« Tu fais vraiment très bonne impression. »
C’est la première phrase de Lunar Park et dans sa brièveté et sa simplicité, elle était censée être un retour à la forme, un écho, de la première ligne du roman de mes débuts, Moins que zéro :
« Les gens ont peur de s’engager sur les autoroutes à Los Angeles. »
Depuis, les phrases d’ouverture de mes romans sont devenues exagérément compliquées et fleuries, lestées par une insistance abusive et inutile sur des détails, en dépit de l’art avec lesquelles elles sont composées.
Mon deuxième roman, Les Lois de l’attraction, commençait avec celle-ci :
« Et c’est une histoire qui va peut-être t’ennuyer mais tu n’es pas obligé d’écouter, elle m’a dit, parce qu’elle avait toujours su que ça se passerait comme ça, et c’était, pense-t-elle, sa première année ou plutôt son premier week-end, en fait un vendredi de septembre à Camden, et cela se passait il y a trois ou quatre ans, et elle avait tellement bu qu’elle avait fini au lit, perdu sa virginité (tard, à dix-huit ans) dans la chambre de Lorna Slavin, parce qu’elle était en première année, qu’elle partageait sa chambre et que Lorna était, se souvient-elle, en troisième ou quatrième année et très souvent chez son petit ami en dehors du campus, déflorée non pas comme elle l’avait cru par un étudiant de deuxième année spécialisé en céramique, mais soit par un étudiant en cinéma de la fac de New York, venu dans le New Hampshire pour la soirée du Prêt à Baiser, soit par un type du coin. »
La suivante est tirée de mon troisième roman, American Psycho :
« “VOUS QUI ENTREZ LAISSEZ TOUTE ESPÉRANCE” peut-on lire, barbouillé en lettres de sang au flanc de la Chemical Bank, presque au coin de la Onzième Rue et de la Première Avenue, en caractères assez grands pour être lisibles du fond du taxi qui se faufile dans la circulation pour s’éloigner de Wall Street, et à l’instant où Timothy Price remarque les mots un bus s’arrête et l’affiche des Misérables collée à son flanc lui bouche la vue, mais Price qui travaille chez Pierce & Pierce et a vingt-six ans n’a pas l’air de s’en soucier, car il promet cinq dollars au chauffeur s’il monte le son de la radio, qui passe “Be My Baby” sur WYNN, et le chauffeur, pas Américain, s’exécute. »
Celles-ci, de mon quatrième roman, Glamorama :
« Des taches, des taches partout sur le troisième panneau, vous voyez ? Non, celui-là, le deuxième à partir du sol et je voulais le faire remarquer à quelqu’un hier mais il y a eu cette séance de photos et Yaki Nakamari ou je ne sais comment s’appelle ce designer, sûrement pas un génie dans son genre, m’a pris pour quelqu’un d’autre et je n’ai donc pas pu me faire entendre, messieurs et mesdames, pourtant elles sont bien là : les taches, embêtantes ces taches minuscules, et elles ne donnent pas l’impression d’être accidentelles mais d’avoir été faites à la machine, on dirait, alors épargnez-moi toute la description, uniquement l’histoire réduite à sa plus simple expression, sans fioritures, le topo : qui, quoi, où, quand et n’oubliez pas pourquoi, même si j’ai le sentiment, à voir vos mines désolées, que je n’aurai pas de réponse au pourquoi. Alors, merde, quoi, dites-moi ce qui s’est passé ? »
(Zombies était un recueil de nouvelles publié entre American Psycho et Glamorama et comme il avait été en grande partie écrit quand j’étais encore à l’université – avant la publication de Moins que zéro – c’était un spécimen du même minimalisme dépouillé.)
Comme quiconque avait suivi la progression de ma carrière pouvait s’en apercevoir – et si, par mégarde, la fiction peut révéler la vie intérieure d’un écrivain –, les choses devenaient incontrôlables, pour finir par ressembler à un truc qui était, selon le New York Times, « bizarrement compliqué… ampoulé et trivial… dopé », et je n’étais pas forcément en désaccord avec eux. Je voulais retourner à cette simplicité passée. J’étais accablé par ma vie et ces premières phrases semblaient être le reflet de ce qui avait mal tourné. Il était temps de revenir aux trucs élémentaires et même si j’espérais qu’une phrase maigre – « Tu fais vraiment très bonne impression » – permettrait d’enclencher le processus, je me rendais bien compte qu’il faudrait plus qu’une série de mots pour déblayer le fatras et les dégâts qui s’étaient accumulés autour de moi. Mais ce serait un début.
Quand j’étais étudiant à Camden College dans le New Hampshire, j’ai suivi un atelier d’écriture et produit pendant l’hiver 1983 un manuscrit qui a fini par devenir Moins que zéro. Il relatait en détail les vacances de Noël d’un jeune homme riche, égaré, sexuellement ambigu, revenant de son université de l’Est à Los Angeles – plus exactement à Beverly Hills – et toutes les fêtes qu’il traversait et toutes les drogues qu’il absorbait et tous les garçons et les filles avec qui il couchait et tous les amis qu’il observait passivement s’enfoncer dans l’accoutumance, la prostitution et l’apathie profonde ; les journées passaient, pété au Nembutal, à rouler vers des plages privées avec des blondes sublimes dans des décapotables resplendissantes ; les nuits étaient perdues dans les carrés VIP des clubs in, à sniffer de la coke aux meilleures tables de Spago. C’était une mise en accusation non seulement d’un mode de vie qui m’était familier, mais aussi – pensais-je de façon grandiose – des années Reagan et, indirectement, de l’état présent de la civilisation occidentale. Mon prof en était convaincu lui aussi et, après quelques coupes et révisions (je l’avais écrit en huit semaines, défoncé au crystal-meth, sur le sol de ma chambre à LA), il l’a présenté à son agent et à son éditeur, qui ont été d’accord tous les deux pour le prendre (l’éditeur avec une certaine réticence – un membre du comité littéraire ayant déclaré, « S’il y a un public pour un roman qui ne parle que de coke sniffée et de bites sucées par des zombies, alors allons-y, bien sûr, publions ce foutu roman »), et j’ai assisté avec un mélange de peur et de fascination – entrecoupé d’excitation – à la transformation d’un devoir d’étudiant en un livre à jaquette en papier glacé qui est devenu un énorme best-seller et la pierre de touche du Zeitgeist, a été traduit en trente langues et métamorphosé en film à gros budget à Hollywood, tout ça en l’espace de seize mois. Et au début de l’automne 1985, quatre mois à peine après la publication, trois choses se sont produites simultanément : je suis devenu très riche, follement célèbre et, surtout, j’ai échappé à mon père.
Mon père a fait l’essentiel de son argent grâce à des opérations immobilières à haut risque, la plupart pendant les années Reagan, et la liberté que lui a procurée cet argent l’a rendu de plus en plus instable. Mais mon père avait toujours été un problème – négligent, abusif, alcoolique, vaniteux, colérique, paranoïaque – et même après le divorce de mes parents (à l’initiative de ma mère) quand j’étais adolescent son pouvoir et son contrôle ont continué de peser sur la famille (qui incluait deux jeunes sœurs) par le seul biais de l’argent (conflits sans fin entre les avocats concernant la pension alimentaire). C’était sa mission, sa croisade, de nous affaiblir, de nous rendre intensément conscients du fait que nous étions à blâmer – pas sa conduite – du fait de ne plus vouloir de lui dans nos vies. Il avait quitté à contrecœur la maison de Sherman Oaks et déménagé à Newport Beach et sa rage n’a cessé de perturber notre paisible environnement de Californie du Sud : les journées de paresse au bord de la piscine sous un ciel clair et ensoleillé, les errances somnambuliques dans le centre commercial, les trajets interminables en voiture entre les palmiers qui se balançaient et nous guidaient vers nos destinations, les conversations complaisantes sur une chanson de Fleetwood Mac et des Eagles – le privilège délectable de pouvoir grandir dans cet endroit à cette époque était considérablement entamé par son invisible présence. Ce style de vie alanguie, décadente et dissolue, n’avait jamais détendu mon père. Il restait constamment enfermé dans une sorte de fureur démente, en dépit de l’apparente douceur des circonstances de sa vie. Et pour cette raison, le monde était une menace pour nous, de manière vague et abstraite dont nous ne pouvions nous dégager – la carte avait disparu, la boussole avait été brisée, nous étions perdus. Mes sœurs et moi avons découvert un côté sombre de la vie à un âge exceptionnellement précoce. Nous avons appris du comportement de notre père que le monde manquait de cohérence et qu’au sein de ce chaos, les gens étaient condamnés à l’échec et ce fait projetait son ombre sur la moindre de nos ambitions. Et donc mon père a été l’unique raison de ma fuite vers une université dans le New Hampshire, plutôt que de rester à LA avec ma petite amie et de m’inscrire à USC comme l’ont fait la plupart de mes condisciples de notre lycée privé de banlieue dans San Fernando Valley. C’était mon projet désespéré. Mais c’était trop tard. Mon père avait assombri ma perception du monde et son attitude condescendante, sarcastique envers tout, s’était emparée de moi. J’aurais tant voulu échapper à son influence, mais je n’y arrivais pas. J’en étais imprégné, elle avait fait de moi l’homme que j’étais en train de devenir. La faible dose d’optimisme que j’avais pu conserver avait été finalement balayée par la nature même de son être. Croire qu’en m’éloignant physiquement les choses changeraient était à la fois inutile et pathétique, à tel point que j’ai passé la première année à Camden paralysé par l’anxiété et la dépression. J’en voulais énormément à mon père de la douleur – verbale et physique – qu’il m’infligeait et c’est la raison pour laquelle je suis devenu écrivain (fait supplémentaire : il battait aussi notre chien).
