8

 

 

Je dormis très mal après cette journée passée dans les dossiers. Je ne cessais de penser aux photos. Celles de Theresa d’abord, et celles de mon frère. Figés l’un et l’autre pour l’éternité dans des poses effroyables, et rangés dans des enveloppes. J’avais envie de retourner voler ces clichés et de les brûler. Je ne voulais pas que d’autres personnes que moi puissent les voir.

Le matin venu, après avoir préparé du café, je branchai mon ordinateur et me connectai sur le système informatique du Rocky pour consulter les messages qui m’attendaient. J’engloutis des poignées de Cheerios, à même le paquet, en attendant que s’effectue la connexion et que mon code d’accès soit accepté. Mon portable et mon imprimante étaient installés sur la table de la salle à manger car, la plupart du temps, je mangeais en travaillant. C’était mieux que d’y rester assis tout seul, à songer que je mangeais seul depuis trop longtemps pour me rappeler quand cela avait commencé.

Mon appartement n’était pas très grand. J’occupais le même deux-pièces, avec les mêmes meubles, depuis maintenant neuf ans. L’endroit n’avait rien de déplaisant, mais rien d’exceptionnel non plus. Sean excepté, je n’aurais su dire qui m’y avait rendu visite pour la dernière fois. Quand j’étais avec une femme, je ne l’emmenais pas chez moi. De toute façon, il n’y en avait pas eu tant que ça.

À l’époque où j’avais emménagé, je pensais rester un an ou deux au maximum, puis j’achèterais une maison, me disais-je. Je me marierais, j’aurais un chien, un truc dans ce genre. Mais ça ne s’était pas fait, et je ne savais pas pourquoi. Mon métier, sans doute. Du moins, c’est ce que je me disais. Je concentrais toute mon énergie sur mon travail. Dans chaque pièce étaient entreposées des piles de journaux où figuraient mes articles. J’aimais les garder pour les relire. Si je mourais chez moi, je savais qu’en me découvrant ici on me prendrait, à tort, pour un de ces rats sur lesquels j’avais écrit un article, et qui meurent au milieu de journaux empilés jusqu’au plafond, avec leur fric planqué dans le matelas. Personne ne se donnerait la peine d’ouvrir un de ces journaux pour lire l’article que j’y avais écrit.

Deux messages seulement m’attendaient sur l’ordinateur. Le plus récent signé Greg Glenn, pour me demander comment ça se passait. Il avait été envoyé la veille à 18 heures 30. Son impatience m’exaspérait : Glenn m’avait donné son feu vert le lundi matin, et dès le lundi soir il voulait savoir où j’en étais. « Comment ça se passe ? », dans la bouche d’un rédac’chef, ça signifie : « Où est l’article ? ».

Qu’il aille se faire foutre, songeai-je. Je lui envoyai une réponse brève disant que j’avais passé toute la journée du lundi avec les flics, et que j’étais désormais convaincu du suicide de mon frère. Cela réglé, j’allais pouvoir me lancer dans l’exploration de la fréquence et des causes des suicides dans la police.

Le message précédent provenait de Laurie Prine, la bibliothécaire. Elle me l’avait adressé à 16 heures 30, et il disait simplement : « Trouvailles intéressantes sur Nexis. Tout est sur le comptoir. »

Je lui renvoyai un message pour la remercier de la rapidité avec laquelle elle avait effectué les recherches, expliquant que j’avais été retenu de manière imprévue à Boulder, mais que je passerais chercher les documents immédiatement. J’avais le sentiment que Laurie s’intéressait à moi, bien que j’aie toujours pris soin de limiter nos relations à un cadre strictement professionnel. Il faut être prudent, et sûr de son coup. Quand on fait des avances attendues et espérées, tout va bien. Quand elles sont déplacées, on se retrouve au tribunal. Mon opinion, c’est qu’il vaut mieux rester en dehors de tout ça.

Je fis ensuite défiler sur mon écran les dépêches des agences AP et UPI pour voir s’il se passait des choses intéressantes. Je repérai l’histoire d’un toubib qui s’était fait tirer dessus à l’entrée d’une clinique de Colorado Springs. Un militant anti-avortement avait été arrêté, mais le médecin n’était pas encore mort. J’effectuai une copie de la dépêche et la transférai dans ma documentation personnelle, même si à priori je ne pensais pas l’utiliser, à moins que le médecin ne meure.

