J’ai esquissé les grandes lignes de Teenage Pussy pendant l’été et ça avait pas mal avancé en dépit des heures passées à jouer au Tetris sur mon Gateway et à contrôler mes e-mails et à réarranger sans fin les étagères des éditions étrangères qui s’alignaient sur les murs de mon bureau. Interférence du jour : il me fallait trouver une phrase pour la promo d’un livre banal et inoffensif, écrit par une connaissance à New York, encore un roman médiocre et poli (La Plainte du mille-pattes) qui allait obtenir quelques critiques respectueuses et puis être oublié à jamais. La phrase que j’ai fini par concevoir était désinvolte et évasive, une suite de mots si vagues qu’elle aurait pu s’appliquer à n’importe quoi : « Je ne pense pas être tombé sur une œuvre aussi résolument tournée vers elle-même depuis des années. » Et puis je me suis mis à lire une nouvelle d’un de mes étudiants de l’atelier d’écriture et je l’ai rapidement terminée. Dans les marges, j’ai inscrit des points d’interrogation, j’ai encerclé des mots, j’ai souligné des phrases, j’ai corrigé la grammaire. J’ai eu le sentiment d’avoir émis des jugements mesurés.
Avant de me remettre au travail sur Teenage Pussy, j’ai vérifié mes e-mails. Il n’y en avait que deux. L’un en provenance de Buckley : un truc concernant une réunion parents/professeurs un soir de la semaine prochaine, avec un PS souligné du principal nous rappelant à Jayne et à moi que nous avions manqué celle du début du mois de septembre. J’ai soupiré en voyant que l’autre e-mail était envoyé par la succursale de la Bank of America à Sherman Oaks, j’ai soupiré une deuxième fois en voyant qu’il l’avait été à 2 h 40 du matin, j’ai cliqué dessus et, comme d’habitude, un écran vide s’est affiché. Je recevais ces e-mails depuis le début du mois d’octobre, sans la moindre explication ou demande. J’avais appelé la banque plusieurs fois puisque j’avais un compte dans cette succursale (où se trouvaient encore, dans un coffre, les cendres de mon père), mais la banque n’avait aucune trace de l’envoi de ces e-mails et m’avait expliqué avec patience que personne ne travaillait à ces heures-là (c’est-à-dire en pleine nuit). Frustré, j’avais laissé tomber. Et les e-mails continuaient d’arriver, à une cadence à laquelle je m’étais tout simplement habitué. Mais aujourd’hui j’avais décidé de les passer en revue dans ma boîte de réception pour retrouver le premier. Le 3 octobre à 2 h 40. La date avait un petit air familier, l’heure aussi, mais j’étais incapable de savoir pourquoi. Agacé par mon incapacité à résoudre cette énigme, j’ai fermé AOL et me suis précipité sur le dossier Teenage Pussy.
Le titre initial de Teenage Pussy avait été Holy Shit !, mais Knopf (qui avait casqué une avance de près d’un million de dollars pour les seuls droits d’Amérique du Nord) m’a assuré que Teenage Pussy était un titre plus commercial (Outrageous Mike a été brièvement envisagé mais jugé finalement « pas assez provocateur »). Knopf avait l’intention de le présenter comme un « thriller pornographique » dans leur catalogue ce qui m’excitait formidablement et me faisait savoir secrètement qu’Alfred et Blanche Knopf allaient se retourner dans leur tombe quand le truc serait publié. Comme je me rendais compte que j’étais en train de créer un genre entièrement nouveau, mon problème de blocage avait disparu et je travaillais sur le livre tous les jours, même si j’en étais encore à l’esquisse. Le livre était l’histoire de Michael Graves et de cette vie érotique de jeune célibataire dans le coup à Manhattan – « un type qui aime donner de l’amour et aime être aimé en retour » était ce que j’avais promis à mes éditeurs – et j’avais envisagé un récit qui était du hardcore élégant, agrémenté de quelques touches folâtres de mon humour laconique. Il allait contenir au moins une centaine de scènes de sexe (« Et pourquoi pas, nom de Dieu ? » avais-je dit, en partant d’un gros éclat de rire, à mon éditeur pendant un déjeuner au bar de Patroon, pendant qu’il mesurait son taux de sucre dans le sang pour passer le temps) et on pouvait voir dans le roman aussi bien une satire de « la nouvelle turpitude sexuelle » que la simple histoire d’un type banal qui aime bien souiller les femmes dans sa luxure. J’allais exciter les gens et les faire penser et rire. C’était la combinaison parfaite. L’humour scatologique voulu et consommé. C’était le plan. Il avait l’air bon.
