J’ESSAYAI de demander à Stacy de retourner chez Selma le temps que je finisse de nettoyer le bazar, mais elle refusa tout net.
— Je viens d’avoir ma première nouvelle robe depuis cinq ans, dit-elle, et ce soir vous m’invitez à dîner, idiot.
— OK, dis-je, heureux de la proposition.
Elle attendit au motel pendant que je m’agitais en ville. Je rapportai les deux voitures chez le loueur, fis faire des copies des registres de comptes, envoyai les copies à Torres et mis les originaux dans un coffre avec une note expliquant de quoi il s’agissait. Je réservai une table pour le dîner dans un restaurant chinois et achetai deux bouteilles de champagne français, que nous bûmes en nous habillant pour le dîner.
— C’est la première fois que je bois du vrai champagne, dit Stacy. (Elle soupira et enfila sa robe.) Mais j’ai bien l’intention de recommencer.
Puis elle se laissa tomber sur le dos en travers du lit, rit doucement et s’endormit. Je pris le téléphone, commandai un dîner à emporter et envoyai un chauffeur de taxi le chercher. Lorsqu’il revint avec le repas, je le payai puis m’allongeai à côté de Stacy. Quelque part vers le milieu de la nuit, nous nous réveillâmes alors que nous faisions l’amour tout habillés. Ensuite, nous nous déshabillâmes et nous tournâmes vers notre dîner froid, que nous mangeâmes en silence comme deux paysans affamés, puis nous nous remîmes au lit.
— Vous savez quoi ? dit Stacy d’une voix rêveuse. Je dois être guérie.
— Comment ça ?
— Eh bien je suis là, bourrée au champagne, au lit en compagnie d’un inconnu plus âgé que moi, avec l’odeur âcre des coups de feu encore toute fraîche dans mes jeunes narines innocentes, et je me sens merveilleusement bien, dit-elle. Et vous, vous vous sentez comment ?
— J’ai des trous dans l’épaule, dis-je, une cheville foulée, une indigestion de chinois, et pour tout avenir une gueule de bois au champagne et un long trajet en voiture pour rentrer chez moi.
— N’est-ce pas formidable ? murmura-t-elle. Je serai une excellente vétérinaire pour chevaux, vous savez, une sacrée foutue excellente vétérinaire pour chevaux. Quand je serai grande. Et vous, vous serez quoi quand vous serez grand ?
— Vieux, dis-je, mais elle s’était déjà rendormie.
LE lendemain matin, en arrivant en bas du chemin menant chez Selma, je dus me garer derrière son pick-up, le camion d’une entreprise de pose et entretien de clôtures, et la Coccinelle de Melinda.
— Vous pensez qu’elle est encore là ? demanda Stacy.
— Je pense que je vais devoir me transformer une nouvelle fois en foutu pilote de remorqueur, dis-je en descendant de voiture pour aller lire le mot glissé sous l’essuie-glace de la Volkswagen.
La feuille de papier pliée contenait une clé et un texte très bref : s’il vous plaît. Je secouai la tête, puis Stacy et moi prîmes nos pieds fatigués et les orientâmes vers le haut du sentier.
Selma était assise dans le salon, occupée à regarder quatre jeunes hommes trimer pour creuser des trous de poteaux dans le sol rocheux de la montagne.
— Je n’aurais jamais pensé devoir en arriver là, dit-elle lorsque nous la rejoignîmes.
— Vous croyez que ça suffira ? demandai-je.
— J’ai commandé deux chiens de garde à un éleveur de Broomfield, avoua-t-elle. Le monde est devenu trop dangereux, ces derniers temps, récita-t-elle. Personne n’entrera plus ici par effraction, ajouta-t-elle. Plus jamais.
— J’espère que non, dis-je. Je nous ai acheté une police d’assurance, mais faites tout de même installer cette clôture et mettez-y vos chiens. On ne sait jamais.
— Vous parlez comme quelqu’un qui s’apprête à faire ses adieux, dit-elle. Vous devriez rester quelques jours. Vous devriez vous reposer.
— Oui, dit Stacy en m’agrippant le bras, restez.
— Je suis trop fatigué pour rester, reconnus-je. Pourquoi ne feriez-vous pas tous vos valises pour aller passer quelques jours là-haut dans les montagnes, hein ? Trouvez-vous un petit lac et une atmosphère qui n’est passée par les poumons de personne avant les vôtres. Je vais descendre en ville récupérer mon chien, acheter une barre de remorquage, et puis je vais rentrer chez moi tant que j’en suis encore capable.
— Vous avez peut-être raison, dit Selma. (Elle jeta un coup d’œil à Stacy, qui fit lentement oui de la tête et relâcha mon bras.) Vous serez toujours le bienvenu ici, vous savez.
— Merci.
— Et si vous avez besoin de soins médicaux, dit Stacy d’un ton léger, appelez-moi. À n’importe quelle heure.
Elle me serra brièvement dans ses bras puis sortit de la maison en direction de son bungalow, tête haute, dos mince ferme et droit.
— C’est une femme adorable, dit Selma, et je crois qu’aussi terrible que cette histoire ait pu être, elle lui a fait du bien.
— C’est une tigresse, dis-je. Je ne me fais pas de souci pour elle.
— Melinda m’a raconté, dit Selma. Je crois toujours connaître mes pensionnaires, et eux, ils trouvent toujours moyen de me surprendre. Vous, vous ne m’avez pas surprise, en revanche.
— Comment ça ?
— Je savais que vous réussiriez à libérer Melinda, dit-elle, et je veux vous en remercier. Vous lui avez sauvé la vie.
