19

Mercredi 5 novembre


LE CHAT

Je me suis réveillé, les yeux fixés sur le plafond assombri de notre chambre à coucher.

L’écrivain était en train d’imaginer un moment compliqué : Jayne disant au revoir aux enfants, s’agenouillant sur le granit froid de l’allée, un chauffeur dans une berline tournant au ralenti derrière elle, et les enfants étaient déjà en tenue pour l’école et elle les avait quittés tant de fois déjà, Sarah et Robby avaient l’habitude – ils ne boudaient pas, ils faisaient à peine attention, parce que c’étaient les affaires : Maman partant pour nulle part encore une fois (si Robby était légèrement plus affecté en ce jour de novembre, il ne l’a pas montré à Jayne). Pourquoi Jayne traînait-elle en disant au revoir à Robby ? Pourquoi cherchait-elle à croiser son regard ? Pourquoi Jayne a-t-elle caressé son visage jusqu’à ce que Robby se dégage en tressaillant, les doigts de Sarah nerveusement noués à ceux de sa mère ? Elle les a écrasés l’un contre l’autre en les serrant dans ses bras, leurs fronts se touchant, la façade de la maison au-dessus d’eux, avec le mur qui était une carte s’étalant à sa surface. Elle serait partie une semaine. Elle les appellerait ce soir de sa chambre d’hôtel à Toronto (plus tard, à Buckley, Sarah montrerait du doigt le mauvais avion traversant le ciel, entrant et sortant des nuages, et dirait à son institutrice, « Ma maman est là-haut », et à ce moment-là la douleur de Jayne aurait déjà bien diminué). Pourquoi Jayne avait-elle pleuré pendant le trajet jusqu’à Midland Airport ? Avant que Jayne ne quitte l’obscurité de notre chambre, pourquoi avais-je prononcé les mots Je promets ? Mon oreiller était humide. J’avais de nouveau pleuré pendant mon sommeil. Le soleil entrait dans la pièce à présent et le plafond s’éclairait, médiocrement décoré d’un diamant qui ne cessait de grandir, et les parasols continuaient à tourner et des halos iridescents tourbillonnaient autour de moi – restes d’un rêve dont je ne pouvais me souvenir – et, au milieu d’un bâillement, il m’est venu une pensée : Jayne est partie. Ce que l’écrivain voulait savoir, c’était la chose suivante : Pourquoi Jayne était-elle tellement effrayée le matin du 5 novembre ? Ou plus exactement : Comment Jayne avait-elle eu l’intuition de ce qui allait nous arriver pendant son absence ?

Tout ignorer est une chose très facile à faire. Être attentif est beaucoup plus dur, mais c’était ce qu’on exigeait de moi puisque j’étais à présent le gardien provisoire.

Il était temps de résumer les choses et, pour cette raison même, tout s’est mis à bouger plus vite. J’avais maintenant une liste qu’il fallait contrôler le matin du 5 novembre. Le journal devait être parcouru pour trouver des informations concernant les garçons disparus (rien). Il devait être parcouru aussi pour trouver des informations relatives à un meurtre au motel Orsic (rien).

C’est le matin du 5 novembre que j’ai composé pour la dernière fois le numéro d’Aimee Light. Son portable ne répondait même plus.

J’ai vérifié mes e-mails. Il n’y avait plus de messages en provenance de la Bank of America de Sherman Oaks à 2 h 40 du matin.

J’étais incapable de dire si la moquette dans la salle de séjour était plus sombre. L’écrivain m’a dit qu’elle l’était. Mais il a dit aussi que cela n’avait plus aucune importance.

Les meubles étaient toujours dans la formation que j’avais connue enfant. L’écrivain l’a confirmé, puis il a voulu que j’inspecte l’extérieur de la maison.

Quand nous sommes allés du côté de la maison qui faisait face à celle des Allen, nous avons constaté que le mur était encore en phase de transformation. Le rose saumon était plus foncé et le stuc nettement plus marqué, avec des motifs tourbillonnants qui apparaissaient partout. L’écrivain a murmuré à mon oreille : La maison est en train de devenir celle dans laquelle tu as grandi.

Je me suis déplacé vers la façade de la maison où la peinture qui pelait continuait à donner son avertissement et où l’odeur douce et fétide d’un truc mort était immédiatement perceptible.

Il y avait un parterre qui longeait le bas du côté nord de la maison et je l’ai scruté jusqu’à ce que j’aperçoive le chat.

Il était couché sur le flanc, le dos bombé, ses petites dents jaunes visibles dans une grimace figée, et ses intestins étaient collés au sol, à la terre sur laquelle ils s’étaient déversés. Ses yeux étaient plissés dans ce que j’ai d’abord pris pour une expression de douleur.

