MANX MARTIN 3

Il marche le long de la base courbe du mur du stade, sous les banderoles bleu et blanc, et il essaie de repérer un pigeon.

Il est dans la foule, vaste grouillement en mouvement, des coudes et des épaules, des visages qui surgissent soudain, œil contre œil, et ils continuent à descendre de la station de métro aérien, des hommes et des garçons, parlant et poussant des cris d’excitation, et la queue se forme pour les places des gradins alors que les portes n’ouvriront pas avant neuf heures du matin, dans des heures, et ils montent du métro et se déversent des rues avoisinantes, et il marche encore, entraîné par l’afflux de sensation, des drapeaux qui se dressent et des fanions qui parent comme des joyaux le haut mur et une deuxième longue file, celle-ci pour les billets des places debout, des hommes qui mangent et qui boivent, certains assis sur des sièges de plage avec des couvertures, et Manx continue à marcher dans des nuages de fumée de cigare et voit des flasques de whisky apparaître ici et là, avec des bouchons retenus par des chaînettes.

Maintenant qu’est-ce qu’il fait ? Est-ce qu’il cherche un bluffeur de Harlem, un fan des Criants emballé par la victoire et prêt à lâcher quelques dollars pour un authentique souvenir unique au monde ?

Marchera pas, se dit Manx. Un Noir ne va pas croire un mot de ce qu’il dit. Me prendra pour une cloche qui fait de l’arnaque à la petite monnaie. Un Noir va le dévisager de cet œil insolent qu’il a pour les attaques blessantes contre sa personne.

Non. Faut du Blanc. Seule façon. D’ailleurs, dans le tas il y a surtout des Blancs, alors c’est le pourcentage qui décide.

Un joyeux brouhaha. La rue n’est que bourdonnement et brouhaha, un rugissement ininterrompu de discussions et de chansons et de gens qui s’interpellent, pleins de bonne humeur.

Manx s’approche de deux hommes. Il agit par impulsion, dans l’esprit de pourquoi pas, et parce qu’il ne veut pas rester là toute la nuit à scruter les visages et calculer les chances, même si c’est exactement ce qu’il devrait faire, et il le sait, et il avait prévu de le faire, mais les plans les mieux conçus, comme dit l’autre, ont tendance à s’écrouler.

Sa main serre la balle. Il garde sa main hors de la poche du blouson et il serre la balle à travers l’étoffe.

Et dans l’esprit de la bonne humeur. En présence débordante de deux groupes de fans, les Giants et les Yankees, tous deux vainqueurs cette année – un joyeux rugissement général et ininterrompu qui le remonte et lui donne du courage.

Il s’approche de deux hommes qui font la queue devant l’un des guichets. Excusez-moi. Une chose là qui pourrait vous intéresser. Il leur parle. Il leur parle de la balle, c’est la balle que le type a balancée dans les gradins, le home run qui a fait gagner le match, et plus il parle et plus il se trouve lui-même incroyable. Il ne peut même pas croire que c’est lui qui parle. Sa voix ressemble à ce qui s’échappe d’un matelas pneumatique quand on ôte le bouchon.

Les deux hommes semblent reculer bien que ce soit sans doute moins un vrai mouvement physique qu’un désir de mouvement qu’il voit dans leurs yeux.

“Je parle du vrai fait. Même si ça a un drôle d’air, dit-il, c’est ça qui s’est passé au stade de l’autre côté du fleuve”, et il sait qu’il œuvre maintenant à restaurer une certaine dignité – et peu importe de réussir une vente.

Un type dit : “Je ne pense pas, non. M’intéresse pas. Et toi ?”

L’autre type dit : “M’intéresse pas.”

Manx sort la balle de sa poche. Il ne sait pas trop pourquoi il fait ça puisque ça ne prouve rien sauf le fait qu’il a une balle, au moins il a une balle, et il la tient tout à fait comme son fils Cotter la tenait, au début de la soirée, la tenant d’une main, la faisant tourner de l’autre, l’œil dur et agressif.

Puis il fait demi-tour et s’éloigne, sentant leurs regards, voyant leurs sourires narquois si clairement qu’il pourrait les dessiner avec un crayon, et se faisant petit, un peu hérissé sur la nuque, et se faisant plus petit à chaque pas.

Il s’éloigne un peu.

Il a toujours pensé qu’il aimerait se trouver une flasque, assez plate pour l’empocher facilement, avec un bouchon au bout d’une chaînette.

Il remet la balle dans la poche et s’en va, longeant les barrières en bois près de la porte 4.

