11

— Tu veux voir les films de boxe au Wiltern ce soir ? dit Lee. C’est des vieux bijoux qu’ils projettent – Dempsey, Ketchel, Grab. Qu’en dis-tu ?

Nous étions à des bureaux qui se faisaient face dans la salle de brigade d’University, le téléphone à portée de main. Les larbins de bureau qu’on avait affectés à l’affaire Short avaient eu leur dimanche de libre et c’était des flics de terrain réguliers qui se payaient la corvée, prendre note des tuyaux, puis rédiger une évaluation du correspondant avant d’affecter à la Division d’inspecteurs la plus proche, la tâche d’assurer le suivi s’il y en avait un. Ça faisait une heure qu’on y était, sans interruption, la phrase de Kay « tu manques de tripes » suspendue entre nos deux têtes. Je regardai Lee et vis que ses pupilles commençaient à se rétrécir, signe qu’il venait de se payer une dose toute fraîche de Benzie.

— C’est impossible, dis-je.

— Et pourquoi ?

— J’ai un rencard.

— Ouais, dit Lee avec un rictus-tic. C’est qui ?

— T’as recollé les morceaux avec Kay ? dis-je pour changer de sujet.

— Ouais, j’ai loué une piaule pour tous mes trucs. A l’hôtel El Nido, Santa Monica et Wilcox. Neuf sacs la semaine, de la gnognote, si ça la rassure.

— De Witt sort demain, Lee. Je crois que je vais le passer à la casserole et peut-être demander à Vogel et Kœnig de le faire à ma place.

Lee donna un coup de pied dans la poubelle. Des liasses de papiers et des tasses à café vides voltigèrent ; des têtes se levèrent des autres bureaux. Puis son téléphone sonna.

Lee décrocha : « Criminelle. Sergent Blanchard à l’appareil. »

Je regardai mes petits papiers d’affectation ; Lee écoutait son correspondant. Mercredi, l’heure de donner au Dahlia son baiser d’adieu, vint se préciser comme s’il restait une éternité à attendre, et je me demandai s’il faudrait le dissuader de continuer la benzédrine. Madeleine surgit dans ma mémoire – pour la dix millième fois depuis qu’elle avait dit : « Je ferai ça avec vous pour que mon nom ne figure pas dans les journaux. » Ça faisait un long moment que Lee était à son coup de fil sans placer un commentaire ou une question. Je commençai à souhaiter que mon téléphone se mette à sonner pour faire disparaître Madeleine de mon esprit.

Lee reposa le combiné.

— Quelque chose d’intéressant ? dis-je.

— Un fêlé de plus. C’est qui, ton rencard ce soir ?

— Une fille du coin.

— Mignonne ?

— Une perle. Collègue, si je te retrouve défoncé après mardi prochain, ça va être la revanche Bleichert – Blanchard.

Lee me refit son rictus d’extra-terrestre.

— C’est Blanchard-Bleichert, et tu perdrais à nouveau. Je vais me prendre un café. T’en veux ?

— Noir, sans sucre.

— Ça vient.

 

***

 

Je localisai un total de quarante-six coups de fil, dont la moitié étaient raisonnablement cohérents. Lee décarra au début de l’après-midi, et Ellis Lœw me colla le boulot de taper le dernier compte rendu de Russ Millard. On y disait que Red Manley avait été rendu à sa femme après avoir passé avec succès les tests du détecteur de mensonges et du Pentothal, et que la lecture des lettres d’amour de Betty Short était terminée. Un certain nombre de ses chéris avait été identifiés et innocentés, de même que la plupart des mecs qui apparaissaient sur ses photos. On continuait l’identification des types restants, et la police militaire de Camp Cooke avait appelé pour nous informer que le soldat qui avait flanqué une rouste à Betty en 43 avait été tué lors du débarquement en Normandie. Quant aux nombreux mariages et fiançailles de Betty, une vérification des registres de quarante-huit États avait révélé qu’aucune licence de mariage n’avait été délivrée à son nom.

Après ça, le compte rendu ne comportait que des éléments négatifs. Les numéros de plaques que Lee avait repérés de la fenêtre du baisodrome de Nash avaient donné peau de balle ; plus de trois cents coups de fil par jour bloquaient les standards du L.A.P.D. et des services du shérif, pour dire que le Dahlia avait été vu. Jusqu’à présent, on comptait quatre-vingt-treize pseudo-confessions parmi lesquelles quatre cinglés sérieusement atteints et sans alibis, qu’on retenait à la prison du tribunal dans l’attente d’une évolution psychiatrique et un probable transfert vers Camarillo. Les interrogatoires sur le terrain continuaient bon train – cent quatre-vingt-dix hommes à plein temps travaillaient sur l’affaire. Le seul rayon d’espoir était le résultat de mes interrogatoires du 17-1 : Linda Martin/Lorna Martilkova avait été repérée dans deux bars à cocktails d’Encino, et on mettait le paquet dans ce coin-là pour l’alpaguer. Je terminai ma corvée de frappe, certain qu’on ne trouverait jamais l’assassin d’Elizabeth Short, et j’engageai mon argent dessus – deux billets de dix sacs sur « Non résolu – 2 contre 1 », sur la feuille de paris de la brigade.

