Exilé là où j’allais en chier, et fier de l’être ; deux semaines à tuer avant que je reprenne mon service dans quelque avant-poste puant du L.A.P.D. On passa un coup d’éponge sur l’arrestation suicide des Vogel en parlant d’infractions internes au service et de la honte d’un père devant cette ignominie. Je fermai la porte sur mes jours de gloire de la seule manière qui me paraissait décente – je repartis à la chasse de l’homme disparu.
Je commençai à enquêter sur sa disparition par tout ce qui touchait à L.A.
Je n’obtins rien des lectures répétées de l’album d’arrestations de Lee ; j’interrogeai les gouines à la Planque de La Verne et leur demandai si M. Feu était réapparu pour les insulter à nouveau – je n’eus que des « non » et des ricanements. Le Padre me refila en douce une copie du dossier d’arrestations criminelles de Blanchard, dans son intégralité – ça ne m’en dit pas plus. Kay, satisfaite de notre monogamie, me dit que j’étais pire qu’un imbécile pour faire ce que je faisais – et je savais que ça lui faisait peur.
J’avais cependant réussi à dénicher le lien existant entre Issler, Stinson, Vogel, et ça m’avait convaincu d’une chose – c’est que j’étais un vrai détective. Mais réfléchir comme un détective quand ça concernait Lee, c’était une autre paire de manches, pourtant je m’y obligeai. Le côté impitoyable que j’avais toujours vu – et secrètement admiré – chez lui me revint avec encore plus d’impact, et il compta pour moi avec encore moins d’équivoque. Tout comme les faits auxquels je me retrouvais finalement confronté :
Lee avait disparu au moment de la convergence sur lui de trois facteurs : le Dahlia, la benzédrine et la libération imminente de Bobby De Witt.
On l’avait vu pour la dernière fois à Tijuana, au moment où De Witt s’y dirigeait et que l’affaire Short se centrait sur la frontière U.S. Mexique.
De Witt et son pote trafiquant de drogue Félix Chasco avaient alors été assassinés et, bien qu’on ait épinglé deux Mexicains, c’était peut-être un coup monté de toutes pièces. Les Rurales effaçaient de leurs tablettes un homicide gênant.
Conclusion : Lee Blanchard aurait pu assassiner De Witt et Chasco avec comme mobile le désir de se protéger d’une tentative de vengeance et de protéger Kay de ce pilier de bistrot de De Witt et de ses violences. Conclusion de la conclusion : je m’en fichais.
L’étape suivante, ce fut l’étude des minutes du procès De Witt. Aux Archives, de nouveaux éléments se mirent en place.
Lee citait les noms des informateurs qui l’avaient tuyauté sur De Witt comme étant le « cerveau » du braquage de Boulevard-Citizens, puis déclarait qu’ils avaient quitté la ville pour éviter les représailles des amis du poivrot. Pour confirmation, je passai un coup de fil aux R.I. avec des résultats surprenants : les indics n’avaient même pas de casier. De Witt prétendait que la police lui avait fait porter le chapeau à cause de ses arrestations précédentes comme trafiquant de drogue.
L’accusation utilisa comme argument clé le fait qu’on avait trouvé au domicile de De Witt l’argent marqué provenant du cambriolage ainsi que son absence d’alibi à l’heure du braquage. Du gang des quatre, deux avaient été abattus sur les lieux du crime, De Witt capturé et le quatrième homme avait pris le large. De Witt proclama avec force qu’il ne le connaissait pas – alors que le dénoncer lui aurait fait gagner une réduction de peine.
Conclusion : c’était peut-être une opération d’entôlage de la part du L.A.P.D., peut-être qu’effectivement Lee y avait eu sa part, peut-être était-ce lui-même qui en était à l’origine pour se gagner les bonnes grâces de Benny Siegel dont l’argent avait été piqué par les vrais braqueurs, et dont Lee avait une trouille bleue, à juste titre – il avait tenu tête à Benny le nettoyeur pour ses contrats de boxeur. C’est alors que Lee avait rencontré Kay au procès De Witt, qu’il en était tombé amoureux à sa manière, chaste et chargée de culpabilité, apprenant alors à haïr Bobby pour de bon. Conclusion de la conclusion : impossible que Kay ait été au courant. De Witt n’était qu’un salaud qui avait eu ce qu’il méritait.
Conclusion finale : il fallait que je l’entende de la propre bouche de Lee, qu’il confirme ou qu’il nie toute l’histoire.
Quatre jours après le début de mes « vacances », je partis pour le Mexique. A Tijuana je distribuai pesos et menue monnaie américaine en montrant des photos de Lee, me réservant les quarts de dollar comme monnaie d’échange pour « information importante ». Je me fis des relations, mais pas la moindre piste et la certitude que j’allais finir par me faire écrabouiller si je continuais à distribuer ma monnaie. A partir de cet instant, je me contentai de l’échange traditionnel entre flic gringo et flic Mex – le billet de un dollar qui changeait de main pour renseignements confidentiels.
Les flics de Tijuana étaient des vautours en chemise noire qui ne parlaient qu’un charabia d’anglais – mais ils comprenaient très bien la langue internationale.
J’arrêtai des dizaines de flics qui « patrouillaient » seuls dans les rues, leur sortis insigne et photos en leur glissant mes billets de un dollar dans la main et posai mes questions dans mon meilleur hispano-anglais. Les « solistes » pigeaient vite. On hochait la tête, on me racontait un flot de conneries dans les deux langues et j’entendis tout un tas d’étranges histoires qui sonnaient vrai.
Dans l’une, el blanco explosivo pleurait à une projection porno privée, au Club Chicago, fin janvier ; telle autre décrivait un grand mec blond qui avait foutu une branlée à trois tantouzes avant d’acheter les flics avec des billets de vingt sacs qu’il arrachait à un gros rouleau de pognon. Le fin du fin, c’était Lee faisant don de deux cents biftons à un prêtre lépreux rencontré dans un bar et payant à boire à tout le monde avant de partir pour Ensenada. Je crachai cinq sacs pour ce dernier petit tuyau et demandai des explications. Le flic dit :
— Le curé, un frère à moi. S’est fait prêtre. Vaya con Dios. Gardez votre argent dans votre poche.
Je pris la route côtière du sud, cent quarante kilomètres jusqu’à Ensenada, en me demandant où Lee avait trouvé tout l’argent qu’il claquait. Le trajet était agréable – falaises bordées de buissons qui ouvraient sur l’océan à ma droite, et, sur la gauche, vallées et collines couvertes de verdure. La circulation était plus que fluide, sauf une file ininterrompue de piétons qui remontaient vers le nord : des familles entières, valises à la main, l’air effrayé et heureux à la fois, comme s’ils ignoraient tout de ce qui les attendait de l’autre côté de la frontière, convaincus néanmoins que ce serait toujours mieux que de bouffer de la poussière mexicaine et les aumônes des touristes.
J’arrivai aux abords d’Ensenada au crépuscule et la file se transforma en convoi d’immigrants. Une file unique occupait le bord de la route en direction du nord, leurs effets enveloppés dans des couvertures qu’ils transportaient sur l’épaule. Toutes les cinq ou six personnes, se trouvait un porteur de torche ou de lanterne, et tous les enfants en bas âge étaient sanglés à même le dos de leurs mères comme des papooses, à la manière indienne. En franchissant la dernière colline aux abords de la ville, je vis apparaître Ensenada, tache de néon dans le fond de la vallée, dont les éclats fluorescents engloutissaient les lumières des torches ponctuant l’obscurité à leur arrivée dans la cité.
