Les Hilliker

Le cinéma accapare la culture à bien plus vaste échelle que les livres et de façon bien plus immédiate. Il progresse au pas de charge à coups d’annonces publicitaires anticipées en saturant les écrans. Le roman qui est ma carte de visite est devenu aujourd’hui un film d’exception destiné à une grande diffusion. Peut-être que grâce à lui, les ventes du livre atteindront à des chiffres sans précédent dans ma carrière. Il est aussi possible que cette postface ait beaucoup plus de lecteurs que je n’en ai eus à ce jour pour tous mes autres livres. L’occasion m’est ainsi offerte d’une mise au point essentielle, sans compromis. Et c’est avec reconnaissance que je la mettrai à profit dans les lignes qui suivent. Le Dahlia noir, le film comme le roman, ne saurait exister sans l’histoire personnelle qui me lie inextricablement à deux femmes sauvagement assassinées à onze années d’intervalle. Deux femmes qui constituent le mythe central de mon existence. Je veux par ce texte honorer leur mémoire. Je veux par ce texte rectifier les excès qui ont pu figurer dans mes écrits précédents. Et c’est par une élégie que je veux mettre un point final à leur existence mythique. Je veux leur accorder la paix en exposant la vérité qui leur a été refusée jusqu’ici et ne plus jamais prononcer en public la moindre parole les concernant.

De son nom de jeune fille, ma mère s’appelait Geneva Hilliker. Elle a laissé tomber le nom d’Ellroy lorsqu’elle a rejeté mon père. J’applaudis des deux mains à sa répudiation et admire sans réserve son désir de vivre sans l’appendice d’un nom de famille masculin. Elle me hante au plus profond de moi de manières insondables. Il m’arrive souvent de parcourir en pensée l’itinéraire de sa vie, sans trop m’arrêter ou alors avec une lenteur laborieuse et attentive. Je démarre dans la campagne du Wisconsin et achève mon périple dans une contre-allée de L.A. Souvent, les arrêts que je peux faire en cours de route sont matière à hypothèses. J’ai vécu dix ans avec elle. Le passage du temps rend mes souvenirs d’enfance suspects. Par la suite, en lui accordant le riche statut d’héroïne romanesque, j’ai déformé mes souvenirs plus encore. Des choses de sa vie, je n’ai rien partagé, et je ne l’ai pas connue. Je me suis résolu à la connaître dans la mort. Les aperçus sommaires de ses quarante-trois années m’éclairent souvent de leur lumière. Leur brièveté affine le processus de mes visions en miroir.

Elle a grandi près de la frontière du Minnesota. L’été, Tunnel City était verte, l’hiver, aussi sinistre qu’un arbre mort. Son père était un garde-chasse alcoolique sujet à des accès de violence. Sa mère était frêle et ravissante. Sa sœur cadette la portait au pinacle. Un cimetière avoisine la maison où elle est née ainsi que l’église qu’elle fréquentait, aujourd’hui fermée et barrée de planches. Je m’y suis rendu à plusieurs reprises. La galerie de mes ancêtres s’y trouve encadrée par la masse imposante de ses pierres tombales. Hilliker, Woodard, Linscott, Pierce, Smith. Des fermiers et des membres du clergé protestant anglo-américains. Une lignée d’ascendants dont les espérances insatisfaites et les souffrances me resteront à jamais inconnues mais que je percevrai toujours dans mon code génétique.

Elle avait une chevelure flamboyante. C’était la plus belle fille de Tunnel City. Sa tante Norma Hilliker en était la plus belle femme. Elle a fichu le camp de Tunnel City à l’âge de dix-neuf ans. Elle n’a plus regardé en arrière qu’à l’occasion, sans contrainte, au gré de sa fantaisie. Tante Norma lui a payé ses études d’infirmière à Chicago. Elle est tombée sous le charme de la grande ville et a succombé aux tentations de ses lieux de plaisir. Elle a bu à l’excès. Elle a eu des liaisons de jeunesse. Elle a remporté un concours de beauté et fait un bout d’essai à Hollywood. Sans succès. Elle est retournée à Chicago. Elle a appris qu’elle était enceinte. Elle a essayé de s’avorter elle-même et déclenché une hémorragie. Elle a eu une liaison avec le médecin qui l’a remise sur pied.

