— C’EST impossible, dit Rosie pour la cinquième fois.
— Je suis désolé, répétai-je, mais j’ai vu le certificat de décès et j’ai parlé avec la femme chez qui elle vivait, et elle a vu le corps. Je suis désolé, mais c’est comme ça.
— Non, dit-elle (et elle se donna un coup entre les seins, un coup violent et creux qui lui fit monter les larmes aux yeux). Vous ne croyez pas que je le saurais, là, dans mon cœur, si ma petite chérie était morte depuis toutes ces années ?
C’était un nouveau début d’après-midi de douce, fraîche et poussiéreuse pénombre dans le bar de Rosie. Dehors, c’était un jour de printemps apaisant de soleil et de brise. Même le ronronnement lointain de la circulation semblait plaisant, comme des abeilles bourdonnant dans un champ de fleurs de trèfle nouvellement écloses. Après un bref détour par les urgences pour passer une radio et prendre des analgésiques, j’avais quitté Fort Collins puis fait la route d’une traite grâce à un régime strict à base d’amphétamines, codéine, bière et Big Mac, et j’étais arrivé chez Rosie sale, mal rasé et ivre. Mes nerfs me faisaient mal comme s’ils étaient gainés de sable, mes tripes comme si elles digéraient des tessons de verre. Même si j’avais été porteur de bonnes nouvelles, je n’aurais rien eu du messager envoyé par les dieux. Avec ma mauvaise nouvelle, j’étais clairement un garçon de courses décrépit travaillant pour la section Enfer de la Western Union. J’avais l’air si minable qu’Oney ne m’avait même pas demandé de signer le plâtre qu’il avait au pied, et que Lester fit part d’une inquiétude sincère à mon sujet. Il offrit même de me payer une bière. Fireball se réveilla suffisamment longtemps pour mettre de la bave partout sur mon pantalon, mais quand il vit que je ne comptais pas lui donner de bière il s’éloigna en chaloupant jusqu’au seuil de la porte. Rosie, elle, refusa de me regarder, aussi bien à mon entrée que lorsque je lui annonçai la nouvelle.
— Je suis désolé, dis-je une nouvelle fois, mais elle est morte.
— Ne dites plus jamais ça, dit-elle sans cesser d’astiquer furieusement le comptoir, encore et encore.
— C’est la réalité, dis-je, et vous allez devoir l’accepter.
Enfin, elle s’arrêta de frotter et me regarda.
— Allez-vous-en. Allez-vous-en, c’est tout.
— Pardon ?
— Allez-vous-en d’ici, dit-elle doucement. Allez-vous-en.
— Mais enfin, Rosie… commença Lester – et elle tourna sa colère contre lui.
— Toi, tu fermes ta putain de gueule, l’enfoiré de bon à rien. Et tu t’en vas. Dehors ! Dehors tout le monde ! Et vous le premier, ajouta-t-elle en pointant un doigt rageur sur mon visage.
— C’est bon, je m’en vais, dis-je avant de jeter ses quatre-vingt-sept dollars sur le comptoir. Mais d’abord, vous, vous reprenez votre argent.
— Gardez-le, dit-elle d’une voix aussi plate et dure qu’un plateau de poêle en fonte. Vous l’avez gagné, vous le gardez.
— Pour ça, je l’ai gagné, vous avez foutrement raison, dis-je en reprenant l’argent. On m’a menti, on m’a baladé, on m’a battu, nom de Dieu, et je me suis tapé six mille kilomètres en voiture et il m’en reste encore deux mille avant de rentrer chez moi, et ouais, vous avez foutrement raison, je l’ai gagné.
— Personne vous a demandé de faire tout ça en plus, alors venez pas maintenant me faire pleurer, dit-elle. (Elle n’arrivait pas à me regarder, cependant. Ses yeux s’étaient ternis en un gris métallique friable, comme deux éclats d’ardoise.) Foutez-moi le camp d’ici, c’est tout.
