Ces chants qui jadis se répandaient dans Sion, si mélodieux,
Il en choisit une partie avec un soin judicieux,
Et d’un air solennel, il dit : Adorons Dieu !
Robert Burns, “The Cotter’s Saturday Night”
HEYWARD et ses deux compagnes assistèrent à cette disparition mystérieuse avec une sourde inquiétude, car si le comportement de l’homme blanc avait été jusqu’alors au-dessus de tout reproche, son accoutrement rudimentaire, son ton direct et ses solides antipathies, de même que le caractère de ses amis peu loquaces, étaient de nature à susciter la méfiance dans des esprits déjà effrayés si peu de temps auparavant par la perfidie de leur guide indien. Seul le maître de chant paraissait indifférent à ce qui se passait. Il s’assit sur une avancée du rocher où il ne donna plus aucun signe de conscience autre qu’un débat intérieur dont les manifestations se limitaient à des soupirs aussi fréquents que profonds. Des voix étouffées se firent alors entendre, comme si des hommes s’interpellaient dans les entrailles de la terre, puis l’éclat d’une lumière soudaine frappa ceux qui étaient restés dehors et dévoila le précieux secret de cet endroit.
Au fond d’une étroite caverne qui s’enfonçait loin dans la roche, et dont la longueur semblait accrue par la perspective et la nature de la lueur à laquelle elle était vue, l’homme blanc était assis, tenant une branche de pin enflammée. La lumière crue de la torche éclairait directement son visage énergique et tanné ainsi que son accoutrement de chasseur, donnant un air de rusticité romantique à l’aspect d’un individu qui, vu à la clarté plus sobre du jour, aurait présenté les caractéristiques d’un homme remarquable par ses vêtements étranges, une charpente solide comme l’acier, ainsi que par le singulier mélange d’une sagacité vive et vigilante et d’une simplicité exquise qui se disputaient tour à tour le contrôle de ses traits virils. À une courte distance devant lui se tenait Uncas, dont la stature tout entière était puissamment mise en valeur. Avec une certaine inquiétude, les voyageurs considérèrent la silhouette fièrement dressée et souple du jeune Mohican, la grâce naturelle dont étaient empreints ses attitudes et ses mouvements. Si son corps était inhabituellement couvert par une veste de chasse verte à franges semblable à celle de l’homme blanc, rien, par contre, ne masquait son intrépide regard, brillant d’un éclat sombre, terrible et calme à la fois, ni le dessin hardi de ses pommettes saillantes et hautaines, d’une pureté rehaussée par le rouge naturel de la peau, ni la hauteur pleine de dignité de son front fuyant et la tête noble aux proportions raffinées, entièrement nue à l’exception d’une généreuse touffe à scalper. C’était la première fois que Duncan et ses compagnes avaient le loisir d’examiner les traits frappants des deux Indiens qui les accompagnaient, et chaque membre du groupe se sentit soulagé d’un doute pesant tandis que l’expression fière et déterminée, quoique farouche, du jeune guerrier s’offrait à leurs regards. Ils avaient le sentiment que si l’individu devant eux pouvait être partiellement plongé dans les ténèbres de l’ignorance, il était par contre impossible qu’il pût se servir des talents dont la nature l’avait richement doté à des fins de perfide trahison. La candide Alice contemplait son allure libre et son port altier comme elle aurait examiné une précieuse statue antique sculptée par un ciseau grec et à laquelle un miracle aurait donné le souffle de la vie ; quant à Heyward, bien qu’accoutumé à voir cette perfection des formes que l’on rencontre fréquemment parmi les indigènes dont le sang est resté pur, il exprima ouvertement son admiration devant un être présentant de manière aussi exemplaire les proportions les plus nobles qui puissent se trouver chez un homme.
