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Une cure d’or

Ce jour-là, les souvenirs mortifiants assaillirent Bennie dès le début de la réunion matinale, tandis qu’il écoutait la plaidoirie d’une de ses productrices déléguées qui voulait larguer Stop/Go, un groupe de sœurs avec lequel il avait signé un contrat pour trois disques deux ans auparavant. À l’époque, cela avait semblé un pari judicieux : la musique des sœurs, jeunes et adorables, était survoltée, simple, accrocheuse (Bennie l’avait qualifiée de « croisement entre Cyndi Lauper et Chrissie Hynde »), avec une basse tonitruante et des percussions marrantes, il se souvenait d’une clarine. En plus, leurs textes étaient corrects : bon sang, elles avaient vendu douze mille CD sans monter sur scène avant même qu’il les ait entendues. Concevoir des tubes, un marketing astucieux et une vidéo efficace les propulseraient au sommet.

Sauf que les sœurs frisaient la trentaine, l’informa Collette, la productrice, en sorte qu’on ne pouvait plus les faire passer pour des bachelières, d’autant moins que l’une d’elle avait une gamine de neuf ans. Leurs musiciens suivaient des cours en fac de droit. Elles avaient viré deux producteurs, un troisième les avait lâchées, et toujours aucun album.

« Qui est leur manager ? voulut savoir Bennie.

— Leur père. J’ai leur nouveau mixage brut, précisa Collette. Les voix sont ensevelies par sept guitares. »

Ce fut à ce moment-là que le souvenir envahit Bennie (suscité par le mot « sœur » ?) : il était accroupi derrière un couvent de Westchester au lever du soleil après une nuit de nouba – vingt ans auparavant, c’était bien ça ? Plus ? Des sons d’une pureté cristalline, d’une douceur poignante, s’élevaient dans le ciel pâlissant : les religieuses cloîtrées qui ne voyaient personne de l’extérieur et avaient fait vœu de silence chantaient la messe. La phosphorescence de l’herbe mouillée sous ses genoux irritait ses yeux fatigués. Bennie entendait encore l’écho des voix des religieuses au creux de ses oreilles, leur beauté céleste.

Il avait organisé un rendez-vous avec leur mère supérieure – la seule à qui on avait le droit de parler –, emmené deux filles du bureau en guise de couverture et patienté dans une sorte d’antichambre jusqu’à ce que la mère supérieure se profile derrière une ouverture carrée pareille à une fenêtre sans vitre. Entièrement vêtue de blanc, le visage enserré par une guimpe. Bennie se rappelait les éclats de rire gonflant ses joues roses, peut-être parce que l’idée d’introduire Dieu dans des millions de foyers la ravissait ou que la nouveauté du baratin d’un découvreur de talents en pantalon de velours côtelé mauve l’amusait. Le marché avait été conclu en quelques minutes.

Bennie s’était approché du guichet pour la saluer (il se trémoussa sur son siège de salle de réunion, prévoyant le dénouement). La mère supérieure s’était un peu courbée, sa façon d’incliner la tête avait dû émoustiller Bennie car, s’appuyant sur le rebord, il l’avait embrassée sur la bouche : duvet velouté, odeur familière de poudre pour bébé, une fraction de seconde avant qu’elle pousse un cri et s’éloigne brusquement. Il s’était écarté, souriant malgré sa terreur, et avait vu son expression épouvantée, outragée.

« Bennie ? » Debout devant un meuble hi-fi, Collette brandissait le CD de Stop/Go. Tout le monde semblait attendre. « Tu veux l’écouter ? »

Coincé dans un méandre de sa mémoire vieux de vingt ans, Bennie se penchait vers la mère supérieure, telle la figurine détraquée d’un cadran d’horloge.

« Non. »

Il offrit son visage moite à la brise du fleuve s’engouffrant par les fenêtres de l’ancienne usine de torréfaction de café dont le label Sow’s Ear, qui s’y était installé il y a six ans, occupait désormais deux étages. Il n’avait jamais enregistré les religieuses. Un message l’attendait à son retour du couvent.

« Non, répéta-t-il à l’intention de Collette. Je n’en ai pas envie. » Il se sentait ébranlé, souillé. Il avait beau laisser tomber des artistes en permanence, parfois trois en une semaine, la honte qui le minait déteignait sur l’échec des sœurs de Stop/Go, comme s’il en était responsable. Puis un désir antinomique succéda à cette sensation, celui de retrouver l’enthousiasme qu’elles avaient fait naître en lui, de l’éprouver à nouveau. « Pourquoi est-ce que je ne leur rendrais pas visite ? »

Collette eut l’air médusée, soupçonneuse, inquiète. Le défilé d’expressions aurait amusé Bennie s’il n’avait été aussi désorienté. « Vraiment ? demanda-t-elle.

