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KENTUCKY PETE


J’ai gardé les yeux fixés sur l’horizon. Le ciel tournait au noir et les nuages qui y roulaient ne cessaient de changer de formes. Ils ressemblaient à des vagues, des crêtes, à l’écume d’un millier de plages. Je regardais régulièrement dans le rétroviseur pour voir si rien ne nous suivait. Je n’avais rien à foutre de la façon dont Sarah réagirait quand elle s’apercevrait que sa peluche avait disparu. Il faudrait qu’elle s’y fasse, rock’n’roll. L’écrivain a remarqué que nous ne prenions pas la direction de l’université et il a reparlé de Nombres négatifs. J’ai dit posément à l’écrivain que nous n’allions pas à l’université. J’ai dit à l’écrivain que nous retournions au 307 Elsinore Lane. J’ai dit à l’écrivain qu’il nous fallait remonter dans la chambre de Robby. Il y avait des informations dans l’ordinateur de Robby. Nous devions voir en quoi consistaient ces informations. Les informations allaient éclaircir les choses. C’était la raison pour laquelle nous avions pris la direction de la maison et non de l’université.

Ce qui se trouve dans l’ordinateur est simplement un avertissement, a répliqué l’écrivain.

La réponse est dans ce manuscrit et non dans ces fichiers, a répliqué l’écrivain.

J’étais parti à la dérive, pensant à mon propre manuscrit. Je pensais que je savais, à ce moment précis, que je ne le finirais jamais. J’ai accepté ce fait avec stoïcisme.

Quand l’écrivain s’est mis à rire de moi, je me suis senti transparent.

L’écrivain a dit en riant, « Gare-toi ».

L’écrivain a dit en riant, « Laisse-moi descendre ».

Le portable a sonné. Je l’ai attrapé sur le tableau de bord. C’était Pete.

« Où as-tu trouvé cette peluche ? ai-je demandé dès que j’ai décroché.

— Hé, Bret Ellis, a-t-il dit d’une voix traînante, en train de mâcher quelque chose. C’est un petit peu tôt dans la journée… On n’a pas dormi de la nuit ?

— Non, non. Ce n’est pas ça. Je voulais juste te parler de cette peluche…

— Quelle peluche, mec ?

— Ce piaf que je t’ai demandé de trouver pour ma petite fille ? ai-je précisé en essayant de prendre le ton du parent inquiet et non celui d’un des camés préférés de Pete. J’avais besoin d’un de ces Terby pour son anniversaire, et ils étaient en rupture de stock. Tu te souviens ?

— Ah ouais, d’accord, cet ignoble truc flippant que tu voulais à n’importe quel prix.

— Oui, exactement », ai-je dit, soulagé en fait que Pete s’en souvienne. Nous ne faisions pas fausse route. « Qui te l’a fourni ? »

J’ai pu l’entendre hausser les épaules. « Un contact à moi.

— C’était qui ?

— Pourquoi ?

— J’ai besoin d’un renseignement précis, Pete. C’était qui ?

— Tu es sûr que tu n’es pas pété, mec ? »

M’apercevant que j’avais la voix rauque et pâteuse, j’ai essayé de trouver un ton plus neutre.

« C’est important, d’accord ? Tu n’as pas besoin de dénoncer qui que ce soit. Est-ce que ton contact a trouvé ce truc dans un magasin de jouets ou par quelqu’un ou je ne sais quoi ?

— Je ne lui ai pas demandé où il l’avait trouvé. » Je pouvais voir le visage bourré de Pete à la façon dont il venait de dire ça. « Il me l’a apporté, c’est tout. »

OK. J’ai respiré à fond. Nous progressions. Le contact était un homme.

« À quoi ressemblait le type ? » J’ai serré le volant, redoutant la réponse de Pete.

« À quoi il ressemblait ? a demandé Pete. Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?

— C’était un type jeune ? Vieux ?

— Pourquoi tu veux connaître des conneries pareilles ?

