La vue aérienne de Los Angeles s’avéra plus effrayante encore que dans mon souvenir. De la science-fiction mais réelle, vibrante de vie. Le soleil venait de se coucher quand nous avons amorcé l’atterrissage. La lumière du jour faisait place à des milliards de particules de pollution qui donnaient à l’obscurité grandissante la teinte du sang dans un siphon d’évier. Cette ville énorme comme un cochon obèse, d’un rose corrompu, se déroulait au sol aussi loin que portait la vue, crachante et ronflante, vampirisant ce qui avait été jadis un éden immaculé.
À mesure que l’avion descendait vers les autoroutes embouteillées, je me sentais dévoré, avalé par cette canopée d’immondices. Un instinct primitif m’avertissait que ma présence ici était une erreur. Qu’on allait exiger de moi des choses dont je serais incapable. La noirceur de cette ville était trop profonde pour qu’on puisse s’en protéger.
J’ai réveillé Agnès après l’atterrissage. Nous sommes sortis de l’avion et nous avons gagné le tourniquet des bagages pour attendre mon frère, Fabrizio. J’avais oublié ces longs couloirs, les tapis roulants. Soudain, mon cerveau a bondi comme un singe en colère. Mon corps réclamait de l’alcool. Je me suis mis à suer et le monde à tourner.
J’ai laissé Agnès près du tapis à bagages ondulant et luisant. Dans les toilettes, je me suis jeté à pleines mains de l’eau sur la figure. J’ai senti le froid neutraliser la suée, j’ai regardé de quoi j’avais l’air. Ce que j’ai vu m’a fait ricaner. Le type dans le miroir était un imposteur. Ce costume d’affaires, cette cravate, c’était outré, absurde. Pourquoi ne pouvais-je m’empêcher de montrer aux gens que j’allais bien ? Qu’est-ce que j’en avais à fiche ? Ils savaient tous, déjà, que ma vie fichait le camp en morceaux.
À l’image de cette ville insensée, je me désagrégeais de l’intérieur. Au fond, Los Angeles m’allait comme un gant. J’étais là sur mon terrain, avec les assassins de mon père, les petits malins producteurs à vingt-deux ans et les gourous de la distribution qui avaient joué avec sa vie. J’étais un vrai fils de L.A.
Tout allait pour le mieux. Je m’étais déshonoré dans une crise d’éthylisme sexuel, je m’étais coupé les veines en prison et maintenant j’allais serrer la main de mon frère et embrasser la joue maternelle.
Alors, dans les toilettes de l’aéroport, j’ai pris une décision. Au diable tout ça. Finis les efforts imbéciles pour plaire aux autres, finis les cadeaux. Mon père avait passé sa vie à dire ce qu’on lui disait de dire et à cirer les bottes d’acteurs et d’agents hollywoodiens ; résultat, il était en train de mourir. Ça ne l’avait pas rendu plus heureux. Et moi, j’étais comme j’étais.
Je me suis séché la figure. Sans remords. Et je suis allé aux bagages retrouver mon frère et ma femme.
Son vrai prénom, sur le certificat de naissance, c’était Fabrizio, un choix que mon père regretta immédiatement : trop prétentieux pour un fils d’écrivain, trop ethnique pour la Californie du Sud. Aussi, quelques jours plus tard, le changea-t-il en Thomas. Mais légalement, c’était toujours Fabrizio.
J’aimais bien ce nom, Fabrizio. Original, vaguement grotesque. J’avais douze ans à sa naissance et j’ai continué à l’appeler Fabrizio quand on était ensemble. Fabrizio, pas Tommy. Le vieux me répétait d’arrêter mais je continuais, ça faisait un secret de cœur entre le gosse et moi. Pour moi, il était toujours Fabrizio.
Physiquement, nous étions à l’opposé. J’avais les cheveux clairs. J’étais trapu comme mon père, mêmes yeux, même nez et même menton, mais avec la peau blanche de ma mère. Fabrizio avait la peau foncée du vieux et des cheveux ondulés de rital, mais la minceur britannique et distinguée de sa mère.
Nous étions fruits du métissage, ce qui arrive quand une femme de la classe moyenne supérieure, d’origine anglo-saxonne, épouse le fils d’un maçon italien à la peau olivâtre et aux doigts épais.
J’ai quitté Malibu pour New York quand Fabrizio avait douze ans et le gosse avait fini par me voir comme une sorte de demi-père. Toute son adolescence, je fus le sujet de fréquentes discussions à la table familiale. Il entendit parler des sommes considérables gagnées et perdues dans mes diverses opérations de vente par téléphone. Par la suite, sa vision se modifia au rythme des arrestations et des tentatives de suicide. Aujourd’hui, il me voyait plutôt avec l’œil de ma femme : un sujet de laboratoire.
Fab avait vingt-cinq ans maintenant et un diplôme d’économie de l’Université de Californie. Il possédait la même voiture que huit ans auparavant, une Ford Country Squire 1970, break doté d’un moteur monstrueux qu’il avait bricolé. Il sortait avec les deux mêmes filles qu’au lycée.
On a chargé les bagages dans la Country et pris au nord en direction de Malibu. Fab m’annonça que l’état de mon père était stationnaire. Les reins atteints sans recours, il ne lui restait plus, d’après les docteurs, qu’un ou deux jours à vivre.
Il était sept heures et l’air avait la tiédeur d’un soir de canicule. Fab et Agnès bavardaient à l’avant, je fumais sur la banquette, vitre baissée.
