Ils ne dorment pas.
Je les vois, en une bande inquiétante,
Assis sur les rochers là-bas.
Thomas Gray, “The Bard” (I, 3)
— RESTER cachés plus longtemps alors que de tels hurlements sont poussés dans la forêt reviendrait à négliger un avertissement qui nous est adressé pour notre bien, dit Œil-de-Faucon. Ces douces demoiselles peuvent attendre à l’intérieur, mais les Mohicans et moi-même allons monter la garde sur les rochers, où je suppose qu’un major du 60e ne dédaignerait pas nous tenir compagnie.
— Le danger est-il donc si pressant ? demanda Cora.
— Seul celui qui crée ces bruits étranges et les fait entendre à l’homme dans le but de l’avertir connaît la nature du danger qui nous guette. Je m’estimerais vil et en rébellion contre la volonté divine si je devais m’enterrer avec de tels avertissements dans l’air. Même ce pauvre freluquet qui passe ses journées à chanter est troublé par ce cri et, comme il dit, il est “prêt à aller à la bataille”. S’il ne s’agissait que d’une bataille, ce serait une chose que nous pourrions tous comprendre et l’affaire serait facilement arrangée ; mais j’ai entendu dire que lorsqu’il est impossible de savoir si de tels cris viennent de la terre ou du ciel, ils présagent un tout autre genre de guerre !
— Si nous n’avons à craindre que des dangers provenant de causes surnaturelles, mon ami, alors nous n’avons guère de raisons de nous alarmer, répondit Cora, imperturbable. Êtes-vous sûr que nos ennemis n’ont pas inventé quelque nouvelle méthode ingénieuse pour nous frapper de terreur afin de rendre leur victoire plus aisée ?
— Madame, répliqua l’éclaireur sur un ton solennel, cela fait trente ans que j’écoute tous les bruits de la forêt, et je précise, de la façon dont écoute un homme pour qui la finesse de son ouïe est une question de vie ou de mort. Il n’est pas de feulement du puma, pas de sifflement de l’oiseau moqueur, ni d’invention des diaboliques Mingos qui puisse m’abuser ! J’ai entendu la forêt gémir comme des hommes en pleine souffrance ; maintes fois, j’ai écouté le vent jouer sa musique dans les branches des arbres bagués ; j’ai entendu le craquement de l’éclair dans le ciel, comme le crépitement de broussailles en feu qui crachaient des étincelles et des flammes fourchues ; mais jamais je n’ai pensé entendre autre chose que le bon plaisir de Celui qui se distrayait avec les choses qu’il a créées. Dans le cas présent, ni les Mohicans ni moi, qui suis un homme blanc sans la moindre goutte de sang mêlé, ne sommes en mesure d’expliquer le cri que nous venons d’entendre. Par conséquent, nous croyons que c’est un signe qui nous est adressé pour notre bien.
— C’est extraordinaire ! dit Heyward en prenant ses pistolets de l’endroit où il les avait posés à son arrivée. Qu’il s’agisse d’un signe de paix ou d’un signal de guerre, nous devons nous en inquiéter. Conduisez-nous, mon ami, je vous suis.
Une fois sortis de l’endroit où ils étaient enfermés, tous les membres du groupe se sentirent agréablement revigorés en passant de l’air confiné de leur cachette à l’atmosphère fraîche et vivifiante qui entourait les remous et les bonds de la cataracte. Une forte brise nocturne balayait la surface de l’eau et semblait pousser le rugissement des chutes jusque dans les recoins des deux cavernes, d’où il ressortait, grave et constant, comme le grondement du tonnerre au-delà des montagnes lointaines. La lune s’était levée et sa clarté se reflétait déjà ici et là sur les eaux au-dessus d’eux, mais l’extrémité du rocher sur lequel ils se tenaient était toujours dans l’obscurité. À l’exception des bruits produits par les eaux impétueuses et, de temps à autre, le vent qui murmurait à leurs oreilles quand il soufflait en bourrasques, la scène était aussi calme que la nuit et la solitude le rendaient possible. En vain, leurs yeux attentifs fouillèrent les deux rives, à la recherche de signes de vie qui auraient pu expliquer la nature de ce qu’ils avaient entendu. Leurs regards inquiets et fébriles étaient mis en échec par la lumière incertaine ou bien se posaient sur des rochers nus et des arbres droits et immobiles.
