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Un déjeuner de quarante minutes :
confidences de Kitty Jackson sur l’amour,
la célébrité et Nixon !
par JULES JONES
Les vedettes de cinéma semblent toujours petites la première fois qu’on les voit. Kitty Jackson ne fait pas exception à la règle, aussi exceptionnelle qu’elle soit par bien d’autres côtés.
En réalité, petite n’est pas le mot juste, elle est minuscule : un bonsaï humain en robe blanche, sans manches, assise à une table au fond d’un restaurant de Madison Avenue, pendue à son téléphone. Elle me sourit lorsque je m’installe et désigne le portable d’un signe de tête, levant les yeux au ciel. Même si ses cheveux sont de ce blond banal procuré par ce que mon ex-fiancée appelle un « balayage », l’entremêlement de mèches dorées et brunes paraît à la fois plus naturel et plus sophistiqué que celui de Janet Green. Son joli visage (celui de Kitty) ne se serait sans doute pas démarqué des autres dans une classe de lycée : nez retroussé, lèvres pleines, grands yeux bleus. Or, pour des raisons difficiles à définir – les mêmes, je présume, que celles qui expliquent la supériorité de son balayage sur celui des autres femmes (notamment de Janet Green) –, ce visage quelconque donne l’impression d’être extraordinaire.
Cinq minutes se sont écoulées, et elle parle toujours au téléphone.
Elle finit par raccrocher, range son portable dans une pochette ronde de la taille d’un After Eight et le fourre dans un petit sac en verni blanc. Puis elle me prie de l’excuser. Il est aussitôt évident que Kitty appartient à la catégorie des stars sympathiques (Matt Damon), non à celle des stars désagréables (Ralph Fiennes). Les vedettes de la première catégorie feignent d’être exactement comme vous (moi, en l’occurrence) afin qu’on les aime et écrive un texte flatteur à leur sujet, une stratégie qui marche presque à tous les coups, malgré la conviction qui habite le premier journaliste venu d’être trop blasé pour nourrir le fantasme que le désir de Brad Pitt de vous faire visiter sa maison n’a aucun rapport avec la couverture de Vanity Fair. Kitty est navrée de m’avoir obligé à sauter dans douze cercles de feu et à parcourir au galop des kilomètres de charbons ardents afin d’avoir le privilège de passer quarante minutes en sa compagnie. Son avalanche d’excuses me rappelle pourquoi je préfère les stars désagréables, celles qui, barricadées derrière leur célébrité, éructent dans les fissures. L’incapacité à montrer de la gentillesse révèle un manque de contrôle de soi, or l’érosion du sang-froid d’un sujet est la condition sine qua non pour qu’un chroniqueur mondain puisse écrire un article.
Le serveur prend nos commandes. Les dix minutes de badinage avec Kitty ne valant pas la peine d’être relatées, je ferai allusion (en ayant recours au style notes de bas de page qui instille un parfum suranné dans l’observation de la culture pop) au fait que, lorsqu’on est une jeune actrice de cinéma aux cheveux blonds méchés, au visage extrêmement identifiable en raison d’un film récent, dont le nombre impressionnant d’entrées ne peut s’expliquer que par l’hypothèse que tous les Américains l’ont vu au minimum deux fois, on ne vous traite pas tout à fait – pas du tout, en réalité – comme un chauve d’un certain âge aux épaules voûtées, affligé d’un léger eczéma. Si l’entrée en matière est en apparence la même – « Puis-je prendre votre commande ? » – la prise de conscience hystérique du serveur quant à la célébrité de mon sujet vibre en arrière-plan. Et, avec une simultanéité qui ne peut s’expliquer que par les principes de la mécanique quantique, notamment les propriétés des particules dites intriquées, la vibration se propage sur-le-champ dans tout le restaurant, jusqu’aux tables beaucoup trop éloignées de la nôtre pour que leurs occupants parviennent à nous apercevoir1. Les clients pivotent, se dévissent le cou, se contorsionnent, se lèvent par inadvertance de leurs chaises, tandis qu’ils luttent contre le désir de se précipiter sur Kitty et de lui arracher des mèches de cheveux ou des lambeaux de vêtements.
Je demande à Kitty quel effet cela fait d’être le point de mire.
« Bizarre, répond-elle. C’est tellement soudain qu’on n’a absolument pas l’impression de le mériter. »
Vous voyez ? Elle est sympathique.
« Voyons, ne dites pas ça ! » je proteste, avant de lui balancer un compliment sur son interprétation du personnage de camée à la dérive devenue flingueuse/acrobate du FBI dans Oh, Baby, Oh – le genre de flatterie éhontée qui me pousse à me demander si je ne préférerais pas la mort par injection létale à ma vocation actuelle de chroniqueur mondain. N’était-elle pas fière ?
