XXIII

Mais alors que la bête fauve

Peut prétendre au privilège de la chasse,

Alors que nous accordons au cerf un espace

Et des règles, avant de lâcher la meute ou de bander notre arc,

Qui a jamais fait cas de l’endroit, de la manière ou du moment

Où le renard maraudeur a été piégé ou mis à mort ?

Walter Scott, La Dame du lac, Chant IV, xxx

UN campement d’Indiens gardé par des hommes en armes, comme c’est le cas chez les Blancs, plus instruits, est chose rare. Bien renseigné sur l’approche de tout danger encore éloigné, l’Indien, pour sa sécurité, se repose généralement sur sa connaissance des signes de la forêt, sur la distance qui le sépare de ceux qu’il a le plus de raisons de craindre, et sur la difficulté des chemins pour parvenir jusqu’à lui. Mais l’ennemi qui, par un heureux concours de circonstances, a trouvé le moyen d’échapper à la vigilance des éclaireurs ne rencontrera guère de sentinelles proches du camp pour donner l’alarme. Indépendamment de cette pratique générale, les tribus alliées des Français étaient trop bien informées du coup qui venait d’être porté aux Britanniques pour redouter un danger immédiat provenant des nations hostiles dévouées à la couronne d’Angleterre.

Par conséquent, lorsque Duncan et David se retrouvèrent au milieu des enfants qui s’adonnaient aux jeux futiles déjà évoqués, personne n’avait été averti de leur arrivée. Mais dès qu’ils apparurent, toute la meute poussa, d’un commun accord, un cri d’alarme perçant avant de disparaître comme par magie à la vue des visiteurs. La couleur fauve des corps nus des jeunes Indiens se confondait si parfaitement, à cette heure-là, avec les herbes sèches que Duncan eut l’impression que la terre les avait engloutis, mais quand la surprise incita le jeune homme à examiner cet endroit avec plus de curiosité, son regard rencontra une multitude d’yeux noirs et vifs braqués sur lui.

Guère encouragé par cet étonnant augure de la façon dont il allait sûrement être scruté et soumis au jugement plus mûr des hommes adultes, il y eut un moment où le jeune soldat aurait volontiers battu en retraite. Mais il était trop tard pour hésiter. Le hurlement des enfants avait attiré une dizaine de guerriers à la porte de la hutte la plus proche, et ils restèrent là, formant un groupe sombre et sauvage, attendant gravement l’approche de ceux qui arrivaient parmi eux de manière si inopinée.

David, qui s’était un peu familiarisé avec ce genre de scène, passa devant et entra dans ce bâtiment d’un pas ferme qu’aucun obstacle ne semblait pouvoir arrêter. C’était l’édifice principal du village, quoique grossièrement construit avec de l’écorce et des branches, et c’était là que la tribu tenait ses conseils et ses réunions publiques pendant son séjour temporaire sur la frontière de la province anglaise. Duncan eut quelques difficultés à prendre un air indifférent pourtant nécessaire tandis qu’il frôlait les corps sombres et puissants des sauvages qui bouchaient l’entrée, mais, conscient que sa vie dépendait de sa présence d’esprit, il se fia au jugement de son compagnon, auquel il emboîta le pas, essayant en même temps de rassembler ses idées. Son sang se glaça dans ses veines quand il se retrouva au contact physique d’ennemis aussi féroces et implacables, mais il parvint à maîtriser ses sentiments, assez pour poursuivre son chemin jusqu’au centre de la hutte sans laisser apparaître aucun signe de faiblesse. Imitant les gestes posés de David, il tira un fagot de branchages odorants de sous un tas qui remplissait tout un coin de la cabane, puis il s’assit en silence.

Dès que leur visiteur fut passé, les guerriers curieux quittèrent l’entrée et, se positionnant autour de lui, ils parurent attendre patiemment le moment où la dignité de l’étranger lui permettrait de parler. La plupart restaient debout, appuyés dans des attitudes nonchalantes contre les poteaux qui soutenaient le curieux édifice, tandis que trois ou quatre des chefs les plus vieux et les plus distingués se plaçaient sur le sol, un peu plus en avant.

