IX

Réjouis-toi sans crainte,

Douce amie, et chasse par ton sourire, le nuage obscur

Qui plane sur ton front si pur.

Thomas Gray, Agrippina, A Tragedy

PASSER de manière soudaine et presque magique de l’agitation bruyante du combat au silence qui régnait maintenant tout autour de lui, eut sur l’imagination brûlante d’Heyward l’effet d’un rêve exalté. Alors que les images et les événements auxquels il avait assisté restaient profondément gravés dans sa mémoire, il avait du mal à se persuader de leur réalité. Toujours ignorant du sort de ceux qui avaient fait confiance à la rapidité du cours d’eau, il tendit d’abord l’oreille, essayant de capter le moindre signal ou des cris d’inquiétude susceptibles d’annoncer l’issue, favorable ou funeste, de leur entreprise risquée. Mais toute cette attention resta vaine, car avec la disparition d’Uncas, toute trace des aventuriers avait été perdue, ce qui le laissait dans une incertitude complète sur leur sort.

Dans un moment de doute aussi insupportable, Duncan n’hésita pas à regarder aux alentours, sans se préoccuper de la protection des rochers qui, peu de temps auparavant, avaient été si nécessaires à sa sécurité. Mais tous ses efforts pour détecter la plus infime preuve de l’approche de leurs ennemis embusqués furent aussi inutiles que ses recherches sur ses compagnons. Les bois qui bordaient le fleuve semblaient à nouveau avoir été désertés par toute créature vivante. Le vacarme qui avait si récemment résonné à travers les voûtes de la forêt s’était tu, laissant le rugissement des eaux enfler ou s’amenuiser au gré du souffle du vent, dans la douceur sans mélange de la nature. Un balbuzard pêcheur qui, en toute sécurité sur les plus hautes branches d’un pin mort, avait assisté de loin à la bataille, quitta maintenant son perchoir rabougri et dépouillé pour planer en larges cercles au-dessus de sa proie, tandis qu’un geai dont la voix grinçante avait été interrompue par les hurlements encore plus rauques des sauvages, se hasarda à nouveau à faire entendre son cri discordant, comme s’il se retrouvait en pleine possession de son domaine. Tous ces détails naturels qui accompagnent une scène solitaire suscitèrent chez Duncan une lueur d’espoir et il se mit à rassembler toutes ses facultés en vue de nouveaux efforts avec quelque chose qui ressemblait à un optimisme renaissant.

— On ne voit les Hurons nulle part, dit-il, s’adressant à David qui n’était toujours pas remis du coup qui l’avait assommé. Cachons-nous dans la caverne et pour le reste, faisons confiance à la Providence.

— Je me souviens de m’être joint à deux charmantes jeunes filles pour chanter des louanges et des actions de grâce, répondit le maître de chant encore étourdi. Après cela, j’ai fait l’objet d’un lourd châtiment pour tous mes péchés. J’ai été victime d’un faux sommeil tandis que des bruits de discorde me déchiraient les oreilles comme s’ils signalaient que la fin des temps était arrivée et que la nature avait perdu son harmonie.

— Mon pauvre ! Il s’en est fallu de peu, effectivement, que votre heure à vous fût arrivée ! Mais levez-vous et venez avec moi, je vais vous conduire là où tous les bruits seront exclus, à part ceux de votre psalmodie.

— La cataracte a sa propre mélodie et l’eau qui rugit est un délice pour les sens, dit David en pressant une main sur son front, l’esprit confus. L’air n’est-il plus rempli de ces cris et de ces hurlements comme si les esprits des damnés…

— Non, plus maintenant, l’interrompit Heyward avec quelque impatience, ils ont cessé, et Dieu fasse que ceux qui les poussaient ne soient plus là. À part l’eau, tout est silencieux et en paix ; entrez donc ici, où vous pourrez produire ces sons que vous aimez tant.

David eut un sourire attristé, quoique non dépourvu d’une brève lueur de plaisir, quand il entendit cette allusion à sa chère profession. Il n’hésita plus à se laisser conduire à cet endroit qui promettait une telle satisfaction sans mélange de ses sens fatigués, et s’appuyant sur le bras de son compagnon, il franchit le seuil étroit de la caverne. Duncan prit un tas de branches de sassafras, qu’il plaça devant l’entrée, dissimulant soigneusement tout ce qui indiquait une ouverture. Derrière ce fragile obstacle, il disposa les couvertures abandonnées par les hommes des bois, assombrissant l’extrémité intérieure de la grotte, tandis que l’autre issue recevait une faible lumière de l’étroite gorge dans laquelle se précipitait un bras du fleuve avant de rejoindre l’autre bras un peu plus bas.