— Je pourrai dormir en toute quiétude, murmura Alice en réponse, si quelqu’un d’aussi courageux et généreux que le paraît ce jeune Indien monte la garde. Je suis certaine, mon cher Duncan, que tous ces meurtres barbares, toutes ces scènes de tortures horribles dont on peut lire le récit et dont on nous parle tant, n’arrivent jamais en présence de tels hommes.
— Nous avons là, effectivement, un exemple rare et remarquable de ces qualités naturelles que possède ce peuple particulier, à ce qu’on dit, répliqua le jeune officier. Je suis d’accord avec vous, Alice, pour penser qu’une telle allure, un tel regard, sont conçus plus pour intimider que pour tromper. Mais ne nous trompons pas nous-mêmes en espérant une manifestation de ce que nous estimons être de la vertu autre que celle dont est capable un sauvage. Les exemples notables de qualités supérieures sont déjà bien trop rares chez les chrétiens pour ne pas être singuliers et exceptionnels chez les Indiens, même si, pour l’honneur de la nature humaine, que nous avons en commun, ils ne sont pas non plus incapables d’en faire la démonstration. Il nous reste donc à espérer que ce Mohican ne décevra pas nos attentes et se révélera être ce que son apparence nous donne à penser qu’il est : un ami, brave et fidèle.
— Le major Heyward parle comme il se doit, dit Cora. Il suffit de regarder cet indigène pour se rappeler la couleur de sa peau.
Cette remarque fut suivie d’un bref moment de silence embarrassé, interrompu par l’éclaireur qui, à haute voix, les invita à entrer.
— Ce feu commence à brûler d’une flamme trop vive, ajouta-t-il tandis qu’ils s’avançaient, et pourrait bien guider les Mingos jusqu’à nous et nous perdre. Uncas, baisse la couverture pour que ces brigands ne voient que son côté noir. Ce n’est pas le genre de dîner qu’un major des Royal Americans est en droit d’espérer, mais j’ai vu de vaillants détachements de ce corps manger leur gibier cru et même sans saveur1. Ici, comme vous pouvez le voir, nous avons du sel en quantité, et on peut griller la viande rapidement. Il y a des branches fraîches de sassafras sur lesquelles ces dames peuvent s’asseoir ; ces branches n’ont peut-être pas aussi fière allure que leurs chaises en carcajou2, mais elles dégagent une odeur plus agréable que la peau du carcajou, qu’il soit d’Amérique ou de n’importe quel autre pays. Venez, l’ami, ne soyez plus triste pour le poulain ; c’était une créature innocente et il n’avait rien connu des difficultés de la vie. Sa mort lui épargne un dos meurtri par la selle et des jambes fatiguées.
Uncas fit ce que l’homme blanc lui avait demandé, et lorsque la voix d’Œil-de-Faucon se tut, le rugissement de la cataracte résonna comme le grondement du tonnerre dans le lointain.
— Sommes-nous en parfaite sécurité dans cette caverne ? demanda Heyward. Aucune surprise n’est-elle à craindre ? Un seul homme armé posté à l’entrée nous tiendrait à sa merci.
Une silhouette aux allures de spectre sortit de l’obscurité derrière l’éclaireur et s’empara d’un tison enflammé, le tendant vers l’autre extrémité de leur refuge. Alice poussa un petit cri et Cora se leva même d’un bond tandis que cette terrifiante apparition s’avançait dans la lumière, mais un mot d’Heyward suffit à les calmer, leur assurant qu’il s’agissait simplement de leur accompagnateur, Chingachgook ; celui-ci souleva une autre couverture, dévoilant une seconde issue à la caverne. Puis, tenant le tison, il traversa une étroite et profonde crevasse dans la roche qui formait un angle droit avec le couloir dans lequel ils se trouvaient, mais qui, contrairement à ce couloir, était à ciel ouvert et donnait dans une autre caverne, en tout point identique à la première.
