CHANT I
Invocation. — Béatrice a les yeux fixés au Ciel. Dante a les siens attachés sur Béatrice, et, dans cette contemplation, il se sent transfiguré et s'élève avec elle jusqu'au premier Ciel. Il s'émerveille de cette ascension au-dessus de l'air et du feu. Béatrice dissipe son étonnement : libre de toute entrave, c'est-à-dire lavé de toute souillure, il est devenu un être pur, une flamme vive qui monte de la terre au Ciel, aussi naturellement qu'un fleuve qui suit sa pente en descendant d'une montagne.
La gloire de Celui qui fait mouvoir le monde
Pénètre l'univers, et sa splendeur l'inonde :
Soleil, suivant les lieux, plus ou moins abondant.
Dans le Ciel, qui reçoit le plus de sa lumière,
Je fus, et j'ai vu là des choses que sur terre
On ne sait plus redire en en redescendant ;
Parce qu'en approchant de son désir sublime,
En telles profondeurs notre intellect s'abîme
Qu'en vain, en souvenance, on y veut revenir.
Pourtant ce que j'ai pu, du royaume de gloire,
Emporter de trésors au fond de ma mémoire,
À mon chant maintenant matière va fournir.
Apollon ! ô Dieu bon ! pour ce labeur suprême,
Vase d'élection, remplis-moi de toi-même,
Que du laurier chéri je me puisse couvrir !
Jusqu'ici j'eus assez d'un sommet du Parnasse ;
Mais il faut à présent que par les deux je passe,
Pour cette lice encor qui me reste à courir.
Entre dans ma poitrine et mets-y ton ivresse,
Inspiré comme au jour où ta main vengeresse
Arracha Marsyas du fourreau de son corps !
Si tu veux m'assister assez, divine flamme !
Pour que du paradis gravé dedans mon âme
Je reproduise au moins l'ombre dans mes accords,
Tu me verras venir vers l'arbre qui t'ombrage,
Et couronner alors mon front du beau feuillage
Que j'aurai par ce ciel et par toi mérité.
Si rarement, ô Père ! en ce monde on en cueille,
Pour triompher, César ou poète, une feuille,
(Coulpe et honte de notre humaine volonté !)
Que l'arbre Pénéen, sur ton front poétique,
Devrait verser à flots la joie, ô Dieu Delphique !
Lorsqu'il a donné soif à quelque noble cœur.
Grande flamme souvent naît de faible étincelle :
Et peut-être, à ma suite, une autre voix plus belle
Saura mieux de Cirrha mériter la faveur.
Le soleil, ce fanal levé sur notre terre,
Surgit à divers points de la céleste sphère ;
Mais du point où l'on voit quatre orbes et trois croix,
Quand il part, il fournit sa course souveraine
Sous un astre plus doux, et la cire mondaine
À son gré s'amollit et subit mieux ses lois.
De ces portes du Ciel se levait la lumière,
D'une blanche clarté couvrant cet hémisphère,
Et sur l'autre laissant la nuit et le sommeil,
Quand je vis Béatrice à gauche retournée,
Regarder fixement la nue illuminée.
Jamais un aigle ainsi n'a bravé le Soleil !
Et tel sort d'un premier rayon de la lumière
Un rayon de reflet qui remonte en arrière,
Tout comme un voyageur revenant au foyer ;
Ainsi le mouvement si hardi de ma Dame
Se fit mien, s'infusant par mes yeux dans mon âme,
Et je pus voir aussi le Soleil flamboyer.
Bien des choses nous sont ici-bas impossibles,
Qui se peuvent là-haut, et nous sont accessibles
Dans le séjour d'Éden, des hommes le vrai lieu.
Je ne pus soutenir longtemps le jour en face,
Mais assez pour le voir irradier l'espace,
Rouge comme le fer qui sort bouillant du feu.
Et soudain je crus voir un autre jour paraître
À côté du premier, comme si le grand Maître
Eût d'un autre Soleil orné le firmament.
Béatrice tenait sur la sphère éternelle
Ses yeux fixés, et moi, pour ne regarder qu'elle,
Je détournai les miens de l'éblouissement.
Or, en la contemplant, tout mon être se change.
