UN de mes vieux copains de boisson était un jour rentré de deux semaines de beuverie avec une rose tatouée sur le bras. Autour des pétales était écrit Baise-les toutes / et dors jusqu’à midi. Sa femme le lui avait fait enlever par un chirurgien, mais elle détestait encore plus la cicatrice que ça avait laissée. À chaque fois qu’il passait un doigt dessus, il souriait. Quelques années plus tard, elle essaya de lui enlever son sourire avec une bouteille de vin, mais elle ne réussit qu’à lui casser deux ou trois dents, ce qui rendit son sourire encore plus sardonique. Ce que je ne comprends pas, cependant, c’est qu’aujourd’hui, ils sont toujours mariés. Il continue à sourire ; elle continue à détester ça.
Je n’avais ni tatouage ni épouse, mais le lendemain matin du soir où j’avais ramené Trahearne chez lui, je dormis tout de même jusqu’à midi. En me réveillant, je compris immédiatement qu’il fallait que je roule hors du lit pour enfiler mon survêtement et mes chaussures de sport. J’avais passé trop de temps dans ma voiture, et j’entendais divers éléments plus ou moins précieux de mon anatomie gémir pour que je leur offre un peu d’exercice. Ça pourrait peut-être aussi m’éclaircir les idées. Ou bien je pourrais me casser la jambe et me voir forcé d’annuler mon trajet vers l’Oregon.
Pour finir, ce fut exactement ce que je fis : j’enfilai mon costume d’athlète fatigué et sortis sous le soleil de midi. Puis je m’assis dans une chaise longue pour observer le paysage.
La mère de Trahearne possédait un peu plus de cent hectares de terrain au nord-ouest de la petite ville de Cauldron Springs, dans une vallée peu encaissée entre deux lignes de collines basses. Dans leurs secteurs les plus hauts, ces collines étaient boisées, mais les coteaux plus bas étaient couverts de buissons de sauge. Entre les maisons et la grand-route, elle entretenait quelques têtes de bétail dans une petite prairie. Le cours de Cold Spring Creek descendait tranquillement des crêtes aux champs, où elle s’engageait dans une série de lents et longs méandres étouffés par les saules, puis longeait la grand-route jusqu’à se mêler aux sources chaudes de Cauldron Springs Creek à l’est de la petite ville. La maison de Trahearne se trouvait sur la rive est, celle de sa mère sur la rive ouest. Corps de ferme carré, massif, uniquement agrémenté d’une terrasse couverte courant le long de la façade, la maison de madame semblait tout droit sortie des Grandes Plaines, et paraissait surveiller la petite ville avec le regard hautain et austère d’un céréalier rendu fou par les caprices du temps.
La ville avait grandi autour d’une source chaude qui bouillonnait dans une marmite calcaire pas plus grosse qu’une baignoire. Un vieil homme qui avait fait fortune dans les mines d’argent et d’étain avait construit l’hôtel et les thermes, vantant les grandes vertus curatives des eaux de cette source. Il engloutit toute sa fortune dans ce projet, construisant un gigantesque gâteau de mariage en guise de bâtiment pour abriter les thermes, puis il s’était reposé pour jouir de ses vieux jours – mais il avait construit ses bains trop loin des gens, et la source chaude n’avait pas un débit suffisant pour maintenir ses bassins et baignoires à une température plaisante pour les rares visiteurs qui venaient jusque-là. À sa mort, il était l’unique résident de son hôtel et l’unique curiste de ses thermes.
La mère de Trahearne avait fait rouvrir le bâtiment des bains et le premier étage de l’hôtel, mais seulement en signe de bonne volonté à l’égard de la ville – tout comme les courts de tennis qu’elle avait fait construire, en souvenir de sa richesse. En revanche, elle refusa de faire repeindre les façades des bâtiments. Elle les laissa se ternir sous les assauts du temps qui passe et du temps qu’il fait, et ils passèrent d’un blanc éclatant à une teinte de gris cendré plus morne que l’argent brut.
TANDIS que je trottinais tranquillement sur l’allée de gravillons qui menait à la grand-route, Melinda me doubla en courant comme un élan au galop. Six saisons de football aux armées et quatre saisons dans des championnats universitaires de niveaux variés m’avaient laissé des jambes qui ne pouvaient que se souvenir de ce que c’était que de courir vite, et j’enviai la foulée fluide et vive de Melinda. Elle courait aussi élégamment qu’elle marchait, mais elle gardait toujours son corps le plus caché possible, cette fois dans un survêtement ample et informe. Elle atteignit la grand-route et prit vers l’ouest, remontant la longue côte qui s’élevait jusqu’au bout du bitume. En arrivant à la grand-route, je la suivis brièvement, puis me mis à marcher tandis qu’elle atteignait le sommet. En haut, elle se retourna pour me regarder. J’attendis là où je me trouvais, et lorsqu’elle redescendit je me remis à courir à ses côtés, jusqu’à l’allée de gravillons.
— Ce n’est pas comme ça que vous retrouverez la forme, dit-elle en respirant lentement et facilement.
— C’est pour faire pénitence, dis-je en haletant, pas pour faire de l’exercice.
Elle rit puis s’éloigna de moi en courant, projetant sous ses tennis des petites bouffées de poussière à chaque foulée puissante, ses cheveux courts tressautant chaotiquement dans les rayons de soleil.
Lorsque enfin j’atteignis la maison, elle se tenait debout sur la terrasse et me regardait, poings sur les hanches, jambes écartées campées en une posture solide. Je gravis péniblement la petite volée de marches et m’effondrai sur un transat en teck.
— Si seulement je pouvais faire faire un peu d’exercice à Trahearne, dit-elle.
— Si seulement vous pouviez m’empêcher d’en refaire, dis-je, le souffle encore très court.
— Vous n’aimez pas courir ? demanda-t-elle.
— Ça fait moins mal que de se faire percer un œil avec un cure-dents, dis-je, mais ça dure plus longtemps.
