15

COMME chacun sur cette terre, j’avais vu trop de films. En allant chez Hyland, je m’attendais à tomber sur un vaste domaine, une forteresse ceinte de hautes murailles avec un porche monumental tenu par deux gardes armés de fusils automatiques, mais ce n’était qu’une maison en briques de taille respectable dans un lotissement de banlieue entourée d’une clôture en grillage d’un mètre cinquante de haut. Il y avait certes un homme en faction à l’entrée, mais le portail était grand ouvert, et l’homme était avachi contre un pilier, visiblement abruti d’ennui. Dans le fugace éclat de nos phares, je le reconnus comme quelqu’un que j’avais vu boire un café dans un bar de routiers à Sheridan, dans le Wyoming. Le fait de monter la garde ne lui avait rien enlevé de ses airs de routier aux yeux chassieux, aux pieds gonflés et aux hémorroïdes tenaces. Moi, en revanche, j’avais pris soin de m’habiller pour l’occasion en enfilant ma panoplie de mercenaire – bottes de combat, treillis de camouflage tigre – et je m’étais même passé le visage au cirage noir, comme un commando prêt pour une attaque de nuit. Côté armes, j’étais paré, avec un couteau de combat Ka-Bar sanglé sur le mollet, un S&W .38 Airweight dans un holster d’épaule, et mon Colt Woodsman .22 à silencieux glissé sous ma ceinture.

Alors que nous passions devant le portail de Hyland, Trahearne rit et me demanda :

— Tu pars à la chasse à l’ours, petit ?

— Toujours prêt, dis-je. C’est ma devise.

Il ricana.

— C’est la devise des scouts.

Avant que j’aie le temps de répliquer, Stacy dit :

— Il est juste jaloux parce qu’il n’a pas d’uniforme.

Et Trahearne la ferma.

Elle me déposa derrière la première courbe au nord du domaine de Hyland, puis je me faufilai le long de la clôture jusqu’à son poteau d’angle. Là, je franchis le grillage d’un bond, puis rampai lentement vers l’arrière de la bâtisse en me méfiant du deuxième garde. Je le trouvai en train de regarder par la fente d’un rideau noir à la fenêtre d’une chambre de derrière. Il y a vraiment des types qui sont accros à ce genre de truc. L’air des montagnes était frisquet, mais le bloc de climatisation fonctionnait tout de même à plein régime. Je profitai de son bruit pour couvrir mon approche. Ça me fit de la peine de gâcher le plaisir de ce type, mais je l’assommai tout net, puis je le ligotai comme un porc paré pour l’abattoir. Lorsque j’en eus fini avec lui, je pris sa place à la fenêtre.

De puissants projecteurs de cinéma saturaient la chambre spacieuse d’une chaleur blanche qui paraissait exacerbée par l’immense miroir accroché au-dessus du lit king size. Assise sur un tabouret, une femme noire nue s’éventait d’une main en fumant un joint de l’autre. Sur le lit, un type blond et bronzé se faisait besogner par une fille à forte poitrine vêtue d’un mini-short et d’un petit débardeur, dont la tête allait et venait devant son entrejambe avec colère et exaspération. À côté de la caméra, deux types bavardaient en fumant de la dope, tandis qu’un petit gros faisait les cent pas en parlant tout seul. Dans les zones d’ombre au-delà des faisceaux des projecteurs, Hyland et Torres étaient assis sur un sofa de part et d’autre d’une femme perdue sous une tonne de cheveux blonds, dotée d’une nuisette transparente, d’un visage très absent et de trop de maquillage. Hyland tenait dans une main un grand verre bien frais. Son autre bras était négligemment posé sur l’épaule de la blonde, et sa main malaxait son sein ample et ferme comme s’il lui faisait faire un peu de gymnastique. Je ne reconnus Melinda qu’au deuxième coup d’œil, et détournai alors les yeux aussi vite que je pus.

J’étais ensuite censé aller attendre au portail que Stacy vienne s’arrêter en voiture pour détourner l’attention du garde en lui demandant son chemin, mais lorsque j’eus fait le tour de la maison, le garde était déjà parti pour je ne sais quel autre monde. Je m’approchai par-derrière et l’assommai lui aussi. Quand Stacy vint se garer, je sortis des ténèbres et lui fis signe d’entrer. Elle éteignit ses phares et s’engagea lentement dans l’allée.

— Une seconde, lui dis-je, je dois juste finir le paquet cadeau de celui-là.

Elle écrasa la pédale de frein puis me suivit derrière le petit bosquet. Alors que je me penchais pour finir de ligoter les chevilles du garde avec mon ruban adhésif, Stacy saisit la matraque que j’avais glissée dans ma poche arrière, et avant que je puisse l’en empêcher elle lui avait aplati le nez, brisé des dents et offert une bosse grosse comme un œuf juste entre les deux yeux.

— Bordel de Dieu, marmonnai-je en luttant un peu pour lui reprendre la matraque.

— Ça lui apprendra à tuer des chiens, à ce foutu connard, dit-elle d’une voix calme.

Elle retourna dans la voiture, et j’entrepris de farfouiller sous le bâillon du type pour récupérer ses bouts de dents et éviter qu’il ne meure étouffé, mais c’était peine perdue. Je coupai son bâillon. Il allait avoir tellement mal à la bouche qu’il ne risquait sans doute pas de faire beaucoup de bruit. S’il se réveillait. L’œuf qu’il avait entre les yeux avait l’air bien vilain, peut-être mortel, et je savais que Stacy n’avait pas besoin d’avoir sa mort sur la conscience.

La journée avait été longue, alors je me juchai sur le pare-chocs arrière de la voiture pour remonter l’allée, puis je sautai à terre et retirai les valves des chambres à air de la grosse camionnette Dodge et de la Continental noire. Échoués sur leurs huit roues à plat, les deux véhicules avaient un air comique, mais j’étais trop fatigué pour sourire. Pendant que Stacy manœuvrait pour garer sa voiture le nez vers la sortie, je me servis des trousseaux que j’avais pris aux gardes pour essayer d’ouvrir la porte du garage donnant accès à la cuisine, mais elle n’était pas fermée à clé. Je posai les trousseaux sur le perron et rebroussai chemin pour aller donner mes consignes à Trahearne.

