XVII

Passons les fils de trame. La laine est filée.

L’étoffe est tissée. Le travail est achevé.

Thomas Gray, “The Bard”, III, 1

LES armées ennemies installées dans les bois autour de l’Horican passèrent la nuit du 9 août 1757 de la même manière que si elles s’étaient affrontées sur le plus beau champ de bataille d’Europe. Tandis que les vaincus restaient silencieux, mornes et abattus, les vainqueurs célébrèrent leur triomphe. Mais il y a des limites, au chagrin comme à la joie, et bien avant la relève du matin, le calme de ces immenses forêts n’était plus rompu que par le cri d’exultation d’un jeune Français enjoué dans les postes avancés, ou l’avertissement agressif lancé depuis le fort pour interdire rigoureusement toute approche hostile avant l’heure fixée. Même ces bruits menaçants sporadiques cessèrent au cours de cette heure grise qui précède le lever du jour, et l’on aurait pu chercher en vain tout signe de la présence de ces légions armées qui sommeillaient sur les rives du “lac sacré”.

Ce fut pendant ces moments de profond silence que le pan de toile fermant l’entrée d’une tente spacieuse dans le camp français fut écarté par un homme qui se glissa à l’extérieur. Il était enveloppé d’un manteau qui aurait pu être destiné à le protéger du froid humide de la forêt, mais qui, comme une longue cape, servait également à dissimuler sa personne. Le grenadier de garde, chargé de veiller sur le sommeil du commandant français, le laissa passer sans difficulté, le soldat se mettant au garde-à-vous avec la déférence militaire habituelle, tandis que l’homme s’éloignait rapidement dans le petit village de tentes, en direction de William-Henry. À chaque fois que l’inconnu rencontrait sur son chemin une des nombreuses sentinelles, sa réponse était prompte et, apparemment, satisfaisante, car tous les gardes le laissaient poursuivre sans autre question. À l’exception de ces arrêts, répétés mais brefs, il s’était déplacé silencieusement depuis le centre du camp jusqu’aux postes les plus avancés et il arriva à proximité du soldat qui montait la garde au plus près de la forteresse ennemie. Alors qu’il s’approchait, il fut accueilli par la question rituelle :

Qui vive ?

— France, répondit-il.

Le mot d’ordre ?

— La victoire, dit-il, suffisamment proche pour pouvoir le chuchoter.

C’est bien, répliqua la sentinelle en replaçant son mousquet sur son épaule. Vous vous promenez bien matin, monsieur !

— Il est nécessaire d’être vigilant, mon enfant, rétorqua l’inconnu, écartant un pan de son manteau et regardant le soldat droit dans les yeux tandis qu’il passait devant lui avant de poursuivre son chemin vers les fortifications britanniques. La sentinelle sursauta, son équipement s’entrechoqua bruyamment alors qu’il présentait les armes pour le saluer formellement et de la façon la plus respectueuse, puis, quand il eut remis son fusil à l’épaule, il se tourna pour reprendre sa ronde, marmonnant entre ses dents :

Il faut être vigilant, en vérité ! Je crois que nous avons là un caporal qui ne dort jamais !

L’officier continua sans montrer qu’il avait entendu les mots qui avaient échappé à la sentinelle surprise, et il ne s’arrêta plus avant d’avoir atteint le rivage, dans le voisinage plutôt dangereux du bastion occidental du fort. La lumière projetée par une lune voilée était juste suffisante pour rendre visible le contour des choses qui demeuraient encore obscures. Par conséquent, il prit la précaution de s’adosser au tronc d’un arbre, où il attendit de nombreuses minutes, paraissant contempler avec grande attention les fortifications anglaises sombres et silencieuses. Le regard qu’il levait vers les remparts n’était pas celui d’un spectateur curieux et désœuvré, ses yeux allaient d’un point à un autre, indiquant une connaissance des usages militaires et trahissant un intérêt qui n’était pas dénué de toute méfiance. Au bout d’un moment, il sembla satisfait, puis, ayant jeté un coup d’œil impatient vers le ciel, du côté des sommets situés à l’est, comme s’il attendait l’arrivée du jour, il allait retourner sur ses pas lorsqu’un léger bruit dans le coin le plus proche du bastion lui parvint, l’incitant à rester.

