“Eh, Bobby.
— Je suis occupé, là.
— Eh, Bobby.
— Je suis occupé, là.
— Eh, Bobby. Il y a un truc qu’on veut te dire.
— Je vous dis que je suis occupé, là.
— Juju veut te dire. Eh, Bobby, écoute.
— Tirez-vous, d’accord ?
— Eh, Bobby.
— Foutez le camp.
— Eh, Bobby.
— Vous voyez que je travaille, là ?
— Eh, Bobby. Juju veut juste te dire une chose.
— Quoi ?
— Eh, Bobby.
— Bon. Quoi ?
— Juste une chose.
— Bon. Quoi ?
— Chie dans ta main et serre fort”, dit Nick.
Elle ne savait pas comment appeler cela, une légèreté, une émanation, quelque chose avec une variation à l’intérieur, arbre en fleur ou pluie odorante, et elle se tenait sur le perron et regardait un homme de l’autre côté de la rue qui grattait la rouille sur son escalier de secours, au troisième étage.
Un camion s’arrêta devant l’épicerie, deux portes plus loin. Le fils de l’épicier sortit, déverrouilla le panneau métallique encastré dans le trottoir et releva les deux vantaux articulés. Les hommes déchargèrent les caisses de soda et les transportèrent dans le magasin sur une charrette à bras, le plus âgé, ou directement à la cave par le panneau ouvert, le plus jeune, en les soulevant par les poignées.
Klara alluma une cigarette en se disant qu’elle allait traverser la rue pour reprendre l’enfant, qui était gardée aujourd’hui par la femme du tailleur, on était mercredi, parce que c’était presque l’heure.
Le plus jeune des deux hommes fit un détour pour s’approcher du perron, à son troisième ou quatrième voyage à la cave.
“Vous ne voudriez pas me garder une bouffée, dites, de votre cigarette ?”
Elle le regarda, enregistrant la question.
“Ça m’ennuie de demander”, dit-il.
Elle le regarda, enregistrant la chemise humide et la salopette élimée, la façon dont il tenait la caisse au niveau du ventre, les avant-bras veinés sous les manches retroussées.
“Une bouffée, ça pourrait faire toute la différence, dit-il, entre la vie et la mort.”
Elle dit : “Dans quelle direction ?”
Il sourit et détourna les yeux. Puis il la regarda et dit : “Quand on a besoin de fumer, est-ce que ça compte ?”
Elle tendit le bras avec la cigarette offerte, mais il ne posa pas la caisse de soda pour la prendre. Au lieu de cela il grimpa deux marches dans sa direction et la regarda bien en face, ce qui signifiait qu’elle devait lui mettre la cigarette entre les lèvres ou retirer son offre.
Tout d’abord elle ne fit ni l’un ni l’autre. Elle aspira une bouffée et dit : “Vous n’avez pas peur que ça bloque votre croissance ?”
Six jours plus tard, ou sept, elle sortit de l’appartement et ferma la porte à clé. Il y avait quelqu’un sur le perron qui regardait à l’intérieur, à travers le vestibule. Elle savait exactement qui c’était et pourquoi il était là et elle fit un geste qui était soit un haussement d’épaules soit un viens donc. Puis elle remit la clé dans la serrure qu’elle venait de verrouiller, et l’ouvrit.
Il la suivit dans la chambre-débarras et lorsqu’elle se retourna il était là. Il était sacrément costaud et il la souleva contre le mur. Elle se débarrassa de ses chaussures d’une saccade et lui empoigna les cheveux, une pleine main, et lui éloigna le visage pour pouvoir le regarder.
Lorsqu’ils furent presque nus, ils restèrent un moment à se regarder. Il n’y avait pas de lit ni de canapé et ils se touchaient à peine, lui avec la main sur son bras, et elle le repoussa. Elle attendait toujours de se sentir folle, mais non. Il mit la main sur son bras et elle le repoussa brusquement. Il haussa les épaules en riant, du genre qu’est-ce qui se passe. Elle mit la main sur son torse. Elle pouvait le faire cesser de rire en le touchant.
