Je demandai à grouper le reste de mes congés de maladie et passai une semaine à laisser filer le temps au El Nido. Je lus, j’écoutai les stations de jazz en essayant de ne pas penser à mon avenir. Inlassablement, je me plongeais dans le dossier de l’affaire, même en sachant que l’affaire était close. Des versions enfantines de Martha Sprague et de Lee encombraient tous mes rêves ; s’y joignait parfois le clown de Jane Chambers à la bouche cicatrice, qui m’envoyait ses sarcasmes à la figure, les mots sortant de trous béants sur son visage.
J’achetais chaque jour les quatre quotidiens de L.A., et les lisais de la première à la dernière page. Le tumulte du panneau d’Hollywood était passé, il n’était fait mention nulle part d’Emmett Sprague, d’investigations du Grand Jury à propos de bâtiments défectueux ou de la maison brûlée avec son macchabée. Je commençai à avoir la sensation que quelque chose ne tournait pas rond.
Il me fallut du temps, de longues heures passées à contempler les quatre murs sans penser à rien. Mais, finalement, je mis le doigt dessus.
Ce n’était qu’une intuition, l’idée fragile qu’Emmett Sprague avait tout agencé pour que Georgie Tilden soit exécuté par Lee et par moi-même. En ce qui me concernait, ç’avait été plus qu’évident : « Vous dirai-je où il vous sera possible de trouver Georgie ? », tout à fait dans le caractère du personnage – aurait-il essayé des voies plus détournées que je l’aurais suspecté bien davantage. Il avait envoyé Lee à la recherche de Georgie tout de suite après avoir reçu sa raclée. Espérait-il que la colère de Lee culminerait soudain lorsqu’il verrait le meurtrier du Dahlia ? Était-il au courant de la salle des trésors de Georgie, fruit de toutes les tombes qu’il avait violées – et comptait-il sur elle pour nous pousser à la folie et au crime ? Comptait-il sur une confrontation brutale avec Georgie – qui éliminerait, soit ce dernier, soit les flics gourmands et fouineurs qui lui étaient cause de tant d’embarras ? Et pourquoi ? Dans quel but ? Pour se protéger lui-même ?
Il y avait dans la théorie un énorme blanc : à savoir l’audace incroyable, presque suicidaire d’Emmett, qui n’était pas du genre suicidaire.
Maintenant que l’on avait épinglé Georgie Tilden – le meurtrier du Dahlia Noir, purement et simplement – il ne restait aucune raison logique de filer la théorie plus avant. Et pourtant un petit fil ténu s’échappait de sa trame et n’y trouvait plus de place.
Lorsque j’avais couché avec Madeleine la première fois, en 47, elle avait mentionné des petits mots destinés à Betty Short, des notes qu’elle avait laissées dans des bars : « Votre sosie aimerait vous rencontrer. » Je lui avais dit alors qu’elle risquait de regretter son geste ; elle m’avait répondu : « Je m’en occuperai. »
Selon toute probabilité, la personne qui aurait eu le plus de facilité pour « s’en occuper » était un policier – et j’avais refusé. Et, chronologiquement, Madeleine avait prononcé ces paroles exactement au moment où Lee Blanchard faisait état de ses premières exigences de maître chanteur.
Ce n’était qu’un fil ténu né de coïncidences et de théories, probablement rien d’autre qu’un mensonge de plus ou une demi-vérité ou le petit maillon d’une chaîne de renseignements inutiles. Un bout de fil qu’un flic avait dévidé, un flic qui voulait faire ses preuves et dont la vie s’était bâtie sur des fondations de mensonges. Qui était la seule bonne raison qui me vint à l’esprit pour poursuivre le fantôme d’une chance. Sans l’affaire, je n’avais plus rien.
J’empruntai la voiture particulière d’Harry Sears et entamai trois jours et trois nuits ininterrompues de planque pour surveiller les membres de la famille Sprague, à tour de rôle. Martha partit au travail en voiture et rentra à la maison, Ramona resta chez elle, Emmett et Madeleine firent quelques boutiques et diverses autres courses pendant la journée. Les premier et deuxième soirs, les quatre Sprague ne quittèrent pas leur résidence ; le troisième soir, Madeleine reprit ses rôderies nocturnes, dans son rôle de Dahlia.
Je la filai jusqu’aux bars de la 8e Rue, jusqu’à la Zimba Room, jusqu’à un aréopage de marins et d’aviateurs, pour terminer au Baisodrome de la 9e et d’Irolo en compagnie d’un enseigne de Marine. Je ne ressentis aucune jalousie, aucune attirance sexuelle cette fois. Je me mis à l’écoute à l’extérieur de la chambre douze et j’entendis la K.M.P.C. ; les stores vénitiens étaient baissés, impossible de voir quoi que ce soit. La seule variante qu’apporta Madeleine à son modus operandi précédent consista à larguer l’élu de son cœur à 2 heures du matin pour rentrer chez elle – et la lumière s’alluma dans la chambre d’Emmett quelques instants après qu’elle eut franchi la porte.
