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Dimanche 10 novembre


L’ATTAQUE

Robert Miller a entamé le nettoyage le jeudi 7 novembre, en faisant tout d’abord appel au service de désinsectisation avec lequel il avait l’habitude de travailler dans ces cas-là, et en mettant la maison sous cloche à six heures du soir. Le soir suivant, le 8 novembre, l’équipe de Miller a installé son matériel au 307 Elsinore Lane et n’est revenue que le samedi soir – vingt-quatre heures plus tard exactement –, et une fois qu’il a été admis que l’espace avait été nettoyé, il a retiré son matériel de la maison. Tout cela m’a été rapporté par Robert Miller au cours d’une conversation téléphonique, après l’atterrissage de mon avion à Midland Airport à 11 h 20 le dimanche matin, pendant que je conduisais la Range Rover en direction de la ville. Miller se disait convaincu que la maison était « sûre ». Il a mentionné les « changements spécifiques » qui se sont produits après le retour de son équipe, le samedi. Il m’a assuré que je serais satisfait de ces transformations. Les dégâts qui avaient été causés pendant la LIS n’avaient pas été « corrigés » (la porte arrachée de ses gonds ; la perforation dans le mur), mais il a insisté sur le fait que je serais enchanté par les « différences physiques » survenues dans le reste de la maison. Après cette conversation, le besoin que j’avais de la voir est devenu irrépressible. Au lieu d’aller au Four Seasons, j’ai roulé jusqu’au 307 Elsinore Lane.

La première chose que j’ai remarquée – et j’en ai eu le souffle coupé en me garant devant la maison : la peinture blanc lys était revenue, remplaçant le stuc rose qui avait infecté toute la surface extérieure. Je me souviens d’avoir garé la Range Rover dans l’allée et marché vers la maison, frappé d’une crainte mystérieuse, la main serrée sur les clés, avant qu’un merveilleux soulagement ne m’envahisse et ne permette à mon corps de se sentir différent. Le regret qui m’avait jusqu’ici affligé s’est envolé et je suis devenu quelqu’un d’autre. Je suis allé voir le côté de la maison – désormais du même blanc que celui qui avait été là en juillet – et j’ai touché le mur et n’ai rien senti d’autre qu’une impression de paix que, pour une fois, je ne m’étais pas imposée. C’était vrai.

À l’intérieur de la maison, je n’ai éprouvé aucune peur ; il n’y avait plus la moindre trépidation. Je pouvais sentir le changement ; quelque chose avait été libéré. Il y avait un nouveau parfum, une absence de pression, une différence qui était impalpable, mais néanmoins capable de s’annoncer avec force. J’ai été surpris de voir Victor arriver d’un pas vif de la cuisine pour me saluer dans l’entrée. Il n’était plus dans le chenil du sous-sol de l’hôtel, il remuait la queue et avait l’air véritablement excité par ma présence. Il n’y avait plus rien de la réticence courroucée qui émanait de lui lorsque j’entrais dans son champ de vision. Mais je n’ai pas pu me concentrer très longtemps sur le chien parce que la salle de séjour avait miraculeusement changé. Les longs poils verts de la moquette étaient redevenus des poils ras et beiges, et les rideaux de 1976 suspendus à une fenêtre (quelques jours auparavant) avaient disparu, et le mobilier était disposé comme je l’avais trouvé en arrivant pour la première fois dans la maison. J’ai fermé les yeux et pensé : Merci. Il y avait un avenir (pas nécessairement dans cette maison – j’avais déjà prévu de déménager) et je pouvais penser à un avenir parce que, après avoir été si longtemps habitué à ce que les choses ne marchent pas, je pouvais à présent, pour un instant, croire qu’elles allaient changer. Et la transformation de la maison en était la confirmation.

Les coups de langue de Victor sur ma main m’ont poussé à prendre le portable dans ma poche.

J’ai composé le numéro de Marta.

(L’échange qui suit a été reconstitué à la suite d’une conversation que j’ai eue avec Marta Kauffman le mardi 19 novembre.)

« Marta ?

— Hé – comment ça va ? Vous êtes de retour ?

