XVIII

Eh bien, n’importe quoi :

Dites, si vous voulez, que je suis un meurtrier honorable ;

Car je n’ai rien fait par haine, mais tout par honneur.

William Shakespeare, Othello, Acte V, scène 2

L’ÉPISODE sanglant et inhumain qui se trouve incidemment mentionné, plutôt que décrit, dans le chapitre précédent, figure en bonne place dans les annales des colonies sous l’appellation méritée de “Massacre de William-Henry”. Il noircit encore davantage la tache qu’un événement précédent et tout à fait comparable avait laissée sur la réputation du général français, à un tel point que la mort glorieuse et prématurée de ce dernier ne parvint pas à l’effacer totalement. Elle commence à s’estomper sous l’effet du temps, mais les milliers de personnes qui savent que Montcalm est mort en héros sur les plaines d’Abraham ne devraient pas ignorer combien il lui a manqué ce courage moral sans lequel il ne saurait être de véritable grandeur. Nous pourrions écrire bien des pages, en nous appuyant sur cet exemple illustre, afin de mettre en évidence les défauts qui, chez un homme, accompagnent souvent l’excellence ; pour montrer la facilité avec laquelle les sentiments généreux, la plus grande courtoisie et un courage chevaleresque perdent tout leur effet sous la flétrissure glaçante de l’égoïsme ; et pour présenter à la face du monde un homme qui était grand par toutes les qualités secondaires de sa personnalité, mais qui se révéla être défaillant lorsqu’il devint nécessaire de démontrer combien les principes devaient l’emporter sur la politique. Toutefois, une telle entreprise dépasserait nos prérogatives et, puisque l’histoire, tout comme l’amour, se plaît tant à parer ses héros d’une auréole imaginaire, il est probable que Louis de Saint-Véran ne sera vu par la postérité que comme le vaillant défenseur de son pays, tandis que son apathie cruellement coupable sur les rives de l’Oswego et de l’Horican tombera dans les oubliettes. En déplorant la présence d’un tel défaut chez une muse sœur, nous allons sur-le-champ nous retirer du domaine sacré qui est le sien et nous replier dans le champ plus humble de notre vocation.

Le troisième jour suivant la prise du fort touchait à sa fin, mais l’objet de ce récit implique qu’il faille retenir encore un peu le lecteur sur les rives du “lac sacré”. Lorsque nous les avons laissés, les environs des fortifications étaient en proie au tumulte et à la violence. C’était maintenant le silence et la mort qui y régnaient. Les vainqueurs ensanglantés étaient partis et leur camp, qui résonnait naguère des réjouissances d’une armée victorieuse, n’était plus qu’un village de cabanes calme et désert. La forteresse, elle, n’était plus qu’une ruine fumante et des poutres calcinées, des fragments de canons détruits, des murs éventrés couvraient les remparts de terre dans un désordre indescriptible.

Un terrible changement avait également affecté la saison. Le soleil avait caché son ardeur derrière une masse impénétrable de nuages, et des centaines de formes humaines, qui avaient noirci sous la chaleur intense du mois d’août, se rigidifiaient dans leur difformité sous les bourrasques de ce qui ressemblait à un mois de novembre précoce. Les brumes que l’on avait vues s’enrouler, immaculées, en direction du nord, au-dessus des montagnes, revenaient maintenant en un banc sombre et interminable, violemment poussé par une furieuse tempête. Le miroir encombré de l’Horican avait disparu, remplacé par les eaux vertes et déchaînées qui fouettaient le rivage comme si, indignées, elles voulaient en rejeter les impuretés sur le sable souillé. Pourtant, le bassin clair gardait une partie de son pouvoir enchanteur, mais il ne reflétait que l’obscurité maussade qui tombait des cieux bas et menaçants. Cette atmosphère humide et plaisante qui, d’ordinaire, agrémentait la vue, voilant son âpreté et adoucissant ses aspérités, s’était dissipée et le vent du nord s’engouffrait sur l’étendue d’eau, si brusque et implacable qu’il n’y avait plus rien que la vue pût deviner ou que l’imagination pût concevoir.

