XXI

Si vous trouvez là un homme, qu’il meure écrasé comme une puce.

William Shakespeare, Les Joyeuses Commères de Windsor, Acte IV, scène 2

LES cinq voyageurs avaient débarqué à la frontière d’un territoire qui, aujourd’hui encore, est moins connu des Américains que les déserts d’Arabie ou les steppes de Tartarie. C’était la région, aride et accidentée, qui sépare les cours d’eau tributaires du lac Champlain et les affluents des fleuves Hudson, Mohawk et Saint-Laurent. Depuis la période rapportée dans notre histoire, l’esprit d’entreprise de ce pays l’a entourée d’une ceinture d’agglomérations riches et florissantes, et pourtant, même de nos jours, on ne connaît personne qui s’aventure dans ses recoins inhospitaliers, hormis les chasseurs ou les Indiens.

Toutefois, comme Œil-de-Faucon et les Mohicans avaient déjà à maintes reprises traversé les montagnes et les vallées de cette vaste contrée sauvage, ils n’hésitèrent pas à s’enfoncer dans les profondeurs de la forêt avec l’assurance d’hommes habitués aux privations et aux difficultés qu’elles impliquent. Pendant plusieurs heures, les voyageurs avancèrent péniblement sur un chemin malaisé, guidés par une étoile, ou suivant la direction d’un cours d’eau, puis l’éclaireur finit par suggérer une halte et, après un bref échange avec les Indiens, ils allumèrent un feu et s’activèrent aux préparatifs habituels en vue de passer la nuit là où ils étaient.

Imitant l’exemple de leurs compagnons plus expérimentés, et s’inspirant de leur confiance, Munro et Duncan s’endormirent sans crainte, à défaut de se sentir à l’aise. La rosée s’évaporait et le soleil, après avoir dispersé les brumes matinales, répandait une lumière éclatante sur la forêt quand ils reprirent leur route.

Ils couvrirent ainsi quelques milles, puis la marche d’Œil-de-Faucon, qui menait le groupe, se fit plus lente et circonspecte. Il s’arrêtait souvent pour observer les arbres, et il ne traversait pas le plus petit ruisseau sans examiner attentivement la quantité, la rapidité et la couleur de son eau. N’ayant pas une confiance aveugle en son seul jugement, il consultait fréquemment Chingachgook pour avoir son opinion. Au cours de l’un de ces entretiens, Heyward remarqua qu’Uncas les écoutait, patiemment et silencieusement, mais, pensa-t-il, avec un grand intérêt. Il fut très tenté de se renseigner auprès du jeune chef sur leur progression, mais le comportement calme et digne de l’Indien l’incita à penser que, comme lui-même, Uncas se reposait entièrement sur la sagacité et l’intelligence des deux hommes plus âgés. L’éclaireur s’exprima enfin en anglais pour expliquer sur-le-champ l’embarras dans lequel il se trouvait :

— Quand je me suis aperçu que le chemin de retour des Hurons allait vers le nord, il n’était nul besoin d’avoir une très longue expérience pour savoir qu’ils emprunteraient les vallées et resteraient entre les eaux de l’Hudson et de l’Horican jusqu’aux sources des cours d’eau du Canada, qui les mèneraient ensuite au cœur du pays des Français. Mais nous sommes là, non loin du lac Schroon, et nous n’avons toujours pas trouvé la moindre trace de leur passage. La nature humaine n’est pas infaillible, nous n’avons peut-être pas pris la bonne piste.

— Dieu fasse que nous n’ayons pas commis une telle erreur ! s’exclama Duncan. Revenons sur nos pas et redoublons d’attention. Peut-être que dans ces circonstances, Uncas pourrait donner son avis aussi ?

