À L.A. en décembre, le climat est particulièrement instable. Les nuits soufflent du désert les vents secs de Santa Ana. Depuis quelques années, le jour de Noël, il y a des gens qui roulent jusqu’aux canyons et ils allument des feux. Ils rêvent d’incendier la ville et de voir au journal du soir la catastrophe qu’ils ont déclenchée.
À la sortie du parking, des nuées de poussière noire plaquaient sur le pare-brise des branches et des lambeaux de sacs en papier. J’ai gagné Santa Monica Boulevard et pris vers l’ouest à la recherche d’une boutique d’alcools ouverte. Je voulais juste m’engourdir et l’achat de deux bouteilles de Mad Dog 20-20 Mogen David me garantissait le résultat. Sur le siège passager, Rocco somnolait.
Après la boutique et sur des kilomètres, j’ai dérivé au long de petites rues désertes et de sombres avenues, la tête ballottée de pulsions en conclusions. Plus j’ingurgitais de Mad Dog, plus mes pensées tendaient vers la raison. Solitude, ronron des pneus, je n’aspirais à rien d’autre.
À la fin de la première bouteille, ça allait beaucoup mieux. De quoi tenir jusqu’au crépuscule.
À Océan Avenue, devant la plage, j’ai pris à gauche dans Venice Boulevard, puis encore à gauche pour revenir vers le centre. Un monde silencieux dérivait derrière les vitres closes. À intervalles, de lourdes bouffées d’air chaud bousculaient la voiture, comme d’énormes balles de coton surgies de la nuit.
À Sepulveda, j’ai repris vers le nord, vers les montagnes, j’ai traversé Pico et senti sous les pneus les vestiges des rails luisants où circulaient jadis les vieux trams. Les rails émergeaient par tronçons de l’asphalte éventré. Le clair de lune baignait le métal nu sur quelques mètres, puis les rails replongeaient sous le revêtement, dos d’anguilles piquant sous la surface.
Je roulais toujours, quinze kilomètres, puis vingt, cette fois par Olympic Boulevard et retour, Nickel Street, Hôtel de Ville et Chinatown.
Une supérette de boissons faisait le coin de Venice et La Cienaga. Rocco, réveillé, s’agitait. Il devait avoir faim. Je me suis garé sur le parking.
Au comptoir, l’employé, un jeune Mexicain, me regarda entrer. Il me colla j’imagine dans la catégorie branleurs et clodos, car il me répondit avec arrogance quand je lui demandai le rayon boîtes pour chiens. Il grogna en mauvais américain et montra une allée du doigt. Je n’avais pas fait trois pas quand j’aperçus, à moitié dissimulée par le comptoir, une femme. Assise sur un tabouret. La sienne.
Elle était asiatique et plus vieille que le jeunot. Vietnamienne, ou Cambodgienne. Très excitante. Rouge à lèvres rouge vif, longs cheveux noirs, corsage noir transparent et brodé. Elle leva furtivement la tête de son magazine et je distinguai son visage. Une seconde, nos regards s’accrochèrent. Beaux yeux durs, des yeux qui disaient oui. Les miens, je le savais, étaient vides. Puis, comme j’insistais trop, elle détourna la tête. J’insiste toujours trop.
Dans l’allée des conserves, je raflai quelques boîtes bas de gamme et j’allais retourner au comptoir quand je me suis rappelé la carte de crédit d’Agnès dans la poche de mon pantalon. Ce fut une révélation : je pouvais me payer tout ce qui me plaisait. Je n’avais rien de commun avec ces losers qui tiraient la langue sur le boulevard.
J’ai reposé les boîtes bas de gamme et je suis revenu à la caisse prendre un panier en plastique. Le type gardait les yeux rivés sur mes gestes. Il a bien remarqué que quelque chose avait changé quand je me suis mis à rafler, au hasard, paquets de chips et feuilletés au fromage et à les jeter dans le panier.