Tel, dans la mer, Glaucus, goûtant d'une herbe étrange,
Devint semblable aux Dieux et comme eux immortel.
Dire per verba comme on se transhumanise,
Ne se pourrait : ainsi que l'exemple suffise
À qui l'éprouvera par la grâce du Ciel.
Amour, qui m'exaltais ! des Cieux Maître suprême !
Tu sais ce qui restait encore de moi-même
Dans mon être nouveau qu'élevaient tes rayons !
Quand je fus captivé par cette immense ronde
Que tu mènes, au chant de ces orbes du monde
Dont l'éternel désir conduit les tourbillons,
Il me sembla qu'alors, sous le soleil intense,
S'allumait tout à coup un pan du Ciel immense ;
Pluie et fleuves jamais n'ont fait un lac si grand.
Ces sons, cette lumière, à mes regards nouvelle,
Allumèrent en moi curiosité telle
Que je n'en sentis oncque aiguillon si brûlant.
Mais voyant dans mon cœur ainsi que moi, ma Dame
Pour calmer sur-le-champ le trouble de mon âme,
Ouvrant la bouche avant de m'avoir entendu :
« Ton imagination t'égare, me dit-elle,
Et son voile obscurcit ta raison naturelle ;
Ce que tu ne vois pas, sans lui, tu l'aurais vu.
Ainsi que tu le crois, tu n'es plus sur la terre.
Moins rapide est l'éclair, moins soudain le tonnerre
Pour descendre du Ciel, que toi pour y monter. »
À ces mots brefs auxquels un sourire s'ajoute,
Si je fus délivré d'abord d'un premier doute,
Je me sentis d'un autre encor plus tourmenter.
« Un grand étonnement s'apaise en moi, lui dis-je ;
Mais un autre me vient au cœur : par quel prodige
Ces éléments légers, les vais-je dépassant ? »
Elle exhale un pieux soupir et me regarde
De ce tendre regard, de ce regard que darde
Une mère au chevet de son fils délirant,
Et puis elle me dit : « Tout a dans la nature
Son ordre et son rapport ; cet ordre est la figure
Qui fait que l'univers ressemble au Créateur.
Dans cet ordre éternel l'humaine intelligence
A reconnu le sceau de la Toute-Puissance,
Laquelle en est ensemble et la fin et l'auteur.
À l'ordre que je dis toute nature incline,
Chacune de sa source ou plus ou moins voisine,
Suivant le sort divers qu'en lot elle reçut ;
Vers des ports différents, par différentes routes,
Sur l'océan de l'être elles s'élancent toutes ;
Dieu leur donne l'instinct qui les porte à leur but.
Vers la Lune c'est Lui qui fait monter la flamme,
En sens divers c'est Lui qui fait mouvoir chaque âme,
Lui qui condense en bloc le terrestre séjour.
Ce n'est pas seulement la brute inconsciente
Qu'il pousse, comme un arc la flèche obéissante,
Mais les êtres doués de raison et d'amour.
Ordonnant le grand tout, la Providence crée
L'éternelle lumière au paisible Empyrée,
Où roule un premier Ciel, de tous le plus léger :
Et c'est là, comme au terme où Dieu veut qu'on arrive,
Que nous pousse à présent cette corde instinctive,
Qui vers un but heureux aime à tout diriger.
Mais comme, bien souvent, dans les mains de l'artiste,
Pour ce que la matière obtuse lui résiste,
La forme répond mal au saint désir de l'art ;
Ainsi de ce chemin parfois la créature
S'écarte, qui, poussée au bien par la nature,
A pourtant le pouvoir d'incliner d'autre part,
Et choit comme le feu qui tombe d'un nuage,
Si son premier élan, par quelque faux mirage,
Vers la terre soudain du Ciel est détourné :
Tu montes sans effort à la sphère étoilée
Comme un fleuve descend du mont dans la vallée,
Et tu n'as plus, je crois, lieu d'en être étonné.
Il serait merveilleux qu'exempt de tout obstacle,
Tu ne montasses pas ; là serait le miracle.
Le feu vif ne dort pas sur terre : il monte aux Cieux ! »
Lors elle releva vers le Ciel ses beaux yeux.