— Bien sûr. J’irai aujourd’hui, après avoir vu mon fils. »

Sasha, son assistante, lui apporta du café : lait et deux sucres. Il sortit une minuscule boîte en émail rouge de sa poche, fit sauter le fermoir compliqué, pinça quelques paillettes d’or entre ses doigts tremblants et les éparpilla dans sa tasse. Il suivait ce régime depuis deux mois, après avoir lu dans un livre sur les Aztèques que l’or associé au café était censé garantir la puissance sexuelle. L’objectif de Bennie était plus élémentaire : réveiller sa libido, mystérieusement disparue – quand, pourquoi ? il n’en savait trop rien. Son divorce d’avec Stephanie ? La bataille pour la garde de Christopher ? Son âge ? Il venait d’avoir quarante-trois ans. La peau tendre sous les cicatrices rondes des brûlures de son avant-bras gauche chopées à la « Réception », un récent fiasco manigancé par l’ancienne patronne de Stephanie en personne qui purgeait une peine de prison ?

Les paillettes d’or se posèrent en virevoltant sur la surface laiteuse du café. Ces tourbillons fascinaient Bennie, il les considérait comme autant de preuves de l’efficacité explosive de l’association or-café. Une activité frénétique qui l’avait conduit à tourner en rond la plupart du temps : n’était-ce pas une description assez juste de la lubricité ? Bennie était parfois soulagé de ne plus être tenaillé en permanence par l’envie de baiser. Le monde était indiscutablement un lieu plus paisible sans la demi-érection, sa sempiternelle compagne depuis l’âge de treize ans, mais souhaitait-il vivre dans un tel monde ? Tout en buvant son café agrémenté d’or, il jeta un coup d’œil aux seins de Sasha, devenus un test décisif de l’amélioration de son état. Il la désirait presque constamment depuis qu’elle travaillait pour lui, d’abord comme stagiaire, puis comme réceptionniste, enfin comme assistante (poste auquel elle s’accrochait, montrant une étrange réticence à devenir productrice), et elle avait réussi à se dérober sans jamais formuler un refus, ni le vexer, ni le faire sortir de ses gonds. Les seins de Sasha étaient moulés dans un pull jaune, très fin. Bennie ne ressentit rien, pas le moindre frémissement d’excitation inoffensive. Parviendrait-il ne serait-ce qu’à la dresser ?

Dans sa voiture, en route pour récupérer son fils, Bennie passait des Sleepers aux Dead Kennedys, groupes de San Francisco qui avaient rythmé sa jeunesse. Il les écoutait pour leur imperfection : de véritables musiciens jouant sur de véritables instruments dans un véritable studio. À présent, cette caractéristique (pour peu qu’elle existât encore) était un effet de conversion numérique, non le fruit d’un enregistrement sur une bonne vieille bande. Tout n’était qu’effets dans les produits exsangues que Bennie et ses pairs pondaient en série. Il travaillait inlassablement, fébrilement, pour rester au sommet, faire de la musique que les gens aimeraient, achèteraient, téléchargeraient sur leurs portables (et pirateraient, bien entendu), mais surtout pour satisfaire les foreurs de pétrole brut de la multinationale à qui il avait vendu sa maison de disques cinq ans auparavant. Bennie savait qu’il fabriquait de la merde. Trop limpide, trop aseptisé. La précision, la perfection, voilà le problème ; la numérisation, voilà le problème, elle vidait de substance tout ce qui se prenait dans les rets microscopiques de son système. C’était la mort du cinéma, de la photographie, de la musique. Un holocauste esthétique ! Bennie se gardait bien de proférer ces opinions à haute voix.

En réalité, ces vieux morceaux grisaient Bennie parce qu’ils déclenchaient un flot de réminiscences de ses seize ans, de ses copains de lycée – Scotty et Alice, Jocelyn et Rhea. Même si ça faisait des années qu’il n’en avait revu aucun (à part Scotty, lors d’une rencontre perturbante dans son bureau remontant à des lustres), il croyait toujours plus ou moins qu’il lui suffirait de se pointer un samedi soir à San Francisco pour les retrouver – cheveux verts, bardés d’épingles à nourrice – dans la queue devant la boîte Mabuhay Gardens (fermée depuis belle lurette).

Puis, tandis que Jello Biafra progressait frénétiquement dans « Too Drunk to Fuck », Bennie se rappela une cérémonie de remise de prix où, au lieu de présenter une pianiste de jazz comme incomparable, il l’avait traitée d’incompétente devant un public de deux cent cinquante personnes. Il n’aurait jamais dû s’y risquer : « incomparable » était un mot trop compliqué pour lui, il n’avait jamais réussi à le prononcer quand il avait répété son discours devant Stephanie. Sauf qu’il correspondait à la pianiste, dotée d’une cascade de cheveux d’or, diplômée de Harvard (elle l’avait laissé échapper). Bennie avait caressé le rêve fou de la mettre dans son lit, de sentir cette chevelure glisser sur ses épaules et son torse.

