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LA CHAMBRE DE ROBBY


Marta préparait le dîner dans la cuisine, des légumes poêlés dans un wok en aluminium, pendant que les enfants s’habillaient à l’étage pour le « trick or treat ». Il faisait sombre à présent, mais sur le trajet du cabinet du Dr Kim à la maison, j’avais remarqué que des parents accompagnaient déjà leurs enfants déguisés dans tout le quartier alors que le crépuscule approchait, ce qui a fait revenir en mémoire le souvenir sinistre des garçons disparus et m’a poussé à m’arrêter pour acheter une bouteille de Groth Sauvignon Blanc et un magnum de Ketel One, et une fois réfugié dans mon bureau, j’ai versé la moitié du vin dans une tasse géante et caché les deux bouteilles sous mon bureau (le mobilier était toujours déplacé). J’ai traîné dans la maison, n’ayant rien à faire, je suis passé devant le saladier rempli de minibarres Nutrigran, posé sur une table près de la porte d’entrée. Je suis sorti. Quelqu’un avait déjà allumé les citrouilles-lanternes. Victor était couché sur la pelouse. Lorsqu’il m’a jeté un rapide coup d’œil, j’ai fait de même, et puis j’ai ramassé un Frisbee et je l’ai jeté au chien. Il a atterri près de lui. Il l’a considéré avec un air méprisant, il a soulevé la tête et m’a regardé comme si j’étais un idiot, avant de pousser le disque orange du bout du museau.

En rentrant dans la maison, j’ai traversé la salle de séjour et j’ai remarqué que le mobilier avait été remis dans sa position initiale. Pourtant j’avais encore l’impression de voir la pièce sous un angle inhabituel. La moquette paraissait plus sombre, plus longue, le beige pâle virait maintenant à quelque chose qui se rapprochait de la sarcelle ou du vert – et le passage de l’aspirateur dans la matinée n’avait toujours pas effacé les empreintes de pas qui s’y étaient fixées. J’ai frotté le pied légèrement sur l’une d’elles – elle était grande et de couleur cendre – et essayé de la faire fondre dans la moquette avec la pointe de mon mocassin, quand j’ai soudain entendu, en provenance de l’étage, Jayne qui criait, « Non, tu n’iras pas déguisé en Eminem ! » et une porte qui claquait. J’ai pris un Klonopin, terminé le vin, versé le reste de la bouteille et je suis monté prudemment à l’étage dans la chambre de Robby pour voir s’il allait bien.

En approchant de sa porte, j’ai vu les rayures dont il avait parlé ce matin. Elles étaient concentrées sur le bas de la porte et même si ce n’étaient pas les entailles que j’avais imaginées, la peinture avait été arrachée et j’ai pensé que c’était probablement Victor qui avait tout simplement essayé de rentrer. Personne n’était monté ici pendant la fête, mais j’ai eu un flash de l’oreiller déchiré de Sarah et la pensée fugitive que Robby avait fait ces rayures lui-même – un geste d’hostilité, quelque chose pour capter l’attention, je ne sais quoi – avant de me rendre compte que ce n’était pas le genre de chose que Robby aurait pu faire. Il était bien trop passif et asthénique pour faire un coup pareil. Et de nouveau j’ai revu le Terby et l’oreiller déchiqueté. Il était impossible de faire confiance aux enfants – les médicaments qu’ils prenaient en étaient la preuve. Qui plus est, Robby avait récemment changé d’antidépresseurs. On avait ajouté du Luvox pour les crises d’anxiété qui l’empoisonnaient depuis l’âge de six ans et dont l’intensité avait augmenté depuis mon arrivée – et qui pouvait dire quels étaient les effets secondaires ? Son médecin nous avait assuré qu’en dehors de problèmes gastriques et intestinaux mineurs, il n’y en avait aucun, mais ils disaient toujours ça, et de toute façon sans les drogues Robby ne tenait pas en place. Sans les médicaments, il n’aurait pas été capable de visiter le planétarium. Sans la Ritaline, il n’aurait pas pu tenir dans le centre commercial à la recherche d’un déguisement, au début de la semaine. J’ai failli trébucher sur un skate-board en entrant dans sa chambre, mais le volume de la télévision était si élevé que Robby, qui était assis sur le lit, n’a rien remarqué.

