Edgar : Avant de livrer bataille, ouvrez cette lettre.
William Shakespeare, Le Roi Lear, Acte V, scène 1
LE major Heyward trouva Munro en la seule compagnie de ses deux filles. Alice était assise sur son genou, s’amusant à séparer de ses doigts délicats les mèches grises sur le front du vieil homme et à chaque fois que celui-ci affectait de froncer les sourcils devant cet enfantillage, elle apaisait cette irritation feinte en posant affectueusement ses lèvres couleur rubis sur son front ridé. Cora était assise près d’eux, spectatrice calme et amusée, considérant les gestes capricieux de sa jeune sœur avec cette sorte de tendresse maternelle qui caractérisait son amour pour Alice. Dans l’insouciance lénifiante de cette réunion de famille, semblaient momentanément ignorés, non seulement les dangers qu’elles avaient traversés, mais aussi ceux qui les menaçaient encore. Ils donnaient tous trois l’impression de profiter de cette courte trêve pour consacrer un instant à la plus pure et la plus douce des affections : les filles oubliant leurs peurs et le vieux soldat ses soucis dans cette parenthèse de sécurité. Duncan, qui, impatient de signaler son retour, était entré sans se faire annoncer, resta là un long moment, témoin discret et charmé de cette scène. Mais les yeux vifs et alertes d’Alice ne tardèrent pas à apercevoir le reflet de sa silhouette dans un miroir et, rougissante, elle quitta d’un bond le genou de son père pour s’exclamer :
— Major Heyward !
— Qu’y a-t-il à propos de ce garçon ? demanda son père. Je l’ai envoyé bavarder un peu avec le Français. Ah ! monsieur, vous êtes jeune et agile ! Et vous, du vent, mauvaises graines ! Comme si un soldat n’avait pas déjà assez de problèmes sans que son camp soit envahi par des pipelettes telles que vous !
En riant, Alice suivit sa sœur qui, sans perdre une seconde, quittait un appartement où elle comprenait que leur présence n’était plus souhaitable. Au lieu de questionner tout de suite le jeune homme sur le résultat de sa mission, Munro arpenta la pièce quelques instants, les mains derrière le dos, la tête inclinée vers le sol, comme un homme plongé dans ses pensées. Il leva enfin des yeux luisants de tendresse paternelle et s’exclama :
— Ce sont deux excellentes filles, Heyward, et elles rendraient fier n’importe quel père !
— Peut-être n’est-ce pas le moment pour vous faire part de ce que je pense de vos filles, colonel Munro.
— Sans doute, mon garçon, sans doute, l’interrompit le vieil homme avec impatience. Vous étiez sur le point de m’ouvrir votre cœur plus clairement sur ce sujet le jour où vous êtes arrivé ; mais j’ai pensé qu’il n’était pas convenable qu’un vieux soldat se mette à parler de bénédictions nuptiales et à badiner sur le mariage alors que les ennemis du roi pourraient être les invités indésirables de cette fête ! Mais j’ai eu tort, Duncan, mon garçon, oui, j’ai eu tort, et je suis tout disposé maintenant à entendre ce que vous avez à dire.
— Vos paroles me sont bien agréables, cher monsieur, j’ai cependant là un message de Montcalm…
— Au diable ce Français et toute son armée, monsieur ! s’exclama vivement le vieil officier. Il n’est pas encore maître de William-Henry, et il ne le sera jamais si Webb se révèle être l’homme qu’il devrait être. Non, monsieur ! Dieu merci, nous n’en sommes pas encore au point où on pourrait dire que Munro n’a même plus le loisir de s’occuper des petits devoirs domestiques de sa propre famille ! Votre mère était la fille unique de mon meilleur ami, Duncan, et je vous écouterai, quand bien même tous les chevaliers de Saint Louis seraient massés devant la poterne avec le saint français à leur tête, me priant de leur accorder la faveur d’un entretien. Ah ! le beau titre de chevalier qu’on peut acheter avec des tonneaux de sucre ! Et ces marquisats à deux sous1 ! Le Chardon, voilà un ordre vénérable et ancien, le véritable “nemo me impune lacessit2” de la chevalerie ! Vous avez eu des ancêtres qui ont reçu cette distinction, Duncan et ils étaient les fleurons de la noblesse écossaise.