Tu as de ces types qui viennent ici ils croient que la terre entière leur appartient.

Il se rappelle qu’il est censé écrire une lettre pour excuser son fils d’avoir manqué l’école parce qu’il avait trente-neuf de fièvre, même que c’est un secret qu’ils cachent à la mère du garçon. Pas la fièvre, mais la lettre. La fièvre est une combine inventée.

Il s’arrête et regarde un peu. Puis il a une idée. Il regarde, en se disant voilà des foules de gens et j’ai là un truc que chacun d’eux voudrait posséder, mais qui va croire une histoire qui sort de nulle part. Puis il se rend compte de ce qu’il faut faire. Il a une idée. C’est la foule qui lui donne l’idée. Il faut qu’il cherche des pères et des fils.

Amener le père à le faire pour le fils.

Faire appel à son, comment c’est, à son rang en tant que père, son point faible, son envie de faire un peu d’épate, d’impressionner le garçon, de faire que la nuit soit hyper-spéciale.

Et oui il y a des hommes qui ont amené leur fils ici ce soir, comme une aventure, tu sais, pas mal de fils dans les parages, un truc que tu veux faire connaître au petit, passer la nuit dehors pour acheter des billets pour les World Series.

Tu vois, même si le type n’y croit pas, le garçon y croira. Et Manx peut imaginer une petite conspiration qui se dessine, le père et le vendeur travaillant en équipe pour faire croire au gamin que la balle est authentique.

C’est le genre d’état d’esprit qu’il faut pour arriver à quelque chose.

Il commence à rôder le long des files, pour repérer les clients potentiels qui font la queue le long du haut mur, il scrute les visages et les attitudes, il ne veut pas se précipiter, il suit le mur vers l’ouest et voit ce qu’il pense qu’il lui faut, enfin, le gosse a peut-être onze ans, l’homme sort un sandwich d’un sac de sport et ils sont debout là dans l’innocence totale de son approche.

Il fait son introduction, qu’il considère comme la partie la plus dure, en donnant bien les détails, et ses yeux vont de l’homme au garçon et du garçon à l’homme, s’efforçant de les intéresser tous les deux, et ça a l’air de marcher, l’homme déchire le sandwich en deux et en donne la moitié au gamin, et ils regardent Manx en mangeant.

Ils écoutent en mastiquant et il essaie de lire leurs expressions. Mais il est dans une impasse à cause des noms qu’il faudrait, les joueurs au point culminant, il ne sait pas leurs noms, leurs visages, leurs numéros, toutes les choses que les fans savent depuis l’enfance jusqu’au jour de leur mort, et ça ralentit son récit et le rend confus et il essaie de compenser en sortant la balle.

Maintenant l’homme parle, avec la bouche pleine.

“Alors ce que vous dites c’est. Vous me dites. Autrement dit.”

On voit de la viande blanche et de la salade derrière ses dents.

“C’est ça. Vous avez pigé”, dit Manx, s’entendant prendre une voix aiguë qui est censée être joyeuse et optimiste.

Mais l’homme ne regarde pas la balle. Il regarde Manx.

“Et je suis censé rester là.”

Manx commence à comprendre, de près, que ce type est conducteur de bus ou égoutier ou maçon.

“À écouter ces conneries.”

L’homme parle en mastiquant.

“Je crois que tu ferais mieux de tirer ton cul d’ici, mon pote, avant que j’appelle un flic.”

Manx remet la balle dans sa poche.

“Les fils de pute comme toi ils les mettent derrière des barreaux c’est ta vraie place.”

Parler comme ça devant son gosse.

Le gosse a faim, il fonce dans la salade comme une tondeuse à gazon.

Ils sont là à manger, tous les deux, en regardant Manx, et le fils ressemble tellement au père, massif et le visage lourd, que Manx a envie de l’avertir de ne pas grandir.

Croient que la terre entière leur appartient.

Ça lui prend une heure, en scrutant les files d’attente, en faisant trois fois le tour du stade, parlant à telle et telle personne, cherchant à sentir l’individu, voyant comment ça va, et ça ne va pas fort, se donnant encore cinq minutes à la pendule du mur de l’extrémité sud-ouest, et puis encore cinq minutes, se disant que s’il ne repère pas quelqu’un dans les cinq minutes, avec un gosse en pleine forme dans son sillage, il renoncera et rentrera à la maison, et puis encore une minute, et puis encore une, rôdant le long des files, faisant des approches qui ne donnent rien, et environ une heure plus tard il parle avec un homme et son fils qui sont accroupis par terre devant la section des gradins près du bout d’une très longue file, équipés d’un sac de couchage pour le gamin et d’un duffle-coat pour l’homme, et Manx se rapproche du point où il va falloir les noms.