On frappa à ma porte. Je me levai et regardai à travers le judas avant d’ouvrir. C’était Jane. Elle habitait à l’étage en dessous, à l’autre bout du couloir. Elle vivait ici depuis un an environ ; j’avais fait sa connaissance lorsqu’elle m’avait demandé un coup de main pour déplacer des meubles, lors de son emménagement. Ne connaissant rien du tout à cette profession, elle avait été très impressionnée quand je lui avais expliqué que j’écrivais dans un journal. Nous étions allés deux fois au cinéma et une fois au restaurant, et nous avions passé une journée à faire du ski à Keystone, mais tout cela s’étalait sur un an depuis qu’elle habitait l’immeuble, et apparemment ça ne débouchait sur rien. Je pense que les réticences venaient de moi, et non d’elle. Elle était plutôt séduisante, dans le genre « vie au grand air », et la raison se trouvait peut-être là. J’étais moi-même un adepte de la nature – dans ma tête du moins – et je cherchais autre chose.

— Salut, Jack. J’ai aperçu ta voiture dans le parking hier soir, et j’ai compris que tu étais rentré. Comment s’est passé ton voyage ?

— Bien. Ça m’a fait du bien de changer d’air.

— Tu as fait du ski ?

— Oui, un peu. Je suis allé à Telluride.

— C’est chouette. En fait, je voulais te le dire, mais tu étais déjà parti, si jamais tu repars, je peux m’occuper de tes plantes, prendre ton courrier enfin… tu vois. N’hésite pas à demander.

— OK, merci. Mais je n’ai aucune plante ici. Il m’arrive souvent de partir à l’improviste pour mon boulot, c’est pour ça que j’en ai pas.

En disant cela, je me retournai pour regarder l’intérieur de mon appartement, comme pour vérifier ce que je disais. Sans doute aurais-je dû l’inviter à boire un café, mais je ne le fis pas.

— Tu as repris le collier ? me demanda-t-elle.

— Oui.

— Moi aussi. D’ailleurs, il faut que j’y aille. Mais dès que j’aurai plus de temps on fait un truc, d’accord ? Un ciné, par exemple.

Nous aimions tous les deux les films avec De Niro. C’était un de nos points communs.

— OK. Appelle-moi.

— Compte sur moi.

Après avoir fermé la porte, je me reprochai encore une lois de ne pas l’avoir invitée à entrer. De retour dans la salle à manger, je refermai l’ordinateur et mes yeux se posèrent sur la pile de feuilles de deux centimètres d’épaisseur posée à côté de l’imprimante. Mon roman inachevé. Je l’avais commencé plus d’un an auparavant, mais ça ne menait nulle part. Ce devait être l’histoire d’un écrivain qui devient tétraplégique à la suite d’un accident de moto. Avec l’argent de l’assurance, il engage une jolie étudiante du coin pour dactylographier son roman, pendant qu’il compose oralement les phrases. Mais bientôt, il s’aperçoit que la fille réécrit tout ce qu’il lui dicte avant de le taper. Et surtout, il comprend qu’elle a plus de talent que lui. Finalement, il reste assis sur sa chaise, muet, pendant qu’elle écrit le roman. Il ne fait que regarder. Il a envie de la tuer, de l’étrangler. Mais il ne peut même pas bouger les mains. Il vit un enfer.

La pile de feuilles restait posée sur la table, comme pour me mettre au défi d’essayer encore une fois. J’ignore ce qui m’empêchait de la fourrer au fond d’un tiroir, avec le premier roman que j’avais commencé bien des années auparavant, et jamais terminé. Toujours est-il que je ne le faisais pas. Sans doute éprouvais-je le besoin de l’avoir en permanence sous les yeux.

 

 

La salle de rédaction du Rocky était encore déserte quand j’arrivai. Le rédacteur en chef de l’édition du matin discutait avec un journaliste des infos locales, mais je n’aperçus personne d’autre. La plupart des employés ne commençaient pas avant neuf heures, ou plus tard. Ma première étape fut la cafétéria. J’y bus un autre café avant de faire un saut à la bibliothèque où un épais listing portant mon nom m’attendait sur le comptoir. Je jetai un coup d’œil au bureau de Laurie Prine pour la remercier en personne, mais elle non plus n’était pas encore arrivée.

