7

Il faisait encore sombre quand j’ai ouvert les yeux. Le cadran lumineux du réveil digital sur la table de nuit m’apprit que trois heures avaient passé. J’entendis couler l’eau de la douche au rez-de-chaussée. Fabrizio était réveillé lui aussi.

Je me suis habillé à tâtons dans le noir pour ne pas me voir dans la glace. Dans la nuit pure de Malibu, l’éclat de la pleine lune, énorme, irradiante, me surprit par sa force et je suis allé à la fenêtre.

Dehors, j’ai aperçu Rocco. Toujours près de l’escalier de derrière, là où je l’avais laissé des heures plus tôt. Il attendait devant la porte, le cadavre de l’écureuil entre les pattes, les compliments d’un maître qui ne reviendrait plus.

Après avoir pissé, j’ai traversé l’entrée vers la cuisine. La porte du bureau de papa était fermée. J’ai hésité un instant. Personne n’y entrait sans la permission du vieux. J’ai poussé la porte de la pièce obscure, m’attendant à ce que les démons me sautent dessus. Comme rien ne venait, j’ai appuyé sur l’interrupteur et la lueur incandescente de la lampe de bureau est montée à l’assaut des murs.

Rien n’avait changé depuis ma dernière visite, ici, sept ans auparavant, un jour où j’étais venu parler avec le vieux. Meubles anciens, mobilier de bureau, du solide. Chêne sombre et acajou, à pieds épais, sorti tout droit des magasins de meubles d’occasion de Western Avenue.

Sur le mur du fond, au-dessus d’un coffre, on voyait une grande photo encadrée, un portrait ancien et piqué de H.L. Mencken, cheveux sévères séparés par une raie au milieu, col de chemise pesant et amidonné. Le grand iconoclaste fronçait les sourcils.

Les livres importants, les textes sacrés, se trouvaient sur les étagères derrière le bureau. À la différence des autres romans, ceux-là ne bougeaient plus, sinon pour être relus. Les œuvres complètes de Knut Hamsun, de Sherwood Anderson, de Jack London. Dans la maison de Dante, on ne parlait que de grande littérature, d’art, de grands écrivains. Des hommes qui avaient fait leur travail, comme lui-même. Qu’il fallait craindre et fréquenter. Nul autre sujet ne méritait la discussion.

Les autres livres, ceux qui n’avaient pas droit aux étagères, s’empilaient sur le plancher. La plupart étaient de bons écrivains mais Dante ne les avait pas lus. Il était du genre écumeur, impatient et guère impressionnable. Il dévorait un livre entier par blocs de paragraphes, lisait juste la première phrase et sautait le reste.

Sur l’étagère derrière le bureau, j’ai trouvé un exemplaire de La Faim de Knut Hamsun. Le livre, disait mon Père, qui l’avait poussé à devenir écrivain. Je l’ai pris en main et j’ai feuilleté les vieilles pages. Vers le milieu, je suis tombé sur une feuille de papier à lettres pliée en quatre, qui avait dû servir de marque-page. L’âge avait jauni le bord exposé à l’air.

En dépliant ce marque-page bricolé, j’ai tout de suite reconnu l’écriture de mon père. Mais partout, la signature c’était Knut Hamsun. Knut Hamsun. Knut Hamsun du haut en bas. Cette bizarrerie me frappa, moi qui avais fait cent fois la même chose et couvert les tables de la loi de signatures de Cummings. Le vieux et moi, on avait quand même des points communs.

J’ai replié la feuille, je l’ai glissée dans ma poche et j’ai rangé le livre. En quittant la pièce, j’ai tourné l’interrupteur et l’obscurité a tout englouti.

 

 

Vers huit heures, après plusieurs tasses de café à forte teneur en scotch, je suis allé m’asseoir sur l’escalier de derrière. J’ai pensé à un truc. Dans la lumière du matin, Rocco montait toujours la garde devant son rongeur quand l’idée a pris tournure : le chien avait le droit de venir à l’hôpital faire ses adieux à Dante. Il n’avait eu qu’un seul maître dans sa vie et l’heure était venue. Je m’inquiétais pour Rocco. Son avenir ne s’annonçait pas brillant.

Je me suis dirigé vers le chien, accroupi dans l’herbe avec son écureuil tout raide. Je me suis mis à genoux, j’ai essayé de lui caresser la tête. Pas de réaction. J’ai remarqué qu’il lui manquait des dents, que certaines étaient cassées et qu’il avait une plaque chauve près de la queue, où les petits poils blancs étaient tombés. Mouches bleues et tiques avaient prospéré là, tranquillement, pendant dix ans. Cet animal n’avait plus d’amis et n’avait pas l’air d’en chercher. Il me rappelait son maître.