“Comme je vous dis, en toute honnêteté.

— Eh minute. Vous dites que cette balle que vous affirmez avoir en votre possession.

— C’est ça ouais. Mais je sais pas le nom du joueur, vous voyez, ça je vous le dis franchement.

— Vous voulez dire Bobby Thomson ?

— C’est celui-là. Bon. Maintenant je me sens mieux.”

Tu vois, Manx croit qu’il peut être franc avec cet homme. Laisser voir ses insuffisances. Il n’est pas un fan et ne doit pas faire semblant d’en être un. Et en même temps, mais plus profondément, il se dit que c’est une stratégie qui peut marcher, c’est une combine, un coup – montre-lui ta faiblesse et il avalera ton histoire en entier.

“Je suis d’avis où quand on fait des affaires, on met toutes ses cartes sur la table. Et je vais vous dire ce que je pense. Que demain une cohue monstre va se faire voir à l’entrée des vestiaires. Avec une balle de baseball, chacun d’eux, et qui disent j’ai l’as.

— Alors qu’en fait, d’après ce que vous dites, dit l’homme.

— Alors qu’en fait l’as est dans le trou”, dit Manx, et il fouille dans sa poche et en sort la balle.

L’homme sourit. L’homme est accroupi contre le mur et Manx aussi, tenant la balle avec un léger tremblement pour l’effet comique, dévisageant l’homme avec beaucoup d’insistance, montrant à l’homme une fausse intensité, qu’ils savent tous deux fausse, juste pour l’effet, et l’homme tend la main vers la balle, amusé mais sceptique, signifiant autrement dit qu’il va jouer le jeu pour l’instant.

Mais Manx ne lui donne pas la balle.

Le garçon est assis dans le sac de couchage, il essaie de rester éveillé.

“Vous voyez cette tache de goudron, là”, dit Manx. Et il montre à l’homme et il montre au garçon. “Je crois qu’il faut que je la retire, elle a rien à faire là.”

Et il mouille son pouce d’un geste plein de panache pour essayer d’ôter une minuscule trace de goudron, parce que Cotter a dû faire rebondir la balle dans la rue, mais il ne réussit qu’à étaler la tache et il est réduit à se demander pourquoi même il tripatouille la balle.

“À propos”, dit le type, peut-être pour distraire Manx de son embarras. “Je m’appelle Charlie.

— Appelez-moi Manx. Et le garçon. Comment tu t’appelles, fiston ?

— Dis-lui.

— Non, dit le gosse.

— C’est un coquin qu’on a là, dites, dit Manx. Quel âge il a ce coquin de bonhomme ?

— Huit ans, dit l’homme.

— Huit ans. Imaginez, avoir huit ans. Imaginez, aller au premier match des World Series et voir tous ces joueurs célèbres. Il s’en rappellera toute sa vie.

— Il s’appelle Chuckie.”

Manx regarde Chuckie. Le gosse préférerait être chez lui à dormir dans son lit chaud et douillet avec des images de chien sur le mur. C’est pas grave. C’est pas du présent qu’on parle, mais du futur. Papa cherche à construire un souvenir pour le gamin.

“Avoir huit ans. Au Yankee Stadium. Le stade le plus célèbre de tout le pays.”

Manx met la balle dans la main de l’homme.

“Mais si une douzaine de personnes arrivent avec des balles de baseball à l’entrée des vestiaires, dit Charlie, comment je fais pour convaincre les gens ? Comment je fais pour me convaincre que c’est bien la balle de Bobby Thomson ? Moi ou n’importe qui d’autre ?”

Manx est assis sur ses talons comme pour jouer aux dés.

“Laissez-moi le tourner comme ça”, dit-il, et il n’a pas peur de la question parce qu’il l’attend, depuis le moment où il a traversé à pied le pont en venant de Harlem. “Qui ils vont croire, vous ou moi ? Qui ils vont croire ? Mettez-vous à leur place, vos amis, les gens du bureau. Et puis regardez-moi et regardez-vous. Qui ils vont croire ?”

Manx sait que la logique de l’argument est éloignée de la question de l’histoire réelle de la balle à peu près au sixième degré. Mais il pense pouvoir escompter que ce type va voir le sujet sous-jacent, la tournure d’esprit.

