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Vendredi 31 octobre


MATIN

Je me suis réveillé dans la chambre d’amis, incapable de me souvenir comment j’y étais arrivé, mais je n’ai pas paniqué – j’ai accepté avec sérénité – puisque la chambre d’amis était un épisode qui se produisait avec une régularité que je n’avais pas encore jugée alarmante. Victor aboyait depuis une pièce dans la maison et le réveil sur la table de nuit indiquait qu’il était 7 h 15. J’ai grogné et enfoncé mon visage dans l’oreiller (il était humide ; j’avais pleuré pendant mon sommeil encore une fois), puis je me suis redressé rapidement, conscient d’avoir quelque chose à prouver ce matin : que j’étais responsable, que je n’étais pas un drogué, que j’étais clean. Mais je n’arrivais pas à me réveiller, parce que la gueule de bois était intense et accompagnée de l’habituelle envie de baiser : une érection douloureuse avait surgi de mon caleçon et je contemplais ça avec insouciance, sans rien faire. J’ai fini par me retrouver devant le miroir de la salle de bains de la chambre d’amis, en train de m’examiner. J’avais le visage hagard et déshydraté d’un homme âgé de plus de dix ans que moi, et les yeux tellement rouges qu’on ne pouvait plus voir les iris. J’ai avalé de l’eau au robinet et puis j’ai décidé de me rendre quelque peu présentable en retirant le tee-shirt à feuille de marijuana et en le remettant à l’envers. Comme je ne retrouvais pas mon jean, j’ai tiré le drap supérieur du lit et je m’en suis enveloppé. Je suis sorti de la pièce comme un fantôme.

Avançant péniblement en direction de la cuisine, j’ai croisé la bonne qui passait l’aspirateur dans la salle de séjour et j’ai suivi les grandes empreintes de pas qui ressemblaient à de la cendre sur la moquette beige, qui avait l’air, ce matin, plus longue et plus sombre que d’habitude. En traversant d’un pas lourd la salle de séjour, le fantôme s’est arrêté lorsqu’il a remarqué l’agencement étrange du mobilier. Le sofa à éléments, les fauteuils Le Corbusier et les tables Eames avaient été déplacés pour la fête, et pourtant cette nouvelle disposition me paraissait bizarrement familière. Je voulais comprendre pourquoi, mais le bruit de l’aspirateur superposé aux aboiements de Victor ont obligé le fantôme à se déplacer rapidement vers la cuisine.

La maison avait été présentée dans un article de Talk comme une « demeure » : 900 m2 situés dans une banlieue chic en plein développement et le 307 Elsinore Lane n’était pas la plus grandiose du quartier – elle était le simple reflet de l’opulence habituelle dans cette communauté. C’était, selon un grand article illustré paru dans Elle Decor, « minimaliste et globalement éclectique avec une touche de revival espagnol » mais « avec des éléments de château français mi-XIXe et un soupçon de modernisme Palm Springs des années 1960 » (imaginez-vous ça si vous en êtes capable ; ce n’était pas un concept architectural à la portée de tout le monde). L’intérieur était dans des tonalités château de sable et maïs blanc, lys et farine décolorée. Imposante et somptueuse, luxueuse et peu meublée, la maison avait quatre chambres au plafond élevé et une chambre de maître qui occupait la moitié de l’étage et incluait une cheminée, un bar complet, un réfrigérateur, deux dressing-rooms de 20 m2, des stores qui disparaissaient dans des boîtiers intégrés au plafond et chacune des deux salles de bains avait une immense baignoire encastrée dans le sol. Il y avait une salle de gym entièrement équipée où je faisais de temps en temps un peu d’exercice, sans aucune conviction, et où le coach de Jayne, Klaus, l’aidait à sculpter son corps parfait – et il y avait une immense pièce pour le home-cinéma, avec écran plasma qui avait la taille d’un pan de mur, avec son surround, avec DVD par centaines rangés en ordre alphabétique de chaque côté de l’écran, ainsi qu’un billard ancien avec feutre rouge. Et la maison était merveilleusement distribuée : de grands espaces vides, soigneusement conçus, s’emboîtaient sans heurt pour donner l’illusion qu’elle était encore plus vaste qu’elle ne l’était en réalité. Le fantôme a flotté jusqu’à la cuisine ou « quartier général familial » qui était véritablement une merveille – toute en acier inoxydable et comptoirs en béton brésilien, une cuisinière Thermador, un réfrigérateur Sub Zero, deux lave-vaisselle, deux fours à ventilateur silencieux, deux éviers, une armoire à vin climatisée, un freezer horizontal et un mur entier en baie vitrée coulissante qui surplombait une piscine olympique (sans rail de protection puisque Sarah et Robby étaient déjà des nageurs expérimentés) et un jacuzzi, et puis une pelouse d’un vert intense et luxuriant, qui était entourée d’un jardin immense, parfaitement entretenu, regorgeant de fleurs dont je ne connaissais pas le nom et, au-delà, un champ et enfin les bois. Le fantôme n’a pas vu le moindre détritus de la fête souillant la maison. C’était immaculé. Troublé et impressionné, le fantôme a regardé fixement un vase rempli de tulipes fraîches au centre de la table de la cuisine.

