans doute pris avec un appareil servant à photographier les détenus. On y voyait le postérieur d’un homme en gros plan, et deux mains écartant les fesses pour offrir une vision bien nette de l’anus. Après l’avoir observée un instant, Thorson la jeta par-dessus son épaule sur la banquette arrière.

— Bizarre, dit-il. Je me demande pourquoi Sweetzer a ajouté une photo de sa mère ?

Je laissai échapper un petit rire et dis :

— C’est assurément le plus bel exemple de coopération policière que j’aie jamais vu.

Mais Thorson ignora ma remarque, ou peut-être ne l’avait-il pas entendue. Son visage redevint grave tandis qu’il sortait de la boîte le sachet en plastique contenant l’appareil-photo. Il le contempla longuement. En le tournant entre ses mains, pour l’examiner. Je vis son visage s’assombrir davantage.

— Quelle bande de connards, dit-il. Dire qu’ils avaient ce truc-là depuis le début !

J’observai l’appareil-photo à mon tour. Sa forme massive avait quelque chose de curieux. On aurait dit un Polaroid, muni d’un objectif normal d’appareil 35 mm.

— Qu’y a-t-il ?

— Vous connaissez cet appareil ?

— Non. C’est quoi ?

Thorson ne répondit pas. Il pressa un bouton pour mettre l’appareil en marche. Puis il étudia les données informatisées qui s’affichaient au dos du boîtier…

— Aucune photo, dit-il.

— Qu’est-ce que c’est ?

Il ne me répondit pas. Il rangea l’appareil dans la boîte, la referma et démarra.

 

 

Thorson repartit comme s’il conduisait un camion de pompiers fonçant vers un incendie. Soudain il donna un coup de volant, entra dans une station-service de Pico Boulevard et jaillit de son siège alors que le véhicule tremblait encore après cet arrêt brutal. Il se précipita vers la cabine téléphonique et composa un numéro sans mettre d’argent dans l’appareil. Pendant qu’il attendait qu’on lui réponde, il sortit un stylo et un petit carnet de sa poche. Je le vis prendre des notes, après avoir prononcé quelques mots dans le combiné. En le voyant composer un autre numéro, toujours sans mettre de l’argent, je conclus qu’il avait demandé un numéro vert aux renseignements.

J’étais tenté de descendre de voiture et de le rejoindre pour entendre ce qu’il disait, mais je décidai finalement d’attendre. Au bout d’une minute environ, je le vis noter autre chose dans son carnet. J’en profitai pour regarder la boîte de pièces à conviction que lui avait remise Sweetzer. J’avais envie de la rouvrir pour examiner de nouveau l’appareil-photo, mais craignais de provoquer la colère de Thorson.

— Ça vous ennuie de m’expliquer ce qui se passe ? lui demandai-je dès qu’il se rassit derrière le volant.

— Évidemment que ça m’ennuie, mais vous l’apprendrez de toute façon. (Il rouvrit la boîte et sortit l’appareil-photo.) Vous savez ce que c’est ?

— Vous m’avez déjà posé la question. Un appareil-photo.

— Exact. Mais quel genre d’appareil ? C’est ça qui est important.

Tandis qu’il le retournait entre ses mains, je remarquai le logo du fabricant, sur le devant de l’appareil. Un gros « d » minuscule bleu ciel. J’avais reconnu le symbole d’une marque de matériel informatique : digiTime. Juste en dessous du logo, on pouvait lire DIGISHOT 200.

— Il s’agit d’un appareil-photo numérique, Jack. Ce plouc de Sweetzer ne savait même pas ce qu’il avait entre les mains, bordel ! Espérons simplement qu’il n’est pas trop tard.

— Là, je suis largué, avouai-je. Je dois être un plouc moi aussi, mais pouvez-vous…

— Vous savez ce qu’est un appareil-photo numérique ?