“Et moi, personnellement, je peux le croire, dit-il. Parce que c’est mon gamin qui m’a donné le tuyau sur cette balle. Et pour rien au monde il va mentir à son vieux pour un truc comme ça. Oh il ment bien sûr. Il ment pour l’école. Manque l’école, dit un mensonge. Manque un rendez-vous du dentiste.

— Mais là c’est le baseball, dit Charlie, secourable.

— Exactement. Mais je dois reconnaître que j’ai pas été convaincu tout de suite. Comme vous. Comme n’importe qui. J’ai d’abord été porté au doute. Mais après j’ai entendu le gamin.

— Et vous avez senti que vous saviez.

— J’ai senti exactement. Je savais. Parce que j’ai entendu dans sa voix.

— Et vu aussi.

— Droit dans les yeux. Mentirait pas là-dessus. Un bon gars quand ça compte.

— Et le baseball. Ça compte.”

Manx puise du courage dans la coopération de l’homme parce qu’il ne veut pas subir une autre déception. Mais en même temps il ne veut pas voir Charlie comme un pigeon, un plouc en duffle-coat, tombant trop facilement dans le filet. L’histoire est vraie dans le cas présent, mais qu’est-ce que ça change ? Manx a raconté des mensonges effarants qui lui venaient beaucoup plus facilement que tout ce qu’il pourrait dire à propos de ce petit machin sphéroïdal.

L’homme examine la balle.

Manx décide de la boucler pendant quinze secondes. De laisser l’occasion prendre un tour solennel. De donner une chance au client de tomber amoureux du produit.

“Bon, là je vois qu’il y a du vert, un genre de petite traînée de peinture verte près de la couture là, entre la couture et la marque, dit Charlie. Et je sais pour de bon parce que quelqu’un l’a dit à la radio que la balle a heurté un pilier en arrivant dans les tribunes. Et les piliers sont verts, je le sais aussi pour de bon, au Polo Grounds.”

Manx sautille sur place, accroupi. Il est ravi d’entendre ça. C’est comme s’il avait lui-même besoin d’être convaincu, comme si la remarque du type était la confirmation dont il avait besoin pour voir en Cotter un garçon honnête, transformé de gamin insolent et sauteur de tourniquets en un garçon droit, honnête et obéissant, finalement.

L’homme lève les yeux de la balle et regarde Manx. C’est un regard qui dit : Je veux croire. Et Manx ne trouve rien à dire, sa vie fût-elle en jeu, sa vie réelle, qui pourrait amener le type à sauter le pas, à conclure l’affaire.

Charlie s’en charge lui-même, dit des choses assez convaincantes, cette fois à son fils, sur l’entreprise qui fabrique la balle et le nom du président de la ligue qui a mis le tampon sur la balle et d’autres questions et détails, qui s’enclenchent tous au poil, semble-t-il, et le garçon a sommeil, il a froid, il s’en fiche, et Manx cherche des yeux un vendeur de chocolat chaud parce que ça ne fait jamais de mal d’être attentionné.

“Il n’y a pas foule de vendeurs ce soir.

— Il a eu de la soupe.

— Je serais vendeur je serais ici en force. Mettrais la femme et les gosses au boulot.

— Il a eu de la soupe chaude dans un thermos. Il va très bien.”

Mais Chuckie dit : “Moi je trouve pas que je vais très bien.

— Ne t’endors pas c’est tout. Je veux que tu sois éveillé pour ça.”

Manx comprend que c’est plus pour lui que pour le gamin. L’homme et le gamin font semblant. Et encore, même pas le gamin. Le gamin a cessé d’écouter l’homme vers l’âge où il portait encore des couches.

Chuckie se glisse à l’intérieur du sac avec cet air révolté qu’ont les enfants quand ils ont compris qu’ils ne sont la propriété de personne.

“Je veux que tu te rappelles tout ce qui se passe ici ce soir”, dit Charlie.

Mais le garçon est déjà emmitouflé, même sa tête a disparu dans le molleton.

“Vous êtes père, vous devez connaître, dit Charlie.

— J’ai écrit le livre.

— C’est tellement plein de dangers, dans tous les domaines, d’essayer d’élever un enfant.

— D’un côté grandir c’est interminable. Mais d’autre part ça va si vite.

— Je n’ai que celui-ci.

— Vous en avez quatre là devant vous.

