Quand les gens racontent des histoires de rats, le rat est toujours énorme. C’est un gros rat dodu, de la taille d’un chat parce que ça rime agréablement. Il y avait une profusion d’histoires de rats dans ces rues lorsque Nick Shay était enfant. Non pas qu’on vît souvent des rats. On les entendait dans les murs et dans les cours, indélébiles semi-fictions, courant sur les toits au clair de lune. D’énormes rats au poil brun ras. Il y avait des rats dans les égouts, les chantiers de démolition et les caisses à charbon, un bruissement dans les ordures éparses des terrains vagues.
Il descendit d’un taxi près de l’immeuble où vivait sa mère. Le bâtiment n’était pas là trente, quarante ans plus tôt, une grande bâtisse marron, haute et large, et définie par une impression de fortification – des clôtures et des rampes, des caméras fixées à l’oblique dans la maçonnerie.
C’était autrefois une rangée d’immeubles de cinq étages, de véritables taudis, et c’est là qu’il avait vu le rat, humide et mort, gisant à côté d’un tas de charbon sur le trottoir. Il avait neuf ou dix ans à l’époque et l’incident lui revint tandis que le taxi se détachait du trottoir, avec une précision frappante. Un simple rat mort, mais il pouvait le voir clairement, éprouvant une sorte d’ubiquité, une transparence modelée, découpée à l’emporte-pièce, qui correspondait bien à ce moment. Il se rappelait comme il avait scruté le corps inerte, avec un sentiment d’excitation morbide à l’idée d’être si près, de pouvoir distinguer un fin trait rose le long de la queue par-dessous, et le rat était brun et gris et rose et blanc tout ensemble et isolément, mais il était déçu par sa taille – il allait devoir exagérer le rat, mettre un peu de poids et de longueur dans son récit, de la bave et des yeux jaunes.
Il y avait un homme dans une cabine en plexiglas. Nick signa un registre et fut admis dans le hall, qui était plein de gamins, petits et tout-petits, jouant et tournant en rond, leurs voix stridentes dans l’espace vide. Il prit l’ascenseur jusqu’au douzième. L’autre rat c’était plus tard, lorsqu’il avait une vingtaine d’années, également ordinaire par la taille, le banal norvegicus brun, mais ordinaire est déjà grand quand on parle de rats.
Matt ouvrit la porte, son frère Matty, l’air toujours un peu adolescent, petit et trapu, le cheveu rebelle, avec d’épaisses lunettes et une coupe de cheveux toute neuve avec un peu de gris, peut-être, sur le dessus, qui paraissait incongrue. La quarantaine bien sonnée vraisemblablement. Ils ne s’étaient pas vus depuis plusieurs années et c’était seulement un hasard de circonstances qui les réunissait aujourd’hui.
Ils se serrèrent la main et échangèrent le sourire grimacé d’adversaires qui sont empêchés de se taper dessus par l’incommodité du contexte.
Nick dit : “Où est-elle ?”
Ils parlèrent de leur mère, des médicaments, des rendez-vous de médecins, des questions qui n’avaient rien d’inhabituel, mais il y avait une rigueur dans les questions du frère aîné, une intensité d’intérêt et d’inquiétude qui équivalait à une sorte de défi.
Matt finit par dire : “Elle va bien, elle est bien, elle mange et elle dort normalement. Si tu veux en savoir plus sur ses fonctions naturelles, il faudra lui demander à elle.
— Tu restes dormir ?
— Deux nuits. Tu as complètement oublié comment c’est, Nick. Une nuit dans le Bronx.”
Mais Matty avait depuis longtemps développé le torse ébauché du petit garçon, accumulé du volume dans le haut de son corps, une certaine robustesse de posture.
Nick dit : “Il faut que j’aille à Jersey demain matin sans quoi je l’emmènerais moi-même chez le médecin.
— Qu’est-ce qui se passe à Jersey ? Des déchets chimiques qui mangent les maisons des gens ?
— Affaires personnelles.
— Comment va Marian ?
— Bien. Ils vont tous bien.”
Ils buvaient de l’eau gazeuse et regardaient par la fenêtre à tour de rôle. Il y avait une baie vitrée avec une vue dégagée à l’ouest. El Bronx. Des gens étaient assis sur des chaises longues sur le toit d’un motel voisin. Nick devinait que c’étaient des hommes et des femmes du quartier, qui s’étaient débrouillés pour accéder au toit depuis un immeuble adjacent, en apportant leurs sièges et leurs journaux. Il savait que c’était la preuve d’une brusque improvisation, des gens soutirant du plaisir aux rues réticentes, mais ça le rendait nerveux, c’était une brèche, une nouvelle ouverture, un nouveau signe local d’instabilité et de risque.