— Absolument, lança Trahearne d’une voix tonitruante en arrivant devant la porte d’entrée. Ça te dirait, un bon Bloody Mary ? demanda-t-il en agitant un pichet devant moi comme si ce fût un sortilège magique.
— Seulement parce que c’est l’heure du petit déjeuner, dis-je tandis qu’il me servait un verre.
— Chez nous, c’est l’heure du petit déjeuner presque toute la journée, dit Melinda.
Je me retournai pour scruter son visage en quête de signes d’ironie conjugale, mais elle souriait, presque joliment, et caressait la joue dodue de Trahearne. Quelles qu’eussent été les causes du vacarme de la veille, elles étaient oubliées, ou ils avaient tous deux choisi de se comporter comme si c’était le cas. Melinda lui déposa une bise au coin des lèvres puis entra dans la maison. Trahearne s’installa dans une chaise longue à côté de moi.
— Quelle femme exceptionnelle, dis-je, pour une épouse.
— Et tu n’as encore rien vu, dit-il.
Il rougit. Je souris en le voyant rougir, mais il ne me rendit pas mon sourire. Il se contenta de remplir mon verre vide en me disant :
— Bois ça, petit, et quand tu l’auras bu je te montrerai comment les vrais hommes font pour faire passer leur gueule de bois.
— ALORS c’est ça, ce qu’on appelle prendre les eaux ? dis-je tandis que Trahearne et moi mettions les pieds dans les eaux chaudes de la piscine principale de l’hôtel.
Il se contenta de grogner et s’accroupit pour s’immerger jusqu’aux épaules. Le T-shirt blanc qu’il avait absolument tenu à garder se gonfla fugacement d’air captif puis s’aplatit en expulsant un rot sous son menton. Lorsque nous eûmes fini nos Bloody Mary, Trahearne m’avait forcé à le conduire en ville pour qu’on aille prendre les eaux. Il avait la clé de la porte de service et la clé d’un vestiaire privé, où nous nous changeâmes, et nous eûmes la piscine rien que pour nous, à l’exception d’un couple de touristes venus de l’Oklahoma. Ils étaient sortis à notre arrivée pour aller offrir à leurs pieds un bain de boue chaud derrière une porte adéquatement étiquetée Le Coin des Cors.
— Alors, ça te plaît ? dit Trahearne en poussant un soupir.
— Ça va, dis-je en mentant par politesse.
L’eau, qui puait vaguement le souffre et autres minéraux que mon nez refusait d’identifier, était plus tiédasse que chaude, et elle semblait aussi visqueuse qu’une suée de fièvre.
— C’est foutrement mieux que la course à pied, dit-il, et je crois bien que ça marche. Ma mère ne jure que par ça – elle vient ici à six heures chaque matin – et Melinda vient tard le soir pour faire quelques longueurs après sa journée de travail.
— Et vous, qu’est-ce que vous faites ?
— Je viens soigner mes cuites, dit-il. Je reste sans bouger jusqu’à ce que j’attrape une suée. (Il plongea la tête sous l’eau, puis se releva.) Est-ce que je suis en sueur ? demanda-t-il en souriant. J’ai l’impression que je suis en sueur.
— Vous êtes indiscutablement mouillé, dis-je en m’efforçant de ne pas regarder l’entrelacs de cicatrices violettes qui luisaient sur son torse à travers son T-shirt trempé.
Puis il s’accroupit de nouveau pour s’immerger dans l’eau.
— N’hésitez pas à me faire signe quand vous en aurez assez, dit-il.
— Ce n’est pas moi qui ai voulu qu’on vienne ici, dis-je.
— Tirons-nous, dit-il, cet endroit pue l’hôpital.
Il se leva et se dirigea lentement vers les marches. Il avait encore plus de cicatrices sur le dos. Elles ressemblaient aux sillons profonds et douloureux que laissent les éclats d’obus – souvenirs gravés dans sa chair d’une guerre finie depuis longtemps. Je le suivis jusqu’au vestiaire.
Tandis que nous nous rhabillions, il dit :
— C’est bon, j’avoue. J’ai honte de mes cicatrices.
— Elles ne sont pas aussi vilaines que ça, dis-je.
— Je les trouve suffisamment vilaines, répondit-il. Allez, dépêche-toi, ajouta-t-il, je crois que je suis peut-être assez sobre pour essayer d’écrire un peu cet après-midi.
— Et moi je suis sûr d’être assez sobre pour rouler jusqu’à Meriwether, dis-je.
— Demain, ordonna Trahearne. Melinda a mis des entrecôtes à décongeler en pensant à toi.
— Bien monsieur, dis-je.
Puis je le raccompagnai à la voiture, que nous avions garée entre l’arrière de la piscine couverte et les courts de tennis. Un homme âgé tapait des balles contre un mur, et deux adolescentes se disputaient un échange furieusement incertain.
— Ne les regarde pas, dit Trahearne en prenant place sur le siège passager. Cet étalage de chair nubile a de quoi vous rendre fou.
— Trop tard, dis-je en mettant le contact.
PLUS tard cet après-midi-là, après une petite sieste au soleil, une douche et un repas léger, j’appelai la maison de la mère de Trahearne pour informer Catherine Trahearne que je n’avais pas oublié qui m’avait engagé. Elle me dit qu’elle s’apprêtait à aller en ville pour jouer au tennis, mais elle m’invita à passer prendre un verre avant le dîner, et j’acceptai. Trahearne était confortablement installé dans un vaste bureau donnant sur le salon, occupé à farfouiller dans des papiers en produisant des bruits de glaçons et en jurant bruyamment, et Melinda était montée à son atelier, alors je me servis un verre et partis me promener sur le petit chemin qui descendait vers la rivière jusqu’à un pont de bois étroit. La rivière était petite et encombrée de rochers et de buissons, mais elle frayait énergiquement son chemin dans ce fouillis en faisant escale quelques instants dans un petit bassin peu profond. Observer une rivière est un art de patience ; je m’appuyai sur la rambarde du pont et fis mes exercices, humant les risées fraîches qui froissaient la surface, observant les truites qui scintillaient dans les eaux cristallines, branchies papillonnant comme des ailes résiduelles en attendant le crépuscule et l’éclosion de la variété de mouches spécifique mais encore mystérieuse que cette journée commandait.
