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Le parfum de Susan Bolke était aussi sexy que sa voix. Elle avait un formulaire sur un porte-papier, des seins proéminents et une coiffure frisottée comme celle de la fille de la pub télé pour le spray vaginal. Tout le monde ici était sapé comme pour un entretien d’embauche. Hommes en costumes croisés, femmes en collants et guirlandes de bijoux.

Dans le lobby de Dream Mates, nous nous sommes assis, Susan et moi, sur des amours de petits sièges en cuir blanc. Elle m’a expliqué le système de la commission et la garantie hebdomadaire de deux cent cinquante dollars versée par l’entreprise les deux premières semaines.

Elle eut un sourire d’approbation quand j’éteignis ma cigarette et m’entretint des trois jours de stage indispensables pour maîtriser pleinement l’esprit DMI. Tout dépendrait de mon entretien avec M. Berkhardt. C’était lui qui décidait des embauches. Elle me donna les pourcentages de compatibilité des vidéo-rencontres et prononça cinq ou six fois le mot « statistiques ». Ça me plaisait bien, les deux cent cinquante dollars garantis.

On a encore bavardé un moment. De temps en temps, Susan notait un truc et barrait des cases sur son formulaire. J’ai remarqué que mes mains tremblaient beaucoup trop et que j’avais des taches jaunes sur les doigts. La nicotine. Elle a vu que je me rendais compte, pour mes mains, mais elle a continué à sourire pour me mettre à l’aise. Finalement, elle m’a tendu un porte-papier, un formulaire et un mauvais stylo. Puis elle s’est éclipsée.

Tout en remplissant le formulaire, je regardais une énorme télé encastrée dans le mur au-dessus du bureau de la réception. L’écran diffusait des bandes de vidéo-rencontres : des adultes célibataires disponibles parlaient de leurs carrières, de ce qu’ils aimaient et n’aimaient pas. Le son était assourdissant. Les gens sur les vidéos avaient l’air normal et sincère. DMI visait une clientèle de classe moyenne supérieure à haut revenu.

Sur presque toutes les questions, j’ai menti, je me suis énervé ou j’ai sauté. Pénible de tout remplir, avec mes doigts en râteau.

Au bas du formulaire, j’avais eu le temps de me convaincre que j’étais fou d’être venu d’Hollywood pour participer à un concours de costards. J’étais déplacé et ma feuille avait l’air remplie par un enfant de six ans. Le chien de mon père était bouclé dans la voiture, vitres fermées sur le parking, et je l’imaginais en train de dévorer les housses des sièges, dans une crise de mesquinerie, pour se venger d’avoir été laissé seul si longtemps.

J’avais décidé de laisser tomber et de tenter ma chance avec les petites annonces de vente par téléphone du L.A. Times, mais le temps que je rende le formulaire à Susan, Morgan Berkhardt sortait de son bureau et se dirigeait vers moi.

Il avait bien une tête de patron. Il portait un costume croisé et avait la nuque épaisse du joueur de football, des dents blanches et une bague de diplômé d’université à pierre rouge. Il s’est présenté, nous nous sommes serré la main, il a pris le formulaire et s’est mis à lire.

Tandis qu’il étudiait mes réponses, mon attention fut attirée par une nouvelle vidéo sur la télé du lobby. Elle ne ressemblait pas aux autres. Il ne s’agissait pas d’une présentation, mais d’un mariage, et j’étais assez près du poste pour entendre la voix. « Chaque jour, trois cent soixante-cinq jours par an, un client de Dream Mates International s’engage pour la vie. Vous aussi, vous le pouvez. Dès aujourd’hui, rejoignez DMI. »

Morgan Berkhardt avait fini de lire et il m’a vu regarder la vidéo. « Remarquable concept marketing, n’est-ce pas, monsieur Dante ?

— Tout à fait ! C’est bourré d’idées, m’entendis-je répondre d’une voix de lèche-cul.

— Venez avec moi. » Je l’ai suivi sur un tapis à motif floral vers une porte de chêne à poignée de cuivre, la porte de son bureau. On est entrés, on s’est assis. Lui derrière un gros bureau de chêne, moi dans un petit fauteuil à pieds étroits.

Derrière Berkhardt et son fauteuil de cuir, il y avait des étagères et sur les étagères, des livres et des cassettes de programmes de motivation. J’avais lu tous ces trucs de vendeur et d’autoformation lors de mon premier séjour en désinto, à Saint-Joseph de Cupertino, parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire après dix heures quand ils éteignaient la télé. J’avais souffert d’insomnies pendant plusieurs semaines et je passais mes nuits à lire. Tommy Hopkins. Tom Peterson. Charles Roth.

J’ai tout de suite vu que Berkhardt était fan de Brian Tracy. Il y avait plusieurs cassettes de Brian dans la collection, sur l’étagère. Et puisque Tracy ne jurait que par l’audace, clé de la réussite, j’ai décidé faire montre d’assurance pendant l’entretien.

« Bruno, dit-il en levant les yeux du formulaire. Je peux vous appeler Bruno ?

— Bien sûr. Je peux vous appeler Morgan ?

— Si vous voulez.

— Je vois que vous êtes fan de Brian Tracy, Morgan.

— C’est vrai, oui.

— La Psychologie du succès est un livre important pour moi. J’aime son approche systématique du progrès personnel.

— Bruno, vous m’impressionnez. Très peu de gens qui passent dans ce bureau connaissent l’œuvre de Brian Tracy.

— Ça ne m’étonne pas, Morgan. J’ai observé depuis longtemps que la majorité, la masse, le troupeau, les moutons, les paumés sont trop paresseux pour se bouger le cul et se donner les moyens de gagner. Le progrès personnel implique un engagement fort, nous le savons tous les deux. Il faut attraper la vie par les couilles et tirer d’un coup sec. Personnellement, j’ai souvent pris les bonnes décisions grâce à ces livres. Ce que je veux, c’est être un gagneur.

