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LE VENT


« Clayton qui ? a demandé la secrétaire. C’est le nom ou le prénom ? »

Il était presque trois heures, et après avoir roulé sans but dans la ville en me repassant la vidéo dans la tête, j’ai rappelé Kimball et laissé un nouveau message lui demandant de me retrouver à mon bureau à l’université, où j’allais « traîner » jusqu’à la fin de l’après-midi. Je n’avais pas l’intention de lui raconter en détail ce que j’avais vu – je voulais simplement lui signaler Clayton comme quelqu’un à surveiller, le suspect possible, le personnage de fiction, le garçon qui réécrivait mon livre. Et j’ai pris un ton égal et naturel, répétant « traîner » deux fois, afin qu’il ne s’imagine pas que j’étais en train de perdre la boule. Puis j’ai appelé le poste d’Alvin Mendolsohn et j’ai été surpris de l’entendre me répondre. Il m’a parlé froidement au cours d’une discussion très brève qui nous a permis de définir bien inutilement nos territoires respectifs et de confirmer qu’Aimee Light ne s’était présentée à aucune des deux séances de tutorat prévues et avait négligé de le prévenir de son absence, puis il a ajouté, « C’est une jeune femme qui n’a aucun sens pratique », à quoi j’ai répliqué, « Pourquoi… parce qu’elle ne fait pas sa thèse sur Chaucer ? », et il a répondu, « Ne vous prenez pas tant au sérieux », et j’ai alors dit, « Ce n’est pas une réponse, Mendolsohn », avant que nous nous raccrochions au nez en même temps. Ayant besoin d’être plus audacieux que je ne me sentais l’être, j’ai rassemblé assez de courage pour me présenter au bureau des admissions, devant le bureau d’une jeune secrétaire à la bonne humeur fadasse, perchée près d’un ordinateur, à qui j’ai demandé de chercher le nom d’un étudiant et tout renseignement permettant de le contacter puisqu’il me fallait, à mon grand regret, annuler un rendez-vous. Mais, même dans mon état de distraction avancé, je me suis aperçu qu’une fois croassé le mot de

(s’il n’y a pas de personne, comment peut-il y avoir un nom ?)

« Clayton », je n’avais rien d’autre. Il ne m’avait pas donné de nom de famille. Mais le campus était petit et je me suis dit que « Clayton » était peut-être assez rare pour qu’on puisse le retrouver quand même. La secrétaire a trouvé bizarre que je ne connaisse pas le nom de famille d’un de mes étudiants et j’ai donc fait un geste de la main insouciant quand elle s’est inquiétée de cette défaillance, le geste traduisant ma distraction, ma vie compliquée et originale, mon manque de sérieux d’écrivain célèbre. Pour une raison quelconque, nous avons partagé un rire un peu figé, ce qui m’a détendu provisoirement. Elle avait l’air d’y être habituée – aux professeurs de l’université, apparemment une bande de désaxés un peu frénétiques qui oubliaient les noms de leurs propres étudiants. J’étais un peu ahuri et je me suis aperçu que j’approchais une phase de ma vie au cours de laquelle je cherchais à me faire aider par des gens qui avaient la moitié de mon âge. J’ai observé la secrétaire se pencher sur l’ordinateur, ses mains voleter sur le clavier.

« Bon, je vais taper le nom et nous allons faire une recherche. »

(« Je suis un grand fan, Mr. Ellis. »)

J’ai épelé le nom, corrigeant une faute (je ne sais pourquoi, elle pensait qu’il commençait par un « K » et qui sait si ce n’était pas le cas ?), et elle l’a tapé et puis frappé une touche et basculé en arrière.

Je voyais bien à l’expression sur son visage que l’écran aurait pu tout aussi bien être vide.

J’allais me pencher et parcourir l’écran avec elle quand elle a tapé sur plusieurs touches.

J’ai compris que l’affaire se compliquait parce que j’ai remarqué qu’elle soupirait sans cesse.

(Tu n’aurais jamais dû venir dans le comté de Midland. Tu aurais dû rester à New York. Pour toujours.)

« Je ne trouve rien à Clayton », a-t-elle dit, le visage tassé.

