XX

Terre d’Albanie ! Laisse-moi porter mon regard

Sur toi, nourrice rude et sévère d’hommes sauvages !

Lord Byron, Childe Harold’s Pilgrimage, Canto II, Strophe 32

LE ciel était encore constellé d’étoiles quand Œil-de-Faucon réveilla les dormeurs. Munro et Heyward, après avoir écarté leur manteau, étaient déjà debout alors que le chasseur était encore en train de les appeler doucement à l’entrée de l’abri grossier où ils avaient passé la nuit. Quand ils en sortirent, ils trouvèrent l’éclaireur qui les attendait à côté et le seul salut échangé fut le geste expressif réclamant le silence que fit leur guide avisé.

— Dites vos prières en pensée, murmura-t-il tandis qu’ils s’approchaient, car celui à qui vous les adressez comprend toutes les langues, celles parlées avec le cœur aussi bien que celles parlées avec la bouche. Mais ne prononcez pas un mot ; il est rare qu’une voix blanche trouve la bonne tonalité dans les bois, comme nous l’a montré ce pauvre diable de chanteur. Venez, poursuivit-il en se tournant vers un pan de l’enceinte, descendons dans le fossé par ici, et prenez soin de ne poser le pied que sur les pierres et les morceaux de bois.

Ses compagnons se conformèrent à ces instructions, même si, pour deux d’entre eux, les raisons de cette précaution particulière restaient mystérieuses. Quand ils furent dans le ravin qui entourait les remparts de terre sur trois côtés du fort, ils trouvèrent le chemin pratiquement obstrué par les débris. Toutefois, usant de prudence et de patience, ils parvinrent à escalader les obstacles derrière l’éclaireur et finirent par atteindre le rivage sablonneux de l’Horican.

— Voilà, c’est une piste que seul l’odorat permettra de suivre, dit Œil-de-Faucon, satisfait en se retournant sur le parcours difficile qu’ils venaient d’accomplir. L’herbe est un tapis traître pour un groupe d’hommes en fuite, mais le bois et la pierre ne portent pas la trace du mocassin. Si vous aviez eu des bottes renforcées, il y aurait eu quelques craintes à avoir, mais avec des chaussures en peau bien travaillée, un homme peut généralement se déplacer sur les pierres en toute sécurité. Uncas, tire le canoë un peu plus près car ce sable va garder une empreinte aussi facilement que le beurre fabriqué par les Hollandais sur la rive du fleuve Mohawk. Doucement, mon garçon, doucement, il ne faut pas qu’il touche la plage, sinon ces canailles sauront par où nous sommes partis.

Le jeune homme suivit ce conseil, puis l’éclaireur posa une planche prise dans les ruines pour aller jusqu’au canoë et il fit signe aux deux officiers de monter dans l’esquif. Une fois ceci fait, tout fut soigneusement remis dans le même désordre qu’auparavant et Œil-de-Faucon parvint à atteindre la petite embarcation en écorce de bouleau sans laisser derrière lui aucune de ces traces qu’il semblait tant redouter. Heyward garda le silence jusqu’à ce que les Indiens eussent assez pagayé doucement pour éloigner le canoë du fort, dans l’ombre épaisse et massive que la montagne située à l’est projetait sur la surface lisse du lac, puis il demanda :

— Quel besoin avions-nous de quitter cet endroit si furtivement et dans une telle hâte ?

— Si le sang d’un Oneida pouvait souiller une nappe d’eau pure comme celle sur laquelle nous naviguons, vos yeux fourniraient la réponse à votre question. Avez-vous oublié ce perfide rôdeur qu’Uncas a tué ?

— En aucune façon. Mais il était censé être seul, et il n’y a rien à craindre d’un mort.

— Effectivement, il était seul pour faire son mauvais coup, mais un Indien dont la tribu compte tant de guerriers doit rarement craindre que son sang coule sans que ses ennemis ne poussent rapidement le râle de la mort.

