Eh bien ! va ton chemin ; mais tu ne sortiras pas de ce bosquet
Sans que je t’aie tourmentée pour cet outrage.
William Shakespeare, Le Songe d’une nuit d’été, Acte II, scène 1
LES mots n’avaient pas encore franchi les lèvres de l’éclaireur qu’apparut en pleine vue le chef de la petite troupe dont les pas avaient été détectés par l’oreille vigilante de l’Indien. Un sentier, semblable à ceux que trace le passage périodique des cerfs, serpentait à travers un vallon non loin de là et aboutissait au cours d’eau à l’endroit même où l’homme blanc et les deux Mohicans s’étaient postés. Les voyageurs à l’origine de cette surprise inhabituelle dans les profondeurs de la forêt s’avancèrent lentement sur ce chemin en direction du chasseur qui s’était placé devant ses compagnons, prêt à les accueillir.
— Qui va là ? lança l’éclaireur, posant négligemment son fusil en travers de son bras gauche, l’index de sa main droite sur la détente, mais en évitant de donner à son geste une allure menaçante. Qui vient par ici, au milieu des bêtes sauvages et des dangers de la forêt ?
— Des croyants, amis de la loi et du roi, répondit celui qui chevauchait en tête. Des gens qui voyagent depuis le lever du soleil dans la pénombre de cette forêt, sans prendre de nourriture, et qui sont épuisés par ce trajet.
— Donc, vous êtes perdus, l’interrompit le chasseur, et vous avez constaté à quel point on peut être désarmé lorsqu’on ne sait pas s’il faut aller à droite ou à gauche ?
— Assurément ; l’enfant qui tête sa mère n’est pas plus dépendant de ceux qui en ont la charge que nous, qui sommes d’une plus grande taille et dont on peut dire maintenant que si nous avons la stature d’un adulte, nous n’en avons pas les connaissances. Savez-vous à quelle distance nous nous trouvons d’un poste de la couronne nommé William-Henry ?
— Ah-ah ! s’esclaffa l’éclaireur qui ne put retenir son éclat de rire, mais en réprima aussitôt le bruit dangereux et donna libre cours à un amusement qui risquait moins d’être entendu par des ennemis aux aguets. Vous êtes aussi loin de votre but que le serait un chien de chasse qui aurait le lac Horican entre lui et le cerf qu’il poursuit ! William-Henry, fichtre ! Si vous êtes amis du roi et que vous avez affaire avec l’armée, le mieux pour vous serait de suivre le fleuve jusqu’à Edward et voir cela avec Webb, qui reste enfermé dans son fort au lieu de s’enfoncer dans les défilés pour repousser ce Français impudent jusque dans sa tanière, au-delà du lac Champlain.
Avant que l’homme ait pu répondre à cette surprenante proposition, un autre cavalier écarta les buissons et sa monture bondit sur le sentier, devant son compagnon.
— Mais alors, à quelle distance sommes-nous donc de Fort Edward ? demanda ce nouveau venu. Cet endroit que vous nous conseillez de rejoindre est celui dont nous sommes partis ce matin, et notre destination est l’extrémité du lac.
— Dans ce cas, vous devez avoir perdu la vue avant de perdre votre chemin, car la route qui couvre le portage fait plusieurs dizaines de pieds de large, et je crois bien qu’il n’y a pas d’avenue plus large dans Londres, même devant le palais du roi.
— Nous ne remettrons pas en cause l’excellence de cette route, répliqua en souriant Heyward, puisque, le lecteur l’a sûrement deviné, c’était de lui qu’il s’agissait. Disons simplement, pour l’instant, que nous nous sommes fiés à un Indien qui devait nous guider par un sentier plus court mais plus difficile, et que nous avons eu tort de compter sur ses connaissances. En d’autres termes, nous ne savons pas où nous sommes.
— Un Indien perdu dans la forêt ! dit l’éclaireur en secouant la tête d’un air dubitatif. Alors que le soleil brûle la cime des arbres, et que les cours d’eau sont pleins ; alors que la mousse sur n’importe quel hêtre lui indique dans quel coin du ciel l’Étoile du nord va briller la nuit venue ! Ces bois sont pleins de sentiers de cerfs qui mènent tous aux rivières et aux terres salines que les animaux viennent lécher, et que tout le monde connaît ; de plus les oies n’ont pas encore pris leur envol pour les eaux du Canada ! Il est étrange qu’un Indien se perde entre le lac Horican et la courbe du fleuve ! Est-ce que c’est un Mohawk ?
