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Le lendemain matin, Backus nous attendait déjà dans la salle de réunion au septième étage du bâtiment fédéral. C’était encore une belle journée, et je voyais le sommet de l’île de Catalina pointer derrière la nappe de brume matinale qui flottait au-dessus de la baie de Santa Monica. Il n’était que 8 heures 30, mais Backus avait ôté sa veste et, apparemment, travaillait depuis plusieurs heures déjà. La table de conférences, devant lui, était encombrée de documents étalés autour de deux portables ouverts et d’une pile de petites feuilles roses représentant autant de messages téléphoniques. Il avait le visage creusé, triste. C’était comme si la perte de Thorson devait le marquer à jamais.

— Rachel, Jack, dit-il simplement en guise de salutation. (Il ne nous souhaita pas le « bonjour » : ça n’en était pas un.) Comment va la main ?

— Pas mal, lui répondis-je.

Nous avions apporté des gobelets de café, mais je constatai que Backus n’en avait pas. Je lui proposai le mien ; il me répondit qu’il en avait déjà trop bu.

— Alors, quoi de neuf ? demanda Rachel.

— Vous avez quitté l’hôtel tous les deux ? J’ai essayé de vous joindre ce matin, Rachel.

— Oui. Jack souhaitait un endroit un peu plus confortable. Nous avons déménagé au Château Marmont.

— Beaucoup plus confortable, en effet.

— Ne vous inquiétez pas. Je ne ferai pas de note de frais.

Backus hocha la tête, et à voir la façon dont il la regardait, je devinai qu’il savait que Rachel n’avait pas pris de chambre de toute façon, et n’avait donc rien à se faire rembourser. Mais c’était le dernier de ses soucis.

Tout s’assemble peu à peu, dit-il. Un cas de plus à étudier, j’imagine. Ces individus – si on peut leur donner ce nom – ne cessent de me stupéfier. Tous autant qu’ils sont, avec leurs histoires… Chacun d’eux est comme un trou noir. Et il n’y a jamais assez de sang pour le remplir.

Rachel prit une chaise et s’assit en face de lui. Je m’installai à ses côtés. Nous demeurâmes muets l’un et l’autre. Nous savions que Backus avait envie de poursuivre. Avec un stylo, il tapota sur un des portables.

— Cet ordinateur lui appartenait. On l’a retrouvé dans le coffre de sa voiture hier soir.

— Une voiture de chez Hertz ? lui demandai-je.

— Non. Il s’est rendu chez Data Imaging à bord d’une Plymouth de 84, enregistrée au nom de Darlene Kugel, trente-six ans, habitant North Hollywood. Nous nous sommes rendus au domicile de cette femme hier soir ; comme elle ne répondait pas, nous avons forcé la porte. Elle était dans son lit. La gorge tranchée, sans doute avec le couteau qu’il a utilisé pour Gordon. Elle était morte depuis plusieurs jours. Apparemment, il a fait brûler de l’encens et a répandu du parfum dans l’appartement pour masquer l’odeur.

— Vous voulez dire qu’il est resté enfermé avec son cadavre ? dit Rachel.

— Il semblerait.

— C’étaient les vêtements de cette femme qu’il portait ? demandai-je.

— Oui, et la perruque aussi.

— Mais pourquoi s’était-il habillé en femme, au fait ? voulut savoir Rachel.

— On ne sait pas, et on ne le saura jamais. Selon moi, il savait que tout le monde le recherchait. La police, le FBI… Il a pensé que c’était la meilleure façon de sortir de l’appartement, d’aller récupérer l’appareil-photo et peut-être, de quitter la ville.

— Oui, sans doute. Qu’a-t-on retrouvé chez la femme ?

— Rien de très intéressant dans l’appartement, mais elle disposait de deux emplacements de parking réservés dans le garage, et sur l’un d’eux nous avons découvert une Pontiac Firebird modèle 86. Immatriculée en Floride. Enregistrée au nom de Gladys Oliveros, habitant Gainesville.

— Sa mère ? demandai-je.

— Elle est partie vivre là-bas quand son fils a été envoyé en prison, pour lui rendre visite plus facilement, je suppose. Puis elle s’est remariée et a changé de nom. Enfin bref, nous avons ouvert le coffre de la Pontiac et découvert l’ordinateur, plus diverses choses, dont les livres que Brass a aperçus sur la photo prise dans la cellule. Il y avait également un vieux sac de couchage. Avec des traces de sang. On l’a envoyé au labo. D’après le rapport préliminaire, il était rembourré avec du kapok.

