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C’était un mercredi matin, deux semaines avant Noël. Chez DMI, dans la salle de conférence, il y avait du monde autour de la table. Une bonne douzaine de personnes, surtout des hommes. On nous expliqua qu’il nous faudrait deux fois douze heures pour assimiler le programme. On me garantissait un chèque pour les deux vendredis à venir, et la compagnie rembourserait le déjeuner et le dîner pris sur place.

Le boulot de Berkhardt consistait à nous enseigner la formule gagnante DMI. Il croyait en moi apparemment, je pigeais vite et je posais des tas de questions.

J’avais laissé Rocco dans la Dart, garée à l’ombre sous un arbre, vitres avant baissées de dix centimètres. Je le sortais pendant les pauses, avec ma tasse à café en polystyrène remplie de Vodka de supermarché. Je sirotais pendant qu’il arrosait les arbustes. Le premier jour, alors que je lui mettais sa laisse, il m’a embrassé par surprise. Une grosse langue humide du nez à l’oreille. Rocco commençait à m’aimer.

La promenade nous a menés au coin du bâtiment, devant le bureau de Mme Bolke. Elle nous a vus à travers la paroi vitrée et nous a fait signe, le genre « salut connard » qu’elle réservait aux stagiaires mâles et aux nuls à moins de cinquante mille dollars par an. Je lui ai rendu son salut.

Le deuxième jour, Berkhardt a fait venir Mitch Glickman dans la salle de conférence pour qu’il montre aux stagiaires les photocopies de ses derniers chèques. Cinq, six et sept mille en quinze jours de travail. 175 K par an. Mitch était le roi de Westchester, il avait son équipe personnelle de six vendeurs. Il était chez DMI depuis trois ans, faisait le malin et snobait tout le monde.

Ce soir-là à la fin du cours, sur instructions de Berkhardt, Mitch invita plusieurs stagiaires mâles dans un bar à strip-tease sur Century Boulevard, histoire de fêter ça. J’ai bouclé Rocco dans la Dart et je suis monté avec Mitch dans sa Porsche noire. Pour ma période d’essai, j’étais affecté dans son équipe.

Mitch régla la note, entrée et boissons. Quelques verres plus tard, les autres s’étaient tirés et Mitch était bourré. Il me raconta qu’on lui avait offert le poste de directeur – en premier, avant Berkhardt –, qu’il avait refusé, et aussi que Susan Bolke l’avait branlé dans la réserve des fournitures pendant la soirée de Thanksgiving. Mitch tenait beaucoup à me faire savoir qu’il était propriétaire de quatre appartements et d’un centre commercial, et que sa petite amie avait fait les pages centrales d’une revue de charme.

Pendant la discussion, il se levait toutes les cinq minutes pour aller sniffer de la cocaïne dans les toilettes. Il revenait s’asseoir, reniflait, s’essuyait le nez, adressait un compliment à la danseuse en bout de comptoir et recommençait à parler de lui. En sortant, il laissa cent dollars de pourboire à la fille qui apportait les boissons. J’ai noté dans un coin de ma tête que Mitch était un con et que je pourrais toujours le taper de deux cents dollars si le besoin s’en faisait sentir.

Dans la journée, DMI passa des coups de fil à tous les clients potentiels. Chaque vendeur écopait de deux démos dans la soirée.

L’après-midi, à seize heures trente, les vendeurs assistèrent à une ultime réunion de vente puis ils reçurent leurs affectations. Berkhardt nous gratifia d’un long discours de motivation sur le thème gagnants et losers et obligea chaque vendeur à dire dans quelle catégorie il se situait. Quand ce fut mon tour, je brandis le poing. J’étais complètement dans le coup.

Mon premier rendez-vous de la soirée était cuisinier chez Denny’s. Il me posa un lapin. J’appelai DMI depuis la cabine du restaurant et Berkhardt me demanda de me présenter en avance au deuxième rendez-vous, Mlle Tara Kerns à Redondo Beach.

Tara Kerns habitait une résidence récente avec Burger King au coin et succursale Nissan de l’autre côté de la rue. Ça m’a rappelé le vieux slogan Datsun : « Je suis aux commandes », et ça m’a donné de l’allant.

