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Sortie hors du corps

Tes amis feignent d’être toutes sortes de choses et ta mission consiste à les faire parler. Drew affirme qu’il ira en fac de droit. Après avoir exercé quelque temps dans un cabinet, il se présentera pour être sénateur de l’État, du pays, puis pour être élu Président. Il énumère tout ça comme si toi, tu disais : Après mon cours de peinture chinoise moderne, je filerai à la salle de sport avant d’aller bosser chez Bobst jusqu’au dîner, si tu faisais encore des projets, ce qui n’est pas le cas – si tu suivais encore des cours, ce qui n’est pas le cas, même si c’est censé être provisoire.

Tu regardes Drew à travers des volutes de fumée de hasch qui flottent dans le soleil. Il est vautré sur le canapé futon, un bras autour de Sasha. Il a une bonne bouille, une tignasse de cheveux sombre et une carrure d’athlète – il est musclé d’une façon naturelle sans doute à cause de la natation qu’il pratique à haute dose, contrairement à toi qui l’es grâce à la musculation.

Tu lui lances : « Ne me raconte pas que tu n’as pas inhalé. »

Tout le monde rigole sauf Bix, installé devant son ordinateur. Une fraction de seconde, tu as l’impression d’être marrant jusqu’au moment où tu piges que, s’ils ont rigolé, c’est parce qu’ils ont compris que tu essayais d’être drôle et qu’ils ont la trouille que tu te jettes par la fenêtre dans la 7e Rue est si tu n’es pas convaincu d’y arriver, même pour ce genre de vétille.

Drew prend une profonde bouffée. Tu entends la fumée crépiter dans sa poitrine. Il tend la pipe à Sasha, qui la file à Lizzie sans y toucher.

« Rob, je te promets, croasse Drew, qui n’exhale pas. Si on me pose la question, je répondrai que l’herbe que j’ai fumée avec Robert Freeman Jr était excellente. »

Ce « Junior » était-il moqueur ? Le hasch ne produit pas l’effet escompté : ça te rend aussi parano que la marijuana. Non, décides-tu, Drew ne se fiche pas de toi. Drew a la foi – l’automne précédent, c’était un des jusqu’au-boutistes qui distribuaient des tracts à Washington Square et incitaient les étudiants à voter. Quand Sasha et lui se sont mis ensemble, tu l’as aidé, surtout avec les sportifs parce que tu sais comment leur parler. Le coach Freeman, alias ton paternel, appelle les types du genre de Drew « hommes des bois ». D’après lui, ce sont des solitaires, des skieurs, des bûcherons, qui n’ont pas l’esprit d’équipe. Toi, tu t’y connais en matière d’équipes ; tu peux parler aux gens qui en font partie (Sasha est la seule à savoir que tu as choisi l’université de New York parce qu’elle n’avait plus d’équipe de foot américain depuis trente-cinq ans). Les jours fastes, tu enrôlais douze joueurs démocrates, ce qui poussait Drew à s’exclamer lorsque tu lui remettais les formulaires : « Tu sais t’y prendre, Rob ! » Le problème, c’est que tu ne t’es jamais inscrit, et plus tu attendais plus tu avais honte. Puis ç’a été trop tard. Même Sasha, au courant de tous tes secrets, ignore que tu n’as pas voté pour Bill Clinton.

Drew se penche pour donner un baiser mouillé à Sasha. Tu devines qu’il bande à cause du hasch parce que c’est pareil pour toi – ça te donne un mal de dents qui ne s’apaisera que si tu cognes ou qu’on te cogne. Au lycée tu te battais quand tu étais comme ça, mais personne n’acceptera de se bagarrer avec toi maintenant : que tu te sois tailladé les poignets avec un ouvre-boîte trois mois auparavant et que tu aies failli te vider de ton sang semble avoir un effet dissuasif. On dirait qu’un champ de force les fige tous, un sourire encourageant aux lèvres. Ça te démange de brandir un miroir et de leur demander : À votre avis, comment ces sourires sont-ils censés m’aider ?

« On ne peut pas fumer du hasch et devenir Président, dis-tu à Drew. C’est incompatible.

— Il s’agit d’une expérience de jeunesse, répond-il avec un sérieux qui serait risible s’il n’était originaire du Wisconsin. En plus, qui vendra la mèche ?

— Moi.

— Moi aussi, je t’aime », lâche Drew en pouffant.

Qui a dit que je t’aimais ? C’est tout juste si tu ne poses pas la question.

Drew prend une mèche de Sasha qu’il tortille. Il l’embrasse sous la mâchoire. Tu te lèves, fumasse. L’appartement de Bix et Lizzie est minuscule, une maison de poupée remplie de plantes – Lizzie les adore – dont l’odeur lourde flotte dans l’air. Des posters du Jugement dernier appartenant à Bix tapissent les murs : la séparation des êtres humains tout nus, aux traits enfantins, entre les bons et les méchants. Les premiers s’élèvent dans des champs verdoyants baignés d’une lumière dorée, les seconds disparaissent dans la gueule de monstres. Tu sors par la fenêtre, grande ouverte, et tu te retrouves sur l’échelle à incendie. Le froid de mars te gerce les sinus.

Au bout d’une seconde, Sasha te rejoint : « Qu’est-ce que tu fais ?

— Sais pas. Prends l’air. » Tu te demandes combien de temps tu peux continuer à ne prononcer que des phrases de deux mots. « Belle journée. »

De l’autre côté de la 7e Rue est, deux vieilles dames, les coudes posés sur des serviettes pliées sur le rebord de leurs fenêtres, observent la rue. Tu tends le doigt : « Là-bas. Deux espionnes.

— Ça m’angoisse que tu sois dehors, Bobby », reprend Sasha. Elle est la seule à t’appeler comme ça. Tu as été « Bobby » jusqu’à dix ans. À en croire ton paternel, c’est un nom de fille après cet âge-là.

