XII

Le Bouffon : Je pars, Monsieur,

Et tout à l’heure, Monsieur,

Je reviens vers vous.

Shakespeare, La Nuit des rois, Acte IV, Scène 2

LES Hurons restèrent pétrifiés d’horreur en voyant la mort frapper si soudainement un des leurs. Mais tandis qu’ils considéraient la précision fatale du tireur qui s’était permis de tuer un ennemi au risque de toucher un ami, le nom de Longue Carabine s’échappa simultanément de toutes les lèvres, suivi d’une sorte de hurlement de bête blessée. À cette plainte répondit un cri, lancé depuis un fourré où les Indiens avaient imprudemment entassé leurs armes. L’instant d’après, Œil-de-Faucon, trop impatient pour charger le fusil qu’il venait de récupérer, émergea de la forêt et s’avança vers eux, brandissant son arme comme une massue, fendant l’air de larges et puissants moulinets. Mais bien que rapide et audacieux dans sa progression, l’éclaireur fut devancé par la silhouette légère et vigoureuse d’un jeune homme qui le dépassa à grandes enjambées et bondit avec une énergie et une témérité incroyables au milieu même de la bande de Hurons pour les affronter, faisant tournoyer son tomahawk et agitant un couteau étincelant, juste devant Cora. Plus rapide que la vitesse à laquelle la pensée pouvait suivre ces mouvements intrépides et inattendus, une forme, portant tous les emblèmes peints de la mort, se glissa devant leurs yeux et se posta à côté du jeune guerrier dans une attitude des plus menaçantes. Tandis que ces intrus belliqueux surgissaient l’un derrière l’autre, les tortionnaires eurent un mouvement de recul, laissant échapper leur exclamation de surprise caractéristique si souvent répétée, suivie des noms bien connus et tant redoutés :

— Cerf Agile ! Grand Serpent !

Mais le chef des Hurons, sur ses gardes et vigilant, ne fut pas aussi facilement déconcerté. Jetant un coup d’œil autour de lui, il comprit la nature de cette attaque et, encourageant ses compagnons de la voix et de l’exemple, il dégaina son long et redoutable couteau et se rua dans un grand cri sur Chingachgook qui l’attendait. Ce fut le signal pour une mêlée générale. Les fusils étant hors de portée des uns et des autres, l’issue du combat ne pouvait être décidée que de la manière la plus mortelle, au corps-à-corps, avec des armes d’attaque et aucune de défense.

Uncas répondit au cri et, sautant sur un ennemi, d’un seul coup bien ajusté de son tomahawk, il lui fendit le crâne jusqu’à la cervelle. Heyward arracha l’arme de Magua fichée dans l’arbre et se rua à l’assaut. Comme les combattants des deux camps étaient désormais en nombre égal, chacun choisit un adversaire dans la bande opposée. Les chocs et les coups s’échangeaient avec la furie d’un ouragan et la vitesse de l’éclair. Œil-de-Faucon eut rapidement un autre ennemi à portée de son bras et d’un moulinet de son arme redoutable, il enfonça les légères défenses naturelles de son antagoniste, le terrassant d’un seul coup. Heyward, trop impatient pour attendre d’être tout proche d’un Huron, se hasarda à lancer le tomahawk dont il s’était saisi. Il frappa au front l’Indien qu’il avait visé et le stoppa un instant dans son assaut. Encouragé par cet avantage, l’impétueux jeune homme poursuivit son attaque et bondit sur son ennemi les mains nues. Un instant lui suffit pour se rendre compte de l’imprudence de l’entreprise, car il se retrouva vite obligé d’employer toute son énergie et son courage pour tenter d’éviter les coups de couteau désespérés que lui portait le sauvage. Incapable de contenir plus longtemps un adversaire aussi alerte et pugnace, il l’enlaça et parvint à lui immobiliser les bras le long du corps, mais son étreinte de fer était beaucoup trop épuisante pour être maintenue durablement. Il se trouvait dans cette situation délicate lorsqu’il entendit près de lui une voix qui criait :

— Exterminez ces scélérats ! Pas de quartier pour ces maudits Mingos !

L’instant d’après, la crosse du fusil d’Œil-de-Faucon s’écrasait sur le crâne nu de son adversaire, dont les muscles semblèrent se flétrir sous le choc, tandis qu’il s’écroulait des bras de Duncan, flasque et inerte.

