11

DÉTECTIVE


Soudain, tout était un mirage. J’ai ramené Robby et Sarah à la maison tout en me repassant la première rencontre avec Aimee Light : une fille, l’air ébahi, m’observant au milieu d’une fête sur le campus, la cocaïne que j’avais sniffée dans la salle de bains minable m’avait donné une confiance énorme à la limite de l’inconscience, la conversation sur sa thèse pendant laquelle j’avais senti que je pourrais sans doute la contrôler, même si elle émettait des signes contraires – j’avais repéré ça dans son bâillement qui avait suivi l’annonce du titre de la thèse (« Destination : Nulle Part ») et dans l’indifférence étudiée, le petit rire calculé (han-han), l’ennui affiché – de purs mécanismes de défense – mais j’étais si patient et expert dans l’art de faire semblant de m’intéresser à des femmes avec qui je voulais simplement coucher que j’avais pratiquement atteint la perfection : le sourire diabolique, le hochement de tête appuyé et convaincant, les commentaires spontanés sur les autres petites amies et ma femme célèbre. Au bout du compte, tout était pure comédie. Nous étions sur une scène de théâtre. Le gobelet de bière qu’elle buvait était un accessoire, et la mousse qui couronnait sa lèvre supérieure avait fait que mon regard, comme dans un film, avait cadré sa bouche, et lorsqu’elle s’était aperçue que je la fixais, elle s’était déplacée – pour s’extasier – vers une sculpture en fil de fer suspendue dans un coin de Booth House. Les étudiants mâles de deuxième cycle glissaient autour d’elle, simples silhouettes dans l’obscurité, et son visage captait les reflets orangés d’un globe couleur lave, et une heure plus tard je l’avais suivie partout dans la pièce sans m’en rendre compte et à présent elle souriait tout le temps, même lorsqu’il avait fallu que je parte parce qu’il était tard et que j’étais un bon père de famille qui devait rentrer chez lui, et ça me fendait le cœur et j’avais déjà perdu la foi. Mais je l’avais retrouvée en me retournant et en voyant son front plissé. Connaissait-elle Clayton à ce moment-là ? Clayton était-il venu me voir dans mon bureau sachant qu’elle y serait ? Avait…

« Papa, le feu est vert », ai-je entendu gémir Sarah et j’ai démarré.

J’ai roulé jusqu’à Ira’s Spirits comme si j’avais été guidé par un radar et je me suis garé juste devant. J’ai dit à Robby de surveiller sa sœur, mais il écoutait son Discman, pour se couper du monde, de son avenir aplati par ma présence, et j’ai marmonné quelque chose pour Sarah et refermé la porte avant qu’elle ne puisse répondre et j’ai foncé dans la boutique pour m’acheter une bouteille de Ketel One. Il ne s’était pas écoulé une minute que j’étais de retour dans la Range Rover. La transaction s’était déroulée dans une urgence de cet ordre.

À Elsinore : Jayne ne serait pas de retour avant une heure, Marta était en pourparlers avec Rosa concernant le dîner, Robby est monté tranquillement dans sa chambre pour réviser une interrogation écrite apparemment, Sarah est allée dans la salle multimédia pour jouer au Binobee, un jeu vidéo mettant en scène un bourdon qui avait des problèmes pour voler, curieusement dépourvu de charme et dont l’expression dégoûtée avait le don de me remplir d’inquiétude. Je suis allé dans mon bureau et j’ai fermé la porte à clé, et j’ai rempli une grande tasse de vodka (je n’avais même plus besoin d’un mixer, je n’avais même plus besoin de glace) dont j’ai bu la moitié avant de rappeler Aimee Light sur son portable. En attendant qu’elle réponde, je me suis assis à mon bureau et j’ai regardé les e-mails de la veille. Un de Jay, un de Binky m’informant que l’équipe d’Harrison Ford était ravie que je sois intéressé et avait demandé quand je pouvais me rendre à LA, et il y en avait un autre, curieux, de Gary Fisketjon, mon éditeur chez Knopf, qui m’écrivait qu’un détective disant appartenir au bureau du shérif du comté de Midland avait appelé son bureau pour lui demander comment entrer en contact avec moi, et Gary espérait que je ne verrais pas d’objection à ce qu’il leur ait donné mon numéro de téléphone professionnel. Avant que la peur ne commence à m’envahir de nouveau, j’ai trouvé un autre e-mail envoyé la nuit dernière par la Bank of America de Sherman Oaks. Heure d’envoi : 2 h 40 du matin.