— Si je n’avais pas été aussi stupide, ils ne l’auraient jamais trouvée, dis-je.
— On ne devrait jamais se sentir fautif d’avoir cru un mensonge, dit-elle d’une voix douce.
— On me paye pour savoir faire la différence, dis-je, mais cette fois…
— Cette fois, c’était différent, me coupa-t-elle.
— Oui, madame.
— Vous voulez bien me rendre un dernier service ? demanda-t-elle.
— Bien sûr.
— Gardez un œil sur Melinda, dit-elle. Prenez de ses nouvelles de temps à autre. Quelque chose me dit qu’elle va bientôt avoir besoin d’un ami.
— Je ferai de mon mieux, dis-je, mais je ne vous promets rien.
— Merci, dit-elle, et je vous en prie, ne vous en voulez pas pour cette dernière série d’ennuis qu’elle a connus. Leur origine remonte loin dans le passé, et vous n’en êtes aucunement responsable.
— Je n’en suis pas si sûr, dis-je, puis je la laissai là avec ses chats, ses poules et sa clôture toute neuve.
MAIS les vrais ennuis ne cessent jamais. Ils s’accrochent comme des guerres éternelles ou des crises de paludisme chronique. Je croyais ceux-là finis, cependant, en dehors de la question des quarante mille dollars, qui était principalement le souci de Melinda. J’eus aussi plein de temps pour y penser, alors que je roulais vers le nord une fois de plus avec la Coccinelle de Melinda en remorque et Fireball avachi, drogué aux analgésiques, sur le siège passager. Il était couvert d’une quantité impressionnante de bandages posés pour maintenir ses drains. Lorsque j’étais passé le prendre, les vétérinaires de la clinique me l’avaient rendu en me faisant comprendre qu’il n’avait pas beaucoup de chances de survivre. Ils lui avaient enlevé une partie de l’estomac et de l’intestin grêle, alors je le ramenai à la maison en le pouponnant autant que je pus. Le temps que nous atteignions Meriwether, il paraissait si mal en point que je m’arrêtai pour le déposer chez le vétérinaire avant de poursuivre ma route pour remorquer la Volkswagen jusqu’à Cauldron Springs.
J’avais eu plus que ma dose du cirque familial des Trahearne, alors je laissai la voiture de Melinda garée derrière le bâtiment de la piscine de l’hôtel, puis je rentrai chez moi m’occuper de Fireball et finir de tirer au clair les derniers fils épars. Je m’assis à mon bureau et passai des coups de fil jusqu’à ce que le combiné soit tout luisant de sueur, puis je raccrochai et exhumai quelques cartes postales vierges. Ça me semblait être un mode de communication approprié. J’en envoyai une à Rosie, avec le numéro de téléphone de Trahearne. Une autre à Melinda, pour lui demander d’appeler sa mère. Une troisième à Trahearne, qui disait simplement : Vous m’en devez une, mon vieux.
En quittant mon bureau, je passai par celui de ma secrétaire et l’interrompis dans son travail alors qu’elle appliquait une nouvelle couche de vernis sur le bleu de ses ongles.
— Si quelqu’un cherche à me joindre, lui dis-je, dites que je suis parti en déplacement pour une durée indéfinie.
— Ça veut dire combien de temps ? demanda-t-elle sans lever les yeux.
— Ça veut dire presque pour toujours, dis-je, et elle prit note de ma réponse.
Je récupérai Fireball, qui continuait à s’accrocher, et nous mîmes le cap au nord vers ma cabane au bord de la North Fork. Ses blessures mirent du temps à guérir, mais elles guérirent. Une jeune pousse de poils blancs lui grisonnait le museau ; il marchait prudemment, comme s’il eût essayé de contrôler sa chaloupe naturelle, et il ne pouvait plus lever la jambe pour pisser, mais il survécut. Enfin, je pus le conduire à Columbia Falls pour faire enlever ses drains et les fils de ses points de suture. À notre retour, la Cadillac de Trahearne était garée devant la cabane et il était assis à table avec un bidon de deux litres de vodka et un pichet de tonic. Il ne dit rien le temps que je monte sur la terrasse en portant Fireball. Lorsque je le déposai au sol, il marcha vers Trahearne pour aller le renifler, mais, à mi-chemin, il se ravisa et s’allongea pour lécher ses cicatrices.
— J’imagine que tu m’en veux aussi pour ça, dit Trahearne d’un air détendu.
— Je crois que je n’en veux à personne pour rien du tout, dis-je.
— Ça doit être dur d’être un saint, avança-t-il.
Sa voix paraissait sobre, mais ses yeux étaient rouges et ivres. Des dépôts blancs d’antiacide formaient des croûtes aux coins de sa bouche.
— Qu’est-ce que vous faites ici ? demandai-je.
— Je n’arrivais pas à travailler, dit-il, puis il baissa la tête.
— Votre chaise est peut-être un tout petit peu trop loin de votre bureau, dis-je.
— Ah nom de Dieu, mais qu’est-ce que tu en sais ? demanda-t-il, sa colère se changeant en tristesse au milieu de la question.
— Rien.
— Alors n’essaye pas de me dire ce que je devrais faire, dit-il en essayant de verser de la vodka dans son verre.
Mais c’était trop compliqué. Il leva la bouteille de deux litres, but au goulot, puis avala quelques gorgées de tonic pour faire passer.
— Je ne crois pas que ce soit exactement comme ça que ça se serve, la vodka-tonic, dis-je.
— Va te faire foutre.
Il rota douloureusement et but une nouvelle rasade au goulot.
