Les journalistes entouraient le poste d’University. Le parking était plein et, au bord du trottoir, s’alignaient les camions radio. Je me garai en double file, collant le macaron « Véhicule de police officiel » sous mes essuie-glaces et me frayai un passage à travers la foule de journaleux, en baissant la tête pour éviter d’être reconnu. Ça ne marcha pas ; j’entendis « Buckkee ! » et « Blei-chert ! », puis des mains s’agrippèrent à moi. On m’arracha la poche de ma veste et je jouai des coudes pour pénétrer à l’intérieur du poste.
L’entrée était remplie d’agents de jour en uniforme bleu qui prenaient leur service ; une porte de communication s’ouvrit sur une salle de brigade bourdonnante d’activité. Des couchettes s’alignaient le long des murs ; je vis Lee sur l’une d’elles, complètement dans les vapes, les jambes recouvertes de journaux. Tout autour de moi, les téléphones sonnaient sur les bureaux, et mon mal de tête revint, me cognant aux tempes deux fois plus fort. Ellis Lœw était en train de fixer des bouts de papier sur un tableau d’informations ; je lui tapotai sèchement l’épaule. Il se retourna.
— Je ne veux plus de ce cirque, lui dis-je. Je suis agent aux Mandats et Recherches, pas détective à la Criminelle, et j’ai des fugitifs prioritaires. Je veux qu’on annule mon détachement. Tout de suite.
— Non, dit Lœw d’une voix sifflante. Vous travaillez pour moi, et je veux que vous restiez sur l’affaire Short. C’est une décision indiscutable, absolue et irrévocable. Je ne souffrirai aucune de vos exigences de vedette capricieuse, monsieur l’officier de police ! Est-ce que c’est compris ?
— Ellis, bordel de Dieu !
— Il vous faudra quelques bananes sur les manches avant de pouvoir m’appeler comme ça, Bleichert. Jusque-là, ce sera monsieur Lœw. Maintenant, allez lire le compte rendu de Millard.
Je partis furieux en direction du fond de la salle. Russ Millard dormait sur une chaise, les jambes posées sur le bureau qui lui faisait face. Quatre feuillets dactylographiés étaient punaisés au mur de liège près de lui. Je lus :
« Premier compte rendu de rapports 187 P.C. Vict. Short, Elizabeth, Ann, blanche, sexe féminin, née le 29-7-24. 17-1-47 – 06.00.
« Messieurs,
« Voici le 1er compte rendu sur E. Short D.D.D.[27] – 15-1-47 39e et Norton – Leimert Park.
1. Trente-trois confessions, imaginaires ou tout comme, jusqu’à présent. Les pseudo-coupables, innocents de toute évidence, ont été relâchés. Les déséquilibrés et les baratineurs incohérents sont retenus à la prison municipale attendant vérification de leurs alibis et contrôle de leur équilibre mental. Les obsédés connus sont interrogés par le Dr De River, psychiatre consultant, avec l’aide des inspecteurs de la Division. Rien de probant pour l’instant.
2. Résultats du P.M. prélim. et conclusions : vict. morte étouffée par plaie béante. Bouche ouverte d’une oreille à l’autre. Pas de drogue ou d’alcool dans le sang à l’heure de la mort (voir det. dossier 14.187.47).
3. Police Boston : enquête sur famille et amis victime E. Short – leurs alibis à l’heure de la mort. Père (C. Short) : l’alibi tient – éliminé comme suspect.
4. Le C.I.D.[28] de Camp Cooke : vérification rapport coups et blessures sur E. Short par un soldat quand elle travaillait à P.X. 9-43. E. Short arrêtée pour infraction sur les boissons alcoolisées en 9-43. C.I.D. déclare soldats arrêtés avec elle sont tous outre-mer, donc éliminés comme suspects.
5. Dragage des égouts sur toute la ville : recherche vêtements E. Short. Tous vêtements féminins récupérés seront analysés au labo central (voir résumé rapports labo crim. pour + dét.).
6. Interro-terrain L.A. : 12-1-47 – 15-1-47 – rapports rassemblés et lus. Une piste possible : appel femme Hollywood – plainte pour hurlements « du baratin de cinglé » à H.W. Hills – nuits des 13 et 14-1. Résultats après vérif. : éliminé – soirée bruyante – invités éméchés. Commentaire policier interrogateur : à éliminer.
7. Vérif. par téléphone : E. Short a passé 12-46 à San Diego – domicile de Mme Elvera French. La vict. a rencontré fille Mme French, Dorothée, dans cinéma où Dorothée travaille – a prétendu (non vérifié) être abandonnée par mari. Logée par les French. E. Short a fait récits contradictoires : veuve d’un major armée de l’air, enceinte pilote de la marine, fiancée à aviateur. La victime a eu de nombreux R.V. avec hommes différents pendant séjour chez French (voir int. 14.187.84 pour det.).
8. E. Short quitte maison French 9-1-47 en compagnie homme du nom de « Red » (desc. : blanc, sexe masculin, 25-30, grand, « beau », 75-80 kg, roux, yeux bleus), prétendu vendeur. Véhicule : berline Dodge avant-guerre avec plaques Huntington Park. Vérification véhicule en cours. A.R.T.U.[29] sur « Red ».
9. Info vérifiée : Val Gordon (Blanche-Féminin) Riverside. Calif. s’est présentée – sœur major armée de l’air Matt Gordon, décédé, déclare : E. Short a écrit à ses parents et à elle – automne 46 – peu après décès Maj. Gordon, catast. aérienne. A prétendu être fiancée à Gordon – a demandé de l’argent – les parents et Miss Gordon, ont refusé.
10. Malle appartenant à E. Short retrouvée à la consigne du Railway Express centre-ville (employé a reconnu nom et photo victime dans journaux – s’est souvenu du dépôt de la malle fin 11/46. Malle en cours d’examen. Copies de certaines lettres d’amour (essentiellement à des soldats) avec (beaucoup moins nombreuses) réponses brèves à son adresse. Aussi, beaucoup de photos d’E. Short avec soldats dans la malle. Lettres en cours de lecture, noms et description en cours.
11. Info téléphone vérifiée : appel ancien lieutenant armée de l’air J.C. Fickling de Mobile, Ala. après diffusion photo et nom E. Short dans journaux de Mobile. Déclare avoir eu « brève liaison » avec vict. à Boston fin 43 et « elle avait toujours une dizaine de petits amis en cours ». Alibi Fickling vérifié pour moment du meurtre. Éliminé comme suspect. Nie avoir été fiancé à E. Short.
12. Nombreux appels à toutes les Divisions, L.A.P.D. + services du shérif. Déséquilibrés éliminés. Autres appels transmis Brigades territoriales concernées par Criminelle Central. Double archivage tous appels.
13. Adresse vérifiée : E. Short a vécu à ces adresses en 1946 (noms à la suite adresses : correspondant ou résidant même adresse – vérifié). Tous vérifiés au fichier Cartes grises sauf Linda Martin.
13. A.1611.N. Orange Dr, Hollywood (Harold Costa, Donald Leyes, Marjorie Graham).
6024 Carlos Ave, Hollywood.
1842 N. Cherokee, Hollywood (Linda Martin – Sheryl Saddon).
53 Linden, Long Beach.
14. Résultats labo objets trouvés terrains vagues Leimert Park : pas de vêtement femme trouvé – nombreux couteaux et lames de couteaux, trop rouillés pour être armes du crime. Pas de tache de sang.
