Le capital abolit la nuance dans une culture. L’investissement étranger, les marchés globaux, les acquisitions multinationales, le flux d’information par les médias transnationaux, l’influence débilitante de l’argent qui est électronique et du sexe qui est virtuel, l’argent sans contact et le sexe en toute sécurité par ordinateur, la convergence du désir consommateur – non que les gens veuillent nécessairement les mêmes choses, mais ils veulent le même éventail de choix.

Nous sommes assis dans un pub nommé le Football Hooligan. Il y a un homme à la table voisine et j’attends depuis un moment qu’il se tourne vers nous pour pouvoir confirmer l’étrange ressemblance.

Je parle à Brian Classic, mon vieux pote Brian, et il semble écouter intensément par-dessous la musique. C’est un truc qui s’appelle cult rock, fort, oui, mais surtout perçant et répétitif, sur une longueur d’onde qu’on dirait glacée, et Brian a la tête baissée, opinant de temps à autre, pour marquer son assentiment ou bien de guerre lasse – c’est difficile à dire.

Certaines choses pâlissent et se fanent, des États se désintègrent, des chaînes de montage se raccourcissent et s’agrègent à des chaînes dans d’autres pays. C’est ce que le désir semble exiger. Une méthode de production qui réponde sur mesure aux besoins culturels et personnels, et non aux idéologies de guerre froide d’une uniformité massive. Et le système prétend suivre, devenir plus souple et ingénieux, moins dépendant de catégories rigides. Mais alors même que le désir tend à se spécialiser, devenant soyeux et intime, la force des marchés convergents produit un capital instantané qui franchit les horizons à la vitesse de la lumière, menant à une certaine standardisation furtive, un rabotage des détails qui affecte tout depuis l’architecture jusqu’aux loisirs, à la façon dont les gens s’alimentent et dorment et rêvent.

Ici les gens mangent du fast-food exotique et boivent du cognac cinq étoiles et ils se massent sur la piste de danse et tombent, certains d’entre eux, et on les traîne à moitié inconscients sur les côtés.

Je dois baisser la tête pour parler à Brian, qui semble sombrer dans son verre, mais je résiste à l’impulsion de hocher la tête avec lui. C’est vrai, je me contente surtout de citer des remarques que m’a faites un peu plus tôt Viktor Maltsev, cadre dirigeant d’une société commerciale, mais ce sont des remarques qui méritent d’être répétées, car Viktor a réfléchi à ces questions dans le remous même de tous les types de retournements qu’une société peut subir.

Brian marmonne qu’il trouve cet endroit effrayant. Je regarde les gamins sur le podium de l’orchestre, cinq ou six escogriffes à tignasses frisées et en pantalons de treillis avec des paquets de bombes fixés sur leurs torses nus – des étudiants sans doute qui se sont approprié un aspect de terreur suicide.

Mais ce n’est pas la musique, dit-il, ni l’orchestre ni ses accoutrements. Et je crois que je sais ce qu’il veut dire. C’est cette impression de décalage et de redéfinition. Parce que comment a-t-on pu en venir à loger un club comme celui-ci au quarante-deuxième étage d’une nouvelle tour de bureaux pleine de maisons de courtage, de sociétés informatiques, d’entreprises d’importation et de banques étrangères, où des vigiles engagés par diverses entreprises pour patrouiller dans les corridors se tirent parfois dessus entre eux, et où le type à la table voisine, avec son crâne chauve, ses yeux bridés et sa barbe saillante, et qui se tourne de-ci de-là, est manifestement un sosie professionnel de Lénine.

Nous redescendons en ascenseur et sortons dans la rue, chargés de nos bagages. Nous ne trouvons pas de taxi, mais au bout d’un moment une ambulance passe et le conducteur passe la tête à la fenêtre.

“Vous aller aéroport ?” dit-il.

Nous montons à l’arrière et Brian s’endort sur un brancard pliant. Une vingtaine de minutes plus tard, par la vitre du hayon, je vois une énorme affiche publicitaire pour un club de strip-tease.


SONYA INTERACTIVE

Danse nue sur l’autoroute de l’information

 

Nous arrivons à Sheremetyevo et le conducteur veut des dollars bien sûr. Je réveille Brian et nous entrons dans l’aérogare et réussissons à trouver le type de la société commerciale. Il nous dit qu’il n’y a pas de hâte particulière parce que nous nous sommes trompés d’aéroport.

“Où devrions-nous être, Viktor ?

— Pas problème. J’ai arrangé. Vous allés au club ?

— Le club était très intéressant, lui dis-je. Lénine y était.

— Il y a Marx et Tolstoï aussi, dit-il. C’est très fou.”


 

C’est ce que je me disais une fois arrivé à l’aérodrome militaire et embarqué à bord d’un avion-cargo transformé, qui caracola un moment sur la piste avant de s’élever en oscillant dans la brume. Et lorsque l’appareil eut atteint son altitude de croisière je me levai et dénichai un petit bout de fenêtre dans une issue de secours derrière l’aile de bâbord et je pressai mon visage contre la vitre pour recueillir une impression des immensités orientales, les enfilades sans fin de longitude, les projections cartographiques en arc au-delà de l’Oural et à travers la plaine de Sibérie – une impression surtout de mon propre imaginaire, bien sûr, un aperçu dans le crépuscule naissant de la masse terrestre encore visible dans l’espace limité de la fenêtre.

Et voilà ce que je me disais après m’être rassis.

Je me disais qu’autrefois les dirigeants des nations rêvaient de vastes empires terrestres – expansion, annexion, mouvements de troupes, unités blindées en hordes poussiéreuses qui ravageaient les plaines, marche forcée de la langue et de l’appétit, creusement de fosses collectives. Ils voulaient étendre leur ombre d’un bout à l’autre des territoires.

Maintenant ils veulent.

J’explique mes réflexions à Brian Classic, qui est assis en face de moi de l’autre côté de l’avion. Nous sommes sur des banquettes parallèles comme des parachutistes attendant d’arriver dans la zone de largage.

Brian dit : “Maintenant ils veulent des puces informatiques.

— Exactement. Merci.”

Et Viktor Maltsev dit : “Oui, c’est vrai que la géographie s’est resserrée et rétrécie. Mais nous avons encore des fosses collectives, je pense.”

Viktor est assis à côté de Brian, mince silhouette en manteau de cuir. Nous devons crier pour converser par-dessus le bruit qui bourdonne et vibre à travers la masse évidée de l’énorme avion de transport. Il nous dit que l’appareil était conçu à l’origine pour des chargements mixtes de matériels et de troupes. Il y a des fils électriques qui pendent, des fixations en saillie sur la cloison. L’appareil n’est qu’un cylindre, tout en bosses et en creux et en éléments brinquebalants.

“C’est un appareil de société, Viktor ?

— Je l’achète ce matin, dit-il.

— Et vous vous en servirez pour transporter du matériel.

— Nous l’arrangeons bien.”

Sa société commerciale s’appelle Tchaïka et ils veulent solliciter notre participation à un projet. Nous nous rendons sur un site reculé du Kazakhstan pour assister à une explosion nucléaire souterraine. C’est la spécialité commerciale de Tchaïka. Ils vendent des explosions nucléaires pour de l’argent. Ils veulent que nous leur fournissions les déchets les plus dangereux que nous pourrons trouver et ils les détruiront pour nous. Selon le degré de danger, ils feront payer à leurs clients – entreprise, gouvernement ou municipalité – de trois cents dollars à douze cents le kilo. Tchaïka est liée au complexe d’armement de l’État, aux laboratoires de conception des bombes et à l’industrie du transport. Ils ramasseront les déchets en n’importe quel point du monde, les transporteront au Kazakhstan, les enfouiront et les vaporiseront. Nous percevrons une rémunération de courtier.

L’avion entre dans une zone de fortes turbulences.

“Il y a quelques inquiétudes à Phoenix, lui dis-je, sur l’étendue de votre capital d’exploitation. Le genre d’équipement de sécurité dont nous parlons pour transporter des matériaux hautement sensibles peut entraîner, Viktor, des dépenses absolument vertigineuses.

— Oui oui oui oui. Nous avons l’expertise.” Il dégoupille le mot avec une certaine ardeur défensive comme s’il résumait toutes les insuffisances qui l’ont ridiculisé jusqu’à présent. “Et nous avons les tas de roubles qui sont aussi très, je peux dire, vertigineux. Vous n’avez pas lu Financial Times ? Je vous enverrai.”

Brian est couché sur le flanc, en manteau et ganté.

“J’oublie, dit-il. Où allons-nous exactement ?”

Je crie à travers le fuselage ballotté de l’avion. “Au site d’essais kazakh.

— Oui, mais où c’est ?”

Je crie. “Où allons-nous, Viktor ?

— Endroit très important qui n’est pas sur la carte. Près de Semipalatinsk. Espace blanc sur carte. Pas de problème. On viendra nous chercher.

— Pas de problème, je crie à Brian.

— Merci à vous deux. Réveillez-moi quand on atterrira”, dit-il.

Je le regarde attentivement. Il fait froid et nous sommes morts de fatigue et je regarde Brian. La découverte de ce qu’il a fait, la violation de confiance préméditée – je veux rester éveillé pendant qu’il dort pour pouvoir l’observer et affûter mes sentiments et attendre mon heure.

Viktor sort de son sac de voyage une bouteille de Chivas Regal. Je mime un applaudissement poli. Il va chercher des verres au poste d’équipage, mais ils n’en ont pas ou ne veulent pas les partager. Je fouille dans mon sac et j’en sors un flacon de bain de bouche, je dévisse le bouchon, et je traverse l’appareil en titubant, tout en secouant le bouchon de plastique fileté. Viktor verse du scotch dans le bouchon et je regagne ma place.

Nous n’avons pas de ceintures de sécurité et les perturbations commencent à être rudes. J’ai le flacon de bain de bouche calé bien droit dans mon sac pour que le truc ne se renverse pas. Nous sommes seuls tous les trois à l’exception de la ou les personnes qui pilotent l’avion et je pense que nous nous sentons un peu abandonnés dans cet énorme espace tubulaire, davantage comme des gens bloqués tard dans la nuit dans un aéroport miteux que des voyageurs fortunés à bord de leur avion. Je sirote mon Chivas dans le bouchon, en écoutant la carcasse qui tremble autour de nous, l’armature minimum, une sorte d’arche endosquelettale qui émet tous les types de gémissements du répertoire du vol humain. Le scotch a un vague arrière-goût de gargarisme mentholé.

“Que faisiez-vous avant d’entrer à Tchaïka ?

— J’enseigne l’histoire vingt ans. Puis fini. Je cherche une vie nouvelle.

— Il y a aujourd’hui des hommes comme vous dans beaucoup de villes américaines. Des Russes, des Ukrainiens. Vous savez ce qu’ils font ?

— Conduisent taxi”, dit-il.

Je remarque la façon dont ses yeux bondissent à la rencontre des miens, sournoisement, un bref moment de fusion qui lui permet de bien apprécier ma conscience de la supériorité de son statut.

Il boit au goulot.

Je vois l’avion comme d’une position protégée en plein ciel. C’est une silhouette rapide qui s’élance dans la nuit – j’étais sûr qu’il faisait nuit à présent. C’est une masse de métal sombre qui fonce dans la pluie et le vent comme dans une brève scène de vieux film en noir et blanc, sur fond de musique précipitée.

Viktor me demande si j’ai déjà assisté à une explosion nucléaire. Non. C’est intéressant, dit-il, comme les armes reflètent l’âme du fabricant. Les Soviétiques voulaient toujours une plus grande capacité, de plus gros stocks. Ils devaient se convaincre qu’ils étaient une superpuissance. Capacité de tir. Qu’est-ce que c’est que la capacité de tir ? Nous ne le savons pas exactement, mais sommes d’accord que cela doit ressembler à une masse projetée, la volonté projetée de la collectivité. Les missiles soviétiques de longue portée avaient une plus grande capacité de tir. Ils devaient se convaincre par les nombres, la masse et la quantité.

“Et les États-Unis ?” dis-je.

Les yeux qui clignent dans ma direction, heureux comme des lumières de carnaval. Ce sont les États-Unis, dit Viktor, qui ont conçu la bombe à neutrons. Beaucoup de neutrons qui fourmillent, très petite explosion. Le parfait outil capitaliste. Tuez les gens, épargnez les biens.

Je regarde Brian dormir.

“Vous avez vos propres outils capitalistes maintenant. N’est-ce pas, Viktor ?

— Vous voulez dire ma société ?

— Une petite armée privée, à ce qu’on dit.

— Aussi une unité de renseignement. Pour protéger nos biens.

— Et flanquer la trouille à la concurrence.”

Il me dit que le nom de la société était son idée. Tchaïka signifie mouette et se réfère poétiquement au fait que l’activité principale de la société est le déchet. Il aime la façon dont les mouettes descendent en tournoyant sur les tas d’ordures et suivent les navires dans l’attente du bref scintillement d’un délestage par l’arrière. Et puis c’est un nom plus joli que Rat ou Porc.

Je regarde Brian. C’est mieux que de dormir. Je ne veux pas dormir avant d’avoir fini de regarder. Voyager avec cet homme de l’Arizona à la Russie, côte à côte dans toutes ces zones horaires, partager et échanger les aliments de ces petits réceptacles dont on épluche le film étirable, mon dessert contre ses radis parce que je surveille ma ligne et lui pas, de Sky Harbor à Sheremetyevo, toutes ces heures et ces océans et ces étendues de terre découpée, ces maisons et ces vies en bas – peut-être était-ce juste la disposition de nos places qui m’incitait à attendre avant de le confronter. C’est beaucoup trop gênant d’accuser un homme qui est assis à côté de vous. Je voulais un face à face tranquille dans une pièce confortable quelque part.