Elle dit : “Tu es un garçon que je devrais connaître ? Qui es-tu ? D’ailleurs je m’en fiche.”
Il était assez brun et bien bâti et il la plaqua de nouveau contre le mur. Elle écarta ses cheveux de son visage. Elle se disait que tant qu’elle le maintiendrait dans cette pièce, personne ne pourrait dire qu’il se passait quelque chose de fou. C’était la chambre-débarras, la pièce où elle peignait. Elle n’était pas censée être nue ici, mais à part cela, ses pieds froids sur le sol nu, il ne se passait rien d’affreusement bizarre.
Il avait les mains partout sur elle. Il sentait la cigarette et quelque chose d’autre, une sorte d’étrange moût corporel mêlé à la sueur. Ils s’embrassèrent pendant un temps qui parut des heures. Cela sembla durer des heures, de longs baisers à pleine bouche qui l’engloutissaient, lointaine, vide, sentant sa main brusque sur son sein, mais aussi pratique tout à coup, oui, le repoussant pour aller dans le placard du couloir chercher le matelas de réserve pour le lit de l’enfant, un héritage juif à travers les générations.
Elle revint dans la pièce et lui donna le matelas, roulé et ficelé. Il le posa verticalement et fit mine de le tringler, langue pendante.
Elle remarqua la pièce. Il dénoua la ficelle et laissa retomber à plat le petit matelas, puis il se baissa à genoux dessus et attendit. La pièce était belle dans cette lumière, striée d’ombre, toute en lignes et en brèches, claire-obscure, et elle se dirigea vers lui, méfiante bien sûr, et lui fit signe de s’asseoir sur ses talons.
Elle ne savait pas ce qui allait se passer ensuite, d’une seconde à l’autre, et elle continua à résister tout en se plaquant contre lui, mordant et caressant, le mot caresse, le mot queue, résistant à demi à tout ce qu’il faisait, humant le travail et la cave sur son corps, des recoins aigres entoilés de poussière.
Ils étaient partout l’un sur l’autre, bruyants et moites, aspirant l’air comme on boit de l’eau, en profondeur avec une sorte de claquement, en longues goulées. Il était là pour être un peu exploré. Elle aimait s’arrêter et regarder, ou détourner les yeux en fait, ou guider sa main, ou aller chercher un verre d’eau à la cuisine et revenir et le verser en partie sur la poitrine du garçon, un corps disproportionné par rapport au matelas, et puis lui tendre le verre et le regarder boire et se dire qu’il ne se passait rien de fou qu’elle puisse clairement déceler sauf qu’elle était nue dans sa pièce de travail.
Puis ils furent de nouveau partout l’un sur l’autre, enroulés l’un autour de l’autre, tout entièrement neuf pour la deuxième fois, et elle ferma les yeux pour voir les deux ensemble, ce qu’elle arrivait presque à faire, ce qu’elle pouvait faire pendant d’infimes instants, leurs corps tournés, affilés, à l’oblique, comme ci et comme ça, ceci et cela coexistant, ici, mais là aussi, comme des amants de Picasso devant derrière.
Lorsqu’il partit à la recherche des toilettes elle crut qu’elle allait se sentir bizarre, folle et irresponsable, enfin, mais elle resta simplement là, sur le matelas, à fumer.
“Trente-trois centimètres, on a.
— Trente-trois centimètres.
— Comment tu dis ? Amiral.
— Amiral. C’est, quoi, mieux que capitaine ?
— Clair. C’est pas du baratin.
— Trente-trois centimètres. Quel genre de trente-trois centimètres ? Tu veux trente-trois centimètres ? Penche-toi.
— Eh. Toi et quelle armée ?
— Penche-toi. Je vais te montrer que c’est pas du baratin.
