Russ Millard remarqua mes vêtements chiffonnés et dit :
— Un dix tonnes ou une femme ?
Je regardai autour de moi la salle de brigade à University qui commençait à se remplir de flics de jour.
— Betty Short. Pas de téléphone aujourd’hui, vous voulez bien, patron ?
— Un peu d’air frais, ça vous irait ?
— Vous m’intéressez !
— Linda Martin a été repérée la nuit dernière vers Encino, elle a essayé de se faire servir dans deux bars. Vous et Blanchard, vous partez pour la Vallée et vous essayez de la trouver. Commencez par l’immeuble au 20 000 de Victory Boulevard et vous remontez vers l’ouest. J’enverrai du renfort dès que les hommes se seront présentés au rapport.
— Quand part-on ?
— Immédiatement, et même plus tôt que ça, dit Millard en regardant sa montre.
Je cherchai Lee du regard et ne vis personne ; je fis signe que j’étais d’accord et tendis le bras vers le téléphone du bureau. J’appelai la maison, le bureau des Mandats et Recherches à l’Hôtel de Ville et les renseignements pour le numéro de l’hôtel El Nido. Je n’obtins pas de réponse à mon premier coup de fil et deux « Pas de Blanchard » aux autres.
Puis Millard revint, accompagné de Fritz Vogel et – chose surprenante – de Johnny Vogel en civil.
Je me levai.
— Je n’arrive pas à trouver Lee, chef.
— Allez-y avec Fritzie et John. Prenez une voiture radio banalisée pour rester en contact avec ceux qui sont déjà dans le secteur.
Les deux gros lards Vogel me scrutèrent du regard, puis se regardèrent l’un l’autre. Ce qui se passa entre eux signifiait que mon allure était déjà un délit de seconde catégorie.
— Merci, Russ, répondis-je.
***
On partit pour la Vallée, les Vogel devant et moi à l’arrière. J’essayai de somnoler mais le monologue de Fritz sur les racoleuses et les assassins de femmes rendait la chose impossible. Johnny acquiesçait tout du long ; chaque fois que son père reprenait sa respiration, il disait : « Exact, Papa. » En passant au-dessus de Cahuenga Pass, Fritzie avait épuisé son flux de paroles et le petit numéro de béni-oui-oui de Johnny s’arrêta par la même occasion. Je fermai les yeux et m’appuyai contre la vitre. Madeleine faisait un lent strip-tease accompagné par le bourdonnement du moteur, lorsque j’entendis les murmures des Vogel.
— Il dort, Papa.
— M’appelle pas « Papa » au boulot, j’te l’ai déjà dit un sacré million de fois. Ça te fait passer pour une chochotte.
— J’ai prouvé que j’étais pas une chochotte. Les pédés, y seraient incapables de faire ce que j’ai fait. Je suis plus puceau, alors ne m’appelle pas chochotte.
— Calme-toi, bon Dieu.
— Papa, je veux dire pa…
— Je t’ai dit de te calmer, Johnny.
Le gros flic vantard, qu’on avait à tout prix voulu garder enfant, suscita mon intérêt. Je fis semblant de roupiller pour que les deux continuent leur numéro. Johnny murmura :
— Regarde, Pa, il dort. Et c’est lui la choute, pas moi. J’l’ai prouvé. Salopard avec ses dents de travers. Je pourrais me le faire, Pa. Tu sais que j’pourrais. Il m’a piqué ma place, ce salaud. Les Mandats et Recherches, c’était dans la poche jusqu’à…
— John Charles Vogel, tu la fermes tout de suite ou je te fous une tannée, malgré tes vingt-quatre ans et ton boulot de flic.
La radio commença à aboyer ; je feignis un bâillement. Johnny se retourna et sourit.
— Alors, ma belle au bois, on avait du sommeil en retard ? dit-il en m’envoyant les effluves pourris de son haleine légendaire.
Ma première réaction fut de répondre à sa vanne comme quoi il pourrait m’avoir, mais mon sens aigu de la politique policière prit le dessus.
— Ouais, j’ai eu une longue nuit.
— Moi aussi, j’aime la fesse bien fraîche, dit-il en clignant de l’œil sans y parvenir. Si je suis une semaine sans, je ne me tiens plus.
Le standard ronronna : «… je répète, 10-A-94, localisez-vous. »
— 10-A-94, dit Fritzie en se saisissant du micro, sur Victory et Saticoy.