De ma table de travail j’apercevais le bureau de Greg Glenn. Il était déjà là, lui, pendu au téléphone comme d’habitude. Conformément à ma routine, je débutai ma journée par la lecture du Rocky et du Post, simultanément. J’adorais ça, le jugement quotidien de la guerre des journaux de Denver. Quand on faisait les comptes, c’étaient les exclusivités qui rapportaient toujours le maximum de points. Mais généralement les deux journaux couvraient les mêmes sujets et il s’agissait plutôt d’une guerre de tranchées : c’est là que se déroulait le véritable combat. Je commençais par lire « notre » article, puis je lisais le leur, pour voir qui racontait le mieux l’histoire et qui détenait les meilleures informations. Je ne votais pas toujours pour le Rocky. Loin s’en faut. Je travaillais avec de vrais connards et je n’étais pas fâché de les voir se faire botter le cul par le Post. Même si, évidemment, je ne l’aurais jamais avoué à quiconque. Telle était la nature de ce métier, de la compétition. Nous rivalisions avec les autres journaux ; nous rivalisions également entre nous. Voilà pourquoi j’étais convaincu que quelques-uns de mes « collègues » m’observaient d’un œil mauvais chaque fois que j’entrais dans la salle de rédaction. Pour certains de ces journalistes, les plus jeunes, j’étais presque un héros ; mes articles, mon savoir-faire et ma position étaient pour eux des modèles. Pour d’autres, je n’étais, j’en suis sûr, qu’un écrivaillon lamentable, qui disposait d’un statut privilégié et usurpé. Un dinosaure. Ils n’avaient qu’une seule envie : m’abattre. Mais je ne leur en voulais pas. Je comprenais. Si j’avais été à leur place, j’aurais pensé la même chose.

Les quotidiens de Denver fournissaient des sujets aux journaux plus importants de New York, Los Angeles, Chicago et Washington. Sans doute aurais-je dû trouver un meilleur poste depuis longtemps, et j’avais même refusé, il y avait quelques années de cela, une proposition du L. A. Times. Mais je m’en étais quand même servi comme moyen de pression auprès de Glenn pour obtenir ma rubrique sur les meurtres. Il avait cru que cette offre concernait un job en or pour couvrir les affaires criminelles ; je ne lui avais jamais dit qu’il s’agissait seulement d’un poste en banlieue, pour la Valley Edition. Il m’avait alors proposé de créer cette rubrique criminelle spécialement pour moi si je restais. Parfois je me disais que j’avais commis une erreur en acceptant sa proposition. Peut-être eût-il été préférable de tout recommencer à zéro, ailleurs.

Nous avions fait bonne figure dans la compétition du matin. Après avoir repoussé les journaux, je m’attaquai au listing de la bibliothèque. Laurie Prine avait déniché dans les quotidiens de la côte Est plusieurs journaux qui analysaient la pathologie des suicides de policiers, et une poignée d’articles plus concis concernant des exemples précis de suicides à travers tout le pays. Elle avait eu le tact de ne pas imprimer l’article du Denver Post sur la mort de mon frère.

La plupart des articles de fond considéraient le suicide des policiers comme un risque professionnel lié à leur métier. Tous débutaient par l’évocation d’un cas particulier pour embrayer ensuite sur un débat avec des psys et des experts de la police afin de déterminer ce qui poussait des flics à se faire sauter la cervelle. Tous concluaient qu’il existait un lien de cause à effet entre les suicides de policiers, le stress inhérent au métier et un événement traumatique survenu dans l’existence de la victime.

Ces articles me seraient d’une grande utilité ; tous mentionnaient les noms des spécialistes dont j’aurais peut-être besoin. Et, plusieurs fois, on y faisait aussi allusion à une enquête en cours, subventionnée par le FBI, dans le cadre de la Law Enforcement Foundation à Washington. Je surlignai les passages en question, envisageant déjà d’utiliser les statistiques toutes fraîches du FBI ou de la Fondation pour donner à mon article un parfum d’exclusivité et de crédibilité.

Le téléphone sonna. C’était ma mère. Nous ne nous étions pas parlé depuis l’enterrement. Après m’avoir posé quelques questions sur mon voyage, ou pour savoir comment allait tout le monde, elle en vint au fait.

— Riley m’a appris que tu avais l’intention d’écrire un article sur Sean.

Ce n’était pas une question, mais je répondis comme si c’en était une.

— Exact.

— Pourquoi, John ?

Elle était la seule à m’appeler John.

— Parce qu’il le faut. Je… je ne peux pas continuer à faire comme s’il ne s’était rien passé. Je dois au moins essayer de comprendre.

— Quand tu étais enfant, il fallait toujours que tu détruises tout. Tu t’en souviens ? Tous ces jouets que tu as cassés !

— Pourquoi est-ce que tu parles de ça, maman ? Il s’agit de…

— Ce que je veux te dire, c’est que lorsqu’on casse des choses, on ne peut pas toujours les réparer après. Et qu’est-ce qu’il reste ensuite ? Rien du tout, John, il ne reste plus rien.

