XIX

Salarino : Mais, bien sûr, s’il n’honore pas ses engagements, tu ne prendras pas sa chair ; à quoi servirait-elle ?

Shylock : À appâter les poissons : elle nourrira ma vengeance, si elle ne nourrit rien d’autre.

William Shakespeare, Le Marchand de Venise, Acte III, scène 1

LORSQUE le groupe pénétra dans les ruines de William-Henry, le crépuscule était tombé, ajoutant à la tristesse de l’endroit. L’éclaireur et ses compagnons se préparèrent immédiatement à y passer la nuit, mais avec une gravité et une sobriété de comportement qui indiquaient combien les horreurs inhabituelles qu’ils venaient de voir avaient marqué leurs esprits d’hommes aguerris. Ils dressèrent quelques morceaux de poutres contre un mur noirci et quand Uncas les eut recouverts de branchages, cet abri temporaire fut jugé suffisant. Une fois son travail terminé, le jeune Indien désigna du doigt cette cabane rudimentaire, et Heyward, comprenant la signification du geste silencieux, poussa doucement Munro à y entrer. Laissant le vieil homme affligé seul avec son chagrin, Duncan retourna aussitôt à l’air libre, trop agité lui-même pour trouver le repos qu’il avait conseillé à son vénérable ami.

Tandis qu’Œil-de-Faucon et les Indiens allumaient leur feu et prenaient leur repas du soir, une collation frugale à base de viande d’ours séchée, le jeune homme se rendit jusqu’à cette partie de la muraille délabrée qui donnait sur le lac Horican. Le vent était tombé et déjà, les vagues roulaient avec plus de régularité et moins d’impétuosité sur la plage de sable située sous lui. Les nuages, comme fatigués par leur course furieuse, se dispersaient, les plus gros s’amoncelant en énormes masses noires sur l’horizon tandis que les plus petits filaient encore au-dessus de l’eau ou tourbillonnaient autour des sommets rocheux, semblables à des nuées d’oiseaux éparpillés voletant autour de leurs nids. Ici et là, luttant contre la brume qui dérivait, une étoile rougeoyante teintait d’un éclat de sang la grisaille des cieux. Dans l’enceinte formée par les montagnes environnantes, une obscurité impénétrable s’était déjà installée, et la plaine s’étendait, vaste ossuaire abandonné, sans le moindre glas ou le moindre murmure pour déranger le sommeil de ses innombrables et infortunés occupants.

Pendant plusieurs minutes, Heyward resta absorbé dans la contemplation de ce paysage, dont l’accord avec ce qui s’y était passé récemment était de nature à donner le frisson. Son regard passa du cœur de la forteresse en ruine, où les hommes des bois étaient assis autour des flammes vives de leur feu, à la lumière plus faible qui s’attardait encore dans le ciel, puis se posa longuement et avec angoisse sur cette noirceur palpable qui s’étirait comme un vide sinistre de ce côté où reposaient les morts. Il ne tarda pas à imaginer des sons inexplicables montant de cet endroit, mais ils étaient si indistincts et si furtifs qu’il ne pouvait être certain ni de leur nature ni même de leur existence. Honteux d’entretenir de telles appréhensions, le jeune homme se tourna vers le lac et essaya de diriger son attention sur les étoiles fantômes qui luisaient faiblement dans le miroir de la surface mouvante. Mais ses oreilles, trop aux aguets, continuèrent à accomplir leur travail ingrat, comme pour l’avertir de quelque danger tapi dans les environs. Au bout d’un moment, un bruit de pas précipités sembla se déplacer, de manière tout à fait audible, à travers l’obscurité. Incapable de calmer son inquiétude plus longtemps, Duncan appela l’éclaireur à voix basse, lui demandant de monter le rejoindre. Œil-de-Faucon posa son fusil au creux de son bras et se leva, mais d’un air détaché et calme qui montrait combien il était sûr d’être en sécurité dans cet endroit.

