5

Le service des Mandats et Enquêtes de la Division de Central était situé au sixième étage de l’Hôtel de Ville, entre le bureau des Homicides du L.A.P.D. et la Division criminelle du bureau du Procureur : tout juste quelques cloisons qui délimitaient un espace où deux bureaux se faisaient face, avec deux classeurs débordant de dossiers et une fenêtre couverte d’une carte du comté de Los Angeles. Une porte vitrée en verre translucide, portant la mention PROCUREUR ADJOINT ELLIS LŒW, séparait le réduit du patron des Mandats et du procureur Buron Fitts – son patron à lui – mais rien ne le séparait de la tanière des inspecteurs de la Criminelle, une vaste pièce pleine de bureaux alignés et de panneaux de liège où s’épinglaient rapports, avis de recherches et mémos divers. Le plus délabré des deux bureaux d’enquêteurs portait une plaque au nom de SERGENT L. C. BLANCHARD. Le bureau qui lui faisait face devait donc être le mien et je m’affalai dans le fauteuil, voyant déjà AGENT D. W. BLEICHERT gravé dans le bois près du téléphone.

J’étais seul, et il n’y avait personne d’autre au sixième. Il était un tout petit peu plus de 7 heures du matin et j’avais pris mon premier jour de service en avance, pour savourer mes débuts de flic en civil. Le capitaine Harwell m’avait appelé pour me dire que je devais me présenter à mon nouveau service lundi matin, 17 novembre, à 8 heures. Ma première journée de travail débuterait par une réunion, résumé de tous les délits de la semaine écoulée, réunion obligatoire pour tout le personnel du L.A.P.D. et de la Division criminelle des services du Procureur. Lee Blanchard et Ellis Lœw me feraient ensuite leur topo sur le boulot proprement dit, et après ça, ce serait la poursuite des criminels avec un mandat aux fesses.

Le sixième étage abritait les divisions d’élite du département : Criminelle, Mœurs, Cambriolages et Escroqueries voisinaient avec les Mandats de Central et la Brigade des inspecteurs de Central. C’était le domaine des flics spécialistes, des flics qui avaient de l’entregent politiquement parlant, des flics pleins d’avenir, et c’était chez moi, maintenant. J’étais vêtu de mon meilleur veston, de mon meilleur pantalon, mon revolver réglementaire dans son étui d’épaule tout neuf. Chaque homme des services de police m’était redevable des huit pour cent d’augmentation de salaire qui allaient de pair avec le vote de l’article 5. Ma cote dans le département allait grimper. Je me sentais prêt pour n’importe quoi.

Excepté revivre le combat. A 7 h 40, le repaire commença à se remplir d’agents râleurs qui grommelaient, qui sur leur gueule de bois, qui sur les lundis en général, qui sur Bucky Bleichert, le maître de ballet qui s’était transformé en cogneur, le petit nouveau du quartier. Je restai à l’abri des regards dans mon réduit jusqu’à ce que je les entende défiler dans le couloir. Lorsque la salle fut silencieuse, je descendis jusqu’à une porte marquée SALLE DES INSPECTEURS. Je l’ouvris et je fus accueilli par une ovation debout.

C’était une ovation style militaire, la quarantaine d’inspecteurs en civil debout à côté de leurs chaises applaudissant comme un seul homme. Je regardai à l’autre bout de la pièce et je vis au tableau noir « 8 % ! ! » écrit à la craie. Lee Blanchard se tenait près du tableau, à côté d’un homme pâle et gros à l’allure de gros ponte. Je portai mon regard sur M. Feu. Il sourit, le gros homme se déplaça en direction d’un pupitre et tapa dessus avec le poing. L’ovation s’éteignit ; les hommes prirent place sur leurs chaises. J’en trouvai une à l’arrière de la salle et je m’installai ; le gros homme frappa sur le pupitre une dernière fois.

— Agent Bleichert, voici les détectives de Central, les inspecteurs de la Criminelle, des Mœurs, Escroqueries et cætera, dit-il. Vous connaissez déjà le sergent Blanchard et M. Lœw, je suis le capitaine Jack Tierney. Vous êtes tous les deux les deux héros du moment. Aussi, j’espère que vous avez apprécié votre ovation, parce que vous n’en aurez plus d’autre avant votre départ en retraite.

La salle éclata de rire. Tierney demanda le silence en tapant sur l’estrade et parla dans un micro :

— Assez de conneries. Voici le résumé des délits pour la semaine écoulée jusqu’au 14 novembre 1946. Ouvrez vos oreilles, c’est mignon tout plein.

« Pour commencer, trois braquages de magasins d’alcool, les nuits du 10-11, 12-11, 13-11, tous les trois à moins de dix blocs de Jefferson, Division d’University. Deux ados, blancs, avec fusils à canons sciés et tremblant de partout, de toute évidence des morphinos en manque. Les inspecteurs d’University n’ont pas de piste, et le patron de la brigade veut une équipe des Cambriolages sur place à plein temps. Lieutenant Ruley, vous venez me voir à 9 heures à ce sujet et vous tous vous passez le mot à vos indics – les braquages à la défonce, ça sent mauvais.

« En allant vers l’est, nous avons des putes qui travaillent en solo dans les bars-restaurants de Chinatown. Elles se font leurs michés dans les bagnoles en stationnement, et elles coupent l’herbe sous le pied des filles que Mickey Cohen fait marner dans le coin. Pour l’instant, c’est du petit délit, mais Mickey Cohen n’apprécie pas et les Bridés n’apprécient pas non plus parce que les filles de Mickey utilisent les hôtels de passe d’Alameda, là où les draps n’ont pas le temps de refroidir, et qui sont tous aux mains des Bridés. Tôt ou tard, on va se retrouver dans les emmerdes, aussi je veux qu’on calme les proprios de restaus et qu’on colle au gnouf pour quarante-huit heures toutes les putains de Chinatown qu’on pourra ramasser. Le capitaine Harwell nous détache une douzaine de flics de nuit en uniforme pour une descente un peu plus tard dans la semaine ; je veux aussi qu’on passe en revue tous les dossiers des putes fichées aux Mœurs et qu’on ressorte toutes les photos anthropos et tous les casiers de toutes les racoleuses free-lance qui bossent sur Central. Je veux deux inspecteurs de Central là-dessus, sous l’autorité des Mœurs. Lieutenant Pringle, vous me verrez à 9 h 15.

Tierney s’arrêta pour s’étirer ; je regardai autour de moi et vis que la plupart des agents prenaient des notes. J’étais en train de me maudire de n’avoir rien apporté lorsque le capitaine plaqua ses deux paumes sur le pupitre.

— Voici maintenant un sac de nœuds qui fait bien bicher votre vieux capitaine Jack. Je veux parler des cambriolages de Bunker Hill sur lesquels travaillent les sergents Vogel et Kœnig. Fritzie, Bill, avez-vous lu le mémo du labo là-dessus ?

