14

LE lendemain matin, après avoir dormi comme un enfant et s’être douché comme un adolescent se préparant pour un rendez-vous galant, le condamné prit le petit déjeuner le plus roboratif que l’Holiday Inn pouvait offrir, puis mit le pied dehors pour jouir de l’air délicat, du grand soleil et du ciel bleu limpide des hautes plaines. Mais l’Interstate 25 passait à cinquante mètres à l’est, et les vilaines odeurs de gasoil gâchèrent un peu ma joie. À cent kilomètres au sud, la bosse grise du smog de Denver semblait une grosse baleine échouée sur l’horizon. La matinée fut définitivement ruinée lorsque je vis Trahearne assis dans sa péniche de Cadillac, le visage rond figé en un sourire obscène. On aurait dit un petit garçon obèse et satanique.

— Qu’est-ce qui se passe ? demandai-je en essayant de garder mon calme.

— Bon sang, petit, j’ai fait tous les motels de la ville avant de finir ici, dit-il. Je croyais que tu avais suffisamment de goût pour éviter de descendre dans un Holiday Inn.

— J’ai de très bons amis qui sont Holiday Inn, dis-je. Qu’est-ce que vous faites ici ?

— Je te cherche, qu’est-ce que tu veux que je fasse ? dit-il. Après notre discussion, j’ai décidé de descendre à Meriwether, et à mon arrivée ta secrétaire m’a dit que tu étais descendu ici, alors j’ai pris deux auto-stoppeurs qui m’ont donné un coup de main pour la conduite, on a roulé toute la nuit, et me voici…

Sa voix s’étiola doucement, comme celle d’une poupée parlante dont on aurait trop souvent actionné le mécanisme.

— On va arrêter avec les mensonges, d’accord ? dis-je en ouvrant la portière de la Cadillac et en prenant place sur le siège passager. On arrête les mensonges.

— Je n’aurais jamais pu la retrouver sans toi, fils, dit-il en soupirant. Je ne savais pas où chercher.

— Vous étiez déjà là quand vous m’avez appelé, pas vrai ? demandai-je (et il fit oui de la tête). Et vous avez envoyé une carte postale à son père, pas vrai ? (Sa tête se leva et retomba une fois, puis demeura inerte, lourde sur sa poitrine.) Pourquoi ?

— Je veux savoir qui elle fréquente, marmonna-t-il.

— D’accord, dis-je. Je vais vous montrer.

— Ça t’ennuie de conduire ? demanda-t-il.

IL ne semblait pas y avoir urgence, alors je conduisis la décapotable en douceur à travers la ville. Trahearne demeura muet jusqu’à ce que nous ayons laissé la ville à six ou sept kilomètres derrière nous sur la grand-route de Laramie. Alors que nous franchissions la crête de la première montagne pour redescendre dans une petite vallée, Trahearne parla, mais le vent couvrait ses mots.

— Pardon ? dis-je.

— Je suis désolé, dit-il.

— Pas suffisamment désolé à mon goût, mon vieux, dis-je, et il éclata en sanglots. Et arrêtez avec vos pleurnicheries, putain, dis-je. Arrêtez, merde. Vous savez ce qu’elle a dit quand je lui ai dit que vous l’aviez vu, ce fameux film ? (Il fit non de la tête.) Elle a dit : “Le pauvre, pauvre homme.” Elle est trop bien pour vous, vous le savez ?

— Mon Dieu, je ne le sais que trop, dit-il.

Alors que nous quittions la 287 pour prendre la route de Poudre Canyon, je lui demandai :

— Pourquoi ? Qu’est-ce que vous aviez en tête, putain ? Comment saviez-vous où aller ?

— Je n’avais rien en tête, dit-il, si ce n’est que je voulais la retrouver. J’ai pris ma voiture et je suis parti. Puis j’ai roulé sans but sans cesser de m’enivrer, tu vois… j’espérais la trouver, mais en même temps, je ne la cherchais pas vraiment, tu vois… et quand je me suis arrêté au Cottontail, je n’ai pas pu… Bah, la petite pute maigrichonne a dû tout te raconter.

— Me raconter quoi ?

— Que j’ai pas pu bander, dit-il d’une voix vide.

— Elle ne se souvenait même pas de vous, dis-je.

— C’est encore pire.

— Si vous voulez des femmes qui se souviennent de vous, mon vieux, évitez les bordels, dis-je. Qu’est-ce qui vous a mis la puce à l’oreille, pour Sonoma ?

— Une fois, alors qu’elle était partie comme ça pour plusieurs jours, j’ai fouillé dans ses affaires et j’ai trouvé un article découpé dans un journal de San Francisco… la critique d’une mise en scène de l’Antigone d’Anouilh par la compagnie Little Theatre. Quand j’ai lu le portrait de la fille qui jouait le rôle-titre, j’ai tout de suite su que c’était elle. (Il se tut un instant.) J’ai toujours su qu’elle n’était pas la personne qu’elle disait être, reconnut-il. Je l’ai su depuis le début. Elle n’avait jamais mis les pieds dans le sud de la France, n’était jamais allée à Sun Valley avant cet été-là. Au début, j’avais trouvé ça excitant, tu vois, de ne pas savoir qui elle était vraiment. Mais ça a fait comme pour la promesse qu’elle m’avait demandé de lui faire avant qu’on se marie : l’effet de nouveauté s’est vite évaporé, et cette histoire a commencé à me rendre fou.

— C’était quoi, cette promesse ? dis-je en garant la Cadillac derrière la Coccinelle de Melinda.

Un pick-up GMC gris décati se trouvait devant la Coccinelle. Il avait l’air d’avoir jadis été une épave avant de se faire gruter hors de la rivière.

— C’était quoi ? répétai-je.

— La promesse que je la laisserais aller et venir comme bon lui semble, marmonna Trahearne. Sans lui poser aucune question.

— Et elle vous a promis la même chose, pas vrai ?

Il acquiesça et regarda autour de lui.

— Est-ce que c’est là qu’il vit ? demanda-t-il.

— Qui ça, il ?

— Tu sais bien, l’homme… l’homme avec qui elle couche.

— Elle doit me retrouver ici vers dix heures, dis-je. Elle pourra tout vous dire.

— C’est toi, maintenant, hein, dit-il d’un air triste, sur un ton plus affirmatif qu’interrogatif. C’est toi.

— Fermez votre putain de gueule, là, vous voulez bien ? dis-je, puis je descendis de voiture et traversai la route pour aller contempler la rivière.

SACRÉE affaire. Les détectives privés sont censés retrouver les personnes disparues et résoudre les crimes. Dans celle-ci, jusque-là, c’était moi qui avais commis tous les crimes – du vol de voiture caractérisé à l’idiotie crasse et criminelle – et, en dehors de moi et de la pauvre Rosie, tout le monde avait toujours su où Betty Sue Flowers se trouvait depuis le début. J’avais l’étrange pressentiment que si je ne rentrais pas chez moi très vite, au lieu de finir avec un compte en banque bien rempli de l’argent de Catherine Trahearne, je finirais avec des trous sous mes chaussures et des mites dans mes poches. Plus j’y pensais, plus ça me mettait en rogne. Je me levai et retraversai la grand-route d’un pas nerveux en criant sur Trahearne.