Le jeune Mohican jeta un coup d’œil vers son père, mais sans se départir de son expression tranquille et réservée, il resta silencieux. Chingachgook avait vu son regard et, de la main, il l’invita à parler. Dès que la permission eut été accordée, la gravité s’effaça du visage d’Uncas au profit d’une lueur d’intelligence et de joie. Bondissant comme un jeune cerf, il grimpa une pente quelques dizaines de pas plus loin, puis il s’arrêta avec un air d’exultation sur un endroit où la terre fraîche semblait avoir été récemment remuée par quelque animal sauvage. Tous les regards suivirent ses mouvements inattendus et comprirent qu’ils ne s’étaient pas trompés en voyant l’expression triomphale du jeune homme.

— C’est leur piste ! s’exclama l’éclaireur en avançant jusqu’à l’endroit. Ce garçon a la vue perçante et l’esprit vif pour son âge.

— Il est extraordinaire qu’il ait gardé son savoir pour lui si longtemps, marmonna Duncan, près de lui.

— Il aurait été encore plus étonnant qu’il prenne la parole sans y être invité ! Non, je vous assure, les jeunes Blancs qui tirent leur savoir des livres et mesurent leurs connaissances au nombre de pages lues peuvent bien se vanter de posséder une science qui, comme la vitesse de leurs jambes, dépasse celle de leurs pères ; mais là où l’expérience prime, le disciple apprend la valeur des années et il les respecte en conséquence.

— Regardez ! dit Uncas, désignant vers le nord et vers le sud les marques évidentes de part et d’autre de l’endroit où il se tenait. La “chevelure noire” est allée vers le froid.

— Jamais limier ne se sera lancé sur une piste aussi visible, répondit l’éclaireur en se précipitant aussitôt en avant, dans la direction indiquée. Dieu merci, la fortune nous sourit, et nous pouvons les suivre le nez en l’air. Oui, voici les traces de ces deux chevaux qui se dandinent ; ce Huron voyage comme un général blanc ! Il a perdu tout jugement, il est fou ! Cherche des traces de roues, Sagamore, poursuivit-il, alors qu’il se retournait en riant, ayant retrouvé toute sa satisfaction. Nous allons bientôt découvrir que cet insensé voyage en diligence, et cela, avec les trois meilleures paires d’yeux de la région sur ses arrières !

L’entrain d’Œil-de-Faucon et le succès surprenant de leur poursuite, qui les avait vus parcourir une distance de plus de quarante milles, ne manquèrent pas de communiquer à tout le groupe une bonne dose d’espoir. Ils avançaient rapidement et avec autant de confiance qu’un voyageur sur une route principale. Quand un rocher, un petit cours d’eau ou une terre plus dure que d’habitude interrompaient la piste qu’ils suivaient, les yeux perçants de l’éclaireur la retrouvaient un peu plus loin et cela n’entraînait que rarement un retard d’un instant. Leur progression était facilitée par la certitude que Magua avait jugé nécessaire de passer par les vallées, ce qui les assurait à l’avance de la direction générale. Le Huron n’avait cependant pas totalement négligé les ruses pratiquées par tous les indigènes quand ils se retirent devant l’ennemi. Les fausses pistes et les changements de direction abrupts étaient fréquents, là où un ruisseau ou la configuration du terrain les rendaient possibles, mais ses poursuivants se laissaient rarement tromper et ils ne manquaient jamais de détecter leur erreur avant d’avoir perdu du temps ou du terrain en suivant les mauvaises traces.

Au milieu de l’après-midi, ils avaient déjà dépassé le Schroon, et ils se réglaient sur la course du soleil qui déclinait. Après avoir descendu une éminence jusque dans un creux traversé par un cours d’eau rapide, ils atteignirent un endroit où la bande menée par le Renard avait fait une halte. Il y avait des tisons éteints autour d’une source, les restes d’un cerf dispersés çà et là, et les arbres portaient les signes évidents que des chevaux les avaient broutés. À une courte distance de là, Heyward découvrit et contempla avec émotion et tendresse une sorte de petite tonnelle naturelle sous laquelle il se plaisait à croire que Cora et Alice s’étaient reposées. Mais si la terre était piétinée et les empreintes des hommes et des animaux clairement visibles, la piste semblait s’arrêter brusquement là.