Deux hommes assis côte à côte quelques rangées devant moi répondirent « non, capitaine » et « non, monsieur ». J’examinai avec soin le profil du plus vieux des deux – le portrait craché du gros Johnny Vogel, en plus gras.

— Je suggère que vous le lisiez immédiatement après ce briefing, dit Tierney. Pour le bénéfice de ceux d’entre vous qui ne sont pas directement concernés par l’enquête, les gars de l’identité ont découvert une série d’empreintes sur les lieux du dernier casse, tout près du vaisselier. Elles appartenaient à un Blanc du sexe masculin, du nom de Coleman Walter Maynard, 31 ans, deux condamnations pour sodomie. Un dégénéré qui viole les gamins, aussi sûr que deux et deux font quatre.

« La Conditionnelle du comté n’a rien sur lui. Il vivait dans un hôtel de passe où les casses ont commencé. A Highland Park, ils ont quatre affaires de sodomie non résolues, tous des gamins aux alentours de huit ans. C’est peut-être Maynard, c’est peut-être pas lui, mais entre ça et les cambriolages avec effraction, on pourrait peut-être lui arranger un aller simple pour Q[13]. Fritzie, Bill, vous êtes sur quoi d’autre en ce moment ?

Bill Kœnig se pencha sur son calepin ; Fritz Vogel s’éclaircit la gorge et dit :

— On fait les hôtels du centre-ville. On a coincé deux voleurs de clés et arrêté quelques pickpockets.

Tierney frappa le pupitre d’un poing pesant.

— Fritzie, les voleurs de clés, c’était pas Jerry Katzenbach et Mike Purdy ?

— Si, monsieur, dit Vogel en se tortillant sur sa chaise.

— Fritzie, est-ce qu’y se sont dénoncés l’un l’autre ?

— Euh… oui, monsieur.

Tierney leva les yeux au ciel.

— Laissez-moi un peu éclairer la lanterne de ceux d’entre vous qui ne sont pas familiarisés avec Jerry et Mike. C’est des homos, et ils habitent avec la mère de Jerry dans un petit nid d’amour bien douillet à Eagle Rock. Ils partagent le même lit depuis l’époque où Dieu était encore au biberon, mais régulièrement, de temps à autre, il leur prend des envies et ça les démange : ils vont draguer le taulard, et y en a un qui cafte l’autre. Alors, l’autre lui rend la pareille et ils vont au trou tous les deux à la prison du comté. Tout le temps qu’y sont au frais, ils dénoncent les truands organisés, ils se farcissent les petits mignons qui traînent et récupèrent ainsi des réductions de peine pour leur boulot d’indic. Et ça fait des années que c’est comme ça, au moins depuis l’époque où Mae West était encore pucelle. Fritzie, sur quoi d’autre travaillez-vous ?

Une vague de ricanements se propagea dans la salle. Bill Kœnig commença à se lever, se tordant le cou pour repérer les rieurs. Fritz Vogel le fit rasseoir, le tirant par la manche de sa veste et dit :

— Monsieur, nous avons aussi travaillé pour M. Lœw. Nous avons recherché des témoins à sa demande.

La figure pâle de Tierney commençait à avoir la rougeur d’une betterave.

— Fritzie, c’est moi qui commande les inspecteurs de Central, ce n’est pas M. Lœw. Le sergent Blanchard et l’agent Bleichert travaillent au service de M. Lœw, ce n’est pas votre cas. Aussi, vous me laissez tomber ce que vous faites pour M. Lœw, vous laissez les pickpockets tranquilles et vous me ramenez Coleman Walter Maynard avant qu’il ne viole d’autres petits garçons, s’il vous plaît. Il y a un mémo sur ses relations connues au tableau d’affichage de la salle de Brigade et je suggère à tous les officiers de police d’en prendre connaissance. Maynard est en cavale et il se pourrait qu’il se planque chez l’une d’entre elles.

Je vis Lee Blanchard quitter la salle de conférences par une sortie latérale. Tierney feuilleta quelques liasses de papiers sur le pupitre et dit :

— Voici quelque chose de la part du chef Green qui pense que vous devriez être mis au courant. Depuis trois semaines maintenant, quelqu’un balance des chats crevés découpés en morceaux dans les cimetières du côté de Santa Monica et Gower. La Division d’Hollywood a déjà enregistré une demi-douzaine de plaintes à ce sujet. Selon le lieutenant Davis de la 77e Rue, ce serait la carte de visite d’une bande de jeunes Négros. On a balancé les chats pour la plupart dans la nuit de jeudi, et la piste de patins à roulettes d’Hollywood est ouverte aux bronzés le jeudi. Y a peut-être quelque chose à en tirer. Posez des questions autour de vous, touchez-en un mot à vos informateurs et transmettez tout ce qui vous paraît pertinent au sergent Hollander d’Hollywood. Passons aux homicides. Russ ?

Un homme de haute taille, cheveux gris et costume croisé immaculé, prit sa place sur l’estrade, le capitaine Jack s’écroula dans le premier fauteuil disponible. Il émanait de l’homme de grande taille un air d’autorité qui aurait plus convenu à un juge ou à un homme de loi qu’à un flic. Il me fit penser au pasteur luthérien aux manières si policées qui avait été le copain du vieux avant que l’Alliance ne figure sur la liste subversive. L’agent assis à mes côtés murmura : « Lieutenant Millard. Numéro deux de la Criminelle, mais c’est lui le vrai patron. Du vrai velours ! » J’acquiesçai et écoutai le lieutenant parler de sa voix de velours :

— … et le coroner a établi que l’affaire Russo-Nickerson était un meurtre plus suicide. C’est notre service qui s’occupe de l’accident avec délit de fuite de Pico et Figueroa du 10-11 ; nous avons localisé le véhicule : c’est une berline La Salle 39 abandonnée. Elle est enregistrée au nom d’un Mexicain de sexe masculin du nom de Luis Cruz, 42 ans, 1349 Alta Loma Vista à Pasadena Sud. Cruz a plongé deux fois dont une à Folsom – les deux fois pour cambriolage. Il y a longtemps qu’il a disparu de la circulation et sa femme prétend que la La Salle a été volée en septembre. Elle dit que c’est le cousin de Cruz qui l’a piquée, Armando Villareal, 39 ans, disparu lui aussi. C’est Harry Sears et moi qui avons pris l’affaire en main en premier et des témoins oculaires ont déclaré qu’il y avait deux Mexicains dans la voiture. D’autres renseignements, Harry ?

Un homme trapu et débraillé se leva et fit demi-tour pour faire face à la salle. Il déglutit plusieurs fois, puis bredouilla :

— L.L.L… La femme de Cruz b.b.baise le c.c.cousin. On n’n’n’a jamais d.d.déclaré le vol de la la la voiture et les voisins d.disent que la femme veut que le c.c.cousin, y viole sa liberté conditionnelle, comme ça, C.C.Cruz pourra pas être au courant.