Je fis l’impasse le quatrième jour pour retourner à mon lieu de surveillance sur Muirfield Road peu après la tombée de la nuit. Je sortais de la voiture pour me dégourdir un peu les jambes lorsque j’entendis :
— Bucky, c’est vous ?
C’était Jane Chambers qui promenait un épagneul marron et blanc. Je me sentis comme un enfant pris la main dans le sac à bonbons.
— Hello, Jane.
— Hello, vous. Qu’est-ce que vous êtes en train de faire ? Vous espionnez ? Vous vous consumez pour Madeleine ?
Je me souvins de notre conversation sur les Sprague.
— Disons que j’apprécie la fraîcheur vivifiante de l’air nocturne. Ça vous convient ?
— Autant qu’un beau mensonge. Et un petit verre vivifiant chez moi, ça vous dirait ?
Je jetai un coup d’œil à la forteresse Tudor.
— Bigre, cette famille, c’est une idée fixe chez vous !
Je ris – et sentis les plaies de mes morsures qui me tiraillaient.
— Bigre, bigre, mais c’est que vous me connaissez bien. On va le prendre, ce verre ?
On tourna le coin de la rue en direction de June Street. Jane libéra le chien de sa laisse, il trottina en avant de nous, descendit le trottoir et monta les marches qui menaient à la porte d’entrée de la demeure coloniale des Chambers. Nous le rattrapâmes quelques instants plus tard ; Jane ouvrit la porte. Et je me retrouvai face au copain de mes cauchemars – le clown à la bouche cicatrice.
Je frissonnai.
— Ce satané truc.
— Voulez-vous que je vous l’enveloppe ? dit Jane en souriant.
— S’il vous plaît, n’en faites rien.
— Vous savez, à la suite de notre première discussion à son sujet, je me suis renseignée sur son histoire. Je suis en train de me débarrasser de tout un tas d’affaires d’Eldridge et je pensais le donner à une œuvre de charité. Mais, en fait, il a trop de valeur pour que je le donne. C’est un original de Frederick Yannantuono, qui s’inspire d’un grand roman classique, L’homme qui rit, de Victor Hugo. Le livre parle…
Il y avait un exemplaire de L’homme qui rit dans la baraque où Betty Short avait été tuée. La tête me bourdonnait si fort, que je pouvais à peine entendre ce que disait Jane.
— … un groupe d’Espagnols aux XVe et XVIe siècles. On les appelait les Comprachicos, et ils enlevaient et torturaient les enfants, puis ils les mutilaient avant de les revendre à l’aristocratie pour qu’elle puisse en user comme fous de Cour. N’est-ce pas ignoble ? Le clown de cette peinture est le personnage principal du roman. Gwynplain. Quand il était enfant, on lui avait ouvert la bouche d’une oreille à l’autre. Bucky, vous vous sentez bien ?
LA BOUCHE OUVERTE D’UNE OREILLE A L’AUTRE.
Je frissonnai, puis me forçai à sourire.
— Ça va. Le livre vient simplement de me faire penser à quelque chose. Une vieille histoire, rien qu’une coïncidence.
Jane me scruta du regard.
— Ça n’a pas l’air d’aller du tout. Parlant de coïncidence, vous voulez en connaître une autre ? Je croyais qu’Eldridge n’avait de relations avec aucun membre de la famille, mais j’ai trouvé le reçu. C’est Ramona qui lui avait vendu la toile.
Pendant une fraction de seconde, je crus que Gwynplain me crachait son sang à la figure. Jane m’agrippa par les bras.
— Bucky, que se passe-t-il ?
Je retrouvai ma voix.
— Vous m’avez dit que votre mari avait acheté cette peinture pour votre anniversaire, il y a deux ans de cela. Exact ?
— Oui. Que…
— En 47 ?
— Oui. Buck…
— C’est quand, votre anniversaire ?
— Le 15 janvier.
— Montrez-moi le reçu.
Jane, une lueur affolée dans le regard, fouilla quelques papiers sur la table de l’autre côté du couloir. Je rivai mes yeux sur Gwynplain, superposant sur son visage les clichés luisants de la 39e et Norton. Puis :
— Voici. Maintenant, vous voulez bien me dire ce qui se passe ?
Je m’emparai du petit bout de papier. C’était du papier à lettres bordeaux, couvert d’une écriture régulière en majuscules, surprenante tant elle semblait d’une main masculine. « Reçu d’Eldridge Chambers 350 000 dollars pour la vente de la toile de Frederick Yannantuono L’homme qui rit. Ce reçu constitue le titre de propriété de M. Chambers. Ramona Cathcart Sprague, 15 janvier 1947. »
L’écriture était identique à celle du journal que j’avais lu juste avant de tuer Georgie Tilden.
Ramona Sprague avait assassiné Elizabeth Short.