Il traîna devant l’école de Christopher, le temps que ce spasme mémoriel s’estompe. À son arrivée, il avait vu son fils traverser le terrain de sport avec ses copains. Chris sautillait — réellement –, lançant un ballon en l’air. En revanche, quand il s’affala dans la Porsche jaune de son père, toute trace de légèreté s’était dissipée. Pourquoi ? Chris était-il au courant de son couac lors de la cérémonie de remise des prix ? Bennie avait beau trouver ça débile, le désir de révéler l’impropriété de langage à cet élève de CM1 le tenaillait. Le Besoin d’avouer, c’est ainsi que le Dr Beet dénommait cette pulsion, et il avait exhorté Bennie à écrire ce qu’il souhaitait confier plutôt que d’en accabler son fils. Si bien que Bennie gribouilla incompétente au dos d’un ticket de parking de la veille. Se rappelant l’humiliation plus ancienne, il ajouta embrasser mère supérieure à la liste.

« Alors, chef, lança-t-il. Qu’est-ce que tu veux faire ?

— Sais pas.

— Quelque chose en particulier ?

— Pas vraiment. »

Bennie regarda par la fenêtre, désemparé. Deux mois auparavant, Chris lui avait demandé de remplacer le rendez-vous hebdomadaire chez le Dr Beet par « n’importe quoi ». Bennie regrettait d’avoir accepté : « n’importe quoi » avait débouché sur des après-midi sans but, souvent interrompus par Chris qui invoquait ses devoirs.

« Un café ? » suggéra Bennie.

L’éclair d’un sourire : « Je peux avoir un frappuccino ?

— Ne le dis pas à ta mère. »

Stephanie ne permettait pas à Chris de boire du café – c’était légitime, il avait neuf ans –, mais Bennie ne pouvait résister à la délicieuse complicité générée par cette désobéissance commune. Le Dr Beet appelait ça Dévoiement de la relation affective, et c’était frappé du même interdit que le Besoin d’avouer.

Leurs cafés à la main, ils remontèrent dans la Porsche. Chris aspira goulûment son frappuccino. Quant à Bennie, il sortit sa boîte en émail rouge, prit quelques paillettes d’or et les glissa sous le couvercle en plastique de son gobelet.

« C’est quoi ? » voulut savoir Chris.

Bennie sursauta. L’or devenait une telle habitude qu’il ne se cachait plus. « Un médicament, finit-il par répondre.

— Pour soigner quoi ?

— Des symptômes dont je souffre. » Ou pas, rectifia-t-il par-devers lui.

« Lesquels ? »

C’était l’effet du frappuccino ? Chris s’était redressé et il dévisageait Bennie avec ses grands yeux sombres, d’une beauté incontestable.

« Migraines.

— Je peux voir ? Le médicament dans ce machin rouge ? »

Bennie tendit la boîte minuscule à son fils, à qui deux secondes suffirent pour comprendre le mécanisme compliqué du fermoir. « Ouah, papa ! s’exclama-t-il. Qu’est-ce que c’est ?

— Je viens de te l’expliquer.

— On dirait de l’or. Des paillettes d’or.

— Ça en a la consistance.

— Je peux en goûter une ?

— Fiston, tu ne…

— Rien qu’une, d’accord ?

— D’accord », acquiesça Bennie avec un soupir.

Chris en choisit délicatement une et la posa sur sa langue.

« Ça a quel goût ? » ne put s’empêcher de demander Bennie. Il n’en avait consommé que dans son café, où cela n’avait aucune saveur.

« De métal, précisa son fils. C’est super. Je peux en avoir une autre ? »

Bennie mit le contact. Le bobard du médicament était-il trop énorme ? En tout cas, le gamin ne le gobait pas. « Une, pas plus. »

Il en prit une grosse pincée. Bennie s’efforça de ne pas s’appesantir sur le prix : il avait dépensé huit mille dollars les deux mois précédents. Une dépendance à la cocaïne lui aurait coûté moins cher.

Les yeux fermés, Chris suçotait l’or.

« Papa, ça me réveille grave de l’intérieur.

— Intéressant. C’est exactement ce que c’est censé faire.

— Ça marche ?

— Apparemment.

— Mais pour toi ? » insista Chris.

Bennie était presque certain que son fils lui avait posé davantage de questions ces dix dernières minutes que pendant l’année et demie qui s’était écoulée depuis sa séparation d’avec Stephanie. La curiosité pouvait-elle être un effet secondaire de l’or ?

« J’ai toujours des migraines », dit-il.

Il roulait au hasard parmi les résidences de Crandale (« n’importe quoi » impliquait de nombreuses virées sans but en voiture). On avait l’impression que quatre ou cinq gosses vêtus en Ralph Lauren jouaient devant chaque maison. À leur vue, Bennie comprit mieux que jamais qu’avec son teint basané, son aspect peu soigné, même rasé de près et au sortir de la douche, il n’avait pas eu la moindre chance de prendre racine dans ce quartier. Stephanie, elle, avait réussi à s’intégrer à la meilleure équipe de double du club de tennis.

« Chris, il faut que j’aille voir un groupe – deux jeunes sœurs. Enfin, assez jeunes. Je comptais y passer plus tard, mais si ça t’intéresse, on…

— Bien sûr.

— Vrai de vrai ?

