Quand on est née putain on reste putain, voilà mon avis. Je dis : vous devez vous estimer heureuse si le fait qu’elle sèche ses classes est tout ce qui vous préoccupe. Je dis : elle devrait être là-bas, dans cette cuisine, en ce moment même, au lieu d’être là-haut, dans sa chambre à se coller de la peinture sur la figure, attendant que six nègres lui préparent son petit déjeuner, six nègres qui ne peuvent même pas se lever de leur chaise à moins qu’ils n’aient une charge de pain et de viande pour les maintenir en équilibre. Et ma mère dit :

— Mais penser que l’administration de l’école se figure que je n’ai pas d’autorité sur elle, que je ne peux pas…

— Enfin, dis-je, vous ne le pouvez pas, n’est-ce pas ? Du reste, vous n’avez jamais essayé d’en faire quelque chose, dis-je. Comment espérez-vous commencer maintenant ? Une fille de dix-sept ans.

Elle réfléchit un moment.

— Mais penser qu’on se figure… Je ne savais même pas quelle avait un carnet de notes. Elle m’avait dit, à l’automne, qu’on les avait supprimés, cette année. Et maintenant, quand je pense que le professeur Junkin m’appelle au téléphone pour me dire que, si elle manque encore une classe, on sera obligé de la renvoyer de l’école ! Mais, comment s’y prend-elle ? Où va-t-elle ? Toi qui es en ville toute la journée, tu la verrais bien si elle traînait dans les rues.

— Oui, dis-je, si elle traînait dans les rues. Mais je ne crois pas qu’elle sécherait ses classes pour le seul plaisir de faire quelque chose qu’elle pourrait faire en public.

— Que veux-tu dire ? dit-elle.

— Rien du tout. Je répondais à votre question, simplement. » Alors elle s’est mise à pleurer, à dire que sa chair et son sang se révoltaient contre elle pour la maudire.

— Je n’y peux rien, dis-je.

— Je ne parle pas de toi, dit-elle. Tu es le seul qui ne me sois pas un reproche.

— Naturellement, dis-je, je n’en ai jamais eu le temps. Je n’ai jamais eu le temps d’aller à Harvard, comme Quentin, ou de me tuer à force de boire comme papa. Il a fallu que je travaille. Mais naturellement, si vous voulez que je la suive pour voir ce qu’elle fait, je peux abandonner le magasin et me trouver une situation où je puisse faire du travail de nuit. Comme ça, je pourrai la surveiller le jour, et vous pourrez charger Ben de me relayer la nuit.

— Je sais que je te suis une charge et un boulet », dit-elle en pleurant sur son oreiller.

— Je devrais le savoir. Voilà trente ans que vous me serinez ça. Ben, lui-même, devrait le savoir à l’heure qu’il est. Voulez-vous que je la sermonne ?

— Tu crois que ça fera quelque chose ? dit-elle.

— Pas si vous vous interposez sitôt que j’aurai commencé, dis-je. Si vous voulez que je la surveille, dites-le et laissez-moi faire. Chaque fois que j’ai essayé, vous êtes tout de suite intervenue, et le résultat, c’est qu’elle se paie notre tête, à tous les deux.

– N’oublie pas que vous êtes de la même chair, du même sang, dit-elle.

— Soyez tranquille, dis-je. C’est justement à quoi je pensais, la chair. Et un peu de sang aussi, si j’étais libre d’agir à ma guise. Quand les gens se conduisent comme des nègres, peu importe ce qu’ils sont, la seule chose à faire c’est de les traiter comme des nègres.

— J’ai peur que tu ne t’emportes, dit-elle.

— Et après ? dis-je. Vous n’avez pas tellement bien réussi avec votre système. Voulez-vous que je m’en charge, oui ou non ? Décidez-vous, d’une façon ou d’une autre. Il faut que je parte travailler.

— Je sais que tu mènes une vie de galérien pour nous, dit-elle. Tu sais bien que, si les choses étaient à mon gré, tu aurais un bureau à toi, en ville, et des heures dignes d’un Bascomb. Parce que tu es un Bascomb, en dépit de ton nom. Évidemment, si ton père avait pu prévoir…

— J’imagine qu’il a pu lui arriver de se tromper de temps en temps, tout comme un autre, même un Smith ou un Jones. » Elle se remit à pleurer.

— T’entendre parler si amèrement de ton pauvre père ! dit-elle.

— Ça va, dis-je, ça va ! Comme vous voudrez. Mais du moment que je n’ai pas de bureau, il faut que j’aille à ce que j’ai. Voulez-vous que je lui parle ?

— J’ai peur que tu ne t’emportes, dit-elle.

— Très bien, dis-je. Alors, je ne dirai rien.

— Mais il faut pourtant faire quelque chose ! dit-elle. Laisser les gens se figurer que je lui permets de manquer ses classes et de courir les rues, ou que je ne peux pas l’en empêcher… Jason, Jason, dit-elle, comment as-tu pu ? Comment as-tu pu m’abandonner avec tous ces soucis ?

— Allons, allons, dis-je, vous allez vous rendre malade. Pourquoi ne l’enfermez-vous pas toute la journée dans sa chambre, ou pourquoi ne pas me laisser m’en charger et cesser de vous faire de la bile ?

— Ma propre chair, mon propre sang ! » dit-elle en pleurant. Je dis alors :

— C’est bon, je m’en occuperai. Ne pleurez plus, voyons.

— Ne t’emporte pas, surtout, dit-elle. Ce n’est encore qu’une enfant, n’oublie pas.

— Non, dis-je, je n’oublierai pas. » Je sortis et fermai la porte.

— Jason », dit-elle. Je ne répondis pas. Je m’éloignai dans le corridor. « Jason ! » dit-elle derrière la porte. Je descendis. Il n’y avait personne dans la salle à manger. Je l’entendis alors dans la cuisine. Elle essayait de convaincre Dilsey qu’il lui fallait une autre tasse de café.

— C’est là probablement ta robe de classe ? dis-je, à moins que tu n’aies congé aujourd’hui.

— Rien qu’une demi-tasse, Dilsey, je t’en prie.

— Non, non, dit Dilsey, j’le ferai point. V’s avez pas besoin d’une aut’ tasse, une petite fille de dix-sept ans. Et Miss Ca’oline, qu’est-ce qu’elle dirait ? Allez vous habiller pour partir à l’école. Vous pourrez faire route avec Jason. Vous allez enco’ être en retard.

— Oh non, dis-je, nous allons régler cette question à l’instant même. » Elle me regarda, la tasse à la main. Elle rejeta ses cheveux qui lui tombaient sur le visage. Son kimono lui glissa de dessus l’épaule. « Fais-moi le plaisir de poser cette tasse et de venir tout de suite », dis-je.

— Pourquoi ?

— Allons, dis-je, mets cette tasse dans l’évier et amène-toi.

— Jason, qu’allez-vous faire ? dit Dilsey.

— Tu t’imagines que tu pourras me rouler comme tu roules ta grand-mère et les autres, dis-je. Je t’avertis que tu trouveras une légère différence. Je te donne dix secondes pour poser cette tasse, tu m’entends ?

Elle cessa de me regarder. Elle regarda Dilsey. – Quelle heure est-il, Dilsey ? dit-elle. Au bout de dix secondes tu siffleras. Rien qu’une demi-tasse, Dilsey, je t’en p…

Je la saisis par le bras. Elle laissa tomber la tasse qui se brisa sur le plancher. D’une secousse elle se rejeta en arrière, les yeux fixés sur moi, mais je la tenais par le bras. Dilsey se leva de sa chaise.

— Jason, dit-elle.

— Lâchez-moi, dit Quentin, ou je vous gifle.

— Ah vraiment ? dis-je. Ah vraiment ? » Elle essaya de me gifler. Je lui saisis cette main aussi et la maîtrisai comme un chat sauvage. « Ah vraiment ? dis-je. Tu te figures ça ? »

— Jason, voyons ! » dit Dilsey. Je la traînai jusque dans la salle à manger. Son kimono se dégrafa et lui battit les flancs. Elle était presque nue. Dilsey s’approcha en clopinant. Je me retournai et, d’un coup de pied, lui fermai la porte au nez.

— Je n’ai pas besoin de toi ici, dis-je.

Quentin, appuyée à la table, rajustait son kimono. Je la regardai.

— Maintenant, dis-je, je veux savoir ce que ça signifie, cette habitude de sécher tes classes, de raconter des mensonges à ta grand-mère, d’imiter sa signature sur ton carnet de notes et de la rendre malade de tourment. Qu’est-ce que ça signifie ?

Elle ne dit rien. Elle tenait son kimono serré au menton, le serrait étroitement autour d’elle en me regardant. Elle n’avait pas encore eu le temps de se peinturlurer, et on aurait dit qu’elle s’était poli la figure avec un chiffon à fourbir les fusils. Je m’approchai et lui pris le poignet : – Qu’est-ce que ça signifie ? dis-je.

— Ça ne vous regarde pas, dit-elle. Lâchez-moi.

Dilsey apparut à la porte. – Jason, voyons, dit-elle.

— Fous-moi le camp, je te l’ai déjà dit », dis-je sans même me retourner. « Je veux savoir où tu vas quand tu n’es pas en classe, dis-je. Tu ne restes pas dans les rues. Je t’y verrais. Avec qui cours-tu ? Tu vas te cacher dans les bois avec un de ces sacrés godelureaux à cheveux gominés ? C’est là que tu vas ? »

— Sale… sale vieux bougre de… ! » dit-elle. Elle se débattait, mais je la tenais. « Sacré sale vieux bougre de… » dit-elle.

— Je t’apprendrai, moi, dis-je. Tu peux faire peur à une vieille femme, mais je vais t’apprendre à qui tu auras affaire dorénavant. » Je la tenais d’une main. Elle cessa alors de se débattre et me regarda, les yeux agrandis et noirs.

— Qu’est-ce que vous allez faire ? dit-elle.

— Laisse-moi un peu dégrafer ma ceinture et tu verras », dis-je en enlevant ma ceinture. Dilsey alors me saisit par le bras.

— Jason ! dit-elle, Jason, voyons ! Vous n’avez pas honte ?

— Dilsey ! dit Quentin. Dilsey !

— N’ayez pas peur, ma belle, dit Dilsey, je ne laisserai pas… » Elle se cramponnait à mon bras. Puis, ma ceinture se détacha. D’une secousse je me libérai et la repoussai. Elle alla trébucher contre la table. Elle était si vieille qu’elle ne pouvait plus faire aucun service. Elle pouvait à peine remuer. Mais ça ne fait rien. Il nous faut quelqu’un à la cuisine pour manger tout ce que les jeunes ne peuvent pas engloutir. Elle s’approcha, clopin-clopant, et essaya de me ressaisir.

« Battez-moi, disait-elle, s’il faut que vous battiez quelqu’un. Battez-moi », disait-elle.

— Tu crois que ça me gênerait ? dis-je.

— J’vous sais capable de tout », dit-elle. Puis j’entendis ma mère dans l’escalier. J’aurais dû me douter qu’elle viendrait s’en mêler. Je la lâchai. Elle recula en titubant jusqu’au mur contre lequel elle s’adossa, tenant son kimono fermé.

 – Ça va, dis-je. Nous réglerons cela plus tard. Mais il ne faut pas te figurer que je me laisserai rouler. Je ne suis pas une vieille femme, ni une vieille négresse à moitié morte, non plus. Sacrée petite catin !

– Dilsey ! dit-elle. Dilsey, je voudrais maman.

Dilsey alla vers elle. – Allons, allons. ! dit-elle. Il n’osera pas vous toucher tant que je serai là.

Ma mère descendait l’escalier.

— Jason ! dit-elle. Dilsey !

— Allons, allons ! dit Dilsey. J’le laisserai pas vous toucher. » Elle posa une main sur Quentin qui, d’un coup, la fit retomber.

— Sale vieille négresse ! » dit-elle. Elle s’enfuit vers la porte.

– Dilsey ! » dit maman sur les marches. Quentin monta l’escalier en courant et passa devant elle.

« Quentin, dit maman. Quentin, écoute-moi ! »

Quentin continua. Je pus l’entendre en haut de l’escalier et ensuite dans le corridor. Puis la porte claqua.

Ma mère s’était arrêtée. Elle s’approcha. – Dilsey ! dit-elle.

— Bon, bon, dit Dilsey. J’arrive. Vous, allez chercher votre auto et attendez-la ici pour la conduire à l’école.

— T’en fais pas, dis-je. Je l’y conduirai à l’école et je verrai à ce qu’elle y reste. J’ai commencé à m’occuper de cette affaire, je ne m’arrêterai pas en chemin.

— Jason, dit maman dans l’escalier.

— Allons, partez », dit Dilsey en se dirigeant vers la porte. Vous voulez qu’elle s’en mêle, elle aussi ? J’arrive, Miss Ca’oline.

Je sortis. Je pouvais les entendre sur les marches. – Maintenant, faut aller vous recoucher, disait Dilsey. Vous ne savez donc pas que vous n’êtes pas assez bien pour vous lever ? Allons, remontez. Je veillerai à ce qu’elle arrive à l’heure à son école.

J’allai derrière la maison pour sortir l’auto, puis il me fallut revenir jusque devant la maison avant de pouvoir les trouver.

— Je croyais t’avoir dit de mettre le pneu à l’arrière de l’auto, dis-je.

— J’ai pas eu le temps, dit Luster. Y a personne pour le garder tant que mammy n’a pas fini dans la cuisine.

— Oui, dis-je. Je nourris une pleine cuisine de nègres pour le suivre partout où il va, et, si j’ai un pneu à changer, il faut que ça soit moi qui le fasse.

— J’avais personne à qui le confier, dit-il.

Il se mit à geindre et à baver.

— Emmène-le derrière la maison, dis-je. Pourquoi diable le garder ici où tout le monde peut le voir ? » Je les fis s’éloigner avant qu’il ne commençât à gueuler pour de bon. C’est déjà assez embêtant, le dimanche, avec ce sacré terrain de golf plein de gens qui, n’ayant pas de phénomène à domicile et six nègres à nourrir, viennent s’amuser à taper sur leurs espèces de boules de naphtaline hypertrophiées. Il va continuer à courir d’un bout à l’autre de cette barrière en gueulant chaque fois qu’ils s’approchent, si bien qu’un beau jour on va me faire payer une cotisation comme si j’étais membre du Club ; alors, maman et Dilsey n’auront plus qu’à se procurer des cannes et deux ou trois boutons de porte en faïence pour se mettre à jouer elles aussi, à moins que je ne joue moi-même, la nuit, à la lanterne. Et puis, après ça, on n’aura plus qu’à nous envoyer tous à Jackson. Et sûr que, ce jour-là, on y célébrerait Old Home Week(37).

Je retournai au garage. Le pneu était là, contre le mur, mais du diable si j’allais le mettre. Je sortis l’auto à reculons et tournai. Elle attendait debout, au bord de l’allée. Je dis :

– Je sais que tu n’as pas de livres. J’aimerais simplement savoir ce que tu en as fait, si tu n’y vois pas d’inconvénient. Évidemment, je n’ai aucun droit de te poser cette question, dis-je. Je n’ai fait que payer onze dollars soixante-cinq pour les acheter en septembre dernier.

— C’est ma mère qui achète mes livres, dit-elle. Je ne dépense pas un sou de votre argent. J’aimerais mieux mourir de faim.

— Ah oui ? dis-je. Raconte donc cela à ta grandmère, tu verras ce qu’elle te répondra. Tu ne te promènes pas complètement nue, dis-je, bien que toutes les cochonneries que tu te fous sur la figure te cachent plus de peau que tout le reste de tes vêtements.

— Croyez-vous par hasard qu’un centime de votre argent ait été employé à acheter cela ? dit-elle.

— Demande à ta grand’mère, dis-je. Demande-lui donc ce que sont devenus ces chèques. Si je me rappelle bien, tu l’as vue toi-même en brûler un.

Elle ne m’écoutait même pas, avec sa figure toute gluante de peinture et ses yeux durs comme des yeux de petit roquet.

— Savez-vous ce que je ferais si je pouvais supposer qu’un centime de votre argent ou du sien ait servi à acheter cette robe ? » dit-elle en mettant la main sur sa robe.

— Qu’est-ce que tu ferais ? dis-je. Tu t’habillerais d’une barrique ?

— Je la déchirerais immédiatement et je la jetterais dans la rue, dit-elle. Vous ne me croyez pas ?

— Oh si, bien sûr, dis-je, tu ne fais pas autre chose.

— Regardez si je ne le ferais pas. » Elle saisit le col de sa robe à deux mains et fit mine de la déchirer.

— Si jamais tu déchires cette robe, dis-je, je te fous une de ces raclées, ici même, que tu n’oublieras pas de ta vie.

— Ah oui ? Eh bien regardez un peu », dit-elle. Je vis alors qu’elle tentait vraiment de la déchirer, de se l’arracher de dessus le corps. Le temps d’arrêter l’auto et de lui saisir les mains, il y avait déjà une douzaine de personnes à nous regarder. Cela me mit dans une telle fureur que, pendant une minute, je n’y voyais plus clair.

— Essaie de refaire ça une seule fois, dis-je, et je te ferai regretter la minute où tu es née.

— Je la regrette déjà », dit-elle. Elle renonça, et ses yeux prirent une drôle d’expression, et je me dis en moi-même : si tu te mets à pleurer dans cette voiture, en pleine rue, je te fous une raclée. Je te materai, va. Elle ne le fit pas, heureusement pour elle. Je lui lâchai les poignets et repartis. Par bonheur nous étions près d’une ruelle où je pus tourner afin de prendre une rue écartée et éviter ainsi la grande place. On montait déjà la tente sur le terrain de Beard. Earl m’avait déjà donné les deux billets de faveur pour nos annonces en vitrine. Elle était là, assise, la tête tournée, et se mordait les lèvres. « Je la regrette déjà, dit-elle. Je me demande pourquoi je suis venue au monde. »

— Et j’en connais au moins un autre qui ne comprend pas non plus tout ce qu’il sait de cette affaire. » Je stoppai en face de l’école. La cloche avait sonné, et la dernière élève venait d’entrer. « Enfin, pour une fois tu es à l’heure, dis-je. Vas-tu entrer et y rester, ou faudra-t-il que je descende te le faire faire. » Elle descendit et fit claquer la portière. « Rappelle-toi ce que je t’ai dit, dis-je. Et je le ferai comme je le dis. Que j’entende dire seulement une fois que tu vadrouilles par les rues avec un de ces freluquets ! »

Elle se retourna à ces mots. – Je ne vadrouille pas, dit-elle. Je défie personne de savoir ce que je fais.

— Ce qui n’empêche pas que tout le monde le sait, dis-je. Tout le monde en ville sait ce que tu es. Mais je ne le supporterai pas plus longtemps, tu m’entends ? Personnellement, je me fous de ce que tu fais. Mais j’ai une position dans cette ville, et je ne tolérerai pas qu’un membre de ma famille aille se galvauder comme une vulgaire négresse, tu m’entends ?

— Ça m’est égal, dit-elle. Je me conduis mal et je me damne, mais ça m’est égal. Je préférerais être en enfer plutôt que là où vous êtes.

— Si j’entends dire encore une fois que tu as séché tes classes, tu regretteras en effet de n’être pas en enfer », dis-je. Elle fit demi-tour et traversa la cour en courant. « Une seule fois, tu m’entends ? » dis-je. Elle ne se retourna pas.

J’allai à la poste chercher mon courrier et, de là, au magasin où je laissai l’auto. Earl me regarda quand j’entrai. Je lui laissai le temps de me faire une observation sur mon retard, mais il se contenta de dire :

— Les scarificateurs sont arrivés. Vous feriez bien d’aller aider le vieux Job à les monter.

Je passai derrière le magasin où le vieux Job les déballait à la vitesse d’environ trois écrous par heure.

— C’est pour moi que tu devrais travailler, dis-je. La moitié des nègres les plus fainéants de la ville mange dans ma cuisine.

— J’travaille pour celui qui me paie le samedi soir, dit-il. Quand je fais ça, ça me laisse pas grand temps pour satisfaire les autres. » Il vissa un écrou. « Y a pas grand monde qui travaille dans ce pays, sauf les charançons. »

— Faut t’estimer heureux d’être pas un charançon à travailler sur ces machines, dis-je. Tu serais mort à la peine avant qu’on ait pu t’arrêter.

— Ça, c’est bien vrai, dit-il. Les charançons ça n’a pas la vie facile. Ça travaille tous les jours de la semaine, en plein soleil, qu’il pleuve ou qu’il fasse beau. Ils ont pas de véranda pour s’asseoir à regarder pousser les pastèques, et le samedi, pour eux, ça n’a pas de sens.

— Si c’était moi qui m’occupais de ta paye, le samedi n’aurait pas plus de sens pour toi. Sors ces trucs de leur caisse et traîne-les dans le magasin.

C’est la lettre de sa mère que j’ouvris en premier. Je pris le chèque. C’est bien ça, les femmes. Six jours de retard. Ça ne les empêche pas de vouloir nous convaincre qu’elles sont capables de mener les affaires. Il ne ferait pas long feu dans les affaires l’homme qui croirait que le premier du mois tombe le six. Et vraisemblablement quand la banque enverrait son relevé, elle viendrait me demander pourquoi j’ai attendu au sixième jour pour déposer mon salaire. Ces choses-là, ça ne vient jamais à l’idée d’une femme.

« Je n’ai jamais eu de réponse à la lettre où je te parlais de la robe de printemps de Quentin. Est-elle arrivée à destination ? Je n’ai pas eu de réponse aux deux dernières lettres que je lui ai écrites bien que le chèque inclus dans la seconde ait été touché avec l’autre. Est-elle malade ? Fais-le moi savoir immédiatement, sans quoi j’irai m’informer par moi-même. Tu m’avais promis de me faire savoir si elle avait besoin de quelque chose. J’espère avoir une lettre de toi avant le dix. Non, je préférerais que tu me télégraphies tout de suite. Tu ouvres les lettres qu’elle reçoit de moi. J’en suis aussi sûre que si je te voyais le faire. Télégraphie-moi tout de suite de ses nouvelles à l’adresse suivante… »

À ce moment-là, Earl se mit à gueuler après Job. Je les mis de côté et allai les retrouver pour tâcher de lui redonner un peu de vitalité. Ce qu’il faut à ce pays, c’est de la main-d’œuvre blanche. Qu’on laisse ces sales fainéants de nègres crever de faim pendant un an ou deux et ils se rendront compte alors à quel point ils se la coulent douce.

