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Vingt minutes après Sunset Boulevard, nous avons quitté la Coast Highway et pris la route d’Heathercliff. Devant nous roulait une Benz décapotable. Sur la plaque personnalisée, j’ai lu « SE ME WIN[7] » et j’ai su que j’étais rentré à la maison.

En tournant dans l’allée, j’ai vu que les lumières étaient éteintes. Maman, dit Fab, était à l’hôpital avec ma sœur et son mari, Benny Roth.

Je suis sorti de la voiture pour ouvrir le portail métallique. J’ai basculé le loquet et j’ai poussé d’un mètre, pas assez large pour le break de Fab.

Dans le noir un gond rouillé a grincé, comme une plainte assourdie. Quelque chose me retenait d’ouvrir la grille à fond.

Une seconde plus tard, je savais quoi. J’ai entendu un grondement lointain et le clair de lune a éclairé une torpille blanche et poilue, un chien qui déboulait du coin. Un solide bull-terrier de quatorze ans, Rocco. Le bonheur et la gloire de mon père. Ce que Jake La Motta avait été chez les poids moyens, Rocco l’était chez les chiens. Il approchait. Je vis sa patte boiteuse et les vieilles cicatrices aux bords déchiquetés qui lui couvraient la gueule, rivières de douleur à sec au terme de cent combats.

Le crâne arborait les traces de la croissance démographique du quartier familial. Comme des cercles dans l’épaisseur d’un arbre, chaque cicatrice marquait une arrivée, un doberman, un rottweiller, un berger allemand ou un danois. Rocco se battait contre tous les autres chiens, pendant que leurs maîtres construisaient des maisons et commettaient l’erreur de les laisser franchir le périmètre de la propriété paternelle. Tous ces combats étaient gravés sur la gueule de Rocco.

À un mètre de moi, l’animal s’arrêta et s’ancra dans le sol. Il m’inspectait. J’attendis. Il ne grognait plus et ça m’encouragea à tendre la main vers lui.

Rocco me happa joyeusement par la manche, comme un maître de kung-fu enseigne un coup mortel à un enfant de huit ans. Puis il me lâcha, et je lui abandonnai le contrôle de la situation.

 

 

Je suis entré dans la maison avec Aggie et nous avons préparé la chambre qui avait été jadis la mienne et celle de Fabrizio. Les deux lits doubles étaient toujours à la même place, séparés, un arrangement qui ravit Agnès.

Fab me demanda si je voulais retourner à l’hôpital cette nuit pour veiller le vieux avec lui. Je n’en avais nulle envie. Mon jeune frère, sachant que je sortais de cure, ne fit aucune pression et me proposa de rester dans la villa. Pas envie de voir le vieux. Pas tout de suite. Plutôt que de rester seule avec moi, Agnès décida d’accompagner mon frère à l’hôpital. J’aurais la maison pour moi.

Après leur départ, je suis allé dans la cuisine inspecter les réserves d’alcool. Il y avait un comptoir couvert de bouteilles de whisky et de vodka. Je me suis rempli un verre et j’ai marché jusqu’à la falaise pour y fumer une cigarette et boire dans la nuit. Les fantômes des chiens morts et la voix murmurante du vieux dans ma tête me tenaient compagnie.

J’imaginais trente mètres plus bas la plage paisible au clair de lune et je sentais le souffle sec du vent de Santa Ana qui descendait de l’Est.

Ma place, j’en étais sûr, était ailleurs. Je reconnus cette sensation familière d’étrangeté, de coupure, que j’éprouvais depuis toujours dans les centres de traitement. Et dans l’appartement, avec ma femme. C’était clair désormais, je me sentais mal à l’aise partout.

Ça faisait partie des causes de mon dérapage alcoolique. L’information avait fait son chemin dans ma tête, j’étais conscient que je me fichais de tout, mais le Jack Daniels et le vin émoussaient le tranchant de cette vérité et pour ça, j’étais incapable de décrocher.

L’odeur de l’océan saturait la nuit. Debout sur la falaise, je regardais. Rien ici n’avait changé et tout était différent.

 

 

Au matin, Agnès dormait encore quand j’ai trouvé le mot de Fabrizio. Ils étaient rentrés de l’hôpital après minuit et il était reparti chez lui à Santa Monica.

D’après le mot, le vieux s’affaiblissait. On le maintenait en vie avec un médicament qui faisait fonctionner les reins et une pneumonie s’était déclarée. Maman avait passé la nuit à ses côtés dans l’unité de soins intensifs. Il restait à John Dante moins d’un jour à vivre.

