XXVIII

Soyez bref, je vous prie ; comme vous le voyez, je suis très occupé.

William Shakespeare, Beaucoup de bruit pour rien, Acte III, scène 5

LA tribu, ou, plus précisément, la demi-tribu des Delawares, à laquelle il a souvent été fait allusion, et dont le camp était alors situé à proximité du village temporaire des Hurons, pouvait rassembler un nombre de guerriers à peu près égal à celui de leurs voisins. Comme ces derniers, ils avaient suivi Montcalm dans les colonies de la couronne d’Angleterre et menaient de longues et profondes incursions dans les territoires de chasse des Mohawks, mais ils avaient jugé bon, avec cette circonspection mystérieuse si fréquente chez les Indiens, de suspendre leur coopération au moment où elle aurait été le plus utile. Les Français avaient expliqué de diverses manières cette défection inattendue de leurs alliés. Toutefois, l’opinion qui prévalait était que les Delawares avaient été influencés par le respect de l’ancien traité, aux termes duquel ils avaient autrefois dépendu des Six Nations pour leur protection militaire, et qui les rendait aujourd’hui réticents à affronter leurs anciens maîtres. Quant aux Delawares eux-mêmes, ils s’étaient contentés d’annoncer aux émissaires envoyés par Montcalm, avec le laconisme bien connu des Indiens, que leurs haches étaient émoussées et qu’ils avaient besoin de temps pour les aiguiser. Le subtil capitaine des Canadas avait estimé plus sage de se résigner à garder un ami inactif et inutile plutôt que de s’en faire, par des mesures d’une sévérité peu judicieuse, un ennemi déclaré.

Ce matin-là, à l’instant où Magua et sa bande quittaient le village des castors pour s’enfoncer dans la forêt ainsi que nous l’avons décrit, le soleil se levait sur le camp des Delawares comme s’il avait brusquement surgi au-dessus d’une tribu déjà affairée, en train de s’activer à toutes les tâches habituelles de midi. Les femmes couraient de loge en loge, certaines préparaient le repas du matin, quelques-unes s’employaient sérieusement à se procurer tout ce qui était nécessaire à leur confort quotidien, et d’autres encore, plus nombreuses, s’arrêtaient pour échanger quelques chuchotements avec leurs amies. Les guerriers étaient rassemblés par petits groupes, plongés dans leurs pensées plus que dans des conversations et quand ils disaient quelque chose, ils parlaient comme des hommes qui pèsent soigneusement leurs mots. Les instruments de chasse étaient nombreux dans les loges, mais personne ne partait. Çà et là, un guerrier examinait ses armes avec un soin qui leur est rarement accordé quand il n’y a pas d’autre ennemi attendu que les bêtes sauvages de la forêt. Et, de temps en temps, les regards de tout un groupe se portaient simultanément vers une grande hutte silencieuse au centre du village, comme si elle contenait l’objet de leurs pensées communes.

Ce fut dans ce décor qu’un homme apparut subitement à l’extrémité la plus éloignée du plateau rocheux sur lequel le camp était installé. Il était sans armes et ses peintures tendaient à adoucir plutôt qu’à renforcer la sévérité naturelle de son visage austère. Lorsqu’il fut bien visible des Delawares, il s’arrêta et fit un geste d’amitié en lançant son bras haut vers le ciel avant de le laisser retomber spectaculairement sur sa poitrine. Les habitants du village répondirent à son salut par un murmure étouffé de bienvenue et l’invitèrent à s’avancer par des gestes d’amitié similaires. Encouragée par ces assurances, la silhouette sombre quitta le bord de la terrasse naturelle où elle s’était tenue un instant, se découpant avec netteté sur le ciel rougissant du matin, pour se diriger d’un air digne vers le centre des huttes. Tandis qu’il s’approchait, on n’entendait que le cliquetis des ornements en argent qui garnissaient ses bras et son cou, et le tintement des clochettes qui décoraient ses mocassins de peau. Il adressait des gestes courtois de salutation aux hommes qu’il rencontrait sur son chemin, négligeant toutefois d’accorder la moindre attention aux femmes, comme s’il estimait qu’il était inutile de s’attirer leurs bonnes grâces pour l’affaire qui l’amenait là. Quand il eut rejoint le groupe qui, à en juger par le caractère hautain de leur allure, rassemblait à l’évidence les principaux chefs de la tribu, l’étranger s’arrêta et les Delawares s’aperçurent alors que celui qui se tenait, droit et énergique, devant eux, n’était autre que le chef huron bien connu, Renard Subtil.