— Il enfermait donc certaines de ses victimes dans le coffre, dis-je.

— Ce qui expliquerait leur disparition pendant plusieurs heures, ajouta Rachel.

— Hé, attendez une minute, m’écriai-je. S’il avait la voiture de sa mère, pourquoi louer une bagnole chez Hertz à Phœnix ? Alors qu’il en avait déjà une ?

— C’était une façon de plus de brouiller les pistes, Jack. Il utilisait la voiture de sa mère pour aller de ville en ville, mais il en louait une autre pour traquer ses futures victimes.

Ma perplexité face à la logique de cette théorie dut se lire sur mon visage. Mais Backus refusa de s’attarder sur ce point.

— Nous n’avons pas encore les registres de chez Hertz, de toute façon. Inutile de nous égarer. Pour l’instant, le plus important, c’est l’ordinateur.

— Que contient-il ? demanda Rachel.

— Notre bureau de L. A. a une brigade informatique qui travaille avec notre groupe à Quantico. Un des agents, un nommé Don Clearmountain, s’est attaqué à cet appareil hier soir et, vers trois heures ce matin, il a enfin réussi à forcer le code d’accès. Il a copié la totalité du disque dur sur l’ordinateur central. Il est bourré de photos. Cinquante-sept en tout.

Avec son pouce et son index, Backus se massa l’arête du nez. Il avait vieilli depuis que je l’avais vu à l’hôpital. Terriblement vieilli.

— Des photos d’enfants ? demanda Rachel.

Backus acquiesça.

— Bon Dieu. Les victimes ?

— Oui… avant et après. C’est affreux. Véritablement affreux.

— Et il expédiait ces photos ? Comme nous le supposions ?

— Oui. L’ordinateur est équipé d’un modem cellulaire, exactement comme Gordon… l’avait deviné. Et l’appareil était lui aussi enregistré au nom de Oliveros, à Gainsville. Nous venons juste de recevoir les factures.

Il désigna quelques-uns des documents étalés devant lui.

— Il y a énormément d’appels, dit-il. D’un peu partout. Gladden appartenait à un réseau. Un réseau dont les utilisateurs s’intéressent à ce genre de photos.

Il leva le nez de ses feuilles, l’air abattu, mais déterminé.

— Nous cherchons actuellement à les localiser. Les arrestations vont pleuvoir, croyez-moi. Un tas de gens vont payer. Gordon ne sera pas mort pour rien.

Et il confirma ses dires d’un hochement de tête.

— Nous pouvons comparer les transmissions et les noms des utilisateurs avec les versements bancaires que j’ai découverts à Jacksonville, dit Rachel. Je parie que nous y découvrirons combien ils ont payé ces photos, et quand.

— Clearmountain et ses collègues sont déjà sur le coup. Si vous voulez leur rendre une petite visite, ils travaillent au bout du couloir, dans les bureaux du Groupe Trois.

— Bob ? demandai-je. Est-ce qu’ils ont passé en revue les cinquante-sept photos ?

Il m’observa un instant, avant de répondre.

— Je les ai toutes regardées, Jack.

Je sentis ma poitrine se comprimer. Tout ce que je m’étais raconté sur la froideur de mes sentiments à l’égard de la mort de mon frère et de tout ce qui s’était passé relevait du mensonge.

— Non, Jack, dit Backus. Il n’y a aucune photo des autres victimes. Aucun inspecteur de police, aucune victime adulte. J’imagine que…

Il laissa sa phrase en suspens.

— Quoi ? demandai-je.

— J’imagine que ces photos ne lui auraient rapporté aucun bénéfice.

Je regardai mes mains posées à plat sur la table. La droite commençait à m’élancer ; j’en sentais la moiteur sous le bandage blanc. Un sentiment de soulagement m’envahit. Enfin… je pense que c’était ça. Que peut-on ressentir en apprenant qu’aucune photo de son frère assassiné ne se balade à travers le pays sur le réseau Internet, où tous les détraqués qui aiment ce genre de choses pourraient la copier ?

— Quand la vérité sera faite sur ce type, je parie qu’un tas de gens voudront vous organiser une parade avec confettis et serpentins, dit Backus. On vous installera dans une décapotable et vous descendrez Madison Avenue.