Elle a abandonné « Geneva » pour passer à « Jean ». Elle a noué ses cheveux en arrière sans recherche, arborant sa nouvelle coiffure avec une conviction impérieuse. Elle a épousé l’héritier d’une chaîne de magasins de sport pour en divorcer aussi vite. Elle a voyagé en compagnie d’une copine lesbienne beaucoup plus âgée. Elle a emménagé à L.A. et brisé le premier mariage de mon père. Ils se sont installés ensemble. Ils habitaient à cinq kilomètres du lieu où fut jeté le cadavre du Dahlia noir en 1947. Ils ont lu l’histoire de Betty Short, ils ont pensé à Betty Short, ils ont discuté de Betty Short en des termes dont je ne saurai jamais rien.

Je suis né en 48. Ma mère assurait la subsistance de la famille grâce à son métier d’infirmière, tandis que mon père cherchait sans conviction un emploi stable. Ils ont divorcé en 55. A ses yeux, mon père était un faible, la tête dans les nuages, cachottier et indigne de confiance à bien des égards. Elle avait raison. Lui la considérait comme une pocharde et une pute. Il était incapable de reconnaître à leur juste valeur ses compétences et sa nature scrupuleuse. Elle incarnait à la fois la rectitude morale calviniste du Middle-West et la fille qui se lâche le samedi soir. Elle était malheureuse de vivre dans ce décalage qui la désespérait et qui l’a tuée.

Elle a rencontré un homme. Elle a fait sa connaissance ce samedi soir-là ou bien elle le connaissait déjà. Elle était ivre. Elle a dit « oui » ou « non » ou « peut-être », ou quelque indéchiffrable combinaison de tout cela. Au bout du compte, elle a fini par dire « non ». Il l’a violée et l’a tuée. C’était le 22 juin 1958.

A sa disparition, mon chagrin a été complexe et ambigu. Je vivais en esclave de sa sensualité et adorais mon père permissif. Elle était stricte. L’église était une obligation qui ne souffrait pas d’exception. Je l’ai surprise au lit avec d’autres hommes. Je vivais dans l’espoir de l’entrevoir nue. Je la haïssais et me mourais de désir pour elle et mon souhait de la voir morte avait été exaucé.

Sa mort a corrompu mon imagination. Toutes mes lectures se sont recentrées sur des récits et des histoires criminels. Pour mon onzième anniversaire, mon père m’a offert le livre de Jack Webb, The Badge. S’y trouvait inclus un article sur le meurtre du Dahlia noir. Jean Hilliker et Betty Short – elles ont fusionné pour ne plus faire qu’une.

Il m’était impossible de pleurer ouvertement la mort de Jean. Celle de Betty, je pouvais. Je pouvais détourner la honte d’un désir incestueux vers un objet de désir sans danger. De mon cœur d’enfant insensible, je pouvais rejeter Jean aux oubliettes et accorder à Betty amour et dévotion.

Jean m’a conduit à Betty. Betty m’a conduit à Jean. La fusion initiale a été brève et brutale. La forme qu’elle a prise, ce long processus soutenu, a fini par perdre de son intensité. C’est devenu une chanson sentimentale, sans crescendo ni accord en diminuendo. C’est un passage obligé de près de cinquante ans qui exige ces derniers mots d’explication.

J’ai passé les sept années qui ont suivi en compagnie de mon père. Pour lui plaire, j’ai sali la réputation de ma mère. En grandissant, je suis devenu obsédé par les femmes. Je hantais les quartiers riches et épiais les familles heureuses dans leurs grandes maisons. Je me dévidais des fantasmes centrés sur Betty Short. Je me voyais dans les rôles de sauveur et de vengeur. Je pénétrais dans les maisons et fouillais les tiroirs de dessous féminins. J’étais né pour avoir une idée fixe et vivre dans l’obsession. Jean. Betty. Le sexe. Le crime et tous ses corollaires sociaux. Les étonnantes conjonctions d’un amour romanesque et profond – sans espoir et plein d’espoir – chez des hommes et des femmes durs et opiniâtres.

