13

Lundi 3 novembre


SOIRÉE PARENTS-PROFESSEURS

Je me suis convaincu que je n’avais rien vu. Je l’avais fait bien des fois (quand mon père m’avait frappé, quand j’avais rompu avec Jayne la première fois, quand j’avais fait une overdose à Seattle, chaque fois que je pensais me rapprocher de mon fils) et j’étais passé expert dans l’art d’éluder la réalité. Écrivain, il m’était plus facile de rêver le scénario le plus enviable que celui qui venait de se dérouler en fait. Et j’ai donc remplacé les quelque dix minutes de film – qui commençait dans le jardin des Allen et se terminait par la scène où j’étais dans la chambre de mon fils, un pistolet à la main, alors qu’une voiture surgie de mon passé disparaissait dans Bedford Street – par quelque chose d’autre. Peut-être que j’avais laissé mon esprit partir à la dérive en écoutant les voix discordantes pendant le dîner chez les Allen. Peut-être que la marijuana avait provoqué ces apparitions dont je pensais avoir été le témoin. Est-ce que je croyais à ce qui s’était passé la nuit dernière ? Et si oui, quelle différence cela pouvait bien faire ? Particulièrement si personne ne me croyait et s’il n’y en avait pas la moindre preuve ? Un écrivain a tendance à tordre tous les indices dans le sens des conclusions auxquelles il veut parvenir et il les incline rarement dans le sens de la vérité. Dans la mesure où la vérité du matin du 3 novembre était sans objet – dans la mesure où la vérité avait été déjà disqualifiée – j’étais libre d’envisager un autre film. Et comme j’étais très fort pour inventer des trucs et les détailler méticuleusement, leur donner la tournure et l’éclat nécessaires, j’ai commencé à monter un nouveau film avec d’autres scènes et une fin plus heureuse, où je ne me retrouvais pas tremblant dans la chambre d’amis, seul et apeuré. Mais c’est toujours ce que fait un écrivain : sa vie est un maelström de mensonges. L’embellissement est son point focal. C’est ce que nous faisons pour plaire aux autres. C’est ce que nous faisons pour nous fuir nous-mêmes. La vie physique d’un écrivain est au fond condamnée à l’immobilisme et pour combattre cette contrainte, un monde tout autre et un moi tout autre doivent être construits chaque jour. Le problème auquel j’ai été confronté ce matin-là : il me fallait trouver une alternative paisible à la terreur de la nuit dernière. Et pourtant le demi-monde de la vie de l’écrivain encourage l’idée que le drame et la douleur et la défaite sont bons pour l’art : si c’était le jour nous en faisions la nuit, si c’était l’amour nous le transformions en haine, la sérénité devenait chaos, la gentillesse devenait vice, Dieu, le diable, notre propre fille, une putain. J’avais été démesurément récompensé pour ma contribution à ce processus et le mensonge de ma vie d’écrivain – une sphère close de la conscience, un lieu suspendu, hors du temps, où les contre-vérités se répandaient sur la blancheur de l’écran vide – s’infiltrait souvent dans cette partie de moi-même tangible et vivante. Mais, j’en conviens, en ce troisième jour de novembre, j’en étais à un point où je croyais que les deux avaient fusionné et je n’étais plus capable de les distinguer.

Ou du moins c’est ce que je me suis raconté. Mais je n’en croyais rien. Je savais ce qui s’était passé hier soir.

Hier soir était la réalité.

