LES FINS


Questions que l’écrivain m’a posées : Combien de temps restes-tu accroché à un enfant ? Tu dois décider si ça vaut le coup de retourner vers le monde et, au bout du compte, quelles sont tes options ? Je sais où est allé Robby, mais toi, tu le sais ?

 

Pendant les premiers jours qui ont suivi la disparition de Robby, j’ai récupéré et subi quatre autres opérations – ma jambe était à ce point amochée – et tout ce temps j’ai été perdu dans le flot compassionnel de la morphine en goutte-à-goutte. La jambe serait finalement sauvée et les docteurs m’ont dit à quel point je devais être reconnaissant, mais la seule chose à laquelle je pouvais penser, c’était Robby. Rien ne pouvait prendre la place qu’il occupait. Nous n’étions conscients que de ça. Nous ne pouvions qu’attendre et puis, le temps passant, nous avons commencé à attendre sans espoir. Mais Jayne ressortait sans cesse de la caverne dans laquelle elle se cachait, et elle en émergeait avec une détermination nouvelle, même après avoir admis que tout était inutile. Pourquoi ? Parce que je lui avais offert quelque chose à quoi s’accrocher avec la déposition que j’avais faite, quand j’avais dit aux autorités de Midland que je pensais que notre fils avait fugué et n’avait pas été enlevé. Quand on m’a demandé pourquoi je croyais à cette « thèse », je me suis vite aperçu que je n’avais rien à leur vendre. Je n’avais pas vu les e-mails adressés aux garçons disparus – ou reçus d’eux ? –, l’après-midi du 5 novembre, puisque l’ordinateur était mort (et lorsque la police a fouillé la maison après l’attaque, l’ordinateur n’était même plus dans la chambre de Robby, et pourtant je leur avais dit que j’étais sûr de l’y avoir vu) et les preuves d’une conspiration (Nadine Allen ivre, les murmures amusés de jeunes garçons dans un centre commercial, les deux cartons de l’Armée du Salut aperçus dans la chambre de Robby – personne ne pouvait établir avec certitude si des vêtements manquaient ou pas – et les douze visites, selon nos estimations, faites à Mail Boxes Etc. pour le seul mois d’octobre, et dont nous ne pouvions comprendre la raison), ces preuves étaient bien trop fragiles pour pouvoir s’y cramponner. Et aussi : qu’est-ce que ça pouvait bien faire qu’ils aient fugué ou aient été enlevés ? Les garçons avaient disparu. Tout ce qu’on savait, c’était que Robby et Ashton avaient été déposés par Nadine Allen au centre commercial Fortinbras, dans la matinée du 10 novembre (selon Nadine, Robby portait un sac à dos), et ils avaient acheté des billets pour un film qui commençait à midi. Selon Ashton, curieusement calme et bizarrement serein, Robby avait murmuré qu’il avait besoin d’aller aux toilettes et il était sorti de la salle. Il n’était jamais revenu. Personne ne l’avait vu traîner dans le centre commercial. Personne ne l’avait vu nulle part ailleurs dans le comté de Midland. Seul l’écrivain l’avait vu disparaître dans son nouveau monde.

Jayne ne pouvait comprendre mon absence de peur ou de colère. Elle trouvait mon désespoir « joué ». Son ressentiment envers mon acceptation a été la cause de notre séparation – presque immédiate. Notre seule consolation : rien de pire ne peut arriver désormais. Je ne voulais pas d’explications parce que, avec elles, mon échec prendrait forme (ton amour était un masque, l’étendue de tes mensonges, l’adulte irresponsable déchaîné, toutes les choses que tu as cachées, l’attirance débile pour le sexe, le père qui n’écoutait jamais rien). L’affaire, au départ, a fait l’objet d’une très grande attention de la part des médias, mais comme Jayne refusait de collaborer, comme on lui demandait de le faire, à l’exhibition de son chagrin, la presse s’en est rapidement désintéressée. Et puis il y avait tellement d’horreurs nouvelles – la bombe sale en Floride, les pirates de l’air qui avaient tué les flics de l’air – que la disparition du fils d’une star de cinéma a été effacée par ce qui devenait l’avenir du pays. Jayne a engagé un détective privé pour s’occuper de l’affaire. (Mais quelle affaire ? Des garçons partent. Il avait disparu. Il avait orchestré cette disparition lui-même, comme l’avaient fait tous les autres.) Jayne s’est retirée du monde pendant que Sarah continuait à demander « Robby revient quand ? », jusqu’à ce que la question se retourne contre elle et que de nouveaux médicaments soient prescrits afin que Sarah devienne aussi catatonique que sa mère. Et même si je savais que Robby ne reviendrait jamais et que Robby nous avait quittés et qu’il avait voulu partir, je demandais encore « Pourquoi ? » L’écrivain murmurait des réponses à mon oreille que j’entendais à moitié avant que l’Ambien ne fasse son effet : Parce que son courage a été brisé. Parce que tu n’as jamais existé pour lui. Parce que – en fin de compte, Bret – c’était toi, le fantôme.

