Et ils s’attardent encore,
Vengeurs de leur patrie.
Thomas Gray, “The Bard”, I, 3
L’AVERTISSEMENT de l’éclaireur n’avait pas été lancé à la légère. Pendant l’assaut meurtrier qui vient d’être relaté, le rugissement des chutes n’avait été entrecoupé d’aucun bruit d’origine humaine. On aurait dit que les Indiens sur la rive opposée, concentrés sur l’issue de l’affrontement, étaient restés figés, tandis que les mouvements rapides et les changements de position incessants des combattants interdisaient de toute façon des tirs qui auraient pu être dangereux pour les leurs aussi bien que pour les ennemis. Mais dès que le corps-à-corps fut terminé, un hurlement s’éleva, dont la sauvagerie et la férocité reflétaient autant que possible toute la fureur vengeresse qui le motivait. Il fut suivi d’éclairs jaillissant des fusils, leurs volées de messagers de plomb s’écrasant sur les rochers, comme si les assaillants voulaient déverser toute leur rage impuissante sur la scène impavide du funeste combat.
Une riposte régulière, quoique mesurée, partait du fusil de Chingachgook, qui était demeuré à son poste pendant toute la bataille avec une résolution imperturbable. Quand le cri triomphal d’Uncas lui était parvenu aux oreilles, il avait lancé en réponse une unique exclamation pour exprimer sa fierté de père, après quoi, seule l’activité de son fusil indiquait qu’il gardait toujours le passage avec une inlassable application. De nombreuses minutes s’écoulèrent ainsi à la vitesse de la pensée ; parfois les armes des assaillants crachaient des salves assourdissantes, puis, à d’autres moments, éclataient des tirs isolés et sporadiques. Les rochers, les arbres et les buissons étaient criblés d’une centaine d’impacts tout autour des assiégés, mais leur abri était tellement sûr et ils restaient si bien à couvert que, jusqu’alors, David avait été le seul touché dans leur petit groupe.
— Laissons-les brûler leur poudre, dit l’éclaireur avec sang-froid, tandis que les balles sifflaient les unes après les autres près de l’endroit où il était tapi en toute sécurité. Cela va faire un joli tas de plomb quand tout sera terminé, et j’imagine que ces démons se fatigueront de ce petit jeu avant que ces vieilles pierres ne se mettent à crier grâce ! Uncas, mon garçon, tu gaspilles tes balles en mettant trop de poudre, et un fusil qui a du recul ne vise jamais juste. Je t’avais dit de tirer sur ce mécréant en dessous de la ligne de sa peinture blanche et ta balle l’a touché au moins deux pouces plus haut. La vie se situe plus bas dans le corps d’un Mingo, et par humanité nous nous devons de mettre un terme rapide aux souffrances de ces serpents.
Un sourire calme éclaira le visage hautain du jeune Mohican, signe qu’il n’ignorait pas la langue anglaise, ni ce que voulait dire Œil-de-Faucon, mais il le laissa s’effacer de ses traits sans se justifier ni répliquer.
— Je ne peux pas vous permettre d’accuser Uncas de manquer de jugement ou d’adresse, intervint Duncan. Il m’a sauvé la vie avec un sang-froid et un esprit de décision remarquables, et il s’est fait un ami qui n’aura jamais besoin qu’on lui rappelle cette dette.
Uncas se leva à demi et tendit la main pour serrer celle d’Heyward. Pendant ce geste d’amitié, les deux jeunes hommes échangèrent un regard de compréhension mutuelle qui fit oublier à Duncan la nature et la couleur de son partenaire primitif. Pendant ce temps, Œil-de-Faucon, qui assistait à ce témoignage d’affection avec une sorte de bienveillance détachée, fit la réponse suivante :
— Dans ces régions sauvages, la vie est une dette que les amis contractent souvent les uns envers les autres. Je suppose que j’ai moi-même déjà rendu ce genre de service à Uncas par le passé ; et je me souviens très bien qu’il s’est interposé entre la mort et moi à cinq reprises différentes ; trois fois contre les Mingos, une fois en traversant le lac Horican, et…
— Ce tir était mieux ajusté que les autres ! s’exclama Duncan en se recroquevillant instinctivement quand la balle frappa le rocher à côté de lui avant de retomber immédiatement.
