18

SITÔT à la maison, Betty Sue déboula du pick-up et fila vers la porte d’entrée, gravissant en courant les marches du perron. Fireball et moi la suivîmes doucement – moi par souci de politesse, lui par souci de travailler la précision de son jet –, mais elle revint bientôt nous accueillir sur le seuil de la porte, l’index posé sur ses douces lèvres.

— Il travaille, murmura-t-elle.

— Écoutez, dis-je en posant ses valises, je crois que je vais aller à la pêche, cet après-midi. Comme ça, vous savez, vous pourrez être seule avec le grand homme.

— Ne soyez pas vilain, dit-elle d’un air timide. Et je ne suis pas sûre que ce soit à vous de partir.

— Je vais tout de même y aller, dis-je, puis j’ajoutai, en me tournant vers Fireball : Ça te dirait, qu’on aille tuer une truite ?

Mais il resta placidement assis à côté des talons de Betty Sue.

— Vous voudrez bien garder le chien ? lui demandai-je.

— C’est lui qui me gardera, dit-elle. Amusez-vous bien.

— Vous aussi, répondis-je en m’efforçant d’y mettre du cœur.

Alors que je me dirigeais vers le pick-up, un soupçon d’air piquant vint titiller mes narines sous la chaleur du soleil de fin d’été. Bientôt l’automne, me dis-je, et un hiver de plus dans le Montana qui me pend au nez. Chaque automne, j’envisageais de descendre dans le sud, à San Francisco, et de renouveler ma licence californienne, mais sans jamais le faire. Pour le moment présent, cependant, je savais où trouver un petit lac pas trop loin de la route en haut dans la montagne derrière Cauldron Springs. Moondog Lake – un lac où les truites avaient un faible pour les asticots, l’endroit parfait où gâcher un après-midi en regardant mon bouchon frétiller sur les vaguelettes de vent.

Je descendis à la grand-route et tournai à droite, m’éloignant de la ville, mais la Porsche de Catherine me rattrapa avant que j’eusse franchi la première crête. Je me garai sur le bas-côté, et descendis de mon pick-up.

— Qu’est-ce qu’elle a dit ? demanda Catherine en arrivant sur moi. Alors ?

— On n’en a pas parlé.

— Et pourquoi donc ? dit-elle sèchement.

— Toute cette idée est… horrible, dis-je. Vous ne pouvez pas espérer pouvoir payer des gens pour faire ce genre de chose.

— Pourquoi pas ?

— Il n’y a pas que de l’argent en jeu, dis-je.

— C’est bien pour ça qu’Edna et moi sommes disposées à débourser des sommes pareilles.

— Eh bien vous allez devoir trouver quelqu’un d’autre pour faire ce que vous demandez, dis-je. Ou bien le faire vous-même.

— Vous êtes la seule personne qui pourrait le faire, dit-elle, et si vous ne le faites pas, vous serez responsable de toutes les conséquences.

— J’ai parfois l’affreux soupçon de m’être fait balader depuis le début, dis-je, alors non, rien ne sera ma faute. Et quand bien même ce le serait, je refuse d’essayer de payer une jeune femme pour qu’elle quitte l’homme qu’elle aime.

— Si elle l’aimait, Sughrue, elle le quitterait pour pas un rond.

— Betty Sue ne…

— Tiens donc, elle s’appelle Betty Sue maintenant, me coupa Catherine. C’est très intéressant.

— C’est son vrai nom.

— Ça lui va bien, dit Catherine avec un rictus de mépris.

— Écoutez, dis-je en faisant le tour du pick-up pour ouvrir le capot du plateau, je vais vous rendre vos foutus chèques et me laver les mains de tout ce putain de bordel.

— Vous aurez ça sur les épaules, dit-elle.

Elle tourna les talons et courut vers sa voiture avant que j’aie le temps de me glisser sous le capot pour attraper l’enveloppe.

— Je l’aurai dans le cul, dis-je en toussant dans la poussière qu’elle souleva au démarrage.

