6
X et O
Voici le point de départ : assis sur un banc du parc de Tompkins Square, je lisais un numéro de Spin que j’avais piqué dans un kiosque de la chaîne Hudson News et reluquais les femmes d’East Village qui traversaient le jardin public pour rentrer chez elles, me demandant (comme souvent) par quel tour de passe-passe mon ex réussissait à peupler New York de milliers de nanas qui me faisaient penser à elle, même si elles ne lui ressemblaient pas, lorsque je découvris que Bennie Salazar, mon vieux pote, était devenu producteur de disques ! Il y avait un article entier à son sujet dans le magazine, sur la façon dont il s’était fait un nom grâce à un groupe, les Conduits, dont un album avait été certifié multiplatine trois ou quatre ans auparavant. Ainsi qu’une photo de Bennie, visiblement un peu oppressé et bigleux, en train de recevoir une sorte de récompense – immortalisation d’un instant enivrant, aboutissement d’une vie comblée. Après avoir regardé le cliché moins d’une seconde, j’ai fermé le magazine, bien décidé à oublier Bennie. Certes, il n’y a qu’un pas entre penser à quelqu’un et s’efforcer de ne pas y penser, mais j’ai suffisamment de patience et de sang-froid pour m’y tenir pendant des heures, voire des jours si nécessaire.
Au bout d’une semaine sans penser à Bennie – à m’efforcer de ne pas penser à lui avec tant d’acharnement qu’il ne restait presque plus de place dans mon cerveau pour quoi que ce soit d’autre –, j’ai résolu de lui écrire. Sur l’enveloppe, j’ai noté l’adresse du siège de sa maison de disques, située au croisement de Park Avenue et de la 52e Rue, dans une tour de verre. J’y suis allé en métro et me suis planté au pied de l’immeuble, la tête en arrière, pour regarder là-haut, tout là-haut, m’interrogeant sur l’étage où pouvait se trouver le bureau de Bennie. Les yeux rivés sur le gratte-ciel, j’ai glissé la missive dans une boîte, juste devant. Salut, Benjo (je le surnommais comme ça), avais-je écrit. Ça fait un bail. J’apprends que tu es l’homme du moment. Bravo. C’est normal que ça tombe sur un veinard tel que toi. Amicalement, Scotty Hausmann.
Il m’a répondu ! Sa lettre est arrivée dans ma boîte cabossée de la 6e Rue est. Elle avait beau avoir été tapée, sans doute par une secrétaire, j’ai deviné que l’expéditeur était Bennie.
Scotty, mon gars – merci pour le petit mot. Tu te terrais où ? Je pense quelquefois à l’époque des Dildos. J’espère que tu joues toujours de ta guitare slide. Bises, Bennie. Sa signature en pattes de mouche surmontait son nom.
La lettre de Bennie m’a fait beaucoup d’effet. Les choses avaient – voyons, c’est quoi déjà l’expression –, mal tourné. Les choses avaient plutôt mal tourné en ce qui me concernait. Je travaillais pour la municipalité en tant que gardien d’une école primaire du quartier et, l’été, je ramassais les ordures du jardin public longeant l’East River, près du pont de Williamsburg. Des activités dont je n’avais pas honte ; en effet, je comprenais ce qui échappait apparemment à presque tout le monde : la différence entre travailler dans une tour en verre de Park Avenue et ramasser les ordures d’un jardin public est infinitésimale, si négligeable qu’elle n’est probablement que le fruit de l’imagination humaine. En fait, il se peut qu’il n’y en ait aucune.