Juste à cet instant, une silhouette apparut au bord du rempart où elle s’attarda, semblant contempler à son tour les tentes lointaines du camp français. La tête de l’individu se tourna alors vers l’est, également anxieuse, aurait-on dit, de voir poindre la lumière, puis elle se pencha au-dessus du mur et sembla contempler la surface vitreuse de l’eau qui, semblable à un firmament sous-marin, scintillait de mille fantômes d’étoiles. L’heure, l’air mélancolique, ainsi que la stature imposante de l’homme qui se penchait de la sorte, méditatif, au-dessus des remparts anglais, ne laissaient guère de doute quant à son identité dans l’esprit de celui qui l’observait d’en bas. La délicatesse, tout autant que la prudence, lui dictait maintenant de se retirer et il contournait précautionneusement le tronc de l’arbre dans ce but lorsqu’un autre bruit attira son attention et, une fois de plus, le stoppa dans ses mouvements. C’était une agitation faible et presque inaudible de l’eau, et elle fut suivie d’un raclement de galets, frottant les uns contre les autres. L’instant d’après, il vit une forme sombre se dresser, comme si elle surgissait du lac, avant de se glisser furtivement et en silence jusque sur la rive, à quelques pieds de l’endroit où il se tenait lui-même. Puis le canon d’un fusil se leva lentement entre ses yeux et le miroir de l’eau ; mais avant que le coup ne partît, il bloqua le chien avec sa main.

— Hugh ! s’exclama le sauvage dont le perfide dessein avait été contrecarré de manière si singulière et inattendue.

Sans dire un mot, l’officier français posa la main sur l’épaule de l’Indien et le conduisit, toujours sans rien dire, loin de l’endroit où leur dialogue aurait pu s’avérer dangereux, et où, apparemment, l’un d’eux au moins cherchait à faire une victime. Alors, ouvrant tout grand son manteau afin d’exhiber son uniforme, ainsi que la croix de Saint Louis accrochée sur sa poitrine, Montcalm demanda d’un ton sévère :

— Que signifie ceci ? Mon fils ne sait-il pas que la hache de guerre est enterrée entre les Anglais et son père canadien ?

— Qu’est-ce que les Hurons vont faire maintenant ? répliqua le sauvage, s’exprimant aussi, bien qu’imparfaitement, en français. Pas un guerrier n’a pris un seul scalp et les Visages-Pâles deviennent amis !

— Ah ! Renard Subtil ! Il me semble que c’est là un zèle excessif pour un ami qui était notre ennemi il y a encore peu de temps ! Combien de soleils se sont couchés depuis que le Renard a frappé le poteau de guerre des Anglais ?

— Où est ce soleil ? demanda le sauvage, hargneux. Derrière la montagne ; et il fait sombre et froid. Mais quand il sera revenu, il fera clair et chaud. Le Subtil est le soleil de sa tribu. Il y a eu des nuages et bien des montagnes entre lui et son peuple ; mais maintenant, il brille et le ciel est dégagé !

— Je sais parfaitement que le Renard est puissant parmi les siens, dit Montcalm, car hier encore, il chassait leurs scalps, et aujourd’hui, ils l’écoutent autour du feu du conseil.

— Magua est un grand chef !

— Qu’il le prouve en apprenant à son peuple comment se conduire avec nos nouveaux amis !

— Pourquoi le chef des Canadas a-t-il conduit ses hommes jeunes dans les bois et fait tirer le canon sur la maison de terre ? demanda l’Indien rusé.

— Pour le soumettre. Mon maître possède ces terres et ton père a reçu l’ordre de chasser les Anglais qui l’occupent. Ils ont consenti à partir et maintenant, il ne les appelle plus des ennemis.

— Très bien. Mais Magua a pris la hache pour la couvrir de sang. Elle est encore brillante. Quand elle sera rouge, je l’enterrerai.

— Mais par ma promesse Magua est tenu de ne pas souiller les lys de France. Les ennemis du grand roi de l’autre côté du lac salé sont ses ennemis ; les amis du roi sont les amis des Hurons.

— Des amis ! répéta l’Indien sur un ton sarcastique. Que le père de Magua lui donne une main.

Montcalm sentait bien que son influence sur les tribus guerrières qu’il avait rassemblées se maintiendrait davantage par des concessions que par la contrainte, et il consentit donc, malgré sa réticence, à satisfaire la requête de l’Indien. Celui-ci prit le doigt du commandant français et le plaça sur une profonde cicatrice en travers de sa poitrine, puis il demanda avec exultation :

— Mon père sait-il ce que c’est ?

— Quel guerrier ne le saurait pas ! C’est l’entaille faite par une balle de plomb.

— Et ça ? poursuivit le Huron, qui avait pivoté pour montrer son dos nu, car il ne portait pas sa chemise de calicot habituelle.

— Ça, mon fils, c’est une bien triste blessure ! Qui a fait cela ?

— Magua est resté endormi trop longtemps dans les wigwams des Anglais et les verges ont laissé ces marques, répondit le sauvage avec un rire amer qui ne masquait pas la rage féroce qui l’étouffait presque.