Comme il n’avait aucune foi dans mon talent d’écrivain, mon père avait exigé que je fasse une école de commerce à UCLA (je n’avais pas les notes qu’il fallait, mais il avait les relations qu’il fallait), alors que je voulais m’inscrire quelque part aussi loin de lui que possible géographiquement – une école des beaux-arts, insistai-je par-dessus ses rugissements, où on n’enseignerait pas l’économie. Je n’ai pas pu la trouver dans le Maine et donc j’ai choisi Camden, une petite université où l’on enseignait les arts libéraux, nichée dans les collines du nord-est du New Hampshire. Mon père, dans une de ses colères typiques, a refusé de payer les frais de scolarité. Mon grand-père – qui était à l’époque poursuivi en justice par son fils pour une histoire d’argent si tordue et compliquée que je ne suis pas sûr de savoir pourquoi et comment elle avait commencé – a réglé la note. Je suis presque certain que mon grand-père a payé ces frais de scolarité outrageusement élevés pour le seul plaisir de rendre mon père absolument furieux, et ce fut le cas. Lorsque je suis arrivé à Camden à l’automne 1982, mon père et moi avons cessé de nous parler, un vrai soulagement pour moi. Ce silence mutuel s’est prolongé jusqu’à la publication et au succès de Moins que zéro. Son attitude négative, désapprobatrice, à mon égard s’est alors métamorphosée, du fait de la popularité du roman, en un curieux acquiescement ravi qui n’a fait qu’aviver ma répulsion pour lui. Mon père m’avait créé, critiqué, détruit et puis, après que je m’étais réinventé, que j’étais revenu à la vie, il s’était mis à jouer le papa fier, vantard, et avait tenté de réintégrer ma vie, tout ça en l’espace de quelques jours, me semblait-il. J’ai senti de nouveau le vent de la défaite, en dépit du fait que ma toute nouvelle indépendance m’eût assuré le contrôle de mon existence. Ne pas prendre ses appels téléphoniques, refuser ses demandes de visite – et tout contact avec lui –, ne me procurait aucun plaisir ; ça ne justifiait rien. J’avais gagné à la loterie et je me sentais pauvre, dans le besoin. Je me suis donc jeté dans la nouvelle vie qui m’était désormais offerte, et pourtant le gamin futé et blasé de LA que j’étais aurait dû en savoir plus long.
Le roman a été considéré comme une autobiographie (j’avais écrit trois romans autobiographiques – tous non publiés – avant Moins que zéro, c’était donc plutôt une fiction qu’un roman à clés, à la différence de la plupart des premiers romans) et ses scènes à sensation (le porno snuff, le viol collectif d’une fille de douze ans, le cadavre en décomposition dans la ruelle, le meurtre au drive-in) étaient tirées des ragots épouvantables qui s’échangeaient dans la bande que je fréquentais à LA et non d’une quelconque expérience personnelle. Mais les journaux se sont fortement inquiétés du contenu « choquant » du livre et tout particulièrement de son style : des scènes très brèves écrites sous la forme d’un haïku contrôlé, cinématographique. Le livre était court, c’était une lecture facile (on pouvait avaler ce « bonbon noir » – New York Magazine – en deux heures) et en raison de sa typographie assez large (et des chapitres qui ne dépassaient jamais une page ou deux), il avait acquis la réputation d’être « le roman de la génération MTV » (USA Today) et à peu près tout le monde m’a qualifié de porte-parole de cette génération. Le fait d’avoir seulement vingt et un ans et qu’il n’y eût encore aucune autre voix semblait ne pas avoir la moindre importance. Je représentais le truc sexy et personne ne tenait à souligner la pénurie d’autres chefs de file. En dehors des articles sur moi dans chaque journal ou magazine existant, j’ai été interviewé dans le Today Show (pour un temps record de douze minutes), dans Good Morning America, par Barbara Walters, par Oprah Winfrey ; j’ai fait une apparition dans l’émission de Letterman. William F. Buckley et moi avons eu une conversation très animée au cours de son Firing Line. Pendant une semaine entière, j’ai présenté des clips vidéo sur MTV. De retour à Camden, j’ai été fiancé (brièvement) à quatre filles qui ne s’étaient pas particulièrement intéressées à moi avant la publication du livre. Pour célébrer mon diplôme, mon père a organisé une fête au Carlyle où vinrent Madonna, Andy Warhol accompagné de Keith Haring et Jean-Michel Basquiat, Molly Ringwald, John McEnroe, Ronald Reagan Jr, John John Kennedy, toute la distribution de St. Elmo’Fire, quelques V-jeys et des membres de mon énorme fan-club, créé par cinq filles de Vassar, ainsi qu’une équipe de cinéma de l’émission 20/20 pour couvrir l’événement. Était aussi venu Jay McInerney, qui avait récemment publié un premier roman semblable, Bright Lights, Big City, sur la jeunesse et la drogue à New York, qui l’avait rendu célèbre du jour au lendemain et transformé en mon rival le plus proche sur la côte Est, un critique soulignant dans un des nombreux articles qui comparaient les deux romans que si on avait substitué le mot « chocolat » à celui de « cocaïne », Moins que zéro et Bright Lights, Big City auraient pu être considérés comme des livres pour enfants, et comme on nous photographiait très souvent ensemble, les gens ont commencé à nous confondre ; pour simplifier les choses, la presse new-yorkaise nous a simplement appelés les Jumeaux Toxiques. Après l’obtention de mon diplôme à Camden, je me suis installé à New York et j’ai acheté un appartement dans un immeuble où vivaient Cher et Tom Cruise, à un bloc d’Union Square Park. Et à mesure que le monde réel continuait de fondre, je me suis retrouvé propulsé fondateur d’un groupe littéraire appelé le Brat Pack.
Le Brat Pack était un truc concocté par les médias : pure poudre aux yeux, faux voyous menaçants. C’est un petit groupe d’écrivains et d’éditeurs à la mode, de moins de trente ans, qui avaient du succès et passaient leurs nuits ensemble, au Nell’s, au Tunnel, au MK, Au Bar, et la presse new-yorkaise, nationale et internationale a été emballée (pourquoi ? Eh bien, selon Le Monde, « la fiction américaine n’avait jamais été aussi jeune et aussi sexy »). Mise à jour du Rat Pack des stars de cinéma de la fin des années 1950, le groupe était composé de moi (Frank Sinatra), de l’éditeur qui m’avait découvert (Morgan Entrekin dans le rôle de Dean Martin), de l’éditeur qui avait découvert Jay (Gary Fisketjon/Peter Lawford), de l’éditeur ultra-branché de Random House, Erroll McDonald (Sammy Davis Jr), et de McInerney (le Jerry Lewis de la bande). Nous avions notre propre Shirley MacLaine sous la forme de Tama Janowitz, auteur d’un recueil de nouvelles sur les adorables nanas et mecs branchés, pourris de drogue et coincés dans Manhattan, qui était resté sur la liste des best-sellers du New York Times pendant ce qui avait paru être des mois. Et nous étions tous en hyper-drive. Toutes les portes s’ouvraient. Tout le monde nous abordait, la main tendue et le sourire rayonnant. Nous avions des pages entières dans les magazines, tous les six affalés sur les banquettes des restaurants à la mode, dans des poses suggestives et des costumes Armani. Les rock stars qui nous admiraient nous invitaient back-stage : Bono, Michael Stipe, Def Leppard, les membres du E Street Band. C’était toujours la meilleure table. C’était toujours le premier wagon dans les montagnes russes. Ce n’était jamais, « Ne prenons pas la bouteille de Cristal ». Ce n’était jamais, « N’allons pas dîner chez Le Bernardin », où nos bouffonneries consistaient à se lancer du homard à la figure et à nous asperger avec des bouteilles de Dom Pérignon, jusqu’à ce que le personnel nous demande, sans rire, de quitter les lieux. Comme nos éditeurs nous invitaient toujours grâce à leurs notes de frais sans limites, c’étaient bien les maisons d’édition qui payaient pour cette débauche. C’était le début d’une époque où le roman n’avait presque plus aucune importance – publier un objet brillant ressemblant vaguement à un livre était simplement un prétexte pour les fêtes et le glamour – et les écrivains qui avaient une bonne tête lisaient leur prose minimaliste affûtée à des étudiants écoutant béats d’admiration et se disant, « Je pourrais faire ça, je pourrais être eux ». Mais évidemment si vous n’étiez pas assez photogénique, la triste vérité, c’était que vous ne pouviez pas. Et si vous n’étiez pas un supporter du Brat Pack, vous deviez tout de même nous accepter. Nous étions partout. Il n’y avait pas moyen d’échapper à nos visages qui vous dévisageaient depuis les pages des magazines et les émissions de télévision et les publicités pour le scotch et les posters sur les flancs des bus, depuis les chroniques des journaux à scandale, nos visages sans expression sous l’éclat mortel des flashes, une cigarette à la main qu’un fan s’apprêtait à allumer. Nous avions envahi le monde.
Et j’étais en vitrine. On écrivait sur tout ce que je faisais. Les paparazzi me suivaient en permanence. Un verre renversé au Nell’s était l’indice de mon ivresse pour la « Page Six » du New York Post. Dîner au Canal Bar avec Judd Nelson et Robert Downey Jr, qui étaient les deux stars de l’adaptation cinématographique de Moins que zéro, trahissait une « mauvaise conduite » (vrai, mais bon, et alors ?). Un inoffensif rendez-vous pour un déjeuner au Palio avec Ally Sheedy pour une histoire de script était interprété comme un truc sexuel. Mais je m’étais mis dans cette situation – je ne m’étais pas caché – alors à quoi est-ce que je m’attendais ? Je faisais des pubs pour Ray-Ban à l’âge de vingt-deux ans. Je posais pour des couvertures de magazines anglais sur un court de tennis, sur un trône, sur la terrasse de mon appartement en peignoir violet. Je donnais des réceptions somptueuses avec traiteurs – strip-teaseuses aussi parfois – dans mon appartement, pour un oui pour un non (« Parce que c’est jeudi ! » disait un carton d’invitation). À Southampton, j’ai explosé une Ferrari empruntée et son propriétaire avait simplement souri (pour une raison quelconque, j’étais à poil). J’ai participé à trois orgies assez huppées. J’ai fait des apparitions où je jouais mon propre rôle dans des feuilletons comme Family Ties, The Facts of Life, Melrose Place, Beverly Hills 90210 et Central Park West. J’ai dîné à la Maison-Blanche au cours de l’été 1986, invité de Jeb et George Bush Jr, qui étaient des fans tous les deux. Ma vie était une parade sans fin, rendue plus magique encore par le surgissement constant de cocaïne, et si vous vouliez passer du temps avec moi, vous deviez avoir sur vous au moins un bon sachet. Et très vite je suis devenu très habile pour donner l’impression que je vous écoutais quand j’étais en fait en train de rêver de moi : de ma carrière, de tout l’argent que j’avais gagné, de la façon dont ma célébrité s’était épanouie et m’avait défini, de la conduite irréfléchie que le monde m’autorisait. Lorsque je revenais à LA pour les vacances de Noël, je totalisais en général quatre ou cinq infractions au code de la route dans la 450 SL couleur crème que m’avait donnée mon père, mais je vivais dans un coin où les flics pouvaient être achetés, un coin où on pouvait rouler sans lumières la nuit, un coin où on pouvait sniffer de la coke tout en se faisant sucer par des actrices de série B, un coin qui permettait qu’on se défonce à l’héro pendant trois jours avec la supermodel de demain dans un hôtel quatre étoiles. C’était un monde qui devenait rapidement un coin dépourvu de frontières. C’était bourré de Dilaudid dès midi. C’était ne pas parler à quiconque dans ma famille pendant cinq mois.
