7
A à B
I

Stephanie et Bennie furent invités à une réception un an après leur installation à Crandale. Les étrangers n’étaient pas bienvenus dans ce quartier. Ils le savaient et n’en avaient eu cure – ils avaient leurs amis. Sauf que cela agaçait Stephanie plus qu’elle ne l’aurait imaginé d’adresser un sourire ou un signe de la main à l’une des blondes qui faisait sortir sa progéniture blonde de son SUV ou Hummer lorsqu’elle déposait Chris au jardin d’enfants, et de n’obtenir en retour qu’un sourire pincé, interrogateur, signifiant apparemment : Qui êtes-vous déjà ? Comment ces femmes pouvaient-elles l’ignorer alors qu’elles s’apercevaient depuis des mois ? Des snobs, des imbéciles, ou les deux, en concluait Stephanie. Leur froideur l’accablait cependant d’une manière inexplicable.

Au cours de ce premier hiver, la sœur d’un des artistes de Bennie les avait parrainés pour leur permettre d’adhérer au country club de Crandale. Au terme d’une procédure dont la complexité n’avait rien à envier à celle d’une demande de naturalisation, ils furent acceptés fin juin. Le premier jour, ils apportèrent, outre leurs maillots, des serviettes, faute d’avoir été prévenus que le CCC (comme on désignait le club) en fournissait des monochromes pour éviter une cacophonie de couleurs au bord de la piscine. Dans le vestiaire des femmes, Stephanie croisa une des blondes dont les enfants fréquentaient la même école que Chris et, pour la première fois, elle eut droit à un « Bonjour », son apparition dans deux lieux différents ayant manifestement opéré une sorte de triangulation que Kathy exigeait comme une preuve d’identification. Car elle s’appelait Kathy, Stephanie le savait depuis le début.

Une raquette à la main, Kathy portait une robe de tennis blanche, très courte, sur un short à peine plus grand qu’une culotte, qui ne se voyait presque pas. Ses grossesses répétées n’avaient laissé de trace ni sur sa taille de guêpe ni sur ses biceps bronzés. Ses cheveux brillants étaient attachés en queue-de-cheval, les mèches rebelles retenues par des pinces dorées.

Une fois en maillot, Stephanie retrouva Bennie et Chris au snack-bar. Alors qu’ils restaient là, l’air hésitant, tenant chacun leur serviette aux couleurs vives, Stephanie reconnut le toc, toc lointain de balles de tennis. Le bruit la plongea dans la nostalgie. D’origine aussi modeste que Bennie, elle était issue d’un autre milieu – Bennie venait de la ville, en l’occurrence Dale City, Californie, où ses parents travaillaient tellement qu’ils étaient toujours absents et avaient confié l’éducation de Bennie et de ses quatre sœurs à une grand-mère fatiguée. Stephanie, elle, avait grandi dans une banlieue paumée du Midwest, où il y avait un club dont le snack-bar servait des burgers minces et gras, non des salades niçoises1 au thon grillé comme celui-ci, mais où on jouait au tennis sur des courts craquelés par le soleil, et où Stephanie s’était taillé une certaine réputation vers l’âge de treize ans. Depuis cette époque, elle n’avait jamais rejoué.

À la fin de cette première journée, sonnés par la lumière éblouissante, ils se douchèrent, se changèrent et s’installèrent sur une terrasse dallée. Un pianiste jouait des mélodies insignifiantes sur un piano droit étincelant. Le soleil se couchait. Chris faisait des cabrioles sur une pelouse avec deux petites filles de sa classe. Bennie et Stephanie sirotaient un gin tonic en regardant les lucioles. « C’est donc comme ça », déclara Bennie.

Plusieurs répliques traversèrent l’esprit de Stephanie : ils ne connaissaient encore personne ; aucun des membres ne lui semblait intéressant. Toutefois, elle ne les formula pas, Bennie avait choisi Crandale pour des raisons qu’elle comprenait parfaitement : ils avaient beau être allés en jet privé sur des îles que possédaient des rock-stars, Bennie ne s’était jamais trouvé aussi éloigné de sa grand-mère aux yeux sombres de Dale City que dans ce club. Il avait vendu sa maison de disques l’année précédente, existait-il signe de réussite plus patent que celui d’habiter dans un lieu où on se sentait étranger ?

Stephanie prit la main de son mari et lui embrassa une phalange : « Je vais peut-être acheter une raquette. »

L’invitation à la réception arriva trois semaines plus tard. L’hôte, un gestionnaire de fonds spéculatifs, dénommé Duck, les avait priés de venir après avoir appris que Bennie avait découvert les Conduits, son groupe de rock préféré, et produit leurs albums. Au retour de son premier cours de tennis, Stephanie les avait trouvés en pleine conversation au bord de la piscine. « J’aimerais qu’ils se remettent ensemble, disait Duck, d’un ton songeur. Qu’est-ce qui est arrivé à ce guitariste convulsif ?

— Bosco ? Il enregistre toujours, répondit Bennie avec tact. Son nouvel album va sortir dans deux mois : A à B. Son répertoire solo est plus intériorisé. » Il passa sous silence l’obésité et l’alcoolisme de Bosco, rongé par un cancer par-dessus le marché. C’était leur plus vieil ami.

Stephanie s’était perchée sur le bord du transat de son mari, écarlate d’avoir bien tapé la balle, son lift toujours impeccable, son service d’une précision tranchante. Une ou deux blondes s’étaient arrêtées pour la regarder jouer et elle s’était enorgueillie de ne pas leur ressembler. Elle avait des cheveux bruns, très courts, un tatouage de pieuvre minoenne recouvrait un de ses mollets, sans oublier ses énormes bagues. En revanche, elle avait acheté une petite robe de tennis pour l’occasion, ainsi qu’un short minuscule, la première tenue blanche de sa vie d’adulte.

Au cocktail, Stephanie reconnut Kathy – qui d’autre ? – de l’autre côté d’une vaste terrasse noire de monde. Mériterait-elle un bonjour ou serait-elle rétrogradée au sourire revêche Qui êtes-vous déjà ? Au moment où elle se posait la question, Kathy croisa son regard et s’approcha. On procéda aux présentations. Clay, le mari de Kathy, portait un short en seersucker et une chemise rose en oxford, ensemble qui, sur un autre genre d’homme, aurait-pu passer pour de l’autodérision. La couleur bleu marine de la robe de Kathy mettait en valeur l’azur lumineux de ses yeux. Le regard de Bennie s’attarda sur elle, et Stephanie se raidit – spasme résiduel d’angoisse qui se dissipa aussi rapidement que l’attention de son mari (il parlait à Clay). Les cheveux de Kathy flottaient, mais ils étaient retenus sur le côté par des pinces. Combien en utilisait-elle par semaine, s’interrogea vaguement Stephanie.

