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ON dit que les dieux protègent les idiots et les ivrognes – qualifications que Trahearne et moi avions incontestablement – et quels que soient les individus qui se cachent sous ce on, ils ont trop souvent raison pour que ce ne soit pas inquiétant.

Une fois dans le centre-ville, nous nous arrêtâmes dans un bar tranquille, et j’appelai tous les dealers, tous les officiers de police et toutes les anciennes petites amies que je connaissais. J’y gagnai quelques noms et numéros de téléphone, sans aucun résultat. Comment aurais-je pu deviner que tous les barons et empereurs du porno de cette ville passaient leurs dimanches après-midi en retraite religieuse, stage d’éveil à la conscience ou séminaire de formation dirigé par un gourou quelconque. Par ennui, et dans l’espoir de rester sobre, je fis les bars et les cinémas du quartier de Broadway, et trouvai un étudiant las qui travaillait comme ouvreur. Il connaissait un professeur de sociologie plus calé en films pornos que les membres de la Mafia et de la Ligue pour la vertu réunis.

Ce professeur était chez lui le dimanche après-midi comme n’importe quel bon citoyen, occupé à regarder un vieux film porno muet montrant un jeune benêt berné par deux jeunes filles qui le poussent à trombiner une chèvre à travers le trou d’un nœud de bois dans une palissade. Plusieurs mois plus tard, les filles le bernent de nouveau et le dépouillent de tout son argent de poche lorsque l’une d’elles glisse un oreiller sous son maillot de bain à l’ancienne et l’accuse de l’avoir engrossée.

— Merde alors, murmura Trahearne en se tortillant sur sa chaise pliante en métal. C’est presque drôle.

— Presque ? dit le professeur Richter en le toisant d’un air pincé. Presque ? répéta-t-il avec la fierté de propriétaire d’un homme qui aurait non seulement écrit et mis en scène ce film, mais y aurait en plus tenu le premier rôle. (Il est vrai qu’il avait un air de famille avec le jeune protagoniste.) C’est hilarant ! s’écria-t-il. Et c’est bien tout le problème de la pornographie moderne : tout y est beaucoup trop sérieux. À quelques petites exceptions près, bien sûr. En général, quand il s’essaie à l’humour, le cinéma pornographique moderne vise le niveau le plus bas, et lorsqu’il réussit, ne serait-ce qu’un tout petit peu, comme dans le cas de Gorge profonde, ça fait un tabac à l’échelle nationale, dit-il d’un ton sérieux. C’est pareil dans tous les arts : plus la technologie progresse, plus l’humour décline. Les limites et la définition de l’art disparaissent, puis l’art se voit forcé de se moquer de lui-même avec trop de sérieux, et les arts plastiques dégénèrent en arts littéraires, et ça, mes amis, c’est le tout premier signe de la décadence culturelle.

Il frappa ses mains sveltes et poussiéreuses l’une contre l’autre, haussa les coins de sa bouche, et ajouta :

— Vous ne croyez pas ?

Il avait les yeux brillants, le sourire forcé et le long visage impassible des fanatiques, alors Trahearne et moi acquiesçâmes immédiatement. Sa tête n’était pas déplaisante, juste platement, hystériquement objective. La douceur de ses traits s’expliquait peut-être par un régime continu de films pornos, mais je n’avais pas la moindre idée de ce qui pouvait expliquer l’état de ses vêtements. Peut-être avait-il dormi dans son costume noir brillant. Plusieurs fois. Pour de mauvaises nuits. Il avait indiscutablement dîné avec. Ou dessus. Une fleur de sauce tomate avec un petit bourgeon de champignon séché faisait office de boutonnière, et sa cravate noire toute fine tenue par un nœud de la taille d’un petit pois faisait office de serviette.

— Que puis-je pour vous, messieurs ? demanda-t-il lorsqu’il fut évident que nous n’étions pas là pour débattre de l’avenir de l’art.

Je lui montrai ma licence et expliquai mon affaire. Avant que j’aie fini, il fila vers un cabinet de rangement, y farfouilla frénétiquement, et revint les deux mains pleines de fiches en faisant des grands gestes en direction des murs de son petit appartement, qui étaient intégralement recouverts d’étagères et d’armoires pleines de boîtes de films.

— Passion bestiale, dit-il en agitant sa main droite. Attraction bestiale, ajouta-t-il en agitant la gauche. Faites votre choix, messieurs. Ces titres n’ont rien de très imaginatif, mais ils ont beaucoup de succès.

Il minauda de sa propre plaisanterie.