— Tout cela n’a aucun sens, maman. Comprends-moi, je suis obligé de le faire.

Je ne comprenais pas pourquoi je m’emportais si rapidement quand je discutais avec elle.

— Il t’arrive de penser aux autres, des fois ? Tu ne t’es pas dit que tu pouvais faire du mal aux gens en mettant tout ça dans le journal ?

— Tu parles de papa ? Ça pourrait l’aider, lui aussi.

Il y eut un long silence, et je l’imaginai dans sa cuisine, assise à la table, les yeux fermés, tenant le téléphone contre son oreille. Mon père était probablement devant elle, n’osant pas évoquer ce sujet avec moi.

— Vous vous doutiez de quelque chose ? lui demandai-je à voix basse. L’un ou l’autre ?

— Non, bien sûr que non, me répondit-elle avec tristesse. Personne ne se doutait.

Nouveau silence, à la suite duquel elle m’adressa sa dernière supplique.

— Réfléchis bien, John. Mieux vaut panser ses blessures en privé.

— Comme avec Sarah ?

— Qu’est-ce que ça signifie ?

— Tu n’en as jamais parlé… tu ne m’en as jamais parlé.

— Je ne veux pas parler de ça maintenant.

— Tu n’as jamais voulu en parler. Remarque, ça ne fait que vingt ans.

— Tu n’as pas le droit de te moquer de ça.

— Pardonne-moi, maman. Je ne le fais pas exprès.

— Réfléchis seulement à ce que je t’ai demandé.

— Promis, dis-je. Je te tiendrai au courant.

Elle raccrocha, aussi furieuse contre moi que j’étais furieux contre elle. Ça me gênait de savoir qu’elle m’interdisait d’écrire un truc sur Sean. C’était un peu comme si elle continuait à le protéger, à le chouchouter. Il était mort, pourtant. Et moi, j’existais encore.

Je me redressai sur mon siège afin de jeter un regard par-dessus les cloisons insonorisantes qui entouraient mon bureau. La salle de rédaction commençait à se remplir. Glenn était sorti de sa cage pour aller discuter avec le rédac’chef du matin de la couverture qu’il fallait centrer sur l’attentat visant le médecin avorteur. Je me renfonçai dans mon fauteuil pour qu’ils ne me voient pas et n’aient pas l’idée de me confier du rewriting. Je fuyais ça comme la peste. Ils envoyaient une troupe de reporters sur les lieux d’un crime ou d’un drame, et ces types me communiquaient leurs informations par téléphone. Je devais ensuite raconter toute l’histoire avant l’heure de bouclage, et décider qui avait le droit d’apposer son nom en tête de l’article. Le métier de journaliste sous son aspect le plus speed, le plus fou, mais j’en avais eu ma dose. Moi, je voulais juste écrire mes histoires de meurtres, et qu’on me fiche la paix.

Un instant, j’envisageai d’aller me cacher à la cafétéria avec mes documents, mais préférai finalement courir le risque de rester là. Je repris ma lecture. L’article le plus impressionnant était paru dans le New York Times cinq mois plus tôt, ce qui n’avait rien de surprenant. Le Times était le Saint-Graal du journalisme. Le nec plus ultra. Ayant commencé à lire l’article, je décidai de le mettre de côté et de le garder pour la bonne bouche. Après avoir parcouru et lu intégralement tout le reste, je montai me chercher un autre café, puis repris la lecture de l’article du New York Times, sans me presser.

Au centre de cette histoire figuraient les suicides, apparemment sans relations, de trois membres de la police de New York en moins de deux mois. Les victimes ne se connaissaient pas, mais toutes avaient succombé au « blues du policeman », pour reprendre l’expression du journaliste. Deux s’étaient servis de leur arme de service, à leur domicile ; le troisième s’était pendu dans un repaire d’héroïnomanes, sous les yeux hébétés et horrifiés de six junkies défoncés. L’article s’intéressait à l’étude sur les suicides dans la police menée conjointement par le Behavior Science Service{3} du FBI, dit BSS, à Quantico en Virginie, et la Law Enforcement Foundation. Le journaliste citant le directeur de la Fondation, Nathan Ford, je notai son nom dans mon carnet avant de poursuivre ma lecture. Ford expliquait que les chercheurs avaient étudié tous les cas de suicides de policiers répertoriés au cours de ces cinq dernières années afin de mettre en évidence des causes similaires. La principale conclusion, disait-il, était qu’on ne pouvait pas déterminer par avance les futures victimes du blues du policeman. Mais, une fois diagnostiqué, le mal pouvait être traité efficacement si le policier en difficulté réclamait de l’aide. Toujours d’après Ford, l’étude avait pour but d’établir une base de données qui pourrait être traduite ensuite sous la forme d’un protocole susceptible d’aider les responsables de la police à repérer les agents victimes de ce type de dépression avant qu’il ne soit trop tard.

