17

PENDANT presque deux semaines, tout roula sans accroc, et Trahearne et moi cohabitâmes avec autant de bonheur que peuvent en trouver deux vieux célibataires impotents, à peu près comme nous l’avions fait lors de son long séjour sur la North Fork. Pour moi, c’était comme des vacances. Le matin, j’allais courir, puis je m’asseyais au soleil et je lisais, avalant une bonne portion de la bibliothèque de l’écrivain. Après le déjeuner, j’installais ma chaise longue à l’ombre et je me replongeais dans le livre que j’étais en train de lire. Trahearne, de son côté, travaillait toute la journée, noircissant les pages de son bloc-notes de son écriture rageuse en marmonnant tout seul. Tous les après-midi, vers cinq heures, il sortait de la maison, s’étirait et disait en grognant : “Eh bien dites-moi, monsieur Gibbon, on griffonne, on griffonne, on griffonne !1” puis il riait, descendait de la terrasse et sifflait Fireball pour aller faire sa séance d’exercice quotidien.

Tous les après-midi, le grand homme et le petit bulldog allaient en ville à pied, tandis que je les suivais au volant de la Cadillac tel un entraîneur de boxe regardant ses champions faire leur gymnastique. Quand Trahearne commençait à sentir la fatigue, je les prenais tous les deux dans la voiture et nous allions à la piscine de l’hôtel, où Trahearne pataugeait comme un vieux morse jusqu’à ce que sa tête se mette à dodeliner. Alors, je raccompagnais les deux convalescents à la maison et je les nourrissais. Après le dîner, ils allaient tous les deux se coucher et moi, je descendais au faux sous-sol boire des bières en regardant la télé jusqu’à ce que je finisse, moi aussi, par trouver refuge dans le sommeil.

Tous les matins, pendant que je sortais courir, Catherine apportait à Trahearne une liasse de feuillets dactylographiés et prenait livraison des pages noircies la veille, pour les taper. Un jour, cependant, elle eut du retard, et j’étais de retour, assis sur la terrasse, le souffle court, quand elle gravit les marches du perron. Elle me salua d’un petit signe de tête puis entra dans la maison. Lorsqu’elle en ressortit, elle s’arrêta pour me parler.

— Vous devez sans doute trouver cela étrange, non ? dit-elle en agitant les feuillets jaunes à mon attention.

— Vous êtes la seule personne au monde capable de déchiffrer son écriture, dis-je.

— Je suis heureuse de l’aider comme je peux, dit-elle d’un ton bougon en s’éloignant.

— Comme nous tous, non ? murmurai-je une fois qu’elle fut partie.

Trahearne resta sobre, apparemment sans peine, à l’exception d’une petite gorgée de ma bière qu’il but l’après-midi où nous fêtâmes la première fois où Fireball parvint à lever la patte pour pisser.

— Bon Dieu que ça fait du bien, dit Trahearne en soupirant juste après avoir dégluti. Bon Dieu de bon Dieu que ça fait du bien.

— Ça commence toujours par faire du bien, lui rappelai-je en reprenant ma bière.

— C’est vrai, dit-il, puis il se mit en marche d’un pas lourd.

Fireball le suivait docilement en s’arrêtant pour marquer chaque buisson et chaque pierre du chemin. Lorsqu’ils atteignaient la grand-route, Fireball la traversait de son pas chaloupé pour aller refaire le plein à la rivière. Ensuite, en marchant vers la ville, Trahearne ne cessait de le tancer et de lui dire de reposer sa foutue patte pour avancer un peu.

Ce soir-là, alors qu’il s’immergeait doucement dans la piscine, Trahearne me demanda pourquoi je n’y descendais plus avec lui.

— C’est comme nager dans la morve d’un autre, dis-je.

— Sughrue, dit-il doucement, Sughrue, tu es l’individu le plus dégoûtant que j’aie jamais eu le déplaisir de connaître.

— Au moins, moi, je ne nage pas dans…

— Bon Dieu, ne me répète pas ça, s’écria-t-il avant de plonger sa tête sous l’eau.

En ressortant, il fit mine d’expulser un gros paquet de morve et m’éclaboussa abondamment. Son rire se réverbérait sur les murs carrelés, emplissant le bâtiment d’un bruit de verre qu’on brise. Puis il me trempa à nouveau en criant :

— Plus jamais ! Ne dis plus jamais ça !

