28 novembre 1966
Le premier homme se tenait près de la fenêtre de sa majestueuse suite au Waldorf. Il regardait les taxis jaunes sombrer dans le crépuscule sentimental, cette lumière prodigue qui tombe comme en mourant sur Park Avenue dans l’heure qui précède le départ des gens de leur bureau pour redevenir des maris et des femmes, ou Dieu sait ce que deviennent les gens dans Dieu sait quels termes susurrants lorsque le soir se fait vif et chuchoté.
Le deuxième homme était assis sur le canapé, jambes croisées, et parcourait les rapports du Bureau.
Edgar dit : “Vous avez emballé les masques, bien sûr.”
Le deuxième homme fit signe que oui, geste qui passa inaperçu.
“Junior, les masques.
— Nous les avons, oui. Je regarde une note de sécurité qui est un peu, eh bien, venimeuse.
— Je ne veux pas l’entendre. Classez-la quelque part. Je me sens trop bien.
— Manifestation. Devant le Plaza ce soir.
— Contre quoi manifestent ces cons ? Veuillez me le dire”, dit Edgar d’un ton qu’il avait perfectionné au fil des ans, un mince amusement gravé dans onze sortes d’ironie.
“La guerre, dirait-on.
— La guerre.
— Oui, ça”, dit l’homme.
Ils étaient descendus au Waldorf, qui était l’hôtel préféré de J. Edgar Hoover lors de ses séjours à New York, mais la réception avait lieu, le bal – la fête, l’événement mondain de la saison, de la décennie, du demi-siècle sans doute –, le bal avait lieu dans la salle de bal du Plaza.
Edgar changea de sujet, ne fût-ce que dans sa tête. Il fixa les yeux loin au-delà de Park Avenue, là où la courbe de la terre s’inclinait vers Harlem. Peut-être était-ce la lumière profonde et éphémère qui le rendait nostalgique, ou bien le bruit, la clameur assourdie des klaxons des taxis en bas, un son à cette distance protégée qui était curieusement et humainement joyeux, des petits tuut-tuut et biip-biip qui semblaient contenir un air de célébration.
Il dit : “Où étiez-vous quand Thomson a frappé sa fameuse balle ?
— Je vous demande pardon ?
— Où étiez-vous ?
— Oui ?
— Peu importe. Une idée en l’air, Junior.”
Clyde Tolson, surnommé Junior, était l’assistant le plus dévoué d’Edgar au Bureau, sein plus cher ami et inséparable compagnon.
Ils prenaient de la bouteille, bien sûr. Clyde avait cinq ans de moins qu’Edgar, mais il n’était plus aussi rapide que naguère, et sa mémoire électronique était désormais un peu moins prodigieuse. Mais alors qu’Edgar était : massif avec un nez de bouledogue et des sourcils en ailes de chauve-souris, Clyde était plutôt grand et la mâchoire allongée, l’air peut-être à demi débonnaire, un type assez doux qui aimait bien la conversation – là encore, contrairement à son patron, qui pensait qu’on se dévoilait, mot par mot, chaque fois qu’on ouvrait son clapet pour parler.
Edgar avait un verre de scotch à la main. Il l’examina, à l’affût de traînées douteuses, puis le flaira et but une gorgée, sentant les effluves fumés lui picoter la langue. La suite à titre gracieux, l’alcool apaisant, la présence de Junior dans la pièce, la fête dont tout le monde parlait depuis des mois, célèbre longtemps avant d’avoir lieu, les gens pas invités qui tombaient dans des états de confusion aiguë, insomniaques, incapables de fonctionner – oui, Edgar se sentait drôlement bien ce soir.
Bavard ou non, il aimait les belles fêtes. Il aimait particulièrement les célébrités et il y aurait abondance de splendeur animale au Plaza ce soir. Personnage et style, esprit élégant. Il demeurait encore un frêle écolier à l’intérieur du corps massif du directeur et ce crypto-enfant solitaire prenait vie et force en présence de gens du showbiz et d’autres icônes vivantes – des enfants stars, des joueurs de baseball, des champions de boxe, et même des chevaux et des chiens de Hollywood.
Les gens renommés étaient des esprits supérieurs, des hommes et des femmes qui donnaient du relief à l’humeur de l’époque. Quelle que fût la propre prétention d’Edgar au rang et à la notoriété, il se trouvait atteint de palpitations anales lorsqu’il bavardait avec une authentique célébrité.
Clyde dit : “Et ça aussi, bien sûr.”
Edgar ne se retourna pas pour voir ce que lisait le deuxième homme. Au lieu de cela il examinait le tapis. Au Waldorf, les tapis étaient épais et moelleux, de véritables nids pour les bactéries de tous poils. Si l’on savait quoi que ce fût sur la guerre moderne, on savait que les armes utilisant des bactéries pathogènes pouvaient être tout aussi destructrices que des mégatonnes de bombes. Pires, en un sens, parce que la sensation d’infiltration était en soi une forme de mort.
Clyde dit : “Je savais que c’était une erreur de faire connaître nos méthodes à l’égard des personnalités du crime organisé.
— Quelles méthodes ?
— Fouiller leurs ordures.
— Ça fait de la bonne copie.
— Et ça développe une mentalité d’imitateurs. Nous voilà maintenant dans une situation qui est un vrai cauchemar en termes de relations publiques. À savoir qu’un prétendu guérillero des ordures vise devinez quelles ordures, patron ?
— Je vous en prie. Laissez-moi boire en paix. Un homme aime boire un verre en paix lorsque la journée s’achève.
— Les vôtres”, dit Cycle.
Edgar ne pouvait pas en croire ses oreilles.
“Voilà ce que nous dit notre source confidentielle.” Et Clyde agita la page qu’il lisait pour produire un effet maximum de nuisance sonore. “Équipe de guérilleros urbains prépare raid ordures au 4936 Thirtieth Place, Northwest, Washington, D.C.”
C’était la fin du monde en triple exemplaire.
“Quand est-ce prévu ?
— Plus ou moins d’un moment à l’autre.
— Vous avez posté des policiers ?
— Dans des voitures banalisées. Mais que nous les arrêtions ou non, ils trouveront un moyen de faire du spectacle public avec vos ordures.
— Je ne sortirai pas les ordures.
— Il faudra bien finir par les sortir.
— Je les sortirai et je les mettrai sous clé.
— Comment les éboueurs vont-ils les ramasser ?”
Lorsque les agents du FBI s’éclipsaient dans la nuit avec les ordures domestiques d’un type de la Mafia, ils y substituaient de fausses ordures, pour endormir les soupçons – des restes alimentaires aromatiques, des boîtes d’anchois, des tampons hygiéniques usagés préparés par la division labo. Puis ils rapportaient les vraies ordures pour les faire analyser par des experts légistes des jeux, de la graphologie, des papiers en petits fragments, des photos froissées, des taches de nourriture, des taches de sang et de toutes les sous-classes connues de sicilien griffonné.
“Ou bien faites ceci, dit Edgar. Sortez des ordures simulées. Des bouts et des morceaux sans histoires. Qui ne révèlent rien du tout.
— Nous ne pouvons pas employer de méthodes conventionnelles, si astucieuses soient-elles, avec ces gens-là. Parce que ce qu’ils font est une insulte à l’affrontement ordinaire. Et si bien gardés que soient les lieux, tôt ou tard ils s’empareront d’une poubelle et fileront avec.”
