L’affaire Short brûlait à nouveau – même si elle ne brûlait que moi.
Des heures passées à traîner dans les bistrots de Medford m’offrirent une Betty Marie-couche-toi-là style côte Est – une belle douche froide après les révélations de Tommy Gilfoyle. Je pris le vol de minuit qui me ramena à Los Angeles et j’appelai Russ Millard de l’aéroport. Il fut d’accord avec moi : le « toubib à blattes » de Joe le Français n’était probablement pas du flan, et n’avait rien à voir avec le délire de Dulange. Il offrit d’appeler le service d’Enquêtes criminelles de Fort Dix pour essayer d’obtenir des détails supplémentaires du cinglé libéré, puis de visiter tous les cabinets de médecins du centre-ville – trois hommes suffiraient – en se concentrant plus particulièrement sur les environs de l’hôtel Havana, là où Dulange s’était envoyé Betty. Je suggérai que le « toubib » était probablement un pilier de bistrot, un avorteur ou un charlatan. Russ fut d’accord. Il déclara qu’il en toucherait un mot aux R.I. et à ses indics et que lui et Harry Sears commenceraient leur porte à porte dans moins d’une heure. On se partagea les territoires à quadriller : de Figueroa à Hill, 6e à 9e Rue pour moi ; de Figueroa à Hill, 5e à 1re pour eux. Je raccrochai et fis route droit vers le centre-ville.
Je volai un annuaire des Pages Jaunes et dressai une liste : médecins et chiropracteurs ayant pignon sur rue, revendeurs de tisanes et mystiques – ces vampires qui vendaient de la religion et des médicaments brevetés sous l’appellation protectrice de « Docteur ». Il y avait quelques noms d’obstétriciens et de gynécologues, mais mon instinct me dit que le stratagème de Joe Dulange avec son histoire de docteur était un effet du hasard – et non pas le résultat de sa volonté consciente de trouver un spécialiste pour calmer Betty. Je me mis au travail, chargé d’adrénaline.
Je me pointai chez la plupart des médecins au début de leur journée de travail, et j’obtins l’assortiment le plus varié de dénégations pleines de sincérité qu’il m’ait été donné de rencontrer dans ma carrière de flic. Chacun des toubibs à qui je parlai – tous citoyens des plus honnêtes – réussit à me convaincre chaque fois que le copain de Frenchy devait pour le moins être un petit peu marron. Après avoir englouti un sandwich en guise de déjeuner, je m’attaquai aux pseudo-toubibs.
Les fanas de la tisane étaient tous chinois ; les mystiques, pour moitié des femmes, pour l’autre, des m’sieur Tout-le-monde pas convaincants pour deux sous. Je crus tous leurs « non » de stupéfaction ; je les imaginai tous bien trop effrayés par le Français pour accepter sa proposition. J’étais sur le point de m’attaquer aux bistrots pour me tuyauter sur les ragots qui couraient sur les toubibs piliers de bar lorsque j’eus une poussée de grosse fatigue. Je rentrai « à la maison » au El Nido et dormis – pendant vingt bonnes minutes.
Trop crispé pour essayer de me rendormir, j’essayai de réfléchir logiquement. Il était six heures du soir, les cabinets médicaux fermaient, les bars ne seraient pas mûrs pour en faire la tournée avant au moins trois heures. Russ et Harry me contacteraient s’ils tombaient sur quelque chose de brûlant. Je plongeai dans le dossier de l’affaire et commençai à lire.
Le temps passa très vite ; les noms, les dates, les lieux – le tout en jargon policier – me tinrent éveillé. C’est alors que je vis quelque chose que j’avais vu une douzaine de fois auparavant, seulement, cette fois-ci, ça levait un lièvre.
C’était deux mémos :
« 18-1-47 : Harry – Appelle Buzz Meeks chez Hughes et demande-lui de passer le mot sur les relations possibles d’E. Short dans les milieux du cinéma. Bleichert dit que la fille rêvait d’être star. A faire indépendamment de Lœw. Russ. »
« 22-1-47 : Russ – Meeks dit peau de balle. Pas de bol. Très désireux de nous aider. Harry. »
J’avais encore à l’esprit la fixation de Betty sur le cinéma et les mémos me paraissaient différents maintenant. Je me souvins de Russ me disant qu’il allait interroger Meeks, chef de la Sécurité chez Hughes et le « contact non officiel » du service avec la communauté d’Hollywood ; je me souvins aussi que tout ça se passait à l’époque où Ellis Lœw escamotait les preuves pour tout ce qui touchait à Betty, fille facile, afin de s’assurer un réquisitoire plus juteux qui lui soignerait sa pub. Autre point : le petit carnet noir de Betty contenait un certain nombre de sans-grades dans l’industrie du cinéma – des noms qui avaient été vérifiés pendant les interrogatoires de 47 à partir du carnet.
Un gros point d’interrogation :
Si Meeks avait réellement passé le mot, pourquoi n’avait-il pas réussi à obtenir au moins quelques-uns des noms du carnet noir pour les repasser à Russ et Harry ?
Je sortis dans le couloir, et fis le numéro de la Sécurité de chez Hughes que je trouvai dans l’annuaire. Une femme à la voix monotone répondit :
— Sécurité. En quoi puis-je vous être utile ?
— Buzz Meeks, s’il vous plaît.
— M. Meeks n’est pas dans son bureau en ce moment. C’est de la part de qui ?
— Inspecteur Bleichert. L.A.P.D. Quand sera-t-il de retour ?
— Une fois terminée la réunion sur le budget. Puis-je vous demander quel est le motif de votre appel ?
— Une enquête de police. Dites-lui que je serai à son bureau dans une demi-heure.
Je raccrochai et fis le parcours jusqu’à Santa Monica pied au plancher en vingt-cinq minutes. Le garde à l’entrée m’admit au parking de chez Hughes et me désigna le bureau de la Sécurité – une baraque tout au bout d’une longue rangée de hangars d’aviation. Je me garai et frappai à la porte ; la femme à la voix monotone ouvrit.
— M. Meeks a demandé que vous l’attendiez dans son bureau. Il ne sera pas très long.
J’entrai ; la femme partit, l’air soulagé d’avoir terminé sa journée. La baraque avait des murs placardés de peintures représentant les avions de Hughes, de l’art militaire qui ne trouvait son égal que dans les dessins sur les boîtes de céréales. Le bureau de Meeks était mieux décoré : photos d’un homme trapu aux cheveux en brosse, en compagnie de diverses célébrités d’Hollywood – des actrices dont je ne remettais pas les noms, à côté de George Raft et Mickey Rooney.
Je pris un siège. L’homme trapu fit son entrée quelques minutes plus tard, la main déjà tendue, automatisme chez ceux dont le travail est à quatre-vingt-quinze pour cent fait de relations publiques.
— Bonjour. Inspecteur Blyewell, n’est-ce pas ?
Je me levai. Nous nous serrâmes les mains ; je voyais très bien que Meeks était quelque peu réticent devant mes vêtements de deux jours et ma barbe de trois.
— C’est Bleichert.
— Bien sûr, bien sûr. Que puis-je pour vous ?
— J’aurais quelques questions à vous poser concernant une vieille affaire à laquelle vous avez apporté votre concours auprès de la Criminelle.
— Je vois. Vous êtes du Bureau, dans ce cas ?
— Patrouille de Newton.
Meeks s’assit derrière son bureau.
— Un peu loin de votre terrain de chasse, non ? Et ma secrétaire m’a dit que vous étiez inspecteur.
Je fermai la porte et m’appuyai contre elle.
— Ceci est une affaire personnelle.
— Alors ça complétera votre quota d’arrestations, vos vingt Négros, clodos de pissoires. Ou bien est-ce qu’on ne vous a jamais dit que les flics qui prennent une affaire trop à cœur finissent par crever de faim ?
— C’est ce qu’on se tue à me répéter, et moi, j’me tue à leur dire que c’est ma ville, ici. Vous avez baisé beaucoup de starlettes, Meeks ?
— J’ai baisé Carole Lombard. J’vous donnerais bien son numéro, malheureusement, elle est morte.
— Vous avez baisé Elizabeth Short ?
Tilt, bingo, jackpot, le gros lot au détecteur de mensonges en voyant Meeks rougir et tripatouiller ses papiers sur le sous-main ; pour accompagner le tout, une voix sifflante d’asthmatique :
— Vous vous en êtes ramassé un de trop au cours du combat avec Blanchard ? La connasse Short est morte.
J’entrouvris ma veste pour montrer à Meeks le .45 que je trimbalais.
— Ne l’appelez plus jamais comme ça.
— D’accord, gros bras. Et maintenant, si vous me disiez un peu ce que vous voulez au juste. Comme ça on règle notre petite affaire et on finit ce petit jeu de devinettes avant qu’il n’aille trop loin. Comprende ?
— En 47, Harry Sears vous a demandé d’interroger vos contacts dans le cinéma sur Betty Short. Vous avez déclaré que ça n’avait rien donné. Vous avez menti. Pourquoi ?
Meeks se saisit d’un coupe-papier. Il fit courir son doigt sur le fil de la lame, vit ce qu’il était en train de faire et le reposa.
— Je ne l’ai pas tuée et je ne sais pas qui l’a tuée.
— Soyez plus convaincant, ou alors j’appelle Hedda Hopper et je lui offre sa rubrique de demain : « Un sycophante d’Hollywood a escamoté des preuves dans l’affaire du Dahlia parce que blanc – blanc – blanc – Vous me remplissez ces blancs, ou c’est moi qui les remplis pour Hedda. Comprende ?
Meeks essaya une nouvelle fois de faire le bravache.
— Bleichert, vous êtes en train de déconner avec le mec qu’il ne faut pas.
Je sortis le .45, m’assurai que le silencieux était bien vissé à fond et fis monter une balle dans le canon.
— Non, c’est vous.
Meeks tendit la main vers un carafon sur le côté de son bureau ; il se versa un remontant et l’avala d’une gorgée.
— Tout ce que j’ai trouvé, c’est une piste en cul-de-sac, mais je veux bien vous la donner puisque vous en avez tellement envie.
Je fis pendouiller l’arme par l’anneau de gâchette.
— J’en crève d’envie, merdeux. Alors, accouche !
Meeks ouvrit un coffre-fort incorporé à son bureau et en sortit une liasse de papiers. Il les étudia puis fit pivoter son fauteuil pour s’adresser au mur.
— J’ai eu un tuyau sur Burt Lindscott, producteur chez Universal. Je l’ai eu d’un mec qui haïssait le copain de Lindscott, Scotty Bennett. Scottie, c’était un mac et un book, et il donnait le numéro personnel de Lindscott à Malibu à toutes les jolies minettes qui posaient leur candidature au bureau de la distribution d’Universal. La nana Short a eu l’une des cartes par Scotty, et elle a appelé Lindscott.
