Je franchis la frontière à l’aube. Tijuana s’éveillait juste comme je tournais sur Revolution, son artère principale. Des enfants mendiants fouillaient les poubelles pour leur petit déjeuner, les vendeurs de tacos touillaient des marmites pleines de ragoût de chien, marins et Marines se faisaient escorter en quittant les bordels à la fin de leur nuit à cinq dollars. Les plus intelligents se dirigeaient d’un pas chancelant vers Calle Colon et ses revendeurs de pénicilline. Les tarés se dépêchaient vers TJ Est, le Renard Bleu et le Club Chicago – sans aucun doute pour ne pas rater le premier spectacle du matin. Les voitures de touristes s’alignaient déjà le long des boutiques de tapisseries à prix réduits ; des Rurales au volant de Chevy d’avant-guerre sillonnaient l’avenue comme des vautours vêtus d’uniformes noirs qui ressemblaient presque à des tenues nazies.
Je roulais tranquillement, cherchant Lee et sa Ford 40. Je songeai à m’arrêter à la cabane des gardes-frontières ou au poste annexe des Rurales pour chercher de l’aide, puis je me souvins que mon équipier était suspendu, porteur d’arme illégal et probablement tellement au bout du rouleau qu’une parole de trop prononcée par un des métèques le pousserait à faire Dieu sait quoi. Je me rappelai l’hôtel Divisidero, à l’époque de mes excursions de lycée vers le Sud et je me dirigeai vers la sortie de la ville pour chercher de l’aide auprès des Américains.
La monstruosité Art Déco de couleur rouge se tenait sur un escarpement qui surplombait un bidonville aux toits de zinc. J’usai d’intimidation avec l’employé de la réception ; il me dit que le « groupe Lœw » se tenait dans la suite 462. Je la trouvai au rez-de-chaussée sur l’arrière et des voix en colère résonnaient avec force de l’autre côté de la porte.
Fritzie Vogel hurlait :
— Je répète qu’y faut qu’on se trouve un espingo ! La lettre au Herald parlait pas de film porno, elle disait juste que Wellington a vu le Dahlia et l’aut’minette en novembre ! On peut encore…
— On ne peut pas faire ça ! hurlait Ellis Lœw en retour. Wellington a admis devant Tierney qu’il avait tourné le film ! C’est lui qui a la charge de l’enquête et on ne peut pas passer au-dessus de sa tête !
J’ouvris la porte et vis Lœw, Vogel et Kœnig sur des chaises, regroupés dans un coin, chacun d’eux tenant en main la toute dernière édition du Herald, fraîchement sortie des presses. Ceux qui jouaient à faire porter le chapeau se firent silencieux. Kœnig en resta bouche bée ; Lœw et Vogel marmonnèrent « Bleichert » en même temps tous les deux.
— Que ce putain de Dahlia aille se faire foutre. Lee est ici, Bobby De Witt est ici et ça va mal finir. Vous…
— Que Blanchard aille se faire foutre, dit Lœw, il est suspendu.
Je me dirigeai droit sur lui. Kœnig et Vogel s’interposèrent en coin entre nous ; tenter de franchir cette barrière aurait ressemblé à enfoncer un mur de briques. Le procureur recula jusqu’au fond de la pièce, Kœnig m’attrapa les bras, Vogel posa les mains sur ma poitrine et me repoussa au-dehors. Lœw me fit le mauvais œil du seuil de la porte, puis Fritzie me prit le menton.
— J’ai un petit faible pour les lourds-légers. Si tu me promets de ne pas frapper Billy, je t’aiderai à retrouver ton équipier.
J’acquiesçai et Kœnig lâcha prise.
— On prend ma voiture, dit Fritzie. Tu n’as pas l’air en état de conduire.
Fritzie prit le volant ; je regardais. Il n’arrêta pas son flot de paroles sur l’affaire Short et sur le grade de lieutenant qu’il allait obtenir grâce à elle. Je vis les mendiants assaillir les touristes comme des essaims de mouches, les racoleuses dispenser leurs pipes sur les banquettes avant et les jeunots en costards de zazous rôder en quête d’ivrognes à détrousser. Après quatre heures sans résultats, les rues devinrent trop encombrées de voitures pour pouvoir manœuvrer ; on abandonna la nôtre pour continuer à pied.