Les deux événements principaux de la phase suivante de mon existence ont été la publication précipitée de mon deuxième roman, Les Lois de l’attraction, et mon aventure avec l’actrice Jayne Dennis. J’ai écrit Les Lois de l’attraction pendant ma dernière année à Camden et c’est le récit détaillé de la vie sexuelle d’un petit groupe d’étudiants riches, égarés, sexuellement ambigus, dans une petite université de Nouvelle-Angleterre enseignant les arts libéraux (qui ressemblait tant à Camden que je l’ai appelée l’université fictive), à l’apogée des années 1980 sous Reagan. Nous les suivions dans leur errance, d’une fête orgiaque à la suivante, du lit d’un inconnu au suivant, et le livre était un catalogue de toutes les drogues absorbées, de tous les alcools avalés, mesurait avec quelle facilité ils dérivaient vers les avortements, l’apathie profonde et l’absentéisme, et c’était censé être une condamnation de, disons, rien en fait, mais à ce moment de ma carrière j’aurais pu donner mes notes du cours sur Virginia Woolf en première année et j’aurais encore obtenu une énorme avance et des tonnes de publicité. Le livre a été un best-seller, sans obtenir cependant le même succès que Moins que zéro, avec une fascination grandissante de la presse pour mon cas et la décadence décrite dans le livre, et la façon dont elle était censée refléter mon mode de vie et la décennie dans laquelle nous étions tous pris au piège. Le livre a conforté mon autorité de porte-parole de cette génération et ma réputation a grandi en proportion inverse du nombre d’exemplaires vendus. Tout continuait à pleuvoir : le champagne par caisses entières, les costumes Armani qu’on m’envoyait, les cocktails en première classe, l’inscription sur diverses listes de gens puissants, les meilleures places pour les matches des Lakers, le shopping chez Barney’s après la fermeture, les groupies, le premier million, le deuxième million, le troisième million. J’allais lancer ma propre ligne d’ameublement. J’allais avoir ma propre maison de production. Et l’éclat blanc des spot-lights ne cessait de s’intensifier, surtout quand j’ai commencé à voir Jayne Dennis.
Jayne Dennis était un jeune mannequin qui était devenue sans transition une actrice sérieuse et s’était vu progressivement accorder une grande considération pour des rôles dans des projets de premier ordre. Nos trajectoires s’étaient croisées à plusieurs reprises dans des galas de charité et elle avait flirté outrageusement avec moi – mais comme tout le monde flirtait avec moi à ce moment-là, j’avais à peine remarqué l’intérêt qu’elle me portait, jusqu’à son arrivée à une fête de Noël que j’avais donnée en 1988 et où elle s’était pratiquement jetée sur moi (j’étais à ce point irrésistible). Au Nell’s, après la fête, je me suis retrouvé en train de lui rouler des pelles sur une des banquettes à l’entrée du club et puis je l’ai emmenée dans la suite que j’avais au Carlyle (il avait fallu deux jours au traiteur pour décorer mon appartement et trois pour le nettoyer – il y avait 500 invités – et je m’étais donc installé à l’hôtel, cette semaine-là) où nous avons baisé toute la nuit avant que je prenne l’avion le lendemain pour aller passer les fêtes à LA. Quand je suis revenu à New York, nous sommes devenus officiellement un couple dans le coup. On a pu nous voir au concert de charité d’Elton John pour le sida au Madison Square Garden, photographiés à un match de polo aux Hamptons, interviewés pour Entertainment Tonight sur le tapis rouge du Ziegfield pour la première d’une nouvelle comédie d’Eddy Murphy, au premier rang d’un défilé Versace, suivis par des paparazzi jusqu’à la villa d’amis à Nice. Jayne était tombée amoureuse de moi et voulait se marier, mais j’étais trop absorbé par moi-même et j’avais le sentiment que la relation, si elle continuait sur sa trajectoire, serait condamnée avant la fin de l’été. En plus de ses exigences constantes et de son mépris de soi, il y avait d’autres obstacles insurmontables : les drogues surtout et, à un moindre degré, la consommation d’alcool ; il y avait d’autres filles, il y avait d’autres garçons ; il y avait toujours une autre fête où aller se perdre. Jayne et moi nous sommes séparés à l’amiable en mai 1989 et nous sommes restés en contact, genre triste/drôle ; il y avait une nostalgie qui perdurait chez elle et un intérêt sexuel intense qui durait chez moi. Mais j’avais besoin de mon espace. J’avais besoin d’être seul. Je n’allais pas laisser une femme entamer ma créativité (de plus, Jayne n’y ajoutait rien). Je m’étais mis à écrire un nouveau roman qui commençait à exiger tout mon temps ou presque.
Que dire encore d’American Psycho qui n’ait déjà été dit ? Et je ne ressens aucun besoin d’entrer dans les détails ici. Pour ceux qui n’étaient pas présents au cours à l’époque, voici le profil de l’œuvre : j’ai écrit un roman sur un jeune yuppie de Wall Street, riche et égaré, du nom de Patrick Bateman qui se trouve être aussi un tueur en série, frappé d’une apathie profonde à l’apogée des années 1980 sous Reagan. Le roman était pornographique et extrêmement violent, à tel point que mon éditeur, Simon & Schuster, avait refusé le livre pour des raisons de goût, renonçant à une avance qui était une somme à six chiffres. Sonny Mehta, le patron de Knopf, s’était emparé des droits et avant même sa publication, le livre déclenchait une controverse et un scandale énormes. Je ne m’étais pas adressé à la presse parce que c’était dénué de sens – ma voix aurait été submergée par le raz-de-marée d’indignation. Le livre a été accusé de faire du meurtre en série le dernier chic du pays. Il a fait l’objet d’un compte rendu dans le New York Times trois mois avant sa publication, sous le titre « N’achetez pas ce livre ». Il a fait l’objet d’un essai de 10 000 mots de Norman Mailer dans Vanity Fair (« le premier roman depuis des années à s’attaquer à des questions profondes, sombres, dostoïevskiennes – comme on aimerait que cet écrivain n’ait pas de talent ! »). Il a fait l’objet d’éditoriaux méprisants, il y a eu des débats sur CNN, les féministes de la National Organization of Women ont recommandé le boycott, et les inévitables menaces de mort ont été proférées (la tournée a été annulée à cause d’elles). Le PEN Club et l’Author’s Guild ont refusé de se porter à mon secours. J’ai été diffamé alors que le livre se vendait à des millions d’exemplaires et que ma célébrité atteignait un niveau si élevé que mon nom est devenu l’égal de celui des stars de cinéma ou des athlètes. On pensait que j’étais quelqu’un de sérieux. Que j’étais un bouffon. Que j’étais d’avant-garde. Que j’étais traditionaliste. Que j’étais sous-estimé. Que j’étais surestimé. Que j’étais innocent. Que j’étais partiellement coupable. Que j’avais orchestré la controverse. Que j’étais incapable d’orchestrer quoi que ce soit. Que j’étais considéré comme le plus misogyne des écrivains américains vivants. Que j’étais une victime de la culture naissante du politiquement correct. Les débats ont fait rage et même la guerre du Golfe au printemps 1991 n’a pu distraire le public de sa peur, de son inquiétude et de sa fascination pour Patrick Bateman et sa vie dérangée. Je ne saurais jamais que faire de tout l’argent que j’avais gagné. C’était l’année où j’ai été haï.
Ce que je n’ai pas dit – et pas pu dire – à qui que ce soit, c’est que l’écriture du livre avait été une expérience extrêmement dérangeante. Que, même si j’avais projeté de m’inspirer de mon père pour Patrick Bateman, quelqu’un – quelque chose – d’autre avait pris les commandes et fait que ce nouveau personnage est devenu ma seule référence pendant les trois années qu’il m’a fallu pour terminer le roman. Ce que je n’ai dit à personne, c’est que le livre a été essentiellement écrit pendant la nuit, lorsque l’esprit de ce dément me rendait visite, me réveillant parfois d’un sommeil profond, obtenu à coup de Xanax. Quand j’ai compris, horrifié, ce que ce personnage voulait de moi, j’ai tenté de résister, mais le roman a exigé d’être écrit. Souvent, j’ai été inconscient pendant des heures pour finalement m’apercevoir que dix pages supplémentaires avaient été griffonnées. Il s’écrivait tout seul et se fichait pas mal de ce que je ressentais. Je regardais, rempli de peur, ma main qui tenait le stylo courant sur les blocs jaunes sur lesquels j’ai écrit la première version. J’éprouvais de la répulsion pour cette création et ne voulais en tirer aucun crédit – Patrick Bateman voulait en être crédité. Et une fois le livre publié, c’était comme s’il avait été soulagé et, plus dégoûtant encore, satisfait. Il avait cessé d’apparaître après minuit pour hanter allégrement mes rêves, et je pouvais me détendre, cesser de me crisper à l’idée qu’il allait faire son apparition nocturne. Mais des années après, je ne pouvais toujours pas regarder le livre, encore moins le toucher ou le relire – il y avait quelque chose, disons, de mauvais en lui. Mon père ne m’a jamais dit la moindre chose au sujet d’American Psycho. Bizarrement, après en avoir lu la moitié ce printemps-là, il a envoyé à ma mère un numéro de Newsweek dont la couverture demandait, au-dessus du visage angélique d’un bébé, « Votre enfant est-il gay ? », sans aucune note d’explication.