— Les vieux renards comme Chingachgook et moi-même se laissent rarement coincer dans un terrier avec une seule ouverture, dit en riant Œil-de-Faucon. Vous pouvez maintenant facilement voir tout ce que cet endroit a d’astucieux : les parois sont en calcaire noir et tout le monde sait que c’est une roche tendre, elle fait un oreiller pas trop inconfortable là où les broussailles et le pin sont rares. Autrefois, la chute tombait à quelques pas en dessous de nous et je dirais qu’elle formait une nappe aussi régulière et aussi belle que toutes celles que l’on peut voir le long du fleuve Hudson. Mais la beauté finit toujours par souffrir des ravages du temps, ainsi que ces douces demoiselles l’apprendront un jour ! Ce lieu a malheureusement bien changé. Ces rochers sont parsemés de fissures et en certains endroits, ils sont plus tendres qu’en d’autres, ainsi l’eau a creusé de profonds canaux jusqu’à finir par reculer d’une centaine de pieds, environ, provoquant des effritements ici, de l’usure là, si bien que les chutes n’ont plus ni forme ni unité.
— Dans quelle partie nous trouvons-nous ? demanda Heyward.
— Eh bien, nous sommes près de l’emplacement où la Providence les avait d’abord situées, mais où, semble-t-il, elles étaient trop rebelles pour rester. La roche s’est révélée être plus tendre de chaque côté de l’endroit où nous nous trouvons, l’eau a donc abandonné le milieu du fleuve, le laissant nu et sec, et a d’abord creusé ces deux petits trous pour que nous puissions maintenant nous y cacher.
— Donc, nous sommes sur une île ?
— En effet ! Il y a les chutes de chaque côté de nous, et le fleuve en amont et en aval. Si vous aviez la lumière du jour, cela vaudrait la peine de monter sur ce rocher élevé pour observer les excentricités de l’eau ! Elle tombe sans suivre la moindre règle : parfois elle saute, parfois elle dégringole, ici elle bondit, là elle jaillit ; dans un endroit, elle est blanche comme la neige, dans un autre, verte comme l’herbe ; dans ce coin, elle se précipite dans des cavités profondes qui grondent et font trembler la terre, là-bas, elle gargouille et chante comme un ruisseau, formant des tourbillons et creusant des rigoles dans la vieille pierre comme si elle n’était pas plus dure que de l’argile battue. Le plan tout entier du fleuve semble troublé. Tout d’abord il coule tranquillement, comme s’il voulait suivre la pente comme le veut l’ordre des choses ; puis il forme un angle et fait face aux rivages ; et il ne manque pas d’emplacements où il regarde en arrière, comme s’il était réticent à quitter la forêt et à se mélanger à l’eau salée ! Oui, madame, cette dentelle aussi fine qu’une toile d’araignée que vous portez autour du cou aurait la grossièreté d’un filet de pêche comparée aux petits endroits que je peux vous montrer, où le fleuve trace toutes sortes d’images, comme si, s’étant libéré de la notion d’ordre, il voulait s’essayer librement à toutes les expériences possibles. Et pourtant, sur quoi cela débouche-t-il, en fin de compte ? Après avoir vu tous ses caprices tolérés pendant un certain temps, comme un enfant gâté, le fleuve est repris par la main qui l’a créé et, vous pouvez le voir plus loin en aval, il se remet à couler calmement vers la mer, ainsi qu’il a été prévu depuis la création de la terre !
Si son auditoire avait appris avec joie que la cachette était sûre, après la description un peu brute qui leur avait été faite des chutes de Glenn3, tous se sentaient par contre fortement enclins à porter un jugement différent de celui d’Œil-de-Faucon sur la beauté sauvage des lieux. Mais leur situation ne les incitait guère à laisser leurs pensées s’attarder sur les charmes de la nature environnante, et comme l’éclaireur n’avait pas trouvé nécessaire d’interrompre ses activités culinaires pendant qu’il parlait – sauf pour désigner avec une fourchette cassée la direction d’un point particulièrement remarquable sur le parcours du fleuve rebelle – ils n’eurent aucune objection à ce que leur attention fût accaparée par des considérations nécessaires, quoique plus terre à terre, concernant leur dîner.