Je m’engageai dans la descente et je compris vite que la bourgade où je pénétrais était la version bord de mer de TJ, offrant tous ses services à une clientèle de touristes plus huppés. Les gringos étaient bien élevés, on ne trouvait pas d’enfants qui mendiaient dans les rues ni d’aboyeurs de service à l’entrée des troquets en surnombre. La file des « dos mouillés » prenait naissance à l’intérieur des terres pauvres, et ne faisait que traverser Ensenada pour rejoindre la route côtière – mais il leur fallait payer tribut aux Rurales pour avoir le droit de franchir la ville.
Ils se faisaient dépouiller au vu et au su de tous, de la manière la plus éhontée que j’aie jamais vue. Des Rurales en chemises brunes, culottes et bottes de cheval allaient de paysan en paysan, prenaient l’argent et leur fixaient une étiquette à l’épaule au moyen d’agrafeuses ; des flics en civil vendaient des colis de bœuf et de fruits séchés, et plaçaient les pièces reçues dans des distributeurs de monnaie sanglés sur leur avant-bras. D’autres Rurales étaient postés, un homme par bloc, afin de contrôler les étiquettes ; lorsque je quittai le flot principal pour m’engager dans ce qui était sans possibilité d’erreur une rue du quartier des plaisirs, j’aperçus deux chemises brunes en train de tabasser un homme avec la crosse de leur arme : des fusils à pompe à canons sciés.
Je pris la sage décision de rendre visite à la police locale avant de me lancer à interroger les citoyens d’Ensenada. En outre, on avait vu Lee en train de parler à un groupe de Rurales près de la frontière peu de temps après avoir quitté L.A., et il me serait peut-être possible de leur tirer les vers du nez à son sujet.
Je suivis une caravane de voitures en maraude, toutes des modèles des années 30 ; je longeai le quartier rouge et le dépassai pour arriver à une rue parallèle à la plage – c’était là que se trouvait le poste de police. C’était une ancienne église reconvertie, avec barreaux aux fenêtres et le mot POLICIA peints en noir au-dessus de scènes religieuses sculptées dans la masse de la façade blanche en adobe. On avait installé un projecteur sur la pelouse ; je sortis de la voiture, insigne à la main, et sourire américain sur la figure, et je me pris la lumière en pleine figure.
J’avançai dans sa direction, le bras en visière, la figure dévorée de picotements sous la bouffée de chaleur. Un homme caqueta : « Flic Yanqui, J. Edgar, Texas Rangers. » Il avait la main tendue lorsque je passai près de lui. J’y déposai un billet d’un dollar et pénétrai dans le poste.
L’intérieur faisait encore plus église : des draperies murales en velours illustrant la vie de Jésus décoraient le couloir d’entrée ; les rangées pleines de chemises brunes affalées ressemblaient à des bancs d’église avec leurs fidèles. Le bureau qui me faisait face était un gros bloc de bois sombre où on voyait gravé Jésus sur sa croix – vraisemblablement un autel qui avait cessé de servir. Le gros Rurale qui y jouait à la sentinelle se pourlécha les babines en me voyant arriver – il me fit penser à un bourreau qui refuserait de prendre sa retraite.
Mon petit talbin solo et obligatoire était prêt mais je ne le donnai pas.
— Police de Los Angeles, je veux voir le chef.
La chemise brune se frotta le pouce contre l’index, puis pointa le doigt vers l’étui qui contenait mon insigne. Je les lui tendis, accompagnés du dollar ; il ouvrit la marche dans un couloir aux murs peints de fresques de Jésus jusqu’à une porte marquée : CAPITAN. Il entra et j’attendis là pendant qu’il débitait des rafales de mots en espagnol ; il sortit, et j’eus droit à un claquement de talons et un salut tardif.
— Agent Bleichert, veuillez entrer, s’il vous plaît.
Je fus surpris par ces mots sans trace d’accent. J’entrai, prêt à répondre. Je fus accueilli par un Mexicain de grande taille, vêtu d’un costume gris, la main tendue – pour une poignée de main et non un billet d’un dollar. On se serra la main. L’homme s’assit derrière un bureau et tapota une plaque gravée au nom de CAPITAN VASQUEZ.
— En quoi puis-je vous être utile ?
Je récupérai mon étui et mon insigne sur le bureau et déposai à leur place une photo de Lee.
— Cet homme est un officier de police de Los Angeles. Il a disparu depuis fin janvier et, la dernière fois qu’il a été aperçu, il se dirigeait ici.
Vasquez examina la photo. Un début de rictus apparut aux commissures de ses lèvres. Immédiatement, il tenta de masquer sa réaction en le transformant en un signe de tête négatif.
— Non, je n’ai pas vu cet homme. Je vais transmettre une note à tous mes agents et leur demander d’enquêter dans la communauté américaine.
— Il est difficile de ne pas repérer un homme comme lui, dis-je en réponse à son mensonge. 1,80 m, blond, bâti comme une armoire à glace.
— Ensenada attire une clientèle parfois assez brutale, inspecteur. C’est la raison pour laquelle nos Forces de Police sont si vigilantes et si bien armées. Allez-vous rester quelque temps parmi nous ?
— Jusqu’à demain matin du moins. Peut-être que vos hommes l’ont raté, et que je pourrai trouver quelque piste.
— J’en doute, dit-il d’un sourire. Etes-vous venu seul ?
— Deux de mes collègues m’attendent à Tijuana.
— Et vous êtes affecté à quelle division ?
— Police Métropolitaine.
Le mensonge était gros.
— Vous êtes bien jeune pour un travail aussi prestigieux.
Je ramassai la photo.
— Pur népotisme, capitaine. Mon père est l’adjoint du chef et mon frère travaille au consulat de Mexico. Bonne nuit.
— Et bonne chance, Bleichert.
***
Je louai une chambre d’hôtel à quelque distance du quartier chaud, secteur boîte de nuits. Pour deux dollars, j’eus une piaule avec vue sur l’océan, un lit avec un matelas papier à cigarette, un évier et une clé pour les chiottes communs à l’extérieur. Je laissai tomber mon paquetage sur la commode et, par précaution en sortant, m’arrachai deux cheveux que je collai à la salive, à la jonction de la porte et du chambranle. Si les fascisti venaient rôder dans la piaule, je le saurais.
Je marchai jusqu’au cœur de la tache de néon.
Les rues étaient pleines d’hommes en uniforme : chemises brunes, Marines et marins américains. On ne voyait pas trace d’indigènes, et chacun se comportait correctement – même les groupes de boules à zéro ivres qui avançaient tant bien que mal. A mon avis, c’était l’arsenal ambulant des Rurales qui rendaient les choses si calmes. La plupart des chemises brunes n’étaient que des poids coq mais leur puissance de feu était mucho grande : canons sciés, mitraillettes camembert, .45 automatiques, coups de poing en laiton qui leur pendouillaient à la cartouchière.
Les enseignes fluorescentes m’envoyaient leurs éclats de néon : Flame Klub, le Four d’Arturo, Club Boxeo, L’Antre du Faucon, Chico-Klub Imperial. « Boxeo » signifie boxe en espagnol – je décidai que le boui-boui en question serait mon premier arrêt.
