ENTRE les beuveries et les gueules de bois, Trahearne et moi mîmes deux jours pour gagner Bakersfield, mais nous étions sobres et ne souffrions pas trop lorsque nous roulâmes du motel au bar du père de Betty Sue – ce qui était une bonne chose, parce que le lieu qu’il tenait avait tout du combiné salle de danse plus bar dans lequel nul ne pourrait souhaiter entrer sans avoir toute sa tête. Le fronton promettait de la danse tous les soirs sur les musiques de Jimmy Joe Flowers and the Pickers, et le bar, bâtiment carré en parpaings posé au milieu d’un parking, promettait tous les ennuis que vous vous sentiez capable d’affronter. Comme il était tôt, cependant, nous entrâmes avec la foule du coup de feu de midi : deux soudeurs et un représentant de commerce en mal de bières et de Slim Jim. Le barman de jour me dit que M. Flowers arrivait d’ordinaire vers 1 h 30 de l’après-midi, et comme de juste, à deux heures pétantes, ses bottes en peau d’autruche résonnèrent sur le parquet de l’entrée. La peau d’autruche fait un très joli cuir de bottes – si l’on aime bien cette impression qu’il donne que l’animal vient de périr d’une brusque poussée d’acné létale – et elle était assortie au costume sport bordeaux de coupe western en tricot à mailles doubles de Flowers, costume lui-même assorti à la femme qui le suivait.
Flowers ne fut que sourires et joyeux serrements de mains jusqu’à ce que je lui montre ma licence et lui dise ce que je voulais. Là, il fronça les sourcils et invita sa secrétaire à le suivre dans le placard qui lui servait de bureau. Voyant que je ne les suivais pas, il en ressortit et m’invita à y entrer moi aussi d’un geste impatient. Il me dit qu’il avait quelque chose à me dire. Quelque chose d’assez long.
— L’espèce de petite salope ingrate, dit-il en frappant du plat de la main le frêle plateau de son bureau. Je n’aurais jamais pensé que la chair de ma chair pourrait un jour virer hippie, vous savez. Pas un seul instant. C’est vrai, quoi, j’aime bien voir les jeunes s’amuser, mais ils doivent bosser pour ça, et vous savez, j’ai perdu un garçon là-bas au Vietnam, et j’aurais pu y perdre l’autre, sauf qu’il avait un problème au genou, et j’ai eu à peine le temps de me retourner que voilà ma fille qui s’en va se transformer en satanée hippie. C’est vrai, quoi, d’abord j’apprends qu’elle a quitté l’école sans même passer ses examens – et vous savez combien c’est important, de nos jours, l’éducation – et puis voilà que je me retrouve, moi, son père qui l’aime, vous savez, voilà que je me retrouve comme ça sans la moindre nouvelle, rien du tout, pas un mot, pendant quatre, peut-être bien cinq longues années, et puis un soir elle m’appelle, en P.C.V., hein, et elle me réveille alors que je dors comme une souche. (Il se tut pour lever les yeux vers sa secrétaire.) Tu t’en souviens, pas vrai, chérie ? lui dit-il (puis elle tendit le bras pour caresser sa joue fraîchement rasée, talquée, comme si l’effort de se réveiller avait tout simplement été plus qu’il n’en pouvait supporter).
“Et vous savez ce qu’elle me demande ? reprit-il brusquement. (Il ne me laissa pas le temps de répondre.) De l’argent, nom de Dieu, elle me demande de l’argent pour pouvoir se tirer de cette foutue communauté pouilleuse où elle s’était terrée comme une bête. (Il se tut le temps de faire non de la tête.) Et vous savez ce que je lui ai dit ? (Je ne bougeai pas d’un cil.) Je lui ai dit que je ne lui avais pas donné la queue d’un seul dollar pour qu’elle se fiche dans le pétrin, et que je ne comptais pas lui donner le moindre foutu cent pour qu’elle s’en sorte. Non mais bon sang, et quoi encore ? Vous voyez ce que je veux dire.
Même s’il savait autre chose, le père de Betty Sue ne me le dirait pas, alors je n’avais pas besoin de faire le gentil juste pour la galerie.
— Vous voulez dire qu’en plus ces pouilleux de hippies se bourraient sans doute le pif de drogues, dis-je.
— Vous avez la langue bien pendue, l’ami, dit-il. (Ses yeux étaient aussi plats qu’une bière servie la veille. Puis il sourit, seulement avec sa bouche.) Mais ça me va, parce que vous devez aussi avoir la tête sacrément bien pendue pour venir me trouver ici et me dire ça.
— Peggy Bain m’a renseigné, dis-je pour ne pas qu’il me croie trop futé.
Flowers poussa un long soupir, comme si cette conversation était la corvée la plus éreintante qu’il eût subie depuis des années. Sa secrétaire lui tapota une nouvelle fois l’épaule.
— Pense à ton cœur, chéri, murmura-t-elle.
Elle aussi, elle s’était habillée pour l’occasion, mais l’idée qu’elle se faisait du petit jouet sexuel évoquait plus un truc que le matou chasseur vient de rapporter à la maison.
— La plupart des drogues rendent con, me dit-il sur le ton du sermon, mais la cocaïne est la drogue des malins. Il faut être malin pour savoir la goûter, et riche pour pouvoir se l’offrir.
— Dans mon métier, on a besoin d’avoir toute sa tête, dis-je, alors je n’y connais rien en drogues.
— Je vois ça, dit-il avec mépris. Combien Rosie vous paie-t-elle pour cette chasse aux chimères ?
— Beaucoup trop peu, dis-je, espérant l’insulter.
— Elle qu’était si radine, dit-il sans relever mon ton agressif. Foutue vieille bonne femme.
— C’est vrai que son bar n’est pas aussi flambant que le vôtre, dis-je. Vous avez dû faire des étincelles dans la vente d’ustensiles en alu.