« Bien sûr, confirme-t-elle. Mais, en un sens, je ne savais pas encore ce que je faisais. Dans mon nouveau film, j’ai plus le sentiment de… »
Je m’écrie : « Gardez ça pour vous ! » Même si le serveur n’est pas encore arrivé à notre table et si le plateau qu’il tient à bout de bras ne nous est sans doute pas destiné. En effet, je n’ai aucune envie d’entendre parler du nouveau film de Kitty dont je me fiche éperdument, vous aussi, j’en suis persuadé. Son caquetage sur la gageure que représentait le rôle, la relation de confiance nouée avec le réalisateur et l’honneur de travailler face à une star aussi chevronnée que Tom Cruise est la pilule amère que nous devons avaler en échange du privilège de passer du temps en compagnie de Kitty. Le plus tard est le mieux, croyez-moi !
Heureusement, le plateau est pour nous (on est plus vite servi lorsqu’on partage le repas d’une vedette) : une salade Cobb pour Kitty ; un cheeseburger, des frites et une salade César pour moi.
Un peu de théorie pendant que nous nous apprêtons à déjeuner : on pourrait comparer le traitement que le serveur réserve à Kitty à une sorte de sandwich. La tranche de pain du dessous correspondant au comportement maussade et légèrement indolent qu’il adopte d’ordinaire avec les clients, la garniture du milieu à l’exaltation anormale qu’il éprouve devant une jeune célébrité de dix-neuf ans et la tranche du dessus à l’effort fourni pour maîtriser cet état par une attitude proche de celle qu’il observe en temps normal. De même, la couche inférieure de Kitty, c’est elle dans la banlieue de Des Moines où elle a grandi, fait de la bicyclette, fréquenté des bals de fin d’année, effectué une scolarité médiocre et, le plus surprenant, participé à des concours hippiques, gagnant rubans et trophées et caressant, fugacement à tout le moins, le rêve de devenir jockey. Sa réaction extraordinaire peut-être légèrement psychotique face à sa renommée de fraîche date – c’est le milieu du sandwich – et sa tentative de feindre la normalité, de n’avoir pas changé, la couche supérieure.
Au bout de seize minutes, je reprends la parole :
« Le bruit court… » – j’ai la bouche pleine de viande à moitié mâchée afin de dégoûter mon sujet et, par là même, percer son bouclier prophylactique de gentillesse, entamer la minutieuse érosion de son contrôle de soi – « … que vous avez une aventure avec votre partenaire. »
Voilà qui retient son attention. Je l’ai prise au dépourvu, ayant payé cher pour apprendre qu’aborder avec précaution les questions personnelles donne aux sujets désagréables le temps de se rebiffer et aux sympathiques celui de se défiler, le rouge aux joues.
« C’est complètement faux ! s’exclame Kitty. Tom est un ami merveilleux. J’adore Nicole. Elle a été un modèle pour moi. J’ai même gardé leurs enfants. »
Je dégaine mon sourire carnassier, une tactique insignifiante destinée à déconcerter et troubler mon sujet. Si mes méthodes vous paraissent d’une violence gratuite, je vous prie de vous rappeler que sur les quarante minutes qui m’ont été allouées, une vingtaine se sont déjà enfuies. De surcroît, permettez-moi d’ajouter que, si je foire cet article – c’est-à-dire, s’il ne dévoile pas des aspects insoupçonnés de Kitty (ce qui a été le cas, m’a-t-on assuré, de ceux sur la chasse à l’élan avec Leonardo DiCaprio, la lecture d’Homère avec Sharon Stone et le ramassage de palourdes avec Jeremy Irons) –, sa non-publication serait de l’ordre du possible, ce qui diminuerait d’autant la popularité dont je jouis à New York et Los Angeles et viendrait s’ajouter à « la bizarre succession d’échecs qui te colle au train, vieux » (Atticus Levi, mon ami et rédacteur en chef lors d’un déjeuner le mois précédent).
« Pourquoi ce sourire ? » demande Kitty, non sans hostilité.
Vous voyez ? Elle n’est plus sympa.
« Je souriais ? »
Elle se concentre sur sa salade Cobb. Moi aussi. J’ai si peu de chose à me mettre sous la dent, si peu d’accès au sanctuaire intérieur de Kitty Jackson que j’en suis réduit à observer – et à vous décrire par le menu – ce qu’elle mange : les feuilles de laitue, à peu près deux bouchées et demie de poulet et quelques rondelles de tomate. Ce qu’elle ignore : olives, bleu, œufs durs, bacon et avocat – en d’autres termes, tous les éléments qui composent la salade Cobb. Quant à l’assaisonnement, qu’elle a demandé à part, elle n’y touche pas, sauf la fois où elle y plonge le bout de l’index et le lèche2.