Je le regardai. J’ignorais s’il voulait faire de l’humour, mais je ne souris pas.

— Peut-être que parfois la vengeance vaut bien la justice, ajouta-t-il.

— C’est quasiment la même chose, si vous voulez mon avis.

Après quelques instants de silence, Backus changea de sujet.

— Jack, nous devons recueillir votre déposition officielle. De A à Z. N’omettez aucun détail. Rachel. je pensais que vous pourriez peut-être vous en occuper, c’est-à-dire poser les questions.

— Entendu, Bob.

— J’aimerais que ce soit bouclé aujourd’hui et transmis au procureur dès demain. Ensuite, peut-être que nous pourrons tous rentrer à la maison.

— Qui s’occupe d’emballer le dossier pour le procureur ? demanda-t-elle.

— Carter.

Il regarda sa montre.

— Bon, dit-il, vous avez encore quelques minutes, mais vous pouvez aller au bout du couloir et demander Sally Kimball. Peut-être est-elle déjà prête.

Ainsi congédiés, nous nous levâmes et gagnâmes la porte. J’observai Rachel, essayant de déterminer si elle était fâchée de devoir prendre ma déposition pendant que ses collègues du bureau local inspectaient les fichiers informatiques de Gladden – sans aucun doute l’aspect le plus passionnant de l’enquête à ce moment-là. Son visage ne trahissait aucun sentiment. Arrivée à la porte de la salle de conférences, elle se retourna pour annoncer à Backus qu’il la trouverait dans les parages si jamais il avait besoin d’elle.

— Merci, Rachel. Oh, Jack, j’ai des choses pour vous.

Il brandit la liasse de messages téléphoniques. Je revins sur mes pas pour les récupérer.

— Et ceci également.

Il prit la sacoche contenant mon portable, posée sur le siège à côté de lui, et la fit glisser vers moi sur la table.

— Vous avez laissé ça dans la voiture hier.

— Merci.

J’observai le tas de feuilles roses. Il y avait au moins une douzaine d’appels.

— Vous êtes devenu un homme célèbre, reprit-il. Que ça ne vous tourne pas la tête.

— Seulement s’ils m’organisent une parade.

Il ne sourit pas.

 

 

J’attendis dans le couloir pendant que Rachel partait chercher la sténographe et en profitai pour passer en revue mes messages. Il s’agissait surtout de relances des chaînes de télé, mais quelques journalistes de la presse écrite avaient appelé eux aussi, dont un qui travaillait pour notre concurrent direct, le Denver Post. Les journaux à sensation ne m’avaient pas oublié, ni les émissions de variétés. Il y avait également un appel de Michael Warren. D’après le numéro qu’il avait laissé pour que je le rappelle, il était toujours en ville.

Mais les trois messages les plus surprenants ne venaient pas du monde des journalistes. Dan Bledsoe avait appelé de Baltimore, il y avait une heure. Et les deux autres messages émanaient de maisons d’édition : un grand éditeur installé à New York, et l’assistant du directeur d’une autre maison. Ayant reconnu les logos, je sentis un frisson dans ma poitrine, mélange d’excitation et d’inquiétude.

Rachel me rejoignit.

— Elle arrive tout de suite. On va s’installer dans un bureau par là. Allons-y.

Je lui emboîtai le pas.

La salle était une version miniature de celle où nous venions de nous entretenir avec Backus : une table ronde avec quatre chaises, une console le long du mur, avec un téléphone, et une baie vitrée donnant sur le centre-ville, à l’est. Je demandai à Rachel si je pouvais utiliser le téléphone en attendant l’arrivée de la sténographe, et elle me donna le feu vert. Je composai le numéro laissé par Bledsoe ; il décrocha après la première sonnerie.

— Enquêtes Bledsoe. j’écoute.

— Jack McEvoy à l’appareil.

— Hé, Jack ! Comment va ?

— Bien. Et vous ?

— Beaucoup mieux depuis que j’ai écouté les nouvelles ce matin.

— Tant mieux.

— Vous avez fait du bon boulot, Jack, en expédiant ce fumier dans le trou. Bien joué.

Comment se faisait-il que je n’éprouvais aucune joie ? pensai-je, sans le dire.

— Jack ?

— Oui ?

— Je vous dois une fière chandelle, mon vieux. Et Johnny Mac aussi.

— Non. Nous sommes quittes, Dan. Vous m’avez aidé.