La mort de mon père est survenue en août 1992. Je vivais dans les Hamptons à l’époque, un cottage sur la plage à 20 000 dollars par mois à Wainscott, où je tentais de me débarrasser de la crampe de l’écrivain, tout en m’apprêtant à accueillir mes invités du week-end (Ron Galotti, Campion Platt, Susan Minot, mon éditeur italien, McInerney), commandant une tarte aux prunes à 40 dollars dans la boulangerie d’East Hampton, passant prendre deux caisses de Domaines Ott. J’essayais de rester sobre, mais je commençais à ouvrir des bouteilles de chardonnay à dix heures du matin, et si j’avais tout bu la veille je me retrouvais assis dans la Porsche que j’avais louée pour l’été dans un parking de Bridgehampton à attendre que le marchand de vin ouvre sa boutique et à fumer une cigarette d’habitude avec Peter Maas qui attendait là lui aussi. Je venais de rompre avec un mannequin au cours d’une dispute curieuse pendant que nous faisions griller des maquereaux au barbecue – elle se plaignait de la consommation d’alcool, de la distraction, de l’exhibitionnisme, du truc gay, du poids que j’avais pris, de la paranoïa. Mais c’était l’été de Jeffrey Dahmer, le tristement célèbre tueur en série cannibale homosexuel du Wisconsin, et je m’étais convaincu qu’il avait agi sous l’influence d’American Psycho puisque ses crimes étaient aussi épouvantables et horribles que ceux de Patrick Bateman. Et puisqu’un tueur en série, comme par hasard à Toronto – nom de Dieu –, avait lu le livre et conçu deux de ses meurtres à partir de scènes du livre, j’avais passé, ivre, quelques coups de téléphone frénétiques à mon agent chez ICM ainsi qu’aux gens de la presse chez Knopf pour m’assurer que ce n’était pas le cas (ça ne l’était pas). Et oui, c’était vrai, j’avais pris du poids – j’étais en surcharge et gras au point que si vous aviez dessiné un visage à un énorme marshmallow rose et foutu le truc devant un ordinateur portable, vous auriez eu du mal à le distinguer de moi. Et bien sûr, tellement largué physiquement, que j’avais tendance à me baigner à poil dans l’Atlantique à cinquante mètres de mon cottage à 20 000 dollars par mois et, ouais, j’en pinçais un peu en effet pour un adolescent qui travaillait chez Loaves and Fishes. Le départ de Trisha était donc à moitié compréhensible. Me traiter de « putain de malade mental » et se tirer avec la Porsche de location ne l’était pas.
Et puis l’été a été interrompu par un coup de téléphone au milieu de la nuit. La petite amie de vingt-deux ans l’a trouvé nu sur le sol de la salle de bains dans sa maison vide de Newport Beach. C’était tout ce que nous savions.
Je ne savais absolument pas quoi faire, qui appeler, comment réagir. Je me suis effondré, en état de choc. Quelqu’un a dû m’arracher à ce cottage et m’expédier en Californie. Il n’y avait en fin de compte qu’une personne qui puisse faire tout ça pour moi – ou, plus exactement, qui veuille. Jayne a donc quitté le tournage d’un film en Pennsylvanie, où elle était la partenaire de Keanu Reeves, et a fait les réservations et traîné ma carcasse tremblante des Hamptons à LA – tout ça en moins de vingt heures, après avoir appris la mort de mon père. Et cette nuit-là, dans la maison de Sherman Oaks où j’avais grandi, ivre et terrorisé, je lui ai fait l’amour brutalement dans ma chambre d’enfant, tous les deux en pleurs. Jayne est retournée le lendemain sur le tournage en Pennsylvanie. Keanu m’a envoyé des fleurs.
Mon père avait fait de moi son exécuteur testamentaire, ne laissant derrière lui que des millions de dollars d’arriérés d’impôts, et il y a donc eu une bataille juridique prolongée avec l’IRS (ils n’arrivaient pas à comprendre comment quelqu’un qui avait gagné 20 000 000 de dollars au cours des six dernières années de son existence avait pu dépenser une telle somme – mais c’était avant qu’on découvre le Lear Jet en location et toutes les œuvres d’art immondes) qui m’a retenu à Los Angeles pendant plusieurs mois, enfermé dans un bureau de Century City avec trois avocats et une demi-douzaine de comptables, jusqu’à ce que ces questions financières soient éclaircies. Au bout du compte, j’ai hérité de deux Patek Philippe et d’une malle de costumes Armani trop grands pour moi, ainsi que de l’immense soulagement procuré par le fait qu’il n’était plus (ma mère et mes sœurs – rien). L’autopsie avait révélé qu’il avait eu une crise cardiaque massive à 2 h 40 du matin, même si l’officier de police judiciaire avait été intrigué par certaines irrégularités. Personne ne voulait en savoir plus et il avait été incinéré immédiatement. Ses cendres avaient été placées dans un sac – même si son testament (non valide) stipulait qu’il avait souhaité voir ses enfants les répandre au large de Cabo San Lucas, où il passait régulièrement ses vacances – et nous les avons déposées dans un coffre de la Bank of America de Ventura Boulevard, à côté d’un McDonald’s délabré. Lorsque j’ai apporté les costumes Armani chez un tailleur pour les faire retoucher (j’avais perdu en quelques semaines tout le poids que j’avais pris cet été-là), j’ai été scandalisé en découvrant que la plupart des pantalons étaient tachés de sang à l’entrejambe, à cause d’une extension du pénis sabotée, intervention subie dans un hôpital de Minneapolis. Mon père, au cours des dernières années, était devenu impuissant en raison d’un mélange toxique de diabète et d’alcoolisme. J’ai laissé les costumes chez le tailleur et je suis rentré à Sherman Oaks en larmes, poussant des cris et donnant des coups de poing dans le plafond de la Mercedes qui tanguait dangereusement dans les canyons.
Et quand je suis rentré à New York, Jayne m’a appris qu’elle était enceinte et avait l’intention de garder l’enfant et que j’étais le père. Je l’ai suppliée de se faire avorter (« Corrige ça ! Répare ça ! Fais quelque chose ! ai-je hurlé. Je ne peux pas faire un truc pareil ! Je serai mort dans deux ans ! Ne me regarde pas comme si j’étais fou ! ») Les enfants avaient des voix, ils voulaient s’expliquer, ils voulaient vous dire où tout se trouvait – et je pouvais facilement me passer d’être le témoin de ces dons particuliers. Comme tous les célibataires, je donnais la priorité à ma carrière. J’avais une vie de rêve et je voulais continuer. J’étais furieux contre Jayne, je l’ai accusée de vouloir me piéger, insisté sur le fait qu’il ne pouvait pas être de moi. Mais elle a dit qu’elle ne s’attendait pas à autre chose de ma part et elle a accouché prématurément au mois de mars suivant à Cedars Sinai, à LA où elle vivait désormais. J’ai vu l’enfant une fois au cours de sa première année – Jayne me l’avait amené à l’appartement de la Treizième Rue, dans une tentative pathétique de rapprochement, quand elle était venue pour la première du film qu’elle avait fait avec Keanu Reeves l’été précédent. Elle l’avait appelé Robert – Robby. J’ai été de nouveau furieux contre elle et soutenu que l’enfant n’était pas de moi. « Et qui est son père alors, à ton avis ? » J’ai immédiatement fait le lien et j’ai bondi dessus. J’ai hurlé, « Keanu Reeves ! » (Keanu avait été un ami quand il avait été initialement choisi pour le rôle dans Moins que zéro, mais il avait été remplacé par Andrew McCarthy lorsque le studio qui produisait le film – 20th Century Fox – avait fait un carton avec Mannequin, un succès à retardement et à petit budget du printemps 1987, avec McCarthy dans le rôle principal et, ironie du sort, produit par le père de la fille qui avait inspiré le personnage de Blair – l’héroïne de Moins que zéro ; mon monde était tellement petit). J’ai menacé Jayne de poursuites si elle demandait une pension alimentaire. Comme je refusais de passer le moindre test, elle a engagé un avocat. J’ai engagé un avocat. Son avocat a soutenu que « l’enfant ressemblait de manière frappante à Mr. Ellis », tandis que mon avocat répliquait, avec réticence et devant mon insistance, « ledit enfant ressemble de manière frappante à un certain Mr. Keanu Reeves ! » (le point d’exclamation étant mon idée ; foutre en l’air mon amitié avec Keanu à cause de ça ne l’était pas). Les tests que je fus légalement contraint de passer prouvèrent que j’étais le père, mais j’ai prétendu que Jayne avait distordu la réalité en me disant qu’elle utilisait un moyen de contraception. « Ms. Dennis et Mr. Ellis étaient alors dans une relation non exclusive », a avancé mon avocat. « Indépendamment du fait que Mr. Ellis soit le père, c’est elle qui a choisi d’être une mère célibataire. » J’ai appris que, dans des cas comme celui-ci, l’éjaculation était le point de non-retour légal. Mais un matin, après un échange téléphonique particulièrement acrimonieux entre mon avocat et celui de Jayne, Marty a raccroché et m’a regardé, sidéré. Jayne avait abandonné. Elle n’espérait plus obtenir une pension alimentaire et elle a laissé tomber rapidement les poursuites. C’était à ce moment-là, dans le bureau de mon avocat au 1 World Trade Center, que je me suis aperçu qu’elle avait donné le prénom de mon père à l’enfant, mais lorsque je lui en ai parlé plus tard ce jour-là, après nous être provisoirement pardonnés l’un l’autre, elle a juré qu’elle ne s’en était pas rendu compte (chose que je ne peux toujours pas croire et qui, j’en suis certain, est la raison pour laquelle se sont produits les événements qui suivent dans Lunar Park – ce fut le catalyseur). Quoi d’autre ? Ses parents me haïssaient. Même après la preuve de ma paternité, le nom de Jayne est resté sur le certificat de naissance. J’ai commencé à porter des chemises hawaïennes et à fumer le cigare. Jayne a eu un autre enfant cinq ans plus tard – une fille qu’elle a appelée Sarah – et de nouveau la relation avec le père n’a pas marché (je connaissais vaguement le type – un producteur de musique célèbre à LA – c’était un type bien). Au bout du compte, Jayne avait l’air d’être quelqu’un de pratique, maternel et stable. Nous sommes restés en contact, aimablement. Elle était toujours amoureuse de moi. Je suis passé à autre chose.
Jayne avait toujours exigé que le nom de Robby ne fût pas lié au mien dans mes déclarations à la presse et, bien entendu, j’étais d’accord, mais en août 1994 lorsque Vanity Fair a demandé un portrait de moi à publier au moment où Knopf sortirait Zombies, ces nouvelles que j’avais écrites quand j’étais encore à Camden, le journaliste a émis une hypothèse sur la filiation de Robby et dans son premier jet – que ICM, avec suspicion, a demandé à voir – il citait « une source sûre » affirmant que Bret Easton Ellis était bien le père de Robby. J’ai transmis l’information à Jayne qui a appelé mon agent, Binky Urban, et le patron de Knopf, Sonny Mehta, pour exiger que ce « fait » soit coupé, et Graydon Carter – le rédacteur en chef de Vanity Fair, un ami lui aussi – a accepté de couper, au grand regret du journaliste qui avait dû me « supporter » pendant une semaine à Richmond en Virginie, où j’étais censé me cacher chez un ami. En réalité, je séjournais en secret au Canyon Ranch qui venait d’ouvrir là-bas, afin d’être en forme pour la brève tournée que j’avais promis de faire pour Knopf à la sortie de Zombies. Cette dernière information n’avait pas été non plus insérée dans l’article.