— Vous restez dehors, lui dis-je en vérifiant encore une fois qu’il n’avait pas de balle engagée dans la chambre de son arme. Vous ne rentrez à l’intérieur que si vous entendez des coups de feu, et si jamais vous entrez, vous ne tirez sur personne avant d’avoir parfaitement identifié vos cibles. Compris ?

— Vas-y, apprends à un vieux singe… dit-il.

— C’est ma réplique à moi, dis-je.

Il me fusilla du regard.

— Je commandais une section à Guadalcanal quand tu marchais encore avec tes couches.

— Restez dehors, c’est tout, dis-je, et essayez de ne penser à rien.

Il poussa un grognement, et je jugeai que c’était ce que je pourrais obtenir de mieux en guise d’accord. Je changeai le chargeur de mon .22 de manière à avoir d’abord trois coups de grenaille puis six coups de balles à tête creuse, puis, dans la voiture de Stacy, je pris un automatique Browning 9 mm, engageai une balle dans la chambre et relevai le chien.

— En cas de besoin, dis-je, tenez-le comme je vous ai montré, visez les rotules et continuez à presser la détente jusqu’à ce que le chargeur soit vide. (Elle fit oui de la tête en respirant doucement, les yeux écarquillés.) Vous êtes sûre de vouloir le faire ?

— Allons-y avant que je change d’avis, dit-elle, et nous entrâmes dans la maison.

Nous nous faufilâmes sans bruit de pièce sombre en pièce sombre, et elle me couvrit le temps que je coupe les fils du téléphone, ce que j’avais oublié de faire depuis l’extérieur. À chaque fois que je jetai un œil par-dessus mon épaule, elle était là, debout en flexion sur ses jambes, le lourd automatique serré dans sa main droite avec sa main gauche en soutien du poignet, et elle couvrait les pièces en traçant de longs arcs fluides du bout de son canon. Elle aussi, elle avait vu trop de films. J’espérais juste qu’elle presserait la détente si j’avais besoin qu’elle le fasse. Une fois que nous eûmes vérifié les deux étages de la maison et constaté que toutes les pièces étaient désertes, nous nous arrêtâmes au pied de l’escalier le temps de reprendre notre souffle, puis nous nous engageâmes dans le couloir qui desservait la chambre où ils étaient en train de filmer.

J’écoutai à la porte quelques instants. Quelqu’un se plaignait des conditions de travail, des heures de nuit, et des capacités médiocres de certains soi-disant acteurs. “Ça t’arrive, des fois, d’avoir une érection ?” s’enquérait la voix lorsque j’ouvris la porte, entrai dans la pièce et pulvérisai le grand miroir de Hyland avec la balle à tête creuse déjà engagée dans la chambre. Histoire de marquer le coup.

— Tout le monde reste calme, dis-je tandis que Stacy reculait se poster le dos vers le coin le plus proche de la porte. Tout le monde reste très calme.

Ça marcha presque. L’espace d’une seconde, tout le monde se figea. Sauf Torres. D’un geste coulé, il se leva et plongea la main droite sous son épaule gauche. À deux mètres cinquante, une balle de .22 long rifle chargée de grenaille peut déchiqueter une tête de serpent à sonnette, et lorsque je touchai Torres à la main droite, elle parut exploser, mais il ne fit pas plus de bruit que ma détonation étouffée par le silencieux.

— Vous allez devoir embaucher quelqu’un pour vous torcher le cul et vous curer le nez, dis-je.

Il gloussa et laissa sa main baller le long de son corps.

Comme si c’eût été une espèce de signal, l’équipe du film partit comme un seul homme dans un accès de petits mouvements nerveux et de bavardages ineptes, mais dès que Stacy les aligna en traçant lentement un arc de cercle avec son automatique, ils se calmèrent, se turent et cessèrent de bouger. Tous, sauf le réalisateur potelé.

— Arrêtez, ordonna-t-il. Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?

— S’il ouvre encore sa gueule, dis-je à Stacy par-dessus mon épaule, tu lui exploses le crâne.

Il ouvrit la bouche, puis la ferma tout de suite quand ses yeux se plantèrent tout au fond du canon de l’automatique que Stacy brandissait. Il cligna une fois, puis soupira, puis s’effondra comme une bouse.

— Bien, dis-je, maintenant, les membres de l’équipe de tournage, vous vous allongez tous à plat ventre sur le lit, les mains croisées derrière la tête. Tout de suite.

Melinda m’adressa un regard perdu ; je lui fis un signe de tête ; elle courut vers le lit et plongea se faire une place dans la mêlée.

— Maintenant vous deux, vous vous collez contre le mur derrière le sofa, dans la bonne vieille position habituelle, dis-je à Hyland et Torres. (Ils étaient trop coriaces pour se dépêcher, mais ils obtempérèrent tout de même.) S’ils bougent le petit doigt, dis-je à Stacy, pressez la détente jusqu’à ce que le chargeur soit vide.

Elle acquiesça et vint se placer à ma gauche pour couvrir les deux hommes le temps que je les fouille. Hyland ne portait rien. L’arme que Torres avait tenté de dégainer était un Colt Python .357 magnum à canon de six pouces.

— Il faut au moins un mois pour dégainer un truc pareil, lui dis-je en enlevant les balles.

Torres ne répliqua pas. Debout bras écartés, face au mur, il se contentait de regarder le sang de sa main s’écouler sur le plâtre.

— Maintenant, les gars, vous ne bougez plus, dis-je en reculant et en jetant le Colt sous le sofa. On va avoir une petite conversation.

— Qu’est-ce que tu veux ? demanda Hyland d’une voix posée.

— Récupérer la fille, dis-je, et trouver un peu de satisfaction.

— Elle est à toi, dit-il en haussant les épaules, profites-en à fond, mec, parce que t’es un homme mort.

Juste pour voir s’il était aussi coriace qu’il le prétendait, je lui arrosai les fesses d’une nouvelle volée de plombs.

