Un défilé, une mort, une proposition, 1804-1969
 

Quand vint son douzième anniversaire, mon arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère avait reçu au moins une demande en mariage de chacun des citoyens de Trachimbrod : d’hommes qui avaient déjà une épouse, de vieillards tortus qui discutaient sur les vérandas de choses qui pouvaient ou ne pouvaient pas avoir eu lieu des dizaines d’années auparavant, de gamins sans poils aux aisselles, de femmes aux aisselles poilues, et du défunt philosophe Pinchas T, qui, dans son unique article digne d’intérêt, « À la poussière : Tu n’es qu’homme et tu retourneras à l’homme », avait soutenu qu’il serait possible, en théorie, de renverser le rapport de l’art et de la vie. Elle se contraignait à rougir, battait de ses longs cils et disait à chacun, Peut-être pas. Yankel dit que je suis encore trop jeune. Mais c’est une offre bien tentante.

Ce qu’ils sont bêtes, se tournant vers Yankel.

Attends que je sois mort, refermant son livre. Tu pourras choisir celui que tu veux. Mais pas tant que je vivrai encore.

Je n’en voudrais aucun, lui embrassant le front. Ils ne sont pas pour moi. Et puis, riant, j’ai déjà le plus bel homme de tout Trachimbrod.

Qui est-ce ? la tirant sur ses genoux. Je vais le tuer.

Lui taquinant le nez avec le petit doigt. C’est toi, idiot.

Ah non, tu me dis qu’il faut que je me tue ?

J’imagine.

Ne pourrais-je pas être un peu moins beau ? Si cela m’épargne de me tuer de ma propre main ? Ne pourrais-je pas être un peu laid ?

D’accord, riant, on peut dire que ton nez est un peu crochu. Et à y regarder de plus près, ton sourire est carrément moins que beau.

Maintenant c’est toi qui me tues, riant.

C’est mieux que si tu le faisais toi-même.

Tu dois avoir raison. De cette façon, je n’aurai pas à me sentir coupable, après.

Je te rends un grand service.

Alors, merci, chérie. Comment pourrais-je te revaloir ça ?

Tu es mort. Tu ne peux rien faire.

Je reviendrai pour cet unique service. Tu n’as qu’à dire lequel.

Bon, j’imagine que je devrais te demander de me tuer, alors. Pour m’épargner la culpabilité.

C’est comme si c’était fait.

Quelle chance nous avons de nous avoir l’un l’autre, non ?

Ce fut après la demande en mariage du fils du fils de Bitzl Bitzl – Je regrette beaucoup, mais Yankel pense qu’il vaut mieux que j’attende – qu’elle revêtit son costume de Reine du Char pour le treizième festival annuel du jour de Trachim. Yankel avait entendu les femmes parler de sa fille (il n’était pas sourd), et il avait vu les hommes la peloter (il n’était pas aveugle), mais l’aider à endosser son costume de sirène, avoir à en attacher les bretelles autour de ses épaules maigrichonnes rendait tout le reste facile, par comparaison (il n’était qu’un homme).

Tu n’es pas obligée de te déguiser si tu n’en as pas envie, dit-il en enfilant sur ses bras minces les longues manches du costume de sirène qu’elle avait redessiné chacune des huit dernières années. Tu n’es pas obligée d’être la Reine du Char, tu sais.

Mais bien sûr que si, dit-elle. Je suis la plus jolie fille de Trachimbrod.

Je croyais que tu ne voulais pas être jolie.

C’est vrai, dit-elle, sortant la boule de son collier pour la passer au-dessus de son costume. C’est un tel fardeau. Mais qu’y puis-je ? Je suis maudite.

Mais tu n’es pas obligée de le faire, dit-il, remettant la boule sous le costume. Ils n’ont qu’à choisir une autre fille, cette année. Tu pourrais donner sa chance à une autre.

Ça ne me ressemble pas.

Mais tu pourrais le faire quand même.

