Bottom : Sommes-nous tous rassemblés ?
Quince : Oui, oui, et voici un merveilleux endroit pour notre répétition.
William Shakespeare, Le Songe d’une nuit d’été, Acte III, scène 1
LE lecteur peut imaginer, mieux que nous ne pouvons la décrire, la surprise d’Heyward. Ses Indiens tapis au bas du versant s’étaient subitement transformés en animaux à quatre pattes, son lac en un étang à castors, sa cascade en un barrage construit par ces quadrupèdes aussi ingénieux que laborieux, et un possible ennemi en son ami David Gamut, le maître de psalmodie. La présence de ce dernier suscitait tant d’espoirs inattendus concernant les deux sœurs que, sans hésiter un seul instant, Heyward sortit de sa cachette et bondit rejoindre les deux acteurs principaux de la scène.
L’hilarité d’Œil-de-Faucon tardait à se calmer. Sans plus de cérémonie, d’une main brusque, il fit tourner Gamut sur lui-même (ce dernier n’offrant aucune résistance) et plus d’une fois il lui affirma que son costume faisait grand honneur au goût et à l’habileté des Hurons. Puis, saisissant la main du chanteur, il la serra d’une poigne qui fit monter les larmes aux yeux d’un David plutôt flegmatique et lui souhaita bien du plaisir dans sa nouvelle condition.
— Vous étiez sur le point de commencer vos vocalises parmi les castors, hein ? dit-il. Ces petits diables rusés connaissent déjà une partie du métier, ils battent la mesure avec leur queue, comme vous venez de l’entendre, et juste au bon moment, en plus, sinon “tueur-de-cerfs” aurait pu leur donner le ton en premier. J’ai connu des gens qui savaient lire et écrire et qui n’étaient pas aussi futés qu’un vieux castor, mais pour ce qui est de brailler, malheureusement, ces animaux sont muets. Qu’est-ce que vous pensez du chant que voici ?
David boucha ses oreilles sensibles, et même Heyward, qui était pourtant au courant de la nature du cri, leva les yeux à la recherche de l’oiseau dans le ciel, tandis que le croassement du corbeau résonnait dans l’air autour d’eux.
— Regardez, poursuivit l’éclaireur en riant, et il pointa le doigt vers les autres membres du groupe qui approchaient déjà, en réponse à son signal. Voilà une musique qui a des vertus naturelles : elle fait venir deux bons fusils à mes côtés, sans parler des couteaux et des tomahawks. Bien, nous constatons qu’il ne vous est rien arrivé de fâcheux, mais, dites-nous, qu’en est-il des jeunes filles ?
— Elles sont prisonnières des païens, dit David, mais si elles ont l’esprit très tourmenté, elles sont par contre convenablement traitées et indemnes.
— Toutes les deux ? demanda Heyward en retenant son souffle.
— Assurément. Bien que le voyage ait été pénible et la nourriture plutôt rare, nous n’avons pas eu à nous plaindre, si ce n’est de la violence morale qu’on nous a faite en nous emmenant en captivité dans un territoire lointain.
— Soyez béni pour ces paroles ! s’exclama Munro en tremblant. Je vais donc retrouver mes deux petites aussi pures et innocentes que lorsque je les ai perdues.
— Je ne suis pas sûr que leur libération soit si proche, répliqua David, l’air dubitatif. Le chef de ces sauvages est possédé par un esprit diabolique qu’aucun pouvoir, à l’exception du Tout-Puissant, ne peut soumettre. J’ai tout essayé avec lui, mais ni la musique ni les mots ne semblent toucher son âme.
— Où est ce scélérat ? l’interrompit brusquement l’éclaireur.
— Il chasse l’orignal aujourd’hui avec ses jeunes guerriers, et demain, d’après ce que j’ai entendu, ils s’enfoncent plus loin dans cette forêt pour se rapprocher de la frontière du Canada. L’aînée des jeunes filles est confiée à une tribu voisine dont les huttes sont situées au-delà de ce pic rocheux noir, là-bas, tandis que la plus jeune est retenue chez les femmes des Hurons dont les habitations ne se trouvent qu’à deux petits milles d’ici, sur un plateau où le feu a fait le travail de la hache, afin de préparer le terrain pour les accueillir.