— Bordel de merde, gémit-il, et il se mit à dégouliner de sueur.

Torres jeta à Hyland un regard plein de mépris, puis au .22 un regard plein d’intérêt. Je tirai ma dernière balle de grenaille dans la rangée de bouteilles alignées sur un bar tout au fond de la chambre.

— C’était ma dernière balle chargée de grenaille, dis-je, et je ne sais pas jusqu’où vous espérez pouvoir courir avec une balle à tête creuse entre les yeux. À vous de tester, si ça vous chante.

Il se détendit et se laissa un peu plus aller contre le mur, mais avant que j’aie le temps de démarrer notre conversation, Trahearne fit irruption dans la chambre en criant :

— Où est-ce qu’elle est ?

D’un geste sec, il pompa une balle dans la chambre de son arme et fit feu au plafond. Le grand miroir qui s’y trouvait explosa en shrapnels, une rangée de projecteur brilla soudain très fort puis s’éteignit d’un coup. Hyland roula par-dessus l’accoudoir du sofa pour se cacher derrière, et Torres fila comme un taureau fou vers Stacy et l’automatique. Il ne me lança pas le moindre regard et ne marqua aucune hésitation. Il ne pensait pas que la jeune fille délicate aurait le cran de presser la détente, et il s’en fallut de très peu que cette erreur soit la toute dernière qu’il commettrait jamais.

Stacy tira cinq fois aussi rapidement qu’elle le put, en visant bas. Mais à chaque tir, le canon de l’arme remontait d’un coup sec. La première balle fit sauter des éclats de parquet entre les pieds de Torres ; les deux suivantes passèrent entre ses jambes. Torres comprit ce qui l’attendait. Il plongea tête la première en une longue glissade sur le côté. Lorsqu’il finit par s’immobiliser, Stacy avait cessé de faire feu, et il leva les yeux. Elle tenait l’arme fermement pointée vers sa tête. Personne, et Torres moins que quiconque, ne comprenait comment elle avait pu le louper en faisant feu cinq fois à une distance si faible.

— C’est bon, murmura-t-il, ça suffit. (Puis il se traîna jusqu’au sofa.) Vous permettez que je m’allonge une minute ? demanda-t-il.

— Je vous en prie, dis-je.

Il se hissa sur le sofa et appuya sa tête sur l’accoudoir qu’une des balles de Stacy avait pulvérisé.

— Putain, comment j’ai pu le louper ? se demanda-t-elle.

— Où est ma femme ? dit Trahearne.

La fusillade l’avait figé sur place, lui aussi.

— Je croyais vous avoir dit de rester dehors, dis-je, mais il ne daigna même pas tourner la tête vers moi. Elle est là.

Je lui montrai du doigt l’amas d’humains qui avait cherché refuge derrière le lit. Trahearne me tendit son fusil et alla prendre Melinda.

— Sortez-la d’ici, dis-je tandis qu’il l’aidait à se relever en caquetant comme une mère poule.

Lorsqu’ils passèrent devant moi, Melinda se défit de sa perruque et la jeta par terre. Trahearne voulut y donner un coup de pied, mais il la manqua, tituba, et se serait effondré si Melinda ne l’avait pas retenu. Même avec ses cheveux courts et son maquillage baveux, elle était encore assez époustouflante pour qu’un homme soit prêt à sacrifier son sang pour elle – et peut-être même sa vie. Un mince filet de rouge descendait sur sa joue depuis une petite coupure, et je vis qu’elle pleurait alors qu’elle et Trahearne progressaient dans le chaos de la chambre.

L’équipe de tournage était repassée de sa posture par terre sur le plancher à la position allongée sur le lit, et chacun faisait le compte des blessures infligées par les bris de glace. D’où je me trouvais, rien ne semblait trop grave – juste des petites coupures. La vedette masculine avait la plus sérieuse : un éclat de miroir d’une quinzaine de centimètres de long planté dans le gras du muscle sous l’omoplate gauche. Lorsqu’il commença à s’en plaindre en geignant, la femme noire le lui arracha d’un coup sec et lui dit de la fermer.

— Monsieur Hyland, dis-je en m’approchant du sofa, vous pouvez vous montrer, maintenant.

Mais il ne le fit pas. Regardant derrière l’accoudoir, je le vis tout recroquevillé au-dessus d’une mare de sang. Une des balles de Stacy avait pris un côté de sa tête pour barbouiller tout un pan de mur. Au prix d’un effort incroyable, le plus pénible de cette nuit merdique, je me retournai vers Stacy et dis :

— Monsieur Coriace ici présent est à l’article de la mort. Vous devriez emmener tout le monde jusqu’à la salle de bains, au bout du couloir, pour qu’ils puissent nettoyer leurs petites blessures.

Elle fit oui de la tête, puis agita l’automatique en direction des personnes allongées sur le lit. La femme noire dut donner des claques à la vedette masculine pour obtenir qu’elle se remue, et la fille de la pipe dut s’allier avec un des cameramen pour porter le réalisateur, mais ils finirent par y arriver et sortir de la chambre.

— Il est mort ? demanda Torres dès que nous fûmes seuls.

— Il a la tête éclaboussée sur le mur, mec, dis-je en me dirigeant vers le bar pour ramasser une bouteille de scotch parmi les débris de verre. Allons donc boire un coup à la cuisine.

— C’est votre première bonne idée de la soirée, dit-il en roulant sur lui-même pour descendre du sofa avant de se relever. Peut-être la première bonne idée de toute votre vie.

Je glissai le .22 sous ma ceinture et pris le fusil à deux mains. Torres la ferma. En sortant de la chambre, j’éteignis la lumière puis refermai la porte derrière nous.

— ÇA a pas vraiment goût de Chivas, hein ? demanda Torres alors que nous levions nos verres.

— Juste là, ça a goût de merde mais c’est un vrai délice, dis-je.

En chemin vers la cuisine, j’avais enfermé l’équipe de tournage dans la salle de bains et envoyé Stacy monter la garde devant la maison. Juste au cas où les coups de feu auraient attiré l’attention de quelqu’un, lui dis-je.