— Quatre”, dit Charlie, et dans son regard il y a de l’admiration, de la compassion, et un peu d’étonnement aussi, et encore autre chose que Manx n’arrive pas bien à identifier – peut-être juste la perception de vies différentes, une chose qui n’a rien à voir directement avec le nombre de gosses.

Il y a un feu qui flambe dans un bidon d’essence et Manx va jusqu’au bord du trottoir, empoigne le bidon rouillé et le traîne jusqu’à la file d’attente des fans, feu et tout. Il sent le métal lui brûler la main après coup, ça brûle comme l’enfer dans un livre d’images, mais les fans sont impressionnés par le geste, grands sourires partout, c’est le genre de chose qui marque bien une nuit comme celle-ci, et Charlie paraît ravi.

Mais pas seulement des vies différentes. Des façons complètement différentes de penser et d’agir. Et Manx se demande s’ils sont censés le déplorer. Il est prêt à faire tout ce qui sera nécessaire.

“Quel genre de place vous espérez avoir ?

— Des gradins. J’aimerais bien avoir des places réservées, mais elles sont parties depuis longtemps. Tout est parti sauf les gradins et les places debout et je sais que Chuckie ne me pardonnera jamais si je le force à regarder un match de baseball debout.

— Après une nuit à dormir sur le trottoir ? On ne peut pas lui reprocher.”

Charlie sourit encore, lançant une tape déconcertante sur le genou de Manx. Puis il tend la balle à Manx, mais seulement parce qu’il cherche quelque chose dans son manteau. Et voilà que c’est une flasque, jolie petite chose argentée avec un bouchon retenu par une chaînette comme les gourdes de l’armée, mais plate, petite, chère, qu’on peut empocher facilement, un remontant pour un jour de déprime.

“Mais qu’est-ce qu’on a là ? dit Manx.

— Vous avez droit à une réponse.

— Pourrais dire jus d’orange.

— Trop tôt pour le petit déjeuner.

— Pourrais dire thé aux épices de l’Inde ancienne.

— Trop tard pour le thé”, dit Charlie.

Ils passent un moment agréable, l’un à croupetons contre le mur, l’autre assis sur ses talons comme pour jouer aux dés, avec la boule du sac de couchage devenue complètement immobile, figée soit parce qu’il boude soit parce qu’il dort.

Charlie dit : “À vous l’honneur”, et tend la flasque à Manx, qui renvoie la balle à Charlie, et ce petit échange flou a une curieuse profondeur, c’est une sorte de signe, un accord qui est complètement en dehors de la transaction en cours, et ça remonte Manx encore un peu plus.

Il dévisse le bouchon et le laisse pendre et il renifle en connaisseur ce qu’il y a dans la bouteille.

“Crois que c’est ce qu’on appelle un spiritueux.

— Whisky irlandais, dit Charlie.

— Qu’est-ce qu’on les aime les Irlandais, hein ?

— Beaucoup de contributions durables, dit Charlie.

— Bien dit, mon pote.”

Ils partagent un sourire complice. Et Manx lève la flasque, renverse la tête, descend une rasade pas trop grande, par souci de courtoisie, et il rend l’objet à Charles.

Il l’appelle Charles, maintenant, pour l’aspect social, des gentlemen qui boivent au club.

Et il attend que Charles boive. Moment de vérité aiguë. Manx a mis sa bouche sur le goulot de la flasque et maintenant il attend que Charles fasse pareil.

Un suspense bref, profond, indéniable.

N’essuie même pas le goulot. Bascule juste la flasque et boit, trop goulûment, et il se redresse l’œil noyé et suffocant, mais heureux aussi. Deux hommes heureux, passant un moment princier.

“Passé par le mauvais tuyau, dit Charlie, forçant les mots à sortir.

— Ça arrive aux meilleurs.

— Risques du métier”, dit l’homme encore suffocant.

Tend la flasque. Manx prend une goulée de matelot du Nord et ressent profondément l’effet, oh oui, tandis que l’Irlandais ventile un certain nombre de passages essentiels dans sa tête et sa poitrine.

Ils se passent la flasque pendant un certain temps.

“Un des miens c’est une fille, dit Manx. Rosie. Meilleure fille au monde qu’on puisse trouver.

— Quel âge ?

— Quel âge”, dit-il.

Il sent un regard fuyant lui venir dans les yeux.

“Peut-être deux fois le vôtre. Le vôtre a huit ans, hein ? Imaginez, avoir huit ans.”

Ils se passent la flasque.

“Je vais être honnête, dit Charlie. Vous avez été honnête avec moi. Le moins que je puisse faire c’est de vous dire ce que je pense.”

