Le combat déchaîna les passions dans le service puis à L.A., et toutes les places du gymnase de l’Académie furent vendues dans les vingt-quatre heures qui suivirent l’annonce du match par Braven Dyer dans sa rubrique sportive du Times. Le lieutenant de la 77e Rue à qui l’on avait officiellement attribué la cotation et la prise de paris pour le L.A.P.D. donna très tôt Blanchard favori à 3 contre 1, alors que le réseau de bookmakers professionnels donnait M. Feu favori par K.O. à 2 1/2 contre 1 et par décision de l’arbitre à 5 contre 3. Les paris interservices battaient leur plein et on avait installé des tableaux de paris dans tous les postes. Dyer et Morrie Ryskind du Mirror alimentaient la folie ambiante dans leurs rubriques, et un disc-jockey de la K.M.P.C. composa une chansonnette qu’il appela Feu et Glace Tango. Soutenue par un ensemble de jazz, une soprano à la voix sensuelle roucoulait : « Glace et Feu c’est pas du sucre, c’est pas des bleus ; quat’cents livres qui s’tapent des cuirs, c’est sûr que c’est pas d’jeu. Mais m’sieur Feu, moi y m’enflamme. Et m’sieur Glace, y m’laisse sur place. Sans arrêter, la nuit durant, ce s’ra du délire, et excitant. »
J’étais de nouveau une célébrité locale.
À l’appel, je remarquai les tickets de paris changeant de mains et je reçus des « ça, c’est du mec » de la part de flics que je n’avais jamais rencontrés auparavant. Le gros Johnny Vogel me jetait un regard noir chaque fois qu’il me croisait dans les vestiaires. Sidwell, toujours le colporteur de rumeurs dit que deux flics de l’équipe de nuit avaient engagé leurs voitures, et le commandant du poste, le capitaine Harwell, gardait les petits coupons roses sous le coude jusqu’à ce que le match soit terminé. Les inspecteurs des Mœurs et Contrôles administratifs avaient suspendu leurs descentes chez les books parce que Mickey Cohen ramassait dix bâtons par jour de reconnaissances de dettes dont il reversait cinq pour cent à l’agence de publicité engagée par la municipalité dans sa volonté de faire passer l’idée de l’emprunt. Harry Cohn, M. Grosse Tête à la Columbia, avait misé un paquet sur moi gagnant sur décision et, si j’emportais le morceau, je me payais un week-end brûlant avec Rita Hayworth.
Rien de tout cela n’avait de sens, mais c’était bon, et je m’empêchais de devenir cinglé en m’entraînant plus dur que je ne l’avais fait auparavant.
Le service de garde terminé, chaque jour je faisais route vers le gymnase et je travaillais. Ignorant Blanchard, toute sa troupe de lèche-culs ainsi que les flics qui rôdaient autour de moi une fois leur service achevé, je frappais le sac de sable, direct du gauche, croisé du droit, crochet du gauche, cinq minutes d’affilée, toujours debout sur la pointe des pieds ; je m’entraînais avec mon vieux pote Pete Lukins et alternais des séries au punching-ball jusqu’à ce que la sueur m’aveugle et que mes bras se transforment en caoutchouc. Je sautais à la corde et je courais dans les collines d’Elysean Park avec des poids de deux livres attachés aux chevilles, envoyant mes directs aux branches d’arbres et aux buissons, rattrapant à la course les chiens fouilleurs de poubelles qui erraient dans le coin. À la maison, je me gorgeais de foie, de chateaubriands et d’épinards et je m’effondrais dans mon lit sans même avoir pu quitter mes vêtements.
Puis, à neuf jours du combat, je vis mon vieux et, pour le fric, je pris la décision de me coucher.
L’occasion, ce fut ma visite mensuelle, et je me sentais coupable en partant pour Lincoln Heights, coupable de ne pas m’être montré depuis qu’on m’avait passé le mot qu’il rejouait au cinglé. J’apportais des cadeaux pour atténuer ma culpabilité : des conserves que je chouravais sur les marchés au cours de mes rondes et des revues de femmes à poil confisquées. En me garant en face de la maison, je vis que ce ne serait pas suffisant.
