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J’ai bien dormi. Jusqu’à deux heures du matin, j’avais lu son Oxford Book de poésie anglaise et bu son whisky jusqu’à piquer du nez. Quatre ou cinq heures. Le matin au réveil, tout près de ma tête sur la table de nuit, il y avait du whisky dans un verre à jus de fruits et un Percodan en cas de migraine.

Le grand cheval s’activait dans la chambre, elle s’habillait pour aller au travail. Je l’ai observée se pencher en avant et enfourner sa lourde poitrine dans un soutien-gorge rouge. J’aime bien les soutiens-gorge rouges. Truc de salope.

Elle m’a surpris en train de l’observer pendant qu’elle s’arrangeait dans le miroir. « Alors ça y est ? dit-elle, je suis membre de votre club de rencontres ?

— Vous êtes membre agréé de DMI.

— Ça valait le coup ?

— L’acheteur regrette ?

— T’es une vraie bête de sexe. »

Un rêve de la nuit m’est revenu en mémoire. Jonathan était seul sur une barque et il ramait. C’étaient les seins de Tara qui me faisaient penser au rêve. Au bateau. Jonathan ramait, je nageais à sa hauteur. Nous étions seuls sur le grand océan calme et lumineux. À intervalles, je levais la tête vers lui, mais il ne me voyait pas, il continuait à ramer. C’était un rêve récurrent depuis des années. D’habitude mon père finissait par ramer jusqu’à l’horizon et disparaissait avec son bateau. C’était la première fois que le rêve revenait depuis la mort de Dante. Cette fois, j’étais tout seul dans l’eau et Dante n’était plus là.

La pensée m’est venue que maintenant, je commençais à comprendre ce que j’avais vraiment perdu en perdant mon père et que rien jamais ne le remplacerait. Cette pensée me tomba sur le cœur comme une couverture gorgée d’eau glacée. J’avais aimé mon père, je ne l’avais pas connu. La souffrance dans sa plénitude fît irruption en moi. Le souffle coupé, j’avalai un sanglot.

Envolés ses rêves. Des histoires et des livres que personne n’avait lus, tout ce qui pour lui signifiait la vie et ne serait jamais publié. Jamais il ne connaîtrait la gloire. La pure beauté de ses mots et de ses rêves était morte avec lui au fond de son secret. Finie cette rage contre Dieu et la vie. C’était un artiste, un humain singulier, mais qui le saurait jamais ?

C’est pour lui que j’écris, que je noircis du papier. Puisse-t-il se vendre et faire savoir au monde qu’il faut lire mon père, grand écrivain, poète, sublime et beau dans sa perdition. Jonathan Dante.

 

 

« On se revoit quand ? » me demandait Tara.

Il me fallut quelques secondes pour me débloquer la mâchoire. « Je reviendrai ce soir avec cinq vidéos d’adultes célibataires compatibles », dis-je.

Elle partit au travail, assez confiante pour me laisser sa chambre, pour que je puisse me lever et m’habiller à mon rythme.

À l’instant même où la porte se referma derrière elle et où je me retrouvai seul, une sale pensée se fit jour. J’avais oublié de téléphoner. Berkhardt était très strict sur la discipline et le téléphone. Pendant le stage, il avait insisté sur ce point.

J’ai roulé sur le lit du côté de Tara pour attraper le téléphone. Un renvoi amer m’a tordu la gorge. J’ai fini le whisky du verre à fruits et je suis allé dans la cuisine. Plus de whisky. Mais j’ai trouvé dans le frigo un pack de vin, Black Cherry Cisco Wine Coolers. J’en ai rapporté deux bouteilles dans la chambre.

J’ai vidé les bouteilles, pris le Percodan et composé le numéro de DMI.

Je suis tombé sur le répondeur – punition rituelle quand on appelle hors des heures de bureau. J’ai appuyé sur « un » pour « anglais », ce qui m’a donné droit à un menu d’activités pour célibataires, des noms de couples qui organisaient des soirées et leurs numéros de téléphone, enfin une offre de réduction de trente pour cent pour les membres qui faisaient adhérer un ami.

Un dernier menu permettait de taper le nom de mon correspondant. J’ai pressé les lettres B E R K… et on m’a connecté sur la ligne du patron.