Je tendis la jambe et, de ma chaussure trempée, je lui enfonçai de nouveau la tête sous l’eau. Il attrapa ma cheville avec sa main énorme et m’entraîna dans l’eau en tirant un coup sec. Nous en ressortîmes tous les deux, hilares comme des gamins.

PLUS tard dans la même soirée, alors que je regardais la télé en faisant sécher mes vêtements, j’entendis quelqu’un frapper à la grande baie vitrée du faux sous-sol. Lorsque je levai les yeux, je vis Catherine, postée derrière la vitre, un petit sourire aux lèvres. Mon pantalon était presque sec, alors je l’enfilai avant d’aller ouvrir.

— Je ne vous savais pas si pudibond, dit-elle sans cesser de sourire.

— Ma mère était représentante en cosmétiques Avon, dis-je, et elle m’a bien appris à ne jamais ouvrir la porte sans m’habiller avant.

— Ça semble judicieux, répondit-elle, puis elle soupira et son sourire ne revint pas. Écoutez, je viens vous voir parce que je souffre d’une grosse crise d’ennui et de claustrophobie. Ce soir, en finissant de taper le texte de Trahearne, je me suis dit que j’avais besoin de prendre l’air. Ça vous dirait qu’on signe une trêve et que vous m’emmeniez boire un verre en ville ?

— Bonne idée, dis-je.

À deux heures du matin, quand le Sportsman ferma, j’achetai une demi-douzaine de verres dans des gobelets à emporter et je les portai jusqu’à la Porsche de Catherine. Alors que je prenais précautionneusement place sur le siège passager en m’efforçant de ne rien renverser, elle tendit le bras vers moi pour caresser ma joue.

— Si on prenait un bain de minuit ? proposa-t-elle.

— Bonne idée.

Elle conduisit la voiture de sport en douceur dans les rues de la ville assoupie et se gara derrière l’hôtel, puis elle ouvrit la porte de derrière du bâtiment de la piscine. À l’intérieur, j’alignai les gobelets le long du bord du bassin tandis que Catherine se dépêchait de se déshabiller. Puis, vite, elle m’aida à enlever mes vêtements.

— On nage avant, ou après ? murmura-t-elle quand je fus aussi nu qu’elle.

— Pendant, dis-je en l’attrapant, et nous basculâmes dans la chaude et fluide étreinte de l’eau.

QUELQUE temps plus tard, nous étions assis au bord de la piscine, les pieds dans l’eau. Des lambeaux de vapeur flottaient au ras de la surface, et à l’autre bout du bâtiment la source ronronnait doucement, comme l’écho d’un orage lointain. Le dernier quartier de lune marquait lentement le temps en traversant l’espace d’une des vitres du toit.

— C’est si étrange, ici, la nuit, murmura Catherine. C’est comme le hall d’entrée d’un monde souterrain où il fait toujours chaud et silencieux. C’est pour ça que je murmure. Quand c’est fermé, comme là, personne ne nous entendrait dans l’hôtel même si on hurlait.

— Ne hurlez pas, murmurai-je en posant ma main sur sa bouche.

Elle rit contre mes doigts. Lorsque j’ôtai ma main, elle cria, poussant une brève note aiguë qui déchira le silence et se réverbéra de mur en mur.

— Désolée, dit-elle doucement, puis elle lâcha un petit éclat de rire dans le creux de sa main.

— Vous êtes ivre, madame, dis-je en tendant le bras pour attraper un autre verre.

Les glaçons avaient fondu, mais je le bus quand même.

— N’est-ce pas merveilleux, dit-elle en soupirant et en se laissant aller contre moi. Je vais vous confier un secret, poursuivit-elle.

— Ce ne sera plus un secret.

— Vous ne le direz à personne, dit-elle.

— Ivre comme je suis, je ne m’en souviendrai pas.

— L’hiver, quand je viens ici le soir, je sors de l’eau, puis je cours me rouler dehors dans la neige, et je file me remettre dans l’eau.

— Tout le monde sait ça en ville, dis-je.

— Espèce d’idiot, persifla-t-elle en me donnant une petite tape sur le torse. Vous devriez essayer, un jour. C’est comme renaître.

