Je suis sorti de l’immeuble, j’ai regagné la voiture et déverrouillé la porte avant. Rocco n’avait plus la force de me faire la fête, pas même de décoller la tête de la banquette. À peine celle de lever les yeux. Il poussa un gémissement suraigu qui m’apprit qu’il souffrait beaucoup.
Il avait encore chié sur la banquette. Plus liquide que solide. La merde avait coulé sur le coussin et coagulé en une flaque répugnante dans l’angle du dossier. La puanteur m’obligea à tourner la tête et je vomis à tout va contre la portière.
Après avoir aéré la Dart, j’ai nettoyé les excréments de Rocco avec des serviettes en papier et j’ai essayé de lui fourrer un Percodan entre les mâchoires. Peine perdue. Il refusait de coopérer et continuait à gémir.
J’ai pris peur. À l’idée qu’il était peut-être en train de mourir, je rentrais sous terre.
À la station Shell de Lincoln Boulevard, j’ai changé le chèque DMI contre du liquide. J’ai empoché deux billets de cent dollars et téléphoné aux cliniques vétérinaires des pages jaunes avec les pièces. Toutes fermées. Huit ou dix appels plus tard, je n’étais tombé que sur des répondeurs.
À Brentwood, Bundy Drive, j’ai fini par tomber sur une voix humaine dans un truc appelé Urgence Animaux. Un standardiste à accent étranger m’a dit de me dépêcher parce qu’ils fermaient à midi.
Je me suis garé devant le véto de Bundy Drive mais là, impossible de me résoudre à porter Rocco jusqu’à l’entrée. À la place, je restais assis dans la voiture à fumer, les yeux fixés sur la porte de la clinique dans l’espoir de voir sortir un animal bandé ou tout signe funeste qui justifierait mon inertie. Mais rien. La seule bizarrerie résidait dans les marques du vilain tremblement de terre de janvier, des fissures dans l’allée et la gîte du porche qui donnait à la vieille façade victorienne retapée un sourire de travers.
Le vent de Santa Ajia s’était remis à souffler et les palmiers majestueux qui bordaient la rue de chaque côté ondulaient aux rafales venues d’orient. Vingt, vingt-cinq mètres de haut, une ligne à perte de vue qui s’incurvait après Wilshire vers le nord et au-delà de San Vicente. Élégants dinosaures agitant leurs plumeaux sous l’azur d’un ciel de Noël.
Tout en attendant, j’ai noté une idée de poème. Un poème sur L.A. Ça m’a fait drôle mais les mots continuèrent à couler jusqu’à vider tout mon cerveau ou presque sur le papier. Écrire tuait l’angoisse pour le chien. À onze heures quarante-cinq, éprouvant le besoin d’un verre pour mon propre traitement, j’ai rangé l’idée de poème dans la boîte à gants et j’ai porté Rocco chez le véto.
Les bureaux étaient vides. L’ami des bêtes était un docteur Wong, vieux vétérinaire chinois qui me conduisit au fond d’un couloir jusqu’à la salle d’examen. J’ai installé Rocco sur une longue table d’acier inoxydable terminée par une gouttière comme un étal d’embaumeur.
Le sol était recouvert d’un lino blanc gondolé et la pièce puait la nicotine.
Wong commença son examen. Sous le coup de la douleur, Rocco passait et repassait le seuil de la conscience. Dès que le docteur Wong approchait de l’arrière-train, il jappait, il fallait arrêter. Mais le vieil homme avait la main ; il tapotait gentiment la tête du chien jusqu’à ce que la douleur s’atténue. En cinq minutes c’était fini.
Wong se tourna vers moi. « Chien très malade, dit-il. Lui atteint tumeur.
— Malade comment ? demandai-je.
— Gros abcès contre moelle épinière. Beaucoup souffrir.
— Il faut faire une radio ?
— Meilleure chose, dit-il avec compassion, endormir chien avec piqûre. »
Hors de question. « C’était le chien de mon père. Je ne peux pas faire ça à Rocco.
— Chien vivre vingt-quatre heures seulement, deux jours peut-être.
— La piqûre, ce n’est pas une solution. Quoi d’autre, pour l’aider… morphine ?
— J’ai médicament. Feldène. Ça combattre douleur.
