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Cela commença comme à l’accoutumée. Sasha retouchait son fard à paupières jaune devant la glace des toilettes de l’hôtel Lassimo lorsqu’elle remarqua un sac au pied du lavabo. Sans doute appartenait-il à la femme qu’elle entendait vaguement uriner à travers la porte massive d’une cabine. À l’intérieur du sac, tout juste visible, un portefeuille en cuir vert clair. Rétrospectivement, Sasha admettrait volontiers que la confiance aveugle de cette femme lui avait fait l’effet d’une provocation : Tu laisses traîner tes affaires dans une ville où les gens sont prêts à voler n’importe quelle bricole si on leur en donne la moindre possibilité et tu t’attends à les retrouver ? Son envie de lui donner une leçon camouflait la pulsion qui la submergeait systématiquement : un portefeuille bien garni s’offrait à elle, quel ennui et quelle banalité de l’abandonner là au lieu de profiter de l’occasion, relever le défi, sauter le pas, se libérer, battre en brèche la prudence, vivre dangereusement (« Je comprends », a opiné Coz, son thérapeute), et prendre ce putain de truc !
« Le voler, vous voulez dire. »
Il essayait de convaincre Sasha d’employer ce mot, plus difficile à éluder dans le cas d’un portefeuille que pour la kyrielle de choses fauchées au cours de l’année à mesure que son état (une expression de Coz) s’aggravait : cinq trousseaux de clés, quatorze paires de lunettes de soleil, une écharpe d’enfant à rayures, une râpe à fromage, des jumelles, un canif, vingt-huit savonnettes et quatre-vingt-cinq stylos – du vulgaire Bic avec lequel elle signait les reçus de carte de crédit jusqu’au Visconti couleur aubergine à deux cent soixante dollars sur Internet, chipé à l’avocat de son ancien patron lors d’une négociation de contrat. Sasha ne piquait plus dans les magasins, dont les articles froids et inertes ne la tentaient pas. Elle dévalisait les gens.
« D’accord, le voler », a-t-elle concédé.
« Défi personnel », c’est ainsi que Coz et Sasha avaient qualifié la pulsion qui s’emparait de la jeune femme : prendre le portefeuille était un moyen d’affirmer sa force de caractère, son individualité. Il fallait inverser les données dans sa cervelle de façon que le défi devienne non pas de subtiliser le portefeuille mais de ne pas y toucher. Ce serait le traitement, même si Coz n’avait jamais recours à cette terminologie. Il avait beau porter des pulls tendance et l’autoriser à l’appeler par son prénom, c’était un homme de la vieille école, tellement impénétrable que Sasha n’arrivait pas à déterminer s’il était homo ou hétéro, s’il était l’auteur d’ouvrages connus ou s’il était (comme elle le soupçonnait parfois) un de ces arnaqueurs en fuite qui se font passer pour des chirurgiens et finissent par oublier un scalpel dans le crâne de leurs patients. Autant de questions auxquelles Google aurait répondu en moins d’une minute. Vu leur utilité (d’après Coz), Sasha n’avait pas lancé de recherche. Jusqu’à présent.
Dans le cabinet, elle s’allongeait sur un divan en cuir bleu, confortable. Coz préférait cette position qui les délivrait l’un et l’autre du poids des regards.
« Vous n’aimez pas le contact oculaire ? avait-elle demandé, étonnée par cet aveu, bizarre pour un thérapeute.
— Je trouve ça fatigant. Ainsi, nous pouvons tous les deux poser les yeux où bon nous semble.
— Où regarderez-vous ?
— Mes choix sont évidents, avait-il répondu en souriant.
— Quand les gens sont sur le divan, vous regardez où ?
— La pièce. Le plafond. Le vide.
— Ça vous arrive de dormir ?
— Non. »
Sasha contemplait d’ordinaire la fenêtre donnant sur la rue. Ce soir-là, lorsqu’elle a repris son récit, la vitre ruisselait de pluie. Sasha avait aperçu le portefeuille, semblable à une pêche appétissante et trop mûre. Elle l’avait cueilli dans le sac de la femme, le glissant dans le sien, petit, qu’elle avait fermé avant que cesse l’écoulement de l’urine. Elle avait ouvert d’une chiquenaude la porte des toilettes et retraversé d’un pas léger le hall jusqu’au bar. La propriétaire du portefeuille et Sasha ne s’étaient pas croisées.