Puis il se reprit et afficha soudainement une dignité d’Indien pour dire :

— Allez apprendre à vos jeunes soldats que c’est la paix ! Renard Subtil sait comment parler à un guerrier huron !

Sans daigner ajouter le moindre mot, ni attendre une réponse quelconque, il posa son fusil dans le creux de son bras et s’éloigna silencieusement dans le camp, en direction des bois où sa tribu était installée. À maintes reprises, tandis qu’il avançait, il fut interpellé par les sentinelles, mais il poursuivit sa route à grandes enjambées, l’air hargneux, complètement indifférent aux sommations des soldats qui ne l’épargnèrent que parce qu’ils reconnaissaient l’allure et la démarche, tout autant que l’audace arrogante, d’un Indien.

Montcalm s’attarda, mélancolique, un long moment sur le rivage, là où son compagnon l’avait laissé, méditant avec gravité sur le caractère que son allié incontrôlable venait d’afficher. Déjà, sa belle renommée avait été ternie par une scène horrible, dans des circonstances terriblement semblables à celles dans lesquelles il se trouvait maintenant. Alors qu’il songeait, il eut douloureusement conscience des responsabilités prises par ceux qui ne se soucient pas des moyens utilisés pour parvenir à leurs fins, et de tout le danger qu’il y a à mettre en branle un mécanisme que les facultés humaines sont impuissantes à contrôler. Puis, se secouant pour sortir de ces réflexions qu’il considérait comme une faiblesse dans un tel moment de triomphe, il regagna sa tente, donnant au passage l’ordre à la sentinelle de faire sonner le réveil.

Au premier roulement des tambours français répondirent en écho ceux du fort et aussitôt, la vallée fut remplie des accords prolongés d’une musique martiale, vive et exaltante, couvrant cet accompagnement bruyant. Les cuivres des vainqueurs firent retentir des sonneries allègres et festives jusqu’au moment où le dernier traînard du camp eut rejoint son poste ; mais ils se turent à l’instant où les fifres des Britanniques eurent fait entendre leur musique aigrelette. Pendant ce temps, le jour s’était levé et quand les rangs de l’armée française furent prêts à accueillir leur général, les rayons d’un soleil brillant faisaient resplendir les uniformes étincelants de la troupe. Puis, ce succès, déjà connu de tous, fut officiellement annoncé ; le détachement privilégié choisi pour garder les portes du fort sortit des rangs et défila devant son chef ; les Britanniques furent avertis de leur approche et toutes les préparations habituelles pour un changement de maîtres furent ordonnées et exécutées juste en dessous des canons de la forteresse assiégée.

Une scène bien différente se déroulait au sein de l’armée anglo-américaine. Dès que le signal eut retenti, elle donna tous les signes d’un départ forcé et précipité. Les soldats à l’air maussade mirent leurs fusils vides à l’épaule et formèrent les rangs comme des hommes dont le sang avait été échauffé par les combats précédents et dont le seul désir était d’avoir l’occasion de venger ce déshonneur qui blessait toujours leur orgueil, masqué, pour ainsi dire, sous la stricte observation du protocole militaire. Les femmes et les enfants couraient d’un endroit à un autre, certains portant leur maigre bagage, d’autres cherchant dans les rangs les visages de ceux dont ils attendaient la protection.

Munro apparut, ferme, mais anéanti, au milieu de ses troupes silencieuses. Il était évident que ce coup inattendu l’avait atteint au plus profond de lui-même, bien qu’il s’efforçât de traverser cette épreuve avec le port d’un homme fier.

Le spectacle de ce chagrin, silencieux et saisissant, émut Duncan. Il s’était acquitté de toutes ses tâches et il s’approcha maintenant tout près du vieil officier pour savoir en quoi il pouvait lui être utile. La réponse de Munro fut brève, mais éloquente :

— Mes filles.

— Dieu du ciel ! Les dispositions n’ont-elles pas déjà été prises pour leur confort ?

— Aujourd’hui, je ne suis qu’un soldat, major Heyward, dit le colonel. Tous ces gens que vous voyez là ont aussi le droit d’être traités comme mes enfants.

