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Qu’est-ce que j’en ai à battre ?

Quand il est très tard le soir et qu’on n’a plus nulle part où aller, on va chez Alice. Scotty conduit son pick-up. On s’entasse à deux devant et on met à plein tube des enregistrements pirates des Stranglers, des Nuns, des Negative Trend, tandis que les deux autres s’installent à l’arrière. Même si on y gèle toute l’année, même si on est projeté en l’air chaque fois que Scotty fait une embardée en haut d’une côte, je préfère ça si Bennie est avec moi. Je peux pousser son épaule ou m’accrocher à lui une seconde lorsqu’on heurte une bosse.

La première fois qu’on est allés à Sea Cliff, où habite Alice, elle nous a montré une colline noyée dans le brouillard qui se profilait entre les eucalyptus. Son ancienne école, une école de filles, se trouve là-haut. Ses petites sœurs la fréquentent à présent. De la maternelle au CM2, on porte un pull vert à carreaux et des chaussures marron, ensuite une jupe bleue, une marinière blanche et les godasses qu’on veut. On peut les voir, demande Scotty. Mes uniformes ? lance Alice. Non, tes sœurs hypothétiques.

Elle nous précède dans l’escalier, Scotty et Bennie la suivent. Alice les fascine tous les deux, mais c’est Bennie qui l’aime éperdument. Alice est amoureuse de Scotty, évidemment.

Bennie est nu-pieds. Je regarde ses talons bruns s’enfoncer dans la moquette blanche, barbe à papa, tellement épaisse qu’elle étouffe nos pas. Jocelyn et moi, on ferme la marche. Elle se penche sur moi. Son haleine sent le chewing-gum à la cerise masquant plus ou moins les cinq cents clopes qu’on a fumées. Je n’y décèle pas le gin piqué en début de soirée dans la réserve secrète de mon père qu’on a versé dans des canettes de Coca pour pouvoir le boire dans la rue.

Ses sœurs sont blondes, Rhea. Je te le garantis, affirme Jocelyn.

D’où tu le tiens ?

Les gosses de riches le sont toujours. C’est en rapport avec les vitamines.

Je ne prends pas ça pour argent comptant. Je connais tous les gens que connaît Jocelyn.

La chambre n’est éclairée que par une veilleuse rose. Je m’arrête sur le seuil, Bennie aussi. Les trois autres s’agglutinent dans l’espace entre les lits. Les petites sœurs d’Alice dorment en chien de fusil, couvertures tirées jusqu’aux épaules. L’une ressemble à Alice, elle a des cheveux d’un blond très clair, l’autre est brune comme Jocelyn. J’ai peur qu’elles ne se réveillent et qu’on ne les effraie avec nos colliers de chien, nos épingles à nourrice, nos tee-shirts en lambeaux. Je pense : On ne devrait pas être ici. Scotty n’aurait pas dû demander d’entrer. Alice n’aurait pas dû accepter sauf qu’elle ne peut rien refuser à Scotty. J’ai envie de m’allonger dans un de ces lits et de m’endormir.

En sortant, je chuchote à Jocelyn : Hum, cheveux bruns.

Une brebis galeuse, souffle-t-elle.

1980 est presque là, tant mieux. Les hippies vieillissent. Ils se sont flingué la cervelle à l’acide et, désormais, ils mendient aux quatre coins de San Francisco. Ils sont hirsutes. Leurs pieds nus sont épais et gris comme des pompes. On en a marre d’eux.

Au lycée, dès qu’on a une minute de liberté on file dans la Fosse. Ce n’est pas une fosse à proprement parler, c’est un bout de trottoir qui surplombe le terrain de sport. Nous en avons hérité des squatters de l’année précédente qui ont décroché leur bac. N’empêche qu’on est nerveux s’il y a d’autres occupants : Tatum, il change de couleur de collant tous les jours ; Wayne, il cultive du cannabis dans son placard ; Boomer, il serre tout le monde dans ses bras depuis que sa famille lui a fait faire des électrochocs. Ça me flanque la trouille d’y aller sauf si Jocelyn s’y trouve déjà. C’est pareil pour elle. On est interchangeables.

Les jours où il fait chaud, Scotty joue de la guitare. Pas l’électrique dont il se sert pour les concerts des Flaming Dildos, mais une guitare à résonateur qu’on ne tient pas de la même façon. C’est Scotty qui l’a fabriquée. Il a courbé le bois, collé les éléments, les a laqués. Tout le monde se rassemble autour de lui quand il joue, c’est impossible de faire autrement. Une fois, les membres de l’équipe de foot sont même montés du terrain de sport pour l’écouter. En maillots et chaussettes longues, ils regardaient autour d’eux comme s’ils ne savaient pas ce qui leur avait pris de venir. Scotty est charismatique. Je dis ça alors que je ne suis pas amoureuse de lui.

