Une histoire d’amour, 1934-1941
La dernière fois qu’ils firent l’amour, sept mois avant qu’elle se tue et qu’il en épouse une autre, la gitane demanda à mon grand-père comment il disposait ses livres.
Elle était la seule auprès de laquelle il était retourné sans qu’il fallût le lui demander. Ils se retrouvaient au bazar – il la regardait, suspendu à ses gestes, et non sans fierté, charmer des serpents pour les faire sortir de paniers tressés sur la musique vacillante de sa flûte à bec. Ils se retrouvaient au théâtre ou devant sa chaumine du hameau gitan sur l’autre rive de la Brod. (Elle ne pouvait évidemment être vue devant sa maison à lui.) Ils se retrouvaient sur le pont de bois, ou sous le pont de bois, ou près des petites chutes. Mais le plus souvent, ils finissaient dans la partie pétrifiée de la forêt de Radziwell où ils échangeaient des plaisanteries et des histoires, riant tout l’après-midi jusqu’au soir, faisant l’amour – c’était peut-être de l’amour, peut-être pas – sous les frondaisons de pierre.
Me trouves-tu merveilleuse ? lui demanda-t-elle un jour qu’ils étaient appuyés contre le tronc d’un érable pétrifié.
Non, dit-il.
Pourquoi ?
Parce qu’il y a tant de filles merveilleuses. J’imagine que des centaines d’hommes ont déjà dit à celle qu’ils aiment qu’elle est merveilleuse, aujourd’hui, et il est seulement midi. Tu ne peux pas être ce que sont des centaines d’autres.
Me dis-tu que je suis non-merveilleuse ?
Oui, c’est ce que je dis.
Elle tripota son bras inerte. Me trouves-tu non-belle ?
Tu es incroyablement non-belle. Tu es ce qui peut être le plus loin possible de belle.
Elle lui déboutonna la chemise.
Suis-je intelligente ?
Non. Bien sûr que non. Jamais je ne dirais que tu es intelligente.
Elle s’agenouilla pour lui déboutonner le pantalon.
Suis-je sensuelle ?
Non.
Drôle ?
Tu es non-drôle.
C’est bon ?
Non.
Tu aimes ça ?
Non.
Elle déboutonna son chemisier. Se laissa aller tout contre lui.
Tu veux que je continue ?
Elle était allée à Kiev, apprit-il, à Odessa, et même à Varsovie. Elle avait vécu un an parmi les Volutes d’Ardisht quand sa mère avait été atteinte d’une maladie mortelle. Elle lui parla de voyages en bateau qu’elle avait faits jusqu’à des endroits dont il n’avait jamais entendu parler et lui racontait des histoires dont il savait qu’aucune n’était vraie, que toutes étaient même de graves contre-vérités, mais il approuvait de la tête et tentait de se convaincre d’être convaincu, s’efforçait de la croire, parce qu’il savait que l’origine d’une histoire est toujours une absence, et qu’il voulait qu’elle vive parmi des présences.
En Sibérie, disait-elle, il y a des couples qui font l’amour alors que des centaines de kilomètres les séparent, et en Autriche il y a une princesse qui tatoua l’image du corps de son amant sur son corps, de sorte qu’en se regardant au miroir, c’était lui qu’elle voyait, et et et de l’autre côté de la mer Noire, il y a une femme de pierre – je ne l’ai jamais vue mais ma tante l’a vue – qui vint à la vie grâce à l’amour de son sculpteur !
Safran apportait à la gitane des fleurs et des chocolats (cadeaux de ses veuves) et composait des poèmes pour elle, toutes choses qu’elle accueillait d’un rire moqueur.
Ce que tu peux être bête ! disait-elle.
Pourquoi suis-je bête ?
Parce que les choses que tu donnes le plus facilement sont celles que tu as le plus de mal à donner. Les fleurs, les chocolats et les poèmes ne signifient rien pour moi.
Tu ne les aimes pas ?
Venant de toi, non.
Qu’aimerais-tu, venant de moi ?
Elle haussait les épaules mais ce n’était pas qu’elle était perplexe, elle était gênée. (Il était la seule personne sur terre capable de la gêner.)
Où gardes-tu tes livres ? demanda-t-elle.
Dans ma chambre.
Où, dans ta chambre ?
Sur des étagères.
