XXVI

Bottom : Laissez-moi jouer le lion aussi.

William Shakespeare, Le Songe d’une nuit d’été, Acte I, scène 2

MALGRÉ sa détermination inébranlable, Œil-de-Faucon mesurait fort bien toutes les difficultés et tous les dangers qu’il risquait de rencontrer. Pendant son retour vers le camp, ses facultés, vives et éprouvées, furent mises à contribution dans le but d’imaginer des moyens d’échapper à la vigilance et à la méfiance de ses ennemis qui, il le savait, n’étaient en rien inférieures aux siennes. Seule son appartenance à la race blanche lui avait fait épargner Magua et le sorcier, qui auraient été les premières victimes sacrifiées à sa propre sécurité si l’éclaireur n’avait pas considéré un tel acte – pour naturel qu’il pût être dans l’esprit d’un Indien – totalement indigne d’un homme fier de descendre d’une lignée au sang si pur. Par conséquent, il fit confiance aux liens et aux lanières avec lesquels il avait attaché ses prisonniers, et poursuivit son chemin directement jusqu’au milieu des loges.

Tandis qu’il se rapprochait des bâtiments, ses pas se firent plus prudents et son œil alerte ne laissa échapper aucun signe, favorable ou hostile. Une hutte en mauvais état était située un peu en avant des autres et semblait avoir été abandonnée avant d’avoir été achevée, sans doute parce que son emplacement rendait malcommode l’approvisionnement en bois ou en eau. Cependant, une faible lumière brillait à travers les fissures dans les parois, montrant qu’elle n’était pas sans occupant malgré sa structure incomplète. L’éclaireur poursuivit donc dans cette direction, tel un général précautionneux sur le point de tester les positions avancées de son ennemi avant de risquer une véritable attaque.

Prenant une posture crédible pour l’animal qu’il représentait, Œil-de-Faucon se glissa jusqu’à une petite ouverture par laquelle il pouvait jeter un coup d’œil à l’intérieur. Il s’avéra que c’était la demeure de David Gamut. C’était là que le fidèle maître de chant s’était réfugié avec tous ses chagrins, toutes ses craintes et toute sa confiance naïve en la protection de la Providence. Au moment précis où sa personne disgracieuse apparaissait à la vue de l’éclaireur, dans les conditions indiquées, Œil-de-Faucon – ou plus précisément l’animal qu’il incarnait – était lui-même l’objet des profondes réflexions du chanteur solitaire.

Si la croyance qu’avait David dans l’accomplissement des miracles anciens allait de soi, il s’abstenait d’ajouter foi à la possibilité d’une intervention surnaturelle directe dans la gestion de la morale moderne. Autrement dit, s’il ne doutait à aucun instant que l’ânesse de Balaam eût parlé, il restait sceptique, en quelque sorte, quant au fait qu’un ours pût chanter, et pourtant, il en avait bien été assuré, grâce au témoignage de ses propres organes délicats ! Il y avait quelque chose dans son allure et son comportement qui, aux yeux de l’éclaireur, donnait à penser que la confusion la plus totale régnait dans son esprit. Il était assis sur un tas de branchages, dont il tirait quelques brindilles à l’occasion pour empêcher son feu de s’éteindre, et il avait la tête appuyée sur son bras, dans une posture de méditation mélancolique. Le costume de ce fervent de musique n’avait subi aucune altération par rapport à ce qui a été décrit récemment, si ce n’est qu’il avait couvert son crâne chauve du tricorne en castor qui ne s’était pas révélé suffisamment attrayant pour exciter la convoitise de l’un ou l’autre de ses ravisseurs.

L’astucieux Œil-de-Faucon, qui se souvenait de la hâte avec laquelle le chanteur avait abandonné son poste au chevet de la femme malade, n’était pas sans avoir une petite idée sur ce qui faisait l’objet d’une réflexion empreinte d’une telle gravité. Il contourna la hutte et après s’être assuré qu’elle était complètement isolée et que la personnalité de son occupant la mettait probablement à l’abri de toute visite, il s’aventura à franchir le seuil et se retrouva en présence de Gamut. La position de ce dernier était telle qu’ils étaient séparés par le feu, et quand Œil-de-Faucon se fut assis sur son arrière-train, il s’écoula pratiquement une minute au cours de laquelle ils restèrent tous deux à se regarder sans rien dire. La soudaineté et la nature de la surprise étaient plus que ce que pouvaient supporter, nous ne dirons pas la philosophie, mais la foi et la résolution de David. Il fouilla dans ses poches à la recherche de son diapason et se leva dans l’intention – quelque peu confuse – de tenter un exorcisme musical.