— Reprenons cette conversation depuis le début, dis-je.
— Si ça te chante, marmonna-t-il.
Il se leva, fit quelques pas en titubant, puis s’effondra à genoux au bord de la terrasse comme s’il voulait prier. Il s’étouffa, toussa une ou deux fois et vomit violemment une grosse projection de sang par le côté de sa bouche.
— Nom de Dieu, dis-je.
Il recommença et bascula de la terrasse, faisant une chute de un mètre face contre terre. Je me précipitai vers lui, l’aidai à se relever, lui essuyai le visage, puis glissai mon épaule sous son bras pour le porter jusqu’à sa voiture.
— Qu’est-ce que tu fous ? demanda-t-il.
— Je vous emmène à l’hôpital, dis-je.
— Laisse-moi crever, marmonna-t-il, laisse-moi crever.
— Ça attirerait les mouches, dis-je en le tassant sur le siège passager de la Cadillac.
Pendant que je retournais à la cabane pour prendre Fireball, Trahearne éclata de rire et s’étouffa de nouveau. Il me fallut quelques minutes pour jeter des vêtements dans un sac à dos, et lorsque j’émergeai de nouveau de la tente, Trahearne était descendu de la voiture et se dirigeait vers la rivière en titubant dans la descente.
— Hého ! criai-je en courant derrière lui.
— Fous le camp, dit-il lorsque je l’attrapai par le bras.
Voyant que je ne foutais pas le camp, il secoua son bras si violemment qu’il me propulsa contre un tronc d’arbre. Puis il se remit en marche vers la rivière.
Ma première impulsion fut de jaillir à sa poursuite et de l’assommer à coups de poing, mais je n’avais pas envie de me briser les os sur sa mâchoire géante. Lorsque je le rattrapai, cette fois, je lui passai un bras autour du cou et je serrai pour l’étouffer jusqu’à ce qu’il se calme. Il se débattit, fulmina et rua comme un taureau blessé, mais je ne lâchai pas prise et il finit par tomber à genoux. Je relâchai ma clé. Il secoua sa grosse tête, luttant pour respirer, pour amener de l’oxygène à son cerveau, puis se releva sans dire un mot et se dirigea de nouveau vers la rivière. Cette fois-ci, ce fut plus simple. La troisième fois, ce fut encore plus simple.
— Je ne pourrai pas faire ça toute la journée, lui dis-je lorsqu’il se releva pour la quatrième fois.
— Va pourtant bien falloir, murmura-t-il en s’étouffant encore sur ses mots.
— Ah, et puis merde, dis-je en me détournant de lui.
Puis je pivotai vivement dans l’autre sens et lui assénai un swing puissant au coin de la mâchoire. Ce fut comme de cogner un arbre – j’eus l’impression douloureuse de fracasser tous les os de ma main et de mon poignet droits.
— Bon sang, dis-je en reposant doucement ma main droite sur la gauche.
Trahearne resta debout un instant, puis fit un pas vers moi et s’effondra contre mon torse. Nous tombâmes tous les deux, lui dessus, moi dessous, et je sentis une ou deux de mes côtes se démettre. Au moins avais-je cependant fini par le mettre K.-O. Je me dégageai de sous son corps et l’attrapai par le col pour le traîner à la voiture avant que la douleur ne fût trop vive. Mais je ne parvins pas à le faire bouger. Je dus rouler jusqu’à Polebridge pour aller chercher de l’aide et le charger sur la banquette arrière de la Cadillac. Quand je fus enfin en mesure de le conduire à l’hôpital de Kalispell, Trahearne ronflait paisiblement, et ma main droite ressemblait à un gant en latex gonflé d’eau.
DEUX jours plus tard, je redescendis lui rendre visite. Lorsque je poussai la porte de sa chambre d’hôpital, il me sourit douloureusement.
— Tu finiras par me tuer, dit-il.
— Je me suis cassé six os de la main, mon vieux, et je me suis démis trois côtes… uniquement en essayant de vous garder en vie.
Je lui montrai mon plâtre.
— J’imagine que je dois te remercier, hein ?
— Et comment, nom de Dieu, dis-je.
— Bon, eh bien… merci.
— Vous aviez l’intention de faire quoi, bordel ? demandai-je en m’asseyant dans le fauteuil le plus proche.
— Qui sait ? murmura-t-il. Qui peut savoir, putain ? (Puis il resta silencieux un long moment.) Melinda m’a dit, pour les quarante mille dollars, dit-il, et j’ai fait l’erreur d’aller voir ma mère pour les lui emprunter.
— L’erreur ?
— Cette folle de vieille carne m’a ri au nez, dit-il en rougissant de honte. Je savais que ce n’était pas une bonne idée, ajouta-t-il. Je savais qu’il fallait que je me débrouille seul.
— Qu’est-ce que vous avez fait ? Vous avez hypothéqué votre maison ?
— Je l’aurais fait si j’avais pu, dit-il, mais la banque me réclame déjà deux traites impayées à l’heure qu’il est. S’ils ne m’ont pas jeté dehors, c’est uniquement parce que ma mère est passée pour se porter garante de mes dettes. Foutue vieille folle. Je ne l’ai jamais comprise, tu sais, jamais. Peut-être qu’elle veut que je reste près d’elle, mais seulement selon ses conditions à elle. Je ne sais pas…
— Elle vous a ri au nez, et vous vous êtes saoulé, c’est ça ?
— Pas tout de suite, dit-il, pas tout de suite. J’ai appelé mon éditeur et je l’ai convaincu de me verser une avance de quarante mille dollars pour mon prochain livre…
— Quel prochain livre ? l’interrompis-je.
