Chapitre 9

Mes cheveux sont secs et cassants,
ils sont incoiffables.
En pareil cas que peut faire une femme ?
C’est très simple :
appliquez-leur la crème Ubik revitalisante.
En cinq jours votre chevelure
redeviendra soyeuse et robuste.
Et pour vous coiffer la laque Ubik,
utilisée selon le mode d’emploi,
est absolument sans danger.

9

Ils choisirent le supermarché des Gens Heureux à la périphérie de Baltimore.

Au comptoir Al dit au contrôleur autonome à circuits intégrés :

— Donnez-moi un paquet de Pall Mall.

— Les Wings sont moins chères, fit observer Joe. Irrité, Al rétorqua :

— On ne fabrique plus de Wings. Elles ont disparu depuis des années.

— Si, elles existent toujours, dit Joe, mais elles ne font pas de publicité. C’est une cigarette honnête qui ne prétend à rien. (Il dit au contrôleur :) Donnez-nous des Wings à la place des Pall Mall.

Le paquet de cigarettes glissa le long d’un toboggan et atterrit sur le comptoir.

— Quatre-vingt-quinze cents, annonça le contrôleur.

— Voici un billet de dix poscreds.

Al inséra le billet dans la fente du contrôleur dont les circuits se mirent à ronronner tandis qu’il le vérifiait.

— Votre monnaie, monsieur, dit la machine en déposant devant Al un assortiment de billets et de pièces. Vous pouvez partir.

Ainsi la monnaie Runciter est valable, se dit Al en s’éloignant avec Joe pour laisser la place à la cliente suivante, une vieille dame corpulente avec un ciré bleu vif, qui avait à la main un sac à provisions en corde tressée. Avec précaution il ouvrit le paquet de cigarettes.

Les cigarettes s’émiettèrent entre ses doigts.

— Ça prouverait quelque chose, remarqua Al, si c’était des Pall Mall. Je retourne dans la file.

Il s’apprêtait à le faire quand il s’aperçut que la vieille dame corpulente avait engagé une violente discussion avec le contrôleur autonome.

— Il était mort, affirmait-elle d’une voix stridente, quand je l’ai rapporté chez moi. Tenez, vous pouvez le reprendre.

Elle posa sur le comptoir un pot qui contenait, d’après ce que vit Al, une plante desséchée, peut-être une azalée – mais dans son état moribond elle n’était guère reconnaissable.

Je ne peux pas vous rembourser, répondit le contrôleur. Nos plantes en pot sont vendues sans garantie. Vous devez les examiner en les achetant. Veuillez laisser la place à la personne suivante.

— Et le Saturday Evening Post que j’ai pris au stand des journaux, reprit la vieille dame, il datait de l’année dernière. Qu’est-ce qui ne va pas chez vous ? Et le plat de vers de terre martiens…

— Au client suivant, dit la machine en l’ignorant.

Al s’éloigna de la file. Il déambula parmi les rayons jusqu’à ce qu’il arrive à celui où s’entassaient, sur plus de deux mètres de hauteur, des cartouches de toutes les marques possibles de cigarettes.

— Prenez une cartouche, dit-il à Joe.

— Des Dominoes, dit Joe. Elles sont au même prix que les Wings.

— Bon sang, pas de marque qui ne se vende plus ; prenez quelque chose comme des Winston ou des Kool. (Il sortit lui-même une cartouche d’une pile.) Elle est vide. (Il la secoua.) Ça se voit au poids.

Pourtant il y avait quelque chose à l’intérieur, quelque chose de petit et de léger qu’on entendait rebondir contre les parois de carton ; il ouvrit la cartouche pour regarder. C’était un billet griffonné à la main. L’écriture leur était familière. Al le prit et ils le lurent tous deux.

 

Indispensable que je vous contacte. Situation sérieuse qui ne peut qu’empirer. Il y a plusieurs explications possibles, dont il faut que je discute avec vous. En tout cas, ne laissez pas tomber. Je suis désolé pour Wendy Wright ; à son sujet nous avons fait ce que nous avons pu.