— Bah, peu importe. Si jamais vous revenez par ici un de ces jours, on ira bouffer des crabes et boire de la bière à la taverne. C’est moi qui régale.

— Merci, Dan. Comptez sur moi.

— Hé, cette fille du FBI qu’on a vue dans les journaux et à la télé ? L’agent Rachel Walling ? Un sacré canon !

Je me tournai vers Rachel.

— En effet.

— J’ai vu les images d’hier soir sur CNN, quand elle vous aidait à sortir de la boutique… Faites gaffe, mon vieux.

Bledsoe parvint à m’arracher un sourire. Après avoir raccroché, je contemplai les deux messages des éditeurs. J’étais tenté de les rappeler, mais m’en empêchai. Je ne connaissais pas grand-chose au monde de l’édition, mais à l’époque où j’écrivais mon premier roman – celui qui avait fini dans un tiroir, inachevé – je m’étais un peu renseigné et m’étais dit que si un jour je le terminais, je me trouverais un agent avant d’aller voir un éditeur. J’avais même choisi l’agent qui me représenterait. Malheureusement, je n’avais jamais eu de livre à lui envoyer. Je décidai de retrouver son nom et ses coordonnées pour le rappeler plus tard.

Et il y avait l’appel de Warren. La sténographe ne nous ayant pas encore rejoints, je composai le numéro qu’il avait laissé. Une standardiste me répondit. Je demandai à parler à Warren et vis Rachel m’adresser un regard surpris et interrogateur. Je lui fis un clin d’œil, tandis que la voix au bout du fil m’annonçait que Warren était absent pour le moment. Je donnai mon nom, sans laisser de message, ni de numéro de téléphone. À son retour, Warren s’en voudrait de ne pas avoir été là.

— Pourquoi l’appelais-tu ? me demanda Rachel quand j’eus raccroché. Je croyais que vous étiez ennemis.

— Sans doute. Peut-être que je lui aurais dit d’aller se faire foutre.

 

 

Il me fallut une heure et quart pour raconter mon histoire en détail, pendant que la sténographe transcrivait tout ce que je disais. Les questions de Rachel servaient à me guider dans mon récit, en suivant un ordre chronologique. Quand j’en arrivai à ce qui s’était passé dans la boutique, ses questions se firent plus précises et, pour la première fois, elle me demanda quelles étaient mes pensées à tel ou tel moment.

Je lui expliquai que je m’étais seulement emparé de l’arme pour que Gladden ne l’ait pas, rien de plus. Mon intention, lui précisai-je, était d’en vider le chargeur lorsque le corps à corps avait commencé. Le deuxième coup de feu était involontaire.

— En fait, c’était plutôt lui qui tirait l’arme vers lui et ce n’est pas moi qui ai pressé sur la détente. Il a voulu essayer de s’en emparer encore une fois et mon pouce était coincé dans le pontet. Quand il a tiré dessus, le coup est parti. D’une certaine façon, il s’est suicidé. D’ailleurs, j’ai eu le sentiment qu’il savait ce qui allait se passer.

L’interrogatoire se poursuivit encore quelques minutes pendant lesquelles Rachel me demanda quelques précisions. Elle informa ensuite la sténographe qu’elle aurait besoin de la transcription dès le lendemain matin pour l’inclure dans le « plombage » qui serait remis au procureur.

— C’est quoi cette histoire de « plombage » ? lui demandai-je après le départ de la sténographe.

— C’est une expression. On dit toujours ça, qu’il s’agisse ou pas d’obtenir une mise en examen ou une inculpation. Calme-toi. Tu vois bien qu’on cherche seulement à établir la légitime défense. Ne t’inquiète pas, Jack.

 

 

Il était encore tôt, mais nous décidâmes d’aller déjeuner. Rachel annonça qu’elle me ramènerait à l’hôtel ensuite. Elle avait encore des choses à régler au bureau local, mais moi, j’avais quartier libre. Nous marchions dans le long couloir lorsqu’elle remarqua que la porte du « Groupe Trois » était ouverte, et elle jeta un coup d’œil à l’intérieur de la pièce. Il y avait là deux hommes, assis l’un et l’autre devant un ordinateur, avec un tas de documents éparpillés sur les claviers et le dessus des écrans. Je remarquai un exemplaire du recueil des œuvres de Poe que je possédais, posé sur le moniteur d’un des deux agents. Celui-ci fut le premier à remarquer notre présence.