— Ça vous dirait que je vous repende votre langue de l’autre côté de votre tête, l’ami ? dit-il d’une voix douce. Ou bien que je vous fracasse votre rotule droite ?
— Faudrait que vous trouviez de l’aide, répondis-je stupidement.
— Il me suffit de claquer des doigts, dit-il en levant la main. Voyez ce que je veux dire ?
— Vous avez des amis bien placés, c’est ça ?
— On peut dire ça comme ça.
— Qu’est-ce qu’un gentil garçon comme vous fabrique avec des amis comme ça ? demandai-je d’un ton affable.
— Il gagne sa vie, dit-il.
— D’accord, dis-je. Désolé.
— Vous laissez pas cogner le cul par la porte en sortant, dit-il.
— Mes amitiés à la famille, dis-je en m’en allant.
Il bluffait peut-être, mais je n’avais pas envie de m’en assurer. Je me dépêchai de sortir, et Trahearne en fut ravi.
— Cet endroit me file la chair de poule, dit-il alors que nous marchions vers la voiture.
— À moi aussi, dis-je, et je lui expliquai pourquoi.
COMME j’avais besoin de temps pour réfléchir au cas de Betty Sue Flowers, et comme Trahearne exigeait quelques jours de folie restauratrice, nous mîmes directement le cap sur San Francisco, et il nous prit une suite à l’hôtel St. Francis.
Un peu de temps pour réfléchir et se remettre sur pied. Cigarettes, whiskey et filles sauvages, vraiment sauvages. D’abord il y eut une fille du genre commercial qui passa son temps à me bassiner à propos de son psy, de sorte que je simulai un orgasme et allai me cacher dans la douche jusqu’à ce qu’elle s’en retourne à ses affaires. Puis il y eut une poétesse, vieille amie de Trahearne, qui était si méchante qu’elle me fit me dépêcher sous l’emprise de la peur. La planque dans la douche ne servit à rien. Elle m’y rejoignit et me servit un interminable sermon sur ma responsabilité à l’égard des femmes en général et d’elle en particulier. Quelque part dans les brumes de l’ivresse, Trahearne passa par-dessus le garde-corps du bar en mezzanine et s’écrasa sur un hévéa en pot, au grand dam de la direction. Dans des circonstances troubles, je percutai l’arrière d’un cable car avec l’avant de sa décapotable. Personne ne fut blessé, mais je dus essuyer une mousson d’injures pour avoir essayé de détruire un monument national. Le conducteur et ses passagers se comportèrent comme si j’avais écrabouillé une religieuse. Le pire qui nous arriva, cependant, fut que Fireball s’enticha de porter un collier en strass et de boire de la bière japonaise.
Un après-midi, cela cessa enfin. Fireball buvait de l’eau dans la cuvette des toilettes, une blonde nue portant des bottines rouges dormait sur le canapé dans une position hautement évocatrice, et notre suite puait comme un tripot du Tenderloin1.
— C’est pas une vie pour un adulte, déclara Trahearne en me réveillant. Rentrons à la maison, dit-il.
— La maison, c’est l’endroit où on reste le temps de soigner sa cuite, dis-je.
— Il nous faut plus d’action, petit. Et moins de prêchi-prêcha de cul-terreux minable, grommela-t-il en concentrant toute son attention sur la stabilité de son port de tête.
Lorsqu’il avait décidé de rentrer, Trahearne n’était pas du genre à patienter pour quoi que ce soit. Pas même pour qu’on réveille la blonde. Il râla à cause du temps que je pris pour faire ma valise, puis il geignit tout au long du trajet vers Sonoma à cause du détour que je faisais pour passer chez Rosie, lui rendre son chien, prendre une barre de tractage et récupérer mon El Camino. Mais la femme qui tenait le bar était une inconnue. Elle me dit que Rosie dormait dans sa caravane, et que je ne devais pas la déranger. Mais je n’avais pas le choix.
Rosie vint ouvrir après que Fireball et moi eûmes passé plusieurs minutes debout sur le marchepied de sa porte d’entrée. Elle s’était hâtivement drapée dans un peignoir de bain en chenille couleur violet délavé, les cheveux emmêlés de sommeil et de sueur. Fireball me donna une bourrade pour entrer le premier et trottina vers l’arrière de la caravane, d’où provenaient des bruits de ronflement masculin.
— Bon Dieu mais qu’est-ce que c’est que ce truc qu’il a au cou ? demanda-t-elle d’un air absolument pas ravi de me voir. Vous auriez dû appeler, me laisser le temps de faire un petit peu de ménage, ajouta-t-elle.
— Désolé, dis-je, mais j’ignorais que nous allions venir il y a encore quelques minutes de ça.
— Vous avez fait la foire, hein ?
— On s’est amusés à peu près autant qu’il est humainement viable de le faire, dis-je.
— Vous avez trouvé mon bébé ? demanda-t-elle.
Je fis non de la tête et baissai les yeux. Rosie tenta de cacher ses longs ongles d’orteils jaunes et crochus, d’abord avec un pied, puis avec l’autre. Je relevai les yeux.
— Des pistes, peut-être ? demanda-t-elle.
— Une rumeur, dis-je, selon laquelle elle a vécu là-haut dans l’Oregon il y a six ou sept ans.
— Qui vous a dit ça ? dit-elle d’un air surpris.
— Son père.
— Vous avez parlé à cet enfoiré de bon à rien ? demanda-t-elle.
— À peu près aussi longtemps que j’ai pu, dis-je.
— Comment va-t-il ?
— Il a son propre groupe, dis-je, et un lieu où se produire.
— Quelqu’un doit sûrement le faire tourner pour lui, dit-elle.
— Il a une secrétaire, dis-je.
— Nan, c’est pas possible, dit Rosie. Jimmy Joe a toujours eu une peur bleue des femmes intelligentes. Il aurait peut-être aimé Betty Sue si elle n’avait pas été aussi maligne.