G.R.

 

— Donc il sait pour Wendy, dit Al. Ça signifie peut-être qu’il ne nous arrivera pas la même chose.

— Une cartouche de cigarettes au hasard, déclara Joe, dans un magasin au hasard d’une ville au hasard. Et nous y trouvons un message que nous adresse Glen Runciter. Qu’est-ce qu’il y a dans les autres cartouches ? Le même billet ?

Il s’empara d’une cartouche de L&M, la secoua, l’ouvrit. Une rangée de dix paquets de cigarettes et une autre en dessous ; absolument normal. Oui, mais est-ce que ça l’est vraiment ? se demanda Al. Joe saisit l’un des paquets.

— Il n’y a rien qui cloche, annonça-t-il ; il sortit une autre cartouche du milieu d’une pile. Elle est pleine aussi.

Sans l’ouvrir, il en prit une autre. Puis encore une autre. Toutes étaient remplies de paquets de cigarettes. Et toutes ces cigarettes s’éparpillaient en fragments entre les doigts d’Al.

— Comment pouvait-il savoir qu’on viendrait ici, dit Al, et qu’on choisirait spécialement cette cartouche ?

C’était dépourvu de sens. Et pourtant, là aussi, on voyait à l’œuvre les deux forces opposées. D’un côté la putréfaction et la décrépitude, de l’autre Runciter, se dit Al. Dans le monde entier. Peut-être dans tout l’univers. Peut-être le soleil va-t-il disparaître, conjectura-t-il, et Glen Runciter en mettra-t-il un autre à la place. S’il en est capable. Oui, songea-t-il, c’est là qu’est la question. Quelle est l’étendue des pouvoirs de Runciter ? Et à l’inverse jusqu’où peut aller le processus de dégénérescence ?

— Essayons autre chose, dit Al. (Il marcha dans les travées, entre les rangées de paquets et de boîtes de conserve, jusqu’au rayon de l’équipement au centre du magasin. D’un mouvement spontané il prit le spécimen en démonstration d’un coûteux magnétophone allemand.) Il a l’air normal, dit-il à Joe qui l’avait suivi. (Il en prit un autre encore dans son emballage.) Achetons celui-ci et rapportons-le à New York.

— Vous ne voulez pas l’ouvrir ? demanda Joe. L’essayer avant de l’acheter ?

— Je crois que je sais déjà ce que nous trouverons, répondit Al. Et c’est quelque chose que nous ne pouvons pas contrôler ici.

Il emporta le magnétophone vers les caisses.

 

 

De retour à New York, aux bureaux de Runciter Associates, ils remirent le magnétophone à l’atelier de la firme.

Un quart d’heure plus tard le chef d’atelier, après avoir démonté l’appareil, fit son rapport.

— Toutes les pièces servant au défilement de la bande sont usées. Les bords du galet d’entraînement en caoutchouc sont aplatis ; il y a du caoutchouc pulvérisé partout à l’intérieur. Les tambours de bobinage et rebobinage rapides sont pratiquement morts. Tout a besoin d’être nettoyé et graissé ; c’est un appareil qui a beaucoup servi – en fait, il faudrait faire une révision complète et changer entièrement les courroies.

— Il a servi des années ? demanda Al.

— Sûrement. Vous l’avez depuis quand ?

— Je l’ai acheté aujourd’hui, dit Al.

— Impossible, affirma le chef d’atelier. Ou alors on vous a vendu un…

— Je sais ce qu’on m’a vendu, déclara Al. Je le savais en le prenant, avant d’ouvrir l’emballage. (Il dit à Joe :) Un magnétophone tout neuf, entièrement esquinté. Payé avec de l’argent bidon que le magasin accepte. Fric sans valeur ; objet sans valeur… il y a là une certaine logique.

— Aujourd’hui, ça n’est pas mon jour, dit le chef d’atelier. Ce matin quand je me suis levé mon perroquet était mort.

— Mort de quoi ? demanda Joe.