— Oui. C’est un appareil sans pellicule. Ils les ont essayés au journal.

— Exact. Pas de pellicule. L’image prise par l’appareil est enregistrée sur une puce et elle peut ensuite être visionnée sur un ordinateur, agrandie, retouchée, etc., et imprimée. En fonction du matériel dont on dispose – en l’occurrence, on a ce qui se fait de mieux, avec un objectif Nikon – on peut obtenir des photos d’une grande perfection. Plus vraies que nature.

J’avais vu des clichés digitalisés au Rocky. Je savais que Thorson avait raison.

— Et alors ? lui demandai-je. Qu’est-ce que ça signifie ?

— Deux choses. Vous vous souvenez de ce que je vous ai dit sur les pédophiles ? Leur besoin de créer des réseaux ?

— Oui.

— Bon. D’autre part, nous sommes quasiment certains que Gladden possède un ordinateur, à cause du fax. OK ?

— OK.

— Et voilà qu’on met la main sur un appareil-photo numérique. Avec cet appareil, son ordinateur et le modem dont il s’est servi pour expédier le fax, il peut envoyer une photo n’importe où dans le monde, à n’importe quelle personne équipée d’un téléphone, d’un ordinateur et du logiciel adapté.

En une fraction de seconde, tout devint clair.

— Il envoie des photos d’enfants ?

— Non, il les vend. C’est du moins ce que je pense. Souvenez-vous, on se demandait comment il vivait, comment il gagnait sa vie ? Ce compte en banque à Jacksonville, sur lequel il a prélevé de l’argent ? Voilà la réponse. Le Poète gagne de l’argent en vendant des photos d’enfants, peut-être même des enfants qu’il a tués. Qui sait ? Peut-être aussi celles des flics qu’il a assassinés ?

— Il y a des gens qui…

Je n’achevai pas ma phrase. Ma question était stupide.

— Si j’ai appris une chose dans ce métier, déclara Thorson, c’est qu’il existe une demande, et donc un marché, pour tout et n’importe quoi. Vos pensées les plus sombres ne sont pas uniques. Imaginez le pire, dans n’importe quel domaine, le truc le plus abominable, et il existe un marché pour ça… Bon, il faut que je passe un autre coup de téléphone pour répartir cette liste de revendeurs.

— Et la deuxième chose ?

— Hein ?

— Vous avez dit qu’on pouvait en tirer deux conclusions.

— Oui. C’est une occasion inespérée. Une occasion en or. Si on n’arrive pas trop tard, évidemment, à cause de ces connards de Santa Monica qui gardaient ce putain d’appareil-photo sous le coude ! Si Gladden gagne l’argent qui lui permet de voyager en vendant des photos à d’autres pédophiles par l’intermédiaire d’Internet ou d’une quelconque messagerie, il a perdu son outil de travail principal quand les flics lui ont confisqué son jouet la semaine dernière.

Il tapota le couvercle de la boîte posée sur le siège entre nous.

— Et il est obligé de le remplacer, dis-je.

— Vous avez tout compris.

— Et vous allez rendre visite à tous les revendeurs digiTime.

— Vous êtes très intelligent, mon vieux. Comment se fait-il que vous soyez devenu journaliste ?

Cette fois, je ne protestai pas contre cette dénomination. Ce mot ne contenait plus la même ironie qu’auparavant.

— J’ai appelé le numéro vert de digiTime, et j’ai obtenu la liste de huit revendeurs du digiShot 200, ici à L. A… Je crois qu’il va opter pour le même modèle : il possède déjà le reste du matériel. Bon, il faut absolument que je téléphone, pour répartir le boulot. Vous n’avez pas un quarter, Jack ? J’ai rien sur moi.

Je lui donnai une pièce et il se précipita de nouveau vers le téléphone. Sans doute appelait-il Backus, heureux de lui annoncer la bonne nouvelle. Je pensai à Rachel, car c’était elle qui aurait dû passer ce coup de téléphone. Quelques minutes plus tard, Thorson était de retour.