— Je vais vous envoyer ma facture, mon vieux, et tant pis si elle vous arrache le cul, vous avez intérêt à aligner les billets !

— C’est bon, répondit-il d’un air soumis.

— Oh, et puis arrêtez de jouer au con, dis-je. Elle est là-haut dans cette montagne, chez une femme qui lui a jadis sauvé la vie, et elle ne joue pas de petit vaudeville avec moi. Elle n’a jamais joué de petit vaudeville avec personne depuis qu’elle a commis l’erreur monumentale de tomber amoureuse de votre triste cul.

— C’est bon, dit-il sans en croire un seul mot.

En y réfléchissant, je n’étais pas trop sûr de le croire moi-même. Comme trop souvent les hommes, Trahearne et moi ne savions pas comment nous comporter vis-à-vis d’une femme de la trempe de Melinda, pris que nous étions entre nos propres appétits volages et le désir de vivre avec des femmes fidèles – un désir si profond, si puissant, si primitif qu’il devait être inné, atavique, aussi incontrôlable qu’une fonction corporelle vitale. C’est à ce moment-là que je cessai d’être en colère contre le vieil homme.

— Quelle heure est-il ? lui demandai-je.

— Dix heures et demie, dit-il.

— Elle ne devrait pas tarder, dis-je. Buvons donc le petit coup du milieu de matinée.

Il eut l’air surpris, puis tendit le bras sous son siège pour attraper la bouteille. Alors que nous prenions à tour de rôle des rasades de whiskey, je me demandai de quelle éternité les hommes se pardonnaient ainsi d’être des idiots en partageant des boissons fortes.

À ONZE heures, voyant que Melinda ne se montrait toujours pas, j’entamai l’ascension du chemin de chez Selma, Trahearne me suivant à son rythme – une pause de respiration bruyante tous les dix pas.

— Je monte devant, lui dis-je, et je les préviendrai de votre arrivée, histoire qu’elles ne soient pas trop surprises.

— Ça sera une sacrée putain de surprise si j’arrive au sommet, dit-il en plaisantant alors que j’accélérais le pas.

Deux lacets plus haut, j’entendais encore son souffle tourmenté.

Le temps que j’atteigne la clairière, mes poumons avaient eux aussi basculé au tarif heures supplémentaires. En m’arrêtant pour me reposer un peu, je remarquai une tache sombre dans la poussière, et des projections de sang sur les pierres qui se trouvaient juste à côté, puis je me demandai où étaient passés les chiens. À l’autre bout de la clairière, les portes du chenil étaient grandes ouvertes, de même que celles des petites cages.

Je courus jusque dans la maison, mais elle était déserte, alors je ressortis et j’en fis le tour en courant. Un tout jeune homme était en train de creuser un grand trou avec une pioche, et une jeune fille se tenait à genoux à côté d’un amas de cadavres de chiens, oiseaux et petits mammifères à fourrure. Selma était assise tout au bout de la clairière, adossée à un pin, un fusil de chasse posé entre ses genoux.

— Bon sang mais qu’est-ce qui s’est passé ? dis-je au jeune gars.

Il sursauta, puis jaillit hors du trou en brandissant sa pioche comme une masse d’arme. Un vilain cocard lui fermait l’œil gauche, et il crachait du sang entre ses dents cassées.

— Vous allez devoir me tuer, cette fois, espèce de fils de pute, dit-il en s’avançant vers moi avec sa pioche.

— Hého, dis-je en reculant, les mains en l’air.

Il ne s’arrêta pas. La fille agenouillée au bord de la tombe poussa un gémissement et enfouit sa tête dans ses mains.

— Hého, attendez une minute, dis-je, mais il continua à se rapprocher. Du calme, petit, dis-je sans cesser de reculer, du calme, je n’ai rien fait.

— C’est vous qui les avez amenés ici ! hurla Selma en se levant et en braquant le fusil à double canon plus ou moins dans ma direction.

Le jeune gars à la pioche jeta un coup d’œil par-dessus mon épaule, et j’entendis un raclement de semelle sur la terre rocailleuse. Je n’attendis pas de découvrir ce que signifiait ce soudain souffle dans mon dos – je plongeai et roulai-boulai de côté, saisissant au passage une image fugace de l’autre jeune fille en train d’abattre la hache qu’elle brandissait. Lorsqu’elle heurta le sol à l’endroit où je me trouvais une seconde auparavant, la lame ricocha sur une pierre et la hache lui échappa des mains. Elle ne me quitta pas des yeux pour autant. Elle riva juste son regard féroce et calme sur mon visage et ramassa la hache. Il n’y a rien de tel qu’une femme armée d’une hache pour vous pousser à vous bouger les fesses. Je jetai une poignée de terre et de cailloux au jeune gars à la pioche, me relevai rapidement et battis en retraite vers le chemin en moulinant des jambes. La hache tournoya en sifflant au-dessus de ma tête, et j’accélérai. Alors que j’arrivais à la lisière de la forêt, Selma pressa la détente du premier canon, et une grêlée de plombs épousseta l’écorce d’un petit pin sur ma gauche. Je me baissai pour esquiver, et la décharge du second canon me toucha. La frange de la volée de plombs me piqua au flanc droit, mais sans me mettre à terre. En revanche, ces piqûres m’aidèrent à progresser. Je bondis hors du chemin pour filer droit dans le sens de la pente en zigzaguant entre les petits arbres.

Le combat rapproché est le genre d’activité pour laquelle vous devez vous entraîner jusqu’à pouvoir tout faire par pure fonction réflexe. Une fois que le coup d’envoi est donné, vous n’avez en général pas le temps de penser et tout juste le temps de réagir. L’époque où j’étais chef de section dans la 1re division de cavalerie aéromobile dans les Montagnes centrales du Vietnam remontait à dix ans, et l’époque où Trahearne avait fait la guerre du Pacifique était plus vieille que ça de deux autres décennies. Lorsque je le rejoignis à mi-chemin sur la piste, nous étions deux civils effrayés et stupides formant une section de combat aussi efficace qu’un couple de poulets décapités.

— Nom de Dieu, qu’est-ce qui s’est passé ? me demanda-t-il en un murmure sans souffle.

— J’en sais rien, répondis-je en essayant de réfléchir. Retournez à la voiture, lui dis-je. Allez vous garer un kilomètre plus haut sur la grand-route, et si je ne suis pas là dans une heure allez chercher le shérif.

— J’ai un fusil dans le coffre, dit-il.

— Il y a déjà trop de fusils par ici, dis-je. Faites ce que je vous demande, c’est tout.

— Qu’est-ce que tu vas faire ? demanda-t-il d’un air froissé.

Dans ses souvenirs de guerre, c’était lui qui commandait.