Duncan en avait assez entendu. Sans perdre un de ces instants désormais si précieux, il se précipita vers les quartiers de Munro à la recherche des deux sœurs. Il les trouva sur le seuil de l’édifice, déjà prêtes à partir et entourées de toute une troupe d’autres femmes en pleurs et poussant des lamentations, et qui s’étaient réunies là, comprenant instinctivement que c’était l’endroit où elles étaient susceptibles d’être le plus protégées. Les joues de Cora étaient pâles et son visage inquiet, mais elle n’avait rien perdu de sa fermeté ; par contre, les yeux enflammés d’Alice indiquaient qu’elle avait longuement et amèrement pleuré. Toutefois, l’une et l’autre accueillirent le jeune homme avec un plaisir non feint, et pour changer, ce fut Cora qui parla la première :

— Le fort est perdu, dit-elle avec un sourire mélancolique, mais l’honneur de notre nom, je crois, est sauf.

— Il brille d’un éclat plus vif que jamais ! Mais, chère mademoiselle Munro, il est temps de penser un peu moins aux autres et de vous occuper un peu plus de vous-même. L’usage militaire, la fierté – cette fierté dont vous faites si grand cas vous-même – exigent que votre père et moi restions, un certain temps, en compagnie de nos soldats. Où allons-nous donc vous trouver un protecteur convenable au milieu de la confusion et des risques d’une telle situation ?

— Il n’en est nul besoin, répliqua Cora. Qui oserait toucher ou insulter la fille d’un père tel que le nôtre et en un moment pareil !

— Je ne saurais vous laisser seules, poursuivit le jeune homme, regardant vivement autour de lui, même si l’on m’offrait le commandement du meilleur régiment au service du roi ! N’oubliez pas, notre chère Alice n’a pas la chance de posséder votre fermeté, et Dieu seul sait quelles terreurs elle pourrait avoir à endurer.

— Vous avez peut-être raison, répondit Cora, avec un autre sourire, mais beaucoup plus triste que le précédent. Écoutez, le hasard nous a déjà envoyé un ami en cas de besoin.

Duncan écouta et comprit aussitôt ce qu’elle voulait dire. Les tonalités basses et graves d’une musique sacrée, si répandue dans les provinces de l’est, parvinrent à ses oreilles et l’amenèrent dans l’instant jusqu’à un appartement situé dans un bâtiment voisin, déjà déserté par ses occupants habituels. Il y trouva David en train d’épancher ses pieux sentiments, se servant du seul instrument auquel il lui arrivait de donner libre cours. Duncan attendit jusqu’au moment où, le mouvement de la main ayant cessé, il déduisit que l’air était fini, et, touchant l’épaule du chanteur, il attira son attention sur lui, avant de lui expliquer, en quelques mots, ce qu’il souhaitait.

— Assurément, répliqua le disciple acharné du roi d’Israël, dès que le jeune homme eut terminé. J’ai trouvé chez ces jeunes filles tout ce qu’il y a de plus avenant et de plus mélodieux, et il est fort approprié qu’après avoir connu tant de périls, nous restions ensemble dans la paix. Je me rendrai auprès d’elles dès que j’aurai terminé mes prières du matin auxquelles il ne manque plus maintenant que la doxologie. Voulez-vous la chanter avec moi, mon ami ? Le mètre en est courant, et l’air est “Southwell”.

Puis, tendant le petit volume et donnant le ton, à nouveau avec un soin particulier, David reprit son cantique et le chanta jusqu’au bout avec une concentration pointilleuse qu’il n’était guère facile d’interrompre. Heyward fut obligé d’attendre la fin de la strophe, puis, voyant David se débarrasser de ses lunettes et ranger son livre, il poursuivit :

— Il vous appartiendra de veiller à ce que personne n’ose s’approcher des dames dans une intention irrespectueuse, ou leur faire insulte, ou railler le malheur qui frappe leur vaillant père. Dans cette tâche, vous serez secondé par les domestiques de la famille.

— Assurément.

— Il est possible que vous soyez importunés par des Indiens et des traînards du camp ennemi, auquel cas vous devez leur rappeler les termes de la capitulation et les menacer de signaler leur conduite à Montcalm. Un mot devrait suffire à les calmer.

— Sinon, j’ai là quelque chose qui le fera, répondit David en brandissant son petit livre avec un air où douceur et confiance se mêlaient d’une manière singulière. Il y a dans ce recueil des mots qui, s’ils sont prononcés, ou plutôt clamés, avec la bonne emphase et en mesure, sont aptes à dompter les caractères les plus rebelles.

“Pourquoi le païen se met-il dans une rage folle ?”…

— C’est bon ! dit Heyward, interrompant cette invocation musicale spontanée, nous nous sommes compris. Il est temps pour nous maintenant d’assumer nos responsabilités respectives.