— Je n’aime guère ce principe des indigènes qui leur enseigne à se résigner sans lutter dans les situations désespérées, dit Duncan tout en s’activant. Je trouve notre maxime, “tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir”, plus réconfortante et mieux adaptée à un tempérament de soldat. Ce n’est pas à vous, Cora, que je vais prodiguer des paroles d’encouragement inutiles ; votre force d’âme et votre solide raison suffisent à vous enseigner tout ce qui sied à votre sexe ; mais ne pouvons-nous pas sécher les larmes de cet être fragile qui tremble et pleure sur votre poitrine ?

— Je suis plus calme, Duncan, beaucoup plus calme, maintenant, dit Alice en se redressant pour quitter les bras de sa sœur et se forcer à afficher un air plus serein à travers ses larmes. Nul doute que nous soyons en sécurité dans cet endroit, nous y sommes bien cachés, et indemnes ; nous plaçons désormais tous nos espoirs en ces hommes généreux qui ont déjà pris tant de risques pour nous.

— Ah, voici que notre douce Alice parle en digne fille de Munro ! dit Heyward, s’arrêtant pour lui prendre la main et la serrer tandis qu’il allait vers l’ouverture de la caverne. Avec deux tels exemples de courage devant lui, quel homme n’aurait pas honte de se comporter autrement qu’en héros !

Il s’assit ensuite au centre de la caverne, empoignant d’une main crispée le pistolet qu’il lui restait, tandis que ses sourcils froncés disaient la triste désespérance qui accompagnait sa détermination.

— Si les Hurons viennent, ils n’emporteront peut-être pas notre position aussi facilement qu’ils le croient, marmonna-t-il entre ses dents, puis, laissant aller sa tête en arrière contre le rocher, il parut attendre la suite avec patience, bien que son regard fût dirigé en permanence vers l’accès ouvert à leur cachette.

Son dernier mot fut suivi d’un long et profond silence qui était presque oppressant. L’air frais du matin avait pénétré dans leur recoin et son effet se faisait peu à peu sentir sur l’humeur de tous les occupants. Au fur et à mesure que les minutes passaient sans que rien ne vînt troubler leur sécurité, un insidieux sentiment d’espoir emplissait peu à peu le cœur de chacun, même si aucun d’eux ne se sentait enclin à exprimer tout haut une espérance que l’instant suivant pouvait détruire de manière si effroyable.

David était le seul qui ne fût pas sujet à ces émotions fluctuantes. Un rayon de lumière provenant de l’ouverture balayait son visage blême et tombait sur les pages du petit volume qu’il feuilletait à nouveau comme s’il cherchait un chant plus adapté à leur situation que tous ceux qu’il avait déjà vus. Il était fort probable qu’il agissait alors sous l’influence de la promesse de réconfort faite par Duncan. Au bout d’un moment, sa recherche patiente trouva sa récompense, sembla-t-il, car, sans explication ni justification, il prononça tout haut les mots “Île de Wight”, puis il tira un son doux et prolongé de son diapason avant d’entamer avec les tonalités encore plus douces de sa voix musicale les premières notes de l’air dont il venait de donner le titre.

— N’y a-t-il aucun danger à cela ? demanda Cora, tournant ses yeux noirs vers le major Heyward.

— Le pauvre ! Sa voix est trop faible pour qu’on puisse l’entendre dans tout ce vacarme des chutes, répondit-il. Par ailleurs, la caverne lui paraîtra plus chaleureuse. Laissons-le goûter le plaisir que lui procure sa passion, puisque c’est sans risque.

— “Île de Wight”, répéta David, regardant autour de lui avec cet air digne et grave qu’il avait depuis longtemps l’habitude de prendre afin de réduire au silence les murmures de ses élèves. La mélodie est belle et les paroles solennelles ; chantons-le avec tout le respect qui convient !