— Bon. Allez-y. »
Le vieux vétérinaire commença par vider une seringue d’antidouleur contre la colonne vertébrale puis, tandis que je tenais entre mes mains la tête de Rocco, il lui administra doucement le Feldène. Il lui planta une sorte de long compte-gouttes à l’arrière de la gorge et injecta le liquide brun. L’effet fut immédiat. Rocco sembla se détendre. Il leva les yeux vers moi. Son regard était clair. Puis il me lécha la main et bascula dans le sommeil.
Je le portai dans mes bras jusqu’à la réception et l’allongeai sur le comptoir. « Je vous dois combien ? » demandai-je.
Wong fit ses calculs. « Quatre-vingt-dix-huit dollars.
— Et merde. »
Je lui tendis un billet de cent. Il sortit de sa poche une grosse liasse et en extirpa la monnaie. Puis il me donna le flacon de Feldène et une autre petite bouteille à bouchon blanc munie d’un compte-gouttes. « C’est quoi ça ? demandai-je.
— Puissant sédatif, répondit Wong d’une voix tendre et murmurée. Chien dormir, pas se réveiller. Donner animal quand médicament pas réussir à stopper douleur. »
Je levai le flacon à hauteur de mes yeux. Il restait à peine un centimètre de liquide au fond. Je fis mine de lui rendre, mais le vieux docteur Wong posa la main sur mon épaule. « Toutes choses vivantes doivent passer. Ça pas mauvais. Être voie de Dieu. »
Je n’avais pas envie que Rocco finisse sa vie sur la banquette arrière entre des romans bâclés, des mégots et des emballages de chips. Je voulais qu’il meure à Malibu chez Jonathan Dante. Il avait vécu sa vie dans l’odeur de son maître, parmi les objets familiers – sur le tapis dans le bureau du vieux, là où il sommeillait tandis que mon père martelait sa machine à écrire, où les heures s’écoulaient, là où la berceuse de l’océan et le goût de l’air marin lui rappelleraient les belles années de sa vie.
J’ai pris vers l’ouest sur Wilshire Boulevard, vers Santa Monica et la Coast Highway, à l’affût d’un marchand d’alcools ouvert. J’avais besoin de boire un coup pour me remettre à flot. Rocco gisait dans une demi-inconscience à côté de moi sur le siège avant, sa grosse tête sur ma cuisse. Drogué par l’anesthésiant, il respirait avec bruit. Il allait mourir et je le savais.
Mes genoux se sont mis à trembler. Faiblement au début, mais je savais que ça ne tarderait pas à devenir gênant. Mon dernier verre remontait à dix heures et mon corps commençait à céder, à l’unisson de la panique provoquée par le chien.
Je m’étais juré de réduire les doses, ou alors de renoncer tout à fait à l’alcool, et je l’avais juré à Morgan Berkhardt. D’accord, mais pas tout de suite. Dans l’immédiat, j’avais les boyaux dans la gorge et les mains en râteau, et il fallait que je m’agrippe au volant pour bloquer la montée de la tremblote. Je me fis le serment de n’acheter qu’une demi-pinte et pas plus. À peine de quoi désamorcer la crise.
La première boutique où j’entrai dans Wilshire était bondée. Nous étions vendredi, le soir de Noël, à une demi-journée d’un week-end de fêtes, et tout le monde stockait. J’avais peur de laisser Rocco seul. Faire la queue, acheter une bouteille, revenir, il avait trois fois le temps de mourir et je ne serais pas là pour l’aider.
À travers la vitrine, je surveillais la progression de la queue. J’attendais qu’elle raccourcisse. Faux espoir. Il n’y avait qu’un caissier pour une longue file de clients et c’était un lent.
J’ai décidé de reprendre la route et de risquer les trente kilomètres jusqu’à la boutique du Malibu Inn, en pariant que mon corps tiendrait le coup et qu’il y aurait moins de monde à Malibu. J’ai fait marche arrière et j’ai filé.
Erreur de calcul. Dix minutes plus tard, j’avais le corps révolté et un nœud de muscles dans l’estomac. Impossible de retarder ce besoin d’alcool. J’ai fait halte devant la première boutique au coin de la Pacific Coast Highway et de Santa Monica Canyon.