Le repas, grandement amélioré par l’addition de quelques gourmandises qu’Heyward avait pris la précaution d’emporter avec lui lorsqu’ils avaient laissé les chevaux, fut d’un incomparable réconfort pour les voyageurs épuisés. Uncas se mit au service des deux jeunes femmes, accomplissant toutes les petites tâches qui étaient en son pouvoir, avec un mélange de dignité et de grâce inquiète qui ne fut pas sans amuser Heyward car il savait très bien que c’était là quelque chose de totalement nouveau pour un Indien, dont les coutumes interdisent à un guerrier de s’abaisser à exécuter des travaux domestiques, surtout en faveur de leurs femmes. Toutefois, comme les rites de l’hospitalité étaient sacrés chez eux, cette petite entorse à la dignité masculine ne fit l’objet d’aucun commentaire audible. S’il s’était trouvé là quelqu’un d’assez détaché pour observer la scène de près, il aurait pu imaginer que le jeune chef n’était pas totalement impartial dans ses attentions. Certes, il s’occupait d’Alice avec une courtoisie irréprochable, lui tendant la calebasse d’eau douce et un morceau de viande sur une planchette soigneusement taillée dans un nœud de tupélo noir, mais quand il faisait les mêmes gestes pour sa sœur, son œil sombre s’attardait sur le visage épanoui et expressif de la jeune fille. Une ou deux fois il fut obligé de parler pour attirer l’attention de celles qu’il servait. Il le fit alors dans un anglais hésitant et imparfait, mais suffisamment intelligible, et auquel sa voix profonde et gutturale4 donna une douceur et une musicalité telles que les deux jeunes femmes ne manquèrent pas de lever vers lui des yeux admiratifs et étonnés. Au cours de ces amabilités, quelques phrases furent échangées, qui permirent de créer une apparence de rapports amicaux.
Pendant tout ce temps, Chingachgook ne se départit jamais de son air grave. Il s’était assis un peu plus à l’intérieur du cercle de lumière, où les fréquents coups d’œil gênés de ses hôtes pouvaient mieux faire la part des choses entre l’expression naturelle de ses traits et l’effroi artificiellement provoqué par ses peintures de guerre. Ils trouvèrent une forte ressemblance entre le père et le fils, compte tenu des différences qui incombaient à l’âge et aux tribulations de la vie. La férocité de sa physionomie semblait maintenant mise en sommeil et remplacée par la contenance calme et impassible qui est la marque du guerrier indien lorsque ses facultés ne sont pas requises par les nécessités les plus impérieuses de l’existence. Toutefois, il était facile de deviner, grâce aux lueurs qui traversaient son visage cuivré de temps à autre, qu’il suffisait d’exciter ses passions pour que l’artifice terrifiant qu’il avait choisi afin d’intimider ses ennemis produisît son plein effet. Par contre, l’œil vif et mobile de l’éclaireur ne connaissait pas le repos. Il mangeait et buvait avec un appétit auquel le sens du danger ne faisait guère obstacle, mais sa vigilance ne semblait jamais le quitter. Vingt fois, la calebasse ou le morceau de venaison resta suspendu devant ses lèvres tandis qu’il avait la tête tournée, comme s’il prêtait l’oreille à quelque bruit lointain et suspect – un mouvement qui ne manquait jamais de détourner l’attention que ses hôtes prêtaient à l’originalité de leur environnement pour la ramener sur les raisons inquiétantes qui les avaient poussés à chercher un tel refuge. Comme ces pauses fréquentes n’étaient jamais suivies du moindre commentaire, la gêne momentanée qu’elles provoquaient se dissipait rapidement et, l’espace d’un moment, tout le monde l’oubliait.