Une torche brûlait à l’intérieur, projetant sa lueur rouge d’un visage à l’autre et d’une silhouette à l’autre au gré des vacillements de la flamme dans le courant d’air. Duncan profita de cette lumière pour tenter de lire sur les traits de ses hôtes la nature probable de l’accueil qui allait lui être réservé. Mais tout son discernement ne servit à rien face à une telle froideur. Les chefs au premier rang firent à peine attention à lui, gardant les yeux fixés sur le sol, d’un air qui aurait pu être pris pour du respect, mais qu’il était facile d’interpréter comme une marque de méfiance. Les hommes dans l’ombre étaient moins réservés. Duncan ne tarda pas à détecter leurs regards curieux mais furtifs, qui en fait scrutaient sa personne et son accoutrement pouce par pouce, ne dispensant de leur examen et de leur commentaire aucune émotion sur son visage, aucun geste, aucun trait de peinture, ni même aucun détail de son vêtement.

Au bout d’un moment, l’un d’eux, dont les cheveux commençaient à grisonner mais dont les membres musclés et la démarche ferme indiquaient qu’il était toujours capable d’accomplir les tâches d’un homme vigoureux, s’avança, sortant du coin obscur où il s’était probablement posté pour se livrer à ses observations sans être vu, et prit la parole. Il s’exprimait dans la langue des Wyandots, ou Hurons ; ses mots étaient par conséquent inintelligibles pour Heyward, même si les gestes qui les accompagnaient semblaient indiquer qu’ils étaient prononcés par politesse plus que par colère. Le jeune homme secoua la tête et fit comprendre d’un signe qu’il était incapable de répondre.

— Y a-t-il un de mes frères qui parle français ou anglais ? demanda-t-il dans la première de ces deux langues, promenant le regard autour de lui, de visage en visage, dans l’espoir de voir un hochement de tête affirmatif.

Plusieurs d’entre eux se tournèrent vers lui, comme pour mieux saisir le sens de ses paroles, mais il n’obtint aucune réponse.

— Je serais chagriné de penser, continua Duncan lentement et choisissant les mots français les plus simples qu’il avait à sa disposition, que personne dans cette sage et brave nation ne comprend la langue utilisée par le Grand Monarque quand il parle à ses enfants. Il aurait le cœur lourd s’il imaginait que ses guerriers rouges le respectent aussi peu !

Un long silence plein de gravité s’ensuivit, pendant lequel aucun mouvement, ni aucune expression dans un regard ne trahit l’effet produit par sa remarque. Duncan, qui savait que le silence était considéré comme une vertu par ses hôtes, fut tout heureux de profiter de cette coutume pour mettre de l’ordre dans ses idées. Finalement, le guerrier qui s’était déjà adressé à lui répliqua en demandant sur un ton sec, dans la langue des Canadas :

— Quand notre père le Grand Monarque parle à son peuple, le fait-il dans la langue des Hurons ?

— Il ne fait aucune différence entre ses enfants, que la couleur de leur peau soit rouge ou noire ou blanche, répondit Duncan évasivement, mais il est particulièrement satisfait des courageux Hurons.

— De quelle façon parlera-t-il, demanda le chef méfiant, quand les coureurs compteront devant lui les scalps qui, il y a cinq nuits, étaient sur la tête des Yengeese1 ?

— Ils étaient ses ennemis, dit Duncan, ne pouvant s’empêcher de frissonner. Et il dira sûrement : c’est bien, mes Hurons sont très vaillants.

— Notre père du Canada ne pense pas cela. Au lieu de regarder devant pour récompenser ses Indiens, il tourne les yeux vers l’arrière. Il voit les Yengeese morts, mais pas les Hurons. Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Un grand chef comme lui a plus de pensées que de langues pour les dire. Il tourne les yeux vers l’arrière pour voir si ses ennemis le suivent.

— Le canoë d’un guerrier mort ne peut pas flotter sur le lac Horican, répliqua le sauvage d’un air sombre. Les oreilles du Grand Chef sont ouvertes aux Delawares, qui ne sont pas nos amis, et qui les remplissent de mensonges.

— C’est impossible. Voyez, il m’a prié, moi, qui connais l’art de guérir, d’aller trouver ses enfants, les Hurons rouges des Grands Lacs, et de leur demander s’ils ont des malades.