Peu d’amis (intimes compris) étaient au courant de mon fils secret et – excepté Jay McInerney et mon éditeur, Gary Fisketjon, qui avaient tous les deux fait la connaissance de Robby lorsque Jayne et moi avions assisté au mariage d’un ami commun à Nash-ville – aucune de mes relations ne l’avait jamais vu, y compris ma mère et mes sœurs. C’est à l’occasion de ce mariage à Nashville que Jayne m’a informé du fait que Robby avait demandé où se trouvait son père, pourquoi son père ne vivait pas avec eux, pourquoi il ne leur rendait jamais visite. Apparemment, les épisodes de sanglots et de longs silences se multipliaient ; il y avait de la confusion et des demandes de preuves ; des angoisses, des peurs irrationnelles, des attachements inexplicables, des crises de nerfs à l’école. Il ne laissait personne le toucher. Toutefois, au mariage à Nashville, il m’avait spontanément pris la main – j’étais pourtant un inconnu ; l’ami de sa mère ; personne – pour me montrer un lézard qu’il pensait avoir vu derrière une haie devant l’hôtel où un grand nombre des invités du mariage séjournaient. C’était une chose qui ne m’avait pas préoccupé, avais-je prétendu, et j’avais essayé de me retenir de parler de lui au cours des milliers de cocktails auxquels j’assistais au cours des années suivantes. Mais au moment où, le soir, quelqu’un sortait la cocaïne (qui était, il est vrai, consommée tous les soirs à cette époque), des fragments de cette vie cachée se faisaient un plaisir de sortir de ma bouche. Même si, en notant les expressions attristées, choquées, des gens qui sentaient l’ardeur de mon désir derrière le masque, je me taisais rapidement et offrais mon nouveau mantra – « Je plaisante, je plaisante, vraiment » – et je présentais une deuxième fois la fille nouvelle avec qui j’étais à des gens qu’elle connaissait depuis des années. La fille levait les yeux d’un miroir couvert de cocaïne et me dévisageait d’un air incrédule, frissonnait et puis se penchait de nouveau pour faire disparaître une autre ligne à travers un billet de vingt dollars bien roulé. Après le mariage – après que Robby a pris ma main pour la première fois – ça a été le commencement. Ça a été le moment où le fils est soudainement devenu réel pour le père. Ça a été aussi la première année où j’ai dépensé près de 100 000 dollars en drogues. De l’argent qui – quoi ? – aurait pu aller à Robby, j’imagine. Mais Jayne touchait quatre à cinq millions de dollars par film, et j’étais pété tout le temps, alors ça ne m’a pas perturbé longtemps.
Et puis un tas de gens pensaient que j’étais gay, alors ils oublieraient vite que Bret Easton Ellis avait fait allusion – délirant, bourré de coke, sifflant une autre Stoli – au fait qu’il avait engendré un enfant. Le truc gay étant le résultat d’une interview ivre en Angleterre que je faisais pour un documentaire sur ma vie jusqu’à l’âge de trente-trois ans et dont le titre reprenait la dernière phrase d’American Psycho, « This Is Not An Exit : The Bret Easton Ellis Story » (la célébrité, les excès, la chute, le dysfonctionnement, le chagrin d’amour, la conduite en état d’ivresse, le problème de cleptomanie, l’arrestation dans Washington Square Park, le come-back, marchant d’un pas las, au ralenti, dans une salle de gym, pendant que « Creep » de Radiohead hurlait sur la bande-son). Notant en passant que j’avais l’air « assez indolent » sur pas mal de séquences, le journaliste, plutôt que de me demander si j’avais pris de la drogue, avait voulu savoir si j’étais homosexuel. Et j’avais dit, « Tu parles que je le suis – bien sûr ! », ajoutant ce que je croyais être une remarque évidemment sarcastique et crâneuse sur mon coming-out : « Grâce à Dieu ! » avais-je crié. « Enfin quelqu’un pour m’outer ! » J’avais raconté à quantité d’interviewers mes expériences sexuelles avec des hommes – et donné des détails précis sur un trio à Camden dans un portrait de Rolling Stone –, mais cette fois ça avait touché un point sensible. Paul Bogaards, mon attaché de presse chez Knopf, m’avait même traité de « pirate de mon cul à la bouche malpropre » après avoir lu l’interview dans The Independant, en se délectant de la controverse que cet aveu avait déclenchée, sans parler de l’augmentation des ventes de mes anciens titres. Le créateur de Patrick Bateman, l’auteur d’American Psycho, le roman le plus misogyne jamais écrit, était en fait – gloups ! – un homosexuel !?! Et le truc gay est resté en fait. Après la sortie de cette interview, j’ai même été sur la liste des « 100 gays les plus intéressants de l’année » du magazine The Advocate, ce qui a rendu véritablement dingues mes amis loyalement gays et provoqué quelques appels téléphoniques confus et larmoyants de Jayne. Mais je faisais tout simplement mon « exubérant ». Je faisais tout simplement mon « farceur ». Je faisais tout simplement mon « Bret ». Année après année, des photos de moi dans un jacuzzi à la Playboy Mansion (j’y allais régulièrement quand j’étais à LA) apparaissaient régulièrement dans la page « Qui s’amuse avec Hef ? » du magazine et ma sexualité a donc déclenché la « consternation ». Le National Enquirer disait que j’avais des histoires avec Juliana Margulies ou Christy Turlington ou Marina Rust. Ils disaient que j’avais des histoires avec Candace Bushnell, Rupert Everett, Donna Tartt, Sherry Stringfellow. J’avais soi-disant une histoire avec George Michael. J’avais même une histoire avec Diane de Furstenberg et Barry Diller en même temps. Je n’étais pas hétéro, je n’étais pas gay, je n’étais pas bi, je ne savais pas ce que j’étais. Mais tout était de ma faute, et j’étais en fait content que les gens veuillent vraiment savoir avec qui je couchais. Quelle importance ? J’étais un mystère, une énigme et c’était ça qui était important – c’était ça qui vendait des livres, c’était ça qui me rendait encore plus célèbre. La propagande conçue pour améliorer le portrait déjà très chic de l’artiste en jeune beau.
Sous héroïne, je pensais que tout ce que je faisais était innocent et plein d’amour et j’avais un désir intense de me fondre dans l’humanité et j’étais détendu et serein et concentré et j’étais franc et j’étais attentionné et je signais tant d’autographes et je me faisais tant de nouveaux amis (qui s’effaçaient, qui n’y arrivaient pas). À l’époque où j’ai découvert la dope, j’ai commencé le processus, long d’une décennie (les années 1990), consistant à concevoir, écrire et promouvoir un roman de 500 pages intitulé Glamorama, consacré à un réseau terroriste international se servant du monde de la mode comme couverture. Et le livre promettait – c’était prévisible – de faire de moi un multimillionnaire de nouveau et de me rendre encore plus célèbre. Mais je devais faire une tournée mondiale. C’est ce que j’avais promis en signant les contrats ; c’est ce sur quoi ICM avait insisté, afin de pouvoir ramasser leur commission sur le multimillionnaire. Mais j’étais à fond dans le smack et la tournée de seize mois était considérée par la maison d’édition comme une situation potentiellement « délicate » dans la mesure où j’étais, selon Sonny Mehta, « tout le temps pété en quelque sorte ». Mais ils se sont calmés. Ils avaient besoin de moi pour faire la tournée qui les aiderait à récupérer la monumentale avance qu’ils m’avaient filée (je leur avais dit d’envoyer Jay McInerney à ma place – personne ne verrait la différence, avais-je prétendu, et j’étais certain que Jay pourrait le faire – personne chez Knopf n’avait pensé que c’était même envisageable). Et comme je voulais être multimillionnaire de nouveau, je leur ai promis que j’avais décroché – et pendant quelque temps ça a été le cas. Un médecin chez qui ils m’avaient envoyé était convaincu qu’il me faudrait un « nouveau foie » avant l’âge de quarante ans si je n’étais pas prudent, ce qui m’avait aidé. Mais pas assez.
Pour s’assurer que je serais « sans additif » pendant la première étape de la tournée Glamorama, Knopf a engagé un garde du corps jamaïcain chargé de me surveiller. Parfois, c’était facile de lui échapper ; parfois, ça ne l’était pas. Comme de nombreux et respectables drogués (un peu velléitaires), j’avais en général de la cocaïne sur les revers de ma veste quand je sortais des toilettes, que j’époussetais pour la faire tomber sur le pantalon de mes nouveaux costumes Cerruti et on pouvait donc remarquer, par moments, que je n’étais pas encore tout à fait « clean », ce qui conduisait Terence à me fouiller quotidiennement, à la recherche de sachets de crystal meth et de cocaïne et de drogue dans mes manteaux Armani qu’il envoyait ensuite chez le teinturier. Et puis il y avait des effets secondaires plus graves, du fait de se droguer pendant une tournée longue et épuisante : la crise cardiaque à Raleigh-Durham et le coma quasi mortel à St. Louis. Très vite, Terence s’en est foutu complètement (« Mec, tu veux de la dope, prends de la dope », me disait Terence avec une certaine lassitude dans la voix, en tortillant ses dreadlocks du bout du doigt. « Terence veut pas savoir. Terence ? Fatigué, mec ») et donc je m’en enfilais toutes les dix minutes pendant les interviews dans un bar d’hôtel à Cincinnati, tout en avalant des doubles Cosmopolitan à deux heures de l’après-midi. Je montais à bord d’avions de Delta Airlines en passant en douce des réchauds au propane et d’importantes quantités de crack. J’ai fait une overdose dans une baignoire à Seattle (j’ai été cliniquement mort pendant trois minutes au Sorrento). Et c’est là que les choses vraiment inquiétantes ont commencé. Si un nombre croissant de responsables dans chaque ville ne pouvaient pas me trouver avant l’heure du déjeuner, ils avaient reçu la consigne de mon éditeur d’alerter le détective de l’hôtel où je me trouvais pour ouvrir la porte de ma chambre – et si j’avais mis la chaîne ou bloqué une chaise sous le loquet, ils étaient autorisés à la « défoncer » – pour s’assurer que j’étais encore vivant et, bien sûr, j’étais toujours encore vivant (littéralement, sinon figurativement), mais tellement parti que les gens des relations publiques devaient me porter sur leur dos de la limousine à la station de radio, à la librairie où j’entamais ma lecture effondré sur une chaise, marmonnant dans le micro, pendant qu’une libraire nerveuse se tenait près de moi pour claquer les doigts sous mon nez au cas où j’aurais tourné de l’œil (et parfois pendant les signatures, elles me tenaient la main, la guidant pour dessiner un nom reconnaissable quand je n’avais qu’une envie, c’était de faire une croix). Et s’il n’y avait pas de drogues disponibles, je me sentais beaucoup moins investi dans l’affaire. Par exemple, puisqu’un dealer que je connaissais à Denver s’était fait – sans que je le sache avant mon arrivée – poignarder à mort, à coups de tournevis dans la tête, je devais annuler mon apparition au Tattered Cover à cause du manque de dope (je me suis échappé du Brown Palace et on m’a trouvé sur la pelouse devant l’appartement d’un autre dealer, gémissant, mon portefeuille et mes chaussures volées, mon pantalon sur les chevilles). Sans drogue, j’étais incapable de me doucher, terrifié de ce qui pourrait sortir du pommeau de douche. De temps en temps, lors d’une signature, une groupie qui laissait entendre qu’elle avait de la drogue était entraînée dans ma chambre d’hôtel et tentait de me ramener à la vie avec de la dope et une pipe (ce qui exigeait une immense patience de la part de la groupie). « Il ne faut pas plus d’une semaine pour décrocher de l’héroïne », disait, pleine d’espoir, l’une de ces filles tout en essayant de se dévorer le bras après avoir constaté que j’avais consommé ses six sachets de smack. Sans drogue, j’étais convaincu que le propriétaire d’une librairie de Baltimore était en fait un puma. Si ce genre de truc pouvait se passer, comment aurais-je enduré, sobre, un vol de six heures jusqu’à Portland ? La solution pour moi ? Trouver encore de la drogue. Et j’ai donc continué à m’enfiler de la dope et à hocher la tête pendant les interviews dans les bars d’hôtel. Je m’effondrais de sommeil dans les avions, affalé, complètement inconscient, en première, avant qu’une chaise roulante ne m’emmène à travers les couloirs d’aéroport, une hôtesse à mes côtés pour m’empêcher de glisser de la chaise. « Empoisonnement alimentaire, disait à la presse Paul Bogaards, nouvellement promu à la tête du service de presse de Knopf. Il a été empoisonné par un… euh, vous savez. »
Et la tournée continuait furieusement.
