J’avais parcouru les journaux pour voir ce qu’on jouait au 16-plex du centre commercial Fortinbras et choisir un film qui ne troublerait pas Sarah et n’ennuierait pas Robby (un film qui parlait d’un bel adolescent étranger, de son refus de l’autorité et de son revirement ultérieur), et comme je suspectais que Robby n’aurait jamais accepté cette sortie sans y avoir été poussé par Jayne (je ne voulais même pas imaginer la scène – elle l’implorant, lui la suppliant sobrement), je ne m’attendais pas à ce qu’il vienne sans une confrontation, et j’ai donc été surpris du calme et de la placidité de Robby (après une douche et des vêtements nouveaux) quand il est arrivé d’un pas lent devant la maison et s’est avancé, la tête inclinée, jusqu’à la Range Rover, où Sarah, assise à l’avant, essayait d’ouvrir un CD des Backstreet Boys (j’ai fini par l’aider et glissé le disque dans le lecteur) et où moi, le regard perdu dans le pare-brise, je réfléchissais à mon roman. Lorsque Robby est monté à l’arrière, je lui ai demandé comment s’était passé l’entraînement de football, mais il était trop occupé à démêler les écouteurs du Discman qu’il avait sur les genoux pour me répondre. J’ai donc reposé ma question et tout ce que j’ai obtenu de lui a été, « C’était un entraînement de football, Bret. Qu’est-ce que tu veux dire, Comment ça s’est passé ? » Ce n’était pas comme ça que je voulais passer mon samedi – Teenage Pussy m’attendait – mais j’avais promis cette sortie à Jayne (et les samedis ne m’appartenaient plus de toute façon). La culpabilité qui n’avait cessé de croître depuis que je m’étais installé dans la maison en juillet était de plus en plus évidente et se résumait à ceci : j’étais le seul responsable du malheur de Robby et pourtant Jayne était la seule à essayer de briser la distance qui nous séparait, lui et moi. Elle était la seule à supplier à genoux et cela m’a rappelé une fois encore pourquoi j’étais avec elle.
« Les ceintures sont mises ? ai-je demandé sur un ton joyeux en sortant de l’allée.
— Maman ne me laisse jamais m’asseoir à l’avant », a dit Sarah. Elle portait un tee-shirt en imprimé Liberty avec un col à la Peter Pan et un pantalon collant en velours de coton et un poncho en pur angora (« Toutes les petites filles de six ans s’habillent comme Cher ? » avais-je demandé à Marta quand elle avait amené Sarah dans mon bureau. Marta s’était contentée de hausser les épaules et avait dit, « Je trouve qu’elle est très mignonne »). Elle tenait à la main un minuscule sac Hello Kitty, rempli des bonbons qu’elle avait collectés le soir d’Halloween. Elle a ouvert un petit flacon et commencé à avaler des Skittles comme si c’était des pilules prescrites par le médecin, tout en secouant les jambes au rythme du boys band.
« Pourquoi manges-tu tes bonbons comme ça, ma chérie ?
— Parce que c’est comme ça que Maman fait dans la salle de bains.
— Robby, tu peux enlever ces bonbons des mains de ta sœur ?
— Elle n’est pas ma vraie sœur.
— Eh bien, je ne suis pas son vrai père. Mais cela n’a rien à voir avec ce que je viens de te demander. »
J’ai regardé dans le rétroviseur. Robby me jetait un regard furieux à travers ses lunettes enveloppantes à verres orange, un sourcil dressé, tout en tirant sur le col de son pull en mérinos, que Jayne l’avait forcé à porter, j’en étais certain.
« Je vois que tu es très froid et distant aujourd’hui.
— J’ai besoin d’une augmentation de mon argent de poche, a été sa réponse.
— Je crois que si tu étais plus sympathique, cela ne poserait aucun problème.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
— Ce n’est pas ta mère qui s’occupe de ton argent de poche ? »
Un énorme soupir s’est échappé de lui.
