En pénétrant dans la salle de brigade, le lendemain matin, la première chose que je vis, ce fut Harry Sears plongé dans la lecture des titres du Herald : « Chasse au loup-garou sadique découpeur de femmes », « Où est son repaire ? » La seconde, c’était cinq hommes côte à côte, deux épaves, deux monsieur tout-le-monde et un prisonnier en uniforme bleu, attachés à un banc par des menottes. Harry déposa son journal, en bégayant : « Z-z-z’ont avoué, z-z-z’ont dit qu’y z-z-z’avaient découpé la fille. » J’acquiesçai d’un signe de tête et j’entendis des hurlements sortir de la salle d’interrogatoire.
Quelques instants plus tard, Bill Kœnig fit sortir un gros tas de lard par la porte en annonçant à la cantonade : « C’est pas lui. » Deux agents, à leurs bureaux, tapèrent des mains en signe de sarcasme : une demi-douzaine d’autres détournèrent la tête, d’un air dégoûté.
Kœnig poussa le gros homme dans le couloir.
— Où est Lee ? demandai-je à Harry.
Harry me montra le bureau d’Ellis Lœw.
— Av-av-avec Lœw. Y a aussi des-des-des journalistes.
Je m’approchai et jetai un œil dans l’embrasure de la porte. Ellis Lœw se tenait derrière son bureau, en plein cinéma devant une vingtaine de pisse-copie. Lee était assis aux côtés du procureur, vêtu de son seul et unique costume. Il avait l’air fatigué – mais loin d’être aussi à cran que la nuit dernière.
Lœw pérorait froidement :
— … et la nature haineuse de ce crime en fait une priorité absolue : nul effort ne sera épargné pour capturer ce démon dans les meilleurs délais. Un nombre conséquent de policiers d’expérience, dont M. Feu et son coéquipier M. Glace, ont été détachés par leurs services respectifs pour participer à l’enquête. La qualité même des policiers chargés de l’affaire nous laisse espérer des résultats positifs très rapidement. En outre…
Le sang me cognait à la tête si fort que je n’arrivais plus à entendre. Je commençai à pousser la porte d’un cran supplémentaire ; Lee m’aperçut, salua Lœw d’une courbette et sortit du bureau. Il me traîna dans le petit réduit du service des Mandats. Je fis demi-tour.
— T’as réussi à nous faire détacher, exact ?
Lee mit les mains à plat sur ma poitrine comme pour m’empêcher d’avancer.
— T’emballe pas ! Tout doux, d’accord ! J’ai d’abord rédigé un mémo pour Ellis. J’y ai mis qu’on avait vérifié tous les tuyaux sur Nash et qu’il s’était taillé de notre juridiction.
— Mais t’es complètement cinglé !
— Chut. Écoute, ça, c’était juste pour qu’il n’y ait pas de couille dans le pâté. L’avis de recherches sur Nash tient toujours, son baisodrome est toujours sous surveillance, et tous les flics du quartier Sud sont sur le qui-vive pour lui filer un aller simple. Je vais moi-même à sa piaule cette nuit. J’ai des jumelles, et je crois qu’avec ça et les lampes à arc je serai capable de lire les plaques des bagnoles qui se baladent sur Norton. Peut-être même que l’assassin va revenir dans le coin pour prendre son pied. J’aurai ainsi tous les numéros d’immatriculation et j’irai vérifier au service des Cartes grises ainsi qu’aux Recherches et Investigations.
— Nom de Dieu, Lee, répondis-je dans un soupir.
— Collègue, tout ce que je veux c’est une semaine sur la fille. Nash, on s’en occupe et, s’il se fait pas piquer d’ici là, on se remet sur le coup avec lui comme objectif prioritaire.
— Il est trop dangereux pour qu’on le laisse filer. Tu sais ça aussi bien que moi.
— Collègue, je t’ai dit « on s’en occupe ». Et viens pas me raconter maintenant que tu veux plus qu’on parle de toi après les bougnoules descendus. Ne me dis pas que t’es pas au courant que la nana morte, c’est un truc plus juteux que tous les Junior Nash du monde.
Je vis d’autres grands titres avec, dedans, Feu et Glace.
— Une semaine, Lee. Pas plus.
— Ça, c’est une parole de flic, dit-il dans un clin d’œil.
La voix du capitaine Jack retentit dans l’interphone : « Messieurs, tous à la salle de réunion. Immédiatement. »
Je m’emparai de mon calepin et traversai la salle de jour. Les rangs de ceux qui venaient avouer avaient grossi, les nouveaux venus étaient maintenant attachés aux radiateurs et aux tuyaux de chauffage. Bill Kœnig filait des mandales à un vieux mec qui voulait parler au maire Bowron ; Fritzie Vogel notait des noms sur un bloc à pince. La salle de réunion ne comportait que des places debout. Elle était pleine d’hommes de Central et du service et d’une chiée de flics en civil que je n’avais jamais vus auparavant. Le capitaine Jack et Russ Millard se tenaient devant, à côté d’un micro sur pied. Tierney tapota le micro, s’éclaircit la voix et parla :
— Messieurs, ceci est une réunion générale d’information sur le 187 de Leimert Park. Je suis sûr que vous avez tous lu les journaux et que, tous, vous savez que c’est un putain de sale boulot. Ça va aussi être un putain de gros boulot et ce ne sera pas du gâteau. Le bureau du maire a reçu des quantités d’appels et le chef Horrall a reçu des appels de quantité de gens qui comptent sur nous pour continuer à vivre en paix. Ce truc sur le sadique découpeur va nous amener encore plus d’appels, aussi, ne perdons pas notre temps.