Gamut obtempéra de bonne grâce et ensemble ils rejoignirent les jeunes femmes. Cora accueillit son improbable nouveau protecteur avec toute la courtoisie possible, et même les traits blêmes d’Alice s’éclairèrent à nouveau, retrouvant un peu leur espièglerie naturelle lorsqu’elle remercia Heyward pour le soin qu’il prenait d’elles. Duncan saisit l’occasion pour assurer les deux sœurs qu’il avait fait au mieux étant donné les circonstances et, pensait-il, suffisamment pour apaiser leurs craintes ; de danger, il n’y avait point. Ensuite, il leur annonça avec joie son intention de les rejoindre une fois qu’il aurait conduit la troupe pendant quelques milles en direction de l’Hudson, puis il prit immédiatement congé.

À cet instant, le signal du départ avait été donné et la tête de la colonne était déjà en marche. Les deux sœurs sursautèrent en entendant ce roulement de tambour et regardant autour d’elles, elles virent les uniformes blancs des grenadiers français qui avaient déjà pris possession des portes du fort. Elles eurent alors l’impression qu’un énorme nuage passait soudainement au-dessus de leur tête et, levant les yeux, elles s’aperçurent qu’elles se tenaient sous les plis amples de l’étendard de la France.

— Hâtons-nous de partir, dit Cora ; les filles d’un officier anglais ne sont plus à leur place dans cet endroit !

Alice s’agrippa au bras de sa sœur et ensemble elles quittèrent l’esplanade, accompagnées par la foule en mouvement qui les entourait.

Quand elles franchirent les portes, les officiers français qui avaient appris qui elles étaient, les saluèrent longuement avec respect, s’abstenant toutefois de toute autre marque d’attention, car ils comprenaient, en raison de leur tact particulier, qu’elle pourrait être désagréablement perçue. Comme tous les véhicules et toutes les bêtes de somme étaient surchargés de malades et de blessés, plutôt que priver quelques-uns d’entre eux de ce confort, Cora avait décidé de supporter les fatigues de la marche à pied. D’ailleurs, de nombreux soldats estropiés et sans forces étaient eux aussi obligés de se traîner, épuisés, à l’arrière de la colonne car les moyens de transport nécessaires étaient insuffisants dans cette région sauvage. Toute cette masse, pourtant, s’était mise en branle ; les éclopés et les affaiblis gémissant et souffrant, tandis que leurs camarades restaient silencieux et maussades, et que les femmes et les enfants étaient frappés d’une terreur qu’ils n’auraient pu nommer avec précision.

À mesure que la foule quittait les talus protecteurs des fortifications et s’étirait dans la plaine rase, toute la scène s’offrait d’un coup aux yeux de tous. Non loin de là, sur la droite, et légèrement en retrait, l’armée française se tenait l’arme au pied, Montcalm ayant rassemblé ses troupes dès que ses gardes avaient pris possession du fort. Ils étaient là, observateurs attentifs mais silencieux de l’évacuation des vaincus, ne manquant pas de leur rendre les honneurs militaires d’usage et ne proférant, dans leur triomphe, aucune insulte ni raillerie à l’égard de leurs ennemis malheureux. Les cohortes des Anglais, dont le nombre total avoisinait les trois mille, avançaient lentement dans la plaine vers le centre et se rapprochaient peu à peu les unes des autres, convergeant vers le point de départ de leur marche, une trouée dans les arbres majestueux où la route vers le fleuve Hudson entrait dans la forêt. Tout le long de la lisière des bois, une nuée sinistre de sauvages s’étaient massés, surveillant le passage de leurs ennemis. Ils semblaient les guetter à quelque distance, tels des vautours qui n’étaient empêchés de fondre sur leurs proies que par la présence et la crainte d’une armée plus forte qu’eux. Quelques-uns s’étaient mêlés à la colonne des battus, et ils marchaient avec eux, l’air sombre et hargneux, observant avec attention, mais aussi jusque-là, avec passivité, la multitude en mouvement.

Avec Heyward à sa tête, l’avant-garde avait déjà atteint le défilé dans lequel elle disparaissait lentement lorsque des bruits de dispute attirèrent l’attention de Cora sur un groupe d’Indiens. Un milicien qui avait abandonné son unité payait le prix de sa désobéissance en se faisant dépouiller de tous les objets qu’il avait voulu emporter et qui l’avaient conduit à déserter les rangs. L’homme était d’une stature robuste et trop avare pour se séparer de ses biens sans lutter. Des individus des deux côtés s’en mêlèrent, les uns pour empêcher le vol, les autres pour y participer. Les éclats de voix se firent plus violents et furieux et une centaine de sauvages apparurent comme par magie là où ils n’étaient qu’une dizaine une minute auparavant. C’est alors que Cora aperçut la silhouette de Magua se glisser au milieu de ses congénères auxquels il s’adressa avec l’éloquence habile et redoutable qui le caractérisait.