Le lendemain du jour où la lettre de Bennie est arrivée, j’avais congé. Aussi suis-je parti tôt pêcher dans l’East River, un de mes passe-temps habituels. Je mangeais les poissons. Bien sûr, il y a ce problème de pollution mais, contrairement à celle de la tonne de poisons qu’on ingurgite quotidiennement, on le sait et ça change tout. Dieu devait être avec moi, ce matin-là, à moins que Bennie ne m’eût communiqué sa chance, parce que j’ai sorti de l’eau ma plus belle prise de tous les temps : un énorme bar rayé, superbe. Voilà qui a estomaqué mes copains de pêche, Sammy et Dave. Je l’ai assommé, enveloppé dans un journal et fourré dans un sac que j’ai coincé sous un bras pour l’emporter chez moi. Là, j’ai mis ma seule tenue susceptible de ressembler à un costume : un pantalon kaki et une veste que je donnais sans arrêt à nettoyer. Pas plus tard que la semaine précédente, je l’avais déposée toujours enveloppée dans le sac du teinturier – ce qui avait accablé la fille derrière le comptoir : « Pourquoi vous faire nettoyer ? C’est déjà propre, sac pas ouvert, vous jeter argent par fenêtres. » Conscient de m’écarter du sujet, je me bornerai à ajouter que la violence avec laquelle j’ai arraché le plastique entourant la veste a réduit la fille au silence. Après l’avoir soigneusement étalée sur le comptoir, j’ai dit : « Merci por vous consideración, madame. » Elle l’a acceptée sans piper mot. Bref, la veste que j’ai enfilée pour rendre visite à Bennie Salazar était impeccable.
En cas de besoin, on pouvait mettre en place de sévères contrôles de sécurité devant l’immeuble de Bennie. Cela ne s’était apparemment pas imposé ce jour-là. Une fois de plus, la chance de Bennie ruisselait sur moi telle une coulée de miel. Non que j’en sois dépourvu d’une façon générale – ça relevait plutôt de la neutralité, frisant parfois la déveine. Ainsi, j’avais beau pêcher plus souvent que Sammy, avoir une meilleure canne que lui, j’attrapais moins de poissons. Mais si Bennie me portait chance aujourd’hui, est-ce que cela signifiait que ma chance devenait la sienne ? Que ma visite inopinée était une chance pour lui ? Ou étais-je parvenu à la détourner de lui, à si bien la siphonner qu’il ne lui en resterait plus pour la journée ? Et si j’y avais réussi, comment m’y étais-je pris et (le plus important) comment faire pour que ça dure éternellement ?
J’ai cherché Sow’s Ear Records dans le répertoire : quarante-cinquième étage. J’y suis monté par l’ascenseur d’où je suis sorti, l’air dégagé, par des portes en verre donnant sur une salle d’attente très prétentieuse. Le décor m’a rappelé celui d’un appartement de célibataire des années soixante-dix : canapés en cuir noir, tapis moelleux, lourdes tables en verre et chrome couvertes de numéros de Vibe et de Rolling Stone et autres magazines de la même catégorie. Éclairage soigneusement tamisé – une nécessité, je le savais, afin que les musiciens puissent dissimuler leurs yeux filetés de sang et les marques de piqûres.
J’ai flanqué le poisson sur le bureau en marbre de la réception. Floc – un véritable bruit de poisson, je le jure. La jeune fille (cheveux tirant sur le roux, yeux verts, bouche en forme de pétale, le genre de minette à donner envie de se pencher pour lui susurrer : Tu es sûrement très futée, sinon comment t’aurais pu décrocher ce boulot ?) a levé les yeux : « Bonjour.
— Je viens voir Bennie, ai-je précisé. Bennie Salazar.
— Il vous attend ?
— Pas en ce moment.
— Vous vous appelez ?
— Scotty. »
Elle portait un casque audio et, quand elle a parlé dans un minuscule micro, j’ai compris qu’il s’agissait d’un téléphone. Lorsqu’elle eut prononcé mon nom, j’ai remarqué que ses lèvres frémissaient, comme si elle réprimait un sourire. « Il est en réunion, m’a-t-elle informé. Mais je peux prendre un mess…
— Je patienterai. »
J’ai posé mon poisson à côté des magazines sur la table basse, avant de m’installer dans un des canapés noirs dont les coussins ont exhalé une délicieuse odeur de cuir. Une sensation de profond bien-être m’a envahi. J’ai eu sommeil. L’envie m’a gagné de rester là, d’abandonner mon appartement de la 6e Rue est, et de terminer ma vie dans la salle d’attente de Bennie.