— Des films à très, très petit budget, dis-je, avec mêlée générale en guise de scène finale.

— Ils ne sont pas tous comme ça ? dit-il en riant. Pourriez-vous m’indiquer une date approximative ?

— Fin des années 60, peut-être.

— Actrice principale blonde ou brune ?

— Blonde.

— D’accord, dit-il. (Il replaça les fiches dans leurs trieurs puis farfouilla de nouveau.) Je l’ai peut-être, dit-il en lisant une fiche.

Ses fines lèvres livides mimèrent la lecture d’un long numéro. Il fonça vers une pile de boîtes de films et en prit une du milieu en la tirant d’un coup sec si rapide que celles du dessus se replacèrent en faisant un bruit mat propre et net.

— Si je me souviens correctement de celui-ci, c’est vraiment de la merde, dit-il, sans rien pour le sauver. Vous voulez le regarder ?

— Ça ne vous ennuie pas ? demandai-je à Trahearne.

— Pourquoi voudrais-tu que ça m’ennuie ? dit-il d’un air interloqué.

— Ça pourrait briser vos illusions romantiques, dis-je avant de lâcher un petit rire.

— Ah, dit-il, ah oui. Je les avais oubliées. (Sa confusion semblait s’éclaircir. Pour lui, cependant, pas pour moi.) Allons-y, dit-il vivement.

Richter cala le film dans le projecteur.

C’était indiscutablement rudimentaire. Peut-être était-ce également pitoyable. Et c’était bien Betty Sue Flowers. Peu importe combien de fois je détournai le regard, à chaque fois que j’y revenais c’était elle que je voyais. Elle avait pris suffisamment de poids pour avoir une silhouette plus que rubénienne, et si elle n’avait pas su l’animer avec un peu de grâce, elle aurait semblé grotesque et bouffonne dans son personnage de jeune femme au foyer gironde seulement vêtue d’un petit tablier affriolant, ses épais cheveux blonds coiffés en deux couettes encadrant son visage potelé.

L’intrigue, en revanche, était très mince. D’abord un peu d’action de quatrième division avec un couple de caniches perplexes, puis de l’action de première division avec les employés des environs : un postier, un laitier, deux releveurs de compteurs, et un livreur de courses aux rides lissées à la pâte à pancake. À eux cinq, ces hommes avaient suffisamment de gros ventres à bière, genoux cagneux, tatouages passés, pieds sales et bites tordues pour animer une pleine parade de monstres. Pendant la scène finale, alors qu’ils s’étaient réunis en un tas soigneusement agencé autour de la table de cuisine, ils avaient l’air encore plus désorienté que les caniches du début, et leurs visages se tordaient de douleur tandis qu’ils essayaient de jouir tous en même temps et que Betty Sue s’employait simultanément avec chacun d’entre eux. Tout le monde était complètement défoncé, et les techniciens n’arrêtaient pas de trébucher dans le champ ou bien devant les projecteurs et de faire sauter la mise au point de l’objectif. On entendit presque le soupir de soulagement quand ils arrivèrent au bout de leur bobine de pellicule. L’ensemble était à peu près aussi excitant que de se branler dans une vieille chaussette sale.

Mais Betty Sue, malgré ses kilos et ses yeux aussi inexpressifs que deux cailloux mouillés, avait quelque chose qui n’avait rien à voir avec son apparence. Elle semblait s’adonner librement à cette dégradation ; sans joie, mais avec la ferme intention de faire du bon boulot. Elle m’excitait malgré moi, et cela fit cailler le whiskey au fond de mon estomac. J’essayai de faire monter en moi une colère vertueuse, mais ne parvins à produire qu’une tristesse muette et un émoi sexuel sordide. Je vis pourquoi Gleeson n’avait pas voulu m’en dire plus sur ce film. Moi non plus, je n’avais pas envie d’en parler. Pas plus que je n’avais envie de regarder de près la grande cicatrice laide qui s’étirait d’un bout à l’autre de son ventre dodu.

— Ce n’était pas drôle du tout, grogna Trahearne quand le bout du film acheva son parcours dans le projecteur puis claqua sur la bobine comme un vieux store cassé.

— Ce n’est pas ma faute, dit Richter en commençant à le rembobiner.

— Je crois que je vais me traîner dehors pour prendre un bol d’air frais et quatre litres de whiskey, dit Trahearne en levant sa grande carcasse de sa chaise.

Lorsqu’il fut sorti, je demandai à Richter s’il connaissait le nom de certains des acteurs.