— Je ne sais pas. Il était là raide comme un pieu, c’est tout. (Le chef d’atelier agita vers Al un index osseux.) Pour votre magnétophone, je vais vous dire encore autre chose. Il n’est pas seulement déglingué ; c’est un vieux machin comme on les construisait il y a quarante ans. Les galets de caoutchouc et les courroies de transmission, ça ne se fait plus. Vous ne trouverez jamais de pièces détachées pour ce truc, sauf si on vous les fabrique spécialement. Et ça ne vaudrait pas le coup ; ce zinzin est une antiquité. Mettez-le à la ferraille. Laissez tomber.

— Vous avez raison, fit Al. Je ne savais pas. (Il sortit avec Joe de l’atelier et ils s’arrêtèrent dans le corridor.) Là, il n’est plus question de dégénérescence ; c’est quelque chose de tout à fait différent. Nous allons avoir du mal à trouver de la nourriture bonne à manger, où que ce soit. Dans les denrées vendues par les supermarchés, qu’est-ce qui serait encore bon après tant d’années ?

— Les conserves, dit Joe. Et j’en ai vu beaucoup à ce supermarché de Baltimore.

— Maintenant nous savons pourquoi, dit Al. Il y a quarante ans les supermarchés vendaient bien plus de conserves que d’aliments surgelés. Il se peut qu’elles deviennent notre seule source d’alimentation. (Il réfléchit.) Mais en un jour c’est passé de deux à quarante ans ; à ce compte-là demain ça peut aussi bien être un siècle. Et rien ne se conserve aussi longtemps, même en boîte.

— Les œufs dans la cuisine chinoise, dit Joe. Ils les enterrent pendant des centaines d’années avant de les manger.

— Et il n’y a pas que nous, poursuivit Al. Cette vieille femme à Baltimore ; son azalée avait subi le même sort.

Est-ce que le monde entier va se mettre à mourir de faim à cause de l’explosion d’une bombe sur la Lune ? se demanda-t-il. Pourquoi est-ce que tout le monde est touché et pas seulement nous ?

— Voilà le…, dit Joe.

— Taisez-vous une seconde, coupa Al. Je pense à quelque chose. Peut-être que Baltimore n’est là que quand l’un de nous y va. Et le Supermarché des Gens Heureux aussi ; dès que nous l’avons quitté, il a cessé d’exister. En ce cas nous serions bien les seuls à expérimenter le phénomène.

— Problème philosophique sans importance ni signification, remarqua Joe. Et impossible à prouver d’une manière ou d’une autre.

— Il serait peut-être important pour la vieille dame en ciré bleu. Et pour tous les autres gens, dit ironiquement Al.

— Voilà le chef d’atelier qui revient, dit Joe.

— Je viens de regarder le mode d’emploi qui était joint à votre magnétophone, annonça le chef d’atelier. (Il tendait la brochure à Al, avec une expression complexe). Lisez ça. (Brusquement il la lui reprit.) Je vais vous éviter la peine de lire ; regardez ici, à la dernière page, là où on voit qui a fabriqué ce foutu machin et où il faut l’envoyer pour les réparations.

— Fabriqué par Runciter à Zurich, lut Al à haute voix. Et il y a un service d’entretien dans la Confédération Nord-Américaine… à Des Moines. La même ville que sur la pochette d’allumettes. (Il passa la brochure à Joe et continua :) Nous allons à Des Moines. Cette brochure est le premier signe d’un lien entre les deux endroits. (Pourquoi Des Moines, je me le demande ? s’interrogea-t-il.) Vous ne vous rappelez pas, dit-il à Joe, si, du vivant de Runciter, il y avait une liaison quelconque entre lui et la ville de Des Moines ?

— C’est là que Runciter est né. Il y a vécu jusqu’à l’âge de quinze ans. Il le mentionnait chaque fois qu’il en avait l’occasion, répondit Joe.

— Et maintenant, après sa mort, il y est retourné. Tout au moins d’une certaine manière.