J’ai fait défiler la page blanche jusqu’à ce que le téléphone d’Aimee cesse de sonner et que le message s’enclenche. J’ai raccroché après le bip quand j’ai remarqué que la lumière de mon répondeur clignotait. Je me suis penché et j’ai appuyé sur « Play ».

« Mr. Ellis, ici le détective Donald Kimball. J’appartiens au bureau du shérif du comté de Midland et j’aimerais pouvoir vous parler de quelque chose qui est, euh, assez urgent… et donc il faudrait que nous nous parlions dès que possible. » Silence, grésillement. « Si vous le souhaitez, nous pouvons nous rencontrer ici à Midland, mais compte tenu de ce que j’ai à vous dire, je pense qu’il vaudrait mieux que je passe chez vous. » Il a laissé un numéro de portable. « S’il vous plaît, rappelez-moi dès que possible. »

J’ai fini ma tasse de vodka et je m’en suis servi une autre.

Quand j’ai rappelé Kimball, il n’a pas voulu discuter au téléphone de ce dont il voulait me parler, et moi je ne voulais pas en discuter à Midland, et donc je lui ai donné notre adresse. Kimball a dit qu’il pouvait arriver dans la demi-heure qui venait, mais Kimball est arrivé un quart d’heure après que nous avons raccroché, un écart qui m’a contraint de mesurer vaguement, avec un certain malaise, que c’était probablement plus grave que je ne l’avais pensé. J’avais espéré être agréablement distrait de mon inquiétude au sujet d’Aimee. Mais ce que Kimball m’apportait n’était pas le répit que j’attendais. J’étais ivre quand il est arrivé. Sobre au moment où il est parti.

Il n’y avait pas grand-chose à noter au sujet de Donald Kimball – mon âge, assez beau (Je me le ferais bien, avais-je pensé dans mon ivresse, et puis : Bien… quoi ?), tenue décontractée, jean et sweat-shirt Nike, cheveux blonds courts, lunettes de soleil Wayfarer qu’il a retirées dès que j’ai ouvert la porte – et sans la berline banale garée derrière lui, il aurait pu passer pour n’importe lequel des pères beaux, riches et banlieusards du quartier. Ce qui le singularisait, c’était le fait d’avoir à la main un exemplaire d’American Psycho – il était cassé, jauni et, de façon menaçante, bourré de post-it. Nous nous sommes serré la main et je l’ai invité à entrer et après lui avoir proposé un verre (ce qu’il a décliné), je l’ai conduit jusqu’à mon bureau sans cesser de jeter des coups d’œil à son exemplaire du livre. Lorsque je lui ai demandé s’il voulait que je le lui signe, Kimball a pris un air sombre, m’a remercié et a répondu qu’il ne préférait pas.

Je me suis assis dans mon fauteuil tournant et j’ai continué à boire des petites gorgées de ma tasse. Kimball s’est assis en face sur un canapé italien, moderne et élégant, qui aurait dû être de l’autre côté de la pièce, mais avait été déplacé sous l’affiche du film de Moins que zéro. Mon bureau avait été de nouveau chamboulé. Kimball a commencé à parler et j’ai bu ma vodka en essayant de comprendre pourquoi j’étais paralysé par la disposition des meubles dans la pièce.

« Si vous voulez vérifier auprès du bureau du shérif, ne vous gênez pas », disait Kimball.

J’ai commencé à l’écouter. « Vérifier… quoi ? »

Kimball a marqué un temps d’arrêt. « La légitimité de ma présence, Mr. Ellis.

— Eh bien, je suppose que mon éditeur s’est assuré que tout était bien en ordre, non ? Je veux dire que mon éditeur ne m’a pas paru croire à quoi que ce soit d’inhabituel. » Je me suis interrompu. « Si vous êtes qui vous prétendez être, je suis disposé à vous croire. » Je me suis interrompu de nouveau. « Je suis quelqu’un qui fait confiance. » Nouveau silence. « À moins que, euh, vous ne soyez un fan un peu dérangé et que vous courriez après ma femme. » Silence. « Ce n’est pas le cas… non ? »