— Ouais, je suis à la maison en fait. Je suis venu directement de l’aéroport pour contrôler. » Je me suis tu en entrant dans la cuisine.

« Bon, tout s’est plutôt bien passé…

— Comment se fait-il que Victor soit ici ? Je pensais vous avoir dit de ne…

— Ah ouais. Nous l’avons ramené ce matin.

— Pourquoi vous l’avez ramené ?

— Il flippait dans le chenil, et l’hôtel m’a dit que nous devions le sortir de là. Et comme vous m’aviez dit que tout serait terminé à la maison dimanche, nous l’avons déposé, il y a deux heures environ. Il va bien ?

— Ouais… il va bien… »

Et à ce moment-là j’avais quitté la cuisine pour passer dans l’entrée.

J’étais au pied de l’escalier et puis, sans hésitation, j’ai commencé à monter.

« En fait, il était complètement agité ici. Les cages étaient petites et il n’était vraiment pas heureux, et Robby et Sarah, bien entendu, ont commencé à être furieux. Mais quand nous l’avons déposé à la maison, il avait l’air bien. Il était parfaitement détendu et…

— Comment vont les enfants ? ai-je demandé en lui coupant la parole, prenant conscience que Victor n’était pas si important que ça pour moi.

— Euh, Sarah est juste à côté de moi…

— Et Robby ? »

(Marta Kauffman, lors de sa déposition, a déclaré que j’avais posé cette question avec un « empressement assez peu naturel »)

« Robby est allé au centre commercial avec des amis pour voir un film. »

(« Qui est revenu à la maison quand vous avez déposé Victor ? » Je ne me souviens pas d’avoir posé cette question, mais selon la déposition de Marta Kauffman le 19 novembre, je l’ai fait.)

« Nous sommes venus tous les trois. » Marta a marqué un temps d’arrêt. « Robby avait besoin de prendre des affaires.

— Prendre des affaires pour quoi ?

— Il a dit qu’il allait passer la nuit chez un ami.

— Quel ami ?

— Ashton, je crois. » Elle a marqué un temps d’arrêt. « Ouais, je suis presque sûre qu’il a dit Ashton. »

(Avant que je n’entre dans la chambre, j’ai murmuré quelque chose dont ni Marta Kauffman ni moi ne nous souviendrions le 19 novembre, mais qui, selon l’écrivain, était : « Pourquoi Robby avait-il des affaires à prendre alors qu’Ashton habite juste à côté ? »)

« Bret, ce n’est pas très grave. Quelques vêtements, c’est tout. Il n’est resté que dix minutes dans sa chambre. Nadine Allen va les chercher au centre commercial et il devrait être de retour chez eux vers quatre…

— Vous pouvez me donner son numéro de portable ? »

Marta a soupiré – ce qui m’a foutu en rogne, je me souviens de la lueur de rage – et me l’a donné.

« Je reviens tout de suite à l’hôtel. Je vous retrouve dans une vingtaine de minutes.

— Vous voulez parler à Sarah… » Après lui avoir raccroché au nez, j’ai composé le numéro de Robby.

J’attendais devant la porte de sa chambre. Ça ne répondait pas.

Mais je n’étais pas inquiet et je n’ai pas laissé de message.

Pourquoi l’aurais-je été ?

Il était au centre commercial Fortinbras avec des amis et ils voyaient un film et il avait poliment éteint son portable quand le film avait commencé (scénario incroyablement éloigné de ce qui s’est en réalité passé ce jour-là) et je le verrais ensuite à l’hôtel, et même si nous ne quittions pas le Four Seasons pour retourner à la maison (ce ne serait jamais une option possible), Robby pourrait passer la nuit chez les Allen (j’ai tout de même eu, à cet instant précis, l’intuition un peu fébrile qu’il avait école le lendemain) et Jayne rentrerait le mercredi et nos vies reprendraient leur cours supposé depuis que j’avais accepté la proposition de Jayne et m’étais installé dans le comté de Midland en juillet dernier. J’ai pensé avec un mouvement d’impatience aux prochaines vacances, alors même que je contemplais la porte fendue et déchiquetée à coups de dents devant moi.