Mais quand l’écrivain m’a forcé à regarder de plus près, je me suis aperçu que quelque chose les avait arrachés.

Le sol était trempé de sang et les viscères que le Terby avait sortis du ventre du chat étaient étalés sur le parterre de marguerites, couverts de mouches à présent.

J’ai imaginé que quelque chose observait ma découverte du chat et j’ai pivoté sur moi-même au moment où un éclair noir disparaissait derrière l’angle de la maison.

L’écrivain m’a promis que ce n’était pas quelque chose que j’avais rêvé.

Mais je n’arrivais pas à imaginer comment le Terby avait pu capturer le chat.

Je n’arrivais pas à imaginer la peluche faisant un truc pareil.

Le Terby n’était qu’un accessoire de film d’horreur.

Mais il y avait une part de l’écrivain qui voulait que le Terby ait tué le chat.

L’écrivain pouvait imaginer cette scène : la peluche montant la garde – une sentinelle – sur son perchoir, le rebord de la fenêtre de la chambre de Sarah, la peluche repérant le chat, la peluche en piqué, la peluche luttant avec le chat sous le parterre bien taillé, une serre levée, et puis quoi ? A-t-elle joué avec le chat avant de l’ouvrir en deux ? La chose s’est-elle nourrie du chat ? Le dernier truc qu’ait vu le chat était-il la tête tordue de l’oiseau et au-delà un ciel vide et gris ? L’écrivain a considéré les divers scénarios possibles jusqu’à ce que j’intervienne et oblige l’écrivain à espérer que ce n’était pas vrai. Parce que si je croyais que la peluche était coupable, le sol sur lequel je me tenais allait se transformer en un monde de sables mouvants.

Indépendamment du fait que le Terby ait pu tuer le chat, j’étais décidé à m’en débarrasser ce jour-là.

Je suis rentré dans la maison pour le chercher.

Marta avait emmené Robby et Sarah à l’école. Rosa nettoyait la cuisine.

J’ai supposé que si le Terby était dans la maison, il serait couché innocemment dans la chambre de Sarah.

Mais le Terby n’était pas dans la chambre de Sarah. C’est ce que j’ai découvert après une inspection en règle de la pièce.

L’écrivain m’a dit qu’il se cachait. L’écrivain m’a dit qu’il me fallait l’attirer hors de sa cachette.

J’ai demandé à l’écrivain comment un truc qui n’est pas vivant peut se cacher ?

J’ai demandé à l’écrivain comment on attire quelque chose qui n’est pas vivant hors de sa cachette ?

Ça a momentanément réduit l’écrivain au silence. Ce silence a fini par m’inquiéter.

L’écrivain a été réactivé lorsque je me suis avancé jusqu’à la fenêtre de la chambre de Sarah pour jeter un coup d’œil au parterre et au chat mutilé.

L’écrivain a suggéré que nous allions dans la chambre de Robby.

J’ai hésité dans le couloir devant la chambre de Robby en observant les griffures dans le bas de la porte, puis j’ai tourné la poignée et suis entré.

La chambre était immaculée.

Je ne l’avais jamais vue aussi bien rangée. Tout était à sa place.

Le lit était bien fait. Il n’y avait pas de vêtements éparpillés sur le sol. Les cassettes vidéo et les DVD et les magazines étaient soigneusement empilés. L’aspirateur venait d’être passé sur le paysage martien du tapis. Il n’y avait pas de gobelet Starbuck sur le miniréfrigérateur. Son bureau était vide. Les coussins du sofa en cuir étaient bien gonflés. Toutes les surfaces étaient propres. La pièce sentait la cire et le citron.

C’était un show-room.

Tout était en place.

Et ça donnait l’impression d’être vide.

C’était censé procurer une impression paisible.

Mais il y avait eu un effort intense pour donner aussi cette impression superficielle.

Personne n’y avait jamais vécu.

Il y avait quelque chose d’atrocement faux là-dedans.

Cette fausseté m’a poussé en direction de l’ordinateur.

La lune émettait ses pulsations sur l’écran.

De nouveau : hésitation. Et puis : le besoin que les choses s’accélèrent.

La théorie angoissée de Nadine Allen a tourbillonné dans la chambre déserte.

Le mot Neverland a poussé l’écrivain à tendre la main et à effleurer la souris.

Le bureau est apparu à l’écran.

Je savais qu’il n’y avait personne à l’étage, mais j’ai tout de même regardé par-dessus mon épaule.

Après avoir cliqué sur « Mes documents », je suis allé fermer la porte.

Quand je suis revenu devant l’écran du Gateway, une centaine de documents Word Perfect environ s’étaient affichés.