Avant l’épisode du portefeuille, elle passait une soirée épouvantable avec un type nul (un de plus), à la mine renfrognée derrière sa frange noire, qui jetait de fréquents coups d’œil à l’écran plat où les Jets disputaient un match plus intéressant apparemment que ses histoires, certes rebattues, sur Bennie Salazar, son ancien patron, célèbre pour avoir créé la maison de disques Sow’s Ear, qui (Sasha le tenait pour sûr) saupoudrait son café de paillettes d’or – en guise d’aphrodisiaque, suspectait-elle – et s’aspergeait les aisselles de pesticide.
Après l’épisode du portefeuille, toutefois, la scène frémit de perspectives réjouissantes. Sasha sentit que les serveurs l’observaient tandis qu’elle regagnait la table, tenant son sac alourdi d’un poids secret. Elle s’assit, but une gorgée de son martini Melon Madness et, penchant la tête, gratifia Alex de son sourire mi-figue mi-raisin.
« Salut », lança-t-elle.
Le sourire mi-figue mi-raisin fut d’une efficacité surprenante.
« Tu es contente, constata Alex.
— Je le suis toujours. Il m’arrive de l’oublier. »
Alex avait réglé l’addition pendant qu’elle était aux toilettes, preuve qu’il comptait écourter la soirée. À présent, il la dévisageait : « Tu as envie d’aller ailleurs ? »
Ils se levèrent. Alex portait un pantalon en velours côtelé noir et une chemise blanche boutonnée jusqu’au cou. Il était assistant juridique. S’il s’était montré fantasque voire braque dans ses mails, en chair et en os, il semblait partagé entre l’anxiété et l’ennui. Il était incontestablement en forme, non qu’il fréquentât une salle de gym, mais il était assez jeune pour que son corps porte encore l’empreinte des sports pratiqués au lycée et à la fac. À trente-cinq ans, Sasha avait dépassé ce stade. Personne ne connaissait son âge, même pas Coz. Un seul avait été proche de la vérité en lui donnant trente et un ans, la plupart des gens la croyaient beaucoup plus jeune. Elle faisait de la musculation tous les jours et fuyait le soleil. Sur ses profils Internet, elle avait indiqué vingt-huit ans.
Tout en emboîtant le pas à Alex, elle ne put s’empêcher d’ouvrir son sac et de toucher le gros portefeuille vert, rien qu’une seconde, pour le pincement au cœur que cela lui procurait.
« Vous êtes consciente des sensations qu’un vol suscite en vous, a commenté Coz. Au point de vous en souvenir pour vous remonter le moral. Est-ce que vous réfléchissez à ce que l’autre peut éprouver ? »
Sasha a renversé la tête en arrière pour le regarder. Elle tenait à le faire de temps à autre, uniquement pour lui rappeler qu’elle n’était pas une imbécile – elle connaissait la bonne réponse à cette question. Sasha collaborait avec Coz pour écrire une histoire dont la fin était déjà prévue : elle s’en sortirait. Elle cesserait de voler et recommencerait à s’intéresser à ses anciennes passions : la musique, le réseau d’amis qu’elle s’était constitué lors de son arrivée à New York, sans oublier les objectifs gribouillés sur une grande feuille de papier journal scotchée sur les murs de ses précédents appartements :
Trouver un groupe à manager
Comprendre les actualités
Étudier le japonais
S’exercer à la harpe
« Je ne pense pas aux autres.
