Le soleil se couchait quand je suis arrivé avec Fabrizio à Point Dume. J’avais pris le volant, Fab avait trop bu. Mais j’étais dans un sale état moi aussi et je crevais de fatigue. J’ai réussi à piloter la grosse Country entre le portail de derrière et le parking, puis j’ai aperçu la villa, sombre et déserte. Signe que mon père était toujours vivant.
J’ai déchargé Fab et nous nous sommes dirigés vers la porte de derrière. Il m’a dit où trouver la clé et je me suis souvenu que c’était là sa place, au clou tordu sous le compteur à gaz devant la véranda. Tout en tenant Fab contre la balustrade, j’ai fouillé dans le noir jusqu’à sentir la clé sous mes doigts.
À l’instant où j’ouvrais la porte, j’ai entendu un bruit dans mon dos. C’était ce bon vieux Rocco, avec ses côtes qui pointaient à travers sa fourrure sale et pendante.
Le chien tenait quelque chose dans la gueule mais dans l’obscurité, difficile de voir quoi. Je suis entré et j’ai allumé la lampe de la véranda. À la lumière, j’ai vu que c’était un animal. Petit, mouillé et mort. Et qui puait.
Rocco a émis une sorte de couinement aigu pour attirer mon attention. J’ai refermé la porte et descendu l’escalier à sa rencontre. Ce que voyant, il a lâché la dépouille à mes pieds pour me faire admirer sa proie.
Le carcasse mutilée avait une large tête écrasée et un petit corps gras au poil touffu. Pattes de rongeur mais queue trop courte pour le genre Rattus, j’en ai déduit qu’il s’agissait d’un écureuil, car mon père m’avait dit une fois que Rocco était un excellent chasseur d’écureuils.
Le chien avait attendu longtemps au pied de la véranda pour présenter son trophée. Attendu la voix de mon père.
Mais je n’étais pas Dante et n’avais pas de tendresse particulière pour les chiens. Bien que, un instant, Rocco m’eût fait de la peine. Mais quoi. Je n’allais pas le féliciter d’avoir tué un écureuil.
On s’observait. Il continuait à couiner son falsetto dans les aigus et semblait nerveux. Il ne s’arrêtait de chialer que pour respirer, un souffle rapide, court et profond.
Je voyais qu’il attendait une réaction, que je ramasse le rongeur et que je lui tapote la tête en disant « bon chien ».
Non. J’ai fait demi-tour vers l’escalier. Mauvais choix, qui a agacé le chien. Le couinement a pris du volume et, comme je continuais, s’est transformé en grondement. J’ai pris peur. Rempli de whisky, mais paniqué. Et s’il attaquait ? Le vieil homme racontait souvent comment Rocco avait mordu l’employé du gaz qui avait commis l’erreur de caresser la tête de ma petite sœur. Je ne voulais pas d’histoires.
Je m’en suis tiré par un compromis, en m’arrêtant à mi-hauteur de l’escalier. Je n’étais pas doué pour affronter un chien en colère. Il attendit lui aussi, m’étudiant avec une intense concentration. Temps mort.
Je me suis souvenu d’un truc que m’avait dit mon père des années plus tôt. Une règle de comportement. Quand on le présentait à quelqu’un, il commençait par insulter le type cinq minutes. Pour marquer son territoire. Rocco, peut-être, imitait le vieux.
Puisqu’il n’attaquait pas, j’ai repris courage et j’ai choisi de m’asseoir. J’ai même sorti mes cigarettes et j’en ai allumé une. Il s’est remis à couiner, mais sans bouger. La puanteur de la carcasse filtrait à travers mon brouillard alcoolique. L’infection m’a pris au ventre et elle est restée plantée là, comme une intoxication alimentaire.
Cinq minutes se sont écoulées. Fabrizio a fini par vomir par-dessus la balustrade, un jet puissant qui a fait peur au chien. Rocco a ramassé l’écureuil avec les dents et a disparu dans la nuit.
Une fois à l’intérieur, j’ai fait chauffer du café et j’ai piloté mon frère jusqu’à la salle de bains. Il s’est nettoyé en aspergeant d’eau le vomi du sweat-shirt « SC » et en le frottant avec une serviette.
J’étais physiquement épuisé. Trop fatigué pour appeler l’hôpital et entendre de mauvaises nouvelles. La confusion mentale qui me paralysait la tête m’aidait à contrôler la situation. J’ai poussé Fab dans une chambre d’ami et je l’ai assis sur le lit où il s’est écroulé en position fœtale, et aussitôt évanoui.
Dans la cuisine, je me suis versé un bol de café avec quatre doigts de whisky. J’ai appuyé sur la touche Retour du répondeur à côté du téléphone. Si l’état du vieux empirait, il y aurait sûrement un message.
J’étais curieux de savoir ce que disaient les relations de mes parents. J’ai donc écouté tous les messages, espion dans leur vie, à l’affût de ce qui m’avait échappé pendant mon enfance. Comment les autres exprimaient-ils l’espoir, la peine ? Quelles émotions partageaient-ils ? Pourquoi d’autres gens aimaient-ils ces deux vieillards ?