Mais pour faire avancer les choses, pour me prouver que je n’étais pas en train de perdre la raison, j’avais besoin de rationaliser ce que j’avais vu. Cela a exigé un immense effort de concentration et d’équilibre que d’aller et venir entre l’illusoire et l’indubitable, ce que je savais vrai et réel, tout en espérant ne pas me décomposer sur le chemin qui menait de l’un à l’autre. Je me suis donc dit un certain nombre de choses, le 3 novembre. Il me fallait le faire parce qu’une nouvelle journée m’attendait et si je devais la traverser en gardant un semblant de santé mentale, la nuit dernière était à effacer. Coupe ce qui suit de l’œuvre en cours : le personnage que j’avais créé, un monstre, s’était évadé d’un roman. Convaincs-toi du fait qu’il n’était pas dans la maison hier soir (la Mercedes crème, c’était un peu plus délicat à cause de la plaque californienne). Fais comme si le Terby ne t’avait pas blessé (en dépit de la petite croûte sur la paume de ma main) et le détective qui est passé samedi n’avait dit que des conneries inquiétantes et confuses. Trouve un nouveau titre de chapitre, « La nuit qui n’a jamais eu lieu ». Dis-toi que tout ça n’était qu’un rêve. Hier soir, j’ai rêvé que, grâce à l’éclairage de la piscine, j’avais vu le Terby se dandiner près du massif de chrysanthèmes, se nourrissant délicatement d’une fleur d’oranger. Hier soir, j’ai rêvé cette image : j’errais dans la maison, endormi, vérifiant que chaque porte et chaque fenêtre étaient bien fermées. J’ai rêvé que la peluche s’était échappée des bras de Sarah et enfuie dans le jardin. Hier soir, j’ai rêvé que les bruits que j’avais entendus dans le couloir en provenance de ma chambre étaient ceux d’un enfant qui pleurait. Hier soir, j’ai rêvé qu’un autre écureuil était éventré sur la terrasse, les intestins répandus, et décapité. Hier soir, j’ai rêvé que je n’étais jamais allé à ce mariage à Nashville où j’avais vu Robby pour la première fois et où il m’avait pris la main en murmurant chut parce qu’il voulait me montrer quelque chose sous les buissons dans le jardin de l’hôtel. Et j’ai rêvé de la douce pente de la pelouse que nous avions traversée et de nos ombres qui suivaient nos pieds sur la pelouse, et j’ai rêvé que Robby m’emportait avec lui dans son élan, tout comme j’ai rêvé de mon père que je guidais par la main vers un groupe de palmiers à Hawaï pour lui montrer le lézard que Robby avait essayé de me montrer à Nashville, mais qui n’était pas là non plus. Grâce à ces rêves, l’équilibre requis pour passer cette journée a été rétabli. Grâce à cette suppression, la journée a été tellement plus facile. J’y ai glissé – en partie parce que j’étais épuisé par le manque de sommeil (cette nuit-là, je n’étais même pas parvenu au confort d’un simple assoupissement) et que je n’arrêtais pas d’avaler des Xanax, et en partie parce que l’écrivain m’avait convaincu que tout était normal, même si je savais que la tranquillité apparente de la journée serait de courte durée, un répit par rapport à l’obscurité totale qui approchait.

Mon plan initial, ce lundi-là, était de rester invisible jusqu’à ce que Jayne et moi partions pour Buckley à sept heures, le soir. Mais il était inutile de me cacher puisque les enfants étaient à l’école et Jayne au gymnase en ville pour préparer les scènes à retourner. Une fois la maison vide (à l’exception de Rosa qui passait l’aspirateur sur des empreintes de pas qui n’existaient pas), il a fallu que je m’occupe et j’ai donc inspecté les lieux.

Tout d’abord, j’ai regardé d’un œil distrait les journaux pour voir s’il y avait des informations nouvelles concernant les garçons disparus. Il n’y en avait pas. J’ai aussi cherché quelque chose qui se rapporterait à ce que Donald Kimball m’avait révélé. Sans succès.

Quand je suis entré dans notre chambre à coucher, je n’ai rien trouvé (mais qu’est-ce que je cherchais ? quel genre d’indice peut laisser un fantôme ?) et quand je me suis retrouvé devant la fenêtre, j’ai ouvert les stores vénitiens et observé le jardin des Allen et, pendant un bref moment, j’ai pensé me voir couché sur cette chaise longue et me regardant moi-même. Ça n’a été qu’un flash, mais soudain j’étais la silhouette de la nuit dernière, l’ombre que j’avais rêvée (dans le même flash, j’étais aussi devenu ce garçon assis à côté d’Aimee Light dans sa BMW). Je me suis déplacé dans la chambre pour répéter les mouvements de l’ombre, me demandant ce qu’il avait bien pu chercher. Rien ne semblait avoir disparu de mon placard ou de mes tiroirs, et il n’y avait pas de traces de pas sur le tapis (même si, dans mon rêve, il y en avait dans la salle de séjour, ainsi que dans mon bureau à présent). Je me suis finalement dirigé vers la porte de Robby et, encore une fois, j’ai hésité à entrer. Les griffures étaient toujours là, à droite sur le bas de la porte et il faudrait la repeindre et…

(Je te hais. Combien de fois l’avais-je dit à mon père ? Jamais. Combien de fois avais-je voulu le dire ? Des milliers.)

la souris avait disparu, parce que je l’avais rêvée, et la pièce ne contenait pas un seul détail ou indice ou rappel de ce que j’avais rêvé y avoir vu la nuit dernière. Des boîtes à moitié remplies de vêtements pour l’Armée du Salut trônaient devant le placard de Robby. La lune en écran de sauvegarde de l’ordinateur continuait à produire ses pulsations.