J’ai embarqué une quantité d’excellentes boîtes pour chien, plusieurs paquets de Freetos et un ouvre-boîte – pas une de ces cochonneries en métal qui coupe les doigts, mais le modèle avec poignées en plastique à 9,98 dollars. Et en avant ! Salami italien, dix sortes de plats congelés, crackers et mayonnaise, sauce salade et une douzaine d’assiettes anglaises sous plastique.
J’étais maintenant en proie à la fièvre de la consommation. Transfiguré par la chance et le Mad Dog 20-20, je suis revenu au comptoir poser mon panier et en reprendre deux vides, en empilant mes achats près de la caisse.
La concentration du petit épicier malveillant était à son comble, mais j’évitais soigneusement de croiser son regard.
Je le sentais sur moi en avançant dans le rayon électroménager, tandis que je chargeais des boîtes d’ampoules, de câbles de téléphone et de flashes cellophanés. Dès que je changeais d’allée, il se déplaçait lui aussi à l’affût le long de son comptoir. Ça ne m’aidait pas à me concentrer. Pour contre-attaquer, j’ai décidé de tout acheter dans l’allée ou j’étais, l’allée des cookies.
Oreos et Malomars tombèrent dans le panier, suivis par des kilos de chips chocolat. Sacs, paquets, beurre de cacahuètes, porridge et même vingt boîtes de macarons au coco que je ne mangerais jamais. Mais j’avais une mission.
L’Asiatique regardait. Ses yeux allaient de moi à son petit ami et au tas qui montait sur le comptoir. Ce déballage l’intriguait. Le type m’a vu lui sourire, ça l’a achevé. « Okay, man, aboya-t-il, t’as l’argent pour payer ? »
Je le tenais et je le savais. Je n’étais pas pressé. Un citoyen américain en possession d’une Visa Gold avec plafond de cinq mille dollars n’a pas à se dépêcher. J’ai baissé les yeux au pied du comptoir, histoire de vérifier que j’intéressais toujours l’Asiatique, puis j’ai lancé un grand sourire au type. « Dans ma poche, amigo ! répliquai-je.
— Montre, ricana-t-il.
— Quand j’aurai fini, senor, vous serez le premier à voir. Vous n’avez rien à craindre concernant la facture. Pesos américains contre produits américains. Esté bien, amigo ? »
Je n’ai pas attendu sa réponse. J’ai pivoté et filé en ligne droite au rayon cookies, étourdi par le vin cheptélisé et drogué à mon propre baratin.
J’ai fait le vide sur deux étagères de Ring Dings, Twinkies et petits-fours. Chaque paquet pesait quinze ou vingt kilos minimum et j’ai dû les traîner jusqu’au comptoir.
Quand j’ai commencé à décharger, il m’a empoigné par le bras. « Toi, garde ça, man, dit-il. Fini. » Et toujours d’un sale œil.
Je me suis dégagé et je lui ai rendu son regard. J’étais plus grand que lui. Lâche, mais plus grand.
« Toi remets tout, man, dit-il. Toi fou. Toi pas besoin de ces conneries. Toi trop soûl pour payer. Fais pas problème dans la boutique, sinon fous l’camp. »
La Visa de ma femme sortit facile de ma poche et glissa sur le comptoir jusqu’au type, comme un sept dans une partie de craps. Je me suis penché sur lui et je lui ai crié au nez. « Allez, champion, téléphone. Vérifie ! Et me touche pas, merde ! Pour toi, je suis Donald Trump, bordel ! »
Le jeunot hésita entre cogner ou prendre mon bout de plastique. Finalement, à contrecœur, il ramassa la carte, se racla la gorge, puis il appela le numéro Visa pour vérifier que la carte n’était pas volée. Pour faire bonne mesure, il répéta l’opération. Avant de se lancer dans l’addition, il réclama encore mon permis de conduire. Je lui tendis le permis avec un large sourire. Je n’avais rien à cacher.
L’addition prit vingt minutes. Je vis le ruban de la caisse enregistreuse s’allonger jusqu’à toucher le sol. Alors sa petite amie, l’Asiatique sexy, replongea le nez dans son magazine.
