XIII

Je vais chercher un meilleur chemin.

Thomas Parnell, “A Night-Piece on Death”

LE chemin pris par Œil-de-Faucon passait par les plaines sablonneuses et boisées, entrecoupées de temps à autre de vallées et de collines, que le groupe avait traversées dans la matinée de ce même jour, sous la conduite d’un Magua perplexe. Le soleil avait bien baissé vers les montagnes lointaines et comme ils voyageaient dans cette forêt interminable, la chaleur n’était plus oppressante. Par conséquent, leur progression s’en trouvait favorisée et longtemps avant la tombée du crépuscule, ils avaient parcouru de nombreux milles sur la difficile route du retour.

Le chasseur, comme le sauvage dont il occupait la position, semblait repérer les signes secrets de leur itinéraire non marqué avec une sorte d’instinct, ralentissant rarement sa vitesse et ne s’arrêtant jamais pour réfléchir. Un rapide coup d’œil oblique vers la mousse sur les arbres, un regard levé à l’occasion vers le soleil couchant, l’observation en passant de la direction dans laquelle coulaient les nombreux cours d’eau qu’il franchissait, suffisaient à déterminer son orientation et lui ôter ses moindres doutes. Pendant ce temps, les teintes de la forêt commençaient à changer, perdant ce vert éclatant qui avait embelli ses voûtes dans cette lumière plus sombre, généralement annonciatrice de la fin du jour.

Tandis que les deux sœurs tentaient d’entrevoir à travers les arbres le flot d’or étincelant qui entourait le soleil d’un halo glorieux et teintait çà et là de traînées de rubis ou d’une frange jaune brillant une masse de nuages qui s’était entassés à une faible distance au-dessus des collines à l’ouest, Œil-de-Faucon se retourna tout à coup et pointa du doigt la magnificence des cieux embrasés :

— C’est par ce signal, dit-il, que la nature fait savoir à l’homme qu’il est temps de chercher sa nourriture et un endroit pour se reposer. Il serait bon et sage qu’il puisse déchiffrer les signes de la nature et tirer des leçons du comportement des oiseaux dans le ciel et des bêtes dans les champs ! Mais notre nuit sera très courte car nous devrons nous lever avec la lune et reprendre la route. Je me souviens d’avoir combattu les Maquas dans les environs, au cours de la bataille où j’ai fait couler le sang humain pour la première fois ; et nous avions construit une sorte de casemate pour empêcher ces rapaces de s’emparer de nos scalps. Si je ne me trompe pas dans mes repères, nous trouverons cet endroit à une petite distance, plus loin sur la gauche.

Sans attendre d’assentiment, ni même de réponse, le robuste chasseur s’enfonça sans hésiter dans un épais fourré de jeunes châtaigniers, écartant les branches des pousses exubérantes qui couvraient pratiquement le sol, comme un homme qui s’attend à chaque pas à tomber sur un objet qu’il a déjà vu auparavant. La mémoire de l’éclaireur ne l’avait pas trompé. Après avoir avancé dans les broussailles où les ronces s’enchevêtraient sur une centaine de pas, il déboucha dans un endroit dégagé entourant un petit mamelon tapissé de verdure et surmonté de la casemate délabrée en question. Cet édifice rudimentaire et abandonné était l’un de ces ouvrages désaffectés qui, après avoir été érigés dans l’urgence, étaient délaissés une fois le danger passé, et il tombait maintenant en ruine tranquillement dans la solitude de la forêt, négligé et pratiquement oublié, comme les circonstances qui avaient imposé sa construction. De telles traces du passage des hommes et de leurs luttes ne sont pas rares aujourd’hui dans toute cette immense barrière de forêt sauvage qui sépara autrefois les provinces hostiles, et elles constituent une forme particulière de ruines qui sont intimement associées aux souvenirs de l’histoire des colonies et sont en accord parfait avec l’atmosphère lugubre du décor environnant1. Le toit d’écorce s’était effondré depuis longtemps et les débris s’étaient incorporés au sol, mais les énormes rondins de pin, qui avaient été assemblés à la hâte, étaient restés en place, quoiqu’un angle de l’ouvrage se fût écroulé sous la pression et menaçât d’entraîner à court terme l’écroulement du reste de ce bastion rustique. Alors qu’Heyward et ses compagnons hésitaient à s’approcher d’une construction en aussi mauvais état, Œil-de-Faucon et les Indiens entrèrent à l’intérieur des murs bas, non seulement sans crainte, mais aussi avec un intérêt évident. Tandis que le premier examinait les ruines à l’extérieur et à l’intérieur, avec la curiosité d’un homme dont les souvenirs étaient ravivés à chaque instant, Chingachgook racontait à son fils, dans la langue des Delawares, et avec la fierté d’un conquérant, la brève histoire de la bataille qui s’était déroulée dans sa jeunesse sur ce site isolé. Toutefois, une touche de mélancolie se mêlait à ses intonations triomphales et rendait sa voix, comme d’habitude, douce et musicale.