Œil-de-Faucon ramassa le morceau de plomb informe et secoua la tête en l’examinant, puis il dit :
— Une balle ne s’aplatit pas en tombant ! Cela n’aurait pu arriver que si elle était venue des nuages.
Mais le fusil d’Uncas était carrément pointé vers le ciel, attirant le regard de ses compagnons vers un endroit qui fournit aussitôt l’explication du mystère. Un chêne tortu s’élevait sur la rive droite du fleuve, pratiquement en face de leur position, et recherchant la liberté d’un espace dégagé, l’arbre s’était tellement incliné vers l’avant que ses plus hautes branches surplombaient le bras du cours d’eau qui coulait près de la rive où il poussait. Dans les feuilles supérieures, qui masquaient chichement les branches tortueuses et rabougries, un sauvage était parvenu à se percher, partiellement dissimulé par le tronc, et il avait l’air de plonger le regard sur eux pour juger de l’effet produit par son tir perfide.
— Ces démons sont capables de grimper jusqu’aux cieux pour parvenir à leurs fins et nous détruire, dit Œil-de-Faucon. Amuse-le, mon garçon, jusqu’à ce que mon bon “tueur-de-cerfs” soit en position, puis nous tirerons de chaque côté de l’arbre en même temps et nous verrons bien comment il réagit.
Uncas retarda son tir jusqu’au signal de l’éclaireur. Les deux fusils lancèrent un éclair, les feuilles et l’écorce du chêne volèrent avant d’être éparpillées par le vent, mais l’Indien répondit à leur attaque par un rire sarcastique et riposta par une autre balle qui fit sauter la toque de la tête d’Œil-de-Faucon. Une fois encore, les hurlements sauvages éclatèrent dans les bois et une grêle de plomb siffla au-dessus des assiégés comme pour les contraindre à rester dans cet endroit où ils pourraient devenir des cibles faciles pour le guerrier entreprenant qui était monté dans l’arbre.
— Il faut mettre bon ordre à cela, dit l’éclaireur en regardant autour de lui d’un œil inquiet. Uncas, appelle ton père ; nous avons besoin de toutes nos armes pour faire descendre cette vermine rusée de son perchoir.
Le signe fut aussitôt adressé et avant qu’Œil-de-Faucon eût rechargé son fusil, ils furent rejoints par Chingachgook. Quand son fils lui eut montré la position de leur dangereux ennemi, le guerrier expérimenté laissa échapper l’exclamation habituelle “Hugh !”, mais par la suite, aucune autre expression de surprise ou d’inquiétude ne sortit de ses lèvres. Œil-de-Faucon et les Mohicans conversèrent sérieusement en delaware pendant quelques instants, puis chacun regagna tranquillement son poste dans le but de mettre à exécution le plan qu’ils avaient rapidement élaboré.
Depuis qu’il avait été découvert, le guerrier dans le chêne avait continué ses tirs incessants mais inefficaces. La vigilance de ses ennemis le gênait pour viser car leurs fusils prenaient pour cible toute partie de son corps qu’il venait à exposer. Toutefois, ses balles tombaient au milieu du groupe tapi derrière les rochers. L’uniforme rouge d’Heyward, qui le rendait particulièrement visible, avait été troué à plusieurs reprises et une fois le sang avait même coulé d’une légère blessure au bras.
Finalement, enhardi par la circonspection et la patience de ses ennemis, le Huron tenta un tir mieux ajusté et plus meurtrier. Le regard vif des Mohicans décela le contour sombre de ses membres inférieurs, imprudemment exposés à travers le feuillage clairsemé, à quelques pouces du tronc. Leurs deux fusils ne produisirent qu’une seule détonation et, s’affaissant sur sa jambe blessée, le corps du sauvage apparut à découvert. Rapide comme l’éclair, Œil-de-Faucon profita de cet avantage et fit feu de son arme fatale dans le haut du chêne. Les feuilles s’agitèrent curieusement ; le fusil menaçant tomba de ce poste élevé et après s’être débattu en vain quelques instants, le sauvage apparut, se balançant au-dessus du vide, tandis qu’il s’agrippait désespérément à une branche rabougrie et nue.
— Je vous en prie, par pitié, envoyez-lui une autre décharge ! s’écria Duncan, détournant le regard, horrifié, du spectacle qu’offrait un être humain dans une situation aussi horrible.