Le vieux était assis sous le porche, tétant goulûment une bouteille de sirop contre la toux. Il tenait son pistolet à air comprimé d’une main et tirait, l’air absent, sur une escadrille de maquettes d’avions en balsa qu’il avait alignées sur la pelouse. Je me garai puis m’avançai vers lui. Ses os faisaient saillie sous ses vêtements constellés de taches de vomi, ressortant comme s’ils s’articulaient au reste de son corps sous de mauvais angles. Son haleine puait, ses yeux étaient jaunes et voilés, et la peau que je pouvais apercevoir sous la barbe blanche raidie était rouge de veines éclatées. Je me baissai pour l’aider à se relever ; il me tapa sur les mains en baragouinant : « Schweiss Kopf ! Kleine schweiss Kopf. »
Je tirai le vieil homme pour le remettre debout. Il laissa tomber son pistolet et son demi-litre d’expectorant et dit : « Guten Tag, Dwight », comme s’il m’avait vu le jour précédent.
Je me frottai les yeux pour en chasser les larmes : « Parle anglais, Papa. »
Le vieil homme s’agrippa au creux de mon coude droit et me menaça du poing dans un charabia où les mots se bousculaient : « English Scheisser ! Churchill Scheisser ! Amerikanisch Juden Scheisser ! »
Je le laissai sous le porche et jetai un coup d’œil à l’intérieur de la maison. Le salon était jonché de pièces d’aéromodélisme et de boîtes de haricots ouvertes dans un nuage de mouches bourdonnantes ; les murs de la chambre étaient couverts de photos d’actrices, pour la plupart à l’envers. La salle de bains puait l’urine rance et, dans la cuisine, trois chats occupaient le devant de la scène, reniflant le contenu de boîtes de thon à moitié vides. Ils crachèrent vers moi lorsque je m’approchai ; je leur lançai une chaise et ils retournèrent auprès de mon père.
Il était appuyé à la rambarde du perron et se grattait la barbe. Craignant qu’il ne bascule, je le maintins du bras, de peur de me mettre à pleurer pour de bon, et je lui dis :
— Dis quelque chose, Papa. Fous-moi en rogne. Dis-moi comment tu t’es débrouillé pour foutre un tel bordel dans la maison en un mois.
Mon père essaya de se libérer. Je le maintins encore plus serré, puis je relâchai ma prise, craignant de casser l’os comme une allumette. Il dit : « Du, Dwight ? Du ? » et je sus qu’il avait eu une autre attaque et perdu à nouveau la mémoire de l’anglais. Je fouillai ma propre mémoire à la recherche d’expressions allemandes mais restai bredouille. Lorsque j’étais enfant, j’avais tellement haï cet homme que je m’étais obligé à oublier la langue qu’il m’avait enseignée.
— Wo ist Gretta ? Wo, mutti ?
Je mis les bras autour du vieil homme.
— Maman est morte. Tu étais trop radin pour lui payer de la gnôle de contrebande, alors, elle s’est procuré du rince-cochon chez les Négros des Flats. C’était de l’alcool pour liniment, Papa. Elle est devenue aveugle. Tu l’as mise à l’hôpital et elle a sauté du toit.
— Gretta !
Je le tins plus serré.
— Ssssh. C’était il y a quatorze ans, Papa. Il y a si longtemps.
Le vieil homme essaya de me repousser ; je le plaquai contre les montants de la rambarde pour le maintenir en place. Il retroussa les lèvres prêt à me hurler ses invectives, puis son visage devint tout pâle et je sus qu’il était incapable de retrouver ses mots. Je fermai les yeux et trouvai les mots pour lui.
— Tu sais ce que tu me coûtes, mon salopard ? J’aurais pu m’engager chez les flics sans emmerdes, mais ils ont découvert que mon père était un putain d’élément subversif, comme ils disent. Ils m’ont obligé à cafter Sammy et Ashida, et Sammy est mort à Manzanar. Je sais que t’as rejoint les rangs de l’Alliance rien que pour déconner et courir la connasse, mais t’aurais dû réfléchir avant, parce que moi, je savais rien.
