12

JE rentrai à Meriwether le lendemain, et n’ayant rien de mieux à faire, je me remis au travail : une saisie nocturne en haut dans la réserve indienne, quelques menues missions de recouvrement, et un divorce tellement sordide qu’il me poussa à vérifier l’état de mon compte en banque. Il était toujours bien replet de l’argent de Catherine Trahearne. Alors je fermai boutique, verrouillai mon bureau, et informai mon service de secrétariat que j’allais être injoignable, en déplacement pour une affaire importante, puis je passai quelques jours et nuits tranquilles à jouer au poker à deux dollars la mise et à scruter les vestiges de mon visage dans des miroirs de bars. Sous un bon éclairage, je pouvais passer pour un homme de quarante ans, bien que j’en eusse deux de moins. Je restai raisonnablement sobre et vaguement lucide, et bien que j’eusse éprouvé l’appel de la route à plusieurs reprises, je restai en ville. Puis un barman du Red Baron dut prendre quelques jours de congé pour aller à l’enterrement de sa mère à Billings, et je pris sa place.

À l’époque où je m’étais installé à Meriwether, le Red Baron était encore, et depuis des années, un chouette bar pour travailleurs et soiffards appelé l’Elbow Room, le genre d’endroit où le patron sort faire un tour sur le parking à sept heures du matin pour réveiller les ivrognes assoupis dans leurs voitures, puis les aide à marcher jusqu’au comptoir et leur offre le premier verre. L’Elbow Room n’avait ni juke-box ni billard ni flipper. Juste une télé pour regarder les matchs et des shots de whiskey correct pour les spectateurs. Puis, un été, le vieux Unbehagen mourut dans son sommeil quelques semaines après que j’eus mis la main sur un gros paquet d’argent sale tellement sale que personne ne le réclamerait. Alors je m’associai avec les jumeaux Schaffer en tant qu’investisseur tacite, et nous rachetâmes les murs et la licence. Malheureusement, les frères Schaffer étaient aussi volubiles et ambitieux que j’étais tacite et minoritaire. Ils prirent mon bar préféré et le changèrent en une affaire qui marche – un bar avec danseuses topless, billard et flipper, qui attirait les foules. Comme j’étais lié par mon paquet d’argent sale, je ne pouvais même pas ouvrir la bouche pour protester silencieusement. Je prenais mes gains et me la fermais.

Tous les lundis, le Baron proposait une soirée de danse topless amateur : des jeunes filles incapables venaient exposer, avec enthousiasme en lieu et place de talent, leurs corps médiocres devant une horde de jeunes hommes rendus quasiment fous par la seule notion d’amateurisme. Le cœur de semaine était quant à lui dédié aux nichons et aux culs semi-professionnels, et le public fanatique finissait en général par se couler dans un morne tumulte seulement interrompu par une bagarre d’ivrognes de temps à autre. Les vendredis et samedis soir étaient consacrés à des concerts de heavy metal, de bluegrass ou de boogie-woogie approximatif. Mais Dieu merci, le dimanche était resté jour de repos entre toutes ces soirées de divertissement débridé. Le dimanche soir, les clients devaient se divertir eux-mêmes, et l’endroit était en général aussi paisible qu’un cimetière.

Catherine Trahearne aurait pu venir un dimanche soir, mais non. Il fallut que ce soit un lundi. Lorsqu’elle poussa la porte capitonnée de skaï ce soir-là, elle avait l’air aussi peu à sa place qu’une poule dans une église, mais elle marcha droit vers le bar, se posta derrière un groupe de jeunes hommes aux visages rouges de honte, et attendit qu’ils lui fassent de la place. Vêtue de laine et de cuir – pantalon ample beige, pull-over en cachemire sombre, gilet en daim –, elle faisait encore plus belle figure que dans sa robe de tennis. Les tons de terre d’ombre de sa peau nette étaient comme des promesses de nuits mystérieuses et sensuelles, et son corps mince et athlétique avait ce qu’il faut pour les tenir. Quoi que les femmes eussent été censées perdre en attaquant la cinquantaine, elle ne l’avait pas encore perdu. Pas du tout. Sous une lourde chaînette en argent, une grosse turquoise polie mais non taillée de la taille et à peu près de la forme d’une dent de requin pendait au creux de sa poitrine.

