20

« Les officiers de police de la division de Central et du bureau des Inspecteurs dont les noms suivent sont invités à reprendre leurs affectations premières, en date du 6-2-47 :

 

« Sergent T. Anders – aff. à Central Escroqueries

Insp. J. Arcola – aff. à Central Cambriolages

Serg. R. Cavanaugh – aff. à Central Vols

Insp. G. Ellison – aff. à Central Inspecteurs

Insp. A. Grimes – aff. à Central Inspecteurs

Insp. C. Ligget – aff. à Central Délinquance Juvénile

Insp. R. Navarette – aff. à Central Escroqueries

Serg. J. Pratt – aff. à Central Criminelle (voir Lt Ruley pour affectation)

Insp. J. Smith – aff. à Central Criminelle (voir Lt Ruley)

Insp. W. Smith – aff. à Central Inspecteurs

 

« Le chef Horrall et le chef adjoint Green me demandent de vous remercier en leurs noms pour l’aide que vous avez apportée à l’enquête, mention spéciale faite des nombreuses heures supplémentaires que vous y avez consacrées. Chacun de vous recevra une lettre de recommandation.

 

« J’y joins mes propres remerciements.

 

« Capit. J.V. Tierney, Commandant, Central

Inspecteurs. »

 

La distance entre le tableau d’affichage et le bureau de Millard était de dix mètres environ. Je les couvris en moins d’un dixième de seconde. Russ leva les yeux de son bureau.

— Salut, Bucky, ça gaze ?

— Pourquoi ne m’a-t-on pas mis sur la liste des transferts ?

— J’ai demandé à Jack de vous garder sur l’affaire Short.

— Pourquoi ?

— Parce que vous allez devenir un sacrément bon inspecteur, et Harry prend sa retraite en 50. Ça vous suffit ?

Je me demandais ce qu’il fallait répondre lorsque le téléphone sonna. Russ décrocha et dit : « Central Criminelle, Millard », écouta pendant quelques instants et me montra le poste sur le bureau en face de lui. J’attrapai l’appareil et j’entendis une voix d’homme grave au milieu d’une phrase :

— … rattaché au service d’Enquêtes criminelles ici à Fort Dix. Je sais que vous avez été envahis par des tas d’aveux spontanés, mais celui-ci me paraît valable.

— Continuez, major.

— Le soldat s’appelle Joseph Dulange. C’est un M.P. attaché au quartier général de Dix. Il a fait ses aveux à son officier responsable (O.R.) un lendemain de bringue. Ses copains disent qu’il a toujours une lame sur lui, et il a pris l’avion pour Los Angeles en perm le 8 janvier. Pour couronner le tout, on a trouvé des traces de sang sur un pantalon – mais trop peu pour qu’on puisse en déterminer le groupe. Personnellement, je pense que c’est un mauvais numéro. Outre-mer, il a été mêlé à des tas de bagarres, et son O.R. dit qu’il bat sa femme.

— Major, est-ce que Dulange est près de vous en ce moment ?

— Oui. Il se trouve dans une cellule de l’autre côté du couloir.

— Voulez-vous me rendre ce service, s’il vous plaît ? Demandez-lui de décrire les marques de naissance d’Elizabeth Short. S’il le fait dans le détail, mon équipier et moi prendrons le prochain vol cargo qui part du Camp MacArthur.

— Bien, monsieur, dit le major.

La communication avec Fort Dix – enfin la moitié que j’avais entendue – fut coupée.

— Harry a la grippe. Ça vous dirait un petit voyage dans le New Jersey, brillant jeune homme ?

— Parlez-vous sérieusement ?

— Si ce soldat nous sort les grains de beauté sur l’arrière-train d’Elizabeth, ce sera très sérieux.

— Demandez-lui de parler des coups de couteau, tout ce dont les journaux n’ont pas parlé.

