Absorbé conformément au mode d’emploi,
Ubik procure un sommeil ininterrompu
garanti sans torpeur matinale.
Vous vous réveillerez frais et dispos,
prêt à affronter tous vos problèmes.
Ne pas dépasser la dose prescrite.
— Dites-moi, ce flacon que vous avez là, fit Jespersen (il se penchait pour regarder dans la voiture et sa voix avait une intonation inhabituelle). Je peux le voir ?
Sans un mot Joe Chip tendit à l’aviateur la fiole d’élixir d’Ubique.
— Ma grand-mère parlait de ce truc, continua Jespersen en l’examinant. Où l’avez-vous eu ? On n’en fabrique plus depuis le temps de la guerre de Sécession.
— Je l’ai obtenu par héritage, dit Joe.
— Ça ne m’étonne pas. Des flacons pareils, faits à la main, ça ne se voit plus. D’ailleurs la maison qui les fabriquait n’en a pas sorti beaucoup. Ce remède a été inventé à San Francisco vers 1850. Il n’a jamais été vendu en pharmacie ; les clients le faisaient venir sur commande. Il existait en trois dosages. Celui que vous avez là est le plus fort. (Il scruta Joe.) Vous savez ce qu’il y a dedans ?
— Bien sûr, dit Joe. De l’huile de menthe poivrée, de l’oxyde de zinc, du citrate de soude, du charbon…
— Vous parlez, interrompit Jespersen. (Il fronçait les sourcils et semblait réfléchir intensément. Puis son expression se modifia. Il avait pris sa décision.) Je vous emmène à Des Moines en échange de ce flacon d’élixir d’Ubique. Allons-y ; je tiens à faire le plus de distance possible avant la nuit.
Il s’éloigna de la Ford 1929 en emportant le flacon. Dix minutes plus tard le plein du Curtiss-Wright était fait, son hélice mise en route à la main, et, avec Joe Chip et Jespersen à son bord, le biplan entama une course cahotante sur le terrain, quitta le sol, puis le rejoignit à nouveau en s’affaissant. Joe Chip serra les dents et se cramponna.
— Nous avons trop de poids, dit Jespersen sans émotion ; il n’avait pas l’air de s’affoler.
L’avion finit par décoller en ballottant, laissant la piste au-dessous de ses roues. Il s’éleva par-dessus les toits des bâtiments en bourdonnant bruyamment et prit la direction de l’ouest.
— Combien de temps pour y arriver ? hurla Joe.
— Ça dépend du vent. C’est difficile à dire. Il faudra sans doute compter demain midi si on a de la chance.
— Alors, cria Joe, si vous me disiez ce qu’il y a dans le flacon ?
— Des flocons d’or en suspension dans une base composée principalement d’huile minérale, cria le pilote en réponse.
— Quelle quantité d’or ? Beaucoup ?
Jespersen tourna la tête en souriant sans répondre. Il n’avait pas besoin de parler ; la réponse s’imposait.
Le Curtiss-Wright continua sa course vrombissante en direction de l’Iowa.
À 3 heures de l’après-midi le lendemain ils atteignaient le terrain d’aviation de Des Moines. Après avoir atterri, le pilote s’en alla en flânant vers des lieux indéterminés, en emportant sa fiole de flocons d’or. Le corps endolori par des crampes, Joe descendit d’avion, frotta un moment ses jambes engourdies, puis se dirigea d’un pas raide vers les bureaux de l’aérodrome, qui étaient réduits à la plus simple expression.
— Je peux téléphoner ? demanda-t-il à un employé à l’allure campagnarde qui était occupé à étudier une carte météo.
— Si vous avez une pièce de vingt-cinq cents, répondit l’employé en indiquant le téléphone public d’un mouvement de tête bovine.
Joe tria sa monnaie, en éliminant toutes les pièces frappées du profil de Runciter ; il finit par mettre la main sur une pièce authentique de l’époque, avec l’image d’un buffle, et la montra à l’employé.
— Hmm, grogna l’homme sans lever la tête. Apercevant l’annuaire local, Joe le consulta et y trouva le numéro de la Maison Mortuaire du Simple Berger. Il donna le numéro à la téléphoniste et ne tarda pas à obtenir une réponse.