— N’importe. Le prochain que je dois écrire, répondit-il. Mais je dois d’abord lui en livrer cent pages pour qu’il me verse mon avance. C’est pour ça que je suis venu te voir.
— Vous voulez que je l’écrive pour vous ? demandai-je. Ou bien seulement que je vous tienne la main pendant que vous l’écrivez ?
Il fit lentement oui de la tête.
— Si tu voulais bien venir pour t’installer à la maison et m’aider à rester sobre pendant un mois, je pourrais écrire ces pages.
— Vous plaisantez.
— Absolument pas, dit-il. Je sais à quel point je te suis redevable, C.W., mais si tu acceptais juste de faire ce dernier truc, je… je ferais n’importe quoi pour toi. Je t’offrirais ce que tu veux. J’ai juste besoin de me remettre au boulot, tu vois, j’ai juste besoin…
— Pour les quarante patates ? demandai-je. Pour Melinda ?
— Ouais, marmonna-t-il, c’est ça.
— Espèce de fils de pute, dis-je. Je vais le faire, mais ce ne sera pas pour vous, ni pour votre putain de livre à la con…
— Tu le feras pour elle, dit-il doucement. J’accepte. J’imagine que c’est déjà bien plus que ce que je mérite.
— Et elle, elle en pense quoi ? demandai-je.
— Elle ne le sait pas encore, dit-il. Elle a loué une camionnette, y a chargé toutes ses œuvres et elle est descendue à San Francisco.
— Très bien, dis-je. Pourquoi ne l’avez-vous pas aidée ?
— Elle a refusé, avoua-t-il. Elle m’a dit que c’était ses problèmes à elle, et qu’elle s’en sortirait toute seule. Mais quand j’aurai l’argent, tu iras le leur rendre, et elle pourra souffler.
— Moi aussi, dis-je, mais il n’écoutait pas.
— Ça doit être dur, dit-il doucement.
— Quoi donc ?
— De parvenir au terme de sa quête héroïque et de tomber sur une jolie princesse souillée, dit-il presque en un murmure.
— Seulement pour vous, dis-je. Seulement pour vous.
— C’est ce que je voulais dire, bien sûr, dit-il. Dur de trouver la belle dame amoureuse du dragon, mariée au monstre hirsute à l’haleine fétide… (Il se tut et me fixa des yeux.) Tu aurais dû me laisser descendre à la rivière.
— J’y ai pensé.
— Pourquoi ne l’as-tu pas fait ?
— Parce qu’elle vous aime, j’imagine, dis-je, même si je ne comprends vraiment pas pourquoi.
— Moi non plus.
— Et vous ? lui demandai-je. Vous l’aimez ?
Il resta longuement silencieux avant de répondre, puis il dit :
— Je ne suis plus sûr de bien savoir ce que ça veut dire, mais je sais que je ne pourrais pas vivre sans elle.
— Vous n’avez pas l’air de vivre si bien que ça avec elle.
Il resta de nouveau silencieux, pour un moment plus long cette fois, puis il dit :
— Tu sais, il fut un temps où j’attendais avec hâte le jour où je serais trop vieux pour ne plus rien avoir à foutre des femmes. Je me disais que quand ce jour viendrait, toute l’énergie que je gaspillais à leur courir après pourrait passer dans mon travail. Je pensais que je deviendrais vieux et sage, aussi asexué qu’un oracle, mais ça ne s’est pas passé comme ça, fils, ça ne s’est pas du tout passé comme ça. Ça m’est tombé dessus plus tôt que ce que je croyais, et ça m’a rendu fou. Ou bien encore plus fou. Et quand Melinda est arrivée pour souffler sur mes braises, je lui en ai été tellement reconnaissant que je l’ai épousée. Et maintenant, j’ai peur de la perdre.
— Ce n’est pas un détective qu’il vous faut, mon vieux, c’est un psy.
— Peut-être, fils, peut-être, dit-il, mais je n’ai que toi. Et de toute façon, les trente dollars de l’heure, je préfère te les donner à toi. Au moins, toi, tu me payes un coup de temps à autre.
— Plus maintenant, dis-je. Le premier verre que vous boirez sera le dernier que j’achèterai.
— Je serai docile comme un agneau, dit-il, puis il sourit. Tu verras.
DÈS que les médecins furent en mesure de pratiquer leur batterie d’examens, ils virent que Trahearne ne souffrait pas du tout d’un ulcère perforé. Juste d’une gastrite alcoolique aiguë. Ils le laissèrent sortir le lendemain matin.
— Mets la capote, dit-il d’un ton agacé en s’installant sur le siège passager de la Cadillac.
Il avait le visage si blanc qu’on l’aurait cru enduit à la peinture de clown.
— Fermez-la et profitez du soleil, dis-je en démarrant.
— Où tu vas ? dit-il en soupirant. Tu pars dans le mauvais sens.
— Je dois récupérer mon pick-up.
Je décapsulai une canette de bière.
— Je ne pourrai pas conduire, dit Trahearne les yeux rivés sur la canette.
— Je sais, dis-je. J’ai une barre de remorquage dans le coffre. Vous venez de me l’offrir. J’étais fatigué de louer ces putains de trucs. Presque aussi fatigué que de tracter vos putains de voitures dans tous les sens.
— Tu vas m’infliger ce trajet de soixante-dix kilomètres sur cette piste de terre ? dit-il. À l’aller et au retour ?