— Peut-être, dis-je. Écoutez, étant donné que je rentre bredouille, je vais vous rendre votre argent.
Je tentai de lui donner une petite liasse de billets.
— Certainement pas, dit-elle.
— Si, prenez.
— Vous l’avez mérité.
— D’accord, dis-je, je m’arrêterai dans l’Oregon sur le chemin du retour et j’essaierai d’en savoir un peu plus. (Ce qui était exactement ce que je n’avais pas envie de faire. Je ne voulais plus chercher, je ne voulais pas tomber, nulle part, sur d’autres lambeaux de Betty Sue Flowers.) Si je trouve quoi que ce soit, je vous appelle.
— C’est très gentil, dit-elle, mais vous avez déjà travaillé plus que ce que je vous ai payé.
Au fond du couloir de l’autre côté du salon, des grincements de ressorts et une bordée de jurons emplirent l’air. Fireball avait rejoint le monsieur dans le lit, et le monsieur n’avait pas apprécié. Rosie eut l’air gêné, puis se retourna pour faire taire l’homme. Ce faisant, elle dévoila un poster de Johnny Cash grandeur nature punaisé sur le mur derrière elle. Puis elle fixa de nouveau le regard sur moi.
— Vous avez travaillé plus que ce que je vous ai payé, pas vrai ?
— Je vous avais dit que c’était du gaspillage d’argent, dis-je.
— C’est le mien, je le gaspille si je veux, dit-elle, et merci pour vos efforts. Quoi que vous trouviez dans l’Oregon, appelez-moi – en P.C.V., hein. Et si vous repassez dans le coin un jour, vous savez où venir boire même si vous êtes fauché.
— C’est le paradis, on dirait.
Rosie sourit.
— Vous ramenez la voiture du grand costaud ? dit-elle en donnant un petit coup de menton vers la Cadillac de Trahearne, dans mon dos, déjà accrochée à la barre de remorquage et à mon El Camino.
— La voiture, et aussi le grand costaud, dis-je.
— C’est quoi le problème ? Il ne sait pas conduire ?
— Il ne sait même pas marcher, dis-je.
— Ça doit être chouette, murmura Rosie.
— Quoi donc ?
— D’avoir assez d’argent pour engager quelqu’un pour vous remorquer un peu partout, dit-elle.
— Je n’en sais rien, reconnus-je.
Puis, alors que Rosie et moi échangions nos adieux, un homme chauve et poilu, ventre à bière flasque couvrant son caleçon lâche, entra dans le tableau pour exiger de la bière fraîche, des œufs brouillés et du vrai grand amour. Rosie me proposa de rester déjeuner en m’offrant un regard qui me suppliait de partir, alors je partis. Je devais de toute façon raccompagner Trahearne chez lui.
TRAHEARNE avait bâti sa réputation littéraire sur six recueils de poèmes unanimement acclamés, dont deux avaient été sélectionnés pour des prix nationaux, mais il avait bâti sa fortune sur trois romans, le premier publié en 1950, le deuxième en 1959 et le troisième en 1971. Je les avais lus tous les trois, et bien qu’ils se passaient dans des lieux différents avec des personnages différents, je les confondais toujours dans mon esprit. Le premier, La Dernière Patrouille, se déroulait dans une île quelconque du Pacifique pendant la dernière semaine de la Seconde Guerre mondiale. Une escouade de Marines est envoyée derrière les lignes japonaises pour faire sauter un pont stratégique. Avant de se mettre en marche, cependant, ils reçoivent un message radio les informant que la guerre est finie, mais le jeune lieutenant qui dirige la patrouille garde cette information pour lui. Lorsqu’ils arrivent au pont, ils se trouvent face à des soldats japonais malades et affamés qui se ruent vers eux pour se rendre, et les Marines les massacrent. Pendant cette fusillade unilatérale, le jeune lieutenant se prend une balle dans la poitrine ; agonisant, il révèle la vérité à ses hommes puis il éclate de rire, heureux de mourir avant la fin des combats. La guerre est finie, dit-il, et la paix s’annonce réellement infernale.
Dans le deuxième roman, À la dérive, les survivants d’un accident de plaisance, à la dérive sur un petit radeau, se donnent beaucoup de mal pour échapper à leurs sauveteurs. Un des survivants, scénariste à Hollywood, persuade les autres que réussir à survivre sans aide extérieure a plus de valeur que la survie elle-même. Vers la fin du roman, je m’attendais à ce qu’ils se fassent manger par une baleine, mais seul le scénariste trouve la mort en sautant dans la gueule d’un requin, avec pour seul regret de ne pas avoir eu le temps de déclamer une oraison funèbre.
Dans le troisième, À contre-courant, un dramaturge alcoolique et son fils pacifiste se liguent pour se lancer dans une horrible vengeance contre un groupe de chasseurs de cerfs qui a accidentellement tué la femme de l’un et mère de l’autre. Lorsque le dernier des chasseurs meurt dans un piège à ours, le père et le fils ignorent toujours quel membre du groupe a effectivement tué la femme, et ils ne veulent même pas le savoir, saisis comme ils le sont par l’amour qu’ils éprouvent pour cette justice sauvage. Le fils s’engage dans l’armée pour partir au Vietnam et le père cesse de boire pour écrire une formidable pièce de théâtre à propos de l’amour.
