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Larry Legs me fit poireauter tout l’après-midi. Vers 17 heures, j’essayai de l’appeler, mais ne parvins pas à le joindre à la Zone Trois, ni au « 11-21 », ainsi que l’on surnomme le siège de la police. La secrétaire du bureau des détectives de la Criminelle refusa de m’indiquer où il se trouvait et même de le contacter avec son biper. À 18 heures, résigné, j’essayais d’accepter mon échec lorsqu’on frappa à la porte de ma chambre. C’était lui.

— Salut, Jack, dit-il sans franchir le seuil. Allons faire un tour en voiture.

Washington s’était garé juste devant l’hôtel, dans la contre-allée où officiaient les voituriers. Il avait pris soin toutefois de coincer sur le tableau de bord une carte portant la mention « Police » pour éviter les ennuis. Nous démarrâmes aussitôt. Il traversa le fleuve et prit vers le nord dans Michigan Avenue. De toute évidence, la neige ne s’était pas calmée et de petites congères s’étaient formées de chaque côté de la route. La plupart des véhicules que nous apercevions étaient recouverts d’une épaisse couche de givre. Mon souffle faisait de la buée à l’intérieur de la voiture de Washington alors que le chauffage était au maximum.

— Je parie que vous avez pas mal de neige vous aussi, là d’où vous venez, Jack.

— Exact.

Il se contentait de bavarder. Malgré mon impatience de savoir ce qu’il avait à me dire, je jugeai préférable d’attendre, de le laisser prendre son temps. Je pourrais toujours réintégrer mon rôle de journaliste et lui poser des questions plus tard.

Ayant tourné vers l’ouest dans Division Street, il s’éloigna du lac. Le scintillement du Miracle Mile et de la Gold Coast disparaissant bientôt, autour de nous les immeubles devinrent un peu plus miteux ; la plupart avaient grand besoin d’être rénovés. L’idée me vint que nous nous dirigions peut-être vers l’école où Bobby Smathers s’était « volatilisé », mais Washington ne me fournit aucune explication.

Il faisait totalement nuit maintenant. Après être passés sous le métro aérien, nous arrivâmes bientôt en vue d’une école. Washington me la montra du doigt.

— C’est là qu’allait le gamin. Voici la cour de récréation. Il a disparu tout à coup, comme ça. (Il fit claquer ses doigts.) Je suis resté planté ici toute la journée hier. Au cas où il se passerait quelque chose, ou si le gars, le meurtrier, décidait de revenir.

— Ça n’a rien donné ?

Il secoua la tête et replongea dans ses ruminations silencieuses.

Mais nous continuâmes sans nous arrêter. Si Washington tenait à me montrer l’école, la visite avait été rapide. Continuant à rouler vers l’ouest, nous atteignîmes finalement une succession de tours en brique qui paraissaient abandonnées. Je savais où nous étions. Dans les cités. Monolithes à peine éclairés qui se découpaient sur le fond bleu-noir du ciel. Assurément, les bâtiments avaient pris l’apparence de ceux qui les habitaient. Froids et déprimants, les laissés-pour-compte de l’aménagement urbain.

— Qu’est-ce qu’on vient faire ici ? lui demandai-je.

— Vous connaissez cet endroit ?

— Oui. Vous savez, j’ai fait mes études ici… à Chicago, je veux dire. Tout le monde connaît Cabrini Green. Et alors ?

— J’ai grandi ici. Et Jumpin’ John Brooks aussi.

Immédiatement, je songeai aux probabilités. Celles de survivre dans un environnement pareil, de survivre pour devenir flic ensuite !

— Des ghettos verticaux, les uns à côté des autres. John et moi, on disait toujours que c’était le seul endroit où il fallait prendre l’ascenseur pour monter en enfer.

Je répondis par un simple hochement de tête. J’étais totalement hors de mon univers.

— À condition que les ascenseurs fonctionnent, ajouta-t-il.

Je m’aperçus alors que pas un instant je n’avais songé que Brooks puisse être noir. Il n’y avait aucune photo sur les documents fournis par l’ordinateur, et aucune raison de faire allusion dans les articles à des considérations raciales. J’avais supposé qu’il était blanc, tout naturellement, et je pourrais toujours m’interroger plus tard à ce sujet. Dans l’immédiat, j’essayai de comprendre ce que voulait me dire Washington en me conduisant ici.

