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LE COUP DE TÉLÉPHONE


C’était mon portable qui sonnait. Il était là sur mon bureau, attendant que je le prenne.

Mon esprit projetait encore l’image du champ près de l’autoroute, et j’étais un peu secoué quand j’ai décroché.

« Allô ? »

Je pouvais entendre quelqu’un respirer à l’autre bout du fil.

« Allô ?

— Bret ? ai-je entendu une voix dire tout bas.

— Oui. Qui est-ce ? »

Nouveau silence.

« Allô ? »

Le bruit du vent et les parasites alternaient.

J’ai écarté le portable de mon oreille et j’ai regardé le numéro qui appelait.

L’appel venait du portable d’Aimee Light.

« Qui est à l’appareil ? » Je ne m’étais même pas rendu compte que j’étais tombé de mon fauteuil. Mon cœur battait trop vite. J’ai pensé qu’en serrant le poing je pourrais le contrôler. « Aimee ?

— Non. »

Silence, électricité statique, vent.

Je me suis penché en avant et j’ai prononcé un nom.

« Clayton ? »

La voix était de glace. « C’est un de mes noms. »

Je me suis relevé. « Qu’est-ce que vous voulez dire ? C’est Clayton ou pas ?

— Je suis tout. Je suis chacun. » Silence rempli d’électricité statique. « Je suis même vous. »

Ce dernier point a forcé la peur à prendre un ton décontracté, amical. Je ne voulais pas contrarier cette personne. J’allais faire l’idiot. J’allais faire semblant d’avoir une conversation avec quelqu’un d’autre. Je m’étais mis à trembler si fort qu’il m’était presque impossible de poser ma voix. « Où êtes-vous ? » J’ai avancé jusqu’à la fenêtre. « Je ne vous ai plus revu après que vous êtes passé à mon bureau.

— Si, vous m’avez vu. » La voix était curieusement intime à présent.

J’ai marqué une pause. « Non… euh, et où ça ?

— Vous avez trouvé le manuscrit ?

— Oui. Oui, je l’ai. Où êtes-vous ? » Je ne sais pourquoi, j’ai voulu prendre un stylo, mais il est tombé de ma main tremblante.

« Partout. »

Il a dit ça d’une manière tellement horrible que j’ai dû me ressaisir avant de pouvoir reprendre ma fausse attitude débile. La voix avait des écailles et une sorte de corne. La voix était un truc qui avait surgi d’un bûcher. La peur qu’elle me faisait me décomposait.

« Attendez une minute. Ouais, je crois que je vous ai revu. Vous n’étiez pas dans notre maison, dimanche soir ?

— “Notre” maison ? » La voix faisait semblant d’être stupéfaite. « C’est une formulation intéressante. Sujette à interprétation. »

J’ai fermé les stores. Je me suis rassis et puis relevé aussi vite. Soudain, je ne pouvais plus me retenir. J’ai décidé de jouer le jeu, ma voix dissimulant mal mon impatience.

« Est-ce que c’est… Patrick ?

— Nous sommes beaucoup de gens.

— Alors… qu’est-ce que vous faisiez chez nous, l’autre soir ? Qu’est-ce que vous faisiez dans la chambre de mon fils ?

— Ce soir-là, ce n’était pas moi. Ce soir-là, c’était quelque chose d’autre.

— Et c’était quoi ?

— Quelque chose qui n’est pas un allié de notre cause.

— Votre cause ? Quelle cause ? Je ne comprends pas.

— Vous avez lu le manuscrit, Bret ?

— Est-ce que l’un de vous est responsable… pour les garçons ? » J’ai fermé intensément les yeux. « Les garçons ? » J’avais répondu à sa question par une autre question. La voix était sur le point de ne plus bien se tenir.

« Les garçons disparus. Vous êtes… »

C’était comme si la voix ne s’était pas attendue à cette question. C’était comme si la voix supposait que je savais où conduisait la vérité singulière de cette situation. « Non, Bret. Encore une fois, vous ne cherchez pas là où il faut.

— Où est-ce que je devrais chercher ?

— Ouvrez les yeux. Arrêtez de chercher à tâtons des choses qui ne sont pas là.

— Où sont les garçons ? Vous le savez ?

— Demandez à votre fils. Il sait. »

La peur s’est muée instantanément en colère. « Je ne crois pas.

— C’est ce qui causera votre perte. »

L’écrivain était parti. L’écrivain avait eu peur et s’était enfui, et se cachait quelque part maintenant. Il hurlait.

« Que voulez-vous dire par là ? Ma perte ? Vous me menacez ?

— Je vois qu’un certain détective Donald Kimball vous a rendu visite. Il vous a parlé de moi ?

— Qu’est-il arrivé à Aimee Light ?

— Ah, enfin, nous progressons.

— Où est-elle ?

— Dans un monde meilleur que celui-ci.

— Qu’est-ce que vous lui avez fait ?

— Non, Bret. C’est ce que vous lui avez fait.

— Je ne lui ai rien fait du tout.

— Oui, c’est en partie vrai : vous ne l’avez pas sauvée.

— Qu’est-ce que vous lui avez fait ?