— Et vous allez me regarder boire des canettes tout au long du chemin, qui plus est, dis-je. Qu’est-ce que ça peut faire ? Si Fireball en est capable, vous devez en être capable, ajoutai-je en faisant un petit geste du menton en direction de la banquette arrière où le bulldog dormait.
— Sughrue, tu es un maudit fils de pute, dit Trahearne en essuyant la sueur qui lui coulait sur le visage.
— Vous voulez de la pitié à deux balles, mon vieux, ou bien de l’efficacité à cent dollars par jour ?
— Des mots gentils à cinq ou six balles, ce serait possible ? demanda-t-il presque en souriant.
— L’Oncle Sam m’en a offert une grosse poignée, dis-je, mais je n’arrive jamais à les placer.
Trahearne garda le sourire jusqu’à ce que je lui demande de m’ouvrir une autre bière, puis nous mîmes le cap au nord, vers les montagnes. Je bus, et il me regarda boire, jusqu’à ce que nous soyons à ma cabane, où j’attelai une nouvelle fois nos véhicules. Sur le chemin du retour, je m’arrêtai dans un bar à Columbia Falls, puis dans un autre à Kalispell, puis dans chacun de ceux que nous vîmes en route pour Cauldron Springs. Le grand homme ne se plaignit jamais. Il se contentait de m’attendre dans la cabine en sirotant du 7-Up et en grattant la tête de Fireball. Quand je garai la Cadillac devant chez lui, c’était la fin de l’après-midi et j’étais raide comme un coin. Lorsque j’ouvris la portière de l’El Camino, Catherine Trahearne manqua de l’arracher avec sa Porsche. Elle tira le frein à main et s’immobilisa juste devant nous, puis elle sauta à terre et se précipita pour aider Trahearne à descendre du pick-up.
— Comment te sens-tu ? dit-elle d’une voix suave. Tu aurais dû me laisser venir te voir à l’hôpital, tu sais.
— Je vais bien. (Trahearne poussa un soupir d’agacement à la voir se tracasser comme ça pour lui.) Très bien. Juste un peu fatigué. Je devrais peut-être m’offrir un petit repos.
— Pardon ? demandai-je en descendant à mon tour. Vous avez dit un petit repos, ou bien un apéro ?
Trahearne m’envoya un regard triste et las, puis il fit non de la tête. Catherine, elle, me fixa avec une colère si intense qu’elle me fit presque dessaouler sur place. Rien de tel qu’un peu de haine toute crue pour obtenir l’attention d’un ivrogne.
— Bonne sieste, ajoutai-je stupidement tandis que Catherine aidait Trahearne à gravir le perron.
Lorsqu’ils eurent disparu par la porte d’entrée, je fis le tour de mon pick-up pour aider Fireball à descendre. Il traversa la pelouse lentement le nez collé dans l’herbe, en quête d’un buisson. Pas pour pisser dessus, cependant – pour se cacher derrière. Le fait de devoir s’accroupir comme un vulgaire jeune chiot lui causait une honte indicible. Il finit par trouver un petit massif de conifères déplumés derrière lequel baisser son arrière-train.
— Bon sang, mais qu’est-ce qu’on fout ici, mon chien ? demandai-je.
Lui aussi l’ignorait. Il termina ce qu’il avait à faire, puis revint se lover à l’ombre à côté de mes pieds. Je m’appuyai contre le pare-chocs en me remis à boire ma bière.
Catherine sortit de la maison et se dirigea vers moi, les petits plis bien nets de sa courte robe de tennis tressautant sur ses cuisses alors qu’elle descendait les marches du perron au pas de gymnastique.
— Vous êtes vraiment resplendissante aujourd’hui, lui lançai-je.
Et c’était vrai. Les semaines estivales passées sur le court de tennis avaient bruni son hâle sans dessécher sa peau, et ses pommettes luisaient d’un rouge profond. Elle sentait le parfum et la sueur féminine, la noix de coco et le soleil.
— Vous êtes foutument belle, ajoutai-je en levant ma canette comme pour porter un toast tandis qu’une tiède flammèche cherchait à s’allumer dans le creux de mon ventre.
Elle s’arrêta devant moi et, d’une claque, elle envoya ma canette valser à terre. Elle rebondit bruyamment sur les graviers en laissant derrière elle un dégueulis de mousse.
— Bon Dieu mais qu’est-ce que vous croyez être en train de faire ? demanda-t-elle, le souffle coupé par la colère.
— Il a eu droit à toute l’attention aimante qu’il est capable de supporter, dis-je en essayant de ravaler ma propre colère.
— Et vous en savez quoi, bon Dieu ? demanda-t-elle sèchement.
— Presque tout ce qu’il y a à savoir, dis-je. Il m’a engagé pour l’aider à rester sobre, et je voulais m’assurer qu’il en avait le cran.
— L’alcoolisme est une maladie ! hurla-t-elle. Ça n’a rien à voir avec le fait d’avoir du cran.
— Bien, mais il m’a engagé moi, pas vous, dis-je.
— Ce n’est même pas pour lui que vous faites ça, dit-elle. C’est pour elle. (Je ne pris pas la peine de la détromper.) Ah, la foutue petite salope, dit-elle entre ses dents.
La colère aplatissait ses lèvres et tendait sa peau durement sur les os de son visage, jusqu’à ce qu’ils semblent se mettre à luire comme des os de momie derrière un parchemin. De fines lignes blanches brûlantes brillaient au coin de ses yeux, sur ses tempes, le long de sa mâchoire. Elle lâcha en sifflant une malédiction muette, tapa du pied, puis courut vers sa Porsche et s’en alla en trombe, dans un nuage de poussière et de graviers.