— Voyez le barman du Caledonia Lounge, Victory et Valley View, répondit la voix du dispatcher. Linda Martin, objet d’un avis de recherches, y est signalée. Code trois.
Fritzie enclencha la sirène et écrasa l’accélérateur. Les voitures se rangèrent sur le bas-côté ; la voiture bondit dans la file du milieu. J’en envoyai une petite au dieu de Calvin auquel je croyais quand j’étais môme : faites que la fille Martin ne mentionne pas Madeleine Sprague. Valley View Avenue apparut dans le pare-brise ; Fritzie s’engagea brutalement à droite et coupa la sirène juste en face d’une cabane en faux bambou.
La porte du bar, elle aussi en faux bambou, s’ouvrit avec violence ; Linda Martin/Lorna Martilkova, l’air aussi pimpante et lavée de près que sur sa photo, en jaillit. Je trébuchai en sortant de la voiture et me retrouvai au pas de course sur le trottoir, avec, derrière moi, Vogel et Vogel qui soufflaient et ahanaient. Linda/Lorna courait comme une antilope, serrant contre sa poitrine un sac à main de bonne taille. Je comblai la distance qui nous séparait en piquant un sprint. La fille arriva sur une rue latérale pleine de monde et plongea dans la circulation ; les conducteurs donnèrent de grands coups de volant pour l’éviter. Elle regarda alors par-dessus son épaule. J’esquivai un camion de bière et une moto qui allaient se rentrer dedans, pris une inspiration et fonçai. La fille valdingua sur le trottoir d’en face, son sac vola dans les airs, je fis un dernier bond et l’attrapai.
Elle se releva du trottoir en crachant et me frappant la poitrine de ses poings. Je saisis ses poignets si minces, les lui tordis dans le dos et lui passai les menottes. Lorna essaya alors les coups de pied, des petits coups bien dirigés visant les jambes. J’en reçus un dans le tibia ; la fille, en déséquilibre à cause de ses menottes, tomba le cul par terre. Je l’aidai à se relever et me ramassai un joli paquet de salive sur mon plastron.
— Je suis une mineure émancipée, hurla Lorna, et si vous me touchez hors de la présence d’une responsable femme, je peux porter plainte.
Je repris ma respiration et je la traînai jusqu’à l’endroit où gisait son sac.
Je le ramassai, surpris par sa taille et son poids. Je regardai à l’intérieur et y trouvai une petite bobine de film métallique.
— Qu’est-ce que c’est que ce film ?
— Si-si-s’il vous plaît, monsieur, bredouilla la fille, mes pa-pa-parents.
Un avertisseur retentit. Je vis Johnny Vogel penché à la fenêtre de la voiture.
— Millard a dit d’amener la fille à la Délinquance de Georgia Street.
Je traînai Lorna jusqu’à la voiture et la poussai sur la banquette arrière. Fritzie mit la sirène, et on y alla plein pot.
La course jusqu’au centre-ville nous prit trente-cinq minutes.
Millard et Sears nous attendaient sur les marches des services de la Délinquance juvénile sur Georgia Street. Je conduisis la fille, Vogel et Vogel avançaient devant. Matrones du tribunal et flics de service nous frayèrent un chemin à l’intérieur. Millard ouvrit une porte marquée « INTERROGATOIRES DES DETENUS ». J’enlevai les menottes de Lorna, Sears entra dans la pièce, mit les chaises en place ainsi que les cendriers et les blocs-notes.
— Johnny, dit Millard, vous retournez à University et vous vous mettez au téléphone.
Gros Tas commença à protester, puis regarda son père ; Fritzie fit signe que oui de la tête ; Johnny sortit, l’air blessé.
— Je vais appeler M. Lœw, annonça Fritzie. Il faut qu’il soit sur le coup.
— Non, dit Millard. Pas avant que nous ayons une déposition.
— Donnez-la-moi et je vous obtiendrai une déposition.
— Une déposition volontaire, sergent.
— Je considère que c’est une insulte dégueulasse, Millard, dit Fritzie en piquant un fard.
— Vous pouvez considérer ce que vous voulez, bon Dieu ! mais bon Dieu, vous faites ce que je vous dis, il n’y a pas de M. Lœw qui tienne !
Fritz Vogel ne bougea pas d’un pouce. Il ressemblait à une bombe atomique faite homme, prête à exploser, avec sa voix comme détonateur.
— T’as fait la pute avec le Dahlia, hein, fillette ? T’as vendu ton petit cul avec elle. Dis-moi où tu étais passée les derniers jours de sa vie.