Marta était déjà levée, s’activant sur la machine à café Gaggia, et le fantôme chic à gueule de bois, enveloppé dans son drap Frette, s’est mis à tourner dans la cuisine, collant rapidement son front sur l’armoire à vin climatisée (le fantôme a remarqué avec tristesse qu’elle était vide) avant de s’effondrer sur une chaise près de la table ovale géante à l’extrémité de la pièce. Marta était une femme très peu attirante, à dessein, d’une trentaine d’années, avec qui Jayne avait sympathisé pendant qu’elle tournait un film à LA. Elle était loyale, discrète et s’occupait de toutes les affaires de Jayne sans effort – une des milliers de femmes de cette ville irrésistiblement attirée par la célébrité, et si soumise à ses exigences qu’elle avait suivi Jayne à l’autre bout du pays dans ces banlieues froides et inconnues. Avant Jayne, elle avait travaillé pour Penny Marshall, Meg Ryan et, brièvement, Julia Roberts, et elle avait cette capacité étrange de pressentir n’importe quel besoin, n’importe quelle requête que pouvait avoir à tout moment la célébrité. Et puis les enfants semblaient bien s’entendre avec elle, ce qui déchargeait leur mère d’une lourde charge. La confiance que Jayne lui accordait était ce qui donnait à Marta motivation et ambition ; c’était ce qui la flattait et la soutenait. C’était ce qui la rapprocherait le plus de la célébrité et Marta prenait le travail au sérieux. Mais elle me paraissait triste, parce que j’avais grandi dans ce monde et rencontré des centaines de Marta – des femmes (et des hommes) si soumises à la cause de la célébrité que leur propre monde s’en trouvait annihilé. Elle avait un petit appartement – que Jayne louait – en ville (je ne savais pas où vivait Marta, seulement que son père, paisible Salvadorien, venait la chercher à Elsinore Lane vers huit heures le soir et la ramenait le matin à l’aube).

Le fantôme avait besoin de café.

Et aussitôt Marta a posé une tasse Hermès Chaîne d’Ancre en porcelaine, remplie d’un café au lait fumant, devant lui et le fantôme a marmonné un remerciement pendant qu’elle repartait vers le presse-agrumes Waring et commençait à presser les oranges. Complètement cassé, le fantôme regardait les casseroles en cuivre suspendues au râtelier au-dessus du bloc au centre de la cuisine, sirotant son café, l’air morose, parcourant d’un œil le Daily Variety au sommet d’une pile qui comprenait le New York Times, la chronique mondaine du Los Angeles Times et le Hollywood Reporter. En entendant des voix à l’étage, j’ai pris une longue inspiration et je me suis penché pour prendre notre journal local, afin de me préparer, parce que j’avais encore du mal – même sans gueule de bois – à m’adapter aux horaires que tous les occupants de cette maison respectaient. Et donc après le départ de Marta, partie chercher Sarah (qui apprenait sa deuxième langue grâce à un système de cartes qu’elle devait nommer), je me suis levé pour me verser un grand verre de jus d’orange pressée et je l’ai dilué avec le reste d’une bouteille de Ketel One de la fête, habilement dissimulée parmi les bouteilles d’huile d’olive au bout du comptoir. C’était un petit miracle que personne ne l’ait vidée. J’ai avalé le cocktail consciencieusement et suis retourné m’asseoir à la table.

La lecture des journaux n’a fait que réveiller ma peur. De nouvelles enquêtes donnaient des statistiques atroces sur à peu près tout. Les preuves apportées suggéraient que nous n’allions pas bien. Les chercheurs en convenaient sinistrement. Des psychologues de l’environnement étaient interviewés. Des dégâts avaient été commis « involontairement ». On « redoutait des défaillances ». On parlait d’« estimations erronées » du potentiel. Les situations s’étaient « détériorées ». La cruauté augmentait et il n’y avait rien que l’on pût faire à ce sujet. La population était déconcertée et pourtant s’en fichait. Des études non publiées faisaient allusion au fait que nous allions tous devoir en payer le prix. Les scientifiques scrutaient les données et concluaient qu’il nous fallait être inquiets. Personne ne savait plus ce qu’était un comportement normal ; certains prétendaient que c’était une chose positive et personne ne soutenait le contraire. Personne ne contestait plus quoi que ce soit. L’angoisse imprégnait la vie de tous les jours de la plupart des gens. Tout le monde était désormais préoccupé par l’horreur. La folie rôdait partout. Il y avait cinquante années de recherche qui confirmaient ces données. Il y avait des schémas qui illustraient tous ces problèmes – des cercles, des hexagones, des carrés, des sections coloriées en citron vert ou en lilas ou en gris. Vous ne pouviez vous empêcher d’être à la fois effrayé et fasciné. La lecture de ces articles vous donnait l’impression que la survie de l’humanité ne semblait plus très importante à long terme. Nous étions condamnés. Nous le méritions. J’étais tellement fatigué (qu’est-ce qui inquiétait Jayne en dehors des scènes qu’il lui fallait retourner bientôt ? Les enfants imitaient nos expressions, qui au cours du mois qui venait de s’écouler avaient consisté en des grimaces harassées).