J’agrippai Jane et la serrai brutalement contre moi avant de partir en la laissant là, l’air abasourdi. Je retournai à la voiture et décidai de jouer le coup en solo ; j’observai les lumières qui s’allumèrent puis s’éteignirent dans la grande maison et je passai ma longue nuit, trempé de sueur, à essayer toutes les variations de reconstitutions : Ramona et Georgie torturant ensemble, séparément, tranchant le corps en deux, se partageant les morceaux, Ramona et Georgie en voiture, l’un derrière l’autre, en direction de Leimert Park. Je recensai toutes les variations possibles et imaginables, j’échafaudai mes petites théories sur ce qui avait déclenché toute l’histoire. Je songeai à tout sauf à ce que j’allais faire lorsque j’aurais Ramona Sprague seule en face de moi.
À 8 h 19, Martha sortit par la porte d’entrée, portant un carton à dessins, et prit la direction de l’est au volant de sa Chrysler.
A 10 h 37, Madeleine, une mallette à la main, monta dans sa Packard et fit route vers le nord sur Muirfield. Emmett lui fit un signe d’adieu devant la porte ; je décidai de lui laisser une heure ou à peu près pour qu’il parte – ou alors je le ferais tomber en compagnie de sa femme. Peu après midi, il joua la carte que j’attendais – il s’éloigna de la maison en voiture. L’autoradio passait en sourdine un air d’opérette.
Un mois à jouer au maître des lieux avec Madeleine m’avait enseigné la routine quotidienne des serviteurs : aujourd’hui, jeudi, le gardien et le jardinier avaient congé ; la cuisinière n’arriverait qu’à 4 heures et demie pour préparer le dîner. La mallette de Madeleine impliquait qu’elle serait absente un moment, Martha ne rentrerait pas de son travail avant 6 heures. Emmett était la seule carte incertaine dans ma main.
Je traversai la rue et partis en reconnaissance. La porte d’entrée était fermée à clé, les fenêtres latérales verrouillées. J’avais le choix : la sonnette ou une effraction.
J’entendis quelqu’un qui tapotait de l’autre côté de la vitre et vis une forme blanche et floue qui repartait vers le salon. Quelques secondes plus tard, le bruit de la porte d’entrée qui s’ouvrait résonna le long de l’allée à voitures. Je fis le tour pour affronter la femme, bille en tête.
Ramona se tenait debout dans l’embrasure de la porte, spectre de soie en robe de chambre difforme. Sa chevelure n’était qu’un fouillis de frisures désordonnées, son visage, une bouffissure aux plaques rougeâtres – probablement de trop de larmes et de sommeil. Ses yeux marron sombre – d’une couleur identique aux miens – vivaient de frayeur. Elle sortit un automatique de femme des replis de son peignoir et le pointa sur moi.
— Vous avez dit à Martha qu’elle devait me quitter.
Je fis sauter le revolver d’une tape ; il tomba sur un paillasson de bienvenue portant un blason FAMILLE SPRAGUE. Ramona se mordit les lèvres ; son regard devint flou.
— Martha mérite mieux qu’une meurtrière, dis-je.
Ramona lissa sa robe de chambre et se tapota les cheveux, réaction de classe d’une droguée de la haute. Sa voix avait la froideur caractéristique des Sprague.
— Vous n’avez rien dit, n’est-ce pas ?
Je ramassai le revolver et le mis dans ma poche avant de regarder la femme. Elle devait s’être shootée avec des résidus de morph vieux de vingt ans, mais ses yeux étaient si sombres que je n’arrivais pas à distinguer la taille de ses pupilles.
— Essayez-vous de me faire comprendre que Martha ne sait pas ce que vous avez fait ?
Ramona se recula sur le côté et me pria d’entrer.
— Emmett m’a dit qu’il n’y avait plus de danger. Il a dit que vous vous étiez occupé de Georgie et que vous aviez trop à perdre pour revenir. Martha a dit à Emmett que vous ne nous feriez pas de mal et il a dit que c’était vrai. Je l’ai cru. Il a toujours eu un jugement très sûr pour tout ce qui concernait les affaires.
Je pénétrai à l’intérieur de la maison. Mis à part les caisses sur le sol, le salon avait son allure de tous les jours.
— Emmett m’a envoyé à la poursuite de Georgie, et Martha ne sait pas que vous avez tué Betty Short.
Ramona ferma la porte.
— C’est exact. Emmett a compté sur vous pour que vous vous occupiez de Georgie. Il était certain que je ne serais pas impliquée à cause de vous. Vous comprenez, physiquement, Emmett est un lâche. Il n’a pas eu le courage de le faire lui-même, aussi il a envoyé un sous-fifre. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Vous croyez honnêtement que je laisserais Martha apprendre de quoi je suis capable !
La meurtrière tortionnaire était sincèrement abasourdie que j’aie pu mettre en doute ses capacités de mère.
— Elle l’apprendra tôt ou tard. Et je sais qu’elle se trouvait ici cette nuit-là. Elle a vu Georgie et Betty partir ensemble.
— Martha est partie voir une copine à Palm Spring environ une heure plus tard. Elle est restée absente toute la semaine qui a suivi. Emmett et Maddy savent. Martha ne sait rien. Et mon Dieu ! il ne faut pas qu’elle sache.
