Ensuite ils iraient chercher la voiture, mais d’abord ils traînèrent un moment, laissant la nuit se refermer, assis sur les marches devant le 611.
Juju ne s’assit pas avant d’avoir étalé son mouchoir sur les marches. Il parlait des nouveaux modèles de voitures, tout juste sortis, celle-ci a la puissance, celle-là c’est le confort de conduite, et il était passionné et fervent.
“Tu parles comme si tu étais prêt à dégainer ton portefeuille, dit Nick. Alors que tu sais bien et moi aussi.”
Scarfo était au coin de la rue, à une dizaine de mètres, déjà adulte, et il mangeait un gros jelly baby en le tenant loin de son corps et en se penchant pour croquer dedans.
“Il n’y a rien là-dedans que du caoutchouc.”
Ils regardaient les gens rentrer du travail. Nick était assis d’une fesse sur la rampe en fer juste au-dessus de Juju. Il faisait froid et ils se dépêchaient de rentrer chez eux, employés de bureau, conducteurs de bus, ouvriers de confection, liftiers.
Nick les regardait en fumant.
“C’est tout toi, dit-il.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Deux ans max. C’est toi, dit-il. Ça pourrait même arriver avant.
— C’est un boulot. Ils ont des boulots. Qu’est-ce que tu veux qu’ils fassent ?
— Je vais te dire ce que je pense.
— File-moi une taffe de ta sèche.”
Ils regardèrent Scarfo parler avec le cordonnier, tenant maintenant le jelly baby à bout de bras.
“Tout vaut mieux que ce qu’ils font. Voilà ce que je pense.
— Ils travaillent. Laisse-les travailler.”
Nick regardait et fumait, secrétaires, employés d’entretien, employés de guichet de banque, livreurs, dactylos dans les pools de dactylos, sténos dans les pools de sténos.
“C’est pas le travail. C’est les heures fixes, dit Nick. Partir à la même heure tous les jours. Pointer, prendre le train. C’est le train. Y aller ensemble. Revenir ensemble.
— Tu es au-dessus de ça.
— Je suis au-dessus, au-dessous, où est la différence.”
Lorsque Nick aspira la dernière bouffée, il prit le mégot entre le pouce et le majeur, le majeur déjà en position pour la chiquenaude de sorte qu’il aspira la bouffée et lança le mégot d’un seul mouvement prolongé, l’expédiant vers la bordure du trottoir.
“Merci, dit Juju.
— Pourquoi ?
— Tu préférerais toucher tes vingt semaines par an plutôt que d’avoir un boulot fixe qui paie correctement ?
— Je vais te dire ce que je préférerais. Je préférerais me faire sucer la bite par celle en manteau vert.
— Où ?
— Celle en manteau vert.
— Où ?
— Sur l’autre trottoir, dit Nick.
— Tu aimes ça ?
— Eh. J’ai pas dit que je veux l’épouser.
— Tu pouvais pas me filer une taffe ?
— Quoi ? Tu m’as demandé ?
— Elle est drôlement petite, dit Juju.
— Tant mieux. Elle peut me faire une pipe debout.
— Ça lui évite de s’esquinter les genoux.
— Dieu fait les gens petits pour une raison.”
Scarfo portait un pantalon au pli impeccable et de belles chaussures et il mangeait avec le corps tout contorsionné pour empêcher le liquide du jelly baby de couler sur ses vêtements. Il parlait de quelque chose avec le cordonnier et le cordonnier se tenait là, trapu, inexpressif.
“T’as de l’argent pour l’essence ? dit Juju.
— Pas besoin d’essence. Pour là où on va.
— Où on va ?
— Au billard”, dit Nick.
Ils regardaient le cordonnier réfléchir. Comme de regarder chier un bouledogue.
Les gens rentraient du travail, se clairsemant peu à peu, juste quelques-uns maintenant. C’était la veille de Thanksgiving et il y avait un truc qu’on était censé ressentir la veille d’un jour férié et d’une journée de congé, à se préparer pour la grande fête avec toute la famille qui vient, mais les jours de congé de Nick avaient commencé depuis déjà deux semaines quand il avait cessé d’aller à l’école et il n’y avait pas de famille dans les parages, ce qui était d’ailleurs une bénédiction.
