13
La quintessence du langage

« Tu ne veux pas le faire ? murmura Bennie. J’ai raison ?

— Tout juste, répondit Alex.

— Pour toi, c’est un reniement. Une trahison des idéaux qui te constituent en tant que personne. »

Alex émit un petit rire : « J’en suis convaincu.

— Ah, tu vois, tu es un puriste. Voilà pourquoi tu es parfait pour ça. »

La flatterie produisit sur Alex le même effet que les premières bouffées suaves d’un joint dont on sait qu’il vous détruira si vous le fumez en entier. Le brunch tant attendu avec Bennie Salazar touchait à sa fin, et son baratin mille fois répété pour se faire embaucher comme mixeur n’avait rien donné. Cependant, alors qu’ils se mesuraient du regard depuis les longs divans disposés en angle droit et baignés par le soleil hivernal entrant à flots à travers une lucarne dans le loft de Bennie, à TriBeCa, Alex sentit qu’il réveillait la curiosité de l’homme mûr. Leurs femmes se trouvaient dans la cuisine. Leurs petites filles, installées près d’eux sur un tapis persan rouge, jouaient sans entrain à la dînette.

« Si je refuse, c’est que je ne suis pas parfait, reprit Alex.

— Je crois que tu vas accepter.

— Pourquoi ? demanda Alex, agacé et intrigué.

— Une intuition. » Bennie se redressa légèrement de sa position avachie. « Nous avons quelque chose à vivre ensemble qui n’a pas encore eu lieu. »

Alex avait entendu le nom de Bennie Salazar pour la première fois de la bouche d’une fille ; il n’était sorti qu’une soirée avec elle alors qu’il venait de débarquer à New York. Bennie était encore célèbre, la fille travaillait pour lui – Alex s’en souvenait parfaitement –, en revanche, son nom, son apparence, ce qu’ils avaient fait ensemble, ces détails lui étaient sortis de l’esprit. Les seules impressions de leur soirée que gardait Alex étaient liées à l’hiver, l’obscurité, une histoire de portefeuille. Perdu ? Trouvé ? Volé ? Celui de la fille ou le sien ? L’absence de réponses était exaspérante, de la même manière qu’une chanson qu’on recherche pour l’état d’âme qu’elle suscite en soi et dont on ne retrouve ni le titre, ni le nom de l’artiste, ni les quelques mesures susceptibles de nous mettre sur la voie. La fille flottait, insaisissable, comme si elle avait abandonné le portefeuille – une sorte de carte de visite – dans le cerveau d’Alex pour le titiller. Les journées précédant le brunch avec Bennie, il avait fait une étrange fixation sur elle.

« Das à moi ! » protesta Ava, la fille de Bennie. De quoi confirmer la dernière théorie en date d’Alex sur le fait que l’acquisition du langage comprenait une phase d’allemand. Elle arracha un poêlon en plastique à Cara-Ann, sa fille, qui se précipita à sa suite en braillant : « Cazerole à moi ! Cazerole à moi ! » Alex bondit sur ses pieds puis, s’apercevant que Bennie n’avait pas bougé, il s’obligea à se rasseoir.

« Je me doute que tu préférerais faire des arrangements, enchaîna Bennie, réussissant à couvrir les brames sans élever la voix. Tu aimes la musique. Tu as envie de travailler avec les sons. Tu crois que je ne comprends pas ça ? »

Les petites filles se jetèrent l’une sur l’autre en une frénésie conflictuelle, à grand renfort de hurlements, de coups de griffe, de cheveux tirés. « Tout va bien ? cria de la cuisine Rebecca, la femme d’Alex.

— On gère », assura Alex, médusé par le calme de Bennie. Réagissait-on ainsi quand on recommençait à avoir des enfants après un deuxième mariage ?

« Le problème, c’est qu’il n’est plus question de sons, continua Bennie. Il ne s’agit pas de musique, il s’agit d’audience. C’est la pilule amère que j’ai dû avaler.

— Je sais. »

Il était au courant (comme tout le monde dans l’industrie) de la façon dont Bennie avait été viré de sa maison de disques, Sow’s Ear Records, bien des années auparavant, après avoir servi aux contrôleurs de gestion un déjeuner composé de bouse de vache (dans les cuiseurs à vapeur, avait écrit une secrétaire relatant la mêlée en temps réel sur Gawker). « Vous me demandez de donner de la merde aux gens ? aurait rugi Bennie à l’adresse des cadres atterrés. Eh bien, bouffez-en pour voir le goût que ça a ! » Ensuite, Bennie s’était remis à produire des morceaux de musique en analogique, guttural, dont aucun ne s’était vraiment bien vendu. Il frisait la soixantaine et on le considérait comme un personnage insignifiant ; Alex entendait parler de lui au passé.

Quand Cara-Ann planta ses incisives toutes neuves dans l’épaule d’Ava, Rebecca dut se précipiter hors de la cuisine pour la détacher, jetant un regard perplexe à Alex, immobile sur le divan, dans un état de sérénité très zen. Lupa la rejoignit : la mère aux yeux noirs qu’Alex avait fuie à la garderie en raison de sa beauté, jusqu’à ce qu’il apprenne qu’elle était l’épouse de Bennie Salazar.

Une fois les bobos pansés et l’ordre rétabli, Lupa posa un baiser sur la tête de Bennie (sa tignasse si caractéristique était désormais argentée) et lui dit : « J’attendais que tu mettes Scotty. »

Bennie sourit à sa femme plus jeune que lui : « Je le gardais pour le bon moment. » Il tripota son smartphone et libéra d’une sono stupéfiante (Alex eut l’impression qu’elle déversait la musique directement dans ses pores) une voix masculine lugubre accompagnée par une guitare slide convulsive, trépidante. « On a sorti ça il y a deux mois, précisa-t-il. Scotty Hausmann, tu connais ? Il marche bien avec les pointeurs. »

Alex jeta un coup d’œil à Rebecca, qui ne supportait pas ce mot et corrigeait, poliment mais fermement, quiconque l’employait pour désigner Cara-Ann. Heureusement, sa femme n’avait pas entendu. À présent que les Starfish, ou les smartphones pour petits, étaient omniprésents, n’importe quel gosse capable de pointer du doigt pouvait télécharger de la musique – le plus jeune répertorié, un bébé de trois mois d’Atlanta, avait acheté une chanson du groupe Nine Inch Nails, intitulée « Ga-ga ». Quinze ans de guerre avaient débouché sur un baby-boom : non seulement ces bébés avaient relancé une industrie en faillite, mais ils étaient devenus les arbitres du hit-parade. Les groupes n’avaient d’autre choix que de se réinventer pour plaire à cette clientèle préverbale. Même Biggie avait sorti un nouvel album posthume, dont le titre phare, un remix de « Fuck you, Bitch1 », s’entendait « You’re Big, Chief2 » et était accompagné d’une photo du rappeur qui faisait sauter sur ses genoux un mioche portant une coiffe d’Indien d’Amérique. Le Starfish avait d’autres applications – peinture avec les doigts, GPS pour enfants apprenant à marcher, PicMail – auxquelles Cara-Ann n’avait jamais touché. Rebecca et Alex étaient convenus qu’elle n’en aurait le droit qu’à cinq ans et s’interdisaient un usage trop fréquent de leurs smartphones devant elle.

« Écoute ce mec, insista Bennie. Contente-toi de l’écouter. »

Le vibrato mélancolique, le chevrotement strident de la guitare slide, parurent abominables à Alex. Sauf que son interlocuteur était Bennie Salazar, celui qui avait découvert les Conduits tant d’années auparavant. « Qu’est-ce que tu entends ? » lui demanda Alex.

