Assis dans la salle d’attente, nous guettions l’arrivée du docteur Stein. Ma mère avait pris la décision de débrancher les tuyaux et de laisser mourir Jonathan Dante. Maintenant, il fallait l’autorisation de Stein.
Copacabana était furieux contre Dwight. Paris, amant de Copa, avait laissé un mot où il expliquait son suicide et Dwight avait caché le mot. Il avait fallu que Paris soit déclaré mort pour que Dwight rende le papier à Copacabana.
Assis sur nos banquettes face au couple, nous avons regardé Copa lire son message et piquer une crise. Le papier l’accusait, lui, Copa. Et Copa était trop chargé pour se laisser accuser de quoi que ce soit.
Il bondit sur ses pieds et se mit à injurier Dwight, pour avoir défendu Paris France, sauf que Dwight n’avait toujours pas dit un mot. À côté de moi, je sentais Fabrizio au bord de la rupture. Les affligés, c’étaient nous, quand même.
J’ai dit à Copa de la fermer. Que nous (ma famille et moi) étions aussi dans la pièce. Ça l’a rendu fou. Il a marché sur moi, braillant et crachant comme un gosse en colère. « J’encule ta mère et tu peux lécher la merde sur ma bite », brailla-t-il sous mon nez. Puis : « Fous-moi la paix, espèce de petite suceuse ! »
Je me suis levé sans me poser de questions et je l’ai cogné au visage. Mon poing s’abattit direct sur sa joue et il s’écroula.
Il resta là une seconde à se tenir la mâchoire, sonné. Puis, à toute vitesse, bêtement, il se releva et se rua vers moi avec des yeux de cinglé.
J’ai recogné, cette fois sur la bouche et derrière la tête. Son crâne heurta le linoléum avec un bruit sourd.
Il y avait du sang sur sa chemise et son visage quand il est revenu à l’assaut, avide de griffer et d’arracher les cheveux.
Je commençais à craindre qu’il marche au Sherm, l’antidouleur, ou au speed. Ça pouvait durer longtemps.
J’étais furieux, j’avais envie de le massacrer.
Il m’a encore foncé dessus, je l’ai cueilli et renvoyé par terre. Là j’ai cogné et recogné, le nez, la bouche, jusqu’à ce que mon poing saigne et me fasse mal.
Fab et Benny m’ont arraché.
Après l’incident, ma mère ne voulait plus de moi dans la salle d’attente. Maggie avait déjà appelé un vigile et le type insistait, ou je partais ou il m’arrêtait. Dwight a ramené Copa sur leur banquette. Il n’avait pas l’air trop secoué.
J’ai demandé à Fab de rentrer avec lui, puisqu’il retournait à Malibu chercher ma femme. Tout le monde était d’accord pour que Fab parte tout de suite et m’emmène.
Pour sortir du parking de l’hôpital, il faut payer cinq dollars. Fab a payé. Dans la descente de La Cienaga vers l’autoroute, il était encore tout excité par la bagarre et voulait en discuter, mais pas moi.
J’avais désespérément besoin de silence. De rester seul. Envie de prendre le prochain avion pour New York ou le Texas, ou qu’on me lâche au milieu du désert. Impossible de me calmer et d’arrêter la tremblote. Mes mains ratissaient l’air, j’ai dû les coincer sous les bras. J’ai demandé à Fab de s’arrêter à la première boutique d’alcools.
Fabrizio m’ignorait. Il débitait des guirlandes de syllabes comme une voiture folle qui continue à rouler moteur coupé. Toujours sur la bagarre, et une baston avec un officier de réserve, deux ans auparavant, pendant des manœuvres dominicales.
Il s’était passé quelque chose, quelque part, dans la vie de Fabrizio, qui l’autorisait à penser que toute personne montant dans sa voiture devait écouter son baratin. D’où venaient mes réactions violentes ? ce besoin perpétuel de me bagarrer en prison et pendant les cures ? les flics matraquaient-ils pendant les arrestations ? avais-je personnellement constaté que la plupart des hommes deviennent homos en prison ?
Je l’ai pris par le bras et j’ai pincé fort le biceps. En prison, j’ai crié, les types dans son genre se font dépuceler le cul par les grands frères, les Bubba. Parce que les types dans son genre, les faiblards qui se croient malins, sont le gibier le plus facile.
J’allais encore exploser et Fab l’a senti. Il s’est garé devant la première boutique d’alcools.
En sortant de voiture, j’avais le cerveau lancé en pleine folie. Et la sensation que mon corps pouvait lâcher à tout moment lui aussi. La nausée, de nouveau. Avec ces émotions en rafales, je n’avais pas dormi plus de quatre ou cinq heures les dernières nuits. Je me disais qu’un verre me relaxerait la tête et aiderait le corps à ne pas vomir ni mourir. J’espérais cette fois arriver à me calmer. Depuis des mois, le whisky ne réussissait plus qu’une fois sur deux.
J’ai pris une bouteille et une cartouche de Marlboro et de retour dans la voiture j’ai dit à mon frère que j’étais désolé de lui avoir fait peur. Qu’en ce moment j’étais malade, incohérent, irresponsable. Voilà pourquoi je passais mon temps derrière les verrous. Il a fait la tête du type qui a tout compris. J’étais un débile profond, un dérangé, mais pour lui ça n’était pas un drame.
De nouveau la Country roulait plein sud sur la Cienaga. « Tu as vu comme tu trembles ? dit-il.
— Je sais, » dis-je. J’ai ouvert la bouteille et bu un coup au goulot. « Ça devrait aller d’ici une minute ou deux.