— Non, dit Russ en secouant la tête. Ça pourrait l’exciter un petit peu trop. Si ce n’est pas du bidon, on part par le prochain vol et on fait notre rapport de retour du New Jersey. Si Jack ou Ellis mettent la main sur ce truc, ils enverront Fritzie, et le soldat se retrouvera sur la chaise électrique au petit matin, qu’il soit ou non coupable.

La vanne sur Fritzie me mit en rogne.

— Il n’est pas si mal. Et je crois que Lœw a laissé tomber l’idée d’un faux coupable.

— Vous êtes un garçon impressionnable, dans ce cas. Il n’y a pas plus mauvais que Fritzie et Ellis…

Le major revint en ligne.

— Monsieur, Dulange a dit que la fille avait trois grains de beauté sur le lobe gauche de son… euh – derrière[43].

— Vous auriez pu dire cul, major. Nous partons.

 

Le caporal Dulange était âgé de vingt-neuf ans, grand, le muscle dur, le visage chevalin barré d’une moustache en trait de crayon. Habillé d’un treillis vert sale, il était assis face à nous, devant une table, dans le bureau du grand prévôt[44] de Fort Dix, l’air incorrigiblement vicieux. Un capitaine aux fonctions de juge avocat se tenait à ses côtés, probablement pour garantir qu’on ne lui inflige pas notre troisième degré civil. Le vol d’une durée de huit heures nous avait chahutés ; à 4 heures du matin, j’étais encore à l’heure de L.A., épuisé mais tendu par l’attente. Sur le chemin du fort, le major du C.I.D. que nous eûmes au téléphone nous tuyauta sur Dulange : vétéran, deux fois marié, ivrogne et bagarreur redouté. Sa déclaration était incomplète, mais étayée par deux faits : il avait pris l’avion pour L.A. le 8 janvier et avait été arrêté pour ivresse sur la voie publique à Pennsylvania Station à New York le 17 janvier. Russ donna le coup d’envoi.

— Caporal, mon nom est Millard et voici l’inspecteur Bleichert. Nous appartenons aux forces de police de Los Angeles et si vous réussissez à nous convaincre que vous avez tué Elizabeth Short, vous serez mis en état d’arrestation et nous vous emmènerons avec nous.

— J’l’ai découpée, dit Dulange en se tortillant sur sa chaise, d’une voix haut perchée qui venait du nez.

— Beaucoup de gens nous ont dit ça, soupira Russ.

— J’l’ai baisée aussi.

— Vraiment ? Vous trompez votre femme ?

— J’suis français.

J’y allai dans mon interprétation de méchant.

— J’suis allemand, alors qu’est-ce qu’on en a à foutre ? Qu’est-ce que ça a à voir avec le fait que vous trompez votre femme ?

Dulange sortit la langue comme un serpent.

— J’fais ça à la française et ma femme, elle aime pas ça.

Russ me donna un coup de coude.

— Caporal, pourquoi êtes-vous venu à Los Angeles pour votre permission ? Qu’est-ce qui vous intéressait ?

— Le cul. Le Johnnie Red Label. Les sensations fortes.

— Vous auriez pu trouver ça de l’autre côté de la rivière à Manhattan.

— Le soleil. Les actrices. Les palmiers.

Russ éclata de rire.

— Ça ne manque pas à L.A. On dirait que votre épouse ne vous serre pas trop la vis, Joe. Vous voyez ce que je veux dire, une permission, tout seul comme un grand.

— Elle sait que je suis français. Quand j’suis à la maison, j’l’a fais reluire et bien. Position missionnaire, vingt-cinq centimètres. Elle s’plaint pas.

— Et si elle se plaignait, Joe ? Que lui feriez-vous ?

— Elle se plaint une fois et j’utilise mes poings, dit-il, impassible. Elle râle encore une fois, j’l’a coupe en deux.

Je l’interrompis.

— Vous voulez me faire croire que vous avez fait cinq mille kilomètres pour bouffer de la connasse ?

— J’suis français.