Certes, je ne m’étais pas attardé dans un endroit public depuis bien longtemps. Mais quelle pertinence ce fait a-t-il à l’« ère de l’information », alors qu’on peut parcourir la planète et l’univers sans se lever du canapé en velours vert récupéré dans une décharge, point de convergence de l’appartement de la 6e Rue est ? Tous les soirs, je commandais des haricots verts du Hunan que je mangeais en buvant du Jägermeister. J’étais capable d’avaler des quantités astronomiques de ces légumes : quatre, cinq portions, voire plus. À en juger par le nombre de sachets de soja et de baguettes accompagnant ma livraison, Fong Yu s’imaginait sûrement que j’avais huit ou neuf convives végétaliens. La composition chimique du Jägermeister génère-t-elle une appétence pour les haricots verts ? Ont-ils des propriétés qui créent une dépendance les rares fois où on les consomme avec du Jägermeister ? Autant de questions que je me posais, tandis que j’en enfournais d’énormes fourchetées craquantes en regardant la télé – shows bizarres des chaînes câblées, dont la plupart restaient énigmatiques d’autant que je leur accordais une attention distraite. Sans doute ces émissions m’inspiraient-elles pour créer mon propre spectacle que je soupçonnais être meilleur. Qui l’était en réalité.
Voici le fond du problème : si nous, les êtres humains, sommes des machines à traiter les informations, qui transposons les X et O que nous voyons en ce qu’on appelle « expérience », avec oh tant d’exaltation, et si j’avais accès à ces mêmes informations via la télévision par câble ou les innombrables magazines que je feuilletais à Hudson News, trois ou quatre heures d’affilée pendant mes jours de congé (mon record de huit heures, comprenant les trente minutes passées à la caisse enregistreuse pendant la pause déjeuner d’une des plus jeunes employées qui croyait que je travaillais là) – si j’avais non seulement les informations mais le talent de les traiter grâce à l’ordinateur de mon cerveau (les vrais ordinateurs m’effraient : si on peut Les trouver, Ils peuvent me trouver, ce que je ne veux à aucun prix), n’avais-je pas, théoriquement, vécu les mêmes expériences que les autres ?
Pour vérifier la validité de mon hypothèse, je m’étais posté devant la bibliothèque à l’angle de la Cinquième Avenue et de la 42e Rue lors d’une soirée de gala pour les maladies du cœur. Un choix dû au hasard : sortant de la salle des périodiques au moment de la fermeture, j’avais repéré des individus bien habillés en train de jeter des nappes blanches sur des tables et de trimballer de gros bouquets d’orchidées dans le hall d’entrée. La fille munie d’un bloc-notes auprès de qui je m’étais renseigné m’avait parlé d’un gala au profit de la recherche contre les maladies cardiovasculaires. J’étais rentré manger mes haricots puis, au lieu d’allumer la télé, j’étais retourné en métro à la bibliothèque où la soirée battait son plein. On jouait « Satin Doll » à l’intérieur. J’ai entendu gloussements, piaillements, éclats de rire. J’ai vu à peu près une centaine de limousines et de berlines noires ralentir le long du trottoir. J’ai pensé qu’un groupe d’atomes et de molécules associés d’une façon particulière, rien de plus, formait ce qu’on appelle un mur de pierre dressé entre moi et ces gens qui dansaient dans la bibliothèque au son de trompettes, dont le saxophone ténor était épouvantable. Comme je tendais l’oreille, un phénomène étrange s’est produit : j’ai eu mal. Ni à la tête, ni au bras, ni à la jambe, partout en même temps. J’ai eu beau me dire que ça ne changeait rien d’être à l’intérieur ou à l’extérieur, que tout se réduisait aux différentes manières d’acquérir les X et O, la douleur s’est intensifiée au point de me donner le vertige. Aussi me suis-je éloigné en clopinant.
Comme toutes les expérimentations ratées, celle-ci m’a donné une leçon inattendue : un des éléments essentiels d’une prétendue expérience, c’est la conviction illusoire qu’elle est unique et spéciale, que ceux qui la vivent sont des privilégiés, les autres des laissés-pour-compte. Et moi, tel un scientifique inhalant malgré lui les vapeurs toxiques du bécher en train de bouillir dans son labo, j’avais été, uniquement à cause d’une proximité physique, contaminé par la même illusion en sorte que, dans mon état second, j’en étais venu à me considérer comme un Exclu : condamné pour toujours à grelotter devant la bibliothèque au croisement de la Cinquième Avenue et de la 42e Rue et à en imaginer les splendeurs intérieures.
Je me suis approché du bureau de la réceptionniste rousse, tenant le sac à deux mains. Du jus commençait à transpercer le papier. « C’est un poisson », lui ai-je précisé.
Elle a penché la tête. À son expression, on aurait dit qu’elle venait de me reconnaître : « Ah bon.