« Je commencerai par définir les tâches de commandement. J’ai la charge de l’enquête, le lieutenant Millard sera mon officier d’exécution et le sergent Sears fera la liaison entre les divisions. L’adjoint du procureur Lœw sera notre contact auprès de la presse et des autorités civiles, et les agents dont les noms suivent sont détachés à la Criminelle de Central, à compter du 16-1-47 : sergent Anders, inspecteur Arcola, sergent Blanchard, agent Bleichert, sergent Cavanaugh, inspecteur Ellison, inspecteur Grimes, sergent Kœnig, inspecteur Liggett, inspecteur Navarette, sergent Pratt, inspecteur J. Smith, inspecteur W. Smith, sergent Vogel. A l’issue de cette réunion, vous verrez le lieutenant Millard. Russ, ils sont à vous.
Je sortis mon stylo et me fis un peu de place pour écrire en repoussant du coude mon voisin le plus proche. Tous les flics autour de moi faisaient la même chose : on pouvait sentir leur attention se river sur le devant de la pièce.
Millard parla de sa voix de maître du barreau :
— Hier, 7 heures, Norton Avenue entre la 39e et Colisée. Une jeune femme morte, nue, coupée en deux, dans un terrain vague, à peu de distance du trottoir. Torturée de toute évidence, mais je n’en dirai pas plus tant que je n’aurai pas vu le légiste – le Dr Newbarr fera le travail cet après-midi à l’hôpital Queen of Angels. Pas de journalistes, il y a certains détails que je ne veux pas qu’ils connaissent.
« La zone a déjà été passée au peigne fin – pas de pistes pour l’instant. Il n’y avait pas de sang là où nous avons trouvé le corps, de toute évidence, la fille a été tuée ailleurs et on a abandonné son cadavre dans le coin. C’est rempli de terrains vagues par là et on les ratisse l’un après l’autre, à la recherche d’armes et de traces de sang. Un suspect – vol à main armée et homicide – louait un garage dans le bas de la rue, on a vérifié l’endroit pour ce qui est des empreintes et des taches de sang. Les gars du labo n’ont strictement rien trouvé et, pour ce qui est de la fille, Nash n’est pas considéré comme suspect.
« Il n’y a toujours pas d’indications sur l’identité de la morte, rien qui corresponde dans les dossiers des Personnes disparues. On a transmis ses empreintes par télétype et on devrait avoir des réponses très bientôt. C’est un coup de téléphone anonyme au poste d’University qui a tout déclenché, d’ailleurs. L’agent qui a pris la communication a dit que c’était une femme complètement hystérique qui accompagnait sa petite fille à l’école. La femme n’a pas donné de nom et a raccroché, et je crois que nous pouvons l’éliminer comme suspecte.
Millard changea de voix et prit un ton patient et professoral.
— Jusqu’à l’identification du corps, toute l’enquête doit être centrée sur le secteur de la 39e et de Norton, et la première chose à faire, c’est de repasser toute la zone au peigne fin.
Un long grondement collectif s’éleva. Millard se renfrogna et dit :
— Le poste d’University servira de poste de commandement, et il y aura des agents de bureau sur place pour taper les notes au propre et centraliser les rapports des agents de terrain. Les employés aux écritures établiront les comptes rendus des rapports ainsi que le catalogue des indices recueillis. Ils seront épinglés sur le tableau de la brigade à University et toutes les divisions du L.A.P.D. et du shérif recevront des copies carbone. Ceux qui viennent d’autres brigades, vous rapporterez les renseignements recueillis aujourd’hui auprès de vos postes respectifs et vous les ferez passer sur toutes les listes de délits, pour chaque équipe. Tout renseignement recueilli par les patrouilles devra être transmis à la Criminelle de Central, poste 411. Passons maintenant au quadrillage : j’ai des affectations prévues pour chacun de vous sauf Bleichert et Blanchard. Bucky et Lee, vous prendrez les mêmes secteurs qu’hier. Quant à ceux des autres divisions, restez sur place ; le reste des hommes détachés par le capitaine Tierney, venez me voir. C’est tout.
Je bousculai du monde pour franchir la porte et je descendis l’escalier de service jusqu’au parking car je voulais éviter Lee et mettre quelque distance entre lui et mon accord sur son mémo au sujet de Nash. Le ciel avait viré au gris sombre et, pendant tout le trajet jusqu’à Leimert Park, je songeais aux orages qui élimineraient tous les indices des terrains vagues, qui expédieraient l’enquête sur la fille en morceaux à vau-l’eau et laveraient les remords de Lee sur sa petite sœur dans les profondeurs des égouts jusqu’à ce que les caniveaux débordent et que jaillisse la tête de Junior Nash, suppliant qu’on l’arrête. Au moment où je garais ma voiture, les nuages commencèrent à se disperser, et je me retrouvai bientôt à quadriller le secteur sous un soleil de plomb – et une nouvelle série de réponses négatives mit le holà à mes fantasmes.
Je posai les mêmes questions que j’avais posées le jour précédent, en mettant l’accent encore plus fortement sur Nash. Mais, cette fois, ce fut différent. Les flics passaient le secteur au peigne fin, notaient les numéros minéralogiques des voitures en stationnement et draguaient les égouts à la recherche de vêtements de femme, et les habitants du quartier avaient écouté la radio et lu les journaux.
Une commère hirsute à l’haleine empestant le sherry tendit un crucifix en plastique et me demanda si cela aiderait à éloigner le loup-garou sadique ; un vieux poivrot en caleçon, maillot de corps et col de pasteur, me dit que la morte était un sacrifice de Dieu parce que Leimert Park avait voté démocrate aux législatives de 46. Un petit garçon me montra une photo de cinéma de Lon Chaney Jr dans le rôle de l’homme-loup et me déclara que le terrain vague entre la 39e et Norton était l’aire de lancement de sa fusée spatiale ; un de mes supporters me reconnut après mon combat avec Blanchard et me demanda un autographe avant de me déclarer, de but en blanc, très sérieux, que le tueur, c’était le basset du voisin, et me demanda si ça ne me dérangerait pas d’abattre cette petite chiure. Autant les « non » sérieux que j’obtenais étaient ennuyeux, autant je m’amusais de l’originalité des réponses des fêlés, et je commençai bientôt à me sentir le seul être sain d’esprit pris dans une routine comique et monstrueuse.