Vers les dix heures j’allai devant le magasin. J’y trouvai un voyageur de commerce. Il était dix heures moins deux ou trois, et je l’invitai à remonter la rue pour prendre un coca-cola. Nous nous sommes mis à parler des récoltes.

— Ça ne signifie rien, dis-je. Le coton est une culture de spéculation. On bourre le crâne des fermiers pour les pousser à faire une grosse récolte uniquement afin de la jouer sur le marché et empiler les gogos. Vous figurez-vous que les fermiers en retirent autre chose que des coups de soleil sur la nuque et une bosse dans le dos ? Vous croyez que l’homme qui sue pour le mettre en terre en retire plus que le minimum dont il a besoin pour vivre ? Qu’il fasse une grosse récolte, elle ne vaudra pas la peine d’être cueillie ; qu’il en fasse une petite, il n’aura pas de quoi égrener. Et pourquoi ? pour qu’un tas de sales Juifs de l’Est. Je ne parle pas des hommes de religion juive, dis-je. J’ai connu des Juifs qui étaient de très bons citoyens. Vous en êtes peut-être bien un, vous-même, dis-je.

— Non, dit-il, je suis américain.

– Sans offense, dis-je. Je donne à chacun ce qui lui revient, sans distinction de religion ou de quoi que ce soit. Je n’ai rien contre les Juifs en tant qu’individus, dis-je. C’est la race. Vous avouerez qu’ils ne produisent rien. Ils suivent les pionniers dans les pays neufs et leur vendent des vêtements.

— Vous ne pensez pas plutôt aux Arméniens ? dit-il. Un pionnier n’aurait que faire de vêtements neufs.

— Sans offense. Je ne reprocherai jamais à personne sa religion.

— Certainement, dit-il. Je suis américain. Mes parents ont du sang français. C’est ce qui explique la forme de mon nez. Mais je suis tout ce qu’il y a de plus américain.

— Moi aussi, dis-je. Nous ne sommes plus beaucoup de cette espèce. Ceux dont je parle, c’est les types qui sont là-bas, à New York, à tâcher d’empiler les pauvres bougres qui sont assez poires pour spéculer.

— C’est vrai, le jeu, ça ne rapporte jamais rien au pauvre monde. Ça devrait être interdit par la loi.

— Vous ne trouvez pas que j’ai raison ? dis-je.

— Si, dit-il. Il me semble bien que vous avez raison. C’est toujours le fermier qui trinque.

— Je sais que j’ai raison, dis-je. C’est un jeu de poires, à moins qu’on n’ait des tuyaux sérieux par quelqu’un qui s’y entend. Il se trouve que je suis en relations avec des gens qui sont là-bas, sur place. Ils sont conseillés par un des plus gros brasseurs d’affaires de New York. Ma technique, c’est de ne jamais risquer beaucoup à chaque fois. Il y en a qui se figurent tout savoir et qui essayent de faire fortune avec trois dollars. C’est ceux-là qu’ils guettent là-bas. C’est pour ça qu’ils sont dans le truc.

Dix heures sonnèrent à ce moment-là. Je me rendis au bureau du télégraphe. Le marché s’améliorait un peu, exactement comme on l’avait dit. J’allai dans le coin et relus le télégramme, pour être sûr. Tandis que je le regardais, une nouvelle cote fut transmise. Hausse de deux points. Tout le monde achetait. Je le comprenais d’après les conversations. On se lançait. Comme si on croyait que ça ne pouvait aller que dans un sens. Comme s’il y avait une loi, ou quelque chose, pour vous obliger à acheter. Enfin, il faut bien que ces Juifs de l’Est vivent aussi, sans doute. Mais le diable m’emporte, c’est tout de même dégoûtant que n’importe quel sale étranger, incapable de gagner sa vie dans le pays où Dieu l’a fait naître, puisse venir s’installer ici et voler à même la poche des Américains. Nouvelle hausse de deux points. Quatre points. Mais, bon Dieu, ils étaient là-bas, sur place, et savaient bien ce qui se passait. Et si je ne suivais pas leurs conseils, alors à quoi bon les payer dix dollars par mois ? Je sortis, puis je me rappelai et revins envoyer le télégramme. « Tout va bien. Q écrira aujourd’hui. »

— Q ? demanda l’employé.

— Oui, dis-je. Q. Vous ne savez pas faire un Q ?

— C’est que je voulais être sûr, dit-il.

— Envoyez ça comme je l’ai écrit, et je me porte garant, comme de juste, dis-je. Envoyez-le aux frais du destinataire.

— Qu’est-ce que vous envoyez, Jason ? dit Doc Wright en regardant par-dessus mon épaule. Un ordre d’achat en langage chiffré ?

— Ça, ça me regarde, dis-je. Vous autres, vous n’avez qu’à agir comme bon vous semble. Vous en savez plus long que ces types de New York.

— Dame, je devrais bien, dit Doc. J’aurais économisé de l’argent cette année si j’en avais fait pousser à deux cents la livre.

Nouvelle cote. Baisse d’un point.

— Jason vend, dit Hopkins. Regardez sa tête.

— Ce que je fais ne regarde que moi, dis-je. Vous autres, vous n’avez qu’à agir comme bon vous semble. Il faut bien qu’ils vivent eux aussi, les riches Juifs de New York.

Je retournai au magasin. Earl était occupé près de la vitrine. J’allai à mon bureau, dans le fond, pour lire la lettre de Lorraine. « Mon gros loup, comme je voudrais que tu sois ici. Pas moyen de s’amuser quand mon loup est absent. Mon gros loup chéri me manque bien. » Je le crois, en effet. La dernière fois, je lui ai donné quarante dollars. Vraiment donné. Je ne promets jamais rien à une femme, pas plus que je ne lui dis ce que je compte lui donner. C’est la seule façon de s’en aider. Toujours les maintenir dans l’incertitude. Et si on n’a pas d’autre surprise à leur offrir, on leur fout son poing sur la gueule.

Je la déchirai et la brûlai au-dessus du crachoir. J’ai pour principe de ne jamais garder un bout de papier portant une écriture de femme, et jamais je ne leur écris. Lorraine me tracasse toujours pour que je lui écrive, mais je lui réponds : Ce que j’ai pu oublier de te dire se gardera bien jusqu’à mon prochain voyage à Memphis, mais, comme je lui dis : Je ne vois aucun inconvénient à ce que tu m’écrives de temps en temps, sous enveloppe ordinaire ; mais si jamais tu essaies de me téléphoner, Memphis ne te gardera pas longtemps. Je lui dis : Quand je suis là-bas, je ne demande pas mieux que de rigoler comme les copains, mais je ne veux pas que les femmes viennent me demander au téléphone. Tiens, lui dis-je en lui donnant les quarante dollars, si jamais tu te soûles et qu’il te prenne fantaisie de me téléphoner rappelle-toi bien ça, et compte jusqu’à dix avant de le faire.

— Quand ça sera-t-il ? dit-elle.

— Quoi ? dis-je.

— Ta prochaine visite ? dit-elle.

— Je te préviendrai », dis-je. Puis elle a voulu commander de la bière, mais je l’en ai empêchée.

« Garde ton argent, dis-je. Emploie-le à t’acheter une robe. » J’ai donné également un billet de cinq dollars à la bonne. Après tout, comme je dis toujours, l’argent n’a pas de valeur. Tout dépend de la façon dont on le dépense. Il n’appartient à personne. Alors, pourquoi chercher à l’économiser ? Il n’appartient qu’à l’homme qui le reçoit et le garde. Il y a un type ici, à Jefferson, qui a gagné des tas d’argent en vendant de la camelote aux nègres. Il vivait au-dessus de son magasin, dans une chambre pas plus grande qu’un toit à cochons, et il faisait sa cuisine lui-même. Il y a quatre ou cinq ans il est tombé malade. Ça lui a foutu une trouille du diable et, quand il a été guéri, il s’est affilié à une Église et il s’est acheté un missionnaire chinois, cinq mille dollars par an. Je pense souvent dans quelle rogne il se mettrait, en songeant à ces cinq mille dollars par an, si, une fois mort, il s’apercevait qu’il n’y a pas de paradis. Comme je dis, il ferait mieux de claquer tout de suite, ça lui ferait une économie.

Une fois que tout fut bien brûlé, j’allais fourrer les autres dans ma poche de veston quand, tout à coup, une sorte de pressentiment me dit d’ouvrir celle de Quentin avant de rentrer à la maison. Mais, à ce moment-là, voilà Earl qui m’appelle à l’entrée du magasin. Alors je les ai mises de côté et suis allé servir un sale péquenot qui a mis un quart d’heure à décider s’il achèterait une courroie d’attelle à vingt cents ou à trente-cinq.

— Vous feriez mieux de prendre celle-ci qui est très bonne, dis-je. Comment espérez-vous progresser si vous vous acharnez à travailler avec du matériel à bas prix.

— Si celles-là n’sont pas bonnes, dit-il, alors pourquoi c’est-y que vous les vendez ?

— Je ne vous ai pas dit qu’elles n’étaient pas bonnes, dis-je. J’ai dit qu’elles n’étaient pas aussi bonnes que les autres.

— Qu’est-ce que vous en savez ? dit-il. C’est-y que vous les auriez employées, des fois ?

— Parce qu’on ne les fait pas payer trente-cinq cents. C’est comme ça que je sais qu’elles sont moins bonnes.

Il tenait celle à vingt cents dans ses mains et la faisait glisser entre ses doigts. – M’est avis que j’vas prendre celle-là », dit-il. Je lui ai offert de la lui envelopper, mais il l’a enroulée et l’a fourrée dans sa salopette. Ensuite il a sorti une blague à tabac et, l’ayant dénouée, il en a finalement tiré quelques pièces. Il m’a donné vingt cents. « Avec ces quinze cents, j’vas pouvoir manger un morceau », dit-il.

— Comme vous voudrez, dis-je, c’est votre affaire. Mais il ne faudra pas venir vous plaindre, l’année prochaine, quand il faudra la renouveler.

— J’prépare pas encore ma récolte de l’an prochain, dit-il.

Je finis par me débarrasser de lui, mais, chaque fois que je prenais cette lettre, quelque chose survenait. Ils étaient tous venus en ville pour voir les forains. Ils s’amenaient par fournées pour donner leur argent à quelque chose qui n’était d’aucun profit pour la ville et ne laisserait que ce que ces exploiteurs de la Mairie se partageaient entre eux. Et Earl allait de l’un à l’autre, affairé comme une poule dans sa mue. « Oui, madame, disait-il, Mr Compson va vous servir. Jason, montrez à madame une baratte, ou pour cinq cents de crochets de moustiquaire. »

Enfin, Jason aime le travail. Non, dis-je, je n’ai pas joui des avantages des universités parce qu’à Harvard on vous enseigne comment aller nager la nuit sans savoir nager, et à Sewanee on ne vous enseigne même pas ce que c’est que l’eau. J’ai dit vous pourriez m’envoyer à l’Université d’État j’y apprendrais peut-être à arrêter ma pendule avec un pulvérisateur, et puis vous pourriez envoyer Ben dans la marine, ou tout au moins dans la cavalerie, on n’a pas besoin d’être entier pour entrer dans la cavalerie. Ensuite, lorsqu’elle nous envoya Quentin pour que je la nourrisse elle aussi, j’ai dit : apparemment c’est très bien comme ça, je n’aurai pas la peine d’aller chercher du travail dans le Nord, c’est le travail qui vient me chercher ici. Alors maman s’est mise à pleurer et j’ai dit : ce n’est pas que je voie aucun inconvénient à avoir ce bébé ici ; si ça peut vous faire plaisir, je cesserai de travailler pour rester ici à faire la bonne d’enfant, et je vous laisserai, vous et Dilsey, le soin de faire bouillir la marmite. Ou bien Ben. Vous pourriez peut-être le louer comme phénomène. Il doit bien y avoir des gens quelque part qui paieraient dix cents pour le voir. Elle n’en a pleuré que de plus belle et elle ne cessait de répéter mon pauvre malheureux petit et je dis oui il pourra certainement vous venir en aide quand il aura fini de grandir vu qu’il n’est déjà qu’une fois et demie environ plus grand que moi, et elle dit qu’elle serait bientôt morte et que nous serions tous plus tranquilles et je lui ai dit c’est bon, comme vous voudrez. C’est votre petite fille. Aucun autre de ses grands-parents n’en pourrait dire autant sans risquer de se tromper. Seulement, dis-je, ce n’est qu’une question de temps. Si vous vous figurez qu’elle fera ce qu’elle dit, qu’elle ne tentera jamais de voir son bébé, vous vous trompez, parce que la première fois c’est là où maman ne cessait de répéter Dieu merci tu n’es un Compson que de nom parce qu’il ne me reste plus que toi, maintenant, toi et Maury, et je dis : oh, personnellement, je me passerais bien de l’oncle Maury, puis ils sont arrivés et ont dit qu’ils étaient prêts à partir. Maman alors a cessé de pleurer. Elle a rabattu son voile et nous sommes descendus. L’oncle Maury sortait de la salle à manger, son mouchoir sur la bouche. Ils faisaient la haie pour ainsi dire, et nous sommes arrivés à la porte juste à temps pour voir Dilsey qui emmenait Ben et T. P. derrière la maison. Nous descendîmes les marches et montâmes en voiture. L’oncle Maury répétait : ma pauvre petite sœur, ma pauvre petite sœur. Il parlait comme autour de sa bouche et lui tapotait la main. Il parlait autour de ce qu’il pouvait bien avoir dans la bouche.

— Tu n’as pas oublié de mettre ton crêpe ? dit-elle. Pourquoi ne part-on pas avant que Ben ne sorte et ne se donne en spectacle ? Pauvre petit, il ne sait pas. Il ne se rend même pas compte.

— Allons, allons, dit l’oncle Maury en lui tapotant les mains et en parlant autour de sa bouche. Ça vaut mieux. Laisse-lui ignorer le chagrin aussi longtemps que possible.

— Les autres femmes ont leurs enfants pour les réconforter dans des jours comme celui-ci, dit maman.

— Tu as Jason et moi, dit-il.

— C’est si terrible pour moi, dit-elle. Les voir disparaître ainsi tous les deux, en moins de deux ans.

— Allons, allons », dit-il. Au bout d’un instant, il porta subrepticement la main à sa bouche et les jeta par la portière. Alors je m’expliquai l’odeur. C’étaient des clous de girofle. J’imagine qu’il estimait que le moins qu’il pût faire à l’enterrement de mon père, à moins que le buffet ne l’eût pris pour mon père et ne lui eût donné un petit croc-en-jambe en passant. Comme je dis : s’il lui fallait vendre quelque chose pour envoyer Quentin à Harvard, il aurait bougrement mieux valu pour tous qu’il vendît le buffet et employât une partie de l’argent à s’acheter une camisole de force. Je suppose que si tout l’élément Compson a disparu avant d’arriver jusqu’à moi, comme dit maman, c’est parce qu’il l’avait tout bu. Du moins je n’ai jamais entendu dire qu’il eût offert de rien vendre pour m’envoyer à Harvard.

Il continuait donc à lui tapoter la main en répétant « Ma pauvre petite sœur », lui tapotant la main avec un de ces gants noirs dont nous reçûmes la note quatre jours après parce que c’était le vingt-six parce que c’est à cette même date, un certain mois, que mon père alla là-bas et nous la rapporta sans vouloir nous dire où elle se trouvait ni rien, et maman pleurait en disant : « Et le père, vous ne l’avez pas même vu ? Vous n’avez même pas essayé d’obtenir une pension pour élever ce bébé ? » Et papa dit : « Non, je ne veux pas qu’elle touche à un cent de son argent. » Et maman dit : « La loi peut l’y forcer. Il ne peut rien prouver, à moins que… Jason Compson, dit-elle, avez-vous été assez stupide pour lui dire… ?

— Chut, Caroline », dit papa. Puis il m’envoya aider Dilsey à descendre le vieux berceau du grenier. Et j’ai dit :

— Alors, on m’a apporté mon travail à domicile, ce soir », parce que nous ne cessions d’espérer que les choses s’arrangeraient et qu’il la garderait parce que maman répétait qu’elle aurait au moins assez le respect de la famille pour ne pas compromettre la seule chance que j’avais après qu’elle et Quentin avaient eu les leurs.

— Et où voudriez-vous qu’on la mette ? dit Dilsey. Qui d’autre que moi pourrait l’élever ? Est-ce que je ne vous ai pas tous élevés ?

— Et tu as fait quelque chose de propre, dis-je. Enfin, dorénavant, ça lui donnera toujours un bon prétexte pour se faire de la bile. » Nous descendîmes donc le berceau, et Dilsey l’installa dans son ancienne chambre. Naturellement maman recommença :

— Chut, Miss Ca’oline, dit Dilsey. Vous allez la réveiller.

— Comment, là ? dit maman, pour qu’elle soit contaminée par cette atmosphère ? Ça sera déjà assez dur avec l’hérédité qu’elle a.

— Chut, dit papa, ne dites pas de sottises.

— Pourquoi qu’elle ne dormirait pas ici ? dit Dilsey. Dans cette même chambre où j’ai couché sa maman chaque soir de sa vie, depuis le jour où elle a été assez grande pour dormir toute seule.

— Vous ne pouvez pas savoir, dit maman. Penser que ma fille, ma fille à moi a été chassée par son mari ! Pauvre petite innocente ! dit-elle en regardant Quentin. Tu ne sauras jamais les douleurs que tu as causées.

— Chut, Caroline, dit papa.

— Pourquoi vous mettre dans des états pareils en présence de Jason ? dit Dilsey.

— J’ai essayé de le protéger, dit maman. J’ai toujours essayé de l’en protéger. Du moins pourrai-je faire mon possible pour l’en protéger, elle aussi.

— Comment voulez-vous que dormir dans cette chambre puisse lui faire du mal, je vous demande un peu ? dit Dilsey.

— C’est plus fort que moi, dit maman, je sais que je ne suis qu’une vieille femme ennuyeuse. Mais je sais qu’on ne peut pas tourner les lois de Dieu impunément.

— Quelle sottise, dit papa. Alors, Dilsey, mets le berceau dans la chambre de Miss Caroline.

— Sottises tant que vous voudrez, dit maman, mais il ne faut pas qu’elle sache. Jamais. Elle ne doit même pas entendre ce nom. Dilsey, je t’interdis de prononcer ce nom devant elle. Si seulement elle pouvait grandir sans jamais savoir qu’elle a eu une mère, j’en rendrais grâce au Ciel.

— Ne dites donc pas de sottises, dit papa.

— Je ne me suis jamais mêlée de l’éducation que vous leur avez donnée, dit maman. Mais maintenant, je suis à bout. Il faut s’entendre là-dessus, ce soir même. Ou bien ce nom ne sera jamais prononcé devant elle, ou bien c’est elle qui s’en ira, ou moi. Choisissez…

— Chut, dit papa. Vous êtes énervée. Mets le berceau ici, Dilsey.

— Vous ne m’avez pas l’air si bien portant vous-même, dit Dilsey. Vous avez l’air d’un revenant. Allez au lit et je vous préparerai un toddy. Et vous tâcherez de dormir. J’parie bien que depuis vot’départ vous n’avez pas eu une seule bonne nuit de sommeil.

— Non, dit maman. Tu ne sais donc pas ce qu’a dit le docteur ? Pourquoi l’encourages-tu à boire ? C’est cela qui le rend malade, à présent. Regarde, moi. Moi aussi je souffre, mais je n’ai pas la faiblesse de me tuer à coups de whisky.

— Des blagues, dit papa. Qu’est-ce qu’ils savent, les docteurs ? Ils gagnent leur vie en ordonnant aux gens de faire le contraire de ce qu’ils font, et c’est là tout ce qu’on peut savoir des singes dégénérés. Je m’attends à ce que bientôt vous fassiez venir un pasteur pour me tenir la main.

Alors maman s’est mise à pleurer et il est sorti. Il a descendu, puis j’ai entendu le buffet. Je me suis éveillé et l’ai entendu descendre à nouveau. Maman avait dû s’endormir car le silence régnait dans la maison. Lui aussi s’efforçait de ne pas faire de bruit, parce que je ne pouvais pas l’entendre, sauf le bas de sa chemise de nuit et ses jambes nues devant le buffet.

Dilsey prépara le berceau, la déshabilla et l’y coucha. Elle ne s’était pas réveillée depuis qu’il l’avait amenée dans la maison.

— Elle est quasiment trop grande pour ce berceau, dit Dilsey. Là, voilà. Maintenant, je vais me faire un lit par terre, juste à l’autre bout du couloir, comme ça vous n’aurez pas à vous lever la nuit.

— Je ne dormirai pas, dit maman. Rentre chez toi, va. Ça ne fait rien. Je donnerais volontiers ce qui me reste de vie pour elle, si seulement je pouvais empêcher…

— Chut, voyons, dit Dilsey. Nous prendrons soin d’elle. Et vous aussi, faut aller au lit, me dit-elle. Faut aller à l’école demain.

Je sortis alors, puis maman me rappela et pleura sur moi un instant.

