Snug : Avez-vous le rôle du lion par écrit ? Si vous l’avez, donnez-le-moi, je vous prie, car j’ai la mémoire lente.
Quince : Vous pouvez le jouer impromptu, car il ne s’agit que de rugir.
William Shakespeare, Le Songe d’une nuit d’été, Acte I, scène 2
IL y avait dans cette scène un curieux mélange où le solennel le disputait au ridicule. L’animal continuait à se balancer de droite à gauche, apparemment sans se lasser, mais sa tentative grotesque pour imiter la mélodie de David cessa à l’instant où le chanteur eut abandonné le terrain. Les mots de Gamut avaient été prononcés dans sa langue natale et pour Duncan, ils semblaient contenir un sens caché, bien que rien autour de lui ne lui permît de découvrir à quoi ils faisaient allusion. Toutefois, il n’eut pas le loisir de poursuivre ses conjectures sur le sujet car le chef s’avança jusqu’à la couche de la malade et chassa d’un geste le groupe de femmes qui s’étaient réunies là pour observer l’habileté de l’étranger. Elles obéirent à contrecœur, mais sans discuter, et quand l’écho sourd en provenance de la porte lointaine qui se refermait eut cessé de résonner dans la longue galerie, il désigna sa fille inconsciente et dit :
— Maintenant, que mon frère nous montre son pouvoir.
Ainsi sommé sans équivoque de remplir les fonctions correspondant au rôle qu’il jouait, Heyward craignit que le moindre atermoiement ne pût s’avérer dangereux. Il s’efforça donc de rassembler ses idées et se prépara à se lancer dans ce genre d’incantations et de rites frustes sous lesquels les sorciers indiens ont coutume de masquer leur ignorance et leur impuissance. Étant donné la confusion qui troublait son esprit, il est fort probable qu’il n’aurait pas tardé à commettre une erreur suspecte, voire fatale, si l’amorce de sa tentative n’avait pas été interrompue par un grognement féroce du plantigrade. Il essaya de recommencer à trois reprises et à chaque fois il rencontra la même opposition incompréhensible, chaque intervention de la bête paraissant plus furieuse et menaçante que la précédente.
— Les esprits savants sont jaloux, dit le Huron. Je m’en vais. Mon frère, cette femme est l’épouse de l’un de mes plus braves guerriers ; occupe-toi bien d’elle. Paix, ajouta-t-il en faisant signe à l’animal de se calmer, je m’en vais.
Il tint parole et Duncan se retrouva seul dans cette habitation grossière et désolée, avec la pauvre malade et la dangereuse bête sauvage. Celle-ci parut écouter les pas de l’Indien avec cet air de sagacité que l’on reconnaît aux ours, jusqu’au moment où un nouvel écho de la porte annonça que le chef avait lui aussi quitté la caverne. Alors l’animal se retourna et s’avança en se dandinant vers Duncan et s’assit devant lui, dans sa posture naturelle, bien droit comme un être humain. Le jeune homme, inquiet, regarda autour de lui à la recherche d’une arme avec laquelle il pourrait parer à une attaque qu’il envisageait désormais sérieusement.
Mais il eut l’impression que l’humeur de la bête avait soudain changé. Au lieu de continuer à pousser ses grognements irrités ou de donner d’autres signes de colère, tout son corps hirsute parut secoué de spasmes, comme en proie à d’étranges convulsions internes. Les énormes griffes maladroites tripotèrent le museau et la gueule entrouverte, et tandis qu’Heyward gardait les yeux attentivement fixés sur les gestes de l’animal, la redoutable tête retomba sur le côté et à la place, apparut le visage robuste et honnête de l’éclaireur qui, de tout son cœur, se laissait aller à cette hilarité qui lui était propre.
— Chut, dit le chasseur avec méfiance, pour prévenir l’exclamation de surprise d’Heyward. Les scélérats sont partout, et tout ce qui ne ressemble pas à de la sorcellerie pourrait bien les attirer ici comme un seul homme.
— Dites-moi ce que signifie cette mascarade, et pourquoi vous vous êtes lancé dans une aventure aussi risquée.
