Ce que nous vîmes
quand nous vîmes Trachimbrod
ou
Une histoire d’amour
« Je n’ai jamais été dans une de ces choses-là », dit la femme que nous continuions à penser Augustine alors que nous savions qu’elle n’était pas Augustine. Ceci requit grand-père à rire en volumes. « Qu’y a-t-il de si drôle ? » demanda le héros. « Elle n’a jamais été dans une voiture. » « C’est vrai ? » « Il n’y a aucune raison d’avoir peur », dit grand-père. Il lui ouvrit la porte avant de la voiture et remua sa main sur le siège pour lui montrer qu’il n’était pas funeste. Il me sembla un minimum de savoir-vivre de lui abandonner le siège avant, non seulement parce que c’était une très vieille femme qui avait enduré beaucoup de choses terribles, mais parce que c’était la première fois qu’elle allait en voiture et que je pense que c’est le plus impressionnant d’être à l’avant. Le héros me dit par la suite que cela signifie la place du mort. Augustine s’assit à la place du mort. « Vous ne voyagerez pas avec trop de vitesse ? » demanda-t-elle. « Non, dit grand-père en disposant son ventre sous le volant. Dis-lui que les voitures sont très sûres et qu’elle n’a pas de raison d’avoir peur. » « Les voitures sont des objets sûrs, l’informai-je. Certaines ont même des airbags et des zones de déformation mais celle-ci n’en a pas. » Je crois qu’elle n’était pas amorcée pour le vrrroum que la voiture manufactura, parce qu’elle cria avec beaucoup de volume. Grand-père fit taire la voiture. « Je ne peux pas », dit-elle.
Alors que fîmes-nous ? Nous conduisîmes la voiture derrière Augustine, qui marcha. (Sammy Davis Junior, Junior marchait à côté d’elle, pour être sa compagne, et de telle sorte que nous n’aurions pas à sentir les pets de la chienne dans la voiture.) C’était seulement un kilomètre de distance, dit Augustine, de sorte qu’il lui serait possible de marcher et que nous arriverions quand même avant qu’il fasse trop noir pour voir quelque chose. Je dois dire que cela semblait très bizarre de rouler derrière quelqu’un qui marche, particulièrement quand la personne qui marche est Augustine. Elle était seulement capable de marcher plusieurs dizaines de mètres avant de devenir moulue et d’avoir à faire un hiatus. Quand elle faisait son hiatus, grand-père arrêtait la voiture et elle s’asseyait à la place du mort jusqu’à ce qu’elle soit prête à marcher de nouveau de sa façon étrange.
« Vous avez des enfants ? » demanda-t-elle à grand-père pendant qu’elle rassemblait son souffle. « Évidemment », dit-il. « Je suis son petit-fils », dis-je depuis l’arrière, ce qui me fit sentir comme une personne très fière, parce que je crois que c’était la première occasion que j’aie jamais eue de le dire à haute voix et que je perçus que cela rendait aussi grand-père une personne fière. Elle sourit d’abondance. « Je ne le savais pas. » « J’ai deux fils et une fille », dit grand-père. « Sacha est le fils de mon fils le plus âgé. » « Sacha », dit-elle, comme si elle désirait entendre le son de mon nom quand elle l’articulait. « Et as-tu des enfants ? » me demanda-t-elle. Je ris, parce que je trouvais que c’était une étrange question « Il est encore jeune » dit grand-père, et il posa sa main sur mon épaule. Je fus très remué de sentir son contact et de me rappeler que les mains peuvent aussi montrer l’amour. « De quoi parlez-vous ? » demanda le héros. « Est-ce qu’il a des enfants ? » « Elle veut savoir si tu as des enfants », dis-je au héros, et je savais que cela le ferait rire. Cela ne le fit pas rire. « J’ai vingt ans », dit-il. « Non, lui dis-je à elle, en Amérique ce n’est pas courant d’avoir des enfants. » Je ris, parce que je savais combien mes paroles avaient l’air sottes « A-t-il des parents ? » demanda-t-elle. « Évidemment, dis-je, mais sa mère travaille comme professionnelle, et il n’est pas inhabituel que son père prépare le dîner. » « Le monde change toujours », dit-elle. « Vous avez des enfants ? » demandai-je. Grand-père me présenta une expression de son visage qui signifiait, La ferme. « Vous n’avez pas à répondre, lui dit-il, si vous ne le désirez pas. » « J’ai un bébé, une petite fille », dit-elle, et je sus que c’était la fin de la conversation.
