IV

Dans les villes, on construit un langage de circonspection et de tact, mille petites suggestions, la nuance qui a un éclat de bronze poli. Puis on va dans la nature sauvage et on se défait, on tombe dans le murmure confus, on mange des bouts de champignons qui vous implosent la tête, qui vous rendent surnaturellement lucide et apeuré, qui vous transforment en oiseau aztèque.

Matt Shay était assis dans le terminal de l’aéroport de Tucson et écoutait les annonces rebondir sur les murs.

Il songeait à son accès de paranoïa de la veille au soir à la fiesta des têtes pensantes des bombes. Il lui semblait avoir entraperçu un abominable réseau de relations où l’on ne peut plus dire la différence entre une chose et une autre, entre une boîte de soupe et une voiture piégée, parce qu’elles sont fabriquées par les mêmes gens de la même façon et en fin de compte se réfèrent à la même chose.

Il y avait une grève des ordures à New York.

Il y avait un homme appelé par haut-parleur, uniquement désigné comme Jack.

Une femme avec un accent disait à quelqu’un assis à côté d’elle : “Je suis comme qui dirait tombée amoureuse de lui le jour où il a peint mes murs.”

Il y avait un homme en fauteuil roulant qui mangeait un burrito.


 

Assis là il attendait l’annonce du vol de Janet. Il se demandait si ce serait un bon moment pour appeler son frère. Nick vivait maintenant à Phoenix, où il faisait un vague boulot de consultant et enseignait le latin une fois par semaine dans un collège d’enseignement court. Quand Nick mourra, une équipe de métaphysiciens examinera la boîte noire, l’enregistrement personnel de vol qui est conçu pour leur dire comment fonctionnait son cerveau et pourquoi il faisait ce qu’il faisait et ce qu’il pensait de tout ça, mais rien ne garantit qu’ils découvrent le moindre indice.

Il récitait des épigrammes latines à des étudiants d’orientation commerciale à un endroit qui s’appelait Paradise Valley.

Matt ôta ses lunettes et souffla sur les verres, la bouche en ellipse murmurante, puis il passa son mouchoir sur la surface embuée et leva ses lunettes à la lumière.

Chaque fois que la voix d’ambiance priait quelqu’un de décrocher le téléphone blanc de service, une petite fille serrait le poing et parlait dedans.

Il mit ses lunettes. Janet franchit la porte et il rit en la voyant. Il riait de pur et sain ravissement, de soulagement à la voir enfin là et d’anticipation physique aussi, et il riait de la pagaille qu’ils allaient faire de ces vacances en camping et il riait en fin de compte parce qu’il ne pouvait pas s’en empêcher. Il était tout chose d’avoir conduit toute cette longue journée et n’avait pas la force de s’empêcher de rire.

Janet s’approcha d’un pas vif avec un sourire un peu en biais, celui qui voulait dire qu’elle ne savait pas vraiment ce qu’elle faisait là.

“Le commandant a dit qu’il fait quarante degrés.

— Est-ce que j’appelle Nick ?

— Pour quoi faire ? Il faisait vingt-deux à Boston.

— Il est juste un peu plus loin sur la route. Ça paraît idiot de ne pas l’appeler.

— Il y a une grève des ordures à New York”, dit-elle.

Il était un peu ivre d’avoir conduit et elle était engourdie par le confinement et le bruit du moteur. Ils allèrent au parking et entassèrent ses bagages dans la jeep. La jeep était pleine à ras bord, un véritable dessin humoristique sur la consommation, débordant de matériel, de vêtements, de bagages et de livres.

“Redis-moi où nous allons”, dit-elle.


 

Ils passèrent la nuit en bordure d’une réserve indienne, dans une ancienne maison en adobe avec une adolescente qui mangeait du pop-corn à la réception et le dôme blanc d’un observatoire visible de leur lit.

C’était une belle chambre à poutres avec un minable mobilier banlieusard et ils étaient intimidés parce qu’ils ne s’étaient pas vus ni touchés depuis longtemps et Janet devait s’habituer. Ils n’avaient couché ensemble que quelques fois, toujours programmées à l’avance. Ils n’avaient pas entre eux un répertoire d’accords, un rythme et un coup d’œil, tout le protocole étouffé des souhaits et des allusions, des corps qui se frôlent dans l’ascenseur. Ici, il n’y avait pas d’ascenseur. Et Janet était un peu mal à l’aise dans une chambre inconnue. Ce n’était pas vraiment elle, si ?

Une autre femme aurait pu ressentir l’attrait de l’anonymat. En retrouvant un homme dans une chambre où étaient passés un millier d’hommes et de femmes. En se débarrassant du passé personnel dans une sorte d’abandon à la neutralité impersonnelle d’un motel. Mais ce n’était pas un motel et c’était au moins ça dont on pouvait se féliciter.

Elle était nerveuse, debout à la fenêtre en jeans et en soutien-gorge. Ils n’en étaient arrivés qu’au soutien-gorge. C’est là qu’elle s’était interrompue pour parler, pour lui exprimer ce qu’elle éprouvait. Ce n’était pas une anxiété sexuelle. C’était une anxiété sexuelle, oui, mais surtout un malaise général, dit-elle, parce que cela ne semblait pas complètement naturel, de retrouver un homme dans un cadre qui avait des objectifs prédéterminés – un lit étranger dans un coin perdu. Elle avait une certaine vision d’elle-même, une méfiance envers les choses qu’elle ne sentait pas bien. D’abord, l’endroit n’était pas particulièrement propre. Et puis la fille d’en bas avec ses yeux qui louchaient, son strabisme, quoi encore. Elle lui parlait honnêtement, de sa petite voix, légèrement flûtée, et il l’écoutait, couché au lit, en attendant qu’elle s’habitue à l’idée, un vol à travers le pays qui s’achève dans une chambre de hasard, éveillant en elle un sentiment d’isolement par rapport à tout ce qui lui est familier.

Il écouta et attendit et finit par comprendre que certaines choses qu’elle disait d’elle-même étaient également vraies pour lui. Il comprit cela comme on découvre inopinément des choses qu’on a toujours plus ou moins sues.

Elle se tenait à la fenêtre. Par-dessus son épaule, il pouvait voir le dôme de l’observatoire inondé des dernières lueurs au sommet de la montagne.


 

Il y avait des hommes qui parcouraient ces déserts il y a cent ans, les pénitents, psalmodiant et jeûnant, se châtiant avec des fouets en chanvre, ou des fouets confectionnés avec la fibre tressée du yucca, ou des fouets en corde, la cuerda, un petit fouet en laine nouée bien serré.

Janet ne savait pas regarder le désert. Elle semblait lui en vouloir, d’une manière obscurément personnelle. Il était trop grand, trop vide, il avait l’audace d’être réel.