« Le reste, les dates et tout le tremblement, je l’ai eu de Lindscott lui-même. Le soir du 10 janvier, la fille a appelé du Biltmore au centre-ville. Burty lui a demandé de se décrire, et il a aimé ce qu’il a entendu. Il a dit à la fille qu’il lui ferait faire un bout d’essai le lendemain matin, à son retour d’une partie de poker à son club. La fille a dit qu’elle n’avait nulle part où aller d’ici là, aussi Lindscott lui a dit de venir chez lui et d’y passer la nuit – son valet lui donnerait à manger et lui tiendrait compagnie. Elle a pris un bus jusqu’à Malibu et le valet – c’était un homosexuel – lui a effectivement tenu compagnie. Puis, le lendemain aux alentours de midi, Lindscott et trois de ses potes ont débarqué à la maison complètement ivres.
« Les mecs pensaient s’en payer une bonne tranche et ils ont fait faire à la fille son bout d’essai, à partir d’un scénario que Burt avait sous la main. Elle a été mauvaise, et elle a dû arrêter sous les quolibets ; c’est alors que Lindscott lui a fait une offre : elle leur faisait une fleur à tous les quatre et il lui donnerait un petit rôle dans son prochain film. La môme était encore furibarde parce qu’ils s’étaient moqués d’elle au cours de son essai, et elle a fait un foin de tous les diables. Elle les a traités de planqués et de traîtres et leur a dit qu’ils n’étaient pas de taille à être soldats. Burt l’a fichue dehors vers deux heures et demie de l’après-midi, ce samedi 11. Le valet a déclaré qu’elle était fauchée et qu’elle lui avait dit qu’elle rentrerait en ville à pinces.
Ainsi donc Betty a marché, ou fait du stop, sur quarante kilomètres, pour rencontrer Sally Stinson et Johnny Vogel dans le hall du Biltmore environ six heures plus tard.
— Meeks, pourquoi n’avez-vous rien dit de tout ça ? Et regardez-moi !
Meeks pivota d’un demi-tour ; on aurait dit qu’il avait la figure barbouillée de honte.
— J’ai essayé de contacter Russ et Harry, mais ils étaient sur le terrain, alors j’ai appelé Ellis Lœw. Il m’a dit de ne pas parler de ce que j’avais trouvé, et il m’a menacé de faire sauter mon autorisation de fonctionnement à la Sécurité. J’ai découvert plus tard que Lindscott était un gros ponte chez les républicains et qu’il avait promis à Lœw le gros paquet lorsque celui-ci serait candidat au poste de procureur. Lœw ne voulait pas qu’il soit impliqué avec le Dahlia.
Je fermai les yeux de façon à ne pas être obligé de regarder cet homme ; Meeks essayait d’arranger le coup pendant que je faisais défiler des images de Betty sous les huées et les ricanements, Betty à qui l’on faisait des offres de service, Betty qu’on fichait dehors pour qu’elle aille mourir.
— Bleichert, j’ai vérifié pour Lindscott, pour son valet et ses copains – j’ai ici leurs dépositions légitimes – tout le tremblement. Aucun d’entre eux n’aurait pu la tuer. Ils étaient tous chez eux ou au boulot du 12 jusqu’au vendredi 17. Aucun d’entre eux n’aurait eu la possibilité de le faire, et je n’aurais pas gardé ça sous mon coude si l’un de ces salopards l’avait descendue. J’ai les dépositions ici et je vais vous les montrer.
Je rouvris les yeux ; Meeks composait la combinaison d’un coffre-fort mural.
— Combien Lœw vous a-t-il payé pour vous clouer le bec ?
— Un bâton, lâcha Meeks, en reculant comme s’il craignait de recevoir un coup.
J’avais pour lui trop de mépris pour lui donner la satisfaction de le punir, et je partis, laissant derrière moi son prix d’achat flotter dans l’air.
***
Les derniers jours d’Elizabeth Short étaient maintenant à moitié remplis :
Red Mandley l’avait déposée en face du Biltmore au crépuscule le vendredi 10 janvier ; de là, elle avait appelé Burt Lindscott, et son aventure à Malibu avait duré jusqu’à 2 h 30 l’après-midi du lendemain. Ce soir-là, samedi 11, elle était de retour au Biltmore, elle avait rencontré Sally Stinson et Johnny Vogel dans le hall et fait une passe avec Johnny jusqu’un peu après minuit avant de repartir. C’est alors qu’elle avait rencontré le caporal Joseph Dulange, ou un peu plus tard dans la matinée, au bar du Hibou de Nuit sur la 6e et Hill – à deux blocs du Biltmore. Elle y était restée avec Dulange, puis était allée à l’hôtel Havana avec lui, jusque dans l’après-midi ou la soirée du dimanche 12 janvier, avant qu’il l’emmène voir son « pote toubib ».
En retournant au El Nido, je sentais malgré mon épuisement qu’un morceau manquant de l’enquête me tarabustait. En passant près d’une cabine téléphonique, ça me revint ; si Betty avait appelé Lindscott à Malibu – appel interurbain avec préavis – il en resterait des traces à la Pacific Coast Bell[55]. Si elle avait passé d’autres appels avec préavis, à ce moment-là ou alors le 11, avant ou après sa passe avec Johnny Vogel, la P.C.B. aurait le renseignement dans ses registres – la compagnie conservait une trace des transactions téléphoniques qui passaient par les cabines à fins d’étude de coût et de prix de revient.
La fatigue me fit piquer du nez, une fois de plus. Je pris des rues latérales tout le restant du chemin, grillant balises de stop et feux rouges. Arrivé à destination, je me garai en face d’une bouche à incendie et courus à la chambre me chercher un calepin. Je me dirigeais vers le téléphone du couloir lorsqu’il m’arrêta en se mettant à sonner.
— Oui ?
— Bucky ? C’est toi, chéri ?
C’était Madeleine.
— Écoute, je ne peux pas te parler maintenant.
— On avait rendez-vous hier, tu te souviens ?
— Il a fallu que je quitte la ville. C’était pour le boulot.
— Tu aurais pu appeler. Si tu ne m’avais pas parlé de ta petite cachette, j’aurais pu croire que tu étais mort.
— Madeleine, Seigneur Jésus…
— Chéri, j’ai besoin de te voir. Ils vont arracher les lettres du panneau « Terres d’Hollywood » demain et ils vont aussi démolir des bungalows que papa possède par là-bas. Bucky, les options sont redevenues propriété de la municipalité, mais papa a acheté ces terrains et bâti dessus sous son propre nom. Il a utilisé les pires matériaux, et un enquêteur du conseil municipal a été fourrer son nez du côté des conseillers fiscaux de papa. L’un d’eux lui a déclaré que l’un de ses vieux ennemis qui s’est suicidé a laissé au conseil un compte rendu sur tous les avoirs de papa et…
Ça ressemblait à du baratin sans queue ni tête – papa le grand bonhomme costaud a des ennuis, alors on va chercher Bucky, le grand garçon costaud, le deuxième préféré, pour se faire consoler.
— Écoute, je ne peux pas te parler maintenant.
Je raccrochai.
C’était maintenant du vrai boulot merdique d’inspecteur de police. Je disposai calepin et stylo sur le rebord près du téléphone et vidai de mes poches la récolte de quatre jours de pièces de monnaie. J’en avais pour près de deux dollars, suffisamment pour passer quarante coups de fil. J’appelai d’abord la responsable de la Pacific Coast Bell, en lui demandant la liste de toutes les communications avec préavis et en P.C.V. passées à partir des cabines payantes du Biltmore, les soirs des 10, 11 et 12 janvier 1947 ; les noms et adresses des correspondants ainsi que les heures d’appel.
Je restai là à tenir nerveusement mon combiné pendant que la femme faisait son travail, tout en lançant des regards noirs aux autres résidents du El Nido qui désiraient utiliser le téléphone. Puis, une demi-heure plus tard, elle revint en ligne et commença à parler.
Le numéro et l’adresse de Lindscott faisaient partie des appels du 10, mais il n’y avait rien d’autre cette nuit-là qui ait l’air douteux. Je notai néanmoins tous les renseignements ; puis, lorsque la femme en arriva à la soirée du 11 – juste au moment où Betty rencontrait Sally Stinson et Johnny Vogel dans le hall du Biltmore – je décrochai le cocotier.
On avait passé quatre appels payants à des cabinets d’obstétriciens à Beverly Hills. Je notai les noms et les numéros, de même que les numéros des services-répondeurs de nuit des médecins, suivis de la liste des appels payants qui venaient immédiatement après. Ces derniers n’éveillèrent rien de particulier – mais je les copiai malgré tout. Je m’attaquai alors à Beverly Hills avec un arsenal de nickels[56].
Toute ma monnaie y passa pour que j’obtienne ce que je désirais. Je dis aux standardistes des services-répondeurs que c’était la police, pour une urgence ; elles me passèrent les domiciles des médecins. Ceux-ci firent déplacer leurs secrétaires jusqu’au cabinet pour vérifier leurs archives, en leur demandant de me rappeler au El Nido. Toute l’opération demanda des heures, au bout desquelles j’avais ceci :
Tôt dans la soirée du 11 janvier 1947, une « Mme Fickling » et une « Mme Gordon » avaient appelé au total quatre cabinets d’obstétriciens à Beverly Hills, pour obtenir des rendez-vous en vue d’un diagnostic de grossesse. Les standardistes des services hors heures ouvrables avaient donné des rendez-vous pour les matins des 14 et 15 janvier. Le lieutenant Joseph Fickling et le major Matt Gordon étaient deux des héros de guerre avec lesquels Betty était sortie et avait prétendu être mariée ; les rendez-vous n’avaient jamais été honorés parce que le 14, elle se faisait torturer à mort ; le 15, ce n’était plus qu’un tas de chair mutilée sur la 39e et Norton.
J’appelai Russ Millard au Bureau ; une voix vaguement familière répondit :
— Criminelle.
— Le lieutenant Millard, s’il vous plaît.
— Il est à Tucson, pour l’extradition d’un prisonnier.
— Harry Sears aussi ?
— Ouais. Comment ça va, Bucky ? C’est Dick Cavanaugh.
— Je suis étonné que tu aies reconnu ma voix.
— Harry Sears m’a dit que tu appellerais. Il a laissé une liste de médecins pour toi, mais je n’arrive pas à mettre la main dessus. C’est c’que tu voulais ?
— Ouais, et j’ai besoin de parler à Russ. Quand revient-il ?
— Tard, demain, je crois. Est-ce qu’il y a un endroit où je puisse appeler si je retrouve la liste ?
— J’suis en vadrouille. C’est moi qui t’appellerai.
Les autres numéros de téléphone devaient être vérifiés, mais la piste des obstétriciens était trop grosse pour la laisser traîner. Je retournai au centre-ville à la recherche du copain toubib de Dulange, mais l’épuisement me tomba dessus comme une chape de plomb.