J’ouvris les yeux et m’aperçus qu’ils étaient secs ; le regard de mon père était sans expression. Je relâchai ses épaules et dis :
— Tu pouvais pas savoir ça avant, et ma réputation de mouchard, elle me colle à la peau. Mais t’étais un petit salopard radin. Tu as tué Maman, et c’est toi le responsable, et toi seulement.
J’eus une idée pour mettre un terme à tout ce foutoir.
— Tu vas te reposer maintenant, Papa. Je prendrai soin de toi.
***
Cet après-midi-là, j’observai Lee Blanchard à l’entraînement. Son régime, c’était des rounds de quatre minutes, avec des mi-lourds un peu minces qui lui venaient du gymnase de Main Street, et son style, c’était de foncer sans répit. Il se baissait en avançant, feintant toujours du torse ; son direct était étonnamment percutant. Ce n’était pas du tout ce que je m’attendais à voir, ni chasseur de tête ni sur la défensive, et quand il trouvait le chemin de la boîte à ragoût, je pouvais sentir l’impact de ses coups à vingt mètres de distance. Pour ce qui était de l’argent, face à lui, je n’étais plus sûr de rien. Et l’argent, c’était maintenant tout le combat.
Et l’argent en fit un spectacle de truqueurs.
Je roulai jusqu’à la maison et appelai le facteur retraité qui gardait un œil sur mon père, en lui promettant un billet de cent s’il nettoyait la maison et se collait aux basques du vieux comme un pot de glu jusqu’à ce que le combat soit fini. Il donna son accord, et je passai un coup de fil à un camarade de promo à l’Académie, qui travaillait aux Mœurs à Hollywood pour lui demander les noms de quelques books. Croyant que je voulais parier sur moi-même, il me donna les numéros de deux indépendants, l’un associé à Mickey Cohen, l’autre du groupe de Jack Dragna. Les Indep et le book des Cohen donnaient Blanchard net favori à deux contre un, mais chez Dragna, on donnait Bleichert ou Blanchard à égalité, les nouvelles cotations s’étant établies à partir de rapports d’espions qui disaient que j’avais l’air rapide et costaud. Je pouvais doubler toutes mes mises.
Le matin suivant, je me fis porter pâle et le chef de jour avala l’hameçon parce que j’étais une célébrité locale et que le capitaine Harwell ne voulait pas qu’il me secoue les puces. Débarrassé du boulot, je fermai mon compte épargne, je convertis mes bons du Trésor en liquide et fis un emprunt à la banque pour deux bâtons, en utilisant ma décapotable Chevy 46 presque neuve comme garantie. De la banque jusqu’à Lincoln Heights où j’eus une petite conversation avec Pete Lukins, il ne me fallut que peu de temps. Il accepta de faire ce que je voulais et, deux heures plus tard, il m’appela avec les résultats.
Le book de chez Dragna auprès duquel je l’avais envoyé avait empoché son argent sur Blanchard par K.O. dans les derniers rounds, lui offrant du deux contre un. Si je me couchais entre les huitième et dixième rounds, je me ferais 8 640 dollars net – suffisamment pour garder mon vieux dans une bonne maison de repos pour au moins deux ou trois ans. Ma place d’enquêteur, je l’avais troquée contre le paiement final de toutes mes vieilles dettes de malheur ; la règle des derniers rounds était un risque suffisant pour m’empêcher de me sentir trop lâche. Ce troc, quelqu’un allait m’aider à le payer, et ce quelqu’un, c’était Lee Blanchard.
A sept jours du combat, je me goinfrai jusqu’à 86 kg, augmentai ma distance à la course, réussis à tenir six minutes avec les sacs de sable. Duane Fisk, l’agent chargé de mon entraînement et mon second, m’avertit de ne pas m’épuiser par trop d’entraînement, mais je l’ignorai et continuai à travailler comme un forcené jusqu’à quarante-huit heures avant l’assaut. Je relâchai mon rythme et passai à la gymnastique suédoise, puis j’étudiai mon adversaire.