— Pas de naissance, mais il a été adopté par cette tribu. Je crois qu’il est né plus au nord et il est de ceux que vous appelez les Hurons.
— Hugh ! s’exclamèrent les deux compagnons de l’éclaireur qui, jusqu’à ce point du dialogue, étaient restés assis, immobiles, apparemment indifférents, puis ils se levèrent d’un bond avec une vivacité et un intérêt qui, manifestement, avaient soudain pris le meilleur sur leur réserve.
— Un Huron ! répéta le vigoureux éclaireur, secouant à nouveau la tête en signe évident de méfiance. C’est une race de voleurs, et peu importe par qui ils sont adoptés ; on ne peut rien en faire, à part des rôdeurs et des vagabonds. Et dans la mesure où vous vous en êtes remis à un individu de cette nation, je m’étonne que vous n’en ayez pas trouvé d’autres sur votre route.
— Il n’y avait guère de risques, puisque William-Henry est encore si loin devant nous. Et vous oubliez ce que je vous ai dit : notre guide est désormais un Mohawk, et il sert notre armée en tant qu’allié.
— Et moi, je vous dis que celui qui naît Mingo mourra Mingo, rétorqua l’éclaireur, catégorique. Un Mohawk ! Non, pour l’honnêteté, parlez-moi d’un Delaware, ou d’un Mohican. Et s’ils se battent – ce qu’ils ne font pas tous, depuis qu’ils ont laissé les Maquas, leurs perfides ennemis, faire d’eux des femmes – mais quand ils décident de se battre, c’est bien chez les Delawares ou les Mohicans que vous trouverez de véritables guerriers !
— Il suffit, dit Heyward avec impatience. Je n’ai aucune envie d’enquêter sur la mentalité d’un homme que je connais et qui n’est pour vous qu’un parfait inconnu. Vous n’avez toujours pas répondu à la question : à quelle distance sommes-nous du gros de l’armée, à Fort Edward ?
— Il semble que cela dépende de la personne qui vous sert de guide. On peut penser qu’un cheval tel que le vôtre est capable de couvrir une grande distance entre le lever et le coucher du soleil.
— Je ne désire pas faire assaut de paroles oiseuses avec vous, l’ami, dit Heyward, tempérant quelque peu son irritation pour parler d’une voix plus aimable. Si vous me dites à quelle distance nous sommes de Fort Edward et si vous m’y conduisez, vous serez récompensé de votre peine.
— Et si je fais cela, comment puis-je être sûr que je ne conduis pas un ennemi, un espion de Montcalm, jusqu’aux fortifications de l’armée ? Tous les hommes qui parlent anglais ne sont pas nécessairement de loyaux sujets.
— Si vous servez avec les troupes dont je présume que vous êtes un éclaireur, vous devez connaître le 60e régiment du roi.
— Le 60e ! Il y a peu de troupes royales en Amérique que je ne connaisse pas, même si je porte une veste de chasse et non une tunique rouge.
— Bien, alors vous devez connaître, entre autres choses, le nom de son major ?
— Son major ! l’interrompit le chasseur en se redressant comme pour se prévaloir de ses relations. S’il y a dans ce pays un homme qui connaît le major Effingham, vous l’avez devant vous.
— Ce corps d’armée compte beaucoup de majors ; celui que vous nommez est le plus ancien, mais je parle du plus jeune d’entre eux, celui qui commande les compagnies stationnées à William-Henry.
— Oui, oui ; j’ai entendu parler d’un jeune homme fort riche, originaire d’une des provinces du sud, qui a obtenu ce poste. Il est bien jeune, d’ailleurs, pour un tel grade et pour être placé au-dessus d’hommes dont la tête commence à blanchir, mais on dit qu’il connaît le métier des armes et qu’il est d’une grande bravoure.
— Quel qu’il puisse être et quelles que soient ses compétences pour son grade, c’est lui-même qui vous parle à cet instant, et bien sûr ce n’est en aucun cas un ennemi à redouter.
L’éclaireur dévisagea Heyward avec surprise, puis, levant sa toque, il répondit, d’un ton moins assuré que précédemment, bien que toujours dubitatif :
— J’ai entendu dire qu’un petit groupe devait quitter le camp pour les bords du lac ce matin ?
— On vous a dit vrai, mais j’ai préféré prendre un chemin plus court, me fiant aux connaissances de l’Indien dont je vous ai parlé.
— Et il vous a trompé avant de vous abandonner ?