 

Je sonnai à l’hôtel particulier des Sprague à 8 heures précises. J’avais revêtu ma meilleure tenue – blazer bleu, chemise blanche et pantalon de flanelle grise – et me pariai à moi-même que j’avais été stupide de vouloir me fondre dans l’environnement : les fringues, je les enlèverais aussitôt que Madeleine serait chez moi. Les dix heures passées au téléphone me collaient à la peau malgré la douche que j’avais prise au poste. Je me sentais encore moins à ma place que je n’aurais dû et mon oreille gauche résonnait encore douloureusement des flots de paroles sur le Dahlia.

Madeleine ouvrit la porte, un super morceau en jupe et chandail de cachemire moulant. Elle passa la revue de détail, me prit par la main et dit :

— Écoutez, je déteste vous jouer ce sale tour, mais Papa a entendu parler de vous. Il a insisté pour que vous restiez à dîner. Je lui ai dit que nous nous étions rencontrés à cette exposition de peinture, à la librairie Stanley Rose et s’il faut que vous tiriez les vers du nez de tout le monde à propos de mon alibi, essayez de faire ça en finesse. D’accord ?

— Sans problème, dis-je.

Je laissai Madeleine glisser son bras sous le mien pour me conduire dans la maison. Le salon d’entrée devait à l’Espagne ce que l’extérieur de la résidence devait aux Tudor : tapisseries et épées de fer forgé entrecroisées sur des murs crépis de blanc, tapis persans épais sur le plancher de bois ciré. Le salon donnait sur un gigantesque séjour à l’atmosphère de club pour hommes – chaises de cuir vert disposées autour de tables basses et fauteuils profonds ; une énorme cheminée de pierre ; de petits tapis orientaux, multicolores, placés selon des angles variés, de manière à ne laisser apparaître en bordure qu’un peu de plancher de chêne.

Les murs étaient lambrissés de merisier et mettaient en scène des vues en sépia de la famille et de ses ancêtres.

Je remarquai un épagneul naturalisé qui se tenait près de la cheminée, avec dans la gueule un journal roulé et tout jauni. Madeleine dit :

— Ça, c’est Balto. Le journal, c’est le L.A. Times du 1er août 1926. C’est le jour où Papa a appris qu’il était millionnaire pour la première fois. Balto était notre chien à l’époque. Le comptable de Papa l’a appelé et a dit : « Emmett, vous êtes millionnaire ! » Daddy était en train de nettoyer ses pistolets, et Balto est arrivé avec le journal dans la gueule. Papa a voulu consacrer ce moment, aussi, il l’a abattu. Si vous regardez de près vous verrez l’orifice de la balle dans la poitrine. Retenez votre souffle, mon joli. Voici la famille.

La mâchoire un peu tombante, je laissai Madeleine me conduire dans un petit salon. Les murs étaient couverts de photographies encadrées ; l’espace au sol était occupé par les trois autres Sprague de la famille dans leurs fauteuils assortis. Ils levèrent les yeux comme un seul homme, personne ne se leva. Souriant, en évitant de montrer mes dents, je dis « Bonjour ». Madeleine fit les présentations pendant que je béais stupidement devant cette nature morte familiale.

— Bucky Bleichert, puis-je vous présenter ma famille ? Ma mère Ramona Cathcart Sprague. Mon père, Emmett Sprague. Ma sœur, Martha McConville Sprague.

La nature morte reprit un semblant de vie, quelques signes de tête et quelques sourires. Puis Emmett Sprague, rayonnant, se leva et me tendit la main.

— C’est un plaisir de vous rencontrer, monsieur Sprague, dis-je en lui serrant la main, le jaugeant du regard pendant qu’il me jaugeait lui-même.

Le patriarche était petit avec du coffre, un visage buriné brûlé de soleil et une chevelure toute blanche qui avait dû être blonde jadis. Je lui donnai dans la cinquantaine et sa poignée de main avait la fermeté de quelqu’un qui a beaucoup travaillé en force. Sa voix tranchante était écossaise, sans le grasseyement épais de l’imitation de Madeleine.

— Je vous ai vu combattre Mondo Sanchez. Vous lui avez fichu une vraie déculottée. On aurait dit un nouveau Billy Conn.

Je songeai à Sanchez, un nullard de poids moyen gonflé que j’avais combattu parce que mon manager voulait me bâtir la réputation de grand descendeur de Mexicains.

