10

DEUX après-midi plus tard, je frappai à la porte du bureau de Randall Jackson. Il travaillait dans un petit box coincé au fond d’un grand hangar plein de cartons de livres et de magazines. Je n’avais pas eu de mal à le trouver. Le vendeur de la première librairie porno de Fairfax dans laquelle j’étais entré m’avait dit où chercher. Mais j’avais dû tomber à un mauvais moment. Dès que j’eus frappé, les voix à l’intérieur du bureau se turent brusquement. La petite porte en toc s’ouvrit d’un coup, manqua de s’éjecter de ses gonds, et un homme très massif et très laid avec un visage sombre et un costume à trois cents dollars sortit et me demanda ce que je voulais. J’aurais dû m’y attendre, j’imagine. Là où il y a de l’argent, il y a de la saleté, et quand vous travaillez de mon côté du monde, vous devez vous attendre à rencontrer ce genre de gens. Ils sont partout. Pas aussi bien organisés qu’ils aimeraient le croire, mais suffisamment bien organisés malgré tout.

— Que puis-je pour vous ? demanda-t-il poliment avec une légère trace d’accent mexicain dans la voix.

Sa coupe de cheveux à vingt dollars semblait appartenir à la tête de quelqu’un d’autre.

— Je souhaiterais parler avec M. Jackson, dis-je en me montrant encore plus poli que lui.

— Je suis désolé, mais M. Jackson est occupé pour le moment, dit l’homme massif.

— Qui c’est, Torres ? demanda une voix à l’intérieur.

— Personne, répondit-il sans intention de me vexer.

— Dis-lui d’attendre, dit la voix de l’intérieur.

— Il fait beau, dit Torres. Ça vous ennuie d’attendre dehors ?

— Je serai sur le quai de chargement, dis-je.

Il acquiesça, et nous partîmes chacun de son côté. Ça me convenait. La tarte aux poils de la pornographie est un gâteau qui ne nécessite qu’un petit investissement de départ et génère de gros flux de trésorerie, et la liberté de la presse est un sujet passionnant, mais rien de tout cela ne m’intéressait. J’attendis dehors, en regardant deux Noirs charger des cartons dans un petit camion bleu sans enseigne. Il ne faisait pas beau du tout, mais je ne me plaignais pas. Denver alimentait une couche de smog aussi épaisse que Los Angeles, mais je laissais mes yeux rêveurs se porter vers les Rocheuses, au-delà de la brume grise et sale, comme si je pouvais voir leurs sommets dressés comme des cathédrales en ruine sur fond d’un ciel cobalt cristallin.

RANDALL Jackson n’était pas l’homme de la voix de l’intérieur du bureau. Il produisit des gémissements mielleux aussi suaves que de la vieille graisse de bacon alors qu’il faisait entrer l’homme à la voix sur la banquette arrière d’une Continental noire aux vitres miroirs. L’homme massif au visage sombre s’installa au volant et ils s’en allèrent. Puis Jackson se tourna vers moi et s’exprima sans aucun gémissement.

— Vous vouliez me voir, c’est ça ? dit-il.

Le temps n’avait pas été clément avec lui. Son ventre s’était arrondi, ses cheveux s’étaient raréfiés, ses jambes avaient pris un peu plus de voussure. Ses vêtements ne faisaient rien non plus pour arranger les choses : blazer lie-de-vin, pantalon à pinces bleu électrique avec des fils d’argent brillants faufilés dans le tissu. Ses mocassins chics étaient cirés de neuf et ornés de glands de dandy, mais ils avaient les talons très usés. Cet homme figurait peut-être en tant que patron sur les registres du commerce, mais il n’avait même pas le pouvoir de tirer la chasse d’eau sans demander la permission.

— Eh bien, demanda-t-il, que voulez-vous ?

— Je cherche Betty Sue Flowers, dis-je.

Je ne pensais pas qu’il me dirait quoi que ce soit de toute façon, et je savais que je ne voulais pas qu’il connaisse mon nom, alors je ne lui expliquai rien et ne lui montrai pas ma licence.

— Jamais entendu ce nom, dit-il très vite.

— Elle en utilisait peut-être un autre, dis-je. Je sais que vous étiez avec cette fille dans l’Oregon il y a plusieurs années de ça.