Tout au long de la file il y a des gens accroupis qui dorment ou qui somnolent recroquevillés dans l’attente, à bout de conversation maintenant, des têtes affaissées, quelques cigarettes allumées, la plupart des gens endormis dans des couvertures ou d’épaisses parkas ou juste la tête qui oscille, les yeux mi-clos, et une toux, un gémissement, une radio qui joue de la musique latino, mais pas trop fort, des gens qui s’ébrouent et s’endorment en dodelinant et un flic sur un cheval là-bas près de la barrière, et Manx change de position, légèrement, pour observer l’immobilité du grand animal brun, une qualité d’immobilité absolue qui n’est pas comme les gens quand ils ne bougent pas, ni les chiens d’ailleurs, ni les poissons dans un bocal, et pas sereine ou impassible, mais immobile à sa façon, grand et fort, les flancs luisants.

“Je serai honnête, dit Charlie. Parce qu’où est l’intérêt de tout ça si on n’est pas honnête ?

— Allez-y, mon vieux.

— Je ne sais pas si vous me dites la vérité. Mais la balle a tout l’air d’une balle qui servirait dans un match de National League en l’an 1951. C’est un point en votre faveur, relativement mineur, parce qu’il y a balle et balle.

— Et puis il y a balle peau.”

Ils se passent la flasque.

“Et l’autre point, le point majeur, je vous regarde et je ne pense pas voir un escroc ou un menteur.”

Brève pause.

“Alors là vous êtes bien le premier”, dit Manx.

Ils rient et s’arrêtent et rient encore. C’est une de ces plaisanteries qui se répercutent pendant dix ou vingt secondes, rebondissant alentour, un sens se répercutant dans un autre, et maintenant il ne s’agit plus que de signer son nom sur la ligne.

“Combien ?” dit Charlie.

Manx détourne les yeux. Il n’est pas allé jusque-là dans ses tactiques et ses plans et il ne sait pas combien. Mais il se sent devenir tendu. Il entend le cheval renâcler derrière lui.

“C’est entièrement à vous de voir”, dit-il, et aussitôt il se sent berné sans raison précise.

Charlie tient la balle à deux mains maintenant, pressée sous son menton.

“Vous voyez, je ne sais pas ce que j’achète, dit-il. C’est une considération qu’il faut garder à l’esprit. Bien sûr, acheteur prends garde et tout ça. Mais nous parlons d’un objet qui est strictement une affaire de cœur.”

Vous ne cherchez pas à me carotter mon blé, dites, patron ?

“Entièrement à vous de voir. Parce que j’ai confiance, vous ferez ce qu’il faut. Vous connaissez votre baseball. Un fan. Je veux que ça soit un fan qui l’ait”, dit Manx.

Il sent son regard fuir, glisser en lui-même, et ressent une certaine oppression dans sa poitrine.

Charles. Charles est soudain très décidé. Un instant de battement, tu vois, quand on mentionne l’argent. Mais soudain Charles se redresse le long du mur pour fouiller dans ses poches et le voilà tout affairé et agité.

Manx incline la flasque et boit.

Tirant des billets de deux ou trois poches et défroissant un de cinq et en lissant un d’un dollar. Manx regarde le long de la file les têtes oscillantes, les hommes qui exhalent de la buée dans l’air glacé, les dormeurs et les rêveurs au plus profond de la nuit.

La somme s’élevait à quelque chose comme ça. Un billet de dix, deux de cinq, encore un de dix, deux d’un, et une pièce de vingt-cinq cents, deux de cinq, et une riquiqui de dix.

Et en plus le gamin jaillit du sac de couchage.

Charlie dit : “Je veux que vous preniez tout parce que c’est tout ce que j’ai. Même la monnaie. Je veux que vous preniez même la monnaie. Parce que j’ai l’argent des places ici.” Et il se frappe la poitrine. “Et les clés de la voiture ici.” Et il se frappe la cuisse. “Et je veux que vous ayez toutes les pièces que j’ai dans mes poches et bien au-delà.”

Manx se dit bon. Il essaie d’empêcher ses yeux de papillonner pendant qu’ils comptent. Il se dit que c’est plus qu’il n’aurait pu tirer de ces pelles à neige qu’il a fauchées dans le cagibi aux outils de son immeuble. Beaucoup plus. Sacrément plus, en vérité.

La petite tête fâchée dépasse du sac.

“Je veux rentrer à la maison maintenant”, dit Chuckie.

