Garde (à l’intérieur) : — Qui est là ?
Jeanne la Pucelle : — Paisans, pauvres gens de France1.
William Shakespeare, Henry VI (1re partie), Acte III, scène 2
PENDANT leur rapide sortie du bastion et tant que le groupe ne se fut pas profondément enfoncé dans les bois, ils restèrent tous trop concentrés sur leur fuite pour risquer un mot, même à voix basse. L’éclaireur reprit son poste à l’avant, mais après avoir mis une bonne distance entre lui et ses ennemis, il adopta un pas plus mesuré que lors de leur marche précédente en raison de sa totale méconnaissance de la partie de la forêt où ils se trouvaient. Plus d’une fois, il s’arrêta pour consulter ses compagnons, les Mohicans, pointant le doigt vers la lune, examinant l’écorce des arbres avec soin. Au cours de ces haltes brèves, Heyward et les jeunes femmes tendaient l’oreille, l’ouïe rendue deux fois plus sensible par le danger, essayant de détecter tout signe pouvant annoncer la proximité de leurs ennemis. En de tels moments, il semblait que cette vaste étendue de territoire était plongée dans un sommeil éternel, car nul son ne s’élevait des bois, à l’exception du gazouillis lointain et à peine audible d’un cours d’eau. On aurait dit que les oiseaux, les animaux et les hommes dormaient tous, si toutefois il s’en trouvait dans cette immense région sauvage. Mais le bruit du courant, bien que réduit à un faible murmure, débarrassa immédiatement les guides des incertitudes qui les tourmentaient, et ils se dirigèrent vers lui.
Quand ils eurent atteint le bord de la petite rivière, Œil-de-Faucon fit une nouvelle halte ; enlevant ses mocassins, il invita Heyward et Gamut à en faire autant. Ils entrèrent alors dans l’eau et, pendant plus d’une heure, ils marchèrent dans le lit du ruisseau, ne laissant ainsi aucune trace derrière eux. La lune s’était déjà enfoncée dans un immense empilement de nuages noirs et menaçants, au-dessus de l’horizon, à l’ouest, quand ils sortirent du cours d’eau sinueux en contrebas pour remonter sur l’autre rive, au niveau de la plaine sablonneuse et boisée. Là, l’éclaireur parut être à nouveau en terrain familier, car il garda le cap avec l’assurance et la célérité d’un homme confiant en ses connaissances. Le sentier devint bientôt plus accidenté et les voyageurs purent clairement voir que les montagnes se rapprochaient d’eux des deux côtés et, qu’en fait, ils étaient sur le point d’entrer dans une gorge. Tout à coup, Œil-de-Faucon s’arrêta et, après avoir attendu d’être rejoint par tous ses compagnons, il s’adressa à eux d’une voix dont le ton, bas et circonspect, ajoutait à la solennité de ses paroles, dans le silence et l’obscurité des lieux.
— Il est facile de connaître les sentiers et de trouver les terres salines ainsi que les cours d’eau de la forêt, dit-il ; mais celui qui a déjà vu cet endroit pourrait se risquer à affirmer qu’une puissante armée a bivouaqué parmi ces arbres silencieux et ces montagnes arides.
— Alors, nous ne sommes plus très loin de William-Henry ? dit Heyward en se rapprochant de l’éclaireur.
— Le chemin qui nous reste à faire est encore long et épuisant, et le plus difficile pour nous est de savoir où et quand nous l’atteindrons. Regardez, dit-il en montrant du doigt à travers les arbres une petite étendue d’eau dont la surface tranquille reflétait les étoiles ; c’est “l’étang sanglant”, et je me trouve sur un terrain où non seulement j’ai souvent voyagé, mais où j’ai aussi combattu l’ennemi depuis le lever jusqu’au coucher du soleil.
— Oh ! Cette nappe d’eau morne et triste est donc la sépulture des braves qui sont tombés au cours de l’affrontement ! J’ai déjà entendu ce nom, mais je n’étais jamais venu sur ses rives.
— Nous avons livré bataille trois fois au cours de la même journée contre ce Français-Hollandais2 ! poursuivit Œil-de-Faucon, au lieu de répondre à la remarque de Duncan. Il nous a attaqués alors que nous étions en route pour lui tendre une embuscade et stopper sa progression, et il nous a dispersés comme une troupe de cerfs apeurés à travers le défilé et jusque sur les rives du lac Horican. Là, nous nous sommes regroupés derrière des troncs d’arbres tombés et nous lui avons tenu tête, sous les ordres de Sir William – qui a reçu le titre de Sir William en récompense de cette victoire ; et on lui a fait payer notre humiliation du matin ! Des centaines de Français ont vu le soleil pour la dernière fois ce jour-là, et même leur chef, Dieskau en personne, est tombé entre nos mains, tellement tailladé et criblé de plomb qu’il est rentré dans son pays inapte à reprendre du service.