— Ouais. »

Ces deux réponses laconiques signifiaient-elles que Chris acceptait la proposition pour lui faire plaisir, comme souvent, ainsi que le relevait le Dr Beet ? Ou bien la curiosité réveillée par l’or s’accompagnait-elle d’un regain d’intérêt pour le travail de Bennie ? Chris avait beau avoir grandi entouré de groupes de rock, il était de la génération post-piratage pour qui droits d’auteur et propriété intellectuelle n’existaient pas. Bennie ne lui en tenait pas rigueur, bien entendu, les fossoyeurs de l’industrie de la musique appartenaient à la génération précédant celle de son fils, dont les membres étaient désormais des adultes. Il avait néanmoins suivi le conseil du Dr Beet, qui lui avait recommandé de cesser de harceler Chris avec ce déclin et d’écouter plutôt la musique qu’ils aimaient tous les deux – Pearl Jam, par exemple, que Bennie mit à plein tube pendant le trajet jusqu’à Mount Vernon.

Les sœurs de Stop/Go habitaient toujours chez leurs parents dans une grande maison délabrée, nichée sous des arbres touffus de banlieue. Bennie s’y était rendu lorsqu’il les avait découvertes, deux ans plus tôt, avant des les confier au premier d’une pléthore de producteurs délégués, dont aucun n’avait été fichu d’accoucher de quoi que ce soit. Comme il sortait de la voiture avec Chris, le souvenir de son autre visite fit bouillir de colère Bennie et le sang lui monta à la tête – bordel, pourquoi ne s’était-il rien passé pendant tout ce temps ?

Sasha les attendait devant la porte. Elle avait attrapé un train à Grand Central après le coup de fil de Bennie et l’avait battu de vitesse.

« Salut, Crisco », dit-elle, en ébouriffant les cheveux du garçon qu’elle connaissait depuis sa naissance. Bien souvent, elle avait couru lui acheter tétines et couches à la pharmacie. Bennie lança un coup d’œil à ses seins. Rien. De sexuel, à tout le moins, car il ressentit un élan de reconnaissance et d’estime pour son assistante à rebours de sa rage meurtrière envers ses autres collaborateurs.

Un silence tomba. Une lumière jaune hachura les feuilles. Le regard de Bennie navigua des seins de Sasha à son visage. Pommettes saillantes, petits yeux verts, cheveux ondulés, rougeâtres ou violacés selon les mois. Aujourd’hui, ils étaient roux. Bennie décela de l’inquiétude dans le sourire qu’elle adressait à Chris. Il pensait rarement à Sasha comme à un être autonome et, hormis la vague conscience d’un défilé de petits amis (vague, tout d’abord par respect pour sa vie privée, puis par indifférence), il connaissait mal sa vie. La voir devant cette maison familiale attisa cependant sa curiosité : Sasha suivait toujours des cours à l’université de New York lorsqu’il l’avait rencontrée à un concert des Conduits au Pyramid Club, elle devait donc avoir la trentaine. Pourquoi ne s’était-elle pas mariée ? Voulait-elle des enfants ? Il eut tout à coup l’impression qu’elle avait vieilli, ou était-ce juste parce qu’il la regardait rarement ?

« Quoi ? demanda-t-elle, percevant son regard.

— Rien.

— Tu vas bien ?

— En pleine forme », répondit Bennie avant de frapper fort à la porte.

Les sœurs étaient superbes. Elles n’avaient peut-être pas l’air de sortir du lycée, mais de fac certainement, surtout si elles avaient pris une ou deux années sabbatiques ou changé une ou deux fois d’université. Les cheveux sombres tirés en arrière, les yeux pétillants, elles avaient un cahier rempli de nouveautés — Merde, regardez-moi ça ! La fureur de Bennie envers son équipe s’intensifia, une fureur au demeurant agréable, stimulante. La fébrilité des sœurs vibrait dans l’air : elles savaient que sa visite était leur dernier espoir. L’aînée s’appelait Chandra, la plus jeune Louisa. La fille de celle-ci, Olivia, qui faisait du tricycle dans l’allée la dernière fois qu’il était venu, portait à présent un jean supermoulant et un diadème – accessoire manifestement tendance, et non pas un élément de déguisement. Chris se mit au garde-à-vous à l’arrivée d’Olivia, comme si à l’intérieur de lui un serpent ensorcelé s’était dressé dans son panier.

Ils descendirent en file indienne un étroit escalier conduisant au studio d’enregistrement. Aménagé depuis longtemps par le père des sœurs, il était minuscule et entièrement capitonné d’une moquette orange à longues mèches. Bennie s’assit sur le seul siège et fut content de remarquer la clarine près du synthétiseur.

« Un café ? » lui proposa Sasha.