Et tant d’enfants disparaissaient que c’en était presque une épidémie. Près d’une douzaine de garçons avaient disparu depuis mon arrivée en juillet – uniquement des garçons. Leurs photos apparaissaient brièvement sur Internet et dans des mises à jour sur des sites spéciaux qui leur étaient consacrés, leurs visages solennels qui vous dévisageaient, leurs ombres qui vous suivaient partout. J’ai lu un nouvel article sur la disparition d’un nouveau boy-scout – le troisième de l’année. Ce garçon aussi avait l’âge de Robby et son visage stupide, angélique, ornait à présent la une du journal. Mais aucun de ces enfants n’avait été retrouvé. Pas de corps découverts dans un ravin ou dans une conduite en béton ; pas de restes dans un cours d’eau asséché ou dans le sac suspect balancé le long d’un échangeur d’autoroute ; rien de nu et de profané au fond des bois. Ces garçons disparaissaient sans laisser de traces et il n’y avait pas le moindre signe d’un éventuel retour de l’un d’eux. Les enquêteurs se lançaient dans des « recherches frénétiques ». Les parents des enfants disparus étaient sommés de faire des apparitions sur CNN pour rendre leur enfant plus humain, au cas où les kidnappeurs auraient regardé la télé. En dehors des records d’audience, ces conférences de presse ne produisaient rien d’autre et servaient seulement à rappeler, je cite, « la cruauté insigne de l’univers » (avec la gracieuse permission du magazine Time). Cette publicité était censée encourager la mobilisation des volontaires, mais les gens perdaient espoir – tant de garçons avaient disparu que les gens s’étaient coupés du monde et cherchaient à se consoler avec une horreur moins grande. Il y avait des veillées à la bougie où les familles se donnaient la main et baissaient la tête, torturées par le chagrin, priant, même si elles me faisaient souvent l’effet, à moi, de participer à une séance de spiritisme. Diverses organisations avaient proposé de poser des plaques commémoratives pour les enfants perdus. Les élèves de Buckley (l’école privée où allaient Robby et Sarah) étaient encouragés à envoyer leurs e-mails de condoléances aux parents endeuillés. Nous étions censés répéter à nos enfants la litanie convenue et épuisée : ne parlez pas aux inconnus, ignorez le monsieur bien habillé à la voix douce qui a besoin de votre aide pour retrouver son petit chien ; « Hurlez pour alerter », « Connaissez bien votre trajet » et « Éloignez-vous du clown ». Ne faites confiance à personne, c’était ça le message. Partout des gens entendaient des enfants en train de pleurer. On utilisait la pâte à modeler dans les écoles pour que les enfants se détendent en la pétrissant. Nous avions reçu la consigne d’avoir toujours sur nous des photos récentes de nos enfants.

Et maintenant le boy-scout disparu déclenchait inévitablement le tremblement d’inquiétude que je ressentais tous les matins avant le départ de Robby et de Sarah pour l’école, particulièrement si la gueule de bois était sévère ou si j’avais bu trop de café. Ce cauchemar éveillé ne durait pas plus de trente secondes, un photomontage rapide qui n’en réclamait pas moins un Klonopin : un tireur fou à l’école, quelqu’un qui murmure « J’ai tellement peur » sur le portable, des bruits de pétards qui éclatent dans le fond, la balle en ricochet qui abat l’élève de cours élémentaire, les coups de feu tirés au hasard dans la bibliothèque, le sang répandu sur une copie d’examen non terminé, les flaques rouges qui s’étalent sur le linoléum, le bureau maculé de viscères, un professeur blessé poussant des enfants hébétés hors de la cafétéria, le gardien abattu d’une balle dans le dos, la petite fille murmurant « Je crois que je suis touchée » avant de s’évanouir, les camionnettes de CNN qui arrivent, le shérif qui bégaie à la conférence de presse, les bulletins d’information sur les écrans de télévision, le présentateur « soucieux » donnant les dernières nouvelles, les hélicoptères en vol stationnaire, les derniers instants quand le tireur fou place le canon de son magnum dans sa bouche, les salles d’urgence bondées à l’hôpital et les gymnases en morgues improvisées, le ruban jaune des scènes de crime tout autour de la cour de récréation – et puis dans les jours qui suivent : la 22 long rifle manquante dans le placard du beau-père, le journal retrouvé qui détaille le désespoir et le sentiment de rejet du garçon, un garçon qui prenait les plaisanteries au premier degré, un garçon qui n’avait rien à perdre, l’Elavil qui ne faisait pas son effet et le trouble bipolaire non détecté, le livre sur la sorcellerie trouvé sous son lit, le X scarifié sur sa poitrine et la tentative de suicide le mois précédent, la fracture de la main après le coup de poing dans le mur, les nuits passées à compter jusqu’à mille allongé sur son lit, le lapin domestique retrouvé un peu plus tard cet après-midi-là, pendu dans un petit placard – et enfin les images finales du reportage sans fin : le drapeau à mi-hauteur sur sa hampe, les services commémoratifs, les centaines de bouquets, de bougies, de jouets qui couvrent les marches qui mènent à l’école, la main sanguinolente d’une victime en couverture de Newsweek, les questions posées, les haussements d’épaules désabusés, les plaintes des parties civiles, les crimes similaires, les raisons pour lesquelles vous cessez de prier. Et pourtant, la pire vérité sort de la bouche de votre propre fils : « Mais il était normal, Papa – il était exactement comme moi. »

Je ne m’en étais pas rendu compte, mais Jayne avait fait son entrée dans la cuisine sans dire un mot à la masse informe enveloppée dans un drap et reniflant penchée sur la table. Elle était devant la cuisinière attendant que l’eau bout (elle faisait du porridge pour les enfants), me tournant le dos. J’ai essayé d’interpréter son langage corporel et échoué. Je suis parti errer du côté du comptoir réservé aux bouteilles d’huile d’olive. Victor s’est glissé dans la cuisine à son tour. Le chien m’a regardé fixement. Son regard disait Tu m’ennuies. Son regard disait Vas-y – provoque-moi.

« Pourquoi ce golden retriever mal élevé aboie-t-il à longueur de nuit ? ai-je demandé en jetant un œil noir au chien.