Heyward, qui avait compris que son supérieur prenait un malin plaisir à afficher son mépris pour le message du général français, fut contraint de se prêter au jeu d’une mauvaise humeur qu’il savait fort bien n’être que momentanée ; il répondit donc, avec toute l’indifférence dont il était capable sur un tel sujet :
— Ma requête, ainsi que vous le savez, monsieur, osait prétendre à l’honneur de devenir votre fils.
— Ah, mon garçon, vous avez trouvé les mots pour vous faire clairement comprendre ! Mais, si je puis vous demander, monsieur, avez-vous parlé à ma fille de manière aussi intelligible ?
— Sur mon honneur, non, s’exclama Duncan avec chaleur. J’aurais abusé de votre confiance si j’avais profité de ma situation pour lui en faire part !
— Vos idées sont celles d’un gentilhomme, major Heyward et elles vous correspondent bien. Mais Cora Munro est une jeune fille trop réservée et son esprit trop élevé et cultivé pour qu’elle ait besoin d’être chaperonnée, même par son père.
— Cora !
— Oui, Cora ! Nous parlons bien de vos intentions concernant mademoiselle Munro, n’est-ce pas ?
— Je… je… je n’ai pas vraiment le souvenir d’avoir mentionné son nom, monsieur, bégaya Duncan.
— Et vous souhaitiez avoir mon consentement pour épouser qui, major Heyward ? demanda le vieux soldat en se redressant et se drapant dans sa dignité d’homme offensé.
— Vous avez une autre fille, non moins charmante.
— Alice ! lança le père avec un étonnement égal à celui avec lequel Duncan avait répété le nom de sa sœur.
— C’est vers elle que vont mes inclinations, monsieur.
Le jeune homme attendit en silence le résultat de l’effet extraordinaire que produisait une déclaration qui, cela était maintenant évident, était totalement inattendue. Pendant plusieurs minutes, Munro arpenta la pièce à longues et rapides enjambées, les traits crispés animés de contractions et toutes ses facultés semblant absorbées dans sa profonde méditation. Finalement, il s’arrêta devant Heyward et, fixant son regard dans celui du major, il déclara, les lèvres tremblant violemment :
— Duncan Heyward, je vous ai aimé par amitié pour celui dont le sang coule dans vos veines ; je vous ai aimé pour vos qualités personnelles ; et je vous ai aimé parce que je pensais que vous feriez le bonheur de ma fille. Mais tout cet amour se changerait en haine si j’avais l’assurance que ce que je crains est vrai !
— Dieu me préserve de provoquer un tel changement par quelque pensée ou acte que ce fût ! s’exclama le jeune homme dont les yeux ne se dérobèrent jamais sous le regard pénétrant qu’ils soutenaient.
Sans tenir compte de l’impossibilité dans laquelle Duncan était de comprendre des sentiments que lui-même avait enfouis au fond de son cœur, Munro se laissa apaiser par le visage serein qu’il avait devant lui, et, d’une voix sensiblement adoucie, il poursuivit :
— Vous souhaitez devenir mon fils, Duncan, et vous ne savez rien de l’histoire de l’homme que vous voulez appeler votre père. Asseyez-vous, jeune homme et je vais vous dévoiler aussi brièvement que possible les blessures d’un cœur marqué au fer rouge.