— Il n’y a là rien d’autre à voir que les ténèbres et la tranquillité d’une belle soirée, murmura Duncan. Comme nous goûterions une telle scène et cette solitude silencieuse à tout autre moment, Cora ! Imaginez que vous êtes en sûreté, et ce qui, maintenant, accroît sans doute votre terreur, peut se faire source de plaisir…
— Écoutez ! l’interrompit Alice.
L’avertissement était superflu. Une fois encore, le même bruit retentit, comme s’il venait du lit du fleuve, et après s’être brisé sur les falaises toutes proches, on l’entendit résonner à travers la forêt, en roulements lointains qui s’estompèrent peu à peu.
— Quelqu’un est-il capable de mettre un nom sur un tel cri ? demanda Œil-de-Faucon lorsque le dernier écho se fut évanoui dans les bois. Si c’est le cas, qu’il parle, car en ce qui me concerne, j’estime qu’il n’est pas de ce monde !
— Eh bien, il y a ici quelqu’un qui peut vous détromper, dit Duncan. Je connais très bien ce bruit, car je l’ai souvent entendu sur le champ de bataille et dans des situations qui ne sont pas rares dans la vie d’un soldat. C’est celui d’un cheval à l’agonie ; le plus souvent, il lui est arraché par d’atroces souffrances, mais aussi, à l’occasion, par la terreur. Mon cheval est la proie des bêtes sauvages, ou bien il voit le danger et se sent impuissant à y échapper. Ce bruit a pu m’abuser quand j’étais à l’intérieur de la caverne, mais ici, à l’air libre, je ne le reconnais que trop bien.
L’éclaireur et les deux Indiens accueillirent cette explication toute simple avec l’intérêt d’individus qui s’imprègnent d’idées nouvelles en même temps qu’ils se débarrassent de notions anciennes qui se sont révélées fâcheuses. Les deux Mohicans lancèrent leur exclamation habituelle et expressive, “hugh !” tandis que la vérité apparaissait à leur esprit, et l’homme blanc, après un bref moment de réflexion, prit sur lui de répondre.
— Il m’est impossible de nier ce que vous dites, car je ne suis pas expert en chevaux, bien que je sois né dans un endroit où ils abondent. Les loups doivent être en train de rôder sur la rive au-dessus d’eux, et les pauvres bêtes craintives appellent l’homme à leur secours aussi bien qu’elles le peuvent. Uncas (il se mit à parler en delaware), Uncas, prends le canoë et va jeter une torche enflammée au milieu de la meute, sinon la peur pourrait très bien accomplir ce que les loups n’arrivent pas à faire et nous laisser sans montures demain matin alors qu’il nous faudra voyager le plus vite possible.
Le jeune Mohican était déjà descendu jusqu’à l’embarcation pour remplir sa mission lorsqu’un long hurlement s’éleva sur la rive et fut rapidement emporté dans les profondeurs de la forêt, comme si les loups, pris d’une panique soudaine, abandonnaient délibérément leur proie. Avec un empressement instinctif, Uncas revint sur ses pas et les trois hommes des bois tinrent un de leurs conciliabules habituels à voix basse.