— Se rouler nu dans la neige n’est pas l’idée que je me fais d’une expérience mystique, dis-je.

— Petite nature.

— Ce n’est pas vraiment ce qu’on a dit à Pierre après qu’il est allé se rouler dans la neige, dis-je.

— Qui ça, Pierre ?

— Pierre le fendu.

— Vous êtes nul, dit-elle. Sauf quand vous êtes merveilleux.

— C’est ce que je dis toujours.

— Je vais vous confier un autre secret, espèce d’affreux.

— J’ai déjà oublié celui de tout à l’heure, dis-je.

— Vous êtes le premier homme que j’aie jamais emmené ici, dit-elle en se penchant pour regarder ses pieds bouger sous l’eau. Le tout premier.

— Ça me touche.

— Ne soyez pas cynique, dit-elle. C’est un endroit vraiment spécial pour moi.

Elle se redressa. Dans la pénombre, les zones de peau protégées du bronzage luisaient doucement, et lorsqu’elle se tourna pour me faire face, ses seins blancs étaient aussi lumineux que deux petites lunes. Elle dut identifier mon regard, parce qu’elle les couvrit de ses mains hâlées.

— Le chirurgien esthétique qui s’occupe de moi m’a dit qu’à partir de maintenant, on allait passer aux liftings, dit-elle d’un ton léger. Il me rappelle aussi quelle chance j’ai eue de ne pas avoir d’enfants. Trahearne n’en voulait pas, vous savez. (Voyant que je ne réagissais pas, elle ajouta :) Vu comme les choses ont tourné, il avait peut-être raison.

— Trahearne est une flopée d’enfants à lui tout seul, dis-je.

— Trahearne est un grand artiste, dit-elle très vite, et si j’ai fait des sacrifices, c’est sur l’autel de cette grandeur.

— D’accord, dis-je d’un ton que je croyais suffisamment penaud de m’être fait tancer.

— Vous n’avez pas l’air convaincu, dit-elle.

— Écoutez, j’ai de l’affection pour ce vieux schnock, dis-je, mais je laisse les experts en grandeur et tout ce genre de merdes juger du reste pour moi.

— C.W., vous faites parfois preuve d’une étroitesse d’esprit qui vous sied mal, dit-elle.

— Mon côté provincial, hein ?

— Votre foutu côté plouc, dit-elle en riant. Espèce de mauvais comédien, ajouta-t-elle, je sais tout sur vous. Trahearne m’a tout raconté.

Je n’avais rien à dire à cela non plus. Si Trahearne avait envie de parler à son ex-femme, après tout, c’était son ex-femme à lui.

— Mais moi, je ne lui dis pas tout, dit-elle, si c’est ce qui vous tracasse.

— Je ne me tracasse jamais.

— Je me tracasse pour Trahearne, dit-elle d’un ton sérieux.

— Il est peut-être temps de lâcher prise, avançai-je.

— Non. Il a besoin de moi plus que jamais, dit-elle. Vous le voyez bien.

— Si vous le dites.

— Vous n’êtes pas jaloux, tout de même ?

— Je ne crois pas, dis-je. Mes besoins sont modestes, et si vous avez envie de pouponner Trahearne, ça ne regarde que vous deux.

— Pas tout à fait, dit-elle d’une voix douce.

— Comment ça ?

— Melinda, murmura-t-elle.

— C’est vrai.

— Vous savez, je crois que je la haïrais même si elle n’était pas mariée à mon époux, dit Catherine calmement.

— Jalouse ? demandai-je.

— Seulement de son revers.

— Pardon ?

— Oh, quand elle est arrivée ici, à l’époque où je faisais encore des efforts pour prendre les choses avec grâce, je l’ai invitée à jouer au tennis avec moi, un après-midi, dit Catherine.

— Que s’est-il passé ?

— Elle m’a humiliée, sur le court et dans le vestiaire, plus tard, quand on est venues ici histoire de nager un peu, dit Catherine. Je crois savoir que vous avez vu ce corps qu’elle tient caché sous ses horribles vêtements amples, et vous imaginez ce que j’ai pu ressentir en le voyant. (Elle se tut un instant.) Non pas qu’elle se soit exhibée. Au contraire, elle a fait de son mieux pour se cacher – je dois lui reconnaître ça – mais j’ai glissé un œil furtif quand elle prenait sa douche. Ce fut le moment le plus dur d’une longue série de moments durs.