— Quelle résistance héroïque ! s’exclama Heyward emporté par son ardeur juvénile ; la renommée de cette bataille est très vite parvenue jusque dans notre armée du sud.
— Oui, mais ça ne s’arrête pas là. J’ai été chargé par le major Effingham, sur la demande de Sir William lui-même, de contourner les Français et traverser le portage pour me rendre au fort sur le fleuve Hudson afin d’annoncer la nouvelle de leur déroute. Et juste là où vous voyez les arbres se dresser sur une hauteur dans la montagne, j’ai rencontré un détachement qui venait nous renforcer, et je les ai conduits à un endroit où l’ennemi était en train de manger, sans se douter un seul instant qu’ils n’en avaient pas encore terminé avec les actions sanglantes de cette journée.
— Et vous les avez pris par surprise !
— Si la mort peut être une surprise pour des hommes qui ne pensent qu’à satisfaire leur appétit ! On ne leur a pas laissé le temps de respirer, car ils n’avaient pas fait de quartier au cours de la bataille du matin, et beaucoup de soldats de notre camp y avaient perdu un ami ou un parent. Quand tout fut terminé, les morts, et les mourants aussi, d’après ce que disent certains, ont été jetés dans ce petit étang. Mes yeux ont vu ces eaux rougies de sang comme jamais une eau naturelle n’est encore sortie des entrailles de la terre.
— C’était une tombe bien commode et, je l’espère, paisible pour des soldats ! Vous avez donc beaucoup servi sur cette frontière ?
— Moi ? dit l’éclaireur en se redressant avec un air martial et fier. Il y a peu d’endroits dans ces montagnes qui n’aient répercuté l’écho de mon fusil, et il n’y a pas un mille carré entre le lac Horican et le fleuve Hudson où mon “tueur-de-cerfs” n’ait abattu une créature vivante, que ce soit un ennemi ou une bête sauvage. Quant à savoir si cette tombe, là, est paisible comme vous le dites, c’est une autre question. Au camp, il y en a qui pensent et disent que pour reposer en paix, un homme ne doit pas être enterré tant qu’il y a un souffle de vie dans son corps ; et il est certain que dans la hâte de ce soir-là, les docteurs n’ont eu que peu de temps pour faire la différence entre ceux qui étaient encore en vie et ceux qui étaient morts. Chut ! Vous ne voyez pas quelque chose marcher au bord de l’étang ?
— Il est peu probable que des gens n’aient, comme nous, pas d’endroit où passer la nuit dans cette forêt lugubre.
— Ce genre de créature n’a peut-être rien à faire d’un toit ou d’un abri, et la rosée de la nuit ne gêne certainement pas un corps qui passe ses journées dans l’eau ! répondit l’éclaireur en empoignant l’épaule d’Heyward convulsivement et avec une force qui fit douloureusement comprendre au jeune soldat à quel point une terreur superstitieuse pouvait terrasser un homme d’ordinaire si intrépide.
— Dieu du ciel ! je vois une forme humaine s’approcher ! Préparez vos armes, mes amis, nous ne savons pas de qui il s’agit.
— Qui vive3 ? demanda une voix sévère et énergique qui résonna comme un défi lancé depuis un autre monde, montant de cet endroit solitaire et solennel.
— Que dit cette créature ? chuchota l’éclaireur ; elle ne parle ni indien ni anglais !
— Qui vive ? répéta la même voix, rapidement suivie du bruit d’un fusil que l’on manipule, et l’attitude de la silhouette se fit menaçante.
— France, s’écria Heyward, sortant de l’obscurité des arbres pour s’avancer jusqu’à la rive de l’étang, à quelques pas de la sentinelle.
— D’où venez-vous – où allez-vous d’aussi bonne heure ? demanda le grenadier dans la langue et avec l’accent d’un homme de la vieille France.
— Je viens de la découverte, et je vais me coucher.
— Êtes-vous officier du roi ?