Ils roulaient et parlaient.

“Redis-moi pourquoi nous allons là-bas.

— C’est une réserve naturelle de vie sauvage et un terrain de tir.

— Comme ça, si nous ne sommes pas tués par l’un, nous serons tués par l’autre.”

Il tendit le bras et posa la main sur sa jambe.

“Nous voulons être seuls, dit-il.

— Nous pourrions être seuls à Boston.

— Ils n’ont pas de mouflons là-bas. Nous voulons voir des mouflons à l’état sauvage.

— Que ferons-nous quand nous les verrons ?

— Nous serons heureux. C’est rare que quelqu’un puisse les voir. Et c’est très reculé, là où nous allons. Nous nous réjouirons et nous serons ravis. Ce sont de beaux animaux que personne ne voit jamais.”

Elle se rapprocha de lui. Elle n’aimait pas les manifestations publiques d’affection et même s’ils étaient seuls sur la route ce n’était pas chez elle, et ce n’était même pas une chambre dans une maison avec une porte fermée à clé et des rideaux tirés, une fois qu’elle avait franchi le pas de tirer les rideaux, mais elle se rapprocha un peu et lui dit que si elle avait su qu’il allait lui caresser la cuisse elle n’aurait pas mis un jeans épais et rugueux, n’est-ce pas ?

Matt ne pensait pas avoir jamais été aussi heureux. Il était heureux lorsqu’elle s’appuyait contre lui et peut-être encore plus lorsqu’elle lisait à voix haute des extraits de la petite bibliothèque qu’il avait accumulée en préparation du voyage.

Ils virent des buses perchées sur des poteaux électriques et elle les chercha dans le livre des oiseaux et dit que c’étaient des crécerelles – des faucons et non des buses, et cela le rendit encore plus heureux.

Le paysage le rendait heureux. C’était un défi à toute sa vie urbaine, mais plus que cela, l’accomplissement d’une vision à demi rêvée, la différence caractéristique de l’Ouest, cette chose grande et étrange qui se mélangeait avec la nation et l’immensité, avec la bravoure et l’histoire et sa propre identité et ce qu’on croit et les films qu’on a vus dans sa jeunesse.

Au bout d’un moment, il lui dit d’arrêter de regarder le livre et de regarder le décor, mais le décor n’était qu’espaces vides et routes solitaires et cela la rendait très nerveuse.


 

Lorsque Nick revint du Minnesota, Matty l’appela le Jésuite.

Sa phase de catéchisme, à Matty, était bel et bien derrière lui à présent, son époque de croyance aveugle, et il aimait se moquer de la rectitude affectée de son frère, de ses tentatives de clairvoyance analytique. Quelle qu’ait été l’expérience de Nick en redressement et quelle qu’ait été l’habileté des jèzes à le façonner ensuite dans leur forteresse du Nord, donnant leur empreinte à l’intellect et à l’âme étincelante, c’était toujours le droit d’un frère de taquiner et narguer.

Leur mère l’appelait aussi le Jésuite mais jamais à portée de voix de Nick.


 

Ils remplirent le réservoir, achetèrent du charbon de bois, des provisions et de l’eau en bouteille. Ils trouvèrent le bureau du directeur de refuge à l’autre extrémité du village et Matt entra pour recevoir un laissez-passer et signer une décharge de responsabilité. Cela s’appelait un formulaire de garantie de non-poursuite, et cela disait essentiellement que s’ils étaient tués et/ou blessés pendant les manœuvres en tir réel alors qu’ils seraient dans le refuge, il serait absurdement illusoire d’imaginer fût-ce un instant, qu’eux-mêmes et/ou leurs survivants puissent recevoir un quelconque dédommagement.

Bon, d’accord. Ils étaient autorisés à entrer dans le refuge, mais avertis que des exercices air-air devaient commencer dans trois jours. Tir amical. Cela mettait un peu de tension dans leur programme.

Il répéta tout cela à Janet, consciencieusement. Il lui expliqua qu’ils étaient autorisés à manipuler ou s’emparer de tout article militaire trouvé dans le secteur, tel que bidons de carburant, emballages de fusées éclairantes, cibles remorquées, projectiles chargés d’ogives réelles ou factices. Il lui dit qu’il n’y avait pas d’habitants humains dans le refuge. Elle avait le droit de savoir. Il lui dit qu’il n’y avait pas de routes goudronnées ni d’eau courante.

Mais il ne lui dit pas pourquoi cela l’excitait. Il ne lui dit rien de cela parce qu’il ne le comprenait pas, le genre de frémissement inflexible, le rééquilibrage, l’impression de savoir qu’il était lancé dans la lointaine désolation de Sonora, où l’interaction du terrain et des armes était une sorte de processus neural retracé dans le monde, comme une envie en creux sortie du bulbe rachidien ou d’ailleurs, et peinte par-dessus avec des mots, le ciel et le désert diamantins.


 

Janet dit : “D’accord. Allez allez allez allez.

— Ça, c’est parlé.

— On va y aller. On y va.

— V’là ce que je veux entendre.”

Ils roulèrent au sud, à travers une zone blanche sur la carte, en direction de l’entrée du refuge, et il se souvint d’une chose que lui avait dite Eric Deming sur cette partie de l’Arizona, une rumeur, une de ces histoires de quatrième dimension sur les gens qu’on définit comme sensibles, des hommes et des femmes psychiquement doués – les télépathes, les voyants, les ployeurs de métaux.

Il y avait une installation secrète près de la frontière mexicaine où l’on expérimentait sur des ultrasensibles de ce genre. L’idée c’était que des commandos psychiques pourraient se révéler capables de brouiller les réseaux informatiques et les systèmes d’armements de l’ennemi, peut-être même de lire les intentions du ministre de la Justice en train de rouler dans sa limousine au milieu de Moscou.

En fait, on soupçonnait les Russes d’être très en avance sur nous dans cette entreprise, disait Eric, avec leur caractère sentimental et mystique et tout ça, et nous tentions désespérément de les rattraper.

Janet dit : “Il y a autre chose bien sûr.

— Comment ça ?

— En plus des moutons. Nous n’allons pas jusque là-bas rien que pour regarder des moutons.

— Des mouflons. Nous voulons être seuls. Ne pas être distraits. Pour pouvoir parler. Pendant un bon moment. Pour pouvoir résoudre les choses.

— Quelles choses ?

— Tu sais bien.

— Quelles choses ?

— Est-ce qu’on se marie ? Est-ce qu’on a des gosses, des enfants ? Est-ce qu’on attend un peu ? Est-ce qu’on vit ici, ou là-bas, ou quelque part entre les deux ?

— Et quoi d’autre ? dit-elle. Parce que je sais qu’il y a autre chose.”