— Ici la Maison Mortuaire du Simple Berger. Mr Bliss à l’appareil.
— Je suis ici pour assister à la cérémonie à la mémoire de Glen Runciter, dit Joe. Est-ce que je suis trop en retard ?
Il formula silencieusement des vœux pour que ce ne soit pas le cas.
— La cérémonie pour Mr Runciter est actuellement en cours, répondit Mr Bliss. Où êtes-vous, monsieur ? Voulez-vous que nous envoyions un véhicule vous chercher ?
Il prenait un air important et désapprobateur.
— Je suis à l’aérodrome, précisa Joe.
— Vous auriez dû être là plus tôt, lui reprocha Mr Bliss. Je doute que vous puissiez assister même à la fin de la cérémonie. Toutefois le corps de Mr Runciter restera exposé jusqu’à demain matin. Si vous voulez bien attendre notre voiture, Mr…
— Chip, dit Joe.
— En effet, vous étiez attendu. Plusieurs des personnes présentes ont demandé que nous maintenions un service d’accueil pour vous ainsi que pour Mr Hammond et… (il hésita un instant) miss Wright. Sont-ils avec vous ?
— Non, dit Joe.
Il raccrocha, puis s’assit sur un banc à un endroit d’où il pouvait voir arriver les voitures. En tout cas, se dit-il, je suis ici à temps pour rejoindre les autres. Ils ne sont pas encore partis, c’est ce qui compte.
L’employé l’appela :
— Monsieur, vous voulez venir ? Se levant, Joe traversa la pièce.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Cette pièce que vous m’avez donnée. (L’homme n’avait pas cessé de la détailler.)
— Eh bien ? dit Joe. Il y a un buffle gravé. Ce n’est pas celle qui convient ?
— Elle est datée de 1940, dit l’employé en le fixant d’un regard qui ne cillait pas.
Avec un soupir Joe sortit de sa poche les pièces qui lui restaient ; il finit par en trouver une de 1938 et la tendit à l’employé.
— Gardez les deux, dit-il en allant se rasseoir sur le banc.
— La fausse monnaie, ça court les rues, dit l’employé.
Joe ne répondit rien ; il observait le meuble radio Audiola qui marchait dans un coin de la salle d’attente. Le speaker faisait de la publicité pour un dentifrice nommé Ipana. Je me demande combien de temps je vais attendre, se dit Joe. Cela le rendait nerveux, maintenant qu’il était si près des neutraliseurs. Ça serait moche d’être arrivé aussi loin, pensa-t-il, à peine à quelques kilomètres, et puis de… Il stoppa le cours de ses pensées et s’efforça au calme.
Une demi-heure plus tard une Willys-Knight 87 de 1930 pénétra en bringuebalant dans le parking du terrain d’aviation ; un individu en costume noir, style croque-mort, en descendit et s’abrita les yeux du plat de la main pour distinguer l’intérieur de la salle d’attente. Joe sortit et s’approcha de lui.
— Vous êtes Mr Bliss ? questionna-t-il.
— Certainement, c’est moi. (Bliss lui serra brièvement la main, tout en dégageant une forte odeur de Sen-sen, puis il remonta aussitôt dans la Willys-Knight et remit le moteur en route.) Venez, Mr Chip. Ne perdons pas de temps. Nous serons peut-être là-bas avant la fin de la cérémonie. Le père Abernathy prononce généralement un sermon assez long en de telles occasions importantes.
Joe s’installa devant à côté de Mr Bliss. Un moment après ils roulaient en ferraillant sur la route qui menait au centre de Des Moines, en atteignant parfois une vitesse de soixante-cinq kilomètres à l’heure.
— Vous êtes un collaborateur de Mr Runciter ? demanda Bliss.
— Exact, fit Joe.
— C’était une curieuse profession que la sienne. Je ne suis pas sûr d’avoir très bien compris de quoi il retournait. (Bliss corna à l’intention d’un setter roux qui s’était engagé sur la chaussée ; le chien s’écarta, cédant la place à la Willys-Knight qui passa fièrement.) Que signifie au juste le mot psionique ? Je l’ai entendu dans la bouche de plusieurs de vos collègues.