Après avoir pourfendu son premier Huron, Uncas s’était retourné, tel un lion affamé, pour en trouver un autre. Le cinquième Indien inoccupé lors du premier assaut avait hésité un instant, puis, voyant que tous autour de lui étaient engagés dans cette lutte à mort, il avait essayé, dans un esprit de vengeance diabolique, d’accomplir les représailles interrompues. Poussant un cri de triomphe, il avait bondi sur la pauvre Cora à sa merci, lançant vers elle sa hache tranchante comme le messager terrible de son approche. Le tomahawk frôla l’épaule de la jeune femme et sectionna les liens qui l’attachaient à l’arbre, lui donnant ainsi la possibilité de se libérer. Elle esquiva le sauvage et, peu soucieuse de sa propre sécurité, elle se jeta devant Alice pour essayer, de ses doigts tremblants et malhabiles, de défaire les fines branches avec lesquelles sa sœur était ficelée. Devant un acte d’une telle dévotion aveugle à la plus belle et la plus pure des affections, tout individu, autre qu’un monstre, se serait laissé fléchir, mais la pitié était un sentiment étranger au cœur du Huron. Saisissant Cora par les tresses abondantes qui tombaient éparses sur ses épaules, il l’arracha de cette étreinte désespérée et, avec une violence bestiale, il la força à se mettre à genoux. Le sauvage empoigna la chevelure bouclée et, tirant dessus avec le bras tendu, il fit passer la lame de son couteau tout autour de la tête délicatement formée de sa victime sans la toucher, avec un rire d’exultation sarcastique. Mais cet instant de jubilation féroce lui coûta l’occasion d’accomplir son geste barbare. Juste à ce moment-là, Uncas aperçut la scène. Bondissant, il parut, l’espace d’une seconde, fendre l’air, et retombant en boule sur la poitrine de son ennemi, il le catapulta la tête la première et sur le ventre à plusieurs pas de là. La violence de l’attaque fut telle que le jeune Mohican se retrouva projeté près de lui. Ils se relevèrent ensemble pour entamer une lutte au corps-à-corps, et le sang coula de part et d’autre. Mais le combat fut bientôt terminé ; le tomahawk d’Heyward et le fusil d’Œil-de-Faucon s’abattirent sur le crâne du Huron à l’instant même où le couteau d’Uncas lui transperçait le cœur.

La bataille était maintenant finie, à l’exception du duel qui se prolongeait entre Renard Subtil et Grand Serpent. Ces deux guerriers barbares prouvaient clairement combien ils méritaient ces noms significatifs qui leur avaient été attribués pour leurs actions dans des guerres passées. Au début de leur affrontement, ils avaient passé quelque temps à donner et parer des coups rapides et vigoureux qui se voulaient mortels. Puis, se jetant subitement l’un contre l’autre, ils s’agrippèrent et tombèrent au sol, enlacés, s’emmêlant dans des ondulations souples comme des serpents entortillés. Lorsque les vainqueurs se trouvèrent inoccupés, l’endroit où s’empoignaient ces deux combattants acharnés et expérimentés ne pouvait être repéré que par un nuage de poussière et de feuilles qui se déplaçait du centre du petit plateau vers sa bordure, comme soulevé par le passage d’un tourbillon. Poussés par des motifs divers – gratitude, amitié et amour filial – Heyward et ses compagnons se ruèrent comme un seul homme vers cet endroit, encerclant le petit chapiteau de poussière qui restait suspendu au-dessus des guerriers. En vain, Uncas tourna autour du nuage dans l’intention de plonger son couteau dans le cœur de l’ennemi de son père, et le fusil menaçant d’Œil-de-Faucon resta levé, prêt à frapper, également en vain. Pendant ce temps, Duncan essayait de saisir les membres du Huron, mais ses mains semblaient avoir perdu toute leur efficacité. Couverts de poussière et de sang les corps des deux combattants paraissaient se fondre en un seul en raison de leurs évolutions effrénées. La silhouette du Mohican, semblable à l’image de la mort, et la forme sombre du Huron luisaient tour à tour sous leurs yeux avec une telle rapidité et dans une telle confusion que les amis de Grand Serpent ne savaient ni où ni quand frapper pour lui venir en aide. Il est vrai qu’en de brefs instants, les yeux ardents de Magua étincelaient, tels ceux du légendaire basilic au regard mortel, à travers les guirlandes de feuillage qui l’enveloppaient et par ces coups d’œil vifs et sinistres, il pouvait lire l’issue de ce combat en présence de ses ennemis. Toutefois, avant qu’une main hostile ne pût s’abattre sur sa tête condamnée, celle-ci était remplacée par le visage grimaçant de Chingachgook. La scène du combat s’était donc progressivement déplacée depuis le centre du petit plateau jusqu’au bord de la pente. À cet instant, le Mohican saisit l’occasion de donner un puissant coup de couteau ; Magua relâcha soudain son étreinte et tomba à la renverse, immobile, apparemment sans vie. Son adversaire se releva d’un bond, faisant résonner toute la forêt de ses cris de triomphe.

