CHANT XX

Après avoir quitté le pape Adrien, les deux poètes entendent la voix d'une ombre qui rappelle en soupirant des exemples de pauvreté volontaire et de générosité. Cette ombre est Hugues-le-Grand, père de Hugues-Capet. Il raconte aux voyageurs les crimes de son avide postérité, qu'il maudit pour ce qu'elle a envahi l'Italie. Il leur apprend que tous ses compagnons d'expiation dans ce cercle de l'avarice évoquent comme lui pendant le jour des exemples de désintéressement ; la nuit ils s'entretiennent avec indignation des grands crimes commis par avarice. Un tremblement de terre agite la montagne ; à ce bruit, toutes les âmes, au grand étonnement de Dante, répondent par un cri de triomphe.

Toute volonté cède à volonté meilleure :

Je passai donc pour plaire à l'esprit, et sur l'heure

Retirai, sans l'emplir, mon éponge de l'eau.

Je me remets en marche avec mon maître, et gagne

Le bord extérieur le long de la montagne,

Comme d'un mur étroit on longe le créneau.

Car l'autre bord était encombré par la foule

Qui résout en ses pleurs et goutte à goutte écoule

L'avarice, ce mal de tout le genre humain.

Ah ! maudite sois-tu, Louve antique ! toi seule

Engloutis plus de sang que pas une autre gueule

Dans le gouffre sans fond de ton horrible faim !

Ô Ciel, aux mouvements duquel l'homme réfère

Les révolutions qui se font sur la terre,

Quand donc viendra celui qui doit l'anéantir ?...

Nous allions lentement à pas comptés et rares,

Et j'étais attentif aux ombres des avares

Que j'entendais se plaindre et tristement gémir.

Et tout à coup j'entends une voix qui s'écrie,

Plaintive, à quelques pas de nous : « Douce Marie ! »

Comme une femme alors qu'elle est en mal d'enfant.

Et d'ajouter : « Tu fus bien pauvre et misérable

Et tu l'as témoigné dans cette obscure étable

Où ton sein déposa son fardeau triomphant ! »

Ensuite j'entendis crier : « Ô bon Fabrice !

Plutôt que posséder la richesse et le vice,

Tu voulus rester pauvre et garder ta vertu ! »

Ces paroles m'avaient ravi de telle sorte

Que sur-le-champ et vite en avant je me porte

Pour voir l'esprit au lieu d'où le son est venu.

La voix parlait encor de la sainte largesse

Qu'un jour fit Nicolas à ce père en détresse

Pour conserver l'honneur de trois vierges en fleur.

« Apprends-moi, dis-je, esprit qui parles comme un ange,

Qui tu fus, et pourquoi cette juste louange

Tu la redis tout seul en ce lieu de douleur ?

Je saurai dignement payer ta courtoisie

Si je puis revenir dans la terrestre vie

Finir le court trajet qui nous conduit au port. »

Et lui : « Je parlerai, bien que mon cœur n'attende

Nul confort de là-bas, mais pour la grâce grande

Qui resplendit en toi devant que tu sois mort.

Je fus la graine, hélas ! de cette plante sombre

Qui sur le sol chrétien partout jette son ombre,

Au point que rarement il s'y cueille un fruit sain.

Si Douai, Gand, Lille et Bruge en avaient la puissance,

Certe on en tirerait une prompte vengeance,

Et moi je la demande au Juge souverain.

Hugues Capet était mon nom là-bas sur terre,

Et je suis des Philippe et des Louis le père,

Qui sur le sol français règnent nouvellement.

J'étais fils d'un boucher de Paris. Quand la race

Des anciens rois n'eut plus un rejeton vivace,

Hormis un seul qui prit l'habit noir du couvent,

Je me trouvai tenir entre mes mains la France.

Dans cet acquêt nouveau telle était ma puissance,

Et je sus m'entourer de tant et tant d'amis,

Que je mis la couronne alors en déshérence

Sur le front de mon fils. C'est de lui que commence

Cette race de rois oints et sacrés depuis.

Jusqu'au jour où la dot royale de Provence

Ota toute vergogne à mon sang, cette engeance

Valait peu, mais du moins elle était sans exploits.

Lors par force et par ruse ils ouvrent leurs rapines,

Et puis, pour réparer leurs œuvres léonines,

Ils prennent Normandie, et Gascogne, et Ponthois.

Charles, pour s'amender, accourt en Italie

Et met Conrad à mort, et puis, comme œuvre pie,

Toujours pour s'amender, rend saint Thomas aux cieux.

