III

11 janvier 1955

 

Il y avait des histoires sur le pape. Il y avait des rapports, un certain type de rumeur souterraine qui peut traverser tout un pays, de paroisse en paroisse. Le pape Pie avait des visions mystiques. C’était la rumeur qui circulait. Il avait assisté à une succession d’événements surnaturels, voyant des choses au plus noir de la nuit. C’était l’histoire que les gens racontaient, je ne sais pas, des religieuses, des vieilles dames les soirs de neuvaine, peut-être aussi des paroissiens pleins aux as, roses et dispos, affiliés aux Chevaliers de Christophe Colomb. Les gens entendent une histoire de ce genre et sentent quelque chose basculer dans leur âme, un sursaut hors de la chère vieille existence routinière vers une interprétation complètement différente.

En classe un élève mentionna les rumeurs au père Paulus, au cours d’une discussion qui touchait à la thaumatologie, ou étude des miracles.

Le vieux prêtre regarda par la fenêtre.

“Si tu avais bu du gros rouge de rital jusqu’à trois heures du matin, tu aurais des visions aussi.”

J’allai voir le père à son bureau plus tard dans la journée. C’était un parcours de trois cents mètres dans une tempête de neige. J’avais les oreillettes de ma casquette rabattues sur les oreilles et je gardais l’avant-bras dressé contre la neige fondue cinglante, contre toute cette chose physique si dure, les tempêtes de neige et les grands espaces, la réalité d’une masse continentale baptisée Amérique du Nord, nouvelle dans mon expérience.

Le père commença à parler avant que j’aie ôté ma veste.

“C’est quand les poils de mes narines commencent à raidir. C’est là que j’ai envie de prendre ma retraite dans le Sud de la France.

— La neige sur l’esplanade.

— Oui, je sais.

— Les bancs sont ensevelis.

— Oui, dit-il.

— Je me suis rendu compte, là, juste devant la fenêtre, que je marchais par-dessus un banc.

— Oui. Assieds-toi, Shay, et dis-moi comment tu vas. Les progrès d’un jeune homme. C’est le titre de cette séance.

— J’ai emprunté une paire de galoches.”

Cette réponse lui plut.

“Elles te vont ?

— Non.”

Encore mieux. Lorsqu’il s’enquérait de l’état de mon esprit et de mon âme, ce qu’il ne faisait que rarement, et lorsque je répondais sur un plan pratique, comme je le faisais toujours, il semblait penser que je concoctais une réponse terre-à-terre par une sorte d’instinct viril alors qu’en fait j’étais simplement déboussolé, à jamais occupé à assembler une série de mots pertinents.

“Que lis-tu ?”

Je récitai une liste.

“Tu comprends ce qu’il y a dans ces livres ?

— Non”, dis-je.

Il sourit à nouveau. Je crois qu’il était fatigué des gosses doués. Il avait travaillé avec des garçons d’un niveau avancé et maintenant il voulait parler avec des ratés de l’autre espèce, ceux qui avaient causé des problèmes à eux-mêmes et à autrui.

“Peut-être un peu. Ce que je ne comprends pas, je l’apprends par cœur.”

Son bras était appuyé sur le bureau et il posa sa tête sur sa main repliée. Pas de sourire cette fois.

“Ce n’est pas pour ça que nous avons créé cet endroit, n’est-ce pas ?

— J’étudie comme un dingue, père.

— Mais tu ne peux pas mémoriser les idées comme les terminaisons des verbes latins.”

Ses mains étaient immaculées et petites. Il y avait d’autres jèzes qui portaient des chemises à carreaux et de gros pulls, mais le père Paulus n’était guère influencé par le climat, la géographie, ou la perception des libertés particulières de l’institution Voyageur. Il allait et venait en complet noir avec un col de clergyman, et je respectais cela, que je trouvais rassurant.

“Une des choses que nous voulons faire ici, c’est produire des hommes sérieux. Quel genre de phénomène est-ce donc ? Pas si facile à dire. Quelqu’un, finalement, qui acquiert une certaine profondeur, un caractère d’amplitude, disons, qui est une forme de respect pour les autres façons de penser et de croire. Désentravons les canalisations humaines fondamentales. Et aidons un jeune homme à atteindre une force éthique qui le rende déterminé, qui lui montre précisément qui il est, Shay, et comment il est voué à s’adresser au monde.”

Tu avais toujours peur de décevoir le père, en ôtant au-dessous du niveau de discours. En étant insipide lorsqu’il voulait une communication d’un type plus ardent, même un numéro de baratin insolent et désinvolte. Insipide et pesant lorsqu’il voulait de l’indépendance et une discussion ouverte.

“Ma propre vie, je le confesse – oui, pourquoi pas, tu entendras ma confession, Shay. Qui mieux que toi ? Il m’a fallu toutes ces années pour comprendre que je ne suis pas un homme sérieux. Trop d’ironie, trop de vanité, trop peu de quoi – je ne sais pas, beaucoup de choses. Et pas de rage, vois-tu. Ou bien une petite rage d’ongle incarné, une frustration chétive. On finit par connaître ces choses. Est-ce que tu agis par principe ? Ou bien inventes-tu des justifications pour ton mauvais comportement ? C’est ma confession, pas la tienne, aussi n’es-tu pas tenu de produire des réponses. Pas encore en tout cas. À long terme, si. Tu sauras dans ton cœur comment tu auras répondu à l’appel pour devenir un homme.

— Pas de rage, dis-je. Que voulez-vous dire ?