« Et pourquoi ? Troisième étage. Bras cassé. Ou jambe. Au pire.

— Rentre, s’il te plaît.

— Relax, Sasha. » Tu te plantes sur une des marches grillagées menant aux fenêtres du quatrième.

« Le parti a émigré ? » Drew se déplie à travers celle du séjour, pose le pied sur l’escalier de secours et se penche sur la rambarde pour regarder la rue. Tu entends Lizzie répondre au téléphone : « Salut, maman ! » Elle tente de moduler sa voix pour dissimuler sa prise de hasch. Ses parents ont rappliqué du Texas. Du coup, Bix, qui est noir, dort dans le labo d’électrotechnique où il bosse sa thèse de doctorat. Les parents de Lizzie n’habitent même pas chez elle, ils séjournent à l’hôtel. N’empêche que si Lizzie couche avec un Noir dans la même ville que ses parents, c’est sûr qu’ils le sauront.

Lizzie sort son buste par la fenêtre. Elle porte une minijupe bleue et des bottes en verni fauve qui lui arrivent au-dessus du genou. Elle se croit déjà costumière.

« Comment va la bigote ? » tu lances, aussitôt contrarié que ta phrase ait comporté quatre mots.

Le rouge aux joues, Lizzie s’énerve : « Tu fais allusion à ma mère ?

— Pas moi.

— Tu n’as pas le droit de parler comme ça chez moi, Rob », enchaîne-t-elle de la voix égale que tous tes potes emploient depuis ton retour de Floride et qui ne te laisse d’autre choix que de vérifier jusqu’où tu peux aller avant qu’elle ne se brise.

« Suis pas. » Tu désignes l’échelle à incendie.

« Ni sur mon escalier de secours.

— Pas tien, la corriges-tu. À Bix. En fait. À ville.

— Va te faire foutre, Rob.

— Toi aussi. » Tu souris de plaisir en voyant une véritable colère déformer un visage humain. Ça faisait un bail.

« Tout doux, Lizzie, l’admoneste Sasha.

— Pardon ? Pourquoi est-ce que je me calmerais ? C’est un vrai connard depuis qu’il est rentré.

— Il n’est là que depuis quinze jours.

Tu t’adresses à Drew : « J’adore cette façon qu’elles ont de parler de moi comme si je n’étais pas là. Elles me croient mort ?

— Non, défoncé.

— Elles ont raison.

— Je le suis aussi. » Sur ces mots, Drew grimpe l’escalier de secours et s’arrête quelques marches au-dessus de toi. Il prend une profonde respiration, la savoure. Tu l’imites. Dans le Wisconsin, Drew a tué un élan avec un arc et une flèche, il l’a dépouillé et dépecé avant de le rapporter chez lui dans un sac à dos. Sauf s’il a raconté un bobard. Son frère et lui ont construit une cabane à mains nues. Drew a grandi au bord d’un lac où il nageait tous les matins, même en hiver. Désormais, il nage dans la piscine de l’université de New York, mais le chlore lui pique les yeux et il dit qu’un toit change tout. N’empêche, il y nage beaucoup, surtout quand il est déprimé, tendu ou qu’il s’est disputé avec Sasha. « Tu as dû passer ton enfance à nager », a-t-il commenté, lorsqu’il a appris que tu venais de Floride. Tu as acquiescé. En réalité, tu n’as jamais aimé l’eau – Sasha est la seule à le savoir.

Tu descends en titubant et gagnes l’autre côté de la plate-forme de l’escalier de secours. Une fenêtre s’ouvre sur l’alcôve où est niché l’ordinateur de Bix. La tête hérissée de dreadlocks grosses comme des cigares, il est assis devant sa machine. Il tape des messages destinés à d’autres étudiants qui les liront sur leurs ordinateurs et auxquels ils répondront. D’après Bix, l’envoi de messages par ordinateur va être quelque chose d’énorme – ça dépassera de loin le téléphone. Prédire l’avenir, c’est son truc, et tu ne l’as jamais vraiment provoqué sur ce sujet, peut-être parce qu’il est plus vieux que toi, peut-être parce qu’il est noir.

Bix sursaute en te voyant surgir dans ton jean baggy et ton maillot de foot. Tu ne sais pas trop pourquoi tu as recommencé à le mettre, celui-ci. « Merde, Rob ! s’exclame-t-il. Qu’est-ce que tu fous là ?

— Je t’observe.

— Tu as complètement stressé Lizzie.

— Je suis désolé.

— Alors, viens t’excuser. »

Tu rentres par la fenêtre de Bix. Un poster du Jugement dernier est accroché au-dessus de son bureau, une reproduction de la fresque de la cathédrale d’Albi. Tu t’en souviens car tu l’as vue dans l’introduction de ton livre d’histoire de l’art, un cours de l’année dernière qui t’a tellement plu que tu l’as ajouté à ton cursus d’études de commerce. Bix est-il religieux ?

La mine morose, Sasha et Lizzie sont assises sur le canapé futon du salon. Drew est resté sur l’échelle à incendie.

« Je suis désolé », dis-tu à Lizzie.

— C’est pas grave. »

Là, tu sais que tu devrais t’arrêter. Tout va bien, laisse tomber… Mais ton moteur intérieur s’est emballé et t’en empêche : « Je suis désolé que ta mère soit une bigote. Désolé que Bix ait une copine texane. Désolé d’être un connard. Désolé que ma tentative de suicide t’ait paniquée. Désolé d’avoir gâché ton agréable après-midi… » Ta gorge se noue, tes yeux s’embuent, lorsque tu remarques qu’elles n’ont plus un visage dur mais triste, c’est à la fois émouvant et plaisant, sauf que tu n’es pas complètement là – une partie de toi, qui se tient à une certaine distance, pense : Parfait, elles vont te pardonner, elles ne t’abandonneront pas. Lequel est vraiment « toi », celui qui s’exprime et agit ou celui qui observe ? C’est là toute la question.