— Toi et quelle armée ?
— Tu as un amiral. Je vais te donner un Motorola.
— Ta famille tout entière ils pourraient pas arriver à trente-trois centimètres. Même avec ton grand-père et son singe.”
Bronzini se tenait devant sa classe, quarante-quatre âmes stoïques en science générale. La plupart avaient seize ans, un peu plus pour certains, dix-huit même, les plus stupides, les ahuris, abandonnés quelque part en route dans la longue escalade vers la connaissance.
Il se tenait derrière son bureau sur l’estrade et parlait aux murs et au plafond, aux fenêtres à l’extrémité de la salle. Il parlait à l’air vicié par les bus de Fordham Road et à l’université plus loin dans les arbres, où les seniors de premier cycle portaient des toges de diplômés et où les noms des anciens élèves morts dans la Première Guerre mondiale étaient gravés en capitales au sommet des colonnes en pierre qui marquaient la frontière sud du campus.
Universitas Fordhamensis.
“Nous ne pouvons pas voir le monde clairement tant que nous ne comprenons pas comment la nature est organisée. Nous avons besoin de compter, de mesurer, d’expérimenter. C’est la méthode scientifique. La science. L’observation et la description des phénomènes. Les phénomènes. Des choses perceptibles par les sens. Les saisons sont perceptibles. À un certain moment le froid diminue, les jours allongent. Cela se passe au même moment chaque année. Nous avons parlé au dernier cours de la différence entre équinoxe et solstice et vous vous en souvenez, j’espère, miss Innocenti. Les planètes se déplacent de manière ordonnée. Nous pouvons prédire leur passage dans les deux. Et nous pouvons admirer les mathématiques impliquées. Le passage ellipsoïde des planètes autour du soleil. L’ellipse. Un cercle légèrement aplati. Ici nous discernons forme et ordre, nous voyons les lois de la nature dans leur splendide harmonie. Pensez au rythme des vagues. À la naissance des bébés. Lorsqu’une femme est prête à donner le jour, Applebaum, les yeux devant, on dit qu’elle est à terme. La précision de la nature devient évidente dans le processus de la naissance. La femme suit des étapes. Le fœtus grossit et se développe. Nous pouvons prédire, nous pouvons dire à peu près cette semaine ou la semaine prochaine est la date prévue pour la naissance de l’enfant. Arriver à terme, miss Innocenti, pendant que vous mâchez du chewing-gum au kilomètre. Amener le fœtus à terme. Neuf mois. Sept livres et deux onces. Nous avons besoin de nombres pour comprendre le monde. Nous pensons en nombres. Nous pensons en décennies. Parce que nous avons besoin d’énoncer les principes, Alfonse Catanzaro, oui, pour être moins confus.”
Une voix s’éleva au fond de la classe.
“Appelez-le Alan.”
Un frisson d’amusement parcourut la classe comme un coup de vent sur l’herbe dans les dunes. Bronzini n’avait pas de problème majeur de discipline. Les élèves sentaient sa réticence à s’engager dans un affrontement et ils voyaient dans son discours doux et songeur, parfois vagabond, une sorte d’évasion intime, assez peu différente de la leur, de la tâche quotidienne.
Une seconde voix près de la fenêtre, de fille, prenant une inflexion mijaurée.
“Ne m’appelez pas Alfonse. Appelez-moi Alan. Je veux être acteur de cinéma.”
Une cascade de rires plus appuyés cette fois et Bronzini fut triste pour le gamin, Alfonse le maigrichon, mais il ne les rabroua pas, il continua à parler, parla par-dessus le chahut momentané – pauvre Alfonse maigrichon et désolé, tragiquement taché d’acné violacée.
“Nous avons besoin de nombres, de lettres, de cartes, de graphiques. Nous avons besoin de formules scientifiques pour comprendre la structure de la matière. E = MC2.”
Il écrivit l’équation au tableau.