— Rien de tout cela, je crois ; en tout cas il n’a pas déserté puisqu’il est là, derrière nous.
— J’aimerais jeter un coup d’œil à cet individu. Si c’est un véritable Iroquois, je le reconnaîtrai à son allure de scélérat et à sa peinture, dit l’éclaireur et, après avoir contourné le cheval d’Heyward, il s’avança dans le sentier derrière la jument du maître de chant dont le poulain profitait de l’arrêt pour mettre sa mère à contribution. Écartant les buissons, il fit quelques pas et se trouva face aux deux jeunes femmes qui attendaient le résultat de cette conversation avec impatience et non sans une certaine appréhension. Un peu plus loin, le coureur était appuyé contre un arbre ; il soutint l’examen minutieux de l’éclaireur d’un air détaché, mais son apparence était si sombre et si sauvage qu’elle pouvait à elle seule inspirer l’effroi. Satisfait de son observation, le chasseur ne s’attarda pas. Alors qu’il repassait devant les deux sœurs, il s’arrêta un instant pour admirer leur beauté, répondant au sourire et au signe de tête d’Alice par une expression de plaisir non dissimulé. Puis il s’approcha de la jument qui allaitait son poulain et, après avoir perdu une minute à tenter de deviner qui était le personnage qui la montait, il secoua la tête et retourna près d’Heyward.
— Un Mingo est un Mingo, et Dieu l’ayant fait ainsi, ni les Mohawks, ni aucune autre tribu ne peuvent le changer, dit-il une fois qu’il eut regagné sa position. Si nous étions seuls et si vous étiez prêt à laisser cette noble monture à la merci des loups cette nuit, je pourrais vous conduire moi-même à Fort Edward en moins d’une heure, car il n’en faut pas davantage pour s’y rendre à partir de cet endroit ; mais avec ces dames en votre compagnie, c’est impossible !
— Et pourquoi ? Elles sont fatiguées, mais tout à fait capables de chevaucher quelques milles de plus.
— C’est la nature qui rend la chose impossible ! répéta l’éclaireur. Je ne ferais pas un mille à pied dans ces bois une fois la nuit tombée, avec ce coureur, même pour le meilleur fusil de toutes les colonies. Il y a des Iroquois tapis partout, et votre Mohawk abâtardi sait trop bien où les trouver pour que je reste avec lui.
— Vous le pensez vraiment ? dit Heyward en se penchant sur sa selle et baissant la voix pour murmurer : j’avoue que je n’ai pas été sans avoir mes propres doutes, même si je me suis efforcé de les dissimuler et d’affecter une confiance que je n’ai pas toujours eue, afin de ne pas effrayer mes compagnes. C’est d’ailleurs parce que je le suspectais que j’ai refusé de continuer plus avant et que je l’ai contraint à me suivre, comme vous le constatez.
— Dès que j’ai posé les yeux sur lui, j’ai su que c’était une de ces crapules, répondit l’éclaireur, portant l’index à son nez en signe de prudence. Ce brigand est appuyé contre le pied du jeune érable à sucre que vous voyez au-dessus des buissons ; il a la jambe droite alignée avec l’écorce de l’arbre, et d’où je suis je peux l’atteindre d’une seule balle entre la cheville et le genou, ajouta-t-il en tapotant sur son fusil, ce qui mettra fin à son envie de rôder dans ces bois pendant le mois à venir au moins. Si je retourne jusqu’à lui, ce vaurien est si rusé qu’il se méfiera et filera entre les arbres comme un cerf effarouché.
— Non, on ne peut pas faire cela. Il est peut-être innocent et je n’aime guère cette méthode. Pourtant, si j’étais sûr de sa trahison…
— On ne risque pas de se tromper en tablant sur la traîtrise d’un Iroquois, dit l’éclaireur en épaulant son fusil dans une sorte de réflexe.
— Attendez ! l’interrompit Heyward. On ne peut pas faire cela – il faut trouver autre chose – et pourtant j’ai de bonnes raisons de croire que ce vaurien m’a trompé.
Le chasseur, qui avait déjà renoncé à son projet de blesser le coureur, réfléchit un instant, puis il fit un signe à la suite duquel ses deux compagnons à la peau rouge se précipitèrent immédiatement à ses côtés. Ils discutèrent avec gravité dans la langue delaware, mais à voix basse et d’après les gestes de l’homme blanc, fréquemment dirigés vers le sommet du jeune érable, il était évident qu’il désignait la position de leur ennemi dissimulé par les buissons. Ses compagnons ne tardèrent pas à comprendre ce qu’il attendait d’eux et posant leurs armes à feu, ils se séparèrent, chacun prenant le sentier dans une direction opposée. Ils s’enfoncèrent dans les fourrés en se déplaçant avec une telle précaution que leurs pas étaient totalement silencieux.