Pendant ce temps, les deux sœurs mirent pied à terre avec plaisir et se préparèrent à profiter de leur halte dans la fraîcheur du soir et dans une sécurité dont elles pensaient que rien ne pourrait venir la perturber, à part les bêtes de la forêt.

— N’aurions-nous pas pu nous reposer dans un endroit plus sûr, mon cher ami, demanda Duncan, plus vigilant, en voyant que l’éclaireur avait déjà fini sa courte inspection, en choisissant un lieu moins connu et plus rarement visité que celui-ci ?

— De tous les hommes qui ont été au courant de l’existence de cette casemate, peu sont encore en vie, répondit l’éclaireur d’une voix lente et méditative. Rares sont les livres et les récits qui relatent des batailles comme celle qui a eu lieu ici entre les Mohicans et les Mohawks dans une guerre qui ne concernait que ces deux nations. J’étais bien jeune à l’époque et je me suis rangé du côté des Delawares, parce que je savais que ce peuple avait été calomnié et injustement traité. Pendant quarante jours et quarante nuits, ces démons de Mohawks, assoiffés de notre sang, ont assiégé ce tas de rondins que j’avais conçu et en partie édifié, n’étant pas, comme vous le savez, un Indien moi-même, mais un homme dont le sang est sans mélange. Les Delawares ont participé à la construction et nous nous sommes bien défendus, à dix contre vingt, et quand nous nous sommes retrouvés à peu près à nombre égal, nous avons fait une sortie contre ces chiens et aucun d’entre eux n’est rentré dans sa tribu pour raconter ce qui leur était arrivé. Oui, oui ; j’étais bien jeune alors, la vue du sang était quelque chose de nouveau pour moi et comme je n’acceptais pas l’idée que des créatures qui possédaient un esprit semblable au mien restent étendues sur le sol pour être déchiquetées par les bêtes sauvages ou blanchies par la pluie, j’ai enterré les morts de mes propres mains, sous ce monticule, là où vous êtes assis ; et on ne peut pas dire que ça fasse un mauvais siège, même s’il est surélevé par des os humains.

Heyward et les deux sœurs se levèrent immédiatement de cette sépulture herbue, et les jeunes femmes, malgré les scènes terribles qu’elles avaient vécues si récemment, ne purent réprimer totalement une réaction d’horreur naturelle lorsqu’elles découvrirent qu’elles étaient en contact si proche avec les restes des Mohawks morts. La lumière crépusculaire, la petite étendue ténébreuse d’herbe sombre, entourée d’une bordure de broussailles au-delà de laquelle les pins, dans un calme oppressant, semblaient s’élever jusqu’aux nuages, et le silence de mort qui régnait dans la forêt, tout ceci contribuait à exacerber une telle sensation.

— Ils ne sont plus, ils sont inoffensifs, poursuivit Œil-de-Faucon avec un geste de la main et un sourire mélancolique devant leur peur manifeste. Ils ne pousseront plus jamais leur cri de guerre, ils ne frapperont plus personne avec leur tomahawk ! Et de tous ceux qui ont aidé à les mettre là où ils gisent, Chingachgook et moi sommes les seuls survivants. Les frères et la famille du Mohican formaient toute notre bande de guerriers, et vous avez devant vous tout ce qui reste de sa race.

