Préface
(Écrite pour la première édition – 1826)

LE lecteur qui espère trouver dans ce volume la description romanesque et imaginaire d’événements qui n’ont jamais existé risque fort d’être déçu et de s’en détourner. Cet ouvrage n’est rien d’autre que ce qui est annoncé sur la page de titre : un récit. Cependant, comme il traite de domaines qui ne sont peut-être pas connus de tous, en particulier des lectrices, plus sensibles aux élans de l’imagination, et dont certaines pourraient être tentées de lire ce livre, persuadées qu’il s’agit là d’une fiction, il est de l’intérêt de l’auteur d’apporter quelques éclaircissements sur certaines allusions historiques obscures. L’expérience l’incite à s’acquitter de cette tâche car il a souvent constaté à ses dépens que les lecteurs, aussi ignorants fussent-ils d’un sujet donné avant qu’il ne leur soit exposé, se révèlent, à l’instant même où ledit sujet est soumis à leur jugement terrible, en savoir plus individuellement, collectivement et, pourrait-on ajouter, intuitivement, que celui qui le leur a fait découvrir ; mais il a également constaté, en contradiction flagrante avec ce fait indiscutable, qu’il est de la plus grande imprudence pour un écrivain de compter sur les facultés imaginatives de toute autre personne que lui-même. Par conséquent, rien de ce que l’on peut bien expliquer ne doit rester mystérieux. S’en abstenir serait une solution de facilité qui satisferait essentiellement ceux des lecteurs qui se délectent de consacrer plus de temps au déchiffrage des livres que d’argent à leur achat. Après cette exposition préliminaire des raisons qui le poussent à mentionner tant de mots inintelligibles au seuil de son ouvrage, l’auteur va maintenant s’atteler à sa tâche. Bien évidemment, rien ne sera dit (il n’en est nul besoin) que ne sache déjà le lecteur le moins versé du monde dans la connaissance de l’ancienne culture indienne.

La première difficulté que doit affronter quiconque désire étudier l’histoire des Indiens, c’est la confusion la plus totale qui entoure les noms. Toutefois, que l’on se souvienne des libertés propres aux conquérants – et prises en la matière par les Hollandais, les Anglais et les Français – et que les Indiens eux-mêmes non seulement parlent différentes langues, voire différents dialectes dérivés de ces langues, mais aussi qu’ils se plaisent à multiplier les appellations, et cette difficulté, si elle n’en reste pas moins regrettable, apparaîtra moins surprenante. L’auteur espère que le lecteur ne cherchera pas ailleurs que dans cette confusion la cause des autres imperfections qui pourraient entacher les pages suivantes.

À leur arrivée, les Européens découvrirent que cette immense région qui s’étend entre le Penobscot et le Potomac d’une part, et l’océan Atlantique et le Mississippi d’autre part, appartenait à un peuple provenant d’une seule et même souche. Il est possible qu’en un ou deux endroits de ce vaste périmètre, leurs frontières aient été quelque peu déplacées dans un sens ou dans un autre par les nations environnantes, mais globalement, c’est ainsi que se présentait leur territoire. Ce peuple portait le nom générique de Wapanachkis. Cependant, ils aimaient se désigner eux-mêmes sous celui de “Lenni Lenapes”, qui signifie “peuple non mélangé”. Les connaissances de l’auteur ne sont pas suffisamment étendues pour lui permettre d’énumérer ne serait-ce que la moitié des communautés ou tribus en lesquelles cette race s’était subdivisée. Chacune de ces tribus avait son nom, ses chefs, ses terrains de chasse et, souvent, son propre dialecte. Telles les principautés féodales de l’ancien monde, elles se faisaient la guerre et exerçaient les autres privilèges marquants de la souveraineté. Pourtant, elles se reconnaissaient une origine commune, une langue identique et un même attachement à une morale qui se transmettait avec une remarquable fidélité dans leurs traditions. Une branche de ce peuple multiple était installée sur les rives d’un beau fleuve, connu sous le nom de “Lenapewihittuck”, et il est généralement admis que c’était en cet endroit qu’était située la “longue maison”, ou le Feu du Grand Conseil de la nation tout entière.

La tribu possédant les terres qui correspondent aujourd’hui au sud-ouest de la Nouvelle-Angleterre, la partie de l’État de New York qui s’étend à l’est de l’Hudson, ainsi que les contrées se prolongeant beaucoup plus loin au sud, était un peuple puissant, appelé “Mahicanni”, ou, plus communément, les “Mohicans” – un terme altéré depuis par les Anglais en “Mohegan”.

Les Mohicans étaient eux-mêmes subdivisés en clans. Collectivement, ils revendiquaient une ancienneté plus grande que celle de leurs voisins qui possédaient la “longue maison”, mais on leur accordait sans conteste le titre de “fils aîné” de leur “grand-père”. C’est, bien entendu, cette fraction des propriétaires originels du sol qui en fut, la première, dépossédée par les Blancs. Le petit nombre d’entre eux qui subsiste aujourd’hui s’est dispersé parmi d’autres tribus et il ne leur reste de leur puissance et de leur grandeur passées que quelques souvenirs mélancoliques.