Il tapa Juju sur l’épaule. Ils allèrent à Quarry Road, un bout de paysage envahi par les mauvaises herbes et fréquenté surtout par les promeneurs de chiens. C’était là que la Chevy ’46 attendait, au pied du grand mur de pierre qui entourait l’hôpital pour les incurables.
Ils étaient trop jeunes pour avoir leur permis, mais ça n’avait pas d’importance parce que, de toute façon, la voiture était volée.
Ils l’avaient vue garée près du zoo il y avait environ trois semaines, la clé sur le contact, à la nuit tombante, et Nick était monté dedans, une impulsion, une chose qu’on n’a même pas le temps de se mettre au défi de faire, et il mit le moteur en marche. Juju regarda une seconde et monta. Vito était avec eux, Bats comme on l’appelait, miro comme une chauve-souris, et il monta aussi. Ils roulèrent presque toute la nuit, et c’était encore une blague, une escapade, ils mirent chacun un peu d’argent pour acheter de l’essence et roulèrent encore, et puis ils laissèrent la voiture garée près d’un terrain vague, Nick emporta les clés, et elle était encore là le lendemain. Ils prirent un jeu de plaques sur la voiture de l’oncle de Vito qui était plus ou moins au rancart pour l’hiver, et les mirent à la place des plaques originales, et ils roulaient surtout la nuit parce que l’audace avait fait place à un sentiment responsable de propriété et ils ne parcouraient que des distances limitées parce que cela paraissait plus sûr et qu’ils n’avaient pas d’argent à dépenser en essence et que de toute façon il n’y avait nulle part où aller.
Juju mit la voiture en marche et ils restèrent assis là à l’écouter vrombir.
“Tu vois ce que tu fais à ce tapis, dit Nick. Trois semaines seulement, ça fait. Vous l’esquintez. Vous usez les rayures. Toi et elle. Mettez-vous à l’arrière, animal.
— C’est trop serré à l’arrière.
— Animale.
— Il y a plus de place ici.”
Juju et sa petite amie Gloria passaient des heures d’affilée sur la banquette avant, à s’embrasser jusque dans la nuit, avec les mains du jeune homme qui exploraient, mais c’était l’action de leurs pieds qui causait le problème, c’était le frottement de leurs pieds dans la passion infructueuse qui détruisait la surface antidérapante du tapis.
“Explique-lui que si elle va jusqu’au bout, Gloria, avec des mots polis, dis-lui, les dégâts sur la voiture seront réduits à long terme. Vous n’aurez plus toute cette frustration tous les deux que vous rattrapez sur le mobilier.
— Le mobilier.
— Jusqu’au bout ou pas du tout. Dis-lui tout gentil. Parce qu’on peut pas se permettre que cette fille détruise notre bien.”
Juju mit la voiture en marche et conduisit jusqu’à la salle de billard, deux rues plus loin, en se garant à bonne distance du réverbère. Ils descendirent de la voiture, l’examinèrent, puis traversèrent la rue et montèrent l’interminable escalier aux marches renforcées par une bordure d’acier et franchirent la haute porte métallique pour entrer dans la fumée éparse de la grande salle, où une seule silhouette sombre était penchée au-dessus d’une table, la bille blanche tournoyant dans la pénombre.
Une femme frappa à la fenêtre avec un penny et Klara leva les yeux. La femme agita la main, madame quelque chose, et Klara sourit et se hâta de poursuivre. Elle attendait quelqu’un et elle était en retard.
Elle s’arrêta pour faire deux trois achats chez l’épicier puis grimpa les marches devant la maison et voilà la mère d’Albert derrière la fenêtre, son lit en position relevée, en chemise de nuit blanche d’hôpital et les yeux figés dehors, avec une médaille pieuse qui pend, et elle avait un peu l’air d’une vision ou de quelqu’un attendant une vision.
Klara ne voulait pas donner à cette scène saisissante un titre tiré d’un musée Renaissance parce que ce serait méchant. Pourtant la pauvre femme était bel et bien exhibée.
Mrs Ketchel était de garde auprès de la mère d’Albert cet après-midi. L’enfant était chez une baby-sitter qui habitait l’immeuble, une fille capable et de toute confiance.
Klara rangea un peu, pas beaucoup, puis alla se camper dans la chambre-débarras et regarda le dessin sur le chevalet, une étude de la chambre elle-même. Elle dessinait la chambre depuis déjà un certain temps. Elle faisait des études de l’encadrement de la porte, des moulures sur les murs, elle faisait les valises empilées dans un coin.
