Quatre minutes après un certain appel téléphonique au 911, les lumières bleues clignotantes d’une voiture de police se rangeaient devant le 307 Elsinore Lane.
J’avais dit à l’opératrice du 911 qu’il y avait eu un cambriolage, mais que personne n’avait été blessé et que « l’auteur » s’était échappé.
On m’avait demandé si je voulais rester en ligne jusqu’à l’arrivée des inspecteurs.
J’avais décliné parce qu’il fallait que je réfléchisse à certaines choses.
Il fallait que je prenne quelques décisions importantes.
L’agression que je m’apprêtais à relater incluait-elle le truc qui s’était introduit dans notre maison ? Ou essaierais-je de pousser le mensonge (le scénario le plus plausible) en disant que c’était – quoi ? – l’intrusion classique dans une maison ? Me garderais-je d’employer le mot « créature » en faisant un geste en direction des bois ? Tenterais-je de décrire le truc dans le couloir ? Prendrais-je un air « concerné » tout en ramenant à de justes proportions l’étendue de mes peurs puisque personne ne pourrait rien faire pour nous ?
La police arriverait.
Oui – et ?
La police inspecterait la maison.
Et ils ne trouveraient rien.
Tout ce que la police pouvait faire, c’était nous escorter jusqu’à nos chambres où nous pourrions prendre nos affaires, puisqu’il n’était pas question de passer une nuit de plus dans la maison.
Mais comment pourrais-je, moi, et encore moins les enfants, leur expliquer ce qui nous était arrivé ?
Nous avions affaire à quelque chose qui était tellement au-delà de leur domaine que c’en était insensé.
Je me suis vaguement rendu compte qu’aucun rapport de police ne serait établi.
Je n’avais pas encore réfléchi au Terby. Tout ce que je savais, c’était que, d’une certaine façon, je l’avais fait entrer dans la maison – et qu’il avait voulu que je le fasse – mais ce qui était apparu dans le couloir aux lumières clignotantes était un secret que je devais garder pour moi. Sur ce point, il y avait collusion entre la maison et moi.
J’ai appelé Marta. J’ai soigneusement choisi mes mots pour expliquer que « quelque chose » était entré dans la maison et je lui ai assuré que tout le monde allait bien et que j’avais appelé la police et que nous allions passer le reste de la nuit au Four Seasons et je lui ai demandé de s’en occuper. J’ai dit tout ça d’une voix aussi calme que possible et je l’ai dit vite – une phrase d’un seul trait – mentionnant l’intrusion en tête afin que la seule chose enregistrée soit la nécessité de réserver une chambre à l’hôtel. Mais Marta était une professionnelle et elle était parfaitement réveillée quand son téléphone a commencé à sonner, et elle m’a dit qu’elle serait à Elsinore Lane dans quinze minutes et avant que je puisse dire quoi que ce soit, elle avait raccroché.
Sarah était toujours dans mes bras et Robby était sur la pelouse quand les deux inspecteurs – des types approchant de la trentaine – sont venus vers nous et se sont présentés comme l’inspecteur O’Nan et l’inspecteur Boyle.
Ils ont remarqué le sang sur ma lèvre et l’ecchymose qui était en train de prendre forme sur mon visage, et ils ont demandé si j’avais besoin d’une assistance médicale.
Je leur ai dit que tout allait bien et que c’était arrivé en tombant dans la chambre de mon fils, en faisant un geste en direction de Robby, qui a hoché la tête avec un air déloyal, pour confirmer.
Ils ont demandé si « Miss Dennis était à la maison », ce que j’ai pris calmement, et j’ai expliqué que, non, ma femme était sur un tournage à Toronto, et que nous étions juste les enfants et moi dans la maison.
Au moment où une deuxième voiture de police arrivait avec deux autres inspecteurs, j’expliquais à O’Nan et Boyle que quelqu’un avait fait intrusion dans la maison, mais que nous n’avions pas été capables, à cause de la panne d’électricité, de « bien voir le truc ».