— Allons, l’ami, dit Œil-de-Faucon en sortant un petit tonnelet de dessous les feuilles, à la fin du repas, et s’adressant à l’inconnu assis près de lui et qui faisait honneur à ses talents culinaires. Goûtez un peu de cette bière d’épinette, elle vous débarrassera de toutes vos pensées moroses à propos du poulain et vous réchauffera le cœur. Je bois à notre amitié en espérant qu’un peu de viande de cheval ne sera pas cause d’irritation entre nous. Comment vous appelez-vous ?
— Gamut. David Gamut5, répondit le maître de chant, s’apprêtant à noyer son chagrin dans une longue gorgée de la mixture bien alcoolisée et très parfumée que l’homme des bois avait concoctée.
— Un fort beau nom, et, j’imagine, transmis par des ancêtres fort respectables. Je trouve les noms captivants, même si nos coutumes chrétiennes m’apparaissent nettement inférieures à celles des sauvages dans ce domaine. Le plus grand lâche que j’aie connu s’appelait Lyon ; et sa femme, Patience, vous cassait les oreilles avec ses remontrances en moins de temps qu’il n’en faut à un cerf poursuivi par une meute pour parcourir une dizaine de pas. Chez les Indiens, c’est une affaire de conscience ; le nom qu’il prend désigne ce qu’il est, en général – ce qui ne veut pas dire que Chingachgook, qui signifie grand serpent, est véritablement un serpent, grand ou petit, mais plutôt qu’il connaît les coins et recoins de la nature humaine, qu’il est silencieux et qu’il frappe ses ennemis quand ils s’y attendent le moins. Quel peut bien être votre métier ?
— Je suis un modeste instructeur dans l’art de la psalmodie.
— Vous dites ?
— J’apprends à chanter aux jeunes du contingent du Connecticut.
— Il y a sûrement mieux à faire. Les jeunes recrues rient et chantent déjà beaucoup trop quand ils traversent la forêt, alors qu’ils devraient respirer à peine plus fort qu’un renard à l’affût. Vous savez tirer à la carabine, ou manier un fusil ?
— Grâce à Dieu, je n’ai jamais eu l’occasion de me servir de ces engins meurtriers !
— Peut-être êtes-vous capable d’utiliser une boussole et de tracer sur papier les cours d’eau et les montagnes des régions sauvages pour que ceux qui vont suivre puissent trouver ces endroits simplement grâce à leur nom ?
— Je ne pratique pas cette activité.
— Avec les jambes que vous avez, une longue distance doit vous paraître courte ! Je suppose qu’il vous arrive de porter des missives pour le général.
— Jamais ; je ne me consacre qu’à ma divine vocation, qui est d’enseigner la musique sacrée.
— Quel étrange métier ! marmonna Œil-de-Faucon en riant intérieurement. Traverser la vie tel un oiseau moqueur, reprenant tous les aigus et les graves qui peuvent sortir de la gorge d’autres hommes. Eh bien, l’ami, j’imagine que c’est votre talent particulier et qu’il ne doit pas être plus dénigré que si c’était le tir au fusil ou une autre prédisposition plus utile. Écoutons ce dont vous êtes capable dans votre partie ; ce sera une manière agréable de nous dire bonne nuit, car il est temps que ces dames reprennent des forces en vue du long et difficile voyage qui nous attend dès les premières heures du jour, avant le réveil des Maquas.
— J’y consens avec un immense plaisir, dit David, ajustant ses lunettes cerclées de métal avant de sortir son cher petit volume qu’il tendit aussitôt à Alice. Qu’y a-t-il de plus approprié et de plus réconfortant que de chanter les actions de grâce du soir à la fin d’une journée pleine de tels périls ?
Alice sourit mais en regardant Heyward, elle rougit et hésita.
— Faites-vous plaisir, murmura ce dernier. La suggestion de celui qui porte le nom du roi chanteur de psaumes ne devrait-elle pas avoir quelque poids dans un moment pareil ?
