Je crains que nous ne dormions trop longtemps demain matin,
Comme nous avons veillé trop tard cette nuit !
Shakespeare, Le Songe d’une nuit d’été, Acte V, scène 1
DÈS qu’il fut remis du choc provoqué par ce terrible coup du sort, Duncan se mit à observer l’apparence et la conduite de leurs ravisseurs. Contrairement aux usages des indigènes donnant libre cours à leur cruauté en cas de victoire, ceux-ci avaient respecté non seulement les deux sœurs tremblotantes, mais aussi sa propre personne. Les riches ornements de son uniforme militaire avaient bien sûr été tripotés à de nombreuses reprises par différents membres de la tribu, dont les yeux exprimaient une furieuse envie de posséder ces colifichets, mais ils n’avaient pas eu le temps de recourir à la violence habituelle : un ordre lancé par la voix autoritaire du grand guerrier déjà mentionné avait arrêté leurs mains levées, convainquant Heyward par la même occasion qu’ils étaient sûrement préservés pour une raison d’importance particulière.
Toutefois, si ces manifestations de faiblesse étaient le fait d’individus jeunes et vaniteux, les guerriers plus expérimentés poursuivaient leurs recherches dans les deux cavernes avec un zèle indiquant qu’ils étaient loin de se satisfaire des fruits de leur conquête déjà mis au jour. Incapables de découvrir de nouvelles victimes, ces hommes assoiffés de vengeance ne tardèrent pas à s’approcher de leurs prisonniers masculins, prononçant le nom Longue Carabine avec une férocité sur laquelle il était impossible de se méprendre.
Duncan fit semblant de ne pas comprendre la signification de leurs interrogatoires violents et répétés, tandis que son compagnon n’eut pas à se donner cette peine en raison de son ignorance de la langue française. Finalement, lassé par leur harcèlement et craignant d’irriter ses ravisseurs par un silence trop obstiné, le jeune officier chercha Magua du regard, se disant qu’il pourrait traduire ses réponses à des questions qui devenaient de plus en plus sévères et menaçantes.
Comparée à celle de ses semblables, la conduite de ce sauvage faisait de lui une exception. Tandis que les autres étaient occupés à essayer de satisfaire leur passion puérile pour les parures en pillant jusqu’aux misérables effets de l’éclaireur, ou à rechercher leur propriétaire absent, les traits marqués par un désir de revanche sanguinaire, le Renard était resté à une petite distance des prisonniers dans une attitude si tranquille et satisfaite qu’il donnait à penser que le but principal de sa trahison avait déjà été atteint. Quand les yeux d’Heyward rencontrèrent ceux de son guide félon, sa première réaction fut de les détourner, horrifié par le regard sinistre mais calme qu’il croisait. Toutefois, contrôlant son dégoût, il put s’adresser, le visage de côté, à son ennemi vainqueur :
— Renard Subtil est un guerrier trop valeureux, dit Heyward à contrecœur, pour refuser de dire à un homme désarmé ce que veulent ceux qui l’ont vaincu.
— Ils cherchent le chasseur qui connaît tous les sentiers de la forêt, répondit Magua dans son mauvais anglais, et en même temps, avec un sourire féroce, il posa la main sur un pansement de feuilles dont il avait couvert une blessure à l’épaule. Longue Carabine ! son fusil est bon et son œil ne se ferme jamais, mais, comme le petit pistolet du chef blanc, il ne peut rien contre la vie du Subtil !
— Le Renard est trop brave pour se préoccuper de blessures reçues à la guerre ou des mains qui les ont données !
— Était-ce la guerre quand l’Indien fatigué se reposait près de l’arbre à sucre pour manger son maïs ! Qui a rempli les buissons d’ennemis embusqués ! Qui a sorti son couteau ! Qui avait la langue qui parlait de paix tandis que son cœur était rouge de sang ! Est-ce que Magua a dit que la hache de guerre était déterrée et que c’était sa main qui l’avait sortie ?
Comme Duncan n’osait pas répondre à son accusateur en lui rappelant sa trahison préméditée et qu’il n’avait aucune envie d’atténuer son ressentiment par un seul mot d’excuse, il resta silencieux. Magua parut lui aussi se satisfaire de laisser là la controverse et toute autre communication, car il reprit sa position, appuyé contre le rocher dont il s’était écarté dans un moment de vivacité. Mais le cri de “Longue Carabine” s’éleva à nouveau dès que les sauvages impatients comprirent que le dialogue était terminé.