— Sans doute, mon camarade ; me prends-tu pour un provincial ! Je suis capitaine de chasseurs. (Heyward voyait bien que l’autre appartenait à un régiment de grenadiers.) J’ai ici avec moi les filles du commandant de la fortification. Aha ! tu en as entendu parler ! Je les ai fait prisonnières près de l’autre fort et je les conduis au général.
— Ma foi ! mesdames, j’en suis fâché pour vous, s’exclama le soldat, portant la main à son bonnet avec courtoisie. Mais – fortune de guerre ! Vous trouverez notre général un brave homme, et bien poli avec les dames.
— C’est le caractère des gens de guerre, dit Cora avec un sang-froid admirable. Adieu, mon ami, je vous souhaiterais un devoir plus agréable à remplir.
Le soldat s’inclina humblement en réponse à la politesse de Cora ; puis, Heyward ajoutant “Bonne nuit, mon camarade”, ils poursuivirent calmement leur chemin, laissant la sentinelle patrouiller sur les bords de l’étang silencieux, ne soupçonnant guère un ennemi aussi audacieux, et se chantonnant ces mots que la vue des jeunes femmes avait rappelés à son esprit et, peut-être en souvenir de sa belle France lointaine : Vive le vin, vive l’amour, etc.
— Heureusement que vous avez compris ce que disait cette canaille ! murmura Œil-de-Faucon quand ils se furent un peu éloignés, laissant reposer à nouveau son fusil au creux de son bras. J’ai vite vu que c’était un de ces Français peu commodes et bien lui en a pris de parler amicalement et de faire preuve d’amabilité, sinon ses os auraient pu prendre place parmi ceux de ses concitoyens.
Il fut interrompu par un long gémissement sourd qui monta de l’étang, comme si les esprits des défunts s’attardaient vraiment autour de leur sépulture aquatique.
— Il était sûrement de chair et de sang ! poursuivit l’éclaireur. Aucun esprit n’aurait pu manier son arme avec une telle fermeté.
— Il était bien de chair et de sang, mais il est fort douteux que le pauvre diable soit encore de ce monde, dit Heyward, jetant un coup d’œil autour de lui et s’apercevant que Chingachgook n’était plus dans leur petit groupe.
Un autre gémissement, plus faible que le premier, fut suivi d’un bruit de plongeon, lourd et inquiétant, et tout redevint silencieux, comme si les bords de l’étang lugubre n’avaient jamais été sortis du silence de la création. Alors que l’incertitude les faisait encore hésiter, ils virent la silhouette de l’Indien se glisser hors des fourrés. Tout en les rejoignant, le chef attacha d’une main le scalp puant de l’infortuné jeune Français à sa ceinture et de l’autre main, il replaça le couteau et le tomahawk couverts de sang. Puis il reprit sa place habituelle, avec l’air d’un homme qui pense avoir accompli une action digne d’éloge.
L’éclaireur laissa tomber la crosse de son fusil sur le sol et appuyant les deux mains sur le canon, il resta là, immobile, méditant dans un profond silence. Puis il secoua la tête d’un air triste avant de marmonner :
— Un tel acte aurait été d’une cruauté inhumaine pour un Blanc ; mais c’est inné et naturel chez l’Indien, et je suppose que ça ne sert à rien de s’élever contre ça ! Mais j’aurais tout de même préféré que cela arrive à un maudit Mingo plutôt qu’à ce jeune garçon enjoué venu de l’ancien monde.
— Je vous en prie ! dit Heyward, craignant que les deux sœurs, restées dans l’ignorance, n’en vinssent à comprendre la nature de leur halte, et maîtrisant son dégoût par une réflexion d’une nature semblable à celle du chasseur. Ce qui est fait est fait ; il aurait été préférable que cela n’arrivât jamais, mais on ne peut plus rien y changer. Vous voyez, de toute évidence, nous sommes à l’intérieur du périmètre des sentinelles ennemies ; quel plan proposez-vous de suivre ?
— Oui, dit Œil-de-Faucon en se secouant. Comme vous dites, il est trop tard pour se tourmenter à ce sujet. Oui, les Français ont vraiment bien encerclé le fort, et passer entre leurs lignes va être comme une aiguille difficile à enfiler.
— Et nous n’avons guère de temps pour y parvenir, ajouta Heyward en levant les yeux vers le banc de vapeur qui masquait la lune déclinante.
— Et guère de temps pour y parvenir ! reprit l’éclaireur en écho. La chose peut se faire de deux manières, avec l’aide de la Providence, sans laquelle elle ne se fera pas du tout.
— Dites vite, car le temps presse !