“Je l’ai emmenée au zoo, dit Matt. Elle a le zoo de l’autre côté de la rue, mais c’est la première fois en vingt ans que j’ai pu l’y faire aller. Pratiquement forcée à mettre les pieds dehors.
— Tu accomplis une mission.
— Elle dit qu’elle a plus d’animaux à la télévision qu’elle ne peut en supporter. Je ne peux pas lui faire comprendre l’intérêt des créatures vivantes qui respirent.
— Je l’emmène d’ici, dit Nick.
— Vraiment ?
— À Phoenix. Vraiment. Elle n’a plus aucune raison d’être ici.
— Elle a des amis ici. Tu le sais bien.
— Je le sais bien ? Combien d’amis ? Quels amis ?
— À Phoenix, dit Matt.
— Combien d’amis ?
— Nous n’avons pas fait le comptage des têtes dernièrement. Mais si elle voulait partir, nous serions heureux de la prendre.
— Vous n’avez pas la place.
— Nous avons la place, dit Matt.
— Écoute-moi. Vous n’avez pas la place. Nous avons la place. Nous avons aussi le climat.
— Le climat.
— C’est important à son âge.
— Janet est infirmière. Tu veux qu’on fasse un concours ? Janet est infirmière.
— C’est idiot.
— Bien sûr que c’est idiot. C’est pour ça que nous le faisons”, dit Matt.
Nick était de nouveau à la fenêtre.
“Quelle idée de mettre un motel dans un endroit pareil ?
— Je ne sais pas.
— C’est une couverture, ce motel, pour la prostitution et la drogue. Parce qu’il peut servir à quoi d’autre ? Ou les sans-abri. Un refuge pour les sans-abri. Ils les mettent dans des motels maintenant.
— Elle se plaît ici, Nick. C’est sa vie, c’est là qu’elle a ses habitudes. Elle a son église, ses magasins, toutes les choses familières. Et les amis qui vivent encore. Demande-lui une liste.
— Tu ne sais pas. Je sais. C’est une couverture, ce motel, pour leurs petites affaires.”
Nick passa dans la cuisine et commença à ouvrir des placards. Il inspecta les recoins sous l’évier. Des gosses faisaient du tricycle dans le couloir. Il se versa de l’eau gazeuse et retourna dans la salle de séjour. Les sonnettes de vélos retentissaient dans le couloir.
“Comment va Janet ? Elle va bien ?
— Elle s’est fait ôter une grosseur sous le bras.
— Je l’ai su ?
— Ça va bien. Elle va bien. Les enfants vont bien.
— Ces grosseurs sont partout. Tout le monde cherche des grosseurs.
— J’ai lu quelque chose dans le journal il n’y a pas longtemps. Ça m’a fait penser à toi, dit Matt. Tu te rappelles ces appareils qu’ils avaient dans les magasins de chaussures ? Des consoles en hauteur, un peu comme d’anciens postes de radio, mais avec une fente tout en bas.
— Bon Dieu, oui. Je n’y pensais plus.
— Le vendeur met les chaussures au gosse et puis le gosse se met en position avec les pieds dans la fente.
— Je n’ai plus pensé à ça depuis que j’avais, quoi. Ils ont arrêté de les fabriquer.
— Et le vendeur regarde dans un viseur en haut de l’appareil et il peut voir les pieds à l’intérieur des chaussures.
— Pour vérifier la taille, dit Nick.
— Pour vérifier la taille. Eh bien, cet appareil était un fluoroscope et ce qu’il faisait, c’est qu’il transmettait des rayons X à travers la chaussure et à l’intérieur du pied, ça s’appelle la transmission différentielle, et ça produit une vague image verdâtre. Je m’en souviens à peine. Jimmy t’achète une paire de chaussures et puis il me soulève pour que je puisse regarder dans l’appareil et voir tes pieds à l’intérieur de tes chaussures et tes os à l’intérieur de tes pieds.
— La question est : Où sont ces chaussures maintenant ?
— Non, la question est : L’as-tu fait assez souvent pour avoir des problèmes osseux parce qu’en fait l’appareil t’inondait les pieds de radiations.”
Ils entendirent la clé dans la serrure.
“J’ai les pieds en bonne santé, dit Nick.
— Me voilà soulagé.
— Mais merci pour ta peur. Un jour, je te revaudrai ça.”