JE restai à Moondog Lake jusqu’à ce qu’il fasse nuit noire, et il était presque minuit quand je quittai la grand-route pour m’engager dans l’allée de chez Trahearne. Il y avait encore de la lumière, alors je repartis pour boire un verre en ville, puis je revins voir où les choses en étaient. Cette fois-ci, tout était noir. Je remontai l’allée, me garai et entrai discrètement dans la maison par la porte du sous-sol. Je me servis un verre. À l’étage, tout était silencieux. J’allumai la télé pour voir le film du ciné-club sur la chaîne câblée de Spokane, espérant tomber sur une œuvre bien fournie en romance et jolis paysages. La Colline des potences, peut-être, ou bien Coups de feu dans la Sierra. Au lieu de ça, j’eus droit à La Chute de l’Empire romain, et cela m’endormit. De temps à autre, j’ouvrais un œil à l’occasion d’une attaque de barbares, d’un discours grinçant de Christopher Plummer, ou d’une apparition des seins de Sophia Loren donnant un peu de relief au petit écran, puis je replongeais dans un sommeil confus.

Je fus réveillé par le bruit d’un coup de feu et le souvenir immédiat d’un cri dans la seconde d’avant. Je jetai un œil à la télévision, où un jeune homme agressif m’enjoignait de lui acheter un pick-up parmi les milliers qui se trouvaient alignés sur son parking. Puis une nouvelle détonation retentit dans la maison. Au bout du couloir, j’entendis un bruit de verre qui se brise dans la salle de bains du sous-sol. Je courus à ma chambre pour prendre mon .38, puis je courus vers l’escalier et jusqu’au rez-de-chaussée, en entendant des grognements et des bruits de bagarre. Alors que je me glissais par la porte de la cuisine sans allumer la lumière, une nouvelle détonation retentit. Je plongeai sur la moquette du salon puis roulai pour me poster en position de tir, le pistolet dans ma main gauche, derrière le gros fauteuil de Trahearne.

Dans le bureau, la lampe de travail était allumée, mais quelqu’un l’avait fait basculer et son faisceau m’éblouissait par la porte grande ouverte. Au-delà, je distinguai néanmoins deux silhouettes sombres aux prises l’une avec l’autre, luttant pour la possession de l’automatique .45, qui fit feu de nouveau. Des livres dégringolèrent d’une étagère, éparpillés, réduits en pulpe. Je tirai une balle vers le plafond et hurlai “On ne bouge plus !”, mais personne ne me prêta attention. Alors que je me précipitais vers le bureau, j’entendis l’impact d’un poing frappant de la chair tendre, et Betty Sue se rapprocha de moi en titubant. Je la poussai à l’abri et m’accroupis derrière l’embrasure, à l’extérieur de la porte. Lorsque Trahearne sortit du bureau en soufflant comme un buffle, je le frappai à la nuque avec la crosse du .38, puis le frappai une seconde fois pendant sa chute. En tombant, il tenta de braquer le .45 vers moi, mais je le fis sauter de sa main d’un coup de plâtre. Il s’effondra sans connaissance et expulsa un rot de vomi qui puait le whiskey pur. Je ramassai le .45, le déchargeai et le jetai sur le fauteuil.

— Est-ce qu’il va bien ? dit Betty Sue en haletant dans mon dos.

— Il est en vie, dis-je en m’agenouillant pour prendre son pouls et constater qu’il était aussi puissant et régulier que celui d’un ours. Mais il est ivre mort. Et vous, ça va ?

— Il m’a juste coupé le souffle, c’est tout. (Toussant, pantelant, elle s’approcha pour venir s’agenouiller en face de moi.) Aidez-moi à le porter dans son lit.

— D’accord, dis-je en fourrant le .38 sous ma ceinture. Je suis bien content de n’avoir eu à tirer sur personne, ajoutai-je. Je tire très mal de la main gauche.

— Aidez-moi, répéta-t-elle.

À deux, nous hissâmes le grand homme sur ses pieds et le portâmes jusqu’à la chambre. Lorsque nous le laissâmes tomber sur le lit, il se réveilla suffisamment longtemps pour nous dire qu’il n’avait pas besoin de notre putain d’aide, mais il se rendormit avant que nous ayons le temps de débattre de la chose.

— Merci, dit Betty Sue, le souffle encore rauque et court.

— Qu’est-ce qui s’est passé, nom de Dieu ? demandai-je.

— J’ai besoin d’un verre, répondit-elle, puis elle sortit de la chambre.