Une fois dans mon bureau, je ne suis pas parvenu à me concentrer sur mon roman et j’ai donc relu la scène dans American Psycho au cours de laquelle Paul Owen est assassiné et, de nouveau, j’ai été horrifié par les détails du crime – les journaux étalés sur le sol, l’imperméable porté par Patrick Bateman pour protéger son costume, la hache fendant la tête de Paul Owen, le sang éclaboussé et les sifflements que fait un crâne en se fracturant. Le truc qui me faisait le plus peur : et s’il n’y avait pas la moindre rage chez cette personne qui hantait le comté de Midland ? Et s’il avait planifié en toute sérénité ses crimes et les avait exécutés méthodiquement, avec un niveau d’émotion comparable à celui déclenché par le fait de pousser un chariot dans un supermarché tout en rayant des articles sur une liste ? Il n’y avait pas d’autre raison à ces crimes que le fait que celui qui les commettait aimait ça.

J’ai encore essayé de joindre Aimee Light. De nouveau, elle n’a pas décroché. De nouveau, je n’ai pas laissé de message. Je ne savais plus quoi dire, puisque j’avais maintenant rêvé qu’elle sortait du parking de Whole Foods pour s’engager sur Ophelia Boulevard, avec Clayton à ses côtés. Cela – au point où j’en étais – n’avait pas eu lieu le samedi après-midi.

Je n’ai pas vu Robby lorsqu’il est rentré de l’école et il n’est pas venu dîner en famille, préférant manger seul dans sa chambre, pour faire ses devoirs. Sarah, assise entre Jayne et moi, n’avait pas l’air affectée par les événements de la veille et pendant le repas, j’ai pu comprendre pourquoi : elle faisait partie du rêve.

J’ai mis un costume pour la soirée parents-professeurs. Je faisais l’effet d’être responsable. J’étais un adulte concerné qui avait très envie d’avoir des informations sur les progrès scolaires de son enfant. Ce qui suit est le dialogue que j’ai écrit pour la scène dans la chambre à coucher ce soir-là, mais que Jayne a refusé de jouer et réécrit.

« Qu’est-ce que je devrais mettre ? » ai-je demandé.

Après un long silence, « Je crois qu’un sourire suffirait.

— Alors je peux y aller en idiot à poil qui sourit ? »

Marmonné, à peine audible : « Tout ce que tu as à faire, c’est hocher la tête et sourire pendant dix minutes devant quelques professeurs et faire la connaissance du principal. Tu peux y arriver sans être pris de panique ? Sans sortir un flingue ? »

Sur un ton contrit : « Je vais essayer.

— Laisse tomber le petit sourire satisfait. »

Jayne a conféré avec Marta de l’heure de notre retour.

Jayne ne se rendait pas compte à quel point je prenais les choses au sérieux.

Nous avons pris la Range Rover et nous sommes restés silencieux jusqu’à l’école, sauf lorsque Jayne m’a rappelé que nous avions rendez-vous avec le Dr Faheida demain soir. Je me suis retenu de demander pourquoi nous n’y allions pas le mercredi comme d’habitude, parce que dans le rêve ça n’avait plus aucune importance.

À Buckley, il y avait des gardes de sécurité partout. Ils étaient à l’entrée pour inspecter les voitures avec leurs torches et contrôler les noms sur leurs listes. Au parking, d’autres gardes de sécurité – certains armés – ont insisté pour voir une pièce d’identité. L’école de Buckley, de la maternelle à la terminale, ne dépassait pas les six cents élèves (chaque classe avait une quarantaine d’élèves) et, ce soir-là, seuls les parents des enfants de l’école primaire étaient invités et on aurait dit qu’ils étaient tous venus. Le campus était envahi de jeunes couples bien habillés et Jayne a eu droit aux regards attendus. Près du stand Starbuck qui avait été installé devant la bibliothèque, nous sommes tombés sur Adam et Mimi Gardner, et dès qu’il est devenu évident qu’ils m’ignoraient et que personne ne ferait allusion à la nuit dernière, j’ai compris qu’ils faisaient eux aussi partie du rêve.

