EN revenant vers Sonoma, je me demandai ce que Gleeson et le pauvre Albert avaient fait pour faire ressortir la méchanceté que j’ai en moi. J’avais rudoyé Gleeson sans aucune pitié, et j’avais ouvert Albert en deux comme une plaie mal cicatrisée, avant de les abandonner l’un comme l’autre avec un verre vide pour seul compagnon de discussion. Peut-être avais-je simplement un fond de méchanceté innée. C’était ce que m’avait dit la dernière femme que j’avais aimée lorsqu’elle avait refusé de m’épouser. Elle m’avait dit qu’elle avait deux enfants à élever et qu’elle ne voulait pas qu’ils apprennent la méchanceté à mon contact. Ça, et d’autres choses. Si cela ne m’avait pas fait me sentir si méchant, je me serais efforcé de me sentir coupable à propos de Gleeson et du pauvre Albert. Peut-être même à propos de la femme qui n’avait pas voulu m’épouser. Mais je l’avais évacuée de mon organisme au cours de la beuverie qui s’était terminée dans les cendriers et dans les chiottes d’Elko. Ensuite, j’étais rentré chez moi pour m’amender, et j’y étais tellement bien parvenu que j’avais sauté sur l’occasion de partir traquer Trahearne dans son périple d’ivrogne.
À défaut de pardon, j’avais trouvé du travail. Et j’avais même trouvé Trahearne, bien qu’il ne fît aucun doute que je ne trouverais jamais Betty Sue Flowers, même en y passant un million d’années. Alors je bus ma bière puis lançai mon El Camino sur la route. C’est ma comédie à moi. Je la joue depuis des années.
LA comédie de Trahearne, en revanche, n’arrêtait pas de revenir comme un serpent de mer ou un représentant en assurances. Lorsque j’entrai dans ma chambre de motel, je trouvai sa carcasse imposante échouée sur le second lit double. Sur la table de chevet entre les deux lits se trouvait un litre et demi de vodka, tonic et glace, et sur mon oreiller, un mot vite griffonné disant Arrêtez-moi avant que je ne tue de nouveau. Dans un coin de la chambre, un amas hétéroclite de magazines et livres de poche non ouverts formait une petite pile silencieuse.
Je le secouai par l’épaule et lui demandai ce qu’il foutait dans ma chambre, mais il se contenta de continuer à sourire comme un chérubin obscène entre ses ronflements. Je pris une douche, passai mon Levi’s propre, puis laissai Trahearne dormir sans lui écrire de petit mot comique. Ma journée n’avait pas du tout été propice aux petits mots comiques.
BEA avait grandi à Sacramento, n’avait jamais entendu parler de Betty Sue Flowers et ne découvrit que j’étais bidon que bien trop tard dans la soirée pour que cela puisse changer quoi que ce soit. Nous fîmes les bars que la ville avait à nous offrir, attisâmes la vie nocturne avec des rires, des mensonges, une certaine quantité d’herbe de son jardin et une certaine quantité de mon whiskey. Puis nous rentrâmes au motel en titubant pour nous livrer au plus somptueux de tous les mensonges. Nous rapportâmes aussi une pile de livres de Trahearne dans la chambre, mais l’homme de lettres était trop endormi pour les dédicacer.
— Nous pourrions attendre jusqu’à demain matin, proposai-je en l’attirant doucement vers mon lit.
— Oh, non, c’est impossible pour moi, dit Bea en riant. Il faut que je sois à Sacramento avant une heure de l’après-midi, et en plus, je ne pourrais pas le faire avec lui qui dort là dans le lit d’à côté.
— Tu veux que je le réveille ?
— Non, idiot, dit-elle. C’est de ça que j’ai peur.
— Ne t’inquiète pas pour ça, chérie, murmurai-je dans une oreille soudain très proche. Notre brave gars dort comme une souche. Et puis il y a autre chose…
— Quoi ?
— Eh bien, je ne sais pas trop si je dois te le dire.
— Vas-y, dis-moi.
— Voilà : notre brave gars ne peut plus vraiment arquer, dis-je d’un ton grave. Le whiskey plus des blessures de guerre, tu comprends. Mais il aime vraiment dormir juste à côté quand quelqu’un le fait.