Harry Sears se rassit brutalement. Millard lui sourit et dit :

— Merci, collègue. Messieurs, Cruz et Villareal sont maintenant en violation de la liberté conditionnelle accordée par l’État et fugitifs, priorité 1. Des avis de recherches et des mandats d’arrêt ont été lancés contre eux. Et voici le plus beau de l’histoire : ces deux mecs sont des poivrots finis, avec à leur compte plus d’une centaine de beuveries. Des poivrots chauffards, c’est un vrai danger public. Il faut les retrouver. Capitaine ?

Tierney se leva et hurla : « Rompez ! » Les flics s’agglutinèrent autour de moi, m’offrant leurs mains à serrer, m’assenant de grandes claques dans le dos, m’envoyant des pichenettes au menton. Je baignai dedans, je m’en imbibai jusqu’à ce que la salle de réunion se vide et qu’Ellis Lœw s’approche de moi, en tripatouillant l’insigne Phi Beta Kappa[14] qui pendait à son gilet.

— Vous n’auriez pas dû vous colleter avec lui, dit-il en faisant tournoyer sa clé. Vous meniez aux points avec les trois juges arbitres.

Je soutins le regard du procureur.

— L’article 5 a été accepté, monsieur Lœw.

— C’est exact, en effet. Mais certains parmi vos protecteurs y ont perdu de l’argent. Jouez le jeu de manière plus intelligente ici. Ne gâchez pas cette occasion comme vous avez gâché le combat.

— Alors, t’es prêt, pedzouille ?

Je fus sauvé par la voix de Blanchard. Je partis avec lui avant de faire quelque chose qui aurait tout gâché, tout de suite, là-bas, dès cet instant.

 

Nous fîmes route vers le sud dans la voiture particulière de Blanchard, un coupé Ford 40 avec un émetteur-récepteur de contrebande sous le tableau de bord. Lee continuait à me baratiner sur le boulot pendant que je regardais le spectacle des rues du centre-ville.

— La plupart du temps on s’occupe des avis de recherches prioritaires, mais de temps en temps il faut aller à la chasse aux témoins matériels pour Lœw. C’est pas très fréquent. D’habitude, c’est Fritzie Vogel qui est son garçon de courses, avec Bill Kœnig comme gros bras. Deux petits cons, l’un comme l’autre. De toute manière, y a des périodes de creux de temps en temps et on est censés faire le tour des postes de police et vérifier auprès des brigades si elles ont du travail prioritaire – des avis de recherches pour les tribunaux du coin. Chaque poste de police du L.A.P.D. dispose de deux hommes qui bossent aux Mandats et Recherches, mais ils passent la majeure partie de leur temps à courir après leurs indics. C’est pour ça qu’on est censés leur donner la main. Quelquefois, comme aujourd’hui, t’entends quelque chose au résumé de la semaine, ou tu repères un coup fumant sur le tableau. Si c’est très, très calme, on peut te demander de jouer au garçon de courses pour les bavards du service 92 et délivrer les assignations. Trois sacs le coup, de la gnognote, quoi. Le gros pognon, c’est les récups d’impayés. J’ai les listes des mauvais payeurs de chez H. J. Caruso pour Dodge et des Frères Yeakel pour les Olds[15], tous les Négros mauvais payeurs que les employés au recouvrement ont les chocottes de travailler au corps. Des questions, collègue ?

Je résistai à l’envie pressante de lui demander : « Pourquoi tu ne baises pas avec Kay Lake ? » et « Pendant qu’on y est, c’est quoi, son histoire ? »

— Ouais. Pourquoi t’as arrêté de combattre pour venir t’engager dans la police ? Et ne viens pas me raconter que c’est parce que ta petite sœur a disparu ou parce que mettre la main sur des criminels satisfait ton sens de l’ordre. J’ai déjà entendu ça deux fois, et ça ne prend pas.

Lee ne quitta pas la route des yeux.

— T’as des sœurs ? De jeunes mômes que tu aimes vraiment ?

— Ma famille est morte, dis-je en secouant la tête.

— Laurie aussi. J’ai compris quand j’avais quinze ans. Papa et maman ont dépensé des fortunes en avis de recherches et détectives privés, mais je savais qu’on l’avait zigouillée. J’ai toujours continué à me l’imaginer et à la voir grandir – Reine de la fête du lycée, des A partout, fondant sa propre famille. Ça faisait mal, très mal d’y penser, alors j’ai imaginé qu’elle tournait mal. Une pouffiasse, quoi, tu vois le genre. En fait, ça me rassurait de me dire ça, mais j’avais l’impression que je chiais sur son souvenir.

— Écoute, je suis désolé, lui dis-je.

Gentiment, Lee me donna un coup de coude.

— T’as pas à l’être, parce que t’as raison. J’ai laissé tomber les combats et je me suis engagé dans les flics parce que Benny Siegel m’avait lâché ses gars aux fesses. Il avait racheté mon contrat et foutu la trouille à mon manager, et il m’avait promis de m’arranger un combat avec Joe Louis si j’acceptais de me coucher deux fois pour ses beaux yeux. J’ai dit non et je suis devenu flic parce que les Juifs du syndicat ont des principes : ils ne descendent pas les flics. J’avais une trouille à en faire dans mon froc qu’il me fasse descendre quand même, alors, quand j’ai entendu que les braqueurs de Boulevard-Citizens avaient emporté de l’argent de Benny en même temps que celui de la banque, j’ai secoué les puces à mes indics jusqu’à ce qu’on m’amène Bobby De Witt sur un plateau. J’ai refilé l’enfant à Benny en premier. Son numéro deux l’a dissuadé de le faire zigouiller, aussi j’ai été donner le bébé aux inspecteurs d’Hollywood. Benny, c’est devenu un pote. Y me refile tout le temps des tuyaux sur les canassons. Question suivante ?

Je décidai de ne pas pousser le bouchon trop loin en l’interrogeant sur Kay. Je jetai un coup d’œil au-dehors, je vis que le centre-ville avait laissé place à des pâtés de maisons aux constructions petites et délabrées. L’épisode Bugsy Siegel me trottait encore dans la tête ; et ça trottait toujours lorsque Lee ralentit pour se garer au bord du trottoir.

Je lâchai :

— Mais, bordel !

Lee me dit :

— Ce coup-ci, c’est pour ma satisfaction personnelle. Tu te souviens du violeur de mômes sur les avis de recherches ?

— Bien sûr.

— Tierney a dit qu’il y a quatre agressions pour sodomie dont on n’a pas retrouvé le coupable à Highland Park, d’accord ?

— D’accord.

— Et il a dit aussi qu’y avait une note sur les fréquentations du violeur ?

— Oui, oui, mais…

— Bucky, j’ai lu la note en question et j’ai reconnu le nom d’un receleur. Bruno Albanese. Il fait ses affaires dans un restaurant mex à Highland Park. J’ai appelé la Brigade des inspecteurs de Highland Park et j’ai eu les adresses des agressions, et y en a deux qui sont à moins de cinq cents mètres du troquet où le fourgue a ses quartiers. Voici sa maison, et les R.I.[16] disent qu’il a une tapée de P.V. impayés, avec mandats d’amener délivrés. Tu veux un dessin pour la suite ?