Je me suis garé, j’ai descendu trois gorgées de Ralph’s Vodka et je me suis aspergé d’eau de Cologne pour masquer l’odeur de l’alcool. J’ai cassé des Oreos dans le bol de Rocco, fermé la voiture puis je suis allé chercher mon kit de démonstration DMI dans le coffre. Le kit se composait d’un magnétoscope portable et d’un jeu de vidéos de partenaires mâles potentiels. J’ai laissé le magnétoscope. Sur la fiche, dans la case « POSSÈDE UN VCR », j’avais lu « OUI ».

La fiche Kern précisait que la dame émargeait dans la fourchette des soixante à soixante-quinze mille dollars de revenu, ce qui lui valait la catégorie A. Propriétaire d’une boutique d’uniformes et divorcée depuis onze ans. D’après une autre case, Tara aimait le sport et possédait les trois principales cartes de crédit. J’ai frappé à la porte de l’appartement 128 au moment où le soleil se couchait.

La femme qui ouvrit la porte mesurait deux mètres de haut en talons et pesait cent kilos minimum. Elle avait des cheveux roux flamboyant, du rouge à lèvres et des pieds au format masculin. Ainsi face à face, ma tête lui arrivait sous le menton.

Heureusement que j’étais en avance. Tara, comme je le constatai par la suite, en était déjà à cinq doigts de Johnny Walker Black Label. Elle avait le verre en main et j’apercevais la bouteille en arrière-plan, sur le bar à côté d’un bol de glaçons. L’alcool donnait à ce mastodonte l’expression de douceur et d’amabilité que la boisson procure à certains. J’étais en terrain connu. À ce stade, il reste d’ordinaire deux possibilités : soit soûl et apaisé, soit soûl-et-qu’on-me-lâche. Je lui dis qui j’étais et que j’étais en avance et elle me fit entrer.

Nous nous sommes assis. Moi sur le canapé, Tara dans un fauteuil. Elle possédait une bonbonne de verre à l’ancienne, vingt litres remplis à mi-hauteur de pièces de monnaie. Uniquement en argent, pas de cuivre. Elle était en train de payer des factures, le carnet de chèques ouvert sur la table avec des enveloppes timbrées, bon augure.

J’ai posé le kit de démonstration près de la table basse. La table était en verre et je vis à travers un catalogue de lingerie érotique. « La Roue de la Fortune » passait à la télé avec un bruit envahissant. Une grosse mémère hurlait parce qu’elle gagnait.

« Vous prendrez un verre ? demanda Tara.

— Oui, merci, pourquoi pas, répondis-je, conscient de violer le code de conduite DMI qui interdisait l’alcool avec les clients. Au fait, ça ne vous ennuie pas de baisser la télé ? Votre avenir relationnel me paraît plus intéressant. »

Elle baissa le son avec la télécommande et prit un air conciliant. « C’est mieux ? fit-elle.

— Merci », dis-je.

Pendant que Tara allait chercher un verre dans la cuisine, j’ouvris le kit vidéo des dix clients les plus riches. J’avais visionné les bandes pendant le stage et j’en avais déjà deux en tête, d’anciens champions qui, je le savais, feraient la paire avec Tara Kerns.

Elle revint et me prépara un verre. Scotch on the rocks, pas trop de glace.

On ne plaisante pas avec le professionnalisme chez DMI, et j’aspirais à bien faire mon travail. Je sortis de mon attaché-case le Questionnaire de compatibilité et l’agrafai au porte-papier. Tandis que j’écrivais nom et adresse sur le formulaire, Tara zappa sur un sitcom et remonta le son.

« Pas de femmelette », dit-elle en m’arrachant quasiment le porte-papier des mains. Puis elle rebaissa le son.

« D’accord, dis-je.

— On m’a déjà roulée, je sais ce que je veux. Et les lopettes, les pédés ? Comment vos clientes peuvent-elles les repérer sur une vidéo ? »

J’ai attaqué mon verre. « Je ne sais pas, dis-je.

— Ni femmelettes et ni pédés, on se comprend ?

— Nous n’avons pas ça dans notre répertoire », dis-je, et j’ai entendu ma bouche ajouter : « Pourquoi ne pas essayer un bar à motards ? Vous y trouverez tous les libérés sur parole et les truands que vous voudrez. Ma compagnie est spécialisée dans les adultes célibataires compatibles.

— Inutile d’être vulgaire. Vous les mecs, vous en rajoutez toujours. J’en veux juste pour mon argent. Et si je sors avec quelqu’un et que je m’aperçois qu’on est incompatibles ? Je fais quoi ?

— Faites comme moi, mariez-vous. »

Elle reposa son verre et me regarda dans les yeux quelques secondes. « Depuis combien de temps faites-vous ce métier ? demanda-t-elle.