15. Résultats quadrillage Leimert Park (avec photos d’E. Short) : zéro (reconnue que par des fêlés). Conclusion : je pense que les enquêteurs doivent orienter tous leurs efforts sur les relations connues d’E. Short, en particulier ses nombreux petits amis. Je pars avec le sergent Sears à San Diego pour interroger sur place ses familiers. Entre l’A.R.T.U. sur « Red » et les interrogatoires des R.C.[30] de L.A. nous devrions obtenir des renseignements significatifs.
Russell A. Millard, Lt, Matricule 49 Criminelle Central. »
Je me retournai pour découvrir que Millard m’observait. Il dit :
— Sans réfléchir, là, tout de suite, quelle est votre opinion ?
Je tripatouillai ma poche déchirée.
— Est-ce qu’elle en vaut la peine, lieutenant ?
Millard sourit ; je remarquai qu’il n’avait rien perdu de sa classe malgré ses vêtements défraîchis et son visage pas rasé.
— Je crois que oui. Votre équipier également.
— Lee poursuit des fantômes, lieutenant.
— Vous pouvez m’appeler Russ, vous savez.
— D’accord, Russ.
— Qu’est-ce que vous avez obtenu du père, Blanchard et vous ?
Je tendis mon rapport à Millard.
— Rien de très précis, des tuyaux supplémentaires qui confirment que la fille était une propre-à-rien. C’est quoi, cette histoire de Dahlia Noir ?
Millard plaqua bruyamment les paumes de ses mains sur les accoudoirs :
— C’est Bevo Means qu’il faut remercier. Il est descendu à Long Beach et il a parlé à l’employé de la réception de l’hôtel où la fille a séjourné l’été dernier. Le réceptionniste lui a déclaré que Betty Short portait toujours des robes noires collantes. Bevo a alors pensé au film avec Alan Ladd, Le Dahlia Bleu et c’est de là que c’est parti. Je pense que la métaphore choisie nous vaudra au moins une douzaine de confessions supplémentaires par jour. Comme dit Harry quand il en a quelques-uns derrière la cravate, « Hollywood vous baisera toujours quand y reste plus personne pour le faire ». Vous êtes toujours là quand il ne faut pas, mais vous êtes intelligent, Bucky. Qu’en pensez-vous ?
— Je pense que j’aimerais retourner aux Mandats et Recherches. Pourriez-vous m’arranger le coup avec Lœw ?
— Non, dit Millard en secouant la tête. Pourriez-vous répondre à ma question ?
J’étouffai en moi le désir de frapper comme celui de supplier.
— Elle a dit oui ou non au mauvais mec, au mauvais moment, au mauvais endroit. Et puisqu’il est passé sur elle plus de mecs que de bagnoles sur l’autoroute de San Berdoo, et qu’en plus elle est incapable de dire la vérité, je dirai que pour retrouver le mauvais mec, ça va être coton.
Millard se leva et s’étira.
— Toujours dans vos pattes et intelligent avec ça ! Vous montez au poste d’Hollywood pour y retrouver Bill Kœnig, puis vous allez tous les deux interroger les locataires aux différentes adresses à Hollywood notées sur le compte rendu. Mettez l’accent sur les petits amis. Essayez de retenir Kœnig si vous pouvez. Vous rédigerez le rapport parce que Billy est quasiment illettré. Présentez-vous au rapport dès que vous aurez terminé.
Mon mal de tête se transformait en migraine et j’obéis. La dernière chose que j’entendis avant de me retrouver dehors, ce fut les gloussements d’un groupe de flics en train de lire les lettres d’amour de Betty Short.
***
Je récupérai Kœnig au poste d’Hollywood et nous nous rendîmes en voiture à l’adresse de Carlos Avenue. Je me garai en face du 6024 et je dis :
— C’est vous le plus gradé, sergent. Comment voulez-vous qu’on joue le coup ?
Kœnig se racla la gorge bruyamment, puis avala le gros glaviot qu’il avait décroché.
— D’habitude, c’est Fritzie qui cause, mais il est malade. C’est vous qui causez, moi, je suis là en soutien, ça vous va ? Il ouvrit sa veste pour me montrer une matraque de cuir passée dans sa ceinture. Vous croyez qu’y va falloir cogner ?
— On cogne pas, on cause, lui dis-je en sortant de la voiture.
Une vieille dame était assise sur le perron du 6024, un immeuble de trois étages aux bardeaux de bois marron avec, fiché sur un poteau au milieu de la pelouse, l’écriteau « chambres à louer ». Elle me vit avancer, ferma sa Bible et dit :
— Désolée, jeune homme, mais je ne loue qu’aux jeunes femmes qui ont de l’ambition et, en plus, sur recommandation.
Je lui montrai ma plaque.
— Nous sommes officiers de police, madame. Nous sommes ici pour vous parler de Betty Short.
— Je la connaissais sous le nom de Beth, dit la vieille dame en lançant un regard à Kœnig, debout sur la pelouse, en train de se curer le nez subrepticement.
— Il cherche des indices, dis-je.
— Ce n’est pas dans ce qui lui sert de tarin qu’il va les trouver, grommela-t-elle. Qui a tué Beth Short, monsieur l’agent ?
Je sortis crayon et calepin.
— C’est pour le découvrir que nous sommes ici. Voudriez-vous me donner votre nom, s’il vous plaît ?
— Je suis mademoiselle Loretta Janeway. J’ai appelé la police quand j’ai entendu le nom de Beth à la radio.
— Mademoiselle Janeway, à quelle époque Elizabeth Short a-t-elle habité à cette adresse ?
— J’ai vérifié dans mes registres, juste après le bulletin d’informations. Beth a habité la chambre du fond à droite, troisième étage, du 14 septembre dernier au 19 octobre.
— S’est-elle présentée avec des références ?
— Non. Je m’en souviens très bien, parce que Beth était tellement jolie. Elle a frappé à la porte et m’a dit qu’elle remontait Gower lorsqu’elle avait vu ma pancarte. Elle m’a dit qu’elle souhaitait devenir actrice et qu’elle avait besoin d’une chambre bon marché avant de décrocher le gros lot. J’ai répondu que celle-là, je la connaissais déjà et je lui ai dit aussi qu’elle ferait bien de perdre son abominable accent de Boston. Alors Beth a souri et elle a dit : « C’est aujourd’hui que tous les hommes de bonne volonté se doivent de venir en aide à leur parti » sans la moindre trace d’accent. Puis elle a ajouté : « Vous voyez ! vous voyez que je sais obéir aux ordres du metteur en scène. » Elle voulait tellement me faire plaisir que je lui ai loué la chambre, même si c’était contraire à ma politique de louer à des gens de cinéma.
Je notai toutes ces informations précieuses, puis demandai :
— Est-ce que Beth était une bonne locataire ?
Mlle Janeway secoua la tête.
— Paix à son âme, mais c’était une locataire détestable, et elle m’a fait regretter d’avoir fait une exception à mon principe sur les gens de cinéma. Elle était toujours en retard pour son loyer, elle mettait toujours ses bijoux au clou pour pouvoir se payer à manger et elle essayait sans cesse de me convaincre de la laisser payer à la journée au lieu de la semaine. Elle voulait payer un dollar par jour ! Vous vous imaginez la place qu’il me faudrait sur mes registres si je laissais tous mes locataires faire la même chose !