Un autre moment de silence suivit cette annonce du rôle que Duncan avait décidé de jouer. Tous les yeux se tournèrent simultanément vers lui, comme pour évaluer la vérité ou la fausseté de cette déclaration, avec une intelligence et une acuité qui firent trembler l’objet de leur examen dans l’attente du résultat. Toutefois, le même guerrier reprit la parole.

— Les hommes savants des Canadas peignent-ils leur visage ? demanda-t-il froidement. Nous les avons entendus se vanter d’avoir le visage très pâle.

— Quand un chef indien vient parmi ses pères blancs, répondit Duncan avec une grande assurance, il enlève sa peau de bison pour mettre la chemise qui lui est offerte. Mes frères m’ont donné de la peinture, alors je la porte.

Un léger murmure d’approbation lui fit comprendre que son compliment à l’adresse de la tribu était favorablement accueilli. Le chef d’âge mûr fit un geste d’appréciation et en réponse, la plupart de ses compagnons tendirent le bras et poussèrent une brève exclamation de contentement. Duncan commença à respirer plus librement, croyant que le plus dur de cette épreuve était passé, et comme il avait déjà préparé une histoire simple et crédible à l’appui de ses dires sur sa profession, il avait bon espoir de réussir en fin de compte.

Un autre guerrier se leva et, après quelques instants de silence, comme s’il se concentrait dans le but de répondre convenablement à la déclaration que leur visiteur venait de faire, il se plaça dans la position de celui qui va prendre la parole. Alors qu’il entrouvrait les lèvres, un bruit sourd mais effrayant s’éleva dans la forêt et fut aussitôt suivi d’un cri aigu et perçant qui se prolongea jusqu’à ressembler au hurlement incroyablement long et plaintif d’un loup. Cette interruption, aussi terrible que soudaine, fit se dresser Duncan, qui n’était plus conscient de rien d’autre que de l’effet produit par un cri aussi épouvantable. Au même moment, les guerriers se ruèrent comme un seul homme hors de la loge, et à l’extérieur, l’air fut vite rempli de vociférations noyant presque ces horribles bruits qui continuaient à résonner sous la voûte de la forêt. Incapable de se dominer plus longtemps, le jeune homme se précipita dehors et se trouva au milieu d’une cohue composée de tout ce qui était vivant à l’intérieur du camp. Hommes, femmes, enfants ; les vieillards, les invalides, les individus actifs et vigoureux, tous étaient dehors, certains poussant des exclamations, d’autres frappant dans leurs mains, débordant de joie, et tous exprimaient une allégresse provoquée par un événement inattendu. Bien que stupéfait d’abord par tout ce tumulte, Heyward fut vite en mesure de comprendre ce comportement mystérieux grâce à la scène qui suivit.

Il restait suffisamment de clarté dans le ciel pour laisser voir ces ouvertures dégagées parmi les cimes des arbres, là où différents sentiers quittaient la clairière pour s’enfoncer dans les profondeurs de la forêt. Sous l’une d’elles, une colonne de guerriers sortait des bois et s’avançait lentement vers les habitations. L’un des hommes de tête portait un bâton auquel, ainsi qu’il apparut par la suite, étaient accrochés plusieurs scalps. Les bruits effrayants que Duncan avait entendus n’étaient autres que ce que les Blancs ont appelé, non sans raison, “le cri de la mort”, et chacun des cris répétés était censé annoncer à la tribu la mort d’un ennemi. Le peu qu’Heyward connaissait des coutumes indiennes lui permit de parvenir à cette explication et, sachant maintenant que l’interruption avait été causée par le retour inopiné d’une expédition guerrière, toute sensation désagréable fut dissipée et il se félicita même de cette aide qui venait fort opportunément détourner l’attention de sa personne.