Mon père est décédé en 1965. Les douze années qui ont suivi, je les ai passées dans une spirale aux frontières de la folie. A vingt-neuf ans, j’ai tout arrêté. J’ai écrit six bons romans et fait exploser Betty et Jean avec Le Dahlia noir.

C’était une ode salutaire à la mémoire d’Elizabeth Short et un hommage intéressé à ma mère, une embrassade de pure forme. Lors de mes apparitions dans les médias, j’ai volontiers admis la confluence Jean-Betty et l’ai exploitée pour vendre des livres. À première vue impressionnant, mon grand numéro n’était, à y repenser, que du bagout de beau parleur. J’ai réduit ma mère à des phrases à l’emporte-pièce, je l’ai emballée et servie comme une marchandise de gros. Ce n’est que des années plus tard que j’ai déterminé la cause de mon comportement dénué de pitié.

Elle me possédait. Une exigence qui m’ulcérait. Moi qui voulais me voir en homme au-dessus des contraintes œdipiennes. J’avais créé une Elizabeth Short de fiction afin de supplanter la prétention de ma mère et lui voler la vedette. Cela a fonctionné dans le roman. Il s’est vendu à foison. Il laissait néanmoins Jean Hilliker toujours morte sur ce bord de route, sans la sanctification de l’amour.

Restait la dette morale que j’avais à l’égard de Jean. Comme restait ma dette morale à l’égard de Betty.

J’ai vu le dossier d’homicide de ma mère en 1994 et rédigé un article pour une revue à ce sujet. Un article que j’ai ensuite développé en un livre de mémoires intitulé Ma part d’ombre. Le livre était l’autobiographie de ma mère, mon autobiographie et le récit de mes tentatives infructueuses pour retrouver son assassin. J’y traitais de l’exploitation que j’avais faite d’elle et j’ai offert ma mère au monde avec zèle, souci du détail et finesse de brute. C’était une expression sincère de mon amour et une façon de l’honorer qui n’avait que trop tardé. Je n’ai péché que sur un point. Je ne possédais pas de dons de prophétie. J’étais incapable de prévoir à quel point ma mère allait changer de forme à l’intérieur de moi. J’étais incapable de prévoir l’influence de deux femmes extraordinaires.

Elles m’ont changé. Elles sont entrées en conjonction et par la force de leurs lumières, fait dérailler mon caractère obsessionnel. Elles m’ont appris à aimer d’un cœur plus léger. Elles m’ont convaincu d’extraire Jean de ma trajectoire existentielle, pour la laisser reposer dans mon cœur.

« Cherchez la femme[57], Bucky. Souviens-toi de ça. »

Une prophétie. Les paroles qu’adresse un flic obsédé à un rival et ami. Une mise en accusation et la célébration des ardeurs masculines. Une ellipse soufflée à l’oreille.

Jean. Betty. Helen. Joan. Doucement, désormais entrez sans bruit dans ce qui suit.

 

***

 

Petite, qui étais-tu ? Comment aurais-tu grandi et qui aurais-tu aimé ?

Elizabeth Short était née à Boston en 1924. Elle avait quatre sœurs. Sa vie familiale a bien vite volé en éclats. Elle a quitté sa ville à la Jean Hilliker sans guère se retourner sur ce qu’elle laissait derrière elle.

Elle a traîné ses guêtres dans le sud et dans l’ouest.

Elle a atterri dans le L.A. d’après-guerre. Incontestablement, mais sans le moindre discernement, elle nourrissait un faible pour les jeunes soldats en uniforme. Le pendant d’un James Ellroy tapi devant les fenêtres des chambres à coucher, en beaucoup plus convenable.