Sasha, Drew et toi, vous sortez de chez Bix et Lizzie et vous dirigez vers Washington Square. Le froid perfore les cicatrices de tes poignets. Sasha et Drew sont un entrelacs d’épaules, coudes et poches, ils ont sûrement plus chaud que toi. Quand tu te rétablissais à Tampa, ils sont allés en Greyhound à Washington, D.C, pour assister à l’investiture. Ils sont restés debout toute la nuit et, lorsqu’ils ont regardé le soleil se lever sur le Mall, ils ont eu la sensation que le monde commençait à changer juste à cet instant. Tu as beau t’être esclaffé quand Sasha a prononcé ces mots, tu scrutes le visage des passants en te demandant s’ils éprouvent la même chose : un changement lié à Bill Clinton ou un bouleversement encore plus important, perceptible partout – dans l’air, sous terre – par tout le monde, à part toi.

À Washington Square, Drew se casse pour aller nager et se purger du hasch. Sasha porte son sac à dos, elle se rend à la bibliothèque.

« Dieu merci. Lui parti. » Apparemment, tu n’arrives plus à parler autrement qu’en phrases de deux mots, même si tu en as envie.

« Sympa, remarque Sasha.

— Je blague. L’est génial.

— Je sais. »

L’effet de la drogue se dissipe, laissant un rouleau d’ouate à la place de ta tête. La défonce, c’est nouveau pour toi. Sasha t’avait repéré le jour de l’accueil de première année à la fac, l’année précédente, à Washington Square, uniquement parce que tu ne planais pas. Elle avait fait écran à ton soleil avec ses cheveux teints au henné et t’avait regardé de ses yeux fureteurs, en biais plutôt qu’en face. « J’ai besoin d’un petit copain fictif. T’es d’accord ?

— Et un vrai, t’en penses quoi ? »

Elle s’était assise à côté de toi pour t’exposer la situation. Lorsqu’elle était au lycée à Los Angeles, elle s’était enfuie avec le batteur d’un groupe, dont tu n’avais jamais entendu parler, et avait voyagé seule en Europe et en Asie de sorte qu’elle n’avait jamais décroché son bac. À presque vingt et un ans, elle entrait à l’université. Son beau-père, qui avait usé de son influence pour la pistonner, l’avait prévenue une semaine auparavant qu’il allait engager un détective pour s’assurer qu’elle « s’achèterait une conduite », livrée à elle-même à New York. « Quelqu’un me surveille peut-être en ce moment, a-t-elle affirmé, parcourant du regard la place bourrée de jeunes qui semblaient tous se connaître. En fait, c’est sûr et certain.

— Tu veux que je passe un bras autour de toi ?

— S’il te plaît. »

Tu avais entendu dire qu’un sourire rend les gens plus heureux. Entourer Sasha du bras t’a donné envie de la protéger. « Pourquoi moi ? as-tu voulu savoir, par curiosité.

— Tu es mignon. En plus, tu n’as pas l’air drogué.

— Je suis un joueur de foot américain. Enfin, j’étais. »

Sasha et toi deviez acheter des livres, ce que vous avez fait ensemble. Tu es allé dans sa piaule de la résidence universitaire, où tu as surpris Lizzie, sa coloc, mimant son approbation quand tu avais le dos tourné. À dix-sept heures trente, vous garnissiez tous les deux vos plateaux à la cafétéria, beaucoup d’épinards pour toi parce que, à en croire la rumeur, les muscles deviennent gélatineux dès qu’on cesse de jouer au foot. Vous avez pris vos cartes de bibliothèque et êtes retournés dans vos piaules avant de vous retrouver à l’Apple à vingt heures pour boire un pot. C’était plein à craquer d’étudiants. Sasha lançait sans arrêt des regards circulaires ; du coup, t’imaginant qu’elle cherchait le détective, tu l’as enlacée, tu as embrassé sa tempe et ses cheveux à l’odeur de brûlé. Comme tu jouais la comédie, tu étais détendu, ce qui ne t’était jamais arrivé avec les filles de ton bled. Puis Sasha t’a expliqué la deuxième étape : chacun devait raconter à l’autre quelque chose qui vous lierait pour toujours.

« Tu as déjà fait ça ? » ai-je demandé, incrédule.

Elle avait bu deux verres de vin blanc (tu l’avais accompagnée en buvant le double de bières) et entamait son troisième. « Bien sûr que non, a-t-elle certifié.

— Bon… si je te dis que je torturais des chatons, ça te coupe l’envie de me sauter ?

— C’est vrai ?

— Merde, non !

— Moi d’abord », a insisté Sasha.

À treize ans, elle s’était mise à voler avec ses copines. Elles cachaient des peignes incrustés de perles ou des boucles d’oreilles en strass dans leurs manches, et c’était à qui en piquerait le plus. Sauf que c’était différent pour elle – ça l’électrisait des pieds à la tête. À l’école, elle passait au crible le moindre détail de la virée et comptait les jours jusqu’à la prochaine. Les autres filles étaient simplement nerveuses, animées d’un esprit de compétition, et Sasha s’efforçait de ne pas se singulariser.

À Naples, lorsqu’elle était à court d’argent, elle fauchait des trucs dans les magasins qu’elle revendait à Lars, le Suédois. Elle attendait son tour assise par terre, dans la cuisine avec d’autres jeunes aux abois qui essayaient de fourguer portefeuilles de touristes, bijoux fantaisie, passeports américains. Ils râlaient contre Lars, qui les grugeait systématiquement, et avait soi-disant joué de la flûte dans des concerts en Suède, mais il était peut-être à l’origine de ce bruit. Ils n’avaient pas le droit de dépasser le seuil de la cuisine. L’un avait cependant aperçu un piano par une porte avant qu’elle se ferme, et Sasha avait entendu des pleurs de bébé. La première fois, Lars l’avait fait attendre – elle tenait une paire de chaussures à semelles compensées piquée dans une boutique – plus longtemps que les autres. Dès qu’ils étaient partis après avoir été payés, Lars s’était accroupi près d’elle sur le sol de la cuisine et avait déboutonné sa braguette.