Teenage Pussy allait contenir des épisodes innombrables de filles faisant des sorties fracassantes dans des chambres de gratte-ciel et des transcriptions de conversations sur portables chargées de tension et des équipes de cinéma suivant partout les personnages principaux, ainsi que six ou sept overdoses (tentatives des filles pour capter l’attention de notre libertin). Il y aurait des milliers de Cosmopolitan commandés et les personnages filmant le sexe anal des uns et des autres et de véritables stars du porno invitées pour des séances réelles. Le livre ferait ressembler Sodomania à Microcosmos. Les titres des chapitres étaient « Éjaculation faciale », « La reine du silicone », « Le faux micheton », « Le trio intrépide », « Seins en travaux », « Clittérature », « L’équipée », « Poils d’abricot », « Je suis pas trop énorme pour toi ? », « Tu sais, je n’ai vraiment pas envie d’une petite amie en ce moment », « Écoute, j’ai un avion tôt demain matin, OK ? », « Hé, au fait – tu as pu passer chez le teinturier ? », « Je vais probablement être assez distant maintenant » et « Ça t’embête si je me branle ? »
Notre héros, qui se surnomme le Sexpert, ne sort qu’avec des mannequins et trimballe en permanence un grand sac rempli de divers lubrifiants, de boules orientales, de vibromasseurs pour stimulation clitoridienne, et d’une douzaine de cordons à boules anales. Chaque fille qu’il rencontre mouille comme une folle. Il a cette habitude adorable de leur lécher le visage en public et de leur mettre un doigt sous la table au Balthazar, pendant qu’il les drogue à l’OxyContin versé en douce dans leur Gimlet. Il baise une fille tellement fort qu’il lui brise le pelvis. Il baise une actrice de télévision à moitié célèbre dans le foyer des acteurs quelques minutes avant qu’elle fasse son apparition dans « Live With Regis and Kelly ». Il exhibe ses biceps et montre ses abdominaux de rêve (« Michael n’a pas la tablette de chocolat – il a la plaque de chocolat ») à qui veut les voir. Les femmes ne cessent de le supplier d’être plus ouvert et plus sensible, et elles balancent des répliques indignées du genre « Je ne suis pas une salope ! » et « Tu ne veux jamais parler de rien ! » et « Nous aurions dû prendre une chambre ! » et « C’était ça qui était mal élevé ! » et « Non – je ne vais pas baiser avec ce sans-abri pendant que tu mates ! », et mes deux préférées : « Tu m’as piégée ! » et « J’appelle la police ! » À quoi il répond habituellement : « Avaler est précisément une histoire de communication, baby » et « OK, je suis désolé, mais je peux quand même venir sur ton visage ? » Sa mauvaise conduite était en partie pardonnée du fait qu’il était, à bien des égards, un innocent, même s’il est plus probable que le pardon était toujours accordé parce que toutes les filles qu’il baisait avaient des orgasmes multiples. Mais de nombreuses femmes devenaient tellement furieuses à cause de son comportement qu’il fallait leur donner des tranquillisants avant de les renvoyer à leur « passé de lesbiennes », et puis il y avait le scandale des vidéos tournées par Mike pendant qu’il baisait avec diverses femmes mariées d’un certain âge qui commençaient « curieusement » à apparaître sur Internet. « Quoi ? Tu veux arriver au sommet en baisant, c’est ça ? » hurle une de ces femmes d’un certain âge (l’épouse d’un richissime industriel). Il la regarde comme si elle était givrée, puis il la force à mettre un masque à gaz. Il invente aussi toute une série de cocktails, dont le Bareback, le Crotchless Pantie, le Raging Boner, le Weenus, le Double Penetration, le Shag et le Jizzbag.
Sa plus récente conquête – d’où le titre – est une adolescente de seize ans particulièrement mièvre, qui pense qu’on peut être enceinte en pratiquant une fellation et qu’on peut attraper le sida en buvant un Snapple. Elle parle aussi aux oiseaux et elle a un écureuil domestique appelé Corky, ainsi qu’un problème avec les couverts : au restaurant, quand le garçon récite les plats du jour, elle l’interrompt pour demander, oh, d’une voix toujours très lente : « Il faut se servir d’une fourchette pour manger ça ? » Mais Mike trouve son innocence attirante et il l’introduit rapidement dans son monde, un univers où il lui fait porter des vêtements légers (les strings en dentelle transparente sont en tête de la liste) et lui fait dire « Jette-moi un os » avant de baiser et « Qui est mon papa ? » une fois qu’il l’a pénétrée. Il applique de la cocaïne sur son clitoris. Il l’oblige à lire des livres de Milan Kundera et lui fait regarder l’émission « Jeopardy ! ». Ils prennent l’avion pour LA, participent à une orgie au Chateau Marmont, achètent des jouets sexuels à la boutique Hustler de Sunset Boulevard et ils mettent tout ça dans le coffre de leur 4 × 4 Cadillac Escalade noire de location et pendant tout ce temps elle glousse « allégrement ». Il parvient même à séduire son père – qui a menacé de botter le joli cul de notre héros s’il ne laissait pas tomber sa fille mineure. Au cours d’un moment très tendre, Mike lui achète une fausse carte d’identité. « Elle ne fait pas exprès d’être à ce point idiote », s’excuse-t-il constamment auprès de ses amis consternés, d’autres célibataires qui vivent sur le même astre errant que Mike. Un soir, il la drogue tellement avec des champignons qu’elle est incapable de trouver son propre vagin.
