18

Après avoir ramassé mes fiches de rendez-vous chez Dream Mates, je suis repassé chez Tara, à l’appartement. J’ai laissé cinq vidéos de mâles célibataires potables et j’ai emprunté cent dollars pour tenir jusqu’à la paie. On a bu quelques verres et Tara m’a fait promettre de revenir plus tard. Elle m’a raccompagné à la Dart et je l’ai présentée à Rocco. Elle a fait semblant de le trouver mignon.

Le rendez-vous de six heures était à Venice. Vingt-sixième Avenue. Au 18, un atelier aménagé qui datait d’avant 1920. Mme Nancy Cooper. Je suis arrivé en avance, je me suis garé au coin et je suis resté dans la voiture à fumer, à siroter une pinte de Jack et à lire mon exemplaire de Demande au vent.

Je la sentais bien, cette démo. J’avais tenu la promesse faite à Berkhardt. Le col d’une chemise neuve me grattait le cou et ma nouvelle cravate à agrafe était nette et bien ajustée. À 5h59, j’ai grimpé l’escalier de ciment et j’ai frappé à la porte, une lourde porte en bois.

Nancy n’avait pas loin de soixante-dix ans mais la chirurgie esthétique, liposuccion et reconstruction des fesses, du visage et de la poitrine, avait remonté les chairs et elle faisait nettement plus jeune. Elle ouvrit la porte en pantalon rose moulant et débardeur assorti qui dénudait un bedon bronzé. Elle avait des cheveux blonds délavés et un rouge à lèvres assorti au logo CA rose imprimé sur le débardeur.

À peine dit-elle « Salut mon chou, entre », que tout s’écroula. La voix s’échappait d’un gosier et de poumons qui dopaient à la chaîne depuis un demi-siècle. Une voix de papier de verre qui me rappelait Lucille Bail. Elle aurait pu sortir tout droit de Demande au vent. Avec moi entraient dans la maison les cendres de Jonathan Dante. J’avais lu les cinquante premières pages en moins d’une demi-heure, reprenant vie à chaque phrase, chaque virgule.

J’ai suivi Nancy dans le living-room, les yeux rivés sur ses talons aiguilles qui martelaient le tapis persan. Je charriais sous les bras mon matériel de présentation et les vidéos et ça m’amusait de penser que cette femme n’avait que deux ans de moins que ma mère. J’admirais cette volonté de rester jeune et séduisante et je voyais d’avance comment utiliser ce trait de caractère pour la convaincre d’adhérer à DMI. Il y avait du second contrat dans l’air.

Nancy avait les moyens. L’endroit sentait le décorateur professionnel. Il y avait des œuvres d’art authentiques dans tous les coins et les murs du living étaient tapissés d’une matière qui évoquait la soie brute.

Mon hôtesse s’assit face à moi sur l’un des deux sofas de cuir rose et rafla un paquet de Camel filtre et un briquet sur une table basse à miroir. « Je fume », dit-elle d’une voix rauque à fort accent du Bronx.

« Pas de problème », dis-je. Soucieux d’établir un bon rapport commercial, j’ai sorti du feu de ma poche et je lui ai allumé sa cigarette, puis la mienne.

Sur la table, il y avait aussi un grand verre de cristal rempli à mi-hauteur de vin rouge ou de liqueur. « Un verre ? Bière ? » demanda-t-elle en opinant vers le verre.

« Comme pour vous, ça semble parfait.

— Du doux, d’après dîner.

— Ça me va.

— Elpedia ! lança Nancy par-dessus son épaule, un otro vaso con el mismo para el senor. Rapido, por favor. Immediatamente ! »

Une grosse Mexicaine sortit la tête de la cuisine. « Okay, senora Cooper. »

Sans plus attendre, nous passâmes au questionnaire DMI. Je déclenchai mon baratin préliminaire pendant qu’elle planchait sur le formulaire.

Mon verre arriva sur un plateau en compagnie d’une demi-bouteille de Bristol Cream qu’Elpedia posa sur un dessous de carafe. J’ai siroté le temps que Nancy remplisse les dernières cases.

Quand elle me rendit le porte-papier, je m’aperçus qu’elle avait laissé des blancs partout, surtout dans la section préférences personnelles. Je repris donc les questions auxquelles elle n’avait pas répondu. « Par quel genre de partenaire longue durée êtes-vous attirée ? lus-je sur la feuille. Vous pouvez répondre en général ou préciser. »

Ça eut l’air de l’ennuyer. « Le genre amoureux, pourquoi ?

