10

Le lendemain matin, je mis la radio pendant le trajet jusqu’au poste d’University. Le quartette de Dexter Gordon me mettait de bonne humeur avec ses rythmes be-bop lorsque « Billie’s Bounce » cessa de balancer, remplacé par une voix fiévreuse :

 

« Nous interrompons notre programme quotidien pour un bulletin d’informations. Un suspect majeur dans l’enquête sur le meurtre d’Elizabeth Short, la jeune brune à la vie mouvementée connue sous le nom de Dahlia Noir, a été capturé ! L’homme qui n’était connu des enquêteurs que sous le nom de « Red » a été identifié comme étant Robert « Red » Manley, vingt-cinq ans, vendeur dans une quincaillerie de Huntington Park. Manley a été capturé ce matin à South Gate, au domicile d’un ami, et il est actuellement retenu et interrogé au poste d’Hollenbeck, à Los Angeles Est. Dans une interview exclusive à K.G.F.J., le procureur adjoint Ellis Lœw, le célèbre porte-parole et homme de loi qui travaille sur l’affaire en tant qu’agent de liaison entre la police et les autorités civiles, nous a déclaré : « Red Manley est un suspect majeur. Nous avons déterminé que c’est lui qui a emmené Betty Short de San Diego le 9 janvier, six jours avant que le corps affreusement mutilé ne soit découvert dans un terrain vague de Leimert Park. Cela ressemble fort à l’ouverture que nous espérions tous et pour laquelle nous avons tous prié. Dieu a exaucé nos prières ! »

 

Les sentiments d’Ellis Lœw furent remplacés par une pub pour Préparation H, dont on garantissait qu’elle réduisait le gonflement douloureux de vos hémorroïdes, sinon, on vous remboursait le double du prix d’achat. J’éteignis la radio et changeai de route pour me diriger vers le poste d’Hollenbeck.

La rue qui en partait était bloquée par des chevaux de frise et des panneaux de déviation ; des agents en uniforme maintenaient les reporters à distance. Je me garai dans une allée derrière le poste et entrai par la porte de derrière dans le quartier des cellules. Des ivrognes caquetaient dans les geôles côté infractions mineures du couloir ; des criminels endurcis brûlaient, silencieux, des feux de la rancœur dans les cages pour délits majeurs. La prison affichait complet, mais on ne voyait les geôliers nulle part. En ouvrant une porte de communication qui donnait dans le poste proprement dit, je compris pourquoi.

Ce qui ressemblait à tout le contingent du poste était amassé en foule et se pressait dans un petit couloir desservant les salles d’interrogatoire et essayait de jeter un œil à travers la vitre sans tain de la salle du milieu, côté gauche. La voix de Russ Millard s’élevait d’un haut-parleur fixé au mur : elle était douce, engageante, persuasive.

— A-t-il avoué ? dis-je en donnant un coup de coude à l’agent le plus proche.

— Non, répondit-il en secouant la tête. Millard et son équipier lui font le coup du bon et du méchant.

— A-t-il avoué qu’il connaissait la fille ?

— Ouais. On l’a eu par vérification auprès des Cartes grises, et il nous a suivis gentiment. Ça te dirait un p’tit pari ? Innocent ou coupable, fais ton choix. J’me sens en veine aujourd’hui.

J’ignorai l’offre et me frayai un passage en douceur jusqu’à la vitre pour jeter un coup d’œil à l’intérieur. Millard était assis sur une table en bois tout esquintée avec, en face de lui, un jeune et beau mec à la tignasse couleur carotte et gominée, peignée vers l’arrière, en train de jouer avec un paquet de cigarettes. Il était mort de trouille à en faire dans son froc ; Millard ressemblait au prêtre brave mec des films – celui qui a tout vu et qui file l’absolution pour tout le toutim.

La voix haut perchée de Poil de Carotte retentit dans le haut-parleur.

— Je vous en prie, je vous ai déjà tout raconté trois fois.

— Robert, dit Millard, si nous faisons ça, c’est parce que tu ne t’es pas présenté volontairement. Betty Short fait la une de tous les journaux de L.A. depuis trois jours, et tu savais qu’on voulait te parler. Mais tu t’es planqué. Et à ton avis, à quoi ça ressemble pour nous ?

Robert « Red » Manley alluma une cigarette, aspira une bouffée et toussa.

— Je ne voulais pas que ma femme sache que je me conduisais mal dans son dos.

— Mais tu ne te conduisais pas mal. Betty ne voulait pas jouer. Elle t’a excité et puis tintin, elle n’a pas suivi. Ce n’est pas une raison pour te cacher de la Police.

— Je suis sorti avec elle à Dago[36]. J’ai dansé des slows avec elle. C’est pareil que se conduire mal.