— Je vais remonter vers la maison, dis-je, et vous, vous allez bouger votre cul et redescendre à la voiture.

— Laisse-moi t’accompagner, gémit-il.

— Filez, maintenant, dis-je en lui donnant une tape sur l’épaule avec le talon de ma main.

Trahearne prit ses jambes à son cou ; je me baissai et courus à couvert de la forêt en obliquant vers la droite et le point le plus bas de la crête, franchis la crête puis descendis de l’autre côté sur une centaine de mètres pour ensuite remonter en direction de la clairière. Si j’avais été en meilleure forme physique, j’aurais fait le tour dans l’autre sens, et je serais arrivé sur la clairière par en haut. Si j’avais eu un peu de jugeote, je serais rentré chez moi.

Quinze minutes plus tard, je remontai les derniers mètres de forêt en rampant et arrivai à la clairière par l’arrière de la maison. Tout au bout, de l’autre côté, trois silhouettes scrutaient les arbres à ma recherche – Selma avec son fusil, le jeune gars avec sa pioche, et la folle avec sa hache – mais l’autre jeune fille se trouvait toujours assise au bord de la tombe, en larmes, le visage enfoui dans ses mains.

La sueur dégoulinait si furieusement par tous les pores de ma peau que j’étais incapable de dire si je saignais encore du dos, et j’étais trop fatigué pour faire le moindre mètre supplémentaire en rampant sur le ventre. Je me levai et m’approchai de la fille par-derrière en faisant le moins de bruit possible, avec toute la ruse, toute la grâce et toute la furtivité d’une vieille vache à lait, mais elle ne m’entendit que lorsque je m’assis à côté d’elle.

— N’ayez pas peur, lui dis-je. Je ne vous veux aucun mal.

Elle s’évanouit dans mes bras. Je la relevai en la hissant devant moi comme un bouclier, puis criai pour appeler les autres. Ils se retournèrent et remontèrent vers moi.

— Un pas de plus et je lui brise la nuque ! hurlai-je mélodramatiquement. (Elle était tellement molle qu’elle aurait tout aussi bien pu avoir déjà le cou brisé. Ils s’arrêtèrent tous les trois, puis firent encore un pas, pour voir.) Jetez-moi toutes ces merdes !

Le gars jeta sa pioche d’un air dégoûté ; Selma déposa son fusil à ses pieds, mais la fille garda sa hache posée sur son épaule.

— Tu vas devoir la jeter elle aussi, chérie, dis-je.

— Ne m’appelle pas chérie, espèce de fils de pute, répondit-elle calmement en resserrant encore sa prise sur le manche de la hache.

— S’il vous plaît, mademoiselle, grogna Trahearne depuis le chemin en pénétrant péniblement dans le tableau. S’il vous plaît, posez cette hache.

Son visage était rouge feu et sa chemise trempée de sueur, mais il marchait en se tenant bien droit, et en serrant dans ses mains le fusil le plus laid que j’eusse jamais vu – un Remington à pompe calibre .12 avec chargeur huit coups, canon de 20 pouces, poignée pistolet et crosse en métal repliable. Je le reconnus tout de suite : j’en avais un aussi.

— S’il vous plaît, répéta-t-il.

Elle laissa la tête de sa hache choir juste à côté de sa tennis droite, mais garda le manche bien en main. J’étais disposé à me contenter de ce geste. Privés de leurs armes, Selma et le jeune gars se vidèrent de leur énergie coléreuse, et leurs épaules tombaient désormais comme des sacs mous, mais la jeune fille se tenait toujours bien droite, dans une posture de défi. Elle réussit même à cracher par terre dans ma direction. Même si ma vie en avait dépendu, je n’aurais quant à moi pas été capable de trouver suffisamment de salive pour le moindre crachat. Je pris la fille évanouie dans mes bras et me dirigeai vers la maison.

— Bon sang, mais d’où est-ce que vous avez déboulé comme ça ? demandai-je à Trahearne.

— Je n’en ai aucune idée, dit-il, mais ça m’a fait une putain de trotte.

Son visage fatigué brillait d’un petit sourire.

— Rentrons dans la maison, et asseyons-nous tous, dis-je à la cantonade en passant le seuil avec la jeune fille dans mes bras.

Ils me suivirent tous comme des canetons en file indienne.

— ILS sont arrivés au coucher du soleil, dit Selma en portant une main à sa joue ecchymosée. Ils ont remonté le chemin avec des pistolets équipés de silencieux et ils ont commencé par abattre les chiens. Ils ont tué les chiens et quelques-uns des oiseaux et des petits animaux qui se trouvaient dans les cages, puis ils ont emmené Melinda. (Elle ôta sa main de sa joue et la baissa pour caresser le front de la jeune fille qui dormait la tête posée sur ses genoux. Sa voix était si lointaine et si vide que l’intérieur de la maison parut s’assombrir.) Benjamin a essayé de les en empêcher, mais ils l’ont tabassé jusqu’à ce qu’il perde conscience, puis l’un d’eux m’a frappée quand j’ai essayé de lui porter secours.

— J’aurais dû être là, dit l’autre fille d’une voix amère avant de laisser bruyamment la tête de sa hache heurter le sol.

— Tu n’aurais réussi qu’à te faire blesser toi aussi, dit Selma doucement. Je suis contente que tu n’aies pas été là. (Puis elle planta ses yeux dans les miens.) Melinda n’arrêtait pas de hurler qu’elle acceptait de les suivre, qu’elle serait contente de partir avec eux, mais eux, ils continuaient à rire, à frapper le pauvre Benjamin, et à abattre les chiens.

— Ils ont tué le bulldog ? demandai-je en connaissant déjà la réponse.

— Ils lui ont mis une balle dans le ventre, dit la fille à la hache, mais lui et la chienne à trois pattes étaient encore en vie ce matin quand je suis partie de la clinique vétérinaire de C.S.U1.

— Ça, putain, ils vont le regretter, dis-je.

— Et pas d’avoir kidnappé ma femme, bordel de merde ? dit Trahearne.

— Si. Ça aussi, dis-je. Ils vont tout regretter. (Puis je me redressai.) À combien ils sont venus ?

— Quatre, répondit Selma.

— Est-ce qu’il y avait parmi eux un genre de grand Mexicain massif à tête de carlin ? demandai-je.

— Ils avaient tous l’air de géants, dit Selma d’une voix vide, et ils portaient des masques de ski.

— Vous n’avez pas appelé le shérif, si ? demandai-je.

— Ils ont dit qu’ils tueraient Melinda si on l’appelait, répondit-elle, et qu’après ils reviendraient pour nous tuer tous. Je les ai crus. Vous auriez dû les voir quand ils ont abattu les chiens, et aussi les corneilles, les faucons et le lynx dans leurs cages. Je les ai crus, alors je n’ai pas appelé le shérif.

Elle leva la main pour la porter à son visage, puis palpa son ecchymose comme si la blessure plongeait jusqu’à des profondeurs sans nom.