Non.

Mais nous étions d’accord que les cérémonies et les rituels sont ineptes.

Mais nous étions d’accord aussi qu’ils sont ineptes pour ceux qui sont à l’extérieur. Je suis au centre de cette cérémonie.

Je t’ordonne de ne pas y aller, dit-il, sachant que ça ne marcherait jamais.

Je t’ordonne de ne pas me donner d’ordres, dit-elle.

Mon ordre l’emporte.

Pourquoi ?

Parce que je suis le plus vieux.

C’est un sot qui parle.

Alors parce que j’ai ordonné le premier.

C’est toujours le même sot qui parle.

Mais ça ne te plaît même pas, dit-il. Tu te plains toujours après.

Je sais, dit-elle, ajustant la queue qui était couverte d’écailles faites de paillettes bleues.

Alors pourquoi ?

Cela te plaît-il de penser à maman ?

Non.

Cela te fait-il mal après ?

Oui.

Alors pourquoi continues-tu à le faire ? demanda-t-elle. Et pourquoi, s’étonna-t-elle, se rappelant la description de son viol, poursuivons-nous ?

Yankel s’absorba dans ses pensées, tentant plusieurs fois de commencer une phrase.

Quand tu trouveras une réponse acceptable, je renoncerai à mon trône. Elle l’embrassa sur le front, sortit de la maison et prit le chemin de sa rivière éponyme.

Debout près de la fenêtre, il attendit.

Des dais de mince ficelle blanche couvraient les ruelles de terre de Trachimbrod cet après-midi du printemps 1804 comme chaque jour de Trachim depuis treize ans. C’était une idée de Bitzl Bitzl pour commémorer les premiers rebuts qui étaient remontés du chariot. Une extrémité de ficelle blanche était entortillée autour de la bouteille de vieux vermouth à moitié vide sur le plancher de la bicoque chancelante de l’ivrogne Omeler S, l’autre autour d’un bougeoir d’argent terni sur la table de salle à manger de la maison de brique qui comptait quatre chambres à coucher du Rabbin Tolérable, de l’autre côté de la boueuse rue Shelister ; mince ficelle blanche tendue comme une corde à linge depuis la colonne gauche de la tête d’un lit à baldaquin dans un deuxième étage où loge une catin jusqu’au bouton de porte de cuivre froid d’une glacière dans le sous-sol où le Gentil Kerman K a son échoppe d’embaumeur ; ficelle blanche reliant le boucher au marieur par-dessus les frondaisons tranquilles (et le souffle coupé par l’attente) qui bordent la Brod ; ficelle blanche du menuisier au modeleur de cire, à la sage-femme, en triangle scalène par-dessus la fontaine de la sirène couchée au milieu de la place du shtetl. Les beaux hommes s’assemblaient le long de la berge tandis que le défilé des chars s’avançait depuis les petites chutes jusqu’aux étals des marchands de jouets et de pâtisseries installés près de la plaque marquant l’endroit où le chariot avait, ou n’avait pas, versé et coulé :

 

CETTE PLAQUE MARQUE L’ENDROIT

(OU UN ENDROIT PROCHE DE L’ENDROIT)

OÙ LE CHARIOT D’UN CERTAIN

TRACHIM B

(CROYONS-NOUS)

EST TOMBÉ À L’EAU.

Proclamation du shtetl, 1791

 

Le premier à passer devant la fenêtre du Rabbin Tolérable, d’où ce dernier donnait sa nécessaire approbation d’une inclinaison de tête, fut le char de Kolki. Il était orné de milliers de papillons orange et rouges qui se pressaient sur le char à cause de la combinaison spécifique de carcasses d’animaux accrochées à son infrastructure. Un garçon roux vêtu d’un pantalon orange et d’une chemise d’apparat se tenait immobile comme une statue sur la plate-forme de bois. Au-dessus de lui, un écriteau proclamait, LES HABITANTS DE KOLKI PARTICIPENT À LA CÉLÉBRATION AVEC LEURS VOISINS DE TRACHIMBROD ! Il serait le sujet de bien des peintures un jour, quand les enfants de l’assistance devenus vieux s’installeraient avec leurs aquarelles sur leur croulante véranda. Mais il ne le savait pas alors, et les autres non plus, tout comme aucun d’entre eux ne savait que j’écrirais un jour ceci.