Je me suis réveillé à Milan. Je me suis réveillé à Singapour. Je me suis réveillé à Moscou. Je me suis réveillé à Helsinki. Je me suis réveillé à Cologne. Je me suis réveillé dans différentes villes de la côte Est. Je me suis réveillé berçant une bouteille de tequila dans une limousine blanche à la calandre décorée de cornes fonçant à travers le Texas. « Pourquoi Bret n’a-t-il pas fait sa lecture ? » demandait constamment la presse à Paul Bogaards. Après un silence, Paul répondait avec le flou désormais habituel. « Euh, fatigue… » Nouvelle délicatesse : « Pourquoi Bret a-t-il retardé cette partie de la tournée ? » Nouveau silence prolongé avant un « Euh, allergies ». Puis un silence plus long encore avant que le journaliste troublé ne dise de façon un peu hésitante et à peine murmurée, « Mais nous sommes en janvier, Mr. Bogaards ». Finalement, après un nouveau silence prolongé de la part de Bogaards, d’une toute petite voix : « Fatigue… » Suivi d’un autre silence encore, très long et puis, à peine soufflé : « Empoisonnement alimentaire. » Mais les gens gagnaient tellement d’argent (il y avait assez de pornographie et de membres arrachés pour apaiser le gros de mes fans et le livre était sur toutes les listes de best-sellers en dépit des critiques qui s’achevaient en général sur le mot « beurk ») que les horaires étaient immanquablement réajustés, parce que s’ils ne l’avaient pas été, mon éditeur aurait subi des pertes financières colossales. Tout dans ma carrière était à présent évalué en termes économiques et il fallait envoyer des bouquets de fleurs géants dans les suites de mes hôtels pour apaiser « les rages provoquées par mon manque d’assurance ». Chaque hôtel du Glamorama World Tour devait me procurer « dix bougies votives, une boîte de vitamine C en pastilles, un assortiment de pastilles Ricola pour la gorge, du gingembre frais, trois grands sachets de Dorito’s Cool Ranch, une bouteille de Cristal au frais et une ligne téléphonique extérieure non listée », et lors des lectures, les lumières au-dessus du podium devaient être « orangées » afin d’accentuer le bronzage obtenu en cabine. Si ces exigences n’étaient pas remplies, la sanction serait la rupture entre Knopf et moi-même. Personne n’avait jamais dit qu’être un fan de Bret Easton Ellis serait du gâteau.
Un vrai « flic des narcotiques » a été engagé pour la deuxième tournée américaine. Pendant tout ce temps, l’édition de poche était parue (j’étais sur la route depuis si longtemps). Terence n’était plus dans les parages depuis des mois et une jeune femme au teint frais – une « assistante en motivation », une « baby-sitter de célébrité » ou une « compagne de sobriété », ou je ne sais quoi – devait s’assurer à présent, en fait, que je ne sniffais pas d’héroïne avant les lectures. Mais, bien entendu, elle avait été engagée pour protéger mon éditeur, pas moi. Ils se fichaient pas mal de savoir pour quelle raison cachée j’étais dépendant (et moi aussi d’ailleurs) et ne s’intéressaient qu’au montant des ventes générées par la tournée. Je pensais être « fragile mais en état de fonctionner », et à en croire les e-mails du flic des narcotiques envoyés au service de presse de Knopf, je n’étais absolument pas en état de fonctionner.
e-mail #6 : « 25 kilomètres au sud-ouest de Detroit – écrivain retrouvé caché au fond d’un van, moteur calé, sur la bande de séparation d’une autoroute, grattant furieusement croûtes imaginaires. »
e-mail #9 : « Pour raison quelconque écrivain aspergé de gaz lacrymogène lors d’une manifestation antiglobalisation à Chicago. »
e-mail #13 : « Berkeley – dealer en colère pris en train d’étrangler écrivain pour “défaut de paiement” dans ruelle derrière Barnes & Noble. »
e-mail #18 : « Cleveland – écrivain a dormi jusqu’à 15 heures, ratant interviews du matin et du déjeuner ; retrouvé en train de se gaver dans un fast-food avant d’être contraint de vomir. Vu aussi devant un miroir de l’hôtel sanglotant, “Je deviens vieux”. »
e-mail #27 : « Santa Fe – écrivain a soi-disant encouragé un doberman pinscher à faire un cunnilingus à une groupie inconsciente et lorsque ledit animal a manifesté un manque d’intérêt pour ladite groupie, écrivain a donné coup de poing dans tête dudit animal avant d’être sévèrement mordu. »
e-mail #34 : « Salon du Livre de Miami – écrivain s’est enfermé dans salle de bains d’une librairie hurlant à plusieurs reprises aux employés inquiets, “Allez-vous-en !” Écrivain a émergé une heure plus tard, a recommencé à délirer. “J’ai un serpent sur moi ! hurlait l’écrivain. Il me mord ! Il est dans ma bouche !” Écrivain emmené de force jusqu’à voiture de la sécurité, agrippant un jeune élève d’une école rabbinique stupéfait – que l’écrivain ne cessait de caresser et d’empoigner – jusqu’à arrivée de l’ambulance. Yeux révulsés, derniers mots de l’écrivain – hurlés – avant démarrage du véhicule étaient, je cite, “Je garde le garçon juif”, fin de citation. »
Paul Bogaards répondait par e-mail dans son style à lui, du genre : « Je me fiche de savoir si vous devez mettre un manche à balai dans le cul de l’écrivain, mais faites-le monter sur l’estrade – Faites-Le. » J’avais l’impression d’avoir été kidnappé. La tournée me semblait tellement longue et monstrueusement injuste. Je ne cessais de m’évanouir en raison de la pression continue que je subissais. Le Wellbutrin m’aidait à tenir, ainsi que mon refus d’admettre que quelque chose n’allait pas. Mon assistante disait à présent que la tournée était « une expérience indéniablement traumatisante ». Quand j’ai répliqué, « C’est une mauvaise farce ! », elle a lâché, « Il faut que vous touchiez le fond ». Mais c’est difficile de toucher le fond quand vous gagnez près de trois millions de dollars par an.
Les comptes rendus sur mes lectures ne variaient pas : « Bavard, déconcentré et obsédé par sa personne, Ellis a enterré la soirée sous une telle couche de charabia que son apparition a eu pour seul effet de montrer un auteur célèbre en train de se décomposer… » Ce genre de critique n’était pas atypique. Grâce à l’Internet, la nouvelle a couru dans le cyberespace que mes signatures étaient « involontairement comiques » et « pitoyables », et ça a poussé les gens à acheter des livres. Ça a permis d’aligner des culs sur toutes ces chaises pliantes que l’éditeur avait installées pour les lectures, ce qui a fini par produire des bénéfices énormes parce qu’il émanait de moi ce truc cool, à la fois amorti et épuisé, qui était tellement populaire à ce moment particulier de l’histoire culturelle. Mais le désir de m’effacer était trop grand – ça consistait à gagner à un jeu où il n’y avait pas de gagnants. Je me nourrissais si mal qu’au milieu d’une lecture à Philadelphie (j’avais mis le livre de côté et commencé à divaguer à propos de mon père), une dent de devant s’est détachée.
J’étais épuisé par le barrage non-stop de la presse (et par ma duplicité et les vérités que je cachais) et après la première de la version cinématographique d’American Psycho – qui était ce que visait cette tournée mondiale de Glamorama de seize mois, ce vers quoi elle devait culminer – j’ai compris que si je voulais vivre de nouveau (c’est-à-dire ne pas mourir), je devais fuir New York. J’étais à ce point grillé. Une semaine entière à la coke et à l’héroïne avait commencé dans la limousine qui m’emmenait à la première au Sony Theater sur Broadway et la Soixante-huitième Rue et s’était poursuivie dans la longue nuit de fêtes qui avait commencé à la boutique Cerruti de Madison (ils avaient fourni les costumes pour le film), s’était déplacée jusqu’à Pop dans le bas de la ville, mise à danser à Spa et traînée ensuite jusqu’à mon appartement de la Treizième Rue, où les acteurs du film et leurs divers agents et relations publiques et DJ et autres membres connus du jeune Hollywood avaient swingué jusqu’à ce que le concierge de l’immeuble vienne le lendemain matin m’ordonner de chasser tout le monde en raison du bruit intolérable, et que j’essaie, pété et puant la vodka et le freebase, de le soudoyer avec un rouleau de billets de cent. Après ça, je suis resté couché tout seul pendant les sept jours suivants, à regarder des DVD porno sans le son et à sniffer peut-être quarante sachets d’héroïne, un seau en plastique à mes côtés dans lequel j’ai vomi sans arrêt, me disant que le manque de respect de la communauté des critiques était ce qui m’avait tant blessé et expliquait le fait que je me droguais pour échapper à la douleur. Je suis resté tout simplement couché et j’ai attendu la fin minable de la carrière incendiaire.
