10

J’ai décidé de reprendre la route. Une virée dans L.A. J’avais tapé dans le Mad Dog, gravement, de longues gorgées à chaque feu rouge. Traversée d’Hancock Park, Mid-Wilshire, puis demi-tour vers Hollywood Ouest. Au carrefour de La Brea, j’ai remis le cap au nord. Plan zéro-plan. Juste flotter et boire.

 

                    Plus ça va                                                                plus

                          la conscience

                                   se cache

                                       sous le vin…

                       jusqu’à

                                         l’oubli de tout sauf

                                                     du temps

         qui clignote.

                        Débris

fragments

      de conscience grise.

Puis…

 

t-r-è-s-v-i-t-e

il

 

                                                   fit

tout à fait

noir.

 

J’étais arrêté au rouge au coin de Santa Monica Boulevard quand je les ai vus. Les putes. Des garçons. Du fond de mon abîme, j’avais envie de les baiser, tous, de tous les sucer comme un malade.

Le petit blond, dix-huit ans environ, débardeur rouge et jean coupé, debout contre une cabine téléphonique, me fit signe de la main. Voyant que je le regardais, il posa la main sur sa grappe et me décocha un sourire.

J’aurais voulu serrer la voiture contre le trottoir, lui parler, mais ma jambe ne recevait pas les commandes envoyées par la tête. Cerveau bloqué sur ralenti. Je me doutais que le pied finirait par passer du frein à l’accélérateur, mais au prix d’une puissante concentration. Le feu est passé au vert et un klaxon a corné rageusement dans mon dos.

Tandis que je révisais la procédure qui actionnerait l’accélérateur, j’ai vu qu’un jeune Noir se tenait à la porte du passager. « Deux blocs, mec, disait-il en agitant deux doigts, l’œil en coin. Tu me déposes dans deux blocs à Fountain, d’ac ?

— D’ac, ouais, monte », dis-je en hochant la tête. Mon pied se remit au travail et revint sur la pédale de droite. Le petit Noir monta mais l’enfoiré continuait de me klaxonner dans le dos et Rocco, inerte et comme paralysé, refusait de bouger. Il a fallu que je le tire par les pattes pour dégager la place.

Une fois le Noir installé et le feu derrière nous, il a changé de ton. « Alors, dit-il, tu marches à quoi ? C’est quoi ton truc ?

— Ce soir, c’est baiser, sucer… et pas penser.

— Il est mort, ton chien ?

— C’est un dormeur », dis-je en désignant la bouteille entre mes jambes.

Le gosse se retourna et vit les cartons empilés sur la banquette, pleins à ras bord de boîtes de conserve, de bouteilles, de paquets de cookies et de cochonneries. « Tu t’éclates aux bonbons et aux chips, pas vrai ?

— Exact.

— Je t’ai menti, dit-il mi-sourire mi-grimace. Pour le stop… Je ne fais pas de stop. » Il était à cran, comme s’il venait de prendre du crack ou du speed, sourire de faux jeton.

« Tu veux quoi alors ? » dis-je en me concentrant sur le volant pour rouler droit.

Quand je me suis retourné, il avait ouvert sa braguette et sa main allait et venait sur un long sexe noir et mou.

« Tu veux sucer ? Cinquante dollars. » Puis, sans attendre que je réponde : « J’te suce – c’est cinquante aussi –, tu veux baiser, c’est cent – cent cinquante pour les deux –, voilà le menu, chéri.

— D’accord, bien…» mentis-je, dégrisé à l’idée qu’il ne cherchait pas du sexe, mais de l’argent pour son crack. Soudain, j’eus envie qu’il descende, pour revenir au garçon en maillot rouge, ou pour me garer, dormir…

Cette chute d’intérêt ne lui échappa pas. « T’aimes aussi les chattes ?

— Plus que tout !