« Je vais vous livrer le fond de ma pensée, finis-je par répondre, dissipant la tension qui montait à notre table. Je me disais : dix-neuf ans, un film à entrées innombrables derrière elle, la moitié du monde exécutant la danse de la pluie sous ses fenêtres, qu’est-ce qui peut lui arriver après ? Que peut-elle faire ? »
Plusieurs expressions défilent sur le visage de Kitty : le soulagement que je n’aie pas sorti quelque chose de pire, notamment au sujet de Tom Cruise et, mêlé à ce soulagement (surtout à cause de lui), un désir fugace de ne pas me considérer comme un hurluberlu de plus armé d’un magnétophone, mais comme un homme qui comprend l’incroyable étrangeté de son univers. Si seulement c’était vrai ! Rien ne me plairait davantage que de comprendre l’étrangeté de l’univers de Kitty, de m’y perdre à jamais. Or je ne peux qu’espérer lui dissimuler l’impossibilité d’une véritable communion entre nous, et le simple fait d’y être parvenu pendant vingt et une minutes est déjà une victoire.
Pourquoi est-ce que je persiste à parler de moi, à m’« immiscer » dans ce récit ? Parce que je m’évertue à arracher des infos susceptibles de retenir l’attention du lectorat vis-à-vis d’une adorable jeune fille de dix-neuf ans ; j’essaie d’élaborer une histoire qui non seulement révèle les secrets veloutés de son cœur d’adolescente, mais contienne action, développement et – Dieu me vienne en aide ! – sens éventuel. Hélas, Kitty est un bonnet de nuit. Ce qu’elle a de plus intéressant, c’est l’effet qu’elle produit sur les autres et vu que l’« autre », celui dont la vie intérieure est la plus immédiatement accessible à notre examen collectif, se trouve être moi, il est naturel – obligatoire, en fait (« Je t’en supplie, accepte ce travail, ça m’évitera de passer pour un connard parce que je te l’ai confié », Atticus Levi lors d’un récent coup de fil où j’exprimais mon désespoir de continuer à être un chroniqueur mondain) – que le récit de mon déjeuner avec Kitty Jackson soit un compte rendu de la myriade d’effets que Kitty Jackson a produits sur moi au cours du déjeuner en question. Et pour que ceux-ci soient un tant soit peu intelligibles, je vous rappelle que Janet Green, ma petite amie pendant trois ans, ma fiancée pendant un mois et treize jours, m’a largué il y a deux mois au profit d’un autobiographe dont le dernier livre détaille ses goûts d’adolescent pour la masturbation dans l’aquarium familial (« Au moins, il travaille sur lui », Janet Green, au cours d’une conversation téléphonique où je tentais de lui faire remarquer qu’elle avait commis une erreur colossale).
« Je n’arrête pas de me poser cette question : qu’est-ce qui va m’arriver ? enchaîne Kitty. Quelquefois, j’imagine que je regarde en arrière en ce moment précis et je me demande où je serai quand je regarderai en arrière. Est-ce que ce moment précis sera le début de la belle vie ou… ou quoi ? »
Et quelle est la définition d’une « belle vie » dans le lexique de Kitty Jackson ?
« Vous savez bien. »
Elle glousse. Elle rougit. De nouveau sympathique, d’une autre manière au demeurant. Nous avons eu une prise de bec, alors nous jouons la comédie. Je la pousse à continuer : « La renommée et la richesse ?
— Plus ou moins. Mais aussi… le bonheur, tout simplement. J’ai envie de trouver le véritable amour, ça m’est égal d’avoir l’air sentimentale. Je veux des enfants. Voilà pourquoi je suis tellement attachée à ma mère de substitution dans mon nouveau film… »
Kitty s’interrompt. En tout cas, mes efforts pavloviens pour supprimer le côté relations publiques de notre déjeuner ont porté leurs fruits. Toutefois, à peine me suis-je félicité de ce succès que je surprends le coup d’œil qu’elle lance à sa montre (Hermès). Comment est-ce que je réagis à ce geste ? Eh bien, je sens barboter en moi un court-bouillon volatil de colère, de peur, de désir. Colère parce que cette nunuche a, pour des raisons à l’évidence injustifiables, infiniment plus de pouvoir que je n’en aurai jamais et que, au terme des quarante minutes, rien hormis une filature illégale ne permettra que mon chemin souterrain croise à nouveau le sien, situé dans des sphères supérieures ; peur parce qu’un regard à ma montre (Timex) m’indique que trente minutes sur les quarante se sont écoulées et que je n’ai encore aucun « événement » susceptible de constituer le socle de mon profil ; désir parce qu’elle porte autour de son cou de cygne un collier d’or d’une extrême finesse. Sans compter les épaules que découvre sa robe bain de soleil, menues, hâlées, délicates, pareilles à deux petits pigeons. Sauf que l’image donne l’impression qu’elles n’étaient pas émouvantes, or elles l’étaient d’une manière phénoménale ! Par « pigeons », j’entends que ses épaules étaient si appétissantes qu’elles me portaient à imaginer, brièvement, que je détachais tous ses petits os et en suçais la chair, un par un3.
