11
Au revoir, mon amour
Lorsque Ted Hollander avait accepté d’aller à Naples pour rechercher sa nièce disparue, il avait établi, à l’intention de son beau-frère qui réglait la note, un plan comprenant des maraudes dans les lieux où les jeunes paumés ou accros avaient tendance à se rassembler – la gare, par exemple – et à qui il demanderait s’ils la connaissaient. « Sasha. Une Américaine. Capelli rossi » — cheveux roux –, avait-il l’intention de dire. Il s’était même exercé pour parvenir à rouler parfaitement le r de rossi. Sauf qu’il ne l’avait pas prononcé une fois depuis son arrivée à Naples, une semaine auparavant.
Ce jour-là, loin de s’en tenir à sa résolution de se mettre en quête de Sasha, il visita les ruines de Pompéi. Il observa avec attention les fresques des premiers Romains et les corps minuscules, recroquevillés et disséminés tels des œufs de Pâques dans les galeries à colonnes. Il mangea du thon en boîte sous un olivier et écouta le silence absolu, insensé. En début de soirée, il retourna dans sa chambre d’hôtel d’où, après avoir hissé son corps perclus de courbatures sur le grand lit, il téléphona à sa sœur, Beth, la mère de Sasha, pour lui annoncer que ses efforts n’avaient une fois de plus pas porté de fruits.
« D’accord », soupira Beth de Los Angeles, comme elle le faisait à la fin de chaque journée. Sa déception était si forte qu’on l’aurait dite animée, si bien que Ted avait l’impression d’une troisième présence au bout du fil.
« Je suis désolé », dit-il. Une goutte de poison s’infiltra dans son cœur. Il commencerait demain. À l’instant où il se le promettait, il consolida le projet opposé d’aller au Museo Nazionale, où se trouvait un bas-relief en marbre d’Orphée et Eurydice, œuvre romaine, copie d’un original grec, qu’il admirait depuis des lustres. Il avait toujours eu envie de le voir.
Heureusement, Hammer, le deuxième mari de Beth, qui le soumettait d’ordinaire à un feu roulant de questions, se ramenant à une seule d’une extrême simplicité : J’en ai pour mon fric ? (ce qui plongeait Ted dans les affres d’un élève séchant les cours), était absent, à moins qu’il n’ait décidé de ne pas intervenir. Après avoir raccroché, Ted sortit une vodka du minibar qu’il se servit avec des glaçons. Il apporta son verre et le téléphone sur le balcon où il s’assit sur une chaise en plastique blanc pour contempler la Via Partenope et la baie de Naples. La côte était escarpée, la mer d’une couleur bleue saisissante malgré sa propreté douteuse. De courageux Napolitains, gros pour la plupart, se dévêtaient sur les rochers et sautaient dans les flots, au vu et au su des piétons, touristes de l’hôtel et voitures. Il composa le numéro de sa femme.
« Oh, salut, chéri ! » s’exclama Susan, étonnée de l’entendre si tôt – il appelait d’ordinaire avant de se coucher, une heure plus proche de celle du dîner sur la côte Est. « Tout va bien ?
— Très bien. »
Son ton alerte et joyeux avait déjà déprimé Ted. Il ne correspondait pas vraiment à la Susan qui occupait souvent ses pensées à Naples : une femme réfléchie, subtile, le comprenant sans qu’il ait besoin de parler. Cette Susan-là avait écouté avec lui le silence de Pompéi, émue par les échos persistants des cris, des pluies de cendre. Comment le silence pouvait-il s’être abattu sur une catastrophe de cette ampleur ? Ce genre de question avait obsédé Ted pendant sa semaine de solitude, une semaine qui lui semblait avoir à la fois duré une minute et un mois.
« J’ai une touche sur la maison Suskind », reprit Susan, sans doute dans l’espoir de lui remonter le moral par cette annonce d’ordre immobilier.
Chaque fois que sa femme le décevait, chaque déflation supplémentaire, s’accompagnait d’une crise de culpabilité. Bien des années auparavant, Ted avait plié en deux la passion qu’il éprouvait pour Susan, une façon d’éradiquer sa sensation d’effondrement et d’impuissance lorsqu’il l’apercevait à côté de lui au lit : ses bras fermes, ses fesses douces, plantureuses. Puis il l’avait pliée à nouveau en deux, afin d’occulter sa terreur de ne pas être comblé lorsqu’il désirait Susan. Puis encore en deux pour que son désir ne déclenche pas aussitôt un besoin d’agir en conséquence. Puis encore en deux, si bien qu’il ne ressentait presque plus rien. En fin de compte, son désir était devenu si infime qu’il pouvait le glisser dans un tiroir de son bureau ou dans une poche et l’oublier. De quoi lui procurer un sentiment de sécurité et d’accomplissement, comme s’il avait démantelé un équipement dangereux susceptible de les détruire tous les deux. D’abord déconcertée, Susan n’avait pas tardé à s’affoler. Elle l’avait giflé à deux reprises ; elle s’était enfuie de la maison un soir d’orage et avait dormi dans un motel ; en guêpière noire, elle avait plaqué Ted sur le sol de leur chambre. Par la suite, une sorte d’amnésie s’était emparée de Susan, dont la rébellion et la souffrance s’étaient délitées, remplacées par une humeur au beau fixe, aussi horrible que le serait la vie, du moins Ted le supposait-il, si la mort ne lui donnait forme et dignité. Il avait imaginé que la perpétuelle gaieté de Susan était de l’ironie, une nouvelle phase de sa révolte, jusqu’au jour où il s’était aperçu qu’elle avait oublié l’intensité de leur relation avant qu’il ne procède aux coupes sombres dans son désir, qu’elle était heureuse – heureuse comme jamais auparavant – et, au regain d’admiration qu’il en avait conçu pour la faculté d’adaptation de l’esprit humain, s’était greffé l’impression que sa femme avait subi un lavage de cerveau. Dont il était l’artisan.
« Chéri, ajouta Susan. Alfred veut te parler. »
Ted rassembla ses forces : son fils était lunatique, imprévisible. « Salut, toi !
— Pas cette voix, papa.
— Mais encore ?
— Cette fausse voix de père.
— Qu’est-ce que tu attends de moi, Alfred ? On peut avoir une conversation ?
— On a perdu.
— Alors, c’est quoi le score, cinq à huit ?
— On a gagné quatre parties et perdu neuf.
— Eh bien, vous avez le temps.
— Non, objecta Alfred. Il ne nous en reste plus beaucoup.
— Ta mère est toujours dans les parages ? demanda Ted, un peu accablé. Tu me la repasses ?