— Écoute c’que j’dis, tu veux un p’tit trou bien blanc, bien jeune, elle est chez moi – mignonne j’te dis –, une petite chatte serrée – de New York… elle aime picoler aussi… quinze ans elle a, sans déconner, j’ai vu ses papiers – elle te suce jusqu’à ce que ta bite se décroche, tout ce que je lui dis elle le fait, tu lui donnes juste un peu de ta gnole rouge, tu lui laisses caresser le chien, elle aime se voir dans la glace, quand tu la baises par-derrière, quand elle suce – une vraie salope –, elle reste toute la nuit… ça roule… ? »

Je détestais son racolage. « Combien ? demandai-je avec ennui.

— Deux cents la nuit », dit-il, le cerveau surchauffé, hors contrôle.

« Oublie. »

Il était désespéré et impatient. « Merde, mec, cent dollars – merde –, j’ai besoin du fric, mec – tu m’as vu, tu sais que j’ai besoin de ce fric.

— Vingt-cinq, dis-je pour m’en débarrasser.

— D’ac, ça colle – merde –, t’es bourré, chéri – enculé –, comment je sais que t’as le fric ? »

Nous étions au carrefour de Sunset et La Brea, à cinq cents mètres d’où je l’avais pris. Assez roulé, il fallait que je m’arrête et que je dorme. « D’ac », dis-je en sortant une poignée de billets, des cinq et des dix, de ma poche de pantalon, le liquide rescapé des derniers chèques du chômage. « Je suis riche, pigé ?

— Viens chez moi, c’est à cinq minutes –, tu la baises toute la nuit – sur Santa Monica, après Western –, pas loin – elle s’occupe bien de toi. Donne les vingt-cinq d’abord. »

En me garant, j’ai cogné la Ford contre le trottoir. « Ramène-la ici, dis-je. Je t’attends. Vingt minutes.

— Elle sortira pas de la maison, faut que tu viennes – elle a pas confiance. »

Je lui ai tendu un billet de dix puis, en me penchant, j’ai ramené trois paquets de Malomars et deux boîtes de cookies coco-chocolat que je lui ai données aussi. « File-lui ça et le fric, dis-je, elle viendra. Tu lui diras Joyeux Noël de la part de Bruno.

— Bruno ? la salope veut pas de cookies, Bruno, elle veut du fric.

— Ramène-la, je te dis. Cinquante de plus si tu la ramènes.

— T’es un enfoiré, Bruno – t’es dingue –, t’es comme un dingue – t’as tiré sur le goulot –, ne m’envoie pas chercher la chatte si t’es pas là quand je reviens. »

Je lui ai redonné cinq dollars. « Je serai là. Elle s’appelle comment ?

— Amy.

— D’ac, et toi ?

— Appelle-moi McBeth. Comme la pièce.

— T’as raison », dis-je.

 

 

Longtemps après, je me suis réveillé, Rocco aboyait et il y avait quelqu’un à la vitre. Une fille. Jeune, dans les quinze ou seize ans, maigre et pas jolie. Comme elle souriait, j’ai souri moi aussi.

Mon cerveau s’éclaircit et j’aperçus McBeth à l’autre porte, qui faisait des grands gestes pour que j’ouvre. J’ai appuyé sur un bouton, mais Rocco grognait et le type avait peur. J’ai retenu le chien par le collier.

« Excuse, Bruno, j’ai mis longtemps pour la pute. » Il vit à ma figure que la fille ne m’emballait guère. « Ouais, j’sais, elle est maigre, elle a une tête de cheval, mais elle te baise jusqu’à ce que tu supplies qu’elle te lâche la queue, c’est une maligne aussi – keskila ton chien, mec – il m’aimait bien avant.

— Avant il dormait. » Je soulevai Rocco et je le reposai à l’arrière. Il se laissa faire et se roula en boule. McBeth et la fille montèrent dans la Country.

Amy se mit à parler. Elle bégayait affreusement. « Ce-ce-cet animal est mé-mé-méchant ? demanda-t-elle.