A pied, la misère noire était encore plus noire. Les mômes mendiants vous sautaient au visage, ils jacassaient et vous envoyaient des crucifix à la figure. Fritzie leur filait des tapes et les chassait à coups de pied, mais leurs visages dévorés par la faim me hantaient à force, et je changeai un billet de cinq en pesos dont je balançai des poignées dans le ruisseau chaque fois qu’ils convergeaient vers moi. Et ça donnait naissance à des coups de griffes, des coups de dents, des coups de poing dans la mêlée générale, mais mieux valait ça que de regarder dans des yeux enfoncés au milieu de leurs orbites pour y voir nada.
Après une heure à rôder côte à côte, il n’y avait toujours pas de Lee ni de Ford 40, ni de gringo ressemblant à Bobby De Witt. C’est alors qu’un Rurale en chemise noire et bottes, lézardant dans une embrasure de porte, surprit mon regard. Il dit : « Policia ? » Je m’arrêtai et lui montrai mon insigne en guise de réponse.
Le flic fouilla dans sa poche et en sortit une photo de téléscripteur. La photo était trop floue pour être identifiable mais le « Robert De Witt » était clair comme de l’eau de roche. Fritzie tapota les épaulettes du flic :
— Où ça, amiral ?
Le Mex claqua des talons et aboya : « Estación, vamanos ! » Il ouvrit la marche et tourna dans une allée bordée de cliniques pour maladies vénériennes et nous indiqua une cabane de parpaings grillagée de fil de fer barbelé. Fritzie lui tendit un dollar ; le Mex salua comme Mussolini, fit demi-tour et s’éloigna. J’avançai vers le poste à grandes enjambées en m’obligeant à ne pas courir.
Des Rurales, mitraillette au poing, encadraient l’entrée. Je montrai mon insigne ; les talons claquèrent et on me laissa entrer. Fritzie me rattrapa à l’intérieur ; un billet de un dollar en main, il se dirigea droit vers la réception. Le flic au bureau escamota le pognon et Fritzie dit :
— Fugitivo ? Americano ? De Witt ?
L’homme au bureau sourit et appuya sur un bouton à côté de sa chaise. Les grilles du mur latéral s’ouvrirent d’un claquement.
— Très précisément, qu’est-ce que c’est qu’on veut que cette raclure nous dise ?
— Lee est ici, il suit probablement ses propres pistes sur le film porno. De Witt est venu ici directement de Quentin.
— Sans être passé se faire contrôler par son flic responsable ?
— Exact.
— Assez parlé.
On avança jusqu’au bout d’un couloir au milieu de deux rangées de cellules. De Witt était seul dans la dernière cage, assis par terre. La porte s’ouvrit avec un bourdonnement, celui qui avait souillé Kay Lake se leva. Les années de tôle n’avaient pas été tendres avec lui ; le dur des photos de 39 au visage buriné avait pris un sacré coup de vieux, le corps bouffi, le teint grisâtre, sa coupe de cheveux à la pachuco aussi démodée que son costume de l’Armée du Salut.
J’entrai dans la cage avec Fritzie. L’accueil de De Witt fut con bravado mêlé de juste ce qu’il fallait d’obséquiosité.
— Flics, hein ? Au moins, vous êtes américains. Jamais j’aurais cru que je serais content de vous voir, les mecs.
— Pourquoi commencer, alors, dit Fritzie en lui allongeant un coup de pied dans les couilles.
Il se plia en deux. Fritz l’attrapa par sa nuque de gros lard et lui balança une mandale du revers. De Witt commença à baver ; Fritzie le laissa aller et essuya la brillantine de sa manche. De Witt tomba au sol, puis rampa jusqu’au trône et vomit. Lorsqu’il essaya de se remettre debout, Fritzie lui replongea la tête dans la cuvette et la maintint dans cette position d’un brodequin à bout ferré ciré façon miroir. L’ex-braqueur maquereau but de l’eau de pisse et dégueula.
— Lee Blanchard se trouve à TJ, dit Vogel, et tu es venu ici tout droit à peine sorti du Grand Q. C’est une sacré bon Dieu de coïncidence, et je n’aime pas ça. Je ne t’aime pas, je n’aime pas la putain vérolée qui t’a donné le jour, je n’aime pas me trouver ici dans un pays étranger infesté de rats alors que je pourrais me trouver chez moi avec ma famille. J’aime ça, faire mal aux criminels, alors tu ferais mieux de répondre à mes questions sans mentir, ou bien tu vas comprendre ta douleur.