Je demande à Kitty quel effet ça fait d’être une bombe sexuelle.
« Aucun, répond-elle, très agacée. C’est quelque chose que les autres éprouvent.
— Les hommes, vous voulez dire ?
— J’imagine », acquiesce-t-elle, tandis qu’une nouvelle expression traverse son joli visage et le fige, expression que je décrirais comme l’empreinte d’une lassitude soudaine.
Je ressens la même chose. En fait, une lassitude générale. « Nom de Dieu, quelle farce que tout ça ! » La remarque, sans visée stratégique, m’a échappé. Je vais évidemment la regretter dans une fraction de seconde. « Pourquoi est-ce que nous jouons le jeu ? »
Kitty penche la tête. J’ai le sentiment qu’elle détecte ma lassitude générale, en devine même certaines des causes. En d’autres termes, elle a pitié de moi. Je suis sur le point de succomber au seul grand risque que court un chroniqueur mondain : autoriser mon sujet à inverser le faisceau du regard scrutateur, ce qui m’empêcherait de la voir. Gagné par une pression se manifestant par un picotement de sueur sur mon crâne nettement dégarni, je sauce mon assiette de salade avec un gros morceau de pain que je coince ensuite dans ma bouche, comme un dentiste qui s’apprêterait à plomber une dent. Au même instant – l’horreur – un éternuement s’annonce ; le voilà, au secours, Marie, mère de Dieu, aucun bout de pain, rien, absolument rien ne peut juguler l’éruption simultanée de toutes les cavités de ma tête. Visiblement terrifiée, Kitty a un mouvement de recul, le temps que je me sorte de ce mauvais pas.
Le désastre est évité. Prévenu, à tout le moins.
Dès que j’ai réussi à avaler mon pain et à me moucher, au prix de presque trois précieuses minutes, j’ajoute : « J’adorerais me promener, qu’en dites-vous ? »
À la perspective de cette échappée à l’air libre, Kitty bondit de sa chaise. Il est vrai qu’il fait un temps merveilleux, le soleil entre à flots par les fenêtres du restaurant. Mais la prudence tempère aussitôt son excitation : « Et Jake ? » lance-t-elle, faisant allusion à son agent, qui va apparaître à la fin des nos quarante minutes et agiter sa baguette pour me retransformer en citrouille.
« Il peut appeler, non ? Et nous rejoindre.
— D’accord », accepte-t-elle, s’efforçant de feindre l’enthousiasme malgré l’intrusion de la couche du milieu – sa lassitude. « Bien sûr, allons-y. »
Je m’empresse de régler la note. Bon, j’ai orchestré notre évasion pour plusieurs raisons. Primo, je veux voler quelques minutes supplémentaires à Kitty pour tenter de sauver ce papier et, dans une plus large mesure, ma réputation littéraire en perte de vitesse (« Il est possible qu’elle ait été déçue que vous n’ayez pas essayé d’écrire un autre roman après l’échec du premier… » – Beatrice Green qui m’avait offert un thé brûlant lorsque j’avais fait irruption en larmes chez elle, à Scarsdale, pour la supplier de m’éclairer sur la défection de sa fille). Secundo, j’ai envie de voir Kitty Jackson debout et en mouvement. À cette fin, je lui emboîte le pas tandis qu’elle me précède, se faufilant entre les tables, la tête basse à la manière des femmes d’une beauté exceptionnelle ou des gens connus (sans parler de ceux qui sont les deux, comme Kitty). Voici l’interprétation de son attitude et de sa démarche : Je sais que je suis célèbre et irrésistible – une combinaison aux propriétés proches de la radioactivité – et que, dans cette salle, vous êtes incapables de me résister. Il est gênant de nous regarder car nous sommes les uns et les autres conscients de ma radioactivité et de votre impuissance, aussi vais-je baisser la tête pour vous laisser m’admirer à loisir. Pendant ce temps, je découvre les jambes de Kitty, longues étant donné sa petite taille, et bronzées, non pas le brun orangé obtenu dans les cabines UV, mais un ambre doré qui me fait penser… aux chevaux.