Edgar s’approcha d’une autre fenêtre. Il avait besoin d’un changement, comme cm dit, de décor.
“La source confidentielle dit qu’ils ont l’intention d’emmener vos ordures en tournée. De louer des salles dans les principales villes. De faire analyser vos ordures, article par article, par des sociologues gauchistes. De trouver des hippies qui en frotteront leurs corps nus. Qui auront plus ou moins des rapports sexuels avec. De trouver des poètes pour écrire des poèmes dessus. Et enfin, dans la dernière ville de la tournée, ils prévoient de les manger.”
Edgar apercevait une partie de la façade orientale du Plaza, une dizaine de rues plus loin.
“Et de les excréter, dit Clyde. Publiquement.”
L’immense toit d’ardoises, les pignons et les mansardes et les faîtes de cuivre. Comme cela semblait étrange qu’une chose aussi communément admise, sortir les ordures, puisse soudain causer la pire des angoisses.
“La source confidentielle dit qu’ils feront un film documentaire de la tournée, pour le sortir en salle.
— Avons-nous un dossier sur ces terroristes ?
— Oui.
— Volumineux ?” dit Edgar.
Dans le mouvement permanent de flux et de reflux de la paranoïa et du contrôle, le dossier était un instrument essentiel. Edgar avait de nombreux ennemis pour la vie et la façon de traiter avec ces gens-là c’était de compiler des dossiers volumineux. Des photos, des comptes rendus de surveillance, des allégations détaillées, des associations de noms, des transcriptions d’enregistrements – écoutes téléphoniques, micros cachés, effractions. Le dossier était une forme plus profonde de vérité, transcendant les faits et la réalité. Dès l’instant où vous placiez un élément dans le dossier, une photo floue, une rumeur sans fondement, il devenait criant de vérité. D’une vérité sans autorité et donc incontestable. Des factoïdes suintaient du dossier et rampaient sur l’horizon, ravageant des corps et des esprits. Le dossier était tout, la vie rien. Et c’était l’essence de la vengeance d’Edgar. Il remaniait les vies de ses ennemis, leurs conversations, leurs relations, leurs souvenirs même, et il rendait ces gens responsables des détails de sa création.
“Nous les arrêterons et les accuserons, dit Clyde. C’est tout ce que nous pouvons faire.”
Edgar se détourna de la fenêtre, souriant.
“Peut-être pourrai-je sympathiser là-dessus avec la Mafia.”
Clyde sourit.
“Vous avez toujours été à moitié gangster”, dit-il.
Ils se mirent à rire.
“Vous vous rappelez les mitraillettes que nous portions, dit Edgar.
— Quand il y avait des photographes dans les parages.”
Ils se remirent à rire.
“Vous étiez juste là, à côté de moi, en posture héroïque.
— Edgar and Clyde, dit Clyde.
— Clyde and Edgar”, dit Edgar.
Lorsque le courant du besoin de contrôle de l’un rencontrait le flux de la paranoïa de l’autre, c’était là que le dossier était réciproquement gratifiant. Vous nourrissiez les deux forces d’un seul coup.
“J’aimais les années trente, dit Edgar. Je n’aime pas les années soixante. Non, pas du tout.”
Le bureau placé à l’extrémité de la pièce provenait des années trente, en un sens, équipé des éléments conçus suivant les instructions d’Edgar. Deux stylos à plume noirs. Deux flacons d’encre Skrip Permanent Royal Blue n° 52. Six crayons Eberhard Faber n° 2 bien taillés. Deux blocs-notes en 12,5 x 20 de papier à finition toilée, blanc. Une ampoule neuve de 60 watts sur le lampadaire. Le directeur ne voulait pas respirer la poussière de vieilles ampoules utilisées pour éclairer la lecture d’inconnus. Des journaux, des guides touristiques, des bibles de Gédéon, de la littérature érotique, de la littérature subversive, de la littérature underground, de la littérature – tout ce que peuvent lire les gens à l’hôtel, seuls, en feuilletant les pages et en respirant.
Clyde jeta un coup d’œil à sa montre. Dîner d’abord, tous les deux, seuls, une habitude remontant à des décennies – puis le bref trajet jusqu’au Plaza.
Cela s’appelait le bal en Noir & Blanc. Un rassemblement olympien de cinq cents personnes, une fête masquée, sur invitation seulement, smoking et masque noir pour les hommes, robe du soir et masque blanc pour les femmes.
La fête était donnée par un écrivain, Truman Capote, pour un éditeur, Katharine Graham, et les données factuelles fournies par les invités combleraient sûrement le fossé de plus en plus étroit qui séparait le journalisme de la fiction.
Edgar n’avait pas été invité, à l’origine. Mais obtenir une invitation n’était pas bien difficile. Un mot d’Edgar à Clyde. Un mot de Clyde à quelqu’un proche de Capote. Ils étaient dans les dossiers, bien sûr, la plupart de ceux qui participaient à l’organisation de l’événement – tous catalogués et fichés jusqu’aux yeux et aucun d’eux tenté d’offenser le directeur.
Clyde prit un appel de la réception. La dame des masques montait pour un essayage.
Edgar observa que Clyde portait une cravate avec un motif de gouttes. Les petits dessins lui firent penser à des paramécies, sinistres organismes munis de tuyaux et d’orifices pour s’alimenter. Chez lui, Edgar s’asseyait sur un siège de toilettes dressé sur une estrade, pour l’isoler des formes de vie rampantes. Et il avait ordonné aux gens de son labo de construire une pièce propre au Bureau avec des critères d’hygiène sans précédent. Une pièce blanche entretenue par des techniciens vêtus de blanc, et de préférence blancs eux-mêmes, qui travailleraient dans un environnement totalement libre de contaminants, de poussière, de bactéries et ainsi de suite, avec de grosses lumières blanches braquées vers le sol, où Edgar lui-même pourrait aimer passer un moment lorsqu’il se sentirait vulnérable aux forces qui l’entouraient.
Elle entra, Tanya Berenger, en maxirobe et bottines achetées d’occasion, naguère costumière de renom, désormais vieille et mal soignée, vivant dans une chambre d’hôtel triste des alentours de Times Square, un endroit où le réceptionniste mange un sandwich à la langue derrière un grillage. Les gens retrouvaient sa trace, trois ou quatre fois par an, pour faire des masques pour des occasions spéciales et elle trouvait assez régulièrement du travail dans la confection d’accessoires sadomasochistes pour un club privé du Village.
Les deux hommes, comme toujours avec une femme dans la pièce, quelqu’un qu’ils ne connaissaient pas et, faute d’une autre personne présente, dépourvus de toute humeur conviviale – eh bien, ils avaient tendance à devenir raides et méfiants, comme s’ils avaient été surpris par un intrus armé.
Clyde ne quittait pas le côté d’Edgar, flairant une possibilité de comportement fantasque de la part de la femme. Elle arborait un maquillage épais qu’elle aurait pu verser d’un pot de peinture et faire cuire. Et Clyde remarqua qu’une poche de sa robe s’était décousue et pendait un peu.
Elle parlait à Edgar avec une sorte d’affection pitoyable.
“Vous savez que je ne peux pas vous laisser porter l’un de mes masques, cher homme, sans une consultation. Je dois mettre les mains sur la tête de chair et d’os. C’est déjà assez navrant que j’aie dû créer mon objet à partir d’un ensemble d’instructions écrites, comme si j’étais plombier et que j’installe un évier tout fait.”