Je sortis de la voiture et traversai une pelouse en façade, pleine de mauvaises herbes et jonchée de merdes de chien. Lee me rattrapa sur le perron et sonna ; de l’intérieur de la maison jaillirent des aboiements furieux.

La porte s’ouvrit, retenue au chambranle par une chaîne. Les aboiements s’amplifièrent ; à travers le jour de la porte, j’entr’aperçus une femme souillon. Je criai : « Police ! », Lee coinça le pied dans l’espace entre le chambranle et la porte ; je passai la main à l’intérieur et dégageai la chaîne de sécurité. Lee ouvrit la porte d’une poussée et la femme se précipita sur le perron en courant. Je pénétrai dans la maison, en m’interrogeant sur le chien. Je contemplais un salon dégueulasse lorsqu’un mastiff à la robe brune me bondit dessus, la gueule grande ouverte. Je tâtonnai pour dégager mon calibre mais le bestiau commença à me lécher la figure.

On resta là tous les deux, les pattes avant du chien en appui sur mes épaules, comme deux danseurs engagés dans un pas de deux. Une langue énorme me lapait le visage et la femme cria : « Sois gentil, Hacksaw[17], sois gentil ! »

J’attrapai les pattes du chien et le fis redescendre au sol, il tourna immédiatement son attention vers mon entre-deux. Lee était en train de parler à la Marie-souillon et lui montrait quelques tronches de truands. Elle secouait la tête en signe de dénégation, les mains sur les hanches, image parfaite de la citoyenne courroucée. Avec Hacksaw sur mes talons, j’allai les rejoindre.

— Madame Albanese, dit Lee, voici le policier responsable de l’enquête. Voulez-vous lui répéter ce que vous venez de me dire ?

La souillon secoua les poings ; Hacksaw explora l’entre-deux de Lee.

— Où est votre mari, la belle ? lui dis-je. On n’a pas toute la journée.

— J’lui ai dit et j’vous le dis aussi. Bruno a payé sa dette envers la société. Il n’a plus de liens avec les criminels et je ne connais pas de Coleman j’sais plus quoi. C’est un homme d’affaires. Le responsable de sa conditionnelle lui a dit de ne plus mettre les pieds dans le troquet mexicain, il y a deux semaines de ça, et je l’ai pas vu depuis. Hacksaw, sois gentil !

Je regardai le policier effectivement responsable qui dansait une valse hésitation avec un chien de deux cents livres.

— Ma belle dame, votre mari, c’est un receleur connu avec un nombre impressionnant de P.V. J’ai dans ma voiture une liste de marchandises volées, et si vous ne me dites pas où il est, je vous retourne la baraque jusqu’à ce que je mette la main sur quelque chose de brûlant. Puis je vous arrête, vous, pour recel de marchandises volées. Vous choisissez quoi ?

La souillon se mit à se marteler les jambes de ses poings serrés ; Lee réussit à remettre la bête sur ses quatre pattes et dit :

— Y a des gens qui réagissent mal quand on est gentil avec eux. Madame Albanese, vous connaissez la roulette russe ?

La femme fit la moue.

— Je ne suis pas stupide et Bruno a payé sa dette à la société.

Lee sortit de son dos, au creux des reins, un .38 à canon court. Il vérifia le barillet et le remit en place avec un claquement.

— Il y a une balle dans ce revolver. Tu te sens en veine, Hacksaw ?

— Woof, répondit Hacksaw.

La femme dit :

— Vous n’oseriez pas.

Lee mit le .38 contre la tempe du chien et appuya sur la détente. Le percuteur frappa dans le vide. La femme eut un haut-le-cœur et commença à pâlir. Lee dit :

— Encore cinq. Prépare-toi pour le paradis des chiens, Hacksaw.

Lee appuya sur la détente une deuxième fois. Je me retins de rire aux éclats lorsque le percuteur claqua une nouvelle fois sur une chambre vide et que Hacksaw se lécha les couilles, l’air de s’ennuyer à mourir. Mme Albanese priait avec ferveur, les yeux clos.

— L’heure d’aller rejoindre ton Créateur, mon toutou, dit Lee.

— Non, lâcha la femme d’un coup. Non, non, non, non ! Bruno, y s’occupe d’un bar à Silverlake, le Buena Vista, sur Vendome. Je vous en prie, laissez mon bébé tranquille.

Lee me montra le barillet du .38, vide, et nous retournâmes à la voiture accompagnés par l’écho des joyeux aboiements de Hacksaw derrière nous. Je ris tout le long du chemin jusqu’à Silverlake.

 

***

 

Le Buena Vista était un grill-bar ayant la forme d’un rancho espagnol – murs d’adobe blanchis et tourelles décorées de guirlandes lumineuses six semaines avant les vacances de Noël. L’intérieur était frais, tout de bois foncé. Il y avait juste à côté de l’entrée un long bar en chêne derrière lequel un homme essuyait des verres. Lee lui sortit son insigne et dit : « Bruno Albanese ? » L’homme lui montra l’arrière du restaurant, tout en baissant les yeux.

L’arrière du restaurant était étroit, avec banquettes en simili cuir et lumières tamisées. Des bruits de bâfrerie gloutonne nous menèrent jusqu’à la banquette la plus éloignée – la seule à être occupée. Un homme mince au teint sombre était penché au-dessus d’une assiette où s’empilaient haricots, chili et omelette mexicaine, et il engouffrait la bouffe à grandes pelletées comme si c’était son dernier repas sur terre.

Lee frappa sur la table :

— Police ! Êtes-vous Bruno Albanese ?

L’homme leva les yeux et dit :

— Qui ? moi ?

Lee se glissa sur la banquette et désigna le motif religieux de la tapisserie murale.

— Non, le môme dans l’étable. On va régler ça fissa, que je ne sois pas obligé de te regarder manger. Tu as aux fesses toute une collection de mandats, mais moi et mon collègue, on aime ton chien. C’est pour ça qu’on ne te coffre pas. C’est y pas gentil de notre part ?

Bruno Albanese rota, puis dit :

— Vous voulez dire que vous cherchez un indic ?

— Petit génie, va, dit Lee, en lissant la photo de Maynard qu’il avait posée sur la table. Il encule les petits garçons. On sait qu’il te revend sa marchandise et on s’en fout. Où est-il ?

Albanese regarda la photo et eut un renvoi.

— Jamais j’ai vu ce mec avant. Y a quelqu’un qui vous a raconté des craques.

Lee me regarda et soupira.

— Y a des gens qui réagissent mal quand on est gentil avec eux, dit-il.