— Peut-être parce qu’il a été effrayé à la vue de tes étudiants de dix-neuf ans qui baisaient dans notre garage, a immédiatement répliqué Jayne, sans se retourner. Peut-être parce que Jay McInerney se baignait à poil dans notre piscine.

— Ce n’est pourtant pas le style de… ce bouffon de Jay.

— Quelqu’un a dû le repêcher après que tu as disparu. À l’épuisette.

— Il était épuisé ? » J’ai compris au même instant. « Quoi ? Une épuisette ? Nous n’avons pas d’épuisette. » Silence inquiet. « Non ?

— Je t’ai cherché, mais tu avais déjà perdu connaissance dans la chambre d’amis. » Elle a dit ça avec cette fausse nonchalance qu’elle avait adoptée depuis mon arrivée dans la maison.

J’ai soupiré. « Je n’avais pas “perdu connaissance”, Jayne. J’étais claqué.

— Pourquoi, Bret ? Pourquoi étais-tu claqué à ce point ? » Elle me tournait toujours le dos, mais sa voix s’était durcie.

J’ai bu mon verre. « Eh bien, ce chien nous a gratifiés de ses aboiements et a réclamé notre attention toute la semaine. Tu sais, chérie, il se trouve que ça coïncide avec le démarrage de mon nouveau roman et c’est extrêmement contrariant et louche.

— Oui, je sais, Victor ne veut pas que tu écrives un autre livre, a dit Jayne en éteignant la cuisinière avant d’aller vers l’évier. Je suis entièrement d’accord avec toi.

— Je ne vois jamais ce chien s’ébattre. Il est déprimé depuis que je suis arrivé ici et je ne le vois jamais jouer.

— Quand tu lui as donné un coup de pied l’autre soir…

— Il essayait de voler une plaquette de beurre, me suis-je exclamé en me redressant. Il allait s’emparer de ce pain à la farine de maïs sur le comptoir.

— Pourquoi est-ce que nous avons cette conversation à propos du chien ? » a-t-elle dit, brusquement hargneuse, en se tournant enfin vers moi.

Après un silence appuyé, j’ai bu mon jus d’orange et je me suis éclairci la voix.

« Alors tu veux me faire connaître mes droits ?

— Pour quoi faire ? Tu es encore dans le coma.

— Je suppose que nous discuterons de tout ça avec notre thérapeute. »

Elle n’a rien dit.

J’ai décidé de changer de sujet, dans l’espoir d’une réaction plus calme. « Alors qui était ce type qui est venu déguisé en Patrick Bateman, hier soir ? Le type en costume Armani couvert de faux sang ?

— Pas la moindre idée. Un de tes étudiants ? Un de tes milliers de fans ? Qu’est-ce que ça peut bien te faire ?

— Je… ne l’ai pas reconnu. Je pensais que…

— Tu pensais quoi ? Que je le connaissais ?

— Laisse tomber. » Je me suis tu et j’ai réfléchi à différentes choses un instant. « Et est-ce que tu as compris ce qui s’était passé dans la chambre de Sarah ? Parce que je crois, Jayne, que c’est elle qui l’a fait. » Je me suis interrompu pour marquer le coup. « Mais elle soutient que c’est sa peluche qui l’a fait – cet oiseau, tu sais, ce Terby que je lui ai acheté cet été – et, tu sais, c’est un peu inquiétant. Et au fait où se trouvait Marta quand cette soi-disant attaque a eu lieu ? Je trouve que c’est un peu… »

Jayne a foncé vers moi. « Pourquoi écartes-tu la possibilité que ce soit un de tes étudiants taré et ivre qui l’ait fait ?

— Mes étudiants avaient mieux à faire hier soir que de mettre à sac la chambre de notre…

— Ouais, baiser dans notre douche par exemple – je ne sais absolument pas qui c’était – ou sniffer de la coke dans notre cuisine. » Elle me jetait des regards furieux, les mains sur les hanches.

Long silence pendant lequel j’ai pu élaborer un « Il y avait des gens dans la cuisine hier soir ?!? » outragé.

« Ouais. Des gens qui se droguaient dans la cuisine, Bret. » Elle a prononcé cette réplique sur son ton méfiant-mais-cool.

« Chérie, écoute, il y a peut-être eu consommation de drogues, mais je suis sûr que cela s’est fait calmement et discrètement. » Je me suis tu, désemparé.

« Et je sais que tu en as pris toi aussi. » Quelque chose s’est bloqué dans sa gorge, le ton sarcastique a disparu et elle s’est détournée de moi. Elle a incliné la tête. J’ai remarqué qu’elle avait le poing serré. J’entendais la respiration désordonnée qui précède les larmes.

« Tu veux dire que j’en prenais autrefois. Ta phrase devait être au passé. Je suis debout, non ?

— À peine. Tu es une loque.

— Écoute. » J’ai fait un geste parfaitement inutile. « Je bois du jus d’orange et je lis les journaux. »

Elle s’est ressaisie. « Oh, laisse tomber, laisse tomber, laisse tomber.

— Et pourquoi as-tu appelé la femme de Jay pour lui demander…

— Je n’appellerais pas la femme de Jay si tu n’avais pas recommencé », a-t-elle dit d’une voix aiguë et angoissée. Elle s’est interrompue pour respirer à fond et se calmer. « Je ne peux avoir cette conversation maintenant. Laissons tomber.

— Ça me semble raisonnable », ai-je murmuré gentiment, avant de me repencher sur les journaux. J’ai tenté d’avaler une longue rasade, mais le jus a débordé et j’ai donc abandonné et reposé d’une main tremblante le verre sur la table.

