Chapitre 13

Vos seins seront les plus beaux du monde
avec le nouveau soutien-gorge Ubik
en tissu spécial extra-aérien.
Du matin jusqu’au soir,
Ubik assurera à votre poitrine un support en
douceur si vous le portez selon les instructions.

13

L’obscurité vrombissait autour de lui ; elle collait à lui comme de la laine humide, chaude, coagulée. En fusion avec elle, la terreur dont il avait déjà ressenti les signes avant-coureurs devenait entière et réelle. J’ai été imprudent, songea-t-il. Je n’ai pas suivi le conseil de Runciter. Je n’aurais pas dû faire voir à Pat la contravention.

— Qu’est-ce qu’il y a, Joe ? (La voix de Don Denny, chargée d’anxiété.) Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Ça va. (Il y voyait un peu maintenant ; dans l’obscurité apparaissaient des lignes grises horizontales, comme si elle commençait à se dissoudre.) Je suis simplement fatigué, dit-il, tout en s’apercevant du degré de fatigue qu’éprouvait effectivement son corps.

Il ne se souvenait pas d’avoir jamais éprouvé une lassitude pareille. À aucun moment de sa vie.

— Venez vous asseoir, lui dit Don Denny.

Joe sentit sa main sur son épaule ; il sentit Denny le guider, et cela lui fit peur, ce besoin d’être conduit. Il s’écarta.

— Ça va, répéta-t-il. (La silhouette de Denny commençait à se matérialiser près de lui ; il se concentra sur elle, puis recommença à discerner le vestibule fin de siècle avec son lustre de cristal ornementé et son éclairage jaune.) Laissez-moi m’asseoir, dit-il, et il tâtonna jusqu’à un fauteuil de rotin.

Durement, Don Denny dit à Pat :

— Qu’est-ce que vous lui avez fait ?

— Elle ne m’a rien fait, dit Joe en essayant de parler fermement.

Mais il ne pouvait empêcher sa voix d’être criarde, anormale. Comme un disque qui passe trop vite, pensa-t-il. Avec trop d’aigus. Une déformation de ma vraie voix.

— C’est exact, dit Pat. Je ne lui ai rien fait. Ni à personne d’autre.

— Je veux monter m’allonger, dit Joe.

— Je vous trouve une chambre, dit Don Denny nerveusement. (Il planait auprès de Joe, apparaissant puis disparaissant quand les lumières du vestibule refluaient. Elles pâlirent en devenant d’un rouge terne, se ravivèrent, puis pâlirent à nouveau.) Restez assis, Joe ; je reviens.

Denny s’éloigna en hâte. Pat resta.

— Je peux faire quelque chose ? demanda-t-elle d’un ton enjoué.

— Non, répondit-il. (Il lui fallait un effort immense pour prononcer ce mot à haute voix ; il demeurait rivé à la caverne interne de son cœur, un trou béant qui grossissait de seconde en seconde.) Une cigarette, peut-être, ajouta-t-il, et cette phrase l’épuisa ; il sentit son cœur peiner. (Le poids de son battement malaisé se fit plus lourd ; c’était comme un fardeau pesant sur lui, une énorme main qui l’écrasait.) Vous en avez une ? demanda-t-il en parvenant à la regarder à travers la lumière rouge fumeuse. La lueur vacillante, changeante, d’une chétive réalité.

— Désolée, dit Pat. Je n’en ai pas.

— Qu’est-ce… que j’ai ? dit Joe.

— Une crise cardiaque, peut-être, dit Pat.

— Il y a un médecin à l’hôtel ? parvint-il à demander.

— Je ne pense pas.

— Allez voir. Cherchez-le.

— Je crois que c’est uniquement psychosomatique. Vous n’êtes pas vraiment malade. Vous allez vous remettre.