— Nous avons été comme des chasseurs qui ont perdu les points cardinaux et à qui le soleil a été caché pendant des jours, dit Œil-de-Faucon après s’être détourné de ses compagnons. Maintenant, nous commençons à nouveau à reconnaître les marques qui doivent nous guider et les sentiers sont dégagés de leurs ronces. Asseyez-vous dans l’ombre que la lune projette derrière ce hêtre – elle y est plus dense que celle des pins – et attendons le prochain indice qu’il plaira au Seigneur de nous envoyer. Ne conversez qu’en chuchotant ; il serait même mieux, et en fin de compte plus sage, peut-être, que chacun ne s’entretienne qu’avec ses propres pensées pendant un moment.
L’attitude de l’éclaireur était impressionnante de gravité, mais libérée de tout signe de trouble et d’alarme. Il était évident que sa faiblesse momentanée avait disparu avec l’explication d’un mystère que son expérience personnelle ne lui avait pas permis de percer, et que s’il était maintenant conscient des réalités de leur situation, il était prêt à les affronter avec toute l’énergie de son tempérament courageux. Ce sentiment semblait partagé par les deux Indiens qui se positionnèrent de façon à avoir une vue dégagée sur les deux rives tout en restant eux-mêmes parfaitement invisibles. Étant donné les circonstances, la sagesse la plus élémentaire imposait à Heyward et ses compagnes de se plier à une mesure de précaution provenant d’une source aussi lucide. Le jeune homme sortit de la première grotte un tas de branchages de sassafras et le plaça dans la crevasse entre les deux cavernes, avant d’y installer les deux sœurs, qui étaient ainsi protégées de tout projectile par les rochers, tandis que leur angoisse était soulagée par l’assurance qu’aucun danger ne pouvait approcher sans que le groupe en fût averti. Heyward lui-même était posté à proximité, si près qu’il aurait pu communiquer avec les jeunes femmes sans avoir à élever dangereusement la voix. Quant à David, imitant les hommes des bois, il se nicha au creux des fissures dans les rochers de telle manière que ses membres disgracieux ne risquaient plus d’offenser la vue.
Des heures s’écoulèrent ainsi sans autre interruption. La lune atteignit son zénith, répandant sa douce lumière à la verticale sur le charmant tableau que formaient les deux sœurs paisiblement endormies dans les bras l’une de l’autre. Duncan étendit le grand châle de Cora sur un spectacle dont la contemplation le ravissait au plus haut point, puis il laissa sa tête chercher un appui confortable sur le rocher. David commença à émettre des sons qui auraient heurté son oreille délicate s’il avait été réveillé ; bref, chacun d’eux, sauf Œil-de-Faucon et les Mohicans, perdit dans un sommeil irrésistible toute notion de la réalité. Mais la vigilance de leurs protecteurs aux aguets ne se relâcha et ne faillit jamais. Immobiles comme le rocher dont ils semblaient tous trois faire partie, ils restèrent tapis, les yeux allant et venant sans cesse le long de la bande sombre d’arbres qui bordait les rives proches de l’étroit cours d’eau. Aucun son ne s’échappait d’eux ; l’examen le plus minutieux n’aurait même pas révélé qu’ils respiraient. Il était évident qu’un tel excès de précaution provenait d’une expérience que toute l’habileté de leurs ennemis n’aurait pu tromper. Leur surveillance se poursuivit toutefois sans résultat apparent jusqu’au coucher de la lune, lorsqu’un trait pâle au-dessus de la cime des arbres, dans la courbe du fleuve, légèrement en aval, annonça l’aube.
Alors, pour la première fois, on vit Œil-de-Faucon bouger. Il rampa le long du rocher pour aller tirer Ducan de son lourd sommeil.
— Il est l’heure de se mettre en route, chuchota-t-il. Réveillez ces douces demoiselles et soyez prêts à monter dans le canoë quand je l’aurai amené au lieu d’embarquement.
— La nuit a-t-elle été tranquille ? demanda Heyward. Pour ma part, je crois que le sommeil a eu raison de ma vigilance.
— Tout est encore aussi calme que le milieu de la nuit. Soyez silencieux, mais rapide.