Les Flaming Dildos ont eu des tas d’autres noms : les Crabs, les Croks, les Crimps, le Crunch, le Scrunch, les Gawks, les Gobs, les Flaming Spiders, les Black Widows. Chaque fois que Scotty et Bennie changent le nom, Scotty pulvérise du noir sur son étui à guitare et sur celui de la basse de Bennie pour y marquer le nouveau au pochoir. Bennie et Scotty ne parlent pas, alors quand ils gardent un nom, on ne sait pas pourquoi. Ils sont d’accord sur tout de toute façon, peut-être grâce à une perception extrasensorielle. Jocelyn et moi, on écrit les paroles et on bosse les airs avec Bennie et Scotty. On chante avec eux aux répétitions, mais on n’aime pas être sur scène. Alice non plus – notre seul point commun avec elle.

Bennie a été transféré l’année dernière d’un lycée de Dale City. On ne sait pas où il habite. À la fin des cours, on va le voir de temps en temps au magasin Revolver Records, où il travaille. Si Alice nous accompagne, Bennie prend une pause pour partager des petits pains farcis au porc dans la boulangerie chinoise voisine, tandis que la brume galope devant les vitrines. Bennie a un teint caramel, des yeux parfaits et une crête iroquoise d’un noir aussi éclatant qu’un disque vierge. Comme il arrête pas de mater Alice, je peux le regarder autant que je veux.

Les gangs latinos traînent au pied du chemin de la Fosse. Ils portent des manteaux en cuir noir, des pompes à talons et bouts ferrés et des filets presque invisibles sur leurs cheveux de jais. Ils s’adressent quelquefois en espagnol à Bennie, qui leur sourit sans jamais leur répondre. Je demande à Jocelyn : Pourquoi ils lui parlent tout le temps en espagnol ? Elle me regarde : Bennie est un cholo, Rhea. C’est évident, non ?

Les joues brûlantes, je proteste : Tu débloques. Il a une crête : il ne peut pas être leur pote.

Les membres d’un gang ne sont pas tous potes, fait Jocelyn. La bonne nouvelle, c’est que les filles de riches ne sortent pas avec ces gens-là. Il n’aura jamais Alice, point barre.

Jocelyn sait que j’attends Bennie. Mais Bennie attend Alice, qui attend Scotty, qui attend Jocelyn, celle qui connaît Scotty depuis le plus longtemps. Je crois qu’elle le rassure, parce qu’il a beau être charismatique avec ses cheveux décolorés, son torse musclé qu’il aime dénuder dès que soleil apparaît, sa mère est morte il y a trois ans après avoir avalé des somnifères. Depuis, Scotty est plus taciturne et, quand il fait froid, il grelotte comme si on le secouait.

Jocelyn aussi aime Scotty, mais elle n’est pas amoureuse de lui. Elle attend Lou, un adulte qui l’a prise en auto-stop. Même s’il vit à Los Angeles, Lou a promis de l’appeler la prochaine fois qu’il viendrait à San Francisco. C’était il y a une semaine.

Personne ne m’attend. Dans cette histoire, je suis la fille que personne n’attend. D’habitude, elle est grosse. Mon problème est moins banal : les taches de rousseur. On dirait qu’on m’a jeté des poignées de boue au visage. Dans mon enfance, ma mère m’assurait qu’elles sortaient de l’ordinaire. Heureusement, je pourrai me les faire enlever lorsque je serai assez grande pour me le payer. D’ici là, j’ai mon collier de chien et le rinçage de mes tifs, s’ils sont verts personne ne me traitera de tache de son, hein ?

Jocelyn a des cheveux courts et noirs qui ont tout le temps l’air mouillés. Ses douze piercings au lobe, c’est moi qui les ai percés avec un pendant d’oreille à bout pointu, sans utiliser de glace. Elle a un beau visage eurasien. Ça change la donne.

Jocelyn et moi partageons tout depuis le CM1 : marelle, corde à sauter, bracelets à breloques, chasse au trésor, Harriet l’Espionne1, sœurs de sang, canulars téléphoniques, hasch, cocaïne, méthaqualone. Elle a vu mon père dégueuler dans la haie devant notre immeuble, et j’étais avec elle dans Polk Street le soir où elle a reconnu un des deux mecs vêtus de cuir qui se roulaient une pelle devant le White Swallow : son père, parti en « voyage d’affaires ». Du coup, je n’en reviens toujours pas d’avoir raté le jour de sa rencontre avec Lou. Elle faisait du stop pour rentrer chez elle du centre-ville. Il s’est arrêté dans une Mercedes rouge et l’a emmenée dans l’appart où il crèche quand il vient à San Francisco. Il a dévissé le fond d’un déodorant Right Guard d’où est tombé un sachet de cocaïne. Il a fait des lignes sur les fesses nues de Jocelyn et ils sont allés jusqu’au bout deux fois, sans compter celle où elle l’a sucé. J’ai demandé à Jocelyn de me répéter tous les détails jusqu’à ce que je les connaisse aussi bien qu’elle, pour rétablir l’équilibre entre nous.

Lou est un producteur de musique qui connaît personnellement Bill Graham. Il y avait des disques d’or et d’argent sur ses murs et une flopée de guitares électriques.

Le samedi, les Flaming Dildos répètent dans le garage de Scotty. Quand Jocelyn et moi entrons, Alice est en train d’installer un nouveau magnétophone avec un vrai micro, un cadeau de son beau-père. C’est le genre de nana qui adore les appareils – une raison de plus pour que Bennie l’aime. Joel, le batteur régulier du groupe, arrive après nous. Son père, qui l’a conduit jusqu’ici, l’attendra dans son break en lisant des bouquins sur la Seconde Guerre mondiale. Joel, un fils modèle, a postulé pour entrer à Harvard, alors j’imagine que son père ne veut prendre aucun risque.