— Monstre sombre et mystérieux ! s’exclama-t-il, tandis que de ses mains tremblantes il chaussait ses lunettes et s’emparait de son recours infaillible en cas de problème, sa version poétique des Psaumes. J’ignore quelle est ta nature et quelles sont tes intentions, mais si tu rumines quoi que ce soit contre la personne et les droits de l’un des plus humbles serviteurs du temple, écoute le langage inspiré du roi d’Israël et repens-toi.

L’ours se secoua les côtes en pouffant de rire, puis une voix familière répondit :

— Rengainez ce sifflet meurtrier et apprenez la modestie à votre gorge. Cinq mots d’anglais tout simple et compréhensible valent mieux, en cet instant, qu’une heure de braillement.

— Mais qu’es-tu donc ? demanda David, totalement incapable d’aller au bout de son intention originale, la respiration pratiquement coupée.

— Un homme comme vous, et dont le sang est aussi peu souillé que le vôtre par le métissage avec un ours ou un Indien. Avez-vous si vite oublié de qui vous avez reçu le stupide instrument que vous tenez à la main ?

— De telles choses sont-elles possibles ? répliqua David, qui commençait à respirer plus librement à mesure que la vérité lui apparaissait. J’ai trouvé bien des causes d’émerveillement depuis que je vis parmi les païens, mais certainement rien qui surpasse ceci.

— Allons, allons, dit Œil-de-Faucon en découvrant son honnête figure afin de renforcer la confiance encore hésitante de son compagnon. Vous pouvez voir un visage qui, même s’il n’a pas la blancheur de celui des deux jeunes dames, ne comporte aucune touche de rouge qui ne lui ait pas été donnée par le vent et le soleil. Maintenant, parlons affaires.

— D’abord, dites-moi ce qui est arrivé à la jeune fille et au courageux jeune homme qui est venu la délivrer, l’interrompit David.

— Ah, ils sont fort heureusement à l’abri des tomahawks de ces scélérats ! Mais pouvez-vous me mettre sur la piste d’Uncas ?

— Le jeune homme est retenu prisonnier et j’ai peur que sa mort n’ait été décidée. Je suis profondément affligé qu’un être aussi bien disposé meure dans l’ignorance, alors j’ai cherché un bon cantique…

— Pouvez-vous me mener jusqu’à lui ?

— Sans difficulté, répondit David en hésitant, mais je crains fort que votre présence n’ajoute à son malheur plus qu’elle ne l’adoucisse.

— Plus un mot, conduisez-moi, répliqua Œil-de-Faucon, qui masqua à nouveau son visage et montra l’exemple en quittant la loge sur-le-champ.

Chemin faisant, l’éclaireur apprit que son compagnon avait pu se rendre auprès d’Uncas, grâce au privilège que lui assurait sa supposée folie, ainsi qu’aux bonnes dispositions à son égard de l’un des gardiens qui parlait un peu l’anglais et avait en conséquence été choisi par David comme sujet d’une tentative de conversion religieuse. Le Huron avait-il bien compris les visées de son nouvel ami ? Il est permis d’en douter, mais des marques d’attention exclusive étant aussi flatteuses pour un sauvage que pour un individu plus civilisé, elles avaient produit l’effet que nous avons mentionné. Il est inutile de répéter la manière rusée avec laquelle l’éclaireur extirpa tous ces détails du naïf David, et nous ne nous attarderons pas non plus ici sur le genre d’instructions qu’il donna après avoir pris connaissance des faits nécessaires, car tout cela sera suffisamment expliqué au lecteur au cours du récit.

La hutte dans laquelle Uncas était enfermé était placée au centre même du village et située de telle façon qu’il était particulièrement difficile de s’approcher d’elle ou d’en sortir sans se faire voir. Mais essayer de passer inaperçu ne faisait pas partie du plan d’Œil-de-Faucon. Comptant sur son déguisement et sur sa capacité à jouer son personnage, il emprunta le chemin le plus simple et le plus direct. L’heure, toutefois, lui garantissait un peu de cette protection dont il semblait faire si peu de cas. Les enfants étaient déjà plongés dans le sommeil, et toutes les femmes ainsi que la plupart des hommes étaient rentrés chez eux pour la nuit. Seuls, quatre ou cinq guerriers restaient autour de la porte de la prison d’Uncas, observateurs méfiants mais attentifs de l’attitude de leur prisonnier.