— Pete, donne-moi simplement une vague description. » J’ai baissé la voix. « S’il te plaît, je crois que c’est important.

— C’était un type plutôt jeune, a dit Pete, perplexe.

— À quoi il ressemblait ?

— À quoi ? Il ressemblait à un mec qui va à l’université. En fait, c’était un mec qui va à l’université. Là où tu donnes tes cours, mec. »

L’écrivain a commencé à sourire.

L’écrivain se tortillait d’extase sur son siège.

L’écrivain voulait applaudir.

Mon silence a encouragé Pete à continuer.

« Je devais rencontrer des gamins, la première semaine de cours, et je dois dire que j’avais essayé partout – ce truc était absolument introuvable – et je savais combien de fric t’étais prêt à mettre, alors j’étais un peu désespéré et en fait je demandais à tout le monde et un soir que je passais à l’université… je faisais mon petit tour, j’ai demandé à cette bande de gamins s’ils pouvaient m’en procurer un et ce gamin a dit qu’il pourrait m’en avoir un, le lendemain. Pas de problème. »

Je roulais sur l’autoroute.

J’ignorais les palmiers qui ne se balançaient pas sur le bord et avaient transformé l’autoroute en corridor.

J’avais bien aligné la voiture dans la file qui était la nôtre.

L’écrivain ne pouvait plus contenir sa joie.

Kentucky Pete continuait à parler et ce qu’il disait n’avait plus aucune importance.

« Et donc je me suis arrêté au parking du Fortinbras et on s’est retrouvés et il avait le truc et voilà l’histoire. » Pete a inhalé quelque chose et sa voix est devenue plus profonde. « Je lui ai donné la moitié du fric et j’ai gardé le reste pour ma commission et affaire conclue.

— À quoi est-ce qu’il ressemblait, Pete ?

— Merde, mec, t’arrêtes pas de me demander ça comme si c’était important.

— Ça l’est. Dis-moi à quoi il ressemblait. »

Pete est resté silencieux, et puis il a inhalé encore une fois. « Bon, tu vas sûrement croire que je me casse pas trop sur ce coup, mais il te ressemblait un peu. »

J’ai trouvé la ressource en moi pour demander : « Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Eh ben, il te ressemblerait si t’étais un peu plus jeune. »

J’ai trouvé la ressource en moi pour demander : « Il s’appelait Clayton ?

— Je garde pas les dossiers, mon pote. »

À l’extérieur de la voiture, tout était flou. « Il s’appelait Clayton ?

— Tout ce que je sais, c’est que je l’ai rencontré à l’université et qu’il conduisait cette petite Mercedes blanche. » Pete a toussé. « Je me souviens de la voiture. Je me souviens de m’être dit, Putain, ce gamin est bourré de fric. Je me souviens de m’être dit, Ça va être un trimestre très lucratif. » Parasites. « Mais je l’ai jamais revu le gamin. »

La Porsche a tangué légèrement. Une autre vague de peur qui déferlait.

« Il s’appelait Clayton ? » ai-je bégayé et j’ai essayé de me redresser. J’aurais tout aussi bien pu me parler à moi-même.

Il y a eu un long silence, seulement perturbé par les parasites sur la ligne. Et puis ça a été le silence.

J’allais raccrocher.

« Tu sais quoi ? » Pete était de retour. « Je crois qu’il s’appelait comme ça. Ouais, Clayton. Ça m’a l’air d’être ça. » Un silence concentré pendant lequel Pete a compris quelque chose. « Hé, attends une minute… alors tu le connais ? Merde, pourquoi tu m’appelles si… »

J’ai raccroché.

Je me suis concentré sur le vide aveuglant de l’autoroute.

Ce que tu viens d’entendre ne te donnera aucune réponse, Bret. C’est ce qu’a dit l’écrivain.

Regarde comme le ciel est noir, a dit l’écrivain. C’est moi qui l’ai fait comme ça.