Mon oreille est ouverte et mon cœur préparé ;
Le pire que tu puisses m’apprendre est une perte matérielle.
Parle, mon royaume est-il perdu ?
William Shakespeare, Richard II, Acte 3, scène 2
LES guerres dans les colonies d’Amérique du Nord avaient ceci de particulier qu’il fallait vaincre les difficultés et les dangers de la nature sauvage avant même de pouvoir rencontrer les ennemis. Une large frontière constituée de forêts apparemment impénétrables séparait les territoires des provinces hostiles appartenant à la France et à l’Angleterre. Le colon intrépide et le soldat européen entraîné qui se battait à ses côtés passaient souvent des mois à lutter contre les rapides ou à franchir les cols accidentés des montagnes, en quête d’une occasion de prouver leur courage dans un affrontement plus martial. Toutefois, s’inspirant de la patience et de l’esprit de sacrifice des guerriers indiens expérimentés, ils apprenaient à surmonter tous les obstacles et il semblait que, le temps aidant, il n’y aurait plus dans les bois d’endroit assez obscur ou de coin charmant assez secret pour pouvoir prétendre avoir échappé aux incursions de ceux qui avaient voué leur sang à l’accomplissement d’une vengeance ou au soutien de la froide politique égoïste menée par un monarque de la lointaine Europe.
Dans tous les territoires qui formaient frontière entre les diverses colonies, il n’y avait peut-être aucune région susceptible de fournir une image plus parlante de la cruauté et de la férocité des combats barbares de cette époque que celle qui s’étend entre la source de l’Hudson et les lacs voisins.
La nature offrait aux combattants des facilités de déplacement trop évidentes pour être négligées. Prenant naissance à la frontière canadienne, l’immense nappe allongée du lac Champlain s’enfonçait profondément dans la province de New York, formant un passage naturel sur la moitié de la distance que les Français devaient couvrir pour frapper leurs ennemis. Près de son extrémité sud, le Champlain était alimenté par un autre lac dont les eaux étaient si limpides que les missionnaires jésuites l’avaient choisi pour accomplir le rite purificateur du baptême et avaient obtenu qu’il portât le titre de lac “du Saint-Sacrement”. Moins dévots, les Anglais se dirent qu’ils faisaient suffisamment honneur à sa pureté cristalline lorsqu’ils lui conférèrent le nom de leur souverain, le deuxième monarque issu de la Maison de Hanovre. Les uns et les autres s’unirent donc, en fait, pour ravir aux propriétaires naturels de son paysage boisé leur droit ancestral de perpétuer son appellation originale de lac “Horican”1.
Serpentant au milieu d’innombrables îles au fond d’un écrin de montagnes, le “lac sacré” s’étendait sur une douzaine de lieues2 vers le sud. Avec le plateau qui, en cet endroit, faisait barrage à l’eau, commençait un portage, d’une longueur égale à celle du lac, qui menait l’aventurier jusqu’aux rives de l’Hudson, là où le fleuve, avec les obstacles habituels que constituaient les rapides, devenait navigable jusqu’à la mer.
Si, dans la poursuite audacieuse de leurs plans de harcèlement, les Français, déterminés et infatigables, allèrent jusqu’à tenter de franchir les gorges lointaines et accidentées de l’Allegheny, on peut facilement imaginer que leur perspicacité proverbiale ne pouvait pas négliger les avantages naturels de la région que nous venons de décrire. Et celle-ci devint, sans conteste, l’arène sanglante dans laquelle se déroulèrent la plupart des batailles pour le contrôle des colonies. Des forts furent érigés aux différents endroits qui commandaient les passages aisés, puis furent pris et repris, rasés et reconstruits, selon que la victoire revenait à tel ou tel étendard. Tandis que les fermiers se repliaient loin des secteurs dangereux, à l’intérieur des villages plus anciens et plus sûrs, on voyait des armées plus puissantes que celles qui, souvent, avaient détrôné des monarques dans les mères-patries, s’enfoncer dans ces forêts, d’où elles revenaient généralement réduites à des groupes squelettiques, hagards et angoissés, ou abattus par la défaite. Si les arts de la paix étaient absents de cette région fatale, les forêts n’en étaient pas moins animées par la présence humaine ; clairières et vallons résonnaient d’une musique martiale et les montagnes renvoyaient les échos du rire ou du cri exubérant de maints jeunes hommes courageux et téméraires qui les franchissaient en toute hâte, l’humeur insouciante, avant de s’endormir pour une longue nuit d’oubli.