« Je vous ai vue sur le court, dit Kathy.

— Je n’avais pas joué depuis une éternité. Je viens de recommencer.

— Nous devrions faire une partie un de ces jours.

— Bien sûr », répondit Stephanie, d’un ton désinvolte, sentant néanmoins son cœur battre la chamade. Lorsque le couple s’éloigna, elle fut saisie d’un étourdissement qui la mortifia. C’était la victoire la plus stupide de son existence.

II

Au bout de quelques mois, tout le monde aurait pu considérer Stephanie et Kathy comme des amies. Elles avaient rendez-vous pour des simples deux matins par semaine et étaient devenues de brillantes partenaires de double dans des championnats interclubs, où elles jouaient contre d’autres blondes en petites robes de tennis des villes voisines. Il existait une symétrie évidente dans leurs vies jusqu’à leurs prénoms — Kath et Steph, Steph et Kath –, et leurs fils, dans la même classe de CP – Chris et Colin, Colin et Chris. Comment se faisait-il que, parmi tous les noms auxquels Stephanie et Bennie avaient réfléchi pendant la grossesse de la jeune femme – Xanadou, Coucou, Renaldo, Cricket –, ils se soient rabattus sur le seul à être aussi dépourvu d’originalité que ceux qui sévissaient à Crandale ?

Le statut éminent de Kathy dans l’ordre hiérarchique des blondes de la ville fournit à Stephanie un droit d’entrée facile, une protection qui fit même tolérer ses cheveux courts, ses tatouages ; sa différence était acceptable, si bien que les coups de griffe auxquels certaines avaient droit lui furent épargnés. Stephanie n’aurait jamais révélé son affection pour Kathy, une républicaine, le genre à employer l’expression impardonnable « C’est le destin » lorsqu’elle décrivait sa chance ou les malheurs des autres. Kathy connaissait mal la vie de Stephanie – nul doute qu’elle aurait été abasourdie d’apprendre que l’échotier qui avait fait la une des journaux quelques années auparavant après avoir agressé sexuellement Kitty Jackson, la jeune vedette de cinéma qu’il interviewait pour le magazine Details, était son frère aîné – Jules. Stephanie se demandait parfois si son amie ne comprenait pas plus de choses qu’elle ne le supposait. Je sais que tu nous détestes, imaginait-elle Kathy en train de penser, et c’est réciproque. Maintenant que cette question est réglée, allons infliger une raclée à ces garces de Scarsdale. Stephanie vouait au tennis une passion obsessionnelle qui l’embarrassait un peu : décisions des juges de ligne ou revers hantaient ses rêves. Si Kathy jouait toujours mieux qu’elle, l’écart s’amenuisait, ce qui les amusait et les piquait au vif autant l’une que l’autre. En tant que partenaires et adversaires, mères et voisines, Steph et Kath étaient parfaitement assorties. Le seul problème, c’était Bennie.

Lorsqu’il lui avait assuré, l’été après l’attentat – leur deuxième à Crandale –, qu’on le regardait bizarrement au bord de la piscine, Stephanie avait d’abord refusé de le croire et supposé qu’il parlait des femmes qui admiraient ses pectoraux bronzés, ses grands yeux sombres : « Depuis quand ne supportes-tu pas qu’on te reluque ? » l’avait-elle rabroué.

Mais il s’agissait d’autre chose, dont Stephanie ne tarda pas à prendre conscience : une sorte d’hésitation ou d’interrogation au sujet de son mari. Bennie ne paraissait pas agacé outre mesure, on lui avait si souvent posé la question – « Salazar, d’où vient ce nom ? » – que le scepticisme quant à ses origines et sa race le laissait relativement indifférent, d’autant qu’il avait mis au point un arsenal de charmes pour le désamorcer. Notamment celui des femmes.

Vers le milieu de ce deuxième été, lors d’un autre cocktail donné par un autre gestionnaire de fonds spéculatifs, Bennie et Stephanie bavardaient avec Kathy et Clay2 (ou Carton-pâte comme ils le surnommaient par-devers eux) et d’autres invités dont Bill Duff, un membre du Congrès sortant tout juste d’une réunion du CFR3, portant sur la présence d’Al-Qaïda dans la région de New York. Des membres actifs existaient, surtout aux environs de la ville, confia Bill, peut-être en contact les uns avec les autres (Clay haussa un sourcil pâle et eut un bizarre mouvement de tête comme s’il avait de l’eau dans une oreille, remarqua Stephanie), l’essentiel, au demeurant, c’était la force de leurs liens avec le navire ravitailleur – là, Bill laissa échapper un petit rire – parce que n’importe quel dingue plein de rancœur pouvait revendiquer son appartenance à Al-Qaïda, mais sans argent, ni formation, ni soutien (Clay secoua derechef la tête, puis jeta un coup d’œil à Bennie, sur sa droite), ça n’avait pas de sens de financer…

Manifestement déconcerté, Bill laissa sa phrase en suspens, tandis qu’un autre couple intervenait. Prenant Stephanie par le bras, Bennie s’éloigna. Son regard avait beau être calme, presque somnolent, il serrait le poignet de sa femme à lui faire mal.

Ils quittèrent la réception peu après. Bennie régla la baby-sitter, une fille de seize ans surnommée Scooter, qu’il raccompagna chez elle. Il rentra avant que Stephanie n’ait lancé un coup d’œil à la pendule, songeant à la beauté de Scooter. Elle l’entendit régler le système d’alarme puis se précipiter à l’étage, d’une façon qui expédia Sylph, le chat, terrorisé, sous le lit. Stephanie se rua hors de la chambre, retrouva Bennie en haut de l’escalier.

« Qu’est-ce que je fous ici ? s’écria-t-il.

— Chut. Tu vas réveiller Chris.

— C’est un film d’horreur !

— C’était moche, convint-elle. Sauf que Clay est un…

— Tu les défends ?

— Bien sûr que non. Mais il ne s’agit que d’un type.

— Tu crois que les autres ne se rendaient compte de rien ? »

Stephanie craignait que ce ne fût vrai – étaient-ils tous de mèche ? Elle ne voulait pas que Bennie le pense.

« Tu es complètement parano. Même Kathy…

— Encore ! Regarde-toi ! »

Les poings serrés, il ne bougeait pas. S’approchant de lui, Stephanie le serra dans ses bras. Il se débattit et faillit la faire tomber. Ils restèrent enlacés jusqu’à ce que Bennie respire à nouveau normalement.

