XXXIII

Ils combattirent – comme des braves, avec ardeur et longtemps,

Ils amoncelèrent les corps des musulmans,

Ils vainquirent – mais Botzaris tomba,

Et de vingt blessures son sang coula.

Ses quelques compagnons survivants,

Virent son sourire quand résonna leur hourrah triomphant,

Sur le champ de bataille rouge d’une victoire amère.

Puis ils virent la mort fermer ses paupières,

Calmement, comme pour une nuit de sommeil,

Comme des fleurs au coucher du soleil.

Halleck, “Marco Bozzaris”

LE jour suivant, le soleil se leva sur la nation lenape en deuil. Les bruits de bataille s’étaient tus ; les Delawares avaient vengé à outrance leur ancienne rancune et vidé leur récente querelle avec les Mengwes en anéantissant toute la tribu. L’atmosphère sombre et trouble qui flottait sur l’endroit où les Hurons avaient installé leur camp disait à elle seule le sort qu’avait subi cette communauté errante, tandis que des centaines de corbeaux virevoltant au-dessus des sommets désolés des montagnes, ou déferlant en nuées bruyantes sur les étendues de forêt, indiquaient de la manière la plus horrible dans quelle direction se situait la scène des combats. En d’autres mots, n’importe quel œil un peu habitué aux traces laissées par une bataille sur la frontière aurait pu facilement repérer ces signes éloquents des conséquences effroyables que peut avoir une vengeance indienne.

Pourtant, c’était sur une nation lenape en deuil que le soleil se levait. Aucun cri de triomphe, aucun chant de victoire ne célébrait leur succès. Le dernier retardataire était rentré de sa besogne cruelle et s’était immédiatement débarrassé des terrifiants emblèmes de son activité sanglante pour se joindre aux lamentations de ses congénères affligés. L’orgueil et l’exultation laissaient place à l’humilité, et aux passions humaines les plus féroces succédaient déjà les manifestations de chagrin les plus profondes et les plus explicites.

Les huttes étaient désertes, mais non loin de là, une foule de visages graves encerclait un endroit particulier où tous les vivants s’étaient rendus et se trouvaient maintenant réunis dans un silence complet et terrible. Bien que des individus des deux sexes, de tout rang, de tout âge et de toute fonction, se fussent regroupés pour former ce mur humain palpitant, ils étaient tous sous l’empire d’une même émotion. Tous les regards étaient rivés sur le centre de cet anneau où se trouvaient les objets d’un intérêt aussi vif et aussi général.

Six jeunes filles delawares, dont les longues tresses noires flottaient librement sur leur poitrine, se tenaient à l’écart et ne paraissaient s’animer que lorsqu’elles éparpillaient de temps en temps des herbes odorantes et des fleurs de la forêt sur une couche de plantes aromatiques, où reposait, sous un drap mortuaire formé de robes indiennes, tout ce qui restait désormais de la jeune femme passionnée, noble et généreuse, qu’avait été Cora. On avait enveloppé son corps de plusieurs couches de la même étoffe simple et son visage était masqué à tout jamais au regard des hommes. À ses pieds, était assis l’inconsolable Munro. Sa vénérable tête, inclinée vers le sol, témoignait de sa soumission forcée à la volonté de la Providence qui le frappait d’un coup si terrible, mais une souffrance secrète se lisait sur son front creusé de rides, qui n’était que partiellement dissimulé par les mèches grises négligées tombant en désordre sur ses tempes. Gamut se tenait à son côté, sa tête empreinte de douceur, nue sous les rayons du soleil, tandis que ses yeux mouvants et attristés semblaient se partager entre le petit volume qui contenait d’innombrables maximes désuètes mais sacrées, et l’homme auquel son âme désirait tant pouvoir apporter quelque consolation. Heyward aussi était là, tout près, appuyé contre un arbre, s’efforçant de réprimer les spasmes soudains qui montaient dans sa poitrine, sanglots douloureux qu’il ne pouvait maîtriser qu’en faisant appel à toute sa force de caractère.