Ces trois romans furent tous des best-sellers, donnèrent tous lieu à des films à succès, et furent tous bien accueillis par la critique – peut-être grâce à la réputation dont Trahearne jouissait en tant que poète. Mais à mon humble avis, ces livres n’étaient que des honnêtes travaux de pisse-copie surchargés d’allusions et de symboles littéraires. Beaucoup de poudre aux yeux autour d’un peu de merde, avait dit un critique désabusé. Les personnages masculins, méchants et pleutres compris, s’accrochent tous à un code de conduite machiste tellement primaire que même un truand illettré appartenant à un gang de pachucos des quartiers est de Los Angeles pourrait le comprendre du premier coup. Les personnages féminins se résument à être des accessoires, des éléments de paysage et des victimes. Et les histoires sont toutes les trois invraisemblables. Mais Trahearne avait trouvé sa niche et l’avait exploitée comme si c’était le gros filon de la mine et non pas juste une petite veine secondaire. Il avait gagné beaucoup d’argent, à l’époque où l’argent avait encore un peu de réalité.
Mais peut-être n’avait-il pas d’autre choix. À son retour de la guerre, il avait constaté que sa mère avait fait fortune grâce à deux romans sur les aventures tendres, touchantes et drôles d’une jeune veuve et de son tout jeune fils, alors qu’elle trime pour gagner sa vie comme institutrice dans une petite école à classe unique de l’ouest du Montana. Comme le disait Trahearne, elle s’était fait un million de dollars et puis elle n’avait plus jamais écrit. Et elle avait tout inventé, n’ayant enseigné à Cauldron Springs qu’une seule année avant de tomber enceinte et de se faire renvoyer. Et il me dit aussi qu’elle ne s’était pas donné la peine d’écrire le meilleur roman du monde, mais s’était contentée de le vivre. Lorsque l’argent s’était mis à affluer, elle avait quitté Seattle pour revenir à Cauldron Springs, où elle avait acheté les sources chaudes, l’hôtel et l’essentiel de la ville, qu’elle avait fait vivre pendant les années de vaches maigres, quand les thermes chauds n’étaient plus à la mode et que les fluctuations des cours du marché aux bestiaux avaient ruiné tous les ranchers. Elle n’adressa jamais le moindre mot méchant à qui que ce soit, ne mentionna jamais le fait que cette petite ville l’avait expulsée. Elle se contenta de vivre dans sa maison au sommet de la colline, à sourire gentiment en regardant de haut les gens de la ville la regarder d’en bas.
Avec ses premiers dollars, Trahearne s’était fait construire une maison juste en face de la sienne, sur l’autre berge de la petite rivière, et en dehors de quelques rares séjours en Europe et autres séminaires donnés en tant qu’écrivain invité dans telle ou telle université, il n’avait jamais vécu ailleurs que là, mais n’avait jamais non plus écrit le moindre poème ayant pour cadre un quelconque lieu situé à moins de cent kilomètres de Cauldron Springs. Il écrivait sur ce qu’il voyait lors de ses errances d’ivrognerie. Il écrivait sur la route, les petites villes dont l’avenir s’était fait prendre en otage par le tracé des voies express, sur les barmaids de restaurants routiers dont l’espoir le plus cher était d’aller vivre à Omaha ou à Cheyenne, sur des passés qui s’attardaient comme des fantômes indésirables, sur ces bars où les rares survivants d’une catastrophe mal comprise se retrouvaient pour river leurs yeux vides sur des photos jaunies et poussiéreuses d’eux-mêmes, pour plonger leurs regards mats dans le liquide sépia qu’ils avaient dans leurs verres. Mais il n’écrivait jamais sur son lieu de résidence. Alors que je l’y raccompagnais, j’eus beaucoup trop de temps pour ruminer en pensant à tous les fugitifs.
MON El Camino était une caisse bâtarde : moitié berline, moitié pick-up – idée à moitié folle née à Detroit pour faire plaisir aux cow-boys de drugstore fainéants qui veulent rouler en pick-up sans rouler en pick-up – et je l’adorais. Le jeune Indien de Ronan qui l’avait commandé l’avait aménagé de manière à pouvoir suivre le circuit de rodéo en tant que cavalier spécialiste de l’épreuve de capture du veau au lasso, ce qui impliquait beaucoup de trajets à grande vitesse avec une remorque lourde. Le gars s’était lassé des rodéos et de payer ses traites. C’est moi qui fus chargé de procéder à la saisie de son véhicule : je le rapportai au vendeur, qui me le céda pour un bon prix. C’était une vraie beauté, rouge pompier avec un toit en vinyle noir et une jolie capote sur le plateau arrière, tout en chrome et design, mais il était aussi équipé d’amortisseurs de compétition, d’une boîte à quatre vitesses et d’un moteur trafiqué de 7 500 cm3 tapi sous le capot. C’était un véritable monstre, capable de faire bouffer de la poussière à une Corvette en ligne droite ou de doubler une Porsche Carrera dans un virage, et je conservais comme une relique une amende attestant officiellement qu’il s’était fait piéger par un radar du Dakota du Sud à la vitesse de 220 km/h. Évidemment, il consommait dans les trente litres aux cent, et même la Lloyd’s de Londres refusait de l’assurer, mais avec la CB, le détecteur de radars et un bon flacon d’amphétamines, même un enfant aurait pu tracter la barge de Trahearne pied au plancher, et je brûlai l’asphalte de la grand-route.
Nous atteignîmes Lovelock, dans le Nevada, avant que Trahearne ne se réveille de sa petite sieste. Lorsque je m’arrêtai pour faire le plein dans une station-service, il vint me rejoindre à l’avant du pick-up. En dehors des gargouillis que produisaient les rasades de Wild Turkey qu’il prenait de temps à autre, il resta silencieux jusqu’à Elko.
— Je suis fatigué, dit-il, et j’ai mal au cul. Arrêtons-nous pour dormir.
— Vous pourriez retourner dormir sur la banquette de votre voiture, dis-je. J’ai tellement d’amphétamines dans l’organisme que même si vous m’assommiez je ne dormirais pas.
— Je n’y suis pour rien, dit-il. Arrêtons-nous.
— Je croyais que vous étiez pressé de rentrer à la maison.
— Écoute, petit, c’est moi qui régale, là, alors si je dis qu’on s’arrête, on s’arrête, point final, dit-il.