— Prévenez Bennie que ça va bientôt puer. »
Je suis retourné m’asseoir. Mes « voisins » dans la salle d’attente, un homme et une femme, étaient des cols blancs. J’ai senti qu’ils se rétractaient. « Je suis musicien. Guitariste », ai-je déclaré en guise de présentation.
Ils n’ont pas réagi.
En fin de compte, Bennie est sorti. Mince, l’air en forme, il portait un pantalon noir, une chemise blanche boutonnée jusqu’au cou, mais pas de cravate. En voyant sa chemise, j’ai eu une révélation : les chemises de bonne qualité sont plus jolies que celles à bon marché. Le tissu ne brillait pas, non… ç’aurait été vulgaire. Il rayonnait, comme si une lumière émanait de l’intérieur. Une putain de belle chemise, je vous prie de me croire !
« Scotty, mec, comment va ? a lancé Bennie, me tapotant chaleureusement le dos tandis qu’on se serrait la main. Désolé de t’avoir fait attendre. Sasha s’est bien occupée de toi, j’espère ? » D’un geste, il a désigné la fille à qui je m’étais adressé, dont le sourire insouciant signifiait grosso modo : Officiellement, le sort de ce type ne me concerne plus. Je lui ai fait un clin d’œil qui signifiait exactement : N’en sois pas si sûre, ma belle.
« Viens dans mon bureau », a enchaîné Bennie. Un bras autour de mes épaules, il m’a entraîné dans le couloir.
« Hé, une seconde… j’ai oublié ! » me suis-je écrié, courant récupérer mon poisson. Au moment où j’ai attrapé le sac sur la table basse, du liquide a coulé et les cols blancs ont bondi comme s’il s’agissait d’une fuite nucléaire. J’ai jeté un regard à « Sasha », persuadé qu’elle serait dans tous ses états, or elle observait la scène avec une expression qu’il me faut bien qualifier d’amusée.
Bennie m’attendait dans le couloir. À ma grande satisfaction, j’ai remarqué que son teint avait foncé depuis le lycée. J’avais lu des articles là-dessus : des années d’exposition au soleil assombrissent peu à peu la peau. Bennie ne s’en était pas privé au point qu’on devait faire un effort d’imagination pour le considérer comme un Blanc.
« Des courses ? a-t-il demandé, fixant mon paquet.
— Le produit de ma pêche. »
Le bureau de Bennie était impressionnant, non pas au sens que les skateurs ados de sexe masculin donnent à ce mot, mais au sens littéral et démodé. La table de travail, gigantesque, ovale, d’un noir de jais, avait la même surface polie que les pianos les plus coûteux. Elle m’a fait penser à une patinoire ébène. Derrière, la ville entière se déployait à la manière d’une de ces serviettes bourrées de montres et de ceintures clinquantes que déroulent les vendeurs à la sauvette. New York produisait cet effet : une superbe babiole, facile à acquérir, fût-ce par moi. Je suis resté devant la porte, mon poisson à la main. Bennie a contourné l’ovale noir et luisant de sa table. Elle paraissait avoir si peu d’adhérence qu’une pièce de monnaie aurait pu rouler d’une traite jusqu’au bord et tomber.
« Assieds-toi, Scotty.
— Un instant. C’est pour toi. » Je me suis avancé pour déposer avec précaution le poisson sur la table. J’ai eu le sentiment de laisser une offrande dans un sanctuaire shintoïste situé au sommet de la plus haute montagne du Japon. La vue me déstabilisait.
« Tu me donnes un poisson ? s’est enquis Bennie. C’en est bien un ?
— Un bar rayé. Je l’ai pêché ce matin dans l’East River. »
Il m’a dévisagé, comme à l’affût d’un signal pour éclater de rire.
« La rivière n’est pas aussi polluée qu’on l’imagine », ai-je ajouté, en prenant place sur une petite chaise noire, une des deux installées en face de Bennie.
Il s’est levé, a ramassé le poisson et fait le tour de sa table pour me le rendre : « Merci, Scotty. Ton geste me touche beaucoup, mais il va s’abîmer ici.
— Tu n’as qu’à le rapporter chez toi et le manger ! »
Bennie a eu son sourire serein, sans toutefois esquisser le moindre mouvement pour récupérer le poisson. Parfait, je le boufferai, ai-je pensé.