Matt pouvait croire à cette histoire de base close où des ultrasensibles affinaient leurs talents paranormaux. Pensaient transfert et vision à distance. Pourquoi ne pas y croire ? Il avait lu dans les pensées de bien des ennemis lorsqu’il avait dix ans, en poussant des pièces sur un échiquier. C’était le dessous surnaturel de la course aux armes. Des miracles et des visions. L’ultime arme de rêve est une dame de Decatur entre deux âges qui peut préciser l’emplacement des sous-marins soviétiques au large de la côte est.

Irréel. Voilà ce qui le troublait. C’était une des choses dont il voulait parler avec Janet.


 

Il y avait des falaises comme des navires, de grands rochers comme des navires à la proue dressée, et il y avait des collines qui ressemblaient à des tas de gravats. La terre semblait être en cours de formation, rude et barrée de cicatrices, et l’on pouvait presque lire le soulèvement et la convergence. On aurait dit un pays de dinosaures. Ils voyaient des montagnes blanches et des montagnes de chair et des scories de matière vitreuse qui se révélaient être des montagnes lorsqu’ils s’en approchaient.

Il fallait longtemps pour arriver où que ce soit. Il n’y avait que cette unique route, à une seule voie, et certaines parties étaient en sable profond et d’autres parties étaient en ornières et ravines. Le soleil tapait avec une sorte de densité grouillante. Ils parvinrent à des sections inondées où ils durent quitter la piste et manœuvrer tendrement la jeep autour des grands cactus, palo verde et cholla.

Il cherchait les mots. Il consultait tout le temps les livres. Il conduisait avec un livre ou deux sur les genoux, ou demandait à Janet de chercher les choses, ou lui demandait de conduire pour pouvoir lire.

La poussière poudrait le capot et le pare-brise et le soleil semblait presque sur eux, brûlant si carrément et si largement qu’il avait envie de rire par trouille couillonne.


 

“Je sais que tu ne peux pas me parler de ton boulot.

— Je peux te dire certaines choses. Je travaille sur des dispositifs de verrouillage, comme on appelle ça. Des minuteurs, des batteries, des détonateurs, des mécanismes de commande. Des verrouillages électromécaniques. Je fais des expériences interminables sur ordinateur. Je bois du café soluble et je regarde des détails en profil de grandes armes à ailerons sur mon écran. Puis un tas de types en Californie ou au Nevada ou ailleurs mettent une ogive dedans et la lancent sur une cible protégée à plus de deux mille kilomètres-heure.

— Pour vérifier tes calculs.

— Pile poil. Pas seulement les miens bien sûr. Mais, oui, c’est ça l’idée.

— Tu rends les armes plus sûres. Plus sûres à manier et à utiliser.

— C’est ça.

— Alors où est le problème ? Ce n’est pas précisément une activité criminelle.

— Non, mais c’est du travail d’armement. C’est ce que je voulais. Je voulais ça et bien d’autres choses. Mais maintenant je n’en suis plus aussi sûr.

— C’est un travail important, Matthew. Il nous faut les meilleurs pour faire ce travail.”

Ils s’étaient installés juste à quelques mètres de la piste. Il fit un feu de charbon de bois et ils vidèrent des boîtes de porc et de haricots dans une casserole. Ils enfilèrent des chandails et s’assirent sur une couverture.

Elle dit : “Qu’est-ce que tu ferais, si tu lâchais ?

— Je ne suis pas sûr. Je passerais un doctorat, peut-être. Je connais des gens qui travaillent dans des cellules de réflexion. Je voudrais en parler avec eux. Leur demander leur avis.”

Elle lui lança un regard de reproche. Elle avait de l’antipathie pour ce terme – cellule de réflexion – et il ne pouvait guère lui en tenir rigueur. Passifs, anodins, d’âge mûr, dans des tours d’ivoire. Des gens qui froissaient des papiers dans des redoutes de stratégie sociale. Rapports de situation, alternatives tactiques, études statistiques.

Il prit la torche électrique et l’emmena à un endroit où elle pourrait faire pipi. La lune était presque pleine. Il attendit pendant qu’elle baissait son jeans et s’accroupissait, plus ou moins d’un seul mouvement, et elle le regarda puis sourit, une sorte de petite mine égrillarde, fillette au visage barbouillé et à la culotte salie – n’avons-nous pas déjà fait ça, dans une vie antérieure ? Il fit jouer la lumière autour d’eux et chantonna doucement les noms des buissons et des broussailles sur le fond sonore de Janet qui faisait pipi. Elle riait et lançait des jets intermittents. Il leur sembla entendre un coyote et elle remonta tant bien que mal son jeans en riant.

Ils montèrent leur tente igloo et se glissèrent dans leurs sacs de couchage sarcophages, agréablement doublés de pilou, et ils se rendirent compte que le coyote était Wolfman Jack sur leur radio à transistor, un animateur hurlant propulsé dans le désert par une station pirate au-dessous de la frontière.

Don’t put no badmouth on me, baby, we gon rock tonight. Da Wolfman sending Little Richard to climb in your face from out of the glory days of the marcel pompadour and the glass suit. Richard don’t need no dry cleaner. He got his Windex wid him1.

Le sac de couchage avait des bandes élastiques qui permettaient de se retourner sur le côté si c’était ce qu’on préférait, et lorsque Little Richard commença à forcer les notes de sa voix de tête, Matty se crut dans son lit du Bronx, gamin de quinze ans capable d’échanger le vieux gant de baseball de son frère contre trois ou quatre quarante-cinq tours de rock en mauvais état, qu’il écoutait quand sa mère était sortie.


 

Janet l’appelait Matthew. C’était sa façon de le séparer de son histoire familiale, toute cette pesante affaire de Matty-ci et Matty-ça, le petit frère, le fils abandonné, le jeune prodige du jeu d’échecs, et tout ce qu’ils avaient encore pu fourrer dans cette soupe familiale.

Il avait raconté l’histoire à Janet, avec Nick qui croyait que leur père avait été emmené dans les marais et abattu, et c’était devenu l’unique intrigue, l’unique conspiration à laquelle pouvait croire le grand frère. Nick ne pouvait pas se permettre de succomber à une méfiance générale. Il devait protéger sa conviction concernant ce qui était arrivé à Jimmy. Le meurtre de Jimmy était un acte isolé et pur, que n’avait corrompu aucune autre alliance secrète ou acte criminel, aucune autre suspicion. Que la culture se laisse donc aller aux minables théories de conspiration. Nick avait le matériel durable d’un récit, la chose qui n’a pas à être complétée par des suppositions et des ragots.

