Le club n’était pas précisément folichon. Il y avait sept clients en comptant Sims et moi, et quatre types sur le podium de l’orchestre – un saxo à barbichette et ses acolytes voûtés.
Je ne savais pas où nous étions, ça aurait pu être Long Beach ou Santa Monica ou n’importe quelle vague banlieue. C’était la troisième boîte où nous nous arrêtions et mon maigre sens de l’orientation s’était effondré. Big Sims n’était pas bavard ce soir, fonçant à travers le paysage avec une sombre détermination, la moitié d’un verre et dehors, tel un homme attelé à une tâche dans un poème épique.
“Eh, Sims. Rentre chez toi, d’accord ? Tu n’aimes pas la musique. Je ne veux pas que tu hésites.
— La musique, ça va. C’est de la musique.
— Mais ne crois pas que tu doives me faire la visite guidée. Rentre chez toi. Je vais rester encore un peu et puis j’attraperai un taxi.
— Rentre chez toi.
— Rentre chez toi. C’est ça. Mais d’abord, dis-moi contre qui tu es furieux.
— C’est pas ça, furieux. Si tu crois que c’est ça, furieux”, dit-il.
Un vieux bonhomme nous apporta nos consommations, un type avec un bout de coton dans une narine. Il avait un T-shirt qui disait Lundi soir football chez Roy Earley’s Loins & Ribs. On n’était pas lundi, et ce n’est pas là que nous étions.
Je dis : “Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-ce qui se passe à la maison ?
— Tu t’es bagarré avec Greta.
— Laisse tomber, dit-il. Finis ton verre.
— Ces types ne sont pas mauvais du tout.
— C’est de la musique. Finis ton verre, dit-il.
— Tu as l’estomac noué.
— Le fait est qu’on ne se bagarre jamais.
— Vous ne vous bagarrez jamais. Marian et moi non plus, on ne se bagarre jamais. Alors quand ça arrive.
— Ça te reste à l’intérieur.
— Tu sens un nœud, un poids.
— On ne se bagarre jamais, bordel.
— On ne se bagarre jamais, Marian et moi. Rentre chez toi et fais la paix. Je vais appeler un taxi. Je peux appeler un taxi d’ici ?
— Tu commences à grisonner, dit-il.
— Tu commences à te déplumer.
— Je me déplume beaucoup. Mais tu grisonnes un peu.”
Le saxo ténor jouait des notes cubistes et nous avions bu un certain nombre de moitiés de verres et le batteur martelait des coups sur les bords ou je ne sais quoi et dans le bruit ambiant et le dépaysement plus ample du paysage nocturne qui ne m’était pas familier, j’essayais de comprendre ce que disait Sims.
“Sérieusement, rentre chez toi. Je suis très bien ici. Ces types me plaisent. C’est du corsé.
— C’est de la musique raciale, dit-il.
— C’est du jazz qui déménage.
— C’est de la musique raciale. Tu aimes ça pour des raisons qui te le font vouloir. J’aimerai ça pour les raisons qui me le feront vouloir. Je te montrerai la photo que j’ai chez moi. Une photo géniale, dans les années je ne sais pas, les années cinquante. Charlie Parker en complet blanc quelque part dans un club. Photo absolument géniale.
— Un club à New York.”
Il me lança un regard impénétrable.
“Tu sais ça ?
— Photo géniale, dis-je.
— Attends. Tu sais ça ? Un club à New York ?
— Il porte un complet blanc et ces chaussures, là, je ne me rappelle jamais comment on les appelle.”
À propos de rien je songeai comme nos visages changeaient, comme j’essayais d’épier un signe dans le regard d’un autre homme qui me dise si je devais vraiment m’inquiéter, mais en même temps comme j’évitais tout contact visuel jusqu’à ce que j’aie eu le loisir de reprendre la situation en main, et comme nous semblions d’accord entre nous sur ce point, lorsque la salle sifflait et gémissait, que si nous arborions tous le même visage nous serions délivrés de tout mal.
“Je peux appeler un taxi d’ici ? Rentre chez toi. Fais la paix avec elle. Ne soumets pas l’épisode à dix heures d’analyse délirante.
— Rentre chez toi.
— Rentre chez toi. Comment appelle-t-on ces chaussures dont j’essaie de me souvenir ? Dis-lui que tu regrettes. Ne laisse pas les choses s’envenimer. Les chaussures bicolores à l’ancienne mode.”
Il me regarda, me jaugeant.
“On ira voir un match un jour. Tu reviens dans quelques mois, non ? On ira voir un match.
— Je ne veux pas aller voir un match.
— On ira voir un match”, dit-il.
Nous avons vidé nos verres et sommes partis. En moins d’un quart d’heure, nous étions dans un autre club à écouter des trompettistes faire trembler les murs, quatre types en fez et caftan avec un son très physique et un batteur qui faisait surtout du vocal, des plaintes et des cris désaccordés.
Nous avons commandé à boire et écouté un moment puis Sims s’est penché vers moi.
“Deux fois que ça m’arrive depuis que je suis par ici. Ils me braquent leur arme. Ma vie suspendue au doigt crispé d’un flic parce que je ressemble à un suspect ou que mon feu arrière est grillé. Et il sort de sa voiture. Et il me fait sortir de ma voiture. Il dit : Je veux que tu descendes de voiture immédiatement. Et je descends de voiture. Et il dit : Je veux que tu te plaques sur le toit les bras bien écartés. Mais je le regarde sans bouger. Et il me regarde. On se regarde tous les deux avec une envie de tuer qui est absolument effarante en un sens, mais aussi absolument naturelle.”
J’acquiesce et j’attends. Il est penché au-dessus de son verre avec beaucoup de gravité, Sims.
“Tu veux être mon ami, il faut que tu écoutes ça”, dit-il.
Les murs étaient décorés d’anciennes couvertures d’albums de Pacific Jazz et en tournant la tête vers l’orchestre nous sentions la force de la musique, un jazz sophistiqué qui avait la texture d’une discussion de vie ou de mort.