J’étais debout depuis l’aube. En sueur, à fumer des cigarettes en arpentant la vaste demeure inhabitée. Quand le jour a pointé, je me trouvais devant l’évier de la cuisine en train de faire du café et je regardais par la fenêtre, là-bas vers le nord. Dans le demi-jour, j’ai repéré les nouvelles constructions. La dépression immobilière des années quatre-vingt-dix avait épargné Point Dume. En plissant les yeux pour voir loin sur la route, j’ai reconnu l’endroit où s’ouvrait jadis la ravine, un lit de torrent avec galets et blocs erratiques. Tout avait disparu. Enfoui. À la place se dressait un machin coûteux, une maison verte à baies vitrées montée sur pilotis. Je suis allé dans la salle de bains, j’ai vomi, je me suis douché et j’ai continué à verser des doigts de whisky dans mon café pour calmer la tremblote. Que les frissons reviennent aussi vite après un mois de désinto sans boire un verre me tracassait. Après avoir ralenti les spasmes, je me suis occupé de régler ma montre sur l’heure locale et j’ai constaté que j’avais dormi deux heures au total.

J’étais en train de me raser quand j’ai entendu Fab arriver et traverser la maison jusqu’à la véranda de derrière. Il a crié « Il y a quelqu’un ? » mais je n’ai pas répondu. Les yeux que j’ai croisés par-dessus mon épaule dans le miroir de la salle de bains étaient ceux d’un chien perdu sur une autoroute.

J’ai convaincu Fab de laisser dormir Agnès tandis que nous irions ensemble au Cedars. Il savait que ça n’allait plus entre Agnès et moi. Depuis des jours il se dévouait avec sa Country Squire, faisait la navette de Malibu à Santa Monica pour passer prendre ma sœur, puis de là à l’hôpital. Il faisait les courses pour notre mère, allait chercher les médicaments. Il relevait le défi de la mort du vieux en s’occupant de tout.

Nous avons bu un café, debout dans la cuisine. Il m’a demandé ce qui m’arrivait. Comment j’avais atterri chez les fous. C’était un gars sérieux et cette question directe trahissait la peur d’avoir hérité de la même maladie que moi.

Je lui ai répondu qu’on ne planifiait pas les crises. Me faire arrêter pour outrage public à la pudeur faisait partie des choses qui arrivaient quand j’étais soûl. Je n’avais pas prémédité de me conduire comme un dégénéré. Mes actes m’échappaient, je ne contrôlais plus rien. Tout ça me dépassait complètement.

Mais j’étais son frère et il voulait savoir pourquoi je me faisais sucer le zizi par des hommes. Il en concluait visiblement que j’étais un égoïste irresponsable et que mes problèmes venaient d’un manque total d’autodiscipline. Je buvais trop et je me laissais sombrer dans le délire, tel était mon problème.

Nous avons parlé de lui aussi. Fab était fier de s’être hissé du collège à la fac tout en gagnant sa vie dans un supermarché. Quand le vieux était tombé malade, son revenu s’était trouvé limité à la Sécurité sociale et à la pension de la Guilde des écrivains. Mon frère avait dû financer seul son éducation. Au magasin, en passant de manutentionnaire à caissier puis directeur adjoint. Salaire syndical. Vacances. Mutuelle dentaire. Six ans à l’université de Californie. Le diplôme.

 

 

Il a reculé dans l’allée et pointé la voiture direction L.A., puis il m’a passé sa montre. Une montre digitale à chronomètre.

Il voulait que je l’aide à minuter le parcours. C’était un jeu. Pour ne pas s’ennuyer pendant ses aller et retour à l’hôpital, il chronométrait ses temps.

Fab a dit « GO », j’ai pressé le bouton noir sur le côté de la montre et il a mis les gaz.

Sur la route, il voulait me parler de sa vie. Comment il avait décroché son diplôme de gestion grâce au travail et à la volonté. En fait, un prêche pour me responsabiliser. J’ai baissé la vitre, allumé une cigarette et regardé les chiffres du chrono défiler, petit mécanisme affolé, le laissant jacasser sur son compte.

Pour Fab, la forme physique était la base de tout. Ça et un mental positif. « Nous sommes nos pensées. »

Pire, il tint à m’expliquer ce qui avait ruiné la santé de papa. De dangereux excès de sel, de gras et de cholestérol. Le stress. Et une gestion calamiteuse de son budget.