— Tu déconnes.
— Absolument pas, dis-je. Il dit que la puissance des effluves sexuels lui fait faire des rêves tout à fait merveilleux. Il dit que c’est à peu près le seul plaisir qu’il lui reste dans cette vie.
— Non, dit-elle en secouant la tête mais en continuant à se laisser aller dans mes bras.
— Si, dis-je dans sa douce petite oreille. Qui sait, peut-être qu’il fera un rêve fabuleux cette nuit et que demain il en fera un poème. Je lui demanderai de te le dédicacer.
Je dus ensuite feindre une quinte de toux pour couvrir les ricanements mal étouffés de Trahearne.
— Tu crois qu’il ferait ça ?
— Pour toi, je ferai en sorte que oui.
Elle recula d’un pas et sourit.
— Et ça t’arrive souvent, de faire cette corvée-là pour lui ?
— Pas du tout assez souvent à mon goût.
— D’accord, murmura-t-elle. (Elle revint dans mes bras.) Mais alors, tu éteins la lumière.
— Je ne verrai pas tes taches de rousseur, dis-je.
— Tu pourras les goûter, idiot.
LE lendemain matin, alors que nous petit-déjeunions tous les trois dans nos lits – fraises cultivées sous serre, crème véritable, crêpes à la dinde et trois bouteilles de champagne californien –, Trahearne poussa un long soupir en terminant la dédicace du dernier des livres de Bea, puis il lui dit :
— Ma chère, je ne doute pas que mon fidèle compagnon indien ici présent ait fait montre d’une affreuse absence de tact hier soir, et qu’il vous ait parlé de choses on ne peut plus intimes, de choses trop intimes pour qu’on en parle à la lumière du jour, de choses que je vous serais éternellement reconnaissant de ne jamais mentionner à aucune âme vivante. Si cela se savait, ce pourrait être embarrassant, vous comprenez.
— Oh, je préférerais mourir plutôt que de lâcher un seul mot, monsieur Trahearne, dit Bea d’une voix enjôleuse, puis elle porta une fraise à sa bouche merveilleuse.
— Je vous en prie, appelez-moi Abraham, dit Trahearne d’un ton solennel. Sachez que j’ai désormais une dette envers vous.
— Et moi, appelez-moi Isaac, marmonnai-je la bouche pleine de blanc de dinde.
— Et moi, comment va-t-on m’appeler ? demanda joliment Bea.
— La Rose de Sharon, le lys dans la vallée, pas de la variété noire, mais néanmoins avenante, dit Trahearne d’un ton sérieux.
— La putain de Babylone ? proposai-je.
— Ne sois pas méchant, dit Bea d’un ton suave. (Puis elle m’envoya un violent coup de coude dans les côtes en consultant sa montre.) Qui que je sois, si je ne me trouve pas chez ma mère à Sacramento à une heure, j’aurai droit aux pires noms qui existent.
Puis, comme s’il n’y eût rien de plus évident au monde, elle glissa hors des draps, nue comme un ver, ramassa ses vêtements soigneusement pliés, puis gagna la salle de bains d’un pas lent, détendu et naturel, tandis que le soleil du matin ricochait sur ses seins blancs au gré de leurs mouvements, ricochait sur ses hanches ondoyantes.
— Positivement splendide, murmura Trahearne une fois qu’elle eut fermé la porte. Et ce baratin que tu lui as servi, Sughrue. Je croyais avoir tout entendu… Mais là, tes effluves sexuels propices aux rêves érotiques d’un pauvre vieil homme impotent ! Où es-tu allé chercher ça ?
— Dans les drogues, dis-je. Vous ne croyez tout de même pas qu’elle y a cru, si ?
— Les femmes adorent ce genre de mensonges, dit-il. Elles adorent qu’on les place dans un rôle d’assistante. C’est de là qu’elles tirent le pouvoir qu’elles ont sur nous, petit. La victoire dans leur défaite, leur empire dans la soumission.
— Voulez-vous que je le note ?
— Tu n’arrêtes jamais de jouer le détective blasé, pas vrai ? dit-il. Comment trouves-tu mon jeu du vieux sage triste ?