— Miles veut te parler. »
Ted discuta avec ses deux autres fils qui avaient aussi des scores à lui communiquer. Il eut l’impression d’être un bookmaker. Ils pratiquaient tous les sports concevables et d’autres activités n’ayant (à ses yeux) aucun rapport avec le sport : foot, hockey, base-ball, lacrosse, football américain, escrime, skate-board (tout sauf un sport !), golf, ping-pong, vidéo vaudou (tout sauf un sport, Ted refusait de donner son aval), escalade, roller, saut à l’élastique (Miles, son aîné en qui Ted percevait une allègre tendance à l’autodestruction), jacquet (tout sauf un sport), volley-ball, rugby, cricket (un sport de quel pays ?), squash, water-polo, danse classique (Alfred, bien sûr), et enfin, plus récemment, le taekwondo. Ted n’était pas loin de penser que ses fils s’adonnaient à tous ces sports uniquement pour s’assurer de sa présence devant le plus grand nombre possible de terrains de jeu, et il ne manquait pas de faire une apparition, de hurler à perdre haleine dans un environnement de feuilles mortes saturé d’une odeur piquante de feu de bois en automne, au milieu d’un chatoiement de trèfles au printemps ou dans l’air humide infesté de moustiques de l’été dans l’État de New York.
Après avoir bavardé avec sa femme et ses fils, Ted se sentit ivre, tenaillé par le besoin de sortir de l’hôtel. Il buvait rarement : l’alcool l’enveloppait dans un voile d’épuisement et le privait des deux précieuses heures dont il disposait le soir — deux heures voire trois après le dîner familial – pour réfléchir et écrire sur l’art. Dans l’idéal, il aurait dû s’y consacrer en permanence, mais un faisceau de facteurs rendait cette activité à la fois inutile (professeur titulaire dans une université de troisième ordre, il subissait peu de pressions pour publier) et impossible (il donnait trois cours d’histoire de l’art par semestre sans compter les importantes fonctions administratives qu’il avait acceptées, pour des raisons financières). Son bureau, petit, était situé dans un coin de sa maison désordonnée. Il avait installé un verrou sur la porte pour en interdire l’entrée à ses fils. Du coup, ils se rassemblaient tristement devant cette pièce, ses garçons aux visages égratignés si bouleversants. S’ils n’avaient pas le droit, ne serait-ce que de frapper à la porte derrière laquelle leur père réfléchissait et écrivait sur l’art, celui-ci n’avait trouvé aucun moyen de les empêcher de rôder à proximité – créatures sauvages, spectrales, s’abreuvant à un point d’eau au clair de lune, dont les pieds nus s’enfonçaient dans la moquette, dont les doigts laissaient sur les murs des traces de gras que Ted montrait le lendemain matin à Elsa, la femme de ménage. Assis dans son bureau, il écoutait ses fils bouger, imaginait leur souffle chaud, leur curiosité. Il n’est pas question de leur ouvrir, se répétait-il. Je vais me concentrer sur l’art. À son grand dam, cependant, il y parvenait rarement. Il lui arrivait plus souvent qu’à son tour de ne penser à rien.
Au crépuscule, Ted remonta à pas lents la Via Partenope jusqu’à la Piazza Vittoria. Elle grouillait de familles, de gosses qui tapaient dans le sempiternel ballon de foot, échangeant des salves dans un italien strident. Mais une autre présence se manifestait dans la lumière déclinante : celle de jeunes désœuvrés, pouilleux, vaguement menaçants, déambulant dans cette ville où le chômage touchait trente-trois pour cent de la population. Autant de membres d’une génération privée de droits civiques qui erraient autour des palais délabrés où leurs ancêtres du XVe avaient vécu dans la munificence, qui se shootaient sur les marches d’église dans les cryptes desquelles ces mêmes ancêtres reposaient, leurs cercueils empilés comme des bûches. Ted les évitait. Même s’il mesurait un mètre quatre-vingt-quinze et pesait cent cinq kilos, même si son visage, plutôt inoffensif dans la glace de la salle de bains, poussait néanmoins ses collègues à lui demander fréquemment ce qui n’allait pas. Il craignait que Sasha ne traîne avec ses jeunes, qu’elle ne soit en train de le scruter à la lueur jaune des lampadaires qui rognait Naples à la tombée de la nuit. Il avait vidé son portefeuille, à l’exception d’une carte de crédit et d’un peu d’argent liquide. Il s’éloigna rapidement de la Piazza, en quête d’un restaurant.
Sasha avait dix-sept ans quand elle avait disparu, deux ans auparavant. À l’instar de son père, Andy Grady, un financier aux yeux violets, fou furieux, qui s’était évanoui dans la nature à la suite d’une affaire véreuse, douze mois après son divorce d’avec Beth. Sasha refaisait surface de temps à autre pour réclamer des virements dans des trous perdus et, à deux reprises, Beth et Hammer avaient sauté dans un avion pour tenter de l’intercepter. En vain. Sasha avait fui une adolescence dévastée : drogue, innombrables arrestations pour vol à l’étalage, prédilection pour des chanteurs de rock (avait précisé Beth, au désespoir, à son frère), quatre psychiatres, thérapie familiale, thérapie de groupe, trois tentatives de suicide. Ted avait suivi tout cela de loin avec un sentiment de répulsion qu’il avait peu à peu projeté sur Sasha. Gamine adorable – ensorcelante même –, notamment lors d’un été qu’il avait passé dans la maison de Beth et Andy au bord du lac Michigan, mais qui, adolescente, s’était montrée si hostile aux fêtes de Noël ou de Thanksgiving que Ted avait éloigné ses fils, de crainte que son autodestruction ne soit contagieuse. Il refusait tout contact avec Sasha. Elle était perdue.
Le lendemain matin, Ted se leva tôt et se rendit en taxi au Museo Nazionale. Il y faisait frais et un silence plein d’échos régnait car, malgré le printemps, il était déserté par les touristes. Ted déambula parmi des bustes d’Hadrien et de différents Césars, stimulé physiquement par cette débauche de marbre frisant l’érotique. Il sentit la proximité du bas-relief d’Orphée et Eurydice, sa présence olympienne, avant de l’apercevoir de l’autre côté de la salle, mais il s’attarda, prenant le temps de se remémorer l’enchaînement d’événements à l’origine de la scène représentée : Orphée et Eurydice éperdus d’amour et jeunes mariés ; la mort d’Eurydice provoquée par une morsure de serpent cependant qu’elle se dérobe aux avances d’un pâtre ; la descente aux enfers d’Orphée, jouant de la lyre dans les boyaux obscurs saturés d’humidité pour exprimer sa douleur ; Pluton consentant à rendre la vie à Eurydice à condition qu’Orphée ne se retourne pas lors de leur ascension. Enfin, l’instant fatidique où Orphée, inquiet pour sa femme qui trébuche, s’oublie et regarde en arrière.