— J’ai vérifié encore une fois le texte de ce sale petit livre que vous avez écrit.

— Je ne suis en rien impliqué dans ce qui est arrivé à Aimee Light. Je vais raccrocher.

— Même si, bien entendu, je peux faire que des choses arrivent. » La voix a baissé, tout en devenant plus distincte. « Je pourrais vous impliquer. »

Des blessures saignaient partout.

« Que voulez-vous dire ? Comment ça ?

— Eh bien, vous étiez son mentor. Elle était la jeune étudiante complaisante. Très séduisante, au fait. » La voix s’est tue et a réfléchi à quelque chose. « Peut-être qu’Aimee Light attendait plus du grand professeur célèbre, sur qui elle faisait sa thèse. » La voix s’est tue de nouveau. « Peut-être que vous l’avez laissée tomber d’une certaine façon. Peut-être qu’il y a même des e-mails pour le prouver. Peut-être qu’Aimee Light a laissé une piste avec une note ou deux. Et disons simplement que ces notes laissaient entendre qu’elle attendait de vous que vous teniez promesse. Disons simplement qu’il y avait un risque qu’elle aille raconter à votre très célèbre épouse…

— Vous êtes qui, bordel ?

— … ce que vous faisiez tous les deux. » La voix a soupiré, puis a dit très vite, « Même si, lorsque je lui ai posé des questions sur votre “liaison”, elle avait l’air de dire qu’il ne s’était rien passé entre vous deux. Bien sûr, je l’avais bâillonnée et, à ce moment-là, elle perdait beaucoup de sang, mais il me paraissait assez évident que vous n’aviez jamais baisé tous les deux. Peut-être que vous étiez en colère contre Aimee Light parce qu’elle ne voulait pas coucher avec vous. C’est un autre scénario que nous pourrions explorer. Être rejeté était tout simplement insupportable pour l’écrivain qui a toujours obtenu tout ce qu’il voulait, et vous avez craqué ». La voix s’est tue. « Je vois que vous n’avez pas informé les autorités sur la nature de vos relations avec la victime.

— Parce que je ne suis lié à rien de crimin…

— Oh, mais si vous l’êtes.

— Comment ? » Tout ça me conduisait bien au-delà de ce à quoi je m’attendais : dans un endroit au-delà de toute résistance.

« Vous avez été vu devant sa maison par trois témoins, le soir où on a découvert son corps démembré dans cette chambre très sale du motel Orsic. Et qu’est-ce que vous faisiez là, Bret ?

— J’ai un alibi pour…

— En réalité, non.

— Il est impossible…

— Vous voulez parler de la nuit où vous avez circulé dans “votre” maison, en comprenant certaines choses du passé ? Tout le monde dormait. Vous étiez tout seul. Personne ne vous a vu entre votre retour de Buckley et le lendemain matin, quand Marta vous a vu courir vers votre bureau à cause de ces pièces jointes. Ça vous donne beaucoup de temps, Bret. Au fait, vous avez aimé la vidéo ? Il a fallu un temps atrocement long pour la trouver. Je voulais vous la montrer depuis des années. »

Je suis revenu à Aimee Light. « Ils ne savent même pas que c’est son corps.

— Je pourrais leur envoyer la tête. Je l’ai toujours.

— C’est une plaisanterie. Vous n’êtes même pas réel. Vous n’existez pas.

— Si vous le croyez, pourquoi êtes-vous encore au téléphone ? »

Je n’avais rien à dire, sinon, « Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je veux que vous compreniez un certain nombre de choses sur vous-même. Je veux que vous réfléchissiez à votre vie. Je veux que vous soyez conscient de toutes les choses horribles que vous avez faites. Je veux que vous regardiez en face le désastre qu’est Bret Easton Ellis.

— Vous assassinez des gens et vous me dites…

— Comment puis-je assassiner des gens si je ne suis pas réel, Bret ? » La voix souriait. Elle me présentait un mystère. « Une fois encore, vous êtes paumé, a soupiré la voix. Une fois encore, Bret ne comprend rien du tout.

— Si vous approchez un jour de ma famille, je vous tuerai.

— Je ne m’intéresse pas particulièrement à votre famille. De plus, je ne crois pas que vous ayez trouvé le moyen de vous débarrasser de moi, pas encore.

— Si vous n’êtes pas réel, comment je vais y arriver ?

— Vous avez lu le manuscrit ? »

J’étais au bord des larmes. J’ai enfoncé mon poing dans ma bouche et j’ai mordu.

« Faisons un petit jeu, Bret.

— Je ne…

— Le jeu s’appelle : Devine qui est le suivant ?

— Vous n’êtes pas vivant. »

Et soudain, et tout doucement, la voix a commencé à fredonner un air que j’ai reconnu – « On The Sunny Side of the Stree » – avant qu’un rugissement n’emporte le fredonnement et que la ligne sonne occupé.

Quand j’ai posé le téléphone sur le bureau, j’ai remarqué une bouteille de vodka qui n’était pas là quand j’étais entré dans la pièce.

L’écrivain n’avait pas besoin de me dire de la boire.