Il leur fut facile de retrouver les traces des Narragansett, mais apparemment, les chevaux s’étaient simplement éloignés sans surveillance, ou sans autre raison que la recherche de nourriture. Au bout d’un moment, Uncas, qui s’était efforcé avec son père de repérer leurs pas, découvrit un signe de leur présence qui semblait récent. Avant de suivre cet indice, il informa ses compagnons de sa trouvaille et tandis que ces derniers se consultaient à ce sujet, le jeune homme réapparut avec les deux juments dont les selles étaient abîmées et tout le harnachement souillé, comme si on avait laissé les deux animaux aller à leur guise depuis plusieurs jours.

— Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? demanda Duncan en pâlissant et regardant tout autour de lui, comme s’il craignait que les broussailles et les branchages ne fussent sur le point de lui révéler un horrible secret.

— Que nous sommes déjà au bout de notre expédition et que nous nous trouvons en territoire ennemi, répondit l’éclaireur. Si le scélérat avait été poursuivi de près et si les jeunes femmes n’avaient pas été capables de suivre le groupe faute de chevaux, il les aurait peut-être scalpées, mais sans ennemi sur les talons et avec de tels animaux robustes, il n’avait aucune raison de toucher un seul de leurs cheveux. Je sais à quoi vous pensez, et c’est une honte pour ceux de notre race que vous ayez quelque raison d’avoir de telles idées, mais celui qui imagine que même un Mingo maltraiterait une femme – à moins que ce ne fût pour lui donner un coup de tomahawk – ne connaît rien à la nature des Indiens, ni aux lois de la forêt. Non, non ; j’ai entendu dire que les Indiens français étaient venus dans ces montagnes pour chasser l’orignal et nous ne devrions pas tarder à sentir les odeurs de leur campement. Et pourquoi n’y viendraient-ils pas ? Tous les jours, matin et soir, on peut entendre dans ces montagnes les coups de canon de Ty, car les Français construisent de nouveaux forts entre les provinces de notre roi et les Canadas. S’il est vrai que les chevaux sont ici, les Hurons, eux, n’y sont plus ; efforçons-nous donc de trouver le chemin par lequel ils sont partis.

Œil-de-Faucon et les Mohicans se mirent à la tâche avec sérieux. Un cercle de plusieurs centaines de pieds de circonférence fut tracé et chaque membre du groupe se chargea spécialement d’une portion. Toutefois, les recherches ne donnèrent aucun résultat. Les empreintes de pas étaient nombreuses, mais elles donnaient l’impression d’avoir été faites par des hommes qui s’étaient promenés là sans intention de s’éloigner. À nouveau, l’éclaireur et ses compagnons firent le tour de l’endroit, l’un derrière l’autre, lentement, puis ils se rassemblèrent au centre, pas plus avancés qu’au début.

— Une telle ruse a quelque chose de diabolique ! s’exclama Œil-de-Faucon quand il vit les mines déçues de ses amis. Nous devons nous y remettre, Sagamore, en partant de la source, et inspecter le terrain pouce par pouce. Il est hors de question que ce Huron puisse aller se vanter dans sa tribu d’avoir un pied qui ne laisse pas de trace !

Donnant lui-même l’exemple, l’éclaireur se replongea dans l’examen des lieux avec un zèle renouvelé. Il n’y eut pas une feuille qui ne fût retournée. Les branches furent déplacées, les pierres soulevées – car on savait que la rouerie des Indiens était telle qu’ils utilisaient souvent ces objets pour couvrir leurs traces, s’acharnant avec la plus grande patience à dissimuler chacun de leurs pas à mesure qu’ils avançaient. Finalement, Uncas, dont l’ardeur lui avait permis de finir sa part de travail le premier, racla la terre pour faire une digue en travers du filet d’eau trouble qui coulait de la source, le déviant dans une autre rigole. Dès que le lit étroit sous le barrage eut séché, il l’examina d’un œil vif et curieux. Un cri d’exultation annonça immédiatement le succès du jeune guerrier. Tous accoururent à l’endroit où Uncas désignait l’empreinte d’un mocassin dans les alluvions humides.