Bennie ferma les yeux, écoutant avec toutes les fibres de son être : « Il est d’une pureté absolue. Intègre. »

Alex baissa aussi les paupières. Des bruits se décuplèrent instantanément dans ses oreilles : hélicoptères, cloches d’église, lointain marteau-piqueur. L’habituelle cacophonie de klaxons et de sirènes. Le crépitement d’une rampe de spots qui s’allumait. L’écoulement de l’eau d’un lave-vaisselle. Le « Non… » ensommeillé de Cara-Ann, tandis que Rebecca lui mettait son pull. Elles se préparaient à s’en aller. Un spasme de terreur, une émotion du même ordre à tout le moins, gagna Alex à l’idée de repartir bredouille du brunch avec Bennie Salazar.

Il ouvrit les yeux. Ceux de Bennie l’étaient déjà, il fixait Alex de son regard noisette, empreint de calme. « J’ai l’impression que tu as entendu ce que j’entends, Alex. J’ai pas raison ? »

Cette nuit-là, une fois Rebecca et Cara-Ann profondément endormies, Alex s’extirpa de la chaleur pâteuse du lit entouré d’une moustiquaire qu’ils partageaient et se rendit dans la pièce multifonction. Quand il regardait vers le haut en se tenant devant la fenêtre du milieu, il voyait le sommet de l’Empire State Building, diapré de rouge et d’or en ce moment précis. Le petit pan de vue avait été un argument de vente à l’époque où les parents de Rebecca avaient acheté ce deux-pièces de Garment District à leur fille, bien des années auparavant, juste après le krach. Lorsque sa femme était tombée enceinte, Alex et elle avaient décidé de le vendre puis ils avaient appris qu’un promoteur avait acquis l’immeuble trapu que dominait le leur et qu’il comptait le raser pour construire un gratte-ciel qui les priverait d’air et de lumière. L’appartement devint invendable. À présent, deux ans plus tard, le gratte-ciel commençait enfin à s’élever, plongeant Alex dans l’effroi et la désolation, mais aussi dans une sorte de félicité vertigineuse – le moindre rayon de soleil qui entrait par les trois fenêtres orientées à l’est était un délice et le fragment de nuit étincelante qu’il avait si longtemps contemplé, appuyé à un coussin posé sur le rebord en fumant souvent un joint, semblait désormais d’une beauté déchirante. Un mirage.

Alex aimait le cœur de la nuit. Sans le fracas des travaux et le perpétuel ballet des hélicoptères, des sources cachées de bruits parvenaient à ses oreilles : le sifflement de la bouilloire et le frôlement des pieds en chaussettes de Sandra, la mère célibataire de l’appartement du dessus ; le bourdonnement d’oiseau-mouche qu’il attribuait à la masturbation devant son smartphone du fils ado de celle-ci, dans la chambre contiguë. De la rue, une toux et des bribes de conversation : « Tu me demandes de ne pas être celui que je suis » et « Boire m’empêche de me défoncer, c’est incroyable ! »

S’appuyant sur son coussin, Alex alluma un joint. Il avait passé l’après-midi à essayer, sans succès, d’annoncer à Rebecca ce qu’il avait accepté de faire pour Bennie Salazar. Ce dernier n’avait jamais employé le mot « perroquet » – un terme devenu obscène depuis le scandale des blogs. Même si les blogueurs spécialistes de politique avaient dû rendre publique leur situation financière, cela n’avait pas mis un terme aux soupçons qu’ils forgeaient l’opinion publique. « Qui te paie ? » Telle était la riposte susceptible de suivre la moindre manifestation d’enthousiasme, accompagnée d’éclats de rire – qui se laisserait acheter ? Alex avait néanmoins promis à Bennie cinquante perroquets pour créer un bouche à oreille « authentique » en vue du premier concert « live » de Scotty Hausmann, prévu le mois suivant à Lower Manhattan.

Il se servit de son smartphone pour élaborer un système destiné à sélectionner des perroquets potentiels parmi ses 15 896 amis, en fonction de trois variables : besoin d’argent (« Besoin »), étendue de leur réseau et réputation (« Influence »), réceptivité à la possibilité de vendre cette influence (« Vénalité »). Il choisit quelques personnes au hasard qu’il classa dans chaque catégorie sur une échelle de 10 à 0, puis traça sur son appareil un graphique en trois dimensions des résultats, cherchant un groupe de points à l’intersection des trois lignes. Sauf que, dans chaque cas, de bonnes notes dans deux catégories entraînaient de très mauvaises dans la troisième : des gens pauvres et extrêmement vénaux – son ami Finn, par exemple, un acteur raté, un quasi-drogué, qui avait mis une recette de speedball3 sur sa page et vivait essentiellement aux crochets de ses anciens camarades de Wesley (Besoin : 9. Vénalité : 10), n’avait aucune influence (1). Des êtres pauvres et influents comme Rose, une strip-teaseuse/violoncelliste dont chaque nouvelle coiffure était aussitôt copiée dans certains coins d’East Village (Besoin : 9. Influence : 10), étaient incorruptibles (Vénalité : 0). En fait, Rose alimentait des rumeurs sur sa page qui fonctionnait à la manière d’une main courante officieuse ; elle y notait quelle copine avait reçu un coquard de son amant, qui avait emprunté et saccagé une batterie, à qui appartenait le chien attaché des heures à un parcmètre sous la pluie. Il existait bien des gens influents et vénaux comme son ami Max, ancien chanteur du groupe Pink Buttons devenu une huile dans le domaine de l’énergie éolienne. Propriétaire d’un triplex à SoHo, il organisait un réveillon au caviar tous les ans à Noël pour lequel on lui mangeait dans la main dès le mois d’août dans l’espoir d’obtenir une invitation (Influence : 10. Vénalité : 8). Mais la popularité de Max étant due à sa richesse, se vendre ne rimait à rien pour lui (Besoin : 0).

Les yeux écarquillés, Alex regarda l’écran de son smartphone. Qui accepterait ça ? Puis il s’aperçut que quelqu’un l’avait déjà fait : lui. Alex traça un graphique correspondant sans doute à l’idée que Rebecca se faisait de lui, Besoin : 9. Influence : 6. Vénalité : 0. Alex était un puriste ainsi que l’avait affirmé Bennie. Il s’était éloigné de patrons louches (de l’industrie de la musique) de même qu’il évitait désormais les femmes attirées par un père s’occupant de sa petite fille aux heures de bureau. Bon sang, lui qui avait rencontré Rebecca la veille de Halloween après avoir pourchassé un mec au masque de loup lui ayant arraché son sac à main, il n’avait pas été fichu de résister à Bennie ! Pourquoi ? Parce que son appartement serait bientôt sombre et confiné. Parce que rester avec Cara-Ann, tandis que Rebecca enseignait et écrivait à plein temps, l’angoissait ? Parce qu’il était incapable d’oublier que le moindre octet d’information divulgué sur Internet (couleur préférée, légumes de prédilection, position sexuelle favorite) était conservé dans les banques de données de multinationales qui juraient de ne jamais, au grand jamais, s’en servir – bref, qu’on le possédait parce qu’il s’était vendu étourdiment à une période de sa vie où il avait eu le sentiment d’être subversif ? Ou était-ce à cause de l’étrange coïncidence d’avoir entendu le nom de Bennie Salazar de la bouche de la fille perdue de vue, avec qui il était sorti une fois à son arrivée à New York, et de rencontrer enfin Bennie, quinze ans plus tard, grâce à une garderie ?

Alex ne le savait pas. Tant pis. L’essentiel, c’était de trouver cinquante personnes qui, comme lui, s’étaient reniées sans en avoir conscience.

« La physique est obligatoire. Trois semestres. Si on rate, on est viré du cycle d’études.

— Pour un diplôme de marketing ? fit Alex, abasourdi.

— Avant, c’était l’épidémiologie, enchaîna Lulu. Tu sais, quand le modèle viral était toujours d’actualité.

— On ne dit plus “viral” ? » Alex aurait aimé boire un véritable café à la place de la lavasse qu’on servait dans ce troquet grec. Lulu, l’assistante de Bennie, semblait en avoir avalé une quinzaine voire une vingtaine – à moins que ce ne soit sa personnalité.