Je me suis mis à transpirer.

En descendant jusqu’au bas de l’écran, j’ai vu que dix documents avaient été téléchargés de quelque part.

Ces fichiers avaient pour titre des initiales.

L’écrivain a été immédiatement en mesure de leur rattacher des noms.

MC aurait pu être Maer Cohen.

Et TC était Tom Slater ?

EB était Eddie Burgess.

JW : Josh Wolitzer.

CM, c’était Cleary Miller.

Quand j’ai cliqué le document MC, une boîte de dialogue est apparue sur l’écran me demandant un mot de passe.

Pourquoi avait-on besoin d’un mot de passe pour ouvrir un document ?

Parce qu’il ne veut pas être lu par toi, a soufflé l’écrivain.

J’ai examiné la pièce pendant que l’écrivain se demandait ce que pouvait bien être le mot de passe de Robby.

L’écrivain se demandait s’il y avait un moyen pour nous de le découvrir.

L’écrivain se demandait si Marta savait.

J’ai levé les yeux de l’ordinateur et suis tombé sur mon reflet dans le grand miroir.

Je portais un pantalon kaki, un pull rouge Polo sur un teeshirt blanc et des Vans, et transpirant abondamment, j’étais penché sur l’ordinateur de mon fils. J’ai enlevé le pull. J’avais toujours l’air ridicule.

J’ai concentré toute mon attention sur l’ordinateur.

Je me suis mis à taper des mots qui, me disais-je, pourraient signifier quelque chose pour Robby.

Les noms des lunes : TITAN. MIRANDA. IO. ATLAS. HYPÉRION.

L’accès a été dénié à chacun de ces mots.

L’écrivain s’y attendait et a grondé le père pour avoir l’air surpris.

Je n’étais pas conscient, penché sur l’ordinateur, du fait que la porte derrière moi était en train de s’ouvrir tout doucement.

L’écrivain supposait que j’avais fermé la porte.

L’écrivain est même allé jusqu’à suggérer que je l’avais fermée à clé.

Je me suis accroché à la possibilité de l’avoir laissée entrouverte.

Tandis que je continuais à taper inutilement des mots de passe, la porte s’est ouverte entièrement et quelque chose est entré dans la chambre de Robby.

Et juste au moment où l’écrivain a décidé de taper Never land, je me suis rendu compte que Nadine Allen s’était trompée.

Le mot n’était pas Neverland.

Le mot était Neverneverland.

Neverneverland était l’endroit où allaient les garçons perdus.

Pas Neverland, mais Neverneverland.

L’écrivain m’a dit de le taper immédiatement.

C’était le mot de passe.

Et alors que l’écran se remplissait d’une photo digitale de Maer Cohen, accompagnée d’une longue lettre datée du 3 novembre qui commençait par les mots « Hé, RD », un autre abîme s’est ouvert dans la chambre de Robby.

(Robert Dennis était RD.)

J’ai été pétrifié en entendant un truc cliqueter derrière moi.

Avant que je ne puisse me retourner, un cri strident a retenti.

Le Terby était sur le seuil, les ailes déployées.

Ce n’était plus une peluche. C’était autre chose à présent.

Il était parfaitement immobile, mais quelque chose bougeait sous ses plumes.

La présence du Terby – et tout ce qu’il avait fait – m’a libéré de ma peur et je me suis jeté en avant.

Quand je l’ai attrapé dans mon pull, je m’attendais à ce qu’il réagisse d’une manière ou d’une autre.

Les lèvres animées électroniquement, sous son bec, se sont ouvertes pour révéler une série de dents inégales que je ne lui savais pas avoir.

La tête noire s’est grippée – les yeux étaient brillants et humides – et les plumes ont commencé à se hérisser quand je lui ai jeté mon pull dessus.

Mais lorsque j’ai soulevé la peluche, il n’y a pas eu de résistance.

OK, me suis-je dit, Sarah l’avait laissé en marche. Il pouvait se déplacer tout seul. Il a donc marché dans un couloir. Il est entré dans une chambre. Je n’avais pas fermé la porte. Sarah ne l’avait tout simplement pas éteint avant de partir pour l’école.

J’ai lentement soulevé le pull du Terby – il puait, il avait l’air mou et flexible, et il vibrait encore légèrement dans mes mains.

J’ai retourné la peluche pour éteindre la lumière rouge sous son cou afin de le désactiver.

Mais la lumière rouge n’était pas allumée.

Ce détail m’a immédiatement fait sortir de la chambre.

Peu importait la peur provoquée par ce truc, elle se transformait en énergie.

J’ai couru dans mon bureau prendre mes clés de voiture.

