II

Les poètes des vieilles nations du bassin racontaient des histoires de vent.

Matt Shay était assis dans sa petite chambre dans un espace en béton à peu près de la taille d’un terrain de basket, quelque part sous les collines de gypse dans le Sud du Nouveau-Mexique.

Cette opération s’intitulait la Poche.

Il y avait des gens ici qui ne savaient pas trop s’ils travaillaient pour l’armement. Ils étaient impliqués dans la recherche exploratoire et ne savaient pas exactement ce qu’il advenait de leurs conclusions, de leurs simulations, des résultats qu’ils découvraient ou prédisaient. C’est l’un des thèmes sous-jacents du domaine des systèmes, où tout le travail est lié à des niveaux et des points géographiques très éloignés du travail de bureau et des programmes en laboratoire des chercheurs.


 

Matt avait fait de l’analyse de projections, échafaudant les mathématiques atroces d’un accident nucléaire ou d’un échange limité. Il travaillait sur des données d’événements réels. Il y avait le machin tombé sur Albuquerque en 1957, une bombe thermonucléaire de tonnage colossal lâchée par un B-36 – d’accord, personne n’est parfait – et atterrissant sur un terrain dans le périmètre de la ville. Les explosifs conventionnels avaient explosé, et pas le matériel nucléaire. L’incident restait un secret à ce jour, dix-sept ans plus tard, tandis que Matt lisait un guide de camping dans sa petite chambre.

Il était dans la Poche depuis cinq mois et travaillait sans aucun doute possible pour l’armement, mais dans le genre non violent, à s’occuper de mécanismes de verrouillage principalement, le visage collé contre un écran d’ordinateur. Il n’était pas trop sûr de ce qu’il en pensait. Il avait voulu être dans l’armement, il avait voulu la tension, l’identité, le sentiment d’aiguiser sa silhouette, de se connaître un peu mieux – une installation secrète dans le désert.


 

Ils appelaient cet endroit la Poche à cause d’une bestiole qui vit sous terre et qui creuse frénétiquement sous les rides des dunes pour cacher ses provisions.

Les terrains sableux, les étendues alcalines, la blancheur, tout cet univers blanc de monde sous-marin, les lignes de brume blanche au loin, le bébé momifié depuis six mille ans découvert dans une grotte près de White City, oui, et il y avait des animaux qui se décoloraient tout seuls en blanc au fil de l’éternité, une souris autrefois brune qui adaptait sa couleur aux traînées de gypse pour échapper au regard des prédateurs.

Le vent soufflait des Organ Mountains, avec des rafales atteignant quatre-vingts kilomètres à l’heure, remodelant, les dunes et faisant virer le ciel au gris, un gris dangereux qui semblait une sorte de blanc devenu fou.

Et les hommes et les femmes de la Poche – surtout des hommes et surtout des célibataires, avec juste une poignée de couples et leurs enfants albinos, traditionnelle plaisanterie – vivaient dans des bungalows mitoyens en bordure du terrain de lancement des missiles et ils écoutaient le vent dont parlaient les sages des anciennes nations, élaborant des métaphores et des philosophies, et il modifiait les crêtes des dunes, soufflant parfois sans discontinuer pendant des jours.


 

Est-ce que tu étudies les ondes sonores ? Est-ce que tu mesures les effets de l’explosion sur l’avion porteur ? Est-ce que tu fabriques des engins nucléaires en pensant à une fille là-bas en Géorgie, celle qui a mis la main dans ton pantalon au cinéma en plein air près du marais ? Est-ce que tu rêves de voir un champignon de feu, un tir d’essai réel – elles sont désormais interdites bien sûr, les explosions atmosphériques, mais tu regrettes de ne pas avoir vu une de ces explosions colossales qui submergeaient un atoll au temps où.


 

Il déjeuna au mess souterrain avec Eric Deming, un grand type traînant qui n’avait pas beaucoup plus de la trentaine, deux ou trois ans de moins que Matt, et l’une des têtes pensantes de la bombe.

Il y avait quelque chose d’affaissé dans les épaules et l’habillement d’Eric. Il avait tendance à manger avec les doigts – les frites bien sûr, mais aussi la salade, les betteraves, le riz, les amuse-gueule de maïs, tout ce qu’il pouvait saisir et soulever à l’unité.

“Quand arrive Janet ?

— Bientôt. Nous mettons les détails au point, dit Matt.

— Tu vas nous la montrer ? Nous n’avons pas vu une seule femme du monde extérieur.

— Tu es tout le temps à Alamogordo.

— Ce n’est pas l’extérieur. Il faut faire au moins quinze cents kilomètres avant d’être à l’extérieur. Tu le sais très bien. Dans cet État, Matty.

— Elle ne vient pas ici.

— D’accord, mais dans cet État tu connais le pourcentage de gens qui ont l’habilitation haute sécurité ? N’est-ce pas pour cette raison que nous adorons ça ?

— Nous nous retrouvons quelque part à l’ouest d’ici puis nous partons camper. Loin loin loin. Si j’arrive à la convaincre. Elle n’est pas chaude pour le faire, Janet.”

Eric travaillait dans un secteur de labos où Matt n’était pas habilité à entrer. Il avait travaillé sur des matériaux radioactifs à l’intérieur d’une boîte à gants étanche. Il portait des gants de protection, il portait des sur-gants fixés à ses manches, il portait plusieurs épaisseurs de vêtements traités munis d’un certain nombre de dosimètres et de détecteurs de rads, et il travaillait sur des composants de bombe – le propulseur à neutrons, les détonateurs, les éléments sous-critiques, la chaleur viscérale à l’intérieur de la tête nucléaire.

Il faisait quelque chose d’autre à présent et Matt ne savait pas ce que c’était. Il portait un badge Q d’accès restreint avec des bords jaunes et répandait des rumeurs stupéfiantes.


 

Les têtes pensantes des bombes aimaient beaucoup leur travail, mais n’étaient pas nécessairement pro-bombe, allant et venant avec une bandaison de méga-mort. C’étaient des obsédés du détail. Ils étaient envoûtés par la musique intérieure de la technologie de la bombe. Matt les observait. Il allait à leurs petites soirées et apprenait leur langage. Il leur restait une lueur d’incandescence des années soixante, une envie de se donner passionnément à quelque chose.

Ils pensaient qu’il cherchait un biais pour se faire intégrer, prêt à devenir l’un d’entre eux, à porter le badge codé Q, l’accès ultra-restreint qui lui ferait franchir la dernière porte et l’introduirait dans le tunnel qui menait à la conception de la bombe.