L’article du New York Times était accompagné d’un encadré concernant une affaire survenue à Chicago un an auparavant environ, dans laquelle l’agent de police avait réclamé de l’aide, sans pouvoir être sauvé. En lisant ces lignes, je sentis mon estomac se serrer. L’inspecteur John Brooks, de la police de Chicago, avait suivi des séances de thérapie avec un psychiatre après qu’une affaire d’homicide sur laquelle il enquêtait eut commencé à le perturber. L’affaire en question était l’enlèvement et le meurtre d’un garçon de douze ans nommé Bobby Smathers. Le garçon avait été porté disparu pendant deux jours avant que son corps ne soit découvert sous une congère près du zoo de Lincoln Park. Il avait été étranglé. Il ne lui restait plus que deux doigts.

Une autopsie révéla que les huit doigts manquants avaient été tranchés avant sa mort. Ajouté au fait qu’il ne parvenait pas à identifier et à capturer le coupable, c’était apparemment plus que n’avait pu en supporter l’inspecteur Brooks.

 

M. Brooks, un inspecteur de police fort estimé, a réagi de manière étonnamment brutale à la mort précoce du jeune garçon aux yeux marron.

Ses supérieurs et ses collègues ayant constaté que cette sombre histoire nuisait à son travail, Brooks demanda un congé d’un mois et entama une thérapie intensive avec le Dr Ronald Cantor, auquel il avait été adressé par un psychologue rattaché à la police de Chicago.

Dès le début de ces séances, d’après le Dr Cantor, Brooks évoqua ouvertement ses tendances suicidaires, expliquant qu’il était hanté par des cauchemars dans lesquels il entendait le jeune garçon pousser des hurlements de douleur.

Après vingt séances de thérapie s’étalant sur une période de plus d’un mois, le Dr Cantor approuva la réintégration de l’inspecteur Brooks dans son unité. Aux dires de tout le monde, Brooks avait repris une activité normale, menant avec succès plusieurs nouvelles enquêtes criminelles. Il confia à ses amis que ses cauchemars avaient disparu. Surnommé « Jumpin’ John » à cause de son zèle et de son acharnement, l’inspecteur Brooks continua parallèlement à rechercher le meurtrier du jeune Bobby Smathers.

Mais un jour, durant l’hiver glacial de Chicago, un changement se produisit en lui. Le 13 mars – jour où Bobby Smathers aurait dû fêter ses treize ans – l’inspecteur Brooks s’installa dans son fauteuil favori, dans le petit bureau où il aimait écrire des poèmes pour s’évader de son métier d’enquêteur à la Criminelle. Au préalable, il avait avalé au moins deux comprimés de Percocet, un médicament contre la douleur qu’on lui avait prescrit quand il avait été blessé au dos un an plus tôt. Il écrivit une seule ligne dans son carnet de poésie. Puis il enfonça le canon de son 38 Spécial dans sa bouche et pressa la détente. Sa femme le découvrit en rentrant du travail.

La mort de l’inspecteur Brooks plongea sa famille et ses amis dans le deuil et l’interrogation. Qu’auraient-ils pu faire pour éviter cela ? Quels étaient les signes qui leur avaient échappé ? Le Dr Cantor secoua la tête avec tristesse quand, au cours d’une interview, on lui demanda s’il existait des réponses à ces questions troublantes.

« L’esprit humain est une chose étrange, imprévisible et parfois redoutable, déclara le psychiatre de sa voix posée. Je croyais que John avait fait beaucoup de chemin avec moi. Mais, de toute évidence, nous n’étions pas allés assez loin. »

L’inspecteur Brooks et les cauchemars qui le hantaient demeurent une énigme. Son ultime message lui-même est mystérieux. L’unique phrase qu’il a écrite dans son carnet n’offre guère d’éclaircissement pour comprendre ce qui l’a poussé à retourner son arme contre lui-même…

« À travers la porte pâle », tels furent ses derniers mots, sur le papier. Cette phrase n’est pas née de son imagination ; l’inspecteur Brooks l’a empruntée à Edgar Allan Poe. Dans son poème « Le palais hanté » publié initialement dans une des plus célèbres histoires de Poe, La Chute de la maison Usher, l’auteur écrivait :

Pendant que, telle une rivière rapide et lugubre,

À travers la porte pâle,

Une hideuse multitude éternellement se rue,

Qui va éclatant de rire… ne pouvant plus sourire.

