36

 

 

Le Wilcox Hôtel, car tel était son nom, avait encore une chambre disponible – surtout quand j’expliquai au veilleur de nuit que, travaillant avec les agents gouvernementaux qui y logeaient déjà, j’étais disposé à payer le prix fort : 35 dollars la nuit. De tous les hôtels où j’étais descendu, ce fut le seul où j’éprouvai une vague d’inquiétude en donnant mon numéro de carte de crédit à l’homme assis derrière le comptoir. Apparemment, celui-ci avait déjà vidé la moitié d’une bouteille pour tromper sa veille solitaire. En outre, cela faisait au moins quatre matins de suite qu’il ne se sentait pas de se raser. Pas une fois il ne croisa mon regard durant toute l’opération, qui ne dura pas moins de cinq minutes, le temps qu’il cherche un stylo et accepte finalement celui que je lui prêtai.

— Qu’est-ce que vous venez tous faire ici, au fait ? me demanda-t-il en faisant glisser vers moi une clé au numéro presque entièrement effacé sur le comptoir en Formica tout aussi éraflé.

— Ils ne vous l’ont pas dit ? lui répondis-je en feignant la surprise.

— Non. Moi, je distribue juste les chambres.

— Nous enquêtons sur un trafic de cartes bancaires. C’est par ici que ça se passe.

— Oh.

— Au fait, quelle est la chambre de l’agent Walling ?

Il lui fallut au moins trente secondes pour déchiffrer son registre.

— La 17.

Ma chambre était exiguë et, quand je m’assis au bord du lit, le sommier s’enfonça d’au moins quinze centimètres, tandis que l’autre côté se soulevait d’autant, le tout dans un grand concert de protestations des ressorts rouillés. C’était une chambre au rez-de-chaussée, avec quelques meubles sobres et utilitaires, et une forte odeur de tabac froid. Le store jaune étant levé, j’aperçus un grillage métallique derrière l’unique fenêtre. En cas d’incendie, je me retrouverais pris au piège comme un homard en cage si je n’avais pas le temps de fuir par la porte.

Je sortis de la taie d’oreiller qui me servait de sac le mini-tube de dentifrice et la brosse à dents de voyage que j’avais achetés, et me rendis dans la salle de bains. J’avais encore dans la bouche le goût du Bloody Mary que j’avais bu dans l’avion et je souhaitais m’en débarrasser. Je voulais surtout être prêt à toutes les éventualités avec Rachel.

Dans les vieilles chambres d’hôtel, les salles de bains sont toujours ce qu’il y a de plus déprimant. Celle-ci était à peine plus grande que les cabines téléphoniques qu’enfant je voyais dans toutes les stations-service. Le lavabo, les toilettes et le bac à douche portable, avec taches de rouille assorties, occupaient la totalité des lieux. Si jamais vous étiez assis sur les toilettes au moment où quelqu’un ouvrait la porte, vous pouviez dire adieu à vos rotules. M’étant brossé les dents, je retournai dans la chambre qui était spacieuse, par comparaison, et contemplai le lit, en me disant que je n’avais aucune envie de m’y rasseoir. Et encore moins d’y dormir. Je décidai finalement de prendre le risque de laisser mon ordinateur et ma taie d’oreiller remplie de vêtements et quittai la chambre.

La réponse à mes petits coups discrets à la porte de la chambre 17 fut si rapide que je me demandai si Rachel ne m’attendait pas juste derrière. Tout aussi rapidement, elle me fit entrer.

— La chambre de Bob est juste en face, chuchota-t-elle en guise d’explication. Que se passe-t-il ?

Je ne répondis pas. Nous nous regardâmes un long moment, chacun attendant une réaction de l’autre. Pour finir, ce fut moi qui fis un pas en avant et l’attirai dans un long baiser. Elle semblait y mettre autant de cœur que moi, et cela apaisa bon nombre d’inquiétudes qui me travaillaient. Elle mit fin au baiser pour m’étreindre avec force. Par-dessus son épaule, j’observai sa chambre. Plus grande que la mienne, elle s’ornait de meubles qui avaient peut-être dix ans de moins, mais l’ensemble n’était pas moins déprimant. Son ordinateur était posé sur le lit et divers documents étalés sur le couvre-lit jaune élimé, là où des milliers de gens avaient couché, baisé, pété ou s’étaient battus.

— C’est curieux, dit-elle à voix basse. Je t’ai quitté ce matin et je sens déjà que tu me manques.

— Je peux en dire autant.

— Je suis désolée, Jack, mais je ne veux pas faire l’amour sur ce lit, dans cette chambre.