Je m’attelai au boulot et tins bon jusqu’à minuit ; je me concentrai sur les bars autour de la 6e et de Hill, je baratinai les piliers de bar, je leur offris à boire, allant jusqu’à pêcher au travers de leur baratin de poivrots un ou deux tuyaux sur des boîtes à avortement qui me parurent presque authentiques.
Une nouvelle journée sans sommeil se terminait ; je me pris à rouler de bar en bar, en mettant la radio pour m’empêcher de somnoler. Les infos répétaient à qui mieux mieux qu’on allait « remettre à neuf » le grand panneau des « Terres d’Hollywood » – en soulignant la suppression de « TERRES D’ » comme si c’était le plus grand événement depuis l’avènement du Christ. Mack Sennett et ses parcelles des Terres d’Hollywood eurent droit à une couverture radio plus que conséquente, et un cinéma d’Hollywood repassait toute une série de ses vieux films de la Keystone Kops.
A l’heure de la fermeture des bars, je me sentais comme un flic de la Keystone et je ressemblais à un clodo – une barbe naissante, des vêtements crasseux, une concentration fiévreuse qui n’arrêtait pas de vagabonder. Lorsque les poivrots espérant un supplément de gnôle et de copinage commencèrent à me frotter la manche, l’indice me parut révélateur ; je roulai jusqu’à un parking désert, me garai et m’endormis dans la voiture.
***
Des crampes aux jambes me réveillèrent à l’aube. Je sortis de la voiture en titubant à la recherche d’un téléphone ; une voiture pie passa près de moi et j’eus droit à un long regard de la part du conducteur. Je trouvai une cabine au coin de la rue et composai le numéro du Padre.
— Bureau de la Criminelle. Sergent Cavanaugh.
— Dick, c’est Bucky Bleichert.
— Exactement l’homme qu’il me fallait. J’ai la liste. T’as ton crayon ?
Je sortis un calepin.
— Accouche.
— O.K. Voici les médecins interdits d’exercer. Harry dit qu’ils avaient un cabinet en ville en 47. Un, Gerald Constanzo, 1841 1/2 Breakwater, Long Beach. Deux, Melvin Prasger, 9661, Verdugo Nord, Glendale. Trois, Willis Blatt, comme l’insecte, il est en détention au Wayside Honor Rancho condamné pour revente de morphine en…
Dulange.
Le delirium.
« Alors j’emmène le Dahlia au bas de la rue pour voir le toubib à blattes – J’lui glisse un talbin de dix, et il lui fait un examen bidon…»
Je respirai à courtes bouffées et dis :
— Dick, est-ce que Harry a noté l’adresse où Blatt exerçait ?
— Ouais, 614 South Olive. L’hôtel Havana était à deux blocs.
— Dick, appelle Wayside et dis au gardien que j’arrive immédiatement pour interroger Blatt au sujet du meurtre d’Elizabeth Short.
— Sacré nom d’un chien !
— Putain de nom d’un chien !
***
Une douche, un coup de rasoir, des fringues propres, et je sortis du El Nido ressemblant à un inspecteur de la Criminelle ; le coup de fil de Dick Cavanaugh à Wayside me donnerait le reste de l’énergie nécessaire. Je pris l’autoroute d’Angeles Crest direction nord, estimant à 50-50 les chances pour que le Dr Willis Blatt soit le meurtrier d’Elizabeth Short.
Le trajet me prit un peu plus d’une heure ; le gros baratin sur le panneau des Terres d’Hollywood me tint compagnie sur les ondes. Le shérif adjoint dans son cagibi à l’entrée examina mon insigne et mes papiers d’identité et passa un coup de fil au bâtiment principal afin de me donner le feu vert ; ce qu’on lui répondit le fit mettre au garde à vous et j’eus droit à un salut. La barrière de barbelés s’ouvrit ; je longeai le quartier des détenus jusqu’à un grand bâtiment de style espagnol dont la façade s’ornait d’un portique couvert de tuiles. Comme je me garais, un capitaine en uniforme des services du shérif de Los Angeles s’approcha, la main tendue, un sourire nerveux sur le visage.
— Inspecteur Bleichert, je suis le gardien-chef Patchett.
Je sortis et lui donnai une poignée de main à lui écraser les phalanges, style Lee Blanchard.
— C’est un plaisir, gardien-chef. A-t-on dit quelque chose à Blatt ?
— Non, il vous attend dans une salle d’interrogatoire. Croyez-vous qu’il ait tué le Dahlia ?
J’avançai ; Patchett m’indiqua la bonne direction.
— Je n’en suis pas sûr. Que pouvez-vous me dire à son sujet ?
— Il a quarante-huit ans, c’est un anesthésiste, et on l’a arrêté en octobre 47 pour avoir revendu de la morphine de l’hôpital à un agent des Stupéfiants du L.A.P.D. Il a été condamné à une peine de cinq à dix ans, et il a fait un an à Quentin. Il est ici maintenant parce que nous avions besoin d’aide à l’infirmerie et l’Autorité pénitentiaire a jugé que c’était un risque limité. Il n’a pas de condamnations antérieures et c’est un prisonnier modèle.
Nous pénétrâmes dans un bâtiment bas de briques beiges, modèle typique des locaux « utilitaires » du comté – de longs couloirs, des portes d’acier en renfoncement portant des numéros en relief et aucun nom. En longeant une rangée de fenêtres aux vitres sans tain, Patchett m’agrippa le bras :
— Là. C’est Blatt.
Je regardai de tous mes yeux. Un homme entre deux âges, sac d’os en uniforme bleu du comté, était assis à une table à jouer en train de lire une revue. Il avait l’air d’un gus avec de la jugeote – le front haut couvert de mèches de cheveux grisonnants qui se faisaient rares, des yeux brillants et le genre de mains, grandes et parcourues de veines, que l’on associe aux médecins.
— Ça vous dirait de rester, gardien-chef ?
— Je ne voudrais pas rater ça, dit Patchett en ouvrant la porte.
Blatt leva les yeux.
— Doc, dit Patchett, voici l’inspecteur Bleichert. Il fait partie de la police de Los Angeles, et il a quelques questions à vous poser.
Blatt reposa sa revue – American Anesthesiologist – Patchett et moi prîmes place face à lui ; le docteur revendeur de drogue dit :
— Je suis à votre pleine et entière disposition – d’une voix cultivée avec un accent de l’Est.
J’attaquai tout de suite à la gorge.
— Docteur Blatt, pourquoi avez-vous tué Elizabeth Short ?
Blatt sourit lentement ; et son sourire s’élargit petit à petit jusqu’à lui fendre le visage d’une oreille à l’autre.
— Je m’attendais à vous voir, mais en 47. Après la triste petite confession du caporal Dulange, je m’attendais à voir la porte de mon cabinet fracassée à tout instant. Deux ans et demi plus tard, je dois avouer que le fait me surprend quelque peu.
La peau me bourdonnait, comme si des milliers d’insectes s’apprêtaient à me dévorer en guise de petit déjeuner.
— Légalement, il n’y a pas de limite de temps en cas de meurtre.
Le sourire de Blatt disparut, remplacé par une contenance sérieuse comme un docteur de cinéma s’apprêtant à lâcher quelque mauvaise nouvelle :
— Messieurs, le lundi 13 janvier 1947, j’ai pris l’avion pour San Francisco où j’ai ensuite pris possession de ma chambre à l’hôtel Saint-Francis, avant le discours d’ouverture que je devais prononcer le mardi soir devant la convention annuelle de l’Académie des Anesthésistes américains. J’ai fait mon discours le mardi soir, et l’on m’a inscrit comme orateur au petit déjeuner de clôture du mercredi matin, le 15 janvier. J’ai été à tout instant en compagnie de collègues jusque dans l’après-midi du 15, et j’ai passé les nuits de lundi et de mardi avec mon ex-femme au Saint-Francis. Si vous désirez une confirmation des faits, appelez l’Académie à son numéro de Los Angeles, ainsi que mon ex-femme, Alice Carstairs Blatt, à San Francisco au CR-1786.
— Voudriez-vous vérifier cela pour moi, gardien-chef ? demandai-je, les yeux toujours fixés sur Blatt.
Patchett nous quitta.
— Vous avez l’air déçu, dit le médecin.
— Bravo, Willis. Parlez-moi maintenant de vous, de Dulange et d’Elizabeth Short.
— Informerez-vous le bureau des Libertés conditionnelles que j’ai accepté de coopérer avec vous ?
— Non, mais si vous ne me répondez pas, j’aviserai le bureau du procureur de L.A. en demandant que l’on vous poursuive pour obstruction à la justice.
Blatt accepta le point gagnant avec un sourire.
— Bravo, inspecteur Bleichert. Vous savez naturellement que la raison pour laquelle ces dates sont si bien gravées dans ma mémoire tient à toute la publicité qui a entouré le décès de Mlle Short. Considérez donc, je vous prie, que ma mémoire est digne de confiance.
Je sortis stylo et calepin.
— Allez-y, Willis.
— En 47, j’exerçais quelques petites activités annexes très lucratives : je revendais des produits pharmaceutiques. Je les vendais essentiellement dans les bars, en premier lieu aux militaires qui avaient découvert les plaisirs qu’ils procurent outre-mer pendant la guerre. C’est ainsi que j’ai rencontré le caporal Dulange. Je l’ai approché, mais il m’a déclaré qu’il appréciait exclusivement les plaisirs du whisky écossais Johnnie Walker Red Label.
— Où cela se passait-il ?
— Au bar de la Yorkshire House, 6e et Olive, près de mon cabinet.
— Continuez.
— Eh bien, cela se passait le jeudi ou le vendredi qui a précédé l’élimination de Mlle Short du monde des vivants. J’ai donné ma carte au caporal Dulange – de manière peu judicieuse, s’est-il avéré par la suite – en considérant que je ne reverrais jamais plus l’individu en question. Je me trompais.
« Mes finances étaient au plus bas à cette époque, car je jouais aux courses, et je vivais dans mon cabinet. Tôt dans la soirée du dimanche 12 janvier, le caporal Dulange a refait surface devant ma porte en compagnie d’une adorable jeune femme nommée Beth. Il était complètement ivre, et il m’a pris à part, m’a donné dix dollars et m’a raconté que l’adorable Betty faisait une fixation sur une éventuelle grossesse. Aurais-je la bonté de lui faire un brin d’examen et de lui dire que c’était effectivement le cas ? Eh bien, j’eus cette bonté. Le caporal Dulange attendait dans l’antichambre et je pris le pouls et la tension de l’adorable Beth avant de l’informer qu’effectivement elle se trouvait enceinte. Elle réagit de manière tout à fait étrange : elle me parut triste et soulagée tout à la fois. Mon interprétation est qu’elle avait besoin d’une raison qui justifierait son comportement, de toute évidence, celui d’une fille facile, et le fait de porter un enfant paraissait parfaitement convenir à son besoin.