Millard posa la main sur le bras de Manley.

— Revenons au commencement. Dis-moi dans quelles circonstances tu as rencontré Betty, ce que tu as fait, de quoi vous avez parlé. Prends ton temps, personne ne te presse.

Manley écrasa sa cigarette dans un cendrier débordant de mégots, en alluma une autre et essuya la sueur qui lui coulait du front. Je regardai autour de moi dans le couloir et vis Ellis Lœw appuyé contre le mur d’en face, flanqué de ses deux chiens jumeaux Vogel et Kœnig, n’attendant que son ordre pour attaquer. Un soupir chargé de craquements d’électricité statique crachota dans le haut-parleur ; je me retournai et observai le suspect, gigotant, mal à l’aise sur sa chaise.

— Et ce sera la dernière fois que je raconterai toute l’histoire ?

— Exact, fiston, vas-y, dit Millard en souriant.

Manley se leva, s’étira puis se mit à arpenter la pièce en parlant.

— J’ai rencontré Betty la semaine précédant Noël, dans un bar en ville, à Dago. On a juste bavardé tous les deux, et Betty m’a fait comprendre qu’elle était un peu à cran, vu qu’elle restait avec la femme French et sa fille, et que c’était pour pas longtemps. Je lui ai payé à dîner dans un troquet italien dans la vieille ville, puis on est allé danser au Sky Room de l’hôtel El Cortez. On…

— Est-ce que tu dragues toujours quand tu es en ville pour affaires ? l’interrompit Millard.

— Je draguais pas ! cria Manley.

— Qu’est-ce que tu faisais, alors ?

— J’étais sous le charme, c’est tout. J’étais incapable de dire si Betty était une chouette fille ou si elle chassait le pognon ; et je voulais connaître le fin mot. Je voulais aussi mettre à l’épreuve ma loyauté à l’égard de ma femme et j’ai juste…

La voix de Manley mourut.

— Fiston, pour l’amour de Dieu, dis la vérité. Tu cherchais à te lever une nana, exact ?

— Exact, répondit Manley, en s’écroulant sur sa chaise.

— Et c’est ce que tu fais chaque fois que tu es en déplacement, exact ?

— Non ! Betty c’était pas pareil.

— Les nanas en voyage d’affaires, c’est des nanas en voyage d’affaires, non ?

— Non, quand je suis en déplacement, je fricote pas dans le dos de ma femme. Betty, c’est juste que…

La voix de Millard était si basse qu’elle sortait à peine du haut-parleur.

— Betty, elle t’a fait craquer. Exact ?

— Exact.

— Elle t’a donné envie de faire des trucs que t’avais jamais faits auparavant, elle t’a rendu cinglé, elle t’a fait…

— Non ! non ! Je voulais la baiser. Je voulais pas lui faire de mal !

— Chut ! chut ! Revenons à la période de Noël, à ton premier rencard avec Betty. Tu l’as embrassée en la quittant ?

Manley agrippa le cendrier des deux mains ; elles tremblaient et les mégots se répandirent sur la table.

— Sur la joue.

— Allez, Red ! Pas d’avances plus précises ?

— Non.

— Tu as eu un second rendez-vous avec Betty deux jours avant Noël, exact ?

— Exact.

— Une autre soirée dansante au El Cortez, exact ?

— Exact.

— Musique douce, alcool, lumières tamisées, et tu as tenté le coup, exact ?

— Bordel ! arrêtez de toujours dire « Exact ». J’ai essayé d’embrasser Betty et elle m’a raconté un baratin comme quoi elle pouvait pas coucher avec moi parce que le père de son enfant, ça devait être un héros de la guerre et moi, j’étais seulement dans la fanfare de l’armée. Elle était complètement toquée sur le sujet ! Elle a pas arrêté toutes ses conneries sur les héros de la guerre.

— Pourquoi dis-tu des « conneries », Red ? demanda Millard en se levant.

— Parce que je savais que c’était des mensonges. Betty disait qu’elle était mariée à ce mec et fiancée à celui-là, et je savais qu’elle voulait me rabaisser parce que j’avais jamais connu le feu.

— A-t-elle cité des noms ?

— Non, rien que des grades. Le major Untel ou le capitaine Machin, comme si je devais avoir honte de n’être que caporal.

— Est-ce que tu l’as détestée pour ça ?

— Non ! Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit.

Millard s’étira et s’assit.

— Après ce second rendez-vous, quand as-tu revu Betty ?

Manley soupira et posa le front sur la table.

— Je vous ai déjà raconté toute l’histoire trois fois.

— Fiston, plus tôt tu auras fini ta version, plus tôt tu pourras rentrer chez toi.

Manley frissonna et s’enserra de ses bras.