L’école était élégante, d’allure industrielle avec de grandes portes en acier qui vous surplombaient où que vous alliez, et le campus était entouré d’une immense quantité de feuillage. Les arbres abritaient l’école – elle était cachée dans une forêt. Dans ces bois, il y avait une série de modules – des rangées de bungalows anonymes avec de toutes petites fenêtres comme des meurtrières, dans lesquels se trouvaient la plupart des salles de classe. L’architecture était tellement minimaliste qu’elle en acquérait une sorte de glamour déconcertant. Et tout était fondé sur le contrôle, sans que ce soit pour autant source de claustrophobie, même avec tous les ormes et les fourrés qui entouraient l’école. C’était réconfortant et même gai. C’était indéniablement une petite école très chic. Le gymnase était un bâtiment élancé où nous nous sommes assis sur des gradins en béton pour écouter le principal faire un discours succinct mais étudié sur l’efficacité et l’organisation, sur le lien entre l’esprit et la spiritualité, sur la sécurité et le défi, sur le désir de nos enfants d’une expérience accrue de l’inconnu. La conférence qui a suivi était donnée par un pédiatre comportementaliste, qui avait fait plusieurs apparitions à la télévision, un Canadien aux cheveux gris et à la voix douce, qui a proposé, à un moment donné, une journée « Apportez votre peluche à l’école ». Et après les applaudissements sporadiques, nous sommes allés rencontrer brièvement les professeurs. On nous a montré les travaux de Robby en classe de dessin (que des paysages lunaires) et on nous a dit ce qui était positif (pas grand-chose) et ce qui devait progresser (j’ai décroché). L’institutrice qui travaillait avec Sarah sur ses aptitudes au langage et à la reconnaissance des mots et au calcul élémentaire a expliqué qu’à Buckley on s’occupait des besoins affectifs des élèves autant que de leurs besoins éducatifs, et après avoir souligné que les enfants ne sont pas immunisés contre le stress, elle a suggéré que nous inscrivions Sarah et Robby à un séminaire de consolidation de la confiance en soi, et on nous a donné un dépliant rempli de photos de marionnettes habillées dans des couleurs clinquantes et de conseils relatifs aux techniques de relaxation, telles que savoir faire des bulles avec du chewing-gum (« une respiration stabilisée produira un souffle constant »), et une liste de livres à lire sur la manière positive de penser, des textes pour aider les enfants à trouver « la paix intérieure ». Lorsque Jayne a commencé à protester, sur un ton charmant, on nous a dit, « Miss Dennis, les enfants sont stressés non parce qu’ils ne sont pas invités au bon goûter d’anniversaire ou parce qu’ils sont physiquement menacés par le dur de la classe, mais, euh, parce que leurs parents eux-mêmes sont stressés ». Jayne a recommencé à protester, sur un ton moins charmant cette fois, et a été interrompue par un « La façon dont un parent fait face au stress est un bon indicateur de la façon dont, euh, un enfant pourra y faire face ». Nous ne savions que répondre à cet argument et l’institutrice a ajouté, « Saviez-vous que 8,5 % des enfants de moins de dix ans ont tenté de se suicider, l’année dernière ? », ce qui m’a rendu complètement silencieux pour la suite des rencontres. J’ai entendu un autre instituteur dire à un couple soucieux, « C’est peut-être la raison pour laquelle votre enfant pourrait connaître des difficultés dans ses rapports interpersonnels », et il montrait au couple un dessin d’un ornithorynque qu’avait fait leur fils, en leur disant qu’un ornithorynque normal devait avoir l’air « moins dérangé ». À un moment donné, Jayne a murmuré tout doucement, « Je fais du yoga », et nous avons lu une rédaction écrite par Sarah, intitulée « J’aimerais être un pigeon », qui a fait éclater en sanglots Jayne, et j’ai regardé sans dire un mot les dessins du Terby – il y en avait des douzaines – furieux dans ses attaques en piqué sur une maison qui ressemblait à la nôtre. On offrait aux parents des « paniers antistress » qui contenaient, entre autres, un livre intitulé Une mauvaise herbe peut être transformée en fleur. Ces rencontres m’avaient profondément affecté. J’avais, plus que jamais, besoin d’un verre. Le rêve était fêlé et il fallait qu’il continue de sombrer en moi. Je n’avais pas d’autre recours que d’adresser des sourires sombres à tout le monde.

Finalement, au cours de la réception dans la bibliothèque, après quatre verres d’un mauvais chardonnay, j’ai dû m’excuser et quitter la réunion.

Dehors, j’ai fait un petit signe de la tête au garde armé qui patrouillait sur le perron de la bibliothèque et je lui ai demandé s’il avait une cigarette. Il a simplement répondu « Non » et qu’il était interdit de fumer dans le périmètre de l’école. J’ai essayé de faire une plaisanterie, mais le garde n’a pas souri quand il s’est éloigné de moi et a disparu dans l’obscurité. L’ornithorynque normal, ai-je pensé, en déambulant. L’ornithorynque normal.