— Madame Sprague, savez-vous ce que vous…
— Je ne suis pas madame Sprague, je suis Ramona Upshaw Cathcart. Vous ne pouvez pas dire à Martha ce que j’ai fait, sinon elle me quittera. Elle a dit qu’elle voulait avoir son propre appartement, et il ne me reste plus beaucoup de temps !
Je tournai le dos au spectacle et fis le tour du salon, en me demandant ce que je devais faire. Je regardai les peintures et photos sur les murs : des générations de Sprague vêtus de leur kilt, des Cathcart qui coupaient le ruban sur fond d’orangers et de terrains vagues mûrs pour la construction immobilière. Il y avait la petite Ramona, fillette grassouillette, au corps comprimé dans un corset. Emmett tenant un enfant aux cheveux sombres, rayonnant. Une Ramona au regard vitreux tenant en équilibre la main au pinceau de Martha au-dessus d’un chevalet jouet. Mack Sennett et Emmett qui se faisaient l’un à l’autre des cornes de cocus. À l’arrière d’une photo de groupe d’Edendale, je crus reconnaître Georgie Tilden jeune – beau, au visage sans cicatrices.
Je sentis Ramona qui tremblait dans mon dos.
— Racontez-moi tout. Dites-moi pourquoi.
Ramona s’assit sur un divan et parla pendant trois heures, d’une voix parfois furieuse, parfois triste, parfois brutalement détachée de ce qu’elle disait. A côté d’elle, il y avait une table couverte de minuscules figurines de céramique ; ses mains ne cessèrent pas un instant d’en jouer. Je tournai le long des murs, en regardant les photos de famille et je sentis qu’elles se fondaient dans son récit.
Elle avait rencontré Emmett et Georgie en 1921, alors qu’ils n’étaient que des immigrants écossais en quête de fortune à Hollywood. Elle haïssait Emmett parce qu’il traitait Georgie comme un laquais – et elle se haïssait elle-même pour ne pas oser lui en faire la remarque. Elle ne lui en fit pas la remarque parce que Emmett voulait l’épouser – elle savait pourquoi, pour l’argent de son père – et elle n’était qu’une femme au physique ingrat, sans beaucoup de chances de se trouver un mari.
Emmett la demanda en mariage. Elle accepta et s’installa dans sa vie d’épouse aux côtés du jeune entrepreneur impitoyable, en passe de devenir un géant de l’immobilier. Qu’elle apprit petit à petit à haïr. Qu’elle combattit de manière passive en accumulant des renseignements.
Georgie vivait dans l’appartement au-dessus du garage les premières années de leur mariage. Elle apprit qu’il aimait le contact de la chair morte, et qu’Emmett se répandait en injures contre lui pour cette raison. Elle se mit à empoisonner les chats errants qui piétinaient ses plates-bandes et à les abandonner sur le pas de la porte de Georgie. Lorsque Emmett repoussa avec mépris son désir d’avoir un enfant de lui, elle alla vers Georgie et le séduisit, exaltant à l’idée qu’elle avait le pouvoir de l’exciter avec quelque chose de vivant – ce corps gras qu’Emmett tournait en dérision et dont il ne prenait son dû qu’à ses moments perdus.
Leur liaison fut brève, mais eut pour résultat un enfant – Madeleine. Elle vécut dans la terreur d’une ressemblance avec Georgie, qui se précisait de jour en jour, et se mit à prendre les opiacés que lui prescrivait le médecin. Deux ans plus tard, naquit Martha, fille d’Emmett. Ce fut comme une trahison à l’égard de Georgie – et elle se remit à empoisonner les chats pour lui. Emmett la surprit un jour en flagrant délit ; il la battit pour avoir pris une part active à « la perversion de Georgie ».
Lorsqu’elle confessa à Georgie qu’Emmett l’avait battue, il lui dit comment il avait sauvé la vie d’Emmett le lâche pendant la guerre – révélant au grand jour le mensonge d’Emmett dans la version que ce dernier avait faite de l’événement : c’était lui qui avait sauvé Georgie. Elle commença alors à organiser ses petites représentations – sa manière à elle de se venger d’Emmett de manière symbolique et sous des formes tellement subtiles que jamais il ne saurait qu’il s’y faisait rosser.
Madeleine s’attacha à Emmett. C’était elle, l’enfant adorable, et Emmett l’aimait à la folie. Martha devint la petite fille à sa maman – bien qu’elle fût le portrait craché d’Emmett. Emmett et Madeleine dédaignaient Martha le petit boudin, la petite pleurnicharde ; Ramona la protégeait, lui enseignant le dessin, la mettant au lit tous les soirs en lui recommandant de ne pas haïr ni sa sœur, ni son père, même si c’était le cas. Protéger Martha et lui enseigner l’amour de l’art devinrent ses raisons de vivre, sa force au sein de ce mariage intolérable.
Lorsque Maddy eut onze ans, Emmett remarqua sa ressemblance avec Georgie, et taillada le visage de son vrai père au point qu’on ne puisse plus le reconnaître. Ramona tomba amoureuse de Georgie ; il se trouvait maintenant encore plus dépossédé d’attrait physique qu’elle-même – et elle sentit qu’une parité s’était établie entre eux.