— Qu’est-ce qu’on pouvait faire ? dit-elle d’une voix triste. Qu’est-ce qu’on peut faire maintenant ?

— Moi, putain, je sais ce que je peux faire, dit Trahearne d’un ton plein de menace en brandissant son arme comme si c’était une idole religieuse, la flamme de ralliement de son jihad personnel.

— Essayez de vous détendre, lui dis-je.

Il m’adressa un regard mauvais, puis se leva et se mit à faire les cent pas, tête basse, yeux noirs, nez bouffi pointé vers les rangées de chats assoupis. Puis je demandai à Selma :

— Pourquoi m’avez-vous tiré dessus ?

— On croyait que c’était vous qui les aviez amenés, dit-elle.

— Pourquoi ?

— Vous êtes la seule personne qui savait qui elle était, et où elle était, répondit-elle. Pourquoi êtes-vous revenu ?

— Elle voulait me parler, dis-je. Me dire ce que je devais dire à sa… à sa mère biologique.

— Et qu’allez-vous lui dire ?

— Je n’en sais rien, dis-je. Je lui dirai peut-être que j’ai gravi la montagne et trouvé le prophète. Tout ce que je sais, c’est que je suis trop vieux pour ce genre de conneries.

Je tentai de former un petit sourire amer, et je crois bien qu’une fois sur mon visage, il se sentit chez lui.

— Vous aussi, vous êtes blessé, dit Selma avec un bref sourire. J’imagine que c’est moi qui vous ai fait ça.

— Ce n’est rien, dis-je avec le mépris d’un John Wayne.

— Stacy, dit Selma à la fille à la hache, occupe-toi de la blessure de M. Sughrue, tu veux bien ?

Elle posa sa hache contre le canapé bas où elle s’était assise puis traversa la pièce d’un air docile.

— Stacy a fait un an d’école vétérinaire, dit Selma.

— C’est assez bien pour moi, j’imagine, dis-je. C’est un véto qui m’a mis au monde.

Trahearne éclata de rire.

— Bon Dieu, Sughrue, plus plouc que toi c’est pas possible, il faut marcher pieds nus, dit-il, puis il rit de nouveau.

Avec ses doigts experts, Stacy décolla de mon dos la chemise croûtée de sang séché en l’humectant avec de l’eau oxygénée, puis elle nettoya mes plaies. La zone d’impact des plombs était plus grande que je ne le pensais, allant de la base de ma nuque au milieu de mon bras.

— Heureusement que vous n’étiez pas plus près, dis-je à Selma.

— Vous n’avez pas craché de sang, si ? demanda Selma.

— Pas récemment, répondis-je.

— Ne vous donnez pas tant de mal pour être drôle, dit-elle sur le ton d’un médecin délivrant un conseil.

— Combien de plombs ? demandai-je.

— Onze, répondit-elle sitôt qu’elle eut fini de les compter.

— Quelle taille ?

— Sept-cinq, répondit Benjamin.

— Acier ou plomb ?

Il dut aller ouvrir un tiroir et consulter la boîte de cartouches avant de répondre à cette question.

— Acier, dit-il.

— Si vous avez de la pommade antibiotique, dis-je à Stacy, je pourrai attendre quelques jours avant qu’on me les enlève.

— J’ai une bonne pince et un anesthésique local que j’utilise pour m’occuper des animaux, dit-elle. Je pourrais vous les congeler et les extraire, puis suturer les plaies.

Je tournai la tête et la regardai par-dessus mon épaule. Elle avait la pommette haute, une peau basanée et des yeux marron sombre. Si je ne l’avais pas vue à l’œuvre avec une hache, je l’aurais rangée dans les catégories des jeunes filles délicates.

— Bah, allons-y alors, ça m’est égal.

Elle se leva et partit chercher sa trousse.

Pendant qu’elle s’occupait de moi, Trahearne réussit à convaincre Benjamin de descendre chercher la bouteille de whiskey laissée dans la voiture. Pour lui, hein, pas pour moi. Quand le jeune gars remonta avec, j’en bus tout de même un coup. Dès que Trahearne eut pris sa deuxième rasade, je lui demandai de me repasser la bouteille. Nous bûmes ainsi à tour de rôle jusqu’à ce que Stacy eût fini de travailler sur mon dos. Elle posa le dernier pansement sur la dernière suture pour éviter les frottements avec le tissu de ma chemise, puis elle me tapota doucement l’épaule.

— Et maintenant ? demanda-t-elle.

— On part récupérer la dame, dis-je.

— Tu sais où elle est ? demanda Trahearne d’un air anxieux.

— Je sais comment le savoir, dis-je.

— Vous avez besoin d’aide ? demanda Benjamin.

— On est avec vous, dit Stacy.

— On y va tous ensemble, dit Selma, et la fille qui dormait sur ses genoux bougea dans son sommeil.

C’était une image romantique merveilleuse – la bande de brigands justiciers volant au secours de la princesse – et même moi je l’envisageai l’espace d’une seconde. Mais nous avions tous suffisamment d’ennuis comme ça.

— Vous avez fait l’armée ? demandai-je à Benjamin.

— Non monsieur, répondit-il en baissant la tête.

— Alors restez ici avec Selma, dis-je. Aidez-la à tenir la maison.

— Moi non plus j’ai jamais fait l’armée, dit Stacy d’un ton lourd d’ironie, mais je peux être foutument plus méchante que n’importe quel Marine au monde, bon Dieu.

— Vous pourriez nous servir d’appât, dis-je, mais pour ça il faudrait que vous vous montriez gentille à l’égard d’un gros con.

— Ça ne devrait pas me poser de problèmes, dit-elle en souriant. J’ai fait ça toute ma vie.

— Vous avez peur ? demandai-je.

— Et comment, dit-elle. Mais je suis trop en colère pour en avoir quoi que ce soit à foutre.

— Ça ne sera pas très joli, dis-je.

— Du pas-joli, je peux vous en raconter jusqu’à ce que vos oreilles se referment en légitime défense, monsieur, dit-elle.

— D’accord, dis-je. Je vous engage.

— Prenez soin d’elle, dit Selma d’une voix douce.

— Ça ira, dit Stacy d’un ton visant à me signifier clairement qu’elle avait sacrément l’intention de se débrouiller toute seule pour prendre soin d’elle-même.

— Prenez tous soin de vous, dit Selma.

— C’est censé être mon métier, dis-je.

Et cela me fit rire – d’un rire qui n’était sans doute pas franchement gonflé de joie. Lorsque je regardai autour de moi, tout le monde évita mon regard. Sauf Trahearne, et il semblait en proie à une tristesse sans fond.

ALORS que Stacy, Trahearne et moi descendions le chemin, il s’arrêta pour souffler en s’appuyant contre un rocher.

— Qu’est-ce qu’on va faire ? demanda-t-il, puis il me donna une tape sur l’épaule.

— En premier lieu, on va arrêter de me donner des tapes sur l’épaule, dis-je en pensant plaisanter, mais il prit ma réplique au sérieux.

— Je suis désolé, dit-il. Bon Dieu, j’ai vraiment rien fait de bien depuis la guerre.