— Celui qui vous a dit ça a de la merde dans la bouche, l’ami, j’ai jamais mis le moindre foutu pied dans l’Oregon, dit-il alors que ses tout petits yeux noirs brillaient comme des zircons.

— J’ai dû me tromper de Randall Jackson, dis-je. Désolé de vous avoir dérangé, monsieur Jackson.

Puis je remontai dans mon El Camino et m’en allai.

J’en restai là. Pour le moment. Je ne pouvais pas le chahuter avec un hangar plein d’employés prêts à intervenir. Mais il m’avait menti, sans doute par habitude, et j’avais bien l’intention de découvrir pourquoi. Ça n’allait pas être facile. Son numéro de téléphone n’était pas dans l’annuaire, il avait donné une fausse adresse aux services de la mairie, et il connaissait mon El Camino, de sorte que je ne pouvais pas m’en servir pour le filer. J’allais devoir prendre une autre voiture.

Une des raisons qui font que je passe tant de temps à sillonner le pays au volant de ma voiture, en dehors du fait que j’ai une peur bleue de l’avion, est que je ne peux pas louer de voiture en arrivant dans une nouvelle ville. Je ne peux pas louer de voiture parce que je n’ai pas de carte de crédit. Je n’ai pas de carte de crédit parce que la seule façon dont je pourrais en avoir une serait de la voler. C’est plus facile de voler une voiture. J’ai plus d’expérience dans ce domaine.

Personne n’aime en parler parce que c’est vraiment misérable, mais il est bon de savoir que les détectives privés passent beaucoup de temps à procéder à des saisies de voitures. C’est même comme ça que je suis entré dans le métier. Après mon troisième engagement dans l’armée, un ami à moi m’a fait entrer dans le service des sports de l’Eagle-Beacon de Wichita pour y faire la même chose que ce que je faisais dans l’armée quand je ne jouais pas au football. Comme j’étais fauché et que je m’ennuyais, je me mis à travailler le soir pour un organisme de crédit, à pister puis saisir des voitures, des chaînes stéréo, des meubles, des téléviseurs. Quand le journal me renvoya pour cause de travail lamentable, je mis le cap sur San Francisco, où je passai un an à rechercher les fugueurs, puis je montai dans le Montana, où mon père était mort, et me consacrai à temps plein à la localisation et saisie de biens impayés. J’avais volé des tonnes de voitures le plus légalement du monde, avec ou sans mandat du juge dans la poche, et je me dis que je pouvais au moins en emprunter une à Denver sans trop de problèmes.

Je roulai jusqu’à l’aéroport de Stapleton et me garai dans le parking le plus éloigné du terminal, puis j’attendis qu’arrive la bonne voiture, un modèle banal qui n’attire pas l’attention, si possible une voiture de service conduite par un représentant de commerce portant sa valise de cabine à la main. Je n’eus pas à attendre très longtemps cette voiture idéale, et dès que le représentant qui la conduisait fut hors de vue, je volai une LTD marron appartenant à la Hardy Industrial Towel Company. Avec les bons outils, j’en eus pour une minute. J’avais quitté le parking avant que le représentant ait atteint le terminal.

J’avais un stock de papiers provisoires vierges et des plaques d’immatriculation de l’Alabama dans ma caisse à outils, plus une liasse de formulaires de saisie vierges, mais je n’avais pas eu le temps de remplir quoi que ce soit, de sorte que lorsque Jackson glissa sa Cougar couleur prune dans le flot des heures de pointe sur Santa Fe, je m’appliquai à le suivre d’assez près sans commettre d’imprudence. Il me facilita la tâche, et je restai derrière lui jusqu’à un bar topless du centre-ville, sur East Colfax. Deux heures plus tard, lorsqu’il sortit du bar au crépuscule, le visage enflammé par le whiskey et la vue de chair dénudée ondulante, je lui collai un revolver entre les côtes et il nous conduisit à un motel bon marché dans le centre d’Aurora. Nous n’eûmes même pas à descendre de voiture.

— C’est bon, reconnut-il, je la connais, c’est vrai. On est venus ici ensemble, et j’étais fauché comme les blés, alors je l’ai mise sur le trottoir, mais elle s’est fait coffrer pour racolage dès le premier soir. J’avais pas de quoi payer l’amende, alors elle a tiré trente jours de taule.

— Et après ça ? dis-je.