Ce dernier pénétra dans un parking au pied d’un des immeubles. Deux containers à ordures étaient recouverts de plusieurs décennies de graffiti. Un peu plus loin se dressait un panneau de basket rouillé, mais le panier avait disparu depuis longtemps. Washington arrêta la voiture en laissant tourner le moteur. Je me demandai si c’était pour le chauffage, ou pour pouvoir s’enfuir rapidement en cas de nécessité. Je vis un petit groupe d’adolescents, vêtus de longs manteaux, le visage aussi sombre que le ciel, quitter précipitamment l’immeuble le plus proche, traverser une pelouse gelée et s’engouffrer dans un autre bâtiment de la cité.

— Vous vous demandez ce que vous foutez ici, hein ? dit Washington. Je comprends. Évidemment. Un Blanc comme vous.

Une fois de plus, je me tus. Je le laissai aller jusqu’au bout de sa tirade.

— Vous voyez cet immeuble, le troisième sur la droite ? C’était le nôtre. J’habitais au quatorzième avec ma grand-tante ; John, lui, vivait avec sa mère au douzième. Il n’y avait pas de treizième étage, il y a suffisamment de malchance par ici. Ni lui ni moi n’avions de père. Du moins, de ceux qu’on peut voir de temps en temps.

Sans doute cherchait-il à me dire quelque chose, mais je ne savais pas quoi. Je n’avais pas la moindre idée des combats qu’avaient dû mener les deux amis pour s’arracher à la tombe de cet immeuble qu’il me montrait. Je ne dis rien.

— Nous étions amis pour la vie. Bon sang, figurez-vous qu’il a fini par épouser ma première petite amie, Edna. Plus tard, dans la police, après être entrés à la Criminelle et avoir appris notre métier avec des inspecteurs chevronnés pendant des années, on a demandé à faire équipe, lui et moi. Et ils ont accepté ! Le Sun-Times a même publié un article sur nous. Ils nous ont collés à la Zone Trois, parce que ça incluait cet endroit. Ils pensaient que ça entrait dans nos compétences. De fait, beaucoup d’affaires viennent d’ici. Mais ça marche toujours par rotation. Et il se trouve que c’est tombé sur nous le jour où on a retrouvé ce gamin avec les doigts tranchés. Putain, l’appel est arrivé à huit heures pile. Dix minutes plus tôt, et c’était l’équipe de nuit qui s’y collait.

Il resta silencieux. Sans doute songeait-il à tout ce qui aurait été différent si quelqu’un d’autre avait reçu l’appel.

— Parfois, la nuit, quand on avait mené une enquête ou assuré une planque, John et moi on venait ici après le service, on se garait à l’endroit où nous sommes, et on restait là à regarder la cité.

Soudain, je compris le message. Larry Legs savait que Jumpin’ John n’avait pas pressé sur la détente, car il savait combien Brooks avait dû lutter pour échapper à un endroit pareil. Brooks avait réussi à s’arracher à l’enfer, il n’était pas question pour lui d’y retourner de son plein gré. Tel était le message.

— C’est pour ça que vous saviez, hein ?

Washington se tourna vers moi et hocha la tête, une seule fois.

— Ça fait partie des trucs qu’on sait, voilà tout. Il ne s’est pas suicidé. Je l’ai expliqué aux enquêteurs, mais ils étaient trop pressés de se débarrasser de cette sale affaire.

— Vous n’aviez donc que votre intuition. Il n’y avait pas un truc qui clochait quelque part ?

— Si, un truc, mais ce n’était pas suffisant à leurs yeux. Ils avaient le mot écrit de sa main, ses séances chez le psy, tout collait. Une aubaine pour eux. Ça ne faisait aucun doute – John s’était suicidé –, avant même qu’ils referment le sac pour l’emmener. C’était comme ça et pas autrement.

— Alors, quel est le détail qui cloche ?

— Les deux balles.

— De quoi parlez-vous ?

— Ne restons pas ici. Allons dîner.

Il redémarra et décrivit un large cercle dans le parking pour déboucher dans la rue. Nous roulâmes vers le nord, dans des rues que je ne connaissais pas. Malgré tout, je croyais savoir où nous allions. Au bout de cinq minutes de silence, fatigué d’attendre la suite de l’histoire, je demandai :

— Parlez-moi de ces deux balles.

— Il a tiré deux balles.