— Pour moi, vous faites plutôt homo. Ceux qui donnent dans la langue fourrée princesse, c’est des pédés refoulés, ç’a été prouvé. Vous avez une réponse à ça, espèce de merdeux ?

Le militaire avocat se leva et murmura à l’oreille de Russ. Russ me donna un coup de pied sous la table. Le visage impassible de Dulange s’ouvrit en un large rictus.

— Ma réponse, c’est vingt-cinq centimètres de bonne tige bien raide pieds plats !

— Excusez l’inspecteur Bleichert, Joe, dit Russ. Il est soupe au lait.

— Il a un petit zizi. Comme tous les Boches. J’suis français, j’sais c’que j’dis.

Russ éclata d’un rire tonitruant, comme s’il venait d’en entendre une bonne au club des Élans.

— Joe, vous avez un foutu caractère.

Dulange joua de la langue.

— Je suis français.

— Joe, vous êtes un sacré numéro et le major Carroll m’a dit que vous battiez votre épouse. Est-ce que c’est la vérité ?

— Est-ce que les Nègres, ça sait danser ?

— Très certainement. Vous aimez ça, frapper les femmes, Joe ?

— Quand elles le demandent.

— Et votre femme demande ça tous les combien ?

— Il lui faut son gros morceau tous les soirs.

— Pas ça. Demander à être battue, je veux dire.

— Chaque fois qu’j’fais du tête-à-tête avec mon copain Johnnie le Rouge et qu’elle me vanne, alors elle y a droit.

— Y a longtemps que vous copinez tous les deux ?

— Johnnie le Rouge, c’est mon meilleur ami.

— Et Johnnie vous a suivi jusqu’à L.A. ?

— Dans ma poche qu’il était.

Cet échange avec un fêlé commençait à m’épuiser ; je pensai à Fritzie et à ses approches plus directes.

— Est-ce que t’as des accès de delirium tremens, espèce de merdeux ? Tu veux un p’tit coup sur la cabèche pour te rafraîchir les idées ?

— Bleichert, assez !

Je la fermai, le juge avocat m’incendia du regard ; Russ resserra son nœud de cravate, signe pour moi qu’il fallait que je la boucle. Dulange fit craquer les jointures de sa main gauche une à une. Russ balança un paquet de cigarettes sur la table, le truc à la « j’suis ton pote » le plus vieux du monde.

— Johnnie le Rouge, dit le Français, il aime pas que je fume sans lui. Vous me ramenez Johnnie, et j’fumerai. J’avoue mieux quand j’suis avec Johnnie. Demandez au chapelain catholique de North Post. Il m’a dit qu’il sent toujours Johnnie quand j’vais à confesse.

Je commençais à sentir le caporal Joseph Dulange comme un cinglé de baratineur qui cherchait à attirer l’attention sur lui.

— Les aveux imbibés de gnôle ne sont pas valables devant un tribunal, Joe, dit Russ. Mais je vais vous dire ce qu’on va faire. Si vous arrivez à me convaincre que vous avez tué Betty Short, je vous promets que Johnnie nous raccompagnera jusqu’à L.A. Huit bonnes petites heures de vol, ça devrait vous laisser assez de temps pour renouer connaissance avec lui. Qu’en dites-vous ?

— Je dis que l’Dahlia, c’est moi qui l’ai viandée.

— Je dis, moi, que non. Je dis que vous et Johnnie allez rester séparés pour un moment.

— J’l’ai viandée.

— Comment ?

— J’l’ai ouverte sur les nénés, d’une oreille à l’autre et en deux. Tac, tac, tac.

— Remontons un peu dans le passé, Joe, soupira Russ. Vous avez quitté Dix le mercredi 8 janvier, vous avez atterri au Camp MacArthur le soir même. Vous et Johnnie, vous vous retrouvez à L.A., impatients de faire exploser quelques pétards. Où êtes-vous d’abord allés ? Hollywood Boulevard ? Sunset Strip ? La plage ? Où ?