Les regards de l’auditoire cherchèrent involontairement les silhouettes des Indiens avec un intérêt compatissant pour leur destin malheureux. Les deux formes obscures étaient encore visibles dans les ombres de l’édifice, le fils écoutant la relation de son père avec cette sorte d’intensité que pouvait susciter un récit qui rendait ainsi honneur à ceux dont il vénérait les noms depuis longtemps pour leur courage et leurs vertus primitives.

— Je croyais que les Delawares étaient un peuple pacifique, dit Duncan ; qu’ils ne partaient jamais en guerre eux-mêmes, et avaient confié la défense de leurs terres à ces Mohawks que vous avez tués !

— C’est en partie vrai, répliqua l’éclaireur, mais au fond, c’est un mensonge scandaleux. Un tel traité a bien été signé, à une époque lointaine, à la suite de manigances des Hollandais dont le but était de désarmer les indigènes propriétaires des territoires où ils s’étaient installés. Les Mohicans, bien qu’appartenant à la même nation, avaient affaire aux Anglais et n’ont jamais pris part à ce marché de dupes et n’ont jamais renoncé à leur fierté de guerriers ; comme d’ailleurs les Delawares, après avoir ouvert les yeux sur leur erreur. Vous avez devant vous un chef des grands Sagamores mohicans ! Autrefois, sa famille pouvait chasser le cerf sur des terres plus étendues que celles du Patroon2 d’Albany sans franchir un ruisseau ou une colline qui ne fût pas à eux ; mais que reste-t-il à leur descendant ? Peut-être trouvera-t-il six pieds de terre quand il plaira à Dieu, pour y reposer en paix, éventuellement, s’il a un ami qui se donne la peine de l’enterrer assez profondément pour que le soc de la charrue ne l’atteigne pas !

— Arrêtons là ! dit Heyward, craignant de voir le sujet mener à une discussion susceptible de perturber l’harmonie indispensable à la sérénité de ses douces compagnes. Nous avons fait une longue route et peu d’entre nous ont la chance de posséder une constitution comme la vôtre, qui semble ne connaître ni fatigue ni faiblesse.

— Ce ne sont que les muscles et les os d’un homme ordinaire qui me permettent de supporter tout cela, dit le chasseur, examinant ses membres vigoureux avec une simplicité qui indiquait le plaisir sincère que lui avait procuré ce compliment. On peut trouver dans les colonies des hommes plus grands et plus lourds, mais vous pourriez sillonner une ville pendant de nombreuses journées avant d’en rencontrer un capable de marcher cinquante milles sans s’arrêter pour se reposer, ou qui a pu suivre la meute tout au long d’une chasse de plusieurs heures. Toutefois, la chair et le sang ne sont pas les mêmes pour tout le monde, et il est tout à fait raisonnable de supposer que ces dames ont envie de se reposer après tout ce qu’elles ont vu et fait aujourd’hui. Uncas, déblaie la source, pendant que ton père et moi faisons un toit de branches de châtaigniers pour couvrir leur tête délicate, ainsi qu’un lit de feuilles et d’herbe.

Le dialogue cessa tandis que le chasseur et ses compagnons préparaient tout ce qui était indispensable au confort et à la protection de ceux qu’ils guidaient. Une source, qui, bien des années auparavant, avait incité les indigènes à choisir cet endroit pour édifier leur fortification provisoire, fut bientôt dégagée de son tapis de feuilles et une fontaine de cristal jaillit de la terre, répandant son eau sur le monticule verdoyant. Un coin du bâtiment fut alors couvert de manière à empêcher la rosée, abondante sous ce climat, de tomber, et des couches de buissons moelleux et de feuilles séchées furent disposées en dessous pour que les deux sœurs puissent s’y reposer.

Pendant que les hommes des bois étaient ainsi occupés, Cora et Alice prirent un peu d’une nourriture qu’elles acceptèrent plus par nécessité que par envie. Elles se retirèrent ensuite derrière les murs et, après avoir offert leurs actions de grâce pour les bienfaits passés et prié pour que la divine faveur continue à les protéger au cours de la nuit à venir, elles s’étendirent délicatement sur leur couche odorante et, malgré les souvenirs qui les hantaient et les appréhensions qui les tourmentaient, elles sombrèrent bientôt dans un sommeil que la nature exigeait de manière impérieuse, et que vinrent adoucir les heureuses perspectives du lendemain. Duncan s’était préparé à monter la garde toute la nuit non loin d’elles, juste à l’extérieur du bastion en ruine ; mais l’éclaireur, voyant quelle était son intention, désigna Chingachgook et dit, tandis qu’il s’allongeait lui-même tranquillement sur l’herbe :

— Les yeux d’un homme blanc sont trop lourds et trop aveugles pour une telle garde ! Le Mohican sera notre sentinelle ; par conséquent, dormons.