— Tu entends, dit Magua avec une nonchalance entêtée ; les Hurons à la peau rouge demandent la vie du “long fusil”, sinon ils prendront le sang de ceux qui le gardent caché !
— Il n’est plus là ; il s’est échappé. Il est loin, hors de leur portée.
Renard Subtil sourit d’un air froidement méprisant, puis il répondit :
— Quand l’homme blanc meurt, il croit qu’il est en paix ; mais les hommes rouges savent torturer même l’esprit de leurs ennemis. Où est son corps ? Les Hurons doivent voir son scalp !
— Il n’est pas mort, il s’est échappé.
Magua secoua la tête, incrédule.
— Serait-il un oiseau qui peut étendre ses ailes ? Ou un poisson, qui peut nager sans respirer ! Le chef blanc lit dans ses livres et il croit que les Hurons sont des imbéciles !
— Le “long fusil” n’a pas besoin d’être un poisson pour savoir nager. Quand toute sa poudre a été brûlée, il s’est jeté à l’eau à un moment où les yeux des Hurons étaient cachés par un nuage.
— Et pourquoi le chef blanc est-il resté ? demanda l’Indien toujours incrédule. Serait-il une pierre qui tombe au fond, ou est-ce que son scalp lui brûle la tête ?
— Que je ne suis pas une pierre, ton camarade qui est tombé dans les chutes pourrait le dire, si la vie était encore en lui, répondit le jeune homme piqué au vif et utilisant, dans sa colère, ce langage arrogant qui était de nature à susciter l’admiration d’un Indien. L’homme blanc pense que seuls les lâches abandonnent leurs femmes.
Magua marmonna quelques mots inintelligibles entre ses dents avant de continuer à haute voix :
— Les Delawares savent-ils nager aussi, en plus de savoir ramper dans les buissons ? Où est Grand Serpent ?
Duncan, qui comprenait, en entendant ces noms canadiens, que ses ennemis connaissaient ses compagnons enfuis bien mieux que lui-même, répondit à contrecœur :
— Il est parti aussi avec le courant.
— Et Cerf Agile, il n’est pas là ?
— Je ne connais pas celui que tu appelles “Nimble Deer1”, dit Duncan, heureux de pouvoir profiter de n’importe quelle excuse pour gagner du temps.
— Uncas, répliqua Magua, prononçant le nom delaware avec encore plus de difficulté que les mots anglais. Dans sa langue, l’homme blanc appelle le jeune Mohican “Bounding Elk2”.
— Ces noms sont source de confusion entre nous, le Renard, dit Duncan, espérant l’entraîner dans une discussion. Les Français disent daim3 pour “deer” et cerf pour “stag” ; en ce qui concerne “elk”, le terme exact est élan.
— Oui, marmonna l’Indien dans sa langue natale, les Visages-Pâles sont des femmes qui jacassent ! Ils ont toujours deux mots pour chaque chose, tandis qu’un Peau-Rouge utilise sa voix pour se faire comprendre.
Puis, changeant de langue, il poursuivit, sans dévier de la nomenclature imparfaite que lui avaient inculquée ses instructeurs canadiens :
— Le cerf est rapide, mais faible ; l’élan est rapide, mais fort ; et le fils du Serpent est Cerf Agile. A-t-il bondi par-dessus le fleuve pour gagner les bois ?
— Si tu veux parler du jeune Delaware, lui aussi est parti avec le courant.
Comme rien, dans cette façon de s’échapper, n’était invraisemblable pour un Indien, Magua accepta la vérité de ce qu’il venait d’entendre avec un empressement qui prouvait une fois de plus le peu d’intérêt qu’il attachait à la capture de ces trois fugitifs insignifiants. Toutefois, il était manifeste que ses compagnons ne partageaient pas ce sentiment.