En cet instant, le message de Montcalm était oublié, autant par celui qui le portait que par l’homme auquel il était adressé. Chacun tira un fauteuil et tandis que le vieil officier s’absorbait un instant dans ses pensées, apparemment emporté par la tristesse, le jeune homme effaçait toute impatience dans une expression et une contenance d’attention respectueuses. Enfin, le colonel prit la parole :
— Vous savez déjà, major Heyward, commença l’Écossais, que je suis issu d’une vieille famille, qui, bien que fort honorable, ne possédait pas la fortune qui aurait dû correspondre à son rang. J’avais peut-être votre âge lorsque je me suis engagé auprès d’Alice Graham, la fille unique d’un seigneur voisin qui possédait un assez vaste domaine. Mais cette relation n’a pas reçu l’agrément de son père pour diverses raisons qui ne se limitaient pas à ma pauvreté. J’ai donc fait ce qu’un honnête homme doit faire : j’ai rendu sa parole à la jeune fille et, après être entré au service de mon roi, j’ai quitté l’Écosse. J’avais vu bien des pays et versé du sang ici et là, lorsque le devoir m’a appelé dans les îles des Antilles. Là, le destin m’a fait rencontrer celle qui est devenue plus tard ma femme et la mère de Cora. Elle était la fille d’un gentilhomme de ces îles et d’une dame qui avait le malheur, si vous me passez le mot, dit le vieux colonel avec fierté, de descendre, à un degré éloigné, de cette infortunée catégorie de personnes réduites à un vil esclavage pour satisfaire les besoins d’une classe opulente. Oui, monsieur, c’est une malédiction qui a même frappé l’Écosse en raison de son union contre nature avec un pays étranger et un peuple de commerçants. Mais s’il se trouvait sur mon chemin un homme parmi eux pour oser faire une réflexion sur ma fille, il sentirait le poids de la colère d’un père ! Ah ! Major Heyward, vous-même êtes né dans le sud, où ces infortunées personnes sont considérées comme une race inférieure à la vôtre !
— C’est malheureusement vrai, monsieur, dit Duncan avec un embarras tel qu’il ne put empêcher son regard de plonger vers le sol.
— Et vous en faites le reproche à mon enfant ! Vous dédaignez de mêler à un sang si dégradé celui des Heyward – aussi belle et vertueuse qu’elle soit ? demanda violemment le père, sensible à ce qui touchait sa fille.
— Le ciel me préserve d’un préjugé si indigne de ma raison ! répliqua Duncan, en même temps conscient qu’un tel sentiment l’habitait bien, aussi profondément enraciné que s’il avait été greffé sur son esprit à sa naissance. La douceur, la beauté, et le charme ensorcelant de votre plus jeune fille, colonel Munro, suffisent à expliquer ma motivation sans qu’il soit besoin de m’attribuer cette injuste prévention.
— Vous avez raison, monsieur, répondit Munro, reprenant un ton empreint de davantage de douceur, ou plutôt, de tendresse. Ma fille est le portrait de sa mère au même âge et avant qu’elle eût fait l’expérience du chagrin. Quand la mort m’a pris ma femme, j’ai décidé de rentrer en Écosse, enrichi par mon mariage, et, le croiriez-vous, Duncan ! l’ange de patience que j’y avais laissé était resté à languir dans un triste célibat pendant vingt longues années, et cela pour un homme qui avait été capable de l’oublier ! Elle a fait encore plus, monsieur ; elle a pardonné mon manque de loyauté et, tous les obstacles ayant été levés, elle m’a pris pour mari.
— Et elle est devenue la mère d’Alice ! s’exclama Duncan avec un empressement qui aurait pu s’avérer dangereux dans un moment où Munro n’aurait pas été aussi préoccupé qu’à cet instant.
— Effectivement, dit le vieil officier, et elle a payé bien cher le présent béni qu’elle m’a fait. Mais c’est une sainte au paradis, monsieur, et j’aurais mauvaise grâce, moi qui ai un pied au bord de la tombe, de me lamenter sur un sort aussi désirable. Mais nous n’avons vécu ensemble qu’une seule année ; un moment de bonheur bien court pour celle qui avait vu sa jeunesse se faner dans une attente sans espoir !
Il y avait quelque chose de si impressionnant dans la détresse de ce vieil homme qu’Heyward n’osa pas prononcer le moindre mot de réconfort. Munro resta assis, comme s’il avait oublié la présence de son interlocuteur, ne prenant pas la peine de masquer ses traits agités où se lisait la douleur de ses regrets, tandis que de grosses larmes coulaient de ses yeux, glissant librement sur ses joues avant de tomber sur le sol. Enfin il se secoua, comme s’il émergeait brusquement de ce souvenir, puis il se leva et, faisant un seul tour dans la pièce, il s’approcha de son compagnon avec une allure digne et martiale pour lui demander :
— N’aviez-vous pas, major Heyward, une communication à me transmettre de la part du marquis de Montcalm ?