Chandra l’emmena à l’étage pour le préparer. Louisa s’installa devant le clavier électronique et pianota des mélodies. Olivia prit des bongos pour accompagner sa mère. Elle tendit un tambourin à Chris, qui, à la stupéfaction de son père, commença à en jouer parfaitement en mesure. C’est bon, pensa-t-il. Très bon. Contre toute attente, la journée avait changé, devenant agréable. La fille, une préado, ne posait aucun problème, elle renforcerait le côté juvénile du groupe en tant que petite sœur ou cousine. Il n’était pas exclu que Chris en fasse partie, à condition qu’Olivia et lui échangent leurs instruments. Un garçon tapant sur un tambourin…

Dès que Sasha eut apporté le café, il sortit sa boîte en émail rouge et le saupoudra d’une pincée de paillettes. Quelques gorgées suffirent à ce qu’une sensation de plaisir se propage dans son torse à la manière d’un blizzard envahissant le ciel. Bon Dieu, comme il se sentait bien ! Il avait trop délégué. Entendre composer de la musique, c’était ça l’important : des gens, des instruments et du matériel déglingué s’accordant brusquement en une structure sonore flexible et vivante. Tandis que les sœurs réglaient leur musique sur le clavier électronique, Bennie fut traversé d’une prémonition : quelque chose se passerait ici. Il en était tellement persuadé que ses bras et sa poitrine se couvrirent de chair de poule.

« Vous avez le logiciel Pro Tools, là-bas ? lança-t-il, désignant l’ordinateur posé sur la table parmi les instruments. Il y a des micros ? On peut finaliser des morceaux maintenant ? »

Les sœurs hochèrent la tête et vérifièrent l’ordinateur ; elles étaient prêtes à enregistrer.

« Les paroles aussi ? demanda Chandra.

— Absolument. On commence tout de suite. Faisons sauter votre foutue baraque. »

Sasha se tenait à droite de Bennie. Dans la petite pièce surchauffée par l’entassement des corps, le parfum – une lotion ? – qu’elle portait depuis une éternité s’exhala. Une senteur d’abricot, associant la suavité du fruit à la légère amertume concentrée autour du noyau. Bennie le huma. Son pénis se dressa subitement, pareil à un chien de chasse qui aurait reçu un coup de pied. Stupéfait, il faillit bondir de son siège. Il réussit toutefois à garder son sang-froid. Ne force pas, laisse venir. Ne l’effraie pas.

Les sœurs chantèrent. Leurs voix à la tessiture âpre presque banale mêlées au fracas des instruments touchèrent en Bennie des strates plus enfouies que celles du jugement ou du plaisir, entrant en communion avec son corps, dont la réaction frémissante, explosive, lui donna le vertige. Sans compter sa première érection depuis des mois – déclenchée par Sasha, trop proche de lui pour qu’il la voie vraiment, comme cela arrivait aux héros des romans du XIXe lus en cachette parce que seules les filles étaient censées s’y intéresser. S’emparant de la clarine et de la baguette, il y donna de grands coups fougueux. Il sentait la musique dans sa bouche, ses oreilles, ses côtes – à moins que ce ne soit son pouls ? Il était en feu !

À l’acmé de cette joie voluptueuse, dévorante, Bennie se remémora soudain un mail entre deux collègues, dont il avait reçu la copie par erreur, où ils le traitaient de « boule de poils ». Dieu, la honte qui l’avait submergé en lisant l’expression, dont il n’était pas sûr d’avoir bien compris le sens. Il était velu ? (Vrai.) Sale ? (Faux !) Ou fallait-il le prendre au pied de la lettre : il obstruait la gorge des gens à leur donner des haut-le-cœur, tel Sylph, le chat de Stephanie, qui dégueulait parfois des poils sur le tapis ? Le jour même, Bennie s’était empressé de se faire couper les cheveux, envisageant une épilation à la cire de son dos et du haut de ses bras jusqu’à ce que Stephanie l’en dissuade le soir dans leur lit, où elle lui avait caressé les épaules et assuré qu’elle l’aimait poilu, qu’un type imberbe de plus dans le monde était superflu.

De la musique. Bennie écoutait de la musique. Les hurlements des sœurs faisaient imploser le studio. Il tenta de retrouver sa profonde satisfaction de la minute précédente, mais « boule de poils » le perturbait. La pièce lui parut tout à coup d’une exiguïté insupportable. Posant la clarine, il sortit le ticket de parking de sa poche et y écrivit ces trois mots dans l’espoir d’exorciser le souvenir. Il prit une profonde inspiration avant de poser les yeux sur Chris, qui tapait sur le tambourin en essayant de suivre le tempo capricieux des sœurs, et une autre réminiscence s’imposa à lui : un jour, deux ans auparavant, il avait emmené son fils chez Stu, son coiffeur. Celui-ci avait posé ses ciseaux et l’avait pris à part : « Il y a un problème avec les cheveux de ton fils.

— Un problème ! »

Stu avait conduit Bennie jusqu’au fauteuil où Chris était assis. Écartant les cheveux de l’enfant, il lui avait montré des insectes microscopiques, de la taille de graines de pavot, qui grouillaient sur son crâne. Bennie avait cru défaillir. « Des poux, avait chuchoté le coiffeur. Les gosses les attrapent à l’école.

— Voyons, il fréquente une école privée. À Crandale, New York ! » avait protesté Bennie.