— Merci, monsieur Sprague.

— C’est moi qui vous remercie pour nous avoir offert un spectacle d’une telle classe. Mondo était un bon boxeur, lui aussi. Qu’est-ce qu’il est devenu ?

— Il est mort d’une overdose d’héroïne.

— Dieu lui pardonne. C’est triste qu’il ne soit pas mort sur le ring, ça aurait épargné à sa famille beaucoup de chagrin. En parlant de famille, venez serrer la main au reste de la compagnie.

Martha Sprague se leva sur commande. Elle était petite, dodue et blonde, et ressemblait sur beaucoup de points à son père ; les yeux étaient d’un bleu si clair qu’on aurait dit qu’elle les envoyait à la blanchisserie pour les délaver, et le cou chargé d’acné à vif d’avoir été trop gratté. Elle offrait l’image d’une adolescente qui n’aurait jamais perdu ses rondeurs de petite fille pour devenir une beauté à l’âge adulte. Je serrai sa main ferme et je me sentis triste pour elle ; elle saisit ce que je pensais sans l’ombre d’une hésitation. Elle m’incendia de ses yeux pâles tout en dégageant sa petite paluche de la mienne.

Ramona Sprague était la seule des trois qui ressemblât à Madeleine ; sans elle, j’aurais pu croire que ma petite fille de riche était une enfant adoptée. Elle possédait la même chevelure sombre et luisante, la même peau que Madeleine mais dans une version adaptée, proche de la cinquantaine ; elle n’avait pourtant rien d’attirant. Elle était grasse, le visage chargé de bajoues, le maquillage des pommettes et le rouge à lèvres légèrement décentrés, ce qui lui donnait l’air d’être bizarrement de travers. Je lui pris la main et elle me dit :

— Madeleine m’a dit tant de choses gentilles sur vous, en bousculant légèrement ses mots.

Son haleine ne sentait pas l’alcool ; je me demandai si elle ne donnait pas dans le shoot pharmaceutique.

— Papa, pourrait-on dîner ? dit Madeleine dans un soupir. Bucky et moi, nous voudrions aller au spectacle de 9 h 30.

Emmett Sprague me donna une claque dans le dos.

— J’obéis toujours à mon aînée. Bucky, vous voudrez bien nous distraire de quelques anecdotes de policier et de boxeur ?

— Entre les bouchées seulement, dis-je.

Il m’asséna une nouvelle claque, plus fort cette fois.

— Je peux vous dire en tout cas que vous n’en avez pas trop pris dans la cabèche. On dirait Fred Allen. Debout, la famille. Le dîner est servi.

Nous nous dirigeâmes en file indienne vers une vaste salle à manger lambrissée. La table, au milieu, était petite, avec cinq couverts déjà mis. Un chariot de service était placé près de la porte, laissant échapper un fumet inimitable de chou et de bœuf en boîte.

— Une nourriture solide, ça vous fait des gens solides, dit le vieux Sprague, la haute cuisine[38], ça vous fait des dégénérés. Tapez dedans, mon garçon. La bonne va tous les dimanches à ses soirées de renaissance vaudou, c’est pourquoi il n’y a personne ici, nous sommes entre bons Blancs.

J’attrapai une assiette que je remplis de nourriture. Martha Sprague servit le vin et Madeleine se prit de petites portions de chaque plat et s’assit à la table en me faisant signe de m’asseoir à ses côtés. C’est ce que je fis, et Martha annonça à la cantonade :

— Je veux m’asseoir en face de M. Bleichert pour pouvoir le dessiner.

Emmett accrocha mon regard et me fit un clin d’œil.

— Bucky, vous êtes bon pour une caricature féroce. Le crayon de Martha ne faiblit jamais. Elle n’a que dix-neuf ans, et c’est déjà une graphiste de publicité grassement payée. Maddy, c’est ma jolie, mais Martha, c’est mon petit génie.

Martha tiqua d’une grimace. Elle plaça son assiette juste en face de moi et prit place, disposant sur sa serviette un crayon et un petit bloc à dessin. Ramona Sprague prit le siège voisin et lui tapota le bras ; Emmett, debout près de sa chaise à la place d’honneur, proposa un toast.

— Aux nouveaux amis, à notre prospérité et à ce grand sport qu’est la boxe.

— Amen, dis-je.

Je portai ma fourchette garnie d’une tranche de bœuf à la bouche et me mis à mâchonner. C’était gras et sec, mais je fis bonne figure et dis :

— C’est délicieux.

Ramona Sprague me lança un regard vide. Emmett dit :

— Lacey, notre bonne, croit au vaudou. Quelque variation chrétienne du rite d’origine. Elle a probablement jeté un sort à une vache et fait un pacte avec le Jésus nègre pour que la bête soit succulente. En parlant de nos frères de couleur, qu’est-ce que ça vous a fait d’abattre ces deux métèques, Bucky ?