— Mais notre présence – l’autorité du colonel Munro – devrait suffire à nous protéger contre la colère de nos alliés, surtout dans une situation où le misérable méritait son sort. Dieu du ciel, j’espère que ce n’est pas pour une raison aussi futile que vous vous êtes écarté d’un seul pas de notre route directe.

— Croyez-vous que la balle de cette vermine aurait dévié si Sa Majesté le roi s’était tenu sur sa trajectoire ? répliqua l’éclaireur obstiné. Pourquoi le grand Français, qui est capitaine-général des Canadas, n’a-t-il pas pu enterrer le tomahawk des Hurons si un mot d’un homme blanc peut suffire à influencer aussi fortement la nature d’un Indien ?

La réponse d’Heyward fut coupée par un gémissement de Munro, mais après s’être interrompu un instant par respect pour le chagrin de son vieil ami, le jeune officier reprit :

— Ce n’est que devant Dieu que le marquis de Montcalm pourra justifier cette erreur, dit-il avec gravité.

— Oui, bien sûr, vos paroles ne sont pas dénuées de raison, car elles sont fondées sur la religion et l’honnêteté. Il y a une grande différence entre lancer un régiment de tuniques blanches pour séparer les tribus des prisonniers, et faire oublier à un sauvage qu’il est armé d’un couteau et d’un fusil en l’amadouant avec un discours qui doit toujours commencer par “mon fils”. Non, non, continua l’éclaireur en regardant vers le rivage obscur de William-Henry qui s’éloignait rapidement, et en riant à sa manière, silencieuse mais franche ; la piste que j’ai mise entre eux et nous est faite d’eau, et à moins que ces démons ne se lient d’amitié avec les poissons et apprennent qui a pagayé sur leur lac par cette belle matinée, nous aurons traversé tout l’Horican avant qu’ils ne se soient décidés sur le chemin à prendre.

— Avec des ennemis devant et des ennemis derrière, notre voyage risque d’être dangereux.

— Dangereux ! répéta Œil-de-Faucon calmement, non, pas vraiment, car avec des oreilles vigilantes et des yeux alertes, nous pouvons garder quelques heures d’avance sur ces scélérats, ou alors, s’il nous faut user de nos fusils, nous sommes trois à savoir exploiter les possibilités de ces armes mieux que quiconque sur la frontière. Non, pas dangereux, mais que nous ayons, comme vous dites, vous autres soldats, à faire une percée, c’est probable ; un accrochage est aussi possible, une escarmouche ou une diversion de ce genre, mais nous aurons toujours de quoi nous mettre à couvert et nous ne manquons pas de munitions.

Heyward n’évaluait peut-être pas le danger tout à fait de la même façon que l’éclaireur, car au lieu de répondre, il resta assis sans rien dire et le canoë continua à glisser pendant plusieurs milles. Le jour commençait à peine à se lever lorsqu’ils entrèrent dans le détroit du lac1, et ils se faufilèrent promptement et prudemment entre les innombrables petites îles. C’était cette route que Montcalm avait empruntée pour se retirer avec son armée et les aventuriers ne savaient pas s’il avait laissé quelques bandes de ses Indiens en embuscade pour protéger ses arrières et récupérer les traînards. Par conséquent, ils s’approchèrent de ce passage avec leur circonspection et leur silence habituels.

Chingachgook posa sa pagaie tandis que l’éclaireur et Uncas poussaient l’embarcation dans les canaux sinueux et enchevêtrés où, à chaque fois qu’ils progressaient d’un pied, ils se trouvaient exposés au danger qui pouvait surgir à tout instant en travers de leur chemin. Les yeux du Sagamore scrutaient précautionneusement les alentours, passant d’un îlot à l’autre, d’un taillis à l’autre, à mesure que le canoë avançait, et quand cela était rendu possible par une vue plus dégagée, son regard balayait les parois rocheuses nues et la forêt, au-dessus, qui enserraient l’étroit passage.