Fab me rappela que Dante, pendant toutes ces années où il écrivait des scénarios à L.A., avait gaspillé des centaines de milliers de dollars. Difficile à admettre, marmonna Fab en secouant tristement la tête, mais on ne pouvait nier que le vieux était un monstre d’insouciance et d’égoïsme. Pour Fab, les solutions étaient aussi évidentes hier qu’aujourd’hui. Dante aurait dû acheter du terrain. Il serait riche. Un simple portefeuille d’actions lui aurait assuré une retraite confortable. Mais là, sur son lit de mort, au grand dam de mon frère, maman avait découvert que le vieux n’avait rien laissé à ses héritiers. Il n’y avait même pas de testament.

Après un quart d’heure de route, le mal de ventre refit son apparition. Ce baratin autosatisfait avait déclenché une accumulation de bile au fond de ma gorge. J’étais en sueur, dos de chemise trempé, à bout de nerfs.

Chacun de ses jugements et de ses critiques à la con sur notre père me donnait envie de lui prendre les cheveux à pleines mains et de tirer. Chaque mot, chaque son émis par sa voix venimeuse augmentait ma nervosité.

À la hauteur de La Costa, je fus distrait un moment par les cicatrices toujours visibles du dernier incendie. À première vue, les collines avaient été récurées à fond. Denise Jacobson, une amie de lycée, y avait acheté une maison après la fac et un divorce. Le feu n’avait rien laissé.

Les décombres calcinés de villas luxueuses se dressaient comme des mausolées commémoratifs du caractère démocratique du sinistre. Saigon devait ressembler à ça, après la chute. Ou le quartier de South Central à L.A. après les émeutes. Dieu dispensait la souffrance avec une indifférente neutralité.

Le temps d’arriver à Topanga par la Coast Highway, Fabrizio m’était devenu insupportable. « Gare-toi près du marché, dis-je soudain en coupant son monologue. J’ai besoin de cigarettes.

— Pas d’arrêt, dit mon frère. Je suis pressé, et je sais ce que tu veux.

— Tu crois le savoir mais tu ne le sais pas. Tu ne sais rien.

— Tu veux de l’alcool. On ne s’arrête pas.

— Écoute, je te parle sans agressivité. C’est important pour moi. Je fais ce que je peux. J’aimerais que tu comprennes un truc : par moments, je craque. C’est une sorte de maladie. Tu dois arrêter TOUT DE SUITE ! »

Il ricana. « Je connais cette maladie, Bruno. Tu achèteras ton whisky plus tard.

— Arrête cette putain de bagnole ! hurlai-je en martelant des poings le tableau de bord. Gare-toi, bordel !

— On devrait déjà être à l’hôpital. »

J’ai arraché des dents le bracelet de la montre et je l’ai recraché sur le plancher, puis j’ai balancé le cadran contre le pare-brise.

« Gare-toi, enfoiré !

— Qu’est-ce qui t’arrive encore, Bruno ?

— Tu veux que je t’enfonce les yeux dans le ventre, connard ? »

Il m’a regardé, il a lu sur mon visage. Il a rentré le break dans le parking du supermarché et a coupé le moteur. « Regarde-toi, dit-il, tu te rends compte de ce que tu fais ? Tu es cinglé ou quoi ?

— La ferme ! hurlai-je en pleine crise de tremblote. Boucle-la, c’est tout ! »

Je lui faisais peur, mais il prit le temps de ramasser les restes de la montre sur le tableau de bord en bois verni, de vérifier que le chronomètre fonctionnait toujours et il appuya sur Arrêt pour suspendre le minutage. « D’accord, murmura-t-il. On se calme. Et maintenant ? On fait quoi maintenant ? »

Je suis sorti, j’ai titubé deux ou trois pas et j’ai vomi, plié en deux, entre la voiture et la Volvo d’à côté.

Fabrizio a contourné le capot. « Tu as besoin de quelque chose pour ton estomac ?

— Barre-toi, dis-je en continuant de vomir.

— Pourquoi tu hurles ?

— Tais-toi. Dis plus rien. »

Il attendit que j’aie fini, me regarda hoqueter, puis reprit : « Tu as besoin d’un verre ? Tu veux que j’aille te chercher une bouteille ?

— Oui, c’est ça, dis-je, un goût de bile dans la bouche. Va me chercher une pinte de Ten High.

— Tu t’angoisses pour papa, c’est ça ?

— Je n’en sais rien.

— Je te conseille d’en parler, ça ira mieux.

— Va chercher la bouteille, Fabrizio. On se confessera une autre fois. »