On peut facilement imaginer le chagrin de ces hommes, mais aussi tristes et mélancoliques qu’ils fussent, ils formaient un groupe moins touchant que celui qui lui faisait face à l’intérieur du cercle. Assis, comme s’il était en vie, le corps disposé dans une attitude grave et digne, Uncas était paré des ornements les plus magnifiques et les plus riches que la tribu avait pu trouver. Des plumes somptueuses frémissaient sur sa tête ; une profusion de wampum, de colliers, de bracelets et de médailles décoraient sa personne, mais son œil terne et ses traits vides de toute expression contredisaient, dans un contraste déchirant, l’orgueil factice auquel cette pompe voulait faire croire.

En face de lui se tenait Chingachgook, sans armes, sans peintures, sans parure d’aucune sorte, à l’exception de l’emblème bleu clair de sa race tatoué sur sa poitrine nue. Depuis que la tribu s’était ainsi rassemblée, un long moment auparavant, le guerrier mohican avait gardé ses yeux consternés fixés sur le visage froid et inerte de son fils. Son regard était si figé et si intense, son maintien si pétrifié, qu’un étranger n’aurait pas pu faire la différence entre le mort et le vivant si le visage sombre de l’un n’avait pas été parfois traversé d’une lueur dénotant un esprit tourmenté, alors que le calme de la mort s’était installé à tout jamais sur les traits de l’autre.

Près de lui, l’éclaireur était appuyé dans une posture pensive, sur son arme fatale et vengeresse, tandis que Tamenund, soutenu par les anciens de sa tribu, occupait, à proximité, une place surélevée d’où il pouvait embrasser d’un coup d’œil son peuple réuni dans le silence et la douleur.

Tout près du bord intérieur du cercle, se tenait un soldat, portant l’uniforme d’une nation étrangère, et à l’extérieur se trouvait son cheval de bataille, au milieu de tout un groupe de domestiques sur leur monture qui semblaient prêts à entreprendre un long voyage. À certains détails de son costume, on pouvait deviner que l’étranger occupait une position importante dans l’entourage du Capitaine des Canadas, et sa mission de paix ayant été rendue inutile par la sauvage impétuosité de ses alliés, il devait se contenter d’être le spectateur silencieux et attristé des conséquences d’un affrontement qu’il était arrivé trop tard pour prévenir.

Le soleil était maintenant parvenu au quart de sa course, et pourtant, la foule était restée immobile et tranquille depuis l’aube. Aucun bruit plus fort qu’un sanglot étouffé ne s’était fait entendre, aucun mouvement n’avait été esquissé au cours de cette longue et douloureuse période sauf pour effectuer de temps à autre les offrandes, simples et touchantes, en hommage aux morts. Seules la patience et l’endurance qui caractérisent la force morale des Indiens pouvaient rendre possible une telle apparence d’impassibilité qui semblait faire de chaque silhouette sombre une véritable statue de pierre.

Enfin, le vieux sage des Delawares tendit le bras et, s’appuyant sur ses compagnons, il se leva, l’air tellement affaibli qu’on eût dit qu’un siècle tout entier séparait l’homme qui s’était présenté la veille à son peuple de celui qui, à cet instant, chancelait sur sa plate-forme surélevée.

— Hommes du peuple lenape ! dit-il sur un ton caverneux qui résonnait comme une voix chargée d’une mission prophétique. La face du Manitou est cachée derrière un nuage ! Son regard s’est détourné de vous ! Ses oreilles sont fermées, ses lèvres ne livrent aucune réponse. Vous ne le voyez pas, pourtant ses jugements sont devant vous. Ouvrez votre cœur, ne laissez pas votre esprit tomber dans le mensonge. Hommes du peuple lenape, la face du Manitou est cachée derrière un nuage !