Je fis le tour de mon pick-up pour prendre une nouvelle bière en la regardant partir. Elle négocia l’entrée sur la grand-route d’un dérapage sur quatre roues magnifiquement exécuté. À mi-chemin de la ville, ses feux de stop hurlèrent alors qu’elle venait de bloquer ses roues et de s’arrêter en crissant au milieu de la grand-route, où elle resta immobile pendant quelques minutes. Puis, lentement, délibérément, elle fit demi-tour et revint à la maison.
— S’il vous plaît, acceptez mes excuses, dit-elle en se garant à côté de moi. Je suis vraiment désolée.
— Ne vous excusez pas, dis-je tandis qu’elle s’extrayait de l’habitacle. C’est un signe de faiblesse.
Sa colère remonta en une bouffée soudaine, mais elle la ravala et demanda d’une voix douce :
— Pardon ?
— C’est John Wayne qui dit ça, dis-je. Je ne me rappelle pas dans quel film, mais je sais qu’il le dit.
— C’est votre héros, pas vrai ? dit-elle.
— Seuls les imbéciles ont des héros, dis-je.
— Je vois, dit-elle en laissant un sourire se former lentement sur son visage. Je fais toujours l’erreur de vous sous-estimer, n’est-ce pas ?
— Ça vaut mieux que de me surestimer, vous ne croyez pas ?
— Je n’en suis pas si sûre, dit-elle. Mais je suis sûre d’être désolée.
— Laissez tomber, dis-je. C’est une cause perdue et je la poursuis sans doute en m’y prenant comme un idiot. Mais c’est la seule méthode que je connaisse. La fierté, le cran – ce sont les deux seuls trucs qui marchent avec Trahearne.
— Marche ou crève ? demanda-t-elle d’un air sournois.
— Moquez-vous si vous voulez, mais moi, c’est ce que j’appelle avoir du caractère.
— Désolée. (Elle rit et posa sa main sur mon bras.) Je n’ai tout simplement pas résisté à l’envie de vous taquiner. Vous étiez si affreusement sérieux, vous savez.
— Les ivrognes sont toujours sérieux quand il ne le faut pas, dis-je.
— Vous pensez que vous pouvez aider Trahearne à rester sobre quelque temps ?
— S’il le veut vraiment, je peux l’aider. Je crois, dis-je. Ça vaut le coup d’essayer.
— Je devrais peut-être venir vous préparer le dîner.
— Merci, dis-je, mais on va se débrouiller.
— Est-ce une invitation à ne pas venir, comme on dit ?
— Quelque chose dans le genre, reconnus-je.
— Vous avez peut-être raison, dit-elle. Passez donc prendre un verre après le dîner.
— Je verrai, dis-je.
— Bien sûr. (Elle se mit sur la pointe des pieds pour déposer une bise sur le coin de ma bouche.) Prenez bien soin de lui pour moi.
— Je ferai de mon mieux, dis-je, et elle acquiesça comme si elle savait que je le ferais.
Elle retourna à sa voiture et conduisit lentement pour aller se garer derrière la maison de la mère de Trahearne. Une fois de plus, je sortis nos bagages du pick-up et les portai dans la maison.
Trahearne, cependant, ne faisait pas la sieste. Il était assis à son bureau, en short et T-shirt, à jouer nonchalamment avec la culasse de son automatique Colt calibre .45. Un verre de beau whiskey tout neuf trônait juste à côté de son coude.
— Ne t’inquiète pas, dit-il alors que je posais nos sacs dans le salon, je n’ai pas l’intention de me faire sauter la cervelle. Je préfère le lent suicide de l’alcool. (Puis il leva son verre de whiskey.) Et ne t’inquiète pas pour ça non plus, dit-il en le reposant. Sa présence me rassure, c’est tout.
Il saisit de nouveau le .45 et pivota avec son fauteuil pour me faire face. Le gros automatique paraissait presque minuscule dans son énorme main. Il le laissait pendouiller de ses doigts comme une aile brisée.
— Là-bas, dans le Colorado, tu as pris cette maison d’assaut comme un vrai bon soldat, dit-il. L’étais-tu ?
— Ça semblait être la seule option possible, à l’époque, dis-je. La meilleure manière de rester en vie.
— C’est toute la différence, dit-il doucement, entre ta guerre et la mienne. Vous autres, les jeunes, vous saviez que si vous surviviez à votre période d’affectation, vous surviviez à la guerre. Nous, nous savions que nous allions tous mourir. C’était la seule façon pour nous d’avancer – nous devions d’abord accepter notre mort, et ensuite, seulement ensuite, nous pouvions avancer. Mais ce n’est pas le sujet, si ?
— C’est quoi, le sujet ? demandai-je en m’asseyant.
— Quelle est la pire chose que tu aies faite pendant la guerre ? demanda-t-il soudain.
Ce n’était pas une question désinvolte, et je n’avais pas de réponse désinvolte.
— Nous combattions pour reprendre un village au sud d’An Khe, un trou perdu appelé Plei Bao Trois, dis-je. J’ai jeté une grenade dans une hutte, et j’ai tué une famille de trois générations de Vietnamiens. Les deux grands-parents, leur fille et ses trois enfants.
— Étais-tu un bon soldat, avant ça ? demanda Trahearne.
— Je crois que oui.
— Et après ?
— Il n’y a pas eu d’après, dis-je. Ils m’ont collé au trou. Une équipe de la télé canadienne couvrait l’attaque, et j’ai fait les gros titres dès le lendemain soir. Alors ils ont dû me mettre à l’ombre.