— Hein ? Ce n’était pas dans les journaux.

— Les journaux ne donnent jamais tous les détails. Mais moi, je suis allé sur place, chez lui. Edna m’a appelé aussitôt après l’avoir découvert. Je suis arrivé avant tout le monde. Il avait tiré une balle dans le sol et l’autre dans sa bouche. D’après la version officielle, il aurait tiré une première fois pour voir s’il en était capable, ou un truc comme ça, pour s’entraîner. Pour essayer de trouver le courage. Et la deuxième fois, il est allé jusqu’au bout. Ça n’a aucun sens. Pas pour moi.

— Pourquoi ? Quelle est votre théorie ?

— Je pense que la première lui a été tirée dans la bouche. La deuxième, c’était pour les résidus de poudre. Le meurtrier a refermé la main de John autour du flingue et il a visé le sol. Pour qu’on retrouve des traces de poudre sur ses doigts. Conclusion logique : suicide. Affaire classée.

— Mais personne n’a cru à votre explication.

— Jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’à ce que vous débarquiez avec votre histoire d’Edgar Allan Poe. Je suis allé voir les gars des Enquêtes spéciales pour leur raconter ce que vous aviez découvert. Je leur ai rappelé les zones d’ombre du supposé suicide. Ils vont rouvrir le dossier pour y jeter un œil. Demain matin, nous avons une réunion au 11-21. Le chef des Enquêtes spéciales va demander mon détachement pour me coller sur l’affaire.

— Formidable.

Ce fut mon seul commentaire. La tête tournée vers la vitre, je regardai dehors. Je sentais croître mon excitation. Tous les éléments s’imbriquaient. J’avais maintenant deux suicides supposés de flics, dans deux villes différentes, suicides qui étaient peut-être des meurtres, et peut-être liés.

De quoi faire un article. Un sacré article. Et surtout, je pouvais me servir de cet élément comme d’un laissez-passer à Washington pour accéder aux dossiers de la Fondation, et même du FBI. À condition d’arriver le premier. Si la police de Chicago ou de Denver contactait le Bureau avant moi, je risquais de me retrouver sur la touche, car ils n’auraient plus besoin de moi.

— Pourquoi ? demandai-je.

— Pourquoi quoi ?

— Pourquoi quelqu’un fait-il ça ? Et que cherche-t-il au juste ?

Larry ne répondit pas à ma question. Il continua de rouler dans la nuit glaciale.

 

 

Nous dînâmes au fond de la salle du Slammer{6}, un bar de flics proche de la Zone Trois. Nous commandâmes l’un et l’autre le plat du jour, un rôti de dinde avec de la sauce et des pommes de terre, une nourriture adaptée au froid. Pendant le repas, Washington me dévoila le plan de l’unité des Enquêtes spéciales. Tout cela était confidentiel, bien évidemment, précisa-t-il ; si je voulais écrire un article, je devais interroger le lieutenant qui allait diriger l’équipe. Je n’y voyais pas d’inconvénient. Après tout, j’étais à l’origine de cette enquête. Le lieutenant ne refuserait pas de me parler.

Curieusement, Washington gardait les deux coudes sur la table pendant qu’il mangeait. Comme s’il protégeait sa nourriture. Parfois, il parlait la bouche pleine, mais c’était à cause de l’excitation. J’étais excité moi aussi. Et surtout, je veillais à défendre mon rôle dans l’enquête, dans l’histoire.

— On va commencer par Denver, déclara Washington. On va collaborer ; on mettra toutes nos infos en commun et on verra ce que ça donne. Au fait, vous avez parlé à Wexler ? Il était furieux contre vous.

— Pour quelle raison ?

— À votre avis ? Vous ne lui avez pas parlé de Poe, de Brooks, de Chicago. Je crois que vous venez de perdre une de vos sources, Jack.

— Possible. Ils ont du nouveau là-bas ?

— Oui. Le garde forestier.

— Ah ?

— Ils l’ont hypnotisé. Ils l’ont fait revenir dans le passé, le jour du drame. Il a dit que votre frère ne portait qu’un seul gant quand il a regardé à travers le pare-brise pour chercher l’arme. Et ensuite, le gant en question, celui avec les traces de poudre, s’est retrouvé sur la main de votre frère, comme par miracle. Wexler m’a dit qu’ils n’avaient plus aucun doute désormais.