Lorsque Rochelle sonna à la porte, elle était dans la cuisine et fumait.
“Ah, Klara. Te voilà enfin.
— Ne regarde pas de trop près. Je n’ai pas fait le ménage.
— On ne fait pas le ménage pour les vieilles amies.”
Elles s’installèrent dans la salle de séjour avec du café et des en-cas.
“Alors te voilà ici.
— Exactement, quoi, à six rues de là où nous avons grandi ?
— Ça fait un drôle d’effet de revenir. Tout le monde est tellement laid. Je te jure que je ne l’avais jamais remarqué.”
La vraie Rochelle. Tout ce que souhaitait Klara, mais qu’elle n’était pas sûre de retrouver.
“Tu as déménagé, dit-elle.
— À Riverside Drive. Comment j’ai eu cette chance-là, je n’en sais rien.
— Tu fais très parisienne ou je ne sais pas quoi. Les cheveux, peut-être, ou les vêtements. Qu’est-ce que c’est ?
— Une fois que tu commences, tu ne peux plus t’arrêter. C’est comme une maladie, dit Rochelle. Et toi tu as toujours ton air dégingandé qui est la grande jalousie de ma vie.”
Le mari de Rochelle était promoteur. Elle l’appelait Harry l’Homme des Terrains. Ils allaient en Floride et aux Bermudes et achetaient ensemble de la lingerie sur la Cinquième Avenue.
“Alors te voilà ici, Klara. À enseigner l’art.
— Il y a une maison de quartier. Les enfants viennent, certains en donnant des coups de pied ou en hurlant. D’autres sont ravis, ils adorent dessiner.
— Alors c’est gratifiant.
— Quelquefois, oui, j’aime ça.
— Alors tu aimes ça. Alors c’est bien. Et Albert. Il est prof aussi. Tout le monde est prof. Une moitié du monde enseigne à l’autre moitié.
— Albert est un vrai prof. De métier.
— C’est sa mère, là-dedans ?
— Une femme énergique, en vérité, même dans son état. Je l’admire pour toutes sortes de choses. Elle ne se laisse bourrer le mou par personne.
— Elle meurt là-dedans ?
— Oui.
— Vous allez la laisser mourir à la maison ?
— Oui.
— Tu as toujours été comme ça, l’esprit large. Tu as un amant, Klara ?
— Dix minutes que tu es chez moi. La réponse est non.
— Tu veux me demander si je fais des bêtises ?
— Je sais ce que je suis censée dire. Tu serais folle de faire des bêtises. Risquer tout ça ? Harry, l’appartement, les sous-vêtements ? Mais en fait.
— Une ou deux fois seulement. J’ai besoin d’avoir quelque chose l’après-midi sinon je me sens inutile.”
Rochelle voulait voir son travail. Il y avait plusieurs petites toiles empilées contre le mur dans la chambre-débarras, et elles restèrent là un moment, à regarder. La pression qu’éprouvait Rochelle de dire ce qu’il fallait lui enfonçait la tête dans la poitrine.
“Harry veut investir dans l’art.
— Dis-lui de prendre un conseiller.
— Je lui dirai que tu as dit ça.”
Klara montra quelques pastels.
“Alors Albert est un homme adorable et délicieux, hein ? Il aime ça que tu peignes ?
— Il pense que ça me détend.
— Alors tu aimes ça. Tu viens ici et tu peins. Je peux t’imaginer, Klara. Plantée là à réfléchir, à mesurer avec le pinceau. Tu essaies ci, tu essaies ça. Un jour, j’ai laissé un garçon d’ascenseur se frotter contre ma cuisse, en Floride.”
Elles burent encore une tasse de café puis montèrent voir l’enfant, de Klara. Fille jouait par terre avec des pièces de puzzle et elles restèrent une demi-heure à parler avec la baby-sitter et à regarder l’enfant construire un monde indépendant du puzzle.
“Klara, dis-le. Je devrais avoir un bébé.
— Tu es la dernière personne à qui je dirais ça.
— Merci. Nous sommes amies jusqu’au bout. Embrasse-moi, je rentrerai heureuse à la maison.”
Elles descendirent et restèrent un moment sur le perron à parler. Trois hommes poussaient une voiture pour la faire démarrer. Il tombait une neige fine.