Après que cette annonce, simple et pourtant oh combien terrible, fut parvenue aux oreilles des membres de la tribu, un silence s’installa, aussi profond et hiératique que si l’esprit vénéré qu’ils adoraient s’était lui-même exprimé, sans intermédiaire humain, et même l’impassible Uncas sembla vivant comparé à la foule mortifiée et déférente qui l’entourait. Toutefois, tandis que l’effet immédiat se dissipait peu à peu, un murmure sourd commença à entonner une sorte de chant en l’honneur des morts. Ces voix étaient celles des femmes, et leurs gémissements étaient doux et poignants. Leurs paroles ne s’enchaînaient pas de façon réglée, mais dès que l’une cessait, une autre prenait la suite de l’éloge funèbre, ou des lamentations, quel que soit le nom que l’on voulût donner à cette litanie, et elle donnait libre cours à ses émotions, dans le langage que lui suggéraient ses sentiments et l’occasion. À intervalles plus ou moins réguliers, celle qui chantait était interrompue par des explosions de plaintes poussées par la foule entière pendant lesquelles les jeunes filles qui entouraient le linceul de Cora arrachaient de son corps les fleurs et les plantes aveuglément, comme égarées par la douleur. Mais dans les moments plus calmes de leur chant élégiaque, ces emblèmes de pureté et de douceur étaient à nouveau éparpillés sur le corps avec toutes les manifestations de tendresse et de regret. Si ces interruptions générales et ces éclats hachaient leur complainte, une traduction de leurs paroles n’en aurait pas moins donné une véritable oraison qui, en substance, aurait pu paraître posséder un enchaînement d’idées logique.

Une jeune fille, choisie pour cette tâche en fonction de son rang et de ses compétences, commença par de modestes allusions aux qualités du guerrier mort, embellissant son discours de ces images orientales que les Indiens ont probablement apportées avec eux de l’extrémité de l’autre continent et qui, en elles-mêmes, relient les histoires anciennes des deux mondes. Elle l’appela “la panthère de sa tribu” ; elle le montra allant d’un pas si léger que son mocassin ne laissait aucune trace sur la rosée ; elle le fit voir bondissant comme un jeune faon ; elle compara l’éclat de son œil à une étoile dans la nuit noire ; elle n’omit pas de rappeler que sa voix, au cœur de la bataille, grondait comme le tonnerre du Manitou. Elle invoqua la mère qui l’avait mis au monde et s’attarda longuement sur le bonheur qu’elle avait dû ressentir en ayant un tel fils. Elle le pria de lui dire, quand il la retrouverait dans le monde des esprits, que les jeunes filles delawares avaient versé des larmes sur la tombe de son fils et qu’elles avaient appelé sa mère bienheureuse.

Puis, celles qui lui succédèrent, adoptant un ton encore plus doux et plus tendre, évoquèrent, avec une délicatesse et une sensibilité toutes féminines, la jeune étrangère qui avait quitté ce monde si peu de temps avant le Mohican que la volonté du Grand Esprit était trop manifeste pour que l’on pût l’ignorer. Elles invitèrent le jeune chef à se montrer bon envers elle, à faire preuve de bienveillance si elle ignorait ces coutumes qui étaient tellement nécessaires au confort d’un guerrier comme lui. Elles insistèrent sur la beauté sans pareille et sur la noble résolution de Cora sans que l’envie ne vienne ternir leur chant, mais simplement, comme des anges sont censés se réjouir devant toute forme d’excellence, et elles ajoutèrent que ces qualités ne manqueraient pas de compenser largement les petites imperfections de l’éducation qu’elle avait reçue.

Après cela, d’autres encore s’adressèrent successivement à la jeune femme elle-même dans le doux langage de l’amour et de la tendresse. Elles l’exhortèrent à rester d’humeur joyeuse et ne rien craindre pour son bien-être futur. Elle aurait pour compagnon un chasseur capable de pourvoir à ses moindres besoins et un guerrier qui saurait la protéger de tous les dangers. Elles lui promirent un voyage agréable et un fardeau léger. Elles lui déconseillèrent de nourrir de vains regrets en pensant aux amis de sa jeunesse et aux endroits où ses pères avaient vécu, lui garantissant que les “terrains de chasse bienheureux” des Lenapes étaient parsemés de vallées aussi plaisantes, de ruisseaux aussi purs et de fleurs aussi parfumées que le “Paradis des Visages-Pâles”. Elles l’engagèrent à se montrer attentive aux besoins de son compagnon et à ne jamais oublier la distinction que le Manitou, dans sa grande sagesse, avait établie entre elle et lui. Puis, dans un éclat soudain de leur mélopée, elles se mirent à chanter toutes ensemble les qualités morales du Mohican. Elles le déclarèrent noble, brave et généreux, tout ce qui convenait à un grand guerrier, et tout ce qu’une jeune femme pouvait aimer. Habillant leurs idées des images les plus insolites et les plus subtiles, elles laissèrent entendre qu’au cours de la brève période où elles l’avaient connu, leur intuition féminine leur avait permis de comprendre que ses inclinations lui faisaient porter ses regards ailleurs. Les filles delawares n’avaient pas trouvé grâce à ses yeux. Il était d’une race qui avait autrefois régné sur le rivage du lac salé, et ses désirs l’incitaient à rejoindre un peuple qui demeurait au milieu des tombes de ses pères. Et pourquoi une telle prédilection ne devrait-elle pas être encouragée ! N’importe qui aurait pu voir que la jeune femme blanche était d’un sang plus pur et plus riche que le reste de son peuple. Elle avait prouvé, par son comportement, qu’elle possédait la bravoure nécessaire pour affronter les dangers et les défis d’une vie dans les bois, et désormais, ajoutèrent-elles, “le sage de la terre” l’avait transplantée en un lieu où elle serait en compagnie d’esprits agréables et où elle pourrait être heureuse à tout jamais.