— Ah ! Le hasard a souvent raison des plans les mieux calculés, répliqua l’éclaireur. Mais une histoire devrait toujours commencer par le commencement, je vais donc tout vous raconter dans l’ordre. Après votre départ, j’ai mis le commandant et le Sagamore dans une ancienne loge de castors, où ils ont moins à redouter des Hurons qu’au milieu de la garnison de Fort Edward, car ces Indiens du nord-ouest n’ont pas encore beaucoup de relations avec les trappeurs, et ils continuent à vénérer le castor. Après quoi, Uncas et moi sommes partis à la recherche de l’autre campement, comme convenu. Avez-vous vu le jeune Mohican ?
— Hélas, oui ! Il est prisonnier et condamné à mourir au lever du soleil.
— C’est bien ce que je craignais, reprit l’éclaireur, sur un ton moins confiant et plus triste, mais il retrouva vite sa voix naturellement ferme pour continuer : Son malheur est la véritable raison de ma présence ici ; il est impossible d’abandonner ce garçon aux Hurons ! Quelle joie ce serait pour ces canailles s’ils pouvaient attacher au même poteau Cerf Agile et Longue Carabine, comme ils m’appellent – bien que je n’aie jamais compris pourquoi ils m’ont donné ce nom puisqu’il y a autant de différence entre mon “tueur-de-cerfs” et une carabine du Canada qu’il y en a entre la pierre à fusil et la roche rouge à pipe.
— Revenons-en à votre histoire, dit Heyward avec impatience, les Hurons peuvent rappliquer à tout moment.
— Il n’y a pas de danger. Un sorcier doit prendre son temps, comme un prêtre posé et placide dans les colonies. Nous n’avons pas plus à craindre d’être interrompus qu’un missionnaire qui commence un sermon de deux heures. Bien, Uncas et moi sommes tombés sur une bande de ces vauriens qui rentraient ; Uncas s’est montré trop impétueux pour quelqu’un qui part en reconnaissance, mais c’est vrai qu’il a le sang chaud, il est difficile de lui en vouloir ; et de plus, un des Hurons s’est conduit en lâche, et en s’enfuyant, il l’a fait tomber dans une embuscade.
— Celui-là a payé cher sa lâcheté.
L’éclaireur se passa le doigt en travers de la gorge de manière éloquente et hocha la tête, comme pour signifier “J’ai compris ce que vous voulez dire”. Ensuite, il continua, de façon plus audible, quoique guère plus compréhensible :
— Après la capture du garçon, j’ai attaqué les Hurons, comme vous pouvez vous en douter. J’ai eu affaire avec deux ou trois de leurs maraudeurs, mais ce n’est pas ça l’important. Donc, après avoir abattu ces démons, je me suis approché des loges sans autre problème. Et puis la chance m’a souri en me conduisant à l’endroit précis où un des sorciers les plus renommés de la tribu était en train de s’habiller, et j’ai tout de suite deviné que c’était en vue de livrer quelque grande bataille à Satan – mais pourquoi devrais-je appeler de la chance ce qui semble maintenant être la volonté spéciale de la Providence ! Alors, d’un bon coup sur la tête, j’ai étendu ce charlatan pour un moment et, après lui avoir coincé une branche de noyer entre les dents pour éviter qu’il se mette à brailler à son réveil, je l’ai attaché entre deux arbres, et j’ai décidé de lui emprunter son déguisement et de jouer le rôle de l’ours pour pouvoir continuer les opérations.
— Et vous l’avez admirablement joué ! Votre imitation aurait fait pâlir d’envie l’animal lui-même.
— Seigneur Dieu, major, répliqua le chasseur, flatté, après avoir étudié si longtemps dans le livre de la forêt, je serais un élève bien médiocre si je ne savais pas reproduire les mouvements et les caractéristiques d’un ours. S’il s’était agi d’un chat sauvage ou même d’un puma adulte, je vous aurais gratifié d’un spectacle qui aurait valu le déplacement ! Mais imiter le comportement d’un animal aussi balourd n’a rien d’extraordinaire, même si, par ailleurs, on a vite fait de forcer le trait ! Oui, oui… bien des imitateurs ignorent qu’il est plus facile de caricaturer la nature que de la reproduire fidèlement. Mais nous n’avons encore rien accompli ! Où est la douce demoiselle ?