— Pas de rage. La rage et la violence peuvent être des éléments de tension productive dans une âme. Elles peuvent servir la plénitude de l’identité. Une façon pour un homme de sortir de sa banalité consiste à frapper un autre homme sur la bouche.”

Sans doute l’ai-je alors dévisagé.

“Tu ne peux pas en douter, n’est-ce pas ? Je n’aime pas la violence. Elle me flanque une peur terrible. Mais je pense que je la vois comme une force d’expansion dans une personnalité. Et je pense que l’aptitude d’un homme à agir en contradiction avec ses tendances dans cette direction-là peut être une source de vertu, une affirmation de son caractère et de sa tolérance.

— Alors que faites-vous ? Vous frappez l’homme sur la bouche ou bien vous résistez à la tentation ?

— Très juste. Je n’ai pas la réponse. C’est toi qui as la réponse, dit-il. Mais quel peut être le sérieux d’un homme s’il ne goûte pas la pleine mesure des appétits et des passions de sa race, ne fût-ce que pour les retenir ou les orienter, en quelque sorte, utilement ?”

Qui mieux que toi peut entendre ma confession ? Il avait dit ça, non ? Quelqu’un qui a été en maison de correction. Quelqu’un qui a la réponse. Je n’avais évidemment rien qui ressemblât à une réponse et je me demandais pourquoi il pensait que je portais une tache de connaissance particulière pour avoir fait ce que j’avais fait.

“As-tu déjà rencontré le mot velléité ? Il a une agréable tonalité thomiste. La volition à son flux le plus bas. Une petite chose, un souhait, une tendance. Lorsqu’on est faible de volonté, vois-tu, on finit par vivre dans les méandres les plus superficiels de ses préoccupations. Arrivons-nous quelque part ?

— C’est votre confession, père.”

Son bureau était dans un vieux baraquement et la force du vent faisait frémir et grincer les poutres.

“Saint Thomas d’Aquin a dit que seules les actions intenses peuvent renforcer l’habitude. Pas la simple répétition. L’intensité mène à l’accomplissement moral. Une volonté intense et persévérante. Voilà un élément de sérieux. La constance. Voilà un élément. Le sentiment d’un but. Un but qu’on s’est choisi. Dis-moi que je débite des âneries. Je ne t’en respecterai que plus.”

Nous étions à une cinquantaine de kilomètres au sud de la frontière canadienne dans un campement délabré qui se composait surtout de baraquements et de constructions en bois, un retour, peut-être, aux racines missionnaires de l’ordre – sauf que les indigènes, dans ce cas, c’étaient nous. De pauvres gosses des villes qui montraient quelque promesse ; des garçons chétifs à la mémoire photographique avec quelque chose d’impur ; ceux qui étaient intelligents, mais instables ; ceux qui ne pouvaient pas s’adapter ; ceux dont l’adaptation était commandée par l’État ; un groupe de Latinos venus d’un centre de jésuites au Venezuela, des jeunes gens intelligents de style cosmopolite, qui se gelaient les couilles ; et quelques gars de la campagne venus de bien moins loin, plus timides que des costumes d’emprunt.

“Quelquefois je me dis que l’éducation que nous dispensons conviendrait mieux à un homme de cinquante ans qui a le sentiment de n’avoir rien compris la première fois. Trop d’idées abstraites. Des vérités éternelles en veux-tu en voilà. Tu seras mieux servi à regarder ta chaussure et à en nommer chaque partie. Toi en particulier, Shay, venant d’où tu viens.”

Cela parut l’animer. Il se pencha par-dessus le bureau et scruta, c’est le mot, mes galoches mouillées.

“Ce sont des choses bien laides, n’est-ce pas ?

— Oh oui.

— Nomme-moi chaque partie. Vas-y. Nous ne sommes pas si prétentieux, ici, nous ne sommes pas si chichiteux intellectuellement que nous ne puissions interroger un élève face à face.

— Nommer chaque partie, dis-je. Bon. Les lacets.

— Les lacets. Un pour chaque chaussure. Continue.”

Je levai un pied et le tournai gauchement.

“La semelle et le talon.

— Oui, continue.”

Je reposai mon pied et contemplai la galoche, qui semblait à peu près aussi inexpressive qu’une boîte marron fermée.

“Continue, mon garçon.

— Il n’y a pas grand-chose à nommer, non ? Un devant et un dessus.

— Un devant et un dessus. Tu me donnes envie de pleurer.

— La partie arrondie sur le devant.

— Tu es tellement éloquent que je vais être obligé de faire une pause pour reprendre mes esprits. Tu as nommé les lacets. Quelle est cette chose sous le lacet ?

— La languette.

— Eh bien ?

— Je connaissais le mot. C’est juste que je ne la voyais pas.”

Il fit mine de se coucher sur le bureau et de l’étreindre, en se tordant légèrement comme sous l’emprise d’une immense détresse.

“Tu ne la voyais pas parce que tu ne sais pas regarder. Et tu ne sais pas regarder parce que tu ne connais pas les noms.”

Il releva le menton en signe de grand reproche, surtout théâtral, et détacha son corps de la surface du bureau, laissant tomber son derrière sur le siège pivotant et me regardant à nouveau, puis effectuant un quart de tour déterminé et levant sa jambe gauche suffisamment haut pour que le pied, la chaussure, se trouve juste au bord de la table.

Une simple chaussure noire ordinaire de prêtre.

“Bon, dit-il. Nous connaissons la semelle et le talon.

— Oui.

— Et nous avons identifié la languette et le lacet.