Don Denny revint en disant :

— J’ai une chambre pour vous, Joe. Deuxième étage, chambre 203. (Il se tut et Joe sentit qu’il l’examinait avec inquiétude.) Joe, vous êtes à faire peur. Vous êtes sans forces. Comme si vous alliez tomber sur place. Mon Dieu, Joe vous savez de quoi vous avez l’air ? Vous ressemblez à Edie Dorn quand on l’a trouvée.

— Oh ! pas du tout, dit Pat. Edie est morte. Joe n’est pas mort. N’est-ce pas, Joe ?

— Je veux monter. Je veux m’allonger, dit Joe. (Il réussit à se remettre sur pied ; son cœur tambourina, parut hésiter, vouloir un instant ne plus battre, puis il repartit à coups redoublés, comme un marteau pneumatique attaquant du ciment ; chaque battement ébranlait tout son corps.) Où est l’ascenseur ? demanda-t-il.

— Je vous y conduis, dit Denny ; à nouveau sa main était plaquée contre l’épaule de Joe. Vous êtes comme une plume, poursuivit-il. Qu’est-ce qui vous arrive, Joe ? Vous le savez ? Essayez de me le dire.

— Il n’en sait rien, fit Pat.

— Je pense qu’il lui faut un médecin, dit Denny. Tout de suite.

— Non, fit Joe.

M’allonger me fera du bien, se dit-il ; il sentait une force océanique, une énorme marée faire pression sur lui, l’inciter à se coucher. Le diriger vers cet unique but : être étendu sur le dos, seul, là-haut dans sa chambre d’hôtel. Sans personne pour le voir. Il faut que j’y aille, se dit-il. Il faut que je sois tout seul. Pourquoi ? s’interrogea-t-il. Il l’ignorait ; c’était comme un instinct qui l’envahissait, irrationnel, impossible à comprendre ou à expliquer.

— Je vais chercher un médecin, dit Denny. Pat, restez ici avec lui. Ne le laissez pas disparaître. Je reviens le plus vite possible.

Il s’éloigna ; Joe vit sa forme vague reculer. On aurait dit que Denny rapetissait, que sa taille diminuait. Puis il disparut tout à fait. Patricia Conley était toujours là, mais sa solitude n’en était pas amoindrie. Elle était devenue totale, en dépit de la présence physique de Pat.

— Eh bien, Joe, demanda-t-elle. Qu’est-ce que vous voulez ? Dites-moi ce que je peux faire.

— L’ascenseur, fit-il.

— Vous voulez que je vous y conduise ? Avec plaisir.

Elle se mit en route et, du mieux qu’il le put, il la suivit. Il lui semblait qu’elle marchait anormalement vite ; elle ne l’attendait pas et ne se retournait pas – il lui était presque impossible de la garder en vue. Est-ce qu’elle se déplace si rapidement, se demanda-t-il, ou est-ce moi qui l’imagine ? Ce doit être moi ; je suis ralenti, comprimé par la gravité. Son monde était réduit à de la masse à l’état pur. Il se percevait lui-même selon un seul critère : en tant qu’objet soumis à un poids. Et il ne ressentait qu’une seule sensation : l’inertie.

— Pas si vite, dit-il. (Il ne la voyait plus maintenant ; elle avait souplement échappé à son champ de vision. Il s’arrêta, pantelant, incapable d’aller plus loin ; la sueur inondait son visage et lui piquait les yeux.) Attendez, fit-il.

Pat reparut. Elle se pencha pour l’observer et il vit sa figure. Son expression tranquille et achevée. Son air attentif et indifférent, son détachement scientifique.

— Vous voulez que je vous essuie le visage ? demanda-t-elle ; elle sortit un petit mouchoir bordé de dentelle. Et elle eut le même sourire qu’auparavant.

— Je veux monter dans l’ascenseur, c’est tout.

Il obligea son corps à se remettre en marche. Un pas. Puis deux. Il distinguait maintenant la porte de l’ascenseur, où attendaient plusieurs personnes. Au-dessus il y avait un cadran avec une aiguille vieux style. L’aiguille était entre le trois et le quatre ; elle se déplaça vers la gauche, atteignit le trois, puis oscilla entre le trois et le deux.