C’est sur ce théâtre d’affrontements sanglants que se déroulèrent les incidents dont nous allons tenter de faire le récit, au cours de la troisième année de la dernière guerre que se livrèrent l’Angleterre et la France pour la possession d’un pays que ni l’une ni l’autre n’était destinée à garder.
La stupidité de ses chefs militaires à l’extérieur et le funeste manque d’énergie de ses conseils à la Cour avaient fait perdre à la Grande-Bretagne cette orgueilleuse suprématie que lui avaient donnée le talent et l’esprit d’initiative de ses anciens soldats et hommes d’État. N’étant plus redoutés des ennemis de leur pays, ses serviteurs perdaient rapidement la confiance qu’engendre la fierté. Les colons, bien que n’étant pas responsables de la faiblesse de la mère-patrie, et que n’ayant aucune part, en raison de leur humble statut, dans les erreurs qu’elle avait commises, furent naturellement impliqués dans cette affligeante déchéance. Peu de temps auparavant, ils avaient vu une armée d’élite envoyée par ce pays qu’ils respectaient comme une mère et qu’ils avaient aveuglément cru invincible – une armée conduite par un chef choisi parmi une foule de guerriers expérimentés pour ses talents militaires exceptionnels – honteusement mise en déroute par une poignée de Français et d’Indiens, et sauvée d’un anéantissement total grâce au sang-froid et au courage d’un jeune Virginien dont la gloire a depuis grandi et s’est répandue, de pair avec l’influence de sa vertu morale, jusqu’aux confins de la chrétienté3. Ce désastre inattendu avait laissé sans protection une large bande de territoire frontalier et mille dangers imaginaires et fantaisistes se mirent à précéder des maux plus réels. Inquiets, les colons croyaient entendre les hurlements des sauvages mêlés à chaque bourrasque de vent qui leur parvenait des forêts insondables de l’ouest. Le caractère terrifiant de leurs impitoyables ennemis augmentait au-delà de toute mesure les horreurs habituelles de la guerre. Ils avaient gardé le souvenir saisissant d’innombrables massacres encore proches ; sans compter que dans les provinces, aucune oreille n’était assez sourde pour ne pas avoir écouté avec avidité le récit de quelque meurtre nocturne épouvantable dans lequel les indigènes des bois jouaient le premier rôle barbare. Tandis que le voyageur crédule et agité relatait les risques dont regorgeait la forêt, le sang des timides se glaçait de terreur et les mères jetaient un regard angoissé en direction de leurs enfants, même si ceux-ci dormaient en toute sécurité au cœur des plus grandes villes. Bref, la peur, qui grossit tout, commença à l’emporter sur la pondération de la raison et à transformer ceux qui auraient dû faire preuve d’un courage viril en esclaves des passions les plus viles. Même les cœurs les plus confiants et les plus robustes se mirent à penser que l’issue du combat devenait incertaine ; et à chaque heure qui passait s’accroissait le nombre de cette classe indigne qui voyait déjà toutes les possessions de la couronne d’Angleterre en Amérique conquises par leurs ennemis chrétiens, ou dévastées par les incursions de leurs féroces alliés païens.
Par conséquent, lorsque le fort qui couvrait les limites sud du portage entre le fleuve Hudson et les lacs reçut l’information selon laquelle Montcalm avait été vu en train de remonter le Champlain à la tête d’une armée “aussi nombreuse que les feuilles sur les arbres”, son authenticité fut admise avec une répugnance veule engendrée par la peur plutôt qu’avec la satisfaction grave que devrait ressentir tout guerrier en apprenant que l’ennemi est à sa portée. Le renseignement avait été délivré vers le crépuscule d’une journée d’été par un coureur indien également porteur d’un message urgent de la part de Munro, commandant d’un fortin sur la rive du “lac sacré”, qui réclamait d’importants renforts dans les plus brefs délais. Il a déjà été dit que ces deux postes étaient séparés par une distance de moins de cinq lieues. Le sentier rudimentaire qui constituait à l’origine leur moyen de communication avait été élargi pour permettre le passage de chariots, de telle manière que la distance, qui avait été couverte en deux heures par le fils des bois, pouvait facilement l’être par un détachement de soldats avec leur équipement entre le lever et le coucher d’un soleil d’été. Les fidèles serviteurs de la couronne britannique avaient donné à l’une de ces places fortes dans la forêt le nom de William-Henry, et à l’autre celui de Fort Edward ; chacun recevant son appellation en l’honneur d’un prince préféré de la famille régnante. Le vétéran écossais mentionné plus haut tenait le premier avec un régiment de l’armée régulière et quelques miliciens locaux, une force assurément trop peu nombreuse pour faire face à la redoutable troupe que Montcalm conduisait vers ses fortifications de terre. Toutefois, le second fort était sous les ordres du général Webb, qui commandait les armées du roi dans les provinces du nord et était à la tête d’un contingent de plus de cinq mille hommes. En réunissant les autres détachements sous son commandement, cet officier aurait pu pratiquement doubler l’effectif de ses soldats pour affronter l’audacieux Français qui s’était aventuré si loin de ses renforts avec une armée à peine supérieure en nombre.