Puis, avec un nouveau changement de voix et de sujet, il fut fait allusion à la jeune fille éplorée dans une hutte voisine. Les chanteuses comparèrent Alice aux flocons de neige : aussi pure, aussi blanche, aussi brillante, et aussi susceptible de fondre dans la chaleur ardente de l’été ou de geler dans le froid glacial de l’hiver. Elles ne doutaient nullement qu’elle fût adorable aux yeux du jeune officier, dont la peau et la couleur étaient si comparables aux siennes. Toutefois, et bien qu’elles fussent loin d’exprimer ouvertement une telle préférence, il était évident qu’elles ne lui trouvaient pas des qualités aussi remarquables que celles de la jeune femme qu’elles pleuraient. Elles ne lui refusèrent pourtant pas les compliments que ses charmes pouvaient légitimement mériter. Ses boucles furent assimilées aux vrilles exubérantes de la vigne, son œil à la voûte bleue des cieux, et il fut admis que le plus immaculé des nuages rosi par les rayons du soleil n’égalait pas le charme de son teint.

Au cours de ces chants, et d’autres semblables, on n’entendit que les murmures de la musique, rehaussés, en quelque sorte, ou plutôt rendus plus impressionnants encore par ces explosions de chagrin intermittentes, que l’on aurait pu appeler des chorus. Les hommes delawares eux-mêmes écoutaient comme s’ils étaient sous le charme et il était facile de lire sur leurs visages expressifs la profondeur et la sincérité de leurs émotions. Même David prêtait volontiers l’oreille à ces voix si douces, et bien avant la fin du chant, son regard disait à quel point son âme était transportée.

L’éclaireur, qui était le seul Blanc capable de comprendre le sens des paroles, sortit un peu de sa posture méditative et inclina le visage de manière à mieux saisir le chant des jeunes filles. Mais quand elles se mirent à parler des perspectives futures qui s’offraient à Cora et Uncas, il secoua la tête, en homme conscient des errements de leur croyance simpliste, puis il reprit sa position, les yeux baissés vers le sol, et il demeura ainsi jusqu’à la fin de la cérémonie, si toutefois on pouvait appeler cela une cérémonie, tant elle était imprégnée de sentiment. Heureusement pour Heyward et Munro et leur maîtrise de soi, ils ne comprenaient pas les mots étranges qu’ils entendaient.

Au milieu de tous les Indiens de l’assistance qui manifestaient un vif intérêt pour le rituel, Chingachgook constituait une exception. À aucun moment son regard ne dévia au cours de cette scène, et aucun muscle de son visage rigide ne bougea, même pendant les lamentations les plus exaltées ou les plus pathétiques. Rien n’existait plus pour lui que le corps froid et inanimé de son fils, et tous ses sens, hormis celui de la vue, semblaient gelés afin de permettre à ses yeux de se concentrer une dernière fois sur les traits qu’il avait tant aimés et qui allaient maintenant lui être enlevés à tout jamais.

À cet instant des funérailles, un guerrier renommé pour ses faits d’armes, et en particulier pour ses exploits lors des récents affrontements, un homme au port sévère et solennel, sortit lentement de la foule et vint se placer tout près du mort.