C’est là que tout a changé.
Le mot « truc » est ce qui a été décisif.
Le mot « truc » est ce qui a fait de moi un « témoin non crédible ».
O’Nan et Boyle ont conféré avec les deux autres inspecteurs.
Je me suis éclairci la voix et j’ai précisé qu’il s’agissait peut-être d’une « bête sauvage ».
Il y a eu une discussion assez peu convaincante sur la nécessité ou non de contacter la SPA, idée qui a été rapidement abandonnée. Si on trouvait la chose – c’est-à-dire le « truc » – alors on y repenserait.
Boyle est resté avec moi et Robby et Sarah, tandis que les trois autres inspecteurs entraient dans la maison, dont les lumières étaient si intenses qu’on aurait dit qu’il faisait jour sur notre pelouse, et le niveau des décibels (« The Way We Were » passait en boucle)
(Mais tu n’as même pas ce CD)
avait réveillé les Allen.
J’ai ressenti un picotement de peur quand les hommes sont entrés dans la maison. Je ne voulais pas qu’ils entrent dans la maison. Je ne voulais pas qu’il leur arrive quelque chose dans la maison. Je voulais crier, « Soyez prudents ».
J’ai eu à ce moment-là cette impression (même si elle s’est révélée inexacte) : je suis le seul membre de la famille qui entrera de nouveau dans cette maison.
Et je savais aussi que notre famille – même hors de la maison – n’était pas hors de danger.
J’ai soudain regardé derrière moi pour voir si le chat que j’avais trouvé hier était toujours en train de se décomposer sous le parterre de marguerites.
Quand il a vu Mitchell et Nadine Allen dans leur allée en granit, avec leurs robes de chambre assorties, faisant des gestes dans sa direction, l’inspecteur Boyle nous a demandé de « ne pas bouger ».
La lumière dans la maison s’est tamisée. Quelqu’un a trouvé la stéréo et la chanson a été brusquement coupée.
Le silence a été, un bref instant, saisissant.
J’ai demandé à l’écrivain : Qu’est-ce que l’inspecteur peut bien raconter aux Allen ?
(Oui, l’écrivain était de retour. Il ne voulait pas rester en dehors de cette scène et déjà il me murmurait des choses.)
Alors que Boyle marchait en direction des Allen, je n’ai pas remarqué que Robby me prenait le portable des mains.
L’inspecteur Boyle leur dit que tu es fou et ils ne sont pas en désaccord avec lui. L’inspecteur Boyle leur parle de ton ridicule scénario avec la bête sauvage. Regarde les Allen – ils ne hochent pas la tête en écoutant ce que leur dit l’inspecteur Boyle. Il leur dit qu’une boule de poils géante a forcé l’entrée de votre maison. Et, bien sûr, les Allen n’y croient pas, pas après t’avoir vu flipper dimanche soir – tu t’en souviens, Bret ? Et ils vont demander à l’inspecteur Boyle, « Est-ce qu’il a l’air ivre ? »
J’ai abandonné Mitchell et Nadine et vu, à l’étage de leur maison, la silhouette d’Ashton se découpant sur le voilage de la fenêtre de sa chambre, et il était au téléphone, et lorsque mes yeux sont revenus sur notre pelouse, ils ont découvert Robby avec mon portable collé sur l’oreille, hochant la tête, un peu détourné par rapport à moi.
C’est pour que tu ne puisses entendre ce qu’il dit.
J’ai regardé de nouveau la fenêtre d’Ashton, mais il s’en était éloigné.
Comment Robby pouvait-il téléphoner alors qu’il sanglotait de peur à peine dix minutes plus tôt ? Il m’avait encouragé à tuer le truc dix minutes plus tôt – comment pouvait-il passer un coup de fil quand je n’étais pas capable de bouger ou presque ? Que me cachait-il ? Pourquoi l’acteur était-il de retour ? Ne nous étions-nous pas réconciliés, en larmes, quelques heures plus tôt ?