« Non, répondit Lulu. Enfin, ça nous échappe peut-être, comme “connecter” ou “transmettre” – ces vieilles métaphores mécaniques sans aucun rapport avec la façon dont l’information circule. Tu comprends, on ne peut plus décrire sa transmission en termes de cause à effet : c’est simultané. C’est plus rapide que la vitesse de la lumière, ç’a été mesuré. Alors, on étudie la physique des particules maintenant.

— Et après ? La théorie des cordes ?

— C’est facultatif. »

Âgée d’une vingtaine d’années, Lulu, étudiante de troisième cycle à Barnard et assistante à plein temps de Bennie, était l’incarnation de la nouvelle « employée smartphone » : sans dossiers, sans bureau, sans trajets de banlieue à effectuer et, théoriquement, toujours joignable, même si elle ignorait un babil permanent de bips et de clics. Les photos de sa page ne rendaient pas justice à la régularité de son visage aux yeux immenses, pas plus qu’à l’éclat de ses cheveux. Elle était « intacte » : ni piercings, ni tatouages, ni scarifications. Comme tous les jeunes d’aujourd’hui. Qui pouvait le leur reprocher, pensa Alex, après avoir côtoyé trois générations arborant des tatouages minables semblables à des tapisseries mitées sur des biceps à peine gonflés ou des fesses flasques ?

Cara-Ann dormait dans son porte-bébé, la figure coincée dans la fente entre la mâchoire et la clavicule d’Alex ; son haleine fruitée, biscuitée, lui chatouillait les narines. Il lui restait trente minutes, peut-être trois quarts d’heure, avant qu’elle ne se réveille et réclame son déjeuner. Alex éprouvait cependant le désir pervers de revenir en arrière, de comprendre Lulu, de mettre le doigt sur la raison précise pour laquelle elle le déconcertait.

« Comment es-tu devenue l’assistante de Bennie ? demanda-t-il.

— Son ex-femme travaillait pour ma mère quand j’étais petite. Je connais Bennie depuis toujours, son fils Chris aussi. Il a deux ans de plus que moi.

— Ah bon. Et que fait ta mère ?

— Elle était publiciste. Elle a quitté la profession et habite au nord de l’État.

— Comment s’appelle-t-elle ?

— Dolly. » Quelle que fût son envie de continuer l’interrogatoire et de remonter le temps jusqu’à la conception de Lulu, Alex s’en empêcha. Un silence tomba, ponctué par l’arrivée de leurs plats. Alex avait eu l’intention de commander une soupe mais cela lui avait paru un signe de faiblesse, si bien qu’il avait opté pour un sandwich Reuben4 à la dernière minute, oubliant qu’il ne pouvait mâcher sans réveiller Cara-Ann. Lulu avait choisi une tarte au citron. Elle grignota la meringue par petits bouts, plantés sur les dents de sa fourchette.

« Alors, dit-elle puisque Alex ne relançait pas la conversation. D’après Bennie, on va former une équipe de gens qui ne se connaissent pas et dont tu seras le capitaine anonyme.

— Il a employé ces termes ? »

Lulu partit d’un petit rire : « Non, c’est un vocabulaire de marketing. De la fac.

— En fait, c’est un vocabulaire sportif. Ces mots viennent… du sport », expliqua Alex. Bien qu’il ait souvent été capitaine d’équipe, c’était il y a si longtemps qu’il lui semblait que cela n’aurait pas d’intérêt pour une fille aussi jeune.

« Les métaphores du sport marchent toujours, constata Lulu.

— L’équipe est donc un secret de Polichinelle ? »

Alex croyait que c’était son idée : réduire la honte et le sentiment de culpabilité de ce formatage de l’opinion publique en constituant une équipe ne sachant pas qu’elle en était une, ni qu’elle avait un capitaine. Chaque membre aurait affaire individuellement à Lulu, à Alex qui orchestrerait secrètement l’entreprise.

« Évidemment, affirma Lulu. Ces équipes marchent surtout avec les plus vieux, les gens qui ont plus de trente ans, précisa-t-elle en souriant.

— Et pourquoi ?

— Les vieux résistent plus à… » Lulu hésita.

« À l’idée qu’on les achète ?

— Voilà exactement ce qu’on appelle une métaphore malhonnête. Une MM paraît être une description alors que c’est un jugement. Je veux dire, un marchand d’oranges se laisse-t-il acheter ? Le réparateur d’appareils électriques renie-t-il ses principes ?

— Non, parce qu’ils le font ouvertement, répondit Alex, conscient d’être condescendant. Au vu et au su de tous.

— Ah, tu vois, ces métaphores, « ouvertement » et « au vu et au su de tous » font partie d’un système qu’on nomme purisme atavique. Le PA implique un état à l’éthique inattaquable qui non seulement n’existe pas et n’a jamais existé, mais sert à consolider les préjugés de ceux qui portent des jugements, qui qu’ils soient. »

Alex sentit Cara-Ann remuer contre son cou, et laissa glisser un gros bout de pastrami dans sa gorge sans le mâcher. Depuis combien de temps étaient-ils assis dans ce restaurant ? À l’évidence, plus qu’il n’en avait eu l’intention mais c’était plus fort que lui, il voulait tenir bon, pousser cette fille dans ses retranchements. Son assurance paraissait plus radicale que celle que procure une enfance heureuse, elle était inscrite dans ses cellules. On aurait dit une reine déguisée qui n’éprouvait ni le besoin ni le désir d’être reconnue.

« Si je comprends bien, reprit-il, tu considères que croire en quelque chose – le dire à tout le moins – pour de l’argent, n’est pas un mal en soi.

— “Un mal en soi”, répéta-t-elle. Mince, quel exemple de moralité calcifiée. Il faudra que je le répète à M. Bastie, mon vieux prof d’éthique moderne, il les collectionne. » Elle se redressa et braqua ses yeux gris au regard grave (malgré son expression gentiment amusée) sur Alex : « Écoute, si je crois, je crois. Qui es-tu pour juger ma motivation ?

— Parce que, si le fric est ta motivation, ce n’est pas une conviction. C’est de la foutaise. »

Lulu fit une grimace. Encore une caractéristique de sa génération : personne ne jurait. Alex avait entendu des jeunes proférer des mots tels que « flûte » et « zut » sans la moindre ironie. « C’est quelque chose qu’on voit beaucoup, ajouta Lulu d’un ton rêveur tout en scrutant Alex. L’ambivalence morale – AM pour nous – par rapport à une campagne de marketing musclée.

— Tu ne vas pas me dire : CMM.

— Si. Pour toi, cela revient à choisir l’équipe. Tu es tellement ambivalent que tu n’as pas l’air disposé à le faire, or je suis sûre du contraire : je pense que l’AM est une sorte de vaccin, une façon de te justifier à l’avance pour quelque chose que tu as envie de faire. Sans vouloir t’offenser.

— Comme de dire “sans vouloir t’offenser” alors que tu viens de balancer une phrase blessante ? »

Lulu piqua le fard le plus intense qu’Alex ait jamais vu : un feu vermillon embrasa son visage si brusquement qu’on l’aurait crue en proie à un symptôme violent de l’ordre de la suffocation ou d’une hémorragie imminente. Alex se raidit instinctivement et lança un regard à Cara-Ann. Il découvrit qu’elle avait les yeux grands ouverts.

« Tu as raison, reconnut Lulu, haletante. Je m’excuse.

— Pas de problème. » La couleur cramoisie de Lulu avait davantage perturbé Alex que son assurance. Il l’observa se retirer de son visage qui devint d’une pâleur mortelle. « Ça va ? lui demanda-t-il.

— Très bien. C’est juste que j’en ai assez de parler.

— Moi aussi, opina Alex, épuisé tout à coup.

— Il y a tant de manières de se tromper. Nous n’avons que des métaphores, et elles ne sont jamais justes à cent pour cent. On n’arrive pas à Dire. Le. Vrai.

— Z’est qui ? voulut savoir Cara-Ann qui fixait la jeune fille.

— Lulu.

