Ce soir-là, le journal de Mr. Bucket annonçait la découverte non seulement du troisième, mais aussi du quatrième ticket d’or, DEUX TICKETS D’OR TROUVES AUJOURD’HUI, disaient en énormes caractères les manchettes, IL N’EN RESTE PLUS QU’UN.
« Parfait, dit grand-papa Joe lorsque toute la famille était réunie dans la chambre des vieux, après le dîner, voyons qui les a trouvés. »
« Le troisième ticket, lut Mr. Bucket en approchant le journal de ses yeux parce que sa vue était mauvaise et qu’il n’avait pas les moyens de s’offrir des lunettes, le troisième ticket a été trouvé par une demoiselle Violette Beauregard. L’agitation battait son plein chez les Beauregard lorsque notre envoyé arriva pour interviewer l’heureuse jeune personne – sous les déclics des caméras et dans la fumée des flashes, les gens se bousculaient et se poussaient du coude, dans l’espoir d’approcher la glorieuse fillette. Quant à la glorieuse fillette, elle se tenait debout sur une chaise de la salle de séjour, en brandissant éperdument le ticket d’or, comme pour arrêter un taxi. Elle parlait très vite et très fort à tout le monde, mais on avait du mal à la comprendre, car, tout en parlant, elle mâchait du chewing-gum avec férocité.
« D’habitude, je mâche du chewing-gum, hurla-t-elle, mais quand j’ai entendu parler de ces tickets Wonka, j’ai quitté la gomme pour les bâtons de chocolat, dans l’espoir d’un coup de veine. Maintenant, bien sûr, je reviens à mon cher chewing-gum. Il faut bien que je vous dise que je l’adore. Je ne peux pas vivre sans chewing-gum. J’en mâche à longueur de journée, sauf au moment des repas. Alors je le sors et je le colle derrière mon oreille pour ne pas le perdre… Pour vous dire la stricte vérité, je ne me sentirais pas bien dans ma peau si je ne pouvais pas mâcher toute la journée mon petit bout de chewing-gum, vraiment. Ma mère dit que ça fait mal élevé et que ce n’est pas beau à voir, les mâchoires d’une petite fille qui remuent tout le temps, mais moi, je ne suis pas d’accord. Et de quel droit me critique-t-elle puisque, si vous voulez tout savoir, elle remue les mâchoires presque autant que moi, à force de me gronder toutes les trois minutes.
« — Voyons, Violette, dit Mrs. Beauregard, du haut du piano où elle s’était réfugiée pour n’être pas écrasée par la foule.
« — Bon, bon, mère, ne t’emballe pas ! hurla Miss Beauregard. Et maintenant, poursuivit-elle en se tournant de nouveau vers les journalistes, vous serez peut-être intéressés par le fait que le petit bout de gomme que je suis en train de mâcher, je le travaille ferme depuis trois mois. C’est un record, puisque je vous le dis. J’ai battu le record que détenait jusque-là ma meilleure amie, Miss Cornelia Prinzmetel. Et c’est tout dire. Elle était furieuse. Maintenant, ce morceau de gomme, c’est ce que je possède de plus précieux. La nuit, je le colle à une colonne de mon lit, et le matin, il est tout aussi bon – un peu dur au départ, mais il s’attendrit vite sous mes dents. Avant de m’entraîner pour les championnats du monde, je changeais de gomme tous les jours. J’en changeais dans l’ascenseur, ou dans la rue, en rentrant de l’école. Pourquoi l’ascenseur ? Parce que j’aimais bien coller le morceau que je venais de finir à l’un des boutons qu’on presse pour monter. Comme ça, la personne suivante qui appuyait sur le bouton se collait ma vieille gomme au bout du doigt. Ha ! ha ! C’est fou ce qu’ils faisaient comme boucan, les gens. Les plus drôles étaient les bonnes femmes, avec leurs gants qui coûtent cher. Oh ! oui, ça me plaira drôlement de visiter l’usine de Mr. Wonka. Pourvu qu’il me donne du chewing-gum pour le reste de mes jours ! Youpi ! Hourra ! »
« Quelle sale gosse ! dit grand-maman Joséphine.
— Abominable ! dit grand-maman Georgina. Elle finira mal si elle continue à mastiquer toute la journée, vous allez voir.
— Et qui a trouvé le quatrième ticket, papa ? demanda Charlie.
— Voyons un peu, dit Mr. Bucket en reprenant le journal. Ah ! oui, j’y suis. Le quatrième ticket d’or, lut-il, a été trouvé par un garçon nommé Mike Teavee.
— Encore un mauvais garnement, je parie, grommela grand-maman Joséphine.
— Ne l’interrompez pas, grand-mère, dit Mrs. Bucket.
— La maison des Teavee, poursuivit Mr. Bucket, était bondée, tout comme les autres, de visiteurs fort agités, lors de l’arrivée de notre reporter, mais le jeune Mike Teavee, l’heureux gagnant, semblait extrêmement ennuyé par toute cette affaire. « Espèces d’idiots, ne voyez-vous pas que je suis en train de regarder la télévision ? dit-il d’une voix courroucée, je ne veux pas qu’on me dérange ! »
« Le garçon qui est âgé de neuf ans était installé devant un énorme poste de télévision, les yeux collés à l’écran. Il regardait un film où une bande de gangsters tirait à coups de mitraillette sur une autre bande de gangsters. Mike Teavee lui-même n’avait pas moins de dix-huit pistolets d’enfant de toutes les tailles accrochés à des ceinturons tout autour de son corps, et, toutes les cinq minutes, il sautait en l’air pour tirer une demi-douzaine de coups avec une de ses nombreuses armes.
« Silence ! hurlait-il chaque fois que quelqu’un tentait de lui poser une question. Ne vous ai-je pas dit de ne pas me déranger ! Ce spectacle est d’une violence ! Il est formidable ! Je les regarde tous les jours. Je les regarde tous, tous les jours, même les plus miteux, où il n’y a pas de bagarre. Je préfère les gangsters. Ils sont formidables, les gangsters ! Surtout quand ils y vont de leurs pruneaux, ou de leurs stylets, ou de leurs coups de poing américains ! Oh ! nom d’une pipe, qu’est-ce que je ne donnerais pas pour être à leur place ! Ça, c’est une vie ! Formidable, quoi ! »
— C’est assez ! dit sèchement grand-maman Joséphine. Je suis écœurée !
— Moi aussi, dit grand-maman Georgina. Est-ce que tous les enfants se conduisent comme ça, de nos jours… comme ces moutards dont parle le journal ?
— Bien sûr que non, dit Mr. Bucket en souriant à la vieille dame. Il y en a, cela est vrai. Il y en a même beaucoup. Mais pas tous.
— Et voilà qu’il ne reste plus qu’un ticket ! dit grand-papa Georges.
— En effet, renifla grand-mère Georgina. Et, aussi sûr que je mangerai de la soupe aux choux demain soir, ce ticket ira encore à une vilaine petite brute qui ne le mérite pas ! »