Des mois durant, elle avait négocié avec Lars, débarquant parfois sans un sou, faute d’avoir réussi à chiper quoi que ce soit. « Je le considérais comme mon amant, a-t-elle précisé. En fait, je ne pensais plus. » Elle allait mieux, elle ne volait rien depuis deux ans. « À Naples, je n’étais pas moi-même, a-t-elle ajouté, parcourant du regard le bar noir de monde. Je ne sais pas qui c’était. Cette fille me fait de la peine. »

Tu as peut-être eu le sentiment qu’elle te lançait un défi ou que tout pouvait être dit à ce jeu de la vérité ou qu’elle avait creusé un vide qu’il fallait combler en raison d’une quelconque loi physique, toujours est-il que tu lui as parlé de James, ton coéquipier : un soir, vous aviez emmené deux nanas dans la voiture de ton père ; après les avoir raccompagnées chez elles (tôt, c’était un soir de match), James et toi étiez allés dans un coin à l’écart et aviez passé une heure ensemble dans la bagnole. Ce n’était arrivé que cette fois-là, sans que vous l’ayez prémédité. Ensuite, vous vous étiez à peine adressé la parole, si bien que tu t’étais demandé si tu n’avais pas inventé l’épisode.

« Je ne suis pas homo », as-tu affirmé à Sasha.

Ce n’était pas toi dans la voiture avec James. Tu planais et pensais : Ce pédé fricote avec un mec. Comment peut-il faire ça ? Comment peut-il en avoir envie ? Comment peut-il se regarder en face ?

Sasha s’installe dans la bibliothèque pour taper un exposé sur l’enfance de Mozart, tout en buvant furtivement des gorgées de Coca light. Cela lui prend deux heures. Vu son âge, elle se sent à la traîne ; elle suit six cours par semestre sans compter ceux d’été pour décrocher son diplôme en trois ans. Elle a un double cursus comme toi, commerce/art – la musique dans son cas. La tête posée sur tes avant-bras, tu dors jusqu’à ce qu’elle ait fini. Puis vous retournez ensemble dans la nuit à la résidence universitaire, située sur la Troisième Avenue. Une odeur de pop-corn flotte dans l’ascenseur : à l’évidence, les trois colocs sont là, ainsi que Pilar, la fille avec qui tu as failli coucher l’automne précédent pour t’occuper après que Sasha et Drew se sont mis ensemble. À peine entres-tu que le volume de la chanson de Nirvana baisse et que les fenêtres s’ouvrent. Apparemment, on te fourre dans le même sac qu’un prof ou un flic : tu flanques la trouille. Il doit y avoir un moyen de trouver ça marrant.

Tu suis Sasha dans sa piaule. Contrairement à la plupart des chambres d’étudiant qui ressemblent à un terrier de hamster tant elles sont bourrées de babioles et de souvenirs – coussins, peluches, bouilloires électriques, chaussons en fausse fourrure –, celle de Sasha est pratiquement vide. Elle a débarqué l’année dernière sans rien d’autre qu’une valise. La harpe qu’elle a louée pour apprendre à en jouer est rangée dans un coin. Tu t’allonges à plat ventre sur son lit, tandis qu’elle sort après avoir attrapé son sac de douche et son kimono vert. Elle ne tarde pas à revenir, en kimono, la tête enroulée dans une serviette (tu as l’impression qu’elle répugne à te laisser seul). Tu la regardes secouer ses cheveux longs et les peigner avec un démêloir. Puis elle enlève son kimono et s’habille : soutien-gorge et culotte en dentelle noire, jean déchiré, tee-shirt noir délavé, Doc Martens. Lorsque Bix et Lizzie se sont installés ensemble il y a un an, tu t’es mis à passer des nuits dans le lit déserté de Lizzie, à un mètre de celui de Sasha. Tu connais la cicatrice sur sa cheville gauche, laissée par une fracture mal soignée si bien qu’il avait fallu l’opérer, et les grains de beauté rougeâtres qui dessinent le motif de la Grande Ourse autour de son nombril, et les effluves de naphtaline de son haleine au réveil. Vous étiez si proches que tout le monde supposait que vous étiez un couple. Quand elle pleurait dans son sommeil, tu la rejoignais et la tenais dans tes bras jusqu’à ce que son souffle devienne régulier. Elle était d’une incroyable légèreté. Tu t’endormais sans la lâcher et te réveillais avec une érection. Tu ne bougeais pas, sensible à ce corps si familier, sa peau, ses odeurs, ainsi qu’à ton envie de baiser, attendant que les deux fusionnent en un seul désir. Allez, tires-en les conséquences et agis normalement pour une fois. Sauf que tu avais peur de prendre le risque de tout gâcher avec Sasha en cas de fiasco. Ne pas l’avoir sautée est ta plus grande erreur – tu t’en es rendu compte avec une lucidité impitoyable le jour où elle est tombée amoureuse de Drew et les remords que tu en as éprouvés étaient si forts que tu as cru que tu n’y survivrais pas. Tu aurais pu t’accrocher à Sasha, ce qui t’aurait permis de devenir normal, mais tu n’as même pas essayé, tu n’as pas saisi la chance que Dieu t’avait envoyée. Maintenant, c’est trop tard.

