J’ai toujours été un monde à part. Il y a une certaine distance dans mon caractère, une séparation mesurée comme celle de mon père, je suppose, que j’ai parfois travaillé à réduire, ou envisagé de le faire, ou dit eh puis merde.
J’aime bien le dire à ma femme. Je le dis à ma femme. Je lui dis de ne pas perdre espoir avec moi. Je lui dis qu’il y a un mot italien, ou un mot latin, qui explique tout. Puis je lui dis le mot.
Elle dit : Qu’est-ce que ça explique ? Et elle répond : Rien.
Le mot qui n’explique rien dans ce cas est lontananza. Distance ou éloignement, bien sûr. Mais lorsque j’emploie ce mot, ou que je l’interprète, avec ses aspérités et ses finesses, c’est la parfaite distance du gangster, du mafieux – de l’homme fait. Lorsque vous êtes un homme fait, vous n’avez plus besoin de l’influence vivante et constante de sources extérieures. Vous êtes entièrement là. Vous êtes fait. Fait à la main. Vous êtes un solide mur romain.
J’étais à Los Angeles et je pensais à ces choses-là. Les gens disent que L.A. n’est là qu’à moitié et c’est peut-être pour ça que je pensais à mon père. Et aussi parce que mon frère Matt – c’était l’éternelle théorie de Matt, son cantique des cantiques, que notre père Jimmy vivait quelque part dans le Sud de la Californie sous le classique nom d’emprunt.
Je lui disais que Jimmy était mort sous son vrai nom. C’était nous qui portions des noms d’emprunt.
Mais le plus curieux, la contradiction, c’est que je me trouvais au milieu d’un terrain entouré d’une clôture dans une zone de bungalows misérables et je regardais les spires de cet étrange ensemble architectural qu’on appelle Watts Towers, curiosité surgie des innocentes visions anarchistes de quelqu’un, et plus je regardais, plus je pensais à Jimmy. Les tours et les bains d’oiseaux et les fontaines et les piliers décorés et les étrangetés bigarrées et les couleurs banales, le vert des bouteilles de 7-Up et le bleu du lait de magnésie, toutes les faïences multicolores enchâssées dans le ciment, tout l’ensemble de bâtiments et de portes et de panneaux qui étaient construits, construits à la main, par un homme, seul, un immigrant originaire des environs de Naples, probablement illettré, qui avait quitté sa femme et ses enfants, ou bien c’étaient eux qui l’avaient quitté, je n’étais pas sûr, un homme dont l’histoire est surtout faite de blancs, date de naissance incertaine, jusqu’à ce qu’il se retrouve à passer trente-trois ans à construire cette chose, à partir de barres de fer et de vaisselle cassée et de cailloux et de coquillages et de bouteilles de soda et de grillage, tous cimentés à la main, trois mille sacs de sable et de ciment, et qui passe toutes ces années avec des grains de verre incrustés dans ses mains et ses bras et de la poussière de verre dans les yeux tandis qu’il est suspendu du haut des tours par une ceinture de laveur de vitres, en salopette déchirée avec un feutre poussiéreux, le visage hâlé, avec des ampoules tendues sur des rayons pour qu’il puisse travailler la nuit, à peut-être trente mètres de hauteur, avec Caruso sur le tourne-disque en bas.
Jimmy recherchait les limites, il lisait les lignes de la main, déduisant l’avenir de sa propre chair striée, mais un jour il a regardé sa main, d’après mon petit frère, et elle était lisse. Était-il devenu, pouvais-je l’imaginer en excentrique en fuite ? En un sens, oui, un homme qui ne se lave pas et ne change pas de vêtements, l’air d’un clodo, qui parle seul dans la rue, et d’une autre façon, peut-être, je pouvais l’imaginer s’élevant à ces hauteurs, se surpassant pour produire un art incohérent qui n’a pas de catégorie, avec du ciment et du grillage à poules.
C’était la contradiction. L’avenir de Jimmy s’était refermé le soir où il était sorti acheter des cigarettes. Pourquoi aurais-je même tenté de l’imaginer dans une réalité différente, venant jusqu’ici, à moitié ici, fuyant vers la lumière de Los Angeles, le temps méditerranéen ?
Je marchai parmi les tours ajourées, trois grandes, quatre plus petites, et je vis la faïence qu’il avait enchâssée dans le plâtre sous un dais et le verre fondu et la nacre qu’il avait pressés dans des surfaces d’adobe. Malgré la nature de rebut des matériaux, l’apparente désinvolture, et malgré la dominante d’intuition pure, l’homme était assurément un maître bâtisseur. Il y avait dans tout cela une unité structurelle, une impression délibérée de répétition des thèmes et d’habileté de conception. Et ses initiales ici et là, S.R., Sabato Rodia, si c’était bien son vrai nom – S.R. sculpté sous les arcades comme les graffiti des gangs dans les mes alentour.
J’essayais de comprendre la force de la présence de Jimmy ici. Je le voyais miteux et marmonnant, mais aussi sans contraintes, sans rien ni personne à qui rendre des comptes, dans une chambre grande comme une boîte à chaussures je ne sais où, coupant une poire avec un canif. Jimmy vivant. Et puis je pensai à une chose qui s’était produite lorsque j’avais environ huit ans et c’était un souvenir qui clarifiait les liens des choses entre elles. Je voyais mon père sur le trottoir d’en face regarder deux jeunes hommes, des nouveaux immigrants, qui s’efforçaient de poser des briques pour construire des montants de porte devant une maison modeste. D’abord il regarda, puis il conseilla, avec des gestes, dans un mauvais anglais soigneusement simplifié que les jeunes gens puissent comprendre, et puis il intervint d’un air décidé, tendant sa veste à quelqu’un et rectifiant la position du cordeau avant de prendre la truelle et de poser les briques, bien alignées, en dosant le mortier, d’un geste rapide ; je ne lui connaissais pas cette compétence, et je ne pense pas que ma mère la lui ait connue non plus. Je traversai la rue avec un timide sentiment de fierté, entouré d’hommes faits et même mûrs, des inspecteurs de l’air du temps, comme on disait, et jamais on n’a vu d’hommes plus heureux, à regarder un homme en chemise blanche et cravate poser des briques en pro.
Lorsqu’il eut achevé les tours Sabato Rodia distribua le terrain et tout l’art qui s’y trouvait. Il quitta Watts et s’en alla, pour mourir, dit-il. L’œuvre qu’il a faite est une sorte de bruit tourbillonnant où l’âme se libère, une cathédrale de jazz, et la puissance de la chose, pour moi, l’émoi profond, était que mon propre père fantôme vivait dans ces murs.
La serveuse apporta une fourchette glacée pour ma salade Fraîcheur de Vivre. Big Sims mangeait un cheeseburger avec trois sortes de cheddar, chacune décrite en détail dans le menu. Il y avait une fissure dans le mur due à la secousse de la veille et lorsque Sims riait je voyais sa bouche maillée de filaments de fromage luisant.
Nous entendions les vols d’essais décoller d’Edwards dans un grondement strident. Sims disait qu’ils avaient des appareils qui rebondissaient à la lisière de l’espace et revenaient régénérés.
Nous étions à Mojave Springs, un centre de conférences un peu éloigné de Los Angeles. Je travaillais depuis peu pour Déchets Contrôle, firme connue dans la profession sous le nom de Génie & Co, et j’étais là dans le cadre de l’orientation des nouveaux, pour m’adapter au langage et aux coutumes, et mon mentor officieux était Simeon Biggs, un ingénieur en techniques d’enfouissage qui était dans l’entreprise depuis quatre ou cinq ans. Il y avait là un certain nombre de sociétés de traitement des ordures représentées, et nous partagions l’espace de séminaires avec un groupe plus restreint et plus passionné, quarante couples mariés qui étaient là pour échanger leurs partenaires sexuels et parler de leurs états d’âme. Nous étions les gestionnaires d’ordures, ils étaient les échangistes, et ils nous mettaient mal à l’aise.
Sims dit : “Le bateau est là-bas, voguant de port en port, ça fait près de deux ans maintenant.
— Et quoi ? Ils refusent la cargaison ?
— Un pays après l’autre.
— Quelle est la toxicité de la cargaison ?
— J’entends des rumeurs, dit-il. Ce n’est pas mon secteur, bien sûr. Ça se passe en coulisse, dans notre bureau new-yorkais. C’est une légende populaire qui parle d’un vaisseau fantôme. Le Libérien volant.
— Je croyais qu’on balançait régulièrement des substances terribles dans les PVD.”
Un PVD, je venais de l’apprendre, était un pays en voie de développement dans le langage des banques et autres entités globales.
“Ces petits pays à la peau sombre. Oui, c’est une sale affaire qui grossit tous les jours. Un pays reçoit des sommes qui représentent jusqu’à quatre fois son PNB pour accepter une cargaison de déchets toxiques. Qu’est-ce qui se passe après ? Nous ne voulons pas le savoir.
— Bon. Mais qu’est-ce qui rend cette cargaison inacceptable ? Et pourquoi ne sait-on pas en quoi consiste exactement ce chargement ?