Je lui dis : “Oui.” Je dis : “Oui je grisonne un peu. Mais je ne comprends pas en quoi c’est pire que complètement chauve. Ce qui de ton propre aveu est ta destinée.
— C’est toute la question.
— Quelle question ? Grisonner un peu n’est pas la plus grave menace qu’ait à affronter un homme.
— On se tire, d’accord ?
— Pourquoi ?
— Il y a un endroit.
— Celui-ci me plaît.
— Je te montre des choses, d’accord ? Il faut que tu te laisses faire, dit-il. Je suis ici, pas toi.
— Bon, d’accord. Mais il faut que tu rentres chez toi. Dis-lui que tu regrettes.
— Je veux que tu saches une chose, sur nous.
— Quoi ?
— On ne se bagarre jamais.
— On ne se bagarre jamais non plus. Ce sont nos amis qui se bagarrent.
— C’est pour ça que je suis tout retourné.
— Je t’entends bien.
— Alors allons-y”, dit-il.
L’endroit suivant était dans le centre de L.A. – Downtown L.A. Le terme avait une vie secrète que je n’arrivais pas vraiment à déchiffrer. Le groupe faisait la pause entre deux sets et un brouillard de fumée vieux de dix ans flottait dans la salle.
“Je jouais de la trompette. Tu savais ça ?
— Tu joues encore ?
— Une vieille trompette d’occase. J’ai fini par la balancer.
— Mais tu l’as encore.
— Je l’ai balancée, dit-il.
— Mais tu l’as gardée. Tu l’as encore.
— Balancée.
— Tu ne l’as pas gardée ?
— Pour quoi faire ? Elle avait un son de merde.
— C’est un truc génial à avoir. Une vieille trompette ? Tiens, ça ne s’appelle pas des derbys, à propos. Ce n’est pas ces chaussures-là que je veux dire quand je parle de chaussures bicolores.
— On aurait dit la mort et l’enterrement de la musique.
— Connard. Tu aurais dû la garder.
— Attends. Je suis un connard ?
— C’est un truc génial à avoir. Ça se garde, des choses pareilles. Une trompette d’occasion ? Génial.
— Attends.
— Grave erreur, Sims.
— Je suis un connard ?”
Le pianiste revint en premier, puis le bassiste. Le batteur portait un bandeau sur le front et des lunettes noires.
“Le bateau est revenu, dit-il. Tu sais ça ?
— Non.
— Plus haut sur la côte, à San Francisco.
— Qui te dit tout ça ?
— Tu sais comment ça marche, les rumeurs. Personne te dit rien. Tu entends des choses, c’est tout.
— Qu’est-ce que tu as entendu sur la cargaison ?
— C’est une autre affaire”, dit Sims, prenant la voix tonitruante et forcée d’un vendeur de voitures d’occasion, de surcroît petit Blanc du Sud, et un rire jaillit de moi. “C’est ça le plus intéressant. C’est le truc le plus sympa dans tout ce tas de rumeurs.”
Le trompettiste arriva enfin, un type baraqué avec une chaîne en or et un trou entre les dents de devant, en tenue de vacances bariolée et en sandales.
“On a dit que c’était de l’héroïne. On a dit que c’était la CIA qui baladait de l’héroïne pour financer des opérations secrètes. Mais nous n’y avons pas cru, toi et moi.
— Parce que nous sommes des adultes responsables.
— Et nous avions raison, dit Sims. Parce que ce n’est pas de l’héroïne. Ce ne sont pas des produits chimiques toxiques, ce n’est pas de la cendre industrielle et ce n’est pas de l’héroïne.
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est un cafouillage sur un mot. Voilà ce que c’est.
— Quel mot ?
— Tu sais comment on appelle l’héroïne. On l’appelle l’héro, la poudre, la horse, on l’appelle H, on l’appelle ci on l’appelle ça. Et quoi encore, Nick ?
— On l’appelle shit.
— Tu vois, ce n’est pas une cargaison d’héroïne. C’est une cargaison de merde.”
Nous étions momentanément éveillés au lieu de tournicoter. C’était un de ces moments de lucidité renforcée au cours d’une nuit passée à parler et à boire.
“À un moment, si j’ai bien suivi, la rumeur suggérait que ce n’était pas un cargo ordinaire.
— Un tanker de boues résiduelles. Il apparaît que la rumeur était juste.
— Transportant des déchets humains traités.
— De port en port, ça fait près de deux ans”, dit-il.
Nous écoutions la musique, une caisse enregistreuse qui tintait à l’extrémité du comptoir et un soupçon de voix de radio, radio ou télé, provenant d’une arrière-salle quelque part.
“Dis-lui que tu regrettes. Rentre chez toi, Sims.
— C’est peut-être plutôt à elle de le dire.
— Dis-lui le premier.
— Peut-être que ce n’est pas moi le coupable. Jamais pensé à ça ? L’instigateur.
— Aucune importance, connard.
— C’est la deuxième fois”, dit-il en me montrant deux doigts.
Nous sommes sortis de là pour aller ailleurs, des murs zébrés et des petites tables, une salle assez pleine avec un brouhaha de foule, des gens en chemise argentée et lunettes d’aviateur.
“Il porte un complet blanc.
— Ouais.
— Il joue de son saxo alto.
— Ouais.
— Et il est de face, il regarde en dehors du cadre.
— Et il porte des chaussures marron et blanc. Des bicolores. Mais pas des derbys.
— Je n’ai pas demandé quel genre de chaussures. Je me fiche de ses chaussures.
— Je le dis c’est tout.
— Je ne m’intéresse pas à ses chaussures.
— Elles ont un nom que j’essaie de me rappeler.
— Fais ça ailleurs.
— Dans un club à New York, dis-je.
— Tu sais ça ? Et moi pas ? Et c’est ma photo ? Dans ma maison dont on parle ?”
Le garçon apporta les consommations.
“Écoute. Rentre chez toi, dis-lui que tu regrettes, prends un bain et couche-toi.”
Il me regarda, la lippe boudeuse.
“Il y a autre chose.
— Quoi encore ? dis-je.
