Je me suis réveillé dans la chambre à coucher pour la première fois depuis ce qui semblait des semaines, m’étirant avec plaisir dans le lit vide, restauré par l’Ambien avalé la veille, et dans la cuisine Jayne préparait le brunch et j’ai pris une longue douche avant de m’habiller pour rejoindre la famille. J’ai contemplé mon reflet dans le miroir avant de descendre – pas de poches sous les yeux, la peau était lumineuse – et j’ai constaté, un peu choqué, que j’avais vraiment faim et que j’étais impatient de manger quelque chose. Le brunch du dimanche était l’unique repas de la semaine sans restrictions diététiques : bagels au sésame et cream cheese, omelette au bacon et saucisses, donuts Krispy Kreme et pain perdu pour Robby (qui, de nouveau, a marmonné un truc à propos des grattements contre sa porte pendant la nuit), chocolat chaud et pancakes pour Sarah (qui avait l’air fatiguée et absente, probablement à cause du nouveau cocktail de médicaments qui avaient été prescrits le mois dernier et commençaient à faire leur effet), mais sans doute à cause des scènes à retourner, Jayne se contentait d’un jus de banane et de lait de soja et s’efforçait de minimiser son anxiété à l’idée de partir pour Toronto, la semaine prochaine. Pour une fois, j’étais le membre de la famille qui se sentait bien ce dimanche-là. J’étais serein et content, même après avoir feuilleté les journaux qui étaient remplis des détails les plus récents sur la disparition de Maer Cohen, ainsi que de longues récapitulations concernant les treize (déjà) garçons disparus au cours des cinq derniers mois. Leurs photos occupaient une page entière de la section locale du journal local, accompagnées de descriptions physiques, des dates de leur disparition, des endroits où on les avait vus pour la dernière fois (Tom Salter pagayant dans son canoë sur le lac Morningside ; Cleary Miller et Josh Wolitzer devant la poste d’Elroy Avenue ; la dernière image d’Edward Burgess le montrait marchant tranquillement dans l’aéroport de Midland, filmé par les caméras de sécurité). C’était la photo de classe des disparus, et j’ai tout simplement posé le journal au loin. Une fois Robby et Sarah repartis dans leurs chambres, Jayne et moi avons échangé nos réflexions sur les moyens d’échapper au dîner des Allen, le soir même, mais il était trop tard. Il était plus facile d’endurer l’épreuve que de les envoyer promener et j’ai donc organisé ma journée jusqu’à sept heures du soir, heure à laquelle il nous faudrait y aller.
J’ai passé le reste de la matinée à remettre les meubles à leur place habituelle dans la salle de séjour, mais je me suis aperçu en le faisant que j’aimais bien la façon dont ils avaient été placés – et j’ai ressenti une curieuse nostalgie en poussant les sofas et les tables et les fauteuils tout autour de la pièce. Et la moquette – toujours décolorée – était sans tache : les empreintes couleur cendre n’étaient plus visibles et même si la grande étendue de beige virant au vert était rébarbative, la pièce ne donnait plus matière à interprétation. Je suis ensuite sorti pour aller voir dans le champ la traînée humide et noire : à mon grand soulagement, elle avait presque entièrement séché, et le trou commençait à se combler, et lorsque j’ai contemplé les hectares du champ qui remontait vers la masse sombre des bois, en respirant à pleins poumons l’air frais d’automne, j’ai eu brièvement le sentiment que Jayne avait raison, que c’était bien une prairie et non un endroit où résident les morts. Puis je suis rentré pour voir les griffures sur la porte de Robby et quand je me suis agenouillé et que j’ai passé la main sur les sillons que j’avais vus le jour d’Halloween, je n’ai pas pu détecter le moindre changement. L’après-midi a été long et paisible et sans histoires. J’ai regardé des matches de football et Aimee Light ne m’avait toujours pas rappelé.
À six heures, Jayne m’a habillé, un pantalon noir Paul Smith, un col roulé gris Gucci et des mocassins Prada – chic et conservateur et éminemment présentable. Pendant qu’elle passait l’heure suivante à se préparer, je suis descendu accueillir Wendy, la fille qui allait s’occuper des enfants ce soir, puisque Marta ne travaillait pas le dimanche. Wendy était une étudiante pas si mal, dont Jayne connaissait les parents et qui était aussi chaudement recommandée par toutes les mères du quartier. Jayne, au départ, avait été réticente à l’idée de faire appel à Wendy dans la mesure où nous allions dîner à côté et que nous aurions pu emmener les enfants avec nous, mais Mitchell Allen avait mentionné une infection de l’oreille de son fils Ashton et mis ainsi un veto subtil à notre projet. Et en repensant à ce que Kimball m’avait dit la veille, j’étais heureux d’avoir quelqu’un dans la maison pour surveiller les enfants. En attendant Jayne, j’ai téléchargé sur l’ordinateur les photos qu’elle avait prises le jour d’Hallooween : Robby et Ashton, maussades, transpirants, déjà trop vieux pour ce genre de fête ; Sarah, l’air d’une enfant prostituée. Une image de la 450 SL crème a capté mon attention brièvement, mais elle paraissait ne plus être chargée de sens – c’était simplement la voiture de quelqu’un et rien d’autre. Je m’en suis rendu compte après avoir essayé en vain d’agrandir la photo pour lire la plaque d’immatriculation, mais elle était surexposée par les réverbères de la rue et, comme tout le reste ce dimanche-là, cela n’avait aucune importance, semblait-il. J’ai passé en revue toutes les photos sur lesquelles je figurais, mais les photos qui m’ennuyaient le plus n’étaient pas celles où j’avais l’air terrifié et bourré, mais celles de Mitchell Allen et de Jayne posant devant la maison des Larson dans Bridge Street, le bras protecteur de Mitchell autour de la taille de Jayne, lui avec un faux air libidineux. Cela me paraissait bien plus inquiétant que la petite voiture innocente qui m’avait tant effrayé le soir d’Halloween et ne me faisait plus aucun effet à présent.