Quand Augustine marchait, elle ne marchait pas exclusivement. Elle ramassait des pierres pour les déplacer sur le côté de la route. Si elle témoignait une chose d’ordure, elle la ramassait aussi pour la déplacer sur le côté de la route. Quand il n’y avait rien sur la route, elle lançait une pierre à plusieurs mètres devant elle, puis la récupérait, puis la lançait devant elle encore. Ceci mangeait une grande quantité de temps, et nous ne bougeâmes jamais plus vite que très lentement. Je perçus que cela courrouçait grand-père parce qu’il tenait le volant avec beaucoup de force et aussi parce qu’il dit, « Cela me courrouce. Il fera noir avant que nous n’arrivions là-bas. »
« Nous sommes près », dit-elle de nombreuses fois. « Bientôt. Bientôt. » Nous la poursuivîmes quittant la route et entrant dans un champ. « C’est permis ? » demanda grand-père. « Qui nous en empêchera ? » dit-elle, et avec le doigt elle nous montra qu’il n’existait personne sur une longue distance. « Elle dit que personne ne nous en empêchera », dis-je au héros. Il avait son appareil autour du cou et s’attendait à beaucoup de photographies. « Il ne pousse plus rien ici, dit-elle. Ça n’appartient même plus à personne. Ce n’est que de la terre. Qui en voudrait ? » Sammy Davis Junior, Junior galopa sur le capot de la voiture où elle s’assit comme une étoile Mercedes.
Nous persévérâmes de poursuivre Augustine, elle persévéra de lancer sa pierre devant elle et puis de la récupérer. Nous la poursuivîmes et la poursuivîmes encore. Comme grand-père, je commençais à devenir courroucé aussi, ou du moins désorienté. « Nous avons déjà été ici, dis-je. Nous avons déjà témoigné cet endroit. » « Que se passe-t-il ? » demanda le héros depuis la banquette arrière. « Cela fait une heure que nous n’arrivons nulle part. » « Pensez-vous que nous arriverons bientôt ? » demanda grand-père en plaçant la voiture à côté d’elle. « Bientôt, dit-elle, bientôt. » « Mais il fera noir, oui ? » « Je vais aussi vite que je peux. »
Nous persévérâmes donc de la poursuivre. Nous la poursuivîmes à travers de nombreux champs et dans de nombreuses forêts, qui étaient difficiles pour la voiture. Nous la poursuivîmes sur des routes faites de pierre, et aussi dans la poussière, et aussi dans l’herbe. J’entendis les insectes qui commençaient à l’annoncer, et ce fut ainsi que je sus que nous ne verrions pas Trachimbrod avant la nuit. Nous la poursuivîmes en passant devant trois escaliers qui étaient très cassés et apparaissaient avoir autrefois introduit à des maisons. Elle posa la main sur l’herbe devant chacun. Il commença à faire plus noir tandis que nous la poursuivions sur des sentiers et aussi là où il n’y avait pas de sentier. « Il est presque impossible de la témoigner », articula grand-père, et malgré qu’il est aveugle, je dois confesser qu’il devenait presque impossible de la témoigner. Il faisait si noir que parfois je devais loucher mes yeux pour contempler sa robe blanche. C’était comme si elle était un fantôme, entrant et sortant de nos yeux. « Où est-elle passée ? » demanda le héros. « Elle est toujours là, dis-je. Regarde. » Nous passâmes devant un océan miniature – un lac ? – et dans un petit champ qui avait des arbres sur trois côtés et s’étalait dans l’espace sur le quatrième où j’entendis de l’eau dans le lointain. Il faisait maintenant trop noir pour témoigner quoi que ce soit.