Dans la plaine, les bourrasques avaient aplati l’herbe desséchée qui semblait avoir été grillée par le feu de l’éclair. Mais ici et là, des touffes vert sombre se dressaient au cœur de la désolation, fruits précoces d’une terre gorgée et nourrie de sang humain. Le paysage tout entier qui, vu sous une lumière favorable et par une température agréable, avait paru si beau, ressemblait désormais à une sorte de tableau allégorique de la vie, dans lequel les objets étaient présentés sous leurs couleurs les plus crues mais les plus vraies aussi, et sans la plus petite ombre pour les estomper.

Les brins d’herbe solitaires et arides se relevaient après le passage des rafales dont on sentait le souffle féroce ; les montagnes escarpées et rocailleuses se détachaient dans toute leur aridité, et l’œil cherchait en vain un peu de douceur en essayant de percer le vide incommensurable du ciel, bouché à son regard par le banc sombre de vapeur déchiquetée et poussée par la tourmente.

Le vent soufflait de façon inégale : tantôt il balayait puissamment le sol et semblait chuchoter ses plaintes à l’oreille froide des morts, tantôt il s’élevait en poussant des sifflements aigus et lugubres, et il entrait dans les bois en trombe, faisant voler dans l’air les feuilles et les branches qu’il éparpillait dans son sillage. Au milieu de cette étrange averse, quelques corbeaux affamés luttaient contre la bourrasque, mais dès qu’ils avaient dépassé l’océan vert de la forêt qui s’étendait sous eux, ils plongeaient avec avidité, au hasard, vers l’immonde festin qui les attendait.

C’était, en un mot, une scène de désolation et de sauvagerie qui s’offrait à la vue, et on avait l’impression que tous ceux qui avaient osé la profaner avaient été frappés, d’un seul coup, par le bras impitoyable de la mort. Mais l’interdit avait été levé, et pour la première fois depuis que les responsables de ces atrocités qui avaient défiguré le paysage étaient partis, des êtres humains vivants n’avaient pas hésité à s’y aventurer.

Environ une heure avant le coucher du soleil, en ce jour dont il est question, les silhouettes de cinq hommes avaient débouché de cette étroite allée d’arbres, là où le chemin vers l’Hudson s’enfonçait dans la forêt, et s’étaient avancées en direction des ruines du fort. Au début, leur progression était lente et circonspecte, comme s’ils s’approchaient à contrecœur des horreurs que recélait cet endroit, ou redoutaient de voir les effroyables événements se reproduire. Une forme svelte précédait le reste du groupe avec la prudence et l’agilité d’un Indien, grimpant chaque petite colline afin d’inspecter les environs, où, par gestes, il indiquait à ses compagnons l’itinéraire qu’il estimait le plus prudent d’emprunter. Ceux qui le suivaient faisaient eux aussi étalage de toute la prudence et la prévoyance des hommes rompus au combat dans la forêt. L’un d’eux, également indien, se déplaçait légèrement sur un flanc et observait la lisière des bois d’un œil depuis longtemps exercé à lire le moindre signe de danger. Les trois autres étaient des Blancs, mais, à la fois par la nature et la couleur de leurs habits, ils étaient vêtus de manière appropriée à leur périlleuse entreprise, celle de rester sur les traces d’une armée battant en retraite au cœur de la forêt.