— Est-ce que Beth fréquentait les autres locataires ?
— Seigneur Dieu, que non ! La chambre du troisième, au fond, à droite, a un escalier privé, ce qui fait que Beth n’avait pas besoin de passer par la porte d’entrée comme les autres filles, et elle n’a jamais assisté aux petites réunions, café et petits gâteaux que j’offrais aux filles après l’office du dimanche. Jamais elle n’est allée à l’église et elle m’a dit un jour : « Les filles, c’est bien pour bavarder un soir de cafard, mais tous les autres jours, c’est les hommes que je préfère. »
— Voici ma question la plus importante, mademoiselle Janeway. Est-ce que Beth a eu des petits amis tout le temps qu’elle a vécu ici ?
La vieille femme ramassa sa Bible et la serra contre sa poitrine.
— Monsieur l’agent, s’ils étaient passés par la grande porte comme les gandins de ces demoiselles, je les aurais vus. Je ne veux pas blasphémer sur une morte, aussi je dirai que j’ai entendu beaucoup de bruits de pas dans l’escalier de Beth aux heures les plus indues.
— Beth a-t-elle jamais mentionné des ennemis ? Quelqu’un dont elle aurait eu peur ?
— Non.
— Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?
— Fin octobre, le jour où elle m’a quittée. Elle a dit : « J’ai trouvé une piaule plus chouette » de sa plus belle voix californienne.
— A-t-elle dit où elle allait ?
Mlle Janeway répondit « Non », puis se pencha vers moi en toute confiance en me montrant du doigt Kœnig qui retournait à la voiture, à petits bonds, en se grattant furieusement l’entre-deux.
— Vous devriez dire un mot à cet homme au sujet de son hygiène. Franchement, c’est dégoûtant.
— Merci, mademoiselle Janeway.
Je retournai à la voiture et m’installai au volant.
— Qu’est-ce qu’elle a raconté sur moi, la vieille pouffiasse ?
— Elle a dit que vous étiez mignon.
— Ouais ?
— Ouais.
— Et quoi d’autre ?
— Qu’avec un mec comme vous, elle se sentait rajeunir.
— Ouais ?
— Ouais. Je lui ai dit de ne pas rêver, que vous étiez marié.
— J’suis pas marié.
— Je sais.
— Alors, pourquoi vous lui avez dit ça ?
Je m’engageai dans la circulation.
— Vous voulez qu’elle vous envoie des petits mots doux au Bureau ?
— Oh, je pige. Qu’est-ce qu’elle a dit sur Fritzie ?
— Elle connaît Fritzie ?
Kœnig me regarda comme si c’était moi qui avais une case de moins.
— Y a plein de gens qui causent de Fritz derrière son dos.
— Qu’est-ce qu’ils racontent ?
— Des mensonges.
— Quel genre de mensonges ?
— Des mensonges pas corrects.
— Par exemple ?
— Par exemple comme quoi il a chopé la ch’touille en baisant les putes quand il était aux Mœurs. Qu’y s’est pas pointé pendant un mois au boulot pour se faire une cure au mercure. Comme quoi il s’est fait virer de la Crime de Central à cause de ça. C’est des mensonges pas corrects, et y a même des trucs pires.
J’avais des frissons dans le dos. Je tournai dans Cherokee et dis :
— Quel genre ?
Kœnig se glissa plus près de moi.
— T’essaies d’me tirer les vers du nez, Bleichert ? Tu cherches des trucs pas corrects à raconter sur Fritzie ?
— Non, je suis juste curieux.
— La curiosité, c’est un vilain défaut. Le petit chat en est mort[31]. Oublie pas ça.
— J’oublierai pas. Tu as obtenu combien à l’examen de sergent, Bill ?
— Je sais pas.
— Comment ça ?
— C’est Fritzie qui l’a passé à ma place. Oublie pas le petit chat, Bleichert. Je veux que personne y dise des choses pas correctes sur mon collègue.
1842, un grand immeuble en stuc apparut. Je me garai et murmurai : « On cause seulement », puis me dirigeai tout droit vers le hall d’entrée.
Une liste sur le mur donnait dix noms, dont celui de S. Saddon – mais pas de Linda Martin – appartement 604. Je pris l’ascenseur jusqu’au sixième, puis un couloir qui sentait légèrement la marijuana et je frappai à la porte. La musique d’orchestre s’arrêta, la porte s’ouvrit et une femme pas très âgée, en costume étincelant d’Égyptienne, parut, tenant à la main une coiffure en carton pâte.
— Êtes-vous le chauffeur de la R.K.O. ?
— Police, dis-je.
Elle me referma la porte à la figure. J’entendis un bruit de chasse d’eau qu’on tirait ; la fille revint quelques instants plus tard et je pénétrai dans l’appartement sans y être invité. Le salon voûté était haut de plafond ; des lits couchettes faits à la va-vite s’alignaient le long des murs. Des mallettes, des valises, de grosses malles débordaient d’un réduit à la porte ouverte. Une table couverte d’une toile cirée et coincée de biais contre une série de couchettes sans matelas était encombrée de cosmétiques et de miroirs de beauté ; le plancher crevassé était recouvert de poudre et de fards renversés.
— Est-ce que c’est à cause des P.V. pour avoir traversé hors des clous et que j’ai pas payés ? dit la fille. Écoutez, je suis engagée pour trois jours à la R.K.O. dans la Malédiction du tombeau de la momie et, quand je serai payée, je vous enverrai un chèque. C’est d’accord comme ça ?
— C’est au sujet d’Elizabeth Short, dis-je, mademoiselle ?
La fille prit une voix de scène, un grondement rauque et profond.
— Saddon. Sheryl avec Y.L. Saddon. Écoutez, j’ai parlé à un policier au téléphone ce matin : sergent quelque chose, qui bégayait pas mal. Il m’a posé dix mille questions sur Betty et ses dix mille petits amis et je lui ai dit dix mille fois qu’y a des tas de filles qui pieutent ici et qu’elles ont rencard avec des tas de mecs, et, pour la plupart, c’est des coups d’une nuit. Je lui ai dit que Betty a vécu ici de début novembre à début décembre, qu’elle payait un dollar par jour tout comme le reste d’entre nous, et que je ne me souvenais d’aucun des noms de ses rencards. Est-ce que je peux partir ? La camionnette des figurants doit arriver d’un moment à l’autre, et j’ai besoin de ce boulot.
Sheryl Saddon était essoufflée et transpirait sous son costume métallique. Je désignai un lit couchette :
— Asseyez-vous et répondez à mes questions, ou je vous embarque pour les joints que vous avez fait passer dans les toilettes.
La Cléopâtre de trois jours obéit et me lança un regard qui aurait fait rentrer César dans un trou de souris.
— Première question, dis-je. Est-ce qu’une certaine Linda Martin habite ici ?
Sheryl Saddon se saisit d’un paquet d’Old Golds sur le lit et en alluma une.
— Je l’ai déjà dit à sergent Bègue. Betty a parlé de Linda Martin une ou deux fois. Elle a habité avec Betty, dans son autre piaule, celle qui est du côté de De Longpré et Orange. Et il vous faut des preuves pour arrêter quelqu’un, vous savez.