— Moi aussi, dis-je en la suivant.

Mais elle ne voulut pas me parler non plus dans le salon. Je versai du whiskey dans deux verres et lui en tendis un.

— Pourrais-je avoir une cigarette ? dit-elle.

J’en allumai deux, elle m’en prit une des mains d’un geste sec et en tira deux toussotements.

— Vous feriez sans doute mieux de vous asseoir, suggérai-je.

— Sortons, dit-elle, et je la suivis de nouveau.

Debout appuyé contre la rambarde de la porte d’entrée, je la regardai faire les cent pas sur la terrasse, tirant sur sa cigarette et tapant dans son whiskey alternativement jusqu’à ce qu’ils fussent tous deux finis. En retournant à l’intérieur, je remarquai que les lumières étaient allumées dans la maison de la mère de Trahearne. J’espérais qu’elles n’avaient pas entendu les coups de feu. Une fois de retour sur la terrasse, je tendis un nouveau verre à Betty Sue.

— Que s’est-il passé ? demandai-je.

— Je ne sais pas trop, dit-elle d’une petite voix. À la fin de sa journée de travail, cet après-midi, on est descendus en ville pour dîner, et il s’est mis à boire – il disait que tout allait bien, que c’était juste une célébration, parce qu’il venait de finir une partie de son roman, et parce que j’étais de retour. Et c’était vrai que tout allait bien, il était en pleine forme, drôle, de bonne humeur…

— Jusqu’à ce que… ? glissai-je dans son silence.

— Jusqu’à ce qu’on aille au lit, murmura-t-elle.

Elle rougit et se pelotonna contre l’air frais de la nuit, serrant les pans de sa nouvelle robe de chambre jaune contre son corps.

— Ensuite, il a fini par s’endormir, et j’ai dû moi aussi m’assoupir, dit-elle. Quand je me suis réveillée, il n’était plus là. Je suis descendue voir s’il était à son bureau, en train de travailler – c’est ce qu’il fait, parfois, quand il n’arrive pas à dormir. Il y était. Il… il tenait le pistolet contre sa tempe… il tenait le pistolet et me fixait droit dans les yeux… C’était presque comme s’il me mettait au défi de le pousser à presser la détente. Je ne sais pas… Je me souviens d’avoir crié, puis après ça on s’est retrouvés à se battre pour le pistolet. C’est tout ce que je…

— Vous feriez mieux de vous ressaisir, la coupai-je en voyant les lumières bleues d’une voiture de shérif virer de la grand-route dans l’allée de la maison de Trahearne.

— Pourquoi ? demanda-t-elle, les larmes aux yeux.

— Parce que la cavalerie est là, dis-je.

— Qu’est-ce que je dois dire ?

— Ne dites rien, dis-je. Asseyez-vous dans ce fauteuil, et chaque fois que quelqu’un vous posera une question, fondez en larmes. D’accord ?

Comme pour me prendre au mot, elle s’effondra dans le fauteuil et commença à sangloter bruyamment. Je reculai dans le hall, allumai les appliques de la terrasse puis me tins debout, mains vides, sous le cône de lumière crue, tandis que le véhicule du shérif s’arrêtait en dérapant juste au pied du perron. L’agent descendit et s’accouda sur le capot en me braquant avec son arme.

— Tuez-le ! dit un cri gémissant en provenance de la rivière. Il a tué mon bébé adoré ! Tuez-le !

La vieille dame émergea de l’obscurité en faisant de grands gestes désordonnés, traînant derrière elle Catherine, qui essayait de la retenir.

— Tuez-le ! geignit-elle de nouveau.

— M. Trahearne se porte parfaitement bien, dis-je à l’adjoint calé derrière son véhicule. Personne n’est blessé.

— À genoux, l’ami, grogna-t-il. Mains croisées sur la tête.

Je ne pris même pas la peine de marquer un temps d’hésitation. Quand je fus en position, il sortit de derrière sa voiture et monta les marches en gardant son arme constamment braquée plus ou moins sur mon torse.

— Plus serrées que ça, les mains, dit-il en se postant dans mon dos. Je veux voir vos phalanges blanchir.

— Je me suis récemment cassé la main et le poignet droits, monsieur l’agent, dis-je alors qu’il agrippait mes doigts et une poignée de cheveux.