— Alice, ma douce Alice ! murmura Heyward. Elle a donc été privée de la présence réconfortante de sa sœur !
— Assurément. Mais dans la mesure où les cantiques de louanges et d’actions de grâce peuvent apaiser l’esprit affligé, elle n’a pas trop souffert.
— Aurait-elle le cœur à la musique ?
— Une musique d’un caractère des plus graves et solennels, mais il faut bien reconnaître que malgré tous mes efforts, la jeune fille pleure plus souvent qu’elle ne sourit. Dans de tels moments, je m’abstiens de lui imposer ces chants sacrés, mais il y a aussi de nombreuses périodes paisibles et consolatrices de communication satisfaisante où les oreilles des sauvages sont étonnées par l’émotion que suscitent nos voix.
— Et comment se fait-il que vous soyez autorisé à sortir sans surveillance ?
David s’efforça de donner à son visage ce qu’il pensait être un air humble et modeste avant de répondre doucement :
— Le misérable ver de terre que je suis n’a guère de mérite. Mais si le pouvoir de la psalmodie s’est trouvé suspendu au cours de cette terrible affaire du champ ensanglanté que nous avons connue, il a recouvré son influence, même sur les âmes de ces païens, et on me laisse aller et venir à ma guise.
L’éclaireur se mit à rire et en se tapotant le front de façon éloquente, il expliqua cette singulière indulgence de manière peut-être plus convaincante :
— Les Indiens ne font jamais de mal aux faibles d’esprit. Mais pourquoi n’êtes-vous pas retourné sur vos pas quand l’occasion s’en est présentée ? Après tout, la piste est plus visible que celle d’un écureuil, et vous auriez pu porter les nouvelles à Fort Edward ?
L’éclaireur, n’ayant en tête que sa propre nature robuste et inflexible, attendait probablement de David une tâche qu’en aucune circonstance il n’aurait été capable d’accomplir. Mais, sans se départir totalement de son air docile, le chanteur s’empressa de répondre :
— S’il est vrai que mon âme se réjouirait de retrouver les habitations de la chrétienté, mes pieds préféreraient suivre les tendres jeunes filles qui m’ont été confiées même jusque dans la province idolâtre des jésuites plutôt que faire un pas en arrière alors qu’elles languissent en captivité, accablées de chagrin.
Bien que le langage figuré de David ne fût pas totalement intelligible, l’expression sincère et ferme de son regard ainsi que la rougeur de son visage honnête ne prêtaient pas à confusion. Uncas s’approcha de lui et le regarda avec un air approbateur, tandis que son père exprimait sa satisfaction en poussant l’exclamation lapidaire habituelle.
L’éclaireur secoua la tête et répondit :
— Le Seigneur n’a jamais voulu que l’homme n’eût que sa gorge pour seule préoccupation, au détriment d’autre facultés plus importantes ! Mais ce pauvre diable est tombé entre les mains d’une sotte alors qu’il aurait dû apprendre sous un ciel bleu et au milieu des splendeurs de la forêt. Tenez, mon ami : j’avais songé allumer un feu avec ce sifflet qui vous appartient, mais comme vous tenez à cet objet, reprenez-le, et servez-vous-en du mieux que vous pouvez.
Gamut récupéra son diapason avec une expression de plaisir aussi démonstrative qu’il estima compatible avec le sérieux de sa fonction. Après avoir testé ses qualités, plusieurs fois, en le comparant à sa propre voix, et constaté que l’instrument n’avait rien perdu de ses capacités mélodiques, il s’apprêta très consciencieusement à entonner quelques strophes de l’un des plus longs cantiques du petit volume si souvent mentionné.
Cependant, Heyward mit immédiatement un terme à cette pieuse intention en continuant à le questionner sur les deux jeunes captives et leurs conditions de détention, passées et présentes, d’une façon plus méthodique que ne l’avaient permise ses émotions au début de leur entretien. David, tout en posant sur son trésor des regards d’envie, fut bien obligé de répondre, d’autant plus que le vénérable père des jeunes filles prit part à l’interrogatoire avec un intérêt trop pressant pour qu’il pût s’abstenir d’en tenir compte. En plus, l’éclaireur ne manquait pas d’ajouter une question pertinente à chaque fois que l’occasion s’en présentait. De cette manière, et malgré de fréquentes interruptions aussitôt remplies par les sons menaçants de l’instrument retrouvé, les poursuivants prirent connaissance des événements les plus importants, susceptibles de leur être utiles dans l’accomplissement du grand dessein qui les absorbait tous : la délivrance des deux sœurs. Le récit de David fut simple et les faits se résumaient à assez peu de choses.