Je nous vois fonçant dans la nuit.

Je dis à Viktor qu’il y a une curieuse relation entre les armes et les déchets. Je ne sais pas exactement quoi. Il sourit et remonte ses pieds sur la banquette, un genre de posture accroupie de gargouille. Il dit que l’un est peut-être le jumeau mystique de l’autre. Il aime cette idée. Il dit que les déchets sont le jumeau démoniaque. Parce que le déchet est l’histoire secrète, la sous-histoire, la manière dont les archéologues extraient l’histoire des cultures anciennes, chaque type de tas d’os et d’outil brisé, littéralement de sous le sol.

Toutes ces décennies, dit-il, où nous pensions tout le temps aux armes et jamais au sombre sous-produit qui se multipliait.

“Et dans ce cas, dis-je. Dans notre cas, à notre époque. Ce que nous excrétons revient nous dévorer.”

Nous ne le déterrons pas, dit-il. Nous essayons de l’enfouir. Mais peut-être que ce n’est pas assez. C’est pourquoi nous avons cette idée. Tuer le démon. Et il sourit du haut de son perchoir. La fusion de deux courants de l’histoire, les armes et les déchets. Nous détruisons les déchets nucléaires contaminés par le moyen d’explosions nucléaires.

Je traverse le fuselage de l’avion pour faire remplir mon bouchon.

“C’est tout simplement évident”, dit-il.

Je vois que Brian a les yeux ouverts.

Je retourne à ma place, un bras tendu pour l’équilibre, et je m’assois avec soin et je marque un temps d’arrêt et puis je bois mon scotch cul sec et je cille un peu.

Je regarde Brian.

Je dis : “La première bombe, Brian, ils ont dû fabriquer le matériau du noyau d’une certaine façon, à ce que je comprends. Ils devaient accoupler telle partie avec telle autre. Pour pouvoir obtenir la réaction en chaîne qui est cruciale pour toute l’opération. Un modèle avait un élément mâle ajusté dans un élément femelle. Le cylindre va dans une ouverture dans la sphère. Ils l’enfoncent carrément dedans. Très suggestif. Il n’y a vraiment pas d’échappatoire pour ainsi dire. Des bites et des cons partout.”

Je vois notre avion foncer dans le vent et la pluie.

Parce que je savais indiscutablement maintenant, j’étais absolument certain que Brian et Marian, dont les noms vont si bien ensemble, un véritable ami de temps à autre, que lui et ma femme étaient associés dans une profonde trahison. À ma façon déréglée par l’avion je pouvais presque me régaler de la situation où nous nous étions retrouvés. J’étais tellement écrasé par le décalage horaire et hébété de fatigue, si profondément englué dans la puanteur de la fourberie d’un ami que je commençais à parler sans m’arrêter, dingue et irrépressible, jacassant dans le bruit de l’avion, insinuant – je faisais d’insidieux sous-entendus, d’astucieuses allusions. Parce que je savais tout maintenant, et nous étions tous les deux là, et il n’avait nulle part où aller pour échapper à notre bavardage familier.


 

À l’entrée, on nous donna des badges, comme des bandes de gaze qui enregistraient la quantité de radiations absorbées par le corps pendant une période donnée. C’est peut-être ce qui donne au paysage un air tellement étrange. Ces petites étiquettes-compteurs ajoutaient un élément de menace aux mornes broussailles qui ondulent vers le ciel accablant.

Brian dit que le portail ressemble à celui d’un parc national.

Viktor dit : “Ne soyez pas surpris il y aura des touristes ici un jour.”

La voiture est conduite par un Russe, pas un Kazakh. Il arbore un treillis repassé et porte un compteur de radiations qui va avec les deux badges accrochés sur sa chemise. Loin de la route nous voyons des hommes masqués de blanc et chaussés de bottes souples qui déblaient la terre et lorsque nous parvenons au sommet d’une butte nous pouvons voir la vaste plaine perforée de cratères d’essais souterrains récents, des dépressions de diamètres variés, mais toutes apparemment bien conçues – des trous aux bords pâles formés lorsque la terre déplacée par l’explosion est revenue se glisser dans le sol évidé.

Le conducteur nous dit que le site d’essais est baptisé le Polygone. Il nous dit plusieurs autres choses, certaines traduites par Viktor, d’autres non.

Plus loin, nous voyons des signes des anciens essais, au-dessus du sol, et il y a là une étrangeté, un malaise que j’essaie de situer. Nous voyons la travée restante d’un pont de chemin de fer, une longueur de métal brun calciné et sculpté, reposant sur des piles de béton. Une gravité, une atmosphère de vieux secrets qui ont mal tourné, devenus sans valeur. Nous voyons la base grise et trapue d’une tour de tir, qu’on a fait sauter presque entièrement des dizaines d’années plus tôt, dont il ne reste que ce bloc de béton couturé qui s’élève d’à peine plus de deux mètres au-dessus de la surface hérissée, l’air encore curieusement effaré, avec des poutrelles métalliques en saillie. Culpabilité dans chaque objet traité, les piliers démolis et les poutrelles droites abandonnés au vent, des choses fabriquées et conçues par des hommes, d’anciens projets qui ont mal tourné.

Nous roulons en silence.

Il y a des monticules de terre amoncelés au bulldozer autour d’un bunker de prise de vues badigeonné de peinture jaune – jaune pour contaminé. L’endroit est étrange, figé, un spécimen de notre négligence alors même que nous notons les détails. Nous voyons des signes de maisons au loin, des habitations expérimentales soufflées du sol avec les gens encore dedans, des mannequins, et des produits sur les étagères où ils avaient été placés peut-être quarante ans plus tôt – des marques américaines, dit le conducteur.

Et Viktor dit que c’était une affaire de fierté pour le KGB, de créer un cadre domestique fidèle.

Et comme c’est étrange, étrange de nouveau, davantage d’étrangeté, d’éprouver une sorte de nostalgie pour les produits ménagers entreposés sur les étagères dans les maisons encore debout, Old Dutch Cleanser et Rinso White, toutes ces icônes à moitié perdues de la vie d’antan, Ipana et Oxydol et Chase & Sanborn, encore intactes ici dans ce nulle part proche de la Mongolie, et quelqu’un se rappelle-t-il pourquoi nous faisions tout ça ?

Je dis : “Viktor, quelqu’un se rappelle-t-il pourquoi nous faisions tout ça ?

— Oui, pour la compétition. Vous avez gagné, nous avons perdu. Il faut que vous me disiez l’effet que ça fait. Grand vainqueur.”

Brian est assis à côté de moi, endormi à présent.

Nous voyons un tank rouillé avec des marques de peinture jaune sur la tourelle. Il y a des routes qui s’arrêtent brusquement, avec des herbes qui crèvent l’asphalte.

La voiture arrive au site de l’essai, notre essai. C’est un plateau peu élevé, débroussaillé et presque entièrement aplani. Je n’allais pas être le premier à descendre de voiture et pendant un moment personne ne bougea. Des tours de forage se dressent un peu plus loin. Il y a une douzaine de mobile homes disposés sur le plateau, tous bourrés d’équipement qui analysera l’explosion.

Le conducteur ouvre sa portière et nous descendons tous.

Le vent souffle avec un bourdonnement laborieux. Plusieurs techniciens et militaires parlent ensemble, à proximité. Viktor allume une cigarette et s’approche d’eux. Il paraît déplacé avec son long manteau de cuir. Loin de l’autre côté de la route, nous voyons des falaises zébrées de blanc par des explosions antérieures. Je lance des coups d’œil en direction du chauffeur, à l’affût de signes et de présages.

Viktor revient et désigne un coin de la zone déblayée où des câbles très épais serpentent à partir de plusieurs machines placées dans un carré de terre pâle. Il dit que c’est le terrain zéro. Nous sommes là à hocher la tête dans le vent.

Il dit que le coup sera tiré dans du granit à environ un kilomètre de là. Des déchets de réacteur et des noyaux d’ogives désactivées sont entassés autour d’un engin nucléaire de faible puissance. Il dit que le trou foré depuis la surface jusqu’au point de mise à feu a été obturé et damé pour empêcher la radiation de s’évacuer.

Le conducteur pose un doigt sur sa langue et frotte de la poussière sur sa manche. Je regarde si j’ai de la poussière sur ma manche. Puis le conducteur retourne à la voiture et nous le suivons tous.

Il nous conduit à un ensemble de bunkers à quelque distance de là. Une cinquantaine de personnes y sont rassemblées. Des généraux aux casquettes galonnées, des spéculateurs d’uranium, un homme et une femme de la Bundesbank. On nous présente à la ronde. Beaucoup de bureaucrates plastronnants, aux têtes interchangeables. Il y a des industriels, des concepteurs de bombes, des observateurs officiels venus contrôler l’essai. Et chacun de nous porte un badge qui mesure les rads. Je suis Viktor dans une salle de conférences où des soupières et des plats sont disposés sur une table, pleins de nourriture fumante. Je rencontre des cadres de Tchaïka et des hauts fonctionnaires de plusieurs ministères d’État. Il y a une onde d’impatience palpable. Des jeunes gens basanés coiffés de bérets ronds servent des verres de vodka au poivre nichés dans des jattes pleines de glace pilée. Je parle avec un vétéran du Polygone, un savant en armement qui cherche du travail. Un Russe raconte une blague à un groupe d’hommes imposants et je suis en bordure du groupe, sidéré d’entendre le nom de Speedy Gonzalez mêlé au récit en cours. Je cherche des yeux Brian. Je veux que Brian entende ça. Celui qui raconte la blague est en uniforme, le majeur dressé en l’air, s’empourprant à l’approche du fin mot de l’histoire. Il raconte très bien la fin, prononçant les mots à l’adresse de son doigt levé, et la phrase me revient au moment où il la dit en russe – mais en anglais, bien sûr, après tant d’années. Les hommes pressés autour de lui hochent la tête et sont secoués de rires, faisant jaillir des bruits occlusifs de leurs bajoues rondes.

Du caviar qui palpite dans des coupes glacées. Il y a des géologues et des théoriciens des jeux et des experts en énergie et un journaliste sous contrat pour faire un livre. Je vois des négociants en déchets et des spéculateurs capitalistes, des pirojkis et des brochettes d’agneau. Il y a des marchands d’armes qui cherchent à lancer des offres, dit Viktor, pour les stocks inemployés de plutonium classe armement qui traînent en bordure de l’industrie.

“Et cette explosion, dis-je. Pas interdite par un accord international ?

— Interdite, pas interdite. Nous sommes exception. Site d’essais fermé par décret local. Mais nous sommes exception. Il est nécessaire de faire une démonstration d’essai. Les déchets de plutonium arrivent à un point qui est très fou. Dans le monde entier, qui compte ? Peut-être douze cents tonnes.

— Plus.

— Plus. D’accord. Doit disparaître d’une façon ou d’une autre.”

La nourriture me rend heureux un moment. Je mange tout ce que je peux attraper. De la viande, du poisson, des œufs, mon appétit est énorme. La vodka a l’air magnifique, avec une moelleuse transparence de rubis qui dément son mordant épicé. Je me bourre presque au maximum, me sentant revitalisé, fondamentalement sain et satisfait, protéinisé, et je regarde Viktor se mêler aux huiles nucléaires. Il a l’air un peu perdu parmi ces corps massifs. Il a besoin de s’ajuster à un environnement où magouille et arnaque sont sorties de l’ombre de la spéculation au marché noir pour créer une économie totalement ouverte de pillage et de corruption. Je ne suis pas sûr qu’il arrive à oublier tout ce qu’il a à oublier avant de pouvoir devenir un homme qui prospère ici.

Je parle avec une femme qui a une miette de gâteau au coin de la bouche. Manger nous sauve de la destruction fatidique du paysage, des dosimètres que nous portons sur nous. Nous en parlons. Comme c’est bien que le souvenir volatil d’un plaisir inattendu puisse peut-être réduire l’exclusion là-bas, les forces qui nous rendent risquée la moindre bouffée d’air que nous respirons.

Je pars à la recherche de Brian Glassic. L’ensemble de bunkers est construit sur plusieurs niveaux avec une vaste section bien clairement interdite aux invités – verrouillée et gardée. J’entre et je sors de salles de cartes, de chambres, d’un dispensaire médical, de couloirs en béton, baissant souvent la tête pour franchir des portes basses. Un économiste des Nations Unies cherche des toilettes. Je me glisse par une écoutille et je descends quelques marches cloutées en tenant la rampe métallique et le voilà dans une petite pièce, encore endormi.

Une chaise, un lit de camp et un lavabo. J’ai apporté une assiette pleine de nourriture. Pas pour lui – de la nourriture pour moi. Je m’assois et je le regarde et je mange. Il porte son loden, un de ces machins tyroliens à capuche en étoffe rêche avec des olives de bois en guise de boutons. Comme ça convient bien à ce visage démodé, étroit, gamin, que je pourrais sûrement écraser de cinq solides coups de poing. J’imagine ça avec une certaine satisfaction. Frapper un vrai coup. Mais ça ne se fait plus, non ? C’est une chose que nous avons laissée derrière nous. Cinq bons coups de poing assenés à ce visage rosâtre avec ses cheveux pâlissants. Mais je suis assis là à le regarder, vous savez, et je ne suis pas sûr de vouloir le frapper.