— Dieu seul le sait. J’ai examiné toutes les habitations du village sans découvrir la moindre trace de sa présence dans cette tribu.
— Vous avez entendu ce qu’a dit le chanteur avant de partir : “Elle est ici et elle vous attend.”
— La situation m’incitait à croire qu’il faisait allusion à cette pauvre femme.
— Le ballot était effrayé et il ne s’est pas clairement exprimé, mais son message avait une autre signification. Il y a ici assez de cloisons pour répartir tout le village. Un ours, ça grimpe ; je vais donc aller jeter un coup d’œil par-dessus. Peut-être y a-t-il des pots de miel cachés dans ces rochers, et comme vous le savez, je suis une bête sauvage qui a un penchant pour les douceurs.
L’éclaireur regarda derrière lui, riant de son propre trait d’esprit, tandis qu’il escaladait la séparation en imitant les mouvements lourdauds de la bête qu’il incarnait ; mais dès qu’il fut tout en haut, il fit un geste réclamant le silence et se laissa glisser jusqu’en bas en toute hâte.
— Elle est ici, dit-il à voix basse, et vous pouvez y aller par cette porte. J’aurais volontiers murmuré une parole de réconfort à cette malheureuse enfant, mais la vue d’un tel monstre pourrait bien lui faire perdre la raison. Bien qu’à cet égard, major, vous ne soyez vous-même guère plaisant à voir, avec toute votre peinture.
Duncan, qui s’était déjà élancé vers la porte, s’arrêta net en entendant ces mots décourageants.
— Suis-je donc si repoussant ? demanda-t-il d’un air chagriné.
— Il n’y a peut-être pas de quoi effrayer un loup, ni stopper une charge des Royal Americans, mais je vous ai connu un aspect plus agréable par le passé. Vos traits bariolés ne sont pas mal vus par les squaws, mais les jeunes femmes de sang blanc donnent la préférence à ceux qui ont la même couleur de peau qu’elles. Regardez, dit-il en pointant le doigt vers un endroit de la paroi rocheuse par où l’eau coulait doucement, formant une petite fontaine cristalline avant de s’infiltrer dans les fissures voisines, vous pouvez vous débarrasser facilement de la peinture du Sagamore, et quand vous reviendrez, je pourrai essayer de vous décorer différemment. Changer de peinture est aussi courant pour un sorcier que changer de costume pour un dandy de la ville.
Le chasseur prudent n’eut pas vraiment l’occasion de chercher d’autres arguments à l’appui de son conseil. Il n’avait pas fini de parler que Duncan était déjà en train de se laver. En un instant, toutes les marques effrayantes ou choquantes furent effacées et le jeune homme apparut à nouveau sous les traits dont la nature l’avait gratifié. Ainsi préparé pour l’entrevue avec sa bien-aimée, il prit rapidement congé de son compagnon et disparut par le passage indiqué. L’éclaireur assista à son départ l’air satisfait, hochant la tête et marmonnant quelques vœux, après quoi, il se mit tranquillement à examiner l’état du garde-manger des Hurons, la caverne servant, entre autres choses, à entreposer le fruit de leurs chasses.
Duncan, de son côté, n’avait pour le guider qu’une faible lueur lointaine qui faisait toutefois office d’étoile polaire pour le jeune soupirant. Grâce à elle, il put gagner le havre de ses espoirs, qui était tout simplement un autre compartiment de la caverne, entièrement réservé à la détention d’une prisonnière aussi importante que la fille du commandant de William-Henry. Les lieux étaient encombrés des objets provenant du pillage qui avait suivi la reddition de la malheureuse forteresse. Au milieu de ce désordre, il trouva celle qu’il cherchait, pâle, inquiète et terrifiée, mais toujours aussi ravissante. David l’avait prévenue de cette visite.
— Duncan ! s’exclama-t-elle d’une voix qui paraissait frémir d’une peur provoquée par les sons qu’elle émettait elle-même.
— Alice ! répondit-il en bondissant jusqu’à elle sans prendre de précautions au milieu des malles, des boîtes, des armes et des meubles.
