Gladden contemplait les mots affichés sur l’écran. Ils étaient magnifiques, comme s’ils avaient été tracés par la main invisible de Dieu. Justes. Inspirés. Il les relut.
*******************************************************************************
Ils savent que j’existe maintenant, et je suis prêt. Je les attends. Je me suis préparé à prendre ma place dans le panthéon des visages. Comme lorsque j’étais enfant et que j ‘attendais que la porte de la penderie s’ouvre, afin de l’accueillir. Le rai de lumière tout en bas. Mon phare. J’observais la lumière et les ombres produites par chacun de ses pas. Alors, je savais qu’il était là et qu’il me donnerait son amour. J’étais son trésor.
Nous sommes ce qu’ils font de nous, et pourtant, ils nous abandonnent. Nous sommes rejetés. Nous devenons des nomades dans le monde qui gémit. Le rejet est ma souffrance et ma motivation. Je porte en moi la vengeance de tous les enfants. Je suis l’Eidolon. On m’appelle le prédateur, celui qu’il faut surveiller en votre sein. Je suis le diffracteur de la lumière et de l’obscur qui se mêlent. Mon histoire n’est pas une histoire de privations et de sévices. J’aimais ces caresses. Je l’avoue. Et vous ? J’attendais, j’espérais, j’accueillais avec bonheur ces caresses. Ce fut uniquement le rejet – quand mes os furent devenus trop grands – qui me blessa profondément et me contraignit à une vie d’errance. Je suis un banni. Et les enfants ne devraient jamais vieillir.
*******************************************************************************
Il leva la tête lorsque le téléphone sonna. L’appareil était posé sur le comptoir de la cuisine ; Gladden le regarda pendant qu’il continuait de sonner. C’était le premier appel qu’elle recevait. Le répondeur se mit en marche au bout de la troisième sonnerie, et le message enregistré se déroula. Gladden l’avait écrit sur un bout de papier et le lui avait fait lire trois fois avant de l’enregistrer, la quatrième fois. Quelle idiote, pensa-t-il en écoutant le message. Elle n’avait aucun talent d’actrice, du moins quand elle était habillée.
— « Bonjour, vous êtes bien chez Darlene, je… je peux pas vous répondre. J’ai été obligée de… euh, m’absenter pour un motif urgent. Mais j’interrogerai ma messagerie et… euh, ma messagerie et je vous rappellerai dès que possible. »
On sentait sa nervosité, et Gladden craignait qu’à cause de la répétition de ce mot quelqu’un ne devine qu’elle lisait un texte. Après le bip sonore, une voix d’homme, visiblement furieux, laissa un message :
— Darlene, nom de Dieu ! T’as intérêt à m’appeler dès que t’entendras ce message. On peut dire que tu m’as foutu dans une sacrée merde ! T’as intérêt à m’appeler vite fait, et c’est pas sûr que tu retrouves ton boulot à ton retour, ma vieille !
Ça a marché, se dit Gladden. Il se leva pour effacer le message. Sans doute le patron de Darlene, se dit-il. Elle ne risquait pas de le rappeler.
Arrêté sur le seuil de la cuisine, il perçut l’odeur. D’un geste brusque, il récupéra ses allumettes sur son paquet de cigarettes posé sur la table basse du living-room et entra dans la chambre. Pendant quelques instants, il observa le cadavre. Le visage avait viré au vert pâle, mais était déjà un peu plus sombre que lors de sa dernière visite. Les sécrétions corporelles s’échappaient par la bouche et le nez, le corps se purgeait de ses substances décomposées. Il avait appris l’existence de ce phénomène dans un des livres qu’il avait réclamés et réussi à obtenir auprès du directeur de Raiford. Médecine légale. Gladden regrettait de ne pas avoir son appareil-photo afin d’enregistrer les modifications subies par Darlene.
Il alluma quatre autres bâtons d’encens au jasmin et les déposa dans les cendriers aux quatre coins du lit.
Cette fois, après avoir quitté la chambre et refermé la porte, il appliqua une serviette de toilette mouillée contre le seuil afin d’empêcher l’odeur de se répandre dans la zone de l’appartement où il vivait. Il lui restait encore deux jours à tenir.