Et dans un temps prochain du moment où je parle,

Je vois venir de France encore un autre Charle,

Pour que les siens et lui soient connus encor mieux.

Il en sort sans armée et seul avec la lance

Qui servit à Judas : sur le sein de Florence

Il la pointe si bien qu'il lui perce le cœur.

Il ne gagnera point de terre, mais la honte

Qui pèse d'autant plus que pour moins on la compte ;

Il ne remportera rien que son déshonneur.

L'autre de son vaisseau sort prisonnier de guerre.

Je le vois marchander sa fille : indigne père !

Comme font les forbans des esclaves sur mer.

Avarice ! peux-tu triompher davantage ?

Tu pousses mes enfants, dans leur aveugle rage,

À jeter dans tes dents jusqu'à leur propre chair !

Mais, afin d'effacer tous ces crimes peut-être,

Je vois dans Alagni les fleurs-de-lis paraître

Et le Christ prisonnier dans son représentant.

Je vois que derechef on raille, on le bafoue ;

Le vinaigre, le fiel ruissellent sur sa joue.

Puis entre deux larrons je le vois expirant.

Et le nouveau Pilate, à cet affreux spectacle

Encor mal assouvi, va jusqu'au tabernacle

Et porte dans le temple une cupide main.

Ô mon Seigneur, quand donc, après tant de souffrance,

Verrai-je, bienheureux, éclater la vengeance

Dont jouit en secret ton courroux souverain ?

Maintenant, pour répondre à ton autre demande,

Ces mots que j'adressais, comme une douce offrande

À la Vierge divine unie au Saint Amour,

Tant que dure le jour, ce sont là nos prières ;

La nuit, nous évoquons des exemples contraires,

À la place des noms que nous chantons le jour.

Lors nous nous rappelons Pygmalion l'avide

Qui devint un larron, un traître, un patricide,

Par le désir de l'or bassement emporté.

De l'avare Midas nous disons la misère

Qui suivit sur-le-champ sa sordide prière

Et prête à rire encore à la postérité.

Puis chacun se souvient d'Acham et de son crime,

Vil larron qui, chargé de sa dépouille opime,

Semble de Josué craindre encor la fureur.

Nous accusons Saphir et son mari. L'exemple

Nous plaît d'Héliodore écrasé dans le temple,

Et dans tout le mont roule une immense clameur

Contre Polymnestor qui tua Polydore.

Ô triumvir Crassus, toi, crions-nous encor,

Qui sais le goût de l'or, dis-nous donc sa saveur !

Et chacun tantôt pleure, à voix basse, à voix forte,

Selon qu'un sentiment ou faible ou fort nous porte,

Et suivant que l'on a plus ou moins de ferveur.

Ainsi point n'étais seul à parler tout à l'heure

Des vertus dont le jour l'on converse et l'on pleure,

Mais alors près de moi nul n'élevait la voix. »

Nous nous étions déjà de l'ombre pécheresse

En marchant éloignés, et de toute vitesse

Tâchions d'escalader les échelons étroits ;

Tout à coup, comme prête à crouler dans l'espace,

La montagne trembla. Mon cœur fut pris de glace,

Ainsi qu'un criminel à son dernier moment.

Moins fort tremblait Délos avant que dans cette île

Latone eût fait son nid, cachant dans cet asile

Des yeux brillants du Ciel le double enfantement.

Alors de toutes parts un cri monte unanime.

Mon bon maître vers moi se tourne et me ranime.

« Ne crains rien, me dit-il, ton maître te conduit. »

« Gloire à Dieu dans les Cieux » ! ce cri s'est fait entendre

Autant que je parvins du moins à le comprendre

En approchant du lieu d'où m'arrivait le bruit.

Muets nous attendions comme les pasteurs firent,

Qui jadis les premiers ce cantique entendirent,

Jusqu'à ce que secousse et chant, tout eût cessé.

Nous reprîmes alors notre voyage austère,

Regardant les esprits qui gisaient sur la terre

Et dont les pleurs avaient déjà recommencé.

Jamais, si j'ai du moins fidèle souvenance,

Le désir de savoir qu'inspire l'ignorance,

N'avait jeté de trouble aussi grand dans mon cœur

Que celui qu'en l'instant en moi je sentis naître.

Je n'osais, dans sa hâte, interroger mon maître,

Et du mystère en vain soudais la profondeur.

Ainsi je m'en allais inquiet et rêveur.