— D’accord, dis-je en remplissant la case, mais pouvez-vous préciser ?

— Je vais à Puerto Vallejo et Cancun quatre fois par an. Un gentil Mexicain. Mignon. Plus grand que moi. Amérique centrale, ça irait. Entre vingt-cinq et trente. Éducation, et cetera, aucune importance, par contre j’aime les bons nageurs. Type athlétique, ça me plaît. »

Je prenais des notes, je remplissais des cases, tout en vidant mon premier verre de sherry. Je m’en suis versé un deuxième, sans oublier le verre de Nancy.

Elle poursuivit. « Fumeur, ou un que ça ne dérange pas. » Repensant à ma discussion avec Berkhardt, je m’efforçais de coller à la présentation et j’ai enchaîné sur la section suivante, mais je sentais bien que les questions n’accrochaient pas la cliente. « Nancy, pourriez-vous s’il vous plaît lister les choses importantes que vous voudriez avoir en commun avec le partenaire de vos rêves ? »

Cette inquisition arracha une grimace à Mme Cooper, et un rire racleux qui se prolongea plusieurs secondes. « Qu’est-ce qui m’intéresse, à votre avis ? »

J’ai ri moi aussi, et enchaîné avec une réponse qui avait pour but de reprendre le contrôle et de ramener Nancy sur terre. « Il s’agit de quarante ans de différence », dis-je.

Elle alluma une autre cigarette et jeta le briquet sur la table. « Abrégeons le final, mon chou, ça me gonfle ! Je suis du genre direct, moi. Je veux de la compagnie, je me paie une friandise. C’est ce que j’ai dit au téléphone à la fille quand j’ai appelé hier. Je les aime jeunes et je me fiche qu’ils n’aient pas d’argent. Il n’aura même pas besoin de travailler parce que j’ai assez pour deux. S’il faut, je l’emploierai comme domestique. Ce qui m’intéresse chez Dream Mates, c’est les vidéos. J’ai les moyens de m’offrir ce que je veux et pas de temps à perdre avec des losers. Vous êtes ici pour me montrer des vidéos, montrez-moi des vidéos. »

Son arrogance m’atteignit à la mâchoire et ma bouche se mit à remuer indépendamment du cerveau. « Nancy, dis-je, il y a une différence entre un service Escorte et un service Rencontres.

— Vous avez raison. Je parie que vous piquez trois fois plus.

— DMI n’a rien à voir avec une agence d’étalons latinos. Pour ça, essayez Venice Boulevard ou un club de salsa à Hollywood. »

Son sac à main était posé sur la table basse. « Combien ? On fait du business ou pas ? »

La discussion était terminée. Qu’il s’agisse de touche-lolo ou de tripote-bidon, l’argent était sur la table et j’en savais assez pour la boucler. Pour Nancy, je n’étais que le larbin qui livrait la pizza.

« Faites votre chèque à l’ordre de Dream Mates International, dis-je. Vous avez ma garantie, le type avec qui vous serez accouplée aura des poils pubiens et peut-être même le certificat d’études. »

Mme Cooper écrasa sa cigarette. « Je paie cash, dit-elle en sortant une poignée de billets de cent. J’ai dit, combien ?

— Deux mille dollars. »

Elle compta vingt billets de cent. « Je veux un reçu. Et passons à la suite des conneries. »

J’ai posé le coffret de présentation avec les cinq vidéos sur la table et j’ai tracé un grand X en bas du contrat. Puis j’ai fait glisser stylo, coffret et formulaire. « Les premières vidéos, l’accord, la garantie. Signez ici en bas. »

Berkhardt allait être content. J’avais décroché mon deuxième contrat.

 

 

À peine sorti de chez Mme Cooper, j’ai rendu visite à la boutique d’alcools au coin de Venice Boulevard et de Pacific. Le Bristol et la démo m’avaient donné soif de vin. De Mad Dog.

Après avoir acheté une bonbonne, j’ai roulé quelques blocs, jusqu’à l’endroit où Washington Boulevard débouche sur la jetée de Venice. Toujours personne à la caisse du parking, j’ai traversé l’espace libre jusqu’aux escaliers au pied de la jetée. J’avais une heure et demie à perdre avant la prochaine démo, mais je m’en fichais parce que j’avais décidé de quitter mon boulot.