— Je peux t’envoyer un SMS ? demanda Lulu.

— Tu veux dire…

— Maintenant. Je peux t’envoyer un SMS maintenant ? » La question n’était qu’une formalité car elle pianotait déjà sur son smartphone. L’instant d’après, celui d’Alex vibra dans la poche de son pantalon. Il dut déplacer Cara-Ann pour le sortir.

Ta 2 nom pr moi ? lut-il sur l’écran.

Lé vci, pianota Alex. Il fit partir la liste des cinquante contacts, des commentaires, des tuyaux sur les angles d’approche et les noms de ceux qui avaient refusé vers le smartphone de Lulu.

Gnial. G me mé o taf.

Ils se regardèrent. « C’était facile, constata Alex.

— Je suis d’accord. » Lulu était tellement soulagée qu’elle en avait presque les larmes aux yeux. « C’est pur… pas de philosophie, ni de métaphores, ni de jugements.

— Veu za », dit Cara-Ann. Elle désignait le smartphone dont Alex s’était étourdiment servi tout près de la figure de sa fille.

— Non, protesta-t-il, soudain gagné par l’anxiété. On doit y aller.

— Attends », lâcha Lulu. On aurait dit qu’elle ne remarquait la présence de Cara-Ann que maintenant. Je vais lui envoyer un SMS.

— Hum, nous ne… » Mais Alex fut incapable d’expliquer à Lulu les préventions que Rebecca et lui nourrissaient contre l’utilisation de smartphones par les enfants. Voilà que le sien vibrait de nouveau. Poussant un cri de joie, Cara-Ann appuya son index potelé sur l’écran : « Ze fais za. »

Ptit fil ta 1 per 5pa, ânonna consciencieusement Alex, dont le visage s’empourpra aussitôt. Cara-Ann martela les touches avec la frénésie d’un chien lâché dans un dépôt de viande. À présent, un émoticone, une de ces images qu’on envoie aux enfants, apparut : un lion sous un soleil étincelant. Cara-Ann zooma sur différentes parties du fauve comme si elle faisait ça depuis toujours. Lulu envoya un autre SMS : Jamé conu mon per. Mor avan ma néçans. Celui-ci, Alex le lut silencieusement.

« Oh là là, je suis désolé ! » s’exclama-t-il, levant les yeux sur Lulu. Sa voix lui parut trop forte – une brutale intrusion. Détournant le regard, il réussit à taper entre les doigts tendus de sa fille : Trist.

C le PaC, répondit Lulu.

« Das à moi ! » claironna Cara-Ann, s’étranglant d’indignation tandis qu’elle se penchait de son porte-bébé et tapait la poche d’Alex, où le smartphone vibrait presque constamment depuis qu’ils étaient sortis du restaurant des heures auparavant. Sentait-elle les vibrations à travers le corps de son père ?

« Zuzette à moi ! »

Comment sa fille avait-elle trouvé ce nom pour le portable ? Un mystère insondable pour Alex qui se garda cependant de la corriger.

« Qu’est-ce que tu veux, mon cœur ? » demanda Rebecca avec cette sollicitude excessive (de l’avis d’Alex) qu’elle employait souvent pour parler à leur fille lorsqu’elle avait passé la journée à travailler.

« La zuzette de papa. »

Rebecca interrogea celui-ci du regard : « Tu en as une ?

— Bien sûr que non. »

Ils se dirigeaient en toute hâte vers l’ouest, afin d’arriver au bord du fleuve avant le coucher du soleil. Au mois de janvier, il avait désormais lieu à seize heures vingt-trois car les modifications de l’orbite terrestre liées au réchauffement climatique avaient raccourci les journées d’hiver.

« Je peux te l’enlever ? » reprit Rebecca.

Elle sortit Cara-Ann du porte-bébé et la posa sur le trottoir noir de suie. La petite fille fit quelques pas en vacillant sur ses jambes.

« Si tu veux qu’elle marche, on va le rater », constata Alex.

Rebecca prit l’enfant dans ses bras et pressa l’allure. Alex l’avait retrouvée à l’improviste devant la bibliothèque. Cela lui arrivait fréquemment à présent, une façon d’échapper au vacarme des travaux autour de leur appartement. Aujourd’hui, il avait une autre raison : il tenait à lui faire part du marché qu’il avait conclu avec Bennie. Immédiatement, toutes affaires cessantes.

À leur arrivée au bord de l’Hudson, le soleil s’était éclipsé derrière la digue, mais une fois qu’ils eurent gravi l’escalier menant au FRONT D’EAU, le nom pompeux donné à la promenade bordée d’un rempart, ils le découvrirent suspendu, pareil à un jaune d’œuf d’une couleur rubis orangé, au-dessus de Hokoben. « En bas », ordonna Cara-Ann, et Rebecca obtempéra. La petite fille courut jusqu’à la grille au bout de la promenade, toujours noire de monde à cette heure. À l’instar d’Alex, tous ces gens ne s’intéressaient sans doute guère au coucher de soleil avant la construction de la digue et ils le guettaient dorénavant avec impatience. Comme il suivait Cara-Ann dans la foule, Alex prit la main de Rebecca. Depuis qu’il la connaissait, sa femme compensait sa beauté sexy par une paire de binocles ringardes, tantôt du même genre que celles de Dick Smart, tantôt de celles de Catwoman. Alex avait adoré cet accessoire qui n’atténuait en aucune manière l’apparence de sa femme, mais il commençait à changer d’avis. Les lunettes, associées aux cheveux devenus prématurément gris et au fait que Rebecca manquait souvent de sommeil, risquaient de transformer son déguisement en une identité : celle d’une universitaire sous pression, travaillant d’arrache-pied pour terminer un ouvrage, une chargée de cours présidant plusieurs comités. Le plus déprimant pour Alex, c’était son rôle dans le tableau : le musicien raté sur le retour, incapable de subvenir à ses besoins, qui sapait la vie – à tout le moins la beauté sensuelle – de sa femme.

Rebecca était une pointure dans le monde universitaire. Son dernier livre traitait du phénomène des mots-enveloppes, un terme de son invention désignant ceux qui ne signifiaient plus rien sans guillemets. L’anglais en était truffé : « ami » et « réel », « histoire » et « changement », autant de mots vides de sens désormais, réduits à des cosses. Certains tels « identité », « recherche » ou « nuage » étaient exsangues en raison de leur usage sur la Toile. Pour d’autres, les raisons étaient plus complexes – pourquoi « américain » était-il devenu ironique ? Comment se faisait-il que « démocratie » s’employait d’une façon narquoise, moqueuse ?

Comme à l’ordinaire, un silence se répandit sur la foule lors des dernières secondes qui précédèrent la disparition du soleil. Même Cara-Ann, de nouveau dans les bras de Rebecca, cessa de s’agiter. Alex sentit les derniers rayons sur son visage et ferma les yeux, savourant la sensation de légère chaleur, les oreilles remplies du clapotis d’un ferry fendant le fleuve. À peine le soleil fut-il couché que les gens s’égayèrent, comme si un charme était rompu. « En bas », redemanda Cara-Ann, qui s’élança sur le Front d’eau. Rebecca se précipita derrière elle en riant. Alex, lui, jeta un coup d’œil à son portable.

JD a besoin 2 tps pr D6D

Ok 2 Sancho

Cal : pa kestion

Chaque réponse suscita en Alex un mélange d’émotions devenues familières en l’espace d’un après-midi : un triomphe mâtiné de mépris face aux positives, une déception traversée d’admiration face aux négatives. Alors qu’il commençait à taper un SMS, il entendit un piétinement, puis le cri de sa fille : « Zuzeeee-TE ! » Il s’empressa de ranger son smartphone, trop tard : Cara-Ann tirait sur son jean. « Za, à moi. » Rebecca se coula entre eux : « C’est donc cela la sucette.

— Apparemment.

— Tu lui as permis de s’en servir ?

— Rien qu’une fois, c’est un drame ? fit Alex, dont le cœur battait néanmoins la chamade.