Les effets produits par l’effroyable spectacle qui s’offrait constamment à leur vue alors qu’ils se dirigeaient vers le bord du lac variaient selon le caractère respectif de chaque membre du groupe. Le jeune homme en tête jetait des regards graves mais furtifs aux victimes mutilées tandis qu’il avançait d’un pas agile dans la plaine, craignant d’étaler ses émotions, mais pourtant trop inexpérimenté pour étouffer complètement leur soudaine et puissante emprise. Son compagnon indien, toutefois, se montrait au-dessus d’une telle faiblesse. Il passait au milieu des cadavres avec une ferme résolution et un œil calme que seule une longue pratique endurcie pouvait lui permettre de garder. Les sensations suscitées chez les hommes blancs étaient différentes, quoique toutes empreintes de chagrin. Celui dont les cheveux gris et les traits marqués de profondes rides, associés à une allure et une démarche martiales, indiquaient, en dépit de son déguisement de chasseur, qu’il s’agissait d’un individu depuis longtemps habitué aux scènes de guerre, n’avait pas honte de gémir à haute voix à chaque fois que se présentait à lui un tableau d’une horreur particulière. Le jeune homme à ses côtés frissonnait, mais semblait réprimer ses émotions par égard pour son compagnon. De tous, celui qui fermait la marche paraissait être le seul à afficher ses véritables pensées, sans craindre le regard des autres ni les conséquences. Il contemplait les plus grandes atrocités d’un œil fixe, sans le plus petit tressaillement du moindre muscle, mais en proférant des imprécations d’une amertume et d’une violence qui disaient combien il était révolté par le crime de ses ennemis.

Le lecteur aura immédiatement reconnu, dans ces différents personnages, les Mohicans et leur ami blanc, l’éclaireur, accompagnés de Munro et Heyward. Il s’agissait effectivement du père à la recherche de ses filles, escorté par le jeune officier qui se sentait tellement concerné par leur bonheur, et ces hommes des bois, vaillants et loyaux, qui avaient déjà eu l’occasion de prouver leur habileté et leur fidélité au cours des scènes pénibles précédemment rapportées.

Quand Uncas, qui marchait en tête du groupe, eut atteint le centre de la plaine, il poussa un cri qui fit venir ses compagnons comme un seul homme à l’endroit où il se tenait. Le jeune guerrier s’était arrêté près d’un groupe de femmes gisant pêle-mêle dans un macabre empilement. En dépit de l’horreur insoutenable du spectacle, Munro et Heyward se précipitèrent vers cet amas de corps en putréfaction, essayant, avec un amour qu’aucune monstruosité ne pouvait étouffer, de découvrir parmi les haillons multicolores les restes de celles qu’ils recherchaient. Le père et le soupirant furent immédiatement soulagés, mais l’un et l’autre se retrouvèrent à nouveau condamnés au supplice du doute, presque aussi insupportable que la plus terrible des certitudes. Ils se tenaient là, silencieux et pensifs, devant ce sinistre amoncellement, lorsque l’éclaireur s’approcha. Regardant l’effroyable scène les traits déformés par la colère, le robuste chasseur s’exprima à haute et intelligible voix pour la première fois depuis qu’ils étaient entrés dans la plaine.

— Plus d’une fois j’ai connu la laideur d’un champ de bataille, et j’ai suivi une piste sanglante sur bien des milles, dit-il, mais jamais je n’ai vu l’œuvre du diable de façon aussi évidente qu’en ces lieux ! L’esprit de vengeance est un sentiment indien, et tous ceux qui me connaissent savent que pas une goutte de sang mêlé ne coule dans mes veines, mais je veux dire ici, à la face du ciel, et avec l’aide du Seigneur dont le pouvoir est si manifeste dans cette région sauvage, que si jamais l’un de ces Français devait se risquer à nouveau à portée de fusil, en voici un qui jouera son rôle, tant que le silex produira son étincelle et que la poudre brûlera ! Je laisse le tomahawk et le couteau à ceux qui sont naturellement doués pour s’en servir. Qu’en dis-tu, Chingachgook ? ajouta-t-il en delaware. Laisserons-nous les Hurons se vanter de tout ceci devant leurs femmes quand arriveront les neiges abondantes ?

Une lueur d’animosité passa sur les traits sombres du chef mohican ; il détacha son couteau dans sa gaine, puis se détournant calmement de cette vision d’horreur, son visage redevint totalement impassible, comme s’il était étranger à l’aiguillon de la passion.