Fritzie releva son pied ; De Witt souleva la tête, haletant à la recherche d’un peu d’air. Je ramassai un maillot de corps dégueulasse par terre et j’étais sur le point de le donner à De Witt lorsque je me souvins des cicatrices de coups de fouet sur les jambes de Kay. L’image devant les yeux, je lui envoyai le maillot dans la figure. Je m’emparai d’une chaise dans le couloir et sortis mes menottes. Fritzie essuya le visage du truand, je le fis asseoir d’une poussée brutale et lui mis les menottes que j’attachai au dossier.
De Witt leva les yeux ; ses jambes de pantalon s’assombrirent, la vessie venait de lâcher.
— Tu savais que le sergent Blanchard est ici à Tijuana ? dit Fritzie.
De Witt secoua la tête d’avant en arrière, en faisant gicler les dernières gouttelettes de son plongeon dans les chiottes.
— J’ai pas vu Blanchard depuis mon putain de procès.
Fritzie lui balança un petit revers, et sa bague de franc-maçon lui entailla une veine de la joue.
— N’utilise pas de grossièretés avec moi et, quand tu me parles, dis monsieur. Alors, tu savais que le sergent Blanchard est ici à Tijuana ?
— Non, bredouilla De Witt.
— Non, monsieur, dit Fritzie d’une baffe.
De Witt laissa tomber la tête, le menton sur la poitrine. Fritzie le lui souleva d’un doigt.
— Non, qui ?
— Non, monsieur ! dit De Witt, d’une voix perçante.
A travers les brumes de ma haine, je voyais qu’il allait manger le morceau.
— Blanchard a peur de toi, pourquoi ? dis-je.
Il se tortilla sur la chaise, sa chevelure plaquée et brillantinée lui retomba sur le front et il se mit à rire. D’un rire un peu fou, de ce rire qui tranche dans la douleur avant de la rendre encore plus forte. Livide, Fritzie serra le poing et se prépara à le punir.
— Laisse faire, dis-je.
Vogel se radoucit. Les gloussements de timbré moururent doucement. Aspirant l’air par goulée, De Witt dit :
— Man o Manieschewitz[41], c’est à mourir de rire. L’beau Lee, y doit avoir les jetons à cause de comment j’ai ouvert ma gueule au procès, mais tout ce qu’j’sais, c’est c’qu’j’lis dans les canards. Y faut qu’j’vous dise que c’t’entôlage pour une cibiche de hasch, ça m’a foutu une trouille de tous les dieux, qu’on me pende si j’mens. P’t’être bien que je pensais à prendre ma revanche jusqu’à ce moment-là, p’t’être bien que j’ai raconté des craques aux tôlards de ma cellule, mais quand l’beau Lee a descendu les Négros, alors…
La droite de Vogel attrapa De Witt en plein et les envoya bouler, la chaise et lui, par terre. Le poivrot vieillissant recracha ses dents et son sang, et se mit à gémir et à rire en même temps ; Fritzie s’agenouilla près de lui et lui pinça l’artère carotide, bloquant l’arrivée du sang au cerveau.
— Mon petit Bobby, je n’aime pas le sergent Blanchard, mais c’est un policier comme moi, et c’est pas une raclure de vérolé comme toi qui va le diffamer. Tu as couru le risque de te retrouver en rupture de parole et de refaire la balade jusqu’à Grand Q pour une balade jusqu’ici. Quand je lâcherai prise, tu vas me dire pour quelles raisons, ou je te rechope le cou jusqu’à ce que tes petites cellules fassent clac, crac et pan comme les Rice Krispies de chez Kellog.
Fritzie lâcha prise ; le visage de De Witt vira du bleu au rouge foncé. D’une main, Vogel agrippa la chaise et le suspect pour les remettre debout. Bobby le poivrot se remit à rire, puis cracha du sang et s’arrêta. Il leva les yeux sur Fritzie et me fit penser à cet instant à un chien qui aime son maître cruel parce que c’est le seul qu’il ait. Sa voix n’était plus qu’une plainte de chien battu.
— Je suis venu pour me trouver un peu de horse à rapporter à L.A. avant de repasser au rapport chez mon officier responsable. Le mec qui s’occupe de moi, c’est un cœur tendre, à ce qu’on m’a dit, vous lui dites : « Mais, m’sieur, j’ai été au trou pendant huit ans et il faut que j’me fasse dégorger le poireau », et y vous dit rien si vous vous présentez en retard.