— Faites-lui plaisir, me murmura Madeleine.

Emmett entendit l’aparté et gloussa.

— C’est ça, mon garçon, faites-moi plaisir. En fait, il faudrait toujours faire plaisir aux vieux riches qui vont sur la soixantaine. Ils peuvent devenir séniles et vous confondre avec leurs héritiers.

Je ris, mettant mes dents bien en vue ; Martha prit son crayon pour les croquer.

— Ça ne m’a pas fait grand-chose. C’était eux ou nous.

— Et votre équipier ? Ce gars blond que vous avez combattu l’année dernière ?

— Lee a eu plus de mal à l’encaisser que moi.

— Les blonds, c’est toujours trop sensible, dit Emmett. J’en suis un et je sais de quoi je parle. Dieu merci, j’ai deux brunes dans la famille qui nous donnent le sens des réalités. Maddy et Ramona ont cette ténacité de bulldog qui nous manque, à Martha et à moi.

Seule la nourriture que je mâchonnais m’empêcha d’éclater d’un rire tonitruant. Je songeai à la raclure de bidet complètement pourrie que j’allais me sauter un peu plus tard dans la soirée et à sa mère qui souriait bêtement de l’autre côté de la table. L’envie de rire se fit de plus en plus forte. Finalement, j’avalai ma bouchée, fis un renvoi au lieu d’exploser et levai mon verre.

— À vous, monsieur Sprague. Pour m’avoir fait rire pour la première fois depuis une semaine.

Ramona me lança un regard dégoûté, Martha se concentra sur son travail d’artiste. Madeleine me fit du pied sous la table et Emmett me rendit mon toast.

— La semaine a été dure, mon gars ?

— Pire que ça, dis-je en riant. J’ai été détaché à la Criminelle pour travailler sur le Dahlia Noir. On m’a supprimé mes jours de congé, mon collègue est complètement obsédé par la chose, et on s’est payé des cinglés comme s’il en pleuvait. Il y a deux cents flics qui travaillent sur une affaire unique. C’est absurde.

— C’est tragique, voilà ce que c’est, dit Emmett. Quelle est votre théorie, mon gars ? De toutes les créatures de Dieu, qui a pu faire une chose pareille à un autre être humain ?

Je savais que la famille n’était pas au courant du mince fil qui reliait Madeleine à Betty Short, et je décidai de ne pas insister pour son alibi.

— Je crois que c’est le résultat du hasard. La fille Short était ce qu’on pourrait appeler une fille facile. C’était une affabulatrice consommée avec une bonne centaine de petits amis. Si nous attrapons le tueur, ce sera un coup de bol.

— Dieu lui pardonne, dit Emmett. J’espère que vous l’attraperez et j’espère qu’on lui préparera un rencard de choix dans la petite chambre verte de San Quentin.

Madeleine fit courir ses orteils le long de ma jambe et fit la moue.

— Papa, tu monopolises la conversation et tu lui fais payer son repas pour de bon, à Bucky, avec toutes tes questions.

— Veux-tu que je m’acquitte du mien, ma fille ? Même si c’est moi qui fais bouillir la marmite ?

Le vieux Sprague était furieux – ça se voyait à la rougeur qui lui montait aux pommettes et à la manière dont il attaquait son bœuf en boîte. J’étais curieux de cet homme et je dis :

— Quand êtes-vous arrivé aux États-Unis ?

Emmett se rengorgea.

— Je veux bien répondre à tous ceux qui sont prêts à écouter l’histoire de ma réussite. Bleichert, c’est quoi comme nom ? Hollandais ?

— Allemand, dis-je.

— Un grand peuple, le peuple allemand, dit Emmett en levant son verre. Hitler y est allé un peu fort, mais souvenez-vous de mes paroles : un jour, nous regretterons de ne pas avoir joint nos forces aux siennes pour combattre les Rouges. De quelle région d’Allemagne vient votre famille, mon gars ?

— Munich.

— Ah, München ! Ça m’étonne que votre famille soit partie. Si j’avais grandi à Édimbourg ou dans un autre lieu un peu civilisé, je porterais encore le kilt. Mais je viens d’Aberdeen l’affreuse et je suis arrivé en Amérique juste après la Première Guerre mondiale. J’ai tué beaucoup de vos braves compatriotes allemands pendant cette guerre-là, mon garçon. Mais eux essayaient de me tuer aussi. J’ai donc des excuses. Avez-vous vu Balto dans l’entrée ?

J’acquiesçai ; Madeleine grommela, Ramona Sprague tiqua et empala une pomme de terre.

