Avec les deux cents dollars, j’ai mis de l’essence dans la Dart et fait vérifier le moteur. Ça m’a coûté vingt dollars, huile comprise. Ensuite, le chien de Jonathan Dante et moi-même sommes allés chez Thrifty’s à Marina del Rey faire une descente sur les meilleures marques. Six pintes de Jack Daniels et deux boîtes de Marlboro. Une boîte de deux cent cinquante de Tylénol pour moi et le chien, pour après le Percodan, un grand paquet de Freetos et des magazines – People, Time, Newsweek. Plus six boîtes d’une coûteuse bouffe pour chiens, de l’aérosol à cheveux pour hommes (juste parce que je n’avais jamais essayé), des livres de poche, trois chemises blanches en polyester taille moyenne, une cravate à agrafe, du déodorant et de l’après-rasage Old Spice. Après la caisse, j’ai compté mes billets. Il me restait vingt-deux dollars.
J’ai chargé les affaires et le chien dans la voiture et j’ai roulé jusqu’à la plage de Playa del Rey, en longeant les marécages à l’ouest de Lincoln Boulevard, là où Culver Boulevard débouche sur l’océan. J’ai garé la Dart dans un grand parking vide à péage. La chaîne du parking traînait par terre, pas de caissier en vue, aussi j’ai foncé, aussi loin que j’ai pu, jusqu’à la plage immense et blanche.
À L.A. l’hiver, sur le bord de mer, la température tourne autour de dix-quinze degrés, et comme ce bout de côte ne vaut rien pour le surf, j’étais seul. Je suis resté dans la voiture en laissant Rocco vadrouiller. J’ai ouvert un paquet de Freetos, débouché une pinte de Jack et commencé un bouquin.
Les chips étaient excellentes et salées à point. Impossible par contre de dépasser la deuxième page du livre. Le style. Imbuvable. Mon vieux était allergique aux livres mal écrits et l’intolérance avait déteint sur moi. Merde, je me disais, mais je peux en faire autant ! Et même mieux ! Ça m’a bloqué et j’ai balancé le livre sur la banquette arrière.
Quand j’ai levé les yeux, Rocco était à la fête sur la plage, il clopinait derrière un goéland.
L’achat du deuxième livre tenait du pari. Je m’étais laissé tenter par le bandeau et par le nom de l’auteur. « Quinze semaines dans la liste des best-sellers ». Stanley King, sept cents pages. La page 1 me consterna d’emblée. J’en essayai d’autres, histoire de lui fouiller les tripes. Espoir déçu, il a fini par valser lui aussi.
J’avais faim d’un livre digne de ce nom, d’entendre une parole qui dît la vérité. Je me souvenais d’une librairie d’occases sur Venice Boulevard. Quand j’étais au lycée, j’y avais trouvé Last Exit to Brooklyn d’Hubert Selby. J’ai décidé d’y faire un saut, en espérant que l’endroit existe toujours.
J’ai appelé Rocco et replié le paquet de Freetos. J’ai dû crier et claquer dans mes mains une bonne minute avant que le vieux tas se remette sur pattes et revienne en boitant jusqu’à la voiture. Ça me faisait de la peine de voir ça.
Remonter Culver, prendre à l’est dans Centinela, puis à droite dans Venice, en cinq minutes j’y étais.
Sans même lever les yeux, le jeune type derrière le comptoir dit qu’ils n’avaient plus de Selby. Alors j’ai pris mon temps, j’ai fureté du côté d’Hemingway, de Saul Bellow. Rien de tentant.
Le gars du comptoir s’y connaissait en bouquins. Quand j’ai demandé du Cummings, il a aboyé le numéro de l’étagère et la rangée. Un type qui lisait et connaissait son affaire.
J’ai trouvé les Cummings, mais je n’étais pas d’humeur. J’ai essayé Bukowski. C’était bien mais je n’accrochais pas. À la fin, j’ai laissé tomber et j’ai fait demi-tour direction le comptoir, quand j’ai repensé à mon père. Depuis des années je ne posais plus la question aux libraires, la réponse était toujours la même. Là, quelque chose me disait de tenter ma chance. « Déjà entendu parler de Dante ? Jonathan Dante ? »
Il sourit. Ce cerveau prétentieux devait avoir enregistré le moindre titre en magasin. « Nous en avons un. D-A-N-T-E, c’est ça ?
— C’est ça. Quel titre ?
— Suivez-moi. »
Je l’ai suivi au rayon fiction, vers une petite zone à part qui semblait réservée aux livres rares ou épuisés. Je n’avais pas remarqué l’étiquette RARETÉS FICTION. Tout de suite, j’ai repéré une traduction originale de Damian d’Hermann Hesse, épuisée depuis au moins quarante ans. Le gars a tendu un doigt et j’ai vu, appuyé contre Paris est une fête d’Hemingway, un vieux livre de poche de mon père. On aurait dit deux soldats perdus en uniforme miteux, fatigués, oubliés de tous.
