Ohé, ohé, il y a quelqu’un ? ohé !
William Shakespeare, Le Marchand de Venise, Acte 5, scène 1
TANDIS que l’une des charmantes dames que nous venons de présenter hâtivement au lecteur était ainsi plongée dans ses pensées, la seconde se remit rapidement de la frayeur qui avait provoqué son exclamation et, riant de sa faiblesse, elle demanda au jeune homme qui chevauchait à son côté :
— Est-ce que l’on rencontre fréquemment de tels spectres dans ces bois, Heyward ; ou s’agit-il d’un divertissement spécialement organisé à notre intention ? Si cette seconde hypothèse est la bonne, la gratitude nous impose de ne rien dire, mais si c’est la première, Cora et moi allons devoir puiser abondamment dans cette réserve de courage dont nous nous vantons d’avoir hérité avant même de faire face au redoutable Montcalm.
— Cet Indien-là est un “coureur” de l’armée, répondit l’officier, et selon les usages de son peuple, il peut être considéré comme un héros. Il s’est proposé pour nous guider jusqu’au lac par un sentier peu connu qui nous permettra d’y parvenir plus rapidement que si nous suivions la marche lente de la colonne, et cela n’en sera que plus agréable.
— Il ne me plaît guère, dit la jeune fille avec un frisson en partie affecté mais surtout inspiré par une terreur bien réelle. Vous le connaissez bien, n’est-ce pas, Duncan, sinon vous ne lui confieriez pas votre sécurité si facilement ?
— Dites plutôt, Alice, que je ne lui confierais pas la vôtre. Oui, bien sûr, je le connais, sinon je ne m’en remettrais pas à lui, surtout en ce moment. On dit qu’il est également Canadien, mais il a aussi servi avec nos amis les Mohawks, qui font partie, comme vous le savez, des six nations alliées1. D’après ce que j’ai entendu dire, il est arrivé parmi nous à la suite d’un étrange incident auquel votre père était mêlé, et à cette occasion, ce sauvage a été durement châtié – mais j’ai oublié l’histoire ; l’essentiel est qu’il soit maintenant notre ami.
— S’il a été l’ennemi de mon père, alors il me plaît encore moins ! s’exclama la demoiselle, désormais inquiète pour de bon. Vous ne voudriez pas lui parler, major Heyward, afin que je puisse entendre sa voix ? C’est peut-être stupide, mais vous m’avez souvent entendu dire que je me fie beaucoup au son de la voix pour juger les gens !
— Ce serait peine perdue, et il est probable qu’il me répondrait par quelque grognement. Il est fort possible qu’il comprenne l’anglais, mais comme la plupart de ses semblables, il affecte de ne pas savoir parler notre langue, et il daignera encore moins y consentir maintenant que la guerre exige qu’il fasse preuve de la plus grande dignité. Mais je le vois s’arrêter : c’est certainement ici que commence le sentier secret que nous devons emprunter.
Le major Heyward ne se trompait pas. Lorsqu’ils atteignirent l’endroit où l’Indien se tenait, pointant le doigt vers les fourrés qui bordaient le chemin militaire, ils aperçurent un passage étroit et à peine visible où ne pouvait s’engager – et encore, non sans difficultés – qu’une personne à la fois.
— C’est donc par là que nous devons aller, dit le jeune officier en baissant la voix. Ne laissez transparaître aucune méfiance, cela pourrait provoquer le danger que vous semblez redouter.
— Qu’en penses-tu, Cora ? demanda la jeune fille blonde, réticente. Si nous faisions route avec les soldats, même si leur présence nous incommode un peu, est-ce qu’on ne se sentirait pas plus en sécurité ?
— N’étant pas habituée aux coutumes des sauvages, Alice, vous vous méprenez sur l’endroit où le vrai danger peut se manifester, dit Heyward. Si nos ennemis sont déjà parvenus au portage, ce qui est fort peu probable, car nous avons envoyé nos éclaireurs, c’est autour de la colonne qu’ils se déploieront, là où ils trouveront le plus de scalps à prendre. L’itinéraire suivi par le détachement est connu, tandis que le nôtre, ayant été décidé il y a moins d’une heure, est forcément encore secret.
— Devrions-nous refuser notre confiance à cet homme sous prétexte que ses manières ne sont pas les nôtres et qu’il a la peau sombre ? demanda sèchement Cora.
