13

UN des avantages de mon métier était qu’il ne m’incitait pas à me lamenter trop longuement sur les amours perdues. De retour en ville, je traitai deux divorces et saisis quelques téléviseurs dans des foyers où la querelle domestique servait de monnaie d’échange. Tout fonctionnait à merveille. Mon cynisme se requinqua, et mon compte en banque se maintint à niveau. Puis, un après-midi, je reçus un coup de fil de Trahearne.

— Hé, désolé d’être parti de la cabane de si mauvais poil, dit-il.

— Ça ressemblait plus à une fourrure pourrie, dis-je.

— Lâche-moi avec tes blagues, Sughrue, se plaignit-il. Quand est-ce que tu comptes venir chercher ton foutu chien ?

— Mon foutu chien ? dis-je. Vous l’avez volé, vieux, à vous de me le rapporter.

— Impossible. J’ai l’intention de rester chez moi aussi longtemps que je le pourrai, dit-il.

— Comment va Fireball ?

— La dernière fois que je l’ai vu, il m’a fait l’impression d’être le caïd de ces bois.

— La dernière fois ?

— Ouais, il s’est attaché à Melinda comme un vieux frère perdu de vue depuis des années, dit-il, et ils sont partis en voyage, elle et lui. Tu sais combien Fireball aime les voyages.

— Les voyages de luxe, dis-je. Si elle descend par ici, elle pourrait peut-être me le déposer.

— Ça lui ferait un trop long détour, dit-il trop rapidement.

— Vous ne savez pas où elle se trouve, c’est ça ?

— Non, je ne le sais pas exactement, dit-il, mais ce n’est pas grave.

— Vous voulez que je me mette à sa recherche ?

— Elle n’a pas disparu.

— Vous non plus, vous n’aviez pas disparu, dis-je. Ça ne m’a pas empêché de vous retrouver.

— Ouais, merci, dit-il. (Au téléphone, son ricanement sonna comme le râle d’un vieux bison blessé.) Qu’est-ce qui se passe ? Tu commences à te faire chier, chez toi ?

— Je me fais chier depuis le jour de ma naissance.

— Merde alors, si c’est comme ça monte donc me voir, tu m’aideras à rester sobre, dit-il.

Il me parut presque sérieux.

— Vous ne seriez pas en train de me faire le coup de l’aveugle et du paralytique ?

— Je me débrouille pas trop mal tout seul, dit-il. Je me sens presque prêt à me remettre au travail.

— Vos lecteurs sont pantelants d’impatience, dis-je. Au fait, vous qui êtes littéraire, pourquoi est-ce qu’on dit ça, au juste ?

— Comment veux-tu que je le sache ? Parce que ça sonne bien, peut-être.

— Génial, dis-je. Passez-moi un coup de fil quand elle sera de retour avec mon chien, je monterai le chercher en voiture le temps d’un week-end.

— D’accord, dit-il d’une voix enjouée.

Puis nous parlâmes sans but de choses et d’autres, du temps qu’il faisait, des sorties de pêche que nous espérions faire… tous ces sujets cruciaux qui maintiennent la compagnie de téléphone dans une forme olympique. Ce n’est qu’après avoir raccroché que je pensai à Catherine, et j’interprétai cela comme un vrai signe de guérison. J’en poussai, comme on dit, un long soupir de soulagement. Quand je raconte aux gens que je ne me suis jamais marié, j’omets de leur dire que j’ai dû me fiancer au moins une quarantaine de fois.