— Vous êtes une très belle femme, vous aussi, dis-je.

— C’est gentil à vous de le penser, dit-elle. J’imagine qu’elle est meilleure que moi au lit, aussi.

— Je n’en ai aucune idée, dis-je.

— Vraiment ? dit-elle d’un air authentiquement surpris. Je la croyais plutôt prodigue de ses faveurs.

— Vous n’êtes pas la seule à penser ça, dis-je.

— Vous êtes un petit peu amoureux d’elle, pas vrai ?

— Peut-être.

— C’est ce que Trahearne pense, dit-elle.

— Peut-être que je le suis, ou bien peut-être pas, reconnus-je. Je ne sais plus trop.

— Ah, et puis zut.

— Pardon ?

— Êtes-vous assez sobre pour que je vous pose une question très importante ?

— Oui.

— Croyez-vous qu’elle pourrait le quitter ? Si les circonstances le commandaient ?

— Je n’en sais rien, dis-je. Elle l’aime, mais elle croit que lui ne l’aime plus. Elle pourrait le quitter, mais je ne vois pas du tout quel genre de circonstances pourrait commander ça.

— Alors écoutez-moi, dit-elle. Dans mon sac à main, j’ai trois chèques de banque. Un de quarante mille dollars libellé au porteur. Un autre de vingt mille libellé à l’ordre de Betty Sue Flowers. Et un troisième de dix mille, à votre nom.

— Non, dis-je.

Je me levai et me dirigeai vers mon petit tas de vêtements.

— Écoutez-moi encore, dit-elle en me suivant. Écoutez-moi jusqu’au bout. Trahearne travaille, en ce moment. Il ne boit pas, et la situation lui permet d’envisager de vivre et d’être productif jusqu’à la fin de ses jours. Si elle revient, il sera mort avant la fin de l’année. Vous devez le savoir.

— Non, dis-je. Je refuse d’être mêlé à ça.

— Quand elle rentrera de San Francisco, Trahearne vous demandera d’aller la chercher à l’aéroport de Meriwether, dit Catherine en fouillant dans son sac. Tout ce que vous aurez à faire, c’est la convaincre de reprendre son avion – ou n’importe quel autre avion – et de sortir de nos vies.

— Non.

— S’il vous plaît, dit-elle en me tendant une longue enveloppe blanche.

— Trahearne me renverrait tout de suite à sa recherche, c’est tout, dis-je en soupesant le pli tout mince. (Ces soixante-dix mille dollars semblaient aussi légers qu’une plume, et en même temps tellement lourds que je pouvais à peine les tenir dans ma main. Je tapotai l’enveloppe contre mon plâtre, qui partait en lambeaux après avoir pris l’eau à deux reprises dans la journée.) Il me renverrait à sa recherche, c’est tout.

— Mais si vous mettiez du temps à la retrouver, suffisamment de temps pour qu’il finisse son livre, dit-elle, alors ça n’aurait plus d’importance. (Voyant que je ne répondais pas, elle ajouta :) Si seulement vous pouviez lire le début de son nouveau livre. C’est magnifique, et vous comprendriez pourquoi c’est important.

— Je ne peux pas faire ça, dis-je en essayant de lui rendre l’enveloppe.

— Réfléchissez-y, dit-elle. Gardez l’argent et réfléchissez-y. Vous me devez bien ça.

— J’imagine que oui, dis-je en posant l’enveloppe pour commencer à me rhabiller. À qui appartient-il, cet argent ? demandai-je une fois habillé.

— C’est important ?

— Ça pourrait l’être.

— Edna et moi y sommes chacune pour une moitié.

— Je vais y réfléchir, mais je sais que je ne pourrai pas faire ce que vous me demandez, dis-je.

— Si vous ne la convainquez pas, murmura Catherine en se collant contre moi, Trahearne est un homme mort.

— Je ne peux pas, dis-je en enfouissant ma tête dans ses cheveux mouillés.

Les légères touches fleuries de son parfum persistaient sous l’odeur minérale âcre de l’eau de source.

— Tout serait tellement simple si vous le pouviez, susurra-t-elle contre mon cou, et tout sera si horrible si vous ne le pouvez pas.