Central Park se trouve à un bloc d’immeubles. Il s’est écoulé quarante et une minutes et des poussières. Nous entrons dans le parc, vert, éclaboussé de lumière, noyé d’ombres, si bien que nous avons l’impression de plonger dans un étang profond, à l’eau étale. « J’ai oublié à quelle heure nous avons commencé, constate Kitty. Il nous reste combien de temps ?
— Oh, tout va bien », marmonné-je. Soudain rêveur, je garde les yeux rivés sur les jambes de Kitty alors que nous marchons (sans ramper à ses côtés autant que faire se peut – ce qui, d’ailleurs, me traverse l’esprit), et j’aperçois des poils d’un or très fin au-dessus de ses genoux. Jeune, bien nourrie, à l’abri de la cruauté gratuite, Kitty n’a pas encore conscience de l’inéluctabilité de sa vieillesse et de sa mort (sans doute dans la solitude), elle ne s’est pas encore déçue, elle est simplement abasourdie par ses succès prématurés qui ont étonné le monde, aussi sa peau – cette enveloppe lisse, charnue, au parfum suave où la vie griffonne nos échecs et notre épuisement – est-elle parfaite. Par ce qualificatif, j’entends qu’elle n’est ni flasque, ni flétrie, ni craquelée, ni plissée, ni ridée, ni fripée – j’entends qu’elle a le velouté d’une feuille, à ceci près qu’elle n’est pas verte. Je ne peux imaginer qu’une peau pareille ait une odeur, une texture ou une saveur déplaisantes, ni même qu’elle soit (c’est absolument inconcevable) un tantinet eczémateuse.
Nous nous asseyons sur un talus herbeux. Kitty s’est consciencieusement remise à parler de son nouveau film, l’imminence de la venue de son agent lui ayant certainement rappelé qu’elle ne se trouvait en ma compagnie que pour faire la promotion du film en question.
Je lui demande : « Kitty, oubliez le film. Nous sommes dans un parc, la journée est superbe, alors bas les masques. Si nous parlions de… chevaux. »
Quelle expression ! Quel regard ! Tous les clichés défilent : le soleil qui perce les nuages, l’éclosion des fleurs, l’apparition soudaine et mystique d’un arc-en-ciel. Ça y est ! Par je ne sais quel biais, j’ai touché la vraie Kitty. Et pour des raisons que je ne peux comprendre, qu’il faut sûrement classer parmi les mystères les plus opaques de la mécanique quantique, l’expérience est de l’ordre d’une révélation, comme si le fait de combler la gouffre entre cette jeune actrice et moi me propulsait au-dessus de ténèbres envahissantes.
Kitty ouvre son petit sac blanc et en sort une photo. La photo d’un cheval ! Il a une étoile blanche sur le chanfrein. Il s’appelle Nixon. Je m’enquiers : « Comme le Président ? » L’absence de réaction de Kitty est inquiétante : « Le son du nom m’a plu, voilà tout », répond-elle, avant de décrire la façon dont Nixon prend une pomme et la croque d’un coup, faisant jaillir un flot écumeux de jus laiteux. « J’ai très peu l’occasion d’aller le voir, ajoute-t-elle avec une tristesse authentique. Je suis obligée d’engager quelqu’un pour le monter parce que je ne suis jamais chez moi.
— Il doit se sentir seul sans vous. »
À peine ai-je prononcé cette phrase que Kitty se tourne vers moi. Il me semble qu’elle a oublié qui je suis. Un désir fou de la renverser sur l’herbe me saisit. Et j’y cède.
« Hé là ! s’écrie mon sujet, d’une voix sourde et stupéfaite, mais pas encore vraiment effrayée.
— Faites comme si vous montiez Nixon.
