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Jeudi 30 octobre


LA FÊTE

« Tu fais vraiment très bonne impression. »

Jayne a dit ça après m’avoir regardé de la tête aux pieds avec une expression troublée et demandé, légitimement, en quoi j’étais déguisé pour cette fête d’Halloween que nous donnions ce soir-là, et je lui ai dit que j’avais décidé d’y aller tout simplement déguisé en « moi ». Je portais un jean délavé, des sandales, un tee-shirt blanc trop grand avec une fleur de marijuana géante imprimée et un sombrero miniature. Nous étions dans une chambre qui avait la taille d’un grand appartement au moment où nous échangions ces propos et j’essayais de rendre les choses plus claires en levant les bras et en tournant lentement sur moi-même pour lui donner une chance de mater le Bret sous toutes ses coutures.

« J’ai décidé de ne pas porter de masque. Je veux être vrai, chérie. Ce que tu vois est connu sous le nom de Visage Officiel. » Tout en continuant à tourner, j’ai aperçu Victor, le golden retriever, qui me regardait fixement, depuis sa position enroulée dans un coin. Le chien a continué à m’observer et puis il a bâillé.

« Alors tu es déguisé en… quoi ? En activiste mexicain de la marijuana ? a-t-elle demandé, trop fatiguée pour jeter un regard furieux. Qu’est-ce que je dois dire aux enfants pour le ravissant tee-shirt que tu portes ?

— J’expliquerai aux enfants, s’ils posent la question, que…

— Je dirai tout bêtement que c’est un gardénia.

— Dis-leur seulement que Bret est vraiment dans l’esprit d’Halloween, cette année, ai-je suggéré en me remettant à tourner, les bras toujours en l’air. Dis-leur que je suis déguisé en beau gosse. » J’ai voulu pincer Jayne pour rire, mais elle s’est éloignée trop vite.

« C’est vraiment génial, Bret – je suis si fière de toi », a-t-elle ajouté sur un ton dépourvu d’enthousiasme en quittant la pièce. Le chien m’a regardé, inquiet, puis s’est soulevé et a suivi Jayne. Il n’aimait pas qu’on le laisse seul dans une pièce où je me trouvais. Le chien avait été une catastrophe depuis que j’étais arrivé en juillet. Et comme Jayne avait été obsédée par un livre intitulé Si seulement ils pouvaient parler (que je croyais consacré à la jeune génération d’Hollywood, mais qui était en fait une enquête sur les animaux des zoos), elle avait fait subir au chien des séances d’hydrothérapie et d’acupuncture et de massage thérapeutique (« Hé, pourquoi ne pas lui prendre un coach ? » avais-je marmonné à un moment donné) avant de l’emmener chez un béhavioriste canin qui avait prescrit du Cloinicalm, qui était en fait du Prozac pour chien, mais le médicament ayant déclenché une sorte de « léchage compulsif », il avait été remplacé par un équivalent de Paxil pour chien (médicament que prenait Sarah, ce que nous avions tous trouvé incroyablement affligeant). Mais cela ne l’empêchait pas de détester se retrouver seul dans la pièce où j’étais.

La fête, c’était mon idée. J’avais été un « gentil garçon » pendant quatre mois et je pensais que ça méritait d’être célébré. Mais comme les somptueuses fêtes d’Halloween faisaient partie de mon passé (ce passé que Jayne voulait nier et effacer), nous nous sommes disputés à propos de ces « agapes » (mon mot ; Jayne a employé celui de « bacchanale »), aimablement et même agréablement, jusqu’à ce que – surprise – elle finisse par dire oui. Je l’ai porté au crédit de la distraction provoquée par les scènes à retourner pour un film qu’elle pensait avoir terminé en avril, mais que le studio voulait fignoler, les avant-premières ayant montré qu’il fallait simplifier ce thriller grotesque à gros budget qui était incompréhensible. J’avais vu un premier montage à New York le mois précédent et secrètement je l’avais trouvé ridicule, mais dans la limousine qui nous ramenait au Mercer je me suis vraiment emballé pour le truc, avant que Jayne, furibarde, me dise sans même tourner la tête, « Tais-toi maintenant, s’il te plaît ». J’ai compris ce soir-là, dans la limousine, que Jayne était avant tout une personne simple, réservée, une femme qui avait eu de la chance dans une carrière qui lui paraissait rapide et déroutante et que cette inquiétude concernant les scènes à retourner était l’explication profonde de son abandon et du fait qu’elle m’autorisait à donner cette fête le soir du 30 (la collecte de bonbons et de pièces de monnaie ayant lieu le lendemain soir). Les invitations avaient été envoyées par e-mail à quelques amis (Jay, qui était à New York pour la tournée de son livre ; David Duchovny ; quelques acteurs de l’émission de télé-réalité de l’année précédente, « Survivor » ; Bill Block, mon agent à Hollywood ; Kate Betts, qui était venue couvrir quelque chose pour le supplément Style du New York Times ; des étudiants de mon atelier d’écriture) et aussi, malheureusement, à quelques connaissances de Jayne (pour l’essentiel des parents d’amis de Robby et de Sarah, qu’elle ne pouvait pas supporter mais avait invités dans un moment d’agressivité rentrée ; je n’ai pas dit un mot). Second signe de protestation contre la fête de la part de Jayne : pas de déguisement, seulement un pantalon noir Tuleh et un chemisier blanc Gucci. Les autres exigences étaient : « Aucun élément de décoration en paille et pas de pêche aux pommes dans les baquets d’eau ». Et quand j’ai protesté au cours des préparatifs qu’elle n’était pas du tout dans l’esprit d’Halloween, sa concession a consisté à engager un traiteur hors de prix. Les enfants avaient été avertis qu’il s’agissait d’une fête pour adultes ; ils seraient autorisés à se mêler à nous pendant la première heure et puis au lit, puisque c’était un jeudi et qu’il y avait école le lendemain. Dans un effort désespéré, Jayne a suggéré qu’il y avait école le lendemain pour moi aussi, que j’emploierais mieux mon temps à travailler plutôt qu’à organiser une fête. Mais Jayne ne comprendrait jamais que la Fête avait été mon lieu de travail. C’était mon marché à terme, mon champ de bataille, c’était là que les amitiés se nouaient, que les amants se rencontraient, que les affaires se faisaient. Les fêtes semblaient frivoles et soumises au hasard et informes, mais elles étaient en fait des événements aux dimensions intriquées et hautement chorégraphiés. Dans le monde où je suis devenu adulte, la fête était la surface sur laquelle la vie quotidienne venait s’inscrire. Quand j’essayais d’expliquer ça sérieusement, Jayne me dévisageait comme si j’étais soudain devenu un débile mental.

J’ai enlevé le sombrero et je me suis regardé dans la pléthore de miroirs de la salle de bains de Jayne (nous avions chacun la nôtre), pour voir ma coiffure sous des angles différents. J’avais fait faire une couleur la veille pour couvrir le gris des tempes, mais j’avais surtout peur de perdre mes cheveux, comme mon père, même si Joelle, ma coiffeuse, insistait pour me convaincre que la chute des cheveux, c’était plutôt le côté maternel de ma famille. Pour une raison quelconque, « l’or de la nuit automnale » est une phrase qui a résonné dans ma tête pendant que je regardais ma coiffure et je l’ai tant aimée que j’ai décidé de l’incorporer dans mon nouveau roman le lendemain, quand j’irais m’asseoir à mon bureau pour en ébaucher les grandes lignes. Derrière moi, il y avait une douche-sauna avec toute une série de jets directionnels et une immense baignoire en marbre d’Italie que j’admirais chaque fois que j’étais dans la salle de bains de Jayne ; son extravagance touchait un point sensible chez moi, définissait celui que j’étais à présent, ce que j’étais devenu au moment même où elle se transformait aussi en symbole de ma précarité en ce monde. L’inspection capillaire terminée, je suis sorti de la salle de bains et j’ai passé la main sur les draps Frette qui enveloppaient notre lit monumental avant d’éteindre la lumière.

