Je réussis à convaincre Greg Glenn de me laisser écrire mon article sans quitter Phœnix. Tout le restant de la matinée, je demeurai enfermé dans ma chambre d’hôtel à passer des coups de téléphone, afin de réunir les commentaires des différents protagonistes de l’affaire, comme Wexler à Denver et Bledsoe à Baltimore. Après quoi, j’écrivis pendant cinq heures d’affilée, dérangé uniquement par les appels de Glenn en personne, me demandant avec nervosité où j’en étais. Finalement, une heure avant le bouclage de 17 heures à Denver, je transmis deux articles à la rédaction du service « Société ».
J’avais les nerfs en pelote lorsque enfin je pus envoyer mon travail, et une migraine carabinée. J’avais englouti un pot et demi de café apporté par le garçon d’étage et fumé un paquet entier de Marlboro, mon record en une seule séance de travail, depuis des années. Maintenant, je faisais les cent pas dans la chambre en attendant le verdict de Greg Glenn. Je rappelai la réception, expliquant que je ne pouvais quitter ma chambre, car j’attendais un coup de téléphone important, et demandant qu’on me monte un tube d’aspirine.
Dès qu’on me l’apporta, j’en avalai trois comprimés avec de l’eau minérale prise dans le minibar, et presque aussitôt je commençai à me sentir mieux. J’appelai ensuite ma mère et Riley pour les prévenir que mon article serait publié dans le journal du lendemain. Il était probable, ajoutai-je, que des journalistes d’autres organes de presse essayent de les contacter maintenant que cette histoire faisait la une, et elles devaient s’y préparer. L’une et l’autre me répliquèrent qu’elles n’avaient aucune envie de répondre aux journalistes. C’était très bien ainsi, leur dis-je, conscient de l’ironie de la chose : j’étais moi-même journaliste.
Pour finir, je m’aperçus que j’avais oublié de contacter Rachel pour lui annoncer que je restais en ville. J’appelai le bureau local du FBI à Phœnix, mais l’agent qui me répondit m’apprit qu’elle était partie.
— Comment ça « partie » ? Elle a quitté Phœnix ?
— Je ne suis pas autorisé à vous répondre.
— Pourrais-je parler à l’agent Backus dans ce cas ?
— Il est parti lui aussi. Puis-je vous demander qui vous êtes ?
Je raccrochai, appelai la réception de l’hôtel et demandai la chambre de Rachel. On me répondit qu’elle avait quitté l’hôtel. Et Backus aussi. Tout comme Thorson, Carter et Thompson.
— Bordel de merde ! dis-je après avoir raccroché.
Il y avait eu du nouveau. Forcément. S’ils avaient tous quitté l’hôtel, c’est qu’il s’était produit un événement capital dans le déroulement de l’enquête. Et je m’aperçus qu’on m’avait laissé sur la touche. Assurément, j’avais perdu mon statut de témoin privilégié. Je me remis à arpenter la chambre de long en large en me demandant où ils étaient allés et ce qui avait pu motiver un départ aussi précipité. Et soudain, je repensai à la carte que m’avait donnée Rachel. Je la sortis de ma poche et pianotai le numéro de son biper sur le cadran du téléphone.
Dix minutes suffiraient, estimai-je, à expédier mon message vers le satellite et à le renvoyer jusqu’à elle, où qu’elle soit. Mais dix minutes s’écoulèrent sans que mon téléphone sonne. Dix autres minutes passèrent, puis une demi-heure, pas même un appel de Greg Glenn. J’allai jusqu’à décrocher le téléphone pour vérifier que je ne l’avais pas cassé.
Énervé, mais fatigué de tourner en rond et d’attendre, j’allumai mon portable et me connectai de nouveau sur le serveur du Rocky. Je consultai la messagerie, rien d’important. Je basculai sur ma boîte aux lettres personnelle, fis défiler les dossiers et appelai celui baptisé HYPNO. Le fichier contenait plusieurs articles sur Horace Gomble, dans l’ordre chronologique. Je commençai par le plus ancien, mes souvenirs se ranimant au fur et à mesure que je lisais.