— Gloire aux Delawares ! Victoire au Mohican ! lança Œil-de-Faucon, levant une fois de plus la crosse de son long fusil si redoutable. Et le coup de grâce donné par un homme blanc au sang pur ne saurait ternir l’honneur du vainqueur, ni le priver de son droit au scalp du vaincu !

Mais au moment précis où l’arme terrible allait s’abattre, l’Indien roué s’en écarta en roulant sur lui-même et dévala la colline, puis, retombant sur ses pieds, il disparut d’un seul bond au milieu des fourrés accrochés au versant. Les Delawares, qui avaient cru leur ennemi mort, poussèrent leur exclamation de surprise, et ils se lançaient à sa poursuite en hurlant, comme une meute qui a le cerf en vue, lorsqu’un cri perçant et très particulier de l’éclaireur les stoppa dans leur élan et les ramena au sommet de la colline.

— Cela lui ressemble bien ! s’écria l’incorrigible chasseur, dont les préjugés contribuaient si fortement à éclipser son sens naturel de la justice dans tout ce qui concernait les Mingos. C’est tout à fait digne d’un scélérat menteur et perfide comme lui ! Un honorable Delaware vaincu dans un combat loyal serait resté étendu sur place dans l’attente du coup de grâce, mais ces canailles de Maquas s’accrochent à la vie comme des chats sauvages. Laissez-le – laissez-le partir ; ce n’est qu’un homme, sans fusil ni arc, éloigné de tant de milles de ses amis les Français ; et comme le serpent à sonnettes qui a perdu ses crocs, avant qu’il puisse à nouveau faire du mal, nous aurons, nous comme lui, laissé les empreintes de nos mocassins sur une longue étendue de plaine sablonneuse. Regarde, Uncas, ajouta-t-il en delaware, ton père est déjà en train d’arracher les scalps ! Il serait bon de s’assurer que tous ces vauriens sont bien morts, sinon nous pourrions en voir un autre bondir dans les bois en hurlant comme un geai à qui on a arraché les ailes.

À ces mots, l’éclaireur, dont l’implacabilité n’avait d’égale que l’honnêteté, fit le tour des morts, enfonçant dans leur poitrine inerte la longue lame de son couteau avec autant de détachement que s’il s’était agi de carcasses d’animaux. Mais il avait été précédé par l’aîné des deux Mohicans, qui avait déjà prélevé les trophées de la victoire sur la tête docile des vaincus.

Cependant, allant à l’encontre de ses coutumes, nous allions dire de sa nature, Uncas se précipita avec une délicatesse instinctive, accompagné d’Heyward, auprès des deux femmes et, après avoir rapidement libéré Alice, il la plaça entre les bras de Cora. Nous ne tenterons même pas de décrire la gratitude envers le grand ordonnateur de toutes choses qui palpitait dans la poitrine des deux sœurs, rendues de manière si inattendue, non seulement à la vie, mais aussi l’une à l’autre. Leurs actions de grâce furent profondes et silencieuses ; les offrandes de leur doux esprit brillant de l’éclat le plus intense et le plus pur sur l’autel secret de leur cœur ; et leurs sentiments plus terrestres, revivifiés, se manifestant par de longues caresses pleines de ferveur, quoique muettes. Alice, qui s’était jetée à genoux au côté de Cora, se releva pour se blottir contre la poitrine de sa sœur, et sanglota tout haut le nom de leur père, tandis que ses doux yeux de colombe rayonnaient d’espoir.

— Sauvées ! Nous sommes sauvées ! murmura-t-elle. Nous allons retrouver les bras de notre très cher père et son cœur ne sera pas brisé par le chagrin ! Et toi aussi, Cora, ma sœur, plus que ma sœur, ma mère, toi aussi tu es sauve ! Et Duncan, ajouta-t-elle en tournant le regard vers le jeune homme avec un sourire d’une innocence indicible, même notre brave et noble Duncan en réchappe sans une égratignure !

En réponse à ces paroles exaltées et presque incohérentes, Cora se contenta de presser sa jeune sœur contre sa poitrine, se penchant sur elle avec une tendresse émue. Heyward n’eut aucune honte à verser quelques larmes devant cette effusion d’affection tandis qu’Uncas, enflammé par le combat et couvert de taches de sang, assistait à cette scène, calme et en apparence détaché, il est vrai, mais avec des yeux dont la férocité avait déjà disparu, rayonnant d’une compassion qui l’élevait bien au-dessus de l’intelligence des siens et lui donnait peut-être plusieurs siècles d’avance sur les pratiques de son peuple.