Mais, conditionnés par leurs revers de fortune, les officiers britanniques, comme les simples soldats, parurent plus disposés à attendre l’arrivée de leurs redoutables ennemis à l’intérieur de leurs fortifications plutôt qu’à s’opposer à leur progression et porter un coup sévère à leur avance, imitant en cela le glorieux exemple des Français à Fort Duquesne.
Une fois passé le premier effet de surprise causé par cette information, une rumeur se propagea à travers tout le camp retranché, qui s’étendait le long de la rive de l’Hudson, formant une chaîne de postes défensifs avancés jusqu’à la forteresse elle-même, selon laquelle un détachement d’élite fort de mille cinq cents hommes allait se mettre en marche dès l’aube en direction de William-Henry, le poste situé à l’extrémité nord du portage. Ce qui n’était d’abord qu’une rumeur devint vite une certitude quand les ordres provenant des quartiers du commandant en chef parvinrent aux différentes unités qu’il avait choisies pour cette mission, leur enjoignant de se préparer à un départ rapide. Tout doute concernant les intentions de Webb était maintenant écarté et une heure ou deux suivirent, pleines de pas précipités et de visages anxieux. Les jeunes recrues, peu rompues à l’art militaire, allaient d’un endroit à un autre, retardant leurs propres préparatifs par un excès de zèle où la mauvaise humeur se mêlait parfois à l’ardeur, tandis que les vétérans, plus expérimentés, prenaient leurs dispositions avec un soin qui excluait tout ce qui aurait pu passer pour de la hâte ; toutefois, leurs traits sobres et leur œil anxieux indiquaient qu’ils ne débordaient pas d’enthousiasme professionnel à la perspective de cette guerre dans la forêt, tant redoutée et, jusqu’à présent, encore nouvelle même pour eux. Le soleil se coucha enfin dans un embrasement glorieux derrière les montagnes lointaines qui s’élevaient à l’ouest, et alors que l’obscurité enveloppait cet endroit isolé, les bruits des préparatifs s’amenuisèrent. La dernière lumière disparut finalement de la cabane en rondins de quelque officier ; l’ombre projetée par les arbres se fit plus dense sur les remblais et le cours d’eau qui clapotait, et le silence s’installa bientôt dans le camp, aussi profond que celui qui régnait dans l’immense forêt environnante.
Conformément aux ordres du soir précédent, le sommeil lourd des soldats fut interrompu par les roulements de tambour, dont les échos fracassants sortirent de toutes les directions de la forêt, portés par l’air humide du petit matin, au moment où le jour commençait à dessiner les silhouettes hirsutes de quelques grands pins alentour sur la lueur naissante d’un ciel d’orient délicat et sans nuages. En un instant, le camp tout entier fut en effervescence, les soldats subalternes se levant de leur tanière pour assister au départ de leurs camarades et prendre part à l’animation et aux incidents du moment. Les hommes choisis furent bientôt en rangs. Tandis que les soldats de métier au service du roi, l’allure hautaine, formaient la file de droite du détachement, les colons, moins prétentieux, occupaient la position plus humble sur la gauche avec une docilité qu’une longue pratique leur avait rendue aisée. Les éclaireurs s’élancèrent ; des gardes renforcées se placèrent devant et derrière les lourds chariots qui transportaient les bagages, et avant que la lumière grise du matin n’eût été adoucie par les rayons du soleil, la troupe principale des combattants se mit en colonne et quitta le camp avec une superbe toute militaire qui contribua à étouffer les sourdes appréhensions de plus d’une jeune recrue, désormais sur le point de connaître le baptême du feu. Tout le temps qu’ils restèrent en vue de leurs camarades admiratifs, ils observèrent la même fière allure et une discipline irréprochable, jusqu’au moment où, les notes de leurs fifres s’estompant au loin, la forêt parut engloutir la masse vivante qui venait de s’enfoncer lentement en son sein.