Je sortis mon calepin et mon stylo.
— Que savez-vous des ennemis de Betty ? De violences ou de menaces contre elle ?
— Le problème de Betty, c’était pas ses ennemis, c’était qu’elle avait trop d’amis. Si vous voyez où je veux en venir. Ça vient ? Des amis comme des « petits » amis.
— Futée avec ça. Il y en a qui l’ont déjà menacée ?
— Pas que je sache. Écoutez, est-ce qu’on pourrait pas accélérer le mouvement ?
— Doucement les basses. Quel genre de travail faisait Betty quand elle était ici ?
— Comédienne, répondit Sheryl Saddon en ronchonnant. Betty ne travaillait pas. Elle tapait du pognon aux autres filles ici, et elle se faisait payer à boire et à dîner par des hommes genre papy gâteau sur le Boulevard. Une ou deux fois, elle est partie pour deux ou trois jours et elle est revenue avec de l’argent, puis elle a raconté des histoires à la noix sur comment elle l’avait eu. C’était une si mauvaise menteuse, que personne n’a jamais cru un traître mot de ce qu’elle racontait.
— Parlez-moi de ses histoires à la noix – et des mensonges de Betty en général.
Sheryl écrasa sa cigarette et en alluma une autre immédiatement. Elle fuma en silence pendant quelques instants et je savais que ce qu’il y avait d’actrice en elle se réjouissait à l’idée de caricaturer Betty Short. Finalement, elle dit :
— Vous êtes au courant de toutes ces histoires sur le Dahlia Noir dans les journaux ?
— Oui.
— Eh bien, Betty s’habillait toujours en noir, c’était un truc pour impressionner les responsables du casting quand elle faisait ses tournées avec les autres filles, ce qui n’arrivait pas souvent, parce qu’elle aimait dormir jusqu’à midi tous les jours. Mais, parfois, elle vous disait qu’elle portait du noir parce que son père était décédé ou parce qu’elle était en deuil des garçons morts à la guerre. Puis, le lendemain, elle vous racontait que son père était vivant. Quand elle partait pendant deux jours et revenait pleine aux as, elle disait à une fille qu’un oncle riche était mort et lui avait laissé un gros paquet, et à une autre qu’elle avait gagné l’argent en jouant au poker à Gardena.
« Elle racontait à tout le monde dix mille mensonges sur dix mille mariages avec dix mille héros de guerre différents. Vous voyez le tableau ?
— Très clairement. Changeons un peu de sujet.
— Super. Que diriez-vous de la finance internationale ?
— Plutôt le cinéma. Toutes les filles ici, elles essaient de percer, non ?
Sheryl me lança son regard de vamp.
— C’est fait pour moi. J’ai joué dans La Femme cougar, L’Attaque du monstre fantôme, et Qu’il sera doux mon chèvrefeuille.
— Toutes mes félicitations. Est-ce que Betty a jamais travaillé au cinéma ?
— Peut-être. Peut-être une fois, mais peut-être que non, parce que c’était une menteuse incorrigible.
— Continuez.
— Eh bien, le jour de Thanksgiving[32], toutes les mômes du sixième ont participé pour se payer un dîner à la fortune du pot, et Betty était renflouée et elle a acheté deux caisses de bière. Elle se vantait de jouer dans un film, et elle montrait à la cantonade un viseur que, selon elle, son metteur en scène lui avait donné. Y a des tas de filles qui ont de ces petits trucs en toc que leur donnent les mecs du cinéma, mais celui qu’elle avait était de qualité, monté sur chaînette, avec un petit étui en velours. Je me souviens que Betty était au septième ciel, ce soir-là, et qu’elle était en veine de confidences.
— Vous a-t-elle donné le titre du film ?
— Non, dit Sheryl en secouant la tête.
— A-t-elle mentionné des noms associés à ce film ?
— Si elle l’a fait, je ne m’en souviens pas.
Je regardai la pièce autour de moi et comptai douze lits à un dollar la nuit, et je songeai au proprio qui s’engraissait.
— Vous savez ce que c’est qu’un « canapé d’engagement » ?
— Comptez pas sur moi, mon bonhomme, dit-elle, son regard de pseudo-Égyptienne soudain furieux. Je suis pas, et je serai jamais de ce genre-là.
— Et Betty Short ?
— Elle, probable.
J’entendis un avertisseur, allai jusqu’à la fenêtre et regardai dans la rue. Un camion à plate-forme avec une douzaine de Cléopâtres et de Pharaons à l’arrière était rangé au bord du trottoir, juste derrière ma voiture. Je me retournai pour prévenir Sheryl, mais elle était déjà sortie.
***
La dernière adresse sur la liste de Millard était le 1611 North Orange Drive, un boui-boui à touristes en stuc rose à l’ombre du lycée d’Hollywood. Kœnig interrompit sa rêverie et son curage de nez lorsque je me garai en double file et lui désignai deux hommes qui feuilletaient distraitement une pile de journaux sur les escaliers.
— Je m’en charge, tu t’occupes des nanas. T’as des noms ?
— Peut-être Harold Costa et Donald Leyes, dis-je. Vous avez l’air fatigué, sergent. Vous ne voulez pas attendre dans la voiture que ce soit fini ?
— Je m’emmerde. Qu’est-ce que je dois leur demander, aux mecs ?
— Je m’en occupe, sergent.
— Tu te souviens du petit chat, Bleichert. Ce qui lui arrive, ça peut arriver aux mecs qui me tiennent la laisse trop serrée quand Fritzie n’est pas là. Alors, pour quel motif je les alpague ?
— Sergent…
Kœnig m’envoya des postillons à la figure.
— C’est moi qui commande, petite tête ! Tu fais ce que le Gros Bill te dit !
Je vis rouge et lui dis :
— Demandez les alibis et demandez-leur si Betty Short a jamais fait de la prostitution.
Kœnig ricana en réponse. Je franchis la pelouse et montai l’escalier au pas de course et les deux hommes s’écartèrent pour me laisser passer. La porte d’entrée s’ouvrit sur un salon délabré, un groupe de jeunes s’y trouvaient assis à fumer et à lire des revues de cinéma.
— Police, dis-je. Je cherche Linda Martin, Marjorie Graham, Harold Costa et Donald Leyes.
Une blonde aux cheveux de miel en tailleur pantalon mit son Photoplay[33] en cornet d’oreille.
— C’est moi, Marjorie Graham, Hal et Don sont dehors.
Le reste du groupe se leva et s’écarta en éventail dans l’entrée comme si j’étais le porteur d’un tas de mauvaises nouvelles.
— C’est au sujet d’Elizabeth Short. Est-ce que quelqu’un la connaissait ?
J’obtins une demi-douzaine de signes de tête négatifs, des regards choqués et tristes. Au-dehors, j’entendis Kœnig hurler : « Racontez-moi pas de craques ! Est-ce que la môme Short elle donnait dans le pain de fesse ? »
— C’est moi qui ai appelé la police, dit Marjorie Graham. Je lui ai donné le nom de Linda Martin parce que je savais qu’elle connaissait aussi Betty.
— Et ces mecs, là-dehors ? dis-je en montrant la porte.
— Don et Harold ? Ils sont tous les deux sortis avec Betty. Harold vous a appelés parce qu’il savait que vous seriez à la recherche d’indices. Qui c’est, celui qui lui gueule dessus ?