Pendant cet étalage d’émotions, si naturel dans la situation qui était la leur, Œil-de-Faucon, qui avait apaisé sa méticuleuse méfiance en s’assurant que les Hurons, dont la présence défigurait cette scène idyllique, n’étaient plus en mesure d’en briser l’harmonie, s’approcha de David et le libéra des liens que celui-ci avait jusqu’alors supportés avec une patience exemplaire.

— Bien ! s’exclama l’éclaireur en jetant le dernier morceau de branche derrière lui, vous voilà à nouveau maître de vos membres, bien que vous sembliez ne pas vous en servir avec un jugement supérieur à celui avec lequel ils ont été façonnés à l’origine. Si vous ne vous offensez pas d’un conseil venant d’un homme qui n’est pas plus âgé que vous, mais dont on peut dire qu’ayant passé l’essentiel de sa vie au cœur de la nature sauvage, il possède une expérience bien supérieure à celle que confère le nombre de ses années, je vous livre volontiers ma pensée : vendez au premier imbécile que vous rencontrerez ce petit sifflet que vous avez dans la poche de votre veste, et avec l’argent, achetez une arme qui vous sera d’un meilleur usage, quand bien même ce ne serait qu’un petit pistolet d’arçon. Vous pourriez ainsi, avec des efforts et du soin, faire quelque chose de votre vie ; car maintenant, j’imagine que vos yeux vous le diront clairement : un corbeau est plus utile que l’oiseau moqueur. Le premier, au moins, nous débarrasse du spectacle des charognes, tandis que le second n’est bon qu’à créer des perturbations dans la forêt en trompant les oreilles de tous ceux qui l’entendent.

— Les armes et le clairon conviennent à la bataille, mais le chant d’actions de grâce convient à la victoire ! répliqua David, à nouveau libre. Mon ami, ajouta-t-il en tendant avec gentillesse une main fluette et délicate vers Œil-de-Faucon, tandis que ses yeux embués étincelaient, je te remercie, grâce à toi mes cheveux continueront à pousser là où la Providence les a implantés, car si d’autres hommes les ont plus brillants et bouclés, j’ai toujours trouvé les miens bien adaptés au cerveau qu’ils protègent. Si je n’ai pas pris part à la bataille, c’était non pas par manque d’enthousiasme, mais à cause des liens de ces païens. Tu t’es montré brave et habile dans ce combat et je t’en remercie, avant de m’acquitter de devoirs plus importants, car tu t’es révélé digne des louanges d’un chrétien !

— Ce n’était que bien peu de choses et vous en verrez d’autres, si vous restez parmi nous assez longtemps, répondit l’éclaireur, rendu beaucoup plus complaisant envers l’homme de cantiques par cette déclaration de reconnaissance sans équivoque. J’ai retrouvé mon vieux compagnon “tueur-de-cerfs”, ajouta-t-il en donnant une tape sur la crosse de son fusil, et ça, c’est déjà une victoire en soi. Ces Iroquois sont rusés, mais ils se sont piégés eux-mêmes en omettant de placer leurs armes à portée de main, et si Uncas et son père n’avaient eu comme vertu que la patience coutumière des Indiens, nous aurions surpris ces canailles avec trois balles au lieu d’une seule et nous aurions pu exterminer toute la bande, le scélérat qui s’est sauvé aussi bien que ses compagnons. Mais c’était écrit ainsi et tout est pour le mieux !

— Tes paroles sont justes, répliqua David, et tu traduis bien le véritable esprit du christianisme. Celui qui doit être sauvé sera sauvé et celui qui est destiné à la damnation sera damné ! C’est la doctrine de vérité, et elle est à la fois stimulante et réconfortante pour le vrai croyant.

L’éclaireur, qui était maintenant assis et examinait l’état de son fusil avec une sorte d’attention paternelle, leva vers l’autre un regard chargé d’un mécontentement qu’il ne s’efforça pas de dissimuler, et interrompit abruptement son discours.

— Doctrine ou pas, lança le robuste homme des bois, c’est là croyance de canaille et malédiction d’honnête homme ! Je peux croire que ce Huron devait périr de ma main, car j’ai pu le voir de mes propres yeux, mais à moins d’en être témoin, rien ne me fera penser qu’une récompense quelconque l’attend, ou que Chingachgook, que voici, sera condamné le jour du Jugement dernier.

— Vous n’avez aucune garantie pour une doctrine aussi audacieuse, aucune alliance pour la soutenir, s’écria David qui était profondément imprégné des subtiles distinctions dont on avait, à son époque et surtout dans sa province, voilé la belle simplicité de la révélation en cherchant à pénétrer le formidable mystère de la nature divine, remplaçant la foi par la suffisance et, par conséquent, entraînant ceux qui raisonnent à partir de tels dogmes humains vers des inepties et le doute. Votre temple est bâti sur du sable et la première tempête emportera ses fondations. Dites-moi de quelle autorité vous vous réclamez pour faire une affirmation aussi peu charitable (comme souvent ceux qui défendent un système, David n’utilisait pas toujours les termes qu’il fallait). Citez-moi le chapitre et le verset ; dans quel livre saint trouvez-vous les textes qui soutiennent votre point de vue ?