 

Le sens que revêtaient ces paroles pour l’inspecteur Brooks reste confus, mais nul doute qu’elles symbolisent la mélancolie contenue dans son geste ultime.

En attendant, le meurtre du jeune Bobby Smathers n’est toujours pas élucidé. Au sein de la brigade criminelle où travaillait l’inspecteur Brooks, ses collègues poursuivent l’enquête et, comme ils le disent eux-mêmes, ils réclament désormais justice pour deux victimes.

« À mes yeux, c’est comme un double meurtre », nous a déclaré Lawrence Washington, un inspecteur ayant grandi avec Brooks et qui faisait équipe avec lui à la brigade criminelle. « Celui qui a tué le gamin a aussi tué également « Jumpin’ John ». Vous ne pourrez pas m’ôter cette idée de la tête. »

 

Je me redressai dans mon fauteuil et balayai du regard la salle de rédaction. Personne ne s’intéressait à moi. Je reportai mon attention sur le listing pour lire la fin de l’article. J’étais sous le choc, presque autant que le soir où Wexler et Saint Louis étaient venus me chercher. J’entendais cogner mon cœur ; une main glacée me broyait les viscères. Je ne voyais plus que le titre de la célèbre histoire. Usher. Je l’avais lue au lycée. Et plus tard, en fac. Je connaissais l’intrigue. Et je savais qui était le personnage central. Roderick Usher. Ouvrant mon carnet, je parcourus les quelques notes que j’y avais jetées après avoir quitté Wexler la veille. Le nom était là. Sean l’avait inscrit dans son rapport chronologique. C’était sa dernière notation.

 

RUSHER

 

Après avoir composé le numéro de la bibliothèque du journal, je demandai à parler à Laurie Prine.

— Laurie, c’est…

— Salut, Jack. Je t’ai reconnu.

— Écoute, j’ai besoin d’un renseignement très urgent. Je crois qu’il faut faire une recherche. Mais je ne sais pas comment…

— De quoi s’agit-il, Jack ?

— Edgar Allan Poe. On a quelque chose sur lui ?

— Évidemment. Je suis sûre qu’on a des tas de fiches biographiques. Je pourrais…

— Je voulais dire, est-ce qu’on a ses nouvelles ou d’autres œuvres ? Je cherche La Chute de la maison Usher. Désolé de te déranger encore une fois.

— Aucune importance. Écoute, pour ce qui est des œuvres, je ne sais pas ce qu’on peut trouver ici. Comme je te le disais, on a surtout des éléments biographiques. Je peux jeter un œil. Mais si on n’a rien, tu trouveras certainement ton bonheur dans n’importe quelle librairie.

— OK, merci. Je vais faire un saut au Livre écorné.

Je m’apprêtais à raccrocher, mais je l’entendis prononcer mon nom.

— Oui ?

— Je viens d’avoir une idée. Si tu veux citer une phrase ou un truc comme ça, on a le dictionnaire de citations de Bartlett sur CD ROM. Je peux me connecter vite fait.

— OK. Vas-y.

Elle me fit patienter une éternité. J’en profitai pour relire la fin de l’article du New York Times. Tout cela me paraissait un peu tiré par les cheveux, mais les coïncidences entre la façon dont étaient morts mon frère et l’inspecteur Brooks, et le lien entre ces deux noms, Roderick Usher et Rusher, étaient trop frappantes.

— OK, Jack, dit Laurie en reprenant le téléphone. J’ai consulté nos index. Nous n’avons aucun livre qui contienne toutes les œuvres de Poe. Mais j’ai chargé le disque de poésie, on va bien voir. Qu’est-ce que tu cherches au juste ?

— « Le palais hanté », un poème qui fait partie de l’histoire intitulée La Chute de la maison Usher. Tu peux me trouver ça ?

Elle ne répondit pas. Je l’entendis pianoter sur son clavier.

— Ah, voilà ! J’ai plusieurs citations tirées de la nouvelle et du poème. Trois écrans.

— Y a-t-il un vers qui dise « Hors de l’espace, hors du temps » ?

— « Hors de l’espace. Hors du temps. »

— Oui. Je ne connais pas la ponctuation exacte.