Mais Matty jetait des coups d’œil dans des revues de camping, des sacs de couchage et des tentes igloos, parce qu’il avait besoin de temps pour s’en aller et réfléchir.

Il avait des doutes sur la moralité de son rôle.


 

Route 70 au sud jusqu’au panneau du terrain d’expérimentation des missiles, un secteur qui est blanc sur ta carte – c’est là que se tenaient les protestataires, sept ou huit hommes et femmes, parfois seulement deux ou trois, et ils brandissaient une banderole tendue entre deux poteaux de bois, La Troisième Guerre mondiale commence ici, et le personnel de la base se moquait d’eux, ou se contentait de faire des grimaces, ou même était flatté par ce panneau, ou bien encore était navré pour les porteurs de banderole parce qu’ils étaient en plein vent et pas très sympathiques.

Matt aimait bien les voir. Il comptait dessus en un sens. Cela commençait à être important pour lui, de savoir qu’ils étaient là, quatre, cinq, six personnes, les femmes habituellement plus nombreuses que les hommes, ou peut-être deux silhouettes sombres agrippées aux poteaux, sans jamais dire un mot tandis que passaient les véhicules militaires, ou les camions à plateau transportant des objets bâchés, ou des ouvriers civils et des équipes de construction, un majeur dressé ici et là.

Les espaces blancs sur ta carte comprennent la base aérienne, la base militaire, le terrain de lancement des missiles, la vaste étendue au nord-est qui s’appelle la Jornada del Muerto, ainsi que les régions plates entre les dunes – ces zones étaient des blancs sur la carte, sur la page et dans la réalité, et quelques bâtiments bas s’y trouvaient, des constructions clôturées avec des réservoirs de propane, pour ravitailler l’opération souterraine dans la Poche, où des armements étaient conçus et mis au point.


 

Ils travaillaient avec des délais stricts. Il y avait toujours des délais à respecter. Les têtes pensantes s’en plaignaient. C’étaient des gens d’une extrême sensibilité, ceux qui avaient acquis une maîtrise rationnelle d’eux-mêmes, qui n’étaient pas sujets à l’ambivalence morale, à la connerie puérile des conséquences et de l’angoisse. C’étaient ceux qui comprenaient les principes durs du conflit et ils n’aimaient pas les pressions bureaucratiques en provenance de la surface.

Mais les délais persistaient. Il y avait constamment des délais. Il y avait l’urgence de la guerre sans la guerre.

Eric dit : “Tu connais le dernier secret ?”

Ils déambulaient au-delà des bungalows au crépuscule, totalement seuls sur la plaine sableuse, et Eric guettait sans cesse alentour l’éventuelle présence d’oreilles indiscrètes, sur le mode comique bien sûr, et il affectait de murmurer en tordant sa bouche de quoi frustrer même une personne sachant lire sur les lèvres, recrutée pour étudier les vidéos de surveillance.

“C’est un vieux truc qui fait surface seulement maintenant, dit-il. Sous la forme de rumeurs très vagues.

— Quel vieux truc ?

— Les ouvriers du site d’essais du Nevada, à l’époque des tirs au-dessus du sol.

— Eh bien ?

— Et les gens qui vivaient sous le vent. Ces gens ont un nom, à propos, qui définit totalement leur existence.

— Quel nom ?

— Les Sous-le-vent”, dit Eric.

Ils s’éloignaient le long des buissons épineux vers la clôture électrifiée.

“Eh bien, qu’est-ce qu’ils ont ? dit Matt.

— Personne n’est censé savoir ça. C’est quelque chose qui est plus ou moins public, mais en même temps.

— Quoi ?

— Secret. On n’en parle pas. On l’étouffe.

— Quel est le secret ? dit Matt.

— Myélomes multiples. Dysfonctionnement rénal. Ou bien tu te réveilles un matin et tu as perdu huit centimètres.

— Tu parles de l’exposition aux retombées.

— Ou bien un jour, tu te mets à vomir et tu vomis tous les jours suivants pendant sept, huit semaines.

— Mais n’est-ce pas une chose à laquelle nous devions nous attendre ? Des fautes de calcul ici et là. C’est un travail dangereux, tu sais ?”

Eric parut prendre plaisir à cette remarque. Non, il paraissait s’y attendre, il paraissait trouver ça encourageant. Ils s’éloignèrent le long d’une vaste dune parabolique et il faisait une chaleur tellement torride dans cette région que l’air semblait être une forme d’obstacle physique.

“Des petites communautés agricoles sous le vent des essais. Presque tous les gosses portent des perruques, chuchota Eric.

— Ils font de la chimio ?

— Ouais. Et puis ici et là il naît un gosse avec un membre qui manque ou Dieu sait quoi. Et une femme en bonne santé qui va se laver les cheveux, et ils lui restent tous dans les mains. Elle est ravissante, tu sais, brune à un moment donné et totalement chauve l’instant d’après.

— Où ?

— Surtout dans le sud de l’Utah, paraît-il, parce que c’est sous le vent. Mais d’autres endroits aussi. Adénocarcinomes. Des éruptions de gros furoncles rouges sortis tout droit de l’Ancien Testament. Des grosses taches et des éruptions énormes. Et des accès de toux où ils crachent le sang à pleines mains. Tu regardes dans tes mains, et tu vois un demi-litre de sang irradié.”

Ils marchaient le long de la clôture électrifiée et passèrent devant un panneau de mise en garde tagué par un protestataire ou un apostat travaillant sournoisement dans la Poche.

“Tu crois que ces histoires sont vraies ?

— Non, dit Eric.

— Alors pourquoi les répands-tu ?

— Pour l’atmosphère, bien sûr.

— Pour la tension.

— Pour la tension. La morsure. La brûlure existentielle.”


 

Matty avait six ans lorsque son père était sorti acheter des cigarettes.

Huit jours plus tard, comme son père n’était pas revenu et n’avait pas téléphoné ou fait transmettre un message par un ami, l’enfant prit toute la monnaie qu’il put trouver dans l’appartement et se mit en route.

Il n’avait jamais été seul au-delà du métro aérien de la Troisième Avenue dans cette direction-là, mais c’est par là qu’il s’en alla. Puis il traversa l’avenue où les trains parcouraient le long corridor au-dessous du niveau de la rue, venant des banlieues pour gagner Grand Central Station. Sur lesquels Nicky jetterait un jour des pierres. Où Nicky se posterait au parapet en pleine vue pour jeter des pierres sur les trains roulant au-dessous de lui.