— Je m’en vais, dis-je.
— Et emportez donc ce putain de chien crétin, aussi, ajouta-t-elle. Il est même plus bon à piler depuis que vous me l’avez ramené.
Je claquai des doigts et Fireball ouvrit un œil puis me suivit dehors. Lester et Oney étaient déjà sortis et marchaient en rond sans aucun but, comme des enfants dans une cour d’école pendant un exercice d’alerte incendie.
— Elle a du caractère, dit Lester en secouant la tête.
— Elle a du deuil à faire, dis-je en me dirigeant vers mon pick-up.
— Vous allez où ? demanda-t-il.
— Je rentre chez moi, répondis-je comme si je savais où c’était.
CHEZ moi ? Chez moi, c’est dans le comté de Moody, là-bas dans le sud du Texas, où les riches terres noires de la prairie viennent lécher la croûte calcaire aride des montagnes et les zébrures d’éclairs des arroyos de la Brasada, les étendues de brousse. Mais je n’y vais plus jamais. Chez moi, c’est mon appartement sur la rive est de Hell-Roaring Creek, un trois-pièces où je dois ouvrir les placards et les tiroirs pour m’assurer que je suis au bon endroit. Chez moi ? Ce pourrait tout aussi bien être un bar de motel un dimanche à onze heures du soir, où je partage mon silence avec une jolie barmaid qui me prend pour un tordu et je ne sais quel trou du cul à blouson en plastique qui croit que je suis son pote. Comme je l’ai dit à Trahearne, chez soi, c’est l’endroit où on reste le temps de soigner sa cuite. Du moins, pour les personnes comme moi. Parfois. Parfois aussi, chez moi, ce sont mes deux hectares de terre au bord de la North Fork, le bras nord de la Flathead, derrière Polebridge, à soixante kilomètres de piste de terre au nord de Columbia Falls et du bar le plus proche, et quinze kilomètres au sud de la frontière canadienne. J’y possède une cabane pas finie : des fondations, un sol en ciment et une cheminée en pierre. Quel que soit l’endroit où se trouvait mon chez-moi, cela faisait environ une semaine que j’étais là-haut quand Trahearne me retrouva.
J’ÉTAIS en plein travail. Je travaillais mon bronzage et mon début d’ivresse de fin d’après-midi. Le printemps avait été sec, et je vis le plumet de poussière grimper dans le ciel comme une colonne de fumée dix minutes avant de voir la Coccinelle décapotable qui l’avait soulevé en fonçant sur les nids-de-poule comme un tank miniature. Elle vira en dérapage dans mon chemin puis freina pour s’arrêter à moins de vingt centimètres d’un tas de bûches. Dans le brouillard beige de la poussière, Trahearne ressemblait à un homme coincé dans une baignoire trop petite pour ses fesses.
— Bon sang mais qu’est-ce que c’est que ce truc ? demandai-je alors qu’il s’extirpait de derrière le volant.
— L’idée que Melinda se fait d’un moyen de transport, grommela-t-il. Ma voiture est chez le carrossier.
— Eh bien écoutez-moi, mon vieux, la prochaine fois que vous montez ici en faisant autant de poussière, dis-je, les indigènes risquent de sortir faire des cartons sur le pauvre animal jusqu’à ce que mort s’ensuive.
— Épargne-moi tes plaisanteries de bouseux, Sughrue, dit-il en donnant des claques sur son pantalon pour le dépoussiérer comme un cow-boy après une longue journée de convoi. Bon Dieu mais où t’étais passé ? me demanda-t-il d’un ton brusque.
— À droite, à gauche, dis-je.
— Ça a vraiment été l’enfer pour te retrouver, dit-il.
— Je ne me cachais pas, dis-je. C’est vous qui ne savez pas chercher.
— Arrête tes salades, dit-il.
