On étouffait de chaleur – le 31 octobre le plus chaud jamais enregistré – mais j’avais grandi à LA et j’étais habitué à ce genre de climat. Jayne et les enfants, eux, étaient en nage quand nous sommes arrivés au bout du pâté de maisons. Robby avait déjà enlevé son casque, les cheveux collés de sueur, et rejoint Ashton Allen, qui avait renoncé à l’idée de venir déguisé en célèbre joueur de base-ball, une fois les rumeurs d’homosexualité répandues, et dont les parents, Mitchell et Nadine, nous retrouvaient à l’instant avec leur petite fille Zoe, qui faisait équipe avec Sarah pour le « trick or treat », et Marta, leur gardienne pour la soirée (Zoe était déguisée en Hermione Granger et, en effet, Sarah était en Posh Spice, avec un tee-shirt sur lequel on pouvait lire MON PETIT AMI PENSE QUE JE SUIS EN TRAIN DE FAIRE MES DEVOIRS). Les deux garçons attendraient sur le trottoir et puis inspecteraient ce qu’avaient obtenu leurs sœurs avant d’attaquer telle ou telle maison. J’étais ivre.
À mesure que nous progressions dans le quartier, j’ai vaguement reconnu les déguisements inspirés par divers jeux vidéo (des garçons habillés en Ninja Shadow Phoenix et Mortal Kombat Scorpion) et films (des Anakin Skywalker avec leur tresse de Jedi brandissant leur sabre lumineux). Où que vous regardiez, les Harry Potter avaient envahi Elsinore Lane – avec leurs tenues de Quidditch, leurs balais et leurs baguettes magiques, des cicatrices de foudre sur le front d’un vert phosphorescent dans l’obscurité, discutant avec des ogres bouffis qui sortaient, je les ai reconnus, de Shrek. Il n’y avait ni danseuses, ni sorcières, pas de clochards ou de fantômes – aucun des déguisements simples et faits à la maison de mon enfance – et lorsque j’ai vu Nadine boire une gorgée à sa bouteille de Fiji, j’ai eu une folle envie d’un autre verre. Sarah ne cessait de courir devant nous, de faire demi-tour, pendant que Zoe et Marta essayaient de suivre, et les quatre parents ne cessaient de crier à leurs enfants de rester en vue. Il y avait une rumeur concernant la présence de tant de voitures cette année – une longue file se déplaçant lentement – avec les enfants déguisés descendant en grappes et courant jusqu’aux maisons et puis regrimpant dans les 4 × 4 en parade dans la rue embouteillée. Une sourde hésitation planait au-dessus de tout. C’était une autre façon de remettre en mémoire les garçons disparus, et Nadine a remarqué qu’il y avait plus de lampes de poche que d’habitude et que les lanternes taillées dans les citrouilles étaient plus souriantes (c’était censé être un Halloween optimiste). J’essayais d’écouter attentivement quand un zombie, l’air furieux, est passé devant moi en bicyclette. Jayne avait une caméra digitale à la main dont elle se servait un peu de temps en temps et pas du tout la plupart du temps. Nous sommes tombés sur Mark et Sheila Huntington, un duo séduisant composé de deux lames affûtées, et sur Adam et Mimi Gardner – deux couples de voisins invités du dîner des Allen, dimanche soir. Pendant que nous observions nos enfants aller de maison en maison, j’ai remarqué combien chacun de nous semblait tendu et combien nos tentatives pour le dissimuler étaient dépourvues de conviction. Les gens disaient à voix basse qu’ils allaient emmener leurs enfants du côté de North Hill cette année, même si aucun des garçons disparus n’appartenait à notre communauté. Et j’ai remarqué combien c’était calme, comme si personne n’avait voulu attirer l’attention de l’étranger qui rôdait dans l’ombre. Quelqu’un s’est approché de Jayne et lui a demandé un autographe.
Je ne parvenais pas à me concentrer sur la conversation des couples amis (le chat qui méditait, le bon produit multitâche) parce que j’avais l’impression que nous étions suivis – ou, plus précisément, que je l’étais. J’ai tenté de l’attribuer au manque de sommeil, à la bouteille de vin blanc, à ce que j’avais compris sans conviction dans le cabinet du Dr Kim, à mon échec à retrouver le jean dans lequel j’avais laissé le reste de coke de la nuit précédente, à la frustration sexuelle, au garçon qui avait menti dans mon bureau, cet après-midi.