(« Je suis étudiant ici. »)

« Il a dit qu’il était en première année. Vous pouvez essayer encore ?

— Écoutez, bon, même si vous aviez un nom de famille, Mr. Ellis, rien ne sortirait dans l’annuaire des étudiants parce qu’il n’y a pas de Clayton répertorié.

— C’est extrêmement important.

— Je comprends bien, mais il n’y a de Clayton répertorié nulle part.

— S’il vous plaît, essayez encore une fois. »

La secrétaire m’a adressé un petit sourire narquois – c’était en fait une expression de sympathie.

« Mr. Ellis… » (et ça me rendait dingue que des jeunes femmes désirables m’appellent comme ça maintenant) « … l’annuaire universitaire – vous savez ce que c’est ? – a confirmé qu’il n’y avait personne répondant au nom de Clayton – ou au prénom ou au deuxième prénom – inscrit à l’université. »

Ce n’est pas seulement l’information, mais le ton sur lequel elle l’a dit qui m’a mis dans un état de prostration : j’aurais dû savoir en entrant dans le bureau des admissions que retrouver Clayton serait hautement improbable. La recherche de la secrétaire avait répondu à quelque chose, mais un autre faux commencement s’annonçait. Je me suis lentement écarté du bureau, tandis que la secrétaire continuait à m’observer comme si je disparaissais dans un autre monde. Comme je n’offrais aucune explication pour cette perte de temps, son visage a pris une expression figée par l’impatience et puis elle m’a considéré avec un air dubitatif en disant, « Mr. Ellis, vous vous sentez bien ? » Mais son inquiétude était totalement superficielle, même si elle ne le faisait vraiment pas exprès.

Je ne pouvais pas me permettre d’être affecté par cette épreuve. Il fallait que j’intègre cette information et que j’en fasse quelque chose. Je savais maintenant – c’était un fait – quelque chose sur ce garçon qui s’était présenté comme Clayton et était apparu dans mon bureau et sur le siège du passager dans la voiture d’Aimee Light et dans ma propre maison, et je savais maintenant qu’il m’avait menti, et pire encore – j’ai senti un frisson prémonitoire – que, quoi qu’il eût en tête, il ne l’avait toujours pas accompli. J’avais la tête qui tournait et mes muscles étaient douloureux à cause du manque de sommeil, et je n’avais rien mangé à part un cracker avec du fromage au buffet de la bibliothèque de Buckley, hier soir, et en sortant du bureau des admissions, j’ai contemplé les Commons – l’esplanade au centre du campus. La matinée avait été douce et sans air, mais à présent une brise emportait les feuilles de couleur rouille qui tapissaient le sol, faisant apparaître l’herbe verte au-dessous. Les questions étaient innombrables (et trop bizarres) pour pouvoir les envisager systématiquement et rationnellement. Nous étions mardi – c’était le seul fait réel. Je ne pouvais rester sur les marches du bureau des admissions – perdu et fasciné par un chien efflanqué reniflant tout le périmètre de Booth House, un mouchoir noué autour du cou – une minute de plus. Je suis parti en direction du parking des étudiants pour voir si je pouvais repérer la 450 SL crème ou la BMW d’Aimee Light. C’était le seul projet qui pouvait pour l’instant m’arracher à ma stupeur. Au loin, les rayons du soleil se réfléchissaient sur le dôme blanc du bâtiment des Beaux-Arts, puis le ciel a commencé à s’assombrir. L’été indien disparaissait rapidement.

Le parking des étudiants se trouvait derrière la Grange et, en passant sous l’arche du portail en fer forgé noir, une sorte de haut-le-cœur provoqué par la panique m’a saisi, puis s’est dissipé. J’ai récupéré un peu et commencé à parcourir les rangées de voitures garées n’importe comment, et l’inquiétude a resurgi quand j’ai senti la mer et su que c’était l’odeur du Pacifique à des milliers de kilomètres de là, et les nuages se déplaçaient rapidement à l’envers, et les corbeaux volaient très haut au-dessus du parking non asphalté et poussiéreux. On aurait dit que la température baissait à chaque seconde et, en considérant les deux cents voitures environ qui occupaient le parking, je me suis aperçu que je soufflais de la vapeur. Quand j’ai cru voir un éclair blanc, trois rangées au-delà de l’endroit où je me trouvais, je suis parti en titubant dans cette direction, mes chaussures crissant dans le gravier.