Lorsque j’eus décidé que j’en avais fini avec mes pleurnicheries, cependant, mon pied se mit à me démanger si fort que je dus me déchausser. Je le grattai frénétiquement, mais la démangeaison était tellement profonde que rien ne pouvait l’atteindre en dessous de huit cents kilomètres de route. Je repris le téléphone et appelai tous les garants de cautions judiciaires professionnels que je connaissais, mais aucun d’entre eux n’avait de mauvais payeur en fuite à rechercher. Puis j’essayai mes autres trucs habituels – faire les cent pas dans mon tout petit bureau, trois dans un sens, quatre dans l’autre. Je me servis un verre et tentai d’écouter le conseiller conjugal dans le bureau d’à côté, mais les cloisons en alu étaient des vecteurs de piètre qualité pour les conversations. Mon bureau se trouve dans un mobile home grand format que je partage avec ce conseiller conjugal – qui me fournit beaucoup de travail – et deux agents immobiliers véreux. Aucun de mes voisins n’étant renommé pour ses talents de conversation, j’écartai un rideau en plastique pour profiter de ma vue. Mais aussi grand qu’il puisse être, le plaisir que l’on trouve à contempler une benne à ordures cabossée posée contre le mur du fond d’une supérette discount finit toujours par s’épuiser. J’envisageai d’aller parler avec la secrétaire inepte que je partageais avec mes trois voisins, mais ce fut elle qui m’appela avant que j’aie le temps de sortir.

— Vous avez un appel, dit-elle.

— De la part de qui ?

— Longue distance, dit-elle en roucoulant.

— Ce bon vieux longue distance, dis-je, il n’arrête pas d’appeler.

— Pardon ?

— Laissez tomber, dis-je. Si ce n’est pas un appel en P.C.V., passez-le-moi.

— Oouups, marmonna-t-elle. Excusez-moi, monsieur, je crois qu’on a été coupés. (Cela signifiait qu’elle avait encore oublié comment marchait le bouton de mise en attente.) Peut-être que la personne rappellera.

— J’espère.

La personne rappela. C’était Rosie. Je n’eus même pas le temps de dire bonjour qu’elle déclara :

— Je vous l’avais bien dit, qu’elle était pas morte.

— Vous me l’avez dit, répondis-je. (La démangeaison remonta le long de ma jambe et vint s’enfouir profondément entre mes omoplates.) Que s’est-il passé ?

— Jimmy Joe m’a appelée pour me dire qu’il avait reçu une carte postale d’elle ce matin, dit-elle. Postée à Denver.

— Est-ce qu’il est sûr de reconnaître l’écriture ?

— Ça ne peut être qu’elle, dit Rosie. Qui pourrait vouloir nous jouer un mauvais tour comme ça ?

— Je n’en sais rien, dis-je.

— Il me l’a lue, et ça ressemblait bien à Betty Sue, ajouta-t-elle.

— Ça fait dix ans que vous n’avez eu aucune nouvelle d’elle, dis-je. Qu’est-ce qui peut vous faire dire que ça lui ressemblait ?

— Je le sais, c’est tout, dit-elle.

— Ça alors, ça me sidère.

— Ne soyez pas trop dur envers vous-même, C.W., tout le monde peut se tromper, dit-elle. Combien vous me prendriez, pour retourner parler à cette dame qui vous a raconté que ma petite chérie était morte et enterrée ?

— Rien du tout, dis-je.

— Ne me faites pas ce coup-là, dit-elle.

— D’accord, je vous enverrai ma facture. Si je trouve quelque chose, dis-je. En attendant, vous allez me rendre un petit service.

— Je vous écoute.

— Appelez votre ex-mari et demandez-lui de m’envoyer cette carte postale en poste restante à Fort Collins, dans le Colorado. Vous voulez bien faire ça ?

— C’est comme si c’était fait.

— Je vous rappelle d’ici deux ou trois jours, dis-je.

— Si jamais vous la retrouvez, dites-lui juste que je veux pas qu’elle se sente obligée de rentrer à la maison ou quoi que ce soit, dit Rosie d’une voix implorante. Demandez-lui de m’appeler en P.C.V., c’est tout. Entendre sa voix, ça me suffira largement.

— D’accord.

— Dites-moi, dit-elle, comment il va, notre bon à rien de bulldog ?