— Nous en avons trois à visiter. Tous les trois par ici, dans le West Side. Bob a refilé les cinq autres à Carter et à des types du bureau local.

— Pour ces appareils ? On est obligé de les commander ou bien ils en ont en stock ?

Thorson avait quitté l’aire de la station-service et nous roulions de nouveau dans Pico Boulevard, en direction de l’est. Il se rendait à une des adresses qu’il avait notées dans son carnet.

— Certains magasins en ont en stock, me répondit-il. Sinon, ils peuvent s’en procurer très rapidement. C’est du moins ce que m’a expliqué le gars de chez digiTime.

— À quoi bon, dans ce cas ? Ça remonte à une semaine. Il a eu tout le temps d’en racheter un autre.

— Peut-être. Mais pas forcément. Il faut tenter le coup. C’est un matériel coûteux. Si on achète tout le kit, c’est-à-dire avec le programme de téléchargement et d’édition, le câble de raccordement pour le brancher sur l’ordinateur, la sacoche en cuir, le flash et tous les accessoires, on dépasse largement les mille dollars. Il faut même en compter presque mille cinq cents. Mais…

Il leva le doigt pour bien marquer la nuance.

— … quand on possède déjà tout l’équipement annexe et qu’on veut acheter uniquement l’appareil-photo ? Pas de cordon. Pas de logiciel. Rien de tout ça. Et si en plus on vient de débourser six mille dollars pour payer sa caution et son avocat… si on est à sec… Non seulement on n’a pas besoin de tous les accessoires, mais en plus on n’a pas les moyens de les racheter ?

— Dans ce cas, on passe commande pour l’appareil uniquement, et on fait de grosses économies.

— Exact. C’est ce que je pense. Je me dis que si le montant de la caution a mis notre ami Gladden sur la paille, comme semblait le laisser entendre cet enfoiré d’avocat marron, il fera tout pour économiser le moindre dollar. Et s’il a décidé de remplacer son appareil-photo, je parie qu’il l’a commandé spécialement.

Thorson était survolté, et c’était contagieux. Il m’avait transmis son excitation et je commençais à le voir sous un autre jour, peut-être plus proche de la réalité. Je compris qu’il vivait pour ces instants. Ceux où tout devenait clair, évident. Où il se sentait proche du but.

— McEvoy, on tient le bon bout, déclara-t-il tout à coup. Je me dis que vous me portez peut-être chance, finalement. Continuez, et faites en sorte qu’on n’arrive pas trop tard.

J’acquiesçai.

Nous roulâmes en silence pendant quelques minutes, jusqu’à ce que je l’interroge de nouveau :

— Comment se fait-il que les appareils-photo numériques n’aient aucun secret pour vous ?

— Ce n’est pas la première fois qu’on est confrontés à ce genre de choses, c’est même de plus en plus fréquent. À Quantico, nous avons maintenant une équipe qui s’occupe uniquement des crimes liés à l’informatique. Sur Internet, par exemple. Très souvent, leur boulot touche à la pornographie, aux activités pédophiles. Ils publient régulièrement des topos destinés à tous les agents. J’essaye de me tenir au courant.

J’acquiesçai encore une fois.

