4
Un safari
I. La savane
« Tu te souviens de Hawaï, Charlie ? De la nuit où nous sommes allés à la plage et où il s’est mis à pleuvoir ? »
Rolph s’adresse à sa sœur aînée, Charlene, qui abhorre son prénom. Ils sont accroupis devant un feu de camp avec les autres participants au safari. Rolph prend rarement la parole et Lou, leur père, assis derrière eux sur une chaise pliante (tandis qu’ils font des dessins dans la poussière avec des bouts de bois), est un producteur de disques dont la vie privée intéresse tout le monde. Aussi, ceux qui se trouvent à proximité tendent-ils l’oreille.
« Tu te rappelles ? Papa et maman sont restés à table pour boire un autre verre…
— Impossible », intervient leur père, lançant un coup d’œil aux ornithologues amateurs. Deux femmes qui ne se séparent jamais de leurs jumelles, même la nuit, comme si elles espéraient repérer des oiseaux dans l’arbre illuminé par les flammes.
« Tu te rappelles, Charlie ? La chaleur sur cette plage balayée par un vent dément ? »
Mais Charlie se concentre sur les jambes de son père, enlacées à celles de Mindy, sa maîtresse. Ils ne tarderont pas à souhaiter bonne nuit au groupe et à se retirer sous leur tente. Ils y feront l’amour sur l’un des lits de camp ou à même le sol. Charlie les entend de la tente voisine qu’elle partage avec son frère – non pas les bruits qu’ils font, les mouvements. Rolph est trop jeune pour le remarquer.
Charlie rejette la tête en arrière, son père sursaute. Lou approche de la quarantaine. La peau de son visage à mâchoire carrée de surfeur est un peu flasque sous les yeux.
« Tu étais marié à maman lors de ce voyage, précise sa fille, d’une voix déformée par la tension de son cou qu’enserre un collier de chien en coquillages.
— Je le sais, Charlie », acquiesce Lou.
Les deux ornithologues d’âge mûr échangent un sourire triste. Lou est l’un de ces hommes dont le charme fou a engendré une succession de perturbations d’ordre privé dont les répercussions sont encore perceptibles : deux mariages ratés, deux autres enfants restés à Los Angeles, trop jeunes pour les entraîner dans ce safari de trois semaines. Le safari est une nouvelle entreprise de son vieux copain d’armée, Ramsey, avec qui il picolait et faisait la foire, ayant échappé de justesse à la guerre de Corée.
Rolph tire sa sœur par l’épaule. Pour lui, il est primordial qu’elle se souvienne, qu’elle sente tout de nouveau : le vent, l’infini de l’océan ténébreux, les regards avec lesquels ils sondaient la nuit comme à l’affût d’un signe du monde lointain des adultes. « Tu te rappelles, Charlie ?
— Ouais, répond-elle, les yeux plissés. Absolument. »
Les guerriers samburu1 sont arrivés – ils sont quatre. Deux tiennent des tambours et, dans l’ombre, un enfant s’occupe d’une vache à robe jaune et à longues cornes. Ils étaient déjà venus la veille après la traque du gibier, alors que Lou et Mindy « faisaient la sieste ». Et Charlie avait échangé des coups d’œil timides avec le plus beau des guerriers, qui arbore des cicatrices en forme de rails sinueux sur son torse, ses épaules et son dos aux proportions parfaites.
Charlie se lève et s’approche des guerriers : une fille maigrichonne en short et chemise de coton ornée de petits boutons de bois. Elle a des dents un peu irrégulières. Dès que les joueurs de tambour tapotent sur leurs instruments, le guerrier de Charlie et son compagnon se mettent à chanter : voix gutturales jaillissant de leurs entrailles. Charlie se trémousse devant eux. Au cours de ces dix jours en Afrique, elle a changé, adoptant le comportement des filles qui l’impressionnent aux États-Unis. Dans une bourgade aux maisons en parpaing visitée quelques jours auparavant, elle avait bu une mixture à l’aspect boueux et fini par offrir ses boucles d’oreilles en argent (un cadeau d’anniversaire de son père) à la propriétaire d’une hutte, jeune femme aux seins gorgés de lait. Comme elle était en retard, Albert, un employé de Ramsey, était venu la chercher. « Prépare-toi, l’avait-il avertie. Ton père pique une crise. » Charlie s’en était autant fichue qu’elle s’en fiche maintenant ; elle ne songe qu’à retenir l’attention volatile de son père, dont elle perçoit le trouble tandis qu’elle danse, seule, devant le feu.
Lâchant la main de Mindy, Lou se redresse. L’envie le démange d’attraper le bras mince de sa fille et de l’arracher à ces Noirs. Il s’en empêche, bien sûr, ce serait reconnaître qu’elle a gagné.
Le guerrier sourit à Charlie. Il a dix-neuf ans, seulement cinq de plus qu’elle, et vit loin de son village depuis l’âge de dix ans. Il a cependant suffisamment chanté devant les touristes américains pour savoir que, dans son monde, Charlie est une enfant. Dans trente-cinq ans, en 2008, il sera partie prenante de la violence tribale entre les Kikuyu et les Luo et périra dans un incendie. Il aura eu quatre femmes et soixante-trois petits-enfants, dont un garçon nommé Joe qui héritera de son lalema : le poignard de chasse qui pend maintenant sur sa hanche dans un étui de cuir. Après des études d’ingénieur à l’université de Columbia, Joe sera spécialiste de robotique visuelle – une technologie qui détecte le moindre mouvement suspect – grâce à son enfance passée à scruter la savane à la recherche de traces de lion. Il épousera une Américaine, Lulu, et demeurera à New York. Il inventera un dispositif à balayage qui deviendra un appareil utilisé pour surveiller la foule. Lulu et lui achèteront un loft à TriBeCa, où la dague de son grand-père sera exposée dans un cube en Plexiglas, sous une lucarne.
« On va faire un tour, fiston », souffle Lou à l’oreille de Rolph.
Le garçon se lève et s’éloigne en compagnie de son père. Chacune des douze tentes formant un cercle autour du brasier est prévue pour deux personnes. Il y a aussi trois toilettes extérieures, une cabine de douche où l’eau chauffée sur le feu coule d’une outre qu’actionne une corde. Derrière les petites tentes réservées au personnel dressées près de la cuisine, se dérobant aux regards, s’étend la brousse, obscure et bruissante, où on leur a recommandé de ne pas s’aventurer.