Je regardais fixement Robby quand l’inspecteur Boyle est brusquement apparu dans mon champ de vision.
Il se penchait vers Robby et lui demandait quelque chose.
Robby s’est immédiatement tourné vers moi, et puis il a hoché la tête.
Robby s’est relevé et il a éteint le portable puisque l’inspecteur Boyle continuait à lui parler, leur conversation ponctuée par les hochements de tête et les coups d’œil de Robby dans ma direction.
Marta était arrivée et Sarah m’a demandé de la poser.
Je n’étais pas conscient de l’avoir portée si longtemps jusqu’au moment où je l’ai passée à Marta.
Marta soutenait qu’il n’était pas nécessaire de faire un rapport, parce que ça finirait à la une des journaux. Mais son attitude était identique à la mienne : si tout le monde va bien, emmenons les enfants à l’hôtel.
Deux inspecteurs sont sortis de la maison.
Comme prévu, ils n’avaient rien trouvé.
Oui, les portes étaient griffées. Oui, elles avaient été forcées. Oui, deux portes avaient été arrachées de leurs gonds. Mais pas une fenêtre n’était cassée ou ouverte, et toutes les portes qui permettaient d’entrer dans la maison étaient verrouillées.
Ce que j’avais pu voir avait dû s’introduire dans la maison plus tôt dans la journée.
C’était l’opinion qui faisait le consensus.
J’ai demandé à l’inspecteur O’Nan, « Avez-vous regardé sous le lit dans ma chambre ? »
O’Nan s’est tourné vers un certain inspecteur Clarke et lui a demandé s’il avait regardé sous le lit dans ma chambre.
L’inspecteur s’est avancé vers nous et a dit, « Oui, nous l’avons fait, monsieur. Il n’y avait rien.
— Donc le truc est encore dans la maison ? C’est ce que vous êtes en train de me dire ? » Je n’étais pas censé dire ça – je ne pouvais tout simplement pas m’en empêcher, au point où en étaient les choses. La question est sortie comme un croassement.
« Monsieur… je ne comprends pas.
— Il n’y avait pas une peluche – un oiseau – sous le lit de ma chambre ? » Je m’étais un peu écarté de Marta et de Sarah, et j’avais baissé la voix pour poser cette question.
« Pourquoi cette peluche aurait-elle été sous votre lit, monsieur ?
— Alors le truc est encore dans la maison ? me suis-je demandé, dans un murmure.
— Monsieur, quel truc est encore dans la maison ? » O’Nan m’a posé cette question d’une voix patiente mais tendue.
Clarke me regardait comme si je lui faisais perdre son temps. Mais qu’allait-il faire ? ai-je pensé avec colère. Qu’allaient-ils pouvoir faire, tous autant qu’ils étaient ? J’étais marié avec Jayne Dennis. J’étais un écrivain célèbre. Ils devaient en prendre leur parti. Il fallait qu’ils fassent ce que j’estimais exigible d’eux. Marta était en train de faire connaître son identité. Ils la considéraient avec gravité.
Et puis une scène a commencé à se mettre en place sur la pelouse.
« S’il n’y a pas une fenêtre brisée et que toutes les portes sont verrouillées, alors ce truc est encore à l’intérieur. » Je répondais à mes propres questions.
« Mr. Ellis, nous n’avons rien trouvé dans la maison. »
Un autre inspecteur est apparu et a demandé, avec un scepticisme à peine caché, « Mr. Ellis, pourriez-vous nous donner une description de cet intrus ? »
J’ai frissonné. Par la suite, l’écrivain m’a rappelé ce que j’avais répondu. Il avait la transcription.