— Si le cul de cochon est bel et bien du porc, vieille branche, pourquoi dit-on que c’est du jambon ?
— La jalousie, mon jeune ami, est un sentiment si vil, si mesquin, dit-il. M’as-tu entendu jalouser les émois inspirés de ton amie hier soir ?
— Je vous ai entendu respirer bruyamment, dis-je. Est-ce que ça compte ?
Trahearne rit et je servis le champagne. Lorsque Bea sortit de la salle de bains, Trahearne dit :
— Laissez-moi vous remercier, très chère, pour ce magnifique spectacle. Ça m’a réchauffé l’âme, comme on dit…
— Est-ce que c’est la même chose que de réchauffer votre cliché ? le coupai-je.
— … et ça a restauré ma foi en la nature humaine. Vous êtes vraiment trop bonne pour un vieil homme malade.
— Ce fut un plaisir, monsieur Trahearne, répondit-elle en se penchant vers lui pour déposer une bise sur sa joue dodue. (La grosse main de Trahearne remonta le long de sa cuisse et caressa sa croupe.) Et vous êtes un horrible vieux charlatan, ajouta-t-elle, et sa main ferme d’infirmière se glissa sous les draps et se referma férocement sur son engin. Je vous ai bien eu ! dit-elle en éclatant de rire.
Trahearne – oui – Trahearne rougit, puis bafouilla en essayant de retrouver sa dignité. Bea vint me rejoindre sur mon lit et m’offrit un baiser censé me faire me languir pour un havre, un foyer, un baiser censé me faire cesser toutes mes errances – au moins pour quelques jours – puis elle dit :
— Et toi, C.W., tu es le plus affreux des menteurs de cette terre – effluves sexuels, mon cul – mais tu es mignon, aussi. Appelle-moi quand tu veux.
Puis elle sortit de la chambre avec ses livres sous le bras, semant des éclats de rire brillants comme des volées de pièces, laissant dans les airs un sillage riche et subtil de fragrance féminine.
— Nom de Dieu, voilà une jeune femme absolument exceptionnelle, s’écria Trahearne en soupirant.
— Vous autres les vieux, un rien vous impressionne.
— Ah ah ! Est-ce un soupçon de grand amour que je perçois caché sous la morsure du cynisme fatigué ?
— Grand amour mon cul, dis-je d’un ton moqueur. C’est la révolution sexuelle, le mariage libre, le couple uni-mais-pas-soumis. Elle va retrouver son amant le docteur dans la maison de sa mère. Il a passé la nuit d’hier à culbuter sa seconde ex-femme, la sœur de sa seconde ex-femme, l’amant de cette sœur et un airedale terrier bisexuel.
— Si c’est vrai, c’est triste.
— C’est raisonnablement vrai.
— Alors c’est triste, dit-il. Je me souviens du grand amour.
— Vous voulez dire du bon vieux temps où il fallait d’abord se fiancer pour pouvoir montrer le cul de sa nana à tous ses potes ?
— Le cynisme ne te va pas très bien, dit-il d’un ton enjoué.
— Pardonnez-moi. Ça doit être le champagne.
— C’est étrange, dit-il. Moi, ça me rend toujours très romantique.
— Sans blague.
— Où Catherine t’a-t-elle dégotté ? demanda-t-il. Sûrement pas dans les Pages jaunes ou je ne sais quel autre endroit affreusement évident.
— Je suis répertorié, dis-je, mais elle a entendu parler de moi dans un bar.
— Ça tombe sous le sens, dit-il en haussant un sourcil bâti comme une chenille poilue. Où ça ?
— Au Sportsman, à Cauldron Springs, dis-je. Le patron est un vieux copain de l’armée.
— Bob Dawson ?
— Lui-même. Elle est entrée pour demander si quelqu’un vous avait vu, et il lui a dit qu’il avait un ami dont le métier était de retrouver les trucs qu’on ne trouvait plus, comme par exemple les ex-maris, et puis de fil en aiguille…
— Je vois ça d’ici, dit-il d’un ton étrangement amer.
Puis je compris.