Rosemary Shay franchit la porte avec un sac à provisions dans chaque main, le corps penché vers le sac le plus lourd. Elle vit que Nick était là. Elle s’arrêta et le regarda, l’œil vif et scrutateur. Elle le scrutait toujours, à l’affût de quelque chose, un signe, un changement. Il s’approcha d’elle pour la débarrasser des sacs. Elle avait le visage presque entièrement couvert de rides, des fronces et des replis, des petites plissures parcheminées au-dessus de la bouche. Ses mains étaient vieilles, elles étaient longues et usées, avec des veines bleues laiteuses qui entouraient les jointures fatiguées.
Ils lui prirent les sacs, en se plaignant qu’elle ne les laissât pas l’aider suffisamment. Ils la mirent en garde contre le mal de dos et l’épuisement causé par la chaleur. Elle leur dit de se taire tout en essayant de reprendre les provisions, chaque chose passant de main en main. Nick l’étreignit en riant, et elle se sentit inébranlable entre ses bras.
Ils mangeaient et parlaient, se resservaient, des épis de maïs, d’énormes tomates que l’épicier gardait dans l’arrière-boutique pour ses clients préférés, récoltées dans son jardin de City Island – l’ancien goût profond de la tomate, goût d’été, sang à goût de beurre, voluptueux.
“Parle-lui du travail, dit Rosemary.
— Ça ne l’intéresse pas.
— C’est ton frère. Dis-lui.
— Encore un changement de boulot ? dit Nick.
— Oui. Un institut de recherche.
— Alors ce n’est pas un changement.
— Un truc différent. Sans but lucratif. Nous faisons des études pour aider les pays du Tiers Monde à créer des services de santé et des systèmes bancaires.
— Des trucs pleins de bons sentiments.
— Oui, dit Matt joyeusement. Nous produisons du papier. Nous fumons la pipe, ceux d’entre nous qui fument.
— Un comité de réflexion”, dit Rosemary.
Ils laissèrent ce terme flotter au-dessus de la salade. Année après année, boulot après boulot, Matt se séparait de la science qu’il pratiquait dans les années soixante-dix, un travail dont la nature exacte échappait à Nick, un travail gouvernemental qui impliquait des projets classés secrets et des lieux éloignés. Non que Nick fût anxieux de le joindre. C’était étrange, voilà tout, que le frère cadet soit le type aux lèvres scellées pour changer, peu enclin à répondre volontiers aux questions.
“Mon fils apprend le jeu. Jeffrey.
— Quel jeu ? dit Matt.
— Quel jeu. De quel jeu veux-tu que je te parle ? Ton jeu.
— Mon jeu.
— Il joue contre son ordinateur. Son ordinateur a un programme d’échecs avec option de retour en arrière pour qu’il puisse défaire ses coups les plus idiots.”
Matt ne dit rien.
Les chats sortirent de leurs cachettes. Ils se lovaient autour des pieds de chaises, faisaient le gros dos, se frottant contre les jambes des humains, ondulant dans le labyrinthe là-dessous, et ils s’étiraient en bâillant, le cul dressé.
“Nous avons de la place pour toi, dit Nick à sa mère.
— D’où ça sort ?
— C’était toujours là. Tu sais bien. Nous n’attendons que de savoir quand tu seras prête.
— Eh bien, je ne suis pas prête. Il y a du dessert. Qui veut du café ? dit-elle. J’ai du déca. Je sais que Matty en prend.”
Puis elle leur raconta une histoire sur Jimmy en ville. Elle la raconta pendant le café et ils écoutèrent avec une intensité partagée qu’aucun autre sujet n’aurait pu provoquer même vaguement. C’était ça qui faisait d’eux une famille, encore, malgré les silences et les distances – le père dans sa gloire perdue, prenant les paris.
“C’était une drôle de chose, je veux dire drôle bizarre, mais les premiers paris de sa vie c’est avec des flics qu’il les a pris. Il était ouvrier plombier au New Yorker Hotel. Puis il a été muté au bureau de la sécurité, où je suis allée plusieurs fois, nous nous fréquentions à l’époque, un grand bureau bruyant dans le secteur des livraisons, et le chef de la sécurité avait prévu un espace pour le bookmaker local, qui venait tous les matins faire ses comptes. Il lui comptait un loyer, très raisonnable, j’en suis sûre. Très vite, le book a pris Jimmy comme encaisseur. Jimmy adorait ça. Il faisait les paiements aux gagnants, il collectait l’argent des perdants. Il faisait sa tournée tous les jours, dans tout le quartier de la confection en gros c’était. Il avait le pied léger, pour esquiver les gars qui poussaient les portants. Il a commencé à développer des activités en plus, pour son compte, couver des paris ça s’appelait – il choisissait soigneusement, un pari ici et là. Et c’était souvent la police qui le fournissait en affaires. Comme ça on a les gens de la sécurité et la police et quoi de plus banal ? Et puis une fois par mois un détective, c’est le porteur de valises, il allait chez le marchand de voitures Solomon Brothers pour ramasser les cotisations de protection à distribuer au commissariat. Comme ça, l’argent va et vient et tout le monde est content. Les frères Solomon dirigeaient l’opération de book dans tout le secteur, Arthur et j’oublie l’autre Solomon, Arthur et Bernie, et Arthur et Bernie portaient des complets splendides, ils avaient une tribune au Polo Grounds, ils connaissaient des joueurs de baseball et des gens du showbiz, et Jimmy a fini par avoir son petit secteur personnel, il faisait son chemin, et les Solomon le payaient quatre-vingts dollars par semaine, c’était après ta naissance, dit-elle à Nick, quand il m’avait déjà quittée une fois, plus un bonus quand il faisait un bon mois.”