— C’est déjà horrible, dis-je.

Nous rentrâmes à la maison de Trahearne en roulant sans dire un mot, et lorsqu’elle m’y déposa, nous ne nous souhaitâmes même pas bonne nuit. Je la regardai rouler vers l’autre maison et ranger sa voiture dans le garage du fond, puis suivis la séquence des lumières qui s’allumaient puis s’éteignaient à mesure qu’elle progressait dans la maison. La lumière du salon resta allumée plusieurs minutes, comme si Catherine avait passé du temps à contempler une fois de plus les trophées de guerre de Trahearne. Puis le rez-de-chaussée fut noir et une lueur vint jouer sur les fenêtres de l’étage, comme si on avait allumé la lumière dans un couloir. Alors que je m’apprêtais à regarder ailleurs, les deux fenêtres de l’étage de mon côté de la maison s’allumèrent brusquement, et je vis les silhouettes des deux femmes bouger chacune derrière son rideau. La vieille dame était restée assise en bas, dans le noir, au milieu des vestiges de cette guerre ancienne. Un frisson me saisit, et j’allai à mon El Camino, déverrouillai le capot du plateau, puis me glissai dessous pour enfermer l’enveloppe dans la caisse de mon pistolet au fond de la boîte à outils. Puis je rentrai me coucher avant d’avoir le temps de réfléchir à quoi que ce soit de toute cette histoire.

Catherine avait raison sur un point, ceci dit : deux jours plus tard, Trahearne me demanda d’aller chercher Melinda à l’aéroport, de manière à ne pas perdre une seule journée de travail.

LORSQU’ELLE descendit de la passerelle, je faillis ne pas la reconnaître. Elle portait un tailleur de couturier parfaitement ajusté, dans les tons pêche sombre ; ses cheveux étaient de nouveau blonds, toujours courts mais joliment coupés plutôt que tailladés tout en pétard, et elle arborait même un maquillage léger posé par petites touches subtiles. Lorsqu’elle traversa le tarmac d’un pas vif puis franchit les portes du terminal, tout s’arrêta dans l’aéroport, et tout le monde la regarda. Elle portait aussi une paire de bottines neuves, à hauts talons, et elle n’eut pas besoin de se mettre sur la pointe des pieds pour m’offrir la brève étreinte et la petite bise avec lesquelles elle m’accueillit.

— Comment trouvez-vous mon nouveau moi ? demanda-t-elle avec un sourire si chaleureux et si éblouissant qu’il manqua de m’aveugler.

— Nom de Dieu, murmurai-je.

— Merci, dit-elle en acceptant le compliment comme si elle était sûre de le mériter. Et vous, comment vous sentez-vous ?

— Submergé de désir, avouai-je.

— Merci encore, dit-elle calmement.

Puis elle réajusta d’un geste vif le sac qu’elle portait à l’épaule et mit le cap sur les tapis de livraison des bagages. Deux valises en cuir assorties apparurent. Elle m’adressa un signe de tête, et je les pris.

— Bon sang, qu’est-ce que vous transportez là-dedans ? dis-je en grognant.

— Une nouvelle vie, dit-elle sans cesser de sourire.

Je la suivis jusqu’à l’El Camino en pressant le pas pour ne pas me laisser distancer par sa nouvelle démarche pleine de confiance. Même de dos, elle paraissait heureuse. Lorsqu’elle ouvrit la portière du côté passager, Fireball en déboula pour aller la fêter. S’il avait été ne serait-ce qu’un tout petit peu plus excité, il se serait roulé sur le dos et pissé dessus comme un jeune chiot. En l’état, il se contenta de bondir en tous sens en aboyant et en bavant jusqu’à être à bout de souffle.

— Ce bon vieux Fireball MacRoberts semble être complètement remis, dit-elle en s’accroupissant pour caresser ses petites oreilles courtaudes.

— Roberts, dis-je en jetant ses bagages sous le capot du plateau.

— Pardon ? dit-elle.

— Fireball Roberts, dis-je, pas MacRoberts.

— Ah, qu’est-ce que ça peut bien faire ? dit-elle d’une voix joyeuse, et je ne pus qu’acquiescer.

— J’ai presque peur de vous demander ce qu’il s’est passé, dis-je en sortant du parking.