— Salut, je suis Rachel Walling. Comment ça se passe ici ?

L’autre agent leva la tête, et tous les deux nous saluèrent, en se présentant. L’agent qui avait levé la tête le premier et dit s’appeler Don Clearmountain répondit à la question de Rachel :

— Ça roule. D’ici la fin de la journée, nous aurons une liste de noms et d’adresses. On l’expédiera à tous les bureaux concernés, et ils devraient obtenir sans problème des mandats de perquisition.

J’imaginai des groupes d’agents fédéraux enfonçant des portes et sortant du lit des pédophiles qui avaient acheté des photos d’enfants assassinés. Une opération d’ampleur nationale. Je voyais déjà les gros titres des journaux. « Le Cercle du Poète disparu ». Voilà comment ils surnommeraient ces hommes.

— Mais là, je suis sur un autre truc, vraiment spécial, ajouta Clearmountain.

Il nous regardait avec le sourire triomphant du pirate informatique. C’était une invitation à entrer, ce que fit Rachel ; et je la suivis.

— De quoi s’agit-il ? s’enquit-elle.

— On a une série de numéros auxquels Gladden a expédié les photos digitalisées. On a également la liste des virements effectués sur le compte en banque de Jacksonville. Nous avons rassemblé les deux éléments et ça colle parfaitement.

Il prit une liasse de documents posée sur le clavier de son collègue, la feuilleta et y choisit une feuille.

— Par exemple, le 5 décembre de l’année dernière, la somme de cinq cents dollars a été virée sur ce compte. Il provenait de la Minnesota National Bank de Saint Paul. Le donneur d’ordre était un certain Davis Smith. Sans doute un faux nom. Le lendemain, le modem cellulaire de Gladden a appelé un numéro qui nous a permis de remonter jusqu’à un certain Dante Sherwood, à Saint Paul justement. La connexion a duré quatre minutes, le temps nécessaire pour transmettre et copier une photo. Nous avons relevé des dizaines de transactions semblables. Avec des écarts d’une journée entre le virement et les envois.

— Formidable.

— Mais une question se pose : comment tous ces acheteurs connaissaient-ils l’existence de Gladden, et comment savaient-ils ce qu’il proposait ? En d’autres termes, où faisaient-ils leur marché ?

— Et vous avez trouvé la réponse ?

— Oui ! Grâce au numéro appelé le plus souvent par l’intermédiaire du modem cellulaire. Il correspond à une messagerie informatique. Le Réseau DSL.

La surprise se lut sur le visage de Rachel.

— Comme dans Dieu Soit Loué ?

— Oui… presque. En fait, on pense que ça veut plutôt dire Dépravations. Sans Limites.

— Écœurant.

— Oui. En fait, on a deviné assez facilement. C’est pas très original et la plupart de ces messageries utilisent le même genre d’euphémismes. Ce qui nous a pris beaucoup plus de temps, c’était d’accéder au réseau. Il nous a fallu toute la matinée.

— Comment avez-vous fait ?

— Nous avons découvert les mots de passe de Gladden.

— Hé, attendez un peu ! dit Rachel. Toute la presse, dans tout le pays, parle de ce qui s’est passé hier soir. L’opérateur de la messagerie n’a pas eu l’idée de couper tous les ponts ? Vous voyez ce que je veux dire ? Pourquoi n’a-t-il pas déconnecté le réseau avant qu’on intervienne ?

— Il aurait dû le faire, mais il ne l’a pas fait.

Clearmountain se tourna vers son collègue, et tous les deux échangèrent un sourire de conspirateurs. Ils ne nous avaient pas tout dit.

— Peut-être, reprit Clearmountain, que l’operateur était coincé et n’a pas pu intervenir à temps.

— OK. Racontez-moi la suite, dit Rachel avec impatience.

— Nous avons tout essayé pour entrer sur le serveur, les variations sur le nom de Gladden, sa date de naissance, son numéro de sécurité sociale, tous les trucs habituels. Rien. Nous pensions la même chose que vous, qu’il avait été déconnecté.

— Mais… ?

— Nous nous sommes intéressés à Edgar Poe.

Clearmountain prit l’épais recueil sur son moniteur et l’agita.