La bibliothèque avait trois niveaux et délimitait sur tout un côté une large esplanade. Ses fenêtres étaient des panneaux translucides laissant passer une douce lueur blanche qui se répandait dans l’obscurité. De là où je me trouvais, je pouvais voir les ombres des parents qui fourmillaient, leurs murmures à l’intérieur du bâtiment fournissant la bande-son un peu lointaine, et derrière eux les alignements d’étagères qui découpaient l’espace. Sur l’esplanade, une statue de bronze, le Griffon de Buckley, la mascotte moitié aigle, moitié lion, de l’école, qui s’élevait à quatre mètres de haut, les ailes déployées, prêt à s’envoler de sa plate-forme. J’ai descendu les marches pour aller observer le griffon de plus près et pour m’isoler un peu, mais au moment où j’ai cherché mon portable dans ma veste (appeler Aimee Light avait toujours fait partie de mes projets pour la soirée), j’ai vu une silhouette, enveloppée par la pénombre, affalée sur un banc, et lorsque que je me suis approché, elle a prononcé mon nom. J’ai hésité en découvrant que c’était Nadine Allen – regardant autour de moi pour m’assurer que le mot « Bret » m’était bien adressé, espérant vainement qu’il ne le fût pas – mais elle a répété le prénom d’une voix lasse et monocorde, et j’ai soupiré en continuant à m’approcher d’elle.

Sans rien dire, je me suis assis près de Nadine sur le petit banc en saillie le long d’un mur en granit. Je regardais vaguement la bibliothèque, ignorant Nadine, mais un mouvement m’a forcé à jeter un coup d’œil vers elle. Elle portait à ses lèvres un gobelet en plastique à moitié rempli de vin blanc, le dos appuyé contre le mur en granit, et j’étais soulagé de la voir ivre, parce que cela prolongerait le rêve qui était projeté sur le grand écran où il constituait une alternative rassurante à ce qui se passait réellement.

Sur l’esplanade, une petite cascade éclaboussait un bassin artificiel où j’ai aperçu les éclats orangés de carpes japonaises. Des arbres se balançaient au-dessus de nous et une vigne vierge, épaisse et drue, tapissait les murs de granit qui nous entouraient, éclairée en jaune et vert par les projecteurs encastrés dans le sol. Nadine a serré sa veste contre elle, même s’il faisait doux (des nuages de pluie avaient cependant commencé à obscurcir la lune), et elle a terminé son verre et puis, sans rien dire, s’est penchée contre moi et je l’ai laissée faire. C’était une jolie femme, juvénile pour son âge, et je l’ai observée pendant qu’elle effleurait des mèches décolorées de ses cheveux. Et comme elle ne disait toujours rien, j’ai tourné les yeux vers la statue de bronze du griffon. Le silence de Nadine a fini par me décontenancer et je me suis préparé à une conversation insignifiante (oh, est-ce qu’elles ne le sont pas toutes ?) à propos du dîner de la veille, quand elle a brusquement dit quelque chose. Je n’ai pas bien compris et je lui ai demandé de répéter les mots qu’elle venait de prononcer. Sa tête a basculé contre mon épaule et elle a gloussé.

« Ils vont à Neverland. »

Je suis resté silencieux et j’ai déplacé mon épaule, ce qui a obligé Nadine à se redresser lentement. Je me suis tourné pour voir son visage. Elle avait les yeux mi-clos et un sacré coup dans le nez. J’allais consacrer les soixante secondes à venir à la conversation et puis je quitterais tranquillement l’esplanade.

« Qui… va à Neverland ?

— Les garçons. Ils vont à Neverland. »

Je me suis éclairci la voix. « Quels garçons ?

— Les garçons qui disparaissent. Tous. »

J’ai réfléchi. Elle attendait une réponse de ma part. J’ai essayé de faire le lien.

« Tu crois que… Michael Jackson a quelque chose à voir dans tout ça ? »

Nadine a gloussé de nouveau et s’est appuyée contre moi, mais je n’ai rien ressenti de sexuel parce que l’évocation des garçons disparus commençait à tout envelopper autour de nous.

« Non… pas Michael Jackson, idiot. » Et elle a soudain cessé de glousser. Elle a fait un geste en l’air des mains, imitant un gros oiseau ivre. Elle s’est penchée en avant et s’est mise à se balancer. « Neverland… dans Peter Pan. C’est là que vont les garçons. » L’imitation de l’oiseau avait exigé un gros effort et elle s’est appuyée contre le mur, le regard un peu perdu. Son visage – égaré, très maquillé, les yeux en amande figés, ce soir – était éclairé par la lumière verdâtre du projeteur encastré dans le sol.

« Qu’est-ce que tu veux dire, Nadine ?

— Ce que je veux dire ? » Elle a retrouvé sa lucidité trop rapidement. Le ton était cassant. Peut-être que j’avais l’air effrayé et qu’elle s’était sentie, de ce fait, repoussée. « Tu veux savoir ce que je veux dire, Bret ? »

J’ai soupiré en m’adossant au mur. « Non. Pas vraiment. Non, Nadine. Je ne veux pas.