En public, Sasha te prenait par la main ou jetait ses bras autour de ton cou pour t’embrasser – c’était destiné au détective. Il pouvait se trouver n’importe où et, par exemple, regarder votre bataille de boules de neige à Washington Square, Sasha sautant sur ton dos, laissant des fibres de ses mitaines sur ta langue. Un compagnon invisible que vous saluiez au Dojo où vous avaliez des bols de légumes cuits à la vapeur (« Je veux qu’il me voie manger des plats sains », claironnait-elle). De temps à autre, tu l’interrogeais sur le détective : son beau-père en avait-il reparlé ? Combien de temps croyait-elle que ça durerait ? Autant de questions qui l’agaçaient, si bien que tu laissais tomber. « Je veux qu’il voie que je vais à nouveau bien… Que je suis normale, en dépit de tout. » Tu le souhaitais aussi.

Lorsqu’elle a rencontré Drew, Sasha a oublié le détective. Drew est blindé contre les détectives. Même le beau-père de Sasha l’aime.

Vous retrouvez Drew au croisement de la Troisième Avenue et de Saint Mark’s à vingt-deux heures passées. Les yeux injectés de sang à cause de la piscine, les cheveux mouillés, il embrasse Sasha comme s’ils avaient été séparés pendant une semaine. Il lui arrive de l’appeler « Ma plus vieille nana », ça lui plaît qu’elle ait roulé sa bosse. Bien sûr, Drew ignore à quel point les choses ont mal tourné pour Sasha à Naples et elle te semble prête à l’oublier, à repartir de zéro en fonction de l’image d’elle que lui renvoie Drew. Voilà qui te rend malade d’envie. Pourquoi n’as-tu pas réussi à faire ça pour Sasha ? Qui le fera pour toi ?

Dans la 7e Rue est, vous passez devant l’appartement de Bix et de Lizzie. Il est plongé dans l’obscurité : Lizzie est sortie avec ses parents. Les rues grouillent de gens, dont la plupart ont l’air de s’amuser. Une fois de plus, tu t’interroges sur la sensation de changement qui a envahi Sasha lors d’un lever de soleil à Washington – ces gens l’ont-ils éprouvée, est-ce ce qui explique leur bonne humeur ?

Avenue A, vous vous arrêtez devant le Pyramid Club, l’oreille tendue. « C’est toujours le deuxième groupe », constate Sasha. Du coup, vous allez acheter des eggcream1 au kiosque russe. Vous les buvez sur un banc du parc Tompkins Square qui a réouvert cet été.

« Regardez. » Tu ouvres la main où se trouvent trois pilules jaunes. Sasha soupire, à bout.

« C’est quoi ? demande Drew.

— De l’ecsta. »

La moindre nouveauté l’attire – du fait de son optimisme, il est persuadé que l’expérience, loin de le détruire, l’enrichira. Ces derniers temps, tu exploites cette qualité de Drew, en profites pour l’initier peu à peu. « J’ai envie d’essayer avec toi, déclare-t-il à Sasha, qui refuse d’un signe de tête. Quel dommage d’avoir raté ta période de droguée !

— Dieu merci », lâche-t-elle.

Tu avales un cachet et fourre les deux autres dans ta poche. L’effet se fait sentir dès ton arrivée au Pyramid Club. La boîte est noire de monde. Même si les Conduits se produisent sur les campus depuis des années, Sasha est convaincue que leur nouvel album, génial, sera récompensé par un triple ou quadruple disque de platine. Contrairement à toi, elle aime se planter tout près de la scène, devant le groupe. Drew reste à côté d’elle, mais il recule quand Bosco, le cinglé à la guitare solo du groupe, se déchaîne comme un épouvantail forcené.

L’extase vibrante et intense où tu es parvenu correspond à l’idée que tu te faisais de l’âge adulte durant ton enfance : un flottement désorienté, une libération du ronron des repas, devoirs, offices à l’église et injonctions telles que : Ce n’est pas gentil de parler comme ça à ta sœur, Robert Jr. Tu voulais un frère. Si seulement Drew était ton frère ! Dans ce cas, vous auriez pu construire la cabane ensemble, y dormir, tandis que la neige s’entassait devant les fenêtres. Vous auriez massacré l’élan puis, couverts de sang et de poils, vous vous seriez déshabillés devant un feu. Si tu voyais Drew nu, ne serait-ce qu’une fois, cela apaiserait l’horrible pression qui te taraude.

On balance Bosco au-dessus de ta tête. Il n’a plus de chemise, son torse maigre est gluant à cause de la bière et de la sueur. Tes mains glissent sur les muscles durs de son dos. Il continue à jouer de la guitare, à hurler sans micro. Drew te repère, et s’approche de toi en secouant la tête. Avant sa rencontre avec Sasha, il n’avait jamais assisté à un concert. Tu pêches une des deux pilules jaunes et la lui donnes.

Quelque chose était drôle il y a un instant, mais quoi ? Tu n’arrives pas à t’en souvenir. Drew non plus. Ça ne vous empêche pas d’être pliés en deux par un rire irrépressible.

Sasha croyait que vous l’attendriez à l’intérieur après le spectacle, aussi ne vous retrouve-t-elle qu’au bout d’un moment. Elle vous regarde tour à tour dans la lumière acidulée du lampadaire : « Ah, je pige, dit-elle.

— Ne sois pas furieuse. » Drew fuit tes yeux, sinon vous recommencerez à rigoler. Sauf que tu n’arrives pas à t’empêcher de le regarder.

« Ce n’est pas ça, j’en ai marre. Voilà tout. » On avait présenté Sasha au producteur des Conduits, Bennie Salazar, qui l’avait invitée à une fête. « Je me suis dit qu’on pourrait y aller ensemble, lance-t-elle à Drew. Mais tu es trop défoncé. »

Tu brailles, le nez dégoulinant de morve : « De toute façon, il n’en a pas envie. Il veut rester avec moi.

— C’est vrai, confirme Drew.