(Je ne me souviens pas précisément d’avoir ouvert la porte de la chambre de Robby, mais – pour une raison quelconque – je me souviens de la première chose qui me soit venue à l’esprit quand je suis entré. C’était un propos que m’avait tenu Robby alors qu’il pointait le doigt vers des trucs dans le ciel, la nuit, au cours de ce pique-nique à Horatio Park pendant l’été : que les étoiles qu’on voit la nuit n’existent pas en fait.)

La chambre était dans l’état dans lequel elle se trouvait le mercredi soir quand nous avions fui la maison. Un lit défait, l’ordinateur mort, un placard ouvert.

J’ai avancé lentement jusqu’à la fenêtre et j’ai regardé dans Elsinore Lane.

Un dimanche paisible de plus, et tout semblait aller bien dans le monde.

(Est-ce que tu aurais pu imaginer que tu écrirais un jour une phrase pareille ?)

Je suis resté un long moment dans la chambre, pour faire l’inventaire.

Ce que je n’avais pas fait : je ne m’étais pas retourné.

J’étais entré directement dans la chambre. J’étais resté là. J’avais pensé à mon fils et à ses mobiles. Je n’avais pas vu ce qui était derrière moi.

Au début, je n’ai pas compris. Il m’a fallu un moment pour saisir.

Quand je me suis retourné, j’ai vu, écrit à la main sur la grande photo murale du terrain de skate-board désert, en énormes lettres rouges :

 

D I s pA RaiS

I ci

 

J’ai eu du mal à respirer, mais je n’ai pas paniqué immédiatement.

Je ne paniquais pas parce qu’un truc sur le sol avait attiré mon regard et provisoirement substitué la curiosité à la panique.

Il était posé près de la porte ouverte, sur le côté.

En m’en rapprochant, j’ai cru que je voyais un grand bol en papier journal mâché (c’était ça) que quelqu’un avait garni de deux pierres noires.

J’ai supposé que c’était un projet artistique pour l’école.

Mais les pierres noires étaient humides. Elles étaient brillantes.

Et quand je me suis retrouvé au-dessus du bol, les yeux baissés vers lui, j’ai compris ce que c’était en réalité.

C’était un nid.

Et dans le nid, les deux objets noirs oblongs n’étaient pas des pierres.

J’ai su immédiatement ce que c’était.

C’étaient des œufs.

Il y avait un autre nid près de la porte du placard (et un autre encore a été découvert par la suite dans la chambre d’amis).

Un truc dont Miller m’avait averti m’a traversé l’esprit.

Miller avait dit que la fumigation était nécessaire afin qu’il ne reste plus rien de vivant dans la maison lorsqu’on commencerait le nettoyage.

C’était pour cette raison que la fumigation était indispensable : les esprits, les démons, essaieraient de se glisser dans n’importe quelle créature vivante pour « prolonger leur existence ».

Question : Et si une peluche s’était cachée et avait attendu ?

Et si le Terby s’était caché dans la maison ?

Et s’il avait survécu aux exterminateurs ?

Et si quelque chose s’était glissé en lui ?

Le lien établi entre la peluche et les nids était sensé et immédiat.

Je me souviens d’avoir foncé hors de la chambre et dévalé l’escalier, agrippé à la rampe pour ne pas tomber.

Quand j’ai atterri dans l’entrée, j’ai commencé à composer le numéro de Robby.

Encore une fois, je ne m’en souviens pas très bien, mais alors que j’attendais pour laisser un message, je crois avoir remarqué la présence de Victor.

À cause de Victor, je n’ai pas pu laisser de message.

(Mais si j’avais appelé une troisième fois – comme l’ont fait un certain nombre de gens par la suite – j’aurais appris que le portable avait été désactivé.)

Victor était couché dans la position fœtale, tremblant sur le sol en marbre de l’entrée.

Le chien joyeux qui s’était approché de moi, tout excité, dix minutes plus tôt, n’existait plus.

Il gémissait.

Quand il m’a entendu, il m’a regardé avec des yeux tristes, vitreux, en continuant à trembler.

« Victor ? »

Le chien m’a léché la main quand je me suis accroupi pour le caresser.