« Maman ne me laisse jamais m’asseoir à l’avant, a répété Sarah.
— Eh bien, Papa pense que ça va. Et puis tu as l’air très à l’aise. Et s’il te plaît, arrête de manger les Skittles comme ça ! »
Nous passions devant une horreur de trois étages en faux colonial dans Voltemand Drive quand Sarah s’est redressée et a crié en désignant le bâtiment, « C’est ici qu’Ashleigh a eu son anniversaire ! »
L’évocation de cette fête en septembre a déclenché une vague de panique et j’ai serré très fort le volant.
J’avais accompagné Sarah à l’anniversaire d’Ashleigh Wagner pour faire plaisir à Jayne et il y avait un stégosaure gonflable de dix-huit mètres de haut et un spectacle d’animaux de cirque et une arche composée de Beanie Babies qui encadrait l’entrée et une machine qui faisait des bulles en permanence dans le fond du jardin. Deux semaines avant l’événement, il y avait eu une « répétition » afin de déterminer quels enfants « marchaient » ou « ne marchaient pas », qui créait des problèmes ou paraissait serein, qui avait les pires difficultés d’apprentissage et qui avait entendu parler de Mozart, qui réagissait bien aux peintures de visage et qui avait l’ODR (objet de réconfort) le plus cool, et toujours est-il que Sarah avait été reçue (même si je soupçonnais que c’était en sa qualité de fille de Jayne Dennis qu’elle avait été finalement invitée). Les Wagner avaient servi du chocolat chaud Valrhona aux parents des lauréats et il avait été préparé sans lait (autres aliments exclus ce jour-là : blé, gluten, produits laitiers, sirop de maïs) et lorsqu’ils m’avaient offert une tasse, j’étais resté pour bavarder. J’étais un papa et à un point tel que j’avais fait le vœu que plus rien ne changerait jamais ça (plus le Klonopin qui était efficace pour accroître la patience) et, avec un peu de chance, je devais paraître normal, même si j’étais révulsé par ce que je voyais. Tout le truc avait l’air parfaitement innocent – une fête d’anniversaire à grande échelle de plus, un autre caprice dispendieux – jusqu’à ce que je commence à remarquer que tous les enfants étaient sous médicaments (Zoloft, Luvax, Celexa, Paxil) qui provoquaient chez eux des mouvements léthargiques et les faisaient parler sur un ton monotone et dépourvu d’émotion. Et certains d’entre eux se rongeaient les ongles jusqu’au sang et il y avait un pédiatre sur place, « au cas où ». La petite fille de six ans d’un dirigeant d’IBM portait un bustier et des chaussures à plate-forme. Quelqu’un m’a confié un cochon d’Inde pendant que je regardais comment se comportaient les enfants – une crise de jalousie à propos d’un parachute, une course de relais, faire passer d’un coup de pied un ballon à travers un disque scintillant, les petites réprimandes, les vomissements insignifiants, Sarah mâchant une crevette (« Un Crevate ! » criait-elle d’une voix aiguë – oui, les Wagner avaient servi des crevettes pochées) – et je continuais à bercer le cochon d’Inde jusqu’à ce qu’un serveur me le prenne des mains quand il s’était aperçu que l’animal se tordait de douleur. Et c’est à ce moment-là que le truc m’est apparu clairement : le désir de fuir Elsinore Lane et le comté de Midland. J’ai eu une telle envie de cocaïne qu’il m’a fallu toute ma volonté pour ne pas demander un verre aux Wagner et je suis donc parti après avoir promis de passer chercher Sarah à l’heure convenue. Pendant ces deux heures, j’ai presque roulé jusqu’à Manhattan, puis je me suis assez calmé pour que mon projet désespéré se transforme en gentille arrière-pensée, et quand j’ai récupéré Sarah, elle avait à la main un sac de cadeaux, avec un CD de Raffi et rien de mangeable, et après m’avoir dit qu’elle avait appris les quatre mots qu’elle aimait le moins, elle a annoncé, « Grand-père m’a parlé ».