« Ta sœur fait n’importe quoi, elle est cinglée, déclare Lou qui marche à grands pas.
— Pourquoi tu dis ça ? » demande Rolph. Il n’a pas trouvé que sa sœur se conduisait comme une cinglée. Mais son père le comprend de travers.
« Les femmes sont folles, reprend celui-ci. Pourquoi ? C’est un mystère impossible à élucider, quand bien même on y consacrerait sa vie.
— Pas maman.
— C’est vrai, reconnaît Lou, un peu calmé. En fait, ta mère ne l’est pas assez. »
Les chants et roulements de tambour s’interrompent tout à coup, laissant Lou et Rolph seuls sous la lumière tranchante de la lune.
« Et Mindy, elle est toquée ? enchaîne Rolph.
— Bonne question. À ton avis ?
— Elle adore lire. Elle a emporté des tas de bouquins.
— Ah bon ?
— Je l’aime bien, mais je ne sais pas si elle est dingue. Ou si elle l’est suffisamment », ajoute Rolph.
Lou passe le bras autour du garçon. S’il avait été porté à l’introspection, il aurait perçu depuis longtemps que son fils était le seul être au monde capable de l’apaiser. Et qu’il avait beau souhaiter qu’il lui ressemble, c’était ce qui le distinguait de lui qu’il préférait : son aptitude au silence et à la méditation, sa sensibilité à la nature et à la souffrance d’autrui.
« Aucune importance, dit Lou. D’accord ?
— D’accord. »
Les femmes s’éclipsent aussi subitement que les roulements de tambour. Rolph se retrouve seul avec son père, tandem invincible. À onze ans, il a deux certitudes : il appartient à son père, qui lui appartient.
Ils restent immobiles, environnés par la brousse pleine de murmures, sous un ciel criblé d’étoiles. Rolph ferme et ouvre les yeux. Je me souviendrai de cette nuit toute ma vie, pense-t-il. Et il a raison.
À leur retour au camp, les guerriers sont partis. Seuls quelques durs à cuire de la Faction de Phoenix (ainsi que Lou surnomme les participants du safari originaires de cette ville suspecte) sont encore assis près du feu, comparant les clichés des animaux de la journée. Rolph rampe à l’intérieur de sa tente, enlève son pantalon et s’allonge en tee-shirt et caleçon sur son lit de camp. Il croit Charlie endormie. Quand elle parle, sa voix lui révèle qu’elle a pleuré :
« T’étais où ? »
II. Les collines
« Qu’est-ce que tu trimballes dans ton sac à dos ? »
C’est Cora, l’agent de voyages de Lou. Elle déteste Mindy, qui ne le prend toutefois pas personnellement – il s’agit d’une Haine structurelle, une expression de son cru qu’elle trouve très utile dans ce périple. Une quadragénaire célibataire dissimulant les tendons de son cou sous des chemisiers à col officier méprise structurellement la petite copine de vingt-trois ans d’un mec de pouvoir, l’employeur de la femme en question dont, de surcroît, il paie le voyage.
« Des livres d’anthropologie, répond Mindy à Cora. Je suis les cours de doctorat à Berkeley.
— Pourquoi est-ce que tu ne les lis pas ?
— J’ai mal au cœur en voiture. »
Pour plausible que ce soit, Dieu sait, dans les jeeps cahotantes, Mindy ment. Elle ne comprend pas vraiment pourquoi elle n’a ouvert aucun bouquin de Boas, Malinowski ou John Murra, en revanche elle est certaine d’apprendre autrement, d’une manière qui se révélera tout aussi enrichissante. Lors d’instants d’audace, sous l’effet du café noir bouilli servi tous les matins dans la tente-cantine, Mindy s’est même demandé si son intuition sur les rapports entre structures sociales et réactions affectives pouvait aboutir à davantage qu’une resucée de Lévi-Strauss – un perfectionnement, une application contemporaine. Mindy n’est qu’en deuxième année de troisième cycle.
Leur jeep est la dernière d’une file de cinq qui se traînent sur une piste à travers une savane dont le brun apparent masque un vaste spectre de couleurs : violets, verts, rouges. Albert, l’Anglais ronchon, adjoint de Ramsey, est au volant. Mindy s’est débrouillée pour éviter de monter dans sa voiture pendant plusieurs jours, mais il a acquis la réputation de découvrir les plus beaux animaux et les enfants de Lou ont réclamé de faire la route avec lui, même s’ils n’en cherchent pas aujourd’hui — ils vont s’établir dans les collines et passer leur première nuit du voyage à l’hôtel. Or, les rendre heureux, du moins autant que c’est structurellement possible, relève des attributions de Mindy.
Ressentiment structurel : la fille ado d’un homme deux fois divorcé, incapable de supporter la présence de la nouvelle copine de celui-ci, s’efforce, dans la mesure de ses moyens limités, de détourner l’attention de son père de la copine en question. Sa sexualité naissante étant son arme principale.
Affection structurelle : le fils préadolescent d’un homme deux fois divorcé (dont il est le préféré) accepte volontiers la nouvelle copine de son père parce qu’il n’a pas encore appris à distinguer les amours et désirs de son père des siens. En un sens, il l’aime et la désire. Et elle est maternelle avec lui, même si elle n’a pas l’âge d’être sa mère.
Lou ouvre la grosse mallette en aluminium où les éléments de sa nouvelle caméra sont disposés dans la mousse de protection, telles les pièces détachées d’un fusil. Il s’en sert pour dissiper l’ennui qui l’envahit dès qu’il est réduit à l’immobilité. Il y a bricolé un minuscule magnétophone doté d’oreillettes pour écouter cassettes de démo et mixages bruts. De temps à autre, il tend l’appareil à Mindy, pour avoir son avis ; chaque fois, la musique qui déferle dans ses tympans – les siens uniquement – la chavire au point qu’elle en a les larmes aux yeux. À cause de l’intimité, de la métamorphose de son environnement en un montage mirifique, comme si elle regardait cette virée en Afrique avec Lou d’un futur lointain.