Il me fouilla, et soupira à mon oreille en sortant le .38 glissé sous ma ceinture.

— Debout, ordonna-t-il en serrant une menotte autour de mon poignet gauche.

Tandis que je me levai, il la tira vers le bas, la passa dans mon dos, et crocheta l’autre menotte à mon bras droit, juste au-dessus du plâtre.

— Tout doux, dis-je aussi calmement que possible. Je vous ai dit qu’il ne s’était rien passé. Inutile de me recasser le poignet.

— Tuez-le ! hurla de nouveau la vieille dame en gravissant les marches comme un crabe blessé.

Catherine n’essaya même pas de la retenir.

— Dites à la vieille folle de la fermer, dis-je à l’intention de personne en particulier.

— Vous, vous vous la fermez, l’ami, dit l’adjoint en tirant d’un coup sec sur les menottes. Le shérif sera là d’un moment à l’autre, ajouta-t-il avant de secouer une nouvelle fois mes menottes comme si l’alignement de mes omoplates ne lui convenait pas.

— Votre bébé chéri est sain et sauf. Il dort. Il cuve sa cuite, dis-je à la vieille dame alors qu’elle se rapprochait de moi en boitillant toutes gencives dehors.

— Je vous ai dit de la fermer, dit l’adjoint, puis il recommença le même numéro avec mes bras.

— Ne refaites plus ça, dis-je d’une voix douce.

Il rit et refit ça. Il y a vraiment des gens bouchés. Surtout chez les flics de campagne. Ils n’ont jamais assez d’action pour se maintenir en forme. J’attrapai le lourd ceinturon de cuir de l’adjoint dans ma main gauche et le tirai contre moi, puis je lui écrasai le pied droit sous ma semelle, lui brisai le nez d’un coup de tête en arrière et le repoussai d’un grand coup d’arrière-train. Tandis qu’il reculait en titubant tout en essayant de dégainer son arme, je pivotai et lui décochai un coup de botte entre les jambes si puissant que ses pieds décollèrent de la terrasse. Il retomba en position fœtale, mais je dénouai ses mains avec mes pieds, les coinçai sous mes genoux, puis m’assis sur son torse.

— Vous ne m’avez pas écouté, lui dis-je.

Il tourna la tête de côté et cracha du sang. J’entendis des grognements et des raclements de pieds derrière moi. Mais Catherine maîtrisait la vieille dame. Au sourire qu’elle affichait, je me dis que Catherine avait dû décider qu’après ce que je venais de faire à l’adjoint du shérif, j’allais être hors circuit pendant un petit moment. Betty Sue était toujours assise dans le fauteuil, bouche ouverte, comme si elle s’était figée au milieu d’un sanglot.

— Hé, lui dis-je, prenez les clés de ce pantin et enlevez-moi ces menottes.

Elle ne dit rien. Elle se contenta de faire.

— Je vous jure qu’il va bien, dis-je à la mère de Trahearne une fois que Betty Sue m’eut libéré. Il s’est seulement bourré la gueule et puis après il a voulu redécorer le plafond de son bureau au calibre .45. C’est tout.

— Vraiment ? demanda Catherine en haussant un sourcil.

— Emmenez sa mère dans sa chambre pour qu’elle le voie de ses yeux, dis-je en prenant l’arme de l’adjoint et en la déchargeant. (Les deux femmes échangèrent un regard, puis entrèrent dans la maison.) Hé, dis-je à Betty Sue, vous pourriez m’apporter une serviette et un bol de glaçons ?

Lorsqu’elle aussi eut quitté la terrasse, je me levai et libérai l’adjoint.

— Vous avez entendu ce qu’on vient de dire ? demandai-je. (Il acquiesça et rampa vers le fauteuil nouvellement vacant.) Maintenant à vous de choisir pour quelle variété de con vous préférez passer quand le shérif se pointera.

— C’est toi le con, espèce de fils de pute, marmonna-t-il. Attends un peu que je te colle en cellule.

— Tu crois que tu vas le garder longtemps, ton petit boulot, quand le shérif apprendra que tu t’es fait désarmer par un prisonnier menotté ?

L’adjoint ricana.

— C’est mon oncle, dit-il.

