VI

Quand Matty était tout petit et que son frère perché sur le siège des toilettes lisait des bandes dessinées à un public minuscule, des mioches de voisins âgés de quatre ou cinq ans censément surveillés par un adulte quelque part à proximité, avec Matty dans l’encadrement de la porte prêt à crier gaffe, qui était le cri d’alerte, et là, sur le trône, Nick qui leur lit Captain Marvel ou les Targeteers, avec sa culotte qui lui pend mollement au-dessous des genoux, et il faisait l’animation des dialogues, il déclamait et gesticulait, il prenait une voix pour les méchants et pour les femmes, avec un crissement déchirant pour les voitures de gangsters qui prenaient les virages très serrés la nuit, effrayant parfois les mioches par l’intensité de sa lecture, puis s’interrompant pour lâcher une crotte qui tombait avec des éclaboussures, faisant plouf dans l’eau, le bruit le plus drôle de la nature, provoquant un joyeux ébahissement sur les visages de son auditoire – c’était le ravissement le plus dégoûtant de tous, bien mieux que tout ce qu’il pouvait leur offrir provenant de ces pages illustrées.

Matt parcourut le quartier pour voir le vieil immeuble, au numéro 611, et se demanda rêveusement qui vivait dans leur appartement du troisième étage, quelle langue ils parlaient, combien de vies étriquées, mais surtout il songeait à Nicky âgé de neuf ans et assis sur le glorieux trône. Qui d’autre leur lisait les bandes dessinées, en jouant tous ces rôles vibrants de monstres criminels et de héros bondissants ?

Il alla voir Bronzini, son vieux mentor au jeu d’échecs, un homme doux de nature et instructeur un peu réticent. Qui habitait maintenant dans un immeuble triste à l’entrée marquée de spécimens d’empreintes urbaines – peinture à la bombe, pisse, salive, mouchetures d’un truc foncé qui était probablement du sang. L’ascenseur ne marchait pas et Matt grimpa cinq étages. Une sandale d’enfant sur le palier. Il frappa et attendit. Il devina un œil de l’autre côté du judas et pensa à sa rue à lui, sa maison, et la vie de la banlieue high-tech, ces enclaves enchevêtrées au-delà de la barrière de péage, situées de manière à décourager l’accès, avec la boutique du coin qui vend onze sortes de croissants et vingt-sept cafés, qui ne suffisent pourtant jamais, et la vie qu’il menait avant ça, les armes qu’il étudiait et qu’il aidait à perfectionner, l’expérience du désert, si totalement détachée de la réalité élémentaire, comparée à cet homme, pensa-t-il, de l’autre côté du judas, qui regarde la ruine se construire autour de lui sur la planète même où il est né.

Le sourire de cet homme était dans ses yeux, un pétillement chaleureux qui contenait une ardeur, un désir de savoir. C’est ce qui restait, sa curiosité. Il paraissait trop vieux, trop maigre, le visage réduit à un contour vague, une mauvaise épure du portrait original, le Bronzini dépouillé de sa chair et pourvu de couleurs. Une barbe de deux ou trois jours cernait sa moustache pas taillée et Matt songea que l’homme s’était emparé de la vieillesse, l’avait embrassée avec une sorte d’assentiment téméraire.

“Je t’en prie, pas de monsieur. C’est Albert maintenant. Et tu as bonne mine. Robuste, je suis surpris. Je me souviens d’une allumette. Une allumette à la tête embrasée.”

Manifestement, l’homme avait oublié des rencontres plus récentes. Ils se mirent à une table près de la fenêtre et burent du thé fort. Bronzini vivait maintenant avec sa sœur, qui ne s’était jamais mariée, et qui restait dans sa chambre et ne parlait qu’en litanies, dit-il, d’une portée réduite quant à l’information. Une telle compression. Mais une fois qu’il avait appris à être patient avec ses répétitions et ses atténuations, il commençait à voir dans sa présence une source d’immense réconfort. Un repos, disait-il, en comparaison de ses propres divagations intérieures.