— Tu es mon seul espoir, dit-elle. Tous les soirs, je rends grâce à Dieu de t’avoir donné à moi. » Pendant que nous attendions qu’ils se missent en route, elle dit : Grâce à Dieu, s’il fallait que lui aussi me fût enlevé, c’est toi qui m’as été laissé et non Quentin. Grâce à Dieu tu n’es pas un Compson, parce que je n’ai plus que toi, maintenant, et Maury, et je dis : Personnellement je me passerais bien de l’oncle Maury. Et il continuait à lui tapoter la main avec son gant noir et à lui parler. Il les enleva quand ce fut son tour de manier la pelle. Il s’approcha des premiers, là où on les abritait sous des parapluies, piétinant de temps à autre pour détacher la boue de leurs semelles, la boue qui collait aux pelles et les obligeait à les taper pour la détacher, avec un bruit creux quand elle tombait dessus, et, quand je me reculai de l’autre côté de la voiture, je l’aperçus derrière une tombe qui, la bouteille en l’air, avalait une nouvelle lampée. Je pensais qu’il ne s’arrêterait jamais, parce que j’avais aussi mon costume neuf, mais il se trouva qu’il n’y avait pas encore beaucoup de boue sur les roues, seulement maman l’a vu et elle a dit : Je ne sais pas quand tu pourras en avoir un autre, et l’oncle Maury a dit : « Allons, allons. Il ne faut pas se tracasser. Je suis là, vous pourrez toujours compter sur moi. »

Il ne se trompait pas. Toujours. La quatrième lettre était de lui. Mais rien ne pressait de l’ouvrir. J’aurais pu l’écrire moi-même, ou la réciter par cœur à ma mère, en ajoutant dix dollars pour plus de sûreté. Mais, quant à l’autre lettre, j’avais un soupçon. Je sentais que le temps était venu où elle allait essayer de nous jouer un de ses tours. Elle a bien compris, dès la première fois. Elle n’a pas tardé à se rendre compte que je n’étais pas un chat de la même espèce que notre père. Quand ils l’eurent à peu près comblée, maman naturellement s’est remise à pleurer, et l’oncle Maury est remonté en voiture avec elle, et ils sont partis. Il m’a dit : Tu pourras revenir avec quelqu’un. On ne demandera pas mieux que de t’offrir une place. Il faut que j’emmène ta mère. Et j’avais envie de répondre : Oui, tu aurais dû apporter deux bouteilles au lieu d’une, mais je me rappelai le lieu où nous nous trouvions et les laissai partir. Ça leur était bien égal que je me mouille, comme ça maman pourrait se mettre martel en tête à l’idée que j’attraperais une fluxion de poitrine.

Je me mis à penser à cela tout en les regardant y jeter de la terre. Ils la plaquaient en quelque sorte, comme s’ils faisaient du mortier ou quelque chose de ce genre, comme s’ils élevaient une clôture, et je commençai à me sentir tout drôle et décidai de faire un petit tour. Je réfléchis que, si je me dirigeais vers la ville, ils me rattraperaient et essayeraient de me faire monter dans l’une d’elles. Je me dirigeai donc vers le cimetière des Noirs. Je me mis à l’abri sous des cyprès que la pluie transperçait à peine, quelques gouttes seulement de temps à autre. De là, je pourrais voir quand ils auraient fini et partiraient. Au bout d’un moment, il ne resta plus personne. J’attendis une minute et je partis.

Il me fallut suivre le sentier afin d’éviter l’herbe mouillée, aussi ne la vis-je que lorsque je fus tout près d’elle. Debout, dans un manteau noir, elle regardait les fleurs. Je la reconnus tout de suite parce qu’elle se retourna et souleva légèrement sa voilette.

— Bonjour, Jason », dit-elle en me tendant la main. Nous nous serrâmes la main.

— Qu’est-ce que tu fais là ? Je croyais que tu avais promis à notre mère de ne plus jamais revenir. Je t’aurais cru plus de raison que ça.

— Oui ? », dit-elle. De nouveau elle regarda les fleurs. Il devait bien y en avoir pour cinquante dollars. Quelqu’un avait déposé un bouquet sur la tombe de Quentin. « Vraiment ? » dit-elle.

— Cependant, ça ne me surprend pas, dis-je. De toi on peut s’attendre à tout. Les gens, ça t’est égal. Tu te fous de tout le monde.

— Oh, dit-elle, ta position. » Elle regarda la tombe. « Je regrette, Jason. »

— Je m’en doute, dis-je. Tu vas être tout miel à présent. Mais ça n’était pas la peine de revenir. Il n’a rien laissé. Demande à l’oncle Maury, si tu ne me crois pas.

— Je ne veux rien », dit-elle. Elle regarda la tombe. « Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenue ? C’est par hasard que je l’ai vu dans le journal. À la dernière page. Tout à fait par hasard. »

Je ne répondis pas. Debout, nous regardions la tombe, puis je me mis à penser à notre enfance, quand nous étions petits, puis une chose après l’autre, et, de nouveau je me sentis tout drôle, vaguement furieux, je ne sais pas, pensant que, maintenant, nous allions avoir l’oncle Maury à perpétuité dans la maison à faire marcher tout à son gré, comme cette façon de me laisser revenir tout seul sous la pluie. Je dis :

— Une jolie manière de prendre part aux choses, t’amener comme ça, en cachette, aussitôt qu’il est mort. Mais ça ne te servira à rien. Il ne faut pas te figurer que tu pourras profiter de ça pour t’amener ainsi en cachette. Si tu ne peux plus te tenir sur ton cheval, tu n’as qu’à marcher à pied. Nous ne savons même plus ton nom à la maison, dis-je. Tu sais ça ? Tu n’es plus des nôtres, pas plus que lui et Quentin. Tu sais ça ?

— Oui, je le sais, dit-elle. Jason, dit-elle en regardant la tombe, si tu pouvais t’arranger à ce que je puisse la voir, ne serait-ce qu’une minute, je te donnerais cinquante dollars.

— Tu n’as pas cinquante dollars, dis-je.

— Veux-tu ? dit-elle sans me regarder.

— Montre-les un peu, dis-je. Je ne crois pas que tu aies cinquante dollars.

Je voyais ses mains s’agiter sous son manteau, puis elle tendit la main. Du diable si elle n’était pas pleine d’argent. Je pouvais en voir deux ou trois jaunes.

— Est-ce qu’il te donne encore de l’argent ? dis-je. Combien t’envoie-t-il ?

— Je t’en donnerai cent, dit-elle. Veux-tu ?

— Une minute, dis-je. Tu feras comme je te dirai. Je ne voudrais pas qu’elle le sût pour mille dollars.

— Oui, dit-elle. Fais comme tu voudras. Que je puisse la voir, ne serait-ce qu’une minute. Je ne demanderai rien. Je ne ferai rien. Je m’en irai tout de suite.

— Donne-moi l’argent, dis-je.

— Je te le donnerai après, dit-elle.

— Tu n’as pas confiance en moi ?

— Non, dit-elle. Je te connais. J’ai été élevée avec toi.

— Ça te va bien de parler des gens à qui on ne peut pas se fier, dis-je. Ah, dis-je, il faut que je me sorte de cette pluie. Adieu ». Je fis mine de partir.

— Jason ! » dit-elle. Je m’arrêtai.

— Oui, dis-je. Presse-toi. Je me mouille.

— C’est bon, dit-elle. Tiens. » Il n’y avait personne en vue. Je me rapprochai et pris l’argent. Elle ne l’avait pas encore lâché. « Tu le feras ? » dit-elle en me regardant par-dessous sa voilette. « Tu me le promets ? »

— Lâche, dis-je. Tu as envie que quelqu’un s’amène et nous voie ?

Elle desserra la main. Je mis l’argent dans ma poche.

— Tu le feras, Jason ? dit-elle. Je ne te le demanderais pas s’il y avait un autre moyen.

— Il n’y a pas d’autre moyen, en effet, tu as foutrement raison, dis-je. Naturellement, je le ferai. Je te l’ai promis, n’est-ce pas ? Seulement, il faudra que tu fasses exactement ce que je te dirai.

— Oui, dit-elle, je le ferai.

Je lui dis alors où elle devait se trouver, et j’allai chez le loueur de voitures. Je me hâtai et arrivai juste au moment où on dételait le fiacre. Je demandai s’ils en avaient déjà payé la location. Il dit non, et je dis que Mrs Compson avait oublié quelque chose et qu’elle voudrait qu’on lui renvoyât la voiture. Alors ils m’ont laissé la prendre. C’était Mink qui conduisait. Je lui payai un cigare et nous fîmes un tour jusqu’à ce qu’il fît sombre dans les rues désertes où personne ne pourrait le reconnaître. Puis Mink me dit qu’il devait ramener la voiture et je lui dis que je lui paierais un autre cigare, alors nous entrâmes dans l’allée et je traversai la cour de la maison. J’attendis dans le vestibule afin d’être sûr que maman et l’oncle Maury étaient montés ! J’allai alors dans la cuisine. Elle et Ben y étaient avec Dilsey. Je dis que maman voulait la voir et je la portai dans la maison. Je trouvai l’imperméable de l’oncle Maury et l’en enveloppai. Ensuite, je la portai jusqu’à l’allée et montai en voiture. Je dis à Mink de rouler jusqu’à la gare. Il avait peur de passer devant la remise du loueur, aussi nous fallut-il passer par-derrière, et je la vis debout, au coin, sous un réverbère, et je dis à Mink de frôler le trottoir et de fouetter ses chevaux quand je lui dirais « En avant ! » Je la débarrassai alors de l’imperméable et je la tins devant la portière, et Caddy la vit et fit une espèce de bond en avant.

— Fouette, Mink ! » dis-je. Et Mink les fouetta, et nous passâmes à la vitesse d’une pompe à incendie. « Maintenant, va reprendre ton train, comme tu l’as promis », dis-je. Par la petite fenêtre du fond, je pouvais la voir courir derrière nous. « Fouette-les encore, dis-je. Rentrons. » Quand nous tournâmes au coin de la rue, elle courait toujours.

Je recomptai l’argent cette nuit-là, et le mis de côté, et j’étais assez content de moi. Je dis : Je suppose que ça te servira de leçon. Je suppose que, dorénavant, tu sauras qu’on ne me fait pas perdre une position sans en supporter les conséquences. Il ne me vint pas à l’idée qu’elle ne tiendrait pas sa promesse et ne prendrait pas le train. Mais, à cette époque, je ne les connaissais pas bien. J’étais assez bête pour croire ce qu’elles racontent, et voilà que, le lendemain matin, elle s’amène droit au magasin. Heureusement qu’elle avait eu assez de bon sens pour mettre une voilette et ne parler à personne. C’était un samedi matin, parce que c’était moi qui tenais le magasin, et elle vint tout droit au bureau devant lequel j’étais assis. Elle marchait vite.

— Menteur, dit-elle. Menteur !

— Est-ce que tu es folle ? dis-je. En voilà des idées de venir ici comme ça ? » Elle allait parler, mais je la fis taire. Je dis : « Tu m’as déjà fait perdre une position, as-tu envie de me faire perdre celle-là aussi ? Si tu as quelque chose à me dire, je te trouverai ce soir quelque part, à la tombée de la nuit. Qu’as-tu à me dire ? N’ai-je pas fait ce que je t’avais promis ? Je t’avais dit que tu la verrais une minute, n’est-ce pas ? Eh bien, tu ne l’as pas vue ? » Elle restait là à me regarder, tremblante, comme prise de fièvre. Elle serrait ses mains qu’agitaient des espèces de tremblements nerveux. « J’ai fait exactement ce que je t’avais promis, dis-je. C’est toi qui as menti. Tu m’avais promis de reprendre le train. Tu ne me l’avais pas promis, dis, réponds ? Si tu comptes me reprendre ton argent, essaie un peu. Même si c’étaient mille dollars, c’est encore toi qui me devrais, après le risque que j’ai couru. Et si je vois, ou si j’entends dire, que tu es encore dans cette ville après le départ du train 17, je le dirai à maman et à l’oncle Maury. Alors tu pourras l’attendre le jour où tu la reverras. » Elle restait là à me regarder en se tordant les mains.

— Salaud, dit-elle. Salaud !

— Bon, bon, dis-je. Ça va. Rappelle-toi bien ce que je t’ai dit. Le 17 ou je leur raconte tout.

Quand elle fut partie je me sentis plus à l’aise. Je dis : Je suppose que tu y regarderas à deux fois avant de me faire perdre la position qu’on m’avait promise. Je n’étais qu’un gosse à l’époque. Je croyais les gens quand ils me disaient qu’ils allaient faire quelque chose. Mais depuis, j’ai fait des progrès. Du reste, comme je dis, je n’ai pas besoin qu’on m’aide pour faire mon chemin. Je sais me tenir sur mes jambes, comme je l’ai toujours fait. Puis, brusquement, je pensai à l’oncle Maury et à Dilsey. Je réfléchis qu’elle pourrait bien embobeliner Dilsey, et que, pour dix dollars, l’oncle Maury ferait n’importe quoi. Et j’étais là, dans l’impossibilité de quitter le magasin pour aller protéger ma mère. Comme elle dit : Si l’un de vous devait m’être enlevé, Dieu merci c’est toi qui m’as été laissé. Je me fie à toi, et j’ai dit : Je pense bien rester toujours assez près du magasin pour que vous puissiez m’atteindre. Il faut bien que quelqu’un se cramponne au peu qui nous reste, j’imagine.

Aussi, dès que je fus rentré à la maison, je m’occupai de Dilsey. Je dis à Dilsey qu’elle avait la lèpre, je pris la Bible et lui lus l’histoire de l’homme dont les chairs tombaient en pourriture, et je lui dis qu’il leur arriverait la même chose si elle, Ben ou Quentin la regardaient. Je croyais donc que tout était arrangé, jusqu’au jour où, en rentrant, je trouvai Ben en train de hurler.

Il était déchaîné, et personne ne pouvait le calmer. Maman dit : Eh bien, donne-lui le soulier. Dilsey fit comme si elle n’entendait pas. Maman répéta sa phrase et je dis que je m’en allais, que je ne pouvais pas supporter ce vacarme. Comme je dis : Je peux supporter bien des choses et je n’attends pas beaucoup des autres, mais si je dois travailler dans une sale boutique toute la journée, sacré bon Dieu, je trouve que j’ai bien le droit d’exiger un peu de paix et de silence à l’heure du dîner. Donc, je dis que je partais, et Dilsey dit très vite : Jason !

Alors, je compris tout comme dans un éclair, mais, pour en être bien sûr, j’allai chercher le soulier et le rapportai, et, exactement comme je l’avais pensé, sitôt qu’il l’aperçut vous auriez cru qu’on l’égorgeait. Je forçai donc Dilsey à avouer, puis je parlai à maman. Il nous fallut la remonter dans son lit et, quand le calme fut un peu rétabli, je me chargeai de terroriser Dilsey. Autant qu’on peut terroriser un nègre. C’est l’inconvénient des serviteurs noirs. Quand ils sont restés longtemps dans une maison, ils se croient tellement importants qu’on n’en peut plus rien faire. Ils se figurent qu’ils sont les maîtres.

— J’voudrais bien savoir à qui ça fait du mal de laisser cette pauv’enfant voir son bébé, dit Dilsey. Si Mr Jason était encore de ce monde ça ne se passerait pas comme ça.

— Oui, mais Mr Jason n’est plus de ce monde, dis-je. Je sais que tu ne fais aucun cas de ce que je te dis, mais j’imagine que tu obéiras à ma mère. Si tu continues à la tourmenter ainsi, tu finiras par la mettre en terre, elle aussi. À ce moment-là, tu pourras remplir la maison de canailles et de putains. Mais pourquoi as-tu laissé ce pauvre idiot la voir ?

— Vous êtes un homme dur, Jason, si même vous êtes un homme, dit-elle. Je remercie le Seigneur de m’avoir donné plus de cœur qu’à vous, quand même c’est un cœur noir.

— Du moins, je suis assez homme pour faire bouillir la marmite, dis-je. Et, si tu recommences, ce n’est pas dans cette marmite-là que tu mangeras.

Donc, la fois suivante, je lui dis que, si elle s’adressait encore à Dilsey, maman foutrait Dilsey à la porte, mettrait Ben à Jackson et s’en irait avec Quentin. Elle me regarda un instant. Il n’y avait pas de réverbère dans le voisinage et je ne pouvais pas bien distinguer son visage. Mais je pouvais sentir qu’elle me regardait. Quand nous étions petits et qu’elle se mettait en colère sans pouvoir rien faire, sa lèvre supérieure tressautait. Chaque fois qu’elle sautait, les dents apparaissaient davantage. Elle restait immobile comme un poteau, pas un muscle ne bougeait, sauf la lèvre qui sautait plus haut, toujours plus haut, en découvrant les dents. Mais elle ne disait rien. Elle dit seulement :

— C’est bon. Combien ?

— Eh bien, étant donné qu’un coup d’œil par une portière de fiacre vaut cent dollars », dis-je. Alors, après cela, elle s’est conduite assez convenablement. Seulement, un jour, elle demanda à vérifier le compte en banque.

— Je sais que maman les a endossés, mais je voudrais voir le compte de la banque. Je veux voir par moi-même ce que sont devenus ces chèques.

— Ça, ce sont les affaires privées de maman, dis-je. Si tu crois avoir le droit de mettre le nez dans ses affaires privées, je lui dirai que tu t’imagines que ces chèques ont été détournés, et que tu veux une expertise parce que tu n’as pas confiance en elle.

Elle ne dit rien et ne broncha pas. Je pouvais l’entendre murmurer Salaud salaud salaud.

— Parle donc tout haut, dis-je. Je ne crois pas que nous ignorions ce que nous pensons l’un de l’autre. Tu voudrais peut-être qu’on te rende ton argent.

— Écoute, Jason, dit-elle. Ne mens pas, cette fois. Il s’agit de la petite. Je ne demande pas à la voir. Si ce n’est pas assez, j’enverrai davantage, chaque mois. Mais promets-moi seulement qu’elle aura… qu’elle… Tu peux bien faire cela. Des choses pour elle. Sois bon pour elle. Ces petites choses que moi, je ne peux pas… on ne me laisse pas… Mais tu ne voudras pas… Tu n’as jamais eu une goutte de sang chaud dans les veines. Écoute, dit-elle, si tu peux arriver à ce que maman me la rende, je te donnerai mille dollars.

— Tu n’as pas mille dollars, dis-je. Cette fois, je sais bien que tu mens.

— Si, je les ai. Je les aurai. Je peux me les procurer.

— Et je sais comment, dis-je, de la même façon que tu t’es procuré la gosse. Et quand elle sera assez grande… » Je crus alors qu’elle allait réellement me frapper. Elle se comporta pendant une minute comme une espèce de jouet dont on aurait trop remonté le ressort et qui serait prêt à voler en éclats.

— Oh, je suis folle, dit-elle. Je perds la tête. Je ne peux pas l’élever. Gardez-la. Où ai-je la tête ? Jason », dit-elle en me saisissant par le bras. Ses mains brûlaient de fièvre. « Il faut que tu me promettes de prendre bien soin d’elle, de… Elle t’est parente. Ta chair et ton sang. Promets-moi, Jason. Tu portes le nom de papa. Crois-tu qu’à lui, il m’aurait fallu lui demander deux fois ? Une fois même ?

— Ah vraiment ? dis-je. Il m’a donc légué quelque chose en fin de compte. Que veux-tu que je fasse ? dis-je. M’acheter un tablier et une voiture d’enfants ? Ce n’est pas moi qui t’ai mise dans ce pétrin, dis-je. Je cours plus de risques que toi, parce que toi, tu n’as rien à perdre. Si donc tu espères que…

— Non », dit-elle. Puis elle se mit à rire tout en essayant de se retenir. « Non, je n’ai rien à perdre », dit-elle, avec ce même bruit, les mains devant la bouche. « R… r… rien », dit-elle.

— Allons, dis-je. Finis cette comédie.

— J’essaie, dit-elle, les mains devant la bouche. Oh Dieu ! Oh Dieu !

— Je m’en vais, dis-je. Je ne veux pas qu’on me voie ici. Fais-moi le plaisir de quitter la ville, tu m’entends ?

— Attends, dit-elle, en me prenant le bras. C’est fini. Je ne le ferai plus. Tu me promets, Jason ? » dit-elle. Il me semblait que ses yeux me touchaient presque le visage. « Tu me promets ? Maman… cet argent… si elle avait besoin de quelque chose… si je t’envoyais des chèques pour elle, à toi, d’autres en plus, les lui donnerais-tu ? Tu ne diras rien ? Tu feras en sorte qu’elle ait des petites choses, comme les autres enfants ?

— Certainement, dis-je, pourvu que tu te conduises comme il faut et que tu fasses ce que je te dis.

Quand Earl est arrivé du fond du magasin avec son chapeau sur la tête, il m’a dit : – Je vais jusque chez Roger manger un morceau. Nous n’aurons pas le temps d’aller déjeuner chez nous, je crois.

— Comment cela, nous n’aurons pas le temps ? dis-je.

— Avec ces forains en ville, et tout ce monde, dit-il. Sans compter qu’ils vont donner une matinée, et les gens voudront avoir fait leurs achats à temps pour y aller. C’est pourquoi nous ferions aussi bien de faire un saut jusque chez Roger.

— Ça vous regarde, dis-je. C’est votre estomac. Si vous voulez vous rendre esclave de votre commerce, je n’y vois pas d’inconvénients.

— Vous, je ne vous imagine guère esclave d’un commerce quelconque, dit-il.

— Non. À moins que ce ne soit le commerce de Jason Compson, dis-je.

Je retournai donc dans le fond du magasin et je l’ouvris. Ma première surprise fut de constater que c’était un mandat et non un chèque. Parfaitement. Vous n’en trouveriez pas une seule à qui on puisse se fier. Après tous les risques que j’avais courus, risquant que maman ne s’aperçoive qu’elle venait ici une ou deux fois par an, et tous les mensonges que cela me faisait faire à maman. Voilà ce que j’appelle de la reconnaissance. Et je ne serais pas plus étonné que cela si elle avait prévenu la poste de ne le laisser toucher qu’à elle seule. Donner à une gosse pareille cinquante dollars ! Comment, mais moi-même, j’avais bien vingt et un ans la première fois que j’ai vu cinquante dollars, et tous les autres commis avec leur après-midi libre et leur journée de samedi, et moi à travailler au magasin. Comme je dis : comment voulez-vous qu’on en fasse quelque chose avec cette femme qui lui envoie de l’argent derrière notre dos ? Elle a le même foyer que tu as eu, dis-je, la même éducation. Je suppose que maman sait mieux que toi ce dont elle a besoin, toi qui n’as même pas de domicile. Si tu veux lui donner de l’argent, dis-je, envoie-le à maman. Ne le lui donne pas à elle. Si je dois courir ce risque tous les trois ou quatre mois, il faudra que tu fasses ce que je te dis, sans quoi rien ne va plus.