— Vous avez remonté tout ce chemin avec votre fusil, dis-je.

— Le temps que j’arrive, c’était fini, dit-il en levant les yeux vers moi. Tu auras besoin de moi, pas vrai ? demanda-t-il.

— Bien sûr que oui, dis-je. De vous et de votre carte de crédit.

— Et moi, je suis censée offrir quoi ? demanda Stacy.

— Votre corps nubile, dis-je.

— OK, mais y aura pas de petite cerise pour vous, dit-elle gaiement.

Puis elle se remit en marche, ouvrant de nouveau le chemin vers la voiture.

APRÈS une après-midi de folie passée dans le centre de Denver à louer deux voitures, à acheter une nouvelle robe pour Stacy, une perruque et une fausse moustache pour moi, à chercher (et trouver) un motel de plain-pied avec entrées et sorties privatives le plus près possible de l’aéroport, nous réussîmes tous à être parés à temps pour qu’une Stacy fraîchement pomponnée, faisant seize ans plutôt que les vingt-quatre qui figuraient sur son permis de conduire, se retrouvât assise au Tricky Dickie’s, le bar à strip-teaseuses de Colfax Avenue, lorsque Jackson s’y pointa après sa journée de bureau. Il fit une entrée tout en tergal et sourires scintillants à la perspective d’une vodka-martini et de son shoot de reluquage de chair féminine. Mais, comme je le craignais, il était accompagné d’un homme de main.

Stacy avait été formidable – dure, maîtrisant parfaitement les manières de la rue. Au bar, le patron avait d’abord refusé de croire à son permis de conduire, et lorsqu’elle eut fini de le convaincre de lui servir un verre, il lui dit qu’il n’avait pas vraiment envie d’accueillir une putain inconnue dans son établissement. Elle le détrompa, puis repoussa les avances des mâles en rut jusqu’à ce qu’il finisse par la croire. Lorsque Jackson lui fit son numéro, elle commença par le repousser lui aussi.

— Écoute, mec, je cherche du travail, lui dit-elle, pas une partouze. Pas de passe, pas de micheton, et surtout pas de représentant de commerce, d’accord ?

— Alors c’est quoi, le genre de travail que tu cherches, chérie ? demanda Jackson.

— Le même que celui que je faisais quand je vivais encore sur la côte Est, répondit-elle. Avant que les cognes me tombent dessus.

— Les cognes ?

— La flicaille, mec, dit-elle.

— Ah, ouais, dit-il comme s’il avait compris depuis le début, ouais, les cognes. Quel… euh… quel genre de boulot c’était ?

— Je suis actrice, putain, dit-elle. Tu croyais que je travaillais dans quoi ? La décoration d’intérieur ? L’épicerie fine ? Lâche-moi les basques et tire-toi de ma vue, connard.

— Écoute, petite, dit-il en se glissant contre elle sous couvert de demander au barman de lui remplir son verre, j’ai des amis, des associés d’affaires en fait, qui font parfois des films. Juste pour le plaisir, tu vois.

Stacy lâcha un petit rire ironique.

— L’utile et l’agréable.

— Exactement, petite.

— Et j’imagine que vous allez vouloir voir ce que je vaux avant de me recommander à ces amis à vous, pas vrai ?

— Oui, pourquoi pas ?

— C’est ça. (Elle renifla.) Tire-toi, mec. Tu veux un petit échantillon gratuit ? Va voir ta parfumeuse.

— Je, euh… Je suis prêt à payer, dit Jackson prudemment.

— Cent billets la totale, répliqua Stacy du tac au tac. T’as l’air d’être un pauvre type à qui ça ferait du bien.

— Cent billets ! dit-il si fort que le barman et la plupart des clients tournèrent la tête vers lui.

— Si t’as pas de quoi payer la marchandise, mec, tu dégages de la boutique, dit-elle avant de s’absorber dans la contemplation de son verre.

Je ne sais pas d’où Stacy avait tiré l’idée de le rudoyer plutôt que de lui servir le menu habituel de miel et de promesses que servent les prostituées, mais ça marchait comme un charme.

— D’accord, dit Jackson. D’accord, ça me va. Allons-y.

— Fais voir l’argent, dit Stacy sans se tourner pour le regarder.

Le pauvre couillon dut rédiger un chèque et supporter le regard goguenard du barman quand celui-ci lui tendit ses billets. Il donna l’argent à Stacy puis vida son troisième martini.

— Garde-le, dit-elle. Je voulais juste le voir.

— Je suis garé dehors, dit-il en faisant mille efforts pour paraître détendu.

— J’ai une chambre dans un motel juste à côté de l’aéroport, dit Stacy. Allons-y.

— D’accord, dit Jackson, puis il se tourna vers son homme de main : Allez, vieux, on y va.

— C’est qui ce corniaud ? demanda Stacy en refusant de bouger.

— Mon chauffeur, répondit-il d’un ton snob.

— Et t’as besoin qu’il vienne pour te la tenir ? dit-elle.

— J’en ai pas pour longtemps, dit Jackson, et son acolyte s’empressa de se rasseoir et de commander un autre verre.

J’écartai la mèche de cheveux bouclée de ma perruque qui me tombait sur les yeux et les suivis dehors. C’était la seule situation pour laquelle j’avais préalablement dit à Stacy ce que je voulais qu’elle dise. Il était hors de question qu’elle monte dans la voiture de Jackson.

— Hé, mec, dit-elle, j’ai ma voiture de location juste là. T’as qu’à me suivre.

— Je te raccompagnerai, proposa-t-il d’un air de grand seigneur.

— Et si j’ai pas envie de revenir ici ? demanda-t-elle.

— Quand j’en aurai fini avec toi, chérie, tu seras prête à me suivre n’importe où, dit Jackson d’un ton pressant en la faisant monter dans sa Cougar.

Je restai sur le trottoir à les regarder partir en me demandant ce que Trahearne foutait avec l’autre Ford de location. Je me serais donné des claques d’avoir fait confiance à ce vieux schnock pour qu’il attende dehors, et aussi de ne pas avoir pris le deuxième jeu de clés de la voiture de Stacy. Cinq minutes plus tard, Trahearne arriva enfin, le gros visage tout rouge, les lèvres vrillées par un sourire penaud.

— Ils ont mis les bouts, hein ? marmonna-t-il alors que j’ouvrais la porte et le faisais dégager de sa place au volant.

— Vous foutiez quoi, bon sang ? demandai-je en faisant rugir le moteur et en prenant le premier carrefour en dérapant des quatre roues.

— Écoute, petit, on a laissé le whiskey dans l’autre voiture, dit-il en agitant une flasque de vodka dans mon champ de vision, et je savais qu’on allait avoir besoin de boire un coup. On est trop vieux pour faire ce genre de conneries sans boire des coups. Alors j’ai fait le tour du pâté de maisons pour acheter une bouteille. Qu’est-ce que ça peut foutre, qu’on ait un peu de retard ?

