CHANT VIII
Du Ciel de Mercure, le poète monte dans le Ciel de Vénus, séjour des purs amants et des parfaits amis. Il ne s'est aperçu de son ascension qu'à la beauté de Béatrice, qui resplendit toujours plus de sphère en sphère. Rencontre de Charles-Martel, roi de Hongrie. Sur quelques mots échappés à Charles-Martel contre son frère Robert, le poète lui demande comment un fils peut ne pas ressembler à son père. L'esprit résout devant lui ce problème.
Le monde crut, au temps de son profane cycle,
Que la belle Cypris, du troisième épicycle,
Dardait sur les humains les folâtres amours.
Non contents d'adresser des vœux, des sacrifices
À cette déité féconde en maléfices,
Les anciens enfoncés dans l'erreur des vieux jours,
Adoraient avec elle et son fils et sa mère :
Dionée et Cupidon, ce dieu que leur chimère
Crut un jour voir pressé sur le cœur de Didon ;
Et l'on donnait le nom de la belle déesse
À l'astre que Phébus enamouré caresse
Dès l'aube, et qu'il poursuit de son dernier rayon.
Dans cet astre comment je montai, je l'ignore,
Mais je vis s'embellir la Dame que j'adore :
De notre ascension ce fut mon sûr garant.
De même qu'en la flamme on suit une étincelle ;
Qu'en un duo de voix, chaque voix se décèle,
L'une filant le son, l'autre allant et venant :
Dans l'astre clair je vis d'autres clartés mobiles
Qui se mouvaient en rond, ou plus ou moins agiles,
Suivant leur rang, je crois, dans l'éternel séjour.
Jamais n'ont descendu du haut d'un froid nuage,
Ou visibles ou non, les vents semant l'orage,
D'un vol si prompt qu'il n'eût semblé tardif et lourd
À quiconque eût pu voir chaque lumière heureuse
Venir à nous, brisant la ronde harmonieuse
Dont le branle commence au Ciel des séraphins.
Derrière les premiers de l'essaim qui s'empresse,
L'Hosanna résonnait, et si doux, que sans cesse
Je retourne en désir à ces accents divins.
Alors un des esprits, se détachant des autres :
« Nous sommes tout à toi : tes désirs sont les nôtres,
Dit-il ; ainsi, de nous use à discrétion.
Pleins d'une même ardeur, dans la même carrière
Nous tournoyons avec ces Princes de lumière
Auxquels tu fis un jour cette invocation :
Moteurs intelligents de la troisième sphère !
Et nous sommes si pleins d'amour, que pour te plaire
Un instant de repos nous sera doux aussi. »
Mes yeux avec respect sur les yeux de ma Dame
Se lèvent à ces mots, et d'abord qu'à leur flamme
Se fut tranquillisé mon cœur et réjoui,
Me retournant soudain vers l'âme lumineuse
Qui m'avait tant promis : « Eh bien donc, âme heureuse !
Qui donc es-tu, lui dis-je, en parlant tendrement ? »
Oh ! comme je la vis étinceler plus belle !
Il semblait qu'un transport d'allégresse nouvelle
Avait grandi sa joie et son rayonnement !
Ainsi resplendissant l'esprit dit : « Si ma vie,
Trop courte, hélas ! de jours eût été plus remplie,
Bien du mal adviendra que j'aurais empêché.
Je suis enveloppé dans l'éclat de ma joie
Comme une chrysalide en ses voiles de soie.
La splendeur qu'elle darde à tes yeux m'a caché.
Tendrement tu m'aimais. Et tu fis bien, mon frère,
Car si j'étais resté plus longtemps sur la terre,
Mon amour t'aurait pu donner mieux que sa fleur.
Cette plage que baigne à sa gauche le Rhône,
Après qu'il s'est mêlé dans les flots de la Saône,
M'attendait en un temps pour son maître et seigneur ;
Et cette pointe aussi de l'antique Ausonie
Où s'élèvent Gaète, et Crotone, et Barie,
D'où plongent dans la mer le Verde et le Tronto.
Et déjà sur mon front brillait une couronne
En ce pays pour qui le Danube abandonne
Le sol tudesque et qu'il baigne de sa verte eau.
