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Maman était une Californienne de la troisième génération, issue d’une famille de la Ruée vers l’Or. Ses ancêtres anglais avaient débarqué en Amérique en 1635. Établis à Rumney, dans le New Hampshire, c’étaient des armateurs et des capitaines au long cours. Maman était sortie de Stanford avec diplôme et mention trois mois avant son seizième anniversaire. Elle avait soixante-six ans maintenant, lisait encore cinq livres par semaine, et tous les jours, au téléphone, parlait en allemand classique avec sa meilleure amie. Dans les livres, elle avait appris l’italien et le français. Certains de ses poèmes avaient été publiés à San Francisco avant qu’elle ait l’âge de boire de l’alcool. Sur la route, elle avait croisé la passion de la dentelle.

Enfant, je croyais que maman savait tout. Plus tard j’ai compris qu’elle savait surtout éviter la bagarre avec le volcanique Jonathan Dante.

Quand je suis entré avec Fab dans la salle d’attente, elle était toujours sur le canapé, là où nous l’avions laissée dix heures avant. Agnès et Maggie, ma sœur, étaient assises à ses côtés.

Elle avait travaillé sur l’un de ces canevas à motif de cottage anglais que j’avais longtemps cru être le seul modèle existant de broderie. À Point Dume, toutes les pièces sauf la cuisine étaient pleines de coussins brodés avec des cottages anglais.

« J’ai amené Rocco voir le vieux, dis-je en m’asseyant avec Fab sur une banquette en face de Maggie et d’Aggie. Ça l’aidera peut-être à se réveiller, s’il sent le chien dans la chambre à côté de lui.

— Ce n’est pas une bonne idée, Bruno.

— … Comment va-t-il ?

— Il s’affaiblit. On reste là, on attend. Tu es soûl ?

— Non.

— Mais tu as bu, hein ?

— Je bois, maman. Tu sais bien que je bois.

— Les vigiles ont emmené l’homo et son ami. C’étaient des drogués, tu sais.

— Je sais.

— Où as-tu mis le chien ?

— Dans la voiture.

— Laisse-le là-bas, Bruno. Je n’ai pas envie que tu crées encore des problèmes. Tu es un instable. Agnès m’a dit que tes problèmes étaient pires que jamais. Tu es retourné en cure et tu viens à peine d’en sortir.

— Agnès n’a pas le droit de bavasser sur ma putain de vie sans ma putain de permission. Surtout avec mon père en train de mourir dans une putain de chambre au bout du couloir.

— Elle dit qu’on t’a diagnostiqué comme maniacodépressif chronique. Tu es un alcoolique aigu, un suicidaire. C’est vrai que tu t’es encore donné un coup de couteau dans le ventre ?

— Pendant un trou noir.

— Arrête, veux-tu, au nom du Christ ! Ton père a bien arrêté, lui.

— Je réduis les doses. On peut changer de sujet ?

— Agnès veut divorcer et je ne peux pas lui en vouloir. Tu n’as rien d’un fou, Bruno. Pour ton père, pour moi, essaie de te reprendre avant de finir avec le sida, ou dans le coma, en prison ou ailleurs.

— Y a-t-il un règlement qui interdit les chiens dans cet hôpital ?

— Évidemment. C’est un hôpital. Bois une tasse de café, mon chéri. Ça te lavera la tête. »

 

 

Devant la porte fermée de sa chambre, la peur me paralysa. La pensée qu’il était déjà mort me submergea. Panique, je me mis à trembler et à suer.

J’ai fait demi-tour et repris le couloir dans l’autre sens, titubant, la tête en feu, aussi vite que j’en étais capable, direction le garage, son obscurité fraîche et rassurante.

Après d’innombrables détours dans les corridors, j’ai débouché sur les doubles portes vitrées et de là dans le parking, soufflant comme un phoque dans l’air frais et les gaz d’échappement. La fraîcheur m’a aidé à me calmer. Puis j’ai trouvé un coin tranquille entre deux voitures, je suis tombé à genoux et j’ai presque vidé le flacon de Jack que j’avais dans la poche de mon manteau. De nouveau, j’ai respiré à fond. Inspirer, souffler.

Quelques minutes plus tard, les coups de marteau dans ma tête se sont espacés et j’ai pu allumer une cigarette. J’ai laissé passer un moment, guettant le déclic du whisky. J’ai allumé une deuxième cigarette, je l’ai fumée. Pas de « déclic » mais la douleur, peu à peu, s’émoussait.