— Ce garçon sera l’honneur de son peuple ! dit Œil-de-Faucon, examinant la trace avec l’admiration dont ferait preuve un naturaliste devant une défense de mammouth ou une côte de mastodonte. Oui, et une épine dans le pied des Hurons. Pourtant, ce n’est pas là le pied d’un Indien ; le poids porte trop sur le talon et les orteils sont trop carrés, comme si un de ces danseurs français était passé par ici, faisant des entrechats devant sa tribu ! Uncas, retourne vite mesurer la taille du pied du chanteur. Tu en trouveras une belle empreinte en face du rocher, là-bas, contre le versant de la colline.

Tandis que le jeune homme s’acquittait de sa mission, l’éclaireur et Chingachgook étudièrent les traces de près. Les mesures correspondaient et Œil-de-Faucon déclara sans hésiter que ce pas était celui de David à qui on avait demandé une fois de plus de mettre des mocassins à la place de ses chaussures.

— Tout m’apparaît maintenant de façon aussi claire que si j’avais été témoin des ruses du Subtil, ajouta-t-il. Le chanteur, étant un homme dont les talents se trouvent principalement dans la gorge et dans les pieds, a été contraint de passer le premier et les autres ont marché dans ses empreintes, sans déborder de leur contour.

— Mais, s’écria Duncan, je ne vois aucun signe des…

— Des deux jeunes filles, l’interrompit l’éclaireur. La vermine a trouvé un moyen de les porter jusqu’à un endroit où il a estimé avoir semé un possible poursuivant. Je parierais sur ma vie que nous retrouverons leurs jolis petits pieds avant d’avoir couvert une longue distance.

Tout le groupe poursuivit alors sa route, suivant le cours du ruisselet et gardant un œil attentif sur les traces régulières. L’eau ne tarda pas à regagner son lit, mais les hommes des bois continuèrent leur chemin en observant de près le sol de part et d’autre, satisfaits de savoir que la piste était sous l’eau. Ils avaient parcouru ainsi plus d’un demi-mille quand ils atteignirent un endroit où le ruisselet contournait la base d’un énorme rocher sec. Ils s’arrêtèrent pour s’assurer que les Hurons n’étaient pas sortis de l’eau.

Ils furent bien inspirés de faire cette halte. Car Uncas, toujours aussi vif et actif, trouva bientôt une marque sur un tapis de mousse où, apparemment, un Indien avait posé le pied par inadvertance. Poursuivant dans la direction indiquée par cette découverte, il entra dans un fourré voisin et repéra la trace, aussi fraîche et visible qu’elle l’avait été avant la source. Le jeune homme annonça sa bonne fortune à ses compagnons par un nouveau cri, mettant aussitôt un terme à toutes les recherches.

— Oui, tout cela a été organisé avec le discernement d’un Indien, dit l’éclaireur quand tout le groupe fut rassemblé, et il y avait de quoi tromper les yeux d’un Blanc.

— Et si on continuait ? demanda Heyward.

— Doucement, doucement. Nous savons par où aller, mais il est bon de réfléchir à la façon dont les choses ont été faites. C’est ainsi que j’ai été éduqué, major ; et si l’on néglige le livre qu’elle nous tend, on a peu de chances d’apprendre de la main ouverte de la Providence. Tout est clair, sauf une chose : la manière dont ce scélérat a réussi à faire franchir aux jeunes dames cette portion de piste masquée. Même un Huron serait trop fier pour laisser leurs pieds délicats toucher l’eau.

— Est-ce que ceci peut vous aider à résoudre cette énigme ? dit Heyward en pointant le doigt vers les morceaux d’un brancard rudimentaire, construit à l’aide de branches attachées avec des rameaux flexibles, et dont on s’était apparemment débarrassé une fois devenu inutile.