Dans le quartier de Sunset où nous vivons, l’océan est toujours visible et les maisons ont la couleur des œufs de Pâques. Toujours est-il qu’à la seconde où Scotty baisse la porte du garage, on devient tous enragés. Bennie se déchaîne à la basse, tandis qu’on hurle des chansons intitulées « Pet Rock », « Do the Math », « Pass Me the Kool-Aid », sauf que les paroles qu’on gueule pourraient se résumer à putain, putain, putain. De temps à autre, un membre de la formation musicale du lycée (invité par Bennie) tambourine à la porte pour tenter sa chance. Chaque fois que Scotty la remonte, on fusille du regard la journée lumineuse qui nous gronde.

Aujourd’hui, on fait faire un essai à des joueurs de saxo, de tuba et de banjo, mais les deux premiers monopolisent la scène et la troisième se bouche les oreilles dès qu’on commence. La répétition est presque terminée lorsqu’on frappe de nouveau à la porte que Scotty remonte. Un énorme gamin boutonneux, en tee-shirt à l’effigie d’AC/DC, apparaît : Je cherche Bennie Salazar.

Sidérées, Jocelyn, Alice et moi échangeons un regard, comme si on formait un trio, comme si Alice était notre copine.

« Salut, mec, lance Bennie. Tu tombes à pic. Hé tout le monde, c’est Marty. »

Même quand il sourit, le visage de Marty est irrécupérable. Comme il pourrait penser la même chose du mien, je me garde bien de sourire.

Marty branche son violon et on entonne notre meilleure chanson, « What the fuck ? » : « Merde, qu’est-ce qu’on fout ici ? »

T’as dit que t’étais une princesse de conte de fées
T’as dit que t’étais une étoile filante
T’as dit qu’on irait à Bora Bora
Merde, qu’est-ce qu’on fout ici…

C’est Alice qui avait eu l’idée de Bora Bora – on n’en avait jamais entendu parler. Lorsque tout le monde hurle le refrain (Qu’est-ce qu’on fout ici ?/Qu’est-ce qu’on fout ici ?), j’observe Bennie qui écoute, les yeux fermés, sa crête pareille à un millier d’antennes hérissées sur sa tête. À la fin de la chanson, il relève les paupières, le visage fendu d’un grand sourire : « J’espère que tu l’as enregistrée, Al. » Elle rembobine pour s’en assurer.

Alice prend toutes nos bandes afin d’en faire une avec les meilleurs morceaux. Bennie et Scotty l’emportent pour faire la tournée des boîtes de nuit où ils tentent de décrocher une réservation pour les Flaming Dildos. Notre grand espoir, c’est bien sûr un concert au Mab : le Mabuhay Gardens de Broadway où se produisent tous les groupes punks. Scotty attend dans la camionnette pendant que Bennie négocie avec les trous du cul à l’intérieur. On doit surveiller Scotty. En CM2, la première fois que sa maman était partie, il avait passé la journée à fixer le soleil, accroupi dans l’herbe devant chez lui, refusant de rentrer ou d’aller à l’école. Son papa l’avait rejoint et avait essayé de couvrir ses yeux ; après la classe, Jocelyn était venue s’asseoir à côté de lui. À présent, des taches grises troublent sa vue en permanence. Il affirme que ça lui plaît – voici ses mots exacts : « Je les considère comme un enrichissement de ma vision. » Nous, on pense qu’elles lui rappellent sa maman.

On va au Mab tous les samedis soir, après la répétition. On a entendu Crime, les Avengers, les Germs et une flopée d’autres groupes. C’est trop cher au bar, alors on boit la réserve de mon père avant de s’y pointer. Jocelyn a besoin de picoler plus que moi pour s’éclater ; dès que l’alcool lui fait de l’effet, elle prend une profonde inspiration comme si elle redevenait enfin elle-même.

Dans les toilettes couvertes de graffitis du Mab, on tend l’oreille : Ricky Sleeper est tombé de la scène à un concert, Joe Reed du groupe Target Video réalise un film sur le rock punk, deux sœurs qu’on n’arrête pas de croiser dans la boîte se sont mises à tapiner pour se payer de l’héroïne. Savoir tout ça nous donne le sentiment d’être de vraies punks, mais pas tout à fait. Quand est-ce qu’un faux Mohican devient un véritable Mohican ? Qui le décide ? Comment sait-on que c’est arrivé ?

Pendant la représentation, nous dansons le pogo devant la scène. Nous bousculons, poussons. On nous fait tomber, on nous relève. Notre sueur se mêle à celle des vrais punks et notre peau frôle la leur. Bennie ne se démène pas comme nous. Lui, il écoute vraiment la musique.

En tout cas, j’ai remarqué qu’aucun rocker punk n’a de taches de rousseur. Ça n’existe pas.

Un soir, Jocelyn décroche le téléphone. C’est Lou : Salut, beauté. Ça fait des jours et des jours que j’appelle, mais personne ne répond. Pourquoi il n’a pas essayé le soir, je demande à Jocelyn quand elle me le raconte.