Dulange fit craquer ses phalanges.

— Chez Nathan, le salon de tatouage, 463 North Alvaredo.

— Qu’est-ce que vous y avez fait ?

Joe le dingue releva sa manche droite, révélant la langue bifide d’un serpent avec dessous, pour blason, « Frenchy ». Il gonfla le biceps et le tatouage grandit.

— J’suis français, dit-il.

— Et moi, je suis flic, dit Millard, dans son numéro breveté de marche arrière, et je commence à m’ennuyer. Lorsque je m’ennuie, c’est l’inspecteur Bleichert qui prend le relais. Jadis, l’inspecteur Bleichert a été classé dixième mondial chez les mi-lourds, et ce n’est pas quelqu’un de gentil. Exact, collègue ?

— J’suis allemand, dis-je en serrant les poings.

Dulange se mit à rire.

— Pas de ticket, pas d’entrée. Rien à boire, pas d’histoire.

Je faillis lui bondir dessus, par-dessus la table. Russ me saisit le coude et le tint serré, comme dans un étau, pendant qu’il marchandait :

— Joe, je vais passer un marché avec vous. En premier lieu, il faut nous convaincre que vous connaissiez Betty Short. Donnez-nous des faits. Des noms, des dates, des descriptions. Faites-le et quand nous aurons notre première ouverture, vous pourrez retourner en cellule refaire connaissance avec Johnnie. Qu’en dites-vous ?

— Johnnie la pinte ?

— Non, son grand frère, Johnnie le trois quarts.

Le Français attrapa le paquet de clopes et en sortit une d’une secousse ; Russ tenait son briquet prêt, le bras tendu. Dulange avala une bouffée monumentale et exhala un flot de paroles avec la fumée :

— Après la boîte à tatouage, moi et Johnnie on s’est pris un taxi direction le centre-ville et on a pris une chambre – hôtel Havana, sur la 9e et Olive, deux biftons la nuit avec des grosses blattes. Elles ont commencé à faire le chambard, alors j’ai sorti les attrape-souris. Ça les a tués. Moi et Johnnie, on a fait passer ça par un bon roupillon. Et puis le lendemain, on est allés courir la chatte. Pas de bol. Le lendemain, j’me lève une connasse de Philippine à la gare routière. Elle dit qu’elle a besoin du pognon pour le bus jusqu’à Frisco. Alors j’lui offre un bifton de cinq pour qu’elle nous fasse, moi et Johnnie. Elle dit minimum dix sacs pour deux mecs. Je dis que Johnnie l’en a une belle comme Jésus, c’est elle qui devrait payer. On revient à l’hôtel, toutes les blattes s’étaient taillées des attrapes. J’lui présente Johnnie, j’lui dis qu’il a priorité. Elle a les foies, elle dit : « Tu t’prends pour Fatty Arbuckle[45] ? » J’lui dis que j’suis un Français, pour qui qu’elle se prend, al’croit qu’a peut snober Johnnie le Rouge ?

« Les blattes, elles commencent leurs hurlements de Nègre. La Philippine, elle dit qu’Johnnie, il a les dents pointues, non merci, m’sieur. Elle se taille comme une furie, moi et Johnnie on se terre dans not’trou jusqu’à samedi tard. On veut du cul, et on en crève. On va sur Broadway à une boutique pour l’armée et la marine, et j’m’achète des rubans pour ma veste à la Ike[46], la D.S.C.[47] avec feuille de chêne, l’étoile d’argent, l’étoile de bronze, des rubans pour toutes les campagnes contre les Japs. Je ressemble à George S. Patton, mais moi, la mienne est plus grosse. Moi et Johnnie, on va dans ce bar qui s’appelle le Hibou de Nuit. Le Dahlia, y rentre en faisant la roue, Johnnie y dit : « Oui, m’sieur, c’est ma môme, non, m’sieur, c’est pas peut-être, oui m’sieur, c’est ma môme maintenant ». »

Dulange écrasa sa cigarette et tendit la main vers le paquet. Russ jetait des notes sur son calepin ; je m’imaginais l’heure et l’endroit car je me souvenais du Hibou de Nuit et ça remontait à l’époque où je travaillais aux patrouilles de Central. C’était sur la 62e et Hill – à deux blocs de l’hôtel Biltmore, là où Red Manley avait déposé Betty Short le vendredi 10 janvier. Le Français, en dépit de ses souvenirs de delirium, venait de gagner un degré de crédibilité supplémentaire.