Il sera là dans une seconde, dit Pat. (Elle sortit de son sac ses cigarettes et son briquet, en alluma une, rejeta par les narines des bouffées de fumée grise.) C’est un ascenseur d’un modèle très ancien, continua-t-elle, les bras croisés tranquillement. Vous savez ce que je pense ? Je crois que c’est une de ces vieilles cabines métalliques ouvertes. Ça vous fait peur ?

L’aiguille avait maintenant dépassé le deux ; elle s’arrêta sur le un, puis continua sa course. La porte s’ouvrit en glissant sur elle-même.

Joe vit la cabine fermée par une grille, aux parois garnies de treillis. Il vit le liftier en uniforme, assis sur un tabouret, la main posée sur le levier de commande.

— Pour monter, dit le liftier. Au fond, s’il vous plaît.

— Je n’y entre pas, dit Joe.

— Pourquoi ? demanda Pat. Vous pensez que le câble va se rompre ? C’est ça qui vous fait peur ? Je vois bien que vous avez peur.

— C’est ce qu’a vu Al, dit-il.

— Alors, Joe, dit Pat, le seul autre moyen d’aller dans votre chambre, c’est de prendre l’escalier. Et dans votre état vous n’en serez pas capable.

— Je prendrai l’escalier, affirma-t-il.

Il se remit en mouvement, essayant de le localiser. Je n’y vois rien ! se dit-il. Je ne peux pas le trouver ! Le poids qui l’oppressait écrasait ses poumons, l’empêchait presque de respirer ; il dut s’immobiliser pour absorber de l’air, uniquement cela. C’est peut-être bien une crise cardiaque, pensa-t-il. Si c’est ça je ne pourrai pas monter l’escalier. Mais le désir qu’il avait en lui croissait encore, l’envie irrésistible d’être seul. Enfermé dans une chambre vide, à l’abri des regards, allongé en silence. Couché sur le dos, sans avoir besoin de parler, sans avoir besoin de bouger. Sans comptes à rendre à personne, sans problèmes à affronter. Et personne ne saura même où je suis, se dit-il. Sans qu’il sache pourquoi, ce point lui semblait très important. Il voulait être invisible et inconnu, à l’abri de tous et spécialement de Pat. Surtout pas elle, pensa-t-il. Il ne faut pas qu’elle soit près de moi.

— Nous y voilà, fit Pat. (Elle le guida, le faisant tourner légèrement vers la gauche.) Juste devant vous. Vous n’avez qu’à vous accrocher à la rampe et à monter les marches. Comme ça, vous voyez ? (Elle en gravit plusieurs avec agilité, d’une démarche vive et dansante, demeura en équilibre sur l’une d’elles, gagna d’un pas aérien la suivante.) Vous pourrez y arriver ?

— Je… ne veux pas que vous veniez avec moi, dit Joe.

— Oh ! mon Dieu. (Elle fit claquer sa langue contre son palais avec une tristesse feinte ; ses yeux noirs brillaient.) Vous avez peur que je profite de votre état ? Que je vous fasse du mal ?

— Non. (Il secoua la tête.) Je… veux juste. Rester. Seul. Agrippant la rampe, il parvint à se hisser sur la première marche. Il s’arrêta et leva les yeux, essayant d’apercevoir le haut de l’escalier. De déterminer à quelle distance c’était, combien de marches il y avait.

— Mr Denny m’a demandé de rester avec vous. Je peux vous faire la lecture ou vous apporter des choses. Je peux m’occuper de vous.

Il monta une autre marche.

— Tout seul, dit-il en haletant.

— Je peux vous regarder monter ? demanda Pat. J’aimerais voir combien de temps vous mettrez. Si du moins vous arrivez en haut.

— J’y arriverai.