— Un juge a rendu un arrêt, une injonction qu’ils ne pouvaient pas balancer la merde parce qu’il y a un corps enterré dedans”, dit Sims et il but une gorgée, puis tira un cigare de sa poche.
“Le corps de qui ?
— Le corps de qui. Le corps de qui veux-tu que ce soit ? Voilà le corps de qui. Un gangster, il paraît. Une balle dans la tête style exécution.” Un trio avec une chanteuse. Elle avait des cheveux à mèches roussâtres et une peau cuivrée, et elle tenait le micro contre sa cuisse étoilée pendant que ses accompagnateurs chantaient le couplet suivant.
“On ne se bagarre jamais. Ce sont nos amis qui se bagarrent”, dis-je.
À la fin du set, une lassitude glissa sur nous, comme un goût rance. Sims souffla de la fumée par-dessus mon épaule. Je poussai un glaçon dans le fond de mon verre, je l’enfonçai avec un doigt et le regardai remonter.
“Il y a un type que j’ai connu un jour. Je ne le connaissais pas, je l’ai juste rencontré une fois. J’étais jeune, dis-je. Il est venu dans la salle de billard.
— C’est à propos de quoi ?
— Du corps dans la merde.
— Un gangster. Qui c’était ?
— J’étais jeune, l’âge du lycée. Je ne lui ai parlé que cette fois-là. Mais mon père l’avait connu des années plus tôt, que même il m’en a parlé. Badalato m’en a parlé, pas mon père. Ils n’étaient pas amis, ils étaient des connaissances. Ils se croisaient ici ou là.
— C’est Mario, celui dont tu parles, Badalato ? Que j’ai vu une fois à la télé, dit-il. Quand ils le mettent dans une voiture banalisée pour l’emmener au tribunal et qu’un policier lui met la main sur la tête pour l’empêcher de se cogner dans l’encadrement de la portière et je suis là à me dire comment ça se fait que la police se donne tout ce mal pour empêcher ces criminels de se cogner la tête quand ils montent dans des voitures de police, c’est une grande préoccupation de la police, dernièrement, cette main sur la tête.
— Te voilà bavard, brusquement.
— Il est toujours photographié sur les marches du tribunal. Il est le roi des marches.
— Tu as raison. Partons, dis-je.
— Ton père le connaissait. Ça veut dire – quoi ?
— Ça veut dire qu’il le connaissait.
— Autrement dit, je dois montrer du respect. Je dois mentionner son nom avec révérence. Ce type qui dirige une entreprise criminelle dans les narcotiques, extorsion, et quoi encore. Meurtre, tentative de meurtre, et quoi encore.
— Abandon de déchets, dis-je.
— Ça se pourrait. Pourquoi pas ? Et je dois le respecter. Parce qu’il était gentil avec ton père.
— Tu as raison. Partons, dis-je.
— Je n’ai pas dit que je voulais partir. Je ne veux pas partir.
— Dis-lui que tu regrettes et prends un bain”, lui dis-je.
Une demi-heure plus tard, nous étions dans le dernier club de la soirée, une salle de blues avec un air désespéré, et le garçon ressemblait au vieux bonhomme de deux ou trois endroits avant, lui ressemblait de visage – il portait une tenue standard de garçon, mais ressemblait beaucoup, à mon avis, à l’autre type, avec le T-shirt de football, trois ou quatre endroits avant, ou je ne sais plus quand, le T-shirt et le bout de coton dans le nez.
“Cet endroit me rappelle. Tu sais comme on dit toujours : Où étais-tu quand ci et ça ? Où étais-tu quand Kennedy ? Bon, rappelle-toi quand les lumières se sont éteintes. Cet endroit me rappelle. Le grand black-out du Nord-Est.
— Est-ce que je dois te demander où tu étais ? dit-il.
— Trente millions de personnes touchées.
— J’étais en Allemagne. Je n’ai jamais su ce qui l’avait causé. Qu’est-ce que c’était ?
— Personne ne se rappelle plus. Trente millions de personnes. Aucun d’entre nous ne se rappelle.
— Mais tu te rappelles où tu étais.
— Demande-moi où j’étais. J’étais dans un bar qui était un peu comme ici, dis-je. Des âmes mortes, du jazz triste. Des palmiers peints sur le mur.
— Ici, il n’y a pas de palmiers sur le mur.
— Encore mieux, encore plus ressemblant. Et les lumières se sont éteintes.
— Ils ont fait un film. J’étais en Allemagne, dit-il.
— Peut-être qu’il n’y avait pas de jazz, à l’autre endroit. Peut-être qu’ils avaient eu du jazz, mais qu’ils avaient arrêté. Ils avaient une politique du jazz qui est devenue une politique contre le jazz, ce qui est pratiquement la même chose si tu y regardes de près.”
Il ne ressemblait pas au vieux bonhomme de quatre ou cinq endroits avant. Ce n’est pas du tout à lui qu’il ressemblait. Il ressemblait au chauffeur du taxi que j’avais pris plus tôt dans la journée, ou bien la veille, le type qui avait dit : “Allumez-vous une Lucky. C’est l’heure de s’en allumer une.”
Quand ils m’ont mis dans la voiture de patrouille, ou peut-être qu’à l’époque on disait une voiture radio, en tout cas c’était un véhicule vert et blanc et le flic qui était au volant fumait, ce qu’il n’était pas censé faire, un flic en uniforme n’était pas censé fumer, et ça m’a surpris de voir ça, je me rappelle, un policier qui planquait sa cigarette entre ses genoux, parce que j’avais abattu un homme et je croyais qu’on m’emmenait dans un système où les règles étaient fixes et strictes, et l’autre chose que je me rappelle c’est que personne ne m’a mis la main sur la tête pour me faire monter en voiture parce que évidemment ce n’est pas une chose qu’on faisait en ce temps-là, c’est une chose qu’ils ont mise au point par la suite, pour empêcher le criminel de se cogner la tête quand ils l’arrêtaient.