— Non par manque d’empathie. Nous le savons à cause du plombier. »
Sasha a soupiré. Elle avait raconté à Coz l’histoire du plombier un mois auparavant, et il la remettait sur le tapis presque à chaque séance. Une fuite ayant eu lieu dans l’appartement en dessous du sien, le propriétaire avait envoyé un plombier chez elle pour en chercher l’origine. C’était un vieil homme au crâne hérissé de touffes de cheveux gris qui, à peine entré chez Sasha, avait rampé sous la baignoire tel un animal se frayant un chemin à tâtons dans un terrier familier. Les doigts avec lesquels il tripotait des boulons à l’aveuglette étaient aussi crasseux que des mégots de cigare. Ses mouvements avaient fait remonter son sweat-shirt, exposant un dos blanc et flasque. Sasha s’était détournée, ébranlée par l’état de dégradation du vieil homme et pressée de filer à son emploi d’intérimaire, sauf qu’il lui posait des questions sur la longueur et la fréquence de ses douches. « Je ne m’en sers jamais, assena-t-elle. Je me douche à la salle de sport. » Il hocha la tête sans réagir à l’impolitesse, à laquelle il était manifestement accoutumé. Sasha eut des picotements dans le nez et appuya fortement deux doigts sur ses tempes en fermant les yeux.
Lorsqu’elle les rouvrit, elle aperçut la ceinture à outils du plombier à ses pieds. Un magnifique tournevis dont le manche orange translucide brillait comme une sucette — à la tige argentée, ouvragée, étincelante – reposait dans son étui de cuir patiné. Sasha fut traversée d’un élan de convoitise, fulgurant ; elle devait le tenir, rien qu’une minute. Pliant les genoux, elle le sortit avec précaution de la ceinture. Pas le moindre cliquetis : ses mains maigres, pourtant agitées de mouvements convulsifs la plupart du temps, étaient douées pour ça – c’est ma vocation, pensait-elle souvent au cours des premiers instants de flottement succédant à un vol. Dès que le tournevis se retrouva dans sa paume, elle fut délivrée de la douleur que lui infligeait le spectacle d’un vieil homme au dos flasque reniflant sous sa baignoire, puis envahie par une merveilleuse indifférence, comme si l’idée même de souffrir pour une chose pareille était aberrante.
« Et après son départ ? Quel effet vous a fait le tournevis ? » avait voulu savoir Coz le jour du récit de Sasha.
Un ange était passé.
« Il était banal.
— Vraiment ? Il n’avait plus rien de particulier ?
— Il ressemblait à n’importe quel tournevis. »
Sasha avait entendu Coz bouger et perçu qu’il se passait quelque chose : le tournevis qu’elle avait posé sur la table de son appartement (elle en avait récemment ajouté une deuxième) où elle rangeait ses larcins et qu’elle avait à peine regardé depuis qu’elle l’avait piqué semblait comme en suspension dans le cabinet de Coz. Il flottait entre eux : un symbole.
« Qu’avez-vous ressenti en prenant cet objet à un homme qui vous inspirait de la pitié ? » avait calmement demandé Coz.
Qu’avait-elle ressenti ? Qu’avait-elle ressenti ? Bien sûr, il y avait une bonne réponse. Sasha avait parfois envie de mentir uniquement pour en priver Coz.
« Un horrible malaise. D’accord ? Horrible. Merde, je me ruine pour vous payer… évidemment, je comprends que cette façon de vivre n’a rien de génial. »
À plus d’une reprise, Coz avait essayé d’associer le plombier au père de Sasha, disparu quand elle avait six ans. Elle refusait de se laisser entraîner sur ce chemin-là : « Je ne me souviens pas de lui. Je n’ai rien à dire. » Une attitude qu’elle adoptait autant pour protéger Coz qu’elle-même – ils écrivaient une histoire de rédemption, de nouveau départ et de seconde chance. L’autre direction ne recelait que tristesse.
Sasha et Alex traversèrent le hall de l’hôtel Lassimo. Elle serrait son sac en bandoulière, la boule chaude du portefeuille coincée sous son aisselle. Comme ils passaient devant les branchages décharnés et cloqués de bourgeons flanquant les grandes portes vitrées, une femme leur bloqua le passage en titubant.
« Attendez, les apostropha-t-elle. Vous n’avez pas vu… Je suis désespérée. »
Saisie d’une bouffée de terreur, Sasha devina aussitôt qu’il s’agissait de la femme à qui elle avait fauché le portefeuille, même si celle qui lui faisait face n’avait rien de commun avec la personne joyeuse, aux cheveux de jais, qu’elle s’était représentée. La vulnérabilité se lisait dans les yeux noisette de cette femme, chaussée de souliers plats et pointus qui claquaient trop bruyamment sur le marbre. De nombreux fils blancs striaient ses frisottis châtains.