Du fond du gymnase, j’observai Blanchard s’entraîner dans le ring central. Je cherchai des fautes dans ses attaques fondamentales et évaluai ses réactions lorsque ses sparring-partners faisaient les futés. Je vis qu’au corps à corps il rentrait les coudes en dedans pour dévier les coups au corps, ce qui laissait une ouverture pour de petits uppercuts détonants qui l’amèneraient à lever sa garde et le placeraient en position pour des crochets en contre dans les côtes. Je vis que son meilleur coup, droit croisé, était toujours téléphoné : deux demi-pas vers la gauche et une feinte de la tête. Je vis que dans les cordes il était implacable, qu’il pouvait épingler des adversaires plus légers à coups de coude qu’il alternait avec des coups au corps très brefs. En me rapprochant, je vis la chair rose des arcades cicatrisées qu’il me faudrait éviter afin de me prévenir d’un arrêt par l’arbitre sur blessure. Ça ne me fit pas plaisir, mais une longue cicatrice qui descendait sur la gauche de sa cage thoracique me parut un endroit savoureux pour lui balancer des coups méchants.
— Au moins, il a fière allure sans sa chemise.
Je me retournai pour faire face aux paroles. Kay Lake me fixait du regard ; du coin de l’œil, je vis Blanchard au repos sur son tabouret en train de fixer son regard sur moi.
— Où est votre bloc à esquisses ? lui demandai-je.
Kay fit un signe à Blanchard ; il souffla un baiser dans sa direction, de ses deux mains gantées. Le gong retentit ; son partenaire et lui s’avancèrent l’un vers l’autre en s’envoyant des directs.
— J’ai laissé tomber tout ça, dit Kay. Je n’étais pas très bonne, aussi j’ai changé de dominante.
— Et changé pour quoi ?
— Médecine préparatoire, puis psycho, puis littérature anglaise, puis histoire.
— J’aime les femmes qui savent ce qu’elles veulent.
— Moi aussi, dit Kay en souriant, seulement je n’en connais aucune. Et vous, vous voulez quoi ?
Je laissai mon regard errer dans le gymnase. Trente à quarante spectateurs étaient assis sur des chaises pliantes autour du ring central, pour la plupart des flics et des journalistes qui avaient fini leur journée, pour la plupart la cigarette au bec. Une brume en train de se dissiper enveloppait le ring et la lumière du plafonnier lui donnait des reflets de soufre. Tous les yeux étaient fixés sur Blanchard et son sac à viande sonné, tous les cris, tous les sifflets étaient pour lui – mais sans moi qui me préparais à prendre ma revanche sur de vieilles affaires du passé, rien de tout ça n’avait de sens.
— Je participe à tout ça. Voilà ce que je veux.
— Vous avez laissé tomber la boxe il y a cinq ans, dit Kay en secouant la tête. Ce n’est plus ça, votre vie.
L’agressivité de la jeune femme me rendait nerveux.
— Et votre petit ami, je lui lâchai brutalement, c’est quelqu’un comme moi, il a jamais rien été. Et vous, vous étiez une sorte de poule de gangster avant qu’il vous enlève. Vous…
Kay Lake m’interrompit d’un éclat de rire.
— Auriez-vous lu les coupures de presse sur moi ?
— Non. Vous avez lu les miennes ?
— Oui.
A ça, je ne trouvai rien à répondre.
— Pourquoi Lee a-t-il arrêté la boxe ? Pourquoi s’est-il engagé dans le service ?
— Capturer des criminels, ça lui donne le sentiment de l’ordre. Vous avez une petite amie ?
— Je me réserve pour Rita Hayworth. Est-ce que vous flirtez souvent avec les flics, ou bien suis-je un cas spécial ?
Des cris s’élevèrent de la foule. Je regardai et vis le sparring-partner de Blanchard tomber au tapis. Johnny Vogel monta sur le ring pour lui ôter son protège-dents ; le sac à viande recracha un long jet de sang. Je me retournai vers Kay et vis qu’elle était pâle, le dos voûté à essayer de s’emmitoufler dans sa veste.
— Demain soir, ce sera pire, lui dis-je. Vous devriez rester chez vous.
— Non, répondit Kay en frissonnant. C’est un grand jour pour Lee.
— Il vous a dit de venir ?
— Non. Il ne ferait jamais une chose pareille.
— Le genre sensible, alors ?
Kay fouilla ses poches à la recherche de cigarettes et d’allumettes, puis en alluma une.
— Oui, tout comme vous. Mais la rancœur en moins.