— Ça désigne les pouvoirs parapsychologiques, expliqua Joe. La force mentale opérant directement, sans l’intervention d’aucun intermédiaire physique.
— Vous voulez parler des pouvoirs mystiques ? Comme celui de prédire l’avenir ? Si je vous pose cette question, c’est parce que certains de vos collègues parlaient du futur comme s’il existait déjà. Pas à moi ; ils n’en parlaient qu’entre eux, mais je les ai entendus… vous savez ce que c’est. Est-ce que vous êtes, comme on dit, des médiums ?
— En un sens, oui.
— Et quelles sont vos prédictions pour la guerre en Europe ?
— L’Allemagne et le Japon perdront, répondit Joe. Les États-Unis entreront en guerre le 7 décembre 1941.
Il se tut, n’ayant plus envie de discuter ; ses propres problèmes suffisaient à l’absorber.
— Je suis moi-même un adepte des sciences occultes, dit Bliss.
Qu’éprouvent les autres ? se demanda Joe. La même réalité que moi ? Les États-Unis de 1939 ? Ou bien, au moment où je les rejoindrai, ma régression sera-t-elle inversée vers une période ultérieure ? C’était une bonne question. Parce qu’ils auraient à parcourir collectivement cinquante-trois années à rebours, pour retrouver les formes raisonnables et naturelles de leur temps contemporain, non régressé. Si l’ensemble du groupe avait expérimenté la même régression que lui, alors le fait de les rejoindre n’aurait d’utilité pour personne, ni pour eux ni pour lui… sauf à un seul égard : l’épreuve de voir se poursuivre autour de lui cette dégénérescence universelle lui serait épargnée. D’un autre côté, cette réalité de 1939 semblait relativement stable ; au cours des dernières vingt-quatre heures elle était parvenue à demeurer à peu près constante. Mais, réfléchit-il, c’est peut-être dû au fait que je me rapprochais du groupe.
Néanmoins, le bocal de baume Ubik pour le foie et les reins de 1939 avait franchi un bond supplémentaire de quatre-vingts ans en arrière : voilà une forme qui était passée, en quelques heures, de l’atomiseur au bocal puis au flacon antique. Comme la cage d’ascenseur style 1900 qu’Al était le seul à avoir vue…
Mais ce n’était pas pareil. Sandy Jespersen, le petit pilote corpulent, avait vu lui aussi la fiole d’élixir d’Ubique dans son état final. Ce n’est pas une vision qui m’est personnelle : en fait c’est même à la suite de ça que j’ai pu venir à Des Moines. Et le pilote avait également été témoin de la régression de la LaSalle… C’était apparemment quelque chose d’entièrement différent qui était arrivé à Al. Du moins il l’espérait. Il priait pour que ce soit le cas.
Et si nous ne pouvons pas inverser notre régression ? se dit-il. Si nous demeurons ici pour le reste de notre vie ? Est-ce que ce serait si terrible ? Nous pouvons nous habituer aux vieux meubles radio Philco à neuf tubes avec valves à grille blindée, et d’ailleurs ce n’est peut-être même pas la peine étant donné que le circuit superhétérodyne a déjà été inventé – bien que je n’en aie pas rencontré jusqu’à présent. Nous pouvons apprendre à conduire les voitures Austin américaines vendues 445 dollars – une somme qui venait de surgir dans son esprit, apparemment au hasard, mais dont il avait l’intuition qu’elle était exacte. Une fois que nous aurons trouvé du travail et commencé à gagner de l’argent de cette époque, se dit-il, nous n’aurons plus besoin de voyager à bord d’antiques biplans Curtiss-Wright ; après tout il y a quatre ans, en 1935, la liaison touristique régulière trans-Pacifique par quadrimoteurs China a été inaugurée. Le trimoteur Ford est à l’heure actuelle un engin déjà vieux de onze ans ; pour ces gens c’est une relique, et le biplan que j’ai pris pour venir ici – même à leurs yeux – est une pièce de musée. Cette LaSalle que je possédais, avant sa régression, c’était une superbe mécanique ; en la conduisant je ressentais une réelle satisfaction.