Je suis passé devant un étudiant qui lavait une Volvo – à cet instant précis une machine à vent a été mise en marche.

Un air glacé a desséché le campus, l’a transpercé.

Les feuilles mortes qui recouvraient tout se sont envolées et soudain enroulées en cônes qui balayaient le sol. Mon manteau claquait derrière moi pendant que j’avançais péniblement sur le parking. L’air qui se ruait vers moi me faisait l’effet d’un couteau. Les corbeaux tournoyaient juste au-dessus de moi à présent, noirs, croassant, leurs cris stridents noyés dans le rugissement du vent, et le vent faisait claquer le drapeau si fort que des bruits sourds résonnaient dans la hampe à laquelle il était fixé. Le vent a baissé brièvement et puis une énorme rafale m’a littéralement chassé du parking, et quand j’ai vu les étudiants, surpris et grimaçants, qui couraient se mettre à l’abri dans les bâtiments, j’ai baissé la tête et d’un pas chancelant je suis parti contre le vent m’abriter dans le pub du campus, The Café, et je me suis arrêté sous l’auvent où je me suis agrippé à une colonne en bois pour me soutenir, et puis j’ai abandonné, laissant la force du vent me plaquer contre le mur. Le vent soufflait si fort qu’il a renversé un distributeur de boissons qui se trouvait près de moi. Lorsque j’ai levé les yeux, en les plissant, j’ai pu voir les aiguilles de l’horloge sur la tour se balancer comme des pendules. On pouvait entendre le vent gronder férocement.

(J’ai fermé les yeux très fort et serré les bras autour de mon corps et demandé machinalement : C’était quoi le vent ? Et tout aussi machinalement quelque chose a répondu : Les morts qui hurlent.)

Et à l’instant même où j’ai décidé de renoncer à chercher les voitures et de revenir vers la Grange et l’abri du bureau qui s’y trouvait, le vent s’est calmé et le silence a envahi le campus.

Mes pensées en désordre :

(Le vent t’a chassé du parking)

(Parce qu’il ne voulait pas que tu trouves la voiture)

(On apprend à passer à autre chose sans les gens qu’on aime)

(Mon père n’a pas appris)

(Mais le vent a cessé : c’est l’heure de boire un verre)

Frissonnant, j’ai monté l’escalier grinçant qui conduisait à mon bureau, m’acclimatant au vide confortable de la Grange. J’ai ouvert mon bureau et lorsque j’ai piétiné les nouvelles que la porte avait poussées, je me suis rendu compte que la dernière fois que j’y étais venu, c’était le jour d’Halloween (le jour où Clayton s’était présenté à moi), et puis j’ai avancé jusqu’à mon bureau et je me suis effondré dans un fauteuil près de la fenêtre qui donnait sur les Commons et j’ai failli me mettre à pleurer parce que, ce jour-là, Aimee Light avait fait semblant de ne pas le connaître. Dehors, les nuages sombres qui avaient surveillé le comté de Midland s’éloignaient, le panorama devenant si clair que je pouvais voir au-delà des Commons dans la vallée, au-dessus du campus. Des chevaux broutaient dans une prairie, près d’une tente de toile, et un tracteur jaune manœuvrait derrière les grands chênes et les érables qui composaient la forêt conduisant à la ville, et puis j’ai vu mon père, les corbeaux tournoyant dans le ciel au-dessus de lui, et il était au bout de la pelouse des Commons, et son visage était pâle et son regard fixé sur moi et il tendait la main et je savais que si je prenais cette main elle serait aussi froide que la mienne et ses lèvres ont bougé et, de là où j’étais, je pouvais entendre le nom qu’il répétait, qui s’échappait continuellement de ses lèvres. Robby. Robby. Robby.

Quelqu’un a frappé à la porte de mon bureau et mon père a disparu.