Je me sentis devenir tout rouge.
— Vous êtes toujours là, toujours aux côtés de l’autre, pour le pire et le meilleur, et tout le reste ?
— On s’y efforce.
— Dans ce cas, pourquoi n’êtes-vous pas mariés ? Vivre à la colle, c’est pas réglementaire, et si les grosses têtes décident de mettre le nez dans vos affaires, ils peuvent faire trinquer Lee.
Kay souffla ses ronds de fumée vers le sol puis leva les yeux vers moi.
— C’est impossible.
— Pourquoi ? Ça fait des années que vous êtes ensemble. Il a arrêté ses combats au finish pour vous. Il vous laisse flirter avec d’autres hommes. Ça me paraît tout à fait convenable comme marché, non ?
D’autres cris retentirent. D’un coup d’œil latéral, je vis Blanchard en train de défoncer un nouveau sac à viande. Je contrais les coups, en aspirant l’air rance du gymnase. Au bout de quelques secondes, je m’aperçus de ce que j’étais en train de faire et j’arrêtai. Kay jeta sa cigarette d’une pichenette en direction du ring et dit :
— Il faut que je m’en aille. Bonne chance, Dwight.
Il n’y avait que le vieux qui m’appelait comme ça.
— Vous n’avez pas répondu à ma question.
— Lee et moi, on ne couche pas ensemble, dit Kay en s’éloignant, sans que je puisse rien faire sinon écarquiller les yeux.
***
Je traînai dans le gymnase encore une heure. À la tombée du jour commencèrent à arriver journalistes et photographes qui se dirigeaient tout droit sur le ring central, en direction de Blanchard qui en devenait monotone à force d’abattre des adversaires débiles à la mâchoire de verre. Les dernières paroles de Kay ne me quittaient plus, tout comme les éclairs soudains de son rire et de ses sourires et de ses tristesses furtives et totalement imprévisibles. Lorsque j’entendis le hurlement d’un vautour de presse : « Hé ! Regardez ! C’est Bleichert ! », je sortis en courant en direction du parc de stationnement et de ma Chevy deux fois hypothéquée. En partant, je me rendis compte qu’il n’y avait nulle part où aller et rien que je veuille faire hormis satisfaire ma curiosité à propos d’une femme qui me tombait dessus en fanfare avec sa cargaison de chagrin.
Je me dirigeai donc vers le centre-ville pour aller lire les coupures de journaux qui parlaient d’elle.
L’employé aux archives du Herald, impressionné par ma plaque, me conduisit à une table de lecture. Je lui dis que je m’intéressais au cambriolage de la banque Boulevard-Citizens et au procès du cambrioleur, et qu’à mon avis les dates devaient se situer au début de 1939 pour le braquage et peut-être à la fin de l’année pour les suites judiciaires de l’affaire. Il m’abandonna, assis à ma table, et revint dix minutes plus tard, avec deux grands albums reliés en cuir. Les pages des journaux étaient collées sur des feuilles de carton noir rigide, classées dans l’ordre chronologique, et je feuilletai les pages du 1er au 12 février avant de trouver ce que je voulais.
Le 11 février 1939, un groupe de quatre hommes avait attaqué une voiture blindée dans une petite rue tranquille d’Hollywood. Ils avaient utilisé comme diversion une moto accidentée et maîtrisé le garde qui avait quitté son véhicule pour se renseigner sur l’accident. Ils lui mirent un couteau sous la gorge et obligèrent ainsi les deux autres gardes, toujours dans la voiture, à les laisser entrer. Une fois à l’intérieur du véhicule, ils chloroformèrent et ligotèrent les trois hommes, et opérèrent une substitution des sacs, au nombre de six, en remplaçant l’argent par des jetons et de vieux annuaires de téléphone.