S’emparant du bras d’Alex, Sasha essaya de l’entraîner à l’extérieur. Il eut beau sursauter à ce contact physique, il ne bougea pas et demanda : « De quoi parlez-vous ?
— On a volé mon portefeuille. Ma pièce d’identité a disparu et je dois prendre un avion demain matin. Je ne sais plus quoi faire ! » Elle les implora du regard. Un aveu de faiblesse que les New-Yorkais apprenaient vite à dissimuler. Sasha eut un mouvement de recul : que cette femme ne soit pas originaire de la ville ne lui avait pas effleuré l’esprit.
« Vous avez appelé la police ? reprit Alex.
— Le concierge m’a dit qu’il s’en chargeait. Et s’il était tombé quelque part ? »
L’air impuissant, elle examina le sol en marbre autour d’eux. Sasha se détendit un peu. C’était le genre à déranger sans en avoir l’intention, la gêne lui collait à la peau, même quand elle suivit Alex jusqu’au bureau du concierge. Sasha resta en arrière et entendit ce dernier lancer :
« Quelqu’un s’occupe de cette dame ? »
Sur la défensive, le concierge, un jeune homme aux cheveux en pétard, répondit : « Nous avons appelé la police. »
Alex s’adressa à la femme : « Ça s’est passé où ?
— Aux toilettes pour dames. Enfin, je crois.
— Il y avait quelqu’un d’autre ?
— Personne.
— C’était vide ?
— Peut-être qu’il y avait une femme, mais je ne l’ai pas vue. »
Alex se tourna vers Sasha : « Tu sors des toilettes, tu as aperçu quelqu’un ?
— Non », parvint-elle à articuler. Elle avait du Xanax dans son sac, qu’elle n’ouvrirait sous aucun prétexte. Même en l’état, fermé, Sasha redoutait que le portefeuille surgisse d’une façon ou d’une autre, entraînant une cascade d’horreurs : arrestation, honte, pauvreté, mort.
Alex s’en prit au concierge. « Comment se fait-il que je sois obligé de poser les questions à votre place ? Une cliente de votre hôtel vient d’être dévalisée. Vous n’avez pas un service de sécurité ou quelque chose de ce genre ? »
Les mots « dévaliser » et « sécurité » dominèrent la musique d’ambiance qui berçait non seulement le Lassimo, mais tous les hôtels de cette catégorie à New York. Ces deux mots suscitèrent un certain intérêt dans le lobby.
« J’ai appelé la sécurité, affirma le concierge, rajustant son col de chemise. Je vais la rappeler. »
Sasha jeta un coup d’œil à Alex. Il fulminait. Cette colère lui permit de comprendre, alors qu’elle n’y était pas parvenue au bout d’une heure de bavardage décousu (le sien en grande partie, certes), qu’il débarquait à New York. Originaire d’une petite ville, il aurait bien aimé donner une ou deux leçons sur la façon dont les gens devaient se comporter les uns avec les autres.
Deux agents de la sécurité apparurent, conformes aux personnages des séries télé : des costauds dont la politesse scrupuleuse est en quelque sorte liée à leur envie de fracasser des crânes. Ils se séparèrent pour fouiller le bar. Sasha regretta fébrilement de ne pas y avoir laissé le portefeuille, comme s’il s’agissait d’une pulsion qu’elle aurait presque réussi à réprimer.
« Je vais inspecter les toilettes », déclara-t-elle à Alex. Elle se força à contourner lentement la rangée d’ascenseurs. Une fois dans la pièce, elle ouvrit son sac, sortit le portefeuille, son flacon de Xanax et glissa un comprimé entre ses dents. L’effet était plus rapide quand on les croquait. Tandis que le goût acide envahissait sa bouche, elle chercha où planquer l’objet du délit : dans la cabine, sous le lavabo ? La nécessité de prendre une décision la paralysait. Elle n’avait pas le droit à l’erreur, elle devait s’en sortir indemne. Si elle y parvenait… Dans son affolement, elle eut le sentiment de faire une promesse à Coz.