— Écoutez, dit Duncan quand l’éclaireur se fut tranquillement positionné à son côté. Il y a des bruits étouffés dans la plaine, cela pourrait indiquer que Montcalm n’a pas encore complètement abandonné ce qu’il a conquis.

— Alors, les yeux sont moins bons que les oreilles, répondit l’éclaireur, imperturbable, qui venait de glisser un morceau d’ours entre ses dents et s’exprimait lentement et d’une voix alourdie, comme quelqu’un dont la bouche fait deux choses en même temps. Je l’ai vu moi-même de retour à Ty1 avec toutes ses troupes, parce que ces Français, quand ils ont réussi quelque chose, aiment rentrer chez eux et danser ou faire la fête avec les femmes pour célébrer leur succès.

— Je ne sais pas. Un Indien dort rarement en temps de guerre et le pillage a pu retenir un Huron dans les parages après le départ de sa tribu. Ce serait bien d’éteindre le feu et monter la garde. Écoutez ! vous avez entendu le bruit dont je vous parle ?

— Il est encore plus rare qu’un Indien rôde au milieu des morts. Quoique prêt à tuer, et pas très regardant sur les moyens employés, il se contente généralement du scalp, sauf quand le sang se met à bouillir et qu’il est déchaîné ; mais une fois que l’esprit n’habite plus le corps, il oublie sa haine et il est disposé à laisser les morts trouver leur repos naturel. À propos d’esprits, major, pensez-vous que le paradis des Peaux-Rouges et le nôtre, à nous les Blancs, sera le même ?

— Sans doute… sans doute. Je crois avoir entendu le bruit encore une fois, ou est-ce que c’étaient les feuilles en haut du bouleau ?

— En ce qui me concerne, poursuivit Œil-de-Faucon, tournant un instant le visage dans la direction indiquée par Heyward, mais avec nonchalance, l’air indifférent, je suis persuadé que le paradis est prévu pour notre félicité et que les hommes y trouveront leur bonheur en fonction de leurs inclinations et de leurs dispositions. Par conséquent, j’estime qu’un Peau-Rouge n’est pas loin de la vérité quand il croit qu’il y trouvera les merveilleux terrains de chasse dont il est question dans ses traditions ; et d’ailleurs, je pense que ce ne serait pas déshonorant pour un homme dont le sang est pur de passer son temps…

— Encore ! Vous avez entendu ? l’interrompit Duncan.

— Oui, oui. Nourriture rare et nourriture abondante font du loup un audacieux, dit l’éclaireur imperturbable. Il y aurait de quoi sélectionner les plus belles peaux parmi tous ces démons, s’il faisait assez clair et si nous avions le temps pour cette distraction. Mais pour en revenir à la vie qui nous attend dans l’au-delà, major. Dans les villages, j’ai entendu des prêcheurs dire que le paradis était un lieu de repos. Mais tous les hommes ne se font pas la même idée du plaisir. Personnellement, et je le dis sans vouloir manquer de respect aux volontés de la Providence, ça ne me ferait pas particulièrement plaisir de rester enfermé dans une de ces belles demeures dont ils nous parlent dans leurs sermons, alors que j’ai un penchant naturel pour l’exercice et la chasse.

Duncan, qui avait obtenu une explication sur la nature des bruits qu’il entendait, réagit avec une plus grande attention au sujet que l’humeur d’Œil-de-Faucon avait choisi pour leur discussion et dit :

— Il est difficile de rendre compte des sentiments qui accompagneront cet ultime grand changement.

— Ce serait effectivement un grand changement pour un homme qui a passé sa vie en plein air, répondit l’éclaireur, obstiné, et qui a si souvent pris son premier repas à la source de l’Hudson pour s’endormir au son du grondement du Mohawk ! Mais il est réconfortant de savoir que nous servons un Maître miséricordieux, même si nous le faisons chacun à notre façon et séparés par d’immenses régions sauvages… Qu’est-ce que j’entends là ?

— Ne s’agit-il pas des loups dont vous avez parlé ?