— Pourquoi nous as-tu quittés, orgueil des Wapanachkis ! dit-il, s’adressant à Uncas comme si le corps sans vie avait gardé les facultés de l’homme vivant. Ton temps n’a duré que la course du soleil dans les arbres, mais ta gloire a brillé plus encore que son éclat à midi. Tu es parti, jeune guerrier, mais cent Wyandots écartent les ronces sur ton passage dans le monde des esprits. Quel est celui qui, te regardant au milieu de la bataille, aurait pu croire que tu pouvais mourir ? Qui, avant toi, a jamais montré à Uttawa le chemin du combat ? Tes pieds étaient comme les ailes de l’aigle, ton bras plus pesant que la branche qui tombe du pin, et ta voix était comme celle du Manitou quand il parle dans les nuages. La langue d’Uttawa est bien faible, ajouta-t-il en jetant autour de lui un regard mélancolique, et son cœur bien lourd. Orgueil des Wapanachkis, pourquoi nous as-tu quittés !

D’autres vinrent parler à sa suite, dans l’ordre qui s’imposait, jusqu’à ce que la plupart des grands guerriers de la nation eussent fait l’éloge, chanté ou parlé, du jeune chef. Quand tous eurent fini, un silence profond s’installa à nouveau sur toute la scène.

Puis, un son, bas et sourd, s’éleva, comme l’accompagnement étouffé de quelque musique lointaine, suffisamment soutenu pour être audible, mais si indistinct qu’il était impossible d’en préciser la nature et l’origine. Toutefois, un autre lui succéda, puis encore un autre, à chaque fois sur un ton plus haut, et ces accents devinrent plus sonores, d’abord comme de longues interjections répétées, puis ils prirent la forme de mots. Les lèvres de Chingachgook s’étaient juste assez entrouvertes pour indiquer qu’il s’agissait de la monodie du père. Aucun regard ne se tourna vers lui et aucun signe d’impatience ne se manifesta, pourtant, la manière dont la foule leva la tête pour écouter montra qu’ils étaient prêts à boire ses paroles avec une concentration que seul Tamenund avait suscitée jusqu’alors. Mais ils prêtèrent l’oreille en vain. Les sons devinrent à peine intelligibles, puis ils s’amenuisèrent et se mirent à trembler et finalement s’évanouirent comme emportés par le souffle du vent. Les lèvres du Sagamore se fermèrent, il resta silencieux sur son siège, ressemblant, avec son regard fixe et son corps immobile, à une créature à laquelle la main du Tout-Puissant aurait donné la forme d’un homme, mais l’aurait privé d’une âme. Voyant cela, les Delawares comprirent que l’esprit de leur ami n’était pas préparé à un tel effort et relâchèrent leur attention et, faisant preuve d’une délicatesse naturelle, ils parurent reporter toutes leurs pensées sur les obsèques de la jeune étrangère.

Un des chefs âgés adressa un signe aux femmes massées dans cette partie du cercle qui était proche du corps de Cora. Obéissant au signal, elles levèrent la bière à la hauteur de leurs têtes et, avançant d’un pas lent et régulier, elles entonnèrent une autre mélopée en l’honneur de la morte. Gamut, qui avait observé avec une grande curiosité ce qu’il considérait comme des rites païens, se pencha sur l’épaule du père hagard et absent pour lui chuchoter :

— Elles emportent le corps de votre enfant, n’allons-nous pas les suivre et veiller à ce qu’elle ait un enterrement chrétien ?

Munro sursauta, comme si la dernière trompette avait sonné à ses oreilles et, jetant un rapide regard inquiet autour de lui, il se leva et suivit le sobre cortège avec le port d’un soldat, mais écrasé sous le poids de la douleur d’un père. Ses amis se pressèrent à ses côtés, accablés d’un chagrin trop grand pour qu’on lui donne le nom de compassion – même l’officier français, qui se joignit à la procession, avait l’air profondément affecté par la disparition prématurée et attristante d’une jeune personne aussi gracieuse. Quand la dernière et la plus humble des femmes de la tribu eût pris sa place dans la colonne désolée mais ordonnée, les hommes lenapes rétrécirent leur cercle et, toujours aussi silencieux, graves et immobiles, le reformèrent autour d’Uncas.