Malibu était devenu un nom de voiture et de vêtements. De série télé, aussi. Des années plus tôt, à mon arrivée à New York, les gens réagissaient bizarrement quand je disais que je venais de Malibu. J’appris ainsi que je sortais d’un endroit où l’on allait mais qu’on n’était pas censé quitter. Pour les New-Yorkais, j’étais un personnage de Disney. J’ai cessé de parler de Malibu. Quand on me demandait d’où j’étais, je disais « L.A. ».
Une nuit, deux semaines après mon arrivée, je me suis soûlé dans un bar de la Première Avenue et j’ai parié avec un type dont la sœur habitait Pomona que Los Angeles était rempli de statues de stars de cinéma. Celle d’Emilio Esteves à Santa Monica, celle de Peter Graves à Glendale. Et que Vincent Price avant sa mort possédait en Californie une chaîne de magasins discount qui portait son nom[4].
Sur la Coast Highway[5] en roulant vers le nord, les souvenirs affluaient, repères dans le paysage. Combien de fois étais-je passé devant le restaurant Gladstone ? Cinq mille ? dix mille ?
Je revoyais les photos de la maison trente ans avant, une vaste propriété, style ranch en forme de Y, isolée au bord d’une falaise battue par les vents, quinze kilomètres au-delà de Malibu. Les zones pavillonnaires avec banque ne s’étendaient pas aussi loin à l’époque et le marché le plus proche se trouvait à mi-chemin de Santa Monica.
Je me souvins qu’enfant, un jour où j’avais grimpé sur le toit pour chercher une balle de base-ball perdue, j’avais remarqué qu’il n’y avait pas de maison à moins d’un kilomètre. La nôtre était construite sur un promontoire en saillie sur l’océan Pacifique où, deux siècles auparavant, les Indiens enterraient leurs morts. Le promontoire portait le nom d’un explorateur français, Dume. Prononcer Doom[6].
Quand on regarde vers le nord depuis Torrance ou Redondo Beach, la dernière terre visible est cette colline nommée Point Dume, au profil aplati. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le ministère de la Guerre l’avait scalpée pour y installer une batterie d’artillerie. Le « Péril Jaune » attendu d’Orient n’était pas venu et, vingt ans plus tard, Jonathan Dante avait acheté l’une des quatre haciendas de la lande.
Les années cinquante. Les vents d’après-midi mugissaient sur le plateau et arrachaient aux falaises des herbes molles qui tombaient en vol plané dans la mer trente mètres plus bas. On entendait les phoques aboyer sur les rochers et parfois, par le travers de la pointe, une tribu de baleines en route vers les eaux chaudes du Mexique venait souffler et cracher des geysers de gouttelettes.
L’argent du cinéma avait payé la maison Dante. À vingt et un ans, mon père avait fait la route, de Boulder à L.A. en stop avec trois dollars en poche, avant de devenir un scénariste riche et célèbre. Il avait pris au sérieux son mentor, H.L. Mencken qui, au début de sa carrière, lui avait conseillé de « prendre tout l’argent qu’ils te fileront jusqu’au dernier centime ».
Six mois après son arrivée à L.A., le jeune Jonathan Dante croupissait dans une chambre d’hôtel de Bunker Hill, incapable de finir son roman, fauché comme les blés, avec plusieurs semaines de loyer en retard.
C’était un petit boulot de quinze jours. Un écrivain ami de mon père qui avait lu ses nouvelles et touchait de gros chèques hebdomadaires chez RKO le recommanda pour la réécriture d’une scène d’amour dans un film de John Garfield. Un boulot à cinq cents dollars par semaine. Assez pour financer le roman de Dante pendant les six mois à venir. Il sauta sur l’argent facile et servit deux maîtres le reste de sa vie.
À Los Angeles, il arriva à Jonathan Dante ce qui arrive à un homme qui tombe amoureux d’une garce superbe et égoïste. Chaque fois que vous touchez ses seins ronds et durs, que vous vous perdez entre ses jambes, l’extase vous chavire le cœur. Posséder cette perfection vous remplit comme une drogue, un don du ciel. Plus jamais vous ne débandez. Gros chèques et baisers profonds, c’est le remède universel.
Ni le futur ni le passé n’importaient à Dante, il avait appris qu’à Hollywood rien ne compte que le PRÉSENT. Il oublia sa passion, écrire des romans. Il se mit au golf. Claquer de la thune et picoler chez Musso avec ses collègues scénaristes devinrent son centre d’intérêt principal. Par la suite, il n’eut d’autre souci que les bouclages de scénario, la Bourse, l’immobilier et le green de Fox Hills.
En ces temps-là, L.A. était la perle des villes. Des avenues magnifiques, immenses et dégagées, un air sec et vif, un soleil éternel qui répandait l’espoir sur le monde. Les gens y étaient ouverts et amicaux et l’industrie du cinéma conférait à l’endroit une ambiance de rêve réalisé à laquelle nul n’échappait. Tout était possible. Il suffisait de déménager vers l’ouest, à L.A., pour changer de vie. La Californie du Sud était le prototype du New Deal à la Franklin Roosevelt.
Et lui, Dante, l’écrivain sans le sou grandi dans la misère des années trente, débarquant dans cette belle ville triomphante, kibboutz paradisiaque rafraîchi par les vents, se disait qu’il devait à tout prix la posséder et glisser sa langue dans chacun de ses orifices. À ce moment-là, peu lui importait de savoir déjà, au cœur de ses os, qu’il léchait le clitoris de la femme-araignée.