— Je savais que vous ne m’abandonneriez jamais, dit-elle, une légère rougeur apparaissant de manière fugitive sur un visage par ailleurs abattu. Mais je ne vois personne avec vous ! S’il m’est agréable de voir que je n’étais pas oubliée, j’aimerais croire que vous n’êtes pas seul !
Elle tremblait de tous ses membres et Duncan la jugea incapable de tenir debout, aussi la fit-il doucement s’asseoir tout en lui racontant les principaux incidents qu’il nous a été donné de rapporter. Alice l’écoutait avec tant d’intérêt qu’elle en oubliait presque de respirer, et bien que le jeune homme eût le bon sens de ne pas s’appesantir sur le chagrin du père désespéré – mais prenant soin, toutefois, de ne pas heurter l’amour-propre de la jeune fille – les larmes se mirent à couler sur les joues d’Alice aussi abondamment que si elle n’avait jamais pleuré auparavant. Cependant, la tendresse apaisante de Duncan calma assez vite ce premier épanchement et elle l’écouta ensuite jusqu’à la fin, sinon avec sérénité, du moins avec une grande attention.
— Et maintenant, Alice, ajouta-t-il, vous allez voir que nous attendons encore beaucoup de votre part. Avec l’aide de notre inestimable ami expérimenté, l’éclaireur, nous pouvons nous échapper de cette tribu sauvage, mais vous allez devoir faire appel à tout le courage dont vous êtes capable. Souvenez-vous que vous allez vous enfuir pour rejoindre les bras de votre vénérable père, et que son bonheur, comme le vôtre, dépend de vos efforts.
— Que ne ferais-je pas pour un père qui a tant fait pour moi !
— Et pour moi également ! poursuivit le jeune homme en serrant doucement la main qu’il tenait entre les siennes.
Le regard, empreint d’innocence et de surprise, qu’elle posa sur lui en réponse, fit comprendre à Duncan qu’il lui fallait se montrer plus explicite.
— Ce n’est ni l’endroit, ni le moment de vous retenir avec des désirs égoïstes, ajouta-t-il, mais quel cœur débordant comme le mien ne souhaiterait pas se soulager de ce qui l’oppresse ? On dit que le malheur est le plus fort des liens ; la souffrance commune que votre captivité nous a infligée, à votre père et moi, nous a rendu les échanges bien faciles.
— Et notre chère Cora, Duncan. Cora n’a sûrement pas été oubliée !
— Oubliée ! Certes non ! Regrettée et pleurée comme une femme l’a rarement été auparavant. Votre respectable père ne fait aucune différence entre ses deux enfants ; mais je…, Alice, j’espère que vous ne prendrez pas offense si je vous dis que ce qu’elle représente à mes yeux est dans une certaine mesure occulté…
— Alors, c’est que vous ne rendez pas justice aux mérites de ma sœur, l’interrompit Alice en retirant sa main. Elle parle toujours de vous comme étant son ami le plus cher !
— C’est bien volontiers que je la crois mon amie aussi, répliqua aussitôt Duncan. Je souhaiterais même qu’elle devienne plus que cela ; mais en ce qui vous concerne, Alice, j’ai la permission de votre père pour aspirer à ce qu’un lien bien plus étroit et plus tendre nous unisse.
Alice fut prise d’un violent tremblement et, l’espace d’un instant, elle détourna le visage, cédant à l’émotion naturelle à son sexe, mais cet émoi passa vite et elle redevint maîtresse de son comportement, sinon de son cœur.
— Heyward, dit-elle en le regardant droit dans les yeux, avec une touchante expression d’innocence et de fragilité, rendez-moi à la personne vénérée et à la bénédiction sacrée de mon père avant de m’en dire davantage.
Le jeune homme était sur le point de répondre : “Je ne dois pas en dire plus, mais il m’était impossible d’en dire moins” lorsqu’il en fut empêché par une petite tape sur l’épaule. Se redressant vivement, il se retourna pour faire face à l’intrus et son regard se posa sur la forme sombre et le visage cruel de Magua. À cet instant, le rire sonore et guttural du sauvage donna à Duncan l’impression d’entendre le ricanement satanique d’un démon. S’il avait obéi à sa violente impulsion immédiate, il se serait jeté sur le Huron et il aurait laissé leur sort être tranché par l’issue d’une lutte à mort. Mais, sans rien qui ressemblât à une arme, ignorant quels renforts son subtil ennemi pouvait appeler à la rescousse, et responsable de la sécurité de celle qui était maintenant plus chère que jamais à son cœur, à peine l’eut-il envisagée, qu’il renonça à cette action désespérée.