Un des cambrioleurs conduisit la voiture blindée dans le centre d’Hollywood ; les trois autres revêtirent des uniformes identiques à ceux des gardes. Ils franchirent la porte de la caisse des Prêts et Dépôts sur Yucca et Yvar, chargés des sacs de papier et de jetons, et le directeur leur ouvrit la porte de la chambre forte. L’un des cambrioleurs assomma le directeur ; les deux autres se saisirent des sacs de bon argent et se dirigèrent vers la porte. Entre-temps, le chauffeur avait pénétré dans la banque et rassemblé les guichetiers. Il les fit entrer dans la chambre forte et les assomma avant de refermer la porte et de la verrouiller. Les quatre braqueurs se trouvaient sur le trottoir lorsqu’une voiture de patrouille de la Division d’Hollywood, alertée par alarme directe, arriva sur les lieux. Les agents enjoignirent aux cambrioleurs de s’arrêter ; ceux-ci ouvrirent le feu ; les flics ripostèrent. Deux voleurs furent tués et deux autres prirent la fuite – avec quatre sacs remplis de billets de cinquante et cent non marqués.
Je ne trouvai aucune mention de Blanchard ou de Kay Lake, aussi me mis-je à feuilleter rapidement les pages de garde des journaux sur une semaine ainsi que deux rapports d’enquête du L.A.P.D.
On identifia les cadavres des deux braqueurs comme ceux de Chick Geyer et de Max Ottens, deux gros bras de San Francisco sans relations connues à L. A. Les témoins oculaires de la banque furent incapables d’identifier les deux échappés à partir des fichiers anthropométriques ou d’en fournir une description détaillée – ils portaient leurs casquettes de gardes enfoncées jusqu’aux yeux ainsi que des lunettes de soleil métallisées. Il n’y avait pas eu de témoin lors de l’attaque du camion et les gardes chloroformés avaient été réduits à merci avant même d’avoir pu voir leurs agresseurs.
Le braquage passa des pages deux et trois à la rubrique des potins. Trois jours d’affilée, c’était Bevo Means qui l’avait tenue, et sa vache à lait du moment, c’était que la bande de Bugsy Siegel était à la poursuite des braqueurs en cavale parce que l’un des arrêts obligatoires de la voiture blindée se trouvait être la chemiserie servant de couverture à Siegel l’Éliminateur. Siegel avait juré de les retrouver, même si l’argent volé était celui de la banque, et non le sien.
Dans sa chronique, Means allait de plus en plus loin dans ses déclarations, et je tournai les pages jusqu’à ce que je tombe sur la manchette du 28 février : « Enquête résolue sur l’attaque sanglante de la banque, grâce aux tuyaux d’un ancien boxeur devenu flic. »
L’article était plein de louanges pour M. Feu, mais il manquait de faits. L’agent Leland G. Blanchard, 25 ans, attaché à la Division de Central de Los Angeles, et jadis « attraction célèbre » de l’Hollywood Legion Stadium, avait questionné ses « connaissances dans le monde de la boxe » et ses « informateurs », et il avait obtenu des tuyaux sur un certain Robert « Bobby » De Witt, le grand cerveau derrière le braquage de Boulevard-Citizens. Blanchard repassa le tuyau aux inspecteurs de la Division d’Hollywood, qui firent alors une descente au domicile de De Witt, à Venice Beach. Ils y découvrirent des planques de marijuana, d’uniformes de gardes et de sacs d’argent de la caisse des Prêts et Dépôts Boulevard-Citizens. De Witt protesta de son innocence : il fut arrêté et inculpé sous de multiples chefs d’accusation : deux pour vol à main armée, cinq pour coups et blessures, un pour possession de drogue dangereuse et un pour vol qualifié de véhicule. Il fut incarcéré sans possibilité de liberté sous caution – et toujours pas un mot de Kay Lake.
Fatigué des bons et des méchants, je continuai à feuilleter les pages. De Witt, natif de San Berdoo[10] trois fois inculpé comme mac, continuait à gueuler que c’était un coup monté par la bande à Siegel et les flics : les truands, parce qu’il lui arrivait de courir la fraîche sur leur territoire, et les flics parce qu’il leur fallait quelqu’un qui porte le chapeau pour l’affaire Boulevard-Citizens. Le jour du braquage, il n’avait pas d’alibi et il déclara qu’il ne connaissait ni Chick Geyer, ni Max Ottens, ni le quatrième homme toujours en cavale. Il passa en jugement, mais il ne réussit pas à convaincre le jury. Il fut reconnu coupable de tous les chefs d’accusation et condamné à une peine allant de dix ans à perpète à San Quentin.