— Pas plus que McBeth.

— Lui c’est un p-p-plouc, nu-nul pour le business, mais pa-pa-pas méchant.

— T’es obligée de prendre le risque », dis-je.

Elle sourit à nouveau. « Jé-jé-j’aime b-bien les cookies Ma-ma-malomar. »

Sur la suggestion de McBeth, j’ai descendu Sunset, cap à l’ouest jusqu’à Laurel Canyon, et de là au nord, dans les collines. À vue de nez, Amy ne pesait pas quarante kilos. Corps d’enfant. Avec son uniforme de pute d’Hollywood, bottes noires, talons aiguilles, cuissardes et débardeur, elle avait l’air d’une préado qui se rend au carnaval. Sous le maillot élastique, les tétons se réduisaient à deux protubérances de la taille d’un bouton. Au bout d’un kilomètre de canyon, McBeth m’enjoignit de me garer derrière le parking du magasin Country, pour être dans le noir et invisibles de la rue. J’ai obéi.

« Donne du vin à la fille – elle aime bien déconner, elle adore ça », suggéra-t-il. J’ai bu un bon coup au goulot et tendu la bouteille à Amy. McBeth avait raison. Elle se jeta dessus à longues gorgées sauvages.

« Merde, dis-je, tu sais boire.

— J’ai-j’aime m’amu-muser », répondit-elle, puis elle ouvrit son sac qui était plein de Malomars emballés, elle en ouvrit un et croqua un gros bout.

C’est alors que j’ai éclaté de rire, un rire surgi du fond des tripes. Cette fille, ce McBeth et le vieux bull-terrier de mon père, sur ce parking désert des collines d’Hollywood balayé par le vent de Santa Ana, en train de manger des cookies et de boire du Mad Dog, c’était comique. Je riais et c’était comme si je m’entendais de l’extérieur de ma tête. J’ai tendu la bouteille à McBeth et je lui ai proposé de boire un coup.

Il a repoussé la bouteille. « Mon fric, mec. Cinquante dollars. On fait du business ou quoi ? Tu vas baiser la Pute, oui ou non ?

— Pas sûr, dis-je sans cesser de rire, hébété par le vin et totalement indifférent à la perspective de me faire entuber ou pas. Histoire de faire plaisir à McBeth, j’ai entrepris d’extraire de ma poche les billets froissés en boule et de les disposer sur le siège pour qu’il puisse se servir. Prenant ça pour un signal, Amy a bondi par-dessus Rocco, un Malomar dans chaque main, et en trente secondes s’est retrouvée nue sans avoir lâché un cookie. Elle avait un corps pâle, osseux et impudique. On aurait dit un petit garçon.

J’avais du mal à trier l’argent sans perdre de vue ses singeries. Quoi qu’elle fasse, elle me donnait envie de rire. Elle se retourna vers la banquette et entreprit de tripoter Rocco et de lui donner des Malomars, ses fesses étroites pointées en l’air, et c’était toujours aussi drôle.

McBeth fut rapide comme l’éclair. Une main sur la poignée de la porte, il rafla tous les billets qu’il put, sauta dehors et se mit à courir. Le temps de lever les yeux, il avait disparu, ne laissant que le sillage d’un bruit de pas. Et c’était drôle encore. « McBeth, j’ai crié, sale nègre, voleur, prends-la avec… la laisse pas ! »

Dehors, dans le noir, les pas se refirent entendre derrière la voiture, à la porte du coffre. « Ouais, petit, brailla-t-il, t’as raison. Faut être réglo. » La porte du coffre s’ouvrit brusquement et il se retrouva contre Amy.