Donald Kimball semblait fatigué et il n’avait plus cette expression inquisitrice de samedi dernier. Il avait l’air abattu. Après que je l’eus fait entrer, il m’a considéré avec un air détaché et a fait un geste en direction d’une chaise sur laquelle il s’est laissé tomber quand j’ai hoché la tête. Il a soupiré et s’est calé contre le dossier, ses yeux injectés scrutant la pièce. Je voulais qu’il fasse un commentaire à propos du vent – j’avais besoin que quelqu’un me le confirme pour que nous puissions en rire – mais il n’a rien dit. Il avait une voix desséchée quand il a pris la parole.

« Je ne suis jamais venu ici. À l’université, je veux dire. Joli coin. »

Je me suis déplacé vers mon bureau et m’y suis assis. « C’est une jolie petite université.

— Est-ce que le fait de travailler ici ne bouscule pas trop vos horaires d’écriture ?

— En fait, je n’enseigne qu’une fois par semaine et je vais annuler le cours de demain, et… » J’ai mesuré à quel point ce que je venais de dire me faisait paraître désinvolte et j’ai donc décidé de prendre ma défense. « Je prends mon travail au sérieux même si ce n’est pas trop exigeant… Je veux dire que c’est plutôt une routine. » Je disais n’importe quoi. Je voulais simplement que tout s’éternise. « C’est assez facile. » Je ne tenais pas en place – j’étais bien trop nerveux – et je me suis mis à arpenter le bureau, en faisant semblant de chercher quelque chose. Je me suis penché pour ramasser les nouvelles de mes étudiants et tout à coup je me suis pétrifié : il y avait des empreintes de pas couleur cendre sur le plancher.

Les mêmes empreintes que celles qui avaient taché la moquette de plus en plus sombre d’Elsinore Lane.

J’ai dégluti avec difficulté.

« Pourquoi ? demandait Kimball.

— Pourquoi… quoi ? » J’ai arraché mes yeux aux empreintes et posé les nouvelles sur une table sous la fenêtre qui donnait sur les Commons.

« Pourquoi est-ce facile ?

— Parce que je les impressionne. » J’ai haussé les épaules. « Ils sont assis dans une pièce et ils essaient de décrire la réalité et ils échouent la plupart du temps et puis je m’en vais. » Je me suis interrompu. « Je suis très professionnel pour ce qui est du détachement. » Je me suis interrompu de nouveau. « Et puis je n’ai pas à me préoccuper d’un poste à conserver. »

Kimball ne cessait de me dévisager, attendant que l’interlude misérable que j’imposais prenne fin.

Je m’efforçais de ne pas regarder les empreintes.

Finalement, Kimball s’est éclairci la voix. « J’ai eu vos mes sages et je suis désolé d’avoir mis tant de temps à vous répondre, mais vous n’aviez pas l’air trop inquiet et…

— Mais je pense que j’ai peut-être du nouveau, ai-je dit en m’asseyant.

(Mais tu n’en as pas.)

— Oui, c’est ce que vous disiez. » Kimball hochait lentement la tête. « Mais, euh… » Il s’est tu, distrait par quelque chose.

« Vous voulez boire quelque chose ? Euh, je crois que j’ai une bouteille de scotch quelque part.

— Non, non – ça va. » Il s’est interrompu. « Il faut que je retourne jusqu’à Stoneboat.

— Que s’est-il passé à Stoneboat ? Attendez, ce n’est pas là que vit Paul Owen ? »

Kimball a poussé un long soupir encore une fois. Il avait l’air renfermé, plein de regrets.

« Non, ce n’est pas là que vit Paul Owen. »

Je suis resté un instant silencieux. « Mais Paul Owen… ça va ?

— Ouais, il est, euh… » Kimball a enfin respiré à fond et m’a regardé droit dans les yeux. « Écoutez, Mr. Ellis, il s’est passé quelque chose à Stoneboat, la nuit dernière. » Il a soupiré, se demandant s’il devait continuer. « Et je crois que ça va changer le cours de l’enquête dont je vous ai parlé samedi.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? »

Kimball me regardait avec des yeux vides. « Il y a eu un autre meurtre. »

J’ai encaissé le truc, hoché la tête et me suis forcé à demander. « C’était… qui ?

— Nous ne savons pas.

— Je ne… comprends pas.