A 1 h 30, j’avais fini et je retournai à ma voiture ; je pensais aller déjeuner et faire un saut au poste d’University. Je trouvai sous mes essuie-glaces un papier – une feuille de bloc personnel de Thad Green avec, au beau milieu, tapé à la machine : « Témoin officiel – cette personne est habilitée à assister à l’autopsie de Jane Doe[22], 31 ans, 14 heures, le 16-1-47 ». La signature de Green était griffonnée au bas de la page, signature suspecte qui présentait tous les signes de l’écriture du sergent Leland C. Blanchard. Riant malgré moi, je roulai jusqu’à l’hôpital Queen of Angels.
Les couloirs étaient bondés, religieuses-infirmières et vieillards en fauteuil roulant. Je montrai mon insigne à une infirmière d’un certain âge et me renseignai sur l’autopsie ; elle se signa, me conduisit le long du couloir et me désigna une porte à double battant marquée pathologie. Je m’avançai vers l’homme de garde et lui montrai mon invitation ; il se mit au garde-à-vous et m’ouvrit les portes. J’entrai dans une petite pièce froide, d’un blanc aseptisé avec, au milieu, une longue table métallique. Deux choses couvertes d’un drap y étaient étendues. Je m’assis sur un banc qui faisait face à la table de dissection, tremblant à l’idée de revoir le sourire de mort de la fille.
Les deux portes s’ouvrirent quelques secondes plus tard. Un homme grand et âgé, un cigare allumé à la bouche, entra dans la pièce en compagnie d’une nonne qui tenait à la main un bloc sténo ; Russ Millard, Harry Sears et Lee entrèrent à sa suite, le responsable de la Criminelle hochant la tête.
— Vous et Blanchard avez le chic pour apparaître comme le loup au coin d’un bois. Doc, on peut fumer ?
Le vieil homme sortit un scalpel de sa poche arrière et l’essuya contre sa jambe de pantalon.
— Pas de problème. La fille, ça la dérangera pas, elle est au pays des rêves sans fin et pour de bon. Sœur Margaret, voulez-vous m’aider à enlever ce drap, s’il vous plaît ?
Lee s’assit sur le banc à côté de moi ; Millard et Sears allumèrent des cigarettes avant de sortir stylos et calepins. Lee bâilla et demanda :
— T’as trouvé quelque chose, ce matin ?
Les effets de la benzédrine étaient encore loin d’être dissipés.
— Ouais. Un homme-loup tueur, originaire de Mars, est responsable du meurtre. Mais Buck Rogers le pourchasse dans son vaisseau spatial, et toi, tu devrais rentrer à la maison et dormir un peu.
Lee bâilla de nouveau.
— Plus tard. Mon meilleur tuyau, ça a été les nazis. Un mec m’a dit qu’il avait vu Hitler dans un bar sur la 39e et Creenshaw. Oh ! bon Dieu, Bucky !
Lee baissa les yeux ; je regardai la table de dissection, puis fixai mon regard sur mes chaussures pendant que le docteur psalmodiait ses incantations médicales :
— L’inspection préliminaire nous indique que nous sommes en présence d’un individu de sexe féminin et de race blanche. Le tonus musculaire indique un âge compris entre seize et trente ans. Le cadavre se présente en deux moitiés, sectionné au niveau de l’ombilic. Concernant la partie supérieure : la tête est entière et comporte d’importantes fractures avec enfoncement de la boîte crânienne. Les traits du visage sont rendus méconnaissables par la masse d’ecchymoses, d’hématomes et d’œdèmes. Déplacement inférieur du cartilage nasal. Lacérations de part en part des deux commissures des lèvres à travers les muscles masséters et qui s’étendent jusqu’aux lobes auriculaires en passant par les deux condyles. Pas de signes visibles d’ecchymoses sur la nuque. Lacérations multiples de la face antérieure du thorax essentiellement concentrées sur les deux seins. Brûlures de cigarettes sur les deux seins. Sein droit sectionné et presque totalement détaché du thorax.
« L’examen de la moitié supérieure de la cavité abdominale ne révèle aucun signe d’hémorragie. Intestins, estomac, foie et vésicule biliaire absents.
On entendit le docteur reprendre sa respiration ; je levai les yeux et le vis tirer sur son cigare. La nonne-sténo termina sa prise de notes, Millard et Sears avaient les yeux fixés sur le visage figé de la morte et Lee rivait son regard au sol en essuyant la sueur qui lui coulait du front. Le docteur palpa les deux seins et dit :
— L’absence d’hypertrophie mammaire indique que la femme n’était pas enceinte au moment du décès.
Il se saisit du scalpel et commença à fourrager dans la moitié inférieure du cadavre. Je fermai les yeux et écoutai.
— L’examen de la partie inférieure du corps révèle une incision longitudinale qui s’étend de l’ombilic au pubis. Le mésentère, l’utérus, les ovaires et le rectum ont été ôtés ; lacérations multiples sur les parois antérieure et postérieure de la cavité abdominale. Sur la cuisse gauche, entaille triangulaire profonde. Ma sœur, aidez-moi à la retourner.
J’entendis les portes s’ouvrir, une voix appela : « Lieutenant. » J’ouvris les yeux et vis Millard qui se levait pendant que le docteur et la nonne luttaient pour remettre le macchabée sur le ventre. Ce résultat obtenu, le médecin souleva les chevilles et plia les jambes.
— Les deux jambes sont brisées au genou, avec fractures en voie de cicatrisation, petites marques de lacérations sur le haut du dos et les épaules. Marques de liens aux deux chevilles. Ma sœur, donnez-moi un spéculum et un torchon.