Œil-de-Faucon secoua lentement la tête et fit signe à Duncan de le suivre jusqu’à un endroit qui n’était pas éclairé par la lueur des flammes. Une fois qu’il eut pris cette précaution, l’éclaireur adopta l’attitude de celui qui écoute et il tendit l’oreille, concentré, essayant de percevoir à nouveau le petit bruit qui l’avait fait réagir si soudainement. Toutefois, sa vigilance sembla s’exercer en vain, car, après un moment de silence sans résultat, il murmura à Duncan :

— Il faut appeler Uncas. Ce garçon a les sens d’un Indien et il peut entendre ce qui nous échappe, moi je suis Blanc et je ne peux changer ma nature.

Le jeune Mohican, qui parlait à voix basse avec son père, sursauta quand il entendit le gémissement d’un hibou et, se levant d’un bond, il regarda vers les talus des fortifications, comme s’il cherchait l’endroit d’où venaient les sons. L’éclaireur répéta son cri, et quelques instants plus tard Duncan vit la silhouette d’Uncas se glisser précautionneusement le long du rempart jusqu’à l’endroit où ils se tenaient.

En deux ou trois mots de la langue delaware, Œil-de-Faucon expliqua ce qu’il voulait. Dès qu’Uncas fut en possession de la raison pour laquelle il avait été appelé, il se mit à plat ventre sur le sol où, aux yeux de Duncan, il parut rester collé, immobile et silencieux. Surpris par la position figée du jeune guerrier, et curieux d’observer la manière dont il utilisait ses facultés pour obtenir l’information désirée, Heyward s’avança de quelques pas et se pencha au-dessus de la forme sombre sur laquelle il avait le regard fixé. C’est alors qu’il s’aperçut qu’Uncas avait disparu et que ce qu’il contemplait n’était autre que le contour sombre d’une inégalité dans le talus.

— Où est passé le Mohican ? demanda-t-il à l’éclaireur en revenant tout étonné. Je l’ai vu se jeter au sol ici, et j’aurais juré qu’il y était resté.

— Chut ! Parlez plus bas, car nous ne savons pas quelles oreilles nous écoutent et les Mingos ont l’esprit vif. Quant à Uncas, il est là-bas dans la plaine, et les Maquas, s’il y en a autour de nous, vont trouver à qui parler.

— Vous pensez que Montcalm n’a pas rappelé tous ses Indiens ! Prévenons nos compagnons, pour que nous puissions nous armer. Nous sommes cinq et affronter l’ennemi n’est pas pour nous effrayer.

— Pas un mot, ni à l’un ni à l’autre, si vous tenez à la vie. Regardez le Sagamore, voyez comment ce grand chef indien est assis devant le feu. S’il y a des rôdeurs dans l’obscurité, ils ne se douteront jamais, en voyant son attitude, que nous suspectons un danger proche !

— Mais ils peuvent le découvrir et alors, c’en sera fini de lui. Il est trop facilement visible à la lumière de ce feu, et il sera leur première victime, à n’en pas douter.

— Difficile de nier que ce que vous dites est vrai, répliqua l’éclaireur, affichant une inquiétude inhabituelle, mais que peut-on faire ? Un seul regard soupçonneux pourrait déclencher une attaque avant que nous ne soyons prêts à la repousser. Il sait, grâce à l’appel que j’ai lancé à Uncas, que nous avons détecté quelque chose ; je vais lui signaler que nous sommes sur la piste des Mingos ; son instinct d’Indien lui dira comment agir.