— Il va bien, dis-je, mais il a un peu le mal du pays. Je me disais que je pourrais peut-être le ramener par chez vous, un de ces jours. Si vous voulez.

— Ça va vous étonner, mais le pire, c’est que je crois bien que ça me ferait plaisir, dit-elle. Et puis je voulais vous dire… je suis vraiment désolée de la façon dont je vous ai parlé, l’autre fois… quand vous…

— Ne vous faites aucun souci pour ça, dis-je. Prenez bien soin de vous.

— Vous aussi, mon petit.

Il ne me fallut pas une heure pour charger l’El Camino et mettre le cap sur le Colorado.

PENDANT les quatorze heures de route, j’eus amplement le temps de réfléchir aux choses – à cette carte postale vraiment miraculeuse, au tabassage qu’on m’avait infligé lors de mon dernier séjour dans le Colorado, mais rien de tout cela n’avait le moindre sens. Même si j’avais disposé de quatorze ans plutôt que de quatorze heures, je n’aurais pas réussi à y voir plus clair. Ce n’est pas comme ça que je travaille. Un jour, mon ex-associé m’avait retrouvé dans un bar en train de me torturer les neurones sur une affaire de divorce compliquée à laquelle je ne comprenais rien – je n’arrivais pas à voir qui faisait quoi à qui – et il me conseilla d’arrêter de réfléchir, de me bouger le cul, et de sortir secouer un peu quelqu’un. Il était bourré, bien sûr, mais bourré ou sobre, c’était un putain de bon détective dans le domaine des divorces.

Mais j’étais sur la route, pas dans la rue, et je n’avais aucune idée de qui j’aurais bien pu secouer. Soit Selma Hinds avait menti, pour des raisons qui me dépassaient complètement, soit quelqu’un d’autre lui avait menti, pour des raisons qui me dépassaient encore plus. Si elle avait menti et comptait continuer, j’étais coincé. Contrairement à Jackson, Selma Hinds était une honnête citoyenne, et si j’osais ne serait-ce que poser la main sur elle, elle porterait plainte contre moi et je me retrouverais probablement à tirer entre vingt ans et la perpétuité dans la prison de Canon City. Je ne savais pas ce qui se passait, je ne comprenais rien à cette affaire, et rien de ce que j’y voyais ne me plaisait. C’était peut-être pour ça que les premières choses que j’avais mises dans mes valises étaient mes armes. Quand votre cerveau refuse de vous aider, agitez un pistolet. Parfois, ça marche.

Finalement, cependant, toutes ces inquiétudes et réflexions ne me servirent à rien. Lorsque je quittai la route de Poudre Canyon pour m’arrêter au bout du chemin menant chez Selma Hinds, ce fut pour me garer derrière une Coccinelle décapotable rouge immatriculée dans le Montana au pare-chocs avant droit cabossé. D’abord, je me demandai ce que Melinda Trahearne pouvait bien fabriquer chez Selma, puis je me demandai comment j’avais pu être aussi aveugle et aussi stupide. Ce satané vieux fou de Trahearne m’avait mené en bateau depuis le moment où je l’avais retrouvé chez Rosie. Et peut-être même avant – ce qui expliquerait la longue et folle vadrouille de bar en bar, la facilité que j’avais eue à le suivre et la difficulté que j’avais eue à le trouver, son attente chez Rosie. Il voulait que je parte à la recherche de Betty Sue Flowers, il voulait que je fouine dans son passé comme un chien affamé, déterrant les os et la chair puante de sa vie pour lui offrir de quoi légitimer le goût amer qu’il avait dans la bouche, la sale odeur de pourriture qu’il avait dans le nez. Si je n’avais pas déployé tant d’énergie dans ma recherche de Betty Sue, j’aurais reconnu son visage dans celui de Melinda dès notre première rencontre. L’enfoiré de Trahearne. Je m’étais fait claquer dans tous les sens comme une stupide petite balle en caoutchouc tenue au bout d’un élastique, et de m’en rendre compte maintenant me suscitait une telle fatigue que je n’avais même pas envie de savoir qui tenait la raquette. Je voulais juste couper le putain d’élastique.