— C’est votre ex-femme, pas vrai ? dis-je. Alors bon sang, qu’est-ce que ça peut vous faire ?
— Moi, rien, dit-il. C’est juste que ça dérange ma mère.
— Votre mère ?
— Catherine vit avec ma mère. Dans sa maison, dit-il, et ça dérange ma mère quand Catherine s’en va faire la pute d’un bout à l’autre de l’État.
— Vous vivez avec votre mère ?
— Ma maison se trouve à un jet de pierre de la sienne.
— Ça n’a pas l’air de vous rendre très heureux.
— Non, pas toujours.
— Déménagez.
— Ce n’est pas aussi simple, dit-il. C’est une vieille dame, maintenant. Elle est percluse d’arthrose et je lui ai promis de rester vivre au ranch jusqu’à sa mort. Je lui dois bien ça, tu comprends. Je lui dois au moins ça. Et puis de toute façon, c’est partout pareil, dit-il.
— Les gens sont différents, eux, dis-je.
Mais il ne m’écoutait plus. Il était occupé à boire une longue rasade au goulot de la bouteille de champagne. Il but jusqu’à s’en étouffer, puis me sourit avec des yeux humides.
— Si j’avais su qu’on allait s’amuser comme ça, Sughrue, dit-il, je t’aurais laissé me rattraper plus tôt.
— Ça fait cher l’amusement, dis-je.
— Je ne regrette pas le moindre dollar, dit-il en jetant la bouteille vide sur la moquette. Le seul fait de voir cette dame traverser la chambre comme elle vient de le faire vaut largement l’argent que ça a pu me coûter. (Il se redressa en position assise, en s’appuyant sur sa fesse valide.) Les femmes nues, nom de Dieu, c’est merveilleux, je les adore, dit-il. J’en ai vu un troupeau, au fil des ans, petit gars, mais je ne m’y habitue pas. (Il fit non de la tête et sourit.) Allez, fais donc sauter le bouchon de cette deuxième bouteille, dit-il, et buvons à la santé des femmes nues.
J’obtempérai ; le bouchon rebondit contre le plafond et se carapata sur la moquette comme un petit animal enragé. Puis je remplis nos verres, et Trahearne leva le sien dans un rayon de soleil soyeux qui s’était infiltré entre les branches des eucalyptus, les yeux fixés sur les bulles qui montaient comme des joyaux flottants.
— C’est drôle, dit-il.
— Quoi donc ?
Il me parla alors des femmes nues et des rayons de soleil. Et il me dit qu’il était un salaud.
SA mère était une institutrice célibataire de Cauldron Springs lorsqu’elle se retrouva inséminée par un rancher local. C’était un homme marié, et le bureau des affaires scolaires l’avait expulsée de la ville. Elle était partie s’installer à Seattle pour accoucher de son bébé, puis y était restée, accumulant les petits boulots pour subvenir à leurs besoins à tous les deux. Quand Trahearne arriva en âge d’aller à l’école, sa mère avait déjà commencé à publier des nouvelles dans des fascicules bon marché du grand Ouest, et des articles en tant que pigiste dans des magazines et des suppléments de quotidiens, alors ils avaient emménagé dans un nouvel appartement d’un quartier résidentiel juste à côté de Capitol Hill. Après l’école, Trahearne rentrait à pied à la maison en passant par les petites ruelles, et il bavardait avec les gens dont sa mère parlait dans ses écrits – les marins et bûcherons au chômage, les vieux qui connaissaient la violence du passé et se souvenaient de lieux lointains et romantiques.
Parfois, cependant, lors de ces promenades sans but, il lui arrivait de voir une femme debout toute nue à sa fenêtre du deuxième étage sur cour. Mais seulement par temps de pluie, comme si les gouttes grises qui ruisselaient sur sa fenêtre sombre l’eussent rendue invisible. Le jeune garçon pouvait la voir, floue mais clairement visible à travers les reflets des fenêtres et des cages d’escalier de la ruelle. Sous la pluie, à sa fenêtre, touchant parfois doucement ses tétons sombres, soutenant parfois tout le poids de son ample poitrine claire dans ses paumes blanches, le regard toujours perdu loin au-dehors, dans la pluie froide. Jamais par beau temps, toujours quand il pleuvait. Parfois, elle penchait doucement la tête vers le bas, puis elle souriait, ses yeux gris plongés dans les siens à travers la vitre, et elle soulevait ses seins comme s’ils eussent été des cailloux qu’elle voulait lui jeter au visage. Et parfois elle riait, et il sentait la pluie comme des larmes glacées sur ses joues brûlantes. La nuit, il rêvait de soleil dans cette ruelle, et il se réveillait au bruit léger mais persistant de la pluie douce.