Les Hurons avaient attendu le résultat de ce court échange avec la patience qui les caractérisait et dans un silence qui s’était approfondi jusqu’à ce que le calme le plus complet se fût répandu dans toute la bande. Quand Heyward eut fini de parler, ils se tournèrent tous comme un seul homme vers Magua, réclamant, par cette attitude expressive, l’explication de ce qui avait été dit. Leur interprète leur indiqua le fleuve, les informant du résultat autant par ce geste que par les quelques mots qu’il prononça. Quand ils eurent tous compris, les sauvages poussèrent un hurlement effroyable qui disait clairement à quel point ils étaient déçus. Certains se précipitèrent en furie jusqu’au bord du fleuve, battant l’air de mouvements frénétiques tandis que d’autres crachaient dans l’eau, exprimant ainsi leur ressentiment à l’égard de l’élément liquide, supposé les avoir trahis en les privant de leurs droits légitimes de vainqueurs. Quelques-uns, qui n’étaient pas les moins impressionnants et redoutables de la bande, jetèrent aux captifs qui restaient en leur pouvoir des regards menaçants dans lesquels la passion la plus brutale n’était tempérée que par une maîtrise de soi coutumière, un ou deux d’entre eux allant même jusqu’à donner libre cours à leurs sentiments malveillants dans des gestes menaçants contre lesquels ni le sexe ni la beauté des deux sœurs n’offraient de protection. Le jeune officier fit une tentative aussi désespérée qu’inutile pour bondir auprès d’Alice quand il vit la main sombre d’un sauvage s’insinuer dans les magnifiques tresses qui tombaient abondamment sur les épaules de la jeune fille tandis qu’un couteau, tenu de l’autre main, faisait le tour du front qui portait cette chevelure, comme pour montrer de quelle horrible manière sa tête allait être dépossédée de ce bel ornement. Mais Duncan avait les mains liées et au premier mouvement qu’il esquissa, il sentit la poigne du puissant Indien qui dirigeait le groupe bloquer son épaule comme un étau. Comprenant immédiatement que toute lutte contre une telle force phénoménale ne pourrait que s’avérer vaine, il se résigna à son sort et rassura ses compagnes en leur expliquant d’une voix basse et douce que les Indiens n’étaient pas avares de menaces mais qu’ils les mettaient rarement à exécution.
Toutefois, si Duncan avait recours à ces paroles de réconfort afin de calmer les appréhensions des deux sœurs, il n’avait pas la faiblesse de se leurrer lui-même. Il savait très bien que l’autorité d’un chef était si peu conventionnelle qu’elle reposait plus souvent sur sa supériorité physique que sur quelque prééminence morale qu’il pourrait posséder. Par conséquent, le danger augmentait proportionnellement au nombre de sauvages qui les entouraient. L’ordre le plus catégorique donné par celui qui paraissait être le chef reconnu était susceptible d’être transgressé à tout moment par n’importe quel bras impulsif qui pourrait décider de sacrifier une victime aux mânes d’un ami ou d’un parent tué au cours de la bataille. Et donc, tandis qu’il s’appliquait à rester calme et fort en apparence, il avait le cœur qui battait à tout rompre à chaque fois qu’un de leurs cruels ravisseurs s’approchait de trop près des deux sœurs sans défense, ou même posait son regard sinistre et fuyant sur l’une de ces silhouettes fragiles qui auraient été bien incapables de résister à la moindre violence.
Ses inquiétudes furent toutefois grandement atténuées quand il vit le chef appeler ses guerriers autour de lui pour tenir conseil. La discussion fut courte et, comme le silence de la plupart des participants le donnait à penser, la décision unanime. Peu d’entre eux prirent la parole, et à en juger par la fréquence à laquelle ils indiquèrent la direction du camp de Webb, il était clair que c’était de là qu’ils redoutaient de voir arriver le danger. Ce fut probablement cette considération qui les incita à hâter leur résolution et, par la suite, à précipiter leurs mouvements.
Pendant cette courte réunion qui le soulageait de ses plus grandes craintes, Heyward eut le loisir d’admirer la prudence avec laquelle les Hurons avaient effectué leur approche, même après la fin des hostilités. Ainsi qu’il a déjà été dit, la moitié de l’île située en amont était constituée d’un rocher nu, n’offrant aucune autre protection que quelques troncs d’arbres entraînés par le courant et coincés là. Ils avaient choisi cet endroit pour débarquer, et dans ce but, ils avaient porté le canoë à travers bois pour contourner la cataracte. Après y avoir déposé leurs armes, une douzaine d’hommes s’étaient accrochés aux flancs de la petite embarcation pour en assurer la manœuvre qui était dirigée par deux des guerriers les plus expérimentés dans des positions qui leur permettaient d’avoir vue sur le passage dangereux. Servis par ce dispositif, ils avaient accosté à l’extrémité de l’île, à cet endroit qui avait été fatal à leurs premiers compagnons téméraires, mais cette fois avec l’avantage du nombre et des armes à feu. Duncan eut la confirmation que c’était ainsi qu’ils avaient envahi l’île quand il les vit porter la barque depuis le bout du rocher pour la mettre à l’eau près de l’ouverture de la caverne extérieure. Dès que cette opération fut terminée, le chef fit signe aux prisonniers de venir et de monter dans l’embarcation.