Matt dit : “Mais qui empêchait les autres organisations de jeux de s’installer ? Deux marchands de voitures ne pouvaient pas y arriver tout seuls, non ? Ils avaient sûrement dû faire venir des vrais gangsters.
— Ils n’avaient, pas besoin. L’argent qu’ils payaient à la police les couvrait doublement. Ils payaient la police pour pouvoir opérer. Et ils la payaient aussi pour exclure la concurrence. Quand la concurrence se manifestait, les flics du district et les flics du commissariat leur tombaient dessus comme une sainte terreur.
— Des briseurs de gangs, dit Matt.
— Comme des briseurs de gangs, oui. Et c’est l’histoire que je commençais à raconter avant de me perdre dans les petits caractères. La police qui faisait des arrestations. Il fallait même qu’ils arrêtent les books qui les payaient. Ils subissaient des pressions quand les gens se plaignaient, des citoyens intègres, vous savez, ou carrément la mairie. On appelait ça des arrestations arrangées. Le sergent s’excusait, il vous enregistrait au commissariat de la 30e Rue, et puis on allait à Centre Street, où l’avocat des Solomon attendait, on disait : Coupable, monsieur le juge, et on payait une amende de vingt-cinq dollars puis on retournait travailler. Et le jour où tu es né, dit-elle à Matt, ton père a été arrêté deux fois. Une confusion au commissariat. Ils l’ont arrêté le matin et quand ils l’ont enfin relâché, il a pris le métro pour le Bronx, où j’étais à l’hôpital, prête à accoucher, c’était une de ces journées lourdes et moites, il est entré dans la chambre, il m’a essuyé le front et m’a éventée avec le formulaire des courses, et il m’a dit : Ça y est, tu l’as eu ? et au bout d’un moment il a dit qu’il avait un type à voir, très important, il serait de retour en un rien de temps, et il est descendu en ville et il a encore été arrêté, un autre flic, mais le même sergent de garde, et je ne sais pas pour le juge, et quand il est revenu à l’hôpital, avec tout le va-et-vient et la chaleur et le métro, il avait l’air encore plus mal en point que moi, mais il n’a eu droit à aucune compassion de ma part, croyez-moi.”
Matt dit : “Journée intéressante.
— C’était une comédie étourdissante, mais nous n’avions personne avec qui la partager parce que c’était une chose de prendre les paris, mais ce n’était pas aussi acceptable d’être arrêté pour ça et je n’ai jamais raconté cette histoire jusqu’à aujourd’hui.”
Nick l’observait soigneusement, absorbant chaque geste et chaque expression. Une profondeur dans ses yeux qu’elle défiait ses fils d’interpréter – le tenaillement, la souffrance envenimée qui se tapit dans le récit enjoué. Et la voix dans sa portée matérielle, les voyelles allongées et un peu déformées, un son qui rappelait les rues d’autrefois, l’ancienne chanson du peuple maintenant dispersé dans les proches banlieues, avec une légère intonation irlandaise qui venait taquiner l’ensemble depuis les tréfonds de l’enfance.
Il y avait du bruit dans la rue, le haut-parleur d’une voiture personnalisée qui bombardait la nuit de musique, une voiture qui n’était que bruit, une bombe sonore mobile, et Nick lança un regard perçant à son frère, qui haussa les épaules et sourit.
“Il veut que tu ailles t’installer sur son patio, maman. Sous le ciel étoilé. Des cactus qui se découpent sur le clair de lune.
— Tu m’imagines avec des cactus.
— Pas de bruit dans la rue. Ils arrêtent les gens qui font du bruit là-bas. Si le devant de ton jardin n’est pas propre et net, les gosses de ton voisin ne parleront pas aux tiens.”
Nick attendait qu’elle dise encore quelque chose. Il s’ouvrait à tout ce qui était en elle, au passé qui ne cesse jamais d’intervenir, et la minute qui passe, et ce qu’elle ressent quand elle se gratte le dos de la main, tirant sur la peau puis grattant. Il essayait d’entendre le bruissement de sa vie, la mouche qui bourdonne dans la chambre de la femme qui vit seule.
