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C’était ma première visite au Cedars Médical Center. Un bâtiment gigantesque, plusieurs niveaux de parking, qui miniaturisait le Montifiore de New York. Ici, on avait droit à l’hypermarché de la maladie, une caisse enregistreuse géante qui étincelait.

À l’intérieur, passé deux jeux de doubles portes et de longs couloirs en lino, l’hôpital ressemblait à n’importe quel autre. L’éternelle odeur. Fabrizio marchait d’un pas rapide, impatient. Toujours agité, comme s’il ne pouvait s’empêcher de faire la course mentalement. Je le suivais de près, jusqu’à ce que l’odeur et l’idée de voir le vieux soulèvent de nouvelles vagues dans mon estomac.

À la hauteur des toilettes pour hommes, je me suis arrêté et j’ai demandé à Fabrizio de continuer sans moi. Il a fait halte et m’a regardé, l’air de dire qu’il s’en fichait pas mal. M’avoir traîné jusqu’ici suffisait. Avant de se remettre en marche, il a crié par-dessus son épaule le numéro de chambre de notre père.

Je suis entré dans la première cabine, j’ai verrouillé et je me suis assis comme pour pisser. Mais je n’ai pas pissé. J’ai fermé les yeux et serré les paupières aussi longtemps que j’ai pu, en respirant à fond.

J’ai senti mon cœur ralentir. Je me suis mouché, j’ai allumé une cigarette et tiré la chasse.

Ce n’était pas les toilettes principales, plutôt une sorte de coin des employés, ce qui me faisait espérer quelques minutes d’intimité.

Je suis resté assis là-dedans un moment. À réfléchir. À me relaxer. De temps en temps, j’avalais une gorgée à la bouteille que j’avais glissée dans la poche de ma veste. J’ai fumé plusieurs cigarettes.

Il n’y avait pas de grafittis sur les cloisons bleues de la cabine. Tout était propre et comme neuf. Après avoir vidé la bouteille, j’ai compté les mégots dans la cuvette. Il y en avait quatre. Trois d’entre eux laissaient échapper un mince filet brun qui s’écoulait vers le fond. Ils étaient collés l’un à l’autre et de taille égale, fumés comme à mon habitude : jusqu’au filtre.

Le quatrième était non conformiste. Un long. Je l’ai regardé danser dans son coin. Puis je me suis levé et je l’ai visé avec le jet d’urine. Sans réussir à le casser, le jet n’était pas assez puissant. Je me faisais vieux.

La porte des toilettes a cliqueté et j’ai entendu la voix de mon frère. « Bruno ? murmura-t-il.

— Quoi ? répondis-je.

— Ça va ?

— Ouais, ça va.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Tire-toi, Fabrizio.

— Tu ne viens pas ?

— Trois minutes.

— Ça va, tu es sûr ?

— Ça va. Je me prépare.

— Tu as fumé. Dans un hôpital. Il y a un règlement. Interdit de fumer.

— Toi, l’infirmière, va te faire foutre.

— Il y a un règlement. C’est tout ce que je dis.

— Comment va le vieux ?

— Toujours vivant. Du liquide plein les poumons. Ça ne va pas bien.

— Retournes-y. J’arrive.

— Quand ?… maman voudrait savoir. Elle veut te voir. On est tous dans la salle d’attente. Je lui dis quoi ?

— Tu lui dis ce que tu veux.

— Tu arrives quand ?

— Quand j’ai fini.

— Fini quoi ?

— Va-t’en. »

 

 

La première personne que je vis en entrant dans la salle d’attente fut Margaret, ma sœur. Maggie. Puis ma mère. Puis Benny Roth, le mari de Maggie.

Maggie sauta sur ses pieds et me prit dans ses bras. Ma petite sœur. Elle avait cinq ans de plus que Fabrizio (Tommy) et sept ans de moins que moi. Ses seins avaient poussé, depuis la dernière fois. Elle m’a serré, embrassé, avant de faire la grimace comme si je sentais mauvais.

J’ai serré maman dans mes bras. Elle a souri. Elle avait l’air heureuse de me voir. Benny Roth m’a serré la main.

J’ai pris un siège et maman m’a raconté en détail ce que je savais déjà. Quatre jours auparavant, au matin, elle était entrée dans la chambre pour réveiller le vieux et elle n’avait pas réussi à lui ouvrir les yeux. Assommé qu’il était, en plein délire. Aussi avait-elle appelé le pauvre docteur Macklin, qui avait immédiatement envoyé mon père à l’hôpital en ambulance.

Macklin, qui soignait mon père depuis vingt-cinq ans, avait appelé le docteur Helmut pour confirmer son diagnostic. Helmut, qui n’était pas vraiment spécialiste, pas sûr de son coup à cent pour cent, avait appelé le docteur Stein. Stein, l’autorité suprême.