Millard revint et tendit une feuille de papier à Sears qui la lut et donna un coup de coude à Lee. Le docteur et la nonne retournèrent une nouvelle fois la moitié inférieure du cadavre, en lui écartant les jambes en grand. J’avais l’estomac qui faisait des huit. Lee dit : « Bingo ». Il avait les yeux rivés à la feuille de téléscripteur pendant que le docteur continuait sa litanie sur l’absence d’abrasion sur les parois vaginales et la présence de vieux sperme. La froideur de sa voix me remplit de fureur, je m’emparai du bout de papier et lus : « Russ – c’est Elizabeth Ann Short. Née le 29-7-24 à Medford, Massachusetts. Les Fédés ont identifié les empreintes : elle a été arrêtée à Santa Barbara en septembre 43. Vérification de ses antécédents en cours. Après l’autopsie, repassez à l’Hôtel de Ville pour le rapport. Convoquez tous les agents de terrain disponibles. » J.T.
— C’est terminé pour le post-mortem préliminaire, dit le docteur. J’aurai des détails plus tard et je ferai quelques tests toxicologiques.
Il recouvrit du drap les deux moitiés d’Elizabeth Ann Short et ajouta :
— Des questions ?
La nonne se dirigea vers la porte, serrant contre elle son bloc sténo.
— Vous pouvez nous faire une petite reconstitution, demanda Millard.
— Bien sûr, sans préjuger des résultats des tests. Voici tout ce qu’elle n’était pas : elle n’était pas enceinte, on ne l’a pas violée, mais elle a eu des rapports sexuels, et elle était consentante, dans la semaine qui a précédé. Elle a subi quelques coups de fouet, mais gentiment dirons-nous, dans le courant de la semaine passée. Les dernières marques qu’elle porte sur le dos sont plus anciennes que les coupures sur le devant du corps. Voici ce qui s’est passé, selon moi : je pense qu’on l’a attachée et torturée avec un couteau pendant un minimum de trente-six à quarante-huit heures. Je pense qu’on lui a brisé les deux jambes au moyen d’un instrument contondant, sans aspérités, comme une batte de baseball, et ce quand elle était encore vivante. Je pense qu’on l’a battue à mort avec quelque chose qui ressemblerait à une batte de baseball, ou alors elle s’est étouffée avec tout le sang provenant de ses blessures à la bouche. Une fois morte, on l’a coupée en deux au moyen d’un couteau de boucher ou d’un instrument similaire, et le meurtrier l’a vidée de ses organes internes avec quelque chose qui pourrait être un canif. Après cela, il a vidé le corps de son sang et l’a lavé, très proprement, à mon avis dans une baignoire. Nous avons pris quelques échantillons de sang sur les reins, et, dans quelques jours, nous serons capables de vous dire si elle avait de l’alcool ou de la drogue dans les veines.
— Doc, dit Lee, ce mec, est-ce qu’il s’y connaissait en médecine ou en anatomie ? Pourquoi il lui a sorti les tripes ?
— C’est à vous de me dire ça, dit le docteur en examinant son mégot de cigare. Il aurait pu sortir les organes de la moitié supérieure sans problème. Les organes inférieurs, il lui a fallu un couteau pour y arriver, comme si c’était ça qui l’intéressait vraiment. Il a peut-être eu un début de formation médicale, mais il aurait pu aussi bien avoir une formation de véto, ou de taxidermiste, ou de biologie, ou alors il a peut-être suivi le cours de physiologie 104 d’un établissement scolaire de L.A. ou mes cours de pathologie pour débutants à U.C.L.A.[23] Ça, c’est à vous de me le dire. Je vais vous dire, moi, ce dont vous pouvez être sûrs : elle est morte six à huit heures avant la découverte du corps : on l’a tenue enfermée puis tuée quelque part où il y avait l’eau courante. Harry, cette fille a un nom ?
Sears essaya de répondre mais sa bouche remua sans qu’un son en sorte. Millard lui mit une main sur l’épaule et dit :
— Elizabeth Short.
Le docteur salua les cieux de son cigare.
— Que Dieu t’accueille avec amour, Elizabeth. Russell, quand vous mettrez la main sur le fils de pute qui lui a fait ça, vous lui foutrez un bon coup de pied dans les couilles de la part de Frederick D. Newbarr, docteur en médecine. Maintenant, sortez tous. J’ai rencard dans dix minutes avec un suicidé qui a fait le grand plongeon.
***
En sortant de l’ascenseur, j’entendis la voix d’Ellis Lœw, plus grave et plus forte d’une octave par rapport à la normale, amplifiée par l’écho du couloir. Je parvins à saisir « vivisection d’une jeune et jolie femme », « un loup-garou psychopathe » et « mes aspirations politiques sont subordonnées à mon désir profond de savoir que justice sera faite ». J’ouvris une porte de communication qui donnait sur la salle de la Criminelle et j’y vis un jeune et brillant républicain vibrant devant des micros de la radio aux côtés d’une équipe d’enregistrement. Il portait au revers de la veste un coquelicot de l’American Legion – qu’il avait probablement acheté au légionnaire poivrot qui couchait dans le parking des Archives, celui-là même contre lequel il avait requis avec vigueur pour vagabondage.
La salle de jour était encombrée de bouffons qui en rajoutaient et je traversai le couloir pour me rendre au bureau de Tierney. Lee, Russ Millard, Harry Sears et deux flics, des vieux de la vieille que je connaissais à peine – Dick Cavanaugh et Vern Smith – s’étaient tous regroupés autour du bureau du capitaine Jack pour examiner un morceau de papier que leur montrait le patron.