« Déménageons », suggéra doucement Stephanie.

Bennie s’écarta, stupéfait.

« Je suis sérieuse, enchaîna-t-elle. Je n’en ai rien à cirer de ces gens. C’était une expérience de s’installer ici, non ? »

Sans répondre, Bennie balaya du regard le parquet en bois de rose qu’il avait poncé à genoux, refusant de confier ce travail compliqué à un professionnel ; les carreaux de la porte de leur chambre qu’il avait passé des semaines à exhumer de couches de peinture à l’aide d’un rasoir ; les niches de la cage d’escalier qui lui avaient donné du fil à retordre et où il avait disposé les objets un à un avant de régler les lumières. Le père de Bennie était électricien, aussi son fils savait-il éclairer n’importe quoi.

« C’est à eux de foutre le camp. Bordel, c’est ma maison ! s’exclama-t-il.

— Très bien. Mais nous pouvons partir si ça dégénère, voilà tout. Demain. Dans un mois. Dans un an.

— Je veux mourir ici.

— Nom de Dieu ! » s’écria Stephanie.

Saisis tout à coup d’un fou rire irrépressible, ils hoquetèrent, pliés en deux, s’exhortant au calme.

Ils restèrent. Depuis cet épisode, cependant, chaque fois que Bennie voyait Stephanie en tenue de tennis, il lui lançait : « Tu vas jouer avec les fascistes ? » Stephanie savait qu’il voulait qu’elle renonce à ses matchs avec Kathy, à titre de protestation contre le sectarisme et la bêtise de Carton-pâte. Elle n’en avait aucune intention. Puisqu’ils continuaient à vivre dans un lieu dont le centre de la vie sociale était le club, elle comptait rester en bons termes avec la femme qui lui garantissait une intégration harmonieuse. Elle ne voulait surtout pas être mise au ban comme Noreen, leur voisine, bourrée de tics, arborant des lunettes noires démesurées, les mains agitées de tremblements – un effet des médicaments, supposait Stephanie. Noreen avait beau avoir trois adorables bambins, plutôt anxieux, aucune femme ne lui adressait la parole. C’était un fantôme. Très peu pour moi, pensait Stephanie. À l’automne, lorsque le temps rafraîchit, elle organisa ses parties de tennis plus tard dans la journée, une façon d’éviter que Bennie ne la voie se changer. C’était facile puisque, travaillant désormais en free-lance pour la boîte de relations publiques La Doll, elle était libre de fixer l’heure de ses rendez-vous à Manhattan. Un petit mensonge bien sûr, mais uniquement par omission, concocté pour ne pas contrarier Bennie. S’il lui posait la question, Stephanie répondait toujours qu’elle avait joué. De toute façon, en matière de duperies, il n’avait pas été en reste au fil des années. Ne devait-il pas en tolérer de sa part ?

III

Au printemps suivant, Jules, le frère aîné de Stephanie, auquel le centre correctionnel d’Attica avait accordé le régime de liberté conditionnelle, vint habiter chez eux. La première de ses cinq années de prison, il l’avait passée à Rikers Island dans l’attente du procès pour tentative de viol sur la personne de Kitty Jackson. Il s’était vu infliger cette peine de cinq ans malgré le retrait de la plainte (à la demande de Kitty Jackson). On l’avait reconnu coupable de kidnapping et violences avec voies de fait – un scandale, vu que la starlette était entrée de son plein gré à Central Park avec Jules et n’avait reçu aucune blessure. D’autant plus qu’elle avait fini par témoigner pour la défense. Mais le représentant du ministère public avait persuadé le jury que Kitty soutenait Jules parce qu’elle souffrait d’une variante du syndrome de Stockholm. « Son insistance à protéger cet homme est une preuve supplémentaire du mal qu’il lui a fait… », avait-il psalmodié au cours du procès auquel Stephanie avait assisté pendant dix atroces journées, s’échinant à arborer une expression optimiste.

En prison, Jules avait apparemment recouvré l’équilibre qu’il avait perdu d’une manière spectaculaire les mois précédant l’agression. Il avait suivi un traitement pour ses troubles bipolaires et accepté la rupture de ses fiançailles. Rédacteur en chef d’un hebdomadaire de l’établissement pénitentiaire, il avait écrit un article au sujet des répercussions de l’attentat du 11 Septembre sur la vie des détenus qui lui avait valu d’être cité dans le cadre des ateliers d’écriture en prison promus par le PEN Prison Writing Program. Jules avait eu le droit d’aller recevoir son prix à New York. Bennie, Stephanie et leurs parents avaient pleuré en l’écoutant balbutier son discours de remerciement. Il s’était mis à jouer au basket-ball, avait perdu sa bedaine et vaincu – un miracle ! – son eczéma. Il semblait enfin prêt à renouer avec la carrière de journaliste pour laquelle il était venu à New York plus de vingt ans auparavant. Lorsque le comité de probation lui avait accordé sa libération conditionnelle, Stephanie et Bennie avaient été trop heureux de proposer de l’héberger le temps qu’il se remette sur pied.

Néanmoins, deux mois après son arrivée, Jules se montrait d’une inertie de mauvais augure. Les rares entretiens professionnels qu’il avait eus au début de son séjour et abordés avec terreur n’avaient débouché sur rien. Jules adorait Chris. Lorsque le petit garçon était en classe, il passait des heures à construire d’immenses villes avec de minuscules briques de Lego pour le surprendre au retour de l’école. Avec Stephanie, en revanche, il maintenait une distance goguenarde, considérant non sans ironie ses vaines agitations (ce matin, par exemple, alors que tous les trois se dépêchaient pour se rendre qui à l’école, qui au bureau). Il était hirsute et son visage ravagé, découragé, désolait Stephanie.

« Tu vas en ville ? » demanda Bennie à sa femme en train de poser à la hâte la vaisselle du petit-déjeuner dans l’évier.

Non, pas tout de suite. Comme il faisait plus chaud, Stephanie rejouait au tennis avec Kathy le matin, ce qu’elle dissimulait à Bennie d’une façon astucieuse, une trouvaille récente : elle revêtait une tenue de bureau, disait au revoir à son mari et partait pour le club, où elle avait laissé ses affaires et où elle se changeait. Stephanie minimisait sa supercherie, puisque, de toute façon, elle irait travailler. Quand Bennie l’interrogeait sur ses faits et gestes, elle évoquait un rendez-vous prévu plus tard dans la journée. En sorte qu’elle n’avait rien à inventer si, le soir, son mari lui demandait comment ça s’était passé.

« Je retrouve Bosco à dix heures. » Bosco était le seul rocker dont elle continuait à s’occuper. En réalité, le rendez-vous était à quinze heures.