“Alors elle ne se laisse pas bourrer le mou, la mère d’Albert. Mène-moi à son lit de mort avant qu’il soit trop tard. Peut-être qu’elle pourrait m’apprendre quelque chose d’utile.”
Après son départ, Klara retourna dans la chambre-débarras, rempila toutes les toiles et regarda les croquis qu’elle avait faits. La porte, la poignée de porte, les murs, l’encadrement de la fenêtre.
Elle renvoya Mrs Ketchel chez elle et s’assit auprès de la mère d’Albert jusqu’à ce qu’il fasse nuit. Puis elle alla dans la cuisine pour s’occuper du dîner. Mais d’abord elle alluma la lampe de chevet pour qu’Albert puisse voir sa mère en montant les marches.
Le joueur de billard était George Manza, George le serveur, et il jouait seul au fond de la salle. Il n’était pas quelqu’un qui se mêlait aux habitués, et en outre c’était un joueur redoutable. Il venait rarement quelqu’un capable de jouer à ce niveau-là.
Nick se tenait près d’une table où une partie de gin-rummy était en cours, mais il regardait George s’exercer. Caramboler la six, placer magnifiquement la blanche, faire un massé que Nick pouvait à peine visualiser même après l’avoir vu.
Un jour, près d’un an plus tôt, George s’était approché de Nick, à l’improviste, et lui avait demandé de l’accompagner au bureau du chômage. Il avait besoin de remplir des papiers pour pouvoir toucher les vingt prochaines semaines et il ne le dit pas clairement, mais Nick comprit qu’il avait besoin d’aide pour lire les papiers et inscrire les renseignements. Nick comprit aussi qu’un homme plus vieux pouvait ne pas vouloir demander ce genre de service à quelqu’un de son âge. Ils allèrent au bureau et remplirent les papiers et George n’était absolument pas gêné et depuis ce jour-là il avait toujours un mot pour Nick, un conseil à donner, bonjour à ta mère, ne lâche pas l’école.
Quelqu’un dit : “Qu’est-ce que c’est, la semaine de nique tes potes ?”
Mike le book était derrière le comptoir, sous la télé, un type courtaud à la mâchoire carrée, qui était toujours en retard d’un jour ou deux pour se raser. La salle de billard était un complément à l’activité de bookmaker de Mike. Quelquefois il laissait Nick et ses copains faire une partie avec la lumière éteinte au-dessus de la table, ce qui signifiait qu’ils n’avaient pas à payer.
Il croisa le regard de Nick et lui fit signe de venir et lorsque Nick s’approcha il grommela quelque chose.
“Quoi ?
— Ça s’appelle du vol. Tu connais l’expression ?
— Comment ça ?”
Mike se pencha par-dessus le comptoir, en parlant doucement.
“Tu crois que les nouvelles circulent pas ? Qu’est-ce qui te prend ? Je te croyais malin. Ce crétin, là, Juju, je n’attends pas mieux. Toi, ça m’étonne.
— Mike, la voiture est bonne à jeter. Franchement je ne pense pas que le type ait eu l’intention de rouler encore. Il a laissé les clés dessus pour que quelqu’un la prenne. C’est le genre de voiture qu’on emmène dans les bois et on lui tire une balle. Alors on lui a épargné le chagrin.
— Tu vas trouver ça drôle quand tu seras convoqué au commissariat. J’imagine ta mère, Nicky.”
Le chien s’approcha et renifla les chaussures de Nick, un bâtard, un chien errant que Mike le book avait recueilli un jour. Quelqu’un l’avait baptisé Mike le Chien.
“Bon, je vais voir ce qu’on va faire.
— Débarrasse-t’en. Voilà ce que tu vas faire.
— Je n’en aurai plus besoin. J’ai trouvé un boulot. Je peux prendre des taxis comme je veux.
— Tu fais le malin. Tu es comme ton père.”
Nick n’était pas sûr d’avoir envie d’entendre ça.
“Ton père aimait se mettre dans un coin et puis se faufiler dehors. Il était toujours en lisière. Pas que je l’aie très bien connu. On était dans le même bizness, mais lui dans le bas de la ville et moi ici et puis il gardait toujours ses distances, de toute façon, ton vieux. Comme s’il était complètement ailleurs quand il était là à côté de toi.
— Je vais m’en occuper.
— Réfléchis bien à ce que tu vas faire.
— Je suis à deux doigts d’avoir un boulot. Ma vie criminelle est terminée, Mike.”