Alice n’hésita pas une seconde de plus et, avec un coup sec de cravache à son Narragansett2, elle s’élança la première au milieu des branchages et des buissons à la suite du coureur sur le sentier sombre et touffu. L’officier regarda avec une admiration non dissimulée celle des deux jeunes femmes qui venait de parler, laissant même l’autre, plus blonde mais en aucune manière plus belle, poursuivre seule tandis qu’il écartait lui-même les branches avec soin pour celle que l’on a appelée Cora. Apparemment, les domestiques avaient reçu des instructions au préalable, car au lieu de pénétrer dans les buissons, ils suivirent la route de la colonne, une mesure, déclara Heyward, dictée par la sagacité de leur guide et qui avait pour but de limiter les traces de leur passage au cas où les sauvages canadiens seraient déjà en train de rôder si loin devant le gros de leur armée. Pendant de nombreuses minutes, les sinuosités du chemin leur interdirent tout échange, puis ils émergèrent de la large bande de broussailles qui bordait la route principale pour entrer sous la voûte obscure que formaient les grands arbres de la forêt. Leur progression rencontra moins d’obstacles et dès que leur guide vit que les deux femmes maîtrisaient leur monture, il avança à une vitesse qui se situait entre la marche et le trot, et qui permettait à leurs chevaux sûrs de maintenir un amble soutenu mais facile. Le jeune officier s’était retourné pour s’adresser à Cora, la femme aux yeux noirs, lorsqu’un bruit lointain de sabots, résonnant bruyamment derrière lui sur les racines du chemin inégal, l’incita à arrêter son cheval, et comme ses deux compagnes tirèrent sur leurs rênes au même instant, tout le petit groupe s’immobilisa dans l’attente d’une explication à cette interruption inopinée.
Quelques secondes plus tard, ils virent un poulain se glisser tel un jeune cerf entre les troncs bien droits des pins et l’instant d’après apparut le personnage disgracieux que nous avons décrit au chapitre précédent, filant avec toute la rapidité qu’il pouvait tirer de sa maigre monture sans atteindre le point de rupture. Jusque-là, ce personnage avait échappé au regard des voyageurs. S’il avait le pouvoir de retenir l’œil qui venait à se poser sur lui lorsqu’il était à pied et exhibait toutes les splendeurs de sa haute taille, sa grâce équestre était propre à attirer davantage encore l’attention. En dépit d’une utilisation constante de son seul talon armé d’un éperon sur le flanc de sa jument, l’allure la plus soutenue qu’il fût capable d’obtenir était un petit galop des jambes arrière, auquel celles de devant participaient parfois de manière brève, se contentant le plus souvent d’un petit trot. Peut-être la rapidité avec laquelle l’animal passait d’une allure à l’autre créait-elle une illusion d’optique propre à magnifier ses capacités, car il est certain qu’Heyward, qui possédait un œil exercé quand il s’agissait de juger un cheval, ne put décider, malgré toute sa finesse, à quel train son poursuivant se hâtait avec une telle persévérance intrépide dans les courbes du chemin derrière eux.
L’activité et les mouvements du cavalier n’étaient pas moins remarquables que ceux de sa monture. À chaque changement d’allure de cette dernière, il se levait de toute sa hauteur dans les étriers, produisant ainsi, par une extension excessive de ses jambes, une telle alternance d’allongement et de raccourcissement de sa taille qu’il rendait impossible toute estimation de sa stature véritable. Pour terminer ce tableau de la monture avec son cavalier, ajoutons que les coups d’éperon étant donnés sur un seul flanc, ce côté de la jument semblait aller plus vite que l’autre, et l’endroit maltraité était systématiquement indiqué par les coups répétés de la queue touffue.
Le plissement qui avait marqué le beau front viril et ouvert du jeune Heyward s’effaça peu à peu et ses lèvres s’étirèrent pour esquisser un sourire tandis qu’il observait l’inconnu. Alice ne fit guère d’efforts pour contenir son hilarité, et même le regard sombre et pensif de Cora s’éclaira d’un amusement aussitôt réprimé par l’habitude, aurait-on dit, plus qu’en raison de la nature même de la jeune femme.
— Chercheriez-vous quelqu’un par ici ? demanda Heyward quand l’autre fut suffisamment près pour ralentir sa vitesse. J’espère que vous n’êtes pas porteur de mauvaises nouvelles ?
— Assurément, répliqua l’inconnu, se servant avec énergie de son tricorne en castor pour s’éventer dans l’atmosphère confinée de la forêt et laissant ses auditeurs se demander à laquelle des deux questions du jeune officier il avait répondu ; toutefois, quand il se fut rafraîchi le visage et eut retrouvé son souffle, il poursuivit : J’ai entendu dire que vous alliez à William-Henry. Comme je me rends moi-même là-bas, j’en ai conclu qu’une bonne compagnie ne pourrait qu’être agréable aux deux parties concernées.