Ce samedi-là, après la répétition, elle sort avec Lou au lieu de venir avec nous. Après un tour au Mab, on va chez Alice, où on se sent comme chez nous maintenant : on mange des yaourts que sa mère prépare dans des pots en verre qu’elle met sur un réchaud ; on se vautre dans le canapé du living, nos pieds en chaussettes sur les accoudoirs. Une fois, la mère d’Alice nous a fait du chocolat chaud qu’elle a apporté dans le salon sur un plateau doré. Ses grands yeux étaient pleins de lassitude et les tendons de son cou tressaillaient. Jocelyn m’a soufflé à l’oreille : Les riches aiment recevoir pour exhiber leurs jolis trucs.

Comme Jocelyn n’est pas là ce soir, je demande à Alice si elle a toujours les uniformes. Étonnée, elle répond que oui.

Je la suis dans l’escalier au tapis duveteux. Je n’avais jamais vu sa chambre, qui est plus petite que celle de ses sœurs. Une moquette bleue couvre le sol et les murs sont tendus d’un papier à motif croisillon bleu et blanc. Son lit croule sous les doudous, qui se révèlent être des grenouilles : vert éclatant, vert clair, vert fluo. Certaines ont des mouches en peluche sur la langue. La veilleuse a la forme d’une grenouille, l’oreiller aussi.

Je ne savais pas que c’était ton truc, les grenouilles, dis-je à Alice, qui lance : Comment tu pourrais le savoir ?

C’est la première fois que je me retrouve seule avec cette fille. Elle est moins sympa que quand Jocelyn est là.

Elle ouvre son placard, monte sur une chaise et descend une boîte où sont rangés des uniformes : une robe verte à carreaux de sa petite enfance, une marinière de l’époque où elle était plus grande. Je lui demande : Lequel tu préférais ?

Aucun. Qui a envie de porter un uniforme ?

Moi.

C’est une blague ?

Quel genre de blague ?

Le genre qui vous fait rigoler Jocelyn et toi parce que vous en avez sorti une que je n’ai pas pigée.

La gorge soudain très sèche, je dis : Je me fous jamais de toi avec Jocelyn.

Alice hausse les épaules : Qu’est-ce que j’en ai à battre ?

On s’assied sur la moquette, les uniformes sur nos genoux. Même si elle porte un jean déchiré et que ses yeux sont charbonneux, Alice a des cheveux longs d’un blond doré. Ce n’est pas une vraie punk non plus.

Au bout d’un moment, je dis : Pourquoi tes parents nous permettent de venir ?

Ce ne sont pas mes parents. C’est ma mère et mon beau-père.

D’accord.

Ils veulent vous surveiller, j’imagine.

Les cornes de brume beuglent plus fort qu’ailleurs à Sea Cliff, on a l’impression d’être seules sur un bateau dans un brouillard très épais. Je serre les genoux. Jocelyn me manque beaucoup.

Je dis : C’est ce qu’ils font en ce moment ? Ils nous tiennent à l’œil ?

Alice respire un bon coup : Non, ils dorment.

Marty, le violoniste, n’est même pas au lycée – il est en deuxième année à l’université d’État de San Francisco, où Jocelyn, Scotty (s’il ne se plante pas à l’examen d’algèbre II) et moi devons entrer l’année prochaine.

Ça va barder si tu mets cet abruti sur scène, dit Jocelyn à Bennie.

On verra bien, lâche Bennie, qui jette un coup d’œil à sa montre comme s’il pensait : Dans deux semaines, quatre jours, six heures et je ne sais combien de minutes.

On lui jette un regard interrogateur. Alors il nous annonce que Dirk Dirksen du Mab l’a appelé. Jocelyn et moi, on pousse des cris perçants et on s’agrippe à Bennie. Le tenir dans mes bras, c’est comme toucher un fil électrique dénudé. Je me rappelle chaque étreinte. Chaque fois j’ai découvert quelque chose : sa peau est tiède, il est aussi musclé que Scotty même s’il n’enlève jamais sa chemise. Là, je trouve son pouls et ma main s’égare sur son dos.

Qui d’autre est au courant ? fait Jocelyn.

Scotty, bien sûr. Alice aussi, mais ça ne nous embêtera que plus tard.

Comme j’ai des cousins à Los Angeles, Jocelyn téléphone à Lou de notre appartement où ça ne ressortira pas sur la facture. Je suis tout près d’elle, étendue sur la courtepointe à fleurs du lit de mes parents, lorsqu’elle compose le numéro avec un ongle long laqué de noir. J’entends une voix d’homme répondre et je suis stupéfaite qu’il soit réel. Jocelyn ne l’a pas inventé, même si cette idée ne m’a jamais traversé l’esprit. Au lieu de Salut, beauté, il lâche : Je t’avais dit d’attendre mon coup de fil.

Jocelyn s’excuse d’une petite voix. J’attrape le combiné et fais : C’est quoi cette façon de dire bonjour ? À qui je parle ? demande Lou. Rhea, je lui réponds. D’un ton plus calme, il dit : Enchanté de faire ta connaissance, Rhea. Tu veux bien rendre le téléphone à Jocelyn ?