Ce n’était ni une actrice de film porno ni une succube de film noir. En toute logique, ce n’était aucunement une fille facile. Irlandaise au visage rond, elle avait une mauvaise dentition et souffrait d’asthme. Elle est morte à vingt-deux ans. Le Herald-Express de L.A. a dit d’elle qu’elle « cherchait l’âme sœur ». Ses derniers mois ont été une suite de tentatives aussi désespérées que désordonnées de se trouver et de trouver l’amour. Pour cela, je la vénère. Dans mon roman, cette soif d’amour, je l’ai sous-estimée. A cette époque, c’est une chose que je ne ressentais pas. Ma propre soif d’amour émoussait ma perception de celle qu’elle était vraiment. Je ne suis pas parvenu à saisir toute la force de sa jeunesse pure et obstinée.

Ma propre jeunesse, j’y ai survécu. Pas Betty. Cette immense différence définit la dette que j’ai à son égard. Le fait d’être un homme et ma circonspection naturelle héritée de la rue m’ont épargné l’abîme. C’est un cœur inexpérimenté qui menait Betty. Ses aspirations et sa confiance de fille naïve l’ont conduite à sa perte. J’ai essayé de construire mon livre sur un juste équilibre entre le sordide et la bonté. Le lecteur décidera de cet équilibre d’une façon dont je ne saurais juger. Je crois que je connais Betty plus complètement aujourd’hui. Je suis convaincu que sa personnalité fait pencher la balance vers la bonté, de façon très marquée. Il y a une disproportion dans le portrait que j’ai fait d’elle. J’ai passé la Betty de fiction au filtre de l’urgence de mes propres désirs. Ces désirs ont bouillonné et décru au fil des vingt années qui séparent le roman du film. Betty Short se sentait indestructible dans sa force d’espérance. Et sa destruction en a résulté. Ce qui a été et restera sa tragédie.

Le cinéma accapare la culture à bien plus vaste échelle que les livres et de façon bien plus immédiate. Betty était folle de cinéma, il se peut qu’elle l’ait perçu. Elle rêvait d’être actrice. Elle s’habillait et se coiffait de manière spectaculaire. Elle tuait le temps dans les cinémas d’Hollywood et subsistait en se nourrissant dans les snacks. Elle racontait des mensonges énormes avec une perspicacité certaine. Elle concoctait de splendides histoires d’amour peuplées de pilotes de l’armée au destin funeste et d’enfants mort-nés. Ses récits la plaçaient au centre de grandes existences vécues sous la contrainte. C’est de cette façon qu’elle devenait prophétique. Elle pratiquait l’art de l’illusionniste. En s’imaginant au cœur de la tempête, elle changeait ses mensonges en vérités.

C’est de cette façon que j’ai marché sur ses traces. J’ai récolté des faits réels et les ai embellis. J’ai structuré le L.A. de 47 comme une zone de passion sous l’égide d’Elizabeth Short. Toutes les existences touchent le Dahlia. Betty reste absolue à jamais. L’obscurité définissait son existence. La célébrité définit sa mort. Sa courte vie sur cette terre et les limites qui étaient les siennes gagnent en ampleur et éclipsent de grands événements publics. Sa fin atroce nous apprend qu’il n’est pas d’échappatoire face à l’horreur humaine. Betty se ramifie en circuits obsessionnels. Elle enjoint à l’artiste de fusionner mensonges et vérités. J’ai marché sur ses pas. Brian DePalma a marché avec éclat sur les miens. Mon roman. Son film. Mon univers comme son témoignage visuel inscrit sur la pellicule. Le Dahlia comme noyau d’attraction, champ magnétique et arbitre d’une rédemption ambiguë.

Les films de Brian DePalma délimitent des univers d’obsession. Agencés avec rigueur, ils vous étouffent. Le temps de leur existence, l’univers extérieur disparaît.