— Va te faire foutre, Charlie, dit Lorna.
Fritzie fit un pas vers elle ; Millard s’interposa. Les secondes s’étirèrent, puis Fritzie couina :
— T’es qu’un nom de Dieu de bolchevik, t’as un cœur de femmelette !
Millard s’avança d’un pas ; Vogel recula d’autant.
— Dehors, Fritzie.
Vogel recula de trois pas ; il toucha le mur des talons, pivota sur lui-même et sortit en claquant la porte. Le bruit se répercuta. Harry désamorça les restes de la bombe et dit :
— Comment on se sent quand on se trouve être l’objet d’un tel tintouin, mademoiselle Martilkova ?
— Je m’appelle Linda Martin, dit-elle en tirant sur les plis de sa jupe.
Je pris un siège, croisai le regard de Millard et indiquai le sac sur la table avec sa bobine de film qui sortait. Le lieutenant acquiesça et s’assit près de Lorna.
— Tu sais que ça concerne Betty Short, n’est-ce pas, ma jolie ?
La fille baissa la tête et commença à renifler ; Harry lui tendit un Kleenex. Elle le déchira en lambeaux qu’elle se mit à lisser sur la table.
— Est-ce que ça veut dire qu’y faudra que j’retourne à la maison ?
— Oui, dit Millard en hochant la tête.
— Mon vieux, y me tape. C’est un Slave taré, y se soûle et y me tape.
— Ma jolie, quand tu seras de retour dans l’Iowa, tu seras sous surveillance judiciaire. Tu diras au policier responsable que ton père te frappe et il y mettra un terme vite fait, bon Dieu !
— Si mon père découvre ce que j’ai fait à L.A., il va me dérouiller.
— Il ne saura rien, Linda. J’ai dit aux deux autres agents de quitter la pièce pour m’assurer que ce que tu diras restera confidentiel.
— Si vous me renvoyez à Cedar Rapids, je m’enfuirai à nouveau.
— J’en suis sûr. Aussi, plus vite tu nous auras dit ce que nous voulons savoir sur Betty et plus vite nous te croirons, plus vite tu te retrouveras dans le train et plus vite tu pourras t’échapper. C’est bien une raison valable, ça, pour ne pas nous raconter de bobards, n’est-ce pas, Linda ?
La fille se remit à jouer avec ses Kleenex. J’avais devant moi un petit cerveau fatigué et pas très brillant qui étudiait toutes les possibilités, toutes les portes de sortie possibles.
— Appelez-moi Lorna, dit-elle finalement dans un soupir. Si je dois retourner en Iowa, autant que je m’y habitue tout de suite.
Millard sourit ; Harry Sears alluma une cigarette et tint son stylo prêt au-dessus de son bloc-sténo. Le sang dans mes veines battit plus fort au son de « Pas Madeleine, pas Madeleine, pas Madeleine ».
— Lorna, es-tu décidée à parler ? demanda Russ.
— Allez-y, dit l’ex-Linda Martin.
— Où et quand as-tu rencontré Betty Short ?
Lorna froissa ses débris de Kleenex.
— À l’automne dernier, dans cette maison avec les filles qui veulent être actrices, sur Cherokee.
— 1842 North Cherokee.
— Mmm.
— Réponds par oui ou non, Lorna.
— Oui, on est devenues amies.
— Qu’avez-vous fait ensemble ?
Lorna se mordilla la peau des ongles.
— On a parlé entre filles, on a fait la tournée des plateaux, on s’est fait offrir à boire et à manger dans les bars.
— Quel genre de bars ? dis-je en l’interrompant.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Je veux dire des endroits bien ? Des bouges ? Des troquets à soldats ?
— Oh ! des endroits à Hollywood. Des endroits où on se doutait qu’on ne me demanderait pas de pièces d’identité.
Le sang dans mes veines se mit à battre plus lentement.
— Tu as parlé à Betty du logement d’Orange Drive, dit Millard, l’endroit où tu as habité, est-ce exact ?
— Mmm, je veux dire oui.
— Pourquoi Betty a-t-elle abandonné sa chambre sur Cherokee ?
— Il y avait trop de monde, et elle avait tapé toutes les filles, un dollar par-ci, un dollar par-là, et elles étaient toutes furieuses contre elle.
— Y en avait-il qui lui en voulaient particulièrement ?
— Je ne sais pas.
— Es-tu sûre que Betty n’est pas partie parce qu’elle avait des ennuis avec un petit ami ?
— J’en suis sûre.