Je m’attendais à l’obscurité et je pénétrai dans une pièce à l’éclairage violent, remplie de marins. Des filles mexicaines dansaient à moitié nues sur le dessus d’un long bar, des dollars passés dans leurs strings. La musique marimba enregistrée et les huées du public faisaient du boui-boui une poche de bruit assourdissant. Je me mis sur la pointe des pieds à la recherche de quelqu’un qui ressemblerait au proprio. Au fond de la salle, je vis un recoin dont les murs étaient garnis de photos publicitaires de boxeurs. Je me sentis attiré comme par un aimant et me faufilai jusque-là, frôlant au passage une nouvelle équipe de nanas à poil qui s’insinuaient en direction du bar pour prendre la relève.
J’y étais aussi, moi, en grande compagnie de mi-lourds, coincé entre Gus Lesnevich et Billy Conn.
Et Lee en était, juste à la droite de Joe Louis, contre qui il aurait pu combattre s’il s’était allongé pour Benny Siegel.
Bleichert et Blanchard – Deux Blancs, deux espoirs, qui avaient tout foiré.
Je regardai les photos un long moment, sans les quitter des yeux, jusqu’à ce que tout le tintamarre où je baignais disparaisse et que je quitte cet égout d’apparat pour me retrouver en 40 et 41, à gagner des combats et baiser des filles cadeaux qui ressemblaient à Betty Short. Lee accumulait les K.O. et vivait avec Kay – et, étrangement, nous étions de nouveau réunis.
— D’abord Blanchard, maintenant vous. C’est qui le prochain ? Willie Pep ?
Je me retrouvai instantanément de retour dans l’égout, et je lâchai :
— Quand ? Quand l’avez-vous vu ?
Je me retournai vivement vers un vieil homme massif. Le visage n’était que cuir craquelé et os brisés – un sac d’entraînement – mais la voix n’avait rien de celle d’un clodo ex-boxeur abruti par les coups.
— Il y a deux mois. Au moment des grosses pluies de février. On a dû causer boxe pendant dix heures d’affilée.
— Où est-il maintenant ?
— J’l’ai pas vu depuis c’te fois-là et p’t’êt qu’y veut pas vous voir. J’ai essayé de discuter du combat que vous vous êtes payé tous les deux, mais le Grand Lee, il a dit pas question. Il a dit « on est plus équipiers » et y commence à m’dire que les plumes, c’est ce qu’y a de mieux comme catégorie question poids-puissance. J’lui réponds, que dalle, c’est les moyens. Zale, Graziano, La Motta, d’qui y se moque ?
— Il se trouve toujours en ville ?
— Je crois pas. Je suis le proprio de cet endroit, et il est pas revenu ici. On dirait qu’vous voulez régler un vieux compte ? Une revanche p’t’êt ?
— Je cherche à le sortir de la mer d’emmerd’ dans laquelle y s’est fourré.
Le vieux cogneur mesura mes paroles et dit :
— Moi, un maître de ballet comme vous, ça m’fait craquer, alors je vais vous r’filer le seul tuyau qu’j’aie. J’ai entendu dire que Blanchard a foutu le boxon au Club Satan et il a fallu qu’y crache gros au bassinet du capitaine Vasquez pour s’en sortir. Vous faites cinq blocs direction la plage, et vous verrez le Satan. Vous parlez à Ernie le cuistot. Il a tout vu. Vous lui dites que j’ai dit qu’y fallait être réglo avec vous, et respirez un bon coup en rentrant, pasque y a pas au monde un coin comme celui où vous allez.
***
Le Club Satan était une cabane en adobe au toit d’ardoises, exhibant une enseigne au néon ingénieuse : un petit diable rouge qui fendait l’air de sa queue bandante à tête de trident. Le Club avait pour portier sa propre chemise brune, un petit Mex qui examinait avec soin chaque nouveau venu tout en tripatouillant le boîtier de commande d’un BAR sur trépied. Ses épaulettes étaient garnies de solos yankees ; j’en ajoutai un à la collection en entrant et en m’armant de tout mon courage. De l’égout à la fosse à merde. Le bar était une auge d’urinoir. Marines et matelots se masturbaient dedans tout en jouant à chasse-chagatte sur les nanas à poil, accroupies sur le bar. Les pompiers, ça y allait à tout va sous les tables, sur l’avant de la pièce et face à l’estrade d’orchestre. Un mec en costume de Satan s’embourbait une femme grasse sur un matelas. Un burro, des cornes de démon en velours rouges accrochées aux oreilles, se tenait à côté, bouffant du foin dans un saladier sur le sol. A la droite de la scène, un gringo en smoking roucoulait dans un microphone : « J’ai une nana riche, elle s’appelle Roseanne, elle prend des tortillas comme diaphragme ! Hey ! Hey ! J’ai une nana, elle s’appelle Janet, c’est un aller simple pour la super tringlette ! Hey ! Hey ! J’ai une nana, elle s’appelle Roxane, elle sait comment faire juter ma banane ! Hey ! Hey ! »
La « musique » était noyée sous les clameurs venant des tables – « Baudet ! Baudet ! » Je restais là, debout, à me faire frôler par les fêtards, quand une haleine aillée m’étouffa :
— Tou veux l’bar, mon jouli ? P’tit déjeuner pour champions, un dollar. Tou veux moi ? Lé grand jeu pour deux dollars.
Je rassemblai mes tripes pour oser la regarder. Elle était vieille et grasse, les lèvres croûteuses de chancres écorchés. Je sortis des billets de ma poche que je lui fourrai dans les mains, sans me soucier de leur valeur. La putain fit sa génuflexion devant Jésus ; je hurlai :
— Ernie ! Il faut que je le voie tout de suite. C’est le mec du Club Boxeo qui m’envoie.
Mamacita s’exclama : « Vamanos ! » et se coltina la foule, se frayant un chemin en traversant de force une rangée de boules à zéro qui attendaient une place pour dîner au bar. Elle me conduisit jusqu’à un passage abrité d’un rideau à côté de la scène et l’emprunta en direction de la cuisine. Un fumet épicé ranima mes papilles gustatives – jusqu’à ce que je voie l’arrière-train d’une carcasse de chien qui pendouillait hors d’une marmite. La femme parla au chef en espagnol – un mec à l’allure bizarre, tout à fait l’air d’un métis de Mex et de Chinetoque. Il fit un signe de tête et s’approcha.
J’avais sorti la photo de Lee.
— J’ai entendu dire que cet homme vous avait fait des ennuis, il y a quelque temps.
Le mec jeta à la photo un regard distrait.
— Et ça intéresse qui ?
Je lui montrai mon insigne en lui laissant entrevoir mon feu.
— Lui ami à vous ?
— Mon meilleur ami.
Le sang-mêlé plongea les mains sous son tablier ; je savais que l’une d’elles tenait un couteau.
— Votre ami boit quatorze verres mon meilleur mescal, record de la maison. Ça j’aime. Il faire beaucoup de toasts à la santé de femmes mortes. Ça me gêne pas. Mais lui essaie foutre le bordel avec mon âne et le spectacle, et ça marche pas avec moi.
— Que s’est-il passé ?
— Quatre de mes gars, il se fait, le cinquième y peut pas. Les Rurales le prennent avec eux pour la nuit pour lui cuver.
— C’est tout ?
