Vers la fin du printemps, un inspecteur du service des Eaux et de l’Électricité qui enquêtait sur l’origine d’une odeur pestilentielle ayant entraîné les plaintes des habitants du voisinage découvrit les restes du cadavre dans les égouts.
Les restes d’un cadavre. Il avait encore ses papiers d’identité et son insigne du FBI, les vêtements étaient bien les siens. On l’avait retrouvé, du moins ce qu’il en restait, étendu sur une plaque de béton surélevée, à l’intersection de deux canalisations d’évacuation souterraines. La cause du décès demeurait inconnue, l’état de décomposition avancée – accélérée par l’environnement humide et fétide des égouts – et l’intervention des animaux interdisaient toute précision dans les résultats d’autopsie. Le médecin légiste découvrit ce qui ressemblait à une blessure par balle et une côte cassée parmi les chairs pourries, mais aucun fragment de projectile susceptible d’établir de manière définitive un lien entre la blessure et l’arme de Rachel.
Quant à l’identification du cadavre, là encore les résultats furent peu probants. Certes, il y avait la pièce d’identité, l’insigne et les vêtements, mais rien à part ça pour prouver qu’il s’agissait réellement de la dépouille de l’agent spécial Robert Backus Jr. Les animaux qui s’étaient attaqués au corps – s’il s’agissait bien d’animaux – en avaient emporté toute la mandibule inférieure et un bridge supérieur, empêchant toute comparaison avec les dossiers dentaires.
Cela me semblait un peu trop commode. Et je n’étais pas seul à le penser. Brad Hazelton m’appela pour m’informer de tous ces éléments. Le Bureau avait officiellement classé l’affaire, me dit-il, mais il y aurait toujours des agents qui continueraient à le chercher. De manière officieuse. Pour certains, ajouta-t-il, cette macabre découverte dans les égouts n’était qu’une enveloppe de peau, rien de plus, laissée par Backus derrière lui, sans doute un sans-abri qu’il avait rencontré dans les égouts. Ils étaient convaincus que Backus rôdait encore, et moi aussi.
Comme me l’expliqua Brad Hazelton, même si les recherches concernant Backus étaient officiellement abandonnées, les tentatives destinées à étudier ses motivations psychologiques se poursuivaient. Mais l’exploration en profondeur de la pathologie du Poète se révélait difficile. Des agents passèrent trois jours complets à fouiller son appartement près de Quantico, sans rien y découvrir qui permît d’appréhender, même de loin, sa vie secrète. Aucun souvenir lié à ses meurtres, aucune coupure de presse, rien.
Il n’y avait que de vagues anecdotes, de maigres indices. Un père perfectionniste, jamais avare de châtiments. Une obsession maladive de la propreté et de l’ordre. Je me souvenais de son bureau à Quantico, je le revoyais redressant son sous-main après que je me fus assis dans son fauteuil. Des fiançailles annulées quelques années plus tôt par une future mariée qui raconta à Brass Doran que Backus l’obligeait à prendre une douche juste avant et juste après l’amour. Un ami de collège qui vint spontanément raconter à Hazelton ce que Backus lui avait un jour confié : lorsqu’il faisait pipi au lit, quand il était enfant, son père l’attachait avec des menottes au porte-serviettes de la salle de bains ; Robert Sr démentait l’histoire.
Mais ce n’étaient que des détails, et nullement des réponses. Des morceaux de l’étoffe plus large d’une personnalité qu’on pouvait seulement deviner. Je n’avais pas oublié ce que m’avait dit Rachel un jour. C’était comme essayer d’assembler un miroir brisé : chaque morceau reflète une partie du sujet, mais si le sujet bouge, son reflet aussi.
Depuis ces événements, je vis à Los Angeles. Un chirurgien de Beverly Hills a réparé ma main et, maintenant, la douleur réapparaît seulement à la fin d’une longue journée passée devant l’ordinateur.
Je loue une petite maison dans les collines et, par beau temps, je vois le soleil se refléter sur l’océan Pacifique, à vingt kilomètres de là. Quand il fait mauvais, la vue est déprimante et je laisse les stores baissés. Parfois, la nuit, j’entends les gémissements et les cris des coyotes dans Nichols Canyon. Il fait chaud ici, et je n’ai pas encore éprouvé le désir de retourner vivre dans le Colorado. Je téléphone régulièrement à ma mère, à mon père et à Riley-plus souvent que lorsque j’habitais sur place –, mais les fantômes de là-bas continuent de m’effrayer davantage que ceux d’ici.
Officiellement, je suis en congé du Rocky. Greg Glenn voudrait que je revienne, mais je réserve ma réponse. Si je peux le faire, c’est que je suis devenu un journaliste célèbre – je suis passé à l’émission « Nightline » et aussi à « Larry King Live » – et que Greg tient à me garder dans son équipe. Pour l’instant, je suis en congé sabbatique, le temps d’écrire mon livre.
Mon agent l’a vendu, avec les droits cinématographiques de mon histoire, pour une somme qui dépasse ce que je pourrais gagner en dix ans au Rocky. Mais la majeure partie de cet argent, quand je l’aurai touché, ira sur un compte bloqué destiné au futur enfant de Riley, l’enfant de Sean. Je crois que je ne saurais que faire d’une telle somme et, de plus, j’ai l’impression de ne pas le mériter. C’est l’argent du sang. J’ai mis suffisamment de côté sur mon premier acompte pour subvenir à mes besoins quotidiens et envisager de m’offrir un voyage en Italie une fois que j’aurai terminé le premier jet.
C’est là-bas que se trouve Rachel. Je le sais par Hazelton. Quand ils lui ont appris qu’elle devait quitter la BSS et Quantico, elle a donné sa démission et s’en est allée vivre à l’étranger. J’ai longtemps attendu de ses nouvelles, en vain. Je n’espère plus en recevoir maintenant, et je n’espère plus aller en Italie, comme elle me l’avait proposé un jour. La nuit, le fantôme qui me hante le plus est le mal enfoui en moi qui me conduisit un jour à douter de la chose dont j’avais le plus envie.