Je restai une semaine à la limite des 78 kg, fatigué de l’entraînement et rêvant chaque nuit de steaks, de chili et de gâteaux à la crème et à la noix de coco. Mes espoirs d’obtenir le poste aux Mandats s’étaient amenuisés au point que je les aurais volontiers abandonnés pour des côtes de porc au Pacific Dining Car, et le voisin qui prenait soin de mon vieux pour deux billets de dix par mois m’avait appelé pour me déclarer que ce dernier recommençait ses simagrées, tirant au pif à la carabine à plomb, sur les chiens du voisinage et claquant ses chèques de Sécurité sociale en revues de femmes à poil et maquettes d’avions. Ça en arrivait au point où j’allais devoir faire quelque chose à son sujet, et chaque soûlaud édenté que je rencontrais au cours de mes rondes me sautait à la figure comme des versions de gargouilles de Dolph Bleichert le Cinglé. J’en observais un qui traversait en titubant le carrefour de la 3e et de Hill lorsque je reçus l’appel radio qui changea ma vie à jamais.
— 11-A-23, appelez le poste. Je répète : 11-A-23, appelez le poste.
— On a un appel, Bucky, me dit Sidwell en m’envoyant un coup de coude.
— Accuse réception.
— Le standard a dit d’appeler le poste.
Je pris à gauche et me garai, puis j’indiquai la borne d’appel au coin de la rue.
— Utilise la boîte à malices. La petite clé à côté de tes menottes.
Sidwell obéit, pour revenir un peu plus tard à la voiture en trottinant, l’air soucieux.
— Tu dois te présenter au rapport auprès du chef des Inspecteurs immédiatement, dit-il.
Mes premières pensées allèrent à mon vieux. Je parcourus pied au plancher les six blocs qui me séparaient de l’Hôtel de Ville et je laissai la voiture pie aux mains de Sidwell, puis je pris l’ascenseur jusqu’aux bureaux du chef Thad Green, au quatrième étage. Une secrétaire me fit entrer dans le sanctuaire du patron, où se tenaient, assis dans des fauteuils de cuir assortis, Lee Blanchard, plus un nombre de grosses huiles tel que je n’en avais jamais vu autant réunies au même endroit et un homme maigre comme un clou vêtu d’un complet trois-pièces en tweed.
La secrétaire dit : « Agent Bleichert » et m’abandonna là, debout, seul avec la pensée que mon uniforme pendouillait sur mon corps amaigri comme une toile de tente. Puis Blanchard, vêtu d’un pantalon en velours et d’une veste bordeaux, se leva et joua au maître de cérémonies.
— Messieurs, Bucky Bleichert. Bucky, de gauche à droite en uniforme, inspecteur Malloy, inspecteur Stensland et le chef Green. Le personnage en civil, c’est Ellis Lœw, adjoint du procureur.
Je les saluai de la tête, et Thad Green me désigna une chaise vide qui faisait face à l’assemblée. Je m’y installai ; Stensland me tendit une liasse de papiers.
— Lisez ceci. C’est l’éditorial de Braven Dyer du Times de samedi.
La page de tête portait la date du 14-10-46, avec un titre en capitales d’imprimerie FEU ET GLACE CHEZ LES MEILLEURS DE L.A. immédiatement en dessous. Plus bas encore, le texte imprimé commençait ainsi :
« Avant la guerre, la Cité des Anges reçut un don de Dieu : deux boxeurs du cru, qui étaient nés et qui avaient grandi à moins de huit kilomètres l’un de l’autre, deux pugilistes aux styles aussi différents que le feu et l’eau. Lee Blanchard, et ses jambes en arceau, balançait ses cuirs à la volée et les étincelles sautaient jusqu’aux premiers rangs lorsque partaient ses uppercuts. Bucky Bleichert pénétrait sur le ring tellement détaché et maître de lui qu’il était aisé de le croire immunisé contre la sueur. Il sautillait sur la pointe des pieds mieux que Bojangles Robinson[8], et ses directs pénétrants assaisonnaient le visage de ses adversaires jusqu’à ce qu’ils ressemblent au steak tartare du Grill de Mike Lyman. Les deux hommes étaient poètes : Blanchard, poète de la force brute, Bleichert, anti-poète de la vitesse et de la ruse. À eux deux réunis, ils ont gagné 79 combats et n’ont perdu que quatre fois. Sur le ring comme dans le tableau des éléments, le feu et la glace sont durs à vaincre.