— Oui, je comprends, répondis-je avec grandeur d’âme et en regrettant immédiatement ces paroles. Pas de problème. Et pourtant, ils t’ont donné une suite royale comparée à ma chambre.

— Nous nous rattraperons, je te le promets.

— C’est noté. Au fait, qu’est-ce qu’on fout ici ?

— Bob tient à être sur place. Pour intervenir plus vite si jamais on le repère.

J’acquiesçai.

— On peut s’absenter un petit instant. Tu veux aller boire un verre ? Il y a forcément un truc ouvert quelque part.

— Ce sera sans doute comme ici. Autant bavarder dans la chambre.

Elle débarrassa le lit des documents et de l’ordinateur et s’y assit en s’adossant contre la tête de lit, un oreiller sous la nuque. Je pris place dans l’unique fauteuil, dont le dossier lacéré par un très vieux coup de couteau avait été réparé avec du ruban adhésif.

— De quoi veux-tu qu’on parle, Rachel ?

— Je ne sais pas. C’est toi le journaliste. Je pensais que tu me poserais des questions.

Elle me sourit.

— Sur l’enquête ?

— Sur n’importe quoi.

Je l’observai un long moment. Finalement, je décidai de commencer par quelque chose de simple, pour voir ensuite jusqu’où je pouvais aller.

— Parle-moi un peu de cet inspecteur Thomas. Comment est-il ?

— Bien. Pour un flic du cru. Pas extrêmement coopératif, mais pas con.

— Comment ça « pas extrêmement coopératif » ? Il a accepté de servir d’appât humain, ça ne vous suffit pas ?

— Si, sans doute. Ça vient peut-être de moi. On dirait que j’ai du mal à m’entendre avec la police.

J’abandonnai le fauteuil pour la rejoindre sur le lit.

— Et après ? Tu n’es pas payée pour t’entendre avec tout le monde.

— C’est juste, dit-elle avec un autre sourire. Tu sais, il y a un distributeur de sodas dans le hall.

— Tu veux quelque chose ?

— Non, mais tu parlais d’aller boire un verre.

— Je pensais à quelque chose de plus fort. Mais tout va très bien. Je n’ai besoin de rien.

Elle approcha la main de mon visage et enfouit ses doigts dans ma barbe comme elle aimait le faire. Je retins sa main au moment où elle la retirait et la gardai un instant dans la mienne.

— Crois-tu que c’est l’intensité de cette enquête et de cette affaire qui a provoqué ça ?

— Plutôt que quoi ?

— Je ne sais pas. Je pose la question.

— Je comprends ce que tu veux dire, répondit-elle après un instant de réflexion. J’avoue que je n’ai jamais fait l’amour avec quelqu’un trente-six heures seulement après l’avoir rencontré.

Son sourire provoqua en moi un magnifique frisson.

— Moi non plus.

Elle se pencha en avant et nous nous embrassâmes de nouveau. Je me retournai et nous roulâmes dans une étreinte digne de Tant qu’il y aura des hommes. Mais notre plage était le vieux couvre-lit d’une chambre d’hôtel miteuse qui avait connu des jours meilleurs, trente ans plus tôt. Tout cela n’avait plus aucune importance. Rapidement, mes baisers descendirent dans son cou, et nous fîmes l’amour.

Comme nous ne pouvions pas entrer tous les deux dans la salle de bains ou sous la douche, Rachel me précéda. Pendant qu’elle prenait sa douche, je restai allongé sur le lit, à penser à elle, en rêvant d’une cigarette.

C’était difficile à dire à cause du bruit de l’eau qui coulait, mais soudain, il me sembla entendre quelques petits coups frappés à la porte. Aussitôt en alerte, je me redressai au bord du lit et enfilai mon pantalon, les yeux fixés sur la porte. C’est alors que je vis nettement, ou crus voir, la poignée tourner. Je me levai, me dirigeai vers la porte en remontant mon pantalon, approchai ma tête du battant et tendis l’oreille. Je n’entendis rien. J’hésitais à regarder par le trou de la serrure. La lumière était allumée dans la chambre et si je collais mon œil à la serrure, je ferais écran à la lumière, et la personne qui se trouvait éventuellement de l’autre côté saurait qu’on l’observait.

À ce moment-là, Rachel arrêta l’eau de la douche. Comme je n’entendais toujours aucun bruit notable dans le couloir, j’approchai mon œil de la serrure. Il n’y avait personne.

— Qu’est-ce que tu fais ?

Je me retournai. Debout près du lit, Rachel s’efforçait de cacher sa nudité avec la minuscule serviette de l’hôtel.

— J’ai cru entendre quelqu’un frapper à la porte.

— Qui était-ce ?