— Après le second rencard, je n’ai pas eu de nouvelles de Betty jusqu’au 8 janvier, quand j’ai reçu ce télégramme au bureau. Le télégramme disait qu’elle aimerait me rencontrer à mon prochain déplacement à Dago. Je lui ai répondu, par télégramme, que je devais aller à Dago le lendemain après-midi et que je passerais la prendre. Je suis passé la prendre, et elle m’a supplié de l’emmener à L.A. J’ai dit…

Millard leva la main.

— Betty t’a-t-elle dit la raison pour laquelle elle devait se rendre à L.A. ?

— Non.

— T’a-t-elle dit qu’elle devait retrouver quelqu’un ?

— Non.

— Tu as accepté parce que tu croyais que ça allait la faire céder ?

— Oui, dit Manley dans un soupir.

— Continue, fiston.

— J’ai emmené Betty faire la tournée ce jour-là. Elle est restée dans la voiture pendant que je rendais visite aux clients. J’avais d’autres visites à faire à Oceanside le lendemain matin, aussi on a passé la nuit dans un motel là-bas, et…

— Redis-nous un peu le nom de l’endroit, fiston.

— Ça s’appelait le motel de la Corne d’Abondance.

— Et Betty t’a envoyé aux pelotes une nouvelle fois, cette nuit-là ?

— Elle… elle a dit qu’elle avait ses règles.

— Et t’es tombé dans le panneau ?

— Oui.

— Est-ce que ça t’a foutu en rogne ?

— Nom de Dieu, je l’ai pas tuée !

— Chut ! Tu as dormi dans le fauteuil et Betty dans le lit, exact ?

— Exact.

— Et le lendemain matin ?

— Le lendemain matin, on est parti pour L.A. Betty m’a accompagné pendant ma tournée et elle a essayé de me tirer cinq sacs, mais je l’ai envoyée promener. Elle m’a alors raconté une histoire à la noix comme quoi elle devait retrouver sa sœur, en face de l’hôtel Biltmore. Je voulais me débarrasser d’elle, alors je l’ai larguée en face du Biltmore cet après-midi-là, aux environs de 5 heures. Et je ne l’ai plus jamais revue, excepté dans les récits sur le Dahlia dans les canards.

— C’était donc bien le vendredi 10 janvier, à 5 heures, que tu l’as vue pour la dernière fois ?

Manley acquiesça de la tête. Millard se tourna face au miroir, ajusta son nœud de cravate et sortit. Dans le couloir il fut assailli par les policiers qui le bombardèrent de questions. Harry Sears se glissa dans la pièce ; tout près de moi, une voix familière s’éleva au-dessus du brouhaha.

— Vous allez voir maintenant pourquoi Russ garde Harry à portée de main.

C’était Lee, le visage coupé par un rictus délirant, comme s’il avait encaissé un million de dollars nets d’impôts. Je lui passai le bras autour du cou en disant :

— Bienvenue à ton retour sur terre !

Lee me rendit la pareille.

— C’est de ta faute, si j’ai l’air de tenir une forme terrible. Juste après que tu es parti, Kay m’a refilé un Mickey Finn[37], un truc qu’on lui a donné au drugstore. J’ai dormi dix-sept heures et, quand je me suis réveillé, j’ai dévoré comme un ogre.

— Bordel, c’est bien fait pour tes pieds, ça t’apprendra à lui payer des cours de chimie ! Que penses-tu de Red ?

— Un coureur de jupons, au pire, et un coureur de jupons qui aura divorcé d’ici la fin de la semaine. T’es d’accord ?

— Au quart de poil.

— T’as trouvé quelque chose, hier ?

Ce me fut facile de tordre un peu le cou à la vérité, de voir mon meilleur ami redevenu un nouvel homme.

— T’as lu mon rapport sur les interrogatoires de terrain ?

— Ouais, à University. Beau travail, le mandat pour la petite. Rien d’autre ?

Je lui sortis froidement un bobard, une silhouette épurée en collant dansait toujours dans ma mémoire.

— Non, et toi ?

Les yeux fixés sur la glace sans tain, Lee répondit :

— Non, mais ce que j’ai dit sur ce salopard tient toujours. Mon Dieu, regarde Harry !

C’est ce que je fis. Le bègue aux manières douces tournait autour de la table d’interrogatoire, jouant d’une matraque alourdie de plomb en l’abattant violemment sur la table à chaque tour. Ses « vlan » se répercutaient dans le haut-parleur. Red Manley, les bras serrés sur la poitrine, frissonnait aux échos de chaque coup.

Lee me poussa gentiment.

— Russ a une règle d’or – jamais de coups. Mais admire la manière…

Je me libérai de la main de Lee et regardai de tous mes yeux. Sears tapotait sa matraque sur la table à quelques centimètres face à Manley, parlant sans l’ombre d’un bégaiement, pleine d’une furie glacée.