Arrivés à une centaine de pas des huttes, les guerriers s’arrêtèrent. Leur terrifiant cri plaintif, censé représenter à la fois les lamentations des morts et le triomphe des vainqueurs, avait entièrement cessé. L’un d’eux fit alors une déclaration à haute voix, dans des termes qui étaient loin d’être effroyables, quoique pas plus intelligibles pour ceux à qui ils étaient adressés que leurs hurlements expressifs. Il serait difficile de donner une idée convenable de l’ivresse sauvage avec laquelle furent accueillies les nouvelles ainsi annoncées. En un instant, tout le camp devint une scène d’agitation et de confusion. Les hommes se mirent à brandir leurs couteaux, puis formèrent deux rangées avec un couloir au milieu, qui allait des habitations jusqu’aux guerriers victorieux. Les squaws s’armèrent de gourdins, de haches ou de tout ce qui leur tombait sous la main et pouvait servir d’arme et se précipitèrent, impatientes de participer au jeu cruel qui se préparait. Les enfants eux-mêmes ne voulaient pas rester à l’écart, et des petits garçons, à peine capables de les porter, arrachaient les tomahawks de la ceinture de leurs pères, puis se faufilaient dans les rangs, reproduisant à la perfection l’expression sauvage affichée par leurs parents.

De grands tas de broussailles étaient éparpillés dans la clairière et une vieille squaw s’occupait à mettre prudemment le feu à tous ceux qui pouvaient servir à éclairer le spectacle qui s’annonçait. À mesure que les flammes s’élevaient, leur éclat éclipsait la clarté du jour finissant et contribuait à rendre toute chose à la fois plus distincte et plus hideuse. La scène entière formait un tableau impressionnant, encadré par la bordure sombre des grands pins. Les hommes de l’expédition étaient les plus éloignés. Devant eux, à une petite distance, il y avait deux hommes, apparemment choisis parmi les autres pour être les acteurs principaux de ce qui allait suivre. La lumière n’était pas assez forte pour éclairer distinctement leurs traits, mais ils étaient à l’évidence animés de sentiments très différents. Alors que l’un d’eux se tenait bien droit, déterminé à subir son sort en héros, l’autre courbait la tête, comme frappé de terreur, ou paralysé par la honte. Le fougueux Duncan ressentit un puissant élan d’admiration et de pitié pour le premier, bien qu’il n’eût aucune possibilité de manifester ses généreuses émotions. Il observait toutefois le moindre mouvement du prisonnier avec des yeux fascinés, et tandis qu’il suivait le contour délicat de son corps vigoureux et admirablement proportionné, il essayait de se persuader que s’il était dans le pouvoir d’un homme, aidé par une si noble résolution, de sortir indemne d’une épreuve aussi terrible, alors le jeune captif qu’il avait devant lui pouvait espérer parvenir vivant au bout de la course périlleuse qui l’attendait. Insensiblement, Duncan se rapprocha des deux rangées de Hurons à la peau cuivrée, respirant à peine, tellement il était captivé par le spectacle. Juste à cet instant-là, le signal fut donné et le silence momentané qui avait précédé le cri fut brisé par une clameur sauvage qui dépassait de beaucoup tout ce qu’il avait entendu auparavant. Le plus indigne des deux prisonniers demeura immobile, mais l’autre bondit dès que le cri retentit avec l’énergie et la rapidité d’un cerf. Au lieu de se précipiter entre les deux rangées comme tout le monde s’y attendait, il s’engagea à peine dans le dangereux défilé et avant que le premier coup eût été donné, il changea de direction puis, sautant par-dessus la tête des enfants alignés, il se retrouva à l’extérieur de cette haie d’horreur, et à l’écart de ses coups. À cette manœuvre répondirent mille imprécations et la multitude furieuse rompit les rangs et se dispersa, provoquant une mêlée indescriptible.

Une douzaine de brasiers répandaient maintenant une lueur rougeoyante sur la clairière, la transformant en une sorte d’arène impie et fantasmagorique, dans laquelle des créatures démoniaques s’étaient rassemblées pour accomplir leurs rites sauvages et sanguinaires. Les silhouettes à l’arrière-plan faisaient songer à des spectres, qui semblaient glisser sous le regard et fendre l’air en faisant des gestes désordonnés et insensés, tandis que la frénésie barbare de ceux qui passaient à proximité des flammes était horriblement mise en évidence par les éclats de lumière qui dansaient sur leurs visages enragés.