Je suis rentré dans la cuisine et j’ai dit à Fab qu’il fallait amener Rocco à l’hôpital pour dire adieu à Dante. Il a refusé. Les animaux n’étaient pas admis dans son break ni à l’hôpital. La gueule de bois le mettait de mauvaise humeur. Il m’a débité un nouveau sermon, comme s’il connaissait par cœur les règlements hospitaliers sur les animaux, mais je savais qu’il inventait. Ce discours ne fit que m’ennuyer et fortifier ma résolution.

Quand j’ai suggéré que peut-être la présence de Rocco dans la chambre ferait du bien au vieux, Fabrizio a ricané devant une telle absurdité. Non, pour lui, ça ne changerait rien.

Plus il parlait, moins je supportais ce ton condescendant, sa petite bouche d’expert-comptable autosatisfait. Le dégoût m’envahit, dégoût de cette scène, dégoût de mon frère.

Pour tirer la chasse et en finir, j’ai joué le coup de la folie. Je me suis mis à hurler et à le traiter de yuppie à couilles molles, j’ai crié que les petits trouducs égoïstes dans son genre étaient ceux qui me rendaient suicidaire et m’envoyaient au trou et en désinto. J’ai balancé la tasse à café pleine de whisky sur le mur où elle a explosé. Après quoi, Fab a fait machine arrière et a accepté d’emmener Rocco à l’hôpital avec nous. Mais il a insisté pour qu’on enferme le chien à l’arrière du break.

Faire obéir le chien n’était pas un boulot facile. Rocco n’obéissait à personne à part Dante et il était pour l’heure fort occupé par son écureuil. Il n’avait à ma connaissance ni laisse ni collier, et je n’avais aucune idée de la technique à employer. J’ai appelé, sifflé, tapé des mains, rien à faire. J’ai essayé de le soulever à bras-le-corps, il m’a montré les dents.

J’ai fini par comprendre que le sésame était l’écureuil puant lui-même. Je suis retourné dans la maison chercher des morceaux de cheddar, histoire de le distraire pendant que j’attraperais la bête par la queue.

Stratégie gagnante. Une fois la carcasse entre mes mains, il m’a suivi autour de la pelouse et dans l’allée jusqu’au parking. Là, en agitant le cadavre à trente centimètres de son nez, je l’ai attiré devant la porte arrière du break de Fab et il a sauté dedans d’un bond. Pour la suite des opérations, j’ai fourré une pinte de Jack Daniels et des morceaux de fromage dans un sac plastique glissé sous le siège avant.

J’ai claqué la porte arrière et baissé la vitre à fond. Je me suis assis sur le siège du passager et j’ai klaxonné pour appeler Fab. J’ai vérifié que l’éclairage intérieur soit éteint, pour que mon ombrageux frère ne puisse voir la charogne dans la gueule de Rocco.

Quand Fab est arrivé, il avait trop mal aux cheveux et le cerveau englué dans ses calculs de temps de trajet pour remarquer quoi que ce soit. Même sa mauvaise humeur n’avait pas priorité. L’important, c’était la moyenne.

Tout en faisant marche arrière pour sortir du parking, Fab remit le compteur à zéro et régla le chronomètre sur « secondes ». Il lança un coup d’œil vers Rocco et grommela, mais resta concentré sur sa mission.

Mon frère pressa le bouton « go » de sa montre G-Shock et démarra simultanément. Pendant le décollage, je jetai un œil sur Rocco dans le compartiment bagages, mais je ne vis pas l’écureuil, juste le sommet de son crâne.

Un retour de courant d’air m’apporta l’odeur de la chair en décomposition. Pour la contrer et bien qu’il fasse frisquet, j’ai baissé la vitre passager. Fab, qui avait besoin d’air frais pour sa cuite, a baissé la vitre de son côté.

Je lui ai proposé un verre ou une cigarette mais il a refusé. Foncer vers l’hôpital réclamait toute son attention.

On a bien roulé dans les rues de Point Dume et jusqu’à l’entrée de la Coast Highway. Là, soudain, Fab s’est pincé le nez. « Bruno, dit-il, qu’est-ce qui pue comme ça ? Le chien s’est roulé sur une charogne ? »

J’ai tenté une diversion. « Laisse tomber. Qui le nourrit depuis que le vieux n’est plus là ? Toi ?

— Je ne sais pas, dit-il. Maman peut-être. Pas moi.