C’était une histoire haute en couleur. Médecin et chercheur travaillant pour la CIA dans les années 60, Gomble était devenu par la suite psychiatre, puis il s’était installé à Beverly Hills et spécialisé dans l’hypnothérapie. Il avait mis à profit son savoir-faire et sa connaissance des « arts hypnotiques », telle était son expression, pour monter un numéro de cabaret, sous le nom de Horace l’Hypnotiseur. Dans les premiers temps, il se produisait uniquement dans de petits clubs de Los Angeles, au cours de soirées amateur, mais, son numéro devenant extrêmement populaire, il décrocha bientôt des contrats d’une semaine pour se produire dans les casinos de Las Vegas. Gomble abandonna alors le métier de psychiatre. Devenu artiste de music-hall à temps plein, il se produisait désormais sur les scènes des plus grands palaces de Vegas. Au milieu des années 70, son nom figurait au côté de celui de Sinatra sur les affiches du Caesar Palace, en plus petit néanmoins. Il fut invité à quatre reprises au Carson’s show et, lors de sa dernière apparition sur le plateau, après avoir plongé l’animateur vedette dans un état de transe hypnotique, il lui fit avouer ses véritables sentiments sur les autres invités de l’émission ce soir-là. Surpris par les commentaires acerbes de Johnny Carson, le public crut qu’il s’agissait d’une farce. Ce n’en était pas une. Après avoir visionné l’enregistrement, Carson annula la diffusion de l’émission et inscrivit Horace l’Hypnotiseur sur sa liste noire. La nouvelle de l’annulation de l’émission fit grand bruit dans les revues destinées aux professionnels du divertissement, et ce fut un coup sévère porté à la carrière de Gomble. Il ne fit plus aucune apparition à la télévision, jusqu’au jour de son arrestation.
Gomble banni des écrans, son numéro prit un coup de vieux, même à Las Vegas, et les scènes sur lesquelles il se produisait désormais étaient de plus en plus éloignées du Strip. Bientôt, il se retrouva sur la route, allant de club en cabaret, et pour finir ce fut le circuit des boîtes de striptease, des foires de province. La disgrâce était complète. Son arrestation à la foire d’Orlando fut le point final de cette longue dégringolade.
Les articles consacrés au procès indiquaient que Gomble fut inculpé pour avoir abusé de jeunes filles qu’il choisissait comme volontaires au cours de ses représentations en matinée à la foire. D’après l’accusation, il suivait toujours la même tactique : ayant repéré une fillette entre dix et douze ans dans le public, il l’emmenait en coulisse, soi-disant pour se préparer. Une fois dans sa loge, il offrait à la future victime un Coca additionné de codéine et de penthotal – deux produits dont on avait saisi une certaine quantité lors de son arrestation – en lui expliquant qu’il devait vérifier s’il pouvait l’hypnotiser avant que débute le numéro. Les drogues agissant comme un amplificateur, la fillette plongée en état de transe subissait alors les agressions sexuelles de Gomble. Toujours d’après l’accusation, les sévices se composaient essentiellement de fellations et de masturbations, actes dont il est difficile de relever des preuves physiques. Ensuite, Gomble effaçait de l’esprit de sa victime le souvenir de ce qui s’était passé, grâce à la suggestion sous hypnose.
On ignorait combien de fillettes avaient été victimes de Gomble. Ses agissements ne furent découverts que lorsque un psychiatre qui soignait une jeune fille de treize ans souffrant de troubles du comportement avait fait resurgir, au cours d’une séance d’hypnose, l’agression dont elle avait été victime de la part de Gomble. À la suite d’une enquête menée par la police, Gomble fut finalement accusé d’avoir abusé de quatre fillettes.