Il fut accueilli dans le silence, avec gravité et méfiance. Les guerriers placés devant s’écartèrent afin de laisser passer leur orateur attitré, qui parlait toutes les langues ayant cours parmi les indigènes du nord de l’Amérique.

— Le sage Huron est le bienvenu, dit le Delaware dans la langue des Maquas. Il est venu manger le “succotash1” avec ses frères des lacs !

— Il est venu, répéta Magua, en inclinant la tête avec la dignité d’un prince oriental.

Le chef tendit le bras et saisit le poignet de l’autre, puis ils échangèrent encore une fois des salutations amicales. Alors, le Delaware invita le nouveau venu à entrer dans sa hutte pour partager son repas du matin. L’invitation fut acceptée et les deux guerriers, escortés par trois ou quatre sages, s’éloignèrent à pas mesurés, laissant le reste de la tribu qui, bien que dévoré par l’envie de connaître la raison d’une visite si inhabituelle, se garda de trahir la moindre impatience, que ce fût par un signe ou par une parole.

Au cours du repas bref et frugal qui suivit, la conversation fut marquée par une extrême réserve et porta exclusivement sur le déroulement de la chasse à laquelle Magua avait récemment participé. Des individus au savoir-vivre le plus raffiné n’auraient jamais pu donner l’impression qu’ils considéraient cette visite comme naturelle de manière plus convaincante que ne le firent ses hôtes, et ce, malgré le fait qu’ils savaient tous parfaitement qu’elle devait être en rapport avec quelque intention secrète et qu’elle n’était probablement pas sans importance pour eux-mêmes. Quand tous eurent satisfait leur appétit, les squaws enlevèrent les plateaux de bois et les calebasses et les deux parties se préparèrent à faire subtilement assaut d’esprit.

— Mon noble père du Canada tourne-t-il à nouveau le visage vers ses enfants hurons ? demanda l’orateur delaware.

— Quand en a-t-il été autrement ? répliqua Magua. Il appelle mon peuple ses “bien-aimés”.

Le Delaware inclina gravement la tête pour acquiescer à ce qu’il savait être faux, avant de poursuivre :

— Les tomahawks de vos jeunes guerriers ont été bien rouges de sang !

— Cela est vrai ; mais ils sont maintenant brillants et ils ont perdu leur tranchant – car les Yengeese sont morts et nous avons les Delawares pour voisins !

L’autre accueillit ce compliment pacifique d’un geste de la main et resta silencieux. Puis, comme si c’était l’allusion au massacre qui lui faisait penser à cela, Magua demanda :

— Ma prisonnière gêne-t-elle mes frères ?

— Elle est la bienvenue.

— Le chemin entre les Hurons et les Delawares est court et sans danger ; si elle gêne mes frères, qu’ils l’envoient chez mes squaws.

— Elle est la bienvenue, répéta le chef delaware avec une emphase marquée.

Déconcerté, Magua resta silencieux quelques instants, s’efforçant toutefois de paraître indifférent devant la rebuffade qu’il venait d’essuyer dans sa tentative pour reprendre possession de Cora.

— Mes jeunes guerriers laissent-ils suffisamment d’espace aux Delawares pour leurs chasses dans les montagnes ? finit-il par demander.

— Les Lenapes règnent sur leurs propres montagnes, répondit l’autre sur un ton hautain.

— C’est bien. La justice prédomine chez les Peaux-Rouges. Pourquoi devraient-ils polir leurs tomahawks et aiguiser leurs couteaux pour les lever les uns contre les autres ? Les Visages-Pâles ne sont-ils pas plus nombreux que les hirondelles à la saison des fleurs ?

— Bien dit ! s’exclamèrent en même temps deux ou trois Delawares de son auditoire.

Magua attendit un peu pour laisser à ses paroles le temps d’adoucir les sentiments de ses hôtes avant d’ajouter :

— N’y a-t-il pas eu d’étranges mocassins dans la forêt ? Mes frères n’ont-ils pas senti l’odeur des hommes blancs ?