Runciter est à Zurich, pensa-t-il, et aussi à Des Moines. À Zurich il a un métabolisme cérébral mesurable ; son corps est maintenu en état de semi-vie dans une capsule réfrigérée au Moratorium des Frères Bien-Aimés, et pourtant on ne peut pas le joindre. À Des Moines il n’a aucune existence physique et pourtant, de façon évidente, le contact peut être établi – en fait, par des intermédiaires tels que cette brochure, il a été établi, au moins dans une direction : de lui jusqu’à nous. Et pendant ce temps, songea-t-il, notre monde se désagrège, se replie sur lui-même, en ramenant à la surface des phases de réalité anciennes. À la fin de la semaine peut-être qu’on se réveillera en trouvant des vieux tramways ferraillants en train de descendre la Cinquième Avenue. Les Trolley Dodgers, pensa-t-il, en se demandant ce que ça voulait dire. Un terme verbal abandonné, qui surgissait du passé ; une émanation brumeuse et lointaine, dans son esprit, qui annulait la réalité en cours… Cette perception, même indistincte et subjective, le mettait mal à l’aise ; elle était déjà devenue trop réelle, alors qu’il n’en avait jamais eu conscience avant cette minute.

— Les Trolley Dodgers, fit-il à haute voix.

Il y avait au moins cent ans de ça. De façon obsessionnelle, le terme demeurait logé à l’intérieur de sa conscience ; impossible de l’oublier.

— Comment connaissez-vous ça ? questionna le chef d’atelier. Plus personne ne le sait ; c’est le vieux nom qu’on donnait aux Brooklyn Dodgers. (Il fixait sur Al un regard soupçonneux.)

— Il vaut mieux que nous remontions. Avant de partir pour Des Moines, allons voir s’ils vont tous bien, dit Joe.

— Si on ne part pas immédiatement là-bas, dit Al, ça va peut-être faire un voyage d’un jour ou deux.

Les moyens de transport aussi vont régresser, se dit-il. De la fusée à l’avion à réaction, puis à hélice, pour en arriver à la locomotion par voie terrestre, avec les trains à vapeur, puis les voitures à cheval… mais ça ne pourrait pas remonter aussi loin, pensa-t-il. Et pourtant nous avons déjà entre les mains un magnétophone vieux de quarante ans, avec un galet de caoutchouc et des courroies. Alors peut-être que ça pourrait vraiment arriver.

Joe et lui marchèrent rapidement vers l’ascenseur ; Joe appuya sur le bouton et ils attendirent, tous deux crispés, sans rien dire ; chacun plongé dans ses pensées. L’ascenseur surgit avec fracas ; le vacarme tira Al de sa songerie. Machinalement il poussa de côté la grille de sécurité extérieure. Et il se trouva face à une cabine ouverte avec des garnitures de cuivre poli, suspendue à un câble. Un liftier en uniforme, l’œil vague, était assis sur un strapontin d’où il manœuvrait le levier ; il les observa avec indifférence. Ce n’était pas de l’indifférence, toutefois, qu’éprouvait Al.

— Ne montez pas, dit-il à Joe en le retenant. Regardez-le et réfléchissez ; essayez de vous souvenir de l’ascenseur que nous avons pris tout à l’heure… propulsion hydraulique, cabine fermée, fonctionnement automatique, déplacement absolument silencieux…

Il se tut. En effet l’ascenseur désuet et ferraillant s’était estompé et, à sa place, la cabine habituelle revenait à l’existence. Et pourtant il sentait la présence du vieil ascenseur ; il était tapi à la périphérie de son champ visuel, comme prêt à surgir à nouveau dès que lui et Joe relâcheraient leur attention. Il veut revenir, réalisa-t-il. Il compte revenir. Nous pouvons l’arrêter momentanément : quelques heures tout au plus, sans doute. La vitesse acquise de la force rétrograde augmente ; les formes archaïques tendent à prendre le dessus plus vite que nous ne le pensions. Maintenant une seule oscillation du balancier nous transporte de cent ans en arrière. L’ascenseur que nous venons de voir devait bien avoir cent ans d’âge.