La foule des femmes et des enfants s’arrêta, s’agitant comme des oiseaux effrayés qui voltigent de-ci, de-là. Mais la cupidité de l’Indien fut rapidement satisfaite et les différents groupes reprirent leur lente progression.

Alors les sauvages se replièrent et parurent se satisfaire de laisser leurs ennemis partir sans autres brutalités. Mais comme la masse des femmes s’approchait d’eux, les couleurs criardes d’un châle captèrent le regard d’un Huron fruste et féroce. Sans la moindre hésitation, il fit un pas pour s’en emparer. La femme, plus terrorisée qu’attachée à sa parure, enveloppa son enfant dans l’objet convoité et le serra plus fort contre sa poitrine. Cora était sur le point d’ouvrir la bouche pour conseiller à la femme de renoncer à cette chose de peu de valeur quand le sauvage lâcha le bout de tissu et arracha l’enfant des bras de sa mère. Abandonnant tout ce qu’elle possédait aux griffes avides qui l’entouraient, la femme se précipita, le visage affolé, pour reprendre son enfant. L’Indien eut un sourire cruel et, tendant une main pour signifier qu’il voulait bien faire un échange, avec l’autre il brandit le bébé au-dessus de sa tête en le tenant par les pieds, comme pour mettre en valeur le prix de la rançon.

— Tenez… tenez… voilà… prenez tout ! s’exclama la femme haletante, retirant les autres vêtements qu’elle portait de ses doigts tremblants et maladroits. Prenez tout, mais rendez-moi mon enfant !

Le sauvage rejeta avec mépris les haillons qu’elle lui donnait et, s’apercevant que le châle était déjà devenu le butin d’un autre Huron, son sourire moqueur mais menaçant se changea en une lueur d’infinie cruauté et il écrasa la tête de l’enfant en le frappant contre un rocher avant de jeter les restes encore palpitants aux pieds de la mère. L’espace d’un instant, la mère resta immobile, comme une statue figurant le désespoir, regardant, effarée, l’objet atroce qui, si peu de temps auparavant, se nichait contre son sein et lui souriait, puis elle leva les yeux et le visage vers le ciel, comme pour implorer Dieu de maudire l’auteur de ce crime ignoble. Le péché d’une telle prière lui fut heureusement épargné, car le Huron, rendu fou par la frustration et excité par la vue du sang, lui fendit le crâne d’un coup de son tomahawk. La femme s’écroula sous le choc et tomba, étreignant son enfant dans la mort avec le même amour exclusif que celui avec lequel elle l’avait chéri de son vivant.

À cet instant critique, Magua plaça les deux mains autour de sa bouche et lança son effroyable et funeste cri de guerre. En entendant ce hurlement bien connu, les Indiens éparpillés s’élancèrent comme des lévriers à qui on donne le signal du départ et, aussitôt, s’éleva dans toute la plaine et sous la voûte de la forêt une clameur telle qu’on avait rarement entendue sortir de la bouche d’êtres humains. Ceux qui la perçurent l’écoutèrent avec, dans le cœur, une terreur propre à glacer le sang, semblable à cette épouvante qui est censée accompagner les trompettes du Jugement dernier.

À ce signal, plus de deux mille sauvages en furie sortirent de la forêt pour s’élancer à travers la plaine tragique avec une célérité instinctive. Nous ne nous attarderons pas sur les horreurs qui suivirent. Partout, la mort, et dans ses aspects les plus terribles et révoltants. Toute résistance ne servait qu’à attiser la fureur des meurtriers qui continuaient à s’acharner sur leurs victimes longtemps après que celles-ci n’étaient plus en mesure de sentir les coups. Le flot de sang pourrait être comparé à un torrent qui dévale la montagne et tandis que les indigènes enfiévrés s’enivraient du spectacle, nombre d’entre eux s’agenouillaient même pour tremper leurs lèvres dans cette rivière écarlate et y boire goulûment, emportés par une exaltation démoniaque.

Les escadrons entraînés des troupes formèrent rapidement des carrés compacts pour tenter d’intimider leurs assaillants en se donnant l’apparence d’une formation militaire imposante. La tentative réussit dans une certaine mesure, mais trop nombreux furent les soldats qui se laissèrent arracher des mains leur fusil non chargé dans le vain espoir de calmer la fureur des sauvages.