Jackson s’alluma une cigarette et leva les yeux vers les chambres du motel.

— Après ça, elle ne voulait plus rien avoir à faire avec moi.

— Ça se comprend, non ?

— Ouais, j’imagine, dit-il.

— Où est-ce qu’elle est allée, après ?

— À ce qu’il paraît, elle est remontée vers Fort Collins, dit-il. Y a une sorte de dame riche là-haut à Poudre Canyon qui fait du travail de réhabilitation, voyez. Elle se bat pour faire sortir les jeunes filles de prison, et puis après elle les accueille chez elle. Une vraie bienfaitrice, voyez, et on m’a dit que Betty Sue avait passé un peu de temps là-haut. Et puis après je n’ai plus eu de nouvelles.

— Rien ?

— Rien du tout, dit-il.

— Pourquoi est-ce que vous m’avez menti ? demandai-je.

— Je croyais que vous étiez de sa famille, dit-il, avec votre accent, tout ça, et que vous étiez venu pour vous venger ou je ne sais quoi.

— Me venger de quoi ? demandai-je.

— C’était qu’une gosse, vous savez, dit-il comme si cela expliquait tout.

— Vous n’auriez pas dû me mentir, dis-je.

— Je m’en rends compte maintenant, dit-il en jetant un coup d’œil au .38 que je tenais dans la main. Vous pensiez y faire quoi, putain, dans cette chambre de motel ?

— Vous amocher, dis-je.

— C’est bien ce que je me suis dit, dit-il. Bon Dieu, j’ai même cru que vous alliez m’abattre là, en pleine rue. Vous aviez un de ces regards. Un regard de fou, putain.

— Je suis fatigué, dis-je.

— Et qu’est-ce qui vous fait courir après Betty Sue, bon Dieu ?

— Je ne m’en souviens même pas, dis-je (puis Jackson nous conduisit jusqu’à sa voiture). Allez, sans rancune, dis-je lorsqu’il ouvrit la portière pour sortir.

— Sans rancune, dit-il, puis il réajusta son pantalon et s’en alla.

Sur ma route de retour vers l’aéroport, il me vint à l’esprit que ça avait été trop facile, et j’envisageai de faire demi-tour, mais j’avais déjà assez de problèmes comme ça. Je garai la voiture de service du représentant de commerce à proximité de l’endroit où je l’avais trouvée, puis je repris la mienne et mis cap au nord vers Fort Collins, par la I-25. À mi-chemin, mes mains se mirent à trembler tellement que je dus prendre la première sortie et me garer sur le bord de la route. Je n’avais pourtant pas l’impression d’être en train de craquer nerveusement. C’était surtout une grande colère qui remontait doucement à la surface. Jackson avait raison. À l’instant où je lui avais enfoncé le canon de mon arme entre les côtes devant le bar topless, mon envie de presser la détente était plus forte que toutes les envies que j’avais jamais pu avoir jusque-là. Envie de presser la détente encore et encore jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un tas de bouillie sur le trottoir. Je repensai aux paroles de Peggy Bain lorsqu’elle m’avait dit que j’étais prêt à tuer juste pour garder ma place dans la file d’attente que formaient les courtisans de Betty Sue. J’y repensai, mais le sentier sur lequel cette pensée m’emmenait me parut foutrement trop long. Je me penchai sous le capot du plateau arrière et enfermai mon .38 dans la caisse à outils, puis je repris la route vers le nord, avec les montagnes à l’ouest et les vastes étendues des Grandes Plaines à l’est.

Un été, alors que j’étais enfant, après la séparation de mes parents, j’avais vécu avec mon père dans les plaines qui s’étirent à l’est de Fort Collins et au nord-est d’une petite ville appelée Ault. J’avais passé tout l’été là, avec lui et une petite veuve et ses trois jeunes enfants. Mon père essayait de cultiver du blé sur les terrains arides de la petite dame, et nous vivions tous dans un sous-sol perdu au milieu des plaines – un sous-sol sans maison au-dessus, dans lequel nous vivions comme des taupes, à ne regarder que le ciel à travers le vasistas dans l’attente de pluies qui n’arrivèrent jamais.

En prenant la sortie pour Fort Collins, j’eus envie de pousser vers l’est pour essayer de retrouver notre sous-sol. Je l’avais déjà retrouvé une fois en journée quand je vivais à Boulder, mais je savais que je n’arriverais jamais à le retrouver de nuit. Alors je m’arrêtai dans un énième motel, allai m’accouder à un énième bar et bus un énième foutu verre.