— Pas une balle ! s’exclama Œil-de-Faucon, inflexible. Sa mort est certaine et nous n’avons pas de poudre à gaspiller, car les batailles contre les Indiens durent parfois des jours. C’est leurs scalps ou les nôtres ! Et lorsqu’il nous a créés, Dieu nous a dotés de l’envie de garder notre cuir chevelu sur la tête !
Cette morale, sévère et intransigeante, mais étayée, en quelque sorte, par des impératifs aussi évidents, était sans appel. À partir de ce moment, les hurlements dans la forêt cessèrent une fois de plus, la fusillade se fit moins nourrie et tous les regards, amis ou ennemis, restèrent fixés sur la situation désespérée du pauvre diable qui demeurait suspendu entre ciel et terre. Son corps s’agitait dans le vent, et si aucun murmure ni gémissement ne s’échappait de lui, il y avait des moments où il tournait vers ses ennemis son visage sinistre, et malgré la distance, l’angoisse d’un profond désespoir se lisait sur ses traits sombres. Par trois fois, l’éclaireur leva son fusil, mû par la pitié, trois fois la prudence prit le dessus sur son intention et il le baissa sans tirer. Au bout d’un moment, une main du Huron lâcha prise et retomba, épuisée, le long de son corps. S’ensuivit une lutte désespérée et vaine dans le but de s’agripper à nouveau à la branche, puis on vit la main du sauvage griffer l’air furieusement l’espace d’un instant. L’éclair ne pourrait être plus rapide que ne le fut la flamme qui sortit du fusil d’Œil-de-Faucon ; les membres de la victime tremblèrent et se convulsèrent, sa tête retomba sur sa poitrine, puis son corps s’enfonça comme du plomb dans l’eau couverte d’écume, et les flots se refermèrent sur lui dans leur course incessante, effaçant à jamais toute trace du malheureux Huron.
Aucun cri triomphal ne vint saluer cette importante victoire, et même les deux Mohicans échangèrent un regard silencieux et horrifié. Un hurlement isolé s’éleva dans les bois et tout redevint calme. Œil-de-Faucon, qui semblait être le seul à réfléchir à cet événement et à son propre moment de faiblesse, secoua la tête et exprima sa désapprobation à haute voix.
— C’était la dernière charge de poudre dans ma corne et la dernière balle dans ma sacoche, et j’ai agi comme un enfant, dit-il. Quelle différence cela faisait-il pour lui de tomber dans l’abîme mort ou vif ? Il n’aurait pas eu le temps de souffrir. Uncas, mon garçon, descends jusqu’au canoë et rapporte-moi la grande corne, c’est tout ce qu’il nous reste de poudre et nous allons en avoir besoin jusqu’au dernier grain, ou alors je ne connais rien aux Mingos.
Le jeune Mohican obéit, laissant l’éclaireur retourner en vain le contenu de sa sacoche et secouer sa corne vide avec un nouvel accès d’irritation. Mais il fut bien vite tiré de cet examen décourageant par un cri strident poussé par Uncas qui, même aux oreilles peu expérimentées de Duncan, parut annoncer une autre calamité inattendue. Toutes ses pensées étant concentrées avec appréhension sur les précieux joyaux qu’il avait mis à l’abri dans la caverne, le jeune homme se leva d’un bond sans se soucier du danger qu’il courait en s’exposant ainsi. Comme si son mouvement avait été déclenché par une impulsion commune, il fut imité par ses compagnons et tous les trois se précipitèrent dans le passage menant à l’autre caverne avec une rapidité qui rendit totalement inefficaces les tirs épars de leurs ennemis. Le cri inhabituel avait fait sortir de leur cachette les deux sœurs ainsi que le blessé, David, et tous ensemble, d’un seul coup d’œil, ils prirent connaissance du désastre qui avait perturbé même le stoïcisme endurci de leur jeune protecteur indien.
À une faible distance du rocher, leur petite embarcation traversait les remous en direction du courant rapide du fleuve, d’une manière qui prouvait qu’elle était dirigée par un individu dissimulé. À l’instant où ce spectacle désolant s’offrit aux yeux de l’éclaireur, celui-ci leva son fusil instinctivement, mais en réponse aux étincelles vives du silex, le canon resta muet.
— Trop tard, c’est trop tard ! s’exclama Œil-de-Faucon en laissant tomber son arme inutile avec une amère frustration. Le mécréant a atteint les rapides et même si nous avions de la poudre, il vogue trop vite maintenant pour qu’une balle puisse encore l’atteindre.