— Peut-être que nous cherchons à nous épargner une certaine dose d’embarras”, dit Sims.
La secousse avait eu lieu à l’heure des cocktails, alors que je me trouvais dans le salon de réception avec un certain nombre de collègues qui levèrent les yeux au-dessus de leurs verres dans la lente inclinaison du monde. La salle siffla et gémit. Je m’efforçai de maîtriser l’expression de mon visage, en attendant que la situation se précise. Ce n’était pas une secousse anodine. Elle s’élevait à plus de cinq, nous révéla-t-on par la suite, un beau cinq virgule quatre, et je me sentis justifié dans mon instinct de méfiance en voyant la fissure dans le mur du restaurant tandis que nous nous attablions pour déjeuner.
“Tu penses quoi, c’est une cargaison de drogue ? Déguisée en déchets toxiques ? Parce que j’entends des rumeurs aussi.
— Raconte-moi ça”, dit Sims.
Il était assis en face de moi, le visage sanguin et le corps énorme, la lèvre inférieure saillante, avec de drôles de petites oreilles sans lobes, rondes et parfaitement dessinées, de délicates petites oreilles de lutin.
“Je suis curieux d’entendre ta version”, dit-il, avec une pointe de condescendance bienveillante dans la voix.
“Un, c’est une cargaison d’héroïne, ce qui est absurde. Deux, c’est une cendre d’incinérateur de la région de New York. Provenance essentiellement industrielle. Dix mille tonnes. Arsenic, cuivre, plomb, mercure.
— Dioxines”, dit Sims obligeamment, et il mordit à pleines dents dans sein bœuf grillé aux herbes mexicaines.
Quatre couples vinrent occuper la table ronde voisine et Sims et moi avons marqué une pause. Nous avions envie de rire et de nous moquer un peu d’eux. C’étaient des échangistes, bien sûr, habillés avec une recherche m’as-tu-vu, et ils se carraient les uns après les autres dans leurs sièges à mesure que le garçon leur servait de l’eau.
“Ils s’arrêtent quand même pour déjeuner, dit Sims. Ça m’impose le respect.
— J’entends dire des choses, à propos du bateau.
— Le bateau change de nom sans arrêt. Tu en as entendu parler ?
— Non.
— Le bateau a quitté un quai sur l’Hudson sous un nom, je ne sais pas lequel c’était, mais trois mois plus tard il en a changé sur la côte occidentale de l’Afrique. Et puis ça a encore changé. Du côté des Philippines.
— D’énormes quantités d’héroïne, à ce qu’on dit. Mais pourquoi expédierait-on de l’héroïne des États-Unis vers l’Extrême-Orient ? Ça n’a pas de sens.
— Ça n’a pas de sens, dit Sims. Sauf que ça concorde avec une autre rumeur. Tu connais cette rumeur ?
— Je ne crois pas.
— Ça appartiendrait à la Mafia.”
Il prenait plaisir à dire ça, il grasseyait en écarquillant un peu les yeux.
“Qu’est-ce qui appartiendrait à la Mafia ?
— La société propriétaire du bateau que nous louons. La Mafia est très active dans le camionnage d’ordures. Alors pourquoi pas le traitement d’ordures, le transport maritime d’ordures, le tout à l’ordure ?
— Il y a un mot en italien, dis-je.
— Peut-être que ce n’est pas juste la société de transport. Peut-être que c’est notre société. Nous appartenons à la Mafia. Ils nous possèdent en sous-main. Ou même de plein droit.”
Il prenait encore plus de plaisir à dire ça. Ce n’est pas qu’il y croyait. Il n’y croyait pas même l’espace d’un instant, mais il voulait que j’y croie, ou que j’en caresse l’idée, pour pouvoir me ridiculiser. Il avait un sourire dur prêt à railler la moindre complaisance que vous pouviez être tenté de ressentir au nom de votre credo personnel sur les conspirations.
“Il y a un mot en italien. Dietrologia. Ça signifie la science de ce qui est derrière quelque chose. Un événement suspect. La science de ce qui est derrière un événement.
— Ils ont besoin de cette science. Moi pas.
— Je n’en ai pas besoin non plus. Je te raconte, c’est tout.
— Je suis américain. Je vais aux matches de baseball, dit-il.
— La science des forces obscures. Évidemment, ils estiment que cette science est suffisamment légitime pour mériter un nom.
— Les gens qui ont besoin de cette science, je ferais un effort pour leur dire que nous avons des vraies sciences, des sciences dures, nous n’avons pas besoin de sciences imaginaires.
— Je te dis juste le mot. Je suis d’accord avec toi, Sims. Mais le mot existe.
— Il y a toujours un mot. Il y a sans doute aussi un musée. Le musée des Forces obscures. Ils ont dix mille photographies floues. Ou bien est-ce que la Mafia l’a fait sauter ?”
C’est là que Sims a ri, révélant une bouche maillée de fils de cheddar.
Je jetai un coup d’œil à la table ronde. Deux des femmes fumaient. Deux des femmes portaient des gilets western cloutés. L’une était myope, la tête enfoncée dans le menu, et une autre avait un accent que je n’arrivais pas à situer. Toutes les femmes étaient parées, pavoisées de chaînes, de bracelets et de broches, avec des anneaux et des pendentifs aux oreilles, des bijoux qui avaient l’air martelés, battus, et il y en avait une qui mâchait une carotte en parlant de ses gosses.
“Tu sais l’italien ? dit-il.
— J’ai étudié le latin pendant un certain temps. D’abord en classe puis tout seul, plutôt à fond. Et j’ai fait un peu d’allemand et d’italien.
— Ma femme est allemande, dit-il. Je l’ai connue quand j’étais posté là-bas.
— Le GI à la démarche chaloupée.
— C’est assez bien vu. Sauf que j’étais dans l’aviation.
— Elle parle allemand à la maison ?
— Un peu. Ouais. Même beaucoup.
— Tu comprends ?
— Y a intérêt”, dit-il.
Les hommes portaient des chemises imprimées à col large, déboutonnées jusqu’au thorax. Les hommes étaient couverts de poils. Pas les cheveux longs de la contestation des années soixante, bien sûr. Moustaches, favoris en bataille, torses velus, coiffures volumineuses à la Hollywood – des vrais cheveux qui ressemblaient à des moumoutes de mauvais goût, des poils de tapis exauceurs de vœux, comme crantés à la salive et lourdement ondulés.
Big Sims demanda l’addition.
“Mais nous aimons notre boulot, Nick, non ? Quel que soit le propriétaire des bateaux que nous utilisons.
— J’aime mon boulot.
— J’aime mon boulot.”
Sa veste sport était étalée sur le dossier de sa chaise, trop large pour bien s’ajuster sur les palmettes qui ornaient la barre supérieure du dossier. Il portait une chemise blanche à manches courtes avec une cravate sombre et une pince à cravate en forme de sabre.
Il me regarda, les yeux mi-clos.
“Tu veux aller voir un match avec les Dodgers ?
— Non”, dis-je.
Cela ne semblait pas surprenant, toutes ces histoires de vaisseau fantôme, même si ce n’étaient que des racontars à demi-mot, parce qu’on nous avait dit la veille au soir que les déchets sont le secret le mieux gardé du monde. C’est ce que disait Jesse Detwiler, l’archéologue en détritus qui avait discouru devant la masse des convives environ une heure après la secousse – un discours qui ne passait pas très bien avec le pigeonneau grillé et les petits légumes zen.
Nos visages exprimaient une vigilance pristine, là-bas, à l’heure des cocktails, lorsque la pièce trembla autour de nous. C’était une expression qui traînait dans son sillage une lucidité gênée, une conscience penaude de notre peur entraperçue, d’être pris au dépourvu, juste avant de nous ressaisir, et c’est le visage qui traversa le salon de réception, au-dessus des vodkas tonic, créant un lien ironique entre les directeurs, dans la bourrasque intérieure.
Nous avons vu Detwiler dans le hall après avoir réglé l’addition. Sims alla le prendre par le col, littéralement, le cravata et fit mine de bourrer de coups de poing son dôme rasé. Ils se connaissaient, apparemment, et nous prîmes rendez-vous tous les trois pour aller voir une décharge que Sims avait conçue, un énorme projet encore en cours d’aménagement.
Un homme et une femme traversaient le hall et j’observai attentivement la femme. Peut-être était-ce sa façon de balancer les hanches, la fesse haute et radieuse, consciente de son effet, comme un personnage d’une série B baignant dans le gin et les pensions alimentaires. J’allai vérifier le programme des activités sur le tableau posé sur un chevalet qui était près des portes à tambour, inscriptions et café, législations sur les brevets, stockage des carburants usagés, tous les sujets et les intervenants en caractères blancs mobiles, de dix à douze et de deux à cinq et jusque dans la nuit, et je pensai aux échangistes et à leurs arrangements.
Génie & Co était une société qui avait un circuit interne vers l’avenir. L’Avenir du déchet. C’était le nom que nous donnions à notre congrès dans le désert. La rencontre concernait toute la profession, mais nous étions l’entreprise qui fournissait la force de motivation, nous étions les gars de première ligne, ceux du front, prêts à comprendre les véritables dimensions du sujet.