Ils s’empoignèrent, elle se débattit mais il était trop fort, trop vif. Il lui arracha ses habits et son sac, sauta de la voiture et claqua la porte du coffre. « Elle est à toi, p’tit blanc, enfoiré de nique-ta-mère, cria-t-il. Toi qu’es si malin, Bruno, tu piges ça ? J’ai rien à fiche de vous, allez vous faire mettre ! »

Le temps que je m’extirpe, il avait disparu dans la nuit chaude avec mon argent et les affaires de la fille. Aucune importance. D’ailleurs rien n’avait d’importance. Le vin avait fait son boulot.

Sous le cône de lumière du plafonnier, la gamine avait l’air toute perdue et serrait ses bras minces sur sa minipoitrine blanche. Victime et nue comme un boat-people. J’ai ôté ma veste, je la lui ai donnée. Là-dessus, j’ai éprouvé le besoin de revenir au goulot. Pas pour réfléchir à la situation, mais je ne voyais pas quoi faire d’autre.

On est restés un moment dans cette position, elle sur la banquette arrière, moi au volant. J’ai allumé une cigarette. Puis une autre. Je distinguais ses yeux dans le rétroviseur, des yeux vides qui m’étudiaient.

À la fin, à demi inconscient, je lui ai souri. Ça lui a pris quelques secondes, mais elle a souri aussi. Je me suis retourné pour lui passer le Mad Dog et un autre paquet de Malomars. J’ai pensé : « Et merde ! »

 

 

Je me suis réveillé en sueur, les arcades douloureuses, les yeux désynchronisés, l’un qui me brûlait et l’autre qui m’assommait. Quelqu’un me tapait dessus toutes les demi-secondes avec des agrafeuses de différentes tailles. Tout près, un souffle bruyant, haletant, au-dessus de ma tête. C’est alors que je me suis souvenu de Rocco.

J’avais dormi sur un truc dur et râpeux, mais quoi ? Je clignais des yeux face à un soleil énorme. Pas un souffle d’air, une chaleur suffocante. Puis j’ai réalisé : j’étais dans le compartiment bagages d’un break Ford Country Squire appartenant à mon frère Fabrizio.

Sur un parking. Où ça ? Aucune idée, mais sûrement pas celui d’une prison. En ouvrant les yeux, je me suis vu assiégé par des montagnes de bouffe, des emballages de pâté éventrés, des collines de corn flakes. Du pain en tranches et des boîtes de cookies déchirées mijotaient dans de la poudre de consommé. Un sac de Freetos ouvert me servait d’oreiller et j’avais des miettes accrochées dans les cheveux. Sur mon torse trempé de sueur, j’ai épluché un truc poisseux, un morceau de cookie Malomar écrasé, avec du chocolat et du marshmallow qui me collaient à la peau.

À côté de moi, un corps maigre, un petit garçon sans zizi – par éclairs, les souvenirs de la nuit s’allumaient en flashes gris… Angie ?… Edith ?… Amy ?

L’urgence, c’était cette lumière et la chaleur. Avec effort, j’ai levé la tête et j’ai regardé derrière moi, au-dessus de la carrosserie, au-delà d’une plaque brillante qui était la vitre arrière du break. À première vue, nous étions garés dans un édifice en béton, l’arrière de la voiture englouti dans un soleil oblique et violent. L’avant, dans l’ombre, avait l’air nettement plus frais.

Le break de Fab avait des vitres électriques et le geste de me traîner jusqu’à la clé de contact, sous le volant, était au-dessus de mes forces. Je pouvais à la rigueur ramper jusqu’à la zone d’ombre sur la banquette, mais j’étais hors d’état de passer à l’action. Le corps n’obéirait pas. Je me suis assis pour humecter ma gorge à vif avec les dernières gouttes de Mad Dog. Ça m’a fait du bien.

Peu à peu, des bruits de portières pénétraient ma conscience. De pas aussi. Des voix. Un genou osseux reposait entre mes cuisses. Amy était en sueur elle aussi, nue et luisante dans la fournaise.