Il saisit alors Bruno Albanese par le colback et lui écrasa la figure dans son assiette de graillon. Le gras lui rentra par la bouche, par le nez, par les yeux et Bruno se mit à battre des bras et à cogner la table de ses jambes. Lee le maintint en position, en psalmodiant : « Bruno Albanese était un brave homme. C’était un bon mari et un bon père pour son fils Hacksaw. Il n’était pas très coopératif avec la police, mais qui vous demande d’être parfait ? Collègue, peux-tu me donner une seule raison pour que je laisse ce connard en vie ?

Albanese se manifestait par des borborygmes divers ; le sang suintait dans ses fayots.

— Aie pitié de lui, lui dis-je. Même les fourgues ont droit à un dernier repas un peu meilleur que ça.

— Bien dit, répondit Lee, et il lâcha Albanese.

Celui-ci releva la tête, cherchant désespérément un peu d’air, haletant et sanguinolent, en essuyant de son visage l’équivalent de tout un livre de cuisine mexicaine. Une fois sa respiration retrouvée, il lâcha en sifflant comme un asthmatique :

— Les appartements du Versailles, sur la 6e et Saint-Andrews, chambre 803, mais ne dites pas que j’ai mouchardé !

— Bon appétit, Bruno, dit Lee.

— Tu es doué, lui dis-je.

Nous sortîmes du restaurant en courant et, pied au plancher, code trois, nous prîmes la direction de la 6e et de Saint-Andrews.

 

Les noms sur les casiers à courrier dans le hall du Versailles donnaient un Maynard Coleman à l’appartement 803. Nous prîmes l’ascenseur jusqu’au huitième. Personne ne répondit à notre coup de sonnette. Je mis mon oreille contre la porte. Rien. Lee sortit un trousseau de passes de sa poche et les essaya dans la serrure jusqu’à ce qu’il trouve la bonne et que le verrou s’ouvre d’un sec claquement.

On entra dans une petite pièce sombre où il faisait chaud. Lee alluma le plafonnier, illuminant un petit lit métallique couvert d’animaux en peluche – ours, pandas et tigres. Le pieu sentait la sueur et la pharmacie, une odeur de médicaments que je n’arrivais pas à identifier. Je plissai le nez, et Lee me donna la réponse :

— Vaseline et cortisone. Les pédés l’utilisent pour se lubrifier le cul. J’allais refiler Maynard au capitaine Jack en personne, mais, après ça, je vais laisser Vogel et Kœnig s’en occuper d’abord.

J’allai jusqu’au lit pour examiner les animaux ; ils portaient tous des bouclettes de chevelures d’enfants collées entre leurs pattes. Je frissonnai et regardai Lee. Il était pâle, le visage tordu et dévoré de tics. Nos regards se croisèrent, et nous quittâmes la pièce en silence pour reprendre l’ascenseur jusqu’au rez-de-chaussée.

Une fois sur le trottoir, je lui dis :

— Et maintenant ?

Lee me répondit d’une voix tremblante :

— On se trouve une cabine téléphonique et on appelle le service des Contraventions. On leur refile les pseudos de Maynard ainsi que son adresse et on leur demande s’ils ont récemment, disons dans le courant du mois, enregistré des P.V. à son nom. Si c’est le cas, on aura une description du véhicule et un numéro d’immatriculation. Je te retrouve à la voiture.

Je courus jusqu’au coin de la rue, trouvai une cabine et appelai les renseignements du service des Cartes grises, sur une ligne réservée à la police.

— C’est de la part ? me répondit un employé.

— Agent Bleichert, L.A.P.D., matricule 1611. Services des Immatriculations. Maynard Coleman ou Coleman Maynard, 643 Sud, Saint-Andrews. Probablement un achat récent.

— Ça marche, une minute.

J’attendis, calepin et crayon en main, pensant toujours aux animaux en peluche. Cinq bonnes minutes plus tard :

— On a trouvé.

— Allez-y.

— Berline De Soto, 1938, vert foncé, immatriculation B comme Bravo, V comme Victor, 1-4-3-2. Je répète B comme Bravo…

Je pris note, raccrochai et retournai à la voiture en courant. Lee examinait de près un plan des rues de L.A. en prenant des notes.

— Je l’ai, lui dis-je.

Lee referma son plan.

— Il doit probablement traîner du côté des écoles. Il y a des écoles primaires du côté de Highland Park, là où ça s’est produit, et il y en a une demi-douzaine par ici. J’ai contacté par radio les permanences de Hollywood et de Wilshire et je leur ai dit ce qu’on avait. Les voitures de patrouille vont s’arrêter au passage devant les écoles et manger le morceau sur Maynard. Qu’est-ce qu’ils ont, aux Cartes grises ?

Je lui montrai mon calepin ; Lee se saisit du micro et mit l’appareil en position émission. On entendit des craquements, puis plus rien.

— Et merde, dit Lee. Allez, on roule !

 

***

 

On fit le circuit des écoles primaires d’Hollywood et de Wilshire. Lee conduisait, je balayais les trottoirs et les cours d’école du regard à la recherche d’une De Soto verte et de mecs traînant dans le coin. On s’arrêta une fois à une borne et Lee appela les postes de Wilshire et d’Hollywood, leur refila les tuyaux des Cartes grises et obtint l’assurance que l’info serait relayée à chaque voiture radio à chaque patrouille de la journée.

Durant toutes ces heures, on ne se parla guère. Lee avait les jointures toutes blanches à force de serrer le volant et on se traînait sur la file de droite. Le seul moment où il changeait d’expression, c’était quand il garait la voiture au bord d’un trottoir pour observer des mômes en train de jouer. Ses yeux se voilaient alors, ses mains tremblaient, et je croyais qu’il allait exploser ou s’effondrer en larmes.

Mais il se contentait de regarder, les yeux fixes, et le simple fait de revenir dans la circulation semblait le calmer. C’était comme s’il savait exactement jusqu’où il pouvait se laisser aller en tant qu’homme avant de revenir à son boulot de flic proprement dit.

Peu après 3 heures, on prit au sud sur Van Ness, pour passer devant l’école primaire de l’avenue Van Ness. On était à un pâté de maisons de là, près du Polar Palace[18] lorsque la De Soto verte BV 1432 nous croisa dans la direction opposée pour aller se garer sur le parking face à la patinoire.

— Il est à nous, dis-je. Polar Palace.

Lee fit demi-tour, direction le trottoir juste en face du parking, de l’autre côté de la rue. Maynard verrouillait la De Soto, les yeux sur un groupe de gamins qui se faufilaient vers l’entrée, patins à l’épaule.

— Viens, on y va, dis-je.

— Tu te charges de lui, me dit Lee. Je serais capable de perdre mon sang-froid, on ne sait jamais. Assure-toi que les mômes ne soient pas dans tes pieds et, s’il essaie le moindre geste farfelu, tue-le.

Les arrestations en solo et en civil étaient strictement non réglementaires.

— T’es dingue, c’est un…

Lee me poussa en dehors de la voiture.

— Va le choper, bordel de Dieu ! On exécute des mandats, on n’est pas dans une putain de salle de classe. Va le choper !