Levant les doigts à la bouche, Œil-de-Faucon émit une sorte de sifflement bas qui fit d’abord bondir Duncan sur le côté, croyant qu’il avait entendu un serpent. Chingachgook avait la tête appuyée sur une main tandis qu’il était assis seul, plongé dans sa méditation, mais à l’instant où il entendit l’avertissement du reptile dont il portait le nom, sa tête se redressa et son œil noir regarda tout autour de lui avec vivacité et acuité. À part ce mouvement soudain et peut-être involontaire, le Mohican ne trahit aucun signe de surprise ou d’inquiétude. Il ne fit aucun geste en direction de son fusil, qui était à portée de main, et il n’y prêta pas attention. Il laissa même tomber à terre le tomahawk qu’il avait détaché de sa ceinture pour être plus à l’aise, et son corps tout entier sembla s’affaisser, comme celui d’un homme dont les muscles et les nerfs se détendent à l’approche du sommeil. Il reprit habilement son ancienne position, mais en changeant de main, comme si cela n’avait pour but que de soulager l’autre bras, puis il attendit la suite avec un calme et un courage dont seul un guerrier indien aurait pu faire preuve.

Mais si le chef mohican pouvait donner à un observateur non expérimenté l’impression qu’il sommeillait, Heyward constata que ses narines étaient dilatées, que sa tête était légèrement tournée d’un côté, comme pour faciliter la perception des bruits, et que son regard vif et rapide parcourait sans cesse tous les objets dans son champ de vision.

— Voyez ce noble guerrier ! chuchota Œil-de-Faucon en serrant le bras d’Heyward. Il sait qu’un regard ou un geste pourrait ruiner nos plans et nous mettre à la merci de ces démons…

Il fut interrompu par l’éclair et la détonation d’un fusil. Un nuage d’étincelles s’éleva du feu autour de l’endroit sur lequel Heyward avait toujours les yeux fixés, étonnés et admiratifs. Puis il s’aperçut que Chingachgook avait disparu dans la confusion. Pendant ce temps, l’éclaireur avait pointé son fusil et était prêt à tirer, attendant impatiemment l’apparition d’un ennemi. Mais l’attaque parut se limiter à cette unique et vaine tentative à l’encontre de Chingachgook. Une ou deux fois, les deux hommes crurent distinguer un bruissement lointain dans les buissons, comme si des créatures indéterminées s’y précipitaient ; puis, rapidement, Œil-de-Faucon fit remarquer que “les loups étaient en train de détaler”, mis en fuite par le passage d’un intrus dans leur domaine. Après un moment de silence oppressant, ils entendirent un plongeon dans l’eau, immédiatement suivi d’un autre coup de fusil.

— Ça, c’était Uncas ! lança l’éclaireur. Ce garçon a une bonne carabine ! J’en connais la détonation aussi bien qu’un père connaît le langage de son enfant parce que c’était la mienne jusqu’à ce que j’en aie une encore meilleure.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Duncan. On nous observe, et on en veut à notre vie, semble-t-il.

— Les braises éparpillées, là-bas, prouvent qu’on ne nous voulait pas de bien, mais cet Indien prouve aussi qu’ils n’ont pas réussi, répondit l’éclaireur, reposant son fusil sur son bras et suivant des yeux Chingachgook qui venait de réapparaître dans le cercle de lumière, au centre de la forteresse. Eh bien, Sagamore ! Les Mingos nous attaquent-ils pour de bon ou bien est-ce simplement un de ces serpents qui traînent après le départ des guerriers pour scalper les morts et aller ensuite se vanter auprès de leurs squaws de leurs exploits face aux Visages-Pâles ?

Très tranquillement, Chingachgook reprit sa place assise et sans rien dire, il examina le tison frappé par la balle qui avait failli lui coûter la vie. À la suite de quoi seulement, il daigna répondre, levant un seul doigt en l’air et prononçant en anglais le seul mot :

— Un.

— C’est ce que je pensais, répondit Œil-de-Faucon en s’asseyant aussi, et comme il s’est mis à l’abri dans le lac avant qu’Uncas n’ait pu tirer sur lui, il est plus que probable que ce vaurien va aller raconter des mensonges, comme quoi il a tendu une grande embuscade à deux Mohicans et un chasseur blanc qu’il pistait – car les deux officiers peuvent être considérés comme quantité négligeable dans ce genre d’affrontement. Eh bien, qu’il le fasse… Il y a toujours quelques hommes honnêtes, dans tous les peuples – même si Dieu sait aussi qu’ils sont bien rares chez les Maquas –, pour dédaigner un fier-à-bras qui se vante contre toute raison. Le plomb de ce scélérat a sifflé à ton oreille, Sagamore.