Brian pensait que j’étais l’âme de l’accomplissement de soi. Peut-être bien. Mais je vivais aussi en état de séparation muette de tout ce qu’il aurait pu citer comme étant la solidité de la maison, du travail, de la réalité responsable. Quand j’ai découvert ce qui se passait entre lui et Marian j’ai éprouvé une sorte de renoncement stoïque. Leurs noms allaient bien ensemble et ils avaient le même âge et j’étais ainsi libéré de mon rôle bidon d’époux et de père, de cadre supérieur de l’industrie. Parce que même la fonction est un membre artificiel. Est-ce que je me suis senti libre l’espace d’un instant, redevenu moi-même, en apprenant l’histoire de leur liaison ? Je le regarde dormir, en songeant à l’intense satisfaction que ce serait, dix bons coups de poing dans sa figure de gosse de riche. Mais c’était aussi une satisfaction, juste un moment, d’envisager de tout abandonner, de tout leur laisser, les enfants des deux mariages, le petit-enfant, ils pouvaient garder les deux maisons, toutes les voitures, il pouvait avoir les deux épouses s’il les voulait. Rien de tout ça ne m’avait jamais appartenu sauf en ce sens que j’avais rempli les papiers.

Je n’ai pas besoin de quitter ma chaise pour donner un coup de pied dans le lit de camp. Je n’ai qu’à tendre la jambe et frapper.

Puis je le regarde s’éveiller.

“Alors. L’amant le plus rapide en Mehico.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Une vieille blague. Tu ne la connais pas ?

— Bon Dieu, je rêvais. Qu’est-ce que je rêvais ?

— Un mec s’inquiète pour sa femme parce qu’il y a un amant célèbre qui rôde. Quoi, tu ne la connais pas ? La blague de Speedy Gonzalez. Ça remonte à la nuit des temps. Ça a pris des dizaines d’années, cette blague, pour qu’elle arrive de là-bas jusqu’ici.

— D’où ça, jusqu’ici ?

— Je t’emmerde. Voilà d’où.”

Je lance un nouveau coup de pied dans le lit.

Il dit : “Quoi ?

— Ça fait combien de temps, Brian ?

— Combien de temps quoi ?

— Toi et Marian.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Qu’est-ce que je veux dire ?”

Je lance un coup de pied dans le lit. Il se redresse, se cache le visage dans les mains et se met à rire pitoyablement.

“Nous parlions, quoi, plus ou moins. C’est tout.

— Ne me contredis pas.

— Nous échangions, bon, une confidence ici et là. Nous étions proches en ce senslà, mais ça n’a pas duré longtemps.

— Je fume un cigare et je bois un brandy. Ne me contredis pas.”

Il me regarde. Je n’ai pas de cigare et je bois de la vodka.

“Je veux dire maintenant ? Est-ce que c’est le meilleur moment pour discuter de ça ? Ici ? Nous ne pourrions pas chercher un meilleur ?

— Elle m’a tout dit.”

Il détourne les yeux.

“Je suis prêt à être très ouvert là-dessus, mais je crois qu’il faut reprogrammer le moment”, dit-il.

Je me penche, avec l’assiette dans la main gauche, et je le frappe de la droite. Je lui balance un droit, à main ouverte puisque nous sommes ouverts là-dessus, le frappant de la paume sur le côté de la tête – un coup symbolique qui me met de meilleure humeur. C’est encore mieux que manger. C’est mieux que la viande, le poisson, les œufs, les œufs de poisson et la vodka. Je me sens bien. Je crois que nous nous sentons mieux tous les deux.

Une fois qu’il a bien pris conscience d’avoir été frappé, il me regarde à nouveau. Je sais ce qu’il voit quand il me regarde. Quelqu’un de plus costaud que lui, plus prêt à l’action, assis entre lui et la porte. Voilà le message qui bourdonne dans l’air. Pas les mots, les parcours personnels, l’avantage ou désavantage moral, ni les éventuelles manœuvres de bluff et de contre-bluff qui pourraient enjoliver le moment. C’est la force du corps. C’est quel corps écrase l’autre. Non qu’il ait vraiment des raisons de s’inquiéter. Mais peut-être que si.

“Quand tu dis qu’elle t’a tout raconté.

— Elle m’a tout raconté. Nous avons parlé longtemps. Notre discussion a duré deux ou trois jours, par bribes. Elle m’en a dit long. Elle m’a tout dit. Puis je suis monté dans la voiture de société et je suis allé à l’aéroport et tu étais là.”

Il me fait un grand sourire.

“Salopes de femmes. On peut pas leur faire confiance, putain.”

Je le frappe du plat de la main sur une oreille. Sa tête réagit par un sursaut impressionnant. Ce n’est pas un coup violent. C’est un coup symbolique et le sursaut de sa tête est exagéré.

“Attention à ce que tu dis sur elle, Brian.”

Il baisse les yeux, cherchant un peu de compassion. Il est là, affamé, assoiffé, exténué par le décalage horaire, pas lavé, retenu prisonnier, pour ainsi dire, et frappé dans une cellule en sous-sol. Mais je ne pense pas qu’il ait de sérieuses raisons de s’inquiéter.

“Elle t’a parlé de l’héroïne ?

— Elle m’a tout dit.

— Une seule fois, je te le jure. Ça m’a foutu la trouille de ma vie.”

Il se penche, prend de la nourriture sur mon assiette et commence à manger. Je le regarde. Il garde la tête baissée, en se servant dans mon assiette, en mangeant et en se servant, et je le laisse faire.

“Je regrette, Nick. Tue-moi. J’y tiens. Mais je dois te dire que ça n’a pas duré longtemps. Et je dois te dire que je n’étais pas toujours – comment dire si je ne veux pas recevoir encore un coup ?

— Elle m’a dit.

— Je n’étais pas toujours d’accord.”

Je le regarde manger.

“C’est moi qui étais réticent et c’est moi qui avais peur que tu t’en aperçoives. Et comme tu ne t’en apercevais pas, elle te l’a dit.”

Il se sert et il mange, tête basse. Je le laisse aller se passer de l’eau sur le visage au lavabo. Bombe ou pas bombe, dit-il, c’est un tas de raseurs qui sont là-bas. Nous retournons dans la salle où il y a la nourriture. Les invités sont dispersés dans plusieurs coins, ils boivent du café ou du thé ou du brandy, pour certains d’entre eux, ou bien ils tiennent des assiettes à dessert juste sous leur menton, ceux qui sont debout.

Nous sentons un mouvement du sol, un grondement sous nos pieds. Il y a un coup étouffé de fulmicoton, un remous ou soulèvement lointain qui est aussi une sensation locale, un son de corps creux. Quelqu’un dit Da ou Ja. Puis les gens commencent à se diriger vers la sortie, courbant la tête sous les portes basses, de pièce en pièce, s’efforçant de ne pas paraître trop impatients, une succession de soupirs frémissants, et nous nous rassemblons dehors pour regarder vers le terrain zéro bien qu’il n’y ait rien à voir, vraiment, en dehors de l’immense plaine kazakhe.

Nous restons un moment là à regarder, quelques-uns d’entre nous parlant brièvement, d’une voix feutrée, et il y a un sentiment d’anticipation en suspens dans le vent. Pas de masse nuageuse qui s’élève, bien sûr, ni de roulement d’ondes sonores. Peut-être que de la poussière s’élève du site et peut-être que c’est seulement la brume de l’après-midi et plusieurs personnes pointent le doigt et commentent brièvement et il y a dans le groupe une sorte d’apathie, d’abattement inexprimé, et au bout d’un moment nous rentrons à l’intérieur.


 

Nous passons la nuit dans la ville de Semipalatinsk, à boire de la bière tiède et manger du pâté de cheval et le matin, au lieu de prendre le premier avion pour Moscou, Viktor Maltsev décide qu’il faut absolument que nous voyions quelque chose.

Il nous emmène à un endroit qu’il appelle le musée des Malformés. C’est un département de l’institut médical et je remarque que Brian commence à se dérober, à traîner un peu en arrière avant même que nous soyons entrés dans le musée proprement dit, une longue salle basse avec des vitrines pleines de fœtus. Viktor est un homme qui aime manifestement approfondir la texture d’une expérience. Les fœtus, certains, sont conservés dans des bocaux à cornichons Heinz. Il y a le spécimen à deux têtes. Il y a la tête unique qui est deux fois plus grosse que le corps. Il y a la tête normale qui est placée au mauvais endroit, perchée sur l’épaule droite.

Nous regardons dans les bocaux en silence. Nous avançons lentement d’une vitrine à la suivante parce que la circonstance semble exiger une démarche solennelle et nous ne disons rien, nous regardons simplement les bocaux et jamais les murs ni les fenêtres ni nos compagnons. Puis Viktor dit quelque chose, mais pas à propos des bocaux. Il parle des années d’expérimentation. Nous regardons dans les bocaux et écoutons Viktor et avançons lentement d’une vitrine à la suivante. Cinq cents explosions nucléaires sur le site d’essais, qui est au sud-ouest de la ville, et même lorsqu’ils ont cessé d’expérimenter dans l’atmosphère, les puits de mine qu’ils creusaient pour les tirs souterrains n’étaient pas assez profonds pour empêcher la dispersion de niveaux dangereux de radiations.

Il me regarde en disant cela.

Puis il y a les cyclopes. L’œil centré, les oreilles au-dessous du menton, la bouche entièrement absente. Brian est absent aussi. Nous le trouvons dehors, debout près du taxi et regardant à travers les fumées d’usine en direction des montagnes basses qui barrent la steppe. Mais nous ne montons pas dans le taxi pour passer prendre nos bagages à l’hôtel et aller à l’aéroport. Viktor donne des indications pour nous conduire à une clinique de traitement des radiations en bordure de la ville et c’est d’une humeur assez maussade que nous y allons (Brian et moi) même si nous ne résistons pas, trop paralysés par les bocaux à cornichons pour formuler ouvertement une plainte.

Il nous emmène, en fait, sous le vent. Non pas que la clinique ait été sous le vent des expériences pendant les années de fréquentes explosions. La clinique n’était sans doute même pas là à l’époque. Non, ce sont les gens qui étaient sous le vent, les villageois qui y sont maintenant traités, et leurs enfants et petits-enfants, et Viktor nous emmène à l’intérieur et nous ne sommes pas dans un musée cette fois.

Viktor est venu ici quatre fois, dit-il. Il le dit d’une façon qui est difficile à déchiffrer. Chaque fois qu’il est allé au Polygone il est aussi venu ici. Voilà un homme qui essaie de promouvoir la vente d’explosions nucléaires – en utilisant des méthodes plus sûres, certes – et il vient ici pour se mettre au défi peut-être, pour se prouver qu’il n’est pas aveugle aux conséquences. Ce sont les victimes qui sont aveugles. C’est le garçon avec de la peau là où devraient être ses yeux, une excroissance de chair spongieuse, qui ressemble curieusement à un bouchon en forme de champignon, poussant sous chaque sourcil. Ce sont les enfants chauves alignés en sous-vêtements le long d’un mur, en attendant d’être examinés. C’est l’homme avec une grosseur sous le menton, une chose animée d’une vie propre, embryonnaire et palpitante. C’est la fille naine arborant un T-shirt qui annonce un festival homosexuel à Hambourg, et dont l’ourlet traîne par terre. C’est l’imbécile heureux qui parcourt les couloirs, bras croisés. C’est la femme dont les traits sont intacts, mais avec un demi-visage seulement, en quelque sorte, tout étant disposé sur un arc incliné qui flotte au-dessus de ses épaules comme un croissant de lune.

Elle porte un T-shirt comme celui de la naine et Viktor dit que c’est le résultat d’une magouille d’importation qui a mal tourné. Un homme d’affaires local a acheté dix mille T-shirts sans savoir que c’étaient les invendus d’une fête homosexuelle en Europe. C’est très fou, dit Viktor, d’apporter ces chemises à un endroit où l’islam est chaque jour plus fort.

Mais cela fait partie du même surréel, n’est-ce pas, qui a commencé au quarante-deuxième étage de cette tour à Moscou.

La clinique a des défigurations, des leucémies, des cancers de la thyroïde, des systèmes immunitaires qui ne fonctionnent pas. Les médecins connaissent Viktor et nous laissent déambuler ici et là. Il parle avec des patients et des infirmières. Il dit qu’il y a ici des maladies inconnues. Et des mots qui sont inconnus également, ou qui l’étaient. Pendant des années, le mot radiation a été banni. On ne pouvait pas dire ce mot dans les hôpitaux des environs du site d’essais. Les médecins ne disaient ce mot que chez eux, à leurs femmes, leurs maris ou leurs amis, et peut-être même pas là. Et les villageois ne disaient pas ce mot parce qu’ils en ignoraient l’existence.

Certaines salles ont des tapis aux murs. Des vieillards portent une calotte sur la tête, assis inertes dans des couloirs misérables.

Nous nous arrêtons sur le seuil de la cafétéria et regardons un groupe de jeunes gens déjeuner. Leurs cheveux, leurs ongles et leurs dents sont tombés et ils sont ici pour faire l’objet d’études. Je cherche des yeux Brian.

“La maladie partout autour. Et je vous dis une chose, dit Viktor. Ils disent que c’est notre faute. Ils disent que c’est calculé. Les Kazakhs en sont convaincus.

— La faute de qui ?

— Les Russes. Ils disent que nous avons essayé d’exterminer toute la population. L’Armée rouge n’évacuait pas toujours les villages avant les essais. Les gens voient l’éclair et puis un grand nuage qui monte dans le ciel. Ils ne savent pas ce que c’est. L’Armée rouge a fait exploser une bombe à hydrogène, une très grande puissance, vous savez, et ils ont laissé derrière eux cent villageois pour voir les effets sur les gens.