Il dit : “Je prends quelquefois le train pour aller dans le centre. Il y a un club d’échecs qui est aussi un café, dans le Village, et je joue une ou deux parties. Je perds, mais ça ne me dérange pas. Ou bien je joue en bas, dans le terrain de jeux, avec un voisin. Nous partageons un banc. Ils nous laissent tranquilles, les gosses.

— Je ne joue plus, dit Matt d’une voix vidée de toute nuance.

— Autrefois, je m’interrogeais sur ton père. Il t’a appris les coups, mais était-il un joueur sérieux, je me demandais. Je ne le connaissais pas assez bien pour aborder le sujet, n’importe quel sujet. Ce n’était pas un homme qui encourageait, disons, les interrogations.”

Les yeux pétillaient comme de l’eau gazeuse.

“Il m’a appris pas mal de choses. Nous travaillions les ouvertures et jouions beaucoup. Nous faisions des blitz pour rire. Il appelait ça la voie express.”

Lorsque son père sortit acheter des cigarettes, Matt terminait le cours préparatoire. Il dénicha un livre de problèmes d’échecs que Jimmy avait rangé dans un tiroir. Ce fut une grande découverte et il étudia le livre à fond, assis devant l’échiquier, cases et pièces, jouant. Son frère entrait dans la chambre, envoyait valdinguer les pièces et sortait sans un mot. Matty ramassait les pièces et les redisposait sur l’échiquier exactement comme elles étaient avant. Il étudiait la défense des noirs. Son frère revenait dans la chambre, envoyait voler les pièces et ressortait.

“Ta mère me suppliait. Mais tu étais un problème, dit Bronzini. J’avais besoin d’aide pour savoir comment m’y prendre avec toi.

— D’un maniement difficile.

— Étourdi, oui, et très enclin à négliger mes conseils. Bien sûr, tu voyais des choses que je ne voyais pas. Tu avais un don et une clairvoyance remarquables. C’était passionnant pour moi, mais ça me poussait à l’humilité. Il me manquait le sens profond du grand joueur.

— En tant qu’équipe, nous étions peut-être un peu faibles. Mais nous avons réussi à tenir plusieurs années. Nous avons goûté un peu de gloire, Albert. Je peux vous dire que je n’aime pas ce petit garçon. Je n’aime pas penser à lui.

— J’étudie la théorie de temps en temps ; je lis un peu l’histoire du jeu. La personnalité du jeu. C’est un jeu d’intense hostilité.

— J’en suis arrivé à détester ce langage, dit Matt. On écrase son adversaire. Il ne s’agit pas de gagner ou de perdre. On l’écrase. On l’anéantit. On le dépouille de sa dignité, de sa virilité, de sa féminité, on le détruit, on le dénonce publiquement comme un être inférieur. Et puis on lui rit à la figure. Toutes les choses qui me procuraient un plaisir aigu, j’ai commencé à les haïr.

— Parce que tu as commencé à perdre”, dit Albert.

C’était vrai bien sûr et Matt se mit à rire. Toute cette puissance concentrée, la vie implosive de l’échiquier, noir et blanc, la beauté autocratique du vainqueur, quelle bouffée d’orgueil impossible à cacher – il battait des hommes, des garçons, les vieux sages, les vigoureux rapides, les poètes bohèmes des cafés, chaleureux et malodorants. Mais ensuite à dix ou onze ans, il vit sa supériorité commencer à s’embourber et il lui arriva de perdre, il subit des revers inévitables qui le rendaient malade et abattu.

“La compétition a changé. Nous t’avons trouvé de meilleurs adversaires.

— Et j’ai ralenti.

— Ta progression a heurté un mur. Non, pas un mur. Mais la croissance exponentielle a cessé.”