— Dans quel livre ! répéta Œil-de-Faucon avec un dédain mal dissimulé. Vous me prenez pour un petit garçon pleurnichard accroché au tablier d’une de vos vieilles filles ; et ce bon fusil sur mon genou, c’est une plume d’oie, peut-être ? Cette corne de bœuf, un encrier ? Cette gibecière en cuir, un torchon pour emporter mon déjeuner à l’école ? Dans quel livre ! Qu’est-ce qu’un homme comme moi, qui suis un guerrier de la forêt, bien que n’ayant aucune goutte de sang mêlé dans les veines, aurait à faire avec des livres ! Je n’en lis qu’un seul, et les mots qui y sont écrits sont si clairs et si simples qu’il n’est nul besoin d’une longue éducation, même si je peux me vanter de m’y instruire depuis quarante longues et difficiles années.

— Et quel est le titre de ce volume ? demanda David, se méprenant sur ce que l’éclaireur voulait dire.

— Il est ouvert devant vos yeux, et celui qui le possède en permet un usage libéral. J’ai entendu dire que certains individus doivent lire des livres pour se convaincre qu’il y a un Dieu ! Peut-être que les hommes défigurent les œuvres divines dans les villes et les villages de telle manière qu’ils rendent douteux parmi les commerçants et les prêtres ce qui est si évident dans la nature. S’il y en a un qui doute, qu’il m’accompagne tout au long de la journée au cœur de la forêt, il en verra suffisamment pour comprendre qu’il n’est qu’un imbécile et que sa plus grande folie est de vouloir s’élever au niveau de celui qu’il ne pourra jamais égaler, que ce soit en bonté ou en pouvoir.

À l’instant où David se rendit compte qu’il débattait avec un adversaire qui puisait sa foi dans les vérités de la nature et fuyait toutes les subtilités de la doctrine, il renonça sans peine à une controverse dont il pensait ne rien pouvoir tirer de bon, ni avantage ni considération. Pendant que l’éclaireur parlait, il s’était lui-même assis et, sortant son petit volume et ses lunettes cerclées de fer, il s’apprêta à remplir un devoir que rien, à part cet assaut verbal inattendu contre son orthodoxie, n’aurait pu repousser aussi longtemps. David était, en vérité, un ménestrel de ce continent occidental, bien postérieur, certes, à ces troubadours talentueux qui chantaient autrefois la gloire profane des barons et des princes, mais de la manière qui correspondait à l’esprit de son temps et de son pays ; et il était maintenant prêt à exercer son art subtil en célébration, ou plutôt en remerciement, de cette récente victoire. Il attendit patiemment qu’Œil-de-Faucon eût fini de parler, puis, levant les yeux en même temps que la voix, il dit :

— Mes amis, je vous invite à rendre grâce avec moi pour avoir été sauvés des mains de ces infidèles barbares, et entonner la mélodie douce et solennelle de cet air intitulé “Northampton”.

Il donna ensuite la page et la strophe où se trouvaient les vers choisis, puis il porta son diapason à ses lèvres avec toute la gravité dont il avait eu l’habitude de faire preuve au temple. Mais cette fois il n’avait personne pour l’accompagner, car les deux sœurs étaient occupées à déverser tendrement les marques d’affection réciproque déjà mentionnées. Pas le moins du monde rebuté par la modestie de son auditoire, qui, à la vérité, se limitait à l’éclaireur mécontent, il éleva la voix, entama et termina le cantique sacré sans incident ni interruption d’aucune sorte.

Œil-de-Faucon écouta en même temps qu’il ajustait son silex et rechargeait son fusil d’un air détaché, mais le chant, privé de l’aide extérieure d’un décor adapté et de sentiments partagés, ne parvint pas à éveiller ses émotions somnolentes. Jamais ménestrel, ou quel que fût le terme plus adapté par lequel David aurait dû être désigné, n’exerça ses talents en présence d’un auditoire plus indifférent ; et pourtant, si l’on prend en considération la ferveur inébranlable et la sincérité de sa motivation, il est probable qu’aucun barde profane n’articula jamais des notes qui montèrent si près du trône de celui à qui tout hommage et toute glorification sont dus. L’éclaireur secoua la tête et, marmonnant quelques paroles inintelligibles parmi lesquelles on ne put comprendre que les mots “gorge” et “Iroquois”, il s’éloigna pour récupérer et inspecter l’arsenal pris aux Hurons. Il fut alors rejoint dans cette tâche par Chingachgook qui retrouva son fusil ainsi que celui de son fils. Même Heyward et David reçurent une arme et il y avait une quantité de munitions suffisante pour rendre tout le monde efficace.