Comment sont-ils disposés ?
Qu’est-ce que ça peut te faire ?
Je veux savoir.
Elle était gitane. Il était juif. Quand elle prenait sa main en public, geste qu’il savait qu’elle savait qu’il détestait, il inventait une raison de la lui retirer – pour se recoiffer, pour montrer l’endroit où son arrière-arrière-arrière-grand-père avait répandu les pièces d’or sur la berge comme du vomi doré sortant du sac – puis il la fourrait dans sa poche, pour mettre fin à la situation.
Tu sais ce qu’il me faut, tout de suite, dit-elle, saisissant son bras inerte tandis qu’ils se promenaient à travers le bazar dominical.
Dis-moi ce que c’est et tu l’auras. Tout ce que tu voudras.
Je veux un baiser.
Tu peux en avoir autant que tu voudras, où tu voudras.
Ici, dit-elle, posant l’index sur ses lèvres. Sur-le-champ.
Du geste, il montra une ruelle voisine.
Non, dit-elle. Je veux un baiser ici, elle mit son doigt sur ses lèvres, sur-le-champ.
Il rit. Ici ? Il mit son doigt sur ses lèvres à lui. Sur-le-champ ?
Ici, dit-elle, mettant son doigt sur ses lèvres. Sur-le-champ.
Ils rirent ensemble. Un rire nerveux. Qui commença par de petits gloussements. S’additionnant. Plus fort. Se multipliant. Encore plus fort. Exponentiel. À perdre haleine. Un rire irrépressible. Violent. Infini.
Je ne peux pas.
Je sais.
Mon grand-père et la jeune gitane firent l’amour pendant sept ans, au moins deux fois par semaine. Ils s’étaient avoué tous leurs secrets ; s’étaient expliqué, du mieux qu’ils pouvaient, le fonctionnement de leurs deux corps ; avaient été impérieux et passifs, avides et généreux, bavards et silencieux.
Comment disposes-tu tes livres ? demanda-t-elle alors qu’ils étaient étendus nus sur un lit de galets et de terre dure.
Je te l’ai dit, ils sont dans ma chambre sur des étagères.
Je me demande si tu peux imaginer ta vie sans moi.
Bien sûr que je peux l’imaginer, mais je n’aime pas le faire.
Ce n’est pas agréable, n’est-ce pas ?
Pourquoi fais-tu ça ?
Je me le demandais, voilà tout.
Aucun de ses amis – si l’on pouvait dire qu’il avait d’autres amis – ne connaissait l’existence de la gitane, et aucune de ses autres femmes ne connaissait l’existence de la gitane, et ses parents ne connaissaient évidemment pas l’existence de la gitane. Elle était un secret si bien gardé qu’il avait parfois l’impression qu’il n’était pas – pas même lui – au courant de ses relations avec elle. Elle connaissait les efforts qu’il déployait pour la cacher au reste du monde, pour la garder cloîtrée dans une salle connue de lui seul, accessible seulement par un passage secret, pour la mettre derrière un mur. Elle savait que même s’il croyait l’aimer, il ne l’aimait pas.
Où crois-tu que tu seras dans dix ans ? demanda-t-elle, soulevant la tête qu’elle avait posée sur sa poitrine, pour lui adresser la parole.
Je ne sais pas.
Où crois-tu que je serai ? Leurs sueurs s’étaient mêlées et avaient séché, formant une pellicule collante entre eux.
Dans dix ans ?
Oui.
Je ne sais pas, dit-il, jouant avec la chevelure de la gitane. Où crois-tu que tu seras ?
Je ne sais pas.
Où crois-tu que je serai ?
Je ne sais pas, dit-elle.
Ils se turent, chacun dans ses propres pensées, chacun essayant de connaître celles de l’autre. Ils devenaient deux inconnus couchés l’un sur l’autre.
Pourquoi as-tu demandé ?
Je ne sais pas, dit-elle.
Alors, que savons-nous ?
Pas grand-chose, dit-elle, reposant la tête sur sa poitrine.