Georgie repoussa ses avances persistantes. Elle tomba alors sur L’homme qui rit de Hugo et fut touchée par les Comprachicos et leurs victimes défigurées. Elle acheta la toile de Yannantuono et la garda cachée, pour s’en repaître en souvenir de Georgie à ses heures de liberté.
Lorsque Maddy arriva à l’adolescence, elle se mit à aimer les hommes et à partager tous les détails de ses rencontres avec Emmett, en le câlinant dans son propre lit. Martha se mit à faire des dessins obscènes de la sœur qu’elle haïssait, Ramona l’obligea à croquer des scènes pastorales pour empêcher sa haine de devenir incontrôlable. Pour se venger d’Emmett, elle mit en scène ses reconstitutions historiques longuement mûries ; en termes détournés, elles parlaient de sa lâcheté et de sa soif de possession. Des maisons de poupée qui s’écroulaient, et c’était les cabanes d’Emmett, bâties de bric et de broc qui s’effondraient pendant le tremblement de terre de 33 ; des enfants qui se cachaient sous des mannequins de magasin revêtus d’ersatz d’uniformes allemands et c’était Emmett, le trouillard. Nombre de parents trouvèrent les saynètes dérangeantes et interdirent à leurs enfants de jouer avec les filles Sprague. C’est aux environs de cette période que Georgie dériva de leurs existences, avec ses travaux de jardin et ses collectes d’ordures pour aller vivre dans les maisons abandonnées d’Emmett.
Le temps passa. Elle mit toute son énergie à s’occuper de Martha, lui enjoignant de terminer ses études au lycée très vite, allouant des subsides importants à l’Institut d’art Otis afin qu’elle puisse bénéficier d’un traitement de faveur. Martha réussit à merveille et y excella, Ramona vécut par le biais de ses réussites, toujours entre deux sédatifs, la tête souvent pleine de Georgie – il lui manquait, elle le voulait.
Puis, à l’automne 46, Georgie réapparut. Elle le surprit en train d’exposer ses exigences de maître chanteur à Emmett : « Lui donner » la fille du film porno, ou courir le risque de voir exposée au grand jour une bonne partie du passé et du présent sordides de la famille.
Elle devint d’une jalousie effroyable et pleine de haine à l’égard de « cette fille » et lorsque Elizabeth Short fit son apparition chez les Sprague le 12 janvier 1947, elle explosa de rage. « Cette fille » ressemblait tant à Madeleine qu’il lui semblait qu’on était en train de lui faire la plus cruelle des farces. Lorsque Elizabeth et Georgie partirent dans le camion de ce dernier, elle vit que Martha était montée dans sa chambre pour faire ses bagages en vue de son voyage à Palm Springs. Elle lui laissa un mot sur sa porte en guise d’au revoir, en lui disant qu’elle se couchait. Puis elle demanda négligemment à Emmett l’endroit où « cette fille » et Georgie étaient allés.
Il lui répondit qu’il avait entendu Georgie faire état d’une de ses maisons abandonnées sur les hauteurs au nord de Beachwood. Elle sortit par la porte de derrière, sauta dans la Packard libre, fonça vers les Terres d’Hollywood et attendit. Georgie et la fille arrivèrent dans le parc, au pied du Mont Lee, quelques minutes plus tard. Elle les suivit à pied jusqu’à la baraque dans les bois. Ils pénétrèrent à l’intérieur et elle vit une lampe s’allumer qui projeta ses reflets sur un objet de bois brillant appuyé contre le tronc d’un arbre – une batte de baseball. Lorsqu’elle entendit la fille glousser : « Vos cicatrices, c’est à la guerre que vous les avez eues ? » elle franchit la porte, batte la première.
Elizabeth Short essaya de s’enfuir. Elle l’assomma et obligea Georgie à la déshabiller, la bâillonner et l’attacher au matelas. Elle lui promit qu’il aurait des morceaux de la fille et qu’il pourrait les garder pour toujours. Elle sortit de son sac un exemplaire de L’homme qui rit et commença à en lire des passages à haute voix, en jetant de temps à autre un regard à la fille écartelée. Puis elle la taillada, la brûla, la frappa de sa batte tout en prenant des notes sur le calepin qu’elle emportait toujours avec elle, lorsque la fille s’évanouissait sous la douleur. Georgie observait, et ils déclamèrent ensemble les chants des Comprachicos. Après deux journées entières, elle entailla la bouche d’Elizabeth Short d’une oreille à l’autre, tout comme Gwynplain, pour ne plus la haïr une fois qu’elle serait morte. Georgie sectionna le corps en deux parties, lava les deux moitiés dans le ruisseau qui courait à l’extérieur de la cabane et les transporta jusqu’à la voiture de Ramona. Tard dans la nuit, ils roulèrent jusqu’à la 39e et Norton – un terrain vague dont Georgie avait la charge pour la municipalité. Ils y abandonnèrent Elizabeth Short qui devint ainsi le Dahlia Noir, puis elle reconduisit Georgie jusqu’à son camion avant de retourner auprès d’Emmett et de Madeleine, à qui elle déclara qu’ils découvriraient toujours assez tôt où elle était allée et qu’au bout du compte ils respecteraient sa volonté. En geste de purgatoire, elle vendit sa toile de Gwynplain à l’amateur d’art éclairé Eldridge Chambers, toujours à l’affût d’une bonne affaire, qui habitait quelques maisons plus bas – elle retira même un bénéfice de la transaction. Ce fut ensuite des jours et des semaines d’horreur dans la crainte que Martha ne découvre tout et ne la haïsse – du laudanum et encore du laudanum, de la codéine et des somnifères pour essayer d’oublier.