J’acquiesçai, plus pour moi que pour Washington.

— La police de Denver et vous devrez en référer au FBI, n’est-ce pas ? Il s’agit de deux crimes liés, commis dans des États différents.

— On verra. N’oubliez pas une chose : les gars d’ici ne sont jamais très chauds pour travailler avec les G Men{7}. Dès qu’on va les trouver, on se fait marcher sur les pieds et entuber à tous les coups. Cela étant, vous avez raison : c’est sans doute la seule solution. Si c’est bien ce que je pense, et ce que vous pensez vous aussi, le Bureau finira par prendre les choses en main.

Je ne lui confiai pas mon désir de me rendre personnellement au siège du FBI. Il fallait que j’y arrive le premier. Je repoussai mon assiette, regardai Washington et secouai la tête. Cette histoire était invraisemblable.

— Quel est votre sentiment dans cette affaire ? De quoi s’agit-il à votre avis ?

— Il n’y a pas trente-six mille possibilités, répondit Washington. Première hypothèse, on a affaire à un seul type, quelqu’un qui tue des gens et revient sur place pour supprimer le flic responsable de l’enquête.

J’acquiesçai. J’étais d’accord avec lui.

— Deuxième hypothèse : les premiers meurtres n’ont pas de rapport. Notre assassin débarque en ville par hasard, il attend une occasion qui lui plaît, ou bien il voit un truc à la télé, et il liquide le flic chargé de l’enquête.

— Hmm.

— Troisième possibilité : on a affaire à deux meurtriers. Dans les deux villes, un des deux types commet le premier meurtre, le deuxième se pointe et commet le second : il bute le flic. Des trois hypothèses, c’est celle que j’aime le moins. Trop de questions. Est-ce qu’ils se connaissent ? Est-ce qu’ils travaillent ensemble ? Ça nous emmène trop loin.

— Ils se connaîtraient forcément. Sinon, comment le deuxième meurtrier saurait-il où a sévi le premier ?

— Exact. Alors, on se concentre sur les hypothèses un et deux. Nous n’avons pas encore décidé si la police de Denver allait venir ici et si on envoyait des hommes là-bas, mais il faut s’intéresser au gamin et à l’étudiante. Chercher un lien éventuel entre les deux, et si on découvre quelque chose, partir de là.

J’acquiesçai. Je réfléchissais à la première hypothèse. Une seule personne, un seul meurtrier, responsable de tous ces morts.

— S’il existe un seul meurtrier, qui est la véritable cible ? demandai-je, comme si je me parlais à moi-même. La première victime ou l’enquêteur ?

Le V reparut sur le front de Washington.

— Peut-être a-t-on affaire à un type qui veut tuer des flics. C’est ça son objectif. Alors, il se sert du premier meurtre.

— Smathers, Lofton – pour attirer sa proie. C’est-à-dire le flic.

Je regardai autour de moi. Le fait de prononcer ces paroles à voix haute, même si j’y pensais depuis que j’avais pris l’avion pour venir ici, provoqua en moi un frisson glacé.

— Effrayant, hein ? dit Washington.

— Oui. Terrifiant.

— Et vous savez pourquoi ? Parce que si tel est le cas, il y a forcément d’autres victimes. Chaque fois qu’un flic est supposé s’être suicidé, l’enquête est bouclée en quatrième vitesse. Toutes les polices ont hâte de liquider ce genre d’affaires. On ne se pose pas trop de questions. Voilà pourquoi il y en a forcément d’autres. Si la première hypothèse est la bonne, le meurtrier n’a pas commencé avec Brooks et il ne s’est pas arrêté à votre frère. Il y en a d’autres. J’en mettrais ma main au feu.

Il repoussa son assiette lui aussi. Il n’avait plus faim.

Une demi-heure plus tard, il me déposait devant l’entrée du Hyatt. Le vent qui soufflait du lac était glacial. Je n’avais pas envie de rester dehors, mais Washington refusa de m’accompagner dans ma chambre. Il me donna sa carte.

— Il y a mon numéro personnel et mon biper. Appelez-moi.

— Je n’y manquerai pas.

— OK, Jack, à plus tard. (Il tendit le bras, nous échangeâmes une poignée de main.) Et merci.

— Merci de quoi ?

— De les avoir convaincus. Je vous dois une fière chandelle. Et Jumpin’ John aussi.