Duncan, maintenant complètement réveillé, alla immédiatement soulever le châle qui couvrait les deux femmes. À la suite de ce geste, Cora leva une main comme pour le repousser tandis qu’Alice murmurait de sa douce et gentille voix :
— Non, non, mon cher père, nous n’étions pas abandonnées ; Duncan était avec nous.
— Oui, chère innocente, chuchota le jeune homme. Duncan est là, et tant qu’il restera en vie et qu’un danger vous menacera, il ne vous fera jamais défaut. Cora ! Alice ! Réveillez-vous ! L’heure est venue de reprendre la route.
La réponse inattendue qu’il reçut fut un cri de terreur de la plus jeune des deux sœurs et la silhouette de l’aînée brusquement dressée devant lui, dans une expression de surprise horrifiée. Alors que les mots étaient encore sur les lèvres d’Heyward, une confusion de cris et de hurlements avait retenti telle que le sang qui coulait rapidement dans ses veines avait été stoppé net avant d’être refoulé vers son cœur. Pendant presque une minute, il sembla que les démons de l’enfer avaient pris possession de l’air autour d’eux et laissaient éclater leur fureur sauvage dans ces clameurs barbares. Les cris ne venaient d’aucune direction en particulier, bien qu’il fût évident qu’ils remplissaient les bois et, ainsi que les voyageurs terrifiés pouvaient facilement l’imaginer, les cavernes de la cataracte, les rochers, le lit du fleuve et l’air au-dessus d’eux. David se leva de toute sa hauteur au milieu de ce vacarme infernal, se bouchant les oreilles des deux mains et s’exclama :
— Mais d’où vient cette cacophonie ? L’enfer se serait-il déchaîné pour que les hommes produisent de tels sons ?
Les éclairs, aussitôt suivis des détonations d’une douzaine de fusils sur la rive opposée du fleuve, répondirent à cette imprudente exposition de sa personne, et le malheureux maître de chant s’écroula, inconscient, sur le rocher même où il avait si longtemps dormi. Les Mohicans répliquèrent hardiment par leurs propres cris aux hurlements effrayants de leurs ennemis, qui poussèrent une clameur de triomphe en voyant tomber Gamut. L’échange de coups de fusil fut vif et nourri, mais les guerriers de chaque camp étaient bien trop habiles pour laisser ne fût-ce qu’un bras exposé au tir ennemi. Pensant que la fuite était maintenant leur seul recours, Duncan tendit l’oreille avec une profonde angoisse, dans l’espoir d’entendre les coups de pagaie. Le fleuve coulait avec sa vitesse habituelle, mais le canoë n’était visible nulle part sur les eaux sombres. Il commençait à se demander si l’éclaireur ne les avait pas cruellement abandonnés lorsqu’une zébrure de feu partit du rocher situé sous lui et un cri déchirant, mêlé à un hurlement d’agonie, annonça que la balle, messagère de mort expédiée par l’arme fatale d’Œil-de-Faucon, avait trouvé sa victime. À la suite de cette riposte, les assaillants se retirèrent immédiatement et l’endroit redevint peu à peu aussi silencieux qu’il l’avait été avant le vacarme soudain.
Duncan profita du moment favorable pour se précipiter près du corps de Gamut et le porta à l’abri dans le passage étroit qui protégeait les deux sœurs. Une minute plus tard, le groupe tout entier se trouva réuni dans cette crevasse qui leur offrait une relative sécurité.
— Le pauvre diable a sauvé son scalp, dit Œil-de-Faucon en passant la main sur le crâne de David avec sang-froid. Mais il est la preuve que certains hommes naissent avec la langue trop bien pendue ! Il faut être fou pour montrer six pieds de chair et d’os sur un rocher à découvert devant ces sauvages en furie. Je m’étonne même qu’il ait pu s’en sortir vivant.