J’avais atteint la quarantaine, et j’avais été débauché d’un emploi pâlichon de rédacteur de discours et d’assistant en relations publiques dans une grosse boîte, et j’étais prêt pour quelque chose de neuf, prêt à embrasser une foi.
Les grandes sociétés sont des choses impressionnantes et effrayantes. Elles vous prennent et vous façonnent jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de plat, elles vous tordent et vous retournent. Et elles le font sans persuasion déclarée, elles le font, avec des sourires et des hochements de tête, une inflexion collective de la voix. Vous vous trouvez au bout d’un couloir et le temps que vous arriviez à l’autre bout vous avez adopté la philosophie complète de l’entreprise, la Weltanschauung. J’emploie ce mot sérieux et stratifié parce qu’il y a quelque part dans ses profondeurs un murmure de contemplation mystique qui semble totalement approprié au sujet du déchet.
J’allais courir avec Big Sims et nous courions sur les pistes que suivaient les randonneurs, avec leurs sacs à dos et leurs grosses chaussures, et nous courions sur les chemins muletiers qui s’enfonçaient dans les collines. Nous portions des lunettes de soleil et des casquettes à longue visière et nous courions sur la caillasse et sur le sable rouge et Sims n’arrêtait pas de parler, il parlait et courait à travers les broussailles du désert et je peinais à le suivre.
“Tu sais, c’est drôle, j’ai pris ce boulot il y a quatre ans et c’est un bon boulot qui paie bien et qui a un intéressement et qui entretiendra ma veuve quand je mourrai d’épuisement au boulot, mais je trouve – tu trouves aussi, Nick ? Depuis le premier jour, je m’aperçois que je ne vois plus que des ordures. J’ai fait des études d’ingénieur. Je n’ai pas fait des études d’ordures. Je pensais que j’irais peut-être construire des routes en Tunisie. J’avais des idées romantiques, tu sais, je me voyais en veste safari, en train de paver le monde. Finalement, je m’en tire bien. Je fais du vrai travail, du travail important. Les décharges sont importantes. Le problème, c’est que le boulot ne me lâche plus. Le sujet ne me lâche plus. Je suis allé dans un nouveau restaurant la semaine dernière, un endroit nouveau très bien, tu sais, et je me surprends à regarder les déchets dans les assiettes des gens. Les restes. Je vois les mégots dans les cendriers. Et quand on sort.
— Tu en vois partout parce qu’il y en a partout.
— Mais je ne le voyais pas avant.
— Maintenant tu es initié. Un peu de gratitude”, dis-je.
Nos chaussures étaient bien peu de chose sur la pierre et le tuf. Nous courions sur des pistes jonchées de crottin mêlé de paille semé par les chevaux de louage et nous courions en haletant et soufflant, soufflant tout en parlant, et la sueur ruisselait sur le visage de Sims en filets entrecroisés. Je restais à sa hauteur. Il était nécessaire de maintenir l’allure, de continuer à courir, de montrer qu’on peut parler tout en courant, de montrer qu’on sait courir, qu’on peut tenir la cadence. La sueur coulait sur nos corps et nous plaquait nos chemises sur le dos.
“On sort de là et on attend. Le type doit nous amener notre voiture. En attendant, je jette un coup d’œil par-derrière, dans le passage. Et je vois quelque chose de bizarre. Une sorte d’enclos, une enceinte fermée par des barres le long du mur. Une cage, en fait. Trois côtés et un dessus. Des barres en fer forgé et un gros cadenas.” Il parle et s’interrompt, les mots sortent de sa poitrine comme d’un soufflet. “Et il faut que je m’engage un peu dans ce passage. Avant de voir exactement ce que c’est. Et je le sens avant de le voir. La cage est remplie de sacs d’ordures. Des déchets de nourriture dans des sacs en plastique. Un jour et une nuit d’ordures de restaurant.”
Il me regardait tandis que nous courions.
“Pourquoi ils les enferment ?” dis-je.
Il me regarda.
“Les crève-la-faim sortent du parc pour les manger.”
Nous avons fait demi-tour vers l’ensemble de bâtisses roses qui flamboyaient dans la lumière. Ce n’était pas facile de maintenir l’allure avec Sims. Il avait la force pesante d’un ancien boxeur charnu qui a encore des réserves de profonde endurance, des réserves de pétrole, de combustible fossile – il avait des calories à brûler, de la sueur à perdre en abondance.
“Pourquoi est-ce que le restaurant ne les laisse pas manger les ordures ?
— Parce que ça lui appartient”, dit-il.
Cinq avions de chasse passèrent en formation serrée, volant bas, tandis qu’un rugissement surnaturel se répandait dans toute la vallée, et Sims brandit le pouce vers le ciel comme pour signaler quelque chose qui lui était sorti de la tête.
Je revoyais toujours ma tête la veille au soir, quand la secousse force cinq avait secoué la pièce, tout le travail qu’il avait fallu faire pour réconcilier les forces qui se heurtaient l’une l’autre.
Nous martelions le sol le long du terrain de golf et des bungalows individuels, un univers bien taillé de gens en tons pastel, vivant par petits groupes, par groupes de quatre bien établis, et j’étais soulagé de voir que la course était bientôt finie.
“Questionne-moi sur le bateau, dit-il.
— Il est sous pavillon libérien ?
— Il l’était au départ. Il paraît qu’il est inscrit à Panama maintenant.
— Est-ce que c’est possible ? De changer d’inscription à mi-parcours ?
— Je ne sais pas. Ce n’est pas mon secteur, dit Sims. Mais les rumeurs sur le bateau ne concernent pas seulement ce que le bateau transporte dans ses cales. Ou à qui il appartient. Ou sa destination.
— Bon, alors quoi d’autre ?
— Est-ce que c’est un cargo ordinaire ? Ou bien est-ce un peu confus ?
— Quel genre de bateau ce serait, s’il transporte une cargaison, mais que ce n’est pas un cargo ?
— Rappelle-moi de te donner une petite leçon sur les boues résiduelles, un jour.”
Il riait et courait, gambadant un peu, esquissant un pas de be-bop, coudes écartés et claquant des doigts, et il me devançait en faisant des bonds. Je ressentis une décharge d’adrénaline, un élan de cette humeur qui vous met en garde contre la honte de perdre, et je me hâtai de le rattraper.
Intéressant que plus tard cette affaire de tripatouillage des ordures, de vieux clodos et de gosses fugueurs se glissant dans une ruelle sombre pour récupérer des vieux bouts de pain et des lambeaux de bœuf tendineux – plus tard, avec Detwiler, le sujet allait revenir, mais différemment, avec une pointe de théâtre renégat des années soixante.
Nous sommes donc allés tous les trois à la décharge au début de la soirée, une demi-heure de route vers l’est, dont une partie sur des routes réservées à la circulation militaire. Sims avait un laissez-passer qui permettait l’accès à certaines heures, un arrangement établi entre Génie & Co et je ne sais quelle agence enfouie dans le Pentagone, et cela nous épargnait la peine d’avoir à faire le grand tour.
Les ouvriers étaient partis pour la journée. Nous nous trouvions au bord d’un trou dans la terre, un cratère artificiel d’au moins cent cinquante mètres de profondeur, peut-être quinze cents mètres de diamètre, jonché de machines au nez relevé le long des versants en terrasses, et recouvert en grande partie, en travers du fond incliné, d’une immense bâche scintillante, une peau en polystyrène, bleu-argent, qui reflétait le mouvement des nuages et ondulait au vent. La surprise m’atteignit de plein fouet. La vue de cette chose, cette énorme cuvette évidée à la gouge et doublée d’un plastique artistique, était le premier signe matériel m’indiquant que c’était une activité d’une certaine grandeur formidable, peut-être même une sorte de magnificence – les buses à queue rousse transparentes au soleil couchant et les tiges printanières des yuccas hautes comme des baguettes magiques et cette membrane à haute densité qui était étrangement et également belle en un sens, un instrument prophylactique, un système de contrôle des gaz, et le cratère qu’il stratifiait qui accueillerait des milliers de tonnes d’ordures par jour, vos détritus et les miens, pour être enfouis dans le désert. J’écoutais Sims réciter les chiffres, combien de méthane nous récupérerions pour éclairer combien de foyers, et j’éprouvais une bizarre excitation, une loyauté envers l’entreprise et la cause.
Sims s’adressait à nous deux mais surtout à Jesse Detwiler parce que c’était lui le visionnaire parmi nous, le théoricien du déchet dont les provocations avaient effrayé l’industrie. Et Sims était éloquent, il aimait son sujet et faisait d’amples gestes, mimant avec ses mains les couches de plastique et de terre, le déchiquetage des pneus, le mélange des produits chimiques avec la poussière des fours. Je n’avais pas encore vu ces choses, pour ma part, mais il était aisé de comprendre ce qu’elles signifiaient pour Sims, un travail harassant, extrêmement satisfaisant dans ses aspects de technologie et d’antique labeur, dur et utile, avec de la poussière plein la bouche et un mur d’odeurs saturantes.