Il posa le pied sur la marche suivante, étreignit la rampe et haussa son corps. Son cœur dilaté obstruait sa gorge ; il ferma les yeux et inspira avec un sifflement étranglé.

— Je me demande, dit Pat, si c’était pareil pour Wendy. C’était elle la première, n’est-ce pas ?

Joe dit en hoquetant :

— J’étais. Amoureux. D’elle.

— Oh ! je sais. G.G. Ashwood me l’a dit. Il l’avait lu dans votre esprit. G.G. et moi étions de bons amis ; nous étions souvent ensemble. On pourrait dire que nous avions une liaison. Oui, on pourrait le dire.

— Notre théorie, fit Joe, était la… (Il prit une inspiration encore plus profonde.) bonne, parvint-il à achever. (Il gravit une marche, puis, au prix d’un effort immense, encore une autre :) Vous et G.G. Avez tout combiné avec Hollis. Pour nous avoir.

— Exact, approuva Pat.

— Nos meilleurs sujets. Et Runciter. Tous liquidés. (Il gagna la marche suivante.) Nous ne sommes pas en semi-vie. Nous ne sommes pas…

— Oh ! vous pouvez mourir, assura Pat. Vous n’êtes pas mort ; pas vous en particulier, je veux dire. Mais vous mourrez les uns après les autres. Mais pourquoi en parler ? Pourquoi revenir à ça ? Vous l’avez déjà dit tout à l’heure, et franchement vous m’ennuyez à vous répéter comme ça. Vous êtes vraiment ennuyeux et pédant, Joe. Presque aussi ennuyeux que Wendy Wright. À vous deux vous auriez fait un beau couple.

— C’est pour ça que Wendy. Est morte la première, dit-il. Pas parce qu’elle s’était. Séparée du groupe. Mais parce que…

Il se courba sous l’effet d’un violent élancement cardiaque ; il avait tenté d’atteindre une autre marche mais cette fois avait échoué. Il trébucha, puis se retrouva assis, tassé sur lui-même comme… Oui, pensa-t-il. Comme Wendy dans la penderie. Recroquevillé comme elle. Il tendit la main vers sa manche. Il tira.

Le tissu se déchira. Usé et desséché, il cédait comme du papier de mauvaise qualité ; il n’offrait aucune résistance… comme s’il avait été fabriqué par des insectes. Il n’y avait pas de doute.

Bientôt il laisserait derrière lui une trace, des lambeaux de tissu désagrégé. Une piste qui mènerait à une chambre d’hôtel et à une solitude désirée. Ses derniers actes gouvernés par un tropisme. Un instinct le poussant vers la mort, la pourriture et le non-être. Une sombre alchimie trouvant son aboutissement dans la tombe. Il se traîna jusqu’à la marche du dessus.

Je vais y arriver, se dit-il. La force qui m’anime se nourrit de mon corps ; c’est pour ça que Wendy, Al et Edie – ainsi sans doute que Zafsky maintenant – étaient physiquement détériorés en mourant, réduits à une coquille vide, sans essence ni substance. La force doit résider au poids de multiples gravités, et le résultat c’est cette usure du corps, ce déclin. Mais mon corps, en tant que source d’énergie, suffira à m’amener là-haut ; c’est une nécessité biologique, et même Pat, qui a déclenché le processus, ne pourrait s’y opposer. Il se demanda ce qu’elle ressentait maintenant en assistant à son ascension. Est-ce qu’elle l’admirait ? Ou bien éprouvait-elle du mépris ? Il leva la tête en cherchant à la voir ; il discerna son visage plein de vie et de couleurs. Il ne contenait que de l’intérêt. Pas de malveillance. Une expression neutre. Il n’en fut pas surpris. Pat n’avait rien fait ni pour le gêner ni pour l’aider. En un sens, c’était équitable.

— Vous vous sentez mieux ? demanda-t-elle.

— Non, répondit-il.