L’un des chats vint se frotter contre sa cheville, le matou rouquin que sa mère avait trouvé dans la rue. Il s’en débarrassa d’une secousse et versa du café dans les tasses.
Ils étaient attablés et parlaient à voix basse.
Rosemary était dans la chambre et ils parlaient par-dessus les assiettes, les tasses et l’éclaboussure de lait renversé.
“Où dors-tu ?
— J’ouvre le canapé, dit Matt. Et toi ?
— Park Avenue South. Le Doral. Tu es venu en voiture ?
— Pris l’avion. Dis-moi sérieusement. Tu veux vraiment l’emmener là-bas ?
— Plus que jamais.
— Tu dois comprendre que c’est une femme qui n’a pas peur. Elle mène une existence libre. Les gens la connaissent. Ils la respectent. Le quartier est encore une chose vivante.
— Ne parle pas si fort.
— Que je ne parle pas si fort.
— Tu as vu les couloirs ? dit Nick.
— Les couloirs. Ces couloirs ? Quels couloirs ?”
Matt empila quelques assiettes et les emporta à la cuisine.
“Écoute-moi. Mets-toi devant l’ascenseur. Regarde sur ta gauche. Puis regarde sur ta droite. Qu’est-ce que tu vois ?
— Je ne sais pas. Qu’est-ce que je vois ?
— Tu vois le plus long, le plus triste, le plus effrayant, le plus déprimant – cette impression, tu sais ?
— C’est un couloir, dit Matt.
— C’est cette impression. Un cauchemar sorti d’un machin staliniste – bon, ma réaction est excessive.
— C’est un couloir. En fait, plein de petits enfants la plupart du temps.
— Ne parle pas si fort.
— Écoute, c’est bien ton genre d’inventer des événements imaginaires comme tu crois qu’ils se sont déroulés ou qu’ils se déroulent. Ce n’est pas étranger à tes façons.”
Nick ne pouvait pas regarder son frère sans avoir envie de lui flanquer un coup sur la bouche. Même raison que toujours – le père, pas la mère. La profonde discordance, le vieil affrontement de volontés, cette chose intolérante dans l’idée de frères.
“Personne n’est venu le chercher, Nicky. Personne ne l’a pris et ne l’a emmené. Il est parti à cause de nous au fond. Il ne voulait pas être père. Être un mari lui pesait bien assez, quel fardeau, tu sais, plein d’obligations et d’occasions auxquelles il ne pouvait pas faire face. C’était un chasseur solitaire, pour employer l’expression romantique, mais pire que ça, cliniquement égocentrique, pas par vanité ou par stupidité, mais par peur, une sorte de projection innée, une étroitesse de perspective qui était comme de la peur. Ça le rendait incapable de voir les autres autrement que comme des charges, des petites formes brouillées qui interféraient avec sa solitude, sa dureté intérieure. Il aurait dû s’engager dans la Légion étrangère française à vingt ans. Non que je veuille renoncer à mon existence. Mais pour parler avec réalisme et honnêteté. Voilà ce qu’il aurait dû faire.
— Tu en sais des choses. Comment peux-tu savoir tout ça ?
— Elle me dit des choses. Elle me dit des choses qu’elle ne t’a jamais dites.
— Je te regarde en train de me dire ça.
— Tu me regardes.
— C’est ça.
— Tu me regardes avec cette tête-là.
— C’est ça, oui.”
Matt était devant l’évier et faisait la vaisselle maintenant, faisant couler l’eau doucement pour qu’ils puissent s’entendre, et il ne se retourna pas pour s’assurer que son frère le regardait.
“Il avait des ennuis. Un turfiste très avisé lui a confié un pari sur un outsider. Un gros pari sur des chances minimes. Jimmy avait sa propre affaire à ce moment-là, indépendant des Solomon. Je sais même le nom du cheval.
— Tu en sais des choses. Comment se fait-il que ça ne m’impressionne pas ?
— Ça a été le coup final, l’ultime pression, et ça l’a fait partir.
— Écoute-moi. Je ne comprends plus, là. Aide-moi. D’abord, il s’en va à cause de nous. Et puis il s’en va parce que quelqu’un lui confie un gros pari et qu’il ne peut pas payer.
— Terra Firma. Jimmy n’avait pas déposé le pari auprès de books qui auraient pu faire face à de pareilles sommes. Peut-être que c’était un pari tardif et qu’il n’a pas eu le temps de chercher à le placer.
— Tu sais tout ça et moi pas ?
— Elle te protège.