Il ne s’était ni rasé ni changé depuis plusieurs jours, et il boitait encore, mais il semblait à peu près sobre.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Rien du tout, grogna-t-il en s’asseyant sur mon perron et en craquant une allumette de ménage sur la dalle de béton. Il ne se passe pas le moindre foutu truc, et comme tu sais mieux ne rien faire qu’aucune autre personne que je connaisse, je me suis dit qu’on pourrait ne rien faire ensemble. C’est sensiblement moins dangereux et moins chiant que quand je le fais tout seul.
— C’est un compliment, ou une insulte ?
— File-moi une bière et ferme-la, c’est tout.
Je lui tendis une bière que je pris dans la glacière qui me servait de repose-pieds.
— Alors, qu’est-ce que tu fabriques ? demanda-t-il à travers une suspension de mousse de bière et de fumée de cigare.
— Je travaille à aménager ma maison de retraite.
— Chouette endroit que tu as là, dit-il en regardant autour de lui.
— Merci, dis-je. Je trouve qu’il mérite mieux que de l’ironie gratuite.
En réalité, j’aimais vraiment cet endroit – suffisamment pour qu’il me paraisse même superflu de finir les travaux. J’avais construit les fondations et coulé la dalle de ciment du plancher trois étés auparavant, et j’avais aidé à bâtir la cheminée l’été suivant. En lieu et place des murs et du toit, j’avais dressé, face à la cheminée, une tente carrée à armatures en bois achetée dans un surplus de l’armée. Au-delà du mur de façade absent, une petite pinède piégeait un peu de la poussière de la piste, et au-delà de la route de la North Fork, une chaîne de montagnes basses et douces obturait partiellement le ciel occidental. Vers le nord, Red Meadows Creek sinuait dans une plaine herbue en se séparant en plusieurs bras avant de se rassembler pour plonger, via un large conduit, dans les eaux de la North Fork gonflées par le dégel du printemps. De l’autre côté de la rivière, à l’est, les pics des hautes montagnes de Glacier Park grimpaient dans un ciel bleu aussi pur qu’un œil d’ange. Au sud, cependant, la vue, qui n’était que quelconque les jours de très beau temps, était encore salie par la brume de poussière qui roulait et bouillonnait sur les ondes de chaleur de la route.
— Oui, ça a pas l’air trop mal, concéda Trahearne, mais ça manque d’endroit où accrocher le Mondrian.
Puis il lâcha un petit rire et termina sa bière.
— La peinture abstraite me donne…
— Ah, et puis merde, me coupa-t-il. Est-ce que je peux me terrer ici pour quelques jours ?
— Je vous en prie, dis-je.
— C’est ce que j’espérais, dit-il. Merci. (Il resta immobile, attendant que je lui demande pourquoi il voulait se terrer. Je ne le fis pas, et il me le dit quand même. Trahearne était très fiable pour ce genre de choses.) À la maison, il ne se passait rien. Je n’arrivais pas à travailler. Rien à faire. Bon sang, parfois je me demande si je n’ai pas déjà sauté la dernière femme qui valait le coup, bu la dernière rasade de la dernière bonne bouteille, et écrit la dernière ligne un tant soit peu correcte, et je n’arrive même pas à me rappeler quand la chose s’est produite. Je n’en ai aucun souvenir. (Il leva la tête vers moi, ses yeux troubles ourlés de larmes.) Je ne me souviens pas quand cela s’est produit, j’ignore où ça a disparu.
— Essayez de vous détendre, dis-je.
— N’essaie pas de me vendre mes propres répliques.
— Vous auriez dû commencer par les garder pour vous, dis-je en lui lançant une nouvelle bière.
— Tu peux être un véritable enfoiré, pas vrai ? marmonna-t-il en peinant pour arracher la languette de fer blanc avec ses doigts tremblants.
— Vous voulez que je vous l’ouvre, mon vieux ?