— Pourquoi pas ? » Mon aveu semblait l’avoir agitée et l’indignation dans sa voix n’était pas provoquée par l’ivresse, mais par la peur. « Ce que je veux dire, Bret, ce que je veux dire… » et elle a respiré profondément, avec un drôle de son étouffé « … ce que je veux dire, c’est que personne ne les emmène nulle part. »

J’ai hoché la tête, l’air pensif, comme si j’y réfléchissais, et puis j’ai dit, « Désolé, mais ça n’évoque rien pour moi, Nadine.

— Ce que je veux dire… » elle affichait son mépris « … ce que je veux dire, c’est qu’il faut que tu saches ceci… » Elle s’est penchée sur le côté du banc et j’ai été choqué de la voir ramasser une bouteille de vin presque vide. Nadine avait volé une bouteille de Chardonnay Stonecreek à la réception et l’avait sifflée dans la cour de l’école de ses enfants. Elle a versé soigneusement ce qu’il en restait dans son verre en plastique. J’aurais pu rire si je n’avais pas été de plus en plus angoissé par la vigne vierge s’enroulant autour de nous. Soudain, j’ai eu peur. Je perdais le signal émis par le rêve. Et je comprenais que le comportement de Nadine n’était pas provoqué par l’alcool, mais par une angoisse précise qui devenait incontrôlable. « Ce que je veux dire… » elle a bu une gorgée et fait la moue « … c’est qu’aucun d’entre eux ne reviendra jamais.

— Nadine, je crois que nous devrions aller chercher Mitchell, d’accord ? » est tout ce que j’ai réussi à dire.

« Mitchell, Bret, est à côté de ta femme, pendant que Cameron, le principal, se fait photographier avantageusement avec elle. » La façon qu’a eue Nadine de dire ça a libéré quelque chose, sans parvenir à clarifier quoi que ce soit – ça n’a fait qu’ajouter à la confusion. Soudain, dans son phrasé et son insistance sur certains mots, toutes nos relations avaient été redéfinies. Le rêve s’enfuyait.

Nadine sirotait son vin et fixait quelque chose d’invisible dans l’obscurité. La vigne vierge bruissait autour de nous. J’ai évité de regarder Nadine et je me suis levé. Elle avait été silencieuse depuis un moment et je pensais qu’elle ne le remarquerait même pas, mais sa main a surgi et empoigné mon avant-bras, me tirant vers elle. Elle me dévisageait à présent – les yeux terrifiés – et j’ai dû détourner la tête. Ce rêve que j’avais soigneusement élaboré était en train de fondre. Il fallait que je quitte Nadine avant qu’il n’ait entièrement disparu, avant qu’il ne soit consumé par la folie d’un autre. Il était en train de devenir le rêve de Nadine, mais l’urgence avec laquelle elle le renvoyait vers moi avait cette horrible texture de la vérité. À l’instant où je me suis rassis, elle a soufflé rapidement, « Je crois qu’ils nous quittent ».

Je n’ai rien dit. J’ai dégluti avec difficulté et je me suis pétrifié.

« Ashton rassemble des informations sur les garçons. » Nadine me tenait toujours l’avant-bras et elle me dévisageait en hochant la tête. « Oui. Il y a un dossier sur son ordinateur et il ne sait pas que je l’ai trouvé. Il rassemble des informations sur les garçons… » a-t-elle dit dans un souffle « … et il les échange avec ses amis…

— Ça ne me regarde vraiment pas, Nadine.

— Mais si, Bret. Bien sûr que ça te regarde.

— Et pourquoi, Nadine ? »

Soudain, je l’ai haïe de me confesser tout ça et j’ai de nouveau voulu m’éloigner, mais je n’ai pas pu. Elle a baissé la voix et regardé tout autour de nous pour voir si quelque chose dans l’obscurité nous écoutait, comme s’il y avait eu un risque à faire la confession qu’elle me faisait.

« Parce que Robby est un des garçons avec lesquels il échange ces informations. »

Je suis resté silencieux pour pouvoir respirer. Tout a commencé à déraper à partir de là.

« De quoi parles-tu, Nadine ? » J’ai essayé de me défaire de son emprise.

« Tu ne comprends pas, Bret… » elle était presque à bout de souffle « … il y a des centaines de pages consacrées à ces garçons qu’Ashton a téléchargées. »

Je la sentais trembler quand j’ai pu dégager mon bras et m’éloigner.

« Il leur envoie des e-mails, Bret. » Nadine l’a dit si fort qu’il y a eu un écho dans la cour vide.