Après deux jours de piqûres, de prélèvements, d’écrans de contrôle et de tests coûteux qui avaient rudement secoué l’organisme de mon père, l’unanimité s’était faite, le doute n’était plus de mise, Jonathan Dante allait mourir.

 

 

Je me trouvais dans la salle d’attente depuis quelques minutes à peine quand un travesti très agité nommé Copacabana a fait son entrée. Il portait un pantalon noir serré et un haut assorti qui lui arrivait sous les côtes.

Copa marcha vers Dwight, un jeune homme à l’air d’étudiant sérieux qui regardait la télévision. Ils s’assirent sur la banquette à l’autre bout de la pièce, face à celle qu’occupaient ma mère, ma sœur et Benny Roth.

Le Cedars n’est qu’à quelques blocs d’Hollywood et il est bien naturel qu’un paquet d’overdosés et de victimes de balles perdues y débarque, plutôt que d’aller se perdre au fin fond de L.A. Quels avatars avaient conduit ici Copa et Dwight ? Je m’en fichais pas mal mais ça m’emmerdait d’avoir à les supporter. Copacabana était dopé à un truc qui obligeait son corps à se lever à tout bout de champ et à changer de chaîne sur la télévision. Quand il ne parlait pas, il sautait sur ses pieds, cavalait au milieu de la pièce, lançait partout un regard méfiant, ajustait son débardeur ou remontait son collant, zappait sauvagement dans un sens puis dans l’autre, avec une préférence pour les rediffs de sitcoms. Une fois qu’il avait choisi un programme, il revenait sur la banquette et riait comme un malade à des trucs pas drôles puis, vite ennuyé, recommençait le même manège.

Le colocataire et amant de Copa, Paris France, avait avalé un flacon de Percoset et plusieurs gorgées de déboucheur parce que la veille, Copa avait avoué qu’il avait une autre histoire. Et c’était Dwight qui avait découvert Paris France sur le carrelage de la cuisine.

Leur discussion sur ce suicide raté me mettait dans l’embarras. Ma famille savait que j’en savais long sur la folie et l’autodestruction. Ils savaient aussi que, sur mes poignets, cachées sous les manches de chemise, il y avait six profondes cicatrices avec des marques de points de suture, le signe du rasoir. La cicatrice de l’opération, après l’attentat contre mon estomac, n’était pas encore refermée mais j’espérais qu’ils n’étaient pas au courant. Pourtant, alors que Dwight et Copa brodaient sur le suicide de Paris France, je sentais leurs regards fixés sur moi, et j’ai compris qu’Agnès avait tout déballé.

 

 

Après l’échec d’une ultime tentative pour ressusciter les reins de mon père, nous fûmes de nouveau admis à son chevet. En deux fournées : maman, Maggie et Benny Roth passeraient les premiers puis, quand ils sortiraient, Fab et moi serions autorisés à lui faire nos adieux.

Il n’avait été facile pour personne d’aimer Jonathan Dante. J’étais convaincu que son immense fierté lui aurait interdit d’accepter à son lit de mort autre chose qu’un docteur ou un prêtre. Tout ça n’était pas une bonne idée. Je n’avais pas envie de le voir là, seul, impuissant et sans espoir. Je n’avais pas envie de le voir du tout.

Quand je suis entré dans la chambre avec Fab, j’ai compris à quel point je n’étais pas préparé. Mes yeux s’ouvraient sur un torse aveugle et sans jambes et mon cerveau refusait le message. Ce demi-humain ratatiné, ce n’était pas mon père.

Le diabète avait amputé les orteils, puis les pieds, les jambes et provoqué une cécité totale depuis cinq ans. Je connaissais les faits. On m’avait tout raconté au téléphone. Maintenant, je voyais.

Je me suis dirigé vers le lit, j’ai pris une main. Doigts courts, épais. Main marteau. Je me souvenais de ces doigts. Je me rappelais qu’une fois, je m’étais dit que Michel-Ange devait avoir ce genre de mains et de doigts. Les moignons de mon père avaient jadis formé les mots inestimables jaillis de sa machine à écrire, sur des hectares et des montagnes de papier, un fleuve de droiture et de souffrance qui était devenu l’œuvre de Jonathan Dante. Les romans de Dante. Et maintenant la rivière était à sec. J’ai penché la tête et posé la main sur ma joue, dans l’espoir d’arriver à parler à ce fantôme. Mais rien n’est sorti de ma gorge.

À la place, j’entendais son souffle, court et rauque, une suffocation. Je savais qu’il ne m’entendrait pas, que son cœur intrépide allait bientôt s’arrêter et qu’il mourrait sans savoir que j’étais venu. À la fin, j’allais reposer la main, je me suis entendu dire « Je t’aime ». À ces mots, j’éprouvai une sorte de chagrin qui n’était pas du chagrin mais qui venait de plus bas, du ventre, la bouche d’un trou sans fond.