— Voilà l’explication ! s’écria Œil-de-Faucon, enchanté. Ces vermines ont dû passer des heures à essayer de masquer leur piste. Bon, je les ai déjà vus perdre une journée de la même manière et sans plus de résultat. Nous avons là trois paires de mocassins et deux paires de petits pieds. Il est étonnant que des êtres humains puissent marcher sur de si petits membres ! Passe-moi la lanière de cuir, Uncas, pour que je puisse mesurer la longueur de ce pied. Seigneur ! Il n’est pas plus grand que celui d’un enfant, et pourtant ces jeunes filles sont de belle taille et bien proportionnées. Ceux d’entre nous qui sont les mieux lotis et les plus gâtés n’en disconviendront pas, la Providence se montre bien partiale dans le partage des dons, sans doute pour de bonnes raisons qui lui appartiennent.

— Les membres délicats de mes filles ne sont pas faits pour toutes ces difficultés, dit Munro en regardant les empreintes légères de ses enfants. Nous allons les retrouver victimes d’épuisement dans cette forêt.

— Il y a peu de craintes à avoir dans ce sens, répliqua l’éclaireur en secouant la tête lentement. C’est la trace d’un pas ferme et droit, bien que léger et pas très allongé. Regardez, le talon a à peine touché le sol, et ici, la “chevelure noire” a fait un petit saut d’une racine à une autre. Non, non, vous pouvez en croire mon expérience, ni l’une ni l’autre n’était au bord de l’épuisement en passant ici. Par contre, le chanteur commençait à avoir mal aux pieds et il avait les jambes fatiguées, comme on le voit clairement d’après ses empreintes. Là, vous voyez qu’il a glissé, ici il a marché les jambes écartées et il a titubé, et puis ici, à nouveau, on dirait qu’il avançait dans la neige avec des raquettes. Oui, évidemment, un homme qui ne se sert que de sa gorge peut difficilement exercer ses jambes convenablement.

À partir de ces indices irréfutables, le chasseur arrivait à la vérité avec presque autant de certitude et de précision que s’il avait assisté à tous les événements que son ingéniosité lui permettait d’élucider aussi facilement. Réconfortés par de telles assurances et satisfaits par un raisonnement dont l’évidence n’avait d’égale que la simplicité, les voyageurs continuèrent leur route après s’être arrêtés le temps de prendre un repas frugal.

Dès qu’ils eurent fini de manger, l’éclaireur jeta un coup d’œil vers le soleil couchant et se remit en marche avec une célérité qui obligea Heyward et un Munro toujours vigoureux à faire appel à toutes leurs forces pour ne pas se laisser distancer. Leur itinéraire suivait maintenant le creux de la vallée dont il a déjà été question. Comme les Hurons n’avaient plus pris la peine de dissimuler leurs pas, les poursuivants n’étaient plus retardés par les incertitudes. Cependant, une heure ne s’était pas écoulée qu’Œil-de-Faucon commença à ralentir et au lieu de regarder droit devant lui comme il l’avait fait jusqu’alors, il se mit à tourner la tête à droite et à gauche, l’air soupçonneux, comme s’il flairait la proximité du danger. Peu de temps après, il s’arrêta à nouveau et attendit que tous les autres l’eussent rejoint.

— Je sens les Hurons, dit-il en s’adressant aux Mohicans. Là-bas, il y a une ouverture sur le ciel, à travers les cimes des arbres, et nous nous approchons de leur campement. Sagamore, tu vas prendre le versant de la montagne sur la droite ; Uncas va longer le ruisseau sur la gauche, tandis que moi, je vais continuer à suivre la piste. S’il se passe quelque chose, le signal sera trois croassements de corbeau. J’en ai vu un en plein vol, juste derrière ce chêne mort – encore un signe que nous sommes tout près d’un campement.