Magua avait attendu au sommet de la montagne un moment propice pour se retirer en toute sécurité, puis il avait descendu le versant et pris la direction des Canadas en longeant la rive occidentale de l’Horican. Comme le Subtil connaissait bien les sentiers et savait parfaitement qu’il ne courait pas le danger d’être pris en chasse immédiatement, leur allure avait été modérée et pas du tout fatigante. Il ressortait des déclarations candides de David que sa propre présence avait été tolérée plutôt que souhaitée, bien que Magua eût lui aussi fait preuve, dans une certaine mesure, de cette vénération avec laquelle les Indiens considèrent ceux dont l’intelligence a été touchée par le Grand Esprit. La nuit, les prisonnières avaient fait l’objet des plus grands soins, à la fois pour les protéger de l’humidité des bois et pour empêcher toute évasion. À la source, ainsi qu’il l’a déjà été vu, les chevaux avaient été laissés en liberté et malgré l’éloignement et la longueur du chemin parcouru, les Indiens avaient eu recours aux subterfuges déjà mentionnés pour éliminer tout indice pouvant mener à l’emplacement de leur repaire. Arrivé au camp de sa tribu, conformément à une politique dont les Hurons ne s’écartaient que très rarement, Magua avait séparé ses prisonnières. Cora avait été envoyée dans un clan qui occupait provisoirement une vallée voisine, mais David était par trop ignorant des coutumes et de l’histoire des Indiens pour pouvoir affirmer quoi que ce fût de satisfaisant sur leur nom ou leurs particularités. Tout ce qu’il savait, c’était qu’ils n’avaient pas pris part à l’expédition contre William-Henry, qu’ils étaient, comme les Hurons eux-mêmes, des alliés de Montcalm, et qu’ils entretenaient des relations amicales, quoique méfiantes, avec le peuple sauvage et belliqueux que le hasard avait placé tout près d’eux, leur imposant temporairement un voisinage dont ils se seraient bien passés.
Les Mohicans et l’éclaireur écoutèrent son récit haché et imparfait avec un intérêt qui ne fit que croître à mesure qu’il racontait, et alors que le chanteur essayait d’expliquer les activités de la communauté dans laquelle Cora était détenue, Œil-de-Faucon demanda brusquement :
— Est-ce que vous avez vu la forme de leurs couteaux ? Étaient-ils de fabrication anglaise ou française ?
— Je ne me suis pas arrêté à de telles futilités, je ne faisais que partager les tourments des jeunes filles.
— Il se pourrait que le temps vienne où vous ne considérerez plus le couteau d’un sauvage comme une futilité aussi dédaignable, rétorqua l’éclaireur, affichant tout son mépris pour le manque d’intelligence du chanteur. Avaient-ils déjà célébré leur fête du maïs ? Pouvez-vous nous dire quelque chose sur leur totem ?
— Le maïs, nous en avons eu en abondance – et j’y ai fait fête, car le maïs dans le lait est à la fois doux à la bouche et bénéfique à l’estomac. Pour ce qui est du totem, je ne sais pas ce que cela veut dire, mais si cela a un rapport quelconque avec l’art de la musique indienne, inutile de demander ce qu’ils en font. Ils ne se réunissent jamais pour chanter les louanges de Dieu et on dirait bien qu’ils font partie des idolâtres les plus profanes.
— En quoi vous vous trompez sur la nature des Indiens. Même les Mingos adorent le vrai Dieu vivant ! Prétendre que le guerrier se prosterne devant des images de sa propre invention est un odieux mensonge des Blancs, et j’ai honte pour les gens de ma race de devoir le dire. Il est vrai qu’ils essaient de conclure des trêves avec le malin – et qui ne le ferait pas avec un ennemi impossible à vaincre – mais c’est vers le Bon et Grand Esprit qu’ils se tournent pour demander faveur et assistance.