— Vous devez être le détective, dit une voix rauque féminine depuis les ombres des saules à côté du bassin, et je faillis tomber dans la rivière en sursautant. Pardonnez-moi, dit-elle, je ne voulais pas vous effrayer, mais j’étais en train de faire une petite sieste impromptue quand vous êtes arrivé.
— Il n’y a pas de mal, dis-je alors qu’elle émergeait de l’ombre.
C’était une femme grande et anguleuse aux cheveux courts et gris, vêtue d’une chemise en flanelle rouge usée, d’un pantalon de marche et d’une paire de bottes de chasse de chez Bean. Elle tenait une canne en bois noueux sur laquelle elle s’appuyait lourdement en remontant la berge de la rivière vers le chemin.
— Je suis Edna Trahearne, dit-elle en me tendant une main cagneuse.
Elle devait approcher les quatre-vingts ans, mais ses yeux étaient clairs et sa poignée de main ferme en dépit de ses doigts tors. Des rides profondes avaient érodé les traits puissants de son visage, et ses seins lourds mais fanés pendaient sous sa chemise en flanelle comme des langues de chair inutiles.
— Et vous êtes le fameux Sughrue.
— Oui madame.
— Comment va mon fils ? demanda-t-elle.
— Il est un peu fatigué, dis-je, mais il est solide comme un bœuf.
— C’est sa nature, dit-elle, mais un jour il se mettra dans le pétrin et il n’y aura personne dans les parages pour l’en sortir. J’ai dit à Catherine de s’abstenir d’envoyer quelqu’un à sa poursuite cette fois-ci – parce que ce n’est qu’une vaste perte d’argent et d’énergie – mais évidemment, elle n’a pas voulu m’écouter. Je ne sais pas ce que lui fait cette espèce de traînée avec laquelle il vit – je ne lui ai pas parlé depuis son retour – mais ses beuveries se suivent maintenant presque sans interruption, et cela fait plus de deux ans qu’il n’a pas écrit la moindre ligne. S’il ne se débarrasse pas d’elle, on finira par l’enterrer bien avant moi. (Puis elle se tut pour m’observer d’un regard où je crus lire une trace de fausse timidité.) Vous ne croyez pas ?
— Je n’en sais rien. J’ai l’impression qu’elle l’aime, dis-je piteusement.
— Il n’a pas besoin d’amour, jeune homme, ça ne fait que l’embrouiller, dit-elle. Il a besoin qu’on s’occupe de lui comme un petit enfant. À mon avis, la jeune épouse de mon fils commet l’erreur de croire que c’est un homme. C’est un artiste, et les artistes sont des enfants.
C’est vrai, pensai-je, certains hommes ont besoin qu’on s’occupe d’eux, mais je trouvais cela dégradant de le dire devant des inconnus. Je décidai d’essayer de voir si cette vieille femme était aussi coriace qu’elle le prétendait.
— Je me suis laissé dire que vous aussi, vous étiez écrivain, dis-je.
— Pour une femme, c’était la seule façon possible de gagner de l’argent sans être au service des hommes, et dès que j’ai pu m’acheter ce domaine, j’ai arrêté.
— Vous n’étiez pas dévouée corps et âme à la littérature ? dis-je.
— Si vous avez lu mes deux romans, vous savez que ce ne sont que des contes de fées, dit-elle, et si vous avez parlé à mon fils, vous connaissez tout de la réalité de ma vie ici. J’ai pris de l’argent à des benêts, fiston. Je ne l’ai pas volé, mais ne venez pas me bassiner à propos d’art et de littérature.
— Entendu, dis-je.
Elle était aussi coriace qu’elle le prétendait, alors je me remis à observer la petite rivière.
— Vous pêchez ? me demanda-t-elle soudain. Ou vous n’êtes qu’un de ces petits rigolos qui aiment se pavaner avec une canne à mouche hors de prix ?
— Je ne suis pas un grand pêcheur, non, mais j’ai pris quelques truites.
— Si je vous prêtais ma canne à mouche, vous pensez que vous pourriez me prendre une demi-douzaine de ces petites truites ? dit-elle. Je n’y vois plus assez bien pour nouer un bas de ligne, ajouta-t-elle, et mes doigts ne sont de toute façon plus assez agiles, et j’adorerais qu’on se fasse un bon dîner de truites meunières ce soir.
— J’ai ma canne à mouche dans mon pick-up, dis-je.
Puis je posai mon verre et m’en allai la chercher en trottinant comme un bon fils.
PERSONNE n’avait pêché dans cette rivière depuis longtemps, et les truites étaient prêtes à gober à peu près toutes les mouches que je leur présentais, mais je pris plus de branches de saules et de nœuds de vent que de truites, et il me fallut une heure pour sortir six petites cutthroats. La vieille dame me surveillait comme un aigle pêcheur, mais elle ne me fit aucune suggestion perfide et ne m’offrit aucun conseil futé au sujet de mon lancer arrière. Je nettoyai les poissons au bord de l’eau, puis la suivis jusqu’à la porte de derrière de sa maison et dans sa cuisine. Tandis que je me lavais les mains, elle me sortit une bière et me demanda de l’accompagner sur la terrasse de devant.