— La première consisterait à faire mettre pied à terre aux demoiselles et laisser leurs deux chevaux partir en liberté dans la plaine. Ensuite nous envoyons les Mohicans ouvrir la voie et nous frayer un passage parmi leurs sentinelles et nous entrons dans le fort en passant sur leurs corps.
— Impossible ! Non, ce n’est pas possible ! l’interrompit le généreux Heyward. Un soldat pourrait forcer le passage de cette façon, mais pas avec les personnes qui nous accompagnent.
— Ce serait effectivement faire emprunter à leurs pieds délicats un sentier bien sanglant ! répondit l’éclaireur tout aussi réticent, mais j’ai pensé qu’il seyait à un homme fort et courageux de mentionner cette possibilité. Il nous faut donc faire demi-tour et sortir de leur ligne de sentinelles, puis nous obliquerons vers l’ouest pour nous engager dans les montagnes où je pourrai vous cacher si bien que tous les limiers du diable au service de Montcalm pourront y passer les mois à venir sans retrouver votre trace.
— Faisons cela, et sans tarder.
Il était inutile d’en dire plus car Œil-de-Faucon, après avoir simplement donné l’ordre de le suivre, reprit la route qui les avait conduits à cette situation critique et même dangereuse. Leur progression fut, comme leur dernier dialogue, prudente et silencieuse, car personne ne savait à quel moment une patrouille ou un piquet de soldats ennemis en embuscade pouvait surgir en travers de leur route. Tandis qu’ils rebroussaient chemin au bord de l’étang, Heyward et l’éclaireur jetèrent de furtifs coups d’œil vers son effrayante grisaille. En vain, ils cherchèrent la silhouette qu’ils avaient vue si peu de temps auparavant marcher sur le rivage silencieux, tandis qu’un léger clapotis régulier de vaguelettes, indiquant que la surface n’était pas encore redevenue étale, constituait un horrible rappel de l’action sanglante à laquelle ils venaient d’assister. Cependant, comme toute cette scène lugubre, la nappe en contrebas s’estompa rapidement dans l’obscurité et se fondit dans la masse sombre et indistincte du décor à l’arrière des voyageurs.
Œil-de-Faucon ne tarda pas à dévier de la ligne de leur retraite et, prenant la direction des montagnes qui formaient la bordure occidentale de l’étroite plaine, il conduisit ses compagnons d’un pas vif au plus profond des ombres que projetaient les hauts sommets déchiquetés. Le chemin se fit alors pénible, sur un terrain parsemé de rochers, coupé de ravins et leur progression s’en trouva ralentie. Des pentes sombres et désolées les entouraient de toutes parts, et la difficulté supplémentaire qu’elles représentaient pour la marche se trouvait compensée, dans une certaine mesure, par le sentiment de sécurité qu’elles leur procuraient. Au bout d’un moment, le groupe commença à grimper lentement un versant abrupt, accidenté et rocailleux, empruntant un sentier qui serpentait curieusement au milieu des rochers et des arbres, évitant les uns ici, soutenu par les autres là, d’une manière qui donnait à penser qu’il avait été tracé par des hommes depuis longtemps versés dans les arts de la vie en pleine nature sauvage. Tandis qu’ils s’élevaient progressivement au-dessus de la vallée, l’épaisse obscurité qui précède habituellement l’approche du jour commença à se dissiper et les objets apparurent dans les couleurs véritables et reconnaissables dont ils avaient été dotés par la nature. Quand ils sortirent des bois rabougris qui s’accrochaient aux versants arides de la montagne pour se retrouver sur une dalle rocheuse moussue qui en formait le sommet, ils firent face à l’aurore qui rosissait le ciel au-dessus des pins verts couvrant la montagne située de l’autre côté de la vallée du lac Horican.
L’éclaireur demanda alors aux deux sœurs de descendre de leur monture ; après avoir enlevé la bride et la selle des chevaux, il leur laissa la liberté et le soin de se trouver une maigre subsistance parmi les buissons et les herbages peu abondants en cette région élevée.
— Allez, leur dit-il, cherchez votre nourriture là où la nature vous la donne, et prenez garde à ne pas devenir vous-mêmes la nourriture de quelques loups affamés dans ces montagnes.
— N’en aurons-nous plus besoin ? demanda Heyward.