Ulcérée par mon ton désinvolte, Jayne s’est de nouveau précipitée vers moi. « C’est illégal, Bret. Ce n’est pas parce que c’est consommé chez nous…

— Dans une résidence privée ! ai-je hurlé à mon tour.

— … que ça rend les choses plus légales.

— Euh, techniquement, ce n’est pas légal, mais… »

Elle attendait que je termine ma phrase. J’ai préféré ne pas.

« Je n’ai pas pris de drogue hier soir, Jayne.

— Tu mens. » Elle a craqué. « Tu me mens et je ne sais pas quoi faire face à ça. »

Au prix d’un grand effort, le fantôme s’est levé et a marché en traînant les pieds jusqu’à elle. Le fantôme l’a enveloppée de ses bras et elle l’a laissé faire. Elle était secouée de spasmes et, entre deux sanglots, par les soubresauts de sa respiration irrégulière.

« Et si tu me croyais… et que… » je l’ai tournée pour que nous soyons face à face et je l’ai regardée avec un air implorant, les yeux tristes et nostalgiques « … tu m’aimais tout simplement ? »

Un silence nouveau a envahi la cuisine. J’ai jeté un coup d’œil au chien au moment où Jayne se collait contre moi, me serrant si fort que j’ai commencé à émettre des sifflements. Victor m’observait. Son regard disait Tu m’ennuies. Son regard disait Tu es un con. Je lui ai lancé des coups d’œil furieux jusqu’à ce qu’il n’y prête plus attention, se lèche une patte et s’en aille. C’est ce qui me rendait dingue : le chien savait que je savais qu’il me détestait et il aimait ça. Quand j’ai recroisé le regard de Jayne, il y avait un tel espoir dans ses yeux que son expression était proche de la folie et j’ai voulu le premier m’éloigner.

Mais Jayne m’a alors gentiment repoussé et dit tout simplement, « Nous dînons chez les Allen dimanche. Je n’ai pas pu éviter.

— Ça m’a l’air… » Ma voix s’est étranglée. « Génial. Vraiment génial. »

Après qu’elle est partie chercher Robby, mon ventre a grondé comme un volcan et, laissant mon cocktail sur la table, j’ai couru dans la salle de bains la plus proche et me suis assis sur les toilettes à l’instant où un torrent de diarrhée s’échappait de moi. Le souffle coupé, j’ai tendu la main pour m’emparer du dernier numéro de Wallpaper que j’ai feuilleté pendant que mes intestins se vidaient. J’ai regardé une autre baignoire encastrée et puis par la petite baie vitrée, alors que Elsinore Lane s’éveillait. J’ai vu le garçon qui avait passé la nuit ici s’éloigner de notre maison – les citrouilles toujours alignées le long du chemin – et entrer chez nos voisins et je me suis rendu compte que c’était Ashton Allen ; il était passé si près que j’avais pu lire l’inscription sur son tee-shirt – « Ouvrez l’Œil, je pourrais vous faire un sale coup » – et puis un moineau s’est posé sur le rebord de ma fenêtre et j’ai détourné la tête. La salle de bains était envahie de l’odeur typique des restes d’une nuit d’ivresse – un relent rance d’excréments et d’alcool mélangés qui m’a fait fuir aussi vite que j’étais arrivé.

Quand je suis entré d’un pas lourd dans la cuisine, Jayne était en train de verser de l’eau chaude dans des bols en céramique et Robby était assis à la table et buvait dans mon verre en faisant la grimace, « Maman, ce jus d’orange a un drôle de goût. Est-ce qu’il reste du Tropicana ?

— Robby, mon chéri, je ne veux pas que tu boives du Tropicana. Marta a pressé des oranges pour toi. C’est à côté de l’évier.

— Ça, c’est du jus frais », a-t-il murmuré.

Je suis resté sur le seuil de la cuisine jusqu’à ce que Robby pose mon verre et se dirige vers le presse-agrumes (les jus de fruits en conserve étaient interdits parce qu’ils donnaient des caries et favorisaient l’obésité). Alors que j’avançais vers la table, Robby s’est retourné et m’a vu et, subtilement, a jeté un deuxième coup d’œil avant de se déplacer, l’air de rien, vers son sac à dos qu’il était en train de mettre en ordre. Robby ne semblait toujours pas habitué à ma présence, mais je ne l’étais pas à la sienne non plus. On se faisait peur, on se méfiait l’un de l’autre, et j’étais celui qui aurait dû établir la connexion, le lien, mais sa réticence – aussi puissante et insistante qu’une antienne – me paraissait impossible à surmonter. Il n’y avait pas moyen de gagner sa confiance. Il n’avait absolument pas pu compter sur moi – ce que son regard baissé, quand j’entrais dans une pièce, me rappelait constamment. Et pourtant j’étais contrarié du fait que lui – et non pas moi – n’ait pas eu le courage de faire le premier pas.

« Salut, petit », ai-je dit en m’asseyant à la table et en sifflant le reste du screwdriver. Le liquide était amer et j’ai fermé les yeux jusqu’à ce que la chaleur de l’alcool commence à se répandre en moi, provoquant des battements de paupières. Robby a marmonné une réponse. C’était suffisant. L’école commençait à 8 h 15 et finissait à 15 h 15, et les diverses activités après l’école repoussaient leur retour à la maison à 17 h 15. J’avais donc neuf heures de tranquillité. Mais je me suis aperçu au même instant que ce soir, c’était « trick or treat » avec les enfants et que je devais être à l’université à midi (une journée de tutorat, mais surtout un prétexte pour voir Aimee Light) et ensuite j’avais un rendez-vous chez mon psy, le docteur Kim, et pendant toutes ces tribulations il faudrait avaler pas mal de Xanax et faire une petite sieste. La bonne est entrée et a dit quelque chose en espagnol à Jayne. Elles ont eu une petite conversation qu’il m’était impossible de suivre jusqu’à ce que Rosa hoche activement la tête et reparte de la cuisine.