Ils échangeaient des petits mots, comme des enfants. Mon grand-père confectionnait les siens à partir de coupures de journaux et les déposait dans les paniers tressés de la gitane, sachant qu’elle seule oserait y risquer la main. Allons nous promener au-delà du pont de bois et je te montrerai des choses que jamais, jamais tu n’as vues. Le « All » était pris à l’armée qui prendrait la vie de sa mère : L’ARMÉE ALLEMANDE MARCHE SUR LA FRONTIÈRE SOVIÉTIQUE ; le « ons » à ses escadrilles dont le vrombissement se rapprochait : LES AVIONS NAZIS BOMBARDENT LONDRES ; le « nous » à la péninsule qu’elle guignait de tous ses yeux bleus : NOUS DÉFENDRONS LA CRIMÉE ; le « prom » et le « en » au trop peu et trop tard : L’AIDE PROMISE PAR L’AMÉRIQUE ARRIVE EN ANGLETERRE ; le « er » au chien d’entre les chiens : HITLER ENFREINT LE PACTE DE NON-AGRESSION… et ainsi de suite, chaque mot étant un collage de l’amour qui ne pourrait être et de la guerre qui serait.
La gitane gravait des lettres d’amour sur les arbres, emplissant la forêt de mots pour lui. Tu ne m’oublieras pas, qu’elle tailla dans l’écorce d’un arbre à l’ombre duquel ils s’étaient un jour endormis. Tu m’honoreras, qu’elle grava sur le tronc d’un chêne pétrifié. Elle composait une nouvelle liste de commandements, commandements qu’ils pouvaient partager, qui gouverneraient leur vie ensemble, et pas séparément. Aucun autre amour ne passera avant moi dans ton cœur. Tu ne prononceras pas mon nom en vain. Tu ne me tueras pas. Tu m’observeras, et me tiendras pour sacrée.
J’aimerais être où tu seras dans dix ans, lui écrivit-il, collant des coupures de manchettes sur une feuille de papier jaune. N’est-ce pas une idée agréable ?
Une idée très agréable, découvrit-il sur un arbre à l’orée de la forêt. Et pourquoi est-ce seulement une idée ?
Parce que – l’encre d’imprimerie tacha ses mains, il se lut sur lui-même – dix ans, c’est dans longtemps.
Il faudrait que nous partions, gravé en rond autour du tronc d’un érable. Il faudrait que nous quittions tout ce qui n’est pas nous deux.
Ce qui est possible, composa-t-il avec des fragments de nouvelles de la guerre imminente. C’est une idée agréable, en tout cas.
Mon grand-père emmena la jeune gitane au Cadran et lui fit le récit de la vie tragique de son arrière-arrière-arrière-grand-mère, promettant de lui demander son aide le jour où il tenterait d’écrire l’histoire de Trachimbrod. Il lui raconta l’histoire du chariot de Trachim, quand les jeunes jumelles W furent les premières à voir les curieuses épaves qui remontaient à la surface : serpents errants de ficelle blanche, un gant de velours frappé aux doigts étendus, bobines vides, pince-nez boueux, framboises, mûroises, fèces, fanfreluches, les éclats d’un vaporisateur brisé, les lignes tracées à l’encre rouge comme du sang d’une résolution : Je m’engage… je m’engage… Elle lui parla franchement des violences de son père, et lui montra les hématomes que même un corps dénudé ne révèle pas. Il lui expliqua sa circoncision, l’Alliance, le concept du Peuple Élu auquel il appartenait. Elle lui parla du jour où son oncle l’avait violée, lui dit qu’elle pouvait, depuis plusieurs années déjà, avoir un enfant. Il lui dit qu’il se masturbait avec sa main inerte, parce qu’il pouvait de cette façon se convaincre qu’il faisait l’amour avec quelqu’un d’autre. Elle lui dit qu’elle avait envisagé le suicide, comme s’il s’agissait d’une décision. Il lui confia son plus sombre secret : contrairement aux autres garçons, son amour pour sa mère n’avait jamais diminué, pas de la plus infime partie, depuis qu’il était enfant, et, je t’en prie, ne te moque pas de moi, je t’en prie, que cela ne me diminue pas à tes yeux, mais je préfère un baiser d’elle à toute chose au monde. La jeune gitane se mit à pleurer, et quand mon grand-père lui demanda ce qui n’allait pas, elle ne dit pas, Je suis jalouse de ta mère. Je veux que tu m’aimes ainsi, mais au contraire ne dit rien, et rit comme pour dire : c’est trop bête. Elle lui dit qu’elle souhaitait qu’il y eût encore un commandement, un onzième, gravé sur les tablettes : Tu ne changeras pas.