Incompatibilité structurelle : un homme de pouvoir deux fois divorcé est incapable de reconnaître, a fortiori d’approuver, les ambitions d’une femme beaucoup plus jeune que lui. Leur relation sera, par définition, provisoire.
Désir structurel : la très jeune maîtresse d’un homme de pouvoir sera inéluctablement attirée par le seul type à sa portée qui méprise le pouvoir de son mec.
Albert conduit, un coude à l’extérieur de la fenêtre. Présence essentiellement silencieuse, il engloutit ses repas dans la tente-cantine, donne des réponses laconiques aux questions qu’on lui pose (« Tu habites où ? – Mombasa. – Ça fait combien de temps que tu vis en Afrique ? – Huit ans. – Qu’est-ce qui t’a décidé à venir ici ? – Tout un tas de raisons. ») Il se joint rarement aux autres après le dîner. Un soir où elle se rendait aux toilettes, Mindy l’a aperçu en train de boire une bière et de rigoler avec les chauffeurs kikuyu devant l’autre feu, près des tentes du personnel. Il se déride rarement quand il est avec le groupe. Chaque fois que ses yeux croisent par hasard ceux de Mindy, elle a honte : parce qu’elle est jolie ; parce qu’elle couche avec Lou ; parce qu’elle se raconte que ce voyage constitue une exploration anthropologique sur la dynamique de groupe et les enclaves ethnographiques alors qu’elle ne recherche que le luxe, l’aventure et un répit dans la cohabitation avec ses quatre colocataires insomniaques.
Assis à la place du mort, Chronos délire sur les animaux. C’est le bassiste des Mad Hatters, un des groupes de Lou, qui l’a invité de même que le guitariste et leurs deux petites amies. Le quatuor se livre à une concurrence viscérale (Fixation structurelle : une obsession collective induite par le contexte devenant un champ de bataille provisoire pour la cupidité, l’envie, l’esprit de compétition des protagonistes). Ils se lancent des défis tous les soirs – c’est à qui aura vu le plus d’animaux, à quelle distance. Ils prennent à témoin les occupants de leurs jeeps respectives et promettent de fournir des preuves indiscutables dès qu’ils feront développer les pellicules à leur retour aux États-Unis.
Cora, l’agent de voyages, est installée derrière Albert. À côté, regardant par la fenêtre, il y a Dean, un acteur blondinet dont le talent pour enfoncer les portes ouvertes – « Il fait chaud », « Le soleil se couche », « Il n’y a pas beaucoup d’arbres » – est une source constante d’amusement pour Mindy. Lou participe à la création de la bande sonore d’un film où joue Dean. Apparemment, sa sortie apporterait une célébrité stratosphérique instantanée à l’acteur. Derrière lui, Rolph et Charlie montrent leur magazine Mad à Mildred, l’une des ornithologues. D’ordinaire, son amie Fiona et elle ne quittent pas Lou, qui ne cesse de flirter avec elles et de les asticoter pour qu’elles l’emmènent observer les oiseaux. Le plaisir qu’il prend à la compagnie de ces septuagénaires (il ne les connaissait pas avant le voyage) intrigue Mindy. Elle ne l’explique par aucune raison structurelle.
Sur la dernière banquette, près de Mindy, Lou, le torse à l’extérieur du toit ouvrant, prend des photos au mépris de l’interdiction de se lever lorsque la voiture roule. Albert donne soudain un coup de volant qui catapulte Lou sur son siège et sa caméra lui cogne le front. Il injurie Albert. La progression cahotante de la jeep dans les hautes herbes couvre ses invectives. Ils se sont écartés de la piste. Chronos se penche par la fenêtre ; Mindy se rend compte qu’Albert fait ce détour pour lui donner une chance de marquer un point sur ses rivaux. À moins que la tentation de faire tomber Lou n’ait été irrésistible ?
Au bout d’une à deux minutes, la jeep émerge à quelques mètres d’une troupe de lions. Ils les contemplent, bouche bée, muets de stupéfaction : ils n’ont jamais approché aucun animal d’aussi près au cours du safari. Le moteur continue à tourner, Albert tient le volant d’une main hésitante, mais les lions semblent tellement détendus, tellement indifférents, qu’il coupe le contact. Dans le silence ponctué par le cliquetis métallique qui suit l’arrêt du moteur, ils entendent la respiration des fauves : deux femelles, un mâle, trois lionceaux. Ceux-ci et l’une des femelles dévorent une carcasse de zèbre sanglante. Les autres somnolent.
« Ils mangent », constate Dean.
Les doigts de Chronos tremblent tandis qu’il rembobine un film dans son appareil. « Merde, merde, n’arrête-t-il pas de marmonner. »
Albert allume une cigarette – c’est interdit dans la brousse – et attend, sans s’intéresser davantage au spectacle que s’il s’était arrêté devant des toilettes.
« On peut se mettre debout ? demandent les enfants. Ce n’est pas dangereux ?
— En tout cas, je ne vais pas m’en priver », claironne Lou joignant le geste à la parole.
Charlie, Rolph, Chronos et Dean l’imitent. Mindy se retrouve seule avec Albert, Cora et Mildred, laquelle observe les lions dans ses jumelles.
« Comment as-tu su ? » finit par demander Mindy.
Albert pivote pour la regarder. Il a des cheveux indisciplinés et une moustache brune, à l’aspect duveteux. Une ombre d’humour traverse son visage : « Une simple supposition.
— À un kilomètre.
— Au bout de tant d’années passées ici, il a sans doute un sixième sens », intervient Cora.
Albert se détourne et exhale la fumée par sa fenêtre ouverte.
« Tu as vu quelque chose ? » s’obstine Mindy.
Contre toute attente, Albert lui fait de nouveau face et se penche sur le dossier de son siège, croisant son regard entre les jambes nues des enfants. Le désir qui ébranle Mindy est si puissant qu’elle a l’impression qu’on lui tord les entrailles. À en juger par l’expression d’Albert, c’est réciproque.
« Des broussailles piétinées, répond-il, sans la lâcher des yeux. Comme si une bestiole avait été poursuivie. Ç’aurait pu être n’importe quoi. »
Se sentant exclue, Cora pousse un soupir las. « Quelqu’un peut me donner sa place ? lance-t-elle à ceux qui regardent par le toit.