“Comment se fait-il que quelques marques de craie sur un tableau noir, quelques petits signes tortueux puissent changer la forme de l’histoire humaine ? Énergie, masse, vitesse de la lumière. Protons, neutrons, électrons. De quelle taille est l’atome ? Je vais vous le dire. Si les gens étaient de la taille de l’atome – réfléchissez-y, Gagliardi –, la population de la terre tiendrait sur la tête d’une épingle. Peu importent les vastes quantités d’énergie renfermées dans la matière. La matière. Quelque chose qui a une masse – un solide, un liquide, un gaz. Peu importe ce qui se passe lorsque nous scindons l’atome et libérons son énergie. L’Énergie. La capacité d’un système physique à accomplir un travail. Je veux savoir comment il se fait que quelques signes sur une ardoise ou un morceau de papier, un peu de noir sur du blanc, ou de blanc sur du noir, puissent renfermer tant d’information et contenir des implications aussi terrifiantes. Peu importe l’énergie accumulée dans l’atome. Et l’énergie contenue dans cette équation ? Voilà la vraie puissance. Voilà comment opère l’esprit. Comment l’esprit identifie, analyse et représente. Quelle beauté, quelle puissance. Quelles merveilles de l’imagination cela requiert, de réduire les forces complexes de la nature, de toutes ces invisibles actions magiques à l’intérieur de l’atome – d’exprimer tout cela avec un bing et un bang sur le tableau. L’atome. L’unité de matière considérée comme la source de l’énergie nucléaire. Les Grecs du Ve siècle avant J.-C. ont suggéré l’idée de l’atome. Avant J.-C., miss Innocenti. Avant la joie du chewing-gum. Petit, petit, petit. Quelque chose à l’intérieur de quelque chose d’autre à l’intérieur de quelque chose d’autre. Tout en bas tout en bas tout en bas. Dessous dessous dessous. La prochaine fois, chapitre sept. Préparez-vous pour une interrogation orale.”
Tout juste un grognement audible.
“Maximum de honte en public”, dit Bronzini.
Ils quittèrent en troupeau la salle pour s’agglutiner dans les longs couloirs, où quatre mille autres commençaient à s’entasser dans la vaste clameur hormonale qui marquait l’état de libération.
C’était encore l’hiver, mais il y avait une douceur dans l’air aujourd’hui, cette fiction rythmique du printemps précoce, à laquelle il est si délicieux de se laisser prendre, et Albert prit son chemin habituel dans les rues commerçantes, pointant son nez dans les magasins et les clubs sociaux.
Ici il mangea un biscuit aux pignoli et s’enquit du fils de la marchande, artilleur en Corée. Là il tirailla sa moustache et s’attarda avec amusement en compagnie d’un farouche râleur, un homme qui rouspétait haut et fort à la plus insignifiante contrariété, l’œil rose, et postillonnant.
Dans la charcuterie il parla avec deux nouvelles venues, calabraises, une femme et sa fille à la remorque, et elles lui rappelèrent sa mère et sa sœur, dans ce tunnel de la mémoire, et comme la fille se cramponnait à sa mère.
Maintenant la mère reposait sous un carré de terre dans le Queens, dans une immense prairie de pierres et de croix, des milliers d’âmes en dehors des circuits des vivants, un peuple souverain qui ne se plaignait jamais.
Il acheta de la viande ici, du poisson là, et reprit le chemin de chez lui. Il pensait à la fête du saint patron, chaque été, lorsque les membres de la fanfare paroissiale parcouraient les rues en jouant des airs tristes et sentimentaux qui attiraient les visages des femmes aux fenêtres ouvertes des immeubles pauvres. La coutume voulait que les musiciens ralentissent le pas dans une certaine rue résidentielle et s’arrêtent devant une certaine maison, une construction en bois avec une véranda ouverte sur le devant et une charmille de roses, la maison de l’importateur d’huile d’olive. Lorsqu’ils arrêtaient de jouer la famille les invitait et ils entraient, tous en pantalon noir et chemise blanche, et chargés de leurs instruments. Une coutume tellement ancienne et noble, les vieux messieurs, le trombone obèse, le jeune homme creusé par la grosse caisse sanglée sur son torse, chacun entrant d’un pas lourd dans la maison ombragée pour boire un verre de vin rouge.