Après avoir laissé passer un instant de silence pour souligner son exigence, le chanteur fit entendre sa voix, murmurant d’abord des syllabes feutrées, puis s’élevant progressivement jusqu’à remplir l’étroite cavité de sonorités que son articulation délicate et frémissante, due à son état de torpeur, rendait trois fois plus exaltantes. La mélodie, qu’aucune faiblesse ne pouvait altérer, exerça peu à peu sa douce influence sur ceux qui l’écoutaient. Elle triomphait même du piteux travestissement du cantique du Roi David que le chanteur avait sélectionné dans un volume d’épanchements similaires, et parvenait à faire oublier le sens des paroles grâce à la subtile harmonie des sons. Inconsciemment, Alice sécha ses larmes et posa des yeux émus sur les traits pâles de Gamut avec une expression de plaisir purifié qui n’était en rien affecté et qu’elle ne cherchait pas à dissimuler non plus. Cora octroya un sourire approbateur aux pieux efforts de celui qui portait le nom du roi des Hébreux, et Heyward détourna bien vite son regard fixe et sévère de l’entrée de la caverne pour le porter avec plus de douceur sur le visage de David ou pour rencontrer l’éclat qui, par moments, s’échappait des yeux humides d’Alice. L’évidente sympathie de ses auditeurs stimula le fervent musicien, dont la voix retrouva toute sa richesse et son volume sans pour autant perdre cette délicatesse touchante qui en faisait le charme secret. Utilisant pleinement ses capacités retrouvées, il remplissait maintenant les voûtes de la caverne de sonorités puissantes et prolongées lorsqu’un hurlement retentit tout à coup à l’extérieur qui interrompit aussitôt ses accents mystiques, étouffant sa voix brusquement comme si son cœur avait littéralement bondi dans sa gorge.

— Nous sommes perdus ! s’écria Alice en se jetant dans les bras de Cora.

— Non, pas encore, répondit Heyward, inquiet mais pas abattu. Ce cri venait du centre de l’île, ils ont probablement trouvé les corps de leurs compagnons morts. Ils ne nous ont pas encore découverts, tout n’est pas perdu.

Les paroles de Duncan, aussi faibles et presque aussi désespérées que leur perspective de s’échapper, ne furent pas prononcées en vain car elles stimulèrent les deux sœurs de telle façon qu’elles attendirent la suite des événements en silence. Un deuxième hurlement suivit bientôt le premier, et on entendit des voix précipitées qui envahissaient l’île depuis l’extrémité située en amont jusqu’à l’autre bout en aval, puis elles atteignirent le rocher nu au-dessus des cavernes où, après une clameur de triomphe sauvage, l’atmosphère resta emplie de cris et de hurlements horribles tels que seul l’homme peut en produire, et seulement lorsqu’il est pris d’un accès de la plus féroce des sauvageries.

Les cris se répandirent rapidement dans toutes les directions. Du bord de l’eau, des Indiens appelaient des congénères qui répondaient depuis les hauteurs au-dessus des grottes. Des braillements plus inquiétants furent entendus à proximité de la faille entre les deux cavernes et ils se mêlèrent aux vociférations plus rauques qui s’élevaient du bas de la cataracte. En un mot, leurs éclats de voix s’étaient si rapidement diffusés partout sur les rochers nus qu’il n’était pas difficile pour ceux qui les écoutaient avec angoisse d’imaginer qu’ils venaient du bas et les cernaient, alors qu’en fait ils venaient d’au-dessus.

Au milieu de ce tumulte, un cri de triomphe s’éleva à quelques pas de l’entrée cachée de la caverne. Heyward abandonna tout espoir, croyant que ce cri signifiait qu’on les avait découverts. Une fois encore, cette impression passa quand il entendit les voix se rassembler près de l’endroit où, la mort dans l’âme, l’homme blanc avait abandonné son fusil. Parmi le jargon des dialectes indiens qu’il entendait maintenant de façon claire, il était facile de distinguer non seulement des mots, mais aussi des phrases dans le patois du Canada. Plusieurs voix avaient lancé simultanément “Longue Carabine1”, faisant résonner dans les bois sur les deux rives un nom dont Heyward se souvenait très bien qu’il avait été donné par ses ennemis à un célèbre chasseur qui faisait également l’éclaireur pour les soldats anglais, et ce fut ainsi que le jeune officier apprit qui était l’homme blanc qui l’avait amené ici.