— Regardez et jugez-en par vous-même, répondit Œil-de-Faucon en s’avançant jusqu’à l’extrémité de la plate-forme côté est, où il fit signe à tout le groupe de le rejoindre. S’il était aussi facile de voir dans le cœur d’un homme que de plonger le regard depuis cette hauteur dans tout le camp de Montcalm, les hypocrites se feraient rares, et la ruse d’un Mingo deviendrait une infirmité, comparée à l’honnêteté d’un Delaware.
Quand les voyageurs eurent atteint le bord du précipice, ils purent vérifier d’un seul coup d’œil la véracité de son affirmation et apprécier la remarquable clairvoyance qui l’avait poussé à les conduire jusqu’à cette position stratégique.
La montagne sur laquelle ils se tenaient, à mille pieds peut-être d’altitude, était un cône qui s’élevait légèrement en avant de cette chaîne qui s’étire sur plusieurs milles le long de la rive occidentale du lac, avant de rejoindre des hauteurs analogues au-delà de la nappe d’eau, et de remonter vers le Canada en masses confuses de rochers tourmentés, chichement parsemés de persistants. Juste sous les pieds du petit groupe, la rive sud du lac Horican dessinait un large demi-cercle d’une montagne à l’autre, soulignant une plage profonde qui s’élevait rapidement en une sorte de plateau inégal. Au nord s’étirait la nappe limpide et étroite du “lac sacré”, du moins apparaissait-elle ainsi vue de cette hauteur vertigineuse, dentelée par d’innombrables baies, ornée de promontoires fantastiques et constellée d’une multitude d’îles. À quelques lieues de distance, le lit des eaux échappait à la vue, perdu au milieu des montagnes ou enveloppé dans des nuées de vapeur qui montaient lentement des profondeurs et roulaient en volutes lentes, poussées par l’air léger du matin. Mais une étroite ouverture entre les crêtes des montagnes indiquait le passage par lequel elles s’avançaient plus au nord pour étendre à nouveau leurs ondes pures et amples avant d’alimenter le Champlain. Au sud, s’étirait le défilé ou, plus précisément, la plaine accidentée que nous avons si souvent mentionnée. Pendant plusieurs milles, dans cette direction, les montagnes semblaient rechigner à céder leur position dominante, mais on les voyait tout de même s’affaisser au loin et finir par se fondre dans les terres sablonneuses et plates à travers lesquelles nous avons accompagné nos aventuriers dans leur double voyage. Longeant les deux chaînes de montagnes qui encadraient la vallée et le lac, des bancs de vapeur légère montaient des bois inhabités en guirlandes vrillées, comme des serpentins de fumée s’échappant de maisons invisibles, ou roulaient paresseusement le long des pentes pour se mêler aux brumes des basses terres. Un nuage solitaire, d’un blanc neigeux, flottait au-dessus de la vallée, marquant l’endroit où, beaucoup plus bas, stagnait la flaque silencieuse de “l’étang sanglant”.
Sur la rive même du lac, et plus près de la bordure occidentale que du côté oriental, s’élevaient les fortifications en terre et les constructions basses de William-Henry. Deux des tours avancées semblaient posées sur l’eau qui baignait leur base, tandis qu’un profond fossé et de grands marécages défendaient les autres côtés et les autres angles. Le terrain avait été déboisé sur une profondeur raisonnable autour du fort mais tout le reste du décor portait la livrée verte de la nature, sauf là où l’eau limpide adoucissait la vue et où les rochers escarpés projetaient leurs têtes nues et noires au-dessus de la ligne ondulante des crêtes montagneuses. Devant le fort, se tenaient des sentinelles éparses qui montaient la garde avec prudence face à leurs nombreux ennemis, et à l’intérieur des murs eux-mêmes, les voyageurs purent apercevoir des hommes encore somnolents après une nuit de veille. Au sud-est, mais en contact immédiat avec le fort, se trouvait un camp retranché, installé sur une éminence rocheuse qui aurait été bien plus indiquée pour l’édification du fort lui-même, et dans lequel Œil-de-Faucon signala à ses compagnons la présence des régiments envoyés en renfort qui avaient récemment quitté le fort sur le fleuve Hudson en leur compagnie. Des bois situés un peu plus au sud, montaient de nombreuses colonnes de fumée sombre et voyante qu’il était facile de distinguer des vapeurs plus pures au-dessus des sources, et que l’éclaireur montra aussi à Heyward comme autant de preuves que l’ennemi avait concentré ses forces dans cette direction.