Elle avait un accent européen zébré et brûlé par une longue période de résidence à New York. Et ses cheveux avaient l’éclat retouché d’un corbeau mort monté sur un bâton.
Bien sûr Clyde avait pris ses renseignements sur Tanya Berenger. Elle était dans les dossiers de manière assez voyante. Elle avait été accusée à diverses époques d’être lesbienne, socialiste, communiste, droguée, divorcée, juive, catholique, noire, immigrante, et fille-mère.
À peu près tout ce dont Edgar se méfiait et qu’il redoutait. Mais elle faisait des masques ravissants et Clyde avait tôt fait de lui passer la commande.
Il se hâta d’aller chercher le masque dans la chambre à coucher d’Edgar.
Lorsqu’elle l’eut entre les mains, elle regarda Edgar et regarda le masque, soupesant l’équation, et le directeur ressentit une bizarre tension dans la poitrine, en se demandant s’il en était digne.
Elle tenait l’objet à hauteur d’yeux, à quinze centimètres de son visage, et par les trous des yeux elle regardait Edgar.
Et Edgar à son tour regardait le masque comme s’il avait une vie, une identité propre qu’il se sentirait peut-être assez culotté pour emprunter, pour un unique minuit de fiesta.
C’était un masque en cuir noir lisse avec des poignées de guidon pour la prise en main et une jonchée de paillettes brillantes autour des yeux.
Tanya dit : “Vous voulez le mettre ou lui faire la conversation ?”
Mais il n’était pas tout à fait prêt.
“Est-ce que je veux le mettre, Junior ?
— Un peu de courage.”
Tanya dit : “Le cuir. C’est tellement réel, vous savez ? Comme de porter le visage de quelqu’un d’autre.”
Elle ajusta le masque par-dessus la tête d’Edgar, la bande matelassée pas trop serrée et le cuir vivant sur son visage.
Puis elle le prit par les épaules et le fit pivoter lentement en direction du miroir au-dessus du bureau.
Clyde lui prit des mains le verre de whisky.
Le masque le transformait. Pour la première fois depuis des années il ne se vit pas comme l’occupant d’un vieux corps trop court et débordant avec une tête énorme et bouffie.
“Je peux vous appeler Edgar – ça va ? Je peux vous dire comment je vous vois ? Je vous vois comme un homme mûr et soigneux avec un voyou sexy et fou de moto qui se débat pour sortir. Même que les paillettes donnent un petit côté fou, vous savez ?”
Il se sentait crémeux, langoureux, et drogué.
Elle procéda à un léger réglage de la position et alors même qu’il se recroquevillait à son contact Edgar ressentit un fourmillement d’excitation. Elle était insidieuse et corrompue et c’était comme d’entendre votre grand-mère vous dire des obscénités à l’oreille.
“Pour moi vous êtes un macho à moto, vous savez, qui arrive en ville pour prendre la tête des sadiques et des nécrophiles.”
Clyde observa avec une anxiété civilisée un cafard qui sortait de la poche de Tanya et descendait lentement le long de son flanc. Il était de la taille des cafards du Harlem latino, avec des antennes capables de recevoir la BBC.
“C’est très bien ajusté, mon cœur. Vous avez des pommettes de sauvage pour un homme de votre ampleur. J’adorerais faire le visage total, vous savez ? Des lumières et des ombres.”
Clyde la prit doucement par le bras, dissimulant à la vue d’Edgar le côté du cafard.
“En fait, puis-je vous dire une chose ? Le bal ce soir est un cadre parfait pour vous. Parce que pour moi vous êtes très noir et blanc. Alors vous serez totalement en situation, non ?”
Lorsqu’elle fut partie, les deux hommes se lancèrent dans les préparatifs pratiques. Clyde réserva une table pour le dîner et sortit leurs habits de soirée. Edgar posa le masque sur une table et prit un bain.
Lorsqu’il eut terminé, il enfila son peignoir blanc moelleux et se campa devant une fenêtre en buvant le reste de son whisky. Il entendit un son par-dessus le tintamarre de la circulation, quelque chose de strident qui s’élevait dans la nuit. New York était moins jovial qu’autrefois, quand les saloons et les night-clubs où souper étaient des endroits faits pour des femmes vives et charmantes et des messieurs encanaillés ayant le goût du comique.
“Junior, ce bruit. Vous l’entendez ?”
Clyde entra dans la chambre en bras de chemise, une brosse à chaussures à la main.
“Oui, à peine.
— Est-ce possible ?
— Oui, ce pourraient être les manifestants au Plaza.
— Le vent.
— Oui, le vent porte le bruit par ici.”
Ils entendaient les rafales dures et rythmiques des voix qui scandaient des slogans furieux, encore, plus fort, s’estompant lorsque le vent tournait, puis audible à nouveau.
“Vous savez ce qu’ils veulent, n’est-ce pas ?” dit Edgar.
Au fil du siècle endolori de guerres mondiales et de violences massives produites par d’autres moyens, il y avait toujours eu une voix par-dessous qui parlait à travers le feu du canon et tac-tac-tac-tac et qui parfois devenait assez forte pour se mêler aux sons de la bataille. C’était la lutte entre l’État et les groupes secrets d’insurgés, nés dans l’État, le regard fou – les anarchistes, les terroristes, les assassins et les révolutionnaires qui s’efforçaient de faire surgir des changements apocalyptiques. Et qui parfois bien sûr réussissaient. La tâche passionnée de l’État était de tenir bon, de raidir son emprise et de maintenir son ambition d’être la puissance la plus destructrice qui soit. Avec les armes nucléaires cette puissance devenait totalement identifiée à l’État. Le nuage champignon était la divinité de l’Annihilation et de la Ruine. L’État contrôlait les moyens de l’apocalypse. Mais Edgar, par la fenêtre, entendait les vieilles alertes. Il songea que l’heure était venue peut-être, une fois de plus, où les idées devenaient rebelles et des bandes révoltées renaissaient, des hommes et des femmes aux cheveux longs, sales et baisant librement, en marche vers la résistance armée et organisée, cherchant à briser l’État et à amener la fin de l’ordre existant.
“Ils veulent le pouvoir pour ébranler le monde. C’est le vieux rêve bolchevique qui reparaît et ce sont les communistes qui sont derrière tout ça. Et vous savez où ça commence, n’est-ce pas ?
— Ce sont des gosses pour la plupart, qui se couchent dans la rue et qui agitent des fleurs devant la police, dit Clyde. Le Viêtnam c’est la guerre, la réalité. Là c’est le film, où les scénarios sont écrits et les acteurs jouent. Les jeunes Américains ne veulent pas de ce que nous avons. Ils veulent des films, de la musique.”
Que Junior imagine donc ses ingénieuses élucubrations. Il ne comprenait pas qu’une fois qu’on marque de la condescendance à son ennemi, on entame le processus de sa propre défaite.
“Ça commence au tréfonds de la personne, dit Edgar. Quand on cède au chaos des pulsions sexuelles, on veut tout voir se relâcher. On prend son propre relâchement pour un concept politique, alors qu’en vérité.”
Il n’acheva pas sa pensée. Certaines pensées devaient rester inexprimées, même inachevées dans l’esprit. C’était l’essence même de sa relation avec Clyde. De laisser le sujet inexprimé. De laisser les sentiments inéprouvés, les élans momentanés inaccomplis. Comme cela paraîtrait bizarre et idiot aux jeunes gens qui couraient dans les rues, ou qui vivaient à six dans une pièce, ou à trois dans un lit, et à bien d’autres gens d’ailleurs – tellement triste et rare.