Je me suis tourné pour la voir mordiller innocemment une crevette. « Qui t’a parlé, ma chérie ?
— Grand-père.
— Grand-père Dennis ?
— Non. L’autre grand-père. »
Je savais que Mark Strauss (le père de Sarah) avait perdu ses deux parents avant de rencontrer Jayne et c’est là que l’angoisse m’a saisi. « Quel autre grand-père ? ai-je demandé lentement.
— Il est venu me voir à l’anniversaire et il a dit qu’il était mon grand-père.
— Mais, chérie, ce grand-père est mort, ai-je dit sur un ton qui se voulait apaisant.
— Mais grand-père n’est pas mort, Papa », a-t-elle dit d’une voix joyeuse, en donnant des coups de pied dans le siège.
Le silence régnait dans la voiture – à l’exception des Backstreet Boys – alors que cette journée resurgissait à toute vitesse, mais je me suis efforcé de l’oublier en m’engageant sur l’autoroute.
« Papa, pourquoi tu ne travailles pas ? » demandait à présent Sarah. Elle faisait claquer ses lèvres de satisfaction après chaque Skittle avalé.
« Mais je travaille, chérie.
— Pourquoi tu ne vas pas au bureau ?
— Parce que je travaille à la maison.
— Pourquoi ?
— Parce que je suis un papa qui reste à la maison. Hé, où sommes-nous ? À un cocktail ?
— Pourquoi ?
— S’il te plaît, ne me fais pas ça maintenant, d’accord, chérie ?
— Pourquoi est-ce que tu restes à la maison ?
— Je travaille aussi à l’université.
— Papa ?
— Oui, chérie ?
— C’est quoi l’université ?
— Un endroit où j’apprends à des glandeurs dépourvus de talent à écrire de la prose.
— Tu y vas quand ?
— Tous les mercredis.
— Mais c’est du travail ?
— Le travail rend les gens de très mauvaise humeur, chérie. On ne devrait pas vraiment vouloir travailler. En fait, on devrait éviter de travailler.
— Tu ne travailles pas et tu es de mauvaise humeur. »
Robby venait de dire ça. En me raidissant, je l’ai regardé dans le rétroviseur. Il avait la tête tournée vers la vitre, le menton calé dans la main.
« Comment sais-tu que je suis de mauvaise humeur ? »
Il n’a rien répondu. Je me suis rendu compte qu’une réponse à cette question exigeait un degré d’élaboration dont Robby n’était pas capable. Je me suis dit aussi : n’allons pas de ce côté-là.
« Je crois que je suis en général un type plutôt joyeux. »
Long silence horrible.
« J’ai beaucoup de chance », ai-je ajouté.
Sarah a réfléchi à ce que je venais de dire. « Pourquoi tu as de la chance, Papa ?
— Vous aussi, vous avez beaucoup de chance. Vous avez une vie très chanceuse. En fait, vous avez plus de chance que votre papa.
— Pourquoi, Papa ?
— Eh bien, Papa a une vie très dure. Papa voudrait que ce soit l’heure d’un snack. Papa voudrait faire une petite sieste. Papa voudrait aller au terrain de jeux. »
Dans le rétroviseur, j’ai pu voir que Robby s’était bouché les oreilles.
Nous passions devant le toboggan d’une piscine qui était fermée à cette époque de l’année quand Sarah a crié, « Je veux faire du toboggan !
— Pourquoi ? » À mon tour de poser des questions.
« Parce que je veux glisser jusque dans la piscine !
— Pourquoi ?
— Parce que c’est drôle, a-t-elle répondu avec moins d’enthousiasme, troublée d’avoir à répondre aux questions.
— Pourquoi ?
— Parce que… j’aime bien ?
— Pourquoi est-ce que…
— Tu peux arrêter de lui demander pourquoi ? » a dit Robby d’une voix fervente, suppliante. J’ai jeté un coup d’œil rapide dans le rétroviseur et vu que Robby avait l’air affligé.