Mais j’ai revu la voiture.
La 450 SL crème glissait le long d’Elsinore Lane et s’est arrêtée à hauteur de Bedford Street. Je n’ai pas pu m’empêcher de la regarder là, au ralenti, et j’ai voulu me distraire en réfléchissant au moment où je pourrais aller à LA, la semaine prochaine. Les huit adultes, marchant à présent par paires sur le trottoir, avançaient dans sa direction. Soudain – et rétrospectivement je ne sais pas pourquoi – j’ai demandé à Jayne de me passer sa caméra digitale. En continuant à se plaindre avec Mitchell du nouveau In n’Out Burger qui allait ouvrir dans Main Street, elle me l’a tendue. J’ai mis l’œil dans le viseur et je l’ai braqué sur la Mercedes. La lumière des réverbères était ridiculement brillante et délavait tout, ce qui ne facilitait pas la mise au point. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi la voiture n’avait plus un air innocent et pourquoi elle commençait – après m’être apparue deux fois seulement – à vouloir dire quelque chose : un truc obscur, un truc qui rappelait quelque chose de noir. Alors que je me rapprochais, en zoomant sur le coffre et la lunette arrière, on aurait dit que la voiture avait perçu mon intérêt et – comme si elle avait pris la décision et non la personne au volant – elle a tourné au coin d’Elsinore pour disparaître dans Bedford. J’étais dans un nuage. Je me sentais hanté et puis il y a eu un vent chaud et le ronronnement à peine audible de ce qui ressemblait au bruit d’un appareil électrique, et j’ai frissonné. Les battements de mon cœur se sont accélérés et j’ai alors éprouvé, inexplicablement, de la tristesse. La lune était géante, ce soir, très basse dans le ciel noir, d’une teinte orangée, et les gens ne cessaient de dire combien elle paraissait proche de la terre.
Jayne était en train d’expliquer aux parents fascinés pourquoi il lui fallait retourner à Toronto, la semaine prochaine, quand j’ai dû brusquement m’excuser auprès d’eux. J’ai simplement dit que j’étais fatigué. Le sol se gondolait sous mes pieds et ma peau était couverte de sueur. Jayne allait dire quelque chose quand elle a vu que Sarah s’apprêtait à faire la roue, et elle a dû crier pour l’inciter à faire attention. J’ai dit au revoir à tout le monde, assuré aux Allen que j’étais impatient de les revoir dimanche soir et j’ai rendu la caméra à Jayne. Je savais que je ne jouais pas un bon coup en partant, mais je n’avais pas le choix. J’ai noté son air ambivalent et sa déception, et j’ai pris la direction de la maison, qui était dans l’obscurité, à l’exception des lanternes-citrouilles aux visages déjà affaissés. J’ai pu sentir le soulagement de Robby au moment où je me suis éloigné, un peu titubant.
De retour dans mon bureau, je me suis servi un grand verre de vodka et j’ai fait un tour dehors sur la petite terrasse surplombant la piscine éclairée et le jardin derrière la maison et le grand champ bordé par les bois. Les arbres avaient l’air noirs et tordus sous la lumière orangée de la lune. J’ai avalé la vodka. Je me suis demandé : les étranges lumières clignotantes dans le ciel bas et gris que les gens avaient dit avoir vues en juillet dernier avaient-elles un rapport avec les disparitions des garçons qui avaient commencé à ce moment-là ? Les autres explications qui me sont venues à l’esprit m’ont fait espérer que oui.
Un truc est passé au-dessus de moi et a poursuivi son vol.
Tout à coup, Victor a bondi hors de la maison et s’est arrêté devant moi, aboyant, essoufflé. Il faisait face aux bois.
« Tais-toi, ai-je dit d’une voix lasse. Tais-toi. »
Il m’a regardé avec des yeux inquiets et puis s’est assis en gémissant.