 

Pour ce qui est des détails de l’attaque, je n’en ai parlé à personne (comment aurais-je pu ?), même si je me souvenais assez bien de ce qui s’était passé pour avoir à le revivre tous les jours. Les gens semblaient se satisfaire du fait que le chien m’ait attaqué et les preuves étaient assez nombreuses – ma jambe déchiquetée, le sang dans l’escalier jusqu’à la chambre de Robby, le responsable du chenil du Four Seasons confirmant que Victor avait été « instable et mal à l’aise » et « s’était comporté de façon si étrange » qu’il avait fallu le faire sortir – pour que mon histoire soit crédible (et elle était crédible parce que je n’avais jamais mentionné ce qu’avait fait le Terby). Et quand j’ai décrit ce qui s’était passé dans la rue, l’accident entre la Range Rover et la 450 SL – j’ai été accueilli par des réactions sceptiques. Et à ce moment-là, tout le monde a jugé mes souvenirs peu fiables, et j’étais censé me sentir réconforté par l’idée que j’avais perdu trop de sang pour pouvoir me souvenir clairement de quoi que ce soit. Lorsque Ann et Earl Bishop avaient appelé le 911 et couru vers la voiture encastrée dans leur chêne, ils ne se souvenaient pas d’avoir vu un autre véhicule. Le scénario qui paraissait le plus probable : j’avais fait une embardée dans l’allée et perdu connaissance, avant de m’enrouler autour du chêne dans le jardin des Bishop. Il y avait des traces « infimes » (de minuscules traces de peinture crème) d’une « possible » collision avec une autre voiture, mais dans la mesure où il n’y avait pas une 450 SL crème immatriculée dans l’État ou dans un État voisin, mon récit de l’accident n’avait pas été pris en considération. Il avait été attribué à une défaillance de la mémoire provoquée par la perte de sang. En d’autres termes, j’avais halluciné la voiture et le garçon marchant vers moi. (Tout ce que dirait l’écrivain : Le garçon, c’était toi.) « Victor » n’était pas réapparu non plus. Quelque chose que les autorités avaient tout d’abord estimé être un « chevreuil dépecé » avait été retrouvé ce dimanche après-midi dans les bois derrière la maison. Mais il n’y avait pas de traces de sang depuis la maison à l’endroit où il était mort, ce qui voulait dire que ce qui m’avait attaqué ne s’était pas traîné du premier étage, à travers le champ, jusqu’aux bois (l’écrivain a mentionné le fait que quelque chose avait grimpé par la cheminée ; l’écrivain a mentionné le fait que quelque chose avait « volé » au-dessus du champ). Le vétérinaire qui a examiné la carcasse a établi qu’il s’agissait plutôt d’un « coyote » qui avait été, en quelque sorte, « retourné » (je n’ai jamais su exactement ce que c’était en réalité, mais d’après le vétérinaire ce n’était pas Victor). La police qui avait établi le constat sur l’état de la maison avait confirmé l’existence des nids et, au bout du compte, les avait attribués à « un truc qu’a fait votre fils », en dépit du fait que Robby ne suivait aucun cours à Buckley pour lequel il aurait été susceptible de se voir assigner un tel projet. Mais est-ce que ça avait la moindre importance ? Quel rôle avaient joué les nids dans l’« incident malheureux » avec notre chien ? Quand j’avais demandé ce qu’il en était des « objets » dans les nids, on m’avait répondu qu’ils étaient « brisés » et « vides » – il ne restait que des bouts de coquilles. « Pourquoi posez-vous la question, Mr. Ellis ? » m’avait-on demandé, l’air très inquiet, à la limite de l’hostilité (l’écrivain avait murmuré pour que personne ne puisse l’entendre : Dis-leur qu’ils ont éclos). Note complémentaire : quand on m’a secouru dans la Range Rover, mes cheveux étaient devenus entièrement blancs.