« Nous étions en train de dormir et… un bruit a réveillé mon fils… c’était… Je ne sais pas ce que c’était… ça avait peut-être soixante centimètres de haut… c’était couvert de poils blonds et… grognait contre nous – en fait, non, c’étaient plutôt des sifflements… et il nous a poursuivis… il nous a poursuivis dans toute la maison… il a enfoncé les portes… il voulait quelque chose… »
Quelqu’un a fait un commentaire sur le fait que j’étais à bout de souffle.
C’est à ce moment-là qu’un des inspecteurs est sorti de la maison avec Victor.
L’inspecteur tenait le chien par le collier pour amener l’animal près du groupe qui se trouvait sur la pelouse.
Victor était hors d’haleine et avait l’œil vitreux.
Il y a eu un silence entendu de conspirateurs.
Je m’en suis aperçu et quelque chose en moi s’est embrasé.
J’ai pivoté sur moi-même.
Le chien épuisé, examiné avec des lampes de poche, plissait les yeux vers nous.
Victor s’est assis sur la pelouse. Il a remarqué nos regards insistants et les a ignorés.
Et puis, on aurait dit que j’étais le seul humain vers lequel il concentrait son attention.
J’ai perçu de la honte chez lui.
Je pouvais entendre le chien dire : « Tu es dans un sale état. Tu es totalement absurde. »
Je me suis aperçu que tout le monde me regardait, dans l’attente de quelque chose.
La présence du chien semblait être la réponse à une question, et cela a été suivi – je pouvais le sentir – d’un soulagement collectif.
« Écoutez, ce truc n’était pas un golden retriever, OK ? Le golden retriever aboyait comme un dingue dehors. Le golden retriever n’était même pas dans la maison. Et ce chien n’est pas capable d’arracher une porte de ses gonds. »
Nouveau silence.
Et puis, l’inspecteur Clarke a dit, « Mr. Ellis, le chien était dans la maison – nous l’avons trouvé dans la cuisine ».
Les inspecteurs demandaient aux enfants ce qu’ils avaient vu.
Quand Sarah, intimidée, s’est détournée, j’ai dit, « Chérie, tu n’as pas à dire quoi que ce soit ».
Sarah leur a dit qu’elle avait vu « un lion ».
Robby a haussé les épaules, hésitant. Quand l’inspecteur Boyle lui a demandé si ça aurait pu être le chien, Robby a continué à hausser les épaules. Robby ne m’a pas regardé quand il a fait ça. Robby ne m’a pas regardé quand il a confirmé que ce qui avait fait intrusion dans la maison n’était pas humain, mais un animal et qu’il aurait très bien pu être le chien. Mais, a insisté Robby, il faisait sombre et il avait gardé les yeux fermés tout le temps ou presque.
J’ai compris à ce moment-là que j’étais le seul témoin.
L’inspecteur Boyle m’a demandé, « Avez-vous bu quelque chose ce soir, monsieur ? »
Ouvre la trappe. Les mouettes hurlent. Le vent souffle en rafales vers toi. Ton père est debout sur la passerelle d’une autoroute.
« Excusez-moi ? »
Tu as très bien entendu, a sifflé l’écrivain.
Boyle s’est rapproché et, en baissant la voix, a demandé, « Avez-vous bu quelque chose ce soir, monsieur ?
— Je n’ai pas à répondre à cette question. Je ne suis pas au volant d’un véhicule à moteur. »
(Je me suis rendu compte que je n’avais jamais employé, au cours de ma vie, le terme « véhicule à moteur » dans une phrase prononcée ou écrite.)
Marta tenait toujours Sarah dans ses bras pendant qu’elle écoutait attentivement cet échange.
J’étais aussi pleinement conscient de la présence de Robby à ce moment-là.
Regarde un peu comme tu es respectable et sexy, a dit l’écrivain. Tout à fait le papa que tu t’es révélé être. Ivre et délirant totalement sur une sorte de monstre dans le couloir. Quel homme.