La semaine suivante, il y a eu un séjour inutile à la clinique Exodus de Marina Del Ray (où on a diagnostiqué un truc appelé « narcissisme de situation acquise »). Ce n’était d’aucune aide. Seuls les speedballs et la cocaïne et les buvards d’acide tamponnés Bart Simpson et Pikachu avaient encore du sens pour moi, – c’étaient les seuls trucs qui me faisaient ressentir quelque chose. La cocaïne détruisait la paroi nasale et j’ai sérieusement pensé que la solution serait de ne faire que du freebase, mais avec deux litres de vodka par jour ça paraissait un but un peu flou et hors d’atteinte. Je me suis aussi rendu compte que je n’avais écrit qu’un seul truc au cours des deux dernières années : une horrible nouvelle avec des extraterrestres, un fast-food et un épouvantail bisexuel doué de parole, alors que j’avais promis à ICM le premier jet de mes mémoires. Dans la mesure où, selon Binky, nous refusions des demandes de biographie autorisée au moins deux fois par mois, plus d’une douzaine d’éditeurs se préoccupaient du projet des mémoires. J’en avais parlé de manière éhontée pendant le Glamorama Tour et, dans mon interview (incohérente) du numéro double de Rolling Stone fin 1998, j’en avais donné tous les détails. J’avais même fourni un titre sans avoir écrit une seule phrase utilisable : Là où j’étais, je ne dois pas revenir. C’était censé traiter essentiellement les événements formateurs de mon enfance et de mon adolescence et s’achever avec ma première année à Camden, un mois avant la publication de Moins que zéro. Mais penser au projet seulement ne donnait rien (je ne pourrais jamais être aussi honnête avec moi-même dans des mémoires que je pouvais l’être dans mes romans) et j’ai donc laissé tomber (il existe cependant une biographie non autorisée que Bloomsbury doit publier l’année prochaine, écrite par Jaime Clarke, contre laquelle je vais protester avec véhémence – son titre : Ellis Island). Et les drogues ont repris de plus belle.
Il y avait aussi un problème d’argent – je n’en avais pas. J’avais tout claqué. Comment ? Les drogues. Les fêtes qui coûtaient 50 000 dollars. Les drogues. Les filles qui voulaient qu’on les emmène en Italie, à Paris, à Londres, à Saint Barth. Les drogues. Une garde-robe Prada. Une nouvelle Porsche. Les drogues. Une cure de désintox qui n’était pas prise en charge par la mutuelle. L’argent du cinéma – des boulots de réécriture – qui pleuvait à un moment donné avait commencé à se faire rare lorsque les rumeurs concernant la drogue avaient acquis une précision de détail qui les rendait impossibles à ignorer et après que j’eus renvoyé plusieurs scénarios sans faire aucune des révisions demandées, seulement annotés de mes réflexions gribouillées en marge : « Pas terrible », « Je trouve ça excellent », « À gonfler » et l’omniprésent « Je haïssais mon père ». L’étincelle qui m’avait autrefois animé s’était définitivement éteinte. Qu’est-ce que je foutais à traîner avec des partouzeurs et des trafiquants de diamants ? Qu’est-ce que je foutais à acheter des kilos ? Mon appartement puait la marijuana et le freebase. Un après-midi, je me suis réveillé et j’ai compris que je ne savais plus comment faire marcher quoi que ce soit. Quel bouton mettait en marche la machine à café ? Qui payait mon emprunt immobilier ? D’où venaient les étoiles ? Au bout d’un moment, vous découvrez que tout s’arrête.
Il était temps de limiter les dégâts. Il était temps de renouveler les contacts. Il était temps d’exiger un peu plus de moi-même.
J’avais perdu la fougue, le nerf, le machin qu’il fallait pour rester sous les projecteurs. Mon désir d’être dans le coup s’était étiolé – j’étais épuisé par tout le cirque. Ma vie – mon nom – s’était transformée en une réplique répétitive qui ne faisait rire personne et j’en avais marre de gober tout ça. La célébrité était une vie vécue en conformité à un code – c’était un monde où il vous fallait constamment déchiffrer ce que les gens voulaient de vous, où le terrain était glissant et où vous faisiez immanquablement le mauvais choix. Ce qui rendait les choses de moins en moins supportables, c’était qu’il fallait se taire parce que je ne connaissais personne avec qui j’aurais pu sympathiser (peut-être Jay McInerney, mais il était encore tellement plongé dedans qu’il n’aurait jamais compris) et une fois que j’ai saisi que j’étais totalement seul, j’ai pigé, seulement à ce moment-là, que j’étais sérieusement en danger. Mon attitude mélancolique vis-à-vis de la célébrité et des drogues – le plaisir pris à m’apitoyer sur moi-même – s’était transformée en une tristesse froide et l’avenir ne paraissait même plus vaguement plausible. Seule une chose semblait foncer vers moi : une noirceur, une tombe, la fin. Et donc pendant cette année terrible, il y a eu les inévitables programmes en douze étapes, l’inévitable récidive, les multiples rechutes, les guérisons manquées, la fuite soudaine à Las Vegas, le basculement dans l’abîme et, finalement, le réacteur qui cale. J’ai appelé Jayne en dernier recours. Elle a écouté. Elle a fait une offre. Elle a tendu la main. J’étais dans un tel état de choc que j’ai éclaté en sanglots. Ce qui m’était donné – j’ai compris immédiatement – était extrêmement rare : une seconde chance avec quelqu’un. Ma première réaction, brève, a été la réticence, mais il y avait un autre facteur qui l’emportait sur tout : personne d’autre ne voulait de moi.
Et c’est comme ça que j’ai tout de suite rebondi. En mai, j’étais désintoxiqué, je signais un énorme contrat pour un nouveau roman avec Knopf qui hésitait et en juin avec ICM qui insistait et en juillet je me suis installé dans la maison à peine terminée de Jayne. Nous nous sommes mariés à la fin de ce mois-là au cours d’une cérémonie très privée au City Hall, avec pour seul témoin Marta, l’assistante de Jayne. Mais Jayne Dennis était une actrice très connue et, « curieusement », la nouvelle a filtré. Le National Enquirer a immédiatement consacré un article « au manque de chance extraordinaire de Jayne en amour » et dressé la liste de toutes ses relations malheureuses (quand était-elle sortie avec Matthew McConaughey ? Billy Bob Thornton ? Russell Crowe ? Qui était Q-Tip ?), avant de demander à ses lecteurs, « Pourquoi Jayne Dennis vit-elle aujourd’hui avec un homme qui l’a laissée tomber si cruellement ? » Suivaient des comparaisons avec Angelica Huston et Jack Nicholson, Jerry Hall et Mick Jagger. Un psychologue diplômé émettait l’hypothèse selon laquelle les femmes célèbres ne sont pas si différentes des femmes non célèbres lorsqu’il s’agit de mal choisir leurs partenaires. « Vous pouvez être belle et avoir du succès et cependant être attirée par un loser », déclarait le psychologue diplômé avant d’ajouter, « Souvent, les femmes belles aimantent pour ainsi dire les tocards ». L’article enchaînait sur mon « insensibilité féroce » et mon « refus de désavouer les commentaires faits sur le rôle de Keanu Reeves » dans toute cette histoire. « Sortir avec un salopard est une nouveauté excitante – elle doit être impatiente de relever le défi », confiait une source anonyme. Une « amie intime » de Jayne était censée avoir dit, « Épouser Bret Easton Ellis est un des choix les plus stupides du siècle qui commence. »
Limiter les dégâts. Nous avons accepté de faire un portrait pour le magazine Talk (titré : « Beau parti ou mal parti ? ») dans lequel Jayne a pris ma défense et je me suis repenti. L’article épluchait les années que j’avais passées perdu dans les drogues et l’alcool, même si j’avais déclaré être désintoxiqué à présent. « On a dit des choses fausses et vicieuses au sujet de Bret », a confié Jayne. Poussée par elle, j’ai ajouté, indigné, « Ouais, je l’ai un peu mauvaise, moi aussi ». Jayne a continué à se lamenter : « Ce métier peut être tellement dur pour les couples que j’ai beaucoup perdu de la confiance que j’avais en moi » et aussi « Je crois que les types bien – si ça peut vouloir dire quelque chose – étaient vraiment intimidés par moi et donc les hommes avec qui je sortais n’étaient pas très attentifs en général ». Le journaliste avait noté le long regard oblique que m’avait lancé Jayne. Le journaliste avait noté mon « air grave » et n’avait pas eu l’air de me croire lorsque j’avais dit, « J’essaie toujours de vivre pleinement le moment quand je suis avec mes enfants – je consacre vraiment ma vie à la paternité » (le journaliste n’avait pas noté combien j’étais secrètement amusé par tout ceci dans ma nouvelle vie de sobriété : une expression déconfite, une traînée de sang sur le revers de la main, le cœur qui avait cessé de battre, la cruauté des enfants). Cet écrivain avait sa psychologie à deux sous pour traiter les questions : « Les femmes célèbres ont la réputation de se saboter elles-mêmes parce qu’elles ont le sentiment de ne pas mériter ce qu’elles ont » ou bien « Il faut de la personnalité pour résister à un goujat et les célébrités n’ont pas une personnalité plus forte que la moyenne ». L’écrivain m’avait aussi posé des questions, du genre, « Certains critiques émettent des réserves en ce qui concerne votre sincérité – comment réagissez-vous ? » et « Pourquoi vous êtes-vous endormi pendant la cérémonie des Golden Globe Awards, l’année dernière ? » Mais Jayne intervenait sans cesse avec des réponses toutes faites comme « Bret est la source de ma force », à quoi répliquait une amie dont le nom restait tu, « C’est une plaisanterie. Regardons les choses en face, Jayne a épousé Bret Ellis parce qu’elle manque totalement de confiance en elle-même. Elle mérite mieux qu’un éternel potache, non ? Ellis est le parfait loser ». Une autre amie anonyme était censée avoir dit, « Bret ne l’accompagnait même pas à ses rendez-vous de soins prénatals ! Il faut savoir que c’est le genre de type qui fume des joints dans les taxis ». Jayne a admis que son attrait pour les « mauvais garçons » avait été une drogue et que leur « imprévisibilité » lui procurait un véritable « rush ». « Hé, je suis un mec intéressant », me faisait dire l’article. Autre source anonyme : « C’est un en-foi-ré. » Ma propre conclusion : « Ma vie est comblée avec Jayne – je lui en suis reconnaissant. » L’article s’achevait – de façon choquante, j’ai trouvé – sur un : « Bonne chance, Jayne. »
À ce moment-là, Jayne avait quitté Los Angeles et s’était installée dans la banlieue anonyme de la côte Est, assez près de New York pour les rendez-vous et les affaires mais en même temps suffisamment loin de ce qu’elle considérait comme l’horreur croissante de la vie urbaine. Les attaques contre le World Trade Center et le Pentagone avaient été l’incitation initiale et Jayne avait même envisagé brièvement un endroit exotique au fin fond du Southwest ou dans l’immensité du Middle West, mais sa mission avait fini par se simplifier et se limiter à un déplacement de deux heures au moins par rapport à la métropole la plus proche, puisque c’était là que les kamikazes se faisaient sauter, dans les Burger King et les Starbuck et les Wal Mart bourrés de monde et dans le métro aux heures de pointe. Des barbelés sur plusieurs kilomètres délimitaient des périmètres inaccessibles dans les grandes villes et les journaux du matin publiaient en première page des photos aériennes des immeubles où des bombes avaient explosé, avec les piles de cadavres entremêlés à l’ombre des grues qui soulevaient des plaques de béton déchiqueté. De plus en plus souvent, il n’y avait « pas de survivants ». Les gilets pare-balles étaient en vente partout, à cause des snipers qui avaient surgi partout. La police militaire à tous les coins de rue n’offrait pas une vision réconfortante et les caméras de surveillance s’étaient révélées parfaitement inutiles. Il y avait tant d’ennemis sans visage – à l’intérieur du pays et à l’extérieur – que personne ne savait plus contre qui nous combattions et pourquoi. Les villes étaient devenues des lieux de deuil, où la vie quotidienne était brutalement interrompue par des amoncellements acérés de métal et de verre et de pierre, et un malheur d’une proportion inimaginable s’élevait au-dessus d’eux, accentué par la présence des photos en lambeaux, tachées, des disparus, affichées partout, ce qui n’était pas seulement un rappel constant de ce qui avait été perdu, mais un avertissement de ce qui allait venir, et aussi par les montages en boucle de CNN montrant des gens errant au ralenti, l’air hébété, certains enveloppés dans des drapeaux américains, pendant qu’on entendait sur la bande-son Bruce Springsteen qui chantait d’une voix douce, « We Shall Overcome ». Les moments de peur étaient si nombreux que les vivants enviaient les morts, et les gens avaient commencé à partir pour la campagne, les banlieues, n’importe où. Les villes n’étaient plus un endroit où élever des enfants ou, plus exactement, selon Jayne, pour commencer à le faire. Tant de gens avaient perdu leur capacité d’aimer.