— Explique-moi, pourquoi t’es-tu acharné sur cette pédale ? Tu avais des yeux de fou, j’ai cru que tu allais le tuer. Tu te mets toujours dans cet état quand tu te bagarres ?
— Au départ, c’est lui qui a pété les plombs. Et moi je n’ai pas pu me contrôler.
— Tu étais conscient de tes gestes ?
— Conscient mais insensible. Ça m’arrive de temps en temps, je ne sens plus rien. »
Après une nouvelle et longue lampée, j’ai tendu la bouteille à Fab. Je regrettais mes paroles, mes provocations, et je n’étais pas sûr d’être déjà pardonné.
Ça m’a fait drôle qu’il prenne la bouteille et boive un coup, et qu’il me la rende. La tremblote ralentissait.
« C’est vrai, dit Fabrizio, la langue ensalivée par la brûlure du whisky, tu as hérité du point faible de papa, sa méchanceté.
— Ouais, dis-je, le sale caractère et pas le talent. »
Sur la Pacific Coast Highway, silence dans la Country. Je passais le goulot à mon frère, il me remerciait, buvait un coup. À hauteur de la jetée de Malibu, j’ai suggéré qu’on s’arrête téléphoner pour savoir si Jonathan Dante était mort. Comme je l’avais prévu, Fabrizio s’est garé sans discuter. Le whisky le décoinçait.
Une moitié du restaurant était fermée, en travaux depuis le dernier incendie. Assis au comptoir, on regardait au-delà de la baie vitrée la mer et les surfers. Il faisait chaud pour un mois de décembre. Vingt-deux.
La jolie serveuse portait une chemise de smoking amidonnée et boutonnée jusqu’au cou, et un nœud papillon. On devinait un soutien-gorge noir brodé, plaqué contre la chemise par les seins. Elle avait des cheveux noirs, un rouge à lèvres rouge vif, se faisait appeler Wilson et me versa un verre respectable.
C’est Fab qui a passé le coup de fil. J’en étais bien incapable. Il s’est dirigé vers les toilettes et le téléphone à pièces, Wilson me versait le deuxième et j’attendais la suite des événements.
En revenant, il souriait.
« Il tient le coup, dit-il en s’asseyant.
— Il n’est pas mort ?
— Pas mieux, pas mort. On a débranché les tuyaux mais il s’accroche. Stein a dit à maman que c’est le cœur. Le cœur ne veut pas arrêter de battre. C’est le dernier organe qui fonctionne et il tient. Un miracle. »
Puis Fab s’est mis à pleurer. L’alcool lui avait lubrifié le cœur. Il aimait enfin papa sans limites.
Il a bu, pleuré. Après une demi-heure, complètement parti, il était amoureux de Wilson et philosophait sur la mort. Son American Express étant restée sur le comptoir, Wilson continuait à verser.
Pour impressionner la fille, il racontait l’immensité de son amour pour son père et la vie de poète maudit qui avait été celle du vieil homme. Wilson n’avait évidemment jamais entendu parler de Jonathan Dante, ni comme écrivain ni autrement. Ni elle ni personne, sinon une poignée de gens du cinéma, aujourd’hui morts pour la plupart.
Le Dante dont je me souvenais était moins poète, plus voyou. Ce bar me rappelait un jour où, j’avais douze ans, mon père avait dit à tout le monde qu’il m’emmenait à un match des Dodgers. En fait, il s’était soûlé et il était revenu à la maison en titubant bien après la fin du match.
Mon frère s’est mis à réciter des vers à Wilson, un poème qu’il connaissait par cœur depuis longtemps. J’écoutais en sirotant mon verre, et soudain les mots me parurent familiers. Un passage maladroit d’un premier livre de Dante ? un passage lyrique dans un de ses romans ?
Puis je me suis rendu compte, et ce fut un choc, qu’il me récitait un de mes propres poèmes, paru vingt ans plus tôt dans le journal du lycée de Santa Monica. J’avais écrit ce truc pour un cours d’anglais, et j’avais fini par le faire publier à New York dans le journal d’un musée.
Cette récitation m’épouvanta. J’en étais malade. J’ai agrippé Fabrizio par le bras mais il insistait. Parce que ça me remettait le nez dans ma nullité d’écrivain. Prétentieux, sans profondeur et impudique.
J’avais l’impression qu’un oncle italien ivre mort me posait sur une chaise au milieu d’une réunion de famille et racontait en braillant le jour où il m’avait surpris à me masturber aux cabinets. Heureusement que le poème était bref.
« Où as-tu péché ça ? dis-je.
— Le vieux. Il le savait par cœur. Il m’a donné le magazine.
— Ne refais jamais ça. »
Fabrizio se pencha vers Wilson. « C’était beau, hein ? dit-il. Un poème éclair, comme les haïkus. »
Wilson sourit, consciente que le silence était son meilleur atout. Fab passa le bras derrière mon cou. Son élocution s’empâtait… « La harpe du poète… syllabes dégoulinantes de vérité… il disait toujours que tu avais le don… il t’aime. »
L’année où j’avais écrit ce poème pour la fac, j’avais reçu une lettre de mon père avec des timbres italiens sur l’enveloppe. Il était en virée à Rome pour réécrire des scènes dans un film de gangsters. La seule lettre de Jonathan Dante que j’aie jamais reçue. Pas un mot du poème, mais je savais qu’il n’aurait jamais écrit la lettre sans le poème. C’était sa façon de remercier.
J’avais toujours la lettre. Je la conservais pliée dans la page de garde d’un recueil de nouvelles de Pirandello.