Heyward, qui était un spectateur attentif à double titre – autant pour la splendeur du paysage qu’en raison des craintes naturelles que lui inspirait sa situation –, commençait tout juste à penser qu’il s’était laissé envahir par des appréhensions insuffisamment justifiées, lorsque le mouvement des pagaies cessa brusquement, obéissant à un signal donné par Chingachgook.

— Hugh ! s’exclama Uncas presque au même moment où le léger coup donné par son père sur le flanc du canoë lui indiquait la proximité d’un danger.

— Que se passe-t-il donc ? demanda l’éclaireur. La surface est lisse comme si le vent n’y avait jamais soufflé et je peux voir à des milles d’ici ; on n’aperçoit même pas la tête noire d’un plongeon sur l’eau.

L’Indien leva sa pagaie d’un air grave et la pointa dans la direction où son regard restait fixé. Duncan suivit le geste. À quelque distance devant eux se trouvait un de ces îlots boisés peu élevés, mais il semblait aussi calme et paisible que si sa solitude n’avait jamais été perturbée par le pas d’un homme.

— Je ne vois rien, dit-il, à part l’eau et la terre, et c’est vraiment un beau spectacle !

— Chut ! l’interrompit Œil-de-Faucon. Oui, Sagamore, tu ne fais jamais rien sans raison. Ce n’est qu’une ombre, et pourtant, elle n’est pas naturelle. Vous voyez la brume, major, qui s’élève au-dessus de l’île ; on ne peut pas dire que c’est du brouillard, car cela ressemble plus à une bande de nuage fin.

— C’est de la vapeur qui monte de l’eau.

— Un enfant pourrait en dire autant. Mais cette bordure de fumée plus sombre qui s’accroche à la partie inférieure, et que vous pouvez suivre jusqu’à ce bosquet de noisetiers, de quoi s’agit-il ? Cela vient d’un feu, et à mon avis, un feu qui s’éteint tout doucement.

— Eh bien allons jusque-là et nous en aurons le cœur net, dit Duncan, impatient, sur un petit bout de terre comme celui-ci, il ne peut y avoir qu’un petit groupe.

— Si vous vous fiez à ce que vous trouvez dans les livres ou à la sagacité des Blancs pour évaluer la ruse des Indiens, vous risquez fort de vous faire avoir, ou même de vous faire tuer, répliqua Œil-de-Faucon en examinant les signes visibles avec cette acuité qui le caractérisait. Si je puis me permettre de donner mon opinion sur le sujet, je dirai que nous avons le choix entre deux possibilités : premièrement, faire demi-tour et abandonner l’idée de poursuivre les Hurons…

— Jamais ! s’exclama Heyward plus haut que ne le permettaient les circonstances.

— Bien, bien, poursuivit Œil-de-Faucon en faisant un geste rapide pour calmer son impatience. Je partage votre avis, mais mon expérience m’a fait estimer que je devais tout vous dire. Il nous faut donc foncer droit devant et s’il y a des Indiens ou des Français dans ce détroit, il va falloir les affronter pour se glisser entre ces hautes montagnes. Ce que je dis est-il raisonnable, Sagamore ?

Pour toute réponse, l’Indien se contenta de remettre sa pagaie dans l’eau et de faire avancer le canoë. Comme c’était lui qui dirigeait l’embarcation, ses gestes indiquèrent assez clairement ce qu’il avait résolu de faire. Ils se mirent tous alors à manier leur pagaie et en très peu de temps, ils atteignirent un endroit où ils avaient vue sur tout le rivage nord de l’île, la partie qui leur avait été masquée jusqu’à ce moment.

— Les voilà, les indices n’étaient pas trompeurs ! murmura l’éclaireur. Deux canoës et de la fumée ! Les scélérats n’ont pas encore percé la brume, sinon nous aurions déjà entendu leur maudit cri de guerre. Tous ensemble, mes amis… nous nous éloignons d’eux et nous sommes presque hors de portée de leurs balles.