Les couleurs flamboient étrangement. Le mouvement vous fige. Vous renoncez à toute maîtrise et ne voyez plus que ce que lui veut que vous voyiez. Il vous manipule au seul nom de la passion. Il comprend ce que s’abandonner signifie. Il est indispensable que le spectateur succombe. Ses films sont autoritaires. Il tient les rênes des réactions qu’il suscite d’une poigne de fer. Et sa prise se raffermit encore à mesure que ses histoires virent au chaos. Il se dresse et retombe, structure avec logique et déstructure, réussit et s’égare derrière la passion. C’était l’artiste idéal pour mettre en scène Le Dahlia noir.

Aujourd’hui, l’univers de Betty Short et mon univers sont devenus le sien. C’est un univers qu’aucun autre réalisateur n’aurait pu créer. Où le danger apparaît accidentel et où la corruption gagne sans cesse. C’est une ville champignon peuplée de désaxés psychiquement estropiés fuyant la Seconde Guerre mondiale. Là où prospèrent les démons. C’était bien là que la Dahlia devait mourir, et nulle part ailleurs. Les acteurs de son drame savaient ce que renoncer voulait dire. Comprenant qu’elle était plus grande qu’eux, ils savaient qu’en touchant son esprit, elle leur accorderait la transcendance. Cette même dynamique s’applique à moi comme à Brian DePalma. Betty nous dépasse, elle est plus grande que nous. Elle nous a tentés, elle nous a séduits, elle nous a intimé la soumission. Elle nous a donné cette superbe version de son histoire sans fin.

Elle a touché deux hommes, leur a offert son univers et pour l’un d’eux, le voyage qui le traverse. Bucky Bleichert est un flic de fiction, double fantomatique d’un écrivain et d’un réalisateur de films. C’est lui qui rédige par le détail la grande aventure de son existence, c’est lui le voyeur qui contemple le sexe par l’objectif de sa caméra. Bleichert est moi. Bleichert est DePalma. Il se tient à l’extérieur d’événements considérables. Il est perdu dans sa vision de détail. Il veut avoir toute la maîtrise. Il veut capituler. Sa vie intérieure est proche du chaos. Il a besoin d’imposer un ordre extérieur pour oblitérer son état mental. C’est l’Enquête criminelle considérée comme Art. Il a besoin de s’emparer de la malfaisance et de la faire sienne.

C’est ici que Bleichert n’est plus que moi et uniquement moi. Il porte comme un flambeau une blessure et une tendresse qui le consument au plus près, et peu lui importe s’il se brûle. Il y a quelqu’un là, dehors. C’est une Femme. Je la sens bouger. J’ai besoin de résoudre ce crime, de défaire les nœuds de cette énigme et de faire mienne cette trame d’événements – et ainsi elle m’aimera.

Dément. D’une niaiserie magnifique. Douloureux, plein d’espoir, enragé. La raison pour laquelle j’ai écrit ce roman. La fureur misogyne rationalisée. La raison pour laquelle Betty Short a été assassinée, celle qui explique pourquoi je raconte des histoires de rédemption à l’intention des femmes.

Et aussi pourquoi je suis un Hilliker bien plus qu’un Ellroy.

« Cherchez la femme, Bucky. Souviens-toi de ça. »

Josh Hartnett a compris le précepte. A l’écran, son Bucky Bleichert transpire de cette passion meurtrie pour ce quelqu’un là, dehors. Physiquement, Hartnett c’est Bucky tel que je le décris, et c’est moi. Il est grand, maigre, le cheveu sombre, avec de petits yeux marron. Il interprète Bucky au plus juste, sans excès de cabotinage. Il excelle à mettre en avant son savoir. Bucky Bleichert est sans cesse en train de jauger et de penser. C’est un homme circonspect, intelligent, sur ses gardes. Persévérant, il cherche à se protéger et s’il agit avec sa droiture, c’est à contrecœur. Il garde une dignité précaire à mesure que le consume sa folie obsessionnelle du Dahlia. Le roman est la voix d’un jeune homme qui devient adulte dans un enfer qu’il s’est lui-même fabriqué. Bucky Bleichert est seul responsable de sa propre chute. À un âge précoce, il a fait des choix moraux douteux et c’est d’une âme cruellement imparfaite qu’il fait don au Dahlia. Hartnett rend cela à la perfection. Il apparaît dans chaque scène, c’est lui le narrateur du film. C’est lui qui porte la vision morale du film. Il incarne une tendance positive du code des Hilliker : tu as beau avoir la peur au ventre, tu vas toujours de l’avant.