Je soupirai.
— Et lorsque sa mort a fait la une des journaux, vous n’êtes pas allé à la police parce que vous ne vouliez pas qu’elle vienne fouiner dans votre petit trafic de drogues ?
— C’est tout à fait exact. Mais ce n’est pas tout. Beth m’a demandé la permission d’utiliser mon téléphone. J’ai accédé à sa requête, et elle a composé un numéro avec l’indicatif de Webster avant de demander à parler à Marcy. Elle a dit : « C’est Betty », a écouté quelques instants, puis a dit : « Vraiment ? Un homme avec une expérience médicale ? » Je n’ai pas entendu le reste de la conversation. Betty a raccroché avant de dire : « J’ai un rencard. » Elle a retrouvé le caporal Dulange dans la salle d’attente, et ils sont sortis. J’ai regardé par la fenêtre, et elle lui a fait comprendre de la laisser tranquille. Le caporal Dulange s’est éloigné en tempêtant, et Beth a traversé la 6e Rue pour s’asseoir à l’arrêt de cars de Wilshire Boulevard, direction Ouest. Cela se passait aux environs de 7 h 30, le dimanche 12. Voilà. Cette dernière partie, vous ne la connaissiez pas, ou je me trompe ?
Je terminai ma prise de notes en sténo.
— Non, en effet.
— Direz-vous au bureau des Libertés conditionnelles que je vous ai fourni un indice précieux ?
Patchett ouvrit la porte.
— Il est net, Bleichert.
— Sans charre, répondis-je.
***
Une autre pièce aux derniers jours de Betty ; un autre voyage au El Nido, cette fois-ci pour consulter le dossier principal à la recherche de numéros répondant à l’indicatif Webster. Tout en feuilletant les fiches de renseignements, je n’arrêtai pas de penser que les Sprague avaient un numéro avec indicatif Webster, que le car de Wilshire passait à deux pâtés de maisons de chez eux et que Blatt pouvait avoir compris par erreur « Marcy » pour « Maddy » ou « Martha ». Logiquement, ça ne coulait pas de source : toute la famille se trouvait dans la maison de bord de mer à Laguna la semaine de la disparition de Betty, Blatt était certain du « Marcy » et j’avais pressé Madeleine comme un citron pour qu’elle me crache tout ce qu’elle savait sur le Dahlia.
Et pourtant, l’idée persistait à ne pas disparaître, comme si une partie enfouie au plus profond de moi-même voulait du mal à cette famille à cause de la manière dont je m’étais vautré dans la fange en compagnie de leur fille en profitant de leurs richesses. Je lançai une autre ligne de raisonnement pour filer l’idée jusqu’au bout : je revins bredouille, une fois confrontées l’hypothèse et la logique.
Lorsque Lee Blanchard avait disparu en 47, les dossiers « R », « S » et « T » étaient manquants ; le dossier Sprague se trouvait peut-être parmi eux.
Mais il n’existait pas de dossier Sprague, Lee ne savait pas que les Sprague existaient, j’avais toujours veillé à tenir tout ce qui avait rapport à eux loin de sa portée avec le désir de garder étouffées les œuvres de Madeleine dans ses bras de lesbienne.
Je continuais à écrémer le dossier de l’affaire, couvert de sueur dans la chaleur de cette chambre sans aération. Pas d’indicatif Webster, et je commençai à avoir des éclairs de cauchemars : Betty assise à son arrêt d’autocar à Wilshire – direction ouest – 7 h 30 du soir – 12-1-47, faisant au revoir à Bucky, sur le point de plonger dans l’éternité. Je songeais à interroger la compagnie d’autocars, à convoquer pour interrogatoire tous les conducteurs sur cet itinéraire – lorsque je me rendis compte que la piste était trop froide, que n’importe quel conducteur qui se serait souvenu d’avoir chargé Betty se serait présenté au moment de tout le battage de 47. Je songeai à appeler les autres numéros que j’avais obtenus auprès de la Pacific Coast Bell – puis pigeai brusquement qu’ils s’éliminaient d’eux-mêmes chronologiquement –, ils ne collaient pas avec ce que je savais maintenant de l’heure et de l’endroit où se trouvait Betty. J’appelai Russ au Bureau où on m’apprit qu’il était toujours à Tucson, pendant que Harry travaillait au service d’ordre qui contrôlait la foule près du panneau des Terres d’Hollywood. Je finis mon examen des paperasses, avec au total aucun indicatif de Webster. Je songeai à me procurer le relevé téléphonique de Blatt à la P.C.B., et j’annulai l’idée tout aussitôt. L.A. centre, indicatif Madison pour joindre Webster, ce n’était pas un appel avec préavis – il n’en resterait aucune trace, même topo pour les listes d’appels du Biltmore.
C’est alors que tout me dégringola dessus, images de la laideur accumulée : au revoir Bleichert à l’arrêt de bus, adios petit merdeux, toi qui fus quelqu’un, toi qui ne fus même jamais rien, petit indic et gros bras casseur de gueules à Négroville. T’as perdu au change une femme bien pour une connasse merdeuse, t’as transformé tout ce qu’on t’a jamais apporté sur un plateau en belle merde pure et dure, toutes tes grandes résolutions, c’est pas mieux que le huitième round au gymnase de l’Académie quand t’as foncé en plein sur une droite de Blanchard – pour retomber sur le cul dans un autre tas de merde encore plus gros qui portait le nom d’une fleur que tu as transformée en fumier. Au revoir, Betty, Beth, Betsy, Lizz, nous étions l’un et l’autre des errants, pas de bol qu’on ne se soit pas rencontrés avant la 39e et Norton, ça aurait peut-être pu marcher, nous deux, peut-être que nous deux justement, ç’aurait été la seule chose qu’on n’aurait pas foirée au-delà de toute rédemption…
Je dégringolai l’escalier quatre à quatre, sautai en bagnole et décollai code trois modèle civil, laissant de la gomme sur le bitume et faisant souffrir la boîte de vitesses, ne souhaitant qu’une sirène et un gyrophare pour me donner l’excuse d’aller encore plus vite. Après Sunset et Vine, la circulation commença à s’engorger : des chiées de bagnoles tournaient au nord sur Gower et Beachwood. Même à des kilomètres de distance, je voyais le panneau des Terres d’Hollywood dégoulinant d’échafaudages, et les douzaines de petites fourmis humaines qui gravissaient le versant du Mont Lee. En l’absence de mouvement, je me calmai et me trouvai une destination.
Je me dis que ce n’était pas terminé, que j’irais au Bureau où j’attendrais Russ, qu’à nous deux, nous réussirions à compléter le reste du puzzle, que tout ce qu’il me restait à faire, à moi, c’était d’arriver au centre-ville.
L’embouteillage empira – des camions de cinéma défilaient en direction du nord tandis que des flics à moto retenaient les véhicules qui se dirigeaient vers l’est et l’ouest. Des mômes passaient dans les files en fourguant des souvenirs en plastique du panneau Terres d’Hollywood et distribuant des prospectus. J’entendis : « Keystone Kops à l’Amiral ! Air conditionné ! Venez voir notre grande reprise ! » On me mit sous le nez un bout de papier où était imprimé « Keystone Kops », « Mack Sennett » et « Cinéma Amiral – cinéma de luxe à air conditionné » sans même que j’en remarque les mots. Par contre, la photo imprimée au bas de la page fit sa marque en moi, comme un bruit énorme et discordant, comme mon propre hurlement.
Trois flics de la Keystone se tenaient debout entre des piliers qui avaient la forme de serpents avalant leur propre queue ; derrière eux, un bas-relief de hiéroglyphes égyptiens. Une garçonne des années 20 était allongée sur un divan de plumes dans le coin droit de l’image. Il n’y avait pas à se tromper : c’était l’arrière-plan qui apparaissait dans le film porno de Linda Martin et Betty Short.
Je m’obligeai à ne pas bouger ; je me dis que ce n’était pas parce qu’Emmett Sprague connaissait Mack Sennett dans les années 20 et qu’il l’avait aidé à bâtir des décors à Edendale que ça impliquait forcément qu’il avait quelque chose à voir avec un film porno de 46. Linda Martin avait déclaré que le film avait été tourné à Tijuana ; Duke Wellington, toujours introuvable, avait admis l’avoir fait. Lorsque la circulation reprit, je tournai à gauche jusqu’au Boulevard et larguai la voiture ; quand je pris mon billet au guichet de l’Amiral, la caissière eut un geste de recul en me voyant – et je m’aperçu que je soufflais comme un phoque et puais la sueur.
A l’intérieur, dans l’atmosphère climatisée du cinéma, ma sueur se figea sur moi comme si mes vêtements étaient soudain une parure de glace. Un générique de fin se déroulait sur l’écran, immédiatement remplacé par de nouveaux noms, sur fond de pyramides de carton pâte. Je serrai les poings lorsque brilla sur l’écran « Emmett Sprague, Assistant Metteur en Scène » ; je retins ma respiration dans l’attente d’une indication sur les lieux de tournage. Apparut alors le texte du prologue et je m’installai dans un fauteuil latéral pour regarder.
L’histoire, c’était quelque chose comme les Keystone Kops transposés à l’époque biblique ; l’action du film, des poursuites, des tartes à la crème et des coups de pied au cul. Le décor du film porno revint plusieurs fois, et à chaque vision, apparaissaient de nouveaux détails qui le confirmaient. Les prises en extérieur ressemblaient aux collines d’Hollywood, mais il n’y avait pas de scènes mixtes extérieur-studio pour me permettre de déterminer si le décor était en studio ou dans une maison particulière. Je sus ce que j’allais faire, mais je désirais une autre preuve bien solide pour étayer tous les « et si » logiques qui commençaient à s’accumuler dans ma tête.
Le film s’étirait, interminable, des sueurs glacées me faisaient frissonner. Défilèrent alors les génériques de fin : « Filmé à Hollywood, U.S.A. », et tous mes « et si » s’écroulèrent comme un jeu de quilles.
Je quittai le cinéma, tremblant dans la chaleur d’étuve de la rue. Je m’aperçus que j’avais quitté le El Nido sans mon revolver réglementaire ni mon .45 personnel, je pris les petites rues pour aller y récupérer mon petit canon portatif. J’entendis alors :
— Hé, mec, t’es l’agent Bleichert ?
C’était le locataire de la chambre voisine, debout dans le couloir, avec à la main le combiné du téléphone. Je me précipitai dessus en lâchant :
— Russ ?