— J’imagine que c’est pour ça que je suis venu, dit-il en souriant brutalement et en essuyant ses larmes avec des doigts gros comme des saucisses. Pour la qualité de l’empathie. Elle a du mordant, chez toi, Sughrue, et ça me plaît. (Il avait l’air d’un homme qui pouvait trouver auprès de sa femme plus d’empathie qu’il n’en voulait, mais je n’allais certainement pas le lui faire remarquer. Il le fit pour moi.) Je ne supporte pas toute cette foutue sollicitude dont elle m’entoure. Elle se comporte comme une infirmière en soins intensifs et elle me traite comme si j’étais sur le point de calancher. (Il se tut un instant.) Je finis toujours par me remettre au travail, dit-il. C’est juste que je n’ai pas encore trouvé le bon moment.
Comme je n’avais rien à dire, il finit par se taire, et nous restâmes tous deux comme ça à goûter le silence. Une légère brise bruissait entre les branches des pins tordus et nettoyait la poussière de la route. Derrière nous, la rivière rugissait puissamment sur son lit rocheux. Le jour se laissait lentement dériver vers le crépuscule en s’attardant dans l’air comme des volutes de cendre de plumes, et Fireball revint de ses explorations de l’après-midi, trottinant sur le bord de la route comme un homme de retour d’une mission importante. Il vint renifler la cheville de Trahearne, et le grand homme sursauta.
— Bon sang mais qu’est-ce qu’il fout ici ?
— Rosie trouve qu’on l’a pourri pour la vie en bonne société, répondis-je.
— Tu es retourné en Californie ?
— Oui, et puis aussi ailleurs, dis-je. J’ai tellement usé mes fesses sur le siège conducteur que je crois bien qu’il ne m’en reste plus.
— On dirait que tu t’es aussi considérablement endommagé d’autres parties de ton anatomie, dit-il en faisant un petit geste du menton en direction des ecchymoses jaunes que j’avais sur le ventre.
Je n’avais pas assez travaillé mon bronzage pour les masquer.
— J’ai fini deuxième dans un débat politique à Pinedale, dans le Wyoming, mentis-je.
Je ne savais toujours pas quoi penser à propos de ce tabassage, et même si je l’avais su je n’avais pas envie d’en parler.
— As-tu retrouvé la fille de Rosie ? demanda-t-il en farfouillant dans la glacière en quête d’une autre bière.
— J’ai découvert qu’elle était morte il y a des années, dis-je.
— Comment ?
— Noyée suite à un accident de voiture.
— C’est triste, dit-il. Comment Rosie l’a-t-elle pris ?
— Elle m’a jeté de chez elle, dis-je.
— Pourquoi ?
— Elle ne m’a pas cru, dis-je.
— Comment ça ?
— Elle m’a dit qu’au fond de son cœur elle savait que sa fille était toujours en vie, dis-je. Mais j’ai vu le certificat de décès et j’ai parlé avec une femme qui a identifié le corps.
— C’est triste, dit-il une nouvelle fois.
— Les fugueurs meurent très souvent, dis-je. Quand je les retrouve, une fois sur trois ou quatre ils sont allongés les orteils en l’air dans un tiroir de morgue. La vie en cavale n’est pas saine. La fille de Rosie aura au moins connu six mois de bonheur avant de mourir.
Je me levai, craquai une allumette et la jetai entre les bûches posées dans la cheminée. La sciure imprégnée d’essence prit feu d’un seul coup, et les bûches se mirent à crépiter. Cela n’avait cependant rien du feu de joie, et tout du bûcher funéraire.
— Six mois de bonheur, répétai-je.
— Parfois je me dis que je pourrais vendre tout ce qu’il me reste à vivre contre six mois de bonheur, dit-il doucement.
— Ça ne marche pas comme ça.
Les flammes claquaient sans faire de fumée, projetant des étincelles qui s’élevaient dans le conduit court et large puis s’en allaient vers la nuit de velours qui attendait à l’est.