Nous poursuivîmes Augustine jusqu’à un endroit près du milieu du champ et elle s’arrêta de marcher. « Descends, dit grand-père. Encore un hiatus. » Je me déplaçai sur la banquette arrière pour qu’Augustine puisse s’asseoir à la place du mort. « Que se passe-t-il ? » demanda le héros. « Elle fait un hiatus. » « Encore ? » « C’est une femme très âgée. » « Vous êtes fatiguée ? lui demanda grand-père. Vous avez beaucoup marché. » « Non, dit-elle, nous y sommes. » « Elle dit que nous y sommes », dis-je au héros. « Quoi ? » « Je vous ai informé qu’il n’y aurait rien, dit-elle. Tout fut détruit. » « Comment ça, nous y sommes ? » demanda le héros. « Dis-lui que c’est parce qu’il fait si noir, me dit grand-père, et que nous verrions plus de choses s’il ne faisait pas noir » « Il fait tellement noir », lui dis-je. « Non, dit-elle, c’est tout ce que vous verriez. C’est toujours comme ça, il fait toujours noir. »
Je m’implore de dépeindre Trachimbrod, de sorte que vous saurez pourquoi nous fûmes tellement surimpressionnés. Il n’y avait rien. Quand j’articule « rien » je ne veux pas dire qu’il n’y avait rien en dehors d’une ou deux maisons, et d’un peu de bois par terre, et de morceaux de verre, et de jouets d’enfants et de photographies. Quand j’articule qu’il n’y avait rien, ce que j’intentionne, c’est qu’il n’y avait aucune de ces choses, ni aucune chose quelle qu’elle soit. « Mais comment ? » demanda le héros. « Comment ? demandai-je à Augustine. Comment peut-il avoir existé quoi que ce soit ici ? » « Ce fut rapide », dit-elle, et cela m’aurait suffi. Je n’aurais plus posé aucune question ni dit aucune chose et je crois que le héros aussi non plus. Mais grand-père dit, « Dites-lui. » Augustine positionna ses mains si loin dans les poches de sa robe qu’elle semblait n’avoir rien après les coudes. « Dites-lui ce qui s’est passé », dit-il « Je ne sais pas tout. » « Dites-lui ce que vous savez. » Ce fut alors seulement que je compris que « lui », c’était moi. « Non », dit-elle « S’il vous plaît », dit-il. « Non », dit-elle. « S’il vous plaît. » « Tout fut très rapide, il faut le comprendre. On courait et on ne pouvait pas se demander ce qu’il y avait derrière ou on se serait arrêté de courir. » « Des tanks ? » « Un jour. » « Un jour ? » « Certains étaient partis avant. » « Avant l’arrivée des tanks ? » « Oui. » « Mais pas vous. » « Non. » « Vous avez eu de la chance d’endurer. » Silence. « Non. » Silence. « Si. » Silence. Nous aurions pu en rester là. Nous aurions pu contempler Trachimbrod, retourner à la voiture et suivre Augustine jusqu’à sa maison. Le héros aurait pu dire qu’il avait été à Trachimbrod, il aurait même pu dire qu’il avait rencontré Augustine, et grand-père et moi aurions pu dire que nous avions rempli notre mission. Mais grand-père ne fut pas satisfait de ceci. « Dites-lui, dit-il. Dites-lui ce qui s’est passé. » Je n’avais pas honte et je n’avais pas peur. Je n’avais rien. Je désirais seulement savoir ce qui allait se produire. Je n’intentionne pas ce qui allait se produire dans l’histoire d’Augustine, mais parmi grand-père et elle. « Ils nous mirent en rang, dit-elle. Ils avaient des listes. Ils étaient logiques. » Je traduisais pour le héros tandis qu’Augustine parlait. « Ils brûlèrent la synagogue. » « Ils brûlèrent la synagogue. » « Ce fut la première chose qu’ils firent. » « Ce fut la première chose. » « Puis ils mirent tous les hommes en rang. » Vous ne pouvez pas savoir ce que ça faisait d’avoir à entendre ces choses et puis à les répéter, parce que en les répétant j’avais l’impression que je les rendais nouvelles encore. « Et après ? » demanda grand-père. « C’était au milieu de la ville. Là », dit-elle, et elle tendit le doigt dans le noir. « Ils déroulèrent une Torah devant eux. C’est une chose terrible. Mon père nous ordonnait d’embrasser tout livre qui avait touché le sol. Livres de cuisine. Livres pour enfants. Policiers. Pièces de théâtre. Romans. Même des journaux intimes pas encore remplis. Le général longea le rang et dit à chaque homme de cracher sur la Torah ou qu’ils tueraient sa famille. » « Ce n’est pas vrai », dit grand-père. « C’est vrai », dit Augustine, et elle ne pleurait pas, ce qui me surprit beaucoup mais je comprends maintenant qu’elle avait trouvé des endroits pour sa mélancolie qui étaient derrière