— Et la Russie ? demandait Mr Bliss. Je veux dire dans cette guerre. Ces Rouges, est-ce que nous allons les liquider ? Est-ce que vous voyez une chose comme ça ?
— La Russie combattra du même côté que les U.S.A., répondit Joe.
Il y a des points qui poseront des problèmes, continua-t-il de réfléchir. La médecine sera un inconvénient majeur ; en ce moment ils n’en sont qu’aux remèdes à base de sulfamides. Ça sera sérieux pour nous quand nous tomberons malades. Et… la chirurgie dentaire ne sera pas non plus une partie de plaisir ; ils opèrent encore avec des fraises à chaud et de la novocaïne. Les dentifrices au fluor n’existent même pas encore ; ils sont à vingt ans dans l’avenir.
— De notre côté ? bredouilla Bliss. Les communistes ? C’est impossible ; ils ont signé ce pacte avec les nazis.
— L’Allemagne le violera, dit Joe. Hitler attaquera l’Union soviétique en juin 1941.
— Et il la liquidera, j’espère.
Arraché à ses préoccupations, Joe tourna la tête pour regarder attentivement Mr Bliss qui conduisait sa Willys-Knight vieille de neuf ans. Bliss continua :
— Ce sont les communistes le vrai danger, pas les Allemands. Prenez le sort des juifs. Qui est-ce qui en fait tout un plat ? Les juifs de ce pays, dont la plupart ne sont pas des citoyens américains mais des réfugiés qui vivent sur le dos de la communauté. Je pense effectivement que les nazis ont parfois été un peu loin dans leur façon de traiter les juifs, mais il est certain que la question juive existe depuis longtemps, et qu’il faut bien lui trouver une solution, même si ça ne doit pas être aussi radical que ces camps de concentration. Nous avons un problème identique ici aux États-Unis, à la fois avec les juifs et avec les nègres. Il se peut que nous soyons forcés de faire quelque chose pour les deux.
— Je n’avais jamais vraiment entendu employer le terme de nègre, dit Joe.
Il s’aperçut soudain que son appréciation de cette époque commençait légèrement à se modifier. J’avais oublié tout ça, réalisa-t-il.
— Lindbergh est l’homme qui a raison à propos de l’Allemagne, poursuivit Bliss. Vous n’avez jamais entendu un de ses discours ? Pas ce qu’impriment les journaux, mais en y assistant réellement. (Il freina et stoppa devant un signal stop à l’allure de sémaphore.) C’est comme le sénateur Borah et le sénateur Nye. S’ils n’étaient pas là, Roosevelt serait déjà en train de vendre des munitions à l’Angleterre et de nous entraîner dans une guerre qui n’est pas la nôtre. Roosevelt ne pense qu’à une chose, c’est à abroger la clause d’embargo sur les armes qui figure dans le décret de neutralité ; il veut nous plonger dans la guerre. Mais le peuple américain ne le soutiendra pas. Le peuple américain n’a pas envie de faire la guerre de l’Angleterre ni la guerre de n’importe qui d’autre.
Un sémaphore vert prit la place du rouge. Bliss démarra et la Willys-Knight avança en vrombissant, en se mêlant à la circulation qui emplissait le centre de Des Moines au milieu de l’après-midi.
— Dans les cinq années qui viennent, vous n’allez pas vous amuser, dit Joe.
— Pourquoi ça ? L’État de l’Iowa tout entier partage mes convictions. Vous savez ce que je pense de vous autres, les collaborateurs de Mr Runciter ? D’après ce que vous avez dit et ce que d’autres ont dit, et que j’ai entendu, je pense que vous êtes des agitateurs professionnels.
Bliss regarda Joe d’un air de bravade. Sans répondre, Joe observa les vieux bâtiments de briques, de bois et de ciment qui défilaient par la vitre, les voitures archaïques dont la plupart étaient noires, et il se demanda s’il était le seul du groupe à avoir été confronté avec cet aspect particulier du monde de 1939. À New York, se dit-il, ce sera différent ; ici c’est la zone de la Bible, le Middle West isolationniste. Nous n’habiterons pas dans cette région ; nous nous fixerons sur la côte Est ou la côte Ouest.