Je regardai par-dessus l’épaule d’Harry. Trois photos de l’Identité judiciaire d’une brune, belle à couper le souffle, étaient collées sur la feuille, à côté du visage, en gros plan et sous trois angles, du cadavre de Norton et de la 39e. Le sourire à la bouche fendue me sauta à la figure. Le capitaine Jack dit :
— Les photos de l’Identité viennent des services de police de Santa Barbara. Ils ont chopé la fille Short en septembre 43 pour consommation de boissons alcoolisées par une mineure et ils l’ont renvoyée à sa mère dans le Massachusetts. La police de Boston a contacté la mère il y a une heure. Elle arrivera demain par avion pour identifier le macchabée. Les flics de Boston font les vérifications nécessaires sur la côte Est, et tous les congés dans le service sont annulés. A la moindre protestation, je montre ces photos. Qu’est-ce qu’a dit Doc Newbarr, Russ ?
— Torturée pendant deux jours, répondit Russ. Cause probable de la mort, la plaie à la bouche ou un enfoncement de la boîte crânienne. Pas de viol. Organes internes supprimés. Décédée six à huit heures avant l’abandon du corps dans le terrain. Qu’est-ce qu’on a d’autre sur elle ?
Tierney se plongea dans les paperasses sur son bureau.
— Mis à part son arrestation quand elle était mineure, pas de casier. Quatre sœurs, parents divorcés, elle a travaillé au Camp Cooke P.X.[24] pendant la guerre. Le père est ici, à L.A. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
Je fus le seul à tiquer en entendant le grand patron demander l’avis du numéro deux. Millard dit :
— Je veux un requadrillage de Leimert Park, cette fois avec les photos de l’Identité. Moi, Harry et deux hommes. Ensuite, je peux passer au poste d’University, lire les rapports et répondre aux appels. Est-ce que Lœw a laissé la presse jeter un coup d’œil aux photos ?
— Ouais, dit Tierney en acquiesçant, et Bevo Means m’a appris que le père avait vendu au Times et au Herald quelques vieux portraits de sa fille. Elle fera la une de toutes les éditions du soir.
— Bon Dieu ! aboya Millard, du seul blasphème qu’on l’ait jamais entendu prononcer. Il s’apaisa et dit : Ça va grouiller comme des larves quand on la verra. Est-ce que le père a été interrogé ?
Tierney secoua la tête et consulta quelques mémos.
— Cleo Short, 1020 1/2 South Kingsley, District de Wilshire. Je l’ai fait appeler par un agent en lui disant de ne pas bouger et qu’on lui enverrait quelques hommes pour lui parler. Russ, vous croyez que les cinglés de service vont tomber amoureux de cette petite-ci ?
— Combien d’aveux spontanés jusqu’à maintenant ?
— Dix-huit.
— Vous pouvez multiplier ça par deux d’ici demain matin, et plus encore si Lœw a réussi à exciter la presse avec sa prose sanglante.
— Je dirais que je suis parvenu à les motiver, lieutenant. Et j’ajouterais que ma prose s’adapte au crime qu’elle décrit.
Ellis Lœw se tenait dans l’entrée avec, derrière lui, Fritz Vogel et Bill Kœnig. Millard accrocha son regard à celui du baratineur des ondes pour ne plus le lâcher.
— Trop de publicité nous crée toujours des ennuis, Ellis. Vous sauriez ça si vous étiez policier.
Lœw piqua un fard et se mit à tripoter sa clé fétiche.
— Je suis officier de liaison entre le public et la police, j’ai rang de gradé et j’ai été spécialement délégué par la ville de Los Angeles.
— Monsieur le conseiller, vous êtes un civil, dit Millard en souriant.
Lœw prit la mouche et se retourna vers Tierney.
— Capitaine, avez-vous envoyé des hommes interroger le père de la victime ?
— Pas encore, Ellis, dit le capitaine Jack. Très bientôt.
— Que diriez-vous de Vogel et Kœnig ? Ils nous obtiendront ce que nous désirons savoir.
Tierney leva les yeux sur Millard. Le lieutenant lui fit un signe de tête à peine perceptible.
— Aah, Ellis, dit le capitaine Jack, dans les affaires d’homicide importantes, c’est l’exécutif qui désigne les hommes. Ah, Russ, qui devrions-nous envoyer selon vous ?
Millard examina soigneusement Cavanaugh et Smith, moi qui essayais de passer inaperçu et Lee qui bâillait, affalé contre le mur. Il dit :
— Bleichert, Blanchard, les deux cinquièmes roues de la charrette, vous interrogerez le père de mademoiselle Short. Vous transmettrez votre rapport demain matin au poste d’University.
Les mains de Lœw firent sauter de sa chaîne la clé qui tomba au sol. Bill Kœnig réussit à se faufiler dans l’embrasure pour la ramasser ; Lœw tourna les talons en direction du couloir. Vogel lança un regard menaçant à Millard, avant de le suivre. Harry Sears, l’haleine chargée de Old Grand Dad[25] dit :
— Il vous envoie quelques négros à la chambre à gaz et ça lui monte à la tête.
— Les négros ont dû avouer, dit Vern Smith.
— Avec Fritzie et Bill, ils avouent tous, ajouta Dick Cavanaugh.
— Espèce de fils de pute merdeux et prétentieux ! conclut Russ Millard.
***
On prit des voitures séparées pour se rendre dans le secteur de Wilshire, rendez-vous fixé au crépuscule en face du 1020 1/2 South Kingsley. C’était un appartement au-dessus d’un garage, de la taille d’une remise, à l’arrière d’une grande maison victorienne. La lumière brillait ; Lee, bâillant encore, dit : « Un bon – un méchant » et appuya sur la sonnette.
Un homme maigre, la cinquantaine, ouvrit la porte et dit : « Flics, hein ? » Les cheveux étaient sombres et les yeux clairs, tout comme ceux de la fille sur les photos de l’Identité, mais là s’arrêtait la ressemblance familiale. Elizabeth Short était un morceau de rêve, lui sortait tout droit d’un cauchemar : un tas d’os en pantalon sac à patates et maillot de corps taché, les épaules couvertes de verrues, le visage marqué, creusé de cicatrices d’acné. Il nous fit entrer en disant :
— J’ai un alibi, juste au cas où vous pensez que c’est moi. Un alibi comme du béton, plus serré qu’un con de pucelle. Pas moyen d’y mettre le doigt !