Ça s’était passé là-bas dans l’Est bien sûr. J’ai beaucoup entendu cette expression depuis que je suis venu dans cette partie du pays. Mais je ne pense jamais à ce terme comme à un repère géographique. C’est une référence au temps, une affirmation à propos du temps, à propos de toutes les densités de la vie et de l’expérience, c’est du temps déguisé, c’est le moment de s’en allumer une, le temps mouvant et fumeux détourné par une sorte de tricherie comme si c’était un point de stabilité. Quand les gens emploient ce terme ils parlent de comment c’était avant qu’ils ne viennent vivre ici, comment était le monde d’alors, pas juste le New Jersey ou Philadelphie-Sud, ou avant que leurs parents ne viennent, ou même leurs grands-parents, et comment c’est encore dans quelque théorie intime de la relativité, dans quelque dimension fumeuse et mouvante de l’esprit, ou avant que les autres hommes et femmes ne viennent par ici, ceux qui étaient en chariots Conestoga, un terme que nous apprenions dès l’entrée à l’école, un terme de là-bas dans l’Est, issu de l’endroit où étaient fabriqués ces wagons.
La salle était pratiquement vide et ils jouaient du blues.
“Sois gentil avec elle, dis-je. Rentre chez toi, parle-lui, fais ami-ami. Tu connais cette expression ? Fais ami-ami. Ça se disait quand tu étais un enfant noir à Saint Louis, Sims ?
— Ils sont venus faire le recensement.
— Oui, et alors ?
— Et ma mère m’a dit de me cacher.
— Pourquoi ?
— Pourquoi. C’est la question. Je ne savais pas pourquoi. Elle se disait, je ne sais pas ce qu’elle se disait. Je suis allé me cacher, tu vois. Deux personnes à la porte avec des écritoires à pince. Elle m’a dit : Va dans la chambre, cache-toi.
— Cache-toi.
— Elle a dit : Cache-toi. Je ne sais pas ce que je pensais et je ne sais pas ce qu’elle pensait.
— C’était seulement le recensement.
— Ne me dis pas seulement le recensement.
— Tu me dis que je grisonne un peu. Et je suis censé comprendre pourquoi c’est pire que la calvitie totale.
— Parce que c’est dans mon histoire, c’est dans ma famille, dit-il. Je suis censé devenir chauve. C’est ce qu’ils attendent de moi. Cache-toi, elle m’a dit.
— Cache-toi.
— Tu y crois toi au recensement, Nick ?”
Il était assis là avec sa cravate desserrée et sa veste fripée, rallumant le cigare éteint, avec une ligne rose comme un coucher de soleil visible juste au-dessus de sa lèvre inférieure retroussée.
“Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Oui, j’y crois. Non, je n’y crois pas.
— Je veux que tu me dises ce que tu crois.
— Parce que je me rends compte que nous allons aborder un domaine sensible.
— Qu’est-ce que tu crois ? dit-il.
— Je crois au recensement. Pourquoi n’y croirais-je pas ?”
Il me lança un regard inexpressif qui était en même temps assez agréablement attentif.
“Tu y crois.
— Pourquoi n’y croirais-je pas ?
— Tu crois les chiffres. Tu crois qu’il y a seulement vingt-cinq millions, par exemple, de personnes noires en Amérique.
— Pourquoi ne le croirais-je pas ?
— Donc tu y crois.
— Si c’est le nombre, c’est le nombre.
— Et tu ne penses pas qu’ils minimisent peut-être le vrai nombre.
— Attends un peu.
— Tu ne penses pas.
— Attends attends attends.
— Réfléchis-y”, dit-il.
Il saisit sa chemise, il fit une chose que font les hommes gros, il saisit sa chemise à deux mains pour l’écarter de sa poitrine et puis il la secoua, avec un peu de coquetterie, pour laisser respirer le haut de son corps.
“Sims, toi et moi.
— Réfléchis-y.
— Nous ne sommes pas, rappelle-toi, nous n’avons pas de mot, toi et moi, pour la science des forces obscures. Pour ce qu’il y a derrière un événement. Nous ne reconnaissons pas la validité de ce mot ou de cette science. Tu te rappelles cette conversation ?
— C’est une autre conversation. Et, dans cette conversation, je te dis : Réfléchis-y.
— Mais toi et moi. Nous allons à contre-courant, Sims. Le courant c’est facile, c’est irresponsable. Nous sommes des adultes responsables. Nous avons établi cela. Nous ne croyons pas qu’il y ait des forces secrètes appliquées à saper notre vie.
— Trente millions de personnes affectées par ton black-out local. Mais seulement vingt-cinq millions, dit-on, de gens noirs dans tout cet immense pays.
— Si c’est le nombre, c’est le nombre.
— Et c’est tout ce que tu trouves à dire. Nous avons un problème criant qui réclame, vraiment, un examen sérieux, pour reprendre une de tes expressions.
— Vas-y, examine-le.
— Tu es prêt à accepter ce nombre.
— Vingt-cinq millions. Oui, pourquoi pas ?
— Tu ne penses pas que ce nombre est beaucoup trop bas ?
— Vingt-cinq millions n’est pas si bas. C’est vingt-cinq millions, dis-je.
— Tu ne penses pas que ce nombre est largement minimisé.
— Pourquoi dis-tu qu’examen est un mot à moi ?
— Parce que tu l’as utilisé.
— Et ça en fait un mot à moi ?
— Je ne l’ai pas utilisé. C’est toi qui l’as utilisé.
— Je crois ce nombre. Pour moi, c’est un nombre vraisemblable.
— Tu ne crois pas que quelqu’un a peur que si le vrai nombre était révélé, les Blancs vont avoir les jambes en coton et les Noirs vont être tout remontés avec des : Eh, on devrait obtenir plus de ci et plus de ça et plus de ça aussi.
— Toi et moi, dis-je.
— Tu ne penses pas que le nombre est sous-estimé de peut-être quarante pour cent.
— Nous ne nous laissons pas aller à des illusions faciles et minables, Sims.
— Faciles et minables.
— Est-ce que je me trompe ? Toi et moi. Nous ne croyons pas que derrière les événements tout soit tellement organisé et menaçant que nous devions en faire une science.