En voyant Gamut accompagné de celui qui portait le déguisement familier de leur sorcier le plus distingué, ils s’écartèrent volontiers pour les laisser passer. Toutefois, ils ne montraient aucune intention de partir. Au contraire, ils étaient de toute évidence disposés à demeurer fixés à leur poste en raison d’un intérêt supplémentaire, à savoir les mystérieuses simagrées qu’ils attendaient bien sûr d’une telle visite. Étant dans l’impossibilité totale de s’adresser aux Hurons dans leur propre langue, Œil-de-Faucon était obligé de confier toute la conversation à David. En dépit de sa simplicité, celui-ci respecta à la lettre les directives qu’il avait reçues, et répondit amplement aux plus grands espoirs de son professeur.

— Les Delawares sont des femmes ! s’exclama-t-il en parlant au sauvage qui comprenait un peu sa langue. Les Yengeese, mes stupides compatriotes, leur ont dit de prendre leur tomahawk et de frapper leurs pères des Canadas, et ils ont oublié quel était leur sexe. Mon frère voudrait-il entendre Cerf Agile demander ses jupons et le voir pleurer devant les Hurons quand il sera attaché au poteau ?

L’exclamation “hugh !”, lancée sur un ton d’approbation irréfutable, dit bien avec quelle satisfaction l’Indien verrait une telle défaillance humilier un ennemi redouté et haï depuis si longtemps.

— Alors laissez-le s’écarter un peu, et l’homme savant soufflera sur ce chien ! Dis-le à tes frères.

Le Huron expliqua à ses compagnons ce que David venait de dire et à leur tour, ils prirent connaissance de ce projet avec cette sorte de jouissance que des esprits sauvages tirent naturellement d’un raffinement de cruauté. Ils reculèrent de l’entrée et firent signe au présumé sorcier de s’avancer. Mais l’ours, au lieu d’obéir, resta assis et poussa un grognement.

— L’homme savant craint que son souffle n’atteigne ses frères et leur enlève tout leur courage aussi, poursuivit David, explicitant le sens du signal donné par l’animal. Il faut qu’ils s’écartent davantage.

Les Hurons, pour qui un tel malheur aurait constitué la plus grande calamité qui pût leur arriver, reculèrent comme un seul homme, se postant à un endroit situé hors de portée de voix mais qui leur permettait en même temps d’avoir vue sur la porte de la hutte. Alors, comme s’il était satisfait de les voir en sécurité, l’ours se leva et entra lentement dans la loge. Elle était silencieuse et obscure, n’étant occupée que par le prisonnier et éclairée par les seules braises mourantes d’un feu qui avait servi à la préparation du repas.

Uncas était étendu dans un coin, au fond, les pieds et les mains solidement attachés par des liens très serrés. Quand la bête effrayante apparut au jeune Mohican, il ne daigna pas jeter un seul coup d’œil à l’animal. L’éclaireur, qui avait laissé David à la porte pour s’assurer qu’ils n’étaient pas surveillés, avait jugé plus prudent de garder son déguisement jusqu’au moment où il en aurait la certitude. Et donc, au lieu de parler, il s’efforça de reproduire les mouvements de l’animal qu’il incarnait. Le jeune Mohican, qui avait d’abord cru que ses ennemis lui avaient envoyé un ours véritable pour le tourmenter et mettre sa fermeté à l’épreuve, détecta, dans ces gestes qui avaient paru si naturels à Heyward, quelques imperfections qui le convainquirent immédiatement qu’il s’agissait d’une imitation. Si Œil-de-Faucon avait su en quelle piètre estime Uncas, plus expert qu’Heyward, tenait sa prestation, il aurait probablement prolongé la scène, piqué au vif, pour essayer de faire mieux. Mais le mépris qui se lisait dans le regard du jeune homme pouvait être interprété de tant de manières que le digne éclaireur fut préservé d’une découverte aussi vexante. Par conséquent, lorsque David donna le signal convenu, les grognements de l’ours furent remplacés dans la loge par un léger sifflement.