Les yeux de Chris s’étaient agrandis d’effroi : « Qu’est-ce que c’est, papa ? » Des clients les dévisageaient. Bennie s’était senti responsable à cause de sa masse de cheveux ébouriffée. À telle enseigne qu’il s’était mis à asperger ses aisselles de pesticide. Il continuait à le faire. Il en gardait même une bombe au bureau. De la folie furieuse, il le savait. Ils avaient enfilé leurs manteaux sous les regards des clients et des coiffeurs. Bennie était écarlate. Seigneur, quelle souffrance d’y repenser ! Une douleur physique, comme si ce passé remué le déchiquetait. Il s’enfouit la figure dans les mains. Il avait envie de se boucher les oreilles, de refouler la cacophonie de Stop/Go, mais il se focalisa sur Sasha, à sa droite, dont l’odeur douce-amère lui rappela la fille qu’il avait draguée à une fête, alors qu’il venait d’arriver à New York et vendait des vinyles dans le Lower East Side. Cela remontait à un siècle. Une blonde exquise – Abby, non ? Tout en la tenant à l’œil, Bennie avait sniffé plusieurs lignes de coke et été pris d’un besoin irrépressible de vider ses intestins. Il se soulageait sur le cabinet dans ce qui était sûrement un miasme de puanteur innommable (un souvenir intolérable) lorsque la porte impossible à verrouiller des toilettes s’était brusquement ouverte, et Abby était apparue. L’espace d’un instant atroce, interminable, leurs yeux s’étaient croisés, puis elle avait refermé la porte.

Bennie était reparti de la fête avec une autre – il y en avait toujours une –, et leur nuit torride, qui avait correspondu à son attente, avait occulté le face-à-face avec Abby. Sauf qu’il refaisait surface, entraînant dans son sillage une telle marée de honte qu’elle engloutissait des pans entiers de la vie de Bennie : accomplissements, réussites, moments de fierté, tout était anéanti – il n’était rien sinon un mec sur des chiottes, fixant le visage écœuré d’une femme qu’il avait voulu séduire.

Bennie sauta du tabouret et écrabouilla la clarine d’un pied. La sueur picotait ses yeux. Ses cheveux effleurèrent les longues mèches de la moquette du plafond.

« Ça va ? s’inquiéta Sasha.

— Je suis désolé. » Haletant, Bennie s’épongea le front. « Je suis désolé, désolé, désolé. »

Une fois au rez-de-chaussée, il s’emplit les poumons d’air pur devant la porte d’entrée. Les sœurs de Stop/Go et leur fille l’entourèrent, se répandirent en excuses sur le manque d’aération du studio que leur père était incapable de ventiler correctement, évoquant d’un ton enjoué le nombre de fois où elles avaient manqué de s’évanouir en tentant d’y travailler.

« On peut fredonner les airs », proposèrent-elles.

Elles s’exécutèrent à l’unisson, avec Olivia. Toutes les trois se tenaient près de Bennie, un sourire tremblant, empreint de désespoir aux lèvres. Un chat gris s’enroula autour des mollets de Bennie et lui donna des coups de tête frénétiques. Remonter dans la voiture fut une délivrance.

Il raccompagnait Sasha en ville, mais il devait d’abord déposer Chris, recroquevillé sur la banquette arrière, la tête à côté de la fenêtre ouverte. Bennie eut l’impression que son idée de rigolade pour l’après-midi avait tourné court. Il lutta contre son envie de regarder les seins de Sasha, préférant retrouver calme et équilibre avant de se mettre à l’épreuve. Enfin, à un feu rouge, il lui jeta d’abord un coup d’œil puis un regard intense. Rien. Frappé de plein fouet par la déconvenue, il dut faire un effort physique pour ne pas crier. Il en avait eu une ! Où avait-elle disparu ?

« C’est vert, papa », l’informa Chris.

Tout en démarrant, Bennie s’obligea à demander à son fils : « Alors, chef, tu en as pensé quoi ? »

Chris ne répondit pas. Peut-être feignait-il de ne pas entendre ou le vent soufflait-il trop fort sur son visage. Bennie se tourna vers Sasha :

« Et toi ?

— Oh, elles sont épouvantables. »

Piqué au vif, il cligna des yeux. Sa bouffée de colère contre Sasha se dissipa presque aussitôt, ce qui l’apaisa d’une étrange manière. Elle avait raison bien sûr. Voilà où le bât blessait.

« Inaudibles. Ton malaise n’a rien d’étonnant, poursuivit-elle.

— Je n’en reviens pas.

— Quoi ?

— C’était autre chose il y a deux ans. »

Sasha lui lança un regard surpris : « Pas deux ans, cinq, affirma-t-elle.

— Comment peux-tu en être aussi sûre ?

— Parce que la dernière fois que je suis passée chez elles, je sortais d’une réunion à Windows on the World. »

Bennie mit une minute à saisir : « Ah oui, combien de jours avant…

— Quatre.