L’état de Rocco s’aggravait. Par deux fois ces derniers jours, il avait perdu le contrôle sur ses boyaux et chié, la première fois sur la banquette arrière, la seconde sur le plancher de la Dart. Et maintenant, il n’arrêtait plus de couiner de douleur.

Avant de sortir de voiture, j’ai versé un peu de Mad Dog dans son bol et je l’ai obligé à avaler un Percodan en lui enfonçant le comprimé dans la gorge, comme dans les services postopératoires avec les malades inconscients ou récalcitrants. Le cabot s’étrangla, puis lappa le vin.

La nuit de décembre n’était pas froide mais l’air était humide et lourd, saturé par l’odeur salée du Pacifique. Assis sur un banc de ciment éclairé par la lumière du Sunset Saloon, un vieux bar de motards, j’ai laissé Rocco marcher sur le sable jusqu’à ce qu’il chie. Puis il est venu s’asseoir à mes pieds. On entendait, à vingt-cinq mètres de là, les vagues. Je lui ai tapoté gentiment la tête. « Désolé, mon gars, dis-je, je sais que ça fait mal. »

Je suis resté là longtemps, à siroter, à contempler l’obscurité, à essayer de me concentrer sur mon avenir. Et plus j’y pensais, plus j’étais en colère et plus je me méprisais. Il m’a fallu tirer beaucoup sur la bouteille avant de sentir mon cerveau ralentir.

Je détestais Dream Mates International. Je ne supportais plus de mettre un veston et une cravate et de feindre l’intérêt pendant que je plongeais les mains dans les comptes en banque de gens persuadés de remplir le vide de leur vie en se droguant au club de rencontres. Je me retrouvais dans le même état que quand j’avais abandonné la vente par téléphone. Après avoir soutiré l’argent des pauvres types pendant des années. Je n’en pouvais plus. C’était trop cher payé.

Vingt billets de cent, l’argent de DMI, gonflaient la poche avant de mon pantalon. J’hésitais entre jeter le paquet à la mer ou tout garder pour moi. Entre rouler jusqu’à San Francisco et rentrer à New York. La seule trace de Bruno Dante chez DMI était une adresse de motel à Hollywood. Merde à DMI. Et merde à cette folle de Nancy Cooper.

Deux heures avant, j’avais relu cinquante pages de Demande au vent. En reposant le livre, quelque chose en moi s’était réveillé. Après tant d’années sans le lire, je me voyais soudain dans le miroir de la sincérité de mon père, de la pure poésie de ces pages, et j’avais honte. Je me sentais déshonoré par mon égoïsme. Par mon échec d’écrivain.

Tant que mon père vivait, Demande au vent vivait aussi. Mais tout cela était fini. Un grand écrivain inconnu venait d’être réduit au silence. J’aurais pu être un écrivain à la Jonathan Dante, j’en avais les moyens. J’avais renoncé pourtant, comme lui-même avait renoncé pour se vendre à l’industrie du cinéma.

J’aurais même pu écrire des livres. Il l’avait bien fait, lui. Pourquoi pas moi ? J’avais baissé les bras, je n’avais pas eu le courage de risquer l’échec. Mon père était mort et moi avec lui. Telles étaient la tristesse et la vérité de mon âme.

 

 

J’avais besoin de parler, désespérément. De parler à des gens. Ivre à moitié, la bonbonne à moitié vide. J’ai décidé de faire un tour au Sunset Saloon, pour voir. Peut-être même pour acheter un flingue à l’un des motards.

Je me suis levé en pensant à ce fric dans ma poche, toute ma fortune. J’ai pris Rocco par le collier et je me dirigeais vers l’entrée quand j’ai pris conscience de mon accoutrement, cette absurde tenue d’homme d’affaires, le veston et la cravate ridicule. Un imposteur, voilà ce que j’étais. Nulle part à sa place. Je me suis rassis sur le banc, j’ai arraché la cravate de la chemise, la chemise neuve et raide, et on a joué à tirer dessus, avec le chien.

J’entendais des voix, maintenant. Faibles d’abord. Puis j’ai aperçu, émergeant lentement de la nuit dans le brouillard de la grève, deux types qui zigzaguaient vers moi. À mesure qu’ils approchaient, je me rendais compte qu’ils se disputaient à voix haute dans une langue qui n’était pas de l’américain. Des journaliers, des travailleurs agricoles. Des frères en belle étoile.