— Vous le croyez vraiment ?

— Je crois tout.

— Vous croyez que c’était intentionnel ?

— Je crois tout. Tout est vrai. Chaque fois qu’ils faisaient un essai, des centaines de villes et de villages exposés aux radiations. Ministère de la Santé dit : OK, relevez encore la limite. Quand la limite est dépassée : OK, on relève encore.”

Viktor parle surtout pour lui-même, me semble-t-il. Mais pour moi aussi. Ces visages et ces corps ont un pouvoir énorme. Je commence à me sentir vidé de quelque chose. D’une vieille opposition, d’une capacité de résistance. Je cherche des yeux Brian. Mais Brian ne veut pas voir des gens édentés manger leur déjeuner. Il est dehors quelque part.

Nous parcourons les couloirs, Viktor et moi.

Il dit : “Une fois qu’ils imaginent la bombe, ils écrivent les équations, ils voient que c’est possible de construire, ils construisent, ils essaient dans le désert américain, ils larguent sur les Japonais, mais une fois qu’ils imaginent, au commencement, ça rend tout vrai, dit-il. Rien de ce qu’on peut croire ne devient pas vrai.”

Je commence à le voir comme un homme très invraisemblable, maigre et basané avec les cheveux teints pour cacher le gris, et le besoin apparemment d’avoir l’air un peu gangster dans ce long manteau luisant. Au premier coup d’œil, il appartient à cette époque sauvage de privatisations, à ce marathon des conspirations jouées. La conspiration du s’enrichir vite. La conspiration du membres seulement et écrasez les faibles. Le capital brut qui dégueule. La conspiration extorsion et meurtre. Mais il y a chez Viktor des ironies et des hésitations dans son approche du moment. Trop d’années d’un scepticisme qui se développe lentement. Il est dans le pétrin, à mon avis.

Il dit : “Une chose intéressante. Il y a une femme en Ukraine qui prétend être le second Christ. Elle va être crucifiée par des disciples et puis ressusciter d’entre les morts. Une personne très sérieuse. Quinze mille disciples. Vous pouvez croire ça ? Des gens instruits, l’air très normal. Je ne sais pas. Après le communisme, ça ?

— Après Tchernobyl peut-être.

— Je ne sais pas”, dit-il.

Il ne savait pas et moi non plus. Nous sommes sortis dans une cour mal fichue s’ouvrant en son extrémité sur la vaste plaine qui s’étendait sans arbres jusqu’aux montagnes. Des enfants jouaient à un jeu dans la poussière, six garçons et filles auxquels manquaient des bras, le bras gauche à chaque fois, tronqué au-dessous du coude. Le garçon privé d’yeux était là aussi, accroupi, face aux joueurs comme pour observer attentivement leurs efforts. La peau cuivrée, avec des vêtements probablement fabriqués en Chine, un trou au-dessus de la trépointe de chaque chaussure, d’où sortaient ses gros orteils, un garçon de quatorze ans, d’après Viktor, qui en paraissait neuf ou dix, mais pas arriéré, la tête un peu trop grosse, le visage et le front marqués de tumeurs, et ces bouchons de chair spongieuse à l’endroit où auraient dû se trouver ses yeux.

Les enfants jouent à Jacques a dit. Un garçon tombe par terre, se relève. Ils tombent tous par terre, se relèvent.

Quelque chose dans la juxtaposition approfondissait le moment, les visages sur cet arrière-plan, l’énorme vide, l’ampleur de cette terre à moutons et le ciel partagé qui contient tout en dehors de nous, insupportablement. Je regardais le garçon accroupi et tassé sur lui-même, les bras repliés au-dessus des genoux. Tous les mots bannis, les secrets gardés dans des chambres-fortes chaulées, les conspirations à demi oubliées – tout cela est ici maintenant, pour se répandre invisiblement dans la terre et l’air, dans les anfractuosités de la moelle osseuse.

Il était accroupi sous le vaste ciel déchiré, les oreilles placées bas et la tête inclinée. Le ciel était divisé, déchiré en diagonale, un bleu mat, un bleu doux d’ardoise, comme la tête d’un geai huppé, et un jaune qui n’était même pas jaune, un énorme jaune désolant étiré vers l’est, une tache fumeuse frappée d’or, et les enfants aux bras tronqués tombaient tous ensemble.


 

La plupart de nos aspirations restent inassouvies. Telle est l’implication mélancolique du mot – le désir d’une chose perdue ou enfuie ou en tout cas hors d’atteinte.

À Phoenix maintenant, avec les années qui s’envolent, je vais quelquefois faire un tour en voiture, en passant devant la typographie stricte de la carte et dans les rues qui portent des noms de tribus indiennes, et je passe devant l’entreprise de toitures et ravalement au sable et le magasin de préservatifs, qu’on vient de repeindre dans des teintes de crèmes glacées, et enfin je vois l’impressionnante ossature d’acier à ciel ouvert de l’usine de traitement de déchets là-bas en quittant Lower Buckeye Road, avec les merles mandarins qui traversent la décharge à tire-d’aile et les avions en longue file qui émergent des montagnes embrumées pour se placer en ordre d’approche.

Marian et moi sommes plus proches à présent, plus intimes que nous ne l’avons jamais ôté. Les arêtes en dents de scie se sont émoussées. Nous allons à Tucson voir notre fille et notre petite-fille. Nous redécorons notre maison, construisant sans arrêt de nouveaux rayonnages pour les livres, achetant de nouveaux tapis à mettre par-dessus les anciens, et nous marchons le long du canal d’épuration au crépuscule en nous racontant des histoires du passé.

Dans la tour couleur de bronze je me poste à la fenêtre et je regarde les collines et les crêtes, et il fait quarante-cinq degrés dehors dans la rue et je porte toujours un complet même si je ne suis là que pour voir le courrier et j’écoute le bourdonnement microtonal des systèmes et j’éprouve une sorte de puissance tranquille parce que je l’ai fait et que je m’en suis bien sorti, je l’ai fait et j’ai gagné, entré faible et sorti fort, et je fais mon numéro de gangster pour le garçon d’ascenseur.

Nous séparons nos déchets ménagers suivant les instructions. Nous rinçons les boîtes de conserve utilisées et les bouteilles vides et les mettons dans leurs bennes respectives. Nous séparons le fer-blanc de l’aluminium. Nous utilisons un sac en papier pour les sacs en papier, aplatissant les plus petits et les rangeant dans les plus grands que nous avons mis de côté dans ce but. Nous faisons des paquets de journaux, mais sans les attacher avec de la ficelle.

Les longs fantômes parcourent les couloirs. Lorsque ma mère est morte, je me suis senti dilaté, lentement, durablement, dans le temps. Je me suis senti imprégné de sa vérité, envahi comme par l’eau, la couleur ou la lumière. J’ai pensé qu’elle était entrée dans l’endroit le plus profond que je puisse fournir, l’entité vivifiante, la chose, si elle existe, qui survivra à mon dernier souffle, et elle me rend plus ample, elle amplifie mon sentiment de ce que c’est qu’être humain. Elle fait partie de moi à présent, totale et consolatrice. Et ce n’est pas une tristesse que de reconnaître qu’il fallait qu’elle meure avant que je puisse la connaître pleinement. C’est simplement une affirmation du pouvoir de ce qui vient après.

Ils négocient des ordures à la bourse des matières premières de Chicago. Ils fabriquent des fèces synthétiques à Dallas. Vous pouvez vendre vos testicules à une entreprise en Russie qui vous donnera quatre mille dollars et puis en prendra possession chirurgicalement et les broiera pour en extraire les substances vitales et vendre le produit sirupeux qui en résulte comme crème de beauté régénératrice, moyennant un bénéfice ahurissant.

Nous sortons le téléviseur de la chambre fraîche du fond, l’ancienne chambre de Lainie, notre fille, qui est maintenant l’ancienne chambre de ma mère, la chambre avec l’humidificateur et le miroir réargenté et le lit dur qui est bon pour le dos, et nous y construisons des rayonnages pour les livres.

À Déchets Contrôle je suis devenu une sorte de directeur émérite. Je vais au bureau de temps en temps, mais surtout je voyage et je parle. Je visite des universités et des centres de recherche, où l’on me présente comme un analyste de déchets. Je leur parle des bases militaires évacuées que l’on convertit en décharges, du système de bunkers sous une montagne du Nevada qui accueillera ou non des milliers de caissons en acier remplis de déchets radioactifs pour dix mille ans. Puis nous déjeunons. Les déchets peuvent exploser ou non, soixante-dix mille tonnes de carburant usagé, et je m’envole pour Londres et Zurich pour assister à des congrès sous la pluie et la neige fondue.

Je redispose les livres sur les anciennes étagères et je procède à des assortiments et des mélanges pour les nouvelles étagères et je regarde longuement. Je suis dans la salle de séjour et je regarde. Ou je marche dans la maison et je regarde les choses que nous possédons et je ressens l’étrange mortalité qui s’attache à chaque objet. Plus beau et plus rare est l’objet, plus il me fait ressentir ma solitude, et je ne sais pas comment l’expliquer.

Marian entre quarante et cinquante ans est mince et bronzée et plus aussi tranchante désormais, c’est net, et un peu plus mesurée dans son approche du moment. Le moment, soudain, ne compte plus. Nous allons rouler dans le désert et quelquefois je lui dis des choses qu’elle ne savait pas, ou qu’elle savait à un niveau désappris, comme on sait qu’on est somnolent ou triste.

Lorsque je rencontre son nom sur un document cela me fait toujours marquer un temps d’arrêt, cela me bloque dans mon élan, le nom en caractères irréguliers sur un document timbré, James Nicholas Costanza, le sceau en relief qui marque une chose officielle, le document dans le tiroir poussiéreux du bas, la légère impression de confusion jusqu’à ce que je réalise qui c’est.

Je vais quelquefois là-bas et je vois les merles mandarins qui traversent la décharge à tire-d’aile, au-delà des rues aux noms de tribus indiennes, et quelquefois j’emmène notre petite-fille quand elle est là en visite et nous voyons l’ossature gris sauge de l’usine de traitement et les avions en position d’atterrissage et les plantes voyantes du désert qui retombent par-dessus les murs pastel au-dessus de l’aire de stationnement.

Je m’envole pour Zurich et Lisbonne pour échanger des idées et faire des propositions et c’est le genre de crise désespérée, l’indocilité du déchet, qui ne semble pas vraiment avoir lieu sauf dans les comptes rendus de congrès et dans les journaux. Ce n’est pas tangible à part cela, en quelque sorte malgré la lourde menace et l’étendue du matériau, la chose réelle qui palpite.

Tout le monde est partout en même temps. Jeff aime dire cela, notre fils, qui vit toujours à la maison et dit toujours des choses avec cette timidité un peu affectée qu’il a conservée de l’adolescence, un trait qui transforme presque tout ce qu’il dit en une allusion pateline à un secret qu’il garderait.

Ils fabriquent des fèces synthétiques à Dallas. Ils ont mis au point une forme de déchet humain simulé afin de tester les couches pour bébés et autres vêtements protecteurs. Le composé se présente sous forme d’un produit sec où sont mélangés amidons, fibres, résines, gélatines et polyvinyles. Ajoutez de l’eau pour obtenir la consistance désirée. La couleur est généralement marron.

Nostra aetate, comme les papes aiment à dire. En notre temps.

Il est sorti acheter un paquet de cigarettes et n’est jamais revenu. Il fumait des Lucky Strike. Il fumait la marque où ils disaient : Allumez-vous une Lucky – c’est le moment de s’en allumer une. Souriez à la chance, fumez Lucky. C’était une autre chose qu’ils disaient.

Jeff fait des petits boulots, il est serveur dans une galerie de restaurants quelque part, et il passe un temps incroyable avec son ordinateur. Il visite un site web qui est consacré aux miracles. Il y a de nombreux rapports, nous dit-il, sur les gens qui se précipitent en masse vers les mines d’uranium pour se soigner. Ils viennent d’Europe, du Canada et d’Australie, sur des béquilles et en fauteuil roulant, et ils s’installent dans des tunnels souterrains du Montana, où les émissions de radon sont des centaines de fois supérieures au niveau fédéral de sécurité. Ils cherchent à se guérir de l’arthrite, du diabète, de la cécité, du cancer. Il y a des rapports sur des chiens infirmes qui se sont levés et ont marché. Jeff nous raconte cela avec un sourire timide et embarrassé, soit parce qu’il pense que c’est drôle, soit parce qu’il pense que c’est drôle et qu’il y croit.

Nous avons des rayonnages construits dans la chambre fraîche du fond de la maison, l’ancienne chambre de ma mère, et vous savez comme le temps passe quand on s’occupe de livres, à disposer et redisposer, la façon dont le temps passe intact, en procédant à des assortiments et des mélanges inventifs, et puis on se tient dans la pièce et on regarde.

Je vais vous dire à quoi j’aspire, aux jours de désarroi, quand je n’en avais rien à cirer ni à foutre ni à branler.

Matt est venu pour l’enterrement, il a pris l’avion la veille au soir avec deux de ses enfants et puis il s’est effondré devant la tombe et ils ont vu cela et ils ont été stupéfiés. Ils ont été choqués de voir cela parce qu’ils le considéraient comme un père, pas un fils, et ils ont détourné les yeux puis jeté un coup d’œil puis détourné les yeux encore lorsqu’il s’est écroulé contre moi en sanglotant, et ils m’ont vu l’entourer de mon bras et ils ont dû s’y faire, au choc de le voir comme un frère et un fils.