— Alors qu’est-ce que ça peut te faire, s’il pue ? Ce n’est pas ton chien.

— Il est dégoûtant. Je vais dire à maman ce que je pense, pour Rocco. Tu sais qu’elle m’a demandé de l’aider pour les trucs pratiques.

— Tu me vois rassuré. Tu veux boire un coup ?

— Non.

— Tu aimes les chiens ?

— Non.

— Alors va te faire voir », dis-je.

En sept minutes et des poussières par la Coast Highway, nous étions à Cross Creek Road. Concentré sur sa moyenne, Fabrizio ne pouvait pas se mettre en colère. Une minute trente d’avance sur son meilleur temps. Il fêta ça en lançant la grosse Ford V8 sur un feu orange et cria « Oui ! » en grillant le rouge.

J’ai réclamé un arrêt pour pisser. J’ai vu ses phalanges blanchir et il a grogné d’un air mauvais, l’œil sur le chronomètre. « Tu ne peux pas attendre, bon Dieu ? Tu me fais le coup à chaque fois !

— Excuse, dis-je, ça n’a rien de personnel. Gare-toi juste n’importe où que je puisse pisser derrière la voiture. »

Sa haine redoubla.

Cinq cents mètres plus loin, sur la gauche après la jetée de Malibu, il y avait un Chicken Fried Colonel Sanders. Fabrizio ralentit pour se garer et cliqua le chrono en position « pause ». Il prit à gauche dans le parking, nous enfila sur une place et déclara : « Vous avez soixante secondes, m’sieur. »

J’étais déjà à moitié sorti quand mon cerveau a réalisé que je laissais mon frère seul avec le chien et la charogne. À l’arrêt, sans courant d’air, l’odeur allait empirer. Je la sentais déjà. Inversant la séquence, j’ai replié la jambe et fermé la porte.

« Allons-y, dis-je.

— Où ? dit Fab.

— Ailleurs. » J’ai contrefait une voix pressée, inquiète. « Je ne peux pas pisser ici.

— Quoi encore, Bruno ?

— C’est politique. Je sens que je vais craquer.

— Quel rapport entre pisser et la politique ?

— Le Colonel Sanders.

— Quoi, le Colonel Sanders ? Depuis quand t’intéresses-tu au Colonel Sanders ?

— C’est un Irakien. C’est pour ça qu’on ne le voit plus dans les pubs à la télé. Pas question d’aller dans les toilettes d’une boîte qui soutient une dictature coupable de génocide. Nos gars sont morts là-bas, des jeunes Américains.

— N’importe quoi, Bruno. Il y a vingt ans que Sanders est mort.

— C’est ce qu’on veut nous faire avaler. À la clinique, on m’a montré des photocopies de documents qui prouvent le contraire. Sanders se planque et on a trouvé une connexion avec Lee Harvey Oswald. L’homme que nous appelons Colonel Sanders s’est servi de sa fortune pour subventionner les recherches qui ont donné le missile SCUD.

— Ça va, Bruno, arrête tes conneries !

— Je suis fier de mes ancêtres et des soldats qui défendent le pays, un point c’est tout. Il est hors de question que je pisse ici. J’attendrai. J’attendrai jusqu’à l’hôpital. »

Fab n’avait plus de temps à perdre à discuter. Il bascula le levier de vitesse sur R et recula en crissant. Il cliqua le chrono en position « on », poussa le levier sur D, laissa de la gomme sur la Coast Highway et la Country se retrouva dans le flot qui fonçait vers le Sud.

La puissance de l’accélération avait déséquilibré Rocco et il rebondit sur la porte du coffre avec un bruit sourd. J’ai décollé de mon siège et j’ai tourné la tête. Le chien avait réussi à garder les dents serrées sur le cadavre tandis que la voiture s’arrachait. À nouveau, le bon air pur de Malibu dispersait l’infection.

 

 

À la sortie de l’autoroute de Santa Monica, dans la Cienaga, on était en avance sur les temps. Mais Fabrizio voulait assurer. Il doubla sur la droite et se remit sur la file « Tournez à gauche » pour sauter le peloton au feu suivant. Au vert, il enfonça l’accélérateur et se faufila sur la gauche d’une voiture à l’arrêt pour couper les conducteurs qui avaient priorité. « Oui ! »

On a perdu du temps aux deux feux suivants, pas synchronisés, mais Fab n’avait pas l’air inquiet. Il connaissait assez la route pour anticiper les retards et en tenir compte.

Ce superbe parcours faisait remonter mon frère dans sa propre estime. Enfoncé le record. Chaque bloc passé le remplissait d’énergie et de confiance. Il était si concentré qu’il en oubliait l’odeur qui se répandait depuis l’arrière de son break.