— C’est possible, dit David, mais j’ai vu des images étranges et fantastiques dessinées avec leur peinture auxquelles ils vouent une admiration et une attention teintées d’orgueil spirituel ; une en particulier représentait une créature vile et répugnante.
— Un serpent ? demanda aussitôt l’éclaireur.
— Presque. Cela avait l’apparence d’une abjecte tortue rampante !
— Hugh ! s’exclamèrent en même temps les deux Mohicans attentifs, tandis que l’éclaireur secouait la tête en prenant l’air de celui qui vient de faire une découverte qui, pour importante qu’elle soit, n’est en aucune façon agréable. Puis le père s’exprima dans la langue des Delawares avec un calme et une dignité qui captèrent aussitôt l’intérêt de tous, y compris ceux pour qui ses mots étaient inintelligibles. Ses gestes étaient impressionnants et, parfois, énergiques. À un moment, il leva le bras bien haut et quand il l’abaissa, le mouvement écarta les pans de sa veste légère, et il posa un doigt sur sa poitrine, comme s’il voulait ainsi insister sur ce qu’il disait. Les yeux de Duncan suivirent ce geste et il vit que l’animal en question, quoique légèrement estompé, était superbement peint en bleu sur la poitrine cuivrée du chef. Tout ce qu’il lui avait été donné d’entendre sur la violente séparation des grandes tribus des Delawares lui revint immédiatement à l’esprit et il attendit le moment propice pour parler avec une impatience rendue pratiquement insupportable par l’intérêt qu’il portait à ce sujet. Mais l’éclaireur alla au-devant de ses désirs en se détournant de son ami indien pour dire :
— Nous venons de découvrir quelque chose qui peut être bon ou mauvais pour nous, c’est la Providence qui décidera. Le Sagamore est du sang le plus noble parmi les Delawares, et il est le grand chef de leurs Tortues. Et d’après le récit du psalmiste, il apparaît clairement que des membres issus de la même souche que Chingachgook se trouvent au milieu de la tribu dont il nous parle ; et si notre chanteur avait consacré à d’habiles questions la moitié du souffle qu’il a gaspillé en faisant de sa gorge une trompette, nous aurions pu apprendre combien de guerriers ils ont dans leurs rangs. C’est, tout compte fait, sur un terrain dangereux que nous nous engageons, car un ami dont le visage se détourne de vous est souvent plus assoiffé de votre sang que l’ennemi qui en veut à votre scalp.
— Expliquez-vous, dit Duncan.
— C’est une longue et bien triste histoire, à laquelle je préférerais ne plus penser, car il est difficile de nier que le mal a été fait, pour l’essentiel, par des hommes blancs. Mais le résultat, c’est que les uns et les autres ont fini par lever leurs tomahawks contre leurs propres frères, et les Delawares empruntent aujourd’hui le même chemin que les Mingos.
— Vous suspectez donc que c’est parmi une fraction de ce peuple que se trouve Cora ?
L’éclaireur acquiesça d’un hochement de tête, mais il sembla pressé d’abandonner la discussion d’un sujet apparemment douloureux. L’impatient Duncan fit alors plusieurs propositions hâtives et désespérées visant à libérer les deux sœurs. Munro parut se secouer pour sortir de son apathie et écouta les plans insensés du jeune homme avec un respect que ses cheveux gris et ses vénérables années auraient dû interdire. Mais après avoir laissé l’ardeur du soupirant se calmer un peu, Œil-de-Faucon trouva les moyens de le convaincre que se précipiter serait pure folie, la situation exigeant la plus grande lucidité et la force d’âme la plus inébranlable.
— Il serait bon, ajouta-t-il, de laisser le chanteur y retourner, comme à son habitude, afin qu’il puisse s’attarder dans les huttes, où il pourra avertir les jeunes demoiselles de notre présence, et attendre que nous le rappelions, par un signal, pour nous faire un rapport. Feriez-vous la différence, mon ami, entre le cri du corbeau et celui de l’engoulevent ?
— C’est un oiseau agréable, répondit David. Son chant est doux et mélancolique, bien que le tempo en soit rapide et pas tout à fait en mesure.