J’ignorai la question, m’assis à côté de Marjorie et sortis mon calepin.
— Que pouvez-vous me dire sur Betty, que je ne sache déjà ? Pouvez-vous me donner des faits ? Des noms de petits amis, des descriptions, des dates précises ? Des ennemis ? Des mobiles possibles pour que quelqu’un veuille la tuer ?
La femme tiqua. Je me rendis compte que j’élevais la voix. Parlant plus doucement, je demandai :
— Commençons par les dates. Quand Betty a-t-elle habité ici ?
— Début décembre. Je m’en souviens parce qu’on était assis, tout un groupe, à écouter un programme radio sur le cinquième anniversaire de Pearl Harbor quand elle est arrivée.
— C’était donc le 7 décembre ?
— Oui.
— Combien de temps est-elle restée ?
— Pas plus d’une semaine, à peu de chose près.
— Comment a-t-elle trouvé cet endroit ?
— Je crois que Linda Martin lui en avait parlé.
Le mémo de Millard disait que Betty Short avait passé la plus grande partie du mois de décembre à San Diego.
— Mais il est exact qu’elle est partie peu de temps après ?
— Oui.
— Pourquoi, mademoiselle Graham ? Nous savons que Betty a habité en trois endroits différents l’automne dernier – tous à Hollywood. Pourquoi changeait-elle de logement aussi fréquemment ?
Marjorie Graham sortit un mouchoir en papier de son sac et se mit à le déchiqueter.
— Eh bien, je ne sais pas vraiment.
— Est-ce qu’elle fuyait un petit ami jaloux ?
— Je ne crois pas.
— Mademoiselle Graham, quelle est votre opinion personnelle ?
— Monsieur l’agent, soupira Marjorie, Betty utilisait les gens. Elle leur empruntait de l’argent, elle leur racontait des bobards et… enfin y a des tas de mômes qui vivent ici et qui ont du flair et je crois qu’elles ont vite vu clair dans le jeu de Betty.
— Parlez-moi de Betty. Vous l’aimiez bien, si je ne me trompe ?
— Oui. Elle était gentille et elle vous faisait confiance, elle n’était pas très maligne, mais… elle était inspirée. Elle avait ce don étrange, si c’est comme ça qu’il faut l’appeler. Elle aurait fait n’importe quoi pour être aimée, et elle prenait en quelque sorte les manières de ceux avec qui elle était. Tout le monde fume ici, et Betty a commencé à fumer pour faire partie du groupe, même si c’était mauvais pour son asthme et si elle détestait la cigarette. Le plus drôle, c’est qu’elle essayait de marcher comme vous, de parler comme vous, mais tout en le faisant, elle restait elle-même. C’était toujours Betty ou Beth ou un autre surnom suivant l’inspiration du moment !
Je digérai tous ces tristes tuyaux et je les retournai dans ma tête.
— De quoi parliez-vous avec Betty ?
— Le plus souvent, j’écoutais simplement les bavardages de Betty. On s’asseyait ici et on écoutait la radio, et Betty racontait ses histoires – des histoires d’amour sur tous ces héros de guerre – le lieutenant Joe, le major Matt et ainsi de suite. Je savais que ce n’était que son imagination. Parfois, elle disait qu’elle voulait devenir vedette de cinéma, et qu’il lui suffirait de se montrer en robe noire et qu’un jour ou l’autre quelqu’un la remarquerait. Ça me rendait furieuse, parce que je prends des cours au théâtre de Pasadena et je sais qu’être acteur, c’est un travail difficile.
Je feuilletai mon calepin pour retrouver les notes de l’interrogatoire Sheryl Saddon.
— Mademoiselle Graham, est-ce que Betty vous a fait part de ses intentions de jouer dans un film, dans le courant de la fin novembre ?
— Oui. Le premier soir qu’elle a passé ici, elle en a fait tout un plat. Elle a dit qu’elle allait être la covedette, et elle nous a fait passer son viseur. Deux des garçons ont insisté pour avoir des détails et elle a dit à l’un d’eux que c’était la Paramount et à l’autre que c’était la Fox. J’ai cru qu’elle mentait, juste pour attirer l’attention sur elle.
J’écrivis « Noms » sur une nouvelle page et soulignai le mot trois fois.
— Marjorie, pourriez-vous me donner des noms ? Les amis de Betty, les gens avec qui vous l’avez vue ?
— Eh bien je sais qu’elle est sortie avec Don Leyes et Harold Costa, et je l’ai vue une fois avec un marin, et je…
Marjorie hésita ; une lueur soucieuse voila son regard.
— Que se passe-t-il ? Dites-le-moi.
La voix de Marjorie se fit toute petite, prête à se briser.
— Juste avant qu’elle nous quitte, j’ai vu Betty et Linda Martin qui discutaient avec cette grosse femme un peu plus âgée, sur le Boulevard. Elle portait un costume d’homme et elle était coiffée court comme un homme. C’est la seule fois que je les ai vues avec cette femme, ça ne veut peut-être pas dire que…
— Vous voulez dire que cette femme était une lesbienne ?
Marjorie hocha la tête plusieurs fois et tendit la main vers un Kleenex ; Bill Kœnig entra dans la pièce et me fit signe du doigt d’approcher. J’avançai vers lui. Il murmura :
— Les mecs, y z’ont causé, y z’ont dit que la refroidie, elle marnait dans le pain de fesse quand elle était dans la mouise. J’ai appelé M. Lœw. Il a dit de la boucler là-dessus, pasque ça a une meilleure gueule si ça reste une petite nana bien gentille.
Je me mordis les lèvres pour étouffer le tuyau sur les gouines. Le procureur et son cireur de bottes l’étoufferaient probablement aussi.
— J’ai encore une personne à voir en vitesse. Essayez d’avoir les dépositions des mecs, O.K. ?
Kœnig gloussa et sortit, je dis à Marjorie de ne pas bouger et j’allai à l’autre bout du hall d’entrée. Il y avait un bureau à la réception avec un grand registre ouvert. Je feuilletai les pages jusqu’à ce que je tombe sur un gribouillis enfantin « Linda Martin » avec « Chambre 14 » imprimé sur la même ligne.
Je pris le couloir du premier qui menait à la chambre, frappai à la porte et attendis la réponse. Personne ne répondit, j’attendis cinq secondes avant de tourner la poignée et d’ouvrir la porte.
C’était une petite chambre étriquée qui ne contenait qu’un lit défait. Je vérifiai le placard : il était complètement vide. Sur la table de nuit, il y avait une pile de journaux de la veille ouverts à la page du « loup-garou sadique ». Soudain, je compris que la fille Martin était une fugueuse. Je m’accroupis au sol et passai la main sous le lit et touchai un objet aplati que je sortis.
C’était un porte-monnaie en plastique rouge. Je l’ouvris et trouvai deux pennies, une pièce de dix cents et une carte d’identité du lycée Cornhusker à Cedar Rapids dans l’Iowa. La carte était établie au nom de Lorna Martilkova, née le 19-12-31. Sous l’insigne en couronne de l’école, il y avait la photo d’une belle jeune fille ; je me mis aussitôt à taper dans ma tête un mandat de recherches pour adolescente en fugue à toutes les unités.
Marjorie Graham apparut à la porte. Je lui tendis la carte d’identité.