Nous traversâmes le salon d’un pas lent, comme dans un musée. Un musée de la guerre. Les murs et les tables étaient couverts de souvenirs de la guerre de Trahearne : photos encadrées de jeunes officiers de marine en départ de mission, avec un Trahearne mince et grand qui pose au milieu de ses contemporains ; les mêmes têtes en campagne dans la jungle, yeux creusés, visages épuisés parmi les débris gris de la jungle après la tempête de feu des combats ; des drapeaux de guerre japonais ; un pistolet automatique Nambu calibre .25 ; un sabre de samouraï d’officier japonais accroché en croix avec l’épée d’apparat d’officier de marine de Trahearne ; des coussins brodés, des colliers de coquillages et des boucles d’oreilles en os – tout le bazar hétéroclite qu’ils avaient rapporté des îles. Un des cadres exposait une photo de mariage ; on y voyait Trahearne en grand uniforme au pied de pins de Monterey torturés par les vents, avec une vaste plage de sable blanc et un océan de bleu factice à l’arrière-plan, mais la jolie femme qui se tenait à côté de lui en serrant dans ses mains le bouquet blanc était intégralement vêtue de noir. C’était étrange, comme si Trahearne lui-même fût tombé au combat. Le salon n’abritait aucun objet relatif à sa vie après la guerre, et je m’attendais à moitié à voir une étoile d’or à l’éclat terni suspendue dans l’embrasure de la fenêtre de devant. Lorsque je tournai les yeux vers elle, cependant, la vieille dame m’attendait sur le seuil de la porte en me regardant d’un air agacé. Je m’ébrouai pour évacuer la chair de poule que cette pièce me causait et je la suivis sur la terrasse, où je pris une profonde respiration – l’atmosphère dans le salon était trop vieille et trop sanglante pour être respirable.
— Vous avez fait la guerre ? demanda-t-elle poliment.
— Pas celle-là, dis-je.
Elle secoua la tête et sourit comme si je m’étais trompé de réponse. Je fis un pas de côté pour la contourner en prenant garde de ne pas la toucher, puis j’allai me présenter à la femme élégante qui se tenait assise dans un rocking-chair posé un peu plus loin sur la terrasse.
Elle était cette fois-ci vêtue de blanc et non de noir – une robe de tennis courte, avec une raquette et un sac de balles posé aux pieds de son fauteuil. Des perles de sueur scintillaient sur son front et dans les mèches de ses cheveux cuivrés tenus serrés en queue-de-cheval. Les années ne lui avaient causé aucun outrage. Si changement il y avait eu, cela avait été pour la rendre encore plus adorable aujourd’hui, avec sa peau bronzée et lisse, sa chair musclée et élastique.
— Je suis Catherine Trahearne, dit-elle inutilement en se levant. Je rentre d’une partie de tennis en ville et je n’ai pas eu le temps de prendre ma douche, si vous voulez bien m’en excuser.
— Pas de problème, dis-je. Moi, je rentre de la pêche.
— Avez-vous eu de la chance ? demanda-t-elle.
— Il y a de quoi dîner ce soir, dit la vieille dame, mais tout juste.
Cela sonnait à la fois comme un reproche et comme un ordre, mais pour quelle faute et pour quelle tâche, je l’ignorais.
— Chaque truite que je prends est le signe d’un coup de chance, dis-je.
— Vous avez retrouvé Trahearne, dit Catherine, alors je préfère croire que vous pêchez avec adresse plutôt qu’en vous fiant à la chance.
— Ah, dit la vieille dame en reniflant. Un vrai gâchis.
Je ne savais pas si elle parlait de ma séance de pêche ou de mon équipée de chasse.
— Quoi qu’il en soit, merci de nous l’avoir ramené en un seul morceau, dit Catherine. Je suis sûre que ce n’était pas une tâche facile.
— Pas si difficile que ça non plus, dis-je.
— Ah, ajouta la vieille dame.
— Puis-je vous offrir un verre de vin, madame Trahearne ? demanda Catherine.
— Je crois que j’attendrai l’heure du coucher, dit la vieille dame. Peut-être que si j’attends, je dormirai, cette nuit.
— Bien sûr, dit Catherine avant de se tourner vers moi pour ajouter : Je vous inviterais volontiers à rester dîner avec nous, mais je suis sûre que vous avez d’autres projets. Maintenant, cependant, si vous voulez bien m’excuser, je dois aller prendre ma douche. (J’eus la déconcertante impression qu’elle m’avait dit qu’elle allait prendre sa douche non pas par politesse mais pour que j’imagine son corps bronzé et nu sous le jet d’eau chaude et mousseuse.) Si vous voulez bien me faire parvenir vos honoraires, monsieur Sughrue, je vous promets de veiller à ce qu’ils vous soient réglés immédiatement. Et laissez-moi vous remercier encore une fois. J’ai été ravie de vous rencontrer.
Elle me serra la main et rentra dans la maison, les muscles plats et lisses de ses cuisses vibrant sous le soleil de l’après-midi.
— Comment mon fils a pu délaisser une femme telle que celle-ci, voilà une chose qui m’échappera toujours, dit Edna Trahearne.
— Je ne saurais quoi vous dire, marmonnai-je.
— Ne soyez pas idiot, me dit la vieille dame d’un ton de reproche. Je vous suis reconnaissante pour ces quelques truites, jeune homme, mais pas au point de vous autoriser à faire l’idiot sur ma terrasse.
— Excusez-moi, dis-je.
— Et arrêtez de vous excuser, aussi, dit-elle.
Je ramassai ma canne à mouche et dis au revoir. En retournant vers la maison de Trahearne, j’avais la certitude de m’être fait manipuler d’une manière que j’étais loin de commencer à comprendre, et dans des buts qui me dépassaient radicalement. Peut-être n’étais-je qu’une cible pratique. Ou peut-être avais-je pénétré par mégarde dans un asile de fous. Il fallait qu’ils soient tous un peu fous pour vivre si près les uns des autres, mais je ne saisissais pas ce qui se passait. Ma mission était de toute façon finie. Tout ce qu’il était utile que je sache, c’était que Melinda avait promis des entrecôtes pour le dîner. J’avais envie de viande rouge, de deux verres de bon whiskey, d’une nuit de sommeil sobre – et après ça je prendrais mes cliques et mes claques et m’en irais bien loin de tous ces tarés.
LE dîner était prêt lorsque j’arrivai à la maison, mais Trahearne était trop ivre pour manger. Il était assis dans son bureau, les yeux rivés sur sa table de travail couverte de feuilles jaunes arrachées à un bloc-notes grand format, en train de jouer machinalement avec un vieil automatique de service de calibre .45 tandis que Melinda faisait tout ce qu’elle pouvait pour maintenir la cuisson de ses entrecôtes entre saignant et à point.