Et, juste au moment où j’allais commencer, parce que si Earl se figure que je vais galoper au bout de la rue et ingurgiter pour vingt-cinq cents d’indigestion pour lui faire plaisir, il se fout le doigt dans l’œil. Évidemment, je ne suis peut-être pas assis les pieds sur un bureau d’acajou, mais je suis payé pour ce que je fais à l’intérieur du magasin, et si, quand j’en suis sorti, je ne peux même pas vivre comme un homme civilisé, je m’en irai où je pourrai. Je sais me tenir sur mes jambes. Pas besoin que quelqu’un m’offre son bureau d’acajou pour me soutenir. Donc, juste au moment où j’allais commencer. Il me faudrait tout laisser et courir vendre à quelque cul-terreux pour cinq sous de clous ou quelque chose comme ça, et Earl, là-bas, à s’envoyer un sandwich et déjà à mi-chemin du retour sans doute ; puis je m’aperçus que je n’avais plus de chèques dans mon carnet. Je me rappelai que j’avais pensé m’en procurer un autre. Mais maintenant c’était trop tard. À ce moment-là, je levai les yeux et voilà Quentin qui entre. Par la porte de derrière. Je l’entendis demander au vieux Job si j’étais ici. Je n’eus que le temps de les fourrer dans le tiroir et de le fermer.

Elle s’approcha du bureau. Je regardai ma montre.

— Tu as déjà fini de déjeuner ? dis-je. Il est juste midi. Ça vient de sonner. Tu as dû voler aller et retour.

— Je ne déjeunerai pas à la maison, dit-elle. Est-ce que j’ai reçu une lettre aujourd’hui ?

— Tu en attendais une ? dis-je. Tu as donc un bon ami qui sait écrire ?

— De ma mère, dit-elle. Ai-je reçu une lettre de ma mère ? dit-elle en me regardant.

— Ta grand’mère en a reçu une, dis-je. Je ne l’ai pas ouverte. Il faudra que tu attendes qu’elle l’ait ouverte. Elle te la montrera sans doute.

— S’il vous plaît, oncle Jason, dit-elle sans prêter la moindre attention. Est-ce que j’en ai une ?

— Qu’est-ce qui te prend ? dis-je. C’est la première fois que je te vois t’inquiéter autant de quelqu’un. Elle a dû te promettre de l’argent.

— Elle m’a dit qu’elle… dit-elle. Oncle Jason, s’il vous plaît, dit-elle, j’en ai une ?

— Tu as dû te décider à aller à l’école aujourd’hui, dis-je, quelque part où on t’a appris à dire s’il vous plaît. Attends une minute pendant que je sers ce client.

J’allai le servir. Quand je me retournai pour revenir, elle avait disparu derrière le bureau. Je courus. Je fis le tour du bureau et la surpris au moment où elle retirait précipitamment sa main du tiroir. Je lui arrachai la lettre en lui frappant les phalanges sur le bureau jusqu’à ce qu’elle l’eût lâchée.

— Ah, c’est comme ça ? dis-je.

— Donnez-la-moi, dit-elle. Vous l’avez déjà ouverte. Donnez-la-moi. S’il vous plaît, oncle Jason. Elle est à moi. J’ai vu le nom.

— Une bonne courroie, dis-je, c’est ça que je vais te donner. Fouiller dans mes papiers !

— Est-ce qu’il y a de l’argent dedans ? dit-elle en essayant de la prendre. Elle m’avait dit qu’elle m’enverrait de l’argent. Elle me l’avait promis. Donnez-la-moi.

— Pourquoi as-tu besoin d’argent ? dis-je.

— Elle m’avait dit qu’elle m’en enverrait, dit-elle. Donnez-la-moi. S’il vous plaît, oncle Jason. Je ne vous demanderai plus jamais rien, si vous me la donnez cette fois-ci.

— Je vais te la donner, donne-moi le temps », dis-je. Je sortis la lettre et le mandat de l’enveloppe, et lui donnai la lettre. Elle essaya de saisir le mandat sans presque regarder la lettre. « D’abord, il faudra que tu le signe », dis-je.

— De combien est-il ? dit-elle.

— Lis la lettre, dis-je. Elle te le dira sans doute. » Elle la parcourut rapidement en deux coups d’œil.

— Elle ne le dit pas », dit-elle en levant les yeux. Elle laissa tomber la lettre à terre. « De combien est-il ? »

— Dix dollars, dis-je.

— Dix dollars ! dit-elle en me regardant fixement.

— Et tu devrais t’estimer heureuse d’avoir autant que ça. Une gosse comme toi. Pourquoi te faut-il subitement de l’argent !

— Dix dollars ! dit-elle, comme si elle parlait en dormant. Rien que dix dollars ! » Elle essaya de saisir le mandat. « Vous mentez, dit-elle. Voleur ! dit-elle. Voleur ! »

— Ah, c’est comme ça ! dis-je en la maintenant à distance.

— Donnez-le-moi, dit-elle. Il est à moi. Elle me l’a envoyé. Je veux le voir. Je le veux.

— Tu le veux ? dis-je en la repoussant. Comment vas-tu t’y prendre ?

— Laissez-moi le regarder, pas plus, oncle Jason, dit-elle. Je vous en prie. Je ne vous demanderai plus jamais rien.

— Tu crois que je mens, hein ? dis-je. Rien que pour cela tu ne le verras pas.

— Mais dix dollars seulement ! dit-elle. Elle m’avait dit que… qu’elle… Oncle Jason, je vous en prie, dites, je vous en prie, je vous en prie. Il me faut de l’argent. Il m’en faut. Donnez-le-moi, oncle Jason. Si vous me le donnez, je ferai tout ce que vous voudrez.

— Dis-moi ce que tu veux faire de cet argent, dis-je.

— J’en ai besoin », dit-elle. Elle me regardait. Puis, brusquement, elle cessa de me regarder bien qu’elle n’eût pas bougé les yeux. Je savais qu’elle allait mentir. « C’est de l’argent que je dois, dit-elle. Il faut que je le rembourse aujourd’hui. »

— À qui ? » dis-je. Ses mains avaient l’air de se tordre. Je pouvais la voir essayer de forger un mensonge. « As-tu encore acheté à crédit ? dis-je. Pas la peine de me raconter ça. Si jamais tu trouves quelqu’un en ville pour te vendre à crédit après ce que je leur ai dit, je veux bien être pendu. »

— C’est une amie, dit-elle. C’est une amie. J’ai emprunté de l’argent à une amie. Il faut que je le rende, oncle Jason, donnez-le-moi. S’il vous plaît. Je ferai n’importe quoi. Il me le faut absolument. Maman vous paiera. Je lui écrirai de vous payer, et que je ne lui demanderai plus jamais rien. Vous pourrez voir la lettre. Je vous en prie, oncle Jason. J’en ai besoin, absolument.

— Dis-moi ce que tu veux en faire, dis-je, et je verrai. Dis-moi. » Elle restait là, debout, tortillant sa robe dans ses mains. « C’est bon, dis-je. Si dix dollars ne te suffisent pas, je vais les remettre à ta grand’mère, et tu sais ce qui leur arrivera. Évidemment, si tu es trop riche pour avoir besoin de dix dollars… »

Elle restait là, les yeux rivés sur le plancher, comme se murmurant à elle-même : « Elle m’avait dit qu’elle m’enverrait de l’argent. Elle m’avait dit qu’elle m’envoyait de l’argent ici, et vous dites qu’elle n’en envoie pas. Elle m’a dit qu’elle avait envoyé des tas d’argent ici. Elle dit que c’est pour moi, que c’est pour que j’en garde une partie. Et vous, vous me dites que nous n’avons pas d’argent. »

— Tu en sais autant que moi là-dessus, dis-je. Tu as vu ce qui leur arrive à tes chèques.

— Oui, dit-elle, en regardant par terre. Dix dollars dit-elle. Dix dollars !

— Et tu ferais mieux de remercier ta bonne étoile que ce soit dix dollars, dis-je. Tiens ! » Je posai le mandat à l’envers sur le bureau et le maintins avec ma main. « Signe. »

— Voulez-vous me le laisser voir ? dit-elle. Je ne veux que le regarder. Quel qu’en soit le montant, je ne vous demanderai que dix dollars. Vous pourrez garder le reste. Je veux seulement le regarder.

— Pas après la façon dont tu t’es conduite, dis-je. Il y a une chose qu’il faut que tu apprennes, c’est que, lorsque je te dis de faire quelque chose, j’entends que tu le fasses. Signe ton nom sur cette ligne.

Elle prit la plume, mais, au lieu de signer, elle resta debout, la tête penchée, la plume tremblante à la main. Exactement comme sa mère. – Oh Dieu ! dit-elle. Oh Dieu !

— Oui, dis-je. C’est une chose qu’il faudra que tu apprennes, en supposant que tu n’apprennes rien d’autre. Allons, signe et fous le camp.

Elle signa. – Où est l’argent ? » dit-elle. Je pris le mandat, le séchai au buvard et le mis dans ma poche. Ensuite, je lui donnai les dix dollars.

— Maintenant, retourne à l’école cet après-midi, tu m’entends ? » dis-je. Elle ne répondit pas. Elle froissa le billet dans sa main comme si c’eût été un chiffon ou quelque chose comme ça, et elle sortit par la porte de devant, juste au moment où Earl revenait. Un client entra avec lui et ils restèrent près de la porte. Je rassemblai mes affaires, mis mon chapeau et me dirigeai vers la rue.

— Beaucoup de travail ? dit Earl.

— Pas des masses », dis-je. Il regarda par la porte.

— C’est votre auto, là-bas ? dit-il. Vous feriez mieux de renoncer à aller déjeuner chez vous. Vraisemblablement, nous allons encore avoir un peu de presse juste avant la représentation. Allez prendre quelque chose chez Roger et mettez un ticket dans le tiroir.

– Merci bien, dis-je. Je crois que je puis encore m’offrir le luxe de me nourrir moi-même.

Et il allait rester là, sur place, à surveiller la porte comme un épervier, jusqu’à ce que je revienne ! Eh bien, il la surveillerait un moment. Je faisais de mon mieux. La fois précédente, j’avais dit : C’est le dernier, il ne faudra pas que tu oublies d’aller en chercher d’autres. Mais, comment se rappeler quelque chose dans cette pétaudière ? Et voilà que ce sacré théâtre s’amène juste le jour où il me fallait courir la ville à la recherche d’un chèque, sans compter tout ce qu’il fallait que je fasse pour faire marcher la maison. Et Earl, à surveiller la porte, comme un épervier.

J’allai à l’imprimerie où je lui dis que je voulais faire une blague à un type, mais il n’avait rien. Il me dit alors d’aller voir un peu à l’ancien Opéra où on avait entassé des tas de papiers et de trucs après la banqueroute de la Merchants’ and Farmers’ Bank. Je m’esquivai alors par d’autres ruelles pour éviter que Earl ne me vît, et, finalement, je trouvai le vieux Simmons auquel j’empruntai la clé. Je montai et me mis à fouiller. Je finis par trouver un carnet de chèques sur une banque de Saint Louis. Et probablement elle choisirait juste cette fois-ci pour y regarder de près. Enfin, il faudrait bien que cela fasse l’affaire. Je ne pouvais pas perdre plus de temps.

Je retournai au magasin. « J’ai oublié quelques papiers que ma mère m’a chargé de déposer à la banque », dis-je. Je retournai à mon bureau et fabriquai le chèque. Dans ma hâte et tout ça, je me dis : c’est encore heureux que sa vue ait baissé, avec cette petite putain dans la maison, une bonne chrétienne comme maman. Je lui ai dit : Vous savez tout aussi bien que moi comment elle tournera, mais c’est votre affaire si vous tenez à l’élever chez vous uniquement à cause de papa. Alors elle s’est mise à pleurer et à me dire qu’elle était de sa chair et de son sang. Et je me suis contenté de dire : C’est bon, comme vous voudrez. Si vous pouvez le supporter, moi je le pourrai bien aussi.

Je repliai soigneusement la lettre, recollai l’enveloppe et je sortis.

– Tâchez de ne pas rester dehors plus longtemps qu’il ne faut, dit Earl.

— Ça va », dis-je. J’allai au bureau de télégraphe. Tous les malins étaient là.

— Alors, les amis, combien y en a-t-il qui ont gagné leur million ? dis-je.

— Comment voulez-vous qu’on fasse quelque chose avec un marché comme ça ? dit Doc.

— Qu’est-ce qu’il fait ? » dis-je. J’entrai et regardai. Il était à trois points au-dessous de la cote d’entrée. « Voyons, vous n’allez pas vous laisser battre par un pauvre petit marché de coton, dis-je. Je vous croyais plus malins que ça. »

— Malins, je vous en fous ! dit Doc. À midi, il avait baissé de douze points. Je suis fauché.

— Douze points ? dis-je. Pourquoi diable ne m’a-t-on pas prévenu ? Vous ne pouviez pas m’avertir, vous ? dis-je à l’employé.

— Je reçois la cote comme elle vient, dit-il. J’dirige pas un office clandestin.

— Vous êtes encore malin, dis-je. Il me semble pourtant qu’avec tout l’argent que je dépense chez vous, vous pourriez trouver le temps de me téléphoner. Maintenant, votre sacrée compagnie est peut-être bien de connivence avec ces requins de l’Est.

Il ne dit rien. Il faisait semblant d’être occupé.

— Vous commencez à être un peu trop gros pour vos culottes, dis-je. Un de ces jours vous pourriez bien être obligé de travailler pour vivre.

— Qu’est-ce que vous avez ? dit Doc. Vous avez encore trois points de boni.

— Oui, dis-je. Si je me trouvais vendre. Je n’ai pas encore parlé de ça, il me semble. Alors, vous les gars, tous fauchés ?

— J’ai été pincé deux fois, dit Doc. Je me suis défilé à temps.

— Oh, dit I. O. Snopes, je les ai eus. M’est avis que c’est bien juste qu’ils m’aient eux aussi, de temps en temps.

Je les laissai en train d’acheter et de vendre entre eux à cinq cents le point. Je trouvai un nègre et l’envoyai chercher mon auto. Je me postai à attendre au coin de la rue. Je ne pouvais pas voir Earl inspecter la rue, du haut en bas, avec un œil sur la pendule, parce que, d’où j’étais, je ne pouvais pas voir la porte. Il mit une éternité à revenir.

– Où diable as-tu été ? dis-je. Te balader pour te faire admirer par les filles, hein ?

 – J’suis venu aussi vite que j’ai pu, dit-il. J’ai dû faire tout le tour de la place, avec toutes ces charrettes.

Je n’ai jamais connu un seul nègre qui n’ait pas toujours un alibi parfait pour tout ce qu’il fait. Mais, qu’on en laisse un tout seul dans une auto et vous le verrez immédiatement se mettre à faire de l’épate. Je montai et contournai la place. De l’autre côté de la place, j’aperçus Earl sur le pas de sa porte.

J’allai tout droit à la cuisine et je dis à Dilsey de presser le déjeuner.

— Quentin n’est pas encore rentrée, dit-elle.

– Et après ? dis-je. Je m’attends à ce que tu me dises aussi que Luster n’est pas prêt à manger. Quentin connaît les heures de repas dans cette maison. Allons, presse-toi.

Maman était dans sa chambre. Je lui donnai la lettre. Elle l’ouvrit, en tira le chèque et resta assise, le chèque à la main. J’allai chercher la pelle dans le coin et lui donnai une allumette. – Allons, dis-je, finissons-en. Dans une minute vous allez vous mettre à pleurer.

Elle prit l’allumette mais ne l’alluma pas. Elle restait là, assise, les yeux fixés sur le chèque. Exactement comme je l’avais prévu.

— Je n’aime pas faire ça, dit-elle. Augmenter tes charges en ajoutant Quentin.

— On se débrouillera bien, dis-je. Allons, finissons-en.

Mais elle restait là, assise, le chèque à la main.

— Celui-ci est sur une banque différente, dit-elle. D’habitude, ils étaient sur une banque d’Indianapolis.

— Oui, dis-je, les femmes aussi ont le droit de faire ça.

— Le droit de faire quoi ?

— D’ouvrir un compte dans deux banques différentes.

— Oh », dit-elle. Elle regarda le chèque un moment. « Je suis contente de voir qu’elle est si… qu’elle a tant… Dieu m’approuve, j’espère. »

— Bon, dis-je. En voilà assez. Si c’est par plaisir, allez-y.

— Par plaisir ! dit-elle. Quand je pense…

— Je croyais que c’était par plaisir que vous brûliez ces deux cents dollars chaque mois, dis-je. Allons, voulez-vous que je fasse craquer l’allumette ?

— Je pourrai me résigner à les accepter, dit-elle. Pour le bonheur de mes enfants. Je n’ai pas d’amour-propre.

— Vous ne seriez jamais satisfaite, dis-je. Vous le savez bien. Vous avez réglé cette question une fois pour toutes, laissez-la réglée. Nous pouvons nous en tirer.

— Je m’en remets à toi, dit-elle. Mais parfois, j’ai peur, en faisant cela, de vous priver de ce qui vous est dû. Peut-être en serai-je punie. Si tu le désires, j’étoufferai mon orgueil et les accepterai.

— À quoi bon commencer maintenant, après les avoir tous détruits pendant quinze ans ? dis-je. Si vous continuez à le faire, vous n’aurez rien perdu, mais si vous vous mettez à les accepter maintenant, vous aurez perdu cinquante mille dollars. Nous nous en sommes tirés jusqu’à présent, n’est-ce pas ? Je ne vous ai pas encore vue à l’asile des pauvres.

— Oui, dit-elle. Les Bascomb peuvent vivre sans l’aide de personne. Certainement sans l’aide d’une femme perdue.

Elle fit craquer l’allumette, mit le feu au chèque et le posa sur la pelle. Ensuite, ce fut le tour de l’enveloppe. Elle les regarda brûler.

— Tu ne sais pas ce que c’est, dit-elle. Dieu merci, tu ne sauras jamais ce qu’une mère peut ressentir.

— Il y a des tas de femmes dans le monde qui ne valent pas plus cher qu’elle.

— Oui, mais ce ne sont pas mes filles, dit-elle. Ce n’est pas pour moi. Je la reprendrais volontiers, avec tous ses péchés, parce qu’elle est ma chair et mon sang. C’est dans l’intérêt de Quentin.

J’aurais bien pu dire qu’il n’y avait point grand-chance qu’on pût faire du mal à Quentin, mais, comme je dis, je ne demande pas grand-chose, mais je tiens au moins à pouvoir manger et dormir sans avoir deux femmes chez moi à se chamailler et à pleurer.

– Dans ton intérêt, à toi aussi, dit-elle. Je sais quels sont tes sentiments envers elle.

– Vous pouvez bien la laisser revenir, dis-je, en ce qui me concerne.

— Non, dit-elle. Je dois cela à la mémoire de ton père.

– Comment ! Lui qui passait son temps à tâcher de vous persuader de la laisser revenir après que Herbert l’eut foutue à la porte, dis-je.

– Tu ne comprends pas, dit-elle. Je sais que tu n’as pas l’intention de me rendre les choses encore plus pénibles. Mais c’est mon rôle de souffrir pour mes enfants, dit-elle. Je peux le supporter.

– Il me semble que vous vous donnez pour ça une peine bien superflue », dis-je. Le papier se consuma. Je le portai jusqu’à la cheminée et l’y jetai. « C’est tout de même dommage d’avoir à brûler un bel argent comme ça », dis-je.

— Puissé-je ne jamais voir le jour où mes enfants auraient à l’accepter, le prix du péché, dit-elle. Plutôt te voir mort, toi-même, dans ton cercueil.

— Comme vous voudrez, dis-je. Allons-nous déjeuner bientôt ? Sinon, il faut que je reparte. Nous avons beaucoup à faire aujourd’hui. » Elle se leva. « Je le lui ai déjà dit une fois, dis-je. Apparemment, elle s’occupe de Quentin, ou de Luster. Attendez, je vais l’appeler. Ne bougez pas. » Mais elle alla jusqu’au haut de l’escalier et appela.

— Quentin n’est pas encore rentrée, dit Dilsey.

— Alors, il faut que je parte, dis-je. Je mangerai un sandwich en ville. Je ne veux pas déranger les plans de Dilsey », dis-je. Ça a suffi à la bouleverser de nouveau. Et Dilsey qui tournait et virait en maugréant, disant :

— Bon, bon, je me presse tant que je peux.

— Je fais de mon mieux pour vous donner à tous satisfaction, dit maman. Je m’efforce de vous rendre la vie aussi facile que possible.

— Je ne me plains pas, n’est-ce pas ? dis-je. J’ai dit qu’il fallait que je reparte. Est-ce que j’ai dit autre chose ?

— Je sais, dit-elle, je sais que tu n’as pas eu autant d’avantages que les autres, qu’il t’a fallu t’enterrer dans une boutique de campagne. J’aurais voulu que tu ailles de l’avant. Je sais bien que ton père n’a jamais voulu admettre que tu étais le seul qui eût un peu le sens des affaires ; et puis, quand tout le reste a échoué, j’ai cru qu’après son mariage, et que Herbert… après la promesse qu’il avait faite…

— Il mentait lui aussi, probablement, dis-je. Il n’a peut-être même jamais eu de banque. Et, s’il en avait une, je ne pense pas qu’il lui aurait fallu venir jusque dans le Mississippi pour trouver un homme à y mettre.