Je ne suis jamais retourné au 307 Elsinore Lane.

J’ai pensé appeler Robert Miller, mais je n’y suis pas arrivé.

On m’a « autorisé » à donner ma démission à l’université. Quand j’ai vidé mon bureau une semaine après ma sortie de l’hôpital, j’ai finalement regardé le manuscrit que « Clayton » avait déposé le 4 novembre. Intitulé Nombres négatifs, il ressemblait au mot près à la toute première version du roman que j’avais écrit au cours du premier trimestre de première année à Bennington – le roman qui est devenu Moins que zéro. Il n’en existait qu’un exemplaire avant que je ne le réécrive (et comme les autres, il était sur une étagère, dans un dressing-room, de la chambre de Sherman Oaks). Mais à ce moment-là, j’avais cessé de me demander comment « Clayton » avait pu mettre la main dessus. Quand je suis retourné à LA, j’ai comparé le manuscrit au mien et c’était un double – une réplique exacte. Même les fautes d’orthographe et les erreurs typographiques avaient été retranscrites. La raison pour laquelle j’ai laissé tomber tout ça, c’est que je n’avais aucune information me permettant de penser que « Clayton » ait pu exister. C’était la voie la plus facile à suivre, m’a assuré l’écrivain.

Mais Aimee Light avait existé. Et le corps qu’on avait découvert au motel Orsic était bien le sien. L’homme responsable de son meurtre, Bernard Erlanger, s’était présenté à moi sous le nom de Donald Kimball et croyait qu’il était, en fait, Patrick Bateman. Un homme qui était tellement obsédé par un livre et son protagoniste qu’il avait fini par basculer de l’autre côté. Bernard Erlanger, qui avait dirigé, sans succès, une agence de détective privé à Pearce (qui n’avait jamais été affiliée au bureau du shérif du comté de Midland), avait confessé les meurtres dont « Donald Kimball » m’avait parlé à la maison, le 1er novembre. Bernard Erlanger était passé aux aveux après avoir été arrêté devant une résidence de Clear Lake, vêtu d’un costume en lin Armani, d’une chemise en coton et d’une cravate en soie, de richelieus Cole Hahn, et d’un imperméable. Il avait une hache à la main. La résidence appartenait à Paul Owen, soixante-cinq ans, un veuf qui s’occupait d’une librairie indépendante à Stoneboat. Vers 2 h 30 du matin, le dimanche 10 novembre, Paul Owen avait entendu quelqu’un s’introduire chez lui. Il avait appelé le 911. Il s’était enfermé dans sa chambre. Il avait attendu. Quelqu’un avait essayé d’ouvrir la porte. Il s’était écoulé un bref instant avant que Bernard Erlanger ne se mette à cogner sa hache contre la porte, à plusieurs reprises avant qu’une voiture de police n’arrive. Il avait été arrêté et sans même être interrogé il avait spontanément avoué les meurtres de Robert Rabin, Sandy Wu, Victoria Bell et Aimee Light, ainsi que l’agression contre Albert Lawrence, la personne de passage qu’il avait aveuglée en décembre, l’année précédente. Je ne voulais rien savoir de plus sur Bernard Erlanger. Je ne voulais pas croire que Bernard Erlanger eût la moindre chose à voir avec les meurtres dans le comté de Midland, parce que je voulais croire que le tueur n’avait jamais existé. Je n’avais jamais douté des crimes – ils avaient effectivement eu lieu et les gens avaient été brutalement tués. Mais je voulais croire que le tueur était fictif. Que son nom était Patrick Bateman (et non Bernard Erlanger ou même Donald Kimball) et que, pendant une brève période au cours d’une année, il était devenu réel, comme tant de personnages de fiction finissent par le devenir pour leur créateur – et pour leurs lecteurs. La raison pour laquelle je voulais le croire (et une partie de moi le veut encore), c’est que j’ai terminé d’écrire l’histoire où Patrick Bateman meurt sur un ponton en flammes, au Bel Air Hotel, à l’instant même où la police de Clear Lake est arrivée à la résidence de Paul Owen.

Quatre semaines après la déclaration officielle de la disparition de Robby, Ashton Allen disparaissait à son tour.