Je réagis encore à cette chose qu’on éprouve dans un bureau, vêtu d’un complet bien repassé à sentir les réseaux liés qui s’entortillent autour de vous. C’est à cause du ronflement enveloppant des ordinateurs et des télécopieurs. C’est à cause des téléphones cellulaires glissés dans les chargeurs de bureau, le courrier vocal et le courrier électronique – une impression d’ordre et d’autorité renforcée par le bureau lui-même et la tour couleur bronze qui contient le bureau et par tous les points de contact qui miroitent dans l’air quelque part.

Nous ôtons le papier sulfurisé des boîtes de céréales avant de mettre les boîtes dehors pour le ramassage. Les rues sont noires et désertes. Nous séparons le verre blanc du verre teinté et c’est vraiment extraordinaire comme tout est calme, une immobilité qui fait l’effet d’être ancienne et installée, avec un air de monument, les déchets du jardin, les sacs en papier aplatis, l’heure qui suit le coucher du soleil lorsqu’une pause s’instaure dans le monde et qu’on oublie un instant qui l’on est.

Ils sont assis sur des bancs de bois dans les mines et respirent l’air au radon et trempent leurs pieds dans l’eau au radon mortel et ils prient et psalmodient et chantent des cantiques qui s’élancent vers le ciel ou peut-être tout simplement des chansons ordinaires, de gentils refrains qu’on reprend en chœur, le genre de chansons que les gens ont toujours chantées, en faisant des choses en groupe.

Lorsque nous faisons de longues expéditions en voiture – nous faisons de longues expéditions au-delà des villages de retraités sur la longue nationale droite où il y a des crécerelles régulièrement espacées sur les fils électriques et je me mets parfois de la lotion solaire sur les bras et sur le visage et il y a une odeur de plage, une impression de chaleur et de plage, le produit trouble qui luit sur les poils de mon avant-bras et la façon dont le tube pète et aspire quand il se vide –, je pressens toujours le souvenir de quelque chose de l’ancien temps où.

Personne ne parle plus du Tueur de l’autoroute du Texas. On n’entend jamais le nom. Le nom était dans l’air, toujours sur le point d’être prononcé, de revenir dans le circuit des informations et de causer un bref moment d’excitation le long des autoroutes toutes droites, mais les fusillades ont visiblement pris fin et le nom est évanoui désormais. Mais quelquefois, je pense à lui et je me demande s’il est toujours là, à rouler aux aguets, pas du tout retiré de l’action, mais attendant simplement.

Quand je lui dis des choses, elle écoute avec une acuité limpide, si vigilante et immobile, et elle semble savoir ce que je vais dire avant que je le dise. Je lui parle de la peine que j’ai purgée en redressement et pourquoi on m’y avait mis et elle semble déjà le savoir, à un certain niveau. Elle me regarde comme si j’avais dix-sept ans. Elle me voit à dix-sept ans. Nous faisons de longues promenades le long du canal d’épuration. Toutes les allusions et les suggestions, toutes les choses qu’elle a épiées en moi au début de notre période commune, s’accomplissent en quelque sorte maintenant. Sinon pour moi du moins pour elle. Parce que je ne sais pas ce qui s’est passé, non ?

Nous faisons des paquets de journaux, mais sans les attacher avec une ficelle, ce qui est toujours la tentation.

Il saisit dix-sept caractères et puis point com miraculum. Et les miracles défilent l’un après l’autre. Au dîner un soir il nous parle d’un miracle dans le Bronx. Jeff est intimidé par le Bronx, intimidé et culpabilisé. Il pense que le Bronx fait partie du goulag américain, un endroit tellement éloigné de son expérience que ceux qui en sont sortis ne peuvent absolument pas souhaiter passer un instant dans une pièce avec quelqu’un comme lui. Mais là, nous sommes à table, partageant un repas, et il nous parle d’un miracle qui s’est déroulé au début de la décennie et qui fait encore l’objet de débats, au moins sur le web, la toile. Une fillette a été victime d’un crime atroce. Corps retrouvé dans un terrain vague au milieu des gravats. Identifié et enterré. La fille commémorée sur un mur de graffiti dans le voisinage. Et puis le miracle des images et la cohue qui en résulte, ceux qui y croient et ceux qui n’y croient pas. Surtout ceux qui y croient, apparemment. Nous lui posons des questions, mais il est hésitant avec ce type de matériau. Il est timide. Il ne se sent pas qualifié pour rapporter une histoire d’une telle intensité, toute cette souffrance et cette foi et cette spontanéité d’émotion, se déroulant dans le Bronx. Je lui dis quel endroit pourrait mieux se prêter à l’étude des miracles.

Il fait quarante-quatre degrés dans la rue, quarante-cinq, quarante-six, et je vais à l’aéroport et je m’envole pour Lisbonne et Madrid, ou bien je me tiens dans la salle de séjour et je regarde les livres.

Jeff est un rôdeur. Il visite les sites, mais n’émet pas. Il recueille les ondes et les rayons. Il ajoute des composants et des fonctions et reste assis devant une masse croissante d’électronique compatible. Le vrai miracle est le web, la toile, où tout le monde est partout à la fois, et il est là parmi eux, inaperçu.

Les choses intimes que nous en sommes arrivés à partager, l’échange tardif d’enfances et d’autres périodes féroces, et puis quelque chose d’autre, une ferme emprise d’un autre type, une autre direction, pas en arrière, mais en avant – la perception d’objets qui nous lient à une sorte de présage. Il me semble sentir l’absence de Marian dans les objets sur les murs et les étagères. Il y a quelque chose de sinistre dans les choses que nous avons acquises et que nous possédons, les effets domestiques, il y a quelque chose dans le mot même, effets, le coffre laqué dans le renfoncement, qui exhale une sorte de tristesse – les tentures murales et les objets d’artisanat et les pièces de valeur –, et je ressens une solitude, un deuil, d’autant plus grand et plus étrange lorsque l’objet est relativement rare et que c’est l’heure qui suit le coucher du soleil dans une immobilité qui semble sans fin.

Nous marchons le long du canal d’épuration en passant devant les troncs chaulés – blancs contre le soleil.

La terre s’est ouverte et il y est entré. Je pense que c’est l’impression que ça faisait non seulement pour nous, mais aussi pour Jimmy. Je pense qu’il a coulé. Je ne pense pas qu’il ait voulu un nouveau départ ou une nouvelle vie ou même une échappatoire. Je pense qu’il voulait couler. Il vivait au jour le jour et pas à pas et ne s’est pas demandé ce qu’il adviendrait de nous ou comment elle se débrouillerait ou comment nous grandirions ou si nous deviendrions intelligents. Je ne pense pas qu’il ait passé même une minute à s’interroger sur ces choses. Je pense qu’il a juste coulé. L’échec que cela a fait peser sur nous ne diminue pas.

C’est ainsi que je suis tombé sur la balle de baseball, en réorganisant des livres sur les rayonnages. Je la regarde et je la presse fort et je la remets sur l’étagère, coincée entre un livre incliné et un livre droit, bel objet coûteux que je garde à demi caché, peut-être parce que j’ai tendance à oublier pourquoi je l’ai acheté. À certains moments, je sais exactement pourquoi je l’ai acheté et à d’autres je n’en sais rien, un bel objet taché de vert près de la marque Spalding et patiné par près d’un demi-siècle de terre et de sueur et de transformation chimique, et je la remets et je l’oublie jusqu’à la prochaine fois.

Ils disaient : LS/MFT – Lucky Strike means fine tobacco, Lucky Strike c’est du bon tabac. Lucky Strike, entre guillemets, ils disaient : “Il est grillé.”

Les avions jaillissent des montagnes à tire-d’aile, volant au sud, scintillant dans la brume tandis qu’ils approchent en longue file pour atterrir, et je vois l’ossature d’acier à nu de l’usine de traitement d’ordures au bout de la route. Je me gare sous les jardins en terrasses qui font déborder leurs bougainvillées par-dessus les murs pastel. Ma petite-fille est avec moi, Sunny, elle a presque six ans maintenant, et à l’intérieur de l’immense hangar de recyclage nous nous tenons sur une passerelle d’où nous observons les opérations en cours. Le fer-blanc, le papier, les plastiques, le polystyrène. Tout cela vole le long des chaînes de tri, quatre cents tonnes par jour, des chaînes de montage d’ordures, triées, compressées et mises en balles, transformées à la fin en unités bien carrées, redevenues des produits, attachées avec du fil de fer et savamment empilées, prêtes à être revendues. Sunny adore cet endroit et les autres enfants aussi, qui viennent avec leurs instituteurs ou leurs parents se poster sur la passerelle et visiter les expositions. La clarté du ciel s’engouffre par les verrières jusqu’au sol du hangar, tombant sur les hautes machines avec un éclat divin. Peut-être éprouvons-nous du respect pour les déchets, pour les qualités rédemptrices des choses que nous utilisons puis jetons. Regardez comme elles nous reviennent, illuminées d’une sorte d’élégant vieillissement. Les fenêtres laissent entrer un vaste et puissant désert et un ciel énorme. La décharge de l’autre côté de la route est fermée à présent, bourrée au maximum, mais du gaz continue à sourdre de la grande berme orientale, du méthane, et il produit un tremblotement sur la terre et dans le ciel qui épaissit l’aura du travail sacré. C’est comme une fable dans l’air tourmenté de quelque civilisation fantôme, un miroitement de ruine du désert. Les enfants adorent les machines, les emballeuses et les trémies et les longues chaînes, et les parents regardent par les fenêtres à travers la brume de méthane et les avions arrivent des montagnes et se mettent en ligne pour l’approche et les camions sont rangés sur deux colonnes devant le hangar, apportant les ordures non triées, la misère viscérale de notre vie, et remportant les unités emballées dans le monde, les gros cubes de produits, comme neufs, journal pour journal, fer-blanc pour fer-blanc, et nous nous sentons tous mieux en partant.

Je bois de la grappa vieillie et j’écoute du jazz. Je m’occupe des livres sur les nouveaux rayonnages et je me tiens dans la salle de séjour et je regarde les tapis et les tentures murales et je sais que les fantômes parcourent les couloirs. Mais pas ces couloirs et pas cette maison. Ils sont tous retournés dans ces pièces en enfilade à l’étroite extrémité de la nuit et je reste là impuissant dans cet endroit en plein désert à regarder les livres.

J’aspire aux jours de désordre. Je veux les retrouver, les jours où j’étais vivant sur la terre, frémissant dans le vif de ma chair, insouciant et réel. J’étais tout muscle et pas de tête et j’étais en colère et réel. Voilà à quoi j’aspire, la rupture de la paix, les jours de désarroi où je marchais dans des vraies rues et je faisais les choses à la volée et je me sentais tout le temps en colère et prêt à me battre, un danger pour les autres et un lointain mystère pour moi-même.


 

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Elle s’appelle Esmeralda. Elle vit à l’état sauvage dans le cœur du ghetto, une section du South Bronx qu’on appelle le Mur – une fille qui fouille les terrains vagues à la recherche de vêtements abandonnés, qui ramasse des fruits gâtés dans les sacs-poubelles derrière les bodegas, qu’on voit parfois courir parmi les arbres et les hautes herbes, une ombre sur les murs écroulés des constructions démolies, sans trébucher, agile, courant du pas sûr et facile de quelque créature d’un mythe sylvestre.

Les religieuses ont essayé de la trouver.

Sœur Grace, la plus jeune des deux, déterminée à débusquer et attraper la fille et à la confier à un service social ou à leur couvent dans le centre du Bronx, dans un endroit sûr – l’examiner, la nourrir convenablement, l’inscrire à l’école.

Sœur Edgar, voyant chez la fillette une grâce radieuse, un répit dans l’infinie détresse du Mur, et même une source d’espérance personnelle, un aiguillon pour la vieille foi raboteuse. Tout le paradis tremble quand une âme se balance au vent – sauvez-la du danger, amenez-la aux cierges et à la cendre et aux rameaux, à la croyance dans le corps mystique.

Les religieuses portent de la nourriture aux gens qui vivent dans le Mur et aux alentours, les enfants asthmatiques et les adultes atteints de drépanocytose, les cas de sida et les bébés-cocaïne, et chaque jour, deux fois par jour, trois ou quatre fois par jour, elles conduisent leur camionnette au-delà du mur commémoratif. C’est le flanc de six étages d’un immeuble squatté où les auteurs de graffiti bombent un ange chaque fois qu’un enfant du quartier meurt de maladie ou de sévices.

Gracie parle et conduit et engueule par la fenêtre les chiens qui font caca dans la rue. Elle porte une jupe et un anorak, et elle a sur elle une bombe anti-agression. La vieille Edgar maigre comme un coucou est assise à côté d’elle et sent l’atmosphère des rues et s’imagine retournée dans un autre siècle. Elle est ceinte et voilée et ne saurait pas s’habiller autrement et elle ne serait pas là si les enfants étaient en bonne santé et les chiens bien élevés.

Gracie dit : “Quelquefois je me demande.

— Que vous demandez-vous ?

— Peu importe, ma sœur. N’y pensez plus.

— Vous vous demandez si nous changeons quelque chose. Vous ne pouvez pas comprendre combien la dernière décennie du siècle semble pire que la première sous certains aspects. On dirait un autre siècle dans un autre pays.

— Je suis une personne positive”, dit Gracie.

Edgar a un rire à haute fréquence qui voyage dans le temps et l’espace, plutôt un gloussement à vrai dire, perçant et humide – elle pense que les chiens peuvent sans doute l’entendre.