— Hé là ! » hurle-t-elle plus fort, si bien que je la bâillonne d’une main. Kitty a beau gigoter sous moi, elle est coincée par ma taille – un mètre quatre-vingt-dix – et mon poids – cent quinze kilos – dont environ un tiers s’accumule dans « le pneu » (Janet Green, lors de notre dernier fiasco sexuel) qu’est devenu mon bide – qui l’écrasent comme un sac de sable. Une main toujours sur sa bouche, je glisse l’autre entre nos deux corps qui se tortillent et parviens – oui ! – à attraper ma braguette. Dans quel état suis-je ? Nous sommes étendus sur un talus dans Central Park, un lieu à l’écart qui n’en est pas moins, en théorie, exposé. Aussi suis-je anxieux, tout à fait conscient que cette cabriole met en péril ma carrière et ma réputation. Mais, surtout, je ressens – quoi ? – une rage folle, ce doit être ça, sinon comment expliquer mon envie d’étriper Kitty comme un poisson et celle, distincte et corollaire, de l’ouvrir en deux et de plonger les bras dans le liquide pur, parfumé, qui circule en elle. Je veux le frotter sur ma peau à vif, « scrofuleuse » (ibid.), parcheminée, dans l’espoir d’une guérison. Je veux la sauter (de toute évidence) puis la tuer, ou plutôt la tuer en la baisant (« la baiser jusqu’à ce que mort s’ensuive » et « la baiser jusqu’à lui bousiller le cerveau » étant des variations acceptables de cet objectif fondamental). En revanche, cela ne m’intéresse pas de la tringler après l’avoir tuée, parce que c’est sa vie – la vie intérieure de Kitty Jackson – que je m’acharne à atteindre.
Il se trouve que je ne fais ni l’un ni l’autre.
Revenons à l’instant : ma main sur la bouche de Kitty s’efforce de maintenir sa tête qui résiste non sans vigueur, l’autre tripote ma braguette, que j’ai du mal à ouvrir, sans doute à cause des contorsions de mon sujet. Malheureusement, je n’ai aucun contrôle sur les mains de Kitty, dont l’une s’est introduite dans son sac blanc où sont enfouis nombre d’objets : une photo de cheval, un portable en forme de chips qui sonne depuis plusieurs minutes et une bombe lacrymogène à en juger par les effets de l’aspersion que je reçois sur mon visage : brûlure aveuglante autour des yeux accompagnée de larmes, sensation d’étranglement, suffocation, nausée, autant de sensations qui m’obligent à me lever brusquement et à me plier en deux, tordu de douleur (sans cesser de clouer Kitty au sol d’un pied). C’est alors qu’elle extirpe un autre objet de son sac : un trousseau de clés auquel est attaché un petit couteau suisse, dont elle réussit à enfoncer la lame minuscule, plutôt émoussée, dans mon pantalon kaki et dans mon mollet.
Là, je braille, beugle comme un buffle pris au piège, tandis que Kitty s’échappe. Ses jambes dorées sont sûrement mouchetées par la lumière qui filtre entre les arbres, mais la douleur m’empêche de les reluquer.
Je crois qu’il me faut appeler cela la fin de notre déjeuner. J’ai eu droit à vingt minutes supplémentaires, à l’aise.
La fin du déjeuner, certes, mais le début d’événements particulièrement dommageables : une présentation devant le jury d’accusation suivie par une inculpation pour tentative de viol, kidnapping, violences avec voies de fait ; mon incarcération actuelle (malgré les efforts héroïques d’Atticus Levi pour réunir la caution de cinq cent mille dollars) et mon procès qui doit commencer ce mois-ci – le jour même, comme par hasard, de la sortie nationale du nouveau film de Kitty, Whip-poor-will Falls.
Kitty m’a écrit en prison. Si j’ai une part de responsabilité dans votre effondrement psychique, je m’en excuse. Et aussi de vous avoir poignardé [sic]. Chaque i était couronné d’un rond et sa lettre se terminait par un smiley.
Ne vous l’avais-je pas dit ? Gentille.
Naturellement, notre petit malentendu a donné un énorme coup de pouce à Kitty. Gros titres suivis d’une débauche d’articles indignés, d’éditoriaux, de chroniques et de commentaires traitant de sujets connexes : « La vulnérabilité croissante des vedettes » (The New York Times) ; « L’incapacité de certains hommes à tolérer la frustration » (USA Today) ; « L’obligation pour les rédacteurs en chef de magazines de mieux se renseigner sur les pigistes » (The New Republic), et l’absence de mesures de sécurité appropriées dans Central Park pendant la journée4.
On fait déjà passer Kitty, figure de proue et martyre de ce montage médiatique, pour la Marilyn Monroe de sa génération. Elle n’est même pas morte.
Son nouveau film est un immense succès, quel qu’en soit le sujet.
Notes
1. Ma suggestion que les particules intriquées seraient la clé de tout tient un peu du sophisme car, jusqu’à ce jour, aucune explication à leur propos ne s’est révélée satisfaisante. Les particules intriquées sont des « jumelles » subatomiques : des photons créés par la séparation à l’aide d’un cristal d’un photon en deux moitiés qui continuent à réagir à l’identique aux stimuli appliqués à l’une, même si elles sont séparées par de nombreux kilomètres.