— Je me suis montré un peu paresseux à mon poste la nuit dernière, dit Heyward, et j’ai moins besoin de repos que vous, qui avez fait honneur, plus que moi, à la fonction de soldat. Que tout le monde prenne un peu de sommeil pendant que je monte la garde.

— Si nous étions au milieu des tentes blanches du 60e et face à un ennemi comme les Français, je ne pourrais pas rêver meilleure sentinelle que vous, répondit l’éclaireur, mais dans cette obscurité, parmi les signes de la forêt, votre jugement n’aurait pas plus de valeur que l’inconscience d’un enfant, et toute votre vigilance ne servirait à rien. Faites donc comme Uncas et moi-même, dormez, et dormez sans crainte.

Heyward vit, effectivement, que le jeune Indien s’était étendu sur le versant de la petite colline pendant qu’ils parlaient, comme quelqu’un qui veut profiter au mieux du temps réservé au repos, et que son exemple avait été suivi par David, dont la voix restait littéralement “collée à ses mâchoires” en raison de la fièvre de sa blessure, exacerbée en quelque sorte par leur pénible marche. Peu désireux de prolonger une discussion inutile, le jeune homme fit semblant d’obéir en s’adossant aux rondins du bastion, dans une position à demi allongée, mais résolument déterminé, dans son for intérieur, à ne pas fermer l’œil avant d’avoir remis son précieux fardeau entre les bras de Munro lui-même. Œil-de-Faucon, persuadé de l’avoir convaincu, s’endormit rapidement et un silence aussi profond que la solitude dans laquelle ils l’avaient trouvé envahit cet endroit retiré.

Pendant de longues minutes, Duncan parvint à garder ses sens en éveil et attentifs à chaque gémissement qui s’élevait de la forêt. Sa vision devint plus perçante à mesure que les ténèbres s’épaississaient, et même après que les étoiles se furent mises à scintiller au-dessus de sa tête, il fut encore capable de distinguer les formes allongées de ses compagnons couchés dans l’herbe et d’apercevoir Chingachgook, assis, le dos bien droit, et aussi immobile que les arbres qui formaient une barrière sombre tout autour d’eux. Il entendait encore la douce respiration des deux sœurs, endormies à quelques pas de lui, et aucune feuille ne murmurait dans l’air sans que son oreille n’en détectât le bruissement. Mais au bout d’un moment, les notes lugubres d’un engoulevent se mêlèrent aux plaintes d’un hibou ; ses yeux lourds cherchaient de temps à autre les éclats des étoiles, puis il s’imagina qu’il les voyait à travers ses paupières closes. Dans des moments de veille éphémères, il lui arriva de prendre un buisson pour son compagnon de garde ; puis sa tête s’affaissa sur son épaule, qui, à son tour, rechercha le soutien du sol, et pour finir, son corps tout entier se relâcha et devint mou, alors le jeune homme s’enfonça dans un profond sommeil, et il rêva qu’il était un chevalier du Moyen-Âge montant la garde devant la tente d’une princesse arrachée à ses ravisseurs et dont il ne désespérait pas de gagner la faveur en faisant preuve d’une telle dévotion et d’une telle vigilance.

Combien de temps Duncan, épuisé, demeura dans cet état d’inconscience, il ne le sut jamais lui-même, mais ses visions oniriques étaient depuis longtemps tombées dans un oubli total lorsqu’il fut réveillé par une tape légère sur son épaule. Tiré de son sommeil par ce signal, aussi léger fût-il, il se leva d’un bond, se souvenant confusément du devoir qu’il s’était assigné au début de la nuit.

— Qui va là ? demanda-t-il, cherchant son épée là où elle était habituellement accrochée. Parlez ! Ami ou ennemi ?