Bien sûr, Matthew trouvait son frère coupable d’illusions émotionnelles. Mais si Janet était trop prompte à renchérir, écartant la version de Nick, il se hâtait de la faire taire. Il défendait Nick. Il lui dit qu’il avait lui-même cru que leur père était mort, à l’origine. Rien d’un fugueur ou d’un lâcheur, l’homme douloureusement faible qui prend la tangente. Mort quelque part dans un espace intraduit. Et même s’il était un tout petit bonhomme à l’époque. Même s’il faisait cette drôle de chose triste et loufoque d’aller au Loew’s Paradise pour voir l’âme de son fidèle papa disparu flotter d’un bout à l’autre du plafond étoilé. Même s’il était incapable de porter un jugement réfléchi, lui dit-il, considère l’épisode lui-même, le voyage qu’il avait fait jusqu’à un cinéma en traversant des quartiers inconnus, seul, à l’âge de six ans. La force d’un événement peut jaillir de son propre noyau irréductible, tous les éléments cruels et insaisissables qui ne se recoupent pas, et cela vous amène à faire des choses bizarres, et à vous raconter des histoires, et à construire des mondes crédibles.

Pour qui se prenait-elle donc pour ridiculiser le frère de Matt ?


 

Il y avait comme des marques de cicatrices dans le lointain, de profonds arroyos, et des bouquets de grands cactus saguaro sur les versants de montagnes orientés au sud.

La piste était de sable blanc et puis de terre rouge, de playa craquelée, desséchée et cuite, et puis elle se transformait soudain en poussière minérale verte avant de redevenir sable puis finalement gravois pierreux.

Janet aimait conduire agressivement sur n’importe quelle surface. La jeep se cabrait et bondissait, penchant parfois dangereusement, et lorsque la piste rétrécissait au milieu d’épaisses broussailles elle devait lui dire de rentrer son bras ballant avant que les épines d’acacia ne le tailladent.

“Je ne pense pas que tu doives quitter ton emploi par acquit de conscience. La conscience marche dans les deux sens, dit-elle. Tu as des devoirs et des obligations. Si tu ne veux pas faire ce travail, celui qui te succédera risque d’être moins qualifié.

— Quelle température fait-il à ton avis ?

— Peu importe la température. Il fait trop chaud pour être ici. Tu as une formation spéciale et un certain type de compétence.

— À un moment, il va falloir décider si nous voulons faire demi-tour et repartir par où nous sommes venus.

— Ou bien quoi ?

— Ou poursuivre vers le pays du mouflon et quitter le refuge quelque part dans le secteur nord-ouest avant le début des manœuvres.”

Dix minutes plus tard, ils virent des objets au loin et il braqua les jumelles dessus. On aurait dit des tanks et des jeeps, et aussi des camions, mais ils paraissaient en quelque sorte trop légers, sans consistance et de pure forme, révélant des contours découpés et un éclat tape-à-l’œil – des cibles tactiques simulées.

“Je veux que nous soyons ensemble, dit-elle. Tu sais comme j’ai envie d’une maison et d’une famille. Je veux avoir un enfant. J’ai toujours désiré ces choses. Je veux vivre en sécurité, Matthew.”

Il tendit le bras et lui caressa des petits cheveux sur la nuque.

“Tu veux vivre en sécurité. Voilà la femme qui travaille la moitié de la nuit à soigner des blessés, dit-il. Traumatismes corporels. Une urgence après l’autre.

— Il n’y a rien de dangereux à ça. Pour moi, c’est une sécurité totale. C’est ce que je fais le mieux et je veux continuer à le faire. Et toi aussi tu devrais faire ce que tu fais le mieux. Voilà ce que signifie la sécurité.

— Si je garde ce boulot, comment ferons-nous pour vivre ensemble ?

— Nous y arriverons. Nous trouverons la solution”, dit-elle.

L’air devenait dur et la lumière prenait une teinte javellisée puis il se mit à pleuvoir dru. Ils ne voyaient plus rien et s’arrêtèrent au sommet d’une côte. L’orage semblait provenir de trois mètres au-dessus d’eux. Ils restèrent assis là à attendre en parlant.

Matt pouvait tout lui dire. C’était totalement simple avec elle. Elle le connaissait avant qu’il soit né. Elle pouvait finir une pensée qu’il n’avait qu’à peine commencée. Elle n’avait en elle aucune zone d’ombre, aucun de ces silences et de ces masques qui peuvent être fascinants, oui, mais pas pour un type comme lui, se disait-il.


 

Ils entendirent des oiseaux aux noms expressifs comme engoulevents et moucherolles. Après la pluie, la chaleur se remit à souffler et il chercha des oiseaux de proie avec les jumelles. Ils planaient dans l’air brûlant, la queue en éventail, nobles, et il fouillait pour trouver le livre lorsqu’il repéra un grand oiseau sombre niché dans la fourche d’un saguaro de haute taille.

C’était un aigle royal, pas encore adulte, et Matt donna à Janet les jumelles puis les reprit et il ne pouvait pas s’arrêter de parler. Il parlait et riait et regardait les livres. Il parlait moins à Janet qu’à l’oiseau. Il vérifia le livre un certain nombre de fois pour confirmer au bénéfice de l’oiseau que c’était un aigle, un aiglon, avec un léger miroitement sur les ailes et une traînée couleur de miel doré sur le cou.

Janet n’était pas captivée. Il lui jeta un coup d’œil et trouva dans son regard une supplication complexe. Elle lui demandait, mais il ne saisissait pas bien quoi. Il rebraqua les jumelles sur l’oiseau. Pour elle, l’oiseau était une image de télé. On allumait la télé dans la salle des infirmières et on voyait des têtes de girafes osciller sur le veldt. C’était sa réserve de nature à elle, une pièce étriquée avec deux ou trois canapés et fauteuils, où elle jacassait avec l’équipe de nuit sur le prix du café et l’insécurité des rues et le grand brûlé à l’odeur indescriptible – voilà la rampe, le garde-fou dont elle avait besoin pour vivre.

Mais le regard qu’elle avait fixé sur lui ne concernait pas ses besoins à elle, ni où elle aurait préféré être. Elle voulait l’amener à comprendre quelque chose sur lui-même.


 

Chaque défaite était une mort dans la poitrine, son petit thorax à charpente d’oiseau. Pratiquement mort à onze ans, c’était lui. Bon débarras, les petites tours en bois. Combien d’années lui avait-il fallu pour se remettre de ce jeu ?

C’était Fischer-Spassky qui l’y avait ramené, et encore très brièvement, deux ans plus tôt, en Islande, à mi-chemin entre Washington et Moscou, où ils avaient joué vingt et une parties, Bobby et Boris, un vibrant théâtre d’été en noir et blanc.

Matt guettait les journaux et regardait la télévision. Il était pour Bobby, ce garçon dégingandé et mal élevé qui allait maintenant sur ses trente ans. Il s’identifiait avec les colères publiques, toutes les exigences grossières, les manifestations de déséquilibre que Bobby prodiguait constamment, l’expression déclarée de sa fureur lorsqu’il perdait.