Lors du procès, la défense se contenta d’affirmer que les événements décrits par les victimes et la police n’avaient jamais eu lieu. Gomble fit citer pas moins de six éminents spécialistes de l’hypnose, qui tous déclarèrent qu’il était absolument impossible d’obliger quiconque, et dans n’importe quelle circonstance, même en état de transe, à faire ou à dire quoi que ce soit de dangereux ou de moralement répugnant pour le sujet hypnotisé. Et l’avocat de Gomble ne manqua jamais une occasion de rappeler au jury qu’il n’existait aucune trace de sévices quelconques.
L’accusation remporta la partie malgré tout, grâce principalement à un témoin. L’ancien supérieur de Gomble à la CIA, qui vint déclarer que les recherches menées par l’accusé au début des années 60 comportaient des expériences basées sur l’hypnose et l’utilisation d’un mélange de drogues destiné à « déconnecter » les inhibitions morales et les réflexes de survie du sujet. Il s’agissait d’une forme de contrôle de la pensée, et l’ancien cadre de la CIA précisa que la codéine et le penthotal figuraient l’un et l’autre parmi les drogues utilisées par Gomble pour parvenir à des résultats positifs dans ses travaux.
Il fallut deux jours au jury pour déclarer Gomble coupable de quatre agressions sexuelles sur la personne d’un mineur. Il fut condamné à une peine de 85 ans d’emprisonnement au centre pénitentiaire de Raiford. Un des articles du dossier précisait qu’il avait fait appel de ce jugement en prétextant l’incompétence de son avocat, mais sa demande fut rejetée à tous les niveaux, jusqu’à la Cour suprême de Floride.
Arrivé à la fin du fichier, je remarquai que le dernier article datait de quelques jours seulement. Je trouvai cela curieux, Gomble ayant été condamné sept ans plus tôt. En outre, l’article provenait du L. A. Times, et non pas du Orlando Sentinel, comme tous les autres.
Intrigué, je commençai à le lire et crus tout d’abord que Laurie Prine avait simplement commis une erreur. Ça arrive parfois. Je pensais qu’elle m’avait envoyé un article sans aucun rapport avec ma demande, un article que quelqu’un d’autre au Rocky lui avait peut-être réclamé.
Il y était question d’un suspect dans le meurtre d’une femme de chambre d’un motel de Hollywood. Au moment où j’allais abandonner ma lecture, je tombai sur le nom de Horace Gomble. D’après l’article, l’individu suspecté du meurtre de la femme de chambre avait purgé une peine de prison à Raiford, en même temps que Gomble, et avait même aidé celui-ci à accomplir quelques démarches juridiques. Alors que je relisais ce passage, une idée jaillit soudain dans mon esprit. Il me devint bientôt impossible de m’en défaire.
De nouveau, j’appelai le biper de Rachel après avoir éteint mon portable. Cette fois, mes doigts tremblaient en composant le numéro, et j’eus ensuite le plus grand mal à rester en place. Je recommençai à faire les cent pas dans la chambre, les yeux fixés sur le téléphone. Et finalement, comme s’il obéissait au pouvoir de mon regard, le téléphone sonna, et je décrochai aussitôt, avant même la fin de la première sonnerie.
— Écoute, Rachel, je crois que j’ai quelque chose.
— Espérons que ce n’est pas la syphilis, Jack.
C’était Greg Glenn.
— Oh, je croyais que c’était quelqu’un d’autre. En fait, j’attends un coup de fil. C’est très important et si on m’appelle je suis obligé de répondre immédiatement.
— Laissez tomber, Jack. On est à la bourre. Vous êtes prêt ?
Je consultai ma montre. L’heure du premier bouclage était dépassée depuis dix minutes.
— OK, je suis prêt. Réglons ça le plus vite possible.
— Bien. Avant toute chose : bon boulot, Jack. C’est… évidemment, j’aurais préféré qu’on soit les premiers, mais votre article est beaucoup mieux écrit, avec beaucoup plus d’informations.
— OK. Qu’est-ce qu’il faut changer ? lui demandai-je.