— Montcalm ! Montcalm ! poursuivit l’éclaireur, plus vindicatif et moins mesuré. On dit que viendra le jour où toutes les actions accomplies de notre vivant seront jugées d’un seul regard et par des yeux qui ne souffrent d’aucun défaut humain. Malheur à la pauvre créature née pour contempler cette plaine et dont l’âme devra en rendre compte au Jugement dernier ! Ah ! Aussi vrai que je suis de sang blanc, il y a là-bas un Peau-Rouge dont la touffe de cheveux a été arrachée de l’endroit où la nature l’avait implantée ! Va voir, chef delaware, c’est peut-être quelqu’un de ton peuple qui est tombé là, et il conviendrait de lui donner une sépulture de valeureux guerrier. Je le lis dans tes yeux, Sagamore, un Huron paiera pour cela avant que les vents d’automne n’aient chassé l’odeur du sang !

Chingachgook s’approcha du corps mutilé et, le retournant, il découvrit les signes distinctifs de ces six tribus alliées, ces six nations, comme on les appelait, et qui, bien que se battant aux côtés des Anglais, n’en étaient pas moins les ennemis mortels de son peuple. Repoussant du pied la dépouille répugnante, il s’en détourna avec la même indifférence que s’il s’était écarté de la carcasse d’une bête sauvage. L’éclaireur comprit ce geste et très lentement, il poursuivit son chemin, sans cesser toutefois de vitupérer contre le général français avec la même rancœur.

— Seules la grande sagesse et la toute-puissance devraient oser balayer de la surface de la terre une telle multitude d’êtres humains, ajouta-t-il, car seule la première est capable d’en juger la nécessité et qui, à part la seconde, peut remplacer les créatures du Seigneur ? Je pense que c’est un péché de tuer un deuxième cerf avant que le premier ne soit mangé, sauf si l’on envisage d’entreprendre une longue marche ou de rester en embuscade. C’est tout différent quand quelques guerriers s’affrontent dans un combat ouvert et acharné, car c’est dans leur nature de mourir le fusil ou le tomahawk à la main, selon ce qu’ils sont, blancs ou rouges. Uncas, viens par ici, mon garçon, et laisse donc ce corbeau se poser sur le Mingo. Je sais, pour l’avoir souvent vu, que ces charognards se délectent particulièrement de la chair d’un Oneida ; autant laisser cet oiseau suivre le penchant naturel de son appétit !

— Hugh ! s’exclama le jeune Mohican qui se leva sur la pointe des pieds et scruta quelque chose devant lui, effrayant, par son geste et son cri, le corbeau qui s’en alla chercher une autre proie.

— Qu’y a-t-il, mon garçon ? murmura l’éclaireur en s’accroupissant comme un jaguar prêt à bondir. Dieu veuille que ce soit quelque traînard français en train de piller les morts. Je crois bien qu’aujourd’hui mon “tueur-de-cerfs” ne raterait pas sa cible, même éloignée.

Sans répondre, Uncas s’élança en avant et l’instant d’après, on le vit arracher d’un buisson un morceau du voile vert de Cora, qu’il agita triomphalement. La précipitation, l’objet qu’il exhibait et le cri qui s’échappa des lèvres du jeune Mohican attirèrent aussitôt tout le groupe autour de lui.

— Mon enfant ! dit Munro, empressé et affolé. Rendez-moi ma fille !

La réponse fut brève et touchante :

— Uncas fera tout son possible.

Le père ne prêta aucune attention à cette promesse, simple mais éloquente ; il s’empara du lambeau de gaze et le froissa dans sa main, tandis que ses yeux apeurés parcouraient les buissons, comme s’il craignait, autant qu’il espérait, découvrir le secret qu’ils pouvaient recéler.

— Il n’y a pas de morts dans ces fourrés, constata Heyward. On dirait que la tourmente n’est pas passée par ici.