— Je vois, dis-je. Avec vous, je passe en une seconde de meilleur ami de beuverie à esclave corvéable à l’envie.
Je m’arrêtai dans une station-service fermée et descendis du pick-up.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-il.
Puis il me suivit derrière mon véhicule et répéta sa question.
— Je détache votre putain de péniche, dis-je en grognant et en m’échinant sur les boulons d’attache de la barre de remorquage. Vous n’avez qu’à rentrer chez vous tout seul, vieille branche. Vous pourrez rouler à votre guise, faire des étapes quand ça vous chante. Je démissionne.
Ça lui prit un peu de temps, mais il finit par le dire :
— Ça va, je suis désolé. Et tu sais quoi ? Je n’ai même plus sommeil.
— Vous êtes sûr ?
— Ouais.
— Vous n’allez pas changer d’avis ?
— Non, dit-il. Et je suis désolé. L’argent peut rendre les gens stupides, tu sais.
— Je ne le sais pas encore, dis-je. Je crois que j’en saurai un peu plus quand votre ex-femme m’aura payé.
Trahearne rit et me sortit une bière de la glacière.
— Il faut que tu apprennes à te détendre, dit-il. À lâcher prise.
— Ce n’est pas moi qui ai voulu qu’on s’arrête, lui rappelai-je.
Il rit de nouveau, et nous reprîmes la route.
AU sud d’Arco, alors que je regardais les phares des voitures filer à travers les broussailles et les buissons de sauge de la plaine désertique, Trahearne se réveilla de nouveau et voulut savoir ce que le père de Betty Sue m’avait dit.
— J’ai essayé de vous le dire sur notre trajet de retour vers San Francisco, dis-je, mais vous ne vouliez parler que de cette poétesse dont j’allais tomber amoureux.
— Elle est méchante, fils, mais elle est pleine de vie, dit-il. (Puis il lâcha un petit rire.) Elle t’en a fait baver, hein ?
— On peut dire ça.
— Tu n’aimes pas trop les femmes méchantes, si ? dit-il.
— Et vous ?
— Parfois, murmura-t-il, parfois ça aide.
— Ça aide à quoi ?
— Ça m’aide à oublier que je nage dans une comédie absurde que j’ai déjà jouée trop souvent, dit-il doucement, avec trop de femmes, dans trop d’endroits miteux.
— Sacré changement de disque, dis-je.
— Ouais, dit-il sans autre explication. Est-ce que son père savait où elle était allée, dans l’Oregon ?
— Non. Et s’il l’avait su il ne me l’aurait pas dit.
— Je m’étais plus ou moins figuré que tu irais voir là-haut, dit-il.
— J’y ai pensé, reconnus-je. Et puis j’ai préféré vous ramener d’abord chez vous. J’irai la semaine prochaine.
— Tu te donnes beaucoup de mal pour la rechercher, cette fille, dit-il.
— Je travaille à gagner mon petit coin de paradis, dis-je. Rosie m’a promis un mois de bière fraîche à volonté la prochaine fois que je passe par Sonoma.
— Arrête tes salades, dit-il. Cette fille t’obsède.
— Peut-être, dis-je.
Puis nous passâmes devant un panneau nous informant de la distance qui nous séparait du Craters of the Moon National Monument.
— Au fait, dis-je pour changer de sujet. On a sauté la même pute au Cottontail, vous savez.
— Qu’est-ce qui t’a pris de faire ça ? demanda-t-il.
— Je m’étais dit que ça pourrait m’ouvrir des pistes.
— Bordel de Dieu, dit-il, pas étonnant que tu sois aussi cynique. Tu n’es qu’un foutu enfoiré de mystique qui essaie de se cacher. (Il se tut un instant.) Elle t’a dit quelque chose ? demanda-t-il d’un air nerveux.
— Elle a émis des doutes quant à la véracité de notre conquête de la lune, dis-je, mais elle n’a rien dit d’autre.
— Les femmes sont comme ça, fils. Soit trop faciles soit trop dures à berner, dit-il.
Il soupira. Je ne lui demandai pas de m’expliquer ce qu’il avait voulu dire. Je me contentai de rouler vers le sombre chaos des crêtes qui se dressaient au-delà du désert, en essayant de repousser Betty Sue Flowers tout au fond de mon cerveau avec l’aimable assistance du whiskey de Trahearne.
MALGRÉ une douce ivresse, je parvins à ramener Trahearne chez lui vers minuit le lendemain. Sa maison était une longue étendue basse de bois et de pierre posée sur un demi sous-sol ouvert sur le versant d’une petite colline. Lorsque nous nous garâmes, je vis la silhouette d’une femme dans l’embrasure de la porte d’entrée, épaule contre le chambranle, bras et chevilles croisés en posture de patience comme si elle nous attendait là depuis des jours, debout, comme une veuve de marin le regard perdu et fixe sur l’océan, la tempête, la nuit.
— Me revoilà chez moi, dit Trahearne. À chaque fois que je reviens, je m’étonne moi-même d’avoir réussi à revenir en vie. Je n’arrête pas de me dire que je mourrai sur la route. Mais il faut croire que je suis peut-être finalement condamné à mourir dans mon lit.
— Je comprends ça, dis-je.
— Tu restes pour la nuit, cela va sans dire, dit-il.
— Si c’est pour assister à une grosse querelle domestique, dis-je, j’aimerais autant rentrer directement à Meriwether.
Trahearne lâcha un éclat de rire sonore qui brisa l’atmosphère feutrée de l’habitacle et dit :
— Ne t’inquiète pas. Melinda est une sainte. Elle me pardonne avant même que je trébuche. Allez, entrons et trinquons à notre retour. (Puis il me donna une tape sur l’épaule et descendit du pick-up en criant :) Du whiskey ! Ma femme !