Se redressant à demi, il se propulsa sur la marche suivante.

— Vous avez l’air différent. Moins abattu.

— Parce que je peux y arriver. Je le sais.

— Ce n’est plus très loin, approuva Pat.

— Plus très haut, corrigea-t-il.

— Vous êtes incroyable. Si insignifiant, si mesquin. Même dans les spasmes de la mort vous… (Elle se reprit avec une adresse féline.) Ce qui subjectivement vous apparaît comme les spasmes de la mort. Je n’aurais pas dû employer ce terme. Ça pourrait vous déprimer. Essayez d’être optimiste. D’accord ?

— Dites-moi, fit-il. Combien il reste. De marches.

— Six. (Elle s’éloigna, se glissant vers le haut sans bruit, sans effort.) Non, désolée. Dix. À moins que ce soit neuf ? Oui, je crois que c’est neuf.

Il gagna encore une marche. Puis l’autre. Puis celle d’après. Il ne parlait pas ; il n’essayait même pas de voir. Se guidant à la surface des marches, il rampait de l’une à l’autre comme un escargot, sentant se développer en lui une sorte de pratique, un don de savoir exactement comment exercer sa force déjà sur le point d’être dilapidée.

— Ça y est presque, fit gaiement Pat au-dessus de lui. Rien à dire, Joe ? Pas de commentaire sur votre grande ascension ? La plus grande ascension de l’histoire de l’humanité. Non, c’est faux. Wendy, Al, Edie et Fred Zafsky en ont fait autant avant vous. Mais c’est la première fois que j’y assiste.

— Pourquoi moi ? demanda Joe.

— Je veux vous regarder, Joe, à cause de votre sordide petite combine à Zurich. Quand vous vous étiez arrangé pour que Wendy Wright vienne passer la nuit dans votre chambre. Cette nuit ce ne sera pas pareil. Vous serez seul.

— Cette nuit-là aussi, dit Joe. J’ai été. Seul.

Une autre marche. Il fut pris d’une toux convulsive ; ce qui lui restait de substance se répandait inutilement en gouttes de sueur sur son visage ruisselant.

— Elle était là ; pas dans votre lit mais quelque part dans la chambre. Ça ne vous a pas empêché de dormir. (Pat éclata de rire.)

— Il faut que j’essaie, dit Joe. De ne plus tousser.

Il s’éleva encore de deux marches et il sut qu’il était presque en haut. Combien de temps avait-il passé sur cet escalier ? Impossible de le savoir.

Il s’aperçut alors, avec saisissement, que son corps n’était pas seulement épuisé mais complètement glacé. Ça remonte à quand ? se demanda-t-il. C’était venu quelque temps auparavant ; ça s’était infiltré si graduellement qu’il ne s’en était pas encore rendu compte. Oh ! mon Dieu, se dit-il en tremblant frénétiquement. Il lui semblait que même ses os étaient agités de ce tremblement. C’était pire que sur la Lune, bien pire. Pire aussi que le froid dans sa chambre d’hôtel à Zurich. Jusqu’à maintenant ce n’avait été que des signes annonciateurs.

Le métabolisme, réfléchit-il, est un processus de combustion, c’est une chaudière en activité. Quand son fonctionnement s’arrête, la vie prend fin. On se trompe à propos de l’enfer, se dit-il. L’enfer est froid ; tout y est froid. Le corps, c’est la densité et la chaleur ; maintenant la densité est une force à laquelle je succombe et la chaleur, ma chaleur, s’écoule de moi. Et, à moins que je ne renaisse un jour, elle ne reviendra jamais. C’est le sort commun de l’univers. Ce qui fait qu’au moins je ne serai pas seul.