Je n’avais pas envie d’écouter son numéro, le subtil mélange de compliments et de critiques. Je voulais juste en avoir terminé au moment où Rachel répondrait à mon appel. Il n’y avait qu’une seule ligne de téléphone dans la chambre, je ne pouvais donc pas connecter directement mon portable sur le Rocky afin de lire la version remaniée de mon article. Faute de mieux, je fis apparaître la version originale sur mon écran, pendant que Glenn me lisait les changements qu’il avait apportés.
— Je voulais que l’intro soit plus resserrée, qu’elle ait plus de punch, en attaquant directement avec l’histoire du fax. J’ai un peu tripatouillé tout ça, et voici ce que ça donne. « Un message énigmatique envoyé par un serial killer qui semble choisir ses proies au hasard parmi les enfants, les femmes et les inspecteurs de la police criminelle, analysé lundi par des agents du FBI, constitue le nouveau coup de théâtre dans l’enquête sur le meurtrier que l’on a baptisé « Le Poète ». » Voilà. Qu’en pensez-vous, Jack ?
— C’est très bien.
Il avait remplacé le mot « étudié » par « analysé ». Pas de quoi protester. Nous passâmes les dix minutes suivantes à peaufiner l’article principal, en pinaillant sur des détails. Greg n’apporta pas énormément de modifications et, de toute façon, il était pressé par les impératifs de bouclage et le temps lui manquait. Au bout du compte, je me dis que certains de ces changements étaient les bienvenus, d’autres étaient de pure forme, une manie que semblent partager tous les rédacteurs en chef avec lesquels j’ai travaillé. Mon deuxième article était un court récit, à la première personne, racontant comment, en cherchant à comprendre le suicide de mon frère, j’avais découvert la piste du Poète. Glenn n’y avait pas touché. Quand nous eûmes enfin terminé, il me demanda de rester en ligne le temps qu’il expédie les articles à la rédaction.
— Il me semble qu’on devrait peut-être garder la ligne au cas où il y aurait un problème à la compo, dit Glenn.
— Qui s’en occupe ?
— Brown pour l’article principal, et Bayer pour le deuxième. Je me chargerai moi-même de la relecture.
J’étais entre de bonnes mains. Brown et Bayer étaient deux des meilleurs.
— Alors, qu’est-ce que vous avez prévu pour demain ? me demanda Glenn pendant que nous attendions. Je sais que c’est un peu précipité, mais il faut également parler du week-end.
— Je n’ai pas encore réfléchi.
— Il faut absolument une suite, Jack. Un truc. On ne peut pas faire tout ce raffut et disparaître dès le lendemain la queue entre les jambes. Il faut une suite. Et, pour ce weekend, j’aimerais bien un truc d’ambiance. Vous voyez le genre : la chasse au sérial killer vue de l’intérieur du FBI. Peut-être même parler de la personnalité de ces gens que vous avez côtoyés. Il nous faudra des photos aussi.
— Oui, je sais, je sais, dis-je. Mais je n’ai pas encore réfléchi à tout ça.
Je ne voulais pas lui parler de ma dernière découverte et de la nouvelle théorie qui mûrissait en moi. Ce genre d’information devenait dangereux entre les mains d’un rédacteur en chef. À peine le temps de dire ouf et il serait annoncé partout que j’allais écrire un autre article pour établir un lien entre le Poète et Horace l’Hypnotiseur. Je décidai d’attendre et d’en parler avec Rachel avant de me confier à Glenn.
— Et le FBI ? me demanda-t-il. Ils vont vous laisser revenir parmi eux ?
— Bonne question, dis-je. J’en doute. J’ai eu droit à une sorte de sayonara en partant aujourd’hui. D’ailleurs, je ne sais même pas où ils sont. Je crois qu’ils ont foutu le camp. Il se passe quelque chose.