L’audacieux Huron passa la tête au-dessus du canoë qui filait dans le courant, puis il agita une main et lança le cri qui annonçait son succès. De la forêt monta alors un hurlement accompagné d’éclats de rire et à entendre cette exultation railleuse on eût dit que cinquante démons proféraient leur jubilation blasphématoire devant la chute d’une âme chrétienne.
— Vous avez bien raison de vous réjouir, enfants du diable ! dit l’éclaireur en s’asseyant sur une avancée du rocher avant de laisser tomber à ses pieds son arme devenue inutile. Maintenant les trois fusils les plus rapides et les plus précis de ces bois ne valent pas mieux que trois épis de molène ou des bois de cerf de l’an dernier !
— Que peut-on faire ? s’enquit Duncan, balayant sa première réaction de déception au profit d’une envie d’agir plus virile. Que va-t-il nous arriver ?
Pour toute réponse, Œil-de-Faucon décrivit un cercle autour de son crâne avec son doigt de manière si explicite qu’il était impossible, pour quiconque voyant ce geste, de se méprendre sur sa signification.
— Notre situation n’est sûrement pas aussi désespérée ! s’exclama le jeune homme. Les Hurons ne sont pas encore ici, nous pouvons défendre l’accès aux cavernes, les empêcher de débarquer.
— Avec quoi ? demanda l’éclaireur sur un ton détaché. Les flèches d’Uncas, ou des larmes de femmes ? Non, non. Vous êtes jeune et riche, vous avez des amis et je sais qu’à votre âge, il est dur de mourir ! Mais, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil en direction des Mohicans, n’oublions pas que c’est un sang pur qui coule dans nos veines, montrons à ces indigènes des bois que lorsque l’heure est venue, le sang blanc coule aussi vaillamment que le rouge.
Duncan se retourna vivement dans la direction indiquée par le regard de l’éclaireur et lut dans le comportement des Indiens la confirmation de ses pires craintes. Chingachgook, s’installant dans une posture pleine de dignité sur une autre portion du rocher, avait déjà posé son couteau et son tomahawk et il était en train d’enlever la plume d’aigle de sa tête, lissant son unique touffe de cheveux, comme pour la préparer à l’accomplissement de son ultime et horrible fonction. Son visage, quoique pensif, restait calme, tandis que ses yeux noirs et luisants perdaient peu à peu l’éclat de férocité que leur donnait le combat, pour prendre une expression mieux adaptée au changement qu’il s’attendait à subir d’un moment à l’autre.
— Notre situation n’est pas, ne peut pas être, aussi désespérée ! dit Duncan. À cet instant même, il est possible que les secours soient proches. Je ne vois aucun ennemi ! Ils se sont lassés d’une bataille dans laquelle ils ont tant à perdre et si peu à gagner.
— Il va peut-être s’écouler une minute, ou peut-être une heure, avant que ces serpents rusés ne se faufilent jusqu’ici, et il serait tout à fait dans leur nature qu’ils soient même déjà à portée de voix, répondit Œil-de-Faucon, mais ils vont venir de toute façon, et de manière telle que nous n’aurons pas grand-chose à espérer ! Chingachgook, mon frère, poursuivit-il en langue delaware, nous avons livré notre dernière bataille ensemble, et les Maquas vont triompher en prenant la vie de l’homme sage des Mohicans et celle du Visage-Pâle dont les yeux transforment la nuit en jour et abaissent les nuages au même niveau que les brumes des sources !
— Que les femmes mingos pleurent leurs morts, répondit l’Indien avec son orgueil caractéristique et sa fermeté inébranlable. Le grand serpent des Mohicans s’est glissé dans leurs wigwams et il a empoisonné leur triomphe avec les pleurs des enfants dont les pères ne sont pas revenus. Depuis la fonte des neiges, il a privé onze guerriers de la sépulture de leur tribu, et personne ne dira où trouver leur corps lorsque la langue de Chingachgook se sera tue à jamais ! Qu’ils sortent donc leur couteau le plus tranchant, qu’ils fassent tournoyer leur tomahawk le plus rapide, car ils ont entre leurs mains leur pire ennemi. Uncas, dernière branche d’un noble tronc, crie à ces lâches de se hâter, sinon leur cœur va se ramollir et ils risquent de se transformer en femmes !