Ted s’approcha du bas-relief. Il lui sembla y pénétrer, tant l’œuvre l’encerclait et l’émouvait. On y voyait l’instant qui précédait la seconde descente aux enfers d’Eurydice, ses adieux à Orphée. C’était la sérénité de leur échange, l’absence de drame ou de larmes tandis qu’ils se regardaient, s’effleuraient, qui le chavirait, comme si une verrerie délicate se brisait dans sa poitrine. Il percevait entre eux une communion trop profonde pour être exprimée : l’indicible certitude que tout est perdu.
Ted contempla le bas-relief, cloué sur place, pendant trente minutes. Il s’éloigna et revint sur ses pas. Il sortit de la salle et rebroussa chemin. Chaque fois, la sensation le submergeait : une exaltation fébrile qu’il n’éprouvait plus depuis longtemps en face d’une œuvre d’art, conjuguée au bonheur qu’une telle émotion puisse encore le transporter.
Il continua sa visite et alla regarder les mosaïques de Pompéi à l’étage, mais son esprit était habité par le bas-relief d’Orphée et Eurydice. Il retourna le voir avant de partir du musée.
C’était l’après-midi à présent. Ted marcha, toujours étourdi, jusqu’à ce qu’il se retrouve au cœur d’un dédale de venelles plongées dans la pénombre du fait de leur étroitesse. Il passa devant des églises ensevelies sous la crasse, des palais à l’intérieur sordide d’où s’échappaient miaulements plaintifs et pleurs d’enfants. Les armoiries au-dessus de leurs portails massifs, tombées dans l’oubli et souillées, déconcertèrent Ted : le temps avait privé de sens ces symboles universels, si caractéristiques. Il imagina la Susan un peu différente de sa femme partageant son étonnement.
Comme le bas-relief d’Orphée et Eurydice desserrait son étau, Ted prit conscience de bruits étouffés autour de lui, une interaction de coups d’œil, sifflements, signaux, englobant apparemment tout le monde – de la vieille vêtue de noir devant l’église au gamin en tee-shirt vert qui le frôlait presque sur sa Vespa pétaradante –, tout le monde, sauf lui. D’une fenêtre, une autre vieille faisait descendre dans la rue, au moyen d’une corde, un panier rempli de paquets de Marlboro. Marché noir, pensa Ted. Mal à l’aise, il remarqua une jeune fille aux cheveux fous et aux bras bronzés qui s’emparait d’un paquet et posait une pièce dans le panier. Alors que celui-ci remontait en se balançant, Ted reconnut la fille qui venait d’acheter les cigarettes : sa nièce.
Il avait tellement redouté cette rencontre que la coïncidence ahurissante ne le surprit pas outre mesure. Le front plissé, Sasha alluma une cigarette. Ted ralentit l’allure, feignant d’admirer le mur sale d’un palais. Lorsqu’elle s’éloigna, il la suivit. Elle portait un jean noir délavé et un tee-shirt gris lavasse. Elle avançait en boitillant, d’un pas irrégulier, lent ou rapide, si bien que Ted devait veiller à ne pas la dépasser ni rester à la traîne.
Il se faufilait dans les entrailles de la ville, un quartier vide de touristes où le claquement du linge se mêlait au bruissement d’ailes des pigeons. Sans crier gare, Sasha pivota sur ses talons. Elle le fixa d’un regard stupéfait : « Qu’est-ce qu’il y a ? balbutia-t-elle. Oncle…
— Sasha, mon Dieu ! » s’exclama Ted, s’efforçant de mimer la stupéfaction. Il jouait très mal la comédie.
« Tu m’as flanqué la trouille, enchaîna Sasha, toujours incrédule. J’ai senti qu’on…
— Toi aussi, tu m’as fait peur. »
Ils éclatèrent d’un rire contraint. Ted aurait dû la serrer sur-le-champ dans ses bras. À présent, c’était trop tard. Pour éluder la question inévitable (Que faisait-il à Naples ?), il reprit la parole : Où allait-elle ?
« Chez… des copains. Et toi ?
— Je me balade… tout bonnement ! » répondit-il, d’une voix trop forte. Ils s’étaient remis en route. « Tu boites ?
— Je me suis cassé la cheville à Tanger. Une chute dans un escalier.
— Tu as vu un médecin, j’espère. »
Sasha lui lança un coup d’œil apitoyé. « J’ai porté un plâtre pendant trois mois.
— Dans ce cas, pourquoi cette claudication ?
— Je n’en sais trop rien. »
Elle avait grandi. Son accession à l’âge adulte se déployait avec une telle évidence dans l’éclosion des seins, la rondeur des hanches, la finesse de la taille et le geste machinal avec lequel elle secouait sa cigarette que Ted eut le sentiment d’une métamorphose instantanée. Un miracle. Les cheveux de Sasha étaient un peu moins roux. Son visage, fragile et malicieux, assez pâle pour absorber les couleurs du monde qui l’entourait – violet, vert, rose –, évoquait un portrait de Lucian Freud. On eût dit une jeune femme du siècle précédent qui n’aurait pas vécu longtemps. Une jeune femme morte en couches. Une jeune femme dont les os délicats se ressoudaient mal.
« Tu vis ici ? demanda Ted. À Naples ?
— Dans un quartier plus agréable, précisa Sasha avec un soupçon de snobisme. Et toi, oncle Teddy. Tu habites toujours à Mount Gray ?
— Oui, acquiesça-t-il, étonné qu’elle se le rappelle.
— Ta maison est très grande ? Il y a plein d’arbres ? Une balançoire faite avec un pneu ?
— Des tas d’arbres. Un hamac dont personne ne se sert. »
Sasha ferma les yeux comme pour l’imaginer. « Tu as trois fils. Miles, Ames, Alfred. »
Elle ne s’était même pas trompée d’ordre. « Ta mémoire me sidère, fit remarquer Ted.
— Je me souviens de tout. »
Ted trouva macabre le smiley jaune peint sur le blason du palais délabré devant lequel elle s’était arrêtée. « Mes amis logent ici. Au revoir, oncle Teddy. C’était génial de tomber sur toi. » Sasha lui serra la main avec des doigts moites, longs et maigres.