Le bruit de sa langue léchant la peau sèche de ma main a été soudain couvert par des bruits mouillés, derrière le chien.

Victor a vomi sans même lever la tête.

Je me suis redressé tout doucement et j’ai fait le tour vers l’endroit d’où venaient les bruits mouillés.

Quand j’ai soulevé la queue du chien, j’aurais voulu pouvoir bondir hors de mon esprit.

L’anus du chien était distendu, au point d’atteindre un diamètre d’une vingtaine de centimètres environ.

La moitié inférieure du Terby dépassait du chien et s’enfonçait progressivement dans la cavité, ondulant un peu pour glisser plus facilement.

J’étais pétrifié.

Je me souviens d’avoir instinctivement tendu la main au moment où les serres de la peluche ont disparu, le corps du chien se ballonnant avant de se tasser.

De nouveau, Victor a vomi sans bouger.

Tout est resté immobile pendant un bref instant.

Et puis le chien a été pris de convulsions.

Je m’étais déjà écarté lentement de lui.

Mais au moment où je l’ai fait, Victor – ou autre chose – l’a remarqué.

Sa tête s’est brusquement redressée.

Dans la mesure où le chien était étendu entre la porte d’entrée et moi, et que je ne voulais pas l’enjamber, j’ai commencé à remonter l’escalier.

Je faisais des mouvements très appliqués.

Je faisais semblant d’être invisible.

Les gémissements de Victor s’étaient soudain transformés en grognements.

Je suis resté immobile, dans l’espoir de calmer Victor.

Je respirais à fond.

Le chien, toujours sur le sol en marbre de l’entrée, s’est mis à baver abondamment. En fait, un flot continu d’écume coulait de sa gueule. C’était jaune au début, de la couleur de la bile, et puis l’écume est devenue rouge sombre, et puis des plumes se sont mêlées à l’écume qui continuait de couler de la gueule de Victor. Et puis, l’écume est devenue noire.

Je me souviens d’avoir couru en direction du premier étage à ce moment-là.

Et au cours de ce qui n’a paru qu’un instant, quelque chose – c’était la mâchoire de Victor – s’est refermé sur le haut de ma cuisse, à l’instant où je parvenais au virage de l’escalier. Une pression soudaine, une douleur fulgurante, et quelque chose d’humide.

Je suis tombé dans l’escalier, la tête la première, en hurlant.

Je me suis retourné pour donner un coup de pied au chien, mais il avait déjà reculé.

Le chien, le dos dressé, se tenait trois marches au-dessous de l’endroit où je me tortillais.

Et puis le chien s’est mis à gonfler.

Le chien a commencé sa mutation en quelque chose d’autre.

Ses os grandissaient et ont commencé à percer la peau.

Les bruits que faisait Victor étaient stridents, très aigus.

Le chien a eu l’air surpris lorsque son dos s’est arqué – et que son corps a grandi de trente centimètres d’un coup.

Le chien a émis un autre cri douloureux et puis a cherché à reprendre son souffle.

Tout s’est arrêté pendant un moment et, en pleurs, j’ai tendu la main sans réfléchir, stupidement, pour réconforter le chien, pour lui faire sentir que j’étais son ami, qu’il n’avait pas besoin de m’attaquer parce que je n’étais pas une menace.

Mais c’est alors qu’il a retroussé les babines et s’est mis à hurler.

Ses yeux roulaient dans leurs orbites, sans contrôle, jusqu’à ce qu’on ne voie plus que le blanc.

J’ai appelé à l’aide.

Dès que je me suis mis à crier, le chien a bondi vers moi, mais s’est cogné contre le mur. Il continuait à grandir.

J’ai essayé de me mettre debout, mais ma jambe droite était si abîmée que je me suis effondré dans l’escalier à cause des marches glissantes du sang qui coulait de la blessure de ma cuisse.

Le chien a cessé de bouger, puis s’est mis à tressauter au moment où sa gueule s’est allongée pour devenir celle d’un loup.

Ses pattes avant grattaient frénétiquement une marche, avec une telle force qu’elles déchiquetaient le bois lisse et vernis.

J’ai essayé de me hisser sur les marches.