— Que mon père du Canada vienne ! répondit l’autre, évasif. Ses enfants le recevront volontiers.

— Quand le Grand Chef vient, c’est pour fumer avec les Indiens dans leur wigwam. Les Hurons aussi disent qu’il est le bienvenu. Mais les Yengeese ont de longs bras et des jambes qui ne se fatiguent jamais. Mes jeunes guerriers ont rêvé qu’ils avaient vu les traces des Yengeese près du village des Delawares.

— Ils ne trouveront pas les Lenapes endormis.

— C’est bien. Le guerrier dont l’œil est ouvert peut voir son ennemi, dit Magua, changeant son fusil d’épaule en constatant qu’il ne parvenait pas à prendre en défaut la prudence de son interlocuteur. J’ai apporté quelques présents pour mon frère. Ses hommes n’ont pas voulu prendre le sentier de la guerre parce qu’ils pensaient que ce n’était pas bien, mais leurs amis n’ont pas oublié où ils vivaient.

Après avoir ainsi annoncé ses intentions libérales, le chef cauteleux se leva et, d’un air grave, étendit ses cadeaux sous les yeux éblouis de ses hôtes. Il s’agissait principalement de colifichets sans grande valeur arrachés sur le corps des femmes massacrées devant William-Henry. Dans la distribution des breloques, le Huron rusé ne fit pas moins preuve d’adresse que dans leur sélection. Après avoir attribué celles qui avaient le plus de valeur aux deux guerriers les plus distingués, dont l’un était son hôte, il accompagna celles qu’il offrait à leurs subalternes de compliments si opportuns et appropriés qu’ils n’eurent plus aucune raison de se plaindre. Bref, toute cette cérémonie mêlait le profit et la flatterie de façon si heureuse que le donateur n’eut aucune peine à lire dans les yeux de ses compagnons quels pouvaient être les effets d’une générosité astucieusement mâtinée de flagornerie.

Ce coup judicieux et habile de la part de Magua produisit des résultats instantanés. Les Delawares se départirent de leur gravité pour adopter une attitude plus cordiale et l’hôte, en particulier, après avoir contemplé sa part du butin pendant quelques secondes avec une satisfaction évidente, répéta avec emphase :

— Mon frère est un chef d’une grande sagesse. Il est le bienvenu.

— Les Hurons aiment leurs amis les Delawares, répondit Magua. Et pourquoi devrait-il en être autrement ? C’est le même soleil qui teinte leur peau, et leurs hommes justes chasseront sur les mêmes terres après leur mort. Les Peaux-Rouges devraient être amis et ouvrir les yeux sur les hommes blancs. Mon frère n’aurait-il pas senti la présence d’espions dans les bois ?

Le Delaware, dont le nom signifiait en anglais “Hard-heart”, que les Français avaient traduit par Cœur Dur, oublia l’intransigeance qui lui avait probablement valu cette appellation particulièrement significative. Son visage se fit beaucoup moins sévère et il daigna maintenant répondre de façon plus directe.

— Il y a eu des mocassins étrangers autour de notre camp. On a même suivi leurs traces jusque dans nos loges.

— Mon frère a-t-il chassé ces chiens ? s’enquit Magua sans faire allusion d’aucune sorte à la réponse fuyante donnée par le chef auparavant.

— Cela est impossible. L’étranger est toujours le bienvenu chez les enfants des Lenapes.

— L’étranger, oui, mais pas l’espion !

— Les Yengeese enverraient-ils leurs femmes espionner ? Le chef huron n’a-t-il pas dit qu’il avait pris des femmes dans la bataille ?

— Il n’a pas menti. Les Yengeese ont envoyé leurs éclaireurs. Ils sont venus dans mes wigwams, mais ils n’y ont trouvé personne pour leur dire “bienvenue”. Alors ils se sont enfuis chez les Delawares, car ils disent “les Delawares sont nos amis ; ils ont détourné leur esprit de leur père du Canada”.