Pris de court par ce départ brusqué, Ted balbutia : « Attends… Je ne peux pas t’emmener dîner ? »
Sasha pencha la tête, le fouillant du regard : « Je suis très prise », s’excusa-t-elle. Puis, comme si elle se laissait fléchir par une volonté inébranlable de se montrer polie : « Je n’en suis pas moins libre ce soir. »
L’extravagance des retrouvailles ne frappa Ted que lorsqu’il ouvrit la porte de sa chambre d’hôtel où un camaïeu de tonalités de beige l’accueillait au terme de chaque journée passée à ne pas chercher Sasha. C’était l’heure de son coup de fil quotidien à Beth ; il imagina la stupéfaction et l’allégresse de sa sœur quand elle apprendrait la nouvelle époustouflante : il avait non seulement localisé sa fille, mais elle était propre, apparemment en bonne santé, équilibrée et entourée d’amis – bref, en bien meilleur état qu’ils ne l’avaient craint. Ted n’éprouvait cependant aucune joie. Pourquoi ? se demanda-t-il, allongé sur le lit, les bras croisés et les yeux clos. Pourquoi regrettait-il la journée de la veille ou même la matinée d’aujourd’hui ? Parce que l’obligation de chercher Sasha et ne pas le faire lui procurait une relative sérénité ? Il n’en savait rien. Vraiment rien.
Le mariage de Beth et Andy s’était terminé de façon spectaculaire l’été où Ted avait vécu dans leur maison au bord du lac Michigan, tandis qu’il supervisait un chantier situé à environ quatre kilomètres de là. Outre le mariage, les dégâts collatéraux de la fin de l’été comportaient une assiette en majolique, un de ses cadeaux d’anniversaire à Beth ; l’épaule gauche de celle-ci, démise deux fois par Andy, qui lui avait aussi brisé la clavicule. Lorsque le couple se bagarrait, Ted emmenait Sasha à la plage en traversant une étendue d’herbe coupante. Elle avait des cheveux roux très longs et une peau d’un blanc bleuté que Beth ne cessait de protéger des coups de soleil. Ted, qui prenait au sérieux les craintes de sa sœur, n’oubliait jamais la crème solaire quand ils foulaient le sable, trop brûlant en fin d’après-midi pour que Sasha y pose le pied sans hurler. Il portait la petite fille, en maillot deux pièces rouge et noir, légère comme un chat, la posait sur une serviette et enduisait de crème ses épaules, son dos, sa frimousse, son petit nez – elle devait avoir cinq ans – non sans s’inquiéter de son avenir au milieu de toute cette violence. Étudiant de troisième cycle en histoire de l’art, il était entrepreneur pour payer ses frais de scolarité.
« Un en-tre-pre-neur, répéta Sasha avec application. C’est quoi ?
— Eh bien, un type qui organise le travail de plusieurs ouvriers.
— Il y en a qui poncent le plancher ?
— Bien sûr. Tu en connais ?
— J’en connais un. Il a poncé les planchers de notre maison. Il s’appelle Mark Avery. »
Mark Avery inspira à Ted une méfiance instantanée.
« Il m’a donné un poisson, expliqua Sasha.
— Un poisson rouge ?
— Non ! » Éclatant de rire, elle lui tapa le bras. « Pour le bain.
— Il pousse de petits cris ?
— Oui, mais je n’aime pas ce bruit. »
Ces conversations s’éternisaient. Ted avait l’impression désolante que l’enfant s’ingéniait à meubler le temps et à détourner leur attention de ce qui se passait dans la maison. Elle paraissait bien plus âgée qu’elle ne l’était, petite bonne femme lucide, lasse, trop accablée par les chagrins de l’existence pour ne serait-ce qu’en parler. Elle n’évoquait jamais ses parents ni ce qu’ils fuyaient sur la plage.
« Tu veux bien m’emmener nager ?
— Bien sûr », répondait-il systématiquement.
Il ne lui permettait d’ôter son chapeau qu’à ce moment-là. Ses cheveux soyeux lui balayaient le visage quand il la portait (ce qu’elle réclamait toujours) jusqu’au lac Michigan. Ceinturant son oncle de ses jambes et de ses bras, minces et tiédis par le soleil, elle posait la tête sur son épaule. Il percevait sa terreur croissante à mesure qu’ils s’approchaient de l’eau, mais elle refusait qu’il rebrousse chemin. « Non, ça va. Avance », marmonnait-elle farouchement dans son cou, comme si la plongée dans le lac était une épreuve à subir en vue d’une récompense à venir. Ted avait beau essayer de lui faciliter les choses de différentes façons – entrer doucement ou directement –, Sasha poussait des cris étouffés et resserrait son étreinte. Lorsqu’elle se retrouvait enfin dans l’eau, son naturel reprenait le dessus et elle pataugeait comme un chiot malgré les efforts de son oncle pour lui apprendre le crawl. (« Je sais le nager, s’impatientait-elle. J’aime pas ça, c’est tout. ») Elle s’amusait à l’éclabousser et claquait des dents. Ted n’en était pas moins perturbé, comme s’il lui faisait mal, comme s’il l’obligeait à cette immersion, alors qu’il n’aspirait qu’à la sauver. Son fantasme récurrent : l’emmitoufler dans une couverture, la sortir secrètement de la maison avant l’aube ; partir en pagayant dans un canot qu’il avait déniché ; la descendre sur la plage sans un regard en arrière. Il avait vingt-cinq ans. Il n’avait confiance en personne. En réalité, il n’avait aucun moyen de protéger sa nièce et, au fil des semaines, la fin de l’été lui apparaissait de plus en plus sombre, menaçante. Pourtant tout se déroula aisément le jour de son départ, à sa grande surprise. Sasha s’accrocha aux jupes de sa mère tandis que Ted chargeait sa voiture et faisait ses adieux. Il se mit en route, en colère contre sa nièce, ne pouvant s’empêcher d’être blessé, aussi puéril que ce fût. Une fois calmé, il se sentit épuisé, à en être incapable de conduire. Il se gara devant un Dairy Queen et s’endormit.
« Comment puis-je être sûr que tu sais nager si tu ne me le montres pas ? avait-il demandé à Sasha un jour où ils étaient assis sur le sable.
— J’ai pris des leçons avec Rachel Costanza.
— Tu ne réponds pas à ma question. »
Elle lui avait lancé un sourire un peu désemparé, comme si l’envie la démangeait de jouer à l’enfant mais qu’elle devinait que c’était déjà trop tard. « Elle a un chat siamois qui s’appelle Plume.
— Pourquoi refuses-tu de nager ?
— Oh là là, oncle Teddy, tu me fatigues », l’avait-elle rembarré, se livrant à une de ses imitations de sa mère qui donnait la chair de poule.
Sasha arriva à l’hôtel à vingt heures. Vêtue d’une robe rouge, chaussée de bottes en verni noir, elle arborait un maquillage outrancier qui accusait ses traits et donnait à son visage l’aspect d’un petit masque farouche. Ses yeux étrécis étaient recourbés comme des crochets. Lorsqu’il l’aperçut dans le hall, Ted fut gagné par une réticence frisant la paralysie. Il espérait, non sans cruauté, qu’elle ne viendrait pas.