plus de masques que seulement ses yeux. « Le premier homme fut Yosef, qui était le cordonnier. L’homme avec une balafre sur le visage dit crache, et il leva un pistolet sur la tête de Rebecca. C’était sa fille, c’était une bonne amie à moi. On jouait aux cartes par là-bas, dit-elle, le doigt tendu vers le noir, et on se disait des secrets sur les garçons dont on était amoureuses, qu’on voulait épouser. » « Cracha-t-il ? » demanda grand-père. « Il cracha. Et puis le général dit, Piétine-la. » « Le fit-il ? » « Il le fit. » « Il la piétina », dis-je au héros. « Ensuite, il alla à la prochaine personne sur les rangs, qui était Izzy. Il m’avait appris le dessin dans sa maison, qui était là », dit-elle, et son doigt montrait le noir. « On restait très tard, à dessiner et à rire. On dansait, certains soirs, sur les disques de mon père. C’était un ami à moi et quand sa femme a eu son bébé, je m’en suis occupée comme s’il était à moi. Crache, dit l’homme aux yeux bleus et il mit un pistolet dans la bouche de la femme d’Izzy, exactement comme ça », dit-elle, et elle mit le doigt dans sa bouche. « Cracha-t-il ? » demanda grand-père. « Il cracha. » « Il cracha », dis-je au héros. « Et puis le général lui fit maudire la Torah, et cette fois il mit le pistolet dans la bouche du fils d’Izzy. » « Obéit-il ? » « Il obéit. Et puis le général lui fit déchirer la Torah de ses mains. » « Le fit-il ? » « Il le fit. » « Et puis le général arriva à mon père. » Il ne faisait pas trop noir pour que je voie que grand-père ferma les yeux « Crache, dit-il. » « Cracha-t-il ? » « Non », dit-elle, et elle dit non comme si c’était n’importe quel mot de n’importe quelle autre histoire, n’ayant pas le poids qu’il avait dans cette histoire-là. « Crache, dit le général aux cheveux blonds. » « Et il ne cracha pas ? » Elle ne dit pas non mais fit une rotation de sa tête de ci à là. « Il le mit dans la bouche de ma mère et dit crache sinon. » « Il le mit dans la bouche de sa mère. » « Non », dit le héros sans aucun volume. « Je vais la tuer sur-le-champ si tu ne craches pas, dit le général, mais il refusa de cracher. » « Et ? » demanda grand-père. « Et il la tua. » Je vous dirai que ce qui rendait cette histoire le plus effrayante était sa rapidité. Je ne veux pas dire ce qui se passait dans l’histoire mais comment l’histoire était racontée. J’avais l’impression qu’on ne pouvait l’arrêter. « Ce n’est pas vrai », dit grand-père, mais seulement pour lui-même. « Alors le général mit le pistolet dans la bouche de ma petite sœur qui avait quatre ans. Elle pleurait beaucoup. Je me rappelle. Crache, dit-il, crache sinon. » « Cracha-t-il ? » demanda grand-père. « Non », dit-elle. « Il ne cracha pas », dis-je au héros. « Pourquoi ne cracha-t-il pas ? » « Et le général abattit ma sœur. Je ne pouvais pas la regarder mais je me rappelle le bruit qu’elle fit en tombant par terre. J’entends ce bruit quand des choses tombent par terre aujourd’hui encore, n’importe quoi. » Si je pouvais, je ferais en sorte que rien ne tombe plus jamais par terre. « Je ne veux pas en entendre plus », dit le héros, et ce fut donc à ce moment que je cessai de traduire. (Jonathan, si tu ne veux toujours pas savoir le reste, ne lis pas ceci. Mais si tu persévères, ne le fais pas par curiosité, ce n’est pas une assez bonne raison.) « Ils déchirèrent la robe de ma grande sœur. Elle était enceinte et avait un gros ventre. Son mari était au bout du rang. Ils avaient construit une maison ici. » « Où ? » demandai-je. « Là où nous sommes. Nous sommes dans la chambre à coucher. » « Comment pouvez-vous le percevoir ? » « Elle avait très froid, je me rappelle, malgré que c’était l’été. Ils lui baissèrent sa culotte et un des hommes mit le bout du pistolet dans son endroit et les autres rirent si fort, je me rappelle le rire toujours. Crache, dit le général à mon père, crache ou plus de bébé. » « Cracha-t-il ? » demanda grand-père. « Non, dit-elle. Il tourna la tête et ils tirèrent dans l’endroit de ma sœur. » « Pourquoi refusait-il de cracher ? » demandai-je. « Mais ma sœur ne mourut pas. Alors ils lui mirent le pistolet dans la bouche pendant qu’elle était par terre à pleurer et à crier, les mains sur son endroit qui faisait tellement de sang. Crache, dit le général, ou nous ne l’abattrons pas. S’il vous plaît, dit