Je traversai Van Ness et me faufilai dans la circulation jusqu’au parc de stationnement, et j’entrevis Maynard qui entrait au Polar Palace, au beau milieu d’une flopée d’enfants. Je sprintai jusqu’à la porte d’entrée et j’entrai, en me disant à moi-même d’y aller mollo et en douceur.

L’air froid m’étourdit ; les yeux me piquaient à cause de la lumière crue qui se reflétait sur l’anneau de glace.

Je mis ma main en visière et regardai autour de moi : des fjords en papier mâché et un étal à sandwiches en forme d’igloo. Quelques gamins virevoltaient sur la glace et un groupe poussait de grands « aaah » et « oooh » devant un ours polaire géant empaillé, debout sur les pattes de derrière, près d’une sortie latérale. Il n’y avait pas un seul adulte dans tout ça. Soudain, j’eus une idée : les toilettes pour hommes.

Un panneau m’indiqua le sous-sol. J’étais à mi-chemin des marches lorsque je vis Maynard remonter, avec, dans les mains, un petit lapin en peluche. La puanteur de la chambre 803 me revint ; à l’instant même où il allait me dépasser, je dis :

— Police ! Vous êtes en état d’arrestation.

Et je dégainai mon .38.

Le violeur leva les bras ; le lapin vola. Je repoussai l’homme contre le mur, le passai à la fouille et je lui menottai les poignets dans le dos. Le sang me cognait à la tête alors que je le poussais pour lui faire remonter les marches. Je sentis quelque chose qui me martelait les jambes.

— Laisse mon papa tranquille ! Laisse mon papa tranquille !

L’assaillant était un petit garçon en short et marinière. Il me fallut une demi-seconde pour reconnaître le gamin du violeur – la ressemblance était frappante. Le garçon s’accrocha à ma ceinture et continua à beugler : « Laisse mon papa tranquille. » Le père continua à beugler qu’on lui laisse le temps de dire au revoir et de trouver quelqu’un pour s’occuper du petit. Je continuai à avancer, remontant les marches et traversant le Polar Palace, mon revolver sur la tête du violeur, le poussant de mon autre main avec le gamin qui se traînait derrière, hurlant et cognant de toutes ses forces. Un attroupement s’était formé ; je criai : « Police » jusqu’à ce qu’on me laisse passer et que je voie la porte. Un vieux poivrot l’ouvrit pour moi, en lâchant :

— Hé ! Vous êtes pas Bucky Bleichert ?

En haletant, je lui dis :

— Attrapez le môme et appelez une infirmière.

On me débarrassa sans ménagements de la tornade en culottes courtes qui s’accrochait à mes basques. Je vis la Ford de Lee dans le parc de stationnement et je poussai Maynard tout le long du chemin, jusqu’à la banquette arrière de la voiture. Lee enclencha la sirène et laissa du caoutchouc sur la chaussée ; le violeur marmonnait un baratin sur Jésus. Mais je me demandais encore pourquoi le beuglement de la sirène ne parvenait pas à étouffer les hurlements du petit garçon pour son papa.

 

Nous laissâmes Maynard à la prison du tribunal et Lee téléphona à Fritz Vogel à la Brigade de Central pour lui annoncer que le violeur était incarcéré et prêt à subir un interrogatoire sur les cambriolages de Bunker Hill. Ensuite, retour à la mairie, coup de fil aux inspecteurs de Highland Park pour les informer de l’arrestation de Maynard, et autre coup de fil à la Juvénile d’Hollywood pour apaiser ma conscience à propos du petit. L’infirmière que j’eus au bout du fil me dit que Billy Maynard était là et qu’il attendait sa mère, l’ex-femme de Coleman Maynard, serveuse de drive-in six fois condamnée pour racolage. Il continuait à beugler qu’on lui rende son père, et je raccrochai en regrettant d’avoir téléphoné.

Suivirent trois heures de rédaction de rapport. Je rédigeai à la main le compte rendu de l’arrestation ; Lee le tapa à la machine, omettant l’épisode de l’effraction dans l’appartement de Coleman Maynard. Ellis Lœw nous tournait autour dans le réduit pendant que nous travaillions en marmonnant : « Une arrestation du tonnerre ! » et « j’en ferai qu’une bouchée au tribunal, avec le môme ».

A 7 heures, les paperasses étaient terminées. Lee fit comme s’il cochait une case en l’air et dit :

— Et vous en mettrez un de plus sur le compte de Laurie Blanchard. T’as faim, collègue ?

Je me levai pour m’étirer, et l’idée de nourriture me parut soudain super. Je vis alors Fritz Vogel et Bill Kœnig s’approcher de notre trou. Lee murmura :

— Fais risette ! Ils sont potes avec Lœw.

De plus près, ils ressemblaient à deux rescapés de la ligne de défense des L.A. Rams[19] en état de délabrement avancé. Vogel était grand et gras, avec une énorme tête plate qui lui jaillissait du col de chemise, et les yeux bleus les plus clairs que j’aie jamais vus. Kœnig était tout simplement impressionnant, dépassant mon mètre quatre-vingt-sept de cinq bons centimètres, avec une carcasse de ligne arrière qui commençait juste à se ramollir. Il avait le nez large et aplati, les oreilles en chou-fleur, la mâchoire de traviole et des dents minuscules et ébréchées. Il avait l’air stupide, Vogel avait l’air rusé, ils avaient tous deux l’air méchant.

— Il a avoué, dit Kœnig en gloussant. Les mômes qu’il a empaffés et les casses. Fritzie dit qu’on va tous avoir des citations.

Il me tendit la main.

— Bien, le combat avec le Blondin.

Je serrai la grosse main et remarquai des traces de sang frais sur la manchette droite de Kœnig.

— Merci, sergent, lui dis-je.

Puis je tendis la main à Fritz Vogel. Il la saisit pendant une fraction de seconde, me transperça d’un regard délibérément furieux et me lâcha la main comme s’il s’agissait d’une merde brûlante.

Lee m’envoya une claque dans le dos.

— Bucky, c’est le meilleur. De la cervelle et des couilles. Vous avez vu Ellis pour les aveux ?

— Ellis, c’est pour les lieutenants et au-dessus, dit Vogel.

— Je suis un privilégié, dit Lee en riant. À part ça, vous le traitez de youpin derrière son dos, qu’est-ce que ça peut vous faire ?

Vogel piqua un fard ; Kœnig regarda autour de lui, la bouche ouverte. Quand il se retourna, je vis que du sang avait éclaboussé son plastron.

— Viens, Billy, dit Vogel.

Kœnig suivit, obéissant, jusqu’à la salle de Brigade.

— Faire risette, hein ?

— Des connards, dit Lee en haussant les épaules. S’ils n’étaient pas flics, ils seraient à Atascadero. Fais ce que je dis, pas ce que je fais, collègue. Ils ont peur de moi, et toi, t’es qu’un bleu ici.