— Ça, c’est de la politique, dit Trahearne en agitant sa main vide devant moi, pas du combat. (Après avoir balayé le traumatisme central de ma vie d’adulte d’un revers de la main, Trahearne poursuivit :) Je vais te dire une chose que je n’ai jamais dite à personne.
— Génial, dis-je, mais il ne remarqua pas.
— Lorsque nous avons atterri à Guadalcanal, je ne valais pas grand-chose en tant que Marine, dit-il. Je veux dire, je me comportais, je parlais et je me battais comme un Marine, mais ce n’était que du flan. J’imagine que je devais penser que j’étais censé survivre à cette putain de guerre ou quelque chose comme ça – je n’en sais rien – mais je me contentais de faire les gestes, en essayant d’avoir belle allure. Puis on s’est retrouvés retranchés du côté de la rivière Tenaru, et les Japs ont lancé un assaut de nuit façon banzaï. On a tenu, on a tenu et on leur a mis une putain de raclée, et j’ai commencé à saisir en quoi je m’y prenais mal. Après, quand tout a été fini, j’ai réfléchi et j’ai tiré les choses au clair dans mon esprit.
“On était en train de vérifier les corps, les corps des Japs, et je suis tombé sur ce Jap, un simple soldat, qui flottait sur le dos près de la berge. Il y avait juste assez d’étoiles dans le ciel pour que je voie qu’il était vivant, et pour que lui aussi me voie. Je me suis penché sur lui et je lui ai tiré une balle entre les deux yeux avec ce .45.
“J’imagine que j’ai pas besoin de te dire à quoi ça ressemble de près, j’imagine que tu le sais, mais je me suis forcé à regarder, je me suis forcé à ne pas flancher, et alors j’ai compris ce que c’était que la guerre. Ce n’était ni une question de politique, ni une question de survie, ni rien de toute cette merde. La guerre, c’était être capable de tuer sans flancher et de vivre sans flancher. (Il se tut un moment et jeta son arme sur un tas de feuilles volantes.) C’est comme ça que je vis depuis cette nuit-là, et c’est ça qui ne va pas. Si tu ne peux pas flancher, alors autant être mort.
— C’était il y a longtemps, dis-je. Il est peut-être temps de cesser de vous en vouloir.
— As-tu cessé de t’en vouloir pour ces civils que tu as tués ? demanda-t-il tout de suite.
— Un peu.
— Tu as de la chance, alors, dit-il d’un air triste. Moi je n’y arrive pas. Alors je vais m’y abandonner. Écoute, je sais le genre de soupe sentimentaliste qu’est ma poésie, et je sais le genre de chierie machiste que constitue ma prose – je suis aussi bidon que ma foldingue de mère –, mais j’ai appris des choses durant ces quelques derniers mois de folie, et j’en ai marre de toute cette autre merde. Et tout ça, c’est ta faute.
— C’est toujours ma faute, dis-je d’un ton léger.
— Au début, je voulais que tu trouves Melinda parce que je voulais savoir. Si Rosie ne t’avait pas engagé, j’aurais trouvé moyen de le faire moi-même. Mais je t’ai vu partir à sa recherche pour un sourire et quatre-vingt-sept dollars, et tu ne l’as jamais jugée, pas une seule fois, tu lui as pardonné sans rien lui demander en retour. J’y ai pensé sans arrêt pendant mon séjour à l’hôpital, et j’ai fini par comprendre. Tout ce temps, toutes ces années depuis la guerre, je me suis constamment efforcé d’être dur, assez dur pour survivre, puis assez dur pour vivre sans flancher, mais quand je me suis retrouvé dos au mur, quand il a été question de vie plutôt que de mort, je n’ai pas eu le cran de pardonner à la femme que j’aimais. Je n’ai pas pu, fils, pas du tout. (Il se tut suffisamment longtemps pour ramasser le .45 et balayer le tas de feuilles de son bureau.) Maintenant, c’en est fini, tout ça. Je vais écrire un roman qui parlera d’amour et de pardon. Même si je dois en crever. Voilà pourquoi je ne m’apprête pas à me griller la cervelle avec ce truc. (Il jeta de nouveau son pistolet sur le plateau du bureau.) Ce n’est plus qu’un presse-papier.
— Parfait.
— J’ai tiré ma dernière balle, petit, dit-il en souriant. Bon sang, je n’ai même pas fait exprès, l’autre nuit, avec le fusil. J’ai juste pompé pour engager une balle dans la culasse, et j’étais tellement bourré que je l’ai fait en gardant le doigt pressé sur la détente, et le putain de coup est parti tout seul. Dans la pièce, personne n’a été plus surpris que moi.
— On était quelques-uns à être pas mal surpris, dis-je en lui rendant son sourire.
— Personne plus que moi, répéta-t-il, puis il lâcha un petit rire et me tendit son verre de whiskey. Maintenant tire-toi d’ici, petit, j’ai du boulot.
— OK, dis-je.
Alors que je me levais en le regardant rassembler ses crayons fraîchement taillés et un bloc-notes tout neuf, je sentis la présence d’un nœud étrange au fond de ma gorge, et d’une brûlure dans mes yeux, mais je partis vaquer à mes occupations avant que le vieil homme ne les remarque.
TRAHEARNE travailla jusqu’au dîner, puis il mangea une assiette de saucisses aux œufs brouillés à son bureau, et me fit signe de le laisser tranquille quand je vins lui demander s’il voulait que je le resserve. Comme il avait l’air perdu dans son monde, je décidai d’aller me promener dehors et de voir comment le bulldog allait. Fireball avait mangé l’essentiel de sa ration de nourriture pour bébé et s’était endormi sur place, le nez contre sa gamelle. Je ne le dérangeai pas et laissai mes pas me guider vers la rivière. Catherine me retrouva au petit pont. Elle portait une longue tunique en tricot qui ondulait sur son corps dans la pénombre.