Si la victoire finale de l’Américain était impuissante à racheter la propre jeunesse maussade de Matt, au moins elle délogeait du jeu la migraine intime de l’introversion anormale pour l’amener dans cette chose externe et confuse, la mêlée quotidienne des États et des forces matérielles en compétition.

On a besoin d’un mot bricolé pour décrire le processus. Dés-ego-tisé. Voilà ce que le jeu avait fait à Matt. Alors qu’on laisse ce brave Bobby faire son numéro. Il montrait simplement ce qu’il y a toujours par-dessous l’esthétique spatiale et la rigueur formatrice de l’esprit du jeu, par-dessous les éclats d’intuition prévisionnaire – un monde intérieur de souffrance et de deuil.


 

Il lui parla des montagnes creusées dans le Nouveau-Mexique. C’étaient des sites de stockage d’armes nucléaires. Il lui parla des montagnes évidées dans le Colorado où d’immenses écrans muraux pouvaient montrer le parcours d’un missile lancé d’une base en Sibérie. Il savait des choses sur l’Obyekt, l’Installation, construite par le travail forcé d’esclaves dans une lointaine région de l’URSS, et il lui en parla – c’était un centre de conception de bombes.

Les gens allaient de leur plein gré dans ces endroits, des savants désireux de répondre à quelque exigence fondamentale. Ou bien était-ce juste un devoir patriotique, ou le défi classique de faire un travail sérieux en physique ou en mathématiques ? Il pensait qu’ils se lançaient dans la recherche par impulsion, presque témérairement, pour découvrir une condition humaine supérieure.

“Tu en parles comme si c’était Dieu”, dit-elle.

Il lui dit ce qu’il pouvait sur la Poche. La Poche était juste un café-croissants dans un vaste système caché. Un système fondé sur la mort tombée du ciel. Il lui parla des réseaux d’urgence, des abris souterrains creusés dans les montagnes en Virginie et dans le Maryland où les dirigeants pourraient continuer à gouverner en cas de guerre sérieuse. Il lui parla des accidents en Union soviétique, des rumeurs d’explosions et d’incendies dans des centrales nucléaires, et le sentiment d’exaltation qu’il éprouvait, l’excitation des ravages dans les déserts ennemis, puis de la honte qui s’ensuivait.

Tu en parles comme si c’était Dieu. Ou une variation plus dépouillée. Va dans le désert ou la toundra et attends l’étincelle visionnaire, la masse critique qui fera descendre des cieux hindous Kâlî et Shiva et tous les petits dieux grimaçants.

“Peut-être que je suis resté catholique trop longtemps. J’aurais dû lâcher quand j’avais dix ans.”

Il pensait à ces gens ultrasensibles qui préparaient la guerre psychique, et il pensait aux pénitents, ces hommes encapuchonnés de noir qui traînaient de lourdes croix en bois dans le désert, il y a cent ans, ou cinquante ans, et se flagellaient avec du sisal ou du chanvre, tous ces trucs du genre sœur Edgar, en prononçant des mots inventés – les divagations de saints hommes errants.

“Je ne sais pas ce que tu entends par rester catholique. Je t’ai dit ce que je pense de la conscience, dit-elle.

— Ce n’est ça qu’en partie. C’est surtout que j’ai l’impression de faire partie de quelque chose d’irréel. Quand on a des hallucinations, la notion même d’hallucination, c’est qu’on a une fausse perception qu’on croit réelle. C’est exactement le contraire. C’est ça qui est réel. Le travail, les armes, les missiles qui jaillissent des champs de luzerne. Tout ça. Mais ça me frappe, de plus en plus, comme une simple distorsion. C’est un rêve que quelqu’un rêve avec moi dedans.”

Peut-être que Janet trouvait ça un peu contrariant. Trouvait ça complaisant, ou peu convaincant, ou sans rapport avec la question.

“J’ai entendu une histoire il n’y a pas longtemps, dit-il. On a fait un essai nucléaire dans les années cinquante, où une centaine de cochons ont été vêtus de treillis réglementaires faits sur mesure et placés à intervalles réguliers du site de l’explosion. Cent onze cochons, pour être précis, d’après ce qu’on m’a raconté. Puis ils ont fait exploser l’engin. Puis ils ont examiné les uniformes des cochons grillés pour évaluer les qualités thermiques de l’étoffe. Parce que c’était le but de l’expérience.”

Janet ne répondit rien, car, quel que fût le but de l’expérience, et quel que fût le but de l’histoire, cela ne faisait que la mettre en rogne.

“Représente-toi la scène. Cent onze Chester White, des gros cochons bien gras aux oreilles tombantes. En uniforme kaki avec des fermetures à glissière, des coutures, tout, et avec les cordons tirés parce que c’est ce que dit le règlement. Et une voix dans le haut-parleur qui dit : Dix, neuf, huit, sept.”

Elle lui dit de rentrer son bras à l’intérieur de la jeep.

“Est-ce là que l’histoire a basculé dans la fiction ?” dit-il.

Elle lui lança un bref regard.

“Ce n’est pas la question que tu poses, dit-elle.

— Quelle est la question que je pose ?

— Je ne pense pas que ce soit celle-là. C’est une question très vaste et je crois que tu en poses une plus petite, et ça n’a rien à voir avec des cochons en uniforme. Tu parles d’une chose totalement différente.”

Il ne la regarda pas.

“De quoi est-ce que je parle, Janet ?

— C’est à toi de me le dire”, dit-elle.

Il garda les yeux fixés sur la piste creusée d’ornières et ne dit plus un mot. Des acacias lançaient des gifles retentissantes au pare-brise et aux portières. Ils regardaient tous les deux la piste.


 

Il y avait une construction à environ deux cents mètres devant eux, en béton et du genre bunker, striée de sable, avec des fenêtres comme des meurtrières et des ronces qui grimpaient le long des murs.

C’était presque la tombée du jour et ils décidèrent de camper dans les parages. Cette bâtisse avait quelque chose d’irrésistible, bien sûr, même une ruine aussi implacable, plantée comme une dalle fermée et secrète. Elle était dressée là, seule, avec des montagnes par-derrière, et elle avait le lyrisme penché d’un objet déplacé, comme un cinéma drive-in dans la Prairie, fermé depuis des années, avec les écouteurs de guingois et l’immense écran vide face à un champ de maïs. C’est le genre de rebut humain qui donne de la profondeur au paysage, qui le rend plus triste et plus solitaire et qui place un vague regret triste et subjectif à la périphérie de votre réaction – moins un regret que le sentiment de l’esthétique du temps, comme un bout de béton peut être étrange, immobile, beau, habité de manière éphémère puis abandonné, l’âme de la nature sauvage signée par des hommes et des femmes de passage.