— C’est évident, et plus clair que les cieux au-dessus de nos têtes, répondit le chasseur, imperturbable. Mais ce buisson porte la marque de son passage, ou de celui de ses ravisseurs, car je me souviens du tissu avec lequel elle masquait un visage que tous se plaisaient à regarder. Tu as raison, Uncas, la “chevelure noire” est passée ici, et elle s’est enfuie dans les bois, comme une biche effrayée ; qui attendrait de se faire massacrer s’il avait la possibilité de s’enfuir ? Cherchons les indices qu’elle a laissés, car il m’arrive de croire que pour les yeux d’un Indien, même l’oiseau-mouche laisse des traces dans l’air !

À cette suggestion, le jeune Mohican bondit et l’éclaireur avait à peine fini de parler que l’Indien poussa un cri de joie depuis la lisière de la forêt. Lorsque ses compagnons inquiets l’eurent rejoint, ils aperçurent un autre morceau de voile qui flottait, accroché à une branche basse d’un bouleau.

— Doucement, doucement, dit l’éclaireur en étendant son long fusil devant un Heyward impatient. Nous savons maintenant ce que nous avons à faire, mais la clarté de l’indice ne doit pas nous tromper. Un pas fait trop hâtivement peut entraîner des heures de tracas. Mais nous tenons une piste, cela, par contre, est indéniable !

— Soyez béni ! Que le ciel vous bénisse ! mon brave ami ! s’exclama Munro. Par où sont-ils partis, et où sont mes petites filles ?

— Le chemin qu’ils ont pris dépend de beaucoup de choses. Si elles sont parties seules, il est possible qu’elles tournent en rond, comme elles peuvent aller tout droit, et elles pourraient très bien n’être qu’à une dizaine de milles d’ici ; mais si les Hurons, ou n’importe lesquels des Indiens alliés des Français, ont mis la main sur elles, il est probable qu’elles soient maintenant près des frontières des Canadas. Mais qu’importe ! poursuivit l’éclaireur sur un ton volontaire en voyant la terrible angoisse et la déception qui se lisaient sur les traits de ses compagnons. Nous, les Mohicans et moi, sommes là, à un bout de la piste, et vous pouvez me croire, nous trouverons l’autre bout, même s’il devait être à cent lieues d’ici ! Pas si vite, Uncas, pas si vite ! Tu es aussi impatient qu’un homme des colonies ; tu oublies que des pieds légers ne laissent que des empreintes peu profondes !

— Hugh ! lança Chingachgook, qui avait été occupé à examiner une brèche de toute évidence faite dans les broussailles basses à la lisière de la forêt, et qui se tenait maintenant bien droit, désignant le sol dans l’attitude et avec l’air de celui qui regarde un serpent répugnant.

— Cette empreinte de pied est bien celle d’un homme ! s’écria Heyward en se penchant sur l’endroit indiqué. Il a marché sur le bord de cette mare et on ne peut pas s’y tromper. Elles sont prisonnières !

— C’est mieux que mourir de faim perdu dans la forêt, répliqua l’éclaireur. Et ils laisseront des traces plus importantes. Je parierais cinquante peaux de castors contre autant de pierres à fusil que les Mohicans et moi serons dans leurs wigwams avant la fin du mois ! Penche-toi sur cette trace, Uncas, et vois ce que tu peux tirer de ce mocassin, car il est clair que c’était un mocassin, non pas une chaussure.

Le jeune Mohican s’agenouilla au-dessus de l’empreinte, puis, déblayant les feuilles tout autour, il l’examina avec l’attention qu’un banquier accorderait, en ces temps d’escroquerie, à une reconnaissance de dette suspecte. Au bout d’un moment, il se releva, satisfait du résultat de son observation.

— Eh bien, mon garçon, demanda l’éclaireur empressé. Que dit-elle ? Est-ce que tu peux en tirer quelque chose ?