On comprendra aisément qu’au milieu d’une telle foule d’ennemis acharnés, le fugitif n’avait pas un instant de répit. À un seul moment, il sembla qu’il allait pouvoir atteindre la forêt, mais toute la masse de ses ennemis se jeta devant lui, le forçant à revenir au milieu de ses impitoyables persécuteurs. Se retournant comme le cerf face au chasseur, il s’élança alors comme une flèche à travers une colonne de flammes et, échappant à la meute sans la moindre égratignure, réapparut de l’autre côté de la clairière. Là aussi, il fut bloqué par quelques Hurons plus âgés et plus rusés. Une fois encore, il tenta sa chance dans la multitude de ses poursuivants, comme s’il recherchait la sécurité dans leur aveuglement, puis quelques instants passèrent pendant lesquels Duncan crut ce jeune et valeureux étranger perdu.

Rien ne se distinguait avec précision dans cette cohue sombre de formes humaines, ballotées et entraînées dans une confusion indescriptible. Des bras, des lames luisantes et de formidables gourdins apparaissaient au-dessus des têtes, mais de toute évidence, les coups étaient portés au hasard. L’effet terrifiant que tout cela produisait était encore renforcé par les cris perçants des femmes et les hurlements féroces des guerriers. De temps à autre, Duncan entrevoyait la silhouette légère fendant l’air dans un bond éperdu et il espérait – plus qu’il ne croyait – que le prisonnier était toujours libre de ses étonnants mouvements. Tout à coup, la multitude reflua, se rapprochant de l’endroit où il se tenait. La lourde masse à l’arrière fit pression sur les femmes et les enfants qui formaient les premiers rangs, les précipitant à terre. L’étranger réapparut dans la confusion. Mais les capacités physiques humaines ne pouvaient endurer une épreuve aussi implacable beaucoup plus longtemps. Le prisonnier sembla s’en rendre compte. Profitant de cette brèche momentanée, il s’arracha du groupe des guerriers et, désespéré, il fit ce qui parut être à Duncan une ultime tentative pour gagner la forêt. Comme s’il savait qu’il n’avait rien à craindre du jeune officier, le fugitif le frôla pratiquement dans sa course éperdue. Un Huron à la stature impressionnante qui avait ménagé ses forces s’élança tout de suite derrière lui, le tomahawk levé, le menaçant d’un coup fatal. Duncan tendit la jambe et en heurtant cet obstacle, le sauvage fut précipité la tête en avant à plusieurs pieds devant celui dont il voulait faire sa victime. La pensée elle-même n’est pas plus rapide que le mouvement par lequel le jeune Indien profita de cet avantage ; il se retourna, luisant comme un météore alors qu’il repassait devant Duncan, et l’instant d’après, lorsque ce dernier eut recouvré ses esprits et qu’il chercha le prisonnier du regard, il l’aperçut, appuyé tranquillement contre un poteau couvert de peintures planté devant la porte de la loge principale.

Craignant que le rôle qu’il avait joué dans la fuite du jeune Indien ne lui fût fatal, Duncan quitta les lieux sans attendre. Il suivit la cohue qui se dirigeait vers les loges, l’air maussade et sinistre, comme n’importe quelle autre foule frustrée d’apprendre que l’exécution n’aura pas lieu. La curiosité, à moins que ce ne fût un sentiment plus honorable, le poussa à s’approcher de l’étranger. Il le trouva debout, un bras passé autour du pilier protecteur, respirant difficilement après tous ses efforts, mais ne s’autorisant à laisser échapper aucun signe de souffrance. Sa personne était désormais sous la protection d’une coutume sacrée et immémoriale, jusqu’à ce que la tribu réunie en conseil eût délibéré et décidé de son sort. Il n’était cependant pas difficile de prédire le résultat d’après ce que les sentiments de la foule massée en cet endroit laissaient présager.