— Je n’en sais rien. Il n’y avait personne dans le couloir. J’ai peut-être rêvé. Ça t’ennuie si je prends une douche ?

— Non, bien sûr.

J’ôtai mon pantalon et, en passant devant elle, je m’arrêtai. Elle laissa tomber sa serviette, dévoilant son corps nu. Je la trouvais très belle. Je fis un pas et nous nous enlaçâmes longuement.

— Je reviens tout de suite, dis-je enfin avant de disparaître sous la douche.

 

 

Rachel m’attendait, déjà habillée, quand je ressortis de la salle de bains. Je consultai ma montre, que j’avais laissée sur la table de chevet ; il était 23 heures. Il y avait dans la chambre un vieux téléviseur cabossé, mais je m’abstins de proposer de regarder les infos. Je m’aperçus que je n’avais pas dîné, pourtant je n’avais toujours pas faim.

— Je ne suis pas fatiguée, dit-elle.

— Moi non plus.

— Peut-être qu’on pourrait chercher un endroit pour boire un verre, finalement ?

Quand je fus habillé, nous quittâmes la chambre sans faire de bruit. Rachel jeta d’abord un coup d’œil dehors pour s’assurer que Backus, Thorson ou quelqu’un d’autre ne traînait pas dans les parages. En fait, nous ne croisâmes personne dans le couloir, ni dans le hall de l’hôtel, et dehors les rues obscures semblaient désertes. Nous prîmes la direction de Sunset.

— Tu as ton arme sur toi ? lui demandai-je, mi-ironique, mi-sérieux.

— Toujours. De plus, on a des hommes dans les parages. Ils nous ont certainement vus quitter l’hôtel.

— Ah bon ? Je croyais qu’ils surveillaient uniquement Thomas.

— Exact. Mais ils doivent aussi s’intéresser à toutes les personnes qui traînent par ici, à n’importe quelle heure. S’ils font correctement leur travail.

Je pivotai sur mes talons et revins sur mes pas pour observer le néon vert du Mark Twain Hôtel au bout de la rue. Je scrutai les environs et les voitures garées le long du trottoir. Je ne voyais toujours aucune ombre, aucune silhouette.

— Il y a combien d’hommes là dehors ?

— Cinq, normalement. Deux à pied, à des endroits fixes. Deux dans des voitures, immobiles. Et une voiture qui patrouille. En permanence.

Je me retournai et relevai le col de ma veste. Il faisait plus froid que je ne l’avais cru. Nos souffles formaient de petits nuages fins qui se mélangeaient, avant de disparaître.

Quand nous débouchâmes dans Sunset, je regardai à droite et à gauche et avisai, à une rue de là, une enseigne au néon qui proclamait : « Cat & Fiddle Bar ». J’indiquai la direction et Rachel se remit en route. Nous restâmes muets jusqu’au bar.

Franchissant le porche, nous pénétrâmes dans un petit patio où étaient disposées quelques tables sous des parasols en toile verte, toutes inoccupées. Juste derrière, à travers les vitres, on apercevait un bar qui paraissait animé et chaleureux. Nous y entrâmes, repérâmes un box vide, à l’opposé du jeu de fléchettes et nous installâmes. C’était un pub de style anglais. Quand la serveuse vint prendre notre commande, Rachel me demanda de choisir en premier et je demandai une black and tan. Rachel m’imita.

Nous observâmes les lieux en échangeant quelques banalités jusqu’à ce qu’on nous apporte nos verres. Nous trinquâmes avant de boire. J’observai Rachel. À mon avis, elle n’avait jamais bu de black and tan.

— La Har est plus lourde ; elle reste au fond du verre, et la Guinness flotte au-dessus.

Elle sourit.

— Quand tu as commandé une black and tan{11}, j’ai cru que c’était une marque que tu connaissais. Mais c’est bon. J’aime bien, mais c’est fort.

— Si les Irlandais savent faire une chose, c’est la bière. Les Anglais doivent leur reconnaître au moins ça.

— Deux verres et tu seras obligé d’appeler des renforts pour me ramener à l’hôtel.

— Ça m’étonnerait.

Nous replongeâmes dans un silence détendu. Il y avait une cheminée creusée dans le mur du fond et la chaleur de son feu ardent se répandait à travers la salle.

— Ton vrai prénom, c’est John ?

J’acquiesçai.

— Je ne suis pas irlandaise, mais j’ai toujours cru que Sean, c’était John en irlandais.

— Oui, c’est la traduction gaélique. Comme nous étions jumeaux, mes parents ont décidé que… enfin, ma mère a décidé, en vérité.

— Je trouve ça chouette.

Après quelques gorgées de black and tan, je commençai à poser des questions sur l’enquête.