Et même après le lycée, pendant ses premières années de fac, à l’université de Washington, quand il vivait encore à la maison, il continua à voir cette femme. Et plus tard encore, après qu’il eut emménagé près du campus, il revenait dans son quartier les jours de pluie pour arpenter de nouveau les pavés de cette ruelle sale, voir les briques rouges luire sous les gouttes d’eau. Ce n’est qu’après avoir eu son diplôme puis avoir échoué à trouver du travail à Seattle, quand il partit dans l’Idaho pour poser des collets dans les bois, qu’il cessa de hanter la ruelle qui passait derrière la maison de cette femme, à observer, à attendre.
Il eut des filles, bien sûr, ces années-là, mais ce n’était jamais la même chose dans les bungalows pour touristes bon marché ou sur des couvertures à la belle étoile, sous le couvert des pins. Il y en eut une, un jour, qui égala presque la femme à sa fenêtre. Une Indienne bien en chair qui était allée se baigner nue avec lui à l’aube dans un lac formé par l’inondation d’une vieille forêt marécageuse, dans une eau translucide pleine de minuscules particules de fibre de bois sombre en suspension, et qui avait semblé à la fois proche et distante, comme une patineuse tourbillonnant dans une tempête de boule à neige. Une fille, un jour, presque.
Puis ce fut la guerre. Trahearne s’enrôla dans les Marines en janvier 1942, et quand il eut fini sa formation d’officier, muni de ses galons dorés brillants, il choisit de passer sa première permission à San Francisco plutôt que de rentrer à Seattle pour voir sa mère, avant de partir dans le Pacifique. Au milieu du Golden Gate Bridge, il rencontra une jeune veuve qui n’avait pas encore vingt ans, dont le mari avait été enseigne à bord de l’Arizona, stationné à Pearl Harbor. Au début, voyant sa robe noire et son jeune visage livide ravagé par les larmes, il avait pensé qu’elle s’apprêtait peut-être à sauter dans le vide. Il alla lui parler, et elle lui dit que ce n’était pas le cas. Elle était seulement venue là pour jeter son alliance dans la baie. Ensuite, les choses s’enchaînèrent, dit-il avec mélancolie, et ils tombèrent amoureux, lui, le jeune lieutenant brûlant de partir pour la guerre et la gloire, elle, la veuve adolescente qui avait déjà perdu un homme sur l’autel de la guerre avec une violence soudaine aussi choquante que le premier écoulement de sang qui avait marqué la fin de sa vie de fillette à peine quelques années auparavant. Leur amour, disait-il, était depuis le début mielleux de toute la puanteur de la mort, et à chaque fois qu’ils s’accouplaient ils le faisaient tous les deux comme si c’était la dernière fois.
Lors de son dernier jour de permission, ils retournèrent sur le pont, et là, par un après-midi de printemps venteux, sous les bourrasques saturées de soleil, dans le vacarme du vent qui s’engouffrait entre les poutrelles en tonnant comme des échos de tirs d’artillerie lointains – un vent porteur du froid de la mer verte, un vent odorant comme une jungle – là, il parla à son nouvel amour de la femme nue à sa fenêtre, les jours de pluie. Avant qu’il puisse finir, cependant, elle entreprit de déboutonner son chemisier et, sans aucun égard pour les gens qui passaient, elle dénuda ses petits seins face au soleil de l’après-midi, puis prit son visage et le serra sur sa poitrine, l’envoyant vers la mort.