Assis au bord du cratère, Detwiler regardait à l’intérieur.
“Et pour les trucs dangereux ?
— On les mettra dans des conteneurs et on les isolera. Mais on ne les oubliera pas. Ce sera enregistré dans les archives informatisées en 3 D. On pourra les retrouver s’il le faut.
— Quelle est votre approche des déchets de bombes ?
— Les déchets de bombes. C’est pour ça que nous avons engagé Nick.”
Je vis luire l’œil de Simeon et je dis d’un ton pince-sans-rire : “J’ai de l’expérience en relations publiques.”
Detwiler releva le menton, marquant l’infime close d’amusement que lui inspirait sans doute cette remarque. Il avait l’assurance mystérieuse du franc-tireur du monde industriel, l’électron libre qui essaie de bousculer la boîte, en raillant toutes les tranquilles certitudes. Et il avait l’air refait, reconstruit, crâne rasé et moustache en broussaille, le type qui tient la situation bien en main, avec un instructeur pour la gym et la considération de son banquier, en col roulé noir et jeans de couturier. Il me vint à l’esprit que, à part son crâne rasé, il aurait pu être un échangiste.
“Je vais te dire ce que je vois là, Sims. Le paysage de l’avenir. En fin de compte, le seul paysage qui restera. Plus les déchets seront toxiques, plus le touriste sera prêt à consentir d’effort et de dépense pour pouvoir visiter le site. Seulement, je ne pense pas qu’on devrait isoler ces sites. Isolez les déchets les plus toxiques, OK. Ça les rend plus grandioses, plus menaçants et magiques. Mais les ordures ménagères devraient être placées dans les villes qui les produisent. Sortez les ordures au grand jour. Que les gens les voient et les respectent. Ne cachez pas vos installations de traitement. Créez une architecture du déchet. Concevez de somptueux bâtiments pour recycler les déchets et invitez les gens à ramasser leurs propres ordures et les apporter au pilonnage et à la chaîne de traitement. Apprenez à connaître vos ordures. Et les trucs dangereux, les déchets chimiques, les déchets nucléaires, ça devient un lointain paysage nostalgique. Visites en bus et cartes postales, je te le garantis.”
Sims n’était pas sûr d’aimer ça.
“Quel genre de nostalgie ?
— Ne sous-estime pas notre aptitude aux aspirations complexes. La nostalgie des matières bannies de la civilisation, de la force brute des anciennes industries et des anciens conflits.”
Detwiler avait été une personnalité marginale des années soixante, un guérillero des ordures qui volait et analysait les déchets ménagers d’un certain nombre de personnalités célèbres. Il diffusait des manifestes pastichant ceux du Komintern sur leur contenu, avec des commentaires personnels, et la presse underground n’avait pas traîné pour publier tout ça. Ses activités connurent un apogée piquant lorsqu’il fut arrêté pour avoir chapardé les ordures de J. Edgar Hoover, derrière la maison du directeur dans le quartier nord-ouest de Washington, et c’est ce que les gens se rappelaient, ce que je m’étais rappelé en entendant pour la première fois citer à nouveau le nom de Jesse Detwiler. Il avait acquis une brève et fébrile célébrité dans les chroniques de l’époque, dans le cortège des filles à tambourins et des fabricants de bombes, des adeptes de la lévitation et du LSD, et des enfants perdus.
Un oiseau vola à travers la largeur du cratère, un passereau ou un roitelet, se déplaçant avec la rapidité nerveuse, la précipitation du crépuscule.
Detwiler dit que les villes s’élevaient sur les ordures, un centimètre après l’autre, gagnant de la hauteur au fil des décennies à mesure que les détritus enfouis augmentaient. On stratifiait toujours par-dessus les ordures, ou bien on les repoussait vers les bords, dans une pièce comme dans un paysage. Mais elles avaient leur élan propre. Elles résistaient. Elles s’insinuaient dans tous les espaces disponibles, dictant des plans de construction et modifiant les systèmes de rituels. Et elles produisaient des rats et de la paranoïa. Les gens étaient contraints de développer une réaction organisée. Ce qui signifiait qu’il leur fallait concevoir un moyen d’élimination ingénieux et construire une structure sociale pour le mettre en œuvre – ouvriers, maîtres d’œuvre, transporteurs, égoutiers. La civilisation se construit, l’histoire s’impose.
Il parlait comme dans ses prestations télévisées, concentré, rodé, génériquement intime. Il était un brasseur d’ordures, en quête de contrats pour des livres et des documentaires, et je crois qu’il se moquait bien de savoir si nous étions deux à l’écouter ou un demi-million.
“Vous voyez, on a tout fait à l’envers”, dit-il.
La civilisation n’a pas surgi et fleuri tandis que les hommes martelaient des scènes de chasse sur des portes en bronze et murmuraient de la philosophie sous les étoiles, avec les ordures comme une simple ramification contrariante, balayées et oubliées. Non, les ordures ont surgi en premier, incitant les gens à construire une civilisation en réaction d’autodéfense. Il a fallu trouver des moyens de nous débarrasser de nos rebuts, d’utiliser ce dont nous ne pouvions pas nous débarrasser, de retraiter ce que nous ne pouvions pas utiliser. Les ordures résistaient. Elles s’élevaient et se répandaient. Et elles nous forçaient à développer la logique et la rigueur qui allaient conduire à des études systématiques de la réalité, à la science, à l’art, à la musique, aux mathématiques.
Le soleil se coucha.
“Vous y croyez sérieusement ? dis-je.
— Pas qu’un peu, oui. Je l’enseigne à UCLA. J’emmène mes étudiants dans des décharges d’ordures et je leur fais comprendre la civilisation dans laquelle ils vivent. Consommer ou mourir. Voilà le commandement de la culture. Et tout ça se termine à la décharge. Nous produisons des quantités stupéfiantes d’ordures, puis nous réagissons, non seulement par la technologie, mais avec notre cœur et notre cerveau. Nous les laissons nous façonner. Nous les laissons contrôler notre pensée. Les ordures viennent d’abord, et ensuite nous construisons un système pour traiter le problème.”
Les nuages du pourtour prenaient une teinte chromée sur les bords et le ciel très haut était encore d’un bleu méridien rassurant. Mais la fosse s’assombrissait rapidement, tandis que la vaste doublure en plastique claquait au vent et produisait une musique des plus étranges, à la limite des ondes flexures de la nature, et la surface était maintenant indigo, encore faiblement striée de ciel, parcourue de gradations d’ombre et de mouvement. Nous sommes restés un moment à regarder et puis nous sommes retournés à la voiture. Detwiler trônait au milieu du siège arrière, et nous asticotait parce que nous établissions nos décharges d’ordures sur la terre sacrée des Indiens. Et aussi en raillant la situation d’avant-garde de Génie & Co. Il pensait que l’entreprise avait les mêmes appétits fondamentaux que n’importe quelle firme traditionnelle.
Nous roulions sur une route déserte.
“Tu traques les rumeurs, Sims ? Votre bateau, là.
— Ce n’est pas mon secteur.
— Qui parcourt les océans du monde en essayant de se débarrasser d’une substance immonde.
— Je regarde de l’autre côté, dit Sims.
— Regarde plutôt par ici. Il paraît qu’il a repris la direction des États-Unis.
— Tu en sais plus que nous.” Sims détestait avoir à dire ça. “Qu’est-ce qu’on en sait, nous, hein, Nick ?
— Nous ne sommes pas des gens des années soixante. Nous sommes des gens des années quarante et cinquante.
— Nous sommes limités, dit Sims.
— Nous ne savons pas grand-chose.
— Nous écoutions la radio, dit Sims. Nous connaissons Lone Ranger et Tonto.
— Du bon vieux temps, dis-je.
— Le galop retentissant du vaillant cheval Silver.
— Un cheval ardent qui va à la vitesse de l’éclair.
— Voilà ce que nous savons, Jesse.
— Un nuage de poussière.
— Et un vaillant Silver ya-ho.”
Prenant des voix graves pour coller au baryton dramatique de l’ancien feuilleton radio.
“Vous vous croyez drôles, les mecs, dit Detwiler. Je parie que vous ne connaissez pas le nom du cheval de Tonto. Allez, Sims. Tu connais le cheval de l’homme blanc. Pourquoi pas celui de l’Indien ?”
Je ne trouvais sans doute pas Detwiler sympathique, mais j’aimais l’écouter. Contrairement à Sims. Sims avait encore envie de le cravater, mais de manière moins fraternelle cette fois. Non, il ne connaissait pas le cheval de l’Indien et peut-être que ça le contrariait un peu.
Jesse continuait à parler.
“Plus le déchet sera dangereux, plus ça deviendra héroïque. Sol irradié. De même que les Indiens vénèrent maintenant ce terrain, nous arriverons à le considérer comme sacré au siècle prochain. Parc national du Plutonium. Le dernier refuge des dieux blancs. Des touristes avec des masques à gaz et des combinaisons de protection.”
Je dis : “Comment s’appelait le cheval de l’Indien ?
— Scout, OK ? Je suis stupéfait et choqué. C’est une grave lacune culturelle, les mecs. Le cheval de Tonto. Il faut savoir ça.”