— C’est Harry. J’suis au bout de B-B-Beachwood Drive. Ils sont en train de démolir un g-g-groupe de b-b-bungalows et y a un f-f-flic de patrouille qui a t-t-trouvé c’te baraque pleine de t-t-taches de sang. Y a eu une f-f-fiche d’interrogatoires de t-t-terrain classée p-p-pour c’t’endroit aux dates d-d-des 12 et 13 et j-j-je…
Et Emmett Sprague possédait des maisons dans le coin, et c’était la première fois que j’entendais Harry bégayer dans l’après-midi.
— J’apporte ma trousse d’analyse. Vingt minutes.
Je raccrochai, pris l’échantillon d’empreintes de Betty Short dans le dossier et courus vers la voiture. La circulation était plus fluide ; au loin je voyais que les deux premières lettres de Terres d’Hollywood manquaient sur le panneau. Je pris la direction de l’est jusqu’à Beachwood Drive avant d’obliquer au nord. Alors que j’approchais de la zone de stationnement au pied du Mont Lee, je constatai que tout le remue-ménage était contenu par des cordes que gardaient des agents en uniforme ; je me garai en double file et aperçus Harry Sears qui s’approchait, son insigne épinglé au revers de la veste. Son haleine était chargée d’alcool, le bégaiement avait disparu :
— Doux Jésus, quel coup de veine ! Y a un flic qui était chargé de faire évacuer les vagabonds avant qu’on commence les démolitions. Il est tombé sur la cabane, et il est descendu me voir. On dirait que des clodos y ont séjourné depuis 47, mais peut-être que tu pourras quand même en tirer quelque chose.
J’attrapai ma trousse ; Harry et moi commençâmes à monter. Des équipes de démolition arrachaient les bungalows dans la rue parallèle à Beachwood et les ouvriers hurlaient qu’il y avait des fuites de gaz aux tuyaux. Des camions à incendie se tenaient prêts, les hommes avaient leurs lances en main dirigées vers d’énormes tas de décombres. Sur les trottoirs, s’alignaient bulldozers et pelles mécaniques, et des agents de patrouille jouaient aux chiens de troupeau en maintenant les habitants du quartier à bonne distance de sécurité. Un peu plus haut, devant nous, c’était le règne du vaudeville.
On avait attaché un système de poulies sur la face du Mont Lee, accrochées à de hauts échafaudages amarrés dans le sol à sa base. Le « R » de Terres d’Hollywood, d’une hauteur de quelque quinze mètres, descendait le long d’un gros câble sous le feu des caméras, les flashes des appareils photo, les bouches bées des badauds et l’œil des politicards qui sablaient le champagne. La poussière des buissons arrachés envahissait tout ; l’orchestre du lycée d’Hollywood était en place, assis sur des chaises pliantes, sur une estrade de fortune bâtie à quelques mètres du terminus des poulies. Lorsque la lettre « R » s’écrasa dans la poussière, ils entonnèrent « Hourrah pour Hollywood ! »
— Par ici, dit Harry.
On obliqua sur une piste de terre qui faisait le tour du pied de la montagne. Une végétation dense envahissait les deux côtés ; Harry ouvrit la marche latéralement sur un sentier piétonnier qui montait à pic. Je suivais, les branches accrochant mes vêtements et me fouettant le visage. Au bout d’une cinquantaine de mètres de montée, le sentier redevenait plat et ouvrait sur une étroite clairière bordée par un petit ruisseau. Il y avait aussi une minuscule cabane de parpaings sur une dalle béton avec la porte grande ouverte.
Je pénétrai à l’intérieur.
Les murs latéraux étaient tapissés de photos pornographiques de femmes infirmes et défigurées. Des visages mongoliens suçaient des godemichés, des filles nues écartaient toutes grandes leurs jambes atrophiées et corsetées d’acier, des atrocités sans membres ricanaient devant l’objectif. Sur le plancher il y avait un matelas ; il était recouvert d’une croûte de multiples couches de sang séché. Une dentelle d’insectes et de mouches transparaissait au travers des croûtes, emprisonnés là pendant qu’ils festoyaient jusqu’à la mort. Le mur du fond était couvert de photos couleurs collées, qu’on aurait dit arrachées de livres d’anatomie : des gros plans d’organes malades suintant de pus et de sang. Des éclaboussures, des flaques couvraient le sol ; un petit projecteur monté sur trépied était placé à côté du matelas, la lampe dirigée sur son milieu. Je m’interrogeai sur l’électricité, puis j’examinai la base du dispositif et vis qu’on y avait connecté une batterie. Une pile de livres éclaboussés de sang était entassée dans un coin – pour la plupart des romans de science-fiction, à côté de l’Anatomie avancée de Gray, et de L’homme qui rit de Victor Hugo qui détonnaient avec le reste.
— Bucky ?
Je me retournai.
— Essaie de joindre Russ. Dis-lui ce que nous avons. Je vais faire mes examens sur place.
— Russ ne rentre pas de Tucson avant demain. En plus, fils, tu m’as pas l’air dans une super-forme pour…
— Bon Dieu, tu vas te tirer et me laisser faire mon boulot !
Harry sortit furieux, crachant sa fierté blessée ; je songeai à la proximité des propriétés Sprague et du rêveur Georgie Tilden, dans sa piaule de clodo, fils d’un célèbre anatomiste écossais. « Vraiment ? Un homme avec une expérience médicale ? » J’ouvris alors ma trousse et violai le lit du cauchemar en quête de preuves.
Je l’examinai tout d’abord d’un bout à l’autre. Mis à part quelques traces de boue fraîche – les vagabonds d’Harry, probablement – je découvris des morceaux de ficelle fine, sous le matelas. Je raclai ce qui me parut être des lambeaux de chair qui y étaient restés attachés ; je remplis un autre tube à essais de cheveux coagulés de sang que je récupérai du matelas. Je vérifiai les croûtes de sang à la recherche de zones plus ou moins foncées, vis que tout était d’un marron uniforme et prélevai une douzaine d’échantillons. J’étiquetai la corde avant de l’emballer, en compagnie des pages d’anatomie et des photos porno. Je vis une empreinte de pas d’homme, délimitée par des taches de sang sur le sol : je la mesurai et reportai le contour des semelles sur une feuille de papier transparent.
Aux empreintes maintenant.
Je pulvérisai ma poudre sur chaque surface de contact de prise ou de pression dans la pièce ; jusqu’aux dos lisses des reliures et aux couvertures luisantes des livres sur le sol. Les livres ne donnèrent que des traces ; les autres surfaces révélèrent des empreintes brouillées, des marques de gants et deux séries d’empreintes nettes, séparées et bien distinctes. Pour terminer, je cerclai au stylo les empreintes plus petites sur la porte, le chambranle et le relief du mur près de la tête du matelas. Je sortis alors ma loupe et l’agrandissement des empreintes de Betty Short et commençai à établir les comparaisons.
Un point identique.
Deux.
Trois – assez pour une Cour de justice.
Quatre, cinq, six, mes mains tremblaient parce que c’était ici de manière irréfutable, sans doute possible, que l’on avait passé le Dahlia à la boucherie, et je tremblais si fort que je n’arrivais pas à transférer les autres séries d’empreintes sur mes plaquettes. Je découpai, à l’aide de mon couteau, quatre marques de doigts étalées sur la porte et les enveloppai dans un mouchoir de papier – c’était la nuit du laborantin amateur. Je remballai ma trousse, sortis en tremblant comme une feuille, vis le ruisseau d’eau courante et compris que c’était là que le tueur avait vidé le corps de son sang. C’est alors qu’un éclat de couleur étrange près des rochers à côté du ruisseau attira mon regard.
Une batte de baseball – l’extrémité qui avait rempli son office tachée de marron foncé.
Je retournai à la voiture en pensant à Betty vivante, heureuse, amoureuse d’un gars qui ne la trahirait jamais. En traversant le parc, je levai les yeux sur le Mont Lee. Il ne restait plus du panneau que « Hollywood » ; l’orchestre jouait : « Y a rien de tel que le show-business. »
***
Je me rendis en ville. Le bureau du personnel de la municipalité et les bureaux des services d’Immigration et de Naturalisation étaient fermés pour la journée. J’appelai les R. & I. et obtins peau de balle sur George Tilden natif d’Écosse – mais je savais que je deviendrais cinglé si je devais attendre le lendemain pour avoir confirmation au sujet des empreintes. Que me restait-il ? Ou demander l’aide d’un officier supérieur, ou entrer par effraction, ou soudoyer quelqu’un.
Je me rappelai avoir vu un concierge qui balayait à l’extérieur du bureau du personnel, j’essayai la solution numéro trois. Le vieil homme écouta mon histoire bidon jusqu’au bout, accepta mes deux biftons de vingt, ouvrit la porte et me conduisit à une réserve de classeurs. J’ouvris un tiroir marqué PROPRIETE DE LA MUNICIPALITE – GARDIENNAGE – MI-TEMPS, sortis ma loupe et mon morceau de bois poudré – et retins ma respiration.
Tilden, George Redmond, né à Aberdeen, Ecosse, le 4-3-1896 – 1,78 m-83 kg – cheveux bruns, yeux verts. Pas d’adresse, fiché comme « sans domicile fixe », pour l’emploi, contacter E. Sprague, WE 4391, permis de conduire de Californie L.A. 68224, véhicule : pick-up Ford 1939, numéro d’immatriculation 6B119A, transporteur d’ordures ménagères secteur de Manchester à Jefferson, La Brea à Hoover – la 39e et Norton se trouvaient juste au beau milieu. Empreintes mains gauche et droite au bas de la page ; un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf points de comparaison qui concordaient – trois pour une condamnation, six de plus pour un aller simple vers la chambre à gaz. Hello, Elizabeth.
Je fermai le tiroir, donnai au concierge dix sacs supplémentaires pour qu’il se taise, remballai ma trousse et sortis. Je repérai l’instant avec précision : 8 h 10 du soir, mercredi, 29 juin 1949, la nuit où un petit flic en uniforme de rien du tout a trouvé la clé de l’homicide non résolu le plus célèbre de toute l’histoire de la Californie. Je touchai l’herbe pour voir si la sensation était différente. Je saluai les employés de bureau qui passaient, je me voyais déjà cassant le morceau au Padre, à Thad Green et au chef Horrall. Je me vis de retour au Bureau, lieutenant en moins d’un an, M. Glace dépassant les rêves les plus fous de Feu et Glace réunis. Je vis mon nom faire les gros titres, Kay me revenait. Je vis les Sprague encaisser tous les coups jusqu’à l’os, leur honneur perdu à cause de leur complicité dans le meurtre, toute leur fortune inutile. Et c’est ça qui mit un terme à ma rêverie : il n’y avait aucun moyen pour que je puisse opérer l’arrestation sans admettre que j’avais gardé des preuves par-devers moi sur Madeleine et Linda Martin en 47. J’avais le choix entre une gloire anonyme ou un désastre public.
Ou la justice clandestine.