— ÉVIDEMMENT, me dit-il, ce fut la chose la plus excitante que j’avais jamais vécue. Et ça l’est peut-être encore. Je n’en sais rien. (Puis il se tut un instant et ajouta de sa voix gargouillante :) Je n’avais jamais été aussi ému. Quel geste adorable.
— Que lui est-il arrivé ?
— Tu es têtu, hein, côté questions, dit-il en m’adressant un long regard dur. Qu’est-il arrivé à tout le monde, à l’époque ? La guerre, voilà ce qui nous est arrivé. Mais j’imagine que tu n’en as pas gardé beaucoup de souvenirs.
— Je me souviens de mon père, quand il est parti, puis quand il est revenu et reparti pour toujours, dis-je.
— Mort ?
— Non, dis-je. Après avoir vu l’Afrique du Nord, l’Italie et le sud de la France, il a jugé que le sud du Texas n’était pas formidable. Il est parti vers l’Ouest en nous laissant ma mère et moi à la maison. Elle me disait que la guerre lui avait fourni l’excuse qu’il attendait pour devenir le fainéant de bon à rien qu’il avait toujours voulu être.
— Les femmes sont comme ça, petit, philosopha-t-il. Elles ne comprennent rien au fait d’aller de l’avant. Donnez-leur une grotte chaude et un stock de tripes d’antilope illimité, elles auront leur chez-soi et elles n’en bougeront plus.
— Peut-être, peut-être pas, dis-je. Mais qu’est-il arrivé à cette jeune femme ?
— Quelle jeune femme ? demanda-t-il l’air à la fois confus et en colère.
— La jeune femme aux petits seins.
— Pour un homme pourtant doté d’un peu d’imagination, mon jeune ami, tu as l’âme dure et le verbe mordant.
— Je vous ai déjà dit que j’étais un putain de fouineur.
— C’est vrai, dit-il. Au fait, les lettres C.W., elles veulent dire quoi ?
— Rien, mentis-je. Qu’est-il arrivé à cette jeune femme ?
— Ah, merde, petit, je n’en sais rien, grogna-t-il. Elle a épousé un réformé aux pieds plats, ou bien un crève-misère, ou un autre officier qui disposait d’une permission un peu plus longue que moi. Qu’est-ce que ça peut faire ? Ce qui compte, c’est l’histoire.
— Seulement si j’en connais la fin, dis-je.
— Les histoires sont comme des instantanés, fils. Des instants arrachés au flot du temps, dit-il, avec des bordures propres, nettes et dures. Mais là, c’était la vie, et la vie commence et s’achève dans un bazar sanglant. Du berceau au caveau, ce n’est qu’un gigantesque bazar, une boîte remplie de vers qu’on laisse pourrir au soleil.
— D’accord.
— Et à propos de bazars, dit-il en souriant, que comptes-tu faire, maintenant ?
— Vous ramener chez vous, j’imagine.
— Et la fille disparue de Rosie ?
— C’est une perte de temps, dis-je. Si je disposais d’une année entière sans rien d’autre à faire, j’arriverais peut-être à la retrouver, ou à découvrir ce qui lui est arrivé. Mais en quelques jours, c’est impossible. Je vais juste expliquer à Rosie que vous êtes sorti de l’hôpital plus tôt que prévu.
Mais ce n’était pas ce que j’avais envie de dire.
— Écoute, petit, je n’ai absolument rien qui m’attende à la maison, dit-il tandis que je versais le reste du champagne dans nos verres, et je trouve que j’ai bien mérité quelques jours de loisirs. C’est vrai, nom de Dieu, on m’a encore tiré dessus, et j’ai encore survécu. Pourquoi ne prendrais-tu pas quelques jours supplémentaires ?
— Eh bien, euh, oui, bien sûr, si ça ne vous ennuie pas…
— Si ça m’ennuie, petit ? Bon sang, mais c’est moi qui te l’ordonne, dit-il en prenant de grands airs.
— Super.
— Mais j’aurais une petite faveur à te demander.
Il vint s’installer précautionneusement en position assise sur le rebord du lit.
— Quoi donc ?
— Emmène-moi avec toi, marmonna-t-il d’une voix timide en balançant ses pieds sur la moquette.
— Pardon ?
