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L’état de Rocco empirait. Toute la journée, dans la chambre du motel, il était resté sans bouger dans son coin. Dès qu’il tentait de se lever, il gémissait de douleur. Le matin suivant, il refusa toute nourriture, même le lait au whisky. Amy n’était pas revenue et ma relation avec le chien relevait désormais de la coexistence froide.

Le réservoir de la Dart avait soif d’essence et moi de cigarettes. J’ai laissé le chien dans la chambre avec la télé allumée et une boîte de cookies Oreo.

À la station-service, j’ai compté ce qui me restait en poche. Relouer la chambre huit jours me laisserait à peine cent dollars. Les habits d’Amy étaient toujours dans la penderie, dans un sac plastique. Si je partais, le gérant les lui rendrait. Mais ça serait dur de trouver un coin qui accepte les chiens et pour moins cher. Dans les deux cas, je serais à sec en moins d’une semaine. J’ai décidé de faire un tour au cinéma, de manger du pop-corn et de ne plus penser à tout ça.

 

 

Ce soir-là, en revenant au motel, je suis passé à la boutique d’alcools prendre une bouteille et le L.A. Times.

J’étais curieux de voir ce qu’ils proposaient dans les offres d’emploi. Le journal à la main, j’ai filé dans le rayon assiettes anglaises et pour Rocco j’ai pris de coûteuses bolognaises en boîte de trois cents grammes. J’avais mauvaise conscience de l’avoir laissé seul dans le noir si longtemps.

De retour au motel, j’ai ouvert l’assiette anglaise et j’en ai prélevé plusieurs tranches que j’ai jetées dans son bol. Rocco ignora cette offrande. J’ai ajouté du lait, poussé le bol contre son museau. Toujours pas de réaction.

J’ai ajouté un peu de whisky, moins d’un verre. Il apprécia ma docilité d’un reniflement et d’un coup de langue exploratoire, sa grosse langue rose – l’air du chef cuisinier goûtant le potage d’un apprenti. Le cocktail lui plut assez pour qu’il avale la moitié du bol, en levant les yeux de temps en temps pour vérifier que j’appréciais pleinement son sacrifice.

J’étais presque à sec, j’avais besoin de rentrées. Il me fallait un boulot. En ouvrant le L.A. Times, je pensais surtout à barman. Je me disais que ce serait une sacrée veine de gagner de l’argent en remplissant des verres. Je l’avais déjà fait deux fois à New York, jusqu’à ce que je m’aperçoive que la bagarre faisait partie du contrat.

Il n’y avait que six petites annonces dans la section barman. Cinq pour des restaus classiques, de l’hôtellerie, du haut de gamme. La dernière venait d’une autre zone téléphonique, loin d’Hollywood. Un barman doit pouvoir rentrer chez lui à pied. J’ai abandonné l’idée.

Je suis passé aux annonces de standards de vente par téléphone. J’étais peut-être toujours doué, après tout. Dans ce métier, l’argent tombait vite. Assommer des gogos de mensonges racoleurs et absurdes me semblait coller tout à fait à l’atmosphère de L.A. Avec deux verres dans le ventre, je me remettrais sans problème à garantir télés couleurs et vacances à Hawaii, à convaincre de malheureux employés, des réceptionnistes et des directeurs adjoints de commander des cargaisons de bouteilles de toner pour photocopieuses, de quincaillerie de bureau, de balayeuses, de câbles électriques de surplus, et tous outils, rubans d’ordinateurs et prêts certifiés… « Mme Washington ? Ici Bill Baxter d’United Crédit Consultants qui vous rappelle… Votre dossier prêt en est à l’évaluation finale. Je suis quasi certain que nous aurons la bonne nouvelle dès cette semaine. Il faudrait que vous nous envoyiez votre cotisation AUJOURD’HUI pour compléter votre dossier… Je reste en ligne pendant que vous prenez votre chéquier… Absolument garanti. Nous couvrons personnellement tous les prêts…»

Le problème, c’est qu’à L.A. je ne connaissais personne dans la branche. Je risquais de me tromper de crémerie et de perdre un jour ou deux. Aucune des annonces ne promettait de minimum hebdomadaire ni de liquide au jour le jour. J’en ai conclu qu’il était plus prudent de passer outre.

J’ai vidé la moitié de la bouteille en fouinant dans les autres sections, cernant les possibilités, bourré de répulsion et d’angoisse de devoir en passer par là.