Comme toute résistance était impossible et toute protestation inutile, Heyward montra l’exemple de la soumission et s’avança le premier jusqu’au canoë où il se retrouva vite assis en compagnie des deux sœurs et de David, toujours aussi déconcerté. En dépit de leur ignorance évidente des petits passages entre les tourbillons et les rapides du cours d’eau, les Hurons connaissaient trop bien les signes à repérer en cas de navigation dans de telles circonstances pour commettre une erreur de parcours. Une fois que le pilote choisi pour guider le canoë fut en position, toute la bande se remit à l’eau, l’embarcation glissa avec le courant et en quelques instants, les captifs se retrouvèrent sur la rive sud du fleuve, pratiquement en face de l’endroit où ils étaient arrivés le soir précédent.
Là, les Indiens tinrent un nouveau conseil, bref mais sérieux, et pendant ce temps, les chevaux, dont la panique était, selon leurs propriétaires, à l’origine de tous leurs malheurs, furent amenés de leur cachette jusqu’à cet emplacement protégé. La bande se divisa alors en deux groupes. Enfourchant le cheval de guerre d’Heyward, le grand chef mentionné plus haut passa directement de l’autre côté du fleuve, suivi par la plupart de ses compagnons, puis ils disparurent dans la forêt, laissant les prisonniers sous la garde de six sauvages à la tête desquels avait été placé Renard Subtil. Duncan observa tous leurs mouvements avec une inquiétude renouvelée.
Encouragé par la retenue inhabituelle des sauvages, il s’était plu à croire qu’on le préservait en tant que prisonnier afin de le remettre entre les mains de Montcalm. Comme les pensées de ceux qui sont dans le malheur sommeillent rarement, et comme l’imagination n’est jamais aussi active que lorsqu’elle est stimulée par l’espoir, aussi faible et lointain que celui-ci puisse être, il s’était même figuré que les sentiments paternels de Munro pourraient être exploités afin de le détourner de son devoir envers le roi. Car bien que Montcalm fût tenu pour un homme courageux et entreprenant, il était aussi considéré comme expert dans ces pratiques politiques qui ne respectent pas toujours les obligations plus élevées de la morale, et qui si souvent déshonorèrent la diplomatie européenne de cette époque-là.
Toutes ces spéculations fébriles et ingénieuses se trouvaient maintenant réduites à néant par la conduite de leurs ravisseurs. L’imposant guerrier et tous ceux qui l’avaient suivi avaient pris la direction de l’extrémité nord du lac Horican, et Duncan n’avait plus rien à attendre d’autre, pour lui-même et ses compagnons, qu’être retenus captifs par les sauvages. Décidé à en avoir le cœur net, et prêt, dans un tel cas d’urgence, à tester le pouvoir que l’or peut exercer, il surmonta sa répugnance à s’entretenir avec Magua. S’adressant à son ancien guide, qui assumait maintenant l’autorité et se comportait comme celui qui devait diriger les mouvements futurs du groupe, il lui dit, sur un ton aussi amical et confidentiel qu’il lui était possible de prendre :
— Je voudrais dire à Magua une chose que seul peut entendre un aussi grand chef.
L’Indien tourna un regard chargé de mépris vers le jeune officier et répondit :
— Parle, les arbres n’ont pas d’oreilles !
— Mais les Hurons ne sont pas sourds, et une suggestion destinée aux grands hommes d’une nation pourrait enivrer de jeunes guerriers. Si Magua refuse d’entendre, l’officier du roi sait tenir sa langue.
Le sauvage dit quelques mots d’un air détaché à ses camarades, qui s’occupaient, à leur manière maladroite, de la préparation des chevaux pour les jeunes femmes, puis il se mit un peu à l’écart et, d’un geste discret, fit signe à Heyward de le suivre.