“Je sais qu’il y a tout un processus laborieux à suivre, dit-elle, afin de parvenir à un état d’esprit positif. C’est merveille qu’il vous reste assez de force pour conduire la voiture.”

Cela vexe Gracie et elle rouspète un peu, respectueusement, tandis que la camionnette approche de l’entreprise de récupération d’Ismael Muñoz.

Une masse de voitures déglinguées, enchevêtrées, des voitures jetées les unes sur les autres et éventrées, soixante-dix ou quatre-vingts voitures honteuses. Les religieuses guettent instinctivement une trace d’Esmeralda, qui passe sans doute ses nuits à dormir dans l’une de ces voitures. Puis elles garent la camionnette et pénètrent dans l’immeuble en ruine, grimpant trois étages de marches branlantes jusqu’au quartier général d’Ismael.

Edgar s’attend à lui trouver l’air faible et épuisé, visiblement fragile. Elle pense qu’il a le sida. C’est une chose qu’elle sent. Elle sent des choses terribles. Elle se tient à distance et l’étudie. Une sorte de fouillis humain affable, en chemise tropicale, avec une barbe hirsute – il est d’humeur animée aujourd’hui parce qu’il a réussi à bricoler un système dans l’immeuble qui produit assez d’électricité pour faire marcher une télé.

“Mes sœurs, regardez”, dit-il.

Elles voient un petit môme, Juano, assis sur un vélo d’appartement et qui pédale frénétiquement. Le vélo est relié à un générateur de la Seconde Guerre mondiale qu’Ismael a eu pour pas grand-chose à une liquidation de vieux matériel de la garde nationale. Le générateur vrombit dans le sous-sol et il y a des câbles qui courent jusqu’au téléviseur et il y a une courroie de transmission geignarde qui relie le téléviseur au vélo. Quand le gamin pédale vite, le générateur transmet un flux d’électricité au téléviseur – un brave modèle esquinté que deux autres gamins ont sorti des fosses à ordures, où il était enfoui dans les couches de l’ère géologique des appareils de loisirs.

Gracie est ravie et s’assoit avec l’équipe des graffiti, huit ou neuf gosses, pour regarder la chaîne des marchés boursiers.

Ismael dit : “Qu’est-ce que vous en pensez ? J’ai fait ça bien ? C’est, juste un début. J’ai des projets que je prépare à grande échelle.”

Edgar désapprouve bien sûr. C’est sa mission, de désapprouver. L’un des austères bienfaits du Mur, cet endroit exclu des services habituels, c’est que la télé n’y était pas accessible. Maintenant la voilà, tout à coup. Vous touchez un bouton et toutes les choses qui vous ont été dissimulées pendant des siècles affluent brusquement dans la pièce la plus reculée. C’est une épidémie de vision. Aucun recoin imaginable n’échappe à l’examen. Dans l’utérus, sous l’océan, jusque dans les couloirs perdus du cerveau humain. Et si vous pouvez le voir, vous pouvez l’attraper. Il y a un élément pathogène dans un bref coup d’œil.

Ismael dit : “Je prévois d’ouvrir un site en ligne très bientôt, mes sœurs. Faire de la pub pour mes voitures bousillées. Être global, quoi. Métal de récupération pour les pays écrasés qui cherchent à se construire une armée.”

Sur l’écran, une image sautille. C’est la tête discoïde d’un homme, un type en chemise blanche à col bleu, ou en chemise bleue à col blanc – la couleur bascule constamment. Il parle de l’indice des cotations tandis que des chiffres et des lettres courent en deux bandes au bas de l’écran, une bande bleue et une bande blanche, et l’équipe reste assise là à regarder et le gamin courbé sur le vélo pédale furieusement, et les noms et les prix courent dans deux directions opposées avec les titres en activité qui clignotent.

Ismael dit : “Il y a des gens qui ont un dieu personnel, d’accord. Moi je cherche à avoir un ordinateur personnel. Qu’est-ce qu’il y a comme différence, hein ?”

Ismael aime taquiner les sœurs. Edgar l’observe soigneusement. Elle admire le mur de graffiti, les anges alignés, une rangée après l’autre, bleu pour les garçons, rose pour les filles, mais elle se méfie de l’homme qui dirige le projet et elle essaie de comprendre la déception qui l’étreint, à voir Ismael plein d’optimisme et visiblement en bonne santé.

La sœur souhaite-t-elle vraiment qu’il soit mortellement malade ? Pense-t-elle qu’il doive être puni pour son homosexualité ?

Tout le monde regarde la télé sauf elle. Elle regarde Ismael. Aucune pâleur, perte de poids, lésion ou autre symptôme visible. La seule chose qu’il laisse paraître c’est un sourire irrégulier à cause du manque de soins dentaires.

Pourquoi veut-elle le voir souffrir ? N’est-il pas l’une des forces positives du Mur, qui gagne de l’argent avec son affaire de récupération, et qui l’utilise de manière plus ou moins altruiste, éduquant son équipe de gosses livrés à eux-mêmes, abandonnés certains, enceintes une ou deux, fugueurs, jetés dehors – leur donnant un sentiment de responsabilité et de valeur personnelle ? Et n’aide-t-il pas les religieuses à nourrir les affamés ?

Elle l’examine, à l’affût de marques, de signes précoces d’incapacité. Puis elle lance un bref coup d’œil par la fenêtre, espérant apercevoir la fille insaisissable. La sœur l’a vue bien des fois par cette fenêtre, presque toujours en train de courir. Courir, voilà ce qu’elle fait. C’est à la fois sa beauté et sa sécurité, sa mélodieuse espérance, une chose d’un mérite particulier, une purification, la retombée aérienne et légère d’une chose divine qui souffle sur le monde.

Deux des charismatiques entrent pour regarder la télé. Ce sont des gens du dernier étage, grâce à qui fonctionne l’unique église du Mur, une congrégation de pentecôtistes qui cherchent à recevoir le don de l’Esprit, imposant les mains, criant des mots, prophétisant – tout le paquet de commotion et de convulsion qui donne envie à Edgar de courir se cacher.

Bien sûr, ils la regardent un peu de travers aussi.

Ismael désigne quatre membres de l’équipe pour accompagner les religieuses et distribuer la nourriture dans le quartier. Mais l’équipe est enracinée là pour le moment. Ils réclament que Juano pédale plus vite parce que c’est le seul moyen de changer de chaîne et qu’ils veulent regarder des dessins animés ou des films, quelque chose avec des visuels mieux qu’une tête.

Ils disent : “Allez, mec, pu vit’, pu vit’.”

Le gamin sur le vélo se courbe et pédale et l’image vacille brièvement, mais pour retomber aussitôt sur le visage du présentateur grassouillet et les lignes de valeurs qui courent. Ismael rit. Il aime le langage d’achat et de vente et la vue de ces groupes de lettres qui représentent d’énormes entités financières avec leurs jets privés et leurs immenses limousines et leurs flottes de pétroliers. Il commence à extraire des gamins du canapé sans coussins et à les catapulter vers la porte tandis que les autres gamins et les charismatiques swingueurs encouragent Juano sans répit.

Ils disent : “Pu vit’, pu vit’, eh, mec.”

Le garçon se donne du mal, il fait tout ce qu’il peut, faisant des bonds sur la selle, mais les chiffres continuent à courir au bas de l’écran. Électronique en légère hausse, transports en baisse, titres industriels plus ou moins inchangés.


 

Trois semaines plus tard, Edgar assise dans la camionnette regarde sa consœur émerger du couvent de brique rouge – démarche ondulante, jambes courtes et corps trapu. Le visage de Gracie est détourné pendant qu’elle contourne le véhicule et ouvre la portière du côté du conducteur.

Elle s’assoit et empoigne le volant, les yeux fixés droit devant elle.

“J’ai reçu un appel du commissariat près du Mur.”

Puis elle tend le bras et claque la portière. Elle empoigne à nouveau le volant.

“Quelqu’un a violé Esmeralda et l’a jetée du haut d’un toit.”

Elle met le moteur en marche.

“Je suis assise là et je me dis : Qui je tue ?”

Elle jette un coup d’œil à Edgar puis démarre.

“Parce que c’est la seule question que je puisse me poser sans céder au désespoir.”

Elles se dirigent vers le sud par des petites rues, la brique des immeubles pauvres adoucie, comme fumée, à la lumière du matin. Edgar savait-elle que cela arriverait ? Dernièrement, oui, une prémonition dans ses os. Elle ressent la tempête de la rage et de la souffrance de Gracie. Ces derniers jours, elle avait approché la fille, Gracie l’avait approchée, et lui avait parlé de loin, et elle avait lancé un sac de nourriture et de vêtements dans les broussailles où se trouvait Esmeralda. Elles font tout le trajet en silence avec la vieille religieuse qui se récite intérieurement les questions et les réponses du catéchisme de Baltimore. La force de ces exercices, qui sont une forme de prière permanente, réside dans les voix qui accompagnent la sienne, les enfants qui répondent au fil des décennies, chaque syllabe bien claire, une réponse flûtée qui est la musique lucide de sa vie. Question et réponse. Quel dialogue plus profond pourraient inventer des esprits sains ? Elle tend la main et la pose sur celle de Gracie agrippée au volant et l’y maintient le temps d’un tic digital de la pendule du tableau de bord. Qui nous a créés ? Dieu nous a créés. Ces visages au regard limpide si croyants. Qui est Dieu ? Dieu est l’Être suprême qui a créé toutes choses. Elle se sent fatiguée dans les bras. Ses bras sont pesants et morts et elle en est à la leçon 12 lorsque les grands ensembles apparaissent en bordure du ciel, les fenêtres du haut ressortant, blanches de soleil, sur la grande façade sombre de pierre délabrée.

Lorsque Gracie parle enfin, elle dit : “C’est encore là.

— Qu’est-ce qui est encore là ?

— Ce cognement dans le moteur. Vous l’entendez ? Vous l’entendez ?

— Je n’entends rien du tout.

— Kou-Kou. Kou-Kou.”

Puis elles longent les grands ensembles en direction du mur peint.

Lorsqu’elles y arrivent, l’ange est déjà peint à sa place. Une silhouette ailée en sweat-shirt rose, en pantalon rose et turquoise pâle, et chaussée de Nike Air Jordan blanches avec le logo bien en vue – c’était une fille qui courait, alors ils lui ont donné des chaussures de course. Et le petit Juano est encore suspendu à une corde manœuvrée depuis le toit par le vieux treuil manuel qu’utilise l’équipe pour hisser les voitures sur le plateau de leur camion. Ismael et d’autres se penchent par-dessus le parapet en essayant de lui crier l’orthographe correcte tandis qu’il s’éloigne et se rapproche du mur, tendu pour bomber les lettres entremêlées qui marquent la grande ère disparue du graffiti wild style.

Les sœurs sont immobiles à côté de la camionnette et regardent le gosse achever le dernier mot mal fini et puis elles le voient tiré par saccades vers le ciel dans le vent coupant.

Esmeralda Lopez

12 ans

Potégé au Siel

Lorsqu’elles arrivent au troisième étage, Ismael fume un cigare, les bras croisés sur sa poitrine. Gracie fait les cent pas. Elle semble ne pas savoir par où commencer, comment aborder la chose innommable que quelqu’un a infligée à cette enfant qu’elles avaient tellement espéré sauver. Elle va et vient, elle serre les poings. Elles entendent le gémissement foireux d’un bus à quelques rues de là.

“Ismael. Il faut que vous trouviez qui est le type qui a fait ça.

— Vous croyez que c’est moi le chef ici ? La police de El Lay ?

— Vous avez des contacts dans le quartier que n’a personne d’autre.

— Quel quartier ? Le quartier c’est là-bas. Ici c’est le Mur. C’est tout ce que je peux faire pour ces gamins qu’ils puissent épeler un mot correctement quand ils bombent. Quand j’écrivais, on faisait le métro dans le noir sans une faute d’orthographe.

— On se fiche de l’orthographe”, dit Gracie.

Edgar y attachait de l’importance, mais pas aujourd’hui et peut-être plus jamais. Elle se sent faible et perdue. La grande Terreur disparue, la grande ombre projetée disparue – l’objet lancé dans le ciel nommé en souvenir d’une déesse grecque sur un vase de cinq cents ans avant l’ère chrétienne. Toute terreur est locale aujourd’hui. Un bruit sur le trottoir tout près, le bégaiement de coups de feu ordinaires tirés d’une voiture qui passe, quelqu’un qui enlève votre enfant. D’antiques peurs ravivées, ils vont me voler mon enfant, ils vont venir chez moi quand je dormirai et me découper le cœur parce qu’ils parlent avec Satan.

Elle dit une prière désespérée.

Répands, nous T’en supplions, ô Seigneur, Ta grâce dans nos cœurs.

Dix années d’indulgence, un nombre à tout casser, si la prière est récitée à l’aube, à midi et au tomber du jour, ou aussitôt que possible après.

L’une des filles pédale sur le vélo, Willie pour abréger, et elle les appelle, Eh, eh, regardez, et ils se regroupent devant le téléviseur et restent stupéfaits. Il y a une information sur le meurtre, leur meurtre, et c’est une enquête inattendue de la télé, CNN – vie et mort tragiques d’une enfant sans domicile fixe. L’équipe est sidérée de voir un reportage sur le Mur, deux secondes et demie de film qui montrent l’immeuble où ils sont, la façade des anges peints à la bombe, les terrains vagues mangés d’herbes avec leurs cavernes de chauves-souris et de perchoirs pour les hiboux. Ahuris et bourdonnants ils sont en proie à une sorte de double vue, les choses qu’ils connaissent si bien à l’envers, devenues neuves et nationales. Ils sont là, barbouillés par la vision des autres. Puis la présentatrice intervient. Ils disent à Willamette de pédaler plus fort mec parce que l’image commence à devenir floue et les cheveux roux électriques de la présentatrice déteignent de sa tête en une sorte d’anneau lumineux, qui la rend encore plus saisissante, et elle leur décrit leur vie d’une voix de vierge retentissante, une femme à la physionomie si frappante qu’elle s’approprie l’information, et Willie pédale de toutes ses forces et ils l’encouragent fermement à ne pas faiblir.