Puis il escalada la longue volée de marches jusqu’aux rues des alentours du Grand Concourse. Il avait grimpé ces marches avec sa mère pour aller au cinéma et manger une glace chez le glacier du coin et cette fois il les grimpait seul, il allait au Grand Concourse, où se trouvait le cinéma, le Loew’s Paradise, et il y avait soixante ou soixante-dix marches et des immeubles sur des pilotis en fer, comme un autre pays entièrement différent.

Il se revoit à cette distance dans les sables blancs debout de l’autre côté de la rue, contemplant la grande façade italienne du Paradise.

Il se revoit les yeux fixés sur l’horloge et la balustrade du toit et la coupole en pierre décorée.

Il se revoit achetant un billet, à peine assez grand pour atteindre l’ouverture du guichet, il poussa les pièces dans l’ouverture et regarda la caissière frapper quelque chose qui faisait surgir le ticket d’une fente.

Il entra dans le hall. Il sentait une sorte de chaleur enveloppante émaner de l’épaisse moquette comme la tranquillité ravie d’un chien caressé. Il y avait des poissons rouges dans des bassins en marbre. Il regarda les lustres en cristal ciselé. Il y avait plein de balcons en surplomb avec des tableaux accrochés dans des cadres dorés. Il trouvait cela mille fois plus sacré que l’église.

Il est assis dans son demi-bungalow près du terrain de tir de missiles et il se revoit grimpant l’escalier tapissé parce qu’il voulait être assis tout en haut, près du plafond du cinéma.

Il vit l’ouvreur debout là qui tenait sa torche électrique devant sa ceinture. L’ouvreur portait des galons sur les épaules et une rangée de boutons dorés en biais sur la poitrine et il allumait et éteignait inlassablement sa lampe juste pour entendre le clic. Matty pensait que l’ouvreur allait lui dire qu’il ne pouvait pas s’asseoir au balcon parce que c’était réservé aux adultes ici, pour fumer, ou bien pour les garçons et les filles qui veulent flirter. Mais l’ouvreur faisait cliqueter la lampe et restait là et Matty passa droit devant.

Il monta jusqu’aux sièges les plus proches du plafond, où des étoiles clignotaient et bougeaient. Le ciel tout entier bougeait d’un bout à l’autre du plafond, des étoiles et des constellations et des nuages bleus vaporeux. Sa mère voulait qu’il soit enfant de chœur quand il aurait l’âge, mais c’était encore plus formidable que l’église.

Il revoit tout cela en adulte qui n’a jamais fumé une cigarette, qui conduit à peine et ne joue plus aux échecs et qui aime une femme infirmière à Boston.

Il se revoit assis au balcon du Paradise. La lumière du film se répandait ou s’atténuait selon la nature de la scène. Il regarda le mur le plus proche et puis l’autre mur et lorsque la lumière jaillit tout était là, tout ce décor extraordinaire, les arches, les portiques, les statues, les urnes et les bustes en marbre, les vignes palissées autour des balustres, les héros aux longues épées sur leurs piédestaux, les colonnes en forme de silhouettes drapées, les deux murs bourrés d’anatomies et de constructions, trop pour qu’on puisse tout voir, et des anges auréolés debout au sommet des frontons, et il était assis là à attendre que son père, le fantôme ou l’âme de son père, fasse une visitation.


 

Il ôta ses lunettes, il remit ses lunettes. Puis il les ôta et les essuya avec un chiffon clair et resta devant son écran à cligner des yeux devant une série de données concernant un système d’armement, concernant cet élément de l’arme conçu pour envoyer des signaux qui armeront ou verrouilleront ou reverrouilleront le système d’allumage. Il entendit un faible boum quelque part au-dessus du désert, l’onde de choc des vitesses mach, et cela le ravit, l’émut. Cela lui faisait toujours cet effet, et peu importait qu’il l’entendît souvent ou qu’il fût très éloigné de la source. Le bruit le réveillait certains matins lorsque les avions volaient très bas et il lui arrivait de s’attarder devant sa porte avant la nuit pour regarder les traces parallèles d’une demi-douzaine d’appareils en formation serrée, les avions eux-mêmes depuis longtemps disparus, mais c’était la traînée et le choc supersonique, voilà ce qui l’émerveillait et l’émouvait, et puis ensuite le roulement de l’écho dans les montagnes, comme s’ils faisaient éclater une couture du monde.


 

Il y avait des gens ici qui ne savaient pas où s’arrêtait leur travail, ni comment il pourrait être appliqué. Ils ne savaient pas comment leurs éventails de chiffres et de symboles pouvaient pénétrer dans la nature. On pouvait concevoir que cela se produirait en un éclair.

Tout était lié à un certain point non révélé de l’ensemble des systèmes. Cela causait un certain malaise raffiné.

Mais, en un sens, c’était un splendide mystère, une source d’émerveillement, comment une brève équation qu’on entre expérimentalement sur son écran peut-elle risquer d’altérer le cours de nombreuses vies, comment peut-elle faire affluer le sang dans le corps d’une femme dans un tramway à des milliers de kilomètres de là, et comment définit-on ce type de relation ?


 

Matt n’aimait pas conduire. Il ne conduisait que depuis six mois et il savait qu’il ne se sentirait jamais à l’aise au volant. Le mieux qu’il puisse faire, c’était d’imiter un conducteur. Il empruntait un véhicule à quatre roues motrices à l’une des têtes pensantes et partait avec le livret d’instructions sur les genoux. Les routes, les panneaux routiers, les autres voitures, tout le mettait mal à l’aise, tandis qu’il exhibait son crime, qui consistait à conduire.

Mais il voulait s’exercer pour son voyage de camping avec Janet et il partait conduire à chacun de ses jours de congé et il y avait des panneaux pour désigner les rampes réservées aux camions fous et les carrefours dangereux et il y avait le panneau Jésus est notre Seigneur et les lignes de brume blanchâtre au loin dont il savait maintenant que c’était le sable du fond de la mer et le panneau Défense d’entrer en cas d’inondation et les ombres transversales sur les zones plates formées par les traverses des lignes à haute tension qui s’étiraient férocement jusqu’au Texas.

En revenant un jour d’une de ces excursions, il vit les contestataires, comme toujours, postés au mauvais endroit. Ils auraient dû se tenir près de la troisième porte menant à la base aérienne, la porte dénuée d’indications, parce que c’était par là que les chercheurs de la Poche entraient et sortaient, et que c’étaient eux les plus susceptibles de s’émouvoir, et il fut à demi tenté de dire aux protestataires de déplacer leur piquet de permanence un peu plus loin sur la route.