— Te souviens-tu des noms des hommes avec lesquels Betty est sortie l’automne dernier ?
— C’était que des noms d’une nuit, dit-elle en haussant les épaules.
— Les noms, Lorna ?
La fille compta sur ses doigts et s’arrêta à trois.
— Eh bien, y avait ces deux mecs à Orange Drive, Don Leyes et Hal Costa, et un marin qui s’appelait Chuck.
— Pas de nom de famille pour Chuck ?
— Non, mais je sais qu’il était canonnier de seconde classe.
Millard commençait à poser une autre question, mais je levai le bras pour le couper.
— Lorna, j’ai parlé à Marjorie Graham l’autre jour, et elle a déclaré qu’elle t’avait dit que la police était venue à Orange Drive pour parler de Betty aux locataires. Tu t’es enfuie. Pourquoi ?
Lorna mordit un morceau d’ongle et l’arracha, puis suçota la plaie.
— Parce que je savais que si les journaux imprimaient ma photo comme étant l’amie de Betty, mes parents la verraient et feraient tout pour que la police me renvoie à la maison.
— Où es-tu allée quand tu as pris la tangente ?
— J’ai rencontré un homme dans un bar et je lui ai fait louer une chambre dans un motel de la Vallée.
— Est-ce que tu…
Millard me fit taire d’un geste coupant de la main.
— Tu as dit que toi et Betty faisiez la tournée des plateaux. As-tu jamais travaillé dans un film ?
— Non, dit Lorna en se tortillant les doigts sur les genoux.
— Pourrais-tu alors me dire ce qui se trouve sur cette bobine de film dans ton sac ?
Les yeux rivés au plancher avec les larmes qui coulaient, Lorna murmura :
— C’est un film.
— Un film cochon ?
Lorna acquiesça sans un mot. Ses pleurs s’étaient transformés en rivières de mascara ; Millard lui tendit un mouchoir.
— Ma jolie, il faut que tu nous dises tout, depuis le début. Alors réfléchis bien et prends ton temps. Bucky, va lui chercher un peu d’eau.
Je quittai la pièce, trouvai une fontaine, un distributeur de gobelets en carton, en remplis un grand et retournai dans la salle. Lorna parlait d’une voix douce lorsque je plaçai le gobelet sur la table en face d’elle.
— … et j’étais en train de quémander dans ce bar de Gardena. Y a un Mexicain – Raoul ou Jorge, ou quelque chose – qui a commencé à me parler. Je croyais que j’étais enceinte et j’étais désespérément sans un, il me fallait du pognon. Il a dit qu’il me donnerait deux cents dollars pour jouer à poil dans un film.
Lorna s’arrêta, engloutit le verre d’eau et prit une grande inspiration avant de poursuivre.
— Le mec a dit qu’il avait besoin d’une autre fille, c’est pour ça que j’ai appelé Betty sur Cherokee. Elle a dit oui et on est allés la chercher, le Mexicain et moi. Il nous a défoncées avec des cigarettes de hasch, je crois qu’il avait la trouille qu’on prenne peur et qu’on se dégonfle. On est allés en voiture jusqu’à Tijuana et on a tourné le film dans une grande maison, à l’extérieur de la ville. Le Mexicain, il réglait les éclairages et il maniait la caméra et il nous a dit ce qu’on devait faire et, après, il nous a ramenées à L.A. et pis c’est tout, depuis le début, alors, vous voulez bien appeler mes vieux, maintenant ?
Je regardai Russ, puis Harry ; ils observaient la fille d’un regard impassible. Je voulais remplir les blancs que comportait ma propre piste et je lui demandai :
— Quand as-tu fait le film, Lorna ?
— Aux environs de Thanksgiving.
— Peux-tu nous décrire le Mexicain ?
Lorna fixa les yeux sur le plancher.
— C’était rien qu’un Mex huileux. Il avait p’têt trente ou quarante ans, je ne sais pas. J’étais défoncée et j’me souviens plus très bien.
— Paraissait-il s’intéresser à Betty plus particulièrement ?
— Non.
— Vous a-t-il touchées, l’une ou l’autre ? Est-il méchant ? Il a fait des avances ?
— Non. Il nous a fait changer de position, c’est tout.
— Ensemble ?
— Oui, gémit Lorna.
Mon sang se mit à bourdonner. Ma propre voix me parut étrange à mes oreilles, comme si j’étais la marionnette de quelque ventriloque.
— Alors c’était pas seulement du cinéma à poil ? Toi et Betty, vous avez fait les gouines ?