Ensuite venait le char de Rivne, qui était couvert d’une extrémité à l’autre de papillons verts. Puis les chars de Loutsk, Samy, Kivertsy, Sokeretchy et Kovel. Chacun était couvert d’une couleur, de milliers de papillons attirés par des carcasses sanguinolentes : papillons bruns, papillons violets, papillons jaunes, papillons roses, blancs. La foule qui se pressait le long de l’itinéraire du défilé vociférait avec tant d’enthousiasme et si peu d’humanité qu’un mur impénétrable de bruit en était érigé, un braillement commun qui envahissait tout avec une telle constance qu’on aurait pu le prendre pour un silence commun.

Le char de Trachimbrod était couvert de papillons bleus. Brod était assise sur une plate-forme surélevée, au milieu, entourée des princesses du char, jeunes filles du shtetl, vêtues de dentelle bleue et qui remuaient les bras dans les airs comme des vagues. Un quatuor de violoneux jouait des chants polonais sur une autre plate-forme à l’avant du char tandis qu’un autre quatuor jouait des mélodies traditionnelles ukrainiennes à l’arrière, et l’interférence des deux produisait une troisième mélodie dissonante qu’entendaient seulement les princesses du char et Brod. Yankel regardait de sa fenêtre, tripotant la boule qui semblait avoir pris tout le poids qu’il avait perdu au cours des soixante dernières années.

Quand le char de Trachimbrod atteignit les étals de jouets et de pâtisseries, Brod reçut du Rabbin Tolérable le signal de jeter les sacs dans l’eau. Là-haut, là-haut… L’arc du regard collectif – depuis la main de Brod jusqu’à la rivière – était l’unique chose qui existât dans l’univers à cet instant : unique arc-en-ciel indélébile. En bas, en bas… Ce ne fut pas avant que le Rabbin Tolérable soit relativement sûr que les sacs avaient atteint le fond de la rivière que les hommes reçurent la permission – un autre de ses hochements de tête spectaculaires – de plonger à leur recherche.

Il était impossible de voir ce qui se passait dans l’eau avec tous ces remous, toutes ces éclaboussures. Les femmes et les enfants acclamaient furieusement les hommes qui battaient furieusement des bras et des jambes, s’agrippant les uns les autres pour avoir l’avantage. Ils remontaient par vagues, avec parfois des sacs entre les dents ou dans les mains, puis replongeaient avec toute la vigueur dont ils étaient capables. L’eau bondissait, les arbres se balançaient dans l’attente, le ciel relevait lentement sa robe bleue pour révéler la nuit.

Et puis :

Je l’ai ! cria un homme de l’autre côté de la rivière. Je l’ai ! Les autres plongeurs poussèrent un soupir de déception et regagnèrent la rive en nageant sur le dos ou demeurèrent sur place, maudissant la bonne fortune du vainqueur. Mon arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand père regagna la rive, maintenant le sac d’or au-dessus de sa tête. Une grande foule l’attendait quand il tomba à genoux et déversa le contenu du sac dans la boue. Dix-huit pièces d’or. La moitié d’un salaire annuel.

COMMENT T’APPELLES-TU ? demanda le Rabbin Tolérable.

Je suis Shalom, dit-il. Je suis de Kolki.

LE KOLKIEN EST PROCLAMÉ VAINQUEUR ! vociféra le rabbin, perdant sa calotte dans toute cette agitation.