Je jouai au bon apôtre jusqu’au bout des ongles et dis :
— Je suis l’agent Bleichert, monsieur Short. Voici mon collègue, le sergent Blanchard. Nous voudrions vous exprimer nos condoléances pour la perte cruelle que vous avez subie.
Cleo Short claqua la porte.
— Je lis les journaux. Je sais qui vous êtes. Y en a pas un de vous deux qui aurait tenu un round contre Gentleman Jim Jeffries. Pour ce qui est de vos condoléances, je vous répondrai c’est la vie[26]. Betty a voulu danser, c’est à elle de payer le chef d’orchestre. Tout se paye dans la vie. Vous voulez connaître mon alibi ?
Je m’assis sur un canapé usé jusqu’à la trame et regardai la pièce. Les murs étaient couverts du sol au plafond d’étagères débordant de romans bon marché ; il y avait le canapé, un fauteuil en bois et rien d’autre. Lee sortit son calepin.
— Puisque vous tenez tant à nous en parler, allez-y, on vous écoute.
Short s’affala dans le fauteuil et cala ses pieds sur le plancher, comme un animal grattant le sol.
— J’étais au boulot, recta, sans charre, du mardi 14, 2 heures de l’après-midi, au mercredi 15, 17 heures. Vingt-sept heures d’affilée, en heures sup à cinquante pour cent pour les dix-sept dernières. Je répare les frigos et je suis le meilleur réparateur de tout l’Ouest. Je travaille au Roi du Froid, 4831, South Berando. Le nom de mon patron c’est Mike Mazmanian. Appelez-le. Il me fournira un alibi plus serré qu’un pet de jeune fille, et ça, pas moyen d’y mettre le doigt.
Lee bâilla et prit des notes ; Cleo Short croisa les bras sur sa poitrine osseuse, nous défiant de tirer quelque chose de tout ça.
— Quand avez-vous vu votre fille pour la dernière fois, monsieur Short ? lui dis-je.
— Betty est venue dans l’Ouest au printemps 43. Des étoiles plein les yeux et une cervelle de moineau. Je ne l’avais pas revue depuis que j’ai quitté la vieille pouffiasse desséchée qui me servait de femme à Charleston, Mass, le 1er mars 1930 après J.C., et j’ai jamais regardé en arrière. Mais Betty m’a écrit pour me dire qu’elle avait besoin d’un point de chute et j’…
Lee l’interrompit.
— Arrêtons là les récits de voyage, Papy. Quand avez-vous vu Elizabeth pour la dernière fois ?
— Du calme, collègue. Monsieur coopère. Continuez, monsieur Short.
Cleo recula sa chaise, en jetant à Lee un regard furieux.
— Avant que votre copain le balèze ne se mette des idées en tête, j’allais vous dire que j’ai été retirer un billet de cent de mes propres économies et je l’ai envoyé à Betty pour lui payer son voyage dans l’Ouest, et je lui ai promis trente sacs et cinq thunes par semaine si elle s’occupait de tenir la maison. Une offre honnête, si vous voulez mon avis. Mais Betty avait d’autres choses en tête. C’était une maîtresse de maison merdique, et je lui ai mis mon pied au derrière le 2 juin 1943 après J.C. et je l’ai pas revue depuis.
Je notai les renseignements, puis demandai :
— Saviez-vous qu’elle était à L.A. ces temps-ci ?
— Non, dit Short, dont le regard furieux abandonna Lee pour se fixer sur moi.
— Lui connaissiez-vous des ennemis ?
— Rien qu’elle-même.
— Pas d’ironie, Grand-père, dit Lee.
Je murmurai : « Laisse-le parler », puis, à haute voix :
— Où est allée Elizabeth en vous quittant en juin 43 ?
Short pointa un doigt vindicatif sur Lee.
— Vous dites à votre copain qu’s’y m’appelle encore Grand-père, moi, je l’appelle sac à viande. Dites-lui que la politesse, ça marche dans les deux sens. Dites-lui que j’ai réparé moi-même le Maytag modèle 821 du chef C.B. Horrall et, après ça, y fermait bien, pas moyen d’y mettre un doigt.
Lee pénétra dans la salle de bains ; je le vis faire descendre une poignée de pilules avec de l’eau du robinet. Je pris ma plus douce voix de flic bien élevé :
— Monsieur Short, où Elizabeth est-elle allée en juin 43 ?
— Ce gugusse, y met la main sur moi, dit Short, et j’lui arrange son char, y pourra pus y met’le doigt !
— J’en suis persuadé. Voudriez-vous av…
— Betty est partie pour Santa Barbara et elle a trouvé un boulot au Camp Cooke P.X. Elle m’a envoyé une carte postale en juillet. Elle me disait qu’elle s’était bien fait dérouiller par un soldat. C’est la dernière fois que j’ai eu de ses nouvelles.
— Vous donnait-elle, sur la carte, le nom du soldat en question ?
— Non.
— Des amis masculins ?
— Ah !
Je posai mon stylo.
— Pourquoi « Ah ! » ?
Le vieil homme éclata de rire si fort que je crus un instant que sa poitrine de poulet allait exploser. Lee sortit de la salle de bains. Je lui fis signe d’y aller en douceur. Il acquiesça et s’assit à côté de moi ; nous attendîmes que le rire de Short s’éteigne de sa belle mort. Quand ce ne fut plus qu’un rire sans voix, je dis :
— Parlez – moi de Betty et de ses rapports avec les hommes.
Short gloussa.