Puisque c’était Halloween et qu’on pouvait s’habiller comme on voulait à l’école, Robby portait un tee-shirt QUOI ? MOI, INQUIET ? et un pantalon kaki trop grand – ses vêtements étaient toujours trop grands, trop amples, et tous portaient une marque. Il avait une paire de rollers sur l’épaule et il a fait savoir à Jayne qu’il venait de télécharger un site de Buffy et les vampires, et il se demandait comment caser un ballon de football dans son nouveau sac à dos Targus Rakgear Kickflip, qui ne pesait pas moins de douze kilos (le sac Nike Bioknx avait provoqué des « douleurs de dos », selon son médecin). Il avait un magazine à la main, Gamepro, qu’il allait lire pendant le trajet jusqu’à l’école, et il était un peu anxieux à l’idée d’être interrogé oralement sur la formation des cascades. Pendant que je feuilletais de nouveau les journaux, Robby s’est plaint des bruits d’hier soir, après la fin de la fête. Mais il ne savait pas très bien d’où ils provenaient – du grenier ou peut-être du toit, mais aussi, il en était sûr, des côtés de la maison. Il avait entendu des grattements contre sa porte, disait-il, et lorsqu’il s’était réveillé ce matin, les meubles avaient été déplacés, et il avait découvert trois ou quatre entailles profondes dans le bas de la porte de sa chambre (qu’il n’avait pas faites, insistait-il) et lorsqu’il avait saisi la poignée, elle était humide. « Quelqu’un avait bavé dessus », a-t-il ajouté en frissonnant.

J’ai levé les yeux du journal et vu Jayne me jeter un regard noir pendant qu’elle lui demandait, « Qu’est-ce que tu veux dire, chéri ? »

Mais, comme d’habitude, lorsqu’on demandait quelque chose de précis à Robby, il faisait la tête et restait silencieux.

J’ai essayé de me ranimer et de réfléchir à une question à lui poser qui n’exigerait pas une réponse élaborée, mais Sarah et Marta sont arrivées. Sarah portait un tee-shirt à froufrous sur lequel était inscrit en paillettes argentées le mot LINGERIE. Et Victor a bondi vers elle, soulagé, remuant la queue, avant de se tourner vers la baie vitrée et le fond du jardin, et de se mettre à aboyer violemment. Ma tête était sur le point d’exploser.

« Couché, Victor ! Au pied. Au pied ! Bon Dieu, quelqu’un peut faire taire ce chien ? » Je suis retourné à mes journaux, mais Sarah est venue s’appuyer contre moi avec la liste des cadeaux de Noël qu’elle avait déjà choisis, un stade Pokémon en tête d’une longue page qui sortait de son imprimante. Je lui ai rappelé que nous étions seulement en octobre (cela n’a pas eu d’effet) et puis j’ai commencé à passer en revue la liste avec elle, jusqu’à ce que je lève les yeux vers Jayne pour solliciter son aide, mais elle était au téléphone tout en enveloppant les déjeuners des enfants (les crackers Graham sans sucre, les bouteilles de Diet Snapple) et en déclarant à son interlocuteur des trucs du genre, « Non – les enfants sont archibookés ».

Sarah continuait à m’expliquer ce que signifiait chacun de ses choix sur la liste et je l’ai interrompue de façon un peu désinvolte. « Comment ça se passe avec Terby, chérie ? » (en avais-je eu si peur, la nuit dernière ? Tout semblait différent maintenant dans la lumière du matin : brillant, propre, sain).

« Terby va bien », s’est-elle contentée de dire, mais ça a marché : elle a oublié la liste de Noël et elle s’est approchée des peintures qu’elle avait faites avec les doigts la veille pour les présenter en classe aujourd’hui et elle les a glissées dans une grande enveloppe beige. Robby vérifiait son palm-pilot tout en se pavanant dans la cuisine – sa façon à lui de jouer les durs.

J’ai soudain remarqué un exemplaire de Sa Majesté des mouches au milieu de la pile des affaires de classe sur la table et je m’en suis emparé. En ouvrant la couverture, j’ai été sidéré de découvrir le nom de Sarah écrit à la main sur la première page. « Hé, une minute. Je ne peux pas croire qu’ils laissent des petits du cours préparatoire lire ça. »

Tout le monde – sauf Sarah – m’a regardé fixement.

« Je ne peux même pas comprendre ce livre aujourd’hui. Nom de Dieu, pourquoi ne pas lui faire lire Moby Dick ? C’est absurde. C’est dingue ! » J’agitais le livre en direction de Jayne quand j’ai aperçu Sarah qui me dévisageait, l’air confuse. Je me suis penché vers elle et j’ai dit d’une voix calme, apaisante, raisonnable, « Chérie, tu n’as pas besoin de lire ça ».

Sarah a jeté un coup d’œil effrayé à sa mère. « C’est sur notre liste de livres à lire », a-t-elle dit posément.

Exaspéré, j’ai demandé à Robby de me montrer son programme.

« Mon quoi ?