 

Matt paraissait légèrement juif, un peu hispanique peut-être. Il avait fait des poids et haltères vers vingt ans, remodelant le corps mou et fragile qui n’avait été qu’un complément de la tête-ordinateur. Là-bas dans le Bronx, les gens disaient qu’il avait l’air un peu tout. Mexicain, italien, japonais même – son sourire le plus amical pouvait être pris pour une mimique rituelle. Un portrait-robot de la police établi d’après sept descriptions différentes – tel était Matt. Il n’avait jamais cessé de ressembler à l’étudiant qu’il avait été au City College vers la fin des années cinquante, studieux, myope, intelligent et pauvre, prenant le métro pour aller aux cours.


 

Il était au mess avec Eric Deming. Eric prit un spaghetti entre ses doigts et le fit descendre dans sa gorge avec force constrictions reptiliennes.

Matt dit : “Bon. Ce sont des choses auxquelles nous devons nous attendre. Nous ne sommes pas naïfs. Les fautes font partie du processus. Il y a un brusque changement de vent et les retombées soufflent du mauvais côté. Ou bien l’explosion et le choc sont plus forts qu’on ne l’avait prévu.

— La placidité des années cinquante. Tout le monde s’habillait et parlait de la même façon. Il n’y en avait que pour les cuisines, les voitures et les téléviseurs. Où est le Pepsodent, m’man ? Nous y ôtions, alors nous le savons, non ?

— Tu le sais. Moi je ne le sais pas, dit Matt.

— Tu y ôtais. Nous y étions tous les deux.

— Tu y étais. Moi j’étais ailleurs.

— Papa est dans l’abri-auto, il lave la voiture. Et pendant ce temps tout là-bas, ici, on mettait des soldats dans des tranchées pour jouer à la guerre nucléaire. Des boules de feu qui rugissaient juste au-dessus d’eux.

— Placées trop près, tu veux dire.

— C’est ce qu’on raconte. Tu regardes ton bras et tu vois à travers. Ce qui arrive, c’est que ton bras devient une radio de ton bras. Tu vois carrément à travers l’étoffe de l’uniforme et la peau. La lumière est tellement blanche. Tu peux voir le sang, les os et Dieu sait quoi. Mais ce n’est pas tout. Tu peux voir tout ça avec les yeux fermés. Tu n’as pas besoin d’ouvrir les yeux. Tu vois à travers les paupières. Ha !

— Eh bien, est-ce que ça a été reconnu officiellement ?

— Tu te réveilles un jour, quelques années plus tard, tous tes organes internes sont fondus ensemble. C’est une grosse masse de bouillie.

— Mais est-ce que les hommes ont été indemnisés ?

— Je ne sais pas, dit Eric.

— Ça ne fait pas partie de ton stock de ragots.”

Eric plongea un doigt dans les épinards à la crème de Matt et le ressortit en crochet avec un paquet filandreux qu’il porta à sa bouche.

“À quoi sert une rumeur qui traite de détails bureaucratiques ? Le fait est le suivant, dit-il. Ça s’est passé au grand jour, mais aujourd’hui encore c’est un énorme secret. En tout cas, c’est ce qu’on dit. Et je n’y crois justement pas. Ils ont fait des tirs importants à partir de hautes tours ou ils ont lâché des engins avec des avions et ils ont placé des hommes trop près de l’explosion et ils ont laissé les retombées dériver vers l’Utah, où les gosses naissent maintenant avec la vessie à l’envers.”

Matt avait envie de trouver Eric sympathique. Ce type était intelligent, amical, avec une sorte de demi-charisme sur le mode de la maladresse physique et d’une taille trop haute. Mais ses motivations étaient parfois perdues pour les observateurs dans les contours intérieurs de son sourire. On voyait l’action de l’ombre autour de sa bouche et on se demandait si on n’était pas en train de se faire piéger.

“Tu sais, pour l’école pas loin d’ici. Il ne s’agit pas de rumeur cette fois, mais de fait. J’y suis allé et je l’ai vu. L’école primaire et l’abri antinucléaire d’Abo. Un vrai endroit, sous la terre.

— Comme nous.

— Nous ne sommes pas réels, dit Eric. Eux, ce sont seulement des gosses. C’est une école primaire. Ils ont encore une chance d’être réels. J’ai été envoyé là-bas pour leur parler.

— En tant que tête pensante.

— En ma qualité de jeune membre présentable de tout le complexe militaro-industriel. Le genre animation à la récré.

— Qu’est-ce que tu leur as dit ?

— Il y a un réservoir d’eau en bordure de la ville. Avec Vive nos champions à la peinture toute neuve. Et des rangées de maisons proprettes. Puis tu tombes sur l’école, mais à peine. Quelques constructions comme des caravanes et deux ou trois terrains de basket et tu finis par repérer une entrée et tu ouvres la porte en acier et tu descends l’escalier et il y a beaucoup de béton et d’acier et l’éclairage est un peu sinistre. Les classes, les lits, les conserves alimentaires, la morgue. Pas de bris de vitres. C’est une des particularités. Parce qu’il n’y a pas de fenêtres bien sûr. Mais la question est celle-ci. Quelle est la question, Matty ?

— Je ne sais pas. Dis-le-moi.

— Ont-ils fait tout ça pour protéger les enfants des bombes soviétiques ou de nos bombes et de nos retombées à nous ?

— Je ne sais pas. Les deux. Qu’as-tu dit aux enfants ?

— J’ai parlé dans une langue obscure, dit Eric. Parce que réfléchis. Me voilà dans une salle souterraine en bordure nord d’un grand désert avec des systèmes de filtrage pour les retombées et une morgue tout équipée et il y a des dessins au feutre punaisés au-dessus du tableau, des cochons et des vaches. À propos.

— Quoi ?

— J’ai un jeu d’échecs dans ma chambre. Si on jouait ?”


 

La Poche était une de ces sympathiques sociétés étroitement fermées qui remplacent le monde. C’était le monde rendu personnel et constamment intéressant parce que c’était ce que vous faisiez, et d’autres comme vous, et c’était en circuit fermé et autoréférent et on faisait ça tous ensemble à un endroit et dans un langage qui étaient inaccessibles aux autres.


 

Janet Urbaniak était la petite amie de Matt, infirmière diplômée. Il leur arrivait d’être sérieux, et même le plus souvent, fréquemment impatients l’un avec l’autre, mais toujours solidement liés, le genre de couple prédestiné, voué à se rencontrer et à se chamailler.

Il appelait Janet quand elle était de repos et elle lui disait où elle était allée et ce qu’elle avait vu ou acheté, ou avec qui, et pendant combien de temps, et il écoutait et commentait et demandait des détails.