L’épreuve de vérité nous attendait au carrefour de La Cienega et de Beverly Boulevard. Pour une raison quelconque, sept voitures faisaient la queue sur la file de gauche, contrôlée par un signal en forme de flèche.

Fabrizio s’énervait. Quand enfin la flèche verte a clignoté pour nous, une voiture est passée, une seule puis la flèche est repassée au jaune et au rouge aussitôt. Feu désynchronisé, à la masse, et nous, on était coincés en queue de file.

Pour aggraver la situation, il s’agissait d’un carrefour à six branches. Fab s’est mis à se tortiller, à regarder sa G-Shock toutes les dix secondes pour voir les chiffres qui grignotaient le record. Il martelait le volant avec les paumes et râlait avec force, m’expliquant que nous allions devoir attendre six fois le cycle de quatre-vingt-dix secondes avant de passer. Il ne restait que deux minutes, et un bloc et demi à parcourir, pour battre le record.

Sur les lèvres de Fab se dessinèrent les chiffres d’un compte à rebours. Quatre-vingt-huit, quatre-vingt-sept, quatre-vingt-six. Devant nous, il y avait une Jaguar décapotable et, derrière, un minibus jaune. Alors, incapable de se maîtriser, il se mit à klaxonner, signifiant par des gestes sauvages à la dame derrière, au volant du minibus, qu’elle devait reculer.

Il fallut à la dame plusieurs secondes pour comprendre et reculer de deux mètres. Fab embraya sur R et dérapa en arrière. Il y eut un contact musclé avec le pare-chocs du minibus puis, profitant de l’ouverture, Fab remit sauvagement le break sur D, déboîta sur la droite et zigzagua entre les voitures jusqu’à la file d’extrême droite qui était vide. Je connaissais la suite. Le coup favori des taxis de New York, ils passent leur temps à ça. Le feu passa au vert, Fab se planta au milieu du carrefour et attendit que le flot se déverse, puis le feu orange arrêta les voitures et Fabrizio prit le virage à gauche interdit à la file de droite… « Oui ! » cria-t-il en enfonçant l’accélérateur.

J’ai entendu Rocco grogner. La force centrifuge les avait lancés à travers le coffre, son écureuil et lui, sur la saillie de la roue.

On a pris Beverly Boulevard sur les chapeaux de roues. Il restait quarante-cinq secondes, les chiffres muets s’égrenaient sur les lèvres de Fab. Il y croyait toujours, le petit frère.

Il restait trente secondes quand nous avons enfilé le couloir des tickets à l’entrée du parking du Cedars. Pour retomber dans un piège. Devant nous, il y avait une Cadillac 1970 verte avec un gros pépé au volant. Qui s’était arrêté trop loin du distributeur pour atteindre le ticket.

Je vis les mâchoires de Fab se contracter de haine à la vue du petit bras qui s’agitait en vain par la vitre ouverte, tendu vers la machine. Pour finir, le vieux a ouvert la portière, sans se presser, et il s’est penché pour saisir le carré de carton rose.

Sept. Six. Cinq. Les mains de Fabrizio s’abattirent sur le klaxon et s’y collèrent. Le plafond bas du parking amplifia le bruit du klaxon.

Un jour, à New York, au bar Saint-Adrian, une serveuse du Kentucky m’avait contre quelques verres imité le long mugissement du bœuf qu’on assomme à coups de marteau. Le klaxon de Fab dans le parking faisait le même bruit.

Le vieux dans la Cadillac sursauta puis, ayant repris ses esprits, démarra vers le garage.

« Presque, grogna mon frère en extrayant le ticket de la machine. Merde !

— Allez Fab, j’ai murmuré, on se le FAIT. On est à moitié italiens, non ? On fonce. J’ai repéré ton canif dans la boîte à gants. Je te couvre. On suit ce vieux débris et on l’égorge. Rocco léchera le sang sur le cuir. Dire qu’il vient ici sucer l’argent de la Sécu, c’est un service qu’on rend à l’État. Je te parie que sa putain de vieille est là aussi, ça a quatre-vingt-dix balais et ça claque nos impôts sur un lit douillet.

— La ferme, Bruno, ce n’est qu’un jeu.

— Ouais. T’as raison. »

 

 

Pas question pour Fab d’entrer dans l’hôpital avec le chien, j’ai dû accepter de revenir le chercher plus tard. En attendant, je le laissai dans le noir, dans le coffre à bagages, jouer avec sa charogne.