Kimball a fait un sourire un peu crispé. « Non, non, rien de ce genre. Nous savions que votre femme vivait ici, mais nous ne savions pas si vous viviez ici ou à New York, et votre maison d’édition nous a simplement donné votre numéro de téléphone professionnel et donc, enfin voilà. » Il a pris une expression légèrement soucieuse. « Vous êtes souvent confronté à ça – des fans un peu dingues, des gens qui vous importunent ? »

À cet instant, je lui ai fait entièrement confiance. « Rien d’exceptionnel, ai-je dit en cherchant sur mon bureau un paquet de cigarettes qui ne s’y était jamais trouvé. Simplement les injonctions habituelles, vous savez, rien de très inquiétant. La vie normale du couple, euh, de célébrités. »

Oui, c’est bien ce qui est sorti de ma bouche. Oui, Kimball a eu un sourire un peu gêné.

Il a pris une grande inspiration et s’est penché en avant, le livre toujours en main, m’étudiant de près. J’ai bu une nouvelle gorgée de ma tasse et je l’ai vu ouvrir un bloc-notes brun qu’il tenait avec mon livre.

« Donc, un détective est dans mon bureau avec un exemplaire d’American Psycho, ai-je commencé à déblatérer. J’espère que vous avez aimé, parce que j’avais quelque chose de très spécial à dire avec ce livre. » J’ai essayé de réprimer un rot et échoué.

« Eh bien, je suis un fan, Mr. Ellis, mais ce n’est pas exactement la raison de ma présence ici.

— Alors de quoi s’agit-il ? » Une autre petite gorgée.

Il a baissé les yeux vers son bloc-notes posé sur son genou. Il avait l’air d’hésiter à se lancer, comme s’il était encore en train de débattre sur l’étendue des révélations qu’il devrait me faire pour que je me montre conciliant. Mais son comportement a brusquement changé et il s’est éclairci la voix. « Ce dont je vais vous parler va certainement vous troubler et c’est la raison pour laquelle j’ai pensé que cet entretien devait rester privé. »

J’ai immédiatement plongé la main dans ma poche et avalé un Xanax.

Kimball a attendu poliment.

Après quelques raclements de gorge, je suis parvenu à dire, « Je suis prêt ».

Kimball avait pris son visage de joueur à présent. « Récemment – très récemment – mes collègues et moi avons acquis la conviction qu’une thèse concernant une affaire sur laquelle le comté de Midland enquêtait depuis quatre mois n’était plus une thèse et… »

Un truc m’a traversé l’esprit et je lui ai coupé la parole. « Attendez, il ne s’agit pas des enfants disparus ?

— Non, a répondu posément Kimball. Il ne s’agit pas des enfants disparus. Les deux affaires ont commencé à peu près au même moment, vers le début de l’été, mais nous ne pensons pas qu’elles soient liées. »

Je n’ai pas éprouvé le besoin de dire (ou de rappeler ?) à Kimball que j’étais précisément arrivé ici au début de l’été. « Que se passe-t-il ? »

Kimball s’est de nouveau éclairci la voix. Il a parcouru la page de son bloc-notes et puis l’a tournée pour examiner la suivante. « Un certain Mr. Robert Rabin a été tué le 1er juin sur Commonwealth Avenue vers neuf heures et demie du soir. Il promenait son chien et a été attaqué dans la rue et frappé de plusieurs coups de couteau dans la poitrine et on lui a tranché la gorge…

— Nom de Dieu.

— Le mobile du crime est inconnu. Ce n’était pas un vol. Mr. Rabin n’avait pas d’ennemis pour autant que nous puissions en juger. C’était un meurtre gratuit. Il était – pensons-nous – simplement au mauvais endroit au mauvais moment. » Il s’est tu. « Mais il y avait quelque chose d’étrange concernant ce crime en dehors du caractère vicieux de l’attaque et de l’absence apparente de mobile. » Kimball s’est tu de nouveau. « Le chien qu’il promenait a été tué aussi.

— C’est… horrible, ça », ai-je fini par dire, hésitant.

La longueur du silence de Kimball a rempli la pièce d’une atmosphère d’angoisse palpable.

« C’était un sharpei. »

Je suis resté silencieux pour absorber le truc. « C’est… encore pire ? ai-je dit faiblement et machinalement j’ai avalé encore une gorgée de vodka.

— Eh bien, c’est une race de chiens très rare et plus rare encore par ici.