— Il n’est donc pas mort ? demanda Cora d’une voix dont les tons rauques trahissaient la lutte acharnée que livrait la terreur qu’elle ressentait naturellement à la fermeté qu’elle voulait afficher. Pouvons-nous venir en aide d’une manière quelconque à ce pauvre homme ?
— Non, non ! Il est toujours en vie et quand il aura dormi un moment, il reprendra conscience et il aura gagné en sagesse jusqu’à ce que son heure véritable arrive, répondit Œil-de-Faucon en jetant un regard oblique vers le corps inanimé tout en rechargeant son fusil avec une précision remarquable. Porte-le à l’intérieur, Uncas, et étends-le sur le sassafras. Plus il dormira longtemps, mieux ce sera pour lui, car je doute qu’il puisse trouver un abri suffisant sur ces rochers avec une telle carcasse, et chanter ne sera pas d’une grande utilité face aux Iroquois.
— Vous pensez donc qu’ils vont revenir à la charge ? demanda Heyward.
— Est-ce que j’espère qu’un loup affamé va satisfaire son appétit d’une seule bouchée ? Ils ont perdu un homme, et ils ont pour coutume de se retirer quand ils échouent dans leur attaque surprise et essuient une perte ; mais nous allons les voir à nouveau et ils vont essayer autre chose pour avoir raison de nous et s’emparer de nos scalps. Notre principal espoir, poursuivit-il en levant son visage rude, sur lequel passa juste à cet instant une ombre d’inquiétude comme un nuage chargé de pluie, c’est de tenir ce rocher jusqu’à ce que Munro nous envoie du renfort. Dieu fasse que ce soit rapidement et sous le commandement de quelqu’un qui connaisse les coutumes des Indiens !
— Vous avez entendu ce qui nous attend vraisemblablement, Cora, dit Duncan, et vous savez que nous avons tout à espérer de l’inquiétude de votre père à votre égard et de son expérience. Alors, venez avec Alice dans cette caverne où vous, au moins, serez à l’abri des tirs meurtriers de nos ennemis, et où vous pourrez apporter à notre infortuné compagnon le réconfort auquel vous incline votre nature compatissante.
Les deux sœurs le suivirent dans l’autre caverne où David commençait, par ses soupirs, à donner signe de vie, puis, recommandant le blessé à leurs bons soins, il se prépara immédiatement à les quitter.
— Duncan ! lança Cora d’une voix tremblante quand il eut atteint l’ouverture de la grotte.
Il se retourna et regarda la jeune femme dont les joues avaient pris une pâleur mortelle et dont la lèvre frémissait, tandis qu’elle le dévisageait avec un intérêt qui le rappela sur-le-champ à ses côtés.
— N’oubliez pas, Duncan, combien votre propre sécurité est nécessaire à la nôtre ; que le trésor sacré d’un père vous a été confié ; que beaucoup de choses dépendent de votre prudence et votre attention ; en un mot, ajouta-t-elle tandis que, trahissant son émotion, le sang lui remontait aux joues et empourprait jusqu’à ses tempes, n’oubliez pas combien vous êtes cher à tous ceux qui portent le nom de Munro.
— Si quelque chose était de nature à ajouter à l’amour méprisable que j’ai de la vie, ce serait ce doux rappel, dit Heyward, laissant inconsciemment son regard s’égarer en direction de la jeune silhouette d’Alice qui restait silencieuse. Notre honorable hôte vous dira qu’en tant que major du 60e, je me dois de prendre part à la bataille ; mais notre tâche sera aisée, il s’agit simplement de tenir en respect ces sauvages pendant quelques heures.