« Bosco, avant midi ? s’étonna Bennie. C’était son idée ? »

Stephanie comprit aussitôt son erreur. Bosco se noyait dans l’alcool tous les soirs, il n’y avait aucune chance qu’il soit conscient à dix heures du matin. « Il me semble », répondit-elle. Mentir de front à son mari lui donna un léger vertige. « N’empêche que tu as raison, c’est bizarre.

— Ça fait peur. » Bennie embrassa sa femme et s’avança vers la porte avec Chris. « Tu m’appelleras après l’avoir vu ? »

Là, Stephanie sut qu’elle annulerait sa partie de tennis avec Kathy – ce qui revenait à lui poser un lapin –, et foncerait à Manhattan pour arriver à dix heures chez Bosco. Elle était coincée.

Dès le départ de son mari et de son fils, Stephanie perçut la tension, palpable chaque fois qu’elle était seule avec Jules, ses questions implicites sur les projets ou l’emploi du temps de son frère ricochaient sur la carapace qu’il leur opposait. Hormis les constructions de Lego, on avait du mal à savoir à quoi Jules occupait ses journées. En rentrant chez elle, Stephanie avait trouvé à deux reprises la télé de sa chambre réglée sur une chaîne porno et, très perturbée, avait insisté pour que Bennie mette le poste supplémentaire dans la chambre d’amis, où Jules était installé.

Elle monta à l’étage et laissa un message sur la boîte vocale du portable de Kathy. Lorsqu’elle redescendit dans la cuisine, Jules regardait par la fenêtre. « Qu’est-ce qu’elle a, votre voisine ? lança-t-il.

— Noreen ? On pense qu’elle est barjo.

— Elle fait quelque chose devant votre palissade. »

Stephanie rejoignit son frère. En effet, elle aperçut la queue-de-cheval décolorée à l’excès de Noreen – on eût dit la caricature des mèches au naturel subtil des autres femmes – tressauter le long de la palissade. Ses gigantesques lunettes noires lui donnaient l’allure d’une mouche de bande-dessinée ou d’une extraterrestre. Stephanie eut un mouvement d’impatience, agacée que Jules perde son temps à se focaliser sur Noreen. « Il faut que je file.

— Tu peux m’emmener en ville ? »

Stephanie eut l’impression de recevoir un petit coup dans la poitrine : « Bien sûr ? Tu as un rendez-vous ?

— Pas vraiment. J’ai juste envie de sortir. »

Tandis qu’ils se dirigeaient vers la voiture, Jules jeta un regard en arrière : « Je crois qu’elle nous observe. Noreen. À travers la palissade.

— Ça ne m’étonnerait pas, commenta Stephanie.

— Tu ne réagis pas ?

— Que faire ? Elle ne nous cause aucun tort. Elle n’est même pas chez nous.

— Elle pourrait être dangereuse.

— Tu en sais quelque chose, hein ?

— Alors là, c’est mesquin », protesta Jules.

Dans la Volvo, Stephanie glissa un exemplaire de lancement du nouvel album de Bosco, A à B, dans le lecteur de CD, avec le sentiment de consolider ainsi son alibi. Les derniers disques du rocker consistaient en chansonnettes minables accompagnées à l’ukulélé. Bennie ne continuait à les sortir que par amitié.

« Ça ne t’ennuie pas que j’arrête ? » demanda Jules au bout de deux chansons. Il le fit sans attendre la réponse de sa sœur. « C’est le type que nous allons voir ?

— Nous ? Je croyais que tu voulais te balader.

— Je peux venir avec toi ? S’il te plaît. »

Son ton, humble et geignard, était celui d’un homme qui n’avait nulle part où aller et rien à faire. Stephanie aurait voulu hurler. Était-ce la punition de son mensonge à Bennie ? Pendant les trente minutes qui venaient de s’écouler, elle avait dû annuler une partie de tennis qu’elle mourait d’envie de jouer, au grand dam de Kathy à l’évidence, s’embarquer dans cette équipée – conséquence d’un bobard – pour rendre visite à un homme qui serait dans un semi-coma éthylique, et voilà qu’elle devait emmener son frère à la dérive, hypercritique, qui serait témoin de l’effondrement de son alibi : « À mon avis, ce ne sera pas très marrant, dit-elle.

— Tant pis, j’ai l’habitude. »

Jules observa, non sans nervosité, Stephanie manœuvrer pour passer de la Hutchinson River Parkway à la voie rapide de Cross Bronx. Il semblait mal à l’aise en voiture. Quand ils eurent rejoint le flot de la circulation, il demanda : « Tu as une aventure ? »

Stephanie le dévisagea : « Tu as perdu la tête ?

— Regarde la route.

— Pourquoi me poses-tu cette question ?

— Tu as l’air tendue. Bennie aussi. Dans mon souvenir, vous n’étiez pas comme ça.

— Tu trouves Bennie nerveux ? » fit Stephanie, accablée. L’ancienne peur la broya, comme si une main serrait sa gorge dans un étau. Malgré la promesse que Bennie lui avait faite deux ans auparavant, le jour de ses quarante ans, et l’absence de raisons de douter de lui.

« Vous êtes, je ne sais pas. Polis.

— Comparés aux prisonniers ?

— D’accord, acquiesça Jules en souriant. C’est peut-être simplement Crandale, prononça-t-il, en étirant les syllabes. Je parie que c’est bourré de républicains.

— À peu près moitié-moitié. »

Jules se tourna vers elle, n’en croyant pas ses oreilles : « Vous fréquentez des républicains ?

— Ça nous arrive.

— Bennie et toi, vous traînez avec des républicains ?

— Tu cries, t’en rends-tu compte ?

— Regarde la route ! » vociféra Jules.

Stephanie obtempéra. Ses mains tremblaient sur le volant. L’envie la tenaillait de rebrousser chemin et de ramener son frère à la maison. Dans ce cas, elle raterait son rendez-vous bidon.

« Je m’absente quelques années et le monde entier est sens dessus dessous, fulmina Jules. Des tours se sont volatilisées. On te fouille à corps chaque fois que tu vas voir quelqu’un dans son bureau. Les gens ont tous des gueules de défoncés à force d’envoyer des mails pendant qu’ils te parlent. Tom Cruise et Nicole Kidman ont divorcé et se sont remariés avec d’autres gens… Et voilà que ma sœur rock-and-roll et son mari fraient avec des républicains. Qu’est-ce que c’est que ce bordel ! »

Stephanie se calma en prenant une profonde inspiration : « Quels sont tes projets, Jules ?