Chingachgook tourna un regard calme et détaché vers l’endroit où la balle avait frappé, puis il reprit sa position et une expression qu’un incident aussi insignifiant semblait ne pas pouvoir perturber. Juste à cet instant, Uncas se glissa dans le cercle et s’assit devant le feu, affichant un air aussi impassible que celui que son père.

Heyward observa ces différents mouvements avec un intérêt qui n’avait d’égal que son étonnement. Il lui parut que ces hommes des bois possédaient des moyens de communication qui avaient échappé à la vigilance de ses propres facultés. Loin de se lancer dans le récit enthousiaste et bavard auquel un jeune homme blanc se serait livré pour raconter, et peut-être exagérer, ce qui s’était passé dans les ténèbres de la plaine, le jeune guerrier sembla se satisfaire de laisser ses actes parler pour lui. Ce n’était en fait ni le moment ni les circonstances pour un Indien de se vanter de ses exploits, et si Heyward n’avait pas posé de question, il est probable que pas un mot n’aurait été prononcé sur le sujet à ce moment-là.

— Qu’est devenu ton ennemi, Uncas ? demanda Duncan. Nous avons entendu ton coup de fusil et nous espérions que tu n’avais pas raté ta cible.

Le jeune chef écarta un pan de sa veste de chasse et montra tranquillement la terrible touffe de cheveux qu’il portait en signe de sa victoire. Chingachgook posa la main sur le scalp et l’examina un moment avec grande attention. Puis, le laissant tomber, son rude visage empreint d’une expression de dégoût, il lâcha :

— Oneida !

— Oneida ! reprit l’éclaireur, qui avait rapidement perdu tout intérêt pour l’incident, gagné par une apathie presque semblable à celle de ses compagnons indiens, mais qui s’approcha maintenant avec une curiosité inhabituelle pour regarder le trophée sanglant. Seigneur, si les Oneidas sont sur notre piste, nous allons nous retrouver entourés de toutes parts par ces démons ! Bon, aux yeux d’un Blanc, il n’y a pas de différence entre ce morceau de cuir chevelu et celui d’un autre Indien, pourtant le Sagamore nous assure qu’il provient de la tête d’un Mingo ; et il désigne même la tribu de ce misérable, aussi facilement que si ce scalp était la page d’un livre et chaque cheveu une lettre. De quel droit les Blancs se vantent-ils de leur savoir, alors qu’un sauvage est capable de lire un langage qui resterait incompréhensible pour le plus sage d’entre nous. Et toi, mon garçon, que dis-tu ? De quel peuple était ce scélérat ?

Uncas leva les yeux sur le visage de l’éclaireur et répondit de sa voix douce :

— Oneida.

— Oneida aussi. Quand un Indien affirme quelque chose, c’est généralement vrai ; mais quand c’est confirmé par un membre de sa tribu, considérez que c’est parole d’évangile !

— Le pauvre diable a dû nous prendre pour des Français, dit Heyward, sinon il n’aurait pas attenté à la vie d’un allié.

— Lui, prendre un Mohican avec ses peintures pour un Huron ? C’est comme si vous preniez les uniformes blancs des grenadiers de Montcalm pour les tuniques écarlates des “Royal Americans” ! répliqua l’éclaireur. Non, non, ce serpent savait ce qu’il faisait, et il n’y avait pas beaucoup à se tromper non plus dans cette affaire, car il n’y a guère d’amitié entre un Delaware et un Mingo, quel que soit le camp pour lequel ils se battent dans cette guerre entre Blancs. D’ailleurs, même si les Oneidas servent Sa Majesté le roi, qui est mon souverain et maître, je n’aurais pas réfléchi bien longtemps avant de tirer avec mon “tueur-de-cerfs” sur cette vermine, si la chance m’en avait été donnée.