J’ai baissé les yeux vers l’endroit où tournait le CD des Backstreet Boys. « Je ne sais pas pourquoi, les enfants, vous écoutez des merdes pareilles. Je devrais vous acheter des CD. Vous faire écouter quelque chose d’un peu plus décent. Springsteen, Elvis Costello, The Clash…
— C’est qui, ce Elvis Costello ? »
Nous avions quitté l’autoroute et pris la direction du centre commercial sur Ophelia Boulevard quand Robby a posé cette question et lorsque j’ai ralenti pour m’arrêter à un stop, j’ai vu la BMW d’Aimee Light sortir du parking de Whole Foods, de l’autre côté de la route.
Et j’ai pu voir qu’il y avait quelqu’un sur le siège du passager. Et que c’était un homme.
La question de Robby concernant Elvis Costello, le stop, repérer la voiture d’Aimee, le fait qu’elle roulait avec un homme – tout cela s’était passé en quelques secondes, presque simultanément.
J’ai immédiatement fait demi-tour et me suis lancé à leur poursuite.
Sarah faisait semblant de chanter la chanson des Backstreet Boys, lorsqu’elle s’est brusquement tournée sur son siège. « Papa, on va où ?
— Nous allons au centre commercial, chérie.
— Mais ce n’est pas le chemin du centre commercial.
— Assieds-toi convenablement et apprécie les talents de ton père au volant.
— Mais Papa, on va où ?
— Je suis intrigué par quelque chose, chérie. »
Elle conduisait. Elle riait. J’étais juste derrière eux et elle riait. Et puis elle a tendu la main et touché le visage du passager.
Au feu suivant (trois blocs pendant lesquels je n’ai rien entendu d’autre que son rire et rien vu d’autre que l’arrière d’une BMW blanche), elle l’a embrassé.
J’ai dû résister pour ne pas appuyer immédiatement sur le klaxon. J’ai décidé de me ranger à côté d’eux. Je voulais voir qui était le type – mon rival.
Mais il y avait tellement de voitures sur le boulevard que je ne pouvais passer ni sur sa gauche ni sur sa droite. Je ne me souviens pas si les enfants me disaient quelque chose (je les avais complètement écartés de ma conscience) au moment où j’ai pris mon portable et composé son numéro (j’avais prévu de l’appeler depuis le centre commercial pendant que les enfants verraient le film) et – même dans cet état de panique, de jalousie – j’ai eu une bouffée de culpabilité comme chaque fois que j’appelais Aimee Light, parce que je le connaissais par cœur et que j’avais du mal à me souvenir du numéro de la maison dans laquelle je vivais.
J’ai observé très attentivement Aimee et le type (j’avais entrevu son profil, mais pas assez pour voir un visage) regarder le tableau de bord au même instant.
J’attendais. Aimee a pris le portable et vu le numéro qui appelait.
Et puis elle a reposé le téléphone.
Sa voix : « C’est Aimee, laissez un message, merci. »
J’ai raccroché. J’étais en sueur. J’ai allumé la climatisation.
« Elle n’a pas décroché.
— Qui, Papa ? a demandé Sarah. Qui n’a pas décroché ? »
Le feu est passé au vert. La BMW a démarré. Au même instant, le passager s’est tourné dans son siège et a regardé la Range Rover, mais le soleil se reflétait sur la lunette arrière et je n’ai pas pu distinguer ses traits. Mon anxiété m’a retenu de les suivre plus longtemps. Un violent coup de klaxon de la voiture derrière moi m’a rappelé que je devais démarrer. Je ne voulais même pas savoir dans quelle direction ils allaient. Et puis qu’allaient dire les enfants à Jayne ? Maman, Papa a suivi quelqu’un et quand il a appelé, elle n’a pas répondu. J’ai fait de nouveau demi-tour et roulé jusqu’au centre commercial où j’ai commencé à tourner sur les kilomètres d’asphalte qui l’entouraient jusqu’à ce que Robby se penche vers moi et dise, « Il y a une place juste ici, Bret. Gare la voiture ». Ce que j’ai fait.