— Il a refusé de la suivre, dis-je en me rabattant devant un bus et en accélérant alors que le feu passait au rouge. Elle est dans sa voiture à lui, et je vous promets que s’ils ne sont pas au motel quand on y arrive, si ce connard l’a amenée ailleurs, je vous explose la tête, mon vieux, et pour de bon.

— Merde, C.W., je savais pas, dit-il d’une voix geignarde (puis il changea de tactique avec l’espèce de grâce pataude que les ivrognes prennent pour de la sagacité :) T’inquiète pas, fils, cette petite dame a largement de quoi se défendre, putain. Tu peux en être sacrément sûr.

Puis il me donna une tape sur l’épaule, assez violemment pour arracher quelques points de suture et faire saigner mes plaies. J’enlevai ma perruque d’un geste rageur et la jetai à ses pieds. Il la ramassa, éclata de rire et la brandit comme un trophée en fourrure de castor.

— T’as vraiment l’air d’un gland avec ce truc, tu sais, dit-il en posant la perruque sur sa tête comme un chapeau. Moi, en revanche, ça me donne une putain de fière allure, dit-il (puis il rit de nouveau, tendit la main, arracha ma fausse moustache et se la colla de biais sur sa lèvre du haut). Alors, qu’est-ce que tu en dis ? demanda-t-il avec un grand sourire.

Voyant que je ne répondais pas, il dit :

— Ah, merde, allez, sois pas si foutument sérieux. Bois un petit coup et essaie de te détendre.

Il me bourra doucement l’épaule avec la flasque de vodka. Je n’avais pas grand-chose d’autre à faire.

— Ils ont ma Melinda, petit, et je ne sais pas quoi faire, dit-il en reprenant la bouteille que je lui rendais. Je ne sais pas quoi faire.

— Contentez-vous déjà de faire exactement ce que je vous dis de faire, dis-je. Ça sera un bon début.

— C’est toi le chef, dit-il. Mais t’as pas intérêt à te planter.

— Génial, dis-je, quittant Colorado Boulevard pour m’engager dans la 32e Rue en coupant par la station-service qui faisait l’angle.

LORSQUE nous arrivâmes au motel, la Cougar prune était garée devant la chambre de Stacy. Je laissai Trahearne dans la voiture, lui dis de ne pas bouger, puis entrai dans la chambre adjacente et entrouvris la porte mitoyenne. Jackson était déjà en pleine action, et les yeux de Stacy m’appelaient au secours par-dessus l’épaule adipeuse et acnéique du bonhomme. Avant que j’obtienne toute son attention en lui collant le silencieux d’un .22 bien profond dans l’oreille, il eut le temps de grogner, de gémir, de trembler – et les yeux de Stacy de se remplir de larmes. Je l’assommai d’un coup de crosse sur la nuque, puis l’arrachai du lit et le jetai par terre, où je lui envoyai un coup de pied dans le ventre avec suffisamment d’entrain pour me fouler la cheville. Ensuite, je me remis à lui donner des coups de pied, mais Stacy sauta du lit et m’attrapa par le bras.

— Ça va, dit-elle, ça va. C’est pas grave. (Puis elle me secoua le bras, vivement.) C’est pas grave. Croyez-moi.

— Désolé d’être en retard, dis-je.

— C’est pas grave, dit-elle encore une fois.

— Ça l’est pour moi, dis-je.

— Tout est ma faute, dit Trahearne en s’excusant comme un grand prince après s’être faufilé par la porte mitoyenne. Tout est ma faute, chérie, mais je n’ai pas pu faire autrement.

Stacy lança un regard à Trahearne, fit un pas en avant, et lui donna une claque si puissante qu’il manqua de tomber.

— Espèce d’inepte sac à gnôle, murmura-t-elle, puis il eut droit à son revers.

— Qu’est-ce que je t’avais dit, hein ? lâcha-t-il d’un air ébahi alors qu’elle passait devant lui pour filer vers l’autre chambre. (Puis il vit Jackson étendu nu sur le parquet.) Attends un peu que je m’occupe de ce gros fils de pute, rugit-il en s’approchant de Jackson.

Je lui donnai un coup de crosse sur le col de l’humérus, et il s’assit au bord du lit.

— Bordel de Dieu, marmonna-t-il.

— Restez assis et fermez-la, c’est tout, dis-je.

— Ah, merde, mais c’est ma femme qu’ils ont, espèce de fils de pute, c’est ma femme, dit-il.

— Si vous ne la fermez pas, lui dis-je, ça sera votre veuve. Je croyais vous avoir demandé d’attendre dans la voiture.

— C’est ma femme. (Il ne répondit rien d’autre, puis s’assit plus confortablement sur le lit et soupira.) Faut toujours que je fasse tout foirer.

Je pris un rouleau de gros ruban adhésif et ligotai Jackson aux chevilles, genoux, poignets et coudes, puis lui fourrai sa chaussette sale dans la bouche et la maintins en place d’un tour derrière la nuque. Pendant que j’étais occupé à ça, j’entendis Stacy se brosser les dents puis prendre une douche dans la salle de bains de la chambre d’à côté. Le bruit de sa toilette dura suffisamment longtemps pour attirer l’attention de Trahearne.

— Je ne fais jamais rien de bien, dit-il en gémissant.

— Je vous ai dit de la fermer, dis-je. Maintenant levez votre cul et aidez-moi à porter ce sac à merde.

— Bien chef, dit-il.

Il éclata de rire puis il se tut et posa son index sur ses lèvres. J’avais l’impression de devoir m’occuper d’un bébé de cinquante-sept ans et cent vingt-cinq kilos. Je ne comprenais pas comment Catherine et Melinda faisaient pour trouver la patience et l’énergie que cela exigeait. Bon sang, je ne comprenais même pas comment Trahearne faisait pour trouver l’énergie de se comporter comme un tel enfoiré. Au moins, il descendit du lit, prit Jackson sous les bras, et avant que j’aie le temps de l’aider, il le porta dans la salle de bains et le déposa dans la baignoire.

— Comme ça va, chef ? dit-il avec un sourire à la Gary Cooper étonnamment assorti à sa face de lune.

Schizophrène : voilà le mot qui me manquait. Lorsqu’il était sobre, et durant certaines phases de ses ivresses, Trahearne était un vieil homme triste avec une sacrée foutue dose de caractère, mais durant d’autres phases, c’était un enfant schizophrène de cinquante-sept ans et cent vingt-cinq kilos.

— Foutez-moi le camp d’ici, dis-je, c’est tout.

— Ça va, maintenant, dit-il. Je sais que j’ai merdé comme un idiot, mais maintenant, ça va. On a des choses sérieuses à faire, je le sais, et je vais me calmer sur la boisson. Je vais dessaouler tranquille en buvant tout doucement. Je l’ai déjà fait. Toi aussi. Tu sais de quoi je parle.

— Bon, mais ne restez pas dans mes pattes, hein, dis-je.

— Cela va de soi, dit-il en articulant bien, l’air aussi sobre qu’Oliver Wendell Holmes2. C’est toi la star sur scène.