Juju ne voulait pas le suivre, mais il était obligé. Une fois que Nick entrait, Juju était bien obligé d’entrer aussi.
Il avait voulu voir quelqu’un de mort et Nick allait lui montrer. Ils étaient dans l’antichambre d’un établissement funéraire près de la Troisième Avenue, où vingt ou trente hommes fumaient et parlaient.
“Peut-être que c’est pas une bonne idée, dit Juju.
— Fais juste attention de pas rire.
— Qu’est-ce que je vais rire ?
— Montre du respect, dit Nick. Il faut qu’ils croient qu’on est de la famille.”
Nick le poussa d’une secousse et ils entrèrent dans la chapelle ardente. Des femmes assises sur des sièges pliants disaient leur chapelet et il y avait des canapés le long des murs, des femmes plus jeunes qui avaient l’air bizarre en noir, murées contre tout contact, avec plusieurs petites filles parmi elles, graves et pâles.
Ils s’approchèrent du cercueil et regardèrent à l’intérieur. C’était un vieil homme aux narines dilatées et aux mains de menuisier ou de maçon, des doigts cuivrés, rugueux, tailladés.
“Voilà ton cadavre. Régale-toi.”
Ils s’agenouillèrent devant le cercueil.
“Il n’a pas l’air trop mal, dit Juju.
— Je crois qu’ils lui ont épilé les sourcils.
— Je croyais que ça serait différent, dit Juju.
— Différent comment ?
— Je ne sais pas. Blanc, dit Juju. Toute la figure blanche comme la craie.
— Ils ajoutent du maquillage et des soins de beauté.
— Blanc et raide, je croyais.
— Il est pas raide, ce type ?
— Il pourrait presque dormir. S’il dormait en complet.
— Alors tu es déçu.
— Je suis un peu, oui, déçu.
— Pourquoi tu le dis pas plus fort, dit Nick. Pour qu’ils puissent nous traîner dehors et nous tabasser à mort dans la rue.
— C’était une mauvaise idée que tu as eue.
— On est censés avoir une enveloppe, dit Nick.
— C’était une mauvaise idée. Quel genre d’enveloppe ?
— Si on est de la famille, dit Nick. Une carte de messe ou de l’argent.
— Je croyais qu’une enveloppe c’est quand tu te maries. Pas quand tu meurs.
— Une enveloppe c’est pour tout. Ils font toujours des enveloppes.
— C’était une mauvaise idée. Je suis prêt à partir.
— Trop tôt. Dis une prière. Montre-leur que tu pries. Montre-leur du respect, dit Nick. Les femmes en noir. On montre pas de respect, elles nous taillent en pièces.”
Dans un angle de la salle de billard un type nommé Stevie expectora un paquet de glaires nacrées, on appelait ça une huître, et la cracha dans le goulot de sa bouteille de Coca.
Juju dit : “Je te demande une liche de soda, et tu fais ça ?
— Eh. Je t’ai pas dit non.
— Mais tu fais ça ? Tu craches dedans ?
— Tu me demandes une liche. Je dis. Prends deux liches.”
Stevie graillonna une deuxième huître au fond de sa gorge et la cracha dans la bouteille, et tendit la bouteille à Juju.
“Mais tu fais ça ? Tu glaviotes ce gros machin, que tu sais que personne de normal va boire à une bouteille qui a ce gros machin qui flotte dedans.
— Tu veux une liche. Eh. Bois une liche. Prends ce qu’il y a.