— Je ne suis absolument pas impressionné bordel de merde. Pourquoi donc ?
— Il n’y a pas eu de drame avec des types qui l’enlèvent en voiture et qui s’éloignent en vitesse. Il devait de l’argent qu’il ne pouvait pas payer. C’était un bonhomme à la petite semaine. Il donnait dix dollars par semaine à un manutentionnaire en boutons pour l’aider à faire ses comptes. Il traitait des sommes très modestes.
— Écoute-moi. Ce n’est pas une invitation à la violence ? Quand tu dois de l’argent à quelqu’un et que tu ne peux pas payer ? Dans cet environnement ?
— Quel environnement ? Tu l’as entendue. Ils n’avaient pas besoin d’hommes de main.
— Non, ils avaient les flics. Mais pas pour ce genre de situation.
— Il est parti avant que la situation puisse se détériorer. Il avait un pied dehors depuis des années. Tu l’as entendue. Il l’avait déjà quittée avant. Il cherchait une excuse pour partir définitivement.
— Tu sais tout ça. Et moi pas. Et pourtant je suis extraordinairement peu impressionné. Aide-moi. Explique-moi ça.”
Matt ferma le robinet et regarda son frère, assis, qui était penché au-dessus de la table.
“Il a commis l’impensable crime italien. Il a plaqué sa famille. Ils n’ont même pas de mot pour ça.
— Il n’est pas parti. Ils sont venus le chercher.
— Continue à le croire”, dit Matt.
Il rouvrit le robinet, passant une éponge sur les assiettes et les rinçant. La voiture revint, véritable bombe sonore grosse comme une voiture, créant une tempête de parasites au-dehors. Nick était lourdement penché par-dessus la table, l’œil mi-clos à présent, le sourcil baissé et la bouche juste entrouverte, formant un sourire sans vie. Il avait l’air d’un homme ayant commencé à boire depuis des heures, déterminé à atteindre un point d’abandon spécifique.
Ni l’un ni l’autre ne parlaient. Matt lavait et essuyait un plat, puis essayait de lui trouver sa place dans le placard. La voiture s’en alla enfin. Puis Nick se leva. Il prit les objets qui restaient sur la table et les porta à la cuisine. Il ne marchait pas, il se déplaçait. C’était un mouvement pesant, inerte et songeur.
“Elle a son église, dit Matt.
— Quoi ?
— Elle a son église. Son prêtre.
— Nous lui trouverons une nouvelle église.
— Ce ne sera pas pareil.
— Nous ne voulons pas que ce soit pareil. Nous voulons que ce soit différent. C’est toute l’idée.”
Matt lui tendit un verre à essuyer. Ils travaillèrent un moment en silence, faisant la vaisselle et rangeant, trouvant la place de chaque chose.
“Et le marché du déchet, ça va ?
— En plein boom. Le déchet. Prend de l’ampleur de minute en minute.
— Ça m’étonne pas.
— On n’arrive pas à construire assez de décharges, à creuser assez de gouffres béants.
— Tu vas là-dedans ? Tu vois ça de vraiment près ?
— Je passe quelquefois en voiture. J’inspecte de loin.
— Tu sens l’odeur ?
— Ça m’est arrivé, oui.
— Tu vois les rats ? Ce doit être la planète des rats.”
Nick trouva dans le placard la place des assiettes à dessert.
“Je t’ai déjà raconté l’histoire du rat, tout au bout de la ville ?
— Je ne crois pas.
— J’y pensais en venant ici. J’avais un rancard, pour aller écouter du jazz, nous sommes allés voir Charles Mingus. J’essaie de me rappeler. Je crois que je vivais à Palo Alto à l’époque, j’avais un boulot dans les livres scolaires. Je suis revenu pour un congrès. J’avais peut-être vingt-six ans. Et ma copine était une Allemande, étudiante en philosophie, oui, et un genre, maintenant que j’y pense, de future terroriste, et nous sommes allés voir Charles Mingus quelque part à Hudson Street, et Mingus était là à bercer sa contrebasse et à foudroyer le tiroir-caisse chaque fois que ça sonnait. Mingus était gros et il était large. Il avait l’air de trois hommes partageant le même complet. Et je l’ai raccompagnée chez elle, nous avons traversé un bon bout de la ville et nous voilà chez elle, un appartement en sous-sol dans une vieille maison, et nous entrons. À l’instant où nous franchissons la porte, elle allume la lumière. Et puis ce rat. Je suis là, plongé dans mes pensées. Le sexe n’est pas étranger à ces pensées. Et puis ce rat. Je vois ce rat grimper carrément le long du mur. Il court sur le mur, un rat absolument énorme, et ça fait un bruit que j’entends encore, comme un cadavre qui sifflerait. Et ma copine. Ma copine dit quelque chose en allemand et rafle quelque chose sur une table, et elle court après le rat. Je suis toujours planté là. Immobilisé par le désir figé. Mon désir s’est figé au creux de mes reins. Et ma copine pourchasse le rat dans la chambre.”