Clyde retourna à ses occupations, laissant le patron à la fenêtre.
Edgar trouvait qu’il y avait quelque chose de noble dans une étroite camaraderie de chaque instant qui ne tombait pas dans des exigences plus viles. Il supposait que Clyde pensait la même chose. Mais après tout Clyde était le deuxième homme, n’est-ce pas, et peut-être ne faisait-il que suivre la ligne de conduite d’Edgar où qu’elle menât, ou ne menât point.
Il entendait les slogans par intermittence, portés par le vent. Clyde était dans la douche à présent. Edgar se retourna pour voir où il avait laissé le masque et se vit par surprise dans un miroir en pied, à l’autre bout de la chambre, avec son peignoir blanc et ses pantoufles souples, et il fut stupéfait par son image.
C’était lui bien sûr, mais lui sous forme de bébé macrocéphale, asexué et tellement nouveau-né qu’il était, en substance, surnaturel.
L’avorton choyé de maman Hoover.
Il traversa la pièce et prit le masque. Il nota que les poignées stylisées étaient de simples tortillons de cuir faits pour s’évaser à partir des tempes.
Il entendit Clyde sortir de la douche.
Lorsqu’ils étaient plus jeunes et ensemble en vacances, ou bien en déplacement professionnel, partageant une suite ou prenant des chambres contiguës dont ils laissaient ouverte la porte de communication pour pouvoir parler tard dans la nuit, depuis leurs lits respectifs, Edgar s’arrangeait parfois pour orienter les miroirs de manière à pouvoir l’apercevoir – en prenant l’antiquité sur pied dans une vieille auberge, la psyché, par exemple, et simplement en la poussant dans un autre endroit, ou bien en ouvrant l’armoire à pharmacie dans une certaine position lorsqu’il se rasait et en laissant le miroir absorber la lumière du lit dans la chambre voisine, ou encore en laissant un miroir à main posé en biais sur un bureau – un bref regard, un coup d’œil furtif, à la dérobée, sur Junior occupé à s’habiller ou se déshabiller ou prendre un bain, le tout agencé de telle manière que le moment paraîtrait purement accidentel, au cas où le sujet s’apercevrait qu’il était observé, accidentel non seulement de son point de vue, mais aussi dans l’esprit d’Edgar, le reflet de Junior étant une chose qui aurait pu simplement traverser son champ de vision dans le cours normal des choses, en déplacement pour affaires pressantes du Bureau, le corps de son compagnon svelte et viril, ou sur un terrain de golf, ou en suivant les chevaux à Del Mar, lorsqu’ils étaient tous deux beaucoup plus jeunes.
Junior perdait ses cheveux à présent, son nez devenait bulbeux, et il avait une démarche voûtée. Mais en fait Junior avait toujours marché voûté pour s’efforcer de ne pas paraître plus grand que le patron.
Edgar était dans la chambre à coucher avec la porte fermée. Il était debout devant le miroir en pied, à soixante et onze ans, sans rien d’autre sur lui que son masque de motard à paillettes et ses pantoufles doublées de laine, à écouter les voix dans la rue.
Lorsque sa journée de travail était terminée, Janet Urbaniak mettait ses chaussures de course. Il y avait quatre blocs d’immeubles à l’abandon entre le complexe hospitalier où elle suivait ses cours et apprenait l’exercice de son métier et le grand ensemble où elle habitait. Des rues lugubres et envahies de mauvaises herbes, avec la neige jamais pelletée qui noircissait sous l’effet des gaz d’échappement des bus, criblée et dorée par la pisse des chiens, et il y avait habituellement quelques silhouettes tapies en treillis vert, fin d’un bataillon en déroute d’hommes perdus.
Donc lorsque sa journée de travail était terminée, Janet ôtait ses mocassins légers et décontractés et sortait les chaussures de course de son casier, de solides tennis matelassées avec des semelles intermédiaires amortissant les chocs et une impression de souplesse et de fiabilité. Puis elle allait se poster à l’entrée de l’hôpital avec une autre élève infirmière et elles attendaient que le feu devienne vert le long de ces quatre interminables blocs d’immeubles plus ou moins déserts, le genre de boulevard sans âme qu’on trouve dans les quartiers où l’architecture est méfiante et rigide et où l’on a toujours une impression de couvre-feu.
Janet se tenait là et attendait dans le crépuscule profond et bizarre. Puis les feux devenaient verts et sa copine disait : “Allez, allez, allez”, et Janet se mettait à courir, sans avoir à s’arrêter, espérait-elle, avec les feux en sa faveur, atteignant sa vitesse maximale en quelques secondes et s’efforçant d’éviter les plaques gelées, et sa copine la suivait des yeux jusqu’au bout.
Certains soirs, presque tous les soirs, ce sont les hommes qu’on cherche à éviter. C’est pour ça qu’on court après tout. Ils vous voient venir avec vos chaussures bleu et blanc qui rebondissent et ils ont des choses à dire et des gestes à faire ou juste des regards à darder, ou rien du tout quelquefois, on est un fantôme, une ombre – un groupe d’hommes rassemblés près d’un grillage ou d’un terrain vague, et on ne sait jamais s’il vaut mieux les éviter par un détour défensif ou continuer à courir en droite ligne parce que la première tactique risque de les offenser et la seconde de leur donner envie d’essayer des familiarités ou même de les agresser par son indifférence, et certains soirs c’est la neige.
C’est à la neige ou à la pluie ou aux ordures ou aux chiens errants qu’il faut faire attention.
Mais on ne court pas à cause des chiens. Les chiens vous font ralentir, vous mettre au pas. Ce sont les hommes désœuvrés qui vous font courir, et les hommes hors de vue dans les embrasures et dans les voitures à l’abandon, vous voulez leur faire croire que vous courez pour le plaisir de courir, vous et toutes les autres, le flot vespéral des étudiantes qui sprintent le long des quatre blocs d’immeubles.
Nous sommes juste des filles qui courons, voulez-vous leur faire croire, en nous chronométrant.
Janet courait de toutes ses forces maintenant, respirant à fond, se concentrant sur la neige et guettant les feux verts, et elle était sur le qui-vive à cause des hommes qui risquaient d’être adossés à un mur ou de sortir d’une voiture – il y avait généralement deux ou trois voitures délabrées sur le parcours, qui servaient de club social en hiver.
Quatre longs blocs sous un ciel du nord strié. Lorsqu’elle atteignait l’entrée de son immeuble elle avait déjà les clés à la main et elle entrait et prenait l’ascenseur, courant toujours en un sens, avec les clés de l’appartement toutes prêtes maintenant, et elle était depuis quinze secondes dans la salle de séjour, la porte verrouillée à double tour, lorsque le téléphone sonnait. C’était alors seulement que son cœur cessait de s’affoler.
L’appel était une procédure de routine, une autre étudiante, à l’hôpital, vérifiant qu’elle était arrivée saine et sauve. Elles lui donnaient onze minutes porte-à-porte y compris l’ascenseur et les clés dans les serrures. Un certain nombre d’élèves infirmières vivaient dans le même grand ensemble et cette routine était conçue pour permettre aux gens de changer de rôle systématiquement. Janet courait, passait le coup de fil, et suivait la course de celle qui courait suivant un horaire précis.