Nous mangeâmes pendant un moment. Je pouvais entendre Ben dans la cuisine où Luster le faisait manger. Comme je dis, si nous devons nourrir une bouche de plus et si elle refuse de toucher à cet argent, pourquoi ne pas envoyer Ben à Jackson ? Il y serait plus heureux, entouré de gens comme lui. Comme je dis : Dieu sait qu’il n’y a plus guère de place pour la dignité dans notre famille, mais tout de même, on a beau ne pas en avoir beaucoup, ce n’est pas agréable d’avoir un homme de trente ans à jouer toute la journée dans la cour avec un petit nègre, à courir le long de la barrière en mugissant comme une vache chaque fois qu’on vient jouer au golf de l’autre côté. Je dis, si on l’avait envoyé à Jackson dès le début, nous nous en trouverions tous beaucoup mieux. Je dis : Vous avez rempli votre devoir envers lui. Vous avez fait tout ce que quiconque était en droit d’attendre de vous, et même beaucoup plus que la majorité des gens n’auraient fait, par conséquent, pourquoi ne pas l’envoyer là-bas ? Ce serait un moyen de tirer quelque profit des taxes que nous payons. Elle a dit alors : « Je n’en ai plus pour longtemps. Je sais que je ne suis qu’une charge pour toi. » Et j’ai dit : « Il y a si longtemps que vous répétez cela que je commence à le croire. Seulement, dis-je, vous ferez aussi bien de ne pas me prévenir du jour où vous disparaîtrez parce que, le soir même, je ne manquerai pas de lui faire prendre le numéro 17, et puis, ai-je ajouté, je crois connaître un endroit où on l’accepterait elle aussi, et je puis déjà vous dire que la rue ne s’appelle point rue du Petit-Lait, ni avenue du Miel. » Alors elle s’est mise à pleurer, et j’ai dit : « C’est bon, c’est bon. J’ai autant d’amour-propre que les autres en ce qui concerne mes parents, même si je ne sais pas toujours d’où ils sortent. »

Nous mangeâmes pendant un moment. Ma mère envoya Dilsey à la porte pour guetter Quentin.

— Puisque je vous répète qu’elle ne rentrera pas déjeuner, dis-je.

— Elle n’oserait pas, dit maman. Elle sait que je lui défends de courir les rues, que je tiens à ce qu’elle rentre aux heures des repas. As-tu bien regardé, Dilsey ?

— Eh bien, empêchez-la de le faire, dis-je.

— Qu’y puis-je ? dit-elle. Vous n’avez jamais fait cas de ce que je dis, tous autant que vous êtes. Jamais.

— Si vous ne vous mettiez pas toujours en travers, dis-je, je lui apprendrais à vous écouter. Il ne me faudrait guère plus d’un jour pour la faire marcher droit.

— Tu serais trop brutal, dit-elle. Tu as le caractère de ton oncle Maury.

Cela me rappela la lettre. Je la sortis de ma poche et la lui tendis.

— Vous n’avez pas besoin de l’ouvrir, dis-je, la banque vous fera savoir à combien se monte la somme, cette fois-ci.

— C’est à toi qu’elle est adressée, dit-elle.

— Allez, ouvrez-la », dis-je. Elle l’ouvrit et me la tendit après l’avoir lue.

Elle commençait ainsi : Mon cher jeune neveu,

Tu seras heureux d’apprendre que je me trouve à présent en état de profiter d’une occasion sur laquelle, pour des raisons dont je te montrerai l’évidence, je ne te donnerai de détails que lorsque je serai en mesure de te les divulguer en toute sécurité. Mon expérience des affaires m’a appris à éviter de confier des matières confidentielles à un agent plus concret que la voix, et mon extrême prudence, dans le cas présent, te donnera une idée de sa haute importance. Inutile de te dire que j’ai examiné la question dans ses détails les plus infimes et sous toutes ses faces, et je n’hésite pas à te dire qu’il s’agit d’une de ces occasions mirifiques qui ne se présentent qu’une fois dans la vie. Maintenant, j’aperçois clairement devant moi ce but vers lequel, depuis si longtemps, je me suis toujours inflexiblement efforcé : id est la consolidation définitive de mes affaires qui me permettra de remettre dans la position qui lui est due cette famille dont j’ai l’honneur d’être l’unique descendant mâle, cette famille dans laquelle j’ai toujours inclus madame ma sœur et ses enfants.

Il se trouve que je ne suis pas moi-même en état de profiter de tous les avantages que garantit cette occasion, mais, plutôt que de m’adresser en dehors de la famille à cet effet, j’ai pris aujourd’hui à la banque de ta mère la petite somme qui m’est nécessaire pour compléter mon placement initial. En conséquence, tu trouveras ci-inclus, à titre de simple formalité, un billet de ma main, à intérêt de 8 %. Inutile de te dire que ce n’est là qu’une mesure de sécurité pour ta mère au cas où se produirait cet acte de la fatalité dont l’homme est sans cesse le divertissement et le jouet. Car, naturellement, j’emploierai cette somme comme si elle était mienne, mettant ainsi ta mère à même de profiter de cette occasion que mon examen approfondi m’a démontré être un filon – si tu veux bien me permettre la vulgarité de cette métaphore – d’une eau de première qualité et d’un feu de la plus pure sérénité.

Tout ceci, comme tu dois le comprendre, est strictement confidentiel, comme d’un homme d’affaires à un autre. Nous n’avons besoin de personne pour vendanger nos vignes, n’est-ce pas ? Et, connaissant la fragile santé de ta mère, et cette pusillanimité que nos grandes dames du Sud, élevées comme elle, aussi délicatement, ne peuvent manquer d’avoir en ce qui touche les questions d’affaires, étant donné aussi la hâte charmante avec laquelle, bien involontairement, elles divulguent de tels sujets au cours de leurs conversations, je te suggérerais de ne lui en point parler. En y réfléchissant, je te conseille de n’en rien faire. Peut-être serait-il préférable de rendre ultérieurement cet argent à la banque, en une somme globale par exemple, en y joignant les autres petites sommes que je lui dois, et de n’en rien dire. Il est de notre devoir de lui épargner autant que possible le dur contact des basses matérialités de ce monde.

Ton oncle affectionné,

Maury L. Bascomb.

 

— Qu’est-ce que vous comptez faire ? » dis-je en lui rejetant la lettre par-dessus la table.

— Je sais que tu m’en veux de ce que je lui donne, dit-elle.

— L’argent est à vous, dis-je. Si ça vous amuse de le jeter aux petits oiseaux, c’est votre affaire.

— C’est mon frère, dit maman. C’est le dernier des Bascomb. Quand nous aurons disparu, il n’y en aura plus.

— J’imagine qu’il y en a à qui ça fera de la peine, dis-je. Ça va, ça va. C’est votre argent. Faites-en ce que vous voudrez. Voulez-vous que je dise à la banque de payer ?

— Je sais que tu lui en veux, dit-elle. Je me rends compte du fardeau que tu portes sur les épaules. Quand je ne serai plus là tu seras soulagé.

— Je pourrais me soulager dès maintenant, dis-je. C’est bon, c’est bon, n’en parlons plus. Foutez tout à l’envers ici, si ça vous fait plaisir.

— C’est ton frère, dit-elle. Il a beau être infirme…

— Je vais prendre votre livret de banque, dis-je. C’est aujourd’hui que je touche mon chèque.

— Voilà six jours qu’il te le fait attendre, dit-elle. Es-tu sûr que son commerce marche bien ? Cela me semble étrange qu’un homme solvable ne puisse pas payer ses employés au jour dû.

— On peut se fier à lui, dis-je. Aussi solide qu’une banque. Je lui dis de ne pas s’inquiéter de moi avant que toutes nos rentrées mensuelles soient terminées. C’est pourquoi, quelquefois, il lui arrive de me payer en retard.

— Je ne pourrais pas supporter de te voir perdre le peu que j’ai placé pour toi, dit-elle. J’ai souvent pensé que Earl n’était pas un bon homme d’affaires. Je sais qu’il n’a pas en toi toute la confiance qu’il devrait avoir, étant donné l’argent que tu as placé dans son affaire. Je lui parlerai.

— Non, vous le laisserez tranquille, dis-je. Ses affaires le regardent.

— Tu y as engagé mille dollars.

— Laissez-le tranquille, dis-je. J’ouvre l’œil. J’ai votre procuration. Tout ira bien.

— Tu ne sais pas le réconfort que tu me donnes, dit-elle. Tu as toujours été mon orgueil et ma joie. Mais, quand tu es venu, de ta propre initiative, insister pour placer chaque mois ton salaire en mon nom, j’ai remercié Dieu de m’avoir permis de te garder si les autres devaient m’être enlevés.

— Il n’y avait rien à leur reprocher, dis-je. Ils faisaient de leur mieux, j’imagine.

— Quand tu parles ainsi, je sais que tu penses à ton père avec une certaine amertume, dit-elle. Et, sans doute, tu en as le droit. Mais, cela me brise le cœur de t’entendre.

Je me levai. – Si vous avez l’intention de pleurnicher, vous ferez cela toute seule, parce qu’il faut que je parte. Je vais aller chercher votre livret.

— J’irai moi-même, dit-elle.

— Restez tranquille, dis-je. J’irai le chercher. » Je montai prendre le livret dans son bureau et retournai en ville. J’allai à la banque et déposai le chèque, le mandat et les dix autres. Puis je m’arrêtai au bureau de télégraphe. Hausse d’un point sur la cote d’ouverture. J’avais déjà perdu treize points. Et tout ça parce qu’elle était venue gueuler au magasin à midi, m’embêter avec sa lettre.

— Il y a combien de temps que cette cote vous a été transmise ? dis-je.

— Environ une heure, dit-il.

— Une heure ! dis-je. Pourquoi est-ce que nous vous payons ? Pour recevoir une cote une fois par semaine ? Comment voulez-vous qu’un homme fasse quelque chose avec des procédés pareils ? Tout le bazar pourrait sauter que nous n’en saurions rien.

— Je ne m’attends pas à ce que vous fassiez quelque chose, dit-il. On a changé la loi pour ceux qui jouent sur le coton.

— Vraiment ? dis-je. Je n’en savais rien. On a dû transmettre la nouvelle par la Western Union.

Je retournai au magasin. Treize points. Du diable si personne y comprend rien, à l’exception de ceux qui restent dans les bureaux de New York à attendre que les gogos des campagnes viennent les supplier de prendre leur argent. Oui, un homme qui se contente de venir voir, sans plus, prouve qu’il manque de confiance en lui-même, et, comme je dis toujours, si vous ne devez pas suivre les conseils qu’on vous donne, à quoi bon payer pour les recevoir ? De plus, ces gens-là sont sur place. Ils savent tout ce qui se passe. Je pouvais sentir le télégramme dans ma poche. Je n’aurais qu’à prouver qu’ils utilisaient le bureau de télégraphe dans des buts frauduleux. Ce serait en faire une officine de spéculation illégale. Et je n’hésiterais pas longtemps non plus. Quand même, on pourrait croire qu’une compagnie aussi riche et aussi importante que la Western Union pourrait au moins recevoir les cotes de Bourse en temps voulu. Moitié moins vite qu’ils ne vous envoient un télégramme pour vous prévenir que votre compte est fermé. Mais, ils se foutent pas mal des gens. Ils sont de mèche avec toute cette clique de New York. Ça saute aux yeux.

Quand j’entrai, Earl regarda sa montre. Mais il attendit que le client fût parti pour me parler.

— Vous avez été déjeuner chez vous ?

— J’ai dû aller chez le dentiste », dis-je, parce que l’endroit où je mange ne le regarde pas, mais il faut que je reste tout l’après-midi au magasin avec lui. Et l’entendre jaboter, après tout ce que j’ai à supporter. Il n’y a qu’un pauvre petit boutiquier de quatre sous, comme je dis, il n’y a qu’un homme qui possède juste cinq cents dollars pour se tourmenter comme s’il s’agissait de cinquante mille.

— Vous auriez pu me prévenir, dit-il. Je comptais sur vous immédiatement.

— J’échangerai cette dent avec vous, le jour où vous le voudrez, et je vous donnerai dix dollars par-dessus le marché, dis-je. Nous étions convenus d’une heure pour déjeuner. Et si ma façon d’agir ne vous plaît pas, vous savez ce que vous pouvez faire.

— Il y a longtemps que je le sais, dit-il. Si ça n’était pas votre mère, ça serait même fait depuis longtemps. C’est une dame pour qui j’ai beaucoup de sympathie, Jason. Dommage que certaines gens de ma connaissance ne puissent pas en dire autant.

— En ce cas, vous pouvez la garder pour vous, dis-je. Quand nous aurons besoin de sympathie, je vous le ferai savoir longtemps à l’avance.

— Je vous protège depuis longtemps pour l’affaire que vous savez, Jason, dit-il.

— Ah oui ? » dis-je, le laissant continuer, écoutant ce qu’il allait dire avant de lui river son clou.

— Je crois en savoir plus long qu’elle sur l’origine de cette automobile.

— Ah, vous croyez ? dis-je. Quand allez-vous répandre le bruit que je l’ai volée à ma mère ?

— Je ne dis rien, dit-il. Je sais que vous avez sa procuration. Et je sais qu’elle croit toujours que ces mille dollars sont dans ma maison.

— Très bien, dis-je. Puisque vous en savez si long, je vais vous en dire un peu plus. Allez à la banque, et demandez-leur au compte de qui je verse depuis douze ans, cent soixante dollars, le premier de chaque mois.

— Je ne dis rien, dit-il. Je vous demande seulement de faire un peu plus attention à l’avenir.

Je n’ajoutai rien de plus. À quoi bon ? Je me suis rendu compte que lorsqu’un homme se trouve dans une ornière, le mieux est de l’y laisser. Et quand un homme s’est mis dans la tête qu’il devait raconter des choses sur vous dans votre propre intérêt, bonsoir. Je me réjouis de n’avoir pas cette sorte de conscience qu’il faut dorloter à chaque instant comme un petit chien malade. Si jamais je mettais dans une affaire autant de soin qu’il en met à empêcher que son petit commerce de rien du tout ne lui rapporte plus de huit pour cent ! Je me figure qu’il aurait peur d’être condamné pour usure s’il faisait plus de huit pour cent. Quel avenir y a-t-il pour un homme dans un patelin comme celui-ci et dans un commerce pareil ? Bah, qu’il me laisse donc prendre son affaire en main seulement pendant un an, et je vous garantis qu’il n’aurait plus qu’à se reposer jusqu’à la fin de ses jours. Seulement, il donnerait tout à l’église ou ailleurs. S’il y a une chose qui m’exaspère, c’est bien un sacré hypocrite. Un homme qui croit que tout ce qu’il ne comprend pas est malhonnête et qu’à la première occasion il est moralement tenu d’aller raconter aux tiers ce qui ne le regarde pas. Comme je dis, si chaque fois qu’un homme fait quelque chose que je ne comprends pas très bien je pensais que c’est un escroc, je crois qu’il ne me serait pas bien difficile de trouver dans ces livres, là-bas, quelque chose que vous estimeriez inutile d’aller raconter à ceux qui, à mon avis, devraient être mis au courant, surtout quand j’ai quelque raison de supposer qu’ils en pourraient savoir plus long que moi, et s’ils n’en savaient rien, ça ne serait pas mon affaire, de toute façon. Et il m’a dit : « Mes livres sont à la disposition de tout le monde. Si une personne a, ou croit avoir, quelque droit à faire valoir sur mes affaires, elle sera toujours la bienvenue si elle veut venir les consulter. »

– Évidemment, vous ne direz rien, dis-je. Ça n’irait pas très bien avec votre conscience. Vous l’amènerez simplement se rendre compte par elle-même. Vous-même, vous ne direz rien.

— Je ne cherche pas à me mêler de vos affaires, dit-il. Je sais que vous n’avez pas eu tous les avantages qu’a eus Quentin. Mais votre mère n’a pas eu une vie bien heureuse, non plus, et si elle venait ici me demander pourquoi vous êtes parti, il faudrait bien que je le lui dise. Ce n’est pas cette histoire de mille dollars, vous le savez bien. C’est parce qu’un homme n’arrive jamais à rien si ses livres ne concordent pas avec les faits. Et je n’ai pas l’intention de mentir à qui que ce soit, ni pour mon propre compte ni pour le compte d’autrui.

— Alors, en ce cas, dis-je, je crois que votre conscience est un commis plus précieux que moi. Elle n’a pas besoin de rentrer manger chez elle à midi. Seulement, empêchez-la de se mêler de mon appétit », dis-je. C’est vrai aussi, comment pourrais-je faire les choses comme il faut avec cette sacrée famille, et elle qui ne fait aucun effort pour la surveiller, pas plus que les autres, comme la fois où elle en avait surpris un en train d’embrasser Caddy, et le lendemain elle se baladait par toute la maison en robe noire et avec un voile, et papa lui-même ne pouvait pas lui tirer une parole, elle se contentait de pleurer et de répéter que sa petite Caddy était morte, Caddy qui n’avait que quinze ans, alors que depuis trois ans sa mère portait le cilice et peut-être même du papier de verre. Croyez-vous que je peux me permettre de la laisser vadrouiller avec le premier commis voyageur venu, dis-je, pour qu’après ils aillent se le raconter les uns aux autres sur la route, et s’indiquer l’endroit où ils pourraient trouver un cul en chaleur à leur passage à Jefferson ? Je n’ai pas beaucoup d’amour-propre. Je ne peux pas me permettre ce luxe, avec une pleine cuisine de nègres à nourrir et le fait que je prive l’asile d’aliénés d’un numéro de choix. Le sang, dis-je, des gouverneurs, des généraux ! C’est bougrement heureux que nous n’ayons eu ni rois ni présidents : nous serions tous à Jackson à l’heure qu’il est à courir après les papillons. Je dis : ça serait déjà assez embêtant s’il était à moi ; du moins serai-je sûr que c’est un bâtard, ce serait toujours ça, mais maintenant le Seigneur lui-même serait bien en peine de le dire, probablement.

Ainsi donc, au bout d’un instant, j’ai entendu la musique qui commençait, et ils se sont tous mis à détaler. Ils se dirigeaient vers ce théâtre. Tous sans exception. Marchander une courroie de vingt cents afin d’en économiser quinze, et tout ça pour aller les donner à un tas de Yankees qui viennent ici et paient peut-être dix dollars de droits. Je me rendis derrière le magasin.

— Eh, dis-je, si tu ne fais pas attention, ce boulon pourrait bien te pousser dans la main. Et il me faudra une hache pour te l’enlever. Qu’est-ce que tu veux qu’ils mangent, les charançons, si tu ne mets pas ces scarificateurs en état de leur préparer une récolte, dis-je, de l’armoise ?

— Dame, sûr, qu’ces gens ils savent jouer de la trompette, dit-il. On m’a dit qu’il y avait un homme dans ce théâtre qui pouvait jouer un air sur une scie. Il en joue comme d’un banjo.

— Écoute, dis-je. Sais-tu combien ce théâtre va laisser d’argent dans cette ville ? À peu près dix dollars, dis-je. Les dix dollars que Buck Turpin a déjà dans sa poche.

— Pourquoi qu’ils donnent dix dollars à Mr Buck ? dit-il.

— Pour avoir l’autorisation de jouer ici, dis-je. Le reste de leurs dépenses, tu peux te le fourrer dans l’œil.

— Vous voulez dire qu’ils paient dix dollars rien que pour jouer ici ? dit-il.

— C’est tout, dis-je. Et combien crois-tu…

— Ah, par exemple ! dit-il, vous voulez dire qu’on leu’fait payer quelque chose pour jouer ici ? Moi, j’paierais bien dix dollars s’il fallait, pour voi’cet homme jouer su’sa scie. J’calcule que demain matin, à ce tarif-là, j’leu’devrais encore neuf dollars soixante-quinze.

Ça n’empêchera pas les Yankees de vous casser la tête en vous répétant que les nègres font des progrès. Laissez-les progresser, dis-je. Qu’ils progressent au point qu’on n’en puisse plus trouver un seul au sud de Louisville, même avec un chien policier, parce que, quand je lui ai eu expliqué qu’ils fileraient samedi soir en emportant pour le moins mille dollars du comté, il m’a dit :

— J’leu’en garderai pas rancune. Sû’ que j’peux ben me permettre de dépenser vingt-cinq cents.

— Vingt-cinq cents, j’t’en fous, dis-je. Ce n’en est même pas le commencement. Tu oublies les dix ou quinze cents que tu dépenseras pour une sale boîte de bonbons de deux cents ou quelque chose de ce genre. Et tout le temps que tu perds en ce moment à écouter cette musique.

— Ça, c’est ben vrai, dit-il. Si je vis jusqu’à ce soir, ça sera vingt-cinq cents de plus qu’ils empo’teront de la ville. Sû’ et certain.

— Alors, tu n’es qu’un idiot, dis-je.

— Ben, dit-il, j’discute pas ça non plus. Si c’est un crime, il y aurait ben des forçats qui n’seraient point nègres.