— Je… vois. » Je me suis soudain aperçu que je n’avais pas caché la bouteille de vodka. Elle était là, sur mon bureau, débouchée et à moitié vide. Kimball y a jeté un bref coup d’œil avant de se replonger dans son bloc-notes. De là où j’étais assis, j’apercevais une carte, des listes, des numéros, une courbe.

« Dans l’édition Vintage d’American Psycho, aux pages 164166, un homme est assassiné dans des circonstances très similaires de celles du meurtre de Robert Rabin. »

Un silence, au cours duquel j’étais censé retrouver quelque chose et établir une connexion, mais je n’y suis pas parvenu.

Kimball a continué. « Le type dans votre livre promenait un chien lui aussi. »

Nous avons tous les deux respiré profondément, sachant ce qui venait.

« C’était un sharpei.

— Attendez un peu, ai-je dit rapidement, voulant contrôler la peur qui ne cessait d’augmenter avec les révélations de Kimball.

— Oui ? »

Je l’ai fixé d’un regard vide.

Quand il s’est rendu compte que je n’avais rien de plus à dire, il s’est replongé dans ses notes. « Un type de passage – Albert Lawrence – avait été aveuglé en décembre, six mois avant le meurtre de Rabin. L’affaire n’a pas été élucidée, mais il y avait des éléments qui ne cessaient de me troubler. » Silence. « Il y avait des similitudes que je n’arrivais pas à identifier clairement. »

L’atmosphère dans la pièce n’avait plus rien à voir avec la simple anxiété et relevait officiellement de la terreur à présent. La vodka n’allait plus servir à rien et j’ai essayé de poser ma tasse sur le bureau sans trembler. Je ne voulais plus rien entendre, mais je n’ai pas pu m’empêcher de demander, « Pourquoi ?

— Mr. Lawrence était ivre au moment de l’agression. En fait, il était tombé sans connaissance dans une ruelle perpendiculaire à Sutton Street à Coleman. »

Coleman. Une petite ville à une cinquantaine de kilomètres de Midland.

« Le récit de Mr. Lawrence a été jugé peu fiable compte tenu de la quantité d’alcool qu’il avait absorbée et nous ne disposions que de très peu d’éléments concernant la description physique de l’agresseur. » Kimball a tourné une page. « Il disait que l’homme qui l’avait agressé portait un costume et avait un attaché-case à la main, mais il ne se souvenait d’aucun des traits de l’homme en question, ni de sa taille, ni de son poids, de la couleur de ses cheveux, etc. » Kimball a continué à examiner ses notes avant de me regarder de nouveau. « Il y avait eu un ou deux articles sur l’affaire dans la presse locale, mais compte tenu de ce qui se passait à Coleman à l’époque – les alertes à la bombe et toute l’attention qu’elles accaparaient – l’agression contre Mr. Lawrence n’a pas vraiment fait beaucoup de bruit, même si la rumeur a couru que l’agression avait un mobile raciste.

— Un mobile raciste ? » Et des alertes à la bombe ? À Coleman ? Où étais-je en décembre dernier ? Sans doute drogué à mort ou en cure de désintox, c’est tout ce qui m’est venu à l’esprit.

« Selon Mr. Lawrence, son agresseur avait apparemment employé une épithète raciste avant de quitter la scène du crime. »

Kimball s’interrompait sans cesse, ce dont je lui étais reconnaissant maintenant puisque ça me permettait de me reprendre après chaque information transmise.

« Ce Mr. Lawrence était donc… noir ? »

Après un nouveau silence, Kimball a hoché la tête. « Il avait aussi un chien. Un petit bâtard que l’agresseur a aussi agressé. » Il a baissé les yeux vers le bloc-notes. « L’agresseur a cassé les deux pattes avant du chien. »

Je ne l’aurais pas souhaité, mais le but de la visite de Kimball commençait à poindre.

« Mr. Lawrence avait un dossier de malade mental et avait été interné plusieurs fois, et dans la mesure où le comté de Midland n’a pas une communauté noire importante, la thèse selon laquelle ce crime aurait eu un mobile raciste ne tenait pas vraiment. Et l’affaire n’a toujours pas été élucidée. » Silence de Kimball. « Mais de nouveau quelque chose me turlupinait. J’avais l’impression d’avoir déjà lu le dossier de cette affaire. Et… » Kimball a ouvert l’exemplaire de mon livre posé sur ses genoux « … aux pages 131 et 132 d’American Psycho… »

« Un clochard noir est aveuglé. » Je me suis dit ça à moi-même.

