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SPAGO


Un Spago avait ouvert sur Main Street en avril dernier, presque vingt ans après que l’original avait ouvert au-dessus de Sunset Boulevard à LA, où j’avais emmené Blair dans la 450 SL à la fin d’un concert d’Elvis Costello au Greek Theatre, et devant une baie vitrée qui donnait sur la ville, je lui avais annoncé que j’étais accepté à Camden et que je partais pour le New Hampshire à la fin du mois d’août ; elle avait gardé le silence pendant le reste du dîner (Blair, une fille de Laurel Canyon, avait placé une citation tirée de Landslide de Fleetwood Mac dans la page de sa dernière année pour l’album des anciens élèves de Buckley, qui m’avait secrètement donné envie de rentrer sous terre à l’époque, mais maintenant, vingt ans plus tard, le couplet qu’elle avait choisi m’émouvait aux larmes). Quand Jayne et moi sommes entrés dans le restaurant, il était déjà à moitié vide. Nous avons été placés à une table près de la fenêtre et notre garçon avait les cheveux brillants et il avait récité la moitié des plats du jour quand il a reconnu Jayne, après quoi son numéro est devenu faussement primesautier, la présence de la star réveillant sa timidité. J’ai remarqué ça. Jayne non, parce qu’elle me regardait fixement et tristement, et son expression n’a pas changé quand j’ai commandé une Stoli et jus de pamplemousse. Elle acceptait ce fait et elle a commandé un verre de Viognier. Nous nous sommes pris la main à travers la table. Ses yeux erraient quelque part de l’autre côté de la vitre ; il faisait froid et les vitrines des boutiques de Main Street étaient éteintes et un feu orange clignotant dansait au-dessus d’une intersection déserte. Nous étions tous les deux moins graves. Nous nous étions simplifiés, ancrés, rien ici n’était furtif ou paniqué entre nous, et nous voulions être tendres l’un envers l’autre.

« Au début, l’homme prend un verre, puis le verre prend un verre, et enfin le verre prend l’homme », murmurait-elle.

J’ai souri en guise d’excuses. Commander un cocktail était un geste si naturel que je n’y avais même pas réfléchi. C’était totalement involontaire. « Je suis désolé…

— Pourquoi bois-tu un verre ?

— Ce sera ma vodka de récompense ?

— Comment se fait-il que j’aie su que tu répondrais un truc merdique comme ça ? » Mais il n’y avait aucune rancœur dans sa voix et nous nous tenions toujours la main dans la lumière tamisée du restaurant.

« Tu veux vraiment être ici cette semaine ? »

C’était comme si l’intensité de ma supplique sincère – à genoux, la tête inclinée – dans le cabinet du Dr Faheida avait été oubliée. Mais ensuite j’ai pensé : Pendant ce discours passionné, tu ne pensais qu’à toi-même ? « Qu’est-ce que tu veux dire ? Où pourrais-je bien vouloir être ?

— Je ne sais pas, je pensais que tu aimerais peut-être partir une semaine. » Elle a haussé les épaules. « Marta sera là. Rosa aussi.

— Jayne…

— Ou tu pourrais venir à Toronto avec moi.

— Hé, tu sais que ça ne pourrait pas marcher.

— Tu as raison. Tu as raison. » Elle a secoué la tête. « C’était une idée stupide.

— Ce n’était pas une idée stupide.

— J’ai simplement pensé que tu aimerais aller quelque part. Prendre des vacances.

— Je ne veux aller nulle part. » Je faisais mon imitation de Richard Gere dans Officier et Gentleman. « Je ne veux aller nulle part… »

Elle a ri un peu, et ça n’avait pas l’air faux, et nous nous sommes pressé la main.

Et puis j’ai décidé de le lui dire. « Euh, je suis pressenti pour ce truc avec Harrison Ford et ils veulent peut-être me rencontrer cette semaine. » Je me suis interrompu. « À LA.

— Je trouve que c’est formidable. »

Je n’étais pas surpris par son enthousiasme, mais j’ai dit, « Vraiment ?

— Ouais. Tu devrais y réfléchir sérieusement.

— Ce ne serait que pour un jour ou deux.

— Très bien. J’espère que tu vas le faire. »

Soudain, j’ai demandé, « Pourquoi est-ce que tu restes avec moi ?

— Parce que… » Elle a soupiré. « Parce que… je te comprends, je suppose.

— Et pourtant tout ce que je fais te déçoit. Tout ce que je fais déçoit tout le monde.

— Tu as du potentiel. » Elle s’est tue. Le commentaire un peu général s’était transformé en autre chose grâce à sa tendresse. « Il y a eu une époque où tu me faisais rire et tu étais… gentil… » Elle s’est interrompue de nouveau. « Et je crois que ça se reproduira. » Elle a baissé la tête et ne l’a pas relevée pendant un long moment.

« Tu me donnes l’impression que c’est la fin du monde. »

Le garçon est arrivé avec nos verres. Il a fait semblant de la reconnaître seulement à ce moment-là et lui a fait un grand sourire. Elle lui a répondu par un sourire triste. Il nous a avertis que la cuisine allait bientôt fermer, mais ça n’a produit aucun effet. J’ai remarqué que des gens quittaient le bar. Il y avait un bassin à remous au centre de la salle à manger. Après avoir bu un peu de vin, Jayne a lâché ma main et demandé, « Pourquoi nous n’avons pas travaillé plus à ça ? » Silence. « Je veux dire, au début… » Nouveau silence. « Avant de rompre.

— Je ne sais pas. » C’était la seule réponse qui me soit venue à l’esprit. « Nous étions trop jeunes ? C’est possible ?

— Tu n’as jamais eu confiance en mes sentiments pour toi. Je ne crois pas que tu aies jamais cru que je t’aimais bien.

— Ce n’est pas vrai. Je l’ai cru. Je le savais. Je n’étais… pas prêt tout simplement.

— Et tu l’es maintenant ? Après une séance particulièrement lunatique ?

— Sur l’échelle du lunatique, je dirais que c’était à 7 seulement. »

Et après que nous avons essayé de sourire tous les deux, j’ai dit, « Peut-être que tu ne m’as jamais vraiment compris ». Avec la même voix douce que j’avais employée depuis que nous étions entrés dans le restaurant. « Tu dis que oui. Mais peut-être que non. Pas vraiment. » J’ai réfléchi. « Peut-être pas assez pour résoudre quoi que ce soit ? Mais c’était probablement de ma faute. J’étais ce type… qui se cachait et…

— Qui rendait impossible qu’on puisse résoudre quoi que ce soit. » Elle a fini la phrase.

« Je veux que ce soit possible maintenant. Je veux que ça marche… et… » Mon pied a trouvé le sien sous la table. Et puis j’ai eu un flash : Jayne, seule devant une tombe dans un champ brûlé au crépuscule, et cette image m’a obligé à admettre, « Tu as raison sur un point.

— Lequel ?

— J’ai peur d’être seul. »

Tu trébuches dans un cauchemar – tu t’accroches à un truc pour ton salut.

« J’ai peur de te perdre toi… et Robby… et Sarah… »

Si une chose est écrite, peut-elle être désécrite ?

Je me suis raidi en disant, « Ne pars pas », même si ce n’était pas entendu de manière littérale. « Je ne serai partie qu’une semaine. » J’ai pensé à la semaine qui venait de s’écouler. « C’est long.

— Il y aura toujours l’été, a-t-elle dit avec nostalgie, réplique célèbre d’un film qu’elle avait fait – l’amoureuse insaisissable qui plante le fiancé devant l’autel.

— Ne pars pas. »

Elle dépliait une serviette. Elle pleurait doucement.

« Quoi ? » J’ai tendu la main vers elle. J’ai senti les coins de ma bouche s’affaisser.

« C’est la première fois que tu me dis ça. »

Ce serait la dernière fois que je dînais avec Jayne.