Il s’approcha d’elle, cependant, et la prit par le bras : « Il y a un bon restaurant plus haut dans la rue, à moins que tu n’aies une autre idée. »
C’était le cas. Sasha harangua un chauffeur de taxi dans un italien hésitant, soufflant la fumée de sa cigarette par la fenêtre, tandis que la voiture roulait à grand renfort de crissements de pneus dans des venelles ou à rebours dans des rues à sens unique jusqu’à Vomero, un quartier résidentiel, situé en hauteur, sur une colline, où Ted n’était pas encore allé. Les jambes flageolantes, il régla la course et se tint avec Sasha dans une brèche entre deux immeubles. La ville étincelante s’étalait devant eux, frôlant paresseusement la mer. Hockney, pensa Ted. Diebenkorn. John Moore. Le Vésuve se profilait dans le lointain, apaisé. Ted se représenta la Susan un peu différente de sa femme, debout à son côté, découvrant le panorama.
« La plus belle vue de Naples », lança Sasha.
Malgré son inflexion provocante, Ted la sentit à l’affût de son assentiment.
« C’est magnifique », s’empressa-t-il d’assurer. Comme ils marchaient dans les rues jonchées de feuilles, il ajouta : « C’est le plus joli quartier de Naples que j’aie vu.
— J’habite un peu plus loin. »
Ted fut sceptique : « J’aurais dû te rejoindre ici. Ça t’aurait évité un aller-retour.
— Tu n’aurais sans doute pas trouvé. Les étrangers sont paumés à Naples. La plupart se font voler.
— Tu n’en es pas une ?
— Théoriquement. Sauf que je connais le coin. »
Ils arrivèrent à un carrefour bondé de jeunes, des étudiants à l’évidence (c’était incroyable à quel point ils se ressemblaient dans le monde entier) : garçons et filles en blouson de cuir noir enfourchaient des Vespa, se prélassaient sur des Vespa, étaient assis, voire carrément debout sur des Vespa. La densité de Vespa faisait vibrer la place et leurs gaz d’échappement avaient le même effet sur Ted qu’un narcotique léger. À la lueur du crépuscule, des palmiers alignés telles des danseuses de music-hall se détachaient sur un ciel à la Bellini. Sasha se fraya un chemin au milieu des étudiants, les yeux fixés droit devant elle, l’air crispé.
Ils entrèrent dans un restaurant, où elle demanda une table près de la fenêtre et commanda leur repas : beignets de courgettes et pizzas. Elle ne cessait de jeter des coups d’œil aux jeunes sur leurs Vespa. Son envie d’être parmi eux était poignante.
« Tu en connais ? voulut savoir Ted.
— Ce sont des étudiants, répondit-elle avec dédain, comme si le mot était synonyme de nullards.
— On dirait qu’ils ont à peu près ton âge.
— La plupart habitent encore chez leurs parents. Parle-moi de toi, oncle Teddy. Tu es toujours professeur d’histoire de l’art ? Tu dois être une sommité. »
Frappé une fois de plus par sa mémoire, Ted fut gagné par la tension qui l’envahissait lorsqu’il tentait de décrire son travail – un désarroi quant aux motifs qui l’avaient poussé à décevoir ses parents et à accumuler des dettes colossales afin de rédiger une thèse (dont le style fougueux l’embarrassait à présent) où il soutenait que les coups de pinceau caractéristiques de Cézanne cherchaient à représenter des sons – en l’occurrence les stridulations envoûtantes des cigales dans ses paysages d’été.
« J’écris au sujet de l’influence de la sculpture grecque sur l’impressionnisme français », déclara-t-il. Sa tentative de prendre un ton enjoué tomba à plat.
« Susan, ta femme. Elle est blonde, n’est-ce pas ?
— Oui, tout à fait.
— Moi, j’avais des cheveux roux.
— Ils le sont toujours. En tout cas, ils tirent sur le roux.
— Pas comme avant. » Elle le scruta, guettant une confirmation.
« En effet.
— Tu l’aimes ? Susan ? » reprit-elle après une pause.
La question proférée avec neutralité s’abattit près du plexus solaire de Ted. « Tante Susan », la corrigea-t-il.
Refroidie, Sasha répéta : « Tante Susan.
— Bien sûr que oui », affirma calmement Ted.
On leur servit les plats : la pizza chaude nappée de mozzarella de bufflonne fondit dans le gosier de Ted. À son deuxième verre de vin rouge, Sasha se mit à raconter sa vie. Elle s’était enfuie avec Wade, le batteur des Pinheads (un groupe qu’il était apparemment inutile de présenter), qui se produisaient à Tokyo. « On logeait à l’hôtel Okura, un établissement de luxe, précisa-t-elle. C’était en avril, au printemps, saison de l’éclosion des cerisiers au Japon, et les hommes d’affaires, coiffés de chapeaux en papier, dansaient et chantaient sous les arbres couverts de fleurs roses ! » Ted, qui n’avait jamais mis les pieds en Extrême-Orient ni même au Moyen-Orient, ressentit un pincement d’envie.
Après Tokyo, le groupe s’était rendu à Hong Kong. « On a habité une tour au sommet d’une colline, avec une vue absolument imprenable. Des îles, la mer, des bateaux et des avions…
— Wade est avec toi, à Naples ? »
Elle cligna des yeux : « Non. »
Il l’avait abandonnée à Hong Kong, dans le gratte-ciel blanc, et elle était restée dans l’appartement jusqu’à ce que le propriétaire lui demande de partir. Après quoi, elle s’était installée dans une auberge de jeunesse située dans un bâtiment rempli d’ateliers de négriers, où les gens s’endormaient devant leurs machines à coudre sur des rouleaux de tissu. Autant de détails que Sasha rapportait avec insouciance, comme s’il s’agissait d’une farce. « Puis je me suis fait des amis et nous sommes partis pour la Chine.
— Ceux que tu es allée retrouver hier ?
— Je rencontre des gens nouveaux partout, répondit-elle en riant. C’est normal quand on voyage, oncle Teddy. »
Elle était rouge – le vin ou peut-être le plaisir d’évoquer ses souvenirs. D’un geste, Ted réclama l’addition qu’il régla. Il se sentait lourd, déprimé.
Les jeunes s’étaient dispersés dans la nuit froide. Sasha n’avait pas de manteau. « Enfile ma veste, je t’en prie. » Ted enleva celle en tweed élimé qu’il portait, mais elle refusa avec obstination. Il comprit qu’elle voulait conserver la visibilité que lui conférait sa robe rouge. Les grandes bottes accentuaient sa claudication.
Ils marchèrent longtemps avant de se retrouver devant une boîte de nuit d’apparence conventionnelle. Le portier leur fit mollement signe d’entrer. Il était minuit.