Au milieu d’une telle confusion, personne n’eut le loisir de remarquer des scènes brèves. Pendant dix minutes, peut-être (cela leur sembla une éternité), les deux sœurs étaient restées clouées sur place, horrifiées et pratiquement sans défense. Lorsque le premier coup avait été donné, les femmes qui les accompagnaient s’étaient mises à hurler et à se serrer les unes contre les autres, les emprisonnant et rendant toute fuite impossible ; et maintenant que la peur ou la mort avait dispersé la plupart, sinon la totalité d’entre elles, les deux sœurs ne voyaient aucune issue à part celle qui conduisait aux tomahawks de leurs ennemis. De tous côtés s’élevaient des cris, des gémissements, des appels et des imprécations. À cet instant, Alice aperçut l’imposante silhouette de son père qui traversait rapidement la plaine en direction de l’armée française. Bravant le danger, il se rendait en fait auprès de Montcalm pour réclamer l’escorte promise dans les termes de la reddition et qui aurait dû intervenir plus tôt. Cinquante haches étincelantes, autant de lances effilées menacèrent sa vie sans qu’il y prête attention, mais les sauvages respectaient son rang et son calme, même dans leur frénésie. Les armes dangereuses étaient écartées par le bras toujours vigoureux du vieux soldat, ou bien retombaient d’elles-mêmes après avoir esquissé un geste que personne, à ce qu’il semblait, n’avait le courage d’accomplir. Heureusement, le vindicatif Magua cherchait sa victime dans cette partie des troupes que Munro venait de quitter.

— Père ! Père ! Nous sommes là ! hurla Alice alors qu’il passait non loin d’elle et Cora, sans les remarquer, apparemment. Père, venez nous chercher, ou nous sommes perdues !

Cet appel fut répété, dans des termes et sur des tons qui auraient ému un cœur de pierre, mais il resta sans réponse. À un moment, pourtant, le vieil homme parut percevoir les cris, car il s’arrêta pour tendre l’oreille ; mais Alice était tombée au sol après avoir perdu connaissance et Cora s’était jetée près d’elle, se penchant avec une tendresse inépuisable au-dessus de son corps inerte. Munro secoua la tête, contrarié, et poursuivit son chemin, guidé par le devoir impérieux de sa charge.

— Madame, dit Gamut qui, pour inutile et impuissant qu’il fût, n’avait cependant pas imaginé un instant déserter son poste. C’est le jubilé des démons et il n’est pas bon pour des chrétiens de s’attarder dans cet endroit. Relevez-vous et fuyons !

— Allez, dit Cora, le regard toujours fixé sur sa sœur inconsciente. Sauvez-vous. Vous ne pouvez plus m’être d’aucun secours.

Le geste simple, mais expressif qui accompagna ses paroles fit comprendre à David le caractère inflexible de sa résolution. Il regarda un moment les silhouettes sombres qui se livraient à leurs rites démoniaques tout autour de lui et sa haute taille se fit plus droite tandis que sa poitrine se soulevait et tous ses traits se gonflèrent, semblant s’exprimer avec la puissance des sentiments qui l’animaient.

— Si le garçon juif a pu dompter l’esprit troublé de Saul grâce au son de sa harpe et aux paroles d’un chant sacré, peut-être conviendrait-il d’essayer le pouvoir de la musique ici, dit-il.

Puis, poussant sa voix dans les tons les plus élevés, il entonna un air avec une telle puissance qu’il se fit entendre même par-dessus le vacarme du champ de bataille ensanglanté. Plus d’un sauvage se rua vers eux, dans l’intention de dépouiller de leur tenue les sœurs laissées sans protection puis de prendre leur chevelure, mais lorsqu’ils se trouvèrent face à cet étrange personnage imperturbablement rivé à son poste, ils s’arrêtèrent pour l’écouter. L’étonnement fit rapidement place à l’admiration et ils se tournèrent vers d’autres victimes moins courageuses, tout en exprimant leur approbation devant la fermeté avec laquelle le guerrier blanc chantait son chant de mort. Encouragé et trompé par son succès, David redoubla d’efforts pour étendre ce qu’il croyait être une influence aussi sacrée. Ces sonorités inhabituelles parvinrent aux oreilles d’un sauvage éloigné de là et qui se précipita rageusement d’un groupe à l’autre, comme s’il dédaignait de s’en prendre à la masse ordinaire et recherchait une victime plus digne de sa renommée. C’était Magua, et il poussa un hurlement de plaisir quand il vit que ses anciens prisonniers étaient à nouveau à sa merci.

— Viens, dit-il en posant une main souillée sur la robe de Cora. Le wigwam du Huron est toujours ouvert. Est-ce que ça ne vaut pas mieux que cet endroit ?

— Laissez-moi ! s’écria Cora en se voilant les yeux devant ce spectacle répugnant.

L’Indien émit un rire sarcastique et il leva une main nauséabonde avant de répondre :

— Elle est rouge, mais c’est du sang qui provient de veines blanches !