— Tout de suite », dit Lou.
Chronos le prend de vitesse et se baisse sur le siège passager. Cora se lève, sa large jupe imprimée flotte autour d’elle. Le sang martèle les tempes de Mindy. De même que celle d’Albert, sa fenêtre se trouve sur la gauche, du côté opposé aux lions. Mindy observe Albert mouiller ses doigts pour éteindre sa cigarette. Assis en silence, ils sont indifférents aux animaux les plus spectaculaires du safari ; une brise tiède soulève les poils de leurs bras qui pendent à l’extérieur.
« Tu me rends fou », murmure Albert. On dirait qu’un souffle sort par sa fenêtre et rentre par celle de Mindy, telle la vibration sonore d’un carillon éolien. « Tu t’en es certainement rendu compte.
— Non.
— Eh bien, c’est le cas.
— J’ai les mains liées.
— Pour toujours ? »
Mindy sourit : « Je t’en prie. C’est un intermède.
— Et après ?
— Un troisième cycle à Berkeley. »
Albert laisse échapper un petit rire, dont Mindy n’est pas sûre de comprendre le sens. Trouve-t-il amusant qu’elle soit à l’université ou que Berkeley et Mombasa, où il vit, soient des lieux incompatibles ?
« Chronos, espèce de cinglé, reviens ici. »
L’injonction est proférée par Lou, là-haut. Mindy, qui se sent apathique, presque droguée, ne réagit que lorsqu’elle perçoit un changement dans la voix d’Albert. « Non, siffle-t-il. Non ! Remonte dans la jeep. »
Mindy se tourne vers la fenêtre à sa droite. Se déplaçant à pas furtifs au milieu des lions, Chronos approche son appareil des têtes du mâle et de la femelle endormis et prend des photos.
« Recule, ordonne Albert d’un ton assourdi. En arrière, Chronos. Doucement. »
Le mouvement vient d’une direction à laquelle personne ne s’attendait : la femelle en train de déchiqueter le zèbre. Elle bondit sur Chronos, en un saut défiant la pesanteur que connaît le moindre propriétaire de chat. Elle l’atteint à la tête et le plaque au sol. Des cris retentissent, suivis d’un coup de feu. Ceux qui étaient levés dégringolent sur leurs sièges si brutalement que Mindy croit qu’ils ont été touchés. En fait, c’est la lionne. Albert l’a tuée avec un fusil qu’il avait caché quelque part, peut-être sous son siège. Les autres fauves se sont enfuis. Il ne reste que la carcasse du zèbre et le corps de la lionne de sous lequel dépassent les jambes de Chronos.
Albert, Lou, Dean et Cora se ruent hors de la jeep. Mindy s’apprête à les suivre, mais Lou l’en empêche ; elle comprend qu’il veut qu’elle s’occupe de ses enfants. Se penchant au-dessus du dossier, elle passe un bras autour de chacun d’eux. Comme ils regardent la scène, Mindy, submergée par la nausée, a peur de s’évanouir. Mildred n’a pas quitté sa place près des enfants et l’idée effleure Mindy que la vieille ornithologue était dans la jeep pendant son échange avec Albert.
« Chronos, il est mort ? demande Rolph d’un ton neutre.
— Non, je suis sûre que non, affirme Mindy.
— Pourquoi il ne bouge pas ?
— La lionne est sur lui. Tu vois bien qu’ils essaient de la tirer. Il n’a probablement rien.
— Il y a du sang dans la gueule du lion, constate Charlie.
— C’est celui du zèbre. Elle en dévorait un, tu te rappelles ? »
Mindy se donne un mal fou pour éviter de claquer des dents, elle tient à dissimuler sa terreur aux enfants – sa conviction que quoi qu’il se soit passé, c’est sa faute.
Ils attendent dans un isolement vibrant. Mildred pose une main noueuse sur l’épaule de Mindy, dont les yeux se remplissent de larmes.
« Il s’en sortira, assure la vieille dame avec douceur. Tu verras. »
Lorsque le groupe se presse dans le bar de l’hôtel de la montagne après le dîner, tout le monde semble avoir gagné quelque chose. Chronos, une victoire foudroyante sur le guitariste de son groupe et leurs petites amies respectives, au prix de trente-deux points de suture sur sa joue gauche qu’on pourrait aussi considérer comme une récompense (après tout, c’est une rock-star) et d’énormes cachets d’antibiotiques prescrits par un médecin anglais aux paupières tombantes, à l’haleine chargée de bière – un vieux pote d’Albert que celui-ci a déniché dans une bourgade, située à environ une heure des lions.
Albert a acquis le prestige d’un héros, ce que son attitude ne laisse transparaître en aucune manière. Il boit son bourbon d’un trait et marmonne des réponses aux questions écervelées de la Faction de Phoenix. Personne ne l’a encore mis en demeure de s’expliquer : Pourquoi t’être aventuré dans la brousse ? Pourquoi t’es-tu autant approché des lions ? Pourquoi n’as-tu pas empêché Chronos de sortir de la jeep ? Albert sait en revanche que Ramsey, son patron, n’y manquera pas, et que cela lui vaudra sans doute d’être viré : dernier en date d’une ribambelle d’échecs due à ce que sa mère, qui vit à Minehead, appelle ses « tendances autodestructrices ».
Les participants au safari de Ramsey ont gagné une histoire à raconter pour le restant de leurs jours. Du coup, quelques uns se chercheront sur Google et Facebook des années plus tard, faute de pouvoir résister au fantasme d’exaucement des vœux inhérent à ces portails : Qu’est-ce qui est donc arrivé à… ? Certains se retrouveront pour échanger des souvenirs et s’étonner de leurs transformations physiques respectives qui s’estomperont au fil des minutes. Dean, dont le succès le fuira jusqu’à l’âge mûr, où il jouera le rôle d’un plombier bedonnant et extraverti dans une sitcom, prendra un express avec Louise (une fillette potelée de douze ans de la Faction de Phoenix à l’époque du safari), qui l’aura googlisé à la suite de son divorce. Après le café, ils iront à l’hôtel Days Inn dans les environs de San Vicente pour une relation sexuelle incroyablement émouvante, puis à Palm Springs pour un week-end de golf et, enfin, à l’autel, en compagnie des quatre enfants adultes de Dean et des trois adolescents de Louise. Ce dénouement sera toutefois l’exception – pour la plupart d’entre eux, les retrouvailles déboucheront sur la découverte qu’avoir participé à un safari trente-cinq ans plus tôt ne signifie pas qu’on a beaucoup de points communs, si bien qu’ils se sépareront en se demandant ce qu’ils avaient espéré.