Mais il se sentait seul. Ça m’arrive trop tôt, constata-t-il. Le moment n’était pas encore venu ; les choses ont été accélérées par une espèce d’entité polymorphe et perverse qui, par malice et curiosité, aime assister à ce spectacle. Une entité infantile et arriérée qui s’amuse en voyant ce qui se passe. Elle m’a écrasé comme un insecte, se dit-il. Un simple insecte qui ne sait rien faire d’autre que raser la terre. Qui n’est capable ni de s’envoler ni de s’échapper. Qui ne peut que descendre pied à pied dans un gouffre immonde. Dans le monde de la tombe où se tapit, entourée de sa fange, l’entité perverse et détraquée, la créature que nous nommons Pat.

— Vous avez votre clef ? demanda Pat. Celle de votre chambre ? Ce serait trop affreux de découvrir en arrivant que vous l’avez perdue.

— Je l’ai.

Il fouilla dans ses poches. Sa veste s’arracha, s’effilocha, se réduisit en loques ; ses débris tombèrent et la clef en glissa. Elle atterrit deux marches plus bas, hors de sa portée.

Pat dit avec entrain :

— Je vais vous la chercher. (Elle descendit ramasser la clef, l’examina, puis remonta et la posa sur la rampe en haut de l’escalier.) Voilà, dit-elle. Vous pourrez la prendre quand vous aurez fini votre ascension. Ce sera votre récompense. La chambre, je crois, est sur la gauche, la quatrième porte. Vous serez forcé d’avancer lentement, mais ce sera plus facile une fois que vous n’aurez plus à grimper.

— Je peux voir, dit-il. La clef. Et le haut. Je peux voir le haut des marches.

Se retenant des deux bras aux balustres, il se hissa de trois marches à la fois, en un effort qui lui coûta une douleur atroce. Il sentit qu’il épuisait ses ressources ; le poids qui pesait sur lui grandissait, le froid également, et sa substance déclinait. Mais… Il avait atteint le haut des marches.

— Au revoir, Joe, dit Pat. (Elle se pencha vers lui, en s’agenouillant pour qu’il puisse voir son visage.) Vous ne voulez pas que Don Denny vous dérange, n’est-ce pas ? Un médecin ne pourra rien faire pour vous. Alors je lui dirai que j’ai fait appeler un taxi et que vous êtes en route vers un hôpital. Comme ça vous serez tranquille. Vous resterez entièrement seul. Vous êtes d’accord ?

— Oui, dit-il.

— Voilà la clef. (Elle la lui mit dans la main et lui referma les doigts dessus.) Gardez le menton haut, comme ils disaient par ici en 1939.

Elle lui échappa en se remettant debout ; un instant elle l’observa, puis elle s’éloigna en direction de l’ascenseur. Il la vit appuyer sur le bouton d’appel et attendre ; la porte s’ouvrit, et Pat disparut.

Tenant la clef serrée dans la main, il se releva en position accroupie ; vacillant, il prit appui contre le mur du corridor, puis il obliqua à gauche et se mit à progresser pas à pas, en continuant de s’appuyer au mur. Il fait noir, pensa-t-il. Il n’y a pas de lumière. Il ferma les yeux, les rouvrit, cligna des paupières. La sueur inondait ses yeux et les brûlait ; il ne savait pas si le corridor était réellement sombre ou si c’était sa vision qui s’obscurcissait.

Quand il parvint au niveau de la première porte, il avait été forcé de se mettre à ramper ; il bascula la tête en arrière pour déchiffrer le numéro sur le battant. Non, ce n’était pas celle-là. Il reprit sa reptation.

Après avoir trouvé la bonne porte il dut se camper sur ses jambes, arc-bouté contre le mur, pour engager la clef dans la serrure. Cet effort l’acheva. La clef toujours à la main, il tomba ; sa tête heurta la porte et il s’écroula en arrière sur la moquette chargée de poussière, à l’odeur vieille et usée, à l’odeur glacée de mort. Je ne peux pas entrer dans la chambre, songea-t-il. Je ne peux plus me relever.

Mais il le fallait. Dehors on pourrait le voir.