Matt plaça une tasse mouillée dans le torchon que Nick tenait à la main. Nick pouvait voir le plaisir du petit frère qui est invité à participer, qui se voit offrir les détails privilégiés de quelque infâme événement. D’autant plus grandiose, plus rare et plus exquis que le narrateur laisse un élément de bouffonnerie s’attacher à sa sobre personnalité, une infortune ou une honte scabreuse. D’autant plus intime et plus attrayant.
“Et le rat redescend sur l’autre mur et il file dans la salle de bains comme un jouet au bout d’une ficelle, seulement mille fois plus vite. Un rat phénoménal, gros et rapide, et ma copine le pourchasse en brandissant le truc qu’elle brandit et que je n’ai jamais vraiment identifié. Elle allume la lumière de la salle de bains et s’y engouffre. Je me sens franchement un peu négligé. Mais peu importe. Je reste où je suis. Je me dis : Qu’est-ce qui arrive à mon rancard de jazz ? Ça se désintègre en chasse au rat. Et puis elle passe la tête par la porte.”
Matt scrutait le visage de son frère, remuant les lèvres de manière perceptible au rythme du récit de Nick, anticipant un mot, changeant d’expression quand Nick en changeait.
“Je me tiens aussi loin de la porte de la salle de bains que je le peux sans qu’on puisse dire que j’ai quitté l’appartement. J’ai la porte d’entrée ouverte. Ma copine se bat contre le rat dans la salle de bains et j’entends le sifflement répugnant du rat. Et ma copine passe la tête par la porte et dit : Je n’en crois pas mes yeux ! Je tue ce rat de merde déjà deux fois ! Mort aux rats avec tête de mort ! Et maintenant, il revient ! Et elle y retourne pour reprendre sa chasse. Et je me sens totalement minable. Coucher avec elle ? Je n’ai pas le droit d’être dans la même ville. J’entends le rat courir dans la baignoire. Tu as déjà entendu un rat courir dans une baignoire ? Je vais te dire, mon vieux, c’est effrayant.” Matt s’étranglait de plaisir. Il fit un bruit de gorge, un trémolo involontaire. Nick termina l’histoire – le rat qui se glissait tranquillement dans une bouche d’aération dans le mur, la soirée complètement gâchée. Ils burent encore une tasse de café puis son frère trouva l’annuaire et appela un taxi. Nick se tenait à la fenêtre de la salle de séjour. Il cherchait des putes en caleçon moulant sur le toit du motel.
Les Italiens. Ils s’asseyaient sur les marches de l’immeuble avec des éventails en papier et des orangeades. Ils créaient leur univers. Ils disaient : Qui vaut mieux que moi ? Elle n’aurait jamais pu dire ça. Ils étaient capables de s’asseoir là, de dire ça et d’être heureux. Retournant des décennies en arrière. Elle voyait une femme s’éventer avec un magazine et on aurait dit une encyclopédie de courants d’air, le livre de tous les courants d’air qui aient jamais soufflé. La ville droguée de chaleur. Les chevaux qui mouraient dans les rues. Qui vaut mieux que moi ?
Elle les entendait parler dehors.
Il veut que j’aille au zoo parce que les animaux sont réels. Je lui ai dit ce sont des animaux de zoo. Ce sont des animaux qui vivent dans le Bronx. À la télévision, je peux voir des animaux dans la forêt tropicale ou dans le désert. Alors lequel est réel et lequel est faux, ce qui l’a fait rire.
Il aurait été plus simple de croire qu’elle le méritait. Il était parti parce qu’elle était sans cœur, sotte, râleuse, elle était une mauvaise ménagère, une mauvaise mère, une femme froide. Mais elle ne pouvait inventer de scénario plausible pour aucun de ces prétextes.
Mais c’était la plus douce des intimités, ses récits chuchotés sur les joueurs et la police, couchés au lit tous les deux, ses journées avec les patrons de la confection en gros et les grooms. Il la faisait rire, à lui raconter ces histoires tard dans la nuit, les nuits d’amour, après, à lui murmurer, étroitement rapprochés dans le lit, et même quand il était archi-fauché il lui racontait des histoires drôles et dingues la nuit.