Les occupants de la jeep d’Albert ont acquis le statut de témoins, susceptibles d’être interrogés à perpétuité sur ce qu’ils ont vu, entendu, ressenti. Une bande de gosses, dont Rolph, Charlie, des jumeaux de Phoenix âgés de huit ans et Louise, détale sur un chemin de planches menant à un abri d’affût qui donne sur un point d’eau : une cabane remplie de bancs, dotée d’une ouverture par où regarder, invisible pour les animaux. Il fait sombre à l’intérieur. Les enfants se précipitent vers l’ouverture : pour l’instant, aucun animal ne s’abreuve.
« Vous avez vraiment vu le lion ? demande Louise, très intriguée.
— La lionne, rectifie Rolph. Il y en avait deux, plus un lion. Et trois petits.
— Elle parle du fauve qui a été tué, intervient Charlie, non sans impatience. Évidemment, on était à quelques centimètres !
— Mètres, la corrige Rolph.
— Les mètres sont composés de centimètres. On a tout vu », affirme Charlie.
Rolph déteste déjà ces conversations : l’excitation haletante qu’elles suscitent, le plaisir évident qu’y prend sa sœur. Une idée le perturbe : « Qu’est-ce qui va arriver aux petits ? La lionne abattue devait être leur mère – elle mangeait avec eux.
— Pas forcément, dit Charlie.
— N’empêche, si elle l’était…
— Peut-être que leur père s’occupera d’eux », suggère Charlie, d’un ton sceptique.
Les autres enfants se taisent, réfléchissant à la question. Une voix retentit au fond de la cabane :
« Les lions élèvent leurs petits ensemble. » Mildred et Fiona se trouvaient déjà là, à moins qu’elles ne viennent d’arriver. Ce sont de vieilles femmes, elles passent facilement inaperçues. « La troupe prendra vraisemblablement soin d’eux, ajoute Fiona. Même si c’est leur mère qui est morte.
— Ce n’est peut-être pas le cas, insiste Charlie.
— Effectivement », acquiesce Mildred.
Malgré la présence de la vieille dame dans la voiture, les enfants n’ont pas l’idée de lui demander ce qu’elle a vu.
Rolph prévient sa sœur : « Je rentre. »
Il remonte le chemin jusqu’à l’hôtel. Son père et Mindy n’ont pas quitté le bar enfumé : l’atmosphère festive, insolite, déroute Rolph. Il ne cesse de penser à la jeep, mais ses souvenirs sont embrouillés : le bond de la lionne ; la secousse provoquée par l’impact du fusil ; les gémissements de Chronos pendant le trajet jusque chez le médecin ; la flaque de sang qui se formait sous sa tête, sur le sol de la voiture, comme dans une bande dessinée. Sans oublier la sensation prégnante de Mindy l’entourant de ses bras par-derrière, la joue contre sa nuque, l’odeur qu’elle dégageait : non pas une odeur de pain comme celle de sa mère, mais salée, presque aigre, semblable à celle des fauves, aurait-on dit.
Rolph rejoint son père. Celui-ci interrompt une anecdote sur l’armée que Ramsey et lui sont en train de raconter : « Fatigué, fiston ?
— Tu veux que je t’accompagne à l’étage ? », propose Mindy.
Rolph hoche la tête : c’est ce dont il a envie.
La nuit bleutée, infestée de moustiques, s’engouffre par les fenêtres de l’hôtel. Devant le bar, Rolph est soudain moins las. Après avoir récupéré ses clés à la réception, Mindy suggère : « Allons sur la véranda. »
Ils sortent. L’obscurité a beau régner, les montagnes, encore plus sombres, se découpent sur le ciel. Rolph entend vaguement les voix des autres enfants monter de la cabane. Il est soulagé de leur avoir échappé. Debout avec Mindy au bord de la véranda, il contemple le paysage. L’odeur salée, acidulée, de la jeune fille l’assaille. Rolph perçoit qu’elle attend quelque chose, alors il attend aussi, le cœur battant.
Une toux résonne au fond de la véranda. Rolph distingue le bout orangé d’une cigarette dans le noir, tandis qu’Albert s’approche d’eux en faisant crisser ses chaussures. « Bonsoir, toi », lance-t-il à Rolph. Comme il n’inclut pas Mindy, le garçon décide que ce salut s’adresse à eux deux.
« Bonsoir, répond-il.
— Qu’est-ce que vous faites ? » reprend Albert.
Rolph se tourne vers Mindy : « Qu’est-ce qu’on fait ?
— On admire la nuit. » Les yeux toujours tournés vers les montagnes, elle a une voix crispée. « On devrait monter », ajoute-t-elle à l’intention de Rolph avant de rentrer brusquement dans l’hôtel.
Dérouté par son impolitesse, le garçon demande à Albert :
« Tu viens ?
— Pourquoi pas ? »
Ils gravissent l’escalier, des bruits d’hilarité s’échappent du bar. Rolph se sent bizarrement obligé de faire la conversation : « Ta chambre aussi est là-haut ?
— Au bout du couloir. Numéro 3. »
Mindy ouvre la porte de celle de Rolph, où elle pénètre, laissant Albert dehors. Le petit garçon est soudain furieux contre elle.
« T’as envie de voir la chambre que je partage avec Charlie ? » propose-t-il à Albert.
Mindy émet un rire bref – le même que sa mère lorsqu’une situation l’agace par son absurdité. Albert s’avance dans la pièce banale, décorée de meubles en bois et de rideaux à fleurs poussiéreux. Du grand confort néanmoins, après dix nuits sous la tente.
« Très chouette », commente Albert.