Il se pencha vers nous, sarcastique.
“Un navire transportant des milliers de barils de déchets industriels. Ou bien est-ce de l’héroïne de la CIA ? Personnellement, je le croirais assez volontiers. Vous savez pourquoi ? Parce que c’est facile à croire. Nous serions idiots de ne pas le croire. Sachant ce que nous savons.
— Et que savons-nous ?” dit Sims.
Des hélicos en formation, dix ou douze, venaient droit sur nous par-dessus la route, gros transporteurs d’assaut illuminés comme des anges délirants, et ils passèrent au-dessus de nous dans un vacarme de ferraille qui aspira tout l’air de la voiture et nous laissa avachis et la tête rentrée dans les épaules.
“Que tout est lié”, dit Jesse.
Non que j’aie entièrement détesté mon ancien travail. J’écrivais des discours surtout pour des présidents d’entreprise, des types rougeauds avec des cheveux blancs et des grands nez ravagés, des patriarches de telle ou telle industrie. C’étaient plutôt des sportifs, qui utilisaient des avions de la société pour gagner des lacs reculés du Canada, où ils pêchaient dans les dernières eaux préservées du continent. J’ai participé à l’une de ces expéditions avec un président du nom de McHenry, un homme charmant et très-correct en fait, propriétaire de sociétés de software qui avait des contrats avec le gouvernement. Et ses petits-fils étaient déjà là-bas, deux garçons au front blanc, en gilet matelassé, prêts pour un sport sanglant. Et je restais planté là à contempler la vieille maison du bord du lac avec ses frémissements de cèdres et ses hautes cheminées et tous les meubles de véranda miteux et écaillés d’une retraite au fond des bois. Je regardais la maison et elle m’échappait à un niveau bizarre. Elle aurait pu être un objet de mon propre passé, un présage inversé, noblement rustique avec ses hauts plafonds et des boules d’antimites dans les chambres inutilisées, avec d’épaisses couvertures rêches sur les lits d’invités, portant des emblèmes d’universités – la promesse de choses que je n’avais jamais eues mais que je semblais pourtant connaître, collectivement, à la lisière de la mémoire. Et la façon dont les garçons maniaient leurs fusils, de naissance, vous voyez – c’étaient des gamins et j’étais un homme, mais je crois que je m’instruisais en les regardant, Johno et Todd, sans pour autant me joindre à eux pour traquer le gibier. Je me contentais le plus souvent de m’asseoir sur la véranda et de travailler à des discours pour McHenry, mais je glanais auprès des garçons ce que ce devait être de grandir dans ce genre d’univers, et comme l’attente de ce qui vous est dû devait être en proportion – le monde que crée l’argent et la posture droite et l’élocution claire et les emblèmes d’universités sur les lits et un sentiment de droit de naissance et d’utilisation de l’histoire. Au dîner, nous parlions de choses et d’autres, de leurs écoles et des sports qu’ils pratiquaient, et je prenais plaisir à côtoyer toute cette jeunesse sans effort, cette jeunesse rude au meilleur sens, robuste et vigoureuse et inachevée. J’y puisais un plaisir indirect, je me sentais marcher dans leur foulée anguleuse, je ressentais ce que c’était de lancer une ligne au soleil sans que rien existe au monde que le frottement du bois rugueux du bateau et la chaleur du matin sur mes bras, et même lorsque je sentais quelque chose surgir du plus profond de moi, quelque chose d’acéré, j’arrivais à le refouler dans la conversation à bâtons rompus et à le perdre dans les feux ronflants qui brûlaient dans le grand âtre de pierre naturelle.
Je prenais des notes et je me présentais à la ronde, systématiquement, sur cet hectare très encombré – des grues et des grappins, des unités hydrauliques pour les presses à emballer et puis le matériel de halage, les camions à ordures qui avaient l’air de jouets malgré leur volume, innocents dans leur peinture brillante, pas du tout préparés à la sale besogne qui les attendait.
Je me trouvais près d’un modèle de déchiqueteuse confidentielle baptisée Watergate, et je parlais avec un représentant d’une question technique, m’instruisant et prenant des notes pendant que nous parlions, et c’est là que j’ai vu cette femme dans une allée de nouveaux produits informatiques, vêtue d’un jeans moulant, et portant en bandoulière un sac orné d’une application – pas de chez nous.
Lorsqu’elle leva la tête et regarda dans ma direction, je la reconnus. Je l’avais regardée traverser le hall avec son mari, un jour ou deux plus tôt, la démarche élastique, isolée par l’objectif dans le mouvement fluide des flâneurs et des grooms, et maintenant elle me dévisageait carrément, secrètement amusée par quelque chose.
Nous avons pris un café au bord de la piscine. Il était dix heures du matin et l’homme chargé de l’entretien de la piscine et les jardiniers allaient et venaient à la lisière de la conversation.
“Au milieu des machines de traitement de déchets. Drôle de façon de passer la matinée, Donna.”
Nous n’avions échangé que nos prénoms.
“Changement de rythme, dit-elle.
— De quoi ?
— De quoi. D’être ici à faire ce que nous faisons.”
Elle était assise du côté de l’ombre et ses mains étincelaient lorsqu’elle les tendait pour prendre son café, et lorsque la brise soulevait le bord du parasol son visage prenait du relief et de la chaleur.
“Vous commencez à vous sentir emprisonnée ?”
Petit sourire en coin.
“Vous trouvez que le programme vous étouffe ?”
Elle avait les cheveux bruns, avec une certaine façon de retrousser boudeusement les lèvres pour planter une malédiction sur une réflexion qui ne lui plaisait pas.
“Où est votre mari ?
— Il doit être dans le coin devant un bloody mary.
— Comment savez-vous qu’il n’est pas en train de sauter une des épouses ?
— Ou bien il saute une des épouses.
— C’est pour ça que vous êtes ici, après tout.
— Exactement”, dit-elle.
Elle regarda un employé du service entretien qui faisait coulisser une porte sur un balcon.
“Pourquoi vous n’êtes pas là pendant qu’ils le font ? Il est au lit avec une autre femme et vous n’avez pas le droit de regarder ? Il doit bien y avoir un comité d’organisation à qui en toucher un mot.
— C’est une belle journée. Taisez-vous.
— Il n’y a que des belles journées.
— Comment vous vous appelez, déjà ?” dit-elle, faisant jouer une ironie complexe et désinvolte – nous raillant l’un et l’autre, et la piscine et les palmiers dattiers.
“J’aime beaucoup votre bouche, Donna.
— C’est ma lèvre retroussée.
— Sexy.
— C’est ce qu’on me dit.
— Et si nous décidions vous et moi ? Ou bien êtes-vous obligée de vous en tenir à ceux de votre espèce ?
— Barry vous a vu me regarder hier. Je ne vous ai pas vu, mais lui si. Et hier soir au dîner il vous a désigné.
— Pense-t-il que vous et moi ?
— Nous avons décidé que nous savons qui vous êtes. Vous êtes l’homme de l’Aqua Velva Ice-Blue.
— Et vous, qui êtes-vous ?
— Nous sommes deux clubs échangistes qui se réunissent.
— Non, vous. La bouche et les yeux.”
Elle regardait l’employé du service entretien faire coulisser la porte.
“Je suis quelqu’un si vous me posez des questions. Vous voulez savoir qui je suis ? Je suis quelqu’un si vous êtes trop indiscret je me désintéresse complètement.”
Elle gardait les yeux fixés dans la demi-distance.
“Une personne privée qui baise des inconnus.
— Où est la contradiction ?” dit-elle, souriant chaleureusement par-dessus la mousse de son cappuccino, sans me regarder. “En fait, vous nous détestez plutôt, non ?
— Pas vrai.
— Et je sais pourquoi. Parce que nous le manifestons publiquement.
— C’est normal, en affaires pourquoi ne pas se manifester publiquement ? dis-je. Nous sommes tous des professionnels rassemblés ici pour établir des contacts, pour élargir le champ des possibilités.
— Oui, c’est vrai, vous nous détestez.”
C’étaient de véritables scènes de cinéma, légèrement elliptiques par le ton, avec les plans peut-être un peu désinvoltes, et floues par accident. D’abord l’instant muet dans l’espace d’exposition, où les personnages échangent des regards parmi les carrosseries des camions. Puis l’échange au bord de la piscine avec des gros plans et des pauses, les personnages un peu détachés de leur propre dialogue, et une impression tout au long de langueur matinale sur fond typique de chants d’oiseaux, dans le mouvement rythmique des hommes armés de cisailles à haies et le chatoiement d’un turquoise parfait à l’arrière-plan.
Le zoom insinue une certaine compression, une anxiété à demi tapie qui sert non seulement le moment, mais le jour et la semaine et l’époque.
Et maintenant la scène se passe dans la chambre, ma chambre, où elle a ôté son jeans, surtout parce qu’il était trop serré, et s’est assise sur le lit en chemise et en petite culotte, les jambes tendues vers le pied du lit. J’ai approché une chaise et me suis assis près d’elle, dans une posture de consultation, la main autour de sa cheville.