Le gars a sorti Demande au vent[9] de l’étagère et me l’a tendu. J’ai pris le mince volume dans ma main, en essayant de me rappeler la dernière fois que je l’avais lu. Cinq ans déjà ? Dix ? J’avais depuis longtemps perdu mon exemplaire personnel. J’avais même oublié qu’il existait en poche. L’édition reliée s’était bien vendue : trois mille, et c’était le seul dont mon père avait gardé des exemplaires. Le petit format avait disparu des rayonnages en un rien de temps.
L’employé, après m’avoir tendu le livre, s’est éloigné. « Si vous le prenez, c’est vingt-neuf quatre-vingt-quinze », lança-t-il par-dessus son épaule. Le seul poche de Dante en édition originale que nous ayons. Rarissime. »
Il ne payait pas de mine, tout léger dans ma main. Le dos a craqué quand je l’ai ouvert. Les pages étaient dures et sèches. Tout ce qui restait de mon père.
Je me suis mis à lire. L’histoire de la petite Mexicaine en sandales et du jeune écrivain fauché qui voulait lui en mettre plein la vue, qui voulait l’aimer… et renversait son café sur la table et la pièce de cinq cents. Page après page, chaque ligne sonnait comme le chœur d’une grand-messe en latin.
Sa sincérité était aussi douloureuse que dans mon souvenir. Le cœur ouvert et saignant de mon père imprégnait le roman, son chef-d’œuvre, écrit avant que les gros chèques d’Hollywood en aient fait un champion de golf et un vieux con aigri.
J’avais envie de le crier sur les toits, de partager ça, qu’un autre humain au moins sache qui était l’écrivain qui avait mis ses tripes sur la table et connaisse sa grandeur. Qu’on lise ces pages, j’aurais fait quelque chose pour mon père. Que deux personnes les lisent, et deux feraient quatre peut-être.
À part l’employé, la boutique était vide.
« Vous avez lu ça ? » J’ai hélé le type, debout derrière sa caisse à dix mètres de moi, le livre brandi au-dessus de ma tête.
« C’est l’Hemingway ? cria-t-il.
— Non. Dante. Demande au vent.
— Non. »
Je l’ai apporté au comptoir, tenant le fragile volume comme s’il s’agissait des cendres de mon père, et je l’ai tendu à l’employé. Il était au téléphone mais il a mis la ligne en attente. « Mieux qu’Hemingway, dis-je.
— Je n’ai rien lu de Dante, dit-il. Mais j’ai lu tout Hemingway. Pour moi, Le Vieil Homme et la mer est le meilleur roman américain jamais écrit.
— Si vous aimez Hemingway, voilà de quoi modifier votre conception du style. Ça va vous botter le cul. Comme à moi et depuis toujours. »
Il me regarda d’un air sceptique. L’expert, c’était lui. Il connaissait son stock. Je lui faisais perdre son temps. Dans un murmure pour assurer son effet, « Monsieur, dit-il, Ernest Hemingway est un écrivain prodigieux.
— Je connais Hemingway, dis-je, et vous avez raison, c’est magnifique. Mais Dante a – avait – une puissance d’une autre veine. Inspiré, généreux, écriture coup de poing. »
Le garçon n’était pas convaincu. « Je m’y mettrai un jour », dit-il en posant le mince volume sur le comptoir, et d’un coup de menton il montra la touche d’attente qui clignotait sur l’appareil. « Vous le prenez ?… Vingt-neuf quatre-vingt-quinze. »
Le prix d’origine de Demande au vent était imprimé en gras sur le coin en haut à droite de la couverture, intégré au design, « 25 cents ».
Son attitude négative me tapait sur les nerfs. J’ai brandi le livre et montré le prix sur la couverture. « Combien vous dites ?
— Il s’agit d’un collector. C’est le propriétaire de la boutique qui fixe les prix. Je sais de quoi je parle, c’est mon père. Les éditions rares, c’est toujours cher. » Il prit le livre, l’ouvrit à la page de garde et posa un doigt sur le prix marqué au crayon. « Voyez vous-même, dit-il, vingt-neuf quatre-vingt-quinze.
— Je le prends, dis-je. Mais permettez que je vous pose une question : je vois que vous êtes occupé – j’achète le livre et je l’emporte… mais quand j’aurai fini, si je vous le rapporte, vous le lirez ?
— Pourquoi ?
— Parce que c’est meilleur qu’Hemingway, bon sang ! Et je veux que vous le constatiez par vous-même. »
Cette sortie le rendit soupçonneux. Comme tout le monde en Amérique, le gamin était cynique et débordé. « Écoutez, dit-il, je suis en fac. Je n’ai pas beaucoup de temps en ce moment. Vous le prenez ou pas ?