— Que voulez-vous ? demanda Alice en croisant doucement les bras sur sa poitrine, et luttant pour masquer sous l’attitude distante et froide avec laquelle elle recevait habituellement les visites de son ravisseur l’angoisse qui la saisissait à propos d’Heyward.
L’Indien, qui exultait, avait retrouvé son visage austère, mais il recula prudemment en voyant la menace dans le regard fougueux du jeune homme. Ses yeux impassibles se posèrent un instant sur ses deux captifs, puis s’écartant, il alla mettre une lourde bûche derrière une porte différente de celle qu’avait empruntée Duncan. Ce dernier comprit comment il avait été surpris et, se croyant irrémédiablement perdu, il attira Alice contre lui et se prépara à affronter une mort qu’il regrettait à peine puisqu’il allait périr en compagnie de celle qu’il aimait. Mais Magua n’avait pas de projet violent immédiat. Ses premières mesures étaient évidemment prises pour enfermer de façon sûre son nouveau prisonnier, et il ne jeta même pas un coup d’œil en direction des deux silhouettes immobiles au centre de la caverne avant d’avoir rendu complètement impossible toute évasion par l’issue qu’il avait lui-même utilisée. Tous ses mouvements étaient épiés par Heyward, qui demeurait cependant ferme, serrant toujours la fragile Alice contre son cœur, à la fois trop fier et trop désespéré pour demander la clémence d’un ennemi si souvent affronté. Quand Magua eut terminé son travail, il s’approcha d’eux et dit, en anglais :
— Les Visages-Pâles savent prendre au piège le castor rusé, mais les Peaux-Rouges savent prendre au piège les Yengeese !
— Huron, fais ce que tu veux ! s’exclama Heyward avec passion, oubliant que sa vie n’était pas la seule en jeu. Je te méprise, toi et ta vengeance !
— L’homme blanc parlera-t-il toujours ainsi au poteau de torture ? demanda Magua, indiquant aussi le peu de foi qu’il avait dans la détermination d’Heyward par le sourire narquois qui accompagnait ses paroles.
— Ici, seul face à toi, ou en présence de toute ta tribu !
— Renard Subtil est un grand chef ! rétorqua l’Indien. Il va aller chercher ses jeunes guerriers pour qu’ils voient avec quelle bravoure un Visage-Pâle se rit des tortures.
Il fit demi-tour tout en parlant et il était sur le point de quitter la pièce par l’ouverture qu’avait empruntée Heyward quand un grognement lui parvint et le fit hésiter. La silhouette de l’ours apparut dans l’encadrement où il était assis et se balançait d’un côté et de l’autre, selon son agitation habituelle. De même que le père de la femme malade, Magua l’observa un instant avec attention, comme pour s’assurer de sa nature. Il était bien au-dessus des superstitions les plus grossières de sa tribu, et dès qu’il eut reconnu le déguisement familier du sorcier, il s’apprêta à passer à côté de lui avec une expression de mépris. Mais un nouveau grognement, plus puissant et plus menaçant, le fit s’arrêter. Puis il sembla soudain résolu à ne pas se laisser retarder par de telles sottises et repartit d’un pas décidé. Le faux animal, qui s’était un peu avancé, recula lentement devant lui jusqu’au seuil de la porte, où il se dressa sur ses pattes arrière et battit l’air de ses griffes, comme le font les vrais ours.
— Espèce de fou ! s’exclama le chef en huron. Va donc jouer avec les enfants et les squaws ; laisse les hommes à leurs occupations sérieuses.