— Ils cherchent leurs morts au milieu des poissons ! lança le jeune chef de sa voix basse et douce. Les Hurons flottent parmi les anguilles visqueuses ! Ils tombent des chênes comme des fruits mûrs, et les Delawares en rient !
— Oui, bien sûr, murmura le chasseur qui avait écouté le discours particulier des deux Mohicans avec attention. Ils ont échauffé leurs sentiments d’Indiens et bientôt ils vont exciter les Maquas pour qu’ils leur ôtent la vie rapidement. Quant à moi, dont le sang blanc est sans mélange, je saurai mourir de la manière qui sied à ma couleur de peau, sans raillerie à la bouche et sans amertume dans le cœur !
— Mais pourquoi vous faudrait-il mourir ! dit Cora en s’avançant de l’endroit où une terreur bien naturelle l’avait jusqu’alors rivée au rocher. Le chemin est ouvert de tous les côtés. Fuyez donc dans la forêt et implorez le secours de Dieu ! Partez, hommes braves, nous vous devons déjà tant ; ne vous laissez pas entraîner plus avant dans ce destin funeste qui nous attend !
— C’est fort mal connaître la ruse des Iroquois, madame, que de s’imaginer qu’ils ont pu laisser libre la route de la forêt ! répliqua Œil-de-Faucon, qui, toutefois, ajouta aussitôt en toute simplicité : Il est vrai que le courant rapide pourrait nous emporter très vite hors de portée de leurs fusils, ou du son de leurs voix.
— Eh bien, essayez donc le fleuve. Pourquoi vous attarder et ajouter au nombre des victimes de nos impitoyables ennemis ?
— Pourquoi ! répéta l’éclaireur en promenant autour de lui un regard fier. Simplement parce qu’il est préférable pour un homme de mourir en paix avec lui-même plutôt que vivre hanté par sa mauvaise conscience ! Que pourrons-nous répondre à Munro quand il nous demandera où et dans quelles conditions nous avons laissé ses enfants ?
— Allez le trouver et dites-lui que vous les avez laissées pour porter leur message demandant qu’on vienne à leur rescousse le plus vite possible, répondit Cora s’approchant de l’homme des bois dans son élan de générosité ; dites-lui que les Hurons les emmènent dans les territoires sauvages du nord mais que des secours rapides et vigilants peuvent encore les sauver ; et si, en fin de compte, il plaisait au ciel que l’aide arrivât trop tard, continua-t-elle d’une voix qui faiblissait peu à peu jusqu’à sembler presque étranglée, transmettez-lui l’amour, la bénédiction et les dernières prières de ses filles, et dites-lui de ne pas pleurer leur fin prématurée, mais d’attendre avec une humble confiance l’accomplissement de la destinée d’un chrétien pour les retrouver ailleurs.
Les traits endurcis et burinés de l’éclaireur se contractèrent et lorsque Cora eut terminé, il appuya le menton sur sa main, comme pour se plonger dans une profonde méditation sur la nature de cette proposition.
— Ces paroles ne sont pas dénuées de bon sens ! laissa-t-il échapper de ses lèvres serrées et tremblantes au bout d’un moment. Oui, et elles portent la marque d’un esprit chrétien ; ce qui pourrait être juste et convenable pour un Peau-Rouge peut être condamnable pour un homme qui n’a même pas une goutte de sang mêlé dans les veines pour excuser son ignorance. Chingachgook ! Uncas ! avez-vous entendu le discours de la femme aux yeux sombres ?
Puis il parla à ses deux compagnons en delaware, et son exposé, quoique calme et posé, semblait déterminé. L’aîné des Mohicans l’écouta avec gravité et parut réfléchir à ses mots, comme s’il pesait toute l’importance de leur signification. Après un moment d’hésitation, il fit un signe approbateur de la main et prononça en anglais le mot “bon” avec toute l’emphase caractéristique de son peuple. Puis, replaçant son couteau et son tomahawk dans sa ceinture, le guerrier s’avança jusqu’au bord du rocher le plus dissimulé à la rive du fleuve. Il attendit un instant, montra de manière expressive les bois en aval, et après avoir prononcé quelques mots dans sa langue, comme s’il expliquait l’itinéraire qu’il voulait suivre, il se jeta à l’eau et disparut aux regards de ceux qui suivaient ses gestes.
