En m’arrêtant devant la maison, je vis un camion de déménagement dans l’allée et la Plymouth de Kay, capote baissée, chargée de valises. Je passais prendre un uniforme propre ; apparemment, ma petite course se transformait en quelque chose de totalement différent.
Je me garai en double file et montai les marches quatre à quatre, en sentant encore sur moi le parfum de Madeleine. Le camion commença à sortir en marche arrière ; je hurlai :
— Hé ! Nom de Dieu ! Revenez ici !
Le conducteur m’ignora ; du perron, des paroles m’empêchèrent de courir après lui.
— Je n’ai pas touché à tes affaires. Et tu peux garder les meubles.
Kay portait sa veste Eisenhower et sa jupe de tweed, tout comme à notre première rencontre.
— Petite, dis-je, et je commençai à demander : Pourquoi ?
Ma femme riposta sans détours :
— Tu crois que je vais laisser mon mari disparaître pendant trois semaines et ne rien faire ? Je t’ai fait suivre par des détectives, Dwight. Elle ressemble à cette putain de morte, aussi, tu peux te la garder – moi, c’est exclu.
Les yeux secs et la voix paisible de Kay étaient pires que tout ce qu’elle pouvait me dire. Je sentis que mes tremblements me reprenaient, j’avais les chocottes, pour de bon.
— Petite, nom de Dieu…
Kay recula hors de portée.
— Espèce de coureur de putes ! Lâche ! Nécrophile !
Mes tremblements redoublèrent ; Kay fit demi-tour et se dirigea vers sa voiture, preste petite pirouette qui sortait de ma vie. Je reçus une nouvelle bouffée de Madeleine et pénétrai dans la maison.
Le mobilier de bois cintré était toujours le même, mais, sur la table basse, il n’y avait plus de magazines littéraires, dans l’armoire de la salle à manger, il n’y avait plus de chandails en cachemire rangés. On avait disposé très proprement les coussins sur le canapé, comme si je n’avais jamais dormi là. Mon phonographe était toujours près de la cheminée, mais il n’y avait plus un seul des disques de Kay.
J’empoignai le fauteuil favori de Lee et le balançai contre le mur ; j’envoyai le fauteuil à bascule de Kay dans l’armoire, la réduisant en poussière de verre. Je soulevai une des extrémités de la table basse et m’en servis comme d’un bélier pour défoncer la fenêtre de façade avant de la balancer sur le perron.
Je rassemblai du pied les tapis en tas désordonnés, vidai les tiroirs, renversai le réfrigérateur et pris un marteau pour mettre en miettes le lavabo de la salle de bains ne laissant que les tuyaux. J’avais la sensation d’avoir tenu dix rounds à toute pompe ; lorsque mes bras se firent trop lourds pour pouvoir causer des dégâts supplémentaires, j’attrapai mes uniformes et mon .45 et son silencieux et je quittai la maison, laissant la porte ouverte aux pillards qui pourraient nettoyer la place jusqu’au plus petit objet.
Le reste des Sprague était attendu à L.A. d’un jour à l’autre et il ne me restait qu’un seul endroit où aller. Je roulai jusqu’au El Nido où je collai mon insigne sous le nez du réceptionniste en lui déclarant qu’il avait un nouveau locataire. Il farfouilla pour me trouver une clé de la chambre ; quelques secondes plus tard, je sentais la fumée rassise des cigarettes de Russ Millard et l’odeur de whisky renversé par Harry Sears. Et j’étais nez à nez avec Elizabeth Short sur les quatre murs : vivante, souriante, muette et béate de trop de rêves bon marché, découpée à vif et abandonnée dans un terrain vague rempli de mauvaises herbes.
Et sans même me le dire à moi-même, je sus ce que j’allais faire.
J’ôtai les cartons de dossiers du lit, les empilai dans le placard et j’arrachai draps et couvertures. Les photos du Dahlia étaient épinglées au mur ; il me fut facile de draper la literie par-dessus de manière à complètement les recouvrir. La piaule en état, je partis à la recherche des accessoires.
Je trouvai une perruque noir de jais, à la coiffure relevée, chez Western Costume, une barrette jaune dans un bazar à vingt sous sur le Boulevard. Les chocottes me reprirent, pire que pour de bon. Je pris la voiture pour me rendre au Firefly Lounge, en espérant que les Mœurs d’Hollywood leur accordaient toujours leur feu vert.
Une fois à l’intérieur, un coup d’œil me suffit pour me dire que c’était le cas. Je m’assis au bar, commandai un double Old Forester et passai en revue les filles rassemblées sur une estrade d’orchestre grande comme une boîte d’allumettes. Des feux de rampe les éclairaient par dessous ; de tout le boui-boui, c’était les seules choses illuminées.
J’éclusai mon verre. Elles avaient toutes la même allure caractéristique – des putains droguées en kimonos fendus bon marché. J’en comptai cinq et je les regardai fumer leurs cigarettes et élargir les fentes du tissu pour montrer un peu plus de leurs jambes. Pas une qui s’en approchât d’un peu près.
C’est alors qu’une brunette un peu maigre, en robe de cocktail à volants, monta sur l’estrade. Elle cligna des yeux, sous la lumière violente, gratta son petit nez effronté et se mit à dessiner des huit sur le sol du bout du pied.
J’appelai le barman d’un doigt. Il arriva avec une bouteille. Je plaçai ma main au-dessus de mon verre.
— La fille en rose. Combien pour l’emmener chez moi pour une heure ou deux ?
— M’sieur, dit le barman dans un soupir, on a trois chambres ici. Les filles n’aiment pas que…
Je la lui fermai d’un billet de cinquante, tout neuf et craquant.