Je me rendis à Hancock Park. La Cadillac de Ramona et la Lincoln de Martha n’étaient plus dans l’allée circulaire d’accès ; la Chrysler d’Emmett et la Packard de Madeleine étaient là. Je garai ma Chevy peu reluisante en travers de l’allée, près d’eux, les pneus arrière enfoncés dans la bordure de rosiers buissons du jardinier. La porte de façade paraissait imprenable, mais une fenêtre latérale était ouverte. Je me hissai à l’intérieur du salon.
Balto, le chien empaillé, était toujours là près de la cheminée, gardien d’une douzaine de grands conteneurs alignés par terre. Je les inspectai ; ils étaient remplis à ras bord de vêtements, d’argenterie et de porcelaine très classe. Au bout de la rangée, une boîte de carton débordait de robes de cocktail bon marché – anomalie bizarre. Un carnet à esquisses, dont la première page était couverte de dessins de visages féminins, était serré dans un coin. Je songeai à Martha, artiste en publicité, et j’entendis des voix au premier.
Je me dirigeai vers elles, le .45 dégainé, le silencieux vissé à fond. Les voix provenaient de la chambre principale. Emmett et ses r roulés, Madeleine et ses accents boudeurs. Je me collai au mur du couloir, m’approchai doucement de l’embrasure de la porte et écoutai :
— … en outre, un de mes contremaîtres a déclaré que ces nom de Dieu de tuyaux pissaient le gaz. Ma jolie, il va falloir cracher très gros. Au moins pour infractions à la législation sanitaire et au code de sécurité. C’est l’heure pour moi de vous montrer à toutes les trois à quoi ressemble l’Ecosse, et laisser notre ami juif Mickey C. utiliser ses talents de relations publiques. Il fera porter le chapeau à ce vieux Mack ou aux cocos ou à un quelconque macchabée bien pratique, tu peux me faire confiance, il y arrivera. Et quand les choses seront redevenues vivables, nous reviendrons à la maison.
— Mais je ne veux pas aller en Europe, Papa. Oh ! mon Dieu, l’Ecosse. Tu n’as jamais été capable d’en parler sans nous dire à quel point c’était sinistre et provincial.
— Est-ce que tu crois que c’est ton copain aux grandes dents qui va te manquer ? Ah, je subodore que c’est le cas. Eh bien, permets-moi d’apaiser ton cœur en émoi. Il y a à Aberdeen de vigoureux garçons vachers qui feront honte à ce pisse-petit qui ne mérite pas le nom d’homme. Beaucoup moins curieux, des garçons qui savent rester à leur place. Tu ne seras pas en manque de queutards vigoureux, je peux te l’assurer. Bleichert a rempli son office en servant nos intérêts il y a de ça longtemps, et ce n’est que cette partie de toi-même qui aime le danger qui l’a remis sur nos rails. Partie peu judicieuse, me permettrais-je d’ajouter.
— Oh ! Papa, je ne…
Je pivotai et pénétrai dans la chambre. Ils étaient allongés tout habillés sur le grand lit à baldaquin, la tête de Madeleine reposait sur les cuisses d’Emmett tandis que les mains rugueuses de ce dernier lui massaient les épaules. Le père amant fut le premier à remarquer ma présence ; Madeleine fit la moue lorsque les caresses de Papa cessèrent. Mon ombre toucha le lit, elle hurla.
Emmett la réduisit au silence d’une main vive, luisante de bagues empierrées, qu’il posa sur sa bouche.
— Ceci n’est en rien une cocufication, mon garçon. Ce n’est que marques d’affection, et nous avons d’ailleurs une dispense nous y autorisant.
C’était le style à l’état pur, ces réflexes, ces accents de dîner de gala. Je singeai son calme :
— George Tilden a tué Elizabeth Short. Elle a appelé ici le 12 janvier et l’un de vous lui a arrangé un rendez-vous avec Georgie. Elle a pris le car de Wilshire pour venir jusqu’ici dans le but de le rencontrer. Maintenant, vous complétez le reste.
Madeleine, les yeux écarquillés, tremblait sous la main de son père. Emmett regardait le revolver qui le visait et qui manquait par trop de stabilité.
— Je ne conteste pas cette déclaration et je ne contesterai pas votre désir quelque peu tardif de voir justice faite. Vous dirai-je donc où il vous sera possible de le trouver ?
— Non. Parlez-moi d’abord de vous deux, ensuite vous me parlerez de votre dispense.
— Ce n’est guère pertinent, mon garçon. Je vous féliciterai donc sur votre enquête et vous dirai où l’on peut trouver Georgie et nous en resterons là. L’un comme l’autre, nous ne voulons pas qu’il soit fait de mal à Maddy, et discuter avec âpreté de vieilles histoires de famille ne manquerait pas d’avoir sur elle des conséquences fâcheuses.
Comme pour souligner ce souci paternel, Emmett abandonna sa main. Madeleine essuya le rouge à lèvres qui lui barbouillait les joues et murmura :
— Papa, fais-le taire.
— Est-ce que Papa t’a dit de me baiser ? Est-ce que Papa t’a dit de m’inviter à dîner de sorte que je ne puisse vérifier ton alibi ? Est-ce que vous croyez tous autant que vous êtes qu’un peu d’hospitalité et un con en cadeau arrangeraient tous vos problèmes ? Est-ce…
— Papa, fais-le taire !
La main d’Emmett fouetta l’air d’un éclair et Madeleine y enfouit son visage. L’Écossais passa logiquement à l’ouverture suivante :
— Venons-en au fait mon garçon. Faites une croix sur l’histoire de la famille Sprague. Que voulez-vous ?
Je regardai la chambre autour de moi, et j’en sélectionnai les objets – ces objets dont Madeleine s’était vantée en me faisant le catalogue de leurs étiquettes. Il y avait une huile de Picasso sur le mur du fond – cent vingt bâtons. Deux vases Ming sur la coiffeuse – dix-sept billets de mille. Le maître flamand au-dessus de la tête de lit coûtait deux cents bons milliers de dollars ; l’horrible petit monstre précolombien sur la table de nuit, rien que douze mille cinq. Emmett souriait maintenant.
— Vous appréciez les jolies choses. Je comprends cela, et des jolies choses comme celles-ci peuvent devenir vôtres. Dites-moi simplement ce que vous voulez.
Je tirai sur le Picasso en premier. Le silencieux fit « Pffft » et la balle à pointe creuse fit voler la toile en deux. Les deux Ming suivirent, des fragments de porcelaine explosèrent à travers toute la pièce. Je ratai la gargouille à mon premier coup – comme prix de consolation, je m’en pris à un miroir à bordure dorée. Papa et fifille étaient pelotonnés sur le lit ; je mis ma ligne de mire sur Rembrandt ou Titien ou quel qu’ait pu être le putain de peintre en question. Je fis mouche, un superbe trou commak, avec en prime un morceau du mur. Le cadre dégringola et toucha Emmett à l’épaule ; la chaleur de l’arme me cuisait la main. Je ne la lâchai pas pourtant, j’avais encore une balle dans la chambre pour obtenir mon histoire.
L’air était presque irrespirable, mélange de cordite, de fumée et de brouillard de plâtre. Quatre cents bâtons en poussière. Des deux Sprague sur le lit dans un enchevêtrement de membres, Emmett fut le premier à faire surface, caressant toujours Madeleine, clignant et se frottant les yeux.
Je plaçai le silencieux à l’arrière de sa tête.
— Vous, Georgie, Betty. Débrouillez-vous pour me convaincre, ou je descends votre putain de baraque du sol au plafond.
Emmett toussa et tapota les boucles désordonnées de Madeleine.
— Vous et votre propre fille.
Ma petite fille de riche leva alors les yeux, séchant ses pleurs, le visage marqué de plaques de poussière et de rouge à lèvres.
— Papa, c’est pas mon vrai papa, et nous n’avons jamais… alors c’est pas vraiment mal.
— Alors, qui est-ce ?
Emmett se tourna et dévia délicatement le canon de mon arme. Il n’avait l’air ni en colère ni décomposé. Il ressemblait à un homme d’affaires excité à l’idée d’une négociation ardue pour un nouveau contrat.
— Georgie le rêveur est le père de Maddy, Ramona est sa mère. Voulez-vous de plus amples détails ou ce simple fait vous suffira-t-il ?
Je m’assis dans un fauteuil de brocart de soie à quelques mètres du lit.
— Je veux tout. Et ne mentez pas, parce que je le saurai.
Emmett se leva et s’épousseta tout en estimant les dégâts dans la pièce d’un œil averti. Madeleine alla dans la salle de bains ; quelques secondes plus tard, j’entendis l’eau couler. Emmett s’assit sur le rebord du lit, les mains fermement posées sur les genoux, comme si c’était l’heure de la confession d’homme à homme. Je savais qu’il croyait pouvoir tirer son épingle du jeu en ne me disant que ce qu’il voulait bien me dire ; je savais que j’allais lui faire cracher tout le morceau, à n’importe quel prix.
— Au milieu des années 20, Ramona a voulu un enfant, dit-il. Moi pas, et j’ai commencé à en avoir assez, ça me fatiguait d’être toujours asticoté sur ma paternité. Une nuit, je me suis soûlé et je me suis dit : « Mère, tu veux un enfant, je vais te faire un gars tout comme moi. » Je l’ai sautée sans porter de capote, et une fois dessoûlé, ça m’est sorti de la tête. Je ne le savais pas, mais c’est à ce moment-là qu’elle s’est mise avec Georgie, rien que pour avoir ce loupiot auquel elle aspirait avec tant d’ardeur. Madeleine est née, et j’ai cru que ça venait de cette seule et unique petite fois. Je l’ai aimée ma petite fille. Deux ans plus tard, j’ai décidé de tenter le coup pour lui faire la paire, et nous avons fait Martha.
« Mon gars, je sais que vous avez tué deux hommes, ce qui est plus que je ne pourrais prétendre. Aussi je sais que vous savez ce qu’avoir mal veut dire. Maddy avait onze ans lorsque j’ai réalisé qu’elle était le portrait absolument craché de Georgie. Je suis allé le trouver et je lui ai travaillé la figure, tic-tac-a-tac avec un rasoir. Lorsque j’ai cru qu’il allait mourir, je l’ai emmené à l’hôpital et j’ai soudoyé les administrateurs pour qu’ils indiquent sur leur registre « victime d’accident d’automobile ». Quand Georgie est sorti de l’hôpital, ce n’était plus qu’une épave défigurée qui inspirait la pitié. Je l’ai supplié de me pardonner, je lui ai donné de l’argent et je lui ai trouvé du travail à s’occuper de mes propriétés et à transporter les ordures ménagères pour la municipalité.
Je me souvins d’avoir pensé que Madeleine ne ressemblait à aucun de ses deux parents ; je me rappelai Jane Chambers faisant état de l’accident de voiture de Georgie et de sa dégringolade pour n’être plus qu’un clodo sans domicile fixe. Jusqu’ici, je croyais ce que me disait Emmett.