— C’est Hyland, poursuivit Torres. Il achète du scotch à deux balles, il le verse dans une bouteille de Chivas, et cet idiot de fils de pute pense que personne ne s’en rendra compte.

— Belle élégie, dis-je.

— C’est plus qu’il ne mérite, dit Torres. On fait quoi, maintenant ?

— Ça dépend de comment vous voyez les choses.

Il but une longue gorgée de son verre, puis me regarda droit dans les yeux.

— D’accord, je vais jouer cartes sur table, dit-il en levant le bras pour me montrer sa main enveloppée dans un torchon sanguinolent. Je crois que mes jours de service actif sont maintenant comptés, vieux, et je me suis habitué à la belle vie…

— Vos jours en tout genre ont failli être définitivement comptés, le coupai-je.

— Sans blague, dit-il en soupirant. Je me demande encore comment cette poule a pu me rater.

— J’aurais aimé qu’elle rate Hyland, dis-je.

— Si vous ne le lui dites pas, vieux, elle ne le saura pas, dit Torres. Et d’une certaine manière, elle nous a rendu service à tous les deux.

— Comment ça ?

— C’est le genre de connard buté qui aurait pris tout ça comme un affront personnel, dit Torres. Il n’a jamais su encaisser ses pertes.

— Mais vous, si ?

— Exactement, répondit-il. Voyez les choses comme ça, vieux. Hyland était un con – c’est vrai, quoi, faut être foutument con pour faire des films pornos dans sa propre maison –, et l’oncle qui l’a introduit dans le milieu n’est plus dans le milieu, si vous voyez ce que je veux dire, alors il y a pas mal de gens qui ne pleureront pas quand ils verront que Hyland n’est plus de la partie, voyez.

— Et vous êtes un de ces gens ?

— Je m’y connais mieux dans son domaine qu’il ne s’y connaissait lui-même, dit Torres. Maintenant qu’il a débarrassé le plancher, je vais pouvoir m’y investir et gérer ça efficacement.

— Donc je m’en vais avec la fille et on n’en parle plus ?

— Exactement, dit-il. À un petit détail près.

— Les quarante mille dollars ?

— Bingo, dit-il.

— C’est de l’histoire ancienne.

— C’est vrai. Mais toutes les parties concernées sont au courant, dit-il.

— Je crois que vous me baladez, dis-je, pour voir si vous ne pourriez pas gratter un petit bénéfice au passage.

— C’est de bonne guerre, non ? dit-il en souriant. Et puis je ne plaisante pas, si vous me donniez ces quarante patates, la situation se détendrait beaucoup.

— Ce serait votre ticket d’entrée dans le monde du cinéma, c’est ça ? dis-je.

— Exactement.

— Je ne les ai pas sur moi, dis-je, mais donnez-moi soixante jours et je ferai de mon mieux.

— Plus vite, ça serait bien, dit-il.

— Écoutez, ne me bousculez pas, dis-je. Pas quand j’ai ce fusil dans les mains.

— Ah, merde, dit-il en agitant sa main sanguinolente sous mon nez. Si vous aviez voulu m’abattre, vieux, vous l’auriez fait tout de suite au lieu de vous enferrer dans ce petit jeu minable de grenaille à rongeurs. Maintenant, c’est trop de bordel, vieux. Si vous me tuez, je vais vous causer plus d’emmerdes que je n’en vaux. Si vous me laissez en vie, je peux m’occuper de faire le nettoyage de mon côté de l’affaire.

— Soixante jours, dis-je, et je ne vous promets rien.

— D’accord, vieux, qu’est-ce que ça peut bien foutre, ça les vaut, dit-il. Marché conclu ?

— Il me faut une assurance, dis-je.

— Quel genre ?

— Vos empreintes sur l’arme qui a tué Hyland, dis-je, et les livres de comptes qu’il gardait dans son coffre.

— Sinon ?

— Sinon je toperai avec un mort, dis-je. Je vous laisserai dans la chambre avec Hyland, le Browning dans votre main et le .22 dans la sienne. Ça ne marchera peut-être pas, mais je suis prêt à courir le risque.

— Les armes ne sont pas à votre nom, c’est ça ?

— Tombées du camion, dis-je. Blanches comme neige.

— Vous n’êtes pas exactement ce qu’on peut appeler un citoyen modèle.

— Je ne suis pas du tout ce qu’on peut appeler un citoyen, dis-je.

— Vous prenez l’arme, je prends les livres de comptes, dit Torres d’une voix calme.

— Vous prenez les livres de comptes, je vous surveille.

— D’accord, dit-il.

Puis il s’agenouilla devant le placard sous l’évier et en sortit ce qui semblait correspondre à une décennie d’accumulation de matériel de ménage. Il souleva une trappe et dévoila un coffre-fort circulaire serti dans la chape de béton. Il actionna la molette, et s’immobilisa un instant avant d’ouvrir la porte.

— Le premier truc que je vais sortir, vieux, c’est une arme, mais je vais la sortir tout doucement, dit-il.

Il ouvrit la porte, souleva un automatique calibre .32 plaqué nickel et me le tendit.

— Belle bête, dis-je en le déchargeant.

— Ouais, dit Torres, il a dû débourser au moins vingt dollars pour se le payer. (Il rit, puis il se releva et me tendit une pile de registres de format étroit.) Je peux vous demander un autre service ?

— Dites toujours.

— Si vous aviez l’amabilité de me faire parvenir des copies de ces livres, dit-il, ça me faciliterait grandement le boulot de succession.

— Entendu.

— Je vous croirais presque, dit-il.

— Envoyez-moi le reçu pour le don de mille dollars que vous aurez fait à la Humane Society1, et moi je vous envoie vos copies.

— Marché conclu, vieux, dit-il. Je suis désolé pour les chiens. Hyland, il détestait les chiens, et quand ce bulldog l’a mordu à la cheville, il est devenu comme fou. J’ai essayé de l’empêcher, je vous jure, mais lui…

— Fermez-la, dis-je en braquant le canon du fusil sur son nez. Marché conclu ? (Il fit oui de la tête.) Maintenant, allons chercher le Browning.