Les inspecteurs se sentaient de moins en moins concernés et devenaient plus distants.
« Écoutez-moi, quel que soit ce truc, il est sorti des bois. Et ce n’était pas notre chien. »
Désemparé, je me suis tourné vers mon fils. « Robby, dis-leur ce que tu as vu.
— Papa, je ne sais pas ce que j’ai vu. Je ne sais pas ce que j’ai vu. Arrête de me demander ça.
— Il y avait une bouteille de vodka à moitié vide sur votre table de nuit, Mr. Ellis. »
Je ne sais pas qui a dit ça.
« Et vous pensez que c’est une preuve de… quoi ?
— Mr. Ellis, prenez-vous des médicaments ?
— Oui. J’en prends. En fait, ouais, j’en prends. » C’était dit sur le ton du drogué sur la défensive.
« Qu’est-ce que vous prenez ?
— Ça ne vous regarde absolument pas, inspecteur, mais je prends des doses infimes de Klonopin pour un problème d’anxiété. »
(Ironie : de toute ma vie, je ne m’étais jamais senti aussi sobre qu’à cet instant précis.)
Les quatre inspecteurs se sont regardés attentivement.
« Et vous avez bu tout en prenant ces médicaments ? a demandé l’un d’eux.
— Écoutez, je ne vois pas où vous voulez en venir. »
L’inspecteur Boyle me jetait un regard fondamentalement et délibérément désapprobateur.
« Mr. Ellis, je pense que vous devriez peut-être appeler le médecin qui vous a prescrit ces…
— Très marrant. C’est vraiment très marrant. Devant mes enfants. Bravo, les mecs. Vraiment bien.
— Pourquoi Papa doit appeler un docteur ? demandait Sarah à Marta.
— Mr. Ellis, tout ce que je suggère, c’est que vous appeliez votre médecin si ce truc revient…
— Je n’ai rien halluciné, cette nuit. Quelque chose – et ce n’était pas notre chien – en fait, c’était plutôt une sorte d’antichien – était dans notre maison.
— Mr. Ellis, calmez-vous…
— Écoutez, euh, merci, inspecteur O’Nan et inspecteur Boyle et inspecteur Clarke et… » j’ai pointé le doigt sur le quatrième « … et vous, qui que vous soyez, vous avez été tous d’une aide précieuse et je…
— Mr. Ellis…
— Écoutez, quelque chose a fait intrusion chez moi cette nuit et a attaqué mes enfants et moi et nous a foutu une putain de trouille et vous pensez que j’ai halluciné tout ça ? Vous m’avez été d’une grande aide. Vous pouvez y aller maintenant. »
(Tout ça était un numéro, je m’en rendais bien compte. C’était moi dans le numéro du père inquiet. C’était joué pour Marta et les enfants, qui allaient relater mon numéro de père inquiet à Jayne. Les flics n’étaient pas à blâmer. Compte tenu de ce qui se passait réellement, il n’y avait rien qu’ils puissent faire. Je n’aurais jamais dû appeler le 911. C’était une erreur tactique. J’aurais dû embarquer les enfants et aller tout simplement à l’hôtel.)
Mais tu avais besoin d’un alibi pour quitter la maison, m’a rappelé l’écrivain. Sinon comment aurais-tu expliqué ton « évasion » du 307 Elsinore Lane ? Le truc dans le couloir t’a donné une raison qui t’arrangeait bien.
« Nous pensons qu’il s’agissait probablement de votre chien, Mr. Ellis.
— Nous partons pour l’hôtel. » Je me suis tourné vers Marta. « N’est-ce pas ? »
Elle a hoché la tête, me fixant avec des yeux écarquillés.
C’était donc ça leur thèse : ivre mort à cause d’une combinaison de vodka et de Klonopin, j’avais réveillé mes enfants parce que je croyais que nous étions attaqués par notre animal domestique. C’était tellement naze que je n’allais même pas leur faire l’honneur d’y répondre.