Elles organisaient tout ça et l’affichaient sur un panneau. Puis elles mettaient leurs chaussures de course et attendaient le feu vert.
29 novembre 1966
Le deuxième homme prit la décision d’arriver tard. C’était le genre de ferme détermination dans ce type de circonstance difficile que Clyde Tolson aimait à prendre.
Cela prouvait son caractère. Et quand on est un homme diversement qualifié de dévoué, soumis, obséquieux, servile, et fouille-merde corrompu, par ordre décroissant de distinction, on a besoin de faire preuve de caractère de temps en temps.
Mais d’abord Clyde devait convaincre le patron que manquer une heure ou deux de la fête n’allait pas hanter les années crépusculaires de ses fonctions de directeur.
Et le détachement de sécurité du FBI au Plaza avait signalé que le vacarme de la manifestation s’amplifiait et que les invités de la fête, en entrant, étaient insultés par des couplets rimés, exposés à des signes et des gestes obscènes, subissaient des crachats à bout portant et étaient parfois contraints de se baisser pour esquiver un projectile.
Cela n’avait pas de sens pour Clyde de laisser le directeur se mettre dans une situation, et Edgar finit par en convenir, où la dignité du Bureau risquerait d’être compromise.
Il était donc minuit lorsque les deux hommes parcoururent les rues du centre de la ville dans leur Cadillac noire blindée. Ils avaient dîné tout à loisir, plaisantant avec le sommelier puis dégustant un brandy au bar avec des vieilles connaissances parce qu’il y avait de vieilles connaissances partout où allait J. Edgar Hoover, certains qui étaient de loyaux partisans, d’autres logés dans les dossiers, quelques-uns aussi qui étaient des ennemis pour la vie, mais ne le savaient pas encore, et Edgar et Clyde étaient d’humeur assez enjouée, malgré les rapports émanant du Plaza, enfoncés dans la moelleuse banquette arrière, en cravate noire bien sûr et portant leur masque, comme un charmant et insolent pourfendeur du crime sorti tout droit des bandes dessinées du dimanche, un maître bureaucrate le jour qui devient l’éblouissant Maskman la nuit, sillonnant les rues en tenue de soirée avec son bras droit de toute confiance.
Le chauffeur brancha l’interphone pour signaler qu’une voiture les filait.
Clyde se retourna pour regarder tandis que le directeur se tassait sur son siège, pour avoir la tête au-dessous du niveau de la vitre.
“Petite Coccinelle Volkswagen, dit Clyde. Peinte de haut en bas de couleurs très vives. Psychédélique. Des gros traits et des volutes de toutes les couleurs. Impossible de distinguer le visage du conducteur.”
La Cadillac passa très lentement devant le Plaza. Les projecteurs avaient disparu, la meute des journalistes aussi, il ne restait plus trace de la masse de badauds attirés par la nouvelle de l’événement. Il restait encore quelques manifestants, apathiques à présent, des jeunes gens en tenues de hippies crasseux, et des flics aussi, encore plus désœuvrés, laissant paraître l’habituelle et lourde tension d’un gros repas englouti à la va-vite, et qui pèse indéfiniment sur l’estomac en gagnant des primes d’heures supplémentaires.
La grande voiture noire fit le tour du bloc, équipée d’un atomiseur Arpège qui contenait un rafraîchisseur d’ambiance, et Clyde vérifia les autres entrées.
Au nord le perron était désert et il frappa à la vitre, le chauffeur se rangea et les deux hommes descendirent et brusquement voilà la Volkswagen qui leur fait une queue de poisson et les occupants qui émergent tant bien que mal, trois, quatre, quoi, six personnes, c’est une voiture de cirque dégobillant des clowns, sept personnes déboulant sur le trottoir et se hâtant d’escalader les marches pour encadrer la porte.
Tous portaient des masques, des visages d’enfants asiatiques, certains éclaboussés de sang, d’autres avec les yeux cousus, et ils se mirent à crier tandis que Hoover et Tolson gravissaient l’escalier.
Le premier homme était lent et maladroit et le deuxième lui prit le bras pour l’aider, et ils progressèrent lourdement vers l’entrée.
Ils entendirent : “Rebut de la société !”
Ils entendirent : “Un bébé d’Asie mort pour chaque mocassin de chez Gucci !”
Clyde n’était pas sûr que les manifestants aient su qui ils étaient. Le masque d’Edgar suffisait-il à couvrir sa vieille gueule tordue médiatique ?
Ils entendirent des slogans, des insultes et des termes techniques.
Et ils montaient, marche après marche, les yeux rivés droit devant eux, et faisant des gestes d’apaisement de leur bras libre, et les manifestants scandaient et sifflaient.
“Le Viêtnam ! Aimez-le ou quittez-le !”
“Assassins blancs en smoking noir !”
Une jeune femme se tenait devant l’entrée avec un masque de visage fracassé d’enfant et elle parla tout doucement à Edgar, lui bloquant le passage et parlant d’une voix égale, chuchotant même : “Nous ne disparaîtrons jamais, vieillard, jusqu’à ce que vous soyez dans une décharge avec vos ordures.”
Clyde dit : “Chaud devant”, comme un serveur chargé d’un plateau très lourd et deux minutes plus tard, après un arrêt dans les toilettes pour hommes afin de se ressaisir, le directeur et son collaborateur étaient prêts à faire la fête.
Mais d’abord Edgar dit : “Qui étaient ces gouines ?
— J’ai une ou deux idées. Je vais mettre quelqu’un là-dessus.
— Avez-vous entendu ce qu’elle a dit ? Je crois qu’ils ont partie liée avec les guérilleros des ordures.
— Rajustez votre masque, dit Clyde.
— J’aimerais les voir mutiler de la manière la plus lente possible. Pendant des semaines et des mois, avec des enregistrements de leurs voix.”
Ils traversèrent le hall jusqu’à la grande salle de bal. Ils avaient bien traversé cinq cents halls en se rendant à des cérémonies, à des dîners d’honneur, à tel ou tel hommage rituel aux décennies d’Edgar au sein du Bureau, mais ils n’avaient jamais entendu un bruit pareil.
Un grondement atténué, une sorte de roulement-bourdonnement, avec un cliquetis de lustre dans le mélange et le balancement rêveur de la musique de danse et une note vocale de ravissement de soi – l’attrait, la séduction d’une vie définie par son éloignement de la peine quotidienne des pleurnicheries du monde.
“Des enregistrements de cris et de gémissements, dit Edgar, que je me passerais pour m’aider à m’endormir.”
Ils déambulèrent dans la salle de bal, ils circulèrent, voyant des gens importants partout. La salle était haute de plafond et blanche et or pâle, flanquée de colonnes grecques qui reflétaient la lumière ambrée et preste de mille bougies.
Des femmes à cou de cygne en longs fourreaux de satin grenu. Des masques de Halston, d’Adolfo et de Saint-Laurent. La mère et la sœur d’un président américain et la fille d’un autre. Des petits hommes secs croulant sous les actifs. Des membres titrés de la jet-set, un maharajah et une maharani, une baronne Machin Chose en masque à perles. Des poètes alcooliques célèbres et furibards. D’impitoyables femmes brillantes et élégantes qui dirigeaient des revues de mode et créaient des lignes de vêtements. Coiffure de Kenneth – effilée, enroulée, crêpée, et bouclée.
“Vous avez vu ?
— La vieille douairière, dit Edgar.
— Avec le masque de bazar.