Elle travaillait actuellement dans un service de traumatologie. Elle lui parlait de ses nuits là-bas, mais il ne disait presque rien de son propre travail et bien sûr elle comprenait et ne posait pas de questions.

Janet appelait la mère de Matt deux fois par semaine pour savoir comment elle allait puis elle appelait Matt pour lui donner des nouvelles et Matt appelait ensuite sa mère pour tout confirmer, pour clarifier les détails d’une douleur ou d’un problème, et il prenait plaisir à tous ces appels, ceux qu’il passait et ceux dont on lui parlait – ils lui donnaient une vie en dehors de la Poche.


 

Il passa dans sa jeep d’emprunt devant une protestataire esseulée, qui luttait pour maintenir la pancarte bien droite dans le vent sec et cinglant qui balayait les zones plates. Il avait envie de s’arrêter et de parler avec elle. De lui donner un coup de main, de bavarder. Il avait envie de manifester sa tolérance envers le point de vue de cette femme, de se laisser convaincre par certains de ses arguments, d’exprimer pour sa part certains points décisifs, puis de la raccompagner jusqu’à la chambre quelconque où elle vivait, en bordure de telle ou telle ville, avec une vue partielle des montagnes, et puis de coucher gentiment avec elle, dans des gémissements doux et une parfaite tolérance mutuelle dans ses draps froissés, mais il se contenta de ralentir légèrement en passant devant elle.

Plus tard, quelqu’un lui dit que les protestataires vivaient dans un bus scolaire délabré dans les montagnes de Sacramento. Matt aimait bien ça. Il aimait l’idée que des gens quittent tout à la poursuite d’une idée. Il pensait à sœur Edgar en classe de sixième qui parlait des saints dans le désert, de pieux ermites, des stylites, et elle se hissait sur son bureau et croisait les jambes sous son habit, sainte en position du lotus sur une colonne dans le Sinaï, et elle parlait à la classe en bribes de latin et d’hébreu et il se souvenait d’avoir aimé ça – il aimait s’imaginer une bande de visionnaires errants, qui hanteraient les sites d’essais et les silos de l’Ouest.

D’abord, c’était un peu pour ça qu’il était venu. Pour les questions et les défis. Pour la connaissance de soi qu’il trouverait peut-être dans une existence plus austère, dans l’établissement de limites volontaires.


 

As-tu fait un troisième cycle sur l’énergie solaire ? As-tu fait une communication sur le déclenchement de la fission nucléaire ? Vas-tu chez le dentiste tous les six mois pour un contrôle et un détartrage ? Es-tu un physicien qui as de l’animosité contre sa mère ? Es-tu un ingénieur de systèmes qui se masturbe en secret pendant que sa femme regarde une rediffusion de la Lune de miel ? Tu n’as pas une envie dingue d’assister à un tir dans l’atmosphère avec tous les effets spéciaux, avec le soleil qui se lève cul par-dessus tête et les arbres qui projettent leur ombre dans la mauvaise direction, le spectacle de l’atome immatériel, le nuage de condensation qui se forme en une fraction de seconde sur l’onde de choc, centré avec quelque chose de pompeux, et l’approche du choc visible, et le vent biblique qui soulève des armoises, du sable, des chapeaux, des chats, des pièces automobiles, des préservatifs et des serpents venimeux, volant tous dans l’aube du désert ?


 

Eric le relançait tout le temps pour jouer aux échecs. Mais il ne voulait pas jouer aux échecs. Il ne parlait pas de sa période échecs. Pour lui, le jeu d’échecs était une vieille histoire sombre et difficile, refoulée pour toujours. L’histoire d’un homoncule joueur d’échecs. Personne n’était au courant. Janet en savait quelque chose, mais seulement Janet et personne d’autre sauf sa mère et son frère et Mr Bronzini, de ceux qui risquaient de se rappeler.

“Tu ne comprends pas, dit Eric dans la jeep.

— Tu répands des rumeurs auxquelles tu ne crois même pas. Voilà ce que je comprends, dit Matt.

— Ils ont dû établir des barrages routiers parce que le nuage envahissait des zones habitées. Des neuroblastomes. Des brûlures aux rayons bêta. Des agneaux à deux têtes. Ou des troupeaux entiers morts dans les prés. Ou tu te réveilles un matin et tes dents commencent à sortir de leurs cavités, sans douleur et sans effusion de sang.”

Deux ou trois dents, disons. Expulsées en douceur avec le plus ténu des gargouillis, dit Eric. Et tu les enveloppes dans une compresse mouillée bien froide, tu sautes dans ta voiture et tu vas chez le dentiste, certain qu’il pourra remettre les dents en place parce que les médecins font des choses étonnantes avec les membres sectionnés, n’est-ce pas. Ou bien il ne remettra pas les dents. Il enverra les dents à un labo du nouveau centre médical où ils ont un matériel tellement avancé qu’il peut en savoir plus sur toi au premier coup d’œil que tu ne pourrais en comprendre si tu vivais jusqu’à mille ans.

Mais au premier feu rouge tu sors la compresse de ta poche et tu l’ouvres pour jeter un petit coup d’œil, dit Eric, et il n’y a plus rien dedans qu’un petit tas de poussière parce que tes dents se sont complètement décomposées. Ces structures solides et fiables conçues pour mordre et pour ronger, pour déchirer la chair. Ces choses qui durent un million d’années dans la mâchoire des gens préhistoriques, dans les crânes que nous déterrons pour les étudier. Transformées en poussière dans ta poche en six malheureuses minutes.


 

Il appelait Janet et parlait. Il parlait et écoutait. Plus la conversation était terre-à-terre et mieux il se sentait. Il prenait plaisir aux détails de sa journée à elle, à des histoires d’un intérêt tout juste passager qui le frappaient dans son amour solitaire comme des items de témoin privilégié.

Parfois elle parlait de son travail, du service de traumatologie tard dans la nuit, et elle était sans état d’âme à ce sujet, des corps qui s’effondraient sur le sol du couloir qui venait juste d’être passé à la serpillière, des proches traînant une victime d’un coup de couteau ou d’une overdose, l’oncle et la mère cramponnés à la tête et aux jambes de l’homme et une grappe de petits gosses sur les côtés, deux à chaque bras.

Elle décrivait des scènes qui étaient comme des tableaux des maîtres européens, ceux qui faisaient des miracles et des guerres.