Je me creusai les méninges à la recherche d’une réplique cinglante. C’est alors que Harry Sears, l’air encore plus débraillé que dans la matinée, passa la tête dans l’embrasure de la porte.

— J’ai entendu quelque chose et je crois que vous devriez être mis au courant, Lee.

Il prononça ces mots sans l’ombre d’un bredouillement mais son haleine avait des relents d’alcool.

— Vas-y, envoie, dit Lee.

— J’étais à la Conditionnelle du comté, dit Sears, et le responsable m’a dit que De Witt venait de réussir son examen. Il sera mis en liberté conditionnelle sur L.A. au milieu de janvier. Je pensais que ça vous intéresserait.

Sears me salua de la tête et repartit. Je regardai Lee, qui était agité de tics nerveux comme dans la chambre 803 du Versailles. Je dis :

— Collègue…

Lee réussit à sourire :

— On va se manger un morceau. Kay fait du rôti en cocotte et elle a dit qu’il fallait que je te ramène à la maison.

 

***

 

Je suivis, rien que pour la femme, et restai abasourdi par la crèche : une maison aux lignes profilées, beige, style Art Déco, à quatre cents mètres au nord du Sunset Strip.

En franchissant la porte, Lee dit :

— Ne parle pas de De Witt ; Kay va être toute retournée.

J’acquiesçai et pénétrai dans un salon sorti tout droit d’un décor de cinéma.

Les lambris étaient d’acajou poli, le mobilier, style Scandinave – du bois blond qui brillait en une demi-douzaine de teintes. Les murs étaient garnis de gravures, portraits d’artistes célèbres du vingtième siècle, et le sol couvert de tapis aux motifs décoratifs ultramodernes, gratte-ciel dans la brume et grands arbres dans une forêt, ou cheminées de quelque usine allemande et expressionniste. Un coin salle à manger était attenant au salon, il y avait des fleurs fraîchement coupées sur la table à côté de chauffe-plats qui exhalaient des arômes de bonne cuisine.

— Pas mal, pour un salaire de flic, dis-je. Tu touches quelques enveloppes, collègue ?

— Le fric mis à gauche pendant ma carrière de boxeur. Hé, chérie, tu es là ?

Kay Lake arriva de la cuisine, vêtue d’une robe fleurie qui faisait pendant aux tulipes sur la table. Elle me prit la main et dit :

— Bonjour, Dwight.

Je me sentais comme un loubard qui vient de débarquer sans qu’on l’ait invité au bal de fin d’année du lycée.

— Bonjour, Kay.

Elle me serra la main, puis la lâcha, mettant ainsi fin à la plus longue poignée de main de l’histoire.

— Vous et Leland coéquipiers ! À vous faire croire aux contes de fées, non ?

— Non, je ne crois pas, je suis plutôt du genre réaliste.

Je cherchai Lee du regard et vis qu’il avait disparu.

— Pas moi.

— Je l’aurais deviné.

— La réalité, j’en ai eu ma part, assez pour me durer une vie entière.

— Je sais.

— Comment le savez-vous ?

— Le L.A. Herald Express.

— Vous avez donc bien lu les articles sur moi, dit-elle en riant. Pour arriver à une conclusion, peut-être ?

— Oui. Les contes de fées, ça marche jamais.

Kay me fit un clin d’œil à la manière de Lee. J’eus le sentiment que c’était elle qui lui avait appris.

— C’est pour ça qu’il faut tout faire pour qu’ils deviennent réalité. Leland ! Le dîner est prêt.

Lee réapparut et nous nous installâmes pour le repas ; Kay fit sauter une bouteille de champagne et emplit les verres. Une fois nos verres pleins, elle dit :

— Aux contes de fées.

Nous bûmes, Kay les remplit à nouveau, et Lee dit :

— À l’emprunt municipal.

La deuxième dose de pétillant me piqua le nez et me fit rire. Je proposai à mon tour :

— A la revanche Bleichert-Blanchard, sur le terrain de polo, avec plus d’entrées que pour Louis contre Schmeling.

— A une deuxième victoire de Blanchard, dit Lee.

— Au match nul, et que le sang ne coule plus, dit Kay.

Nous bûmes et, après notre premier cadavre, Kay alla chercher une seconde bouteille dans la cuisine. Elle fit sauter le bouchon qui frappa Lee à la poitrine. Une fois nos coupes pleines, je sentis les premiers effets du truc à bulles et lâchai :

— A nous.

Lee et Kay me regardèrent comme au ralenti et je vis que nos mains inoccupées reposaient à quelques centimètres de distance sur la nappe. Kay remarqua que j’avais remarqué et me fit un clin d’œil ; Lee dit :

— C’est ici que j’ai pris le coup.

Nos mains se déplacèrent ensemble en une sorte de triade et nous portâmes le toast « A nous » à l’unisson.

 

***

 

Adversaires, puis coéquipiers et enfin amis. Kay était inséparable de l’amitié : elle ne venait jamais se mettre entre nous mais elle emplissait nos deux vies, hors des heures de travail, avec grâce et style.

Cet automne 46, nous allâmes ensemble partout. Au cinéma, Kay prenait la place du milieu entre nous deux et agrippait nos deux mains pendant les passages qui lui faisaient peur, le vendredi, au Malibu Rendez-vous, aux soirées dansantes avec grand orchestre, elle alternait les danses avec l’un puis avec l’autre et elle tirait toujours au sort le veinard qui aurait droit à la dernière série de slows avec elle. Lee ne fit jamais montre de la moindre parcelle de jalousie et l’invite de Kay perdit de son brûlant pour n’être plus qu’un petit feu qui couvait. Il était toujours là, pourtant, chaque fois que nos épaules se frôlaient, chaque fois qu’un indicatif à la radio ou une affiche amusante ou un mot de lui faisaient mouche sur nous deux de la même manière : instantanément, nos regards se trouvaient. Plus les choses s’apaisaient, plus je savais Kay disponible – plus je la désirais. Mais je laissai les choses suivre leur cours, non parce que ça aurait détruit notre équipe avec Lee, mais parce que la perfection de notre trio s’en fût trouvée dérangée.

Une fois notre service terminé, Lee et moi nous allions à la maison pour y trouver Kay en train de lire, soulignant des passages au crayon jaune. Elle faisait la cuisine pour trois et parfois Lee nous quittait pour se payer une bourre à moto sur Mulholland. C’est alors que nous parlions.

Lee était toujours à la périphérie de nos conversations, comme si c’était tricher que de parler de la force brute qui était notre point d’ancrage sans qu’elle fût présente : Kay parlait de ses six années d’université et de ses deux maîtrises que Lee avait financées grâce à ses bourses de boxeur, disant aussi à quel point son travail de professeur remplaçant convenait à merveille à la « dilettante surdiplômée » qu’elle était devenue, je lui racontais comment j’avais grandi, petit Boche à Lincoln Heights. On ne parla jamais de mes dénonciations à la Brigade des Étrangers ou de sa vie avec Bobby De Witt. Nous avions tous les deux l’intuition et le sens de l’histoire de l’autre, mais l’un comme l’autre, nous ne voulions pas de détails. J’avais la main, sur ce point : les frères Ashida et Sam Murakami étaient morts depuis longtemps, mais Bobby De Witt se trouvait à un mois d’être libéré sur parole à L.A., et je savais que Kay avait peur de son retour.