Kimball a hoché la tête. « … Il avait un chien auquel Patrick Bateman a cassé les pattes. » Il a jeté un coup d’œil au bloc-notes encore une fois et il a continué. « En juillet, un certain Sandy Wu, livreur d’un restaurant chinois de Brigham, a été assassiné. Comme Mr. Rabin, on lui a tranché la gorge. »

Je me suis redressé. « Il… avait un chien ? »

Kimball s’est tortillé et a froncé les sourcils, laissant entendre par là que nous n’étions pas tout à fait sur la même longueur d’onde. Mais ce n’était pas vrai. Je voulais simplement différer l’inéluctable.

« Euh, non, il n’avait pas de chien, mais il y avait de nouveau un détail qui m’a ramené à American Psycho. » Kimball a sorti quelque chose du bloc-notes et s’est penché pour me le donner : une note d’un restaurant appelé Ming dans un sachet en plastique. La note était froissée et – j’ai avalé ma salive – quelques taches brunes y étaient disséminées. De l’autre côté, griffonnés à l’encre, les mots : « Je vais te régler ton compte aussi… salope. »

Kimball est resté silencieux après que je lui ai rendu le sachet.

« Cette commande devait être livrée à la famille Rubinstein. »

Kimball attendait ma réaction, qui ne venait pas.

« À la page 181, un livreur est assassiné de la même manière que Mr. Wu et, comme dans le livre, l’agresseur a écrit le même message que celui que Patrick Bateman écrit au dos de la note. »

J’ai fermé les yeux et essayé de les ouvrir quand j’ai entendu Kimball soupirer.

« Nous – enfin, moi seulement à ce stade – je suis revenu en arrière avec une autre affaire non élucidée impliquant une certaine Victoria Bell, une femme âgée qui habitait Outer Circle Drive. » Kimball s’est interrompu. « Elle a été décapitée. »

Je connaissais le nom. Un éclair m’a traversé quand j’ai compris où Kimball voulait en venir avec ça.

« Il y a une Victoria Bell dans American Psycho

— Attendez un peu, attendez un peu…

— … mais celle-là a été découverte au bord de la Route 50 juste à la sortie de Coleman, il y a un an environ. Elle avait été entièrement déshabillée et placée dans un bain de chaux.

— Dans un bain chaud ? me suis-je exclamé, avec un mouvement de recul.

— Non, de chaux. Le dissolvant, Mr. Ellis. »

J’ai de nouveau fermé les yeux. Je ne voulais pas retourner vers ce livre. C’était un livre sur mon père (sa rage, son obsession du statut social, sa solitude) que j’avais transformé en serial killer imaginaire et je n’allais pas me soumettre encore une fois à cette épreuve – celle de retourner vers Robert Ellis ou Patrick Bateman. J’avais dépassé le carnage ordinaire qui était si présent dans les livres que j’avais conçus entre l’âge de vingt et trente ans, j’étais au-delà des têtes coupées et de la soupe de sang et du vagin de la femme pénétré par sa propre côte. Explorer ce genre de violence avait été « intéressant » et « excitant » et tout était « métaphorique » de toute façon – du moins pour moi à ce moment de ma vie, quand j’étais jeune et furieux et que je n’avais pas pris conscience de ma propre mortalité, à une époque où la douleur physique et la souffrance réelle n’avaient pas le moindre sens pour moi. J’étais dans la « transgression » et le livre était surtout consacré au « style » et il n’y avait aucun sens à présent à revivre les crimes de Patrick Bateman et l’horreur qu’ils avaient inspirée. Assis dans mon bureau en face de Kimball, je me suis rendu compte que j’avais imaginé plusieurs fois ce moment précis. C’était le moment contre lequel les détracteurs du livre m’avaient mis en garde : si quelque chose arrivait à quelqu’un en raison de la publication de ce roman, il faudrait en blâmer Bret Easton Ellis. Gloria Steinem l’avait répété à n’en plus finir devant Larry King pendant l’hiver 1991 et c’était pour ça que la National Organization for Women avait boycotté le livre (dans un monde d’une cruelle ironie, Miss Steinem a fini par épouser David Bale, le père de l’acteur qui jouait Patrick Bateman dans le film). J’avais trouvé l’idée risible – il n’y avait personne dans le monde réel qui fût aussi dérangé et vicieux que ce personnage de fiction. De plus, Patrick Bateman était un narrateur notoirement indigne de confiance et si vous aviez réellement lu le livre, vous en veniez à douter que ces crimes aient été commis. Il y avait des indices insistants qu’ils n’existaient que dans l’esprit de Bateman. Les meurtres et la torture étaient en fait des fantasmes nourris par sa rage et sa fureur contre la façon dont la vie était organisée en Amérique et la façon dont il avait été – en dépit de sa fortune – piégé par ça. Les fantasmes étaient une échappatoire. C’était la thèse du livre. Ça parlait de société, des modes et des mœurs, et non de découpage de femmes. Comment quiconque avait lu le livre ne pouvait voir ça ? Pourtant, en raison de l’intensité des cris outragés concernant le roman, la crainte que ce ne fût pas après tout une idée aussi risible ne s’était jamais éloignée ; rôdait toujours l’inquiétude de ce qui pourrait se passer si le livre tombait entre de mauvaises mains. Qui pouvait savoir alors ce qu’il inspirerait ? Et après les assassinats de Toronto, ça ne rôdait plus – c’était réel, ça existait, et ça m’a torturé. Mais c’était terminé depuis dix ans et une décennie s’était écoulée sans que rien de vaguement similaire ne se produisît. Le livre m’avait rendu riche et célèbre, mais je ne voulais plus jamais y toucher. À présent, il se ruait de nouveau vers moi et je me retrouvais à la place de Patrick Bateman : je me sentais dans la peau d’un narrateur indigne de confiance, même si je savais que je ne l’étais pas. Et j’ai même pensé : Bon, l’a-t-il fait ?