— Tu voulais de la viande fraîche, et tu croyais qu’avec Betty ce serait facile. T’attaques de front, ça ne marche pas, tu te mets à supplier. Ça marche pas non plus, alors tu offres du pognon. Elle t’a dit alors que les Anglais avaient débarqué et ça a mis le feu aux poudres. T’as voulu qu’elle saigne pour de bon. Raconte-moi un peu comment tu lui as découpé les nénés. Dis-moi…

— Non ! hurla Manley.

Sears écrasa la matraque sur le cendrier, le verre explosa, les mégots volèrent. Red se mordit les lèvres ; le sang jaillit, puis se mit à lui couler sur le menton. Sears matraqua le tas de verre brisé ; des esquilles de verre s’éparpillèrent à travers toute la pièce.

— Non, non, non, non, gémissait Manley.

— Tu savais très bien ce que tu voulais, lui siffla Sears aux oreilles. T’es un dragueur qui a de l’expérience, et tu connais des tas d’endroits où on peut emmener les filles. Tu l’as d’abord fait boire pour l’amadouer, tu l’as fait parler de ses anciens petits amis et t’as joué au bon copain, le bon petit caporal gentil prêt à laisser Betty aux vrais mâles, à ceux qui ont connu le feu, tous ceux qui méritent une nuit avec une belle petite chatte comme elle.

— Non !

Sears frappa la table. Vlan !

— Si, mon petit Reddy, si ! Je crois que tu l’as emmenée dans un coin, tu sais, un de ces entrepôts abandonnés, près de la vieille usine Ford à Pico Rivera. Y avait des cordages et des tas d’outils de coupe dans le coin, et t’as commencé à bander. Puis t’en as juté dans le froc avant de pouvoir t’enfiler Betty. T’étais furieux avant, mais ça t’a rendu complètement dingue. T’as commencé à penser à toutes ces nanas qui avaient rigolé devant ton zizi minuscule, à toutes les fois où ta femme t’a dit : « Pas ce soir, Reddy-chou, j’ai la migraine. » Alors, tu l’as frappée, tu l’as attachée, tu l’as cognée, tu l’as charcutée. Reconnais-le, espèce de putain de taré !

— Non !

Vlan ! La table rebondit sous la violence du coup. Manley faillit en tomber de sa chaise ; seules les mains de Sears sur le dossier l’empêchèrent de basculer.

— Mais si, Reddy-chou. Si. T’as pensé à toutes les filles qui disent : « Je ne suce pas », toutes les fois que ta maman t’a filé la fessée, tous les regards méchants que t’envoyaient les vrais soldats quand tu jouais du trombone dans la fanfare militaire. Planqué, zizi de mes deux, les nanas qui te faisaient danser, tout ça, ça te traversait la tête. Et y fallait que Betty, elle paye pour tout ça. C’est pas vrai ?

Manley laissa filer sur lui un crachat de sang et salive mêlés et bafouilla :

— Non ! Je vous en prie, Dieu m’est témoin, non !

— Dieu déteste les menteurs, dit Sears en cognant la table trois fois de suite. Vlan ! vlan ! vlan !

Manley baissa la tête et se mit à sangloter sans larmes. Sears s’agenouilla près de sa chaise.

— Dis-moi comment elle a hurlé, comment elle a supplié, Betty. Dis-le moi, ensuite c’est à Dieu que tu le diras.

— Non, non. Je n’ai jamais fait de mal à Betty.

— Est-ce que ça t’a encore fait bander ? Est-ce que t’as joui, joui, joui, chaque fois que tu la découpais ?

— Non ! Oh ! mon Dieu, mon Dieu !

— C’est ça, Red. Parle à Dieu. Dis-lui tout ! Il te pardonnera.

— Non, mon Dieu, je vous en prie.

— Dis-le Red. Dis à Dieu comment t’as battu Betty Short, comment tu l’as torturée, comment tu l’as étripée trois jours durant avant de la couper en deux.

Sears écrasa la table une fois, deux fois, trois fois puis la renversa par terre. Red s’extirpa de sa chaise et tomba à genoux. Il joignit les mains et marmonna : « Le Seigneur est mon berger, rien ne saurait manquer où Il me conduit », avant de commencer à pleurer. Sears regarda droit dans la glace, se dégoûtant avec tant de force que le mépris se gravait dans chacun des méandres de son visage bouffi de picoleur. Il fit signe, pouces dirigés vers le bas, avant de quitter la pièce.