L’emplacement choisi pour la tombe de Cora était un petit tertre, où un bouquet de pins, jeunes et vigoureux, avaient pris racine, projetant sur la sépulture une ombre mélancolique et appropriée. Les jeunes Delawares y déposèrent leur fardeau et attendirent, de longues minutes, avec une patience caractéristique et une timidité naturelle, qu’un signe quelconque leur fasse savoir que ceux qui étaient les plus concernés émotionnellement étaient satisfaits de ce qu’elles avaient accompli. Au bout d’un moment, l’éclaireur, qui seul connaissait leurs coutumes, dit dans la langue delaware :

— Ce que mes filles ont fait est bien ; les hommes blancs leur sont reconnaissants.

Satisfaites de cette appréciation favorable, les filles déposèrent le corps dans une sorte de cercueil dont la fabrication en écorce de bouleau témoignait d’une grande adresse et même d’une certaine élégance, puis elles le firent descendre dans l’obscurité de sa dernière demeure. Le rite qui consistait à refermer la tombe et couvrir la terre fraîchement remuée de feuilles et d’autres objets naturels et habituels fut accompli dans les mêmes formes, simples et silencieuses. Mais quand les jeunes Indiennes charitables qui avaient pris en charge toutes ces tristes tâches eurent terminé, elles marquèrent une hésitation, signifiant par là qu’elles ne savaient pas ce qu’elles pouvaient faire de plus. C’est alors que l’éclaireur s’adressa une nouvelle fois à elles :

— Mes jeunes filles en ont suffisamment fait, dit-il. Les esprits des Visages-Pâles n’ont pas besoin de nourriture ni de vêtements. Leur nature est adaptée au ciel des hommes de leur couleur. Mais, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil vers David qui sortait son livre et semblait se préparer à entonner un psaume, je vois que s’apprête à parler celui d’entre nous qui connaît le mieux les usages chrétiens.

Les femmes delawares s’écartèrent avec modestie et après avoir été les actrices principales de la scène, elles devinrent les observatrices réservées et attentives de ce qui suivit. Pendant tout le temps où David donna libre cours aux pieux sentiments qui habitaient son esprit, elles ne trahirent aucun signe de surprise ou d’impatience. Elles écoutèrent, comme si elles comprenaient le sens de ces mots étranges, et on aurait dit qu’elles ressentaient les émotions diverses qu’ils étaient censés communiquer, telles que le chagrin, l’espoir et la résignation.

Stimulé par la scène à laquelle il avait assisté et peut-être influencé par ses propres sentiments secrets, le maître de chant se surpassa. Sa voix pleine et mélodieuse ne souffrait en rien de la comparaison avec les douces tonalités des jeunes filles, et son chant, plus modulé, possédait en outre, tout au moins pour les oreilles de ceux à qui il s’adressait particulièrement, le mérite d’être intelligible. Il termina son cantique comme il l’avait commencé, au milieu d’un silence grave et solennel.

Toutefois, lorsque les dernières mesures eurent retenti, les coups d’œil discrets et timides, ainsi que le mouvement général, quoique retenu, de l’assemblée, annoncèrent que l’on attendait une intervention du père de la défunte. Munro parut se rendre compte que le moment était venu pour lui d’accomplir ce qui est peut-être le plus grand effort dont soit capable la nature humaine. Il découvrit ses cheveux gris et, le visage ferme et recueilli, il regarda la foule timide et muette qui l’entourait. Puis, faisant signe à l’éclaireur d’écouter, il lui déclara :

— Faites savoir à ces jeunes femmes qui ont fait preuve de tant de bonté et de gentillesse qu’un père dévasté et au cœur brisé les remercie. Dites-leur que l’Être que nous adorons tous sous des noms divers n’oubliera pas leur générosité, et qu’il n’est pas loin le temps où nous nous retrouverons tous réunis autour de son trône, sans distinction de sexe, de race ou de couleur.

L’éclaireur prêta une oreille attentive aux paroles prononcées par le vieil homme d’une voix tremblante, puis il secoua la tête doucement comme s’il doutait de leur efficacité, avant de répondre :

— Leur tenir un tel langage reviendrait à leur dire que les neiges ne viennent pas en hiver, ou que le soleil brûle le plus lorsque les arbres sont dépouillés de leurs feuilles !