— Orné de perles.”
Ils serraient des mains ici et là, avec coquetterie, et laissaient tomber une remarque flatteuse à l’intention de telle ou telle personne, et Clyde savait ce qu’éprouvait le directeur, à se mêler aux gens des niveaux les plus rares de la société, les oints et les prédestinés, flamboyants comme des rois incas, mais aussi les talentueux et les originaux et les parvenus et les bien nés et les égoïstes impérieux et les princes du marchandage, arborant tous des signes de rayonnement astral, et les impitoyables et les brutaux aussi.
Oui, Edgar était moite d’excitation.
Il s’arrêta pour bavarder avec Frank Sinatra et la jeune actrice qu’il venait d’épouser, une nymphe coiffée à la garçonne, avec un masque de papillon.
“Jedgar, vieux cheval de bataille. T’ai pas vu depuis.
— Oui, je sais.
— Tempus fugit, pas vrai, mon pote ?
— Eh oui, dit Edgar. Présente-moi à ta charmante.”
Sinatra était dans les dossiers à présent. Beaucoup de gens dans la salle y étaient aussi. Pas un seul d’entre eux, imaginait Clyde, qui fût plus accompli qu’Edgar lui-même dans ses coups professionnels. Mais Edgar n’en portait pas l’éclat. Edgar travaillait dans la pénombre, manipulant et apportant la ruine. Il arborait la petite gloire blafarde et réticente du fonctionnaire. Pas l’étalage ouvert et assuré, le pas retentissant de certains de ces desperados cosmiques.
Sur la scène, sous le rideau relevé, deux orchestres se relayaient, un orchestre blanc mondain, et un groupe de black soul. Tous les musiciens masqués.
Le masque en cuir d’Edgar plaisait beaucoup. Les gens le lui disaient. Une femme en plumes d’autruche passa sa langue sur les poignées. Une autre femme l’appela mon grand motard. Un scénariste homosexuel roula des prunelles.
Ils trouvèrent leur table et s’y installèrent un moment, à boire du champagne et grignoter des petites bricoles du buffet. Clyde citait les noms des gens qui passaient en dansant et Edgar faisait des commentaires sur leur vie, leur carrière et leurs préférences intimes. Lorsqu’il oubliait un trait anecdotique, Clyde avait, tôt fait de l’évoquer.
Andy Warhol passa, portant un masque qui était une photographie de son propre visage.
Une femme invita Edgar à danser et il s’empourpra et alluma une cigarette.
Lord et Lady Machin Truc tenaient leur masque au bout d’une baguette.
Une femme portait une guimpe de religieuse très sexy.
Un homme portait une cagoule de bourreau.
Edgar parlait rapidement de sa vieille voix saccadée, comme un reporter de radio énumérant une série de nouvelles percutantes. Cela faisait un effet agréable à Clyde de voir le patron montrer tant d’animation. Ils repérèrent un certain nombre de gens qu’ils connaissaient professionnellement, des visages de gouvernements, passés et présents, des hommes qui occupaient des positions sensibles et critiques, et Clyde nota comme la salle de bal semblait frémir de courants d’intérêts et d’appétits multiples. Le pouvoir politique se mêlant lubriquement à l’art et à la littérature. Des historiens au crâne bombé qui salonnaient avec les gens en vue de la haute société et de la mode. Il y avait des diplomates qui dansaient avec des stars de cinéma, et des lauréats du prix Nobel qui racontaient familièrement des histoires à des magnats des transports, et le demi-monde de Broadway et l’industrie du commérage frayaient avec des correspondants étrangers.
Il y avait cette impression assez prétentieuse qu’un grand moment était en train de se produire. Effrayante perspective, songea Clyde, parce que cela suggérait une continuation des années Kennedy. Pendant lesquelles des catégories solidement fondées commençaient à paraître sans objet. Pendant lesquelles une certaine fluidité devenait possible. Pendant lesquelles le sexe, les drogues et les gros mots commençaient à déstratifier la culture.
“Je crois que vous devriez danser”, dit Edgar.
Clyde le regarda.
“C’est une fête. Pourquoi pas ? Trouvez une dame qui vous convienne et faites-la tourner sur la piste.
— On dirait que vous parlez sérieusement.
— Et puis revenez me raconter de quoi vous aurez parlé.
— Est-ce que je me rappelle un seul pas ?
— Vous étiez bon danseur, Junior. Allez-y. Faites votre numéro. C’est une fête.”
Sur la piste les invités dansaient le twist avec toute la pantomime articulée des morts dégelés revenus pour vin jour. Bientôt l’orchestre blanc reparut et la musique bascula vers le fox-trot et la valse. Clyde regarda le glissement lent de la masse des danseurs prudents, se touchant à peine, respectueux des coiffures et des bijoux et des robes longues et des masques et toujours à l’affût des autres personnalités légendaires – les têtes qui se tournaient, les yeux brillants dans l’immense tournoiement noir et blanc.
“Oui, montrez vos vraies couleurs”, dit Edgar avec un sourire tordu.
C’était donc cela. Éméché et aigri. Très bien, se dit Clyde. Si ce devait être l’unique soirée où les vieilles restrictions se relâcheraient un peu, pourquoi ne pas faire un tour de danse ?
Il s’approcha d’une femme non seulement masquée, mais entièrement médiévale, semblait-il, avec une étoffe enroulée autour de la tête et une longue tunique serrée à la ceinture par une cordelière, et un corselet étroitement serré très haut sous les seins.
Elle lui sourit et Clyde dit : “Vous dansez ?”
Elle était grande et blonde et ne portait pas de maquillage et elle parlait sans peur de la soirée et de ses pièges. Une jeune dame à la tête équilibrée du genre qu’Edgar pourrait admirer, et donc Clyde aussi.
Elle portait un masque de corbeau.
Le masque de Clyde, un domino sans ornements, était maintenant dans sa poche.
“Est-ce que nous utiliserons nos noms, dit-il, ou bien nous en tiendrons-nous à la règle stricte de l’anonymat ?
— Y a-t-il des règles en vigueur ? Je ne m’en rendais pas compte.
— Instaurons les nôtres”, dit-il, surpris du badinage légèrement sexy qu’il produisait.
Il l’entraîna parmi les autres danseurs dont les corps flottaient par paires comme des fantômes au son d’une vieille ballade de sa jeunesse.
Clyde avait autrefois des amies. Mais lorsque le patron commença à courtiser d’autres protégés possibles, des jeunes agents au corps puissant qui rempliraient une fonction sociale plus qu’une fonction au Bureau, Clyde comprit que le moment était venu de se soumettre au besoin d’Edgar d’avoir un ami inébranlable et de toute confiance, un compagnon d’âme et de parole et de routine invariable. C’était un choix qui répondait au profond besoin de protection de Clyde, d’une place du bon côté du mur fortifié.
Le pouvoir donnait un meilleur tombé à ses complets.
Il vit Edgar se faire photographier avec un groupe à l’autre bout de la salle de bal. Clyde reconnut la plupart des gens et remarqua comme Edgar semblait désireux de se fondre parmi eux.
Le propre pouvoir d’Edgar avait toujours été à double face. Il avait le pouvoir de ses fonctions bien sûr. Et aussi le pouvoir que lui donnait sa propre répression. Les mesures austères qu’il prenait en tant que directeur étaient étrangement légitimées par sa vie personnelle, la rigueur obstinée de son célibat. Clyde le croyait vraiment, qu’Edgar avait mérité son pouvoir monocratique par des jours et des nuits de renoncement, par le rejet d’impulsions inacceptables. L’homme était logique. Chaque secret officiel du Bureau avait sa naissance de chair et de sang dans l’âme d’Edgar.