— Maintenant, retournez voir ce brigand, dit le chasseur en s’adressant à nouveau à Heyward, et retenez son attention. Ces deux Mohicans vont s’emparer de lui sans même égratigner sa peinture.
— Non, dit Heyward avec orgueil, je vais m’emparer de lui moi-même.
— Allons ! Que pourriez-vous faire, à cheval, contre un Indien dans les buissons ?
— Je mettrai pied à terre.
— Et vous pensez que lorsqu’il verra un de vos pieds quitter l’étrier, il va attendre que l’autre soit dégagé ? Celui qui a affaire avec les indigènes dans les bois doit se comporter à la manière des Indiens s’il veut avoir des chances de parvenir à ses fins. Allez donc parler sans retenue à ce scélérat, comme si vous le preniez pour l’ami le plus loyal que vous ayez sur terre.
Heyward s’apprêta à obéir, même si la nature de la mission qu’on l’obligeait à accomplir lui inspirait le plus grand dégoût. Toutefois, chaque instant qui passait lui faisait davantage prendre conscience de la situation critique dans laquelle se retrouvaient les personnes inestimables dont il avait la charge, et qu’il en était responsable à cause de sa confiance mal placée. Le soleil avait déjà disparu, et les bois, soudainement privés de sa lumière1, prenaient déjà une teinte sombre qui lui rappelait avec force que l’heure généralement choisie par les sauvages pour accomplir leurs actes de vengeance ou d’hostilité les plus barbares et impitoyables approchait rapidement. Stimulé par cette crainte, il abandonna l’éclaireur et celui-ci entra immédiatement en conversation à haute voix avec l’inconnu qui, sans autre forme de cérémonie, s’était invité en la compagnie des voyageurs ce matin-là. Passant près de ses douces compagnes, Heyward prononça quelques mots d’encouragement et fut soulagé de constater que malgré la fatigue due à l’exercice de cette journée, elles ne semblaient pas soupçonner que le désagrément auquel elles étaient confrontées pût avoir une cause autre qu’accidentelle. Leur donnant tout lieu de croire qu’il voulait seulement consulter leur guide sur la route à suivre, il éperonna son cheval de bataille et tira sur les rênes à nouveau lorsque l’animal l’eut conduit à quelques pas de l’endroit où le coureur maussade se tenait toujours appuyé contre l’arbre.
— Comme tu peux le voir, Magua, dit-il en s’efforçant de prendre un air dégagé et confiant, la nuit tombe sur nous et pourtant, nous ne sommes pas plus près de William-Henry que lorsque nous avons quitté le camp de Webb au lever du soleil. Tu t’es trompé de chemin et je n’ai pas eu plus de chance. Mais heureusement, nous avons rencontré un chasseur, l’homme que tu entends parler au chanteur ; il connaît bien les pistes des cerfs et les chemins écartés de ces bois et il promet de nous conduire à un endroit où nous pourrons nous reposer en toute sécurité jusqu’au matin.
L’Indien fixa son regard luisant sur Heyward et lui demanda dans son mauvais anglais :
— Il est seul ?
— Seul ! répondit Heyward en hésitant car il était trop novice dans l’art de la simulation, pour s’y essayer sans éprouver d’embarras. Oh, non, pas seul, évidemment, Magua, puisque nous sommes avec lui.
— Alors Renard Subtil2 va partir, répliqua le coureur en ramassant tranquillement le petit sac qui était posé à ses pieds, et les Visages-Pâles ne verront que ceux de leur propre couleur.
— Partir ! Et qui appelles-tu le Renard ?
— C’est le nom que ses pères du Canada ont donné à Magua, répondit le coureur, avec un air qui signalait tout l’orgueil que lui procurait cette distinction. La nuit est comme le jour pour le Subtil, quand Munro l’attend.
— Et quelle explication le Renard donnera-t-il au chef de William-Henry à propos de ses filles ? Est-ce qu’il osera dire à l’Écossais au caractère emporté que ses filles ont été abandonnées sans guide alors que Magua avait promis de les conduire ?
— La “tête grise” a la voix forte et le bras long, mais le Renard ne l’entendra pas et ne le sentira pas dans les bois.