Il se tourna ensuite vers les femmes et leur fit connaître la gratitude de Munro dans les termes qu’il estimait le mieux adaptés aux dispositions de ses auditrices. Le vieil homme avait déjà laissé sa tête s’affaisser sur sa poitrine et il sombrait à nouveau dans un état de mélancolie lorsque l’officier français se risqua à lui toucher légèrement le coude. Ayant gagné l’attention du père anéanti par la douleur, il indiqua un groupe d’Indiens qui approchaient, portant une litière, légère mais fermée, puis il pointa le doigt vers le soleil.

— Je comprends, monsieur, répondit Munro d’une voix qu’il voulait ferme. Je comprends. C’est la volonté du Ciel et je m’y soumets. Cora, mon enfant, si les prières d’un père dont le cœur saigne pouvaient être efficaces, tu serais mille fois bénie ! Allons, messieurs, partons, ajouta-t-il en regardant autour de lui et s’efforçant de prendre un air digne, bien que la souffrance qui faisait frémir ses traits flétris et fatigués fût trop forte pour être dissimulée.

Heyward obéit volontiers à un ordre qui les éloignait d’un endroit où il sentait qu’il risquait à chaque instant de perdre le contrôle de ses émotions. Cependant, tandis que ses compagnons se mettaient en selle, il prit le temps d’aller serrer la main de l’éclaireur et de lui rappeler qu’ils s’étaient promis de se revoir dans l’un ou l’autre des postes de l’armée britannique. Puis, montant sur son cheval, il le fit se placer à côté de la litière, où des sanglots étouffés signalaient à eux seuls la présence d’Alice. Ainsi, à l’exception d’Œil-de-Faucon, tous les Blancs – Munro, la tête à nouveau inclinée sur sa poitrine, suivi d’Heyward et David, aussi silencieux l’un que l’autre, escortés par l’aide de camp de Montcalm et sa garde – s’éloignèrent sous les yeux des Delawares et disparurent bientôt, engloutis dans les profondeurs de la vaste forêt.

Mais leurs malheurs communs avaient tissé entre ces simples habitants des bois et les étrangers qui avaient brièvement séjourné parmi eux un lien qui ne se rompit pas de sitôt. Bien des années s’écoulèrent avant que l’histoire, vite intégrée dans la tradition, de la jeune fille blanche et du guerrier mohican ne cessât d’enchanter les longues soirées d’été et les marches interminables des Delawares, ou de nourrir dans le cœur de leurs adolescents et de leurs braves un désir de vengeance. Les personnages qui avaient joué un rôle secondaire dans cette tragédie ne furent pas oubliés non plus. L’éclaireur, qui resta pendant une longue période un trait d’union entre les Indiens et la civilisation, leur apprit, en réponse à leurs questions, que la “tête grise” s’en était allé rejoindre ses pères peu de temps après, accablé par son revers militaire – ce fut du moins ce que l’on crut à tort –, et que la “main ouverte” avait emmené la fille survivante du colonel loin dans les villages des Blancs, où les larmes de la jeune femme s’étaient enfin taries pour faire place au sourire heureux qui convenait si bien à sa gaieté naturelle.

Mais ce sont là des événements qui se produisirent à une époque postérieure à notre histoire. Laissé seul par tous ceux de sa race, Œil-de-Faucon regagna l’endroit où ses propres sentiments l’attiraient avec une force qu’aucun lien abstrait n’aurait pu susciter. Il arriva juste à temps pour poser un regard d’adieu sur le visage d’Uncas, que les Delawares enveloppaient déjà dans ses derniers vêtements de peau. Ils s’interrompirent pour permettre au robuste chasseur de le contempler longuement et avec mélancolie, puis ils emmaillotèrent le corps qui ne devait plus jamais être exposé. Un cortège semblable au précédent se forma ensuite et la tribu entière se réunit autour de la tombe provisoire du chef – provisoire, car il convenait que ses restes fussent un jour transférés pour reposer parmi ceux de son peuple.