Je le poussai devant moi jusqu’à la porte d’entrée, repris l’automatique des mains de Stacy, puis poussai de nouveau Torres devant moi pour retourner à la cuisine.

— Déchargez-le, lui dis-je, puis nettoyez-le et rechargez-le.

Il s’exécuta rapidement et efficacement, comme un professionnel. Je n’eus pas besoin de lui dire d’enlever les balles du chargeur une à une. Lorsqu’il eut fini, il trouva un grand sac plastique et y glissa l’automatique.

— Maintenant allons dans la chambre récupérer nos cinq petits morceaux de cuivre, dis-je.

— Vous êtes un fils de pute vraiment précautionneux, dit-il en me tendant le sac plastique.

— C’est pour ça que je suis venu, dis-je. Pour répéter mon petit numéro de fils de pute précautionneux, espèce de sac à merde.

— Vous n’êtes pas obligé de m’insulter, dit-il tandis que je le suivais dans le couloir.

— J’en serais tout désorienté, dis-je en reculant d’un pas alors qu’il ouvrait la porte et allumait la lumière.

Les cinq douilles étaient regroupées derrière la porte ; il les ramassa et me les donna.

— Maintenant allez me chercher le magnum sous le sofa, dis-je.

— Non, s’il vous plaît, vieux, c’est mon arme préférée, se plaignit-il. En plus, elle est enregistrée à mon nom.

— C’est encore mieux, dis-je, et il s’agenouilla pour passer un bras sous le sofa. N’y voyez rien de personnel, dis-je tandis qu’il tirait le pistolet jusqu’au bord du sofa et que je l’assommais d’un coup de crosse de fusil derrière l’oreille.

Son visage s’enfonça dans le parquet, son dos s’arqua et ses pieds gigotèrent sur le tapis.

— Rien de personnel du tout.

Je ramassai le .357 et le glissai sous ma ceinture, puis j’armai mon pied pour donner un coup de botte au visage de Torres, mais je savais que ça ne servirait à rien. Je reposai mon pied. J’avais récupéré Melinda, mais ça ne m’avait procuré aucune satisfaction.

LORSQUE j’arrivai à la voiture je fis signe à Stacy de prendre le volant, puis je me glissai sur le siège passager et déversai ma cargaison d’armes et les registres de comptes sur le plancher.

— Qu’est-ce qui t’a pris tout ce temps, bordel ? demanda Trahearne tandis que Stacy démarrait. Ça doit bien faire une putain d’heure qu’on est là à t’attendre dans la voiture.

— Chéri, le reprit Melinda en un murmure, chéri, ça va. Il m’a libérée.

— Ouais, et je le paye grassement pour ça, dit-il.

Stacy écrasa la pédale de frein, et la voiture fit un long dérapage avant de s’immobiliser sur le gravier de l’allée. Puis Stacy se retourna vers Trahearne et cria :

— Tu fermes ta gueule, espèce de vieil enfoiré bouffi ! Non : d’abord tu dis merci, et puis après, tu fermes ta gueule ! Ce soir, t’as rien fait d’autre que gémir et merder, et si Sughrue n’avait pas été là, Melinda serait en train de se faire sauter par l’autre joli blondinet, alors tu dis merci et puis après, tu fermes ta gueule !

— C’est bon, dis-je.

— Et vous, arrêtez de l’excuser ! hurla-t-elle en se tournant vers moi.

— Je n’ai pas à dire merci pour du boulot que je paye, dit Trahearne en maugréant dans sa barbe.

Cela énerva tellement Stacy qu’elle reprit le volant d’un geste théâtral puis enfonça violemment la pédale d’accélérateur. La voiture fila jusqu’au bout de l’allée et déboula en trombe sur la grand-route.

Nous roulions vers Denver ; pendant longtemps, personne ne parla, et le silence n’était rompu que par le murmure des roues, les gargouillis de la bouteille de Trahearne et les sanglots de Melinda.

Je bus une longue gorgée d’eau dans une gourde, puis j’humectai une serviette pour enlever le camouflage noir que je m’étais étalé sur le visage. Quand j’eus fini, je me laissai aller contre le dossier de mon siège, et Stacy tendit le bras droit pour me tapoter la cuisse.

— Merci, dit Melinda d’une voix douce, merci infiniment.

— Ouais, dit Trahearne en grognant aussi aimablement qu’il le put. Tu veux boire un petit coup ? demanda-t-il en me tendant la flasque de vodka par-dessus le dossier.

— C’est ça, la solution universelle de tous les problèmes ? cria Stacy en se retournant brusquement vers l’arrière et en manquant de nous envoyer dans le fossé.

— Ne l’énervez pas, dis-je en redressant le volant, sinon il ne voudra pas me passer la bouteille.

— Oh, marmonna-t-elle, puis elle se concentra de nouveau sur sa conduite.

Quelques instants plus tard, je lui proposai de prendre une petite rasade à la flasque de Trahearne. Elle lâcha un juron, mais but une longue gorgée.

— Je ne comprends pas comment vous faites pour boire cette saloperie, dit-elle en crachant et toussant.

— C’est le seul moyen que je connaisse pour me bourrer la gueule, dis-je, et tout le monde éclata de rire comme si j’avais dit quelque chose de drôle.

— Je suis désolé, dit Trahearne avant de repartir dans des bourrasques de rire.

— Tu peux l’être, dit Stacy en gloussant. J’en reviens pas d’avoir raté ce fils de pute, ajouta-t-elle, puis elle rit de plus belle.

— Vous n’auriez pas bloqué cet enfoiré d’armoire à glace plus vite si vous lui aviez explosé la tête, dit Trahearne, puis ils rirent de concert.

— Plus méchante qu’un Marine, dit Stacy en couinant entre deux éclats de rire.

— Ça ne veut pas dire grand-chose, dit Trahearne. Ma mère est plus méchante qu’aucun Marine ayant jamais vécu.