— Vous voulez dire, depuis combien de temps suis-je conseiller chez Dream Mates International ?

— C’est ça, oui. Combien de temps ?

— Vingt minutes. »

On a ri tous les deux.

Je commençais à la comprendre, Tara. Je divise les femmes qui ont réussi en deux catégories : la première, c’est la fille qui se croit obligée de gagner, toujours gagner, surtout contre des hommes, de prouver sa valeur. Sans arrêt sur le ring à jouer sa peau. Dans la deuxième catégorie, je mets les femmes qui ont du succès parce qu’elles sont gentilles et qu’elles se bougent le cul, et qu’elles ont de la chance, la chance des femmes. Tara, j’en étais sûre, appartenait à la deuxième catégorie. Grande et complexée, affectueuse, un bon setter irlandais avec rouge à lèvres. Sa dureté était une attitude.

L’alcool la relaxait et j’ai décidé de la jouer direct avec elle, franc-jeu et droit au but. Mais le questionnaire l’ennuyait et elle avait à l’évidence forcé sur le whisky. J’avais maintenant l’impression qu’elle me reluquait, me testait.

Je me souviens qu’enfant, j’enlevais le papier des chewing-gums mais je ne les mâchais pas tout de suite, je les passais sur ma langue tant qu’il y avait du sucre, puis je les retournais et je recommençais de l’autre côté. Je savais pertinemment où c’était bon, mais je retardais le moment le plus possible. Pour Tara Kerns, j’étais un sorte de chewing-gum.

Il me fallait ce boulot. Le chèque devait tomber vendredi. J’avais un chien malade à nourrir, et garder un toit en plus de la Dart n’était pas une mauvaise idée. Le chéquier de Tara était resté ouvert sur la table. Si je la baisais, je risquais de rater le contrat. Allez, il fallait se remettre à la démo.

Nous avons fini le questionnaire mais je sentais à ses réponses que le contrôle-client tournait en eau de boudin. Son niveau d’intérêt était écroulé. Avec tous ces verres, j’avais laissé l’affaire déraper en sortie de route. « Regardons une vidéo, dis-je.

— Minute », dit-elle en se levant. Elle sourit, dévoilant de grandes dents blanches tachées de rouge puis, en avalant les mots : « D’abord, je nous ressers à boire. »

Quand elle revint, j’avais branché la bande de Philip Kessler sur la télévision. La cassette portait le nom du client et les renseignements de base. Phil mesurait deux mètres dix, il pesait cent cinquante kilos, il était dentiste et divorcé.

Tara me tendit un verre plein à moitié de whisky et de glaçons puis, délaissant son fauteuil, s’assit à côté de moi sur le canapé.

« Vous êtes bourrée, dis-je.

— Hé oui.

— J’essaie de faire mon travail. C’est ma première démonstration. Soit on bosse, soit je m’en vais.

— D’accord. Je bosse toute la journée. J’adore ça.

— Je voudrais vous montrer quelqu’un, c’est bien votre type physique, non ?

— D’accord », dit-elle sans cesser de me reluquer.

La vidéo démarrait sur une présentation de Philip par lui-même. J’avais oublié que ce Philip était chauve et arrogant. « Je m’appelle Philip Kessler. Docteur Philip Kessler. J’ai trente-huit ans, j’aime le cinéma, danser, et j’étais un joueur de tennis acharné jusqu’à ma blessure au genou… euh, euh… je possède un bateau à l’ancre à Marina del Rey, je consacre mes loisirs à la voile… Je possède un appartement et un chalet à Mammoth…»

J’ai arrêté la vidéo avec la télécommande. Tara semblait écœurée. « Qu’en pensez-vous ? demandai-je.

— Femmelette… riche mais femmelette. »

Toute cette mascarade soudain me révulsait. J’avais raté l’affaire, je le savais et je m’en fichais. Essayer d’embringuer cette femme dans un club de rencontres était une erreur qui devenait un problème.

Son meilleur atout sexuel était ses seins, gros et mous. Cinq kilos pièce. Je tirerais un coup, toujours ça de pris. Tout en lui parlant, je regardais les seins. « Pour l’inscription, vous réglez par chèque ou carte de crédit ?

— Carte de crédit », répondit-elle avec un bruit de langue.

Quand on s’est mis à baiser, elle m’a appelé pine d’ange, mais trente secondes après que j’étais rentré en elle, elle ronflait.