SELMA et Melinda étaient à genoux en train de désherber dans le jardin ; leurs voix douces et leurs rires tintaient comme des carillons à vent. En marge du jardin, lové dans un petit creux, Fireball dormait sur un tapis d’épines de pins. Les autres chiens dormaient eux aussi, dans un chenil en grillage métallique derrière le groupe de petites cages.

— Excusez-moi, dis-je en arrivant au bord du jardin.

Les deux femmes se figèrent, puis se levèrent et se tournèrent vers moi. Le visage de Selma arborait le même air miséricordieux, mais il me faisait désormais l’effet d’une expression peinte sur de la pierre, passive et permanente. Lorsqu’elle me reconnut, cependant, son visage se brisa en mille fragments pour se fixer sur l’air sauvage et terrifié d’une biche sur le point de détaler devant un grand danger. Melinda soupira, se détendit, et toute la patience d’une victime perpétuelle lui inonda les yeux.

— Je crois que je savais que vous viendriez, dit-elle. Je crois que je vous attendais. Comment Trahearne a-t-il compris ?

— Compris quoi ? dis-je. C’est votre mère qui m’envoie.

— Mais c’est moi, sa mère, dit Selma d’une voix plaintive.

— Vous ne lui avez pas dit que j’étais morte ? dit Melinda.

— Elle ne m’a pas cru, dis-je. Et puis vous avez envoyé cette carte postale à votre père.

— Quelle carte postale ? demanda-t-elle d’un air ébahi.

— C’est moi, sa mère, répéta Selma en luttant pour reprendre ses esprits.

— Si ce n’est pas vous qui l’avez envoyée, dis-je, alors c’est quelqu’un d’autre. Trahearne, peut-être, ou bien un de vos amis de Denver. Quelqu’un a envoyé une carte postale pour informer Rosie que vous étiez en vie, et pour me faire venir jusqu’ici. Mais je ne comprends pas pourquoi.

— Moi non plus, dit-elle. Plus personne ne me recherche en dehors de ma mère.

— C’est moi, ta mère, dit Selma en geignant, et elle s’effondra à genoux dans la terre noire et meuble, en larmes.

— Tout va bien, dit Melinda en serrant la tête de Selma contre sa cuisse.

— Dites-lui que je le paierai… que je lui donnerai tout ce qu’il voudra pour son silence, dit Selma en sanglotant. Tout ce qu’il voudra.

— Écoutez, dis-je, pour moi, Betty Sue Flowers est morte. Je me suis seulement tapé l’ascension de votre foutu chemin escarpé pour m’en assurer. Si vous voulez que votre mère vous croie morte, voyez ça avec votre conscience. Et si vous voulez continuer à vivre comme si Trahearne ne savait pas qui vous êtes, voyez ça avec lui. Mon boulot est fini. Je rentre chez moi.

— Je donnerai tout, gémit Selma.

— Chut, dit Melinda avec douceur. Ça devait arriver. Ça ira. (Puis elle se tourna vers moi.) Attendez-moi, s’il vous plaît, dit-elle. Attendez-moi en bas du chemin. Je dois raccompagner Selma à la maison et la calmer. Mais s’il vous plaît, attendez-moi. Il faut que je vous parle.

— Vous ne me direz que des choses que je n’ai pas envie de savoir, dis-je.

— Je le paierai ! cria Selma.

Dans le chenil, les chiens se réveillèrent et se mirent à aboyer, ce qui tira Fireball de sa torpeur assommée de soleil. Il bâilla, renifla l’atmosphère, puis vint me saluer en trottinant. Tandis que je lui grattais la tête, Melinda aida Selma à se relever puis la mena vers la maison. Lorsqu’elles furent à l’intérieur, je dirigeai mes pas vers le chemin.