— C’est bien cela, dit l’éclaireur. Bon, puisque vous aimez son chant, ce sera votre signal. Donc, souvenez-vous, quand vous entendrez le cri de l’engoulevent répété trois fois, vous devrez venir dans les buissons où l’oiseau pourrait…
— Un instant, l’interrompit Heyward. Je vais l’accompagner.
— Vous ! s’exclama Œil-de-Faucon tout étonné. Seriez-vous fatigué de voir le soleil se lever et se coucher ?
— David est la preuve vivante que les Hurons peuvent faire preuve de clémence.
— Oui, mais David sait se servir de sa gorge d’une manière dont aucun homme ayant tout son bon sens ne ferait usage.
— Moi aussi, je peux faire le fou, l’idiot, le héros, en deux mots, tout et n’importe quoi, pour sauver celle que j’aime. Ne m’opposez plus aucune objection, je suis décidé.
Œil-de-Faucon regarda le jeune homme un instant, interloqué. Mais Duncan qui, par respect pour l’habileté et les services rendus par le chasseur, s’était jusque-là implicitement soumis à ses directives, prit alors l’allure de celui qui donne les ordres d’une façon telle qu’on ne peut guère lui résister. Il fit un signe de la main pour repousser toute remontrance, puis, s’exprimant plus posément, il poursuivit :
— Vous avez les moyens de me déguiser ; transformez-moi, peignez-moi aussi, si vous voulez, enfin changez-moi en ce que vous voulez – en un idiot.
— Il ne m’appartient pas de dire que celui qui a déjà été façonné par une main aussi puissante que celle de la Providence a besoin d’être changé, marmonna l’éclaireur mécontent. Mais quand vous envoyez vos soldats en campagne, vous trouvez prudent, au moins, de prévoir les repères et les endroits pour les campements afin que ceux qui se battent de votre côté puissent savoir quand et où espérer trouver un ami ?
— Écoutez, l’interrompit Duncan, vous avez appris de cet homme, qui a fidèlement suivi les deux prisonnières, que les Indiens appartiennent à deux tribus, sinon deux nations différentes. L’une, celle que vous appelez la “chevelure noire”, se trouve retenue par ce que vous pensez être une branche des Delawares, l’autre, la plus jeune des deux dames, est, sans conteste, avec nos ennemis déclarés, les Hurons. Il m’appartient, en raison de ma jeunesse et de mon rang, de tenter la seconde aventure. Donc, pendant que vous négocierez la liberté de l’une des deux sœurs avec vos amis, je rendrai la sienne à l’autre, ou j’y laisserai la vie.
L’ardeur du jeune soldat luisait dans ses yeux et sa stature devenait imposante sous son influence. Œil-de-Faucon, bien que trop habitué aux ruses des Indiens pour rester aveugle au danger de cette entreprise, ne savait pas bien comment endiguer cette détermination subite. Peut-être y avait-il dans la proposition de Duncan quelque chose qui faisait écho à son propre tempérament audacieux et à cette inclination secrète pour l’aventure périlleuse qui n’avait cessé d’augmenter avec l’expérience, jusqu’à ce que le risque et le danger fussent devenus, dans une certaine mesure, nécessaires au plaisir que lui procurait l’existence. Au lieu de continuer à s’opposer au plan du jeune homme, il changea brusquement d’humeur et se prêta à sa mise en œuvre.
— Venez, dit-il avec un sourire enjoué. Quand un cerf veut sauter dans l’eau, il faut se mettre devant lui, et non pas derrière. Chingachgook possède autant de peintures différentes que la femme de l’officier du génie, qui reproduit la nature sur des bouts de papier, où ses montagnes ressemblent à des meules de foin roux et où elle place le ciel bleu à portée de la main – et le Sagamore sait s’en servir aussi. Asseyez-vous sur cette souche et, j’en mettrais ma tête à couper, en un tour de main il peut faire de vous un idiot parfaitement naturel, à votre convenance.