Encouragée par cet avis, Alice fit ce à quoi ses pieuses dispositions et son grand attrait pour la musique l’avaient fortement incitée auparavant. Le livre était ouvert à la page d’un cantique plutôt bien adapté à leur situation et dans lequel le poète, affranchi de son désir de surpasser le roi d’Israël inspiré, s’était découvert des pouvoirs maîtrisés et fort respectables. Cora se sentait disposée à seconder sa sœur et le chant sacré débuta donc, après que le méthodique David eut satisfait aux indispensables préliminaires du diapason et du rappel de la musique.
L’air était lent et solennel. Parfois il s’élevait au plus haut de l’étendue vocale des deux sœurs qui étaient penchées au-dessus de leur livret, remplies d’une fervente exaltation, puis il descendait si bas que le grondement de l’eau se mêlait à leur mélodie comme un accompagnement grave. Le goût naturel et l’oreille juste de David gouvernaient et modifiaient les sons pour les adapter au confinement de leur caverne, dont chaque crevasse et chaque recoin était rempli des notes enchanteresses de leurs voix souples. Les Indiens, les yeux rivés sur le rocher, écoutaient avec une attention qui semblait les pétrifier. Mais l’éclaireur, qui avait d’abord posé le menton sur la main avec un air de froide indifférence, laissa peu à peu ses traits rigides se relâcher, jusqu’au moment où, au fil des strophes, il sentit s’adoucir son tempérament de fer, tandis que ses souvenirs le ramenaient à son enfance, quand ses oreilles avaient été habituées à écouter de tels cantiques, dans les villages de la colonie. Ses yeux mobiles devinrent humides et avant la fin du cantique, des larmes brûlantes se mirent à couler de fontaines qui avaient semblé asséchées depuis bien longtemps, et elles roulaient l’une derrière l’autre sur ces joues qui avaient plus souvent ruisselé sous les tempêtes du ciel que sous quelque manifestation de faiblesse. Les deux chanteuses prolongeaient un de ces accords qui meurent doucement et dont l’oreille se repaît avec volupté, comme si elle comprenait qu’elle est sur le point de les perdre, lorsqu’une sorte de cri qui semblait n’avoir rien d’humain ni même rien de connu sur terre s’éleva à l’extérieur, pénétrant non seulement jusqu’au moindre recoin de la caverne, mais aussi jusqu’au plus profond du cœur de ceux qui l’entendirent. Il fut suivi d’un tel silence qu’on aurait dit que les eaux de la cataracte avaient été arrêtées net dans leur chute furieuse par cette indéfinissable et abominable interruption.
— Qu’est-ce que c’était ? murmura Alice après quelques instants d’attente insupportable.
— Qu’est-ce que c’était ? répéta Heyward à haute voix.
Ni Œil-de-Faucon, ni les Indiens ne répondirent. Ils tendaient l’oreille, comme s’ils s’attendaient à un autre cri, dans une attitude qui trahissait leur propre étonnement. Au bout d’un moment, ils se mirent à parler entre eux, dans la langue des Delawares, et Uncas, passant par l’ouverture du fond, plus discrète, sortit prudemment de la caverne. Après son départ, l’éclaireur dit en anglais :
— Ce que c’est, ou ce que ce n’est pas, personne ici ne saurait le dire, et pourtant Chingachgook et moi parcourons ces forêts depuis plus de trente ans ! J’étais persuadé qu’il n’existait plus aucun cri d’Indien ou de bête sauvage que mes oreilles n’eussent entendu, mais ceci prouve que ce n’était que pure suffisance de la part d’un mortel vaniteux.
— Ce n’était donc pas le cri que les guerriers poussent quand ils veulent effrayer leurs ennemis ? demanda Cora qui se tenait debout, ajustant son voile avec un calme que sa sœur, fébrile, était loin de partager.