“J’aimerais mieux dormir là-dedans, dit Janet, que de recommencer avec la tente.”

Il y avait deux portes en béton hermétiquement closes et les fenêtres ôtaient étroites et hautes, mais ils firent le tour par-derrière et trouvèrent une ouverture à hauteur de ceinture et l’escaladèrent. Après toutes les heures qu’ils venaient de passer secoués dans la jeep qui zigzaguait sur des éboulis de cailloux et du sable, l’endroit semblait assez accueillant. Une table, quelques sièges, des calendriers de femmes nues accrochés au mur, et deux étagères chargées de boîtes de conserve, d’ustensiles, d’allumettes et de vieux magazines.

Matt pensa que ce bunker avait dû être construit pour accueillir des observateurs pendant les manœuvres, deux ou trois types du matériel déposés par hélicoptère pour vérifier la précision de tir, récupérer les cibles remorquées et peut-être marquer l’emplacement des fusées et des bombes pas encore explosées.

Il ressortit pour allumer un feu de charbon de bois et ils dînèrent rapidement et sans parler puis ramassèrent les ingrédients et les restes dans un sac en plastique qu’ils rangèrent dans la jeep, car ils ne savaient pas quoi en faire d’autre.

Ils emportèrent leurs sacs de couchage dans le bunker et se déshabillèrent au clair de lune. Janet était assise sur le sac en nylon, une jambe à plat, l’autre repliée, et elle était penchée en arrière comme les gens qui prennent un bain de soleil à l’heure du déjeuner sur les marches de la bibliothèque. Il s’approcha, se baissa, et sentit le soleil sur la peau de Janet, le reste de chaleur intense qui passait dans ses mains et sa bouche, et la façon dont leurs corps échangeaient une impression de la journée et du terrain, toute la chaleur et le vent de poussière qui leur épaississait l’haleine, à nouveau goûtés, tâtés, sentis et flairés.

Mais l’acte fut mélancolique et un peu bizarre, ce fut calme, doux, tendre, mais également bizarre et un peu résigné et ils restèrent ensuite étendus l’un contre l’autre sans parler pendant un long moment.

“Je crois qu’il vaudrait mieux faire demi-tour demain matin.

— Pourquoi ? dit-elle. Nous sommes venus jusqu’ici.

— Je crois que nous avons vu tout ce qu’il y avait à voir, en gros.

— Tu n’as pas vu les mouflons.

— Je n’ai pas besoin de voir les mouflons. Je n’ai pas besoin non plus de voir les pronghorns. Il y a des pronghorns là-bas, des antilopes.

— Tu as à peine vu l’aigle.

— J’ai vu l’aigle.

— De loin, à peine, dans son nid, dit-elle.

— L’aigle était magnifique. L’aigle était absolument à la hauteur de toute espérance.”

Elle dormit, pas lui.

Il finit par s’avouer la vérité, qu’il avait souhaité se laisser convaincre de quitter son travail. C’était ce qu’il lui demandait depuis le début. Est-ce que tu ne vas pas me dire que tu ne veux pas que je fasse ce genre de métier, pour toi, et le bébé que nous aurons, et la maison que nous posséderons un jour ?

Mais Janet ne coopérait pas.

Il comprenait enfin qu’il avait voulu lui faire croire qu’il faisait un sacrifice, en quittant la Poche pour femme et enfant. Il avait souhaité qu’elle dise : Viens à Boston et épouse-moi.

Mais Janet ne le disait pas.

Il n’était pas fait pour ce genre de travail. Il voulait quitter ce travail, mais il ne voulait pas le faire lui-même. Il voulait qu’elle le fasse pour lui.

Mais Janet ne le faisait pas. Et elle savait depuis le début ce qu’il avait en tête. Et elle n’avait pas de patience pour son grand numéro sur l’irréalité. Quoi que nous fassions en secret, dirait-elle, ils font bien pire.

Le vent soufflait de l’est, de temps en temps, et il entendit un animal près de la jeep, qui cherchait des ordures.

Non, il n’avait pas le feu sacré pour l’armement. Mais ce n’était pas la question. Il avait souhaité qu’elle se sente responsable, et coupable, de lui avoir fait changer de vie. Quel moyen de pression il aurait eu pour les années à venir.


 

À l’École du renseignement militaire il faisait des doubles journées d’étude, entouré à chaque éprouvante minute par des analystes de combat, des experts en langues, des types du contre-espionnage qui fouinaient pour débusquer l’usage de drogue, par des agents en formation qui faisaient des simulations de missions, une barbouze pour chaque fonction corporelle.

On l’envoya au Viêtnam, à Phu Bai, et la première chose qu’il vit en arrivant à la base c’était un étalage de graffiti bombés sur le mur d’un hangar de stockage. Om mani padme hum. Matt savait que c’était une sorte de mantra, un truc que les hippies psalmodiaient à Central Park, mais se pouvait-il que ce soit aussi la devise de la 131e compagnie d’aviation ?

À partir de ce moment-là, il eut des difficultés avec les entrées de données.

Il travaillait dans un baraquement préfabriqué, passant à la manivelle des bobines de pellicule devant un boîtier lumineux. C’étaient les films de la reconnaissance aérienne, une série interminable d’images avalées par les caméras ventrales des avions de reconnaissance. Il s’agissait uniquement d’information perdue, comment récupérer la plus infime unité de donnée et l’identifier comme étant un camion conduit par un type qui fume une cigarette française, roulant sur la piste Hô Chi Minh.

Il lança un frisbee à un chien viet et regarda l’animal bondir en torsion.

Il y avait des rumeurs de guerre secrète, de bombes en quantités innombrables lâchées par des B-52. Laos, Chaos, Cambodge. Sauf que les tonnes de bombes n’étaient pas innombrables, mais très soigneusement comptées parce que c’est ainsi que nous gagnons nos galons, en quantifiant le produit.

Matt était un spécialiste de l’échelon 5, le même échelon de solde qu’un sergent, mais moins d’autorité de commandement. Ça lui allait parfaitement.

Les attaques de missiles ça lui allait beaucoup moins, ou les rafales de mortier qui jaillissaient du ciel pour retomber en arc sous la pluie.

Les pluies arrivèrent et les sirènes retentirent et il alla dans le retranchement le plus proche, un abri confectionné avec des sacs de sable et des débris de construction, avec un égout à ciel ouvert qui coulait au milieu.

La chaleur et l’héroïne arrivèrent et il y eut désormais le corps qu’on trouvait parfois à plat ventre dans la rue boueuse de la compagnie, victime d’overdose.

Quelqu’un avait accroché une photo de Nixon dans le baraquement, flanqué de deux hommes, plus ou moins familiers, mais impossibles à se rappeler, et il y avait des rumeurs à propos d’une substance stockée dans des barils noirs près du périmètre de la base.