— Heureux de l’entendre, Bruno.

— C’est comme je vous le dis. Absolument.

— Au fait, vous avez dû porter des dates incorrectes, ici, dans le C.V. Il y a des contradictions dans les données.

— Je m’excuse de cette négligence, Morgan.

— Je m’y perds un peu. Vous avez fait de la vente par téléphone dans la même entreprise pendant douze ans, exact ?

— Exact, Morgan. Même boîte, même boulot. Ils se sont ramassés, c’est pourquoi je me suis repositionné ici, à Los Angeles. Nouvelle ville, nouvelles chances. Nouveau départ. Approche dynamique.

— C’est important, un bon C.V. Vous vendiez quoi, chez Omni Incorporated ?

— De l’informatique. Disquettes. Bandes magnétiques. Fournitures pour traitement de données.

— Douze ans au même endroit, c’est un engagement fort.

— Merci, Morgan. Je suis fier de ma loyauté, de ma disponibilité et du suivi de l’exécution. Je suis un battant, je le sais. C’est ça que vous voulez, chez DIM ?

— DMI. Par ailleurs vous êtes écrivain ?

— Oui, Morgan. » Ces sacrées mains recommençaient à trembler sans que je puisse les contrôler. J’en ai coincé une sous ma cuisse et l’autre sous le bras.

« Passionnant. Quel genre de choses écrivez-vous ?

— Des poèmes, Morgan. J’ai arrêté quand j’ai décidé de canaliser toute mon énergie dans la vente et le marketing.

— Des recueils de poésie ?

— Non. Plutôt des fragments, outrés, complaisants.

— Vous avez déjà été publié ?

— Oui, des revues, des périodiques. Mais ça fait longtemps que je n’ai rien eu d’imprimé.

— Pas beaucoup de poètes millionnaires, pas vrai ?

— C’est pour ça que je suis ici, Morgan.

— Vous avez d’excellentes références en vente par téléphone, mais en fait, vous n’avez pas le parcours type pour la situation que nous proposons.

— Je ne vois pas les choses sous cet angle, Morgan. Je suis ici pour m’impliquer dans une carrière, me réaliser et gagner mon indépendance financière. Mon parcours prouve que je suis fortement motivé et que je me bouge le cul. Quand je travaille au téléphone, je ne fais pas de prisonniers. Et les meilleurs, je les prends d’une main. Très franchement, je suis certain d’avoir le profil type pour rejoindre l’équipe DMI.

— D’après les dates du formulaire, vous avez été écrivain pendant quinze ans. Poète.

— Ouais. Exact.

— Au total, j’arrive à vingt-sept ans. Vous comprenez pourquoi je m’y perds ?

— Je me suis trompé, bon sang ! Je n’ai pas toujours la patience, quand je remplis des formulaires compliqués. Je ne mens pas sur les références. Non mais, vous me reprochez quoi ? Insinuez-vous que je falsifie des informations ?

— Non.

— Tant mieux.

— Nerveux ? L’agressivité est une excellente chose, Bruno, mais je dois faire mon travail. J’ai d’autres questions à vous poser. »

D’un coup j’avais bondi sur mes pieds, incapable de me maîtriser. « Venons-en au fait, Morgan. Je ne tiens pas à perdre du temps dans ma course vers le haut de l’échelle. En deux mots, je pourrais vendre votre produit les yeux fermés en sifflant le “Yankee Doodle” entre les fesses. Je suis un candidat de type A-l.

— Restez assis, s’il vous plaît !

— Faisons bien, faisons bref. Oui ou non ? Je commence quand ?

— Veuillez vous asseoir et attendre mes instructions !

— Aujourd’hui ?

— Écoutez, dit-il en se levant, vous commencez à m’énerver. »

Je me suis assis. Ma chemise était trempée de sueur et j’avais l’estomac dans un étau. « J’essaie de faire bonne impression, dis-je. Je veux le job. »

 

 

Avant que je sorte du bureau, Berkhardt me dit qu’il prendrait sa décision plus tard, dans l’après-midi, et que si j’étais pris, Susan Bolke me rappellerait au numéro écrit sur le formulaire.

Il faisait nuit quand je me suis retrouvé dans la chambre du Starbust Motel. Pendant le trajet, je m’étais sur-soigné les nerfs avec deux demi-pintes de Jack, après escale dans une librairie d’occasions sur Venice Boulevard.

J’ai tout de suite senti qu’Amy était passée. Rocco aussi le savait. Il reniflait et grognait sans s’asseoir.

J’ai ouvert la penderie et regardé par terre, où était le sac plastique avec ses affaires. Plus de sac.

Dans la salle de bains, il y avait un mot collé sur la glace avec une boule de rouge à lèvres. Ça sonnait comme les paroles d’une chanson inconnue.

 

« Bruno…

Porte ton linge en bas de la Première Avenue

Puis passe un moment dans ton cerveau-pharmacie

Ce n’est pas ce que tu penses c’est ce que tu fais

J’ai une paire de chaussettes que j’aime plus que toi

Merci mais pas merci,

Amy »

 

Le voyant du téléphone clignotait et je suis allé à la réception demander qui avait appelé.

Le gérant de nuit m’a tendu un petit papier rose. C’était Susan Bolke. Tout en lisant, je me suis autorisé à re-sentir son parfum et à revoir ses gros seins sous son corsage transparent.

Je devais me présenter chez Dream Mates International le lendemain matin à huit heures pour un stage de deux jours. J’avais le boulot. Je suis retourné dans la chambre et j’ai regardé la télé.