— Ton programme, crétin. »

Robby a fouillé sans conviction son sac à dos et en a sorti une liste d’ordinateur froissée : Histoire de l’art, Algèbre 1, Science, Probabilités élémentaires, Éducation physique, Statistiques, Anglais, Éducation civique et Conversation espagnole. J’ai examiné la liste d’un œil morne et il est venu s’asseoir à la table et je la lui ai rendue. « C’est fou. C’est scandaleux. Mais où est-ce que nous les envoyons ? »

Robby s’est soudain concentré sur son bol de muesli – après avoir écarté le porridge que Marta avait placé devant lui – et a tendu la main vers un carton de lait de soja. Jayne oubliait constamment que Robby ne supportait pas le porridge, et c’était quelque chose que je n’oubliais jamais parce que je ne supportais pas le porridge non plus.

Il a fini par hausser les épaules. « Ça va.

— La conseillère d’orientation dit que pour qu’un enfant se retrouve dans une université Ivy League, il faut commencer dès le cours préparatoire, a déclaré Jayne sur un ton détaché, comme pour ne pas alarmer les enfants, qui ne devaient pas écouter, je crois.

— Et même avant, lui a rappelé Marta.

— Elle est plus forte que toi, baby, ai-je soupiré. Joue pas ce jeu-là, petite sœur. »

Robby, tout à coup, m’a gratifié d’un ricanement.

Jayne a pris un air renfrogné. « N’emploie pas ce langage de faux rappeur devant les enfants. Je déteste ça.

— Et moi, je déteste cette conseillère. Tu sais pourquoi ? Parce qu’elle alimente ton angoisse, baby.

— Essayons de ne pas avoir cette conversation maintenant, a dit Jayne en se lavant les mains dans l’évier, les muscles de son cou saillant. Nous sommes prêts, les enfants ? »

J’étais encore abasourdi par le programme de Robby et j’aurais voulu lui dire quelque chose de réconfortant, mais il avait terminé son muesli et était en train de remettre toutes ses affaires dans son sac à dos. Il a examiné un jeu vidéo, Quake III, comme s’il ne savait qu’en faire et puis sorti son portable pour contrôler qu’il était bien en charge.

« Hé, mon pote, pourquoi emportes-tu ton portable à l’école ? »

Il a jeté un regard inquiet du côté de Jayne, qui se séchait les mains avec du papier absorbant. « Tous les enfants en ont un, a-t-elle dit.

— Il n’est pas normal que des enfants de douze ans aient un portable, Jayne, ai-je insisté en espérant toucher la note de l’indignation.

— Tu. Es. Vêtu. D’un. Drap », a dit Jayne – c’était sa réponse.

Robby semblait perdu, comme s’il n’avait su que faire.

Finalement, heureusement, Sarah a rompu le silence.

« Maman, je me suis lavé les dents.

— Et tu ne les laves pas après avoir mangé, chérie ? a demandé Jayne tout en montrant quelque chose dans son agenda à Marta concernant le voyage à Toronto pour les scènes à retourner. Je crois que tu devrais te brosser les dents après le petit-déjeuner.

— Je me suis lavé les dents, a répété Sarah et lorsque c’est resté sans réponse de la part de Jayne, elle s’est tournée vers moi. Bret, je connais l’alphabet.

— C’est bien, c’est normal à ton âge, ai-je dit sur un ton encourageant, un peu troublé par le fait qu’une petite fille si fière de connaître l’alphabet soit en train de lire Sa Majesté des mouches.

— Je connais l’alphabet, a-t-elle déclaré fièrement. A B C D E F.

— Chérie, Bret a très mal à la tête. Je te crois totalement.

— G H I J K L M N.

— Tu es capable d’identifier les sons que représentent les lettres. C’est très bien, ma poupée. Jayne ?

— O P Q R S T U V.

— Jayne, tu ne peux pas lui donner un beignet sans sucre ou je ne sais quoi ? » J’ai touché ma tête pour faire comprendre : migraine assurée. « Sérieusement.

— Et je connais aussi les losanges ! a crié Sarah joyeusement.

— Fabuleux.

— Et les hexagones !

— OK, mais aie un peu pitié de moi maintenant, mon ange.

— Et un trapézoïdal !

— Chérie, Papa est de mauvaise humeur et pas encore réveillé et sur le point de vomir, alors tu veux bien te calmer un petit peu ? »

Elle s’est immédiatement tournée vers Jayne. « Maman, je tiens un journal, a-t-elle annoncé. Et Terby m’aide beaucoup pour ça.

— Peut-être que Bret pourrait se faire un peu aider par Terby pour écrire, a dit Jayne, caustique, sans lever les yeux des notes qu’elle passait en revue avec Marta.

— Baby, mon roman avance tellement vite en ce moment que je n’arrive pas à le croire moi-même, ai-je laissé tomber, en feuilletant les pages sport de USA Today.

— Mais Terby est triste, a dit Sarah, boudeuse.

— Pourquoi ? Je croyais qu’il allait bien, ai-je dit, un peu désintéressé par le problème. Il s’est levé de la mauvaise patte ?

— Il dit que tu ne l’aimes pas, a dit Sarah en se tortillant sur sa chaise. Il dit que tu ne joues jamais avec lui.

— Mais il ment. Je joue avec lui tout le temps. Pendant que tu es à l’école. En fait, Terby m’a battu au backgammon mardi. Ne crois pas un mot de ce que Terby peut…

— Bret, a coupé Jayne. Arrête.

— Maman, a demandé Sarah. Papa a un rhume ?

