21

L’ACTEUR


La Porsche a plongé dans le garage.

Le rire de l’écrivain avait cessé. L’écrivain était un guide aveugle qui disparaissait lentement. J’étais maintenant seul.

Tout ce que je faisais avait un dessein qui n’appartenait qu’à moi.

L’escalier avait l’air plus raide quand je l’ai monté.

J’ai ouvert la porte de la chambre de Robby.

L’ordinateur était éteint.

(Il était allumé quand j’avais été interrompu.)

Après l’avoir fait redémarrer, je me suis assis devant l’écran pendant trois heures.

Au moment où j’ai tapé le mot de passe pour ouvrir le fichier MC, l’écran de l’ordinateur a clignoté et réaffiché le bureau.

L’écran a recommencé à clignoter, l’image se réduisant par les bords, avant de tourner au vert et d’être envahie par l’électricité statique.

J’ai essayé de résoudre péniblement les problèmes techniques. Je continuais à me dire que si je pouvais lire ces fichiers, tout s’éclaircirait et s’allégerait.

J’ai débranché le Gateway. Je l’ai fait redémarrer.

Le service d’assistance technique d’urgence m’a fait attendre pendant une heure avant que je ne raccroche, sachant finalement qu’ils ne pourraient rien faire.

J’avais mal aux yeux, mais je continuais à taper sur les touches d’une main, tout en déplaçant la souris en cercles inutiles sur son tapis de l’autre, le visage rouge de concentration.

L’ordinateur était maintenant un jouet de pierre qui se contentait de me rendre mon regard. L’ordinateur n’allait pas perdre cette partie.

Chaque touche enfoncée m’éloignait un peu plus de l’endroit où je voulais aller.

Je me détournais de l’information.

Dans l’électricité statique et les clignotements aléatoires, j’arrivais à apercevoir de temps en temps les collines de Sherman Oaks dans San Fernando Valley ou à entrevoir le rivage devant un hôtel au Mexique, mon père se tenant sur un ponton et faisant signe de la main, et le bruit de l’océan retentissait dans les haut-parleurs de l’ordinateur.

Rapidement, l’ombre de la Bank of America dans Ventura Boulevard est passée.

Autre apparition familière : le visage de Clayton.

Et puis l’ordinateur a agonisé.

Avant que le son ne disparaisse, des paroles étouffées, lointaines, de On The Sunny Side of the Street se sont fait entendre.

Et puis l’ordinateur a vrombi pour se taire définitivement et mourir.

Les seules réponses allaient être données par Robby, me suis-je dit en m’éloignant du bureau.

L’écrivain s’est immédiatement matérialisé.

L’écrivain a demandé de sa petite voix : Tu le crois vraiment, Bret ? Tu crois vraiment que ton fils va t’apporter les réponses ?

Quand j’ai répondu par l’affirmative, l’écrivain a dit : C’est triste.

J’ai dit que j’irais chercher Robby à Buckley. Je ne l’ai pas laissé dire quoi que ce soit. Je suis sorti de sa chambre aussitôt après le lui avoir annoncé.

Je pouvais l’entendre accepter à contrecœur pendant que je traversais l’entrée en direction du garage.

Dehors, le vent continuait à changer de direction.

Sur l’autoroute, j’ai vu mon père, immobile sur une passerelle.

Après avoir baissé ma vitre et montré ma carte d’identité à un garde, je me suis rangé dans une file de voitures qui attendaient sur le parking devant la bibliothèque. Des pins pointus et noueux se dressaient tout autour de nous, encerclant l’école.

J’ai jeté un coup d’œil à la cicatrice sur la paume de ma main.

Ce serait soit la fin

(c’était toujours si facile les fins pour toi)

soit une guérison, et la guérison empêcherait une tragédie.

L’écrivain, à sa manière, a manifesté son désaccord de façon véhémente.

Tous ces enfants privilégiés échangeaient des avertissements avant de se diriger vers la flotte de 4 × 4 qui les attendait. Les caméras de sécurité suivaient les garçons. Les fils seraient toujours en péril. Les pères seraient toujours condamnés.

Robby a jeté son sac à dos sur son épaule et sa chemise sortait de son pantalon et la cravate rouge et grise était desserrée, pendant de travers : une parodie d’homme d’affaires fatigué.

Robby regardait fixement la Porsche et l’homme sur le siège du conducteur. Robby regardait l’homme, avec un air inquisiteur, comme si j’étais quelqu’un qui n’avait jamais connu son nom.

Mes questions allaient fusionner avec ses réponses.

Je pouvais sentir son doute alors qu’il se tenait, un peu raide, devant la voiture.

Je le suppliais d’avancer. Tu dois capituler. Tu dois me donner encore une chance.

L’écrivain allait siffler quelque chose et je l’ai fait taire.