— Je vais vous raconter ce qui est arrivé à une vieille dame – une institutrice – près de Cornel, dans l’État de New York. Un jour, en branchant son ordinateur personnel, elle tombe sur un fichier qu’elle n’a jamais vu. Elle l’imprime. Et qu’est-ce qu’elle obtient ? Une photo en noir en blanc, très sombre, mais assez nette malgré tout pour qu’elle y reconnaisse un gamin d’une dizaine d’années en train de tripoter un vieux bonhomme. Elle appelle les flics du coin, et ils comprennent que ce truc a atterri sur son ordinateur par erreur. Son adresse sur Internet est un simple numéro, et ils se disent que l’expéditeur a interverti un ou deux chiffres. Bref, ils interrogent l’historique du fichier en question et ils n’ont aucun mal à remonter jusqu’à une espèce de taré de pédophile avec un casier long comme le bras. Un type d’ici, d’ailleurs. Ils perquisitionnent et ils coffrent le type, vite fait bien fait. La première arrestation informatique. Le type avait environ cinq cents photos dans son ordinateur. Il avait besoin d’un double disque dur pour les stocker, nom d’un chien ! Des gamins de tous les âges, de toutes les races, en train de faire des trucs que même des adultes normaux ne feraient pas… Une affaire en or. Prison à perpétuité, sans conditionnelle. Il utilisait un digiShot lui aussi, mais c’était peut-être un modèle 100. Ils ont publié toute l’histoire dans le Bulletin du FBI l’année dernière.

— Pourquoi est-ce que la photo était si sombre ?

— L’institutrice n’avait pas l’imprimante adéquate. Il faut une belle imprimante laser couleur et du beau papier glacé. Elle n’avait ni l’un ni l’autre.

 

 

Les deux premières tentatives ne donnèrent rien. Une des deux boutiques n’avait pas vendu un seul digiShot depuis quinze jours ; la seconde en avait vendu deux la semaine précédente. Mais les deux appareils avaient été achetés par un célèbre artiste californien dont les portraits, faits d’assemblages de Polaroid, étaient exposés dans les musées du monde entier. Il souhaitait désormais s’attaquer à un support photographique plus moderne et avait décidé de passer au numérique. Thorson ne se donna même pas la peine de noter son nom en vue d’une enquête plus approfondie.

La troisième et dernière adresse figurant sur notre liste correspondait à un magasin, le Data Imaging Answers, situé dans Pico Boulevard, à deux rues seulement du centre commercial de Westwood Pavilion. Thorson arrêta juste devant, sur un emplacement interdit, sourit et déclara :

— C’est ici. C’est le bon.

— Comment le savez-vous ?

— C’est un magasin avec une vitrine et il se trouve dans une rue passante. Les deux autres boutiques ressemblaient davantage à des dépôts de vente par correspondance. Gladden préférait sans aucun doute une vitrine. Question de stimulation visuelle. Avec des gens qui passent devant, des clients qui entrent et qui sortent, davantage d’animation. Pour lui, c’était mieux. Il ne voulait surtout pas qu’on se souvienne de lui.

C’était un petit magasin, avec deux comptoirs et des cartons non ouverts empilés dans les coins. Des micro-ordinateurs et du matériel vidéo étaient exposés sur deux présentoirs circulaires, entre des piles de catalogues d’équipement informatique. Un homme au crâne dégarni, avec d’épaisses lunettes à monture noire, était assis derrière un des deux comptoirs et leva la tête lorsque nous entrâmes. Le deuxième comptoir était inoccupé et semblait inutilisé.

— Vous êtes le gérant ? demanda Thorson.

— Oui, et aussi le propriétaire. (L’homme se leva, drapé dans sa fierté, et nous sourit, tandis que nous nous approchions de son comptoir.) Et c’est pas tout, je suis aussi le meilleur employé de la maison !

Voyant que nous ne partagions pas son éclat de rire, il demanda ce qu’il pouvait faire pour nous.

Thorson lui montra son insigne.

— Le FBI ?

Il semblait hébété.

— Vous vendez le digiShot 200, n’est-ce pas ?

— Exact. Le nec plus ultra des appareils-photo numériques. Hélas, je n’en ai plus en stock pour le moment. J’ai vendu le dernier la semaine dernière.

Je sentis mon estomac se nouer. Nous arrivions trop tard.

— Mais je peux vous en avoir un dans trois ou quatre jours. En fait, si c’est pour le FBI, je peux essayer de l’avoir en deux jours. Sans supplément, évidemment.