— Chérie, ton papa est contaminé en ce moment, a dit Jayne en plaçant un bol de porridge couvert de framboises devant Sarah.

— Et Maman est une vraie garce », ai-je murmuré.

Jayne ne m’a pas entendu ou bien elle a préféré m’ignorer. « Et nous allons être en retard si nous ne nous dépêchons pas. »

Et moi j’ai barré tout ce qui m’entourait jusqu’à ce que j’entende Jayne dire, « Il faudra que tu demandes à ton père ».

Quand je suis revenu à moi, Robby me dévisageait, l’air anxieux.

« Laisse tomber, a-t-il marmonné.

— Non, vas-y. Dis-moi ! »

Il avait l’air tellement troublé que j’aurais aimé connaître la question et y répondre sans que Robby eût à la poser.

Avec appréhension, il a demandé, « On peut acheter le DVD de Matrix ? »

J’ai vite réfléchi à tout. Il s’est raidi en attendant ma réponse.

« Mais nous l’avons déjà en vidéo, ai-je dit lentement comme si je répondais à une question-piège.

— Ouais, mais il y a des bonus sur le DVD et…

— De quoi ? Keanu…

— Bret, a clamé Jayne, interrompant sa conversation avec Marta sur le programme de danse de Sarah, et puis elle s’en est prise à Robby. Pourquoi portes-tu ce tee-shirt ?

— Qu’est-ce qu’il a ? ai-je coupé, en tentant de me sauver moi-même.

— Nous n’avons pas le droit de nous déguiser à l’école, tu te souviens ? a murmuré Robby, l’air sombre. Tu t’en souviens ? » a-t-il répété sur un ton accusateur.

Il faisait allusion à l’e-mail envoyé aux parents concernant Halloween cette année. Il y aurait bien des fêtes dans l’après-midi, mais l’école mettait en garde contre les déguisements, préférant que les enfants viennent « déguisés en eux-mêmes ». Au départ, l’école avait approuvé les déguisements « convenables » et découragé tout ce qui pouvait être malvenu (rien de « violent » ou de « terrifiant », « pas d’armes »), mais comme on pouvait s’y attendre, les enfants, en dépit de tous leurs médicaments, ont commencé à flipper en masse et donc les déguisements ont été purement et simplement interdits (des parents épuisés avaient plaidé pour un compromis – « déguisements en principe effrayants ? » – qui fut rejeté). Robby était profondément déçu et pendant que Jayne examinait des verres qui venaient de sortir du lave-vaisselle, j’ai essayé de consoler mon fils. Très paternel, je lui ai assuré que l’absence de déguisement était sans aucun doute dans l’intérêt de tous, offrant en guise de conte moral ma propre expérience d’Halloween au même âge, lorsque j’étais allé à l’école en Vampire Sanglant et que je n’avais pas été autorisé à figurer dans la parade des classes primaires parce que j’avais, selon le principal, trop de faux sang étalé sur la bouche, les joues et le menton et que j’allais certainement terrifier mes camarades. L’épisode avait été tellement gênant – un tournant, en fait – que ce fut la dernière fois que je me déguisais. J’avais eu vraiment honte. Le souvenir d’être resté assis sur un banc pendant que mes camarades de classe défilaient devant les élèves du primaire ravis était encore cuisant. Soudain, je me suis attendu à ce que Robby me trouve beaucoup plus intéressant qu’il ne l’aurait cru.

Un silence embarrassé a envahi la cuisine. On avait écouté mon histoire. Jayne tenait à la main un verre à margarita fêlé et m’observait avec un regard étrange. J’ai remarqué avec lenteur que les autres – Sarah, Robby, Marta, et même Victor – m’observaient aussi avec un regard étrange.

Robby, l’air profondément troublé, a finalement parlé, posément et avec toute la dignité dont il était capable. « Qui a dit que je voulais me déguiser en… Vampire Sanglant ? » Il s’est interrompu un instant. « Je voulais me déguiser en Eminem, Bret.

— Ce n’est pas parce que ton père était un dingue à ton âge que tu dois l’être aussi, mon chéri, a dit Jayne.

— Le Vampire Sanglant ? » Robby me dévisageait, horrifié.

Je me suis tourné, désemparé, vers Jayne, dont le visage s’était brusquement détendu. Elle m’a considéré un instant, essayant visiblement de comprendre quelque chose.

« Ouais ? lui ai-je dit, en tendant un billet de cinquante dollars à Robby.

— Je m’aperçois que j’avais quelque chose à te demander, a dit Jayne.

— C’est quoi ? »

Le chien, impatient de connaître ma réponse, m’a jeté un bref regard oblique.

« As-tu jamais vidé un lave-vaisselle ? Je suis curieuse.

— Euh, Jayne… » L’histoire du lave-vaisselle me faisait l’effet d’une de ces insinuations hostiles dont elle me gratifiait régulièrement. Le sentiment de culpabilité que je ressentais – l’impression d’avoir fait quelque chose de mal – ne me quittait jamais dans cette maison. J’ai essayé de me donner une contenance paisible et réfléchie, à la place de l’autre option que j’avais : m’évanouir sous l’effet de la douleur et de la défaite.

« Eh bien ? » Elle attendait une réponse.

« Non, mais je vois le Dr Kim aujourd’hui. »

J’ai imaginé un soulagement submergeant la cuisine comme un raz de marée. Je voulais à tout prix que le petit-déjeuner prenne fin – j’ai fermé les yeux et j’en ai fait le vœu – et que tout le monde s’en aille paisiblement. Et c’est ce qui s’est passé.