— Renard Subtil !

— Ah ! Encore ce diable déchaîné ! Il va continuer à rôder partout tant que mon “tueur-de-cerfs” ne lui aura pas dit un petit mot gentil.

Heyward répugnait à admettre le bien-fondé de cette information, et il exprimait ses espoirs plutôt que ses doutes lorsqu’il dit :

— Rien ne ressemble plus à un mocassin qu’un autre mocassin, une erreur est tout à fait probable.

— Un mocassin semblable à un autre ! Vous pourriez aussi bien dire qu’un pied est semblable à un autre pied ; pourtant nous savons tous qu’il y en a des longs et des petits, que certains sont larges et d’autres étroits ; certains sont cambrés, d’autres non ; certains sont tournés vers l’intérieur, d’autres vers l’extérieur ! Un mocassin n’est pas plus semblable à un autre que ne l’est un livre ; et ceux qui peuvent lire celui-ci sont rarement capables de déchiffrer celui-là. Et il est bon qu’il en soit ainsi, car cela permet à chacun d’avoir ses avantages naturels. Laisse-moi voir, Uncas ; en matière de livre ou de mocassin, deux avis valent mieux qu’un.

L’éclaireur se pencha sur la marque et ajouta immédiatement :

— Tu as raison, mon garçon. C’est bien la trace que nous avons vue si souvent quand nous lui donnions la chasse. Et c’est le genre d’individu qui ne rate pas une occasion de boire. Un Indien qui boit prend toujours l’habitude de marcher les pieds plus tournés vers l’extérieur que les sauvages ordinaires, car c’est la particularité d’un ivrogne d’écarter les jambes, que sa peau soit blanche ou rouge. C’est aussi la même longueur et la même largeur ! Regarde, Sagamore, tu as mesuré ses empreintes plus d’une fois quand nous avons suivi cette vermine depuis Glenn’s Falls jusqu’aux sources de santé.

Chingachgook s’exécuta et quand il eut terminé son examen, il se releva et d’une allure tranquille, il se contenta de prononcer le mot :

— Magua.

— Oui, c’est une affaire entendue. La “chevelure noire” et Magua sont donc passés ici.

— Mais pas Alice ? demanda Heyward.

— Nous n’avons pas encore trouvé le moindre signe d’elle, répondit l’éclaireur, regardant attentivement autour de lui, dans les arbres, dans les buissons et sur le sol.

— Mais qu’y a-t-il, là ? Uncas, apporte-moi cette chose accrochée, là-bas, dans ce buisson épineux.

Quand l’Indien eut fait ce qu’on attendait de lui, Œil-de-Faucon reçut l’objet convoité et le levant bien haut, il se mit à rire à sa façon, silencieuse mais franche.

— C’est le redoutable sifflet de notre chanteur ! Maintenant nous allons avoir une piste que même un prêtre pourrait suivre, dit-il. Uncas, cherche l’empreinte d’une chaussure assez grande pour soutenir six pieds et deux pouces de chair humaine chancelante. Je commence à nourrir quelque espoir pour cet individu, puisqu’il a abandonné les braillements pour une meilleure occupation.

— En tout cas, dit Heyward, il a été fidèle à sa parole et Cora et Alice ont un ami près d’elles.

— Oui, dit Œil-de-Faucon en reposant son fusil pour s’appuyer dessus avec un air de mépris non dissimulé. Il va leur chanter des cantiques ! Mais pourra-t-il tuer un cerf pour leur dîner, voyager en se fiant à la mousse sur les arbres, ou trancher la gorge d’un Huron ? Sinon, le premier moqueur chat1 qu’il rencontrera ne sera pas moins utile que lui. Eh bien, mon garçon, y a-t-il des traces d’une telle base ?

— Il y a là quelque chose qui ressemble à une empreinte de chaussure ; est-ce que cela pourrait être celle de notre ami ?