— Vous semblez avoir le privilège d’une voix prépondérante, rétorqua Heyward. Nous sommes trois tandis que vous n’avez consulté que vous-même.
— Assurément. La priorité est de savoir ce qu’on veut. Une fois qu’on en est sûr, et en ce qui concerne les femmes, ce n’est pas chose aisée, l’étape suivante consiste à agir en fonction de cette décision. Je me suis efforcé de faire les deux, et me voici.
— Si vous vous rendez au lac, vous vous êtes trompé de chemin, répondit Heyward sur un ton hautain ; la route principale qui y mène se trouve à un demi-mille au moins derrière vous.
— Assurément, répliqua l’inconnu, pas le moins du monde découragé par la froideur de l’accueil. J’ai passé une semaine à “Edward”, et il aurait fallu que je fusse muet pour ne pas me renseigner sur la route à prendre ; et si j’étais muet, je pourrais dire adieu à ma profession.
Après un petit sourire minaudier, comme quelqu’un qui, par modestie, s’interdit d’exprimer plus ouvertement l’immense satisfaction que lui procure son propre mot d’esprit (qui demeurait totalement inintelligible pour son auditoire), il poursuivit :
— Il n’est pas sage pour quelqu’un de ma profession de se montrer trop familier avec ceux qu’il a la charge d’instruire ; c’est la raison pour laquelle je n’ai pas voulu suivre la colonne de soldats. Par ailleurs, je me suis dit qu’un homme de votre rang doit avoir le meilleur des jugements en matière d’itinéraire ; j’ai donc décidé de me joindre à vous afin de rendre ce voyage agréable et partager votre société.
— Voilà une décision des plus arbitraires, pour ne pas dire précipitée ! s’exclama Heyward, qui hésitait encore entre laisser éclater sa colère ou se mettre à rire au nez de son interlocuteur. Mais vous parlez d’instruction et d’une certaine profession ; êtes-vous auxiliaire dans le corps des miliciens, en tant qu’expert dans le noble art de la défense et de l’attaque ? Ou peut-être êtes-vous de ceux qui tracent des lignes et des angles sous prétexte d’expliquer les mystères des mathématiques ?
L’inconnu regarda l’officier un moment, interloqué, puis, abandonnant toute marque d’autosatisfaction pour prendre un air d’humilité solennelle, il répondit :
— D’attaque, j’espère bien qu’il n’y en a ni d’un côté ni de l’autre ; de défense, je n’en ai pas à présenter, n’ayant, Dieu merci, commis aucun péché digne de ce nom depuis que j’ai imploré Son pardon pour la dernière fois. Je ne comprends rien à vos allusions sur les lignes et les angles et quant à l’explication des mystères, je laisse cela à ceux dont la vocation les a distingués pour remplir cette mission sacrée. Le seul don modeste auquel je puis prétendre, c’est celui d’une petite aptitude à pratiquer l’art glorieux de la prière et de l’action de grâces en chantant des psaumes.
— Cet homme est un disciple d’Apollon, de toute évidence, s’écria Alice, visiblement amusée, et je le prends sous ma protection personnelle. Allons, Heyward, ne froncez pas les sourcils ainsi et, par égard pour mes oreilles curieuses de l’entendre, permettez qu’il voyage avec nous. De plus, ajouta-t-elle vivement à voix basse, et lançant un regard rapide en direction de Cora qui suivait lentement les pas de leur guide, silencieux et maussade, il pourrait être un allié utile pour nous en cas de besoin.
— Pensez-vous, Alice, que je laisserais des personnes que j’aime emprunter ce sentier secret si j’imaginais qu’un tel besoin pût se manifester ?
— Non, non, je ne pense pas cela du tout ; mais cet homme étrange m’amuse, et s’il a “la musique dans l’âme”, ne soyons pas grossiers au point de rejeter sa compagnie.
D’un geste plein de conviction, elle pointa sa cravache vers le sentier tandis que leurs regards se croisaient et le jeune homme s’attarda un instant afin de prolonger cette rencontre, puis, cédant à la douce influence de la jeune fille, il donna de l’éperon et en quelques bonds, il se retrouva à nouveau au côté de Cora.
— Je suis bien aise de vous rencontrer, mon ami, poursuivit la jeune fille, faisant signe à l’inconnu de l’accompagner pendant qu’elle remettait son Narragansett à l’amble. Des parents, sûrement trop indulgents, m’ont presque persuadée que je ne suis pas totalement indigne de participer à un duo et nous pouvons agrémenter notre route en nous livrant à notre activité favorite. Quelqu’un d’aussi ignorant que moi pourrait profiter grandement de l’opinion et de l’expérience d’un maître de l’art.