Il nous sourit, mais une lueur de perplexité brillait dans ses yeux, derrière les verres épais de ses lunettes. Avoir affaire au FBI le rendait nerveux, d’autant qu’il ignorait la raison de notre visite.

— Comment vous appelez-vous ?

— Olin Coombs. Je suis le propriétaire de ce magasin.

— Oui, vous l’avez déjà dit. Je ne viens pas pour acheter du matériel, monsieur Coombs. Avez-vous le nom de la personne qui vous a acheté le dernier digiShot ?

— Euh… (Il fronça les sourcils ; sans doute hésitait-il à lui demander si le FBI avait le droit d’exiger ce genre de renseignements.) J’ai des registres, évidemment. Je peux vous montrer si vous voulez.

Coombs se rassit et ouvrit un tiroir sous le comptoir. Il fouilla dans un classeur suspendu, jusqu’à ce qu’il trouve ce qu’il cherchait : une simple feuille qu’il déposa à plat devant lui. Avant de la retourner pour permettre à Thorson de la lire à l’endroit. Celui-ci se pencha en avant, examina le document, et je vis sa tête esquisser un petit mouvement de droite à gauche. En jetant un coup d’œil à la facture, j’eus l’impression qu’un tas d’accessoires avaient été achetés en même temps que l’appareil-photo.

— Non, ce n’est pas ce que je cherche, déclara Thorson. Je m’intéresse à un individu qui, pensons-nous, voulait acheter seulement l’appareil. C’est le seul que vous ayez vendu la semaine dernière ?

— Oui… euh, non. Enfin… c’est le seul du stock. On en a vendu deux autres, mais sur commande.

— Et ils n’ont pas encore été livrés ?

— Non. Ils le seront demain. J’attends un camion demain matin.

— L’une de ces deux commandes concerne uniquement l’appareil ?

— L’appareil ?

— Oui, sans les accessoires. Le logiciel, le cordon… le kit complet.

— Oh, je vois. Euh… justement, je crois que…

Laissant sa phrase en suspens, il rouvrit le tiroir et en sortit cette fois une planchette sur laquelle étaient fixés plusieurs bordereaux de couleur rose. Il les feuilleta l’un après l’autre.

— J’ai une commande d’un certain M. Childs. Il voulait juste l’appareil-photo, rien d’autre. Il a payé en liquide, d’avance. 995 dollars plus les taxes. Ce qui fait…

— A-t-il laissé un numéro de téléphone ou une adresse ?

Je cessai de respirer. On le tenait. Ça ne pouvait être que Gladden. L’ironie du pseudonyme ne m’avait pas échappé. Un frisson glacé me parcourut le dos.

— Non. Ni numéro de téléphone ni adresse, répondit Coombs. Je me suis noté un pense-bête. « M. Wilton Childs. Téléphonera pour savoir si matériel arrivé. » Je lui ai dit d’appeler demain.

— Pour qu’il vienne le chercher ?

— Oui, s’il est arrivé, il viendra le chercher. Je vous l’ai dit, il n’a pas laissé d’adresse où le livrer.

— Sauriez-vous dire à quoi il ressemblait, monsieur Coombs ?

— À quoi il ressemblait ? Euh… oui, je crois.

— Pouvez-vous le décrire ?

— C’était un Blanc, ça j’en suis sûr. Et…

— Blond ?

— Euh… non. Brun. Avec une barbe de quelques jours, je me souviens de ça aussi.

— Quel âge ?

— Vingt-cinq ans environ, peut-être trente.

C’était suffisant pour Thorson. Le signalement correspondait plus ou moins, et les autres informations concordaient. Il désigna le comptoir inoccupé.

— Quelqu’un se sert de ce bureau ?

— Non, pas pour l’instant. Les affaires ne marchent pas fort.

— Dans ce cas, vous permettez qu’on s’installe ?