Manx prend l’argent. Il mouille son pouce pour le compter à l’intention du gosse. Dit des trucs au gosse, de bonne humeur, pour essayer de lui soutirer un petit bout de rire.

Dit à Charlie : “Vous vous êtes payé un souvenir du grand match. Ça s’arrose, mon vieux.”

Ils passent la flasque entre eux et c’est la seule chose au cours de cette longue nuit et de cette aube qui semble intéresser Chuckie, la vue de deux hommes qui sifflent de la gnôle directement au goulot.

Mi-soupir, mi-souffrance dans le bruit qu’ils font en ouvrant la bouche pour exhaler les vapeurs, l’œil rose et fripé.

Charles arque ses sourcils en broussaille.

“Maintenant que la balle est à moi, qu’est-ce que j’en fais ?”

Manx reprend la flasque.

“Montrez-la. Dites-le à vos amis et vos voisins. Puis mettez-la dans une vitrine avec les assiettes décorées. Vous avez vu les foules s’exciter dans la rue. C’est plus énorme que certaines guerres que j’ai vues.”

Manx n’a aucune idée de ce qu’il entend par là. C’est l’Irlandais qui commence à parler. Il voit que Charlie déprime un petit peu en ce moment. Charlie passe sans doute du stade de mi-crédulité au stade d’incrédulité. Il doit se sentir floué et bête à manger du foin. Refait de ses gains honnêtes par un quelconque filou de la rue qui lui a raconté une histoire tellement extravagante que Charlie a honte de le dire à ses amis.

À l’acheteur, comme on dit, de se méfier.

Il essaie de trouver le mot qui veut dire qu’une chose prendra de la valeur avec les années. Mais non seulement c’est l’Irlandais qui parle, c’est aussi lui qui pense, et de toute façon ce n’est probablement pas une bonne idée maintenant de dire des choses encourageantes à Charles. Ça sonnera faux, non ?

Ils se regardent. Charles a la balle et la flasque et Manx a l’argent. Bon. C’est un de ces événements fortuits où l’humeur bascule une fois l’accord passé. Normal. Le garçon dort à présent, le visage en partie visible par-dessus le rabat, et Manx se demande s’il lui en restera quelque chose un jour, ou si ça a déjà sombré dans la région du rêve de son cerveau, la vague forme d’un homme accroupi qui fait partie de la nuit.

Charles regarde Manx et sourit, un sourire compliqué, avec un élément d’affection noyée dans le mélange.

Puis ils se serrent la main sans un mot et Manx est debout, parti de là, avec une légère douleur dans les mollets et une douleur intense, brutale et sérieuse dans la main gauche, pour avoir traîné le brasero à travers le trottoir. Mettre du beurre dessus en rentrant à la maison.

Il passe près des corps affaissés et recroquevillés et les grils enfumés où quelques-uns d’entre eux ont fait cuire leur repas et il passe devant le flic monté sur le grand cheval et il retraverse le pont et remonte jusqu’à Broadway, et peut-être qu’il y a une très vague ligne de lumière dans le bas du ciel vers l’est.

Ça lui vient à l’esprit. Plein de choses lui viennent à l’esprit, toutes atténuées par la boisson, mais il lui vient à l’esprit qu’il ne veut pas attendre sur un quai vide au-dessous de la rue pour prendre le métro.

Il descend Broadway et commence à se demander pourquoi l’homme lui a donné toute sa monnaie. Ce n’était pas la peine de faire changer les pièces de mains. Peut-être que c’était juste ce que disait le type, le truc du fond du cœur de vouloir donner tout ce qu’on a sur soi, de donner la chemise qu’on a sur le dos, ou peut-être que c’est un marché honnête que font deux hommes et puis l’un d’eux le transforme en aumône.

Il marche, il veut marcher, mais il ne veut pas nécessairement arriver chez lui, jamais. Il faut qu’il y réfléchisse, comment il a le droit d’entrer dans des questions d’argent pour un objet qui appartient à sa famille, dont il est encore le chef, de toute façon.

D’être fauché ça le fait sentir coupable. Tu trouves un peu d’argent et tu es encore plus coupable.

Il pisse dans une petite rue sans la moindre honte.

Il lui vient ensuite à l’esprit qu’il pourrait filer d’ici en car Greyhound, prendre le large sur un de ces grands chiens maigres. La façon dont ses propres fils lui tiennent tête des fois, toute cette rage dans leurs yeux.

Il va écrire la lettre pour Cotter. Pour excuser son absence à l’école. Parce qu’il avait trente-neuf de fièvre.