— Ami, répliqua la voix basse de Chingachgook, qui pointa du doigt vers l’astre dont la douce lumière traversait les arbres pour tomber directement sur leur bivouac et ajouta immédiatement dans son anglais rudimentaire : Lune vient, et fort de l’homme blanc loin, très loin ; heure de partir, quand sommeil ferme deux yeux du Français !

— Vous avez raison ! Appelez vos amis et passez la bride aux chevaux pendant que je prépare mes compagnes pour le départ.

— Nous sommes réveillées, Duncan, dit la voix sereine et argentine d’Alice à l’intérieur du bâtiment, et prêtes à voyager d’un bon train après un sommeil aussi reposant. Mais vous avez veillé sur nous au long de cette nuit pénible, après avoir enduré tant de fatigues toute la journée !

— Dites plutôt que j’aurais voulu veiller, mais j’ai été trahi par mes yeux perfides ; cela fait deux fois que je me montre indigne de la confiance qui m’a été faite.

— Non, Duncan, ne vous dénigrez pas, l’interrompit la souriante Alice, sortant des ombres du bâtiment pour s’avancer dans la lumière de la lune, parée des charmes de sa beauté reposée. Je sais que vous êtes insouciant lorsque votre personne est en cause, et que vous êtes d’une vigilance extrême en faveur des autres. Ne pouvons-nous pas nous attarder ici un peu plus longtemps tandis que vous prenez le repos dont vous avez besoin ? C’est avec plaisir, et même grand plaisir, que Cora et moi monterons la garde pendant que tous ces hommes braves essaient de dormir !

— Si la honte pouvait me guérir de ma somnolence, je ne fermerais plus jamais un œil, répondit le jeune homme, mal à l’aise, en contemplant le visage ingénu d’Alice où il ne lut, toutefois, dans sa tendre sollicitude, aucune confirmation de ses soupçons à demi formés. Il n’est que trop vrai qu’après vous avoir mise en danger par mon manque de prudence, je n’ai même pas le mérite de veiller sur votre sommeil comme il sied à un soldat.

— Il n’y a que Duncan lui-même pour accuser Duncan d’une telle faiblesse. Alors, allez, prenez donc un peu de repos ; croyez-moi, aucune de nous deux, faibles femmes que nous sommes, ne faillira à son devoir de sentinelle.

Le jeune homme fut dispensé de poursuivre ses reproches gênants sur ses propres défaillances par une exclamation de Chingachgook et l’attitude d’attention figée prise par son fils.

— Les Mohicans ont entendu un ennemi ! chuchota Œil-de-Faucon, qui était maintenant, comme tout le groupe, réveillé et se préparait pour le départ. Ils ont senti le danger dans le vent !

— Dieu nous en préserve ! s’exclama Heyward. Il y a déjà eu assez de sang versé !

Toutefois, tandis qu’il disait cela, le jeune officier empoigna son fusil et s’avança dans la clairière, bien disposé à se faire pardonner ses négligences vénielles en exposant sa vie pour protéger celles dont il avait la charge.

— Ce n’est qu’une bête de la forêt qui rôde à la recherche de nourriture, dit-il tout bas, dès que les bruits sourds et apparemment lointains qui avaient fait sursauter les Mohicans parvinrent à ses oreilles.

— Chut ! répliqua l’éclaireur attentif. C’est le pas d’un homme ; même moi, je le reconnais, bien que mes sens soient déficients, comparés à ceux d’un Indien. Le Huron qui s’est échappé aura rencontré une des patrouilles indigènes envoyées par Montcalm et ils se sont lancés sur notre piste. Je n’aimerais pas non plus avoir à répandre encore une fois le sang humain dans cet endroit, ajouta-t-il en jetant un regard circulaire inquiet au décor enténébré qui l’entourait, mais il faut ce qu’il faut. Uncas, conduis les chevaux dans le bastion, et vous, mes amis, allez vous y réfugier aussi. Il est peut-être vieux et en mauvais état, mais c’est un abri et il a résonné de coups de feu bien avant cette nuit.

Il fut immédiatement obéi, les Mohicans conduisant les Narragansett à l’intérieur des ruines, où se dirigea tout le groupe dans le silence le plus complet.