Le parking était plein. Aucune importance. Je me suis garé en double file, j’ai ôté la tête de Rocco de mes genoux aussi gentiment que possible et je suis entré. Sur le premier étalage, il y avait un quart de Jack Daniels dans un carton de Noël. Je m’en suis emparé et j’ai sauté dans la queue, le paquet serré sur la poitrine pour écraser la tremblote.
Attente. Cinq personnes avant la caisse. Puis quatre. Puis deux.
Le type devant moi payait avec un chèque d’entreprise, six cents dollars et des poussières. Pour un journal, du chewing-gum et le dernier numéro de People, moins de quatre dollars au total.
Attente. Tremblote. Le caissier comptait la monnaie du type. Ils se connaissaient et s’envoyaient des vannes tandis que la folie suintait de tous mes pores et imbibait ma chemise.
« Cent… donc tu pars jusqu’au Nouvel An ? Sale veinard…
— Ouais…
— Pas moi, je serai là lundi matin à la première heure. Deux cents. Deux cents cinquante. Trois cents. Quatre. Pas de chance, on n’est pas syndiqués ici. Ha ha. En billets de dix et de vingt, ça te va ?…
— Pas de problème…
— Cinq cents. Six cents. Dix. Vingt. Un. Et trente-deux cents. »
C’était fini. Le type rafla son fric sur le comptoir, ramassa son paquet et dégagea.
À demi inconscient, je fis un pas en avant. Il y avait dix clients derrière moi et la tremblote devait leur sauter aux yeux. Un type me poussa dans le dos avec ses packs de douze. Je n’ai pas relevé et j’ai posé le carton-cadeau de Jack Daniels devant le caissier. Il pianota sur le clavier et annonça : « Ça fait vingt et un dollars quatre-vingt-quinze ».
Je réussis à plonger le poing dans mon pantalon et à extraire le billet de cent. Facile, il n’y avait rien d’autre dans la poche. J’ai lâché la boule de papier sur le comptoir de verre. J’en bégayais. « Voa-voilà. »
Il prit le billet et le défroissa. « Rien de plus petit ? – Euh… Non. »
Le tiroir de la caisse s’ouvrit d’un coup sec. Le type secoua la tête et écarta mon paquet d’un revers de main. « Désolé, dit-il, pas de monnaie », et il me rendit le billet. « Suivant ! »
Mon corps braillait un message du type « Boire ou mourir ». J’ai fait main basse sur les magazines, les barres de sucreries et une lampe-torche à recharge-piles perpétuel et j’ai tout poussé devant le caissier.
Je voulais parler mais la panique m’étranglait, les mots ne sortaient pas, juste des halètements et un drôle de bruit de gosier comme font les animaux terrifiés. Pour tirer un son de là-dedans, j’ai dû cogner du poing sur le comptoir de verre, écrasant du coup une barre de Snickers.
« Merde au suivant ! j’ai crié. Je prends ça avec. Et que ça saute ! »
Pour le coup, le caissier se mit en colère. Il examina mes achats et aboya : « Suffit pas ! Dégagez, vous bloquez la queue. »
J’entendais dans mon dos Pack de Douze râler d’impatience. « Attends », dis-je. J’ai arraché les bières de ses grosses mains moites, porcines, et j’ai posé les canettes sur le comptoir. « Je prends ça en plus… et ça…» Une dame tenait deux bouteilles de bon vin, je les ai prises et hop, sur le comptoir. « Je paie tout ! Je suis le Père Noël ! Alors ? »
Il a tapé le total. « Quatre-vingt-deux vingt. Ça va, t’as gagné. » Il a pris le billet et a débité ma monnaie en petites coupures.
Tandis qu’il remplissait les sacs, je voyais qu’il m’étudiait, pas pressé. Quand tout fut emballé séparément, il poussa mon paquet vers moi. « Tiens, Père Noël, railla-t-il en mimant une tremblote, voilà ta réserve de médicaments, tu te paies une petite fête solitaire ce soir, on dirait ? »
Dehors sur le parking, j’ai posé le sac avec le litre de Jack Daniels sur le toit de la Dart. J’ai fourragé avec la clé dans la serrure, après un coup d’œil sur Rocco par la vitre. Ça avait l’air d’aller. Sa poitrine montait et descendait, preuve qu’il respirait toujours.