— Mon vieux rêveur d’ami Georgie Tilden l’a naturalisé. Ce vieux rêveur de Georgie était un homme aux talents divers. On était ensemble dans un régiment écossais pendant la guerre, et je lui ai sauvé la vie quand un groupe de vos braves compatriotes allemands a pris la mouche et nous a chargés à la baïonnette. Georgie était tombé amoureux des petites images qui bougent, il adorait un bon spectacle de cinématographe. Nous sommes retournés à Aberdeen après l’armistice pour voir à quoi ressemblait une ville morte, et Georgie m’a persuadé de venir en Californie avec lui – il voulait travailler dans l’industrie du cinéma muet. Il n’avait jamais valu grand-chose quand je n’étais pas là pour le mener par le bout du nez. Je regardai autour d’Aberdeen, vis que ne m’y attendait qu’un destin de troisième ordre et dis : « Georgie, c’est d’accord, bon pour la Californie. Peut-être que nous ferons fortune. Sinon, nous échouerons là où le soleil brille toujours. »

Je songeai à mon vieux qui était venu en Amérique en 1908, la tête pleine de grands rêves – mais il avait épousé la première immigrante allemande qu’il avait rencontrée et s’était installé dans l’esclavage à appointements hebdomadaires à la Pacific Gas and Electric.

— Que s’est-il alors passé ?

Emmett Sprague frappa la table de sa fourchette.

— Je touche du bois, c’était le bon moment pour y débarquer. Hollywood n’était qu’une prairie à vaches, mais les films muets entraient dans leurs jours de gloire. Georgie trouva du travail comme éclairagiste, et je travaillai à construire des maisons, des maisons rudement bien, bien faites et bon marché. Je vivais sans toit et je remettais chaque sacré bon Dieu de centime de gagné dans l’affaire ; puis j’empruntai de l’argent à toutes les banques et à tous les usuriers qui y étaient disposés pour acheter des sacré bon Dieu de terrains bien placés – d’une sacré bon Dieu de qualité et bon marché. Georgie me présenta à Mack Sennett, et je l’aidai à construire des décors dans son studio d’Edendale, puis je le contactai pour un prêt pour acheter encore plus de terrains. Le vieux Mack savait reconnaître quelqu’un qui se faisait un nom, car il était en train de s’en faire un lui aussi. Il me prêta l’argent sous la condition que je l’aide pour le projet immobilier qu’il mettait sur pied – Les Terres d’Hollywood – juste en dessous de cet abominable panneau d’une hauteur de trente-cinq mètres qu’il avait érigé sur le Mont Lee pour en faire le battage. Le vieux Mack savait obtenir le maximum de ses dollars, et c’est ce qu’il fit. Ses figurants travaillaient au noir comme ouvriers et vice versa. Je les conduisais jusqu’aux Terres d’Hollywood après dix ou douze heures passées sur un film de la Keystone Corps., et on retravaillait six heures supplémentaires à la lueur des projecteurs. On m’a même cité comme assistant metteur en scène pour deux films, tellement Mack avait de reconnaissance pour la manière dont je pressurais ses esclaves.

Madeleine et Ramona picoraient leur nourriture, le visage maussade, comme si elles avaient déjà été prisonnières de l’histoire auparavant. Martha dessinait toujours, c’était moi, le prisonnier, sous son regard qui ne me lâchait pas.

— Qu’est devenu votre ami ? demandai-je.

— Dieu le bénisse, mais à l’histoire de chaque réussite correspond l’histoire d’un échec. Georgie n’a pas su graisser les pattes qu’il fallait. Il n’avait pas l’énergie nécessaire pour parfaire les talents que Dieu lui avait donnés, et il est tombé dans le fossé. Il fut défiguré dans un accident de voiture en 36 et il est aujourd’hui ce qu’on pourrait appeler « quelqu’un qui n’a jamais été ». Je lui donne des petits boulots, il fait l’entretien dans quelques-unes de mes propriétés locatives et il fait aussi du transport d’ordures pour la municipalité…

J’entendis un grincement bref et regardai de l’autre côté de la table. Ramona avait raté une pomme de terre et sa fourchette avait glissé de l’assiette. Emmett dit :

— Mère, vous sentez-vous bien ? La nourriture vous convient-elle ?

Ramona baissa les yeux sur son giron et dit :

— Oui, Père.

On aurait dit que Martha lui soutenait le coude. Madeleine recommença à me faire du pied ; Emmett dit :

— Mère, vous et notre petit génie n’avez guère joué votre rôle d’hôtes pour notre invité. Vous agréerait-il de participer à la conversation ?

Madeleine enfonça ses orteils dans ma cheville – à l’instant où j’allais essayer d’alléger l’atmosphère d’une plaisanterie. Ramona Sprague porta une petite bouchée à ses lèvres, la mâcha délicatement et dit :

— Saviez-vous que Ramona Boulevard avait été baptisé en mon honneur, monsieur Bleichert ?