— Chanter des cantiques est revigorant à la fois pour le corps et pour l’esprit, lorsque les circonstances s’y prêtent, dit le maître de chant, ne se faisant pas prier pour répondre à l’invitation qu’elle lui signifiait. Et rien ne pourrait soulager l’esprit davantage que le réconfort d’une telle communion. Mais quatre voix sont absolument nécessaires à la perfection d’une mélodie. Vous présentez toutes les caractéristiques d’une voix de soprano douce et riche ; je peux, par faveur divine, assurer toute l’étendue du ténor, mais nous n’avons pas de contralto ni de basse ! Cet officier du roi, là-bas, qui hésitait à m’admettre en sa compagnie, pourrait faire la basse, si l’on en juge d’après les intonations de sa voix dans le dialogue courant.
— Ne vous risquez pas à juger d’après des apparences hâtives et trompeuses, répondit la dame avec un sourire. Même si le major Heyward peut, à l’occasion, produire de telles notes profondes, croyez-moi, sa tonalité naturelle est plus adaptée à un ténor doux qu’à la basse que vous avez entendue.
— Est-il donc versé dans l’art du chant religieux ? demanda naïvement son compagnon.
Alice eut envie de rire, mais elle parvint à réprimer son hilarité et répondit :
— Je crains qu’il ne soit plutôt porté sur les chants profanes. Les circonstances d’une vie de soldat ne sont guère propices à favoriser des penchants plus sérieux.
— La voix est donnée à l’homme, de même que tous ses autres talents, pour qu’il en use et non pour qu’il en abuse. Personne ne peut prétendre m’avoir vu galvauder mes dons ! Même si on peut considérer que mon enfance, comme celle du roi David, a été entièrement consacrée à la musique, il me plaît de souligner que jamais la moindre syllabe d’un vers grossier n’a souillé mes lèvres.
— Vous avez donc limité vos études au chant sacré ?
— Assurément. De même que les psaumes de David surpassent toute autre forme de langage, la psalmodie qui leur a été adaptée par les prêtres et les sages du pays est supérieure à toute forme de poésie futile. Par bonheur, je peux affirmer que je n’exprime que les pensées et les souhaits du roi d’Israël lui-même, car même si l’époque nécessite quelques changements mineurs, cette version, que l’on utilise dans les colonies de la Nouvelle-Angleterre, est tellement supérieure aux autres par sa richesse, sa précision et sa simplicité spirituelle, qu’elle est la plus proche possible du grand texte inspiré. Je ne séjourne nulle part, que ce soit le jour ou la nuit, sans avoir avec moi un exemplaire de cet ouvrage talentueux. C’est la vingt-sixième édition, publiée à Boston en 1744 après Jésus-Christ, et elle s’intitule “Psaumes, cantiques et chants religieux de l’Ancien et du Nouveau Testaments, fidèlement traduits en vers anglais pour la pratique, l’édification et le réconfort des fidèles en public et en privé, particulièrement dans la Nouvelle-Angleterre”.
Tandis qu’il faisait l’apologie de l’œuvre des poètes de son pays, l’inconnu avait tiré de sa poche le livre en question, et, posant sur son nez une paire de lunettes cerclées de fer, il avait ouvert le volume avec un soin et une vénération appropriés à son contenu sacré. Puis, sans ambages ni apologie et après avoir annoncé le titre du cantique, “Standish”, il porta à la bouche l’objet inconnu décrit précédemment, dont il tira une note élevée et aiguë, reproduite une octave plus bas par sa propre voix, et commença à chanter les mots suivants sur des tonalités riches, douces et mélodieuses, qui constituaient un défi à la musique, à la poésie et même au mouvement inconfortable de sa monture mal entraînée :
Oh, voyez combien il est exquis
Et combien il est bon
Pour des frères de demeurer ainsi
Ensemble et à l’unisson.
C’est comme l’huile précieuse
Qui de la tête à la barbe glisse silencieuse :
La barbe d’Aaron qui tombe
Jusqu’au bas de sa robe.
L’inconnu accompagnait ces rimes adroites d’un mouvement régulier de la main, de haut en bas, qui terminait la descente en permettant aux doigts de s’attarder un instant sur les pages du petit volume, et concluait la montée en décrivant une arabesque que personne, hormis les initiés, n’aurait pu espérer pouvoir imiter. On aurait dit qu’une longue pratique avait rendu nécessaire cet accompagnement manuel, car il ne cessa pas avant que le mot choisi par le poète pour clore sa strophe eût été chanté exactement, comme un mot de deux syllabes.
