CHANT XXIX

Mathilde s'avance le long du fleuve. Dante la suit du bord opposé. Une douce harmonie se répand dans l'air. Des voix chantent Hosannah ! Dante, averti par Mathilde, s'apprête à contempler un prodigieux spectacle. Il voit sept candélabres étincelants marchant devant vingt-quatre vieillards vêtus de blanc et couronnés de lis. Après eux quatre animaux la tête ceinte de feuilles vertes et ayant chacun six ailes. Puis un char de triomphe traîné par un griffon. À la droite du char dansent trois dames portant différentes couleurs. À la gauche, quatre autres habillées de pourpre. Sept autres vieillards, vêtus comme les premiers, ferment la marche. Au signal d'un coup de tonnerre, tout le cortège s'arrête.

Alors avec l'accent d'un cœur qu'amour enflamme,

En cessant de parler, chanta la belle dame :

Ô Beati quorum tecta sunt peccata !

Et telles qu'à l'écart sous les forêts ombreuses

Les Nymphes autrefois s'en allaient, désireuses,

Qui de fuir, qui de voir le soleil : ainsi là,

En remontant le fleuve et longeant le rivage,

La dame disparut lentement sous l'ombrage.

Comme elle, à petits pas, j'allais en la suivant.

Nous avions fait cent pas au plus de cette allure,

Lorsque sur ses deux bords se courba l'onde pure,

Et je me retrouvai du côté du levant.

Et nous n'avions fourni qu'une courte carrière,

Quand la dame vers moi se tourna tout entière,

Disant : « Mon frère, écoute et regarde à la fois ! »

Et voici que soudain une vive étincelle

Perce les profondeurs du bois immense, telle

Que je doute si c'est un éclair que je vois.

Mais tandis que l'éclair, comme il vient, brille et passe,

Cette lueur durait, grandissait dans l'espace.

Qu'est ceci ? me disais-je, en moi-même enchanté.

Et dans l'air lumineux une douce harmonie

Semblait courir. Fervent d'une ardeur infinie,

Je maudis alors Ève et sa témérité.

Las ! quand obéissaient et le Ciel et la terre,

Une femme, créée à peine à la lumière,

Seule osa rejeter le voile du Seigneur.

L'eût-elle conservé résignée et docile,

Plus tôt et plus longtemps, j'aurais dans cet asile

Joui de cette immense, ineffable douceur.

Tandis que je marchais à travers ces délices,

Du bonheur éternel savourant les prémices,

Et toujours plus avide et toujours plus ravi,

Devant nous tout à coup, sous la verte ramée,

L'atmosphère parut au loin tout enflammée,

Et le doux son devint un chant clair et suivi.

Ô sacrosaintes, vous, ô Vierges sans pareilles !

Si j'ai souffert pour vous la faim, le froid, les veilles,

Le moment est venu de m'en récompenser !

Que l'Hélicon pour moi verse à torrent son onde,

Qu'Uranie à ses sœurs s'unisse et me seconde

Pour cadencer en vers ce qui coûte à penser !

Je crois un peu plus loin voir, tandis que j'avance,

Comme sept arbres d'or, trompé par la distance

Qui séparait encor de nous la vision.

Mais m'étant approché, lorsqu'avec évidence

Les objets dégagés de leur vague apparence

Vinrent se dessiner dans leur précision,

L'œil puissant qui perçoit les choses véritables,

Me fit voir que c'étaient sept flambeaux admirables,

Et j'ouïs : Hosannah ! dans le concert des voix.

Et le beau lustre d'or flamboyait plus splendide

Au-dessus de nos fronts, que, par un ciel limpide,

La lune en plein minuit au milieu de son mois.

Je me tournai, saisi d'une stupeur extrême,

Vers mon tendre Virgile : il me répond de même

Par un regard aussi plein de ravissement.

Je relevai les yeux vers les urnes brillantes,

Qui se mouvaient vers nous solennelles et lentes :

Une épouse à l'autel marche moins lentement.

La dame me cria : « Sur ces vives lumières

Pourquoi si tendrement fixes-tu tes paupières ?

Et ce qui vient après ne regardes-tu pas ? »

Alors je vis des gens qui cheminaient derrière,

Et, comme on suit un guide, ils suivaient la lumière,

Vêtus de blanc : un blanc sans égal ici-bas !

L'eau brillait à ma gauche, et longeant le rivage,

En y jetant les yeux, je voyais mon image

S'y profiler de flanc comme dans un miroir.

Je m'approchai du bord extrême de la rive,

Séparé des flambeaux seulement par l'eau vive

Et suspendis mes pas un instant pour mieux voir.