— Vous plaisantez ? dit-il. Dans ce monde-là, seuls les grandes stars ont un nom, et le plus souvent, c’est un nom de scène. Néanmoins, il se trouve que j’ai reconnu le type qui joue le rôle du laitier – dans un autre contexte, cela va sans dire.

— Quel contexte ?

— Il tenait une librairie porno en centre-ville, dans le temps, dit-il, et je crois qu’il s’appelait Randall comment-déjà ?… Randall Jackson.

— Il vit toujours en ville ?

— Non, il est parti après ce film, dit-il. Qui restera sa seule contribution. Il me semble me souvenir que quelqu’un m’a dit qu’il travaillait maintenant plus ou moins comme agent de distribution de livres de poche. À Denver, je crois.

Je demandai s’il connaissait quelqu’un d’autre ou quoi que ce soit d’autre en rapport avec ce film, mais il n’avait jamais revu la fille, ce qui signifiait qu’elle était sortie du circuit. Je le remerciai, puis me levai pour partir.

— Vous permettez que je vous pose une question ? dis-je.

— Bien sûr que non, répondit-il pour plaisanter.

— Vous en faites quoi, de tous ces films ?

— Je les catalogue, je les classe, je les indexe. En vue d’une recherche universitaire sur le déclin du cinéma pornographique américain.

— Ça doit finir par vous coûter horriblement cher, tout ça…

— J’ai une bourse, dit Richter d’un ton insouciant.

Je ne lui demandai pas de qui. Je ne voulais pas le savoir. Quand je le quittai, il rechargeait son projecteur en chantonnant.

DEHORS, Trahearne et Fireball s’étaient mis bien à l’aise dans la Cadillac, et buvaient en regardant l’animation du dimanche sur Folsom Street : deux taxis, un junkie bredouillant et un ivrogne asiatique. Je montai dans la voiture en regrettant de ne pas avoir un choix de drogues plus vaste à ma disposition. Ou bien un peu de moins de chance.

— C’était la fille que tu cherchais ? demanda Trahearne.

— Non, mentis-je. Ça lui ressemblait un peu, mais non, cette poule-là s’appelait Wilhelmina Fairchild.

— Ça pourrait être un nom de scène, avança Trahearne.

— Non, dis-je. Richter la connaît personnellement. Elle travaille dans un salon de massage à Richmond. Alors à moins qu’elle ait pris l’accent allemand depuis qu’elle s’est enfuie, ce n’était pas la fille de Rosie.

Je ne savais pas exactement pourquoi je mentais à Trahearne. Peut-être parce que j’avais honte pour Rosie. Ou pour moi-même. Quoi qu’il en soit, je n’avais pas envie qu’il sache que la fille qui passait dans ce film par de si nombreuses mains était bien Betty Sue.

— J’en suis heureux, pour Rosie, dit Trahearne. Je me suis posé chez elle par hasard, et j’y suis resté boire deux ou trois jours parce que j’aime bien l’endroit et que j’aime bien son bulldog. Je n’ai pas beaucoup parlé avec elle, mais j’aime bien la manière dont elle sert la bière et tient son bar, alors je suis content que sa fille n’ait pas fini comme ça. Ou pire.

— Moi aussi, dis-je.

— On fait quoi, maintenant ?

— On va à Palo Alto.

— Quoi faire ?

— Parler à la meilleure amie de Betty Sue, du temps où elle allait au lycée, dis-je.

— Elle ne sera peut-être pas là, dit-il. Tu devrais peut-être appeler avant. On ferait peut-être mieux de rester traîner en ville ce soir. Boire quelques coups, tu vois, histoire de se détendre et de se reposer un peu.

— Pas de repos pour les crapules, dis-je.

Puis je glissai la Cadillac dans le flot des voitures, entre un taxi et un semi-remorque, en laissant sur le goudron pour deux dollars de gomme des pneus de Trahearne.

— C’est une belle journée et une jolie balade, ajoutai-je dès que le chauffeur du semi-remorque cessa de klaxonner.

— Si on y survit, dit Trahearne.

— Vous voulez la conduire, cette putain de barge ? demandai-je d’un ton sec, en colère à cause de mon mensonge et du film.

— Tu peux la conduire comme ça te chante, fils, dit Trahearne en levant les mains au ciel. Mais ne te mets pas en rogne contre moi. Ce n’est pas moi qui dirige le monde.

— Des fois, j’ai du mal à savoir si c’est moi qui suis fou ou si c’est le monde qui n’est qu’une vaste fosse à purin, dis-je.