 

Jayne a quitté le comté de Midland et s’est installée à New York, tout comme moi. Elle voulait le divorce, et il n’y avait rien à négocier, mais j’ai tout de même appris quelques trucs. Je n’avais pas su qu’il y avait une maison à Amangensett que Jayne avait achetée récemment pour la famille, ou qu’elle avait déjà organisé un voyage de Noël un peu compliqué à Londres et qui devait être une surprise (et était annulé à présent, bien sûr). Lorsque j’étais arrivé dans le comté de Midland cet été-là, je n’avais pas fait attention au fait que Jayne voulait construire un long avenir avec son mari. Elle avait vraiment désiré que les choses marchent entre nous. Mais elle aurait dû savoir que j’étais parfaitement transparent. Elle aurait dû savoir que la raison de ma présence n’avait rien à voir avec elle, mais avec le fait que j’essayais simplement de trouver un endroit où je pourrais retrouver l’envie de vivre. La procédure du divorce m’a paru singulièrement dépourvue de sens, dans la mesure où nous étions à peine mariés. Mais son avocat a insisté. Jayne voulait une rupture définitive et ne plus avoir quoi que ce soit qui nous lie. Je pouvais lui accorder ça : plus de contact avec elle ou Sarah. J’étais dans une grande détresse, mais j’ai expliqué à mon avocat que nous adopterions une stratégie d’acceptation. J’ai donc rencontré nos avocats respectifs (des hommes que nous avons payé 600 dollars l’heure pour nous aider à tout conclure) par un doux après-midi pluvieux d’avril dans un bureau de l’Empire State Building. Je les ai priés de bien vouloir m’excuser pour mon retard. Mon excuse : « Je n’étais jamais entré dans l’Empire State Building auparavant. » Un silence imposant a rempli la pièce, semblait-il, après que j’eus fait cet aveu. Des mains ont été tendues, des sourires forcés échangés. J’ai eu du mal à rester éveillé à cause de l’héroïne que je consommais quotidiennement désormais. Comme dans une chambre d’écho, j’ai entendu quelqu’un dire que, dans la mesure où il n’y avait pas eu de contrat de mariage, ce point allait-il faire « problème » au cours de la procédure ? Non. Notre fils avait disparu, le mot de « garde » n’a donc jamais été mentionné. Jayne a renoncé à une pension alimentaire. Mon avocat a passé en revue avec lassitude le reste des clauses. Jayne avait minci et ne m’a absolument rien dit, ce qui m’a fait penser à une époque où nous étions proches au point de pouvoir terminer nos phrases respectives. Elle n’arrêtait pas de replacer une mèche de cheveux derrière son oreille, geste que je ne l’avais jamais vue faire auparavant et qu’elle a répété sans fin au cours des quarante-cinq minutes passées dans le bureau de son avocat. Nous étions si haut au-dessus de la ville que j’étais obligé de me concentrer sur le grand bureau en chêne pour ne pas être pris de vertige. Ce que la fenêtre encadrait était une photo aérienne. J’envisageais l’Europe quand je me suis posé la question « Pourquoi Jayne et moi avons-nous choisi la solution de facilité ? » Mais c’était déjà terminé. Les papiers avaient été signés. J’ai été le premier à sortir du bureau. Quand j’ai appuyé sur le bouton d’appel de l’ascenseur, j’ai dû serrer les dents pour m’empêcher de pleurer. Je me suis rassuré en touchant dans mon imperméable le pistolet que je trimballais partout maintenant. Sur la Cinquième Avenue, j’ai eu du mal à lever le bras pour arrêter le taxi qui me ramènerait à l’appartement de la 13e Rue, l’endroit dans lequel je m’étais installé à mon arrivée au printemps 1987, lorsque j’étais un jeune romancier célèbre et que je ne savais rien sinon que la chance ne cessait de souffler sur moi, un endroit où on aurait dit que j’avais eu toutes sortes d’époques, un endroit où la célébrité semblait être une bonne idée, et où le flash d’une cellule photoélectrique avait été mon seul guide. Et maintenant je vivais avec un jeune sculpteur du nom de Mike Graves (qui avait environ douze ans de moins que moi) et parfois il était dans l’appartement de la 13e Rue et parfois il était dans son studio à Williamsburg. Je me suis retrouvé dans cette relation sans savoir ce que je faisais ou de qui j’avais besoin, et je supposais qu’il éprouvait la même chose, ou du moins je l’espérais. Il avait quelque chose de sombre, de résolu, qui me faisait vaguement réagir, et j’aimais la façon dont il se serrait contre moi, dont il faisait glisser ses doigts sur les cicatrices de ma jambe, et j’avais besoin de lui au petit matin, en été, quand les éclairs me réveillaient de mes cauchemars, quand je m’agitais dans un demi-sommeil, agrippant sa main et murmurant le nom de mon fils.