LE lendemain, j’eus de la chance. D’abord, un peu de bonne chance qui vira mal ; ensuite, un peu de malchance qui vira pire.

Le deuxième officier de probation que j’appelai m’indiqua où trouver la dame riche que je cherchais. Le premier auquel j’avais parlé aurait pu me le dire, mais n’avait tout simplement pas eu envie de le faire.

Selma Hinds vivait dans une grande cabane octogonale tout en rondins et baies vitrées posée au sommet d’une crête au sud de la rivière Cache la Poudre. Remontant le canyon en voiture, je la vis au détour d’un lacet, posée là-haut comme une forteresse médiévale. Je me garai devant la boîte aux lettres en bas de la côte et enfilai mes chaussures de marche en jetant des regards envieux en direction du vieux téléphérique minier qui partait à côté, mais ce n’était qu’un monte-charge réservé aux courses et au bois de chauffage. Je dus gravir péniblement la piste sinueuse et escarpée sur plus d’un kilomètre, en me demandant si Selma Hinds recevait beaucoup de visites impromptues ou de vendeurs au porte-à-porte. Elle n’avait pas le téléphone, alors je me demandai aussi si elle était chez elle. Si elle n’y était pas, j’allais tout simplement devoir l’attendre, à moins d’être prêt à faire cette ascension deux fois dans la même journée.

Enfin, suant, à bout de souffle, j’émergeai de la forêt de pins dans une vaste clairière qui s’étendait de part et d’autre de la ligne de crête, au moment même où une demi-douzaine de chiens découvraient ma présence. Ils m’accueillirent joyeusement, cependant – notamment une grosse chienne labrador noire à trois pattes qui me donna un coup de poignard à l’entrejambe avec son unique patte avant. Les autres, pour l’essentiel des bâtards de taille moyenne, se contentèrent de rafales d’aboiements.

La cabane octogonale était posée à cheval sur le plus haut point de la crête, et un grand jardin descendait d’un côté vers un groupe de quatre cabanes plus petites, de l’autre vers un ensemble de cages en treillis de métal situé juste à la lisière des arbres. Deux jeunes filles et un jeune garçon travaillaient au jardin parmi les plantations de printemps protégées par un paillage de sciure et des bâches en plastique. Le sol sec et rocailleux de la crête avait été enrichi de compost jusqu’à être aussi noir que des terres alluviales. Dans les cages métalliques, des oiseaux et des petits mammifères semblaient me fixer du regard avec des yeux absents de patients d’hôpital. Les jeunes levèrent la tête de leurs travaux, puis s’y remirent.

Une grande femme au visage lisse et aux cheveux châtains parsemés de mèches grises, d’allure très maternelle, sortit sur le seuil de son immense cabane en tenant un gros chat roux dans ses bras. Elle avait les cheveux coiffés en un chignon bien net, et portait une longue robe sans chichis. Même à vingt mètres de distance, ses yeux gris me fixaient avec une gentillesse sereine, le genre de sentiment que l’on s’attend à lire dans les yeux d’une pionnière debout devant sa maison en paille au milieu des Grandes Plaines, une femme qui avait vu toute la cruauté que le monde pouvait offrir – qui l’avait vue, et qui avait trouvé des quantités de pardon au-delà de la raison et au-delà de toute mesure.

Elle ne ressemblait en rien à ma propre mère, qui était une petite femme mutine du Sud, rebondie et doucement désespérée, légèrement désorientée et vaguement malheureuse parce que de funestes circonstances – en la personne de mon père – l’obligeaient à travailler en dessous de son rang en tant que vendeuse de produits Avon en porte-à-porte dans le comté de Moody, au Texas, mais alors que je marchais vers Selma Hinds, je me sentis léger et joyeux, comme si je rentrais à la maison après une guerre longue et ardue. Elle sourit, et un rictus de plaisir enfantin s’empara de mon visage ; je faillis me mettre à courir pour la prendre dans mes bras, mais lorsque je m’arrêtai devant elle, quelque chose dans son regard, un vague manque de netteté dans les yeux, peut-être, atténua cette première impression.