***
Je regardais une rangée de publicités parues dans des revues, toutes encadrées – les créations de Martha récompensées par des prix –, lorsque Ramona s’arrêta de parler. Le silence me parut discordant, son récit tournait et retournait dans ma tête, allant et revenant par bribes. La pièce était fraîche – mais j’étais trempé de sueur.
Le premier prix de Martha en 1948, décerné par l’Académie des Publicitaires, représentait un beau gars en costume à rayures qui se promenait sur la plage en reluquant un superbe morceau de blonde qui bronzait. Il était si peu présent à tout ce qui l’entourait qu’il était sur le point de se faire doucher par une grosse vague. L’encart au sommet de la page disait : « Pas de problème ! Son ultra-léger de chez Hart, Shaffner et Harx séchera sans un faux pli – et il pourra le porter ce soir pour lui faire du charme au club ! » La nana était longiligne et superbement carrossée. Elle avait les traits de Martha en plus doux et plus jolis. La résidence des Sprague était en arrière-plan, entourée de palmiers.
Ramona rompit le silence.
— Qu’allez-vous faire ?
— Je ne sais pas.
Je n’arrivais pas à la regarder en face.
— Martha ne doit pas savoir.
— Vous me l’avez déjà dit.
Le mec de l’affiche commençait à ressembler à un Emmett idéalisé – l’Écossais vu comme un des mignons d’Hollywood. Je lançai la seule question digne d’un flic que le récit de Ramona pouvait susciter :
— À l’automne 46, quelqu’un jetait des chats morts dans les cimetières d’Hollywood. C’était vous ?
— Oui, c’était moi. J’étais tellement jalouse d’elle à cette époque, je voulais simplement que Georgie sache qu’il comptait encore pour moi. Qu’allez-vous faire ?
— Je ne sais pas. Remontez dans votre chambre, Ramona. Laissez-moi seul.
J’entendis des bruits de pas légers qui quittaient la pièce, puis des sanglots, puis plus rien. Je songeai à la famille unie, qui faisait front pour sauver Ramona, à son arrestation qui réduirait à néant ma carrière de policier sous les accusations de détournement de preuves et d’obstruction à la justice. L’argent des Sprague lui éviterait la chambre à gaz, mais elle se ferait dévorer vivante à Atascadero ou dans une prison de femmes jusqu’à ce que le lupus s’empare d’elle ; Martha serait ravagée par la maladie, Emmett et Madeleine auraient toujours la compagnie l’un de l’autre – leur escamotage de preuves ou leur obstruction à la justice seraient des accusations trop légères pour qu’on les en poursuive. Si je faisais tomber Ramona, en tant que policier je ne serais plus qu’un petit tas de merde ; si je la laissais partir, c’en était fini de moi en tant qu’homme et, dans un cas comme dans l’autre, Emmett et Madeleine s’en sortiraient – ensemble.
Aussi l’attaque, brevetée Bucky Bleichert, se retrouvait bloquée, dans une impasse totale, au milieu d’une grande pièce cossue aux murs chargés d’icônes d’ancêtres. Je fouillai les grandes caisses sur le sol – visas de sortie des Sprague si le conseil municipal montait sur ses ergots – et vis les robes de cocktail bon marché ainsi que le carnet de croquis couvert de visages de femmes, sans doute Martha croquant ses alter ego afin de les placarder sur des affiches qui allaient vanter les mérites d’une pâte dentifrice, d’un produit de beauté ou de flocons de céréales. Peut-être même serait-elle l’instigatrice d’une campagne publicitaire pour faire relâcher Ramona de Tehachapi. Peut-être que sans Manman la tortionnaire, elle n’aurait plus assez de tripes pour continuer à travailler.
Je quittai la résidence et tuai le temps à faire la tournée des lieux lointains de mon passé. Je passai à la maison de repos – mon père ne me reconnut pas mais me donna l’impression d’être plein d’une énergie malveillante. Lincoln Heights regorgeait de nouvelles maisons – des turnes en préfa qui n’attendaient que leurs locataires – « Pas de dépôt comptant » pour les G.Is. Le Legion Hall d’Eagle Rock portait toujours son affiche qui faisait du battage pour le combat de boxe du vendredi soir, et ma ronde de l’époque où j’étais à Central, c’était toujours les mêmes poivrots, les mêmes gogos et leurs canards à sensations, les mêmes hurleurs qui prêchaient Jésus. Au crépuscule, j’abandonnai : une dernière tentative avec la fille de riche avant que je ne fasse tomber sa maman ; ma dernière occasion de lui demander pourquoi elle continuait à jouer au Dahlia alors qu’elle savait très bien que je ne la toucherais plus jamais.