J’ai demandé au taxi de me laisser sur la Troisième Avenue, à un demi-bloc de l’appartement, et je suis entré d’un pas léger chez Kiehl’s pour acheter un shampooing spécial que Mike utilisait chez moi. Depuis les haut-parleurs de la boutique, on entendait Elton John chanter « Someone Saved My Life Tonight », et la chanson m’a suivi sur le trottoir dans la Troisième Avenue. C’était une chanson que mon père avait aimée et, un soir, alors que nous roulions dans Westwood pendant l’été 1976 et que j’avais douze ans, il m’avait même demandé qui la chantait, et quand je le lui avais dit, il avait monté le volume, et je lui avais été reconnaissant du fait qu’il ait aimé la chanson. Devant Kiehl’s, je suis tombé sur un type qui était avec moi à l’université, qui était arrivé à Manhattan la même année que moi, qui venait de divorcer pour la deuxième fois (cette femme l’avait quitté pour un membre de l’équipe des Mets et je me souvenais vaguement d’avoir lu un truc là-dessus). Il était bronzé et avait les cheveux un peu gris – ce que j’ai remarqué immédiatement et soudain j’ai eu honte de la coloration que je m’étais fait faire la veille au Avon Center dans Trump Tower. Il avait lu un article concernant la disparition de mon fils (me prenant même la main au moment où il m’a dit à quel point il était désolé, un type que je connaissais à peine) et il a fait un commentaire un peu narquois sur ma rupture avec Jayne (« Le mariage, c’est l’amour et le divorce, l’argent »), et lorsque j’ai répondu à certaines questions, il a fait cette remarque : je parlais trop lentement. J’ai agité en vain les mains, pour essayer d’expliquer des choses. Il sortait tout juste d’une cure de désintoxication et, comme nous comparions nos notes sur la question, j’ai bien vu – alors qu’il s’éloignait rapidement – qu’il voyait que j’étais pété. Ses derniers mots ont été « Bon, à la prochaine, peut-être ? » J’ai traversé la rue pour entrer dans un deli au coin, où j’ai acheté le Post parce que je lisais mon horoscope (et celui de Robby) tous les jours (laissez-vous guider par les feuilles de thé, évitez la tragédie, ignorez les pentacles, devinez l’allusion, réconciliez-vous avec l’avenir, embrasement possible, réveil du dormeur). Rentrant lentement vers l’appartement, je me suis arrêté au milieu du bloc et je me suis retourné. Quelqu’un avait chanté tout doucement derrière moi, mais il n’y avait plus personne. La chanson était tellement familière que j’en ai frissonné. Mais ce n’est qu’une fois allongé dans mon appartement vide que je me suis souvenu que c’était « On the Sunny Side of the Street ».

Et j’ai alors flotté vers un endroit très tendre, entouré de toutes les photos encadrées de Robby que j’avais découpées dans les journaux et les magazines parlant de sa disparition. Cet autel macabre dédié à sa biographie se déployait sur une étagère au-dessus de mon lit (« Ton sombre trône », disait Mike, avec la chair de poule). L’héroïne progressant en moi, j’ai pensé à la dernière fois que j’avais vu mon père vivant. Il était ivre et gros dans un restaurant de Beverly Hills, et recroquevillé sur moi-même dans mon lit, j’ai pensé : Et si j’avais fait quelque chose ce jour-là ? J’étais resté assis, passif, à la table du restaurant, dans Maple Drive, alors que la lumière de la mi-journée envahissait la salle à moitié vide, en train de peser le pour et le contre. La question était : Devrais-je le désarmer ? Je me souvenais du mot : désarmer. Devrais-je lui dire quelque chose qui n’est peut-être pas vrai, mais produirait l’effet désiré ? Et de quoi allais-je le persuader, même si c’était un mensonge ? Et quelle importance ? Peu importe ce que c’était, ce serait un nouveau commencement. La réplique à dire : Tu es mon père et je t’aime. Je me souviens d’avoir fixé la nappe blanche pendant que j’envisageais de le dire. Étais-je capable de la prononcer ? Je n’y croyais pas et elle n’était pas vraie, mais je voulais qu’elle le soit. L’espace d’un instant, pendant que mon père commandait une autre vodka (il était deux heures de l’après-midi ; il en était à sa quatrième) et se mettait à se plaindre de ma mère et de l’effondrement de l’immobilier en Californie, et du fait que « tes sœurs » ne l’appelaient jamais, j’ai compris que c’était possible et qu’en le disant je pourrais le sauver. J’ai tout à coup vu un avenir avec mon père. Mais l’addition est arrivée en même temps que la vodka et j’ai été arraché à ma rêverie par une dispute qu’il voulait entamer et je m’étais simplement levé et éloigné de la table sans même me retourner pour le regarder ou lui dire au revoir, et je m’étais retrouvé dehors au soleil, desserrant ma cravate au moment où un voiturier venait se garer devant moi dans la 450 SL crème. J’ai vaguement souri à ce souvenir, en pensant que je pouvais oublier le mal qu’un père peut faire à son fils. Je ne lui avais jamais reparlé. C’était en mars 1992 et il est mort au mois d’août suivant dans la maison de Newport Beach. Dans mon lit de la 13e Rue, j’ai compris l’unique chose que j’étais en train d’apprendre de mon père : à quelle solitude les gens se condamnent. Mais j’ai aussi compris ce que je n’avais pas appris de lui : qu’une famille – si vous le permettez – vous donne de la joie, qui vous donne à son tour de l’espoir. Que nous avions tous les deux échoué à comprendre que nous partagions le même cœur.