— Mais Roy Berglund n’est pas un con, dis-je. Neveu ou pas, il t’écrasera comme une crêpe. C’est pas en engageant des neveux qui passent pour des débiles qu’il se fera réélire.

Il réfléchit à ça pendant une ou deux minutes, suffisamment longtemps pour que sa fierté et ses bijoux de famille cessent de lui faire si mal, puis il leva les yeux vers moi et me demanda :

— Qu’est-ce que vous pensiez faire ?

— Arroser la pelouse, dis-je, mais il demeura muet, les yeux rivés sur moi. Quand on arrose la pelouse, on mouille toujours ces foutus escaliers, et ça les rend glissants comme de la fiente de chouette.

— Foutus escaliers, marmonna-t-il, puis il sourit et essuya le sang sur son visage.

Betty Sue apporta un bol de glaçons et deux torchons à vaisselle. Je les tendis à l’adjoint, puis j’allai m’occuper des gicleurs d’arrosage. Ensuite, nous nous assîmes pour attendre l’arrivée du shérif. Tous, sauf Edna Trahearne. Elle, elle rentra chez elle, folle de rage.

ROY Berglund avait tout du shérif. Grand, blond aux yeux bleus, et visage buriné. À ma connaissance, il n’était ni corrompu ni stupide. Mais c’était un élu, plus intéressé par son allure que par la façon dont il faisait son travail. Et il avait vraiment fière allure dans son uniforme. Il avait pris le temps d’en passer un tout propre avant d’aller chercher deux autres adjoints et un médecin. Alors que tel un géant il progressait de son pas décidé entre les gicleurs, puis gravissait les marches, les trois autres le suivaient comme les simples mortels qu’ils étaient. Roy avait fière allure, jusqu’à ce qu’il pose le talon de sa botte de cuir sur le plancher trempé de la terrasse. Il glissa, fit de grands moulinets frénétiques avec ses bras et étala un de ses adjoints d’un revers de la droite. Betty Sue dut s’effondrer en larmes pour masquer ses petits rires, et l’adjoint assis dans son fauteuil fut pris d’éclats de rire nasaux qui relancèrent son saignement de nez.

— Coupez-moi ce putain d’arrosage, cria Berglund à l’adjoint étendu sur le sol.

Le shérif Roy était en colère. Le citoyen le plus important, le fils de la femme la plus riche du comté, s’était fait sauvagement assassiner, et la dignité du shérif Roy avait été bafouée.

— Bon, qu’est-ce qui se passe, ici ? demanda-t-il sèchement.

— J’ai bien peur qu’il ne s’agisse que d’un affreux malentendu, dit Catherine en émergeant de l’ombre pour s’imposer avec douceur, aisance et fermeté. Nous – je veux dire, Edna Trahearne et moi – avons entendu des coups de feu et imaginé le pire. Nous en avons tiré des conclusions excessivement hâtives. (Le shérif Roy semblait à la fois perdu et déçu.) Mon mari – mon ex-mari, en fait –, dit Catherine avec un petit sourire, était en train de nettoyer son pistolet quand le coup est parti accidentellement. Je suis heureuse de pouvoir vous assurer que tout le monde est sain et sauf.

— Ah, dit le shérif en tripotant sa grosse lèvre inférieure, bon. D’accord. (Puis il se tourna vers son neveu.) Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

— J’allais vous appeler par radio, grommela-t-il, et j’ai glissé sur ces foutus escaliers.

— Ah, dit le shérif une nouvelle fois. Bon, madame Trahearne, je suis bigrement content que personne ne soit blessé, mais je vais devoir faire un rapport. Si vous pouviez passer au poste dans les prochains jours, je vous en serais vraiment reconnaissant.

— Bien sûr, répondit Catherine avant que Betty Sue ait le temps d’ouvrir la bouche.

— Allez, on remballe, dit-il à ses courtisans, puis, comme si l’idée venait de lui traverser l’esprit, il ajouta : Ça vous dirait, de m’accompagner à ma voiture, monsieur Sughrue ?

— Avec plaisir, dis-je.

Le shérif laissa tout le monde partir devant, puis il posa lourdement son bras sur mon épaule et me fit descendre les marches.