“Longue Carabine ! Longue Carabine !” Ces mots passèrent d’une bouche à l’autre jusqu’à ce que la bande semblât réunie au grand complet autour d’un trophée qui, selon toute apparence, leur indiquait que son redoutable propriétaire était mort. Après un bruyant conciliabule, couvert à plusieurs reprises par des éclats de joie sauvage, ils se séparèrent à nouveau, clamant le nom d’un ennemi dont ils espéraient retrouver le corps caché dans quelque faille sur l’île, ainsi qu’Heyward put le comprendre d’après leurs exclamations.

— C’est maintenant l’instant critique, murmura-t-il aux deux sœurs prises de tremblements. Si notre cachette échappe à leurs recherches, nous serons sauvés ! En tout cas, d’après ce que nous avons entendu de nos ennemis, nous avons la certitude que nos amis ont réussi à s’échapper et dans moins de deux heures, nous pouvons espérer voir arriver les secours envoyés par Webb.

Il y eut alors quelques minutes de silence terrifié, pendant lesquelles Heyward savait parfaitement que les sauvages se livraient à un examen des lieux avec minutie et méthode. Plus d’une fois, il perçut leurs pas, alors qu’ils frôlaient le sassafras, faisant bruire les feuilles fanées et cassant des brindilles. Au bout d’un moment, le tas de branchages s’affaissa un peu, un coin de la couverture retomba, laissant pénétrer un faible rayon de lumière à l’intérieur de la caverne. Saisie d’angoisse, Cora serra Alice contre elle et Duncan se leva d’un bond. Au même instant, un cri retentit, comme s’il émanait du cœur du rocher, annonçant que la caverne voisine venait finalement d’être découverte. En une minute, le nombre et le niveau sonore des voix indiquèrent que toute la bande était rassemblée dans cet endroit secret et tout autour.

Comme les passages menant aux deux cavernes étaient très proches, Duncan se dit qu’il n’était plus possible d’échapper aux sauvages et s’avança devant David, puis devant les deux sœurs pour se placer entre elles et la première vague de ses terribles assaillants. Poussé par le désespoir de cette situation, il s’approcha de la frêle barrière qui le séparait de ses implacables poursuivants à seulement deux pas de lui et, collant son œil à l’ouverture pratiquée accidentellement, il observa même leurs mouvements avec une sorte d’indifférence fataliste.

À portée de sa main, se trouvait l’épaule musclée d’un Indien gigantesque dont la voix grave et autoritaire semblait donner des instructions à ses compagnons. Au-delà, Duncan pouvait apercevoir la caverne, pleine de sauvages qui retournaient et fouillaient le maigre équipement de l’éclaireur. La blessure de David avait teinté les feuilles de sassafras d’une couleur que les indigènes savaient pertinemment être trop précoce pour la saison. Voyant là un signe de leur succès, ils poussèrent un hurlement semblable à celui d’une meute de chiens qui retrouve une piste perdue. Après ce cri de victoire, ils détruisirent la couche odorante et jetèrent les branchages dans l’abîme, les éparpillant comme s’ils les suspectaient de dissimuler le corps de celui qu’ils redoutaient et haïssaient depuis si longtemps. Un guerrier à l’air féroce et violent s’approcha du chef, portant une brassée de broussailles et montra avec jubilation les taches rouge foncé dont elles étaient éclaboussées, puis il exprima sa joie en poussant des cris indiens dont Heyward ne put comprendre le sens que grâce à la fréquente répétition du nom Longue Carabine. Quand il en eut terminé avec ses vociférations triomphales, il jeta les broussailles sur le tas que Duncan avait fait devant l’entrée de la seconde caverne, obstruant la vue. Son exemple fut suivi par d’autres qui retirèrent les branches de la caverne de l’éclaireur pour les entasser là, contribuant sans le savoir à mettre davantage à l’abri ceux qu’ils recherchaient. La fragilité même de la séparation était son premier mérite, car personne ne pensa à défaire ces branchages que tous, dans ce moment de hâte et de confusion, croyaient avoir été amassés par leurs propres compagnons.

Tandis que les couvertures cédaient sous la pression extérieure et que les branches s’inséraient dans la faille sous l’effet de leur propre poids, formant une masse compacte, une fois encore Duncan se mit à respirer plus librement. D’un pas souple et le cœur plus léger, il retourna au centre de la caverne et reprit position à l’endroit qu’il avait quitté plus tôt et d’où il avait vue sur l’ouverture côté fleuve. Alors qu’il effectuait ce déplacement, les Indiens, changeant d’objectif, comme mus par un réflexe commun, abandonnèrent la cavité et on les entendit se précipiter tous ensemble vers l’amont de l’île, en direction de l’endroit d’où ils étaient descendus au début. Là, une autre clameur de lamentation indiqua qu’ils étaient à nouveau rassemblés autour des corps de leurs camarades morts.

