CHANT XXXIV

La Giudecca, zone de Judas, quatrième et dernière division du neuvième et dernier cercle, séjour des traîtres envers leurs bienfaiteurs. La glace les recouvre tout entiers. Au centre du glacier, le centre aussi de l'univers, se tient Lucifer. Description de l'ange déchu. Il a triple visage et dans chacune de ses trois gueules il dévore un traître : Brutus et Cassius, les ingrats assassins de César, et Judas le déicide. Les deux poètes sortent de l'Enfer.

— « Avec ses étendards le roi d'Enfer s'avance !

Cria soudain mon maître ; à travers la distance

Tâche aussi de le voir, et regarde en avant ! »

Comme au loin, quand la brune assombrit l'atmosphère,

Ou bien lorsque la nuit couvre notre hémisphère,

On croit voir un moulin agité par le vent :

Tel m'apparut au loin un bâtiment mobile.

Le vent soufflait si fort, que derrière Virgile

Je courus me blottir : seul refuge en ce val.

Nous étions, je l'écris en tremblant, à la place

Où chaque ombre couverte en entier par la glace

Semblait comme un fétu resté dans un cristal.

Les unes sont gisant, d'autres debout dressées,

Tête en haut, tête en bas, et jambes renversées,

D'autres figurent l'arc, pieds et front se touchant.

Quand nous fûmes assez avant, et que mon maître

Crut le moment venu de me faire connaître

Cet être que le Ciel avait fait si charmant,

Il s'écarte de moi, s'arrête et dit : « Demeure,

Tu vas voir Lucifer ! voici l'endroit et l'heure

Où de fermeté d'âme il est bon de t'armer. »

Oh ! comme à ce moment mon angoisse fut vive !

Lecteur, n'exige pas que je te la décrive ;

Tout ce que je dirais ne pourrait l'exprimer.

Presque mort, de mes sens j'avais perdu l'usage,

Tu peux d'après cela te former une image

De ce que je devins, n'étant mort ni vivant.

Le monarque abhorré du douloureux royaume

Sortait hors du glacier son sein : hideux fantôme !

J'aurais atteint plutôt la taille d'un géant,

Qu'un géant de son bras n'eût atteint la mesure.

Jugez dans son entier ce qu'était sa stature

D'après cette longueur d'un morceau de son corps.

Àh ! s'il fut aussi beau qu'il est épouvantable

Et contre son Auteur leva son front coupable,

Il a gagné sa place au centre des remords.

Quelle fut ma stupeur, en voyant que la bête,

Ô prodige ! portait trois faces à sa tête !

L'une, sur le devant, de la couleur du sang,

Deux autres à côté, qui, comme de deux pôles,

S'élevaient du milieu de ses larges épaules ;

Toutes trois au sommet du crâne s'unissant.

Le visage de droite était livide et jaune,

L'autre semblait avoir, à la torride zone

Où le Nil se répand, emprunté sa couleur.

Deux ailes s'étendaient dessous chaque figure,

Mesurant sur l'oiseau leur énorme envergure.

Les voiles de la mer envîraient leur hauteur.

Le monstre battait l'air avec ces ailes fauves,

Sans plumes, comme on voit celles des souris-chauves.

Trois vents s'en échappaient et soufflaient furieux,

Et tout autour de lui se gelait le Cocyte.

Bavant, suant le sang, cette larve maudite

Versait sur trois mentons les pleurs de ses six yeux.

Ses dents en même temps broyaient dans chaque gueule

Un pécheur, l'écrasant comme un grain sous la meule :

Ils étaient ainsi trois à la fois torturés.

Pour celui de devant, c'était peu des morsures ;

Les griffes lui faisaient de bien autres blessures.

La peau des chairs pendait sur ses flancs déchirés !

— « Cette âme, dont là-haut, plus cruelle est la peine,

Dit mon maître, celui qui si fort se démène,

La tête au fond, le corps au dehors, c'est Judas.

Cette autre suspendue à la figure noire,

Et qui, la tête en bas, pend hors de la mâchoire,

C'est Brutus : il se tord, mais il ne parle pas.