Sans attendre de réponse, il s’arracha à ce qui le retenait en présence des deux sœurs et retourna auprès de l’éclaireur et ses compagnons, toujours à l’abri, dans la cavité qui séparait les deux grottes. Au moment où il les rejoignit, Œil-de-Faucon était en train de dire :
— Crois-moi, Uncas, tu gaspilles ta poudre et le recul de ton arme gêne la précision de ton tir. Peu de poudre, un plomb léger et un long bras pour bien viser : avec tout cela, il est bien rare que l’on ne parvienne pas à arracher son cri de mort à un Mingo. En tout cas, c’est ce que je retiens de mon expérience avec ces créatures. Venez les amis, allons prendre position, car on ne sait jamais quand ni où un Maqua1 peut frapper.
En silence, les Indiens gagnèrent le poste qui leur avait été assigné, à savoir des anfractuosités dans le rocher d’où ils contrôlaient les approches au pied des chutes. Au centre de l’îlot, quelques petits pins rabougris avaient pris racine et formaient un fourré vers lequel Œil-de-Faucon se précipita avec l’agilité d’un cerf, suivi de l’énergique Duncan. Ils s’y retranchèrent aussi bien que l’emplacement le permettait, parmi les buissons et les fragments de pierre éparpillés çà et là. Au-dessus d’eux se trouvait un rocher arrondi et nu qui obligeait l’eau à le contourner et faire ses cabrioles de chaque côté avant de plonger dans l’abîme en dessous, ainsi qu’il a déjà été dit. Le jour s’était maintenant levé et les rives ne leur apparaissaient plus comme une silhouette confuse ; ils pouvaient voir dans les bois et distinguer nettement ce qu’il y avait sous la voûte des pins lugubres.
Suivit alors une longue surveillance inquiète, mais sans qu’ils puissent déceler le moindre signe d’une nouvelle attaque en préparation, et Duncan se prit à espérer que leur riposte avait été plus meurtrière qu’ils ne l’avaient supposé et que leurs ennemis avaient été définitivement repoussés. Quand il se hasarda à faire part de cette impression à son compagnon, Œil-de-Faucon secoua la tête d’un air incrédule avant de répondre :
— Si vous pensez qu’un Maqua s’avoue aussi facilement vaincu sans avoir obtenu un seul scalp, c’est que vous ne les connaissez pas. Ces bandits étaient au moins quarante à hurler ce matin, et ils savent trop bien qui nous sommes et combien nous sommes pour renoncer à leurs proies aussi rapidement. Chut ! Regardez dans l’eau juste au-dessus, là où elle se brise sur les rochers. Que le diable m’emporte si ces intrépides démons n’ont pas réussi à nager jusqu’au bord de la chute, et comble de malheur, ils ont atteint l’extrémité de l’île ! Silence, l’ami ! Restez caché ! Sinon votre chevelure pourrait disparaître de votre crâne en un coup de couteau.
Heyward leva la tête de son abri et observa ce qu’il considérait à juste titre comme un prodige d’audace et d’habileté. Le fleuve avait usé le bord de la roche tendre de manière à rendre la première chute moins abrupte et moins verticale qu’elle ne l’est généralement en de tels lieux. Sans autre repère que le bouillonnement de l’eau là où elle frappait l’extrémité de l’île, un groupe de leurs ennemis enragés s’étaient aventurés dans le courant, puis avaient nagé jusque-là, sachant que s’ils y parvenaient, ils auraient ensuite facilement accès à leurs futures victimes. À l’instant même où Œil-de-Faucon finissait sa phrase, quatre têtes d’hommes apparurent au-dessus de quelques troncs d’arbres entraînés par les flots, puis retenus et coincés par ces rochers nus, et dont la présence avait probablement suggéré aux assaillants de se lancer dans cette entreprise hasardeuse. Quelques secondes plus tard, une cinquième silhouette fut repérée en train de flotter au-dessus du bord verdâtre de la chute, à une petite distance de l’île. Le sauvage luttait de toutes ses forces pour gagner un endroit sûr, et, aidé par le mouvement de l’eau, il tendait déjà une main pour agripper celle d’un de ses compagnons lorsqu’il fut emporté par les tourbillons du courant, puis il sembla être porté en l’air, les bras levés, les yeux exorbités, et il retomba, plongeant brusquement dans cet abîme profond, au-dessus duquel il resta suspendu un instant. Un seul cri désespéré s’éleva de la caverne et tout redevint aussi silencieux qu’une tombe.