De Witt prit une profonde inspiration.
— Clac, crac et pan, dit Fritzie.
Bobby le p’tit toutou poursuivit les lamentations de sa confession rapidamente.
— Le mec d’ici, c’est un cholo qui s’appelle Félix Chasco. On doit se rencontrer ce soir au motel des Jardins de Calexico. Le mec de L.A. c’est le frangin du mec que j’ai connu à Quentin. J’l’ai pas vu, s’il vous plaît, me faites plus mal.
Fritzie se laissa aller à un énorme « youpie » et sortit de la cage en courant pour faire son rapport sur ce qu’il avait récolté ; De Witt lécha le sang sur ses lèvres et me regarda, moi, son maître chien, maintenant que Vogel était parti.
— Termine ton histoire sur Lee Blanchard et toi. Et arrête là tes petites crises d’hystérie.
— Monsieur, tout ce qu’il y a entre moi et Blanchard, c’est que j’ai baisé cette connasse de Kay Lake.
Je me souviens d’avoir avancé sur lui et je me souviens de l’avoir chopé au cou des deux mains en me demandant quelle force il fallait exercer sur la gorge d’un chien pour lui faire jaillir les yeux des orbites. Je me souviens qu’il a changé de couleur, je me souviens de sa voix en espagnol et de la gueulante de Fritzie : « Ça se tient, son histoire ! » Je me souviens enfin qu’on m’a violemment tiré en arrière et que j’ai pensé : « C’est ça que les bourreaux doivent ressentir. » Puis je ne me souviens plus de rien.
***
J’en étais à penser que j’avais été mis K.O. au cours d’un troisième combat Bleichert-Blanchard et je me demandais si j’avais mis à mal mon partenaire. Je bredouillai : « Lee ? Lee ? Tu n’as pas de mal ? », puis mon regard vint se poser sur deux métèques de flics, leurs chemises noires pleines d’insignes de pacotille. Fritz Vogel apparut, immense, en disant :
— J’ai laissé Bobby se tailler pour qu’on puisse le filer jusqu’à son pote. Mais il a cassé la filature pendant que tu rattrapais ton sommeil de belle endormie, ce qui ne lui a pas porté chance.
Quelqu’un d’une force énorme me souleva du sol de la cellule ; en sortant de mon brouillard, je sus que ça ne pouvait être que le Gros Bill Kœnig. Encore dans les vapes, les jambes en coton, je laissai Fritzie et les flics Mex me guider à travers le poste jusqu’à la sortie. C’était le crépuscule, et le ciel de TJ s’éclairait déjà de néon. Une voiture de patrouille Studebaker vint se ranger devant nous ; Fritzie et Bill me firent monter sur la banquette arrière. Le conducteur enclencha la sirène la plus bruyante que le monde ait jamais entendue, puis il écrasa l’accélérateur.
On sortit de la ville par l’ouest pour stopper sur le gravier d’une avant-cour parking de motel, en forme de fer à cheval. Les flics de TJ en chemise kaki et pantalon de cheval montaient la garde à l’entrée d’un pavillon sur l’arrière, fusil à pompe à la main. Fritzie me fit un clin d’œil et m’offrit son bras pour que je m’appuie dessus. Je le repoussai et sortis de la voiture par mes propres moyens. Fritzie ouvrit la marche ; les flics me saluèrent du canon de leurs fusils puis ouvrirent la porte.
La chambre était un abattoir qui puait la cordite. Bobby De Witt et un Mexicain gisaient au sol, morts, criblés de balles et baignant dans le sang qui se vidait des orifices des projectiles. Un mur entier était couvert de parcelles de cervelle qui suintaient encore ; le cou de De Witt était couvert d’ecchymoses, là où je lui avais coupé les gaz. Ma première pensée cohérente fut que c’était moi qui avais fait ça, pendant que j’étais dans les vapes, vengeance personnelle afin de protéger les deux seules personnes que j’aimais. Fritzie devait savoir lire dans les pensées, parce qu’il éclata de rire et dit :
— C’est pas toi, fiston. L’espingo, c’est Félix Chasco, trafiquant de drogue bien connu. C’est peut-être une autre raclure de dopé, ou bien Lee, ou p’têt Dieu lui-même. Ce que j’en dis, c’est qu’on laisse nos collègues mexicains s’occuper de leur linge sale entre eux et qu’on se rentre à L.A. pour mettre la main sur le fils de pute qui a découpé le Dahlia.