J’ai ouvert la porte de la voiture tout en saisissant le bord du sac en papier, mais j’avais mal évalué ma prise et quand j’ai soulevé le sac les doigts ont glissé. Le paquet-cadeau à l’intérieur est tombé et il a rebondi contre la vitre avant de s’écraser sur l’asphalte avec un bruit sourd.
Quand je me suis baissé, une flaque marron s’élargissait déjà sous le paquet. Le whisky.
Je me suis glissé dans la voiture et j’ai calé mes mains sous les bras, aussitôt trempées par une giclée de sueur.
Que faire ? Il me restait de l’argent. Je pouvais encore y retourner, reprendre la queue et attendre, ou m’arrêter plus loin sur la route de Malibu et m’éviter les ricanements de triomphe du caissier quand j’achèterai la deuxième bouteille. Au fond je m’en fichais. J’étais prêt à remettre ça mais Rocco s’est calé le museau sur ma cuisse et j’ai eu peur de le déranger en m’arrachant du siège.
À la place, j’ai plongé la main dans le sac en papier et j’ai péché un Snickers.
J’ai déchiré l’emballage avec les dents et enfoncé la moitié de la barre dans ma bouche. Puis l’autre moitié.
La décharge de sucre m’a fait du bien. Le rat qui griffait, qui se noyait et hurlait au fond de mes tripes s’est calmé un peu.
J’ai sorti un autre Snickers et je l’ai gobé comme le premier. Une minute plus tard, la crise était passée, assez pour prendre la nationale sans avoir à faire demi-tour et affronter les ricanements du caissier. J’ai réussi à introduire la clé de contact dans la fente et j’ai démarré.
Il m’a fallu quatre Snickers pour remonter Sunset jusqu’à la Coast. Je mangeais et j’arrachais le papier d’une main, je conduisais de l’autre. La tremblote était sévère mais pas incontrôlable. J’avais pris la résolution de ramener Rocco chez lui, à Point Dume, pour qu’il meure dans la maison de mon père. De Sunset à la boutique d’alcools de Malibu Pier, il y avait dix kilomètres. Et plus que deux barres. Je me suis dit que j’y arriverais et j’en ai ouvert une à coups de dents.
Je m’efforçais de manger aussi lentement que possible. La chaleur et l’humidité de la peau faisaient fondre le sucre mais j’avais gardé l’emballage et je pressais le bout pour faire gicler le Snickers entre mes lèvres. Le premier n’a pas fait long feu. Pour faire durer le second, j’attendais le plus longtemps possible et quand mon estomac se mettait en pelote, je croquais un morceau.
À la hauteur de Topanga Canyon, Rocco s’est mis à grogner fortement et j’ai dû m’arrêter. Sa respiration était devenue difficile, heurtée. Je me suis décalé sur le siège, je lui ai soulevé la tête et l’ai posée sur mes genoux. En le caressant, j’ai senti son corps durci par la souffrance. Il était en train de mourir.
J’ai sorti le compte-gouttes et le médicament. Sans lâcher le Snickers, je me suis servi de ma main libre pour tenir le flacon pendant que j’y plongeais le compte-gouttes.
Il avait la tête tournée, j’ai fourré la pointe du tube dans le coin de sa gueule et j’ai injecté l’antidouleur. J’ai recommencé jusqu’à ce qu’il avale.
À ma grande surprise, il a ouvert la gueule. Un morceau de chocolat avait fondu sur son museau desséché et, lentement, la grosse langue rose s’est tendue pour le lécher. J’ai posé le flacon, pressé le Snickers sur le museau, la langue est ressortie. Un peu à contrecœur, j’ai répété l’opération. On se relayait. Une bouchée pour moi, un coup de langue pour lui.
L’idée m’est venue que, si mon chocolat marchait pour Rocco, son médicament marchait peut-être pour moi, et j’en ai bu une gorgée au goulot. Une petite gorgée. C’était ignoble et pas alcoolisé.
Le dernier Snickers avalé, je me suis recalé devant le volant en gardant sa tête sur les genoux, l’emballage contre son museau.
Tout en conduisant, je le surveillais des yeux. Il ne léchait plus.
À peine arrivé à la boutique de Malibu Pier, j’ai compris qu’il y avait foule là aussi. J’ai dû rouler jusqu’au fond du parking pour trouver une place.
Là, impossible de sortir de la voiture. J’ai bien essayé, mais j’avais peur de déplacer la tête de Rocco. Il émettait un bruit, une espèce de gargouillis sec, les caresses seules semblaient lui faire du bien.