Les Indiens partirent chacun de leur côté sans répliquer et Œil-de-Faucon poursuivit prudemment avec les deux Blancs. Heyward s’empressa de venir auprès de leur guide, impatient d’apercevoir au plus vite ces ennemis qu’il avait traqués si péniblement et avec tant d’inquiétude. Son compagnon lui demanda de se faufiler jusqu’à la lisière de la forêt, qui, comme à l’habitude, était bordée de fourrés et de l’y attendre, car il voulait examiner certains détails suspects un peu à l’écart. Duncan obéit et se trouva bientôt dans une position d’où il dominait une scène qui lui parut aussi extraordinaire que nouvelle.

Sur une surface considérable, tous les arbres avaient été abattus et la lueur d’une douce soirée d’été baignait la clairière, formant un charmant contraste avec la lumière grisâtre de la forêt. À une courte distance de l’endroit où se tenait Duncan, le ruisseau semblait s’être élargi en un petit lac qui couvrait la quasi-totalité des terres basses, d’une montagne à l’autre. De ce large bassin, l’eau s’écoulait en une cascade si régulière et si douce qu’elle paraissait résulter d’un travail de la main de l’homme plutôt que de la nature. Une centaine d’habitations en terre étaient alignées sur les bords du lac, et même dans l’eau, comme si les flots avaient inondé les rives habituelles. Les toits arrondis, admirablement formés pour se protéger des intempéries, témoignaient d’une activité et d’une prévoyance plus importantes que celles généralement accordées par les naturels à leurs habitations régulières, sans même parler de celles qu’ils occupaient temporairement pour la chasse ou la guerre. En d’autres termes, tout ce village, ou toute cette ville, selon le terme choisi, dénotait plus de méthode et de soin d’exécution que ce que les Blancs avaient coutume d’accorder généralement aux Indiens. Toutefois, l’endroit semblait désert. C’est du moins ce que pensa Duncan pendant quelques minutes ; mais peu après, il crut distinguer plusieurs formes humaines qui s’avançaient dans sa direction à quatre pattes, semblant tirer derrière elles quelque chose de lourd, peut-être, comme il le craignit bien vite, quelque formidable machine de guerre. Juste à ce moment, plusieurs têtes sombres sortirent des habitations et le village parut tout à coup grouiller d’individus qui glissaient d’un abri à un autre si rapidement qu’ils ne lui laissaient pas le temps d’observer leur disposition ni leurs activités. Alarmé par ces mouvements aussi suspects qu’inexplicables, il était sur le point d’essayer de lancer le cri du corbeau lorsqu’un bruissement de feuilles non loin de là attira son regard dans une autre direction.

Le jeune homme tressaillit et recula instinctivement dans les broussailles quand il se retrouva à une centaine de pas d’un Indien des plus étranges. Mais il reprit aussitôt son sang-froid et au lieu de donner l’alarme, ce qui aurait pu lui être fatal, il resta immobile, surveillant avec attention les gestes de l’autre.

Après un moment d’observation, Duncan eut l’assurance qu’il n’avait pas été vu. L’indigène, tout comme lui, semblait occupé à regarder les petites habitations du village et les déplacements furtifs de ses habitants. Il était impossible d’apercevoir l’expression de son visage sous le masque de peinture grotesque qui le dissimulait, pourtant Duncan s’imagina qu’elle était plus mélancolique que sauvage. Il avait le crâne rasé, comme d’habitude, à l’exception de la touffe de cheveux de laquelle pendaient lâchement trois ou quatre plumes décolorées provenant d’une aile de faucon. Une veste de calicot en haillons lui couvrait à moitié le haut du corps, tandis que pour habiller le bas il s’était servi d’une chemise ordinaire dont les manches remplissaient une fonction qui revient généralement à un vêtement mieux adapté et plus commode. Les mollets étaient nus et couverts de plaies et d’égratignures dues aux épineux. Toutefois, ses pieds étaient chaussés d’une paire de bons mocassins en peau. Globalement, l’allure de cet individu était triste et misérable.

Duncan était toujours occupé à observer cet homme avec curiosité lorsque l’éclaireur se glissa près de lui en silence et avec prudence.