Une fois encore, il essaya de passer à côté de celui qu’il prenait pour le charlatan, sans même se donner la peine d’esquisser un geste pour saisir son couteau ou son tomahawk, accrochés à sa ceinture. Tout à coup, la bête tendit les bras, ou plutôt les pattes, et l’enferma dans une étreinte qui aurait pu rivaliser avec les mâchoires de fer d’un étau géant. Heyward avait observé toute la manœuvre d’Œil-de-Faucon avec un vif intérêt. Relâchant sa propre étreinte autour d’Alice, il ramassa une lanière de cuir qui avait été utilisée pour tenir un paquet quelconque, et quand il vit que son ennemi avait les deux bras plaqués au corps par les muscles d’acier de l’éclaireur, il se précipita sur lui et le ficela de manière à lui interdire tout mouvement, lui entourant vingt fois les bras, les jambes et les pieds avec la courroie en moins de temps qu’il ne nous en a fallu pour raconter la scène. Lorsque le redoutable Huron fut bien ligoté, l’éclaireur le lâcha et Duncan l’étendit sur le dos, complètement immobilisé.
Bien qu’il se fût violemment débattu jusqu’au moment où il avait compris qu’il était entre les mains d’un homme dont les muscles étaient plus vigoureux que les siens, Magua n’avait pas laissé échapper le moindre mot pendant toute la durée de cette soudaine et extraordinaire opération. Mais quand Œil-de-Faucon, afin de lui faire comprendre d’un geste sa conduite, enleva la tête hirsute de la bête et offrit son visage buriné et sérieux au regard du Huron, celui-ci perdit le contrôle affiché jusque-là et ne put s’empêcher de pousser l’inévitable exclamation :
— Hugh !
— Ah ! Tu as retrouvé ta langue ! dit son vainqueur sur un ton détaché. Bien, afin d’éviter que tu ne t’en serves pour ruiner nos plans, je dois prendre la liberté de te fermer la bouche.
Comme il n’y avait pas de temps à perdre, l’éclaireur s’activa à cette nécessaire mesure de précaution et une fois qu’il eut bâillonné l’Indien, ce dernier put être considéré sans hésitation comme hors de combat1.
— Par où est entré ce démon ? demanda l’habile éclaireur quand il eut terminé son travail. Je n’ai vu passer personne depuis que vous m’avez quitté.
Duncan pointa le doigt vers la porte que Magua avait empruntée et qui était désormais encombrée de trop d’obstacles pour permettre une fuite rapide.
— Amenez la jeune demoiselle, alors, poursuivit son ami, nous devons tenter une sortie vers la forêt par l’autre issue.
— Impossible ! s’écria Duncan, la peur l’a terrassée, elle est comme paralysée. Alice ! Ma douce, ma tendre Alice, reprenez vos esprits, c’est maintenant qu’il faut partir. Voyez, c’est inutile, elle nous entend, mais elle est incapable de faire un mouvement. Partez, mon brave et digne ami, sauvez votre vie et abandonnez-moi à mon sort !
— Il n’y a pas de piste qui n’ait une fin et il n’y a pas d’épreuve qui ne comporte de leçon, répondit le chasseur. Tenez, enveloppez-la dans ces vêtements indiens. Dissimulez cette pauvre petite. Non, ce pied n’a pas son équivalent dans toute cette région sauvage, il pourrait la trahir. Masquez-la entièrement. Maintenant, prenez-la dans vos bras et suivez-moi. Le reste, je m’en charge.
Comme les paroles de son compagnon le laissent deviner, Duncan s’empressait d’obéir aux instructions et l’éclaireur finissait à peine sa phrase que, déjà, le jeune homme prenait le corps frêle d’Alice dans ses bras et lui emboîtait le pas. Ils trouvèrent la femme malade seule, comme ils l’avaient laissée, et continuèrent sans perdre de temps dans la galerie jusqu’à l’entrée. Alors qu’ils s’approchaient de la porte en écorce, des voix qui murmuraient à l’extérieur indiquaient que des amis et des parents de la malade s’étaient réunis là, attendant patiemment qu’on les appelle pour entrer.
— Si j’ouvre la bouche pour parler, chuchota Œil-de-Faucon, mon anglais, qui est la véritable langue des hommes blancs, dira à ces scélérats qu’ils ont un ennemi parmi eux. Il va falloir que vous leur serviez votre jargon, major ; et vous allez leur dire que nous avons enfermé l’esprit malin dans la caverne et que nous emmenons la femme dans la forêt afin d’y trouver des racines pour l’aider à guérir. Faites appel à toute votre ruse, c’est légitime dans un tel cas.