— Laisse-moi t’accompagner, dit-il. (J’éclatai de rire. Il releva brusquement la tête.) Je ne t’embêterai pas, je te le promets.
— Promettez-moi seulement de rester à peu près sobre, dis-je, et c’est d’accord, je vous prends avec moi.
— À peu près sobre comment ?
— Au moins aussi sobre que moi.
— Dans ce cas ça me va, exulta-t-il. Tu es sûr que ça ne t’ennuie pas ?
— C’est votre cul, mon vieux, dis-je.
— Sois gentil, ne me le rappelle pas, marmonna-t-il. (Il se leva péniblement, mais avec un grand sourire.) C’est une journée splendide, petit. Allons récupérer ma barge, décapotons, et partons rouler dans le grand air sous le soleil, laissons les vents nous laver de la puanteur de l’hôpital et de, euh, de l’odeur ineffable du désir qui nous encombrent le nez. Bon Dieu, je suis même prêt à payer l’essence et le whiskey.
— Je fais comment, pour mes factures ? demandai-je alors qu’il se dirigeait en boitillant vers la salle de bains.
Il répondit d’un geste de la main qui voulait dire Au diable les factures.
TANDIS que je remettais le delco et transbahutais notre matériel dans sa décapotable, Trahearne essaya de faire sortir Fireball, grincheux à cause de sa gueule de bois, de la banquette arrière, mais le bulldog avait apparemment l’intention de défendre sa position jusqu’à la mort. Ou du moins jusqu’à ce que Trahearne lui verse une bière bien fraîche dans un enjoliveur Hudson rouillé. Museau plongé dans sa bière du matin, Fireball nous laissa monter dans la voiture et abaisser la capote. Mais lorsque nous démarrâmes, il jeta un coup d’œil en direction de la porte verrouillée de chez Rosie, puis nous suivit le long de la route d’un petit trot triste, têtu et maladroit, comme s’il savait que nous possédions les seules canettes fraîches de bière antidote à gueule de bois du dimanche matin de tout le nord de la Californie – comme s’il avait l’intention d’attraper la Cadillac par une des roues arrière et de la secouer pour en faire choir nos bières. Je ralentis pour garder un œil sur lui.
— Ce stupide corniaud finira par se lasser, dit Trahearne au bout de presque un kilomètre.
Voilà peut-être exactement ce qui définit les stupides corniauds : ils ne se lassent jamais. Je roulai encore sur deux cents mètres, puis je m’arrêtai pour attendre le chien. Il arriva, grognon et assoiffé. Trahearne ouvrit sa porte, le fit monter, et lui offrit une bière. Fireball tourna le museau en la voyant, puis fila sur la banquette arrière, où il s’assit avec beaucoup de dignité, attendant comme un millionnaire guindé que le chauffeur daigne enfin démarrer. Je démarrai. Les bajoues de Fireball se mirent à vibrer dans le vent ; il semblait goûter le soleil et la sortie du dimanche.
— Il ne lui manque qu’un cigare, grommela Trahearne. (Je lui tendis ceux que j’avais piqués chez le pauvre Albert. Il les prit, mais les garda pour lui.) Quelle escapade ! cria-t-il en exhalant une bouffée de brouillard. Quelle putain d’escapade ! dit-il en se laissant aller contre le dossier de son siège pour jouir de la balade.
À la sortie de San Rafael, je dus freiner brutalement pour éviter un minibus bariolé qui coupa d’un seul coup trois voies de circulation pour s’engager sur une bretelle de sortie. Trahearne frémit, puis se déhancha pour remonter un peu sa fesse sur l’oreiller que nous avions volé au motel.
— Bon Dieu, dit-il, si j’étais plus jeune – merde, non, si j’étais simplement valide – on rattraperait ces connards et on leur apprendrait les bonnes manières.
— Vous êtes sûr que c’est ce que vous voulez faire, mon vieux ? demandai-je.
— C’est ce que j’ai toujours voulu faire, petit, dit-il en continuant de sourire par-dessus sa douleur. Tailler la route. Bouger. Et me voilà parti pour sillonner l’Amérique en compagnie d’un bulldog alcoolique, d’un détective miteux, et d’un bon litre de Wild Turkey. (Il plongea une main au fond de la boîte à gants, but une gorgée puis me passa la bouteille.) Mais ne m’appelle plus mon vieux. C’est tout ce que je te demande.