Cette contrée aussi, la belle Trinacrie,
Qui sur le golfe où souffle Eurus avec furie,
De Pachin à Pélore, a les cieux assombris,
Non par Typhé, mais par le soufre qu'elle exhale,
Elle eût aussi gardé la couronne royale
Au vieux sang de Rodolphe et de Charle, à mes fils,
N'était le mauvais joug qui soulève la haine,
Et qui poussa Palerme à secouer la chaîne,
En jetant son grand cri : Mort, mort à l'étranger !
Et si Robert, mon frère, avait plus de prudence,
Il fuirait au plus tôt la rapace indigence
De ses chers Catalans qui lui sont un danger.
Car vraiment il est temps qu'à défaut du monarque
D'autres prennent le soin de soulager sa barque,
Au lieu de la charger d'un poids toujours plus fort.
Né d'un sang généreux, mais que son avarice
Dément, il lui faudrait au moins une milice
Qui n'aurait point souci d'emplir son coffre-fort. »
« Je crois, mon cher seigneur, que l'allégresse extrême
Dont m'inonde ta voix, dans le sein de Dieu même
Qui de toute allégresse est la source et la fin,
Avec moi tu la sens ; elle m'en est plus chère ;
Et ce que tu me dis m'est cher aussi, mon frère,
Parce que tu le vois dans le miroir divin.
Tu m'as rempli de joie : éclaire-moi de même ;
Car tu m'as, en parlant, jeté dans ce problème :
Comment peut d'un bon grain sortir un fruit amer ? »
Ainsi dis-je ; il répond : « Que sous tes yeux je place
Rien qu'une vérité, tu tourneras la face
Où tu tournes le dos, et tes yeux verront clair.
Le bien qui réjouit et qui meut en cadence
Les Cieux que tu gravis, fait de sa providence
Au sein de ces grands corps une active vertu.
Non seulement dans sa parfaite prévoyance
Tous les êtres créés sont ordonnés d'avance ;
À leur salut aussi sa sagesse a pourvu.
Et tout ce que cet arc décoche dans le monde
Vole, prédestiné, vers une fin profonde,
Comme le trait qui court dirigé vers le but.
S'il n'en était ainsi, le Ciel où tu chemines
N'offrirait pour effets que débris et ruines,
Et ses œuvres manqués tomberaient au rebut :
Chose impossible, à moins d'estimer imparfaites
Les substances des Cieux, la main qui les a faites
Et qui n'aurait pas su les faire sans défaut.
Or cette vérité, la veux-tu plus sensible ? »
— « Non, dis-je, car il est, je le sens, impossible
Que la Nature manque aux choses qu'il lui faut. »
Lui de répondre : « Or çà, serait-ce un mal, mon frère,
Que l'homme ne fût pas citoyen sur la terre ? »
— « Oui, fis-je, et la raison, je l'entends sans effort. »
— « Et peut-elle exister, la cité politique,
À des métiers divers si chacun ne s'applique ?
Non, n'est-ce pas, à moins qu'Aristote ait eu tort ? »
De ses déductions épuisant l'évidence,
Il conclut de la sorte : « Il faut, en conséquence,
Une cause diverse à des effets divers.
Ainsi tel naît Solon, tel Xerxès, un troisième
Melchisédech ou bien Dédale, celui même
Qui vit périr son fils élancé dans les airs.
L'œuvre est toujours parfait de ces Cieux en voyage
Qui sur la cire humaine imprègnent leur image,
Mais ils n'observent pas l'origine ou le lieu.
De là vient qu'Esaü diffère de son frère,
Tandis que Quirinus rougit tant de son père,
Que pour père à sa place il se choisit un dieu.
La nature engendrée, on doit bien le comprendre,
Serait toujours semblable à celle qui l'engendre
Sans les Cieux dont l'influx prévaut sur cette loi.
De face maintenant la lumière t'éclaire ;
Mais de ma bouche encor reçois ce corollaire,
En gage du plaisir que je trouve avec toi.
Toute nature, quand le sort la contrarie,
Porte de mauvais fruits, dans son germe flétrie,
Comme un grain transplanté hors de son vrai terrain.
Si le monde observait pour chaque créature
Le premier fondement que pose la Nature,
Et s'il s'y conformait, il aurait de bon grain.
Mais en religion pour le froc on élève
Tel que le Ciel avait fait naître pour le glaive ;
On fait un roi de tel qui naquit pour prêcher.
De là vient qu'au hasard on vous voit trébucher. »