Tandis que le murmure des grillons appelait l’obscurité, Brod demeura sur le char pour assister au commencement du festival sans être ennuyée par les hommes. Les participants du défilé et les gens du shtetl étaient déjà ivres – bras dessus bras dessous, mains baladeuses, doigts indiscrets, cuisses accommodantes, tous ne pensant qu’à elle. Les ficelles commençaient à pendre (des oiseaux se posaient dessus, pesant sur le milieu ; des brises soufflaient, les balançant d’un côté à l’autre comme des vagues), et les princesses avaient couru sur la berge pour voir l’or et se presser contre les visiteurs.

Il y eut d’abord une brume, puis la pluie, si lente qu’on pouvait suivre des yeux les gouttes dans leur chute. Les hommes et les femmes continuèrent à danser en se tripotant tandis que les orchestres klezmer déversaient leur musique par les rues. Des jeunes filles capturaient des lucioles avec des filets d’étamine à fromage. Elles leur ouvraient l’abdomen pour se peindre les paupières de leur phosphorescence. Les garçons écrasaient des fourmis entre leurs doigts, sans savoir pourquoi.

La pluie s’intensifia et les participants au défilé se rendirent malades de bière et de vodka maison. Des gens faisaient sauvagement l’amour dans les coins sombres entre les maisons et sous le dais retombant des saules pleureurs. Des couples s’entaillaient le dos sur les coquillages, les brindilles et les galets des eaux peu profondes de la Brod. Ils s’entraînaient chacun chacune sur l’herbe : jeunes hommes effrontés, mus par la concupiscence, femmes blasées moins humides qu’une haleine sur une vitre, puceaux aux gestes de jeunes aveugles, veuves soulevant leurs voiles, écartant les jambes, implorant – qui ?

De l’espace, les astronautes voient les gens qui font l’amour comme de minuscules granules de lumière. Pas de lumière, précisément, mais une lueur qu’on pourrait prendre pour de la lumière – un rayonnement coïtal qui met des générations à se déverser comme du miel à travers l’obscurité jusqu’aux yeux des astronautes.

Au bout d’un siècle et demi environ – après que les amants qui produisirent la lueur seront depuis longtemps couchés en permanence sur le dos – les grandes villes seront visibles de l’espace. Elles luiront toute l’année. Les villes de moindre importance seront elles aussi visibles, mais avec beaucoup de difficulté. Les shtetls seront quasiment impossibles à détecter. Les couples isolés, invisibles.

La lueur est née de l’addition de milliers d’amours. Jeunes mariés et adolescents qui étincellent comme des briquets au butane, couples d’hommes qui brûlent vite et d’une flamme brillante, couples de femmes qui illuminent des heures durant d’une douce multitude de lueurs, partouzes semblables à ces joujoux tournoyant en gerbes d’étincelles qu’on vend dans les fêtes foraines, couples s’efforçant sans succès d’avoir des enfants qui impriment leur image frustrée sur le continent comme la fleur qu’une vive lumière laisse dans l’œil après qu’on s’en est détourné.

Certaines nuits, certains lieux sont un peu plus brillants. Il est difficile de regarder fixement New York le jour de la Saint-Valentin, ou Dublin le jour de la Saint-Patrick. La vieille ville de Jérusalem derrière ses murailles s’allume comme une bougie chacune des huit nuits de Hannukah. Le jour de Trachim est le seul moment de toute l’année où le minuscule village de Trachimbrod peut être aperçu de l’espace, quand il produit assez de voltage copulatoire pour électrifier sexuellement les cieux polono-ukrainiens. Nous sommes là, dira la lueur de 1804 dans un siècle et demi. Nous sommes là, et nous sommes vivants.

Mais Brod n’était pas un point lumineux de cette espèce de lumière, elle n’ajoutait pas son courant au voltage collectif. Elle descendit du char, des flaques de pluie s’assemblaient dans les gouttières de ses côtes. Et elle suivit la ligne de fracture Juif/Humain pour regagner les maisons d’où le charivari pourrait être observé à distance. Les femmes ricanaient à son passage et les hommes se servaient de leur ivresse comme d’une excuse pour la bousculer, se frotter contre elle, et coller leur visage assez près du sien pour la renifler ou lui embrasser la joue.