Alors que je descendais le grandiose escalier en demi-cercle, le portable a sonné dans la poche arrière de mon jean. Un rapide coup d’œil à ma Tank et puis j’ai contrôlé le numéro qui appelait. C’était Kentucky Pete, mon dealer, et lorsque j’ai répondu, il a dit qu’il était en route.

Note pour le lecteur : oui, techniquement, je n’étais plus clean. J’avais rechuté légèrement. Ça n’avait pas pris beaucoup de temps. Une soirée des étudiants sur le campus, la troisième semaine de septembre pour être précis. Un ringard de troisième cycle m’avait proposé une ligne – et puis une autre – dans une salle de bains minable du dortoir, et ensuite j’avais sifflé une vingtaine de bières à la pression pendant que les étudiants s’agglutinaient autour de moi et que je les régalais avec les histoires de mes exploits passés. Jayne n’avait sûrement rien oublié, mais il y avait certaines ondes d’information qu’elle se refusait à capter. Si sa foi en moi était vaguement ébranlée depuis le début du mois d’octobre – l’impression d’avoir fait une erreur en me reprenant –, le point critique n’avait cependant pas été atteint. Je voyais bien qu’elle avait des craintes, mais elles étaient contenues et n’avaient pas encore tourné à la panique. J’avais l’impression que j’avais du temps pour me reprendre. Mais pas le jour d’Halloween.

Parce que tout était prêt. La maison avait été redécorée par le traiteur pour ressembler à un énorme château hanté, jusqu’aux toiles d’araignée pendant dans tous les coins et squelettes en plastique et chauves-souris démesurées suspendues au plafond et lumières violettes faisant disparaître les murs et stroboscope dans l’entrée. Un ami, l’artiste Tom Sachs, avait conçu la caisse de transport qui trônait au milieu de la salle de séjour et tremblait et laissait entendre des grondements à quiconque s’en approchait. Sur les haut-parleurs placés dans le jardin, on entendait des bruits de chaînes secouées et divers grognements convaincants et le rire inextinguible des morts. Des fantômes en papier crépon blanc flottaient dans les arbres et des lanternes savamment taillées dans des citrouilles et brillamment éclairées jalonnaient l’allée qui menait à la maison. Et bien que ce fût indéniablement une fête pour adultes, il ne se passait rien d’effrayant au 307 Elsinore Lane – juste quelque chose de drôle et d’innocent pour amuser les invités. Pour se protéger des parasites, nous avions engagé deux agents de sécurité (l’un déguisé en Frankenstein, l’autre portant un masque de Dick Cheney) et nous les avions postés à l’entrée principale derrière un cordon en velours rouge, avec pour chacun d’eux une liste d’invités tachée de sang et un talkie-walkie. La fête serait filmée par un de mes étudiants.

Je suis passé devant la cuisine, où Jayne discutait canapés avec les employées du traiteur qui étaient vêtues-dévêtues en sorcières sexy ou en chattes ensorceleuses. Derrière elles, au-delà des portes vitrées coulissantes qui donnaient sur l’arrière de la maison, on mettait de la neige carbonique dans le jacuzzi bouillonnant, dont l’éclairage avait été remplacé par une ampoule rouge sombre pour créer un effet bizarre de chaudron. Et au-delà de ça, la touche finale : les quatre hectares qui s’étendaient derrière la maison jusqu’à un bosquet d’arbres sombres avaient été transformés en un immense faux cimetière avec des pierres tombales bancales, dispersées sur tout le champ, et sur la première d’entre elles avait été posée une goule en plastique mastiquant un fémur en caoutchouc.

Dans la salle de séjour, un DJ installait une sono très élaborée devant un silk-screen d’Andy Warhol me représentant stylo à la main et après m’être présenté, nous avons passé en revue la play-list : Funeral For A Friend/Love Lies Bleeding, The Ghost In You, Thriller, Witchy Woman, Evil Woman, Rhiannon, Sympathy For the Devil, Werewolves of London, Spooky Girlfriend, The Monster Mash, etc. Le DJ m’a garanti qu’il avait là assez de morceaux terrifiants pour tenir jusqu’au bout de la nuit. De l’autre côté de la pièce, il y avait un bar présidé par un loup-garou qui préparait le cocktail de la soirée : un punch margarita à la mandarine, où flottaient des zestes de citron qui ressemblaient à de minuscules araignées vertes, qui serait servi dans un énorme bol en forme de crâne (j’aurais dans la main une canette de bière sans alcool remplie du punch margarita à la mandarine). J’ai remarqué une série de mains coupées alignées le long du bar.

Les enfants étaient en haut. Robby s’était enfermé avec un ami pour une partie de PlayStation2 frénétique (les zombies avec les Howitzers, le Minotaure furieux, les extraterrestres mortels, les forces de l’enfer, les jeux qui hurlaient « Laisse-moi te dévorer »), Marta surveillait Sarah qui regardait, fascinée et pour la centième fois, Chico, le coyote incompris. Puisqu’on allait s’occuper d’eux toute la soirée, il était temps de faire quelque chose avec le chien. J’ai remarqué que Victor reniflait sans le moindre intérêt l’un des chats noirs en peluche que les décorateurs avaient disposés par douzaines dans toute la maison, et j’ai appelé Jayne pour qu’elle aille l’enfermer dans le garage. Victor et moi nous sommes affrontés dans un duel de regards fixes pendant au moins deux minutes, avant que Jayne sorte de la cuisine et prononce simplement son nom, sans même jeter un coup d’œil dans ma direction. Il est allé vers elle, avec une sorte de grimace et en remuant la queue, et au moment où elle l’entraînait hors de la pièce, il a tourné la tête et m’a regardé, l’air féroce. J’ai laissé tomber. Le chien avait son monde – et ses raisons – et j’avais le mien.

Mon portable a sonné de nouveau. Kentucky Pete était devant la maison et avait du mal à franchir l’obstacle Frankenstein, qui m’a appelé au même instant sur l’interphone pour me dire qu’un type – qui n’était pas sur la liste et s’était déguisé en cadavre de Slim Pickins – m’attendait impatiemment de l’autre côté du cordon de velours rouge. En marchant vers l’entrée, j’ai lancé à Pete un « Du calme, j’arrive, mon pote », accompagné d’un gloussement macabre prolongé.