Le chien a baissé la tête et lorsqu’il l’a lentement relevée en s’approchant de moi, il grimaçait.

À bout de souffle, je l’ai frappé des deux pieds, avant de me hisser un peu plus haut.

Le chien a cessé d’avancer.

Le chien a basculé légèrement la tête et puis s’est remis à hurler.

Ses yeux étaient si exorbités qu’ils ont fini par jaillir des orbites et pendre de chaque côté du museau, au bout des nerfs optiques.

Le chien avait la gueule trempée de sang, tachant de rouge les dents découvertes.

Il avait à présent ce qui ressemblait à des ailes – elles avaient poussé sur ses flancs.

Elles avaient traversé les côtes et battaient pour se débarrasser du sang et des viscères qui les couvraient.

Il a avancé lentement vers moi.

Je n’arrêtais pas de lui donner des coups de pied.

Et, sans effort, une gueule pleine de dents s’est abattue encore une fois dans ma cuisse droite et a mordu.

Je me suis cabré en hurlant et le sang a balayé le mur en arc de cercle quand le chien a lâché prise.

Il faisait tout à coup un froid glacial dans la maison, mais j’avais le visage couvert de sueur.

Je m’étais mis à ramper sur les marches quand il m’a mordu encore, juste au-dessous de l’endroit qu’il venait de déchirer.

J’ai essayé de me dégager.

J’ai dégringolé vers le chien parce que les marches étaient trempées de sang.

Il a frappé de nouveau.

Les dents étaient maintenant les crocs du Terby et il les plantait dans mon mollet.

J’ai compris d’une façon atrocement irrévocable : il voulait m’immobiliser.

Il ne voulait pas que je puisse aller où que ce que ce soit.

Il ne voulait pas que je fonce au centre commercial Fortin-bras.

Il ne voulait pas que je retrouve Robby.

Ça m’a rendu furieux et j’ai cogné du revers de la main la gueule du chien qui continuait, aveugle, à me mordre. Du sang a giclé de son museau. Je l’ai frappé une deuxième fois.

La gueule crachait du sang et le chien ne cessait de hurler.

Je me suis mis à hurler plus fort que lui.

Je pataugeais sur place et j’ai levé la tête pour voir à quelle distance je me trouvais du palier.

Il y avait huit marches.

J’ai réussi à me relever, traînant ma jambe massacrée.

Alors, j’ai senti le truc bondir sur mon dos quand il a compris où j’allais.

J’ai pivoté sur moi-même et j’ai pu me débarrasser du truc.

Je me suis débattu dans ce sang, tout en essayant de le chasser à coups de pied.

Je n’ai pu m’empêcher de me vomir dessus et puis j’ai murmuré, « Je t’entends Je t’entends Je t’entends… »

Mais cette promesse ne marchait plus.

Le chien a repris des forces et il s’est dressé sur les pattes arrière comme un cheval, menaçant, les ailes déployées de façon obscène, battant, nous couvrant de plus de sang encore.

À cet instant précis, j’ai levé la jambe gauche et sans réfléchir je lui ai donné un coup de pied de toutes mes forces dans la poitrine.

Il a basculé en arrière, en battant des ailes pour tenter de rester en équilibre, mais elles étaient encore trop lestées de sang et de chair, et il est tombé, glissant jusqu’au bas de l’escalier et finissant sur le sol en marbre, dans des hurlements, entreprenant de se remettre d’aplomb avec la précipitation d’un insecte.

Sur le palier, je me suis mis à ramper comme un fou vers la chambre de Robby.

Au-dessous, le truc s’était redressé et remontait l’escalier, en faisant claquer les rangées inégales de crocs qu’était devenue sa gueule.

Je me suis projeté en avant et engouffré dans la chambre de Robby, claquant la porte derrière moi et la verrouillant d’une main trempée de sang.

Le truc s’est jeté contre la porte.

C’est dire à quelle vitesse il était monté.

Je me suis relevé et maladroitement j’ai sautillé sur un pied jusqu’à la fenêtre.

Je me suis effondré devant et j’ai tâtonné pour trouver la crémone.

J’ai regardé derrière moi parce que tout était si calme, soudain.