— Oui”, dis-je.

De son doigt il suivit une bande de cuir qui longeait le bord supérieur de la chaussure et disparaissait au-dessous du lacet.

“Qu’est-ce que c’est ? dis-je.

— À toi de me le dire. Qu’est-ce que c’est ?

— Je ne sais pas.

— C’est le revers.

— Le revers.

— Le revers. Et cette partie rigide au-dessus du talon. C’est le contrefort.

— C’est le contrefort.

— Et cette partie, là, au milieu, entre le revers et la bande qui est au-dessus de la semelle. C’est le quartier.

— Le quartier, dis-je.

— Et la bande au-dessus de la semelle. C’est la trépointe. Dis-le, mon garçon.

— La trépointe.

— Comme les choses de tous les jours sont bien cachées. Parce que nous ne savons pas comment elles s’appellent. Quelle est la partie du devant qui couvre le cou-de-pied ?

— Je ne sais pas.

— Tu ne sais pas. Ça s’appelle l’empeigne.

— L’empeigne.

— Dis-le.

— L’empeigne. La partie du devant qui couvre le cou-de-pied. Je croyais que je n’étais pas censé apprendre par cœur.

— N’apprends pas par cœur les idées. Et ne nous prends pas trop au sérieux lorsque nous faisons mine de dédaigner le par cœur. Le par cœur aide à construire l’homme. Tu passes le lacet dans le quoi ?

— Ça, je devrais le savoir.

— Bien sûr que tu le sais. Les perforations de part et d’autre et par-dessus la languette.

— Je n’arrive pas à retrouver le mot. Œillet.

— Peut-être t’accorderai-je la vie sauve, après tout.

— Les œillets.

— Oui. Et l’embout métallique à l’extrémité du lacet.”

Du majeur, il donna une chiquenaude dans la chose en question.

“Ça, je ne le sais pas même si j’y réfléchis un million d’années.

— Le ferret.

— Même un million d’années.

— Le fer ou ferret.

— Le ferret, dis-je.

— Et le petit anneau métallique qui renforce le bord de l’œillet par lequel passe le ferret. Nous étudions la physique du langage, Shay.

— Le petit anneau.

— Tu le vois ?

— Oui.

— C’est la virole, dit-il.

— Oh là là.

— La virole. Apprends-la, connais-la et aime-la.

— Je deviens fou.

— C’est l’ultime mystère de la connaissance. Et quand je porte ma chaussure au cordonnier et qu’il la place sur un bloc pour la ressemeler – un bloc en forme de pied. Ça s’appelle comment ?

— Je ne sais pas.

— Une forme.

— Ma tête va éclater.

— Les choses de tous les jours représentent la connaissance la plus négligée. Ces noms sont d’une importance capitale pour ta progression. Les choses quotidiennes. Si elles n’étaient pas importantes, nous n’utiliserions pas un mot latin aussi magnifique. Dis-le, dit-il.

— Quotidiennes.

— Un mot extraordinaire qui suggère la profondeur et l’étendue de l’ordinaire.”

Son col blanc pendait lâchement au-dessous de sa pomme d’Adam et la peau de sa gorge devenait flasque et tendineuse, et il semblait rattrapé par surprise par la vieillesse, tardive, mais rapide.

J’enfilai mon blouson.

“J’avais l’intention de t’apporter un livre”, dit-il.

Ses mains étaient encore jeunes, pourtant, d’un rose doux et crayeux de bébé. Il y avait un échiquier sur une table dans un coin, avec toutes les pièces en place.

“Viens demain à Upper Red et je te le dénicherai.”

Upper Red était la résidence des enseignants. À Voyageur, ils nommaient les bâtiments d’après des sites locaux – lacs, villages, rivières, forêts. Pas en mémoire des saints, des théologiens ou des jésuites martyrs. Les jésuites, selon Paulus, avaient été traités si brutalement à tant d’endroits pour leurs tentatives de conversions et de transformations, décapités au Japon, étripés dans la Corne de l’Afrique, dévorés vivants en Amérique du Nord, crucifiés au Siam, traînés et écartelés en Angleterre, jetés dans l’océan à Madagascar, que les fondateurs de notre petit collège expérimental avaient décidé d’épargner au paysage les emblèmes les plus sanglants de l’histoire de l’ordre.

“À propos, Shay.

— Oui, dis-je.

— Est-ce que je ne t’ai pas vu hier dans ce petit groupe qui signait une pétition de soutien au sénateur McCarthy ?

— J’y étais, oui, père.

— Signant une pétition.

— Ça semblait une bonne idée”, dis-je.

Il hocha la tête, les yeux fixés au-delà de moi.

“Sais-tu pourquoi le Sénat l’a condamné ?

— Les autres signaient, dis-je. Plusieurs des Sud-Américains”, dis-je un peu en désespoir de cause, sachant combien cela semblait idiot, mais pensant, confusément, que c’était la meilleure façon de me dédouaner.

“Alors tu as signé. Les autres chiaient, père. Alors j’ai chié.”

Il gardait les yeux fixés au-delà de moi en hochant la tête d’un air raisonnable, et je fis demi-tour et m’en allai.

Je fis les cent pas sur l’esplanade dans la bourrasque de neige. Puis je regagnai ma chambre et jetai mon blouson dans un coin. Je voulais chercher des mots dans le dictionnaire. J’ôtai mes galoches et tordis ma casquette au-dessus du lavabo. Je voulais chercher des mots. Je voulais chercher velléité et quotidien et mémoriser ces saloperies pour la fin des temps, les épeler, les apprendre, les prononcer syllabe par syllabe – vocaliser, produire les phonèmes, articuler les sons, dire les mots pour ce qu’ils valent.