La sœur ne regarde pas. Elle ne voit rien de tout le reste de la journée et du lendemain et des deux ou trois semaines suivantes. Elle voit le cœur humain exhibé comme un muscle de porc sur une planche à découper. C’est la seule chose qu’elle voit. Elle pense qu’elle sombre dans une crise, commençant à se dire que peut-être toute création est une giclée de matière neutre qui prend le risque de faire ici une planète émeraude, là une étoile morte, avec des déchets au petit bonheur la chance entre les deux. La sérénité d’une immense conception manque dans sa vie, la paternité et la forme morale, et lorsque Gracie et l’équipe vont porter la nourriture dans les grands ensembles Edgar attend dans la camionnette, elle est la religieuse dans la camionnette, et lorsque Gracie bombe un rat au bord du trottoir Edgar ne cille pas.

Ce n’est pas une question d’incroyance. C’est une autre sorte de croyance, une seconde force, instable, méfiante, une foi qui est alimentée par les choses que nous redoutons la nuit, et elle pense qu’elle succombe.


 

Touche 1

Elle dort sur le toit quand il ne fait pas trop froid et c’est là qu’il la voit, sur le toit d’un immeuble muré de quatre étages avec l’escalier de secours intact. Il est là-haut à errer, plongé dans ses pensées, un homme qui entre et sort du Mur, le genre furtif, n’aime pas qu’on le regarde, et quand on entre une recherche de nom l’écran dit Recherche. Il tombe sur la fille endormie et ressent une rage familière, il sait qu’il va devoir faire quelque chose pour la faire payer. Il est sur elle en un clin d’œil. Elle essaie de se défendre, mais ne crie pas. Il la frappe de l’extrémité du poing, lui expédiant des coups de marteau dans la tête. La salope qui se défend reçoit des coups. Il veut la retourner à plat ventre et lui enfoncer son truc dedans. Elle se débat et murmure des cris qui le rendent encore plus furieux, dis, pour qui elle se prend la salope, et l’écran dit Recherche. De toute façon, il va la frapper, qu’elle se débatte ou non, et il détourne les yeux en la frappant, le genre fuyant. Pas de contact visuel, salope. La dernière femme qu’il a regardée était sa mère. Quand il a fini, de l’enfoncer et de le répandre, il la frappe une dernière fois, fort, putain, et il la traîne jusqu’au parapet et la penche par-dessus et la laisse tomber. T’es morte, salope. Puis il retourne à ses pensées de la nuit. L’écran dit Recherche.

Puis les histoires commencent, le message progressant de rue en rue, passant par les églises et les supérettes, peut-être un peu dénaturées, mal traduites ici et là, mais pas profondément déformées – il est assez clair que les gens parlent du même mystérieux événement. Et certains y vont et racontent aux autres, remuant l’espoir qui se développe lorsque les choses dépassent leurs limites.

Ils se rassemblent après le crépuscule à un endroit venteux entre des voies d’accès à des ponts, sept ou huit personnes attirées par la parole d’une ou deux autres, puis trente personnes attirées par les sept, puis une foule silencieuse et massée qui s’accroît, mais pas moins respectueuse, deux cents personnes coincées sur un refuge pour piétons au fin fond du Bronx là où l’autoroute s’incurve après le Terminal Market et où les voies de triage s’étirent vers les goulets, tout ce vieux muscle industriel avec sa désolation inquiète – les rampes où poussent des hautes herbes et le fourneau à ordures qui crache des fumées toxiques et le vieux pont de chemin de fer qui enjambe la Harlem River, une tour à ciel ouvert à chaque extrémité, qui oscille peut-être un peu sous le vent persistant.

Ils viennent et garent leur voiture s’ils ont une voiture, six ou sept par voiture, se garant en biais sur un bas-côté ou dans les rues latérales de l’usine, et ils s’entassent sur l’îlot de béton entre l’autoroute et le boulevard vérolé, sentant le vent glacé qui souffle et regardant par-dessus le flot habituel de la circulation tumultueuse une affiche publicitaire fixée très haut au-dessus de la rive du fleuve et conçue pour attirer les regards anesthésiés des banlieusards dans les trains qui viennent du nord pour s’enfoncer dans l’argent et la surabondance de Manhattan.

Edgar est assise en face de Gracie au réfectoire. Elle mange sa nourriture sans la goûter parce qu’elle a décidé voilà des années que le goût ne compte pas. Ce qui compte c’est de vider son assiette.

Gracie dit : “Non, je vous en prie, vous ne pouvez pas.

— Juste pour voir.

— Non, non, non, non.

— Je veux voir de mes propres yeux.

— C’est du bas étage. C’est la pire sorte de superstition de la presse de bas étage. C’est horrible. Une complète, quoi déjà ? Une complète abdication, vous savez ? Soyez raisonnable. N’abdiquez pas votre bon sens.

— Ça pourrait être elle qu’ils voient.

— Vous savez ce que c’est ? C’est le bulletin d’information de la nuit. C’est le bulletin de vingt-trois heures avec toutes les informations ignobles soigneusement espacées pour vous obliger à regarder la demi-heure entière.

— Je crois que je dois y aller, dit Edgar.

— C’est quelque chose que les gens pauvres ont à affronter, à juger et à comprendre et nous devons le voir sous cet angle-là. Les pauvres ont besoin de visions, d’accord ?

— Je trouve que vous êtes condescendante avec les gens que vous aimez, dit doucement Edgar.

— Ce n’est pas juste.

— Vous dites les pauvres. Mais à qui d’autre apparaîtraient les saints ? Est-ce que les saints et les anges apparaissent aux présidents des banques ? Mangez vos carottes.

— C’est le bulletin de nuit. C’est l’exploitation grossière de l’horrible meurtre d’un enfant.

— Mais qui l’exploite ? Personne ne l’exploite, dit Edgar. Les gens y vont pour pleurer, pour croire.

— C’est comme ça que l’information devient si puissante qu’elle n’a plus besoin de la télé ou des journaux. Elle existe dans la perception des gens. C’est quelque chose qu’ils inventent, assez fort pour paraître réel. C’est l’information sans les médias.”

Edgar mange son pain.

“Je suis plus vieille que le pape. Je n’ai jamais imaginé que je vivrais assez longtemps pour être plus vieille qu’un pape et je pense qu’il faut que je voie ça.

— Les images mentent, dit Gracie.

— Je pense qu’il faut que j’y sois.

— Ne priez pas les images, priez les saints.

— Je pense qu’il faut que j’aille là-bas.

— Mais vous ne pouvez pas. C’est fou. N’y allez pas, ma sœur.”

Mais Edgar y va. Elle enfile ses gants de caoutchouc et sa cape d’hiver et se dirige vers la porte décidée à prendre le bus et le métro, et Gracie ne peut pas la laisser partir seule. Elle se précipite dans la camionnette, avec son appareil pour les dents trop écartées, qu’elle ne porte jamais en public, et elles vont là-bas, au-delà du Mur, roulant dans les rues sombres et vides et la camionnette cale avec un murmure de pâmoison, et elles parcourent les onze dernières rues à pied, Gracie portant sa bombe anti-agression et un téléphone cellulaire.

Une lune garance orangé plane au-dessus de la ville.

Des gens dans la lumière aveuglante des voitures qui passent, des centaines de gens entassés sur l’îlot, leurs voitures garées de travers et de guingois, dangereusement près de la circulation rapide. Les religieuses traversent le boulevard au pas de course et se pressent sur l’îlot, et les gens leur font de la place, des corps agglutinés s’écartent pour qu’elles puissent être à leur aise.

Elles suivent le regard brûlant de la foule. Elles sont là et elles regardent. Le panneau d’affichage est inégalement éclairé, sombre par endroits, plusieurs ampoules grillées et pas remplacées, mais les éléments centraux sont nets, une ample cascade de jus d’orange qui jaillit en diagonale depuis le haut à droite dans un gobelet qui est tenu par une main en bas à gauche – la main parfaitement formée d’une femme blanche des banlieues aisées. Des saules lointains et une vague vue d’un étang établissent le contexte social. Mais c’est le jus qui attire le regard, épais et pulpeux avec un jet ocre-rouge qui est assorti à la lune garance. Et les premières gouttes précises qui éclaboussent le fond du gobelet d’une giclée vaporeuse, chaque particule embellie avec la rigueur méticuleuse d’une peinture minutieuse. Quelle prodigalité d’effort et de technique, aucun raffinement épargné – l’équivalent, songe Edgar, d’une architecture d’église médiévale. Et les canettes de trente-trois centilitres de Minute Maid alignées au bas de l’affiche, cent canettes identiques tellement familières dans leur forme, leur couleur, leur présentation qu’elles ont une personnalité, le charme convivial de petits personnages orange et noir.

Edgar ne sait pas combien de temps elles sont censées attendre ni exactement ce qui est censé se passer. Des camions de produits d’alimentation passent dans le crépuscule grondant. Elle laisse son regard errer sur la foule. Des ouvriers, des commerçants, peut-être quelques routards et squatteurs, mais pas beaucoup, et puis elle remarque un groupe sur le devant, bien emboîtés dans la forme en proue de l’îlot – ce sont les charismatiques du dernier étage du squat du Mur, presque tous vêtus de blanc flottant, des femmes tubulaires, des hommes grêles à coiffure rasta. La foule est patiente, mais pas elle, qui est tendue de pressentiments, assimilant le point de vue de Gracie sur toute l’affaire. Des avions surgissent de l’obscurité vers l’aéroport en survolant l’eau, déchirant l’air de leurs boums étranglés. Les religieuses voient Ismael Muñoz à trente mètres d’elles, entouré de son équipe – Ismael qui a l’air un peu fantomatique dans les rais de lumière oscillante – et Edgar pose un regard entendu sur Gracie. Elles sont debout là et regardent l’affiche. Elles fixent bêtement le jus d’orange. Au bout de vingt minutes, il y a un frémissement, une sorte de vent perceptif, et les gens regardent au nord, les enfants montrent le nord, et Edgar plisse les yeux pour saisir ce qu’ils voient.

Le train.

Elle sent les mots avant de voir l’objet. Elle sent les mots bien que personne ne les ait prononcés. C’est ainsi qu’une foule unifie la conscience des choses. Puis elle le voit, un train de banlieue ordinaire, argenté et bleu, sans graffiti, qui avance lentement vers le pont à bascule. Les phares balaient l’affiche et elle entend un son qui émane de la foule, un halètement qui explose en sanglots et en gémissements et une plainte d’exaltation douloureuse et indéfinissable. Une sorte de long cri involontaire, le hurlement de la foi déchaînée. Car lorsque les phares du train atteignent la partie la plus terne de l’affiche un visage apparaît au-dessus de l’étang embrumé et c’est celui de la fillette assassinée. Une douzaine de femmes se prennent la tête, elles sanglotent en poussant des cris, un esprit, un souffle divin qui parcourt la foule.

Esmeralda.

Esmeralda.

La sœur est en état de choc physique. Elle l’a vue, mais si fugacement, trop vite pour en prendre conscience – elle veut que la fille réapparaisse. Des femmes qui brandissent des bébés vers l’affiche, vers le flot de jus d’orange, qu’il les baigne dans le baume et l’huile baptismale. Et Gracie qui parle à Edgar sous le nez, dans le tapage des voix et du bruit.

“Est-ce que ça lui ressemblait ?

— Oui.

— Vous en êtes sûre ?

— Je crois que oui, dit Edgar.

— Mais vous ne l’avez jamais vue de près. Moi je l’ai vue de près, dit Gracie. Et je pense que c’était juste un jeu de lumière. Pas une personne du tout. Pas un visage, mais une tache de lumière brutale.”

Lorsque Gracie porte son appareil dentaire, elle parle avec une sorte de zézaiement pétillant.

“C’est juste l’affiche du dessous, dit-elle. Un défaut technique qui fait ressortir l’image de l’affiche recouverte à travers l’affiche du dessus.”

Est-ce qu’elle a raison ?

“Lorsqu’une lumière assez forte éclaire l’affiche du dessus, elle révèle l’image qui est dessous”, dit-elle.

Les sifflantes franchissent les dents de Gracie avec un écho mouillé.

Mais est-ce qu’elle a raison ? Est-ce que l’information a transmis sa fiabilité aux agences qui la rapportent ? Est-ce que l’information s’invente elle-même sur les pupilles des gens qui marchent et qui parlent ?

Edgar examine l’affiche. Et s’il n’y en avait pas d’autre par-dessous ? Pourquoi devrait-il y avoir une publicité sous la publicité pour le jus d’orange ? Ils doivent sûrement en retirer une avant d’en mettre une autre.

Gracie dit : “Et maintenant ?”

Elles restent là et attendent. Elles n’attendent que huit ou neuf minutes cette fois avant l’arrivée du train suivant. Edgar bouge, elle essaie de se rapprocher et de se faufiler doucement, et les gens lui font place, ils la voient – une religieuse en voile et habit traditionnel sous une pèlerine sombre suivie d’une compagne embarrassée en manteau de vente de charité avec un foulard sur la tête, qui brandit un téléphone portable.