Brod, tu n’es qu’une sale fille de la rivière !

Ne voudrais-tu me tenir la main, Brod ?

Ton père est un homme couvert de honte, Brod.

Allez, tu en es capable. Un petit cri de plaisir.

Elle les ignora tous. Les ignora quand ils crachaient à ses pieds ou lui pinçaient les fesses. Les ignora quand ils la maudissaient et l’embrassaient, et quand ils la maudissaient de leurs baisers. Les ignora même quand ils firent d’elle une femme, les ignora comme elle avait appris à ignorer toute chose du monde qui n’était pas à l’écart, et en deçà.

Yankel ! dit-elle en ouvrant la porte. Yankel ! Me voilà. Allons sur le toit regarder le bal et manger de l’ananas avec les doigts !

Elle traversa le petit salon de la démarche heurtée d’un homme six fois plus âgé qu’elle, traversa la cuisine en ôtant son costume de sirène, et la chambre, à la recherche de son père. La maison était pleine d’une odeur d’humidité et de pourriture, comme si on avait laissé une fenêtre ouverte, invitation pour tous les fantômes d’Europe de l’Est. Mais c’était l’eau qui s’était insinuée dans les interstices des planches, comme l’haleine entre les dents d’une bouche close. Et l’odeur de la mort.

Yankel ! appela-t-elle, sortant ses jambes maigres de la queue de la sirène, découvrant le poil dru de son pubis encore assez neuf pour dessiner un triangle net.

Dehors : des lèvres se soudaient à des lèvres sur le foin dans les granges et des doigts rencontraient des cuisses rencontraient des lèvres rencontraient des oreilles rencontraient des creux de genoux sur des édredons sur des pelouses d’inconnus, tous pensant à Brod, chacun pensant seulement à Brod.

Yankel ? Tu es là ? appela-t-elle, allant nue de pièce en pièce, les tétons violets et durcis par le froid, la peau pâle hérissée en chair de poule, les cils accrochant des perles de pluie à leur extrémité.

Dehors : des seins étaient pétris par des mains calleuses. Bien des boutons étaient déboutonnés. Des phrases devenaient des mots devenaient des soupirs devenaient des gémissements devenaient des grognements devenaient de la lumière.

Yankel ? Tu as dit qu’on pourrait aller sur le toit pour regarder.

Elle le trouva dans la bibliothèque. Mais il ne donnait pas dans son fauteuil préféré, comme elle l’avait cru possible, les ailes d’un livre à moitié lu étalées sur la poitrine. Il était par terre, fœtal, la main crispée sur un bout de papier roulé en boule. Tout le reste de la pièce était parfaitement en ordre. Il s’était efforcé de ne rien déranger quand il avait senti le premier éclair de chaleur lui traverser le crâne. Il était gêné quand ses jambes s’étaient dérobées sous lui, honteux quand il s’était rendu compte qu’il allait mourir sur le plancher, seul dans l’immensité de son chagrin, quand il avait compris qu’il mourrait avant d’avoir pu dire à Brod combien elle était belle ce jour-là, et qu’elle avait bon cœur (ce qui vaut plus encore que l’intelligence), et qu’il n’était pas son vrai père mais qu’avec chaque bénédiction, chaque jour et chaque nuit de sa vie, il avait souhaité l’être avant d’avoir pu lui raconter son rêve de vie éternelle avec elle, de mourir avec elle, ou de ne jamais mourir. Il était mort une main crispée sur le bout de papier froissé et l’autre sur la boule de boulier.