Réconforter le garçon pour tout ça.

Il lui vient aussi à l’esprit qu’il approche du coin de rue où le prêcheur parlait, au début de la soirée, ou hier soir, et puis il se rend compte que non, il se trompe, il est encore à dix rues de là au nord. Puis il oublie et cherche des yeux le type. Le type est parti, bien sûr, là où il va, et de toute façon ce n’était pas ce coin-là, et il n’y a rien qui bouge sauf une voiture ou deux, des voitures avec de mystérieux conducteurs qui sortent des ténèbres, vivants comme des insectes à toute heure de la nuit.

Trente-deux dollars et de la monnaie.

Il ressent l’habituel coup de poignard de la trahison. Il lui a embrouillé la tête. L’a refait de toutes les façons possibles. La balle va forcément renchérir, voilà le mot. Et l’argent va perdre sa valeur d’une minute à l’autre.

Il cherche le prêcheur dans les embrasures de portes parce qu’il veut lui donner l’argent. S’en débarrasser. Il veut fourrer l’argent dans les vêtements du vieil homme juste pour en finir. Le donner à quelqu’un qui a un intérêt scientifique là-dedans.

Conneries tout ça, mon vieux.

L’argent est à lui et il va le garder. Prendre un car pour partir. Ou une chambre dans une rue un peu délabrée à pas plus d’un kilomètre ou deux de la maison. Trouver une femme qui le regardera quand ses yeux balaieront la pièce.

Il oublie encore où il est. Il marche, il veut marcher, il écrit la lettre dans sa tête.

S’il vous plaît excusez mon fils pour l’école hier.

Il entend le grondement et le grincement d’un camion à ordures dans un virage quelque part. Des voitures qui roulent, des métros qui circulent sous la rue, il est la seule âme en marche.

Le vieux Charles doit rire dans sa barbe d’avoir roulé le vieux Manx. Dire à son gosse on a roulé cet idiot.

Assez plat pour empocher facilement, avec un bouchon retenu par une chaînette.

Il arrive dans sa rue et passe devant la cordonnerie et l’école d’esthétique.

Sa main lui fait mal où elle a touché le métal brûlant.

Il commence à faire jour quand il arrive chez lui. Il entre et montre l’escalier, chaque marche prenant pratiquement un an, c’est ce qu’il semble à Manx, jusqu’à ce qu’il ait quatre-vingts ans en arrivant à son étage. Il passe la porte, ombre douce, un silence avec deux yeux, et il avance lentement à travers la cuisine.

Le réveil sonne dans la chambre.

Il s’assoit à la table de la cuisine et attend. Elle arrive en chemise de nuit et en pantoufles, Ivie, sa bourgeoise, et voit qu’il ne s’est pas couché et le scrute lentement.

Elle dit : “Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Faut y mettre un peu de beurre.

— C’est tout cloqué. Je n’aime pas l’air que ça a.

— Juste une brûlure superficielle.

— C’est la nuit des élections ? Je croyais que c’était la nuit des élections les feux de joie. Je n’aime pas du tout l’air que ça a.

— Va t’habiller, va. Je m’en occupe.

— Pas avec du beurre, ça non. C’est des idioties d’autrefois, dit-elle. Ça fait plus de mal que de bien.”

Elle sort les fruits de la jatte à fruits et remplit la jatte d’eau froide et sort un bac à glaçons du congélateur.

“Si ça ne fait rien, on t’emmène aux urgences.

— J’ai pas besoin des urgences.”

Elle met dix ou douze glaçons dans l’eau et s’assoit à côté de lui, en maintenant la main dans la jatte d’eau glacée et en l’examinant longuement. Elle garde ses questions, si elle en a, pour plus tard.

Peut-être que la douleur se calme un peu, peut-être pas. L’eau est si froide qu’il sent seulement le froid. Il essaie de sortir sa main de la jatte, mais Ivie l’y maintient, sa main fermement appuyée sur celle de Manx, et Manx détourne les yeux, trop fatigué pour en faire une bagarre.

“Ça aide seulement si la brûlure est récente, dit-elle. Si la brûlure n’est pas récente, il faudra aller voir ce qu’ils peuvent pour toi aux urgences.

— Et moi je te dis. J’ai pas besoin des urgences.”

Ils restent ainsi pendant un moment, elle pressant la main de son mari dans la glace fondante, et puis il faut qu’elle s’habille pour aller travailler. Manx reste attablé, à regarder sa main dans l’eau et à attendre que son fils se réveille.