— Et Georgie lui-même ? Avez-vous jamais pensé qu’il était cinglé ? Dangereux ?
Emmett me tapota le genou, en signe de communion virile.
— Le père de Georgie était Redmond Tilden, médecin renommé en Écosse. C’était un anatomiste. À l’époque, l’Église d’Écosse était encore influente à Aberdeen, et Doc Redmond ne pouvait légalement disséquer que les cadavres de criminels exécutés et des coupables d’attentats à la pudeur capturés puis lapidés par les villageois. Georgie aimait à toucher les organes que son papa enlevait des corps. J’ai entendu raconter une histoire lorsque nous étions gamins et j’y attache du crédit. Il semblerait que Doc Redmond eût acheté un macchabée à des voleurs de cadavres. Il trancha dans le vif du cœur qui palpitait encore. Georgie l’a vu, et il en a ressenti une violente émotion. J’attache du crédit à cette histoire parce que, en Argonne, Georgie était accoutumé à utiliser sa baïonnette sur des cadavres de Fritz. Je n’en suis pas sûr, mais je crois qu’il a violé des tombes, ici, en Amérique. Des scalps, des organes internes. Horrible, tout ça !
Je vis une ouverture, un coup à l’aveuglette qui pourrait peut-être toucher au but. Jane Chambers avait fait état de Georgie et de Ramona qui filmaient les spectacles qui portaient sur les aventures d’Emmett au cours de la Première Guerre mondiale. Il y a deux ans de cela, au dîner, Ramona avait dit quelque chose sur « des interprétations d’épisodes du passé de M. Sprague que lui-même aurait préféré oublier ». Je forçai l’ouverture avec ma petite intuition.
— Comment avez-vous pu supporter quelqu’un d’aussi cinglé ?
— En votre temps, vous avez été adulé, mon gars. Vous savez ce qu’il en est lorsqu’un faible a besoin de vous pour que vous veilliez sur lui. C’est un lien particulier, comme d’avoir un petit frère timbré.
— J’ai eu un grand frère timbré jadis. Je l’admirais.
Emmett se mit à rire – d’un rire frauduleux.
— C’est un côté de la barricade que je n’ai jamais fréquenté.
— Vraiment ? Eldridge Chambers pense différemment. Il a laissé une note au conseil municipal avant de mourir. Il semblerait qu’il ait été témoin de quelques-unes des reconstitutions historiques de Ramona et de Georgie dans les années trente. Des petites filles en kilts de soldats et mousquets d’opérette, Georgie qui retenait les Allemands, et vous qui faisiez demi-tour pour fuir comme un sacré nom de Dieu de trouillard merdeux.
Les joues d’Emmett s’empourprèrent et il tenta de se placarder un sourire minaudeur sur le visage ; sa bouche se tordit de spasmes sous l’effort.
— Trouillard, hurlai-je en le giflant avec force.
Et le grand dur, l’Écossais, le fils de pute se mit à chialer comme un enfant. Madeleine sortit de la salle de bains, maquillée et habillée de frais. Elle alla jusqu’au lit et enlaça son « Papa », le tenant serré contre elle comme lui l’avait tenue quelques minutes auparavant.
— Parlez, Emmett.
L’homme pleura sur l’épaule de son ersatz de fille, elle le caressa avec dix fois plus de tendresse qu’elle n’en avait montré à mon égard. Finalement, il parvint à sortir de ses lèvres un murmure de soldat choqué par les obus.
— Je ne pouvais pas laisser partir Georgie parce qu’il m’avait sauvé la vie. Nous avons été séparés de notre compagnie, seuls, sans personne, au milieu d’un champ de cadavres. Une patrouille allemande était en reconnaissance, et elle enfonçait ses baïonnettes dans tout ce qui était britannique, mort ou vif. Georgie a empilé des Allemands au-dessus de nous. Ils étaient tous en pièce à la suite d’une attaque de mortiers. Georgie m’obligea à ramper sous cette forêt de bras, de jambes, de tripes et à rester là ; lorsque ce fut terminé, il me nettoya et me parla de l’Amérique pour me remonter le moral. Vous voyez bien que je ne pouvais pas…
Les murmures d’Emmett moururent. Madeleine lui caressa les épaules, lui ébouriffa les cheveux.
— Je sais, dis-je, que le film porno avec Betty et Linda Martin n’a pas été tourné à TJ. Est-ce que Georgie a quelque chose à y voir ?
La voix de Madeleine avait le timbre de celle d’Emmett quelques instants auparavant, lorsque c’était lui qui menait la danse.
— Non. Linda et moi étions en train de bavarder à la planque de La Verne. Elle m’a dit qu’elle avait besoin d’un endroit pour faire un petit film. Je savais ce qu’elle entendait par là, et je voulais retrouver Betty, aussi je les ai laissées utiliser une des maisons inoccupées de mon Papa, une où il restait encore un vieux décor dans le salon. Betty, Linda et Duke Wellington ont tourné le film, et Georgie les a vus faire. Il était toujours en train de fouiner autour des maisons inoccupées de Papa et il est devenu fou de Betty. Probablement parce qu’elle me ressemblait… à moi, sa fille.
Je me retournai pour qu’elle crache le reste, lui faciliter la tâche.
— Et alors ?
— Alors, aux environs de Thanksgiving, Georgie est venu voir Papa et a dit : « Donne-moi cette fille ! » Il a dit qu’il raconterait au monde entier que Papa n’était pas mon Papa, et qu’il mentirait sur ce qu’on faisait tous les deux, comme si c’était un inceste. J’ai cherché Betty, mais je n’ai pas pu la trouver. Un peu plus tard, j’ai découvert qu’à ce moment-là elle se trouvait à San Diego. Papa laissait le garage à Georgie parce que celui-ci devenait de plus en plus exigeant. Il lui a donné de l’argent pour qu’il se tienne tranquille mais il était toujours vicieux et méchant.
Et puis, un samedi soir, Betty a appelé, tout à fait à l’improviste. Elle avait bu et elle m’a appelée Mary ou quelque chose comme ça. Elle m’a dit qu’elle avait appelé tous les amis de son petit carnet noir dans l’espoir de se faire prêter de l’argent. J’ai passé l’appareil à papa et il a offert de l’argent à Betty pour qu’elle accepte de rencontrer un homme très gentil qu’il connaissait. On pensait tous les deux que Georgie voulait Betty juste pour… coucher avec elle.
— Avec tout ce que vous connaissiez de lui, vous avez cru ça ?
— Il aimait toucher les choses mortes, hurla Emmett. Il était passif. Nom de Dieu, je ne pensais pas que c’était un tueur !
Je les tranquillisai pour les inciter à continuer.
— Et vous lui avez dit que Georgie avait une expérience médicale ?
— Parce que Betty avait du respect pour les médecins, dit Madeleine. Parce que nous ne voulions pas qu’elle se sente putain.
Je faillis éclater de rire.
— Et ensuite ?
— Ensuite, je crois que tu connais le reste.
— Raconte quand même.
Madeleine s’exécuta, suant la haine de tous ses pores.
— Betty a pris le bus pour venir ici. Elle et Georgie sont partis. Nous pensions qu’ils iraient dans un endroit correct pour être ensemble.
— Comme le motel de la Flèche Rouge.
— Non ! Comme l’une des vieilles maisons de papa dont Georgie s’occupait. Betty a oublié son sac à main, et nous croyions qu’elle viendrait le rechercher, mais elle n’est jamais revenue, et Georgie non plus, et puis nous avons vu les journaux et nous avons su ce qui avait dû se passer.
Si Madeleine croyait que sa confession était terminée, elle avait tort.
— Dites-moi ce que vous avez fait alors. Comment vous avez tout dissimulé.
Madeleine caressait Emmett tout en parlant :
— Je suis partie à la recherche de Linda Martin, et je l’ai trouvée dans un motel de la Vallée. Je lui ai donné de l’argent en lui disant que si la police la ramassait et l’interrogeait sur le film, il fallait qu’elle déclare qu’elle avait tourné à Tijuana avec une équipe mexicaine. Elle a tenu sa part du contrat lorsque vous l’avez capturée, et elle n’a parlé du film que parce qu’elle en avait une copie dans son sac. J’ai essayé de trouver Duke Wellington, mais je n’ai pas réussi. Ça m’a tracassée, et c’est alors qu’il a envoyé son alibi à l’Herald Express, et il n’a pas précisé l’endroit où le film a été tourné. Nous étions donc en sécurité. Et puis…
— Et puis je suis arrivé. Et tu m’as tiré les vers du nez pour avoir des tuyaux sur l’affaire, et tu m’as appâté avec des petites amorces au sujet de Georgie pour voir si je mordais.
Madeleine cessa de caresser Papa et examina ses ongles.
— Oui.
— Et l’alibi que tu m’as donné : « Laguna Beach, tu peux vérifier auprès des serviteurs » ?
— Nous leur avions donné de l’argent au cas où tu aurais effectivement vérifié. Ils ne parlent pas trop bien anglais et, naturellement, tu m’as crue.
Madeleine souriait maintenant.
— Qui a adressé les photos de Betty ainsi que son petit carnet ? On les a envoyés sous enveloppe et tu as dit que Betty avait laissé son sac ici.
Madeleine éclata de rire.
— Ça, c’était la géniale petite sœur Martha. Elle savait que je connaissais Betty, mais elle n’était pas à la maison la nuit où Betty et Georgie se sont rencontrés ici. Elle ne savait pas que Georgie faisait chanter Papa ou qu’il avait tué Betty. Elle a arraché la page du carnet qui comportait notre numéro, et elle a griffé les visages des hommes sur les photos, sa manière de dire « Cherchez la lesbienne », à savoir moi. Elle voulait que je sois éclaboussée, impliquée. Elle a aussi appelé la police et lui a donné un tuyau sur La Verne. Les visages griffés, c’était signé Martha la géniale – elle griffe toujours comme un chat en colère lorsqu’elle est furieuse.
Quelque chose dans ce qu’elle disait sonnait faux, mais je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus.
— C’est Martha qui t’a dit ça ?
Madeleine fit reluire ses griffes sanglantes.
— Quand les journaux ont parlé du petit carnet noir, j’ai su que ça ne pouvait être que Martha. Je lui ai arraché une confession à coups de griffes.
— Où est Georgie, dis-je en me retournant vers Emmett ?
Le vieil homme remua.
— Probablement dans une de mes maisons inoccupées. Je vous apporterai la liste.
— Apportez-moi aussi vos quatre passeports.
Emmett sortit du champ de bataille de la chambre.
— Je t’aimais vraiment beaucoup, Bucky. Vraiment beaucoup, me dit Madeleine.