Et puis, comme s’il m’avait entendu, Robby a avancé lentement vers la voiture, en se forçant à sourire.

Il a enlevé son sac à dos avant d’ouvrir la portière du passager.

« Qu’est-ce qui se passe ? » Il souriait quand il a posé le sac sur le plancher.

En s’asseyant, il a refermé la portière. « Où est Marta ?

— OK, écoute, je sais que tu n’es pas content de me voir, alors tu n’as pas besoin de sourire comme ça. »

Robby n’a pas attendu une seconde. Il s’est immédiatement tourné et s’apprêtait à rouvrir la portière, quand je l’ai verrouillée. Sa main s’est refermée sur la poignée.

« Je veux te parler, ai-je dit, maintenant que nous étions tous les deux coincés dans la voiture.

— De quoi ? » Il a lâché la poignée et regardé droit devant lui.

La discorde dans la voiture est devenue patente, comme je m’y attendais.

« Écoute, je veux que toutes ces conneries cessent, d’accord ? »

Il s’est tourné vers moi, incrédule. « Quelles conneries, Papa ? »

Le « Papa » était symptomatique.

« Oh, merde, Robby, arrête. Je sais à quel point tu as été malheureux. » J’ai respiré à fond et essayé d’adoucir ma voix, sans succès. « Parce que j’ai été malheureux dans cette maison, moi aussi. » J’ai respiré de nouveau. « J’ai rendu tout le monde malheureux dans cette maison. Tu n’as plus besoin de faire semblant. »

J’ai vu sa joue lisse se durcir et puis se détendre quand il a regardé à travers le pare-brise.

« Je veux que tu me dises ce qui se passe. » Je m’étais tourné dans mon siège pour lui faire face. J’avais les bras croisés.

« À quel sujet ? a-t-il demandé, inquiet.

— Les garçons disparus. » Il n’y avait pas moyen de contrôler l’impatience dans ma voix. « Qu’est-ce que tu sais à leur sujet ? »

Son silence a amplifié quelque chose. Autour de nous, les enfants s’empilaient dans les voitures. Les voitures faisaient le tour du rond-point, tandis que la Porsche restait garée contre le trottoir. J’attendais.

« Je ne vois pas de quoi tu parles.

— J’ai parlé à la mère d’Ashton. J’ai parlé avec Nadine. Tu sais ce qu’elle a trouvé sur son ordinateur ?

— Elle est folle. » Robby s’est tourné pour me faire face, paniqué. « Elle est folle, Papa.

— Elle a dit qu’elle avait trouvé des lettres échangées entre les garçons disparus et Ashton. Elle a dit que cette correspondance avait été échangée après la disparition de ces garçons. »

Robby avait rougi et il avalait sa salive. Se succédant rapidement : mépris, spéculation, acceptation. Donc : Ashton les avait donnés. Donc : Ashton était le traître. Robby imaginait une très grosse comète. Robby imaginait un voyage vers des cités lointaines où…

Faux, Bret. Robby imaginait une évasion.

« Qu’est-ce que ça a à voir avec moi ?

— Ça a sacrément à voir avec toi, quand Ashton t’envoie des fichiers à télécharger et que Cleary Miller t’envoie une lettre et…

— Papa, ce n’est pas…

— Et je t’ai entendu au centre commercial, samedi. Quand tu étais là avec tes amis et que quelqu’un a mentionné le nom de Maer Cohen. Et puis, vous vous êtes tous tus parce que vous ne vouliez pas que j’entende votre conversation. Alors de quoi s’agissait-il, Robby ? » Je me suis interrompu pour essayer de contrôler le volume de ma voix. « Tu veux qu’on en parle ? Tu veux me dire quelque chose ?

— Je ne vois pas de quoi on pourrait parler. » Il avait une voix calme et raisonnable, mais le mensonge me montrait sa face noire.

« Arrête, Robby.

— Pourquoi est-ce que tu es furieux contre moi ?

— Je ne suis pas furieux contre toi. Je suis simplement inquiet. Je suis très inquiet en ce qui te concerne.

— Pourquoi est-ce que tu es inquiet ? a-t-il demandé avec un regard suppliant. Je vais bien, Papa. »

Et voilà. Le mot « Papa ». C’était une opération de séduction. J’ai quitté la terre brièvement.

« Je veux que tu arrêtes ce truc.

— Que j’arrête quel truc ?

— Je ne veux plus que tu éprouves le besoin de me mentir.

— Mentir à quel sujet ?

— Nom de Dieu, Robby ! J’ai vu ce qu’il y avait sur ton ordinateur. J’ai vu cette page avec Maer Cohen. Pourquoi mens-tu, nom de Dieu ? »

Il s’est tourné à toute vitesse, horrifié. « Tu as fouillé dans mon ordinateur ?

— Ouais. J’ai vu les fichiers, Robby.