Or, juste à ce moment-là, je levai les yeux par hasard pour regarder au bout de la ruelle, et je la vis. Quand je me reculai pour regarder ma montre je ne remarquai pas tout d’abord qui c’était parce que je regardais ma montre. Il était juste deux heures et demie, quarante-cinq minutes avant l’heure où personne, sauf moi, ne se serait attendu à la voir dans les rues. Donc, quand je regardai par la porte, la première chose que je vis fut une cravate rouge, et je pensai quel homme ça peut-il bien être pour oser porter une cravate rouge ? Mais elle se faufilait dans la ruelle, un œil sur la porte, et je ne me mis à penser à lui que lorsqu’ils eurent disparu. Je me demandais si elle oserait me manquer de respect au point, non seulement de manquer l’école quand je le lui avais défendu, mais encore de passer devant le magasin comme pour me défier de la voir. Mais elle ne pouvait pas voir à l’intérieur parce que le soleil donnait en plein sur la porte. Autant essayer de voir à travers les phares d’une auto. Je restai donc là à la regarder passer avec sa gueule peinturlurée comme un clown, les cheveux tout gommés et tortillés, et une robe telle que si, dans ma jeunesse, une femme était sortie, même dans Gayoso ou Beale Street(38), avec aussi peu de chose sur les jambes et sur le cul, on n’aurait pas tardé à la foutre en prison. Du diable si, à les voir habillées de la sorte, on ne croirait pas qu’elles ne cherchent qu’à se faire peloter les fesses par tous les hommes qu’elles croisent dans la rue. Je me demandais donc quel sacré numéro ça pouvait bien être pour porter ainsi une cravate rouge quand, tout à coup, je compris, aussi clairement que si elle me l’avait dit elle-même, que c’était un des types de ce théâtre. Je peux supporter bien des choses ; sans quoi je serais probablement dans de beaux draps ; aussi, quand je les ai vus tourner le coin de la rue, je me suis précipité pour les suivre. Et me voilà, sans chapeau, au beau milieu de l’après-midi, à fouiller toutes les ruelles écartées, et tout ça, pour le bon renom de ma mère. Comme je dis, on ne peut rien faire avec une femme pareille si elle a ça dans la peau. Si elle a ça dans le sang, il n’y a rien à faire. La seule solution c’est de s’en débarrasser, de l’envoyer vivre avec ses semblables.

J’allai jusqu’à la rue, mais ils avaient disparu. Et j’étais là, sans chapeau, comme si j’étais fou, moi aussi. C’est ce qui viendrait à l’idée de tout le monde, naturellement, un de fou, un autre qui s’est noyé, l’autre qui a été foutue à la porte par son mari, pourquoi les autres ne seraient-ils pas fous, eux aussi. Tout le temps, je pouvais les voir qui m’observaient comme des éperviers, n’attendant qu’une occasion de dire : Oh bien, ça ne me surprend pas, je m’en étais toujours douté, toute la famille est folle. Vendre des terres pour l’envoyer à Harvard, payer des taxes pour financer une Université d’État que je n’ai vue que deux fois pour des matchs de base-ball, interdire que le nom de sa fille soit prononcé dans la maison, si bien qu’au bout d’un certain temps son père ne voulait même plus descendre en ville, préférant rester toute la journée en tête à tête avec son carafon je pouvais voir le bas de sa chemise de nuit et ses jambes nues et entendre le cliquetis du carafon et à la fin T. P. était obligé de le verser pour lui et elle vient me dire tu n’as pas de respect pour la mémoire de ton père et je dis pourquoi pas il y a assez longtemps que ça se transmet pour durer seulement si je suis fou moi aussi Dieu sait ce que je ferai pour en finir rien que de regarder l’eau ça me rend malade et j’aimerais autant boire un gallon d’essence plutôt qu’un verre de whisky et Lorraine qui leur dit il ne boit pas c’est possible mais si vous ne croyez pas que c’est un homme je peux vous enseigner la façon de vérifier et elle dit si jamais je te pince à rigoler avec une de ces putains tu sais ce que je ferai dit-elle je l’attraperai et je lui foutrai une volée aussi longtemps que je pourrai la tenir et je dis je te paierai assez de bière pour que tu puisses y prendre un bain si ça te fait plaisir parce que j’ai beaucoup de respect pour une brave fille de putain parce que avec la santé de ma mère et la position que j’essaie de maintenir ici voir qu’au lieu de montrer de la considération pour ce que j’essaie de faire pour elle elle fait de son nom de mon nom du nom de ma mère le mot de passe de la ville.

Elle s’était éclipsée quelque part. Elle m’avait vu venir et avait enfilé une autre ruelle. Ces façons de courir les rues avec un sale cabot à cravate rouge que tout le monde devait regarder en se demandant ce que ça pouvait bien être, un homme à cravate rouge. Donc, le petit télégraphiste continuait à me parler et je pris le télégramme sans m’en apercevoir. Je ne me rendis compte de ce que c’était qu’après avoir signé, et je l’ouvris sans y attacher plus d’importance que ça. Je n’avais jamais eu aucun doute sur le contenu probablement. C’était le comble de ce qui pouvait m’arriver, surtout d’avoir attendu que j’aie déjà déposé le chèque sur le livret.

Je ne vois pas comment une ville pas plus grande que New York peut renfermer assez de gens pour soutirer leur argent à de pauvres poires comme nous. On s’échine à travailler du matin au soir tous les jours de la semaine, et on reçoit en retour un petit bout de papier : Votre compte est arrêté à 20.62. On vous fait marcher, on vous laisse gagner un petit peu et puis, bang ! Votre compte est arrêté à 20.62. Et puis, comme si ça n’était pas suffisant, il faut encore que vous payiez dix dollars par mois à quelqu’un pour qu’il vous dise comment le perdre en vitesse, soit qu’ils n’y connaissent rien, soit qu’ils soient de mèche avec le télégraphe. J’en ai soupé de ces gens-là. C’est la dernière fois qu’ils m’empilent. Le premier idiot venu, sauf un type assez bête pour se fier à la parole d’un Juif, aurait pu se rendre compte que le marché monterait, avec ce sacré delta sur le point d’être inondé encore et le coton arraché du sol comme l’an dernier. Voir les récoltes emportées tous les ans pendant que les autres, là-bas, à Whashington, dépensent cinquante mille dollars pour entretenir une armée dans le Nicaragua ou dans quelque patelin de ce genre. Naturellement, l’inondation va recommencer et le coton vaudra trente cents la livre. Enfin, si seulement je pouvais les avoir, ne serait-ce qu’une fois, et rentrer dans mon argent. Je ne tiens pas à faire une fortune. Je laisse ça à ces spéculateurs de petite ville. Je ne veux que rentrer dans mon argent, dans cet argent que ces sacrés Juifs m’ont soutiré avec leurs tuyaux garantis. Ensuite ce sera fini. Ils pourront se mettre la ceinture, j’leur foutrai plus un radis.

Je retournai au magasin. Il était près de trois heures et demie. Plus le temps de faire grand-chose, mais je suis habitué à ça. Je n’ai pas eu besoin d’aller à Harvard pour apprendre ça. La musique s’était tue. Ils les avaient tous fait rentrer maintenant, plus besoin de gaspiller leur souffle. Earl dit :

— Il vous a trouvé ? Il l’a apporté ici il y a un moment. Je croyais que vous étiez quelque part, derrière.

— Oui, dis-je. On me l’a remis. On ne pouvait pas me le soustraire tout l’après-midi. La ville est trop petite. Il faut que j’aille chez moi une minute, dis-je. Vous pouvez me balancer si ça vous fait plaisir.

— Allez, dit-il. Je peux me débrouiller seul, maintenant. Pas de mauvaises nouvelles, j’espère ?

— Vous n’avez qu’à aller vous informer au télégraphe, dis-je. Ils auront le temps de vous le dire. Moi pas.

— C’était une simple question, dit-il. Votre mère sait qu’elle peut compter sur moi.

— Elle vous en saura gré, dis-je. Je ne serai absent que juste le temps nécessaire.

— Prenez tout votre temps, dit-il. Je pourrai me débrouiller tout seul. Allez.

Je pris l’auto et retournai à la maison. Une fois ce matin, deux fois à midi, et maintenant, avec elle, obligé de courir la ville, obligé de les supplier de me laisser manger un peu de la nourriture que je leur paie. Parfois, je me demande à quoi bon. Avec l’expérience du passé, il faut être fou pour continuer. Et maintenant, j’arriverai probablement juste à temps pour une jolie petite randonnée à la recherche d’un panier de tomates ou autre chose de ce genre, et après ça, il me faudra retourner en ville, sentant comme une usine de camphre si je ne veux pas que la tête m’éclate sur les épaules. Je m’évertue à lui dire qu’il n’y a rien dans l’aspirine, sauf un peu de farine et d’eau pour les malades imaginaires. Je lui dis : Vous ne savez pas ce que c’est qu’un vrai mal de tête. Je lui dis : Vous vous figurez que si ça dépendait de moi je m’amuserais à conduire cette sacrée auto ? Je pourrais très bien m’en passer. J’ai appris à me passer de bien des choses, mais si vous tenez à risquer votre peau dans ce vieux phaéton avec un nègre qui n’a même pas terminé sa croissance, ça vous regarde. Dieu veille sur les gens comme Ben, et Dieu sait qu’il leur doit bien une compensation, mais si vous vous figurez que je vais confier un mécanisme délicat de mille dollars à un nègre, qu’il ait fini de grandir ou non, vous ferez aussi bien de lui en payer une vous-même, parce que, comme je lui ai dit, vous aimez aller en auto, et vous le savez bien.

Dilsey m’a dit que ma mère était à la maison. J’entrai dans le vestibule, et j’écoutai. Mais je n’entendis rien. Je montai, mais, juste comme je passais devant sa porte, elle m’appela.

— Je voulais seulement savoir qui c’était. À force de rester seule ici, je finis par percevoir les moindres bruits.

— Personne ne vous oblige à rester ici, dis-je. Vous pourriez passer toutes vos journées à faire des visites, comme les autres femmes, si vous vouliez. » Elle vint à la porte.

— Je pensais que tu étais peut-être malade, dit-elle. Tu as déjeuné tellement vite.

— Vous aurez plus de chance la prochaine fois, dis-je. Qu’est-ce que vous voulez ?

— Est-il arrivé quelque chose ? dit-elle.

— Qu’est-ce que vous voulez qu’il arrive ? dis-je. Est-ce que je ne peux pas rentrer chez moi dans le milieu de l’après-midi sans bouleverser toute la maison ?

— As-tu vu Quentin ? dit-elle.

— Elle est à l’école, dis-je.

— Il est plus de trois heures, dit-elle. J’ai entendu l’horloge il y a bien une demi-heure. Elle devrait être de retour.

— Vraiment ? dis-je. L’avez-vous jamais vue revenir avant la nuit ?

— Elle devrait être rentrée, dit-elle. Quand j’étais jeune fille…

— Vous aviez quelqu’un pour vous faire tenir comme il faut, dis-je. Pas elle.

— Je ne peux rien en faire, dit-elle. J’ai essayé et essayé.

— Vous ne voulez pas que je m’en charge, pour quelque raison mystérieuse, dis-je. Vous devriez vous estimer satisfaite. » J’allai jusqu’à ma chambre, donnai discrètement un tour de clé et restai debout à attendre que le bouton tourne. Puis elle dit :

— Jason !

— Quoi ? dis-je.

— Je pensais qu’il était arrivé quelque chose.

— Pas ici, dis-je. Vous vous êtes trompée d’adresse.

— Je ne voudrais pas t’ennuyer, dit-elle.

— Je suis heureux d’apprendre ça, dis-je. Je n’étais pas très sûr. Je craignais de m’être peut-être trompé. Avez-vous besoin de quelque chose ?

Au bout d’un instant elle dit : – Non, rien. » Puis elle s’en alla. Je pris la boîte et comptai l’argent. Ensuite je remis la boîte dans sa cachette. J’ouvris la porte et je sortis. Je pensai au camphre, mais maintenant ce serait trop tard. Et je n’avais plus qu’un autre trajet, aller et retour. Elle m’attendait sur le pas de sa porte.

— Vous n’avez besoin de rien en ville ? dis-je.

— Non, dit-elle. Je ne voudrais pas me mêler de tes affaires, mais je ne sais pas ce que je deviendrais, Jason, s’il t’arrivait quelque chose.

— Je vais très bien, dis-je, un peu de migraine seulement.

— Si au moins tu consentais à prendre de l’aspirine, dit-elle. Je sais que tu ne cesseras jamais de te servir de cette auto.

— Qu’est-ce que l’auto a à voir là-dedans ? dis-je. Comment voulez-vous qu’une auto puisse donner la migraine ?

— Tu sais bien que l’odeur d’essence t’a toujours rendu malade, dit-elle. Depuis que tu étais tout enfant. Je voudrais tant que tu prennes de l’aspirine.

— Continuez à vouloir, dis-je. Ça ne peut pas vous faire de mal.

Je remontai en auto et repartis vers la ville. Je venais juste de déboucher dans la rue quand je vis une Ford qui s’amenait vers moi à toute vitesse. Elle s’arrêta brusquement. Je pus entendre les roues déraper. La voiture décrivit une courbe, recula, fit volte-face et, juste au moment où je me demandais ce qu’ils pouvaient bien vouloir faire, j’aperçus cette cravate rouge. Je reconnus alors son visage. Elle regardait par la portière. L’auto s’engouffra dans la ruelle. Je la vis tourner une autre fois mais, quand j’arrivai à l’autre rue, elle disparaissait à une vitesse de tous les diables.

Je vis rouge. Quand je reconnus cette cravate rouge, après tout ce que je lui avais dit, j’oubliai tout. J’avais même oublié ma tête jusqu’au moment où, arrivé au premier embranchement, je dus m’arrêter. Pourtant, nous dépensons argent sur argent pour l’entretien de nos routes, et du diable si on ne dirait pas qu’on essaie de rouler sur les tôles ondulées. Je voudrais savoir comment un homme pourrait y tenir, même avec une simple brouette. Je tiens trop à ma voiture. Je n’ai pas envie de la démantibuler comme si c’était une Ford. Du reste, ils l’avaient très probablement volée. En ce cas, ils avaient bien raison de s’en foutre. Comme je dis, le sang ne ment jamais. Avec un sang pareil, on est apte à faire n’importe quoi. Je dis : Tous les droits que vous vous figurez qu’elle a sur vous ont déjà été abrogés ; dorénavant vous n’avez qu’à vous en prendre à vous-même, parce que vous savez ce que ferait toute personne sensée. Je dis : Si je dois passer la moitié de mon temps à faire le détective, j’irai du moins où je sais qu’on me paiera.

J’ai donc été obligé de m’arrêter au carrefour. Alors je me suis rappelé ma tête. J’avais l’impression qu’on m’en martelait l’intérieur. Je dis : j’ai tâché d’éviter qu’elle ne vous cause du tourment, je dis : en ce qui me concerne, qu’elle aille à tous les diables si elle veut et le plus tôt sera le mieux. Je dis : que voudriez-vous d’autre, à l’exception des commis voyageurs et des cabotins de passage, parce que même les blancs-becs de la ville l’ont laissée tomber. Vous ne savez pas ce qui se passe, dis-je, vous n’entendez pas les potins que j’entends, et vous pouvez deviner en plus que je sais comment les étouffer. Je dis : mes parents possédaient des esclaves ici quand vous n’aviez que des petites boutiques de quatre sous et des terres qu’un nègre n’aurait même pas voulues comme métairies.

En admettant même qu’ils les aient jamais mises en valeur. C’est heureux que le Seigneur ait fait quelque chose pour ce pays, car les habitants, eux, n’ont jamais rien fait. Vendredi après-midi, et de l’endroit même où je me trouvais, je pouvais voir trois miles de terrains qui sont toujours restés en friche, et tous les gars du comté capables de travailler se trouvaient en ville à cause de ce théâtre. J’aurais pu être un étranger, mourant de faim, je n’aurais pas trouvé âme qui vive pour m’indiquer le chemin de la ville. Et l’autre qui s’entête à vouloir me faire prendre de l’aspirine. Je dis : quand je voudrai manger du pain, je le ferai à table. Je dis : Vous nous ressassez toujours tout ce dont vous vous privez pour nous, alors que vous pourriez vous acheter dix robes par an avec tout l’argent que vous gaspillez pour vos sacrés médicaments. Ce n’est pas d’un remède pour les migraines que j’ai besoin, il me vaudrait mieux être en état de n’en plus avoir, mais tant que j’aurai à travailler pour entretenir une pleine cuisine de Noirs sur le pied auquel ils sont habitués, et pour les envoyer au spectacle avec les autres nègres du comté, seulement il était déjà en retard. Quand il arriverait là-bas, ce serait fini.

Au bout d’un instant, il s’approcha de la voiture, et, quand il eut fini par comprendre que je voulais savoir s’il avait croisé deux personnes dans une Ford, il dit oui. Je me suis remis en route et, arrivé au tournant du chemin, je pus voir les traces des pneus. Ab Russell était dans son champ, mais je n’ai pas pris le temps de l’interroger, et j’avais à peine dépassé sa grange que j’ai aperçu la Ford. Ils avaient essayé de la cacher. Et réussi à peu près, aussi bien qu’elle réussit le reste. Comme je dis : Ce n’est pas que personnellement j’y aie des objections. Elle ne peut peut-être pas s’en empêcher, mais c’est la voir se foutre de sa famille au point qu’elle n’y met pas la moindre discrétion. J’ai toujours peur de la trouver au beau milieu de la rue, ou sur la place, sous une charrette, comme un couple de chiens.

Je stoppai et descendis. Et maintenant, il allait falloir que je traverse un champ labouré, le premier que j’aie vu depuis ma sortie de la ville, avec cette impression, à chaque pas, que quelqu’un me suivait en me tapant sur la tête avec un gourdin. Je ne cessais de penser qu’arrivé au bout du champ, je pourrais du moins marcher sur un terrain uni sans ressentir un élancement à chaque pas, mais, quand j’arrivai dans le bois, je dus me frayer un passage à travers les fourrés, puis j’arrivai à un fossé plein de ronces. Je le longeai pendant un moment, mais les ronces devenaient de plus en plus serrées, et Earl pendant ce temps-là qui téléphonait sans doute à la maison pour savoir où j’étais et qui mettait ma mère dans tous ses états.

Quand, finalement, je me dépêtrai, j’avais fait tant de zigzags que je dus m’arrêter pour réfléchir où l’auto pouvait bien se trouver. Je savais qu’ils n’en seraient pas loin, dans le fourré le plus proche. Je fis demi-tour et me frayai un passage jusqu’à la route. Puis, incapable de me rendre un compte exact de la distance, je devais m’arrêter pour écouter, et alors, comme mes jambes nécessitaient moins de sang, tout me remontait à la tête à croire qu’elle allait éclater, et le soleil qui baissait et m’arrivait en plein dans les yeux, et mes oreilles qui bourdonnaient au point que je ne pouvais plus rien entendre. Je continuai, m’efforçant de marcher sans bruit, puis j’entendis un chien, ou quelque chose, et je savais que, s’il me dépistait, il s’amènerait en gueulant et que tout serait foutu.

J’étais couvert de gratte-cul, de brindilles, d’un tas de saletés, à l’intérieur de mes vêtements, de mes souliers, partout. Puis, regardant par hasard autour de moi, je m’aperçus que j’avais la main sur des feuilles de chêne vénéneux. Encore, bien étonnant que ce ne fût que du chêne vénéneux et non un serpent ou quelque chose comme ça. Aussi ne pris-je même pas la peine d’enlever ma main. Je la laissai où elle était jusqu’à ce que le chien se fût éloigné. Puis je repartis.

Je n’avais plus la moindre idée d’où se trouvait l’auto. Je ne pouvais penser qu’à ma tête. Et je m’arrêtais par instants, me demandant si j’avais vraiment vu une Ford, et il ne m’importait plus guère que ce fût oui ou non. Comme je dis : elle peut bien coucher nuit et jour avec tout ce qui porte culotte dans la ville, je m’en fous. Je ne dois rien à quelqu’un qui manque de tact au point de venir arrêter sa Ford dans un endroit pareil et me faire perdre tout mon après-midi, et Earl prêt à l’emmener dans le fond de son magasin pour lui montrer ses livres, tout simplement parce qu’il est trop vertueux pour vivre sur cette terre. Je dis : Tu t’embêteras bougrement au paradis quand tu ne pourras plus fourrer ton nez dans les affaires des autres, seulement ne t’avise pas de te laisser prendre sur le fait. Je ferme les yeux à cause de ta grand-mère, mais que je t’y prenne seulement une fois dans la maison de ma mère. Ces sacrés petits godelureaux avec leurs cheveux gommés, qui se donnent des airs de faire le diable à quatre. Je leur montrerai, moi, ce que c’est que le diable pour de vrai. Je lui ferai croire que sa sacrée cravate rouge est le cordon des portes de l’enfer s’il se figure qu’il peut aller courir les bois avec ma nièce.

Avec le soleil dans les yeux, mon sang qui battait à me faire croire qu’à toute minute ma tête allait éclater et en finir, avec les ronces et tous ces trucs qui s’accrochaient à moi, j’arrivai enfin au fossé sablonneux où ils s’étaient arrêtés, et je reconnus l’auto, et, juste au moment où je sortais du fossé et me mettais à courir, j’ai entendu l’auto démarrer. Elle s’éloignait à toute vitesse, à grands coups de corne. Ils ne cessaient de la faire marcher comme pour dire Ah. Ah. Aaaahhhhhh, tout en disparaissant. J’atteignis la route juste à temps pour les voir disparaître.

Le temps de retrouver mon auto et ils avaient disparu dans un vacarme de corne. Or, je ne pensais qu’à une chose. Je me disais : File, retourne en ville le plus vite possible. Cours à la maison et tâche de convaincre maman que je ne vous ai pas vus dans cette auto. Tâche de lui faire croire que je ne sais pas qui c’était. Tâche de lui faire croire que je n’ai pas été à deux doigts de vous pincer dans ce fossé. Et tâche aussi de lui faire croire que vous étiez debout.

La corne répétait toujours Aahhhh, Aahhhh, Aaaahhhh et s’estompait progressivement. Puis ce fut fini, et j’entendis une vache qui meuglait dans l’étable de Russell. Et je ne pensais toujours pas. Je m’approchai de la portière, l’ouvris, levai le pied. J’eus vaguement l’impression que l’auto penchait un peu plus que ne l’exigeait la pente de la route, mais je ne m’en aperçus qu’une fois parti.