— Monstre ! Il y a du sang, un océan de sang sur ton âme ; c’est ton esprit qui est à l’origine de cette scène horrible.

— Magua est un grand chef ! répliqua le sauvage en exultant – est-ce que la “chevelure noire” veut l’accompagner dans sa tribu ?

— Jamais ! Frappe, si tu le veux, et accomplis ta vengeance.

Il hésita un instant, puis prenant le corps léger et inanimé d’Alice dans ses bras, l’Indien rusé s’éloigna en toute hâte en direction de la forêt.

— Attendez ! hurla Cora en le suivant, éperdue. Lâchez cette enfant ! Misérable ! Que faites-vous ?

Mais Magua resta sourd, ou plutôt, il savait quel pouvoir il détenait et il était bien déterminé à le conserver.

— Restez, Madame, restez ! lança David Gamut devant l’inconscience de Cora. Le charme sacré commence à faire son effet et bientôt, vous verrez se calmer cet horrible tumulte.

Voyant que son appel, à lui aussi, n’était pas entendu, le fidèle David suivit la jeune femme affolée, élevant la voix à nouveau pour chanter son cantique et battant l’air en mesure de son bras démesuré pour s’accompagner consciencieusement. Ils traversèrent ainsi la plaine au milieu des blessés, des morts et de ceux qui fuyaient. Le féroce Huron n’avait rien à craindre ni pour lui-même ni pour la victime qu’il portait, mais Cora serait tombée plus d’une fois sous les coups de ses sauvages ennemis s’il n’y avait pas eu cet être extraordinaire qui la suivait et qui, aux yeux des indigènes étonnés, apparaissait désormais comme doté de l’esprit protecteur de la folie.

Magua, qui savait comment éviter les dangers les plus pressants et aussi comment échapper aux poursuites, entra dans la forêt en plongeant dans un petit ravin où il retrouva rapidement les Narragansett que les voyageurs avaient abandonnés là peu de temps auparavant, et qui l’attendaient sous la garde d’un sauvage dont l’expression n’était pas moins féroce ni moins mauvaise que la sienne. Posant Alice en travers de l’un des chevaux, il fit signe à Cora de monter sur l’autre.

En dépit de l’horreur que lui inspirait la présence de son ravisseur, Cora ne pouvait rester totalement insensible au soulagement de s’éloigner du carnage sanglant qui se déroulait dans la plaine. Elle se mit en selle et tendit les bras vers sa sœur avec un air de supplique et d’amour auquel même le Huron ne put rester indifférent. Plaçant alors la jeune sœur sur le même cheval que Cora, il saisit la bride avant de s’enfoncer dans la forêt. David, s’apercevant qu’il était abandonné, complètement négligé, comme un individu trop insignifiant même pour mériter d’être mis à mort, passa sa longue jambe par-dessus la selle de l’animal qu’ils avaient laissé et partit à leur poursuite avec toute la célérité que permettaient les difficultés du sentier.

Ils commencèrent bientôt à monter une pente, mais comme la chevauchée avait tendance à secouer Alice et la sortir de sa torpeur, l’attention de Cora se partageait trop entre la plus tendre des sollicitudes pour sa sœur et l’écoute des cris dans la plaine qui étaient toujours audibles pour remarquer dans quelle direction ils allaient. Toutefois, quand ils eurent atteint la surface plane au sommet de la montagne et s’approchèrent du précipice situé à l’est, elle reconnut l’endroit où elle était déjà venue quelque temps plus tôt, sous la conduite plus amicale de l’éclaireur. Là, Magua les laissa descendre de leur monture et malgré leur captivité, la curiosité – qui semble inséparable de l’horreur – les poussa à s’avancer pour contempler l’abominable spectacle en contrebas.

Le massacre barbare n’avait toujours pas été endigué. De tous côtés, les vaincus tentaient de fuir devant leurs impitoyables persécuteurs tandis que les colonnes armées du roi chrétien restaient immobiles, dans une apathie que l’on n’a jamais pu expliquer et qui a laissé sur la renommée de leur chef, par ailleurs irréprochable, une tache indélébile. Rien n’arrêta le glaive de la mort jusqu’au moment où la cupidité l’emporta sur l’esprit de vengeance. Alors, enfin, les gémissements des blessés et les vociférations de leurs tortionnaires se firent moins fréquents, puis les cris d’horreur cessèrent de leur parvenir, ou furent noyés dans les longs hurlements perçants poussés par les sauvages en signe de victoire1.

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1 Le nombre des victimes qui tombèrent au cours de ce triste événement varie entre 500 et 1500.