— C’est Linda, dit-elle. Mon Dieu, elle n’a que quinze ans !
— C’est presque une vieille pour Hollywood. Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?
— Ce matin. Je lui ai dit que j’avais appelé la police et que vous passeriez pour nous parler de Betty. Est-ce que j’ai eu tort ?
— Vous ne pouviez pas savoir. Je vous remercie.
Marjorie sourit, et je me surpris à lui souhaiter un aller simple vite fait bien fait, loin de la ville cinéma. Je gardai mon souhait pour moi en lui rendant son sourire et je sortis. Sur le perron, Bill Kœnig se tenait au repos, Donald Leyes et Harold Costa étaient vautrés dans des fauteuils avec, sur le visage, cet air un peu verdâtre de ceux qui ont pris quelques coups du lapin.
— Ils sont innocents, dit Kœnig.
— Sans charre, Sherlock.
— Mon nom, c’est pas Sherlock.
— Sans charre.
— Quoi ?
***
Au poste d’Hollywood, je profitai de mes prérogatives spéciales de flic des Mandats et Recherches pour faire partir un avis de recherches à toutes les unités pour une ado en fugue ainsi qu’un mandat prioritaire pour fuite d’un témoin matériel – aux noms de Lorna Martilkova et de Linda Martin. Je laissai les formulaires de rapport remplis au chef de jour qui me dit que les A.R.T.U. seraient sur les ondes dans moins d’une heure et qu’il enverrait des agents jusqu’au 1611 North Orange Drive pour questionner les locataires sur les endroits où pourraient se trouver Linda/Lorna. Cela réglé, je rédigeai mon rapport sur les séries d’interrogatoires, mettant l’accent sur le côté fabulateur de Betty Short ainsi que sur le fait qu’elle avait peut-être joué dans un film en novembre 46. Avant de boucler mon rapport, j’hésitai. Je ne savais pas s’il fallait faire état de la piste de Marjorie Graham sur la vieille gouine. Si Ellis Lœw mettait la main sur les renseignements, il étoufferait probablement cet aspect de l’affaire, de même que le petit pavé dans la mare, Betty putain à temps partiel. Je décidai donc de ne pas le mentionner dans le rapport et de transmettre verbalement l’information à Russ Millard.
Du téléphone de la salle de brigade, j’appelai le Bureau central de casting et demandai des renseignements sur Elizabeth Short. Un employé me répondit que personne répondant à ce nom ou à un quelconque diminutif d’Elizabeth n’avait jamais été enregistré chez eux, ce qui rendait peu probable qu’elle eût jamais joué dans une production hollywoodienne légitime. Je raccrochai en me disant que le film, c’était encore une nouvelle fable de Betty, et son viseur un accessoire de conte de fées.
C’était la fin de l’après-midi. De ne plus avoir Kœnig à mes basques, j’avais l’impression d’avoir survécu à un cancer et les trois entrevues avaient le goût d’une overdose de Betty/Beth Short et de ses dernières semaines sur terre dans des hôtels bon marché. J’étais fatigué et affamé, je rentrai donc à la maison pour me payer un sandwich et un petit somme, et je tombai en plein sur un nouveau numéro du grand spectacle du Dahlia Noir.
Kay et Lee étaient debout autour de la table de la salle à manger en train d’étudier les photos des lieux du crime entre la 39e et Norton : la tête défoncée de Betty Short ; les seins lacérés de Betty Short, la moitié du corps évidé de Betty Short ; les jambes de Betty Short en grand écart – le tout en noir et blanc lustré. Kay fumait nerveusement et jetait des petits coups d’œil aux photos ; Lee les étudiait l’une après l’autre, le visage dévoré de tics nerveux de toutes parts, l’extra-terrestre chargé à la benzédrine. Ils ne dirent pas un mot ; je restai là, debout, jouant au faire-valoir devant le macchabée le plus célèbre de toute l’histoire de L.A.
Finalement, Kay dit : « Salut, Dwight », et Lee pointa un doigt tremblotant sur un gros plan des mutilations du torse.
— Ce n’est pas le résultat du hasard, j’en suis sûr. Vern Smith dit qu’un mec l’a draguée dans la rue, l’a emmenée quelque part pour la torturer puis l’a larguée dans un terrain vague. Conneries. Le mec qui a fait ça la haïssait pour une raison précise et il a voulu que tous ces putains de gens soient au courant. Bon Dieu, il l’a tailladée, bordel, et ça, pendant deux jours entiers. Petite, tu as suivi des cours d’initiation médicale, tu crois que ce mec a une formation médicale ? Tu sais, du genre Dr Maboul ?
Kay éteignit sa cigarette et dit : « Lee, Dwight est ici », Lee fit demi-tour.
— Collègue, dis-je, et Lee essaya de faire un clin d’œil, de sourire et parler en même temps.
Il ne réussit qu’une horrible grimace ; quand il parvint à sortir : « Bucky, écoute Kay, je savais bien que les cours d’université que je lui ai payés me serviraient un jour », je dus détourner les yeux.
La voix de Kay était douce et patiente.
— Ce genre de théorisation, c’est parfaitement absurde, mais je vais t’offrir une théorie si tu manges quelque chose pour te calmer.
— Vas-y pour ta théorie, la prof !
— Eh bien, ce n’est qu’une hypothèse, mais il y a peut-être deux tueurs différents, les entailles de tortures sont grossières, alors que l’incision qui a séparé le corps en deux et celle de l’abdomen, de toute évidence pratiquée lorsqu’elle était déjà morte, sont nettes et précises. Peut-être aussi qu’il n’y a qu’un seul tueur et, qu’une fois la fille exécutée, il s’est calmé puis l’a coupée en deux et a fait cette entaille sur l’abdomen. Et n’importe qui aurait pu enlever les organes internes une fois le corps en deux parties. Je crois que les docteurs fous, on ne les rencontre que dans les films. Chéri, c’est toi qui dois te calmer. Il faut que tu arrêtes de prendre toutes ces pilules et il faut que tu manges. Écoute Dwight, il te dira la même chose.
Je regardai Lee.
— Je suis trop chargé pour manger, dit-il en me tendant la main comme si je venais de rentrer à l’instant. Alors, collègue, t’as appris quelque chose de valable sur la fille, aujourd’hui ?
Je songeai à lui dire que j’avais appris qu’elle ne valait pas une centaine de flics à plein temps ; je songeai à lui vider mon sac, à lui donner le tuyau sur la gouine et lui dire que Betty Short n’était qu’une triste petite pouffiasse menteuse, pour apporter de l’eau à mon moulin. Mais le visage de Lee électrisé par la défonce me fit dire :
— Rien qui vaille que tu t’arranges comme ça. Rien qui vaille que tu te retrouves complètement inutile quand un gus que t’as envoyé à Quentin est à trois jours d’être libéré à L.A. Pense à ta petite sœur, si elle te voyait comme ça. Pense à elle…
J’arrêtai lorsque je vis les larmes commencer à couler de ses grands yeux d’extra-terrestre. Il se tenait maintenant comme si c’était lui le faire-valoir des membres de sa famille. Kay vint se placer entre nous deux et posa une main sur chacune de nos épaules. Je sortis avant que Lee ne se mette à pleurer pour de bon.
***
L’hôtel de police d’University était un autre avant-poste de la grande folie du Dahlia Noir.