« Allô, ici Bruno Dante, commençai-je. J’ai dû me tromper de numéro quand j’ai appelé hier soir pour faire mon rapport… J’ai dû confondre. Bref, je rappelle… avec d’excellentes nouvelles. Exceptionnelles, même. Ma cliente, Mlle Kerns de Redondo Beach, a adhéré à DMI. Et payé plein pot. En complément, Mlle Kerns veut que je dise à mon patron qu’elle va lui écrire, vous écrire, pour vous raconter comment je l’ai aidée à changer sa vie sentimentale… D’après elle, j’aurais dû être psychiatre… J’apporte son paiement par carte de crédit et tous les papiers à la réunion de cet après-midi… (Tissu de mensonges, bien sûr, sauf pour l’inscription.) À propos, monsieur Berkhardt, sensationnelle, la messagerie vocale de DMI ! Excitant de voir comment la technologie peut piéger les gens – on a l’impression de tenir un chaton sous l’eau. Remarquable. Exceptionnel. Tout ce qu’on a le temps de leur vendre avant qu’ils aient le choix des options. Super, pas d’autre mot ! »

Une fois douché et rasé avec un rasoir jetable rose appartenant à Tara, la forme est revenue. Le vin de Cisco et l’antidouleur faisaient leur effet. J’ai laissé la porte entrouverte et je suis descendu promener Rocco.

Je l’avais laissé seul toute la nuit et ça l’avait mis de mauvaise humeur. Pendant la promenade, j’ai constaté qu’il boitait de plus en plus fort. Le simple fait de bouger l’arrière-train le faisait souffrir. De retour chez Tara avec Rocco, enchanté par l’efficacité du Percodan matinal, j’ai repéré le flacon dans la pharmacie de la salle de bains et j’ai écrasé un demi-comprimé dans un bol de vin de Cisco.

Pour plus de sûreté, j’en ai avalé un moi-même et j’en ai mis d’autres dans ma poche pour plus tard.

Il y avait de la salade aux œufs dans le frigo. J’ai trempé un doigt, je l’ai flairé et j’ai essayé de le faire goûter par Rocco. Il a tourné la tête. J’ai allumé la télé et rebu deux Ciscos. En furetant à droite à gauche, j’ai ouvert le meuble sous le poste. Il contenait des dizaines de cassettes. De vieux films, James Bond, E.T., et même un des premiers Bogart. Sur l’étagère du bas, il y avait une boîte noire, sans la jaquette glacée habituelle, ni étiquette. À l’intérieur, un autocollant : « Dick & Darlene se font Debbie. » J’ai inséré la cassette dans le VHS. Pas mal. Jolies couleurs, action, abondance de gros plans sur le pénis gonflé de Dick pénétrant Darlene puis Debbie.

Debbie, la jeune, me rappelait Susan Bolke. Mêmes cheveux blonds frisottés, jolis yeux. Des trois participants, c’était la plus active, la plus inventive.

Dix minutes plus tard, je bandais. J’étais lessivé par le vin et le médicament et affamé à la fois. Le Percodan avait bien fonctionné aussi sur Rocco, confortablement endormi sur le tapis au pied du canapé. La salade aux œufs me tentait, maintenant.

Dans la cuisine, j’ai répété la manœuvre. J’ai ôté le film plastique qui couvrait le bol d’œufs écrasés dans du céléri et de la mayonnaise avec de fines tranches d’oignon vert. J’ai goûté la mixture avec une cuillère. Ça pouvait aller. Plat, sans personnalité, mais satisfaisant.

Je suis retourné dans le living avec le bol, du sel, des crackers et la dernière minibouteille de Cisco, et j’ai mangé devant le film.

Sur l’écran, Darlene s’envoyait Dick pendant que Debbie se branlait à l’aide d’un gode chromé et rutilant. Et que je te rentre et que je te sorte. J’ai décidé de me joindre à elle, geste pour geste, et j’ai mis la salade de côté.

Au moment de jouir, le désir de m’unir en esprit avec Tara m’a poussé à éjaculer dans le bol, sur le restant de salade à l’œuf. J’ai fantasmé sur la grande femme avalant ça sur des crackers et des toasts, d’où un orgasme accru.

Cela fait, j’ai achevé le dernier Cisco, puis j’ai refermé le bol en tendant bien le plastique, comme je l’avais trouvé, et je l’ai rangé dans le frigo, avec soin, à sa place sur l’étagère du haut.

Je suis retourné dans la chambre m’asseoir une minute sur le lit, histoire de me reposer les yeux, et je me suis réveillé trois heures plus tard. Pas question d’arriver en retard à la réunion des vendeurs. Vite, j’ai flanqué les bouteilles de Cisco à la poubelle et rincé le bol de Rocco dans l’évier. Puis, en prenant soin de bien fermer la porte, j’ai quitté l’appartement avec le chien et le kit DMI.

Dans la rue, j’ai remarqué que Rocco ne boitait plus. L’antidouleur. Et ça m’a soulagé de savoir que je pouvais aider le chien.

 

 

Je suis arrivé à l’heure à la réunion, le contrat de Tara à la main. Les autres types avaient l’air impressionné. Ce fut un bon moment : une démo, un contrat. Pourtant, Berkhardt m’examinait d’un œil critique en prenant les papiers.