— Je te l’ai dit. Je veux venir avec toi pour rencontrer ce…

— Non, qu’est-ce que tu comptes faire ? »

Un silence tomba et s’éternisa. En fin de compte, Jules le rompit : « Je n’en ai aucune idée. »

Stephanie lui jeta un coup d’œil. Ils avaient bifurqué dans Henry Hudson Parkway, et Jules regardait par la vitre, le visage empreint de lassitude et de détresse. Le cœur serré, elle poursuivit : « La première fois que tu as débarqué à New York, tu avais des projets plein la tête.

— Qui n’en a pas, à vingt-quatre ans ? ricana-t-il.

— Tu avais un objectif. »

Il avait obtenu son diplôme de l’université de Michigan deux ans auparavant. L’une des camarades de première année de Stephanie à l’université de New York était partie soigner son anorexie, si bien que Jules avait occupé sa chambre pendant trois mois. Il les avait passés à se promener en ville avec un calepin, à s’incruster dans les fêtes du Paris Review. Au retour de l’anorexique, il s’était dégoté un boulot chez Harper’s, un appartement au coin de la 81e Rue et York et trois colocataires – dont deux étaient devenus depuis rédacteurs en chef de magazines. Quant au troisième, il avait gagné le prix Pulitzer.

« Je ne comprends pas ce qui t’est arrivé, Jules », déclara Stephanie.

Il contempla les silhouettes miroitantes des gratte-ciel de Lower Manhattan sans les reconnaître : « Je suis comme l’Amérique. »

Stephanie, désarçonnée, pivota sur son siège pour le regarder : « Qu’est-ce que tu racontes ?

— Nous nous sommes sali les mains », précisa Jules.

IV

Stephanie se gara dans un parking de la Sixième Avenue. Après quoi, le frère et la sœur se frayèrent un chemin parmi la foule des passants chargés de gigantesques sacs de chez Crate & Barrel.

« Alors, ce Bosco, qui c’est exactement ? demanda Jules.

— Tu te souviens des Conduits ? C’était le guitariste. »

Jules s’arrêta net : « C’est lui qu’on va voir ? Bosco des Conduits ? Le rouquin maigrichon ?

— Oui. Enfin, il a un peu changé. »

Ils tournèrent au sud de Wooster, en direction de Canal. Le soleil qui ricochait sur les pavés fit éclater une bulle de souvenirs dans l’esprit de Stephanie : une séance photo pour la couverture du premier album des Conduits dans cette rue. Bosco poudrant fébrilement ses taches de rousseur devant le photographe à cran. Autant d’images qui la plongèrent dans la mélancolie tandis qu’elle appuyait sur la sonnette de Bosco et attendait en faisant une prière silencieuse : Ne sois pas là, je t’en prie. Ne réponds pas, je t’en prie. Cela aurait le mérite de sonner le glas de sa mascarade.

Aucune voix ne résonna dans l’interphone, lequel ne crachota qu’un bourdonnement. Stephanie poussa la porte, en proie à l’impression déconcertante d’avoir peut-être fixé rendez-vous à Bosco à dix heures. À moins qu’elle ne se soit trompée de bouton ?

Ils entrèrent et appelèrent l’ascenseur. Il mit un temps fou à descendre, grinçant dans sa cage. « Il marche, ce machin ? s’inquiéta Jules.

— Tu peux tout à fait attendre ici.

— Cesse de chercher à te débarrasser de moi. »

Bosco était méconnaissable. Il n’avait plus rien de commun avec le musicien efflanqué, en pantalon tuyau-de-poêle, de la fin des années quatre-vingt, à mi-chemin entre le punk et le ska, une bête de scène rousse tellement hystérique que, comparé à lui, Iggy Pop semblait apathique. Les propriétaires de boîtes de nuit avaient appelé plus d’une fois le 911 pendant les concerts des Conduits, persuadés que Bosco avait une attaque.

Il était énorme à présent – antidépresseurs et traitement post-cancer, prétendait-il – mais il suffisait de jeter un coup d’œil dans sa poubelle pour y découvrir une grosse boîte vide de crème glacée Rocky Road. Ses cheveux roux, devenus gris, étaient noués en un catogan clairsemé. En raison d’une pose ratée de prothèse à la hanche, il avait une démarche saccadée, le ventre propulsé en avant, on aurait dit un réfrigérateur sur un diable. N’empêche qu’il était réveillé, habillé, même rasé. Les stores de son loft étaient relevés. Des effluves humides provenant de la douche flottaient dans l’air, auxquels se mêlait l’odeur nettement plus plaisante du café en train de passer.

« Je t’attendais à quinze heures, dit Bosco à Stephanie.

— Je croyais que c’était à dix, répondit-elle, fouillant dans son sac pour éviter son regard. Je me suis trompée ? »

Bosco n’était pas idiot, il comprit qu’elle mentait. Curieux de nature toutefois, il s’intéressa à Jules. Stephanie les présenta.

« C’est un honneur », assura Jules, avec gravité.

Bosco le scruta, cherchant l’ironie sur sa physionomie, avant de lui serrer la main.

Stephanie se jucha sur une chaise pliante, proche du fauteuil à dossier réglable en cuir noir où Bosco passait le plus clair de son temps. Il était installé devant une fenêtre poussiéreuse derrière laquelle apparaissaient le fleuve Hudson et même un pan de la ville de Hoboken. Après avoir apporté du café à Stephanie, Bosco entreprit de s’immerger dans son fauteuil qui le happa en une étreinte gélatineuse. Ils se voyaient pour discuter de la promotion de A à B. Depuis que Bennie avait des comptes à rendre à des patrons, il ne pouvait consacrer à Bosco que l’argent nécessaire à la production et à la distribution de son CD. Aussi Bosco payait-il à l’heure les services de Stephanie en tant qu’agent. Un titre essentiellement symbolique : il avait été trop malade pour être capable de quoi que ce soit lors de la sortie des deux albums précédents, une lassitude coïncidant plus ou moins avec l’indifférence du monde à son égard.

« Cette fois, ce ne sera pas du tout la même chose, commença Bosco. Je vais te faire bosser, ma petite Stephi. Cet album sera mon come-back. »

Stephanie crut qu’il plaisantait. Mais il croisa son regard, sans ciller, du fond de son fauteuil.

« Ton come-back ? » répéta-t-elle d’un ton interrogateur.

Jules parcourait le loft, examinant les disques d’or et de platine encadrés des Conduits qui tapissaient les murs, les rares guitares que Bosco n’avait pas bazardées, et sa collection d’objets d’art précolombien, entreposés dans des vitrines, qu’il refusait de vendre. Stephanie perçut que le mot « come-back » avait soudain attiré l’attention de son frère.