Lorna eut un petit sanglot sans larmes et fit signe que oui, je pensai à Madeleine et poussai mon avantage, oublieux de la manière dont la fille pourrait l’encaisser.
— T’es gouine ? Et Betty, c’était une gouine ? Tu dragues dans les boîtes à gouines ?
— Bleichert, arrêtez ! aboya Millard.
Lorna se pencha sur sa chaise et saisit le gentil papa flic pour se serrer contre lui avec violence. Russ me regarda et abaissa lentement la main ouverte, paume vers le bas, pareil à un chef demandant à l’orchestre un silence. Il caressa les cheveux de Lorna de sa main libre puis tendit le doigt en direction de Sears.
— Je suis pas gouine, gémit la fille, je suis pas gouine, c’est que cette fois-là.
Millard la berça comme un bébé.
— Est-ce que Betty était lesbienne, Lorna ? demanda Sears.
Je retins mon souffle. Lorna s’essuya les yeux sur le devant du manteau de Millard et me regarda.
— Je suis pas gouine, dit-elle, et Betty, c’en était pas une non plus, et on faisait la manche que dans des bars normaux. Ça a été que cette fois-là dans le film parce qu’on était fauchées et défoncées, et si jamais les journaux publient ça, mon papa, y va me tuer !
Je regardai Millard et j’eus la sensation qu’il gobait le morceau, instinctivement, j’eus la conviction que tout le côté « lesbienne » de l’affaire n’était qu’un hasard.
— Est-ce que le Mexicain a donné un viseur à Betty ? demanda Harry.
— Oui, marmonna Lorna, la tête toujours sur l’épaule de Millard.
— Tu te souviens de sa voiture ? La marque ? la couleur ?
— Je… je crois qu’elle était noire et vieille.
— Tu te souviens du bar où tu l’as rencontré ?
Lorna leva la tête ; je vis que ses larmes avaient séché.
— Je crois que c’était sur Aviation Boulevard, près des usines d’avions.
Je poussai un grognement ; cette partie de Gardena, c’était facilement deux kilomètres de boîtes à musique, de troquets à poker et de bordels qui arrosaient les flics.
— Quand as-tu vu Betty pour la dernière fois ? dit Harry.
Lorna retourna à sa chaise, les dents et les poings serrés pour éviter un autre trop-plein d’émotion – une réaction de dur, chez une môme de quinze ans.
— La dernière fois que j’ai vu Betty, c’était deux semaines plus tard, juste avant qu’elle quitte sa chambre sur Orange Drive.
— Est-ce que tu sais si Betty a revu le Mexicain ?
— Le Mex, c’était un mec d’une nuit, dit-elle en grattouillant le vernis écaillé de ses ongles. Il nous a payées, nous a ramenées à L.A., puis il est parti.
— Mais tu l’as revu, exact ? dis-je en mettant mon grain de sel. Il n’aurait jamais pu faire une copie du film avant de vous ramener de TJ[39].
Lorna étudia ses ongles.
— Je l’ai cherché dans Gardena, quand j’ai lu dans les journaux ce qui était arrivé à Betty. Il était sur le point de rentrer au Mexique, et j’ai réussi à lui escroquer une copie du film. Vous comprenez… il ne lisait pas les journaux et donc il ne savait pas que, tout d’un coup, Betty était célèbre. Vous comprenez… je me suis dit qu’un film porno du Dahlia Noir, c’était une pièce de collection, et que si la police essayait de me réexpédier chez mes vieux, je pourrais le vendre et engager un avocat pour combattre l’avis d’extradition. Vous me le rendrez, vous voulez bien ? Vous ne laisserez pas les gens le regarder ?
Et on parle de la vérité qui sort de la bouche des enfants.
— Tu es retournée à Gardena et tu as retrouvé l’homme ? dit Millard.
— Mmm. Je veux dire oui.
— Où ça ?
— Dans un des bars sur Aviation.
— Peux-tu décrire l’endroit ?
— Il y faisait sombre, avec des lumières qui clignotaient en façade.
— Et il n’a pas fait de difficultés pour te donner une copie du film ? Pour rien ?
— Je lui ai fait une fleur, à lui et à ses copains, dit Lorna, les yeux au sol.
— Peux-tu être plus précise dans sa description, en ce cas ?
— Il était gras et il avait un minuscule zizi. Il était laid et ses copains aussi.
Millard montra la porte à Sears ; Harry sortit sur la pointe des pieds.