Kimball avait des articles d’Internet imprimés qu’il feuilletait et voulait me faire connaître, et j’étais là, assis dans mon bureau, l’air désespéré et le regard tourné vers la fenêtre et la pelouse qui descendait jusqu’à la rue et la voiture du détective garée là-bas. Deux garçons sont passés à toute vitesse, titubant sur leurs skate-boards. Un corbeau s’est posé sur la pelouse et a picoré sans intérêt une feuille d’automne. Il a été suivi d’un corbeau plus grand encore. La pelouse m’a immédiatement fait penser à la moquette dans la salle de séjour.

Kimball voyait bien que j’essayais de me distraire, que j’essayais de chasser tout ça, et il a dit gentiment, « Mr. Ellis, vous comprenez bien où je veux en venir…

— Je suis un suspect ? »

Kimball a paru surpris. « Non, vous ne l’êtes pas. »

Il y a eu un bref instant de soulagement qui s’est envolé tout aussi vite.

« Comment le savez-vous ?

— La nuit du 1er juin, vous étiez dans une clinique de désintoxication. Et la nuit où Sandy Wu a été assassiné, vous donniez une conférence à l’université sur… » Kimball s’est penché sur ses notes « … la contribution du Brat Pack à la littérature américaine. »

J’ai dégluti avec difficulté et je me suis un peu repris. « Ce n’est donc pas une série de coïncidences, de toute évidence.

— Nous – enfin moi et le bureau du shérif de Midland – croyons que celui qui commet ces crimes suit en fait le livre et le reproduit.

— Soyons parfaitement clairs. » J’ai de nouveau avalé ma salive. « Vous êtes en train de me dire que Patrick Bateman est vivant et tue des gens dans le comté de Midland ?

— Non, quelqu’un copie les meurtres qui ont lieu dans le livre. Et dans l’ordre. Ce n’est pas fait au hasard. C’est en fait très soigneux et très bien conçu, au point que l’agresseur a même pris le soin de trouver des gens – des victimes – avec des noms similaires et des activités sinon identiques, du moins proches. »

Je grelottais. La nausée faisait son chemin en moi.

« Vous vous moquez de moi. C’est une plaisanterie, c’est ça ?

— Ce n’est plus une thèse, Mr. Ellis, a été tout ce que Kimball a trouvé à dire, comme s’il mettait quelqu’un en garde.

— Vous avez des pistes ? »

Kimball a soupiré de nouveau. « Le gros obstacle, pour ce qui est de notre enquête, c’est que les scènes de crime – en dépit de la quantité formidable de temps et d’organisation investie par le tueur pour chaque crime – sont, comment dire, elles sont… » et il a haussé les épaules « … immaculées.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Qu’est-ce que ça veut dire immaculées ?