— Papa… »

Il a oublié un instant ses répliques. Il s’est mis à improviser.

(Ou encore mieux, a suggéré l’écrivain, il a envoyé sa doublure.)

Soudain, Robby s’est mis à sourire. Robby s’est penché en avant, extrêmement soulagé. Et il s’est mis à rire tout seul.

« Papa, je sais ce que tu crois avoir vu…

— C’était une lettre…

— Papa…

— Une lettre de Cleary Miller…

— Papa, je ne connais même pas Cleary Miller. Pourquoi est-ce qu’il m’enverrait une lettre ? »

J’ai demandé à l’écrivain : est-ce que tu écris ses répliques ?

Comme l’écrivain ne répondait pas, je me suis mis à espérer que Robby fût sincère.

« Que se passe-t-il avec les garçons disparus ? Est-ce que tu sais quelque chose que nous devrions tous savoir ? Est-ce que tes amis ou toi savez quelque chose qui pourrait aider les gens…

— Papa, ce n’est pas ce que tu penses. » Il a levé les yeux au ciel. « Est-ce que c’est ça qui t’a mis en colère ?

— Qu’est-ce que tu veux dire, “ce n’est pas ce que tu penses” ? »

Robby s’est tourné vers moi de nouveau et, le sourire aux lèvres, il a dit, « C’est juste un jeu, Papa. C’est un jeu idiot ».

Il m’a fallu un long moment pour décider si c’était la vérité ou encore le mensonge noir.

« Qu’est-ce qui est un jeu ?

— Les garçons disparus. » Il a secoué la tête. Il avait l’air à la fois soulagé et gêné. Était-ce une combinaison étrange – à laquelle je n’étais pas sûr de pouvoir me fier – ou simplement une attitude qu’il avait adoptée ?

« Qu’est-ce que tu veux dire… un jeu ?

— On essaie de les suivre à la trace. » Il s’est interrompu. « On fait des paris.

— Quoi ? Vous faites des paris sur quoi ? »

C’était maintenant le tour de Robby de respirer avec difficulté. « Sur qui va être retrouvé en premier. »

Je n’ai rien dit.

« Parfois, on s’envoie des e-mails en faisant semblant d’être eux et c’est complètement idiot, mais c’est juste pour se faire flipper. » Il a souri pour lui-même de nouveau. « C’est ça ce que la mère d’Ashton a vu… »

Je ne le lâchais pas des yeux.

Robby a compris qu’il lui fallait me rejoindre.

« Papa, tu crois que ces enfants… sont, euh, morts ? »

L’écrivain a émergé et fait remarquer qu’il n’y avait pas la moindre peur dans cette dernière question.

La question exigeait de moi une réponse que Robby pourrait jauger. Il allait apprendre quelque chose sur moi d’après cette réponse. Il agirait ensuite en fonction de ce qu’il aurait récolté.

Tout ralentissait.

« Je ne sais que penser, Robby. Je ne sais pas si tu me dis la vérité.

— Papa, a-t-il dit tout bas pour essayer de m’apaiser, je vais te montrer quand on sera à la maison. »

(Ceci, m’a dit l’écrivain, n’aura jamais lieu.)

Pourquoi pas ? ai-je demandé.

Parce que l’ordinateur est mort dans l’après-midi.

Comment ça ?

Un virus a été envoyé pour infecter l’ordinateur.

Et les fichiers ?

Robby n’aura plus besoin de l’ordinateur désormais.

Qu’est-ce que tu racontes ?

Tu verras bien, ce soir.

J’ai pris la main de Robby et je l’ai attiré à moi.

C’est sorti de moi à toute vitesse. « Robby, je veux que tu me dises la vérité. Je suis ici avec toi. Tu peux me dire tout ce que tu veux. Je sais que c’est peut-être une chose que tu ne veux pas faire, mais je suis ici avec toi et il faut que tu me croies. Je ferai ce que tu veux. Que veux-tu que je fasse ? Je le ferai. Arrête simplement de faire semblant. Arrête simplement de mentir. »

J’espérais que cet aveu de vulnérabilité donnerait à Robby plus de force, mais sa nudité l’a mis en fait si mal à l’aise qu’il s’est dégagé de mon emprise.

« Papa, arrête. Je ne veux pas que tu fasses…

— Robby, si tu sais quelque chose à propos des garçons, s’il te plaît, dis-le-moi. » J’ai repris sa main.

« Papa… » Il a soupiré. Une nouvelle tactique se mettait en place.

J’étais tellement plein d’espoir que je l’ai cru. « Ouais ? »

La lèvre inférieure de Robby s’est mise à trembler et il l’a mordue pour y mettre fin.