— C’est un code d’accès à deux mots. Le premier, on l’a trouvé facilement. C’était Edgar. Mais le deuxième nous a donné du fil à retordre. On a tout essayé : Corbeau, Eidolon, Usher, tout ce qu’on a pu trouver dans ce bouquin. Alors, on est revenus en arrière, on a recommencé avec le nom de Gladden, tous les numéros. Toujours rien. Et soudain… Bingo ! On a trouvé. C’est Joe qui a décroché le jackpot en mangeant un petit gâteau.

Clearmountain désigna son collègue, Joe Perez, qui nous adressa un sourire et nous fit la révérence. Dans l’esprit de ces « flics informatiques », ce qu’il avait réussi, c’était comme arrêter un criminel en flagrant délit pour un flic de la rue. Il paraissait aussi fier qu’un adolescent qui se tape une fille dans une chambre d’hôtel le soir de la remise des diplômes.

— Je lisais le truc sur Poe pendant une pause, expliqua Perez. J’avais les yeux fatigués à force de fixer l’écran.

— Une chance qu’il ait décidé de les reposer en lisant un bouquin, plaisanta Clearmountain, en reprenant son récit. Dans la notice biographique, Joe a appris que Poe avait utilisé un pseudonyme à un moment de sa vie, pour s’engager dans l’armée ou un truc comme ça. Edgar Perry. On a tapé ce nom-là, et comme je vous l’ai dit : bingo ! On a réussi à rentrer !

Clearmountain fit pivoter son siège pour taper dans la main de Perez à la manière d’un basketteur. On aurait dit deux jeunes crétins en chaleur. Voilà à quoi ressemblait le FBI aujourd’hui, me dis-je.

— Et qu’avez-vous découvert ?

— Il y a douze rubriques sur cette messagerie. La plupart servent à évoquer les goûts spécifiques de chacun. Autrement dit : filles de moins de douze ans ou garçons de moins de dix ans, ce genre de choses. On trouve également une liste d’avocats conseillés, dans laquelle figure l’avocat de Gladden, Krasner. Sans oublier une sorte de « journal intime », rempli de trucs invraisemblables, des essais, des trucs comme ça. Certains textes ont certainement été écrits par notre homme. Écoutez un peu ça.

Il feuilleta de nouveau la liasse de documents et en tira une feuille, qu’il nous lut.

— C’est un exemple. « Je pense qu’ils savent que j’existe. L’heure est proche où j’apparaîtrai dans la lumière de la fascination et de la peur du public. Je suis prêt. » Et un peu plus loin, on trouve ceci : « Ma souffrance est ma passion, ma religion. Jamais elle ne me quitte. C’est elle qui me guide. Elle est moi. » Voilà, c’est bourré de machins dans le même genre. À un moment, l’auteur se baptise Eidolon. Et on pense qu’il doit s’agir de Gladden. Vos collègues de la BSS et vous aurez de quoi nourrir vos banques de données avec tout ça.

— Parfait, dit Rachel. Quoi d’autre ?

— Une des rubriques est une bourse aux échanges. Où les gens proposent de vendre ou d’acheter certaines choses.

— Comme des photos ou des pièces d’identité ?

— Exact. On a d’ailleurs repéré un gars qui vend des permis de conduire délivrés dans l’Alabama. Va falloir se dépêcher de coincer ce petit plaisantin. Et nous avons trouvé le fichier où Gladden vendait ce qu’il stockait dans son ordinateur. Tarif minimum, cinq cents dollars la photo. Trois pour mille dollars. Si vous étiez intéressé, vous laissiez un message avec vos coordonnées informatiques. Vous expédiez l’argent sur un compte en banque, et vos photos apparaissaient sur votre ordinateur. L’annonceur de la bourse aux échanges affirmait qu’il pouvait fournir des photos adaptées à tous les goûts.

— Comme s’il prenait des commandes et qu’ensuite il allait…

— Exactement.

— Vous en avez parlé à Bob Backus ?

— Il était là.

Rachel se tourna vers moi.

— Je sens que la parade sera grandiose.

— Vous oubliez la cerise sur le gâteau, dit Clearmountain. Mais c’est quoi cette histoire de parade ?

— Peu importe. Parlez-moi de la cerise sur le gâteau.

— La messagerie. À partir du numéro, nous avons réussi à remonter jusqu’à la source.

— Et ?

— Centre pénitentiaire de Raiford. Floride.

— Oh, mon Dieu ! Gomble ?

Clearmountain acquiesça en souriant.