Des colonnes « Chauffeur » et « Employé », j’ai sauté à « Stagiaire ». Rien qui m’inspirât. Enfin, de retour à « Vendeur », j’ai localisé une étroite annonce qui semblait faire l’affaire. Dream Mates International recherchait des conseillers/vendeurs pour leurs nouveaux bureaux à Westchester. « REVENUS HEBDOMADAIRES GARANTIS – BONNES COMMISSIONS – PRIMES QUOTIDIENNES EN LIQUIDE… Doit posséder sa propre voiture et être prêt à gagner un PAQUET DE $$$$ !!!

Expérience non nécessaire – FORMATION ASSURÉE – Pas sérieux ni fortement motivés s’abstenir. »

On pouvait appeler un numéro vert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. J’ai lu l’annonce trois fois pour vérifier que j’étais fortement motivé, puis j’ai composé le numéro vert.

Un répondeur indiquait la marche à suivre. Une répondeuse, en fait. Elle disait d’appuyer sur une série de touches, ce que j’ai fait. J’ai reçu de nouvelles instructions, pressé d’autres boutons, puis une voix d’homme m’a longuement expliqué à quel point c’était génial d’être conseiller chez DMI. La bande enregistrée louait hautement un certain Glen Manoff. Pour sa première semaine, Glen avait gagné mille dollars en commissions et bonus. D’après la bande, un ancien, Mitch Glickman, en avait gagné trois mille.

Suivait une présentation longue et sophistiquée, qui vantait la valeur de la vidéo-rencontre et du plan de carrière DMI, lequel débouchait immanquablement sur l’indépendance financière.

J’ai fait ce que demandait la voix, j’ai laissé mon nom, un numéro où rappeler et un message : « Je suis un vendeur professionnel fortement motivé par l’ardent désir d’obtenir mon indépendance financière. L’offre de DMI me semble être une occasion en or de réussir. J’espère que vous me rappellerez d’ici peu et que je pourrai intégrer votre équipe de battants. » J’ai appuyé sur la touche dièse suivant les directives, une nouvelle voix m’a souhaité de bonnes vacances et j’ai raccroché.

Après le coup de fil, ça cognait dans ma tête et mon corps tremblait, gorgé d’adrénaline. La peur de l’emploi. Tout en me disant que DMI ne rappellerait pas, j’ai allumé la lumière et je me suis dirigé vers la penderie. J’aurais besoin de vêtements.

La veste sport en lourd tweed gris que j’avais portée dans l’avion et aux obsèques était dans un état passable. Mon unique pantalon sombre avait une déchirure à l’entrecuisses, petite mais visible. Il était froissé et sans pli, mais un tour chez le teinturier suffirait. J’avais taché mon unique chemise de costume et la cravate, avec une matière à première vue mortelle qui sentait l’huile de freins. Mes habituelles chaussures marron feraient l’affaire, une fois cirées.

La fin de la nuit, je l’ai passée à fumer, à regarder HBO et à lire de la poésie. Pas à dormir. L’idée de retrouver un travail, après le centre de cure et six mois de chômage, me fouettait les neurones.

Allongé sans dormir, je commençais à en vouloir à Rocco. Je le regardais, roulé en boule contre un tuyau tiède, couinant dans son sommeil, et je prenais conscience qu’à le trimballer je m’attachais aux fesses un sac de sable mouillé. J’étais prisonnier sur parole de cet animal.

Seul, je pourrais dormir dans la voiture, économiser trois cents dollars par semaine. Avec le corniaud de mon père, malade, à charge, j’étais contraint d’assurer nourriture et foyer, comme avec un enfant.

Et si cet enfoiré au souffle fétide avait une dysplasie du bassin ? besoin d’extractions dentaires ou attrapé le cancer du chien, avec à la clé des centaines, voire des milliers de dollars de vétérinaire ? Et si et si ? Mon cerveau passa la fin de la nuit à imaginer les moyens de m’en débarrasser.

À neuf heures du matin, j’ai eu par les renseignements le numéro d’un refuge pour animaux. J’ai appelé, un ordinateur m’a donné des instructions, j’ai appuyé sur des touches et je me suis retrouvé sur un autre circuit où il fallait attendre. Une minute plus tard, un employé en chair et en os a pris la ligne. Je n’avais pas dormi depuis trente heures.

« Je connais un chien malade, dis-je à la voix au bout du fil. Il a besoin de soins. Il faut le montrer à un vétérinaire.

— Monsieur, nous ne sommes pas vétérinaires, a dit le type. Nous nous occupons des animaux abandonnés.

— Alors j’appelle qui ?

— Pour un animal malade, appelez un vétérinaire.

— Je n’ai pas les moyens. Si le chien était abandonné, vous le prendriez ?

— Dans ce cas, nous viendrions le chercher.

— Il est abandonné. Je déménage. Ça marche comment ? On fait quoi ?