— Parle-moi de Gladden.

— Oh, il n’y a pas grand-chose à en dire.

— Tu l’as rencontré, non ? Tu l’as interviewé. Tu as forcément une impression.

— En fait, il n’était pas très coopératif. Son appel était toujours en attente, et il avait peur qu’on utilise ce qu’il dirait pour contrarier ses plans. L’un après l’autre nous avons essayé de gagner sa confiance. Finalement, je crois que l’idée venait de Bob : Gladden a accepté de nous parler de lui à la troisième personne. Comme si les crimes pour lesquels on l’avait condamné avaient été commis par quelqu’un d’autre.

— Bundy faisait la même chose, non ?

Je me souvenais d’avoir lu ça dans un livre.

— Exact. D’autres meurtriers également. C’était juste une astuce pour les convaincre que nous ne venions pas dans le but d’instruire leur procès. La plupart de ces types, vois-tu, possèdent un ego démesuré. Ils avaient envie de nous parler, mais il fallait d’abord les convaincre qu’ils ne risquaient pas de représailles judiciaires. Gladden faisait partie du lot. Surtout qu’il savait que la question de son appel n’était pas tranchée.

— Ce n’est pas souvent, j’imagine, que vous avez l’occasion d’établir des rapports, même superficiels, avec un sérial killer… avant.

— C’est vrai. Mais j’ai le sentiment que si n’importe lequel de ces individus que nous avons interrogés se retrouvait dans la nature comme William Gladden, on les traquerait eux aussi. Ces gens-là ne changent pas, Jack ; ils ne s’amendent jamais. Ils restent ce qu’ils sont.

Avait-elle dit cela sur le ton de la mise en garde ? C’était la deuxième fois qu’elle faisait ce genre de sous-entendu, et je m’interrogeai : essayait-elle de me dire autre chose ? Ou bien, pensai-je, était-ce un avertissement qu’elle s’adressait à elle-même ?

— Alors, que vous a-t-il dit ? Vous a-t-il parlé de Beltran ou des « Potes » ?

— Non, bien sûr que non. Autrement, je m’en serais souvenue en voyant le nom de Beltran sur la liste des victimes. Gladden n’a cité aucun nom. Mais il a donné l’excuse habituelle. Il a raconté qu’il avait subi des violences quand il était enfant. À répétition. Il avait le même âge que l’enfant qu’il a par la suite assassiné à Tampa. Tu vois, c’est un cercle. On retrouve souvent ce schéma. Ils restent comme bloqués à l’instant de leur vie où on les a… détruits.

Je hochai la tête sans rien dire, espérant qu’elle continue.

— Pendant trois ans, reprit-elle. De neuf à douze ans. Les scènes étaient fréquentes et comportaient des pénétrations orales et anales. Il ne nous a pas dit qui était le violeur, précisant simplement que celui-ci ne faisait pas partie de la famille. À l’entendre, il n’avait jamais osé en parler à sa mère, car il avait peur de cet homme qui le menaçait. Il incarnait une figure de pouvoir dans sa vie. Bob a essayé de pousser l’enquête un peu plus loin par la suite, mais ça n’a jamais rien donné. Le témoignage de Gladden n’était pas assez précis pour qu’on puisse remonter la piste. Gladden avait déjà une vingtaine d’années et les viols avaient eu lieu dix ans plus tôt. Même si nous étions allés jusqu’au bout, il y aurait eu des problèmes de prescription. Nous n’avons même pas réussi à retrouver sa mère pour l’interroger. Elle a quitté Tampa après l’arrestation de son fils et toute la publicité qui s’en est suivie. Évidemment, maintenant on peut supposer que le violeur en question était Beltran.

J’acquiesçai une fois de plus. J’avais fini ma bière, mais Rachel avait à peine touché à la sienne. Elle n’aimait pas ça. J’appelai la serveuse, lui commandai une Amstel Light et dis à Rachel que je boirais sa black and tan.

— Alors, comment ça s’est terminé ? Je parle des viols.

— De manière ironique, comme très souvent. Tout a pris fin quand Gladden est devenu trop âgé pour Beltran. Celui-ci l’a rejeté, et il est passé à la victime suivante. Tous les jeunes garçons qu’il a parrainés par l’intermédiaire des « Potes » sont actuellement recherchés pour être interrogés. Je suis prête à parier qu’ils ont tous été violés. Beltran est le mauvais génie de toute cette histoire, Jack. Prends soin de bien expliquer ça dans l’article que tu écriras. Beltran a eu ce qu’il méritait.

— À t’entendre, on dirait que tu comprends Gladden.

J’aurais mieux fait de me taire. Je vis la colère enflammer son regard.