Cette fois, elle tire sur le fil. C’est Lou qui semble parler la plupart du temps. Au bout d’une ou deux minutes, Jocelyn siffle : Tu dois partir. Casse-toi !

Je m’exécute et gagne la cuisine. De petites feuilles marron d’une fougère suspendue au plafond par une chaîne tombent dans l’évier. Les rideaux ont un motif d’ananas. Mes deux frères font des greffes de haricots sur le balcon, pour un dossier de sciences naturelles du plus jeune. Je les rejoins, le soleil darde ses rayons dans mes yeux. Je m’efforce de le fixer comme le faisait Scotty.

Jocelyn finit par sortir de la chambre. Le bonheur auréole ses cheveux et sa peau. Je pense : Qu’est-ce que j’en ai à battre ?

Plus tard, elle me dit : Lou accepte de venir au concert des Dildos, il nous filera peut-être un contrat de disque. Ce n’est pas une promesse, l’a-t-il prévenue, mais on s’amusera, beauté, hein ? Comme toujours, pas vrai ?

Le soir du concert, j’accompagne Jocelyn pour dîner avec Lou chez Vanessi’s, un restaurant de Broadway jouxtant Enrico’s, où les touristes et les riches boivent de l’irish coffee en terrasse et nous reluquent. On aurait pu inviter Alice, mais Jocelyn dit : Ses parents doivent l’emmener chez Vanessi’s à tout bout de champ. Je la reprends : Sa mère et son beau-père.

Un homme, assis dans un box au coin de la salle, nous sourit de toutes ses dents. Il a l’air d’avoir l’âge de mon vieux, quarante-trois ans. Les cheveux blonds en bataille, il est beau, j’imagine, comme le sont parfois les pères.

Par ici, beauté, lance Lou, levant un bras pour faire signe à Jocelyn. Il porte une chemise en denim bleu clair, une sorte de bracelet en cuivre cercle son poignet. Elle se faufile autour de la table et s’encastre sous son bras. Rhea, dit-elle. Il lève l’autre bras si bien qu’au lieu de prendre place près de Jocelyn, comme je m’apprêtais à le faire, je me retrouve de l’autre côté de son mec. Il m’entoure l’épaule. Comme ça, nous sommes les nanas de Lou.

Il y a une semaine, j’avais regardé le menu de chez Vanessi’s et repéré des linguines aux palourdes. J’avais prévu de choisir ce plat lors du dîner. Jocelyn m’imite. À peine notre commande passée, Lou lui tend quelque chose sous la table. On se glisse hors du box. On file aux toilettes. C’est une mignonnette remplie de cocaïne. Jocelyn en verse dans une minuscule cuillère qui y est attachée par une chaîne, deux fois pour chaque narine. Elle sniffe en émettant un petit bruit, baisse les paupières. Elle recommence, me donne la cuillère. Au moment où je retourne à la table, j’ai dans la tête un millier d’yeux qui voient tout simultanément dans le restaurant. Peut-être que la coke qu’on prenait avant n’était pas de la vraie coke. On s’assied. On dit à Lou qu’on a entendu parler d’un nouveau groupe qui s’appelle Flipper. Il nous raconte qu’il a voyagé dans un train en Afrique qui ne s’arrêtait jamais complètement dans les gares – il ralentissait juste ce qu’il fallait pour permettre aux gens de descendre et monter. Je fais : J’ai envie d’aller en Afrique. Lou répond qu’on ira peut-être tous les trois, et ça semble réellement possible. Il ajoute que le sol des collines est tellement fertile qu’il est rouge. Je dis que mes frères font des greffes de haricots dans une terre d’une couleur marron, normale. Jocelyn veut savoir s’il y a beaucoup de moustiques, Lou décrit le ciel, il n’en a jamais vu d’aussi noir, ni de lune aussi brillante. Je prends conscience que cette soirée marque le début de ma vie d’adulte.

Quand le serveur pose les linguines aux palourdes devant moi, je suis incapable d’avaler une bouchée. Lou est le seul à manger : steak quasiment cru, salade César, vin rouge. C’est le genre de personne qui ne tient pas en place. Par trois fois des inconnus viennent le saluer, mais il ne nous présente pas. On n’arrête pas de parler, tandis que nos plats refroidissent. Dès que Lou a terminé le sien, on sort du restaurant.

Sur Broadway, il garde un bras autour de nos épaules. Les scènes habituelles s’offrent à nos regards. Le type louche coiffé d’un fez qui essaie d’attirer les gens à l’intérieur de La Casbah. Les strip-teaseuses qui traînent à l’entrée du Condor et de Big Al’s. Les bandes de rockers punks hilares qui se baladent en jouant des coudes. La circulation est dense sur Broadway, les gens klaxonnent et font de grands signes de leurs voitures comme si une fête maousse battait son plein. Le millier d’yeux change mon regard, j’ai l’impression d’être une autre. Quand mes taches de rousseur auront disparu, ce sera comme ça pendant toute ma vie.