Avant de m’y poser, j’étais persuadé que la chaise noire serait inconfortable : encore un de ces sièges abominables qui fait mal aux fesses et les ankylose. Or, je ne m’étais jamais assis sur un siège aussi confortable. Il l’était même plus que le canapé en cuir de la salle d’attente. Le canapé m’avait donné envie de dormir – la chaise me faisait léviter.
« Alors, Scotty, raconte, a repris Bennie. Tu veux que j’écoute une cassette démo ? Un album, un groupe ? Tu cherches un producteur pour des chansons ? Qu’est-ce que tu as en tête ? »
Il s’appuyait contre le losange noir, les chevilles croisées — posture décontractée adoptée par un être qui ne l’était pas, loin s’en fallait. Comme je l’observais, les prises de conscience se sont succédé en une sorte d’avalanche : 1) Bennie et moi n’étions plus des amis et ne le redeviendrons jamais. 2) Il cherchait à se débarrasser de moi le plus vite possible et en douceur. 3) Je connaissais déjà le dénouement, que j’avais prévu avant d’arriver. 4) C’était la raison de ma visite.
« Scotty, tu es là ?
— T’es devenu une grosse légume sollicitée par la terre entière. »
Bennie est retourné derrière sa table et il s’est assis en face de moi, les bras croisés sur sa poitrine – attitude qui semblait moins détendue que la première alors qu’elle l’était davantage. « Allez, Scotty. Tu te pointes à mon bureau après m’avoir écrit une lettre me prenant complètement de court – à mon avis, tu n’es pas venu ici pour m’offrir un poisson.
— Non, c’est un cadeau. La raison de ma visite est celle-ci : je veux savoir ce qui s’est passé entre A et B. »
Bennie a eu l’air d’attendre une explication.
« A, c’est l’époque où on faisait partie du groupe et où on draguait la même nana. B, c’est maintenant. »
Je me suis aussitôt rendu compte que l’allusion à Alice était un coup de maître. S’il fallait prendre ma phrase au pied de la lettre, elle recelait néanmoins des sous-entendus : primo, nous étions deux trous du cul, pourquoi je suis le seul à l’être resté ? Deuzio, qui a été trou du cul le sera toujours. Tertio, le plus important, tu la draguais, mais elle m’a choisi.
« Je me suis donné un mal de chien, a répondu Bennie. Voilà ce qui s’est passé.
— Moi itou. »
Nous nous sommes scrutés par-dessus la table noire, symbole du pouvoir de Bennie. Un silence bizarre s’est prolongé au cours duquel il m’a semblé ramener Bennie – à moins que ce ne soit lui qui l’ait fait – dans le passé, à San Francisco, où nous étions deux des quatre membres du groupe les Flaming Dildos, Bennie, probablement le pire bassiste qui ait jamais existé, ado au teint basané, aux mains poilues, mon meilleur ami. Une bouffée de colère m’a saisi, d’une telle violence qu’elle m’a étourdi. Fermant les yeux, je me suis imaginé attaquer Bennie par-dessus la table, arracher sa tête du col de cette jolie chemise blanche comme s’il s’agissait d’une mauvaise herbe aux racines enchevêtrées. Je me suis vu la tenir par sa tignasse, l’emporter dans la salle d’attente prétentieuse et la flanquer sur le comptoir de Sasha.
Je me suis levé. Bennie m’a imité – je devrais dire qu’il a bondi, parce qu’il était déjà debout lorsque je lui ai lancé un coup d’œil.
« Ça t’ennuie si je regarde par la fenêtre ? lui ai-je demandé.
— Pas du tout. » Malgré son ton uni, sa frayeur était perceptible. La peur a une odeur de vinaigre.
Je me suis avancé vers la fenêtre. J’ai feint de contempler la vue, mais j’avais les yeux clos.
Au bout d’un instant, j’ai senti qu’il s’approchait de moi : « Tu joues toujours, Scotty ?
— J’essaie. Surtout seul, pour me calmer. » J’ai réussi à relever les paupières, mais pas à le regarder.
« Tu étais extraordinaire à la guitare, a-t-il ajouté. Tu es marié ?
— Divorcé. D’avec Alice.
— Je sais. Je voulais dire remarié.
— Ça a duré quatre ans.
— Je suis désolé, vieux.