Une douzaine d’appels s’empilaient sur plusieurs jours, stockés sur le répondeur par ma mère, Judith Joyce Dante. Elle les gardait tous et répondrait à chacun en temps utile. Ainsi était ma mère, elle répondrait dans l’ordre, avec méthode, comme dans tout ce qu’elle faisait.
Il y avait des amis bouleversés en Californie du Nord et dans le Colorado, la sœur de ma mère, son mari, deux cousins italiens qui clamaient leur souffrance, des voisins compatissants et quelques coups de fil de gens du cinéma.
Un message surtout m’a frappé. Phil Asner, un vieil ami de poker de Jonathan Dante, ex-producteur de télé jadis célèbre. Son chagrin, ses sanglots semblaient profondément sincères. J’étais surpris, car je savais que Dante et lui ne s’étaient pas parlé depuis des années. Mon père et sa langue de vipère avaient brisé leur amitié. Dante avait un don diabolique pour découvrir le point faible des gens, il attendait l’instant vulnérable et cognait dessus à la hache.
Quinze ans plus tôt, Asner et le vieux avaient monté un projet, une association scénario/réalisation qui devait être le premier film d’Asner après une brillante carrière à la télé. L’idée avait trouvé des fonds, puis capoté après que le studio avait donné la priorité à un autre film. Ça n’avait pas empêché une grande amitié de se nouer entre les deux hommes. Des années plus tard, Dante a envoyé à son copain le manuscrit d’un roman inédit qu’il imaginait bien à l’écran. Asner, débordé de travail, a commis l’erreur de ne pas le rappeler tout de suite. Au bout d’un mois et demi, Dante a réussi à le joindre. Phil lui a dit qu’il fallait creuser l’idée, mais que dans l’état ça ne faisait pas un film. La réponse de Dante mit fin à leur histoire. « Je vais te dire pourquoi tu as échoué dans le cinéma : tu n’es pas fichu de reconnaître une bonne histoire en dehors du format sitcom. » La contribution personnelle de Phil à l’histoire de la télévision, insista Dante, émargeait juste sous celle du crétin qui avait inventé le rire préenregistré. Depuis ce jour, ils ne s’adressaient plus la parole.
La dernière voix sur le répondeur était celle de ma mère. Dante résistait toujours à la mort, sans machine ni médicament, par volonté pure. Pour les docteurs, la résistance du vieux corps était un mystère. Mon père avait dû noter l’heure de ses derniers feux sur son agenda. Prodige d’orgueil, il dictait ses conditions jusqu’au bout.
J’ai décidé de laisser un message de la part du vieux. J’étais sûr que ma mère ferait plus attention à moi si j’étais une voix sur son répondeur. Bien obligée. Il s’agirait d’un message enregistré avec réponse demandée. Elle noterait mon nom et se comporterait avec moi comme avec tous les autres de la liste « à répondre ».
J’ai appuyé sur Mémo et je me suis lancé. « Bonjour maman, ici Bruno Dante qui voudrait dire quelque chose. Quand ça sera fini pour papa, j’espère que quelqu’un s’occupera de Rocco. Je sais que tu es très occupée, mais je m’inquiète pour le chien. Il est perdu, tout maigre, traumatisé. Il est abandonné et à moitié mort. Je sais que papa voudrait qu’on s’en occupe. D’accord ? Tommy (Fabrizio) est trop pris dans son trip business à la con et Maggie se rend hystérique à courir derrière Benny Roth pour lui lécher le cul. Moi, je crois que le chien devrait être prioritaire. Voilà ce que je pense. Merci, maman. »
J’ai appuyé sur Stop et fini mon café.
La convalescence m’avait redonné des forces. La douche chaude me faisant parfois dormir, j’ai décidé d’en prendre une. J’étais assez lucide pour savoir que si je ne me couchais pas vite, j’allais me soûler encore, je trouverais peut-être du vin, puis il y aurait le trou noir et un couteau à viande dans mon estomac.
Je me suis déshabillé dans la salle de bains, mis sous la douche et j’ai tourné le robinet d’eau chaude à fond. Je me suis savonné en entier et lavé les cheveux, j’ai même essayé de me masturber avec la mousse du savon, mais je débandais et je suis passé à autre chose.
J’ai laissé couler l’eau sur mon corps un moment, adossé contre le mur de la douche pour garder l’équilibre. Quand j’ai senti mon corps se détendre et ma tête se vider, je suis sorti. Reposé et prêt à dormir.
La douche chaude gommait charitablement de mon esprit ces rediffs obsédantes où j’émerge du trou noir avec la verge qui va et vient dans des culs d’hommes, et d’autres images où je me réveille dans mon lit asphyxié par l’odeur de ma propre diarrhée, pris d’un désespoir de bête, jusqu’au prochain verre. Vivre le nez sur ces images terrifiantes me confortait dans l’idée que ma mort ne serait pas un mal. Mais ce soir-là, je surnageais au-dessus de mes abîmes. Je pourrais dormir. Je me suis allongé sur le lit dans la chambre vide jusqu’à ce que le noir me happe.