Le sang-mêlé sortit un cran d’arrêt, fit jaillir la lame et se gratta le cou du côté opposé au tranchant.
— Finito.
Je sortis par la porte de derrière et me retrouvai dans une allée. J’avais peur pour Lee. Deux hommes en costard luisant glandaient sous un lampadaire ; en me voyant, ils accélérèrent le rythme de leur pas traînant et se mirent à étudier le sol comme si soudain la poussière les fascinait. Je démarrai en courant ; au crissement du gravier dans mon dos, je compris qu’on me collait aux fesses.
L’allée rejoignait une route qui menait au quartier chaud avec, au croisement, une autre piste à peine carrossable qui se dirigeait vers la plage. Je pris la piste à toute vitesse, frôlant des épaules le grillage des poulaillers sous les aboiements des chiens enfermés des deux côtés, qui essayaient de me mordre. Leurs aboiements noyèrent tous les autres bruits de la rue : impossible de savoir si j’avais toujours deux mecs à mes trousses. Je vis apparaître, sans trop savoir où j’étais, le boulevard du bord de mer, pris mes repères et déterminai la position de mon hôtel à un bloc sur ma droite. Je ralentis et me mis à marcher.
J’avais parcouru un demi-bloc – toujours personne derrière.
La crèche était à une centaine de mètres. Toujours haletant, je m’approchai en touriste, monsieur l’Américain moyen s’encanaillant dans les taudis. La cour d’entrée était vide ; je cherchai la clé de ma chambre. La lumière du second étage balaya furtivement ma porte – où manquait maintenant mon petit piège pour visiteur indiscret.
Je dégainai mon .38 et enfonçai la porte du pied. Un Blanc, assis dans le fauteuil près du lit avait déjà levé les bras, des paroles de paix prêtes sur les lèvres.
— Wow, mec ! J’suis un ami. Je suis pas enfouraillé. Si vous me croyez pas, je suis prêt à me faire fouiller tout de suite.
Je lui montrai le mur de mon arme. L’homme se leva et plaça ses mains à plat, bras au-dessus de la tête et jambes écartées. Je le passai à la fouille de la tête aux pieds, mon .38 au creux de ses reins : un porte-billets, des clés, un peigne graisseux. J’enfonçai le canon un peu plus profond et examinai le porte-billets. Il était bourré d’argent américain avec, dans un étui séparé, une licence de détective privé de Californie. Elle portait le nom de Milton Dolphine, avec l’adresse de son bureau, 986 Copa de Oro, à San Diego.
Je lançai le porte-billets sur le lit et relâchai la pression de mon revolver, Dolphine se tortilla :
— Ce pognon, c’est du caca d’oiseau comparé à ce qu’avait Blanchard. On fait équipe tous les deux et ce sera du gâteau.
Je lui balayai les jambes d’un coup de pied. Dolphine se ramassa et goûta la poussière du tapis.
— Vous me racontez toute l’histoire, et vous faites gaffe à ce que vous dites sur mon collègue, sinon c’est violation de domicile et la prison d’Ensenada.
Dolphine se redressa sur les genoux. Il haleta :
— Bleichert, putain de merde, à votre avis, comment j’ai fait pour venir ici ? Ça vous a pas traversé l’esprit que peut-être j’étais pas loin quand vous avez fait votre numéro de flic gringo avec Vasquez ?
Je jaugeai le bonhomme. La quarantaine passée, gras et un peu chauve, mais vraisemblablement costaud – comme un ancien athlète dont la pêche se transforme en jugeote quand le corps ne suit plus.
— Y a quelqu’un d’autre qui me colle aux fesses. Qui est-ce ?
Dolphine recracha des toiles d’araignées.
— Les Rurales. Il est du plus grand intérêt pour Vasquez de ne pas vous laisser découvrir ce qui est arrivé à Blanchard.
— Est-ce qu’ils savent que j’habite ici ?
— Non. J’ai dit au capitaine que je prendrais la filature. Ses autres gars ont dû vous repérer en route. Vous les avez perdus ?
J’acquiesçai et lui soulevai sa cravate d’une pichenette de mon revolver.
— Comment ça se fait que vous soyez aussi coopératif ?
Dolphine posa une main légère sur le canon et le déplaça sur le côté.
— Il y va de mes propres intérêts, et je suis drôlement doué pour tirer les marrons du feu quand y a deux parties qui se tirent la bourre. Je parle aussi plus facilement quand je suis assis. Vous croyez que ça peut se faire ?
J’attrapai le fauteuil et le plaçai en face de lui. Dolphine se remit debout, essuya son costard et s’affala sur le siège. Je rengainai mon calibre.
— Doucement, et depuis le début.
Dolphine s’exécuta.
— Il y a environ un mois, y a une Mexicaine qui est venue à mon bureau à Dago : un peu dodue, des tonnes de maquillage sur la tronche mais sapée comme une duchesse. Elle m’offrait cinq cents sacs pour repérer Blanchard, en me déclarant qu’il devait à son avis se trouver quelque part du côté de TJ ou d’Ensenada. Elle m’a dit qu’il était flic à L.A., et plus ou moins en cavale. Je sais que les flics de L.A. aiment bien le pognon et j’ai commencé à penser fric pronto.
« J’ai demandé à mes indics de TJ de se renseigner sur lui et j’ai montré la photo du journal que la femme m’avait donnée. J’ai entendu dire que Blanchard se trouvait à TJ fin janvier, à se bagarrer, picoler et claquer des tas de pognon. C’est alors qu’un pote de la police des Frontières me dit qu’il se planque ici à Ensenada et qu’il paie sa protection aux Rurales – qui le laissent picoler et faire la bringue dans leur ville – c’est pas souvent que Vasquez tolère une chose pareille.
« O.K., je débarque ici et je commence à filer Blanchard qui joue au riche gringo jusqu’au bout des ongles. Je le vois qui casse la gueule à ces deux espingos qui insultent la señorita, sous les yeux des Rurales qui ne bougent pas. Ça veut dire que le tuyau comme quoi il était protégé, c’était pas du bidon. Et je commence à penser pognon, pognon, beaucoup de pognon. »
Dolphine dessina un dollar en l’air ; j’agrippai le dossier de la chaise avec tant de force que je sentis le bois commencer à céder.
— C’est ici que ça devient intéressant. Y a un des Rurales qui tire la gueule parce qu’il touche rien de Blanchard et il me dit qu’il a entendu que Blanchard avait engagé deux Rurales en civil pour qu’ils descendent deux de ses ennemis à Tijuana fin janvier. Je retourne à TJ, allonge un peu de pognon aux flics de TJ et j’apprends que deux mecs dénommés Robert De Witt et Félix Chasco se sont fait dessouder à TJ le 23 janvier. Le nom de De Witt me paraissait familier, alors j’appelle un ami qui travaille dans les Services de Police de San Diego. Il se renseigne et me rappelle. Tenez-vous bien, si vous ne le saviez pas déjà. C’est Blanchard qui a expédié De Witt à Grand Q. en 39, et De Witt a fait le serment de se venger. Je pense que De Witt a été libéré sur parole avant son temps, et Blanchard l’a fait descendre pour se protéger les miches. J’ai appelé mon collègue à Dago, et je lui ai laissé un message pour la Mexicaine. Blanchard est à Ensenada, protégé par les Rurales, qui lui ont fait une fleur en descendant De Witt et Chasco.
Je relâchai le dossier, les doigts engourdis.