Quand j’ai ôté le genou de mes couilles, elle a ouvert les yeux et m’a souri. J’essayais de construire une pensée, dans le but d’émettre un son, quand un gardien de parking en uniforme et chemise blanche rapiécée s’est mis à cogner sur le capot. « Hé là, glapit-il – il avait les mêmes épaulettes que les flics de Garden State Parkway –, veuillez déplacer immédiatement ce véhicule. Bloquer l’accès est un délit. »

Rocco se jeta contre la vitre et montra les crocs. Le crétin recula. Je me suis caché les couilles sous ma main libre et, penché par-dessus le siège, j’ai agité la main et fait OUI de la tête pour qu’il parte.

Puis de nouveau, les yeux plissés sous la lumière infernale de la vitre arrière, j’ai cherché à voir ce qui motivait la hargne du vigile. Le cul de la voiture se trouvait à moins d’un mètre d’un portail sur lequel des lettres étaient peintes : « Cedars Hospital. Entrée de la morgue. »

 

 

Côté essence, il me restait un quart de réservoir à l’entrée de Sunset Ouest de l’autre côté d’Hollywood. C’était la mauvaise direction si je voulais me procurer de quoi faire passer ma migraine, mais je n’avais pas encore les idées claires.

Roulant à petite vitesse, j’ai descendu une pinte de Ten High qui ne m’a fait aucun effet. Amy était assise contre la porte passager, muette et nue sous ma veste militaire verte qu’elle portait dégrafée et flottante. Elle ingurgitait à poignées des cookies au chocolat, sans oublier d’en filer à Rocco. Je devinais qu’elle évitait la conversation à cause du bégaiement. Ça ne me gênait pas.

Elle a trouvé une brosse dans la boîte à gants et s’est mise à se ratisser les cheveux dans le miroir du pare-soleil. Nullement perturbée à la perspective d’un nouveau jour, elle chantonnait. Enfin elle a parlé : « T-t’es riche, Bruno ché-chéri », dit-elle.

Je n’avais pas envie de discuter. « Pas chéri, répondisse, juste Bruno.

— Je v-v-veux que tu me-me-me-pu-paies une ta-ta-tasse de ca-ca-café et po-pou-pour la-la-la lala n-nuit. C’est po-po-possible ?

— Faut voir, dis-je en essayant maladroitement de rentrer le poing dans la poche de mon pantalon. Je vais y réfléchir. » Puis je me suis souvenu de McBeth, McBeth raflant les billets froissés sur le siège et détalant au sprint.

J’ai fouillé l’autre poche, la gauche, celle où j’avais l’habitude de ranger les gros billets. (Parfois, dans les bars, j’oublie qu’il me reste de l’argent dans la poche gauche, j’arrive à tromper mon cerveau et la poche reste pleine.) J’ai palpé une bosse, tout allait bien. Une bonne surprise, ça, qu’elle ne m’ait pas fait les poches et dépouillé dans mon sommeil. « On dirait qu’on a de la chance, dis-je en tapotant la poche. C’est jour de paie. »

Elle avait lu sur mon visage. « T’as-ta-ta cr-cru que j’avais pris t-ton a-a-argent ? Co-co-comme Mmm-mmmmaaaack-Beth ?

— Je me posais la question.

— Po-pour l’a-l’argent, je fais des pi-pi-pipes, je vo-vole pas, ili-ili-il y a une di-di-di-fférence. » Elle glissa la main entre ses cuisses et me brandit sous le nez un doigt humide et odorant. « Pé-pé-paie-moi, demanda-t-elle, je l’ai ga-gagné.

— Bon Dieu, dis-je, combien ? » L’odeur me donnait la nausée.

« Vi-vin-vingt-cinq. Ça se-se serait cin-cinquante mais la-Lady MamaMc-ba-Beth ta t’as tout p-pris la-la-la nuit de-dernière, tu pa-paies seu-seule-ment vin-vin-vin-vingt-cinq. »

Je lui ai tendu la boule de billets, incapable d’en déplier un tant je tremblais. « Prends cinquante », dis-je, la tête battue comme une enclume.