— Il n’y avait qu’un corps en morceaux. » Il a séparé les mains pour en montrer les paumes. Mon regard a été capté par les ongles de Kimball. Il les rongeait. « C’était une femme. » Il ne cessait de soupirer. « J’ai été très occupé à cause de ça et je ne voulais pas vous déranger parce que le crime s’écarte de la thèse que nous avions élaborée.

— C’est-à-dire ?

— Il n’était pas dans le livre. Les homicides sur lesquels nous avons enquêté dans le comté de Midland depuis l’été dernier étaient liés – pensions-nous – au livre et, euh, celui-ci… ne l’est pas. » Il a regardé par-dessus mon épaule vers la fenêtre. « Il dévie même sérieusement. »

Réaction immédiate : ça me coupait la parole. J’étais tout seul. Parler de Clayton à Kimball n’aurait rimé à rien. Ça n’avait plus aucune importance. On aurait même dit que Kimball me congédiait. Il était évident à l’expression de son visage qu’il ne croyait plus à l’intrigue.

La scène du crime – le meurtre qui avait détruit la thèse – au motel Orsic, juste à la sortie de l’autoroute à Stoneboat, était épouvantablement compliquée. Il y avait des cordes et des membres installés devant des miroirs ; la tête et les mains avaient disparu, et les murs étaient couverts de sang ; il y avait des indices qui montraient qu’une lampe à souder avait été utilisée à un moment donné, et les os des bras avaient été cassés avant que le corps ne soit dépecé, et un tronc de femme avait été retrouvé dans la douche, et un immense dessin – tracé avec le sang de la victime – d’un visage décorait le mur au-dessus du lit éventré avec les mots – JE SUIS DE RETOUR – griffonnés dessous, avec le même sang. Il n’y avait pas, une fois de plus, d’empreintes digitales. « Personne ne sait comment la chambre a pu être occupée… la femme de chambre… elle… » La voix de Kimball déraillait.

Il commençait à faire sombre dans le bureau et je me suis penché pour allumer la lampe avec l’abat-jour en verre couleur émeraude qui était sur mon bureau, mais elle n’est pas parvenue à éclairer la pièce.

Mon cœur battait de manière imprévisible pendant que j’écoutais Kimball.

La scène du crime n’avait pas été contaminée, mais l’expert des empreintes ne retrouvait même pas de taches ou de traces, et les spécialistes n’avaient pu découvrir une empreinte de pas ou une fibre quelconque, et les sérologistes qui examinaient la trajectoire des sérosités et les blessures défensives n’avaient pas trouvé d’autre sang que celui de la victime, ce qui était excessivement rare pour un meurtre d’une telle brutalité. Le quartier avait déjà été passé au peigne fin, et un médium était consulté en ce moment même. Et pire que tout, ce crime n’existait pas dans mon livre.

J’avais les aisselles trempées de sueur.

Je n’étais pas soulagé

(Aimee Light avait disparu)

parce que, si aucun crime de ce genre ne figurait dans l’édition Vintage d’American Psycho, il y avait tout de même un détail qui me dérangeait. Le récit de Kimball suggérait un truc sur lequel j’étais déjà tombé. Mes yeux se sont immédiatement tournés vers les empreintes de pas, alors que la voix de Kimball dérivait.

« … n’obtiendront pas une identification définitive avant une semaine au moins… peut-être plus… peut-être jamais… dans une situation d’attente en fait. »

Son stoïcisme était censé être réconfortant et j’ai compris qu’il croyait retirer un poids de mon existence et pensait que j’étais soulagé. Plus il parlait – d’une voix douce supposée me débarrasser de toute culpabilité, de tout stress – plus ma peur s’approfondissait. Et que pouvais-je lui dire au point où en étaient les choses ? Kimball a attendu patiemment après m’avoir demandé pour quelle raison je l’avais appelé, et mon silence ne l’a pas récompensé. J’ai rougi en fait quand je me suis rendu compte que je n’avais rien à lui donner – pas une preuve, pas même un nom, seulement un jeune homme qui me ressemblait. Et quand il a vu que je n’avais rien à lui donner – que je me cachais – il est revenu en arrière, en essayant de traiter ce qui l’avait frappé un peu plus tôt au motel Orsic. Il n’avait pas une question à me poser. Je n’avais pas une réponse à lui donner. Une série de coïncidences futiles nous avait conduits jusqu’ici – c’était tout. Plus rien n’était connecté désormais. Et tandis que nous nous enfoncions dans nos silences respectifs, mon esprit s’est ouvert à des possibilités que je ne pouvais partager avec le détective.