Nous nous présentâmes, et elle m’invita à entrer. À l’intérieur, parmi les meubles en pin rustiques, plusieurs chats se prélassaient ou se promenaient en balançant leur queue et en gardant un œil prudent sur les chiens qui se tenaient immobiles sur le seuil de la porte, langue pendante, regard pensif. Dès que Selma Hinds s’assit dans le canapé et me fit signe de m’asseoir dans le fauteuil d’en face, les chiens s’assirent aussi, nous fixant calmement de leurs yeux sombres, leurs aboiements frénétiques complètement oubliés.

— Vous avez l’air d’un homme qui cherche quelque chose, dit-elle doucement. Ou quelqu’un.

— Une jeune femme, dis-je. Betty Sue Flowers.

— Je vois, dit-elle. Comme vous le voyez, j’accueille les égarés – les boiteux, les infirmes, les estropiés. (Elle se tut pour lisser la fourrure du chat écaille de tortue qui avait remplacé le gros roux sur ses genoux.) Et aussi les âmes blessées. Je les accueille, je fais ce que je peux pour les retaper. Reconstruire les corps, renflouer les esprits. Je paye le voyage de ceux qui ont un chez-soi où ils souhaitent retourner, et j’aide ceux qui n’en ont pas à se trouver un endroit où aller. Et puis, parfois, ceux qui ne peuvent pas partir, je les garde près de moi.

— Bien, madame, dis-je en pensant qu’elle devait être folle ou vraiment trop bonne pour ce monde.

— Au bout du compte, dans la plupart des cas, les animaux humains s’en vont, et les autres restent… (Elle se tut de nouveau, juste le temps qu’il fallait pour que je puisse imaginer que Betty était encore chez elle.) Les temps sont durs pour les jeunes. Je leur offre un lieu de retraite, loin du monde, de la violence et de la drogue, un havre avec l’ex-femme d’un roi du sexe, dit-elle.

— Et Betty Sue est venue chez vous ?

— Oui, un temps.

— Et puis elle est partie ? demandai-je soudain un peu perdu.

— Son esprit est resté, il est là parmi nous alors même que je vous parle, dit-elle, et on a mêlé ses cendres à l’humus du jardin.

— Excusez-moi ?

— Elle est morte, monsieur Sughrue, dit-elle. (Voyant que je ne disais rien, elle ajouta :) Vous paraissez choqué. Nous devons tous mourir de nombreuses fois.

— Je ne suis pas sûr d’être capable d’expliquer ça à sa mère, dis-je.

— Dans ce cas dites-lui que Betty Sue est venue chez nous, qu’elle a retrouvé son innocence, réparé sa jeunesse, dit-elle. Elle était heureuse ici. Elle est redevenue jeune.

— J’ai entendu dire que c’était possible, dis-je toujours sidéré, mais je n’ai jamais vu la chose se produire réellement.

— C’est bien dommage, monsieur, car c’est un des plaisirs de la vie que de voir les jeunes redevenir jeunes.

— Que s’est-il passé ? demandai-je dans l’espoir d’apprendre comment elle était morte.

— Elle s’est épanouie comme une fleur, ici, dit Selma en se méprenant sur le sens de ma question. Elle est venue pour restaurer son estime de soi. Si vous la recherchez déjà depuis quelque temps, vous devez sûrement avoir appris deux ou trois choses sur la vie qu’elle a eue après être partie de chez elle. Elle est venue ici à sa sortie de prison. Elle est arrivée battue, flagellée par la vie, grosse et laide, mais après avoir jeûné et purifié son organisme de tout son mucus animal, sa boulimie s’est arrêtée, et elle est redevenue jolie. Entière. Elle est restée ici plus longtemps qu’aucun autre de mes pensionnaires, ni avant, ni depuis, bien que son séjour ait été plus difficile que celui de la plupart d’entre eux.

— Vous permettez que je vous demande pourquoi ? dis-je.

— C’est n’est pas juste une affaire de boulot, pour vous, pas vrai ?

— Non, madame.

— Et vous n’êtes pas de la famille, pas vrai ?

— Non, madame.