C’est ce qui faisait de lui un grand homme.
Conflit. La nature de son désir et ses inlassables tentatives de dénonciation des homosexuels au sein du gouvernement. Le secret de son désir et le refus d’y céder. Grand dans sa conviction. Grand dans la dureté de son jugement et son passé traditionnel et sa droiture d’Américain à l’ancienne et grand dans sa peur chicaneuse et sa honte ténébreuse et grand et triste et malheureux dans sa terreur du contact physique et dans mille autres tourments trop profonds pour être cités.
Clyde aurait fait n’importe quoi à la demande du patron.
S’agenouiller.
Se courber en avant.
Bien s’écarter.
Tendre la main par-derrière.
Mais le patron ne voulait que sa compagnie et sa loyauté jusqu’au dernier instant de conscience de son souffle moribond.
Clyde vit un autre homme, et un autre, en cagoules de bourreaux. Et une silhouette enveloppée d’un drap blanc.
“Et cet homme là-bas. Qui se fait photographier, dit la jeune femme. C’est la personne avec qui vous étiez assis.
— Mr Hoover.
— Mr Hoover, oui.
— Et avec lui, voyons. La femme d’un poète célèbre. Le mari d’une actrice célèbre. Deux compositeurs sans attaches. Un milliardaire avec un double menton.” Clyde se rendit compte qu’il faisait l’important. “Et un courtier yachtman, attendez, qui s’appelle Jason Vanover. Et sa femme, une peintre assez médiocre qui s’appelle je ne sais plus quoi. Sax ou Wax ou je ne sais quoi.
— Et vous êtes Mr Tolson”, dit la jeune femme.
Quelle fine mouche, songea Clyde, qu’on reconnaissait rarement en public et qui se sentait assez flatté, quoiqu’un peu décontenancé aussi.
Ils dansaient joue contre joue.
Il vit une autre femme en tenue médiévale revue et corrigée, un peu plus voilée et encapuchonnée, et cela lui rappela – non, pas le tableau du XVIe siècle dont Edgar était si morbidement épris, le Bruegel, avec son paysage de mort panoramique. (Edgar avait des cartes postales, des pages de magazine, des reproductions encadrées et des agrandissements de détails emmagasinés et accrochés dans sa salle de détente au sous-sol. Et il avait ordonné à Clyde d’évoquer l’inestimable original auprès des autorités à Madrid et d’étudier comment il pourrait l’obtenir en cadeau pour le peuple américain de la part d’une nation espagnole reconnaissante envers la puissance armée du bouclier protecteur des États-Unis. Mais lorsqu’un B-52 et un pétrolier étaient entrés en collision lors d’une opération de ravitaillement de routine au début de l’année, et que quatre bombes à hydrogène étaient venues s’écraser au sol sur la côte espagnole, libérant des matières radioactives, Clyde avait dû désentamer toute discussion.) Non, pas Bruegel. La femme en bonne sœur lui rappelait, entre tous, ce dingo de comique à la mode camé – Lenny Bruce. Non, Lenny Bruce ne figurait pas parmi les invités du bal en Noir & Blanc. Lenny Bruce était mort. Mort plusieurs mois auparavant, chez lui à Los Angeles, d’un empoisonnement aigu à la morphine, nu sur le sol de ses toilettes, les membres raidis, avec de la morve qui lui coulait du nez, ses yeux vitreux grands ouverts, et la seringue encore plantée dans son bras.
Une photo de police en 20 x 25 du corps enflé – la photo aurait pu s’intituler Le Triomphe de la mort – se trouvait dans les dossiers personnels du directeur. Pourquoi ? L’horreur, le frisson, l’infernal sentiment d’un châtiment religieux surgi du Moyen Âge. Et quelques heures seulement après la découverte du corps une rumeur commença à circuler dans les endroits habituels. Visez un peu. Lenny a été tué par des forces de l’ombre du gouvernement.
Lynda Bird Johnson passa, dansant avec un agent des services secrets.
Les rumeurs n’avaient pas surpris Clyde. Il pouvait flairer l’haleine paranoïaque de la décennie. Et il s’interrogea soudain sur cette femme entre ses bras. L’avait-il vraiment approchée sur la piste de danse ou bien s’était-elle subrepticement placée sur son chemin ?
Un homme avec un masque de squelette et une femme avec un capuce de moine. Là, debout près de l’estrade de l’orchestre.
“Vous connaissez mon nom, dit Clyde. Mais je suis dans l’ignorance, je le crains.
— Ce qui n’arrive pas très souvent, n’est-ce pas ? Mais je pensais que nos règles tendaient à favoriser le maintien du secret.”
Ils dansaient sur des musiques de spectacles des années quarante. Elle se pressa un peu plus contre lui et sembla respirer en rythme dans son oreille.
“Avez-vous déjà vu autant de gens, chuchota-t-elle, rassemblés en un seul endroit pour être riches, puissants et dégoûtants ensemble ? Nous pouvons regarder autour de nous et voir les cadres de la nation, les photographes de mode, les membres du gouvernement, les industriels, les écrivains, les banquiers, les universitaires, les aristocrates en exil avec leurs têtes de porc, et nous pouvons connaître l’âme de l’un par le corps amer et ridé de l’autre et ainsi les connaître tous grâce à l’âme d’un seul. Parce qu’ils font tous partie du même truc de merde. Vous ne croyez pas ?”
Alors, là, elle lui avait pratiquement coupé le souffle, quelle que fût son identité.
“Le même truc. Quel truc ? dit-il.
— L’État, la nation, l’entreprise, la structure du pouvoir, le système, les sphères dirigeantes.”
Si jeune et souple et banale. Il sentit la tension électrique de ses cuisses et de ses seins transpercer son complet.
“Si vous m’embrassez, dit-elle, j’enfoncerai ma langue si profondément dans votre gorge.
— Oui.
— Qu’elle vous transpercera le cœur.”
Puis tout arriva en même temps. Des silhouettes à visage de corbeau et masques de crânes. Des silhouettes enveloppées de linceuls blancs. Des moines, des religieuses, des bourreaux. Et il comprit bien sûr que la femme entre ses bras était l’une d’entre eux.
Ils formèrent un rang de mort sur la piste de danse, interrompant la musique et reléguant les invités à la périphérie. Ils dominaient la salle, une pantomime de silhouettes silencieuses, un fléau, une pulvérisation de pathogènes, et Clyde chercha des yeux Edgar.
La femme s’éclipsa. Puis les silhouettes chargèrent à travers la piste, drapées, masquées, couvertes de linceuls et de cagoules. Comment avaient-ils pu se rassembler aussi habilement ? Et d’abord comment étaient-ils entrés dans la salle de bal ?
Il chercha des yeux le vieil Edgar.
Un bourreau et une bonne sœur firent un pas de deux, une série de simples pas en rond, puis les autres les rejoignirent peu à peu, les hommes-squelettes et les femmes-corbeaux, et finalement c’est une gracieuse pavane qu’ils exécutèrent, noble, effrayante et lente, avec des mouvements si délibérés qu’ils semblaient joués tout autant que dansés, et Clyde vit sa jeune partenaire s’animer soyeuse-ment parmi eux.