— Nous allons essayer de faire en sorte que les journaux ne soient pas au courant et nous détruirons le film. Une question avant que la matrone ne t’emmène dans ta chambre. Si nous t’accompagnons à Tijuana, crois-tu que tu pourras trouver la maison où le film a été tourné ?
— Non, dit Lorna en secouant la tête. Je ne veux pas aller à cet endroit abominable. Je veux aller à la maison.
— Pour que ton père puisse te frapper ?
— Non ; pour que je puisse m’enfuir à nouveau.
Sears revint avec une matrone, la femme emmena Linda/Lorna, la dure-douce, la pathétique-enjouée. Harry, Russ et moi-même, nous nous regardâmes. Je sentis la tristesse de la fille qui m’étouffait. Finalement le plus gradé dit :
— Des commentaires ?
Harry enfonça le premier clou.
— Elle se couvre pour le Mex et la piaule à TJ. Il lui a probablement fichu une trempe et il l’a baisée, et elle a peur des représailles. À part ça, son histoire, je veux bien l’avaler.
Russ sourit.
— Et vous, brillant garçon ?
— Elle se couvre pour tout ce qui touche au Mex. Je pense qu’il l’a peut-être baisée de façon régulière, et aujourd’hui elle le protège pour qu’on lui colle pas une incitation à la débauche sur le dos. Je parierais aussi que le mec est blanc, que tout le baratin sur le Mex n’est qu’une couverture qui va bien avec le reste, le truc de TJ – ce que j’accepte sans problème – parce que cet endroit-là, c’est un vrai trou à merde et la plupart des débauchés que j’ai alpagués quand j’étais en patrouille, c’est là qu’ils trouvaient leur chair fraîche.
Millard fit un clin d’œil à la Blanchard.
— Bucky, vous êtes très brillant, aujourd’hui. Harry, je veux que tu ailles voir le lieutenant Waters qui est ici. Dis-lui de garder la fille sans contacts avec l’extérieur pendant soixante-douze heures. Je veux qu’elle ait une cellule individuelle, et je veux que Meg Caulfield soit détachée des bureaux de Wilshire pour partager sa cellule. Dis à Meg de lui tirer les vers du nez et de faire son rapport toutes les vingt-quatre heures.
« Quand tu auras terminé, appelle les services des Recherches ainsi que les Mœurs pour avoir les casiers de tous les mecs, Blancs et Mexicains, condamnés pour pornographie, puis tu appelles Vogel et Kœnig et tu les envoies à Gardena faire la tournée des bars à la recherche du monsieur cinéma de Lorna. Appelle aussi le bureau, et dis au capitaine Jack que nous avons un petit film du Dahlia à visionner. Puis tu appelles le Times et tu leur refiles le tuyau sur le film porno avant qu’Ellis Lœw ne l’étouffe. Donne-leur Jane Doe à la place de Lorna, demande-leur de faire passer un appel pour des tuyaux sur les pornos et, enfin, tu fais ta valise, nous partons ce soir pour Dago et TJ.
— Russ, vous savez que c’est très hasardeux, comme piste, dis-je.
— Mais c’est la meilleure qu’on ait eue depuis que vous et Blanchard vous vous êtes filés la peignée du siècle avant de faire équipe. Venez, brillant sujet. C’est la soirée du film porno à la mairie.
On avait déjà installé projecteur et écran dans la salle de réunion ; que des vedettes pour un film de vedettes : Lee, Ellis Lœw, Jack Tierney, Thad Green et le chef de la police C.B. Horrall en personne étaient assis face à l’écran ; Millard tendit la bobine au pigeon des bureaux qui avait la charge du projecteur en marmonnant : « Où est le pop-corn ? »
Le grand chef s’avança et me donna une poignée de main d’habitué aimant la chose.
— C’est un plaisir, monsieur, dis-je.
— Le plaisir est réciproque, monsieur Glace, et mon épouse vous adresse ses compliments tardifs pour l’augmentation de salaire que vous-mêmes et M. Feu nous avez obtenue. (Il indiqua un siège à côté de Lee.)
— Lumières ! Projecteur ! On tourne !
Je m’assis près de mon équipier. Lee avait les traits tirés, mais il n’était pas chargé. Un Daily News était déplié sur ses genoux ; je vis : « Le cerveau de Boulevard-Citizens libéré demain – assigné à L.A. après huit ans d’emprisonnement. » Lee examina mon piteux état et dit :
— Ça marche ?