— Alors tu me donnes tout ton Coca, tu me dis. Prends ce que tu veux. Si je suis assez dingue pour le boire.
— Ce qui est à moi est à toi”, dit Stevie.
Juju sourit faussement, d’un air vaguement moqueur. Puis il but tout le machin d’une seule longue goulée. Il fit suivre d’un petit rot bien sec et renvoya la bouteille à Stevie.
Nick regardait avec admiration.
Plus tard dans la soirée il sortit promener Mike le Chien. Il longea le mur de l’hôpital puis bifurqua à l’est dans les rues désertes. Il se posta en face de l’immeuble où vivait la femme. Il y avait un lit dans la chambre du devant, débarrassé des draps, un lit vide redressé, assez facile à voir juste à droite des marches, avec une lampe allumée à côté, et il resta un moment là à fumer.
Quand il ramena le chien, deux hommes descendaient l’escalier de la salle de billard. Il crut reconnaître l’un d’eux, qui était à la partie de poker, et ils descendaient l’escalier dans une sorte de grondement, faisant reculer le chien.
Mike était seul, au comptoir, à faire ses comptes.
“Où tu l’as emmené, dans les toilettes pour hommes de Grand Central Station ?”
Nick agita son pouce en direction des deux hommes qui venaient de partir.
“Je connais ces types ?
— Je ne sais pas. Tu connais ces types ?
— Des affaires sérieuses, hein ?
— Autant te le dire maintenant, dit Mike. Tu vas en entendre parler de toute façon.
— Quoi ?
— Tu te rappelles le type qui s’asseyait près de la porte quand on faisait la partie ?
— Bien sûr. Walls.
— Walls n’était pas là le soir du hold-up.
— J’ai trouvé ça intéressant.
— Pas mal d’autres gens aussi. Et pas mal de gens qui étaient ici ce soir-là ont pensé qu’un des trois types du hold-up.
— Attends. Ils portaient des masques, non ?
— Aurait pu être Walls. Masque ou pas masque. Et comme de bien entendu Walls ne s’est plus montré depuis. Alors tu peux imaginer l’intérêt qu’on porte à savoir où il est. Sans mentionner que deux des joueurs sont très proches, dit Mike, de l’organisation.
— L’organisation. Et maintenant ?
— Walls a été repéré.
— Walls a été repéré. Ils l’ont trouvé.
— Et ça ne lui a pas porté bonheur. Dans une épicerie portoricaine à pas deux kilomètres d’ici.
— Qu’est-ce qu’il fait dans une épicerie portoricaine ?
— Il achetait une banane verte. Eh. Putain, comment tu veux que je sache ?”
Nick rit. La nouvelle l’excitait. Il la trouvait satisfaisante même s’il aimait bien Walls, s’il admirait Walls, sur la base des quelques mots qu’ils avaient échangés cette unique fois. Ils l’avaient trouvé et l’avaient tué. Il se jura de penser à prendre un journal avant toute chose demain matin. C’était forcé d’être dans les journaux, ce genre de truc.
“Il t’a pris ton fric aussi, dit Nick. Pas juste le fric sur la table.”
Mike monta sur une chaise pour éteindre la télé, qui marchait sans le son.
“Je cherche pas à fêter ça, dit-il. C’est un truc qui éveille le mauvais genre d’attention. J’ai le commissariat que je dois continuer à arroser pour pas qu’ils me ferment. Le braquage a été assez dur comme ça. Ce truc, ça fait venir les inspecteurs de la criminelle et les journalistes.
— Comment ils ont fait ?
— Comment ils ont fait ? Ils l’ont descendu. Bang bang.
— Je sais. Mais comment ? Combien de types ? Quel genre d’armes ?”
Photo de corps sanguinolent avec une serviette qui recouvre la tête par décence.
“Ils ont descendu quelqu’un d’autre ? Ils se sont tirés dans une voiture, dans deux voitures ?