— Elle aimait les hommes et les hommes l’aimaient. Betty préférait la quantité à la qualité, et je crois pas qu’elle était très douée pour dire non. C’était pas comme sa mère.
— Soyez plus précis, dis-je. Des noms, des dates, des descriptions.
— T’as dû t’en prendre un peu trop sur le ring, fiston, ça tourne pas très rond là-dedans. Même Einstein pourrait pas se souvenir des noms de tous les petits copains de Betty, et je m’appelle pas Albert.
— Donnez-nous les noms dont vous vous souvenez.
Short se coinça les pouces dans la ceinture et se balança dans son fauteuil comme un petit coq de seconde zone.
— Betty se sentait plus quand elle voyait un pantalon, civil ou militaire. Elle se ramassait les piliers de bistrot et tout ce qui était blanc et portait un uniforme. Alors qu’elle était censée veiller sur la maison, elle traînait sur Hollywood Boulevard, à se faire payer à boire par les troufions. Quand elle était ici, cet endroit ressemblait à une annexe de l’U.S.O.
— Vous êtes en train de nous dire que votre fille, c’était une raclure ? dit Lee.
Short haussa les épaules.
— J’ai cinq filles. Un mauvais numéro sur cinq, c’est pas si mal.
La fureur de Lee commençait à faire surface ; je posai une main apaisante sur son bras et je pouvais presque sentir son sang bourdonner dans ses veines.
— Les noms, monsieur Short.
— Tom, Dick, Harry. Ces tarés, y jetaient un coup d’œil à Cleo Short et y se tiraient des pattes vite fait. Je peux pas être plus précis. Essayez de trouver n’importe qui de pas trop laid et qui porte un uniforme, et vous risquerez pas de vous tromper.
J’ouvris mon calepin à une page vierge.
— Parlez-nous un peu de son travail. Est-ce que Betty avait un boulot régulier tout le temps qu’elle a passé ici ?
Le vieux cria :
— Betty, elle travaillait pour moi, c’était ça son boulot. Elle disait qu’elle cherchait à faire du cinéma, mais c’est pas vrai. Tout ce qu’elle voulait, c’était parader sur le boulevard toute sapée en noir et cavaler après les mecs ! Elle m’a bousillé ma baignoire en se teignant les tifs en noir et puis elle s’est taillée avant que j’aie pu lui déduire les dégâts de ses gages. Elle rôdait dans les rues comme une veuve noire, c’est pas étonnant qu’elle soit tombée sur un os. C’est la faute de sa mère, pas la mienne. Espèce de connasse, salope d’Irlandaise ! C’est pas ma faute !
Lee me fit signe, d’un doigt tendu dont il fit semblant de se trancher la gorge. Une fois dehors dans la rue, avec Cleo qui hurlait entre ses quatre murs, Lee dit :
— Bordel de Dieu !
— Ouais, répondis-je en songeant au fait qu’on venait de nous refiler comme suspects l’ensemble des Forces armées américaines.
Je fouillai mes poches à la recherche d’une pièce de monnaie.
— Pile ou face pour celui qui rédige le rapport.
— Tu le fais, d’accord ? dit Lee. Je veux me coller dans la piaule de Junior Nash et relever quelques numéros de plaques.
— Essaie quand même de dormir un peu.
— Je vais essayer.
— Menteur !
— Je peux même plus t’entuber. Écoute, est-ce que tu veux bien rentrer à la maison et tenir compagnie à Kay ? Elle se tracasse pour moi, et je ne veux pas qu’elle reste toute seule.
Je songeai à ce que j’avais dit, sur Norton et la 39e, la nuit dernière – cette affirmation sur ce qu’on savait tous les trois mais dont on ne parlait jamais, sur cette avance que seule Kay avait eu le cran de faire.
— T’en fais pas, Lee.
***
Je retrouvai Kay dans sa position habituelle, tous les soirs de la semaine – elle lisait sur le canapé du salon.
Elle ne leva pas les yeux lorsque je rentrai dans la pièce, elle lâcha simplement un rond de fumée paresseux et dit :
— Salut, Dwight.
Je pris une chaise et m’installai en face d’elle, de l’autre côté de la table basse.
— Lee a un pas lourd, toi, tu avances avec précaution.
— Joli symbole, dis-je en riant, mais ne le répète à personne.
Kay écrasa sa cigarette et reposa le livre.
— Tu as l’air soucieux.
— Lee est complètement à côté de ses pompes à cause de la fille assassinée, dis-je. Il a obtenu notre détachement pour participer à l’enquête, alors qu’on devrait être aux trousses d’un suspect recherché en priorité, et puis, il prend de la benzédrine et il commence un peu à débloquer. Est-ce qu’il t’a parlé d’elle ?
— Un petit peu, dit Kay en acquiesçant.
— As-tu lu les journaux ?
— Je me suis abstenue.
— Eh bien, la fille en question, on est en train d’en faire quelque chose de plus gros que la bombe atomique. Y a une centaine d’hommes qui travaillent sur un simple meurtre, Ellis Lœw cherche tous les moyens pour se faire mousser à l’occasion ; Lee est complètement malade sur le sujet…
Kay désarma ma tirade d’un sourire.
— Et toi, lundi, tu faisais la une des journaux, mais aujourd’hui, tu es loin d’être encore une nouvelle fraîche. Et tu veux partir aux trousses de ton super-cambrioleur et regagner à l’occasion une nouvelle manchette.
— Touché, mais ce n’est qu’une partie du problème.
— Je sais. Une fois que tu auras ta manchette, tu te cacheras dans ta caverne pour lire les journaux.
— Doux Jésus, dis-je dans un soupir, qu’est-ce que j’aimerais que tu ne sois pas plus intelligente que moi.
— Et moi, j’aimerais que tu ne sois pas aussi précautionneux et compliqué. Dwight, qu’est-ce que nous allons devenir ?
— Tu veux dire, tous les trois ?