Lorsqu’elle s’assit au comptoir, elle prit une cigarette, et je me précipitai pour la lui allumer. Elle regardait par-dessus mon épaule, les yeux rivés sur la scène où Boom-Boom, notre amatrice locale catégorie poids lourds, était en train d’enlever sa robe pour dévoiler des seins aussi gros et ronds que des crânes d’hommes chauves en poussant des ricanements stridents aptes à briser de la verrerie. Comme toujours, le public partit en une explosion de cris, bravos, tambourinades de poings sur les tables et sifflements puissants. Dans sa vraie vie, Boom-Boom était une serveuse de bar affreusement réservée, mais le lundi soir, elle se lâchait et faisait un malheur. Catherine sourit de cette ferveur d’un air sincèrement amusé. Je feignis d’ignorer les sollicitations aiguës des danseuses topless qui faisaient aussi office d’entraîneuses ainsi que les autres clients accoudés au comptoir, et lui demandai si je pouvais lui servir quelque chose.

— Quelle façon étrange de gagner sa vie, dit-elle, puis elle souffla la flamme de l’allumette avant qu’elle ne me brûle.

— Elle fait ça en amateur, dis-je.

— Mais elle est pleine de joie et d’enthousiasme, vous ne trouvez pas ? dit-elle en plantant dans mes yeux un regard assuré qui me rappela comment je m’étais senti quand elle m’avait dit qu’elle devait prendre une douche la première fois où je l’avais vue.

Pour échapper à son regard, je tournai la tête et jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. Boom-Boom s’amusait comme une folle et je me sentis stupide de ne pas l’avoir remarqué plus tôt.

— En réalité, cependant, c’est de votre nouvelle orientation professionnelle à vous que je parlais, monsieur Sughrue.

— Je remplace juste un ami malade, madame Trahearne.

— Catherine, dit-elle avec une voix douce d’un ton qui ne souffrait aucune contestation.

— C.W., dis-je.

— Elles remplacent quels prénoms, ces initiales ? demanda-t-elle en souriant.

— Chauncey Wayne, avouai-je.

— C.W. m’ira très bien, dit-elle en lâchant un petit rire.

— Je vous sers quelque chose ?

— En fait, je suis ici pour affaires, dit-elle. Mais c’est un genre d’affaires qui peut se traiter autour d’un verre. Un peu plus tard, peut-être ? Dans un lieu plus propice à la conversation ?

— Où êtes-vous descendue ?

— Au Thunderbird.

— Ils ont un piano-bar tranquille, dis-je, et je pourrai vous y retrouver vers minuit. Si ce n’est pas trop tard pour vous ?

— Du tout, dit-elle. Le rendez-vous est pris.

Puis elle me tendit sa main toute fine. Ses ongles étaient vernis d’un carmin sombre, presque grenat, qui était assorti à sa couleur de rouge à lèvres et mettait en valeur le ton de sa peau et la teinte de ses cheveux. Je la serrai ; elle tint la mienne et plongea ses yeux verts brillants dans les miens jusqu’à me faire presque rougir.

— Trahearne vous aime beaucoup, dit-elle, et j’espère que nous pouvons être amis.

J’avais déjà entendu ça. Toutes les femmes de Trahearne voulaient être mes amies. Catherine m’offrit un sourire onéreux et s’en alla. Lorsqu’elle quitta le bar, même les plus stupides et les plus bourrés des jeunes types cessèrent de regarder les seins phénoménaux de Boom-Boom pour suivre le déhanché délicat de Catherine.

DANS l’atmosphère rose tamisée du piano-bar, elle était encore plus belle. On lui aurait donné trente ans. Trente ans tout en splendeur. Et elle le savait foutrement bien. Une fois que nous nous fûmes confortablement installés dans un box capitonné de velours, elle commença à me travailler à coups de regards entendus, sourires légèrement amusés et plus de contacts corporels impromptus que la loi n’en autorise dans les lieux publics.

— Merci d’être venu, murmura-t-elle.

— Vous disiez que vous étiez là pour affaires, dis-je nerveusement en finissant mon verre avant que la serveuse n’ait le temps de regagner le bar.

J’avais apprécié la première épopée, mais je ne me sentais pas encore d’attaque pour traquer une nouvelle fois Trahearne à travers tous les États de l’Ouest, et je n’avais pas du tout envie de faire l’idiot avec son ex-femme.