Son discours fut interrompu par un coup de fusil, dont la balle vint ricocher à la surface paisible du détroit, et un hurlement aigu en provenance de l’île, indiquant qu’ils étaient découverts. L’instant d’après, plusieurs sauvages apparurent, en train de se précipiter vers leurs canoës qui furent bientôt lancés à leur poursuite. Ces terribles signes annonciateurs d’une bataille à venir ne provoquèrent aucun changement sur le visage des trois guides, ni dans leurs gestes, d’après ce que Duncan put constater, si ce n’est que leurs coups de pagaie se firent plus longs et plus coordonnés, et la petite embarcation bondit en avant comme une créature vivante et dotée de sa propre volonté.

— Maintiens-les à cette distance, Sagamore, dit Œil-de-Faucon en regardant tranquillement en arrière par-dessus son épaule gauche et sans cesser de pagayer. Tiens-les à cette distance. Ces Hurons n’ont jamais vu dans leur nation un fusil d’une telle portée, mais mon “tueur-de-cerfs” possède un canon sur lequel on peut compter.

Après s’être assuré que les Mohicans pouvaient à eux seuls maintenir la distance requise, l’éclaireur posa calmement sa pagaie et leva son redoutable fusil. Trois fois, il le porta à son épaule et, alors que ses compagnons s’attendaient à entendre la détonation, trois fois il l’abaissa pour demander aux Indiens de laisser leurs ennemis se rapprocher un peu. Finalement, son œil, juste et exigeant, sembla satisfait, et, plaçant son bras gauche sous le canon, il levait lentement son arme lorsqu’une exclamation d’Uncas, assis à l’avant, l’empêcha de tirer une fois de plus.

— Qu’y a-t-il mon garçon ? demanda Œil-de-Faucon. Tu viens de sauver un Huron de la mort en criant ainsi. Pour quelle raison ?

Uncas tendit le doigt vers un rivage rocailleux situé plus loin, devant eux, et d’où un autre canoë de guerre venait en toute hâte pour leur couper le chemin. Il était désormais tellement évident que leur situation allait devenir périlleuse qu’il n’était plus besoin d’avoir recours au langage pour le confirmer. L’éclaireur posa son fusil et reprit sa pagaie, tandis que Chingachgook faisait virer la barque légèrement vers le rivage à l’ouest afin d’augmenter l’écart entre eux et ce nouvel ennemi. Pendant ce temps, ceux qui les poursuivaient se rappelaient à eux en poussant des cris de rage et d’exultation. Cette scène alarmante tira même Munro de son apathie.

— Gagnons les rochers de la rive, dit-il en prenant l’allure d’un soldat chevronné, et livrons bataille à ces sauvages. Dieu fasse que mes proches et moi-même n’accordions plus jamais notre confiance à un serviteur des Louis !

— Celui qui souhaite survivre dans une guerre contre les Indiens doit faire taire son orgueil suffisamment pour apprendre de la sagesse des indigènes, répliqua l’éclaireur. Approchons-nous davantage de la terre, Sagamore, nous gagnons du terrain sur ces vermines, et ils vont peut-être vouloir nous suivre de loin.

Œil-de-Faucon ne se trompait pas, car lorsque les Hurons s’aperçurent qu’ils arriveraient trop tard pour couper la route de leur proie, ils modifièrent leur trajectoire pour la rendre moins directe, et progressivement, tandis qu’ils obliquaient de plus en plus, les deux canoës se retrouvèrent assez vite en train de progresser sur deux lignes parallèles éloignées de cinq ou six cents pieds. C’était devenu essentiellement une course de vitesse. Les embarcations légères avançaient si rapidement que des vagues miniatures se formaient devant la proue et leur mouvement se mit à onduler en raison même de leur vélocité. C’était peut-être pour cette raison, en plus de la nécessité de faire ramer tous les occupants de leur barque, que les Hurons n’utilisèrent pas immédiatement leurs armes. Les efforts des fugitifs étaient trop importants pour être soutenus indéfiniment et les poursuivants avaient l’avantage du nombre. Duncan remarqua avec inquiétude que l’éclaireur commençait à regarder tout autour de lui, l’air préoccupé, comme s’il cherchait un moyen quelconque d’assurer leur fuite.