— Tu as modifié les règles sans me demander mon avis ?

— Absolument pas. J’ai cafouillé, d’accord ? Je n’ai pas droit à l’erreur ? »

Rebecca haussa un sourcil. Alex sentit qu’elle le scrutait. « Pourquoi maintenant ? insista-t-elle. Aujourd’hui, après tout ce temps… je ne comprends pas.

— Il n’y a rien à comprendre ! » s’énerva Alex, pensant à part lui : Comment est-elle au courant ? Que sait-elle ?

Ils se dévisagèrent dans la lumière déclinante. Cara-Ann attendit sans protester, ayant manifestement oublié la sucette. C’était le moment de parler à Rebecca du marché conclu avec Bennie – là, maintenant, tout de suite ! – mais Alex était paralysé, comme si la révélation était déjà empoisonnée. Saisi d’une envie absurde d’envoyer un SMS à sa femme, il se surprit en train d’en composer un mentalement : nouvo tafbcp $ pos. stp grd espri ouver.

« On s’en va », dit Rebecca.

Alex remit Cara-Ann dans le porte-bébé et ils descendirent de la digue, pénétrant dans l’obscurité. Tandis qu’ils avançaient le long des rues sinistres, le souvenir de sa rencontre avec Rebecca occupa les pensées d’Alex. Après avoir vainement essayé de rattraper le voleur de sac à tête de loup, il l’avait convaincue de boire des bières accompagnées de burritos, puis ils avaient fait l’amour sur le toit de l’immeuble de la jeune fille, Avenue D, pour échapper à ses trois colocataires. Il se rappela qu’il ne connaissait pas alors le nom de famille de Rebecca et, soudain, le prénom de la fille qui travaillait pour Bennie fusa : Sasha. Il lui revint en mémoire sans qu’il le cherche, telle une porte qui s’ouvre. Sasha. Alex le grava dans son esprit et les premiers souvenirs surgirent dans son sillage : un hall d’hôtel ; un petit appartement surchauffé. C’était comme tenter de retrouver un rêve. L’avait-il baisée ? Alex le supposait – cela se terminait de la sorte avec toutes les nanas qu’il rencontrait dans sa jeunesse, si difficile que ce fût à imaginer maintenant qu’il partageait un lit conjugal saturé d’odeurs de bébé et de relents chimiques de couches biodégradables. Sasha refusait de livrer quoi que soit au sujet d’une relation sexuelle ; il eut l’impression qu’elle lui décochait une œillade (yeux verts ?) et s’esquivait.

Ta apri la nouveL ? lut Alex sur son smartphone un soir où il était assis dans son coin habituel, devant la fenêtre.

Oui.

La « nouvelle », c’était que Bennie avait décidé que le concert de Scotty Hausmann aurait lieu en extérieur, au Footprint. Ce changement obligerait les perroquets d’Alex à travailler davantage (au même tarif) afin que tous les spectateurs potentiels sachent où se rendre.

Bennie avait téléphoné à Alex pour le prévenir. « Scotty n’est pas fana des salles. À mon avis, il sera plus content à l’extérieur. » C’était la dernière d’une avalanche d’exigences et de souhaits particuliers. « Scotty est un solitaire » (d’où la caravane, expliquait Bennie). « Il a du mal à entretenir une conversation » (d’où son refus de donner des interviews). « Il se méfie de la technologie » (d’où son refus de commenter un flux de données ou de répondre aux SMS que ses fans envoyaient par le biais de la page que Bennie avait créée pour lui). La photo de Scotty qui y figurait – un type aux cheveux longs, un sourire tout en dents de porcelaine, entouré d’une pléthore de ballons colorés – exaspérait Alex chaque fois qu’il la regardait.

Koi 2 9 ? demanda-t-il à Lulu par texto. Dé huitre ?

manG seul chinoi

!

di kil è mieu en vrè

jamé renconTré

vrMen ??

timid

#@&*

Pendant les pauses de ces conversations qui pouvaient durer indéfiniment, Alex contrôlait ses perroquets : vérifiant les éloges délirants sur Scotty Hausmann de leurs pages et flux de données, ajoutant les absentéistes à une liste de « contrevenants ». Il n’avait pas vu, ni même parlé de vive voix à Lulu depuis leur rendez-vous trois semaines auparavant ; elle vivait dans sa poche et il lui avait attribué une vibration spéciale.

Alex leva les yeux. L’immeuble en construction obstruait désormais le bas des fenêtres, son échafaudage formait une silhouette verticale derrière laquelle on apercevait à peine la flèche de l’Empire State Building. Dans quelques jours, elle deviendrait invisible. Cara-Ann avait eu peur lors de la première apparition de la structure irrégulière, chargée d’ouvriers, si bien qu’Alex s’était évertué à en faire un jeu : « L’immeuble s’élève », répétait-il tous les jours comme si la progression était formidable, porteuse d’espoir, et Cara-Ann lui donnait la réplique, tapant dans ses mains et claironnant : « Plus haut, plus haut ! »

building Cleve, tapa-t-il alors pour Lulu, non sans remarquer à quel point le langage de bébé tenait bien dans l’espace restreint d’un SMS.

building ? voulut savoir Lulu

pré du mi1 + 2 lumièr ni dR.

tu peu pa stopé ça ?

esayé

tu peu pa bouG ?

coinC

ny, répondit Lulu. D’abord étonné car la jeune fille ne maniait pas le sarcasme, Alex comprit qu’elle n’avait pas écrit l’abréviation de gentil5, mais celle de New York.

Le jour du concert, il faisait exceptionnellement chaud et sec : trente-deux degrés. Une lumière dorée rasante transperçait leurs yeux aux carrefours et étirait leurs ombres sur une longueur insensée. Les arbres, en fleurs dès janvier, arboraient des ébauches de feuilles. Rebecca avait revêtu Cara-Ann d’une robe de l’été précédent, au plastron orné d’un canard, et tous les trois rejoignirent une foule de jeunes couples avec enfants dans la passerelle couverte de la Sixième Avenue. Cara-Ann se trouvait sur le dos d’Alex dans le nouveau porte-bébé en métal qu’ils venaient d’acheter pour remplacer celui en tissu. Les poussettes étaient interdites dans les rassemblements publics, au motif qu’elles gêneraient une éventuelle évacuation.

Alex s’était interrogé sur la façon dont il allait proposer à Rebecca d’assister au concert, mais au bout du compte cela s’était avéré inutile. Un soir où elle vérifiait les messages sur son smartphone après avoir couché leur fille, elle lui avait demandé : « Scotty Hausmann… c’est le type que Bennie Salazar nous a fait écouter, non ? »

Alex ressentit une petite déflagration intérieure : « Je crois. Pourquoi ?

— On me rebat les oreilles avec le concert gratuit qu’il donne samedi au Footprint. Pour les enfants et les adultes.

— Ah bon.

— Ça te permettrait de renouer avec Bennie. » Elle était toujours vexée pour Alex que le producteur ne l’ait pas embauché. Du coup, il se sentait coupable chaque fois que le sujet revenait sur le tapis.

« C’est vrai, admit-il.

— Alors, on y va. Pourquoi s’en priver si c’est gratuit ? »

Au-delà de la 14e Rue, les gratte-ciel se raréfièrent et le soleil, encore trop bas dans le ciel de février pour qu’on puisse s’en protéger, les éblouit. Dans la lumière aveuglante, Alex faillit ne pas reconnaître son vieux copain Zeus qu’il tenta aussitôt d’éviter – c’était l’un de ses perroquets. Trop tard : Rebecca l’avait déjà interpellé. Natasha, sa petite amie russe, l’accompagnait ; chacun portait l’un de leurs jumeaux de six mois dans un sac kangourou.

« Vous allez écouter Scotty ? lança Zeus comme s’ils étaient sur un pied d’intimité avec le chanteur.

— En effet, répondit prudemment Alex. Vous aussi ?