CE soir-là, Trahearne resta sobre en faisant tranquillement durer ses bières, et le lendemain, il ne but pas une goutte. Le troisième matin, il parcourut en boitillant les huit kilomètres aller-retour jusqu’au magasin de Polebridge pour acheter une boîte de crayons et un bloc-notes Big Chief. Le quatrième matin il se mit au travail sur la table de pique-nique à côté de la tente. Ensuite, pendant plus d’une semaine, nos journées et nos nuits devinrent aussi régulières et constantes que les levers et couchers du soleil, que les paisibles croissances et décroissances de la lune.
Le matin, j’allais courir vers la frontière sur la route de la North Fork en esquivant les camions forestiers. Je ne parvins jamais jusque là-haut, évidemment, mais le retour en marchant était toujours plaisant. Je m’arrêtais à la rivière pour un plongeon saisissant dans les eaux peu profondes du bassin situé en contrebas du conduit de déversement. Lorsque je rentrais à la cabane, Trahearne refermait son bloc-notes, préparait une nouvelle cafetière de café de cow-boy et cuisinait notre petit déjeuner sur un réchaud Coleman pendant qu’assis sur le perron je sirotais une tasse de café et fumais ma première cigarette de la journée, en toussant et crachant de la morve mêlée à ce qui me semblait être des lambeaux de poumons.
Un matin, alors qu’il fouettait une belle poêlée d’œufs brouillés, il me demanda :
— Ça te sert à quoi, de courir comme ça ?
— Ça me fait un bien fou.
Je m’étouffai, puis toussai et crachai de nouveau.
— Ah ben merde alors, je suis un sacré veinard, du coup, dit-il en souriant.
— Pourquoi donc ?
— Parce que moi, j’arrive à me sentir vraiment merdique sans être obligé de me donner toute cette peine, dit-il, puis il éclata de rire comme un homme empli de lui-même et vide de toute prévenance.
L’après-midi et le soir, nous parlions de sujets divers – nos guerres, nos pères absents, la nature des choses – puis nous nous glissions dans nos sacs de couchage pour attendre le lendemain, attendre que tout recommence.
Et puis un matin, à mon retour, je trouvai un mot punaisé sur le perron. Désolé, disait-il. Je m’absente quelques jours. Moi aussi, je songeai un instant à partir faire les bars, mais finalement j’optai pour la pêche à la mouche.
Deux soirs plus tard, vers trois heures du matin, il revint en rugissant, emboutit le pare-chocs avant droit de la VW contre le tas de bûches, puis tituba jusqu’à son lit en grommelant à propos de sa vie et de ses problèmes. Il resta au lit toute la journée suivante, ne se levant que pour pisser, boire un peu d’eau, avaler des cachets d’aspirine et d’antiacide. Le jour d’après, il le gâcha à râler contre le temps – trop beau à son goût. Puis il se remit au travail.
Cette fois-ci, il ne tint que quatre jours. Le cinquième matin, lorsque je vins le voir dégoulinant encore de l’eau fraîche de la rivière, il avait planté la bouteille de whiskey sur son bloc-notes comme un défi puéril. Dans la cheminée, des liasses de feuilles froissées formaient un petit tas semblable aux déjections de quelque étrange animal nocturne.
— Tu crois pouvoir la supporter encore combien de temps, cette putain de solitude ? demanda-t-il d’un ton irrité en noyant sa tasse sous un flot de Wild Turkey.
— De quelle solitude parlez-vous ?
— Bon sang, Sughrue, on ne t’a jamais parlé de ton hospitalité ?
— Jamais plus d’une fois, dis-je.
Tandis que je me séchais avec un sweat-shirt sale, il se leva en grognant, marcha jusqu’à sa VW décapotable en soufflant, puis s’en alla en fonçant sur un nuage de poussière. Le même, peut-être, que celui sur lequel il était arrivé.