Le mouvement de la tribu, comme l’émotion, avait été général et simultané. On observa, autour de l’endroit de l’enterrement, la même expression solennelle de chagrin, le même silence absolu, et le même respect à l’égard du père accablé que ceux précédemment décrits. Le corps fut déposé dans une attitude de repos, face au soleil levant, avec ses armes de guerre et de chasse à portée de main, prêt pour son dernier voyage. L’espèce de cercueil qui protégeait le mort du contact de la terre comportait une petite ouverture pour permettre à l’esprit de communiquer avec son enveloppe terrestre quand ce serait nécessaire ; puis le tout fut mis à l’abri de l’instinct des bêtes sauvages, et protégé de leurs ravages avec l’ingéniosité caractéristique des Indiens. La partie concrète des rites était maintenant terminée et l’assemblée se tourna vers l’aspect spirituel.

À nouveau, Chingachgook devint l’objet de tous les regards. Il ne s’était pas encore exprimé et on espérait des paroles réconfortantes et édifiantes de la part d’un chef aussi renommé en une occasion de cette importance. Conscient des attentes de la tribu, le guerrier sévère et réservé leva son visage qui était resté enfoui dans son manteau et promena autour de lui un regard résolu. Ses lèvres pincées et expressives s’entrouvrirent alors et pour la première fois depuis le début de cette longue cérémonie, sa voix se fit claire et audible.

— Pourquoi mes frères sont-ils affligés ! dit-il en scrutant le visage sombre des guerriers abattus qui l’entouraient. Pourquoi mes filles pleurent-elles ! Parce qu’un jeune homme s’en est allé rejoindre les terrains de chasse bienheureux ? Parce qu’un chef s’est comporté avec honneur le temps qu’il a vécu ? Il était bon. Il était dévoué. Il était brave. Qui peut dire le contraire ? Le Manitou avait besoin d’un tel guerrier et il l’a appelé à lui. Quant à moi, fils d’Uncas et père d’Uncas, je ne suis qu’un “pin dépouillé de son écorce dans une clairière des Visages-Pâles”. Mon peuple a disparu du rivage du lac salé et des montagnes des Delawares. Mais qui peut dire que le serpent de sa tribu a oublié sa sagesse ! Je suis seul…

— Non, non, s’écria Œil-de-Faucon, qui avait jusque-là contemplé les traits figés de son ami d’un air nostalgique et avec une maîtrise de soi qui lui était propre, mais dont la philosophie ne put en supporter davantage. Non, Sagamore, tu n’es pas seul. Il est possible que les qualités correspondant à notre couleur respective soient différentes, mais Dieu nous a placés de telle manière que nous voyageons sur le même chemin. Je n’ai plus de famille et, comme toi, je peux aussi dire que je n’ai plus de peuple. Uncas était ton fils et, de naissance, il avait la peau rouge, et peut-être que vous étiez plus proches par le sang, mais si je dois jamais oublier ce garçon qui si souvent s’est battu à mes côtés dans les batailles et s’est reposé près de moi la paix revenue, alors que celui qui nous a tous créés, quelle que soit notre couleur, quelles que soient nos qualités naturelles, m’oublie aussi sur-le-champ. C’est vrai, ton garçon nous a laissés pour un temps, Sagamore, mais tu n’es pas seul !

Chingachgook saisit la main qu’Œil-de-Faucon, bouleversé par l’émotion, lui avait tendue au-dessus de la terre fraîchement retournée et, unis dans ce geste d’amitié, les deux chasseurs robustes et indomptables inclinèrent la tête ensemble tandis que des larmes brûlantes tombaient à leurs pieds, arrosant la tombe d’Uncas comme des gouttes de pluie.

Au milieu du silence impressionnant avec lequel fut accueilli un tel débordement d’émotion venant des deux guerriers les plus renommés de la région, la voix de Tamenund s’éleva pour disperser la foule.

— C’est assez ! dit-il. Allez, enfants du peuple lenape, la colère du Manitou n’est pas encore apaisée. Pourquoi Tamenund devrait-il vivre ? Les Visages-Pâles sont les maîtres de la terre et l’heure des Peaux-Rouges n’est pas encore venue. Le jour de ma vie n’a que trop duré. Le matin, j’ai vu les fils d’Unami heureux et forts et pourtant, avant que la nuit ne tombe, j’ai vécu assez longtemps pour voir le dernier guerrier du grand peuple sage des Mohicans !