La porte s’entrouvrit, comme si quelqu’un à l’extérieur essayait d’écouter ce qui se passait à l’intérieur, et obligea l’éclaireur à cesser ses directives. Un grognement féroce chassa l’indiscret, puis Œil-de-Faucon ouvrit hardiment le panneau en écorce et se remit à jouer le rôle de l’ours tout en s’éloignant. Duncan le suivit de près et se retrouva bientôt au milieu d’un groupe d’une vingtaine d’amis et de parents inquiets.
La foule recula un peu, permettant au père de s’approcher en compagnie d’un autre homme qui semblait être le mari de la femme malade.
— Mon frère a-t-il chassé l’esprit malin ? demanda le premier. Que porte-t-il dans ses bras ?
— Ton enfant, répondit Duncan sur un ton grave. La maladie a quitté son corps et elle est enfermée dans la montagne. J’emmène ta fille à quelque distance d’ici pour la renforcer contre d’autres attaques. Elle sera dans le wigwam du jeune guerrier quand le soleil se lèvera à nouveau.
Quand le père eut traduit les paroles de l’étranger dans la langue des Hurons, un murmure retenu annonça que cette information était reçue avec satisfaction. Le chef lui-même fit un geste de la main pour signifier à Duncan de poursuivre son chemin et, prenant une attitude hautaine, il ajouta, d’une voix forte et ferme :
— Va. Je suis un homme et je vais entrer dans le rocher pour combattre l’esprit mauvais !
Heyward ne s’était pas fait prier pour obéir et il avait déjà dépassé le petit groupe quand les mots surprenants du chef l’arrêtèrent.
— Mon frère serait-il fou ! s’exclama-t-il. Serait-il cruel ? Il va rencontrer la maladie et elle va entrer en lui ; ou alors il va la faire sortir et elle poursuivra sa fille dans la forêt. Non. Que mes enfants attendent ici, dehors, et si l’esprit apparaît, assommez-le à coups de massue. Il est rusé, il s’enterrera dans la montagne quand il verra combien d’hommes sont prêts à le combattre.
Ce singulier avertissement produisit l’effet désiré. Au lieu d’entrer dans la caverne, le père et le mari prirent leur tomahawk et se postèrent là, prêts à satisfaire leur désir de vengeance sur le tortionnaire de la malade, tandis que les femmes et les enfants cassaient des branches dans les arbustes ou ramassaient des morceaux de rochers dans la même intention. Profitant de ce moment favorable, les faux sorciers disparurent.
S’il tirait parti des superstitions des Indiens, Œil-de-Faucon n’ignorait pas pour autant que les chefs les plus sages les toléraient plus qu’ils ne s’en remettaient à elles. Il savait parfaitement combien le temps était précieux dans une telle circonstance. Quelle que pût être la crédulité de ses ennemis, et bien qu’elle eût favorisé ses plans, le moindre soupçon pouvant alerter l’esprit subtil d’un Indien risquait de s’avérer fatal. Il prit donc le sentier qui les exposait le moins à la vue de tous et contourna le village au lieu de le traverser. Au loin, dans la lumière faiblissante des feux, on pouvait encore apercevoir les guerriers qui allaient d’une hutte à l’autre. Mais les enfants avaient abandonné leurs jeux pour leurs lits en peaux de bêtes, et le silence de la nuit commençait déjà à remplacer le tumulte et l’effervescence d’une soirée qui avait été le théâtre de tant d’événements importants.
Sous l’effet du grand air, Alice revenait à elle et comme son accès de faiblesse avait affecté ses capacités physiques plus que ses facultés mentales, elle n’eut besoin d’aucune explication sur ce qui s’était passé.
— Laissez-moi essayer de marcher, maintenant, dit-elle quand ils furent dans la forêt, rougissant secrètement de n’avoir pas pu quitter les bras de Duncan plus tôt. Je me sens beaucoup mieux.
— Non, Alice, vous êtes encore trop faible.
La jeune fille se débattit doucement pour se libérer et Duncan fut obligé de déposer son précieux fardeau. Le faux ours était, à n’en pas douter, resté totalement étranger aux délicieux sentiments que l’amoureux avait éprouvés tandis que ses bras enserraient sa bien-aimée, et il fut peut-être aussi ignorant de cette sensation de honte candide qui oppressait une Alice toute tremblotante. Par contre, lorsqu’il se trouva à une distance convenable des loges, il fit une halte et aborda un sujet qu’il maîtrisait à la perfection.