Matt regarda dehors le terrain de jeux, surpris de cette désolation, le terrain de basket vide et plein de trous, avec juste un panneau encore debout. Directement au-dessous de lui le vieux terrain de boules envahi par les mauvaises herbes. Tout à l’abandon. Au second niveau, le terrain de softball vide et brûlant de goudron, une indolence lourde et étouffante, la surface noire étincelante de verre brisé, deux ou trois hommes, il les voit maintenant qui se découpent sur la clôture du champ gauche, comme des silhouettes en posture mortelle dans des westerns spaghettis, maigres, anonymes, pas rasés – il pensa que la langue de l’espérance de vie devait leur être étrangère.

Il dit : “J’ai marché un peu. C’est une chose compliquée. Je me surprends à tenter de résister à la réaction type.

— Tu ne veux pas être choqué. Tu répugnes à attribuer des blâmes. Mais tu es allé dans les anciennes rues.

— Oui.

— Tu as vu ton immeuble. La crasse sordide tout autour. Le terrain vague avec la clôture barbelée.

— Oui.

— Ces hommes. Qui sont-ils, pour traîner là sans rien faire ? Pauvres gens. Ils sont très choquants.

— Oh oui, dit Matt.

— Et c’était ton quartier. C’est un curieux rite de passage, non ? Visiter les lieux du passé. D’abord, tu te demandes comment tu as pu vivre sans te plaindre dans des conditions aussi étriquées. Les rues sont plus étroites, les immeubles plus petits que dans ton souvenir. C’est comme revenir à Lilliput. Et pense aux pièces. Pense à la minuscule salle de bains, partagée par la famille, les grands-parents, l’oncle un peu dingo. Mais qu’est-ce que tu vois d’autre ? Ces gens auxquels tu jettes à peine un coup d’œil. Comment peux-tu les voir distinctement ? Tu ne peux pas.

— Non, je ne peux pas.

— Et tu voudrais me demander pourquoi je suis toujours ici. Je vois ta mère au supermarché et nous en parlons. Nous ne voulons rien avoir de commun avec ce deuil des anciennes rues. Nous avons fait notre choix. Nous nous plaignons, mais nous ne sommes pas en deuil, nous ne nous lamentons pas. Il y a des choses ici, des gens qui font preuve des plus hautes qualités humaines, sans que personne le remarque, parce que qui vient ici pour voir ? Et puis je suis trop enraciné pour partir. Je ne parle que pour moi, mais je suis trop enraciné, trop étroit. Mon esprit est ouvert absolument à tout, mais pas ma vie. Je ne veux pas m’adapter. Je suis un vieux stoïque romain. Mais j’ai toujours été trop vieux, trop étroit. Klara m’attaquait souvent sur ce sujet. Non, elle ne m’attaquait pas. Elle me réprimandait, m’exhortait à voir les choses différemment.

— Est-ce qu’il vous arrive de lui parler ?

— Non. Va voir Arthur Avenue, Matty. Regarde les magasins, les gens qui font leurs courses et les gens qui pèsent le poisson et découpent la viande. Ça te remontera le moral. J’ai emmené ta mère à la charcuterie l’autre jour pour lui montrer le plafond. Des centaines de saucissons suspendus, tant d’abondance et de plénitude, un fourmillement d’odeurs et de textures, le plafond entièrement couvert. Je disais : Regardez, Rosemary. Une cathédrale gothique de porc.”

Ils se serrèrent la main sur le seuil.

“Vous portiez des lunettes, Albert.

— Je n’en avais pas absolument besoin. J’en avais besoin juste un peu. Elles faisaient partie de mon attirail d’instituteur. De mon accoutrement. Prends l’ascenseur.

— Il ne marche pas.

— Il ne marche pas. Alors je suppose que tu vas devoir descendre à pied. Mais ne traîne pas, dit Bronzini, l’œil scintillant. Les bois sont pleins de dangers.”