Un moment passa. Cinq minutes. Des gens entraient et sortaient de la boutique, sacs en papier et boîtes à la main. Sacs en largeur pour la bière, sacs oblongs pour le whisky et le vin.
Deux types sont sortis avec de petits sacs en papier tortillés à l’embouchure. Petites frappes et petites bouteilles. Tout ce que j’aime.
Ils ont grimpé à bord d’un 4 × 4 voyant à deux places de moi. La camionnette avait de gros pneus, un arceau de sécurité et des projecteurs sur le toit. Je les regardais à travers les vitres de la voiture garée entre nous. Le type au volant a replié le papier pour dégager le goulot, dévissé le bouchon et bu une lampée. Ça a réveillé mes frissons et une crampe douloureuse m’a cueilli à l’estomac.
La camionnette a reculé, ils sont partis.
Les gens que j’avais vus entrer dans la boutique en ressortaient maintenant. Impossible d’attendre davantage. Je m’étais garé trop près de la voiture sur ma gauche et j’ai dû soulever la tête de Rocco et me faufiler par en dessous pour atteindre la portière du passager. Je m’y suis pris gentiment, non sans noter que sa respiration avait changé. Des hoquets maintenant, horribles. Plus j’écoutais, plus les halètements s’espaçaient.
J’étais coincé. Incapable ni de sortir ni de me remettre au volant. Le souffle était si faible, je savais que Rocco était aux portes de la mort. Très doucement, j’ai reposé sa tête sur ma jambe et j’ai attendu.
Du temps a passé. Je fumais des cigarettes et je lui caressais le crâne. Il respirait toujours.
Pour me changer les idées, j’ai sorti de la boîte à gants les notes que j’avais commencées devant la clinique du véto et j’ai essayé de me concentrer pour en faire un poème.
Les vers coulèrent sans effort. Un poème sur L.A. Le voici :
Les longs palmiers arpentent
les rives de Bundy Drive
Ils balancent dans le vent tiède de décembre
Maigres tapineuses en ligne
secouant durement la tête
au passage des voitures
Soufflant des baisers vers Santa Monica Boulevard
Talons cassés, bras poussiéreux,
l’odeur lourde de la rue
ne promet plus rien, finis les plaisirs,
l’innocence de L.A. a disparu à jamais
Je l’avais aperçue pourtant
une fois juste un clin d’œil
je l’avais même saluée
de la main par la vitre de la Plymouth familiale
Mais déjà achetée déjà revendue
pressée, trop pressée
pour s’arrêter
dire au revoir
Après, j’ai relu. Plusieurs fois. Pas mal ce poème. J’ai repensé à Jonathan Dante. C’était pour lui que j’avais écrit ça. Je me suis promis d’en écrire d’autres et que tous seraient pour lui.
En baissant la main pour tapoter le vieux chien, j’ai compris qu’il avait fait le grand saut. Paisiblement, tandis que j’écrivais, il avait cessé de respirer.
Longtemps, je suis resté assis dans la voiture. Rocco dans les bras, à pleurer. Puis je n’ai plus pleuré. La tremblote s’était calmée.
Dans quelques heures il serait minuit, et j’aurais passé un jour entier sans boire une goutte. Et un jour pouvait en faire deux. Sûr, il suffisait de ne plus toucher à l’alcool et je me remettrais à écrire.
J’ai lancé la Dart sur la Coast Highway. Plein nord. L’océan brillait d’un bleu que je n’avais jamais vu.
FIN
[1] Expression désignant le Mogen David, vin rouge doux, à forte teneur en sucre. (Toutes les notes sont du traducteur.)
[2] 1 pinte = 0,473 litre.
[3] Marque de whisky.
[4] Allusion à la chaîne Price Costco.
[5] La Pacific Coast Highway, ou route n°1, qui longe l’océan Pacifique du haut en bas de la Californie.
[6] « Fatalité » en anglais.
[7] « Regarde-moi gagner. » L’orthographe du verbe see est modifiée afin que l’inscription tienne en sept lettres conformément à la norme des plaques minéralogiques californiennes.
[8] Chaîne câblée spécialisée dans la diffusion de films.
[9] Allusion à Demande à la poussière, de John Fante, publié en 10/18, n°1954.