— Oui. tu as parfaitement raison, je le comprends. Ça ne veut pas dire que j’approuve un seul de ses actes, ou que j’hésiterais à le descendre si j’en avais l’occasion. Mais il n’a pas inventé le monstre qui est en lui. Celui-ci a été créé par quelqu’un d’autre.

— OK, je ne voulais pas dire que…

La serveuse apporta la bière de Rachel, m’évitant ainsi de m’enfoncer plus avant sur une route dangereuse. Je fis glisser vers moi le verre de black and tan et bus une longue gorgée, espérant changer rapidement de sujet.

— Et à part ce qu’il vous a raconté, repris-je, quelle impression t’a laissée Gladden ? Possède-t-il, selon toi, l’intelligence que tout le monde par ici lui attribue ?

Elle sembla remettre de l’ordre dans ses pensées avant de répondre.

— William Gladden savait que son appétit sexuel était légalement, socialement et culturellement inacceptable. Et visiblement, il en souffrait, je pense. Je crois qu’il livrait un combat permanent contre lui-même, essayant de comprendre ses pulsions et ses désirs. Il avait envie de nous raconter son histoire, que ce soit à la troisième personne ou pas, et sans doute était-il convaincu qu’en nous parlant de lui il pourrait, d’une certaine façon, se venir en aide, et peut-être aussi venir en aide à quelqu’un d’autre par la même occasion. Quand on les analyse, les dilemmes qui le hantaient révèlent un individu très intelligent. La plupart des types que j’ai interviewés ressemblaient à des bêtes. Ou à des machines. Ils faisaient ce qu’ils devaient faire… quasiment par instinct, ou une sorte de programmation, comme s’ils étaient obligés. Et ils le faisaient sans réfléchir. Gladden était différent. Alors oui, je pense qu’il est aussi intelligent qu’on le dit, peut-être même plus.

— C’est étrange, ce que tu viens de dire. Au sujet de sa souffrance. Ça ne ressemble pas au type que nous pourchassons. Celui-ci semble avoir autant de conscience et de remords qu’Adolf Hitler.

— Tu as raison. Mais nous possédons d’innombrables preuves du changement, de l’évolution, de ce type de prédateurs. En l’absence de traitement, qu’il s’agisse d’une thérapie médicamenteuse ou autre, ce n’est pas la première fois qu’on voit un individu comme William Gladden, avec ses antécédents, se transformer en un monstre comme le Poète. Après les interviews, il est resté en prison encore un an avant de gagner en appel et de saisir l’occasion qui lui était offerte de retrouver la liberté. Les pédophiles sont traités avec la plus grande cruauté dans l’univers carcéral. C’est pour cette raison qu’ils ont tendance à créer de petits groupes soudés, comme au-dehors. Et voilà comment Gladden a fait la connaissance de Gomble et d’autres pédophiles à la prison de Raiford. Ce que je veux t’expliquer, c’est que je ne suis pas surprise de savoir que cet homme que j’ai interviewé il y a plusieurs années est devenu celui qu’on surnomme le Poète aujourd’hui. J’aurais pu le deviner.

Des éclats de rire et des applaudissements fusèrent autour du jeu de fléchettes, m’arrachant à mes pensées. Apparemment, le champion de la soirée venait d’être couronné.

— Assez parlé de Gladden, dit Rachel quand je reportai mon attention sur elle. C’est trop déprimant.

— OK.

— Et toi ?

— Moi aussi, ça me déprime.

— Non, je veux dire, parlons un peu de toi. Tu as prévenu ton rédacteur en chef. Tu lui as dit que tu avais retrouvé ta place ?

— Non, pas encore. Il faut que je l’appelle demain matin pour lui annoncer qu’il n’y aura pas de suite à l’article, mais que je continue l’enquête.

— Comment va-t-il réagir, à ton avis ?

— Mal. Il voudra une suite, absolument. L’histoire est lancée sur des rails maintenant, comme une locomotive. Les médias nationaux ont pris le train en marche et il faut continuer à balancer des articles dans la chaudière pour faire avancer les wagons. Mais il a d’autres journalistes sous la main, nom d’un chien ! Il n’a qu’à mettre l’un d’eux sur le coup et on verra ce que ça donne. Pas grand-chose à mon avis. Michael Warren va certainement balancer d’autres révélations dans le L. A. Times et je vais me retrouver en pleine disgrâce.

— Tu es un cynique.

— Je suis réaliste.

— Ne t’inquiète pas pour Warren. Gor… celui qui l’a renseigné la première fois ne recommencera pas. Ce serait trop risqué, à cause de Bob.

— Lapsus révélateur, hein ? On verra bien.