Avec ses cheveux longs châtains et sa moustache, il a l’air d’un véritable explorateur, pense Rolph. Les bras croisés, Mindy regarde par la fenêtre. Rolph ne parvient pas à identifier l’atmosphère qui règne dans la chambre. Il croit qu’Albert en veut autant à Mindy que lui. Les femmes sont folles. Mindy est si mince, si souple, qu’elle pourrait se glisser dans un trou de serrure ou sous une porte. Son pull violet, très fin, se soulève et s’abaisse au rythme de sa respiration. Rolph n’en revient pas de bouillir de colère à ce point.
Albert prend une cigarette qu’il tapote sur son paquet, sans l’allumer. Le tabac sort par les deux bouts, elle n’a pas de filtre. « Eh bien, dit-il, bonne nuit à tous les deux. »
Rolph avait imaginé que Mindy le borderait dans son lit, l’enlacerait comme dans la jeep. C’est hors de question à présent. Il n’a aucune envie d’enfiler son pyjama en sa présence, surtout qu’il est imprimé de petits lutins bleus. « Tout va bien, lui assure-t-il, conscient de son ton glacial. Tu peux t’en aller.
— D’accord. » Elle rabat les draps, fait bouffer l’oreiller, règle l’ouverture de la fenêtre. Rolph sent qu’elle cherche des raisons de s’attarder.
« Ton père et moi serons juste à côté, lui rappelle-t-elle. Tu le sais, n’est-ce pas ? »
Rolph maugrée quelque chose d’inaudible puis se calme : « Oui. »
III. Le sable
Cinq jours plus tard, ils prennent un train de nuit pour se rendre à Mombasa. Un vieux convoi interminable qui ralentit toutes les deux ou trois minutes, laissant juste le temps à des voyageurs de sauter dehors par une porte, ballots plaqués sur leur poitrine, et à d’autres celui de grimper tant bien que mal. Le groupe de Lou et la Faction de Phoenix investissent la voiture-bar exiguë qu’ils partagent avec des Africains en complet-veston, coiffés de chapeaux melon. Charlie a droit à une bière, mais elle s’en procure deux supplémentaires grâce au beau Dean, debout derrière son tabouret. « Tu as des coups de soleil, constate-t-il, touchant d’un doigt la joue de l’adolescente. Le soleil d’Afrique tape.
— C’est vrai. »
Un grand sourire aux lèvres, Charlie boit au goulot. Depuis que Mindy a attiré son attention sur les platitudes de Dean, elle le trouve tordant.
« Tu dois t’enduire de crème solaire, enchaîne-t-il.
— Je sais… C’est ce que j’ai fait.
— Une fois, ça ne suffit pas. Il faut en remettre. »
Croisant le regard de Mindy, Charlie ne peut s’empêcher d’éclater de rire. Son père s’approche d’elle : « Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?
— La vie, dit-elle, s’appuyant sur lui.
— La vie ! ricane Lou. Quel âge as-tu ? »
Il la serre contre lui. Quand Charlie était petite, il le faisait tout le temps, mais cela lui arrive moins souvent depuis qu’elle grandit. Son père est tiède, presque chaud, et les battements de son cœur ressemblent à des coups tambourinés à une porte massive.
« Aïe, ton piquant me transperce ! » s’exclame Lou.
Charlie s’est attaché les cheveux avec ce piquant de porc-épic bleu et noir qu’elle a trouvé dans les collines. Son père l’enlève, la masse dorée cascade sur ses épaules en miroitant comme des éclats de verre. Elle s’aperçoit que Dean l’observe.
Les yeux étrécis, Lou regarde la pointe translucide du piquant : « Ça me plaît, c’est une arme dangereuse.
— Les armes sont nécessaires », décrète Dean.
Le lendemain après-midi, le groupe a pris ses quartiers dans un hôtel situé sur la côte, à une demi-heure de Mombasa. Mildred et Fiona, intrépides, apparaissent en maillot de bain imprimé de fleurs sur la plage blanche parcourue par des hommes au torse noueux vendant colliers et calebasses. Le tatouage de Méduse violette sur la poitrine de Chronos est moins surprenant que sa petite bedaine – une constante décevante chez bon nombre d’hommes, notamment les pères. À l’exception de Lou qui, lui, est mince, un peu sec, bronzé, car il fait quelquefois du surf. Il s’avance vers la mer laiteuse, enlaçant Mindy en bikini bleu fluo, dont la beauté dépasse les attentes (et elles étaient grandes).
Charlie et Rolph sont allongés côte à côte sous un palmier. Mécontente du maillot une pièce rouge choisi avec sa mère pour ce voyage, Charlie décide d’emprunter des ciseaux à la réception et de le couper pour en faire un deux-pièces.
« Je ne veux pas rentrer, annonce-t-elle, d’une voix ensommeillée.
— Maman me manque », dit Rolph. Son père et Mindy nagent. Le bikini de la jeune femme se reflète dans l’eau claire.
« Et si maman pouvait venir ?
— Papa ne l’aime plus. Elle n’est pas assez folle.
— Qu’est-ce que tu racontes ? »
Rolph hausse les épaules : « Tu crois qu’il est amoureux de Mindy ?
— Sûrement pas. Il en a marre de Mindy.
— Peut-être que Mindy l’aime ?
— Qu’est-ce qu’on en a à foutre ? Elles l’aiment toutes », conclut Charlie.
Après avoir nagé, Lou va chercher harpons, masques et tubas, sans céder à la tentation de suivre Mindy dans leur chambre, malgré le désir évident de celle-ci. Elle devient dingue au lit depuis qu’ils ne campent plus sous la tente (les femmes ont de drôles d’idées à propos des tentes) – déchaînée, elle lui arrache ses vêtements pour le peloter à des moments bizarres, prête à remettre ça alors qu’il a tout juste terminé. À présent que le voyage touche à sa fin, il éprouve de la tendresse pour Mindy. Elle fait des études à Berkeley. Lou n’a jamais entrepris de voyage pour retrouver une femme, aussi ne la reverra-t-il sans doute pas.
Rolph lit sur le sable. Quand son père arrive avec le matériel, il pose Bilbo le Hobbit, sans protester et se lève. Comme Charlie les ignore, Lou se demande un instant s’il n’aurait pas dû l’emmener. Rolph et lui se dirigent vers le bord de la mer, mettent leurs masques et leurs palmes, suspendent les harpons à leurs ceintures. Rolph est maigre. Il doit faire plus de sport. Il est timoré dans l’eau. Lou lutte en permanence contre l’influence de sa mère qui passe son temps à lire ou à jardiner. Il aimerait que Rolph vive avec lui, mais ses avocats secouent la tête chaque fois qu’il aborde le sujet.