— C’est sûr, avança Melinda d’une voix douce et timide. Elle, elle ne l’aurait pas raté, ajouta-t-elle et ils repartirent tous dans un long éclat de rire, tellement heureux d’être en vie que même la vue d’un panneau STOP aurait pu les faire rire.

Arrivés au motel, nous sortîmes tout le matériel de la voiture pour l’entreposer dans la chambre, puis j’allai exhumer Jackson du coffre pour le poser sur le siège avant. La conduite de Stacy l’avait quelque peu malmené. Il ne saignait pas trop gravement, mais il avait l’air d’un homme qui vient de survivre à un horrible accident de voiture. Je le conduisis aux urgences de Denver General et le laissai sur le parvis avec une chaussure dans une poche et une flasque de bourbon à moitié pleine dans l’autre, en me disant qu’il se débrouillerait bien tout seul une fois que je lui aurais expliqué que Hyland était mort et que personne ne le recherchait. Il acquiesça vivement, puis se dirigea vers la porte en boitillant, presque à cloche-pied.

— Je suis désolé ! criai-je par la fenêtre de la voiture, mais il me fit un geste de la main sans même se retourner, comme pour me dire que ça faisait partie du job.

Lorsque je revins au motel, il n’était pas encore minuit et je trouvai mes troupes assises autour de pizzas de livraison et de bières apportées par le service en chambre. Nous mangeâmes et bûmes comme des furieux jusqu’à ce que des trombes de fatigue s’abattent sur nous comme un orage tropical, nous faisant tomber les uns après les autres comme des mouches détrempées. Trahearne s’endormit avec une part de pizza dans la main, à mi-chemin de sa bouche, et alors qu’elle m’aidait à le hisser sur le lit Melinda s’effondra à ses côtés en poussant un bref grognement rauque comme une femme qu’on assomme d’un coup de matraque sur la nuque. Quelques secondes plus tard, allongé sur le dos, Trahearne commença à ronfler comme lui seul savait le faire.

— Bordel de Dieu, murmura Stacy, comment fait-elle pour dormir avec ça ?

— Faut croire qu’elle l’aime, dis-je en bâillant.

— Sûrement.

— On dirait que je vais devoir dormir dans votre chambre, dis-je.

— Aucun problème, dit-elle avec douceur en me prenant par la main et en me guidant vers la porte mitoyenne.

Stacy dormait debout, et nous nous effondrâmes puis nous endormîmes sur le lit comme des souches.

Mais ce ne fut, comme je m’y attendais, que pour un sommeil court, inconfortable, sans rêves, entrecoupé de spasmes et réveils en sursaut dans l’obscurité de cette chambre inconnue – comme les quelques premières nuits que j’avais passées à mon retour du camp de base d’An Khe. Un sommeil vicieux. La seconde fois que j’en émergeai, vers trois heures du matin, je préférai ne pas y replonger. Je me défis aussi doucement que je le pus des bras de Stacy, mais elle aussi, elle se réveilla.

— À chaque fois que je ferme les yeux, je vois cette chambre avec le miroir qui explose en mille fragments coupants comme des couteaux, murmura-t-elle d’une voix rêveuse, et je ne comprends pas comment je fais pour ne pas me sentir mal.

— Les gentils ont gagné, dis-je en desserrant l’étreinte qu’elle avait sur mon cou.

— Où allez-vous ?

— Pisser, dis-je.

— Revenez, murmura-t-elle. Je ne me sens pas mal, mais revenez, vous voulez bien ? Je n’arrive pas à comprendre pourquoi je ne me sens pas mal.

— Je reviens, dis-je.

Je descendis du lit, passai fermer la porte mitoyenne puis allai aux toilettes. À mon retour, Stacy s’était déshabillée et était allongée nue sur les draps, tenant ses petits seins dans ses mains comme s’ils étaient aussi douloureux que des blessures.

— Ils ne sont pas comme les siens, dit-elle à voix basse – sans avoir besoin de préciser à qui les siens pouvait faire référence – mais c’est tout ce que j’aurai jamais.

— Vous êtes très belle, dis-je.

— Je sais que c’est les siens que vous voulez, dit-elle en essayant de rire et de pleurer en même temps, mais faites-moi l’amour à moi.

Je m’allongeai et la serrai contre moi tandis que, spasme après spasme, des ondes de sanglots traversaient son corps mince – la serrai jusqu’à ce qu’elle s’endorme en pleurant. Puis je la couvris et j’allai à la salle de bains pour me servir un verre, dans l’idée de boire jusqu’à retrouver le sommeil, mais j’entendis des petits coups à la porte mitoyenne. Lorsque je l’ouvris, je ne fus pas surpris que ce soit Melinda.

— Je crois qu’il faut qu’on parle, murmura-t-elle, puis elle posa son index sur ses lèvres pâles.

Quelque part dans la nuit, elle avait enlevé le maquillage qu’elle avait sur le visage, mais même ainsi, enveloppée dans un drap, les joues blafardes, la beauté que je n’avais pas vue tout de suite était aussi patente que le regard soucieux qui assombrissait ses yeux.

— Je crois qu’il faut qu’on parle, dis-je en écho de ses mots, puis je l’amenai à la salle de bains et fermai la porte.

Elle s’assit par terre, en tailleur, ses jolis pieds bien roses sous le néon cruel. Je m’assis sur la lunette des toilettes dans mon habituelle posture du penseur.

— On dirait que c’est ma nuit pour les conversations aux chiottes.

— Je suis désolée, dit-elle, comme si elle avait pu tendre la main derrière elle et corriger le passé. Je suis désolée.

— Moi aussi, dis-je, mais c’est trop tard pour qu’on puisse rien y faire. Beaucoup trop tard.

— Comment faites-vous pour savoir quand il est trop tard pour changer les choses ? demanda-t-elle avec un sourire triste. (Mais elle ne voulait pas de réponse. Pas à cette question-là.) Qu’est-ce qui vous a retenu si longtemps après que Trahearne et moi sommes sortis de la maison ?

— Il fallait que je nettoie les dégâts, dis-je. Que j’arrange les détails avec Torres et Hyland.