« Les propriétaires sont des amis à moi », expliqua Sasha, le précédant dans un tourbillon de corps, de lumière violet fluo et de musique au rythme aussi varié qu’un pilonnement de marteau-piqueur. La banalité de la scène sauta aux yeux de Ted, si peu habitué qu’il fût aux discothèques. Sasha avait pourtant l’air ravie. « Tu m’offres un verre, oncle Teddy ? demanda-t-elle, désignant un abominable breuvage posé sur une table à proximité. « Comme celui-là, avec une petite ombrelle. »
Ted joua des coudes pour s’approcher du bar. S’éloigner de sa nièce lui fit le même effet qu’ouvrir une fenêtre, évacuer une oppression suffocante. Quel était exactement le problème ? Sasha avait profité de la vie, vu du pays, bon sang, elle en avait plus fait en deux ans que lui en vingt. Alors pourquoi cette envie de la fuir ?
Sasha avait réquisitionné deux sièges devant une table basse. Aussi Teddy, les genoux coincés sous le menton, eut-il la sensation d’être un singe. Comme elle portait à ses lèvres le verre orné d’une ombrelle, la lumière violette s’insinua dans la peau claire de fines cicatrices à l’intérieur de ses poignets. Lorsqu’elle posa son verre, Ted lui prit le bras et le retourna. Sasha ne protesta qu’au moment où elle remarqua ce qu’il observait. Là, elle se dégagea :
« Ça date d’avant. À Los Angeles.
— Laisse-moi regarder. »
Elle refusa. Alors, à sa grande surprise, Ted se pencha au-dessus de la table et s’empara des poignets de sa nièce, non sans éprouver un plaisir sadique à lui faire mal. Il remarqua les ongles rouges qu’elle avait vernis l’après-midi même. Sasha cessa de résister, détournant les yeux tandis qu’il examinait ses avant-bras sous la lumière glaciale, plutôt bizarre. Ils étaient zébrés de balafres et éraflures ressemblant à des rayures sur un meuble.
« Des tas sont accidentelles. J’étais vraiment déséquilibrée, précisa Sasha.
— Tu as traversé une sale période. » Il voulait qu’elle le reconnaisse.
Un silence tomba. Sasha finit par le rompre : « Je n’arrêtais pas d’imaginer que je voyais mon père. C’est cinglé, non ?
— Je ne sais pas.
— En Chine, au Maroc. Je parcourais une pièce du regard et – oups – je voyais ses cheveux. Ou ses jambes, je me souviens encore de leur forme. Ou de sa façon de rejeter la tête en arrière quand il riait – son rire était une sorte de hurlement, tu te rappelles, oncle Teddy ?
— Oui, maintenant que tu le dis.
— Je pensais qu’il me suivait pour s’assurer que j’allais bien. Et, quand j’avais l’impression que ce n’était pas le cas, j’avais vraiment la trouille. »
Ted lâcha ses bras qu’elle croisa sur ses genoux. « Je me persuadais qu’il pouvait retrouver ma trace grâce à mes cheveux. Sauf qu’ils ne sont même plus roux.
— Je t’ai bien reconnue.
— C’est vrai. » Elle approcha son visage blême, aux aguets, de celui de Ted. « Qu’est-ce que tu fais ici, oncle Teddy ? »
La question qu’il appréhendait. Or la réponse tomba à la manière d’un bout de viande se détachant d’un os : « Je suis ici pour voir des œuvres d’art. Les contempler et y réfléchir. »
Et voilà : une sensation de paix, soudaine, vivifiante. Un soulagement. Il n’était pas venu pour Sasha, c’était la vérité.
« Des œuvres d’art ?
— Mon passe-temps préféré, enchaîna-t-il, souriant au souvenir du bas-relief d’Orphée et Eurydice de l’après-midi. J’essaie toujours de faire ça. C’est ma passion. »
Les traits de Sasha se détendirent, comme si elle était délivrée d’un poids qui avait mobilisé toutes ses forces : « Je croyais que tu étais venu me chercher. »
Ted la regarda de loin. Une distance rassérénante.
Sasha alluma une de ses Marlboro, qu’elle écrasa après deux bouffées. « Allons danser, proposa-t-elle, en se levant avec une certaine lourdeur. Viens, oncle Teddy. » Le prenant par la main, elle le conduisit vers la piste de danse – la masse fluide déclencha en Ted un accès de timidité apeurée. Il eut beau marquer un temps d’hésitation et résister, Sasha l’entraîna au milieu des danseurs. Aussitôt galvanisé, il eut l’impression de planer. Depuis combien de temps n’avait-il pas dansé dans une boîte de nuit ? Quinze ans ? Davantage ? Ted commença à bouger gauchement, sûr d’être massif, peu avenant, dans sa veste en tweed de professeur, exécutant de vagues pas jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que Sasha, immobile, l’observait. Puis elle s’approcha, l’entoura de ses longs bras et se plaqua contre lui si bien qu’il sentit la maigreur, la taille et le poids de cette nouvelle Sasha, sa nièce devenue adulte, si petite autrefois. Et cette métamorphose irrévocable l’emplit d’une tristesse rageuse qui lui serra la gorge, tandis qu’un picotement douloureux chatouillait ses narines. Il s’accrocha à Sasha. Mais la petite fille avait disparu. De même que l’ardent jeune homme qui l’avait aimée.
Elle s’écarta. « Attends ici, lui intima-t-elle, sans croiser son regard. Je reviens tout de suite. » Désorienté, Ted resta parmi les Italiens en train de se trémousser jusqu’à ce qu’un malaise croissant le chasse de la piste. Il s’attarda à proximité quelques instants avant de faire le tour de la boîte. Sasha avait évoqué des amis – discutait-elle avec eux ? Angoissé, les idées confuses à cause de l’alcool qu’il avait bu, Ted commanda une bouteille de San Pellegrino au bar. Ce ne fut qu’à ce moment-là, lorsqu’il chercha son portefeuille, qu’il se rendit compte qu’elle l’avait volé.
Le soleil tira Ted du sommeil, le forçant à écarquiller ses paupières collées. Il avait oublié de fermer les volets. Il s’était couché à cinq heures du matin après des heures d’errance au cours desquelles il s’était trompé à plusieurs reprises avant de trouver, enfin, le poste de police, où il avait raconté son histoire (sans préciser l’identité du pickpocket) à un policier aux cheveux gras, parfaitement indifférent, et après qu’un couple de gens âgés rencontré à la gare, à qui on avait dérobé leurs passeports sur le ferry d’Amalfi, avait proposé de le ramener.