Duncan obéit et le Mohican, qui avait écouté attentivement, se mit aussitôt au travail. Depuis longtemps rompu aux arts de sa race, il eut vite fait de dessiner avec une grande dextérité l’ombre fantastique que les indigènes avaient coutume de considérer comme le signe d’une nature amicale et facétieuse. Tout tracé pouvant être vu comme l’indication d’un penchant belliqueux fut soigneusement évité tandis qu’il s’attachait par contre aux artifices pouvant être interprétés comme des marques de cordialité. En d’autres termes, il fit complètement disparaître l’expression martiale du soldat au profit d’un masque de bouffon. De tels spectacles n’étaient pas rares chez les Indiens, et comme Duncan était déjà suffisamment déguisé par les vêtements qu’il portait, il n’était pas absurde de croire qu’avec sa connaissance du français, il pouvait passer pour un jongleur de Ticonderoga, faisant une tournée parmi les tribus alliées et amicales.
Quand ses compagnons estimèrent qu’Heyward était assez maquillé, l’éclaireur lui donna de nombreux conseils ; ils convinrent de signaux et décidèrent de l’endroit où ils se retrouveraient en cas de succès de part et d’autre. La séparation entre Munro et son jeune ami fut plus triste ; pourtant, le colonel accueillit ce départ avec une indifférence que son tempérament chaleureux et honnête n’aurait jamais permise s’il avait été dans son état normal. L’éclaireur mena Heyward à part et lui fit part de son intention de laisser le vieil homme dans un campement sûr sous la garde de Chingachgook pendant qu’il poursuivrait ses recherches avec Uncas parmi ceux qu’il tenait pour des Delawares. Puis, renouvelant ses recommandations et ses conseils, il conclut en disant, avec une solennité et une chaleur qui touchèrent Duncan profondément :
— Et maintenant, que Dieu vous garde ! J’apprécie l’ardeur dont vous avez fait preuve, car c’est le don de la jeunesse, surtout celle qui a le sang chaud et le cœur vaillant. Mais croyez-en l’avertissement d’un homme qui a de bonnes raisons de penser que tout ce qu’il dit est vrai. Vous aurez besoin de toute votre bravoure et d’un jugement plus perspicace que celui qu’on apprend dans les livres pour espérer déjouer la ruse d’un Mingo ou vaincre son courage. Que Dieu vous bénisse ! Et si les Hurons s’emparent de votre scalp, vous pouvez compter sur la promesse d’un homme qui a deux solides guerriers à ses côtés : ils paieront leur victoire d’une vie pour chacun des cheveux qu’ils vous auront pris. Encore une fois, jeune homme, que la Providence bénisse votre entreprise, car elle est noble ; et souvenez-vous que pour tromper les scélérats, il est permis de faire des choses qui ne sont peut-être pas dans la nature d’un Blanc.
Duncan serra cordialement la main de son digne compagnon, qui le laissait partir à contrecœur, recommanda une fois encore son vieil ami à ses bons soins, et, après lui avoir retourné ses vœux de réussite, il fit signe à David de le suivre. Admiratif, Œil-de-Faucon regarda s’éloigner ce jeune homme plein de fougue et aventureux pendant un long moment, puis, secouant la tête d’un air dubitatif, il se retourna et conduisit son propre groupe dans les profondeurs de la forêt.
L’itinéraire suivi par Duncan et David passait par la clairière aux castors et longeait leur étang. Lorsque le jeune homme se retrouva seul avec ce compagnon si simple et si peu qualifié pour lui être du moindre secours en cas d’urgence, il commença à mieux appréhender les difficultés de la tâche qu’il avait entreprise. La lumière faiblissante ajoutait une touche de tristesse à la forêt morne et sauvage qui s’étendait à perte de vue autour de lui, et il y avait même quelque chose d’effrayant dans le silence de ces petites huttes qu’il savait être si abondamment peuplées. En contemplant ces constructions admirables et les extraordinaires précautions prises par leurs sages habitants, il fut frappé de constater que même les bêtes de ces vastes forêts possédaient un instinct qui supportait presque la comparaison avec sa propre raison, et il ne put s’empêcher de penser, non sans inquiétude, à la lutte inégale dans laquelle il s’était lancé avec une telle impétuosité. Puis il vit l’image lumineuse d’Alice, sa détresse, le danger bien réel qu’elle courait, et tous les périls qu’il imaginait pour lui-même furent oubliés. Il encouragea David et poursuivit son chemin d’un pas que sa jeunesse et son enthousiasme rendaient léger et énergique.