— On fait quoi, maintenant ? dit Stacy en entrant dans la salle de bains, vêtue d’un jean et d’un sweat-shirt noir.

— Retournez dans la chambre, dis-je.

— J’ai signé pour l’intégralité de cette mission, mec, dit-elle d’un ton soudain déterminé, et après avoir laissé ce tordu me sauter, si tu lui exploses la gueule je crois que j’ai mérité de rester pour regarder. J’ai au moins gagné ça. Ah, bon sang, si vous le faisiez ce serait un vrai rayon de soleil dans ma vie.

— You are the sunshine of my life3, dit Trahearne en chantonnant, puis il se tut et but une gorgée de vodka.

— Passe un peu la bouteille, dit Stacy en lui arrachant la flasque des mains.

Je dois avoir souri sans le vouloir et secoué la tête sans y penser. Quand je me tournai vers Jackson, son visage arborait l’air terrorisé d’un homme pris dans les griffes de la famille Manson – et je pouvais le comprendre.

— Alors, tu vas me dire où elle est ? lui demandai-je, et il commit l’erreur de hausser les épaules. Allez me chercher l’annuaire, dis-je à Trahearne.

— L’annuaire ?

Stacy retourna dans la chambre et en revint avec l’annuaire.

Je soulevai les pieds de Jackson et les posai sur le gros livre. Ses couilles avaient glissé de son aine et ressemblaient à un organe vital qui chercherait à s’enfuir de son corps. Je me relevai et tirai le .22 coincé sous ma ceinture.

— Tu ne sais pas où elle est ? demandai-je. (Il haussa de nouveau les épaules, et je lui dis :) Comme tu voudras.

Je laissai mon automatique pendre au bout de mon bras en attendant le bruit du prochain avion en approche au-dessus du motel.

— Dernière chance, dis-je avant que le bruit ne devienne trop fort pour qu’il m’entende. (Il haussa encore les épaules.) Tu sais que je ne vais pas te tuer, pas vrai ? dis-je.

Il fit non de la tête, mais ses yeux souriaient. Jackson était peut-être un sac à merde, mais il avait du cran. Soit c’était ça, soit il avait plus peur de ses associés qu’il n’avait peur de moi. Il se trompait lourdement. Lorsque le Boeing en phase d’atterrissage frôla le toit du motel, je me penchai et lui tirai deux balles dans le pied droit. Une explosion de sang éclaboussa l’annuaire et la baignoire, aussi rouge que le visage de Jackson était blanc.

— Nom de Dieu, marmonna Trahearne en s’effondrant assis sur les toilettes cependant que Stacy se penchait au-dessus du lavabo et vomissait d’un seul et même mouvement.

— Ça va, je vais bien, dit-elle, puis elle se rinça la bouche. Vas-y, mets-lui deux autres balles, à ce connard.

— Tu n’avais pas besoin de tirer deux fois, dit Trahearne.

— Une fois pour obtenir son attention, dis-je, et une fois pour qu’il comprenne que je suis sérieux. (Puis je baissai les yeux vers Jackson.) Je suis sérieux, tu sais. (Sans attendre de savoir s’il me croyait, je le soulevai et lui calai l’annuaire sous les fesses.) Tu vois où je veux en venir ?

Il acquiesça tout de suite.

— Je n’aime pas ça, dit Trahearne.

— Alors sortez de la pièce, dis-je sans me retourner.

Il ne sortit pas. Je donnai ensuite à Jackson des petites tapes sous le menton avec le bout de mon silencieux.

— Bien. La première chose que tu dois comprendre très clairement, c’est que dans cette ville, tu es un homme fini. Cette partie-là de ta vie appartient au passé. Soit tu sors de cette pièce mort, soit tu en sors en m’ayant dit où Betty Sue se trouve, ce qui ne fera pas plaisir à tes petits amis. Alors abandonne-nous cette partie-là de ta vie tout de suite. Il faut que ce soit très clair pour toi. On te paiera même ton billet, mais débarrasse-toi tout de suite de ce coin de ton cerveau. D’accord ?

Il n’acquiesça pas – il secouait la tête de bas en haut si nerveusement que son visage n’était plus qu’une tache floue.

— Maintenant, je vais t’enlever ton bâillon et tu ne vas pas faire le moindre bruit, compris ?

Dès que sa tête cessa de trépider, je sortis mon couteau à cran d’arrêt et coupai le ruban adhésif qui maintenait la chaussette dans sa bouche. Il lâcha un grognement d’une retenue incroyable. Je pris la flasque de Trahearne et fis boire une brève gorgée de vodka à Jackson.

— Peux-tu nous dire où elle se trouve, maintenant ?

— Oui monsieur, murmura-t-il.

— Où ?

— Y a ce type pour qui je travaille, là, M. Hyland – je crois que vous l’avez peut-être déjà croisé une fois, là-haut, à Fort Collins. Il possède une maison entre Evergreen et Conifer, une grosse bâtisse coloniale en briques rouges, côté ouest de la route, sur un domaine d’un peu plus d’un hectare. Vous pouvez pas la louper. Là-haut, elle se dresse dans le paysage comme un gros pouce avec un panaris, et le nom est écrit sur la boîte aux lettres.

— C’est là qu’elle est ?

— Oui monsieur.

— Et il a quoi, Hyland, question sécurité ? demandai-je.

— Sécurité ? dit Jackson d’un air perdu.

Je lui fis boire une autre gorgée de vodka.

— Il a mis combien d’hommes pour surveiller l’endroit ?

— Surveiller l’endroit ? demanda-t-il. Ah, ouais, bah, disons, quand il y a de l’action…

— De l’action ? le coupai-je.

— Ouais, vous savez bien, quand ils tournent un film, m’expliqua Jackson. Quand ils tournent un film, M. Hyland a un garde qui surveille le portail et un autre qui patrouille dans le parc. Pour pas être dérangé par tous les gosses du coin, voyez… Les gosses, de nos jours, ils ont plus aucun respect pour la propriété privée, alors M. Hyland demande à Petey et Mike de monter comme qui dirait la garde pendant qu’ils tournent le film.

— Et le gros Mexicain ?

— Torres ? C’est le bras droit de M. Hyland. Il ne le quitte jamais d’une semelle, dit Jackson.

— Ils ne se doutent pas qu’on pourrait essayer de venir la chercher ? demandai-je.

— Je ne crois pas qu’ils sachent qui vous êtes, dit Jackson en essayant de se montrer aussi poli que possible. Moi, en tout cas, je ne le sais pas.

Je ne jugeai pas absolument nécessaire de lui expliquer qui nous étions, et en regardant autour de moi dans notre petite salle de bains bondée, je n’en étais pas trop sûr moi-même.

— Comment ont-ils appris où Betty Sue se trouvait ? demandai-je.