« Il envoie des e-mails à qui ? » Je ne pouvais pas m’arrêter. Il fallait que je pose la question.

« Il envoie des e-mails à ces garçons. »

J’ai cessé de m’éloigner et puis, contraint par la peur, je me suis lentement tourné pour lui faire face.

« Il connaissait… certains des garçons qui ont disparu ? »

Nadine me regardait fixement. J’ai eu le sentiment que si elle répondait oui, tout allait s’effondrer autour de moi.

« Non. Il n’en connaissait aucun. »

J’ai soupiré. « Nadine…

— Mais il leur a envoyé des e-mails après leur disparition. C’est ça que je n’ai pas compris. Il leur a envoyé des e-mails après qu’ils ont disparu. »

Il m’a fallu un certain temps pour demander, « Comment le sais-tu ?

— J’en ai trouvé un, l’autre jour. » Elle s’était redressée, oubliant l’effet du vin, reprenant contenance. Elle venait de comprendre qu’elle avait un interlocuteur dans cette conversation. « C’était codé en quelque sorte et il l’a fait suivre à Robby. » Elle essayait de m’expliquer tout ça avec des gestes. « Un message qu’il a envoyé à Cleary Miller et un autre à Eddie Burgess, et quand j’ai vérifié les dates, j’ai bien vu qu’ils avaient été envoyés après leur disparition, Bret. C’était après – tu comprends ? » De nouveau, elle était essoufflée. « J’ai trouvé ça dans un dossier du compte AOL d’Ashton, mais je n’avais pas la moindre idée de ce que cela signifiait ou de la raison pour laquelle il faisait ça, et quand j’ai eu une conversation à ce sujet avec lui, il a hurlé que c’était une invasion de sa vie privée… et maintenant… enfin, la dernière fois que j’ai regardé, le dossier et les e-mails n’y étaient plus… » Et à l’instant même où elle semblait retrouver sa lucidité, Nadine a craqué et éclaté en sanglots. J’étais vaguement conscient du fait qu’elle me serrait le poignet. Je me suis souvenu du visage sillonné de larmes d’Ashton, la veille, et du fait que Nadine n’avait cessé de s’excuser pour aller le voir. Combien d’autres personnes avaient été les cibles de sa paranoïa ? Elle voulait me faire croire une théorie démente qu’elle était incapable de prouver.

J’ai essayé de la calmer en jouant son jeu. « Donc Ashton a écrit aux garçons à Neverland, c’est ça ?

— C’est ça. » Elle a ravalé un nouveau sanglot. « Aux garçons perdus. » Ses yeux suppliaient et son expression tendue se transformait en soulagement parce que quelqu’un la croyait enfin.

« Nadine, tu en as parlé à Mitchell ? ai-je demandé sur un ton apaisant, mais j’étais tellement surexcité que ma voix était à la fois aiguë et fêlée. As-tu pris contact avec la police pour leur parler de cette théorie ?

— Ce n’est pas une théorie. » Elle a secoué la tête comme une petite fille. « Ce n’est pas une théorie, Bret. Ces garçons n’ont pas été enlevés. Il n’y a pas eu de demandes de rançon. On n’a pas retrouvé de corps. » Elle fouillait dans son sac et en a sorti un mouchoir. « Ils ont un plan. Les garçons ont un plan. Je crois qu’ils ont ce plan. Mais pourquoi ? Pourquoi ont-ils un plan ? Je veux dire qu’il n’y a pas d’autre explication. La police ne sait rien. Tu sais ça, Bret ? Ils n’ont rien. Ils… »

Je lui ai coupé la parole. « Où sont les garçons, Nadine ?

— Personne ne le sait. » Elle a respiré en frissonnant. « C’est le problème. Personne ne le sait.

— Eh bien, peut-être que si nous leur parlions, à Ashton et à…

— Ils mentent. Ils vont te mentir…

— Mais si…

— Tu ne trouves pas que les enfants agissent de façon étrange depuis quelque temps ? a-t-elle demandé, me coupant la parole.

— De… quelle manière ?

— Je ne sais pas… » Maintenant qu’elle avait confessé le pire, je pensais qu’elle allait se détendre et se comporter de manière moins furtive, mais ses mains tordues froissaient le Kleenex en tous sens. « Secrets… et… et… pas disponibles ? » Elle avait dit ça sur le ton d’une question à laquelle je devrais répondre, puis elle s’était enfermée dans son rêve.

« Nadine, ce sont des garçons de onze ans. Ce ne sont pas des comédiens. Les garçons à cet âge sont rarement très ouverts. J’étais pareil à leur âge. » Je voulais simplement continuer à parler. Je voulais simplement dire quelque chose qui couvrirait sa voix.