J’ai fini la bouteille et je l’ai poussée sous la Mercedes vert sombre sur laquelle je m’appuyais. Les tremblements avaient cessé, je tenais debout. Je suis parti à la recherche de la Country, où m’attendaient le chien et la bouteille de secours.

J’ai vite retrouvé la voiture, j’avais juste oublié que les portes seraient verrouillées. Pas question de remonter en salle d’attente. Assis sur le pare-chocs arrière, j’ai essayé de réfléchir. L’idée m’est venue que cet anal de Fabrizio devait avoir une clé cachée sous la carrosserie.

Bien vu. En palpant deux minutes sous le pare-chocs, mes doigts ont ratissé une petite boîte métallique aimantée avec le double de la clé à l’intérieur.

En ouvrant la portière passager, j’ai jeté un coup d’œil par la vitre arrière et j’ai vu Rocco. Il dormait, le magma de chair et d’os entre les pattes.

La lumière du plafonnier le réveilla. Rocco se hissa au niveau de la banquette et je pus voir sa gueule de requin d’où pendait l’écureuil. L’odeur captive de la carcasse en décomposition me frappa de plein fouet.

Je suffoquais. Impossible d’entrer là-dedans. J’ai ouvert grandes les portes, aspiré une réserve d’air puis grimpé sur le siège, démarré, allumé le ventilateur de l’air conditionné et sauté dehors pour reprendre un bol d’air.

La pestilence dissipée, je pouvais m’asseoir. J’ai tiré la bouteille de secours de sous le siège et bu à longs traits, guettant le ralentissement des pulsations dans mon cerveau. Mon pire ennemi, c’était mes pensées. Et la migraine.

J’avais besoin d’un moment rien qu’à moi, besoin de m’évader. Prendre la voiture de Fab, trouver une chambre d’hôtel et rester seul. Une rapide exploration de mes poches m’apprit qu’il me restait assez d’argent pour tenir plusieurs jours. J’irais traîner dans un cinéma porno et une bouche inconnue me sucerait dans l’obscurité. J’attendrais que Dante soit mort et enterré et je retournerais à New York. Ou ailleurs. J’attendrais de remonter à la surface. Ne rien penser. Ne rien sentir. Anonyme.

L’alcool m’avait détendu et permis de construire ce plan tout simple. D’abord, introduire Rocco dans l’hôpital et le laisser au chevet du vieux. Il n’y avait pas de mal à ça. Benny Roth et Fabrizio se débrouilleraient très bien avec le chien.

La tempête une fois calmée sous mon crâne, je suis passé à l’action. Pas de problème pour faire sortir Rocco de la voiture. Comme la première fois, il grogna et prit l’air mauvais, mais les bouts de fromage ont distrait son attention de l’écureuil et j’ai pu attraper la charogne par la queue.

La dépouille récupérée, je l’ai emballée dans le sac en plastique du supermarché après l’avoir arrosée de whisky pour neutraliser la puanteur. Le résultat était potable, le paquet présentable. Rocco m’a suivi gentiment à travers le parking jusqu’à l’entrée du garage, le museau collé sur le sac.

Passé les portes vitrées, on s’est arrêté devant la première enfilade de couloirs. Je savais qu’avec Rocco, j’enfreignais le règlement d’hygiène, que je faisais chier, mais j’avais assez de Jack Daniels dans le ventre pour m’en taper.

La voie libre, on s’est risqués dans le couloir. J’ai saisi le sac à deux mains et je l’ai tenu sur mes fesses pour fixer Rocco juste derrière moi, la tête levée vers l’inaccessible carcasse. À mi-parcours, dans le second couloir, une employée de nuit, une Philippine au visage dur et fatigué qui sortait un chariot d’une chambre, nous repéra. Elle s’arrêta pour réfléchir à la situation. Le regard qu’elle me lança exigeait un contre-regard intraitable. Par chance, elle fit retraite et je pus continuer avec le chien jusqu’au bout du couloir.

Arrivé sans autre incident à hauteur de la salle d’attente, je m’arrêtai pour jeter un coup d’œil par la vitre. Le docteur Macklin était assis à côté de maman. Discussion privée, me sembla-t-il. Le reste de la famille attendait sur les banquettes. Personne ne m’avait vu. J’avais beau être imbibé, je savais que si on me repérait, mon plan d’évasion tombait à l’eau. Suivi de Rocco, j’ai poussé jusqu’à la porte 334, la chambre de Jonathan Dante.