— S’il vous plaît, attendez-moi, dit Melinda depuis la porte d’entrée. S’il vous plaît.

— D’accord, dis-je depuis l’orée de la clairière.

FIREBALL me suivit sur le chemin, marchant laborieusement mais obstinément dans l’alternance des flaques de soleil et des taches d’ombre, le nez au vent comme s’il humait l’odeur d’une bière.

— Pas de drogues dans la montagne, lui dis-je, et il accéléra le pas.

En bas du chemin, je traversai la route pour me rincer le visage au bord de la rivière, lessiver à l’eau froide les kilomètres que j’avais parcourus. Fireball me lança un regard mauvais, puis but quelques lapées rapides et secoua la tête comme si l’eau l’horrifiait. Je le raccompagnai de l’autre côté de la route et nous offris chacun une bière. Nous les avions tous les deux bien méritées.

JE me réveillai au milieu de l’après-midi, tenant toujours ma bière tiède dans la main. Melinda était assise sur le siège passager, maintenant vêtue d’un short, d’un débardeur et d’une paire de chaussures de randonnée. C’était comme si elle s’était débarrassée de ses vêtements trop amples pour me montrer exactement ce qu’elle voulait cacher : des jambes longues, fuselées, musclées, des seins hauts et fermes – le genre de corps dont les hommes rêvent.

— Vous dormiez si profondément que je n’ai pas eu le cœur de vous réveiller, dit-elle. Selma n’a pas de café, alors je vous ai fait de la tisane, dit-elle en me montrant une bouteille thermos.

— Je vais plutôt prendre une bière, dis-je. Je préfère ne pas trop abuser des choses saines.

Tandis que j’exhumais ma bière, elle dit :

— Trahearne a tout compris, c’est ça ?

— C’est lui qui m’a amené jusque chez votre mère. Ensuite, quand Rosie m’a engagé pour vous rechercher, il m’a encouragé. Il devait bien avoir une petite idée derrière la tête.

— J’aurais dû tout lui dire au sujet de ma… de ma vie, dit-elle en se versant une tasse de son espèce de thé faiblard.

— Vous auriez dû lui dire, convins-je. Au cours de mes recherches, il a eu l’occasion de voir vos magnifiques débuts d’actrice.

Elle soupira.

— Ah, le pauvre, pauvre homme. Maintenant, il ne me croira plus.

— À quel sujet ?

— J’ai besoin de voyager sans cesse, et j’ai aussi besoin de solitude, dit-elle. Il est persuadé que je… que je couche avec d’autres hommes quand je ne suis pas auprès de lui. (Voyant que je ne disais rien, elle ajouta :) Et ce n’est pas le cas. C’est lui qui voudrait que ce le soit, je le sais, et ça ne me dérange pas. Mais je ne batifole pas comme ça.

— Si vous le dites.

— Vous n’avez pas l’air convaincu, dit-elle.

— Je m’en fiche, dis-je, et de toute façon ça ne me regarde pas de savoir ce que vous et lui faites ou ne faites pas, d’accord ?

— Vous ne voulez même pas savoir pourquoi Betty Sue devait mourir, pas vrai ?

— Non.

— Ils sont venus me chercher, dit-elle, et il a fallu que je meure pour qu’ils me laissent tranquille.

— Randall Jackson et les petites frappes de Denver, dis-je.

— Vous les connaissez ? demanda-t-elle, de nouveau tout ébahie.

— Charnellement.

— J’ai fait de la prison, dit-elle sur le ton du défi, et je…

— Je sais, dis-je. Vous vous êtes fait coffrer pour racolage.