— Et comment ! Une guitare à résonateur avec un bottle-neck – t’en as déjà entendu une en live ? Sans parler du rockabilly. » Outre son travail pour une banque du sang, Zeus consacrait son temps libre à aider des enfants trisomiques à fabriquer et vendre des sweat-shirts imprimés. Alex se surprit à chercher sur le visage de Zeus des signes visibles de son rôle de perroquet, mais son ami paraissait fidèle à lui-même jusqu’à la barbiche qu’il avait gardée, si démodé que ce fût.

« Il paraît qu’il est génial en live, intervint Natasha avec son accent prononcé.

— J’ai entendu le même son de cloche. Venant, au moins, de huit personnes, renchérit Rebecca. C’est presque bizarre.

— Pas du tout, voyons ! s’exclama Natasha avec un rire dur. Elles sont payées pour ça. »

Le feu aux joues, il en était sûr, Alex eut du mal à croiser le regard de Natasha. Apparemment, elle avait parlé en toute innocence : Zeus n’avait pas vendu la mèche.

« Il s’agit pourtant de gens que je connais », insista Rebecca.

C’était l’une de ces journées où un visage familier surgit à chaque carrefour, vieux potes, amis d’amis, relations et gens qu’on a le sentiment d’avoir croisés en d’autres occasions. Alex habitait la ville depuis trop longtemps pour se souvenir des lieux où il les avait rencontrés. Les boîtes où il avait été DJ ? Le cabinet d’avocats où il avait été assistant ? Les matchs de basket au parc de Tompkins Square auxquels il avait participé en amateur pendant des années ? Depuis son arrivée à New York, à l’âge de vingt-quatre ans, il s’était senti sur le départ — Rebecca et lui étaient prêts à déménager à tout moment si un meilleur boulot se présentait dans une ville moins dispendieuse – mais le temps s’était écoulé, à telle enseigne qu’il lui semblait avoir vu au moins une fois chaque habitant de Manhattan. Alex se demanda si Sasha était dans la foule. Il se surprit à la chercher parmi les visages vaguement familiers bien qu’il ignorât à quoi elle ressemblait aujourd’hui, comme si la réponse à cette question devait être sa récompense dans le cas où il la reconnaîtrait au bout de tant d’année.

Vous vous dirigez vers le sud ?... on en a entendu parler…

pas uniquement pour les gosses… il est censé se produire en live…

Après le neuvième ou dixième échange de ce genre aux abords de Washington Square, Alex fut soudain convaincu que tous ces gens, parents avec enfants ou non, célibataires ou en couple, homos ou hétéros, avec ou sans piercings, allaient écouter Scotty Hausmann. Chacun d’entre eux. La découverte le submergea d’une vague d’incrédulité, à laquelle succédèrent un sentiment de responsabilité et de pouvoir – il l’avait fait, nom de Dieu, il avait été génial ! –, un malaise (il ne tirait aucune fierté de ce triomphe) et de la peur : et si Scotty Hausmann n’était pas un grand artiste ? Et s’il était médiocre ou pis encore ? Aussitôt, il s’administra un cataplasme sous forme de texto cérébral : non, sa m regard pa. G sui 1visibl.

« Ça va ? lui demanda Rebecca.

— Oui, pourquoi ?

— Tu as l’air tendu.

— Ah bon ?

— Tu me broies la main. » Souriant sous ses minuscules lunettes rondes, elle ajouta : « C’est agréable. »

Une fois dans Lower Manhattan (où la densité d’enfants était désormais la plus élevée du pays), Alex, Rebecca et Cara-Ann se fondirent dans la marée humaine qui débordait du trottoir et remplissait les rues. La circulation était au point mort. Des hélicoptères sillonnaient le ciel, déchirant l’air de ces vrombissements qui insupportaient Alex les premières années – une telle stridence ! – et auxquels il avait fini par s’accoutumer : le prix de la sécurité. Aujourd’hui, leur caquet militaire paraît opportun, pensa Alex, balayant du regard l’océan de sacs, de porte-bébés ventraux et dorsaux, les plus grands enfants portant les petits, ne s’agissait-il pas d’un genre d’armée ? Une armée d’enfants : incarnation de la confiance en des adultes qui ignoraient en posséder encore.

Si ya D enfants, ya 1 avnir, 1 ?

Les nouveaux gratte-ciel s’élevaient en superbes spirales dans le ciel. Nettement plus beaux que les précédents (Alex n’en avait vu que des photos), ils avaient l’aspect de sculptures plutôt que de tours, car ils étaient vides. À mesure qu’elle s’en approchait, la foule ralentissait, reculait, tandis que les premiers pénétraient dans l’espace autour des miroirs d’eau. La densité des policiers et agents de sécurité (repérables à leurs smartphones officiels) devenait tout à coup palpable de même que les caméras de surveillance installées sur les corniches, les lampadaires et les arbres. L’importance de l’événement remontant à plus de vingt ans effleura Alex, ce qui lui arrivait chaque fois qu’il se rendait au Footprint. Il le percevait à la manière d’un bruit assourdi, la vibration de troubles anciens. C’était plus insistant que jamais – un crépitement sourd qui semblait d’une familiarité originelle, comme s’il avait bourdonné au cœur de tous les sons qu’Alex avait produits et recueillis au fil des ans : leur pulsation secrète.

Rebecca lui serra la main. Ses doigts fuselés étaient moites : « Je t’aime, Alex.

— Ne le formule pas de cette façon, on dirait qu’une catastrophe est imminente.

— Je suis nerveuse, expliqua-t-elle. L’anxiété m’a gagnée, moi aussi.

— C’est à cause des hélicoptères. »

« Parfait, murmura Bennie. Attends ici, Alex, si ça ne t’ennuie pas. Devant cette porte. »

Alex avait laissé Rebecca, Cara-Ann et leurs amis au milieu d’une foule de plusieurs milliers de personnes à présent. Chacun attendait patiemment, puis moins patiemment, le début du concert – dont l’heure ne cessait d’être reportée –, tout en observant quatre techniciens sur les dents monter la garde devant l’estrade où Scotty Hausmann était censé jouer. Après que Lulu l’avait prévenu par SMS que Bennie avait besoin d’aide, Alex était passé sous les fourches caudines de la sécurité pour gagner la caravane du chanteur.

À l’intérieur, Bennie et un vieux technicien étaient vautrés dans des fauteuils pliants noirs. Pas l’ombre de Scotty Hausmann. La gorge sèche, Alex pensa : G sui 1visibl.

« Bennie, écoute-moi, disait le technicien, dont les mains tremblaient sous les manchettes de sa chemise en flanelle à carreaux.

— Tu en es capable, martela celui-ci. J’en suis sûr.

— Bennie, écoute-moi.

— Reste devant la porte, Alex », ordonna Bennie pour la deuxième fois. Il avait raison : Alex comptait s’approcher pour lui demander quelle mouche le piquait, bordel de merde : pousser ce technicien décati à monter sur scène à la place de Scotty Hausmann ? Le faire passer pour le chanteur ? Un mec aux joues creuses et aux mains si rouges et noueuses qu’il arriverait tout juste à tenir des cartes au poker, mais en aucun cas l’étrange et sensuel instrument coincé entre ses genoux ? Mais à peine le regard d’Alex se fut-il attardé sur celui-ci qu’il comprit, les entrailles tordues par un horrible spasme : le technicien décati était Scotty Hausmann.

« Les gens sont là, reprit Bennie. C’est parti, je n’ai aucun moyen d’arrêter la machine.

— Il est trop tard. Je suis trop vieux. Je… Je ne peux pas. »

On aurait dit que Scotty Hausmann venait de pleurer ou qu’il allait fondre en larmes – les deux, peut-être. Ses cheveux mi-longs repoussés en arrière, ses yeux vitreux, éteints, le tout produisait une impression désastreuse, bien qu’il soit rasé de près. Alex ne reconnaissait que ses dents : blanches, étincelantes, manifestement gênées de ne pouvoir faire grand-chose pour ce visage ravagé. Et Alex comprit que Scotty Hausmann n’existait pas. C’était un mot-enveloppe à forme humaine : une cosse dont l’essence s’était évaporée.