Matt fit quelques courses pour le dîner puis reprit le chemin de chez sa mère, marchant droit vers l’extrémité ouest du zoo. Loin au-dessus des arbres il vit le reste d’une traînée d’avion, la vapeur qui perdait sa forme, commençant à s’élargir et se nervurer, et il pensa au désert bien sûr, la zone d’essais d’armements et les tracés de vol, et la façon dont la condensation dans le ciel était le seul signe d’activité humaine pour autant qu’il pût voir, garçon de la ville parti camper, emportant ses états d’âme dans l’arrière-pays, et les boums de Mach 2 tombaient brutalement comme des claquements de billes et la vapeur formait une traînée de glace dans les deux.


 

Ils repassaient encore la vidéo. La télé marchait dans la chambre vide et ils repassaient la vidéo, ils avaient la victime au volant, le type filmé au hasard dans sa Dodge de milieu de gamme, de nouveau vivant à la lumière du soleil – ils la repassaient une fois de plus.

Matt entra, surpris de trouver la télé allumée, et il s’assit sur le tabouret bas près de l’écran. Quand ça passait, il ne pouvait pas s’en détourner. Quand ça ne passait pas, il n’y pensait jamais. Puis il faisait la queue au supermarché, là-bas chez lui, et voilà que c’était encore sur les écrans qu’ils avaient installés pour occuper les clients à la caisse – neuf écrans, dix écrans, qui montraient tous la vidéo.

Mais cette fois, il y avait quelque chose de différent. Il y avait une voix off, à peine audible, et il chercha des yeux la télécommande. Il pressa la touche deux ou trois fois et la voix prit de la force, et il y avait quelque chose dans cette voix qui correspondait à la vidéo. La voix était nue comme l’était la vidéo. Une voix d’homme, plate et dépouillée, qui disait quelque chose à propos du temps.

Des mots apparurent en surimposition au bas de l’écran.

VOIX DE L’APPEL EN DIRECT DU TUEUR DE L’AUTOROUTE DU TEXAS.

La voix s’enquérait du temps qu’il faisait à Atlanta. Ils interrompirent la vidéo pour enchaîner sur un plan en direct d’un visage au-dessus d’un bureau, une femme rousse aux yeux d’un vert étonnant. La présentatrice du journal télévisé. La présentatrice disait à l’interlocuteur que le service météo annonçait de la pluie.

Puis elle dit : “Et manifestement, ce n’est pas une vraie voix que nous entendons au téléphone. C’est une voix truquée, une voix modifiée.”

Et la voix dit : “Eh bien, c’est un appareil qui déguise le son. C’est un appareil qui fait à peine plus de sept centimètres sur cinq et vous le fixez sur la partie du téléphone où on parle, et ça rend le son difficile à identifier comme personne.”

Puis elle dit : “Juste pour récapituler. Nous recevons un appel d’un individu qui s’identifie comme étant le Tueur de l’autoroute du Texas. Il nous a communiqué des informations connues seulement du vrai tueur et des autorités et nous avons vérifié ces informations auprès des autorités afin de confirmer l’identité de notre interlocuteur.”

Puis elle dit quelque chose à l’interlocuteur sur la raison de son appel.

Matt la regardait, presque hypnotisé. Ces yeux étaient stupéfiants, comme le vert de la mer qu’on voit d’un avion le long des côtes.

La voix dit : “Pourquoi j’appelle, c’est pour que les choses soient claires. Les gens écrivent des choses et disent des choses à la télé depuis le début que je ne sais vraiment pas d’où elles viennent. J’ai l’impression que ma situation a été mélangée avec les profils de cent autres individus dans l’ordinateur des crimes. J’entends sans arrêt parler d’un manque de confiance en soi. C’est toujours la même rengaine. Faites travailler votre jugeote, Sue Ann. Comment voulez-vous qu’un individu faisant preuve d’une telle précision où il touche des cibles dans des véhicules en mouvement où il conduit d’une main et tire ses coups de feu avec l’autre main, qu’il ne soit pas censé se rendre compte de ses dons personnels ?”