Sa voix puissante résonna dans la petite vallée. De l’autre côté de la rivière, dans la maison de sa mère, une fenêtre s’alluma à l’étage, et la tache sombre d’une tête de femme vint s’y encadrer.
— Dans quel ordre ? demanda la femme à la porte d’entrée d’une voix douce, sans aucune pointe d’accent ni même trace de rancœur.
— On s’en fout, de l’ordre, répondit Trahearne en criant. Mon amour, c’est le moment de fêter le marin revenu de la mer, le chasseur de retour de la montagne.
— À cheval sur son cliché, ou croulant sous son poids ? demanda-t-elle d’une voix enjouée.
Le grand homme hissait péniblement son imposante carcasse sur l’escalier de la terrasse en teck ; derrière lui, je portais ses valises et mon sac comme un fidèle sherpa indigène.
— C’est qui, cet homme qui te suit ? demanda sa femme. Gunga Din2 ?
— Gunga Din, active un peu, espèce de sale porc, sahib a besoin d’eau pour son whiskey, dit-il en revenant vers moi pour m’aider à porter les bagages.
— Merci, dis-je en m’arrêtant sur le perron le temps de laisser passer mon tremblement de jambes induit par les amphétamines.
Trahearne et sa femme s’embrassèrent devant la porte, puis elle lui murmura un grand fou attendri et ils entrèrent dans la maison. Dans le silence, la rivière murmurait sur son lit rocailleux, et le visage à la fenêtre de la maison d’en face semblait avoir le regard fixé sur moi. Je gravis la petite volée de marches en me sentant coupable de fuir.
Le temps que j’arrive à la porte d’entrée, qui donnait directement sur un salon aussi grand qu’une maison, Trahearne s’était effondré dans un immense fauteuil en cuir, jambes étendues posées sur la table basse. Debout derrière un petit bar, sa femme faisait tinter des glaçons. Au bout du salon, dans une cheminée suffisamment vaste pour faire rôtir un minibus Volkswagen, trois bûches d’un mètre vingt de long combattaient la fraîcheur des montagnes en crépitant gaiement. D’où je me trouvais, cela ressemblait à un petit feu douillet.
— Je vous sers quelque chose, monsieur Sughrue ? demanda la femme de Trahearne.
— Une bière, si vous avez, dis-je.
Elle décapsula une bouteille, la vida dans une chope en grès, puis vint vers nous pour nous servir, d’abord Trahearne et ensuite moi.
— J’ai bien peur que Trahearne ait moins de manières qu’un roc, dit-elle en me donnant ma chope. Je suis Melinda Trahearne. (Elle me tendit une main rude, que je serrai en me présentant à mon tour.) Faites comme chez vous, dit-elle avec un grand sourire. Détendez-vous les jambes et réveillez vos fesses autant que vous voulez, puis prenez un fauteuil.
— Merci, dis-je tandis qu’elle retournait vers Trahearne.
Je restai donc debout comme un nigaud tandis qu’elle s’asseyait sur l’accoudoir du fauteuil de Trahearne pour caresser avec tendresse ses cheveux clairsemés. Elle était si ouvertement heureuse de le voir de retour que je fis de mon mieux pour regarder ailleurs, pour ne pas entendre les murmures de bienvenue qu’elle lui glissait à l’oreille.
J’étais resté tellement obnubilé par Betty Sue Flowers que je ne m’étais jamais demandé à quoi la seconde femme de Trahearne pouvait bien ressembler, et, tout en m’efforçant de ne pas la regarder, je vis qu’elle avait l’air d’une trentenaire sans charme particulier – très différente de ce que je me serais imaginé si j’avais essayé.
Elle n’était pas laide, elle était juste dénuée de beauté, et elle semblait venir de rentrer à la maison après une dure journée de travail à la ferme. Ses cheveux étaient d’un châtain morne, ni bruns ni blonds, ébouriffés, en une coupe assez courte qui faisait paraître son nez trop long, sa bouche trop large et ses yeux trop distants l’un de l’autre. Mis à part un trait de fond de teint gris rosâtre sur le front, son visage n’était pas maquillé, et même sous cet éclairage doux sa peau semblait cireuse – un teint de détenue ou de barmaid. Elle portait un jean très ample et un sweat-shirt en velours informe, de sorte que je ne pouvais rien dire à propos de son corps. Elle ne paraissait ni grosse ni maigre, mais elle se mouvait avec le genre de grâce maîtrisée que les filles riches acquièrent visiblement dès qu’elles apprennent à marcher. Ses pieds nus, eux aussi, étaient fins et élégants, aux ongles joliment vernis, en contraste avec ses mains rêches et dures comme des mains de maçon, et ses yeux étaient d’une étrange nuance de bleu-vert, ce qui aurait pu les rendre remarquables, mais ils ne semblaient être assortis ni à ses cheveux ni à son teint.
Elle jeta un coup d’œil dans ma direction, me surprit en train de l’étudier, et m’offrit un sourire généreux révélant la dentition la plus harmonieuse et régulière que l’on peut espérer arborer quand on y met le prix. Si elle ne s’était pas exprimée avec cette voix si totalement dépourvue d’accent, j’aurais pensé que c’était une de ces riches filles de Nouvelle-Angleterre qui avaient étudié la littérature et joué au hockey sur gazon dans une des vieilles et prestigieuses universités de la côte Est. Tandis que je la regardais, elle se laissa glisser de l’accoudoir pour aller se poster derrière Trahearne et entreprendre de masser les épais muscles de son cou avec ses mains puissantes. Ça semblait agréable, mais il grogna.
— Ça suffit, femme, dit-il, le remède est pire que le mal.
Puis il lui caressa les mains pour les immobiliser.
— Femmelette, dit-elle en riant.