— Oui. J’ai quelques petits reproches à vous faire concernant la manière dont vous avez géré la convalescence de mon ex-mari, dit-elle d’un ton faussement sérieux.

— Ah oui ?

— Quand vous m’avez appelée de l’hôpital, dit-elle, vous m’avez servi un petit mensonge pieux à propos de l’accident de Trahearne, et ce n’est pas grave, nous laisserons cela de côté. Mais maintenant, je veux que vous me fassiez un récit complet de sa dernière odyssée en incluant tous les détails les plus sordides.

— Je vois, dis-je.

Il me sembla étrange que l’ex-femme de Trahearne en sache apparemment plus sur ce qu’il s’était passé que n’en savait sa femme actuelle. Je me dis qu’il ne verrait pas d’objection à ce que je mette Catherine au courant.

— Que voulez-vous savoir ?

— Tout, répondit-elle d’une voix suave. Où il est allé, comment vous l’avez retrouvé, comment il s’y est pris pour se blesser à la fesse. Tous les détails sordides. (Elle prit une petite gorgée de vermouth.) J’ai toujours été curieuse de savoir ce qu’il se passait réellement lors de ces équipées, poursuivit-elle, mais quand il en revenait, les récits qu’il en faisait étaient déjà devenus de la littérature, et aucun des messieurs que j’ai engagés n’a jamais été capable de le retrouver, ou de me donner des détails sur ce qu’il avait fait. Apparemment, ils manquaient à la fois d’intelligence et d’imagination. Est-ce que tous les membres de votre profession sont aussi quelconques que ceux avec qui j’ai pu traiter par le passé ?

— Ça vous paraîtra peut-être étrange, dis-je, mais le seul autre détective privé que je connaisse est mon ancien associé. Il vit ici, dans cette ville, et c’est un ivrogne encore bien pire que moi. Je sais qu’il existe des grands congrès de détectives, mais je ne les fréquente pas. On n’y parle que de gadgets électroniques, d’espionnage industriel et de conneries comme ça. Moi, je me contente de saisir des voitures, traquer des fugueurs, filer des maris infidèles, ce genre de choses.

— Vous ne semblez pas très ambitieux, dit-elle.

— Je ne le suis pas, dis-je. À propos de rien. Je suis resté neuf ans dans l’armée, sur trois engagements différents, et j’ai passé l’essentiel de mon temps à jouer au football, faire de la musculation ou écrire des articles de sport pour différents journaux. J’ai aussi passé quatre ans à jouer au football pour trois universités différentes, sous deux noms différents, et je me suis retrouvé dans cette profession purement par accident, alors je ne suis pas Johnny Quest1 et je ne suis pas non plus l’arbitre de la moralité du monde occidental. Je suis plutôt un porte-flingue de seconde zone ou un cow-boy vagabond de première catégorie.

— Un pro de l’échec ? dit-elle.

— Un pro des chemins de bouseux. Un vagabond. Un clodo, dis-je.

— Et pourtant, vous avez trouvé Trahearne, dit-elle, et je veux que vous me racontiez tout.

Tandis que je lui disais ce que je croyais qu’elle voulait que je lui dise, elle se rapprocha de moi, me sourit de temps à autre, me caressa la main du bout des doigts, puis ce furent nos hanches et nos cuisses qui se frottèrent les unes contre les autres, et ses ongles se mirent à tracer doucement des arabesques sur mon poignet. Lorsque j’eus fini, elle me demanda de lui raconter tout le reste, puis elle rit et me tint la main pendant que je meublais la conversation. Lorsque j’eus fini pour la seconde fois, elle serra mes bras contre sa poitrine.

— Comme c’est merveilleux, dit-elle.

— Holà, dis-je en essayant de faire basculer les choses du côté de la plaisanterie, vous allez devoir redescendre de quelques marches.

Elle ne faisait pas du tout la timide. Elle se contenta de rire ouvertement, d’un rire de cristal dans le bar chic et silencieux, comme un tintement de cloches appelant aux vêpres sous un crépuscule pastoral.

— Ne soyez pas si sérieux, dit-elle. Je ne vais pas vous manger.

— Ah, merde, lâcha quelqu’un qui se servait de ma voix.