J’allai en voiture jusqu’à la 8e Rue et ses alignements de bars, me garai à l’angle d’Irolo et attendis, un œil sur l’entrée du Zimba Room. J’espérais que la mallette que j’avais vue dans la main de Madeleine ne signifiait pas son intention de partir en voyage ; j’espérais que ma rôdeuse en Dahlia allait remettre ça, que sa sortie deux nuits auparavant n’était pas qu’un ballon d’essai.
Je restai là à contempler les piétons : militaires, picoleurs en costume de ville, simples habitants du quartier qui faisaient le va-et-vient dans la gargote d’à côté. Je songeai à laisser tomber, mais je pris peur à l’idée de ce qui m’attendait à l’étape suivante – Ramona – et je m’y collai jusqu’au bout. Juste après minuit, la Packard de Madeleine s’arrêta. Elle sortit – la mallette à la main, elle, Madeleine, et non Elizabeth Short.
Je sursautai et la regardai pénétrer dans le restaurant. Quinze minutes s’écoulèrent lentement. Puis elle sortit en se pavanant, Dahlia Noir jusqu’au bout des ongles. Elle balança sa mallette sur la banquette arrière de la Packard et rentra dans le Zimba Room. Je lui laissai une minute d’avance avant de m’approcher et de jeter un œil par l’embrasure de la porte. Le barman servait un groupe réduit au minimum de militaires à bananes ; les banquettes à rayures noires et blanches étaient vides. Madeleine buvait seule. Deux soldats se pomponnaient quelques tabourets plus loin, s’apprêtant à faire le grand saut. Ils lancèrent leur attaque à une demi-seconde d’intervalle. Le troquet était trop désert pour que je puisse assurer ma surveillance de l’intérieur ; je battis en retraite vers la voiture.
Madeleine et un premier lieutenant en uniforme kaki sortirent environ une heure plus tard. Fidèle à son ancienne manière d’opérer, elle monta avec lui dans la Packard et ils tournèrent au coin de la rue en direction du motel de la 9e et d’Irolo. J’étais juste derrière eux.
Madeleine se gara et se dirigea vers la petite guérite du propriétaire pour la clé ; le soldat attendit à la porte de la chambre 12. La frustration me fit penser à la K.M.P.C. plein tube, aux stores vénitiens tirés jusqu’en bas. Puis Madeleine quitta le bureau, appela le lieutenant et lui indiqua un bâtiment différent de l’autre côté de la cour. Il haussa les épaules et s’y dirigea ; Madeleine le rejoignit et ouvrit la porte. La lumière s’alluma à l’intérieur, puis s’éteignit.
Je leur donnai dix minutes, puis je m’approchai du bungalow, résigné d’avance à l’idée de devoir me contenter de standards de big bands et d’obscurité. Des gémissements venaient de l’intérieur, sans accompagnement musical. Je vis que l’unique fenêtre était ouverte à moitié, coincée par la peinture qui avait séché dans les feuillures. Je m’abritai contre une treille envahie de plantes grimpantes, m’accroupis et me mis à l’écoute.
Des gémissements plus forts, des ressorts de matelas qui grincent, des grognements masculins. Les cris amoureux de Madeleine se firent plus fiévreux – du grand théâtre, la voix plus soprano que lorsque c’était avec moi. Le soldat gémit plus fort, les bruits s’atténuèrent, avant que ne jaillisse la voix de Madeleine, à l’accent emprunté :
— J’aimerais bien qu’il y ait la radio. Chez moi, tous les motels en avaient. Les postes étaient verrouillés et ils marchaient avec des pièces, mais, au moins, il y avait de la musique.
Réponse du soldat qui essayait de reprendre haleine.
— On m’a dit que Boston était une jolie ville.
Je réussis à situer l’origine du faux accent de Madeleine : milieu ouvrier de Nouvelle-Angleterre, tout à fait la manière dont Betty Short était censée parler.
— Medford, c’est pas joli, mais pas joli du tout. Je n’ai eu qu’une succession de boulots dégoûtants : serveuse, ouvreuse de cinéma, documentaliste dans une usine. Voilà pourquoi je suis venue en Californie pour chercher fortune. Tellement Medford était détestable.
Les « A » de Madeleine s’écrasaient de plus en plus ; elle parlait maintenant comme un gavroche de Boston.
— Tu es venue ici pendant la guerre ? demanda l’homme.