 

Il y avait encore une dernière histoire à écrire.

Je suis retourné à Los Angeles en août et dans l’après-midi de l’anniversaire de la mort de mon père j’ai attendu sur le parking du McDonald de Ventura Boulevard à Sherman Oaks. Il était 2 h 30. Après avoir un peu récupéré, j’ai laissé ma voiture et je suis parti en boitant jusqu’au restaurant (je me servais encore d’une canne). J’ai commandé un hamburger, un petit sachet de frites, un Coca enfant – je n’avais pas faim – et j’ai emporté mon plateau jusqu’à une table près de la fenêtre. La 450 SL était arrivée dans le parking à 2 h 40 précises. Un garçon – dix-sept, peut-être dix-huit ans – qui ressemblait de façon frappante à Clayton est descendu de la voiture. Il était plus grand à présent, j’ai remarqué, et il avait les cheveux plus courts, et en dépit des lunettes de soleil qu’il portait, je l’ai reconnu immédiatement. Je retenais mon souffle. Je l’ai observé alors qu’il s’approchait, un peu hésitant, de l’entrée. Il projetait une ombre – c’était une preuve. Une fois à l’intérieur, il m’a repéré et s’est dirigé avec beaucoup d’assurance vers la table où j’attendais en tremblant. Le monde est devenu silencieux. J’ai fait semblant d’être occupé à défaire le papier qui enveloppait le hamburger et puis je l’ai approché de mes lèvres et ai pris une petite bouchée. Robby était assis en face de moi, mais je ne pouvais pas le regarder ou dire quoi que ce soit. Il était silencieux lui aussi. Quand j’ai levé les yeux, il avait retiré ses lunettes de soleil et il me regardait avec un air triste. Je me suis mis à pleurer tout en mâchant mon hamburger, et je me suis essuyé le visage en essayant d’avaler. Tout ce que j’ai pu dire avant de me tourner a été, « Je suis désolé.

— Ça va, a-t-il dit tout bas. Je comprends. »

Sa voix était plus grave – il était plus vieux à présent, plus du tout le garçon timide que j’avais connu pendant ces quelques mois à Elsinore Lane – et il y avait quelque chose en lui qui laissait voir qu’il avait pardonné. Sa vie secrète l’avait rendu moins sombre, moins maussade. Quelque chose avait été résolu pour lui. L’acteur avait disparu.

Il fallait que je me tourne parce que j’étais sur le point de craquer.

« Pourquoi es-tu parti ? suis-je parvenu à dire d’une voix éraillée. Pourquoi nous as-tu quittés ?

— Papa. » Le mot ne sonnait plus comme autrefois. Il a posé sa main sur la mienne. C’était réel. Je la sentais. « Tout va bien. »

J’ai tendu la main et touché son visage avec la paume de mon autre main, et alors sa timidité est revenue et il a baissé les yeux.

« Ne t’inquiète pas. Je ne suis pas perdu. »

Il l’a redit, « Je ne suis plus perdu ».

Je voulais une autre chance, mais la honte me faisait redouter sa réponse. J’ai demandé quand même. « Robby, ai-je dit en m’étouffant, le visage mouillé. S’il te plaît, reviens. »

Mais tout ce qu’il a vu en fin de compte a été le sourire épanoui de l’acceptation.