Uncas s’était adossé contre la paroi de la hutte et avait fermé les paupières, comme s’il refusait de porter les yeux sur un objet aussi désagréable et méprisable. Mais à l’instant où le bruit du serpent se fit entendre, il se releva et regarda de part et d’autre de lui, baissant la tête et la tournant dans toutes les directions, fouillant l’obscurité du regard, puis son œil perçant rencontra le monstre hirsute et resta fixé sur lui, comme ensorcelé. Le même bruit s’éleva à nouveau, provenant de la gueule de la bête, de toute évidence. Une fois encore, le regard d’Uncas fit le tour de la hutte, puis revint se poser sur l’ours et le jeune homme murmura d’une voix prudente :

— Œil-de-Faucon !

— Coupez-lui ses liens, dit Œil-de-Faucon à David qui venait de les rejoindre.

Le chanteur fit ce qu’on lui demandait et Uncas retrouva sa liberté de mouvement. Au même moment, la peau desséchée de l’animal crissa et craqua et aussitôt, l’éclaireur apparut debout, à nouveau lui-même. Le Mohican sembla comprendre intuitivement la nature du subterfuge auquel son ami avait eu recours, et ni ses lèvres ni ses traits ne trahirent la moindre surprise. Quand Œil-de-Faucon se fut débarrassé de son vêtement poilu, ce qui fut fait en dénouant simplement quelques lanières de peau, il tira un long couteau étincelant et le mit dans la main d’Uncas.

— Il y a des Hurons à l’extérieur, dit-il. Soyons prêts.

En même temps, il posa un doigt de manière expressive sur une arme identique, les deux couteaux étant le fruit de ses prouesses parmi ses ennemis au cours de la soirée.

— Partons ! dit Uncas.

— Pour où ?

— Au camp des Tortues ; ce sont les enfants de mes grands-pères !

— Oui, mon garçon, dit l’éclaireur en anglais, une langue qu’il avait tendance à utiliser quand il se plongeait dans ses pensées. Le même sang coule dans vos veines, je crois, mais le temps et l’éloignement en ont un peu changé la couleur. Et qu’allons-nous faire des Mingos à la porte ? Ils sont six, et ce chanteur ne compte pas.

— Les Hurons sont des vantards ! dit Uncas avec mépris. Leur totem est l’orignal mais ils ne courent pas plus vite que des escargots. Les Delawares sont des enfants de la tortue, mais ils battent le cerf à la course.

— Oui, mon garçon, il y a du vrai dans ce que tu dis ; je ne doute pas que tu les battrais tous à la course ; sur deux milles, tu serais arrivé et tu aurais repris ton souffle avant qu’un de ces scélérats ne parvienne en vue du village. Mais les qualités de l’homme blanc sont plus dans ses bras que dans ses jambes. En ce qui me concerne, je peux assommer un Huron mieux que quiconque, mais s’il s’agit de courir, ces canailles seraient trop rapides pour moi.

Uncas, qui s’était déjà approché de la porte, prêt à sortir le premier, se ravisa alors et retourna dans le fond de la loge. Mais Œil-de-Faucon, qui était trop préoccupé par ses réflexions pour remarquer ces mouvements, continua à parler, plus à lui-même qu’à son compagnon.

— Après tout, dit-il, il n’est pas raisonnable d’assujettir un homme aux capacités d’un autre. Par conséquent, Uncas, tu ferais mieux de t’élancer tandis que moi, j’enfile cette peau d’ours et je vais m’en remettre à la ruse à défaut de la vitesse de mes jambes.

Le jeune Mohican ne répondit pas, il croisa simplement les bras et s’adossa contre un des piliers qui soutenaient le mur de la hutte.

— Eh bien, dit l’éclaireur en le regardant, qu’attends-tu ? J’aurai assez de temps pendant que ces canailles te poursuivront.

— Uncas veut rester, répondit le jeune Mohican avec calme.

— Dans quel but ?

— Pour combattre aux côtés du frère de son père et mourir avec l’ami des Delawares.

— Ah, mon garçon, répondit Œil-de-Faucon, serrant la main d’Uncas dans sa poigne d’acier. Ton comportement aurait été davantage celui d’un Mingo que celui d’un Mohican si tu m’avais abandonné. Mais je me suis dit qu’il fallait que je te fasse cette proposition, étant donné que la jeunesse aime la vie, en général. Bien, ce qui dans une guerre ne peut être accompli par le seul courage doit l’être par l’habileté. Mets cette peau – je ne doute pas que tu puisses jouer l’ours presque aussi bien que moi-même.

Quelle qu’ait été l’opinion personnelle d’Uncas sur leurs capacités respectives dans ce domaine, son visage grave ne laissa rien paraître du sentiment qu’il avait de sa propre supériorité. En silence et avec diligence, il s’engonça dans la fourrure de la bête, puis il attendit les directives que son aîné pourrait juger utiles.