Ted se leva, des élancements dans la tête, le cœur battant la chamade. Des papiers signalant des messages laissés sur le répondeur jonchaient la table : cinq de Beth, trois de Susan et deux d’Alfred (Je per, avait écrit en mauvais anglais l’employé de l’hôtel). Ted se doucha, s’habilla sans se raser, vida une mignonnette de vodka et sortit de l’argent liquide et une autre carte de crédit du coffre de la chambre. Il devait retrouver Sasha sur-le-champ – aujourd’hui –, cet impératif, qui s’était imposé à un moment indéterminé, revêtait un caractère d’urgence diamétralement opposé à son évitement précédent. Ce qu’il avait à faire – appeler Beth, Susan, se nourrir –, il était hors de question de s’y atteler maintenant. Il devait retrouver Sasha.
Où ? Ted réfléchit à la question en buvant trois express dans le hall de l’hôtel, tandis que la caféine et la vodka se combattaient l’une l’autre dans son cerveau. Où chercher Sasha dans cette ville tentaculaire, nauséabonde ? Il passa en revue des stratégies qu’il n’avait pas mises en œuvre : aborder des gamins dépravés à la gare ou dans des auberges de jeunesse, mais il estima avoir trop attendu pour ça.
Sans avoir arrêté de plan précis, il se rendit en taxi au Museo Nazionale. Une fois arrivé, il prit ce qui paraissait être le chemin qu’il avait emprunté la veille après avoir vu le bas-relief d’Orphée et Eurydice. Si rien n’avait le même aspect, il l’attribua à son état d’esprit : le minuscule métronome scandant sa panique intérieure. Si rien n’avait le même aspect, tout semblait cependant familier : la saleté des églises aux murs obliques et effrités, les minuscules cafés aux formes biscornues. Après avoir suivi une venelle tortueuse jusqu’au bout, il émergea dans une avenue bordée de palais délabrés, aux rez-de-chaussée aménagés en boutiques de vêtements et chaussures à bon marché. En proie à une vague impression de déjà-vu, il la parcourut lentement, regardant à droite et à gauche, jusqu’à ce qu’il aperçoive le smiley jaune masquant en partie un palimpseste d’épées et de croix.
Il poussa la petite porte rectangulaire encastrée dans une grande porte cochère, et pénétra dans un passage donnant sur une cour intérieure pavée, où la chaleur était encore emmagasinée et où flottait une odeur de melons pourris. Une vieille femme aux jambes arquées, portant des mi-bas bleus sous sa robe et un foulard sur la tête, se dirigea vers lui d’un pas vacillant.
« Sasha, lui dit Ted, regardant ses yeux chassieux, délavés. Américaine. Capelli rossi. » Il prononça mal le r et réessaya. « Rossi. Capelli rossi, répéta-t-il, se rendant compte que la description n’était plus très juste.
— No, no », marmotta la vieille femme.
Comme elle s’éloignait, Ted la rattrapa, glissa un billet de vingt dollars dans sa main et reposa sa question sans estropier le r. Elle claqua la langue, leva le menton puis, l’air presque triste, fit signe à Ted de la suivre. Il obtempéra non sans dédain : elle s’était laissé acheter bien facilement, ses défenses ne valaient pas grand-chose. Un large escalier partait d’un des côtés de la porte cochère, l’éclat du marbre napolitain transparaissait encore çà et là sous la crasse. La vieille commença à monter, s’agrippant à la rampe. Ted lui emboîta le pas.
Le premier étage – il l’enseignait à ses étudiants depuis des années – était le piano nobile, le lieu où les propriétaires d’un palais exposaient leur richesse aux invités. Malgré les pigeons qui muaient et son décor de fientes, ses voûtes en plein cintre qui dominaient la cour intérieure avaient conservé toute leur splendeur. L’admiration de Ted n’échappa pas à la vieille femme : « Bellissima, eh ? Ecco, guardate ! » Avec une fierté qu’il trouva émouvante, elle ouvrit la porte donnant sur une grande pièce plongée dans la pénombre, aux murs apparemment maculés de taches de moisi. La vieille appuya sur un interrupteur et une ampoule accrochée à un fil métamorphosa les pans moisis en fresques dans le style de Titien ou de Giorgione : femmes nues et plantureuses tenant des fruits ; monceaux de feuilles sombres. Un vol d’oiseaux argentés. La salle de bal sans doute.
Au deuxième étage, Ted remarqua deux garçons qui se partageaient une cigarette dans l’embrasure d’une porte. Un autre dormait sous un assortiment d’oripeaux : chaussettes et sous-vêtements soigneusement accrochés sur un fil. Aux odeurs de dope, d’huile d’olive rance, et au bruissement d’une activité invisible, Ted comprit qu’on louait désormais les chambres du palais. L’ironie de la situation l’amusa : il se retrouvait au cœur du monde marginal qu’il s’était efforcé d’éviter. Enfin, nous y voilà, pensa-t-il.
Au troisième et dernier étage, réservé naguère aux domestiques, les portes, plus petites, s’alignaient le long d’un étroit couloir. La guide âgée de Ted s’appuya au mur pour reprendre sa respiration. La gratitude remplaça le mépris qui l’avait saisi. Quel effort pour vingt dollars ! Comme elle devait en avoir besoin ! « Je suis désolé de vous avoir obligée à autant marcher », s’excusa-t-il. La femme ne le comprit pas, de toute évidence. Elle s’avança en chancelant jusqu’à une porte où elle gratta violemment. Celle-ci s’ouvrit et Sasha apparut, à moitié endormie, en pyjama d’homme. Lorsqu’elle le vit, elle écarquilla les yeux mais demeura impassible : « Salut, oncle Teddy, dit-elle, d’une voix douce.
— Sasha. » Ted se rendit compte que monter l’escalier lui avait également coupé le souffle. « Il fallait que… je te parle. »
Après les avoir regardés tour à tour, la vieille femme s’éloigna. Dès qu’elle eut disparu au coin du couloir, Sasha claqua la porte au nez de son oncle. « Va-t’en, je suis occupée. »
Ted posa la main à plat sur le bois rugueux. Il sentit l’angoisse et la colère de sa nièce de l’autre côté : « Alors, c’est ici que tu habites.
— Je vais déménager dans un endroit plus agréable.
— Quand tu auras volé suffisamment de gens. »
Un ange passa : « Ce n’était pas moi, affirma Sasha. C’était un de mes amis.
— Tu en as partout dans cette ville, pourtant je n’en ai rencontré aucun.
— Casse-toi, oncle Teddy.
— J’aimerais bien, crois-moi. »
Il ne parvenait pas à s’y résoudre, ni même à esquisser le moindre mouvement. Il resta immobile jusqu’à en avoir mal aux jambes, puis, pliant les genoux, se laissa glisser sur le sol. L’après-midi était déjà bien entamé, une fenêtre au bout du couloir projetait une auréole de lumière sale. Ted se frotta les yeux comme si le sommeil le gagnait.