— Les deux sont vrais, dit-il, mais ton grand problème, c’est que tu es un moraliste. Il ne faut pas que ça t’inquiète, ceci dit.

— Pourquoi ?

— Ça passera avec l’âge, dit-il. Mais à propos de folie… il en faisait quoi, ce type, de tous ces films ?

— Si je vous le disais, vous ne me croiriez pas.

J’AVAIS en partie raison. Ce fut une belle balade. Mis à part la rixe que Fireball eut avec un grand caniche qui avait tenté de lui renifler le cul sur une aire de repos, et mis à part la riche dame en Mercedes qui appartenait au caniche et qui donna une claque à Trahearne lorsque celui-ci lui suggéra de faire quelque chose d’impossible et d’obscène avec son foutu putain de corniaud de luxe pouilleux, ce fut une belle balade. Mais Trahearne avait vu juste lorsqu’il avait émis l’idée d’appeler Peggy Bain avant de se rendre chez elle.

La fille qui vivait dans l’appartement dont Albert m’avait donné l’adresse ne savait pas où Peggy Bain habitait, mais elle connaissait quelqu’un qui le savait peut-être. Nous passâmes l’après-midi à aller d’appartements en bars pour parler à une longue succession de personnes qui savaient où on pourrait peut-être la trouver. Enfin, alors que nous nous rendions au dernier endroit possible de notre liste – un barbecue dans une arrière-cour loin dans les hauteurs de La Honda –, le soleil descendit se coucher derrière les crêtes des collines côtières et Trahearne se mit à geindre comme un petit enfant ivre. Il avait oublié sa promesse de rester au moins aussi sobre que moi. Trahearne et Fireball étaient bourrés comme des cochons qui dansent. Le bulldog, au moins, avait eu la décence de s’évanouir sur la banquette arrière. Lorsque nous nous garâmes dans la file de voitures rangées au bord de Skyline Drive, Trahearne huma l’atmosphère, marmonna le mot fête, et s’arrêta de geindre.

— Vous feriez peut-être mieux de rester dans la voiture, suggérai-je.

— N’importe quoi, dit-il en extirpant une nouvelle bouteille de Wild Turkey de sous son siège. Si ma comédie de l’écrivain célèbre ne fonctionne pas, petit, je leur montrerai mon invitation, ajouta-t-il en agitant la bouteille. Je suis toujours le bienvenu dans les fêtes, dit-il en descendant difficilement de la voiture.

Ce vieux salaud avait bien sûr raison. Le jeune homme barbu qui vint nous ouvrir quand nous sonnâmes à la porte avait rencontré Trahearne quelques années auparavant à l’occasion d’une lecture de poèmes à Seattle. Trahearne ne se souvenait pas de lui, mais le gars nous accueillit chaleureusement et présenta Trahearne à tout le monde comme s’il avait été l’invité de marque attendu depuis toujours. En quelques minutes, il nous offrit des verres, des glaçons et Peggy Bain assise à une table de pique-nique. Trahearne envoya paître notre hôte et ses admirateurs, s’assit à côté de Peggy Bain et posa un bras lourd sur ses épaules en l’appelant chérie. C’était une dame sympathique avec un visage rond comme la pleine lune flottant au-dessus d’un poncho en grosse laine. Lorsque Trahearne lui expliqua ce que nous cherchions, elle le regarda lui, puis moi, puis éclata en un crescendo de rires défoncés si violents qu’elle dut ôter ses lunettes sans monture et les poser sur la table parmi les assiettes sales.

— Vous devez plaisanter, répétait-elle encore et encore, en ne s’arrêtant que pour rire de plus belle.

Puis elle écrêta les pics de son hilarité, essuya les larmes de ses yeux et dit :

— Bon Dieu, je ne l’ai pas revue depuis le lycée.

Elle se tut suffisamment longtemps pour sortir une pipe à haschich de sa manche, l’allumer, puis la tendre à Trahearne. Il prit une longue bouffée vorace, puis retint sa respiration et marmonna c’est de la bombe ! comme un petit jeunot. Lorsqu’il me la proposa, je fis non de la tête dans l’espoir de demeurer lucide encore quelques minutes.

— Il y a quelques années, je suis tombée sur son père, à Bakersfield, et il m’a dit que Betty Sue était allée vivre dans une communauté là-haut dans l’Oregon, mais qu’elle en était partie.

— Vous vous souvenez du nom ? dis-je.