Elle n’était pas aussi jolie sous la lumière directe, avec un badigeon de tristesse sous les yeux et une contusion éclatée sur le haut de la cuisse, comme une aubergine lâchée d’un toit. Mais j’aimais la façon dont elle me regardait, curieuse, avec une pointe de défi. Ça me rendait ambitieux, ce regard, impatient de déconditionner l’épisode, de le rendre intime et réel.
“Vous détestez le fait que c’est public. Vous ne pouvez pas supporter que nous venions ici, et que nous le disions, et que nous le fassions, et que nous le manifestions. Nolls en avons parlé au dîner.
— Vous et Barry.
— Nous avons un jeu.
— Vous deux. Vous et Barry.
— Nous observons les gens dans un restaurant. Et il est vraiment doué pour ça. Et nous imitons leurs petits secrets et leurs habitudes et leurs machins préférés, jusqu’aux sous-vêtements.
— Vous voulez me dire ce que je porte ?
— En fait même avec vous.
— Vous n’êtes pas allés jusque-là.
— Non. Parce que nous avons trouvé qu’il y avait des choses plus importantes. Comme pourquoi vous nous détestez.”
Je regardais et j’écoutais, m’efforçant de situer la voix et les manières, de la placer dans une petite ville industrielle peut-être, une fille catholique qui aurait grandi près des quais sinistres, dans une maison aux allures d’ivrogne prêt à s’effondrer.
“Vous savez ce qui me plaît chez vous ? Vous me rendez agressif, un peu téméraire, dis-je. Rien que d’être assis là j’ai une rechute. Je dégringole de minute en minute.
— Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ?
— Ça veut dire que toutes les choses intéressantes de ma vie sont arrivées jeune.
— Si vous me baisez, ça sera quelque chose de haineux. C’est ça que vous voulez ? C’est ça que vous entendez par agressif ?
— Non. Mais qu’est-ce que vous voulez ? Vous êtes dans ma chambre à moitié déshabillée.
— Peut-être que c’est ce que veut Barry.
— Vous mettre au lit avec un homme qui vous déteste ?
— On est là pour s’allonger.
— C’est pour lui alors.
— Peut-être bien.
— Accomplir un ordre.
— Non, partager un fantasme, accomplir un fantasme.
— Qu’est-ce que Barry fait pour vous ?
— Pas tes oignons, mec”, et elle dit ça d’une voix nasillarde de bistrot de campagne.
Je ne voulais pas la comprendre trop vite. Elle n’était peut-être pas là pour le sexe, mais seulement pour la matière de fond, le genre de matériau supplémentaire qui étoffe une expérience. Nous allions parler coucherie, mais pas le faire et elle retournerait satisfaite à son congrès échangiste. Je regardai la contusion sur sa cuisse. C’était déprimant de penser qu’elle était peut-être un agent de la volonté de son mari, venue faire le truc et courir le lui raconter, et le vieux Barry devait être un scénariste occasionnel, sans doute, qui gagnait sa vie à vendre de l’immobilier à des retraités. Lorsque je me penchai en avant pour l’embrasser, elle se détourna avec un haussement d’épaules expert, minimal, impersonnel, qui réussissait à me placer sur la ligne extérieure du perceptible.
“Peut-être que vous n’avez pas entièrement tort à mon sujet, Donna. Peut-être que j’ai une théorie sur les dégâts que commettent les gens lorsqu’ils sortent certaines choses au grand jour.
— Allez-y. La critique constructive nous intéresse toujours.
— Mais je ne pense pas que cela vous intéresse. Trop intime.
— Oh, mais si.
— Je vais sans doute avoir l’air d’un idiot.
— Oh, ayez l’air idiot. Je vous le demande.”
Elle ôta sa montre et la laissa tomber sur le lit à côté d’elle. J’avais envie de la baiser là tout de suite tant pis pour la gêne d’une rencontre morne et au rabais qui risquait d’envahir la chambre, en provenance du salon de plaisance des échangistes. Car je ne savais pas si je n’aurais pas trop l’air d’un benêt, d’un lycéen plein d’ardeur, ni à quoi je renoncerais exactement avec cette digression dans l’histoire intime.
“Allez-y. Nous voulons être éclairés”, dit-elle.
Je me penchai pour l’embrasser et cette fois elle ne se détourna pas, mais me rendit une sorte de gorgée tiède, rappel des distances que nous avions encore à parcourir.
“Il y a longtemps, des années, j’ai lu un livre intitulé Le Nuage de la méconnaissance. L’œuvre d’un mystique anonyme, je ne suis pas sûr, peut-être au XIVe siècle, en tout cas à l’époque de la peste noire – il écrivait au temps de la peste noire. C’est un prêtre qui m’a donné ce livre. C’était la partie pieuse de ma vie. Il m’a donné ce livre de force. Et j’ai oublié la majeure partie du livre au fil des ans. Mais je sais qu’il m’a fait voir en Dieu une force qui se tient à l’écart de nous parce que c’est là qu’est la source de sa puissance. Je me souviens d’une phrase.
— Chouette titre.
— Je me souviens du titre et je me souviens d’une phrase.”
Je m’interrompis là, laissant les mots prendre forme et sens, ma main autour de la cheville de Donna, et je perçus une certaine réceptivité, chose dont j’avais besoin pour surmonter l’incongruité. Bah tant pis, décidai-je. Tentons la chance.
“La phrase apparaît tout au début du livre, et elle m’a donné l’impression que l’auteur s’adressait directement à moi, quel qu’il soit, un poète peut-être, un prêtre poète, j’aime à l’imaginer. « Interromps-toi un moment, pauvre malheureux, et fais le bilan de ta vie. » C’était moi, voyez-vous, distingué de manière incisive, vivant dans un état d’interruption et de bilan, âgé de vingt ans et plus stupide que mes congénères et au désespoir de trouver ma place. Et j’ai lu ce livre et j’ai commencé à considérer Dieu comme un secret, comme un long tunnel sans lumière, et ainsi de suite. C’était ma malheureuse tentative pour comprendre notre fadeur face à l’énormité de Dieu. Voilà ce que je respectais en Dieu. Il garde son secret. Et j’ai essayé d’approcher Dieu par son secret, l’impossibilité de le connaître. Peut-être que nous pouvons connaître Dieu par l’amour ou la prière ou par des visions ou par le LSD, mais nous ne pouvons pas le connaître par l’intellect. Le Nuage nous le dit. Et j’ai donc appris à respecter la puissance des secrets. Nous approchons Dieu par son caractère incréé. Nous sommes fabriqués, créés. Dieu est incréé. Comment pouvons-nous même essayer de connaître un tel être ? Nous ne le connaissons pas. Nous ne l’affirmons pas. Au contraire, nous chérissons sa négation. Nous faibles malheureux, voyez-vous. Et nous essayons de développer une intention nue qui nous attache à l’idée de Dieu. Le Nuage recommande que nous développions cette intention autour d’un seul mot. Mieux encore, un seul mot d’une seule syllabe. Cela m’attirait extrêmement. J’ai commencé à me préoccuper de cette recherche du mot unique, de la syllabe unique. C’était romantique. Le mystère de Dieu était romantique. Avec ce mot j’allais éliminer la distraction et me rapprocher de l’être inconnaissable de Dieu.
— Quel genre de mot ?
— J’ai cherché. J’ai réfléchi. Je l’ai pris au sérieux. J’étais jeune.
— Aimer serait un mot. Mais pas pour vous. Trop gnangnan, dit-elle.
— Aider serait un mot. Mais même pour un pauvre gringalet, c’était un peu pitoyable. Et j’ai pensé que le problème est la langue, il faut que je change de langue, que je trouve un mot qui soit un mot pur, sans avoir toute une vie de connotations et de nuances. Et j’ai pensé au mot italien pour aide parce que c’est ce que disait mon père lorsque nous l’agacions, mon frère et moi, il nouait ses mains et les agitait en levant les yeux au ciel et il disait : Aiuto. Comme le faisaient probablement son père et son grand-père. Un mot pour pénétrer les ténèbres. Aiuto.
— Trop de syllabes.
— Trop de syllabes et trop comique. Parce qu’il le faisait surtout pour nous faire rire, nous distraire par le rire. Mon père connaissait peut-être vingt mots d’italien, je ne sais pas, il était né ici, ou peut-être qu’il parlait assez bien la langue, je ne sais vraiment pas. Mais il disait ce mot. Ce mot était une pièce en trois actes à la façon dont il le disait, l’étirant, croassant comme un duc empoisonné. A-you-too. Et nous riions parce que d’une certaine manière il se moquait de l’ancien pays et des anciennes manières. Un mot grand et profond, mais je ne pouvais pas l’utiliser.”
Curieusement, elle se pencha et me prit la main pour la faire remonter à l’intérieur de sa cuisse et la poser sur son entrejambe, douillettement en quelque sorte, puis elle changea un peu de position pour se mettre bien à son aise, comme un enfant à qui on lit une histoire.
“Où est votre père maintenant ?
— Mort.
— Où est votre frère ?
— Je ne sais pas.”
