CHANT XXXIII

Saint Bernard adresse à la Vierge une oraison fervente pour que, par son intercession, le poète obtienne la force de s'élever à la vision de Dieu. Dante pénètre du regard dans l'éternelle lumière divine. Il voit l'auguste Trinité et la Divinité et l'Humanité réunies dans la personne du Verbe. La vision est terminée. Le cœur épuré du poète n'obéit plus qu'aux impulsions de l'amour divin.

« Ô Fille de ton Fils, Marie ! ô Vierge Mère !

Humble, et passant tout être au Ciel et sur la terre !

Terme prédestiné de l'éternel conseil !

Toi par qui s'ennoblit notre humaine nature

Au point que, devenant lui-même créature,

Le Créateur se fit à son œuvre pareil !

C'est toi qui dans ton sein rallumas de plus belle

L'ardent amour par qui, dans la paix éternelle,

Cette fleur a germé si magnifiquement.

Soleil de Charité dans la céleste sphère,

Brûlant dans son midi ! Pour l'homme, sur la terre,

Source vive d'espoir et de soulagement !

En toi tant de grandeur réside et de puissance

Que vouloir grâce au Ciel sans ta sainte assistance,

C'est vouloir qu'un désir sans ailes vole à Dieu.

Ta bonté ne vient pas, Reine ! tant elle est grande,

Au secours seulement de celui qui demande,

Mais généreusement court au-devant du vœu.

En toi la pitié tendre, en toi miséricorde,

En toi magnificence, et dans ton sein s'accorde

Tout ce que créature enferme de bonté !

Ore cet homme-ci qui du dernier abîme

De l'univers entier jusques à cette cime

Par l'Enfer et les Cieux pas à pas est monté,

Il te conjure ici de lui prêter ta grâce

Pour qu'il puisse plus haut, au-dessus de l'espace,

Élever ses regards au suprême bonheur.

Et moi, moi qui jamais dans mon ardeur extrême

Au Ciel plus que pour lui n'aspirai pour moi-même,

Je t'offre tous mes vœux : qu'ils gagnent ta faveur.

Daigne à ton tour, priant pour lui, ma Souveraine !

Dissiper les brouillards de sa nature humaine

Et que le Bien suprême apparaisse à ses yeux.

Et je t'en prie encor, toute-puissante Reine !

Qu'après la vision de gloire il garde saine

Son âme, et que son cœur reste pur et pieux !

Sous ta protection, de l'humaine faiblesse

Qu'il triomphe ! Regarde : au vœu que je t'adresse,

Mains jointes, Béatrix, le Ciel entier, s'unit. »

Les yeux chéris par Dieu de l'auguste Marie,

S'attachant sur le saint orateur qui la prie,

Montrèrent à quel point vœu fervent lui sourit.

Puis elle regarda vers la source pure

D'éternelle lumière où nulle créature

Ne voit, on doit le croire, à tant de profondeur.

Et moi qui m'approchais du dernier sanctuaire,

Du terme de tous vœux, comme je devais faire,

Je mis fin au désir en touchant au bonheur.

Bernard me faisait signe avec un souris tendre

De regarder en haut ; mais déjà, sans l'attendre,

Comme il le désirait, libre j'étais monté.

Et ma vue épurée avec plus de puissance

Entrait dans les rayons de la haute substance,

Qui par soi toute seule est toute Vérité.

Dès lors ce qu'à mes yeux il fut donné d'atteindre

Dépasse notre langue impuissante à le peindre

Et la mémoire aussi ne peut si loin courir.

Tel un homme endormi, ravi par un beau songe :

Après la vision l'extase se prolonge,

Mais le reste à l'esprit ne peut plus revenir ;

Tel suis-je en ce moment : la vision fragile,

Elle a fui tout entière et toujours me distille

Ce doux baume qui d'elle en moi se répandait.

Ainsi fond au soleil la neige passagère ;

Ainsi, jouet du vent, sur la feuille légère

L'oracle sibyllin dans les airs se perdait.

Au-dessus des mortels, ô toi, suprême Flamme

Qui t'élèves si haut ! Prête encore à mon âme

Un peu de ton éclat, sublime Vérité !