— Maintenant, mon ami, dit Œil-de-Faucon en s’adressant à David, un échange de vêtements sera plus pratique pour vous, dans la mesure où vous n’êtes que fort peu habitué aux expédients de la vie dans la forêt. Tenez, prenez ma veste de chasse et mon bonnet, et donnez-moi votre couverture et votre coiffure. Vous allez devoir me confier votre livre et vos lunettes, ainsi que votre sifflet ; si nous nous retrouvons, dans des circonstances plus propices, tout cela vous sera rendu, avec bien des remerciements par-dessus le marché.

David se sépara des objets désignés avec une bonne volonté qui aurait fait honneur à sa générosité s’il n’avait pas, de toute évidence, gagné au change à bien des égards. Œil-de-Faucon ne tarda pas à se parer des habits empruntés et quand ses yeux vifs furent dissimulés derrière les lunettes et que sa tête fut couverte du tricorne en castor, puisque leurs statures respectives n’étaient pas très éloignées l’une de l’autre, il aurait pu facilement passer pour le chanteur, à la lueur des étoiles. Dès que toutes ces dispositions eurent été prises, l’éclaireur se tourna vers David et lui donna ses dernières instructions.

— Est-ce que vous avez une forte tendance à la lâcheté ? demanda-t-il sans détour, afin de se faire une idée correcte du cas à traiter avant de se risquer à prescrire un remède.

— Mes préoccupations sont paisibles et mon tempérament, je le crois en toute humilité, est principalement tourné vers la pitié et l’amour de mon prochain, répliqua David, un peu vexé par cette attaque directe contre sa bravoure, mais personne ne peut dire que j’ai oublié ma foi dans le Seigneur, même dans les situations les plus difficiles.

— Le moment le plus dangereux pour vous, ce sera celui où les sauvages découvriront qu’ils ont été trompés. S’ils ne vous donnent pas tout de suite un coup de tomahawk sur la tête, votre aliénation vous protégera et vous aurez alors toutes les raisons d’espérer mourir dans votre lit. Si vous restez, il faut que ce soit assis, là, dans l’obscurité, et que vous jouiez le rôle d’Uncas jusqu’à ce que les Hurons découvrent la supercherie, et là, comme je l’ai déjà dit, ce sera l’instant critique pour vous. Donc, c’est à vous de choisir : ou vous courez, ou vous restez ici.

— Assurément, dit David avec fermeté. Je vais rester à la place du Delaware. Il s’est battu pour moi bravement et généreusement, je ferai donc cela pour lui, et plus encore.

— Vous parlez en homme, et même un homme qui aurait accompli de grandes choses, s’il avait eu une éducation plus utile. Gardez la tête baissée et repliez vos jambes, leur forme pourrait révéler la tromperie trop tôt. Restez silencieux aussi longtemps que possible, et quand vous parlerez, il serait sage de vous mettre à brailler un de vos chants, cela servira à rappeler aux Indiens que vous n’êtes pas complètement aussi responsable qu’un homme devrait l’être. Cependant, s’ils vous scalpent, mais je crois qu’ils ne le feront pas, vous pouvez compter sur nous ; Uncas et moi-même n’oublierons pas de vous venger, comme il convient aux vrais guerriers et aux amis fidèles.

— Un instant ! lança David, s’apercevant qu’ils étaient sur le point de partir après lui avoir fait cette assurance. Je suis l’indigne serviteur d’un Dieu qui n’enseigne pas le principe condamnable de la vengeance. Par conséquent, si je devais périr, ne sacrifiez aucune victime à mon âme, mais pardonnez plutôt à mes bourreaux. Et si vous pensez à eux, que ce soit dans des prières pour demander que la lumière se fasse dans leurs esprits et pour leur salut éternel.

L’éclaireur hésita et parut méditer un peu.

— Il y a dans ce que vous dites un principe différent de la loi qui règne dans la forêt, mais c’est un bon et noble principe qui mérite qu’on y réfléchisse.

Puis, poussant un profond soupir, probablement un des derniers que suscitait en lui la nostalgie d’une condition qu’il avait abandonnée depuis si longtemps, il ajouta :

— C’est un principe que j’aimerais bien pratiquer moi-même, en tant qu’individu dont le sang n’a jamais connu le mélange, mais ce n’est pas toujours facile de se comporter avec un Indien comme vous le feriez avec un chrétien. Dieu vous bénisse, l’ami ; je crois bien que vous n’êtes pas loin de la bonne piste, quand on considère les choses comme il faut et que l’on garde l’éternité en point de mire, même si tout dépend des dons naturels et de la force de la tentation.