— Pourquoi es-tu devenu si cynique, Jack ? Je croyais que c’était réservé aux vieux flics fatigués ?

— Je suis né comme ça, je suppose.

— Je veux bien le croire.

 

 

Il me sembla qu’il faisait encore plus froid au retour. J’avais envie de passer mon bras autour des épaules de Rachel, mais je savais qu’elle ne le permettrait pas. Les murs avaient des yeux et je m’abstins. Alors que nous approchions de l’hôtel, une histoire me revint en mémoire et je la lui racontai.

— Tu sais comment ça se passe quand tu es au lycée, il y a toujours des rumeurs qui circulent… Machin est amoureux de machine, ou l’inverse ? Tu te souviens ?

— Oui, je me souviens.

— Eh bien, il y avait une fille dans mon lycée.,. j’en pinçais pour elle. Et je… oh, je ne sais plus comment c’est arrivé, mais la nouvelle a fini par se répandre, tu vois ? Dans ces cas-là, quand ça arrivait, on attendait généralement pour voir la réaction de l’autre personne. C’était la situation typique où moi je savais qu’elle savait que j’étais amoureux d’elle et elle, elle savait que je savais qu’elle savait. Tu me suis ?

— Oui.

— Le problème, c’est que je manquais de confiance en moi ; j’étais… je ne sais pas comment dire. Bref, un jour, j’étais au gymnase, assis sur les gradins. Je crois que j’étais venu en avance pour voir un match de basket ou un truc comme ça, et les gens arrivaient petit à petit. Et la fille est arrivée à son tour, avec une amie ; elles cherchaient une place dans les gradins. Tu vois la scène. Le genre « maintenant ou jamais ». La fille me regarde et me fait un signe de la main… Et moi, je me pétrifie. Et ensuite… tu sais quoi ?… Je me retourne et je regarde derrière moi pour voir si elle faisait signe à quelqu’un d’autre.

— Espèce d’idiot ! s’exclama Rachel avec un grand sourire, car évidemment elle ne pouvait pas être ébranlée par cette histoire comme je l’avais été pendant longtemps. Qu’a-t-elle fait ?

— Quand je me suis retourné, elle regardait ailleurs, gênée. Tu comprends, je l’avais mise dans l’embarras en déclenchant tout ça et en me dérobant ensuite… comme si je la rabrouais. Après ça, elle est sortie avec un autre gars. Et elle a fini par l’épouser. Il m’a fallu longtemps pour m’en remettre.

Nous parcourûmes en silence les derniers mètres jusqu’à l’hôtel. J’ouvris la porte à Rachel et la regardai avec un sourire douloureux, gêné. Cette histoire me faisait toujours le même effet, après toutes ces années.

— Et voilà l’histoire, lui dis-je. C’est la preuve que j’ai toujours été cynique.

— Tout le monde possède des souvenirs d’adolescence semblables, dit-elle d’un ton qui me parut moqueur.

Quand nous traversâmes le hall, le veilleur de nuit leva les yeux et nous adressa un signe de tête. On aurait dit que sa barbe avait encore poussé depuis que je l’avais vu pour la première fois quelques heures plus tôt. Arrivée au pied de l’escalier, Rachel s’arrêta et, en chuchotant pour ne pas être entendue du veilleur de nuit, elle me demanda de ne pas la suivre.

— Il vaut mieux aller chacun dans sa chambre.

— Je peux quand même te raccompagner.

— Non, ça ira.

Elle se tourna vers le bureau de la réception. Le veilleur de nuit était plongé dans la lecture d’un journal à sensation. Rachel se retourna vers moi, déposa un baiser silencieux sur ma joue et me souhaita bonne nuit à voix basse. Je la regardai monter l’escalier.

 

 

Je savais que je ne parviendrais pas à dormir. Trop de pensées dans ma tête. J’avais fait l’amour avec une jolie femme et passé la soirée à tomber amoureux d’elle. Je ne savais pas exactement ce qu’était l’amour, mais je savais que la compréhension de l’autre en faisait partie et la sentais chez Rachel. C’était une qualité que je n’avais pas souvent rencontrée dans ma vie, et cette présence provoquait en moi un sentiment d’exaltation et d’inquiétude mêlées.

Alors que je ressortais de l’hôtel pour fumer une cigarette, mon sentiment d’inquiétude s’accrut et infecta mon esprit avec d’autres pensées. Cette histoire de fantôme m’avait repris, et mon impression de gêne, la pensée de ce qui aurait pu être continuaient de me serrer le cœur : que cette scène dans les gradins du gymnase était lointaine pourtant ! J’étais stupéfait par l’emprise de certains souvenirs, la précision et la force avec lesquelles ils pouvaient revivre. Je n’avais pas tout dit à Rachel au sujet de la fille du lycée : je ne lui avais pas raconté la fin. Elle ne savait pas que la fille se nommait Riley, et que le type avec lequel elle était sortie, qu’elle avait épousé ensuite, était mon frère. J’ignorais ce qui m’avait poussé à cacher cette partie de l’histoire.