Un garçon était en train de rendre un livre vrai. Mais je ne connaissais pas le nom de ce garçon.

Il était entré dans ma maison. (Il niait ce fait.)

Il était monté dans la voiture d’Aimee Light. (Mais l’avais-tu vraiment vu ?)

Il avait une histoire avec une fille avec qui j’avais une histoire.

(Parles-en. Admets la liaison. Laisse Jayne l’apprendre. Perds tout.)

Et il était présent dans une vidéo qui avait été tournée la nuit où mon père était mort, il y a douze ans.

(Mais n’oublie pas : dans la vidéo, il a le même âge qu’aujourd’hui. C’est le détail capital. C’est la confession qui ferait vraiment décoller cette affaire. C’est le truc qui serait retenu contre toi.)

Au bout du compte, c’était la peur que Kimball me prenne pour un fou qui m’a fourni la raison la plus légitime de me taire.

(Le vent ? Qu’est-ce que tu veux dire par « le vent m’a empêché de fouiller le parking » ? Qu’est-ce que tu cherchais ? La voiture d’un étudiant qui n’existe pas ? Un fantôme ? Quelqu’un qui avait la même voiture que celle que tu conduisais quand tu étais adolescent et…)

Autre sentiment horrible : je me sentais progressivement réconforté par l’irréalité de la situation. Ça provoquait une tension, mais aussi une désincarnation. La dernière journée et la dernière nuit étaient si loin du domaine de toute expérience antérieure que la peur se mêlait à présent à une excitation modérée, mais tangible. Je ne pouvais plus nier que j’étais accro à l’adrénaline. Les bouffées de nausée diminuaient et étaient remplacées par une horrible insouciance. Dès que je me mettais à penser « ordre » et « faits », je ne pouvais m’empêcher de rire. Je vivais dans un film, dans un roman, le rêve d’un idiot que quelqu’un d’autre écrivait, et je commençais à être sidéré – ébloui – par ma dissolution. S’il y avait eu des explications pour tous les aspects en suspens de ce monde réversible, j’aurais agi sur eux

(mais il n’y aurait jamais d’explications parce que les explications sont ennuyeuses, non ?)

même si, arrivé à ce point, je voulais seulement que tout reste suspendu dans les limbes de l’incertitude.

Quelqu’un avait essayé de rendre vrai un roman que tu avais écrit.

Et n’est-ce pas ce que tu as fait quand tu as écrit le livre ?

(Mais tu n’avais pas écrit ce livre)

(Quelque chose d’autre a écrit ce livre)

(Et ton père voulait maintenant que tu remarques certaines choses)

(Mais quelque chose d’autre ne voulait pas)

(Tu rêves un livre, et quelquefois le rêve devient la réalité)

(Lorsque tu abandonnes la vie pour la fiction, tu deviens un personnage)

(Un écrivain serait toujours coupé de l’expérience parce qu’il est l’écrivain)

« Mr. Ellis ? »

Kimball m’appelait d’un endroit très lointain, et j’ai réapparu en fondu enchaîné dans la pièce où nous nous trouvions tous les deux. Il était déjà debout et ses yeux ont repris contact avec les miens quand je me suis levé, mais une certaine distance demeurait. Et puis, après quelques promesses de se tenir réciproquement informés au cas où « surviendrait quelque chose » (formule délicieusement et délibérément vague), je l’ai accompagné jusqu’à la porte et puis Kimball n’était plus là.

Une fois la porte refermée, j’ai remarqué l’enveloppe beige près des empreintes de pas couleur cendre, sur le plancher, chose que je n’avais pas notée auparavant.

(Parce qu’elle n’y était pas avant, hein ?)

(Mon esprit a préféré ignorer : tout était possible désormais)

Je l’ai fixée du regard un long moment, respirant avec dif ficulté.