Malgré toutes ses liaisons, toutes les femmes qui se dévêtaient pour lui quand il montrait son bras inerte, il n’avait pas d’autres amis et ne pouvait imaginer pire solitude qu’une existence sans elle. Elle était la seule qui pouvait à bon droit prétendre le connaître, la seule qui lui manquait quand elle n’était pas là, et qui lui manquait même avant de s’absenter. Elle était la seule qui désirât de lui plus que son bras.
Je ne t’aime pas, lui dit-il un soir qu’ils étaient étendus nus dans l’herbe.
Elle lui posa un baiser sur le front et dit, Je le sais. Et je suis sûre que tu sais que je ne t’aime pas.
Évidemment, dit-il, alors qu’il en avait été profondément surpris – non qu’elle ne l’aime pas, mais qu’elle le dise. Depuis sept ans qu’il faisait l’amour, il avait entendu les mots si souvent : de la bouche de veuves et d’enfants, de prostituées, d’amis de la famille, de voyageurs et de femmes adultères. Des femmes lui avaient dit Je t’aime sans qu’il ait jamais parlé. Plus on aime quelqu’un, en vint-il à penser, plus il est difficile de le lui dire. Il était étonné que des inconnus ne s’arrêtent pas l’un l’autre dans la rue pour dire Je t’aime.
Mes parents ont arrangé un mariage, dit-il.
Pour toi ?
Avec une nommée Zosha. De mon shtetl. J’ai dix-sept ans.
Et tu l’aimes ? demanda-t-elle sans le regarder.
Il réduisit sa vie à l’ensemble de ses plus petits éléments, les examina un par un, comme un horloger, puis les assembla de nouveau.
Je la connais à peine. Il évita aussi de croiser son regard, parce qu’à l’instar de Pincher P, qui vivait dans les rues de la charité publique, ayant donné jusqu’à sa dernière piécette aux pauvres, ses yeux l’auraient livré tout entier.
Vas-tu accepter ? demanda-t-elle, traçant des ronds dans la terre de son doigt caramel.
Je n’ai pas le choix, dit-il.
Bien sûr.
Elle ne voulait pas le regarder.
Tu auras une vie si heureuse, dit-elle. Tu seras toujours heureux.
Pourquoi fais-tu ça ?
Parce que tu as tant de chance. Le vrai bonheur durable est à ta portée.
Arrête, dit-il. Tu es injuste.
J’aimerais la rencontrer.
Mais non.
Mais si. Comment s’appelle-t-elle ? Zosha ? J’aimerais beaucoup rencontrer Zosha pour lui dire combien elle va être heureuse. Quelle chance elle a. Elle doit être très belle.
Je ne sais pas.
Tu l’as vue, non ?
Oui.
Alors tu sais si elle est belle. Elle est belle ?
Je crois.
Plus belle que moi ?
Arrête.
J’aimerais assister à la noce, pour me rendre compte par moi-même. Enfin, pas à la noce, évidemment. Une gitane ne peut pas entrer dans la synagogue. Mais la réception. Tu vas m’inviter, non ?
Tu sais que ce n’est pas possible, dit-il en se détournant.
Je sais que ce n’est pas possible, dit-elle, sachant qu’elle était allée trop loin, qu’elle avait été trop cruelle.
Ce n’est pas possible.
Je te l’ai dit : je sais.
Mais il faut que tu me croies.
Je te crois.
Ils firent l’amour pour la dernière fois, sans savoir que les sept mois suivants passeraient sans un mot entre eux. Il la verrait, et elle le verrait, bien des fois – ils en étaient venus à hanter les mêmes lieux, à suivre les mêmes sentiers, à s’endormir à l’ombre des mêmes arbres – mais sans jamais faire mine de s’aviser de l’existence l’un de l’autre. Ils voulaient tous deux de toutes leurs forces revenir sept ans en arrière, à leur première rencontre, au théâtre, et tout recommencer, mais cette fois ne pas se remarquer, ne pas parler, ne pas quitter le théâtre, elle le menant par son bras inerte à travers un dédale de ruelles boueuses, devant les étals des confiseurs près du vieux cimetière, le long de la ligne de fracture Juif/Humain, et ainsi de suite, de plus en plus loin, dans le noir. Pendant sept mois, ils allaient s’ignorer, au bazar, devant le Cadran et à la fontaine de la sirène couchée, et ils étaient sûrs de pouvoir s’ignorer n’importe où et toujours, sûrs de pouvoir être deux inconnus l’un pour l’autre, mais ils eurent la preuve qu’ils se trompaient quand, rentrant du travail un après-midi à la maison, il la croisa qui sortait de chez lui.
Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-il, plus effrayé à l’idée qu’elle avait révélé leur relation – à son père, qui le battrait sûrement, ou à sa mère, qui en serait si déçue – que curieux de savoir pourquoi elle était là.
Tes livres sont disposés selon la couleur de leur dos, dit-elle. C’est trop bête.
Sa mère était à Loutsk, se rappela-t-il, comme tous les mardis à cette heure de l’après-midi, et son père faisait sa toilette à l’extérieur. Safran alla dans sa chambre s’assurer que tout était en ordre. Son journal était toujours sous le matelas. Ses livres bien alignés, selon la couleur. (Il en prit un sur une étagère, pour avoir quelque chose à tenir.) Le portrait de sa mère était à son angle normal sur la table de chevet. Il n’y avait aucune raison de penser qu’elle avait touché à quelque chose. Il fouilla la cuisine, le bureau, et jusqu’aux toilettes à la recherche d’une trace qu’elle aurait pu laisser. Rien. Pas un cheveu. Pas d’empreintes sur le miroir. Pas de mot. Tout était en ordre.
Il alla dans la chambre de ses parents. Les oreillers étaient des rectangles parfaits. Les draps étaient aussi lisses que de l’eau, étroitement bordés. La chambre semblait ne pas avoir été touchée depuis des années, depuis un décès, peut-être, comme si on la préservait en l’état, dans une capsule temporelle. Il ne savait pas combien de fois elle était venue. Il ne pouvait le lui demander parce qu’il ne lui adressait plus jamais la parole, il ne pouvait le demander à son père parce qu’il aurait fallu tout avouer, et il ne pouvait le demander à sa mère parce que, si elle devait découvrir la vérité, cela la tuerait, et cela le tuerait, et qu’aussi invivable que soit devenue sa vie, il n’était pas encore prêt à y mettre fin.
Il courut chez Lista P, la seule amante qui lui eût donné l’envie de prendre un bain. Ouvre-moi, dit-il, la tête contre la porte. C’est moi, Safran. Ouvre-moi.
Il entendit des frottements, on venait laborieusement jusqu’à la porte.
Safran ? C’était la mère de Lista.
Bonjour, dit-il. Lista est là ?
Lista est dans sa chambre, dit-elle, songeant que c’était un si gentil garçon. Monte.
Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Lista en le voyant sur le seuil. Elle semblait tellement plus vieille que trois ans seulement auparavant, au théâtre, qu’il se demanda si c’était elle ou lui qui avait changé. Entre. Entre. Là, dit-elle, assieds-toi. Que se passe-t-il ?
Je suis tout seul, dit-il.
Tu n’es pas seul, dit-elle, prenant sa tête contre sa poitrine.
Si.
Tu n’es pas seul, dit-elle. Tu te sens seul, c’est tout.
Se sentir seul, c’est être seul. Voilà ce que c’est.
Je vais te faire quelque chose à manger.
Je ne veux rien manger.
Alors bois quelque chose.
Je ne veux rien boire.
Elle massa son bras inerte et se rappela la dernière fois qu’elle l’avait touché. Ce n’était pas la mort qui l’avait tant attirée vers ce bras, mais l’inconnaissable. L’inatteignable. Il ne pourrait jamais l’aimer complètement, de la totalité de son être. On ne pourrait jamais le posséder complètement, et jamais il ne pourrait posséder complètement. Son désir avait été allumé par la frustration de son désir.
Tu vas te marier, Safran. J’ai reçu l’invitation ce matin. Est-ce ce qui te bouleverse ?
Oui, dit-il.
Mais tu n’as aucune raison de t’inquiéter. Tout le monde a le trac avant de se marier. Je l’ai eu. Je sais que mon mari l’avait. Mais Zosha est une si charmante fille.
Je ne l’ai jamais rencontrée, dit-il.