— C’est en tout cas ce que pense Bob Backus. Il va demander à quelqu’un de se renseigner. J’ai déjà appelé la prison et demandé à un des gardiens à quoi correspondait cette ligne. Il m’a répondu que c’était celle du bureau de l’intendance. Et en effet, j’avais remarqué que tous les appels de Gladden vers ce numéro avaient été passés après dix-sept heures, heure de la côte est. Le gardien m’a confirmé que l’intendance fermait ses portes à dix-sept heures. Il ouvre le matin à huit heures. Je lui ai également demandé s’il y avait un ordinateur dans ce bureau pour gérer les commandes, les stocks et ainsi de suite. « Oui, bien sûr », m’a-t-il répondu. Et un téléphone ? Il m’a dit qu’il y en avait un, mais qui n’était pas relié à l’ordinateur. Cela étant, ce type serait tout à fait incapable de reconnaître un modem s’il en voyait un, croyez-moi. C’est un bénévole qui vient travailler à la prison tous les jours. Vous voyez le genre ? Je lui ai demandé de vérifier pour la ligne téléphonique, un soir, par exemple, après la fermeture du bureau…

— Hé, attendez. Il risque de…

— Ne vous inquiétez pas, il ne fera rien. Je lui ai demandé de ne pas intervenir sans avoir notre feu vert. Pour l’instant, le réseau doit rester connecté, après dix-sept heures, évidemment, heure de la côte est. Je lui ai demandé qui travaille dans ce bureau, et il m’a répondu Horace Gomble. Un détenu qui bénéficie d’un régime de faveur. Mais je vois que vous le connaissez déjà. Chaque soir, j’imagine, il branche la ligne téléphonique sur l’ordinateur avant de verrouiller la porte et il regagne sa cellule.

 

 

À cause de ces nouveaux développements, Rachel annula son déjeuner avec moi. Elle m’expliqua que je devrais prendre un taxi pour rentrer à l’hôtel et qu’elle m’y appellerait dès que possible. Peut-être serait-elle obligée de retourner en Floride, mais elle me tiendrait au courant. J’aurais voulu rester avec elle, mais je sentais peser la fatigue après ma nuit blanche.

En sortant de l’ascenseur, au rez-de-chaussée, alors que je traversais le hall de l’immeuble fédéral en songeant que je devais appeler Greg Glenn et consulter mes messages, j’entendis une voix familière dans mon dos.

— Hé, la vedette, ça roule ?

Je me retournai et vis Michael Warren s’avancer vers moi.

— Warren. Je viens juste d’essayer de vous joindre au Times. On m’a dit que vous étiez sorti.

— Oui, j’étais ici. Une autre conférence de presse doit avoir lieu à deux heures. J’ai eu envie d’arriver en avance pour voir ce que je pouvais glaner dans les parages.

— Un nouvel informateur peut-être ?

— Je vous l’ai dit, Jack, je refuse de parler de ça avec vous.

— Et moi, je refuse de vous parler.

Sur ce, je pivotai sur mes talons et m’éloignai. Il me lança :

— Pourquoi m’avez-vous appelé, dans ce cas ? Pour frimer ?

Je me retournai.

— Oui, sans doute. Mais vous savez, Warren, je ne vous en veux pas vraiment. Vous avez sauté sur une histoire qui passait à votre portée, et je comprends ça. Je ne peux pas vous le reprocher. Thorson avait lui aussi une idée en tête, et vous l’ignoriez. Il s’est servi de vous, mais tout le monde se sert de tout le monde. À un de ces jours.

— Attendez une minute, Jack. Si vous n’êtes pas furieux, pourquoi refusez-vous de me parler ?

— Parce que nous restons rivaux.

— Non, c’est faux. Vous n’êtes plus sur le coup. Je me suis fait faxer la une du Rocky ce matin. Ils ont refilé l’affaire à quelqu’un d’autre. Si votre nom apparaît désormais, c’est à l’intérieur de l’article. Pas au début ou à la fin. Vous n’êtes plus sur l’affaire. Vous êtes dedans. Alors, pourquoi ne pas me laisser vous poser quelques questions, officiellement ?

— Du genre : « Que ressentez-vous ? » C’est ça que vous voulez me demander ?

— Entre autres, oui.

Je l’observai un long moment. Même si je n’aimais pas ce type et ce qu’il avait fait, je ne pouvais m’empêcher de me sentir proche de sa position. Il agissait comme je l’avais souvent fait avant lui. Je consultai ma montre et jetai un coup d’œil sur le parking au-delà des portes vitrées du hall. Les taxis que j’avais aperçus la veille avaient tous disparu.