Je l’ai abordée, non pas avec la lassitude désinvolte que j’éprouvais normalement quand un étudiant me confiait une nouvelle, mais avec une trépidation particulière qui faisait que mon corps n’était plus qu’un spasme.

J’ai dû me forcer à déglutir avant de la ramasser.

J’ai ouvert l’enveloppe.

C’était un manuscrit.

Il s’intitulait Nombres négatifs.

Le nom de « Clayton » était gravé dans un coin de la page de titre.

Je ne sais combien de temps je suis resté là, mais soudain j’ai éprouvé le besoin d’appeler Kimball.

J’ai couru à la fenêtre et j’ai vu les feux arrière de la berline de Kimball qui descendait College Drive et au loin, dans la vallée, le projecteur d’un hélicoptère de l’armée balayant la forêt déserte.

Il faisait nuit à présent.

Et qu’allais-je dire à Kimball ? La paralysie m’a repris quand j’ai compris que je voulais lui demander quelque chose.

Tu rouleras jusqu’au studio d’Aimee Light, qui se trouve à un petit kilomètre de l’université dans un de ces bungalows sommaires en brique où logent les étudiants qui ne vivent pas sur le campus, avec un parking entouré de pins. Sa voiture ne sera pas là. Tu circuleras dans tout le parking pour la trouver, mais tu ne le trouveras jamais (parce qu’elle n’a quitté le motel Orsic que pour être jetée quelque part) et tu auras les paumes humides de sueur, ce qui les rendra glissantes sur le volant. La lune sera un miroir reflétant tout ce qu’elle menace, et l’odeur des feuilles brûlées emplira l’atmosphère de la nuit, pendant que tu réfléchiras rapidement à une journée qui est passée trop vite. Tu te gareras sur sa place vide et sortiras de la Porsche et tu remarqueras que tout est éteint chez elle, et les seuls bruits seront le hululement des chouettes et le cri des coyotes perdus dans les collines de Sherman Oaks, sortant de leurs tanières et se répondant, tout en courant vers les petites flaques d’eau, et toujours et partout avec toi il y aura cette odeur obsédante du Pacifique. Tu marcheras jusqu’à la porte et puis tu t’arrêteras parce que tu ne voudras pas vraiment l’ouvrir, mais après avoir inutilement poussé dessus, tu abandonneras et tu feras le tour jusqu’à une fenêtre par laquelle tu pourras regarder à l’intérieur

(parce que tu as besoin d’être plus audacieux que tu ne te sens l’être)

et l’ordinateur sur son bureau sera la seule source de lumière dans la pièce, illuminant un amoncellement de journaux, les Marlboro qu’elle fume, la lampe tempête à côté du matelas à même le sol, le tapis indien et le fauteuil en cuir usé et les CD éparpillés à côté d’un antique boom box et la photo de Diane Arbus encadrée et la table Chippendale (la seule concession faite à son éducation) et les piles de livres si élevées qu’elles font office de papier peint, et alors que tu seras en train de scruter la chambre vide quelque chose sautera sur le rebord de la fenêtre et elle aura un air féroce et tu pousseras un cri et tu feras un bond en arrière avant de comprendre que ce n’est que son chat, affamé, donnant des coups de patte sur la vitre qui vous sépare, et tu fonceras jusqu’à ta voiture quand tu remarqueras le sang séché sur ses joues, et tandis que le chat continuera à donner des coups de patte sur la vitre, tu quitteras le parking, avec le désir de rouler jusqu’au motel Orsic à Stoneboat, mais c’est à quarante minutes d’ici et ça te mettra en retard pour ton rendez-vous avec Jayne chez la conseillère conjugale, même si, bien sûr, arrivé à ce point, ce n’est pas la véritable raison. Tu as peur de nouveau parce qu’il n’est pas encore temps de se réveiller du cauchemar. Et même si tu pouvais, tu sais qu’il y en a tellement d’autres, des nouveaux sur le point de commencer.

Ce que je voulais demander à Kimball, c’était : Est-ce que le tronc que vous avez retrouvé dans la douche du motel Orsic avait le nombril percé ?