Et que ma langue soit au moins assez puissante

Pour laisser de ta gloire, Essence éblouissante !

Une faible étincelle à la postérité !

Car on comprendra mieux ta triomphante gloire

Quand, en partie au moins rendue à ma mémoire,

Elle aura dans mes vers quelque peu résonné.

Si poignant fut le rays de la Clarté divine

Que j'eusse été perdu pour elle, j'imagine,

Pour peu que je m'en fusse un instant détourné.

C'est dans son propre sein que je puisai l'audace

De pouvoir l'endurer, tant qu'enfin, face à face,

J'atteignis jusqu'au Bien infini, souverain !

C'est par toi que j'osai, Grâce surnaturelle !

Fixer d'un œil vivant la lumière éternelle

Jusqu'à l'épuisement de mon regard humain.

Je vis aux profondeurs où l'Être se résume,

Reliés par l'amour et dans un seul volume,

Tous les feuillets épars de la création :

L'accident, la substance et ce qui s'y rapporte ;

Tout cela dans ce livre uni de telle sorte

Que ce que j'en dis là n'est qu'un simple crayon.

Et je crois que je vis la forme universelle

De cet immense nœud, au bonheur qui ruisselle,

Rien que pour en parler, dans mon âme, à pleine eau.

Mais un seul moment jette en mon âme indécise

Plus d'oubli que vingt-cinq siècles sur l'entreprise

Qui fit au dieu des mers mirer l'ombre d'Argo.

Mon âme, tout entière au point qui la captive,

Y restait suspendue, immobile, attentive,

Et cette extase même encor plus l'allumait.

Tel est l'étrange effet de la Flamme éternelle,

Que détourner les yeux vers autre chose qu'elle

Jamais on n'y consent, jamais on ne pourrait.

Attendu que le Bien auquel aspire l'âme

Est tout entier en elle, et hors de cette flamme

Tout laisse à désirer quand là tout est parfait.

Désormais, même au peu dont j'ai ressouvenance,

Ma langue va faillir avec plus d'impuissance

Qu'une langue d'enfant qui suce encor le lait.

Non qu'alors eût changé d'aspect cette lumière

Dont je ne pouvais plus détacher ma paupière.

Elle est toujours la même après ainsi qu'avant.

Mais comme à regarder dans la suprême essence

Mon œil prenait vigueur, l'immuable apparence

Me semblait se changer, moi seul me transformant.

Dans le foyer profond de la claire substance

Il m'était apparu trois cercles, de nuance

Diverse, mais tous trois mesurant même rond :

Le premier paraissant refléter le deuxième,

Comme Iris réfléchit Iris, et le troisième

S'exhalant du premier ainsi que du second.

Oh ! combien la parole est courte et sourde et blême

Auprès de mon penser ! Et mon penser lui-même,

Près de ce que j'ai vu dans le divin pourpris !

Éternelle clarté qui seule en toi reposes !

Qui seule te comprends, et, dessus toutes choses,

Comprise et comprenant, t'aimes et te souris !

Ce cercle qui semblait s'engendrer en toi-même

Comme un feu de reflet de ta clarté suprême,

Tandis que du regard j'en embrassais le tour,

Il m'offrit dans son sein notre image charnelle

Peinte de la couleur de sa flamme éternelle.

Je devins aussitôt tout yeux et tout amour.

Ainsi qu'un géomètre alors qu'il se torture,

Du cercle follement cherchant la quadrature

Sans trouver le rapport qu'il faut pour mesurer :

Tel étais-je devant l'étrange phénomène.

Je voulais voir comment notre effigie humaine

S'adapte au cercle et comme elle y peut pénétrer.

Or, pour ce vol mon aile eût été mal habile,

Si la Grâce d'un trait frappant mon œil débile

N'avait dans un éclair réalisé mon vœu.

Ici ma vision sombra dans la lumière :

Mais telle qu'une roue avançant régulière,

Déjà mouvait mon cœur, m'embrasant de son feu,

L'Amour qui meut le Jour et les étoiles, Dieu !