— Non, nous deux.
Je regardai autour de moi dans le salon, tout en bois, cuir et chrome style Art Déco. Il y avait un meuble d’acajou à la façade vitrée : il était rempli des pulls en cachemire de Kay, et chacune des teintes de son arc-en-ciel revenait à quarante dollars pièce. Il y avait la femme elle-même, une Blanche du Dakota du Sud, une moins que rien que l’amour d’un flic avait complètement transfigurée, qui se tenait assise en face de moi, et, pour une fois, je dis exactement ce que j’avais en tête.
— Jamais tu ne le quitteras. Jamais tu n’abandonneras tout ça. Peut-être que si tu partais, peut-être que si Lee et moi on arrêtait de faire équipe, peut-être qu’alors nous aurions une chance, tous les deux. Mais tu ne laisseras jamais tomber tout ça.
Kay prit son temps pour allumer une cigarette. Elle exhala une bouffée de fumée et dit :
— Tu sais ce que je lui dois ?
— Et moi ? répondis-je.
Kay mit la tête en arrière et regarda le plafond, stuc lissé avec lambrissage d’acajou. Tout en soufflant ses ronds de fumée, elle dit :
— J’étais folle de toi, comme une collégienne. Bobby De Witt et Lee me traînaient toujours aux matches de boxe. J’apportais mon carnet de croquis pour ne pas me sentir comme une de ces bonnes femmes qui lèchent les bottes de leurs jules en prétendant qu’elles aiment ça. Moi, ce que j’aimais, c’était toi. La manière dont tu te moquais de toi-même avec les dents, la manière dont tu tenais ta garde pour que l’autre ne te touche pas. Puis tu t’es engagé chez les flics et Lee m’a raconté qu’il avait entendu dire que tu avais dénoncé tes amis Japonais. Je ne t’ai même pas haï pour ça, simplement, ça te rendait un peu plus réel à mes yeux. L’histoire avec les Zazous, c’est pareil. Tu étais le héros de mon livre de contes, seulement, ce n’était pas un conte, c’était vrai, tous ces petits morceaux, ici et là, qui se mettaient en place. Après, il y a eu le combat, et même si je ne pouvais pas en supporter l’idée, j’ai dit à Lee d’accepter, parce qu’à mes yeux ça voulait dire que nous trois ensemble, il fallait que ça se fasse.
Les mots me vinrent en foule, des mots sincères, des mots doux à lui dire, des mots qui lui parleraient de nous deux. Mais je n’y arrivai pas, et c’est Lee que je me trouvai comme excuse :
— Je ne veux pas que tu te tracasses au sujet de Bobby De Witt. Quand il sortira, je lui ferai comprendre. Vite, bien et fort. Après ça, il ne s’approchera plus jamais de toi ou de Lee.
Kay quitta le plafond des yeux et me fixa d’un regard étrange, dur en apparence, mais plein de tristesse au fond.
— J’ai cessé de me tracasser au sujet de Bobby. Lee est parfaitement capable de s’en charger.
— Je crois que Lee a peur de lui.
— C’est vrai. Mais je crois que c’est parce qu’il sait trop de choses sur moi, et Lee a peur qu’il les révèle au grand jour pour que tout le monde sache. De toute façon, tout le monde s’en fiche.
— Moi pas. Et quand je me serai bien fait comprendre par De Witt, il aura de la chance s’il peut prononcer un mot.
Kay se leva.
— Pour un homme dont le cœur est bon à prendre, tu es bien dur. Je vais me coucher. Bonne nuit, Dwight.
Lorsque j’entendis un quatuor de Schubert s’élever de la chambre de Kay, je pris stylo et papier dans le secrétaire et rédigeai mon rapport sur l’interrogatoire du père d’Elizabeth Short. J’y mentionnai son alibi, celui « où on ne pouvait mettre le doigt », son avis sur le comportement de la fille quand elle avait séjourné chez lui en 43, la correction qu’elle avait reçue par un soldat de Camp Cooke et le défilé incessant de petits amis sans nom. Je gonflai le rapport de détails qui n’étaient pas nécessaires, ce qui m’aida à chasser Kay de mon esprit. Le travail fini, je me préparai deux sandwiches au jambon que je fis descendre d’un verre de lait, et je m’endormis sur le canapé.
Mes rêves furent peuplés de clichés anthropo de truands récents, avec Lœw représentant le bon côté de la loi, la poitrine couverte des numéros des crimes marqués au pochoir. Betty Short le rejoignit en noir et blanc, vue de face et profil gauche. Puis tous les visages vinrent se dissoudre pour prendre la forme de formulaires de rapports du L.A.P.D. qui se déroulaient sans fin, alors que j’essayais de noter dans les blancs les informations sur l’endroit où se cachait Junior Nash. Je me réveillai avec un mal de crâne, sachant que la journée allait être longue.
C’était l’aube. Je sortis sur le perron et ramassai l’édition du matin du Herald. Au-dessus d’un portrait d’Elizabeth Short, au beau milieu de la page, le titre du jour était : « Le meurtre sadique : on recherche les petits amis. » Le portrait portait en légende : « Le Dahlia Noir », suivi de : « La police enquête aujourd’hui sur la vie amoureuse d’Elizabeth Short, 22 ans, victime du loup-garou sadique dont les aventures avaient transformé selon des amis une innocente jeune fille en délinquante folle de son corps, toujours vêtue de noir, et répondant au surnom de Dahlia Noir ».
Je sentis Kay à mes côtés. Elle se saisit du journal et passa rapidement la première page en revue. Elle frissonna. En me le rendant, elle demanda :
— Est-ce que tout cela sera bientôt fini ?
Je feuilletai les premières pages, l’une après l’autre. Elizabeth Short occupait trois pleines pages, et la plus grande partie du baratin faisait d’elle une femme fatale provocante, en robe noire collante.
— Non, dis-je.