Sursautant à son tour, Duncan commença immédiatement d’une voix embarrassée à faire part à son supérieur du message à moitié oublié. Il est inutile de s’attarder sur la manière louvoyante, quoique polie, avec laquelle le général français avait éludé toutes les tentatives d’Heyward pour lui faire dire la teneur de l’annonce qu’il se proposait de faire, ni sur le message, ferme, mais toujours en termes courtois, par lequel il tenait à faire savoir à son ennemi qu’à moins d’accepter de recevoir cette annonce en personne, il ne la recevrait pas du tout. Tandis que Munro écoutait le récit détaillé de Duncan, les sentiments exaltés du père en lui cédaient peu à peu le pas aux obligations de sa fonction et lorsque le jeune homme eut terminé, il ne vit devant lui que l’officier emporté par l’orgueil blessé du soldat.
— Vous en avez assez dit, major Heyward ! s’exclama le vieil homme en colère. Assez pour remplir un volume de commentaires sur la courtoisie française ! Voilà ce gentilhomme qui m’invite à un entretien et quand je lui envoie un représentant tout à fait capable, car vous l’êtes, Duncan, en dépit de votre jeune âge, il me répond par une pirouette !
— Peut-être s’est-il fait du représentant une opinion moins bonne que vous, cher monsieur, et vous n’avez pas oublié que son invitation, qu’il réitère, était adressée au commandant de la place, et non pas à son second.
— Mais, monsieur, un représentant ne se voit-il pas conférer tous les pouvoirs et toute la dignité de celui qui accorde cette délégation ? Il souhaite converser avec Munro ! Par ma foi, monsieur, j’ai fort envie de le contenter, ne serait-ce que pour lui montrer l’attitude ferme que nous gardons malgré ses effectifs et ses sommations ! Un tel coup ne serait peut-être pas de mauvaise politique, jeune homme.
Duncan, convaincu qu’il était de la plus haute importance pour eux de prendre connaissance du contenu de la lettre apportée par l’éclaireur, s’empressa d’encourager cette idée.
— Il ne fait guère de doute que notre calme indifférence ne sera pas de nature à renforcer sa confiance, dit-il.
— Vous n’avez jamais rien dit de plus vrai. J’aimerais, monsieur, qu’il vienne visiter les fortifications en plein jour et en y donnant l’assaut : c’est la méthode la plus infaillible pour tester la résistance d’un ennemi, et ce serait fort préférable au système de pilonnage qu’il a choisi. La beauté et le courage viril de l’art de la guerre ont grandement souffert, major Heyward, des ouvrages de ce monsieur Vauban. Nos ancêtres étaient bien au-dessus de ces lâches calculs scientifiques.
— Cela est peut-être vrai, monsieur, mais nous sommes aujourd’hui obligés d’adapter nos moyens de défense à ceux de l’attaque. Que souhaitez-vous faire à propos de cette entrevue ?
— Je vais rencontrer le Français, et ce, sans crainte ni délai, rapidement, comme il sied à un serviteur du roi. Allez, major Heyward, faites sonner la fanfare et envoyez une estafette pour leur faire savoir qui vient. Nous suivrons avec une petite escorte, car c’est la marque de respect due à celui qui est dépositaire de l’honneur du roi, et écoutez-moi, Duncan, ajouta-t-il en murmurant presque, alors qu’ils étaient seuls, il serait plus prudent de tenir des hommes prêts en renfort, au cas où tout cela cacherait quelque traîtrise.
Le jeune homme saisit l’occasion de cet ordre pour quitter les appartements du colonel et, comme le jour tirait à sa fin, il se hâta sur-le-champ de prendre les dispositions nécessaires. Il ne lui fallut que quelques minutes pour faire mettre en rangs une poignée de soldats et dépêcher une ordonnance avec un drapeau pour annoncer la venue du commandant du fort. Une fois ceci accompli, il mena la garde à la poterne où il trouva son supérieur en train de l’attendre, prêt à partir. Dès que le cérémonial de départ habituel eut été observé, le vétéran et son jeune compagnon quittèrent la forteresse avec leur escorte.