La porte s’ouvrit et la femme entra. Ses yeux aux aguets croisèrent ceux de Sasha dans le miroir : étrécis, verts, aux aguets également. Il y eut un silence, pendant lequel Sasha se sentit au pied du mur : la femme savait, depuis le début. Elle lui tendit le portefeuille. À en juger par son expression abasourdie, Sasha comprit qu’elle s’était trompée.
« Je suis désolée, c’est pathologique », expliqua-t-elle précipitamment.
La femme ouvrit son portefeuille. L’avoir récupéré lui procurait une telle sensation de soulagement que Sasha fut traversée d’une onde de chaleur, comme si leurs corps avaient fusionné.
« Tout est là, je vous le jure, assura-t-elle. Je ne l’ai même pas ouvert. C’est pathologique, mais je me fais soigner. Simplement… n’en parlez pas, s’il vous plaît. Je suis constamment sur le fil du rasoir. »
Levant ses yeux noisette étoilés de douceur, la femme dévisagea Sasha. Que discerna-t-elle ? Sasha aurait aimé se tourner et s’examiner dans la glace, comme si une partie d’elle pouvait enfin s’y révéler – une partie enfouie jusque-là. Elle s’en empêcha. Immobile, elle laissa la femme l’observer. Celle-ci avait à peu près son âge, le vrai, se rendit-elle compte. Sans doute avait-elle des enfants.
« Entendu, cela reste entre nous, acquiesça la femme, baissant les paupières.
— Merci, merci, merci. »
Les effets conjugués du soulagement et du Xanax qui commençait à agir donnèrent le vertige à Sasha, elle s’appuya au mur. La femme avait à l’évidence hâte de s’en aller. Sasha, elle, mourait d’envie de s’effondrer.
On gratta à la porte, une voix d’homme : « Alors ? »
Sasha et Alex sortirent de l’hôtel et se retrouvèrent dans TriBeCa, désolé et balayé par le vent. Elle avait suggéré le Lassimo par habitude, car l’hôtel était situé près du siège de Sow’s Ear où elle avait travaillé douze ans comme assistante de Bennie Salazar. Désormais, elle détestait ce quartier la nuit, sans le World Trade Center dont les torrents de lumière éblouissante l’avaient toujours emplie d’espoir. Elle ne supportait plus Alex. En même pas vingt minutes, ils étaient passés du stade désirable d’un « rapport significatif grâce à une expérience partagée » à l’impression moins plaisante de « se connaître trop bien ». Alex portait un bonnet de laine enfoncé sur le front. Il avait des cils longs et noirs.
« C’était bizarre, finit-il par lâcher.
— Oui », opina Sasha. Après une pause, elle enchaîna : « Le retrouver, tu veux dire ?
— Toute l’histoire. Ça aussi. Il était, genre, invisible ?
— Il était par terre. Dans un coin. Derrière une jardinière. »
À l’énonciation de ce mensonge, le crâne de Sasha engourdi par le Xanax fut parcouru de picotements de sueur. Elle envisagea de préciser : En fait, il n’y avait pas de jardinière, mais elle réussit à s’en empêcher.
« On a presque l’impression qu’elle l’a fait exprès, reprit Alex. Pour attirer l’attention, quelque chose dans ce goût-là.
— Ça n’avait pas l’air d’être son genre.
— Comment en être sûr ? J’apprends ça ici, à New York : on ne connaît jamais personne. Les gens n’ont pas seulement deux visages… ils ont, comme qui dirait, des personnalités multiples.
— Elle n’est pas de New York, rectifia Sasha, contrariée par l’étourderie d’Alex bien qu’elle y trouvât son compte. Elle avait un avion à prendre, tu te rappelles ?
— C’est vrai. »
Alex pencha la tête et considéra Sasha sur le trottoir mal éclairé. « Tu comprends de quoi je parle ? Le comportement des gens d’ici ?
— Oui, répondit-elle avec circonspection. On s’y habitue.
— Je préférerais aller ailleurs. »
Sasha mit un moment à saisir : « Il n’y a pas d’ailleurs. »
Alex se tourna vers elle, sidéré. Puis il sourit. Sasha aussi — non pas son sourire mi-figue mi-raisin, proche néanmoins.
« C’est ridicule », constata Alex.