Ce soir-là, alors que je récupérais les rebuts de papiers poétiques pour démarrer mon feu, j’en trouvai un qui paraissait plus long que les autres, et j’allai le défroisser sur la table.
Il disait :
Toi qui jadis planais dormant sous le soleil, jambes d’ambre figées dans ton essor – te voilà gisant, rocheuse, immobile au-delà de la lame noire, tes chaînes un rai de lumière bleue. L’eau sombre te presse au fond. Le chant des baleines vibre loin au cœur de la trace du glacier, des sangsues tendres jouent dans tes cheveux, tes yeux se rêvent des écailles argentées. Ne bouge pas, reste allongée, attends. Ce long été doit percer avant que l’éternel hiver ne revienne avec ses névés tumulaires chantant des chants de glace.
Je ne te pleurerai pas. Quand viendra la chaleur du monde d’après, des hommes iront tailler des pointes de flèches dans ton cœur minéral.
Sa grosse écriture manuscrite enfantine filait sur la page, se transformant parfois brutalement en tracés frénétiques presque indéchiffrables. Je ne savais pas ce qu’il voulait dire par ce poème, mais sa graphie était celle d’un enfant fou. L’espace d’un instant, j’eus de la peine pour lui. Je pliai le papier et le glissai dans mon portefeuille. Je trouvais ce poème maniéré et pompeux, mais pour des raisons que je préférais ne pas examiner, j’eus envie de le garder.
Plus tard dans la soirée, je me servis une tasse de son whiskey et descendis au bord de la rivière. Un croissant de nouvelle lune brunissait les eaux vives. Pourrie de la puanteur des vieilles neiges, froide et d’un vert saumâtre, la rivière grondait comme un train de marchandises fou, une avalanche de neige fondue.
Une nuit, pendant l’été que je passai avec mon père dans ce sous-sol perdu au milieu des plaines du Colorado, il était rentré ivre et m’avait réveillé pour que je voie mes premières neiges. Il m’avait attaché derrière lui sur sa moto, une vieille Harley d’occasion à embrayage suicide, et avait filé à travers les plaines noires en direction des montagnes, fonçant comme s’il était poursuivi par d’affreux ennemis, roue arrière crachant du gravillon dans les virages et les lacets. Il finit par trouver de la neige au creux de la face nord d’un talus en surplomb, et il s’arrêta et nous nous dévêtîmes sous la fine tranche de lune pour prendre un bain de neige. Il avait en tête quelque chose de mystique, je crois, mais c’était un homme des plaines, comme moi, et il avait grandi sans vrai contact avec la neige, et en moins de quelques minutes nous nous retrouvâmes lancés dans une furieuse bataille de boules de neige, riant, hurlant aux étoiles, nous débattant au corps à corps dans la fine couche de neige glacée. Sur la route du retour, de nouveau attaché contre son dos avec de la ficelle de lieuse, je m’endormis, peau gelée brûlant comme le feu, et rêvai de blizzards et de lacs gelés, rêvai d’un paysage entièrement pris par le givre, un paysage dans lequel, étrangement, j’avais chaud, emmitouflé dans des fourrures d’ours, de castor et de lynx, rêvant de glace tandis que la moto fonçait comme une lame dans la nuit.
Repensant à cela en sirotant le whiskey aux arômes fumés, j’entendis Trahearne revenir, plus lentement qu’il n’était parti. Il se gara à côté de la cabane et laissa le moteur tourner, crissant comme des dents qui grincent dans la nuit, le temps de rassembler ses affaires en titubant comme un ours bourré. J’attendis au bord de la rivière jusqu’à ce que j’entende sa portière claquer, puis je remontai à la cabane. Il s’en alla en roulant doucement, coincé dans sa petite voiture, lent et presque majestueux, comme une barge funèbre lâchée sur un fleuve noir profond et silencieux. Les braises de ses feux arrière s’évanouirent dans la poussière.
Le bulldog ne commença à me manquer que le lendemain matin.