Je n’étais pas stupide au point de folâtrer avec les ex-femmes de mes amis, et malgré tous nos ennuis, Trahearne était désormais mon ami. Mais je le redis tout de même :

— Ah, merde.

Et Catherine leva ma main pour poser ses lèvres sur trois de mes phalanges. Qu’on me pende si je n’étais pas aussi terrorisé qu’un gamin de seize ans lorsque je la suivis vers la porte du bar.

APRÈS, alors que nous étions allongés sur son lit de motel, ma main posée sur sa cuisse svelte et musclée, je lui demandai :

— Est-ce pour cela que vous avez fait toute cette route ?

— Ce vol, dit-elle et elle éclata de rire. Je suis venue en avion, via Seattle. Je suis censée y rendre visite à des amis. C’est pour ça que je suis venue, oui, et je serais venue à pied s’il avait fallu.

— Pourquoi ?

— S’il vous plaît, ne soyez pas choqué par ce que je vais vous dire, dit-elle (puis elle se tut le temps de nous allumer deux cigarettes), et s’il vous plaît, rappelez-vous que j’aurais pu vous choisir de toute façon. Je me démène comme une damnée pour entretenir ce corps vieillissant, et je subis tous les ans l’humiliation des coups de scalpel d’un chirurgien esthétique hors de prix juste pour pouvoir profiter de mes années de déclin. Comme vous le voyez, je couche avec qui bon me semble. (Elle se tut de nouveau et sa voix se fit dure.) Surtout avec les amis de Trahearne. Ça vous ennuie ?

— Eh bien, ça me donne un peu l’impression d’avoir beuglé mon rut sur la même sente que lui, dis-je en repensant à la pute maigrichonne du désert, mais c’est une sacrée belle sente. Alors j’imagine que ça me convient.

— Merci, dit-elle. Il ne me reste que quelques années avant d’être vieille et flétrie – ne m’interrompez pas – et j’ai de nombreuses années de solitude à rattraper.

Elle se tut pour m’observer. Je regardais la fumée de cigarette s’élever en volutes vers le plafond sombre.

— Vous n’êtes pas curieux de connaître mes motivations ? demanda-t-elle en laissant ses ongles pincer doucement mes poils de torse.

— Non.

— Je croyais que les détectives étaient infiniment curieux de nature, dit-elle.

— Seulement dans les films.

Après un nouveau long silence, elle dit :

— C’est bizarre, vous savez.

— Quoi ?

— Je n’explique pour ainsi dire jamais le pourquoi de mes actions à personne, murmura-t-elle, mais comme vous ne m’avez pas posé la question, je me sens un peu obligée de vous répondre.

— C’est une vieille méthode de torture chinoise, dis-je, et elle lâcha un petit rire puis me donna une claque sur le ventre.

— Un peu de sérieux, dit-elle en continuant de rire. Je suis sur le point de vous raconter ma vie.

— D’accord.

— Nous nous sommes rencontrés pendant la guerre, voyez, dit-elle en s’étirant sur moi pour écraser sa cigarette dans le cendrier. J’étais encore une enfant – je n’avais que dix-huit ans – mais j’étais déjà veuve. Mon premier mari était un de ces jeunes gens brillants de Carmel qui s’occupaient de leurs chevaux de polo, et il avait couru s’enrôler dans la R.C.A.F2. avec des visions de l’escadrille La Fayette qui dansaient dans sa tête. Dans l’excitation du départ, il m’a pris ma virginité, puis, dans un accès de remords matinal, il nous a conduits à Reno, où il a fait de moi une femme honnête. Six mois plus tard, son Spitfire fut abattu au-dessus de la Manche pendant la bataille de Dunkerque. J’avais l’impression de vivre une histoire tout droit sortie d’un roman, à l’époque, et j’imagine que c’est toujours le cas.

“Ensuite, j’ai rencontré Trahearne, et ce fut comme la suite du roman, poursuivit-elle. Pour la plus grande horreur des parties concernées, je l’ai épousé, encore en robe de deuil, puis lui aussi, il est parti à la guerre.

— Vous êtes la femme du pont, murmurai-je.

— Ah, il vous a aussi raconté cette histoire absurde, dit-elle. J’ignorais ce que tout cela signifiait pour lui, mais quelque chose en moi savait ce que je devais faire.