Duncan s’aventura maintenant à regarder ses compagnons, car pendant les instants les plus critiques il avait craint que l’angoisse se lisant sur ses traits ne fût de nature à augmenter la frayeur de ceux ou celles qui étaient le moins capables de la supporter.

— Ils sont partis, Cora ! murmura-t-il. Alice, ils sont repartis d’où ils étaient venus, nous sommes sauvés ! Rendons grâce au ciel qui, seul, nous a délivrés d’un ennemi aussi impitoyable !

— Alors, au ciel je veux adresser toute ma reconnaissance ! s’exclama la plus jeune des deux sœurs, et, s’écartant des bras protecteurs de Cora, elle se jeta à genoux sur le rocher nu dans un élan de gratitude enthousiaste. À ce ciel, qui a épargné bien des larmes à un père grisonnant ; qui a sauvé la vie de ceux que j’aime tant…

Heyward et Cora, plus maîtresse d’elle-même que sa sœur, observèrent avec un profond attendrissement cette manifestation involontaire d’émotion, et le jeune homme se dit en lui-même que jamais la piété n’avait pris une forme aussi adorable qu’à cet instant en la personne de la jeune Alice. Ses yeux brillaient d’une lueur de reconnaissance, le teint rose de sa beauté était réapparu sur ses joues et son âme tout entière exaltée semblait prête à épancher ses grâces par l’intermédiaire de ses traits éloquents. Mais lorsque ses lèvres s’entrouvrirent, les mots qu’elles auraient dû prononcer semblèrent figés par l’effet glaçant de quelque effroi soudain. La couleur quitta son teint pour laisser place à une pâleur mortelle, ses yeux doux et émus se durcirent et parurent se contracter d’horreur, tandis que ces mains qu’elle avait croisées et levées vers le ciel retombèrent à l’horizontale devant elle, les doigts pointés, crispés et tremblants. Heyward se tourna à l’instant où elle donna une direction à ses soupçons et, regardant juste au-dessus de la corniche qui formait le seuil de l’ouverture du côté du fleuve, il aperçut le visage grimaçant, féroce et sauvage de Renard Subtil.

Dans ce moment de surprise, Heyward ne perdit pas son sang-froid. Il vit, d’après le visage vide de toute expression, que l’œil de l’Indien, habitué à la lumière extérieure, n’avait pas encore percé la pénombre qui régnait dans les profondeurs de la caverne. Le jeune officier songea même à reculer au-delà de la courbe naturelle de la paroi qui pouvait encore les dissimuler, lui et ses compagnons, lorsque la soudaine lueur de compréhension qui éclaira les traits du sauvage lui dit que c’était trop tard et qu’ils étaient découverts.

L’expression de jubilation et de triomphe brutal qui annonçait cette terrible vérité était insupportable. Oubliant tout et n’écoutant que les impulsions de son sang chaud, Duncan leva son pistolet et tira. La détonation fit gronder la caverne comme l’éruption d’un volcan et quand la fumée eut été balayée par le courant d’air provenant du ravin, l’endroit récemment occupé par les traits du guide perfide était vide. Se précipitant vers l’ouverture, Heyward entraperçut sa silhouette sombre se glissant derrière une corniche basse et étroite qui le masqua bientôt complètement à la vue.

Parmi les sauvages, un silence effroyable succéda à l’explosion qu’ils venaient d’entendre s’élever des entrailles de la terre. Mais quand le Renard leva la voix pour pousser un long cri de joie reconnaissable, un hurlement spontané lui répondit en provenance de tous les Indiens aux alentours. Les clameurs se mirent à nouveau à descendre vers l’aval de l’île et avant que Duncan eût pu se remettre du choc, sa frêle barricade de broussailles fut éparpillée aux quatre vents, la caverne envahie aux deux extrémités, ses compagnons et lui tirés hors de leur abri et traînés au grand jour, où ils se retrouvèrent encerclés par toute la bande des Hurons triomphants.

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1 En français dans le texte. (NdT)