Le vocabulaire des Hurons ne comportait aucune injure dont l’étranger victorieux de l’épreuve ne fut pas abreuvé par les femmes déçues. Elles se moquaient de ses efforts et lui disaient, avec force railleries, qu’il se servait mieux de ses pieds que de ses mains et qu’il méritait de voir des ailes lui pousser alors qu’il ne connaissait l’usage ni de la flèche ni du couteau. Le prisonnier ne répondait pas à toutes ces insultes, il se contentait de garder une attitude où la dignité le disputait singulièrement au mépris. Exaspérées par son calme autant que par sa réussite, les femmes commencèrent à prononcer des mots inintelligibles, vite remplacés par des hurlements aigus et stridents. C’est alors que la vieille squaw rusée, qui avait pris toutes les précautions utiles pour mettre le feu aux tas de broussailles, se faufila au milieu de l’attroupement et se fit une place devant le prisonnier. La vieille sorcière repoussante et ratatinée aurait bien mérité d’être créditée d’une fourberie qui ne relevait plus de la nature humaine. Rejetant en arrière le vêtement léger qu’elle portait, elle tendit son bras, long et décharné, en dérision et, utilisant la langue des Lenapes pour mieux se faire comprendre de l’objet de ses railleries, elle l’apostropha :

— Écoute, Delaware ! dit-elle en claquant des doigts sous le nez du jeune Indien. Ta nation est une race de femmes et la houe est mieux adaptée à ta main que le fusil ! Les squaws de ta tribu ne donnent le jour qu’à des faons, et si un ours, ou un chat sauvage, ou un serpent venait à naître parmi les tiens, tu prendrais la fuite ! Les filles des Hurons vont te faire des jupons et nous te trouverons un mari.

Des éclats de rire sauvages ponctuèrent cette attaque, dans lesquels l’hilarité douce et musicale des jeunes filles s’accordait étrangement avec la voix fêlée de leur compagne plus âgée et plus malfaisante. Mais tous leurs efforts semblaient ne pas pouvoir atteindre l’étranger. Sa tête restait immobile et il donnait l’impression de ne pas être conscient de la présence de quiconque, sauf quand son regard hautain glissait en direction des formes sombres des guerriers qui rôdaient à l’arrière-plan, observateurs silencieux et renfrognés de la scène.

Rendue furieuse par la maîtrise de soi du captif, la femme se planta dans une posture de défi, les mains sur les hanches, et se lança à nouveau dans un torrent d’invectives qu’aucun talent ne pourrait nous permettre de coucher sur le papier avec succès. Mais elle s’essouffla en vain, car, bien que renommée dans sa tribu pour ses capacités dans l’art de l’injure, elle se mit dans une rage telle que l’écume lui vint aux lèvres sans pour autant faire tressaillir le moindre muscle du visage immobile de l’étranger. L’effet de cette indifférence commença à s’étendre à d’autres spectateurs et un jeune garçon qui sortait à peine de l’enfance essaya de venir en aide à la mégère en brandissant son tomahawk devant leur victime et en ajoutant quelques vaines bravades aux moqueries de la femme. Le prisonnier tourna alors la tête vers la lumière et baissa les yeux sur le jouvenceau avec un air qui était au-dessus du mépris. Aussitôt après, il reprit sa position, s’appuyant tranquillement contre le poteau. Mais le changement de posture avait permis à Duncan de croiser le regard ferme et perçant d’Uncas.

Le souffle coupé par la surprise, et profondément angoissé par la situation critique de son ami, Heyward eut un mouvement de recul devant ce regard, tremblant à l’idée que ce qu’il exprimait ne pût, d’une manière quelconque, précipiter une issue fatale pour le jeune Indien. Toutefois, une telle crainte n’était pas justifiée dans l’immédiat. À cet instant, un guerrier se fraya un passage dans la foule exaspérée. D’un geste sévère, il fit signe aux femmes et aux enfants de s’écarter, et, prenant Uncas par le bras, il l’emmena dans la loge du conseil. Tous les chefs et tous les guerriers les plus respectés les y suivirent, et au milieu d’eux, Heyward, dévoré d’inquiétude, parvint à entrer sans attirer l’attention.