Mais le spectacle qui inquiétait le plus le jeune soldat se déroulait sur la rive occidentale du lac, tout près de son extrémité sud. Sur une bande de terrain qui, de sa position, semblait trop étroite pour contenir une telle armée, mais qui, en vérité, mesurait près d’un mille depuis le bord de l’Horican jusqu’au pied de la montagne, on voyait les tentes blanches et le matériel militaire d’un camp abritant une dizaine de milliers d’hommes. Des batteries étaient déjà en place en première ligne et alors même qu’Heyward et ses compagnons, agités d’émotions diverses, baissaient les yeux sur une scène qui s’étalait sous leurs pieds comme une carte, le grondement de l’artillerie s’éleva de la vallée et se propagea comme l’écho du tonnerre dans les montagnes à l’est.
— La lumière du jour commence juste à les atteindre en bas, dit l’éclaireur d’un ton posé et songeur, et ceux qui sont debout ont décidé de réveiller les dormeurs au son du canon. Nous arrivons quelques heures trop tard ! Montcalm a déjà rempli les bois de ses maudits Iroquois.
— La place est effectivement encerclée, répondit Duncan, mais n’existe-t-il donc aucun moyen d’y pénétrer ? Être fait prisonnier devant les fortifications serait de loin préférable à tomber à nouveau entre les mains de ces Indiens qui rôdent.
— Regardez ! s’exclama l’éclaireur, attirant inconsciemment l’attention de Cora sur les quartiers de son père. Vous avez vu comment ce boulet a fait voler les pierres du flanc de la maison occupée par le commandant ! Ah ! Ces Français vont la réduire en miettes plus vite qu’elle n’a été construite, quelles que soient l’épaisseur et la solidité des murs !
— Heyward, être témoin d’un danger que je ne peux partager me rend malade, dit la fille du commandant, sans peur mais anxieuse. Allons voir Montcalm et demandons-lui de nous laisser entrer ; il n’osera pas refuser cette faveur à une enfant.
— Vous auriez du mal à parvenir jusqu’à sa tente avec votre chevelure intacte ! lança l’éclaireur sans mâcher ses mots. Si seulement j’avais une seule de ces innombrables barques vides amarrées le long du rivage, ce serait faisable. Ah ! La canonnade va bientôt être interrompue, je vois arriver là-bas un brouillard qui va transformer le jour en nuit et rendre une flèche indienne plus dangereuse qu’un canon en bronze. Bon, si vous vous sentez de taille et prêtes à me suivre, nous allons tenter une percée, car je brûle de rejoindre ce camp, ne serait-ce que pour disperser quelques-uns de ces chiens de Mingos que j’aperçois tapis près de ce bosquet de bouleaux, là-bas.
— Nous sommes de taille ! dit Cora avec fermeté. Avec un tel but en perspective, nous pouvons affronter tous les dangers !
L’éclaireur la regarda avec un large sourire approbateur et cordial pour répondre :
— J’aimerais bien avoir un millier d’hommes aux muscles forts et aux yeux vifs craignant aussi peu la mort que vous ! Avant la fin de la semaine, j’aurais renvoyé dans leur tanière tous ces Français baragouineurs, hurlant comme des chiens de meute à l’attache ou des loups affamés. Mais partons, ajouta-t-il en se tournant vers le reste du groupe, le brouillard avance si vite que nous aurons tout juste le temps de le rattraper dans la plaine et profiter de cette couverture. N’oubliez pas, si un accident devait m’arriver, le vent doit toujours souffler sur votre joue gauche – ou, plutôt, suivez les Mohicans, ils sont capables de sentir le chemin, de nuit comme de jour.
Puis il leur fit signe de le suivre et se lança dans la pente abrupte d’un pas agile mais prudent. Heyward aida les deux sœurs à descendre et en quelques minutes ils se retrouvèrent tous au bas d’une montagne dont ils avaient grimpé le versant avec tant de peine et de fatigue.
La direction prise par Œil-de-Faucon conduisit bien vite les voyageurs au niveau de la plaine, presque face à une poterne faisant partie des avant-postes ouest du fort qui, lui-même, se situait à un demi-mille de l’endroit où l’éclaireur s’était arrêté afin de permettre à Duncan de le rejoindre avec ses compagnes. Dans leur impatience, et favorisés par la nature du terrain, ils étaient arrivés avant la nappe de brouillard qui avançait lentement au-dessus du lac et ils durent attendre que la brume eût enveloppé le camp ennemi de son manteau cotonneux. Les Mohicans en profitèrent pour se glisser hors des bois et inspecter les alentours. L’éclaireur les suivit à une faible distance dans l’intention de bénéficier au plus vite de leur rapport et d’obtenir par lui-même quelques renseignements sur la disposition des lieux.