— Tu ne crois pas que les Blancs vont être tellement déprimés, tellement, je déteste avoir à le dire, menacés par le nombre réel.”
Il ne détestait pas le dire du tout.
“Tu crois que le bureau du recensement dissimule dix millions de Noirs, dis-je.
— Ils ne dissimulent pas les gens. Ils dissimulent le nombre. C’est une chose facile à dissimuler.
— Mais un nombre aussi grand. Quelle colossale manipulation. Et ça se passe sous nos yeux. Peut-être que c’est les mères, dis-je. Dix millions de mères qui disent à leurs gosses de se cacher. Cachez-vous”, dis-je.
Bref sourire de Big Sims, un sourire spontané moins l’éclair qui brille ensuite dans les yeux.
“Affronte le problème, dit-il.
— Quel est le problème ?
— Nous avons le droit de savoir combien nous sommes réellement.
— Mais vous le savez.
— Nous ne le savons pas. Parce que le nombre est trop dangereux. Dans quelle mesure te sens-tu menacé par le vrai nombre ? Je te parle. Réfléchis en ton cœur et âme.
— D’accord, je réfléchis.
— Dis-moi du fond du cœur que tu ne crois pas qu’il y a du vrai dans ce que je te dis.
— C’est de la vraie paranoïa. Et c’est la seule chose vraie que je puisse voir ici.”
Il semblait prendre plaisir à entendre ça. Il se carra dans son siège et éloigna son regard, farouchement heureux, étudiant ce qu’il peut y avoir dans la nature de la communication humaine qui rend les gens si uniformément prévisibles.
J’écoutais le trompettiste de blues, un type jeune en complet dépenaillé, il avait un teint noir africain, vous savez, ce noir total d’une étroite bande quelque part sur le continent, cette bande nomade de conformation et de grâce issue des grands déserts, mais par le geste et la posture, je voyais, à sa façon de se passer la langue sur les lèvres pour en ôter la salive entre deux morceaux, un modèle populaire de corps qui était fabriqué localement – c’était encore un de ces trompettes bagarreurs sortis des ghettos des centres-villes.
“Charlie Parker en complet blanc dans un club de New York, dis-je.
— Voyons combien de références à New York ai-je entendues ce soir de ta bouche ?
— Et je sais quel genre de chaussures il porte.
— Je me fiche du genre de chaussures qu’il porte.
— Des spectators.
— Je me fiche du genre de chaussures qu’il porte.
— Ce ne sont pas des derbys. Ça s’appelle des spectators.
— Je me fiche de comment ça s’appelle.
— Écoute. Voilà ce que tu vas faire, lui dis-je. Tu rentres chez toi, tu dis que tu regrettes, tu mets du truc à bulles dans ta baignoire et tu prends un bain et tu vas te coucher.”
Dix minutes plus tard, nous étions devant le club à attendre que quelqu’un amène la voiture et Sims posa ses mains sur mes épaules et me donna un coup de boule.
Je ne savais pas trop comment prendre ça.
Il m’adressa un sourire crispé et me flanqua un coup de boule sur le haut du front et je ne savais pas si c’était un geste impulsif à la fin d’une très longue soirée quand on est embrumé par la boisson et enroué à force de paroles et de fumée, une chose qui met officiellement fin à une soirée, ou quelque chose d’un peu plus délibéré.
Je repoussai ses bras et lui rendis son coup de boule, je posai les mains sur ses épaules et lui rendis son coup et il me regarda avec intérêt puis le refit.
Ça faisait mal bien sûr, ça déclenchait un lancinement, c’était une chose monosyllabique, un coup, un choc assené qui envoyait une douleur électrique à l’arrière du crâne et dans le cou et les épaules.
Et c’était de tout près, l’œil tendu, un espace de combat sans recul pour manœuvrer ou affiner, une certaine dose de feinte rancœur emplissant le champ visuel, un regard noir mauvais, un regard la paupière lourde, une sorte de truc envapé de tueur, paupière lourde et butée.
J’étais plus grand que Sims, mais pas aussi solide ni volumineux et je n’avais jamais utilisé ma tête comme un instrument de siège médiéval.
Je lui lançai un coup de boule juste au-dessus du nez, assené vers le bas, et ça le saisit, je m’en rendis bien compte, le coup envoya un message sonner à travers son crâne.
Il me secoua pour de bon. Il me frappa si fort que j’en fus projeté à reculons et chancelant presque, brusquement délivré de son emprise sur mes épaules, et le type arriva avec la voiture et resta à regarder.
La douleur était électrique et compacte, réduisant tout à une sorte d’engourdissement, et faisant paraître petit et embrumé le monde au-delà de mon crâne.
C’est ça que nous faisions, nous réduisions le champ de notre observation, écartant tout sauf les coups de boule et les regards furieux et la douleur.
Lorsqu’il me frappa à nouveau je décalai ma tête, juste un centimètre en arrière, pour tenter d’atténuer un peu le coup, et il releva le menton en me foudroyant du regard.
La douleur n’est qu’une autre forme d’information.
Nous nous sommes frappés la tête encore une fois, une fois chacun, et le type restait là avec les clés de la voiture, à regarder.
Dans ma chambre d’hôtel, je regardai dans le miroir au-dessus du lavabo. Je m’appuyai des deux mains au mur et me penchai contre le miroir et je vis des contusions et des hématomes, des ecchymoses profondes, et une zébrure de sang séché avec une coloration vineuse tout autour. J’utilisai de l’eau froide pour nettoyer les plaies puis j’allai me coucher. Mais je fus pris de tournis dès que ma tête toucha l’oreiller et je dus rester une heure assis dans un fauteuil avant que la sensation soit passée.
Ça me revenait constamment et j’essayais d’entrer dedans, d’entrer dans la secousse, nos visages comme en cadrage double au-dessus des glaçons dans nos verres, le réglage se brouillant tout à coup, puis se remettant au point – pas pour détailler mes propres sensations, mais seulement pour comprendre les déclenchements cachés de l’expérience, les petits reculs et les écarts qui font un état d’âme.