Elle traversa le salon pour aller prendre les bagages de Trahearne. Les valises étaient lourdes, mais lorsqu’elle les souleva ses épaules ne fléchirent pas d’un iota, et elle les emporta vers un couloir sombre avec la même aisance que si elles étaient vides. Je savais qu’elles ne l’étaient pas. Alors qu’elle s’éloignait de moi, les contours fermes de ses hanches ondulaient sous son jean ample avec une force bien à eux. Je me retournai, et vis Trahearne en train de me regarder regarder sa femme.
— Vous êtes mariés depuis combien de temps, vous deux ? demandai-je avant d’orienter ma bouche vers la poursuite d’un projet bien plus digne : boire ma bière.
— Bientôt trois ans, répondit Trahearne sans aucune trace d’intérêt.
— Ça m’a l’air d’être quelqu’un de bien, dis-je.
— Ouais, dit-il. C’est quelqu’un de bien.
Sa voix sembla s’effilocher sous l’effet de l’épuisement.
— Je ferais peut-être mieux de décrocher votre voiture et de reprendre la route, dis-je.
— Ne dites pas n’importe quoi, dit Melinda depuis le couloir. Vous avez déjà trop roulé, et j’insiste pour que vous passiez au moins cette nuit chez nous.
— Merci madame, dis-je, mais je ne voudrais pas m’imposer.
— Vous ne vous imposez aucunement, dit-elle d’un ton aimable. Le sous-sol regorge de chambres d’amis – c’est isolé, tranquille, et vous pouvez aller et venir sans nous gêner le moins du monde. Il y a un bar, une glacière pleine de bières, une petite cuisine et deux télés couleurs. Vous devez rester.
— Eh bien… dis-je.
— Bah, qu’il aille au diable, dit Trahearne en grognant. C’est une espèce de cul-terreux fanatique, il n’arrive à dormir qu’à la belle étoile. Qui plus est, il ne s’est jamais marié et il pourrait se chier dessus de peur rien qu’à l’idée d’un tapage domestique.
— Ne soyez pas stupide, dit Melinda en riant. Le seul tapage qu’il peut y avoir dans cette maison, c’est celui que produisent les ronflements de Trahearne. (Elle s’approcha de moi et prit mon sac de toile.) Suivez-moi, je vais vous montrer votre chambre.
— Et moi je vais me montrer mon lit, dit Trahearne en se levant. Bonne nuit, C.W., et tous mes putains de souhaits polis, ajouta-t-il avant de se diriger vers le couloir en marchant comme un gros ours blessé.
— À demain matin, dis-je, puis je suivis sa femme vers l’escalier qui descendait à l’autre bout de la grande cuisine ouverte.
En bas, une vaste pièce bordée par une baie vitrée formant toute la paroi côté ouvert occupait l’essentiel du sous-sol, et les chambres à coucher se trouvaient au fond d’un couloir pareil à celui du rez-de-chaussée. Melinda porta mon sac dans une petite chambre à côté de la salle de bains, puis elle m’amena à la salle de loisirs pour me montrer le bar et la petite cuisine.
— Je vous en prie, faites comme chez vous, dit-elle. Vous trouverez tout ce qu’il vous faut pour le petit déjeuner dans la glacière. Pour le déjeuner aussi. Je suis désolée, mais étant donné que Trahearne et moi avons des horaires de travail très différents, nous ne prenons qu’un seul vrai repas ensemble, le soir. Vers sept heures, le plus souvent. D’ici là, j’ai bien peur que vous deviez vous débrouiller tout seul.
— Je m’en sortirai, dis-je.
— Je n’en doute pas, monsieur Sughrue, dit-elle. Les célibataires sont toujours les invités les plus faciles. Ils savent mieux se débrouiller seuls que la plupart des hommes mariés, apparemment. (Elle m’offrit un léger sourire.) Vous ne vous êtes donc jamais marié ?
— Non, madame.
— Ça vous ennuie si je vous demande pourquoi ?
— Ça ne m’ennuie pas, mais à vrai dire je n’en sais trop rien moi-même. Je n’ai jamais volontairement sauté d’un avion en vol. Même à l’école de parachutisme, je ne pouvais pas sauter sans qu’on me donne un coup de pied au derrière. J’imagine que personne ne m’a jamais donné de coup de pied au derrière pour que je me marie.
— Moi aussi, j’ai fait du saut en parachute, dit-elle d’une voix douce. Et je trouve le mariage tout aussi excitant.
— Vous paraissez heureuse, dis-je.
— Je le suis, dit-elle. Et comme vous l’aurez certainement remarqué, je suis très attachée à mon mari.
— Oui madame.
— Et il semble avoir de l’attachement pour vous, dit-elle. J’en suis heureuse. Je ne restreindrais jamais mon mari dans le choix de ses amitiés. J’espère seulement que nous aussi nous pourrons être amis.
Puis elle me tendit une nouvelle fois sa main.
— Oui madame, dis-je en la lui serrant.
— Évidemment, si vous m’appelez encore une fois “madame”, je me verrai forcée de vous en faire passer le goût à grands coups de latte dans le cul, dit-elle très posément avant de partir d’un petit éclat de rire.
— Je crois que je pourrais me gendarmer pour vous appeler chère Melinda, dis-je, et nous sourîmes tous deux.
— C’est mieux, dit-elle, puis elle me souhaita de faire de beaux rêves.
Tandis qu’elle s’en allait, sa voix continuait à résonner dans mon crâne, où se propageait l’écho de mots et expressions – “mon mari” et “glacière” – qui semblaient n’avoir aucun sens, mais je ne me prêtai aucune attention.