Mitchell Allen et moi étions à Camden ensemble, mais je le connaissais à peine là-bas, même si c’était une université minuscule et quasiment incestueuse. J’avais été surpris de découvrir non pas tant que Mitchell Allen était le voisin de Jayne, mais qu’il était marié et avait fait deux enfants : Ashton qui était, en raison de la proximité géographique, le meilleur ami de Robby par défaut, et Zoe, qui avait un an de moins que Sarah. Du peu que je savais de Mitchell à Camden, j’avais supposé qu’il était bisexuel sinon totalement gay. Mais à l’époque, avant l’arrivée du sida, tout le monde baisait tout le monde en fait au cours de cette brève période de liberté sexuelle totale. Après le diplôme et le passage des années 1980, il n’était pas rare de voir des « lesbiennes » que j’avais connues à l’époque se marier et devenir mères, et il en était de même pour pas mal de types de Camden dont l’identité sexuelle était restée floue, indéfinie, pendant les quatre années qu’ils avaient passées dans le New Hampshire. Être bisexuel était considéré comme un truc cool à Camden – ou du moins être perçu comme bisexuel – et l’ensemble des étudiants étaient non seulement d’une tolérance inaccoutumée vis-à-vis de cette pansexualité radicale, mais encore l’encourageaient activement. La plupart des mecs se foutaient pas mal d’une nuit passée avec un autre mâle et certains en tiraient même une certaine fierté. Les filles de Camden trouvaient ça excitant, et les garçons de Camden vous trouvaient mystérieux et dangereux, et donc ça ouvrait des portes et ça vous rendait beaucoup plus désirable et ça vous donnait l’impression, dans le contexte du truc, d’être plus artiste, ce qui était vraiment ce à quoi nous aspirions tous – faire savoir à nos pairs qu’il n’y avait pas de limites, que tout était acceptable, que la transgression était légitime. Après avoir surmonté ma surprise initiale (parce que mes seuls souvenirs de Mitchell étaient composés des rumeurs selon lesquelles il avait eu une longue histoire avec Paul Denton, un autre condisciple), je me suis souvenu d’une fille du nom de Candice qu’il avait branchée au cours des deux derniers trimestres, avant de partir pour un troisième cycle à Columbia, où il avait fait la connaissance de Nadine sur les marches de la Low Library, elle-même parfaite réplique de la blonde sexy et évaporée avec laquelle il avait fini par sortir à Camden. Lorsque nous nous étions revus pour la première fois, cet été, à un barbecue de voisins dans Horatio Park, il avait prétendu me confondre avec Jay McInerney, une vanne minable dont Mitch était si content qu’il l’a répétée trois fois en me présentant à d’autres couples, mais comme ils ne lisaient pas, ils n’avaient pas pu « piger », laissant le pauvre Mitchell faire le constat qu’il n’avait pas de public. Ni lui ni moi n’étions particulièrement désireux de nous connaître mieux ou de nous rappeler des souvenirs de Camden et nos passés lubriques respectifs, même pour le bien de nos fils (les meilleurs amis improbables). De son côté, Mitchell était tout simplement trop captivé par Jayne pour se sentir tenté par la camaraderie virile. Nous avions vieilli et nous vivions dans un monde différent, et Mitchell laissait la présence de Jayne le réduire à ce désespoir particulier, fréquemment observable chez les hommes qui se retrouvent dans l’entourage d’une star de cinéma. Le masque cool, désinvolte, que Mitchell portait à Camden – le côté un peu vague mais exquis, la touche bohème, les vacances de Noël au Nicaragua, le tee-shirt des Buzzcocks, le punch coupé au MDA, la baise frénétique et puis les distances prises – tout ça lui avait été enlevé. C’était dû, naturellement, en partie à l’âge, mais aussi à son immersion dans la banlieue (beaucoup d’hommes de mon âge à Manhattan avaient encore un semblant de la vivacité de leur jeunesse). L’aventurier sexuel, beau et vif, avait été remplacé par un ringard approchant la quarantaine, dévoué à ma femme comme un esclave. Nadine l’avait remarqué elle aussi et tenait Mitchell en laisse, lors des réunions à l’école ou des dîners occasionnels qui nous réunissaient, et je m’en fichais un peu ; j’avais mes propres tendances et je savais que Jayne n’était pas très intéressée. C’était le résultat inévitable d’un vieillissement précoce et de l’ennui et du fait d’avoir une belle femme. Mais lorsque Nadine flirtait de manière éhontée avec moi… c’était à ce moment-là que le cliché de la banlieue décourageait l’enthousiasme que j’avais conçu pour ma nouvelle vie d’homme essayant de devenir l’adulte responsable qu’il ne serait probablement jamais.
Après avoir dit au revoir aux enfants (Robby était vautré devant l’écran plasma géant et regardait 1941 et nous a à peine remarqués, tandis que Sarah était assise avec Wendy de l’autre côté de la pièce et étudiait le « Profil d’une œuvre » de Sa Majesté des mouches), Jayne et moi nous sommes retrouvés dans Elsinore Lane et, pendant notre bref trajet, elle m’a patiemment rappelé qui était qui et ce que chacun faisait puisque je semblais toujours oublier, ce qui dans ce cercle d’amis ne se faisait pas. Mitchell appartenait, comme par hasard, à la communauté des banquiers d’affaires, tandis que Mark Huntington faisait construire des terrains de golf et Adam Gardner était un autre semi-mafieux dont la soi-disant carrière dans le traitement des ordures comportait quelques zones d’ombre – un petit groupe de bons pères de famille tout simplement, vivant dans l’atmosphère douce et rêvée de la richesse que nous avions tous créée, en compagnie de nos épouses d’une beauté générique essayant d’assurer la parfaite ascension de nos enfants dans le monde. Une légère brise a fait crisser les feuilles sur l’asphalte alors que Jayne et moi quittions notre maison pour nous rendre chez les Allen. Jayne me tenait la main et se penchait contre moi. Je me suis discrètement écarté afin qu’elle ne sente pas la bosse du portable dans ma poche.
Mitchell nous a ouvert et a pris Jayne dans ses bras, avant de serrer la main que je tenais en l’air depuis le début. Nous étions les derniers à arriver et Mitchell nous a fait entrer rapidement parce que Zoe et Ashton allaient faire la démonstration pour les adultes des positions de yoga qu’ils avaient apprises pendant la semaine. Dans la salle de séjour, nous avons salué de loin Adam et Mimi Gardner, Mark et Sheila Huntington, tous debout dans ce vaste espace pendant que Zoe faisait semblant d’être un arbre pendant au moins cinq minutes et que son frère faisait étalage de ses talents dans un impressionnant exercice respiratoire (Ashton avait l’air d’avoir pleuré – les yeux rouges, le visage gonflé, congestionné – et il a fait son exercice docilement, comme si on l’avait forcé, même si, sur le coup, j’ai imputé son air misérable à l’infection de son oreille). Tous les deux ont fait la « planche oblique » et puis ils se sont recroquevillés dans la « position du rocher ». L’exercice a pris fin avec Zoe et Ashton tenant en équilibre sur leur tête des sacs de haricots jusqu’à ce que les adultes les applaudissent. « Adorables », ai-je murmuré à Nadine Allen ravie qui était près de moi, je ne m’en étais pas rendu compte, et m’avait posé la main sur le bas du dos. Elle m’a souri généreusement (rictus Klonopin) et puis elle a tendu les bras vers Ashton, qui s’est détourné brusquement avant de sortir de la pièce d’un pas lent. Le visage de Nadine, inquiète, s’est crispé – une seconde seulement – avant de redevenir le masque souriant de la maîtresse de maison. C’était un moment plein de sens. J’étais déjà accablé et épuisé.
La maison des Allen était une réplique presque exacte de la nôtre – une sorte de palais minimaliste et immaculé. Il y avait le même chandelier sous le haut plafond de l’entrée et le même escalier tout en courbes qui reliait les deux niveaux, et Mitchell a commencé à offrir des verres, une fois les enfants repartis dans leurs chambres, et Jayne m’a jeté un rapide coup d’œil quand j’ai demandé une vodka avec de la glace et je lui ai fait le même coup pour rire quand elle a demandé un verre de vin blanc en rechignant, sachant qu’elle n’en voulait pas vraiment, et nous nous sommes tous lancés dans une conversation de cocktail avec un CD de Burt Bacharach en fond sonore – d’un kitsch délibéré, présenté avec une formalité un peu ironique, non seulement une allusion au goût de nos parents – une façon de montrer combien ils étaient bourgeois et sans prétentions – mais aussi un truc réconfortant ; c’était censé nous ramener vers la sécurité de nos enfances, et j’imagine que ça a fonctionné comme un baume pour certains, comme l’a fait le menu qui mettait au goût du jour les repas que nous avaient servis nos mères : poulet pané (mais avec une touche jamaïcaine – je ne pouvais pas imaginer le goût que ça aurait) et gratin de pommes de terre (mais au manchego) et, clou des années 1970, une sangria, qui faisait, comme pas mal de trucs de l’époque, un come-back.
Quand nous nous sommes assis pour dîner, j’ai fait l’inventaire des personnes qui se trouvaient dans la pièce, et ce qui restait de ma bonne humeur s’est évaporé quand j’ai constaté combien j’avais peu de choses en commun avec eux – les papas à carrière, les mamans responsables et zélées – et j’ai été rapidement envahi par la terreur et la solitude. Je me suis fixé sur le sentiment de supériorité suffisante qu’affichaient les couples mariés et qui saturait l’atmosphère – les croyances partagées, la douce apathie satisfaite, c’était dans tous les coins – en dépit de l’absence de tout célibataire vers qui diriger tout ça. J’ai conclu avec une irrévocabilité pénible que le temps du tout est possible était terminé, faire ce qu’on veut quand on veut, c’était de l’histoire ancienne. Le futur n’existait plus. Tout était dans le passé et allait y rester. Et j’ai supposé – puisque j’étais l’élément rapporté le plus récent dans ce groupe et que je n’avais pas encore été parfaitement et complètement initié à ses rites – que j’étais le solitaire, l’outsider, celui pour qui la solitude paraissait sans fin. Mon émerveillement devant la façon dont j’étais arrivé dans ce monde ne m’avait pas encore quitté. Tout était formel et contraint. La conversation polie qui s’est prolongée des cocktails au dîner était si suffocante qu’elle en devenait presque impitoyable, et je me suis donc concentré sur les femmes, pesant soigneusement Mimi par rapport à Sheila par rapport à Nadine, que je trouvais toutes séduisantes (même si Jayne les éclipsait toutes les trois). Mitchell était penché vers ma femme et Nadine ne cessait de me verser de la sangria qui, j’en étais sûr, était sans alcool, et partout j’apercevais la dissimulation d’une promiscuité autrefois naturelle et cela me donnait l’impression d’être vieux. Brièvement, je nous ai imaginés engagés dans une orgie (un fantasme pas désagréable, vu l’allure des femmes présentes) jusqu’à ce que j’entende dire que Mimi Gardner possédait un loulou de Poméranie appelé Basket.
Et puis la conversation s’est concentrée sur Buckley, qui était en fait l’unique raison pour laquelle les quatre couples étaient assis autour de la table ronde sous les lumières tamisées dans la salle à manger austère et dénudée de la maison des Allen – tous nos enfants allaient dans la même école. On nous a rappelé qu’il y avait une réunion parents-professeurs le lendemain soir, et y serions-nous ? Oh oui, nous y serons, avons répondu Jayne et moi pour rassurer la table (j’ai tremblé en pensant aux conséquences que j’aurais provoquées en disant, « En aucune circonstance, nous n’assisterons à ce truc de parents-professeurs à Buckley »). La conversation a glissé vers la faiblesse des subventions, les démentis répétés, les évaluations, les connexions grandioses, cette énorme donation, les bonnes conditions – des sujets importants et personnels qui exigeaient des données spécifiques et des exemples, mais conservaient un degré d’anonymat suffisant pour que tout le monde se sente à l’aise. Je n’étais jamais allé à un dîner où toute la conversation tournait autour des enfants, et comme j’étais au fond le nouveau papa, je n’arrivais pas à sentir le courant émotionnel et l’anxiété qui circulaient sous le bavardage inoffensif – et il y avait un truc un peu dingue dans cette obsession pour leurs enfants, à la limite du fanatique. Ce n’était pas tant qu’ils étaient inquiets pour leurs enfants, ils voulaient surtout quelque chose en retour, ils voulaient un retour sur investissement – c’était un besoin presque religieux. C’était épuisant d’écouter tout ça et c’était tellement corrompu puisque ça ne rendait pas les enfants plus heureux. Qu’était-il arrivé au simple désir de voir ses enfants contents et cool ? Qu’était-il arrivé à la possibilité de leur dire que le monde déconne ? Qu’était-il arrivé à la distribution de claques de temps en temps ? Ces parents étaient des scientifiques et ils n’élevaient plus leurs enfants instinctivement – chacun avait lu un livre ou vu une vidéo ou surfé sur le Net pour se faire une idée de ce qu’il fallait faire. J’ai entendu le mot « portail » utilisé métaphoriquement pour « école maternelle » (avec l’aimable autorisation de Sheila Huntington) et il y avait des enfants de cinq ans qui avaient des gardes du corps (la fille d’Adam Gardner). Il y avait des enfants au bord de l’évanouissement à cause de la pression subie en cours élémentaire et qui suivaient des thérapies parallèles, et il y avait des enfants de dix ans qui souffraient de désordres alimentaires provoqués par des représentations irréalistes de leur corps. Il y avait des listes d’attente remplies des noms d’enfants de neuf ans pour les séances d’acupuncture du Dr Wolper. J’ai découvert qu’un des enfants de la classe de Robby avait avalé le contenu d’une bouteille de Clorox. Et puis on a parlé de : supprimer les pâtes dans le menu des déjeuners à la cantine, du nutritionniste qui avait fait office de traiteur pour la bar-mitsva, et des cours de Pilates pour des enfants de deux ans, la petite fille de huit ans qui a besoin d’un soutien-gorge de sport, le petit garçon qui tire sur la jupe de sa mère dans le supermarché de luxe pour lui demander, « Il y a des hydrates de carbone dedans ? » Une conversation a démarré sur le lien entre la difficulté de respirer et les produits laitiers. Après ça : un débat bidon sur les plantes échinophores. Les commotions cérébrales, la morsure de serpent, la minerve, la nécessité de placer des vitres blindées dans les classes – ça n’arrêtait pas, des trucs qui me paraissaient futuristes, sans objet, creux. Mais Jayne hochait la tête en signe d’acquiescement, écoutait l’air pensif, faisait des commentaires constructifs et je me suis rendu compte que plus Jayne devenait célèbre – et plus les gens attendaient d’elle – plus elle ressemblait à un politicien. Quand Nadine m’a agrippé le bras pour me demander mes sentiments sur un sujet que je n’avais pas suivi, je me suis lancé dans des considérations générales sur le désespoir dans le monde de l’édition. Quand il a été clair que je n’obtiendrais aucune réaction de mes convives, j’ai compris que ce que je désirais, c’était d’être accepté. Alors pourquoi ne pas me porter volontaire pour les cours d’informatique ? Pourquoi ne pas entraîner l’équipe de tennis ? Nadine m’a sauvé en mentionnant une rumeur optimiste concernant un des garçons disparus qu’on aurait vu à Cape Cod, avant de s’excuser une nouvelle fois de nous quitter pour aller voir comment se portait Ashton – ce qu’elle a fait, si j’ai bien compté, sept fois pendant le dîner. J’avais commencé à m’emparer du pichet de sangria à une cadence qui a conduit Jayne à l’éloigner de moi après qu’elle m’eut vu remplir mon verre à ras bord. « Mais qu’est-ce qui va se passer quand il faudra remplir mon verre ? » ai-je demandé avec une voix de robot et tout le monde a ri, alors que je n’avais pas l’impression d’avoir fait une plaisanterie. Je jetais régulièrement un coup d’œil du côté de Mitchell qui fixait Jayne d’un regard morne et concupiscent à la fois pendant qu’elle essayait en vain de lui expliquer quelque chose, à quoi Mitchell répondait par un halètement constant. Il a fallu trois heures pour parvenir à la fin du dîner.
Les femmes ont débarrassé la table et sont restées dans la cuisine pour préparer le dessert, pendant que les hommes tournaient autour de la piscine d’un pas nonchalant en fumant des cigares. Mais Mark Huntington avait apporté quatre joints qu’il avait roulés à l’avance et nous avons commencé à les allumer sans que je m’en rende vraiment compte. Je n’étais pas fana de l’herbe et j’étais surpris de voir combien j’ai été ravi de la voir arriver : il allait falloir une éternité pour que la soirée se termine – le sorbet aux fruits frais et les adieux qui n’en finiraient pas et les pénibles promesses d’un prochain dîner – et sans me défoncer un peu, le moment où je pourrais m’effondrer sur mon lit paraissait intolérablement lointain. Après la première taffe, je me suis affalé sur une des chaises longues qui étaient disposées avec un art singulier tout autour du jardin, à la différence des nôtres qui trônaient sur le côté de la maison et non derrière, et la nuit était sombre et douce, et la lumière de la piscine projetait des ombres d’un bleu phosphorescent sur les traits des hommes. De là où j’étais affalé sur la chaise longue, je pouvais voir le côté de notre maison et en tirant une longue bouffée de mon joint, j’ai plissé les yeux pour mieux l’observer. Je voyais les portes-fenêtres de la salle multimédia, où se trouvait encore Robby, couché devant la télévision, et Sarah était toujours assise sur les genoux de Wendy qui lui lisait l’histoire de ces garçons échoués sur cette île perdue, et au-dessus il y avait la chambre à coucher dans l’obscurité. Et entourant le tout, le grand mur qui pelait. Hier matin, observées de près, les taches sur le mur n’avaient pas semblé aussi grandes que maintenant, vues sous cet angle. Le mur était à présent presque entièrement couvert de stuc rose, avec quelques endroits où la peinture blanche d’origine tenait encore. Un nouveau mur avait été découvert – s’était emparé de l’ancien – et c’était assez inquiétant pour me faire frissonner (parce que c’était une sorte d’avertissement, non ?), et après qu’on m’eut passé un autre joint et que j’eus tiré une bonne taffe, j’ai eu cette pensée un peu brumeuse : comme… c’est… étrange… et puis mes réflexions se sont déplacées vers Aimee Light et j’ai ressenti une vague concupiscence, suivie d’une déception, la combinaison habituelle. On apercevait les silhouettes des femmes dans la cuisine et leurs voix, amorties par la distance, étaient un agréable fond sonore pour la conversation des hommes. Les hommes étaient sveltes, avec des ventres plats, ils avaient dépensé beaucoup d’argent pour la coloration de leurs cheveux, leurs visages étaient lisses et sans rides, ce qui faisait qu’aucun de nous ne paraissait son âge, ce qui était, ai-je conjecturé en bâillant sur la chaise longue, une bonne chose. Nous étions tous un peu détachés, avec une légère propension au ricanement, et en réalité je n’en connaissais aucun – ils étaient encore une brève première impression. Je regardais une girouette sur le toit des Allen, quand Mitchell m’a demandé, avec un air réellement soucieux et sans la dose de méchanceté à laquelle je m’attendais, « Alors qu’est-ce qui t’a conduit dans cette partie du monde, Bret ? » Un peu somnolent, j’étais en train de scruter dans l’obscurité le champ qui se trouvait derrière la maison de nos voisins.
J’ai cherché la note de détachement juste et j’ai ricané. « En fait, elle a lu trop d’articles dans les magazines sur le fait que les enfants élevés dans des foyers sans père sont plus susceptibles de devenir des délinquants juvéniles. Et voilà. Me voici. » J’ai soupiré et tiré une nouvelle bouffée. Un énorme nuage gonflait devant la lune. Il n’y avait pas d’étoiles.
Un chœur de gloussements sinistres a été suivi d’autres ricanements. Et puis c’était de nouveau les enfants.
« Et donc il prend du méthylphénidate…, a dit sans effort Adam,… même si ce n’est pas vraiment approuvé pour les enfants de moins de six ans », et il a poursuivi sur l’hyperactivité et le déficit d’attention d’Hanson et de Kane, ce qui a, bien entendu, fait dériver la conversation sur les 7,5 milligrammes de Ritaline administrés trois fois par jour et le pédiatre qui déconseillait la télévision dans la chambre du gamin et Monstres & Cie – tellement vieux jeu – et Mark Huntington avait engagé un écrivain pour aider son fils à faire ses rédactions, qui l’avait imploré de ne pas le faire parce qu’il n’en avait pas besoin. Et puis la conversation a dérivé vers les garçons disparus, un fou, une bombe à La Nouvelle-Orléans, une autre pile de cadavres, un groupe de touristes abattus à la mitraillette sur les marches de Bellagio à Las Vegas. La marijuana – qui était assez forte – avait transformé nos voix et fait de notre conversation une parodie de bavardage de camés.
« Tu as déjà essayé le numéro du papa sourd ? »
Ce n’était pas à moi qu’on posait la question, mais je me suis redressé, intrigué, et j’ai dit, « Non, qu’est-ce que c’est ?
— Quand il commence à pleurnicher, tu fais semblant de ne pas comprendre ce qu’il dit. » C’était Mitchell qui parlait.
« Et il se passe quoi ?
— Il est tellement agacé qu’il abandonne, tout simplement.
— Tu as passé combien d’heures sur Google pour trouver cette information, Mitch ?
— Ça a l’air atroce, a soupiré Adam. Pourquoi ne pas lui donner ce qu’il veut ?
— J’ai déjà essayé. Ça ne marche pas, mon ami.
— Pourquoi pas ? a demandé un autre, même si nous connaissions tous la réponse.
— Parce qu’ils en veulent toujours plus, a répondu Mark Huntington.
— Merde, a dit Mitch en prenant une grande inspiration et en haussant les épaules. Ce sont mes enfants.
— Nous jouons à cache-cache et il ne me trouve jamais », a dit Adam Gardner après un long silence. Il était lui aussi affalé sur une chaise longue, les bras croisés, les yeux levés vers le ciel sans étoiles.
« Comment tu fais ?
— Kane doit compter jusqu’à 170.
— Et puis ?
— Je roule jusqu’au Loew’s Multiplex et je vois un film en matinée.
— Et il s’en fiche ? a-t-on demandé à Adam. Je veux dire… de ne pas te trouver ? »
Gardner a haussé les épaules. « Probablement pas. Il va s’asseoir devant l’ordinateur. Il est scotché devant ce foutu machin pendant des journées entières. » Gardner a réfléchi à quelque chose. « Il finit par me retrouver.
— C’est un monde complètement différent, a murmuré Huntington. Ils ont développé des aptitudes entièrement nouvelles qui nous mettent totalement à l’écart.
— Ils savent traiter l’information visuelle. » Gardner a haussé les épaules. « Tu parles d’une découverte. Moi, ça ne m’impressionne pas du tout.
— Ils ne savent absolument pas comment replacer une chose dans son contexte », a murmuré de nouveau Huntington, l’air complètement parti en tirant sur un autre joint. Nous en avions encore deux à fumer et tout le monde était pété.
« Ce sont des junkies du fragment.
— Pour la technologie, ils sont plus avancés que nous. » C’est Mitchell qui a dit ça, mais je ne pouvais pas savoir, à son ton neutre et détaché, s’il répondait à Mark ou non.
« Ça s’appelle la technologie disruptive. »
Soudain, j’ai pu entendre Victor qui aboyait dans notre jardin.
« Mimi ne veut plus que Hanson joue à Apocalypse.
— Pourquoi pas ? a demandé quelqu’un.
— Elle dit que c’est le jeu employé par l’armée américaine pour entraîner ses soldats. » Un soupir profond.
Le seul truc qui séparait notre propriété de celle des Allen était une rangée de buissons bas, mais les maisons étaient si largement espacées qu’elles rendaient hors de propos tout problème de voisinage. Je pouvais voir que les enfants étaient toujours dans la salle multimédia, mais mon regard s’est déplacé vers le haut et les lumières dans la chambre à coucher étaient maintenant allumées. J’ai vérifié : Wendy était encore dans le fauteuil, tenant Sarah dans ses bras.
De nouveau, j’ai pensé comme… c’est… étrange… mais cette fois une légère panique se mêlait à la pensée.
J’étais sûr que les lumières de la chambre à coucher n’étaient pas allumées auparavant. Ou est-ce que je venais de le remarquer à l’instant ? Je n’arrivais pas à me souvenir.
Je me suis concentré sur la maison, d’abord sur la salle multimédia, mais c’est alors qu’une ombre derrière la fenêtre de la chambre à coucher a attiré mon attention.
Presque aussitôt elle a disparu.
« Écoute, je ne suis pas vraiment partisan d’une discipline stricte, déclamait un des pères, mais je fais tout pour qu’il se sente responsable de ses erreurs. »
Je ne tenais plus en place sur la chaise longue, les yeux rivés sur le premier étage.
Il n’y avait plus aucun mouvement. Les lumières étaient toujours allumées, mais plus d’ombre en vue.
Je me suis légèrement détendu et j’étais sur le point de me mêler à la conversation quand une silhouette est passée à toute vitesse derrière la fenêtre. Et puis elle est repassée, accroupie, comme si elle ne voulait pas être vue.
Je ne distinguais pas qui c’était, mais elle avait l’allure d’un homme et elle portait ce qui ressemblait à un costume.
Et elle a disparu de nouveau.
Involontairement, mon regard s’est porté vers Robby et la baby-sitter et Sarah.
Mais peut-être que ce n’était pas un homme, me suis-je dit machinalement. Peut-être que c’était Jayne.
Troublé, je me suis redressé et j’ai tendu le cou pour regarder du côté de la cuisine des Allen, où Nadine et Sheila garnissaient des bols de framboises, et Jayne était debout devant le comptoir et montrait quelque chose à Mimi Gardner dans un magazine, et toutes les deux riaient.
J’ai lentement sorti mon portable de la poche de mon pantalon et j’ai appuyé sur un numéro mémorisé.
J’ai vu le moment précis où la tête de Wendy a émergé du livre qu’elle lisait à Sarah, et elle s’est levée avec elle pour aller jusqu’au téléphone sans fil près de la table de billard. Wendy a attendu que la personne qui appelait laisse un message.
La silhouette est apparue de nouveau. Elle était maintenant au beau milieu de la fenêtre, sans bouger.
Elle s’était arrêtée en entendant le téléphone sonner.
« Wendy, c’est Mr. Ellis, décrochez », ai-je dit sur le répondeur.
Wendy a immédiatement mis le combiné à l’oreille, en faisant passer Sarah sur l’autre bras.
« Allô ? »
La silhouette regardait fixement en direction du jardin des Allen.
« Wendy, vous avez un ami avec vous ? »
J’ai balancé une jambe – j’avais des fourmis – hors de la chaise longue et j’ai regardé la salle multimédia, les trois qui s’y trouvaient, oublieux de qui pouvait être à l’étage.
« Non, a répondu Wendy en regardant autour d’elle. Il n’y a que nous. »
Je me suis levé et j’avançais, un peu titubant, en direction de la maison, le sol se dérobant sous mes pieds. « Wendy, sortez les enfants de là, d’accord ? »
La silhouette était toujours debout devant la fenêtre, éclairée de dos et donc sans traits.
J’ai ignoré les questions des hommes derrière moi qui voulaient savoir où j’allais et j’ai marché le long de la maison des Allen, ouvert un portail, et je me suis retrouvé sur le trottoir, d’où je pouvais toujours voir la fenêtre à l’étage à travers les ormes nouvellement plantés le long d’Elsinore Lane.
En approchant de la maison, j’ai soudain remarqué la 450 SL crème garée devant.
Et c’est à ce moment-là que j’ai vu la plaque d’immatriculation.
« Mr. Ellis, qu’est-ce que vous voulez dire ? Sortir les enfants de la maison ? Qu’est-ce qu’il y a ? »
À cet instant, comme si elle avait écouté, la silhouette s’est éloignée et a disparu.
Je me suis figé, incapable de parler, puis j’ai avancé sur l’allée en pierre qui menait à la porte d’entrée.
« Wendy, je suis devant la porte d’entrée. Sortez avec les enfants, immédiatement. Immédiatement. »
Victor ne cessait d’aboyer depuis le fond du jardin, puis les aboiements se sont transformés en hurlements.
J’ai frappé à la porte jusqu’à ce que je me mette à donner des grands coups de poing.
Wendy a ouvert, effarée, Sarah dans ses bras, qui a souri quand elle m’a vu. Robby était derrière elle, alarmé et pâle.
« Mr. Ellis, il n’y a personne d’autre que nous dans la maison… »
Je l’ai écartée et je suis allé jusque dans mon bureau, où j’ai ouvert en quelques secondes mon coffre pour prendre mon pistolet, un petit calibre 38 que je gardais là, et puis, un peu pris de vertige à cause de l’herbe, je l’ai glissé dans ma ceinture pour ne pas effrayer les enfants. Je me suis dirigé vers l’escalier, mais arrêté en passant dans la salle de séjour.
Les meubles avaient été encore une fois déplacés et des empreintes de couleur cendre couraient en tous sens sur la moquette.
« Mr. Ellis, vous me faites peur. »
Je me suis retourné. « Sortez les enfants. Tout va bien. Je veux juste vérifier quelque chose. »
Je me suis senti un peu plus fort en disant ça, comme si je contrôlais une situation qui m’échappait probablement. La peur s’était transformée en lucidité et calme, ce qui était l’effet de l’herbe de Mark Huntington, ai-je compris par la suite. Sans quoi je n’aurais jamais agi aussi imprudemment ou même simplement pensé affronter quiconque se trouvait dans la chambre à coucher. Ce que je ressentais en montant les escaliers, c’était : je m’attendais à ça. Cela faisait partie du récit. L’adrénaline m’envahissait, mais je faisais des pas lents et décidés. Je tenais fermement la rampe, la laissant jouer son rôle dans mon ascension, avec une sensation tellement neutre que j’aurais pu tout aussi bien être en transe.
Au sommet de l’escalier, je me suis engagé dans le couloir sombre et silencieux qui conduisait à la chambre à coucher. Mes yeux se sont rapidement adaptés à la pénombre et le couloir a pris une teinte violacée. La force qu’il fallait pour avancer dans ce couloir provenait uniquement d’une panique croissante.
« Hello, ai-je clamé dans l’obscurité, la voix un peu cassée. Hello ? »
Une applique a clignoté et puis s’est éteinte au moment où je passais devant. Même chose pour la suivante.
Et puis, j’ai entendu quelque chose. Une sorte de glissement. De l’autre côté de la chambre à coucher et, dans l’interstice entre le bas de la porte et le sol, le rai de lumière s’est éteint.
Et puis, j’ai entendu distinctement un gloussement.
Je n’ai pu m’empêcher de gémir.
Derrière la porte, le gloussement continuait.
Mais c’était un gloussement dénué d’humour.
Les appliques avaient cessé de clignoter et la seule source de lumière dans le couloir était la lune qui éclairait la grande fenêtre qui donnait sur le jardin à l’arrière de la maison. Je pouvais voir Victor assis, fixant intensément la maison, comme s’il avait monté la garde (mais contre quoi ?), et derrière le chien, le champ qui, à la lueur de la lune, ressemblait à une feuille d’aluminium.
J’ai avancé et je n’étais plus qu’à deux pas de la porte quand je l’ai entendue s’ouvrir.
« Hello ? Qui est-ce ? Hello ? » Ma voix était monocorde. J’ai mis la main sur mon pistolet sous mon pull.
Le grincement avait cessé.
Dans l’obscurité, la porte s’est ouverte et quelque chose a foncé sur moi, mais je n’ai rien pu voir.
« Hé ! » ai-je hurlé, et le truc s’est envolé, est passé tout près de moi. Je me suis retourné en agitant les bras et j’ai entendu la porte de la chambre de Robby claquer.
Je tenais le pistolet dans une main et de l’autre je cherchais mon chemin en tâtonnant jusqu’à sa chambre.
« Mr. Ellis, ai-je entendu Wendy appeler. Que se passe-t-il ? Vous faites peur aux enfants.
— Appelez la police, ai-je crié pour être certain que le truc dans la chambre de Robby puisse m’entendre. Appelez vite le 911, Wendy. Vite !
— Papa ? » C’était Robby.
J’ai essayé de ne pas laisser ma voix trembler. « Tout va bien, Robby, tout va bien. Sors de la maison. »
J’ai pris une longue inspiration et lentement ouvert la porte de Robby.
La chambre était dans l’obscurité totale, à l’exception de la lune qui servait d’écran de sauvegarde de l’ordinateur. La fenêtre qui donnait sur Elsinore Lane était ouverte.
J’ai senti qu’il y avait du mouvement dans la pièce et au bout de quatre pas à l’intérieur, j’ai entendu quelque chose qui respirait avec difficulté.
« Qui êtes-vous ? » ai-je crié. La peur montait en moi. Je ne savais pas quoi faire. « J’ai un putain de flingue », ai-je hurlé inutilement (dont tu ne sais pas te servir, ricanait la chose dans mon imagination).
J’ai reculé et de ma main libre j’ai parcouru le mur jusqu’à ce que je trouve le commutateur.
Et c’est à cet instant que quelque chose m’a mordu la paume de la main. Il y a eu un sifflement et puis une sensation de piqûre dans la main.
J’ai crié involontairement et allumé.
Le bras tenant le pistolet tendu, j’ai balayé la pièce.
La seule chose qui bougeait, c’était le Terby qui avait atterri sur le sol et tangué avant de basculer sur le côté, ses yeux étranges fixés sur moi.
À côté de lui, une petite souris morte, qui avait été éventrée.
Mais il n’y avait rien d’autre dans la pièce et j’ai failli craquer en raison même du soulagement. J’ai dégluti avec difficulté et lorsque j’ai entendu le crissement des pneus, je me suis précipité vers la fenêtre ouverte.
La 450 SL crème a disparu au coin d’Elsinore Lane et de Bedford Street.
J’ai dévalé l’escalier, passé la porte d’entrée devant laquelle se tenaient Wendy et Robby et Sarah, interloqués. Wendy s’est penchée pour prendre Sarah dans ses bras et l’a serrée contre elle dans un geste protecteur.
« Vous avez vu cette voiture ? » J’étais hors d’haleine et j’ai senti brusquement que j’allais être malade. Je me suis détourné d’eux pour me pencher vers la pelouse et vomir. Sarah s’est mise à pleurer. J’ai vomi une nouvelle fois – avec des spasmes violents, ce coup-ci. Je me suis essuyé la bouche du revers de la main qui tenait le pistolet, pour essayer de reprendre une contenance. « Vous avez vu quelqu’un monter dans cette voiture ? » ai-je redemandé, toujours essoufflé.
Robby me regardait avec un air dégoûté et il est rentré dans la maison.
« Tu es fou ! » a-t-il hurlé avant que je ne l’entende éclater en sanglots furieux.
« Je te hais ! » a-t-il crié, avec dans la voix une assurance et une certitude extraordinaires.
« Quelle voiture ? a demandé Wendy, les yeux écarquillés non pas de peur, mais d’une atroce incrédulité.
— La Mercedes. La voiture qui vient de partir dans la rue. » Je pointais le doigt vers la rue vide.
« Mr. Ellis – cette voiture ne faisait que passer. Qu’est-ce qu’il y a ?
— Non, non, non. Vous n’avez pas vu la personne monter dans cette voiture et filer ? »
Wendy regardait fixement quelque chose derrière moi. Je me suis brusquement retourné.
Jayne arrivait d’un pas lent vers nous, les bras croisés, l’air grave.
« Oui, que se passe-t-il, Bret ? » a-t-elle demandé posément, en s’approchant de moi.
J’ai cru qu’elle avait une expression de compassion sur le visage, puis j’ai vu qu’elle était furieuse.
« Wendy, pourriez-vous emmener Sarah dans sa chambre ? » J’ai avancé vers la baby-sitter, qui a reculé quand j’ai tendu la main vers Sarah, qui a détourné la tête, pleurant si fort qu’elle en bavait.
Jayne m’a frôlé en allant murmurer quelque chose à sa fille et ensuite à Wendy, qui a hoché la tête et emmené Sarah à l’intérieur. Encore essoufflé, j’ai essuyé la salive au coin de ma bouche alors que Jayne revenait vers l’endroit où j’étais, paralysé de fatigue. Elle a regardé le pistolet et puis, de nouveau, vers moi.
« Bret, que s’est-il passé ? » Elle avait toujours les bras croisés.
« J’étais assis dans le jardin des Allen à discuter avec les autres types et en levant les yeux vers la maison, j’ai vu quelqu’un dans notre chambre. » J’essayais de contrôler ma respiration, mais sans succès.
« Qu’est-ce que vous faisiez tous les quatre dehors ? » Elle a posé cette question sur le ton du professionnel qui connaît déjà la réponse.
« On passait le temps, on était simplement… » J’ai fait un geste en direction d’un truc invisible. « On passait le temps.
— Mais vous fumiez de l’herbe, non ?
— Ben, ouais, mais ce n’était pas mon idée… » Je me suis interrompu. « Jayne, il y avait quelque chose – un homme, je crois – dans notre chambre et il cherchait un truc, et je suis donc venu ici et je suis monté pour contrôler, mais il m’a bousculé pour entrer dans la chambre de Robby et…
— Regarde-toi. » Elle m’a coupé la parole.
« Quoi ?
— Regarde-toi. Tu as les yeux complètement rouges, tu es ivre, tu pues l’herbe et tu as terrorisé les enfants. » Elle parlait d’une voix basse et sous pression. « Mon Dieu, je ne sais plus quoi faire. Je ne sais vraiment plus quoi faire. »
Nous baissions la voix parce que nous étions sur la pelouse devant la maison, complètement exposés. Sans le vouloir, j’ai parcouru du regard le voisinage. Et puis, excédé de frustration, j’ai dit, « Attends un peu, tu es en train de me dire que c’est l’herbe qui m’a fait halluciner ce truc là-haut…
— Quel truc là-haut, Bret ? »
« Oh, putain. J’appelle la police. » J’ai cherché mon portable.
« Non. Sûrement pas.
— Et pourquoi pas, Jayne ? Il y avait dans notre maison quelque chose qui n’aurait pas dû s’y trouver. » Je continuais à faire des gestes en tous sens. Je croyais que j’allais me sentir mal de nouveau.
« Tu ne vas pas appeler la police. » Jayne a dit ça avec le calme de la décision sans appel. Elle a essayé de s’emparer du pistolet, mais je l’ai éloigné d’elle.
« Pourquoi est-ce que je n’appellerais pas la police ?
— Parce que je ne veux pas que les flics viennent ici et te voient dans cet état lamentable, en train de terrifier des enfants qui le sont déjà.
— Hé, attends un peu ? J’ai peur, Jayne. J’ai peur, OK ?
— Non, tu es pété, Bret. Tu es pété. Maintenant, donne-moi le pistolet. »
Je lui ai saisi le bras et elle m’a laissé l’entraîner vers la maison dont j’ai ouvert la porte d’entrée. Elle était derrière moi quand j’ai pointé le doigt vers la salle de séjour et le mobilier déplacé. Et puis vers les empreintes de pas, avec un air triomphal un peu malsain. J’attendais sa réaction. Elle n’est pas venue.
« J’ai déplacé ces meubles, Jayne. Ils n’étaient pas comme ça quand nous sommes sortis ce soir.
— Vraiment ?
— Non, Jayne, et ne prends ce putain de ton condescendant avec moi ! Quelqu’un les a bougés pendant que nous n’étions pas là. Quelqu’un est entré dans cette maison, a déplacé les meubles et laissé ça. » J’avais le doigt pointé vers les empreintes couleur cendre et je me suis rendu compte que je déblatérais et que j’étais trempé de sueur.
« Bret, je veux que tu me donnes ce pistolet. »
J’ai baissé les yeux. Mes phalanges étaient blanches à force de serrer le calibre 38.
J’ai respiré à fond et jeté un coup d’œil à la paume de mon autre main. La petite piqûre avait l’air de guérir toute seule.
Elle a pris calmement le pistolet et s’est remise à parler à voix basse, comme si elle s’adressait à un enfant. « Le mobilier a été déplacé pour la fête…
— Non, non, non – je l’avais remis en place ce matin, Jayne.
— … et ces empreintes et la décoloration datent de la fête et j’ai déjà appelé le service de nettoyage…
— Bordel, Jayne – je n’ai pas rêvé tout ça, ai-je dit sur un ton dédaigneux, déconcerté par son refus de me croire. Il y avait une voiture garée devant la maison, et il y avait quelqu’un là-haut et…
— Où se trouve cette personne maintenant, Bret ?
— Il est parti. Il est monté dans la voiture et il est parti.
— Comment ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu as dit que tu étais monté et que tu avais vu cette personne, et puis elle est sortie en courant et a grimpé dans une voiture ?
— Ouais, mais je ne pouvais pas le voir parce qu’il faisait trop sombre et…
— Elle a dû passer devant Wendy et les enfants donc, a dit Jayne. Ils ont dû la voir passer devant eux pour monter dans sa voiture, non ?
— Euh… non. Non… Je veux dire que je crois qu’il a sauté depuis la fenêtre de Robby… »
Une expression de dégoût a envahi le visage de Jayne. Elle s’est éloignée de moi, est entrée dans le bureau, a mis le pistolet au coffre et l’a refermé. Je l’ai suivie en silence, jetant des coups d’œil à droite et à gauche à la recherche d’indices du passage de quelqu’un dans la maison et du fait que cette vision n’était pas le résultat de la sangria et de la marijuana et des mauvaises vibrations en général qui, à présent, m’assaillaient sans fin. Jayne a commencé à monter. Je l’ai suivie parce que je ne savais pas quoi faire d’autre.
Les appliques dans le couloir étaient allumées, le baignant de sa lueur froide habituelle. La porte de Robby était fermée et quand Jayne a essayé de l’ouvrir, elle s’est aperçue qu’elle était verrouillée. « Robby ? a appelé Jayne. Chéri ?
— Maman – tout va bien. Va-t’en » est ce qui nous est parvenu de derrière la porte.
« Robby, laisse-moi entrer. Je veux te demander quelque chose », ai-je dit en essayant d’ouvrir la porte.
Mais il n’a jamais ouvert la porte. Il n’y a pas eu de réponse. Je n’ai pas réessayé de lui parler parce que je n’aurais pas supporté ce qu’aurait pu être sa réaction. De plus, le Terby était là-dedans, et la souris morte, et la fenêtre ouverte.
Jayne a soupiré en entrant dans la chambre de Sarah. Wendy l’avait mise au lit. Sous sa couette lavande, Sarah tenait cette horrible peluche et elle avait le visage illuminé de larmes. Je me suis consolé bêtement en me disant que les larmes allaient cesser, mais comment aurais-je pu lui demander à ce moment-là par quel miracle ce truc était passé de la chambre de Robby dans ses bras en si peu de temps ?
« Maman ! s’est exclamée Sarah d’une voix tremblante de terreur et de soulagement.
— Je suis là, a répondu Jayne sur un ton absent. Je suis là, chérie. »
J’allais suivre Jayne dans la chambre, mais elle m’a fermé la porte au nez.
Je suis resté sans bouger. Le fait qu’elle n’ait pas cru un mot de ce que je lui avais dit et s’éloigne de moi à cause de ça rendait la soirée encore plus terrifiante et intolérable. J’ai essayé de ramener le truc à de plus justes proportions, mais je n’ai pas pu. Désespéré, je suis resté devant la porte de la chambre de Sarah et j’ai essayé de déchiffrer les propos apaisants qui étaient murmurés à l’intérieur, et puis j’ai entendu un bruit en provenance d’un autre coin de la maison et j’ai cru que j’allais être malade de nouveau, mais lorsque je suis descendu, j’ai vu que ce n’était que Victor qui grattait à la porte de la cuisine, qui voulait rentrer et qui a changé d’avis. J’ai regardé à travers les vitres, à la recherche de la voiture, mais la rue était tranquille ce soir, comme toujours, et il n’y avait personne dehors. Qu’est-ce que je pouvais raconter à Jayne ou Robby et Sarah qui leur permettrait de me croire ? Tout ce que je voulais leur dire avoir vu ne servirait que de catalyseur pour mon expulsion de la maison. Tout ce que j’avais vu ne serait jamais cru par aucun d’eux. Et cette nuit-là, j’ai su qu’il me fallait rester dans cette maison. Qu’il me fallait être un participant. J’avais besoin d’être arrimé à la vie de la famille qui vivait ici. Plus que quiconque au monde, il me fallait être ici. Parce que cette nuit-là, j’en suis venu à croire que j’étais le seul qui pourrait sauver ma famille. Je me suis convaincu de ça au cours de cette douce nuit de novembre. Ce qui a provoqué cette prise de conscience avait moins à voir avec les ombres fantomatiques que j’avais vues arpenter la chambre pendant que j’étais pété dans le jardin des Allen, ou avec ce truc qui m’avait frôlé dans l’obscurité du couloir, ou encore avec le Terby et la souris morte, qu’avec un détail que je ne pourrais jamais partager avec Jayne (avec n’importe qui), parce que ç’aurait été la goutte d’eau. Ç’aurait été mon billet de départ. Le numéro de la plaque d’immatriculation de la 450 SL crème qui était garée devant notre maison quelques minutes plus tôt était exactement le même que celui de la 450 SL conduite pendant plus de vingt ans par mon père décédé.