Le premier réflexe généreux de Duncan fut de se précipiter au secours de ce pauvre diable, mais il se sentit arrimé à sa place par la poigne de fer de l’inébranlable éclaireur.
— Voudriez-vous être responsable de notre mort certaine en disant aux Mingos où nous sommes ? demanda Œil-de-Faucon avec sévérité. C’est une charge de poudre économisée, et les munitions nous sont aussi précieuses que le souffle l’est au cerf poursuivi par la meute. Remplacez les amorces de vos pistolets – la vapeur des chutes peut humidifier le soufre – et tenez-vous prêt pour un combat rapproché tandis que je ferai feu au moment de l’assaut.
Il porta un doigt à sa bouche et émit un long sifflement aigu qui fut suivi d’une réponse en provenance des rochers gardés par les Mohicans. Duncan entrevit des têtes au-dessus des troncs éparpillés à l’instant où ce signal s’éleva dans l’air, mais elles disparurent aussi rapidement qu’il les avait vues émerger. Un léger bruissement attira son attention derrière lui et en se retournant, il vit Uncas à quelques pas de lui, en train de ramper dans sa direction. Œil-de-Faucon lui parla en delaware, puis le jeune chef prit position avec une prudence particulière et un sang-froid imperturbable. Pour Heyward, l’instant était plein de fébrilité et d’attente impatiente ; pourtant, l’éclaireur jugea utile de choisir cette occasion pour faire un discours à ses jeunes partenaires sur l’art de se servir d’armes à feu avec discernement :
— De toutes les armes, commença-t-il, le fusil à long canon bien rayé et en métal tendre est la plus dangereuse lorsqu’elle est entre des mains habiles, bien qu’elle exige un bras fort, un œil vif et une charge judicieusement calculée si l’on veut exploiter toutes ses qualités. Les armuriers ne réfléchissent pas assez sur leur métier quand ils fabriquent leurs fusils pour le petit gibier et leurs pistolets courts pour cavaliers…
Il fut interrompu par Uncas qui lui lança à voix basse son expressif :
— Hugh !
— Je les vois, mon garçon, je les vois ! poursuivit Œil-de-Faucon. Ils se rassemblent pour l’attaque, sinon ils garderaient leur dos sombre à l’abri des troncs d’arbres. Bien, qu’ils viennent, ajouta-t-il en examinant la pierre de son fusil. Celui qui mènera l’assaut est promis à une mort certaine, quand bien même il s’agirait de Montcalm en personne !
À ce moment précis, la forêt s’emplit d’une nouvelle explosion de cris, et à ce signal, quatre sauvages bondirent de derrière les troncs d’arbres. Heyward ressentit l’envie irrésistible de s’élancer à leur rencontre, tant l’inquiétude fiévreuse de l’instant était forte, mais il fut retenu par l’attitude posée de l’éclaireur et d’Uncas. Lorsque leurs ennemis, sautant par-dessus les rochers qui les séparaient, faisant des bonds démesurés tout en poussant des hurlements terribles, ne furent plus qu’à quelques dizaines de pas, le fusil d’Œil-de-Faucon se leva lentement au milieu des buissons, puis il cracha sa charge fatale. Le premier Indien fit une cabriole comme un cerf touché en pleine course et s’écroula la tête la première parmi les crevasses de l’île.
— Maintenant, Uncas ! s’écria l’éclaireur en sortant son long couteau tandis que ses yeux vifs étincelaient d’ardeur. Vise le dernier de ces diables hurleurs, nous nous occuperons des deux autres.