— Bon Dieu, personne peut se souvenir de ce genre de noms, dit-elle. Les Tournesols, Le Grand Soleil, La Belle Étoile, Le Rêve ou Le Soleil Conscient ou bien Le Soleil-et-un-de-ces-trucs-hippies-prétentieux-à-la-con. (Lorsqu’elle cessa de glousser de sa propre plaisanterie, elle ajouta :) Je ne me souviens plus du nom, mais ça se trouvait quelque part du côté de Grants Pass, je crois.

— Ça remonte à quand, votre rencontre avec son père ? demandai-je, et Trahearne marmonna Ouais en caressant les épaules carrées de la fille à travers son poncho.

Le visage de Peggy se raidit, et elle remit ses lunettes, soupira puis leva les mains au ciel. Je crus que j’allais avoir droit à une longue question sur qui je pouvais bien être pour m’intéresser comme ça à Betty Sue, mais elle se tourna vers Trahearne et lui dit :

— Hé, vieux, baiser les stars, c’est pas mon truc, d’accord ? Tu vois la dame, là-bas, près de la porte ? Celle qui a un foulard sur la tête et des gros colliers en métal autour du cou ? C’est elle qu’il faut que tu branches, compris ?

Puis elle souleva la grosse main de Trahearne de son épaule en la tenant du bout des doigts comme un crabe mort, et la laissa retomber sur ses genoux à lui.

— Désolé, marmonna-t-il sans le moindre soupçon de sincérité en regardant alternativement ses genoux et la dame près de la porte.

— Faut pas te sentir rejeté, vieux, dit Peggy.

— C’est bon, c’est cool, dit-il, puis il se laissa glisser de son banc et se dirigea vers la porte en boitillant.

— C’est quoi, son problème ? demanda-t-elle.

— Son caractère d’artiste, dis-je. Il pense que les écrivains célèbres sont supposés crouler sous les occasions de baise.

— Je te parle pas de ça, idiot, dit-elle. Je te parle de son problème avec sa jambe.

— Une vieille blessure de guerre, dis-je.

— Quelle guerre ?

— Celle que vous voudrez, dis-je. C’est toutes les mêmes.

J’avais reçu une formation en réponses définitives prodiguée par un premier lieutenant bien propre sur lui auteur d’un livre sur les réponses définitives.

— Message reçu cinq sur cinq, dit-elle en se coulant dans l’ambiance.

— Mais revenons-en à Betty Sue, dis-je. De quand date votre rencontre avec son père ?

— Ça doit remonter à six ans, au moins, dit-elle. Je le sais parce que j’étais encore mariée à l’autre connard de bouseux de Santa Rosa. On vivait à Bakersfield dans une espèce de machin de l’Union des travailleurs agricoles, et j’ai vu le nom du père de Betty Sue dans le journal. Il jouait dans un bar appelé le Kicker, nom dont je supposais que ce ne pouvait être que l’abréviation de Shitkicker – le Cul-terreux. Alors avec une petite bande de copains, on s’est défoncés et puis on est allés y voir histoire de taquiner les campagnards. Évidemment, on a pris avec nous deux des hippies les plus costauds du monde, des bûcherons originaires de la région de Weed. On voulait voir comment vivait l’autre moitié de l’humanité.

— Et elle vivait comment ?

— Exactement comme on pouvait s’y attendre, vieux. Elle menait la grande vie à Bakersfield, répondit-elle avec un petit sourire. Mais le vieux Flowers, c’était vraiment un mec cool.

— Comment ça ?

— Il chantait dans le groupe, il tenait le bar, et il dealait de la poudre comme un bandit, dit-elle.

— De la coke ?

— Rien de tel pour te faire te sentir bien, dit-elle. Au début, on pensait qu’il se vantait pour frimer devant les petits hippies – vous savez, comme les gens normaux aiment souvent faire – à parler comme ça de la coke qu’il vendait à tous les gros bonnets qui orbitaient du côté de Bakersfield, mais après le deuxième set, il nous a fait entrer dans son bureau, on a sniffé et on lui a acheté cinq grammes. De la bonne, et plutôt bon marché.

— Et vous avez parlé de Betty Sue, dis-je pour essayer de la tirer de ses souvenirs cocaïnés.

Et moi des miens.

— C’est ça. Je lui ai demandé s’il avait de ses nouvelles, et il m’a dit qu’elle lui avait téléphoné, un jour, un ou deux ans auparavant, pour lui demander de l’argent parce qu’elle voulait se barrer de la communauté où elle vivait. Sans doute une de ces foutues communautés hippies fascistes, tu vois, vieux.