Les bruits les plus sonores de la colonne invisible qui s’éloignait, portés par la brise, avaient cessé de parvenir aux oreilles de ceux qui étaient restés et le dernier retardataire, lancé à la poursuite de ses camarades, avait déjà disparu, mais les signes d’un autre départ restaient visibles à l’extérieur d’une cabane en rondins dont la taille autant que les aménagements paraissaient inhabituels, et devant laquelle allaient et venaient les sentinelles connues pour être affectées à la protection du général anglais lui-même. À cet endroit, se trouvaient une demi-douzaine de chevaux, caparaçonnés d’une façon qui laissait supposer que deux d’entre eux, au moins, étaient destinés à être montés par des personnes de sexe féminin et d’un rang qu’il n’était guère d’usage de rencontrer aussi loin dans une contrée sauvage. Un troisième animal portait le harnachement et les armes d’un officier d’état-major ; quant aux autres, à en juger par la simplicité de leur équipement et les sacs de voyage dont ils étaient chargés, ils étaient de toute évidence adaptés à des domestiques qui semblaient déjà attendre le bon vouloir de ceux qu’ils servaient. À une distance respectable de cette scène insolite, s’étaient formés divers groupes d’individus oisifs et intrigués ; certains admiratifs du sang et de la stature du fougueux cheval de bataille, d’autres observant les préparatifs avec le morne étonnement de la curiosité ordinaire. Il y avait là toutefois un homme qui, par son attitude et ses gestes, présentait un contraste frappant avec ceux qui constituaient cette seconde catégorie de spectateurs, dans la mesure où il n’était apparemment ni oisif, ni ignorant.
La personne de cet individu était disgracieuse au plus haut point, sans être en aucune manière difforme. Ses os et ses articulations étaient ceux de tous les autres hommes, mais ils n’en avaient pas les proportions habituelles. Debout, il dépassait en taille ses compagnons, mais assis, il paraissait réduit aux dimensions ordinaires de sa race. La même discordance de ses membres semblait affecter l’ensemble de son corps. Sa tête était grosse, ses épaules étroites ; ses bras longs et ballants, alors que ses mains étaient petites, voire délicates. Il avait des jambes et des cuisses maigres, émaciées, presque, mais d’une longueur extraordinaire, et on aurait sûrement jugé ses genoux énormes s’ils n’avaient pas été éclipsés par les assises encore plus larges sur lesquelles cette superstructure incongrue aux proportions désordonnées se dressait de manière aussi choquante. L’accoutrement mal assorti et aberrant de l’individu ne servait qu’à rendre encore plus évidente son inélégance. Un habit bleu ciel, à larges pans courts et à collet bas, exposait aux pires railleries des esprits mal disposés un cou long et maigre, ainsi que des jambes encore plus longues et plus maigres. Il portait une culotte collante de nankin jaune, attachée aux genoux par de larges nœuds de ruban blanc souillé par l’usage. Des bas de coton terni et des souliers, dont l’un était équipé d’un éperon argenté, complétaient le costume couvrant la partie inférieure de ce personnage ; aucune courbe, aucune protubérance n’était cachée à la vue, mais au contraire délibérément mise en évidence, que ce fût par effet de sa vanité ou de sa simplicité. Sous le rabat d’une énorme poche de sa veste de soie gaufrée crasseuse, richement ornée d’une dentelle argentée défraîchie, dépassait un objet qui, vu dans cet environnement si martial, aurait facilement pu être pris pour quelque instrument de guerre inconnu et diabolique. Bien que de petite taille, cet objet inhabituel avait excité la curiosité de la plupart des Européens du camp, alors que plus d’un colon avait été vu en train de s’en servir sans la moindre crainte et même avec une grande familiarité. Un large tricorne, semblable à ceux portés par les pasteurs depuis une trentaine d’années, surmontait l’ensemble, ajoutant une note de dignité à une physionomie plutôt bonhomme, quelque peu niaise, même, et qui, selon toute apparence, avait besoin d’un tel artifice pour étayer le sérieux d’une quelconque fonction élevée et extraordinaire.