— … j’ai perdu quinze kilos, en prison. Une livre par jour, poursuivit-elle comme si elle ne m’avait pas entendu. Selma est venue me voir pendant que j’étais incarcérée, et j’avais prévu d’aller chez elle à ma sortie, mais il fallait d’abord que je passe chez Jack pour prendre quelques affaires, des livres, des petites choses, et il m’a vue, vous comprenez, il m’a vue libérée de tout mon surplus de graisse et il m’a forcée à travailler pour ces horribles types. Ce n’était pas du tout comme à San Francisco – à l’époque, on était juste défoncés et on s’amusait en essayant de gagner ce qu’il faut d’argent pour vivre et se payer de la dope –, là, c’était vraiment sérieux, et ils m’ont fait aller à l’hôpital pour que j’arrange mon histoire de grosse cicatrice, là… ils m’ont fait subir une opération de chirurgie esthétique pour l’estomper, ça leur a coûté beaucoup d’argent, et ils n’ont plus voulu me laisser partir. Vous comprenez, pas vrai ?

— Ouais.

— Alors j’ai volé un peu d’argent dans le portefeuille de Jack et je suis venue me cacher ici, mais ils m’ont retrouvée en moins de deux semaines, et j’ai dû me cacher dans la forêt et Selma a dû mentir. Elle a horreur de mentir ; ça lui a fait horreur de vous mentir quand vous êtes venu pour lui parler. Puis plus tard, le même été, sa fille est morte noyée dans un accident de voiture, et elle a dit au shérif que c’était moi, vous voyez, et moi, j’ai pu tout recommencer, j’ai pu vivre comme si rien de tout ça ne s’était jamais produit. Vous comprenez, n’est-ce pas ?

Elle posa très précautionneusement la bouteille thermos sur la lunette du tableau de bord puis se mit à pleurer.

— Mais vous vous en fichez, pas vrai ? dit-elle en sanglotant dans le creux de ses mains.

J’avais eu ma dose de femmes en pleurs.

— Bon Dieu de bordel de merde ! criai-je en jetant ma canette de bière encore à moitié pleine de l’autre côté de la route par la portière ouverte. Votre mère m’a payé quatre-vingt-sept dollars pour vous retrouver, dis-je, et je vous ai traquée aux quatre coins de ce putain de pays, et je ne sais pas si je l’ai fait pour Rosie ou pour moi ou pour je ne sais quelle idée que je me faisais de vous, mais je sais foutrement bien que je n’ai pas fait tout ça pour quatre-vingt-sept putains de dollars, alors ne venez pas me dire que j’en ai rien à foutre !

— Pardonnez-moi. (Elle lâcha un petit rire, puis décolla ses mains de son visage et commença à essuyer ses larmes.) J’étais tellement imbue de mes propres problèmes que j’en ai oublié tout le mal que vous vous êtes donné pour me retrouver.

— Vous n’étiez pas au courant, dis-je d’un ton bourru.

— J’ai compris sans savoir, dit-elle en souriant.

— Mon cul.

— Vous êtes mignon quand vous êtes en colère, C.W., dit-elle.

Je descendis du pick-up et entrepris de donner quelques coups de pied dans des gros cailloux, soulevant un nuage de poussière qui faillit m’étouffer.

— Et maintenant, on fait quoi ? dis-je en remontant m’asseoir.

— Je n’en sais vraiment rien, dit-elle. Je vais devoir y réfléchir pendant quelques jours. C’était toujours ça mon problème, avant : je faisais bien trop souvent les choses sans réfléchir.

— Contrairement à ce que je vous ai raconté quand nous étions là-haut, je vais pourtant devoir dire quelque chose à votre mère.

— Vous voulez bien attendre quelques jours ? demanda-t-elle. Juste le temps de tirer les choses au clair avec Trahearne ?

— Je dois appeler votre mère demain, dis-je.