Et néanmoins, songea-t-il, nous avons pu exercer un contrôle sur lui. Nous avons ramené de force à la réalité l’ascenseur actuel. Si nous restons tous liés, si nous opérons, non plus à deux, mais à douze esprits fondus en une seule entité…

— Qu’est-ce que vous avez vu ? lui disait Joe. Pourquoi vouliez-vous m’empêcher d’entrer dans l’ascenseur ?

— Vous n’avez pas vu le vieil ascenseur ? Une cage ouverte, des garnitures de cuivre, comme dans les années 1910 ? Avec le liftier assis sur son strapontin ?

— Non, dit Joe.

— Vous n’avez rien vu ?

— J’ai vu ça. (Joe fit un geste du bras.) L’ascenseur normal où je monte tous les jours en venant ici. J’ai vu ce que je vois toujours, ce que je vois maintenant.

Il pénétra dans l’ascenseur et fit demi-tour, se tenant debout face à Al. Alors nos perceptions commencent à différer, se dit Al. Il se demanda ce que cela signifiait. Il y avait là quelque chose de menaçant ; quelque chose qui ne lui plaisait pas du tout. À sa façon lugubre et sombre, ce phénomène lui paraissait le changement le plus mortel survenu depuis la mort de Runciter. Ils ne régressaient plus tous selon les mêmes normes, et il avait intuitivement la certitude que Wendy Wright était arrivée exactement à la même constatation avant de mourir.

Combien de temps lui restait-il à lui-même ?

Il prenait maintenant conscience d’une sensation de froid insidieuse, suintante, qui avait commencé à l’envahir auparavant sans qu’il se souvienne à quel moment – à le submerger en même temps que le monde alentour. Cela lui rappelait leurs dernières minutes sur la Lune. Le froid altérait la surface des objets ; il les déformait, s’amoncelait sur eux en provoquant une explosion de bulles qui chuintaient avant d’éclater. Et, aspiré à travers les trous béants de ces crevaisons, il s’insinuait jusqu’au cœur des choses, jusqu’au noyau qui leur donnait la vie. Al avait maintenant sous les yeux un désert de glace hérissé de roches dénudées. Un vent soufflait sur cette plaine gelée en quoi s’était transformée la réalité ; le vent accentuait la glaciation, et la plupart des roches se mettaient à disparaître. Et, aux angles de sa vision, s’amassaient des ténèbres qu’il ne faisait qu’entr’apercevoir.

Mais, pensa-t-il, tout cela est une projection de ma part. Ce n’est pas l’univers qui est enseveli sous des linceuls de vent, de froid, de ténèbres et de glace ; tout se passe à l’intérieur de moi, et pourtant il me semble que je le vois de l’extérieur. Étrange, pensa-t-il. Le monde entier est-il contenu en moi ? Est-il englobé par mon corps ? Quand cela s’est-il produit ? Ce doit être le signe que je vais mourir, se dit-il. Cette sensation d’incertitude, ce ralentissement dû à l’entropie… c’est le déroulement habituel, et la glace que j’aperçois marque le succès de ce déroulement. Si je ferme les yeux, songea-t-il, l’univers dans sa totalité va disparaître. Mais où sont les diverses lumières que je devrais apercevoir, les accès à des matrices nouvelles ? Où est notamment la lumière rouge fumeuse des couples en train de forniquer ? Et la lumière sombre et terne qui indique la gloutonnerie bestiale ? Tout ce que je perçois, c’est l’obscurité grandissante et la déperdition complète de la chaleur – une plaine qui se refroidit, abandonnée de son soleil.

Ça ne peut pas être la mort normale, se dit-il. Ce n’est pas naturel ; le processus régulier de la dissolution a été remplacé par un autre facteur imposé, une pression arbitraire et forcée.

Je pourrai peut-être comprendre, pensa-t-il, si je peux m’allonger et me reposer, si je parviens à rassembler suffisamment d’énergie pour réfléchir.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Joe tandis que l’ascenseur les emportait.