Mais l’écrivain pensait lui aussi que c’était plausible.
L’écrivain m’a dit que les inspecteurs pensaient que je profitais d’eux.
L’écrivain m’a dit qu’un des inspecteurs avait ri en voyant le sabre vert fluorescent sur le sol de mon bureau.
L’écrivain m’a dit que deux inspecteurs s’étaient masturbés en lisant des scènes de sexe d’American Psycho.
Boyle est resté avec Robby et Sarah pendant que O’Nan escortait Marta et moi dans la maison. Marta irait dans les chambres des enfants pour prendre leurs affaires (uniformes, sacs à dos, livres de classe) et j’irais prendre ce dont j’avais besoin.
Mais j’ai d’abord suivi Marta dans la chambre de Sarah et je suis resté près de la porte de la salle de bains.
Marta a jeté un coup d’œil à la porte et marqué un temps d’arrêt.
O’Nan a remarqué le temps d’arrêt et fait un geste – un simple haussement d’épaules, un simple coup d’œil de sympathie – qui voulait dire que nous verrions bien.
J’ai voulu crier, « Nous verrons bien quoi ? »
La porte avait été arrachée de ses gonds et un horrible truc gluant brillait sur la poignée.
Le pire : la porte avait été creusée parce que le truc l’avait déchiquetée avec ses dents.
Il y avait des touffes de poils disséminées dans le couloir – les poils que le truc avait perdus.
Depuis la fenêtre de ma chambre, j’ai observé deux des inspecteurs qui cherchaient dans le champ derrière la maison des indices inexistants. Ils ne trouveraient aucune trace. Rien ne conduisait aux « fenêtres qui n’étaient pas cassées » et aux « portes verrouillées » de la maison. Ils échangeaient des potins sur Jayne Dennis et sur son dingue de mari. O’Nan a fait un bruit qui suggérait que je commence à ramasser mes affaires. À l’aveuglette, j’ai rempli un grand sac : un costume, mon portefeuille, mon ordinateur. J’ai pris ma trousse de toilette et mes médicaments. Je me suis regardé dans le miroir en enfilant un pantalon de survêtement, un tee-shirt et un blouson en cuir. Un côté de mon visage était marqué par un croissant congestionné et violet. Ma lèvre inférieure était coupée en deux par une fine ligne noire. Mes yeux n’arrêtaient pas de cligner.
En sortant de la salle de bains, j’ai regardé une dernière fois le lit sous lequel avait rampé le Terby.
L’écrivain était avec moi dans la pièce.
Parle-leur des informations que tu as concernant le cheval mutilé à Pearce.
Parle-leur de Patrick Bateman et de son coup de téléphone hier soir, a suggéré l’écrivain.
Parle-leur de la fille dans la chambre 101 du motel Orsic.
Vas-y. Jette-toi. Peut-être que tu te sauveras.
J’ai fait monter les enfants dans la Range Rover, ainsi que Victor, qui serait logé au chenil dans le sous-sol du Four Seasons. Marta a laissé sa voiture dans l’allée et a pris le volant. Cette décision a été prise après que les inspecteurs ont menacé de me faire souffler dans le ballon. Ils ont aussi insisté pour nous escorter jusqu’à l’hôtel, où le concierge de nuit nous attendrait.
La Range Rover et les deux voitures de police se sont éloignées de la maison dans l’obscurité.
Regarde, ça pèle encore. Tu as regardé dans la salle de séjour ? Je crois que tu devrais…
Tandis que nous traversions la ville déserte, j’ai posé ma tête contre la vitre. La froideur du verre avait un effet apaisant sur la pommette gonflée.
Alors, a dit l’écrivain. Le truc dans le couloir.
Eh bien ?
C’est le temps retrouvé, pas vrai, Bret ?
Je sais ce que j’ai vu.