J’ai vite compris. Un contrat comptait moins qu’une tenue négligée. Pas de cravate ! Loin d’être félicité, je fus blâmé devant les autres stagiaires.

J’étais parti de chez Tara obsédé par le souci de bien refermer la porte et j’avais dans l’affaire oublié cette putain de cravate dans la chambre ou sur le canapé du living. Ma présentation douteuse annulait le bénéfice du contrat. Pour Berkhardt, l’important, c’était le règlement.

Après ce traitement de faveur, j’ai dû, avec les six autres robots, subir un discours sur le nécessaire respect des directives et de la formule gagnante DMI. Berkhardt voulait s’assurer que sa force de vente adhérait à la formule miracle, style hamburgers McDonald, moule à gauffrettes ou autre papier carbone, qui avait fait la fortune de DMI. Et moi, j’étais le vilain petit canard.

Après vingt-cinq minutes de baratin, Berkhardt s’est mis à brandir mon contrat. « Superbe boulot, Dante, dit-il. Un sur un ! »

Quelques types applaudirent, d’autres pas, incertains de ce que le patron attendait d’eux. On n’était pas vraiment dans l’ambiance Bravo l’ami !

Berkhardt insistait : « Racontez-nous comment ça s’est passé, Dante. »

J’étais à court de carburant, complètement à sec. « J’ai juste fait comme on m’avait dit, monsieur Berkhardt, j’ai suivi la procédure de démonstration.

— Exactement ! beugla-t-il. Nous appliquons des méthodes gagnantes confirmées, sans dévier d’un pouce de ce qui a fait notre réussite. Nous ne sommes pas là pour réinventer la roue. On ne discute pas avec les lois du succès. Pas vrai, Dante ?

— Exact, monsieur Berkhardt.

— Comme vous le savez, Bruno, Mitch Glickman a empoché quatre-vingt mille la première année en appliquant strictement la formule DMI. Il a fait ce qu’il fallait pour que ses revenus atteignent les deux pour cent supérieurs de la population américaine. Et si ça voulait dire une démo de plus par jour, eh bien, Mitch s’y collait. Il arrivait tôt et partait tard. Mais sa réussite a commencé par des petites choses, une cravate, une chemise propre, un coup de fil au bureau après chaque rendez-vous. Les règles de base. Pas vrai, Dante ?

— Exact. »

À la fin de la réunion, comme nous sortions à la queue leu leu, Berkhardt m’a tiré à part et il a refermé la porte de la salle. « Dante, siffla-t-il, qu’est-ce qui se passe ? Quel est votre putain de problème ?

— Je suis en forme, dis-je. Je crois que je peux faire deux ventes ce soir. Mais j’ai besoin de vous parler. Une avance, c’est possible ? Je suis un peu à court.

— Arrêtez vos conneries et asseyez-vous.

— Une démo, un contrat, dis-je en prenant un siège. C’est moi le nouveau Mitch Glickman, patron. De quoi avez-vous peur, monsieur Berkhardt ?

— Personne ne dit que vous ne savez pas vendre. Je l’ai su dès que vous êtes entré dans mon bureau. Seulement, les petits malins, chez DMI, ça ne marche pas. Nous avons besoin de gagneurs. Je me suis trompé sur votre compte, Dante. Vous êtes un saboteur. Vous vous trimballez une hache à la main à faire des trous dans votre propre rafiot. Vous êtes sur la pente descendante, pas sur la montante. Vous êtes une perte de temps, Bruno. Un loser. »

Cette tirade me mit en colère. « Faux, aboyai-je. Vous avez vu de quoi je suis capable. J’ai les dents qui raient le parquet.

— Le parquet des chiottes, oui ! Arriver à moitié beurré, la chemise froissée, sans cravate ! Vous croyez quoi, que je dirige un lavomatic ? Merde ! Vous baratinez un baratineur, mon vieux. Et vous restez là assis, à me prendre la tête parce que vous avez la trouille de ne pas toucher votre chèque.

— J’ai réussi la seule vente d’hier, ne l’oublions pas.

— Faux. Mitch a scoré deux sur deux.

— Je parle des stagiaires. Les nouveaux.

— Je l’ai vu pendant l’entretien, il y a chez vous un surdoué de la vente, un potentiel énorme, mais enfoncé si loin dans le cul qu’il faudrait un déboucheur et une lance à incendie pour vous obliger à chier. Vous mobiliseriez un service maintenance à vous tout seul, Dante.