Les clartés avançaient en laissent derrière elles

L'air peint et nuancé des couleurs les plus belles :

On eût dit le sillon d'un pinceau sans pareil.

Sur le ciel s'étendaient sept bandes bien distinctes,

Dont les riches couleurs reproduisaient les teintes

Du collier de Délie et de l'arc du soleil.

Ces pennons en longueur dépassaient bien ma vue ;

Mais, quant à leur largeur, si bien je l'évalue,

On mesurait dix pas du premier au dernier.

Sous ce beau ciel paré comme pour une fête,

Vingt-quatre beaux vieillards, de lis ceignant leur tête,

S'avançaient deux à deux en ordre régulier.

Ils chantaient tous en chœur : « Ô toi, fille choisie

Entre les filles d'Ève, à jamais sois bénie !

Sois bénie à jamais dans tes belles vertus ! »

Puis, quand le gazon frais et la flore irisée,

Qui brillaient devant moi sur la rive opposée,

Ne furent plus foulés par ce troupeau d'élus,

Comme au ciel un éclair après l'autre flamboie,

Vinrent quatre animaux après eux dans la voie,

Tous quatre couronnés de rameaux verdoyants.

Et chacun d'eux avait six ailes admirables

Que parsemaient des yeux aux yeux d'Argus semblables,

Si les mille yeux d'Argus pouvaient être vivants.

Mais je ne perdrai plus de vers à les décrire,

Ô lecteur ! il me faut répandre ailleurs ma lyre,

Et force m'est ici de me restreindre un peu.

Mais lis Ézéchiel qui nous dépeint ces bêtes,

Comme il les vit du fond du nord et des tempêtes

Venir avec le vent, la nuée et le feu.

Telles il nous les montre en ses pages fidèles,

Telles je les voyais : sauf qu'à l'égard des ailes,

Je m'accorde avec Jean contre son sentiment.

Entre ces quatre alors, sur une double roue

Vient un chair triomphal, et, marchant à la proue,

Un griffon le traînait majestueusement :

Ce griffon déployait au milieu des sept bandes

(Trois de ci, trois de là) ses ailes toutes grandes,

Et n'en endommageait aucune en fendant l'air.

Ces ailes s'élevaient jusqu'à perte de vue ;

Les membres empennés qui montaient dans la nue

Étaient d'or ; le reste était d'un blanc de chair.

Jamais Rome ne vit au triomphe d'Auguste

Ou bien de l'Africain char plus beau, plus auguste ;

Celui même du Jour eût semblé pauvre auprès :

Ce char qui, dévoyé, fut brûlé du tonnerre,

Aux supplications ferventes de la Terre,

Quand Jupiter fut juste en ses profonds décrets.

À la droite du char dansaient en rond trois dames :

L'une paraissait rouge et dardait telles flammes,

Qu'elle eût pu dans la flamme aux yeux se dérober.

On eût pensé de l'autre, à son éclat extrême,

Qu'elle était d'émeraude, os et chair ; la troisième

Semblait la neige fraîche et qui vient de tomber.

Et le trio dansant était conduit par elle

Ou par la dame rouge, à la voix de laquelle

Les deux autres réglaient leurs pas pressés ou lents.

À la gauche du char quatre autres faisaient fête

Et dansaient. Leurs habits étaient de pourpre. En tête

Marchait l'une, montrant trois yeux étincelants.

Après le char je vis deux vieillards vénérables,

Vêtus différemment, mais d'allures semblables,

Qui, d'un pas assuré, venaient majestueux.

L'un, semblait un suivant d'Hippocrate, ce maître

Que la mère nature a tout exprès fait naître

Pour ceux de ses enfants qu'elle chérit le mieux.

Le second révélait un penser tout contraire :

Il portait une épée affilée et si claire,

Que par delà le fleuve elle effraya mes yeux.

Puis, j'en vis quatre encor d'une humble contenance ;

Derrière eux un vieillard venait seul, à distance,

Et marchait les yeux clos, mais le front lumineux.

Ces sept derniers avaient tous des surplis de neige,

Comme ceux qui tenaient la tête du cortège.

Seulement sur leurs fronts, au lieu de fleurs de lis,

Des roses ils portaient et d'autres fleurs vermeilles.

Et d'un peu loin, à voir ces roses sans pareilles,

On eût dit une flamme au-dessus des sourcils.

Et quand fut vis-à-vis de moi le char insigne,

Un tonnerre éclata : lors cette troupe digne

Parut ne plus pouvoir avancer au delà :

Et cortège et flambeaux, soudain tout s'arrêta.