Dans la version filmée, on ferait un arrêt sur image sur le chien en plein bond sur le point d’attraper le frisbee. Un parc quelque part en Amérique par une belle journée d’été – ce serait l’ironie de la prise, avec une guitare solo produisant un crissement aigre et perçant de feed-back.

Voilà ce qui arrive lorsqu’un élément de sortie d’un système est réinjecté dans le circuit.

Oui, quelqu’un avait punaisé une page de magazine et Matt n’arrivait pas à identifier les deux hommes qui encadraient le président, mais ce n’étaient pas des hommes politiques ou des chefs de grandes entreprises. Un type aux cheveux bouclés, beau et souriant. Et un type aux yeux tristes avec un gros pif et la pesanteur de plomb d’un immigré en costume d’emprunt.

Il actionnait la manivelle pour faire passer le film devant le boîtier lumineux. Lorsqu’il trouvait un point sur la pellicule, il tentait de déterminer ce que c’était. C’était un camion ou une halte de camions ou une entrée de tunnel ou un emplacement de canon ou une famille faisant des grillades en pique-nique.

Le temps était chaud et monotone et il y avait un incessant va-et-vient d’avions, avions-mitrailleurs, transporteurs de troupes, bombardiers de moyenne portée, ravitailleurs, chasseurs, transporteurs de personnalités, un petit Piper rose qui transportait un instructeur et un élève, et enfin des avions-cargos modifiés qui vaporisaient au-dessus des jungles un herbicide stocké dans des barils noirs que des rayures orange permettaient d’identifier.

Il y avait des rumeurs d’autres vraies guerres complètes, juste à l’est, ou bien était-ce à l’ouest ?

Les barils ressemblaient à des boîtes surgelées de concentré de jus d’orange Minute Maid grossies par une souche folle d’ADN. Et la substance dans les barils, soutenait la rumeur, contenait un agent cancérogène.

Il entendait les rumeurs et les mortiers et il sentait la chaleur de la mousson et il entendait le slogan universel de la guerre.

Reste défoncé, mec.

Il avait voulu venir au Viêtnam. Il avait beaucoup avancé et reculé dans sa tête au sujet de la guerre, mais il pensait que c’était une chose qu’il devait faire, une forme de comptes personnels – reste propre, sois brave, réponds à l’appel de ta patrie. Mais il y avait aussi autre chose, cette force plus ancienne charriée par le sang qu’on appelle la famille.

Il ne pouvait pas échapper au sentiment de responsabilité. Qui était là pour être affronté. Il ne voulait pas se défiler, passer à travers, s’en tirer à bon compte, esquiver, déserter, résister, avoir la trouille, tourner casaque, fuir au Canada, en Suède ou à San Francisco, comme l’avait fait son paternel.

Lorsqu’il trouvait un point sur la pellicule, il le traduisait en lettres, en chiffres, en coordonnées, en grilles et en systèmes entiers de connaissance.

Om mani padme hum.

En vérité, le chien ne sautait pas du tout, mais se contentait de regarder passer le frisbee d’un air assez dédaigneux.

Un point était un mantra visuel, un objet qui n’avait pas de propriété autre que son emplacement.

Le joyau au cœur du lotus.


 

Il était dans son sac de couchage, mais ne dormait pas. Il voulait de la compagnie et réveilla Janet. Il sortit son bras du sac, le tendit, et secoua Janet pour la réveiller.

“Je veux les mêmes choses que toi.

— Très bien, Matthew.

— Je veux que nous vivions entourés de choses familières. Je suis tout excité à cette idée. Je veux commencer tout de suite.

— Tu ferais mieux d’attendre. Reste où tu es. Garde ce boulot encore un an. Vois ce qui se passe, dit-elle.

— Je veux trouver des surnoms pour nos enfants. Tu vois ce que je veux dire ? Je veux que nous soyons entourés. Je veux des photos, de l’argenterie, des choses que nous transmettrons un jour. Je veux parler de ce qu’il y a pour le dîner. Tu aimes les palourdes farcies ? Nous n’avons pratiquement jamais parlé de nourriture, toi et moi.

— Reste où tu es, lui dit-elle. Ne fais rien dans la précipitation.

— Je suis tout excité. Je regrette que ça doive prendre si longtemps de sortir d’ici. J’aimerais me mettre en route pratiquement tout de suite.

— Rendors-toi, lui dit-elle.

— Il y a tellement de choses à discuter.”


 

Elle se rendormit en une minute. Matt était étendu là, impuissant contre les galopades de ses pensées. Il finit par comprendre qu’il ne pourrait pas dormir et décida de regarder le soleil se lever sur le désert.

Il enfila son pantalon et un chandail et sortit du bunker par-derrière, jusqu’à une cinquantaine de mètres, et il éteignit sa torche électrique.

Puis il s’assit par terre et attendit.

Il se rappela ce qu’il avait ressenti sur son siège à la fiesta des têtes pensantes, verrouillé dans un champ gravitationnel, la tête bourdonnante de soupçons.

Il pensa à la photo de Nixon et se demanda si l’État avait été contaminé par la paranoïa de l’individu ou si c’était le contraire.

Il se rappela ce qu’il avait éprouvé en actionnant la manivelle pour passer le film devant le boîtier lumineux et en se demandant où les points se rejoignaient.

Parce que tout se rejoint à la fin, ou semble seulement se rejoindre, ou semble le faire seulement parce qu’il le fait.

Devant le boîtier lumineux, il était une parodie du personnage traditionnel dans sa cave, l’inventeur solitaire penché sur sa table de travail, rassemblant les épingles, les ressorts et les fils de quelque appareil excentrique, l’idée d’ampoule qui allait changer le monde.

Et la voix à l’accent hongrois, Eric Deming lui parlant sous le nez dans la pièce bondée.

Les points sur la pellicule pouvaient être des camions sur la route de ravitaillement ou des voitures d’un nouveau modèle sortant de la chaîne de montage ou des préservatifs qui ressemblent aux doigts d’un gant de caoutchouc.

Et il fallut que quelqu’un dans le baraquement lui dise qui c’était. Nixon flanqué de deux joueurs de baseball, des types de l’ancien temps, le genre de truc gagnant-perdant, attachés comme des siamois pour la vie.

Il était assis par terre avec les yeux fermés et sentait la résine humide de créosote d’un buisson et il commençait à percevoir la lumière sur le point de percer quelque part.

Les gens se terrent dans leurs pièces en sous-sol. Ils courent vers les bunkers et les tunnels tandis que les armes sortent identiquement de la chaîne et commencent à illuminer le ciel.

Et comment peut-on dire la différence entre le jus d’orange et l’agent orange si le même système gigantesque les associe à des niveaux échappant à votre compréhension ?