Il était dehors, me regardant une dernière fois à travers la fenêtre.

Il regardait cette histoire avec affection.

J’ai remarqué que mon fils avait laissé un dessin : un paysage lunaire. Il était si détaillé que j’ai dû prendre mon temps pour l’étudier, me demandant quelle patience il avait fallu à mon fils pour dessiner ce paysage lunaire. D’où venait cette intention ardente et incessante ?

J’ai vu aussi qu’il y avait un mot écrit dessus et j’ai touché le mot du doigt.

Je ne savais pas ce qui l’avait amené jusqu’ici. Je ne savais pas ce qui l’avait appelé au loin.

Il était retourné vers la contrée où tout garçon contraint au courage et à la vivacité d’esprit se réfugie : une vie nouvelle. Où qu’il aille, il n’a pas peur.

La 450 SL crème est sortie du parking et a tourné à droite dans Ventura Boulevard, se glissant dans le flot des voitures jusqu’à ce qu’elle disparaisse, et l’histoire était finie.

La rencontre n’avait duré que quelques minutes, mais lorsque je suis reparti en boitant vers ma voiture, c’était déjà le crépuscule.

En face du McDonald, de l’autre côté de la rue, se trouvait la Bank of America où étaient entreposées les cendres de mon père. Ce que je n’avais raconté à personne, c’était ce qui s’était produit le 9 novembre, lorsque j’étais venu les récupérer. Quand j’avais ouvert le coffre ce jour-là, l’intérieur était couvert de cendres grises. L’urne qui contenait ce qui restait de mon père avait explosé et les cendres tapissaient les parois du coffre. Et dans la cendre quelqu’un avait écrit, peut-être du bout du doigt, le même mot que celui que mon fils avait écrit sur le paysage lunaire qu’il m’avait laissé.

 