— Je me demande qui était la femme à la fenêtre, dis-je d’un air absent.

— Sa mère, bien sûr, répondit Catherine d’une voix douce.

— Nom de Dieu, dis-je. (Je me redressai d’un coup, puis farfouillai à la recherche d’une nouvelle cigarette.) Voilà pourquoi je ne suis pas curieux, dis-je. J’apprends déjà trop de choses que je n’ai pas envie d’apprendre. Nom de Dieu.

— Je ne crois pas que c’était aussi terrible que ça, dit-elle en me morigénant. Et ça remonte à tellement longtemps. Trahearne fait comme si c’était très important uniquement parce qu’il n’a jamais réussi à écrire une seule ligne à propos de cette histoire.

— Revenons à la guerre, dis-je. Ça, au moins, j’arrive à y comprendre quelque chose.

— Quatre longues années de fidélité malheureuse, dit-elle, et puis les quinze années suivantes qu’il a passées à ressasser la culpabilité qu’il éprouvait à me voir fidèle alors que lui en était tout simplement incapable. Je ne crois pas que ses coucheries me gênaient, vous savez, en tout cas pas autant que les accès de culpabilité colérique qui le prenaient, et au cours desquels je devenais pour lui un véritable objet de haine. Ce n’était pas du tout une vie facile. (Elle me prit ma cigarette.) Un jour, il y a deux ans, il m’a appelée de Sun Valley pour m’annoncer qu’il demandait le divorce. Cela ne m’a pas surprise. Il avait déjà fait ce genre de chose. Cette fois-là, pourtant, il est allé au bout, et laissez-moi vous dire qu’il l’a payé très cher. Comme il l’a dit lui-même, je l’ai dépouillé comme un grizzly qui dépiaute un saumon, pour ne laisser de lui que deux yeux de poisson mort et une longue arête. Ça aurait pu suffire à le ramener vers moi, mais il s’était déjà remarié avant de comprendre combien je comptais pour lui. Aujourd’hui, il a une épouse aussi frénétiquement infidèle que lui, et il n’a plus besoin de se sentir coupable. Mais ça fait deux ans qu’il n’a pas écrit la moindre ligne qui vaille le coup. Ça le rend fou, je crois.

— Et vous, vous vivez avec sa mère, dis-je d’un air médusé.

— Edna a été vraiment gentille avec moi pendant toutes ces années, dit Catherine, et c’était bien le moins que je pouvais faire. Elle a été comme une mère pour moi, plus que ma vraie mère ne l’avait jamais été, et en vivant avec elle, je peux garder un œil sur Trahearne. Je suis libre, maintenant, et j’ai plus d’argent que je ne peux espérer en dépenser de mon vivant. Et puis je tiens ma vengeance. (Elle se tut et roula sur le lit pour venir me serrer contre son corps, en disant :) Et si quelqu’un essaie de vous dire que la vengeance ne procure aucun plaisir, ne le croyez pas.

— Vous l’aimez toujours, ce vieux schnock, dis-je.

— Évidemment, dit-elle en se postant à califourchon sur mes hanches, mais j’aime aussi faire ça. Ça ne vous ennuie pas, si ?

Les complications et imbroglios m’inquiétaient un peu, mais Catherine était une femme douce et aimante, pleine d’un feu attisé par toutes ces années où elle avait tenu ses élans en bride, et pendant le cours de la nuit je ne fis absolument rien qui pût lui laisser croire que ce qu’elle faisait m’ennuyait. Le lendemain matin, en revanche, lorsqu’elle régla sa chambre de motel et vint poser ses valises dans mon appartement, j’éprouvai quelques doutes – que nous laissâmes de côté pendant les trois jours qui suivirent. Elle savait mieux préparer le petit déjeuner que Trahearne et elle était plus facile à vivre, mais je dus reconnaître que je fus soulagé lorsqu’elle m’annonça qu’elle devait reprendre l’avion pour Seattle, puis pour chez elle. Ce n’est qu’une fois que nous fûmes dans le terminal de l’aéroport que je compris combien elle allait me manquer.

— Je ne sais ni comment ni pourquoi, mais cette histoire est devenue un peu plus que l’aventure d’un week-end, dis-je alors que nous regardions les passagers descendre de l’avion qu’elle s’apprêtait à prendre.