— Joe, dit Russ, vous parlez bien de la nuit du samedi 11 au dimanche 12 ?

— J’suis français, pas un calendrier, dit Dulange en allumant un nouveau clope. Dimanche, c’est après samedi, à vous de voir.

— Continuez.

— En tout cas, Dahlia, moi et Johnnie on discute le bout de gras, et je l’invite à l’hôtel. On arrive et les blattes sont en liberté, al’chantent et al’bouffent les boiseries. Dahlia dit pas question que j’les élargisse mes cuisses, si tu les zigouilles pas. Je chope Johnnie et j’commence à leur taper dessus avec, et Johnnie, y m’a dit qu’ça lui f’sait pas mal. Mais Dahlia la fente, ses cuisses, pas moyen qu’elle les élargisse, si j’ai pas disposé des blattes avant, comme qui dirait scientifiquement. Je descends la rue et j’attrape le toubib. Il refile aux blattes des piqûres de poison pour un talbin de cinq. Moi et Dahlia, on baise comme des lapins, Johnnie le Rouge y regarde. Il est fou, pasque la Dahlia, elle est tellement bien que j’veux pas lui en filer une miette.

Je balançai une remarque du genre arrête-là-tes-conneries :

— Décris son corps. Et fais ça bien, ou alors tu ne reverras pas Johnnie le Rouge avant que tu sortes de tôle.

Le visage de Dulange se radoucit ; il ressemblait à un petit enfant que l’on menace de priver de son nounours.

— Répondez à la question de cet homme, Joe, dit Russ.

Dulange ricana.

— Avant que j’les lui coupe, elle avait des petits nénés qui relevaient la tête, avec des tétons roses. Des jambes assez grosses, jolie toison. Elle avait les grains de beauté qu’j’ai causé au major Carroll et elle avait des égratignures dans le dos, toutes fraîches, comme si al’venait de tâter le fouet.

Je frissonnai, me souvenant des « légers coups de lanière » dont avait fait mention le coroner à l’autopsie.

— Continuez, Joe.

Dulange sourit d’un rictus de vampire.

— Le Dahlia, y commence alors à faire la fêlée, elle dit : « Comment ça se fait qu’t’es seulement caporal si t’as gagné toutes ces décorations ? » Elle commence à m’appeler Matt et Gordon et elle arrête pas de parler de not’bébé, même si on avait fait le coup qu’une fois et qu’j’avais une capote. Johnnie, y flippe, et lui et les blattes, elles commencent à chanter : « Non, m’sieur, c’est pas ma môme. » Je veux encore du cul, alors j’amène le Dahlia en bas de la rue pour voir le docteur à blattes. Je lui file un talbin de dix, il lui fait un examen bidon et lui dit : « Le bébé sera en bonne santé et arrivera dans six mois. »

Une confirmation supplémentaire, au beau milieu des brumes de son délire – les Matt et Gordon étaient sans conteste Matt Gordon et Joseph Gordon Fickling, deux des maris imaginaires de Betty Short. Je pensai 50-50, allez, on boucle vite fait pour le Grand Lee Blanchard.

— Et alors, Joe ? demanda Russ.

Dulange eut l’air honnêtement perplexe – au-delà de la bravade, des souvenirs de sa mémoire embrumée de gnôle et de son désir de se retrouver réuni à Johnnie le Rouge.