— Il ne faut jamais dire non avant de se renseigner. Si ça se trouve, vous avez en main un truc fondamental ! Tout ce que je dis, c’est que c’est du grand roman. »
Il tapa la facture. « Trente-deux quarante-trois au total. Vous l’achetez ou pas ? »
Oui. Pour moi, c’était aussi important que de respirer. « Absolument, dis-je. Je ne pars pas sans. »
Il me regarda fouiller dans ma poche. Soudain, il me vint à l’esprit que je n’avais peut-être pas assez. Dans le magasin, j’avais dépensé comme un malade, de façon extravagante, impulsive, en raflant des tas de cochonneries dont je n’avais nul besoin.
Les billets étaient collés en boule. Ils tombèrent sur le comptoir avec la monnaie, des bouts de notes, un peigne, des pochettes d’allumettes et deux stylos à bille – petit tas misérable.
Je fis de mon mieux pour trier les billets, les aplatir, comptant et marmonnant les chiffres. Au total, monnaie comprise, j’étais à la tête de vingt-trois dollars et cinquante-quatre cents.
« Il doit manquer dans les neuf dollars, dis-je. Je n’ai pas assez sur moi. »
Il avait observé cette manipulation comme un flic compatissant au bureau des ivrognes de la prison du comté, la ligne toujours en attente. « Je vois… laissez-moi des arrhes et revenez avec le solde. Je veux bien vous mettre le livre de côté.
— Non, pas question. »
Il affichait désormais son écœurement. Il me tourna le dos, enfonça le bouton du téléphone et, d’une voix irritée, lança à son correspondant au bout du fil : « Puis-je vous rappeler ? Je crois que j’ai un petit problème. »
Et il raccrocha.
« D’accord », dit-il. Il me fit face et croisa les bras. « Vous voulez payer par chèque ?
— Non.
— Écoutez, monsieur, ici, on n’a pas de rayon Voyance. Le total est de trente-deux dollars quarante-trois, taxes comprises. Quelles sont vos intentions ? »
Je me souvins alors de la carte Visa de ma femme. Je savais qu’elle était annulée et ne valait pas un clou mais j’espérais que, vu la modicité de la somme, le gars ne la passerait pas à la vérification. « Et les cartes de crédit, vous prenez ?
— Mais certainement, dit-il comme si j’étais atteint de sénilité mentale, Visa, Master et American Express. Vous ne pouviez pas le dire plus tôt ?
— J’avais oublié que j’avais ma carte sur moi. »
Je lui tendis le carré de plastique et il vérifia la date d’expiration. La carte, sûr, avait toutes les apparences de la validité. Mais notre échange l’avait énervé assez pour qu’il enclenche la vérification, en tapant d’un coup sec sur la carte. J’étais cuit.
Trente secondes plus tard, je pouvais voir le résultat défiler dans la petite fenêtre de l’ordinateur à côté de la caisse, de grosses lettres vertes en capitales : « Carte non valable… Carte non valable… Carte non valable. » La machine ne disait pas pourquoi.
« Quel est le problème ? » dis-je, certain d’être pincé et prêt à chiper le bouquin comme un voleur et à partir en courant.
Il examina de nouveau la carte. « Je ne sais pas…» Puis il leva les yeux – il venait de lire les lettres gravées au recto. « Vous vous appelez Dante aussi ! Bruno Dante ? » Il leva la main. « Vous avez un rapport avec Jonathan Dante ? Le Dante qui a écrit le livre ? »
Je me sentis honteux, mis à nu. Je ne voulais pas qu’il sache. J’en avais trop fait en vantant le talent de mon père et maintenant, puisque j’étais son fils, cet employé allait probablement ne tenir aucun compte de mon opinion. J’ai fait oui de la tête. « C’était mon père », dis-je en sentant le rouge me chauffer le visage. « Votre carte n’est pas valable… que décidez-vous ? » Je ne pouvais plus reculer. Il fallait courir le risque… Je voulais le livre et n’avais rien à perdre. « Il est mort, dis-je en baissant la voix, il y a quelques jours. Voilà des années que je n’ai pas vu un exemplaire de Demande au vent. C’est son meilleur livre. J’ai perdu mon exemplaire depuis longtemps. »
Le gamin-caissier portait des lunettes à la mode à monture d’acier dorée et une de ces chemises écossaises à manches longues qu’on trouve dans les boutiques hommes de Westwood près du campus de l’UCLA. Encore un de ces petits malins arrogants, un morveux universitaire.
Son regard avait changé d’expression. « Mon père a une tumeur au poumon. Cancer, dit-il, les yeux fixés sur les touches de la caisse-enregistreuse. Ça fait trois mois que je tiens la boutique, pendant qu’il est en chimio. Il ne reviendra pas. »
Il balaya l’argent sur le comptoir et le fit tomber dans sa main. « Combien avez-vous dit qu’il y avait ?
— Vingt-trois dollars, dis-je.
— Vendu… le livre est à vous. »