Ils n’avaient fait qu’une centaine de pas lorsque la petite troupe qui accompagnait le général français à cette entrevue émergea d’un passage creux, qui était en fait le lit d’un ruisseau qui courait entre les batteries des assiégeants et le fort. Dès que Munro avait quitté sa propre forteresse pour se présenter face à ses ennemis, il avait arboré un air digne et adopté un pas et une allure militaires. À l’instant où il aperçut le panache blanc s’agiter sur le chapeau de Montcalm, son œil s’alluma et l’âge parut ne plus peser sur son grand corps toujours athlétique.
— Dites aux hommes de rester sur le qui-vive, monsieur, dit-il tout bas à Duncan, et de tenir prêts leur pierre et leur fer, car on n’est jamais en sécurité avec un serviteur de ces Louis, et en même temps, nous leur montrerons le visage d’hommes en confiance. Vous me comprenez, major Heyward !
Il fut interrompu par le vacarme d’un tambour précédant les Français qui s’approchaient, auquel il fut répondu de la même manière, puis chaque groupe envoya en avant une ordonnance portant un drapeau blanc et l’Écossais méfiant s’arrêta tandis que sa garde se figeait derrière lui. Dès que cette forme de salut eut été effectuée, Montcalm s’avança vers eux d’un pas rapide mais gracieux, ôta son chapeau devant le vieux colonel, balayant presque le sol de son panache immaculé dans sa révérence. Si l’allure de Munro était plus imposante et virile, elle n’avait ni l’aisance ni le brillant de celle du Français. Pendant quelques instants, aucun des deux ne prit la parole, chacun regardant l’autre d’un œil curieux et intéressé. Puis, ainsi que son rang supérieur et la nature de l’entrevue l’y invitaient, Montcalm rompit le silence. Après avoir prononcé quelques paroles de salutation habituelles, il se tourna vers Duncan avec un sourire signalant qu’il le reconnaissait, et poursuivit, toujours en français :
— Je me réjouis, monsieur, que vous nous donniez le plaisir de votre compagnie en cette occasion. Il ne sera pas nécessaire d’avoir recours à un interprète ordinaire, car, entre vos mains, je me sens autant en sécurité que si je parlais moi-même votre langue.
Duncan fit un signe de la tête pour le remercier de ce compliment, puis Montcalm, se tournant vers sa garde qui, comme sa réplique ennemie, s’était massée tout près de lui, continua :
— En arrière, mes enfants – il fait chaud, retirez-vous un peu.
Avant d’imiter cette preuve de confiance, le major Heyward jeta un coup d’œil dans la plaine tout autour et aperçut, avec un certain malaise, les nombreux groupes de sauvages à la peau sombre qui les observaient depuis la lisière des bois environnants, en spectateurs curieux de cette rencontre.
— Monsieur de Montcalm reconnaîtra sans peine ce que notre situation a de différent, dit-il avec gêne, désignant en même temps tous ces dangereux Indiens que l’on voyait dans presque toutes les directions. Si nous renvoyons notre garde, nous allons nous retrouver à la merci de nos ennemis.
— Monsieur, c’est la parole d’un gentilhomme français qui garantit votre sécurité, répliqua Montcalm en posant la main sur son cœur de manière spectaculaire, cela devrait vous suffire.
— Cela me suffit. Reculez, dit Duncan à l’officier qui commandait l’escorte ; reculez hors de portée de voix, monsieur, et attendez les ordres.
Munro observa ce mouvement avec un trouble évident et ne manqua pas de demander immédiatement une explication.
— N’est-il pas dans notre intérêt, monsieur, de ne montrer aucune méfiance ? répliqua Duncan. Monsieur de Montcalm se porte garant de notre sécurité sur son honneur, et j’ai ordonné à nos hommes de se retirer à quelque distance afin de prouver quel crédit nous accordons à sa parole.
— Cela est peut-être fort bien, monsieur, mais je n’ai qu’une confiance limitée dans la loyauté de tous ces marquis, comme ils se nomment. Leurs lettres de noblesse sont trop communes pour que l’on soit sûr qu’elles portent le sceau d’un honneur véritable.