Une telle perturbation du silence et de la solitude de la forêt ne pouvait manquer de parvenir aux oreilles de ceux qui voyageaient en tête, à une courte distance. L’Indien murmura quelques mots en mauvais anglais à l’attention d’Heyward qui, à son tour, s’adressa à l’inconnu, l’interrompant et mettant un terme, pour cette fois, à ses efforts musicaux.
— Même si nous ne sommes pas en danger, la prudence élémentaire devrait nous inciter à traverser cette forêt aussi silencieusement que possible. Vous me pardonnerez donc, Alice, si je gâche votre plaisir en demandant à votre compagnon de remettre son chant jusqu’à une occasion plus propice.
— Vous le gâchez effectivement, répliqua la jeune fille espiègle, car je n’ai jamais entendu une pire association entre exécution et paroles que celle que je viens d’écouter, et j’étais plongée dans une réflexion savante sur les causes d’une telle discordance entre son et sens lorsque votre basse-taille est venue rompre le charme de ma méditation, Duncan !
— J’ignore ce que vous appelez ma basse-taille, répondit Heyward, vexé par cette remarque, mais je sais que votre sécurité et celle de Cora m’est infiniment plus chère que ne pourrait l’être n’importe quel orchestre en train de jouer la musique de Haendel.
Se taisant soudain, il tourna vivement la tête vers un buisson, puis jeta un regard soupçonneux sur leur guide qui continuait à avancer de son pas régulier, l’air grave et imperturbable. Le jeune officier sourit intérieurement, pensant qu’il s’était trompé et qu’il avait pris l’éclat d’une baie quelconque sur un buisson pour les prunelles luisantes d’un sauvage embusqué, et il poursuivit son chemin, reprenant la conversation interrompue par cette pensée fugitive.
Si le major Heyward s’était trompé, c’était seulement en permettant à un orgueil juvénile excessif d’étouffer le zèle de sa vigilance. Le petit groupe n’était passé que depuis quelques instants que déjà les branches des buissons s’écartaient précautionneusement, et un visage humain, aussi féroce et farouche que pouvaient le rendre l’art des sauvages et un fanatisme sans bornes, se tourna vers les traces des voyageurs qui s’éloignaient. Une lueur d’exultation passa sur les traits couverts de peinture sombre de l’habitant des forêts tandis qu’il repérait la piste de ceux dont il comptait faire ses victimes et qui continuaient à avancer en toute ignorance, les formes gracieuses et légères des deux jeunes femmes serpentant parmi les arbres au fil des sinuosités du sentier, suivies à chaque courbe par la silhouette virile d’Heyward, jusqu’au moment où le contour informe du maître de chant disparut, dissimulé par les innombrables troncs des arbres qui s’élevaient en rangées sombres.
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1 Pendant longtemps, quelques tribus indiennes occupant la partie nord-ouest de la colonie de New York ont formé une confédération, d’abord connue sous le nom des “Cinq Nations”. Par la suite, une autre tribu y fut admise et l’appellation fut changée en “Six Nations”. À l’origine, cette confédération comprenait les Mohawks, les Oneidas, les Senecas, les Cayugas et les Onondagas. La sixième tribu était les Tuscaroras. De petites communautés de tous ces peuples vivent encore sur des terres qui leur ont été allouées par l’État, mais leur nombre diminue quotidiennement, soit en raison des décès, soit parce qu’ils partent en des lieux plus favorables à leurs coutumes. Il ne restera bientôt plus de ces peuples extraordinaires, dans ces régions où ils ont vécu pendant des siècles, que leur nom. Dans l’État de New York, toutes ces tribus ont donné leur nom à des comtés, sauf les Mohawks et les Tuscaroras. Toutefois, le deuxième fleuve de l’État s’appelle le Mohawk.
2 Dans l’État de Rhode Island se trouve une baie nommée Narragansett en référence à une puissante tribu d’Indiens qui vivait autrefois sur ce rivage. Le hasard, ou un de ces inexplicables tours étranges que la nature joue au règne animal, donna naissance à une race de chevaux autrefois bien connue en Amérique sous l’appellation Narragansett. Ces animaux étaient petits, généralement de robe alezane, et avaient la particularité d’être ambleurs. Les chevaux de cette race étaient, et sont toujours, très appréciés comme chevaux de selle en raison de leur robustesse et de leur facilité de mouvement. Comme ils avaient le pied sûr, les Narragansett étaient très recherchés par les femmes qui étaient obligées de voyager dans les “nouveaux territoires”, sur des chemins parsemés de racines et de trous.