— Alors, J’l’ai coupée.

— Où ?

— En deux.

— Non, Joe. Où avez-vous commis le meurtre ?

— Oh ! à l’hôtel.

— Quel numéro de chambre ?

— 116.

— Comment avez-vous amené le corps sur la 39e et Norton ?

— J’ai volé une voiture.

— Quel genre de voiture ?

— Une Chevy.

— Année et modèle ?

— Une berline de 43.

— Les voitures américaines n’ont plus été fabriquées pendant la guerre, Joe. Essaie autre chose.

— Une berline de 47.

— Quelqu’un a laissé les clés dans une belle voiture comme ça ? En plein centre de L.A. ?

— J’ai chauffé la tire.

— Comment chauffez-vous une voiture, Joe ?

— Quoi ?

— Expliquez-moi la manière de procéder.

— J’ai oublié comment j’ai fait. J’étais soûl.

Je l’interrompis.

— Où se trouvent la 39e et Norton ?

Dulange joua avec le paquet de cigarettes.

— C’est près du Boulevard Creenshaw et de la rue du Colisée.

— Dis-nous quelque chose qui n’était pas dans les journaux.

— J’l’ai coupée d’une oreille à l’autre.

— Tout le monde sait ça.

— Moi et Johnnie, on l’a violée.

— Elle n’a pas été violée et Johnnie aurait laissé des marques. Il n’y avait pas de marques. Pourquoi l’as-tu tuée ?

— Elle baisait comme un pied.

— Connerie ! Tu as dit que Betty baisait comme une lapine.

— Une foutue lapine.

— La nuit, tous les chats sont gris, espèce de merdeux. Pourquoi l’as-tu tuée ?

— Elle voulait pas me faire ça à la française.

— Ça existe pas, espèce de merdeux.

— J’l’ai viandée.

Je claquai la table de la main à la Harry Sears.

— T’es qu’un grenouillard menteur, espèce de salopard !

Le juge avocat se mit debout. Dulange beugla :

— J’veux mon Johnnie !

Russ dit au capitaine :

— Ramenez-le ici dans six heures, et il me sourit – du sourire le plus doux que je lui avais jamais vu.

 

***

 

On laissa les choses à 50-50 évoluant vers 75-25 contre. Russ partit téléphoner son rapport et faire envoyer une équipe du S.I.D.[48] jusqu’à la chambre 116 de l’hôtel Havana pour rechercher des traces de sang ; j’allai me coucher dans la chambre du quartier pour célibataires que le major Carroll avait mise à notre disposition. Je rêvai en noir et blanc de Betty Short et de Fatty Arbuckle ; quand le réveil sonna, je cherchai Madeleine.

J’ouvris les yeux, je vis Russ, vêtu d’un complet propre. Il me tendit un journal et dit :

— Ne sous-estimez jamais Ellis Lœw. C’était un canard format tabloïd de Newark, barré du titre : « Un soldat de Fort Dix coupable du sensationnel meurtre de Los Angeles ! » Sous le titre en bannière, on trouvait côte à côte les photos de Joe Dulange le Français et Lœw à son bureau, très théâtral dans sa pose. L’article disait :

 

En exclusivité avec notre confrère de Los Angeles, le Mirror : le procureur adjoint de Los Angeles Ellis Lœw, conseiller légal responsable de l’énigmatique affaire du Dahlia Noir, a annoncé la nuit dernière une découverte capitale : « Je viens d’être informé par deux de mes collègues les plus proches, le lieutenant Russell Millard et l’agent Dwight Bleichert, que le caporal Joseph Dulange de Fort Dix, New Jersey, a confessé le meurtre d’Elizabeth Short et que ses aveux se sont trouvés corroborés par des faits que seul l’assassin pouvait connaître. C’est un fait reconnu que le caporal Dulange est un dégénéré stupide, et je fournirai à la presse de plus amples détails sur les aveux aussitôt que mes hommes auront ramené Dulange à Los Angeles pour l’audience de mise en accusation. » L’affaire Elizabeth Short a semé le désarroi parmi les autorités depuis le matin du 15 janvier, date à laquelle a été découvert, dans un terrain vague de Los Angeles, le corps nu, mutilé et sectionné en deux à la taille, de Mlle Short. L’adjoint du procureur, M. Lœw, a refusé de révéler le contenu des aveux du caporal Dulange, mais il a déclaré que Dulange a été intime avec Mlle Short. « D’autres détails suivront, a-t-il dit. Ce qui est important, c’est que ce monstre soit incarcéré, là où il ne tuera plus. »