— Parle, maintenant, si ce que tu as à dire à Magua est important.
— Renard Subtil s’est montré digne de l’honorable nom que lui ont donné ses pères canadiens, commença Heyward. Je vois sa sagesse et tout ce qu’il a fait pour nous, et je m’en souviendrai quand viendra l’heure de le récompenser. Oui ! Le Renard a prouvé qu’il n’était pas seulement un grand chef dans le conseil, mais aussi un guerrier qui sait tromper ses ennemis !
— Et qu’a fait le Renard ? demanda l’Indien avec froideur.
— Quoi ! N’a-t-il pas vu que les bois étaient remplis de groupes d’ennemis embusqués et qu’un serpent lui-même ne pourrait s’y glisser sans être remarqué ? Et puis, n’a-t-il pas perdu le sentier pour égarer les Hurons ? N’a-t-il pas feint de vouloir retourner auprès de ceux de sa tribu qui l’avaient mal traité et chassé de leurs wigwams comme un chien ? Et quand nous avons compris quel était son dessein, ne l’avons-nous pas aidé en simulant de manière à faire croire aux Hurons que l’homme blanc pensait que son ami était en fait son ennemi ? Tout cela n’est-il pas vrai ? Et quand le Subtil a rendu aveugles et sourds les hommes de sa nation grâce à sa sagesse, n’ont-ils pas oublié qu’ils lui avaient porté préjudice en le forçant à s’enfuir chez les Mohawks ? Et est-ce qu’ils ne l’ont pas laissé sur la rive sud du fleuve avec les prisonniers tandis qu’ils étaient assez stupides pour partir vers le nord ? Renard Subtil, aussi rusé que l’animal dont il porte le nom, n’a-t-il pas l’intention de revenir sur ses pas et ramener au riche Écossais à la chevelure grise ses deux filles ? Oui, Magua, je vois tout cela, et j’ai déjà réfléchi à la manière dont une telle sagesse et une telle honnêteté devraient être récompensées. Tout d’abord, le chef de William-Henry fera preuve de générosité, comme il convient à un grand chef pour un tel service. La médaille4 de Magua ne sera plus en fer blanc, mais en or ; sa corne débordera de poudre, les dollars empliront son sac, aussi nombreux que les galets sur les rives du Horican, et les cerfs lui lécheront la main car ils sauront qu’il est inutile d’essayer de fuir devant le fusil qu’il aura reçu ! Quant à moi, je ne sais pas comment je pourrai ajouter à la gratitude de l’Écossais, mais je… oui, je…
— Que me donnera donc le jeune chef qui est venu du sud ? demanda le Huron, voyant qu’Heyward hésitait dans son désir de clore la liste avec le cadeau qui pourrait combler les souhaits d’un Indien.
— Il fera couler tant d’eau-de-feu des îles du grand lac salé devant le wigwam de Magua que l’Indien aura le cœur plus léger que les plumes de l’oiseau-mouche et son haleine sera plus douce que l’odeur du chèvrefeuille sauvage.
Renard Subtil avait écouté avec gravité tandis qu’Heyward développait sans se hâter son discours habile. Quand le jeune homme avait mentionné la supposée tromperie de l’Indien à l’égard des siens, la mine de son auditeur s’était voilée d’une expression de gravité prudente. Quand il avait fait allusion à l’insulte qui, ainsi qu’il avait affecté de croire, avait chassé le Huron de sa propre tribu, l’éclat qui s’était soudainement allumé dans l’œil de Magua était d’une telle férocité incontrôlable que le jeune officier avait déduit que ses propos aventureux avaient visé juste. Et quand il en était venu à cette partie où il avait si astucieusement mêlé soif de vengeance et appât du gain, il avait réussi, à tout le moins, à gagner l’attention la plus soutenue de la part du sauvage. La question de Renard Subtil avait été posée avec le calme et toute la dignité d’un Indien, mais il fut évident, à en juger par la mine pensive de l’auditeur, que la réponse avait été des plus adroites. Le Huron resta songeur quelques instants, puis, portant la main au pansement rudimentaire sur son épaule blessée, il dit, sur un ton plutôt vif :
— Est-ce que ce sont des amis qui font de telles marques ?