— Je ne sais pas. Je n’ai pas demandé.
— Il était armé, ce Walls, quand ils l’ont descendu ?
— Je ne sais pas, dit Mike.
— Ils ont tiré dans la tête ou quoi ?
— Nicky. Je te dis ça va comme ça. Rentre chez toi et dors.”
Ils allèrent au cinéma dans le centre et flânèrent à Times Square, ils regardaient les gens, tous les genres, et ils se sentaient à la fois supérieurs et ballots.
Ils prirent le métro aérien pour rentrer très tard dans la soirée, avec Juju et Ray assis côte à côte et Nick vautré en face d’eux sur la longue banquette en osier.
“Vous savez, je trouve, dit Juju. On n’aurait jamais dû aller là-dedans. C’est pas bien. Faites les cons, faites les cons, faites les cons. Je dis d’accord. Mais là c’est pas un truc qu’on aurait dû faire.
— Tu te sens coupable, dit Nick.
— Le type est allongé raide. Fous-lui la paix. Ça serait un con assis sur son cul toute la vie, serait p’t-être différent. C’est un travailleur. Le type est étendu raide.”
Nick prit la position d’un cadavre préparé.
“Tu te sens coupable. Va à l’église et confesse-toi. Tu te sentiras mieux”, dit-il.
Ray Lofaro n’avait pas idée de quoi ils parlaient. Juju ne voulait pas lui dire par principe et Nick ne voulait pas lui dire parce qu’il ne voulait pas se donner cette peine.
Le métro s’arrêtait à toutes les stations et n’en finissait plus.
Ils passèrent le long des taudis sinistres du Lower Bronx, passèrent devant les milliers de gens endormis dans leurs lits, et Nick se leva et tenta de démolir l’osier de la banquette, d’abord avec ses mains, ce qui était difficile, et puis en donnant des coups de pied dedans et en utilisant à nouveau ses mains pour séparer les brins tressés.
Un homme à l’autre bout du wagon se leva pour passer dans le wagon suivant et Nick le regarda, pour décider si c’était une insulte ou non.
Puis il donna encore quelques coups de pied, en reculant et en utilisant le talon de sa chaussure pour crever le dossier. Il enfonça les deux mains, arrachant des bandes d’osier dans une série de longs claquements secs.
Ses copains ne trouvaient rien à dire.
Il descendit à la station d’avant la leur et ils le regardèrent passer la porte. Il gagna à pied l’immeuble où elle habitait. Il resta planté sur l’autre trottoir à fumer, les yeux fixés sur l’immeuble. La lumière était allumée dans la pièce du devant, mais le lit n’y était plus.
Il savait que la mère de Mr Bronzini était morte récemment. Sa propre mère qui lui avait dit. Et au bout d’un jour ou deux il commença à faire le lien, que le lit était le lit de la vieille dame, que l’appartement était l’appartement de Mr Bronzini, que la femme qu’il avait baisée dans l’appartement était la femme de Mr Bronzini.
Il trouvait que ça n’avait pas vraiment d’importance. Il était passé devant l’immeuble quantité de fois, en plein jour, et il ne l’avait jamais vue. Il était venu deux ou trois fois sur le perron fumer une cigarette, et elle n’était pas sortie. Dernièrement, il s’était posté dans l’obscurité pour guetter l’immeuble, généralement après minuit, ces conneries de soirées toujours pareilles, pour passer le temps avant d’être prêt à se coucher.
Il avait dix-sept ans et quelques mois. Il allait bientôt être appelé sous les drapeaux, et ce n’était sans doute pas une mauvaise chose. Son ami Allie était déjà en uniforme, fini ses classes, et il partait pour la Corée, où il allait baiser les plus belles femmes, disait-il, et laisser les seconds choix merdiques pour Nick et les autres.
Il était là à fumer. Il regardait l’immeuble de la femme et il pensait à mille choses, sensées, folles, idiotes, et il pensait à elle.