« L’album s’appelle A à B, n’est-ce pas ? reprit Bosco. Voilà la question à laquelle je tiens à m’attaquer bille en tête : j’étais une rock-star et je suis devenu un gros connard dont tout le monde se fout, comment est-ce arrivé ? Ne nous voilons pas la face. »

Stephanie était trop sidérée pour réagir.

« Je veux des interviews, des articles, et tout ce qui s’ensuit, continua Bosco. Meuble ma vie de ces merdes. On n’a qu’à décrire toutes les putains d’humiliations. C’est la réalité, hein ? Vingt ans, ça déglingue un mec, surtout quand on lui a enlevé la moitié de ses intestins. Le temps est un casseur, d’accord ? C’est ça l’expression, non ? »

Quittant le fond de la pièce, Jules s’était approché : « Je ne l’ai jamais entendue.

— Tu n’es pas de cet avis ? demanda Bosco, d’un ton un peu provocant.

— Si, répondit Jules au bout d’un court silence.

— Écoute, intervint Stephanie. Franchement, Bosco, je t’aime beaucoup…

— Ah non ! Ne me passe pas ta pommade de publiciste, la rembarra ce dernier.

— Je suis ton agent, lui rappela-t-elle.

— Bien sûr, mais tu ne peux pas croire à ces conneries ! Tu es une trop vieille peau pour ça.

— J’essayais d’avoir du tact. Le fond du problème, c’est que les gens se fichent que ta vie soit devenue un enfer, Bosco. Que tu t’imagines le contraire est risible. Si tu étais toujours une rock-star, ça intéresserait peut-être, sauf que tu ne l’es plus… Tu es une relique.

— Tu es dure », commenta Jules.

Bosco rigola : « Elle est furieuse parce que je l’ai traitée de vieille peau.

— C’est vrai », reconnut Stephanie.

Mal à l’aise, Jules les regarda tour à tour. Le moindre conflit semblait l’affoler.

« Bon, enchaîna Stephanie. Soit je te félicite d’avoir une idée géniale, innovante, et j’attends que ça te passe, soit je suis honnête avec toi : c’est une idée grotesque. Tout le monde s’en moque.

— Je ne l’ai pas encore développée. »

Jules apporta une chaise pliante, où il s’assit.

« Je veux partir en tournée, expliqua Bosco. Comme avant. Je ferai les mêmes trucs sur scène, je me déchaînerai autant et plus encore. »

Stephanie posa sa tasse. Elle regrettait l’absence de Bennie, le seul capable de jauger l’aveuglement dont elle était témoin. « Que les choses soient claires, reprit-elle. Tu veux des tas d’interviews et d’articles pour brosser ton portrait d’homme malade, décati, devenu l’ombre de lui-même. Et tu veux faire une tournée…

— Nationale.

— Une tournée nationale, où tu joueras comme si tu n’avais pas changé.

— Bingo. »

Stephanie prit une profonde inspiration. « Ça pose deux, trois problèmes, Bosco.

— Ça ne m’étonne pas, riposta-t-il, adressant un clin d’œil à Jules. Accouche.

— Tout d’abord, cela va être difficile d’intéresser un écrivain.

— Je suis intéressé, intervint Jules. Et je suis écrivain. »

Que Dieu me vienne en aide, faillit dire Stephanie. Elle n’avait pas entendu son frère se présenter de la sorte depuis des années.

« Très bien, tu as un écrivain que ça intéresse…

— Il a tous les droits, la coupa Bosco, se tournant vers Jules. Un accès à tout. Tu peux même me regarder chier si ça te chante. »

Jules déglutit : « J’y réfléchirai.

— Il n’y a pas de limites, c’est la seule chose que je dis.

— D’accord, reprit Stephanie. Alors tu as…

— Tu peux aussi me filmer. Faire un documentaire au cas où tu en aurais envie. »

Une expression de frayeur traversa le visage de Jules.

« Merde, je peux terminer une phrase ? s’énerva Stephanie. Tu as un écrivain pour une histoire qui ne passionnera personne…

— Cette femme est mon agent, tu le crois, toi ? Je devrais la virer, non ? lança Bosco à Jules.

— Bonne chance pour trouver quelqu’un d’autre. Bien, en ce qui concerne la tournée… », poursuivit Stephanie.

Bosco souriait de toutes ses dents, englué dans son fauteuil visqueux – un canapé pour le commun des mortels. Saisie d’un élan de pitié à son égard, Stephanie ajouta avec douceur : « Ce ne sera pas facile de trouver des salles. Ça fait un bail que tu n’es pas monté sur scène. Tu n’es pas… Tu dis vouloir jouer comme avant, mais… » Bosco avait beau lui rire au nez, elle s’obstina : « Tu n’es pas physiquement… Ta santé… » Elle tournait autour du pot, sûre de l’incapacité de l’ex-rock-star à donner une représentation du même niveau que celles du passé et de l’issue fatale qu’aurait la moindre tentative dans ce sens. Non pas tôt ou tard, dès le premier concert.

« Tu ne piges pas, Stephanie ? explosa enfin Bosco. C’est ça l’intérêt. Si on connaît le dénouement, on ignore quand et où il se produira et qui sera là. C’est une tournée suicidaire. »

Stephanie éclata de rire. Le projet lui parut soudain d’une drôlerie inexplicable. Bosco, lui, était brusquement devenu sérieux : « Je suis foutu. Je me sens vieux et triste, et encore, les bons jours. Je veux en finir, mais pas discrètement, en beauté… Ma mort doit être une attraction, un spectacle, un mystère. Une œuvre d’art. Alors, madame l’Agent de relations publiques ? » Les yeux étincelants dans sa figure bouffie, il hissa sa masse de chair branlante et se pencha vers elle. « Tu vas continuer à soutenir que personne ne s’y intéressera ? La téléréalité, merde… rien n’est plus réel que ça ! Le suicide est une arme, nous le savons tous. Et si c’était un art ? »

Il dévisagea Stephanie, non sans anxiété : obèse, mal en point accroché à une ultime idée téméraire, vibrant de l’espoir qu’elle lui plairait. Un long silence s’ensuivit, tandis que Stephanie s’efforçait de se faire une idée exacte de la situation.

Jules fut le premier à prendre la parole : « C’est génial. »

À la fois ému par son propre discours et par la découverte que Jules l’était aussi, Bosco le couva d’un regard tendre.

« Écoutez, les gars », reprit enfin Stephanie, consciente de la perversité de ce qui s’ébauchait dans son esprit : si ce projet tenait la route (ce qui n’était probablement pas le cas – il était absurde, peut-être illégal, d’un mauvais goût frisant le grotesque), elle tenait à engager un véritable écrivain pour s’en occuper.