Nous sommes allés directement au multiplexe. J’étais trop absorbé par le type à la place du passager pour passer tranquillement cette journée. Est-ce qu’il aurait pu être Alvin Mendolsohn, son directeur de thèse ? Non, ce type était plus jeune, de son âge, peut-être un étudiant. J’ai revu le profil et le visage effacé, mais rien n’est venu. J’ai acheté les billets pour Some Call Him Rebel et j’étais tellement largué que lorsque les enfants m’ont demandé des bonbons, du pop-corn et des Coca, j’ai acheté tout ce qu’ils voulaient, alors que Jayne m’avait mis en garde de ne pas le faire. Je les ai laissés choisir leurs sièges dans cette caverne, qui était curieusement vide pour un samedi après-midi et j’ai craint d’avoir choisi un film impopulaire, mais Robby – qui était un fou de cinéma – ne s’est pas plaint. J’ai repensé à tout le marchandage qu’avait dû faire Jayne pour le décider à sortir et j’ai compris qu’il aurait même supporté de voir Shoah. Sarah s’est assise entre Robby et moi, et elle buvait son soda trop vite et lorsque je lui ai ordonné de ralentir, Robby a levé les yeux au ciel et soupiré en ouvrant une boîte de Junior Mints et très vite les deux se sont concentrés sur l’action qui faisait rage sur l’écran. Au bout de vingt minutes du film, je n’en pouvais plus et je me suis penché vers Robby pour lui dire de faire attention à sa sœur pendant que j’allais passer un coup de fil, et j’ai un peu hésité parce que je me suis souvenu du nom du dernier garçon qui avait disparu : Maer Cohen. Robby, attentif, a hoché la tête sans me regarder et j’ai compris que personne n’allait l’entraîner nulle part (sauf s’il y consentait est une pensée qui m’est venue spontanément à l’esprit). J’ai arpenté l’entrée du multiplexe en composant de nouveau le numéro d’Aimee et, cette fois, j’ai laissé un message : « Hé, Aimee, c’est Bret. Euh, je t’ai vue, il y a quarante minutes environ, sortir de Whole Foods et tu avais l’air de t’amuser, on dirait… » J’ai ri faiblement. « Voilà, c’est tout. Appelle-moi sur mon portable. » J’ai raccroché. Quand je suis retourné dans la caverne, l’écran était flou. C’était sans espoir. Je ne pouvais me concentrer sur rien d’autre que ce fait : je pensais avoir été dans cette voiture avec Aimee Light. Je pensais que le type dans la voiture avec Aimee, c’était moi. Quand j’ai fait la mise au point sur l’écran : des flottes d’aéroglisseurs ancrées dans l’espace.
Après le film, j’ai franchi machinalement les étapes habituelles : le yaourt glacé au rayon alimentation, la partie de pistolaser dans la galerie de jeux vidéo, et puis Sarah qui voulait passer chez Abercombie and Fitch où j’ai feuilleté le catalogue, cramponné à mon portable que je voulais entendre sonner, et les enfants ont essayé des vêtements jusqu’au moment où Robby m’a dit qu’il voulait s’arrêter chez Mail Boxes Etc. Je me souviens de lui avoir demandé pourquoi, mais je ne me souviens plus de sa réponse (ce qui se révélerait une grossière erreur de ma part). Sarah et moi l’avons suivi jusqu’à l’autre bout du centre commercial. Sarah comptait les marches des escaliers et me disait qu’elle voulait beaucoup de néons et un rideau en perles de verre pour sa chambre. Devant Mail Boxes Etc., Robby est tombé sur un groupe de ses copains maussades qui sortaient de ce bureau de poste de luxe où (coïncidence) Robby avait voulu se rendre, et il a été obligé de me présenter.