La présentatrice regardait la caméra bien en face. Elle n’avait pas le choix bien sûr. La caméra était braquée sur elle, pas sur l’interlocuteur. Elle était un corps vivant et lui juste une voix, ou pas une voix. Le son étrange, la déstructuration de la voix, avec le contour et la modulation filtrés. Électroniquement modifiée, mais non dépourvue de certains traits humains, songea Matt, une trace d’intonation campagnarde. L’effort de parler, les rouages nus de la plus simple énonciation.

La présentatrice écoutait.

“J’entends sans arrêt parler d’une histoire de traumatisme crânien par lequel un individu, vous savez, ne peut plus contrôler son comportement.”

Ils enchaînèrent à nouveau sur la vidéo. Ça montrait l’homme au volant de la Dodge de milieu de gamme.

“Rétablissons les choses. Je n’ai pas grandi avec un traumatisme crânien. J’ai eu une enfance saine, typique, en fait.”

La voiture se rapproche brièvement, puis perd du terrain.

“Pourquoi faites-vous ça ?

— Hein quoi ?

— Pourquoi commettez-vous ces meurtres ?

— Disons simplement que c’est une belle journée de saison là où je suis en ce moment, avec quelques nuages dispersés, et : si c’est un indice de l’endroit où je me trouve, eh bien, prenez-le comme un indice, et si tout ça est un jeu, eh bien prenez-le comme un jeu.”

Sur l’écran, l’homme au volant fait son petit geste, l’infime geste amical vers la caméra et l’avenir et le monde entier qui regarde, sa main s’agitant avec un peu de raideur en haut du volant.

“Vous êtes au courant, n’est-ce pas, que l’un de ces crimes est considéré comme l’œuvre d’un tueur imitateur. Pouvez-vous commenter cela pour nous ?”

Maintenant c’est là qu’il déguste. Matt ne pouvait pas regarder la vidéo sans avoir envie d’appeler Janet, Dépêche-toi, Janet, c’est maintenant. La mettant en colère. En colère contre la vidéo et en colère contre lui. Et plus ils la repassaient, plus il mettait de rengaine dans sa voix. Dépêche-toi, ça commen-ence. Une blague angoissée, une blague dans la voix de quelqu’un d’autre, pas destinée à être drôle. Janet lui lançait une insulte et disait ça suffit. Mais ça ne suffisait pas. Ça ne suffisait jamais.

“Disons juste, bon, la police a son boulot et moi j’ai le mien.”

L’étrangeté irréelle de la voiture qui continue à se rapprocher alors que le conducteur a été abattu. Elle se rapproche brièvement, puis perd du terrain.

“Et que d’ailleurs le terme exact pour ça n’est pas tireur isolé. Ce n’est pas un individu avec un fusil travaillant à plus ou moins longue distance. Là vous êtes mobile, vous voulez vous rapprocher aussi près de la situation qu’il est humainement possible sans faire entrer les véhicules en contact, d’où pourraient résulter des traces de peinture.”

La voiture dérive maintenant vers le garde-fou. Le son bizarre de la voix du type qui appelle, égalisée, avec de vagues tremblements aux extrémités, de bizarres petits grésillements électroniques, comme quelqu’un s’efforçant d’émettre des mots humains à partir de données décomposées.

Ils reviennent au visage au-dessus du bureau. La présentatrice en direct. Les coudes posés sur le bureau à présent, et les mains nouées sous son menton. Matt se demanda ce que ça signifiait. Chaque changement de position signifiait un changement dans la situation des informations. Les yeux verts de l’écran vous fixaient. Et la voix modifiée continuait, parlant de cette manière graphiquement plate, en fait il bavardait maintenant, confiant, acquérant le sens médiatique, le sens du format, et la présentatrice écoutait parce qu’elle n’avait pas le choix et que tout le monde la regardait pendant qu’elle écoutait. Ils la regardaient à Mourmansk dans le brouillard.