— Vous ferez une exception pour moi. Profitez de l’occasion !
Le talbin disparut, puis le bonhomme lui-même. Je remplis mon verre et l’éclusai, les yeux rivés sur le bar jusqu’à ce que je sente une main sur mon épaule.
— Salut, je m’appelle Lorraine.
Je me retournai. De près elle aurait pu passer pour n’importe quelle jolie brunette – une glaise parfaite pour le modelage.
— Salut, Lorraine. Moi c’est… B.B… Bill.
La fille eut un petit rire moqueur.
— Salut, Bill. Vous voulez qu’on y aille tout de suite ?
J’acquiesçai ; Lorraine sortit la première. La lumière crue du jour révéla les échelles de ses bas nylon et de vieilles cicatrices de piqûres sur les bras. Lorsqu’elle monta dans la voiture, je vis que ses yeux étaient brun sombre ; lorsqu’elle fit tambouriner ses doigts sur le tableau de bord, je vis que ce qui la rapprochait le plus de Betty, c’était le vernis écaillé de ses ongles.
Cela me suffisait.
Pendant tout le trajet jusqu’au El Nido, en montant jusqu’à la chambre, pas une parole ne fut échangée. J’ouvris la porte et me reculai sur le côté pour laisser entrer Lorraine ; elle fit les yeux ronds devant le geste puis siffla doucement pour me faire comprendre que l’endroit n’était guère reluisant. Je fermai la porte derrière nous, déballai la perruque et la lui tendis.
— Tiens. Enlève tes fringues et mets ça.
Lorraine se déshabilla de manière inepte. Elle vira ses grolles par terre, bruyamment, puis elle bousilla ses bas en les ôtant. Je fis un mouvement pour défaire sa robe, mais elle me vit arriver, se retourna et la défit elle-même – le dos tourné. Elle dégrafa son soutien-gorge, enjamba sa culotte et trifouilla pour mettre la perruque. Elle me fit face et me dit :
— C’est ça ta façon de t’en payer une bonne tranche ?
La coiffure était de travers, comme une moumoute de comédie sur un personnage de vaudeville ; seuls ses seins allaient bien avec le reste. J’ôtai ma veste et commençai à défaire ma ceinture. Quelque chose dans le regard de Lorraine m’arrêta ; je compris soudain qu’elle avait peur du revolver et des menottes. J’eus le désir pressant de l’apaiser en lui disant que j’étais flic – mais le regard la faisait un peu plus ressembler à Betty, et je n’en fis rien.
— Tu ne vas pas me faire m… dit la fille.
— Ne parle pas, lui dis-je et je lui plaçai la perruque correctement, en rassemblant ses cheveux bruns et ternes pour les glisser dessous.
L’ensemble n’allait toujours pas, toujours un peu pute et foireux. Lorraine tremblait maintenant, des frissons de la tête aux pieds alors que je fixais la barrette jaune dans la coiffure pour que les choses aient l’air correct. Tout ce que je réussis à faire, ce fut d’arracher des mèches noires, sèches comme de la paille, et de tout basculer d’un côté, comme si la fille était le clown aux lèvres en balafre ouverte, et non plus ma Betty.
— Allonge-toi sur le lit, lui dis-je.
La fille s’exécuta, les jambes raides et pressées l’une contre l’autre, les mains sous elle, étalage de chair osseuse, toute de tics et de tremblements, étendue sur le dos, la perruque à moitié sur la tête, à moitié sur l’oreiller. Sachant que les photos au mur allaient donner naissance à la perfection, j’arrachai les draps qui les recouvraient.
Mes yeux se figèrent sur Betty/Beth/Lizz, portrait parfait ; la fille hurla :
— Non ! Assassin ! Police !
Je fis demi-tour et vis une nudité d’escroquerie transfigurée par la 39e et Norton. Je me jetai sur le lit, pressai mes mains contre sa bouche et la maintins plaquée au lit, et mes paroles sonnèrent juste, d’une justesse absolue :
— C’est parce qu’elle existe avec tous ces noms différents, et cette femme, elle ne veut plus être elle pour moi, et je n’arrive pas à être quelqu’un comme elle, et chaque fois j’essaie, je fais tout merder, et mon copain, il est devenu cinglé parce que sa petite sœur, elle aurait pu être quelqu’un comme elle si on l’avait pas tuée…
— assass…
Une perruque défaite sur le lit.
Mes mains autour du cou de la fille.
Je lâchai tout et me relevai lentement, paumes en avant, je ne cherchais pas à mal. Les cordes vocales de la fille se tendirent, mais pas un son ne sortit de sa bouche. Elle se frotta la gorge, là où mes mains l’avaient serrée, les marques rouges encore visibles. Je me reculai tout contre le mur, loin d’elle, incapable de parler.
Une reculade à la mexicaine.
La fille se massa la gorge ; quelque chose qui ressemblait à de la glace vint habiter son regard. Elle descendit du lit et remit ses vêtements, me faisant toujours face, la glace de ses yeux se faisant plus froide et plus profonde encore. Je savais que c’était un regard que je ne pouvais pas contrer, et je sortis alors mon étui d’identification, et lui montrai mon insigne L.A.P.D. matricule 1611. Elle sourit ; j’essayai de l’imiter ; elle s’avança vers moi et cracha sur le morceau de métal. La porte claqua, les photos au mur se mirent à vaciller, la voix me revint, en bouffées rauques :
— Pour toi, je l’attraperai, il ne te fera plus mal, je te ferai ce cadeau Betty, oh ! putain de Dieu, je te le promets.