La force de Janet dans ces situations la lui rendait très belle. C’était une femme plutôt petite, ils étaient tous deux d’assez courte taille et Janet était mince de surcroît, il se plaisait à l’imaginer en tenue de salle d’opération et plongeant le poing dans la cavité thoracique de quelqu’un pour en ressortir une balle ou un os de poulet. Sa timidité ne cachait pas son éloquence pleine d’ardeur et de volonté. C’est une chose qu’il voyait et entendait souvent. Elle s’accrochait à lui avec obstination pour faire valoir son point de vue.

Il trouvait qu’ils étaient vraiment trop entiers. Ils voulaient une famille et vivre ensemble, mais étaient périodiquement tourmentés par la complexité de l’entreprise, les projets, les risques, les villes, l’idée du mariage et des enfants et des emplois et c’est tellement difficile de tout réussir, et ils s’entendaient et marchandaient et discutaient, ils projetaient et se querellaient.


 

Il regardait des photos de Landsat prises de l’espace un ou deux ans plus tôt. Les images étaient des composites de couleurs fausses qui révélaient les signes d’érosion du sol, de fracture géologique et de cent autres traits ou incidents. Elles montraient la tension, le mouvement, les ravages industriels, des milliards de bits de données convertis en images.

Il voyait comment les sondes télécommandées arrachaient à la terre des significations cachées. Comment les étendues et les taches de couleur éclatante, comment les fuchsias électroniques ou les impulsions de Rorschach de teintes sans noms pouvaient aussi bien indiquer un changement de température de l’eau que l’endroit où les grizzlis déclinants vont fourrager et s’accoupler. Il regardait d’étroits bancs de sable qui paraissaient blancs comme de l’os desséché. Il trouvait des villes d’une certaine importance reproduites en pixels dans des replis de montagne et voyait des lacs noirs très haut dans les montagnes, des trous de marmite formés par l’apport des glaciers.

Il ne pouvait pas s’arrêter de regarder.

La mosaïque des photos semblait révéler une beauté secondaire dans le monde, qui échappait ordinairement au regard, une sorte de fusion hallucinatoire de l’exactitude et de l’enchantement. Chaque explosion thermique de couleur était une émotion complexe qu’il ne pouvait ni situer ni nommer.

Et il pensait aux vies dans les maisons comprises dans les données sur la rue qui est photographiée de l’espace.

Et voilà ce que les radars vont détecter ensuite, pensa-t-il. Les émotions inexprimées des gens dans les pièces.

Et puis il pensa inévitablement à Nick.


 

Bien des fois, l’envie le prenait d’appeler son frère. Il pensait qu’il aimerait lui parler du travail qu’il faisait ici. Il serait capable de donner à Nick une impression générale des choses, de lui faire comprendre que le petit faisait un travail important, mais que ça le troublait de temps en temps.

Un jour, il risquait de se retrouver à faire lui-même un assemblage, avec les composants explosifs d’un engin nucléaire – domaine authentique des têtes pensantes des bombes.

Matt n’était pas sûr de pouvoir assumer personnellement la chose. Il pourrait s’il le fallait, et Janet l’aiderait, elle aurait une position claire qui pourrait contrebalancer ses propres doutes, mais il voulait parler à Nick. Il voulait entendre la voix de son frère lui parvenir par la ligne du téléphone, les intonations légèrement déformées qui portaient littéralement une vie entière d’association en elles.

Nick avait une gravité qui était européenne en un sens. Il était façonné et fait. D’abord défait et puis ré-imaginé et fortement refaçonné et reconstruit. Et il était parfois sombre et réservé et un peu pingre, mais peut-être qu’il donnerait au petit des conseils sur les aspects moraux et éthiques de ce genre de travail. Surtout ce que voulait Matt c’était une manifestation d’intérêt. C’était plus important qu’un conseil sincère, une recommandation ou un jugement, mais il voulait cela aussi – un jugement dans la voix de son frère.

Il ne savait pas ce que son frère pourrait dire. Il dirait peut-être : C’est ta façon de te poser en homme sérieux, en résolvant les questions difficiles et les choix déchirants, et si tu tiens bon tu finiras par devenir plus fort. Ou bien il dirait : Idiot, quel genre de marque cela va-t-il imprimer à ton âme lorsque tu deviendras père comme moi ? Pense à la culpabilité d’élever des enfants dans un monde que tu as construit – ton talent mis à contribution de manière si désolante. Parlant doucement maintenant. Et qui connaît mieux que moi le domaine chatouilleux des armes, mon frère ?

Mais il ne proférerait jamais cette dernière remarque, n’est-ce pas ? Et Matt n’appelait pas. Ils ne parlaient pas souvent, ou alors ils parlaient de leur mère, ou ils se chamaillaient par habitude, mais peut-être qu’il l’appellerait plus tard quand l’envie le démangerait encore.


 

Lorsque le vent déboulait des montagnes il remodelait les dunes et si on était sorti de la Poche et qu’on traînait à la maison avec une bière et un en-cas on voyait son linge passer à l’horizontale sur la corde derrière la maison, tout, les draps, les mouchoirs, les caleçons, les bas de pyjama, tels des gens de toutes tailles et formes claquant sous la pression, laissant leurs âmes s’envoler vers les collines de gypse.


 

“Mais là n’est pas la question, dit Eric. Tu es tou, tou, toujours à côté de la question.”

Il pleuvait dans les montagnes.

Eric avait un faux bégaiement qu’il aimait utiliser pour étoffer la conversation, un truc qu’il avait mis au point pour se moquer de lui-même ou de son interlocuteur, alors qu’ils ne bégayaient ni l’un ni l’autre, ou peut-être qu’il imitait un comique de night-club ou un personnage bêtasse de la télé – pour Matt, ce n’était pas clair.

Il regarda dehors par une fenêtre du bungalow d’Eric. La pluie était un mur de chatoiement vaporeux suspendu en travers des falaises de calcaire. Eric était assis sur un canapé encore enveloppé d’une plasticine de garde-meuble au milieu d’un fouillis de revues scientifiques, de mensuels sur les ovnis, de tabloïdes de supermarché, une demi-douzaine de Playboy et de la nourriture gâtée.

“Même si de vastes territoires ont été touchés et beaucoup de gens contaminés, ça reste tout de même un grand secret, aujourd’hui encore.

— Tellement secret que ce n’est peut-être pas vrai, dit Matt.

— Tu crois que c’est vrai ?

— Je crois que des erreurs ont été commises.”

Eric se régalait. Son sourire imperceptible apparaissait à l’extrémité de son corps vautré, allant et venant, comme une sorte de dialogue intérieur qu’il aurait poursuivi parallèlement aux phrases prononcées, un truc de flottement évasif.

“Mais la question est, pure et simple.

— Quelle est la question, Eric ?”