À ces mots, l’éclaireur revint serrer chaleureusement la main de David et après ce geste d’amitié, il quitta aussitôt la loge, accompagné du nouveau représentant de la bête.

À l’instant où Œil-de-Faucon se trouva sous le regard des Hurons, il se redressa de toute sa hauteur dans l’attitude raide de David, balança le bras comme pour battre la mesure et commença ce qui se voulait être une imitation de la psalmodie du chanteur. Heureusement pour le succès de cette délicate aventure, il avait affaire à des oreilles peu expérimentées en matière d’harmonie des sons, sinon ses piteux efforts auraient été détectés à coup sûr. Ils étaient obligés de passer dangereusement à proximité du groupe sombre des sauvages et la voix de l’éclaireur se fit de plus en plus forte à mesure qu’ils s’approchaient. Quand ils furent au plus près, le Huron qui parlait anglais tendit un bras pour arrêter le prétendu maître de chant.

— Le chien delaware ! dit-il en se penchant pour apercevoir dans la faible lumière l’expression du chanteur. Est-ce qu’il a peur ? Les Hurons entendront-ils ses gémissements ?

Un grognement s’échappa de la bête, si féroce et si naturel que l’Indien lâcha prise et s’écarta, comme pour s’assurer que ce n’était pas un ours véritable, mais bien une imitation, qui se balançait sous ses yeux. Œil-de-Faucon, craignant d’être trahi par sa voix devant ses ennemis, s’empressa de profiter de cette interruption pour se lancer dans une vigoureuse interprétation musicale – qui, dans une société plus raffinée, aurait probablement été qualifiée de beuglement insupportable. Mais parmi ses auditeurs du moment, cela ne fit qu’ajouter au respect qu’ils ne manquent pas de montrer à l’égard de ceux qui sont censés être atteints d’aliénation mentale. Le petit groupe d’Indiens recula comme un seul homme pour laisser passer ceux qu’ils prenaient pour le sorcier et son assistant inspiré.

Uncas et l’éclaireur durent faire appel à tout leur courage pour continuer à avancer d’un pas digne et mesuré au milieu des huttes, d’autant plus qu’ils s’aperçurent immédiatement que la curiosité l’avait emporté sur la crainte au point d’inciter les gardes à s’approcher de la loge afin de constater les effets des incantations. Le moindre mouvement imprudent ou impatient de David risquait de les trahir, et l’éclaireur avait absolument besoin de temps pour se mettre en sécurité. Les braillements que ce dernier estimait judicieux de poursuivre attirèrent lors de leur passage bien des curieux à la porte de leur habitation, et une ou deux fois, un guerrier à l’air sombre vint jusqu’à eux, poussé par la superstition ou la vigilance. Toutefois, ils ne furent pas arrêtés, l’obscurité de la nuit et l’audace de leur tentative se révélant être leurs principales alliées.

Les deux aventuriers étaient sortis du village et n’étaient plus très loin de l’abri de la forêt quand un cri prolongé s’éleva de la loge où Uncas avait été détenu. Le Mohican se cabra d’un coup et secoua sa fourrure hirsute, comme si l’animal qu’il imitait était sur le point de faire un effort désespéré.

— Attends ! dit l’éclaireur en agrippant l’épaule de son ami. Ce n’était qu’un cri de surprise, laissons-les pousser un autre hurlement.

Il n’eut pas l’occasion de patienter plus longtemps car l’instant suivant, une clameur remplit l’air et se répandit dans tout le village. Uncas se débarrassa de sa peau et retrouva sa posture aux belles proportions. Œil-de-Faucon lui tapa doucement sur l’épaule et fila en avant.

— Et maintenant, que ces démons retrouvent nos traces ! dit l’éclaireur avant de sortir deux fusils et tout l’équipement de sous un buisson, puis, brandissant “tueur-de-cerfs” tandis qu’il donnait l’autre arme à Uncas, il ajouta : Elles mèneront au moins deux d’entre eux jusqu’à leur mort.

Tenant leur fusil en position basse comme des chasseurs prêts à tirer sur leur gibier, ils s’élancèrent et furent rapidement engloutis dans les ténèbres inquiétantes de la forêt.