Russ Millard le rejoignit à l’extérieur et s’éloigna de la foule des agents en venant dans ma direction. Je tendis l’oreille pour surprendre les murmures de leur conversation et j’en saisis l’essentiel : ils étaient tous deux convaincus que Manley n’y était pour rien, mais ils voulaient en être absolument sûrs en lui injectant une dose de Pentothal et en le faisant passer au détecteur de mensonges. Je jetai un dernier coup d’œil dans la salle d’interrogatoire et vis Lee en compagnie d’un policier en civil qui passait les menottes à Red avant de le faire sortir de la pièce. Lee traitait le suspect avec douceur, le gant de velours qu’il réservait habituellement aux enfants, la voix douce et la main sur l’épaule.

La foule s’éparpilla lorsqu’ils eurent disparu tous les trois dans le quartier des cellules. Harry Sears retourna dans la petite pièce et commença à nettoyer le bordel. Millard se tourna dans ma direction :

— Bon rapport, hier, Bleichert.

— Merci, dis-je, sachant qu’on était en train de me jauger. Nos regards s’accrochèrent. Quoi d’autre ? je lui demandai.

— A vous de me le dire.

— D’abord, vous me renvoyez aux Mandats et Recherches, d’accord ?

— Pas d’accord, mais continuez.

— Bien. On quadrille autour du Biltmore et on essaie de reconstruire tous les mouvements de Betty Short depuis le 10, lorsque Red l’a larguée, jusqu’au 12 ou 13, lorsqu’elle s’est fait embarquer. On couvre toute la zone, on récupère tous les témoignages sur le terrain et y a plus qu’à espérer que les pistes valables ne vont pas être noyées avec tous les coups foireux que la pub nous ramène.

— Continuez.

— Nous savons que Betty aimait les mecs et le cinéma et qu’elle clamait partout qu’elle allait tourner un film en novembre dernier, c’est pourquoi je suis sûr qu’elle n’aurait pas refusé un rôle, quitte à passer à la casserole. Je pense qu’on devrait enquêter auprès des producteurs et des responsables de casting, et voir ce qu’on peut en tirer.

— J’ai téléphoné à Buzz Meeks ce matin, dit Millard en souriant. C’est un ex-flic, il travaille comme chef de la sécurité à la compagnie d’aviation Hughes. C’est notre contact non officiel avec les studios et il va fouiner. Vous vous débrouillez bien, Bucky. Suivez le mouvement.

J’hésitai : je voulais impressionner un supérieur ; je voulais alpaguer la gougnotte pleine aux as moi-même. Millard, avec sa manière de me tirer les vers du nez, m’apparut comme plein de condescendance, quelques os de flatterie à ronger qu’on lance à un jeune flic pour l’empêcher de regimber sur un boulot qu’il n’avait pas demandé. Madeleine Cathcart Sprague reprit forme dans ma mémoire et je dis :

— Tout ce que je sais, c’est que vous devriez garder un œil ouvert sur Lœw et ses acolytes. Je ne l’ai pas noté dans mon rapport, mais Betty Short ne se gênait pas pour vendre carrément ses fesses quand elle était vraiment dans la dèche, et Lœw essaie de garder ça sous son coude. Je crois qu’il va essayer d’étouffer tout ce qui peut la faire passer pour une roulure. Plus le public éprouvera de la sympathie pour la fille, plus ça lui fera de pub comme procureur si jamais ce merdier passe devant un tribunal.

— Toujours là où on l’attend pas, et brillant avec ça ! dit Millard dans un éclat de rire. Est-ce que vous voulez dire que votre propre patron est capable d’étouffer des preuves ?

— Ouais, dis-je en pensant que les mêmes termes s’appliquaient à moi. C’est un fils de salaud arrogant et c’est de la merde qui lui sert de cervelle.

— Touché, dit Millard, et il me tendit un bout de papier. Les lieux où on a vu Betty – restaurants et bars, Division de Wilshire. Vous pouvez travailler en solo ou avec Blanchard, ça m’est égal.

— Je préférerais voir le secteur du Biltmore.

— Je le sais bien mais je veux là-bas des flics de ronde à pied qui connaissent le coin et j’ai besoin de cerveaux brillants pour éliminer les fausses pistes de la liste.

— Qu’allez-vous faire vous-même ?

Millard sourit tristement.

— Je vais garder l’œil ouvert sur le fils de salaud à la cervelle merdeuse qui étouffe les preuves, ainsi que sur ses mignons, pour être sûr qu’ils ne vont pas essayer d’obtenir de cet innocent en cellule une confession forcée.