Son ordre fut exécuté, et il ne leur restait plus que deux ennemis à vaincre. Heyward avait donné un de ses pistolets à Œil-de-Faucon et ensemble ils s’élancèrent dans une petite pente en direction de leurs assaillants ; ils firent feu en même temps, mais sans plus de succès l’un que l’autre.
— Je le savais ! C’est bien ce que je disais ! marmonna l’éclaireur, et, avec un profond dédain, il jeta dans la cataracte la petite arme décriée. Venez, immondes chiens de l’enfer ! C’est un homme au sang pur que vous affrontez !
Il avait à peine prononcé ces paroles qu’il se retrouvait face à face avec un sauvage d’une stature gigantesque et à la mine féroce. Au même moment, Duncan engageait lui aussi un combat similaire au corps-à-corps avec l’autre ennemi. Œil-de-Faucon saisit la main de son adversaire qui tenait le dangereux couteau tandis que son opposant en faisait autant avec une égale adresse. Pendant près d’une minute, ils restèrent ainsi, les yeux dans les yeux, faisant appel à toutes leurs forces afin de prendre le dessus. Finalement, les muscles endurcis de l’homme blanc l’emportèrent sur ceux de l’Indien, moins aguerris. Le bras du Mingo céda peu à peu sous la pression croissante de l’éclaireur qui, arrachant soudainement sa main armée de l’étreinte de son ennemi, lui enfonça la lame tranchante dans la poitrine nue, en plein cœur. Heyward, pendant ce temps, avait été entraîné dans un affrontement plus hasardeux. La fine lame de son épée avait été brisée dès le premier assaut. Comme il était démuni de tout autre moyen de défense, sa vie ne dépendait plus désormais que de sa seule force physique et sa détermination. S’il ne manquait ni de l’une ni de l’autre de ces qualités, il avait affaire à un adversaire qui était en tout son égal. Heureusement, il réussit rapidement à désarmer le sauvage dont le couteau tomba sur le rocher à leurs pieds. Commença alors une lutte féroce où chacun essayait de projeter l’autre au fond de l’abîme vertigineux, dans une caverne voisine des chutes. Chaque effort les rapprochait du gouffre et Duncan comprit qu’il fallait à tout prix porter le coup décisif. Chacun des deux combattants jeta toutes ses forces dans ce choc et ils se retrouvèrent tous les deux en train de vaciller au bord du précipice. Heyward sentit le sauvage lui empoigner la gorge et il le vit lui sourire d’un air sinistre, savourant la vengeance qui consistait à emmener son ennemi dans sa chute pour lui faire subir un sort similaire au sien. Le jeune officier se rendit compte que son corps cédait lentement devant une force irrésistible et, brièvement, éprouva l’angoisse d’un tel moment dans toute son horreur. En cet instant d’extrême danger, une main à la peau sombre tenant une lame étincelante apparut devant lui ; l’Indien relâcha son étreinte pendant que des flots de sang jaillissaient autour des tendons sectionnés de son poignet, et tandis que Duncan était tiré en arrière par le bras providentiel d’Uncas, son regard fasciné restait fixé sur le visage féroce et déçu de son ennemi qui bascula tout à coup et disparut irrémédiablement dans l’abîme.
— À couvert ! À couvert ! s’écria Œil-de-Faucon, qui venait de se débarrasser de son ennemi. À couvert ! Protégez-vous ! Le travail n’est qu’à moitié terminé !
Le jeune Mohican poussa un cri de triomphe et, suivi de Duncan, il remonta la déclivité qu’ils avaient descendue pour se battre et gagnèrent l’abri des rochers et des buissons.
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1 On aura remarqué qu’Œil-de-Faucon utilise différents noms pour désigner ses ennemis. Mingo et Maqua sont des termes de mépris, tandis qu’Iroquois est le nom donné par les Français. Les Indiens se servent rarement des mêmes noms lorsque différentes tribus viennent à parler l’une de l’autre.