Une feuille de paris à contresigner était affichée dans les vestiaires. Elle se présentait sous la forme grossière d’un tapis de craps[34], avec des blancs pour l’établissement des cotes des paris : « Résolu – 2 contre 1 » « Maniaque sexuel d’occasion – 4 contre 1 » « Non résolu – 1 contre 1 » « Petit(s) Ami(s) 1 contre 4 » et « Red – pas de cote tant qu’il n’est pas capturé ».
Le sergent Shiner était donné comme banquier maison, et jusqu’à présent, là où il y avait le plus de monde, c’était à la rubrique « petit(s) ami(s) » avec les signatures d’une douzaine de policiers, qui avaient engagé dix sacs pour en récolter deux cent cinquante.
La salle de brigade donnait plus dans le genre interlude comique. On avait suspendu dans l’embrasure de la porte les deux moitiés d’une robe noire bon marché. Harry Sears, à moitié pompette, entraînait la femme de ménage, une Noire, dans un pas de valse, en la présentant comme le vrai Dahlia Noir, la meilleure chanteuse de couleur depuis Billie Holliday. Ils avalaient tour à tour des gorgées de la fiasque d’Harry et la femme de ménage beuglait des chansons gospel pendant que les agents qui essayaient de téléphoner se bouchaient l’oreille restée libre.
Le boulot à proprement parler se déroulait lui aussi dans la frénésie. Des hommes travaillaient sur les registres des Cartes grises et les annuaires de rues de Huntington Park : ils essayaient de retrouver la piste du « Red » avec lequel Betty Short avait quitté San Diego ; d’autres lisaient ses lettres d’amour, et deux agents étaient en ligne avec le service des Cartes grises, essayant d’obtenir des renseignements sur les numéros relevés par Lee la nuit dernière, alors qu’il planquait au baisodrome de Junior Nash. Millard et Lœw étaient partis, aussi, j’abandonnai mon rapport d’interrogatoire et une note sur les avis de recherches que j’avais lancés dans une grande corbeille marquée « COMPTES RENDUS DES INSPECTEURS DE TERRAIN ». Puis je pris le large avant qu’un clown gradé ne m’oblige à me joindre au cirque.
Je ne savais pas trop quoi faire et ça me fit penser à Lee, ce qui me fit souhaiter d’être de retour à la brigade ; là au moins, on pensait à la morte avec le sens de l’humour. Puis, de penser à Lee me rendit fou furieux, et je commençai à penser à Junior Nash, tueur professionnel plus dangereux que cinquante petits copains jaloux et meurtriers. J’avais la bougeotte, je redevins un flic des Mandats et Recherches et j’allai rôder dans Leimert Park à sa recherche.
Mais on n’échappait pas au Dahlia Noir.
Je passai près de la 39e et de Norton et je vis une foule de badauds bayer aux corneilles autour du terrain vague pendant que des marchands de glaces et de hot-dogs refilaient leur camelote, une vieille femme revendait des photos noir et blanc de Betty Short en face du bar de la 39e et de Creenshaw, et je me demandai si le charmant Cleo Short avait fourni les négatifs en échange d’un pourcentage substantiel. Ça me débectait ; je me refusai à penser à cette bouffonnerie un instant de plus et me mis au travail.
Je passai cinq heures d’affilée à arpenter South Creenshaw et South Western, à montrer les photos de Nash et à décrire sa manière d’opérer en planquant de jeunes Négresses dans sa cache avant de les violer. Tout ce que j’obtins, ce fut des « Non » et la question « Et pourquoi vous êtes pas aux trousses du mec qui a découpé ce beau brin de fille, le Dahlia ? » La soirée était déjà bien avancée et je me rendis à l’évidence que Junior Nash s’était peut-être taillé de L.A. J’avais toujours la bougeotte et je rejoignis le cirque.
Après un hamburger englouti sur le pouce en guise de dîner, j’appelai le numéro de nuit des Mœurs et me renseignai sur les lieux de réunion des lesbiennes. L’employé vérifia les fiches de renseignements des Mœurs et revint avec les noms de trois bars à cocktails, tous dans le même bloc que Ventura Boulevard plus loin vers la Vallée : le Duchesse, le Coin de l’Épate et la Planque de la Verne. J’étais sur le point de raccrocher lorsqu’il ajouta qu’ils étaient hors de la juridiction du L.A.P.D., dans les territoires du comté qui en étaient exclus et que patrouillaient les services du shérif, et qu’ils continuaient à ouvrir parce qu’ils étaient protégés, contre rétribution.
Je ne pensai pas aux juridictions au cours de mon trajet vers la Vallée. Je pensai aux femmes avec d’autres femmes. Non pas le type gougnotte, mais des filles tendres avec leurs côtés durs, pareilles à ma cohorte de nanas récompenses après les matches. En passant au-dessus de Cahuenga Pass, j’essayai de les associer par paires. Tout ce qui put me revenir, ce fut des corps, l’odeur du liniment et des sièges de voiture – et pas un visage. J’utilisai alors Betty/Beth et Linda/Lorna, photos de l’Identité judiciaire et cartes d’identité de lycée, je les combinais avec les corps des filles qui m’avaient marqué lors de mes derniers combats pro. Ça devenait de plus en plus explicite lorsque le bloc 11.000 de Ventura Boulevard apparut pour m’offrir, en vrai, des femmes entre elles.
Le Coin de l’Épate avait une façade de chalet, en rondins, et des portes à double battant, comme celles des saloons de westerns. L’intérieur était étriqué et faiblement éclairé ; il fallut de longues minutes pour que mes yeux s’habituent à l’obscurité. Je distinguai alors des dizaines de femmes qui me défiaient du regard.
Certaines d’entre elles étaient des gouines très masculines, en chemises kaki et pantalons de treillis militaires ; d’autres, des jeunes filles très douces en jupe et pull. Une costaud aux yeux en furie me passa en revue des pieds à la tête, la fille qui se tenait à ses côtés, une rouquine mince, posa la tête sur son épaule et glissa son bras autour de sa taille épaisse. Je commençai à avoir des sueurs et je cherchai le bar et quelqu’un qui ait l’air d’être le responsable. Je repérai un coin salon à l’arrière de la salle, des chaises de bambou et une table pleine de bouteilles d’alcool, le tout baigné des clignotements de lampes au néon, rouges, jaunes et orange. Je m’approchai, des couples enlacés se séparaient pour que je puisse passer en me laissant juste la place pour me faufiler.
La gouine derrière le comptoir me versa un mini verre plein de whisky et le plaça en face de moi, en disant :
— Vous êtes du service des Fraudes ?
Elle avait des yeux clairs et un regard perçant ; les reflets du néon les rendaient presque translucides. J’eus le sentiment étrange qu’elle lisait dans mes pensées alors que je m’approchais.
Je descendis la gnôle et dis :
— L.A.P.D. Criminelle.
La gouine dit :
— C’est pas votre secteur, mais qui est-ce qui s’est fait descendre ?
Je fouillai mes poches à la recherche de la photo de Betty Short et de la carte d’identité de Lorna/Linda, puis je les plaçai sur le bar. Le whisky mit un peu d’huile dans les rouages fatigués de ma gorge.
— Avez-vous vu l’une ou l’autre ?
La femme passa les deux bouts de papier, puis ma personne en revue de détail :
— Vous voulez dire que le Dahlia, c’est une sœurette ?
