Comme j’étais en retard, j’ai pris la voiture au lieu de marcher jusqu’à l’immeuble où se trouvaient les cabinets du Dr Kim et de notre conseillère conjugale, le Dr Faheida. Tout en dépliant mon rêve, j’ai couru dans le hall d’entrée et je suis tombé sur une femme qui sortait de l’ascenseur. J’avais les yeux fixés sur mon rêve, avec le sentiment d’être un petit garçon qu’on allait interroger, quand elle s’est écartée et a dit, « Bonjour, Bret ». J’ai levé la tête et dévisagé la femme : décharnée, la quarantaine, l’air un peu espagnole, cheveux noirs et fins, sourire en biais. Les bras chargés de dossiers et de livres, elle est restée devant moi pendant que je plissais les yeux, me demandant qui elle pouvait bien être.
Il m’a fallu un petit moment pour y arriver.
« Ah, Dr Fahjita. Comment allez-vous ? »
Elle a marqué un temps d’arrêt. « C’est en fait Dr Fa-hei-da.
— Dr Fa-hei-da, ai-je reproduit comme un perroquet. Oui, comment allez-vous ?
— Je vais bien. Je vous vois vous et votre femme la semaine prochaine ?
— Oui et cette fois nous viendrons tous les deux.
— C’est bien. À la semaine prochaine. » Elle s’est éloignée d’un pas lent et j’ai bondi dans l’ascenseur.
Les séances de thérapie de couple avaient commencé à cause d’un manque de sexe. C’était, je le reconnais, de ma faute et la culpabilité que j’en concevais m’avait conduit à suivre Jayne chez le Dr Faheida. Même lorsque je suis arrivé en juillet, nous ne faisions l’amour qu’une fois par semaine, en dépit des tentatives de Jayne pour que cela ait lieu plus régulièrement. Mais elle était repoussée si souvent qu’elle avait bientôt renoncé. Et j’étais incapable de comprendre d’où venait ce manque d’intérêt de ma part. Jayne – qui était autrefois tellement attirante qu’elle s’était plainte de la fréquence de nos rapports – ressemblait à quelque chose de nouveau pour moi, quelque chose d’autre que la petite amie sexy. Elle était l’épouse, la mère, celle qui m’avait sauvé. Comment cela avait-il conduit à un rapport de célibat ? (« Ah oui, comment en effet ? » murmurait la voix sombre dans un recoin de ma tête.) Je l’imputais simplement au premier mensonge qui me venait à l’esprit quand nous étions couchés dans le lit monumental de la chambre obscure, la porte fermée à clé, les rideaux tirés, mon pénis flasque posé sur ma cuisse : fatigue, stress, roman, marée montante et descendante du désir, antidépresseurs que je prenais ; j’ai même évoqué des blessures sexuelles de l’enfance. Elle s’efforçait de contrôler son ressentiment. Je dissimulais ma honte, mais pas assez pour qu’elle ne se considère pas coupable de questionner ma virilité, coupable au point de se sentir mal de chercher à tout prix une solution. Elle ne cessait de me demander si je la trouvais toujours séduisante – ce qui était le cas, je l’en avais constamment assurée. J’étais fier d’avoir pour épouse Jayne Dennis. Des millions d’hommes trouvaient son image d’un magnétisme sexuel absolu. Elle était une star de cinéma jeune et populaire. Et pourtant, mystérieusement, le sexe était devenu quelconque et de plus en plus rare entre nous. Je n’avais plus pour elle la gaule que j’avais autrefois et j’essayais de l’apaiser avec des généralités que j’avais piquées chez Oprah. « Est-ce que le sexe est plus important que nos enfants et nos carrières, Jayne ? ai-je demandé un soir. Je trouve que tout va bien pour nous. » Elle soupirait dans la pénombre. « Ce n’est pas parce que le désir n’est pas là en ce moment que toi tu ne l’es pas », ai-je dit gentiment (c’était la première nuit que j’avais passée dans la chambre d’amis). Et donc en thérapie conjugale avec notre « éducatrice matrimoniale », les théories fusaient dans tous les sens. Peut-être que c’était la détérioration de mon niveau de testostérone. Mais j’ai subi des tests et les niveaux étaient normaux. J’ai commencé à prendre des compléments quotidiens à base de plantes. Nous avons écarté le Viagra puisque j’avais eu un prolapsus d’une valvule mitrale – un petit problème cardiaque que la drogue pouvait réveiller. Les autres options étaient le Levitra et le Cialis, mais je ne suis pas impuissant ! avais-je envie de crier. Cependant j’affichais une « indifférence aux valeurs ». Je ne saisissais pas l’idée de « responsabilité partagée ». J’étais passé maître en « communication négative ». J’avais contribué à créer une « union instable ». J’avais besoin de développer des « pactes de collaboration ». Je n’offrais que des « contre-propositions ». J’étais accusé de « rompre des accords » (Jayne était celle qui était dans une « attitude de fuite par rapport à la séparation », même si elle reconnaissait avoir un problème d’« autodifférenciation »). On nous a conseillé de prendre une baby-sitter, de nous adresser des petits billets provocants, de faire semblant de nous rencontrer pour la première fois, de prendre une chambre à l’hôtel, d’organiser notre intimité, de programmer les rapports. Mais à la fin du mois de septembre, nos relations sexuelles étaient dans une impasse majeure et c’est à ce moment-là que j’ai compris pourquoi. Le truc qui en était la cause avait un nom à présent : Aimee Light. Selon Jayne, « l’aspect le plus incroyablement triste » de notre mariage était le fait qu’elle m’aimait encore.
J’ai pris une grande inspiration et je suis entré dans le cabinet du Dr Kim. Sa porte était ouverte et elle feuilletait la New York Review of Books en m’attendant. Elle a levé la tête – son petit visage brun, inquisiteur, plissé par un sourire coincé.
« Je suis désolé d’être en retard », ai-je dit en refermant la porte derrière moi avant de m’effondrer dans le fauteuil en face d’elle. L’anonymat serein qui régnait dans son bureau m’avait toujours aidé à me détendre avant le début des séances, mais aujourd’hui elle avait décidé de démarrer tout de suite et son inquiétude croissante concernant mes « problèmes d’abus divers » a rapidement dominé notre conversation. C’était probablement dû aux Kleenex que je n’arrêtais pas de prendre et à la morve sanguinolente que je ne cessais d’extraire de mon nez ravagé et douloureux. Puis elle a souhaité que nous parlions de Robby et voulu savoir si je lui en voulais encore, et ensuite ça s’est déplacé vers Jayne et ce à quoi je voulais en venir avec elle, et très vite ma patience a été à bout et j’ai dû interrompre ce qui ressemblait alors à un interrogatoire. Elle avait un bloc-notes en équilibre sur les genoux, sur lequel elle notait furieusement.
« Écoutez, je suis ici uniquement parce que j’ai promis à ma femme que j’essaierais d’obtenir de l’aide et je suis donc ici pour obtenir de l’aide et non pas pour entendre une énième leçon sur le fait que je fais perdre du temps à tout le monde, d’accord ? » J’ai pris un autre Kleenex et je me suis mouché. Le mouchoir était rouge et luisant.
« Alo’ pou’quoi vous êtes ici, monsia’ Ellis ?
— Hé bien, je souffre d’anxiété et j’ai ces, vous savez, troubles dus à l’anxiété.
— À cause de quoi ?
— Euh… des accidents d’avion… des terroristes… » Je me suis interrompu et puis j’ai ajouté avec sincérité, « De ces garçons qui disparaissent ».
Elle s’est redressée. « Monsia’ Ellis, je ’edoute plus la ci’hose du foie dans vot’ cas que l’accident d’avion. » Elle a soupiré et noté quelque chose, avant d’enchaîner, « Alo’ des ’êves ces de’niers temps ?