« Non, non, non… » Elle avait les yeux fermés et secouait la tête violemment. « C’est différent. Ils ont un plan. Ils…

— Nadine, allez, lève-toi.

— Tu ne comprends pas ? Tu ne piges pas ? » Elle avait élevé la voix. « Si nous ne faisons pas quelque chose, nous allons les perdre. Tu ne peux pas comprendre ça ?

— Nadine, s’il te plaît, allons chercher Mitch… »

Elle m’a saisi le bras de nouveau, ses mains tiraient sur la manche de ma veste. Elle respirait avec difficulté.

« Nous allons les perdre si nous ne faisons pas quelque… »

Le rêve fonçait dans la direction opposée, se réécrivant tout seul. J’essayais de soulever Nadine du banc en granit, mais elle pesait de tout son poids pour demeurer assise. Et soudain elle a crié « Lâche-moi ! » et s’est dégagée. Je suis resté là, respirant avec difficulté moi aussi, ne sachant où aller. Je m’efforçais de recoller les bribes d’information.

Et puis : une interruption.

« Tout va bien là-bas ? » a clamé une voix dans notre direction.

J’ai levé la tête. Le garde armé à qui j’avais demandé une cigarette était debout contre une rampe et scrutait la cour, avant de braquer le faisceau de sa torche sur mon visage. En me protégeant les yeux de la main, j’ai dit, « Oui, oui, tout va bien », le plus courtoisement possible. De là où j’étais, l’énorme tête du griffon flottait juste au-dessous de lui.

« Madame ? » a demandé le garde, déplaçant le faisceau sur elle.

Nadine a repris une contenance, s’est mouchée. Elle s’est éclairci la gorge, a plissé les yeux pour voir le garde et dit, en souriant, d’une voix un peu bloquée et faussement enthousiaste, « Tout va bien, tout va bien, merci beaucoup ». La lumière a été captée par le masque de Nadine, avant que le garde, qui nous observait indécis, ne reprenne enfin sa ronde. L’interruption provoquée par la venue du garde avait apporté un air de réalité à la scène et décidé Nadine à se lever et, sans un regard vers moi, à se diriger rapidement vers le perron, comme si elle avait eu honte à présent de ce qu’elle avait confessé. D’un certain point de vue, je l’avais rejetée et la gêne était trop grande pour être tolérée. La tentative d’aventure avait échoué. C’était un coup de poker qui n’avait pas marché. Il était temps de rentrer. Elle ne me reparlerait plus jamais de tout ça.

« Nadine ». Je la suivais d’un pas chancelant.

J’ai gravi les marches derrière elle et essayé de la rejoindre, mais elle marchait trop vite, bondissant jusqu’au sommet du perron où se trouvait Jayne, qui attendait.

Nadine a jeté un coup d’œil à ma femme et souri, puis continué rapidement vers l’entrée de la bibliothèque.

Jayne a fait un petit signe de tête, aimablement. Il n’y avait rien d’accusateur dans l’attitude de Jayne – elle étouffait un bâillement tout simplement et elle a brièvement froncé les sourcils quand Nadine l’a ignorée. À la vue de Jayne, mon rêve a commencé à revenir et, titubant jusqu’en haut des marches, j’ai tendu les bras, laissant le rêve me submerger, et je l’ai embrassée, sans me soucier du fait qu’elle refusait de me serrer dans ses bras.

Et pendant le trajet de retour vers la maison d’Elsinore Lane, au-dessus du tableau de bord, à travers le pare-brise, sur tout l’horizon dans l’obscurité, je voyais se détacher des citrus nouvellement plantés le long de l’autoroute, et les citrus surgissaient tout au long du trajet, avec de temps en temps un palmier sauvage, dont la frondaison était à peine visible dans la brume bleutée, et l’odeur de l’océan Pacifique, curieusement, avait envahi la Range Rover en même temps qu’Elton John qui chantait « Someone Saved My Life Tonight », alors que la radio n’était pas même allumée, et puis il y a eu la rampe de sortie et le panneau au-dessus indiquant SHERMAN OAKS en lettres scintillantes, et j’ai pensé à la ville que j’avais abandonnée, sur la côte Ouest, et je me suis rendu compte qu’il était inutile de le signaler à ma femme, qui conduisait, parce que le pare-brise s’est tout à coup fragmenté avec la pluie, dissimulant les cactus et les palmiers partout maintenant le long de la route, et au-dessus d’eux la géométrie d’une constellation venue d’une lointaine zone du temps, et je me suis rendu compte qu’il était tout aussi inutile de le signaler à Jayne puisque, au bout du compte, je n’étais que le passager.