Ils avançaient lentement car leur discussion leur imposait des arrêts fréquents. La querelle me parvenait par bouffées, murmures, grognements et syllabes espagnoles incompréhensibles. Ils s’arrêtaient, l’un enfonçait le doigt dans le ventre de l’autre, ou agitait sauvagement le bras jusqu’à se faire comprendre, puis ils se remettaient en route.

Une fois tout près, je constatai qu’ils étaient ivres, ivres de vin comme moi. Quand ils vacillèrent devant mon banc, j’ai roulé la cravate sur mon poing et je l’ai tendue brusquement pour leur barrer le chemin.

Le plus grand des deux, le plus imbibé, semblait le plus résolu. Il s’arrêta, considéra ma proposition muette puis, comprenant enfin qu’elle était volontaire, il tendit la main vers la cravate et la manqua.

Je tendis la cravate à son acolyte, ce qui déclencha une vive discussion en espagnol et un match de pousse-toi-de-là pour décider à qui revenait la loque nouée et mâchouillée. Le plus trapu, vêtu d’un sweat-shirt à capuche dégoûtant et qui arborait sur la tempe une estafilade récente, tira d’un coup et la cravate lui fouetta la poitrine. Il essaya vainement de l’accrocher à la fermeture Éclair en haut du sweat-shirt.

Je me suis levé et j’ai planté la bouteille de Mad Dog entre eux deux dans le sable. D’un seul geste, nous nous sommes assis pour pomper au goulot.

Ils étaient plus soûls que moi mais buveurs émérites. Nous nous repassions la bonbonne et la cravate se transforma vite en bandage pour éponger le sang qui coulait de l’estafilade.

Au lycée catholique, j’avais appris une centaine de mots de mauvais espagnol, assez pour découvrir les noms de mes nouveaux amis – Hector et Ignacio.

Nous bûmes jusqu’à vider la bouteille ou presque. L’idée me vint que le petit, Hector, ferait un excellent candidat DMI, voire un compagnon de voyage pour la nouvelle adhérente pleine aux as qui vivait dans le quartier. À la lueur des réverbères, notre trio, flanqué de Rocco, descendit le rivage jusqu’au carrefour de la vingt-sixième Avenue.

Hector ne remplissait que deux exigences de Nancy Cooper – latino, fumeur. Ça suffisait largement. Je me rappelais l’info comme quoi elle avait besoin d’un domestique et ça me poussait à tenter le coup. Hector m’avait dit qu’il était sans travail et j’étais sûr qu’il ne rechignerait pas à quelque menue besogne en échange des bizarres étreintes de Mme Cooper.

Hector et moi avions troqué nos chemises sur la plage. Ignacio avait fait main basse sur la bouteille. Au bout du compte, le veston présentait bien, la cravate tachée de sang pendait gentiment sur le tee-shirt et complétait l’ensemble.

J’avais expliqué à Hector, en mauvais espagnol et comme faire se pouvait, le principe de la vidéo-rencontre, et il semblait acquis à l’idée de jouer un sale tour à Dream Mates International.

Tandis qu’Iggy restait à couvert, j’ai hissé Hector sur l’escalier et j’ai frappé à la porte de Nancy Cooper. C’est la bonne qui a répondu, derrière l’œilleton. J’ai cru comprendre qu’elle me reconnaissait. Elle n’avait pas remarqué Hector car j’avais bloqué la vue exprès.

« Senora Cooper, por favor », dis-je.

L’œilleton se referma et la bonne s’éloigna. Une minute plus tard, le visage chirurgicalement modifié de Nancy Cooper apparut à la petite porte, dégoulinant d’une espèce de crème pour la nuit. « Ah vous revoilà, vous. Que voulez-vous ?

— Madame Cooper, j’aimerais vous parler un instant. J’ai de bonnes nouvelles.

— Vous êtes ivre ? Ça m’en a tout l’air. Filez !

— Madame Cooper, j’ai murmuré, vous êtes en veine. Je crois que nous vous avons trouvé un adulte mexicain très assorti, disponible pour voyager, besoin de travail, bien monté.

— Quoi ?

— J’ai trouvé quelqu’un.

— Vous avez laissé les mauvaises vidéos. Nous reparlerons de ça demain.

— Je sais. Un oubli de ma part.

— Allez me chercher ce que j’ai payé.

— C’est pour ça que je suis revenu. Ouvrez.

— D’accord, d’accord. Vous ne pouviez pas le dire plus tôt ? Attendez une minute, je passe une robe. »

Le temps qu’elle revienne, j’avais boutonné la veste d’Hector et il avait pris ma place à la porte.