— Rien, répondit Al sèchement.

Ils y arriveront peut-être, pensa-t-il, mais moi pas. Joe et lui continuèrent leur ascension dans un silence vide.

 

En entrant dans la salle de conférences, Joe se rendit compte qu’Al n’était plus avec lui. Se retournant, il examina le corridor ; il aperçut Al resté seul en arrière, immobile.

— Qu’est-ce qu’il y a ? questionna-t-il à nouveau. (Al ne bougea pas.) Vous vous sentez bien ? demanda Joe en revenant vers lui.

— Je suis fatigué, dit Al.

— Vous n’avez pas l’air en forme, observa Joe, avec un sentiment de malaise profond.

— Je vais aux toilettes pour hommes, reprit Al. Allez devant et rejoignez les autres ; assurez-vous qu’ils vont bien. Je vous suis. (Il fit un vague mouvement pour s’éloigner ; il semblait, maintenant, saisi de stupeur.) Ce n’est rien, dit-il.

Il se mit en marche dans le corridor en trébuchant, comme s’il avait de la difficulté à distinguer son chemin.

— Je vais avec vous, dit Joe. Pour être sûr que vous y arrivez.

— Peut-être que si je me passe le visage à l’eau chaude… dit Al.

Il s’arrêta devant la porte gratuite des toilettes pour hommes et, avec l’aide de Joe, l’ouvrit pour disparaître à l’intérieur. Joe resta dans le corridor. Il a quelque chose qui ne va pas, se disait-il. C’est la vision de ce vieil ascenseur qui a causé un changement en lui. Il se demandait pourquoi.

Al réapparut.

— Qu’est-ce que c’est ? fit Joe en voyant l’expression qu’il avait.

— Regardez ça, dit Al (il conduisit Joe à l’intérieur et lui montra le mur du bout). Des graffiti. Des mots griffonnés, comme on en trouve toujours dans les toilettes. Lisez ça.

Les mots, tracés au crayon à bille rouge, formaient l’inscription :

 

SAUTEZ DANS L’URINOIR POUR Y CHERCHER DE L’OR.

JE SUIS VIVANT ET VOUS ÊTES MORTS.

 

— C’est l’écriture de Runciter ? questionna Al. Vous la reconnaissez ?

— Oui, opina Joe. C’est son écriture.

— Alors maintenant nous savons la vérité, dit Al.

— Est-ce bien la vérité ?

— Bien sûr. C’est l’évidence, répondit Al.

— Quelle fichue façon de l’apprendre ! Sur les murs des toilettes. (Plus qu’autre chose il éprouvait une amère rancœur.)

— Les graffiti, c’est toujours comme ça ; brutal et direct. On aurait pu regarder la TV, écouter le vidphone, lire les journaux pendant des mois – peut-être toujours – sans être fixés. Sans qu’on nous mette d’un seul coup les points sur les i.

— Mais nous ne sommes pas morts. Il n’y a que Wendy, dit Joe.

— Nous sommes en semi-vie. Sans doute toujours à bord du Pratfall II ; nous revenons probablement de la Lune à la Terre, après l’explosion qui nous a tués – qui nous a tués, et pas Runciter. Et il essaie de capter le flux de nos protophases. Jusqu’à maintenant il a échoué ; nous ne passons pas de notre monde au sien. Mais il est arrivé à nous contacter. Nous le recevons partout, même à des endroits où nous sommes par hasard. Sa présence nous envahit de tous les côtés, lui et personne d’autre, parce que c’est qu’il est le seul à essayer de…

— Parce qu’il est, interrompit Joe. Pas c’est qu’il est. Vous avez dit…

— Je suis malade, fit Al. (Il laissa couler de l’eau dans le lavabo, s’en aspergea la figure. Mais ce n’était pas de l’eau chaude, constata Joe ; elle contenait des fragments de glace qui se fendillaient et se réduisaient en paillettes.) Retournez à la salle de conférences. Je vous rejoindrai quand ça ira mieux, s’il est dit que ça doit aller mieux.