Les poissons aux couleurs chatoyantes, cibles faciles, mordillent les coraux. Lou en a harponné sept lorsqu’il s’aperçoit que Rolph n’en a tué aucun.
« C’est quoi le problème, fiston ? demande-t-il, quand ils sont remontés à la surface.
— Je préfère les regarder », explique Rolph.
Ils se sont approchés d’un éperon rocheux. Ils sortent prudemment de l’eau. Étoiles de mer, holothuries et oursins grouillent dans les flaques. Rolph s’accroupit pour les examiner. Les poissons sont dans un filet accroché à la taille de Lou. De la plage, Mindy les observe à travers les jumelles de Fiona. Elle leur fait signe de la main, ils lui répondent.
« Papa, qu’est-ce que tu penses de Mindy ? reprend Rolph tout en s’emparant d’un crabe minuscule.
— Elle est géniale. Pourquoi ? »
Le crabe ouvre ses petites pinces. Lou remarque avec plaisir que son fils sait comment le tenir. Rolph lui jette un coup d’œil : « Ben, tu sais, est-ce qu’elle est assez cinglée ? »
Lou éclate de rire. Il a oublié leur précédente conversation, en revanche Rolph n’oublie rien – une qualité qui enchante son père : « Oui, absolument. Mais la folie ne suffit pas.
— Je la trouve impolie, reprend Rolph.
— Avec toi ?
— Non. Avec Albert. »
Lou se tourne vers son fils, inclinant la tête : « Albert ? »
Lâchant le crabe, Rolph lui raconte l’histoire. Il se rappelle le moindre détail – véranda, escalier, numéro 3 – et se rend compte qu’il mourait d’envie de parler de ça à son père, en guise de punition à infliger à Mindy. Lou l’écoute attentivement, sans l’interrompre. Au fil de son récit, Rolph sent l’atmosphère s’alourdir d’une façon qu’il ne s’explique pas.
Dès qu’il se tait, son père prend une profonde inspiration et exhale. Il lance un regard à la plage. Le soleil est sur le point de se coucher si bien que les gens secouent le sable fin de leurs serviettes, se préparant à rentrer. Il y a une discothèque dans l’hôtel, où le groupe compte aller danser après le dîner.
« Ça s’est passé quand, exactement ? veut savoir Lou.
— Le même jour que les lions… Le soir. » Rolph attend un instant avant de poursuivre : « À ton avis, pourquoi elle a été aussi impolie ?
— Les femmes sont des salopes, voilà pourquoi. »
Bouche bée, Rolph dévisage son père, manifestement très en colère, au point qu’un muscle de sa joue palpite. Puis il est assailli par une rage aussi violente que celle qui le submerge parfois à la fin d’un week-end délirant passé avec Charlie autour de la piscine de Lou – rock-stars entassées sur le toit, guacamole et marmites de chili con carne – lorsqu’ils retrouvent leur mère dans son bungalow, solitaire, buvant du thé à la menthe. Il est furieux contre cet homme qui délaisse tout le monde.
« Elle ne sont pas… » Il est incapable de répéter le mot.
« Si, insiste Lou. Tu en seras convaincu, très bientôt. »
Rolph se détourne de son père. Faute de lieu où s’enfuir, il saute dans la mer et se dirige lentement vers le rivage en barbotant. Le soleil est bas à l’horizon, la mer clapoteuse et pleine d’ombres. Rolph a beau imaginer des requins sous ses pieds, il ne fait pas demi-tour et ne regarde pas derrière lui. Il continue à nager tant bien que mal vers le sable blanc, sachant d’instinct que ses efforts pour garder la tête hors de l’eau sont la plus exquise torture qu’il puisse infliger à son père – et aussi que, s’il se noie, Lou se précipitera pour le sauver.
Ce soir-là, Rolph et Charlie ont le droit de boire du vin au dîner. Si le goût amer déplaît à Rolph, il adore le flou tremblant que ça confère au décor : les gigantesques fleurs semblables à des becs disséminées dans la salle à manger ; le poisson harponné par son père que le chef a préparé avec des olives et des tomates ; Mindy dans une robe verte chatoyante que son père enlace. Sa colère s’est dissipée, alors celle de Rolph aussi.
Lou vient de passer une heure à baiser Mindy, qui ne tient plus debout. Il pose une main sur sa cuisse mince, la glisse sous l’ourlet, guettant le trouble de son regard. Lou ne supporte pas la défaite, il ne la perçoit que comme un aiguillon à son inéluctable victoire. Il doit gagner. Il se fiche d’Albert, invisible au demeurant. Albert est moins que rien (celui-ci est d’ailleurs rentré chez lui, à Mombasa). L’important, c’est de le faire comprendre à Mindy.
Il remplit les verres de Mildred et de Fiona jusqu’à ce que leurs joues se marbrent de rouge. « Vous ne m’avez toujours pas emmené observer les oiseaux, les morigène-t-il. J’ai beau vous le réclamer sans arrêt, c’est peine perdue.
— Nous pourrions y aller demain, suggère Mildred. Nous espérons apercevoir des oiseaux du littoral.
— C’est une promesse ?
— Solennelle.
— Viens, souffle Charlie à l’oreille de son frère. On se casse. »
Ils sortent furtivement de la salle à manger bondée et déboulent sur la plage argentée. Les palmiers s’agitent et crépitent comme sous l’effet de la pluie. Pourtant le fond de l’air est sec.
« Ça ressemble à Hawaï », constate Rolph. Il aimerait que ce soit vrai. Les éléments sont là : l’obscurité, la plage, sa sœur. Mais ce n’est pas du tout la même atmosphère.
« Sans la pluie, précise Charlie.
— Sans maman.
— Je crois qu’il va épouser Mindy, enchaîne Charlie.
— Sûrement pas ! Tu as dit qu’il n’était pas amoureux d’elle.
— Et alors ? Ça ne l’empêchera pas de l’épouser. »
Ils se laissent tomber sur le sable encore un peu tiède, rayonnant d’un éclat lunaire, où s’écrase la mer spectrale.