Ils jouaient à deux autres tables maintenant et quand Juju commença à disposer les billes à une troisième table Nick le rejoignit pour faire une partie.
Il dit : “Mike est au courant.
— Quoi ? Il est au courant ?
— Je crois que tout le monde est au courant. Comment veux-tu que ce soit autrement ? Même cette saloperie de clebs est au courant.
— Alors c’est la merde, dit Juju. On remet la clé sur le contact et on s’en va.
— Bonne idée. Donne-moi la clé. Je vais le faire.”
Au milieu de la partie, il alla appeler Loretta, au téléphone accroché au mur du fond. George le serveur le vit et leva sa queue de billard, et Nick porta la main à un chapeau imaginaire.
“Loretta. Qu’est-ce que tu fais ?
— J’essaie les chaussures que j’ai achetées.
— Les chaussures.
— Que j’ai achetées. Tu étais avec moi.
— C’était il y a trois jours.
— Eh bien je les essaie encore. Et alors ?
— Tu es seule ?
— Ma mère est là.
— Tu n’es pas seule ?
— Ma mère est là.
— Elle est là en ce moment ?
— Elle vit ici. C’est sa maison. Elle a le droit.
— Je pensais juste que si tu étais seule.
— Ma mère est là.
— Je pourrais venir.
— Elle est encore là. Elle était là quand tu m’as demandé la première fois et elle est encore là maintenant.
— Alors retrouve-moi à la voiture. Je suis garé en face de chez Mike.
— Te retrouver à la voiture ? Alors maintenant tu veux que je te retrouve ?
— On ira quelque part.
— Qu’est-ce que je suis censée dire ? M’man, je sors acheter une bouteille de lait.
— Demain c’est congé. Pas besoin de te lever pour l’école.
— Il faut que je me lève pour la dinde. On a vingt-deux invités. Je suis debout à six heures et demie. Peut-être quand ils seront tous partis. Demain soir.
— Mets tes chaussures”, dit-il.
Il alla regarder George dominer sa table. George avait le visage enfariné et les yeux creux et il parla à Nick en gardant le nez collé sur la bille blanche.
“Qu’est-ce que c’est que cette histoire de lâcher l’école ?
— Fini, terminé. Perte de temps, tu ne trouves pas ?
— Ne lâche pas l’école.
— Ne lâche pas l’école. D’accord, George.
— Tu travailles ?
— J’ai trouvé un truc que je vais faire à mi-temps.
— Quoi ?
— Dans une chambre froide de glaces. Emballage et déballage.
— C’est syndiqué ?
— Quoi syndiqué ? Le syndicat veut que les emballeurs de glaces fassent vingt minutes en chambre froide, vingt minutes en dehors. Pour pas qu’ils se gèlent les couilles. Alors l’entreprise embauche des connards comme moi.”
George expédia avec panache la quatre dans la blouse, enfonçant presque la queue dans le plafond. C’était intéressant de voir un type renfermé comme George devenir un homme de spectacle à la table.
“Tu veux avoir de l’argent dans les poches.
— Exact.
— Et tu ne penses pas au bien ou au mal de la situation ou au danger pour ta santé.
— Exact.
— Mais ils vont te payer un salaire de merde. Qu’est-ce qu’ils te paient ?
— Un salaire de merde.
— Et ils vont te faire rester en chambre froide pendant des durées dangereuses. Laisse-moi parler à un type que je connais. Peut-être que je pourrai te trouver quelque chose de mieux. Tu travailleras comme une bête de somme, mais au moins tu ne porteras pas de moufles.”
Vito “Bats” avait pris la place de Nick à l’autre table. Nick alla regarder la partie, en fumant et en commentant leurs erreurs de jeu.
“Tout le monde est au courant, dit-il.
— Il y a qu’à la laisser là, dit Vito. On ne l’approche plus. Je reprendrai les plaques de mon oncle cette nuit. Ils verront une voiture sans plaques, ils l’embarqueront. Salut, bon débarras.
— Tu ne vas jamais pouvoir baiser, Vito. Pareil pour tous les deux, les gars. La voiture est votre seul espoir.
— J’aime mieux mourir en sainteté dans mon cercueil que d’aller en prison avec dix mille cinglés.
— Donne-moi les clés. Je l’ai dit à Juju. Donne-moi les clés, je m’occupe de tout.
— Donne-moi les plaques de mon oncle Tommy, peut-être que je te donnerai les clés.