« Hé, nenni, nenni, nenni », protesta Bosco, agitant un doigt comme si elle avait formulé ses doutes injurieux. Avec force soupirs, grognements et refusant l’aide qu’ils lui proposaient, il s’extirpa du fauteuil, lequel émit un gémissement de soulagement, et traversa la pièce d’un pas chancelant. Une fois devant son bureau encombré, il s’y appuya, hors d’haleine, avant de chercher un stylo et du papier dans le capharnaüm.

« Comment tu t’appelles déjà ?

— Jules. Jules Jones. »

Bosco écrivit pendant quelques minutes.

« C’est bon. » Sur ces mots, il revint laborieusement vers eux et tendit la feuille à Jules, qui lut à voix haute : « Moi, Bosco, sain de corps et d’esprit, accorde par la présente à Jules Jones l’exclusivité des droits médiatiques pour la couverture de la tournée de ma déchéance et de mon suicide. »

Bosco s’affaissa contre le fauteuil, épuisé par l’effort fourni, le souffle précipité, les yeux clos. Bosco, l’artiste dément, l’épouvantail, s’imposa, spectral et malicieux, à Stephanie, l’opposé du béhémoth qu’ils avaient sous les yeux. Une vague de tristesse la submergea.

Bosco releva les paupières et fixa Jules : « Tiens, c’est pour toi. »

Au cours du déjeuner dans le jardin de sculptures du MoMA, on aurait dit que Jules était ressuscité : animé, grisé, il sautait d’un commentaire à l’autre sur la récente restauration du musée. À peine arrivé, il avait acheté un agenda et un stylo dans la boutique de souvenirs (les deux ornés de nuages à la Magritte) pour y noter son rendez-vous avec Bosco, prévu à dix heures le lendemain matin.

Stephanie mangea son sandwich à la dinde tout en contemplant la Chèvre de Picasso, regrettant de ne pouvoir s’associer à l’allégresse de son frère. Elle s’en sentait incapable, comme si Jules puisait son excitation en elle et que ça la vidait à mesure qu’il en était revigoré. Si seulement je n’avais pas raté ma partie de tennis, se surprit-elle à penser, bêtement.

« Qu’est-ce qu’il y a ? finit par demander Jules, buvant d’un trait son troisième soda aux airelles. Tu as l’air déprimée.

— Je ne sais pas. »

Il se pencha vers elle, son grand frère. L’image d’eux enfants la traversa, une sensation presque physique de Jules tel qu’il était alors, son protecteur, son chien de garde, qui assistait à ses matchs de tennis, lui massait les chevilles quand elle avait des crampes. Une émotion, ensevelie à cause de la vie chaotique qu’avait menée Jules entre-temps, refaisait surface, ardente et essentielle. Les larmes montèrent aux yeux de Stephanie.

Stupéfait, son frère lui prit la main : « Steph, qu’est-ce qui ne va pas ?

— J’ai l’impression que c’est la fin de tout. »

Stephanie pensait au passé, ainsi que Bennie et elles l’appelaient – non pas celui d’avant Crandale, celui d’avant leur mariage, la maternité, l’argent, la renonciation aux drogues dures, les responsabilités, lorsqu’ils traînaient dans le Lower East Side avec Bosco, se couchaient après le lever du soleil, déboulaient dans des appartements d’inconnus, faisaient l’amour dans des lieux quasiment publics, se lançaient dans des aventures risquées au nombre desquelles figurait se piquer à l’héroïne (pour elle), parce que rien n’était sérieux. Ils étaient jeunes, bénis des dieux, forts, à quoi bon se tracasser ? Si ça ne leur plaisait pas, ils pouvaient repartir de zéro. À présent, Bosco, malade et à peine capable de se déplacer, projetait fébrilement sa mort. Était-ce le fruit d’une aberration monstrueuse des lois naturelles ou d’une telle évidence qu’ils auraient dû le prévoir ? En étaient-ils responsables d’une manière ou d’une autre ?

Jules passa un bras autour de ses épaules : « Si tu m’avais posé la question ce matin, je t’aurais affirmé qu’on était foutus. Tous autant que nous sommes, le pays – ce monde de merde. Maintenant, je pense le contraire. »

Stephanie le percevait : c’était tout juste si elle n’entendait pas l’espoir inonder son frère. « Alors, c’est quoi la réponse ?

— Bien sûr que la fin est proche, mais elle n’est pas pour tout de suite », conclut Jules.

V

Après son rendez-vous avec un créateur de petits sacs vernis, Stephanie ne tint pas compte d’un mauvais pressentiment et passa au bureau. La Doll, sa patronne, pendue au téléphone comme à l’ordinaire, mit sa communication en attente et cria : « Qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien », répondit Stephanie, interloquée. Elle se trouvait encore dans le couloir.

— Ç’a été avec l’Homme aux sacs ? » La Doll était toujours au courant de l’emploi du temps de ses collaborateurs, fussent-ils travailleurs indépendants comme Stephanie.

— Très bien. »

La Doll raccrocha, fit couler un express de la machine à café Krups posée sur la table de travail dans sa tasse de la taille d’un dé à coudre, vidée à peine remplie : « Viens, Steph. »

Stephanie entra dans l’immense bureau d’angle de sa patronne. La Doll était un de ces êtres qui paraissent, même à leurs proches, retouchés numériquement : cheveux d’un blond étincelant coupés au carré, rouge à lèvres de prédateur, mouvements algorithmiques des yeux. « La prochaine fois, annule le rendez-vous, dit-elle, poignardant Stephanie du regard.

— Pardon ?

— J’ai senti ta tristesse depuis le couloir. C’est comme la grippe, il faut éviter de la refiler aux clients. »

Stephanie éclata de rire. Elle connaissait sa patronne depuis suffisamment longtemps pour savoir qu’elle était sérieuse : « Quelle garce tu fais !

— C’est ma croix », ricana La Doll, composant déjà un nouveau numéro.

Stephanie rentra à Crandale (Jules avait pris le train) pour aller chercher Chris au foot. À sept ans, son fils n’avait pas encore perdu l’envie de se jeter dans les bras de sa mère au terme d’une journée passée loin d’elle. Elle l’étreignit, humant l’odeur de blé de ses cheveux. « Oncle Jules est la maison, en train de construire quelque chose ? demanda-t-il.

— Eh bien, oncle Jules a travaillé aujourd’hui. En ville », précisa-t-elle, avec une pointe de fierté.