Elle déroula un billet et me rendit le reste. « Me-merci, dit-elle avec un grand sourire, po-po-pour la ré-ré-ré-récomp… le service.

— Ça te va bien de dire ça.

— Tu-tu veux que je te-te-te suce là main-main-main-tenant dans la voi-voiture pendant que tu con-con-conduis ? Je s-s-suis sûre que je peu-peux te fai-faire j-jouir. Ça te fe-fe-fera du bi-bien. »

J’ai regardé le peu désirable petit corps. Pas de seins, à peine des aréoles, de minuscules protubérances roses sur la cage thoracique. Pas de hanches, les fesses d’un fielder de la Ligue des Minimes. Comme pute, elle n’avait d’autre attrait que son sens de l’humour. J’ai fait non de la tête. « Ce qu’il me faut, dis-je, c’est de l’aspirine. Un truc pour l’estomac, et du vin. Beaucoup de vin.

— Tu-t’es ma-malade, Ba-Bruno ché-chéri. Ren-rentre chez toi et repo-pose-toi.

— Le vin et le reste, ça va me retaper.

— Tu-tu-l’aimes ce-ce vin-vin-là, pa-pas vrai ? »

Ça criait dans ma tête. Il fallait débrancher. De pures toxines de haine se déversaient dans mon cerveau comme l’océan dans la coque fracassée d’un navire qui sombre. Toujours le même problème. Et du vin, encore du vin, c’était le seul remède, à ma connaissance. Sans désir ni plaisir, rien que l’oubli et l’obligation de forcer la dose. Un programme Mad Dog pouvait durer deux jours, ou trois, parfois des semaines. Quand vous baisez la gorille, ce n’est pas vous qui décidez d’arrêter.

Mais là, la tête lâchée par le Dog, ma conscience me poignardait jusqu’aux tripes, impossible de penser et d’être moi. Privé de vin, mon cerveau ne voyait plus que le mal… Un mac drogué m’avait volé mon argent. Je m’étais fait arnaquer par une môme absurde, une infirme. Abandonner ma famille à l’hôpital sans oser voir en face mon père mort, lâcheté, montagne d’égoïsme irresponsable. J’avais volé la voiture de mon frère. J’étais un dégénéré, doué d’un penchant insatiable pour la perversion. Incapable de changer. Prêt à tout sauf à ne pas boire.

Ce cri dans ma tête ! Seul, sans Amy dans la voiture, j’aurais jeté le pare-chocs du break en travers d’un bus. Tout pour que cesse ce vacarme. Amy avait dit que j’aimais le vin, j’ai répondu : « Ça dégage la route.

— Tr-rouve un Sa-sa-seven-Eleven. Ji-ji-ji-j’irai te che-chercher t-ton mé-mé-médicament. Ma-mais da-d’abord ar-rête-toi, le ch-chien a en-envie de chi-chi-chier. »

J’ai regardé Rocco. Elle avait raison.

 

 

Quand on suit Sunset vers l’ouest un moment, Hollywood disparaît brusquement dans Beverly Hills. Les trottoirs de béton et les immeubles de bureaux en verre se métamorphosent en riches propriétés à pelouses manucurées, haies et massifs taillés en forme d’animaux effrayants, oiseaux géants et oies de trois mètres de haut. Ici et là, des jardiniers à tête d’extraterrestres sortent tondeuses et outils de leurs camionnettes 4 × 4 à trente mille dollars. Ce sont les seuls humains visibles, avec les joggeurs solitaires casqués d’écouteurs qui rebondissent le long des rues ou se traînent dans les prairies de Beverly Hills comme des voitures au ralenti sur l’autoroute.