— Ouah ! je ne savais pas. » Il observa la minute de silence qui s’imposait puis reprit : « N’empêche, deux ans, cinq ans… »

Sasha le scruta, l’air furieuse. « À qui je m’adresse ? Tu es Bennie Salazar ! Dans l’industrie de la musique, “cinq ans correspondent à un siècle”, tes propres mots. »

Bennie ne répondit pas. Ils s’approchaient de sa maison d’avant, ainsi qu’il l’appelait désormais, faute de pouvoir dire « ancienne maison » voire « maison » tout court, même s’il en était bel et bien propriétaire. Située en retrait de la rue, au sommet d’une pente herbeuse, c’était une demeure de style XVIIIe d’une blancheur éblouissante qui l’emplissait de vénération chaque fois qu’il sortait la clé de sa poche pour ouvrir la porte d’entrée quand il y habitait. Bennie s’arrêta le long du trottoir et coupa le contact. Il était incapable de monter l’allée.

Chris était penché en avant, sa tête entre son père et Sasha. Depuis combien de temps ? Bennie l’ignorait.

« Tu as besoin d’un peu de ton remède, papa.

— Bonne idée. » Bennie tapota ses poches sans y trouver la petite boîte rouge.

« La voilà, intervint Sasha. Tu l’as laissée tomber en sortant du studio d’enregistrement. »

Ça lui arrivait de plus en plus souvent de retrouver ce qu’il égarait, parfois avant qu’il ne s’en rende compte. Cela accroissait son sentiment presque exalté de dépendance à son égard.

« Merci, Sasha. » Il ouvrit la boîte. Dieu que les paillettes étaient brillantes ! L’or ne se ternissait pas, elles auraient le même aspect dans cinq ans. « J’en mets sur ma langue, comme tu l’as fait ? demanda-t-il à son fils.

— Oui. À condition que tu m’en donnes.

— Tu as envie d’essayer, Sasha ? proposa Bennie.

— Hum, d’accord. À quoi ça sert ?

— À résoudre les problèmes. Des migraines entre autres. Sauf que tu n’en as pas.

— Jamais », convint Sasha, avec son sourire contraint.

Ils prirent tous les trois une pincée de paillettes qu’ils posèrent sur leur langue. Bennie s’empêcha d’évaluer en dollars ce qu’ils avaient dans la bouche. Il se concentra sur le goût. Métallique, ou était-ce le goût auquel il s’attendait ? Café ou était-ce la saveur de celui qu’il avait bu tout à l’heure ? Il en fit une boule et la suça. Aigre, pensa-t-il. Amer. Doux ? Chaque qualificatif tenait une fraction de seconde, mais, en fin de compte, il lui sembla que quelque chose de minéral dominait, semblable à de la pierre. Voire à de la terre. Puis la boule fondit.

« Faut que j’y aille, papa », dit Chris.

Bennie le fit sortir de la voiture et le serra dans ses bras. Chris demeura immobile comme toujours, parce qu’il appréciait l’étreinte ou parce qu’il l’endurait ? Bennie ne parvenait pas à le deviner.

S’écartant, il regarda son fils. Le bébé que Stephanie et lui avaient cajolé et câliné était devenu cet être douloureux, mystérieux. Bennie fut tenté de lui recommander : Pas un mot à ta mère à propos du médicament, mû par le désir d’un échange avant le départ de Chris. Il hésita, se livrant au calcul mental que lui avait appris le Dr Beet : était-il sûr que le garçon parlerait de l’or à Stephanie ? Non. Eh bien, c’était l’alerte : Dévoiement de la relation. Aussi Bennie garda-t-il le silence.

Il remonta dans la voiture, mais ne mit pas le contact. Il observa Chris gravir la pelouse ondoyante vers sa maison d’avant. L’herbe avait un éclat fluorescent. Son fils semblait ployer sous son énorme sac à dos. Bon sang, qu’est-ce qu’il y avait dedans ? Bennie avait vu des photographes professionnels moins chargés. La silhouette de Chris s’estompa à mesure qu’il s’éloignait, ou peut-être les yeux de Bennie s’embuaient-ils. La distance que parcourait son fils lui était insoutenable. Il craignait que Sasha ne prenne la parole – Quel gamin génial ou C’était super –, ce qui l’obligerait à poser les yeux sur elle. Sasha s’en garda bien, elle comprenait tout. Assise en silence à côté de Bennie, elle regarda Chris se frayer un chemin dans l’herbe drue et brillante jusqu’à la porte, l’ouvrir sans tourner la poignée et entrer.

Ils ne reparlèrent pas avant d’être passés de Henry Hudson Parkway à West Side Highway en direction de Lower Manhattan. Bennie mit des morceaux des Who à leurs débuts, des Stooges, groupes qu’il écoutait avant même d’avoir l’âge d’assister à un concert. Puis d’autres des Flipper, des Mutants et d’Eye Protection – groupes punks de la Bay Area des années soixante-dix, sur la musique desquels il avait dansé le pogo avec sa bande dans la boîte Mabuhay Gardens, lorsqu’ils ne répétaient pas avec leur propre groupe inaudible, les Flaming Dildos. Percevant l’attention de Sasha, il caressa l’idée que c’était une manière de lui avouer son désenchantement, sa haine envers l’industrie à laquelle il avait consacré sa vie. Il soupesa chacun de ses choix, tirant ses arguments des chansons : la poésie ravageuse de Patti Smith (pourquoi s’était-elle arrêtée ?), le hardcore radical des Black Flag et des Circle Jerks, remplacés par le rock alternatif, ce grand compromis, puis la chute jusqu’aux singles qu’il venait de supplier des stations radio de diffuser, cosses vides d’une musique aussi inanimée et glaciale que les néons des bureaux qui se découpaient sur le crépuscule bleuté.