— Mais que diront les Mohawks ! Ils lui fabriqueront des jupons et lui demanderont de rester dans le wigwam avec les femmes, car on ne pourra plus lui confier un travail d’homme.
— Le Subtil connaît le chemin des grands lacs et il peut retrouver les os de ses pères, répondit le coureur imperturbable.
— Suffit, Magua, dit Heyward. Ne sommes-nous pas amis ? Pourquoi ces paroles amères entre nous ? Munro t’a promis un cadeau quand tu auras accompli ta mission, et je t’en donnerai un autre moi-même. Alors, repose tes membres fatigués et ouvre ton sac pour manger. Nous avons un peu de temps ; ne le perdons pas à discuter comme des femmes qui se chamaillent. Lorsque les dames auront récupéré, nous repartirons.
— Les Visages-Pâles sont les chiens de leurs femmes, marmonna l’Indien dans sa langue maternelle, et quand elles veulent manger, leurs guerriers doivent poser leur tomahawk pour nourrir leur paresse.
— Que dis-tu, Renard ?
— Le Subtil dit très bien.
Puis l’Indien fixa ses yeux perçants sur le visage ouvert d’Heyward, mais lorsque leurs regards se croisèrent, il détourna vivement le sien. S’asseyant posément sur le sol, il sortit les restes d’un repas précédent et commença à manger, sans toutefois omettre de jeter un coup d’œil précautionneux autour de lui.
— C’est bien ainsi, reprit Heyward, et le Renard aura récupéré ses forces et une bonne vue pour retrouver le sentier demain matin.
Il s’interrompit car des bruits semblables à des brindilles sèches qui se brisent et des feuilles qui s’agitent s’élevèrent des buissons voisins, mais se maîtrisant aussitôt, il poursuivit :
— Nous devrons reprendre la route avant le lever du soleil, sinon il se pourrait que Montcalm se dresse sur notre chemin et nous coupe l’accès à la forteresse.
La main de Magua tomba de sa bouche sur son flanc et bien qu’il eût les yeux rivés sur le sol, sa tête était tournée sur le côté, ses narines dilatées, et on aurait dit que ses oreilles étaient encore plus dressées que d’habitude, et tout cela lui donnait l’allure d’une statue qui aurait été l’incarnation achevée d’une attention extrême.
Heyward, qui observait ses mouvements d’un œil vigilant, dégagea négligemment un pied de son étrier tandis qu’il avançait une main vers la housse en peau d’ours qui couvrait ses pistolets. Tout effort pour détecter l’endroit précis sur lequel le coureur s’attardait était rendu totalement vain par les tressaillements incessants de son regard qui paraissait ne jamais se poser un instant sur un objet particulier, mais qui donnait en même temps l’impression de rester pratiquement immobile. Pendant qu’Heyward hésitait quant à la manière de procéder, le Subtil se leva doucement et ses mouvements étaient d’une lenteur et d’une circonspection telles qu’il changea de position sans faire le moindre bruit. Heyward sentit qu’il lui incombait maintenant d’agir. Passant une jambe par-dessus sa selle, il mit pied à terre, déterminé à s’approcher de ce perfide compagnon et de s’en saisir, comptant pour cela sur sa force. Toutefois, afin de ne pas l’alarmer inutilement, il conserva son air tranquille et amical.
— Renard Subtil ne mange pas, dit-il, utilisant le nom qui lui avait paru flatter le plus la vanité de l’Indien. Son maïs n’a pas été bien grillé, il semble trop sec. Laisse-moi regarder ; peut-être que je peux trouver dans mes propres provisions quelque chose de plus appétissant.
En réponse à cette suggestion, Magua tendit le sac. Il laissa même leurs mains se toucher sans trahir la moindre émotion, ni modifier son attitude figée et vigilante. Mais quand il sentit les doigts d’Heyward remonter doucement le long de son bras nu, il frappa la main du jeune homme et, poussant un cri aigu, il se dégagea pour se précipiter d’un bond dans les fourrés opposés. L’instant d’après, la silhouette de Chingachgook, qui ressemblait à un spectre avec sa peinture, émergea des buissons et s’élança à sa poursuite sur le sentier. Puis l’appel d’Uncas retentit, au moment où les bois s’illuminaient d’un éclair soudain, accompagné par la détonation du coup de fusil tiré par le chasseur.
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1 La scène se passe à la latitude du 42e parallèle, où le crépuscule ne dure jamais très longtemps.
2 En français dans le texte. (NdT)