— J’ai senti ces deux choses à la seconde où je vous ai vu, dit-elle, et c’est la raison pour laquelle j’ai pu vous parler. Vous devez comprendre que je ne juge ni ne critique mes pensionnaires, ou la vie qu’ils menaient avant de venir ici, mais quand ils sont là, ils doivent suivre mes règles ou s’en aller. Pas de viande, pas de drogue, pas de sexe. Ils font ce qu’ils veulent quand ils partent, et s’ils reviennent vers cette montagne en état de fracas émotionnel, je les accepte avec bonheur, mais pendant leur séjour ici, soit ils se plient aux règles, soit ils s’en vont.

— Et Betty Sue a eu des ennuis ?

— Les garçons la suivaient comme une chienne en chaleur, répondit-elle platement, et ils avaient raison. Betty Sue avait une grande capacité d’amour. Elle repoussait les avances des garçons, mais c’était très difficile pour elle. Elle semblait avoir besoin de ce type d’affection masculine – j’imagine que son père ne lui a jamais procuré l’amour dont elle avait besoin – mais elle luttait pour éteindre ce besoin. (Puis Selma s’interrompit pour rire.) Elle reconnaissait aussi avoir un besoin profond de viande rouge, mais elle n’a jamais cédé à cette envie-là non plus. (Le petit éclat de rire léger sembla raviver des souvenirs, et ses yeux gris se voilèrent.) Et puis, un après-midi vers la fin de l’été, poursuivit-elle en murmurant si doucement que je dus me pencher vers elle, juste après avoir décidé qu’elle partirait à l’automne pour retourner à l’école, elle a pris mon pick-up pour descendre faire des courses en ville, et sur la route du retour, un chien errant a jailli juste devant ses roues. Elle a fait une embardée pour l’éviter, elle a quitté la route et a fini dans la rivière… (Elle se leva et alla à la fenêtre, le chat parfaitement inerte sur son bras, et elle tendit un doigt vers le cours scintillant.) Ça s’est passé juste là en bas, à ce virage.

Je suivis des yeux la direction du doigt vers le bas de la pente – un coude abrupt où la rivière tournait puis se jetait dans un vif bassin vert.

— Elle a survécu au choc mais elle est morte noyée, dit Selma. Vous n’imaginez pas comme je suis désolée.

— Vous n’aviez aucun moyen de contacter sa mère ? dis-je.

— Sa mère ? Non. J’ai fait ce que j’ai pu. J’ai fait passer des annonces dans les journaux de San Francisco, mais Betty Sue ne m’avait jamais parlé de son enfance, dit-elle. Jamais. Pas un seul mot, pendant tout son séjour. En ça, aussi, elle était différente des autres jeunes que j’ai pu accueillir.

— Je comprends, dis-je.

— Pourquoi croyez-vous qu’elle ne parlait jamais de son enfance ? demanda Selma, les yeux humides, le regard grave.

— Je ne sais pas, dis-je. Peut-être qu’elle se voyait en princesse kidnappée par une famille de paysans. Je ne sais pas.

— Les enfants s’imaginent bien trop souvent ce genre de chose. C’est triste.

— J’imagine que ce qu’il faut, c’est prendre les parents qu’on a et essayer de faire avec, dis-je d’un ton léger.

— C’est très facile à dire, dit-elle, et souvent très difficile à faire. (Je compris qu’elle me réprimandait pour mon manque de sérieux.) Les parents doivent faire en sorte que leurs enfants se sentent aimés et désirés. Ils peuvent ne rien faire d’autre, mais cela, ils doivent le faire. Au moins. Ils le doivent à leurs enfants, dit-elle d’une voix si frêle que je me dis qu’elle avait dû être soit une enfant non désirée, soit une mère qui avait échoué dans cette mission-là.

Je ne lui demandai pas laquelle de ces deux hypothèses était juste.

— Vous avez fait incinérer le corps ? dis-je.

— C’est tellement triste, les tombes, vous ne trouvez pas ? dit-elle.

— Ouais, dis-je, c’est juste que ça pourrait ne pas plaire à sa mère… Les gens de la campagne ne sont pas toujours très ouverts vis-à-vis de ces choses-là.

— Maintenant c’est fait, dit-elle d’un ton sec, et je ne vois pas ce qu’il pourrait rester à aimer ou à ne pas aimer à ce propos.

— Je comprends, dis-je. Peut-être auriez-vous une photo de Betty Sue ? demandai-je en faisant un petit geste du menton en direction d’un grand cadre en liège recouvert de photos. Sa mère aimerait peut-être que je rapporte une photo.