 

J’éclatai de rire.

— Qu’avez-vous réellement dit à Lœw ?

— Rien. Lorsque j’ai parlé au capitaine Jack la première fois, je lui ai dit que Dulange était un coupable très possible. Il m’a envoyé promener en gueulant que j’aurais dû faire mon rapport avant de partir, et ça s’est arrêté là. La seconde fois que je l’ai appelé, je lui ai dit que Dulange commençait à ressembler à un autre de nos cinglés. Ça l’a fortement secoué, et je comprends maintenant pourquoi.

Je me levai pour m’étirer.

— Espérons qu’il l’a vraiment tuée !

— Le S.I.D., dit Russ en secouant la tête, déclare qu’il n’y a pas de taches de sang dans la chambre d’hôtel, et pas d’eau courante pour nettoyer le corps. Et Carroll a fait diffuser une demande de renseignements dans trois États sur l’emploi du temps de Dulange du 10 janvier au 17 – en tôle pour ivresse, hôpitaux, tout le toutim. On vient d’avoir l’info : le Français se trouvait en cellule à l’hôpital St. Patrick de Brooklyn du 14 janvier au 17. Crise violente de delirium tremens. Il a été relâché le matin du 17 et cueilli à Penn Station deux heures plus tard. L’homme est innocent.

Je ne savais plus sur qui faire porter ma rogne. Lœw et compagnie voulaient régler l’ardoise de n’importe quelle manière, Millard voulait que justice soit faite, et je rentrais à la maison avec de grands titres dans les journaux qui me faisaient passer pour un imbécile.

— Et Dulange alors ? Vous voulez l’attaquer encore une fois ?

— Et encore entendre son baratin sur les blattes chantantes ? Non. Carroll l’a confronté aux renseignements reçus. Il a déclaré qu’il avait inventé toute l’histoire pour se faire de la publicité. Il veut se réconcilier avec sa première femme et il a cru qu’il obtiendrait par là un peu de sympathie. Je l’ai revu et je lui ai parlé, et tout ce que j’ai obtenu, c’est du délire alcoolique. Il ne nous dira rien de plus.

— Doux Jésus !

— Doux Jésus en effet ! Joe va être libéré vite fait et nous avons un vol pour Los Angeles dans quarante-cinq minutes. Alors, habillez-vous, collègue !

Je remis mes vêtements fatigués puis je partis en compagnie de Russ en direction du petit aéroport pour attendre la jeep qui nous conduirait au terrain. De loin, je vis une grande silhouette en uniforme qui approchait. Je frissonnai de froid ; l’homme de grande taille se rapprocha. Et je vis que c’était le caporal Joseph Dulange.

En arrivant au bâtiment de l’aéroport, il sortit un journal du matin petit format et désigna du doigt la photo en première page.

— C’est pour moi, tout le tralala. Vous, vous êtes en petits caractères, c’est la place des Boches.

Je sentis son haleine chargée de Johnnie le Rouge et lui balançai mon poing en plein dans la tronche. Dulange s’effondra comme un gros tas ; j’avais mal à la main droite. Le regard de Russ Millard me fit penser à Jésus qui s’apprêtait à répondre aux idolâtres.

— N’ayez donc pas l’air aussi convenable, nom de Dieu ! Putain, vous n’êtes pas un saint !