J’ai essayé de me détendre, je sentais le vent chaud sur ma peau, mais mon regard a été attiré par un truc à côté du jacuzzi, qui faisait, je l’ai noté, des remous – quelqu’un l’avait mis en marche – et la vapeur s’élevait à la surface de l’eau chaude. J’ai posé mon verre sur le barbecue et j’ai avancé d’un pas hésitant sur la terrasse jusqu’au moment où je suis tombé sur un maillot de bain. J’ai supposé qu’il avait été laissé là après la fête, mais quand je l’ai ramassé, il était mouillé comme si quelqu’un venait de sortir du jacuzzi et de l’enlever. Et c’est alors que j’ai remarqué le motif du maillot : des grandes fleurs rouges, un peu abstraites. Hawaï m’a brusquement traversé l’esprit, qui a atterri au Mauna Kea Hotel, l’endroit où ma famille séjournait pendant les vacances quand j’étais petit. Ce maillot est-il à moi ? Je me suis posé la question, parce que j’en avais un identique autrefois (le même que mon père), mais j’ai su presque immédiatement que la réponse était non. J’ai essoré le maillot calmement et je l’ai étendu sur la balustrade de la terrasse pour le faire sécher. J’ai rebu une gorgée de vodka et pris une longue inspiration. Respirant à fond, je me suis tourné vers les bois.
La nuit était saturée d’obscurité et l’obscurité était vraiment impressionnante. Et le bruit du vent paraissait amplifié et je me suis aperçu que Victor était de nouveau debout, le regard fixé sur les bois, le vent faisant onduler son pelage beige. J’ai continué à scruter la noirceur des bois, attiré par cette obscurité comme je l’avais toujours été. Et le vent se ruait sur moi et le vent faisait l’effet d’être… sauvage.
Il n’y avait pas d’autre mot. Le vent faisait l’effet d’être sauvage.
« Hello darkness my old friend… » Les paroles se sont glissées dans mes pensées et j’ai eu l’impression qu’une frontière s’effaçait. J’ai fermé les yeux. J’ai soudain mesuré à quel point j’étais seul (mais c’est comme ça que tu voyages, a répondu le vent, c’est comme ça que tu as depuis toujours choisi de vivre). J’ai ouvert les yeux au moment où un papillon de nuit se posait sur mon bras. On aurait dit que le monde entier était en train de mourir et de devenir complètement noir. L’obscurité éclipsait tout.
Et puis Victor s’est mis à aboyer – beaucoup plus intensément cette fois, il tremblait sans cesser de regarder les bois et ses aboiements étaient entrecoupés de grognements. Et tout aussi brusquement il s’est tu.
Il était immobile. Il avait entendu quelque chose.
Il ne cessait de fixer les bois.
Et puis il a bondi de la terrasse et s’est mis à courir dans leur direction en aboyant.
« Victor », ai-je crié par-dessus ses aboiements.
Je pouvais voir son ombre cavaler dans le champ comme s’il avait poursuivi quelque chose, mais lorsqu’il est entré dans les bois, les aboiements ont cessé.
J’ai bu encore une gorgée et décidé d’attendre son retour.
J’ai regardé le maillot de bain. J’ai pensé à la Mercedes descendant Elsinore Lane. Depuis combien de temps nous suivait-elle ? Qui était dans le jacuzzi ?
Et puis j’ai cru voir Victor. Une forme, basse, tapie, avait émergé des bois, mais je ne distinguais pas bien ce que c’était. Elle avait la taille de Victor, peut-être un peu plus grande, mais ses mouvements faisaient penser à ceux d’une araignée parce qu’elle se déplaçait sur le côté, surgissant et disparaissant maladroitement entre les arbres à la lisière des bois.
« Victor ! »
La chose s’est brusquement arrêtée un instant. Et puis sa forme sombre a filé sur le côté et pris de la vitesse et elle est repartie dans les bois. J’ai compris, avec dégoût, qu’elle avait l’air de pourchasser quelque chose.
« Victor ! »
J’ai entendu ce qui ressemblait à des gémissements désespérés poussés par le chien, mais ils ont cessé d’un coup et le silence a tout envahi.
J’ai attendu.
En plissant les yeux, j’ai pu voir la silhouette de Victor alors qu’il revenait à travers le champ et je n’ai pas pu m’empêcher de me sentir à la fois affaibli et soulagé quand le chien – bizarrement calme à présent – est passé devant moi pour rentrer dans la cuisine. Mais c’est alors que quelque chose m’a forcé à comprendre que je n’étais pas seul ici.
Tu peux me sentir ? me demandait-elle.