— Éloigne-nous un peu plus du soleil, Sagamore, dit le chasseur entêté. Je vois qu’un de ces scélérats a cessé de ramer pour prendre son fusil. Il suffirait que l’un de nous soit blessé pour que cela nous coûte notre scalp à tous. Éloigne-toi du soleil et nous mettrons cette île entre eux et nous.

Cette échappatoire n’était pas inutile. Une île, longue et peu élevée, s’étendait à une petite distance devant eux et tandis qu’ils s’apprêtaient à la dépasser d’un côté, le canoë de leurs poursuivants fut obligé de la contourner par le côté opposé. L’éclaireur et ses compagnons ne négligèrent pas cet avantage et à l’instant où ils furent dissimulés par les buissons, ils redoublèrent leurs efforts, qui avaient déjà semblé prodigieux. Les deux canoës doublèrent le dernier point bas, comme deux chevaux de course au maximum de leur vitesse, les fugitifs prenant la tête. Toutefois, ce changement de trajectoire, tout en modifiant leur position les uns par rapport aux autres, avait eu pour effet de les rapprocher.

— Uncas, en choisissant ce canoë huron parmi tous les autres, tu as montré tout ton savoir en ce qui concerne le façonnage de l’écorce de bouleau, dit l’éclaireur en souriant, apparemment plus satisfait de leur supériorité à la course que de la perspective d’échapper finalement aux sauvages, perspective qui paraissait un peu meilleure maintenant. Ces démons se sont tous remis à ramer et nous allons essayer de sauver nos scalps avec des morceaux de bois aplatis et non pas avec des fusils enfumés et de bons yeux. Un long coup de pagaie, mes amis, et bien ensemble.

— Ils se préparent à tirer, dit Heyward, et comme nous sommes dans l’alignement, ils ne peuvent pas nous rater.

— Allongez-vous dans le fond du canoë, répliqua l’éclaireur, vous et le colonel. Cela fera des cibles à viser en moins.

Heyward sourit pour répondre :

— Cela serait un bien mauvais exemple si les plus haut gradés se cachaient ainsi pendant que les guerriers resteraient sous le feu !

— Seigneur ! Voilà bien le courage tel que le conçoit un Blanc ! s’exclama le chasseur, et comme un trop grand nombre de ses idées, cela ne résiste pas à l’examen de la raison. Pensez-vous que Chingachgook, ou Uncas ou moi-même, qui suis un homme au sang pur, hésiterions avant de nous précipiter à l’abri au cours d’une bataille s’il n’y avait rien à gagner en restant à découvert ? Pourquoi les Français ont-ils élevé des murailles autour de Québec si tous les combats doivent toujours avoir lieu dans des clairières ?

— Tout ce que vous dites est très vrai, mon ami, répondit Heyward, mais nos coutumes nous empêchent de faire comme vous le souhaitez.

Une salve des Hurons interrompit son discours et tandis que les balles sifflaient autour d’eux, Duncan vit la tête d’Uncas tournée vers lui et Munro. En dépit de la proximité de l’ennemi et du grand danger qu’il courait personnellement, le jeune Mohican ne laissait paraître, ainsi que Duncan fut bien obligé de le constater, aucun autre sentiment que la stupeur de voir des hommes disposés à rester ainsi exposés inutilement. Les idées des Blancs étaient probablement plus familières à Chingachgook, car il ne prit même pas la peine de détourner le regard de l’objet sur lequel il fixait toute son attention et avec lequel il dirigeait leur embarcation. Peu après, une balle fit sauter la pagaie lisse et légère des mains du chef, et l’expédia dans les airs à quelque distance devant eux. Les Hurons poussèrent un cri et saisirent l’occasion de tirer une autre salve. Avec sa propre pagaie, Uncas fit décrire un arc de cercle au canoë et alors qu’ils passaient rapidement à proximité, Chingachgook récupéra sa rame dans l’eau, puis, la brandissant bien haut, il poussa le cri de guerre des Mohicans avant de consacrer toutes ses forces et son habileté à la tâche qui s’imposait en priorité.