Mais il sentait d’instinct qu’un problème capital pour eux tous venait d’être posé. Nous en savons trop, réalisa-t-il, pour vivre commodément dans ce segment temporel. Si nous n’avions régressé que de vingt ans, ou de trente, nous aurions probablement pu effectuer la transition psychologique ; c’est peut-être sans intérêt de revivre encore une fois les lancements des capsules Gemini et les premiers vols Apollo, mais à tout le moins c’est possible. Tandis qu’à ce niveau du passé…
Ils écoutent encore Two black crows en 78 tours 25 centimètres. Et Joe Penner. Et Mert and Marge. La Dépression n’est pas encore finie. À notre époque nous avons des colonies sur Mars, sur la Lune ; nous achevons de mettre au point le voyage interstellaire. Ces gens n’ont même pas été capables de venir à bout du Dust Bowl en Oklahoma.
Il pensa : Il nous est impossible de nous adapter à leur point de vue, à leur environnement moral, politique et sociologique. À leurs yeux nous sommes des agitateurs professionnels, plus étrangers que les nazis, plus dangereux sans doute que les communistes. Nous sommes les plus redoutables agitateurs que cette époque ait connus. Bliss a entièrement raison.
— D’où venez-vous tous autant que vous êtes ? demandait Bliss. Vous n’êtes pas des États-Unis, n’est-ce pas ?
— Exact, dit Joe. Nous sommes de la Confédération Nord-Américaine. (Il sortit de sa poche une pièce frappée du profil de Runciter et la tendit à Bliss.) Voilà un petit cadeau, fit-il.
Après un coup d’œil à la pièce, Bliss avala sa salive et chevrota :
— Mais c’est le profil du défunt ! C’est Mr Runciter ! (Il y jeta un autre coup d’œil et blêmit.) Et la date… 1990.
— Ne dépensez pas tout en une fois, dit Joe.
Quand la Willys-Knight atteignit la Maison Mortuaire du Simple Berger, le service avait déjà pris fin. Sur les larges marches blanches en bois menant à l’entrée de l’édifice à deux étages, se tenait un groupe que Joe reconnut. Ils étaient tous là : Edie Dorn, Tippy Jackson, Jon Ild, Francy Spanish, Tito Apostos, Don Denny, Sammy Mundo, Fred Zafsky et… Pat. Ma femme, se dit-il, une fois de plus frappé en la voyant par sa dramatique chevelure sombre, la coloration intense de ses yeux et de sa peau, les puissants contrastes qui irradiaient d’elle.
— Non, fit-il à haute voix en descendant de voiture. Ce n’est pas ma femme ; elle a effacé ça.
Mais, se souvint-il, elle a gardé l’alliance. L’anneau d’argent et de jade qu’elle et moi avons choisi ensemble… c’est tout ce qui reste. Mais quel choc de la revoir. De réendosser, pour un instant, le linceul de ce fantôme de mariage qui a été aboli. Qui en fait n’a jamais existé – sauf si on considère cette alliance. Et, si elle en a envie, elle peut à tout moment effacer aussi l’alliance.
— Salut, Joe Chip, dit-elle de sa voix froide et presque moqueuse ; ses yeux perçants étaient fixés sur lui comme pour le jauger.
— Salut, répondit-il gauchement.
Les autres également lui disaient bonjour, mais cela ne semblait plus si important ; Pat avait monopolisé son attention.
— Al Hammond n’est pas là ? demanda Don Denny.
— Al est mort, dit Joe. Wendy Wright est morte.
— Nous savons pour Wendy, fit Pat, d’un ton calme.
— Non, nous ne savions pas, intervint Don Denny. Nous supposions mais nous n’étions pas sûrs. Moi je n’étais pas sûr. (Il demanda à Joe :) Qu’est-ce qui leur est arrivé ? Qu’est-ce qui les a tués ?
— Ils se sont consumés, dit Joe.