mon père, pas comme ça. Crache, dit-il, ou nous la laisserons ici dans sa douleur et elle agonisera longtemps. » « Cracha-t-il ? » « Non, il ne cracha pas. » « Et ? » « Et ils ne tuèrent pas ma sœur. » « Pourquoi ? demandai-je. Pourquoi ne cracha-t-il pas ? Il était si religieux ? » « Non, dit-elle, il ne croyait pas en Dieu. » « Il était idiot », dit grand-père. « Vous avez tort », dit-elle. « C’est vous qui avez tort », dit grand-père. « Vous avez tort », dit-elle. « Et après ? » demandai-je, et je dois confesser que j’étais honteux d’enquérir. « Il mit le pistolet contre la tête de mon père. Crache, dit le général, et nous te tuerons. » « Et ? » demanda grand-père. « Et il cracha. » Le héros était distant de plusieurs mètres, il plaçait de la terre dans un sac en plastique qui s’appelle Ziploc. Après, il me dit que ceci était pour sa grand-mère, s’il l’informait un jour de son voyage. « Et vous ? demanda grand-père. Où étiez-vous ? » « J’étais là. » « Où ? Comment avez-vous échappé ? » « Ma sœur, je vous l’ai dit, n’était pas morte. Ils la laissèrent par terre après avoir tiré dans son endroit. Elle se mit à ramper. Elle ne pouvait pas se servir de ses jambes mais elle se traînait avec les mains et les bras. Elle laissait une trace de sang derrière elle et j’avais peur qu’ils la retrouvent de cette façon. » « La tuèrent-ils ? » demanda grand-père. « Non. Ils riaient en la regardant partir en rampant. Je me rappelle exactement ce rire. Ils faisaient » – elle rit dans le noir – « HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA HA. Tous les Gentils regardaient à leur fenêtre et elle criait à chacun, À l’aide, aidez-moi s’il vous plaît, je meurs. » « L’aidèrent-ils ? » demanda grand-père. « Non. Ils détournèrent tous la tête et se cachèrent. Je ne peux pas le leur reprocher. » « Pourquoi ? » demandai-je « Parce que, dit grand-père répondant pour Augustine, s’ils l’avaient aidée, on les aurait tués et on aurait tué leur famille. » « Je le leur reprocherais quand même », dis-je. « Pouvez-vous les pardonner ? » demanda grand-père à Augustine. Elle ferma les yeux pour dire, Non, je ne peux pas les pardonner. « Je désirerais que quelqu’un m’aide », dis-je. « Mais, dit grand-père, tu n’aiderais pas quelqu’un si cela signifiait qu’on t’assassine et qu’on assassine ta famille. » (Je réfléchis à ce sujet de nombreux instants et je compris qu’il avait raison. Je n’avais qu’à penser à Mini-Igor pour être certain que j’aurais aussi détourné et caché mon visage.) Il faisait si obscur maintenant, parce qu’il était tard, et parce qu’il n’y avait aucune lumière artificielle pendant des kilomètres, que nous ne nous voyions plus les uns les autres mais entendions seulement nos voix. « Tu les pardonnerais ? » demandai-je. « Oui, dit grand-père. Oui. J’essayerais. » « Vous pouvez seulement le dire parce que vous ne pouvez pas imaginer ce que c’était », dit Augustine. « Si, je peux. » « Ce n’est pas une chose qu’on peut imaginer. C’est une chose qui est. Après, on ne peut rien imaginer. »
« Ce qu’il fait noir », dis-je, ce qui semblait bizarre, mais parfois il vaut mieux dire quelque chose de bizarre que ne rien dire du tout. « Oui », dit Augustine. « Ce qu’il fait noir », dis-je au héros qui était revenu avec ses sacs de terre. « C’est vrai, dit-il, très noir. Je n’ai pas l’habitude d’être si loin des lumières artificielles. » « C’est vrai », dis-je. « Que lui arriva-t-il ? » demanda grand-père. « Elle s’échappa, oui ? » « Oui. » « Quelqu’un la sauva ? » « Non. Elle frappa à cent portes et aucune ne s’ouvrit. Elle se traîna dans la forêt où elle devint endormie d’avoir répandu du sang. Elle s’éveilla cette nuit-là, et le sang avait séché et malgré qu’elle avait l’impression d’être morte, c’était seulement le bébé qui était mort. Le bébé avait accepté la balle et sauvé sa mère. Un miracle. » Cela arrivait maintenant trop rapidement pour que je comprenne. Je voulais comprendre complètement, mais cela aurait requis un an pour chaque mot. « Elle était capable de marcher très lentement. Alors elle retourna à Trachimbrod, suivant la trace de son sang. » « Pourquoi retourna-t-elle ? » « Parce qu’elle était jeune et très bête. » (Est-ce pourquoi nous sommes retournés, Jonathan ?) « Elle avait peur de devenir tuée, oui ? » « Elle n’avait pas peur de