Tandis que les badauds restaient à bonne distance, par respect à l’égard des quartiers de Webb, le personnage que nous venons de décrire s’avança fièrement au milieu des domestiques, faisant librement ses commentaires critiques ou élogieux sur les mérites des chevaux selon que son jugement trouvait matière à reproche ou à louange.
— Je suis porté à croire, l’ami, que cet animal n’est pas né en ce pays, mais en quelque terre étrangère, peut-être même dans cette petite île au-delà des mers, dit-il d’une voix aussi remarquable par la douceur et la gentillesse de sa tonalité que l’était sa silhouette par ses singulières proportions. Je puis en parler sans me vanter, car j’ai connu deux ports, celui qui est situé à l’embouchure de la Tamise et qui s’appelle comme la capitale de la Vieille Angleterre, et celui qui porte le nom de “Haven”, auquel on ajoute le mot “New” ; et j’ai vu les senaus et les brigantins embarquer leurs troupeaux comme des arches de Noé avant de lever l’ancre pour l’île de la Jamaïque afin d’y échanger ou y vendre les animaux à quatre pattes ; mais jamais auparavant je n’ai eu sous les yeux un spécimen répondant aussi parfaitement à la description que font les Écritures du cheval de guerre : “Il creuse le sol et se réjouit de sa force, il s’élance au-devant des armes.” “Quand la trompette sonne, il dit : En avant ! Et de loin il flaire la bataille ; la voix tonnante des chefs et les cris de guerre.” Il semblerait que la race du cheval d’Israël s’est perpétuée jusqu’à notre époque ; ne pensez-vous pas, l’ami ?
Ne recevant aucune réponse à cette singulière harangue qui, prononcée d’une voix sonore et pleine de vigueur, méritait il est vrai quelque attention, celui qui avait ainsi cité le livre sacré se tourna vers le personnage silencieux à qui il s’était adressé involontairement et découvrit un nouveau sujet d’admiration encore plus puissant dans l’individu qui s’offrait à sa vue. Ses yeux se fixèrent sur la silhouette immobile, droite et raide du “coureur indien” qui avait apporté au camp la fâcheuse nouvelle le soir précédent. Bien que totalement détendu et faisant preuve d’un stoïcisme caractéristique pour afficher son indifférence à l’agitation et au bruit qui l’entouraient, le sauvage laissait entrevoir, mêlée à son calme imperturbable, une férocité menaçante de nature à retenir l’attention de regards plus avertis que celui qui le détaillait maintenant avec une surprise non dissimulée. L’Indien portait sur lui le tomahawk et le couteau de sa tribu, pourtant, son allure n’était pas totalement celle d’un guerrier. Tout au contraire, il donnait une impression de laisser-aller, comme celui qui résulterait d’efforts excessifs récents dont il n’aurait pas eu le loisir de se remettre. Ses peintures de guerre s’étaient fondues en un mélange sombre sur son visage farouche, rendant ses traits cuivrés encore plus féroces et repoussants que si on avait tenté de produire par un effet artistique ce qui avait ainsi été obtenu par pur hasard. Seul son œil, qui luisait comme une étoile brillante au milieu de nuages bas, apparaissait dans son état de violence naturelle. L’espace d’un bref instant, son regard inquisiteur mais prudent rencontra celui de l’autre, toujours plein de curiosité, puis changea de direction, à la fois par ruse et par dédain, et resta fixe, comme s’il pénétrait l’air dans le lointain.
Il est impossible de dire quelle remarque inattendue cette brève communication muette entre deux hommes aussi singuliers aurait pu inspirer à l’homme blanc si d’autres objets n’avaient pas attiré sa curiosité infatigable. Une agitation parmi les domestiques, ainsi que le son atténué de voix douces, annonça l’arrivée des personnes attendues et dont la présence allait enfin permettre au petit groupe de se mettre en route. L’admirateur du cheval de guerre se replia immédiatement jusqu’à une petite jument décharnée avec une queue à toupillon en train de brouter nonchalamment un reste d’herbe fanée non loin de là, et où, posant un coude sur la couverture qui faisait fonction de selle, il assista au départ, tandis qu’un poulain prenait tranquillement son repas du matin de l’autre côté de la jument.