L’éclaireur retarda son propre départ pour s’adresser à la généreuse jeune fille qui commençait à respirer plus librement en voyant le succès de ses objections.
— Il arrive que la sagesse soit accordée aux jeunes gens aussi bien qu’à leurs aînés, lui dit-il, et ce que vous avez proposé est sage, et le mot est faible. Si l’on vous emmène dans la forêt, c’est-à-dire ceux d’entre vous qui pourraient être un temps épargnés, cassez des brindilles sur les buissons en passant et laissez des traces aussi nettes que possible, et si l’œil d’un homme peut les voir, soyez sûre que vous avez un ami qui les suivra jusqu’au bout du monde avant de vous abandonner.
Il donna à Cora une poignée de main affectueuse, prit son fusil et, après avoir porté sur lui un regard empreint d’une sollicitude mélancolique, il le dissimula soigneusement, puis il descendit à l’endroit où Chingachgook venait de disparaître. L’espace d’un instant, il resta dans l’eau, accroché au rocher et, regardant autour de lui, l’air particulièrement soucieux, il ajouta avec amertume :
— Si je n’avais pas manqué de poudre, jamais je n’aurais connu une telle honte !
Puis il lâcha prise, l’eau se referma au-dessus de sa tête et il disparut lui aussi.
Tous les regards se tournèrent alors vers Uncas, qui restait appuyé contre les aspérités de la roche avec un calme imperturbable. Cora attendit un petit moment, puis elle pointa le doigt vers le fleuve et dit :
— Vos amis n’ont pas été repérés et ils sont probablement hors de danger, désormais ; n’est-il pas temps pour vous de les suivre ?
— Uncas veut rester, répondit tranquillement le jeune Mohican en anglais.
— Pour accroître l’horreur de notre capture et diminuer nos chances d’être délivrées ! Allez, brave jeune homme, poursuivit Cora, baissant les yeux sous le regard du Mohican et peut-être, avec une conscience intuitive du pouvoir qu’elle exerçait sur lui, allez trouver mon père, ainsi que je l’ai dit, et soyez le messager le plus digne de ma confiance. Dites-lui de vous confier les moyens nécessaires pour racheter la liberté de ses filles. Allez ; je vous demande, je vous conjure, de partir !
L’air calme et posé du jeune chef se mua en une expression de tristesse, mais il n’hésita pas une seconde de plus. D’un pas silencieux il traversa l’étendue du rocher et se laissa glisser dans le cours d’eau agité. Ceux qu’il laissait derrière lui retinrent leur souffle jusqu’au moment où ils aperçurent sa tête émerger pour respirer, loin en aval, puis il s’enfonça à nouveau et on ne le revit plus.
Ces tentatives soudaines et apparemment couronnées de succès s’étaient toutes déroulées en quelques minutes d’un temps qui était devenu précieux. Après son dernier regard en direction d’Uncas, Cora se retourna vers Heyward et s’adressa à lui la lèvre tremblante.
— J’ai entendu vanter vos dons de nageur aussi, Duncan, dit-elle. Alors, suivez l’exemple que ces hommes simples et fidèles viennent de vous donner.
— Est-ce là toute la loyauté que Cora Munro attendrait de son protecteur ? dit le jeune homme avec un sourire triste et amer.
— L’heure n’est pas aux subtilités ni aux idées fausses, répondit-elle. En cet instant, il convient d’examiner chaque devoir objectivement. Vous ne pouvez plus nous être d’aucune utilité en restant ici, mais votre précieuse existence peut être sauvée au profit d’autres amis plus chers.
Il ne répondit rien, mais baissa un regard mélancolique sur la jolie silhouette d’Alice qui s’accrochait à son bras telle une enfant apeurée.
— Considérez, reprit Cora après une interruption pendant laquelle elle sembla aux prises avec un serrement de cœur plus violent encore que ceux provoqués par sa peur, que le pire qui puisse nous arriver, c’est la mort, et rien de plus, et il s’agit là d’un tribut que nous devons tous payer à l’heure où il plaît à Dieu de l’exiger.
— Il est des maux pires que la mort, répondit Duncan d’une voix rauque, l’air de s’irriter presque de son insistance, mais que la présence d’un homme prêt à mourir pour vous peut écarter.
Cora renonça à ses suppliques et, s’enveloppant le visage de son châle, traîna derrière elle une Alice pratiquement inconsciente jusque dans le recoin le plus éloigné de la caverne intérieure.