Une clameur s’éleva alors des embarcations derrière eux et leurs poursuivants, hurlant les noms Grand Serpent, Longue Carabine et Cerf Agile, semblèrent redoubler d’ardeur. Empoignant son “tueur-de-cerfs” dans la main gauche, l’éclaireur le leva au-dessus de sa tête et le secoua triomphalement en direction de ses ennemis. Les sauvages répondirent à cette insulte par un autre hurlement, immédiatement suivi d’une nouvelle salve. Les balles crépitèrent à la surface de l’eau et l’une d’elles parvint même à trouer l’écorce de la petite barque. Les Mohicans ne trahirent aucune émotion pendant ce moment critique, leurs traits impassibles n’exprimant ni espoir ni inquiétude, mais le chasseur tourna à nouveau la tête et, riant à sa manière silencieuse, il dit à Heyward :

— Le bruit de leurs fusils flatte les oreilles de ces scélérats, mais ce n’est pas demain que l’on trouvera parmi les Mingos un œil capable de bien ajuster sa cible dans un canoë qui danse sur l’eau ! Regardez, ces démons stupides ont mis un des leurs au chargement des fusils, et en calculant au plus juste, nous avançons de trois pieds quand ils n’en font que deux !

Duncan, que cette estimation favorable des distances ne réconfortait pas autant que ses compagnons, fut cependant tout heureux de constater que grâce à leur plus grande dextérité et la dispersion au sein de leurs ennemis, ils prenaient sensiblement l’avantage. Bientôt les Hurons firent encore feu et une balle frappa la pagaie d’Œil-de-Faucon sans le blesser.

— Ça ira, dit l’éclaireur en examinant la légère encoche d’un œil curieux. La balle n’aurait même pas entamé la peau d’un enfant, et encore moins celle d’hommes comme nous qui ont été exposés à la fureur des cieux. Bon, major, si vous voulez bien vous servir de ce morceau de bois plat, je vais laisser “tueur-de-cerfs” prendre part à la conversation.

Heyward s’empara de la rame et se mit au travail avec une vigueur qui compensait son manque d’habileté, tandis qu’Œil-de-Faucon vérifiait l’amorce de son fusil. Le chasseur visa rapidement et fit feu. Le Huron qui se tenait à la proue du premier canoë s’était levé avec une arme similaire et il tomba à la renverse, laissant échapper son fusil dans l’eau. Toutefois, il se releva immédiatement, mais il semblait hébété et ses gestes étaient désordonnés. Au même moment, ses compagnons cessèrent leurs efforts et les embarcations des poursuivants se regroupèrent, à l’arrêt. Chingachgook et Uncas profitèrent de cette pause pour reprendre leur souffle, mais Duncan continua à pagayer sans faiblir. Le père et le fils échangèrent des coups d’œil calmes mais inquisiteurs, pour voir si l’un d’eux avait été blessé par les tirs, car tous deux savaient parfaitement qu’étant donné l’urgence de la situation, ni l’un ni l’autre ne se serait laissé aller à signaler ce genre d’accident par un cri ou une exclamation. Quelques grosses gouttes de sang dégoulinaient de l’épaule du Sagamore et lorsque celui-ci s’aperçut que le regard d’Uncas s’y attardait trop longtemps, il prit un peu d’eau dans le creux de la main pour laver la blessure, satisfait de montrer ainsi le peu de gravité de l’entaille.