Dans le bateau de pêche qui nous a emmenés au-delà des brisants sur le Pacifique, nous avons finalement accordé le repos à mon père. Au moment où les cendres se sont envolées dans l’air marin, elles se sont déployées dans le vent et mises à revenir vers nous, retombant dans le passé et recouvrant les visages qui y traînaient encore, couvrant tout de leur poussière, et puis les cendres ont fait naître un prisme et commencé à former des figures et à refléter les hommes et les femmes qui avaient créé lui et moi et Robby. Elles se sont déplacées au-dessus du sourire d’une mère et elles ont projeté une ombre sur la main tendue d’une sœur et elles ont dérivé au-delà de toutes les choses que tu voulais partager avec tout le monde. Je veux te montrer quelque chose, murmuraient les cendres. Tu regardais les cendres continuer à s’élever et à danser à travers une multitude d’images du passé, replongeant et puis remontant dans l’air, et les cendres se sont élevées au-dessus d’un jeune couple, les yeux au ciel, et puis la femme a dévisagé l’homme et il avait une fleur à la main et les cœurs battaient fort en s’ouvrant lentement et les cendres sont tombées en travers de leur premier baiser et puis sur un jeune couple poussant un bébé dans sa poussette au Farmer’s Market et finalement les cendres ont virevolté à travers un jardin et ont été chassées en direction du stuc rose de la première – et unique – maison qu’ils avaient achetée ensemble, dans une rue appelée Valley Vista, et puis les cendres ont tourbillonné dans un couloir et derrière les portes se trouvaient les enfants, et les cendres ont croisé des ballons dans l’air et ont soufflé doucement sur les flammes des bougies dansant délicatement sur le gâteau acheté chez le pâtissier sur la table de la cuisine le jour de ton anniversaire, et elles ont gravité autour de l’arbre de Noël qui était au centre de la salle de séjour et ont fait pâlir les petites lumières colorées suspendues à l’arbre, et les cendres ont suivi le vélo de course sur lequel tu pédalais quand tu avais cinq ans, et puis elles ont dérivé vers le toboggan jaune et mouillé sur lequel tes sœurs et toi jouiez, et elles ont flotté dans l’atmosphère et atterri sur les frondaisons des palmiers entourant la maison et un verre de lait que tu tenais, enfant, et ta mère en robe de chambre te surveillant pendant que tu nageais dans une petite piscine d’eau claire et une pellicule de cendres se déposait à la surface, et ton père te jetait dans la piscine et tu éclaboussais joyeusement tout autour, et on entendait une chanson pendant qu’une famille roulait vers le désert (Someone Saved My Life Tonight, dit l’écrivain) et les cendres tachaient les Polaroïds de ta mère et de ton père, jeunes parents, et tous les endroits où nous sommes allés en famille et la petite piscine continuait à faire de la vapeur derrière eux avec l’odeur des gardénias montant dans l’air de la nuit, vacillant dans la chaleur, et il y avait un petit golden retriever, un chiot, adorable, bondissant à côté de la piscine, extatique, courant après le Frisbee, et les cendres ont recouvert les Lego qui étaient étalés devant toi et le matin il y avait ta mère qui faisait au revoir de la main et t’appelait doucement, et les cendres continuaient à tournoyer dans l’espace avec des enfants qui leur couraient après, et elles ont couvert de poussière les touches du piano sur lequel tu jouais et le jeu de backgammon sur lequel ton père et toi vous affrontiez, et elles ont atterri sur le rivage à Hawaï dans une photo des montagnes partiellement cachées par le reflet sur l’objectif et elles ont assombri un coucher de soleil orange au-dessus des dunes ondulées de Monterey et elles se sont mises à pleuvoir sur les tentes roses d’un cirque et une grande roue à Topanga Canyon et elles ont noirci une croix blanche qui se dressait sur une colline à Cabo San Lucas, et elles se sont cachées à l’intérieur des pièces de la maison de Valley Vista et derrière la rangée de portraits de famille, dérivant sur tous les rendez-vous annulés et les avions ratés, les désirs non exaucés et les déceptions confirmées, et très vite elles ont recouvert tous les miroirs dans toutes les pièces où nous vivions, nous cachant nos propres imperfections au moment où les cendres ont circulé dans nos veines, et elles ont suivi le garçon sombre qui s’est enfui, le fils qui a découvert ce que tu es, et tout le monde était trop jeune pour comprendre que notre vie se repliait sur elle-même – c’était tellement idiot et touchant de penser à un moment donné que, d’une certaine façon, nous serions tous épargnés, mais les cendres ont continué à progresser et recouvert une ville entière avec un nuage s’éloignant poussé par le vent et ne cessant de monter et les images ont commencé à devenir plus petites et je pouvais voir la petite ville où il était né alors que les cendres passaient au-dessus des montagnes du Nevada, se mélangeant à la neige qui tombait là et qu’elles traversaient une rivière, et puis j’ai vu mon père marcher vers moi – il était de nouveau enfant et il souriait et il m’offrait une orange qu’il tenait des deux mains, tandis que les chiens de chasse de mon grand-père couraient de l’autre côté de la voie ferrée après les cendres se déposant sur leur pelage, et les cendres se sont mises à déteindre dans les images et ont dérivé vers sa mère pendant qu’elle dormait et ont recouvert le visage de mon fils qui rêvait de la lune et dans son rêve elles en assombrissaient la surface en volant au-dessus d’elle, mais après leur passage la lune était plus brillante que jamais, et les cendres sont tombées en pluie vers la terre, virevoltantes, scintillantes à présent, et bientôt ont été absorbées au sein d’une vision de lumière dans laquelle les images ont commencé à se désagréger. Les cendres s’effondraient sur tout et suivaient les répercussions. Elles étaient tamisées au-dessus des tombes de ses parents et finalement elles entraient dans le monde froid, éclairé, des morts où elles perlaient de l’autre côté des enfants qui se trouvaient dans le cimetière et puis quelque part à l’autre bout du Pacifique – après être passées en les froissant sur les pages de ce livre, se répandant sur les mots et en créant de nouveaux – elles ont commencé à sortir du texte, se perdant quelque part hors de ma portée, et puis elles ont disparu, et le soleil a changé de position et le monde a oscillé et puis il est passé à autre chose, et même si tout était fini, quelque chose de nouveau avait été conçu. La mer a atteint le bord d’une terre où une famille, en silhouette, nous regardait jusqu’à ce que le brouillard les dissimule. À ceux d’entre nous qui sont distancés : je me souviendrai de vous, vous étiez ceux dont j’avais besoin, je vous ai aimés dans mes rêves.

Alors, si vous deviez voir mon fils, faites-lui savoir que je lui dis bonjour, sois bon, que je pense à lui et que je sais qu’il veille sur moi quelque part, et qu’il ne s’inquiète pas : il peut toujours me retrouver ici, quand il veut, ici même, mes bras grands ouverts l’attendent, dans les pages, sous la couverture, à la fin de Lunar Park.