— Ce que vous avez vu en moi, ce n’est pas un surdoué de la vente, c’est un vampire. Vous croyez que pour votre contrat à la noix, le coup de la semaine garantie, je vais supporter vos réprimandes de châtré ? C’est moi qui gagne l’argent de la boîte. Je n’ai pas marqué de points-mode aujourd’hui, peut-être, mais j’ai décroché les oreilles et la queue. Et c’est ça que vous irez déposer à la banque, vous et votre patron. Autant dire la vérité. »

Je savais que je le gonflais. Il s’est mis à m’insulter. « Je n’ai pas besoin d’un poivrot à problème dans l’équipe, brailla-t-il. Surtout pas vous, bordel ! En clair, allez vous FAIRE FOUTRE ! »

Il fouilla dans sa poche et en sortit une liasse de billets de cent. Il en tira deux et me les tendit. « Vendredi, vous aurez le chèque du bonus, les derniers deux cents dollars. Vous êtes viré ! »

Je l’ai soupesé du regard, yeux dans les yeux. Un instant, j’ai été tenté de lui faire peur. Mais je voyais bien qu’il ne bluffait pas… et je voulais sauver ma peau.

« Écoutez ! dis-je enfin, je suis désolé.

— J’ai dit : Dégagez ! Vous giclez !

— Vous ne pouvez pas être un peu gentil ?

— Gentil ? Merde alors ! Vous vous mettez tout seul dans le caca devant toute l’équipe et il faudrait que je vous sauve la mise ? Vous avez votre argent, on est quittes, de l’air !

— J’ai reconnu ma faute… Redonnez-moi ma chance.

— Vous êtes un pipeauteur, Dante. Langue bien pendue mais glandeur. Ça m’avait échappé pendant l’entretien et le stage, mais maintenant je m’en rends compte.

— J’avais bu un verre, c’est vrai. Pour fêter le contrat. Mais je suis taillé pour le job, laissez-moi vous le prouver.

— Monsieur, vous êtes un profiteur, un tapeur. C’est votre truc. Vampire, vous l’avez dit. L’entreprise, rien à fiche. Pas assez malin pour vous, hein, DMI ?

— Ça ne se reproduira pas. Juré. »

Berkhardt m’a tendu la main. Il s’était calmé. « Quittons-nous, ça vaudra mieux. Sans rancune. Je vous souhaite un joyeux Noël, et bonne chance. »

On ne s’est pas serré la main. J’avais déjà été viré bien des fois, et de boulots plus intéressants. Mais là, je n’avais même pas l’énergie de partir. « Je vous demande de me rendre ce boulot, dis-je en accrochant le regard de Berkhardt.

— Dante, je vois passer vingt types par mois, ici. Parfois trente. Sur deux ans, ça en fait, des chemises blanches en plastique et des cravates à agrafe. En matière de vendeur, je suis devenu assez visionnaire. Eh bien, je vais vous dire ce que j’ai vu. Ça vous intéresse, un petit conseil gratuit ?

— Bien sûr.

— J’ai remarqué que certains apprennent les petites leçons de la vie par l’expérience, la répétition. C’est un certain type d’hommes, dont je fais partie. On se plante mais on se relève, et on s’y remet. Au fond de moi, je sais que si je m’accroche, je finis par casser mes propres barrières, par me surpasser. Je sais apprendre. Ça prend le temps qu’il faut, mais j’arrive en général à changer ma façon de voir. Pas besoin de m’arracher les tripes pour piger. Je suis une abeille laborieuse. Un besogneux. Un bourdon. Les types comme moi, on finit toujours par passer la ligne d’arrivée.

« Vous, non. Vous, c’est l’autre genre. Vous comprenez vite, vous êtes intelligent, vous savez tout de suite sur quel bouton appuyer. Une seconde et vous êtes au top, vous jaillissez des starting-blocks et c’est le sprint, le roi du cent mètres. Le problème, c’est que vous n’écoutez pas. Vous vous obstinez à agir selon vos propres règles. Vous poussez, vous bousculez, vous vous faufilez, vous crachez le feu, vous écrasez les autres. Vous aimez hommes et bêtes pareils, tant que ça marche. Les gens comme vous, Bruno, n’apprennent que par la douleur. Par l’échec. Vous allez mettre la main dans la scie électrique mais personne ne peut vous prévenir. Il faut que vous, vous et vous seuls, voyiez les doigts vous sauter au nez et un bras transformé en hachis pour arrêter. Vous foncez dans le décor à vitesse grand V. Pas étonnant que vous monopolisiez le service entretien.

— Laissez-moi continuer, monsieur Berkhardt. Je vous garantis du bon boulot. Je peux apprendre. J’ai besoin de ce job. »

Il voyait bien que je ne plaisantais pas. « Pourquoi je prendrais le risque ? Vous allez me planter, Bruno.

— Je suis fatigué. »

Il me regarda attentivement. « À la première connerie, vous dégagez. Nous sommes d’accord ?

— Pas de problème. »