Enfin, Kay apparut, dans le numéro du 21 juillet, au centre d’un reportage de société intitulé : « Retour au droit chemin : l’amie d’un truand tombe amoureuse… d’un flic ! Prochaine étape : l’autel ? » À côté de l’article étaient disposées des photos d’elle et de Lee Blanchard, voisinant avec le cliché anthropométrique de Bobby De Witt, le visage taillé à coups de serpe, les cheveux graisseux et plaqués en arrière. L’article commençait par un rappel de l’affaire Boulevard-Citizens ainsi que du rôle joué par Blanchard dans l’éclaircissement de l’affaire puis, sans transition, donnait dans la mièvrerie :
«… et à l’époque du cambriolage, logeait chez De Witt une jeune fille impressionnable, Katherine Lake, 19 ans, originaire de Sioux Falls, Dakota du Sud, arrivée dans l’Ouest en 1936, en quête, non de la célébrité à Hollywood, mais d’une université pour ses études. Tout ce qu’elle obtint, ce fut un diplôme à l’école des coups durs. “J’ai fait la rencontre de Bobby parce que je n’avais nulle part où aller”, déclara Kay au reporter de l’Herald Express, Aggie Underwood. “On était encore en pleine dépression, il n’y avait guère de travail. Je me promenais près de cet horrible foyer où j’avais un lit, et c’est ainsi que j’ai rencontré Bobby. Il m’a offert ma propre chambre dans sa maison et il m’a dit qu’il m’inscrirait à Valley J.C.[11] si je lui faisais le ménage. Il n’a pas tenu parole et j’ai eu plus que ma part du marché.”
« Kay pensait que Bobby De Witt était musicien mais, en réalité, ce n’était qu’un trafiquant de drogue et un entremetteur. “Au début, il était gentil avec moi”, dit Kay. “Puis il m’a fait boire du laudanum et m’a obligée à rester à la maison pour répondre au téléphone. Après ça, ç’a été pire.”
« Kay Lake a refusé de préciser en quelles circonstances la situation s’était dégradée, et elle ne fut pas surprise lorsque la police procéda à l’arrestation de De Witt pour sa participation au cambriolage sanglant du 11 février. Elle trouva à se loger dans un foyer de starlettes à Culver City et lorsque l’accusation lui demanda de témoigner au procès de De Witt, elle accepta – bien qu’elle fût terrifiée par son ancien “bienfaiteur”.
« “C’était mon devoir, dit-elle. Et naturellement, j’ai rencontré Lee au procès.”
« Lee Blanchard et Kay Lake tombèrent amoureux. “Dès que je l’ai vue, j’ai compris qu’elle était faite pour moi”, déclara l’agent Blanchard au reporter criminel Bevo Means. “Elle a cette beauté fragile pour laquelle je craque. Elle a eu des moments difficiles, mais je vais y mettre bon ordre.” Lee Blanchard n’ignore rien du tragique de la vie. Lorsqu’il avait 14 ans, sa sœur, âgée de 9 ans, disparut, et il ne la revit jamais plus. “Je pense que c’est la raison qui m’a poussé à abandonner la boxe pour devenir policier”, dit-il. “Capturer des criminels satisfait mon sens de l’ordre.”
« Ainsi, de deux tragédies, une histoire d’amour vient de naître, Mais jusqu’où ira-t-elle ? Kay Lake déclare : “Pour moi, ce qui est important, c’est mes études et Lee. Les beaux jours sont revenus.”
« Et avec le grand Lee Blanchard à ses côtés, il semblerait qu’ils soient là pour de bon. »
Je refermai l’album. Mis à part l’épisode de la petite sœur, rien ne m’avait surpris. Mais l’ensemble avait le parfum des choses qui ne sont pas à leur vraie place. Blanchard qui se permettait de réduire à néant tout le bénef de sa gloire dans l’affaire en refusant les combats au finish ; une petite fille de toute évidence droguée et abandonnée quelque part comme un sac de détritus ; Kay Lake, à la colle des deux côtés de la barrière. Je rouvris l’album et j’observai Kay avec sept ans de moins. Même à 19 ans, elle donnait l’impression d’être beaucoup trop intelligente pour avoir prononcé les mots que Bevo Means lui faisait dire. Et qu’on fit d’elle un portrait aussi naïf me mit en rogne.