— Merde, Jack. Je croyais que…
— Ne vous en faites pas, Greg, je saurai où ils sont allés. Et quand je le saurai, il me restera encore quelques moyens de pression. Je n’avais pas assez de place dans l’article d’aujourd’hui pour tout mettre. D’une manière ou d’une autre, j’aurai du nouveau demain. Mais je ne sais pas quoi pour l’instant. Ensuite, je ferai le reportage de l’intérieur. Mais vous pouvez dire adieu à vos photos. Ces gens n’aiment pas qu’on leur tire le portrait.
Après quelques minutes, Glenn reçut enfin le feu vert de la rédaction et l’article fut envoyé à la composition. Glenn annonça qu’il allait assister à l’accouchement pour être sûr que tout allait bien. Quant à moi, j’avais fini pour aujourd’hui. Il me conseilla de faire un bon repas aux frais de la maison et me demanda de le rappeler le lendemain matin. Je promis de le faire.
Alors que j’envisageais d’appeler Rachel une troisième lois, le téléphone sonna.
— Salut, mon vieux.
Je reconnus aussitôt sa voix dégoulinante de sarcasme.
— Thorson.
— Gagné.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Je veux juste vous dire que l’agent Rachel Walling est très occupée et qu’elle ne pourra pas vous rappeler avant longtemps. Alors, rendez-nous un service, et à vous aussi par la même occasion : cessez d’appeler son biper. Ça devient agaçant.
— Où est-elle ?
— Ça ne vous regarde plus, il me semble. Vous avez tiré tout ce que vous pouviez, si je puis dire. Vous avez eu votre article. Débrouillez-vous tout seul maintenant.
— Vous êtes à L. A.
— Message transmis, fin d’émission.
— Attendez, Thorson ! Je crois avoir du nouveau. Laissez-moi parler à Backus.
— Non, cher monsieur, vous ne parlerez plus à personne. Vous êtes out, McEvoy. Ne l’oubliez pas. Toutes les questions des journalistes concernant cette enquête doivent désormais être adressées au bureau du service de presse, au quartier général de Washington.
La colère formait en moi comme un poing qui se serre. Malgré mes mâchoires crispées, je parvins à lui décocher une attaque.
— La règle s’applique également aux questions de Michael Warren, Thorson ? Ou possède-t-il le numéro de votre ligne directe ?
— Vous êtes à côté de la plaque, ducon. Les fuites ne viennent pas de moi. Les gens de votre espèce me dégoûtent. J’ai plus de respect pour certaines ordures que j’ai envoyées en tôle.
— Allez vous faire voir.
— C’est bien ce que je disais. Les types comme vous n’ont aucun respect pour…
— Je vous emmerde, Thorson. Passez-moi Rachel ou Backus. J’ai peut-être une piste pour eux.
— Si vous détenez un élément nouveau, donnez-le-moi. Ils sont occupés.
Ça me faisait mal de me confier à lui. Malgré tout, je ravalai ma colère et fis ce que je pensais être le mieux.
— J’ai un nom. Ça pourrait être notre homme. William Gladden. C’est un pédophile de Floride, mais il est à L. A. Du moins, il y était. Il…
— Je le connais, je sais qui c’est.
— Ah, bon ?
— J’ai eu affaire à lui.
Ça me revint tout à coup. Les interviews dans les prisons.
— L’étude sur les violeurs ? Rachel m’en a parlé. Il faisait partie des sujets ?
— Oui. Laissez tomber, ce n’est pas notre homme. Vous espériez jouer les héros en résolvant l’affaire, hein ?
— Comment savez-vous que ce n’est pas lui ? Il correspond au portrait, et il se peut qu’il ait appris l’hypnose avec Horace Gomble. Si vous connaissez Gladden, vous connaissez forcément Gomble. Tout concorde. La police de L. A. recherche Gladden. Il a, paraît-il, découpé en morceaux une femme de chambre dans un motel. Vous ne comprenez pas ? Cette femme pourrait servir d’appât. Et l’inspecteur chargé de l’enquête, un nommé Ed Thomas, pourrait être la future victime dont il parle dans le fax. Passez-moi donc…
— Vous faites fausse route, déclara Thorson d’une voix forte. On s’est déjà renseignés sur ce type. Vous n’êtes pas le premier à mentionner son nom, McEvoy. Vous n’êtes pas plus fort que les autres. On s’est renseignés. Gladden n’est pas notre homme, OK ? Nous ne sommes pas idiots à ce point. Alors, laissez tomber et rentrez chez vous à Denver. Quand nous aurons arrêté le vrai meurtrier, vous serez mis au courant.