— Je pense qu’il faudrait que je reste ici avec vous, dit Joe.

— Non, bon Dieu… fichez le camp ! (Le visage grisâtre et empli de panique, Al poussa Joe vers la porte et le propulsa dans le corridor.) Allez-y, voyez s’ils vont bien !

Al battit en retraite dans les toilettes, les mains crispées contre ses yeux ; courbé en deux, il fut caché par la porte qui se refermait. Joe hésita.

— Bon, dit-il, je vais avec eux dans la salle de conférences. (Il attendit, écouta ; il n’entendait rien.) Al ? (Mon Dieu, pensa-t-il. C’est affreux. Il a vraiment quelque chose.) Je veux voir de mes yeux, dit-il en rouvrant la porte, si vous allez bien.

D’une voix calme et basse Al répondit :

— C’est trop tard, Joe. Ne regardez pas. (Il faisait noir dans les toilettes ; Al avait manifestement eu la force d’éteindre la lumière.) Vous ne pouvez rien pour moi, continua-t-il d’une voix faible mais ferme. Nous n’aurions pas dû nous séparer des autres ; c’est pour ça que c’est arrivé à Wendy. Vous pouvez rester en vie au moins quelque temps si vous allez les retrouver et si vous ne les quittez pas. Dites-leur ; faites-leur comprendre à tous. Vous comprenez ?

Joe tendit la main vers le commutateur. Un coup, faible et mou, heurta son poignet dans l’obscurité ; terrifié, il retira la main, effaré par l’affaiblissement des gestes d’Al. Il en savait assez. Il n’avait plus besoin de voir.

— Je vais rejoindre les autres, dit-il. Oui, je comprends. Est-ce que ça fait très mal ?

Un silence, puis une voix apathique murmura :

— Non, ça ne fait pas très mal. Je suis juste…

La voix s’estompa. De nouveau ce fut le silence.

— Je vous reverrai peut-être bientôt, fit Joe. (Il savait que ce n’était pas la chose à dire – il était horrifié de s’entendre débiter une pareille insanité. Mais il ne pouvait rien trouver de mieux.) Je voulais dire autre chose, reprit-il, mais il savait qu’Al ne pouvait plus l’entendre. J’espère que vous êtes moins fatigué, poursuivit-il. Je reviendrai voir comment ça va quand je leur aurai parlé de l’inscription sur le mur. Je leur dirai de ne pas venir ici pour ne pas… (Il essaya de trouver le mot juste.) Ne pas vous déranger, acheva-t-il.

Pas de réponse.

— Bon, à tout à l’heure, dit-il, et il abandonna l’obscurité des toilettes pour hommes.

Il s’engagea d’un pas hésitant dans le corridor, jusqu’à la salle de conférences ; il s’arrêta un instant pour prendre une inspiration profonde et entrecoupée, puis il poussa la porte pour l’ouvrir. Le récepteur TV installé à l’extrémité de la salle était en marche et diffusait un spot publicitaire consacré à une marque de lessive ; sur le grand écran une image en relief et en couleurs montrait une ménagère examinant d’un œil critique une serviette de toilette en peau de loutre synthétique, avant de déclarer d’une voix perçante qu’elle était trop mal lavée pour occuper une place dans sa salle de bains. L’écran révéla la salle de bains, en laissant apercevoir en même temps une inscription sur le mur. La même écriture familière, qui cette fois avait rédigé :

 

PLONGEZ DANS LA BAIGNOIRE POUR VOIR D’OÙ VIENT LE VENT.

VOUS ÊTES TOUS MORTS, JE SUIS VIVANT.

 

Mais il n’y avait qu’une seule personne dans la vaste salle de conférences pour voir l’image. Joe se trouvait seul dans une pièce vide. Les autres, le groupe entier, avaient disparu.

Il se demanda où ils étaient. Et s’il vivrait assez longtemps pour les retrouver. Cela semblait peu probable.