Comment est-il possible qu’une particule « sache » ce qui arrive à l’autre ? se demandent les physiciens, perplexes. Comment, alors que les gens installés aux tables les plus proches de celle de Kitty Jackson la reconnaissent immédiatement, ceux qui ne se trouvent pas dans son champ de vision l’ont-ils reconnue en même temps puisqu’il est inconcevable qu’ils aient pu la voir ?
Explications théoriques :
1) Les particules communiquent. Impossible, parce qu’elles devraient le faire à une vitesse plus rapide que celle de la lumière, violant par là même la théorie de la relativité. En d’autres termes, pour que tout le monde soit simultanément conscient de la présence de Kitty dans le restaurant, les clients des tables les plus proches d’elle auraient dû prévenir, par mots ou par gestes, les plus éloignés qui ne peuvent la voir – et ce, à une vitesse plus rapide que celle de la lumière. Impossible.
2) Les deux photons réagissent à des facteurs « locaux » générés par leur ancien état de photon unique. (C’était l’explication d’Einstein à l’intrication quantique, qu’il dénommait « action fantôme à distance ».) Non. Parce que nous avons déjà démontré que les clients ne réagissent pas les uns par rapport aux autres, ils réagissent simultanément à Kitty Jackson, que seule une infime fraction d’entre eux a réellement vue !
3) Il s’agit d’un des mystères de la mécanique quantique.
Apparemment. Il n’existe qu’une certitude : en présence de Kitty Jackson, nous devenons intriqués par la prise de conscience de ne pas être Kitty Jackson, un fait qui nous soude au point de gommer provisoirement ce qui nous distingue les uns des autres : la tendance à pleurer sans raison aux défilés de l’un, l’incapacité d’apprendre le français d’un deuxième, la peur panique des insectes qu’il s’efforce de dissimuler aux femmes d’un troisième ou encore la pulsion de manger du papier Canson dans son enfance d’un quatrième. Bref, la proximité de Kitty Jackson nous prive de ces caractéristiques. En vérité, nous sommes désormais tellement indissociables, que, lorsque l’un la voit, tous les autres réagissent simultanément.
2. L’existence vous accorde parfois le temps, le répit, le dolce farniente de se poser le genre de questions auxquelles on ne réfléchit pas dans le tourbillon du quotidien : quels souvenirs précis a-t-on des mécanismes de photosynthèse ? A-t-on jamais réussi à employer le mot « ontologie » dans une conversation ? À quel instant s’est-on très légèrement écarté du tracé de la vie relativement banale qu’on avait menée jusque-là, un infléchissement à droite ou à gauche, et a-t-on emprunté la trajectoire qui a fini par nous conduire dans le lieu où nous nous trouvons actuellement – dans mon cas, l’établissement pénitentiaire de Rikers Island ?
Au terme des mois au cours desquels j’ai soumis la moindre bribe et nanoseconde de mon déjeuner avec Kitty Jackson à un niveau d’analyse par rapport auquel l’évaluation du sabbat par des érudits talmudiques pourrait être jugée superficielle, je suis arrivé à la conclusion que ma réorientation décisive, aussi subtile qu’elle ait été, s’est produite au moment où Kitty Jackson a trempé son doigt dans le bol de la sauce de salade et l’a léché.
Voici la reconstruction du brassage de pensées et pulsions, passées au crible et remises en ordre chronologique, qui me semblent avoir fermenté en moi à ce moment-là.
Pensée no 1 : (à la vue de Kitty trempant son doigt et le léchant) : Est-il possible que cette ravissante jeune fille me drague ?
Pensée no 2 : Non, c’est exclu.
Pensée no 3 : Et pourquoi ça ?
Pensée no 4 : Parce que c’est une actrice célèbre de dix-neuf ans et que toi « tu es plus lourd tout à coup… ou est-ce que je m’en aperçois davantage ? » (Janet Green lors de notre dernière relation sexuelle, un fiasco), tu as un problème de peau, tu n’es pas un homme influent.
Pensée no 5 : Mais elle a trempé son doigt dans un bol de sauce de salade et l’a léché devant moi ! Quelle autre signification cela pourrait-il avoir ?
Pensée no 6 : Que tu es tellement loin du champ des préoccupations sexuelles de Kitty que ses antennes qui répriment d’ordinaire une attitude susceptible d’être considérée comme encourageante voire provocatrice, telle que tremper un doigt dans de la sauce de salade et le lécher devant un homme susceptible de l’interpréter comme un signe d’intérêt sexuel, ne sont pas opérationnelles.