Nous courions dans des creux remplis de brouillard le long de maisons sur pilotis au sommet de défilés abrupts et nous courions dans des zones boisées qui avaient un aspect d’amadou, une immobilité poudreuse blanche et sèche, une impression de risque combustible, mais peut-être pas – je me faisais peut-être du cinéma.
“Qu’est-ce que tu entends dire sur le cadavre dans la merde ?
— Ils ne trouveront pas de cadavre. Le cadavre c’est juste une enjolivure, dit-il. L’essentiel c’est le bateau lui-même.
— Qu’est-ce qui lui arrive ?
— Un bateau qui reste en mer pendant deux ans, à changer de noms et d’équipages – là aussi, c’est juste une histoire. Le bateau a fait un voyage récemment, de la côte est à la côte ouest. Il transportait des boues résiduelles en Californie pour les livrer à une entreprise de compost. Simple cargaison ordinaire.”
Nous courions dans des rues de ville, des avenues paysagées d’une certaine grandeur déchue, quelque chose en dehors du temps qui était poignant dans son regret ouvert.
“Écoute, Sims, voilà de quoi il s’agit.
— Courons, dit-il.
— Je ne sais pas. Je suis un peu, et je ne devrais pas le dire, je sais bien, à quelqu’un comme toi.
— Tu aimes tes gosses, non ?
— Oui bien sûr.
— Alors cours, dit-il.
— Quelquefois, ça m’arrive, je me dis, j’ai beau les aimer beaucoup, je me sens presque comme un imposteur. Parce que bon Dieu, ça n’a jamais été quelque chose de facile à vivre, pour moi.”
Nous étions debout dans la cuisine, épuisés par des kilomètres de collines et de chaussée brûlante, hésitant à bouger par crainte de faire couler de la sueur sur quelque chose, deux hommes en short, et Greta nous a donné des verres d’eau, une femme aux cheveux bruns avec des mains longues et une maigreur à moitié cachée, comme une sorte d’analogue étiré et anguleux, une Greta radiographique qui devait sans doute se révéler dans la discussion ou la tension.
“Tu aimes cet endroit ? dis-je.
— J’ai l’impression d’être au bout du monde. Quatre ans que nous sommes là et je me réveille tous les matins en essayant de me rappeler où je suis. Si loin de tout.
— Nous sommes adossés, dit Sims, à un très grand océan.”
Et le fils, le petit de cinq ans, attablé devant son bol de céréales avec sa cuillère trop grande, Loyal Branson Biggs, un garçon d’une beauté si délicate, doté si naturellement d’une beauté expressive que je ne pouvais pas m’empêcher de le regarder, je le regardais tout en parlant avec ses parents et ils le regardaient aussi, et ils regardaient parce que je regardais – je leur rappelais de raviver leur émerveillement devant l’enfant.
“Qu’est-ce qui t’est arrivé au visage ?” me dit Greta.
Je regardais Loyal manœuvrer sa cuillère dans le lait floconneux.
“Eh bien, c’est une bonne question, en fait.
— Et quelle est la réponse ? dit-elle.
— Eh bien, j’ai eu une petite bagarre dans l’ascenseur. Ça se voit ? À mon hôtel. Je ne savais pas que les traces se voyaient encore. Deux types ivres. Un type blanc et un type noir.”
Je sentais que Sims se régalait, dans ses Reebok fumantes.
“C’est Nick qui a commencé la bagarre, lui dit-il.
— C’est vrai ?”
C’est à moi qu’elle parlait, mais elle regardait toujours l’enfant manger son petit déjeuner. Nous regardions tous Loyal.
“Ils lui ont dit qu’il commençait à grisonner et il s’est mis en rogne”, dit Sims.
Greta devait conduire l’enfant à l’école et puis elle devait aller à son école à elle où elle enseignait la chimie trois jours par semaine avec l’océan derrière son dos.
Sims et moi restions plantés sur place, à boire de l’eau.
“Vous êtes toujours fâchés tous les deux ? dis-je.
— Elle est toujours fâchée. Moi c’est passé.
— J’ai un avion à prendre”, lui dis-je.
Il prit une douche et s’habilla et me conduisit à mon hôtel et je pris une douche éclair et m’habillai et empoignai mon sac et remontai en voiture et il y avait un homme sur l’autoroute, sur un talus, qui hochait la tête au rythme de la radio, et il était assis sur l’herbe avec quelque chose en travers des genoux et Sims dit que c’était un fusil et je dis que c’était une béquille, une de ces béquilles métalliques avec une armature pour l’avant-bras, et il me fallut deux ou trois secondes pour comprendre que Sims plaisantait – c’était juste le langage de l’autoroute.
Je trouvais la Californie du Sud trop intéressante. Les prototypes d’avions, les systèmes de failles, l’enfer des voitures et de la pollution, les femmes de nulle part, même les gangs de rues qui prenaient de l’importance à l’époque, adoptant des couleurs distinctives. Je faisais des déplacements professionnels, mais je les maintenais brefs et avec des œillères, après le premier. L’endroit avait cette caractéristique d’être à la limite de tout ce qui s’insinue dans les remarques anodines et devient le signe avant-coureur du sentiment d’aliénation.
Lorsque j’ai abattu George Manza, j’ai commencé à comprendre la nature de ce genre de sentiment. On m’a mis dans une voiture radio avec un flic qui fumait et ils m’ont finalement envoyé dans un établissement du Nord de l’État de New York, un endroit qui présentait l’une des curiosités du système pénal. Il s’agissait d’un golf miniature, neuf trous, avec des tourelles et des moulins à vent de dessins animés – nous étions des jeunes délinquants, voyez-vous, et peut-être que les conseillers d’orientation pensaient que nous trouverions de douces consolations dans les formes et les couleurs vives de jardin d’enfants ou dans le truc anal des balles et des trous. Je ne sais pas. Je ne le savais pas à l’époque et je ne le sais pas aujourd’hui. Mais mes camarades et moi, les délits d’homicide par imprudence, les délits de troisième catégorie, les casseurs de têtes, les voleurs nocturnes, un groupe assez mélangé comme vous pouvez l’imaginer, avec des races, des croyances, des cris dans le noir – nous flânions devant les fenêtres du réfectoire pour regarder le circuit, en bas, avec ses boucles allègres et ses tunnels et ses lacs grands comme des flaques, et son gazon de clinquant, et nous l’appelions la Californie.