— Longue Carabine aurait-il infligé une blessure aussi légère à un ennemi ?
— Est-ce que les Delawares rampent comme des serpents vers ceux qu’ils aiment, s’enroulant sur eux-mêmes pour jaillir et les mordre ?
— Grand Serpent aurait-il été entendu s’il avait voulu que les oreilles de sa victime restent sourdes ?
— Est-ce que le chef blanc brûle sa poudre au visage de ses frères ?
— Manque-t-il son but quand il veut vraiment tuer ? répliqua Duncan avec une sincérité parfaitement simulée.
Un autre silence, long et pensif, succéda à ces questions sentencieuses et ces promptes réponses. Duncan vit que l’Indien hésitait. Dans le but d’asseoir sa victoire, il recommençait à énumérer les récompenses lorsque Magua fit un geste expressif et dit :
— Assez. Le Renard est un chef avisé et tu verras bien ce qu’il décidera de faire. Va et tiens ta langue. Quand Magua parlera, il sera temps de répondre.
S’apercevant que les yeux de son compagnon étaient rivés sur le reste de la bande avec circonspection, Heyward s’éloigna immédiatement afin de ne pas donner aux autres l’impression qu’il conspirait avec leur chef. Magua s’approcha des chevaux et affecta d’être satisfait de la diligence et de l’ingéniosité de ses camarades. Puis il fit signe à Heyward d’aider les deux sœurs à monter en selle, car il ne daignait utiliser la langue anglaise que rarement, à moins d’y être forcé par quelque motif d’importance particulière.
Il n’y avait plus de prétexte plausible pour s’attarder, Duncan se vit donc, bien malgré lui, dans l’obligation d’obéir. Tandis qu’il s’acquittait de cette tâche, il murmura ses nouveaux espoirs à l’oreille des deux jeunes filles apeurées qui, redoutant de poser les yeux sur les visages féroces de leurs ravisseurs, ne les levaient guère du sol. La jument de David avait été emmenée par le groupe du chef à la stature impressionnante, par conséquent, son propriétaire fut contraint d’aller à pied, tout comme Duncan. Toutefois, ce dernier n’en éprouva aucun regret dans la mesure où cela lui donnait la possibilité de ralentir la marche de la petite troupe, car il continuait à tourner un regard impatient en direction de Fort Edward, espérant toujours, mais en vain, entendre un bruit dans la forêt qui pourrait annoncer l’arrivée des secours.
Quand ils furent tous prêts, Magua donna le signal du départ, prenant la tête pour conduire lui-même le groupe. Venait ensuite David, qui prenait progressivement conscience de sa véritable situation à mesure que les effets de sa blessure s’estompaient. Les deux sœurs chevauchaient derrière lui, avec Heyward à leur côté, tandis que les Indiens encadraient les prisonniers et fermaient la marche avec une vigilance qui semblait ne jamais faiblir.
Ils avancèrent ainsi dans un silence complet, sauf lorsque Heyward adressait un unique mot de réconfort aux deux jeunes femmes, ou lorsque David laissait libre cours à son état d’esprit torturé et poussait des exclamations pitoyables qui, dans son idée, étaient censées exprimer l’humilité de la résignation. Ils allaient vers le sud, dans une direction pratiquement opposée à celle de la route menant à William-Henry. Malgré cette apparente fidélité de Magua à la résolution première prise par ses vainqueurs, Heyward ne pouvait croire que l’appât qu’il avait fait miroiter avait été si vite oublié, et il connaissait trop bien les sinuosités du cheminement d’un Indien pour supposer que son parcours apparent menait directement à son but quand la ruse s’avérait nécessaire. Cependant, les milles succédèrent aux milles de cette pénible manière, à travers cette immense forêt, sans la moindre perspective de voir le voyage toucher à sa fin. Heyward observait le soleil qui dardait ses rayons de midi à travers les branches et il désespérait dans l’attente du moment où la politique décidée par Magua leur ferait prendre un itinéraire plus conforme à ses espoirs. Parfois, il imaginait que le prudent sauvage, soucieux de contourner l’armée de Montcalm en toute sécurité, faisait route vers un village bien connu situé sur la frontière, où un officier distingué de la couronne, ami privilégié des Six Nations, possédait des terres en quantité et avait établi sa résidence principale. Être remis entre les mains de Sir William Johnson était, de loin, préférable à être emmené dans les contrées sauvages du Canada, mais il fallait pour s’y rendre parcourir de nombreuses lieues épuisantes à travers la forêt et chaque pas l’éloignait davantage de la scène des combats, c’est-à-dire du poste où l’appelait non seulement son honneur, mais aussi son devoir.