— Aucune importance.

Elle pianotait.

— Euh, non. C’est pas dans…

— Merde !

J’ignore pourquoi j’avais réagi ainsi. Je le regrettai immédiatement.

— Attends un peu, Jack. C’est un vers tiré d’un autre poème.

— Quoi ? Un poème de Poe ?

— Oui. C’est dans « Dream-Land ». Tu veux que je te le lise ? J’ai toute la strophe.

— Vas-y, je t’écoute.

— OK. Je te préviens, je ne suis pas très douée pour lire de la poésie, mais bon… « Par un obscur et solitaire chemin / Hanté par les seuls anges malins / Là où un Eidolon nommé NUIT / Sur un trône noir règne droit comme un i / J’ai récemment sur cette terre débarqué / Venu de la plus lointaine et sombre Thulé / Venu d’une région étrange et sauvage qui, sublime, s’étend, hors de l’espace, hors du temps. » Voilà. Il y a une note de l’éditeur. Il nous apprend qu’un Eidolon est un fantôme.

Je ne dis rien. J’étais pétrifié, glacé.

— Jack ?

— Relis-moi tout. Lentement cette fois.

Je notai la strophe dans mon carnet. J’aurais pu lui demander d’imprimer le poème et passer le chercher ensuite, mais je n’avais pas envie de bouger. Je voulais, durant ce court instant, rester totalement seul avec ces mots. Il le fallait.

— Qu’est-ce qui se passe, Jack ? me demanda-t-elle quand elle eut fini de lire. Tu m’as l’air dans tous tes états.

— Je ne sais pas encore. Faut que je te laisse.

Je raccrochai.

Brusquement, je fus pris d’une bouffée de chaleur, envahi d’un sentiment de claustrophobie. Aussi vaste que fût la salle de rédaction, j’avais l’impression que ses murs se rapprochaient. Mon cœur cognait. La vision de mon frère dans la voiture traversa mon esprit en un éclair.

Glenn était au téléphone quand j’entrai dans son bureau et m’assis en face de lui. Il me désigna la porte, avec un mouvement du menton, comme s’il voulait que j’attende dehors qu’il ait terminé sa conversation. Je ne bougeai pas. Il répéta son geste. Je secouai la tête.

— Excusez-moi, j’ai un petit problème, dit-il dans l’appareil. Puis-je vous rappeler ? Parfait. Entendu.

Il raccrocha.

— Qu’est-ce…

— Il faut que j’aille à Chicago, dis-je. Aujourd’hui même. Et ensuite certainement à Washington, et peut-être à Quantico en Virginie. Au siège du FBI.

 

 

Glenn ne fut pas convaincu.

— « Hors de l’espace, hors du temps » ? Allons, Jack ! C’est une pensée qui peut traverser l’esprit d’un tas de gens qui envisagent de se suicider ou le font. Que cette phrase apparaisse dans un poème écrit cent cinquante ans plus tôt par un individu au caractère morbide et qui a également écrit un autre poème cité par un autre flic mort ne suffit pas à faire de tout ça un complot !

— Et Rusher et Roderick Usher ? Vous pensez que c’est une coïncidence, ça aussi ? Ça fait trois coïncidences et vous me dites que ça ne vaut pas la peine de se renseigner ?

— Je n’ai jamais dit ça ! (Sa voix grimpa d’un ton, signe de son indignation.) Évidemment qu’il faut se renseigner ! Servez-vous de votre téléphone, renseignez-vous. Mais je refuse de vous envoyer en voyage aux quatre coins du pays sur la base de ce que vous m’apportez.

Il fit pivoter son fauteuil afin de consulter son écran d’ordinateur et voir s’il avait des messages. Il n’y en avait aucun. Il se retourna vers moi.

— Et le mobile ?

— Pardon ?

— Qui aurait intérêt à tuer votre frère et ce type de Chicago ? Ça n’a aucun… Mais comment se fait-il que les flics soient passés à côté ?

— Je n’en sais rien.

— Vous êtes resté avec eux toute la journée, vous avez consulté le dossier. Qu’est-ce qui cloche dans la théorie du suicide ? Comment quelqu’un aurait-il pu faire ça et s’enfuir ? Comment se fait-il qu’hier vous étiez persuadé vous aussi que c’était un suicide ? J’ai reçu votre message, vous disiez que vous étiez convaincu. Pourquoi les flics en sont-ils convaincus, eux aussi ?

— Je n’ai pas encore les réponses à ces questions. Voilà pourquoi j’aimerais aller à Chicago, et ensuite au FBI.