C’est la seule manière au monde d’échapper aux choses qui t’ont fait.


 

24 octobre 1962

 

Ils arrivaient sous la pluie, une foule jeune à l’exception des critiques du Chronicle et de l’Examiner et d’une poignée de poètes à barbe grise débarqués de City Lights, la fameuse librairie, et ils attendaient l’apparition de Lenny Bruce sur la scène.

C’était Basin Street West et la petite scène avait un fond en fausse meulière. Le mur était censé suggérer une atmosphère familière, mais il ressemblait à une masse de hideuse roche saillante et donnait au club un air de donjon ou de bunker.

Ils étaient assis là et attendaient Lenny, les musiciens de jazz émettant une vague odeur d’herbe, quelques nanas monosyllabiques en noir existentiel, les étudiants bien nets, dotés de secrètes tendances déviantes, l’équipe au complet d’un petit magazine intitulé Polyester Wok, cinq âmes vertueuses dont la colère à l’égard du monde était en train de se laisser saper par les événements des derniers jours.

Soudain Lenny fut là, sans intro, se glissant sous les projecteurs et commençant à parler avant même d’avoir détaché le micro de son pied.

“Ils évacuent Norfolk, en Virginie. Vous êtes au courant ? Norfolk. L’énorme base navale d’où sont partis les bateaux, les torpilleurs, les croiseurs, pour faire le blocus. Ils évacuent les familles et tout le personnel non essentiel. La question”, et il détourna la tête pour pouvoir regarder l’assistance obliquement, avec un petit air sournois de mise en boîte, “c’est : qui emménage quand ils déménagent ? Eh oui – le quartier tombe en quenouille. Parce que tous les négros indésirables à cinq cents kilomètres à la ronde vont sauter sur ces maisons et réduire à zéro leur valeur immobilière et la marine dira : Merde, les mecs, on se fout des sous-marins et des cargos russes, pointons nos canons sur Norfolk.”

Lenny semblait un peu bouffi ce soir, le visage blanc pâteux et une nervosité hors programme dans sa gestuelle.

“Il n’y en a plus que pour l’immobilier. Vous êtes un produit de votre géographie. Si vous êtes un catholique de New York, vous êtes un juif. Si vous êtes un juif de Butte, dans le Montana, vous êtes une concoction tout ce qu’il y a de goy. Vous êtes comme la purée instantanée. Et c’est bien de ça qu’il s’agit dans cette crise, à propos. De la purée instantanée. Toute la technologie de l’instantané et du rapide, les gars, parce que nous n’avons plus la faculté d’attention pour les guerres normales, et dans la version filmée c’est Rod Steiger qui joue Khrouchtchev en chef d’État de l’Actor’s Studio. Pigez-moi ça, il est profond, il est incompris, il a bien pris l’accent qu’il faut, le crâne rasé, il fait les accès de hurlements, il fait la motivation – un garçon solitaire venu des mines de charbon, il se bat sans merci pour faire son chemin et parvenir au sommet, mais tout ce qu’il cherche en réalité c’est une donzelle blagueuse qui lui répondra avec insolence et le fera rire une fois de temps en temps. Rien à voir avec un cul-terreux – moitié homme, moitié saucisse. Steiger le joue comme un combattant solitaire, sombre et sensible, portant sur ses épaules toute la dinguerie de l’histoire russe. On voit son côté tendre et féminin lorsqu’il a une aventure dans une penderie avec un agent double américain joué par Kim Novak coiffée en gouine.”

Lenny faisait les voix, les accents. Techniquement il n’était pas très exact, il mélangeait des cultures et des géographies entières, et des références croisées pour indiquer la multiplicité des niveaux de son interprétation.

Il y avait un élément beatnik dans l’assistance, plusieurs post-beats en vieilles vestes de bûcherons des années cinquante, des hommes avec une sorte de distance dans le regard, mais réagissant encore aux signes de prodiges en mouvement dans l’univers, et une femme en chemise de patchwork avec un bébé dans une poche ventrale, probablement le premier et dernier nouveau-né à un spectacle de Lenny, mais c’était San Francisco et c’était en semaine.

“Kennedy fait une apparition publique et on entend les gens dire : J’ai vu ses cheveux ! Ou : J’ai vu ses dents ! Le spectacle est tellement éblouissant qu’ils ne peuvent pas l’assimiler d’un coup. J’ai vu ses cheveux ! Ils vénèrent les reliques sacrées alors que le mec est encore vivant.”

Dans la liturgie beatnik, c’était la maladie de l’Amérique qui avait produit la bombe. Si les beatniks étaient réceptifs à la charge de Lenny contre l’hypocrisie et les questions associées et s’ils regrettaient ses arrestations pour usage de stupéfiants et ses procès pour obscénité, ils étaient sans doute indifférents aux accents russes et autres variations et blagues ethniques qui émanaient de lui comme des bulles d’eau de Seltz d’une vieille usine de mise en bouteilles à Canarsie. Le paysage beat tout entier était dans l’ombre de la bombe. Il y avait toujours été. Les beatniks n’avaient pas besoin d’une crise des missiles pour penser à la bombe. La bombe était leur référence première à la misère morale de l’Amérique, lieu coupable des cheminées d’usine et des grandes sociétés impersonnelles, asservi par Time Magazine et J. Edgar Hoover, où des gens étaient affalés devant des tasses de café dans mille routiers lessivés par la pluie sur la prairie du jazz, trotskistes secrets et tristes nymphomanes à la chatte bouddhiste – toutes choses dont se moquait Lenny. Lenny était tout showbiz, il était en complet, bien soigné, cool, corrompu, le comique de croque-mort, et la bombe faisait partie d’une campagne publicitaire effrayante qui avait pris des proportions imprévues.