La chambre de Robby était un décor de science-fiction : des décalcomanies de planètes, de comètes, de la Lune étaient collées un peu partout sur les murs et donnaient l’impression de flotter dans un ciel noir au fin fond de l’espace. La moquette était un paysage martien, incroyablement détaillé avec ses canyons, ses fissures et ses cratères. Des sphères en billes de verre pendaient à un astéroïde scintillant, à l’aspect désolé, fixé au plafond au-dessus d’un immense lit Art déco couvert d’une couette très étudiée. Au milieu des inévitables posters des Beastie Boys et de Limp Bizkit se trouvaient ceux de plusieurs lunes : celle de Jupiter, Io, et celle de Saturne, Titan et celle d’Uranus, Miranda avec ses énormes crevasses. La chambre avait aussi son miniréfrigérateur, des lampes aux couleurs vives, un sofa en cuir, une stéréo et un des murs était entièrement recouvert d’une photo en noir et blanc d’un terrain de skate-board désert. Le sol était jonché de cassettes de jeux vidéo devant un écran de télévision géant, à présent connecté à PlayStation 2 au milieu d’un amoncellement de DVD des Simpson et de South Park. Il y avait aussi une pile de chemises Tommy Hilfiger neuves sur son lit. Des soldats japonais étaient alignés sur les étagères qui contenaient pour l’essentiel des magazines de lutte et la série complète des Harry Potter, et au-dessus des étagères une grande peinture de couleur bronze représentant les signes du zodiaque. Le reste d’un thé vert glacé de Starbuck trônait à côté d’une énorme lune translucide qui resplendissait sur l’écran de l’ordinateur – l’écran de veille de Robby.

Les yeux rivés sur Nintendo Power Monthly, Robby a enfilé une paire de chaussettes Puma, puis attaché les lacets de ses Nike. La télévision était allumée sur la chaîne WB et alors que j’étais encore sur le seuil, j’ai pu voir un dessin animé dégueulasse faire place à ces pubs destinées aux enfants, que je détestais. Un sublime adolescent débraillé, les mains sur ses hanches de maigrichon, regardait la caméra avec un air de défi et faisait, d’une voix neutre, les déclarations suivantes, sous-titrées en rouge sang : « Pourquoi tu n’es pas encore un millionnaire ? », suivie de « Il n’y a rien d’autre que l’argent dans la vie », suivie de « Tu dois posséder une île à toi », suivie de « Tu ne devrais jamais dormir parce qu’on ne te donnera jamais une seconde chance », suivie de « C’est important d’être astucieux et attirant », suivie de « Viens avec nous te faire un paquet de pognon », suivie de « Si tu n’es pas riche, tu ne mérites pas mieux que d’être humilié ». Fin du spot publicitaire. C’était fini. Je l’avais vu de nombreuses fois et je n’avais toujours pas pigé ce qu’il voulait dire ou même quel produit il essayait de vendre.

Robby avait les épaules voûtées et le pull Hilfiger attaché autour de sa taille est tombé par terre quand il s’est levé et étiré. Sur son oreiller était posé un livre pour jeune adolescent, intitulé Ce qu’était la Terre autrefois. Mon fils avait onze ans et un portefeuille Prada et un bandeau couleur camouflage sur l’œil de chez Stussy, et un serre-poignet en éponge Lacoste et il avait voulu créer un club d’astronomie, mais en raison du manque d’intérêt chez ses pairs cela ne s’était jamais concrétisé et chacune des chansons qu’il aimait avait le mot « voler » dans son titre, et tout cela m’attristait. Il s’est aspergé de l’eau de Cologne Hugo Boss sur le dos de la main et il ne l’a pas sentie. Il n’avait toujours pas remarqué que j’étais sur le seuil de sa chambre.