Eh bien, elle est très charmante. Et belle, aussi.
Tu crois qu’elle me plaira ?
Oui.
Que je l’aimerai ?
C’est possible. On ne devrait jamais faire de prédictions, en amour, mais c’est parfaitement possible.
M’aimes-tu ? demanda-t-il. M’as-tu jamais aimé ? Cette nuit, là, avec tout ce café.
Je ne sais pas, dit-elle.
Crois-tu possible de m’avoir aimé ?
Il lui toucha le côté du visage de sa main valide, descendit jusqu’à son cou, puis sous le col de son chemisier.
Non, dit-elle, écartant sa main.
Non ?
Non.
Mais j’en ai envie. Vraiment. Ce n’est pas pour toi.
C’est pour ça qu’on ne peut pas, dit-elle. Je n’aurais jamais été capable de le faire si j’avais pensé que tu en avais envie.
Il posa la tête dans son giron et s’endormit. Avant de partir ce soir-là, il donna à Lista le livre qu’il avait encore avec lui – un Hamlet au dos violet –, qu’il avait pris sur l’étagère pour avoir quelque chose à tenir.
Tu me l’offres ou tu me le prêtes ? demanda-t-elle.
Tu me le rendras un jour.
Mon grand-père et la jeune gitane ne savaient rien de tout cela quand ils firent l’amour pour la dernière fois, quand il lui caressa le visage et tâta la chair tendre sous son menton, quand il lui accorda l’attention dont jouit l’épouse d’un sculpteur. Comme ça ? demandait-il. Elle lui caressait la poitrine du battement de ses cils. Elle déplaçait ce baiser papillon en travers de son torse jusqu’à son cou, là où le lobe de son oreille gauche rejoignait sa mâchoire. Comme ça ? demandait-elle. Il lui ôtait son chemisier bleu en le faisant passer par-dessus sa tête, il défaisait ses colliers de perles, il léchait la sueur, la douceur de ses aisselles, et faisait courir un doigt de son cou à son nombril. Il traçait des cercles autour de ses aréoles caramel avec la langue. Comme ça ? demandait-il. Elle faisait oui de la tête puis la rejetait en arrière. Il lui titillait les tétons avec la langue, sachant que tout cela était complètement raté, tout, depuis l’instant de sa naissance jusqu’à ce moment, tout allait toujours de travers – ce n’était pas le contraire de ce qu’il aurait fallu, mais pire : un peu à côté. Elle s’y prenait à deux mains pour lui ôter sa ceinture. Il arquait les reins pour les soulever du sol afin qu’elle puisse tirer sur son pantalon et son slip. Elle prenait son pénis dans sa main. Elle voulait tant qu’il se sente bien. Elle était convaincue que jamais il ne s’était senti bien, elle voulait être la cause de son premier, de son seul plaisir. Comme ça ? Il posait la main sur la sienne pour la guider. Elle ôtait sa jupe et sa culotte, prenait sa main inerte, la pressait entre ses jambes. La toison noire épaisse de son pubis s’enroulait en boucles lâches, en vagues. Comme ça ? demandait-il, alors même que c’était elle qui guidait sa main. Ils se guidaient l’un l’autre sur le corps l’un de l’autre. Mettant les doigts inertes de Safran en elle, elle en éprouvait un instant l’insensibilité et la paralysie. Elle sentait la mort la pénétrer et la traverser. Maintenant ? demandait-il. Maintenant ? Elle roulait sur lui et lui entourait les genoux de ses jambes écartées. Elle passait une main derrière elle et se servait de la main inerte de Safran pour guider son pénis en elle. Est-ce que c’est bon ? demandait-il. Est-ce que c’est bon ?
Sept mois plus tard, le 18 juin 1941, tandis que le premier bombardement allemand allumait le ciel de Trachimbrod en un déploiement électrique et que mon grand-père avait son premier orgasme (son premier, son seul plaisir, dont elle n’était pas la cause), elle s’ouvrit les poignets avec un couteau émoussé d’avoir gravé des lettres d’amour. Mais cette fois-là, avec la tête endormie de Safran contre le tumulte de sa poitrine, elle n’avait rien révélé. Elle n’avait pas dit, Tu vas te marier. Et elle n’avait pas dit, Je vais me tuer. Seulement : Comment disposes-tu tes livres ?