Il portait une veste à la Nehru ce soir, une tunique sombre à col montant, qui avait besoin d’être nettoyée et repassée, et il avait un imperméable blanc jeté sur les épaules – soit il avait oublié de l’ôter, soit il avait l’intention de filer en vitesse.

Il se lança dans une divagation impressionniste. Difficile à suivre. À propos d’affaires judiciaires, d’avocats et de juges. Comme d’écouter quelqu’un qui croyait parler à quelqu’un d’autre.

Puis il s’interrompit et dit : “Aimez-moi. C’est pour ça que je suis ici. Ce soir et tous les soirs. Cessez de m’aimer, je meurs.”

Ce n’était pas un sketch. Le sketch venait après. C’était un sketch qui lui était venu alors qu’il était assis dans les toilettes pygmées en plastique dans l’avion qui l’amenait de L.A. avec une lumière rouge contre son œil droit qui clignotait Regagnez votre siège, regagnez votre siège.

“L’archange Gabriel apparaît dans le ciel au-dessus de La Havane. Les gardes du corps réveillent Castro et il leur dit : Fichez-moi la paix, et ils lui disent que c’est le messager de Dieu, et il monte en hélicoptère et s’envole là-haut. L’ange est en robe blanche et il tient une trompette étincelante et Castro est intrigué quand il voit que Gabriel est un homme noir. Il se dit : Génial, un nègre instruit, on va pouvoir parler pour de bon. Il dit à l’ange : Je ne crois pas en Dieu, mais permettez-moi de vous demander. De quel côté êtes-vous dans cette crise ? Et l’ange dit : Je ne le dirai qu’une fois. Le côté qui a le baseball et le jazz. Castro dit : Nous avons le baseball et le jazz. Nous appelons ça la musique afro-cubaine et ça vous botterait, mon vieux. Ça balance à mort. Et Gabriel dit : Ne me traite pas comme un débile, enculé de ta mère. J’ai joué avec Bird, figure-toi. Ouais, on faisait des bœufs chez Minton’s à Harlem, dans le temps. Bon tu veux savoir de quel côté je suis. Le côté qui a m’man et la tarte aux pommes. Castro dit : No problema. Les Russes ont m’man et la tarte aux pommes. Ils appellent ça yablochy pirog. L’ange dit : OK, toi qui es si malin, le côté qui a Donald Duck, Mickey Mouse et la Mafia. Et Castro dit : Merde, on a chassé la Mafia de Cuba. Mais comment ça se fait que vous soyez de leur bord ? L’ange dit : Le Seigneur Jésus a un faible pour la Mafia. Castro dit : Comment ça se fait ? L’ange dit : Qu’est-ce que tu crois, mec ? Il est italien. Castro dit : Eh, minute. Jésus est italien ? L’ange dit : Ben quoi – il ne l’est, pas ? Et il semble un peu désarçonné. Il commence à secouer la salive qui est dans l’embouchure de sa trompette, c’est un truc que Gaby fait toujours quand il est mal à l’aise. Il est très à cheval sur son instruction. Il dit d’un ton un peu méfiant : Les papes sont tous des ritals. Tout le monde sait ça, mec. C’est parce que Jésus était rital. Macaroni de la tête aux pieds. Regarde le teint qu’il avait, Jim. Castro dit : Jésus vivait au Moyen-Orient. Gabriel dit : Tu dois être dingue, pour me dire des conneries pareilles. Le gonze est napolitain. Il parle avec les mains. Castro dit : Il était juif si tu veux savoir la vérité. L’ange dit : Je le sais bien qu’il était juif – juif italien. Ils en ont, pas vrai ? Et Castro dit : Qu’est-ce que je fiche ici à écouter tout ça ? Tu es complètement cinglé, mon vieux. Et l’ange dit : Est-ce que tu cherches à me dire que j’ai cru toute ma vie que Jésus avait changé l’eau en vin à un mariage italien – et il ne l’a pas fait.”

Lenny disait ce sketch d’un air un peu distrait, butant sur un mot ici et là, mais n’était-ce pas ce qu’il faisait tout le temps, n’était-ce pas l’un des éléments de toute la présentation à la beatnik – une sorte de fugue de l’au-delà rythmée par la drogue.

“J’ai vu ses cheveux ! J’ai vu ses dents !”

Puis il se rappela la phrase dont il s’était entiché. Il s’accroupit à demi et se couvrit la tête de son imperméable, et s’enfonça pratiquement le micro dans la gorge.

“Nous allons tous mourir !”

Oui, il adorait dire ça, le proclamer, c’était merveilleusement rafraîchissant, cela purifiait sa peur et la rendait publique en même temps – c’était faible et écœurant et lâche et impuissant et pathétique et aussi noble en un sens, un cri long et fort, soutenu dans les aigus avec émotion, un cri de chagrin et de souffrance qui contenait un élément de tendre défi.

Et sa voix lançait comme un coup de feu bizarre et strident parmi les spectateurs. Ils ressentaient le cri physiquement. Il s’engouffrait dans leur sang et les liait entre eux. C’était la révolte de la psyché, comme une lamentation du ça jaillie de leurs âmes, le lieu enfoui et désespéré où l’on réclame la reconnaissance des droits et des besoins primitifs.