Bref, je restai là, assis. Le soleil était sur le point de se coucher et j’étais à près de cinq miles de la ville. Ils n’avaient même pas eu le courage de le percer, d’y faire un trou. Ils s’étaient contentés de le dégonfler. Je restai là un moment, pensant à cette pleine cuisine de nègres dont pas un n’avait trouvé le temps de soulever un pneu jusqu’au support et d’y visser une paire d’écrous. C’était presque drôle, parce que, même une gosse comme elle n’aurait pas eu assez de prescience pour enlever la pompe à l’avance, à moins qu’elle n’en ait eu l’idée pendant qu’il dévissait la valve. Mais il était plus probable que quelqu’un l’avait prise et l’avait donnée à Ben pour s’amuser, en guise de pistolet à eau, parce qu’ils démonteraient toute l’auto, pièce par pièce, s’il le voulait, et Dilsey dit : « On n’a pas touché à vot’voiture. Qu’est-ce que vous voudriez qu’on en fasse ? » et je dis : Tu as de la chance d’être noire, tu peux me croire. Je changerais bien de peau avec toi, n’importe quand, parce qu’il n’y a qu’un Blanc qui puisse être assez bête pour s’inquiéter de ce que fait une sale petite garce comme ça.

J’allai jusque chez Russell. Il avait une pompe. Ce n’était qu’une erreur de leur part, je suppose. Cependant, je ne pouvais pas croire encore qu’elle aurait eu ce culot. Je ne cessais de me répéter cela. Je ne sais pas comment ça se fait, mais je ne peux pas arriver à me convaincre qu’une femme est capable de tout. Je me répétais : oublions pour un instant ce que tu penses de moi et ce que je pense de toi. Je ne te ferais jamais une chose pareille. Je ne te ferais jamais cela quoi que tu aies pu me faire. Parce que, comme je dis, le sang est le sang et on n’y peut rien. Ce n’est pas de m’avoir joué un tour à la portée de n’importe quel gamin de huit ans, c’est d’avoir permis à un homme capable de porter une cravate rouge de se moquer de ton propre oncle. Ils s’amènent dans notre ville et nous traitent de péquenots et ils se figurent que la ville est trop petite pour les contenir. Eh bien, il ne soupçonne pas à quel point il a raison. Et elle non plus. Si c’est là sa façon de voir, elle n’a qu’à continuer sa route. Un sacré bon débarras.

Je m’arrêtai, rendis la pompe à Russell et me dirigeai vers la ville. J’entrai au drugstore et pris un coca-cola. Puis j’allai au télégraphe. Fermeture à 12.21. Quarante points de chute. Quarante fois cinq dollars ; achète-toi quelque chose avec ça si tu peux, et elle viendra me dire : Il me le faut, il me le faut absolument, et je dirai : je regrette, faudra t’adresser ailleurs, je n’ai pas d’argent, j’ai été trop occupé pour pouvoir en gagner. Je me suis contenté de le regarder.

— J’ai une nouvelle pour vous, dis-je, vous serez étonné d’apprendre que je m’intéresse au cours du coton. Vous ne vous en seriez jamais douté, hein ?

— J’ai fait mon possible pour vous le remettre, dit-il. J’ai essayé deux fois au magasin, et j’ai téléphoné à votre domicile, mais on ne savait pas où vous étiez », dit-il en fouillant dans le tiroir.

— Me remettre quoi ? » dis-je. Il me tendit un télégramme. « À quelle heure est-il arrivé ? » dis-je.

— Environ trois heures et demie, dit-il.

— Et il est maintenant cinq heures dix, dis-je.

— J’ai essayé de vous le remettre, dit-il, je n’ai pas pu vous trouver.

— Ce n’est pas de ma faute, je suppose », dis-je. Je l’ouvris rien que pour voir quel mensonge ils allaient me raconter, cette fois-ci. Ils doivent être dans une sacrée poisse s’il faut qu’ils aillent jusque dans le Mississippi pour voler dix dollars par mois. Vendez, disait le télégramme, marché instable avec tendance générale à la baisse. Ne vous laissez pas alarmer par rapports gouvernementaux.

— Combien coûte un télégramme comme ça ? » dis-je. Il me le dit.

— C’est eux qui ont payé, dit-il.

— Alors, c’est autant que je leur dois, dis-je. Je le savais déjà. Envoyez cela aux frais du destinataire », dis-je en prenant une formule. J’écrivis : Achetez. Marché sur le point d’exploser. Sautes passagères pour empiler dans les provinces quelques gogos de plus qui ne connaissent pas le télégraphe. Ne vous laissez pas alarmer. « Envoyez cela aux frais du destinataire. »

Il regarda le télégramme, puis il regarda la pendule.

— Il y a une heure que le marché est clos, dit-il.

— Eh bien, dis-je, ce n’est pas de ma faute non plus. Ce n’est pas moi qui l’ai inventé ; j’en ai simplement acheté un peu avec l’illusion que le télégraphe me tiendrait au courant des événements.

— Nous affichons les cotes dès qu’elles nous sont transmises, dit-il.

— Oui, dis-je. Et, à Memphis, on les écrit sur un tableau noir toutes les dix secondes, dis-je. Cet après-midi, je m’en suis trouvé à moins de soixante-sept miles.

Il regarda mon télégramme. – Vous voulez envoyer ça ! dit-il.

— Je n’ai pas encore changé d’avis », dis-je. Je rédigeai l’autre et comptai l’argent. « Et celui-ci également, si vous êtes sûr de pouvoir épeler le mot a-c-h-e-t-e-r. »

Je retournai au magasin. Je pouvais entendre la musique du bout de la rue. La prohibition est une chose excellente. Autrefois, on les voyait arriver le samedi avec une seule paire de souliers pour toute la famille, et c’était lui qui la portait, et ils allaient jusqu’à la gare des marchandises pour chercher son colis. Maintenant, ils vont tous au théâtre, pieds nus, sous l’œil des marchands qui les regardent passer de leur seuil, comme une rangée de tigres ou de bêtes en cage. Earl dit :

— J’espère que ce n’était rien de sérieux.

— Quoi ! » dis-je. Il regarda sa montre. Puis il alla sur le pas de la porte regarder l’heure à l’horloge du tribunal. « Vous devriez vous acheter une montre d’un dollar. Vous n’auriez pas tant de peine à croire qu’elle n’est jamais juste. »

— Quoi ? dit-il.

— Rien, dis-je. J’espère ne vous avoir pas mis dans l’embarras.

— Il n’y a pas eu grand-chose à faire, dit-il. Tout le monde est au théâtre. Ça ne m’a pas dérangé du tout.

— Et puis, une supposition que ça vous eût dérangé, dis-je, vous savez ce que vous pourriez faire.

— Puisque je vous dis que ça ne m’a pas dérangé, dit-il.

— J’ai bien entendu, dis-je. Et une supposition que ça vous eût dérangé, vous savez ce que vous pourriez faire.

— Vous avez envie de quitter la maison ? dit-il.

— Ça ne me regarde pas, dis-je. Mes désirs n’ont aucune importance. Mais, n’allez pas croire que vous me protégiez en me gardant chez vous.

— Vous seriez un bon homme d’affaires si vous vouliez, Jason, dit-il.

— En tout cas, je sais m’occuper de mes propres affaires et laisser celles des autres tranquilles.

— Je ne vois pas pourquoi vous faites votre possible pour vous faire mettre à la porte, dit-il. Vous savez que vous pouvez partir si le cœur vous en dit, et que je ne vous en voudrai pas.

— C’est peut-être bien pour ça que je reste, dis-je. Tant que je fais mon travail, c’est pour ça que vous me payez. » J’allai dans le fond du magasin et bus un peu d’eau, puis je m’approchai de la porte de derrière. Job avait enfin monté les scarificateurs. Tout était calme, et mon mal de tête s’apaisait un peu. Maintenant je pouvais les entendre chanter, puis la musique reprit. Ils peuvent bien ramasser toutes les pièces de vingt-cinq et de dix cents du comté, c’est pas moi que ça privera. J’ai fait ce que j’ai pu. Un homme qui, arrivé à mon âge, ne sait pas quand il est temps de cesser est un imbécile. Surtout pour quelque chose qui n’est pas mon affaire. Si c’était ma fille, ce serait différent, parce qu’elle n’aurait pas le temps. Il lui faudrait travailler pour nourrir ce tas d’invalides, d’idiots et de nègres, parce que comment oserais-je jamais amener quelqu’un dans cette maison ? J’ai trop le respect de mon prochain pour ça. Je suis un homme. Je peux le supporter. C’est ma chair et mon sang, et je voudrais bien voir la couleur des yeux de celui qui se permettrait de dire du mal d’une femme qui serait mon amie. C’est ce que font ces sacrées femmes honnêtes. Parmi toutes ces bonnes paroissiennes, je voudrais bien en trouver une qui soit la moitié seulement aussi chic que Lorraine, putain ou pas putain. Comme je dis : Si je parlais de me marier vous vous mettriez aux cent coups, vous le savez aussi bien que moi, et elle dit : Je voudrais te voir heureux et avec une famille au lieu de travailler pour nous comme un esclave. Mais je n’en ai plus pour longtemps et tu pourras te marier mais tu ne trouveras jamais une femme qui soit digne de toi, et je dis : Oh si j’en trouverai très bien. Vous vous dresseriez toute droite dans votre tombe, vous le savez bien. Non, merci, dis-je, j’ai autant de femmes que j’en puis entretenir pour le moment, si je me mariais ma femme serait probablement éthéromane ou quelque chose comme ça. Il n’y a que ça qui nous manque dans la famille.

Le soleil avait disparu derrière le temple méthodiste et les pigeons volaient autour du clocher, et, quand la musique s’arrêtait, je pouvais les entendre roucouler. Quatre mois à peine après Noël et les voilà déjà aussi nombreux que par le passé. Je parie que le pasteur Walthall s’en fout plein la panse en ce moment. On aurait dit que nous tirions sur des gens de la manière qu’il prêchait et même s’emparait des fusils quand ils sont arrivés. Avec ses histoires de paix sur la terre et bonne volonté à tous et pas un moineau ne tombe à terre. Mais qu’est-ce que ça peut bien lui faire qu’ils deviennent si nombreux. Il n’a rien à faire, et l’heure, il s’en fout. Il ne paie pas d’impôt, il ne voit donc pas son argent employé chaque année au nettoyage de l’horloge du tribunal pour qu’elle puisse marcher. Il a fallu payer quarante-cinq dollars à un homme pour la nettoyer. J’ai compté par terre jusqu’à cent pigeons à demi couvés. On penserait qu’ils auraient assez d’intelligence pour quitter la ville. C’est heureux que je n’aie pas plus d’attaches qu’un pigeon, je peux dire ça.

L’orchestre s’était remis à jouer, un air vif et bruyant, comme si c’était la fin. Je suppose qu’ils sont satisfaits maintenant. Ils auront peut-être assez de musique pour les distraire pendant les quatorze ou quinze miles qu’ils vont avoir à faire pour rentrer chez eux, et quand ils dételleront dans l’obscurité, panseront le bétail et trairont les vaches. Il leur suffira de siffler la musique et de répéter les blagues à leurs bêtes à l’étable, et puis ils pourront calculer tout l’argent qu’ils ont économisé en n’emmenant pas leurs bêtes aussi au spectacle. Ils pourront calculer que si un homme a cinq enfants et sept mules, il économise vingt-cinq cents en emmenant sa famille au théâtre.

C’est pas plus malin que ça. Earl est revenu avec deux ou trois colis.

— Voilà encore des trucs à expédier, dit-il. Où est le vieux Job ?

— Parti au théâtre, j’imagine, dis-je, à moins que vous ne l’ayez surveillé.

— Il ne s’esquive jamais, dit-il. Je peux me fier à lui.

— C’est pour moi que vous dites ça ? dis-je.

Il alla à la porte et regarda dehors, l’oreille tendue.

— C’est un bon orchestre, dit-il. Ils devraient s’arrêter bientôt, à mon avis.

— À moins qu’ils ne comptent coucher ici », dis-je. Les hirondelles s’étaient mises à voler et je pouvais entendre les moineaux qui commençaient à s’assembler dans les arbres, dans la cour du tribunal. De temps à autre il en venait une troupe qui tourbillonnait au-dessus du toit pour disparaître ensuite. Si vous voulez mon avis, ils sont aussi embêtants que les pigeons. Ils vous empêchent même d’aller vous asseoir sous les arbres, dans la cour du tribunal. Pas plus tôt installé, cloc ! en plein sur votre chapeau. Mais il faudrait être millionnaire pour pouvoir se permettre de les tuer, à cinq cents le coup. Si seulement on mettait un peu de poison sur la place, on s’en débarrasserait en un jour, parce que si un marchand ne peut pas empêcher ses bêtes de courir par toute la place, il ferait mieux de vendre autre chose que des poulets, quelque chose qui ne mange pas, des charrues, par exemple ou des oignons. Et si un homme ne nourrit pas ses chiens, c’est signe qu’il n’en veut plus ou qu’il ne devrait pas en avoir. Comme je dis : Si on mène les affaires d’une ville comme celles de la campagne, on finit par en faire un village.

— Ça ne vous avancera pas que ce soit fini, dis-je. Il va falloir qu’ils attellent et qu’ils se mettent en route s’ils veulent rentrer chez eux avant minuit.

— Eh bien, dit-il. Ils aiment ça. Ils peuvent bien dépenser un peu d’argent de temps à autre pour un spectacle. Les fermiers des collines travaillent dur et n’en retirent pas grand-chose.

— Il n’y a pas de lois qui les forcent à habiter dans les collines, dis-je, pas plus qu’ailleurs.

— Où serions-nous, vous et moi, sans les fermiers ? dit-il.

– Je serais chez moi à l’heure qu’il est, dis-je, étendu, avec de la glace sur la tête.

— Ces migraines reviennent trop fréquemment, dit-il. Pourquoi ne vous faites-vous pas examiner sérieusement les dents ? Les a-t-il toutes passées en revue, ce matin ?

— Qui ça ? dis-je.

— Vous m’avez dit que vous étiez allé chez le dentiste, ce matin.

— Voyez-vous quelque objection à ce que j’aie la migraine pendant les heures que je vous dois ? dis-je. C’est ça ! » Ils traversaient la ruelle maintenant, revenant du théâtre.

— Les voilà, dit-il. Je ferais mieux d’aller devant le magasin. » Il s’éloigna. C’est curieux, mais chaque fois que quelque chose ne va pas, les hommes vous conseillent tout de suite de vous faire examiner les dents, et les femmes de vous marier. C’est toujours ceux qui ne sont bons à rien qui vous donnent des conseils. C’est comme ces professeurs d’Université qui ne possèdent même pas une paire de chaussettes et qui vous enseignent comment gagner un million en dix ans ; et une femme qui n’a jamais pu trouver de mari vous dira toujours comment élever vos enfants.

Le vieux Job est arrivé avec la charrette. Il lui fallut un bon moment pour enrouler les guides autour de l’étui du fouet.

— Alors, dis-je, la représentation était belle ?

— J’y ai point encore été, dit-il. Mais, dame, ce soir, on pourrait bien m’arrêter sous cette tente.

— Avec ça que tu n’y as pas été ! dis-je. Trois heures sonnaient quand tu es parti. Mr Earl te cherchait par ici il n’y a qu’un instant.

— J’ai été à mes affaires, dit-il. Mr Earl sait où que j’ai été.

— Tu peux essayer de le tromper, dis-je. Je ne te dénoncerai pas.

— Ben, il est ben l’seul ici que j’essaierais de tromper, dit-il. Pourquoi que je perdrais mon temps à essayer de tromper un homme si ça m’fait rien de le voir ou non le samedi soir. Vous, j’essaierai pas de vous tromper. Vous êtes trop malin pou’moi, bien sûr », dit-il en affectant de travailler comme quatre pour charger cinq ou six petits paquets sur la charrette. « Vous êtes trop malin pou’moi. Y en a pas un dans la ville qui pourrait vous battre pour ce qui est d’être malin. Vous roulez un homme qu’est si malin qu’il ne peut même pas se suiv’lui-même », dit-il en montant sur la charrette et détachant les rênes.

— Qui ça ? dis-je.

— Mr Jason Compson, dit-il. Hue, Dan !

Une des roues était sur le point de se détacher. Je l’observai pour voir s’il parviendrait à sortir de la ruelle avant que ça n’arrive. Néanmoins, confiez n’importe quel véhicule à un nègre. Je dis : Cette vieille guimbarde est une honte et cependant vous la garderez cent ans dans la remise uniquement pour que ce garçon puisse aller au cimetière une fois par semaine. Je dis : Il ne sera pas le premier qui sera obligé d’agir contre son gré. Je le ferais rouler dans cette automobile comme un homme civilisé ou bien rester chez lui. Sait-il seulement où il va et dans quoi il y va, et penser que nous gardons une voiture et un cheval pour qu’il puisse faire sa petite promenade tous les dimanches après-midi.

Job s’en foutait pas mal que la roue se détachât ou non, pourvu qu’il n’ait pas trop longtemps à marcher pour revenir. Comme je dis : Le seul endroit qui leur conviendrait, c’est les champs où ils seraient obligés de travailler du lever au coucher du soleil. Ils ne peuvent pas supporter la prospérité ou un travail aisé. Un bref contact avec les Blancs, et ils ne valent plus la corde pour les pendre. Ils en arrivent au point que, pour ce qui est du travail, ils peuvent vous mettre dedans sous votre nez, comme Roskus dont la seule erreur fut de se laisser mourir un jour, par inadvertance. Tirer au flanc, voler, vous faire chaque jour des boniments nouveaux jusqu’au moment où il vous faut leur flanquer une volée de bois vert ou d’autre chose. Enfin, ça regarde Earl. Mais, comme réclame à mon commerce, j’aimerais mieux avoir autre chose qu’un vieux nègre gâteux et une charrette qui, à chaque tournant, menace de tomber en morceaux.

Il ne restait plus de soleil que tout à fait en l’air maintenant, et il commençait à faire noir dans le magasin. J’allai voir à la porte. La place était vide, Earl était revenu et fermait le coffre-fort. Puis l’horloge se mit à sonner.

Fermez la porte du fond », dit-il. J’allai la fermer et je revins. « Vous irez à la représentation ce soir, je suppose, dit-il. Je vous ai bien donné deux billets, hier ?

— Oui, dis-je. Vous voulez que je vous les rende ?

— Non, dit-il. Je n’étais plus très sûr si je vous les avais donnés ou non. Ce serait sot de les laisser perdre. »

Il ferma la porte à clé, dit bonsoir et s’en alla. Les moineaux continuaient leur vacarme dans les arbres, mais, sauf quelques voitures, la place était déserte. Il y avait une Ford devant le drugstore mais je ne la regardai même pas. Je sais quand j’ai assez de quelque chose. Je ne demande pas mieux que d’essayer de lui venir en aide mais je sais quand j’en ai assez. Je pourrais probablement apprendre à Luster à conduire, comme ça ils pourraient la poursuivre toute la journée si ça leur faisait plaisir, et moi, je pourrais rester à la maison à jouer avec Ben.

J’entrai acheter deux cigares. Puis je pensai que je pourrais prendre un autre cachet d’aspirine pour plus de sûreté, et je restai à causer avec eux un instant.

— Alors, dit Mac, j’imagine que vous avez mis votre argent sur les Yankees(39), cette année.

— Pour quoi faire ? dis-je.

— Le Pennant, dit-il. Il n’y a personne qui puisse les battre dans la Ligue.

— Je vous en fous, dis-je. Ils sont finis. Vous croyez qu’une équipe peut avoir cette veine éternellement ?

— J’appelle pas ça de la veine, dit Mac.

— Je ne parierai jamais pour une équipe où il y aura un gars comme ce Ruth, dis-je. Même si je savais qu’elle allait gagner.

— Vraiment ? dit Mac.

— Je pourrais vous nommer une douzaine de types, dans n’importe laquelle des deux Ligues, qui valent tout autant que lui.

— Qu’est-ce qu’il vous a donc fait, Ruth ? dit Mac.

— Rien, dis-je. Il ne m’a rien fait du tout. Je ne peux pas le voir, même en photographie.

Je sortis. Les lumières s’allumaient dans les rues et les gens rentraient chez eux. Parfois, les moineaux ne s’arrêtent qu’à la nuit noire. La nuit où on a allumé les nouveaux réverbères autour du tribunal, ils ont passé toute la nuit à voltiger autour et à se cogner dedans. Ça a duré pendant deux ou trois nuits, et puis, un beau matin, ils ont disparu. Et puis, environ deux mois après, ils étaient de retour.

Je rentrai chez moi. Il n’y avait pas encore de lumière dans la maison mais, probablement, ils étaient tous derrière les fenêtres, et Dilsey dans sa cuisine à grommeler comme si c’était son propre dîner qu’il lui fallait garder au chaud jusqu’à mon arrivée. À l’entendre, on croirait qu’il n’y a qu’un souper au monde, celui qu’elle doit retarder de quelques minutes à cause de moi. Enfin, pour une fois je pourrais arriver chez moi sans trouver Ben et son nègre cramponnés à la grille comme un ours et un singe dans la même cage. Dès que le soleil baisse il se précipite vers cette grille comme une vache vers son étable, et il y reste cramponer, balançant la tête et poussant tout bas des sortes de gémissements. Comme châtiment ça se pose là. Si ce qui lui est arrivé pour avoir joué avec les grilles ouvertes m’était arrivé à moi, je ne voudrais plus jamais en voir une seule. Je me suis souvent demandé ce qu’il pouvait bien penser, derrière cette grille, à la vue des petites filles qui reviennent de l’école, s’efforçant de vouloir quelque chose qu’il ne pouvait pas se rappeler qu’il n’avait plus et ne pouvait même plus désirer. Et ce qu’il doit penser quand on le déshabille et qu’il lui arrive de se regarder et de se mettre à pleurer, comme il fait parfois. Mais, comme je dis, on ne fait pas cela assez souvent. Je dis : Je sais ce dont tu as besoin. Tu as besoin de ce qu’on a fait à Ben. Ça te ferait tenir convenablement. Et si tu ne sais pas ce que c’est, demande à Dilsey de te l’expliquer.