J’étais sur le point de réagir lorsque les lumières s’éteignirent. Une image floue apparut sur l’écran ; la fumée des cigarettes l’estompa plus encore. L’éclair d’un titre jaillit – Esclaves de l’Enfer – pour céder la place à une grande pièce, haute de plafond, les murs couverts de hiéroglyphes égyptiens, en noir et blanc granuleux. Des piliers en forme de serpents lovés avaient été placés dans toute la pièce ; la caméra fit un zoom avant sur deux serpents en bas relief de plâtre, la queue de l’un dans la gueule de l’autre. Puis les serpents se fondirent en Betty Short, vêtue de ses seuls bas, en train d’exécuter les pas ineptes d’une danse qui se voulait lascive.
Je serrai les fesses ; j’entendis Lee aspirer une brusque bouffée d’air. Un bras apparut sur l’écran, tendant à Betty un objet cylindrique. Elle s’en saisit ; la caméra s’approcha. C’était un godemiché, la tige couverte d’écailles, des crocs ouverts sortant du gland, gros et circoncis. Betty le prit en bouche et se mit à le sucer, les yeux vitreux grands ouverts.
Il y eut une coupure brutale, puis ce fut Lorna, nue, étendue sur un divan, les jambes écartées. Betty apparut sur l’écran. Elle s’agenouilla entre les jambes de Lorna, enfonça le godemiché et en usa pour lui faire l’amour. Lorna remua et fit pivoter ses hanches, l’écran devint tout flou, puis plus rien jusqu’à un gros plan – Lorna qui se tordait en une extase de pacotille. Même un enfant de deux ans aurait vu que son visage se tordait pour retenir des hurlements ; Betty réapparut dans le cadre, en attente entre les cuisses de Lorna.
Elle regarda la caméra. Les lèvres articulant « Non, je vous en prie ». Puis on lui baissa la tête, et elle usa de sa langue près du godemiché dans un plan tellement rapproché que chaque détail horrible en paraissait grossi dix millions de fois.
Je voulus fermer les yeux sans y parvenir. Près de moi, le chef Horrall dit calmement :
— Russ, qu’en pensez-vous ? Vous croyez que ça a quelque chose à voir avec le meurtre de la fille ?
— C’est peut-être un coup pour rien, chef, répondit Russ d’une voix rauque. Le film a été fait en novembre et d’après ce que nous a dit la fille Martilkova, le Mexicain n’a pas le genre d’un tueur. Il faudra cependant vérifier. Peut-être que le Mex a montré le film à quelqu’un, et ce quelqu’un a craqué sur Betty. Ce que je…
Lee fit valdinguer sa chaise d’un coup de pied et hurla :
— Bordel de merde, on s’en fout s’il ne l’a pas tuée ! j’ai envoyé des boy-scouts à la chambre verte pour moins que ça. Alors si vous ne voulez rien y faire, moi, je vais agir !
Personne ne bougea, en état de choc. Lee était debout face à l’écran, clignant des yeux devant la lumière aveuglante. Il fit pivoter puis arracha l’obscénité en cours ; l’écran et le pied s’effondrèrent au sol. Betty et Lorna poursuivirent leurs étreintes sur un tableau noir chargé de craie ; Lee partit en courant. J’entendis derrière moi qu’on faisait tomber le projecteur par terre. Millard hurla :
— Rattrapez-le, Bleichert !
Je me levai, glissai, me relevai et m’arrachai de la salle de réunion, je vis Lee qui montait dans l’ascenseur au bout du couloir. Les portes une fois refermées, l’ascenseur se mit à descendre et je courus vers les escaliers, dévalai six étages et arrivai sur le parking juste à temps pour voir Lee laisser du caoutchouc sur l’asphalte de Broadway, en direction du nord. Sur le côté réservé au service dans le parc de stationnement était alignée une rangée de voitures banalisées ; je m’y dirigeai au pas de course et vérifiai sous le siège conducteur de la plus proche. Les clés s’y trouvaient. Je mis le contact, écrasai la pédale et pris la route.
Je gagnais rapidement du terrain, me rapprochant de la Ford de Lee lorsqu’il fit une embardée pour s’engager dans la file centrale de Sunset, direction ouest. Je lui envoyai trois coups brefs d’avertisseur, il me répondit en actionnant son propre avertisseur selon le code du L.A.P.D. qui signifiait « Agent en chasse ». Les voitures se rangèrent sur les côtés pour lui laisser le champ libre – il n’y avait rien que je puisse faire si ce n’était enclencher mon avertisseur et lui coller au train.
