Le plus curieux, quand j'y repense, c'est que j'ai tenu bon jusqu'à la première publication de ce lire en France, en 1996. D'emblée, on m'avait déclaré qu'il était pornographique, et que la folie de Bruno, le personnage principal, était si étrangère aux lecteurs «normaux» que jamais ils ne comprendraient cette expérience.
Après avoir transmis mon manuscrit àdes dizaines d'éditeurs américains, mon agent, une charmante Texane, avait finit par m'écrire : «J'ai fait mon possible pour Chump Change. Je ne peux rien faire de plus. J'espère que vous aurez plus de chance de votre côté.» Elle ne m'a jamais dit si elle aimait le roman, ou si elle pensait que ça valait le coup d'avoir essayé.
J'y croyais, moi, à ce livre ; il évoquait des émotions authentiques, et l'histoire qu'il racontait m'était sortie tout droit du coeur. Par ailleurs j'étais bien conscient d'être sans doute le seul à y croire.
Sa rédaction avait été pour moi une thérapie qui m'avait évité de devenir complètement cinglé. Je l'avais écrit lors d'une longue dépression au cours de laquelle j'estimais ne plus avoir de raison de vivre. J'avais perdu mon emploi, je m'étais fait virer de mon appart, je devais du fric à toutes mes connaissances. Ma petite amie en avait assez de moi : elle m'avait écrit qu'elle me détestait et ne voulait plus jamais me revoir. Taper ce roman à la machine, c'était devenu une sorte de vengeance contre ma vie - contre tout ; les mots brûlants m'échappaient, convulsivement, pour éclabousser la page comme autant de gouttes de sang. Quand j'ai eu fini d'écrire, j'étais certain qu'il venait de me sauver la vie.
Après la défection de mon agence, je me suis donc mis à poster le manuscrit moi-même aux éditeurs pendant mes pauses déjeuner. A cette époque, j'avais un nouveau boulot dans le télémarketing et j'allais mieux. Je pouvais maintenant garder un emploi, sans m'engueuler avec les commerçants ou avec les cinglés qui hantaient les autoroutes de Los Angeles. Au cours des dix-huit mois suivants, je me suis rendu au bureau de poste des dizaines et des dizaines de fois pour envoyer mon manuscrit. Rares sont les éditeurs qui se sont donnés la peine de me répondre, ou qui ont accepté de jeter un coup d'oeil à Chump Change. Apparemment, son handicap rédhibitoire était d'appartenir au genre le mons commercial de l'industrie de l'édition américaine : la fiction autobigraphique.
Un an plus tard, pour m'être agréable, mon amie la chanteuse californienne April March acceptait de lire le manuscrit. April est très francophile ; son «Chick Habit», dans la BO du Boulevard de la mort de Tarantino (2007), était une reprise de «Laisse tomber les filles» de Serge Gainsbourg. Elle m'a demandé si elle pouvait envoyé le manuscrit en France. Bien entendu, j'ai accepté. Trois semaines plus tard, je recevais un contrat et un chèque de Robert Laffont, à Paris. Le livre parutt en 1996 sous le titre Les anges n'ont rien dans les poches.
A l'époque, j'avais presque renoncé à publier ce livre. Mais j'avais maintenant l'écriture dans le sang, alors j'ai continué à pratiquer. Ça m'occupait la cervelle, en l'empêchant de se dévorer elle-même. J'étais accro.
Voici donc mon premier roman. De tous les autres livres que j'ai écrits, il reste mon préféré. Pendant que je tapais à la machine d'une main, j'vais l'impression de tenir un flingue dans l'autre.
Dan Fante, Los Angeles, 2011