Jayne voulait élever des enfants doués, disciplinés, poussés vers le succès, mais elle redoutait à peu près tout : la menace des pédophiles, des bactéries, des 4 × 4 (nous en avions un), des armes à feu, de la pornographie et du rap, du sucre raffiné, du rayonnement ultraviolet, des terroristes, de nous-mêmes. J’ai suivi des séminaires pour contrôler la rage en moi et j’ai passé en revue toutes les « blessures d’enfance » avec un thérapeute, après un échange bref mais animé concernant Robby au cours d’une conversation parfaitement anodine entre nous deux (c’était toujours ce que lui désirait, ce dont il avait besoin – tout ce que je désirais moi était ignoré et il fallait que je l’accepte, il fallait que je surmonte ça). J’ai passé l’été à essayer de mieux connaître ce garçon inquiet, triste, alerte, qui répondait de manière évasive à mes questions qui, j’estimais, exigeaient des réponses claires et précises, et aussi Sarah, qui avait maintenant six ans et ne cessait de me tenir au courant du fait que tout l’ennuyait. Comme le camp de vacances avait été annulé, Jayne et moi organisions des activités pour les tirer de leur stupeur : cours de karaté, leçons de hautbois, cassettes de l’orthophoniste, jouets intelligents, visite du musée de cire, visite de l’aquarium. L’été a passé à dire non à Robby (qui se considérait comme un professionnel du jeu vidéo) parce qu’il voulait aller à Séoul participer aux championnats du monde des jeux cybernétiques. L’été a passé à s’habituer à la vaste gamme de médicaments qui étaient administrés aux enfants (stimulants, stabilisateurs d’humeur, antidépresseurs Lexapro, Adderall pour l’hyperactivité et le déficit d’attention, et divers anticonvulsifs et antipsychotiques qui avaient été prescrits). L’été a passé à construire un fort. À décorer des cookies. À acheter un robot couleur argent pour Robby qui lui a fait dire, « Je suis trop vieux pour ça, Bret ». À regretter le CD-ROM d’astronomie qu’il aurait préféré. À installer le trampoline que j’avais acheté et à soigner la petite blessure que s’est faite Robby en exécutant une figure. Nous avons fait des marches dans une forêt. Nous avons fait de longues promenades dans la nature. Je n’arrive pas à croire que j’aie vraiment visité une ferme et une fabrique de chocolat, et aussi caressé une girafe (qui a été ensuite tuée par la foudre pendant un orage d’été monstrueux) au zoo du coin. J’ai refait connaissance de Snuffleupagus. L’été a passé en couleurs, en formes et en chiffres avec Sarah qui pouvait dire « Holà » et il y avait toujours le chien bleu et le gentil dragon et les spectacles de marionnettes où les animaux prenaient des poses suggestives les uns pour les autres, et je lui lisais The Poky Little Puppy sur son CD-ROM, qui rendait en comparaison le livre plat et froid, les illustrations nous dévisageant depuis la lueur pâle de l’écran de l’ordinateur. Tout me semblait légèrement irréel. J’étais projeté dans le rôle de mari et de père – de protecteur – et mes doutes avaient la taille de montagnes. Mais j’avançais, mû par un objectif supérieur. Involontairement, je me dirigeais vers quelque chose. J’ai pris un ton plus autoritaire avec les enfants lorsqu’ils se comportaient mal ou se montraient indifférents, gâtés, ce qui semblait soulager Jayne (mais Jayne avait aussi exigé que je reste « concentré » et j’avais donc obtenu facilement un poste de professeur pour un atelier d’écriture dans l’université voisine – même si le groupe d’étudiants ne se réunissait que pour une séance de trois heures par semaine). Je me suis aperçu que je changeais et je n’avais pas d’autre choix que de me sentir valorisé par cette conversion. Je ne cherchais plus frénétiquement l’action. La pression de la vie urbaine s’est relâchée – les banlieues étaient fragmentées et sans fin. Plus question de feuilleter le « Dictionnaire du Diable » (le Zagat) pour trouver un bon restaurant et les enchères forcenées pour obtenir une réservation n’avaient plus lieu d’être. Qui se préoccupait désormais de la table VIP ou de tabasser les paparazzi sur le tapis rouge de la première d’un film ? Je me détendais dans les banlieues. Tout était différent : le rythme des journées, le statut social, les suspicions concernant les gens. C’était un refuge pour les moins compétitifs ; c’était la deuxième division. Vous n’aviez tout simplement plus besoin de faire autant attention aux choses. La pose précise n’était plus de mise. Je m’étais attendu à l’ennui et à m’enrager contre l’ennui, mais cela n’a jamais pris forme. Passer devant quelqu’un en train de tailler une haie n’a pas allumé la dynamite du regret comme je l’avais supposé. J’ai mis fin à mon abonnement à I Want That ! et pendant un certain temps j’étais bien. Un jour, à la fin du mois d’août, je suis passé en voiture devant un simple champ planté de peupliers et, soudain, j’ai retenu mon souffle. J’ai senti une larme couler sur ma joue. J’étais heureux, ai-je compris sidéré.
Mais à la fin de cet été-là tout ce que j’avais appris a commencé à s’effacer.
Les « problèmes » qui se sont multipliés dans la maison au cours des deux mois suivants ont en fait débuté fin octobre et atteint un point critique en novembre. Tout s’est effondré en l’espace de douze jours.
J’ai raconté les « incidents » selon leur séquence. Lunar Park suit le cours de ces événements de manière assez directe et bien que ce soit, ostensiblement, une histoire vraie, aucune recherche n’a été nécessaire pour écrire ce livre. Par exemple, je n’ai pas consulté les rapports d’autopsie concernant les meurtres qui ont été perpétrés pendant cette période – puisque, à ma façon, je les avais commis. J’étais responsable et je savais ce qui était arrivé aux victimes sans avoir recours à l’officier chargé de l’instruction. Il y a aussi des gens qui contestent l’horreur des événements qui ont eu lieu à Elsinore Lane pendant cet automne, et lorsque le livre a été passé en revue par le service juridique de Knopf, mon ex-femme s’est retrouvée parmi les gens qui contestaient, tout comme ma mère, curieusement, qui n’était pas présente pendant ces semaines effroyables. Les dossiers que le FBI possède sur mon compte – ouverts en novembre 1990, pendant la controverse antérieure à la publication d’American Psycho et jamais refermés depuis – auraient permis d’éclaircir certains points, mais ils ne sont pas communiqués au public et je n’ai pas le droit de les citer. Et les quelques « témoins » qui pourraient corroborer ces événements ont disparu. Robert Miller, par exemple, l’enquêteur paranormal que j’ai engagé, a tout simplement disparu, et le site Internet sur lequel je l’ai contacté la première fois n’existe plus. Le docteur Mikyum Kim, ma psychiatre de l’époque, a suggéré que je n’étais pas « moi-même » pendant cet épisode et sous-entendu que « peut-être » les drogues et l’alcool avaient été des « facteurs clés » de ce qu’on peut appeler un « état délirant ». Les noms ont été changés et je reste assez vague sur l’arrière-plan parce qu’il n’a aucune importance. C’est un endroit comme n’importe quel autre. Raconter cette histoire de nouveau m’a appris que Lunar Park aurait pu avoir lieu n’importe où. Ces événements étaient inévitables et se seraient produits quel que fût l’endroit où je me trouvais à ce moment particulier de ma vie.
Le titre de Lunar Park n’est pas conçu comme une plaisanterie sur Luna Park (comme cela est apparu par erreur sur les premiers contrats de Knopf). Le titre n’a de sens que pour mon fils. Ce sont les deux derniers mots de ce livre et, à ce moment-là, j’espère qu’ils s’expliqueront d’eux-mêmes pour le lecteur aussi.
En dépit de l’horreur que semblent revêtir les événements décrits ici, il y a une chose dont vous devez vous souvenir pendant que vous tenez ce livre entre vos mains : tout a réellement eu lieu, chaque mot est vrai.
La chose qui m’a le plus hanté ? Comme personne ne savait ce qui se passait dans cette maison, personne n’a eu peur pour nous.
Et maintenant il est temps de repartir dans le passé.