Puis il a une idée et la projette aussitôt, comme un boxeur lançant si bien ses coups qu’il lui vient un sourire.

“Mais peut-être que parmi nous certains sont plus impuissants que d’autres. C’est une bombe blanche, pigez un peu.” Et là sa voix change, devient plouc et traînante. “C’est notre bombe. Moscou et Washington. Penses-y, mec. Les Blancs contrôlent cette bombe.”

L’idée le ravit.

“Vous méprisez Watts. Vous admirez Harlem. Et vous dites : Saute nos gonzesses, mec, on lâche la bombe. Mieux vaut détruire le monde que mélanger les races.”

Il prend une pose avachie de boppeur claquant des doigts.

“Parce qu’on aimerait mieux tuer tout le monde que partager nos femmes.”

Puis les lumières s’éteignirent. Juste comme ça. Le projecteur, les lampes du bar, les panneaux de sortie – noir complet. On pouvait voir une forme vague, celle de Lenny, se diriger comme expérimentalement vers la grande porte métallique qui donnait directement dans la rue, et les clients sur le devant auraient pu l’entendre marmonner : “Regagnez votre siège, regagnez votre siège.”

Un bruissement dans l’assistance, quelques têtes qui se retournent, plusieurs personnes debout, indécises. Pensaient-ils c’est peut-être ça, une bombe, une attaque aérienne ? La vibration électromagnétique d’un tir d’essai dans le Pacifique n’avait-elle pas envoyé des courants puissants jusque dans les lignes électriques de Honolulu, tout récemment, éteignant les lumières et déclenchant les alarmes des maisons dans toute l’île ?

Les lumières se rallumèrent. Le projecteur illumina une scène vide. Le mur de meulière n’avait jamais paru plus nu et plus faux. Et voilà Lenny, campé à environ un mètre et demi de la sortie. Il avança lentement vers la scène, imitant une personne qui revient discrètement dans une pièce, soulagée et embarrassée, et ils attendaient qu’il dise quelque chose qui compenserait le long moment de tension et les secouerait de rire, et il arriva sur la scène, prit le micro qui pendait et l’approcha de son visage, et on commença à entendre des crissements aigus et des grésillements et puis les lumières s’éteignirent à nouveau et l’image du visage blême de Lenny resta imprimée sur toutes les rétines de l’assistance, la bouche tordue dans une demi-grimace apeurée, et le bébé se mit à pleurer.

Lorsque les lumières se rallumèrent, après une éternité de vingt secondes, la scène était vide, la porte métallique était entrouverte, le spectacle était visiblement terminé.


 
14 juin 1957

 

Il y avait des semaines entières qui passaient où nous dormions à peine. Nous ôtions ensemble à chaque heure du jour et de la nuit pendant trois ou quatre semaines, ou presque, surtout dans sa voiture, pour y manger et dormir, pour y faire l’amour aussi, nous dormions et nous nous réveillions, nous regardions autour de nous et il faisait encore nuit, ou encore jour, ça dépendait, et finalement nous cessions de rouler pour une raison ou une autre, logique ou non, et la vie ralentissait suffisamment pour que les choses puissent se passer normalement dans des chambres, mais seulement jusqu’à ce que le moment vienne de repartir et elle faisait ronfler la Mercury de 1950, châssis surbaissé et moteur légèrement gonflé, et nous repartions vers l’ouest.

“Ne me raconte pas tes rêves, dis-je.

— Mais il faut que tu saches.

— Je ne veux pas savoir.

— Oh, espèce de salaud, il faut que tu saches, dit Amy, parce que tout ce qui arrive doit nous arriver à tous les deux.

— Tu ne sais donc pas que les gens ne veulent pas entendre les rêves des autres ?

— Oh, espèce de salaud, quels autres ? Qui sont ces autres ?

— Regarde la route.

— On avait dit qu’on partagerait la moindre pensée.

— Regarde la route et occupe-toi de conduire”, lui dis-je.

Et un jour je l’ai déposée à Santa Fé, où elle avait des amis de sa famille, et j’ai gardé la voiture pour moi et je n’ai pas allumé la radio ni lu le journal et elle m’a rejoint une semaine plus tard dans un bar de mineurs à Bisbee, Arizona, et nous avons joué un jeu de poker menteur en flirtant et nous avons escaladé les hautes rues étroites et ressenti quelque chose de tellement puissant, en sachant que l’autre le ressentait aussi, qu’il nous semblait que nos visages auraient pu s’embraser.

“C’était un rêve de montagne. Un lieu élevé et limpide près d’un lac.

— Tu ne comprends pas que les rêves n’intéressent que celui qui les rêve ?

— Tu te crois tellement au courant de tout. Tu es affreusement malin pour un étranger.

— Occupe-toi de conduire.

— Qui a seulement appris l’anglais quand il a quitté New York.”

Amy était grande et compétente et elle portait bien le jeans. Elle savait faire les choses, fabriquer les choses, et même son physique agréable avait un air de compétence, une sorte d’aptitude directe, ouverte et lucide, avec un soupçon de taches de rousseur et un sourire plein de sous-entendus polissons.

