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Le meurtre de Bobby De Witt eut droit à une demi-colonne dans le L.A. Mirror ; j’eus droit pour ma part à un jour de congé de la part d’un Ellis Lœw soudain plein d’une sollicitude surprenante, et Lee eut droit, de par sa disparition, à toute une brigade à plein temps de flics de la Métropolitaine.

Je passai la plus grande partie de la journée dans le bureau du capitaine Jack, à répondre à leurs questions. Ils m’en posèrent des centaines sur Lee – des raisons de son explosion au cours du film porno et à la Planque de La Verne jusqu’aux motifs de son obsession pour l’affaire Short en passant par le mémo sur Nash et son concubinage avec Kay. Je jouai le coup, détaché mais ferme et je mentis par omission – je la bouclai sur l’usage qu’il faisait de la benzédrine, sa piaule et tous ses dossiers à l’hôtel El Nido, et sur le fait que sa cohabitation avec Kay était chaste. Les gros balèzes de la Métro n’arrêtaient pas de me demander si je croyais que Lee avait tué Bobby De Witt et Félix Chasco. Je n’arrêtais pas de leur répondre que Lee était incapable de commettre un meurtre. Ils me demandèrent d’interpréter la fuite de mon partenaire et je leur racontai comment j’avais fichu une raclée à Lee à propos de l’affaire Nash, en ajoutant que c’était un ex-boxeur, qu’il serait peut-être très bientôt un ex-flic, trop vieux pour remonter sur un ring, trop instable pour mener la vie de monsieur Tout-le-monde – et le territoire du Mexique était probablement un endroit qui en valait bien d’autres pour un homme comme lui. Au fur et à mesure de l’interrogatoire, j’eus la sensation que les policiers ne s’intéressaient pas au sort de Lee, ils étaient en train de bâtir leur dossier pour l’expulser du L.A.P.D. On me répéta avec force détails de ne pas fourrer mon nez dans leur enquête et chaque fois que j’acquiesçais, mes ongles s’enfonçaient dans les paumes de mes mains pour m’empêcher de leur envoyer des insultes ou pire encore.

En quittant l’Hôtel de Ville, j’allai voir Kay. Deux sbires de la Métro lui avaient déjà rendu visite et l’avaient fait passer au rouleau compresseur pour ce qui touchait à sa vie avec Lee en remuant tous les détails de son passé avec Bobby De Witt. Le regard de glace qu’elle m’adressa me fit comprendre que j’étais de la fange parce que j’appartenais au même service de police ; lorsque j’essayai de la réconforter en lui offrant des paroles d’encouragement quant au retour de Lee, elle répondit : « et tout le tralala » en me repoussant au-dehors.

J’allai vérifier alors la chambre 204 de l’hôtel El Nido, dans l’espoir d’y trouver un message quelconque, un indice qui m’aurait fait comprendre « je reviendrai, nous trois, ça continuera ». Ce que j’y découvris, ce fut un mausolée à la mémoire d’Elizabeth Short.

La chambre était typique des piaules pour célibataires à Hollywood ; un lit métallique, évier, placard minuscule. Mais les murs étaient ornés de portraits photos d’Elizabeth Short, photos de journaux et photos de magazines, images luisantes et horribles de la 39e et Norton, dont les détails atroces étaient exposés, grossis, sur une douzaine d’agrandissements. Le lit était couvert de boîtes de carton – un dossier de police complet, avec copies carbone de mémos divers, listes de tuyaux, catalogues de preuves, résultats de quadrillages de quartiers et rapports d’interrogatoires, tous classés par ordre alphabétique et à entrées multiples qui se recoupaient.

Je n’avais rien à faire et je n’avais personne avec qui le faire, et je me mis à feuilleter le contenu des chemises. La masse de renseignements était impressionnante, le potentiel en hommes qui était derrière encore plus impressionnant, mais le fait le plus impressionnant de tous, c’est que tout cela ne concernait qu’une seule et stupide jeune femme. J’hésitai entre saluer Betty Short d’un toast ou l’arracher des murs, aussi, en sortant, je jouai de mon insigne avec l’employé de la réception, lui payai un mois de loyer d’avance et gardai la chambre en l’état, ainsi que je l’avais promis à Millard et Sears – même si en réalité je la gardais pour le sergent Leland C. Blanchard.

Qui se trouvait quelque part dans le Grand Nulle Part.

J’appelai les bureaux des annonces classées du Times, du Mirror, du Herald et du Daily News, pour y faire passer un message personnel, à courir sans limite de temps : « Feu – chambre de Fleur de Nuit restera intacte. Envoie-moi un message – Glace. » Cela fait, je roulai jusqu’au seul endroit possible à mes yeux pour lui laisser un message de mon côté.

La 39e et Norton n’étaient plus qu’un bloc de terrains vides et vagues. Plus de lampes à arc, plus de voitures de police, plus de badauds nocturnes. Un vent de Santa Ana[42] se mit à souffler alors que j’étais là, et plus je m’efforçais de faire revenir Lee à moi, plus j’avais conscience que ma vie de super-flic était aussi morte que la préférée du moment, la jeune fille assassinée.