Elle attendit que je continue.
“Mais je savais que j’avais raison d’abandonner l’anglais. Et j’ai fini par tomber sur une expression qui semblait vibrer d’intention nue. Vibrer de quelque chose que je connaissais et ressentais d’après ma propre expérience. Une belle prière spontanée. Cinq syllabes et alors. Trois mots et cinq syllabes mais je savais que j’avais trouvé l’expression. Elle venait d’un autre mystique, un Espagnol, saint Jean de la Croix, et pendant tout cet hiver-là cette expression a été ma limite nue, mon approche des ténèbres, du secret de Dieu. Et je l’ai répétée et répétée et répétée. Todo y nada.
— Todo y nada.
— Oui. Et à quoi ça vous fait penser ? À quoi ça se réfère, dans votre vie ? Qu’est-ce que ça décrit ?
— Le sexe, dit-elle aussitôt. Le sexe dans ce qu’il a de meilleur. Todo y nada.
— Oui, exactement.
— Alors qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Je ne dis pas que le sexe soit notre divinité. Je vous en prie. Seulement que le sexe est le secret que nous avons qui ressemble à un état exalté et que nous partageons, que deux personnes partagent de manière plus ou moins muette et plus ou moins égale, et cela en fait quelque chose de puissant, mystérieux, qui mérite qu’on l’accueille.
— Vous dites, ne l’étalez pas au grand jour. Mais c’est parce que vous êtes toujours le même romantique qu’à vingt ans, probablement. Le sexe n’est plus si secret. Le secret est dévoilé. Vous savez ce que représente le sexe pour la plupart des gens ?”
Elle posa sa main sur la mienne et remua légèrement son pelvis, l’appuyant dans ma paume.
“Le sexe est ce que vous pouvez avoir. Pour certains, pour la plupart des gens, c’est ce qu’ils peuvent obtenir de plus important sans être né riche ou intelligent ni voler. C’est ce que la vie peut vous donner qui est égal aux autres ou mieux, même, et qu’on n’a pas besoin de passer six ans à l’université pour avoir. Et ce n’est pas de la religion, ce n’est pas de la science, mais on peut l’explorer et apprendre des choses sur soi-même.”
Elle se tut et c’était vrai, elle paraissait un peu abattue ici, loin du chatoiement dansant de la lumière au bord de la piscine, le visage privé de ses ombres troublantes, de l’animation scintillante qui donnait à ses traits une ligne et un contour. D’autant plus intéressant, pensai-je. D’autant plus sérieux, plus conséquent. Je voulais du temps réel et un honnête déchiffrage de cette femme.
“Et, de toute façon, il y a toutes sortes de sexe au grand jour, dit-elle. Les écrivains qui bandent écrivent des scènes de sexe.
— Seuls. Ils les écrivent seuls. Et on les lit seul.
— Comment rencontre-t-on des gens ayant les mêmes intérêts ?
— Je ne sais pas. Silencieusement, clandestinement.
— Comme des criminels. Mais nous ne sommes pas des criminels. Nous voulons notre congrès, avec des hors-d’œuvre et des petites serviettes en papier. Il y a trop de solitude en Amérique ? Trop de secrets ? Lâchez-les au grand jour, ouvrez-les. Et ne me regardez pas comme ça. Vous me regardez de trop près.
— Sinon comment je peux vous connaître ?
— Vous ne me connaissez pas. Vous ne voulez pas me connaître. Nous sommes dans le désert ici.
— Il y a une autre phrase du Nuage. Mais je ne m’en rappelle qu’un fragment. Sur le dard aigu de l’attente amoureuse.
— Ça a l’air porno.
— C’est vous qui êtes porno, ce sont vos amis qui sont pornos. Vous avez même votre magazine, non ? Comme n’importe quelle industrie. Comme l’industrie de la pierre et du gravier, et celle des pompes funèbres. Sauf que vous montrez des poils de cul. Et des vidéos expédiées par la poste.”
La tête bien droite, la bouche pincée dans une expression pastiche de pharisaïsme.
“Il ne s’agit pas de cochonneries, vous savez. Je ne suis pas quelqu’un de cochon, croyez-le ou non” – elle se mit à rire un peu follement, la voix fêlée – “même si je suis assise là avec la main d’un inconnu sur ma chatte.” Et elle tortilla ses hanches en gémissant un oooh sous l’effet de la friction – un gémissement parodique, mais plein d’ardeur aussi.
“Je ne suis pas la main d’un inconnu.
— Ne me regardez pas.
— Qui dois-je regarder ?
— Je ne suis pas venue dans ce coin à la con pour être analysée.
— Vous êtes ma rechute. Pas la première, mais la première depuis longtemps. Et c’est ce qui vous rend si peu sûre.
— Qu’est-ce qui vous rend si peu sûr ?
— Je suis votre exception aux coucheries sans distinction.
— Vous croyez que vous vous distinguez ? Qu’est-ce qui vous distingue ? Je ne me rappelle même pas votre nom.”
Je lui dis mon nom, prénom et nom, et elle dit que ça avait l’air faux.
“Autre chose. Il me faut autre chose, dit-elle. Revenons à vous. Faible et malheureux.
– Oui.
— À lire des livres sur Dieu.
– Oui.
— À parler avec des prêtres.
– Oui.
— Quel était votre péché ? Votre secret ? La raison de votre malheur ?”
Elle avait ce défi originel dans les yeux, mais sans l’air entendu, amusé et un peu penché – pas vraiment du dédain, mais la réticence à permettre la possibilité de la surprise. Cet air-là avait disparu et il y avait une curiosité moins transparente et frontale.
Je retirai ma main de son corps, me carrai dans mon siège et croisai les bras sur ma poitrine, la tête inclinée, comme en signe de résignation, vaincu devant un mystère, jeune homme réduit au niveau le plus bas.
“J’avais été en redressement.
— En redressement.
— Comme on disait. Un centre de redressement juvénile. On m’avait envoyé là-bas pour un certain temps et quand je suis sorti, je suis allé dans un petit avant-poste des jésuites dans le Nord du Minnesota, où ils étaient spécialisés dans les gosses à problèmes ou présentant des traits singuliers.
— Et vous avez été en redressement ?
— Pour avoir tiré sur un homme. J’ai tiré sur un homme.
— Tué ?
— Tué. J’avais dix-sept ans quand c’est arrivé et aujourd’hui encore je ne sais pas trop si c’était avec intention expresse ou implicite ou je ne sais trop quoi d’après la loi. Ou bien ce n’était peut-être qu’un affreux accident ?
— Et vous y avez beaucoup réfléchi ?
— J’ai essayé, de temps en temps. Je me rappelle bien le moment. J’ai essayé de le décomposer, de le voir clairement dans ses divers composants. Mais il y a un tel tourbillon de motifs et de possibilités sous-jacentes, de et alors et de pourquoi pas.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Eh bien, à un moment, avec le doigt qui pressait déjà la détente, à un micropoint dans l’action de l’esprit et l’action du doigt et l’action-détente elle-même, je me suis peut-être dit : Et alors. Je n’en suis pas vraiment sûr. Ou : Pourquoi ne pas le faire et voir ce qui arrivera.
— Qui était l’homme ?
— Qui était l’homme. Ce n’était pas un ennemi ou un rival. Plutôt une sorte d’ami. Un type qui me tirait d’affaire de temps en temps, un type plus vieux, pas du tout une influence, je ne crois pas, sauf en ce sens qu’il possédait un fusil.”
J’eus alors une inspiration, sans réfléchir, et je pris ma voix de gangster.
“Pour tout dire, poupée, je l’ai rayé du calendrier.”
Une voix que ma femme n’avait jamais entendue et une histoire que je ne lui avais jamais racontée et c’était tellement étrange, cela me faisait tellement honte. Mais pas tout de suite. La honte plus tard, à Phoenix – gardons la honte pour les murs tapissés de livres et les tapis de prière turcs et les magazines de mode dans le panier de la salle de bains.
Donna avait la reniflette. Elle avait pris un bain de minuit et attrapé froid et c’est tout ce dont nous avons parlé pendant un moment. Nous avons parlé de la nuit et de la fraîcheur de l’air et de la cuisine qu’on nous servait au restaurant.
Puis elle a ôté sa culotte et me l’a tendue. Je l’ai lancée sur le lit et me suis déshabillé.
Je sentis un souffle de dépaysement dans la chambre et songeai qu’elle était peut-être voyeuse de sa propre expérience, vivant en décalage par rapport au moment et l’enregistrant dans un état d’esprit tourné vers le futur. Mais ensuite, elle m’attira contre elle, m’empoignant par les cheveux et m’attirant dans un baiser, et il y avait une chaleur en elle, une pulsation affamée qui ressemblait à une rafale d’existence. Nous étions collés ensemble à lutter corps à corps, tendus, pas assez de mains pour nous empoigner l’un l’autre, ni assez de corps pour nous presser l’un sur l’autre, nous voulions plus de prise et d’étreinte, un contact en quelque sorte cartographie, les corps assortis point par point, et je me redressai et vis comme elle semblait petite, nue sur le lit, tellement différente de la femme à l’aura cinématographique dans le hall de l’hôtel. Elle était tout près de la vraie terre à présent, l’être intime mis à nu dans sa fébrilité sexuelle, et je me sentis proche d’elle et songeai que je la connaissais enfin même si elle fermait les yeux pour se dissimuler.