Qu’est-ce que tu as vu ? Ou, plus exactement, quand l’as-tu vu pour la première fois ?
En fait, je l’ai vu la nuit d’Halloween. Il était dans les bois. Je l’ai vu se frayer un chemin dans les bois. Comme une araignée.
Quel âge avais-tu quand tu as écrit l’histoire ?
J’avais douze ans. J’avais l’âge de Robby. C’était une écriture d’enfant.
Comment s’appelait l’histoire ?
Elle n’avait pas de titre.
Ce n’est pas vrai, en fait.
Tu as raison. Elle s’appelait « Le Tombeau ».
De quoi parlait l’histoire, Bret ?
C’était l’histoire d’un truc. Ce monstre. Il vivait dans les bois. Il redoutait la lumière.
Pourquoi as-tu écrit cette histoire ?
Parce que j’avais tellement peur tout le temps.
De quoi avais-tu si peur ?
De mon père.
À quoi ressemblait le monstre dans l’histoire, Bret ?
Il ressemblait à ce qui était dans notre maison cette nuit. Il était identique à celui que j’avais imaginé à douze ans. J’avais écrit et illustré l’histoire. Et le truc dans le couloir était ce que j’avais dessiné.
L’avais-tu jamais vu auparavant ?
Non.
Que faisait ce monstre que tu avais créé ?
Il s’introduisait dans les maisons des familles. Au milieu de la nuit.
Pourquoi faisait-il ça ?
Je ne veux pas répondre à ça.
Mais je veux une réponse.
Pourquoi tu ne me le dis pas ?
Il s’introduisait dans les maisons des familles parce qu’il voulait manger les enfants.
Les rues vides défilaient et personne dans la voiture ne disait mot. Robby contemplait la lune et elle lui murmurait quelque chose, pendant que Sarah fredonnait pour elle-même, comme pour se consoler. J’ai vu un eucalyptus monumental qui avait surgi du trottoir.
J’ai demandé à l’écrivain : Pourquoi apparaît-il – se manifeste-t-il – à Elsinore Lane ?
Je répondrai à cette question par une autre question : Pourquoi Patrick Bateman rôde-t-il dans le comté de Midland ?
Il y a d’autres trucs dans les parages ? Comment un truc de fiction peut-il devenir réel ?
Tu as éprouvé du remords quand tu as créé le monstre dans le couloir ?
Non. J’étais terrifié. J’essayais de trouver mon chemin dans le monde.
Un bref moment de conscience : les formalités d’arrivée à l’hôtel dans le grand hall désert.
Le répit : l’ennui de l’échange – tout en monotonie et état second – entre Marta et le concierge. J’avais la voix trop éraillée pour parler à qui que ce soit.
Un garçon d’étage nous a conduits à notre suite avec deux chambres. Les enfants occuperaient la chambre avec les grands lits jumeaux. Un salon spacieux, à la décoration surchargée, les séparait de l’endroit où je dormirais.
Pendant que Marta mettait les enfants au lit, je me suis souvenu d’avoir discuté du « Tombeau » avec un psychologue chez qui mes parents m’avaient envoyé, quand j’étais adolescent (je l’avais parodié dans Moins que zéro), et il avait été amusé par les éléments freudiens – l’imagerie sexuelle – présents dans l’histoire et que je ne pouvais avoir saisis à l’âge de douze ans. Qu’est-ce que c’était que ce monticule de poils ? Pourquoi l’orifice avait-il des dents ? Pourquoi un sabre fluorescent s’approchait-il du monticule de poils ? Pourquoi le petit garçon criait-il Descends-le ! ?
Mais quelque chose m’a arraché à mes souvenirs d’une histoire que j’avais presque oubliée et qui avait été jouée aux premières heures du 6 novembre.
Et c’était ceci : les enfants avaient l’air bien.
J’étais sur le seuil et je les regardais s’installer dans leurs lits respectifs, Marta venant les border.