« Tu es toujours là ? aboya Sasha.
— Toujours. »
La porte s’entrebâilla, et le portefeuille de Ted rebondit sur sa tête avant de tomber par terre.
« Va au diable », lança Sasha, en la refermant.
Ted ouvrit son portefeuille, découvrit qu’il ne manquait rien, le remit dans sa poche. Ensuite, il ne bougea plus. Pendant un long moment – des heures lui sembla-t-il (il avait oublié sa montre) –, le silence régna. De loin en loin, Ted entendait d’autres occupants désincarnés se déplacer dans leurs chambres. Il s’imagina être un élément du palais, une moulure ou une marche douée de la faculté de perception dont le destin était d’assister au flux et reflux des générations dans la demeure médiévale, d’en sentir la masse s’enfoncer de plus en plus dans la terre. Un an, cinquante ans. Il se leva deux fois pour laisser passer les locataires, des filles aux mains nerveuses agrippées à des sacs en cuir craquelé. Elles lui jetèrent à peine un regard.
« Tu es toujours là ? voulut savoir Sasha.
— Toujours. »
Sasha sortit et s’empressa de verrouiller la porte derrière elle. Vêtue d’un jean, d’un tee-shirt et de tongs roses, elle portait une serviette d’un rose délavé et un petit fourre-tout. « Où vas-tu ? » lui demanda Ted. Sans répondre, elle avança la tête haute dans le couloir. Au bout de vingt minutes, elle revint, les cheveux mouillés, laissant une odeur de savon parfumé dans son sillage. Elle ouvrit la porte avec la clé et, après un instant d’hésitation, déclara : « Je lessive les couloirs pour payer cette chambre, d’accord ? Je balaie la putain de cour. Là, t’es content ?
— Est-ce que toi, tu es contente ? » riposta-t-il.
La porte trembla sur ses gonds.
Ted se rassit. Sensible au déroulement de l’après-midi, il se surprit à penser à Susan. Non pas à la Susan différente, à la vraie – sa femme – par un jour remontant à des lustres, avant qu’il n’ait entrepris de plier son désir jusqu’à le rendre dérisoire. Lors d’un voyage à New York, ils s’étaient amusés à prendre le ferry pour Staten Island, une première pour tous les deux. Soudain, Susan s’était tournée vers lui : « Faisons en sorte que rien ne change. » À l’époque, ils étaient tellement sur la même longueur d’onde que Ted avait très bien compris la raison de son injonction : l’amour qu’ils avaient fait le matin même, la bouteille de pouilly-fuissé du déjeuner n’y jouaient aucun rôle – elle avait pris conscience de la fuite du temps. Et Ted aussi l’avait senti dans les remous de l’eau brune, la course des bateaux et du vent : tout était mouvement et chaos. Serrant la main de Susan, il avait répondu : « Rien ne changera jamais. Jamais. »
Dans un autre contexte, il avait récemment reparlé de cette balade en ferry à Susan qui, le regardant au fond des yeux, avait claironné de sa nouvelle voix enjouée : « Tu es sûr que c’était moi ? Je ne me souviens absolument de rien ! » avant de déposer un baiser sur le sommet de son crâne. L’amnésie, avait-il conclu. Le lavage de cerveau. À présent, il se rendit compte que Susan avait simplement menti. Il l’avait abandonnée, se préservant pour… quoi ? N’en avoir aucune idée effraya Ted. Quoi qu’il en soit, il l’avait abandonnée, et elle était partie.
« Tu es là ? » appela Sasha. Il ne répondit pas.
Elle ouvrit la porte à la volée pour jeter un coup d’œil. « Oui », constata-t-elle, soulagée. Sans proférer une parole, Ted la fixa. « Eh bien, viens. »
Il se releva péniblement et entra dans sa chambre, minuscule : un petit lit, un brin de menthe dans un gobelet en plastique saturant l’air de ses effluves, la robe rouge suspendue. Le soleil, qui commençait à se coucher, ricochait sur les toits et les clochers et éclairait la pièce par une seule fenêtre proche du lit. Sur le rebord s’alignaient des objets, apparemment des souvenirs de voyages de Sasha : une petite pagode dorée, un plectre de guitare, un long coquillage blanc. Fabriqué avec un cintre, accroché à une cordelette, un anneau grossier pendillait au milieu de la vitre. Sasha s’installa sur son lit, observant Ted parcourir du regard ses maigres possessions. Il perçut avec une lucidité impitoyable ce qui lui avait plus ou moins échappé la veille : la solitude absolue de sa nièce dans cette ville étrangère. Son dénuement.
Comme si elle captait la teneur de ses pensées, Sasha prit la parole : « Je rencontre plein de gens, mais ces relations ne durent jamais longtemps. »
Sur le bureau, quelques livres en anglais : L’Histoire du monde en 24 leçons. Les Somptueux Trésors de Naples. Le dernier de la pile, un volume écorné, était intitulé : Apprendre à taper à la machine.
Ted s’assit à côté de sa nièce et passa un bras autour de ses épaules. On aurait dit que des nids d’oiseau transperçaient son manteau. Ses narines se contractèrent douloureusement sous l’effet du picotement.
« Sasha, écoute-moi. Tu peux y arriver seule, mais ça sera bien plus difficile. »
Elle ne répondit pas. Elle contemplait le soleil. Ted l’imita et regarda par la fenêtre la débauche de couleurs tamisées. Turner, songea-t-il. O’Keeffe. Paul Klee.
Un jour, plus de vingt ans après celui-ci, Sasha aura fait des études supérieures et habitera New York. Elle aura retrouvé un copain de lycée sur Facebook, se sera mariée tard (Beth avait presque perdu espoir) et aura eu deux enfants, dont l’un légèrement autiste. Elle mènera une vie normale avec son lot de soucis, de joies, de découragements. Ted, divorcé depuis longtemps, grand-père, lui rendra visite dans sa maison située dans le désert de Californie. Il traversera le salon jonché d’épaves laissées par ses gosses et regardera flamboyer le soleil par une baie vitrée coulissante. Et un souvenir de Naples remontera fugacement à sa mémoire : la minuscule chambre de Sasha où il s’était assis à côté d’elle, l’éblouissement qu’il avait ressenti lorsque le soleil, basculant au milieu de la fenêtre, avait été emprisonné dans l’anneau en fil de fer.
Il se tourna vers sa nièce, un grand sourire aux lèvres. La lumière orangée lui embrasait les cheveux et le visage.
« Tu vois, marmonna-t-elle, les yeux rivés sur le soleil. Il est à moi. »