Le videur du Mab reconnaît Lou, il nous fait passer devant la file sinueuse de gens attendant les Cramps et les Mutants, qui jouent plus tard. À l’intérieur, Bennie, Scotty et Joel s’installent sur la scène avec Alice. Jocelyn et moi fonçons aux toilettes pour mettre colliers de chien et épingles à nourrice. À notre retour, Lou est déjà en train de saluer le groupe. Bennie lui serre la main : C’est un honneur, monsieur.

Après l’habituelle présentation ironique de Dirk Dirksen, les Flaming Dildos entonnent « Snake in the Grass ». Personne ne danse ni n’écoute vraiment. Les gens continuent à entrer dans la boîte ou à tuer le temps jusqu’à ce que les groupes pour lesquels ils sont venus se mettent à jouer. Normalement, Jocelyn et moi serions devant l’estrade. Ce soir, nous restons à l’arrière, adossées à un mur avec Lou. Il nous a offert à chacune un gin tonic. Je suis incapable de juger de la prestation des Dildos, je les distingue à peine, mon cœur bat trop vite, mon millier d’yeux scrute tous les coins de la salle. À en juger par les muscles des joues de Lou, il grince des dents.

Marty monte sur scène pour le numéro suivant, avec une telle précipitation qu’il laisse tomber son violon. Les spectateurs à peine intéressés le deviennent suffisamment pour l’injurier lorsqu’il s’accroupit pour le rebrancher, exposant la raie de ses fesses. Je suis incapable de couler un regard à Lou, c’est trop vital.

Dès qu’ils commencent « Do the Math », Lou me crie à l’oreille : Qui a eu l’idée du violon ?

Bennie.

Le gamin à la basse ?

Je fais signe que oui. Lou observe Bennie pendant une minute, moi aussi.

Il ne joue pas très bien, constate Lou.

J’essaie de lui expliquer : Il… C’est lui qui a tout…

On balance sur la scène un machin qui ressemble à un bout de verre, heureusement ce n’est qu’un glaçon. Scotty, qui l’a reçu en pleine poire, tressaille sans s’arrêter pour autant. Puis une canette de Budweiser vole et entaille le front de Marty. Jocelyn et moi échangeons un regard affolé, mais, quand on essaie de bouger, Lou nous cloue sur place. Les Dildos entament « What the fuck ? », sauf que la scène est jonchée de détritus que jettent quatre mecs aux narines attachées à leurs lobes d’oreilles par une chaîne d’épingles à nourrice. Toutes les deux ou trois secondes, une boisson atteint le visage de Scotty, qui finit par garder les yeux fermés. Je me demande s’il voit les taches grises. Alice essaie d’attaquer les lanceurs d’ordures et, tout à coup, les gens dansent le pogo, la forme violente qui correspond à une bagarre. Joel martèle sa batterie, tandis que Scotty arrache son tee-shirt dégoulinant et s’en sert pour frapper la figure d’un des mecs ; j’entends un bruit de corde mouillée, puis un autre – smack – le même, en plus sec, que celui que font les serviettes de bain lorsque mes frères les font claquer. Le charisme de Scotty commence à opérer, les gens admirent ses muscles luisants de sueur et de bière. Un des assaillants tente alors de se ruer sur la scène, mais Scotty lui flanque un coup de semelle dans le torse – la foule pousse un cri étouffé quand le type est projeté en arrière. Scotty a un grand sourire, un sourire carnassier que je n’ai vu que très rarement, et je comprends que le seul parmi nous à être vraiment fou de rage, c’est lui.

Je me tourne vers Jocelyn : elle a disparu. Peut-être que le millier d’yeux me souffle de baisser les miens. Les doigts de Lou agrippent les cheveux noirs de ma copine. À genoux, elle lui taille une pipe comme si la musique les mettait à l’abri des regards. Peut-être que personne ne les remarque. L’autre bras de Lou est autour de moi, ce qui m’empêche sans doute de m’échapper. C’est ça, le truc : je reste immobile alors que Lou plaque la tête de Jocelyn contre lui, encore et encore, au point que je me demande comment elle arrive à respirer, jusqu’au moment où il me semble qu’il ne s’agit plus de Jocelyn mais d’une espèce d’animal ou de machine indestructible. Je m’oblige à fixer le groupe. Scotty fouette les yeux des assaillants avec sa chemise et leur donne des coups de botte. Lou s’accroche à mon épaule, la serre de plus en plus fort, pivote la tête du côté de mon cou, laisse échapper un grognement saccadé que j’entends malgré le boucan. Il est assez près de moi pour ça. Un sanglot me déchire. Des larmes coulent de mes yeux, uniquement de ceux de mon visage. Le millier d’autres est fermé.

Les murs de l’appartement de Lou sont tapissés de guitares électriques, d’albums récompensés par des disques d’or ou d’argent, exactement comme Jocelyn me l’avait décrit. Mais elle n’avait pas précisé qu’il se trouvait au vingt-cinquième étage, à six pâtés de maisons du Mab, ni parlé des plaques de marbre vert dans l’ascenseur. Ça fait tout de même beaucoup d’omissions.

Dans la cuisine, Jocelyn remplit un plat de chips et sort du frigo une coupe en verre pleine de pommes vertes. Elle a déjà offert un comprimé de méthaqualone à tout le monde, sauf à moi. On dirait qu’elle a peur de croiser mon regard. Qui joue à la maîtresse de maison à présent ? Voilà ce que j’ai envie de lui demander.