Le visage de travers de la femme se figea autour de ses paroles ; elle parlait, pleine d’une dignité étrange.

— Non, madame Sprague, je ne savais pas. Je croyais qu’il portait le nom du personnage biblique, le personnage historique.

— On m’a donné le nom du personnage, dit-elle. Lorsque Emmett m’a épousée pour l’argent de mon père, il a promis à ma famille qu’il userait de son influence auprès du Comité d’urbanisme de la municipalité pour qu’on baptisât une rue en mon honneur, puisque tout son argent était investi dans des affaires immobilières et qu’il n’avait pas les moyens de m’offrir une alliance. Père pensait que ce serait une belle rue d’un quartier résidentiel, mais tout ce qu’Emmett réussit à obtenir, ce fut une impasse dans un quartier chaud de Lincoln Heights. Est-ce que le quartier vous est familier, monsieur Bleichert ?

La voix de chiffe molle se teintait maintenant d’accents furieux.

— C’est là que j’ai grandi, dis-je.

— Alors vous devez savoir que les prostituées mexicaines se montrent dans les vitrines pour attirer le client. Eh bien, lorsque Emmett réussit à faire changer le nom de Rosalinda Street en Ramona Boulevard, il m’emmena y faire un tour. Les prostituées le saluaient par son nom. Certaines lui avaient même donné des petits surnoms anatomiques. Cela me rendit triste, cela me fit très mal, mais j’ai attendu mon heure pour prendre ma revanche. Lorsque les filles étaient petites, je mettais en scène mes propres reconstitutions historiques, juste sous nos fenêtres, sur la pelouse. J’utilisais les enfants des voisins comme figurants et je faisais interpréter des épisodes du passé de M. Sprague que lui-même aurait préféré oublier. Qu’il aurait…

Un claquement violent retentit en bout de table ; les verres se renversèrent, les assiettes tintèrent. Je baissai les yeux pour rendre aux adversaires un peu de leur dignité et je vis que Madeleine serrait le genou de son père avec tant de force que ses doigts en étaient bleus. Elle se saisit de mon genou de sa main libre – avec dix fois plus de force que je ne l’en aurais crue capable. Le silence atroce se prolongea, puis Ramona Cathcart Sprague dit :

— Père, je m’acquitterai de mon repas lorsque le maire Bowron ou le conseiller Tucker viendront dîner, mais certainement pas pour les putes mâles de Madeleine. Un vulgaire policier ! Mon Dieu, Emmett, que vous avez piètre opinion de moi !

Des chaises raclèrent le plancher, des genoux se cognèrent à la table, puis des bruits de pas indiquèrent que quelqu’un quittait la salle à manger. Je vis que ma main serrait celle de Madeleine de la même manière que je serrais les doigts dans un gant de boxe de huit onces. La petite fille à papa murmurait : « Je suis désolée, Bucky, je suis désolée. » C’est alors qu’une voix guillerette dit : « Monsieur Bleichert », et je levai les yeux tant elle me parut saine et heureuse.

C’était Martha McConville Sprague, qui me tendait une feuille de papier. Je la saisis de ma main libre ; Martha sourit et s’éloigna. Madeleine était toujours en train de marmonner des excuses lorsque je regardai le dessin. Il nous représentait tous les deux, Madeleine et moi, nus. Madeleine avait les jambes écartées. Je me trouvais en leur milieu et je la grignotais de mes dents de lapin géantes, les dents de Bucky Bleichert.

 

***

 

On prit la Packard en direction des hôtels de passe dans les ruelles de La Brea Sud. Je conduisais et Madeleine eut l’intelligence de ne pas dire un mot jusqu’à ce qu’on arrive à un parking et des bâtiments en parpaings qui portaient le nom d’Auberge de la Flèche rouge. Elle dit alors :

— Ici, c’est propre.

Je me garai à côté d’une rangée de tas de boue d’avant-guerre ; Madeleine alla au bureau et revint avec la clé de la chambre 11. Elle ouvrit la porte ; j’allumai l’applique murale.

La piaule offrait une palette de marrons sinistres et elle puait encore des occupants précédents. J’entendis un client en train d’acheter sa dose de drogue dans la chambre 12, Madeleine commençait à ressembler à la caricature dessinée par sa sœur. Je tendis la main vers l’interrupteur pour faire le noir. Elle dit :

— Non. S’il vous plaît. Je veux vous voir.