— Mais vous ne vous rappelez pas comment elle s’appelait ?

— Comme je te l’ai dit, vieux, c’était un truc avec Soleil dedans, dit-elle, puis elle se tut et elle leva les yeux vers moi. Vous êtes à sa recherche parce qu’elle a des ennuis ?

— Non non, du tout, dis-je en me rendant soudain compte que, depuis que j’avais vu ce film, je ne savais plus pourquoi je cherchais Betty Sue. Je suis tombé sur sa mère et elle m’a engagé pour faites des petites recherches pendant deux ou trois jours, dis-je.

— Désolée de pas pouvoir vous aider.

— Ce n’est pas grave, dis-je. Ça fait de toute façon trop longtemps qu’on a perdu sa trace.

— Plutôt tout juste assez longtemps, murmura Peggy en regardant le sol.

Il ne restait plus rien de sa gaieté cannabique.

Derrière elle, les nuages vaincus tiraient leurs dernières cartouches de rouge vif face à l’avancée d’une grisaille douce et brumeuse. Un grand conifère esseulé s’arc-boutait contre la nuit tombante. Derrière moi, la fête commençait à gronder comme un tonnerre. Peggy ralluma sa pipe à haschich, et cette fois-ci j’y pris une taffe lorsqu’elle me la passa. Nous communiâmes dans la fumée tandis que les vents du soir montaient de la mer froide, escaladaient les flancs des crêtes boisées et rameutaient les fêtards vers l’intérieur de la maison – ils rentraient se mettre au chaud en marmonnant de vagues complaintes comme des enfants appelés à quitter l’aire de jeux pour rejoindre les rêves cotonneux de leurs nuits précoces. Les baies vitrées de l’arrière de la maison reflétaient les ultimes vestiges du coucher du soleil et derrière elles, comme en une double exposition, la fête se poursuivait en silence, bouches animées, lèvres qui s’ouvrent comme des plaies muettes, gestes cryptiques. À côté d’une porte dans le mur du fond, Trahearne regardait silencieusement la nuit tomber.

— Qu’est-ce que je peux te dire d’autre, vieux ? demanda Peggy quand la pipe fut finie.

— Je n’en sais rien, dis-je.

Je fis le tour de la table pour m’asseoir à côté d’elle – assez près, mais pas trop –, mains jointes derrière ma nuque, adossé à la table jonchée de détritus.

— Je n’en sais fichtre rien, dis-je en essayant d’apercevoir la houle de l’océan et le brouillard du soir sous le vaste ciel vide gagné par les premières ténèbres. Vous pourriez peut-être juste me parler d’elle, dis-je. Me dire tout ce que vous savez sur elle.

— Ce serait trop long, dit-elle.

— Plutôt tout juste assez long.

— Tu veux savoir quoi ?

— Oh, je ne sais pas, dis-je. Dites-moi quel genre de fille c’était à la fin de la primaire, toute menue avec ses petites couettes, ou bien dites-moi…

— Merde alors, me coupa-t-elle. Ah ben ça, merde alors.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Tu ne l’as jamais rencontrée, pas vrai ?

— Non, jamais. Pourquoi ?

— À la manière dont tu m’en parles, je sens bien que tu en pinces pour elle.

— Ça fait partie des risques du métier, dis-je pour essayer de botter en touche. Je finis toujours par en pincer pour les gens que je recherche. Ils cessent d’être des photos assorties de descriptions pour devenir des êtres humains, c’est tout. (Je bus une petite gorgée de whiskey pour faire passer la sécheresse mordante du haschich.) Parfois, les gens que je crois rechercher s’avèrent ne pas être ceux que je trouve, babillai-je. Ou quelque chose comme ça.

— Épargne-moi tes salades, vieux. T’en pinces pour elle. Je n’ai jamais rencontré un seul homme qu’en pinçait pas pour elle. Bon Dieu, elle était forte à des tas de trucs, mais y en a pas un qu’elle savait faire mieux que ça.

— Que quoi ?

— Faire que les hommes en pincent pour elle. C’était à ça qu’elle était la meilleure. Ils venaient depuis des kilomètres à la ronde juste pour pouvoir s’asseoir aux pieds de la reine, juste pour pouvoir toucher l’ourlet de sa robe… Ah, merde, c’est pas juste.

— Quoi donc ?