En s’accrochant des deux mains au bouton de la porte il se remit une nouvelle fois sur pied. S’appuyant de tout son poids contre le battant, il avança d’une main tremblante la clef vers la serrure. Ainsi, une fois qu’il aurait tourné la clef, la porte s’ouvrirait d’elle-même sous la pression de son corps et il se retrouverait à l’intérieur. Alors, pensa-t-il, si j’arrive à la refermer derrière moi et à me rendre jusqu’au lit, j’aurai fini.

La serrure grinça. Le pêne abandonna la gâche. Le battant se déroba et Joe plongea en avant, les bras allongés. Le sol monta à sa rencontre et il distingua des dessins sur le tapis, des fleurs et des rosaces rouge et or, terne et sans éclat tant il était élimé. En heurtant le sol, presque sans douleur, il songea : Cette chambre est très vieille. Quand l’hôtel a été construit, l’ascenseur devait avoir une cabine métallique ouverte. C’est donc l’ascenseur véritable que j’ai vu, se dit-il, l’authentique ascenseur d’origine.

Il resta un moment étendu par terre, puis, comme sous l’effet d’une brusque impulsion, il remua. Il se mit à genoux, posa ses mains à plat devant lui… Mes mains, se dit-il. Grand Dieu. Des mains de parchemin, jaunâtres et noueuses, comme l’arrière-train d’une dinde rôtie. Une peau duveteuse qui n’avait pas l’air humaine. Comme si j’avais régressé de millions d’années en arrière, pensa-t-il, vers une forme de vie qui vole et qui nage.

Ouvrant les yeux, il chercha le lit ; il s’efforça de l’identifier. Il fixa la fenêtre lointaine par laquelle un jour gris pénétrait à travers un assemblage de rideaux. Une horrible coiffeuse aux pieds filiformes. Et le lit, aux montants métalliques coiffés de boules de cuivre, courbé et déformé, comme si des années d’usage en avaient tordu l’armature. Il faut que j’y aille, se dit-il. Il se redressa pour l’atteindre, glissa et s’étala un peu plus loin dans la chambre.

Il vit alors une silhouette assise dans un fauteuil, face à lui. Un spectateur qui jusqu’à présent n’avait pas fait le moindre bruit mais qui maintenant se levait et venait vers lui rapidement.

Glen Runciter.

— Je ne pouvais pas vous aider à monter l’escalier, dit Runciter, avec une expression grave sur son visage massif. Elle m’aurait vu. En fait, je craignais qu’elle ne vienne avec vous dans la chambre ; ç’aurait été fâcheux pour nous parce qu’elle aurait… (Il s’interrompit, se pencha et remit Joe sur pied comme s’il n’avait eu aucun poids, comme si tous ses constituants matériels s’étaient évaporés.) Nous en parlerons plus tard. Venez. (Il emmena Joe sous son bras – non vers le lit mais vers le fauteuil qu’il venait de quitter.) Vous pouvez encore tenir le coup quelques secondes ? demanda-t-il. Je vais fermer la porte et la verrouiller. Au cas où elle changerait d’avis.

— Oui, dit Joe.

En trois longues enjambées Runciter fut à la porte ; il la referma, mit le verrou et revint aussitôt vers Joe. Ouvrant un tiroir de la coiffeuse, il en sortit en hâte un atomiseur recouvert d’inscriptions et de couleurs brillantes.

— Ubik, dit-il. (Il secoua l’atomiseur, se tourna vers Joe, le braqua dans sa direction.) Inutile de me remercier, fit-il. (Il pulvérisa le produit de droite à gauche, de façon prolongée ; l’air se mit à scintiller et à miroiter, comme si des particules de lumière avaient été libérées, comme si l’énergie solaire s’était concentrée dans cette chambre d’hôtel ancienne et usée.) Ça va mieux ? demanda Runciter. L’effet devrait être immédiat ; vous devriez déjà développer une réaction.

Il observait Joe avec anxiété.