Ils prirent un taxi qui les déposa dans le Lower East Side, devant chez Sasha. Ils grimpèrent l’escalier menant à l’appartement du troisième étage où elle habitait depuis six ans. Une odeur de bougies parfumées y flottait. Outre son canapé-lit recouvert d’un jeté de velours et de nombreux coussins, il y avait un vieux poste de télévision couleur dont l’image était d’excellente qualité et un assortiment de souvenirs de ses voyages disposé sur les rebords de fenêtre : un coquillage blanc, deux dés rouges, un petit pot de baume du tigre desséché au point d’avoir une consistance de caoutchouc, un minuscule bonsaï qu’elle arrosait scrupuleusement.
« Ma parole, tu as une baignoire dans la cuisine ! s’exclama Alex. J’en ai entendu parler, plutôt j’ai lu que ça existait, mais je n’étais pas certain qu’il en reste. La douche est récente, c’est ça ?
— Oui. Mais, je ne m’en sers presque jamais. Je me douche à la gym.
Une planche était fixée sur la baignoire, où Sasha empilait sa vaisselle. Alex laissa courir ses doigts sur le rebord et examina les pieds en pattes de lion. Sasha alluma les bougies, sortit une bouteille de grappa du placard et remplit deux petits verres.
« J’adore cet endroit, poursuivit Alex. On dirait le vieux New York. On sait qu’il existe, mais comment le dénicher ? »
Adossée à la baignoire à côté de lui, Sasha but une gorgée de grappa. L’alcool avait un goût de Xanax. Elle tentait de se rappeler l’âge qu’Alex avait noté sur son profil. Vingt-huit ans. Il faisait plus jeune, beaucoup plus. Elle voyait son appartement avec ses yeux – un peu de couleur locale qui se dissiperait dans le tourbillon d’aventures où étaient instantanément entraînés tous les nouveaux venus à New York. Cela l’agaçait de s’imaginer sous la forme d’une lueur dans les vagues souvenirs qu’Alex s’efforcerait de retrouver d’ici un an ou deux : Voyons, où se trouvait l’appartement avec la baignoire ? Qui était cette fille ?
Il partit explorer les autres pièces. D’un côté de la cuisine, il y avait la chambre de Sasha. De l’autre, donnant sur la rue, son séjour-bureau, meublé de deux sièges tendus de tissu et de la table de travail qu’elle réservait aux projets extérieurs à son activité professionnelle – relations publiques pour des groupes dans lesquels elle croyait, articles pour les magazines Vibe et Spin –, leur nombre était toutefois en chute libre ces derniers temps. En réalité, l’appartement, qui, six ans auparavant, semblait n’être qu’une étape avant d’avoir les moyens de s’installer dans un logement plus spacieux, avait fini par se solidifier autour de Sasha, gagnant en masse et en poids, jusqu’à ce qu’elle s’y sente enlisée tout en s’estimant chanceuse de l’avoir. Non seulement elle ne pouvait déménager, mais elle ne le voulait pas.
Alex se pencha pour examiner sa petite collection d’objets alignés sur les rebords de fenêtre. S’il marqua un temps d’arrêt devant la photo de Rob, un ami de fac de Sasha qui s’était noyé, il s’abstint de tout commentaire. Il n’avait pas remarqué les tables où elle gardait ses innombrables larcins : les stylos, les jumelles, les clés, l’écharpe d’enfant qu’elle avait ramassée sans la rendre lorsqu’elle était tombée du cou d’une petite fille que sa mère tenait par la main pour sortir d’un Starbucks. Comme Sasha voyait déjà Coz à ce moment-là, elle n’avait pas été dupe de la litanie d’excuses qui s’étaient bousculées dans sa tête : l’hiver est presque terminé ; les mômes, ça grandit vite ; les gosses détestent les écharpes ; c’est trop tard, elles ont franchi la porte ; ça me gêne de la rapporter ; j’aurais très bien pu ne pas la voir tomber, d’ailleurs je viens de le remarquer : Regarde, une écharpe ! Une écharpe d’enfant, jaune vif avec des rayures roses — dommage, à qui peut-elle appartenir ? Je vais juste la ramasser et la garder une minute… Une fois rentrée chez elle, Sasha l’avait lavée à la main avant de la plier soigneusement. C’était un des trucs chapardés qu’elle préférait.