— Parfait, fulmine Sasha. Comme ça, tout le monde est content. »

Vous vous éloignez d’elle en titubant. L’hilarité ne vous lâche pas sur une distance de plusieurs pâtés de maisons. Elle a cependant un côté morbide, à la manière d’une démangeaison qu’on n’arrête pas de gratter, qui s’incruste dans la peau, les muscles et les os, vous lacérant le cœur. En fin de compte, vous vous arrêtez et vous asseyez sur un perron, appuyés l’un contre l’autre, presque en sanglots. Vous achetez un demi-litre de jus d’orange que vous sifflez, en aspergeant vos mentons et vos vestes rembourrées. Tu renverses le carton pour faire couler la dernière goutte dans ta gorge. Quand tu le jettes, la ville sombre te cerne : vous êtes au coin de la 2e Rue et de l’Avenue B. Des gens se serrent la main pour échanger de petits flacons. Drew étend les bras, sentant l’effet de l’ecsta jusqu’au bout des ongles. Tu ne l’as jamais vu effrayé, simplement curieux.

« Je m’en veux, pour Sasha, dis-tu.

— T’inquiète, elle nous pardonnera. »

Après qu’on t’avait recousu et bandé les poignets, transfusé le sang d’un autre, tandis que tes parents attendaient à l’aéroport de Tampa pour sauter dans le premier avion, Sasha avait repoussé la potence à perfusion pour grimper dans ton lit de l’hôpital St Vincent. Malgré les analgésiques, une douleur sourde te lancinait les poignets.

« Bobby ? » a-t-elle chuchoté. Son visage frôlait le tien. Elle respirait ton haleine, toi la sienne au goût de malt à cause de la peur et du manque de sommeil. C’était Sasha qui t’avait trouvé. On l’avait autorisée à rester dix minutes de plus.

« Bobby, écoute-moi. »

Les yeux verts de Sasha étaient collés aux tiens, vos cils s’enchevêtraient. « À Naples, il y avait des jeunes irrécupérables, a-t-elle poursuivi. On savait qu’ils ne redeviendraient jamais comme avant ou ne reprendraient jamais une vie normale. Et d’autres dont on se disait qu’ils s’en sortiraient peut-être. »

Tu as essayé de demander à quelle catégorie appartenait Lars, le Suédois, mais tu n’as émis qu’un gargouillis.

« Écoute-moi, Bobby. On va me virer dans une minute. »

Tu as ouvert les yeux, tu ne t’étais pas aperçu que tu les avais refermés.

« Ce que je veux dire, a enchaîné Sasha. C’est que nous sommes les survivants. »

Sa manière de le formuler a purgé ta tête de tous les trucs soporifiques qu’on t’injectait, comme si elle avait ouvert une enveloppe et lu un résultat que tu tenais absolument à connaître. Comme si tu étais à côté de la plaque et qu’il fallût te rappeler à l’ordre.

« Tout le monde ne l’est pas. Nous si. D’accord ?

— D’accord. »

Sasha était allongée près de toi, vos corps se touchaient comme si souvent la nuit avant sa rencontre avec Drew. Tu as senti sa force s’infiltrer dans ta peau. Tu as tenté de la prendre dans tes bras, sauf que tes mains étaient des moignons de peluche impossibles à remuer.

« Ça signifie que tu n’as pas le droit de recommencer. Jamais. Jamais. Jamais. Tu me le promets, Bobby ?

— Oui. » Et tu le pensais. Une promesse à Sasha ne se rompait pas.

« Bix ! » crie Drew. Il fonce dans l’Avenue B, ses bottes martèlent le trottoir. Bix est seul, mains dans les poches de sa veste de treillis.

« Ouah ! » s’esclaffe-t-il, remarquant dans les yeux de Drew qu’il est salement défoncé. Toi, ça commence à s’évaporer. Tu refiles malgré tout le dernier cachet à Bix, au lieu de le prendre comme tu en avais l’intention.

« J’ai plus ou moins arrêté, dit-il. Enfin, les règles n’existent que pour être enfreintes, pas vrai ? » Un gardien l’avait obligé à quitter le labo, en sorte qu’il errait dans les rues depuis deux heures.

Tu constates : « Pendant ce temps, Lizzie roupille chez toi. »

Il te jette un regard glacial qui dissipe ta bonne humeur : « Je refuse d’aborder ce sujet ! »

Vous marchez ensemble, attendant l’effet de l’ecsta sur Bix. Il est plus de deux heures du matin, l’heure où les gens normaux vont se coucher et où les ivrognes, les barjos, les paumés restent dehors. Tu ne veux pas te retrouver parmi eux. Tu as envie de rentrer chez toi et de frapper à la porte de Sasha, qu’elle laisse ouverte lorsque Drew ne passe pas la nuit avec elle.

« Allô, ici la Terre, Rob », t’apostrophe Bix. Son visage est empreint de douceur. Ses yeux pétillent.

« Je me disais que j’allais me casser.

— C’est hors de question ! » beugle Bix. L’amour du prochain le nimbe d’une aura, tu le sens qui irradie ta peau. « Tu es l’élément central de l’action. »

Tu marmonnes : « D’accord. »

Drew passe un bras autour de toi. Tu es sûr que l’odeur qu’il dégage est celle du Wisconsin – bois, feux, étangs –, même si tu n’y as jamais mis les pieds. « La vérité, Rob, déclame-t-il, d’un ton sérieux. C’est que tu es notre cœur souffrant qui bat à tout rompre. »

Vous échouez dans une boîte que Bix connaît, située sur Ludlow, ouverte après la fermeture. Elle est bourrée de gens trop défoncés pour rentrer chez eux. Vous dansez tous ensemble, l’espace se subdivise entre maintenant et demain jusqu’à ce qu’on ait l’impression de remonter le temps. Tu partages un joint costaud avec une fille, dont la frange très courte découvre le front. Elle se colle à toi, les bras autour de ton cou, et Drew crie pour dominer la musique : « Elle veut t’accompagner chez toi, Rob. » Mais elle laisse tomber ou oublie – à moins que ce ne soit toi – et disparaît.