Alice est assise dans le salon, à côté de Scotty, qui porte une chemise Pendleton prêtée par Lou. Il est livide. Il a l’air ébranlé, soit parce qu’on lui a jeté des projectiles à la gueule, soit parce qu’il a vraiment pigé que Jocelyn a un petit ami, que ce n’est pas lui, que ce ne le sera jamais. Marty aussi est là. Il a une entaille sur une joue, un coquard ou tout comme et répète à la cantonade : Ça a chauffé. Naturellement, on a aussitôt reconduit Joel chez lui. Tout le monde trouve que le concert s’est bien passé.

Quand Lou précède Bennie dans l’escalier en colimaçon menant à son studio d’enregistrement, je leur emboîte le pas. Il appelle Bennie « gamin ». Il lui explique le fonctionnement de tous les appareils de la pièce, petite et confinée, aux murs capitonnés de mousse isolante noire. Lou ne tient pas en place. Il croque une pomme verte à coups de dents tellement bruyants qu’on dirait qu’il ronge un os. Bennie regarde par-dessus la rampe surplombant le living, dans l’espoir d’apercevoir Alice. J’ai envie de pleurer. J’ai peur que l’épisode de la boîte soit de l’ordre d’un rapport sexuel avec Lou – comme si j’avais été partie prenante.

De guerre lasse, je descends. Au bout du salon, j’aperçois un lit derrière une porte entrebâillée. J’entre et m’allonge à plat ventre sur une courtepointe en velours. Une odeur poivrée d’encens flotte autour de moi. Il fait frais dans cette chambre plongée dans la pénombre, où des photos encadrées sont posées de part et d’autre du lit. J’ai mal partout. Au bout de quelques minutes, quelqu’un s’étend près de moi. Je devine que c’est Jocelyn. On reste couchées en silence, côte à côte. Enfin, je dis : T’aurais dû me prévenir.

De quoi ? demande-t-elle. Je n’en sais rien. Elle continue : C’est trop. En cet instant précis, j’ai l’impression que quelque chose se termine.

Jocelyn allume la lampe de chevet : Regarde. Elle tient une photo de Lou, sur laquelle il se trouve dans une piscine, entouré de gosses, les plus petits sont presque des bébés. J’en compte six. Ce sont ses enfants, précise Jocelyn. Tout le monde appelle la blonde Charlie, elle a vingt ans. Rolph, celui-là, a notre âge. Ils sont allés en Afrique avec lui.

Je me penche pour examiner le cliché. Lou paraît heureux, comme n’importe quel père. Je n’arrive pas à croire que ce soit le même homme que celui qui est avec nous. Puis je remarque son fils Rolph. Il a des yeux bleus, des cheveux noirs, un sourire rayonnant, très doux. Mon estomac se noue. Rolph est chouette, je fais. Jocelyn rigole : C’est vrai. Motus et bouche cousue, Lou ne doit pas savoir que j’ai dit ça.

Il entre dans la chambre une minute plus tard, croquant une autre pomme. Je me rends compte que toutes celles de la coupe sont pour lui, il n’arrête pas d’en bouffer. Je descends du lit sans le regarder. Il ferme la porte derrière moi.

Je mets une seconde à capter ce qui se passe dans le séjour. Assis en tailleur, Scotty gratte une guitare dorée en forme de flamme. Alice est derrière lui, les bras autour de son cou, le visage près du sien, les cheveux tombant sur ses genoux. En extase, elle ferme les yeux. Pendant une seconde, j’oublie qui je suis, obnubilée par ce que Bennie ressentira quand il verra ça. Je le cherche des yeux, mais il n’y a que Marty qui examine les albums et essaie de passer inaperçu. C’est alors que j’entends déferler la musique de tous les coins de l’appartement – le canapé, les murs, même le sol –, et je devine que c’est Bennie, seul dans le studio de Lou, qui a déclenché ça. Il y a une minute, c’était « Don’t Let Me Down », suivi par « Heart of Glass » de Blondie. Maintenant Iggy Pop chante « The Passenger » :

I am the passenger
And I ride and I ride
I ride through the city’s backside
I see the stars come out of the sky

Tout en écoutant, je pense : Tu ne sauras jamais à quel point je te comprends.

Marty me lance un regard, genre à la dérobée, qui m’éclaire sur ce qui est censé arriver : je suis le boudin, alors Marty est pour moi. Je fais coulisser une porte vitrée et sors sur le balcon de Lou. Je n’ai jamais vu San Francisco d’aussi haut, la ville est d’un noir bleuté, éclairée de lumières colorées, noyée dans une brume pareille à de la fumée grise. Des jetées s’étirent dans la baie étale où règne l’obscurité. Un vent aigre souffle. Je me précipite à l’intérieur pour chercher ma veste, ressors, me pelotonne sur une chaise en plastique blanc. Je contemple la vue, le temps de retrouver mon calme. Je pense : En fait, le monde est immense. Voilà le mystère que personne ne peut expliquer.

Au bout d’un moment, la porte s’ouvre. Persuadée que c’est Marty, je ne lève pas les yeux mais c’est Lou. Pieds nus et en short. Même dans la pénombre, ses jambes sont bronzées. Je lui demande : Où est Jocelyn ?