Je ne jugeai pas nécessaire de lui apprendre que Stacy avait tué Hyland. Je voulais que personne d’autre ne le sache.

— Quel genre de détails ? demanda-t-elle d’un ton détendu.

— Le genre de décider quoi faire de votre cadavre si vous n’aligniez pas les quarante mille dollars, dis-je, et elle enfouit sa tête au creux de ses mains. Les gens comme eux, on ne peut rien leur voler, ajoutai-je. Vous ne le saviez pas ?

— Je n’avais pas le choix.

Elle releva la tête pour me regarder. Pour la première fois depuis que je la connaissais, je remarquai l’influence de Rosie sur les traits de son visage. Elle avait les mêmes yeux patients, le même air de défi bravache dans le port du menton.

— Je n’aurais pas pu faire un film de plus… C’était… c’était impossible… Bon sang, même de le dire, maintenant, je n’en suis plus capable… Je ne pouvais plus… baiser avec d’autres inconnus. Au tout début, c’était comme une partie de rigolade, vous voyez, j’étais constamment défoncée et je baisais avec tout le monde de toute façon, alors gagner de l’argent pour le faire, ça me semblait juste magique. Ce que je faisais de mon corps n’avait pas d’importance. Seuls l’âme et l’esprit importaient, pensais-je. Mais je me trompais. Tous nos actes ont de l’importance. Tous nos actes causent des complications, ont des répercussions. J’ai appris ça quand j’étais en prison.

— Que s’est-il passé ? demandai-je.

— Rien de très spectaculaire, dit-elle. J’y suis entrée en me disant que j’étais Betty Sue Flowers – un petit peu fracassée, c’est sûr, et avec quinze kilos en trop, mais tout de même plus maligne et plus belle que toutes les racailles qui traînaient en prison. Je me trompais. J’ai rencontré une femme qui était plus intelligente et plus belle que j’aurais jamais pu espérer l’être. Plus talentueuse, aussi, et plus prometteuse dans sa scolarité. C’était aussi la personne la plus méchante et la plus dure que j’aie jamais rencontrée. Le premier soir, elle m’a tabassée jusqu’à ce que j’en perde connaissance, et après ça, elle m’a humiliée jour après jour, nuit après nuit. Mais le pire qu’elle m’ait fait, ce fut de me dire que dans dix ans je serais exactement comme elle. Elle avait parfaitement raison, bien sûr, alors à ma sortie, je savais qu’il fallait que je change de vie. L’argent m’offrait cette chance, et je n’avais pas le choix, alors je l’ai pris.

— Et qu’en avez-vous fait ?

— Quand je suis partie de chez Selma, je suis allée vivre chez une amie à elle à St. Louis. Cette amie m’a fait admettre à l’Université de Washington…

— Le grand rêve américain, l’interrompis-je. Paye tes études avec l’argent du crime.

— Ça semblait être une bonne idée sur le moment, dit-elle d’une voix douce. Alors je suis allée à la fac jusqu’à ce que je découvre la poterie, la sculpture, la céramique. Quand mes œuvres ont commencé à se vendre, je suis revenue dans l’Ouest. Tout se passait bien, jusqu’à ce que… jusqu’à ce que ça se produise.

— Je ne sais pas si c’est à cause de Trahearne ou bien à cause de moi, dis-je, mais je vous présente mes excuses quoi qu’il en soit.

— Ce n’est pas nécessaire, dit-elle. Si quelqu’un est responsable de tout ça, c’est moi. (Elle soupira.) Que va-t-il se passer, maintenant ?

— Est-ce qu’il vous reste encore un peu de cet argent ? demandai-je.

— J’ai à peu près 3 500 dollars sur mon compte, dit-elle, et je peux me débrouiller pour en trouver un peu plus – peut-être trois ou quatre mille de plus – en vendant toutes les œuvres que je peux vendre. On est loin de quarante mille, pas vrai ? (Elle lâcha un petit rire.) Peut-être qu’ils me laisseront les rembourser sur quinze ans.

— Nous, dis-je.

— Nous ?

— Moi aussi, je suis sur le gril, maintenant, dis-je. J’ai réussi à gagner un peu de temps, mais je n’ai pas suffisamment d’emprise sur eux pour les tenir à distance jusqu’à la fin du monde. Ils sont très sourcilleux à propos de leur argent. Ils seraient prêts à dépenser cent patates rien que pour récupérer les quarante qu’on leur doit, et en bonus ils nous couperaient les mains.

— Qu’est-ce qu’on peut faire ? dit-elle d’une voix fatiguée.

— L’emprunter à Trahearne, suggérai-je.

— Il est tellement fauché que je dois payer nos courses de nourriture à crédit.

— Et Selma ?

— Elle en a déjà trop fait, dit-elle.

— Demandez à Trahearne d’emprunter cet argent à sa mère, dis-je.

— Je préfère encore qu’on me coupe les mains, dit-elle en les tendant vers moi pour que je procède au sacrifice.

Ses longs faux ongles rouge sombre avaient été maladroitement collés sur ses ongles naturels. Alors qu’elle regardait ses doigts tremblants, des larmes de colère jaillirent de ses yeux et elle se mit à arracher les petits bouts de plastique, grattant, mordant, déchirant ongles, chair et cuticules jusqu’à ce que le bout de ses doigts se couvre de sang, puis elle plongea ses mains dans les replis du drap coincé entre ses cuisses. Elle regarda les taches et murmura :

— J’ai tout saccagé autour de moi, et des personnes que je ne connais même pas continuent à voler à mon secours, les unes après les autres… Je devrais peut-être appeler Hyland et lui dire que je suis prête à revenir travailler pour lui.

— Je ne crois pas que ça marcherait, dis-je.

— Pourquoi pas ?

— Il m’a dit qu’il ne voulait plus jamais vous revoir, mentis-je.

— Et j’ai probablement saccagé votre vie à vous aussi, maintenant, dit-elle.

— Ma vie est saccagée depuis toujours, dis-je d’un ton léger.

— Vous en avez tellement fait, dit-elle, et je ne sais même pas pourquoi.