Je dis son nom.
Nous étions vidés comme une goyave découpée lorsque ce fut terminé. Nos membres étaient endoloris et j’avais une soif digne du désert, et nous avions tué la matinée. J’allai pisser et je regardai le liquide éclabousser d’ambre la cuvette noyée de soleil. Quel bien-être d’aller pisser nu-pieds après avoir bien baisé de toutes ses forces. Dans la chambre, elle reniflait un peu et elle avait la voix rauque et cuivrée, et je roulai une couverture sur elle. Elle sombra dans un sommeil feint, le genre laisse-moi tranquille, mais je m’étendis sur la couverture et me pressai contre elle, respirant la chaleur douce de son front et goûtant du bout de la langue les minuscules gouttelettes de fièvre. J’entendais des femmes de chambre parler dans le couloir et je savais que nous étions chacun sorti de la vie de l’autre, déjà et à jamais. Mais je ne sais quel après-goût s’attardait et nous maintenait immobiles, nous faisant rester allongés pendant un moment encore, Donna et moi, dans le tout et rien de notre amour.
Tu dissimules les choses les plus profondes à ceux qui te sont le plus proches et puis tu parles à une inconnue dans une chambre numérotée. À quoi bon demander pourquoi ? La honte plus tard à Phoenix, là où je pourrais échapper aux questions importunes dans le cercle quotidien du travail.
J’étais le type le plus jeune au sourire figé. Il y avait un esprit de généreuse bienvenue, du genre entre nous et combien d’enfants et déjeunons ensemble. Je voulais être lié à l’entreprise. Je me sentais complice d’une fonction non stipulée de l’entreprise. Je restais tard et je travaillais le week-end. Je corrigeais ma démarche traînante. J’entendais ma voix et je voyais mon sourire et j’ai gagné un bureau au fond du couloir, où j’arborais un complet gris au pli impeccable et je prenais des forces de jour en jour.
C’était une longue course dans une étroite ravine le dernier jour du congrès et nous jouions des coudes, Sims et moi, commençant juste à oublier la secousse force cinq et plus et la façon dont la salle nous parlait, et je me disais c’est maintenant qu’on a le choc en retour, une fois le choc oublié.
La première partie du parcours fut un monologue que Sims prononça avec une brillante verve de vétéran et il n’arrêtait de parler que pour prendre de longues inspirations ou souffler la sueur en suspens sur sa lèvre supérieure.
“Le truc avec les boues résiduelles, dit-il. Tu les traites avec un soin tendre. Tu les fais passer à travers des grilles filtrantes à une grande profondeur. Et tu les aspires à la pompe dans des cuves de sédimentation et des cuves d’aération. Et tu les sépares et tu les écumes et tu les cajoles avec des bactéries.”
Il décrivait le processus avec un luxe de détails, caressant certains mots, les étirant, suintant, marécageux, semi-solide, épais, gluant, boues de vidange.
“Parce que c’est ton milieu désormais. Une substance comme le goudron, mais avec une sacrée puanteur en plus.”
Quelle délectation il arrivait à puiser dans notre course épuisante, l’œil grand ouvert et la voix forte – on aurait dit une attaque personnelle.
“Et tu attends qu’un bateau-citerne de vidanges vienne les chercher. Les seaux de miel on les appelle, dans le Nord-Est. Le bateau-citerne déverse les vidanges dans l’océan. Comme si tu acceptais une décharge dans ta maison. Légalement à cent soixante-dix kilomètres de la côte du New Jersey. Ou moins, illégalement.
— Intéressant.
— Intéressant, dit-il. N’est-ce pas ?
— Oui, très.
— Tu n’y as jamais pensé, hein ?
— J’y ai pensé un peu.
— Tu n’y as jamais pensé. Dis-le.
— J’y ai pensé vaguement peut-être.
— Vaguement peut-être. Je vois. C’est joliment dit. Parfait même.”
Un deltaplane effleura le soleil et disparut dans l’ozone vertigineux, s’élevant comme en rêve.
“Mais comment ça, c’est mon milieu ?” dis-je.
Nous courions le long de la ravine, sur la pierre.
“C’est de ça que toi et moi. Et nous tous ici. Nous nous occupons essentiellement. Au-dessus et par-dessus. Ou au-dessous et par-dessous. Nos obligations déclarées.
— Tu veux dire que tous les déchets.
— Voilà ce que je veux dire.”
Tout déchet défère à la merde. Tout déchet aspire à la condition de merde.
Nous nous bousculions et nous donnions des coups de coude, manœuvrant pour avoir l’avantage, et Sims soufflait la buée de sa lèvre supérieure.
“Comment ça va chez toi ? Ça se passe bien chez toi ?
— Tout va bien. Ça se passe bien chez moi. Merci de t’y intéresser.
— Tu aimes ta femme ? dit-il.
— J’aime ma femme.
— Tu as intérêt à l’aimer. Elle t’aime.”
Nous pressâmes l’allure et il ôta sa casquette pour m’en donner un coup puis la remit.
“Mais cette histoire de bateau, dis-je.
— Cette histoire de bateau est une rumeur idiote qui se construit toute seule.
— Le bateau est une blague qui circule.
— L’équipage change sans arrêt. Tu sais ça ? dit-il. Ils changent l’équipage encore plus souvent que le nom du bateau.”
Il se mit à rire et me frappa avec sa casquette.
“Un équipage s’en va, il faut qu’ils en rameutent un autre.”
Il me devança et je le rattrapai et nous voilà le long du golf à courir rudement dans la chaleur sèche et lumineuse.
Ensuite, nous sommes rentrés ensemble en voiture et sommes allés directement au campus, notre quartier général de Los Angeles, une série d’immeubles reliés par des passerelles, avec des façades en miroirs, dressés au-dessus d’une autoroute, et dans ma tête je pouvais voir tout ça s’écrouler au ralenti.
Une route pavée nous faisait passer devant des bassins, une sculpture couleur de miel et des pistes de jogging couleur de cannelle.
“Tu vois ces immeubles se fendre et tomber ?”
Il me regarda.
“Tu ne crois pas que c’est ce que nous sommes censés voir en regardant ces immeubles ?”
Il ne voulait pas entendre parler de cette idée.
“Tu ne crois pas que c’est une nouvelle façon de voir ?”
Nous marchions dans des dédales de corridors équipés de portes électroniques que Sims ouvrait en insérant une carte-clé dans une serrure. C’était le nouveau monde intelligent des microprocesseurs qui lisaient des clés codées. J’aimais la réponse phonique et le déclic de la carte dans la serrure. C’était le signe de la connexion. J’aimais cette impression d’une source de pouvoir accessible à ceux d’entre nous qui avaient des clés codées. Dans l’ascenseur, il dit son nom dans un appareil à empreinte vocale, Simeon Branson Biggs, sonore à souhait, et l’ascenseur se mit aussitôt en route pour le deuxième étage.
Nous nous sommes assis dans son bureau.
“Personne ne meurt ici. Je fais prendre ma tension juste au bout du couloir. Nous avons des salles d’exercice. Ils mesurent la graisse de mon corps et ils me disent quoi manger en grammes et en onces.”
Il alluma un cigare et me regarda à travers la fumée sceptique.
“Les gens viennent travailler en chaussures de tennis avec des barbes blondes. Ils jouent au tennis et au volley-ball. Je m’endors chaque soir tout noir pour me réveiller tout blanc le matin.”
Il portait des chaussures qu’on appelait naguère des croquenots, des gros machins lourds avec des bouts carrés renforcés.
“Tu crois en Dieu ? dit-il.
— Oui, il me semble.
— On ira voir un match, un jour.”
Sims avait des coups de fil à passer et du courrier à lire. Je passai un moment avec d’autres gens puis je rentrai en taxi à mon hôtel. Et le chauffeur de taxi dit quelque chose de bizarre. Nous roulions. Je ne savais pas où nous étions. On arrive dans une ville et on va là où vous mène le chauffeur – on y va de confiance. Et il dit quelque chose, à moi ou à lui-même. C’était un type âgé avec des mains nerveuses et un blocage dans la voix, une sorte de demi-halètement comme une épissure qui n’aurait pas marché.
Il dit : “Allumez-vous une Lucky. C’est l’heure de s’en allumer une.”
Nous n’avions ni l’un ni l’autre de cigarette à la main et ne donnions aucun signe de vouloir en prendre une. Peut-être se rappelait-il simplement l’ancien slogan, par désœuvrement, récitant le truc simplement parce qu’il venait d’y penser, parce que ça lui était venu à l’esprit, surgissant de nulle part dans la mémoire, mais c’était bizarre et troublant. On arrive dans une ville et on entend une chose comme ça et on ne sait pas quoi penser. Je l’ai regardé. Je me suis penché sur le côté pour le regarder de profil et j’ai essayé d’imaginer ce qu’il voulait dire.