Cette insinuation avait fait mouche, et dans un état de société plus avancé, elle aurait pu valoir à Magua une réputation de fin diplomate. Les Delawares eux-mêmes savaient parfaitement que leur récente défection leur avait valu beaucoup de reproches de leurs alliés français et qu’on leur faisait bien sentir que leurs actions futures seraient surveillées avec une grande attention et beaucoup de méfiance. Il n’était pas nécessaire de faire preuve d’une grande perspicacité dans l’étude des causes et des effets pour prédire qu’une telle situation risquait de s’avérer préjudiciable à leurs mouvements dans un avenir proche. Leurs villages éloignés, leurs terrains de chasse, des centaines de leurs femmes et enfants, ainsi qu’une partie substantielle de leurs forces se trouvaient effectivement dans les limites du territoire français. Par conséquent, cette annonce inquiétante fut reçue, comme le souhaitait Magua, avec une évidente désapprobation, voire avec crainte.

— Que mon père me regarde en face, dit Cœur Dur, et il ne verra aucun changement. C’est vrai, mes jeunes guerriers n’ont pas pris le sentier de la guerre ; ils ont vu en rêve qu’ils ne devaient pas. Mais ils aiment et respectent le grand chef blanc.

— Est-ce bien ce qu’il pensera quand on lui dira que son plus grand ennemi est nourri dans le camp de ses enfants ? Quand il apprendra qu’un Yengee fume devant votre feu ! Que le Visage-Pâle qui a tué tant de ses amis va en liberté parmi les Delawares ! Allons ! Mon Honorable Père du Canada n’est pas fou !

— Où est ce Yengee que les Delawares craignent ! répondit l’autre. Qui a tué mes jeunes hommes ? Qui est cet ennemi mortel de mon Honorable Père ?

— Longue Carabine.

Les guerriers delawares tressaillirent en entendant ce nom bien connu, donnant à comprendre, par cette stupéfaction, qu’ils apprenaient maintenant seulement qu’un individu aussi célèbre parmi les Indiens alliés de la France était en leur pouvoir.

— Que veut dire mon frère ? demanda Cœur Dur sur un ton qui, par son étonnement, contrastait avec le flegme habituel de sa race.

— Un Huron ne ment jamais, répliqua Magua avec froideur, appuyant sa tête contre la paroi de la loge et tirant son léger vêtement en travers de sa poitrine cuivrée. Que les Delawares comptent leurs prisonniers, ils en trouveront un dont la peau n’est ni rouge ni pâle.

Une longue période de réflexion silencieuse s’ensuivit. Le chef prit ses compagnons à part pour les consulter et des messagers furent envoyés afin de rassembler certains des membres de la tribu les plus distingués.

À mesure que les hommes arrivèrent, on leur communiqua, chacun à son tour, l’information importante que Magua venait de donner. Tous la reçurent avec une expression de surprise, ainsi que l’habituelle exclamation gutturale et grave. La nouvelle se propagea de bouche à oreille et finalement une grande agitation s’empara du camp. Les femmes interrompaient leurs tâches pour saisir au vol quelques syllabes qui s’échappaient des lèvres de guerriers qui discutaient imprudemment. Les enfants abandonnaient leurs jeux et, se promenant sans crainte au milieu de leurs pères, tandis qu’ils entendaient les exclamations d’étonnement qui fusaient en permanence, levaient des yeux remplis de curiosité et d’admiration devant la témérité de cet ennemi qu’ils haïssaient. En d’autres termes, toutes les occupations et toutes les autres activités furent délaissées pour que la tribu puisse, à sa façon particulière, donner libre cours à ses sentiments.

Quand l’agitation se fut un peu calmée, les vieux sages se préparèrent à considérer sérieusement ce qu’il convenait de faire pour l’honneur et la sécurité de leur peuple dans des circonstances aussi délicates et embarrassantes. Dans tout ce va-et-vient et au cœur de ce tumulte général, Magua avait non seulement conservé sa position assise, mais aussi l’attitude qu’il avait prise au début, appuyé contre la paroi de la loge, immobile et apparemment indifférent, comme si le résultat ne le concernait en rien. Cependant, aucune indication le renseignant sur les desseins de ses hôtes n’échappait à son regard vigilant. Sa connaissance intime du caractère des gens avec qui il avait affaire lui permettait de savoir à l’avance quelle mesure ils allaient prendre, et on pourrait presque dire que dans bien des cas, il prévoyait leurs intentions avant qu’eux-mêmes en fussent conscients.