— Vous auriez violé les traités que nous avons signés, et cela aurait été indigne de vous.

— Quand un homme fréquente un peuple assidûment, poursuivit Œil-de-Faucon, si ces gens sont honnêtes et si lui n’est pas une canaille, une grande affection finit par les unir. Il est vrai que par la ruse, les Blancs sont parvenus à créer une grande confusion dans toutes les tribus en ce qui concerne les alliances et les adversités, si bien que les Hurons et les Oneidas, qui parlent la même langue, ou ce que l’on peut considérer ainsi, essaient de se scalper les uns les autres, et les Delawares sont divisés entre eux, une petite partie étant restée autour de leur feu du grand conseil, sur les rives de leur fleuve, et se battant du même côté que les Mingos, tandis que la plupart sont partis dans les Canadas par animosité naturelle à l’égard des Maquas – et tout cela provoque un grand désordre et perturbe toute l’harmonie de la guerre. Mais la nature d’un Peau-Rouge ne se modifie pas avec chaque changement de politique ! Et c’est pourquoi le sentiment entre un Mohican et un Mingo ressemble beaucoup au rapport entre un Blanc et un serpent.

— Je suis désolé d’entendre cela ; je croyais que ces indigènes qui résident dans nos territoires nous trouvaient tellement justes et généreux qu’ils ne pouvaient que s’identifier totalement à nos combats.

— Eh bien, je crois qu’il est naturel de faire passer ses propres combats avant ceux des autres. Bon, en ce qui me concerne, j’aime ce qui est juste, et par conséquent, je ne dirai pas que j’ai de la haine pour les Mingos, car cela ne sied pas à la couleur de ma peau, ni à ma religion, mais je répète tout de même que c’est peut-être l’obscurité de la nuit seulement qui fait que mon “tueur-de-cerfs” n’a joué aucun rôle dans la mort de ce rôdeur oneida.

Puis, comme satisfait de la force de ses arguments, quel que pût être leur effet sur les opinions de son interlocuteur, l’honnête mais implacable chasseur détourna la tête du feu, se contentant de laisser la controverse s’assoupir en l’état. Heyward se retira sur le rempart, trop inquiet et trop peu accoutumé à ce genre d’escarmouches en forêt pour rester à l’aise sous la menace d’attaques aussi sournoises. Il n’en allait pas de même, toutefois, avec l’éclaireur et les Mohicans. Leurs sens aigus et expérimentés, dont les pouvoirs dépassent si souvent les limites de toute crédulité ordinaire, après avoir détecté le danger, leur avaient permis d’en déterminer l’ampleur et la durée. Aucun des trois ne sembla douter le moins du monde de leur sécurité, ainsi que l’indiquèrent leurs préparatifs pour tenir rapidement conseil à propos de ce qu’ils allaient faire par la suite.

La confusion qui régnait dans les nations, et même dans les tribus, à laquelle Œil-de-Faucon avait fait allusion, était bien réelle à cette époque. La langue et, bien sûr, une origine commune constituaient un lien important qui avait été rompu en de nombreux endroits, et l’une des conséquences était que les Delawares et les Mingos (ainsi qu’étaient appelés les peuples des Six Nations) se retrouvaient à se battre dans les mêmes rangs, alors que les derniers nommés rêvaient de scalper les Hurons qui étaient pourtant censés être à l’origine de leur propre branche. Les Delawares étaient même divisés entre eux. Bien que l’attachement au territoire qui avait appartenu à ses ancêtres avait conduit le Sagamore des Mohicans à rester sous la bannière du roi d’Angleterre, avec une petite bande de fidèles qui servaient au Fort Edward, la plus grande partie de sa nation faisait la guerre alliée à Montcalm. Le lecteur sait probablement, si ce récit ne l’a pas déjà suffisamment donné à comprendre, que les Delawares, ou les Lenapes, prétendaient être la souche principale de ce peuple nombreux qui avait autrefois possédé un territoire correspondant à la plupart des États du nord et de l’est de l’Amérique, et dont la communauté des Mohicans était un membre ancien et très respecté.