Il y avait de la lumière dans la chambre de ma mère. Je remisai l’auto et entrai dans la cuisine. Luster et Ben s’y trouvaient.

— Où est Dilsey ? dis-je. Elle met le couvert ?

— Elle est là-haut, avec Miss Ca’oline, dit Luster. Ça fait du vilain. Depuis que Miss Quentin est rentrée. Mammy est là-haut à tâcher de les empêcher de se disputer. Et ces forains, ils sont arrivés, Mr Jason ?

— Oui, dis-je.

— J’croyais bien avoi’entendu la musique, dit-il. J’voudrais bien pouvoir y aller. J’pourrais, si j’avais vingt-cinq cents.

Dilsey arriva. – Ah, vous v’là tout de même, dit-elle. Qu’est-ce que vous avez encore fait ce soir ? Vous savez tout le travail que j’ai à faire. Vous ne pourriez pas être à l’heure ?

— J’ai peut-être été au théâtre, dis-je. Le souper est prêt ?

— J’voudrais bien pouvoir y aller, dit Luster. J’pourrais, si j’avais seulement vingt-cinq cents.

— Les théâtres, c’est pas ton affaire, dit Dilsey. Entrez vous asseoir, dit-elle et surtout n’allez pas là-haut pour que ça recommence.

— Qu’est-ce qu’il y a ? dis-je.

— Quentin est rentrée il y a un moment. Elle prétend que vous l’avez suivie toute la soirée, et Miss Ca’oline l’a grondée. Pourquoi ne la laissez-vous pas en paix ? Vous ne pouvez donc pas vivre sous le même toit avec votre nièce sans vous quereller !

— Je ne peux pas me quereller avec elle, dis-je, pour la bonne raison que je ne l’ai pas vue depuis ce matin. Qu’est-ce qu’elle dit encore que j’ai fait ? Que je l’ai forcée à aller à l’école ? C’est bien dommage, dis-je.

— Enfin, mêlez-vous de vos affaires et laissez-la en paix, dit Dilsey. Je m’occuperai d’elle, si vous et Miss Ca’oline me laissez faire. Entrez et tenez-vous tranquille jusqu’à ce que je serve le souper.

— Si j’avais seulement vingt-cinq cents, dit Luster, j’pourrais aller à ce théâtre.

— Et si t’avais des ailes tu pourrais t’envoler au Ciel, dit Dilsey. Je ne veux plus entendre parler de ce théâtre.

— À propos, dis-je. J’ai deux billets qu’on m’a donnés. » Je les sortis de ma poche.

— Vous avez-t-y l’intention de les employer ? dit Luster.

— Moi, non, dis-je. Je n’irais pas pour dix dollars.

— Donnez-m’en un, Mr Jason, dit-il.

— Je t’en vendrai un, dis-je. Ça te va ?

— J’ai pas d’argent, dit-il.

— Dommage », dis-je. Je fis mine de partir.

— Donnez-m’en un, Mr Jason, dit-il. Vous n’aurez pas besoin des deux.

— Tais ton bec, dit Dilsey. Tu ne sais donc pas qu’il ne donne jamais rien ?

— Combien que vous en voulez ? dit-il.

— Cinq cents, dis-je.

— J’les ai pas, dit-il.

— Combien as-tu ? dis-je.

— J’ai rien, dit-il.

— Alors », dis-je. Je m’éloignai.

— Mr Jason, dit-il.

— Pourquoi que tu te tais pas ? dit Dilsey. C’est pour te taquiner. Il compte les employer lui-même, ces billets. Allons, Jason, laissez-le tranquille.

— Je ne les veux pas », dis-je. Je retournai vers le fourneau. « Je suis venu ici pour les brûler. Mais, si tu veux en acheter un pour cinq cents », dis-je en le regardant et en soulevant la rondelle du fourneau.

— J’les ai pas, dit-il.

— Alors », dis-je. J’en laissai tomber un dans le fourneau.

— Oh, Jason, dit Dilsey. Vous n’avez pas honte !

— Mr Jason, dit-il. Je vous en prie, m’sieu. J’réparerai vos pneus tous les jours pendant un mois.

— J’ai besoin d’argent, dis-je. Tu l’auras pour cinq cents.

— Tais-toi, Luster », dit Dilsey. D’une secousse elle le fit reculer. « Allons, dit-elle, jetez-le. Allez. Finissez. »

— Tu peux l’avoir pour cinq cents, dis-je.

— Allons, dit Dilsey. Il n’a pas cinq cents. Jetez-le dedans.

— Très bien », dis-je. Je le laissai tomber, et Dilsey referma le fourneau.

— Un grand garçon comme vous, dit-elle. Allez, sortez de ma cuisine. Tais-toi, dit-elle à Luster. Ne fais pas crier Benjy. Je dirai à Frony de te donner vingt-cinq cents, ce soir, et tu pourras y aller demain soir. Allons, tais-toi.

J’allai dans le salon. Je n’entendais rien en haut. J’ouvris le journal. Au bout d’un instant, Ben et Luster sont arrivés. Ben se dirigea vers la tache foncée sur le mur, là où le miroir se trouvait d’habitude. Il y passa les mains en gémissant et pleurnichant. Luster se mit à remuer les bûches.

— Qu’est-ce que tu fais ? dis-je. Nous n’avons pas besoin de feu ce soir.

— C’est pour le faire rester tranquille, dit-il. Il fait toujours froid à Pâques, dit-il.

— Oui, mais ce n’est pas encore Pâques, dis-je. Laisse ça tranquille.

Il remit le pique-feu à sa place, prit le coussin sur la chaise de maman et le donna à Ben. Alors il s’accroupit devant la cheminée et resta tranquille.

Je lus le journal. Un silence complet régnait au premier étage. Dilsey entra et envoya Ben et Luster à la cuisine et dit que le dîner était prêt.

— Bon », dis-je. Elle sortit. Je restai assis à lire mon journal. Au bout d’un instant, j’entendis Dilsey qui regardait par la porte.

— Pourquoi que vous ne venez pas manger ? dit-elle.

— J’attends le dîner, dis-je.

— Il est sur la table, dit-elle. J’vous l’ai dit.

— Vraiment ? dis-je. Excusez-moi. Je n’ai entendu descendre personne.

— Elles ne descendent pas, dit-elle. Allez manger pour qu’après je leur monte quelque chose.

— Est-ce qu’elles sont malades ? dis-je. Qu’est-ce que le docteur a dit que c’était ? Pas la petite vérole, j’espère.

— Allons, venez Jason, dit-elle. Que je puisse en finir.

— Parfait, dis-je en relevant mon journal. Je n’attends plus que le moment de me mettre à table.

Je pouvais la sentir qui m’observait sur le pas de la porte. Je continuai ma lecture.

— Pourquoi que vous vous conduisez ainsi ? dit-elle. Quand vous savez toute la peine que j’ai.

— Si maman est plus souffrante qu’elle n’était lorsqu’elle est descendue déjeuner, c’est très bien, dis-je. Mais, aussi longtemps que je nourrirai des gens plus jeunes que moi, il faudra qu’ils viennent à table s’ils veulent manger. Préviens-moi quand le dîner sera prêt », dis-je en reprenant ma lecture. Je l’entendis qui montait l’escalier, d’un pas lourd, maugréant et geignant, comme si les marches étaient à pic et distantes de trois pieds. Je l’entendis devant la porte de ma mère, puis j’entendis qu’elle appelait Quentin comme si la porte était fermée à clé. Puis elle revint à la chambre de ma mère, puis ma mère alla parler à Quentin. Elles descendirent ensuite. Je lisais le journal.

Dilsey reparut à la porte. – Venez avant d’avoir pu inventer quelque nouvelle diablerie. Vous faites bien de vot’mieux, ce soir.

Je passai dans la salle à manger. Quentin était assise, la tête basse. Elle s’était de nouveau peinturluré la figure. Son nez ressemblait à un isolateur en porcelaine.

— Je suis heureux de constater que vous vous sentez assez bien pour descendre, dis-je à ma mère.

— C’est bien le moins que je puisse faire pour toi, venir à table, dit-elle. Peu importe comment je me sens. Je comprends bien que, lorsqu’un homme a travaillé toute la journée, il aime avoir toute sa famille autour de lui à l’heure des repas. Je voudrais te faire plaisir. J’aimerais seulement que Quentin et toi, vous vous entendiez mieux. Ma tâche serait plus facile.

— Nous nous entendons très bien, dis-je. Je ne vois pas d’inconvénients à ce qu’elle s’enferme à clé toute la journée si ça lui plaît. Mais je ne veux pas de toutes ces singeries et de ces mauvaises humeurs à table. Je sais que c’est beaucoup lui demander, mais je suis chez moi, ici. Chez vous, je veux dire.

— Non, chez toi, dit ma mère. C’est toi qui es le chef maintenant.

Quentin n’avait pas levé les yeux. Je servis et elle se mit à manger.

— Ton morceau de viande était-il bon ? dis-je, parce que je pourrais essayer d’en trouver un meilleur.

Elle ne dit rien.

— Je t’ai demandé si ton morceau de viande était bon, dis-je.

— Quoi ? dit-elle. Oui, très bon.

— Aimerais-tu un peu plus de riz ? dis-je.

— Non, dit-elle.

— Laisse-moi donc t’en donner un peu plus, dis-je.

— J’en ai assez, dit-elle.

— Pas du tout, voyons, dis-je. Je serais enchanté.

— Ta migraine est-elle passée ? dit ma mère.

— Ma migraine ? dis-je.

— Je craignais que tu n’en commences une, dit-elle, quand tu es rentré, cet après-midi.

— Oh, dis-je. Non, elle ne s’est pas déclarée. Nous avons eu tant à faire, cet après-midi, que je n’y ai plus songé.

— C’est donc pour ça que tu étais en retard ? » dit ma mère. Je pouvais voir que Quentin écoutait. Je la regardai. Son couteau et sa fourchette allaient toujours, mais je la surpris qui me regardait, et elle baissa de nouveau les yeux sur son assiette. Je dis :

— Non, j’ai prêté ma voiture à un type, vers trois heures, et il a fallu que j’attende qu’il me la ramène. » Je mangeai pendant un instant.

— Qui était-ce ? dit ma mère.

— Un de ces comédiens, dis-je. Apparemment, le mari de sa sœur avait fichu le camp avec une femme de la ville, et il voulait se lancer à leur poursuite.

Quentin mâchait sans broncher.

— Tu ne devrais pas prêter ta voiture à des gens comme ça, dit ma mère. Tu la prêtes trop facilement. C’est pourquoi je ne te la demande que lorsque je ne puis pas faire autrement.

— C’est ce que je commençais moi-même à me dire, dis-je. Mais il est revenu sans encombre, et il m’a dit qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait.

— Qui était la femme ? dit ma mère.

— Je vous dirai cela plus tard, dis-je. Je n’aime pas parler de ces choses, devant Quentin.

Quentin ne mangeait plus. De temps à autre elle buvait une gorgée d’eau, puis elle restait là à émietter du pain, le visage incliné sur son assiette.

— Évidemment, dit ma mère, les femmes qui vivent comme moi, en recluses, ne se doutent pas de ce qui se passe en ville.

— En effet, dis-je, elles ne s’en doutent pas.

— Ma vie a été bien différente, dit ma mère. Dieu merci, je ne connais rien à ces dévergondages. Je ne veux même pas les connaître. En cela, je diffère de la majorité des gens.

Je n’ajoutai rien de plus. Quentin était là, assise, à émietter son pain, attendant que j’eusse fini de manger. Elle dit alors, sans regarder personne : Est-ce que je puis partir maintenant ?

— Quoi ? dis-je. Mais, certainement, tu peux partir. Est-ce que tu nous attendais ?

Elle me regarda. Elle avait émietté tout son pain, mais ses mains continuaient comme pour en émietter encore, et ses yeux semblaient traqués, et elle commença à se mordre les lèvres, à croire qu’elle aurait dû s’empoisonner, avec tout le minium qu’elle s’était collé dessus.

— Grand’mère, dit-elle. Grand’mère…

— Tu voudrais manger autre chose ? dis-je.

— Pourquoi me traite-t-il ainsi, grand’mère ? dit-elle. Je ne lui ai jamais fait de mal.

— Je voudrais que vous vous entendiez bien, dit ma mère. Je n’ai plus que vous, et je voudrais tellement que vous vous entendiez mieux.

— C’est sa faute, dit-elle. Il ne veut pas me laisser tranquille. Il m’y oblige. S’il ne veut pas de moi ici, pourquoi ne me laisse-t-il pas retourner chez…

— Ça suffit, dis-je. Pas un mot de plus.

— Alors, pourquoi ne me laisse-t-il pas tranquille ? dit-elle. Il… Il ne fait que…

— À défaut de père, c’est lui qui s’en approche le plus, dit ma mère. C’est son pain que nous mangeons, toi et moi. Ce n’est que juste qu’il attende de nous un peu d’obéissance.

— C’est sa faute », dit-elle. Elle se leva d’un bond.

« C’est lui qui m’oblige à le faire. S’il pouvait seulement… » Elle leva ses yeux traqués, les bras agités de secousses contre ses flancs.

— Si je pouvais seulement quoi ? dis-je.

— Tout ce que je fais, c’est de votre faute. Si je suis mauvaise c’est que c’était fatal. Vous m’avez rendue comme ça. Je voudrais être morte. Je voudrais que nous soyons tous morts. » Puis elle s’enfuit en courant.

Nous l’entendîmes monter l’escalier quatre à quatre. Puis une porte battit.

— C’est la première chose intelligente qu’elle ait dite, dis-je.

— Elle n’est pas allée à l’école aujourd’hui, dit ma mère.

— Qu’en savez-vous ? dis-je. Étiez-vous en ville ?

— Je le sais, dit-elle. J’aimerais que tu lui témoignes un peu de bonté.

— Pour ça, il faudrait que je la voie plus d’une fois par jour, dis-je. Il faudra que vous la décidiez à descendre pour les repas. Comme ça, je pourrai lui donner un morceau de viande supplémentaire à chaque fois.

— Il y a bien des petites choses que tu pourrais faire.

— Comme de ne pas faire attention quand vous me demandez de veiller à ce qu’elle aille à l’école, dis-je.

— Elle n’y a pas été aujourd’hui, dit-elle. Je le sais. Elle dit qu’elle a été se promener en auto avec un de ses amis, cet après-midi, et que tu l’as suivi.

— Comment l’aurais-je pu, dis-je, étant donné que quelqu’un a gardé ma voiture toute la journée ? Qu’elle ait été à son école aujourd’hui ou non, c’est déjà de l’histoire ancienne. Si vous devez vous faire de la bile, faites-vous-en pour lundi prochain.

— J’aurais tant voulu que vous vous entendiez bien tous les deux, dit-elle. Mais, elle a hérité tous les traits des fortes têtes. Ceux de Quentin également. À l’époque, j’ai pensé que lui donner ce nom-là, avec tous les antécédents qu’elle avait déjà… Parfois, je crois que c’est par elle que Caddy et Quentin ont voulu me punir.

— Bon Dieu, dis-je. Vous en avez de bonnes ! Je ne m’étonne plus si vous passez votre temps à être malade.

— Comment, dit-elle. Je ne comprends pas.

— Je l’espère bien, dis-je. Il y a un tas de choses qu’une honnête femme ne comprend pas, et qu’elle fait mieux d’ignorer.

— Ils étaient tous les deux comme ça, dit-elle. Quand j’essayais de les corriger, ils se mettaient tout de suite du côté de leur père contre moi. Il répétait tout le temps qu’ils n’avaient pas besoin de surveillance, qu’ils savaient déjà ce que c’était que la pureté et l’honnêteté, seuls points dont les gens sont en droit d’espérer l’enseignement. Et maintenant, j’espère qu’il est satisfait.

— Vous avez Ben sur qui vous reposer, dis-je. Réjouissez-vous.

— Ils m’ont délibérément écartée de leur vie, dit-elle. C’était toujours elle et Quentin. Ils ne cessaient de conspirer contre moi. Et contre toi aussi, bien que tu fusses trop petit pour t’en rendre compte. Ils nous considéraient toujours, toi et moi, comme des étrangers, la même chose que pour ton oncle Maury. Je disais toujours à ton père qu’on leur laissait trop de liberté, qu’ils étaient trop souvent ensemble. Quand Quentin est allé à l’école, il a fallu la laisser y aller, elle aussi, l’année suivante, afin qu’elle pût être avec lui. Elle ne pouvait pas admettre que l’un de vous fît quelque chose sans qu’elle le fît aussi. C’était de la vanité chez elle, de la vanité et de l’amour-propre mal placé. Et puis, quand ses malheurs ont commencé, j’ai tout de suite senti que Quentin estimerait qu’il devait, à son tour, faire quelque chose d’aussi mal. Mais je ne croyais pas qu’il serait assez égoïste pour… je n’aurais jamais rêvé qu’il…

— Il savait peut-être que ce serait une fille, dis-je, et qu’une autre comme ça, c’était plus qu’il n’en pouvait supporter.

— Il aurait pu la retenir, dit-elle. Il semblait être la seule personne pour qui elle eût un peu de considération. Mais j’imagine que cela aussi faisait partie du châtiment.

— Oui, dis-je. Dommage que ça n’ait pas été moi au lieu de lui. Vous seriez un peu mieux lotie.

— Tu dis cela pour me faire de la peine, dit-elle. Mais je le mérite. Quand ils ont commencé à vendre les terres pour envoyer Quentin à Harvard, j’ai dit à ton père qu’il faudrait mettre de côté une somme équivalente pour toi. Ensuite, quand Herbert a proposé de te prendre avec lui dans sa banque, j’ai dit : Voilà Jason casé maintenant. Et quand les dépenses ont commencé à s’accumuler, quand je me suis vue forcée de vendre nos meubles et le reste des terres, je lui ai écrit immédiatement parce que, pensais-je, elle se rendra compte qu’elle et Quentin ont eu leur part et un peu aussi de ce qui revenait à Jason, et que c’est à elle qu’il appartient maintenant de le dédommager. J’ai dit : Elle fera cela par respect pour son père. C’est ce que je croyais à cette époque. Mais je ne suis qu’une pauvre vieille femme. On m’a élevée dans la croyance que les gens devaient se sacrifier pour ceux de leur chair et leur sang. C’est ma faute. Tu avais raison de me faire des reproches.

— Croyez-vous que j’aie besoin d’un homme pour me tenir sur mes jambes ? dis-je. Encore moins d’une femme qui ne pourrait même pas nommer le père de son enfant.

— Jason, dit-elle.

— C’est bon, dis-je. Je ne voulais pas dire ça. Jamais de la vie.

— Si je croyais cela possible, après tout ce que j’ai souffert.

— Mais non, voyons, dis-je. Ce n’est pas ce que je voulais dire.

— J’espère que cela au moins me sera épargné, dit-elle.

— Sans aucun doute, dis-je. Elle leur ressemble trop à tous les deux pour qu’on puisse en douter.

— C’est une chose que je ne pourrais pas supporter, dit-elle.

— Alors, cessez d’y penser, dis-je. Vous a-t-elle encore tracassée pour sortir la nuit ?

— Non. Je lui ai fait comprendre que c’était pour son bien et qu’elle m’en remercierait un jour. Elle emporte ses livres avec elle, et elle étudie après que j’ai fermé sa porte à clé. Il y a des nuits où je vois sa lumière jusqu’après onze heures.

— Comment savez-vous qu’elle étudie ? dis-je.

— Je ne peux pas m’imaginer ce qu’elle pourrait faire d’autre, seule dans sa chambre, dit-elle. Elle n’a jamais aimé lire.

— Non, dis-je, vous ne pourriez pas vous l’imaginer. Et vous pouvez en remercier votre étoile », dis-je. Mais, à quoi bon dire cela tout haut ? Elle se serait remise à pleurer.

Je l’entendis monter l’escalier. Puis elle appela Quentin, et Quentin dit Quoi ? à travers la porte. « Bonne nuit », dit ma mère. Puis j’entendis la clé dans la serrure, et ma mère rentra dans sa chambre.

Quand je montai, après avoir fini mon cigare, la lumière brûlait encore. Je pouvais voir le trou vide de la serrure mais je n’entendais aucun bruit. Elle étudiait en silence. Peut-être avait-elle appris cela à l’école. Je souhaitai le bonsoir à ma mère et rentrai dans ma chambre. Je sortis la boîte et refis le compte encore une fois. Je pouvais entendre le Grand Hongre Américain ronfler comme une toupie. J’ai lu quelque part qu’on opérait les hommes ainsi pour leur donner des voix de femme. Mais il ne savait peut-être pas ce qu’on lui avait fait. Je ne crois même pas qu’il ait jamais su ce qu’il avait essayé de faire et pourquoi Mr Burgess l’avait assommé avec le pieu de la barrière. Et si on l’avait tout simplement envoyé à Jackson pendant qu’il était sous l’éther, il ne se serait jamais aperçu du changement. Mais c’eût été trop simple pour un Compson. Il leur faut des idées deux fois plus compliquées. Avoir attendu pour le faire qu’il se soit échappé et qu’il ait essayé de violer une petite fille en pleine rue, et sous les yeux mêmes du père. Oui, comme j’ai dit, ils s’y sont pris trop tard pour leur opération et ils se sont arrêtés trop tôt. J’en connais au moins deux qui auraient bien besoin qu’on leur fasse quelque chose du même genre. Et l’une d’elles est à moins d’un mile d’ici. Mais, même cela n’arrangerait pas les choses, à mon avis. Comme je dis, quand on est née putain on reste putain. Et laissez-moi seulement vingt-quatre heures sans qu’un de ces sacrés Juifs de New York me prévienne de ce qui va se passer. Je ne tiens pas à gagner une fortune. Ça, c’est bon pour empiler les joueurs malins. Je ne veux qu’une chance égale de rattraper mon argent. Et après ça, ils pourront bien amener ici tout Beale Street et tout le bordel du diable, et deux pourront coucher dans mon lit et une troisième pourra prendre également ma place à table.