Et l'autre qui paraît si membrue, autre traître :

Cassius ! Mais la nuit commence à reparaître ;

Il est temps de partir, car nous avons tout vu. »

Alors, suivant son ordre, à son cou je m'enlace.

Lui, saisissant à point et l'instant et la place

— Lucifer ouvrant l'aile, — à son râble velu

Il s'attache, et, glissant tout le long de sa taille,

De crins en crins descend, comme d'une muraille,

Entre l'étang de glace et l'épaisse toison.

Quand nous fûmes venus à l'endroit où la hanche

Tourne à point sur le gros de la cuisse, il se penche,

Non sans grande fatigue et sans émotion,

À la place des pieds met sa tête, et fait mine

De remonter le long de la pileuse échine.

Je croyais retourner au séjour infernal.

— « Tiens-toi bien, dit le maître en reprenant haleine,

C'est par ces échelons, avec immense peine,

Que l'on peut s'éloigner de l'empire du Mal. »

Il passe à ce moment par le trou d'une roche,

Et m'asseyant au bord, près de moi se rapproche,

Après m'avoir ainsi fait sortir de l'Enfer.

Je levai l'œil, croyant en toute certitude

Retrouver Lucifer dans la même attitude ;

Mais je le vis tenant les deux jambes en l'air.

Quel trouble à cet aspect remplit mon âme entière ?

Je le laisse à penser à la foule grossière

Qui n'a pas vu le point que j'avais traversé.

— « Allons, mets-toi sur pied ! s'écrie alors le sage,

Car le chemin est long, et rude est le voyage,

Au méridien déjà le soleil a passé. »

Certes, ce n'était pas la royale avenue

D'un palais éclatant qui s'offrait à ma vue,

Mais plutôt un ravin escarpé, sans lueur.

— « Avant de m'arracher de l'Abîme, ô mon maître,

Dis-je, dès que debout je pus me reconnaître,

Réponds-moi, je te prie, et tire-moi d'erreur !

Qu'est devenu le lac glacé ? Comment le diable

A-t-il la tête en bas ? Comment, chose incroyable !

Le jour luit quand le soir est à peine passé ? »

— « Tu penses être encor par là-bas, dit Virgile,

Au centre où je me pris aux poils du grand reptile

Par qui dans son milieu le monde est traversé.

Tant que je descendais, c'était vrai ; mais, au ventre,

Quand je me retournai, nous dépassions le centre

Où par sa pesanteur tout corps est entraîné.

Nous sommes maintenant sous un autre hémisphère,

L'opposé de celui qui recouvre la terre

Et qui sous son sommet vit périr condamné

L'homme parfait conçu sans péché de sa mère ;

Et tes pieds sont placés sur la petite sphère

Qui forme le revers de la Giudecca.

Là c'est nuit quand ici le soleil étincelle ;

Et celui dont les crins nous ont servi d'échelle

Dans la même posture est encor planté là.

C'est là qu'il est tombé du Ciel dans sa disgrâce.

La terre qui d'abord occupait cet espace

Se fit en le voyant un voile de la mer

Et recula d'horreur jusqu'à notre hémisphère.

D'effroi peut-être aussi, là-bas cette autre terre,

Laissant le vide ici, s'amoncela dans l'air. »

Il est dedans l'abîme un lieu distant du Diable

De toute la longueur de sa tombe effroyable.

L'œil ne le perçoit pas, mais il est deviné

Au bruit d'un ruisselet filtrant comme une source

Au travers d'un rocher qu'il creuse dans sa course,

Serpentant à l'entour, doucement incliné.

Par ce chemin secret qu'aucun rayon n'éclaire,

Mon guide m'entraîna vers la région claire ;

Et sans nous arrêter, engagés dans ce lieu,

Nous montâmes tous deux, lui devant, moi derrière.

Enfin par un pertuis au bout de la carrière

J'entrevis les chefs-d'œuvre étalés au ciel bleu,

Et je sortis revoir les étoiles de Dieu.