Kentucky Pete était un dinosaure résistant des années 1970 avec qui un de mes étudiants m’avait mis en contact. Obèse, des cheveux longs et gris, des bottes en serpent et un tatouage de scorpion inoffensif (il souriait et tenait une Corona dans une de ses pinces) sur un avant-bras couvert de plaies provoquées par l’usage répété d’aiguilles non stériles, il était l’antithèse des revendeurs de drogue que je fréquentais à Manhattan : les jeunes types beaux, sobres, tirés à quatre épingles dans leurs costumes Paul Smith à trois boutons, qui voulaient une « introduction » dans le monde du cinéma. Pour compenser son manque de classe, Kentucky Pete proposait une sélection plus variée – il vendait absolument de tout, depuis les cachets citron vert de Super Vicodin au Xanax dosé 2 mg en provenance d’Europe, en passant par le crack trempé dans le PCP, les joints aspergés d’un fluide embaumant et la coke assez pure, que je voulais qu’il me refile ce soir-là (avec deux Xanax à 2 mg pour pouvoir dormir, bien sûr). J’avais dit à Jayne qu’il était un de mes étudiants lorsqu’elle l’avait surpris ici la première semaine d’octobre, affalé avec moi devant le home-cinéma en train de regarder le DVD d’American Psycho. Lorsqu’elle m’a entraîné dans la cuisine et s’est contentée, incrédule, de me regarder fixement, j’ai insisté, « Troisième cycle, chérie. Troisième cycle » (quand Jayne et moi sortions ensemble dans les années 1980, elle était accro à la Hagen-Däzs – parfois, elle s’y laissait aller, mais la plupart du temps non). Je ne voulais pas que Jayne puisse le voir ce soir-là et il fallait que je traite l’affaire rapidement – même si la maison était plongée à présent dans une lumière violette qui lui aurait fait confondre Kentucky Pete avec un invité déguisé. Si Jayne nous tombait dessus, je lui dirais simplement qu’il était un de mes étudiants déguisé en « chercheur d’or grisonnant ».

Je l’ai fait entrer et, après avoir hésité à lui accorder une margarita, je l’ai conduit rapidement à mon bureau, j’ai fermé la porte à clé et sorti mon portefeuille. Il était pressé de toute façon ; il fallait qu’il soit à l’université avant huit heures pour vendre une grosse quantité de dope à un groupe d’étudiants de première année friqués. Quand il m’a demandé s’il pouvait m’emprunter une pipe, j’ai ouvert mon coffre. Il a sifflé le punch et lâché un énorme soupir d’aise, fredonnant l’air que chantaient les Zombies : Time of the Season.

« Qu’est-ce que t’as là-dedans ? a-t-il demandé en tendant le cou, et puis : Pas mal, le sombrero.

— C’est là que je range mon cash et mes flingues. » J’ai pris dans le coffre une pipe en verre que je lui ai donnée et que je ne voulais, en aucun cas, qu’il me rende après usage. J’avais besoin de deux sachets de coke pure et d’un ou deux grammes du truc bien coupé pour les invités ivres qui allaient me taper et seraient trop bourrés pour faire la différence. La transaction terminée, avec discount en échange de la pipe, j’ai mis dans ma poche les sachets de toutes les couleurs et fait sortir Kentucky Pete, le guidant au milieu des citrouilles alignées sur la pelouse, lui se retournant pour admirer la décoration élaborée de la maison.

« Hé – la baraque a été changée en sacré train fantôme, mec, a-t-il murmuré sur un ton approbateur.

— Le monde entier est un train fantôme, mon pote, ai-je dit rapidement en regardant ma montre.

— Macabre, mec, macabre.

— Les esprits vont gémir ce soir, mon pote, ai-je dit en le dirigeant vers sa moto qu’il avait garée de travers contre le trottoir. Je sais tout sur les ténèbres, mon pote. Je suis prêt à faire la fête et prêt à tout. »

Bien qu’on ait été à la fin du mois d’octobre, l’été indien s’était attardé et j’ai frissonné en pensant à l’incongruité de ce temps si peu automnal, pendant que Kentucky Pete m’expliquait les origines de la fête : Halloween provenait du jour celte de Samhain – c’était le dernier jour de leur calendrier et le seul moment de l’année où les morts revenaient « pour te choper, mec ». Et si tu sortais, il fallait que tu te déguises pour ressembler à un des morts, pour les tromper et qu’ils te foutent la paix. Je n’arrêtais pas de hocher la tête en disant, « Les morts, ouais, les morts ». On pouvait encore entendre Time of the Season à l’intérieur de la maison.

« Adios, amigo, a-t-il dit en mettant les gaz.

— C’est toujours un plaisir », ai-je dit en lui tapant dans le dos. Puis je me suis essuyé les mains sur mon jean et j’ai foncé vers la maison, je me suis enfermé dans mon bureau où j’ai sniffé deux lignes monumentales et, soulagé, j’ai couru jusqu’au bar avec ma canette de bière sans alcool que le loup-garou m’a remplie de punch. J’étais enfin prêt pour que la soirée commence.

Les invités arrivaient. Les déguisements étaient assez prévisibles : des vampires, un lépreux, Jack l’Éventreur, un clown à l’allure monstrueuse, deux assassins à la hache, quelqu’un qui semblait simplement se cacher sous un grand drap blanc, une momie dépenaillée, quelques adorateurs du diable, et il y avait pas mal de mannequins et un paysan pestiféré et, comme prévu, tous mes étudiants étaient des zombies. Quelqu’un que je n’ai pas reconnu est venu en Patrick Bateman, ce que je n’ai pas trouvé drôle et ce qui m’a même causé un problème : voir ce type, grand et beau, dans un costume Armani (daté) taché de sang, embusqué dans tous les coins de la fête, examinant les invités comme s’ils étaient des proies, m’a totalement angoissé et même fait planer un peu moins haut, et j’ai dû retourner dans mon bureau pour arranger ça. Des petites cliques étaient en train de se former. J’ai été contraint de faire la connaissance de plusieurs parents d’amis de Robby et de Sarah, qui discutaient d’une nouvelle tragédie nationale avant que la conversation ne revienne vers des sujets à peu près aussi intéressants que le temps qu’il avait fait la semaine précédente : la petite fille qui n’avait pas pu entrer dans la crèche désirée, la fraude dans les ligues de football, un club de lecture que quelqu’un venait d’organiser – et lorsque j’ai suggéré qu’ils commencent avec un de mes livres, j’ai été accueilli par ce qu’on pourrait décrire comme des « rires gênés ». Jayne dissimulait de manière exquise sa colère en jouant la maîtresse de maison charmante, tandis que j’attendais avec impatience Mr. Jay McInerney qui faisait une lecture en ville et avait appelé un peu plus tôt pour redemander notre adresse. À un moment donné, Jayne a insisté pour que je porte la guitare que je gardais dans mon bureau (un des derniers souvenirs de l’époque de Camden quand je jouais dans des groupes et que je pensais être le prochain Paul Westerberg) pour cacher la feuille de marijuana, après qu’elle eut remarqué les regards inquiets de certains parents, et donc je me suis rapidement retrouvé à gratter ma guitare pour accueillir les invités – ce qui constituait aussi une excellente protection contre mes étudiants qui voulaient me raconter leurs histoires (le pire sujet de conversation pour moi depuis toujours – et ce soir je ne voulais pas qu’on me demande, « Mr. Ellis, est-ce que vous avez lu ma nouvelle, À quoi avais-je la tête quand je lui ai taillé une pipe ? »). Et je ne me concentrais sur rien d’autre en particulier jusqu’à ce qu’Aimee Light fasse son apparition.

Aimee Light était en troisième cycle à l’université et, sans être une de mes étudiantes, elle faisait sa thèse sur mon œuvre, en dépit de la consternation de son directeur de thèse, qui avait essayé sans succès de l’en dissuader. Nous nous étions rencontrés à la fête où j’avais rechuté. Elle était tombée amoureuse de moi, mais calmement, objectivement, et cette distance la rendait bien plus attirante que le groupe habituel des flagorneurs qui m’entouraient. Je jouais mon rôle, un peu distrait, ce qui la frustrait légèrement, j’en étais convaincu. Oui, c’était de nouveau les jeux juvéniles que je pratiquais autrefois à l’université et je me sentais par conséquent plus jeune. Aimee Light était leste, agile, avait le corps parfait de l’adolescente à gros seins et ossature légère, même si elle avait presque vingt-quatre ans. Blonde, yeux bleu acier et volonté de fer – elle était exactement mon type et j’avais essayé de l’attirer dans un lit depuis un mois environ, mais jusqu’à présent je n’étais parvenu qu’à lui rouler quelques pelles dans mon bureau à l’université et dans son studio en dehors du campus. Elle ne cessait de prétendre que ses intentions étaient obscures. Comme tant de choses dans ma vie, elle semblait surgir de nulle part.