Si Lee était effrayé, il ne le montra jamais, mis à part le moment où Harry Sears lui avait refilé le tuyau, et jamais cela ne l’avait gêné, même au cours des meilleurs moments passés ensemble – ceux que l’on passait à travailler côte à côte aux Mandats et Recherches. J’appris, cet automne-là, ce qu’était réellement le travail de police, et Lee fut mon professeur.

De la mi-novembre jusqu’à la nouvelle année, on mit la main sur onze criminels, dix-huit délits de fuite et trois fugitifs en violation de liberté conditionnelle.

A contrôler les rôdeurs suspects, on ramassa une demi-douzaine de mecs supplémentaires, tous pour usage de stupéfiants. On travaillait directement sous les ordres d’Ellis Lœw, et aussi à partir des listes de délits et des bruits de couloir de la Brigade, le tout filtré par le flair de Lee. Sa manière de faire était parfois très indirecte et prudente, et parfois brutale, mais il était toujours très gentil avec les enfants, et lorsqu’il jouait les gros bras pour obtenir des renseignements c’était parce que c’était la seule manière d’arriver à des résultats.

C’est ainsi qu’on fit la paire, le bon et le méchant associés pour les interrogatoires ; M. Feu, c’était le dur, M. Glace, le tendre. Nos réputations de boxeurs nous donnaient un avantage supplémentaire dans les rues, et lorsque Lee jouait au pseudo-cogneur pour quelques renseignements, et que j’intercédais toujours en faveur du cogné, on arrivait au résultat recherché.

L’équipe n’était pas parfaite. Lorsqu’on était en service vingt-quatre heures d’affilée, Lee harcelait les défoncés pour quelques cachets de benzédrine dont lui-même avalait des poignées entières pour rester éveillé ; c’est alors que tous les Noirs devenaient « Sambo », les Blancs « connards » et les Mexicains « Pancho ». Toute sa sauvagerie ressortait au grand jour, réduisant à néant son extraordinaire finesse et, par deux fois, je dus le retenir pour de bon alors qu’il se laissait emporter par son rôle de méchant et de dur.

Mais c’était un prix dérisoire à payer pour tout ce que j’apprenais. Sous la tutelle de Lee, je devins bon, et vite, et je n’étais pas le seul à le savoir. Même si le combat lui avait coûté un demi-bâton de sa poche, Ellis Lœw m’accueillait avec chaleur lorsque Lee et moi lui ramenions une cargaison de criminels qu’il se délectait de faire passer au tribunal, et Fritz Vogel, qui me haïssait pour avoir piqué les Mandats et Recherches à son fils, lui confia avec réticence que j’étais un superflic.

De manière surprenante, ma célébrité locale dura assez longtemps pour me mettre un peu de beurre dans les épinards. Pour les récups de bagnoles, Lee était un des favoris de H.J. Caruso, le concessionnaire aux annonces publicitaires célèbres à la radio. Quand le boulot tournait au ralenti, on faisait la traque à la tire impayée dans Watts et Compton. Lorsqu’on en trouvait une, Lee défonçait la vitre côté conducteur d’un coup de pied et chauffait la tire pendant que je montais la garde. On se rendait alors à la queue leu leu au parc de Caruso sur Figueroa, et H.J. nous refilait vingt sacs chacun. On discutait gendarmes, voleurs et boxe avec lui et, après le baratin, il nous faisait cadeau d’une bonne bouteille de bourbon, que Lee refilait ensuite par habitude à Harry Sears pour qu’il nous ait à la bonne, question tuyaux en provenance de la Criminelle.

Parfois, on retrouvait H.J. pour les combats en soirée le mercredi à l’Olympic. Il s’était fait construire une loge en bordure de ring pour se protéger lorsque les Mexicains du poulailler balançaient des pièces et des verres à bière pleins de pisse sur le ring, et Jimmy Lennon faisait les présentations pendant le cérémonial qui précédait les combats. De temps à autre, Benny Siegel faisait un saut jusqu’à notre loge, et il partait ensuite discuter le bout de gras avec Lee. Lee revenait toujours l’air un peu effrayé. L’homme qu’il avait jadis défié était le gangster le plus puissant de toute la côte Ouest et il avait une réputation de teigneux à la gâchette facile. Mais, d’habitude, Lee récupérait des tuyaux sur les canassons, et en général les chevaux que lui signalait Siegel gagnaient.

L’automne passa. Le vieux eut droit à une autorisation de sortie de la maison de repos et je l’amenai dîner à la maison. Il avait bien récupéré de son attaque, mais il n’avait toujours pas recouvré la mémoire de l’anglais et continuait à radoter en allemand. Kay le nourrit d’oie et de dinde et Lee écouta ses monologues en boche toute la nuit en plaçant : « Tu leur diras, grand-père » et « c’est dingue, mec » chaque fois que le vieux s’arrêtait pour reprendre sa respiration. Lorsque je le déposai à la maison de repos, il me fit signe du bras comme avec une batte et réussit à rentrer tout seul, comme un grand.

La nuit de la Saint-Sylvestre, nous allâmes jusqu’à Balboa Island pour nous offrir l’orchestre de Stan Kenton. On dansa en 1947, la tête pleine de champagne, et Kay tira à pile ou face pour voir qui aurait la dernière danse et le premier baiser au dernier coup de minuit. Lee gagna la danse et je les regardai tourbillonner sur la piste aux accords de Perfidia, sentant avec effroi combien ils avaient changé ma vie. Puis ce fut minuit, l’orchestre explosa, et je ne sus que faire.

Kay résolut le problème, en m’embrassant doucement sur les lèvres et en me murmurant : « Je t’aime, Dwight. » Une grosse femme me saisit et me fit couiner un mirliton dans la figure avant que j’aie pu lui retourner les mots qu’elle m’avait dits.

On rentra à la maison par l’autoroute de la côte Pacifique, une voiture parmi tout le flux des excités de l’avertisseur. Arrivés à la maison, ma propre voiture ne voulant pas démarrer, je me fis un lit dans le canapé pour m’écrouler presque aussitôt sous l’effet de toute la gnôle avalée. Aux environs du petit matin, je fus réveillé par de drôles de bruits étouffés par les murs. Je tendis l’oreille pour les reconnaître et je saisis des sanglots suivis par la voix de Kay, plus douce et plus basse que je ne l’avais jamais entendue. Les sanglots augmentèrent de violence – jusqu’à devenir des gémissements. Je m’enfonçai la tête dans l’oreiller et m’obligeai à retrouver le sommeil.