Je n’avais plus de cigarettes. Je retournai dans le hall et demandai au veilleur de nuit où je pouvais en trouver. Il me conseilla de retourner au Cat & Fiddle. Je remarquai un paquet de Camel entamé sur le guichet, à côté de sa pile de journaux à sensation, mais il ne m’en offrit pas, et je ne lui demandai rien.

En marchant dans Sunset Boulevard, je repensai à Rachel, préoccupé par un détail que j’avais remarqué pendant que nous faisions l’amour. Les trois fois où nous avions couché ensemble, elle s’était entièrement abandonnée, sans aucun doute, mais je l’avais trouvée résolument passive. Elle s’en remettait entièrement à moi. La deuxième et la troisième fois, j’avais guetté des changements subtils, allant jusqu’à hésiter dans mes mouvements, dans mes choix, pour lui permettre de prendre la direction des opérations. En vain. Même au moment magique où j’étais entré en elle, c’était ma main qui avait tâtonné à la porte. Trois fois. Aucune femme avec laquelle j’avais fait l’amour plus de deux fois ne s’était comportée ainsi.

Ce n’était pas un défaut, évidemment, et ça ne me posait aucun problème ; malgré tout, je ne pouvais m’empêcher de trouver cela étrange. Sa passivité dans ces moments horizontaux était diamétralement opposée à son comportement dans nos moments de verticalité. Loin du lit, nul doute qu’elle exerçait, ou cherchait à exercer, sa domination. C’était le genre de contradiction subtile qui, pensai-je, la rendait si séduisante à mes yeux.

Au moment où je m’arrêtais pour traverser Sunset. en face du bar, ma vision périphérique capta un mouvement à l’extrême gauche tandis que je tournai la tête pour vérifier qu’il n’y avait pas de voiture. Mes yeux suivirent le mouvement, et je vis une silhouette s’engouffrer dans l’embrasure sombre d’une entrée de magasin fermé. Un frisson glacé me traversa, mais je ne bougeai pas. Pendant plusieurs secondes je scrutai l’endroit où j’avais aperçu le mouvement. La porte se trouvait à une vingtaine de mètres. J’étais certain d’avoir vu un homme, et sans doute était-il toujours là, caché dans le noir, à m’observer pendant que je l’observais.

Je fis quatre pas en direction de l’embrasure, d’un air décidé, puis me figeai. C’était un coup de bluff, mais comme personne ne jaillissait de l’obscurité pour s’enfuir, je me retrouvais pris à mon propre piège. Je sentis les battements de mon cœur s’accélérer. Peut-être s’agissait-il simplement d’un sans-abri en quête d’un endroit pour dormir. Il pouvait y avoir mille explications. Cela ne m’empêchait pas d’être terrorisé. Peut-être était-ce un clochard. Le Poète ? En une fraction de seconde, une myriade de possibilités envahit mon esprit. J’étais passé à la télé et le Poète avait regardé la télé. Il avait fait son choix et cette embrasure sombre se trouvait sur le chemin entre moi et le Wilcox Hôtel. Je ne pouvais pas faire demi-tour. Rapidement, je pivotai sur mes talons et posai le pied sur la chaussée pour me diriger vers le bar.

Je fus accueilli par un coup de klaxon qui me fit faire un bond en arrière. Pourtant, je ne craignais rien. La voiture qui passa à toute allure en laissant dans son sillage des rires d’adolescents roulait deux voies plus loin, mais peut-être avaient-ils vu mon visage, mon expression, et compris que j’étais une proie facile à effrayer.

Au bar, je commandai une autre black and tan, avec une assiette de chicken wings, et demandai qu’on m’indique le distributeur de cigarettes. Je remarquai le tremblement de mes mains lorsque je grattai une allumette après avoir enfin coincé une cigarette entre mes lèvres. Et maintenant ? me dis-je en recrachant le nuage de fumée bleue vers mon reflet dans le miroir derrière le bar.