— Qu’entendez-vous par « on s’est renseignés » ?
— Je refuse de vous en dire plus. Nous avons du travail et vous n’êtes plus dans le coup. N’appelez plus le biper de Rachel. Je vous le répète, à force ça devient agaçant.
Il raccrocha avant que j’aie le temps de répliquer. Je raccrochai si violemment que le combiné du téléphone rebondit et tomba par terre. Je fus tenté de rappeler immédiatement Rachel, mais me ravisai. Pour quelle raison, me demandais-je, avait-elle chargé Thorson de m’appeler au lieu de le faire elle-même ? Une sensation oppressante se forma dans ma poitrine et un tas de pensées me traversèrent l’esprit. M’avait-elle simplement servi de baby-sitter pendant tout le temps que j’avais participé à l’enquête avec eux ? Afin de m’observer pendant que je les observais ? M’avait-elle joué la comédie ?
Je m’arrachai à ces pensées. Je n’avais aucun moyen de le savoir tant que je n’aurais pas discuté avec elle. Je ne devais pas laisser les impressions produites par les commentaires de Thorson parler à sa place. J’entrepris alors d’analyser ses propos. Rachel ne pouvait pas m’appeler, avait-il dit. Elle était occupée. Qu’est-ce que ça pouvait signifier ? Avaient-ils arrêté un suspect et menait-elle l’interrogatoire en tant que responsable de l’enquête ? Le suspect était-il sous surveillance ? Dans ce cas, elle était peut-être dans une voiture, loin d’un téléphone.
Ou bien, en demandant à Thorson de me rappeler, elle m’envoyait un message et me faisait dire ce qu’elle n’avait pas le courage de me dire elle-même ?
Les subtilités de la situation demeuraient indéchiffrables. Renonçant à découvrir leur sens caché, je me concentrai sur la surface des choses. Je repensai à la réaction de Thorson en entendant mentionner le nom de William Gladden. Il n’avait exprimé aucun étonnement et avait apparemment rejeté cette idée sans la moindre hésitation. Mais en refaisant défiler mentalement cette conversation, je compris une chose : que j’aie tort ou raison au sujet de Gladden, Thorson aurait réagi de la même manière. Si j’avais raison, il aurait cherché à me dissuader. Si j’avais tort, il n’aurait pas laissé passer l’occasion de me moucher.
Je m’intéressai ensuite à une autre hypothèse : j’avais raison et le FBI avait commis une erreur quelque part en le rayant de la liste des suspects. Si tel était le cas, cet inspecteur de la police de Los Angeles était peut-être en danger, sans le savoir.
Deux coups de téléphone au siège de la police de L. A. me permirent d’obtenir le numéro de l’inspecteur Thomas à la brigade de Hollywood. Mais quand j’appelai, personne ne décrocha, et mon appel fut transféré au standard du commissariat. L’officier qui répondit m’informa que Thomas n’était pas joignable et refusa de me dire pour quelle raison, et même quand on pourrait le joindre. Je choisis de ne pas laisser de message.
Après avoir raccroché, j’arpentai la chambre pendant quelques minutes, luttant avec mes pensées pour prendre une décision. Quel que fût l’angle sous lequel j’analysais les choses, je parvenais à la même conclusion. Il n’existait qu’une seule façon d’obtenir les réponses aux questions que je me posais au sujet de Gladden : me rendre à Los Angeles.