« Alors Maman ne veut pas te laisser sortir déguisé en star du rap, hein ? »

Il a pivoté sur lui-même et eu une sorte de hoquet. Et puis il a repris contenance.

« Non », a-t-il répondu d’une voix lasse. Il avait l’air honteux, comme si on lui avait passé les menottes.

Quelque chose en moi s’est brisé. J’ai bu une autre gorgée de vin et j’ai avancé dans la chambre.

« Il te faudrait des cheveux blond platine et une femme que tu pourrais battre, et comme tu n’as ni l’un ni l’autre… » Je ne savais absolument pas où je voulais en venir ; tout ce que je voulais, c’est qu’il se sente mieux, mais chaque fois que j’essayais quelque chose, cela ne faisait qu’accroître sa confusion.

« Ouais, mais Sarah y va en Posh Spice, a-t-il ronchonné au moment où je baissais le volume de la télévision.

— Tu sais, ta mère a un problème notoire avec toute cette histoire de rap…, ai-je enchaîné avant de me ressaisir. Alors tu vas te déguiser en quoi ?

— Euh, en rien. En rien, j’imagine. » Silence. « Peut-être en astronaute.

— Simplement en astronaute ? Tu ne peux pas penser à quelque chose d’un peu plus… amusant ? Maman a dit que c’était ton déguisement de l’année dernière. »

Il n’a rien dit.

J’ai tourné dans la chambre immense d’un pas lent et fait semblant de m’intéresser à toutes sortes de choses.

« Est-ce qu’il y a un truc qui ne va pas ? l’ai-je entendu demander sur un ton inquiet. Est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ?

— Non, non, non, Robby. Bien sûr que non. J’admirais tout simplement ta chambre.

— Mais, euh, pourquoi ?

— Tu as beaucoup… de chance.

— Ah bon ? »

J’ai détesté la façon dont il a dit ça. « Ouais, je veux dire que tu devrais être reconnaissant pour toutes ces choses que tu as. Tu es un enfant très gâté. »

L’air las, voûté, les bras ballants, il a jeté un coup d’œil tout autour de la pièce, pas du tout impressionné. « Ce sont juste des choses, Bret.

— Tout ce que je voulais à ton âge, c’était une télévision dans ma chambre et un verrou sur la porte. » J’ai fait un geste vague. « Tout ce que je voulais, c’était jouer avec mes Lego. »

J’ai observé les planètes suspendues au milieu de la pièce – l’univers qui flottait sous le plafond étoilé. Les satellites en orbite, les fusées et les astronautes, les vaisseaux spatiaux et les roches lunaires et Mars et le météore en feu fonçant vers la Terre et les soucis créés par l’apparition d’extraterrestres et le besoin d’établir des colonies à travers tout le système solaire. Tout me paraissait terriblement inutile parce que le ciel était toujours noir dans l’espace et qu’il n’y avait pas le moindre son sur la Lune et que c’était un autre monde où l’on serait toujours perdu. Mais je savais que Robby soutiendrait que sous ses cratères glacés et ses traîtresses étendues de sable balayées par le vent, il y avait un cœur chaud et élastique. Il ne fallait que deux secondes et demie à un laser pour parcourir la distance de la Terre à la Lune et retour, comme me l’avait expliqué Robby au cours de ce mariage à Nashville, des années plus tôt.

« Ouais, j’imagine en astronaute.

— OK, c’est cool. Je pense que c’est cool comme déguisement. »

J’ai enfin remarqué le casque sur le lit et la combinaison orange de la NASA qui pendait à un clou dans le placard. « Je te retrouve en bas, mon pote. »

Robby m’a regardé fixement jusqu’à ce que je sois sorti de la chambre et il a refermé la porte derrière moi. J’ai sursauté quand j’ai entendu qu’il la fermait à clé. Une applique s’est mise à clignoter quand je suis passé devant.