Elle était près du bar avec une amie et bavardait avec le loup-garou, et j’ai traversé la pièce en dansant dans sa direction avec « One of These Nights » des Eagles à fond. En me voyant approcher, elle a vite murmuré quelque chose à l’oreille de sa copine – un truc de fille qui trahissait son innocence – juste avant que je ne sois devant elle, rouge et rayonnant dans la lumière violette, et j’ai fait semblant de chanter, de bouger les hanches, de secouer ma guitare. C’était risqué de l’avoir invitée mais elle courait un risque encore plus grand en venant. Je lui ai fait un clin d’œil discret.

Aimee a fait les présentations – « Je vous présente Melissa, c’est une mégère » – et un canon, elle aussi – et j’ai regardé la salle de séjour bondée et vu Jayne qui emmenait David Duchovny pour lui montrer le faux cimetière.

« Ce clin d’œil, c’était votre idée pour détendre l’atmosphère ?

— Tu veux jouer à saute-citrouille ?

— J’aime le tee-shirt, a-t-elle dit en écartant la guitare.

— J’aime tout, ai-je dit en la regardant des pieds à la tête. Tu es déguisée en quoi ?

— L’avocate de Sylvia Plath pour son divorce. »

J’ai pris sa main et j’ai demandé à la mégère, « Vous nous excusez ?

— Bret…, a dit Aimee sur la défensive, mais la pression de sa main ne s’est pas relâchée.

— Hé, il faut que nous parlions de la thèse. »

Elle s’est tournée vers son amie en prenant un air suppliant avant de crier « Attends-moi ! » par-dessus le vacarme de la fête.

En continuant à danser au rythme des Eagles, je l’ai traînée à travers le labyrinthe de la fête jusqu’à une salle de bains, j’ai vérifié qu’on était les seuls dedans et j’ai fermé la porte à clé. Le bruit était tellement amorti qu’on aurait pu se croire seuls dans la maison. Elle s’est adossée au mur – détendue, avec un sourire entendu, pas vraiment là. J’ai avalé une longue gorgée de ma canette et puis j’ai craché une petite araignée verte.

« J’ai cru que tu ne viendrais pas.

— Moi non plus… » Elle s’est tue. « Mais, aaah, je voulais vous voir. »

J’ai sorti un sachet et demandé, « Tu veux une ligne ? »

Elle m’a regardé, amusée, les bras croisés sur la poitrine. « Bret, je ne pense pas que ce soit une bonne idée.

— Qu’est-ce que c’est que ces histoires de coinçage ? ai-je demandé, agacé. D’où est-ce que ça vient – de la petite ville coincée du Connecticut que tu as fuie ? » J’ai fait mon petit trafic avec mon gramme et déposé une petite pile sur la surface près du lavabo. « Je te propose simplement une petite ligne. C’est une décision tellement difficile à prendre ? » Et puis, avec la voix du célibataire endurci : « Qui est ta copine canon ? »

Elle a ignoré mon stratagème. « Ce n’est pas le problème de la ligne.

— Bon, très bien, je me ferai la tienne.

— C’est votre femme.

— Ma femme ? Hé, je ne suis marié que depuis trois mois. Du calme. On est encore en période d’essai…

— Votre femme est ici et en plus vous êtes déjà un peu parti. » Elle a pris une serviette orange et noir et m’a essuyé le front.

« Depuis quand ça nous a arrêtés ? ai-je demandé d’une voix “triste”.

— De faire quoi ? » a-t-elle dit faussement outragée, avant de sourire lascivement.

Je me suis penché vers le lavabo et j’ai sniffé les deux lignes à l’aide d’une paille et puis je me suis immédiatement tourné vers elle, collé contre elle, la guitare entre nous deux. Quand j’ai embrassé sa bouche, elle s’est ouverte sans résistance et nous avons basculé contre le mur. J’ai fait glisser la guitare dans mon dos et j’ai continué à me serrer contre elle, l’érection en pleine pulsation dans le jean, pendant qu’elle faisait semblant de me repousser, mais pas vraiment. À un moment, mon sombrero est tombé.

« Tu es tellement sexe, je ne peux pas m’empêcher de te toucher. Tu as déjà joué au docteur ? »

Elle a ri et s’est dégagée. « Écoutez, ce n’est pas ici qu’on va le faire, et puis, en regardant ma tête : Vous avez fait quelque chose à vos cheveux ? »

Je l’ai embrassée sur la bouche de nouveau. Et elle a réagi plus intensément cette fois-ci. Nous avons été brusquement interrompus par la sonnerie de mon téléphone. Je l’ai ignoré. Nous avons continué à nous embrasser, mais je sentais déjà le déchirement de la déception – il n’y avait pas la moindre chance qu’il se passe autre chose dans cette salle de bains ce soir – et le téléphone n’a cessé de vibrer dans ma poche arrière jusqu’à ce que je me décide à répondre.

Aimee, finalement, m’a repoussé. « OK – ça suffit.

— Pour l’instant », ai-je répliqué de ma voix la plus sexy, mais elle a sonné de façon inquiétante. Mon bras encore autour d’elle, j’ai collé le téléphone à mon oreille de ma main libre.

« Yo ? ai-je dit en vérifiant le numéro.

— C’est moi. » C’était Jay, mais je l’entendais à peine.

« Où es-tu ? Bon Dieu, Jay, tu es encore perdu, mon con.

— Comment ça où est-ce que je suis ?

— On a l’impression que tu es dans une fête ou un truc dans le genre. » J’ai marqué un temps d’arrêt. « Ne me dis pas qu’il y a autant de gens qui sont venus à ta putain de lecture.

— Eh bien, ouvre la porte et tu verras où je suis, a été sa réponse.

— Quelle porte ?

— Celle qui est derrière toi, abruti.

— Oh. » Je me suis tourné vers Aimee. « C’est ce bouffon de Jay.

— Pourquoi ne pas me laisser sortir la première », a suggéré Aimee en se penchant vers le miroir pour s’assurer que tout était bien en place.

Mais, pété et désinvolte, j’ai ouvert la porte et Jay était là : les cheveux savamment ébouriffés, en pantalon noir et chemise à col boutonné orange.

« Ah, je pensais bien te trouver dans une salle de bains. » Et puis Jay a détourné le regard vers Aimee et a dit, l’air approbateur, « C’est là en général qu’on peut le trouver.

— J’ai une petite vessie, ai-je dit en haussant les épaules et je me suis penché pour récupérer mon sombrero.

— Et tu as aussi… » Jay a tendu la main et m’a essuyé le nez au moment où je me relevais « … ce que j’espère et n’espère pas, du talc sur la lèvre supérieure. »

Je me suis tourné vers le miroir et j’ai essuyé la traînée de coke, ajusté le chapeau de paille dans un angle que j’ai trouvé assez canaille.

« Si créatif et en même temps si destructeur, je sais, je sais, a dit Jay, ce qui a fait éclater de rire Aimee.

— Jay McInerney, Aimee Light. »

Je me suis collé au miroir pour examiner mon nez encore une fois. « Je suis une grande fan…, a commencé à dire Aimee.