— C’est mieux comme ça. » Sur ces mots, j’ai pivoté pour observer Bennie. Il tournait le dos à la fenêtre. Lui arrivait-il d’admirer la vue ? Ça signifiait quelque chose, pour lui, d’avoir tant de beauté à sa portée ? « Et toi ?
— Marié. Un fils de trois mois. » Il a esquissé un sourire gêné à la pensée de son bébé, comme s’il savait qu’il n’en méritait pas tant. Derrière le sourire de Bennie, rôdait toujours la peur que je l’aie cherché pour m’emparer des cadeaux dont la vie l’avait comblé, l’en priver l’espace de quelques secondes cruciales. Ça m’a donné envie de hurler de rire : Hé « vieux », tu piges pas ? Tout ce qui t’appartient m’appartient ! Ce n’est qu’une histoire de bips et de pixels qu’on peut obtenir de mille façons. Cependant que je humais la peur de Bennie, deux idées m’ont importuné : 1) Je n’avais pas ce qu’il avait. 2) Il avait raison.
Du coup, j’ai pensé à Alice. Je ne m’y autorisais presque jamais – à penser à elle –, alors que je m’efforçais en permanence de ne pas penser à elle. L’image d’Alice s’est imposée à moi. Je l’ai laissée s’épanouir afin de voir ses cheveux éclairés par le soleil – des cheveux d’or –, et j’ai respiré les huiles qu’elle mettait sur ses poignets avec un compte-gouttes. Patchouli ? Musc ? Les noms m’échappaient. Son visage encore aimant n’était ni furieux ni effrayé – passions tristes auxquelles je l’avais initiée. Rejoins-moi, m’a intimé son expression. Je l’ai fait, une minute.
J’ai baissé les yeux sur la ville. Son extravagance semblait un gaspillage, comme un geyser de pétrole ou les richesses accumulées et dilapidées par Bennie, en sorte que personne ne pouvait en profiter. Si j’avais une vue pareille à contempler tous les jours, j’aurais l’énergie et l’inspiration pour conquérir le monde, me suis-je dit. Dommage que personne ne vous en fasse don quand vous en avez le plus besoin.
J’ai respiré profondément avant de m’adresser à Bennie : « Tous mes vœux de santé et de bonheur, mon frère. » Je lui ai souri pour la première et unique fois : mes lèvres se sont ouvertes et étirées, ce qui m’arrive très rarement étant donné la disparition de la plupart de mes canines et prémolaires. Les dents qui me restent sont tellement grosses et blanches que ces trous noirs laissent pantois. Bennie a nettement accusé le coup, et j’ai soudain eu l’impression d’être fort. On aurait dit qu’une sorte d’équilibre avait permuté et que les instruments du pouvoir de Bennie – bureau, vue, chaise en lévitation – m’appartenaient. Bennie aussi l’a perçu. C’est ça, le pouvoir : tout le monde y est sensible.
Je me suis dirigé vers la porte, sans cesser de sourire. En proie à une sensation de légèreté, comme si j’avais revêtu la chemise de Bennie dont la lumière rayonnait de l’intérieur.
« Hé, Scotty, ne t’en va pas », m’a interpellé ce dernier d’une voix chevrotante. Il a regagné son bureau, mais j’ai continué d’avancer dans le couloir, mon grand sourire en figure de proue, vers la réception où se trouvait Sasha. À chacun de mes pas lents et pleins de dignité, mes chaussures exhalaient un soupir sur la moquette. Bennie m’a rattrapé pour me tendre une carte de visite : papier somptueux, impression en relief. Du grand luxe. La prenant avec beaucoup de précaution, j’ai lu : « Président.
— Ne te comporte pas comme un inconnu, Scotty. » Il semblait perplexe, comme s’il avait oublié la façon dont j’avais débarqué, comme s’il m’avait prié de venir et que mon départ fût prématuré. « Si jamais tu as de la musique à me faire écouter, envoie-la. »
Je n’ai pu m’empêcher de lancer un dernier regard à Sasha. Ses yeux étaient graves, presque tristes, mais elle affichait toujours son joli sourire. « Prenez soin de vous, Scotty », m’a-t-elle recommandé.