« Elle n’est pas si mal, reprend Charlie.
— Je ne l’aime pas. Pourquoi tu joues à l’expert international ?
— Je connais papa. »
Charlie ne se connaît pas. Dans quatre ans, à dix-huit ans, elle rejoindra une secte établie au Mexique dont le gourou charismatique préconise un régime à base d’œufs crus et manquera mourir d’une infection alimentaire, la salmonellose, avant d’être sauvée par Lou. Une dépendance à la cocaïne exigera une reconstruction partielle de son nez qui changera son apparence. Après d’innombrables liaisons avec des mecs aussi nuls que dominateurs, elle se retrouvera seule à la trentaine et s’efforcera de réconcilier Rolph et Lou, qui seront brouillés à ce moment-là.
En revanche, elle connaît son père. Il épousera Mindy, c’est ce que gagner signifie pour lui, d’autant que l’envie de Mindy de mettre un terme à cet étrange épisode et de reprendre ses études s’évanouira dès l’instant où elle ouvrira la porte de son appartement de Berkeley et sera assaillie par l’odeur de lentilles en train de mijoter : l’un des ragoûts à bon marché constituant la base de l’alimentation de ses colocataires. Elle s’effondrera sur un canapé avachi, récupéré sur un trottoir, déballera ses nombreux livres et s’apercevra n’avoir pratiquement rien lu pendant les semaines où elle les aura trimballés en Afrique. Lorsque le téléphone sonnera, son cœur bondira.
Insatisfaction structurelle : retrouver une situation qui vous a convenu après avoir fait l’expérience d’un mode de vie plus exaltant ou plus luxueux et découvrir qu’on ne la supporte plus.
Mais nous nous écartons du sujet.
Rolph et Charlie galopent sur la plage, attirés par la lumière et la musique de la discothèque en plein air. Ils se précipitent pieds nus dans la foule, laissant des traces de sable sur une piste de danse translucide posée sur des losanges aux couleurs changeantes. Rolph a la sensation que la ligne de basse trépidante affecte ses battements de cœur.
« Viens danser », lance Charlie.
Elle se trémousse devant lui – c’est ainsi que la nouvelle Charlie a l’intention de danser à son retour aux États-Unis. Sauf que Rolph, gêné, est incapable de la suivre. Les autres les entourent : Louise, la fille potelée qui a un an de plus que lui danse avec Dean. Ramsey enlace une des mères de la Faction de Phoenix. Lou et Mindy sont collés l’un à l’autre, mais la jeune femme pense à Albert, ce qui lui arrivera souvent après avoir épousé Lou et eu deux filles, les cinquième et sixième enfants de ce dernier, l’une après l’autre, comme pour prendre de vitesse l’inévitable abandon de son mari. Sur le papier, Lou n’aura plus un sou et Mindy finira par être agent de voyages pour élever ses gamines. Pendant un certain temps, elle mènera une vie morose : ses enfants pleurnicheront trop, en sorte que ce voyage en Afrique lui paraîtra avoir été la dernière période heureuse de son existence, synonyme de liberté et d’insouciance. Albert sera l’objet de fantasmes absurdes et futiles, et elle s’interrogea parfois sur ses faits et gestes, sur le cours qu’aurait pris son existence si elle s’était enfuie avec lui, comme il l’avait suggéré en plaisantant à moitié lorsqu’elle l’avait retrouvé dans la chambre numéro 3. Bien sûr, elle comprendra plus tard qu’« Albert » était une projection de ses regrets d’avoir manqué de maturité et fait des choix catastrophiques. Quand ses deux enfants seront au lycée, elle reprendra ses études, terminera son doctorat à l’université de Californie et entamera une carrière d’ethnologue, passant le plus clair des trente années suivantes à étudier les structures sociales dans la forêt tropicale brésilienne. Sa plus jeune fille travaillera pour Lou, deviendra sa protégée et héritera de son affaire.
« Regarde, dit Charlie à Rolph, haussant le ton pour couvrir
la musique. Les ornithologues nous observent. »
Vêtues de leur longue robe à fleurs, Mildred et Fiona sont assises sur des chaises devant la piste. Elles leur font signe. C’est la première fois qu’elles n’ont pas leurs jumelles.
« J’imagine qu’elles sont trop vieilles pour danser, suppute Rolph.
— Ou peut-être qu’on leur fait penser à des oiseaux.
— Ou peut-être qu’elles regardent les gens quand il n’y a pas d’oiseaux.
— Allez, Rolphus, viens danser », insiste Charlie.
Elle lui prend les mains. Dès qu’ils se mettent à bouger à l’unisson, Rolph sent sa timidité se dissiper miraculeusement, comme s’il grandissait en ce moment précis, sur la piste, pour devenir un garçon capable de se trémousser avec des filles telles que sa sœur. Charlie s’en rend compte. D’ailleurs, ce souvenir la hantera le restant de ses jours, longtemps après que Rolph se sera fait sauter la cervelle, à vingt-huit ans, dans la maison de leur père : son frère, les cheveux lissés, les yeux pétillants, apprenant à danser. Mais la femme qui se souviendra ne s’appellera plus Charlie ; à la mort de Rolph, elle reprendra son véritable prénom – Charlene –, dissociée à jamais de la fille qui dansait avec son frère en Afrique. Charlene se coupera les cheveux et entrera en fac de droit. Lorsqu’elle aura un fils, elle s’interdira de l’appeler Rolph, malgré son désir de le faire, à cause du chagrin persistant de ses parents. Aussi lui donnera-t-elle ce nom en privé. Des années plus tard, elle se tiendra avec sa mère devant un terrain de base-ball pour le regarder jouer et lever parfois les yeux au ciel, l’air rêveur.
« Charlie, devine ce que je viens de découvrir ! » l’interpelle Rolph.
Elle se penche vers son frère. Un grand sourire aux lèvres, il lui entoure la tête des mains pour dominer la musique tonitruante. Son haleine tiède, suave, caresse l’oreille de Charlie.
« Je crois que ces vieilles dames n’ont jamais observé d’oiseaux. »
Notes
1. Le peuple samburu est proche de celui des Massaï. Il vient du Sud-Soudan et s’est établi au nord du mont Kenya.