Après avoir décrit pratiquement un demi-cercle autour de l’étang, ils s’écartèrent du cours d’eau et commencèrent à monter vers une petite hauteur dans cette vallée, sur laquelle ils continuèrent à marcher quelque temps. Moins d’une demi-heure plus tard, ils atteignirent la lisière d’une autre clairière où tout donnait à penser qu’elle était également l’œuvre de castors et que ces animaux pleins de sagesse avaient dû être incités, par quelque événement, à l’abandonner pour l’endroit plus indiqué qu’ils occupaient désormais. Une sensation très naturelle le fit hésiter un instant avant d’abandonner le couvert qu’offrait leur sentier au milieu des fourrés, un peu comme un homme s’arrête un instant avant de s’engager dans une entreprise dangereuse pour rassembler toute son énergie, dont il pressent inconsciemment qu’elle lui sera nécessaire. Il profita de cette halte pour recueillir les informations qu’il pouvait obtenir par de brefs coups d’œil.
De l’autre côté de la clairière, et près de l’endroit où le ruisseau tombait en cascade sur quelques rochers, il pouvait apercevoir une bonne cinquantaine de huttes grossièrement construites avec des troncs d’arbres, des branchages et de la terre mélangés. Elles étaient disposées sans ordre et semblaient avoir été édifiées sans tenir compte de leur propreté ou de leur beauté. En fait, elles étaient tellement inférieures, dans ces deux derniers aspects, au village que Duncan avait vu dans la clairière précédente qu’il commença à s’attendre à une autre surprise, tout aussi étonnante que la première. Cette attente ne fut en rien diminuée quand, dans le crépuscule indistinct, il discerna une trentaine de silhouettes qui émergeaient alternativement des hautes herbes épaisses devant les huttes avant de disparaître à la vue, comme si elles s’enfouissaient dans la terre. À en juger d’après ces aperçus brefs et soudains, il eut l’impression que ces formes ressemblaient davantage à des spectres sombres, ou à d’autres créatures surnaturelles, qu’à des êtres faits de ces matériaux ordinaires que sont la chair et le sang. Une silhouette émaciée et nue apparut un instant, agitant furieusement les bras en l’air, puis l’endroit où elle s’était tenue fut à nouveau vide, tandis qu’elle réapparaissait tout à coup, plus loin, ou qu’elle était remplacée par une autre, tout aussi mystérieuse. Remarquant que son compagnon s’attardait, David suivit la direction de son regard et, dans une certaine mesure, amena Heyward à se ressaisir en disant :
— Il y a là un grand terrain fertile laissé en friche, et j’ajouterai, sans le levain coupable de la prétention, que depuis le début de mon court séjour dans ces demeures païennes, du bon grain a été dispersé en pure perte.
— Ces tribus sont plus friandes de la chasse que des travaux des hommes de la terre, répondit Duncan, toujours perdu dans la contemplation des objets de son étonnement.
— Chanter pour louer le Seigneur est plus une joie pour l’esprit qu’un travail ; mais il est triste de constater à quel point ces enfants gâchent leurs dons. J’ai rarement vu des jeunes de leur âge aussi généreusement dotés par la nature des éléments de psalmodie, mais il est aussi vrai qu’il n’y en a pas qui les négligent autant qu’eux. J’ai passé trois nuits ici, et plusieurs fois j’ai rassemblé ces galopins pour qu’ils se joignent à mon cantique, et à chaque tentative ils ont répondu à mes efforts par des cris et des hurlements qui m’ont glacé jusqu’au tréfonds de mon âme.
— De qui parlez-vous ?
— De ces enfants du diable, qui perdent un temps précieux à des jeux futiles, là-bas. Ah ! la saine contrainte de la discipline au sein de ce peuple laxiste. Dans une région couverte de bouleaux, on ne voit jamais la moindre badine et il ne devrait pas paraître surprenant à mes yeux que les plus beaux bienfaits de la Providence soient gâchés dans de tels braillements.
David se boucha les oreilles pour ne plus entendre la meute des enfants dont les cris perçants résonnaient à cet instant dans la forêt, tandis que Duncan, esquissant une moue, comme pour se moquer de sa propre superstition, dit d’un ton ferme :
— Allons-y.
Sans ôter les protections de ses oreilles, le maître de chant obéit et ils reprirent la route ensemble en direction de ce que David avait coutume d’appeler parfois “les tentes des Philistins”.