La voix disait : “J’espère que cet entretien a contribué à mieux comprendre la situation. Que moi j’aie exigé de vouloir parler seulement avec Sue Ann Corcoran, à un contre un, c’était intentionnel de ma part. J’ai vu l’interview que vous avez faite où vous avez dit que vous aimeriez garder votre carrière, vous savez, de continuer tout en espérant élever une famille et j’ai le sentiment que c’est une chose où la chaîne satellite a la responsabilité de garder l’emploi disponible, bon, parce qu’un individu ne devrait pas être pénalisé pour des choix types de style de vie.”

Ils commencèrent à repasser encore une fois la vidéo. Ça montrait l’homme au volant de la Dodge de milieu de gamme.


 

Quand sa mère entra, il récurait une poêle avec une brosse à manche court. Elle resta un moment à le regarder.

“Tu vas l’user, dit-elle.

— Je le faisais dans l’armée. J’aimais bien ça. C’était ce que je préférais dans l’armée.

— C’était il y a longtemps. D’ailleurs, la poêle est déjà propre. Je ne sais pas ce que tu t’imagines, mais tu ne vas pas la rendre plus propre.

— La télé était allumée. Quand je suis entré, dit-il. Tu la laisses allumée, normalement ?

— Normalement non. Mais si tu dis qu’elle était allumée, je suppose qu’elle l’était. Anormalement.

— J’ai toujours cru que tu faisais attention.

— Je fais pas mal attention. Je ne suis pas une obsédée, dit-elle. Tu uses l’acier. Tu vas passer à travers.”

Il prépara le dîner et ils laissèrent un ventilateur en marche parce que la climatisation semblait ne marcher qu’à moitié.

“Je suis allé là-bas aujourd’hui. Il y a pas mal d’immeubles qui ont disparu. Et rien à la place. Des parkings sans voitures. C’est très curieux de voir ça. Il y a un horizon, soudainement.

— Je ne vais jamais là-bas, dit Rosemary.

— Très bien. N’y va pas.

— Je n’aime pas y aller.

— J’ai regardé le 611.

— Je ne veux pas le voir.

— Non, surtout pas. Mange tes asperges”, dit-il.

Il entendit du tonnerre à l’ouest, la promesse de pluie sur les nuits étouffantes, l’un des souvenirs primitifs.

“J’ai attrapé Nick juste avant qu’il ne quitte l’hôtel. Je lui ai dit que le médecin t’avait trouvée en pleine forme.

— Ne te laisse pas emporter.

— Ils m’enverront une copie de tous les examens.

— Est-ce qu’il te dit quelquefois des choses ?

— Nick ?

— Est-ce qu’il te dit quelquefois des choses ?

— Non.

— À moi non plus.

— Il a tout effacé, dit Matt.

— Je suppose, qu’est-ce qu’il pouvait faire d’autre.

— Qu’est-ce qu’il pouvait faire d’autre ?

— Je ne sais pas.”

Ils mangèrent en silence pendant un moment. Deux des chats sortirent de la chambre. Ils se glissèrent le long des chaises comme une fourrure liquide.

“Je suis allé voir Mr Bronzini.

— Albert. C’est la dernière rose de l’été. Je lui ai dit la dernière fois que je l’ai vu. Allez chez le barbier. Il sort en pantoufles. Je lui ai dit.

— Il a maigri.

— Qu’est-ce que je lui ai dit ? Vous devenez un vieil excentrique.”

Ils terminèrent le repas et Matt alla dans la cuisine chercher les fruits qu’il avait achetés, d’énormes raisins noirs qui n’avaient pas été produits pour être sans pépins, et des pêches encore attachées à leur rameau avec quelques feuilles.

“À quelle heure veux-tu que je te réveille ?