Les bruits de pas qui s’approchaient étaient maintenant trop distincts pour laisser place au moindre doute sur la nature de l’intrusion. Bientôt s’y mêlèrent des voix qui s’interpellaient dans un dialecte indien que le chasseur, chuchotant à l’oreille d’Heyward, affirma être la langue des Hurons. Quand la bande atteignit l’endroit où les chevaux étaient entrés dans les fourrés entourant le bastion, ils se retrouvèrent de toute évidence déconcertés, ayant perdu les traces qui avaient jusque-là guidé leur poursuite.

D’après les voix, il semblait qu’une vingtaine d’hommes étaient rassemblés là, mélangeant leurs opinions et leurs conseils divergents en une vocifération bruyante.

— Ces canailles connaissent notre point faible, murmura Œil-de-Faucon à côté d’Heyward, dans l’obscurité et surveillant par une ouverture dans les rondins, sinon ils n’en prendraient pas à leur aise et ils ne marcheraient pas paresseusement comme des squaws. Écoutez donc ces serpents ! On dirait qu’ils ont tous deux langues et une seule jambe !

Dans ce moment d’attente pénible, Duncan, aussi courageux fût-il au combat, ne put répondre à la remarque détachée et caractéristique de l’éclaireur. Il se contenta de serrer son fusil plus fermement et fixa le regard sur l’étroite ouverture par laquelle il observait la scène sous le clair de lune avec une angoisse grandissante. La voix d’un Indien, dont la tonalité plus grave indiquait que c’était le chef, s’éleva alors au milieu d’un silence qui soulignait le respect avec lequel ses ordres, ou plutôt ses conseils, étaient accueillis. Après cela, au bruissement des feuilles et au craquement de brindilles mortes, il sembla que les sauvages se séparaient afin de retrouver la piste perdue. Heureusement pour les fugitifs, si la lune répandait une nappe de clarté diffuse sur la petite clairière autour de la ruine, sa lumière n’était pas suffisamment forte pour percer la voûte dense de la forêt, et tout restait noyé dans une obscurité trompeuse. Leurs recherches furent vaines car les voyageurs étaient passés si soudainement et rapidement du sentier à peine marqué aux fourrés que toute trace de leurs pas disparaissait dans les ténèbres des bois.

Toutefois, les sauvages, nerveux, ne tardèrent pas à écarter les buissons et à s’approcher petit à petit de cette épaisse bordure intérieure de jeunes châtaigniers qui encerclait la clairière.

— Ils arrivent ! marmonna Heyward en essayant de glisser le canon de son fusil dans le trou devant lui. Soyons prêts à faire feu dès qu’ils s’approcheront !

— Ne sortez rien, répliqua l’éclaireur, le claquement d’un silex, ou même l’odeur d’un seul grain de l’amorce, et cette bande de misérables scélérats fondrait sur nous comme un seul homme. S’il plaît à Dieu que nous devions nous battre pour conserver nos chevelures, fiez-vous à l’expérience d’hommes qui connaissent les coutumes des sauvages et qui ne sont pas du genre craintif quand les cris de guerre retentissent.

Duncan jeta un coup d’œil derrière lui et vit que les deux sœurs étaient blotties, toutes tremblantes, dans le coin opposé du bâtiment, tandis que les Mohicans se tenaient debout dans l’ombre, tels deux piliers bien droits, prêts et apparemment disposés à frapper dès que les coups s’avéreraient nécessaires. Maîtrisant son impatience, il tourna à nouveau le regard vers la clairière et attendit la suite sans rien dire. À cet instant, les fourrés s’entrouvrirent, laissant apparaître un Huron de grande taille et bien armé qui s’avança de quelques pas en terrain découvert. Tandis qu’il contemplait le bastion silencieux, un rayon de lune tomba sur son visage cuivré, révélant sa surprise et son intérêt. Il poussa l’exclamation qui accompagne généralement la première de ces deux réactions chez un Indien, puis il lança un appel à voix basse, attirant aussitôt un compagnon près de lui.