Son absence fut de courte durée ; il revint le visage rouge de contrariété tandis qu’il marmonnait sa déception de manière abrupte :
— Ce Français rusé a posté un piquet juste sur notre chemin, dit-il. Des Peaux-Rouges et des Blancs ; et dans le brouillard, nous pouvons les dépasser sans être vus tout comme nous pouvons tomber au beau milieu d’eux.
— N’est-il pas possible de faire un détour pour éviter le danger et retrouver le chemin un peu plus loin ? demanda Heyward.
— Une fois que l’on dévie de sa route dans le brouillard, qui peut dire où et comment tourner pour la retrouver ? Les brumes de l’Horican n’ont rien à voir avec les volutes qui montent d’un calumet de la paix, ni avec la fumée au-dessus d’un feu qu’on allume pour chasser les moustiques !
Il n’avait pas fini sa phrase lorsqu’un craquement épouvantable retentit et un boulet de canon pénétra dans le fourré, venant frapper le tronc d’un jeune arbre avant de retomber par terre, le projectile ayant été vidé de sa violence auparavant par une forte résistance. Les Indiens apparurent immédiatement, comme les accompagnateurs empressés de ce terrible messager, et Uncas se mit à parler avec ferveur et force gesticulations dans la langue des Delawares.
— C’est possible, mon garçon, marmonna l’éclaireur quand il eut terminé, car on ne traite pas une fièvre mortelle comme un mal de dent. Alors, venez, le brouillard est là.
— Attendez ! s’écria Heyward ; d’abord expliquez-nous vos intentions.
— Cela va être vite fait, et l’espoir est mince, mais c’est mieux que rien. Ce boulet que vous voyez là, poursuivit l’éclaireur en donnant un coup de pied dans la boule de métal inoffensive, a labouré la terre sur sa trajectoire depuis les batteries du fort et nous allons essayer de trouver le sillon qu’il a creusé, au cas où les repères nous manqueraient. Nous n’avons plus le temps de bavarder, suivez-nous, sinon le brouillard se lèvera pendant que nous serons en route et fera de nous des cibles faciles pour les deux camps.
Comprenant que l’instant était critique et qu’il convenait d’agir plutôt que de parler, Heyward se plaça entre les deux sœurs et les fit avancer prestement, gardant l’œil sur la silhouette floue de leur chef. Il fut vite évident qu’Œil-de-Faucon n’avait pas exagéré l’épaisseur du brouillard car à peine eurent-ils parcouru une vingtaine de pas que chaque membre du groupe eut du mal à distinguer ses compagnons dans la brume.
Ils avaient fait un petit détour sur la gauche et ils obliquaient déjà vers la droite, ayant, comme le pensait Heyward, couvert pratiquement la moitié de la distance qui les séparait des fortifications amies, lorsque parvint aux oreilles du jeune officier la redoutable sommation, apparemment lancée à une dizaine de pas d’eux :
— Qui va là ?
— Continuez ! chuchota l’éclaireur, revenant vers la gauche.
— Continuez ! répéta Heyward quand la sommation fut reprise par une dizaine de voix, chacune d’entre elles paraissant lourde de menaces.
— C’est moi, lança Ducan, traînant, plutôt que conduisant, celles qu’il soutenait, et pressant le pas.
— Bête ! qui ? moi !
— Ami de la France.
— Tu m’as plus l’air d’un ennemi de la France ; arrête ! ou pardieu je te ferai ami du diable. Non ! feu ; camarades ; feu !
L’ordre fut immédiatement exécuté et le brouillard fut agité par l’explosion de cinquante mousquets. Heureusement les tirs étaient effectués au jugé et les balles transpercèrent le nuage dans une direction légèrement différente de celle prise par les fugitifs, mais si près d’eux, toutefois, que David et les deux femmes, dont les oreilles étaient inexpérimentées, eurent l’impression que les projectiles sifflaient à quelques pouces seulement d’eux. La sommation fut renouvelée, et l’ordre, non seulement de continuer à tirer, mais aussi de se lancer à leur poursuite, fut clairement perçu. Quand Heyward eut brièvement traduit le sens des mots qu’ils avaient entendus, Œil-de-Faucon s’arrêta et dit avec une grande rapidité de décision et une grande fermeté :
— Faisons feu, nous aussi ; ils croiront que c’est une sortie et ils se replieront, ou alors ils attendront des renforts.