Phoenix était une meilleure affaire pour moi. J’avais besoin d’une vie privée. Comment pourrait-on avoir une vie privée dans un endroit où tous vos sentiments isolés sont dans le domaine public, où la tension de votre cœur, la chose qu’on est parvenu à serrer dans des petites pièces closes est exposée partout à la lumière blanchâtre et devenue si grosse et si solidement fixée qu’on ne peut plus la séparer du paysage et du ciel ?
Je franchis la porte et Marian dit : “Qu’est-ce qui t’est arrivé au visage ?”
Je franchis la porte et c’est ce que j’entends, des enfants qui jouent, la radio qui joue, les informations, la circulation, le téléphone sonne, la machine à laver vrombit à plein cycle.
Je souris et je l’embrassai et elle décrocha le téléphone. Les enfants faisaient du bruit derrière la maison, nos enfants et ceux du voisin, un jeu inventé par Lainie – je le savais au caractère des cris. Lainie inventait des jeux diaboliques, des spectacles inventifs et stridents de torture et d’humiliation.
“Qu’est-ce que tu as fait à tes cheveux ?
— Je les ai fait couper. Tu aimes ?” dit-elle, toujours au téléphone avec quelqu’un. “Qu’est-ce qui t’est arrivé au visage ?”
Je franchis la porte et je vois la lumière frapper les murs frais et faire ressortir la couleur des tapis, les abricots et les bordeaux, les ors topaze saisissants.
La nuit suivante, je racontai à Marian ce que j’avais fait, ou la nuit d’après, le truc avec Donna à Mojave Springs, je pensais que je devais le lui dire. Je le lui devais. Je le lui dis pour notre bien, pour le bien de notre mariage. Elle lisait au lit quand je le lui ai dit. Je m’étais angoissé pour trouver le bon moment et puis je le lui ai dit tout à trac, sans réflexion préalable immédiate. Je ne lui ai pas dit ce que j’avais dit à Donna, ou pourquoi Donna était à l’hôtel, et elle ne me l’a pas demandé. Je me tenais près du fauteuil avec ma chemise à la main et il me sembla qu’elle le prenait bien. Elle comprenait que c’était quelque chose d’isolé avec une inconnue dans un hôtel, un épisode sans suite, terminé pour toujours. Je lui ai dit que je me sentais obligé de parler. Je lui ai dit que c’était dur de parler de ça, mais pas aussi dur que de cacher la vérité et elle a hoché la tête quand j’ai dit ça. Je trouvais qu’elle le prenait assez bien. Elle ne m’a pas demandé d’en dire plus que ce que j’avais dit. Il régnait dans la pièce une atmosphère de tact, une sensibilité aux sentiments. Je me tenais près du fauteuil et j’attendais qu’elle tourne la page pour pouvoir me déshabiller et me mettre au lit.
Et le premier samedi libre, le premier samedi où je n’allais pas au bureau, nous nous sommes mis en route vers le Sud avec les enfants pour voir une ruine antique.
Nous avions de la lotion solaire, des chapeaux et de l’eau à boire, une idée de Marian, l’eau, parce que c’étaient les broussailles du désert et que la chaleur était intense.
Lainie se tenait debout derrière le siège avant, jouant parfois des coudes pour s’insinuer entre Marian et moi, penchée vers le pare-brise, prompte à signaler les manœuvres idiotes des autres conducteurs. Elle y réagissait rageusement, habitude qui évacuait ma colère, et celle de Marian aussi, et qui nous incitait à trouver des excuses pour les initiatives idiotes et dangereuses qu’elle nous montrait.
Jeff était plus jeune de deux ans, il avait six ans et il aimait se recroqueviller dans un coin de la banquette arrière, se recroqueviller tout de guingois et glisser vers le sol dans une séparation sidérale de tout ce qui l’entourait, utilisant son corps pour rêver éveillé.
Même si ce n’était pas un fusil, qu’est-ce qu’il faisait sur l’autoroute, sur l’herbe du talus, assis là avec une béquille métallique sur les genoux à quelques mètres seulement de la circulation délirante ?
La ruine antique avait plus de six cents ans, un grand bâtiment principal avec des ruines plus petites et dispersées et une trace de mur quelque part. Nous étions debout dans la chaleur de la fin de matinée et nous avons écouté une ranger pendant quelques minutes avant de nous éloigner, l’un après l’autre, bien qu’il n’y eût vraiment rien d’autre à voir.
Je lus une plaque puis je regardai Jeff suivre furtivement un écureuil. Il ne portait pas son chapeau, mais je ne dis rien, je me contentai de penser : Attention les yeux mon bonhomme, ne viens pas te plaindre que nous ne t’avions pas prévenu. Puis je m’adoucis et l’appelai pour lui donner les clés de la voiture. L’effort de m’adoucir, l’effort de me détendre et de céder, de l’aimer avec son attitude insouciante, c’était brutalement difficile à faire, si dérisoire que ça paraisse, si dérisoire et si fugace – c’était étonnamment dur. Mais je l’appelai et lui donnai les clés de la voiture, je savais que l’idée lui plairait, et je lui dis d’aller chercher son chapeau, de fermer la voiture à clé et de me rapporter les clés, et le voilà parti, heureux comme je ne l’avais jamais vu.
Je retournai en flânant vers la construction principale et me mêlai à la douzaine de touristes pour écouter le guide, une grosse femme qui se grattait le coude. Nul ne connaissait l’usage de ce bâtiment, nous dit-elle, qui avait trois étages avec une vague trace de graffiti près du sommet. Je m’aperçus que le dais protecteur m’intéressait davantage que le bâtiment antique. La ranger disait que le bâtiment avait été abandonné une centaine d’années après sa construction, le bâtiment et les constructions alentour sans raison apparente, un de ces mystères d’un peuple entier qui disparaît. Mais je me surpris à étudier le dais protecteur avec ses grandes colonnes penchées, peut-être vingt-cinq mètres de haut, et la structure à claire-voie qui soutenait le toit.