Mais au-delà de cette vie débridée, il y a l’ex-petite amie tragique qui a pris tellement de cocaïne que son visage s’est affaissé (« Espèce de sale putain russe ! » hurle Mike désespéré) et il y a des chambres remplies de fleurs fanées et Mike perd presque tout l’argent de son héritage au Hard Rock Casino de Las Vegas et participe à une autre orgie (cette fois à Williamsburg, dans Brooklyn, pas la ville coloniale) qui tourne à la « dépravation absolue » et le roman s’achève tristement sur un avortement et un dîner de Saint-Valentin tendu chez Nello (scène émouvante). « Comment tu as pu me faire ça ? » est la dernière phrase du roman. Le livre devrait se vendre à tout prix (l’avance d’un million de dollars en était la garantie), mais il serait aussi poignant et paisiblement dévastateur et ferait honte à tous les autres livres écrits par les gens de ma génération. J’aurais encore un succès et une notoriété énormes pendant que mes pairs bien élevés iraient languir sur les sites Internet « Que sont-ils devenus ? »
Aujourd’hui, je passais en revue la liste de toutes les « blessures » sexuelles que Mike allait endurer : genoux brûlés sur les tapis, dos griffé jusqu’au sang, crampes musculaires intenses, testicules éclatés, suçons sur les testicules, rupture de vaisseaux sanguins, bleus provoqués par une succion excessive, fracture du pénis (« Il y eut un pop assourdissant, puis une douleur insoutenable, mais Tandra enveloppa de la glace pilée dans une serviette Ralph Lauren et emmena Mike aux urgences ») et, enfin, déshydratation tout simplement.
Le téléphone a sonné – ma ligne s’est allumée – et j’ai laissé le répondeur filtrer l’appel pendant que je regardais fixement l’ordinateur. C’était Binky, mon agent. J’ai décroché immédiatement.
« Comment va mon auteur préféré ?
— Oh, j’imagine que vous dites ça à tous vos auteurs. En fait, je sais que vous le dites.
— C’est vrai, mais n’en parlez à aucun d’eux.
— C’est promis. Mais c’est important de vous l’entendre dire en tout cas.
— D’ailleurs, un de mes auteurs préférés m’a appelé aujourd’hui.
— Et qui pourrait-il bien être ?
— C’était Jay. » Binky a fait une pause. « Il a dit que vous aviez fait une sacrée bringue la nuit dernière.
— En effet, une fête d’enfer. » J’ai fait une pause moi aussi, me rendant compte d’un truc. « Et ne croyez pas un mot de ce que raconte Jay.
— En effet, a-t-elle dit sur un ton menaçant. Au fait, vous avez reçu le gros chèque de droits d’auteur d’American Psycho envoyé par les Brits ? Je l’ai fait virer sur votre compte à New York.
— Ouais, j’ai reçu l’avis. Excellent. » Je faisais mon Monty Burns.
« Comment va Jayne ? Comment vont les enfants ? » Elle s’est tue, puis elle a dit d’une voix blanche, « Je n’arrive pas à croire que je vous ai posé ces questions. Je vous connais depuis plus de quinze ans et je n’aurais jamais cru pouvoir vous demander une chose pareille.
— Je suis désormais un père et un mari responsable, ai-je dit fièrement.
— Oui, a murmuré Binky, un peu hésitante. Oui. » Je l’ai arrachée à son incrédulité. « Et j’enseigne.
— Incroyable.
— Ce n’est qu’un jour par semaine à l’université, mais les gamins m’adorent. La légende veut qu’il y ait eu plus d’étudiants à vouloir s’inscrire à mon atelier d’écriture que pour n’importe quel autre écrivain invité. C’est ce qu’on m’a dit.
— Combien d’étudiants avez-vous ?
— Eh bien, je n’en voulais que trois, mais l’administration a dit que ce n’était pas un chiffre acceptable. » J’ai respiré. « Alors je me retrouve avec quinze de ces petits cons.
— Et comment avance le livre ?