— Ces photos-là sont celles des jeunes qui ont trouvé une nouvelle vie après leur départ, dit-elle. Ce sont eux qui me les envoient. Ici, nous ne prenons aucune photo. Nous ne fixons aucune image de ce qu’ils sont pendant qu’ils sont ici ; nous ne voulons rien garder qui puisse leur rappeler les raisons de leur venue.

— Je crois que je peux comprendre ça, dis-je. Ça vous ennuierait si je vous demandais pourquoi vous faites tout ça ?

— Ça m’ennuierait beaucoup, répondit-elle. Mes raisons m’appartiennent.

— Alors je ne vous le demanderai pas, dis-je, et elle me sourit. Je suis sûr que Mme Flowers voudrait vous remercier pour votre gentillesse et votre amour, et moi, je veux vous remercier d’avoir accepté de me parler.

— Je suis désolée d’avoir dû me faire la messagère des nouvelles tristes, dit-elle en serrant la main que je venais de lui tendre. Jadis, il y a très longtemps, je pensais qu’après la mort nous nous fondions dans une sorte de conscience universelle, pour vivre une vie incomparablement meilleure que celle que nous vivons ici, en ce monde imparfait dans lequel nous sommes condamnés à survivre comme nous le pouvons. Mais aujourd’hui je sais, aujourd’hui j’ai accepté la terrible réalité qui est que les morts ne se relèvent pas pour sillonner le monde, et je ne tire aucune joie de cette acceptation, je me contente de la subir, et je suis donc infiniment triste de vous avoir annoncé la mort de Betty Sue.

— Je crois qu’on devrait se réjouir des moments de bonheur qu’elle a connus ici, dis-je, vu tout le malheur qu’elle a connu ailleurs. C’est un très bel endroit que vous avez.

— Merci.

— Merci à vous, dis-je. Je suis un peu vieux pour arrêter d’un seul coup les boissons fortes, la viande rouge et les femmes, mais il se pourrait qu’un matin vous me trouviez lové sur le seuil de votre porte, ajoutai-je. Si j’arrive à marcher jusqu’en haut de votre chemin.

— Je prends cela comme un compliment, dit-elle en me tapotant la main. Ma porte est toujours ouverte.

— Merci, dis-je. Je crois que ce serait bien, aussi, si vous me disiez à quelle date elle est morte. Sa mère voudra sûrement savoir.

Elle me le dit sans hésiter, et je m’en allai.

Je descendis les lacets du chemin poussiéreux sans regarder ni à gauche ni à droite, et je négociai les longues courbes de la grand-route de corniche sans regarder la danse des rayons de soleil sur les rides des eaux vives, sans voir les tours et les murailles de roche rose qui se dressaient de part et d’autre de la rivière. Je ne m’arrêtai pas, ne pensai pas, ne regardai rien jusqu’à mon arrivée au palais de justice du comté de Larimer, où j’épluchai le registre des décès. Betty Sue y figurait. Je me maudis d’avoir agi comme un salaud de méfiant, maudis la vacuité de mon succès, maudis la longue route qui me séparait de la Californie, puis la longue route que je devrais encore faire pour retourner chez moi. Ensuite, j’eus envie de me saouler, j’eus envie d’une veillée funéraire noire, j’eus envie d’une purge par excès de liquide.

Voilà comment ma bonne chance vira mal.

POUR la malchance qui vira pire, les choses eurent lieu plus tard, lorsque je rentrai à mon motel en titubant de fatigue plus que d’ivresse, fatigué d’essayer de m’enivrer sans y parvenir. Alors que je m’apprêtais à insérer ma clé dans la serrure, quelqu’un m’assomma juste ce qu’il faut pour que je m’effondre à genoux, pour que je voie de brusques et brillants éclairs de nuit, pour que je m’évanouisse suffisamment longtemps pour qu’on me traîne à l’intérieur, qu’on me fouille et qu’on me pousse dans un coin. Lorsque je recouvrai la vue, je reconnus l’homme que j’avais aperçu dans le bureau de Jackson. Il était là, tranquillement assis dans le fauteuil de la chambre, massif et laid, accompagné d’un autre associé adossé contre le mur, tenant en main un pistolet braqué sur moi.

— Je me rends, marmonnai-je.

— J’ai pas l’impression que vous ayez le choix, dit d’une voix suave l’homme qui se tenait assis dans le fauteuil.