Le chien me donnait le courage, cette fois, de ne pas rebrousser chemin. Je m’approchai de la porte et j’attendis. Finalement, en pleine crise de tremblante, je me jetai dans la chambre.

Face au lit, j’observai la bouche haletante qui continuait à pomper l’air dans le corps dégonflé. Mon père semblait se dissoudre sous mes yeux, le souffle de plus en plus creux, de plus en plus rare, c’était macabre.

Je n’avais pas l’intention de rester. L’idée était de laisser le chien, de refermer la porte et de ne jamais revenir. Mais c’était aussi ma dernière chance. Alors, je me suis assis près du lit, sur une chaise, et j’ai pris sa main froide dans la mienne.

Bizarrement, il parut me rendre ma poignée de main et sa force me surprit. Une partie de moi redoutait la perte du père, l’autre était torturée par ses souffrances. J’ai fermé les yeux et je me suis mis à parler, assez fort pour que Dieu, ou un ange, m’entende s’il était dans la pièce. « Papa, dis-je, c’est moi, Bruno. Je suis là… Laisse-toi aller, bon Dieu, tu n’en as pas plein le dos ? »

Dans les abysses de son esprit, les mots durent lui parvenir car sa respiration s’arrêta. La pression sur ma main persista quelques secondes, mais je savais que c’était fini. Incapable de soutenir la vision, j’ai fermé les yeux.

Un long silence, puis j’ai rouvert les yeux et j’ai vu ce que je redoutais, le visage virer au blanc. Translucide. Le sang évacuait sa poitrine. Et soudain, au pied du lit, il y eut Rocco. Le chien savait. J’en étais sûr. Pour la première fois, il se désintéressa de l’écureuil et roula ses yeux noirs du visage sans vie de mon père jusqu’au mien, comme si nous détenions une réponse.

J’ai lâché la main et reposé le vieux bras fripé sur la couverture. « Rocco, dis-je, il est mort. Papa est mort. »

Le bull-terrier avait pris une posture de marine, attentif et raide, suspendu à mes lèvres, un marine blanc et sale.

Il allait être impossible de le laisser seul avec le cadavre de son maître. Pas le courage, pas tout de suite. Dans l’imminente agitation, personne ne s’occuperait de lui. Il était seul lui aussi, comme mon père. Il faudrait que je le prenne avec moi.

Dans la salle de bains, j’ai trouvé une serviette blanche pour envelopper le rongeur mort et attirer le chien dehors jusqu’à la voiture dans le parking.

J’ai déplié la serviette, les mains secouées à nouveau par un besoin désespéré d’alcool. J’ai posé le petit cadavre puant sur un coin et je me suis mis à rouler, comme un marchand roule un sandwich dans un papier.

J’étais prêt à partir avec Rocco et l’écureuil emballé comme appât, quand une idée perverse m’a traversé la tête. Au fond de la chambre, je venais de reconnaître le sac de ma femme au milieu d’un tas de sacs. Je me souvins qu’elle gardait dans un portefeuille plusieurs cartes de crédit qui portaient toujours, en lettres capitales, M. et Mme Bruno Dante. Notre mariage était à l’eau, certes. Ça m’aida à me convaincre que l’usage d’une carte de crédit volée dans ce sac serait ma dernière exigence de mari. Mon raisonnement était simple : « Qu’elle aille se faire mettre ! »

J’ai ouvert le sac et fouillé le portefeuille, les étuis plastique où elle rangeait les cartes, jusqu’à tomber sur une VISA dorée flambant neuve que j’ai glissée dans la pochette de ma veste.

En rangeant le portefeuille dans le sac, il m’est venu une autre idée. Lui laisser quelque chose en échange, un souvenir. Alors, dans le sac, j’ai laissé tomber le torchon avec l’écureuil. Entre l’index et le pouce, j’ai tiré sur un coin, le torchon s’est déroulé et le petit corps parfumé est resté dans le sac. Elle et son copain, le prof de gym, pourraient toujours s’en servir comme godemichet.

 

 

Ramener Rocco à la voiture sans l’écureuil ne fut pas trop difficile. J’avais tiré un trait sur sa coopération. Je l’ai porté.

À mi-chemin du garage, il pesait des tonnes. Avec un drap propre pris sur un chariot à linge, j’ai fabriqué une sorte de harnais. Et que je te tire, et que je te remorque.

C’était la première fois que je volais mon frère. Dans mon idée, aussitôt le chien et moi casés dans une chambre en ville, j’appellerais Fabrizio pour lui dire où récupérer la voiture.