— Eh bien, en fait, l’expertise médico-légale est sidérée. » Kimball a consulté ses notes et pourtant je savais qu’il n’avait pas besoin de le faire. « Pas d’empreintes, pas de cheveux, pas de fibres, rien. »

Comme un fantôme. C’est le premier truc qui me soit venu à l’esprit. Comme un fantôme.

Kimball s’est redressé sur le canapé et puis, en me regardant droit dans les yeux, il a demandé, « Avez-vous reçu des courriers étranges, ces derniers temps ? Une correspondance d’un fan qui aurait pu vous faire penser que quelque chose n’allait pas ?

— Attendez – pourquoi ça ? Vous croyez que cette personne pourrait entrer en contact avec moi ? Vous pensez qu’il en a après moi ? » J’étais incapable de contenir ma panique et je me suis senti aussitôt honteux.

« Non, non. S’il vous plaît, Mr. Ellis, calmez-vous. Ce n’est pas dans cette direction que cette personne semble se diriger, a dit Kimball, sans pouvoir me rassurer. Cependant, si vous avez le sentiment que quelqu’un vous a contacté d’une manière inappropriée ou en violation de quelque chose, je vous prie de me le dire maintenant.

— Vous êtes convaincu que ça ne se dirige pas vers moi ?

— C’est exact.

— Bon, alors vers qui ça se dirige, je veux dire… pour la prochaine fois ? »

Kimball a regardé son bloc-notes et encore une fois je savais qu’il n’avait pas besoin de le faire. C’était un geste calculé et sans objet et je lui en voulais.

« La prochaine victime dans le livre est Paul Owen.

— Et ? »

Kimball a marqué un temps d’arrêt. « Il y a un Paul Owen à Clear Lake.

— Clear Lake n’est qu’à vingt-cinq kilomètres d’ici.

— Mr. Owen est à présent sous haute surveillance et protection de la police. Et ce que nous espérons, c’est que nous puissions appréhender toute personne suspecte qui se présenterait. » Silence. « C’est aussi pour cette raison que les liens établis entre les crimes n’ont pas été communiqués à la presse. À ce stade, cela ne ferait que compromettre le succès de l’enquête… Et, bien entendu, nous espérons que vous ne direz rien non plus.

— Pourquoi pensez-vous que cette personne ne va pas s’en prendre à moi ou à ma famille ? » J’en étais au point où je me balançais d’avant en arrière dans le fauteuil à bascule.

« Eh bien, l’auteur du livre n’est pas dans le livre, a été la réponse de Kimball, accompagnée d’un sourire qui se voulait rassurant et ne l’était absolument pas. Je veux dire que Bret Ellis n’est pas un personnage du livre et jusqu’à présent l’agresseur ne s’est intéressé qu’à des gens dont les identités ou les noms étaient semblables à ceux des personnages de fiction. » Silence. « Vous n’êtes pas un personnage de fiction, n’est-ce pas, Mr. Ellis ? » Kimball savait que ce sourire ne m’avait pas rassuré et il n’a pas réessayé. « Écoutez, je peux comprendre que vous soyez troublé, mais nous avons le sentiment que vous ne courez aucun danger pour l’instant. Cependant, si cela pouvait vous rassurer, nous pourrions vous proposer une protection policière qui resterait parfaitement discrète. Si vous voulez en parler avec Miss Dennis…

— Non, je ne veux pas que ma femme sache quoi que ce soit de tout ça, pour le moment. Je n’en parlerai pas à ma femme. Il est inutile de la terrifier. Euh, mais je vous ferai savoir dès que possible pour ce qui est des services de protection et tout ça… » je m’étais levé et j’avais les genoux qui tremblaient « … et je ne sais vraiment pas… euh, je suis désolé, je ne me sens vraiment pas bien. » La pièce était submergée par des torrents de désespoir à présent. Je savais, même à ce moment-là, à moitié ivre de vodka, mais reprenant mes esprits à toute vitesse, que Kimball ne pourrait sauver personne et que d’autres scènes de crime seraient noircies de sang. La peur m’envoyait des décharges qui me redressaient. Je me suis brusquement rendu compte que je faisais tous mes efforts pour ne pas déféquer. J’avais besoin d’agripper le bureau pour me soutenir. Kimball, mal à l’aise, était debout près de moi. À ce point, je n’étais plus d’aucune utilité.