Il ramassa une revue et la feuilleta d’un air absent, parlant d’un ton légèrement impatient, mais surtout, maintenant qu’il en venait enfin au fait, un peu las et ennuyé.

“Ils ont fait ça délibérément, dit-il. Ils savaient que les essais n’étaient pas sûrs, mais ils sont quand même allés de l’avant. Ils ont fait avancer les soldats jusqu’au point zéro après les explosions. Ils ont envoyé des avions avec des pilotes à travers les nuages de radiation. Ils ont injecté aux gens du plutonium pour suivre son parcours dans le corps. Ils faisaient ça délibérément, sans dire aux gens quels étaient les risques. Ils ont exposé des soldats à l’éclair atomique et certains d’entre eux ont reçu des filtres protecteurs pour les yeux et d’autres pas. Ils ont fait des expériences sur des enfants, des bébés, des fœtus et des malades mentaux. Ils n’ont jamais dit aux Navajos qui travaillaient dans les mines d’uranium quels étaient les dangers. Les dangers étaient considérables, comme on s’en est rendu compte. Ils ont cramé des testicules de prisonniers. Ils vous attrapaient littéralement par les couilles et vous bombardaient de rayons X. C’est ce que j’entends raconter. Tu y crois ?

— C’est affreusement, je ne sais pas.

— Bien sûr. C’est très dur à croire. C’est pour ça que je n’y crois pas, dit Eric. Pas même un dixième de seconde.”

Le front pluvieux s’étirait en travers des terres plates et le vent reprit. Les poètes des nations du désert racontaient des histoires sur le vent. Il se cabre et tourbillonne et vous bouscule et vous jette à terre. Mais aussi il parle si doucement que seul votre esprit intérieur peut l’entendre et c’est ainsi que vous corrigez votre trajectoire.

Eric dit : “Ils n’ont jamais dit aux sujets d’expérience qu’ils étaient des su, su, su, su.

— Des sujets.

— Je n’y crois pas, dit Eric. Mais tu peux penser différemment.”

Matt ne savait pas ce qu’il en pensait. Mais il ne trouvait pas cette histoire tirée par les cheveux. Il avait servi au Viêtnam, après tout, où tout ce qu’il avait toujours refusé de croire ou n’était jamais parvenu à imaginer s’était, finalement, révélé vrai.


 

Puis un jour, il s’arrêta pour lui parler, à la femme seule avec sa banderole de protestation. Il gara la voiture de l’autre côté de la route et traversa. Elle serrait tendrement un poteau entre ses bras, un mât de près de trois mètres, et l’autre était planté dans la terre avec des pierres entassées tout autour, et la banderole même, un drap peint à la bombe, s’étendait entre les montants et s’agitait au vent.

Il s’arrêta et commença à parler. Il lui parla d’une façon rassurante, banale et légèrement obsessionnelle, comme un type qui va nerveusement pour la première fois dans un bar de célibataires. Il s’aperçut qu’elle avait le poignet cadenassé au poteau. Il ne l’avait encore jamais remarqué et cela semblait, enfin, un peu théâtral peut-être. Ou fanatique et irrationnel et révélateur d’un désir d’être victime. Elle le regarda brièvement tandis qu’il parlait. Il avait terminé la partie faisons connaissance et parlait du besoin d’être prêt et de la folie d’être naïf quant aux intentions de l’autre camp.

Il n’utilisait pas de mots comme américain et soviétique, qui semblaient curieusement provocateurs. Ou l’OTAN et l’Europe et le bloc de l’Est et le mur de Berlin. Trop tôt pour être aussi intime.

Elle lui lança juste un bref regard. Ce n’était pas un regard hostile, mais ce fut bref. Il y avait chez elle quelque chose de décapé, une impression de surfaces frottées, un refus des accrétions et glanures normales, et il songea qu’elle portait les contremarques des pauvres ruraux.

Il lui parla du besoin d’ajuster nos armements sur les leurs, même quand les chiffres deviennent absurdes, parce que c’est apparemment la seule sauvegarde contre une attaque de l’un ou l’autre camp.

Elle avait la peau claire, comme gravée et fixée, avec des cheveux plats, des cheveux raides et ternes, et il la trouva sincère, impressionnante, impossible à atteindre.

Ils se tenaient sur un segment de route plat et droit, magnifique et solitaire, et si on va faire ce genre de travail, se disait-il, n’est-il pas nécessaire d’être fanatique ? La Troisième Guerre mondiale commence ici. N’était-ce pas exactement ce qu’il voulait de ces gens, une sorte de témoignage religieux illuminé ?

Il lui dit qu’il était parfaitement disposé à écouter. Mais elle ne voulait pas lui parler. Elle restait cadenassée au poteau et fixait les yeux quelque part au bout de la route. Il ne pouvait pas mépriser son arrogance parce qu’elle n’était pas arrogante. Elle n’était pas plus intelligente ou plus saine d’esprit ou moins coupable. Ils sont armés, dit-il, alors il faut bien que nous soyons armés aussi. Elle restait cramponnée à son poteau avec le regard fixé loin sur la route, l’œil bleu, avec un clignement machinal, et il retourna à la voiture et s’en alla.


 

La lessive d’Eric sautait sur la corde à linge. Elle se dressa brutalement et se tint raide sous le vent.

“Je me rappelle quand j’étais dans la boîte à gants, dit-il. À manipuler ce pluto brûlant. On faisait des fautes même dans les étroites limites scellées de la boîte. Mieux vaut y croire. Avec toutes les procédures de sécurité et les feuilles de données et les contrôleurs, les gens faisaient encore des erreurs stupéfiantes. Et j’enfonçais mes mains dans les gants en pensant curieusement à ma mère, qui était une femme hyper raisonnable et qui portait des gants de caoutchouc pour faire la vaisselle du dîner au bon vieux temps placide où nous bombardions nos propres concitoyens.

— Je pars demain, dit Matt.

— Laisse-moi cette veste quand tu partiras.”

Matt portait une veste poids plume en peau, le genre de cuir souple où le moindre contact laisse une trace ou l’efface, et Eric évoquait souvent son désir de l’avoir, malgré leur différence de taille.

“Je crois que je vais sans doute l’emporter pour les moments les moins rudes du voyage.

— D’après les Sous-le-vent, le goût est métallique. Tu ouvres la porte et tu sors pour prendre le journal que le livreur à vélo a lancé sur la terrasse et tu goûtes une sorte de sable métallique dans l’air, comme du sel fait de copeaux métalliques. Tu viens à notre fiesta ce soir ?

— Je ne voudrais pas manquer ça, dit Matt.