Je suis sorti de Sunset à gauche et je me suis arrêté dans une rue latérale devant une villa de taille moyenne à vaste pelouse. La bande d’herbe entre la rue et le trottoir faisant cinq mètres de large, le chien ne chierait pas sur la propriété privée. Amy a voulu sortir avec Rocco et je suis resté dans la voiture, à fumer, boire les dernières gouttes de vin et m’efforcer de ne pas paniquer.

Rocco était en train de se soulager dans les touffes d’herbe verte à côté de la voiture, sans laisse, quand deux coureurs ont débouché au coin de la rue, un couple quadragénaire qui remorquait au bout d’une corde un superbe labrador roux. Je les ai regardés monter la rue avec leurs écouteurs et leurs joggings assortis.

J’avais oublié que le vieux chien de Jonathan Dante avait un instinct de tueur. La migraine et la stupeur alcoolique avaient brisé mes facultés de raisonnement. Et puis, Rocco avait l’air mal en point, à bout de forces. Il n’avait plus qu’une dent sur deux, clopinait sur sa patte arrière et ne semblait dangereux pour personne. Par malheur, c’était toujours un bull-terrier.

Au passage du groupe de coureurs, il chargea et cueillit solidement le labrador à la gorge.

Amy resta figée, apeurée et nue dans ma veste militaire qui flottait autour du petit corps tétanisé.

La joggeuse s’affola et lâcha la corde du chien. Les animaux valdinguèrent au milieu de la rue entre les voitures qui freinaient en crissant, les crocs de Rocco verrouillés dans leur étreinte mortelle au cou du labrador.

Il allait le tuer, c’était couru. Je ne voyais qu’une manœuvre pour séparer les chiens. Un jour, des années auparavant, à New York dans Central Park, pour impressionner une poétesse avant un premier rendez-vous, j’avais attrapé par les pattes arrière son bulldog, un certain Winston qui avait terrassé un épagneul. Sans le faire exprès, j’avais réussi à soulever le chien par les pattes et à l’immobiliser jusqu’à ce que l’autre propriétaire récupère son animal. Et ce soir-là, avec le renfort d’une bouteille de tequila, je m’étais fait sucer par la maîtresse de Winston.

Il fallait refaire le coup des pattes. Aussi vite que j’ai pu, je suis sorti du break et me suis propulsé vers le lieu de l’action.

Déjà, le sang du labrador changeait le poil blanc de Rocco en un magma rougeâtre, maculé et spongieux. Tandis que le joggeur mâle s’emparait de sa laisse et tirait de son côté, j’ai attrapé Rocco par les pattes arrière et je l’ai décollé du bitume dans l’espoir qu’il lâche le labrador. Échec. L’imbécile refusait de desserrer sa prise. Alors, profitant qu’il ne touchait pas terre, j’ai entrepris de le tordre comme une serpillière. Ça lui a fait mal, il s’est contracté, a miaulé sans lâcher pour autant. Le sang de l’autre chien me giclait au visage et sur les vêtements. Des spectateurs accouraient, affolés à la vue de ce chien blanc à profil de requin qui assassinait un pacifique labrador. Amy avait enfin fermé ma veste et faisait de son mieux pour se fondre dans la foule.

Le public avait pris parti pour le blessé, moi inclus. Le crâne battant, j’étais au bord de vomir et de tourner de l’œil. J’avais beau m’être habitué à lui, en cet instant je haïssais Rocco comme le reste du monde.

Finalement, perdant les pédales, j’ai mis en pratique la première idée qui m’est venue — j’ai mordu Rocco à l’oreille, fort et profond, jusqu’à sentir le goût du sang. Ça l’a secoué, il a braillé, lâché prise et le joggeur mâle a pu tirer hors d’atteinte son toutou meurtri.

Épuisé et nauséeux, je me suis assis sur le bord du trottoir, les bras serrés sur le poitrail de Rocco. L’autre chien, hors de danger mais en état de choc, s’était échappé et détalait dans un réflexe de survie. De loin, j’ai regardé ses maîtres disparaître au coin de la rue à sa poursuite.