Lainie vint se placer près de moi, affalée contre ma hanche d’une façon qui signifiait qu’elle s’ennuyait irréversiblement.
La ranger énuméra quelques raisons pour lesquelles ces gens avaient pu disparaître, les habitants du désert. Elle cita l’inondation, elle cita la sécheresse, elle cita l’invasion, mais ce n’étaient que des hypothèses, dit-elle – nul n’avait la moindre idée des raisons véritables.
Je songeai à Jesse Detwiler, l’archéologue des ordures, et me demandai s’il aurait suggéré que ces gens avaient pu abandonner leur village parce qu’ils en étaient chassés par les déchets, parce qu’ils n’avaient plus la place de vivre et de respirer, encerclés par la montée de leurs propres ordures, et c’était agréable, d’une certaine manière, de penser que c’était vrai, un de ces mystères romantiques du désert et la réponse qui nous claque au visage.
Je devenais comme Sims, trop tôt, à voir des ordures partout ou à les imaginer en situation.
Je dis à Lainie d’aller chercher son frère et de voir ce qu’il avait fait des clés de la voiture. Puis nous avons repris la route de la maison comme une bande de pèlerins loqueteux qui n’auraient pas réussi à voir pleurer la statue.
Nous étions en voiture depuis dix minutes lorsque Marian se mit à pleurer. Elle était au volant et son visage s’illumina, et elle se mit à pleurer doucement. Lainie quitta sa position derrière nous pour s’asseoir à la fenêtre, les mains croisées sur les genoux. Jeff commença à s’intéresser au paysage.
Je dis : “Tu veux que je conduise ?”
Et elle fit signe que non.
Je dis : “Laisse-moi conduire, je vais conduire.”
Et elle fit signe que non, elle préférait conduire, c’est ça qu’elle voulait.
Nous étions sur une petite route bordée de grands cactus et de fleurs sauvages, des cactus tailladés, picorés par les oiseaux qui y nichaient, puis nous sommes arrivés à l’autoroute et nous nous sommes insérés dans le flot vif de la circulation.
Pas de noms de famille, pas de scrupules tardifs en écho. Tel est le pacte des aventures sexuelles. Mais je lui ai dit mon nom de famille et ce n’était pas une aventure sexuelle, si ? C’est là l’étrange dominante de l’affaire, que je voulais la toucher, immobiliser sa respiration, lui couper le souffle, oui. Il y avait quelque chose chez Donna qui me déliait la langue. La culpabilité plus tard, en sentant Marian contre moi, endormie dans le noir.
Lorsque nous nous détestions, d’habitude après une sortie en soirée, en rentrant, machinalement dégoûtés du visage et de la voix de l’autre, jusqu’à l’intonation, jusqu’à la moindre nuance d’un geste parce qu’on l’a vu mille fois et qu’il vous en dit beaucoup trop malgré son économie, il vous dit tout, en fait, c’est faux – lorsque nous éprouvions cela, Marian et moi, nous pensions que c’était parce que nous avions épuisé notre signification, la force qui guide l’alliance. Les soirées dehors étaient une provocation. Mais nous n’avions rien épuisé en vérité – il y avait des choses inutilisées et non dites, laissées en suspens, et c’est là que Marian se sentait niée.
Marian dans sa ville du Club des Dix Grandes Universités, élevée dans la sécurité, protégée du grouillement de la vie des rues et se sentant privée à cause de cela – privilégiée et privée, un genre de chose très américain. Toutes les scènes dont elle se détournait en frissonnant lorsqu’elle regardait la télévision, les récits de crimes de quartier, on voit le corps dans la rue, les lamentations de la famille, le suspect plié en deux pour se dissimuler – Marian ne pouvait même pas regarder la main du policier sur la tête du suspect, pour le faire ployer en montant dans la voiture banalisée. C’était toute une violence, une atteinte dommageable à l’esprit. Mais elle voulait mes histoires, mes affaires, plus c’était terrible et mieux c’était.
J’étais égoïste pour le passé, égoïste et protecteur. Je ne savais pas comment introduire Marian dans ces années-là. Et je pense que le silence est la condition qu’on accepte en jugement de ses crimes.
Elle dit que c’était sa mère, elle dit que ça faisait deux ans aujourd’hui que sa mère était morte et je le répétai pour les enfants et les enfants se détendirent un peu. Je me penchai en arrière et Lainie me donna un chewing-gum. Deux ans aujourd’hui et bien sûr Marian le savait, mais pas nous, pas moi, je n’avais pas ça en tête, et je me sentis soulagé et les enfants aussi parce qu’au moins il y avait une raison, au moins ce n’était pas le genre de truc où les parents se conduisent bizarrement et où les enfants apprennent à prendre un air absent.
Elle étincelait, elle rayonnait dans ses larmes, elle souriait, je crois – un sourire qui était un clin d’œil, mais aussi un vrai sourire, avec sa mère quelque part dedans.
Au bout d’un moment, les enfants commencèrent à chanter.
Et j’étais soulagé, j’étais sacrément content parce que j’étais resté là à me dire que c’était ma faute ou à me dire peut-être qu’elle le fait tout le temps parce que comment je peux savoir ce qui se passe quand je ne suis pas à la maison.
Et les enfants chantaient : “Quatre-vingt-dix-neuf bouteilles de bière sur le mur, quatre-vingt-dix-neuf bouteilles de bière, et si jamais une bouteille tombe, quatre-vingt-dix-huit bouteilles de bière sur le mur, quatre-vingt-dix-huit bouteilles.”
Elle me regarda et regarda la route et les enfants continuèrent à chanter, en comptant à rebours tout au long de la route tandis que Marian conduisait – pleurait et conduisait.