— Oh, je vois, fini les plaisanteries ?
— C’étaient des plaisanteries ?
— J’ai presque terminé l’esquisse et le livre progresse comme prévu. » J’avais besoin d’une cigarette et je me suis mis à chercher un paquet dans mes tiroirs. « Je ne trime plus sur les petits boulots, Binky.
— Bon, auriez-vous un peu de temps pour un détour ?
— Mais c’est le titre phare de Knopf à l’automne prochain, ce qui veut dire que je dois l’avoir terminé en janvier, non ?
— Bret, c’est vous qui aviez dit que vous pourriez écrire ce truc en six mois. Personne ne l’a cru mais c’est la date de remise qui figure dans votre contrat et les Allemands qui dirigent votre maison d’édition sont contrariés par les atermoiements.
— Je vous sens réticente, Binky, ai-je dit en abandonnant la quête de la cigarette. Je vous sens très réticente. Et j’aime ça.
— Et je vous sens repris par vos allergies, a dit Binky sur un ton monocorde. J’ai l’impression que vous n’avez pas pris votre Claritin aujourd’hui. Et je n’aime pas ça.
— C’est dément la façon dont les allergies ont repris, ai-je protesté et puis j’ai réfléchi. Et ne croyez pas un mot de ce que raconte Jay.
— Sérieusement, Bret – des allergies ?
— Ne vous moquez pas de mes allergies. J’ai le nez qui siffle parce qu’il est bouché. À cause… d’elles. (Je me suis tu, sachant que je n’étais pas très convaincant.) Hé – je fais vraiment du yoga et j’ai un coach pour le Pilates. C’est pas de la rééducation, ça ? »
Elle a laissé tomber avec un soupir. « Vous avez entendu parler d’Harrison Ford ?
— L’acteur très célèbre qui était autrefois populaire ?
— Il a aimé la réécriture que vous avez faite pour Much To My Chagrin et il voudrait vous parler d’un projet d’écriture. Il faudrait que vous alliez là-bas pour le rencontrer lui et son équipe dans les deux semaines qui viennent. Un jour ou deux simplement. » Elle a soupiré de nouveau. « Je ne suis pas sûre que ce soit une idée géniale en ce moment. Je vous transmets juste l’information.
— Et vous l’avez fait tellement bien. » Je me suis interrompu. « Mais pourquoi ne viennent-ils pas ici ? Je vis dans une petite ville tout à fait charmante. » Une autre interruption, plus longue. « Allô ? Allô ?
— Vous n’auriez qu’un ou deux jours à y passer.
— C’est quoi l’histoire ?
— Un truc sur le Cambodge ou Cuba. C’est vraiment très vague.
— Et je suppose qu’ils veulent que moi – l’écrivain – j’arrange tout ça, hein ? Nom de Dieu.
— Je ne fais que transmettre l’info, Bret.
— À moins que Keanu Reeves ne soit l’autre star du film, je serais absolument ravi de rencontrer Harrison. » Et puis je me suis souvenu de certaines histoires que j’avais entendues. « Mais est-ce qu’il n’a pas la réputation d’être un vantard phénoménal ?
— C’est pourquoi je pense que vous feriez un couple parfait.
— Oh, Binky, qu’est-ce que ça veut dire ?
— Écoutez, il faut que j’y aille. C’est une journée infernale. » Je pouvais entendre un assistant appeler dans le fond. « Je vais leur dire que vous êtes intéressé et que vous réfléchissez à des dates pour venir à LA.
— Merci beaucoup de votre appel. J’adore votre côté faussement formel.
— Oh, au fait…
— Ouais ?
— Joyeux Halloween. »
Et en raccrochant, j’ai brusquement su ce qui m’avait tracassé à propos de ces e-mails en provenance de la Bank of America à Sherman Oaks. Le 3 octobre. C’était la date de l’anniversaire de mon père. Et ça m’a conduit à comprendre autre chose. 2 h 40. C’était, selon l’officier de police judiciaire, le moment où il était mort. J’ai considéré le truc pendant une minute – c’était une connexion troublante. Mais j’avais la gueule de bois, j’étais épuisé et il fallait que je sois sur le campus dans trente minutes, et donc c’était peut-être une coïncidence tout simplement, et peut-être que je lui accordais plus de sens qu’elle ne le méritait. En me levant pour sortir de mon bureau, j’ai remarqué une dernière chose : les meubles avaient été déplacés. Mon bureau était maintenant face au mur et non plus devant la fenêtre, où se trouvait le sofa à présent. Une lampe avait été poussée dans un autre coin. De nouveau, à ce moment-là, je l’ai attribué à la fête, comme je l’avais fait pour tout le reste ce jour-là.