— Pourquoi ? questionna Tito Apostos d’une voix rauque en s’introduisant dans le cercle qui entourait Joe.
Pat Conley déclara :
— La dernière chose que vous nous avez dite, Joe Chip, à votre retour à New York, avant que vous partiez avec Hammond…
— Je sais ce que j’ai dit, fit Joe.
— Vous avez dit quelque chose en parlant d’années, continua Pat. Ça remontait à trop longtemps, avez-vous dit. Qu’est-ce que ça signifiait ? C’était une allusion à l’écoulement du temps.
— Mr Chip, déclara Edie Dorn avec agitation, depuis notre arrivée ici, cet endroit, cette ville, a radicalement changé. Aucun de nous ne comprend. Voyez-vous ce que je vois ?
De la main elle désignait la maison mortuaire, puis la rue avoisinante et les immeubles qui la bordaient.
— Je ne suis pas sûr, dit Joe, de ce que vous voyez.
— Allons, Chip, coupa Tito Apostos avec colère. N’en rajoutez pas ; dites-nous simplement ce que vous voyez, bon Dieu ! Ce véhicule. (Il indiqua la Willys-Knight.) Vous êtes arrivé avec. Dites-nous ce que c’est ; dites-nous dans quoi vous êtes arrivé.
Ils attendirent tous la réponse de Joe en l’observant attentivement.
— Mr Chip, balbutia Sammy Mundo, c’est une vraie voiture ancienne, c’est bien ça ? (Il eut un ricanement.) Elle est vieille de combien exactement ?
Après un temps de silence Joe dit :
— Soixante-deux ans.
— Ça fait 1930, dit Tippy Jackson à Don Denny. C’est assez proche de ce que nous avions calculé.
— Nous avions calculé que c’était 1939, dit Don Denny à Joe d’une voix égale.
Une voix grave, mûre, modérée, détachée. Sans émotion excessive. Même dans ces circonstances. Joe répondit :
— C’est facile de le savoir exactement. J’ai regardé un journal dans mon conapt à New York. Il était du 12 septembre. Nous sommes donc aujourd’hui le 13 septembre 1939. Les Français pensent qu’ils ont enfoncé la ligne Siegfried.
— Ce qui en soi, fit Jon Ild, est un gag.
— J’espérais, dit Joe, que votre groupe aurait affaire à une réalité postérieure. Enfin, c’est comme ça.
— Si c’est 1939, c’est 1939, déclara Fred Zafsky d’une voix criarde et haut perchée. Bien sûr que c’est là que nous sommes ; pourquoi est-ce qu’on serait ailleurs ?
Il agitait énergiquement ses longs bras en sollicitant l’approbation des autres.
— Ferme-la, Zafsky, dit Tito Apostos avec agacement.
Joe Chip demanda à Pat :
— Qu’est-ce que vous pensez de ça ?
Elle haussa les épaules.
— Ne haussez pas les épaules, dit-il. Répondez.
— Nous sommes revenus en arrière dans le temps, fit Pat.
— Pas vraiment, dit Joe.
— Alors quoi ? déclara Pat. Nous sommes allés en avant ? Dans le futur ?
— Nous ne sommes allés nulle part, dit Joe. Nous sommes là où nous avons toujours été. Mais pour une certaine raison – une parmi plusieurs possibles – la réalité a reculé ; elle a perdu son support, son assise, et elle a reflué vers des formes antérieures. Les formes qu’elle avait il y a cinquante-trois ans. Il se peut qu’elle régresse encore plus. Mais ce qui m’intéresse le plus, en ce moment, c’est de savoir si Runciter s’est manifesté à vous.
— Runciter, dit Don Denny, cette fois avec une émotion excessive, est couché dans son cercueil derrière ces murs, aussi mort qu’un hareng dans sa boîte. C’est la seule manifestation que nous n’ayons eue de lui, et nous n’en aurons pas d’autre.
— Est-ce que le mot Ubik a une signification pour vous, Mr Chip ? demanda Francesca Spanish.
Il lui fallut un certain temps pour pénétrer le sens de ce qu’elle venait de dire.