— D’accord, j’appelle Trahearne ce soir, dit-elle. J’aurais préféré ne pas faire ça par téléphone, mais s’il sait déjà tout de moi, je peux sans peine imaginer ce qu’il en pense. Revenez demain. Je vous retrouverai ici en bas du chemin aux environs de dix heures. Je crois que c’est mieux si vous ne montez pas à la maison… mieux pour Selma, vous comprenez. Toute cette affaire a été tellement dure pour elle. Elle a enterré sa fille en lui donnant mon nom, et de toutes les dettes que j’ai envers elle, celle-ci est la plus grosse. Elle m’a rendu ma vie, vous comprenez, et c’est la plus grande chose que quiconque puisse faire pour autrui. C’est ce que j’éprouve vis-à-vis de Trahearne, parfois – ce sentiment que je devrais pouvoir lui rendre sa vie, la reprendre aux deux horribles femmes qui le gardent prisonnier depuis si longtemps, et la lui redonner. Vous les avez rencontrées. Vous comprenez.

— Peut-être que oui, dis-je, ou bien peut-être que non. Ça n’a pas d’importance. Mais il y a tout de même une chose que j’aimerais que vous me disiez.

— Je croyais que vous ne vouliez rien savoir, dit-elle avec un sourire doux, et je fus soudain sidéré de ne pas avoir remarqué plus tôt l’incroyable beauté de ce sourire qu’elle avait. Je croyais que vous n’aviez aucune curiosité pour rien.

— Ne faites pas la maligne, dis-je. Dites-moi seulement pourquoi vous êtes partie de chez vous, au tout début.

— Alors comme ça, vous ne savez pas tout, hein ?

— Non.

— J’étais enceinte, dit-elle, et mon petit ami m’a emmenée à San Francisco pour que j’avorte. Mais à peine sortie de l’hôtel où ils ont fait la chose, j’ai déclenché une hémorragie – c’est une histoire ancienne, vous savez, tellement ancienne qu’elle en paraît presque banale jusqu’à ce qu’elle vous arrive à vous – et lui, il s’est enfui en me laissant saigner à mort sur le parvis des urgences de l’hôpital Franklin. Il m’a jetée là comme ça et il a pris la fuite…

— Albert Griffith ? l’interrompis-je.

— Vous en savez tout de même un peu, dites-moi. Ils ont stoppé l’hémorragie sans trop de mal, mais j’ai fait une très grave crise de septicémie, et les médecins ont dû me faire une hystérectomie pour juguler l’infection. Charmant, n’est-ce pas ? J’avais laissé mon portefeuille dans la voiture d’Albert, et j’avais donné un faux nom et une fausse date de naissance, alors personne ne savait rien de rien. J’avais peur que quelqu’un l’apprenne. Et honte, aussi, sûrement. Quoi qu’il en soit, quand je suis enfin sortie de l’hôpital, j’étais restée trop longtemps loin de chez moi, du moins c’est ce que je croyais, alors j’ai vécu dans la rue dans le quartier de Haight Ashbury jusqu’à ce que Jack me prenne sous son aile, et puis les choses se sont enchaînées et je n’ai plus du tout eu le courage de rentrer chez ma mère. Même quand j’ai appris que Bubba était mort au Vietnam.

— C’est votre frère Lonnie ?

— Oui.

— Votre petit frère aussi est mort, dis-je.

— Je sais, murmura-t-elle. Je vais traîner un peu à Sonoma de temps à autre, discrètement, et ça aussi je l’ai appris. Là encore, j’ai bien failli rentrer.

— Vous auriez dû rentrer au tout début, dis-je. Ça aurait pu épargner beaucoup de chagrin à beaucoup de gens, à commencer par vous.

— Je sais, dit-elle, mon Dieu, je sais, mais mon père était parti et s’en fichait, je l’ai appelé une fois, il s’en fichait, et ma mère n’était qu’une sale traînée et…

— Holà, dis-je.

Elle me regarda.

— J’imagine que je suis mal placée pour la juger, hein ?

— Vous le seriez même si vous aviez eu une vie de vestale, dis-je.