L’eau suintait entre les planches comme si la maison était une caverne. L’autobiographie au rouge à lèvres de Yankel s’écaillait au plafond de sa chambre, tombant doucement comme une neige tachée de sang sur son lit et sur le plancher. Tu es Yankel… Tu aimes Brod… Tu es Avachiste… Tu as été marié mais elle t’a quitté… Tu ne crois pas à une vie après la mort… Brod avait peur que la moindre de ses larmes fît céder les murs de la vieille maison. Elle les enferma donc derrière ses yeux, les exila vers un lieu plus profond, plus sûr.

Elle prit le papier de la main de Yankel, qu’avait trempée la pluie, et la peur de la mort, et la mort. Griffonné d’une écriture enfantine : Tout pour Brod.

Un bref éclair illumina le visage du Kolkien à la fenêtre. Il était vigoureux, de lourds sourcils saillant au-dessus de ses yeux couleur d’écorce d’érable. Brod l’avait vu quand il avait refait surface avec les pièces, quand il les avait répandues sur la berge comme du vomi d’or sortant du sac, mais elle ne l’avait guère remarqué.

Va-t’en ! cria-t-elle, couvrant sa poitrine nue de ses bras et retournant vers Yankel, protégeant leurs deux corps du regard du Kolkien. Mais il ne partit pas.

Va-t’en !

Je ne partirai pas sans toi ! lança-t-il à travers la vitre.

Va-t’en ! Va-t’en !

La pluie dégouttait de sa lèvre supérieure. Pas sans toi.

Je vais me tuer ! vociféra-t-elle.

Alors j’emporterai ton corps avec moi, dit-il, les paumes contre la vitre.

Va-t’en !

Je ne m’en irai pas !

Yankel tressaillit sous l’effet du raidissement cadavérique, renversant la lampe à pétrole qui s’éteignit avant d’atteindre le plancher, plongeant la pièce dans une obscurité complète. Ses joues s’étirèrent en un étroit sourire, révélant, aux ombres bannies, une satisfaction. Brod laissa retomber ses bras contre ses flancs et se tourna pour faire face à mon arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père.

Alors il faut que tu fasses quelque chose pour moi, dit-elle.

Son ventre s’alluma comme l’abdomen d’une luciole – plus brillant que cent mille vierges faisant l’amour pour la première fois.


* * *
 

Fiens izi ! lance ma grand-mère à ma mère. Fite !

Ma mère a vingt et un ans, mon âge quand j’écris ces mots. Elle vit avec sa mère, va aux cours du soir, a trois emplois, veut trouver et épouser mon père, veut créer et aimer et chanter des chansons et mourir plusieurs fois par jour, pour moi. Régarde za, dit ma grand-mère dans la lueur de la télévision. Régarde. Elle pose la main sur la main de ma mère et sent son propre sang couler dans les veines, et le sang de mon grand-père (qui mourut cinq semaines seulement après son arrivée aux États-Unis, tout juste six mois après la naissance de ma mère), et le sang de ma mère, et mon sang, et le sang de mes enfants et de mes petits-enfants. Un crachotis : C’est un petit pas pour l’homme… Elles regardent fixement une bille bleue flottant dans le vide – un retour chez soi venu de si loin. Ma grand-mère, s’efforçant de maîtriser sa voix, dit, Ton père aurait atoré foir za. La bille bleue est remplacée par un journaliste qui a ôté ses lunettes et se frotte les yeux. Mesdames et messieurs, l’Amérique a mis un homme sur la lune ce soir. Ma grand-mère se lève avec difficulté, vieille, même alors – et dit, avec toutes sortes de larmes différentes dans les yeux, Z’est merfeilleux ! Elle embrasse ma mère, cache ses mains dans les cheveux de ma mère, et dit Z’est merrrfeilleux ! Ma mère pleure aussi, chaque larme est unique. Elles pleurent ensemble, joue contre joue, et ni l’une ni l’autre n’entendent l’astronaute murmurer, Je vois quelque chose, en contemplant, par-delà l’horizon lunaire, le minuscule village de Trachimbrod. Il y a, c’est sûr, il y a quelque chose là-bas.