À peine parvenu au pied du gratte-ciel, je me suis approché de la boîte où j’avais posté ma lettre à Bennie quelques jours auparavant. La tête rejetée en arrière, j’ai essayé de compter les étages de la tour de verre jusqu’au quarante-cinquième. C’est alors que je me suis aperçu que j’avais les mains vides : j’avais oublié le poisson là-haut. Ça m’a paru désopilant. Imaginant les cols blancs assis sur les chaises en lévitation devant la table noire de Bennie, j’ai éclaté de rire. L’un soulevait le sac lourd et mouillé et, le reconnaissant, s’exclamait – Bon Dieu, c’est le poisson du type ! – puis le laissait tomber, révulsé. Comment réagirait Bennie ? me suis-je demandé tout en me dirigeant lentement vers le métro. Se débarrasserait-il du poisson sur-le-champ ou le mettrait-il dans le réfrigérateur du bureau de façon à pouvoir le rapporter chez lui où il parlerait de ma visite à sa femme et à son bébé ? Et s’il poussait les choses aussi loin, ouvrirait-il le sac pour y jeter un coup d’œil ?
Je l’espérais. J’étais sûr qu’il serait sidéré. C’était un poisson magnifique, chatoyant.
Le reste de la journée, je n’ai pas été bon à grand-chose. J’ai de fréquentes migraines parce que je me suis abîmé les yeux dans mon enfance. La douleur est tellement forte qu’elle fait surgir des images éblouissantes, insoutenables. Cet après-midi-là, allongé sur mon lit, les yeux clos, j’ai vu un cœur en flammes dans l’obscurité, dardant de la lumière dans toutes les directions. Ce n’était pas un rêve puisqu’il ne s’est rien passé. Le cœur est simplement resté en suspension.
Comme je m’étais couché en fin d’après-midi, je suis sorti à l’aube, me retrouvant sous le pont de Williamsburg, ma canne à pêche dans l’East River, bien avant le lever du soleil. Sammy et Dave n’ont pas tardé à rappliquer. En réalité, Dave se fichait des poissons – il venait reluquer les nanas d’East Village qui faisaient leur jogging matinal avant de se rendre à l’université de New York ou à leur boutique ou de se consacrer à ce qui occupe la journée des filles d’East Village. Dave récriminait contre les brassières de sport qui empêchaient leurs seins de ballotter suffisamment à son goût. Sammy et moi l’écoutions à peine.
Cette fois, j’ai mis mon grain de sel lorsque Dave a entamé son couplet : « C’est à ça que ça sert.
— Ça sert à quoi ?
— À empêcher les seins de tressauter. Ça leur fait mal. Si elles portent des brassières, c’est surtout pour cette raison. »
Il m’a lancé un regard méfiant : « Depuis quand es-tu un expert en la matière ?
— Ma femme courait.
— Courait ? Elle a arrêté ?
— D’être ma femme. Elle continue sans doute à faire du jogging. »
C’était un matin paisible. J’ai entendu le lent ploc, ploc des balles sur les courts situés derrière le pont de Williamsburg. À cette heure-là, outre les joggeurs et les joueurs de tennis, quelques camés traînaient au bord de la rivière. Je cherchais toujours le même couple, un garçon et une fille en veste de cuir qui leur battait les cuisses, aux jambes squelettiques, au visage ravagé. Des musiciens, sûrement. J’avais beau être sur la touche depuis des lustres, je les repérais n’importe où.
Le soleil est apparu, énorme, flamboyant, tout rond, tel un ange levant la tête. Je ne l’avais jamais vu aussi brillant par ici. L’eau s’est cuirassée d’argent. J’avais envie de sauter et de nager. La pollution ? Eh bien, ça me va, ai-je pensé. Puis j’ai aperçu la fille du coin de l’œil, je l’ai remarquée à cause de sa petite taille et de ses foulées bondissantes qui la distinguaient des autres. Quand le soleil a effleuré ses cheveux châtain clair, un prodige s’est produit. Rumpelstiltskin1. Dave la contemplait bouche bée. Même Sammy s’est retourné. Moi, je fixais la rivière, à l’affût d’une saccade sur ma ligne. Je n’avais pas besoin de la regarder pour la voir.
« Hé, Scotty, m’a interpellé Dave. M’est avis que ta femme vient de passer devant nous.
— Je suis divorcé.
— N’empêche, c’était elle.
— Sûrement pas, elle habite San Francisco.
— Peut-être que c’est ta future femme, a suggéré Sammy.