On m’a tendu une carte de visite avec plusieurs numéros de téléphone. On m’a recommandé d’appeler si quelque chose de « suspect » ou d’« anormal » (ces deux mots prononcés sur un ton si apaisant qu’ils auraient pu figurer dans une comptine pour enfants) se produisait, mais j’étais incapable d’entendre quoi que ce soit. Sans rien voir non plus, j’ai raccompagné Kimball à sa voiture tout en murmurant des remerciements. Et c’est à ce moment-là que Jayne a remonté l’allée dans la Porsche. Lorsqu’elle m’a vu en compagnie de Kimball, elle est restée dans la voiture et a regardé, en faisant semblant d’être au téléphone. Une fois Kimball parti, elle a bondi hors de la voiture et, en souriant, elle a marché vers moi, encore rayonnante des promesses de nouveau départ que nous nous étions faites, le matin même. Elle m’a demandé qui était Kimball et lorsque je lui ai dit que c’était un étudiant, elle m’a cru et m’a pris la main et m’a ramené vers la maison. Je n’ai pas dit la vérité à Jayne au sujet de Kimball parce que je ne voulais pas lui faire peur, et parce que j’ai pensé que si je l’avais fait, on m’aurait demandé de partir, et je suis donc resté silencieux, ajoutant un truc à la liste de toutes les choses que je lui avais déjà cachées.

J’ai passé le reste de la soirée complètement hébété. Pendant le dîner, alors que nous étions tous assis autour de la table, les enfants ont concédé qu’ils avaient passé un bon moment au centre commercial et régalé Jayne de quelques scènes du film que nous avions vu, et puis il y a eu une longue discussion à propos de Victor (qui ne voulait plus dormir dans la maison, mais ses aboiements paniqués pendant la nuit rendaient sa lubie insupportable). La seule chose qui ait eu un vague impact sur moi – la seule chose qui m’ait tiré de mon brouillard – a été le moment où Sarah m’a apporté le Terby, même si je ne me souviens pas de l’endroit où je me trouvais. Étais-je effondré dans le fauteuil devant l’écran plasma ? Ou bien était-ce pendant le dîner, assis avec ma famille, perdu dans la contemplation d’une assiette remplie de courgettes et de champignons, tentant de sourire et de paraître intéressé, concentré sur le flux d’informations qui s’échangeaient ? (J’essayais d’avoir l’air décontracté en fredonnant, mais c’était intolérable et j’ai arrêté quand j’ai vu que Robby faisait la gueule.) Tout ce que je sais, c’est que j’étais quelque part dans cette maison quand Sarah m’a apporté l’horrible Terby et demandé pourquoi ses griffes étaient tachées de ce qui ressemblait à de la peinture rouge desséchée, et que je l’ai aidée à les nettoyer dans l’évier de la cuisine (« Elles sont sales, Papa », a expliqué Sarah, pendant que je hochais la tête comme un abruti. Oui, je me souviens de cet échange. Et je me souviens aussi que le truc puait). Il y avait un match de football à la télévision que j’aurais regardé normalement, mais lorsque je me suis enfermé dans le bureau et que j’ai fait de nouveau le numéro d’Aimee Light, Jayne a ouvert la porte et m’a emmené à l’étage, et elle murmurait des trucs à mon oreille en me conduisant vers la chambre à coucher, en passant devant les appliques qui clignotaient, et je pouvais bien voir à son sourire de velours qu’elle attendait quelque chose, une sorte d’espoir. Je ressentais la même impulsion, mais je ne pouvais plus suivre – il était trop tard. J’étais censé voir mon reflet en elle et je n’y arrivais tout simplement pas. J’avais pris un comprimé d’Ambien et fini le fond de la bouteille de Ketel One et après m’être glissé dans le lit, je me suis endormi très vite, n’ayant plus à faire face aux désirs de ma femme, aux grattements contre le mur de la maison, au mobilier qui se déplaçait tout seul au rez-de-chaussée et à la moquette qui s’assombrissait, et pendant que nous dormions tous les quatre, un dément que j’avais inventé rôdait dans le comté, et des nuages s’amoncelaient au-dessus de la ville, et la lune quelque part au-dessus faisait luire le ciel. Il est revenu. Je m’étais dit ces trois mots au cours de cette nuit sombre que j’avais passée à frissonner dans la chambre d’amis, me repassant ce que j’avais vu dans ce champ désolé derrière notre maison. J’avais involontairement pensé à mon père et non à Patrick Bateman.

Mais je m’étais trompé. Parce qu’ils étaient revenus tous les deux à présent.