— Son père, vous savez, là-bas à Bakersfield, dit Jackson. Il connaît des gens que nous connaissons et il a reçu cette carte postale – nous, on la croyait morte – je veux dire, c’est ce qu’on nous avait dit il y a des années de ça, et c’est ce que vous avez dit quand ils vous ont tabassé… mais bon, quoi qu’il en soit, quand les amis de son père nous ont appelés pour nous parler de la carte postale, Mike a pris le premier vol pour le Montana et il vous a suivis.

— Génial, dis-je. (Je ne pris même pas la peine de me retourner pour gratifier Trahearne d’un regard de dégoût. Il jura entre ses dents et retourna dans la chambre.) Est-ce qu’ils gardent Betty Sue enfermée dans une pièce ?

— Je ne crois pas, dit Jackson. Ils doivent tourner ce soir.

— Ce soir ?

— Ouais. Ils louent le matériel que Hyland utilise en journée dans son agence de pub, alors ils doivent tourner la nuit.

— Des enfoirés bas de gamme, marmonna Stacy.

— Est-ce qu’il y a une clôture autour du parc ? demandai-je.

— Ouais, mais c’est juste un grillage, répondit-il.

— Des chiens ?

— Des chiens ?

— Tu sais bien, des chiens de garde, dis-je.

— Non, non, rien de ce genre, dit-il. Hyland déteste les chiens.

Cette remarque activa ma mémoire.

— Tu étais avec eux, quand ils sont allés prendre Betty Sue ?

— J’ai fait le chauffeur, c’est tout, dit-il. Je suis pas monté en haut du chemin. Je vous raconte pas de salades, vieux, vous pouvez me croire.

— Je m’en fous pas mal, dis-je. Écoute, je vais te libérer les mains, et tu vas me dessiner un plan du parc et un plan de la maison, compris ?

— Je pourrais avoir une autre gorgée de votre vodka, avant ? demanda-t-il.

— Bien sûr, dis-je, puis je coupai le ruban adhésif et le laissai tenir la flasque lui-même.

Lorsqu’il eut pris sa gorgée, il posa le bloc-notes sur ses genoux et se prépara à dessiner.

— Applique-toi bien, dis-je.

— Je fais de mon mieux, marmonna-t-il en humectant la mine du crayon avec sa langue nappée de petits bouts de laine.

— Applique-toi comme si ta vie en dépendait, lui rappelai-je.

Il se mit à la tâche avec une vigueur décuplée. Quand il eut fini, il me tendit sa feuille. Ce n’était pas trop mal.

— Seulement trois portes ? demandai-je. Devant, derrière, garage ? Pas de porte sur le patio ? Pas de baie vitrée coulissante, pas de porte-fenêtre ?

— C’est ça, dit-il.

— Où est-ce qu’ils tournent ? demandai-je.

— Dans la chambre de M. Hyland au rez-de-chaussée, là, dit-il en me montrant la pièce en question avec le côté gomme de son crayon.

— D’accord, dis-je, tu t’es très bien débrouillé jusque-là. Maintenant je vais te laisser ici en compagnie de cette jeune personne…

— Hors de question que je reste ici une seule seconde, dit Stacy.

— Donc comme je te le disais, je vais t’enfermer dans le coffre de notre voiture, et si tout se passe bien on te mettra dans un avion dès demain matin.

— Vous pourriez pas plutôt m’emmener à l’hôpital ? demanda-t-il. Je n’appellerai personne.

— Tu m’as déjà enfumé une fois, dis-je. Tu vas dormir dans le coffre jusqu’à demain matin.

— OK, je dois pouvoir comprendre ça, dit-il.

— Parfait, dis-je, puis je lui nettoyai le pied.

Les deux balles étaient ressorties, et les plaies avaient presque complètement coagulé.

— Alors, c’est moche comment ? demanda-t-il tandis que je bandais son pied.

— Tu vas boiter pour tes mensonges jusqu’à la fin de ta vie, dis-je. (Il fit oui de la tête comme si c’était un système de justice qu’il comprenait.) Vous pouvez me passer ses vêtements ? demandai-je à Stacy.

Elle grogna mais elle alla les chercher, puis les jeta à mes pieds et retourna dans la chambre.

Alors que j’aidais Jackson à se rhabiller, je lui demandai :

— Pourquoi est-ce qu’ils se sont donné tout ce mal ? Ça ne peut quand même pas être à cause d’une facture d’hôpital vieille de cinq ans.

— Ça a joué, dit-il en boitillant pour enfiler son pantalon, c’est vrai, mais ce qui les a vraiment foutus en rogne, c’est le coup des quarante mille.

— Les quarante mille ?

— Vous êtes pas au courant, hein ? dit Jackson avec un petit sourire supérieur.

— Je t’écoute, dis-je.

— Quand Betty Sue s’est enfuie, elle s’est barrée avec quarante patates piquées dans la caisse, mon vieux, et M. Hyland, il a ensuite fallu qu’il les rembourse de sa poche à lui. Il lâchera pas Betty Sue tant qu’elle lui aura pas permis de récupérer ce qu’elle lui a pris. Après, il ira jeter son corps au fond d’une mine.

— Charmants amis, dis-je.

— Durs en affaires, c’est tout, dit Jackson.

Au lieu de lui casser cinq dents, je lui donnai deux comprimés de codéine qu’il me restait depuis mon dernier séjour dans le Colorado.

— C’est quoi ?

— Un truc pour la douleur, dis-je.

— Vous savez, c’est incroyable, mais mon pied ne me fait pas si mal que ça, dit-il en posant prudemment sa plante sur le carrelage.

— Prends ces putains de cachets, dis-je, et il les prit.

Le temps que Trahearne et moi le portions jusqu’à la voiture et le casions dans le coffre avec une couverture et un oreiller, Jackson dodelinait de la tête en nous appelant “maman”.

— Qu’est-ce qui va lui arriver ? demanda Trahearne tandis que je claquais la porte du coffre.

— Si on est encore en vie demain matin, on lui donnera un peu d’avance sur ses amis, dis-je. Mais si on est morts, ou si on est en prison, ou si on est à l’hôpital, il mourra probablement enfermé dans ce coffre. Bon Dieu, même si tout se passe bien, ce type est sans doute déjà un homme mort.

— Ça ne vous dérange pas ?

— Pas le moins du monde, dis-je. C’est un sac à merde, vieux, et il m’a menti. Je lui ai donné toutes les chances que je pouvais, et il m’a quand même menti, alors je n’en ai plus rien à foutre de lui.

— Moi aussi, je t’ai menti, dit Trahearne en portant son regard au loin, vers les lumières scintillantes de l’aéroport.

— Ouais, dis-je. C’est toute la différence entre vous et lui.

— La différence ? Quelle différence ?

— Lui il mérite qu’on le tue, vous non, dis-je, puis je retournai dans la chambre en le laissant en plan.

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1 Colorado State University.

2 Austère médecin, essayiste et poète américain (1809-1894), également père d’Oliver Wendell Holmes Jr., austère juge de la Cour suprême des États-Unis (1841-1935).

3 “Tu es le soleil de ma vie” – chanson de Stevie Wonder sortie en 1972.