— Maintenant tu sais, marmonna-t-il alors que j’entrai dans le bureau avec un verre pour chacun de nous.
— Je sais que le dîner est prêt, dis-je.
— Tu as rencontré la harpie et la vieille dragonne, et tu as visité le cabinet des rêves perdus, dit-il, que pourrais-tu encore ignorer ?
— Allons manger, suggérai-je.
— Manger, manger, dit-il et il se lança dans une de ses déclamations poétiques : “Unie à une vieille épouse, j’inflige et distribue des lois injustes à une race brutale qui dort et mange et ne sait qui je suis…”
— “Un roi oisif est de peu d’avantage, poursuivis-je en remontant deux vers plus haut, s’il n’arrive à rien d’autre qu’à foirer le dîner”1.
— Ah ben merde alors, d’où tu connais ce poème ? demanda-t-il, le visage tordu par un étonnement ivre.
— Lorsque je travaillais comme espion de l’intérieur à l’université du Colorado pour le compte de l’armée des États-Unis, dis-je, j’en ai profité pour passer une maîtrise de littérature anglaise.
— Tu me fais marcher, petit, dit-il en se laissant aller contre le dossier de son fauteuil.
— Absolument pas.
— Bon Dieu, fiston, buvons à ça, dit-il, et raconte-moi un peu ta vie d’espion.
— À la table du dîner, proposai-je.
— Ça va, putain, c’est bon, grogna-t-il en soulevant sa grosse carcasse de son fauteuil. Vous me fatiguez, bon sang, toi et l’autre peste, avec votre dîner, se plaignit-il (mais il me suivit jusqu’à la table).
Si j’avais su comment il allait se comporter, je l’aurais laissé citer du mauvais Tennyson tout seul dans son bureau. Son entrecôte était trop cuite, sa pomme de terre au four était froide, sa salade était trop vinaigrée – du moins le prétendit-il de sa voix puissante et alcoolisée. Il avala quelques bouchées, déplaça ses aliments dans son assiette comme s’il livrait une partie d’échecs gastronomique, puis il s’effondra sur sa chaise de capitaine en tête de table et dormit, fort heureusement, en ne laissant s’échapper que quelques rares et légers ronflements. Melinda me sourit et secoua la tête. Mais pas en signe de reproche.
— Le pauvre chéri, murmura-t-elle. Il n’est jamais content de son travail quand il vient juste de rentrer à la maison. Si ça ne vous ennuie pas, on va le laisser dormir là tranquillement pendant qu’on finit le dîner.
— Ça ne m’ennuie pas, dis-je. Je suis tellement affamé que je serais capable de dîner même s’il était éveillé.
— Ne soyez pas méchant, dit-elle d’un ton léger.
Puis elle me sourit de nouveau et passa sa main dans ses cheveux courts, en produisant une petite bouffée de poussière d’argile séchée. Elle se repencha sur son entrecôte, qu’elle mangeait comme un ouvrier agricole à la fin des moissons. Lorsqu’elle l’eut finie, elle coupa un bout de celle de Trahearne, puis le mangea avec le même entrain. Lorsqu’elle eut fini cette portion-là, elle proposa que nous prenions le café sur la terrasse, et nous laissâmes le grand homme dormir sur sa chaise.
Il était plus de huit heures, mais le soleil septentrional était encore en phase de descente paisible vers les crêtes basses des montagnes qui s’étiraient à l’ouest. L’herbe du pâturage s’assombrit en des tons luxuriants dans l’air limpide du soir, et les collines boisées passèrent du vert à une nuance de noir plus noire que des charbons éteints. Sur les plaines, les engoulevents voletaient en criaillant entre les saules, et quelques petites truites sautaient dans la fine langue de brume au-dessus de la rivière. Non loin, les lumières de Cauldron Springs vacillaient comme des flammes.
— Quel dommage, dit Melinda d’une voix douce, qu’il ne puisse pas écrire… à propos de ce lieu. Mon travail ne s’est jamais aussi bien porté ; le sien, jamais aussi mal, et pourtant il me dit que ce n’est pas ma faute. Parfois, je me le demande, cependant…
Elle se tut pour boire une petite gorgée de café en me fixant du regard au-dessus de sa tasse. J’avais reçu toutes les confidences qu’il m’était possible de supporter pour la journée, alors je déviai la conversation vers des sujets sans intérêt.
— Est-ce ici que vous avez grandi ?
— Pardon ? dit-elle.
Le soir jetait sur son visage une lumière bienveillante, et je me dis que si elle y mettait un peu du sien – en se maquillant, peut-être, et en se laissant pousser les cheveux, et en portant autre chose que des vêtements très amples – ce pourrait être une femme attirante. Elle vit que je l’observais, rougit, et je me demandai ce qu’elle éprouvait lorsqu’elle était confrontée à la beauté travaillée de Catherine, ce que ses doigts éprouvaient tandis qu’elle modelait ses magnifiques profils sur sa glaise.
— Avez-vous grandi dans le Montana ?
— Oh non, répondit-elle rapidement, presque comme si elle se sentait coupable de devoir répondre par la négative. Je suis du comté de Marin, dit-elle, en face de San Francisco, de l’autre côté de la baie. Et aussi de Sun Valley, et du sud de la France.
À l’entendre, j’eus l’impression que c’était une réplique qu’elle avait prononcée tellement souvent qu’elle avait fini par s’en lasser. Elle le remarqua elle aussi.
— Pardonnez-moi, ajouta-t-elle, j’adore cette région, et je m’en voudrais de vous paraître dédaigneuse. De passer pour la pauvre petite bourgeoise qui se plaint, ce genre de chose. J’aurais aimé grandir dans un petit ranch comme celui-ci, mais mes parents étaient tous les deux aisés – pas richissimes, non, mais aisés – grâce aux revenus de plusieurs domaines et fonds d’investissement, et ils se piquaient d’avoir leurs petits passe-temps, vous voyez, le violoncelle, le violon, la peinture abstraite, la plongée sous-marine, le ski. C’étaient des dilettantes de la pire espèce, j’en ai bien peur, dit-elle en riant doucement, mais c’étaient des gens bien et très gentils.