Quand les hommes des bois eurent fait leur choix et distribué les prises, l’éclaireur annonça qu’il était l’heure de partir. À ce moment, Gamut avait terminé son cantique et les deux sœurs avaient repris le contrôle de leurs émotions. Aidées de Duncan et du jeune Mohican les deux femmes descendirent le versant abrupt de cette colline qu’elles avaient grimpé peu de temps auparavant sous des auspices très différents, et dont le sommet avait bien failli être le théâtre de leur tragique massacre. Au pied de la pente, elles retrouvèrent les Narragansett en train de brouter le feuillage des buissons, et une fois en selle, elles suivirent un guide qui, dans les situations les plus désespérées, s’était déjà révélé être leur ami. Œil-de-Faucon, quittant le sentier caché que les Hurons avaient suivi, tourna à droite et, pénétrant dans les fourrés, traversa un ruisseau qui gazouillait pour s’arrêter dans un étroit vallon à l’ombre de quelques ormes. Ils n’étaient qu’à une courte distance du pied de la colline sinistre et les chevaux n’avaient été utiles que pour franchir le cours d’eau peu profond.

L’éclaireur et les Indiens semblaient bien connaître l’endroit isolé où ils se trouvaient maintenant, car après avoir appuyé leurs fusils contre un arbre, ils se mirent à écarter les feuilles mortes et à creuser l’argile bleue d’où une source limpide et étincelante se mit aussitôt à bouillonner. L’homme blanc regarda alors tout autour de lui, comme s’il cherchait un objet qu’il ne trouvait pas aussi vite que prévu.

— Ces vauriens de Mohawks, avec leurs frères Tuscaroras et Onondagas, sont venus étancher leur soif ici, marmonna-t-il, et ces vagabonds ont jeté la calebasse ! Voilà ce qu’il advient des dons du ciel lorsqu’ils sont dispensés à des chiens ingrats. Ici, le Seigneur a étendu la main pour leur consentir cette faveur, au milieu de cette forêt sauvage, et il a fait jaillir des entrailles de la terre une fontaine dont l’eau cristalline pourrait tourner en ridicule les potions des meilleures boutiques d’apothicaire de toutes les colonies ; et voyez le résultat ! ces canailles ont piétiné la terre et bouché la source, ils ont souillé la pureté de cet endroit comme s’ils n’étaient que des bêtes sauvages et non des êtres humains !

Silencieusement, Uncas tendit à Œil-de-Faucon la calebasse que sa mauvaise humeur l’avait jusque-là empêché de voir, accrochée à la branche d’un orme. La remplissant d’eau, il fit quelques pas à l’écart pour trouver un endroit plus ferme et plus sec ; là, il s’assit tranquillement et après avoir bu une interminable gorgée qui parut lui faire le plus grand bien, il entreprit d’examiner de près les restes de nourriture laissés par les Hurons qu’il avait mis dans une sacoche sur son bras.

— Merci, mon garçon, reprit-il en rendant à Uncas la calebasse vide. Maintenant, voyons comment ces Hurons forcenés vivent quand ils partent en expédition. Regardez-moi ça ! Les scélérats, ils connaissent les meilleurs morceaux du cerf et on pourrait penser qu’ils savent découper et faire rôtir une selle aussi bien que le meilleur cuisinier du pays ! Mais tout est cru, car ces Iroquois sont de vrais sauvages. Uncas, prends mon fer et ma pierre et allume un feu ; une bouchée de rôti bien tendre sera d’un bon secours après une si longue marche.

S’apercevant que leurs guides se disposaient pour de bon à prendre leur repas, Heyward aida les dames à descendre de cheval et s’installa près d’elles, pas fâché de profiter d’un moment de repos bienvenu après l’épisode sanglant qu’il venait de connaître. Tandis que les préparatifs culinaires étaient en cours, la curiosité l’incita à se renseigner sur les circonstances qui avaient conduit de justesse à leur sauvetage inespéré.

— Comment se fait-il que nous vous ayons revu si tôt, mon généreux ami, demanda-t-il, et sans renfort d’Edward ?

— Si nous étions allés jusqu’à la courbe du fleuve, nous aurions pu être de retour à temps pour recouvrir vos corps de feuilles mortes, mais trop tard pour sauver vos scalps, répondit tranquillement l’éclaireur. Non, non, au lieu de gaspiller nos forces et de rater une occasion d’intervenir en allant jusqu’au fort, nous sommes restés en embuscade sous la berge du fleuve Hudson pour surveiller tous les mouvements des Hurons.