— Grand Dieu, s’exclama-t-il enfin. Vous êtes donc incapables d’identifier les manifestations de… ?
— Francy fait des rêves, dit Tippy Jackson. Elle en a toujours fait. Racontez-lui votre rêve Ubik, Francy. (Elle dit à Joe :) Francy va vous raconter son rêve Ubik, c’est comme ça qu’elle l’appelle. Elle l’a fait la nuit dernière.
— Je lui donne ce nom parce qu’il n’y en a pas d’autre, déclara Francesca Spanish avec véhémence (elle crispa ses mains l’une contre l’autre en un spasme agité). Écoutez, Mr Chip, c’est un rêve comme je n’en ai encore jamais fait. Une grande main est descendue du ciel, pareille au bras et à la main de Dieu. Énorme, de la taille d’une montagne. Et je savais à quel point c’était important ; la main était fermée, comme un poing de pierre, et je savais qu’elle renfermait un objet si précieux que ma vie et celle de tous les habitants de la Terre en dépendaient. Alors j’attendais que le poing s’ouvre, et il s’est ouvert. Et j’ai vu ce qu’il y avait dedans.
— Un atomiseur à aérosol, dit sèchement Don Denny.
— Sur l’atomiseur, continua Francesca Spanish, il y avait un seul mot, en grandes lettres d’or étincelantes ; des lettres comme des flammes dorées, et le mot était UBIK. Rien d’autre. Rien que ce mot bizarre. Alors la main s’est refermée sur l’atomiseur et elle a disparu dans un ciel obscurci. Aujourd’hui avant le service funèbre j’ai consulté un dictionnaire et j’ai appelé la bibliothèque publique, mais personne ne savait quel était ce mot ni à quelle langue il appartenait, et il n’est pas dans le dictionnaire. Le bibliothécaire m’a dit qu’il existe un mot latin qui lui ressemble : ubique. Cela veut dire…
— Partout, énonça Joe.
Francesca Spanish approuva :
— Oui, c’est ce sens. Mais ce n’est pas Ubik, ce n’est pas la même orthographe que dans mon rêve.
— C’est le même mot, dit Joe, sous deux orthographes différentes.
— Qu’est-ce que vous en savez ? demanda Pat Conley malicieusement.
— Runciter m’est apparu hier, dit Joe. Dans un spot TV qu’il avait enregistré avant sa mort.
Il ne donna pas de détails ; c’était trop difficile à expliquer, surtout en ce moment.
— Espèce de pauvre imbécile, lui dit Pat Conley.
— Pourquoi ? demanda-t-il.
— C’est ça votre idée des manifestations d’un mort ? Pendant que vous y êtes, appelez aussi « manifestations » les lettres qu’il a écrites avant de mourir. Ou bien les mémos qu’il a rédigés à son bureau pendant des années. Ou encore…
— Je vais à l’intérieur voir Runciter une dernière fois, dit Joe. Il quitta le groupe et, après avoir monté les marches, pénétra dans la maison mortuaire sombre et fraîche. Tout était vide. Il ne vit personne. Il y avait une grande salle avec des rangées de bancs alignés comme dans une église et, au fond, un cercueil entouré de fleurs. Dans une petite salle adjacente se trouvaient un vieil harmonium et des chaises de bois pliantes. La maison mortuaire sentait l’odeur de la poussière et des fleurs, un mélange douceâtre et renfermé qui lui donnait la nausée. Penser à tous les habitants de l’Iowa, se dit-il, qui ont accompli leur passage dans l’éternité à travers cet endroit lugubre. Parquets vernis, mouchoirs sortis, lourds vêtements de deuil… tout cela sous leurs yeux morts. Et l’harmonium jouant des petits cantiques placides.
Il s’avança vers le cercueil, eut une hésitation, puis abaissa son regard.