— Comment s’appelait la Mexicaine ?
— Elle se faisait appeler Dolores Garcia, dit Dolphine en haussant les épaules, mais, de toute évidence, c’était un faux nom. Quand on m’a mis au courant pour l’histoire De Witt-Chasco, je l’ai prise pour une des pouffiasses de Chasco. On disait que c’était un gigolo avec plein de chagattes mexicaines et riches sur son hameçon… et je me suis dit que la nana voulait le venger. Je me suis dit aussi qu’elle devait déjà savoir que Blanchard était responsable des meurtres et qu’elle avait besoin de moi que pour le repérer.
— Vous avez entendu parler du Dahlia Noir à L.A. ?
— Et le pape, il est rital ?
— Lee travaillait sur l’affaire juste avant de venir ici et à la fin janvier, Tijuana, c’était une piste possible. L’avez-vous entendu poser des questions sur le Dahlia ?
— Nada, dit Dolphine. Vous voulez la suite ?
— Rapidamente.
— O.K. Je suis reparti à Dago, et mon collègue m’a dit que la nana mex avait eu le message que j’avais laissé. Je suis alors parti pour Reno et quelques jours de vacances, et j’ai claqué le pognon qu’elle m’avait payé à la table de craps. J’ai commencé à penser à Blanchard et à tout ce fric qu’il avait, en me demandant ce que la nana mex voulait faire de lui. Ça a fini par tellement me les gonfler que je suis retourné à Dago, j’ai bossé sur quelques cas de disparitions et je suis revenu à Ensenada environ deux semaines plus tard. Et vous savez pas quoi ? Ce putain de Blanchard, il était plus là.
« Y a qu’un imbécile qui aurait demandé à Vasquez ou à ses commandos des renseignements sur lui, alors je me suis mis à traîner dans le coin pour ramasser des tuyaux. J’ai vu un loubard qui portait la vieille veste de Blanchard, et puis un autre loulou avec son sweat du Legion Stadium. On m’apprend qu’y a deux mecs qui ont été pendus à Juarez pour l’affaire De Witt-Chasco et je me dis, un coup typique des Rurales, ils ont fait porter le chapeau à quelqu’un. Je reste en ville et je lèche bien les bottes à Vasquez, je lui moucharde des drogués pour qu’il m’ait à la bonne. Et, finalement, je rassemble tous les morceaux du puzzle Blanchard. Alors, si c’était votre pote, accrochez-vous.
Au son du mot « était », mes mains brisèrent le dossier que je serrais.
— Whoa ! mec !
— Finissez-en, dis-je dans un hoquet.
Le détective privé parla calmement et lentement, comme s’il s’adressait à une grenade explosive :
— Il est mort. On l’a tué à coups de hache. Des loubards l’ont découvert. Ils ont pénétré par effraction dans l’appart qu’il occupait, et y en a un qui a lâché le morceau aux flicards pour qu’on leur colle pas l’affaire sur le dos. Vasquez a acheté leur silence avec quelques pesos et des affaires à Blanchard, et les Rurales ont enterré le corps à la sortie de la ville. J’ai entendu par les bruits qui courent qu’on n’a rien trouvé de l’argent, mais je suis resté dans les parages parce que je croyais que Blanchard, c’était un truand, et que, tôt ou tard, y aurait un flic américain qui viendrait à sa recherche. Quand vous vous êtes pointé au poste avec toutes vos conneries sur votre boulot à la Métropolitaine, j’ai su que c’était vous.
J’essayai de dire non, mais mes lèvres ne voulaient pas bouger ; Dolphine cracha le reste vitesse grand V :
— C’est p’t’êt les Rurales qui ont fait le coup, c’est p’t’êt la femme ou des amis à elle. P’t’êt qu’y en a un qui a récupéré l’oseille ou p’t’êt pas, mais nous deux, on peut ! Vous connaissiez bien Blanchard, vous pourriez avoir des infos sur…
Je bondis et lui balançai un coup avec le dossier de la chaise cassée ; il encaissa ça sur la nuque, tomba au sol et se remit à goûter le tapis pour la deuxième fois. Je pointai mon arme sur l’arrière de sa tête ; le petit privé merdeux se mit à geindre, puis me sortit en accéléré une demande de grâce.
— Écoutez, j’savais pas qu’c’était une affaire aussi personnelle avec vous. Je l’ai pas tué et je vous foutrai la paix si vous voulez alpaguer ç’ui qui a fait ça. S’il vous plaît, Bleichert, nom de Dieu !
Je me mis à geindre à mon tour.
— Comment je saurai que c’est vrai ?
— Y a une carrière de sable près de la plage. C’est là que les Rurales balancent leurs macchabées. Un môme m’a dit qu’il avait vu un groupe de flics qui enterraient un Blanc de grande taille à peu près au moment où Blanchard faisait le grand plongeon. Mais nom de Dieu, c’est vrai !
Je laissai retomber lentement le chien du .38.
— Alors, montrez-moi ça.
***
Le lieu du sépulcre se situait à quinze bons kilomètres au sud d’Ensenada, juste au bord de la route côtière, sur une falaise en surplomb au-dessus de l’océan. Une grande croix qui se consumait marquait l’endroit. Dolphine s’arrêta tout près et coupa le moteur.
— Ce n’est pas ce que vous pensez. Les gens du coin, ils gardent ce sacré truc allumé parce qu’ils savent pas qui est enterré là, et il y en a des tas parmi eux qui ont perdu des êtres chers. C’est leur rituel à eux. Ils mettent le feu aux croix, et les Rurales le tolèrent, comme si c’était un genre de panacée pour que les prolos ne se mettent pas à jouer de la gâchette. A propos de gâchette, vous voulez ranger ça ?
Mon revolver réglementaire était dirigé vers le ventre de Dolphine ; je me demandai depuis combien de temps je le tenais en joue.
— Non. Vous avez des outils ?
— Des trucs de jardinage. (Dolphine déglutit.) Écoutez…
— Non. Vous m’emmenez à l’endroit dont vous a parlé le môme, et on creuse.
Dolphine sortit de la voiture, en fit le tour et ouvrit le coffre. Je le suivis et le vis sortir une grosse pelle. Les lueurs pourpres des flammes illuminèrent le vieux coupé Dodge du privé ; je remarquai un tas de piquets de clôture et de chiffons près de la roue de secours. J’enfonçai mon .38 dans ma ceinture et je me fabriquai deux torches en enroulant des chiffons autour des extrémités de deux piquets ; j’y mis le feu en les approchant de la croix. J’en tendis une à Dolphine en lui disant :
— Marchez devant moi.
L’un après l’autre, on descendit dans la carrière, deux hors-la-loi tenant à la main deux boules de feu. Le sable mou rendait la progression difficile ; la lueur des torches me permettait de discerner des offrandes mortuaires – petits bouquets et statues religieuses placés au sommet des dunes ici et là. Dolphine n’arrêtait pas de marmonner que les gringos, on les balançait dans le coin le plus éloigné ; je sentis des os craquer sous mes pas. On arriva sur un monticule particulièrement élevé et Dolphine balaya de sa torche un drapeau américain en lambeaux, étalé sur le sable.
— Ici. Le môme a dit à côté d’el bannero.
Je virai le drapeau à coups de pied ; un essaim d’insectes se mit à bourdonner. Dolphine s’écria : « Saloperies » et les écrasa de sa torche.
