COMME on commençait à s’avancer dans l’après-midi du samedi, et comme je n’avais pas envie de pratiquer la charité chrétienne au débotté, j’espérais qu’Albert Griffith ne répondrait pas au téléphone. Pas de chance. Après que je lui eus expliqué ce que je voulais, il accepta de me recevoir à cinq heures à son bureau. J’eus même l’impression qu’il avait hâte de me parler. Je roulai jusqu’à Petaluma et me trouvai un bar de motel anonyme avec un sinistre match des Giants à la télé pour assassiner le temps mauvais jusqu’à cinq heures.
Après deux ou trois tours de batte mortellement ennuyants et autant de longues bières bues sur un tempo soigneusement calibré, le barman s’approcha de moi et je lui commandai un verre.
— Soutenez-moi avec des C.C. allongés, mon ami, car tout cela me fait puissamment chier.
— Holà, vieux, tout doux, hein, tout doux, dit-il avant de s’éloigner de nouveau.
— C’est du Canadian Club avec de l’eau, espèce de merdeux, criai-je en direction de son dos. Mais je vais aller me boire ça ailleurs.
— Ça me va, mon gars, dit-il.
En guise de pourboire, je lui laissai un fond de bière éventé. Quand même les barmans ont perdu leurs idées romantiques, c’est qu’il est temps de changer pour un monde meilleur. Ou du moins pour un autre bar. Je trouvai les bureaux du journal local et entrai dans le bar le plus proche.
ALBERT Griffith, en revanche, nourrissait quant à lui suffisamment d’idées romantiques pour donner la nausée à Doris Day. Il occupait un bureau dans une bâtisse victorienne restaurée située dans une rue tranquille juste en bordure du centre-ville, bâtisse qu’il partageait avec un autre avocat et deux psychanalystes. Il s’était habillé pour l’occasion. Costume bleu sombre à fines rayures taillé sur mesure, hors de prix, avec veston et cravate de soie. Il me fit entrer dans son bureau, m’invita à m’asseoir dans une bergère en brocart d’or et me proposa une larme de vrai scotch. J’acceptai les deux offres. Dans mon métier, il faut savoir se montrer bon public devant les comédies de chacun. Pendant quelques minutes. En général, les avocats sont trop vicieux pour me convenir. Ils semblent penser que la justice est un jeu sophistiqué, que les tribunaux sont de petites scènes, et que les clients ne sont rien de plus qu’une excuse pour le théâtre de la loi en action. Ils ont aussi la fâcheuse habitude de se faire élire à des postes politiques, ou nommer dans des commissions gouvernementales, puis de rédiger des lois que vous ne pourrez comprendre qu’en engageant un avocat. Albert Griffith, lui, se comporta comme s’il était mon meilleur ami. Pendant un temps.
Dès que je me fus posé, il s’appuya contre le bord de son imposante table de travail, bras croisés sur le torse, me dominant de sa stature, souriant amicalement sous des yeux sardoniques. Il me laissa tremper les lèvres dans son scotch d’exception, puis il se lança dans sa petite comédie.
— Bien, monsieur Sughrue, dit-il, mettons d’emblée les choses au clair. J’ignore comment vous avez fait pour persuader Mme Flowers de vous engager pour cette chasse aux chimères, et j’ignore combien d’argent vous avez réussi à soutirer à cette pauvre femme, mais c’est une amie intime de ma mère, et j’ai bien l’intention de mettre un terme à vos vilaines petites manœuvres.
— Vous voulez en croquer, c’est ça ? dis-je. Pas de problème. Il y a de quoi pour tout le monde.
— Pardon ?
Pendant qu’il s’efforçait de démêler son cerveau embrouillé, je me levai, passai derrière son bureau, pris un cigare dans une boîte en noyer noueux, l’allumai, m’assis dans son fauteuil en cuir pivotant et posai mes bottes sur le coin de son bureau.
— Vous faites quoi, là, nom de Dieu ? demanda-t-il.
— Je m’installe à mon aise, cher associé, dis-je, et je lui soufflai de la fumée au visage.
— Dégagez de là, dit-il en postillonnant.