— Garde ça pour Papa. C’est toi qui portes la culotte maintenant, alors garde ça pour lui.
— Que vas-tu faire ?
— Je vais d’abord rentrer chez moi et coucher tout ça sur le papier, en l’accompagnant de mandats de comparution comme témoins matériels pour toi et Papa. Ensuite je laisse le tout entre les mains d’un autre policier au cas où Papa irait voir Mickey Cohen en mettant ma tête à prix. Après ça, je pars à la poursuite de Georgie.
Emmett revint et me tendit quatre étuis de passeports U.S. ainsi qu’une feuille de papier.
— Si tu fais partir ces mandats, dit Madeleine, nous te démolirons devant le tribunal. Tout ce qu’il y a eu entre nous sera révélé au grand jour.
Je me levai et embrassai violemment sur les lèvres ma petite fille riche.
— Alors, nous sombrerons ensemble.
***
Je ne repartis pas à la maison pour tout mettre par écrit. Je me garai à quelques blocs de la demeure des Sprague et étudiai la liste d’adresses, hanté par l’énergie dont Madeleine avait fait montre, tant il nous était désormais impossible de sortir de notre impasse commune.
Les maisons étaient situées dans deux endroits : Echo Park et Silverlake, et de l’autre côté de la ville à Watts – territoire peu propice pour un Blanc de cinquante-trois ans. Silverlake-Echo était à quelques kilomètres plein est du Mont Lee, une zone de collines avec de nombreuses rues en lacet, de la verdure et des coins retirés, le genre de terrain qu’un nécrophile pourrait peut-être trouver apaisant. Je m’y rendis, après avoir entouré cinq adresses sur la feuille d’Emmett.
Les trois premières demeures n’étaient que de simples baraques désertes : pas d’électricité, des fenêtres brisées, des slogans de gangs mexicains plein les murs. Pas de pick-up Ford 39 6B119A à proximité – rien que la désolation balayée par les vents du désert qui soufflaient des collines d’Hollywood. C’est en me dirigeant vers la quatrième adresse juste après minuit que j’eus l’idée – ou que l’idée s’empara de moi.
Le tuer.
Pas de gloire publique, pas de déshonneur public – mais une justice personnelle. Laisser partir les Sprague ou forcer Georgie à une confession détaillée avant d’appuyer sur la gâchette. La mettre sur le papier et, ensuite, trouver un moyen de leur faire du mal selon mon bon plaisir.
Le tuer. Et essayer de vivre avec ça ensuite.
Et essayer de mener une vie normale pendant que le bon copain de Mickey Cohen échafauderait le même genre de projets à mon égard.
Je chassai tout de mon esprit en découvrant que la quatrième maison était intacte au fond d’une impasse – extérieur discret, pelouse soigneusement entretenue. Je me garai deux maisons après l’entrée, puis parcourus le reste de la rue à pied. Il n’y avait pas de camionnette Ford, mais des tas d’emplacements pour se garer le long du trottoir.
J’étudiai la maison de l’extérieur. C’était du boulot des années 20, en stuc, un petit cube d’un blanc passé avec charpente en bois. J’en fis le tour : une voie menait à un minuscule jardinet à l’arrière en contournant l’allée dallée en façade. Pas de lumières – les fenêtres étaient toutes garnies de ce qui semblait être d’épais doubles rideaux. L’endroit était totalement silencieux.
Revolver au poing, je sonnai. Vingt secondes, pas de réponse. Je laissai courir mes doigts le long de la jonction entre la porte et le chambranle, sentis des éclats de bois, sortis mes menottes et engageai la partie étroite d’un cliquet. Les crans tinrent bon ; j’entaillai le bois près de la serrure jusqu’à ce que je sente que la porte donnait du mou. Un petit coup de pied, et elle s’ouvrit.
La lumière de l’extérieur me guida jusqu’à un interrupteur mural ; j’allumai, vis une pièce vide striée de toiles d’araignées, allai jusqu’au perron et fermai la porte de l’extérieur. Les rideaux opaques retenaient jusqu’à la plus petite parcelle de lumière. Je retournai dans la maison, fermai la porte et enfonçai des éclats de bois dans la serrure pour en bloquer le fonctionnement.
L’accès par la façade rendu impossible, j’allai à l’arrière de la maison. Une odeur nauséabonde de pharmacie s’échappait d’une pièce jouxtant la cuisine. J’ouvris la porte du bout du pied et tâtonnai sur le mur à la recherche d’un interrupteur. J’en trouvai un ; la lumière crue m’aveugla. Puis mes yeux s’accoutumèrent et je reconnus l’odeur : formaldéhyde.
Les murs étaient recouverts d’étagères sur lesquelles s’alignaient des bocaux contenant des organes conservés ; sur le sol était étendu un matelas que recouvrait à moitié une couverture de l’armée. Un scalp de cheveux roux ainsi que deux carnets étaient posés dessus. Je pris une inspiration difficile et m’obligeai à tout regarder.
Des cervelles, des yeux, des cœurs, des intestins flottant dans un liquide ; une main de femme, l’alliance encore passée au doigt ; des ovaires, des agglomérats de viscères difformes, un bocal rempli de pénis. Des mâchoires aux gencives roses garnies de dents en or.
Je me sentis pris de nausée et je m’accroupis près du matelas de manière à ne plus voir de choses sanguinolentes. Je ramassai un des calepins et commençai à le feuilleter ; les pages étaient remplies de descriptions, très proprement dactylographiées, de violations de sépultures – cimetières, noms des concessions et dates en colonnes séparées. Lorsque je vis « Luthérien de Los Angeles Est », là où ma mère était enterrée, je laissai tomber le calepin et tendis la main vers la couverture pour me trouver quelque chose à quoi me raccrocher ; que du sperme séché, dessus comme dessous, et je la lançai en direction de la porte. J’ouvris alors le second carnet au milieu, et une écriture masculine bien nette me ramena au 14 janvier 1947 :
Lorsqu’elle s’éveilla mardi matin, je sus qu’elle ne pourrait en supporter beaucoup plus et je sus qu’il me serait impossible de rester plus longtemps dans les collines. Il était certain que je tomberais tôt ou tard sur quelque clochard ou des amoureux en goguette. Je savais qu’elle était sacrément fière de ses petits nénés même lorsque j’ai mené des Chesterfield à leur rencontre hier. J’ai décidé de les sectionner lentement.
Elle était encore comateuse, peut-être même en état de choc. Je lui ai montré la Batte de Louisville, la Cogneuse de Joe Di Maggio, qui m’avait procuré tant de plaisir depuis la nuit de dimanche. Je l’en ai agacée. Cela l’a sortie de sa torpeur. Je lui en ai tisonné son petit trou et elle a failli en avaler son bâillon. J’aimerais beaucoup qu’on pût y mettre des pointes, telle une verge de fer, ou une ceinture de chasteté qu’elle ne serait pas près d’oublier. J’ai tenu la batte devant ses yeux, puis j’ai pris un couteau pour inciser une brûlure de cigarette sur son néné gauche. Elle a mordu son bâillon et du sang a jailli près de ses dents, là où j’avais amené le Joe Di Maggio, tant elle mordait fort. J’ai enfoncé le couteau jusqu’à un petit os que j’ai senti, puis j’ai vrillé la lame. Elle a tenté de hurler et le bâillon a glissé encore plus profond dans sa gorge. Je l’ai sorti pendant une seconde et elle a appelé sa mère d’un hurlement. Je l’ai renfoncé avec force et je lui ai tailladé son néné droit une nouvelle fois. Elle commence à s’infecter aux endroits où elle est attachée. Les cordes lui cisaillent les chevilles qui sont toutes pisseuses de pus…
Je reposai le calepin, pendant que j’avais la force de le faire, sachant que, si je vacillais, quelques pages supplémentaires me feraient vite changer d’avis. Je me levai ; les bocaux d’organes retinrent mon attention, des choses mortes, alignées par rangées, tellement ordonnées, tellement parfaites. Je me demandais s’il était jamais arrivé à Georgie de tuer, lorsque je remarquai un bocal seul, isolé sur le rebord de la fenêtre au-dessus de la tête du matelas.
Un morceau de chair, triangulaire, tatoué. Un cœur avec à l’intérieur, l’insigne des Bataillons aéroportés de l’Armée de Terre, et en dessous, les mots « Betty et major Matt ».
Je fermai les yeux et me mis à trembler de la tête aux pieds ; je m’enserrai le corps de mes bras et j’essayai de dire à Betty combien j’étais désolé d’avoir vu cette partie d’elle si spéciale, que je ne voulais pas pousser l’indiscrétion si loin et si profond et que j’essayais simplement d’apporter mon aide. C’est alors que quelque chose me toucha gentiment et je me sentis plein de reconnaissance devant cette gentillesse.
Je me retournai et vis un homme au visage tout de cicatrices, tenant entre les mains de petits instruments crochus, des outils à sonder, des outils à trancher. Il toucha ses joues de ses scalpels ; j’eus un sursaut en voyant jusqu’où j’étais allé et tendis la main vers mon arme. Deux stries d’acier jumelles cinglèrent dans ma direction ; le .45 glissa de ma ceinture et tomba au sol.
J’esquivai d’un pas de côté, les lames accrochèrent ma veste et m’arrachèrent un morceau de clavicule. J’envoyai un coup de pied dans le bas-ventre de Tilden ; le violeur de tombes reçut le coup en déséquilibre, il se tordit et bondit en avant, se ruant sur moi pour m’écraser contre les étagères du mur.
Des bocaux volèrent en éclats, le formol jaillit, d’atroces morceaux de chair reprirent leur liberté. Tilden était au-dessus de moi et il essayait d’abaisser ses scalpels. Je maintins ses deux poignets à distance et lui balançai mon genou entre les jambes. Il grogna mais ne battit pas en retraite ; et son visage s’approcha du mien, petit à petit, de plus en plus près. A quelques centimètres, il retroussa ses babines et referma les mâchoires ; je sentis ma joue qui se déchirait. Je le cognai à nouveau du genou, la pression de son bras se relâcha, je me fis mordre à nouveau au menton avant de laisser mes mains retomber. Les scalpels touchèrent l’étagère derrière moi ; je battis des bras à la recherche d’une arme et touchai un gros fragment de verre brisé. Je l’enfonçai dans le visage de Georgie juste au moment où il dégageait ses lames ; il hurla ; de l’acier s’enfonça dans mon épaule.
Les étagères s’effondrèrent. Georgie tomba sur moi, le sang coulant à flots d’une orbite qui ne tenait plus rien. Je vis mon .45 à quelques mètres sur le sol ; je nous traînai tous les deux jusque-là et je m’en saisis. Georgie leva la tête, poussant des cris perçants d’animaux. Il chercha ma gorge, la bouche énorme en face de moi. Je fourrai le silencieux dans son œil vide et lui fis sauter la cervelle.