Cora était la seule à se souvenir des injonctions de l’éclaireur avant son départ, et dès que l’occasion s’en présentait, elle tendait le bras pour tordre les petites branches à sa portée. Mais la vigilance des Indiens rendait ce geste prévoyant à la fois difficile et dangereux. Elle renonçait souvent à sa tentative quand elle rencontrait leurs regarda méfiants et il devenait alors nécessaire de feindre une inquiétude qu’elle ne ressentait pas, masquant le mouvement de son bras par un geste de peur toute féminine. Elle ne connut la réussite qu’une seule fois, quand elle brisa la branche d’un grand sumac et eut l’idée soudaine de laisser tomber un gant au même moment. Ce signe, destiné à ceux qui pourraient suivre leur piste, n’échappa cependant pas à l’un de ses gardiens, qui récupéra le gant et brisa les autres brindilles du buisson de manière à donner l’impression que les dégâts avaient été faits par quelque animal pris dans les branches, puis il posa la main sur son tomahawk en lui lançant un regard si expressif, qu’il mit un terme définitif à ces tentatives pour laisser des traces de leur passage. Comme il y avait, dans les deux groupes d’Indiens, des chevaux qui laissaient les empreintes de leurs sabots, cet empêchement anéantit tout espoir d’être secourus grâce à des signes marquant leur piste.
Heyward se serait risqué à protester s’il avait décelé le moindre détail encourageant dans la sombre réserve de Magua. Mais pendant tout ce temps, le sauvage ne se retournait que rarement pour regarder ceux qui le suivaient, et il ne disait jamais rien. Avec le soleil pour seul guide, ou aidé par des repères invisibles qui ne parlent qu’à la sagacité d’un Indien, il poursuivait son chemin dans des landes couvertes de pins, dans des petites vallées fertiles, de temps à autre, traversant des ruisseaux et des rus, franchissant des collines onduleuses, avec la précision de l’instinct et pratiquement la rectitude du vol de l’oiseau. Il semblait ne jamais avoir la moindre hésitation. Que le sentier fût à peine visible, totalement effacé ou bien battu et parfaitement distinct, cela ne faisait aucune différence et ne changeait en rien sa vitesse et sa résolution. On aurait dit que la fatigue n’avait pas prise sur lui. À chaque fois que les voyageurs épuisés levaient les yeux des feuilles mortes sur lesquelles ils marchaient, ils voyaient sa silhouette sombre tournée vers les troncs des arbres devant lui, la tête immuablement orientée vers l’avant, la petite plume sur son crâne tremblotant dans le souffle d’air essentiellement provoqué par la vitesse de son déplacement.
Mais toute cette ardeur et cette rapidité n’étaient pas sans objet. Après avoir traversé une vallée peu profonde où serpentait un ruisseau bouillonnant, il se mit brusquement à monter une colline, à la pente si raide et si difficile à grimper que les deux sœurs furent obligées de mettre pied à terre pour pouvoir suivre. Quand le sommet fut atteint, ils se retrouvèrent dans un endroit plat mais couvert d’arbres clairsemés sous l’un desquels Magua s’était jeté, comme s’il était enfin désireux de prendre ce repos dont tout le reste du groupe avait tant besoin.
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1 “Deer”, souvent traduit (à tort) en français par “daim”, est, pour les Américains, un terme collectif pouvant désigner n’importe lequel des ruminants cervidés. En l’absence d’autres précisions, il est rendu par “cerf ”. Rappelons que le daim est un animal européen. Il n’y a pas de daims en Amérique. (NdT)
2 Littéralement : Élan Bondissant. L’élan du Canada est aussi appelé orignal. (NdT)
3 En français dans le texte. (NdT)
4 Les Blancs ont depuis longtemps l’habitude de se concilier les bonnes grâces des Indiens importants en leur offrant des médailles que ces derniers portent à la place de leurs propres ornements plus rudimentaires. Celles offertes par les Anglais représentent généralement le roi qui occupe le trône, tandis que celles données par les Américains représentent le président.