— Hé, fais gaffe. Aimee est étudiante à l’université et elle fait sa thèse sur moi.

— Et donc ceci explique cela ? » a dit Jay en pointant le doigt vers la salle de bains.

Aimee, un peu nerveuse, a détourné les yeux et dit, « Ravie de vous avoir rencontré, mais il faut que j’y aille.

— Tu veux une ligne ? ai-je demandé à Jay, en empêchant Aimee de partir.

— Écoutez, il faut vraiment que j’y aille », a insisté Aimee en se faufilant entre Jay et moi, et après avoir jeté un dernier coup d’œil dans le miroir je l’ai suivie en ayant soin de refermer la porte. Tous les trois dans l’entrée, nous avons été accostés par une grande chatte sexy qui tenait un plateau de nachos. J’ai ramené ma guitare sur la poitrine et j’ai failli la frapper avec le manche, mais elle a esquivé à temps. « Superstition » de Stevie Wonder résonnait dans toute la maison.

« Miaou, a dit Jay en prenant un nacho dégoulinant de fromage.

— À demain », a murmuré Aimee.

J’ai hoché la tête et je l’ai regardée s’éloigner vers son amie qui parlait toujours avec le loup-garou. « Hé, profite bien de la soirée. » Et j’ai continué à la regarder jusqu’à ce qu’il soit évident qu’elle ne se retournerait pas.

M’arrachant à ma rêverie, Jay a fait un geste en direction de la chatte aux nachos. « J’imagine que manger quelque chose est le cadet de tes soucis ?

— Tu veux te faire une ligne ? lui ai-je soufflé à l’oreille, presque involontairement.

— Même si tu as une voix de perroquet, il n’y a vraiment aucune autre raison d’être ici. » Il a contemplé la salle de séjour sombre au moment où un type déguisé en Anna Nicole Smith est passé devant nous pour aller dans la salle de bains. « Mais il n’y a pas un endroit un peu plus discret ?

— Suis-moi, ai-je dit et, quand j’ai vu qu’il prenait un autre nacho : Et arrête de flirter avec le personnel. »

Mais nous étions piégés. Jay et moi étions coincés à la périphérie de la fête, et j’essayais de trouver la stratégie qui nous permettrait d’aller dans mon bureau sans être vus de Jayne. De retour dans la maison, elle présentait David Duchovny aux Allen, nos voisins et emmerdeurs de première, et il fallait trouver un stratagème de façon urgente parce que j’avais désespérément besoin d’une autre ligne – le garage, me suis-je dit soudain, le garage – quand j’ai senti qu’on tirait sur ma guitare. J’ai baissé les yeux : c’était Sarah. « Papa ? » a-t-elle dit, le front plissé par une contrariété. Elle portait un tout petit tee-shirt avec BABE imprimé dessus.

« Et qui est cette petite fille ? a demandé Jay en s’agenouillant à côté d’elle.

— Papa, a répété Sarah en l’ignorant complètement.

— Elle t’appelle Papa ? a demandé Jay sur un ton inquiet.

— Nous travaillons sur la question. Que se passe-t-il, ma chérie ? »

J’ai aperçu Marta à l’entrée de la salle de séjour, tendant le cou dans toutes les directions.

« Papa, Terby est furieux », a dit Sarah, la mine boudeuse.

Terby était l’oiseau en peluche que j’avais offert à Sarah en août pour son anniversaire. C’est un jouet horrible mais très populaire qu’elle voulait à tout prix, un truc très mal conçu et grotesque – des plumes noires et rouges, les yeux exorbités, un bec jaune pointu qui gargouillait sans cesse – que Jayne et moi rechignions à acheter jusqu’à ce que les plaintes de Sarah aient noyé toute capacité de la raisonner. Comme ce truc ignoble était introuvable où que ce soit, j’avais eu recours à Kentucky Pete – qui était excellent pour tout ce qui était contrebande – pour en trouver un passé en douce depuis le Mexique.

« Terby est furieux, pleurnichait Sarah.

— Eh bien, il faut le calmer, ai-je dit en continuant à regarder autour de moi. Apporte-lui quelques nachos. Peut-être qu’il a faim.

— Terby dit qu’il y a trop de bruit et Terby est furieux. » Elle avait croisé les bras très haut dans une imitation d’enfant en colère.

« OK, mon bébé, nous allons nous en occuper. » Je me suis dressé sur la pointe des pieds et j’ai fait signe à Marta, le doigt pointé vers le sol, et articulé, « Elle est ici ». Soulagée, Marta a commencé à se frayer un chemin vers nous à travers la masse des corps.

Et soudain Sarah s’est retrouvée encerclée. Les enfants adorables, j’avais déjà remarqué, ont cet effet sur les gens. Mettez-les dans une pièce remplie d’adultes et ils sont toujours le pôle d’attraction. Des filles de mon atelier d’écriture et des chattes du traiteur étaient à présent penchées vers elle et posaient des questions avec des voix de bébé, et Sarah a rapidement oublié, semblait-il, toute cette histoire de Terby et j’ai lentement entraîné Jay avec moi. L’adorable petite BABE se réjouissait de l’attention qu’on lui accordait, quand bien même Don’t Fear the Reaper faisait trembler toute la maison – moment troublant, mais parfaite opportunité pour m’échapper.

Alors que je l’entraînais vers la porte qui donnait sur le garage, Jay a dit, « Tu as traité ça remarquablement bien.

— Jay, elle a six ans et elle pense que son oiseau en peluche est vivant. Alors tu veux que je reste là et que je m’en occupe, ou bien la fermer et te faire une ligne avec moi ?

— Tu ne sais vraiment pas comment t’y prendre, hein ?

— Pour quoi faire ? Une fête d’enfer ?

— Non. Pour être un mari. Pour être le papa.

— Euh, le mari, ça va – mais faire le papa, c’est un peu plus dur, ai-je dit. Papa, je peux avoir du jus d’orange ? Pourquoi pas un peu d’eau, ma chérie ? Papa ? Oui ? Je peux avoir du jus d’orange ? D’accord, ma chérie, tu veux du jus d’orange ? Non, ça va. Je vais boire de l’eau. C’est comme une putain de pièce de Beckett qu’on répète sans arrêt. »

Jay se contentait de me regarder, l’air un peu sombre.

« Mais j’ai acheté un livre, ai-je ajouté sur un ton désinvolte. La Paternité expliquée aux imbéciles, et ça m’a aidé énormément. Si seulement mon père…

— OK, je vois quel genre de soirée ça va être.

— Hé, comment s’est passé la lecture ? ai-je dit pour changer de registre.

— J’aime bien ta petite ville », a été sa réponse évasive et j’ai compris que la lecture avait dû être un bide. Si je n’avais pas été pété, j’aurais aimé en parler ; mais pété, sûrement pas.

J’ai ouvert la porte et fait entrer Jay dans le garage, et puis j’ai jeté un dernier coup d’œil dans le couloir pour voir si nous avions été suivis. J’ai fermé la porte, tourné la clé et allumé les néons. Le garage pour quatre voitures contenait ma Porsche, la Range Rover de Jayne et une moto que je venais d’acheter avec des droits d’auteur suédois inattendus. Et, je le remarquais à l’instant, un misérable golden retriever qui nous attendait dans le coin, couché contre la bicyclette de Robby. Mais Jay a suscité si peu d’intérêt que Victor a à peine levé les yeux.

« Ignore le chien.

— Ah oui. Tes problèmes d’intimité avec les animaux. J’avais oublié.

— Hey, je suis sorti avec Pidgin O’Brien pendant trois mois. » Et puis, « Prêt pour un peu d’accion ?