— Je sais, je sais, dit-elle en serrant rageusement ma main. Ça va vous paraître effroyablement galvaudé, mais je regrette de ne pas vous avoir rencontré vingt ans plus tôt. Non, ce n’est pas seulement galvaudé, c’est faux. Trente ans plus tôt, ce serait sans doute plus juste, et à l’époque, votre mère ne vous avait pas encore acheté votre premier pantalon long.

— Je suis né vieux, dis-je, mais elle ne releva pas.

— Vous auriez pu, vous ou quelqu’un comme vous, me sauver de cette fichue torture sentimentale que je me suis infligée, dit-elle d’un ton amer.

Puis ce fut l’heure qu’elle s’en aille, et elle me tendit une joue légèrement inclinée afin que j’y dépose une chaste bise d’adieu.

— Nous ferons comme si vous étiez un amant anonyme que j’aurais dragué dans un bar à cocktails, dit-elle.

— Comme vous voudrez.

— Au revoir, alors, dit-elle en inclinant une nouvelle fois sa joue vers moi.

— Ah, et puis merde, dis-je en l’attrapant par les épaules pour l’embrasser sur la bouche avec tellement de fougue que cela ruina le trait soigneux de son rouge à lèvres, ébouriffa ses cheveux et fit choir son petit sac de voyage.

— Espèce de salaud, marmonna-t-elle en reprenant son souffle et ramassant son sac.

Un rougeoiement grimpa comme une flamme le long de son cou gracile et se posa sur ses joues comme une tache de terre d’ombre doucement brûlée. Elle leva une main pour essuyer mes lèvres, en répétant :

— Espèce de salaud. C’était le dernier.

Puis elle passa les contrôles de sécurité et se dirigea vers son avion sans se retourner.

Je la regardai monter les marches, déglutis une boule de douleur sourde, et m’en allai moi aussi.

Personne n’est éternel, personne ne reste jeune suffisamment longtemps. Mon passé me semblait n’être qu’un pesant excès de bagages, mon avenir une série de longs adieux, mon présent une flasque vide, la dernière bonne rasade déjà amère au fond de ma bouche. Elle aimait toujours Trahearne, elle entretenait toujours sa fidélité secrète comme si ce fût un bonzaï japonais aussi parfait et délicat qu’une tasse en porcelaine, perdu dans un coin sombre et broussailleux d’un jardin naguère magnifiquement tenu mais désormais envahi d’herbes folles.

APRÈS son départ, je passai des jours à errer dans un morne brouillard, à maudire l’idiot que j’étais, à essayer de faire descendre le caillou que j’avais dans la poitrine en l’arrosant d’une quantité raisonnable de whiskeys. C’était le mois de juin dans le Montana, État situé suffisamment haut sur l’échelle des latitudes nordiques pour que l’on pût se croire au cœur d’un mois d’avril cruel. Les ciels bleus régnaient bêtement, les montagnes vertes vibraient comme des mirages, et le soleil se levait chaque matin pour me fixer avec le regard vide mais touchant d’un adorable petit enfant attardé. Je descendis à Elko en quête d’un paysage qui convienne à mon humeur, mais le désert s’était couvert de fleurs écloses après des pluies de printemps et les nuits étaient fraîches et saturées d’étoiles. Je mis les quatre-vingt-sept dollars de Rosie dans une machine à sous et touchai un jackpot de cinq cents dollars. Puis je m’enfuis vers l’endroit le plus déprimant de l’Ouest – la gare routière de Salt Lake City – où je bus du Four Roses au goulot d’une petite bouteille cachée dans un sac en papier. Échouant même à me faire arrêter, je mis le cap vers Pocatello pour m’abreuver de Coors comme un cochon devant sa mare en compagnie de mauvais mormons, en me disant que j’arriverais peut-être à déclencher une bagarre, mais sans trouver le cœur de le faire. Finalement, je me laissai dériver de retour vers le nord et vers Meriwether, sans trop d’accrocs, comme un cow-boy vagabond en quête d’un petit boulot dans un convoi de printemps.

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1 Jeune aventurier (onze ans), héros de la série d’animation Les Aventures de Johnny Quest, diffusée sur ABC en 1964 et 1965.

2 Royal Canadian Air Force.