J’enfoncerai ma langue si profondément dans votre gorge.
Les invités regardaient, en transe, cinq cent quarante hommes et femmes d’après le compte exact, et les musiciens et les serveurs et le reste du personnel, et les hommes affectés à la surveillance des bijoux des femmes, tous membres de l’assistance pour une distraction autre qu’eux-mêmes – respectueux, muets, et abasourdis.
Qu’elle vous transpercera le cœur.
Lorsqu’elle eut terminé, la troupe se rangea sur une file et chacun ôta son masque ou sa cagoule. Puis ils ouvrirent la bouche, sans rien dire, et fixèrent des regards vides sur les invités. Un moment prolongé, un long silence bouche bée dans la salle à colonnes.
Ils s’en allèrent en file indienne.
Deux minutes plus tard, Clyde trouva le patron et ils allèrent aux toilettes pour hommes afin de se ressaisir.
“La danse vous a plu, Junior ?
— Je crois que je sais qui ils sont.
— N’avez-vous pas déjà dit ça la dernière fois que nous étions ici ?
— Un groupe qu’on voit peu et qu’on connaît encore moins. Manifestations sur les campus surtout. Personne, et c’est curieux.
— Quoi ? aboya le patron.
— Personne de la sécurité intérieure n’a trouvé de nom pour le groupe. Ils sont déjà connus pour avoir fait des manifestations où ils jouaient tous les rôles, y compris la police. Tournez-vous.
— Trouvez les liens. Tout est lié. Les manifestants contre la guerre, les voleurs d’ordures, les orchestres de rock, la promiscuité sexuelle, les drogues, les cheveux.
— Il y a des pellicules sur votre veste”, dit Clyde.
Des hommes entraient et sortaient, entretenant un unique murmure étouffé qui entrait et sortait de la pièce carrelée. Ils baissaient leur fermeture à glissière et pissaient. Ils urinaient dans des montagnes de glace pilée garnie de quartiers de citron. Ils baissaient leur fermeture à glissière, pissaient, secouaient, et remontaient la glissière.
Edgar s’était planté devant les miroirs, toujours masqué, et sa vue rappela à Clyde le jardin secret derrière la maison du directeur, un secteur protégé des voisins par des clôtures et jamais montré aux invités, où des statues de jeunes gens nus se dressaient au-dessus de fontaines ou se drapaient de vigne vierge flamboyante à l’automne. Moins émoustillants qu’inspirateurs, pensait Clyde. C’était la virilité en tant que double idéalisé d’Edgar. Un rôle rempli dans la vie par Clyde. Tout au moins c’était ainsi à l’époque où Edgar orientait subrepticement un miroir pour pouvoir être au lit et regarder Junior faire des pompes dans la chambre contiguë.
Cela se passait en 1939 à Miami Beach. On était en 1966 à New York et nous vivons dans la confusion et le scandale.
Il avait laissé cette fille le séduire et le tenter et cela lui avait plu, et il avait été déçu qu’elle s’esquive avant le baiser, et il avait été berné de la plus antique manière – cette ravissante salope extrémiste maîtresse d’elle-même sans cœur et aguicheuse.
Pendant ce temps dans la salle de bal la moitié des invités étaient partis. Les autres calculaient le moment où leur départ ne paraîtrait pas influencé par le spectacle, la manifestation, quel que soit le nom qu’on lui donne – cette dérision de leur élégante et précieuse soirée.
L’orchestre mondain joua quelques morceaux dansables, mais personne ne voulait plus danser. Edgar et Clyde s’étaient assis et buvaient avec un type qui avait le teint couleur de mastic et qui portait des lunettes fumées et sa femme au masque surchargé – ailes de satin, plumes de coq, et diamants incrustés.
Peut-être bien la Mafia, supposa Clyde.
Edgar ne voulait parler avec personne. Il était assis là, à boire et à haïr. Il avait dans le regard l’éclat des Dernières Dispositions. Clyde connaissait cette expression. Elle signifiait que le directeur méditait sur son cercueil. Cela lui donnait une sombre satisfaction, de prévoir les détails de sa mise en terre. Un cercueil doublé de plomb d’au moins cinq cents kilos. Pour protéger son corps des vers, des microbes, des taupes, des campagnols et des vandales. Ils projetaient bien de voler ses ordures, alors pourquoi pas son cadavre ? Doublé de plomb, oui, pour le protéger de la guerre nucléaire, des Ravages et de la Pourriture des retombées radioactives.
Et lorsqu’il mourrait, quelles que soient les circonstances, brusquement, tous ces éléments – qui méprisaient son pouvoir sans frein – inverseraient leur méfiance et commenceraient à répandre des rumeurs selon lesquelles le directeur lui-même était la victime d’un homicide tordu organisé et accompli par des partis de l’ombre dans le vaste réseau stratifié de l’État.
C’est ainsi que le patron finirait par attirer un peu de compassion, vieil homme expédié ad patres dans le cadre d’une machination complexe tellement opportune et trompeuse qu’on l’admirait largement même si l’on n’y croyait qu’à moitié. Et Clyde lui-même était déjà prêt à y croire à moitié.
Edgar mort, mon Dieu je vous en prie, pas avant dix, quinze, vingt ans.
Peut-être que les années soixante seraient terminées d’ici là.
La femme au masque voyant dit : “Vous croyez qu’ils vont attendre dehors, ces monstres, pour recommencer à me rendre malade ?”
Le mari dit : “Il est presque quatre heures du matin. Eh. Il faut bien qu’ils dorment de temps en temps.”
À quatre heures du matin, ils attendaient dehors. Du hall, Clyde et Edgar regardaient. Les derniers fêtards se dispersaient lentement et les manifestants criaient des insultes et des slogans, arborant à nouveau leurs masques d’enfants.
Une heure plus tard, c’était enfin terminé. Clyde et Edgar sortirent par la grande porte et se dirigèrent vers la Cadillac tandis que les ordures d’un jour et d’une nuit dans une grande ville côtière voletaient au vent dans les rues.
La limousine blindée regagna lentement le Waldorf.
Oui, le directeur bénéficierait finalement d’un peu de sympathie de la part des mêmes gens qui plaisantaient sur eux deux. Des craques salaces de tatas. Mais Edgar et Clyde n’étaient pas un couple de vieilles pédales gâteuses. Ils étaient des hommes à l’autorité souveraine. Et Edgar n’avait pas l’intention de céder les commandes à quelque moment que ce fût sur cette terre.
Clyde repéra la Coccinelle.
Il jeta un coup d’œil à Edgar, qui était assis là, muet et renfrogné sous son masque à paillettes. Il n’avait pas quitté son masque depuis le dîner. Dur, froid, laconique, avec toute la rage intime d’une souffrance inapaisable, il portait le masque de cuir parce qu’il atténuait, fut-ce brièvement, le fardeau de l’autorité.
Et lorsque Clyde repéra la Coccinelle, la misérable petite Volkswagen avec ses gribouillis et ses volutes incandescentes, il décida de ne rien dire à Edgar. La voiture était à une trentaine de mètres derrière eux, tel un cafard fluo, lent, inlassable et collant.
Il ne dit rien au patron parce que la nuit avait été lourde de chocs et de détresse et il voulait absorber tout seul ce dernier moment sinistre. Il était Junior après tout, maintenant et toujours, avec ferveur, nécessairement, si las et berné qu’il fût, le compagnon à vie et loyal deuxième homme.