« M. Feu et M. Glace n’ont jamais combattu l’un contre l’autre. Les limites des divisions les ont maintenus à distance. Mais le sentiment du devoir les a rapprochés dans l’esprit, et tous deux ont rejoint les rangs des services de police de Los Angeles pour continuer à mener leur combat hors du ring – cette fois dans leur guerre contre le crime. Blanchard a résolu le stupéfiant cambriolage de la banque Boulevard-Citizens en 1939 et capturé le célèbre meurtrier Tomas Dos Santos ; Bleichert a servi avec mérite dans les guerres de zazous de 43. Ils sont aujourd’hui tous deux au poste de Central : M. Feu, 32 ans, sergent à la prestigieuse Brigade des Mandats ; M. Glace, 29 ans, patrouille les quartiers dangereux du centre-ville. J’ai récemment demandé à M. Feu et à M. Glace pourquoi ils avaient abandonné leurs meilleures années de boxe pour devenir flics. Leurs réponses sont significatives et démontrent leurs qualités d’hommes :
« Sergent Blanchard : “La carrière d’un boxeur ne dure pas éternellement, ce qui reste toujours, c’est la satisfaction de servir sa communauté.”
« Agent Bleichert : “J’ai voulu combattre deux adversaires plus dangereux, plus précisément les criminels et les communistes.”
« Lee Blanchard et Bucky Bleichert ont fait de grands sacrifices afin de servir leur cité et, le jour du vote, le 5 novembre, c’est aussi ce qui sera demandé aux électeurs : accepter la proposition d’un emprunt de cinq millions de dollars dans le but de rééquiper en matériel moderne le L.A.P.D. et de permettre une augmentation de salaire de huit pour cent à tout le personnel. Gardez à l’esprit les exemples de M. Feu et de M. Glace. Dites “oui” à la proposition B le jour du vote. »
Ayant terminé, je rendis les pages à l’inspecteur Stensland. Il commença à parler mais Thad Green lui imposa le silence d’une pression sur l’épaule.
— Dites-nous ce que vous en pensez, officier. Soyez sincère.
Je déglutis pour garder à ma voix toute sa fermeté.
— Ça ne manque pas de finesse.
Stensland s’empourpra, Green et Malloy sourirent, Blanchard s’esclaffa ouvertement.
— La proposition B, dit Ellis Lœw, va être battue à plate couture, mais il reste une chance de la réintroduire à l’élection du printemps prochain, l’année sera peu chargée. Ce que nous avions…
— Ellis, s’il vous plaît, dit Green en reportant son attention sur moi. Une des raisons pour lesquelles l’emprunt va être refusé, c’est que le public est rien moins que satisfait de la qualité du service que nous lui avons offert. Nous avons manqué d’hommes pendant la guerre et certains de ceux que nous avons dû engager pour remédier à cela se sont avérés des brebis galeuses et ont donné une mauvaise image au service. En outre, nous sommes submergés de jeunes recrues depuis que la guerre est terminée, et beaucoup de bons policiers sont partis à la retraite. Il nous faut reconstruire deux postes de police et il nous faut pouvoir offrir des salaires de départ plus élevés pour avoir de meilleures recrues. Tout cela demande de l’argent, et nous ne l’obtiendrons pas des électeurs en novembre.
Je commençais à saisir le tableau.
— C’était votre idée, conseiller, dit Malloy. Dites-la lui.
— Je vous parie des dollars contre des cacahuètes, dit Lœw, que nous pourrons faire passer la proposition à la Spéciale de 47. Mais pour cela, nous avons besoin de battre le rappel et de rameuter l’enthousiasme pour le Service. Nous avons besoin de remonter le moral des troupes au sein du Service et nous avons besoin d’impressionner les électeurs par la qualité de nos hommes. Des boxeurs, blancs et sains, ça attire les foules, Bleichert. Vous savez ça.
Je regardai Blanchard.
— Vous et moi, hein ?
— Le Feu et la Glace, dit Blanchard avec un clin d’œil. Racontez-lui le reste, Ellis.