— Certes. » Jay s’est frotté les mains avec impatience.

« Je nous ai trouvé de la Poudre de Marche Militaire Bolivienne très pure.

— Ooh – les pellicules du diable. »

J’ai mis la main sur ma petite réserve et passé le sachet à Jay. Il l’a ouvert, a examiné la coke et puis fait sa ligne sur le capot de la Porsche et commencé à rouler un billet de vingt.

Après avoir sniffé deux énormes lignes de mon gramme à moi, j’ai voulu lui montrer ma nouvelle moto.

« Hé, bouffon de Jay – regarde-moi ça. La Yamaha YZF-RI. Cent cinquante-deux chevaux. Vitesse maxi : deux cent soixante-dix kilomètres/heure ou presque, ai-je ronronné.

— Combien ?

— Dix mille seulement.

— Bien dépensés. Qu’est devenue la Ducati ?

— J’ai dû la vendre. Jayne trouvait que c’était donner de mauvaises idées à Robby. Et mon argument de dire que le gamin ne s’intéressait à rien est resté totalement inefficace.

— Tel père, tel…

— Magne-toi un peu et sniffe la putain de coke. »

Jay s’est fait la ligne et puis s’est arrêté pour faire la grimace. Un ange est passé. « Il y a un problème ?

— En fait, cette levure est coupée avec un peu trop de laxatif.

— Désolé, pas la bonne came. » J’ai pris la merde coupée des mains de Jay, replié le sachet et lui ai passé le bon gramme.

« Où est ton type, ton dealer ? a-t-il demandé, toujours grimaçant et se léchant les lèvres.

— Euh, à l’université. Pourquoi ? Et s’il te plaît, ne va pas chier dans notre garage.

— Donc te faire rembourser cette merde paraît improbable ? a-t-il demandé en ouvrant l’autre sachet. Espèce de pigeon !

— Cette merde, c’est pour les gaspilleurs qui ne font pas la différence – je viens de te passer le bon truc.

— Tu es tellement radin. » Il a sniffé deux lignes et basculé la tête en arrière avant de sourire et de dire lentement, « Voilà qui est beaucoup mieux.

— Qu’est-ce que je ne ferais pas pour un pote ?

— Alors, sincèrement, c’est comment la vie conjugale ? a-t-il demandé en allumant une Marlboro et pour lancer la vraie conversation de cokés. La femme, les enfants, la banlieue chic ?

— Ouais, la tragédie complète, hein ? ai-je dit avec un rire creux.

— Non, sérieusement. » Jay avait l’air vaguement intéressé.

« Le mariage, c’est génial, ai-je dit en ouvrant le sachet encore une fois. Sexe illimité. Rires. Ah ouais, et compagnie ininterrompue. Je crois que je suis parvenu à une véritable science de l’affaire.

— Et la présence de l’étudiante dans la salle de bains ?

— Ça fait partie des commodités de la Casa Ellis. » Je me suis fait une ligne et je lui ai piqué une cigarette.

« Non, sérieusement – c’est qui ? a-t-il dit en l’allumant. J’ai entendu dire que les femmes à l’université sont “prodigieuses” maintenant.

— Prodigieuses ? C’est ce que tu as entendu dire ?

— Enfin, j’ai lu ça dans un magazine. C’était un truc que j’avais envie de croire.

— Ce bouffon de Jay. Toujours le même rêveur.

— Je suis vraiment soulagé. Je savais que ce machin de la banlieue, c’était une idée formidable pour toi. Au fait, a-t-il dit en désignant un squelette en plastique pendu à un matelas gonflable, la maison ressemble à ça d’habitude ?

— Ouais, ouais, Jayne aime beaucoup. »

Il est resté silencieux un instant. « Et tu dors toujours sur le sofa ?

— C’est la chambre d’amis et c’est seulement une phase – mais, attends un peu, comment tu sais ça ? »

Il a tiré sur sa cigarette, se demandant s’il allait dire quelque chose ou pas.

« Jay ? Pourquoi penses-tu que je dors dans la chambre d’amis ?

— Helen m’a dit que Jayne lui avait dit un truc concernant tes cauchemars. »

Ouf, j’étais soulagé d’avoir une excuse et j’ai dit, « Je ne rêve même pas ».

L’expression sur le visage de Jay m’a fait comprendre que ce n’était pas du tout ce qu’on lui avait raconté.

« Écoute, nous suivons une thérapie de couple. » Il a réfléchi à ce que je venais de dire pendant que je hochais la tête.

« Après trois mois de mariage ? Ce n’est pas de très bon augure, l’ami.

— Hé, bienvenue sur terre, Jay le bouffon ! Nous nous connaissons depuis près de douze ans, mec. Ce n’est pas comme si nous nous étions rencontrés en juillet dernier et avions décidé de nous marier en cachette. » Je me suis interrompu. « Et merde, comment tu savais que je dors dans la chambre d’amis ?

— Euh, bouffon de Bret, Jayne a appelé Helen. » Il s’est tu, a sniffé une autre ligne. « Je me suis dit que je devais te prévenir.

— Oh, nom de Dieu, pourquoi Jayne appellerait-elle ta femme ? » J’ai essayé de repousser négligemment cette question, mais en fait j’ai frissonné avec la paranoïa du sniffeur de coke.

« Elle redoutait que tu aies replongé et je suppose que… », Jay a levé la main en l’air, « … elle se trompe, non ?

— Tu n’es toujours pas fatigué de cette ironie infantile ? Nous n’étions pas censés ne plus agir comme des adolescents ?

— D’accord, mais tu portes un tee-shirt à la gloire de la marijuana pour ta fête d’Halloween et tu viens de rouler des pelles à une étudiante dans la salle de bains, et donc la réponse, mon pote, c’est définitivement non. »

Tout à coup, le chien en a eu marre et s’est mis à aboyer pour nous faire vider les lieux.

« Sur cette note, nous retournons à la fête. »

Nous sommes revenus dans le labyrinthe et, en glissant dans l’obscurité, je me suis senti nerveux. Les pièces avaient l’air encore plus bondées qu’auparavant et dehors les gens nageaient dans la piscine. En m’apercevant que pas mal d’étudiants parasitaient la fête, j’ai commencé à m’inquiéter de la façon dont Jayne allait réagir à tout ça. Il y avait tellement de monde dans les couloirs que Jay et moi avons dû passer par la cuisine pour revenir prendre un verre dans la salle de séjour juste au moment où on entendait les premiers accords familiers de « Life’s Been Good to Me » de Joe Walsh qui ont provoqué chez Bret le désir frénétique de faire semblant de l’accompagner à la guitare. Jay avait l’air passablement amusé. Le doux arôme du shit se répandait dans la salle de séjour. Mon cœur battait deux fois plus vite à cause de la cocaïne et j’avais atteint une nouvelle concentration cristalline et j’avais envie que tout le monde soit ami. C’est là que j’ai remarqué Robby en tee-shirt Kid Rock et jean qui traînait, je l’ai donc brusquement attrapé par le cou et je l’ai tiré vers nous. « J’imagine que ça t’a coûté, hein ? De bien vouloir descendre ? » Robby a haussé les épaules et je l’ai présenté à Jay, et puis je leur ai donné à tous les deux une margarita, que Robby a prise avec tant de réticence que j’ai dû faire semblant de le gifler pour le forcer à la boire. Robby et Jay ont commencé la conversation débile typique de l’enfant de onze ans avec une personne approchant de la cinquantaine. Robby avait adopté son attitude habituelle en face d’un adulte : tu ne signifies rien pour moi. J’ai vu qu’il tenait à la main une balle de base-ball décorée pour ressembler à la lune.