— Non, non. Ce bruit était terrible et frappant, et il avait quelque chose d’inhumain, mais quand vous avez entendu le cri de guerre une fois, vous ne pouvez plus le confondre avec quoi que ce soit d’autre ! Eh bien, Uncas ! lança-t-il en delaware au jeune chef qui venait de réapparaître, qu’as-tu vu ? Est-ce qu’on voit de la lumière à travers nos couvertures ?
La réponse, donnée dans la même langue, fut brève et apparemment catégorique.
— Il n’a rien vu dehors, poursuivit Œil-de-Faucon en secouant la tête d’un air insatisfait, et notre cachette est parfaitement masquée. Que ceux qui le souhaitent passent dans l’autre caverne et essaient de trouver le sommeil ; nous devons nous mettre en route bien avant le lever du soleil et nous hâter d’atteindre Edward pendant que les Mingos dorment encore.
Cora obtempéra, donnant l’exemple avec une fermeté de nature à montrer à la timide Alice la nécessité d’obéir. Toutefois, avant de quitter les lieux, elle pria Duncan, à voix basse, de les suivre. Uncas souleva la couverture pour leur permettre de passer et alors que les deux sœurs se retournaient pour le remercier de cette attention, elles aperçurent l’éclaireur, assis devant les braises mourantes, le visage appuyé sur ses mains, dans une posture qui ne laissait guère de doute sur l’abîme de réflexion dans lequel l’avait plongé la mystérieuse interruption qui avait mis un terme à leurs actions de grâce du soir.
Heyward emporta un tison qui jeta une faible lueur sur l’espace étroit de leur nouveau logement. Plaçant sa torche dans une position adéquate, il rejoignit les deux jeunes femmes qui se retrouvèrent seules avec lui pour la première fois depuis qu’elles avaient quitté les remparts rassurants de Fort Edward.
— Ne nous laissez pas, Duncan, dit Alice. Nous ne pouvons pas dormir dans un tel endroit, avec ce cri épouvantable qui résonne encore dans nos oreilles !
— Tout d’abord, examinons la sécurité de votre forteresse, répondit-il. Ensuite, nous parlerons de repos.
Il s’approcha du fond de la caverne, jusqu’à une issue qui, comme les autres, était dissimulée par une couverture, puis, enlevant l’épais rideau, il respira l’air frais et vivifiant de la cataracte. Un bras du fleuve coulait dans un lit profond et étroit que le courant avait creusé dans la roche tendre juste à ses pieds, constituant, estima-t-il, une défense efficace contre tout danger venant de ce côté, l’eau, plongeant de plusieurs dizaines de pieds au-dessus d’eux, ricochant et se précipitant, tumultueuse, avec la plus grande violence.
— La nature a érigé une barrière infranchissable de ce côté, continua-t-il, désignant la paroi verticale qui descendait dans le courant sombre, avant de laisser retomber la couverture, et comme des hommes vaillants et loyaux montent la garde de l’autre côté, je ne vois aucune raison de ne pas suivre le conseil de notre honorable hôte. Je suis sûr que Cora sera d’accord avec moi pour dire que vous avez toutes deux besoin de dormir !
— Cora reconnaît la justesse de votre opinion, mais elle est incapable de la mettre en pratique, répliqua l’aînée des deux sœurs qui s’était placée près d’Alice, sur une couche de sassafras. Même si le choc de ce bruit mystérieux nous avait été épargné, il y aurait encore bien d’autres raisons pour nous empêcher de trouver le sommeil. Demandez-vous, Heyward, si des filles peuvent oublier l’angoisse que doit ressentir un père dont les enfants passent la nuit il ne sait où, ni comment, au cœur d’une telle forêt, au milieu de tant de dangers !
— C’est un soldat, il sait évaluer les aléas d’un voyage dans les bois.
— Mais c’est un père, il ne peut faire taire sa nature.
— Quelle bienveillance il a montrée devant toutes mes folies ! Il a fait preuve de tant de bonté et d’indulgence devant tous mes caprices ! sanglota Alice. Nous avons été bien égoïstes, ma sœur, en insistant pour lui rendre visite dans des conditions aussi risquées !