J’avais imaginé que la peur qu’ils avaient vécue pendant ces quelque dix minutes d’horreur serait gravée de manière permanente dans leur avenir. Mais cela ne semblait pas être le cas. On aurait dit que la vie allait se poursuivre comme d’habitude. Leur capacité de récupération me sidérait. Ils seraient complètement rétablis quand ils se réveilleraient, plus tard dans la matinée. Ce qui avait été une expérience terrifiante allait maintenant devenir un jeu, une cause de fierté, une histoire qui impressionnerait et captiverait les amis. Le cauchemar était désormais une aventure. Ils avaient été secoués, mais ils étaient forts et résistants aussi (c’est le seul soulagement que j’aie éprouvé cette nuit-là). Sarah et Robby s’étaient ennuyés et sentis fatigués pendant le trajet jusqu’à l’hôtel, et ils n’avaient pas arrêté de bâiller dans l’ascenseur, et bientôt ils seraient endormis, et puis ils se réveilleraient et se feraient monter leur petit-déjeuner, avant d’être emmenés à l’école par Marta (mais ce serait à eux de décider s’ils voulaient y aller), et Robby ferait peut-être même son contrôle de maths dans l’après-midi, et ensuite ils reviendraient au Four Seasons et ils feraient leurs devoirs devant la télévision et nous serions impatients de voir Maman rentrer à la maison.
Les enfants se sont endormis presque immédiatement.
Marta a dit qu’elle m’appellerait vers huit heures, juste pour voir si tout allait bien.
Il était à présent 3 h 40. Entre le moment où les lumières nous avaient aveuglés et maintenant, il s’était écoulé une heure.
J’ai raccompagné Marta jusqu’à la porte de la suite et j’ai murmuré faiblement « Merci » au moment où elle sortait.
Appuyé contre la porte que je venais de refermer, j’ai été frappé par cette pensée : écrire te coûtera un fils et une femme, et c’est pourquoi Lunar Park sera ton dernier roman.
J’ai immédiatement ouvert le minibar et bu une bouteille de vin rouge.
Pendant les quatre heures qui ont suivi, il s’est passé quelque chose dont je ne me souviens pas.
L’écrivain a rempli les blancs.
J’ai allumé mon ordinateur et je me suis branché sur le Net.
C’est là que j’ai tapé les mots suivants : « FANTÔME », « HANTÉ », « EXORCISTE ».
Surprise et terreur : il y avait des milliers de sites liés à ces thèmes.
Apparemment, j’ai été plus spécifique en tapant « COMTÉ DE MIDLAND ».
Cela a considérablement réduit la liste.
Je suis censé avoir exploré quelques sites, mais je ne me souviens pas de l’avoir fait.
Je suis censé m’être « décidé » pour la Northeastern Paranormal Society de Robert Miller.
J’ai envoyé un e-mail ivre. J’ai laissé mon numéro de portable, ainsi que le numéro du Four Seasons.
Selon l’écrivain : Jayne a appelé de Toronto à 5 h 45 après avoir parlé à Marta, qui lui a raconté ce qui s’était passé à la maison. Je n’en ai aucun souvenir.
Selon l’écrivain encore : Jayne buvait son café pendant qu’on la maquillait.
Ma femme pensait que j’en faisais trop et elle en était reconnaissante.
Ta femme est une idiote, a murmuré l’écrivain.
Tu as dit, en essayant de contrôler ta langue pâteuse, « Nous resterons ici jusqu’à ton retour – je veux simplement m’assurer que les enfants soient protégés ».
Tu n’avais pas de réponse pour Jayne quand elle t’a demandé, « Protégés de quoi ? »
N’avais-tu pas un jour voulu « voir le pire » ? m’a demandé l’écrivain. N’avais-tu pas écrit ça quelque part ?
Je l’ai peut-être fait. Mais je ne le veux plus.
C’est trop tard, a dit l’écrivain.