— Vous avez une voiture ?

— Oui, celle du journal.

— Conduisez-moi au Château Marmont. On parlera en chemin.

— Officiellement ?

— Officiellement.

Il brancha son magnétophone et le déposa sur le tableau de bord. Il voulait juste entendre ma version des faits. Il voulait pouvoir me citer au sujet de ce que j’avais fait hier soir plutôt que de s’en remettre à un informateur de seconde main, comme un porte-parole du FBI. Ç’aurait été la solution de facilité, et il était trop bon journaliste pour se satisfaire d’un porte-parole. Chaque fois que possible, il s’adressait directement à la source. Je comprenais sa démarche. J’étais comme lui.

Curieusement, ça me fit du bien de lui raconter toute l’histoire. J’y pris même du plaisir. J’avais déjà tout raconté à Jackson, pour mon propre journal ; je n’avais donc pas l’impression de dévoiler des secrets. Mais Warren était présent quasiment au départ de l’enquête, et ça me plaisait de pouvoir lui raconter personnellement où elle avait conduit et comment elle avait pris fin.

Toutefois, je ne lui parlai pas des derniers développements, de la messagerie DSL, dirigée par Gomble depuis sa prison. C’était trop bon pour être partagé. J’avais bien l’intention de raconter cette histoire, que ce soit pour le Rocky, ou un de ces éditeurs de New York.

Finalement, Warren gravit la petite colline menant à l’entrée du Château Marmont. Un portier vint m’ouvrir la portière, mais je ne descendis pas de voiture. Je me tournai vers Warren.

— Autre chose ?

— Non, je crois que j’ai tout. D’ailleurs, il faut que je retourne au bâtiment fédéral pour la conférence de presse. Ça va faire un article du tonnerre.

— Seuls le Rocky et vous avez l’exclusivité. Je n’ai pas l’intention de vendre mon histoire à Hard Copy, sauf pour une somme à six chiffres.

Il me regarda, surpris.

— Je plaisantais, Warren. D’accord, je me suis introduit dans la salle des archives de la fondation avec vous, mais de là à vendre mon histoire à des torchons…

— Et les éditeurs ?

— J’y pense. Et vous ?

— J’ai renoncé le jour où votre article est paru. D’après mon agent, les éditeurs qu’il a contactés s’intéressaient beaucoup plus à vous qu’à moi. Vous, vous aviez votre frère. De toute évidence, vous étiez plus impliqué. La seule chose que je pourrais fourguer, c’est un petit truc bâclé. Et ça ne m’intéresse pas. Je dois penser à ma réputation.

J’acquiesçai et me retournai pour descendre de voiture.

— Merci pour le taxi.

— Merci pour l’article.

J’étais descendu et allais claquer la portière quand Warren commença à dire quelque chose, puis s’interrompit.

— Quoi ?

— Je voulais… Ah, zut, écoutez, Jack. Au sujet de mon informateur. Si…

— Laissez tomber. Ça n’a plus d’importance. Je vous l’ai dit, le type est mort, et vous avez fait ce qu’aurait fait n’importe quel journaliste.

— Non, attendez. Il ne s’agit pas de ça… Je ne révèle jamais mes sources, Jack. En revanche, je peux vous dire qui n’était PAS un informateur. Et Thorson n’était pas mon informateur, OK ? Je ne connaissais même pas ce gars-là.

Je me contentai de hocher la tête, sans rien dire. Il ignorait que j’avais vu le relevé téléphonique de l’hôtel et que je savais par conséquent qu’il mentait. Une Jaguar flambant neuve s’arrêta sous la marquise du parking et un couple vêtu de noir de pied en cap en descendit. Je me retournai vers Warren, en me demandant ce qu’il manigançait. À quoi bon mentir maintenant ?

— C’est tout ?

Warren eut un haussement d’épaules.

— Ouais, c’est tout. Mais vu qu’il est mort et que vous étiez présent, j’ai pensé que vous voudriez peut-être savoir.

Je continuai de l’observer.

— OK, dis-je. Merci. À plus tard.

Je me redressai et claquai la portière, puis me baissai pour regarder Warren à travers la vitre et lui adresser un signe de la main. Il me répondit par un salut militaire et repartit.