Et un jour que nous étions à Yankton, Dakota du Sud, au début de cet été-là, justement le cinéma se vidait, Le Dakota il s’appelait, avec une façade colorée en céramique et Audy Murphy sur le fronton, et la jeunesse de Yankton est montée en voiture et s’est mise à parcourir la grand-rue dans les deux sens, et nous avons fait comme eux, nous endormant presque, et nous allions dans des cinémas drive-in et parlions de la vie et nous roulions à travers les prairies et nous parlions de cinéma et nous passions sous les machines à laver les voitures et lisions de la poésie à voix haute, l’un de nous à l’autre, et l’eau savonneuse ruisselait sur les vitres.

Sa voiture était noire avec l’air de porter une capuche, et nous nous prenions pour des fantômes sur la route, des djinns qui pouvions pisser sans être vus dans la terre poudreuse de la campagne. Elle ne voulait pas que je sache que son père lui avait offert la voiture. Un cadeau pour son diplôme de fin d’études secondaires. Mais c’était une chose que je savais parce qu’un de ses frères me l’avait dit et l’autre chose que je savais c’est qu’elle me laisserait carrément tomber quand le voyage serait terminé.

“Tu sais ce qui est intéressant chez toi ? Tu dis que tu veux partager la moindre pensée. Mais ce qui est intéressant chez toi, dis-je, c’est que tu vas oublier tout ce que nous aurons dit et tout ce que nous aurons fait et toutes les pensées que nous aurons partagées à la minute.

— Non.

— À la minute.

— Non.

— À la minute où nous nous dirons au revoir. Parce que tu sais ce que tu es ? Une personne à l’esprit pratique, endurcie et plus ou moins calculatrice, qui prévoit dix ans à l’avance et qui reconnaît chaque minute qui passe pour ce qu’elle est.

— Et qui est quoi ?

— Une chose d’où tu presses chaque goutte de jus pour pouvoir l’oublier le lendemain matin.”

Et un jour nous nous sommes arrêtés près d’une écurie et elle a essayé de m’apprendre à monter, mais j’ai grimpé là-haut et je suis redescendu et je n’ai pas voulu recommencer, alors elle est partie avec l’Indien qui guidait les randonnées, dans la fraîcheur des collines.

Elle dit : “Qu’est-ce qu’il y a de mal à ça ?

— Je parle, c’est tout.”

Elle dit : “Presser chaque minute. Qu’est-ce qu’il y a de mal à ça ?

— Je parle.

— Et je ne t’ai pas tout dit. Alors n’accuse pas, dit-elle.

— Tu m’as tout dit deux fois.

— Tu es un vrai salaud.

— Dis-moi des choses que tu ne m’as pas dites. Vas-y. Choque-moi, dis-je. Tu ne me choques pas.”

Elle savait faire et réparer des choses et elle aimait parler de la famille Brookhiser, les grands-parents et les pionnières et les chercheurs d’or et toute la vaste descendance de la vieille et rude lignée.

Et une fois nous avons séjourné chez son frère aîné, un architecte, en dormant dans des chambres séparées – elle semblait avoir des frères partout. Celui-là vivait près de Yuma dans une maison de guingois qu’il avait construite lui-même, en biais pour se faire remarquer, avec des traverses de chemin de fer et du stuc et du fer-blanc martelé, et Amy était dans un état d’exaltation, en regardant de côté la maison.

Nous étions à moitié fous à force de rouler et nous nous sommes parlé avec ironie pratiquement sans interruption pendant la moitié de la traversée d’un État très vaste, et nous avions la chimie de toute une longue vie conjugale brutale comprimée en quelques semaines, les effluves dans l’air d’une chose qui reste mal réglée, et nous avions aussi l’impression que c’était une mauvaise idée de dormir parce que nous pourrions être en train de dire quelque chose d’horrible et d’important.

Et un jour que nous roulions sur une route de terre dans les environs de Ruby, Arizona, nous avons vu quatre hommes à cheval qui menaient un taureau, un taureau bossu d’une taille effarante, presque irréelle, et nous nous sommes arrêtés non seulement pour regarder et non seulement parce que nous pensions que l’animal risquait de foncer sur une voiture en mouvement, mais aussi par une sorte d’étrange respect païen, un animal tellement impressionnant, un taureau de Brahmâ, et les cow-boys nous ont salués de la main et ont continué à conduire le taureau sur la route de terre rouge.

“J’ai ces grandes fureurs dans la tête, dit-elle. Où tu me haïrais si je te parlais de cette rage à lancer des choses, de sexe, de jalousie, de rancune, à souhaiter les pires souffrances et une mort lente pour quelqu’un de proche.

— Dis-moi.

— Je ne te le dirai pas. Même pas à toi. Surtout pas à toi.

— Je veux que tu me le dises.

— Je ne te le dirai pas sauf si tu m’obliges”, dit-elle.

Amy avait une certaine façon d’esquiver quelquefois. Elle avait une sorte de rituel, un réflexe, pas maniéré, mais méfiant et rusé, s’écartant de moi d’autant plus qu’elle révélait un besoin, esquivant, l’œil brillant, l’épaule voûtée contre mon approche. Elle pouvait être capricieuse pendant l’acte même, à presque prétendre que nous ne faisions pas ça, mais autre chose de complètement différent, je ne sais pas, comme de nous tenir par la main dans un couloir du lycée peut-être, et quelquefois elle me repoussait carrément, en disant Non tu ne peux pas, ou Non je ne veux pas, alors même que nous étions vautrés là, à baiser sur la banquette.