— Alors vous avez vu tout ce qui s’est passé ?

— Pas tout, car les Indiens ont la vue trop perçante pour qu’on puisse s’en jouer et nous sommes restés bien à l’abri. Et ça n’a pas été facile de garder ce jeune Mohican immobile dans notre cachette ! Ah, Uncas, Uncas ! tu t’es conduit plus comme une femme curieuse que comme un guerrier en chasse !

Uncas laissa son regard se porter un instant vers le visage ferme d’Œil-de-Faucon, mais il ne dit pas un mot et ne fit aucun signe de regret. Au contraire, Heyward trouva que le jeune Mohican avait une mine plutôt méprisante, voire même un peu féroce, et qu’il paraissait refouler des sentiments passionnés prêts à exploser, autant par égard pour l’auditoire qu’en raison du respect qu’il témoignait habituellement à son compagnon blanc.

— Vous avez assisté à notre capture ? demanda ensuite Heyward.

— Nous l’avons entendue, répondit l’éclaireur de manière expressive. Le hurlement d’un Indien est un langage facile à comprendre pour ceux qui ont passé leur vie dans la forêt. Mais quand vous avez débarqué sur la rive, nous avons dû ramper comme des serpents, sous les feuilles, et là, nous vous avons complètement perdus de vue, jusqu’au moment où nous vous avons retrouvés, ficelés aux arbres, sur le point d’être massacrés à l’indienne.

— Notre sauvetage est une œuvre de la Providence ! C’est déjà un miracle que vous n’ayez pas suivi la mauvaise piste, car les Hurons s’étaient séparés en deux et chaque bande avait des chevaux.

— Oui ! cela nous a mis dans l’embarras et nous aurions pu effectivement perdre votre trace, mais nous avons pris le sentier qui menait dans la forêt, car nous avons estimé, à juste titre, que c’était cette direction que les sauvages suivraient avec leurs prisonniers. Mais après l’avoir suivie pendant de nombreux milles sans avoir trouvé une seule branche cassée, contrairement à mes recommandations, j’ai commencé à avoir des doutes, d’autant plus que toutes les empreintes étaient celles de mocassins.

— Nos ravisseurs avaient pris la précaution de nous chausser comme eux, dit Duncan en levant un pied pour montrer le mocassin en peau qu’il portait.

— Oui ! C’était très judicieux et ça leur ressemble bien ; mais nous avons trop d’expérience pour nous laisser égarer par une astuce aussi courante.

— Alors, à quoi devons-nous d’être maintenant en sécurité ?

— À une chose que je devrais avoir honte d’avouer en tant qu’homme blanc sans la moindre goutte de sang indien : à la sagacité du jeune Mohican dans un domaine que je devrais connaître mieux que lui, et j’ai encore du mal à y croire, pourtant mes yeux me disent que c’est vrai.

— C’est extraordinaire ! Ne me direz-vous pas ce dont il s’agit ?

— Uncas a eu la hardiesse de nous faire remarquer que les montures des jeunes dames posaient les deux pieds d’un même côté en même temps sur le sol, ce qui est contraire à l’allure de tous les animaux à quatre pattes de ma connaissance, à l’exception de l’ours, répondit l’éclaireur en jetant un coup d’œil non dépourvu d’intérêt vers les juments des deux sœurs. Et pourtant, voilà des chevaux qui se délacent toujours de cette manière, ainsi que je l’ai vu de mes propres yeux et comme le prouvent leurs traces depuis une vingtaine de milles !

— C’est ce qui fait l’intérêt de cet animal ! Ils proviennent des rivages de la baie de Narragansett, dans la petite province des Plantations de Providence1, et ils sont réputés pour leur endurance, ainsi que le confort de leur allure particulière ; mais il n’est pas rare que d’autres races de chevaux soient entraînées dans le but de marcher à l’amble également.

— C’est possible, c’est bien possible, dit Œil-de-Faucon qui avait écouté cette explication avec une singulière attention ; bien que je n’aie que du sang blanc dans les veines, je m’y connais plus en cerfs et en castors qu’en bêtes de somme. Le major Effingham possède un bon nombre de nobles chevaux de bataille, mais je n’en ai jamais vu un seul qui marche de cette façon.

— C’est vrai, car il recherche d’autres qualités dans ses montures. Il n’en reste pas moins que cette race est très estimée et, comme vous pouvez le voir, ils ont surtout l’honneur de porter des fardeaux délicats.

Les Mohicans avaient interrompu leurs activités autour du feu ardent pour écouter et quand Duncan eut terminé, ils échangèrent un regard significatif, et le père prononça l’inévitable exclamation de surprise. L’éclaireur parut ruminer, comme celui qui digère des connaissances nouvellement acquises, et une fois de plus, il jeta un coup d’œil curieux en direction des chevaux.