ceci du tout. » « Et que se produisit-il ? » « Il faisait très noir et tous les villageois dormaient. Les Allemands étaient déjà à Kolki, alors elle n’avait pas peur d’eux. Malgré qu’elle n’aurait pas eu peur même si. Elle parcourut les maisons juives avec silence et rassembla tout, tous les livres, les habits, tout. » « Pourquoi ? » « Pour qu’ils ne les prennent pas. » « Les nazis ? » « Non, dit-elle, les villageois. » « Non », dit grand-père. « Si », dit Augustine « Non. » « Si. » « Non. » « Elle alla aux cadavres qui étaient dans un trou devant la synagogue et retira les dents en or, et coupa les chevelures autant qu’elle pouvait, même celle de sa mère, même celle de son mari, même la sienne. » « Pourquoi ? Comment ? » « Après ? » « Elle cacha ces choses dans la forêt de sorte qu’elle pourrait les retrouver quand elle reviendrait, et puis elle alla de l’avant. » « Où ? » « Dans des endroits. » « Où ? » « En Russie. Et d’autres endroits. » « Après ? » « Après, elle revint. » « Pourquoi ? » « Pour prendre les choses qu’elle avait cachées et découvrir ce qui restait. Comme toutes celles qui retournèrent, elle était certaine qu’elle découvrirait leur maison et leurs amis et même les parents qu’ils avaient vu tuer. Il est dit que le Messie viendra à la fin du monde. » « Mais ce n’était pas la fin du monde », dit grand-père. « C’était la fin du monde. Il n’est pas venu, c’est tout. » « Pourquoi n’est-il pas venu ? » « Ce fut la leçon que nous apprîmes de tout ce qui s’était passé – Dieu n’existe pas. Il fallut tous ceux qui cachèrent leur visage pour qu’il nous le prouve. » « Mais si c’était une façon de mettre votre foi à l’épreuve ? » dis-je. « Je ne pourrais croire en un Dieu qui mettrait la foi à l’épreuve de cette façon. » « Mais si ce n’était pas en Son pouvoir ? » « Je ne pourrais croire en un Dieu qui ne pourrait empêcher ce qui s’est passé. » « Mais si c’était l’homme, et pas Dieu, qui fit tout cela ? » « Je ne crois pas en l’homme non plus. »
« Que découvrit-elle quand elle retourna la deuxième fois ? » demanda grand-père. « Ceci », dit-elle, et elle bougea le doigt sur l’étendue noire. « Rien. Cela n’a pas changé du tout depuis son retour. Ils prirent tout ce que les Allemands avaient laissé et partirent pour d’autres shtetls. » « Alla-t-elle de l’avant quand elle vit ceci ? » demandai-je. « Non, elle resta. Elle découvrit la maison la plus proximale de Trachimbrod, toutes celles qui ne furent pas détruites étaient vides, et elle se promit d’y vivre jusqu’à sa mort. Elle récupéra toutes les choses qu’elle avait cachées et les apporta dans sa maison. C’était sa punition. » « Pourquoi ? » « Pour avoir survécu », dit-elle.
Avant que nous nous départions, Augustine nous guida jusqu’au monument à Trachimbrod. C’était un morceau de pierre, approximativement de la taille du héros, placé au milieu du champ, tellement au milieu qu’il était très impossible à trouver la nuit. La pierre disait en russe, ukrainien, hébreu, polonais, yiddish, anglais et allemand :
CE MONUMENT EST DÉDIÉ À LA MÉMOIRE
DES 1204 TRACHIMBRODIENS
QUI TOMBÈRENT VICTIMES DU FASCISME ALLEMAND
LE 18 MARS 1942.
Inauguré le 18 mars 1992.
Yitzhak Shamir, Premier ministre de l’État d’Israël
Je restai avec le héros devant ce monument de nombreuses minutes pendant qu’Augustine et grand-père s’éloignaient dans le noir. Nous ne disions rien. Ç’aurait été un minimum d’ignorer-vivre de parler. Je le regardai une fois pendant qu’il écrivait l’information du monument dans son journal, et je perçus qu’il me regarda une fois pendant que je contemplais le monument. Il percha dans l’herbe et je perchai à côté de lui. Nous perchâmes pendant plusieurs instants et puis nous nous étendîmes tous deux sur le dos et l’herbe était comme un lit. Parce qu’il faisait si noir, nous voyions beaucoup des étoiles. C’était comme si nous étions sous un grand parapluie, ou sous une robe. (Je n’écris pas cela seulement pour toi, Jonathan. C’est vraiment ce que c’était pour moi.) Nous parlâmes pendant de nombreuses minutes, au sujet de nombreuses choses, mais en vérité je ne l’écoutais pas, et il ne m’écoutait pas, et je ne m’écoutais pas moi-même, et il ne s’écoutait pas lui-même. Nous étions dans l’herbe, sous les étoiles, et c’est ce que nous faisions.
Finalement, grand-père et Augustine revinrent.