— Elle a tout simplement jamais trouvé d’homme aussi bien qu’elle, dit Peggy en attrapant un verre de vin entre ses doigts potelés. C’était la plus belle femme du monde et ce n’était qu’une fillette – une fille exactement comme moi, vieux, une simple petite lycéenne de Sonoma, mais elle était si belle, si belle et si seule, si seule parce que personne n’était suffisamment bien pour elle.

— Elle faisait la fière ?

— Pas le moins du monde, vieux, dit-elle. Sinon, elle ne m’aurait jamais aimée. Écoute, vieux, j’ai passé mes années de lycée à regarder des jolies filles essayer de devenir mes amies juste pour paraître belles par contraste avec moi, mais Betty Sue, elle ne se souciait pas de ça, elle était mon amie, et elle était plus belle que toutes les autres réunies. Plus intelligente, aussi, et plus gentille – plus tout, quoi.

— Vous repensez à elle, parfois ?

— Il ne se passe pas un jour, vieux, où je ne pense pas à elle.

— Je vois.

— Tu vois que dalle, vieux, dit-elle doucement. J’étais amoureuse d’elle, tu comprends, amoureuse d’elle. Il m’aura fallu deux mariages cauchemardesques pour m’en rendre compte, mais maintenant j’ai compris. Je l’aimais. Lorsqu’elle est partie, j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps, vieux, pleuré à m’en tuer les yeux. Avant ce moment-là, je croyais que ce n’était qu’une manière de parler, mais quand elle est partie, j’ai vraiment pleuré à m’en tuer les yeux.

— Je suis désolé, dis-je.

— Et je l’ai haïe, aussi, reconnut-elle, mais c’était ma faute. J’ai fait la queue aux côtés de tous les autres soupirants enamourés, mais sans comprendre ce que je faisais, pendant des années. Et bon sang, si elle était ici ce soir, toi et moi on resterait là comme des cons à la regarder la langue pendante. (Puis elle essaya de rire et me donna un coup sur l’avant-bras.) J’ai fait la queue pour rencontrer la reine.

— Je ne fais jamais la queue pour quoi que ce soit, dis-je d’un ton léger.

— Cette fille était du genre qui t’aurait fait tuer juste pour avoir le droit de faire la queue, dit-elle avec un sourire triste. Ou quelque chose comme ça. Ma phrase n’a aucun sens, pas vrai ?

— Je comprends ce que vous voulez dire, dis-je. Merci pour tout.

— De rien, vieux, dit-elle. Je suis toujours comme ça, maintenant. Et quand j’aurai fini mon droit, je ferai payer le monde pour tout ça.

Comme c’était la première chose joyeuse que je l’entendais dire, je lui souhaitai le meilleur et la remerciai encore. Puis je me déplaçai vers le fond du jardin en quête d’un buisson où pisser.

Betty Sue Flowers. J’avais parlé avec trois personnes différentes, mais je n’avais rien appris d’utile, si ce n’est que tous ceux qui la connaissaient en pinçaient encore pour elle. Et peut-être que moi aussi. Peut-être que je n’avais plus le choix, désormais. J’allais pourtant devoir trancher. Son père vivait dans le sud, à Bakersfield ; Randall Jackson était peut-être encore à Denver, et les vestiges de sa communauté se trouvaient dans le sud de l’Oregon – trois longs trajets dans trois directions très différentes, dont aucune ne menait vraiment dans le Montana. Les quatre-vingt-sept dollars de Betty faisaient de la gonflette, et moi, je faisais du surplace. Mais j’avais toujours su que c’était ce qui se passerait dans cette affaire. Alors je me la secouai et regagnai la fête.

Lorsque j’entrai dans la cuisine, Trahearne se tenait appuyé contre le mur à côté de la dame aux grosses chaînes. Il lui montrait la balle que le chirurgien avait extraite de sa hanche en lui disant :

— Tiens, mon adorable petite diablesse, ça me fait plaisir de t’offrir ça en guise de porte-bonheur.

Puis il la chatouilla sous le menton.

— Léchez-lui donc plutôt le bras, dis-je, mais ils feignirent tous deux de m’ignorer.

Elle lâcha un petit rire, accepta le talisman, et Trahearne prit sa main et la porta à ses lèvres. Alors que j’essayais de m’éloigner en passant devant eux, il m’attrapa par le cou avec sa grosse main et me serra contre lui, son énorme tête caoutchouteuse et rouge à force de trop de whiskey penchée au-dessus de mes yeux comme une pièce de viande taillée par un boucher de cauchemar.

— Alors, qu’est-ce qu’elle avait à raconter, la petite gouine ? demanda-t-il.

— Rien que je ne sache déjà, dis-je. Barrons-nous d’ici.