« C’est quoi tout ça ? » demanda Alex.
Il avait découvert les tables et regardait la pile. Elle faisait penser à une œuvre de castor miniaturiste. Un amoncellement incompréhensible d’objets, qui n’avait pourtant rien d’aléatoire. Aux yeux de Sasha, cette construction branlait presque sous son poids d’embrouilles, du nombre de fois où elle l’avait échappé belle, de petits triomphes et de moments d’intense griserie. C’était un condensé de plusieurs années de son existence. Le tournevis se trouvait au bord d’une des tables. Sasha s’approcha d’Alex, fascinée par l’intérêt qu’il portait à l’étalage.
« Et qu’avez-vous ressenti, près d’Alex, devant tous les objets que vous aviez volés ? » s’est enquis Coz.
Sasha a tourné le visage vers le dossier du divan bleu parce que le rouge lui montait aux joues, ce qu’elle détestait. Elle n’avait aucune envie d’expliquer à Coz le mélange d’émotions qui s’était emparé d’elle alors : la fierté qu’elle tirait de ces objets, une tendresse encore accrue par la honte que lui inspirait leur acquisition. Elle avait tout risqué pour ce résultat : l’essence de sa vie pervertie, mise ici à nu. Regarder Alex parcourir des yeux ses larcins l’avait excitée. Elle l’enlaça par-derrière et il pivota, surpris mais consentant. Après l’avoir embrassé sur la bouche, elle défit sa braguette et envoya valser ses chaussures. Lorsque Alex tenta de l’entraîner dans la chambre, où ils pourraient s’allonger sur le canapé-lit, elle tomba à genoux devant les tables et l’attira à elle. Le tapis persan lui gratta le dos, la lumière de la rue pénétrant par la fenêtre éclaira le visage plein de désir et d’espoir d’Alex, ses cuisses blanches et nues.
Après, ils restèrent longtemps couchés sur le tapis. Les bougies crépitèrent. Sasha aperçut le bonsaï biscornu qui se découpait sur la fenêtre près de sa tête. Son excitation l’avait abandonnée, remplacée par une tristesse effroyable, un trou béant, comme si on l’avait éventrée. Elle se releva en chancelant et souhaita qu’Alex ne s’attarde pas trop. Il avait gardé sa chemise. Il se leva.
« Tu sais de quoi j’ai envie ? De prendre un bain dans cette baignoire.
— C’est possible, le plombier vient de passer », répondit-elle, d’un ton maussade.
Elle remonta son jean et s’effondra sur une chaise. Alex enleva soigneusement les assiettes puis la planche. De l’eau jaillit du robinet avec une force qui avait étonné Sasha les rares fois où elle l’avait utilisé.
Le pantalon noir d’Alex gisait en boule à ses pieds. Le coin de son portefeuille avait usé le velours d’une des poches arrière, comme s’il le mettait toujours là et portait souvent ce pantalon. Sasha jeta un coup d’œil au jeune homme. La vapeur s’élevait de la baignoire où il plongeait la main pour vérifier la température de l’eau. Puis il se dirigea vers la pile d’objets et se pencha comme s’il cherchait quelque chose de particulier. Sasha l’observait dans l’espoir de ressentir à nouveau une bouffée de désir. En vain.
« Je peux en verser ? » Il brandissait un sachet de sels de bain que Sasha avait piqué à sa meilleure amie, Lizzie, avant leur brouille deux ans plus tôt. Toujours dans son papier d’emballage à pois, il était enfoui au milieu de la pile qui avait perdu un peu de son bel équilibre depuis qu’Alex s’en était emparé. Comment l’avait-il repéré ?
Sasha hésita. Elle avait longuement discuté avec Coz des raisons qui la poussaient à dissocier les objets volés de sa vie quotidienne : s’en servir serait se montrer cupide ou intéressée ; les laisser intacts donnait l’impression qu’elle pourrait les rendre un jour ; les empiler conservait leur pouvoir.
« Je crois. Oui, je crois. » Sasha se rendit compte qu’elle avait franchi une étape dans l’histoire qu’elle écrivait avec Coz, fait un pas symbolique. Celui-ci la rapprochait-il d’une fin heureuse ou l’en éloignait-il ?