— Vous oubliez, cher monsieur, que nous nous entretenons avec un officier estimé pour ses exploits en Europe comme en Amérique. D’un soldat jouissant d’une telle réputation, nous n’avons rien à craindre.
Le vieil homme eut un geste de résignation, mais ses traits crispés trahissaient toujours sa méfiance obstinée, qu’il tirait davantage d’une sorte de mépris héréditaire de l’ennemi que de signes présents qui auraient pu justifier un sentiment aussi implacable. Montcalm attendit patiemment la fin de ce petit dialogue à mi-voix, puis il s’approcha et aborda le sujet de leur entretien.
— J’ai sollicité cette entrevue avec votre supérieur, monsieur, dit-il, parce que je crois qu’il se laissera persuader qu’il a déjà fait tout ce qui était nécessaire pour l’honneur de son prince et qu’il va maintenant écouter la voix de l’humanité. Je témoignerai toujours que sa résistance a été vaillante et qu’elle s’est poursuivie tant qu’il a pu entretenir quelque espoir.
Quand ce préliminaire eut été traduit à Munro, il répondit avec dignité mais aussi avec une politesse suffisante.
— Quel que soit le prix que j’attache à un tel témoignage de Monsieur Montcalm, il aura plus de valeur lorsque je l’aurai davantage mérité.
Le général français sourit lorsque Duncan lui rapporta le contenu de cette réponse, puis il déclara :
— Ce qui est maintenant si volontiers accordé à un courage manifeste pourrait être refusé à une obstination inutile. Monsieur désire-t-il voir mon camp et se rendre compte par lui-même de nos effectifs et de l’incapacité dans laquelle il se trouve de nous résister avec succès ?
— Je sais que le roi de France est bien servi, rétorqua l’Écossais, pas du tout impressionné, dès que Duncan eut fini sa traduction, mais le roi que je sers a des troupes aussi nombreuses et tout aussi loyales.
— Qui, fort heureusement pour nous, ne sont pas ici, dit Montcalm en anglais, trop exalté pour attendre l’intervention de l’interprète. Il y a dans la guerre une mauvaise fortune à laquelle un homme courageux sait se soumettre en faisant preuve de la même bravoure que celle qu’il montre face à ses ennemis.
— Si j’avais su que Monsieur de Montcalm maîtrisait la langue anglaise, je me serais épargné la peine de le traduire aussi maladroitement, dit Duncan, contrarié et sur un ton sec, se souvenant aussitôt de son aparté avec Munro.
— Pardon, monsieur, répondit le Français, laissant ses joues hâlées se teinter légèrement. Il y a une grande différence entre comprendre et parler une langue étrangère ; veuillez donc, je vous prie, continuer à m’assister, dit-il, ajoutant, après un court silence : Ces montagnes nous offrent toutes possibilités d’observer vos fortifications, messieurs, et je suis peut-être aussi bien informé sur l’état déplorable de vos défenses que vous pouvez l’être vous-même.
— Demandez au général français si ses longues-vues lui permettent de voir jusqu’à l’Hudson, dit Munro fièrement, et s’il sait quand et où attendre l’armée de Webb.
— Laissons le général Webb être son propre interprète, répliqua l’habile Montcalm, et il tendit subitement une lettre ouverte à Munro tout en parlant. Vous y apprendrez, monsieur, que les mouvements de son armée ne sont guère susceptibles d’inquiéter la mienne.
Le vieux soldat s’empara de la lettre qui lui était présentée sans attendre la traduction des propos du Français et avec un empressement qui montrait quelle importance il attachait à son contenu. Tandis qu’il parcourait hâtivement des yeux les mots écrits, son visage perdit son expression d’orgueil militaire, donnant à voir, à la place, un profond dépit ; ses lèvres se mirent à trembler et, alors qu’il laissait la missive lui échapper des mains, sa tête s’affaissa sur sa poitrine, comme celle d’un homme qui voit tous ses espoirs anéantis d’un seul coup. Duncan ramassa la lettre par terre et, sans s’excuser pour la liberté qu’il s’arrogeait, prit connaissance au premier regard de son cruel contenu. Leur supérieur commun, loin de les encourager à tenir leur position, leur conseillait dans les termes les plus clairs de se rendre sans tarder au prétexte qu’il lui était impossible d’envoyer un seul homme à leur secours.