 

 

Je restai jusqu’à la fermeture, à 2 heures, et quittai le Cat & Fiddle avec l’exode des purs et durs. Plus on est nombreux, plus on est en sécurité, m’étais-je dit. En traînassant derrière la foule des buveurs, je repérai un groupe de trois ivrognes qui se dirigeaient vers Wilcox et leur emboîtai le pas à distance. Nous passâmes devant l’embrasure de la boutique, sur le trottoir opposé, séparé par les quatre voies du boulevard, et je n’aurais su dire si l’alcôve obscure était déserte ou pas. Je ne m’attardai pas. Arrivé dans Wilcox, je faussai compagnie à mon escorte et traversai Sunset au petit trot, jusqu’à l’hôtel. Je ne respirai normalement qu’en pénétrant dans le hall et en voyant le visage familier et rassurant du veilleur de nuit.

Malgré l’heure tardive, et toute la bière que j’avais ingurgitée, la peur que je m’étais faite avait chassé ma fatigue. Impossible de dormir. De retour dans ma chambre, je me déshabillai, me couchai et éteignis la lumière en sachant que c’était peine perdue. Au bout de dix minutes, je décidai de prendre le taureau par les cornes et rallumai la lumière.

J’avais besoin d’un truc pour me changer les idées. Une occupation qui me détendrait et m’aiderait à trouver le sommeil. Alors, je fis ce que j’avais fait en maintes occasions dans un cas semblable. J’installai mon ordinateur sur mes genoux. Je l’allumai, branchai la ligne téléphonique de la chambre sur la sortie modem et composai le numéro du serveur du Rocky. Je n’avais aucun message, et d’ailleurs je n’en espérais pas, mais ces simples gestes commençaient déjà à me détendre. Je fis défiler les dépêches sur l’écran et tombai sur mon propre article, sous forme condensée, sur le réseau national d’Associated Press. Demain, la bombe allait exploser. Tous les rédacteurs en chef de tous les quotidiens, de New York à L. A., connaîtraient mon nom. Enfin, je l’espérais.

Après avoir interrompu la connexion, je fis quelques parties de solitaire contre l’ordinateur, mais finis par me lasser de perdre. En quête d’une autre distraction, je cherchai dans la sacoche du portable les factures de l’hôtel de Phœnix, mais pas moyen de mettre la main dessus. J’inspectai toutes les poches du sac, en vain. La liasse de feuilles pliées en deux avait disparu. D’un geste brusque, je m’emparai de la taie d’oreiller et la palpai comme on fouille un suspect : elle ne contenait que des vêtements.

— Merde !

Fermant les yeux, j’essayai de me représenter ce que j’avais fait de ces reçus dans l’avion. Un sentiment d’effroi m’envahit lorsque je me rappelai les avoir glissés dans la poche du siège de devant. Mais je me souvins aussi qu’après avoir téléphoné à Warren je les avais récupérés pour passer les autres coups de fil. Je me revis en train de les ranger dans la sacoche du portable, au moment où l’avion effectuait son approche finale. C’était une certitude, je ne les avais pas oubliés dans l’avion.

L’autre explication, évidemment, c’était que quelqu’un s’était introduit dans ma chambre pour s’en emparer. J’arpentai la pièce de long en large, ne sachant que faire. Je m’étais fait voler ce qu’on pouvait considérer comme des documents volés. À qui me plaindre ?

Furieux, j’ouvris la porte et suivis le couloir jusqu’à la réception. Le veilleur de nuit feuilletait un magazine intitulé High Society et sur la couverture duquel une femme entièrement nue utilisait habilement ses bras et ses mains pour masquer stratégiquement certaines parties de son corps et permettre au magazine d’être exposé à la vente.

— Dites, vous avez vu quelqu’un entrer dans ma chambre ?

Il répondit par un haussement d’épaules et un mouvement de tête.

— Personne ?

— Les seules personnes que j’ai vues, c’est cette dame qu’était avec vous, et vous. C’est tout.

Je le regardai, attendant la suite, mais il avait dit ce qu’il avait à dire.

— OK.

Je regagnai ma chambre, examinant le trou de la serrure pour déceler d’éventuelles traces d’effraction. Difficile à dire. La serrure était usée et éraflée, mais les marques que j’y repérai pouvaient dater de plusieurs années. D’ailleurs, j’aurais été incapable de remarquer une serrure forcée, même si ma vie en dépendait, mais je regardai quand même. J’étais furieux.

Je fus tenté d’appeler Rachel pour l’avertir de ce cambriolage, mais compris que je ne pouvais pas lui parler de ce qu’on m’avait volé. Le souvenir de cet épisode dans les gradins du gymnase, et d’autres leçons apprises depuis, me traversèrent l’esprit. Je me déshabillai de nouveau et me recouchai.

Le sommeil finit par venir, mais pas avant que j’aie eu la vision de Thorson entrant dans ma chambre et fouillant dans mes affaires. Quand je m’endormis enfin, la colère ne m’avait pas quitté.