 

***

 

Je ne trouvai Lee nulle part à la brigade, aussi je vérifiai la liste des tuyaux en solo. La zone à quadriller se situait au centre du district de Wilshire, bars-restaurants et troquets à musique sur Western, Normandie et la 3e Rue. Les gens avec qui je discutai étaient pour la plupart des piliers de bistrot, des poivrots de jour tout à fait désireux d’avaler les couleuvres de l’autorité ou de papoter avec quelqu’un de différent des connaissances habituelles qu’ils liaient dans leurs troquets habituels. J’insistai pour avoir des faits et je n’obtins que des fantasmes convaincus : pratiquement chacun d’eux s’était fait longuement baratiner par Betty Short, baratin qu’ils avaient piqué dans les journaux ou à la radio, alors qu’en réalité elle se trouvait à San Dago avec Red Manley ou en un lieu quelconque en train de se faire torturer à mort. Plus je les écoutais, plus ils parlaient d’eux-mêmes, entremêlant à la tapisserie de leurs tristes contes les fils du Dahlia Noir, dont ils étaient convaincus que c’était une sirène, pleine de fascination, en route pour le paradis étoilé d’Hollywood. On aurait dit qu’ils étaient prêts à échanger leur propre vie contre une mort sur cinq colonnes bien juteuses. Je glissai des questions sur Linda Martin/Lorna Martilkova, Junior Nash, Madeleine Cathcart Sprague et sa Packard blanc neige, mais tout ce que j’obtins, ce fut des regards morts pleins de stupeur. Je décidai que mon compte rendu des interrogatoires ne contiendrait que trois mots : « Que des conneries ».

Je terminai peu de temps après la tombée de la nuit et je rentrai à la maison pour manger un morceau.

Je rangeais la voiture lorsque je vis Kay sortir et descendre les marches comme une furie pour balancer violemment une brassée de papiers sur la pelouse ; elle remonta toujours aussi furieuse, pendant que Lee tempêtait à ses côtés, en hurlant et moulinant l’air de ses bras. Je m’approchai et me mis à genoux près de la pile ; les papiers, c’était des doubles de formulaires-rapports du L.A.P.D. En les feuilletant, je découvris des rapports de quadrillage, des listes de preuves, des comptes rendus d’interrogatoires, des listes de tuyaux et un formulaire officiel d’autopsie, le tout portant, tapé en haut de la page, « E. Short – Blanche – Sexe féminin – née le 29-07-24 ». On les avait de toute évidence sortis en fraude du poste d’University – et le simple fait de les avoir en sa possession suffisait pour que Lee soit immédiatement mis à pied.

Kay revint avec un autre chargement, en criant :

— Après tout ce qui est arrivé, et tout ce qui pourrait encore arriver, comment peux-tu faire une chose pareille ? Il faut être malade ou cinglé !

Elle flanqua les papiers à côté de l’autre pile : des photos luisantes de la 39e et Norton brillèrent à la lumière. Lee l’agrippa par les bras et essaya de la maintenir alors qu’elle se débattait.

— Bon Dieu, tu sais très bien ce que ça représente pour moi. Tu le sais. Et je vais me louer une chambre pour y stocker tout ce bazar, mais, petite, ne me laisse pas tomber sur ce coup-ci. C’est mon coup à moi, et j’ai besoin de toi… et ça aussi, tu le sais.

C’est alors qu’ils remarquèrent ma présence.

— Bucky, dis-lui, toi. Essaie de la raisonner.

De tout le cirque du Dahlia, c’était la phrase la plus drôle que j’avais entendue jusque-là.

— Kay a raison. Tu as commis au moins trois infractions avec cette affaire et ça commence à se savoir.

J’arrêtai en songeant à ce que j’avais commis, moi, et à l’endroit où je me rendais à minuit. Je regardai Kay et je changeai de régime :

— Je lui ai promis une semaine sur l’affaire. Ça veut dire encore quatre jours. Mercredi prochain, c’est terminé.

— Dwight, me dit Kay en soupirant, qu’est-ce que tu peux manquer de tripes parfois !

Puis elle retourna à la maison. Lee ouvrit la bouche pour dire quelque chose de drôle. Je me frayai un chemin à coups de pied dans les paperasses officielles du L.A.P.D. pour arriver à ma voiture.

 

***

 

La Packard blanc neige se trouvait au même emplacement que la nuit dernière. Je me mis en planque dans ma propre voiture, garée directement derrière la sienne. Blotti sur le siège avant, je passai des heures de colère à regarder les piétons entrer et sortir des trois bars du bloc – des maîtresses femmes, des femmes femmes et des flics du shérif avec cet air de presse particulier à ceux qui collectent les enveloppes. Minuit vint, minuit passa, le nombre des piétons augmenta – pour la plupart des gouines en route pour l’autre côté de la rue, vers les motels dont les draps n’avaient pas le temps de refroidir. Elle franchit alors le seuil de la Planque de La Verne, seule, beauté en robe de soie verte à vous couper le souffle.

Je me glissai au-dehors par la portière passager à l’instant précis où elle descendait du trottoir en me lançant un regard en coin :

— Alors, on s’encanaille, mademoiselle Sprague ?