— Il n’y a là aucune tromperie ! s’exclama Duncan en examinant la feuille sous tous les angles. C’est bien la signature de Webb, il doit donc s’agir de la lettre interceptée !
— Cet homme me trahit ! lança Munro au bout d’un moment avec amertume. Il apporte le déshonneur au seuil d’une demeure où la honte n’est jamais entrée, il couvre mes cheveux blancs d’indignité !
— Ne dites pas cela ! s’écria Duncan. Nous sommes encore maîtres du fort et de notre honneur ! Vendons notre vie si cher que nos ennemis en jugeront le prix trop élevé !
— Mon garçon, je vous remercie ! s’exclama Munro, se secouant de son abattement. Vous venez de rappeler Munro à son devoir, pour la première fois de sa vie. Retournons au fort et creusons nos tombes derrière ces remparts !
— Messieurs, dit Montcalm s’avançant vers eux d’un pas dans un mouvement de générosité ; vous connaissez bien peu Louis de Saint-Véran si vous le croyez capable de profiter de cette lettre pour humilier de braves soldats ou se faire pour lui-même une réputation d’homme malhonnête. Écoutez les termes que je vous propose avant de repartir.
— Que dit le Français ? demanda le vieux colonel avec sévérité. Tire-t-il gloire d’avoir capturé un éclaireur porteur d’une lettre du quartier général ? Monsieur, il ferait mieux de lever le siège pour aller s’installer devant Fort Edward s’il désire effrayer ses ennemis avec des paroles !
Duncan expliqua ce que voulait leur interlocuteur.
— Monsieur de Montcalm, nous sommes prêts à vous entendre, dit Munro, plus calmement, lorsque Duncan eut terminé.
— Garder le fort est désormais impossible, lui dit son généreux ennemi ; il est impératif pour les intérêts de mon maître qu’il soit détruit ; mais en ce qui vous concerne, vous et vos vaillants camarades, aucune faveur qui puisse être chère à un soldat ne vous sera refusée.
— Nos couleurs ? demanda Heyward.
— Emportez-les en Angleterre pour montrer à votre roi qu’elles ont été vaillamment défendues.
— Nos armes ?
— Conservez-les. Personne ne pourrait en faire meilleur usage !
— Notre départ ; la reddition de la place ?
— Tout se déroulera de la façon la plus honorable pour vous.
Duncan se tourna alors pour expliquer ces propositions à son commandant, qui les écouta non sans étonnement et profondément touché par une générosité si inhabituelle et inespérée.
— Allez, Duncan, dit-il. Allez avec ce marquis, car il est tout à fait digne de ce titre ; accompagnez-le à sa tente et voyez tout cela avec lui. J’aurai vécu assez vieux pour voir deux choses dont je n’aurais jamais cru être témoin dans ma vie. Un Anglais trop effrayé pour venir en aide à un ami, et un Français trop honnête pour tirer profit de son avantage !
À ces mots, le vieux soldat laissa à nouveau sa tête retomber sur sa poitrine et regagna lentement le fort, son air abattu montrant à la garnison inquiète qu’il était porteur de mauvaises nouvelles.
L’orgueil de Munro ne se remit jamais de ce coup inattendu ; à partir de ce moment, se fit jour dans son caractère déterminé un changement qui le conduisit à une mort prématurée. Duncan resta pour régler les termes de la capitulation. On le vit rentrer au fort pendant les premiers tours de garde de la nuit, puis repartir immédiatement après un entretien privé avec le commandant. On proclama alors la cessation des hostilités, Munro ayant signé un traité par lequel la place devait être livrée à l’ennemi dès le matin et les hommes de la garnison pouvaient garder leurs armes, leurs couleurs et, par conséquent, d’un point de vue militaire, leur honneur.
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1 Allusion à Montcalm, chevalier de l’ordre de Saint Louis. (NdT)
2 Devise de l’ordre écossais du Chardon : Personne ne me provoque impunément. (NdT)