« Tu le peux, Scotty. Et tu le dois », proféra Bennie avec son calme habituel. Alex aperçut toutefois une pellicule de sueur sous les cheveux argentés qui se clairsemaient. « Le temps est un casseur ? Tu vas le laisser te bousculer ?

— Le casseur a gagné. »

Bennie prit une profonde inspiration, un coup d’œil jeté à sa montre fut l’unique signe de son impatience. « Tu es venu me voir, Scotty, tu te rappelles. Il y a une vingtaine d’années – tu le crois, toi, que ça remonte à si loin ? Tu m’as apporté un poisson.

— Ouais.

— J’ai cru que tu allais me tuer.

— J’aurais dû, fit Scotty, partant d’un éclat de rire sec, caverneux. C’était mon intention.

— Et quand j’ai touché le fond – quand Steph m’a flanqué à la porte et qu’on m’a viré de Sow’s Ear –, je t’ai cherché. Tu te souviens de ce que je t’ai dit lorsque je t’ai retrouvé en train de pêcher au bord de l’East River ? »

Scotty marmonna quelques mots.

« Qu’il était temps que tu deviennes une vedette. Et qu’est-ce que tu m’as répondu ? » S’approchant de Scotty, Bennie emprisonna les poignets tremblotants de l’homme dans ses mains plutôt élégantes et l’interrogea du regard. « “Chiche”, voilà ce que tu m’as dit. »

Il y eut une longue pause. Puis, sans crier gare, Scotty se leva d’un bond, renversant son fauteuil alors qu’il se ruait vers la porte de la caravane. Alex, qui se serait volontiers effacé pour le laisser passer, comprit enfin lorsque Scotty le devança et tenta de l’y obliger que son boulot – la seule raison pour laquelle Bennie l’avait posté là –, c’était d’empêcher le chanteur de s’échapper. Ils luttèrent dans un silence entrecoupé de halètements. Scotty collait presque sa figure décharnée contre celle d’Alex qui respirait son haleine chargée – de la bière bue récemment ou pas ? Non, de Jägermeister.

Bennie agrippa Scotty par-derrière, mais il ne le retint pas vraiment – Alex s’en rendit compte quand Scotty lui donna un coup de boule dans le plexus solaire. Alex se plia en deux, le souffle coupé. Il entendit Bennie s’adresser au chanteur à voix très basse, comme s’il tentait de calmer un cheval.

Dès qu’il put à nouveau respirer, Alex fit un effort pour intervenir : « Bennie, s’il n’en a pas envie… »

Scotty voulut frapper le visage d’Alex. Celui-ci sauta de côté si bien que le poing du musicien s’abattit sur la porte fragile. Une odeur de sang, tannique, envahit la pièce.

Alex fit une nouvelle tentative : « Bennie, ça m’a l’air d’être un genre de… »

Se dégageant brutalement de l’étreinte de Bennie, Scotty donna un coup de genou dans les couilles d’Alex qui s’effondra sur le sol où il se recroquevilla en position fœtale, terrassé par la souffrance. Scotty le poussa violemment du pied et ouvrit la porte.

« Bonjour », lança une voix dehors. Une voix claire, sonore, vaguement familière. « C’est Lulu. »

Malgré sa douleur atroce, Alex parvint à tourner la tête et à regarder ce qui se passait devant la caravane. Les yeux baissés, Scotty n’avait pas bougé de l’entrée. La lumière rasante du soleil d’hiver embrasait les cheveux de Lulu, nimbant son visage d’un halo. Elle bloquait le passage au chanteur, un bras sur chaque petite rampe en métal. La seconde d’hésitation de Scotty, tandis qu’il contemplait la ravissante jeune fille, fut sa perte.

« Je peux vous accompagner ? » demanda Lulu.

Bennie s’était précipité pour récupérer la guitare, qu’il tendit à Scotty au-dessus du corps étendu d’Alex. Le musicien la saisit, la tint contre son torse et prit une inspiration saccadée. « À condition que tu me donnes le bras, chérie », répondit-il. L’ombre de ce qui subsistait de l’ancien Scotty Hausmann, sexy et canaille, vacilla devant Alex.

Lulu accepta. Ils rejoignirent la foule : le vieux schnock portant le bizarre instrument tout en longueur, escorté par une jeune femme qui aurait pu être sa fille. Bennie aida Alex à se relever. Ils leur emboîtèrent le pas. Alex avait des jambes en coton, flageolantes. La marée humaine s’écarta spontanément, ouvrant un chemin jusqu’à l’estrade où l’on avait installé un tabouret et douze énormes microphones.

« Lulu ! s’exclama Alex.

— Elle va diriger le monde », affirma Bennie.

Scotty monta sur la scène et s’assit sur le tabouret. Sans jeter un regard au public, ni prononcer un mot de présentation, il se mit à jouer « I Am a Little Lamb », un morceau dont la simplicité était démentie par le son de cordes pincées de sa guitare slide, l’exubérance de sa complexité métallique. Il enchaîna avec « Goats Like Oats » et « A Little Tree Is Just Like Me ». Les amplis avaient suffisamment de puissance pour éclipser le vrombissement de l’hélicoptère et diffuser la musique jusqu’aux derniers rangs de la foule, là où elle disparaissait entre les tours. Alex aurait voulu rentrer sous terre, persuadé que ces milliers de spectateurs qu’il avait mobilisés d’une façon peu recommandable, dont la bonne volonté avait été mise à rude épreuve par la longue attente, allaient le conspuer. Il n’en fut rien. Les pointeurs, qui connaissaient déjà les chansons, applaudirent Scotty et l’acclamèrent, tandis que les adultes semblaient intrigués, attentifs aux doubles sens et strates cachées, faciles à déceler. Il est possible qu’une foule à un moment particulier de l’histoire crée un objet pour justifier son rassemblement, comme aux premiers happenings de Human Be-In, Monterey Pop et Woodstock. À moins que les interminables années de guerre et de surveillance n’aient suscité en chacun d’eux un désir insatiable de voir leur malaise personnifié par un guitariste solitaire tenant à peine sur ses jambes. Quoi qu’il en soit, un crescendo approbateur aussi palpable que la pluie monta du centre de la multitude, dévala jusqu’à la périphérie où il s’écrasa sur les gratte-ciel et les miroirs d’eau, avant de rebondir vers Scotty avec une force décuplée et de le soulever de son tabouret (les techniciens s’empressèrent de régler les micros), faisant exploser la cosse qu’il paraissait être quelques secondes plus tôt et libérant une violence charismatique. Tous ceux qui étaient présents assurent que le concert a vraiment commencé à cet instant-là, lorsque Scotty a entonné des chansons composées sous le manteau pendant des années – personne ne les connaissait, personne n’avait rien entendu de pareil : « Eyes in My Head », « X’s and O’s », « Who’s Watching Hardest ? » – ballades sur la paranoïa et l’exclusion arrachées au cœur d’un homme dont on devinait au premier regard qu’il n’avait de sa vie eu une page, un profil Facebook, une télécommande ou un smartphone, ni figuré dans les données de qui ou de quoi que ce soit, un type qui avait vécu en marge, oublié et plein de rage, d’une façon que l’on qualifiait désormais de pure. D’intègre. En réalité, savoir qui a vraiment assisté à ce premier concert de Scotty Hausmann est difficile – aussi vaste et bondé qu’ait été l’endroit, il n’aurait pu contenir tous ceux qui le prétendent. Maintenant que Scotty est entré dans le domaine du mythe, le monde entier veut le posséder. Au fond, c’est normal. Un mythe n’appartient-il pas à tous ?