— Uh-Uh. J’ai trouvé du travail au Camp Cooke P.X. Et là, un soldat m’a battue et puis, il y a eu cet homme riche, un entrepreneur dont les ouvrages ont été récompensés, il m’a sauvée. C’est mon beau-père par alliance aujourd’hui. Il me laisse aller avec qui je veux pourvu que je rentre à la maison pour le retrouver. C’est lui qui m’a acheté ma belle petite voiture blanche et toutes mes belles robes noires, et, quand je rentre, il me masse le dos parce que c’est pas mon vrai papa.
— C’est le genre de papa que tout le monde devrait avoir. Le mien, il m’a offert une bicyclette un jour et il m’a filé deux sacs pour que je me fabrique une caisse à savon afin de participer à une course. Mais il ne m’a jamais acheté de Packard, ça, j’en suis sûr et certain. Tu t’es vraiment trouvé un sacré papa gâteau, Betty.
Toujours à genoux, je me baissai encore pour regarder au bas de la fenêtre, à travers la fente ; je ne pus voir que des formes sombres sur un lit au milieu de la chambre. Madeleine/Betty dit :
— Il arrive que mon beau-papa, il n’aime pas mes petits amis. Il n’en fait jamais un drame, parce que c’est pas mon vrai papa et parce que je le laisse me masser le dos. Il y en a eu un, un policier. Mon beau-papa, il a dit comme ça que c’était quelqu’un qui ne savait pas ce qu’il voulait, avec des tendances vicieuses.
« Je ne l’ai pas cru, parce que le garçon en question, il était grand et fort, et il avait aussi des dents de lapin à croquer. Il a essayé de me faire du mal, mais papa, il lui a rabattu son caquet. Papa sait comment il faut traiter les gens qui n’ont pas de cran et qui flairent le pognon en essayant de faire du mal aux gentilles filles. Mon papa, c’était un grand héros pendant la Première Guerre mondiale et le policier, lui, s’était planqué pour ne pas faire son service.
L’accent de Madeleine était de moins en moins net, il se transformait en une autre voix, grave et gutturale. Je m’armai de courage dans l’attente de nouvelles paroles cinglantes ; le soldat dit :
— Les planqués, il faudrait les déporter en Russie ou les fusiller. Non, le peloton, c’est encore trop gentil. Il faudrait les pendre par euh… vous voyez ce que je veux dire, ça, oui.
Et la voix de Madeleine, maintenant un vibrato rauque au parfait accent mexicain :
— Ouna hache, c’est mieux, no ? Le policier, il a un collègue. Il rend à moi des pitits services, si – des pitits mots j’aurais pas dou laisser pour ouna fille pas très bienne. Le collègue, y frappe mon papa et y s’enfouit au Mecique. Yé fais dessins de figoura pour préparer déguisement et y achète robe bon marché. Yé paye détective pour lé trouver, et yé youe ma 'tite pièce. Y y vais à Ensenada aut’personne. Yé m’habille avec robe bon marché, dis yé souis ouna mendianté et frappe à la porte de loui. « Gringo, Gringo, yé besoin argent. » Il tourné son dos, yé attrape ouna hache et yé l’abats. Yé prends l’argent il volé à papa. Soixante et onze mille dollarès yé ramène à la maison.
— Dis donc, c’est quoi, cette plaisanterie ? baragouina le soldat.
Je sortis mon .38 et relevai le chien. Madeleine en « riche femme Mex » selon les termes de Milt Dolphine, passa à l’espagnol avec un flot d’obscénités de sa voix rauque. Je visai à travers la fente de la fenêtre ; la lumière s’alluma à l’intérieur ; le petit chéri qui se démenait à enfiler son uniforme m’empêcha de tirer sur la meurtrière. Je vis Lee dans sa fosse de sable, avec les vers lui grouillant dans les yeux.
Le soldat déverrouilla la porte, à demi vêtu. Madeleine qui enfilait sa robe noire collante faisait une cible facile. Je la mis en joue ; un dernier éclair de sa nudité me fit vider le revolver en l’air. J’enfonçai la fenêtre d’un coup de pied.
Madeleine me regarda enjamber le rebord de la fenêtre. Aucunement ébranlée par les coups de feu et les éclats de verre, elle se mit à parler, d’une voix douce de circonstance.
— Elle représentait pour moi la seule chose qui eût quelque réalité, et il fallait que je parle d’elle aux autres. Comparée à elle, je me sentais tellement empruntée. Chez elle, c’était sa nature, moi, je n’étais qu’un imposteur. Et elle a été nôtre, chéri. C’est par toi que je l’ai retrouvée. Et c’est grâce à elle, que c’était si bon nous deux. Elle était nôtre…
Je dérangeai la coiffure du Dahlia dont Madeleine s’était apprêtée, qu’elle ne ressemble plus qu’à une quelconque pouffiasse vêtue de noir ; je lui mis les menottes, poignets dans le dos, et me vis moi-même dans la fosse de sable, à nourrir les vers comme mon équipier. Les sirènes firent leur apparition de toutes les directions ; des torches électriques éclairèrent la fenêtre brisée. Quelque part dans le Grand Néant, Lee Blanchard ressortit sa petite phrase de l’émeute aux zazous :
« Cherchez la femme, Bucky. N’oubliez pas ça. »