« Va-t’en », ai-je murmuré. J’étais trop pété pour m’occuper de ça. « Va-t’en ! »
Il était temps que tu apprennes quelque chose, pouvais-je l’entendre gémir.
Je n’étais pas seul.
Et ce qui se trouvait là savait qui j’étais.
Quelque chose se déplaçait de nouveau dans les bois.
Les balançoires se sont mises à faire du bruit sous l’effet sulfureux d’un vent chaud et puis, presque immédiatement, elles ont cessé de bouger.
Je pouvais entendre le bruit à la fois doux et net d’un truc qui approchait. Et qui approchait de manière décidée. Qui voulait être remarqué. Qui voulait être vu et senti. Qui voulait murmurer mon nom. Qui voulait me tromper. Mais qui ne se rendait pas encore visible. Et en scrutant l’obscurité, j’ai vu une autre silhouette courant à travers le champ avec, à la main, ce qui ressemblait à une fourche. J’étais pétrifié sur la terrasse. Je claquais des dents. Le vent a soufflé de nouveau. Et puis le bruit d’un nuage de sauterelles s’est fait entendre. Je me suis mis à trembler. J’ai peur, ai-je soudain pensé. Quand le truc a senti à quel point j’étais terrifié, une étrange odeur a envahi l’atmosphère.
Rentre, me suis-je dit. Rentre dans la maison tout de suite.
Mais lorsque je me suis tourné vers la maison, j’ai su qu’elle ne pourrait pas me protéger de ce qui était là-bas. Le truc que c’était allait pouvoir entrer.
Et puis j’ai vu la pierre tombale. Elle était sur le côté à la limite de notre terrain et dans un angle un peu tordu, saillant au milieu des herbes hautes qui couvraient le champ, et mon agacement à la pensée que les décorateurs ne l’aient pas emportée a rapidement tourné à la terreur quand je me suis rendu compte que je ne pouvais pas m’arrêter d’avancer vers elle. Le sol sous la pierre tombale était soulevé – comme si une chose enterrée s’était frayé une issue avec ses griffes. Au-dessus du rugissement du vent, je pouvais entendre distinctement un claquement. En me rapprochant de la pierre tombale, j’ai eu la conviction que quelque chose s’était déterré de cette fausse tombe. Un truc énorme et noir est passé au-dessus de la maison – un truc qui volait – et puis a fait demi-tour dans l’air et le vent continuait à mugir et il y a eu un bref grognement d’animaux se battant du côté des bois et puis le truc s’est mis à tournoyer au-dessus de moi, au moment où je me suis agenouillé devant la pierre tombale à côté du trou dans le sol. Quelque chose était écrit dessus. J’ai commencé à frotter les fausses toiles d’araignée et la fausse mousse. La pierre était maculée de sang séché.
On lisait en lettres rouges :
ROBERT MARTIN ELLIS 1941-1992
Le vent m’a fait perdre l’équilibre et je suis tombé en arrière.
Le champ était humide, spongieux, et lorsque j’ai essayé de me relever, j’ai dérapé sur un carré de terre détrempée. Et lorsque j’ai posé la main pour me redresser, ce n’est pas de l’humidité que j’ai senti, mais quelque chose de visqueux, de gluant, qui puait le moisi et je m’efforçais de me relever parce que le truc se rapprochait de moi. Le vent a fait claquer les portes de la cuisine. Ce qui se rapprochait de moi avait faim. C’était pitoyable. C’était redoutable. Ça exigeait quelque chose que je ne voulais pas donner. J’ai hurlé au moment où je me suis mis debout et j’ai foncé vers la maison. Ce qui était derrière moi continuait à avancer, les bras tendus pour attraper.
Une fois à l’intérieur, j’ai couru dans la chambre d’amis et m’y suis enfermé.
J’ai attendu désespérément le retour de Jayne et des enfants.
Lorsqu’ils sont rentrés, je me suis assuré que toutes les portes de la maison étaient bien fermées et que les alarmes étaient mises. J’ai fait semblant de m’intéresser aux bonbons que Sarah avait récoltés. Jayne m’ignorait. Robby avait à peine regardé dans ma direction avant de monter dans sa chambre.
De retour dans la chambre d’amis, en buvant le magnum de vodka, je n’ai pensé qu’à une chose, à trois mots.
Il est revenu.