— Ton enfant naît avec des yeux d’un blanc pur. Pas d’iris ou de pupille discernable. Juste un gros globe oculaire blanc. Deux si tu as de la chance.”

Eric souleva le Playboy du canapé et le tint à l’oblique, en laissant s’ouvrir la double page centrale pour pouvoir regarder le sujet du mois en entier.

Il dit : “Où vas-tu exactement ?

— Un endroit très loin.

— Plus loin qu’ici ?

— J’ai regardé des cartes.

— Mais plus loin qu’ici ?

— Là où s’arrêtent les routes goudronnées.

— Tu es un gamin des villes, Matty.

— Je pensais au Sud-Ouest de l’Arizona peut-être.

— Je veux cette veste si tu meurs.”


 

Lorsque les têtes pensantes des bombes donnaient une fête, on ne pouvait pas s’attendre à se retrouver dans le monde qu’on avait toujours connu. Et la fiesta de la veille au soir semblait déborder sur le paysage tandis que Matty roulait vers l’ouest sur la nationale 10, traversant une ville nommée Deming, qui était le nom d’Eric bien sûr, et que la main de la coïncidence était donc visqueuse – avec tous les visages, les endroits et les remarques provocantes qui lui couraient dans la tête.

Il avait fumé quelque chose qui l’avait immobilisé. Mais pas seulement immobilisé. Matt n’était pas consommateur sauf dans les fiestas où il se pliait aux rituels de société, tirant une bouffée d’une pipe à long tuyau avec un récipient en terre cuite qui était bourré d’une substance herbeuse. Mais le truc qu’il avait inhalé la veille au soir était soit une variété filoutée de haschisch soit une variété standard mélangée à un quelconque agent psychotomimétique. Et il n’était pas juste immobilisé. Et quelqu’un assis juste en face lui parlait dans la figure d’une voix épaisse avec un ridicule accent de cinéma qui voulait manifestement passer pour prussien.

“On ne peut jamais sous-estimer la disposition de l’État à réaliser ses propres fantasmes gigantesques.”

C’était Eric bien sûr. Mais même si Matt comprenait cela, il ne pouvait pas le situer dans le contexte facétieux des divertissements de mauvais goût des têtes pensantes. Parce qu’il n’était pas juste immobile – il ne pouvait pas non plus penser normalement. Il était entouré d’ennemis. Pas des ennemis, mais des relations, un réseau de choses et de gens. Pas exactement des gens, mais des formes humaines – des choses et des formes humaines et des niveaux de connaissance où il était totalement incapable d’entrer.

La tisposition te l’État.

On ne beut chamais zous-ezdimer la tisposition te l’État.

Eric poursuivait de sa voix stupide, parlant des batteries de tests et de solutions minimax, tous les trucs de Kriegspiel qu’ils avaient étudiés en troisième cycle, théorie des jeux et modèles de conflit, pile je gagne, face tu perds, et Matty restait là, défoncé et totalement immobile.

Il était rivé à son siège, rivé dans sa tête et piégé par la gravité, conscient de la nature de l’état où il se trouvait, mais incapable de mobiliser ses pensées pour s’en sortir. Il pliait sous le poids de la pièce, se méfiant de tout et de tous ici. Paranoïaque. Maintenant il savait ce que cela signifiait, ce mot qu’on s’échangeait et qu’on faisait courir si facilement, et il percevait les liens qui se nouaient autour de lui, tous les objets et les silhouettes formées et les niveaux de connaissance – pas exactement connaissance, mais insidieuse intention. Mais pas cela non plus – un sens plus profond qui n’existait que pour l’empêcher de savoir ce que c’était.

Te réalisser zes brobres fantasmes chicantesques.

Eric parlait toujours, en tournant son doigt dans son verre, et Matt songea le lendemain matin en traversant Deming en voiture que l’accent n’était peut-être pas du tout censé être prussien, mais hongrois. Eric rendait hommage aux têtes pensantes originelles, tous ces émigrés d’Europe centrale, des hommes aux épais sourcils, aux yeux tristes, et aux larges pantalons à pli. Ils venaient faire des sciences au Nouveau-Mexique pendant la guerre, un éparpillement instantané de caravanes et de campements, et ils mangeaient le rata local et jouaient au poker une fois par semaine et allaient danser le quadrille du samedi et travaillaient à la chose sans nom, la bombe qui redéfinirait les limites de la perception et de l’effroi humains.

Il était assis là et examinait la chaussure de quelqu’un.

Il savait qu’il n’était pas dans cet état superficiel auquel les gens aiment faire des emprunts lorsqu’ils disent qu’ils se sentent paranos. Là ce n’était pas de l’occasion. C’était réel, profond, vrai. C’étaient tous les mots corsés qui signifient que nous ne blaguons pas. C’était également familier d’une étrange manière paléolithique et mangeuse de racines, une chose qui avait survécu dans les limbes reptiliens de l’expérience ancienne.

Il examinait la chaussure sur le pied de quelqu’un assis près de lui. C’était une chaussure Earth, une de ces chaussures à la mode, fonctionnelle, pratique, dénuée de charme, à talon plat et vaguement Scandinave, la chaussure timide, androgyne et anti-culturelle, ne menaçant ni l’environnement ni les espèces, et il se demandait pourquoi elle semblait tellement sinistre.

Eric bégayait à présent.

Il ne savait pas qui portait la chaussure. L’idée d’associer la chaussure à la personne qui la portait requérait un effort tellement immense, il y avait tant d’encombrement et de complication qu’il ne pouvait que courber la tête sous le poids de la pièce. Peut-être la chaussure paraissait-elle sinistre parce que toutes ses implications et ses relations et ses silhouettes étaient en dehors des facultés cognitives de Matty.

Et peut-être paraissait-elle sinistre parce que c’était la chaussure gauche, sur le pied gauche, et voilà bien sûr ce que signifie sinistre – malchanceux, défavorable, gaucher – et le mot affirmait ses racines maléfiques, ses tubercules et ses tiges comestibles, par l’intermédiaire de la chaussure de quelqu’un.

Eric était toujours là, parlant d’une voix normale qu’interrompaient des bégaiements. Il semblait être dans un autre cadre temporel, Eric, coupé et monté, ses paroles en format marche-arrêt et sa position fréquemment modifiée en fonction de l’arrière-plan, et le voilà encore sur le panneau de Deming, son nom émergeant de la douceur de l’aube tandis que Matt roulait vers l’ouest, s’enfonçant plus profondément dans les zones blanches de la carte, où il allait s’efforcer de trouver un indice sur son avenir.