Elle dort, répond Lou. Debout devant la balustrade, il regarde. Pour une fois, il ne bouge pas.

Je fais : Tu te rappelles avoir eu notre âge ?

Il me décoche un sourire, exactement le même que celui qu’il avait pendant le dîner : J’ai votre âge.

Hum, tu as six gosses.

C’est vrai.

Il me tourne le dos, attendant que je m’éclipse. Je pense : Je n’ai pas eu de relation sexuelle avec cet homme. Je ne le connais même pas.

Il ajoute : Je ne vieillirai jamais.

Tu es déjà vieux.

Il pivote et me scrute, pelotonnée sur mon siège : Tu es effrayante, tu sais ça ?

C’est à cause des taches de rousseur.

Non, c’est toi.

Il ne me quitte pas des yeux, puis son expression change et il reprend : Ça me plaît.

Ce n’est pas vrai.

Si. Grâce à toi, Rhea, je vais demeurer honnête.

Étonnée qu’il se souvienne de mon prénom, je lui dis : C’est trop tard, Lou.

Là, il éclate de rire, un véritable rire, et je comprends que Lou et moi sommes amis. Même si je le déteste, ce qui est le cas. Je me lève et je le rejoins devant la balustrade.

On essaiera de te changer, Rhea. Ne te laisse pas faire.

Mais j’en ai envie.

Non, insiste-t-il, l’air grave. Tu es jolie. Reste comme ça.

La gorge nouée, je m’obstine : Les taches de rousseur.

C’est ce que tu as de mieux. Un type va en être dingue, il les embrassera une par une.

Je fonds en larmes, sans même essayer de le cacher.

Hé, dit Lou. Il se penche si bien que nos visages se frôlent. Il me regarde droit dans les yeux : Le monde est plein de connards, Rhea. Ne les écoute pas – écoute-moi.

J’ai beau savoir que Lou est un de ces connards, je le prends au sérieux.

Quinze jours après cette soirée, Jocelyn s’enfuit. Je l’apprends en même temps que tout le monde.

Sa mère déboule chez nous. Mes parents, mon frère aîné et elle m’interrogent : Qu’est-ce que je sais ? Qui est ce nouveau petit copain ? Je leur réponds : Lou. Il habite Los Angeles. Il a six enfants. Il connaît personnellement Bill Graham. Je crois que Bennie sait qui est vraiment Lou, alors la mère de Jocelyn se pointe à l’école pour parler à Bennie Salazar. Sauf qu’il est difficile à trouver. Depuis qu’Alice et Scotty sont ensemble, Bennie ne vient plus à la Fosse. Scotty et lui sont brouillés, ils étaient pourtant inséparables. On dirait qu’ils ne se connaissent pas.

Je me demande à tout bout de champ : Si je m’étais écartée de Lou pour me bagarrer avec les lanceurs d’ordures, est-ce que Bennie m’aurait choisie comme Scotty a choisi Alice ? Est-ce que cette réaction aurait suffi à tout changer ?

Retrouver Lou est l’affaire de quelques jours. Il explique à la mère de Jocelyn que sa fille a fait de l’auto-stop et rappliqué chez lui sans prévenir. Elle est saine et sauve, il s’occupe d’elle, cela vaut mieux pour elle que d’être à la rue. Il promet de la ramener quand il viendra à San Francisco la semaine suivante. Je m’interroge : Pourquoi pas cette semaine ?

Pendant que j’attends Jocelyn, Alice m’invite. Après la classe, on prend le bus jusqu’à Sea Cliff, c’est un long trajet. Sa maison paraît plus petite en plein jour. Dans la cuisine, nous mélangeons du miel aux yaourts faits maison de sa mère. Nous en mangeons deux chacune. Nous montons dans sa chambre pleine de grenouilles et nous asseyons sur la banquette sous la fenêtre. Alice me dit qu’elle compte attraper de véritables grenouilles qu’elle gardera dans un terrarium. Elle est calme et heureuse maintenant que Scotty l’aime. Est-ce qu’elle se sent réelle ou est-ce qu’elle a cessé de se tourmenter à propos de ça, j’en sais rien. À moins que ne pas s’en préoccuper soit la condition pour avoir le sentiment d’exister pour de vrai ?

La maison de Lou se trouve-t-elle au bord de l’océan ? Jocelyn regarde-t-elle les vagues ? Sortent-ils de la chambre de Lou ? Rolph est-il là ? Ces questions me trottent dans la tête. Puis j’entends des gloussements, un bruit de balle. Je demande : C’est qui ?

Mes sœurs, répond Alice. Elles jouent au tetherball.

Nous descendons et sortons dans le jardin de derrière, où je ne suis allée que de nuit. Baigné de soleil à cette heure, il a des parterres de fleurs et un arbre plein de citrons. Au fond, deux petites filles tapent dans une balle jaune suspendue à une corde qu’elles essaient d’enrouler autour d’un poteau argenté. Elles portent un uniforme vert. Elles se tournent vers nous en riant.

Notes

1. Jeux d’après le livre de Louise Fitzhugh, paru en 1964. (Toutes les notes sont de la traductrice.)