— Doucement, doucement, major, dit le chasseur, qui avait maintenant rechargé son fusil. Nous sommes déjà un peu trop loin pour que ma carabine puisse faire étalage de ses prouesses, et vous voyez que ces démons, là-bas, sont en train de tenir conseil. Laissez-les revenir à portée de tir – on peut se fier à mon œil pour évaluer cet écart ; je vais promener ces vermines jusqu’au bout de l’Horican, et je vous garantis qu’aucune de leurs balles ne pourra vous faire plus de mal qu’une simple égratignure, au pire, tandis que “tueur-de-cerfs” les touchera mortellement deux fois sur trois.

— Nous oublions notre mission, répliqua Duncan toujours en s’activant. Pour l’amour du ciel, profitons de cet avantage pour mettre de la distance entre l’ennemi et nous.

— Rendez-moi mes enfants, dit Munro, la voix rauque ; ne jouez pas avec l’angoisse d’un père, ramenez-moi mes enfants.

Une longue habitude de respect envers les ordres de ses supérieurs avait enseigné à l’éclaireur la vertu de l’obéissance. Jetant un dernier regard prolongé vers les canoës au loin, il posa son fusil et, relayant un Duncan épuisé, reprit la pagaie qu’il maniait avec des muscles qui ne connaissaient pas la fatigue. Ses efforts étant secondés par ceux des Mohicans, en quelques minutes ils eurent mis une telle étendue d’eau entre eux et les Hurons qu’Heyward put à nouveau respirer librement.

Puis le lac commença à s’élargir et ils suivirent une rive sur laquelle s’élevaient, comme auparavant, de hautes montagnes déchiquetées. Mais les îles étaient beaucoup moins nombreuses et faciles à éviter. Les coups de pagaie se firent plus réguliers et plus mesurés, tandis que ceux qui les donnaient continuaient leur travail, après l’âpre poursuite mortelle dont ils venaient de se sortir, avec le même détachement que si leur vitesse avait été testée dans une course plutôt que dans des circonstances aussi pressantes, voire presque désespérées.

Au lieu de longer la rive occidentale où leur mission les appelait, le prudent Mohican orienta davantage la barque vers ces montagnes à l’est derrière lesquelles, on le savait, Montcalm avait mis son armée à l’abri dans la formidable forteresse de Ticonderoga. Comme les Hurons semblaient avoir abandonné la chasse, rien ne justifiait, en apparence, cet excès de prudence. Et pourtant ce cap fut maintenu pendant des heures jusqu’à ce qu’ils eussent atteint une baie, proche de l’extrémité nord du lac. Là, ils tirèrent leur canoë sur la plage et tout le groupe débarqua. Œil-de-Faucon et Heyward grimpèrent au sommet d’une hauteur voisine, où le premier, après avoir contemplé l’étendue d’eau sous eux, fit remarquer au second un petit objet noir qui se déplaçait sous un promontoire à plusieurs milles de distance.

— Vous voyez cela ? demanda l’éclaireur. Alors, si vous n’aviez que votre expérience d’homme blanc pour vous orienter dans tout ce territoire sauvage, que penseriez-vous de ce point ?

— À cette distance, étant donné sa taille, je dirais que c’est un oiseau. Est-ce que c’est une créature vivante ?

— C’est un canoë, en bonne écorce de bouleau, et les pagaies sont tenues par des Mingos solides et rusés. La Providence a donné à ceux qui vivent dans les bois des yeux tels qu’ils seraient sans objet pour ceux qui vivent dans les villages, où il existe des inventions destinées à venir en aide à la vue, mais aucun être humain ne possède des organes capables de voir tous les dangers qui nous entourent en ce moment même. Ces vermines font semblant de ne se préoccuper que de leur dîner, mais dès qu’il fera sombre, ils se remettront à notre poursuite, comme de vrais chiens de chasse lancés sur une piste. Il nous faut les semer, sinon nous ne pourrons pas rattraper Renard Subtil. Ces lacs peuvent être utiles parfois, surtout quand le gibier s’enfuit sur l’eau, continua l’éclaireur, regardant autour de lui avec une mine inquiète, mais ils n’offrent aucune possibilité de se mettre à couvert, sauf aux poissons. Dieu seul sait à quoi ressemblerait le pays si les villages devaient s’étendre loin des deux fleuves. La chasse et la guerre perdraient tout leur charme.