— Ce sentier va vous mener au ruisseau, dit-il. Suivez sa rive nord jusqu’à une cascade ; grimpez la colline sur votre droite et vous verrez les feux de l’autre tribu. C’est là que vous devez aller et vous mettre sous leur protection, si ce sont de vrais Delawares, vous y serez en sécurité. S’engager dans une fuite plus lointaine avec cette jeune dame est impossible maintenant. Les Hurons suivraient notre piste et s’empareraient de nos scalps avant que nous ayons fait une dizaine de milles. Allez, et que la Providence soit avec vous.
— Et vous ? demanda Heyward surpris. Nous ne nous séparons pas ici, tout de même ?
— Les Hurons retiennent captif celui qui fait l’orgueil des Delawares. Le dernier de la grande lignée des Mohicans est en leur pouvoir ! répondit l’éclaireur. Je vais voir ce que je peux faire pour lui. S’ils avaient pris votre scalp, major, une de ces canailles aurait péri pour chacun des cheveux de votre tête, comme j’en ai fait la promesse, mais si le jeune Sagamore doit être conduit au poteau de torture, les Indiens verront comment sait mourir un homme qui n’a pas une seule goutte de sang mêlé !
Pas le moins du monde offensé par la préférence particulière que le robuste chasseur accordait à un jeune homme que l’on pouvait considérer, dans une certaine mesure, comme son fils adoptif, Duncan n’en continua pas moins à faire valoir toutes les raisons qui lui venaient à l’esprit pour détourner Œil-de-Faucon d’une tentative aussi désespérée. Il fut secondé par Alice, qui ajouta ses prières à celles d’Heyward, adjurant l’éclaireur de renoncer à une entreprise qui comportait tant de dangers et si peu d’espoirs de réussite. Leur éloquence et leur habileté restèrent vaines. Leur ami les écouta attentivement, mais avec une certaine impatience, puis il finit par clore la discussion en répondant sur un ton qui fit taire Alice aussitôt et fit comprendre à Heyward l’inutilité de toute protestation supplémentaire.
— J’ai entendu dire, commença-t-il, qu’il existe chez les jeunes personnes un sentiment qui lie un homme à une femme d’une manière bien plus étroite que celui qui unit un père à son fils. C’est bien possible. J’ai moi-même rarement fréquenté les endroits où vivent les femmes de ma couleur, mais il se peut que ce penchant soit naturel dans les villes et les villages. Vous avez risqué votre vie et tout ce qui vous est cher pour délivrer cette jeune dame et je suppose qu’une telle inclination n’est pas étrangère à votre conduite. En ce qui me concerne, j’ai appris au jeune Mohican à se servir d’un fusil, et il m’a bien payé en retour. J’ai combattu à ses côtés dans plus d’une bataille sanglante, et tant que j’ai pu entendre le bruit de son arme d’une oreille et celle du Sagamore de l’autre, j’ai toujours su qu’aucun ennemi ne pourrait me surprendre par-derrière. Hiver comme été, de nuit comme de jour, nous avons parcouru ensemble ces territoires sauvages, partageant la même nourriture, l’un dormant tandis que l’autre veillait, et avant que l’on puisse dire qu’Uncas a été conduit au poteau d’exécution alors que je n’étais pas loin… Il n’y a qu’un seul Dieu qui nous gouverne tous, quelle que soit la couleur de notre peau, et c’est lui que je prends à témoin : avant que ce jeune Mohican ne périsse parce qu’un ami lui a fait défaut, la fidélité et la loyauté auront disparu de cette terre et mon “tueur-de-cerfs” sera devenu aussi inoffensif que le sifflet du chanteur.
Duncan lâcha le bras de l’éclaireur, qui retourna sur ses pas afin de regagner le camp des Hurons. Après avoir contemplé un instant la silhouette qui s’éloignait, Heyward, à la fois comblé et accablé, reprit avec Alice le long chemin qui devait les mener au village des Delawares.
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1 En français dans le texte. (NdT)