— Nous envoyons l’un de nos agents prendre le chien… Il me faudrait le poids approximatif de l’animal, sa couleur et l’endroit où il a été vu pour la dernière fois. Quel est le carrefour le plus proche de l’emplacement exact de l’animal ?

— Ça suffira ?

— Oui.

— Je vous donne l’adresse… Starbust Motel sur La Brea Avenue juste au nord de Sunset… Il se passe quoi après ? Pour le chien ?

— Nous le récupérons et nous le gardons soixante-douze heures, ou jusqu’à ce qu’on le réclame. Vous n’êtes pas le propriétaire de l’animal, exact ?

— Exact. Et si personne ne vient le chercher ?

— Après le moratoire de soixante-douze heures, nous piquons l’animal.

— On ne peut pas faire ça !

— Monsieur, nous sommes très occupés. Il s’agit d’un animal égaré ?

— Il geint dans son sommeil toute la nuit, il a l’air de souffrir. Que me conseillez-vous ?

— Trouvez le propriétaire ou amenez-le au refuge.

— Le propriétaire est mort. C’est moi qui l’ai récupéré.

— Quel âge a l’animal ?

— Vieux, douze ou treize ans, je ne sais pas.

— Faites-le piquer.

— Impossible. C’est le chien de mon père.

— Alors amenez-le chez un vétérinaire.

— Je vous ai dit que je n’avais pas d’argent.

— Monsieur, je ne peux rien pour vous.

— Je vous demandais un conseil.

— Je vous l’ai donné.

— Allez vous faire foutre. »

 

 

Ce même jour, peu après midi, la sonnerie du téléphone me réveilla. Je crus d’abord que c’était Amy. C’était Susan Bolke, assistante de M. Berkhardt chez Dream Mates International. Elle répondait au message pour la place de vendeur. La voix sonnait jeune, sexy et très femme d’affaires.

Berkhardt, me dit Susan, avait été impressionné par mon message et il lui avait demandé de me contacter dès aujourd’hui en vue d’un entretien. Elle me donna l’adresse des bureaux de Westchester. Après quoi, j’ai vomi pendant dix minutes et pris une longue douche brûlante pour me calmer.

Rocco ne voulait rien manger, mais dès que je me suis dirigé vers la porte, il s’est levé pour montrer qu’il voulait sortir lui aussi. Je savais ce que c’était, rester enfermé seul dans une pièce, et j’ai décidé de le prendre avec moi. Ce chien et moi, nous avions des choses en commun…

Nous avons d’abord descendu Sunset, vers la teinturerie. Rocco boitait toujours et il s’arrêta une douzaine de fois pour pisser. Nous avons carrément pissé ensemble sur le même arbuste.

La pancarte dans la vitrine du teinturier affichait SERVICE RAPIDE en grosses lettres, comme si SERVICE RAPIDE était le nom de la boutique. J’ai décidé de tenter ma chance.

Pour nettoyer et réparer le pantalon, le type voulait seize dollars. J’ai marchandé en américain, il répondait dans un idiome asiatique en secouant la tête de haut en bas. Quand j’ai demandé combien pour le tailleur seulement, il a balancé longuement la tête avant de dire douze dollars. Nous sommes tombés d’accord pour le nettoyage seul à six dollars, plus cinquante pour cent pour le récupérer dans la journée. Service rapide. J’ai secoué la tête, lui aussi, affaire conclue.

J’ai aidé Rocco à grimper sur la banquette arrière et on a roulé jusqu’au grand magasin Pick and Save sur Western Avenue. À l’intérieur, au rayon hommes, j’ai trouvé deux chemises blanches sous emballage plastique pour 14,99 dollars (rebut de fabrication, mais il fallait acheter les deux), taillées dans un miracle en plastique sans coton. J’ai jeté les chemises dans le panier et j’ai continué.

Pick & Save était spécialisé dans le bizarre. Complets sur mesure, deuxième choix, séries incomplètes. Pas de cravates au rayon hommes, mais dans l’allée garçons, un étalage fourni. Trop courtes pour la plupart, ou immettables à cause des motifs enfantins qui les décoraient, mais j’ai fini par trouver un modèle à agrafe bleu nuit avec des petits cochons blancs gambadeurs. La cravate a rejoint le reste dans le panier.

Dans un autre rayon, je suis tombé sur un étrange cirage liquide à quatre-vingt-neuf cents. Le gadget avait dû foirer car des centaines de petites bouteilles à bouchon-éponge s’alignaient sur huit mètres d’étagère. J’en ai pris une de « Calico Brun », plus une d’« Ébène » au cas où ma garde-robe s’enrichirait jusqu’à inclure des chaussures noires.