— La fête commence à peine à devenir intéressante. (Il posa un regard lubrique sur la dame aux chaînes, versa un grand flot de whiskey dans mon verre et me tapota l’épaule.) Reste encore un petit peu, dit-il en prenant la dame aux breloques et soieries sous son bras et en l’emmenant dans la nuit scintillante.

— Amusez-vous bien, dis-je. Amusez-vous foutrement bien.

— Il faut que tu apprennes à te détendre, me conseilla-t-il par-dessus son épaule. À te détendre et à t’amuser.

AH, oui, s’amuser. Les fêtes qui durent éternellement, la bouteille de whiskey qui ne se vide jamais, les drogues récréatives. Les dames étranges drapées de denim et de satin, ornées d’argent et d’or martelé. Ah, oui, la vie facile, sans le joug de la famille ou les chaînes d’un travail régulier, sans la contrainte des responsabilités. La liberté n’est que le nom qu’on donne au fait de n’avoir rien à perdre, hein, et la nuit est à nous, il faut juste continuer à toujours continuer. S’amuser, c’est boire un cinquième verre dans une ville inconnue, ou laver sa gueule de bois avec une bonne douche chaude puis une bonne bière fraîche dans une chambre de motel. S’amuser, c’est le goût salé de la fatigue sur les seins d’une auto-stoppeuse hippie dans le bazar duveteux de son sac de couchage. C’est ça, c’est exactement ça. S’amuser c’est difficile, mais c’est tout ce que je sais faire.

Le lendemain matin, je me réveillai le visage plein de soleil sur la banquette arrière de la décapotable de Trahearne, trempé de rosée, de bave de chien et de rejets d’alcool fort. Lorsque je m’assis pour regarder autour de moi, ça ressemblait à la Californie, puis un petit livreur de journaux passa et me dit qu’il s’agissait de Cupertino, mais ça ne me disait rien du tout. Deux maisons plus haut, un type aux cheveux bouclés debout dans son allée buvait de longues gorgées au goulot d’une petite flasque en essayant d’esquiver un tir nourri d’ustensiles de cuisine étincelants sous le soleil du matin, lancés par une main invisible à l’intérieur de la maison. Il évita une grosse cuillère et une lourde louche en dansant, en gloussant, mais un écrase-purée le cueillit à la lèvre inférieure en projetant une brusque pulvérisation de sang brillant. Il commença à geindre, et une femme blonde en tablier de cuisine se précipita dehors et le ramena à l’intérieur.

Je secouai la tête, partageai notre dernière bière avec Fireball, puis lui ouvris la porte pour qu’il aille arroser la pelouse de quelqu’un. Sitôt qu’il eut fini, j’écrasai le klaxon de Trahearne jusqu’à ce qu’il sorte en titubant de la maison d’en face, sa chemise dans une main, ses chaussures dans l’autre, la queue entre les jambes.

— Foutue foldingue, se lamenta-t-il alors que je démarrais. Comment je pouvais deviner qu’elle garderait tous ses putains de bijoux de pacotille au lit ? Bordel de Dieu, c’était comme de baiser dans une épave automobile.

— C’est mieux que de dormir dans une voiture, grommelai-je.

— Ce n’était pas ma faute, grogna-t-il en laçant sa chaussure. Tu as refusé d’entrer chez elle.

— Vous auriez au moins pu m’installer la capote.

— J’ai essayé, dit-il. Par deux fois. Mais tu as insisté pour que je la laisse décapotée, et tu as offert à la planète un discours de quarante minutes sur les bienfaits d’une nuit au grand air pour nettoyer ton organisme, alors je t’ai laissé tranquille.

— Vous avez bien fait, dis-je.

— T’es un ivrogne revêche, Sughrue.

— Je le suis aussi quand je suis sobre.

— Où est passée la fille ? demanda-t-il.

— Quelle fille ?

— Celle qui était avec toi.

— Aucune idée, dis-je, mais c’était sûrement chouette. Elle ressemblait à quoi ?

— Douce et duveteuse, dit-il. Elle est pas morte dans le coffre ou quelque chose d’affreux dans le même genre, hein ?

— Je n’en sais rien, dis-je, et je n’ai pas l’intention de le vérifier avant d’avoir pu boire un verre.

— Inutile de faire comme si on voulait prendre un petit déjeuner, dit-il en souriant. Allons direct dans le bar le plus proche.

— Dans ce cas, ce sera à Bakersfield, dis-je.

— Ah merde, dit Trahearne en grognant.