— Ne me traitez plus de privé miteux.
— Le jour est trop splendide pour la vulgarité, dit-il. Et si tu me passais l’analgésique au lieu de le garder pour toi, je pourrais voir à m’amadouer.
Je lui tendis la bouteille, et il but une vraiment grosse gorgée.
— Non, merci, dis-je lorsqu’il me la redonna. Vous permettez que je vous pose une question personnelle ?
— On est dans le même bateau, pas vrai ?
— Vous faisiez quoi, là, en vadrouille ? demandai-je. Vous étiez à la recherche de votre femme en cavale ?
— Elle ne s’est pas enfuie, dit-il. Comme la plupart des artistes, de temps à autre Melinda a besoin de changer d’air, besoin de voir de nouveaux paysages, tout ça. Besoin d’être un peu seule, d’être anonyme, de porter sur le monde un regard non biaisé par le prisme du conjoint. Bon Dieu, je comprends ça. Si moi je ne le comprenais pas, qui le pourrait ? J’ai les mêmes besoins qu’elle. Heureusement, dans mon couple actuel, il y a plein de place pour ce genre de liberté. Dans mon couple actuel, contrairement au précédent, ma femme et moi ne sommes pas totalement dépendants l’un de l’autre. (Il se tut un instant.) Foutue Catherine. J’ai divorcé d’elle, mais je n’arrive pas à m’en débarrasser. Je crois qu’elle s’est mis dans la tête l’idée absurde selon laquelle Melinda avait effectivement pris la fuite – ce qui n’a sûrement pas manqué de la ravir au plus haut point – et que moi, j’étais parti à sa recherche avec des idées de meurtre. Ou bien une autre histoire mélodramatique du même genre. Elle a pensé pouvoir me sauver en te lançant à ma recherche. Ou quelque chose comme ça. Je n’en sais rien. Bon sang, j’ai été marié avec cette femme – j’ai eu cette femme sur le râble – pendant plus de vingt ans, et je n’ai toujours pas la moindre idée de ce qui peut lui passer par la tête. Je ne serais pas surpris d’apprendre qu’elle t’a engagé dans le seul but de me voir prendre une balle dans le cul.
— Et vous avez vu avec quel talent j’ai rempli ma mission, hein ?
— Ne plaisante pas à propos de Catherine, dit-il en souriant. Elle est très forte pour manigancer des trucs. Elle a manigancé ma vie pendant des années. (Il était en train de m’en dire plus que je ne lui en avais demandé, sans que j’arrive à voir de quoi il s’agissait au juste.) Tu n’es pas marié, toi, si ?
— Je ne l’ai jamais été.
— C’est bien ce que je pensais, dit-il. Tu n’es pas assez complexe pour survivre au mariage.
— C’est ce que j’ai toujours dit.
Après un long silence pendant lequel il regarda les barres d’immeubles filer comme des stèles fragiles au bord de la voie express, il dit :
— Je peux te poser une question ?
— Non.
— Où est-ce qu’on va, bon Dieu ? demanda-t-il, puis il éclata de rire.
Lorsqu’il cessa, je lui dis ce que j’avais appris au sujet de Betty Sue Flowers, ce que j’avais prévu de faire, et où j’avais prévu d’aller fouiner, en criant pour couvrir le vacarme de la route, jusqu’à ce que nous déboulions dans le vaste vide venté et bleu du Golden Gate. Pendant que je parlais, Trahearne buvait, et lorsque nous passâmes le pont, il cessa d’écouter, l’esprit absorbé, j’imagine, par sa jeune veuve. Il fixa la bouteille qu’il serrait comme une grenade dans sa main, puis fronça les sourcils, l’enjouement de l’escapade déjà un peu flétri par la tristesse.
Sur la banquette arrière, le chien se tenait assis comme une idole païenne, un crapaud prodigieux portant sur le front un rubis gros comme un poing, les yeux stoïques et rutilants, la bouche figée en un rictus moqueur mystique, impénétrable.