« C’est incroyable qu’il n’y ait plus rien », fit remarquer Sasha.

Abasourdi, Bennie se tourna vers elle. Se pouvait-il qu’elle ait saisi sa diatribe intérieure jusqu’à sa sombre conclusion ? Elle scrutait le centre-ville, le trou vide à l’endroit où se dressaient auparavant les tours jumelles.

« Il devrait y avoir quelque chose, non ? reprit-elle sans regarder Bennie. Un rappel. Ou un vestige.

— On construira un monument, affirma-t-il en soupirant. Dès que les disputes cesseront.

— Je sais. »

Sasha n’en continua pas moins à fixer le sud, comme s’il s’agissait d’un problème qu’elle ne parvenait pas à résoudre. Bennie fut soulagé qu’elle ne l’ait pas compris. Dans les années quatre-vingt-dix, se remémora-t-il, Lou Kline, son mentor, lui disait que le rock avait connu son apogée au festival international de musique pop de Monterey. Ils se trouvaient dans la résidence de Lou à Los Angeles, avec ses fontaines, les jolies filles dont Lou s’entourait en permanence, sa collection de bagnoles devant l’entrée. Bennie avait examiné le célèbre visage de son idole et pensé : Tu es fichu. La nostalgie, c’était la fin — tout le monde le savait. Cela faisait trois mois que Lou était mort, après avoir été paralysé à la suite d’une attaque.

À un feu rouge, Bennie se souvint de sa liste. Il la sortit et y écrivit un dernier mot.

« Pourquoi tu n’arrêtes pas de gribouiller sur ce ticket ? » lança Sasha.

Bennie le lui tendit. Sa réticence à le montrer se manifesta avec une fraction de seconde de retard. Il fut horrifié de l’entendre lire à voix haute :

« Embrasser mère supérieure, incompétente, graines de pavot, sur les chiottes. »

Il souffrit mille morts, comme si ces mots étaient susceptibles de déclencher une catastrophe. À peine Sasha les eut-elle prononcés de sa voix rauque qu’ils furent neutralisés.

« Pas mal, commenta-t-elle. Ce sont des titres, c’est ça ?

— Bien sûr. Tu peux les relire ? »

Sasha les égrena et, comprenant que ça pouvait passer pour des titres, il se sentit apaisé, purifié.

« Mon préféré, c’est “embrasser mère supérieure”, il faut trouver le moyen de l’utiliser », enchaîna-t-elle.

Ils s’étaient arrêtés devant son immeuble, situé dans Forsyth. À peine éclairée, la rue était glauque. Bennie aurait préféré qu’elle habite un quartier plus agréable. Sasha ramassa son sempiternel sac noir, informe – puits sans fond d’où elle exhumait n’importe quel dossier, numéro ou bout de papier dont il avait besoin – et ce, depuis douze ans. Bennie s’empara de sa main fine et blanche : « Écoute. Sasha, écoute-moi. »

Elle leva les yeux. Bennie ne la désirait pas, il ne bandait même pas. Il aimait Sasha. Auprès d’elle, il éprouvait un sentiment de sécurité et de proximité, comme avec Stephanie avant que ses innombrables infidélités ne la rendent folle de rage. Elle n’avait pas eu le choix.

« Je suis dingue de toi, Sasha.

— Pas de ça, Bennie », le rembarra-t-elle, d’un ton léger.

Il emprisonna une des mains de Sasha, aux doigts tremblants et glacés, entre les siennes. L’autre, elle l’avait posée sur la portière.

« Attends, insista Bennie. S’il te plaît. »

Elle se tourna vers lui, la mine revêche à présent : « Il n’en est pas question, Bennie. Nous avons besoin l’un de l’autre. »

Ils se regardèrent dans la lumière déclinante. Le visage à délicate ossature de Sasha était parsemé de quelques taches de rousseur – un visage de jeune fille, ce qu’elle avait toutefois cessé d’être sans qu’il s’en rende compte.

Sasha se pencha pour embrasser Bennie sur la joue : un baiser chaste, le genre qu’une sœur donne à son frère, une mère à son fils, mais il sentit la douceur de sa peau, son souffle tiède. L’instant d’après, elle sortit de la voiture. Elle lui fit signe par la fenêtre et dit quelque chose qu’il ne saisit pas. D’un mouvement brusque, il se glissa sur le siège, approcha sa tête de la vitre, les yeux rivés sur Sasha qui se répéta. Il ne la comprit pas davantage. Alors qu’il bataillait pour ouvrir la portière, elle recommença, articulant les mots très lentement :

« À. De. Main. »