« C’est juste que… J’ai tellement peur parfois et je me dis que peut-être… on joue à ce jeu pour… rire de ce qui se passe… parce que si on y réfléchissait vraiment… on aurait trop peur… je veux dire que… peut-être le prochain, c’est l’un de nous… Peut-être que c’est une façon pour nous de supporter tout ça… »

Il m’a jeté un regard craintif, jaugeant encore une fois ma réaction.

J’étudiais le numéro et j’étais incapable de dire si c’était un acteur qui était assis sur le siège du passager ou mon fils.

Mais il n’y avait pas d’autre réaction possible à sa confession : je devais le croire.

« Il ne va rien t’arriver, Robby.

— Comment tu le sais ? a-t-il demandé, sa voix montant d’une octave.

— Je le sais…

— Mais comment tu le sais, sérieusement ?

— Parce que je ne permettrai pas qu’il t’arrive quelque chose.

— Mais tu n’as pas peur, toi ? » Sa voix a déraillé.

Je l’ai dévisagé. « Si. Tout le monde a peur. Mais si nous sommes unis – si nous essayons de nous soutenir les uns les autres – nous n’aurons plus peur. »

Il n’a rien dit.

« Je ne veux pas que tu ailles où que ce soit, Robby. »

Sa respiration était irrégulière et il regardait fixement le tableau de bord. « Tu ne veux pas que nous soyons une famille ? Tu ne voudrais pas ?

— Je veux que nous soyons une famille, mais…

— Mais quoi ?

— Tu n’as jamais agi comme si, toi, tu le voulais. »

Mon cœur s’est mis à battre à tout rompre et la douleur a envahi tout le corps. « Je suis désolé. Je suis désolé d’avoir tout foutu en l’air. Je suis désolé de ne pas être présent pour toi et ta mère et ta sœur, et je ne sais pas comment réparer mes torts envers vous. » J’avais la voix tellement tendue par le chagrin que je pouvais à peine parler. « Il faut que je fasse un plus gros effort, mais j’ai besoin que tu fasses un pas vers moi… J’ai besoin que tu me fasses confiance…

— Tout a changé quand tu es arrivé à la maison. » Il mar monnait à présent. Il essayait d’empêcher ses lèvres de trembler.

« Je sais, je sais.

— Je n’ai pas aimé.

— Je sais.

— Et tu me fais peur. Tu es tellement en colère tout le temps. Je déteste ça.

— Tout ça va changer. Je vais changer, d’accord ?

— Comment ? Pourquoi ? À cause de quoi ?

— Parce que… » Et alors j’ai compris pourquoi. « Parce que ça ne marchera pas, si je ne change pas. »

J’ai ravalé un sanglot, mais j’avais déjà les yeux gonflés et lorsque Robby a pris un air affligé, je me suis penché vers lui et je l’ai serré dans mes bras, si fermement que je pouvais sentir ses côtes sous les différentes couches de l’uniforme et quand j’ai voulu le relâcher, il s’est accroché à moi en sanglotant. Il s’est mis à pleurer si fort qu’il s’en étouffait. Nous étions l’un contre l’autre, haletants, les yeux fermés.

Quelque chose était en train de fondre entre nous – la discorde s’érodait. Il y avait maintenant, croyais-je, une sorte de pardon de sa part.

Les sanglots étouffaient Robby, mais les pleurs ont bientôt cessé et il s’est écarté, le visage rouge, épuisé. Il s’est penché vers moi quand il s’est remis à pleurer, les mains sur le visage, maudissant ses larmes, quand je me suis approché pour le serrer contre moi de nouveau. Il a retiré ses mains de son visage lorsqu’il a cessé de pleurer et m’a regardé avec un air qui était proche de la tendresse, et j’ai vraiment cru qu’il n’avait pas de secret.

Le monde s’est ouvert pour moi à cet instant-là.

Je n’étais plus la personne qui ne convient pas.

Le bonheur était maintenant une possibilité parce que – enfin – Robby avait un père et que ce n’était plus son fardeau de faire de moi ce père.

Bien sûr, pensais-je, nous nous étions toujours aimés.

Pourquoi ressentais-tu ça, ce mercredi après-midi de novembre ? m’a demandé par la suite l’écrivain.

Parce qu’il n’y avait pas de trahison dans le sourire qui a envahi le visage de mon fils.

Mais tu n’avais pas les yeux voilés par les larmes ? Étais-tu parfaitement sûr que c’était une description exacte ? Ou bien était-ce une chose que tu voulais simplement croire à tout prix ?

Tu ne t’es pas rendu compte du fait que, même si tu te sentais consolé, tu étais encore aveugle ?

C’était vrai : l’image du visage de Robby s’était multipliée à travers mes larmes et chaque visage avait une expression différente.

Mais quand nous avons roulé jusqu’à la maison sans dire un mot et que, pour la première fois, nous avons semblé à l’aise l’un avec l’autre en dépit du silence, plus rien n’avait d’importance.