Il n’aurait pas été plus en colère si je m’étais assis sur la tête de sa femme.
— Écoute-moi bien, Buster Brown1, dis-je en prenant une pleine poignée de cigares pour les glisser dans ma poche, tu as un beau décor bien chic ici, mais tu n’es qu’un pauvre raté de deuxième classe. Ton papa, quand il peut rester debout, travaille à tenir un panneau pour le service de la voierie, et ta maman t’a payé tes études de droit avec ses pourboires de petite esthéticienne. C’est ton beau-père qui crache pour cette jolie ambiance de maison close antique, cette vaste comédie de l’avocat à succès, et toi, Griffith, tu n’es pas seulement un minable, tu es la risée des prétoires, alors lâche-moi la grappe avec ton petit numéro de ténor du barreau à la con.
— Si vous ne sortez pas tout de suite de mon bureau, j’appelle la police, dit-il d’une voix sur le point de se briser en sanglots.
— Commencez d’abord par présenter vos excuses, dis-je, et peut-être qu’ensuite nous pourrons tout reprendre depuis le début.
Sur le moment, cependant, il ne trouva rien à dire. J’eus le loisir de voir son visage changer de teinte à peu près quatre fois, et d’étudier le boulot bâclé de son dentiste sur les molaires du fond de sa mâchoire inférieure. Au bar du journal, j’avais trouvé un pigiste de l’Associated Press qui, pour le prix d’un Seven and Seven, m’avait livré toute la biographie d’Albert Griffith.
— Passez donc un coup de fil à Rosie, dis-je, si ça peut améliorer votre attitude. Sur cette affaire, elle en est de quatre-vingt-sept dollars, deux bières et un sourire. Je lui demanderai peut-être une ou deux autres bières, et je perdrai peut-être une centaine de billets, mais elle ne me paiera pas un cent de plus. Alors appelez-la pendant que je me ressers un verre de ce whiskey beaucoup trop cher pour ce qu’il est.
Tandis que je tassais mon verre, il appela Rosie et lui parla à voix basse pendant une minute. Puis il raccrocha, desserra sa cravate et se prépara un whiskey vraiment très tassé. Je ne m’étais pas encore fait une idée extrêmement précise de Betty Sue Flowers, mais la seule évocation de son nom semblait suffire à faire tomber les hommes d’âge mûr dans la boisson.
— Asseyons-nous sur le canapé, dit Albert, et nous prîmes place aux extrémités opposées d’une longue étendue de cuir. Je vous prie de bien vouloir accepter mes excuses, dit-il. Je suis sûr que vous êtes dans le métier depuis suffisamment longtemps pour savoir que la plupart des détectives privés sont des enflures. Même les types qui travaillent pour des grosses entreprises de sécurité sont effroyablement laids sous leurs allures stylées.
— Je vous remercie.
— De quoi ?
— De ne pas penser que j’ai une allure stylée.
— Je vous en prie, dit-il en jetant un rapide coup d’œil à mon Levi’s délavé et ma chemise élimée. (Puis il partit d’un rire qu’il laissa un peu trop durer à mon goût.) Rosie m’a tout expliqué, monsieur Sughrue, et je suis désolé d’avoir réagi de façon précipitée.
— Ce n’est rien, dis-je. J’ai l’habitude.