— Est-ce qu’ils continuent à voyager un peu partout ? dis-je en continuant à faire la conversation à la pauvre petite fille riche aux yeux de qui Trahearne, au-delà de tous ses défauts, avait dû apparaître aussi réel et aussi excitant qu’une tempête en Atlantique nord.
— Mes parents ?
— Oui.
— Non. Ils sont morts, malheureusement.
— Je suis désolé, dis-je.
— Ma mère est morte dans un accident de ski dans les Alpes, dit-elle, et mon père est mort de chagrin. C’est du moins l’histoire que je me suis racontée. Il a loupé un virage en Alfa Romeo, sur une corniche de la Costa Brava.
— Je suis désolé, répétai-je.
— Merci, mais ce n’est pas utile, dit-elle. Ça semble si loin, maintenant, si incroyablement loin. (Puis elle se redressa et dit d’un ton enjoué :) Je suis vraiment contente qu’aucun de vous deux ne se soit blessé dans l’accident que vous avez eu.
— Juste un pare-chocs froissé, dis-je en me demandant ce que Trahearne avait pu lui raconter.
— Oh, ça a dû être un peu plus grave que ça, dit-elle, pour que Trahearne reste trois jours à l’hôpital.
— Ils l’ont gardé en observation, dis-je en me félicitant d’avoir tous mes esprits.
Si Trahearne ne souhaitait pas que sa jeune femme apprenne qu’il s’était pris une balle, ce n’était certainement pas moi qui allais le lui dire.
— Il a dû faire une sacrée chute, quand il s’est fait éjecter, dit-elle. Les cicatrices qu’il a aux fesses ont l’air assez sérieuses.
— Ce n’est qu’une blessure superficielle, dis-je.
— Comment ça s’est produit ? demanda-t-elle sans que j’eusse l’impression qu’elle essayait de me tirer les vers du nez.
— Franchement, j’étais trop ivre pour suivre exactement ce qui nous arrivait, dis-je.
— En tout cas, merci d’avoir pris soin de lui, dit-elle.
— On s’est bien amusés, dis-je, et je ne sais pas vraiment qui prenait soin de qui.
— À vous entendre, on dirait que c’était… une équipée sauvage. (Elle se tut un instant.) Nous nous sommes rencontrés exactement dans ce genre de contexte, vous savez. Je donnais des cours dans le cadre d’un atelier d’été à Sun Valley, et j’étais en train de boire un verre avec mes stagiaires, dans la loge, quand Trahearne est arrivé depuis la terrasse. Un homme immense, beau, extrêmement vivant. Il s’est assit au bar à côté de moi, il m’a offert un verre, puis deux, et nous avons fini par nous enfuir ensemble. Je n’ai compris qui il était qu’une fois passé la frontière du Mexique – nous avions convenu que nous ne nous dirions pas nos noms, c’était comme ça – et puis je l’ai entendu épeler son nom au poste de douane, pour qu’ils nous donnent ce papier, là, vous savez, le visa de séjour – et je n’en crus pas mes oreilles. J’étais là, à côté de l’homme le plus vivant que j’avais jamais rencontré, et je découvrais que cet homme était en réalité Abraham Trahearne. La vie est vraiment très étrange. Qui aurait pu penser que tout cela découlerait d’un simple verre offert au bar ?
— En parlant du grand homme, dis-je en m’efforçant de ne pas paraître ironique, voulez-vous que je vous aide à le mettre au lit ?
— Oh non, dit-elle. Il va se réveiller dans deux ou trois heures en criant qu’il a besoin de whiskey et de femmes sauvages, très sauvages.
Le sourire qui anima son visage indiquait qu’elle était parfaitement capable de tenir le rôle de la femme très sauvage. L’espace d’un instant, je la crus, puis elle tourna la tête et je me dis que si elle avait un côté sauvage, elle le tenait bien caché derrière son camouflage.
— Je vous ai ennuyé, n’est-ce pas, avec ma petite histoire d’amour ?
— Ce n’est pas ça, dis-je. Je me disais que je ferais mieux de plier bagage et de m’en aller tant que je suis encore sobre.
— Trahearne sera très déçu, dit-elle comme si elle le pensait.
— Ouais, mais j’ai cette autre affaire sur laquelle je travaille, dis-je, et je dois prendre la route pour l’Oregon de manière à y arriver hier.
— Demain n’est jamais assez tôt, pas vrai ?
— Non.
— Quelle expression excitante.
— Pardon ?
— Travailler sur une affaire, dit-elle. Ça évoque de sombres complots, des mystères embrouillés, le genre de romance et d’aventure auquel les simples mortels n’ont pas droit.
— J’ai bien peur que la réalité se résume à récupérer des voitures non payées et à ratisser les bars en quête de maris fugueurs, dis-je.
— Ou d’enfants fugueurs.
— Parfois.
— Ça doit être excitant, dit-elle. Des histoires de princes enlevés par des gitans, ce genre de choses.
— Je ne connais ni princes ni gitans, reconnus-je.
— Ce n’est pas une raison pour arrêter de chercher, dit-elle. (Une note plaintive se faufila dans sa voix, douce comme le cri d’un animal perdu, agonisant.) J’aimerais vraiment que vous restiez.
— Je dois partir, dis-je.
— Je comprends, dit-elle. Je suis sûre que Trahearne voudrait que je vous dise que vous serez toujours le bienvenu dans cette maison. Je me joins à lui de tout cœur. Je vous en prie, n’hésitez pas : revenez dès que l’humeur vous en dit.
— D’accord, dis-je. Merci.
Mais je ne voyais pas du tout quel genre d’humeur pourrait être susceptible de me faire revenir dans ce lieu fou. Nous nous dîmes au revoir et je m’en allai. Par comparaison, ma quête de Betty Sue Flowers me paraissait presque sensée.