On se tira les fesses du centre-ville, puis on traversa Hollywood et Cahuenga Pass direction la Vallée. En tournant sur Ventura Boulevard, la proximité de l’immeuble où se tenait le bar à gouines me fit voir des fantômes ; lorsque Lee pila pour s’arrêter bruyamment au beau milieu du Boulevard, j’eus la gorge nouée par une bouffée de panique et je me dis : « C’est impossible, il ne peut pas être au courant pour ma petite fille de riche, le film de gouine lui a fait tourner les méninges. » Lee sortit de la voiture et poussa la porte de la Planque de La Verne. Un vent de panique me fit écraser les freins et j’engageai la bagnole en travers sur le trottoir ; les pensées se bousculaient dans ma tête, Madeleine, moi accusé d’avoir escamoté des preuves, et je fonçai dans le boui-boui à la poursuite de mon équipier.
Lee faisait face et défiait d’insultes des banquettes pleines de gouines, hommasses ou féminines. Je balayai l’ensemble du regard à la recherche de Madeleine et de la barmaid que j’avais harponnée ; ne voyant personne, je m’apprêtai à assommer mon meilleur ami de sang-froid.
— Bande de pouffiasses, renifleuses de connasses, z’avez déjà vu un p’tit film appelé Esclaves de l’Enfer ? Vous achetez pas vos merdes pornos à un gros lard de Mex d’environ quarante balais ? Vous…
Je saisis Lee par-derrière et lui fis faire un demi-tour en direction de la porte. Ses bras étaient tendus comme des cordes, ses reins creusés, mais j’utilisai son poids à son désavantage. Nous sortîmes en trébuchant, puis nous dégringolâmes dans une forêt de bras et de jambes sur le trottoir. Je maintins la prise de toutes mes forces, puis j’entendis un bruit de sirène qui approchait et compris soudain que Lee ne m’offrait plus aucune résistance – il gisait là, marmonnant sans s’arrêter « collègue », « collègue ».
La sirène se fit plus forte puis mourut ; j’entendis des portes qu’on claquait. Je me dégageai de la prise et aidai Lee, pareil à une poupée de chiffon toute mollasse, à se remettre debout. Ellis Lœw était là.
Ses yeux lançaient des éclairs. Je réalisai soudain que la réaction explosive de Lee s’expliquait par son étrange chasteté, une semaine de mort et de drogue et, pour couronner le tout, le film porno. Je me sentais en sécurité et je passai mon bras autour des épaules de mon partenaire.
— Monsieur Lœw, c’est à cause de cette saloperie de film. Lee a cru que les gouines pourraient nous fournir une piste sur le Mex.
— Bleichert, la ferme, siffla-t-il, puis il dirigea sa colère froide sur Lee. Blanchard, je vous ai obtenu les Mandats. Vous êtes à mon service, et vous m’avez, moi, fait passer pour un imbécile aux yeux des hommes les plus puissants de notre police. Ce n’est pas un meurtre de lesbienne, ces deux filles étaient droguées et elles détestaient ça. Je vous ai couvert auprès de Horrall et de Green, mais, au bout du compte, je ne sais si j’ai bien fait. Si vous n’étiez pas M. Feu, le Grand Blanchard, vous seriez déjà suspendu. Vous vous êtes impliqué dans l’affaire Short en tant qu’individu, et c’est là un manque de professionnalisme que je ne saurais tolérer. Présentez-vous au rapport à 8 heures, avec deux lettres officielles d’excuses adressées au chef Horrall et au chef Green. Si vous voulez un jour toucher votre retraite, je vous conseille de vous exécuter sans regimber.
Lee, le corps comme une chiffe molle, dit :
— Je veux aller à TJ à la recherche de l’homme au film porno.
— Au vu de la situation, dit Lœw en secouant la tête, je qualifierai cette requête de parfaitement ridicule. Vogel et Kœnig partent pour Tijuana et vous repassez aux Mandats. Bleichert, quant à vous, vous restez sur l’affaire Short. Je vous souhaite le bonjour, messieurs.
Lœw partit en furie vers sa voiture pie, l’agent de patrouille qui conduisait fit demi-tour dans la circulation.
— Il faut que je parle à Kay, dit Lee.
J’acquiesçai. Une voiture de patrouille du shérif passa le long du trottoir, le flic à la place du passager siffla les gouines qui se tenaient devant la porte. Lee marcha jusqu’à sa voiture en murmurant :
— Laurie, Laurie, oh, ma petite Laurie.