Le film se construit autour de l’axe de DePalma et de Hartnett. C’est une constellation sur trois modes : thriller/film noir/idylle romanesque sur fond historique. Les décors relèvent presque de l’expressionnisme allemand. C’est L.A./ce n’est pas L.A./ c’est L.A. vu par les démons du Dahlia à leur dernière extrémité. Les images sont signées Vilmos Zsigmond, Dante Ferretti a assuré la direction artistique, et les costumes ont été conçus par Jenny Bevan. Le film vous impose d’en savourer chaque scène et de vous délecter de l’univers visuel qui vous a pris au piège. Cette richesse textuelle symbolise l’emprise que le Dahlia a sur nous. Impossible de détourner le regard. Elle nous en empêche.

Scarlett Johannson, Hilary Swank et Aaron Eckhart sont les renforts de Hartnett. Ils l’aiguillonnent, le bousculent, le poussent vers sa destinée. Spectacle oblige, ils le croisent sur l’écran avant de se retirer, d’une certaine façon – à croire qu’ils savent que c’était à lui de payer le prix ultime pour Betty et que c’est à lui que revient de raconter l’histoire au bout du compte. Josh Friedman a fait de mon récit le récit de Hartnett et celui de DePalma. Il a saisi l’essence de mon livre avec une vigueur lumineuse. Friedman sait que l’obsession est une folie autoréférentielle communément appelée amour. A brève échéance, elle libère pour finalement détruire. L’amour exige déférence et abnégation. Ce que Bucky Bleichert finit par apprendre pour trouver une paix fragile.

Je savais cela il y a vingt ans. C’est autour de ce thème que j’avais construit le roman. Bien souvent, le savoir n’est pas le pouvoir. La puissance dramatique ne constitue pas la volonté de changer. Je reviens aujourd’hui à la leçon d’un livre que j’ai écrit au soir de ma jeunesse. Change ta vie maintenant, telle est la leçon.

J’ai eu de merveilleux professeurs. Betty, Jean, ces deux autres femmes. Cet essai et le film qu’il célèbre appellent une conclusion. Betty et Jean continuent et m’accompagnent. Je veux qu’elles demeurent hors de tout dialogue public. Elles s’épanouiront dans le silence. C’est une paix qu’elles ont gagnée.

Ma mère avait neuf ans de plus que Betty. Elle a vécu vingt et une années de plus. Elle en savait plus que Betty. C’était une grande sœur. Elle avait des choses à lui enseigner. Ensemble, elles auraient pu être deux filles qui se lâchent le samedi soir, avant que des samedis soir ne les fauchent à jamais.

Ce qui fait de Betty une Hilliker. Ce qui lui donne de fait droit à un morceau de terre dans ce cimetière froid du Wisconsin où je reposerai un jour. C’est ma lignée dans son dernier repos. Aimez Dieu. Craignez Dieu. Cherchez la bonté lorsque vous assaillent des forces ténébreuses.

Le roman s’achève sur la grossesse de Kay Lake Bleichert. Bucky prend l’avion vers la côte est pour des retrouvailles qui seront très certainement difficiles. C’était en 1949. Leur fille est née en 1950. Elle a cinquante-six ans aujourd’hui. C’est une femme robuste, qui a le sens du devoir et le talent de raconter des histoires. Elle est Jean et Betty et moi. Assurément, c’est une Hilliker.

Je ne dirai pas si Kay et Bucky sont toujours en vie. Je les ai créés, donc c’est mon choix. Je sais, mais ne dirai rien. L’affaire du Dahlia noir continue à se déployer dans mon silence. En ce sens, la balle est dans votre camp.