— C’est à vous de me le dire.
— Je vous dirai que je ne l’ai jamais vue, excepté dans les journaux, et la petite minette de lycée, j’l’ai jamais vue, parce que moi et mes filles, on fricote pas avec des mineures. Capice ?
Je montrai le mini verre ; la gouine le remplit à nouveau. Je bus ; mes vapeurs se firent plus chaudes, puis se refroidirent.
— Capice, quand vos filles me diront la même chose et que je les croirai.
La femme siffla et le coin salon se remplit. Je pris les photos et les tendis à une femme collée à une dame en costume de bûcheron. Elles prirent connaissance des photos et secouèrent la tête, puis je les passai à une femme en combinaison de pilote à la Howard Hughes. Elle dit : « Non, mais c’est un morceau de choix pour servir d’engrais à l’Agriculture », puis les tendit à un couple à côté d’elle. Elles murmurèrent « le Dahlia Noir », la voix pleine d’effroi. Elles répondirent « non » toutes deux ; la dernière gouine dit : « Niet, nein, no et, en plus, c’est pas mon type. » Elle repoussa les photos dans ma direction, puis cracha par terre.
— Bonne nuit, belles dames, dis-je en me dirigeant vers la porte, et les murmures répétaient « Dahlia » sans fin dans mon dos.
Le Duchesse, ce fut deux verres de plus à l’œil, une douzaine de regards hostiles et des « non » comme réponses, le tout dans un décor vieille Angleterre. En pénétrant dans la Planque de La Verne, j’étais à moitié beurré et quelque chose me démangeait mais je n’arrivais pas à mettre le doigt dessus.
Chez La Verne, il faisait sombre, des petits spots lumineux fixés aux poutres du salon jetaient ombre et lumière sur des murs couverts de papier de palme bon marché. Des couples de lesbiennes roucoulaient sur des banquettes qui les protégeaient des regards ; la vue de deux femmes en train de s’embrasser me força à regarder puis à détourner les yeux pour chercher le bar.
Il occupait un recoin du mur de gauche, un long comptoir aux lumières colorées se reflétant sur un paysage de plage à Waikiki. Il n’y avait personne, pas un client assis sur les tabourets. J’allai jusqu’au fond de la pièce et m’éclaircis la gorge afin que les pigeonnes roucoulantes abandonnent un instant leur septième ciel pour retrouver le plancher des vaches. Mon stratagème fonctionna : les enlacements et les baisers prirent fin, des yeux furieux et surpris levèrent leurs regards sur moi, l’annonciateur de mauvaises nouvelles.
Je dis « L.A.P.D. Criminelle » et tendis les photos à la lesbienne la plus proche.
— Celle aux cheveux noirs, c’est Elizabeth Short. Le Dahlia Noir si vous lisez les journaux. L’autre, c’est sa copine. Je veux savoir si vous les avez vues et, si oui, avec qui.
Les photos firent le tour des banquettes ; j’étudiais les réactions lorsque je vis qu’il me faudrait une matraque pour obtenir de simples réponses par oui et par non. Personne ne dit un mot ; tout ce que je réussis à obtenir des visages que j’étudiais, ce fut de la curiosité teintée une fois ou deux d’une lueur de désir. Les photos me revinrent, tendues par une grosse en tenue de camionneur exhibant une casquette. Je m’en saisis et me dirigeai vers la rue et un peu de fraîcheur, mais je m’arrêtai en voyant une femme derrière le comptoir, qui essuyait des verres.
J’allai jusqu’au bar et posai mes marchandises sur le comptoir, en lui faisant signe d’approcher. Elle ramassa les photos de l’Identité judiciaire et dit :
— J’ai vu sa photo dans l’canard, et c’est tout.
— Et celle-ci ? Elle s’appelle Linda Martin.
La barmaid leva la carte d’identité de Lorna/Linda à la lumière et plissa les yeux. Je vis à l’expression qui traversa son visage qu’elle lui disait quelque chose.
— Non, désolée.
Je me penchai au-dessus du comptoir.
— Putain de Dieu, ne me mentez pas ! Bordel, elle a quinze ans, alors, vous accouchez, tout de suite, ou je vous colle une débauche de mineure aux fesses et vous passez les cinq années à venir à gougnoter les chattes de Tehachapi.
La gouine eut un mouvement de recul ; je m’attendais presque à ce qu’elle se saisisse d’une bouteille pour me la coller sur le cigare. Les yeux sur le bar, elle dit :
— La môme venait ici de temps en temps. Y a de ça deux, trois mois. Mais le Dahlia, j’l’ai jamais vu, et je crois que la môme, elle aimait les garçons. Je veux dire par là, elle se faisait juste payer un pot par les sœurettes, et pis c’est tout.
D’un regard en coin, je vis une femme en train de s’asseoir au bar changer soudain d’avis, attraper son sac et se diriger vers la porte, comme si mes paroles avec la barmaid lui avaient filé le trac ; je lui trouvai une ressemblance fugace avec Elizabeth Short.
Je ramassai mes photos, comptai jusqu’à dix et suivis la femme ; j’arrivais juste à ma voiture lorsque je la vis ouvrir la porte d’un coupé Packard blanc neige, garé à deux voitures de la mienne. Lorsqu’elle partit, je comptai jusqu’à cinq et me mis à la filer.
La filature me conduisit au-delà de Ventura Boulevard jusqu’à Cahuenga Pass puis Hollywood. La circulation à cette heure de la nuit était fluide, aussi je laissai plusieurs longueurs d’avance à la Packard qui me précédait, plein sud sur Highland, quittant Hollywood pour le quartier de Hancock Park. A la 4e Rue, la femme tourna à gauche ; en quelques secondes, je me retrouvai au cœur de Hancock Park – une zone que les flics de la division de Wilshire appelaient « la zone des Faisans sous verre[35] ».
La Packard tourna à l’angle de Muirfield Road et s’arrêta en face d’une résidence Tudor avec, en façade, une pelouse de la taille d’un terrain de football. Je continuai et mes phares éclairèrent la plaque d’immatriculation : CAL RQ 765. Dans mon rétro, je vis la femme verrouiller la portière conducteur ; même à cette distance, sa silhouette nette aux vêtements collants se détachait clairement.
Je pris la 3e Rue pour sortir de Hancock Park. Sur Western, je vis une cabine, sortis et appelai la ligne de nuit des Cartes grises, demandant coordonnées et casier du propriétaire d’un coupé blanc Packard, CAL RQ 765. L’employé me fit attendre presque cinq minutes, puis revint avec son topo :
Madeleine Cathcart Sprague, sexe féminin, race blanche, née le 14-11-25, L.A., 482 South Muirfield Road ; non recherchée, pas de mandat à son nom, casier judiciaire vierge.
Sur le chemin du retour, les effets de la gnôle commencèrent à se dissiper. Je commençai à me demander si Madeleine Cathcart Sprague avait quelque chose à voir avec Betty/Beth et Lorna/Linda, ou si c’était simplement une gouine richarde qui aimait à s’encanailler. Conduisant d’une main, je sortis mes photos de Betty Short, y superposai le visage de la fille Sprague et me retrouvai avec une simple ressemblance. Puis je me surpris à la dévêtir de ses collants et sus que je m’en souciais autant que d’une guigne.