— C’est bien ce que je voulais dire, dis-je.

— Monsieur Sughrue, vous devez comprendre que je ne peux pas vous laisser maltraiter mes amis, dit-il.

— Vos employés, dis-je.

— Pardon ?

— Jackson est votre employé, dis-je, pas votre ami.

— Quoi qu’il en soit, je ne peux pas vous laisser lui coller un canon dans la bouche et le menacer comme ça, dit-il.

— D’accord, je vous promets de ne plus faire ça pendant le carême.

— J’ai bien peur que ça ne suffise pas, dit-il.

— Écoutez, dis-je, si vous aviez voulu me tuer, vous ne seriez pas ici…

— N’en soyez pas si sûr, me coupa-t-il.

— … vous ne seriez nulle part à moins de cinquante kilomètres d’ici, mais si vous cherchez à assouvir une quelconque vengeance déplacée pour ce que j’ai ou n’ai pas fait à Jackson, je suis prêt à prendre ma pilule, dis-je en me relevant le long du mur. Je vous promets de faire de mon mieux pour ne pas faire de bruit.

— C’est très aimable à vous, dit l’homme dans le fauteuil.

— Sans rancune, dit Torres d’une voix douce en enfilant un gant à sa main droite.

— Sans rancune, concédai-je, puis j’encaissai du mieux que je pus.

Ils n’avaient pas l’air d’y mettre beaucoup de cœur, et je ne résistai pas le moins du monde, pour ne pas leur donner la moindre raison de s’impliquer émotionnellement dans leur mission. Cela marcha peut-être, ou bien peut-être qu’ils n’avaient jamais eu l’intention de me faire trop de mal. Quoi qu’il en soit, ils ne me causèrent aucune blessure irrémédiable. Pas de fracture, pas de dent cassée, pas de rate éclatée. Mais j’avais tout de même oublié la douleur que causait un passage à tabac effectué dans les règles, et je fus très heureux lorsqu’ils me déshabillèrent, me ligotèrent avec du gros ruban adhésif et m’installèrent dans la baignoire. Je ne savais pas pourquoi ils faisaient ça, j’étais juste heureux que la partie difficile soit finie. Peut-être savaient-ils exactement ce que j’avais prévu de faire à Jackson dans cette chambre de motel, à Aurora.

Avant qu’ils ne me bâillonnent et n’ouvrent en grand le robinet d’eau froide de la douche, leur chef me dit :

— Eh bien, l’ami, vous savez vous tenir, et j’aime les gens qui savent se tenir. Vous devriez bosser pour moi.

— Laissez vos coordonnées à l’accueil, marmonnai-je.

— Votre seul problème, c’est que vous vous croyez à la fois dur et malin, dit-il en me tapotant la joue. En réalité, vous êtes dur uniquement parce que vous êtes stupide.

— Qu’est-ce que ça peut foutre ? grognai-je. Je n’obéis jamais aux ordres de toute façon.

— Vous devriez peut-être songer à changer de métier, dit-il d’une voix suave en brandissant la copie photostat de ma licence.

— Serait-ce un ordre ?

— Vous êtes coriace, hein, dit-il en lâchant un petit rire. J’espère que ça valait le coup, l’ami. J’espère que vous l’avez trouvée, la fille pour laquelle vous avez emmerdé Jackson.

— Elle est morte, dis-je. Il y a presque cinq ans. Je n’ai fait que perdre mon temps.

— Dommage, dit-il, puis il rit de nouveau. Estimez-vous heureux de ne pas avoir amoché mon ami, et estimez-vous heureux que je sois dans un bon jour, c’est tout.

— Je m’estime heureux, dis-je.

Puis son associé me bâillonna avec une chaussette. Je m’estimai heureux qu’elle fût propre, je m’estimai heureux, une fois qu’ils furent partis, de réussir à actionner le robinet avec mon pied, et je m’estimai heureux, aussi, que la première chose que fit la femme de chambre qui passa le lendemain fût de m’enlever mon bâillon plutôt que de hurler de terreur. Je n’avais pas la moindre idée de ce que j’aurais pu dire à la police pour tenter d’expliquer la situation où je m’étais retrouvé. Je donnai un bon pourboire à la femme de chambre et lui demandai d’informer la direction que je resterais un jour de plus. J’avais besoin de repos.