Pensée no 7 : Pourquoi ça ?
Pensée no 8 : Parce que tu manques tellement de « virilité » aux yeux de Kitty Jackson que tu l’impressionnes aussi peu qu’un teckel.
3. À ceux qui interpréteront inéluctablement ce caprice comme une preuve supplémentaire que je suis bien un « barjo », un « pervers » ou un « dingo taré » (extraits de lettres reçues en prison, envoyées par des inconnus), je n’ai que cette anecdote à leur proposer : par un jour de printemps il y a presque quatre ans, j’ai remarqué une fille – grosses jambes courtaudes, buste long, tee-shirt rose – en train de ramasser des crottes de chien et de les fourrer dans un sac Duane Reade. Le genre musclée qui avait manifestement été nageuse ou plongeuse au lycée (j’apprendrai plus tard qu’elle n’avait été ni l’un ni l’autre). Il semblait impossible, en toute impartialité et objectivité, d’aimer son clebs, un petit terrier tout galeux. Mais elle l’aimait. « Ici, Whiskers. Viens ici, ma puce », roucoulait-elle. Il m’a suffi d’un regard pour tout visualiser : le petit appartement surchauffé, jonché de chaussures de course et de justaucorps, les deux dîners hebdomadaires chez ses parents, le duvet au-dessus de sa lèvre supérieure, décoloré avec une crème à l’odeur acidulée. Ce n’est pas tant l’envie d’elle qui m’a envahi que d’être entouré par elle, de débouler dans sa vie sans avoir levé le petit doigt.
« Je peux vous aider ? » lui ai-je proposé. J’ai posé le pied dans la flaque de soleil où elle se tenait avec Whiskers et lui ai pris des mains le sac Duane Reade, rempli de crottes.
Janet a souri. On aurait dit qu’elle agitait un drapeau : « Vous avez perdu la tête ? »
4. Au rédacteur en chef :
Conformément à l’esprit de sérieux de votre récent éditorial (« Vulnérabilité dans nos lieux publics », 9 août), et en tant qu’incarnation, si vous voulez bien accepter ce terme, « des êtres mentalement instables ou susceptibles d’être dangereux » que vous souhaitez avec vigueur éliminer du domaine public, à la suite de mon « agression brutale » sur la personne de cette « jeune star trop confiante », permettez-moi de faire une suggestion qui remportera à tout le moins l’adhésion du maire, M. Giuliani : pourquoi ne pas installer des postes de contrôle aux entrées de Central Park et exiger que ceux qui y pénètrent montrent une pièce d’identité ?
Ainsi, vous pourrez vérifier leur casier et la réussite ou l’échec de leur vie — mariage ou pas, enfants ou pas, succès professionnels ou pas, compte bancaire approvisionné ou pas, relations avec des amis d’enfance ou pas, sommeil paisible ou pas, réalisation de nobles ambitions de jeunesse ou pas, aptitude à lutter contre des crises de panique et de désespoir ou pas – et, en vous appuyant sur ces faits, il vous sera possible de classer chaque personne en fonction de la probabilité que ses « échecs personnels déclenchent des crises de jalousie envers des êtres plus accomplis ».
Le reste est un jeu d’enfant : il suffit d’encoder le classement de chaque personne dans un bracelet électronique qu’elle mettra autour de son poignet lorsqu’elle entrera dans le parc, puis de surveiller les signaux lumineux émis sur des écrans radar et de poster du personnel prêt à intervenir au cas où les déambulations d’inconnus mal classés risqueraient d’empiéter sur « la sécurité et la paix de l’esprit dont les vedettes ont le droit de jouir au même titre que le commun des mortels ».
Je n’ai qu’une requête à formuler : en conformité avec notre sacro-sainte tradition culturelle, classez l’infamie sur le même plan que la célébrité, afin que — lorsque mon excoriation publique sera achevée, une fois que la journaliste de Vanity Fair que j’ai reçue en prison il y a deux jours (à la suite de ses interviews avec mon chiropracteur et le directeur de l’établissement) aura accompli le pire, de même que les magazines d’« actualités » de la télévision, quand mon procès sera terminé et que, ma peine purgée, j’aurai enfin le droit de revenir dans le monde pour me tenir sous un arbre dans un jardin public et toucher son écorce rugueuse – je bénéficie d’une protection au même titre que Kitty.
Qui sait ? Il se peut que je l’aperçoive un jour où nous nous promènerons tous les deux dans Central Park. Je doute que nous nous adressions la parole. La prochaine fois, je préférerais garder mes distances et lui faire un signe de la main.
Avec ma considération respectueuse,
Jules Jones.