Des relents putrides s’élevèrent du gros cratère à nos pieds.
— Allez, creusez, dis-je.
Dolphine se mit au travail ; je pensai à des fantômes – Betty Short et Laurie Blanchard – en attendant que la bêche heurte des os. Au premier choc, je récitai un psaume que mon vieux m’avait obligé à apprendre ; au second, ce fut des « Notre-Père » que Danny Boylan avait coutume de psalmodier avant nos séances d’entraînement. Lorsque Dolphine dit : « Un marin, je peux voir sa vareuse », je ne savais plus si je voulais retrouver Lee vivant et dévoré par le chagrin ou alors mort et disparu. Je repoussai Dolphine sur le côté et me mis à bêcher.
Mon premier coup de bêche sectionna le crâne du marin, le second déchira le devant de sa tunique et arracha le torse du reste du squelette. Les jambes étaient en miettes ; je bêchai sans m’en préoccuper et plongeai dans le sable luisant de mica. Ce fut ensuite des nids d’asticots dans les entrailles, une doublure gorgée de sang séché, du sable à nouveau, quelques ossements, puis plus rien – lorsque apparut soudain de la peau rose tannée par le soleil, des sourcils blonds couverts de cicatrices de points de suture qui m’étaient familiers. Lee était là qui me souriait du sourire du Dahlia, les vers grouillant de sa bouche et des deux trous qui avaient jadis été ses yeux.
Je laissai tomber la bêche et me mis à courir. Dolphine hurla : « L’argent ! » derrière moi ; je courus vers la croix en flammes en songeant que je les lui avais faites, ces cicatrices, que c’était moi le responsable. J’arrivai à la voiture, rentrai à l’intérieur, passai en marche arrière, labourai le sable et le crucifix que j’écrasai et passai les vitesses, première-seconde-troisième, en faisant craquer les pignons. J’entendis : « Ma voiture ! l’argent ! » pendant que je dérapais sur la route côtière pour me diriger vers le nord, tout en cherchant à brancher la sirène ; je donnai de grands coups dans le tableau de bord lorsque je compris soudain que l’équipement n’existait pas sur les véhicules civils.
Je réussis à rejoindre Ensenada, à fond de ballon, à deux fois la vitesse maxi autorisée. Je larguai la Dodge dans la rue de l’hôtel, puis courus vers ma voiture. Je ralentis le pas en voyant trois hommes s’approcher en mouvement tournant, les mains dans les poches de leur veste.
Ma Chevy à dix mètres, le mec du milieu, je le reconnus à son approche : c’était le capitaine Vasquez, et les deux autres s’écartaient en éventail pour me prendre en tenaille. Un seul abri possible : la cabine téléphonique près de la première porte, sur la branche gauche du U de l’avant-cour. Bucky Bleichert sur le point de se retrouver « mort à l’arrivée » dans une carrière de sable mexicaine, avec pour compagnie son meilleur copain. Je décidai de laisser Vasquez s’approcher tout près de moi et de lui brûler la cervelle à bout portant. C’est alors qu’une femme blanche sortit de la porte côté gauche, et je compris que c’était elle ma planche de salut.
Je courus vers elle et l’agrippai à la gorge. Elle commença à hurler. J’étouffai ses cris en mettant ma main gauche en bâillon sur sa bouche. La femme battit l’air de ses bras, puis son corps se raidit tout entier. Je sortis mon .38 et le pointai sur sa tête.
Les Rurales avancèrent avec précaution, de gros calibres plaqués contre les flancs. Je fis entrer la femme en force dans la cabine en murmurant : « Un cri et vous êtes morte – Un cri et vous êtes morte. » Une fois à l’intérieur, je la plaquai contre la paroi en m’aidant des genoux et enlevai ma main ; les cris qu’elle lâcha furent silencieux. Je plaçai mon revolver contre sa bouche pour qu’ils le restent, attrapai le combiné, mis une pièce dans la fente et composai le 0. Vasquez était maintenant à la porte de la cabine, livide, puant l’eau de Cologne américaine de bazar. Le standardiste vint en ligne avec un « Que ? ». Je lâchai :
— Habla inglés ?
— Oui, monsieur.
Je serrai l’appareil entre l’épaule et le menton, et réussis à glisser tant bien que mal toutes les pièces que j’avais en poche dans la fente, mon .38 toujours collé au visage de la femme. Une fois que l’appareil eut avalé une chiée de pesos, je dis :
— F.B.I. de San Diego. En urgence.
— Oui, monsieur, marmonna le standardiste.
J’entendis mon appel faire son chemin. Les dents de la femme claquaient contre le canon du revolver. Vasquez essaya de m’acheter.
— Blanchard était très riche, mon ami. Nous pourrions trouver son argent. Vous pourriez vivre très bien chez nous. Vous…
— F.B.I., agent spécial Rice.
Je fusillai Vasquez du regard.
— Agent Dwight Bleichert à l’appareil, Services de Police de Los Angeles. Je suis à Ensenada et j’ai des emmerdes avec un groupe de Rurales. Ils s’apprêtent à me descendre pour rien, et j’ai pensé que vous pourriez convaincre le capitaine Vasquez de n’en rien faire.
— Qu’est-ce que…
— Monsieur, je suis un véritable policier de L.A. et il vaudrait mieux que vous vous dépêchiez.
— Vous ne croyez pas que vous tirez un peu fort sur la laisse, fiston ?
— Bon Dieu, vous voulez des preuves ? J’ai travaillé comme inspecteur à la Criminelle avec Russ Millard et Harry Sears. J’ai travaillé aux Mandats et Recherches pour le procureur. J’ai travaillé…
— Passez-moi l’espingo, fiston.
Je passai le combiné à Vasquez ; il le prit et me mit en joue de son automatique ; je gardai mon .38 sur la femme. Les secondes s’égrenèrent ; le statu quo tint bon pendant que le patron des Rurales écoutait le Fédé, en devenant de plus en plus livide au fil des minutes. Finalement il raccrocha le téléphone et abaissa son arme.
— Rentre à la maison, fils de pute. Fous le camp de ma ville et fous le camp de mon pays.
Je rengainai mon arme et m’extirpai de la cabine ; la femme hurla. Vasquez recula et fit signe à ses hommes de s’éloigner. Je montai dans ma voiture et démarrai en trombe, la trouille au ventre, fuyant Ensenada en quatrième vitesse. Ce ne fut qu’une fois de retour en Amérique que je me mis à respecter les limitations de vitesse, et c’est alors que ça a commencé à mal tourner pour tout ce qui avait trait à Lee.
***
L’aube commençait à poindre au-dessus des collines d’Hollywood lorsque je frappai à la porte de Kay. J’étais debout sur le perron, je frissonnais, sous les nuages d’orage et les premiers rais de lumière qui m’apparaissaient comme des augures étranges et menaçants que je ne voulais pas voir. J’entendis « Dwight ? » à l’intérieur de la maison, avant le bruit des verrous qu’on libérait. Puis le second partenaire restant de la triade Blanchard – Bleichert – Lake apparut, en me disant :
— Et tout le tralala ?
C’était là une épitaphe que je ne voulais pas entendre. Je pénétrai dans la maison, stupéfait de trouver le salon si étrange et si joli.
— Lee est mort ? dit Kay.
Je m’assis dans son fauteuil favori et c’était bien la première fois.