Et puis, de nouveau, quelqu’un qui secoue ma guitare : encore Sarah.

J’ai levé les yeux au ciel et marmonné un juron. Puis j’ai baissé la tête et soupiré : elle portait un minuscule short moulant blanc.

« Voilà les enfants, ai-je annoncé à Jay en désignant Robby et Sarah. Son look à elle, c’est glam et le rose est très tendance pour les six-sept ans cette saison. Robby, lui, s’habille hip-hop, en blanc et il est désormais officiellement un tween.

— Un tween ? a beuglé Jay, puis murmuré en se penchant vers moi, Attends, ce n’est pas un truc gay, non ?

— Non, c’est un tween. Tu comprends, c’est quelqu’un qui n’est plus un enfant et qui n’est pas encore un teenager.

— Mon Dieu, a soufflé Jay. Ils ont pensé à tout, hein ? »

Notre conversation n’avait pas découragé Sarah.

« Papa ?

— Oui, mon amour ? Pourquoi est-ce que tu n’es pas là-haut, dans ton lit ? Où est Marta ?

— Terby est toujours furieux.

— Ah bon, contre qui est-il furieux ?

— Terby m’a griffée. » Elle a tendu le bras et j’ai plissé les yeux dans l’obscurité violette, mais sans rien pouvoir discerner. C’était un peu exaspérant.

« Robby – emmène ta sœur dans sa chambre. Tu sais qu’elle a besoin de douze heures de sommeil et il est déjà tard. C’est l’heure de se coucher, c’est officiel.

— Je peux redescendre ensuite ?

— Non, tu ne peux pas, ai-je répondu en remarquant qu’il avait bu la moitié de sa margarita. Où est ton ami ?

— Ashton a pris un Zyprexa et puis il s’est endormi.

— Eh bien, je suggère que tu en prennes aussi, mon pote, parce que demain il y a école.

— C’est Halloween. Il ne se passera rien.

— Hé, j’ai dit que c’était l’heure de se coucher, mon pote. C’est dingue, les enfants demandent une telle attention.

— Papa ! a crié Sarah.

— Chérie – il faut que tu ailles au lit.

— Mais Terby vole.

— OK, nous allons le mettre au lit lui aussi. »

Robby a levé les yeux au ciel, l’air anxieux, et s’est remis à boire sa margarita. Un truc s’est coincé entre ses dents et il a sorti une araignée verte et l’a observée comme si ça voulait dire quelque chose.

« Terby est en colère, pleurnichait Sarah, en tirant sur ma guitare jusqu’à ce que je m’agenouille devant elle.

— Je sais, ma chérie. Terby m’a l’air d’être dans un sale état.

— Il est collé au plafond.

— Allons chercher Maman. Elle va le faire descendre.

— Mais il est au plafond.

— Eh bien, je vais prendre un balai et faire descendre Terby. Bon Dieu, où est Marta ?

— Il a essayé de me mordre.

— Peut-être qu’il veut que tu te brosses les dents et ailles te coucher. »

Tout à coup, Jayne était derrière moi, au-dessus de moi, en train de parler à Jay, mais je ne pouvais rien entendre de leur conversation à cause de la musique. Ils me regardaient tous les deux avec un air accusateur et lorsque je lui ai fait signe, elle s’est excusée auprès de Jay et m’a jeté un regard méprisant à l’instant où je me redressais, Sarah toujours accrochée à ma main. Je me suis soudain rendu compte que j’agitais une cigarette et transpirais abondamment. La pièce était bourrée de gens écrasés les uns contre les autres.

« Tu te sens bien ? a-t-elle dit, mais c’était une affirmation, pas une question.

— Bien sûr, chérie, pourquoi je ne me sentirais pas bien ? ai-je dit en reniflant bruyamment. C’est une super fête. Mais ta fille…

— Tu es bien bavard et bien morveux. » Elle était furieuse. « Et tu transpires. »

Sarah m’a tiré le bras encore une fois.

« C’est parce que je m’amuse.

— Et regarde autour de nous, la moitié de l’université est là et dans un état d’ivresse proche de l’inconscience.

— Chérie, il faut que tu t’occupes de ta fille – sa peluche la terrorise.

— Les gens se plaignent du volume de la musique, a répliqué Jayne.

— Tes amis seulement, chica. » J’ai marqué un temps d’arrêt. « Et je t’entends parfaitement bien.

— Chica ? Tu viens de m’appeler chica ?

— Écoute, si tu ne veux pas te montrer sociable et ne peux pas te montrer formidablement cool pour faire la fête… » Je me suis aperçu que, sans m’en rendre compte, j’avais mis la main dans un bol de pop-corn.

« Il y a des étudiants dans notre piscine, Bret.

— Je sais. Et alors ? Ils nagent.

— Mon Dieu, Jay est complètement pété et toi aussi.

— Jay fait de la gymnastique suédoise. Il n’est jamais pété.

— Et toi, Bret ? Est-ce que ça t’arrive ?

— Écoute, ce n’est pas facile d’être le plus grand écrivain américain de moins de quarante ans. C’est tellement dur. »

Elle m’a jeté un regard noir. « Je suis époustouflée par ton courage.

— Est-ce que tu vas t’occuper de ta fille, s’il te plaît ?

— Pourquoi tu ne t’en occupes pas toi ? C’est ta main qu’elle tient.

— Mais qui va accueillir les invités-surprise et… »

Jayne est partie au milieu de la phrase pour aller parler à un type déguisé en Zorro, qui dans la vie réelle s’était classé second de l’émission « Survivor », l’année dernière.

J’ai traîné Sarah jusqu’à Jayne, « Écoute, est-ce que tu vas aller coucher Sarah ? ai-je demandé sans rire.

— Fais-le toi-même », a-t-elle répondu sans me regarder.

L’instant d’après, s’apercevant que j’étais toujours là, elle a ajouté, « Dégage ».

Mais Sarah ne voulait pas retourner dans sa chambre – elle était trop effrayée et Marta l’a donc accompagnée jusqu’à la nôtre. La cocaïne circulait en moi pendant que les Ramones chantaient « I don’t want to be buried in a pet cemetery/I don’t wanna to live my life again » et lorsque j’ai avancé en titubant à travers la foule des étudiants qui dansaient et que j’ai vu que le type déguisé en Patrick Bateman était toujours là, j’ai eu la sensation que la fête était au bord du chaos. Quelque chose en moi s’est effondré et a explosé – un instant de pur désespoir, presque viscéral – et j’ai éprouvé le besoin de me faire encore une ligne. Je me suis retourné au milieu de la foule. Jay s’était éloigné vers les célébrités – ma femme et David Duchovny – et Robby avait disparu. J’ai donc monté le grand escalier en demi-cercle pour aller voir la chambre de Sarah – l’incident du Terby à tirer au clair était une bonne excuse pour me faire une autre ligne.