Madeleine Sprague s’arrêta, je raccourcis la distance entre nous. Elle fouilla dans son sac et en sortit des clés de voiture et une grosse liasse de liquide.

— Alors comme ça, Papa recommence à espionner ? Ça le reprend, ses petites croisades calvinistes, et il vous a demandé de ne pas faire les choses en finesse. Elle passa à une imitation adroite du grasseyement écossais : « Jeune fille un peu folle, il ne vous sied guère de vous réunir en des lieux aussi mal choisis. Il serait du plus mauvais ton que vous fussiez reconnue par des gens de peu, ma petite. »

J’avais les jambes qui tremblaient, comme lorsque j’attendais le gong qui annonçait le premier round.

— Je suis officier de police, dis-je.

Madeleine Sprague reprit sa voix normale.

— Oh ? Alors Papa s’achète des policiers, maintenant ?

— Il ne m’a pas acheté.

Elle me tendit l’argent et me passa en revue de détails.

— Non, probablement pas. Vous vous vêtiriez mieux si vous travailliez pour lui. Essayons alors les shérifs de West Valley. Vous saignez déjà La Verne, alors vous avez songé à essayer de saigner ses habituées.

Je pris l’argent, comptai plus d’une centaine de dollars, puis les lui redonnai.

— Essayons la Criminelle, L.A.P.D. Essayons Elizabeth Short et Linda Martin.

Madeleine Sprague mit très vite fin à son numéro de jeune fille à papa. Son visage se crispa d’inquiétude et je constatai que sa ressemblance avec Betty/Beth tenait plus à la coiffure et au maquillage qu’à autre chose, les traits de son visage étaient en fait moins raffinés que ceux du Dahlia, et la ressemblance n’était que superficielle. J’étudiai ce visage : des yeux noisette paniqués pris dans les reflets des réverbères ; un front plissé par l’effort, comme si le cerveau travaillait en heures sup. Les mains tremblaient, aussi je m’emparai des clés de voiture et de l’argent, les fourrai dans son sac que je balançai sur le capot de la Packard. Sachant que je tenais peut-être là une piste, mais que je ne la tenais que du bout des doigts, je lui dis :

— Vous pouvez me parler ici ou en ville, mademoiselle Sprague. Simplement, ne mentez pas. Je sais que vous la connaissiez, alors, si vous me menez en bateau là-dessus, ce sera le poste et toute la publicité dont vous ne voulez pas.

La jeune effrontée reprit bonne figure.

— Ici ou en ville ? répétai-je.

Elle ouvrit la portière côté passager de la Packard et se glissa à l’intérieur, puis derrière le volant. Je la rejoignis et mis l’éclairage au tableau de bord pour pouvoir lire son visage. L’odeur de capitonnage de cuir et de parfum éventé me monta aux narines.

— Dites-moi combien de temps vous avez connu Betty Short.

Madeleine Sprague se trémoussa dans la lumière.

— Comment saviez-vous que je la connaissais ?

— Vous avez pris la tangente la nuit dernière quand j’interrogeais la barmaid. Et Linda Martin ? La connaissez-vous ?

Madeleine caressa le volant de l’extrémité de ses longs doigts rouges.

— Tout ça, ce n’est qu’un hasard extraordinaire. J’ai rencontré Betty et Linda chez La Verne, l’automne dernier. Betty m’a dit que c’était la première fois qu’elle venait. Je crois que je lui ai parlé une fois après cela. Linda, je lui ai parlé plusieurs fois, des papotages de salon, rien de plus.

— A quel moment, à l’automne ?

— En novembre, je crois.

— Avez-vous couché avec l’une ou l’autre ?

— Non, dit Madeleine en tressaillant.

— Pourquoi non ? C’est bien à ça que sert ce bouiboui, non ?

— Pas uniquement.

J’assenai une tape sèche sur l’épaule de soie verte.

— Etes-vous lesbienne ?

Madeleine reprit le grasseyement de son père :

— Vous pourriez dire que je prends ce que je trouve où je le trouve, mon gars.

Je souris, puis tapotai gentiment l’endroit même que j’avais frappé un instant auparavant.

— Vous essayez de me dire que les seuls contacts que vous ayez eus avec Linda Martin et Betty Short se sont limités à deux conversations de salon, il y a deux mois de cela, c’est exact ?

— Oui. C’est exactement ce que j’essaie de vous dire.

— Alors, pourquoi avez-vous décollé si vite la nuit dernière ?

Madeleine leva les yeux au ciel et roula « mon gars » d’une voix écossaise.

— Arrêtez vos conneries et allez droit au but.