Lœw fit la grimace en entendant son prénom, puis continua :
— Un combat de dix rounds, dans trois semaines, au gymnase de l’Académie. Braven Dyer est un ami personnel très proche, et il va faire mousser ça dans sa rubrique. Les billets seront vendus deux dollars pièce, une moitié sera réservée aux policiers et à leur famille, l’autre sera pour les civils. La recette ira aux œuvres charitables de la police. Ce sera aussi le point de départ pour la création d’une équipe de boxe interdivision. Rien que de braves garçons, blancs et sains. Les membres de l’équipe auront un jour de libre par semaine pour enseigner aux mômes défavorisés l’art de l’autodéfense. Publicité tous azimuts, sans interruption jusqu’à l’Élection spéciale de 47.
Tous les regards étaient maintenant sur moi. Je retins ma respiration, dans l’attente de l’offre du boulot d’enquêteur aux Mandats et Recherches. Aucun d’eux ne prononça la moindre parole, je jetai alors un regard de côté en direction de Blanchard. Le haut de son corps m’apparut soudain dans sa puissance brute, mais son estomac s’était ramolli et j’étais plus jeune, plus grand et probablement beaucoup plus rapide. Avant que j’aie pu me trouver des raisons pour battre en retraite, je dis : « Je marche. »
Toutes les huiles accueillirent ma décision par une salve d’applaudissements. Ellis Lœw sourit, révélant une dentition qu’on aurait pu prendre pour celle d’un bébé requin.
— La date est fixée au 29 octobre, une semaine avant l’élection, dit-il. Vous aurez tous deux l’usage illimité du gymnase de l’Académie pour l’entraînement. Dix rounds, c’est beaucoup demander à des hommes qui sont restés aussi inactifs que vous deux, mais quelque chose de plus court, ça ferait poule mouillée. Vous n’êtes pas d’accord ?
— Ou communisant, grommela Blanchard.
Lœw lui lança un rictus de ses dents de requin.
— Si, monsieur, dis-je.
L’inspecteur Malloy brandit un appareil photo, en gazouillant : « Regarde le p’tit oiseau, fiston. »
Je me levai et souris sans ouvrir les lèvres, une ampoule de flash éclata. Je vis des étoiles et je reçus des bourrades plein le dos, et, lorsque la camaraderie cessa et que ma vision retrouva sa clarté, Ellis Lœw se tenait devant moi et me disait :
— J’espère de grandes choses de votre part. Et si mes espoirs ne sont pas déçus, je compte que nous serons bientôt collègues.
Je pensai en moi-même : « T’es un salopard plein de finesse », mais je dis : « Oui, monsieur. » Lœw me serra la main avec mollesse et s’éloigna. Je me frottai les yeux pour en chasser les dernières étoiles et vis que la pièce était vide.
Je repris l’ascenseur pour redescendre au niveau de la rue, tout en pensant aux façons savoureuses de regagner le poids que j’avais perdu. Blanchard pesait probablement 90 kg et si je me présentais à lui avec mes bons vieux 78 kg, il m’épuiserait chaque fois qu’il parviendrait à pénétrer ma garde. J’étais en train d’essayer de me décider entre le « Garde-Manger » et le « Petit Joe » lorsque je débouchai sur le parc de stationnement et vis mon adversaire en chair et en os, en train de parler à une femme qui envoyait des ronds de fumée à un ciel de carte postale.
Je m’approchai. Blanchard était appuyé contre une bagnole banalisée, gesticulant devant la femme toujours plongée dans ses ronds de fumée, qu’elle relâchait par trois ou quatre à la fois. Tout le temps que je m’approchai, elle se tint de profil, la tête en arrière, le dos cambré, en appui d’une main sur la portière de la voiture. Une chevelure de page, couleur châtain, coupée court, effleurait les épaules et le cou long et mince ; le tombé de sa veste Eisenhower[9] et de sa jupe de lainage me dit qu’elle était mince de partout.
Blanchard m’aperçut et lui donna un petit coup de coude. Elle laissa échapper une longue bouffée de fumée et se retourna. Je vis de près un visage joli et solide, tout en irrégularités : un front haut qui donnait à la coiffure une allure incongrue, un nez aquilin, des lèvres pleines et de grands yeux marron foncé.
Blanchard fit les présentations :
— Kay, voici Bucky Bleichert. Bucky, Kay Lake.
La femme écrasa sa cigarette. Je dis « bonjour » en me demandant si c’était là la petite amie que Blanchard avait rencontrée au cours du procès du cambriolage de Boulevard-Citizens. Elle ne faisait pas poule de braqueur, même s’il y avait des années qu’elle était à la colle avec un flic.