— C’est les Rurales ou bien une femme mexicaine ou bien des amis à elle qui l’ont tué. Oh ! mon petit, je…
D’avoir utilisé le petit mot doux cher à Lee me secoua. Je regardai Kay, debout près de la porte, à contre-jour sur fond de rais de lumière étranges.
— Il a engagé des Rurales pour tuer De Witt, mais c’est que des conneries. Il faut qu’on mette sur le coup Russ Millard et quelques flics mexicains honnêtes.
J’arrêtai en remarquant le téléphone sur la table basse. Je commençai à composer le numéro personnel du Padre. La main de Kay m’arrêta.
— Non. Je veux d’abord te parler.
Je quittai le fauteuil pour le canapé ; Kay s’assit à côté de moi.
— Tu feras du mal à Lee, si ça te monte au ciboulot à ce point-là.
Je sus alors qu’elle s’y attendait ; je sus alors qu’elle en savait plus que moi.
— Tu ne peux pas faire de mal à un mort.
— Oh si, tu peux, mon petit.
— Ne m’appelle pas comme ca ! c’est à lui !
Kay s’approcha et me toucha la joue.
— Tu peux lui faire du mal et tu peux nous faire du mal.
Je m’éloignai de ses caresses.
— Dis-moi pourquoi, mon petit !
Kay resserra la ceinture de son peignoir et me fixa d’un œil froid.
— Je n’ai pas rencontré Lee au procès de Bobby, dit-elle. Je l’ai rencontré avant. Nous sommes devenus amis et j’ai menti à Lee sur l’endroit où j’habitais pour qu’il n’apprenne pas l’existence de Bobby. C’est alors qu’il l’a découvert tout seul. Et je lui ai dit combien j’étais mal et il m’a répondu qu’il avait une affaire en vue. Il n’a pas voulu me donner de détails et puis Bobby s’est fait arrêter pour le cambriolage de la banque et ç’a été le chaos le plus total.
« Lee avait mis le cambriolage sur pied et s’était trouvé trois hommes pour l’aider. Il avait racheté son contrat de boxeur à Ben Siegel pour ne pas tomber dans ses pattes et ça lui avait coûté jusqu’au dernier centime de ses gains. Deux des hommes se sont fait tuer pendant le vol, le troisième s’est enfui au Canada, et Lee, c’était le quatrième. Lee a entubé Bobby parce qu’il le haïssait pour ce qu’il m’avait fait endurer. Bobby ne savait pas que nous nous voyions et on s’est arrangés pour que ça ait l’air de s’être passé au tribunal. Bobby savait qu’on lui faisait porter le chapeau ; il ne soupçonnait pas Lee, mais le L.A.P.D. en général.
« Lee voulait me donner un foyer, et il a réussi. Il était très prudent avec sa part de l’argent du cambriolage, et il a toujours mis en avant ses gains de boxeur et ce qu’il gagnait au jeu de telle manière que ses supérieurs ne pensent pas qu’il vivait au-dessus de ses moyens. Il a nui à sa propre carrière en vivant avec une femme, même si nous n’étions pas ensemble au sens où les autres le croyaient. Ça ressemblait à un merveilleux conte de fées, jusqu’à l’automne dernier, juste après que tu es devenu l’équipier de Lee. »
Je me rapprochai de Kay, impressionné par Lee, le flic-escroc le plus audacieux de tous les temps.
— Je savais qu’il avait ça en lui, quelque part.
Kay se recula à mon approche.
— Laisse-moi finir avant de devenir sentimental. Lorsque Lee a su que Bobby allait être remis en liberté anticipée sur parole, il est allé voir Ben Siegel pour essayer de le faire descendre. Il avait peur que Bobby ne se mette à parler à mon sujet et ne détruise notre conte de fées avec toutes les choses répugnantes qu’il connaissait sur ta très chère ici présente. Siegel n’a pas voulu, et j’ai dit à Lee que ça n’avait pas d’importance, qu’on était trois maintenant et que la vérité ne pouvait plus nous faire de mal. Juste avant la nouvelle année, le troisième homme du cambriolage a refait surface. Il savait que Bobby De Witt devait être libéré sur parole, et il a fait du chantage : Lee devait lui verser dix mille dollars, sinon il dirait à Bobby que le maître d’œuvre du cambriolage c’était Lee, et que c’était lui qui lui avait fait porter le chapeau dans l’histoire.
« Le gars a fixé comme dernière limite à Lee la date de la libération de Bobby. Lee l’a fait patienter, puis il est allé voir Ben Siegel pour essayer d’emprunter l’argent. Siegel a refusé et Lee l’a supplié de faire descendre le gars. Ça aussi, Siegel l’a refusé. Lee a alors appris que le gars traînait avec des Nègres qui revendaient de la marijuana et il…
Je vis arriver la suite, en grosses lettres noires comme les titres que ça m’avait valus, avec les paroles de Kay en petits caractères pour le commentaire :
— L’homme s’appelait Baxter Fitch. Siegel n’a pas voulu aider Lee, alors Lee s’était trouvé quelqu’un, toi. Les hommes étaient armés, je pense donc que, légalement, vous étiez couverts, mais je crois aussi que vous avez eu sacrément de la chance que personne ne vienne fourrer son nez dans l’histoire. C’est la seule chose que je ne saurais lui pardonner, la seule chose que j’aie accepté de laisser faire, et je me déteste pour ça. Tu te sens toujours aussi sentimental, mon petit fou de la gâchette ?
Impossible de répondre ; je n’y arrivais pas. Kay le fit pour moi.
— Je ne le pense pas. Je vais terminer l’histoire, et tu me diras si tu veux toujours le venger.
« L’affaire Short est alors survenue, et Lee s’est accroché à elle, pour sa petite sœur et pour Dieu sait quoi d’autre. Il était terrifié à l’idée que Fitch ait déjà parlé à Bobby et que Bobby soit au courant pour l’entôlage. Il voulait le tuer ou le faire tuer, et je l’ai supplié de laisser les choses suivre leur cours, personne ne croirait Bobby, alors il ne fallait plus faire de mal à personne. S’il n’y avait pas eu cette putain de nana morte, j’aurais peut-être réussi à le convaincre. Mais l’affaire est allée jusqu’au Mexique, et Bobby et Lee et toi, vous avez suivi. Je savais que le conte de fées était terminé ! Et il est bien terminé.
FEU ET GLACE METTENT K O. DES TRUANDS NÈGRES.
RÉGLEMENT DE COMPTES DANS LE QUARTIER SUD : FLICS 4 PÈGRE 0. 4 DROGUÉS ABATTUS PAR LES FLICS BOXEURS AU COURS D’UNE SANGLANTE BATAILLE RANGÉE.
Je me sentais tout avachi et j’essayai de me remettre debout ; Kay m’attrapa la ceinture des deux mains et m’obligea à me rasseoir.
— Non ! tu ne vas pas me faire le coup de la fuite brevetée Bucky Bleichert cette fois ! Bobby a pris des photos de moi avec des animaux, et Lee y a mis un terme. Il a fait le mac et m’a vendue à ses amis et m’a frappée avec un cuir à rasoir, et Lee y a mis un terme. Il voulait m’aimer, pas me baiser, et il voulait qu’on reste ensemble, et si tu n’avais pas été aussi intimidé par lui, tu l’aurais compris. Nous n’avons pas le droit de traîner son nom dans la boue. Il faut tout laisser tomber et lui pardonner et continuer, rien que nous deux et…
C’est alors que je pris la fuite, avant que Kay ne détruise le reste de la triade.