Je rendis les albums à l’employé et sortis de l’immeuble Hearst en m’interrogeant sur ce que j’étais venu chercher : je savais qu’il me fallait plus que de simples preuves pour me convaincre que l’invite de Kay était réglo. Une fois dans la voiture, je roulai sans but, juste pour tuer le temps, que je sois assez crevé pour dormir tout l’après-midi ; l’idée se fit jour : avec le vieux en bonnes mains et aucune chance pour les Mandats, Kay Lake et Lee Blanchard se trouvaient être mes deux seules perspectives d’avenir intéressantes mais j’avais besoin de les connaître, eux, une fois passés les plaisanteries fines, les insinuations et le combat.
Je m’arrêtai à un restau à steaks où j’engloutis un chateaubriand format morfal, accompagné d’épinards et de ragoût de légumes, puis je repris la voiture pour me balader sur Hollywood Boulevard et le Strip. Les affiches aux marquises des cinémas ne me paraissaient guère attirantes et les clubs de Sunset avaient un air trop riche pour une célébrité aussi fugitive que la mienne. A Doheny, les longues enfilades de néon prirent fin et je me dirigeai vers les collines. Mulholland débordait de malabars à moto occupés à se tirer des bourres, et je résistai à l’envie folle d’écraser le champignon jusqu’à la plage.
Au bout du compte, j’en eus assez de conduire comme un citoyen respectueux des lois et je me garai sur la digue. Des projecteurs de cinéma à Westwood Village balayaient le ciel au-dessus de ma tête ; je les regardai pivoter pour faire naître de l’ombre des nuages lourds. A suivre les lumières, je m’hypnotisai et je me laissai prendre au jeu de l’engourdissement. Les voitures qui filaient sur Mulholland atteignaient avec difficulté mes sens engourdis et lorsque les lumières s’éteignirent, je vérifiai ma montre pour m’apercevoir qu’il était minuit passé.
Tout en m’étirant, je laissai mon regard s’accrocher aux quelques maisons en contrebas dont les lumières luisaient encore et je me mis à penser à Kay Lake. En lisant entre les lignes de l’article, je l’imaginai en servante de Bobby De Witt et de ses amis, allant peut-être jusqu’à faire la pute pour lui, hausfrau de braqueur, petite ménagère plâtrée au laudanum. La lecture sonnait juste, mais les mots étaient laids, comme si je trahissais les étincelles qui entre nous avaient jailli. Les paroles de Kay à la fin de l’article commençaient à prendre des accents de sincérité et je me demandai comment Blanchard pouvait vivre avec elle sans la posséder complètement.
Les lumières des maisons s’éteignirent une à une, et je me retrouvai seul. Un vent froid descendit des collines ; je frissonnai et j’obtins ma réponse.
Le match est fini, vous venez de gagner. Trempé de sueur, un goût de sang aux lèvres, vous planez avec les étoiles, vous en voulez encore, prêt à y aller. Ceux qui font du pognon sur votre dos vous amènent une fille. Une pro, une semi-pro, une amateur qui aime retrouver sur ses lèvres le goût de son propre sang. Vous faites ça debout dans les vestiaires, ou sur une banquette arrière, sans la place pour étendre vos jambes au point qu’il vous arrive de défoncer les vitres latérales. Quand vous vous retrouvez dehors après ça, la foule se rue sur vous comme un essaim de mains qui cherchent à vous toucher, et vous planez très haut, une fois encore, avec les étoiles. Ça devient une partie dans la partie, le onzième round d’un combat en dix rounds. Et lorsque vous retournez à la vie de tout le monde, il ne vous en reste qu’une faiblesse, quelque chose que vous avez perdu. Pour autant qu’il était resté éloigné de la partie, Blanchard devait obligatoirement savoir tout ça, il fallait qu’il veuille garder son amour pour Kay étranger à tout ça.
Je remontai en voiture en direction de la maison, et je me demandais si je dirais jamais à Kay que je n’avais pas de femme à moi car l’amour avait pour moi un goût de sang, qui se mêlait aux odeurs de résine et d’hémostatique.