EN roulant bien, j’arrivai à Grants Pass d’une seule traite, en dix-neuf heures de route paisible. Je descendis dans un motel et dormis comme un enfant jusqu’au lendemain matin.
Au bureau du shérif du comté de Josephine, où je passai pour prévenir que j’étais dans le coin et que je n’avais pas l’intention d’enfreindre la moindre loi, les agents que je vis me parurent d’emblée lassés par cette idée, mais ils me dirent où aller. Ce qu’ils ne me dirent pas, en revanche, c’était ce que je devais chercher, et deux heures plus tard je me retrouvai à rouler dans les monts Siskiyou, sur une piste cahoteuse longeant un petit ruisseau qui se jetait dans l’Applegate River. Au bout d’environ quinze kilomètres de côte, le paysage s’ouvrit sur une jolie petite vallée, et je compris le sourire qui s’était emparé du visage du shérif adjoint.
Une cabane préfabriquée à toit en V renversé se dressait au bord de la route, entourée d’une ribambelle de drapeaux en plastique multicolores qui claquaient dans la brise, accrochés à des haubans mal tendus. Sur sa façade, un grand panneau annonçait les RÉSIDENCES DE LOISIR ESTIVAL DU COUCHANT. Lorsque je me garai, un jeune homme de grande taille jaillit hors de la cabane, les talons de ses chaussures de randonnée claquant sur la terrasse en planches de pin bas de gamme.
— Bonjour monsieur, dit-il d’une voix enjouée, que puis-je pour vous ?
— Je crois que je cherche un endroit bien au calme, dis-je (et cela me parut soudain très vrai. Un coin tranquille, où je puisse me poser et réfléchir à toutes les chimères que je chassais dans ma vie).
— J’ai ce qu’il vous faut, dit-il rapidement, une parcelle de quatre hectares bordée par un ruisseau, avec une source. Un site superbe pour faire construire. Pas encore viabilisé, c’est vrai, mais pas cher du tout.
— En fait, je cherche une communauté hippie, dis-je.
— Vous vous trompez d’endroit, dit-il.
Sa comédie était finie ; sa voix s’était durcie.
— Cet endroit est à vous ?
— Absolument, dit-il.
— Et y a pas de hippies, c’est ça ?
— Plus maintenant.
— Ils sont partis où ? demandai-je.
— Là où les hippies vont quand ils se rendent compte que vivre de la terre, c’est un sacré boulot.
— Comment avez-vous eu ce terrain ? demandai-je.
— Ça ne vous regarde pas, mais j’en ai hérité de ma grand-mère, dit-il, puis il tourna les yeux et racla ses semelles contre le plancher. Vous êtes un genre de représentant de la loi, c’est ça ?
— Détective privé, dis-je en lui montrant ma licence.
— Ah ben ça alors, grommela-t-il. J’ai reçu trois acheteurs potentiels, aujourd’hui. Un éleveur de poulets de Fresno, deux jeunes qui roulaient dans une Continental flambant neuve, et un petit flic de location.
— Je m’en serais voulu de trop faire grimper vos espérances, dis-je.
— C’est pourtant bien ce qu’on veut qu’elles fassent, non ? dit-il d’un ton triste.
— C’était votre communauté, n’est-ce pas ?
— Tout le monde fait des erreurs. (Il sourit.) Ah, merde, vieux, le jour où j’ai fêté mes vingt et un ans, au Vietnam, j’ai hérité de ce coin et d’un petit pactole, et à mon retour, je n’avais pas d’autre idée en tête que de vivre en paix, fumer de la dope et sauter des petites hippies aux jambes poilues. Ça ressemblait au paradis sur terre.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Les temps ont changé, dit-il simplement, et mon argent a filé. J’avais cru qu’on pourrait s’en sortir, ici, mais personne ne voulait prendre son tour de travail. Ces putains de fainéants refusaient de bosser, alors je me suis un peu énervé contre l’acide et j’ai mené une petite mission de recherche et destruction à ma façon. J’ai brûlé leurs réserves et je les ai expulsés, ces enfoirés. Bon sang, vous auriez dû les voir courir.
— Et maintenant, vous vendez tout ?
— Tout sauf un petit bout au fond, dit-il. C’est soit ça, soit je me tape encore six mois à bosser sur l’autre foutu pipeline – et l’Alaska, c’est un coin super, vieux, sauf quand tu dois bosser dans le froid. Et il fait toujours froid.
— Ça remonte à quand, le départ des hippies ?
— Il y a quatre ou cinq ans de ça, dit-il. Vous cherchez qui ?
— Betty Sue Flowers, dis-je en sortant la photo.
— Vous vous foutez de ma gueule, dit-il en la regardant.
— Non, je la cherche vraiment.
— C’est pas ce que je veux dire, vieux. Je veux dire que vous vous foutez de ma gueule si vous voulez me faire croire que c’est elle, dit-il. Quand elle était ici, vieux, c’était une vraie grosse vache. Bon coup, mais large comme une grange.
— Vous vous souvenez d’elle, hein ?
— Un coup comme elle, ça ne s’oublie pas, dit-il (puis il soupira tristement, comme si d’autres souvenirs lui revenaient, en trop grand nombre). Dites-moi, vous n’auriez pas une autre bière comme celle que vous avez là ?
Je fis oui de la tête et sortis deux bières fraîches de la glacière. Nous marchâmes tranquillement vers la cabane et nous assîmes sur le rebord de sa terrasse.
— Elle était sauvage, vieux. Bien trop sauvage. Et pourquoi vous la cherchez, au fait ?
— Elle n’a pas donné de nouvelles à sa famille depuis longtemps, et ils aimeraient la retrouver. La revoir.
— Ça m’étonnerait.
— Pourquoi ?
— Bon sang, j’en ai connu, des folles – au Vietnam, et puis aussi là-haut, sur le pipeline – et y en a un bon paquet dont je préfère pas me souvenir en plein jour, mais celle-là, c’était vraiment autre chose.