J’ai jeté la peluche dans le coffre de la Porsche.

Je me suis dirigé sans hésitation vers la périphérie de la ville.

L’écrivain, à côté de moi, réfléchissait à tout ça, élaborant ses propres théories.

La peluche n’était pas en marche parce que personne ne l’avait mise en marche.

La peluche, Bret, avait senti ton odeur.

La peluche savait que tu étais dans la chambre de Robby et ne voulait pas que tu découvres les fichiers.

Tout comme elle n’avait pas voulu que tu voies ce qui se trouvait dans la chambre de Robby, le dimanche soir.

Le soir où elle t’a donné un coup de bec, elle avait visé la main qui tenait le pistolet.

La chose protégeait quelque chose.

Elle ne voulait pas que tu saches certaines choses.

Quelque chose avait voulu que la peluche soit placée dans ta maison.

Tu n’étais que l’entremetteur.

Il fallait que j’appelle Kentucky Pete pour savoir où il avait dégoté la peluche.

J’ai dit à l’écrivain que ça permettrait de commencer à répondre à toutes les questions.

OK : j’avais acheté le truc en août dernier, et août était le mois au cours duquel mon père était mort et…

Arrête, a coupé l’écrivain. Il y avait une montagne de questions et tu ne serais jamais capable d’y répondre – il y en avait trop et elles étaient toutes cancéreuses.

L’écrivain m’a pressé de foncer à l’université. L’écrivain voulait que je prenne le manuscrit de Nombres négatifs – que Clayton avait laissé dans mon bureau. Il nous fournirait une réponse, m’a assuré l’écrivain. Mais la réponse ne ferait que te conduire à d’autres questions et c’étaient des questions dont tu ne voulais pas connaître les réponses.

Il était trop tôt pour trouver Pete, mais j’ai appelé son portable et laissé un message.

À un moment donné, j’ai garé la Porsche le long d’un champ sur une portion déserte de l’autoroute.

Au-dessus, le ciel était divisé en deux : un intense bleu arctique lentement effacé par une couche de nuages noirs. Les arbres perdaient leurs feuilles à présent. Le champ était brillant de rosée.

J’ai ouvert le coffre.

L’écrivain a attiré mon attention sur le pull dans lequel j’avais enveloppé la peluche.

Le pull rouge Polo avait été déchiqueté pendant les vingt minutes du trajet depuis Elsinore Lane jusqu’à ce champ au bord de l’autoroute.

Prenant le Terby par une aile pour le sortir du coffre, j’ai détourné les yeux quand la peluche s’est mise à uriner, un long jet jaune jaillissant de son corps noir et éclaboussant l’asphalte de l’autoroute.

L’écrivain a attiré mon attention sur les corbeaux perchés sur la ligne du téléphone au-dessus de moi, au moment où je lançais la peluche dans le champ. Elle est restée sans bouger après y avoir atterri.

Des feuilles se sont soulevées du champ.

Je pouvais entendre le bruit d’une rivière, ou bien était-ce les vagues déferlant sur le rivage ?

Le Terby a été immédiatement enveloppé par un nuage de mouches.

Au loin, un cheval broutait – à une trentaine de mètres peut-être de l’endroit où j’étais – et à l’instant où les mouches se sont ruées sur la peluche, le cheval a secoué la tête et galopé dans le champ, comme s’il avait été offensé par la présence de la chose.

Tue-le, a murmuré l’écrivain. Tue ce truc maintenant.

Tu n’as plus besoin de me convaincre, ai-je dit à l’écrivain.

J’ai déplu à l’écrivain parce que j’essayais de suivre un plan.

Je suivais une vague idée. Je prévoyais la météo. Je prédisais les événements. Je voulais des réponses. J’avais besoin de clarté. Je devais contrôler le monde.

L’écrivain aspirait au chaos, au mystère, à la mort. C’était ça ses inspirations. C’était l’impulsion qui le dirigeait. L’écrivain voulait que des bombes explosent. L’écrivain voulait la destruction de l’Olympe. L’écrivain était avide de mythe et de légende et de coïncidences et de flammes. L’écrivain voulait que Patrick Bateman revienne dans nos vies. L’écrivain espérait que l’horreur de tout ce machin allait me galvaniser.

J’en étais arrivé à un point où tout ce que l’écrivain voulait me remplissait tout simplement de remords.

Je croyais innocemment à la métaphore que l’écrivain, à ce moment précis, décourageait activement.

Il y avait à présent deux stratégies opposées pour faire face à la situation en cours.

Mais l’écrivain était en train de gagner, parce que en me penchant pour monter dans la Porsche j’ai senti un vent marin souffler sur moi.