— Doucement avec les feuilles, il ne faut pas déformer la trace. Ça ! C’est effectivement l’empreinte d’un pied, mais c’est celui de la “chevelure noire”, et il est bien petit, d’ailleurs, pour une personne d’une taille aussi noble et d’aussi belle allure ! Le chanteur la recouvrirait avec son seul talon !

— Où ? Laissez-moi voir les empreintes de ma fille ! s’écria Munro, écartant les buissons et se penchant avec tendresse sur la trace presque effacée. La marque avait été faite par un pas léger et rapide, mais elle restait bien visible. Le vieux soldat l’examina d’un œil qui se troubla tandis qu’il la contemplait, et quand enfin il se releva de sa position courbée, Heyward vit qu’il avait versé une larme brûlante sur la trace du passage de sa fille. Désireux de distraire le colonel d’une angoisse qui menaçait à tout moment de faire céder la retenue d’une apparence digne en lui donnant quelque chose à faire, le jeune homme dit à l’éclaireur :

— Puisque nous sommes maintenant en possession de ces signes indiscutables, mettons-nous en route. Une seconde, dans de telles circonstances, doit paraître une éternité aux deux captives.

— Le cerf qui bondit le plus rapidement n’est pas toujours celui qui va le plus loin, répliqua Œil-de-Faucon sans se détourner des différentes marques qu’il avait sous les yeux. Nous savons que ce diable de Huron est passé par ici – ainsi que la “chevelure noire”, et le chanteur – mais où est la femme aux cheveux blonds et aux yeux bleus ? Bien que plus petite et loin d’être aussi audacieuse que sa sœur, elle est tout de même fort plaisante à regarder et son discours bien agréable à entendre. N’a-t-elle pas d’ami pour que personne ne s’inquiète de son sort ?

— Dieu fasse qu’elle n’en manque jamais ! N’est-on pas, en ce moment même, à sa recherche ? En ce qui me concerne, je ne cesserai cette poursuite que lorsque nous l’aurons retrouvée !

— Dans ce cas, il est possible que nous devions nous séparer et suivre des pistes différentes, car elle n’est pas venue ici, aussi léger et petit que puisse être son pas.

Heyward recula, toute l’ardeur qui le poussait à repartir semblant s’évanouir instantanément. Sans se préoccuper de ce soudain changement d’humeur chez le jeune officier, l’éclaireur, après quelques secondes de réflexion, continua :

— Dans cette forêt, aucune femme n’aurait pu laisser une telle empreinte, à part la “chevelure noire”, ou sa sœur. Nous savons que la première est passée ici, mais où sont les traces de l’autre ? Suivons cette direction et si nous ne trouvons rien d’autre, il nous faudra revenir dans la plaine pour chercher une autre piste. En avant, Uncas, et garde l’œil sur les feuilles mortes. Moi, je vais surveiller les buissons tandis que ton père se chargera du sol. En avant, mes amis ; le soleil commence à descendre derrière les montagnes.

— Il n’y a rien que je puisse faire ? demanda Heyward, inquiet.

— Vous ! répéta Œil-de-Faucon, qui avançait déjà avec ses amis dans l’ordre qu’il avait indiqué. Si, vous pouvez rester à l’arrière, et prenez garde à ne pas marcher sur les indices.

Ils n’étaient pas allés bien loin quand les Indiens s’arrêtèrent et parurent examiner quelques marques sur la terre avec une curiosité plus vive encore qu’à leur habitude. Le père et le fils se mirent à parler vite et fort, tantôt contemplant l’objet de leur intérêt commun, tantôt se regardant avec un plaisir des plus évidents.

— Ils ont trouvé le petit pied ! s’exclama l’éclaireur en s’approchant, sans plus se soucier de la tâche qu’il s’était assignée. Qu’avons-nous ici ? Une embuscade a été tendue ici ? Mais non ! Par le meilleur fusil de tous les territoires ! Ce sont ces chevaux qui avancent les deux jambes du même côté en même temps qui ont piétiné cet endroit ! Nous tenons le fin mot de l’histoire, tout est aussi clair que l’Étoile du nord dans le ciel de minuit. Voilà, ils se sont mis en selle ici. Les bêtes étaient attachées à cet arbre, là, en les attendant ; et là-bas on voit le large sentier qui monte vers le nord, directement vers les Canadas.