Debout à côté de Bennie qui observait Scotty sans cesser de pianoter avec frénésie sur son smartphone, Alex eut l’impression de revivre une scène de son passé. Le regret de ne pas être auprès de Rebecca et Cara-Ann le traversa, puis lui serra le cœur. Son smartphone localisa aisément celui de sa femme, mais de nombreuses minutes furent nécessaires pour la repérer dans la foule grâce au zoom. Alors qu’il la cherchait, Alex fit un panoramique sur des visages extatiques parfois ruisselants de larmes d’adultes, des sourires édentés d’enfants aux anges ou des jeunes, dont Lulu, qui tenait par la main un Noir sculptural. Le couple contemplait Scotty Hausmann avec la joie délirante de membres d’une génération découvrant un être digne de sa vénération.

Alex distingua enfin Rebecca. Souriante, Cara-Ann dans ses bras, elle dansait. Elles étaient trop loin pour qu’il les rejoigne, et la distance lui parut irréversible, un abîme qui l’empêcherait à jamais de toucher la soie délicate des paupières de Rebecca ou de sentir, sous les côtes de sa fille, les battements précipités de son cœur. Sans le zoom, il ne les voyait même pas. En désespoir de cause, il envoya un SMS à Rebecca, aten moi stp ma joli, et dirigea le zoom sur son visage le temps qu’elle réagisse à la vibration, s’arrête de danser et sorte son smartphone.

« Un tel événement n’arrive qu’une fois dans ta vie si tu es l’homme le plus veinard de la terre, déclara Bennie.

— Tu y as contribué.

— Non, Alex, non, c’est ce que je veux te faire comprendre ! Je n’y suis pour rien ! » Euphorique depuis le début du concert, le col ouvert, il moulinait des bras. Le triomphe avait été fêté, le champagne débouché (du Jägermeister pour Scotty), les boulettes mangées à Chinatown. Il y avait eu un millier de questions de la presse auxquelles on avait répondu au pied levé ou qu’on avait reportées à plus tard. Des épouses joyeuses, rayonnantes, avaient raccompagné en taxi les petites filles. (« Tu l’as entendu ? As-tu jamais entendu un chanteur pareil ? » répéta Rebecca à Alex, avant de lui chuchoter à l’oreille : « Redemande un boulot à Bennie ! ») Lulu avait mis un terme aux festivités en présentant son fiancé, Joe, un Kenyan qui préparait un doctorat en robotique à Columbia. À présent, il était beaucoup plus tard que minuit, et Bennie et Alex se promenaient dans le Lower East Side parce que le premier avait eu envie de marcher. Aussi bizarre que cela puisse paraître, Alex était déprimé et son désir de dissimuler cet état d’âme à Bennie l’oppressait.

« Tu as été formidable, le félicita ce dernier en lui ébouriffant les cheveux. Tu es fait pour ça, je te le dis. »

Fait pour quoi ? faillit lâcher Alex. Il resta silencieux un instant avant de poser sa question : « Tu as autrefois employé une fille… dénommée Sasha ? »

Bennie s’immobilisa. On aurait dit que le nom flottait entre eux, incandescent. « Oui, répondit-il. C’était mon assistante. Tu l’as connue ?

— Je l’ai rencontrée une fois, il y a très longtemps.

— Elle habitait tout près d’ici, ajouta Bennie, se remettant en route. Sasha. Cela fait des lustres que je n’ai pas pensé à elle.

— Comment était-elle ?

— Géniale. Je l’adorais. Sauf qu’elle était cleptomane. » Bennie jeta un coup d’œil à Alex. « Elle piquait des trucs.

— Tu plaisantes.

— Non. C’était une sorte de maladie, enfin je crois. »

Une association d’idées tentait de prendre forme dans l’esprit d’Alex, mais il ne parvenait pas à la développer. Avait-il deviné que c’était une voleuse ? L’avait-il découvert au cours de cette nuit-là ? « Alors… tu l’as virée ?

— Bien obligé. Au bout de douze ans. Elle était comme l’autre moitié de mon cerveau. Les trois quarts, en fait.

— Tu n’as aucune idée de ce qu’elle est devenue ?

— Aucune. Si elle travaillait encore dans la profession, je le saurais. Encore que… peut-être pas, reconnut Bennie en riant, moi aussi j’ai été sur la touche. »

Ils marchèrent en silence un petit moment. La lune baignait les rues du Lower East Side de sa clarté sereine. Le souvenir de Sasha préoccupait visiblement Bennie. Il bifurqua dans Forsyth, fit quelques pas et s’arrêta. « Ici », dit-il, parcourant du regard un vieil immeuble, dont le vestibule éclairé au néon apparaissait derrière du Plexiglas rayé. « C’est ici qu’habitait Sasha. »

Levant les yeux vers le bâtiment couvert de suie qui se détachait sur le ciel lavande, Alex fut traversé par une impression fugace de déjà-vu. Il frissonna comme s’il revenait sur des lieux n’existant plus.

« Quel appartement, tu te le rappelles ?

— 4F, je crois. » L’instant d’après, Bennie reprit : « Tu as envie de voir si elle est là ? »

Le grand sourire qui lui fendait le visage le rajeunissait. Nous sommes des complices rôdant devant l’appartement d’une jeune femme, songea Alex.

« Son nom de famille, c’est Taylor ? demanda-t-il, lisant l’étiquette écrite à la main à côté de l’interphone.

— Non. Ce pourrait être un colocataire.

— Je sonne », annonça Alex.

Il se pencha vers l’interphone. Chaque électron de son corps était aspiré par l’escalier raide et mal éclairé dont il se souvenait désormais aussi nettement que s’il était sorti de chez Sasha le matin même. Il se vit le monter et entrer dans un appartement exigu, confiné, où prédominaient le violet et le vert, où flottaient des relents de vapeur, des effluves de bougies parfumées. Le sifflement d’un radiateur. Des objets sur les rebords de la fenêtre. Une baignoire dans la cuisine – oui, elle en avait une ! Il n’en avait jamais vu d’autre.

Les deux hommes attendirent, côte à côte, figés, fébriles, déstabilisés. Alex découvrit qu’il retenait sa respiration. Sasha leur ouvrirait-elle ? Bennie et lui graviraient-ils la volée de marches jusqu’à sa porte ? Alex la reconnaîtrait-il ? Le reconnaîtrait-elle ? En cet instant précis, son désir de revoir Sasha prit enfin une forme précise : il s’imagina entrer dans son appartement et s’y retrouver – jeune homme plein de projets et d’idéaux, avec l’avenir devant lui. Le fantasme lui infusa un regain d’espoir. Alex appuya de nouveau sur l’interphone et, au fil des secondes, une béance se creusa en lui. La pantomime absurde vola en éclats.

« Elle n’est pas là, je parie qu’elle est loin d’ici, conclut Bennie, contemplant le ciel. J’espère qu’elle mène une vie qui lui convient, elle le mérite. »

Ils repartirent. Alex sentit une douleur irradier ses yeux et sa gorge. « Je ne comprends pas ce qui m’est arrivé, constata-t-il. Franchement. »

Bennie, l’homme entre deux âges, aux cheveux d’argent en bataille et au regard pensif, lui répondit : « Tu as vieilli, Alex, comme nous tous. »

Alex baissa les paupières et écouta : le rideau métallique d’un magasin se baissait. Un chien aboyait férocement. Des camions rugissaient sur les ponts. La nuit veloutée bruissait dans ses oreilles. Et il y avait ce couplet, toujours le même, qui, au fond, n’était peut-être pas un écho, mais la chanson de la fuite du temps.

la nui bleu

lé ru ke tu voi pa

la chanson ki çen va jamé

Un claquement de talons sur le trottoir déchira le silence. Alex ouvrit brusquement les yeux, puis Bennie et lui se retournèrent, pivotèrent sur leurs talons en réalité, cherchant Sasha dans l’obscurité cendreuse. Or il s’agissait d’une autre jeune fille, nouvelle venue en ville, qui tripotait ses clés.

Notes

1. « Va te faire foutre, putain. »

2. « T’es super, chef ! »

3. Mélange d’héroïne et de cocaïne.

4. Sandwich garni de corned-beef, de choucroute, d’emmenthal et de sauce russe.

5. Nice.