— Attention, C.W., dit-il d’un ton enjoué, ça glisse. (De près, je vis qu’il avait aussi pris le temps de se raser.) Bon, dit-il doucement lorsque nous fûmes en bas, dites-moi ce qu’il s’est passé. Le vieil ours a essayé de se faire sauter le caisson, hein ?

— Je dormais, dis-je.

— Ça va, murmura-t-il en m’attirant encore plus près. Ça restera entre nous.

— Rien qu’entre nous, hein ?

— Absolument.

— Rien qu’entre nous, Roy, je dormais, chuchotai-je.

— Ne me balade pas sur ce coup-là, petit, répondit-il, ou je te taille un costard si lourd qu’il te brisera le cul.

— C’est vous le tailleur, shérif.

— Que dirais-tu d’un petit séjour de trois à cinq ans à Deer Lodge pour voies de fait sur la personne d’un agent de la paix ? dit-il.

— Je crois que ça vaut deux à dix ans, dis-je, mais moi non plus je n’en savais rien.

— Peu importe, dit-il, je ne crois pas que ça te plaira. (Voyant que je ne réagissais pas, il essaya une autre voie :) Comment ça se fait que tu n’es pas passé me voir à mon bureau pour me dire que tu travaillais dans mon comté ?

— Je ne travaille pas, dis-je. Je suis juste en visite.

— Pas pour longtemps, petit, j’espère, dit le shérif, puis il me donna une tape dans le dos et éclata de rire comme s’il venait de raconter une blague. Ne t’avise même pas de jeter une canette vide dans le fossé, petit, ajouta-t-il.

— Vous pensez que le fait de savoir que Trahearne a tenté de se griller la cervelle vous permettra d’obtenir de quelconques avantages ? demandai-je.

— Un homme comblé n’a pas besoin de cadeaux, dit le shérif par-dessus son épaule. Je sais ce qui s’est passé et je m’en fiche. J’ai juste horreur qu’on me mente.

— Moi aussi, dis-je.

Il rit et s’éloigna.

— À la prochaine, Sughrue, dit-il, puis il prit place à bord de sa voiture et se fit conduire chez lui par un jeune adjoint.

Derrière, sur la terrasse, Catherine se tenait debout en haut de l’escalier, et Betty Sue était assise dans le fauteuil. Elles me regardaient toutes les deux alors que je remontais péniblement vers elles.

— S’il vous plaît, Betty Sue, vous voulez bien nous excuser ? dit Catherine sans se retourner.

— Bien sûr, répondit Betty Sue, et elle rentra dans la maison.

— On parlera de ça demain, dis-je en hissant le pied sur la toute dernière marche. D’accord ?

— Demain, ce sera trop tard, dit Catherine. Parlez-lui maintenant.

— Je vais me coucher.

— À d’autres, dit-elle en direction de mon dos.

À l’intérieur, j’allai au bar me préparer un verre. J’étais au milieu de mon deuxième lorsque Betty Sue revint de la chambre à coucher. Elle avait quitté sa robe de chambre pour enfiler ses vieux habits trop amples.

— Je vous préférais avant, dis-je.

Elle ne prit pas la peine de me répondre et se posta debout, l’épaule contre le chambranle de la porte du bureau. L’éclat cru de la lampe basculée rudoyait les traits de son visage pâle et fatigué.

— Qu’il se débrouille pour nettoyer le foutu bazar qu’il a causé, dis-je.

— Je ne peux pas lui faire ça, dit-elle. Qu’est-ce que je serais devenue, si vous m’aviez laissée me débrouiller seule avec mon bazar à moi ?

— C’est différent, répondis-je piteusement, mais elle était déjà entrée dans le bureau.

Le faisceau de lumière redescendit, la ligne d’ombre s’étira sur la moquette vers la porte, et le fauteuil de bureau grinça comme si elle s’y était assise. Je me servis un troisième whiskey et sortis sur la terrasse, en éteignant au passage les appliques extérieures. Mon Airweight .38 était toujours pelotonné sur la chaise longue où l’adjoint l’avait jeté. Je le déchargeai et le fourrai dans ma poche arrière. Un croissant de lune fin comme une fêlure crânienne ouvrait le ciel nocturne, laissant clairement paraître la masse sombre du reste de l’astre. Alors que je le regardais, j’entendis Fireball gémir en bas sur la pelouse. Je l’appelai, puis j’entendis son pas lent et traînant gravir les marches de l’escalier. Une fois sur la terrasse, il vint vers moi en chaloupant puis grimpa péniblement pour se poser sur mes genoux tandis que je m’asseyais sur la chaise longue. Il tremblait furieusement des hanches.