J’aimerais remercier toutes les personnes, et elles sont nombreuses, grâce auxquelles mon roman est devenu un si beau film. J’aimerais remercier Helen et Joan pour leur grande gentillesse et leur générosité. « Cherchez la femme, Bucky. Souviens-toi de ça. » C’est bien ce que je fais. C’est l’immense cadeau dont Dieu m’a fait don et c’est aussi ma pierre angulaire morale. Je ne renoncerai jamais à cette pensée pure.

 

James Ellroy

San Francisco, 27 février 2006

Traduit par Freddy Michalski.

 



[1]U.S.O. : United Service Organizations.

[2]K.F.I. : Station de radio.

[3]Hymne de la Navy : « Levez l’ancre. »

[4]Raccourci de l’hymne des Marines américains, Des palais de Montezuma jusqu’aux rivages de Tripoli.

[5]Spic : péjoratif ; ici, pour désigner un Mexicain.

[6]En français dans le texte.

[7]En français dans le texte.

[8]Danseur noir célèbre pour son aisance dans un style de danse en chaussons souples, les soft shoes.

[9]Veste style blouson court ou spencer, inspirée de la veste militaire d’Eisenhower.

[10]Diminutif de San Bernardino.

[11]Junior College : équivalent de notre premier cycle universitaire.

[12]La rue aux boutiques-cafés… Les mini Champs-Elysées.

[13]Q : pénitencier de San Quentin, aussi connu sous l’appellation de Grand Q.

[14]Confrérie universitaire élitiste.

[15]Dodge, Olds (Oldsmobile) : marques de voitures.

[16]R.I. : Service des Recherches et Investigations.

[17]Scie à métaux.

[18]Patinoire.

[19]Équipe de football américain.

[20]FDR : Franklin Delano Roosevelt (1882-1945), Président des États-Unis.

[21]Services de police de San Francisco.

[22]Nom standard pour une inconnue, équivalant à « madame Tout-le-Monde ».

[23]U.C.L.A. : Université de Californie – Los Angeles.

[24]Cantine militaire.

[25]Marque de bourbon.

[26]En français dans le texte.

[27]D.D.D. : Date de décès.

[28]C.I.D. : Criminal Investigation Department.

[29]A.R.T.U. : Avis de recherches à toutes les unités.

[30]R.C. : Relations connues.

[31]Littéralement, le proverbe dit : la curiosité a tué le chat.

[32]Journée fériée d’action de grâces, 4e jeudi de novembre.

[33]Revue de cinéma.

[34]Craps : jeu de dés.

[35]Référence aux restaurants de luxe, où le faisan est servi et tenu au chaud sous cloche de verre.

[36]San Diego.

[37]Boisson chargée de somnifère.

[38]En français dans le texte.

[39]TJ : Tijuana, à la frontière mexicaine.

[40]C.D.I. : chef des inspecteurs.

[41]Vin cacher, bon marché, très sucré.

[42]Vent d’est venant du désert, sec et chaud.

[43]En français dans le texte.

[44]Prévôt : chef de la police militaire.

[45]Fatty Arbuckle : enfant-acteur célèbre, un peu dodu, dont la carrière fut ruinée lorsqu’il fut accusé d’avoir provoqué la mort d’une jeune actrice au cours d’une party.

[46]Ike, surnom d’Eisenhower.

[47]D.S.C. : Distinguished Service Cross, décoration militaire.

[48]S.I.D. : Scientific Investigation Department, identité judiciaire.

[49]Folsom : pénitencier.

[50]Pièce où l’on exécute les condamnés à mort.

[51]En français dans le texte.

[52]Compagnie de films de Mack Sennett, du nom des « Cops » (flics) qui en étaient les personnages réguliers.

[53]Le grand C : le cancer.

[54]V.F.W. : Vétérans des guerres étrangères.

[55]Compagnie du téléphone.

[56]Nickel : pièce de 5 cents.

[57]En français dans le texte original.