« Je vous présente Bret, a-t-il dit, soudain rougissant.
— Je suis son père, ai-je déclaré à la bande.
— Ouais, c’est Papa », a dit Robby d’une voix éteinte, en hochant la tête.
C’était la toute première fois que Robby m’appelait « Papa », même si l’expression sur son visage suggérait qu’il n’avait pas la moindre idée de ce que cela signifiait pour moi. Quand j’ai compris qu’il n’allait pas me présenter chacun des garçons (ils étaient quatre), je suis allé m’asseoir avec Sarah sur un banc proche et je les ai observés tous ensemble. Une discussion s’est engagée sur l’interdiction à l’école de la balle au prisonnier et puis ils ont échangé leurs impressions d’Halloween. Les garçons se regardaient avec intensité en parlant, pourtant tout ce qu’ils disaient était caractérisé par un manque d’enthousiasme, même s’ils se menaçaient vaguement les uns les autres. Tous avaient des écouteurs qui pendaient autour du cou et des pantalons énormes de chez Banana Republic et ils avaient tous les lunettes enveloppantes à verres orangés que portait Robby. Quand un des garçons a jeté un coup d’œil vers moi comme si j’avais été contagieux, je me suis enfin rendu compte que j’étais La Distraction – raison pour laquelle cette conversation n’allait pas durer plus longtemps. Quand ils se sont aperçus que je les observais, celui qui m’avait instinctivement déplu m’a jeté un regard du genre « Mais qui t’es toi ? » et j’ai entendu prononcer le mot « connard » – sans savoir exactement à qui il s’appliquait. Leurs visages durs et tendres à peine touchés par l’acné, les coupes de cheveux à la mode, les mains tremblantes à cause des médicaments, le malaise ambiant – tout ça ne conduisait qu’à un truc pour moi : je ne faisais confiance à aucun d’eux. Et puis, sans avertissement, le groupe s’est défait. L’intérêt qu’ils avaient manifesté les uns pour les autres s’est évaporé si rapidement qu’il semblait ne jamais avoir existé. Robby est venu d’un pas lent vers nous sous la lumière aveuglante du centre commercial et, soudain, j’ai été agacé par le fait que sa vie eût si peu à voir avec la poésie ou la romance. Tout était ancré dans un quotidien ennuyeux et angoissé. Tout ce qu’il faisait était une comédie. Mais ce qui m’ennuyait plus encore – la chose qui m’avait captivé – c’était que j’avais entendu l’un d’eux – au moment où je m’étais tourné pour emmener Sarah vers le banc – prononcer le nom de Maer Cohen. Quand j’avais entendu ce nom, je m’étais rapidement retourné et deux des garçons faisaient chut en direction de celui qui avait parlé. Lorsqu’ils avaient vu mon expression sidérée, ils avaient pris des poses. Poses qu’ils avaient conservées en dépit du fait que Maer Cohen était l’un d’eux, avait leur âge, était un garçon qui vivait à quelques minutes de ce centre commercial et avait à présent disparu. Et ce qui me faisait me tortiller, mal à l’aise, sur ce banc, c’était le fait qu’aucun de ces cinq garçons, y compris mon propre fils, ne paraissait effrayé. Aucun d’eux ne semblait avoir peur. Ce qui me troublait au plus haut point, c’était de voir combien il leur fallait dissimuler leur enthousiasme – leur joie – devant l’adulte.
Et puis : une poussée d’adrénaline interrompue par une question de Sarah.
« Papa ?
— Oui ?
— Tu aides les gens ? »
Mais je ne lui répondais plus parce que j’avais compris qui était le passager de la BMW d’Aimee Light.
C’était le garçon qui était venu dans mon bureau pour me demander de signer un livre.
C’était le garçon qui était venu à une fête d’Halloween habillé en Patrick Bateman.
Le garçon qu’Aimee Light avait prétendu ne pas connaître.
C’était Clayton.
« Papa… tu aides les gens ? » a demandé Sarah encore une fois.