— Ne t’inquiète pas, lui dis-je, ça fait toujours peur, les fusillades, la première fois.

Le bulldog poussa un geignement, et je lui massai le cou jusqu’à ce qu’il cesse de trembler. Puis je le posai et retournai à l’intérieur. Il me suivit, le nez sur mes talons.

Betty Sue était toujours assise au bureau, la tête entre ses mains, penchée sur le gros tas de feuilles jaunes en désordre. Lorsqu’elle les leva pour les poser sur moi, pourtant ses yeux étaient secs. Fireball marcha vers elle, et elle le prit sur ses genoux. Je m’approchai moi aussi, et m’appuyai contre le bureau.

— Ça va ? lui demandai-je.

— Qu’est-ce que j’ai fait de mal ?

— Rien.

— Dans ce cas pourquoi a-t-il tenté de se suicider ?

— Il n’arrive plus à faire face, j’imagine.

— Faire face à quoi ? demanda-t-elle en s’essuyant le nez du revers de la main.

— À l’amour et au pardon, dis-je.

— Je crois que je vais le quitter, dit-elle doucement.

— C’est sans doute ce qu’il y a de mieux.

— De mieux pour qui ?

— Pour vous deux.

— Vous avez sans doute raison, dit-elle. C’est peut-être ce qu’il y a de mieux pour tout le monde.

— Où irez-vous ?

Elle me fixa longuement du regard, puis répondit lentement :

— J’ai dix ans de retard, mais je rentre chez moi.

— Au moins je saurai où vous trouver, dis-je.

— Ne venez pas, murmura-t-elle, je vous en prie, ne venez pas.

— Comme vous voudrez.

— Et ne vous inquiétez pas pour Hyland et le reste de l’argent, dit-elle. Je m’en débrouillerai, d’une manière ou d’une autre.

— Vous partez pour de vrai ? demandai-je.

— Oui.

— Attendez une minute, dis-je.

Je descendis à l’El Camino prendre les chèques et ses cinq mille dollars en cash.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle quand je lui tendis l’enveloppe.

— Regardez, dis-je.

— Mon Dieu. (Elle poussa un soupir en sortant les chèques un par un.) Catherine ?

— Et la mère de Trahearne.

— Si elles sont si désireuses que ça de le récupérer, j’imagine que je n’ai plus qu’à m’effacer, dit-elle, puis elle me donna les chèques et les billets. Rendez les chèques à Catherine et le cash à Hyland, dit-elle. Je me débrouillerai pour payer ce que je dois.

Je repliai les chèques et les glissai dans ma poche de derrière avec les cinq mille dollars en billets.

— Demain, dis-je, j’irai à la banque pour encaisser le chèque de quarante mille, puis je descendrai à Denver et je les leur donnerai. Catherine aura vos cinq mille et les deux autres chèques.

— Non, je vous en prie, plaida-t-elle.

— Écoutez, dis-je, vous n’êtes pas seule sur ce coup-là. Mon cul à moi aussi est sur le gril.

— Je suis désolée, répondit-elle. Remerciez Catherine pour moi. Dites-lui que je la rembourserai.

— Vous lui direz vous-même.

— Je serai partie avant l’aube, dit-elle. J’ai quelques bricoles à prendre dans l’atelier, et puis quelques vêtements. Ensuite, je m’en irai.

— Je serai parti avant vous, dis-je.

— Venez par ici, dit-elle, et je me penchai vers elle.

Elle glissa une main derrière ma nuque et attira mon visage vers le sien. Nos lèvres s’effleurèrent.

— Merci, murmura-t-elle. Merci pour tout.

— J’ai un service à vous demander, dis-je en me levant.

— Quoi ?

— Quand vous retournerez chez vous, emmenez ce foutu bon à rien de bulldog avec vous.

— Merci, dit-elle encore, et un soupçon de rire perça sous la brume de ses toutes nouvelles larmes.

Je lui touchai la joue du bout des doigts de ma main cassée, puis je m’en allai.