— Pas la peine.

— À quelle heure est ton avion ?

— Quand j’arriverai là-bas.

— Tu as ton billet ?

— Je prends la navette.

— La navette.

— Je n’ai pas besoin de billet.

— Qu’est-ce que c’est, la navette ?

— Je vais à l’aéroport, je monte dans l’avion, et en route pour Boston. À moins que je ne me trompe d’avion. Dans ce cas en route pour Washington.

— Où étais-je quand ils ont renoncé aux billets ?

— Je paie dans l’avion.

— Et si toutes les places sont prises ?

— Je prends l’avion suivant. C’est la navette. Un avion part, il y en a un autre qui attend.

— Où étais-je quand ils ont fait ça ? La navette. Tout le monde connaît ça sauf moi.”

Il attendait qu’elle dise quelque chose sur les énormes raisins qui remplissaient la coupe en faïence, ou qu’elle en mange un, rincé et brillant.

“Alors, et l’Arizona ?

— Quoi, l’Arizona ? dit-elle.

— Je ne sais pas. Qu’est-ce que tu en dis ?”

Le dernier chat sortit de la chambre, le blanc timide, et Matt le prit sur sa cuisse.

“Récurer des casseroles et des poêles.

— C’était la meilleure part de l’entraînement de base, dit-il. Parce que c’était la part la plus civile.

— Je ne sais pas combien de nuits je suis restée sans dormir quand ils t’ont envoyé là-bas.

— Combien de lettres je t’ai écrites où je disais que je n’étais pas du tout près de la zone de combats ?

— Tu étais dans le pays. C’était bien assez près pour moi.

— Le pays n’est pas si petit que ça. Quand ils tiraient à Khe Sanh, je ne risquais pas d’être atteint là où j’étais installé, confortablement à l’intérieur, à faire mes corvées.

— Tu as eu plus de chance que beaucoup d’autres.

— Tu es sûre que tu ne veux pas partir ?

— Je reste ici”, dit-elle.

Ils étaient assis là avec les fruits entre eux. Il entendit de la pluie ricocher sur la fenêtre avec un bruit rafraîchissant, et il regarda sa mère. Elle ne voyait pas les pêches avec leurs tiges feuillues comme des œuvres d’art.

“Je vais à la messe du matin.

— Dis bonjour à Dieu pour moi. Je préparerai du café pour ton retour.

— Il l’a effacé, dit-elle. Parce que, qu’est-ce qu’il était censé faire d’autre ?”

Elle lui dit bonne nuit et se retira dans sa chambre. Les chats disparurent pendant qu’il ouvrait le canapé. Nick était toujours le sujet, en fin de compte. Tous les sujets, moulus et tamisés, finissaient par produire un petit Nicky, ou une version de l’adulte lointain, ou l’adolescent à moitié voyou qui ne cherchait qu’à frapper quelqu’un. Telles étaient les conditions de la parenté. Allongé dans le noir il écoutait la pluie. Il se sentait petit. Il se sentait petit et perdu. Sa femme était petite. Il avait des enfants de petite taille. Ils ne faisaient rien au monde qui puisse se remarquer un jour. Ils étaient innocents. Il y avait une malédiction d’innocence qu’il portait avec lui. Contre son frère, contre la dimension du danger et de la rage il ne pouvait poser que le fait d’être né second, humblement libre de toute culpabilité.

Il y eut un bruit près de la porte. Il ne bougea pas pendant un moment. Il resta couché là à écouter. La pluie frappait fort maintenant, éclaboussant, secouant la fenêtre. Il entendit à nouveau le bruit et se leva. Il mit ses lunettes et regarda par le judas. Il entrouvrit lentement la porte. Il regarda dans le couloir, long, éclairé comme en prison, à gauche et à droite, des rangées de portes fermées, toutes neutres et immobiles, et il était un homme mûr dans la maison de sa mère, effrayé par des bruits dans le couloir.