LA route et les amphétamines m’avaient mis beaucoup trop sur les nerfs pour que je puisse dormir, alors je m’installai devant la télé pour boire des bières en regardant le ciné-club livré par câble depuis Spokane. Les Trahearne furent silencieux les vingt ou trente premières minutes, puis firent un tapage considérable pour un couple non sujet aux querelles domestiques. Depuis que j’avais commencé dans ce métier, j’avais toujours tout fait, et j’avais fait plus que ma part d’histoires de divorce à l’époque où j’avais encore un associé. Je n’avais aucune envie d’entendre ça sans être payé pour. Alors je montai le son de la télé, mais je continuais à entendre le lourd tonnerre de la voix de Trahearne à travers le plafond pourtant épais. Je ne sais pas ce qu’il reprochait exactement à son épouse, mais il lui dit le mal qu’il en pensait pendant toute la seconde moitié de Johnny Guitar et toute la première de The Beast with a Thousand Eyes. Je passai au whiskey, trouvai un paquet de cigarettes derrière le bar, puis sortis sur la terrasse par la baie vitrée coulissante. Même là, le vacarme des récriminations de Trahearne et le bruit monotone des acquiescements de Melinda continuaient à parvenir à mes oreilles. Je retournai devant le film et montai encore le volume.
Enfin, ce fut fini. Les bruits changèrent pour des grincements de sommier, des frottements de chairs. Ça me rendit encore plus triste que la dispute. Je sortis de nouveau du sous-sol, marchai jusqu’aux voitures et m’appuyai contre le pare-chocs humide de rosée de mon El Camino. Dans le pré, j’entendais le bruit des vaches qui marchaient doucement, respiraient à lents ronflements étouffés, et arrachaient l’herbe avec leurs dents coupantes. De l’autre côté de la rivière, la maison de la mère de Trahearne était désormais entièrement sombre, mais je sentais encore le visage aux aguets caché derrière la frêle lueur d’une veilleuse qui tremblotait comme un fantôme derrière les vitres noires.
De nouveau, je sortis de ma poche la photo de Betty Sue Flowers. Ça faisait plus d’une semaine que je l’avais avec moi et je ne l’avais encore jamais montrée à personne. Dans l’éclat fugace de la flamme d’une allumette, elle me parut étrangement familière, comme la photo de quelqu’un en compagnie de qui j’aurais grandi. Mais lorsque la flamme mourut, les images saccadées du film vinrent se projeter au fond de mes yeux aveugles. Je ne savais même pas pourquoi je m’impliquais là-dedans. Je ne savais que penser. J’étais devenu comme tout le monde, maintenant : je nourrissais des soupçons, je voulais que Betty colle à l’image que je me faisais d’elle, je voulais qu’elle redevienne ce qu’elle aurait pu être, mais je craignais qu’en vérité ce qu’elle voulait, elle, c’était rester cachée, vivre sa vie loin de tous ces désirs poisseux. Sauf si elle était morte – et quand bien même elle le serait – elle avait déjà vécu la vie qu’elle s’était faite, aussi bien qu’elle pouvait. Je fixais la photo que je tenais dans la main, celle que je ne pouvais voir, et voyais les images que je ne pouvais regarder sans frémir, je voyais la chair pâle et dodue qui se mouvait avec une grâce certaine, à la fois fragile et déterminée, éternellement vulnérable mais jamais meurtrie. J’avais honte d’en avoir éprouvé de l’excitation, honte d’en avoir honte, et je fus de nouveau excité rien qu’en y repensant. Je retournai vers la maison désormais silencieuse, vers mon lit sans personne.
Pas pour dormir, cependant, ni même pour faire des mauvais rêves. Pour boire, fumer et regarder le plafond. Lorsque le cendrier posé sur la table de chevet fut plein, je le portai dans la salle de bains pour le vider, et je l’essuyai par habitude. C’était une masse de terre cuite vernie, aussi informe qu’un caillou naturel, avec un léger creux sur le dessus. En essuyant la croûte de cendres, je fis apparaître un profil féminin – un visage haut et fier façonné dans l’argile, avec une longue chevelure emmêlée qui flottait derrière lui, comme si la femme se fût tenue debout face à des vents cosmiques. En regardant plus attentivement, je vis ce qui paraissait être un cercle de spectateurs, des yeux à peine esquissés sur tout le pourtour de la dépression centrale, qui fixaient le visage de la femme pleins d’un désir sexuel proche de la haine. Puis je remarquai un vase en céramique de forme élancée posé sur la crédence de la salle de bains. Il contenait un petit bouquet de fleurs séchées, et il était orné d’une série de visages de femmes avec leurs mains sur les yeux et leurs longs cheveux emmêlés cascadant sur leurs épaules. Ce devait être les œuvres de Melinda, songeai-je – femme sans beauté qui avait tout compris de la malédiction de la beauté – et j’en fus impressionné. Le cendrier était lourd comme une pierre, le vase était aussi léger que s’il avait été modelé dans de l’air pur, et les visages de femmes étaient d’une délicatesse trop grande pour le langage humain.
D’habitude, lors de ces passages par la salle de bains dans mes nuits d’insomnie, j’étais forcé de scruter longuement mon visage déglingué, usé par le whiskey, en quête d’une brève vision de ce qu’il aurait pu être sans toutes ces années de gâchis, sans tous ces bars, sans toutes ces nuits trop longues. Mais cette nuit-là, je frottais avec mon pouce les visages prisonniers sous le vernis dur et transparent, regardais toutes ces femmes en pleurs, et je n’avais plus une once de pitié pour moi-même.
J’avais fait mon lit tout seul, et j’allai m’y allonger dans l’espoir de dormir, puis de me lever et de faire ce que je savais devoir faire pour payer à ces femmes ce que je leur devais.
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1 Quartier légendairement mal famé de San Francisco.
2 Héros du poème éponyme de Rudyard Kipling (1892), Gunga Din est un serviteur indien maltraité par les militaires anglais qui l’emploient. Nonobstant, il se dévoue pour eux jusqu’à la mort. Ce poème fut adapté au cinéma en 1939 par George Stevens, avec Cary Grant, Victor McLaglen, Douglas Fairbanks Jr et Joan Fontaine.