C’était bien sûr avec une parfaite connaissance des intérêts complexes et précis qui avaient fait s’affronter des amis entre eux et conduit des ennemis naturels à se battre aux côtés les uns des autres, que l’éclaireur et ses compagnons se disposaient maintenant à débattre des mesures qui allaient déterminer leurs actions au milieu de tant de races sauvages et hostiles. Duncan était suffisamment au courant des coutumes indiennes pour comprendre pourquoi le feu avait été alimenté à nouveau et pourquoi les guerriers, y compris Œil-de-Faucon, prenaient place dans son nuage de fumée avec tant de gravité et de cérémonie. S’installant dans un angle des fortifications, d’où il pouvait assister à la scène qui se déroulait à l’intérieur tout en montant la garde contre un éventuel danger qui viendrait de l’extérieur, il attendit la suite avec toute la patience dont il put s’armer.

Après une pause, brève mais impressionnante, Chingachgook alluma un calumet dont le fourneau était artistement taillé dans une de ces pierres tendres du pays, et équipé d’une tige de bois pour tuyau, puis il commença à fumer. Quand il eut inhalé assez du parfum de l’herbe apaisante, il passa l’instrument entre les mains de l’éclaireur. De cette manière, la pipe fit trois fois le tour, dans le plus profond silence avant que l’un d’eux ne se mît à parler. Alors, en quelques mots prononcés avec calme et solennité, le Sagamore, étant le plus âgé et ayant le rang le plus élevé, proposa le sujet à débattre. Œil-de-Faucon lui répondit, et Chingachgook répliqua quand son interlocuteur exprima son désaccord. Mais le jeune Uncas se contenta d’écouter silencieusement et respectueusement jusqu’au moment où, par amabilité, l’éclaireur lui demanda son avis. D’après l’attitude des différents participants, Heyward déduisit que le père et le fils épousaient la même idée sur un point contesté, tandis que l’homme blanc défendait l’idée contraire. Le débat gagna en intensité et il fut bientôt évident que les trois personnes commençaient à faire intervenir leurs émotions dans la discussion.

En dépit de l’ardeur croissante de cette délibération amicale, l’assemblée chrétienne la plus convenable, y compris celle qui réunit des ministres de la parole divine, aurait pu prendre une salutaire leçon de modération en observant la patience et la courtoisie des trois hommes. Les paroles d’Uncas étaient reçues avec la même attention que celles qui provenaient de la sagesse plus mûre de son père, et loin de manifester la moindre impatience, aucun d’eux ne répondait, apparemment, sans avoir d’abord accordé quelques instants de méditation silencieuse à ce qui avait été dit auparavant.

Le langage des Mohicans était accompagné de gestes si naturels et directs qu’Heyward n’avait guère de difficulté à suivre le fil de leur conversation. L’éclaireur, par contre, restait obscur parce que l’orgueil que lui inspirait sa nature de Blanc et qu’il n’avait toujours pas perdu, l’incitait plutôt à affecter cette manière froide et artificielle qui caractérise toutes les classes d’Anglo-Américains quand ils ne sont pas pris de passion. D’après la fréquence à laquelle les Indiens décrivaient les marques d’une piste en forêt, il était évident qu’ils étaient en faveur d’une expédition par voie de terre, tandis que le large geste répété que faisait Œil-de-Faucon avec son bras en direction de l’Horican signifiait qu’il préférait passer par le lac.