— J’imagine qu’on peut voir des choses encore plus étranges dans les colonies ! finit-il par dire. L’homme fait subir à la nature de bien tristes sévices une fois qu’il s’en est rendu maître. Mais amble ou pas amble, Uncas avait remarqué ce pas et la piste nous a conduits jusqu’au buisson abîmé. La branche extérieure, proche des traces de l’un des chevaux, était brisée vers le haut, comme lorsqu’une dame cueille une fleur sur sa tige, en la redressant, alors que les autres branches étaient déchiquetées et cassées vers le bas, comme lorsque c’est la main puissante d’un homme qui les a broyées. Alors j’en ai conclu que ces bandits rusés avaient vu la brindille tordue et avaient arraché les autres pour nous faire croire que c’était un cerf qui avait saccagé le buisson avec sa ramure.

— Je crois que votre sagacité n’a pas été prise en défaut, car c’est bien ce qui s’est passé !

— C’était assez évident, ajouta l’éclaireur, pas le moins du monde conscient d’avoir fait preuve d’une sagacité extraordinaire, et beaucoup plus facile à remarquer que le pas d’un cheval qui se dandine ! Ensuite, il m’est venu à l’esprit que les Mingos viendraient jusqu’à cette source, car ces canailles connaissent parfaitement les vertus de cette eau.

— Elle est donc si réputée ? demanda Heyward en examinant d’un œil plus curieux ce vallon isolé avec sa source qui bouillonnait, entourée d’une terre d’un brun foncé.

— Il y a peu de Peaux-Rouges qui voyagent au sud et à l’est des grands lacs qui n’ont pas entendu parler de ses qualités. Voulez-vous y goûter vous-mêmes ?

Heyward prit la calebasse et après avoir avalé un peu de son eau, il la repoussa en grimaçant de dégoût. L’éclaireur rit de sa manière silencieuse mais franche, et secoua la tête avec une grande satisfaction.

— Ah ! Vous n’y trouvez pas la saveur qui nous vient avec l’habitude ; il y a eu un temps où je ne l’aimais pas plus que vous, mais j’ai fini par y prendre goût et aujourd’hui, j’en raffole, comme un cerf adore les terres salines2. Vos vins les plus raffinés ne sont pas plus appréciés que cette eau ne l’est des Peaux-Rouges, surtout quand ils se sentent faibles. Mais Uncas en a terminé avec le feu et il est temps de songer à manger, car nous avons encore un long voyage devant nous.

Interrompant la conversation par cette transition abrupte, l’éclaireur se tourna immédiatement vers les morceaux de viande qui avaient échappé à la voracité des Hurons. La nourriture fut servie de manière aussi sommaire qu’elle avait été préparée, puis les Mohicans et Œil-de-Faucon entamèrent leur humble repas avec ce silence et cette diligence qui caractérisent les hommes qui mangent essentiellement pour être en mesure de fournir de grands et longs efforts.

Dès qu’ils eurent satisfait à cette nécessité fort bienvenue, les hommes des bois se penchèrent tour à tour pour boire une dernière gorgée à cette source solitaire et tranquille3 autour de laquelle, moins de cinquante ans plus tard, des foules représentatives de la richesse, la beauté et le talent de tout ce continent, se réuniraient à la fois pour leur santé et pour leur plaisir. Puis Œil-de-Faucon déclara qu’il était temps de reprendre la route. Les deux sœurs remontèrent en selle ; Duncan et David se saisirent de leur fusil et leur emboîtèrent le pas ; l’éclaireur avait pris la tête tandis que les Mohicans fermaient la marche. Le groupe tout entier avança rapidement sur l’étroit sentier, en direction du nord, laissant l’eau bienfaisante se mêler tranquillement à celle du ruisseau tout proche, et les dépouilles des morts se putréfier sans sépulture au sommet de la colline voisine – un sort trop courant chez les guerriers de la forêt pour susciter toute compassion ni le moindre commentaire.

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1 Le premier nom officiel de l’État de Rhode Island actuel fut “La colonie de Rhode Island et des Plantations de Providence” (1663), Providence étant la capitale de cet État. (NdT)

2 De nombreux animaux des forêts américaines fréquentent ces lieux où l’on trouve des sources riches en sels minéraux. On appelle ces endroits “terres à lécher” du fait que les quadrupèdes sont souvent obligés de lécher la terre afin d’en absorber les sels minéraux. Ces “terres à lécher” sont très prisées des chasseurs, qui guettent leur gibier près des sentiers qui y mènent.

3 À l’endroit où se déroule cette scène se trouve aujourd’hui [en 1826] le village de Ballston, l’une des deux plus importantes stations thermales d’Amérique.