Les péripéties de la journée avaient fait naître en elle un désir prégnant de discuter avec Bennie. Stephanie avait parlé à Sasha, son assistante, dont elle s’était longtemps méfiée car elle la considérait comme la gardienne des infidélités de Bennie, et qu’elle aimait bien depuis que son mari s’était acheté une conduite. En route pour la maison, Bennie, coincé dans un embouteillage, l’avait appelée, mais elle voulait tout lui raconter de vive voix. Elle imaginait qu’ils se moqueraient de Bosco et que son étrange tristesse se dissiperait. Elle avait une certitude : elle ne lui mentirait plus pour le tennis.

Bennie n’était pas encore là lorsqu’elle arriva avec son fils. Jules apparut, un ballon de basket à la main, et proposa à Chris de faire des paniers. Ils sortirent dans l’allée, la porte du garage trembla sous les rebonds. Le soleil se couchait.

Bennie finit par rentrer et fila prendre une douche. Stephanie mit des cuisses de poulet à dégeler dans de l’eau avant de le rejoindre. Des volutes de vapeur s’échappaient de la salle de bains, tournoyant dans les derniers rais de lumière. Stephanie eut envie d’imiter son mari – ils avaient une douche à double tête spécialement conçue pour eux. Son prix exorbitant avait provoqué nombre de disputes dans leur couple, mais Bennie n’en avait pas démordu.

Se débarrassant de ses chaussures, elle déboutonna son chemisier qu’elle balança sur le lit, à côté des vêtements de Bennie. Comme toujours, le contenu de ses poches était éparpillé sur la petite table ancienne. Stephanie y jeta un coup d’œil, une habitude de l’époque où les soupçons ne la quittaient pas. Monnaie, papiers de chewing-gum, ticket de parking. Quelque chose s’accrocha à son pied nu lorsqu’elle se déplaça : une pince à cheveux. Elle l’enleva et se dirigea vers la corbeille à papier. Avant de la jeter, elle la regarda : légèrement dorée, identique à celles qu’on trouvait dans les recoins des maisons de toutes les femmes de Crandale. Hormis la sienne.

Stephanie s’immobilisa, sans lâcher la pince. Malgré la myriade d’explications possibles – une fête chez eux, des amis qui se seraient rendus dans la salle de bains, la femme de ménage –, Stephanie savait à qui elle appartenait, comme s’il s’agissait d’un souvenir, non d’une découverte. Elle se laissa tomber sur le lit, en jupe et soutien-gorge, fiévreuse et parcourue de frissons, clignant des yeux à cause du choc. Bien sûr. Inutile d’être grand clerc pour comprendre la façon dont tout avait convergé : souffrance, vengeance, pouvoir, désir. Il avait couché avec Kathy. Bien sûr.

Stephanie remit son chemisier qu’elle boutonna soigneusement, la pince toujours à la main. Entrant dans la salle de bains, elle tenta de distinguer la mince silhouette de son mari dissimulée par la vapeur et l’eau. Il ne l’avait pas vue. Elle se figea, en proie à une impression d’épouvantable familiarité, sûre de connaître à l’avance les propos qu’ils échangeraient : le passage obligé du déni à l’autoflagellation pour lui, de la rage à l’acceptation douloureuse pour elle. Elle qui avait été persuadée qu’ils n’emprunteraient plus jamais ce chemin. Elle qui l’avait cru de tout son être.

Une fois sortie de la salle de bains, Stephanie jeta la pince dans la corbeille. Pieds nus, elle descendit l’escalier à pas de loup. Dans la cuisine, Jules et Chris faisaient couler de l’eau de la carafe filtrante. Stephanie ne songeait qu’à s’éloigner, comme si elle avait tenu une grenade dégoupillée qu’il fallait sortir de la maison pour être la seule à périr quand elle exploserait.

Malgré le bleu électrique du ciel au-dessus des arbres, le jardin semblait plongé dans l’obscurité. Stéphanie s’avança jusqu’au bout de la pelouse et s’assit, le front sur les genoux. La chaleur de la journée était toujours emmagasinée dans l’herbe et dans la terre. Elle était trop bouleversée pour parvenir à pleurer.

Elle s’allongea en chien de fusil, comme si elle protégeait la partie meurtrie de son corps ou essayait de contenir la souffrance qui en déferlait. La moindre bribe de pensée intensifiait sa révulsion, sa conviction de ne pouvoir s’en remettre, faute de ressources intérieures. C’était pire que les autres fois, pourquoi ?

« Steph ? » cria Bennie de la cuisine.

Elle se leva, trébucha dans une plate bande. Bennie et elle l’avaient conçue ensemble : glaïeuls, hostas, rudbeckia. Les tiges eurent beau crisser sous ses pas, elle ne baissa pas les yeux. Elle continua jusqu’à la palissade et s’agenouilla à même le sol.

« Maman ? » Chris l’appelait de l’étage, elle se boucha les oreilles.

C’est alors qu’une autre voix murmura, de si près qu’elle l’entendit : « Bonjour. »

Il lui fallut un moment pour la différencier de celles de la maison. Elle n’éprouva aucune frayeur, simplement une curiosité diffuse.

« C’est moi. »

Stephanie se rendit compte qu’elle fermait les yeux. Elle les ouvrit pour couler un regard entre les lattes de la palissade et aperçut le visage blanc et noyé d’ombre de Noreen qui l’observait de l’autre côté. Elle avait ôté ses lunettes noires. Stephanie remarqua vaguement une paire de prunelles vagabondes : « Salut, Noreen.

— J’aime bien m’asseoir ici, expliqua celle-ci.

— Je sais. »

Stephanie voulut partir, mais ses membres ne lui obéirent pas. Elle baissa à nouveau les paupières. Noreen garda le silence et, au fil des minutes, elle parut se fondre dans le bruissement du vent et le bourdonnement des insectes. On aurait dit que la nuit était animée. Stephanie resta recroquevillée sur le sol très longtemps, du moins lui sembla-t-il – cela ne dura peut-être qu’une minute –, jusqu’à ce qu’on recommence à l’appeler. Jules se joignit aux autres, sa voix affolée fendit la nuit. Enfin, elle se remit péniblement debout. La douleur reprit possession d’elle tandis qu’elle se redressait. Ses genoux s’entrechoquèrent sous l’effet de ce poids insolite, atrocement lourd.

« Bonsoir, Noreen, dit-elle, avant de rebrousser chemin parmi les fleurs et les buissons.

— Bonsoir », entendit-elle, vaguement.

Notes

1. En français dans le texte.

2. « Argile ».

3. Council on Foreign Relations : groupe d’experts non partisans qui se réunissent pour analyser la politique étrangère américaine et la situation politique mondiale.