— Ne perdons pas un instant sans raison valable, dit Heyward.

— Je n’aime guère ce petit ruban de fumée que vous apercevez monter le long des rochers, au-dessus du canoë, l’interrompit l’éclaireur, absorbé. Ma tête à couper que d’autres yeux que les nôtres peuvent le voir et savent ce qu’il veut dire. Bon, ce ne sont pas des paroles qui vont arranger nos affaires, et il est temps de faire quelque chose.

Œil-de-Faucon quitta le sommet et, plongé en pleine réflexion, il redescendit jusqu’au rivage. Il informa ses compagnons en langue delaware du résultat de ses observations et une délibération, courte mais grave, s’ensuivit. Quand elle fut terminée, les trois hommes des bois s’activèrent aussitôt à la mise en œuvre de leurs résolutions.

Le canoë fut sorti de l’eau et porté sur les épaules des cinq hommes. Ils s’enfoncèrent dans la forêt, y laissant des traces aussi importantes et visibles que possible. Ils atteignirent bientôt un cours d’eau, qu’ils franchirent, et continuèrent jusqu’à une plateforme rocheuse nue. Arrivés là, où ils pouvaient considérer que leurs pas n’étaient plus détectables, ils refirent le chemin en sens inverse en marchant à reculons avec le plus grand soin, regagnant le ruisseau dont ils suivirent le lit jusqu’au lac, et ils remirent leur canoë à l’eau sans perdre un instant. Une pointe basse les empêchait d’être vus du promontoire et sur une certaine distance la rive du lac était bordée de buissons épais qui s’avançaient au-dessus de l’eau. Profitant de ces avantages naturels, ils ramèrent avec vigueur et persévérance, jusqu’au moment où l’éclaireur annonça qu’il serait plus sûr de regagner la terre ferme.

Ils prolongèrent leur halte jusqu’à ce que le crépuscule eût rendu tous les objets indistincts et incertains à la vue. Alors ils remontèrent dans leur embarcation et, à la faveur de l’obscurité, pagayèrent vigoureusement et en silence vers la rive occidentale. Bien que le contour de la montagne accidentée vers laquelle ils se dirigeaient ne présentât aucun signe distinctif aux yeux de Duncan, le Mohican fit entrer la barque dans le petit havre qu’il avait choisi avec la sûreté et la précision d’un pilote expérimenté.

À nouveau, ils sortirent le canoë de l’eau et le portèrent dans les bois pour le dissimuler soigneusement sous un tas de broussailles. Les aventuriers prirent leurs armes et leurs sacs, puis l’éclaireur annonça à Munro et Heyward que les Indiens et lui étaient enfin prêts à entamer la poursuite.

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1 Les splendeurs du lac George sont bien connues de tous les touristes américains. Par la hauteur des montagnes qui l’enserrent et par ses équipements artificiels, il est inférieur aux plus beaux lacs suisses et italiens, mais par son contour et la pureté de son eau, il les égale facilement, et par le nombre et la disposition de ses îles et îlots, il les surpasse incontestablement. On dit qu’il y a des centaines d’îles sur une nappe qui fait moins de trente milles de longueur. Le détroit, qui réunit en fait deux lacs, fourmille d’îles à tel point que souvent le passage entre elles ne dépasse pas quelques pieds. La largeur du lac lui-même varie de un à trois milles.

L’État de New York est remarquable pour le nombre et la beauté de ses lacs. L’une de ses frontières est située sur l’immense lac Ontario, tandis que le Champlain s’étend le long d’une autre sur une centaine de milles. L’Oneida, le Cayuga, le Canandaigua, le Seneca et le George sont tous des lacs d’une trentaine de milles de long, mais il y en a bien d’autres, d’une taille inférieure. Aujourd’hui, de beaux villages ont été construits sur les rives de ces lacs, et beaucoup sont sillonnés par des bateaux à vapeur.