Cela nous captura seulement cinquante pour cent du temps de voyager en retour que cela ne nous en avait capturé de voyager jusque-là. Je ne sais pas pourquoi, mais j’en ai une idée. Augustine ne nous invita pas à entrer quand nous revînmes. « Il est tellement tard », dit-elle. « Vous devez être moulue », dit grand-père. Elle sourit de moitié. « Je ne suis pas trop bonne à dormir. » « Interroge-la au sujet d’Augustine », dit le héros. « Et Augustine, la femme sur la photographie, savez-vous quelque chose d’elle ou comment nous pourrions la trouver ? » « Non », dit-elle, et elle ne regardait que moi quand elle dit ceci. « Je sais que son grand-père s’échappa, parce que je le revis une fois, un an plus tard peut-être, peut-être deux. » Elle me donna un instant pour traduire « Il revint à Trachimbrod pour voir si le Messie était venu. Nous mangeâmes un repas chez moi. Je lui fis cuire le peu de choses que j’avais et je lui donnai un bain. Nous essayions de nous rendre propres. Il avait vécu beaucoup de choses, je le voyais, mais nous savions qu’il ne fallait poser aucune question. » « Demande-lui de quoi ils ont parlé. » « Il veut savoir de quoi vous avez parlé. » « De rien, en vérité. De choses poids plume. Nous parlâmes de Shakespeare, je me rappelle, une pièce que nous avions lue tous les deux. Elles étaient traduites en yiddish, tu sais. Et il m’en avait donné une à lire autrefois. Je suis sûre que je l’ai encore ici. Je peux la trouver pour te la donner. » « Et que se passa-t-il ensuite ? » demandai-je. « Nous nous sommes disputés au sujet d’Ophélie. Une très grave dispute. Il me fit pleurer et je le fis pleurer. Nous n’avons parlé de rien. Nous avions trop peur. » « Avait-il déjà fait la connaissance de ma grand-mère ? » « Avait-il déjà fait la connaissance de sa seconde épouse ? » « Je ne sais pas. Il n’en parla pas une seule fois, et je crois plutôt qu’il en aurait parlé. Mais peut-être pas. C’était une époque si difficile pour la parole. On avait toujours peur de dire ce qu’il ne fallait pas et, d’ordinaire, il semblait convenable de ne rien dire du tout. » « Demande-lui combien de temps il resta à Trachimbrod. » « Il veut savoir combien de temps son grand-père resta à Trachimbrod. » « L’après-midi seulement. Un déjeuner, un bain et une dispute, dit-elle, et je crois que c’était plus long qu’il ne désirait. Il avait seulement besoin de voir si le Messie était venu. » « Comment était-il ? » « Il veut savoir à quoi ressemblait son grand-père. » Elle sourit et mit les mains dans les poches de sa robe. « Il avait un visage rude et d’épaisses chevelures brunes. Dis-lui. » « Il avait un visage rude et d’épaisses chevelures brunes. » « Il n’était pas très grand Peut-être aussi grand comme toi. Dis-lui. » « Il n’était pas très grand. Peut-être aussi grand comme toi. » « On lui avait pris tant de choses. Je l’avais vu autrefois et c’était un gamin, et en deux ans c’était devenu un vieil homme. » Je dis ceci au héros puis demandai, « Ressemble-t-il à son grand-père ? » « Avant tout ce qui s’est passé, oui. Mais Safran changea tellement. Dis-lui qu’il ne faut jamais qu’il change comme ça. » « Elle dit qu’il te ressemblait autrefois, mais qu’après il changea. Elle dit qu’il faut que tu ne changes jamais. » « Demande-lui s’il y a d’autres survivants dans la région. » « Il veut savoir s’il y a des juifs dans les restes. » « Non, dit Augustine. Il y a un juif à Kivertsy qui m’apporte à manger, parfois. Il dit qu’il connaissait mon frère dans sa profession, à Loutsk, mais je n’avais pas de frère. Il y a un autre juif de Sokeretchy, qui vient me faire du feu en hiver. C’est très difficile en hiver pour moi, parce que je suis une vieille femme et que je ne peux plus couper du bois. » Je dis ceci au héros. « Demande-lui si elle pense qu’ils risquent d’être au courant, pour Augustine. » « Sauraient-ils quelque chose au sujet d’Augustine ? » « Non, dit-elle. Ils sont très vieux. Ils ne se rappellent rien. Je sais que quelques juifs de Trachimbrod ont survécu, mais je ne sais pas où ils sont. Les gens se sont tellement déplacés. Je connaissais un homme de Kolki qui s’échappa et ne dit plus jamais un seul mot. C’était comme si on lui avait cousu les lèvres avec du fil et une aiguille. Exactement. » Je dis ceci au héros. « Viendrez-vous avec nous ? demanda grand-père. Nous nous occuperons de vous, nous vous