— Écoutez, Jack, vous avez une place en or ici. Vous ne pouvez pas savoir combien de journalistes sont venus dans ce bureau pour me dire qu’ils en rêvaient. Vous…

— Qui ?

— Hein ?

— Qui veut ma place ?

— Peu importe. Nous ne parlons pas de ça. Ce que je veux dire, c’est que vous avez une planque ici, vous êtes libre d’aller où bon vous semble dans tout l’État. Mais pour ce genre de déplacement, je suis obligé de rendre des comptes à Neff et Neighbors. J’ai également une salle de rédaction remplie de journalistes qui eux aussi aimeraient bien voyager de temps en temps pour écrire un article. Et j’aimerais qu’ils puissent le faire. C’est bon pour la motivation. Mais nous sommes dans une période d’austérité et je ne peux pas autoriser toutes les demandes de déplacement.

Je détestais ce genre de sermon, et je me demandais si Neff et Neighbors, le directeur de rédaction et le directeur de publication du journal, se souciaient vraiment de savoir où Glenn expédiait ses journalistes, du moment que ça donnait de bons sujets d’article. Et ça, c’était un bon sujet. Glenn mentait, et il le savait.

— Très bien, dis-je. Dans ce cas, je prendrai sur mon temps de vacances.

— Vous avez déjà utilisé tous vos congés après l’enterrement. Et de toute façon il n’est pas question que vous fassiez le tour du pays en tant que journaliste du Rocky Mountain News si vous n’êtes pas envoyé en mission par le journal.

— Et un congé sans solde ? Vous avez dit hier que si j’avais besoin d’un peu plus de temps, on pourrait s’arranger.

— Un peu de temps pour porter le deuil, oui, mais pas pour courir à travers tout le pays. D’ailleurs, vous connaissez le règlement en cas de congé sans solde. Je ne peux pas vous garantir votre situation. Si vous décidez de vous absenter, vous risquez de ne pas retrouver votre poste à votre retour.

L’envie de démissionner sur-le-champ me démangeait, mais le courage me manquait, et je savais que j’avais besoin du journal. J’avais besoin de l’institution des médias comme laissez-passer auprès des flics, des enquêteurs et de toutes les personnes concernées. Privé de ma carte de presse, je ne serais que le frère d’un suicidé, quelqu’un qu’on peut aisément rembarrer.

— Il me faut des éléments plus solides pour justifier ces déplacements, Jack, reprit Glenn. Nous n’avons pas les moyens de financer une partie de pêche aussi coûteuse ; il nous faut des faits concrets. Si vous aviez autre chose à m’offrir, je pourrais peut-être m’arranger pour Chicago. Mais pour ce qui concerne cette Fondation et le FBI, vous pouvez vous débrouiller par téléphone. Si vraiment ce n’est pas possible, peut-être pourrai-je demander à un type du bureau de Washington de se renseigner directement sur place.

— C’est mon frère et c’est mon article ! Pas question de refiler le sujet à quelqu’un d’autre !

Glenn leva les mains en signe d’apaisement. Il savait que sa proposition était inacceptable.

— Dans ce cas, dit-il, servez-vous du téléphone et apportez-moi du concret.

— Vous savez ce que vous me demandez ? Vous êtes en train de me dire : ne partez pas sans avoir de preuves. Mais justement ! J’ai besoin de partir pour en obtenir !

 

 

De retour à mon bureau, j’ouvris un nouveau fichier sur mon ordinateur et entrepris d’y inscrire tout ce que je savais sur la mort de Theresa Lofton et sur celle de mon frère. Je notai tous les détails dont je me souvenais après avoir lu les dossiers. Le téléphone sonna, mais je ne décrochai pas. Je continuai à taper. Je savais que j’avais besoin d’une base d’informations pour débuter. Je m’en servirais ensuite pour démonter l’affaire du suicide de Sean. Glenn m’avait finalement proposé un marché. Si je parvenais à convaincre la police de rouvrir le dossier de mon frère, j’irais à Chicago, en ce qui concerne Washington, nous en reparlerions, avait-il dit, mais si je pouvais aller à Chicago, je savais qu’après j’irais dans la capitale.

Tandis que je tapais sur mon clavier, l’image de mon frère ne cessait de me revenir en mémoire. Cette photo aseptisée, sans vie, me dérangeait désormais. Car j’avais cru à l’impossible. J’avais laissé tomber Sean et mon sentiment de culpabilité était encore plus intense. C’était mon frère dans cette voiture, mon jumeau. C’était moi.