Le ciel commence à s’éclaircir quand vous sortez tous les trois de la boîte. Vous allez chez Leshko’s, Avenue A. Vous vous tapez des œufs brouillés accompagnés d’une platée de frites, puis vous ressortez, gavés, dans la rue qui tangue. Drew et toi encadrez Bix, qui vous entoure chacun d’un bras. Les échelles à incendie oscillent sur la façade des immeubles. Le carillon graillonneux d’une église sonne : tu te souviens que c’est dimanche.

L’un de vous semble ouvrir le chemin en direction du pont autoroutier de la 6e Rue menant à l’East River. En fait, vous vous déplacez en tandem comme sur une planche de Oui-ja. Le soleil qui embrase l’horizon darde ses rayons métalliques sur tes globes oculaires et ionise la surface de l’eau si bien qu’on ne voit ni pollution ni ordures au fond. C’est un astre mystique, biblique. Tu as la gorge nouée.

Bix te serre l’épaule : « Messieurs, bien le bonjour. »

Vous vous tenez tous les trois au bord de la rivière que vous contemplez. Une neige tombée depuis longtemps s’entasse à vos pieds. « Admirez cette eau. Si seulement je pouvais y nager ! N’oublions pas cette journée, même quand on ne se verra plus », déclare Drew.

Tu l’observes, qui plisse les yeux à cause du soleil. Pendant une seconde, une vision de l’avenir se profile et s’étire tandis qu’une image de « toi » regarde en arrière. À ce moment précis, tu le perçois – ce que tu as remarqué sur le visage des passants dans la rue –, le changement qui, telle une lame de fond, te propulse vers quelque chose que tu ne distingues pas.

« On se connaîtra toujours, affirme Bix. L’époque où on pourrait se perdre de vue est presque révolue.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demande Drew.

— On se reverra ailleurs. Tous ceux qu’on a perdus, on les retrouvera ou ils nous retrouveront.

— Où ? Comment ? » insiste Drew.

Bix hésite. On dirait qu’il garde ce secret depuis si longtemps qu’il redoute les éventuelles conséquences d’une révélation. « Je me représente ça comme le Jugement dernier, finit-il par expliquer, le regard rivé sur l’eau. Nous apparaîtrons sans nos corps, de purs esprits, tous ensemble. D’abord, nous en serons abasourdis puis, très vite, ce qui nous étonnera sera d’avoir perdu un être cher ou de nous être perdus.

Posté devant son ordinateur, Bix est un initié depuis toujours et, à présent, il nous transmet cette connaissance. Même si cette pensée te traverse, tu lances : « Auras-tu enfin l’occasion de faire la connaissance des parents de Lizzie ? »

La surprise s’affiche sur la figure de Bix, qui éclate d’un rire tonitruant. « Je ne sais pas, Rob, répond-il. Peut-être pas… Peut-être qu’il n’y aura aucun changement de ce côté-là. N’empêche, ça me plairait bien. » Il se frotte les yeux, où la fatigue apparaît soudain. « À ce propos, il est temps : je rentre chez moi. »

Il s’éloigne, mains dans les poches de sa veste de treillis, mais on ne prend conscience de son départ qu’au bout d’un long moment. Tu sors ton dernier joint de ton portefeuille et tu le fumes avec Drew pendant que vous vous dirigez vers le sud. On n’aperçoit aucun bateau sur la rivière. Un couple de vieux schnocks édentés pêche sous le pont de Williamsburg. Tu romps le silence :

« Drew. »

Il contemple l’eau avec cet égarement de drogué qui rend n’importe quoi digne d’intérêt. Tu laisses échapper un gloussement nerveux. Il se tourne vers toi : « Quoi ?

— J’aimerais qu’on vive dans la cabane. Toi et moi.

— Laquelle ?

— Celle que tu as construite. Dans le Wisconsin. » Drew a une expression troublée. « Si elle existe.

— Bien sûr qu’elle existe. »

Sous l’effet de ton trip, l’air se pulvérise de même que le visage de Drew. Lequel se reconstitue, marqué par une lassitude insolite qui t’effraie. « Sasha me manquerait, énonce-t-il lentement. Pas à toi ?

— Tu la connais mal, assures-tu, hors d’haleine, un peu désespéré. Tu ignores qui te manquerait. »

Un gigantesque entrepôt s’est dressé entre le sentier et l’East River. Vous le longez. « Qu’est-ce que je ne sais pas sur Sasha ? » Drew a beau avoir posé la question sur son ton amical habituel, tu devines qu’il se détourne déjà de toi et tu t’affoles.

Tu assènes : « C’était une pute. Une pute et une voleuse — c’est comme ça qu’elle a survécu à Naples. »

Au moment où tu prononces ces paroles, un hurlement résonne dans tes oreilles. Persuadé que Drew va te frapper, tu attends les coups.

« C’est absurde ! s’exclame-t-il. Et t’es un salaud d’avoir dit ça.

— Interroge-la. » Tu cries pour dominer le hurlement. « Interroge-la sur Lars, le flûtiste suédois. »

Drew se remet en route, tête basse. Tu le suis, tes pas ponctuent ta panique : Qu’est-ce qui t’a pris ? Qu’est-ce qui t’a pris ? Qu’est-ce qui t’a pris ? La voie sur berge FDR est au-dessus de vos têtes : crissements de pneus, essence dans vos poumons.

Drew s’arrête. Il te dévisage dans l’air visqueux, faiblement éclairé, comme s’il ne t’avait jamais vu. « Ouah, Rob. Tu es vraiment un connard.

— T’es le dernier à le savoir.

— Pas moi. Sasha. »

Il pivote et s’éloigne rapidement, il t’abandonne. Tu te rues derrière lui, en proie à la conviction délirante que le retenir réparerait le mal que tu as commis. Tu te répètes : Elle n’est pas au courant, elle n’est pas encore au courant. Tant que Drew est devant mes yeux, elle ne le sera pas.