— C’est vrai, je suis désolé, répéta-t-il. (J’aurais aimé qu’il cesse.) Rosie m’a même confié que vous lui aviez dit que c’était probablement une perte de temps et d’argent, dit-il, puis il m’offrit un sourire triste. Permettez-moi de vous dire que c’est indiscutablement une cause perdue.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— J’étais à la fac de Berkeley quand Betty Sue s’est enfuie, dit-il, et pendant deux ans j’ai consacré tout mon temps libre à la rechercher partout en ville. Permettez-moi de vous dire que ça s’est même fait ressentir dans mon cursus. J’ai bien failli ne jamais être admis en droit, dit-il d’une voix théâtrale (mais je n’étais pas encore prêt à me laisser impressionner). Je n’ai jamais trouvé le moindre début de piste. Jamais. C’était comme si elle était descendue de ma voiture cet après-midi-là pour aller directement se jeter dans l’abîme. Pour disparaître de la surface du monde. J’ai même demandé à un ami de la fac de droit qui travaille maintenant à Washington de vérifier ses relevés de sécurité sociale, et les derniers mouvements qu’il y a trouvés datent de l’été précédant sa disparition, quand elle avait occupé un emploi à mi-temps. (Il porta son scotch à sa bouche. Sa main tremblait tellement que le bord du verre cliqueta contre ses dents.) Je ne peux que supposer qu’elle ne veut pas qu’on la retrouve, ou alors qu’elle est morte. Sauf qu’elle n’a pas pu mourir à San Francisco ou dans la région de la Baie. Du moins pas au cours des cinq années qui ont suivi sa disparition.
— Qu’en savez-vous ?
— J’ai vérifié tous les cadavres de jeunes inconnues dans toutes les morgues du comté pendant toute cette période, dit-il d’une voix douce, comme si ce souvenir lui causait une immense fatigue.
— Vous vous êtes donné beaucoup de mal.
— J’étais très amoureux, dit-il. Et Betty Sue était une jeune fille rare.
— C’est ce qu’on m’a dit, dis-je en le regrettant immédiatement.
— Qui vous a dit ça ? demanda-t-il d’un ton qui se voulait neutre.
— Tout le monde.
— Et qui, en particulier ?
— Son prof de théâtre, pour commencer, dis-je.
— Gleeson, dit-il en reniflant. Cette infâme petite tapette. Il ne savait rien sur Betty Sue. Il ne s’est jamais intéressé à elle. Il l’a encouragée à faire carrière dans le théâtre afin qu’elle le voie, lui, comme un grand homme. Elle était bonne actrice, mais en réalité elle n’aimait pas vraiment ça. Elle me disait souvent : “Ils ne font que me regarder, Albert, ils ne me voient pas.”
— Je croyais que c’était de Marilyn Monroe.
— Ah oui ? C’est bien possible, dit-il. Je suis sûr que c’est un profil psychologique fréquent chez les actrices. Betty Sue était très soucieuse de son apparence physique. Il nous arrivait de nous… disputer, parfois. Elle fondait en larmes et me disait : “Si j’étais laide ou handicapée, tu ne m’aimerais pas.”
— Est-ce qu’elle disait vrai ? demandai-je sans le vouloir.
— Ah, merde, répondit-il sèchement, je ne l’ai pas vue depuis dix ans et je suis… je suis toujours à moitié amoureux d’elle.
— Qu’en pense votre femme ?
— Nous n’en parlons jamais, dit-il en soupirant.
— Est-ce que Betty Sue aurait pu être suffisamment motivée par l’idée de faire une carrière d’actrice qu’elle se serait enfuie à Hollywood, à New York ou dans un endroit comme ça ?
— Les jeunes filles font encore ça ? demanda-t-il en m’adressant un bref regard par en dessous.
— Les gens font encore tout ce qu’ils ont toujours fait, dis-je. Pensez-vous qu’elle, elle ait pu le faire ?
— Oh, non, je ne pense pas, dit-il. (Puis il me demanda si je voulais qu’il me resserve. Je fis non de la tête, et il se leva pour se verser un nouveau verre.) Je ne pense pas du tout, dit-il depuis le bar. Elle aimait bien le travail – les répétitions, tout ça – mais en réalité elle n’éprouvait aucun intérêt pour les spectacles eux-mêmes. (Il se rassit.) Elle était lunatique, en matière d’intérêts, dit-il comme s’il se fût agi d’une pathologie dont lui ne souffrait pas. Pendant un mois, ça pouvait être le théâtre, et elle ne considérait son travail d’actrice que comme une voie d’accès à l’écriture et à la mise en scène, et puis le mois suivant elle voulait faire médecine pour partir travailler comme médecin dans le tiers-monde. Puis elle voulait devenir peintre, ou bien artiste dans je ne sais quel domaine. Et le pire, c’est qu’elle était capable de faire à peu près tout ce qu’elle avait décidé de faire. Par exemple, je n’étais pas un excellent joueur de tennis – même si j’ai bien failli être sélectionné dans l’équipe de la fac – mais à chaque fois que j’arrivais à la traîner sur un court, elle m’en faisait vraiment baver, permettez-moi de vous le dire. (Il se tut pour contempler son verre, puis décida d’en boire à peu près la moitié d’un seul trait.) Et, vous savez, malgré toutes ces choses qu’elle faisait très bien, c’était la personne la plus esseulée que j’aie jamais connue. C’était ça, le côté vraiment déchirant de l’histoire. Cette solitude. Je ne lui étais absolument d’aucun secours. Parfois, j’avais même l’impression que les efforts que je faisais pour l’aider ne faisaient qu’aggraver les choses. J’étais incapable de la tirer de sa solitude.