Moi non plus je ne le savais pas, mais je plongeai une main dans ma poche intérieure, pris mon portefeuille, en sortis sa photo de lycée et la lui donnai.

— J’ai tué cette fille il y a bien longtemps, dit-elle doucement. C’est un fantôme que vous avez recherché. (Elle posa un doigt sur son visage sur la photo, le maculant de sang. Elle ne sanglotait pas, mais les larmes coulaient sur ses joues en filets continus.) Ce camée appartenait à ma grand-mère, vous savez. C’est la seule chose qu’il lui restait à leur arrivée en Californie – ce camée, plus sept enfants et un mari atteint d’un cancer au cerveau, dit-elle. Elle les a tous éduqués, les a tous poussés jusqu’à la fin du lycée. Elle s’est bousillé les pieds et les jambes à trimer comme serveuse dans un bar à routiers de Fresno, et quand elle a été trop vieille pour travailler elle est partie finir ses jours à la maison de retraite du comté. Elle ne voulait pas être un poids pour ses enfants. Elle ne voulait pas les embêter. Quand j’étais toute petite, ma mère m’emmenait lui rendre visite, voyez, et je détestais l’espèce de sale puanteur sèche que dégagent les vieilles personnes. Ils crevaient tous tellement de solitude qu’ils n’arrêtaient pas de sortir de leurs chambres pour venir me toucher et s’extasier sur moi et ça me faisait horreur, vraiment horreur.

“Pendant qu’elle parlait avec Mamie, ma mère se mettait à genoux devant elle, posait ses chevilles sur ses épaules et massait ses varices. Elle lui massait les jambes jusqu’à ce que ses mains à elle soient prises de crampes. Alors, elle me demandait de prendre le relais le temps qu’elle se repose, et je refusais de le faire, je ne voulais pas toucher ces veines violettes qui se tortillaient comme des gros vers sous ses bas. J’étais incapable de les toucher, ces jambes qu’elle avait bousillées pour que ses enfants puissent finir leur lycée.

“Doux Jésus, pourquoi n’ai-je rien compris ? dit-elle en gémissant. Je ne suis pas allée à son enterrement parce que je m’amusais à jouer la tragédienne dans Antigone… Faire du théâtre, bon sang, quel petit enfant stupide j’étais… quel enfant stupide je n’ai cessé d’être.

Puis elle se tut et me regarda droit dans les yeux, le visage maculé de larmes et de sang comme un masque antique exprimant la douleur.

— Pourquoi ? demanda-t-elle simplement.

— Je n’en sais rien, dis-je, et elle replia ses jambes sous elle et laissa sa tête choir sur mes genoux.

— Ça fait dix ans que je ne rêve plus, dit-elle, sa voix étouffée contre mes cuisses, son souffle chaud contre ma peau même à travers la toile épaisse du pantalon de treillis. On me dit que je fais des rêves mais que je ne m’en souviens pas, mais je sais que je n’en fais plus. Ce sont mes mains qui rêvent pour moi, dit-elle en se redressant sur ses genoux et en levant les mains une nouvelle fois, comme en offrande à un dieu en colère.

Je tendis les mains pour attraper les siennes, mais elle agrippa mon visage, s’accrocha à mes joues et me tira vers elle pour m’embrasser à travers ses larmes en murmurant contre ma bouche :

— Allongez-vous avec moi, faites-moi oublier, s’il vous plaît, s’il vous plaît…

Avec les dernières forces qu’il me restait dans les mains je la pris par les poignets et la repoussai doucement. Le drap glissa de ses épaules et tomba comme un suaire, ne laissant entre nous que ses seins dénudés.

— Vous ne voulez pas de moi, dit-elle, et je ne vous en veux pas, pas avec tout ce que vous savez.

— C’est à cause de Trahearne, dis-je.

— Il ne veut plus de moi, dit-elle. Il veut que je m’en aille, que je sorte de sa vie. Je le sais depuis longtemps, mais je préférais me voiler la face.

— Il s’est donné beaucoup de mal pour un homme qui ne voudrait plus de vous, dis-je.

— Il pense que je suis une traînée, dit-elle en chuchotant. Il voulait juste s’en assurer. C’est tout. Ça ne veut pas dire qu’il veut de moi. Une femme sait ces choses-là. Vous, vous voulez de moi, je le vois bien. Je ne comprends pas pourquoi vous ne voulez pas coucher avec moi.

— J’ai peur, dis-je.

— De moi ? demanda-t-elle en libérant sans peine ses mains de mon emprise.

— De moi, dis-je, et elle me regarda de nouveau, longuement, durement. Vous aimez Trahearne, ajoutai-je en posant mes mains sur ses épaules nues.

Elle attendait, figée comme une bête résignée de s’être fait prendre au piège – attendait que je la serre contre moi ou que je la repousse.

— Vous avez raison, dit-elle en inclinant la tête de manière à ce que sa joue vienne se poser sur ma main gauche. Pardonnez-moi. (Elle se leva et lova le drap sur son corps.) Vous pensez être amoureux de moi, n’est-ce pas ? dit-elle, une main sur la poignée de la porte. (J’acquiesçai lentement.) Vous ne me connaissez même pas, dit-elle, et je dus acquiescer de nouveau. C’est très gentil à vous de vous soucier de moi, mais vous ne me connaissez même pas.

Puis elle sortit, quittant l’éclat aseptisé de la salle de bains pour se fondre dans la nuit. Au fond de mes yeux troublés, le drap blanc s’attarda comme une image rémanente, floue et mouvante, luminescente comme un feu follet.

Lorsque la porte mitoyenne se referma, Stacy sortit du lit et s’approcha de moi.

— Vous avez laissé passer votre chance, dit-elle doucement. (Je me levai et me servis un autre verre.) Les hommes… quels foutus vieux schnocks romantiques vous faites, dit-elle en souriant. Allez, venez vous coucher.

Nous nous réveillâmes à dix heures le lendemain matin, mais Melinda et Trahearne étaient déjà partis, me laissant tel un domestique nettoyer derrière eux.

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1 Association américaine de protection des animaux.