Le plan était astucieux, mais les résultats ne furent pas ceux espérés. À l’instant où les Français entendirent les coups de fusil, ce fut comme si la plaine grouillait de soldats et les mousquets se mirent à mitrailler sur toute son étendue, depuis le rivage du lac jusqu’à la limite des bois.
— Nous allons attirer sur nous l’armée tout entière et provoquer un assaut général, dit Duncan. En avant, vite, il y va de votre vie, et de la nôtre !
Œil-de-Faucon sembla disposé à suivre le conseil, mais dans la hâte du moment, et ayant changé de position, il ne savait plus quelle direction prendre. Il tourna une joue après l’autre pour sentir le vent, mais elles lui parurent toutes deux aussi fraîches. Alors que l’éclaireur restait perplexe, Uncas tomba sur le sillon du boulet de canon, là où il avait creusé le sol, emportant trois fourmilières voisines.
— Laissez-moi voir la direction ! dit Œil-de-Faucon, qui se baissa pour regarder l’alignement avant de repartir aussitôt.
Les cris, les jurons, les voix qui s’appelaient et les détonations des mousquets étaient maintenant incessants et semblaient fuser de toutes parts autour d’eux. Tout à coup, un immense éclair aveuglant illumina la scène, d’épais lambeaux de brouillard s’élevèrent dans le ciel tandis que plusieurs canons crachaient leur salve au-dessus de la plaine et que le grondement était renvoyé comme un roulement de tonnerre par l’écho des montagnes.
— Cela vient du fort ! s’exclama Œil-de-Faucon en stoppant net ; et nous, comme de pauvres idiots, nous étions en train de nous précipiter vers les bois et les couteaux des Maquas.
Dès qu’ils se furent aperçus de leur erreur, les membres du groupe retournèrent sur leurs pas avec la plus grande célérité. Duncan laissa volontiers Uncas offrir son bras à Cora pour la soutenir et celle-ci accepta tout aussi volontiers cette assistance bienvenue. Des soldats furieux les poursuivaient bien sûr avec ardeur et risquaient de s’emparer d’eux à chaque instant, voire de les abattre.
— Point de quartier aux coquins ! hurla un poursuivant acharné qui semblait diriger les opérations du côté ennemi.
— En position et tenez-vous prêts, vaillants soldats du 60e ! s’écria soudain une voix au-dessus d’eux. Attendez de voir l’ennemi ; visez bas et balayez tout le glacis.
Un appel lancé d’un ton perçant monta de la brume :
— Père ! Père ! C’est moi ! Alice ! Ta petite Elsie ! Sauve-nous ! Ne tire pas sur tes filles !
— Attendez ! cria la première voix sur un ton d’angoisse et de souffrance paternelles et si fort que le bruit parvint jusqu’à la forêt qui en renvoya l’écho solennel.
— C’est elle ! Dieu m’a rendu mes enfants ! Ouvrez la poterne ; sortez, soldats du 60e, au combat ; mais ne tirez pas une cartouche pour ne pas tuer mes trésors ! Repoussez ces chiens de France avec vos lames.
Duncan entendit le grincement des gonds rouillés et se précipitant dans cette direction, guidé par le bruit, il rencontra une longue file de soldats en rouge sombre qui se précipitaient vers le glacis. Il reconnut son propre bataillon des Royal Americans et courant à leur tête, il balaya rapidement toute trace de ses poursuivants du terrain à découvert devant les fortifications.
L’espace d’un instant, Cora et Alice étaient restées immobiles et tremblantes devant cette désertion inattendue, mais ni l’une ni l’autre n’eut le temps de parler, ou même de penser : un officier à la stature gigantesque, aux cheveux blanchis par les années et le service, mais dont le port fier et martial avait été adouci plutôt que brisé par le temps, sortit de la brume et les serra contre sa poitrine, tandis que de grosses larmes brûlantes coulaient sur ses joues pâles et ridées, puis il s’exclama avec cet accent écossais si particulier :
— Seigneur, sois-en remercié ! Le danger peut venir quand il veut, ton serviteur est maintenant prêt !
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1 En français dans le texte. (NdT)
2 Le baron Dieskau, un Allemand au service de la France. Quelques années avant les faits racontés dans ce récit, cet officier avait été vaincu sur les rives du lac George par Sir William Johnson, originaire de Johnstown, dans la province de New York.
3 Les passages en italique sont en français dans le texte. (NdT)