— Même au lit ?
— Vous êtes un vrai enfoiré de fouineur, hein ? dit-il doucement.
— Déformation professionnelle.
— Eh bien, la vérité, c’est que je n’ai jamais posé la main sur elle, dit-il d’une voix triste et sincère. Peut-être que si je l’avais fait, je ne la traînerais plus aujourd’hui comme un fardeau.
— Est-ce que quelqu’un d’autre que vous a pu poser la main sur elle ?
— J’ai toujours pensé qu’elle n’était pas vierge, dit-il avec un vague sourire. Mais elle n’en parlait pas.
— Est-ce que c’était un sujet de dispute entre vous deux ?
— Pour moi, oui. Elle, elle me laissait dire. Elle se refermait comme un coquillage, et elle pleurait. Ou bien elle me demandait de la ramener chez elle.
— Vous êtes-vous disputés le jour où elle s’est enfuie ?
— Non, murmura-t-il en secouant la tête. C’était un jour comme tous les autres. On a pris la voiture pour sortir dîner puis aller au cinéma, à San Francisco, et en chemin elle a voulu qu’on passe par le quartier de Haight Ashbury pour voir les hippies. On s’est retrouvés bloqués dans un bouchon, elle a ouvert la porte, elle est sortie et elle s’en est allée. Sans se retourner. Sans dire un mot, dit-il lentement comme s’il s’était mentalement répété ces phrases beaucoup trop souvent.
— Vous ne lui avez pas couru après ?
— Comment aurais-je pu ? s’écria-t-il. Je ne savais pas qu’elle était en train de s’enfuir, et je ne pouvais pas laisser ma voiture comme ça en plein milieu de la rue.
— Je croyais que vous aviez des billets pour une pièce de théâtre, dis-je.
— Bon sang, je n’en sais rien, dit-il. C’était il y a dix ans. Dix foutues putains d’années.
— Oui.
— Un autre verre, dit-il ou demanda-t-il.
Lorsqu’il se leva, je lui tendis mon verre. Il le prit, mais continua à marcher au hasard dans le bureau sans rien en faire.
— Pouvez-vous me dire quoi que ce soit d’autre à son sujet ? demandai-je.
Il se figea et me regarda comme si j’étais fou, puis se remit à marcher de la démarche contrôlée qu’on prend lorsqu’on est saoul. Mais ses mains et sa bouche étaient animées par une volonté propre. Il fit de grands gestes et dit presque en hurlant :
— Vous dire des choses à son sujet ? Bon sang, mon vieux, je pourrais vous parler d’elle jusqu’à ce soir et ça ne suffirait pas pour que vous vous l’imaginiez. Que voulez-vous que je vous dise ? Que je l’ai aimée depuis son plus jeune âge, et que je n’ai pas pu m’empêcher de continuer à l’aimer après qu’elle s’est enfuie ? J’ai essayé, croyez-moi, j’ai essayé d’arrêter de l’aimer. (Il se tut un instant.) Ça semble vraiment stupide, aujourd’hui, non ?
— Quoi ?
— Que la disparition d’une foutue petite lycéenne que je n’ai jamais touchée ait été l’expérience la plus traumatisante de toute ma vie, dit-il. Et permettez-moi de vous dire que je m’y connais en expériences traumatisantes. J’ai grandi avec un père alcoolique. Vous voulez savoir quoi, au juste ?
— Tout. N’importe quoi.
— Que j’ai épousé une femme raisonnable et terne et que j’ai engendré deux enfants raisonnables et ternes que je ne supporte pas de voir en face et que je ne supporte pas de quitter et que je ne supporte pas d’aimer parce qu’ils pourraient eux aussi disparaître tous les trois ? dit-il. (Il se tut et regarda ses pieds.) Vous êtes déjà passé à l’étage, pas vrai ?
“Ça fait deux ans que j’y vais, maintenant, dit-il avec ce mélange de fierté et de honte qu’ont si souvent les gens qui font une analyse. Et, en dépit de toutes les blagues qu’on peut faire sur le sujet, ça marche. Je voulais faire médecine, vous savez, mais toutes ces visites à la morgue, tous ces visages anonymes cachés sous des linceuls en plastique, ça a fini par être trop pour moi. (Il s’approcha du bar, versa du scotch dans nos verres en en mettant partout, puis garda le mien dans sa main.) Comme vous l’avez si bien dit, comme avocat, je ne vaux pas un clou. Mais je me suis inscrit en médecine et je commence à la rentrée prochaine, à l’université de Davis. Betty Sue m’aura fait perdre dix ans, mais ça y est enfin. Je me lance.
— Bonne chance, dis-je.
— Merci, dit-il sans remarquer mon ironie. Autre chose ?
— Une dernière question, dis-je. Je suis vraiment désolé de vous la poser, mais j’aimerais beaucoup que vous me donniez une réponse.
— Quelle question ? demanda-t-il.
Puis il baissa les yeux et vit qu’il tenait toujours les deux verres dans ses mains. Sans me donner le mien, il poursuivit :
— Et pourquoi seriez-vous désolé de me la poser ?
— J’ai entendu une rumeur selon laquelle Betty Sue aurait joué dans des films de cul à San Francisco.
— C’est tellement absurde que je ne prendrai même pas la peine de vous répondre, dit-il en me tendant enfin mon verre.
— Vous ne savez rien à ce sujet, hein ? demandai-je en me levant pour mettre quelques glaçons dans mon verre tiède.
— Ne soyez pas ridicule, dit-il en me faisant face à l’autre bout d’une vaste étendue de tapis persan.
— D’accord, dis-je. Vous souvenez-vous d’une fille du nom de Peggy Bain ?
— Évidemment. C’était la meilleure amie de Betty Sue. Sa seule amie, j’imagine.
— Vous ne sauriez pas où elle habite ?
— Si, il se pourrait que si, dit-il. Je me suis occupé de son divorce il y a quelques années, et depuis, elle m’envoie régulièrement ses vœux.
Il alla à son bureau, fit défiler d’un doigt les fiches de son Rolodex, puis, avec son petit stylo doré, il nota une adresse et un numéro de téléphone sur une carte de visite. Cette simple tâche lui permit de reprendre un peu de contenance, mais quand il eut fini, il s’empressa de serrer son verre à s’en blanchir les phalanges.
— Il y a deux ans, elle habitait à cette adresse à Palo Alto. Si vous la voyez, s’il vous plaît, transmettez-lui mon meilleur souvenir.
— Merci, dis-je, je n’y manquerai pas.
— Dites-moi, dit-il d’une voix trop forte, et si on s’asseyait pour boire un verre ? Pour le plaisir, cette fois, pas pour le boulot.
— Non merci, dis-je en posant mon verre de scotch encore bien plein sur la table basse. J’ai rendez-vous.
— Moi aussi, dit-il d’un ton amer en regardant sa montre. Avec ma femme.
Nous nous dirigeâmes vers la porte en nous serrant la main. Une fois sur le seuil, il ne lâcha pas la mienne tout de suite :
— Je peux vous demander un service ?
— Je vous écoute.
— Si, par le plus improbable des hasards, vous retrouvez Betty Sue, vous me le direz ?
— Pas pour tout l’or du monde, dis-je en reprenant possession de mes doigts.
— Et pourquoi donc ? demanda-t-il, ébahi et au bord des larmes.
— Je vais vous raconter une petite histoire, dis-je, ce qui n’aida pas le tirer de son ébahissement. Quand j’avais douze ans, mon père travaillait dans un ranch dans le Wyoming, à l’ouest d’un trou perdu du nom de Chugwater. Je passais l’été avec lui, là-bas – mes parents ne vivaient pas ensemble, vous comprenez – et mon père était fou, il nourrissait l’idée totalement absurde qu’il était en partie d’ascendance indienne. Bon sang, il s’était mis à porter des tresses, à vivre dans un tipi, à clamer à qui voulait l’entendre qu’il était un Comanche kwahadi, et qu’en tant que son fils unique, je l’étais moi aussi. Et cet été de mes douze ans, il m’a fait vivre tout un rituel destiné à trouver des visions. Trois jours et trois nuits assis dehors, en plein air, sans bouger, sans manger, sans dormir. Et vous savez quoi ? Ça a marché.
— Je ne suis pas sûr de comprendre ce que vous voulez dire, dit-il très sérieusement.
— Ce que je veux dire, c’est que j’ai eu une vision, dis-je. Et que depuis, je n’ai plus cessé d’en avoir.
— Et ?
— Et vous vous souvenez, quand vous m’avez parlé de ces cadavres d’inconnues dans leurs sacs en plastique ? Eh bien là, j’ai eu une nouvelle vision, dis-je.
— Une vision de quoi ?
— J’ai vu votre visage distordu par une grimace de déception à chaque fois que vous constatiez que le cadavre dans le sac n’était pas le sien, dis-je, et il comprit immédiatement. (Après deux ans de divan, il avait lui aussi appris à avoir des visions.) Je sais que vous êtes quelqu’un de bien et tout et tout, et que vous ne faisiez pas exprès de ressentir ça, mais c’est pourtant ce que vous ressentiez, et si je la retrouve, je ne vous en parlerai jamais.
— Pourquoi me faites-vous ça ? cria-t-il, mais je lui claquai la porte au nez.
Je n’avais pas encore eu la vision qui m’aurait permis de lui répondre.
En sortant dans la rue, je tins la porte pour laisser entrer une femme mince, adorable, aux traits fragiles et au sourire friable. Elle me remercia d’une voix si proche de l’hystérie que je faillis m’en aller en courant vers mon El Camino. Aucune vision, aucun poème pour elle. Juste une bière pour la route pour moi. Je restai quelques instants assis au volant, tenant d’une main une bière prise dans la glacière calée comme un petit animal extraterrestre sur le siège passager, à penser à mon père et à ces jours et ces nuits que j’avais passés assis en tailleur au sommet d’une falaise calcaire dominant Sybille Creek, posé comme une bête médusée ou un tumulus de cailloux marquant une sépulture sans nom. Bien sûr, que j’avais eu des visions. Au début, je m’étais vu mourir de faim, puis mourir juste pour qu’il se passe quelque chose dans cet ennui sans fond, puis, peut-être, je me suis vu mourir de froid sous les étoiles, ou me retrouver définitivement estropié, figé comme un gros bibelot de pierre dans ma posture en tailleur. Plus tard, cependant, me vinrent de vraies visions : un caillou volant ; une étoile qui parlait comme un vieux professeur d’Oxford ; Virginia Mayo à mes pieds. Il faut croire que je n’étais pas un très bon Comanche – j’avais vu trop de films, et, par ailleurs, mon illuminé de père avait tout inventé. Mais, nom de Dieu, j’avais eu des visions. Des visions qu’aucune drogue ni aucun mélange de drogues que j’ai pu consommer en tant qu’adulte n’a jamais égalées. Mais bon, je n’étais jamais non plus retourné au sommet de cette falaise calcaire au-dessus de Sybille Creek. Et je n’y retournerais jamais.
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1 Personnage de bande dessinée, Buster Brown est un jeune benêt américain de la haute bourgeoisie, farceur et malchanceux, dont les aventures se finissent toujours par une catastrophe – et une fessée magistrale administrée par sa mère.