Elle sentit la main d’Alex sur sa nuque, lui caressant les cheveux : « Tu l’aimes chaud ou tiède ?
— Chaud, répondit-elle. Vraiment, vraiment chaud.
— Moi aussi. »
S’approchant de la baignoire, Alex tripota les robinets et agita le sachet pour répandre les sels. La pièce s’emplit aussitôt d’une odeur de plante humide que Sasha connaissait très bien : c’était celle de la salle de bains de Lizzie, où elle prenait sa douche après qu’elles avaient couru toutes les deux dans Central Park.
« Où sont tes serviettes ? » cria Alex.
Elle les rangeait dans un panier, aux toilettes. Alex alla les chercher et ferma la porte. Sasha l’entendit pisser. S’agenouillant, elle prit le portefeuille dans la poche du pantalon d’Alex et l’ouvrit. Sous le coup de la tension, son cœur s’emballa. Noir et banal. Les bords gris d’usure. Elle en examina rapidement le contenu : une carte de crédit, une carte professionnelle, une carte de salle de sport. Dans une poche latérale, une photo décolorée de deux garçons et d’une fille affligée d’un appareil dentaire, plissant les yeux sur une plage. Une autre d’une équipe sportive en maillots jaunes, dont les membres avaient des têtes si minuscules qu’il était impossible de reconnaître Alex. De ces clichés écornés, un bout de papier tomba sur ses genoux. Déchiré, strié de lignes bleu clair presque effacées, il semblait très vieux. Sasha le déplia et lut JE CROIS EN TOI, écrit au crayon mal taillé. Elle se figea, les yeux rivés sur ces mots qui lui donnaient l’impression de se décoller et de ramper vers elle, gênée pour Alex, qui avait conservé ce tribut très abîmé dans son portefeuille, et honteuse de sa propre indiscrétion. Vaguement consciente d’un bruit de robinet qu’on ouvre, de la nécessité d’agir vite, elle rangea le tout dans le portefeuille avec des gestes hâtifs et machinaux. Il ne lui restait que le bout de papier à la main. Je ne vais garder que ça, pensa-t-elle, tandis qu’elle remettait le portefeuille dans la poche d’Alex. Je le replacerai plus tard. Il ne se souvient probablement pas de son existence. En fait, je lui rends service en l’enlevant avant qu’un autre le trouve. Je lui dirai : Hé, voilà ce que j’ai trouvé sur le tapis, c’est à toi ? Et il répondra : Ça ? Je ne l’ai jamais vu, ce doit être à toi, Sasha. Peut-être que c’est vrai. Peut-être que quelqu’un me l’a donné il y a des années et que je l’ai oublié.
« Vous l’avez remis en place ? a demandé Coz.
— Je n’en ai pas eu l’occasion. Il est sorti des toilettes.
— Et plus tard ? Après le bain ou lorsque vous l’avez revu.
— Après le bain, il s’est rhabillé et est parti. Depuis, je ne lui ai pas reparlé. »
Un silence est tombé, pendant lequel Sasha a perçu avec acuité la présence de Coz derrière elle, son attente. Elle a eu très envie de lui faire plaisir, de lui dire quelque chose comme : Ç’a été un moment décisif, plus rien n’est pareil à présent ou : J’ai appelé Lizzie et nous nous sommes enfin réconciliées ou : J’ai recommencé à jouer de la harpe ou simplement : Je change, je suis en train de changer, j’ai changé ! La rédemption, la métamorphose – Dieu, comme elle y aspirait. Chaque jour, chaque minute. C’était le cas de tout le monde, non ?
« S’il vous plaît, ne me demandez pas ce que je ressens.
— Très bien », a acquiescé calmement Coz.
Ils sont restés assis en silence, le plus long qui ait jamais duré entre eux. Sasha a contemplé la vitre ruisselante d’une pluie noyant les lumières dans l’obscurité qui s’épaississait. Allongée, le corps crispé, elle revendiquait le divan, sa place dans cette pièce, sa vue sur la fenêtre et les murs, le faible bourdonnement toujours perceptible quand elle tendait l’oreille et ces minutes du temps de Coz : elles s’égrenaient, une autre, encore une, une de plus.