Un homme en uniforme d’officier conduisit à leur monture deux dames qui, à en juger par leur costume, s’apprêtaient à affronter les fatigues d’un voyage à travers bois. L’une d’elles, la plus juvénile d’apparence, bien qu’elles fussent toutes deux jeunes, laissa entrevoir un teint remarquable, une chevelure d’un blond doré et des yeux bleu clair, alors qu’en toute simplicité, elle laissait le souffle matinal écarter le voile vert qui tombait de son chapeau de castor. La rougeur qui s’attardait encore au-dessus des pins dans le ciel d’occident n’était ni plus vive ni plus délicate que l’éclat de ses joues ; et le jour naissant n’était pas plus plaisant que le sourire expressif qu’elle accorda au jeune homme tandis qu’il l’aidait à monter en selle. La seconde dame, qui sembla recevoir les mêmes attentions de la part de l’officier, dissimulait ses charmes au regard des soldats avec une application qui parut plutôt correspondre à l’expérience que confèrent quatre ou cinq années supplémentaires. On put néanmoins voir que sa personne, bien que modelée selon les mêmes proportions exquises dont la grâce n’était en aucune façon masquée par sa tenue de voyage, était plus plantureuse et plus mûre que celle de sa compagne.
Dès que les deux jeunes femmes furent installées, l’officier sauta prestement sur le cheval de guerre et ils inclinèrent tous les trois la tête en direction de Webb qui, par courtoisie, attendit leur départ sur le seuil de sa cabane ; alors, faisant tourner leurs chevaux, ils s’élancèrent d’un pas tranquille, accompagnés de leur suite, vers l’entrée nord du camp. Tandis qu’ils couvraient cette courte distance, ils gardèrent le silence, mais la cadette des deux femmes poussa une petite exclamation lorsque le coureur indien se glissa inopinément près d’elle et prit la tête devant elle sur la route militaire. Si le déplacement soudain et inattendu de l’Indien ne provoqua aucun son chez l’autre femme, son voile, sous l’effet de la surprise, eut la liberté de s’entrouvrir, révélant une expression indescriptible de pitié, d’admiration et d’horreur, tandis que son œil sombre suivait les mouvements fluides du sauvage. Les boucles de cette jeune personne étaient noires et brillantes comme le plumage du corbeau. Son teint n’était pas brun, on l’aurait plutôt dit gorgé de la couleur du sang qui semblait prêt à jaillir hors de ses joues. Pourtant, il n’y avait ni vulgarité ni outrance dans ces traits délicieusement réguliers, d’une grande dignité et d’une beauté sans égale. Elle sourit, comme par indulgence pour le moment d’oubli auquel elle s’était laissée aller, et découvrit ce faisant une rangée de dents qui auraient fait paraître terne l’ivoire le plus pur ; elle remit son voile en place et, inclinant la tête, elle poursuivit son chemin en silence comme si ses pensées étaient absorbées par autre chose que la scène qui l’entourait.
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1 Comme chaque nation indienne avait soit sa propre langue soit son dialecte, ils donnaient souvent des noms différents à un même endroit, bien que presque toutes leurs appellations eussent une fonction descriptive de l’objet. Ainsi, traduit littéralement, le nom donné à cette belle étendue d’eau par le peuple qui habitait ses rives serait : “La Queue du Lac”. Quand on le voit sur la carte, le lac George, ainsi qu’il est aujourd’hui communément et officiellement appelé, forme une sorte de queue au bout du lac Champlain. D’où le nom.
2 La lieue terrestre équivalait à 4 kilomètres environ. (NdT)
3 Washington, qui, après avoir vainement mis en garde le général anglais contre le danger vers lequel il se précipitait inconsidérément, sauva ce qui restait de l’armée britannique grâce à son esprit de décision et son courage. La réputation que Washington gagna lors de cette bataille fut la principale raison pour laquelle il fut choisi par la suite pour commander les armées américaines. Il convient de le souligner : alors que l’Amérique entière résonnait de sa réputation bien méritée, son nom n’apparaît dans aucun compte-rendu européen de cette bataille ; en tout cas, l’auteur l’y a cherché sans succès. C’est ainsi que la mère-patrie s’accapare même la gloire, dans ce système de domination coloniale.