— Offrez-moi une bière et je vous raconte tout, dit-elle en ouvrant la glacière posée entre les sièges pour en sortir, puis décapsuler, deux canettes. (Elle m’en tendit une, puis but la moitié de l’autre en une seule longue gorgée, animant d’un mouvement fluide les muscles de sa gorge élégante.) Comment va votre main ?

— Toujours cassée, dis-je en tapant le volant avec mon plâtre miteux.

— Comment ça s’est passé ? demanda-t-elle.

J’avais commis l’erreur de supposer qu’elle le savait, mais visiblement, Trahearne ne lui avait rien dit. Si lui ne l’avait pas fait, ce n’était certainement pas à moi de le faire.

— Comme ça, c’est le genre de choses qui arrivent, dis-je.

— Bon, faites des mystères si ça vous chante, dit-elle, puis elle rit et attaqua de nouveau sa canette.

Lorsqu’elle l’eut finie, elle la froissa comme un mouchoir en papier, la jeta derrière son siège puis se pencha sur la glacière pour en prendre une nouvelle.

— Vous êtes prêt pour une autre ?

— Pas tout à fait, dis-je en soulevant ma bière presque encore pleine. Qu’est-ce que vous avez fait, là-bas ?

— Je ne sais pas par où commencer, dit-elle. Il s’est passé tant de choses merveilleuses. J’ai trouvé une galerie sur Ghirardelli Square. Ils ont suffisamment aimé ce que je faisais pour m’organiser une expo, et la totalité des œuvres présentées s’est vendue en à peine trois jours, c’est incroyable, non ? Après, j’ai fait livrer le reste de mon travail à une boutique de Los Angeles. Donc ça, c’est réglé.

“Ensuite, je suis allé rendre visite à tous les vieux fantômes. Rosie et moi avons bu comme des trous, on s’est très violemment disputées, puis on est tombées dans les bras l’une de l’autre, entre larmes et rires. (Elle se tut le temps de rire à s’en donner le vertige.) Je suis monté voir M. Gleeson, et j’ai trouvé un vieil imbécile pathétique. Puis je suis passée par surprise chez le pauvre Albert, et il lui a fallu deux Valium et un double scotch juste pour arrêter de bredouiller. J’ai pardonné à cet abruti d’être un abruti, et vous savez ce qu’il a fait ?

— Non, mais j’ai une petite idée.

— Il a tenté sa chance façon monsieur Mielleux-beau gosse, dit-elle, et quand il a vu que ça ne marchait pas – je lui ai ri au nez, à ce pauvre tordu – il a fondu en larmes et il a filé à l’étage pour parler à son psy. C’était génial.

Elle éclata une nouvelle fois de rire, puis plongea une main dans son sac. Lorsqu’elle la ressortit d’un geste vif en tenant une enveloppe, je me concentrai sur le volant et sur ma bière, mais elle me frappa la poitrine avec l’enveloppe.

— Cinq mille dollars cash, dit-elle. Vous voudrez bien vous assurer qu’ils parviennent à M. Hyland ?

— D’a-d’accord, bredouillai-je, puis je glissai l’enveloppe dans la poche de ma chemise.

— Mon premier versement sur l’achat de ma nouvelle vie.

— Melinda… commençai-je.

— Betty Sue, m’interrompit-elle doucement, Betty Sue Flowers. Ce n’est pas si mal, comme nom.

— Je l’ai toujours pensé.

— Comment va Trahearne ? demanda-t-elle. Il est resté très laconique, au téléphone.

— Il travaille comme un Romain et il est sobre comme un chameau, dis-je sans reculer devant aucun cliché.

— Il m’a dit que vous étiez une nounou formidable, dit-elle. Vous resterez, n’est-ce pas ? Vous resterez tant qu’il aura besoin de vous ?

— Je pense que oui, dis-je. Sauf si vous acceptez de vous enfuir avec moi.

— Ne soyez pas idiot, dit-elle en riant et en m’assénant une puissante tape sur la cuisse. Je viens juste de rentrer.

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1 Trahearne cite ici la phrase que le prince William Henry, duc de Gloucester et d’Édimbourg, est réputé avoir lancée à Edward Gibbon (1737-1794) lorsque ce dernier lui offrit le troisième tome de sa fort volumineuse Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain.