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Vendredi 8 novembre, samedi 9 novembre


LOS ANGELES

Un agent de la sécurité à l’entrée a vérifié mon nom avant que je puisse prendre la route en lacet qui conduisait à une maison de la taille d’un hôtel, toute en verre, au sommet de Bel Air. Après qu’un voiturier eut emporté ma voiture de location, j’ai fait mon entrée dans une fête où une ex-petite amie qui s’était mis des faux cils et mariée à un milliardaire a crié « Hé, beau gosse ! » à l’instant où je pénétrais dans la pièce, et nous avons parlé d’autrefois et des gens du cinéma et de ce qu’elle faisait de sa vie (« Je rock », est la seule allégation que j’aie pu faire), et comme les gens avaient l’air de m’éviter à cause de mon visage tuméfié, j’ai continué à me déplacer jusqu’à ce que je me retrouve devant une bibliothèque remplie de scénarios reliés en cuir, et des chiots golden retriever trébuchaient dans tous les coins et j’ai trouvé un numéro du National Inquirer daté de la semaine suivante dans une salle de bains et il y avait un poster encadré dans la chambre du fils aîné, deux mots en énormes lettres rouges (GET READY) et il y avait une actrice qui avait partagé la vedette dans le film que Keanu Reeves et Jayne avaient fait ensemble en 1992 et nous avons eu une conversation que j’ai trouvée inconvenante, en dépit de sa candeur, puisque nous ne nous étions jamais rencontrés (« Jayne avait quitté le tournage pour un ou deux jours pour être avec vous. Quelqu’un qui était mort, dans votre famille, non ? – Ouais, mon père »), et puis le père de Sarah – le producteur de musique – s’est pointé et il a eu l’air choqué de me voir (rien ne me choquait plus puisque je ne réagissais à rien) et puis il a demandé des nouvelles de Sarah et écouté des bribes de ce que je lui répondais, à quel point elle allait bien, et même si le producteur de musique n’arrêtait pas de me promettre qu’il voulait voir sa fille, il y aurait toujours un nouvel « empêchement » pour le retenir, mais il a ajouté, sur un ton qui n’était pas consternant, que Sarah était toujours « libre » de venir le voir. Assises à la grande table du dîner se tenaient des épouses de Pacific Palisades, avec quelques membres clés de la mafia gay show-biz et des mecs hyper bien de Silver Lake, des couples de Malibu et un chef, très beau, qui avait son émission de cuisine à lui. Les conversations ont démarré quand les premiers plats ont été servis : la deuxième maison à Telluride, la nouvelle maison de production, les allers et retours chez le chirurgien esthétique, le caprice si violent qu’il avait fallu appeler la police, tous les efforts qui ne menaient à rien. J’ai tout écouté, ou imaginé que je le faisais. Il y avait tant de mots dont je ne comprenais plus le sens (heureux, gâteau, jingle, se pomponner), et j’étais tellement loin de ce monde qu’il n’avait plus aucun impact sur moi : le nombre d’explosions par scène, le film qui se déroulait dans un sous-marin, le scénario qui n’atteignait pas le seuil de sympathie, le flirt SM avec une prostituée mineure, la baise avec la miss du lycée qui récupérait d’un implant mammaire, le hurlement des fusées, les abdos tablette de chocolat, le sexe sur le matelas gonflable, la défonce à la Vicodin. Et puis, la conversation a pris une tournure plus sobre quand il a été question d’un certain film : s’il ne dépassait pas le milliard de dollars d’entrées, le film en question ferait perdre de l’argent aux trois studios qui le finançaient. Après ça, la vanité de toute entreprise a imprimé sa marque sur la fin du dîner. Et très vite, on a pu voir que la chirurgie esthétique avait privé de toute expression tant de femmes et d’hommes dans cette fête, et une actrice ne cessait de s’essuyer la bouche avec une serviette pour empêcher la bave de couler parce qu’on lui avait injecté trop de matière grasse dans les lèvres. Un cactus géant bloquait l’accès d’un couloir en contrebas avec les mots « croyez les sceptiques » griffonnés en noir sur la pulpe verte, et maintenant que le récit reprenait, je me suis demandé comment on pourrait jamais aller au-delà du cactus. Mais je me suis rendu compte que je me concentrais là-dessus uniquement parce que je me demandais qui allait bien pouvoir écouter mon histoire. Qui allait croire aux monstres que j’avais rencontrés et aux choses que j’avais vues ? Qui allait gober le pitch que je ne faisais que pour me sauver moi-même ?

 

Après que la lecture initiale du site eut indiqué – non, confirmé – que la maison était infestée, j’étais retourné au Four Seasons, d’où j’avais fait un virement sur le compte de Miller. On m’avait dit que la « procédure » prendrait deux jours et je ne voulais pas connaître en détail la façon dont ils comptaient nettoyer la maison. De toute évidence, m’étais-je dit, ils savaient ce qu’ils faisaient – c’étaient des professionnels ; ils me l’avaient prouvé pendant la LIS – et je ne les gênerais pas pendant ces deux jours en partant, sous les auspices du rendez-vous avec Harrison Ford, pour LA où j’irais récupérer les cendres de mon père à la Bank of America dans Ventura Boulevard à Sherman Oaks. Mettre ce plan à exécution était ma seule préoccupation (rien ne m’arrêterait) et donc à deux heures ce jeudi après-midi-là j’avais réservé une place dans l’avion et – après avoir retrouvé Marta à l’hôtel pour lui expliquer qu’on allait procéder à une fumigation de la maison d’Elsinore Lane et qu’elle allait rester au Four Seasons avec les enfants jusqu’à mon retour, dimanche – je roulais en direction de Midland Airport. Au volant de la Range Rover sur l’autoroute, j’avais appelé ICM pour leur demander de fixer le rendez-vous avec l’équipe de Ford le lendemain, puisque j’arrivais dans la soirée et repartais le dimanche matin. Tout s’était arrangé avec une telle facilité que c’était comme si je l’avais voulu ou presque. Il n’y avait pas de circulation, j’avais passé à toute vitesse les contrôles de sécurité de l’aéroport, l’avion avait décollé à l’heure, le vol avait été plaisant et nous avions atterri avant l’heure prévue à Long Beach (puisqu’une grande partie de LAX était en cours de reconstruction). Quand j’avais eu Jayne au téléphone en descendant la 405 en direction de Sunset, elle avait été « contente » (ce que j’avais traduit en « soulagée ») que je fasse ce truc pour moi. J’avais écarté le Chateau Marmont dans la mesure où c’était un repaire de ma période « drogué » et opté pour le Bel Air Hotel. C’était à deux pas du dîner auquel j’avais été invité par le producteur du projet Harrison Ford quand il avait entendu dire que je venais, et aussi près de chez ma mère dans la Valley. Et c’était seulement au moment où je m’étais retrouvé dans ma suite du Bel Air, en train de trier des DVD d’Harrison Ford que le producteur m’avait fait porter, avec le plan pour se rendre chez lui, que je me suis rendu compte que j’avais oublié de faire une seule chose : dire au revoir à Robby.

 

Le vendredi après-midi, le rendez-vous Harrison Ford a eu lieu sans Harrison Ford. Le projet, pour lequel Ford, le producteur et deux dirigeants de studios avaient pensé à moi, était l’histoire d’un père (propriétaire de ranch coriace) et d’un fils (drogué solitaire) surmontant les obstacles à leur amour mutuel dans une petite ville du nord-est du Nevada. Je leur ai vendu tout ce que j’ai pu rassembler sur le sujet, c’est-à-dire absolument rien puisque je n’avais pas le moindre intérêt pour le projet. On m’a dit d’y réfléchir et j’ai promis, l’air hébété, que je le ferais, et puis des voix m’ont demandé des nouvelles de Jayne et des enfants, et du prochain livre, et ce qui était arrivé à mon visage (« Je suis tombé »), et comme j’ai été ailleurs pendant tout le rendez-vous, j’ai eu l’impression qu’il n’avait duré que quelques minutes.

 

Plus tard dans l’après-midi, j’ai roulé jusqu’à Ventura Boulevard et à la Bank of America pour récupérer les cendres de mon père. Je ne suis pas ressorti de la banque avec.

 

J’ai dîné avec ma mère et mes deux sœurs, et leurs divers maris et petits amis le samedi soir dans la maison de Valley Vista à Sherman Oaks (une réplique exacte, une sorte de modèle réduit, de la maison d’Elsinore Lane, avec une disposition identique). Ma mère et mes sœurs avaient compris (une fois que la presse avait fait savoir que j’étais le père du fils de Jayne Dennis) qu’elles ne rencontreraient leur petit-fils et neveu que lorsque je connaîtrais Robby suffisamment et que lui se sentirait à l’aise pour le faire. C’était la conclusion à laquelle Jayne, nos psychothérapeutes et moi étions parvenus – nous tous, à l’exception de Robby (qui ne savait rien de cet arrangement et n’avait jamais, à ma connaissance, posé la moindre question sur une grand-mère ou des tantes). Le moment le plus triste de la soirée est survenu lorsque je me suis aperçu – après qu’elles me l’ont demandé – que je n’avais pas de photos de mon fils sur moi. Il y a eu des questions concernant Jayne, la vie dans les banlieues de la côte Est, le coup sur mon visage (« Je suis tombé »). Mes sœurs se sont émerveillées du fait que je ressemblais de plus en plus à mon père, l’âge venant. Je me suis contenté de hocher la tête et d’interroger mes sœurs sur leurs récents triomphes et drames – l’une était l’assistante de Diane Keaton ; l’autre sortait tout juste d’une cure de désintox. J’ai aidé le petit ami de ma mère – un homme venu d’Argentine avec qui elle vivait depuis quinze ans – à faire griller le saumon. Le dîner a été calme, mais ensuite, près de la piscine, en fumant des cigarettes avec mes sœurs, un débat un peu tendu a eu lieu au sujet des cendres de papa et de ce qu’il fallait en faire (je n’ai rien dit de ce que j’avais découvert dans le coffre un peu plus tôt dans l’après-midi), et s’est déplacé vers quelques vieilles querelles : la fille avec qui il vivait au moment de sa mort avait un petit ami – l’avais-je même su ? Je n’arrivais pas à m’en souvenir. Bien sûr que je ne m’en souvenais pas, ont soutenu mes sœurs, puisque je m’étais enfui et que j’avais refusé de m’occuper de quoi que ce soit. Et puis, en succession rapide : le testament nul, l’absence d’autopsie, la thèse du complot, la paranoïa. J’y ai échappé en montant dans mon ancienne chambre pour récupérer quelque chose (c’était l’autre raison de ma présence à LA). Plus le jardin qui me hantait : la piscine, les chaises longues, la terrasse – tout était identique au jardin d’Elsinore. Au moment où je m’étais levé pour partir, mes sœurs avaient trouvé que j’avais l’air sur la défensive. Je leur avais répondu que j’étais simplement fatigué. Je ne voulais pas maintenir notre père en vie, ce que nous faisions chaque fois que nous avions ces inévitables conversations. Je ne leur ai rien dit de ce qui s’était passé pour moi au cours de la semaine. Le temps manquait. Une fois dans la maison, je me suis arrêté en haut de l’escalier et j’ai regardé en direction de la salle de séjour. Ma réaction était un peu émoussée.

 

Ma chambre était non seulement telle que je l’avais laissée quand j’étais adolescent, mais c’était aussi la chambre de Robby. J’y avais souvent séjourné quand je revenais à LA, après mon départ pour Camden et ensuite New York, et au fil des ans une partie de ce grand volume donnant sur San Fernando Valley s’était lentement transformée en bureau, où je gardais de vieux manuscrits et des dossiers sur des étagères montées dans le grand dressing-room. C’était là que je me dirigeais. Je me suis mis à fouiller à la va-vite des piles de papiers – esquisses de romans, articles de magazine, livres pour enfants – jusqu’à ce que le sol en soit jonché. Et puis j’ai repéré ce que je cherchais : le manuscrit original d’American Psycho, qui avait été tapé sur une Olivetti électrique (quatre versions en tout, chose qui continuait à me remplir d’incrédulité). Je me suis assis sur le futon sous le poster d’Elvis Costello encadré qui était toujours au mur et j’ai commencé à feuilleter le manuscrit. Sans même savoir ce que je cherchais, j’ai ressenti le vague désir de toucher le livre et de me débarrasser d’un truc qu’avait dit Donald Kimball. Il y avait une information qui n’avait jamais collé avec le schéma qui se révélait à nous. Je voulais m’assurer qu’elle n’existait pas. Mais en tournant les pages, j’ai entrevu ce que c’était.

Ça m’est apparu au moment où je suis parvenu à la page 207 du manuscrit original.

À la page 207 il y avait un visage dessiné.

J’avais dessiné un visage sur la mince feuille de papier (ayant laissé assez d’espace entre deux chapitres).

Et sous le visage j’avais inscrit à la main et à l’encre rouge les mots : « JE SUIS DE RETOUR. »

Cette image de mots gribouillés avec du sang avait été utilisée par la suite, mais j’avais coupé la scène qui précédait cet avertissement.

Ce chapitre avait été omis.

Et j’avais aussi enlevé ce dessin grossier du visage dans les manuscrits suivants.

Quelque chose s’est confirmé.

C’était un manuscrit que je n’avais montré à personne.

C’était le manuscrit qui avait été réécrit avant que je ne donne le livre à mon agent.

C’était le manuscrit qu’aucun éditeur n’avait vu.

C’était le chapitre que j’avais coupé de la toute première version et que personne à part moi n’avait lu.

Il contenait les détails du meurtre d’une femme appelée Amelia Light.

Les détails inventés – la tête et les bras manquants, les cordes, la lampe à souder – étaient identiques aux détails du meurtre du motel Orsic dans un endroit appelé Stoneboat, à en croire les détails donnés par Donald Kimball.

En continuant à tourner les pages, j’ai compris avant même d’arriver au chapitre suivant qu’il aurait pour titre « Paul Owen ».

Le meurtre qui suivait celui d’Amelia Light serait celui de Paul Owen.

Donald Kimball s’était trompé.

Quelqu’un suivait le livre à la trace.

Et un homme du nom de Paul Owen à Clear Lake serait la victime suivante.

J’ai pris un téléphone pour appeler Donald Kimball.

Mais quelque chose m’a retenu.

Je me suis rappelé, cette fois avec plus de force, que personne à part moi n’avait vu cette version du manuscrit.

Ce qui a conduit à : Qu’allais-je dire à Kimball ?

Que dire ? Que je devenais fou ? Que mon livre était devenu réalité ?

Je n’avais aucune réaction – émotionnelle, physique – face à tout ça. Parce que j’en étais arrivé à un point où j’acceptais tout ce qui se présentait à moi.

J’avais construit une vie et c’était ce qu’elle m’offrait maintenant en retour.

J’ai poussé le manuscrit loin de moi.

Je me suis levé. J’avançais vers un mur d’étagères.

Quelque chose d’autre me traversait l’esprit.

J’ai pris un exemplaire de l’édition Vintage d’American Psycho.

Je l’ai feuilleté jusqu’à la page 266 où j’ai trouvé le chapitre intitulé « Le détective ».

Je me suis rassis sur le lit et j’ai commencé à lire.

 

Mai se glisse dans juin qui s’insinue dans juillet, lequel rampe vers août. À cause de la chaleur, j’ai eu durant les quatre dernières nuits d’intenses rêves de vivisection et je ne fais rien pour l’instant, sinon végéter au bureau avec un mal de tête atroce et le walkman pour l’apaiser, un CD de Kenny G, mais le soleil éclatant du matin qui pénètre à flots dans mon bureau me vrille le crâne, ravivant ma gueule de bois, et à cause de ça, pas de musculation ce matin. Tout en écoutant la musique, je remarque que la deuxième lumière clignote sur mon téléphone : Jean m’appelle. Je soupire et j’ôte délicatement le walkman.

« Qu’est-ce que c’est ? dis-je d’une voix monocorde.

 Euh, Patrick ?

 Ou-ui… Je-an ? » Sur un ton condescendant, en séparant bien les deux mots.

« Patrick, un certain Mr. Kimball souhaiterait vous voir, dit-elle, nerveuse.

 Qui ? » dis-je sur un ton cassant, la tête ailleurs.

Elle émet un petit soupir d’inquiétude et dit en baissant la voix, comme si elle me posait une question, « Détective Donald Kimball ».

 

Oui, la chambre a brusquement basculé à ce moment-là, et oui, l’idée que je me faisais du monde a changé quand j’ai vu le nom de Donald Kimball imprimé dans un livre. Je me suis efforcé de ne pas paraître surpris, ce n’était que le récit qui essayait de se sauver soi-même.

Je n’ai pas pris la peine de relire le reste de la scène.

J’ai simplement replacé le livre sur son étagère.

Il fallait que je réfléchisse.

Première pensée : Comment la personne qui disait être Donald Kimball avait-elle pu voir un manuscrit jamais lu par personne, avec les détails qu’il contenait du meurtre d’Amelia Light ? Un meurtre identique à celui qui avait été commis le 3 novembre au motel Orsic ?

Deuxième pensée : Quelqu’un incarnait un personnage de fiction nommé Donald Kimball ?

Il était entré chez moi.

Il était entré dans mon bureau.

J’ai soudain compris – espérons – que tout ce qu’il m’avait raconté était un mensonge.

J’ai soudain espéré qu’il n’y avait pas eu de meurtres.

J’ai espéré que le livre que j’avais écrit sur mon père ne fût pas responsable des morts dont « Donald Kimball » m’avait informé.

(Mais allais-je découvrir par la suite que le numéro privé de ce Donald Kimball était en fait le numéro du portable d’Aimee Light ? Oui.)

Mais ensuite je me suis dit : Si Donald Kimball était responsable des meurtres dans le comté de Midland, alors qui pouvait bien être Clayton ?

En réfléchissant à tout ça, j’ai aperçu quelque chose près de ma chaussure.

Un dessin d’un livre pour enfants que j’avais fait quand j’étais un petit garçon.

Une des quelques pages qui étaient tombées par terre quand j’avais fouillé dans mes papiers.

Ces pages provenaient d’un livre illustré que j’avais écrit quand j’avais sept ans.

Le livre avait un titre.

Le titre était The Toy Bret.

Je me suis penché, lentement, pour ramasser la page de titre, mais je me suis arrêté lorsque j’ai vu le sommet d’un triangle noir.

J’ai écarté les autres pages jusqu’à ce que la feuille entière soit visible.

Et j’ai été confronté au regard ivre du Terby.

En bougeant les pages, j’ai découvert le Terby reproduit une centaine de fois tout au long d’un livre que j’avais écrit, il y a trente ans.

Le Terby sortant d’un cercueil.

Le Terby prenant un bain.

Le Terby butinant le pétale blanc d’une fleur de bougainvillée.

Le Terby buvant un verre de lait.

Le Terby attaquant un chien.

Le Terby pénétrant dans le chien et le faisant voler.

C’est à ce moment-là à LA au cours de ce samedi soir de novembre – quand j’ai vu le livre pour enfants avec le Terby et su qu’une personne nommée Donald Kimball n’existait pas – que j’ai pris une décision.

Si j’avais créé Patrick Bateman, j’écrirais à présent une histoire au cours de laquelle il serait décréé, et son monde effacé.

J’écrirais une histoire dans laquelle il était tué.

J’ai quitté la maison de Valley Vista.

En rentrant à Bel Air, j’ai commencé à concevoir une histoire.

J’ai commencé à prendre des notes.

Il fallait que j’écrive l’histoire de toute urgence.

Elle serait courte et Patrick Bateman serait tué.

Le point essentiel de l’histoire : Patrick Bateman était mort désormais.

Je ne trouverais jamais d’explication.

(C’est parce que les explications sont ennuyeuses, a murmuré l’écrivain alors que je roulais dans un canyon.)

Tout resterait caché et vague.

Je m’efforcerais d’assembler les pièces du puzzle et, au bout du compte, l’écrivain me ridiculiserait pour avoir tenté de le faire.

Il y avait trop de questions.

Cela ne cesserait plus. Plus on avance, plus il y en a.

Et chaque réponse est une menace, un nouvel abîme que seul le sommeil peut refermer.

Personne ne dirait jamais, Je vais te montrer ce qui s’est passé et rendre ta vie parfaite en t’emmenant dans les endroits libres où tu n’auras plus besoin de penser à tout ça.

 

De retour à Bel Air, j’ai glissé Dead Heat on a MerryGo-Round dans le lecteur de DVD, uniquement parce que c’était la première apparition à l’écran d’Harrison Ford, selon son CV, et que j’avais besoin d’un bruit de fond. Pour chasser le silence qui me distrayait.

Je me suis assis devant le bureau, j’ai ouvert mon ordinateur et commencé à écrire. Le film commençait aussi.

L’informe a rapidement donné accès à une forme.

« Patrick Bateman est debout sur un ponton en flammes… »

Je suis resté assis sans bouger pendant la demi-heure qu’il m’a fallu pour écrire l’histoire.

L’histoire était statique et artificielle et précise.

Ce n’était pas un rêve – et un roman devrait l’être.

Mais ce n’était pas le but de cette histoire.

Le but de l’histoire était de me laisser emporté dans le passé, d’avancer à l’envers, et de modifier quelque chose.

L’histoire était un démenti.

Très vite, la voix de Patrick Bateman a résonné faiblement, un murmure intermittent, jusqu’à ce qu’il clignote au loin avant d’être annulé.

(Mais il était curieux et il désirait, a argumenté l’écrivain. Était-ce sa faute s’il a abandonné son âme ?)

Alors qu’il est dévoré par les flammes, il dit, « Je suis partout ».

Au moment même où je terminais la dernière phrase, des voix en provenance de la télévision m’ont obligé à leur prêter attention.

J’ai pivoté sur mon fauteuil pour faire face à l’écran, parce que, de la télévision qui avait déjà consommé trente-trois minutes du film, venaient les mots : « On demande Mr. Ellis. On demande Mr. Ellis. On demande Mr. Ellis. »

Un Harrison Ford incroyablement jeune en uniforme de chasseur traverse un bar d’hôtel. Il est à la recherche d’un client. Il a un message.

James Coburn est assis à une table du bar et mate les serveuses, quand il se tourne et dit, « Chasseur ? »

Harrison Ford s’avance jusqu’à la table de James Coburn.

« Bob Ellis ? demande James Coburn. Robert Ellis ? Chambre 72 ? »

J’ai pivoté vers l’ordinateur et cliqué sur SAUVEGARDE.

« Non, monsieur, répond Harrison Ford. Charles Ellis. Chambre 607.

— Vous êtes sûr ? demande Coburn.

— Oui, monsieur.

— Oh. »

Et puis Harrison Ford s’éloigne vers le fond du bar en appelant : « On demande Mr. Ellis. Mr. Ellis. On demande Mr. Ellis. Mr. Ellis ? », jusqu’à ce que sa voix disparaisse sur la bande-son.

Quand j’ai regardé au-dessus de la télévision, il était 2 h 40.