— Oui, un sacré rêve », ai-je répondu en essayant de dissimuler ma réticence au moment où je lui ai donné la page imprimée.
Dr Kim a parcouru les mots tapés rapidement un peu plus tôt dans l’après-midi et elle est parvenue à une phrase qui l’a fait blêmir, puis elle m’a regardé de là où elle était assise. J’étais en train d’admirer tranquillement un petit cactus sur une étagère, fredonnant sourdement en attendant qu’elle eût terminé.
« Ce ’êve me semble t’ès, t’ès faux, monsia’ Ellis. » Elle m’a jeté un regard noir et suspicieux. « Je pense que vous avez inventé ce ’êve.
— Comment osez-vous ? » Je me suis redressé, indigné – posture que j’avais souvent adoptée dans son bureau, je m’en rendais compte.
« Vous pensez que je vais c’oi’e ça ? » Elle a baissé les yeux vers la page. « Un bar avec une g’ande mâchoi’e vous pou’suit dans une ma’e et vous vous échappez dans un avion qui passe et puis vous êtes en classe affai’es – un avion qui po’te le nom de vot’e pè’e su’ le fuselage ?
— C’est mon inconscient, Dr Kim. » J’ai haussé les épaules. « Ce sont peut-être des angoisses légitimes. » J’ai soupiré et abandonné.
« Vous n’avez pas dit à vot’e femme que vous p’enez enco’e des d’ogues, a-t-elle dit.
— Non, ai-je soupiré de nouveau et j’ai détourné le regard. Mais elle le sait. Elle le sait.
— Et vous do’mez toujou’s su’ le divan ?
— C’est la chambre d’amis ! Je suis dans la chambre d’amis, bordel ! On ne peut pas dormir sur notre putain de divan.
— Monsia’ Ellis, vous n’avez pas besoin de c’ier.
— Écoutez. » J’ai soupiré. « Ça a été très dur de s’adapter au monde et à toutes ces pressions, au fait d’être l’homme dans la maison ou je ne sais comment vous appelez ça, ainsi qu’au fait de, ouais, d’en prendre de nouveau – un tout petit peu seulement – et de boire de nouveau – un tout petit peu seulement – et ouais, OK, Jayne et moi nous ne faisons plus l’amour et je flirte avec cette fille à l’université et je pense qu’un autre étudiant prétend être un personnage d’un de mes romans et la petite fille de Jayne est, je pense, dans un sale état et elle croit que sa peluche est vivante et l’attaque, plus le fait qu’elle m’appelle “Papa” et qu’Harrison Ford veuille que j’écrive un scénario pour lui et que je reçoive ces e-mails bizarres de LA qui ont quelque chose à voir avec mon père, je pense, et tous ces garçons qui disparaissent me foutent une putain de trouille et c’est tout ça qui cause ces énormes conflits au sein de mon inconscient. » Je me suis interrompu au beau milieu de ma tirade. « Oh, et notre golden retriever qui me hait. » J’ai laissé échapper un énorme soupir. « Alors j’en ai gros sur la patate – lâchez-moi. » Et je me suis emparé de la feuille qu’elle tenait à la main en disant, « Donnez-moi ça ».
Elle n’a pas lâché, l’œil furieux. J’ai tiré plus fort. Elle n’a pas lâché prise. Nous ne nous quittions pas des yeux. J’ai fini par me rasseoir, essoufflé.
Elle a attendu patiemment. « Monsia’ Ellis, vous êtes ici pou’ t’ouver le moyen de mieux connaîtr’ vot’e fils. C’est essentiel. C’est nécessaire. Que vous établissiez un lien avec vot’e fils. »
Il n’y avait rien à dire sinon, « Je commence à avoir la situation en main.
— Je ne le pense pas.
— Pourquoi pas ?
— Pa’ce que vous ne l’avez pas mentionné une seule fois depuis que vous êtes ici. »