Tu le suis au bord de la rivière ; environ cinq mètres vous séparent ; tu cours à moitié pour ne pas être distancé. Il se retourne, une fois : « Fous le camp ! Je ne veux pas que tu t’approches de moi ! » Mais son incertitude évidente – il ne sait où aller ni que faire – te rassure. Il ne s’est encore rien passé.

Entre les ponts de Manhattan et de Brooklyn, Drew s’immobilise devant ce qu’on pourrait appeler une plage, jonchée de déchets : vieux pneus, ordures, éclats de bois, bris de verre, papiers gras, sacs en plastique, qui finiront bientôt par tomber dans l’East River. Tu restes à quelques mètres de Drew, qui commence à se déshabiller. D’abord, tu n’en crois pas tes yeux. Il enlève son blouson, son pull, ses deux tee-shirts et son maillot de corps. Son torse nu apparaît, aussi musclé et plat que tu l’imaginais, plus mince en revanche, les poils noirs dessinent un motif de bêche.

Drew garde son jean et ses chaussures. Il se fraie un chemin vers le point de jonction entre les détritus et l’eau, où s’avance une dalle de béton, fondation d’une structure oubliée depuis des lustres. Il y monte tant bien que mal, se déchausse, ôte son jean et son caleçon. Malgré ton épouvante, tu n’es pas insensible à la beauté, à la gaucherie d’un homme qui se déshabille.

Drew te jette un coup d’œil par-dessus son épaule et tu aperçois ses poils pubiens noirs, ses jambes solides. « J’ai toujours eu envie de faire ça », dit-il d’un ton monocorde, avant de s’élancer dans un long plongeon salto et de percuter la surface de l’East River, laissant échapper un son à mi-chemin entre un halètement et un cri. Il remonte. Tu l’entends essayer de reprendre son souffle. Il ne fait sûrement pas plus de sept degrés dehors.

Tu grimpes sur la dalle de béton et enlèves tes vêtements, pétrifié de terreur, néanmoins envahi par la vague impression que si tu réussis à la maîtriser, cela prouvera quelque chose sur toi. Tes cicatrices te démangent à cause du froid. Ton sexe, ratatiné, n’est pas plus gros qu’une noix et ta carrure de footballeur commence à fondre. Drew ne te regarde pas, il crawle avec des mouvements vigoureux et déliés de nageur.

Tu sautes maladroitement, ton corps s’écrase dans l’eau, tes genoux heurtent quelque chose de dur sous la surface. Le froid te cerne, te coupe le souffle. Tu nages comme un fou pour fuir les saloperies que tu imagines au fond – hameçons rouillés ou pinces prêtes à taillader tes parties génitales et tes pieds. Tes genoux te font mal.

Tu relèves la tête : Drew fait la planche. Tu hurles : « On pourra sortir de là ?

— Oui, Rob, de la même manière qu’on y est entrés », répond-il, avec sa nouvelle voix monocorde.

Tu n’ajoutes rien. Tu as besoin de toutes tes forces pour bouger et reprendre ton souffle. Tu finis par avoir la sensation que le froid se mue en une chaleur presque tropicale. Le bourdonnement strident dans tes oreilles s’estompe et tu parviens à respirer de nouveau. Tu lances un regard circulaire, la beauté fabuleuse de ce que tu découvres te sidère. Une île. Un remorqueur au loin dont le nez caoutchouteux émerge. La statue de la Liberté. Un tonnerre de roues sur le pont de Brooklyn, lequel évoque l’intérieur d’une harpe. Les fausses notes des cloches d’église qui rappellent celles des carillons que ta mère accrochait sur la véranda. Tu avances vite. Tu cherches Drew que tu ne trouves pas. La berge est très loin. Un nageur la longe, mais à une telle distance que tu ne le reconnais pas lorsqu’il s’arrête pour agiter frénétiquement les bras. Un faible « Rob » parvient à tes oreilles, et tu te rends compte que ça fait un bon moment que tu entends ce cri. La panique te cisaille, te confrontant à des faits concrets d’une évidence limpide : tu es pris dans un courant – il y en a dans cette rivière, tu le savais, tu en avais entendu parler, tu l’avais oublié. Tu as beau t’époumoner, tu perçois l’insignifiance de ta voix, l’indifférence effroyable de l’eau autour de toi, et ce, en l’espace d’un instant.

« Drew, au secours ! »

Tandis que tu gigotes, conscient que tu ne dois pas céder à la panique – elle te viderait de tes forces –, ton esprit s’évade comme cela lui arrive si facilement, si souvent, parfois sans que tu t’en aperçoives, laissant Robert Freeman Jr se débrouiller tout seul dans le courant, tandis que tu bats en retraite dans le paysage plus vaste, l’eau, les immeubles et les rues, les avenues semblables à d’interminables couloirs, ta résidence universitaire pleine d’étudiants endormis, dont le souffle collectif sature l’atmosphère. Tu te faufiles par la fenêtre ouverte de Sasha, flottant au-dessus du rebord garni de souvenirs de ses voyages : un coquillage blanc, une petite pagode dorée, deux dés rouges. Sa harpe est rangée dans un coin ainsi que son tabouret en bois. Elle dort dans son lit exigu, ses cheveux roux pain brûlé se détachent sur les draps. Tu t’agenouilles à côté d’elle, tu humes l’odeur familière de son sommeil, tu lui chuchotes à l’oreille, pêle-mêle : Je suis désolé, j’ai confiance en toi, je serai toujours près de toi pour te protéger, je ne t’abandonnerai jamais, je resterai blotti sur ton cœur le restant de mes jours, jusqu’à ce que la pression de l’eau sur mes épaules et sur mon torse me réveille brutalement et que j’entende Sasha me crier au visage : Bats-toi ! Bats-toi ! Bats-toi !

Notes

1. Boisson new-yorkaise qui se compose de sirop au chocolat, de lait et d’eau gazeuse.