— Vous veniez prendre un verre ? demanda-t-elle en passant ses mains derrière mon cou et en calant son pubis contre le mien.
— Quelque chose dans ce goût-là, dis-je en passant mes mains derrière sa taille bien ferme.
Tout en m’embrassant, elle murmura contre ma bouche :
— On n’a nulle part où aller, beau gosse.
Ça ne semblait pas être un problème, cependant. Ses mains descendirent dans mon dos puis très vite elles défirent mon Levi’s avant de relever les longs plis de sa jupe pour les tenir au-dessus de ses hanches de manière à ce que je puisse serrer ses fesses nues dans ma main valide en fléchissant les genoux.
Lorsque nous eûmes fini, je regardai par-dessus son épaule en direction de la maison de la mère de Trahearne. À une des fenêtres de l’étage, un rideau bougea comme si quelqu’un venait juste de le lâcher en reculant.
— J’ai l’impression que la vieille nous observait, dis-je.
— Qu’elle aille au diable, dit Catherine en lissant sa jupe sur ses cuisses finement musclées.
— Vous êtes vous jamais dit qu’on ne devrait pas faire ça ? demandai-je.
— C’est une chose à laquelle je ne pense jamais qu’après coup, répondit-elle en partant d’un joli éclat de rire. À demain soir, ajouta-t-elle, même heure, même endroit.
Puis elle s’éloigna de moi pour s’enfoncer dans la pénombre du crépuscule et disparut avant que j’aie le temps de dire non.
MAIS le lendemain soir, quand j’arrivai au petit pont après le dîner, Edna Trahearne m’y attendait. Elle était vêtue, comme à son habitude, de sa tenue de pêche usée, à laquelle elle avait ajouté un bonnet irlandais en laine pour se protéger de la fraîcheur du soir. Lorsque je mis le pied sur le pont, elle renifla comme si j’étais en retard pour ma leçon de pêche à la mouche.
— Tâchez de ne pas trop montrer votre déception, dit-elle en grognant. Catherine est encore en train de débarrasser la table. Elle sera là dans un tout petit moment.
— Content de vous revoir, madame Trahearne, dis-je en m’appuyant contre la rambarde à côté d’elle. Alors, ça mord ?
— Comme c’est urbain, dit-elle d’un ton narquois. Comment vous y êtes-vous pris pour vous retrouver coincé entre tous ces mortels ?
— Et vous ?
— Un moment d’égarement passionnel, petit, répondit-elle puis elle éclata d’un brusque gloussement de rire fiévreux qui cisailla la nuit comme un cri d’oiseau fou. Et vous, c’est quoi, votre excuse ?
— J’ai bien peur de ne pas en avoir, madame.
— Vous feriez mieux d’en trouver une, petit, me conseilla-t-elle d’une voix enjouée. Vous avez mis le pied dans un nid de vipères, et si vous n’avez aucune bonne raison d’être ici, alors vous devriez partir.
— Je gagne ma vie jour après jour, dis-je, et elle rit de nouveau. Vous êtes de bonne humeur, ce soir, ajoutai-je.
— À chaque fois que cette petite traînée s’en va, mon humeur s’améliore considérablement, dit-elle, puis elle sourit en attendant que je morde à sa mouche.
Quand elle fut certaine que je ne le ferais pas, elle renifla une fois de plus puis demanda :
— Qu’est-il arrivé à votre main, petit ?
— J’ai frappé votre bébé chéri au menton, reconnus-je.
— Quand on fait le métier que vous faites, on devrait se douter que ce n’est pas une bonne idée de frapper un colosse comme mon fils à poings nus.
— Je le savais très bien, dis-je. Mais je l’ai fait quand même. Par pur plaisir gratuit.
— Vous êtes urbain, petit, dit-elle en m’offrant un sourire aussi tordu que ses phalanges, mais vous n’êtes pas gentil. Du tout.
— Non madame, répondis-je, et la vieille dame tourna les talons et se dirigea vers sa maison en clopinant lentement, s’arrêtant un instant pour échanger quelques mots avec Catherine, qui descendait vers le petit pont.
Je n’entendis pas ce qu’Edna lui disait, mais Catherine regarda par-dessus son épaule pour m’adresser un sourire, le genre de sourire que ma mère appelait un sourire de serpent. Lorsqu’elles eurent fini de parler, la vieille dame repartit en direction de sa maison, et Catherine vint vers moi d’un pas nonchalant. Elle portait la même longue et douce tunique verte, et tenait un grand verre dans sa main.
— Alors comme ça, il vous arrive de manquer de respect à l’égard des anciens, dit-elle en posant le pied sur le pont, sans se départir de son sourire narquois.
— Je suis toujours aimable à votre égard, dis-je.
— Trouvez-vous drôle de me rappeler mon âge ? demanda-t-elle en effaçant soudain le sourire de son visage.
— Ce n’était qu’une petite blague, dis-je en guise d’excuse.
— Ça ne m’amuse pas du tout, dit-elle en remuant frénétiquement les glaçons dans son verre.
— Je suis désolé.
— Vous feriez mieux de retourner jouer les nounous, vous ne croyez pas ?
— Absolument, madame, dis-je, puis je m’éloignai d’elle.
— C.W., dit-elle doucement, mais je ne m’arrêtai pas.