Et comment peut-on dire si c’est vrai quand on est déjà pris dans le système, préparé à tout croire à moitié parce que c’est la seule réaction intelligente ?

Les gens se terrent dans des endroits sombres et humides, où poussent des champignons à toute vitesse.

Les points qu’il marquait avec son crayon gras devenaient des bits informatiques à Da Nang, brunch du dimanche à Saigon et conférences de mission en Thaïlande, supposait-il, ou à Guam.

Lorsqu’on modifie un seul composant mineur, le système s’adapte instantanément.

Il fallut que quelqu’un lui dise les noms. Le président flanqué de Thomson et Branca, Bobby et Ralph, le binaire héros-bouc émissaire inséparable jusqu’au bout.

Un champignon avec un chapeau charnu qui pouvait être vénéneux ou magique. Quelque part en Sibérie les chamans mangeaient le chapeau et renaissaient. Que voyaient-ils dans leur état de transe ? Était-ce un nuage en forme de champignon ?

Déjà à l’époque il était dans la Poche, à actionner la manivelle toute la nuit, à attendre que les rafales de mortier tombent en pluie. Ça crissait comme un gosse qui mange des céréales à la télé.

Et comment peut-on dire la différence entre des seringues et des missiles quand on est devenu si docile, prêt à croire tout à moitié et à ne fixer sa conviction en rien ?

Et comment peut-on savoir si l’image existait avant l’invention de la bombe ? Il y avait peut-être un monde souterrain d’images connues uniquement des prêtres tribaux, médiums entre la réalité visible et le monde spirituel, et ils avalaient des champignons magiques et voyaient un nuage redoutable qui anticipait l’image du film d’entraînement de l’armée américaine.

Observée d’une distance sûre, dit le narrateur, cette explosion est l’une des plus belles choses qu’ait jamais vues l’homme.

Il était dans la Poche déjà à l’époque, en un sens, mais ses pensées ne suivaient pas la voie des systèmes jusqu’à l’apogée de ses petits travaux fastidieux. Les bombes de cinq cents kilos qui sortaient en grappes des soutes des B-52 comme des crottes ailées, trouant la piste de la jungle.

Mais ils étaient l’ennemi alors merde.

Et ils sont toujours l’ennemi, ou quelqu’un d’autre, et il ouvrit les yeux et vit le ciel prendre une curieuse teinte folle et grisonnante de grand-mère.

Autrefois, les idées venaient d’en bas. Maintenant elles sont partout au-dessus de vous, reliant universellement les choses et les quadrillages.

Le binaire noir-blanc oui-non zéro-un héros-bouc émissaire.

Et les deux hommes qui flanquaient le président sur la photo punaisée au mur du baraquement. Le beau type plutôt grand et l’immigrant aux sourcils broussailleux. Ça pourrait tout aussi bien être Oppenheimer et Teller, le corps huilé de lotion solaire tandis qu’ils se renvoient des citations des textes sacrés hindous.

Om ne rime pas avec bombe. C’est seulement une impression.

Mort et magie, voilà le champignon. Ou mort et vie immortelle. La psilocybine est un produit composé à partir d’un champignon mexicain qui peut transformer votre âme en matière fissile, d’après les spécialistes du phénomène.

Ils sont partout en même temps, interminablement contaminés, et vous croyez à moitié les choses les moins plausibles parce que vous seriez idiot de ne pas le faire.

Toute technologie se réfère à la bombe.

Il était assis par terre avec les yeux ouverts et s’aperçut que le soleil se levait derrière lui et se demanda ce que ça voulait dire.

Ça voulait dire qu’il était tourné dans la mauvaise direction depuis le début.


 

Matt conduisait la jeep, Janet somnolait à côté de lui, somnolait un moment puis était réveillée par une secousse et retombait dans sa somnolence.

Il se sentait bien, l’esprit clair, il réfléchissait en conduisant, il voyait tout, il identifiait les plantes sans le livre.

Le soleil était encore très bas et la piste allait les mener droit sur lui pendant un bon moment avant de bifurquer graduellement au nord.

Il voyait les cailloux devenir du sable.

Il voyait le fond d’envasement calcaire des ruisseaux desséchés qui longeaient la piste.

Il entendait les frémissements d’ailes des colombes qui s’envolaient des broussailles.

Il voyait un tourbillon de poussière tracer des spirales au ralenti sur une étendue plate du désert.

Il y eut une sorte de pause étrangement pesante.

Puis le vrombissement s’abattit sur eux, si proche qu’il lui glaça le sang, et Janet lui saisit un bras. Non, elle commença par basculer contre lui, renversée par la force du bruit, un boum plat et retentissant, et puis elle lui attrapa le bras, le manqua, et le réempoigna. Il était assis là avec la tête martelée entre les épaules. La jeep quitta la piste, mais il libéra son bras de l’emprise de Janet et la redressa. Il se rendit compte que son autre bras était levé juste au-dessus de sa tête, replié au-dessus de lui dans un geste de défense.

Le bruit éclata au-dessus d’eux et se répandit, les emportant presque avec lui, et Janet regardait Matt. Sa bouche dessinait un petit ovale lisse et solitaire.

Matt absorbait intensément la nouvelle. Il faisait le tri. Il regardait vers les montagnes, prêt à être heureux. Puis il vit le scintillement jumeau juste avant qu’il disparaisse, deux Phantom F-4 à peau d’argent qui parvenaient au sommet de leur arc avant de redresser – comme s’ils avaient juste effleuré le désert par une belle matinée tranquille.

Il était heureux, entendant l’écho rebondir sur les chaînes de montagnes, maintenant, tonnerre résiduel qui répercutait ses appels des Little Ajo Mountains aux Granites et aux Mohawks et jusque dans les villes et les haltes de camions. Oui, il aimait la façon dont la puissance jaillit de l’intimité caressante pour devenir un rugissement dans le ciel. Il imaginait le passage des ondes sonores au-dessus de la terre, se projetant dans le temps, sur des semaines et des mois, à travers tout le pays, pour devenir finalement la plus douce des berceuses dans une petite chambre protectrice où une mère allaite un bébé et un homme se tient debout le bras par-dessus la tête, un chercheur, non par peur du plâtre fracassé et des éclats de verre, mais simplement pour descendre le store – le ciel s’assombrit, une odeur piquante arrive de la cuisine, et il y a de la musique dans la maison.

Mais c’était la secousse stéroïde qu’il ressentait à présent, la chair de poule, le picotement d’excitation qui lui parcourait le corps tandis qu’ils tremblaient, assis là dans la petite jeep. Ils n’étaient pas encore prêts à se parler. Il leur fallait un moment pour se ressaisir, muets dans le sillage d’une force et d’un élan dérobés à la grandeur de la nature, ou comment les hommes plient les cieux à leurs méthodes.