— C’est vrai, dit-elle en soupirant. Ça me semblait si important, à l’époque. Maman a essayé de faire comme si ça ne lui faisait rien, quand elle a divorcé avec Papa, mais je voyais bien que c’était faux. Elle s’est mise à boire beaucoup, et à faire entrer beaucoup d’hommes dans le mobile home. Moi, je restais là, allongée sur ma couchette dans la chambre du fond, et je les écoutais rire et baiser en me disant que si elle arrêtait ça mon père rentrerait à la maison, ce qui était stupide, vu qu’il ne s’était jamais intéressé à moi du temps où il était avec nous. Quand j’étais petite, vers la neuf centième fois où il m’a regardée comme si j’étais une inconnue, j’ai décidé qu’ils m’avaient adoptée. J’imagine que tous les gosses font ça, pas vrai ?

— C’est une échappatoire facile, dis-je.

— Et tout ça est si vieux, murmura-t-elle.

— Mais tout vient de resurgir.

— Je crois que j’en suis heureuse, en fait, dit-elle en tapotant ma cuisse. Je crois vraiment que je suis heureuse que ça se finisse.

— Moi aussi.

— Vous avez fait la route d’une traite depuis le Montana, pas vrai ?

— Oui.

— Vous devez être épuisé, dit-elle, puis elle leva sa main de ma cuisse pour la poser sur ma nuque. Allez vous prendre une chambre dans un motel, dormez, puis revenez demain vers dix heures. Je vous attendrai ici. Ça vous convient ?

Je bâillai.

— Ça me convient.

— Vous avez été si gentil avec moi, dit-elle. Si gentil avec tout le monde… Trahearne, Selma, ma mère. Ça se passe toujours comme ça, pour moi, vous savez. À chaque fois que les choses tournent au plus mal, quelqu’un surgit dans ma vie et se montre tellement plus gentil que je ne l’ai mérité… Quelqu’un comme vous, comme Selma, comme Trahearne… et même comme ce pauvre pourri de Jack, à sa manière tordue.

— Peut-être que vous le méritez tout de même, dis-je.

— Personne ne mérite rien, dit-elle. Les choses arrivent, c’est tout. On se revoit demain.

Elle se pencha pour déposer une bise légère juste au coin de ma bouche, une bise sororale, mais son haleine sentait les herbes et les fleurs séchées, l’eau de source, limpide et fraîche.

— Vers dix heures, murmura-t-elle.

Et je l’embrassai sur la bouche. Ses lèvres s’entrouvrirent, nos langues se touchèrent l’espace d’un instant bref et électrique, puis ses yeux s’agrandirent, s’assombrirent en un bleu lourd d’orage.

— Pardonnez-moi, dit-elle en s’excusant pour une chose qu’elle n’avait pas faite et pour une chose qu’elle ne ferait pas.

Elle descendit du pick-up, claqua des doigts à l’attention de Fireball, qui sortit en se traînant lentement de dessous la Coccinelle, puis ils se mirent en marche le long du chemin, attaquant l’ascension d’un pas léger.

En ce fugace moment ensommeillé, il m’apparut clairement que j’avais pris place, que ça me plût ou non, dans la file d’attente des courtisans de la belle dame, et que je me fichais pas mal du rang que j’y occupais. Melinda m’avait laissé haletant comme un cheval à bout de souffle. Alors que je négociais tranquillement les longues courbes de la route du canyon, je me dis que, si je n’y prenais garde, les femmes de Trahearne allaient soit me briser le cœur, soit changer ma vie, soit me pousser dans la tombe. Je me dis également que le mieux serait de rentrer chez moi en mettant le cap au nord et en roulant aussi vite que l’El Camino pourrait le supporter, mais je ne le fis pas. Je bus quelques verres en guise de déjeuner, mais le goût de sa bouche restait dans la mienne comme une douce hostie intacte avant l’amère gorgée du vin de communion. En milieu d’après-midi, je descendis dans un Holiday Inn, plongeai dans un sommeil sans rêves, en attendant le réveil téléphonique comme une sentence de mort.