— Prends tes plaques de merde. Je prends les clés.
— Tu prends u’gazz’. Voilà ce que tu prends.
— Tête de nœud. Donne-moi les clés.
— U’gazz’. D’accord ?
— Tu vois ce bâton ? Le bâton que tu tiens. Le bâton que tu tiens.
— Ce que j’en dis, Nicky.
— Lécheur de moule. Donne-moi les clés.”
Il parlait à Vito alors qu’il savait que Juju avait les clés. Il ne voulait pas mettre Juju dans une position où il perdrait sa fierté ou sa réputation. Mais Vito avec ses grosses lunettes et sa bouche épaisse, une bouche de poisson – il avait de grosses lèvres humides qu’il léchait tout le temps.
“J’ai pas les clés, tu sais ce qui arrive à ce bâton ? Le bâton que tu tiens. T’as droit à une seule réponse pour me dire où il va ce bâton.”
George le serveur paya et s’en alla et les joueurs de cartes arrivèrent peu après, clignant des yeux dans la fumée, les joueurs de poker à grosses mises, ils jouaient jusqu’à quatre, cinq heures du matin, les jetons massés dans le pot et un type nommé Walls assis près de la porte.
Walls trimbalait un P.38, à ce qu’on racontait, quelque part sur la hanche.
Quatre des joueurs étaient là et ils bavardaient avec Mike au comptoir et au bout d’un moment deux autres joueurs arrivèrent et les lumières au-dessus des grandes tables commencèrent à s’éteindre et les joueurs de billard s’en allèrent l’un après l’autre.
Quelqu’un chante d’une voix claire de ténor : “Bluer than velvet was the night.”
Walls était assis près de la porte, différent des autres, un visage étroit et une longue mâchoire, les cheveux coupés court, et Nick l’observait du comptoir et Walls saisit le regard et haussa légèrement les sourcils. Autrement dit il y a quelque chose que tu veux me dire ?
Nick sourit et haussa les épaules en ramassant sa monnaie.
“Et pas de bêtises, hein”, dit Mike.
Vito emprunta le petit canif du porte-clés de Mike et les trois voleurs descendirent pour démonter les plaques.
Mike le Chien les accompagna.
Nick les regardait travailler et commentait les défauts de leur méthode. Il pissa contre le mur de l’hôpital, attirant l’attention du chien, puis retourna près de la voiture, où ils étaient encore occupés à démonter les plaques, et il ne se priva pas de faire des commentaires.
Vito dit : “Eh. Arrête un peu d’être un scucciament’. D’accord ?
— Donne-moi les clés, dit Nick.
— On n’a pas fini.
— Vous aurez jamais fini. Parce que tu es une raclure en forme d’être humain. Tu es une raclure qui épousera une roulure quand tu auras vingt et un ans, Vito. Dieu te bénisse. Je suis sérieux. Toi et tes charmants enfants.”
Quand ils eurent ôté les plaques, Juju tendit les clés à Nicky. C’était sa voiture désormais, un tas vert, dépouillé de toute identification, et le réservoir pratiquement vide.
Nick dit qu’il allait ramener le chien à Mike là-haut et les deux autres partirent de leur côté et Nick traversa la rue avec le chien.
Il s’engagea dans l’escalier en parlant au chien et, quand il fut aux trois quarts du chemin, la haute porte s’ouvrit en grinçant et le dénommé Walls était là avec la main dans sa veste.
Nick lui sourit.
“Je promenais le chien”, dit-il.
Walls recula pour que le chien puisse entrer. Puis il se campa à nouveau dans l’ouverture.
“Je croyais que c’était un truc qu’on faisait avec un yoyo.
— C’est vrai, dit Nick. Promener le chien. Mais je crois que ma période yoyo est terminée.”
Walls laissa paraître un léger sourire. Nick s’approcha et regarda par l’ouverture, dans l’espoir que Mike le verrait et l’inviterait à regarder le jeu pendant un moment.
Walls secoua la tête, souriant toujours, et Nick acquiesça brièvement et redescendit l’escalier. Il monta en voiture, démarra, et la ramena à son emplacement d’origine, deux rues plus loin. Puis il sortit, fit le tour de la voiture, l’examinant ici et là, et retourna sur les marches devant chez lui, où il s’assit d’une fesse sur la rampe en fer pour fumer une dernière cigarette avant de monter.