Le conseil des Delawares fut bref. Quand il prit fin, une effervescence générale annonça qu’il allait être immédiatement suivi d’une assemblée solennelle de toute la tribu. Comme de telles réunions étaient rares et convoquées exclusivement pour des occasions de la plus haute importance, le subtil Huron, toujours assis à l’écart, mais observateur roué et sombre de ce qui se passait, comprit alors que tous ses projets devaient trouver leur conclusion définitive. Il quitta donc la hutte et s’avança en silence vers l’endroit, en face du camp, où les guerriers commençaient déjà à se regrouper.

Il s’écoula peut-être une demi-heure avant que tous, y compris les femmes et les enfants, fussent en place. Ce délai résultait des préparatifs empreints de gravité qui avaient été jugés indispensables pour une assemblée aussi solennelle et extraordinaire. Mais lorsqu’on vit le soleil grimper au-dessus des sommets de la montagne contre laquelle les Delawares avaient adossé leur camp, pratiquement tout le monde était assis ; et quand la lumière éclatante se mit à rayonner de derrière la ligne des arbres qui formaient une frange sur cette éminence, elle baigna une foule digne, attentive et profondément intéressée, telle que l’astre du jour n’en avait probablement jamais éclairée auparavant. Cette multitude comptait plus d’un millier d’âmes.

Dans un rassemblement d’Indiens aussi sérieux, il ne se trouve jamais de jeune impétueux aspirant à une distinction prématurée, prêt à se lever pour entraîner son auditoire dans une discussion hâtive et, peut-être, inopportune, avec l’espoir de se faire une réputation. Une conduite aussi irréfléchie et présomptueuse scellerait à tout jamais la disgrâce d’une intelligence précoce. Il appartenait aux hommes les plus âgés et les plus expérimentés, et à eux seuls, d’exposer au peuple le sujet des débats. Tant que l’un d’eux n’avait pas décidé de prendre la parole, aucun fait d’armes, aucun talent naturel ni aucun don d’orateur renommé n’aurait justifié la plus petite intervention. Dans le cas présent, le vieux guerrier à qui revenait le privilège de s’exprimer gardait le silence, apparemment accablé par l’importance de l’affaire. La temporisation s’était déjà prolongée bien au-delà du délai habituellement consacré à la méditation avant le début d’une telle conférence, mais même le plus jeune garçon ne laissait pas échapper le moindre signe d’impatience ou de surprise. De temps à autre, un regard se levait du sol sur lequel tous, ou presque, gardaient les yeux baissés, et se posait sur une hutte bien précise qui ne se distinguait pourtant en rien des autres, à l’exception du soin particulier que l’on avait pris pour la protéger des intempéries.

Enfin, un de ces murmures étouffés qui parcourent si fréquemment une foule se fit entendre et toute la tribu se leva comme par un réflexe commun. À cet instant, la porte de la loge en question s’ouvrit et trois hommes en sortirent, puis s’approchèrent du lieu de la réunion. Ils étaient tous très vieux et avaient même dépassé en âge l’aîné des guerriers présents, mais celui qui était au milieu et qui s’appuyait sur ses compagnons pour marcher comptait un nombre d’années qu’il est rarement donné à la race humaine d’atteindre. Son corps, qui avait autrefois été grand et droit comme le cèdre, était désormais courbé sous le poids de plus d’un siècle. Le pas élastique et léger de l’Indien avait disparu, et il devait lutter pour avancer péniblement, pouce après pouce. Son visage brun et ridé formait un contraste frappant avec ses longues mèches blanches qui flottaient sur ses épaules et dont l’épaisseur indiquait qu’il avait dû se passer des générations depuis qu’elles avaient été coupées pour la dernière fois.