Je me revois prendre alors une décision stupide et assez gonflée, une de celles qui finissent toujours mal. Après que le type eut bouclé l’addition, je lui ai dit de rajouter deux bouteilles de Mad Dog 20-20. Picoler, pour moi, c’est le début des ennuis.
L’addition s’élevait à 619 dollars tout compris. Il y avait sept cartons à porter dans la voiture. J’ai signé le reçu « E.E. Cummings », avec fioritures et grosses boucles. Le petit mec n’a pas tiqué.
En démarrant, j’ai lancé un long et dernier regard à la fille par la vitre. Elle était toujours sur son tabouret au bout du comptoir. À lire son magazine. Je savais qu’elle savait que je la regardais, mais qu’elle ne lèverait pas la tête pour autant. Une vraie statue de glace.
Je lui ai porté un toast en dévissant le bouchon du Mogen David, la bouteille brandie, et j’en ai ingurgité une lampée. Je m’en moquais pas mal, de son mépris. Mad Dog dégage la route.
J’avais oublié que la tournée de Dog dans lequel je m’embarquais était la première depuis ma sortie d’hôpital. Pour moi, chevaucher le Mogen David, c’est comme sauter un gorille femelle de trois cents kilos. Ce n’est pas vous qui tenez les commandes. C’est le gorille qui dit quand c’est fini. Pareil avec le vin.
Voyant Rocco lécher le bouchon, j’ai vidé un carton de Milkbone sur le bitume du parking, j’ai déchiré le carton et fabriqué un bol avec. J’ai versé au chien la hauteur d’un doigt de vin et il a tout léché.
Cap à l’est sur Venice Boulevard dans la tiédeur de la nuit, je sirotais, je regardais des vues de L.A. défiler de l’autre côté du pare-brise. Dans Western Avenue, j’ai pris vers le nord et sur Wilshire au-delà du Wiltern Theatre. Je croyais que je conduisais en roue libre, au hasard, mais en voyant le Wiltern je me suis rappelé que j’étais à trois blocs de la première maison des Dante à L.A., en face d’Hancock Park sur Van Ness. La première maison que le vieux s’était payée avec ses chèques d’Hollywood, l’argent du cinéma, le salaire du sang. J’ai retrouvé la maison et je me suis garé.
De revoir l’endroit là, dans le noir, a libéré un torrent de pensées venues d’une autre vie. Trente ans avant, ou plus, j’avais vécu ici.
Le vieux avait acheté la villa parce que Harry Gold-stone, son agent, avait dit que c’était une bonne adresse pour un scénariste à succès. En plus, c’était à côté de la Paramount et Harry lui avait obtenu un prix.
Dante avait payé avec ses gains du cinéma. Le vieux avait fini par accepter les contrats lucratifs et renoncer au roman. Après des années passées à écrire de la fiction et à crever de faim, il n’avait pas eu de mal à choisir.
J’étais encore enfant quand ensuite nous avons emménagé à Malibu, mais le souvenir de la première maison et des colères de mon père restait vif. C’est ici qu’il avait passé des jours et des jours à réécrire des piles de scripts et à remanier des scènes en cours de tournage. Ici qu’il avait commencé à gagner beaucoup d’argent. Le succès et la rage poissaient encore les murs.
C’est dans cette maison que je devais apprendre ce qui guette un vrai artiste qui renonce à sa passion et finit par se haïr lui-même. Ici j’avais assisté aux soûleries de mon père, je l’avais vu accabler famille et amis de mépris et d’aigreur, tandis qu’il regardait gonfler ses chèques.
Et aujourd’hui, trente ans plus tard, veille de Noël, j’étais assis dans ce break, à contempler cette maison et à imaginer Joe Dante, les nuits d’été, arpentant le balcon de la chambre de maître, le verre de scotch posé sur la balustrade, ses durs poings de laboureur levés contre le ciel pour maudire Dieu et lui-même d’avoir noyé son talent dans un chèque d’Hollywood.