Un tas d’ossements roussis et desséchés gisait dans un coin du cercueil, surmonté par un crâne couleur de parchemin qui le fixait d’un regard torve, entre les orbites creuses où les yeux s’enfonçaient comme des grains de raisin ratatinés. Des lambeaux de vêtements couverts d’un duvet hérissé s’entassaient près de la minuscule dépouille, comme rassemblés là par le vent. Comme si le corps s’en était délesté au fil de ses dernières respirations sifflantes et parcimonieuses. La mystérieuse métamorphose qui avait causé la dégradation de Wendy Wright et d’Al était évidemment arrivée ici aussi à son terme, depuis très longtemps. Depuis des années, songea-t-il en se souvenant de Wendy.
Est-ce que les autres avaient vu ça ? Ou était-ce arrivé depuis la cérémonie ? Joe allongea le bras, saisit le couvercle de chêne du cercueil et le referma ; le heurt sourd du bois contre le bois résonna à travers la maison mortuaire vide, mais personne ne l’entendit. Personne ne se montra.
Aveuglé par des larmes de frayeur, il sortit de la salle pleine de silence et de poussière, regagna au-dehors la lumière décroissante de l’après-midi.
— Qu’est-ce qui se passe ? lui demanda Don Denny tandis qu’il rejoignait le groupe.
— Rien, répondit Joe.
— Vous avez l’air d’avoir complètement perdu les pédales, dit Pat Conley d’un ton mordant.
— Je n’ai rien ! s’écria-t-il en la regardant avec fureur et hostilité.
Tippy Jackson lui dit :
— Pendant que vous étiez à l’intérieur, vous n’avez pas vu par hasard Edie Dorn ?
— Elle n’est plus avec nous, expliqua Jon Ild.
— Mais elle était ici à l’instant, protesta Joe.
— Toute la journée elle s’est plainte d’avoir froid et d’être fatiguée, dit Don Denny. Elle a dû rentrer à l’hôtel ; tout à l’heure elle avait déjà dit qu’elle voulait se reposer quand la cérémonie serait finie. Elle va sans doute bien.
— Elle est sans doute morte, dit Joe. (Il les regarda tous.) Je pensais que vous aviez compris. Si l’un de nous se sépare du groupe, il ne survivra pas ; ce qui est arrivé à Wendy, Al et Runciter…
Il s’interrompit.
— Runciter a été tué dans l’explosion, fit Don Denny.
— Nous avons tous été tués dans l’explosion, affirma Joe. Je le sais parce que Runciter me l’a dit ; il l’a écrit sur le mur des toilettes pour hommes dans nos bureaux à New York. Et j’ai revu ça ensuite à…
— Vous dites des âneries, coupa Pat Conley d’une voix perçante. Runciter est mort ou il ne l’est pas ? Nous sommes morts ou nous ne le sommes pas ? Vous racontez d’abord une chose et ensuite une autre. Vous ne pouvez pas être rationnel ?
— Essayez d’être rationnel, déclara Jon Ild.
Les autres, le visage pincé et crispé d’anxiété, murmurèrent leur assentiment. Joe déclara :
— Je peux vous parler de ce que disaient les graffiti. Je peux vous parler du magnétophone usé, du mode d’emploi qui s’y trouvait joint ; je peux vous parler du spot publicitaire de Runciter à la TV, du message dans la cartouche de cigarettes à Baltimore… je peux vous parler de l’étiquette sur le flacon d’élixir d’Ubique. Mais je ne peux pas mettre bout à bout tous ces faits. En tout cas, il faut qu’on aille à votre hôtel pour essayer de rejoindre Edie Dorn avant qu’elle soit morte en se desséchant sur place. Où peut-on trouver un taxi ?
— La maison mortuaire nous a prêté une voiture pendant que nous étions ici, dit Don Denny. C’est la Pierce-Arrow qui est rangée là-bas.
Il tendit le doigt. Ils se hâtèrent vers elle.
— Nous n’allons pas tous tenir, remarqua Tippy Jackson au moment où Don Denny tirait sur la solide portière de fer pour monter à l’intérieur.
— Demandez à Bliss si nous pouvons prendre aussi la Willys-Knight, dit Joe.
Il mit en marche le moteur de la Pierce-Arrow et, dès qu’ils s’y furent entassés au maximum, il engagea la voiture dans la rue principale de Des Moines. La Willys-Knight venait derrière, en cornant tristement pour signaler à Joe sa présence.