— Vous étiez ensemble, vous et elle ?
— Tout le monde était ensemble avec tout le monde, dit-il. Vous savez, histoire de démolir le concept de propriété privée et de possession individuelle. Qu’est-ce que ça peut foutre, hein, quand on prend assez de drogue, ça a l’air cool.
— Au moins, vous avez réussi à garder le terrain.
— De peu, vieux, dit-il. Ils m’ont tanné pour que je fasse enregistrer le titre de propriété à tous nos noms, vous savez, en m’accusant d’être dans une sorte de trip de dictateur parce que je possédais le terrain, et c’est à ce moment-là que j’ai fini par m’énerver.
— Et c’est aussi à ce moment-là qu’elle est partie ?
— Non, elle était déjà partie, dit-il. Elle n’est pas restée ici très longtemps avant de filer avec un type plus vieux. Elle était peut-être même arrivée avec lui, vous savez, je m’en souviens plus.
— Vous vous rappelez son nom ?
— Jack. Un truc comme ça. On était pas très forts sur les noms de famille, vous savez, fallait qu’on démolisse aussi cet autre vestige du mode de vie fasciste des classes moyennes ou je ne sais quelle connerie du même genre.
— Randall Jackson.
— Ça se pourrait, vieux, mais je me rappelle vraiment plus.
— Gros bide, jambes arquées, crâne dégarni ?
— C’est ça. C’est le tordu que vous cherchez.
— Le tordu ?
— Il voulait que je finance un film de cul déguisé en documentaire sociologique sur la liberté sexuelle dans les communautés hippies. Il disait qu’il avait des tas d’entrées dans le milieu de la distribution et il pensait qu’on pourrait se faire un gros paquet de dollars. Vous le connaissez ?
— On ne s’est pas vraiment rencontrés, dis-je, mais je le connais.
— Qu’est-ce qu’il est devenu ?
— J’ai entendu une rumeur comme quoi il vend des livres cochons à Denver, dis-je.
— Ça colle, dit-il, puis nous restâmes silencieux quelques instants, à écouter le petit claquement des drapeaux en plastique. Ça ressemble à une putain de casse automobile, pas vrai ? (J’acquiesçai.) À croire qu’après avoir décidé de vendre, j’ai voulu faire en sorte que ça ait l’air aussi miteux que possible, dit-il. Hé, si vous me donnez une autre bière, en échange, je vous offrirai peut-être une petite parcelle pourrie.
— Je vais vous donner une bière, dis-je, mais j’ai déjà deux hectares de terre dans le Montana, sur la North Fork, le bras nord de la Flathead. Désolé.
— Soyez pas désolé, dit-il en revenant avec deux bières fraîches.
— Elles se vendent bien, vos parcelles ?
— Comme des petits pains rassis, dit-il. J’ai vendu deux parcelles de deux hectares le mois dernier, et c’est moi qui ai dû assurer le montage financier. Les gens sont fauchés. Mais j’ai une offre d’achat en gros de la part d’un consortium d’entrepreneurs – vous savez, une de ces compagnies qui font la pub pour leurs parcelles à la télé et dans les suppléments du dimanche. Le seul problème, c’est qu’ils veulent tout acheter, vous savez, ils disent que si je garde mon bout de terrain au fond, ça ruine tout le potentiel de développement immobilier ou une merde de ce genre. Mais bon, si je ne vends pas des parcelles rapidement, je finirai bien par accepter leur offre.
— C’est mieux que rien, j’imagine.
— C’est tout comme rien, dit-il. C’est que de l’argent, et bon Dieu mon arrière-grand-père est né sur la piste de l’Oregon pendant la deuxième expédition d’Applegate, et ma grand-mère est née dans une cabane en rondins qu’est toujours là debout au bord du ruisseau, à un peu moins de dix kilomètres en remontant vers l’amont. Et moi je suis là assis sous des putains de fanions en plastique.
— Les temps changent, vous l’avez dit.
— Ouais, murmura-t-il, mais vous voulez savoir ce qui me débecte le plus, dans cette histoire ?
— Dites-moi.
— Un de ces soirs, vieux, je vais me retrouver affalé quelque part à Santa Cruz, complètement défoncé, à regarder le ciné-club à la télé, et je tomberai sur une espèce de cow-boy cathodique bien propre sur lui qui vendra mes terres en petits lots ridicules, et ça, vieux, je supporterai pas.
— Vous pourriez peut-être y faire un peu d’élevage ou quelque chose dans le genre.
— Bon Dieu, vous avez vu les prix du marché ces derniers temps ? dit-il. Faut pouvoir miser un putain de capital de départ rien que pour commencer à jouer dans le monde des bestiaux, et vous êtes sûr d’y laisser votre chemise, dit-il. Et puis ça fait trop longtemps que je suis fainéant pour m’arrêter comme ça, dit-il. (Il se tut un instant.) Dites, vieux, vous avez l’air de quelqu’un qu’a déjà dû se défoncer une ou deux fois, et j’ai un putain de bâton de dynamite là, dans ma poche. Si vous aviez deux autres bières, on pourrait rester là et se défoncer en attendant le client qu’est sûr de jamais venir de toute façon.
Nous fumâmes sa dope et bûmes ma bière, en regardant le soleil chevaucher les étendues de grand ciel bleu, en parlant des pistes ouvertes par les pionniers, en parlant de leurs caravanes de chariots, en essayant de s’imaginer comment ça pouvait être ; en parlant du magasin de motos qu’il ouvrirait peut-être un jour à Santa Cruz – mais sans parler de Betty Sue Flowers, et sans planer vraiment très haut.
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1 Cet échange poétique se joue autour des premiers vers du poème de Tennyson intitulé “Ulysse” : “Un roi oisif est de peu d’avantage / Auprès de cet âtre silencieux, parmi ces rochers arides, / Uni à une vieille épouse, j’inflige et distribue / Des lois injustes à une race brutale, / Qui amasse des biens, dort, mange et ne sait qui je suis.” (Trad. Samuel Descarène.)