— Voyez, lui chuchota le jeune homme, nous avons atteint leur village, ou campement, et il y a là un de ces sauvages, dans une position bien gênante pour notre progression.

Œil-de-Faucon tressaillit et empoigna son fusil au moment où, désigné par le doigt de son compagnon, l’inconnu apparut dans son champ de vision. Puis, abaissant le redoutable canon, il tendit le cou en avant comme pour faciliter une scrutation déjà perçante.

— Ce démon n’est pas un Huron, dit-il. Et il n’appartient à aucune des tribus du Canada. Et pourtant, on peut voir d’après ses vêtements que ce scélérat a pillé un Blanc. Ah, Montcalm a dû ratisser les bois pour son expédition, et il a réuni une bande de vermines et d’assassins de toutes sortes. Vous avez vu où il avait posé son fusil ou son arc ?

— Apparemment, il n’a pas d’armes, et il n’a pas l’air bien méchant. À moins qu’il n’alerte ses compagnons qui se déplacent en toute hâte au bord de l’eau, comme vous pouvez le voir, nous n’avons pas grand-chose à craindre de lui.

L’éclaireur se tourna vers Heyward et le contempla avec un étonnement qu’il ne chercha pas à dissimuler. Puis il ouvrit tout grand la bouche et partit d’un fou rire débridé, mais toujours de cette manière silencieuse qui lui était particulière et que le danger lui avait depuis longtemps enseignée.

Répétant les paroles “ses compagnons qui se déplacent en toute hâte au bord de l’eau”, il ajouta : Voilà ce que c’est que d’apprendre dans les livres et passer sa jeunesse dans une ville ! Ce scélérat a de longues jambes, tout de même, et il ne faut pas lui faire confiance. Gardez-le en ligne de mire avec votre fusil pendant que je rampe derrière lui à travers les broussailles pour le prendre vivant. Ne tirez en aucun cas.

Heyward avait déjà laissé son compagnon s’enfoncer dans les fourrés quand, tendant la main, il l’arrêta afin de lui demander :

— Et si je vous vois en danger, je peux tirer ou non ?

Œil-de-Faucon le regarda un instant, comme s’il ne savait pas comment prendre cette question ; puis il hocha la tête et répondit, toujours en riant silencieusement :

— Feu à volonté, major.

La seconde suivante, l’éclaireur disparut au milieu des feuilles. Duncan attendit plusieurs minutes, rempli d’une impatience fiévreuse, avant d’apercevoir son compagnon. Puis ce dernier réapparut en train de ramper sur le sol, avec lequel ses habits se confondaient pratiquement, derrière celui qu’il avait l’intention de capturer. Arrivé à quelques pas de l’individu, il se releva lentement et sans faire le moindre bruit. À ce moment, des éclats sonores s’élevèrent du lac en contrebas et Duncan tourna la tête juste à temps pour voir une centaine de formes sombres plonger ensemble dans l’eau trouble. Empoignant son fusil, il reporta son attention sur l’Indien non loin de lui. Au lieu de s’alarmer, le sauvage, ignorant ce qui le menaçait, tendit le cou comme s’il voulait lui aussi observer les mouvements sur le lac avec une sorte de curiosité stupide. Pendant ce temps, la main d’Œil-de-Faucon se leva au-dessus de lui. Mais, sans raison apparente, elle retomba et l’éclaireur fut repris d’un fou rire silencieux. Quand ce rire particulier et franc se fut calmé, Œil-de-Faucon, au lieu de saisir sa victime à la gorge, lui tapa doucement sur l’épaule et s’exclama à haute voix :

— Alors, mon ami ! Auriez-vous l’intention d’apprendre à chanter aux castors ?

— Assurément, répondit l’autre sans hésiter. Il me semble que l’Être qui leur a donné la possibilité de si bien exploiter les dons qu’il leur a lui-même accordés ne devrait pas leur refuser une voix pour chanter ses louanges.