— Non, la mienne, a claironné Dave. Et vous savez ce que je vais lui apprendre en tout premier lieu. Ne les comprime pas, laisse-les ballotter. »
Ma ligne tremblotait dans la lumière éblouissante. Ma chance s’était volatilisée, je n’attraperais rien. L’heure du boulot approchait. Je l’ai rembobinée et suis parti vers le nord en longeant la rivière. La fille m’avait déjà beaucoup distancé, ses cheveux oscillaient à chaque foulée. Je l’ai suivie, mais de si loin que je ne la suivais pas à proprement parler. Je me contentais de marcher dans la même direction. Je ne la quittais pas des yeux, si bien que je n’ai remarqué le couple de camés que lorsqu’ils ont failli me dépasser. Serrés l’un contre l’autre, ils avaient cet air hagard et sexy qu’ont les jeunes jusqu’à ce que le côté hagard l’emporte.
« Salut », ai-je lancé, leur bloquant le passage. Nous nous étions probablement croisés une vingtaine de fois au bord de cette rivière, pourtant le type a tendu ses lunettes noires vers moi comme s’il ne m’avait jamais vu et sa compagne m’a ignoré. « Vous êtes musiciens ? »
Le type s’est détourné, une façon de se débarrasser de moi. La fille m’a regardé ; ses yeux semblaient à vif, brûlés. Je me suis demandé si c’était à cause du soleil et pourquoi son petit ami ou son mari, enfin qui qu’il soit, ne lui prêtait pas ses lunettes.
« Il est impressionnant », a-t-elle assuré, donnant au qualificatif la même acception que les skateurs. Au fond, peut-être pas. Peut-être qu’elle lui avait donné son sens littéral.
« Je vous crois. C’est sûrement un musicien impressionnant », ai-je acquiescé.
J’ai pris la carte de Bennie dans la poche de ma chemise.
À l’aide d’un Kleenex, je l’avais sortie de la veste que je portais la veille pour la mettre dans ma chemise, en évitant de l’abîmer, de la plier ou de la tacher. L’impression en relief des lettres me faisait penser à un denier romain.
« Appelez cet homme de la part de Scotty. Il dirige une maison de disques. »
Ils ont examiné la carte, louchant à cause de la lumière rasante du soleil.
« Téléphonez-lui, ai-je insisté. C’est mon pote.
— D’accord, a opiné le type, sans conviction.
— J’espère que vous le ferez. » Un sentiment d’impuissance m’a envahi. Je ne pourrais leur rendre ce service qu’une fois puisque c’était la seule carte que je possédais.
Pendant que le type l’examinait, la fille m’a affirmé : « Il téléphonera. » Elle a souri : de petites dents régulières, celles que procurait le port d’un appareil. « Je l’y obligerai. »
J’ai hoché la tête avant de pivoter sur mes talons et de me remettre en route vers le nord, portant mon regard le plus loin possible. Hélas, la joggeuse avait disparu.
« Hé », deux voix rauques ont résonné dans mon dos. À peine me suis-je retourné qu’ils ont crié de concert : « Merci. »
Cela faisait bien longtemps qu’on ne m’avait pas remercié.
« Merci », ai-je répété tout haut à plusieurs reprises pour graver le timbre de leurs voix dans mon esprit, pour ressentir à nouveau le choc de la surprise.
L’air chaud du printemps a-t-il une qualité qui pousse les oiseaux à s’égosiller ? La question m’a poursuivi alors que je traversais le pont autoroutier enjambant FDR Drive et m’engageais dans la 6e Rue est. Les fleurs des arbres commençaient à éclore. J’ai respiré leur pollen, pressant le pas pour rentrer chez moi. Je voulais déposer ma veste chez le teinturier en allant à mon boulot – j’attendais cela avec impatience depuis la veille. Je l’avais laissée en boule au pied de mon lit et comptais l’apporter dans cet état. Je la jetterais sur le comptoir d’un geste désinvolte, mettant l’employée au défi d’émettre la moindre observation. Comment le pourrait-elle ?
Je suis allé me balader, et ma veste a besoin d’être nettoyée, déclarerais-je, comme n’importe qui. Et elle en ferait un habit neuf.
Notes
1. Allusion à l’héroïne d’un conte des frères Grimm, capable de changer la paille en or d’après son père, un paysan vantard.