Il était temps d’embarquer Rocco et de filer, mais je me sentais trop mal pour bouger. J’imaginais que les joggeurs-proprios du labrador allaient revenir pour la discussion légale concernant les frais de vétérinaire. À Beverly Hills, tout procès potentiel donne lieu à une enquête et j’aurais parié que quelqu’un avait appelé la police.

Le public, des jardiniers, une nounou, des gens à tête de résidents, les automobilistes à l’arrêt se dispersaient déjà. J’ai cherché Amy et je l’ai aperçue là-bas qui se glissait à l’arrière de la voiture. Une Mercedes décapotable, bloquée par la bataille, s’était garée devant le break.

Quelques minutes plus tard, j’avais repris le contrôle et je pouvais envisager de charger Rocco dans la voiture. Je me suis levé et je l’ai traîné vers la portière passager en me servant de ma ceinture comme d’une laisse. Il résistait comme un beau diable, avide d’un match retour contre le labrador vaincu.

Quand je suis arrivé à la voiture, un type à chapeau de cow-boy et en costume d’homme d’affaires est sorti de la Mercedes et m’a barré le passage. « J’espère que vous n’avez pas l’intention de partir, dit-il. Il vous reste des choses à faire, avant. » Il avait l’accent du Midwest, de Chicago. Ce n’était pas un cow-boy mais il avait des bottes, une tête et trente kilos de plus que moi.

« Mon chien est blessé, mentis-je, il faut un vétérinaire. » De près, je voyais qu’il avait disposé sa voiture en oblique, son pare-chocs arrière contre mon pare-chocs avant, exprès pour nous bloquer. Avec un camion de la télé par câble juste derrière le break, nous étions coincés.

« Votre monstre aux yeux roses a enlevé de la viande à ce labrador. Il avait l’air sérieusement touché. Personne ne bouge avant que les propriétaires reviennent et décident quoi faire. »

Puisqu’il était trop gros à prendre de front, je l’ai contourné, avec Rocco à la remorque, tout en faisant signe à Amy d’ouvrir la porte arrière et j’ai enfourné le chien à bord.

Devant la porte du conducteur, à bonne distance du cow-boy, j’ai crié : « Je me tire. Bouge ta putain de bagnole et m’emmerde pas ! » Puis j’ai pris place au volant et verrouillé la portière. Le type a ricané de mépris, puis il s’est dirigé vers sa décapotable, a plongé le bras au-dessus de la vitre passager et péché un cellulaire au bout d’un long fil. Il m’a regardé avec morgue et a composé un numéro.

Plus rien à perdre, je me suis dit. J’ai démarré, poussé le levier de vitesse sur D et enfoncé l’accélérateur au plancher. La démultiplication du moteur écrasa facilement le pneu arrière de la décapotable contre le trottoir et je l’entendis exploser comme un ballon. Affolé, gigotant des bras pour me faire signe d’arrêter, le type vit l’arrière de sa Mercedes déraper sur le trottoir et s’immobiliser dans l’herbe à un mètre du bitume.

J’étais toujours en sandwich mais maintenant j’avais de la place pour manœuvrer. J’ai enclenché la marche arrière et bondi d’un bon mètre. Enfin détendu et d’excellente humeur, j’ai ramené le levier de vitesse sur D et foncé sur la décapotable. Pour le coup, le coffre se gondola et la voiture fut projetée en avant. Avec raison, le type s’écarta de la trajectoire du break fou.

Au troisième assaut, un second pneu explosa, mais Amy hurlait, elle voulait descendre, alors j’ai arrêté. Avais-je assez de place pour déboîter ? Oui. Il était temps de les mettre.

Je savais qu’il y avait de la casse, mais tout semblait à sa place et le moteur ronflait normalement. Une fois revenu sur Sunset, et quelques blocs plus loin dans Hollywood, je me suis retourné vers Amy et le chien. « Désolé, dis-je, je crois que c’est pas mon jour. »