Sa voix avait une légère trace de l’accent des plaines.
— Je vous ai vu combattre plusieurs fois. Vous avez gagné.
— J’ai toujours gagné. Êtes-vous amateur de boxe ?
— Lee m’y traînait toujours, dit-elle en secouant la tête. Je suivais des cours d’art avant la guerre, alors je prenais mon bloc à dessin et je dessinais les boxeurs.
— Elle m’a fait abandonner les combats au finish, dit Blanchard, en lui entourant les épaules de son bras. Elle m’a dit qu’elle voulait pas que je finisse en légume, sonné à traîner des pieds.
Il se mit à imiter un boxeur sonné de coups à l’entraînement, et Kay Lake se détacha de lui en tressaillant. Blanchard lui lança un bref coup d’œil, puis lâcha en l’air quelques directs du gauche et croisés du droit. Les coups étaient télégraphiés et, dans ma tête, je contrai d’un une-deux à la mâchoire et au corps.
— J’essaierai de ne pas vous faire mal, lui dis-je.
Kay accueillit la remarque avec irritation ; Blanchard sourit.
— Il a fallu des semaines pour la convaincre de me laisser y aller. Je lui ai promis une nouvelle voiture si elle ne faisait pas trop la moue.
— Ne prenez aucun pari que vous ne soyez capable de couvrir.
Blanchard éclata de rire, puis se plaça aux côtés de Kay dans la même position.
— Qui est-ce qui a pensé à ça ? dis-je.
— Ellis Lœw. C’est par lui que j’ai eu les Mandats, puis mon équipier a déposé sa demande de départ et Lœw a commencé à penser à vous pour le remplacer. Il a obtenu de Braven Dyer qu’il écrive toutes ces conneries sur le Feu et la Glace, puis il a apporté le tout sur un plat à Horrall. Jamais il n’aurait été partant si tous les sondages n’avaient pas déclaré que la question de l’emprunt était partie pour le gros plongeon. Alors, il a dit d’accord.
— Et il a mis de l’argent sur moi ? Et si je gagne, je passe enquêteur ?
— Quelque chose dans ce goût-là. Le procureur lui-même n’aime pas beaucoup l’idée ; il pense que nous deux, équipiers, ça marcherait pas. Mais il suit le mouvement. Horrall et Thad Green l’ont convaincu. Personnellement, j’espère presque que vous gagnerez. Sinon, je me récupère Johnny Vogel. Il est gras, il pète, il pue du bec et son paternel, c’est le plus gros emmerdeur des inspecteurs de Central, c’est le garçon de courses du petit Juif. En outre…
— Y a quoi pour vous là-dedans ? dis-je à Blanchard en lui tapotant la poitrine d’un majeur amical.
— Les paris, ça marche dans les deux sens. Ma gosse, elle a le goût des jolies choses, et je ne peux pas me permettre de la décevoir. Pas vrai, ma jolie ?
— Continue de parler de moi à la troisième personne, dit Kay. Ça me fait des choses.
Blanchard leva les mains en signe de pseudo-abandon. Les yeux sombres de Kay flamboyaient. Plein de curiosité à l’égard de la femme, je dis :
— Que pensez-vous de tout cela, mademoiselle Lake ?
Ses yeux dansaient maintenant.
— Pour des raisons d’esthétique, j’espère que vous aurez l’un comme l’autre fière allure sans vos chemises. Pour des raisons de morale, j’espère que les services de police de Los Angeles seront tournés en ridicule pour avoir commis cette mascarade. Pour des raisons d’intérêt, j’espère que Lee gagnera.
Blanchard éclata de rire et claqua de la main le capot de la voiture. J’oubliai ma vanité et je souris, bouche ouverte. Kay Lake me dévisagea, et pour la première fois – fait étrange, mais certitude aussi, – j’eus la sensation que M. Feu et moi-même devenions amis. En lui tendant la main, je dis : « Bonne chance, mais j’irai pas jusqu’à vous souhaiter de gagner. » Lee s’en saisit et répondit : « Moi de même. »
Kay nous engloba tous deux d’un regard qui disait que nous étions des enfants stupides. Je soulevai mon chapeau à son endroit, puis commençai à m’éloigner. Kay appela « Dwight » et je me demandai comment elle pouvait connaître mon véritable nom. Lorsque je fis demi-tour, elle dit :
— Vous seriez très mignon si vous vous faisiez arranger les dents.