Elle commençait à sombrer dans le sommeil maintenant et elle dit un Je vous salue Marie parce que c’est ce qu’elle faisait toujours avant de s’endormir. Sauf qu’elle n’était plus toujours sûre si le dernier Je vous salue Marie qu’elle avait dit était le Je vous salue Marie de la veille au soir ou d’il y a deux minutes et elle disait sa prière et la redisait parce que le temps s’embrouillait dans sa tête et qu’elle ne voulait pas s’endormir sans être sûre.
Elle avait plus de choses matérielles que la plupart des gens qu’elle connaissait, grâce à ses fils qui l’entretenaient. Elle avait de plus jolis meubles, un immeuble plus sûr, des docteurs en veux-tu en voilà. Ils la faisaient aller chez un gynécologue, avec Janet qui appelait puis Marian qui appelait, femmes du monde réelles hourra. Mais elle ne pouvait toujours pas dire : Qui vaut mieux que moi ?
Elle avait l’Italien sans la famille, le garçon qui surgissait comme une ombre se détachant du mur. Ça ne la troublait pas au début. Ça lui plaisait. Elle ne voulait pas d’une famille qui débarque avec des gâteaux dans des boîtes blanches. Elle aimait sa minceur, son absence d’attaches. Mais ensuite, elle commença à voir ce que ça signifiait. La seule chose préservée dans le corps brun de l’homme était un gosse dans l’espace vide, le garçon sournois sur le point d’épuiser sa chance.
Puis elle s’endormit et la musique de voiture la réveilla. Elle entendait leurs voix de nouveau, les portes de placards qui se refermaient.
Elle ne montrait pas son amour. Elle le montrait, mais pas assez. Elle n’était pas douée pour ça. Mais c’était en partie sa faute à lui. Plus elle l’aimait, plus il avait peur. Il avait de la peur dans les yeux, en lui racontant des histoires drôles la nuit.
Elle les entendait ouvrir et fermer les portes des placards. Ils n’avaient jamais su où ranger les choses. Pourquoi auraient-ils su maintenant ? Quels cons. Elle se gratta le dos de la main, farouchement, et dit encore un Je vous salue Marie pour le cas où le dernier qu’elle avait dit serait d’hier soir.
C’est comme ça qu’elle avait été élevée. Va à la messe, écoute tes parents, épouse le garçon travailleur, le garçon ordinaire, le genre œufs au bacon comme on disait. Et les bonnes sœurs disaient : Tu es une enfant de Marie et tu n’as pas à l’embrasser. Mais il n’était pas ordinaire et elle l’embrassait.
Elle ne pouvait pas supporter l’idée que Nick puisse avoir raison. Que quelqu’un soit venu et l’ait enlevé. Ça innocenterait son Jimmy. Ce dont Nick était convaincu depuis son plus jeune âge. Mais peut-être que l’autre était pire, la vérité était pire. Ça ne s’était pas passé dans la violence.
Elle dormit puis s’éveilla. Elle écouta, et sut que Nick était parti et que Matt s’était couché, et elle resta à l’affût du bruit de la rue et elle pensa aux animaux dans leurs cages et leurs habitats, les lions près de Boston Road qui toussaient dans la nuit.
Ils passaient encore la vidéo, mais Nick ne regardait pas. Il était posté à la fenêtre dans son hôtel et regardait les voitures circuler sans bruit sur l’avenue, circulation éparse dans l’éclat blanc des réverbères.
Il attendait qu’un garçon d’étage lui apporte son brandy.
En venant, le chauffeur de taxi avait conduit tout le temps de la main gauche, un Dominicain en chemise à maille filet, le bras droit allongé sur le dossier. Il parlait à Nick des meurtres de chauffeurs de taxi clandestins, événement assez fréquent ces derniers temps, jeu de hasard qu’on joue chaque nuit.
Nick n’aimait pas les chats. Dès qu’il aurait obtenu son oui, les chats devraient partir en retraite.
Ou bien ils vous volent et ils vous tuent ou bien ils vous volent et vous laissent en vie ou bien vous les conduisez quelque part très efficace, dit l’homme, et soit ils vous paient soit ils ne vous paient pas.
Je mène une existence paisible dans une maison sans prétention de la banlieue de Phoenix.
Une fois qu’il arriverait à lui faire dire oui, ils pourraient sans entraves passer du temps à se souvenir ensemble.
Il avait donné un pourboire généreux au chauffeur. Quel pourboire donne-t-on à un homme qui risque sa vie quand il répond à un appel ? Nick avait conscience de l’avoir bien récompensé, et même très bien, mais pas ridiculement tout de même, pas d’une manière qui l’aurait dénoncé comme étranger ici.
Il regarda l’écran de télé, où la vidéo approchait du moment où le conducteur agite la main, le petit geste bref sur le haut du volant, et il attendit que l’employé du service dans les chambres frappe à la porte.