Et rencontrer l’inspecteur Thomas. Je n’avais rien à perdre. Mes articles étaient bouclés et on m’avait débarqué de l’enquête. Je passai quelques coups de téléphone et réservai une place sur le premier vol Phoenix-Burbank. L’employé de la compagnie aérienne m’informa que Burbank était aussi près de Hollywood que l’aéroport international de L. A.
L’employé de la réception était le même qui nous avait donné nos chambres le samedi précédent.
— Ah, dit-il, je vois que vous nous quittez précipitamment vous aussi.
J’acquiesçai, comprenant qu’il faisait allusion aux agents fédéraux.
— Oui, les autres ont pris de l’avance.
Il sourit.
— Je vous ai vu à la télé l’autre soir.
Surpris tout d’abord, je compris soudain de quoi il parlait. La scène devant le salon funéraire. Avec ma chemise du FBI. Il me prenait moi aussi pour un agent fédéral. Je ne me donnai pas la peine de le détromper.
— Le big boss n’était pas très content, dis-je.
— J’imagine que ça doit vous arriver souvent à vous autres quand vous débarquez en ville comme ça. En tout cas, j’espère que vous l’aurez, ce salaud.
— Ouais, nous aussi on l’espère.
Il entreprit de faire ma note, sans oublier les frais de « room-service » et les consommations du minibar.
— Et je crois, ajoutai-je, que vous allez devoir me facturer également une taie d’oreiller. J’ai été obligé d’acheter des vêtements ici, et je n’avais pas de bagage…
En disant cela, je brandis la taie dans laquelle j’avais fourré mes quelques affaires, et le réceptionniste s’amusa de cette situation fâcheuse. Mais l’opération de facturation de la taie d’oreiller semblait le rendre perplexe ; finalement, il décida de m’en faire cadeau.
— Je me doute que vous êtes parfois obligés de partir à toute vitesse. Vos collègues n’ont même pas eu le temps de demander leur note. Ils ont fichu le camp aussi vite qu’une tornade.
— J’espère, dis-je avec un sourire, qu’ils ont quand même payé.
— Oh, oui, l’agent Backus a appelé de l’aéroport pour dire de débiter la carte de crédit et de lui expédier les reçus. Ça ne pose aucun problème. Notre but est de satisfaire la clientèle.
Je le regardai, en réfléchissant. Puis me jetai à l’eau.
— Je dois les rejoindre ce soir, dis-je. Voulez-vous que je prenne les reçus ?
Il leva les yeux derrière son comptoir. Je sentais son hésitation. D’un geste nonchalant, je lui fis comprendre que ça n’avait pas d’importance.
— Peu importe… C’était juste une idée en passant. Comme je les vois ce soir, je me disais que ça irait plus vite. Et ça fait économiser un timbre.
Je ne savais plus ce que je disais ; je regrettais déjà ma décision et souhaitais faire marche arrière.
— Après tout, dit-il, je ne vois pas où est le problème. J’ai déjà tout préparé dans une enveloppe. On devrait pouvoir vous faire confiance autant qu’à la poste.
Il sourit, et cette fois, je lui rendis son sourire.
— C’est le même patron qui signe nos chèques, pas vrai ?
— Oui, l’Oncle Sam ! dit-il joyeusement. Je reviens tout de suite.
Il disparut dans un bureau derrière la réception. Je regardai partout autour de moi dans le hall, m’attendant à voir Thorson, Backus et Rachel Walling jaillir de derrière les colonnes en s’écriant : « Ah, vous voyez ? On ne peut pas faire confiance aux gens comme vous ! »
Mais personne ne jaillit de nulle part et le réceptionniste revint avec une enveloppe kraft qu’il me tendit par-dessus le comptoir, avec ma propre note.
— Merci, lui dis-je. Ils seront ravis.
— Pas de problème. Merci de nous avoir choisis, agent McEvoy.
Je lui adressai un signe de tête, fourrai l’enveloppe dans la sacoche de mon ordinateur comme un voleur et me dirigeai vers la sortie.