Je pensais que nos visages risquaient d’éclater et de disparaître, ce soir de la mi-juin où nous avons grimpé les rues étroites en escalier de Bisbee, Arizona, sous le choc de l’amour, comme effacés par nous-mêmes, après une bière et un sandwich dans un bar sombre rempli de mineurs de cuivre et de leurs chiens rongés à mort par la maladie des vers. Je ne savais pas qu’on pouvait ressentir une chose pareille, et puis le ressentir ensemble, la tête à moitié éclatée et l’esprit vidé, aveugle et sourd à tout sauf à l’amour.

Elle dit : “Je sais ce que tu fais. Tu restes éveillé pour me regarder quand je dors.

— Quand dors-tu ?

— Tu veux trop de choses. En fait tu veux t’introduire à l’intérieur de moi. Tu veux suivre ta bite à l’intérieur. Est-ce que j’aurais pu imaginer ça ?

— Occupe-toi de conduire.

— Non, mais est-ce que j’aurais pu imaginer ça ?

— Ne me regarde pas quand tu conduis.

— Non, mais est-ce que j’aurais pu imaginer ça, qu’un jour je connaîtrais un homme qui essaie de me suivre aux toilettes ?

— Occupe-toi de conduire.”

Elle dit : “Tu voulais entrer avec moi dans les toilettes de la station-service. Je viens de m’en souvenir. J’avais presque oublié. Parce que tu pensais que tu risquais de manquer quelque chose.”

Et un jour que nous traversions Bakersfield, Californie, la voiture a chauffé et nous nous sommes arrêtés pour remplir le radiateur dans un camp de caravanes et c’était quelque chose dont je ne savais absolument rien. Toutes ces rangées de caravanes où les gens vivaient, faisant cuire des hot-dogs par une chaleur de quarante-trois degrés. Une femme en maillot de bain qui repassait des vêtements sur une planche à repasser devant sa caravane avec des petits gosses en caleçon sur leurs tricycles. Et c’était une chose dont je n’avais absolument jamais su l’existence, ni même pu l’imaginer, une chose qui m’avait complètement échappé, des gens qui vivaient dans des caravanes, et Amy me traita d’étranger débarqué de New York.

J’allais à Palo Alto, j’étais rédacteur novice de livres scolaires, avec une équipe déterminée à changer la nature de la classe, à la rendre ouverte, fluide, détendue et californienne, et elle allait à Seattle ou bien à Portland, elle n’était pas sûre, ou peut-être qu’elle retournerait à Denver avec une maîtrise en sciences de la terre et un certain nombre de relations professionnelles dont elle ne soufflait mot.

“Je ne sais pas ce que je fiche ici avec toi. Je ne sais rien de toi. Tout ce temps et toutes ces paroles et je ne sais rien sur toi, dans le fond, dit-elle, à part le fait que tu sais me mettre en colère.

— Bien. C’est bon pour toi. La colère purifie le sang, lui dis-je. D’après mon Irlandaise de mère.

— Tu as une mère. Voilà qui est encourageant.

— Mets-toi en rogne. Sois en rogne, lui dis-je.

— Je veux que tout ce qui arrive nous arrive à tous les deux, dit-elle.

— Moi aussi”, dis-je, et j’étais sincère, sur le moment, vraiment.

Elle sentit le poids de mon regard et se tourna vers moi sur la route déserte avec une montagne de tiges de lavande s’élevant au-dessus des vieux hangars qui marquaient une ancienne exploitation minière et c’était un regard tellement intime et profond, tellement enraciné dans les choses que nous avions faites que ça devenait une sorte de défi fou, une forme de pari mortel – lequel de nous deux romprait en premier la contemplation amoureuse et détournerait les yeux pour voir si la voiture avait dévié vers la voie de gauche, avec un camion aux yeux brillants qui approchait, à une demi-seconde de la mort aveuglante.

“Qui est bizarre ? dis-je.

— Tu restes éveillé et tu me regardes quand je dors. Je le sais. Je le sens dans mon sommeil.

— Je suis bizarre ou tu es bizarre ?

— Tu m’as suivie dans des toilettes pour femmes.

— Non, attends attends attends. Tu peux sentir que je te regarde pendant que tu dors et tu trouves que je suis bizarre ? Qui est bizarre ?” dis-je.

Et il y avait des moments où tu te détachais même de la plus intense respiration pour sentir une sorte d’ombre blanche, un glissement dans une personnalité parallèle, quelqu’un fait de lumière mentale qui semblait parler à ta place.

Ou : “Tu ne peux pas me faire faire ça”, disait-elle en passant la main sur la couture de ma braguette, et moi j’essaie de conduire la voiture.

Et une fois où j’étais seul pour un jour et une nuit, sans allumer la radio ni lire le journal, à conduire sans but pendant des heures, j’ai fini par m’arrêter et garer la voiture, et me promener à pied dans une aire de pique-nique où il y avait des arbres à l’écorce blanche et des poubelles pour les restes de pique-nique et un homme à l’air dérangé assis sur un banc, quelque part dans les environs de Fresno, mais peut-être était-il simplement plongé dans ses pensées, ou préoccupé par quelque chose, et j’ai éprouvé une tristesse que je ne pouvais pas situer précisément, un sentiment qui aurait pu être mien ou leur, à ces petites familles avec leur déjeuner sur des assiettes en carton, à cet homme malheureux affalé sur le banc, à cet endroit même, à ce banc même, à ces poubelles qui n’avaient pas de couvercles.

J’achetai une carte postale pour la lui envoyer quand elle serait partie de son côté et moi du mien, une carte représentant une table de pique-nique au milieu des arbres, et je la glissai dans un livre à l’intérieur de mon sac en attendant d’avoir le temps de décider quel genre de message j’écrirais.