— Mais il n’y a toujours aucun signe de la présence d’Alice – de la jeune demoiselle Munro, dit Duncan.

— À moins que la breloque brillante qu’Uncas vient de ramasser n’en soit un. Donne-la-moi, mon garçon, que nous puissions y jeter un coup d’œil.

Heyward reconnut immédiatement le petit colifichet qu’Alice aimait à porter et qu’il se souvenait d’avoir vu, avec la mémoire vivace du soupirant, pendu au cou délicat de sa propriétaire le jour fatal du massacre. D’un geste, il s’empara du bijou inestimable et, tandis qu’il faisait part de cette information, l’objet disparut à la vue de l’éclaireur interloqué qui le chercha sur le sol, alors que Duncan le pressait amoureusement contre son cœur.

— Peuh ! lança Œil-de-Faucon, déçu, et en cessant de ratisser les feuilles avec la crosse de son fusil. C’est sûrement un signe de vieillesse quand la vue commence à baisser. Ne pas pouvoir retrouver une babiole aussi brillante ! Bon, je suis toujours capable de viser avec le canon de mon fusil, et ça suffira pour régler tous les problèmes entre les Mingos et moi. Mais j’aimerais bien mettre la main sur cet objet, ne serait-ce que pour le porter à celle à qui il appartient, et cela serait ce que j’appelle remonter une longue piste – parce que je pense qu’à l’heure actuelle, elle se trouve de l’autre côté du grand fleuve Saint-Laurent, ou peut-être des Grands Lacs eux-mêmes.

— Raison de plus pour ne pas tarder à nous mettre en route, répliqua Heyward. Partons.

— Sang jeune et sang chaud, c’est pratiquement la même chose, à ce qu’on dit. Il ne s’agit pas de chasser l’écureuil, ni de forcer un cerf jusque dans l’Horican, nous allons voyager pendant des jours et des nuits, nous allons traverser une région sauvage où l’homme met rarement les pieds, et où rien de ce que vous apprenez dans les livres ne vous permettra d’en sortir indemne. Un Indien ne se lance jamais dans une telle expédition sans avoir d’abord fumé devant le feu du conseil, et bien qu’étant de sang blanc, je respecte leurs coutumes dans ce domaine, parce qu’elles sont prudentes et sages. Par conséquent, nous allons retourner sur nos pas et allumer notre feu ce soir dans les ruines du vieux fort, et demain matin, nous serons frais et dispos, prêts à affronter la tâche qui nous attend, comme des hommes, et non pas comme des femmes bavardes ou comme des enfants impatients.

L’attitude de l’éclaireur fit comprendre à Heyward que toute discussion serait inutile. Munro était retombé dans cette sorte d’apathie qui s’était emparée de lui depuis les récents malheurs dont il avait été accablé, et de laquelle il ne pouvait être tiré, apparemment, que par une puissante exaltation nouvelle. Faisant de nécessité vertu, le jeune homme saisit le vieux soldat par le bras pour suivre les Indiens et le chasseur sur le sentier qui les ramenait dans la plaine.

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1 Les capacités de l’oiseau moqueur américain sont généralement bien connues. Mais on ne trouve pas le véritable moqueur dans l’État de New York, trop au nord, où il a toutefois deux remplaçants aux dons légèrement moindres : le moqueur chat, ainsi qu’il est souvent mentionné par l’éclaireur, et cet oiseau communément appelé le moqueur roux. Ces deux derniers sont supérieurs au rossignol ou à l’alouette, bien que globalement, les oiseaux d’Amérique soient moins musicaux que ceux d’Europe.