Ces enfants des bois restèrent ainsi côte à côte un bon moment, désignant l’édifice en ruine et conversant dans la langue inintelligible de leur tribu. Puis ils s’approchèrent, à pas lents et prudents, s’arrêtant à intervalles réguliers pour scruter le bâtiment, tels des cerfs effarouchés dont la curiosité était aux prises avec les vives appréhensions suscitées par cette chose mystérieuse. L’un d’eux posa soudain le pied sur le tertre et il s’immobilisa pour en examiner la nature. À cet instant, Heyward remarqua que l’éclaireur détachait son couteau dans sa gaine et abaissait le canon de son fusil. Imitant ces gestes, le jeune homme se prépara à la bataille qui semblait désormais inévitable.

Les sauvages étaient si proches que le moindre mouvement des chevaux, ou même une respiration anormalement bruyante, aurait trahi les fugitifs. Mais en découvrant la nature du tertre, les deux Hurons parurent reporter leur attention sur un autre objet. Ils entamèrent un échange d’une voix basse et solennelle, comme marquée par un profond respect, mêlé d’une crainte non moins profonde. Puis ils quittèrent les lieux à reculons, prudemment, les yeux rivés sur l’édifice en ruine, comme s’ils s’attendaient à voir les fantômes des morts sortir de ses murs silencieux, et quand ils eurent atteint la limite de la clairière, ils entrèrent doucement dans les fourrés et disparurent.

Œil-de-Faucon laissa retomber la crosse de son fusil sur le sol et, prenant une longue inspiration, il lança, dans un chuchotement audible :

— Ah ! Ils respectent les morts, et c’est ce qui leur a sauvé la vie cette fois-ci, à eux et peut-être à d’autres qui valent mieux qu’eux !

L’espace d’une seconde, Heyward accorda son attention à son compagnon, mais sans répondre il se tourna à nouveau vers ceux qui, à cet instant précis, l’intéressaient davantage. Il entendit les Hurons sortir des buissons et il fut bientôt évident que tous leurs poursuivants étaient réunis autour des deux hommes pour écouter religieusement leur rapport. Au bout de quelques minutes d’un dialogue sérieux et solennel, bien différent de la clameur dans laquelle ils s’étaient réunis au même endroit un peu plus tôt, les bruits s’amenuisèrent et s’éloignèrent avant de s’évanouir complètement dans les profondeurs de la forêt.

Œil-de-Faucon attendit le signal d’un Chingachgook toujours aux aguets l’assurant que tous les bruits de la bande avaient été engloutis par la distance pour faire signe à Heyward d’avancer les chevaux et d’aider les deux jeunes femmes à monter en selle. Dès que ce fut fait, ils sortirent par la porte brisée et, se glissant par un côté opposé à celui par lequel ils étaient arrivés, ils quittèrent la clairière, les deux sœurs jetant des coups d’œil furtifs à la tombe silencieuse et à l’édifice en ruine, tandis qu’ils abandonnaient la douce lumière du clair de lune pour s’enfoncer dans les ténèbres de la forêt.

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1 Il y a de cela quelques années, l’auteur chassait non loin des ruines du Fort Oswego, sur les rives du lac Ontario. Son gibier était le cerf et son terrain, une forêt qui s’étendait, avec quelques trouées, sur une cinquantaine de milles à l’intérieur des terres. Il eut la surprise de découvrir dans les bois, à une courte distance les unes des autres, six ou huit échelles. Elles étaient de fabrication rudimentaire et pourries. Se demandant ce qui aurait pu justifier la présence d’un si grand nombre de ces objets en un tel endroit, il en chercha l’explication auprès d’un vieil homme qui habitait non loin de là.

Pendant la guerre de 1776, le Fort Oswego était tenu par les Britanniques. Un détachement avait été envoyé, traversant la forêt sur deux cents milles, pour attaquer le fort par surprise. Il semblerait que les Américains, arrivant à l’endroit en question, situé à un ou deux milles du fort, apprirent qu’ils étaient attendus et en grand danger de se voir couper toute possibilité de retraite. Ils se débarrassèrent alors de leurs échelles, destinées à escalader les remparts du fort, pour se replier en toute hâte. Elles étaient restées là pendant trente ans, sans que personne y touchât, à l’endroit même où elles avaient été jetées.

2 Patroon : terme néerlandais désignant un grand propriétaire terrien. Ici, le Patroon d’Albany fait référence à Stephen Van Rensselaer, qui possédait un vaste domaine sur le fleuve Hudson au XVIIIe siècle. (NdT)