La fille à papa lâcha d’un trait :

— Mon bonhomme, mon père, c’est Emmett Sprague. Le Sprague, celui qui a bâti la moitié d’Hollywood et de Long Beach, et ce qu’il n’a pas bâti, il l’a acheté. Il déteste la publicité, et il n’aimerait pas voir « La fille du millionnaire interrogée dans l’Affaire du Dahlia Noir – elle faisait du pied à la morte dans une boîte de lesbiennes », dans les journaux. Vous voyez le tableau ?

— En Technicolor, répondis-je et je tapotai l’épaule de Madeleine.

Elle s’écarta de moi et soupira.

— Est-ce que mon nom ira grossir des tas de dossiers de police où des tas de petits policiers visqueux et de petits journaleux visqueux et jaunâtres pourront le dénicher ?

— Peut-être que oui, peut-être que non.

— Que faut-il que je fasse pour qu’il n’y soit pas mis ?

— Essayez de me convaincre de certaines choses.

— Telles que quoi ?

— Telles que, en premier lieu, me donner vos impressions sur Betty et Linda. Vous êtes quelqu’un d’intelligent – dites-moi comment vous les jaugez.

Madeleine caressa le volant, puis le chêne luisant du tableau de bord.

— Eh bien, elles n’étaient pas de la confrérie, elles utilisaient simplement la Planque pour taper quelques verres ou un dîner.

— Comment le savez-vous ?

— Je les ai vues repousser des avances directes.

Je songeai à la femme assez âgée aux allures hommasses de Marjorie Graham.

— Des avances marquantes ? Vous savez, du rentre-dedans ? Des vrilles un peu persuasives ?

— Non, dit Madeleine en riant. Les avances que j’ai vues étaient très discrètes.

— Qui les a faites ?

— Des tapineuses que je n’avais jamais vues auparavant.

— Et depuis ?

— Et depuis, non plus.

— De quoi avez-vous parlé avec elles ?

Madeleine éclata de rire à nouveau, d’un rire plus dur.

— Linda a parlé du garçon qu’elle a laissé à Hicktown, Nebraska, enfin, de là où elle venait, et Betty, du dernier numéro de Screenworld. Sur le plan de la conversation, elles vous suivaient pas à pas, seulement, elles étaient plus jolies que d’autres.

— Vous êtes mignonne, dis-je en souriant.

— Ce n’est pas votre cas, dit Madeleine en me souriant à son tour. Écoutez, je suis fatiguée. N’allez-vous pas me demander de prouver que je n’ai pas tué Betty ? Et puisque je peux le prouver, ça devrait suffire pour mettre un terme à cette farce.

— J’y arrive dans une minute. Betty vous a-t-elle jamais dit qu’elle allait jouer dans un film ?

— Non, mais les films la branchaient bien, en général.

— Vous a-t-elle jamais montré un viseur de cinéma ? Un gadget avec des lentilles, monté sur une chaînette ?

— Non.

— Et Linda ? A-t-elle parlé d’un rôle au cinéma ?

— Non, rien que de son petit chéri d’Hicktown.

— Avez-vous une idée de l’endroit où elle irait si elle était en cavale ?

— Oui. Hicktown. Nebraska.

— Et à part ça ?

— Non. Puis je…

Je touchai l’épaule de Madeleine, et ce fut plus une caresse qu’une tape.

— Ouais. Parlez-moi de votre alibi. Où étiez-vous et que faisiez-vous entre lundi dernier, le 13 janvier, jusqu’au vendredi 15 ?

Madeleine mit ses mains en coupe autour de sa bouche et souffla comme en un cor de fanfare avant de les reposer sur le siège tout près de moi.

— J’étais dans notre maison du dimanche soir jusqu’au jeudi matin. Papa, Maman, ma sœur Martha étaient là avec moi ainsi que les serviteurs qui vivent chez nous. Si vous voulez vérifier, appelez Papa. Notre numéro, c’est Webster 4391. Mais soyez discret. Ne lui dites pas où vous m’avez rencontrée. Avez-vous encore d’autres questions ?

Ma piste du Dahlia, ma petite piste à moi venait de disparaître, mais elle me donnait le feu vert pour une autre direction.

— Ouais. Ça vous arrive de faire ça avec des hommes ?

Madeleine me toucha le genou.

— Je n’en ai guère rencontré récemment, mais je ferai ça avec vous pour que mon nom ne figure pas dans les journaux.

Mes jambes étaient de la vraie gelée.

— Demain soir ?

— D’accord. Venez me prendre à 8 heures, comme un homme bien élevé. L’adresse, c’est le 482 South Muirfield.

— Je connais l’adresse.

— Ça ne me surprend pas. Comment vous appelez-vous ?

— Bucky Bleichert.

— Ça va tout à fait avec votre dentition, dit Madeleine.

— 8 heures, répondis-je, et je sortis de la Packard pendant que mes jambes pouvaient encore fonctionner.