ferons du feu en hiver. » « Non », dit Augustine. « Venez avec nous, dit-il. Vous ne pouvez pas vivre ainsi. » « Je sais, dit-elle, mais. » « Mais vous. » « Non. » « Et puis. » « Non. » « Pourriez. » « Peux pas. » Silence. « Demeurez un moment, dit-elle. J’aimerais lui présenter quelque chose. » Il se matérialisa alors pour moi que nous ne savions pas plus son nom qu’elle ne savait le nom de grand-père ou celui du héros. Seulement le mien. « Elle rentre récupérer une chose pour toi », dis-je au héros. « Elle ne connaît pas son propre intérêt, dit grand-père. Elle n’a pas survécu pour être comme elle est. Si elle s’est soumise, elle devrait se tuer. » « Peut-être est-elle heureuse à l’occasion, dis-je. Nous ne savons pas. Je crois qu’elle était heureuse aujourd’hui. » « Elle ne désire pas le bonheur, dit grand-père. La seule façon qu’elle peut vivre est si elle est mélancolique. Elle veut que nous ayons des remords pour elle. Elle veut que nous portions son deuil, pas celui des autres. »
Augustine revint dehors de sa maison avec un carton marqué AU CAS OÙ au crayon bleu. « Tenez », dit-elle au héros. « Elle désire que tu aies ceci », lui dis-je. « Je ne peux pas », dit-il. « Il dit qu’il ne peut pas. » « Il doit. » « Elle dit que tu dois. » « Je n’ai pas compris pourquoi Rivka cacha son alliance dans le bocal, ni pourquoi elle me dit, Au cas où. Au cas où et puis quoi ? Quoi ? » « Au cas où elle serait tuée », dis-je. « Oui, et puis quoi ? En quoi l’alliance serait-elle différente ? » « Je ne sais pas », dis-je. « Demande-lui », dit-elle. « Elle veut savoir pourquoi son amie mit de côté son alliance quand elle pensa qu’elle serait tuée. » « Pour qu’il reste une preuve qu’elle avait existé », dit le héros. « Quoi ? » « Une preuve. Une trace. Un document. Un témoignage. » Je dis ceci à Augustine. « Mais l’alliance est inutile pour ceci. Les gens peuvent se rappeler sans l’alliance. Et quand ces gens oublient, ou meurent, personne n’est plus au courant, pour l’alliance. » Je dis ceci au héros. « Mais l’alliance pourrait servir de rappel, dit-il. Chaque fois qu’on la voit, on pense à elle. » Je dis à Augustine ce qu’avait dit le héros. « Non, dit-elle. Je crois qu’elle pensait au cas présent. Au cas où quelqu’un viendrait un jour faire des recherches. » Je ne percevais pas si elle me parlait à moi ou au héros. « De sorte que nous aurions quelque chose à découvrir », dis-je. « Non, dit-elle. L’alliance n’existe pas pour toi. Tu existes pour l’alliance. L’alliance n’est pas au cas où toi. Tu es au cas où l’alliance. » Elle excava la poche de sa robe et en retira une alliance. Elle tenta de la mettre au doigt du héros mais elle n’harmonisait pas, alors elle tenta de la lui passer au plus menu doigt mais elle n’harmonisait toujours pas. « Elle avait de petites mains », dit le héros. « Elle avait de petites mains », dis-je à Augustine. « Oui, dit-elle, si petites. » Elle tenta encore de mettre l’alliance au petit doigt du héros et elle s’appliqua très rétivement et je perçus que cela faisait le héros avec de nombreux genres de douleurs, malgré qu’il n’en exhibait même pas une. « Elle n’harmonisera pas », dit-elle, et quand elle retira l’alliance, je vis que l’alliance avait fait une coupure autour du plus menu doigt du héros.
« Nous irons de l’avant, dit grand-père. Il est temps que nous nous départions. » Je dis ceci au héros. « Dis-lui merci encore une fois. » « Il dit merci, dis-je. Et je vous remercie aussi. » Maintenant elle pleurait de nouveau. Elle pleura quand nous arrivâmes, et elle pleura quand nous nous départîmes, mais elle ne pleura jamais quand nous étions là. « Puis-je vous poser une question ? » demandai-je. « Bien sûr », dit-elle. « Moi, c’est Sacha, comme vous savez, et lui, Jonathan, et la chienne Sammy Davis Junior, Junior, et lui, grand-père, c’est Alex. Et vous ? » Elle fut silencieuse un moment. « Lista », dit-elle. Et puis elle dit, « Puis-je te poser une question ? » « Bien sûr. » « La guerre est-elle finie ? » « Je ne comprends pas. » « Je suis… », articula-t-elle, ou commença-t-elle d’articuler, mais alors grand-père accomplit quelque chose à quoi je ne m’attendais pas. Il s’assura de la main d’Augustine dans la sienne et lui donna un baiser sur les lèvres. Elle fit une rotation de nous vers la maison. « Il faut que je rentre m’occuper de mon bébé, dit-elle. Je lui manque. »