Le costume de ce patriarche – le terme convenait parfaitement étant donné son grand âge, ainsi que les affinités avec son peuple et l’influence dont il jouissait – était riche et impressionnant, bien que respectant de manière stricte la mode simple de la tribu. Son manteau était fait des plus belles peaux, auxquelles on avait enlevé la fourrure afin de pouvoir y peindre une représentation hiéroglyphique de quelques faits d’armes accomplis en d’autres temps. Sa poitrine était couverte de médailles, certaines en argent massif, et une ou deux en or, offertes par divers potentats chrétiens au cours de sa longue vie. Il portait aussi des bracelets aux poignets et aux chevilles, en or également. Sa tête, sur laquelle il avait laissé pousser une chevelure abondante, les activités guerrières ayant été abandonnées depuis bien longtemps, était encerclée d’une sorte de diadème plaqué de métal précieux, incrusté d’ornements de moindre valeur et plus brillants, qui étincelaient au milieu des nuances lustrées de trois plumes d’autruche retombantes, teintées d’un noir dont la profondeur ressortait sur la couleur neigeuse de ses mèches. Son tomahawk disparaissait pratiquement sous les décorations en argent et le manche de son couteau resplendissait comme une corne en or massif.

Dès que le premier murmure d’émotion et de plaisir suscité par l’apparition soudaine de ce vieillard vénéré se fut dissipé, le nom de “Tamenund” circula tout bas de bouche en bouche. Magua avait souvent entendu parler de ce Delaware sage et juste ; il jouissait d’une réputation qui allait même jusqu’à lui attribuer le don rare d’entrer en communication secrète avec le Grand Esprit et qui, depuis, a conduit les usurpateurs blancs de son ancien territoire à se servir de son nom, légèrement modifié, comme celui du saint tutélaire et imaginaire d’un vaste empire1. Le chef huron se dégagea donc un peu de la foule et s’avança jusqu’à un endroit lui permettant de mieux apercevoir les traits de l’homme dont la décision allait certainement avoir une grande influence sur ses propres desseins.

Les yeux du vieillard étaient fermés, comme s’ils étaient las d’avoir si longtemps contemplé les manœuvres égoïstes des passions humaines. La couleur de sa peau différait de celle de la plupart des gens qui l’entouraient en cela qu’elle était plus riche et plus sombre, cette teinte étant le résultat de certains traits délicats et enchevêtrés composant des figures compliquées mais très belles, qui avaient été tatouées sur une grande partie de son corps. En dépit de la proximité de Magua, Tamenund passa devant le Huron curieux et silencieux sans le remarquer et, appuyé sur ses deux vénérables compagnons, il rejoignit la multitude pour prendre place au milieu de sa tribu avec la noblesse d’un roi et la bienveillance d’un père.

Rien ne pourrait surpasser la vénération et l’affection avec lesquelles cette visite inattendue d’un être qui appartenait plus à un autre monde qu’à celui-ci fut accueillie par la tribu. Après un moment de silence approprié et décent, les principaux chefs se levèrent et après s’être approchés du patriarche, ils placèrent ses mains sur leur tête avec révérence, comme pour implorer sa bénédiction. Les guerriers plus jeunes se contentèrent de toucher son manteau, ou, simplement, de venir plus près de lui afin de respirer le même air qu’un homme si âgé, si juste et si valeureux. Encore faut-il préciser que seuls les plus distingués des jeunes guerriers se permirent d’accomplir cet acte cérémonieux, la grande masse s’estimant assez heureuse de pouvoir poser les yeux sur un être aussi vénéré et tant aimé. Lorsque ces marques d’affection et de respect furent terminées, les chefs regagnèrent leur place et le silence régna sur l’ensemble du camp.

Après une brève attente, plusieurs jeunes hommes, à qui un des compagnons âgés de Tamenund avait donné des instructions à voix basse, se levèrent et quittèrent l’assemblée pour se rendre dans la loge qui avait été l’objet de tant d’attention tout au long de la matinée. Quelques minutes plus tard ils réapparurent, escortant les individus qui étaient la cause de tous ces préparatifs solennels, et ils les menèrent devant le tribunal. La foule s’écarta pour dégager un couloir et quand le groupe fut à sa place, elle se referma, formant une grande ceinture de corps serrés les uns contre les autres et disposés en un cercle ouvert.

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1 Un plat composé de maïs et de haricots. Il est aussi prisé des Blancs.

2 Les Américains appelaient parfois leur saint protecteur “saint Tamenay”, une altération du nom de ce chef bien connu dont il est question ici. De nombreuses traditions font référence à la personnalité et au pouvoir de Tamenund.