***
Le fou de la gâchette. Le faire-valoir.
Connard de détective taré trop aveugle pour résoudre l’affaire dont il avait été l’accessoire criminel.
Le point faible d’un triangle de conte de fées.
Meilleur ami d’un flic braqueur de banque et aujourd’hui détenteur de ses secrets.
« Tout laisser tomber. »
Je restai cloîtré dans mon appartement toute la semaine qui suivit, à attendre que prenne fin le reste de mes « vacances ». Je tapai dans le grand sac, je sautai à la corde, j’écoutai de la musique. Je restais assis sur les marches de derrière à viser de l’index les geais qui venaient se percher sur la corde à linge de la propriétaire. Je reconnus Lee coupable de quatre homicides liés au cambriolage de la banque Boulevard-Citizens et lui accordai sa grâce en me fondant sur l’homicide numéro cinq – le sien. Je songeai à Betty Short et à Kay jusqu’à ce qu’elles se fondent l’une dans l’autre ; je reconstituai notre équipe sur des critères de séduction mutuelle et décidai au bout du compte que je convoitais le Dahlia parce que je l’avais percé à jour et que j’aimais Kay parce qu’elle m’avait percé à jour.
Et je passai en revue les derniers six mois. Tout y était :
Le fric que Lee avait dépensé au Mexique venait du fade du braquage mais probablement d’une planque séparée.
Le soir de la Saint-Sylvestre, je l’avais entendu pleurer ; Baxter Fitch lui avait fait part de ses exigences de maître chanteur quelques jours auparavant.
Cet automne-là, Lee avait rencontré Benny Siegel – en privé – chaque fois que nous allions aux matches de boxe à l’Olympic ; il essayait de le convaincre de tuer Bobby De Witt.
Juste avant la fusillade, Lee avait discuté par téléphone avec un indic – soi-disant à propos de Junior Nash. L’« indic » avait donné Fitch et les Nègres, et Lee était revenu à la voiture comme s’il avait vu un fantôme. Dix minutes plus tard, quatre hommes étaient morts.
La nuit de ma rencontre avec Madeleine Sprague, Kay avait crié à Lee : « Après tout ce qui pourrait arriver » – paroles de mauvais augure qui prédisaient probablement le désastre avec Bobby De Witt. Tout le temps que nous avons travaillé sur l’affaire du Dahlia, elle avait la trouille, elle avait le cafard, elle se faisait de la bile pour Lee, et pourtant, bizarrement, elle acceptait son comportement de cinglé. Je croyais qu’elle était contrariée par la fixation que faisait Lee sur le meurtre de Betty Short ; en réalité, elle fuyait l’épilogue du conte de fées en se dirigeant droit dessus.
Tout y était. « Tout laisser tomber. »
Mon réfrigérateur une fois vide, je me fis le coup de la fuite brevetée Bucky Bleichert, direction l’épicerie pour regarnir les stocks. En pénétrant dans la boutique, je vis un commis qui lisait les pages locales du Herald, édition du matin. Au bas de la page figurait la photo de Johnny Vogel ; je jetai un coup d’œil par-dessus l’épaule du gamin et vis que Johnny avait été exclu du L.A.P.D. après avoir été blanchi par piston. Une colonne plus loin le nom d’Ellis Lœw me sauta à la figure – Bevo Means le citait, déclarant : « L’enquête Elizabeth Short n’est plus “ma raison d’être”[51]. J’ai du poisson plus important à prendre dans mes filets. » Je ne songeai plus du tout à manger et partis pour Hollywood Ouest.
C’était la récré. Kay se trouvait au milieu de la cour de l’école à surveiller des gamins qui s’en donnaient à cœur joie dans le bac à sable. Je la regardai un moment de ma voiture avant de m’approcher.
Les gamins me remarquèrent les premiers. Je leur lançai un de mes sourires éclatants et ils se mirent à rire. Kay se retourna alors.
— Ça, c’est l’entrée en matière brevetée Bucky Bleichert, dis-je.
— Dwight !
Les enfants nous regardaient comme s’ils savaient que c’était un grand moment. Kay se ressaisit une seconde plus tard.
— Es-tu venu ici pour me dire quelque chose ?
Je ris ; les gamins gloussèrent devant cette nouvelle apparition de mes quenottes.
— Ouais. J’ai décidé de tout laisser tomber. Veux-tu m’épouser ?
Sans rien laisser paraître, Kay dit :
— Et on enterre toute l’histoire ? Cette p…n de morte aussi ?
— Oui. Elle aussi.
Kay avança jusque dans mes bras.
— Alors, c’est oui.
Je l’enlaçai. Les enfants se mirent à crier :
— Mad’moiselle Lake, elle a un p’tit ami, mad’moiselle Lake, elle a un p’tit ami !
Nous nous sommes mariés trois jours plus tard, le 2 mai 1947. Ce fut du travail à la va-vite, le chapelain protestant du L.A.P.D. bénit notre union et le service se déroula dans la petite cour à l’arrière de la maison de Lee Blanchard. Kay portait une robe rose afin de tourner en dérision son absence de virginité ; je portais mon uniforme bleu. Russ Millard était mon témoin et Harry Sears était venu comme invité. Il commença par bégayer et, pour la première fois, je vis que c’était très précisément son quatrième verre qui mettait fin au bégaiement. J’obtins l’autorisation de sortir mon vieux de sa maison de repos : il ne savait plus du tout qui j’étais, mais, apparemment, il passa un bon moment – à téter la bouteille de Harry, à suivre Kay comme un toutou, à sautiller au son de la musique à la radio. On avait disposé une table avec sandwiches et punch, fort et doux. Tous les six, on mangea, on but et des gens qui nous étaient totalement inconnus entendirent la musique et les rires en allant sur le Strip et s’invitèrent à notre petite fête. A la tombée du jour, la cour était pleine de gens que je ne connaissais pas et Harry fit un saut jusqu’au Hollywood Ranch pour rapporter bouffe et gnôle en rab. Je déchargeai mon revolver réglementaire et laissai des civils inconnus jouer avec lui, et Kay dansa des polkas avec le chapelain. Lorsque l’obscurité se fit, je n’ai pas voulu que ça se termine et je suis allé emprunter des guirlandes de Noël chez les voisins pour les accrocher ensuite sur la porte, la corde à linge et le yucca préféré de Lee. On dansa, on but, on mangea sous cette constellation factice aux étoiles rouges, bleues et jaunes. Aux environs de 2 heures du matin, les clubs du Strip se vidèrent, les fêtards du Trocadéro et du Mocambo débarquèrent dans la fête et Errol Flynn passa un moment parmi nous avec sur les épaules, au lieu de son smoking, ma veste garnie d’insignes et de médailles gagnées au tir. Si l’orage n’avait pas éclaté, la fête aurait pu continuer à jamais – et c’était ce que je désirais. Mais la foule se sépara au milieu des baisers et des embrassades pressées, et Russ reconduisit mon vieux à son trou de repos. Kay Lake Bleichert et moi-même, nous nous sommes alors retirés dans la chambre pour faire l’amour, et je laissai la radio allumée pour m’aider à me distraire de Betty Short. Ce n’était pas nécessaire – elle ne me traversa même pas l’esprit.