Quelques minutes furent consacrées à l’installation des hommes présents en conformité avec leur rang et leur influence dans la tribu. L’ordre adopté était très comparable à celui qui avait été mis en place lors de la réunion précédente : les chefs âgés et les plus honorés occupant l’espace qui était éclairé par la flamme vive d’une torche, tandis que les plus jeunes et les subalternes étaient disposés dans le fond où ils formaient une ligne sombre de visages cuivrés aux traits accusés. Au centre de la loge, juste sous une ouverture dans le toit qui laissait apparaître le scintillement de deux ou trois étoiles, se tenait Uncas, calme, digne et plein de sang-froid. Son port, noble et hautain, ne manqua pas de frapper ses juges qui portaient souvent leurs regards sur sa personne et leurs yeux, sans rien perdre de leur détermination inflexible, trahissaient sans équivoque l’admiration que leur inspirait le courage de l’étranger.

Il en allait tout autrement avec l’individu que Duncan avait aperçu en compagnie de son ami juste avant la terrible épreuve et qui, au lieu de prendre le départ de la course, était resté, tout au long du tumulte et de la confusion, apeuré et semblable à une statue représentant la honte et la disgrâce mêmes. Bien qu’aucune main n’eût été tendue vers lui et qu’aucun œil n’eût daigné observer ses mouvements, il était entré dans la loge avec les autres, comme poussé par un destin auquel il se soumettait, apparemment, sans se révolter. Heyward saisit la première occasion qui se présentait pour observer son visage, redoutant secrètement de reconnaître les traits d’une autre personne amie, mais il s’agissait d’un inconnu et, chose plus intrigante encore, il portait toutes les marques distinctives d’un guerrier huron. Cependant, au lieu de se mêler aux siens, il était assis à l’écart, solitaire au sein de cette multitude, replié sur lui-même et recroquevillé dans une attitude soumise, comme s’il était soucieux d’occuper le moins de place possible. Lorsque chacun fut installé à la place qui lui revenait et que le silence se fut fait dans la salle, le chef aux cheveux gris dont il a déjà été question prit la parole à haute voix dans la langue des Lenni Lenapes.

— Delaware, commença-t-il, bien que tu appartiennes à une nation de femmes, tu as prouvé que tu étais un homme. Je te donnerais volontiers de la nourriture, mais celui qui mange avec un Huron doit devenir son ami. Repose-toi tranquillement jusqu’au soleil du matin, quand notre décision finale sera prise.

— Pendant sept nuits et autant de jours d’été, j’ai jeûné sur la piste des Hurons, répondit froidement Uncas. Les enfants des Lenapes savent marcher sur le sentier de la justice sans s’attarder pour manger.

— Deux de mes jeunes hommes sont à la poursuite de ton compagnon, reprit le chef sans paraître remarquer la bravade de son prisonnier. Quand ils seront de retour, alors nos sages t’annonceront leur jugement : la vie ou la mort.

— Les Hurons n’auraient-ils donc pas d’oreilles ! s’exclama Uncas avec mépris. Deux fois depuis qu’il est votre prisonnier, le Delaware a entendu le bruit d’un fusil qu’il connaît bien. Vos guerriers ne reviendront jamais !

Un bref moment de silence morne suivit cette affirmation audacieuse. Duncan, qui avait compris que le Mohican faisait allusion au redoutable fusil de l’éclaireur, se pencha en avant pour mieux observer l’effet produit sur les Hurons, mais le chef se contenta de répliquer simplement :

— Si les Lenapes sont si habiles, pourquoi un de leurs plus valeureux guerriers est-il ici ?

— Il a suivi les pas d’un lâche qui s’enfuyait et il est tombé dans un piège. Même le castor le plus rusé peut se faire prendre !

En répondant cela, Uncas désigna du doigt le Huron solitaire, mais sans daigner s’attarder sur un objet aussi indigne de son attention. La réponse et l’attitude de celui qui s’exprimait produisirent une vive sensation parmi son auditoire. Tous les regards se tournèrent, consternés, vers l’individu désigné par ce simple geste, et un murmure sourd et menaçant traversa la foule. La rumeur hostile parvint jusqu’à la porte où les femmes et les enfants s’étaient agglutinés, et il n’y avait plus aucun espace laissé libre entre deux épaules qui ne fût maintenant rempli par les traits sombres d’un visage curieux et impatient.