Tout était tellement calme à l’étage que je pouvais à peine entendre la fête au-dessous ; ça donne une idée de la taille de la maison. Il faisait aussi un froid de canard et j’ai frissonné sans pouvoir me contrôler en avançant dans le couloir sombre. Je suis passé devant la chambre de Robby – son ami était endormi en travers du lit immense, 1941 de Steven Spielberg (qui repassait beaucoup ces temps-ci) jetait une lueur dans la chambre de mon fils, la seule, depuis la télévision à grand écran. J’ai continué ma progression dans le couloir et je me suis arrêté devant une grande fenêtre qui donnait sur l’arrière de la maison : des gens nageaient dans la piscine chauffée, d’autres étaient vautrés sur les chaises longues. Un groupe d’étudiants s’étaient rassemblés dans le faux cimetière, pour partager un joint, un autre groupe rampait autour des pierres tombales. Et au-dessus des pierres tombales j’ai remarqué la lune et une lumière lunaire se répandant sur le champ et en fait une brume descendait depuis les bois en direction de la maison. J’ai eu une soudaine envie de me faire une énorme ligne et de les rejoindre, lorsqu’un truc a clignoté derrière moi, puis s’est tamisé – c’était une applique sur le mur, en fer forgé doré, une de celles qui éclairaient le couloir à environ deux mètres du sol. Ce soir, elles étaient pourtant toutes éteintes.

Mais quand j’avançais vers une applique, elle s’allumait brièvement et s’éteignait au moment où je la dépassais. Cela s’est produit avec la deuxième applique et puis la troisième. À chaque applique, la lumière s’est allumée et éteinte quand je l’ai dépassée, comme si elles se déplaçaient avec moi, éclairant mon chemin dans le couloir obscur. J’ai commencé à ricaner de ce que je croyais être une brève hallucination, mais comme elle se reproduisait à chaque applique, mon espoir d’expliquer cette vision par l’absorption de drogues ne se justifiait plus. J’ai donc conclu que cela avait à voir avec les complications de l’installation électrique occasionnées par la fête – toutes les lumières violettes et les câbles qui couraient partout étaient sans doute la cause de ces problèmes dans la maison. C’est ce que je me suis dit en me dirigeant vers l’obscurité de la chambre de Sarah.

La première chose que j’ai remarquée, c’était que la fenêtre était ouverte et les rideaux gonflés par le vent de cette nuit chaude. J’ai allumé la lumière et j’ai avancé au milieu du mobilier faux rustique français et j’ai regardé par la fenêtre. La guitare m’empêchait de m’avancer pour bien voir, je l’ai donc enlevée et posée délicatement sur la peau de vache qui couvrait le plancher. Au-dessous de la fenêtre, je pouvais voir les videurs discuter avec deux filles qui essayaient de parasiter la fête, les quatre riant et se touchant un peu et j’ai compris que les filles étaient déjà entrées et revenaient maintenant flirter avec les types qui gardaient l’entrée. J’ai aussi remarqué le nombre de voitures qui encombraient Elsinore Lane et puis, avançant au milieu des voitures garées, une haute silhouette en costume. J’ai aspiré une longue goulée d’air et je me suis penché un peu plus pour mieux voir. La silhouette s’est brièvement tournée comme si elle se savait observée, et j’ai entraperçu le visage du type qui était venu déguisé en Patrick Bateman. J’ai frissonné, soulagé de le voir partir – mais ça m’a rappelé aussi que j’avais besoin d’un stimulant (ce n’était qu’un farceur, me suis-je dit ; ce n’était que le détail inattendu qui se matérialise chaque fois qu’on fait une fête, me suis-je dit). Quand j’ai fermé la fenêtre et que je me suis retourné, le côté fantaisie de la chambre – cool, très petite fille, comme dessinée au Crayola – avait inexplicablement disparu.

Le seul dommage apparent que j’avais remarqué en entrant était la petite bibliothèque renversée. Je me suis accroupi et je l’ai redressée contre le mur et j’ai replacé n’importe comment les livres et les jouets sur les étagères, lorsque je me suis souvenu de ce qu’avait dit Sarah et j’ai lentement levé les yeux vers le plafond. Il y avait des marques juste au-dessus de son lit. Je n’étais pas tout à fait sûr de ce que c’était mais en me rapprochant j’ai vu qu’elles ressemblaient à des égratignures – comme si quelque chose avait rampé au plafond, planté ses griffes dedans. Je fouillais ma poche pour trouver le sachet de coke quand mon regard est tombé sur le lit. Et c’est à cet instant-là que j’ai vu l’oreiller. Quelque chose avait déchiré l’oreiller, l’avait ouvert en deux d’un coup de serres (oui, c’est le mot qui m’est venu à l’esprit : serres) et il y avait des plumes répandues un peu partout sur la couette. L’oreiller donnait l’impression d’avoir été, eh bien, attaqué, puisque la taie d’oreiller était déchiquetée, comme si quelque chose s’était acharné dessus et lorsque j’ai touché l’oreiller, un peu hésitant, j’ai eu un mouvement de recul, parce que l’oreiller était humide aussi. À ce moment-là – mon index était gluant – je l’ai immédiatement essuyé sur mon jean et j’ai décidé de redescendre et d’aller m’enfermer dans mon bureau pour le restant de la soirée. J’allais laisser Jayne et Marta s’occuper de tout ça. Ma première pensée a été de me dire que la fille perturbée de Jayne avait fait tout ça elle-même et qu’il fallait que je laisse l’oreiller en évidence.

Mais en me retournant pour sortir de la chambre, je suis tombé dessus : le Terby. Il était posé innocemment près de la porte. Je ne me souvenais pas de l’avoir vu en entrant dans la pièce et il était pourtant là, immobile, couvert de plumes rouges et noires, avec ses yeux de peluche exorbités et son bec pointu et brillant. Je me suis rendu compte, avec un certain malaise, qu’il me faudrait passer à côté du truc pour sortir de la chambre. Je me suis approché prudemment, j’ai avancé comme s’il était vivant, et soudain il s’est mis à bouger. Il s’est mis à tanguer sur ses serres dans ma direction.

J’ai eu le souffle coupé et j’ai reculé.

J’étais terrifié, mais cela n’a pas duré puisque j’ai vite compris que quelqu’un l’avait laissé en marche. Je me suis ressaisi et j’ai de nouveau avancé vers lui. Ses mouvements étaient si maladroits et mécaniques que je me suis mis à ricaner de ma propre frayeur. Les bruits de gargouille qu’il faisait à présent avaient l’air enregistrés et parasités – rien de comparable aux cris d’oiseau anormaux auxquels je m’attendais.

J’ai soupiré. Il fallait que je prenne un Xanax et j’irais dans mon bureau, finirais peut-être ce qui restait de mon gramme, boirais une autre margarita et resterais seul jusqu’à ce que je me sois calmé. C’était le plan. J’étais complètement soulagé et j’ai continué à rire de moi-même – de la façon dont la coke et la peluche avaient déclenché un truc atroce en moi et comment cette sensation atroce s’était entièrement dissipée quand je me suis penché pour ramasser l’oiseau. Je l’ai retourné et j’ai vu la lumière rouge qui clignotait sous le cou, ce qui voulait dire que le truc était en marche. J’ai poussé le bouton à côté de la lumière pour éteindre le Terby. Il y a eu une sorte de vrombissement et puis la peluche s’est immobilisée. En la posant sur le lit de Sarah, à côté de l’oreiller déchiqueté, je me suis rendu compte que le truc était chaud et que quelque chose battait sous les plumes. Un silence un peu déroutant avait envahi la pièce, même si on continuait à danser au-dessous de moi. Soudain, j’ai eu besoin de sortir de là.

Et comme je m’éloignais de la chambre de Sarah, quelque chose s’est mis à chanter d’une voix claire, haut perchée, qui s’est transformée en un cri guttural – qui provenait du lit – et une poussée d’adrénaline m’a envahi, dépassé, pour aller envelopper la chambre caverneuse. Je ne me suis pas retourné pendant que je courais dans le couloir, les appliques clignotant de plus belle sur mon passage, et en dévalant l’escalier vers le sanctuaire de mon bureau, j’ai compris que pour moi la fête était finie.