Ils la voient et l’étreignent et elle les laisse faire. Sa présence est une force de confirmation – quelqu’un d’une Église universelle avec des sacrements et des comptes bancaires secrets et une fabuleuse collection d’art. Tout cela et elle choisit de mener une vie de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Ils l’étreignent et la laissent passer et elle est au milieu du groupe charismatique, les évangélistes qui se balancent sur place, lorsque les phares du train balaient l’affiche de leurs faisceaux. Elle voit le visage d’Esmeralda prendre forme sous l’arc-en-ciel de jus généreux et au-dessus du petit étang de banlieue et on a l’impression que quelqu’un vit dans l’image, un esprit vivifiant – moins d’une tendre seconde de vie, moins d’une demi-seconde et l’image disparaît dans la nuit.

Elle sent quelque chose éclater au-dessus d’elle. Un angélus de joie lumineuse. Elle étreint sœur Gracie. Elle arrache ses gants et serre des mains, échange des poignées de main avec les femmes aux corps amples qui roulent les yeux vers le ciel. Les femmes donnent de grandes poignées de main avec leurs deux mains, des mots inventés leur échappent, des marmonnements de transe – elles chantent des choses en dehors des délires connus. Edgar frappe de ses poings la poitrine d’un homme. Elle trouve Ismael et l’étreint. Elle le scrute de tout près et respire l’air qu’il respire et l’enveloppe dans l’étoffe lessivée de son habit. Tout semble à portée de main, éclatant au-dessus d’elle, la tristesse et le deuil et la gloire et une morne pitié de vieille mère et une force enfouie à un niveau profond de lamentation qui lui donne le sentiment d’être inséparable des trembleurs et des pénitents, des êtres frappés d’effroi qui sont là au milieu des courants de circulation – elle est un moment égarée, absente aux détails de l’histoire personnelle, un fait désincarné sous forme liquide, se déversant dans la foule.

Gracie dit : “Je ne sais pas.

— Bien sûr que vous savez. Vous savez. Vous l’avez vue.

— Je ne sais pas. C’était une ombre.

— Esmeralda sur l’étang.

— Je ne sais pas ce que j’ai vu.

— Vous le savez. Bien sûr que si. Vous l’avez vue.”

Elles attendent encore deux trains. Des feux d’atterrissage apparaissent dans le ciel et les avions continuent à descendre vers la piste de l’autre côté de l’eau, un vol toutes les minutes et demie, les vrombissements en retour se chevauchent de sorte que tout est bruit indistinct et l’air empeste le kérosène fumeux.

Elles attendent encore un train.


 

Comment les choses se terminent-elles, finalement, les choses comme celle-là – finissent-elles par se réduire à un noyau oublié de fidèles épuisés serrés sous la pluie ?

Le lendemain soir, mille personnes emplissent le secteur. Ils garent leurs voitures sur le boulevard et tentent vigoureusement de se frayer un chemin jusqu’à l’îlot de circulation, mais la plupart doivent s’agglutiner sur la voie lente de l’autoroute, inquiets et apeurés. Une femme est renversée par une moto, envoyée bouler sur l’asphalte. Un garçon est traîné sur cent mètres, c’est toujours cent mètres, par une voiture qui continue son chemin. Des vendeurs vont et viennent le long des files de circulation bloquée, proposant des fleurs, des boissons gazeuses et des chatons vivants. Ils proposent des images laminées d’Esmeralda imprimées sur des cartes de prières. Ils proposent des tourniquets qui ne cessent jamais de tourner.

Le soir suivant la mère arrive, la mère droguée d’Esmeralda qui avait disparu, et elle s’écroule les bras en croix lorsque apparaît le visage de la fille sur l’affiche. On l’emporte en ambulance suivie d’un certain nombre de camions de télé. Deux hommes se battent à coups de cric, bloquant la circulation sur une bretelle d’accès. Des caméras héliportées filment la scène et la police délimite le secteur avec des bandes orange fluo – l’orange même du jus vivant.

Le lendemain soir, le panneau est nu. Quel trou cela fait dans l’espace. Les gens viennent et ne savent pas quoi dire ou penser, où regarder et que croire. Le panneau est une surface blanche avec ces mots solitaires : Espace à louer suivis d’un numéro de téléphone, en caractères raffinés.

Lorsque vient le premier train, au crépuscule, les phares ne montrent rien.

Et que se rappelle-t-on, finalement, quand tout le monde est rentré chez soi et que les rues sont vides de dévotion et d’espoir, balayées par le vent du fleuve ? Le souvenir est-il mince et amer et vous fait-il honte par sa fausseté fondamentale – tout en nuance et ombre imaginaire ? Ou bien la puissance de la transcendance s’obstine-t-elle, le sentiment d’un événement qui violente les forces naturelles, quelque chose de sacré qui palpite sur l’horizon brûlant, la vision que vous espérez éperdument parce que vous avez besoin d’un signe qui tienne tête à vos doutes ?

Edgar sent la douleur dans ses articulations, le vieux corps enfoncé dans la douleur routinière, douleur aux points d’articulation, lancinements de sensations aiguës dans les liens entre les os.

Mais elle garde l’image bien serrée dans sa tête, le visage fugace sur le panneau éclairé, sa jumelle vierge qui est aussi sa fille. Et elle se rappelle l’odeur de kérosène. Voilà l’encens de son expérience, le cèdre et la gomme brûlés, un moyen de persistance du souvenir qui garde le moment intact, tous les moments, les extases oscillantes qui frappent l’âme et l’intimité inexprimée, une communion de croyance profonde.

Il ne reste plus rien à faire que mourir et c’est précisément ce qu’elle fait, sœur Aima Edgar, épouse du Christ, décédant paisiblement dans son sommeil, la première touche de neige d’un nouvel hiver sombre qui tombe doucement sur les rues inconnues, rafales, cristaux, flocons bien formés, une pâle neige oblique qui disparaît en tombant.


 

Touche 2

Avec son voile et son habit, elle est essentiellement un visage, ou un visage et des mains bien récurées. Ici dans le cyberespace elle est dépouillée de toute cette étoffe repassée à la vapeur. Elle n’est pas nue exactement, mais elle est ouverte – exposée à toutes les connexions qu’on peut faire sur la toile mondiale.

Il n’y a ni espace ni temps là-bas, ni ici, ni où qu’elle soit. Il n’y a que des connexions. Tout est connecté. Toute connaissance humaine rassemblée et liée, hyperliée, tel site menant à tel autre, tel fait se référant à tel autre, une touche, un clic de souris, un mot de passe – monde sans fin, amen.

Mais elle est dans le cyberespace, pas le paradis, et elle sent l’emprise des systèmes. C’est pourquoi elle est tellement mal à l’aise. Il y a une présence ici, une chose implicite, quelque chose de vaste et lumineux. Elle sent la paranoïa du web, de la toile. Il y a la menace perpétuelle de virus, bien sûr. La sœur sait tout sur les contaminations et les mesures protectrices qu’elles nécessitent. Ceci est différent – c’est une lueur, une force éclatante et impétueuse qui semble jaillir d’un milliard de lointains nodules de web.

Lorsque vous décidez sur une impulsion de visiter le site de la bombe H, elle commence à comprendre. Tout dans votre ordinateur, le plastique, silicone et Mylar, toutes les opérations logiques et les fonctions de traitement, la mémoire, le hardware, le software, les uns et les zéros, les triades à l’intérieur des pixels qui forment l’image sur l’écran – tout culmine ici.

D’abord une lueur d’aube, une grande gloire aurorale qui se masse sur le moniteur couleur. Toutes les bombes thermonucléaires jamais testées, toutes les données recueillies à partir de chaque tir, nom de code, puissance, site d’essais, Eniwetok, Lop Nur, Novaja Zemlja, le caractère étranger, différent des populations lointaines impliquées dans les noms des lieux, Mururoa, Kazakhstan, Sibérie, et la minutie extraordinaire des détails, les systèmes de mise à feu et les systèmes d’alimentation, les équations et les graphiques et les plans schématiques en coupe transversale, un tir après l’autre, appelés d’un seul clic, une touche, Bravo, Romeo, Greenhouse Dog – et la sœur est fondamentalement dedans.

Elle voit l’éclair, la palpitation thermique. Elle entend le grondement s’amplifier, l’énorme force qui s’accumule et jaillit de la rampe d’essai en seize bits. Elle est dans l’éclair et sent la puissance. Elle voit la vapeur s’enfler. Elle voit monter la boule de feu, la sphère surchauffée de gaz brûlant qui peut vous aveugler de sa beauté, de ses retombées de couleur sang-du-Christ, de ses ors et ses rouges solaires. Elle voit l’onde de choc et entend les grands vents et sent le pouvoir de la fausse foi, la foi de la paranoïa, et puis le nuage champignon se répand autour d’elle, la masse pulvérisée de débris radioactifs, sur quinze mille mètres de hauteur, dix-huit mille, quarante, avec sa tige évasée et son chapeau de platine fumant.

Les joyaux roulent de ses yeux et elle voit Dieu.

Non, attendez, pardon. C’est une bombe soviétique qu’elle voit, la plus forte puissance de l’histoire, un engin qui explose au-dessus de l’océan Arctique en 1961, préservé dans l’ordinateur qui a permis de le construire, cinquante-huit mégatonnes – additionnez les nombres et vous avez treize.

Des populations entières potentiellement épluchées jusqu’à l’os dans l’éclair colossal – “les os, les os”, chantent les femmes devant leur lessiveuse. Et la sœur commence à percevoir les ombres secondaires qui se ramifient à partir de l’effroi de l’événement central. La façon dont les systèmes entrecroisés aident à nous mettre en pièces, nous laissant vagues, vidés, dociles, flous dans notre discours intérieur, aspirant à être modelés, à être écrasés – reculs faciles, demi-croyances.

Tir après tir, bombe après bombe, et il y a des bombes à fusion, rappelez-vous, des atomes associés de force, et alors même qu’elles explosent sur l’écran, encore et encore, il y a une autre fusion qui a lieu. Pas de contact physique, je vous en prie, mais un couplage tout de même. Un clic, une frappe et la sœur rejoint l’autre Edgar. Compagnon d’abstinence et plus ou moins âme sœur, mais son opposé biologique, sa moitié mâle, mort depuis toutes ces années. Attendait-il que cela se produise ? Le bouledogue fédéral, J. Edgar Hoover, le saint avili de la Loi, hyperlié enfin à sœur Edgar – unique impulsion fluctuante désormais, élément d’information codé.

Tout est connecté à la fin.

Sœur et frère. Un fantasme dans le cyberespace et une façon de voir l’autre côté et un règlement des différends qui ont moins à voir avec le sexe qu’avec le différend lui-même, toute querelle, tout conflit étant déprogrammé.

Le cyberespace est-il une chose à l’intérieur du monde ou bien est-ce le contraire ? Lequel contient l’autre, et comment peut-on en être sûr ?

Un mot apparaît dans le lait lunaire du flot de données. Vous le voyez sur votre moniteur, remplaçant les tirs et explosions sur des tours, les explosions d’engins de forte puissance activées sur des barges ou du haut de ballons, remplaçant les textes détaillés qui accompagnent les bombes. Un seul mot séraphique. Vous pouvez examiner le mot avec un clic, retraçant ses origines, son développement, le premier emploi connu, son passage entre les langues, et vous pouvez appeler le mot en sanscrit, en grec, en latin et en arabe, dans mille langues et dialectes vivants et morts, et trouver des citations littéraires, et suivre le mot d’un bout à l’autre de l’outremonde enfoui de ses racines ancestrales.

Attacher, ajuster étroitement, lier ensemble.

Et vous pouvez jeter un coup d’œil à la fenêtre pendant un moment, distrait par le bruit des petits enfants qui jouent à un jeu inventé dans le jardin de la voisine, un jeu de ballon peut-être, et ils parlent avec votre voix, ou bien des galopades à cheval sur le dos de leurs camarades sur la pelouse envahie par les mauvaises herbes, et c’est votre voix que vous entendez, essentiellement, sous le ciel de verre étincelant, et vous regardez les choses dans la pièce, hors écran, hors web, la texture grenue du bois de la table vivant dans la lumière, l’épaisse substance vécue des choses, la discussion des choses à voir et à manger, le trognon de pomme qui devient sépia sur le plateau du déjeuner, et les mesures intenses de l’expérience en un seul coup d’œil au hasard, la chandelle de moine réfléchie dans le boîtier du téléphone, les heures marquées en chiffres romains, et l’éclat de la cire, et la boucle de la mèche tressée, et le bord écaillé de la haute tasse qui contient vos crayons jaunes, tous follement de travers, et les vies bousculées de la plus simple surface, la plaque de beurre qui fond sur le petit pain émietté, et le jaune du jaune des crayons, et vous essayez d’imaginer que le mot sur l’écran devient une chose réelle dans le monde, prenant tous ses sens, emportant son impression de sérénités et de satisfactions dans les rues, son murmure de réconciliation, un mot qui de lui-même s’étend à jamais au-dehors, le ton d’accord ou de traité, le ton de tranquillité, l’impression de silence apaisant, l’impression de salut et d’adieu, un mot qui a l’ardeur illuminée d’un objet en plein midi saturant, la discussion de la touche qui lie, mais c’est seulement une séquence de pulsions sur un écran terne et tout ce qu’elle peut faire c’est vous rendre pensif – un mot qui répand ses aspirations à travers l’étendue sauvage de la ville et les ruisseaux rêveurs et les vergers jusqu’aux collines solitaires.

Paix.