L’éclaireur, selon toute apparence, n’avait pas gain de cause, et la question était sur le point d’être réglée à son désavantage, lorsqu’il se mit debout et, sortant de son apathie, il adopta tout à coup la manière indienne et toutes les ressources de l’éloquence qui la caractérise. Levant un bras, il désigna la course du soleil, répétant le geste pour chaque jour qui était nécessaire à leur voyage. Puis il dessina un long et pénible sentier au milieu des rochers et des cours d’eau. L’âge et la faiblesse de Munro, endormi et inconscient, furent aussi évoqués par des signes trop concrets pour ne pas être intelligibles. Duncan crut même comprendre qu’il n’était pas fait grand cas de ses propres capacités quand l’éclaireur, tendant une paume, le mentionna en l’appelant “main ouverte”, un nom que sa générosité lui avait valu au sein de toutes les tribus amies. Puis vint la représentation des mouvements légers et gracieux d’un canoë, auxquels fut opposée, en un contraste frappant, la marche titubante d’un homme affaibli et fatigué. Pour conclure, il montra le scalp de l’Oneida et parut insister sur la nécessité d’un départ rapide et d’une manière qui ne laisserait aucune trace.

Les Mohicans l’écoutèrent avec gravité, leur visage reflétant les sentiments de l’orateur. Sa conviction produisit peu à peu de l’effet et, vers la fin de son discours, ses phrases furent ponctuées de l’habituelle exclamation d’assentiment. Bref, Uncas et son père se convertirent au point de vue d’Œil-de-Faucon, abandonnant les opinions qu’ils avaient défendues auparavant, avec une largesse et une candeur qui, s’ils avaient été des représentants élus dans quelque grande nation civilisée, auraient infailliblement ruiné leur carrière politique en détruisant à tout jamais leur réputation de fermeté.

À l’instant où la décision fut prise, le débat et tout ce qui s’y rapportait, à l’exception du résultat, parut oublié. Œil-de-Faucon, sans regarder derrière lui pour lire son triomphe dans des yeux approbateurs, étira calmement sa grande carcasse devant les dernières braises et ferma les paupières pour dormir.

Laissés seuls, en quelque sorte, les Mohicans, qui avaient consacré tellement de leur temps aux intérêts des autres, profitèrent de l’occasion pour s’occuper un peu d’eux-mêmes. Oubliant rapidement l’attitude grave et austère d’un chef indien, Chingachgook se mit à parler doucement à son fils sur un ton enjoué et empreint de tendresse. Uncas s’empressa de répondre à son père avec le même air de familiarité et avant que la respiration bruyante de l’éclaireur n’eût annoncé qu’il dormait, un changement complet s’opéra dans le comportement de ses deux compagnons.

Il est impossible de décrire la musicalité de leur langue – alors qu’ils échangeaient rires et effusions de tendresse – de manière à la rendre compréhensible à ceux qui n’ont jamais entendu sa mélodie. L’étendue de leur voix, en particulier celle du jeune homme, était extraordinaire, allant de la basse la plus profonde à des tonalités d’une douceur presque féminine. Les yeux du père suivaient les gestes fluides et candides de son fils avec un ravissement non dissimulé et il ne manquait jamais de sourire en réaction à son rire contagieux mais retenu. Sous l’influence de ces sentiments affectueux et naturels, il ne restait plus aucune trace de férocité sur le visage bienveillant du Sagamore. L’image de la mort peinte sur sa poitrine faisait davantage penser à un déguisement endossé pour plaisanter qu’à l’annonce barbare d’une envie de semer la destruction et la désolation dans son sillage.

Au bout d’une heure pendant laquelle ils donnèrent libre cours à leurs sentiments, Chingachgook fit comprendre tout à coup qu’il souhaitait dormir en s’enveloppant la tête dans sa couverture avant de s’allonger à même le sol. Uncas cessa de rire immédiatement et remua soigneusement les braises de manière à prolonger leur chaleur près des pieds de son père, à la suite de quoi il se chercha un endroit pour s’étendre dans les ruines du fort.

L’impression de sécurité qui se dégageait de ces hommes des bois expérimentés redonna confiance à Heyward qui ne tarda pas à suivre leur exemple et, bien avant le milieu de la nuit, ceux qui étaient couchés dans l’enceinte de la forteresse démolie semblaient plongés dans un sommeil aussi profond que la multitude inerte dont les os commençaient déjà à blanchir dans la plaine environnante.

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1 Le fort de Ticonderoga (fort Carillon pour les Français), au sud du lac Champlain. (NdT)