La vente de dope se transforma en engueulade. Je vis une radio sur la table de nuit et l’allumai ; une pub pour la boutique de Gorton Taille-Mince avala les mots de colère. Madeleine enleva son chandail et ses bas, debout ; elle en était à ses dessous que je commençais seulement à me débattre avec mes vêtements. Je bousillai la fermeture Éclair en sortant les jambes de mon pantalon. Je déchirai ma chemise à la couture en dégrafant mon harnais d’épaule. Puis Madeleine fut nue sur le lit – et l’image griffonnée par la petite sœur disparut.

Je fus nu en moins d’une seconde et à côté de ma fille à papa en moins de deux. Elle marmonna quelque chose qui ressemblait à « Il ne faut pas en vouloir à ma famille, ils ne sont pas mauvais », et je la fis taire d’un baiser violent. Elle me le rendit ; nous jouâmes des lèvres et des langues jusqu’à ce qu’il nous faille arrêter pour un peu d’air. Mes mains descendirent sur ses seins que je pris comme dans une coupe avant de les pétrir ; Madeleine laissait échapper des petits bouts de phrases comme quoi c’était elle la compensation pour tous les autres Sprague. Plus je l’embrassais, plus je la touchais, plus je la goûtais, et plus elle aimait, plus ses murmures augmentaient, avec eux au centre. Aussi je saisis sa chevelure et sifflai :

— Pas eux, moi. Fais-le moi, sois avec moi.

Madeleine obéit : elle alla jusqu’entre mes jambes comme un double inversé du dessin de Martha. J’étais son prisonnier et je me sentis sur le point d’éclater en lui caressant les cheveux et en essayant de me concentrer sur un jingle stupide à la radio. Madeleine me tint serré plus fort que ne l’avaient jamais fait toutes les filles cadeaux de fin de match ; une fois calmé, lorsque je fus prêt, je la mis gentiment sur le dos et m’enfonçai en elle.

Ce n’était plus le vulgaire policier et la traînée pleine de fric. C’était nous, ensemble, les corps arqués qui changeaient, qui bougeaient, durs et tendus, avec toutes les heures de la terre devant eux. Ensemble, ils bougèrent jusqu’à ce que la musique de danse et les jingles se terminent pour laisser place à l’indicatif qui disparut lui aussi, laissant la stalle bâtie de parpaings silencieuse, à l’exception de nous deux. Puis ce fut terminé – une fin parfaite, ensemble.

Après, nous restâmes enlacés, nos corps liés de la tête aux pieds par des poches de sueur. Je songeai que j’étais de service dans moins de quatre heures et grognai ; Madeleine rompit notre étreinte et singea ma marque de fabrique en découvrant ses dents parfaites. En riant, je lui dis :

— Eh bien, tu as réussi à ne pas avoir ton nom dans les journaux.

— Jusqu’à ce qu’on annonce les noces Bleichert – Sprague.

Je ris plus fort.

— Ta mère adorerait ça ?

— Mère est une hypocrite. Elle prend les pilules que lui donne le docteur, donc, ce n’est pas une droguée. Je cours les mecs, donc je suis une putain. Elle a l’autorisation, moi pas !

— Si, tu l’as. Tu es ma…

Je n’arrivai pas à aller jusqu’au bout de « putain ». Madeleine me chatouilla les côtes.

— Dis-le. Ne sois pas un flic à cheval sur les principes. Dis-le.

J’attrapai sa main avant de demander grâce sous ses chatouillis.

— Tu es mon amante, tu es mon inamorata, tu es ma douce, tu es la femme pour laquelle j’ai étouffé des preuves.

Madeleine me mordit l’épaule et dit :

— Je suis ta putain.

— O.K., dis-je en riant, tu as violé le 234-A P.C.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— L’appellation légale de la prostitution par le Code pénal californien.

Elle joua de ses sourcils.

— Code pénal ?

— Je me rends, dis-je en levant les mains.

— Tu me plais, Bucky, dit ma fille à papa en se nichant contre moi.

— Tu me plais aussi.

— Au début, tu ne m’aimais pas. Sois sincère, au début, tout ce que tu voulais, c’était me sauter.

— C’est vrai.

— Alors, quand as-tu commencé à bien m’aimer ?

— Au moment où tu as quitté tes vêtements.

— Salaud ! Tu veux savoir quand tu as commencé à me plaire ?

— Sois sincère !

— Quand j’ai dit à Papa que j’avais rencontré un policier agréable du nom de Bucky Bleichert. Il en est resté bouche bée. Ça l’a impressionné, et Emmett McConville Sprague est un homme très difficile à impressionner.

Je songeai à la cruauté de cet homme envers sa femme et fis un commentaire qui ne m’engageait pas.

— C’est un homme impressionnant.

— Diplomate ! C’est un salopard de fils de pute d’Écossais qui les lâche avec un élastique, mais c’est un homme. Tu sais comment il a fait fortune en réalité ?

— Comment ?