La tribu gardienne des lieux sacrés de la maison du conseil fut longtemps honorée de l’appellation flatteuse de “Lenape”, mais après que les Anglais eurent changé celle de leur beau fleuve en “Delaware”, ils en vinrent progressivement à porter le même nom. Il convient toutefois de préciser que dans l’utilisation de ces termes, les Indiens entre eux faisaient preuve d’une grande délicatesse de perception. Leur langue est riche de nuances dans l’expression, qui tempèrent tous leurs échanges et communiquent souvent à leur éloquence l’emphase ou l’énergie de leur langage.

Sur des centaines de milles, le long des frontières septentrionales des Lenapes, vivait un autre peuple qui présentait les mêmes particularités concernant les subdivisions, l’origine et la langue. Ses voisins les appelaient les “Mengwes”. Mais ces sauvages du nord avaient été, pendant un certain temps, moins puissants et moins unis que les Lenapes. Pour remédier à cette situation désavantageuse, cinq de leurs tribus les plus importantes et les plus belliqueuses, installées à proximité de la maison du conseil de leurs ennemis, s’unirent afin de pouvoir mieux se défendre ; ce faisant, elles constituèrent les plus anciennes républiques unies dont on peut retrouver trace dans l’histoire de l’Amérique du Nord. Il s’agissait des Mohawks, des Oneidas, des Senecas, des Cayugas et des Onondagas. Par la suite, un peuple errant appartenant à leur race et qui avait “approché le soleil d’un peu plus près” fut récupéré et admis à jouir sans restriction des mêmes droits politiques. Cette tribu, les Tuscaroras, augmenta leur population de telle manière que les Anglais modifièrent le nom par lequel ils désignaient la confédération et les appelèrent non plus les Cinq, mais les Six Nations. Il apparaîtra dans le cours du récit que le mot nation s’applique parfois à une communauté et parfois au peuple au sens le plus large. Les Mengwes étaient souvent appelés “Maquas” par leurs voisins indiens, et fréquemment, de manière plus méprisante, “Mingos”. Les Français, eux, les nommaient les “Iroquois” – vraisemblablement une altération de l’un des termes utilisés par les Indiens eux-mêmes.

D’aucuns ont établi l’authenticité de la lamentable histoire des stratagèmes par lesquels les Hollandais d’un côté et les Mengwes de l’autre parvinrent à persuader les Lenapes de déposer leurs armes et de s’en remettre totalement à eux pour leur défense, en un mot de n’être plus, dans le langage imagé des naturels, que des “femmes”. La démarche des Hollandais n’était peut-être pas totalement dépourvue de générosité, mais ils pensaient surtout à leur propre sécurité. C’est de ce moment que date l’effondrement de la plus grande et de la plus civilisée des nations indiennes qui ait jamais existé sur le territoire de ce que l’on appelle aujourd’hui les États-Unis. Spoliés par les Blancs, opprimés et massacrés par les sauvages, ils s’attardèrent un temps près de la maison de leur conseil, puis ils finirent par se disperser en bandes pour chercher refuge dans les terres inhabitées de l’ouest. Telle la lueur de la lampe sur le point de s’éteindre, c’est au moment où ils allaient disparaître que leur gloire brilla avec le plus d’éclat.

Il y aurait encore bien des choses à dire sur ce peuple digne d’intérêt, en particulier sur son histoire récente, mais cela ne nous paraît pas indispensable au projet du présent ouvrage. Avec la mort de l’honorable Heckewelder, ce missionnaire pieux et expérimenté, s’est tarie une incomparable source d’informations et il est à craindre qu’aucun individu ne puisse jamais, à lui seul, la remplacer. Longtemps il a œuvré avec ferveur dans l’intérêt de cette tribu, non seulement pour améliorer sa condition morale, mais aussi pour faire valoir sa renommée.

Après avoir ainsi brièvement présenté son sujet, l’auteur confie son livre au lecteur. Toutefois, comme la franchise, voire la justice, exige de lui une telle annonce, il invite toutes les jeunes dames, dont les idées sont généralement limitées par les quatre murs de leur confortable salon, tous les hommes seuls d’un certain âge, sensibles aux changements de temps, et tous les membres du clergé, au cas où ces personnes tiendraient ce livre entre les mains et auraient l’intention de le lire, à renoncer à ce projet. Il donne ce conseil à ces jeunes dames parce qu’après avoir lu cet ouvrage elles risquent de le juger choquant, à ces célibataires car ils pourraient en avoir le sommeil troublé, et aux vénérables membres du clergé, parce qu’ils ont sûrement mieux à faire.