Pendant ce temps, les chefs les plus âgés, au centre de la loge, délibéraient entre eux en phrases courtes et hachées. Le moindre mot prononcé exprimait l’idée de celui qui parlait sous la forme la plus simple et la plus énergique possible. À nouveau, un long silence d’une profonde gravité s’installa. Tous savaient qu’il était le précurseur solennel d’un jugement d’une importance capitale. Ceux qui formaient le cercle extérieur étaient sur la pointe des pieds pour mieux voir et le coupable lui-même, sous le coup d’une émotion plus forte, oublia un instant sa honte et montra son visage indigne pour jeter un regard anxieux et perturbé en direction de l’assemblée des chefs. Le silence fut finalement rompu par le guerrier âgé qui avait si souvent pris la parole. Il se leva et passa près d’Uncas, qui restait immobile, et, prenant une pose pleine de dignité, se campa devant l’accusé. À cet instant, la vieille squaw toute ridée s’inséra dans le cercle, la torche à la main, effectuant des pas de côté en une sorte de danse lente et marmonnant les mots indistincts de ce qui aurait pu être une incantation quelconque. Sa présence constituait indiscutablement une intrusion, mais personne n’y prêta attention.

S’approchant d’Uncas, elle leva la torche enflammée de manière à projeter sa lueur rougeoyante sur la personne du jeune Indien et ainsi mettre en évidence le moindre signe d’émotion sur son visage. Le Mohican garda son attitude ferme et hautaine, et son regard, loin de daigner croiser les yeux inquisiteurs de la squaw, demeurait fixé sur quelque objet lointain, comme s’il pénétrait les obstacles qui lui bloquaient la vue et scrutait l’avenir. Satisfaite de son examen, elle le laissa avec une légère expression de plaisir, et poursuivit afin de se livrer à la même expérience sur son congénère coupable.

Le jeune Huron portait ses peintures de guerre et ses vêtements ne masquaient que très peu de son anatomie délicatement formée. La lumière rendait visible chaque membre et chaque articulation et Duncan détourna les yeux quand il constata qu’ils étaient agités de convulsions provoquées par une angoisse irrépressible. La femme commença à émettre une plainte sourde et lugubre devant ce spectacle honteux et attristant, et le chef tendit la main pour l’écarter doucement.

— Roseau-qui-plie, dit-il en interpellant le jeune coupable par son nom et dans sa propre langue. Bien que le Grand Esprit t’ait fait agréable à l’œil, il aurait mieux valu pour toi n’être jamais né. Ta langue est forte dans le village, mais muette dans la bataille. Aucun de mes jeunes guerriers n’enfonce son tomahawk dans le poteau de guerre aussi profondément que toi – mais aucun ne l’enfonce aussi peu dans le crâne des Yengeese. Nos ennemis connaissent la forme de ton dos, mais ils n’ont jamais vu la couleur de tes yeux. Trois fois, ils t’ont demandé de venir te battre, et autant de fois tu as oublié de leur répondre. Plus jamais ton nom ne sera prononcé dans notre tribu – il est déjà oublié.

Tandis que le Huron martelait ces paroles lentement, s’interrompant avec emphase entre chacune des phrases, le coupable leva le visage, par respect pour le rang et l’âge du chef. La honte, l’horreur et l’orgueil s’affrontaient sur ses traits. Son regard, crispé par l’angoisse, fit le tour des personnes qui de leur vivant assureraient sa réputation et à cet instant, ce fut l’orgueil qui l’emporta. Il se leva et, dénudant sa poitrine, il contempla sans faiblir le couteau effilé et étincelant que brandissait déjà son juge implacable. Et tandis que, lentement, la lame lui transperçait le cœur, il esquissa même un sourire, comme s’il se réjouissait de trouver la mort moins terrible qu’il ne l’avait imaginée, puis il s’écroula lourdement en avant, aux pieds d’Uncas, figé, qui ne montra pas la moindre émotion.

La squaw poussa une longue plainte comme un hurlement, jeta la torche au sol, noyant tout dans l’obscurité. La foule des spectateurs encore frissonnants sortit sans bruit de la hutte, tels des esprits troublés, et Duncan crut qu’il n’y avait plus dans les lieux que la victime encore palpitante de ce jugement à l’indienne et lui-même.

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1 Les Anglais.