— Peut-être ai-je été imprudente de lui arracher son consentement dans des circonstances aussi délicates, mais je voulais lui prouver que si d’autres le négligeaient dans cette situation difficile qui était la sienne, ses enfants, au moins, lui restaient fidèles.
— Quand il a appris votre arrivée à Edward, dit Heyward gentiment, son cœur s’est retrouvé déchiré entre la peur et l’amour, mais l’amour, encore accru, si une telle chose était possible, par une si longue séparation, l’a vite emporté. “C’est le courage de ma brave et fière Cora qui les guide, Duncan”, m’a-t-il dit, “et je ne saurais y faire obstacle. Plût à Dieu que celui qui est en charge de l’honneur de notre royal souverain fît preuve ne serait-ce que de la moitié de sa résolution.”
— Et il n’a pas parlé de moi, Heyward ? demanda Alice dans un élan de jalousie affectueuse. Il n’a tout de même pas complètement oublié sa petite Elsie !
— Comment cela se pourrait-il ? répondit le jeune homme. Il a utilisé une foule d’épithètes, parmi les plus aimantes, pour parler de vous et si je n’aurai pas la présomption de les répéter ici, je peux, sans la moindre hésitation, témoigner de leur justesse. Une fois, il m’a même dit…
Duncan s’arrêta au milieu de sa phrase car, tandis que ses yeux étaient rivés sur ceux d’Alice, qui, avec toute l’exaltation de la tendresse filiale, s’était tournée vers lui pour mieux saisir ses paroles, le même hurlement, aussi puissant et épouvantable que le précédent, emplit l’atmosphère et lui coupa la parole brutalement. Un long silence oppressant s’ensuivit pendant lequel ils se regardèrent tous, attendant avec appréhension un autre cri semblable. Au bout d’un moment, le rideau se souleva lentement et l’éclaireur apparut dans l’ouverture, arborant une mine dont l’assurance commençait visiblement à vaciller devant un mystère qui semblait annoncer un danger contre lequel toute sa ruse et toute son expérience pourraient bien s’avérer vaines.
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1 Dans le langage courant, les Américains appellent “saveur” les condiments d’un repas, désignant la chose par son effet. De tels termes communs dans les provinces sont souvent mis dans la bouche des locuteurs en fonction de leurs diverses conditions de vie. La plupart de ces termes sont d’un usage local, d’autres sont spécifiques d’une catégorie particulière à laquelle le personnage appartient. Dans le cas présent, l’éclaireur utilise ce mot en référence au “sel” dont son propre groupe a la chance d’être pourvu.
2 Le carcajou est un petit carnassier, parfois appelé “blaireau d’Amérique du Nord”. Bien entendu, l’éclaireur fait un jeu de mots avec acajou. (NdT)
3 Les chutes de Glenn sont situées sur le fleuve Hudson, à quelque quarante ou cinquante milles de la limite des eaux de marée, l’endroit où ce cours d’eau devient navigable pour les sloops. La description que fait l’éclaireur de cette petite cataracte remarquablement pittoresque est assez fidèle, même si l’utilisation de l’eau au profit de la vie civilisée a matériellement nui à sa beauté. L’île rocheuse et les deux cavernes sont bien connues de tous les voyageurs, puisque l’îlot supporte une pile du pont qui franchit désormais le fleuve immédiatement en amont de la chute. Pour expliquer le goût d’Œil-de-Faucon, il convient de se rappeler que les hommes accordent toujours un grand prix à ce dont ils disposent le moins. Ainsi, dans un pays nouveau, les forêts par exemple, qui dans un vieux pays seraient entretenues à grand coût, sont détruites dans le seul but d’“améliorer” les choses, comme on dit.
4 Le sens des mots indiens varie beaucoup en fonction de l’accentuation et de la tonalité.
5 Gamut signifie gamme. (NdT)