— Des dessous de table des gangsters et pis encore. Papa achetait le bois pourri et les façades des décors abandonnés par Mack Sennett, et il en construisait des maisons. Il possède des taudis, de vrais pièges à incendie, et des bouges dans tout L.A., sous le prête-nom de sociétés bidons. Il est copain avec Mickey Cohen dont les gens collectent ses loyers.

— La bande de Mick, dis-je en haussant les épaules, est copain comme cochon avec Bowron et la moitié du bureau des Contrôleurs. Tu vois mon revolver et mes menottes ?

— Oui.

— C’est Cohen qui les a payés. Il a avancé le fric pour une donation afin d’aider les jeunes agents débutants à se payer leur équipement. C’est de la bonne relation publique. Le contrôleur des impôts de la municipalité ne vient jamais fourrer le nez dans ses livres, parce que le Mick paie l’essence et l’huile pour toutes les voitures de ses inspecteurs. On ne peut pas dire que tu me choques vraiment.

— Veux-tu connaître un secret ? dit Madeleine.

— Bien sûr.

— La moitié d’un immeuble qui appartenait à Papa à Long Beach s’est effondré pendant le tremblement de terre de 33. Il y a eu douze morts. Papa a payé pour que son nom soit retiré des registres de l’entrepreneur.

— Pourquoi me racontes-tu tout ça ? dis-je en la maintenant à bout de bras.

Elle me caressa les mains et dit :

— Parce que tu as impressionné Papa. Parce que tu es le seul garçon que j’aie jamais ramené à la maison dont il ait dit qu’il valait plus que la salive pour en parler. Parce que Papa vénère les durs et il croit que tu en es un et si ça devient sérieux entre nous, il te le dira probablement lui-même. Tous ces morts pèsent sur sa mémoire, et il se défoule sur Mère, parce que c’est avec son argent à elle qu’il a construit cet immeuble. Je ne veux pas que tu juges Papa sur la soirée d’aujourd’hui. Les impressions premières, ça reste et tu me plais et je ne veux pas…

— Du calme, petite, dis-je en l’attirant contre moi. Tu te trouves avec moi en ce moment, pas avec ta famille.

Madeleine me serra fort contre elle. Je voulais lui faire comprendre que tout allait bien et je lui relevai le menton. Les larmes aux yeux, elle me dit :

— Bucky, je ne t’ai pas tout raconté au sujet de Betty Short.

— Quoi !

Je lui agrippai les épaules.

— Il ne faut pas m’en vouloir. C’est rien, je ne veux pas que ce soit un secret, c’est tout. Tu ne me plaisais pas au début, c’est pourquoi…

— Dis-moi tout, tout de suite.

Madeleine me regarda, nos deux corps séparés par une bande de drap tachée de sueur.

— L’été dernier, je traînais beaucoup dans les bars. Pas des bars de gouines. À Hollywood. J’ai entendu parler d’une fille qui était censée me ressembler beaucoup. Ça m’a rendue curieuse et j’ai laissé des petits mots à deux ou trois endroits « votre sosie aimerait vous rencontrer » avec mon numéro de téléphone personnel. Betty m’a appelée, et on s’est rencontrées. On a parlé et c’est tout. Je l’ai rencontrée une nouvelle fois chez La Verne avec Linda Martin en novembre dernier. C’était simplement une coïncidence.

— Et c’est tout ?

— Oui.

— Alors, ma petite, prépare-toi au pire. Il y a une cinquantaine de flics qui quadrillent les bars, et même s’il n’y en a qu’un seul qui met la main sur ton petit numéro de sosie, tu es bonne pour un voyage sur cinq colonnes à la une. Y a pas une seule putain de chose que je puisse y faire et si ça t’arrive, ne me demande rien – parce que j’aurai fait tout ce qui aura été en mon pouvoir.

S’écartant de moi, Madeleine dit :

— Je m’occuperai de ça.

— Tu veux dire, ton père ?

— Bucky, mon gars, voulez-vous me faire comprendre que vous êtes jaloux d’un homme qui a deux fois votre âge et qui est deux fois plus petit que vous ?

Je songeai alors au Dahlia Noir dont la mort avait éclipsé mes cinq colonnes après ma fusillade.

— Pourquoi voulais-tu rencontrer Betty Short ?

Madeleine frissonna ; la flèche de néon rouge qui donnait son nom à l’hôtel de passe clignota à travers la fenêtre et se refléta sur son visage.

— J’ai travaillé durement pour me faire une vie libre et sans attaches, dit-elle. Mais de la manière dont les gens décrivaient Betty, on aurait dit que, chez elle, c’était inné. Une vraie sauvageonne dès le départ.

J’embrassai ma sauvageonne. Nous fîmes l’amour une nouvelle fois et je l’imaginai accouplée à Betty Short pendant toute l’étreinte – deux filles nature, l’une comme l’autre.