Au-delà de la traînée de sang que j’avais laissée sur le sol, la porte gondolait.

Et puis le truc a recommencé à hurler.

J’ai ouvert la fenêtre, en équilibre sur la jambe gauche, et j’ai escaladé le rebord, répandant du sang partout.

Je me souviens que lorsque je me suis laissé tomber, je m’en fichais.

Ce ne serait pas une longue chute. Ce serait la fuite. Ce serait la paix.

J’ai atterri sur la pelouse. Je n’ai rien senti. Toute la douleur était concentrée dans ma jambe droite.

Je me suis relevé et je suis parti en boitant vers la Range Rover.

Je me suis hissé sur le siège du conducteur et j’ai démarré.

(Lorsqu’on m’a posé la question, j’ai répondu que je ne savais pas – et je ne peux toujours pas fournir de réponse aujourd’hui – pourquoi je n’étais pas allé chez un voisin après l’attaque.)

Gémissant faiblement, j’ai passé la marche arrière et appuyé sur l’accélérateur du pied gauche.

Une fois sorti de l’allée et immobilisé au milieu d’Elsinore Lane, j’ai vu la 450 SL crème.

Elle venait de Bedford Street et se trouvait à un bloc de moi.

En la voyant arriver, je me suis concentré sur le type qui conduisait : l’air sinistre, déterminé, reconnaissable.

Et, comme si la séquence avait été montée dans mes rêves, Clayton était au volant de la voiture.

Quand j’ai vu le visage de Clayton, j’ai lâché le volant et la Range Rover, toujours en marche arrière, a fait un demi-tour sur elle-même et s’est retrouvée en travers d’Elsinore Lane.

J’ai essayé de reprendre le contrôle de la voiture, alors que la 450 SL continuait d’avancer.

Elle prenait de la vitesse.

Je me suis arc-bouté quand elle a percuté la Range Rover du côté du passager.

La collision a projeté le 4 × 4 par-dessus un trottoir et dans le chêne qui se trouvait au milieu de la pelouse des Bishop, avec une telle violence que le pare-brise a explosé.

Tout s’est mis à sombrer autour de moi.

La 450 SL s’est dégagée de l’épave et a reculé jusqu’au milieu d’Elsinore Lane. La Mercedes n’était pas endommagée.

Il faisait jour, j’ai remarqué que je perdais connaissance.

Clayton est descendu de la voiture et a commencé à marcher vers moi.

Son visage était une lune rouge et floue.

Il portait les vêtements dans lesquels je l’avais vu le jour d’Halloween dans mon bureau à l’université, y compris le pull avec l’aigle imprimé. Le pull que j’avais porté quand j’avais son âge.

De la vapeur s’élevait du capot cabossé de la Range Rover.

J’étais incapable de bouger. Mon corps entier vibrait de douleur. Ma jambe était trempée de sang. Il ne cessait de gicler de la morsure dans mon jean.

« Qu’est-ce que vous voulez ? »

La Range Rover tressautait parce que j’avais le pied coincé contre l’accélérateur.

Le garçon s’est rapproché de moi en flottant, sans se presser, détendu.

À travers mes larmes, j’ai pu distinguer ses traits plus nettement.

« Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous voulez ? »

Derrière lui, j’apercevais la maison en train de fondre.

Il était maintenant près de ma vitre.

Son regard était d’une telle crudité qu’il avait l’air aveugle.

J’ai essayé de changer de position pour pouvoir ouvrir la portière, mais j’étais bloqué.

« Qui êtes-vous ? » Je criais.

J’ai cessé de poser la question quand j’ai vu ses mains avancer vers moi.

C’est à cet instant-là que je me suis rendu compte qu’il y avait quelqu’un qui était plus important que moi.

« Robby… » Je gémissais. « Robby… »

Parce que Clayton était – et avait toujours été – quelqu’un que je connaissais.

C’était quelqu’un qui me connaissait depuis toujours.

C’était quelqu’un qui nous connaissait depuis toujours.

Parce que Clayton et moi étions la même personne.

L’écrivain a soufflé, « Dors ».

Clayton et l’écrivain ont soufflé, « Disparais ici ».