Méticulosité de la mémoire, 1941
De même que le premier orgasme de mon grand-père n’était pas destiné à Zosha, les bombes qui l’inspirèrent n’étaient pas destinées à Trachimbrod mais à un site des collines de Rivne. Il faudrait encore neuf mois – le jour de Trachim, pas moins – avant que le shtetl soit lui-même la cible des nazis. Mais les eaux de la Brod roulèrent sur ses berges cette nuit-là avec la même ferveur que si ç’avait été la guerre, le vent se déchaîna dans le sillage des explosions avec la même résonance et les gens du shtetl tremblèrent comme si les cibles du bombardement étaient tatouées à même leur corps. De cet instant – neuf heures vingt-huit du soir, le 18 juin 1941 – tout changea.
Les Volutes d’Ardisht retournèrent leur cigarette, arrondissant la bouche autour de l’extrémité allumée pour éviter de se faire repérer à distance.
Les gitans dans leur hameau démontèrent leurs tentes et démolirent leurs chaumines pour vivre à découvert, accrochés à la terre comme une mousse humaine.
Trachimbrod lui-même fut saisi d’une étrange inertie. Les citoyens, qui avaient autrefois tripoté tant de choses qu’il était impossible de savoir ce qui était naturel, s’assirent désormais sur leurs mains. L’activité fut remplacée par la pensée. Par la mémoire. Tout rappelait quelque chose à tous, ce qui parut nostalgique au début – quand des anniversaires d’enfance étaient évoqués par l’odeur d’une allumette éteinte, ou la sensation d’un premier baiser par la moiteur des paumes – mais devint vite débilitant. Le souvenir engendrait le souvenir qui engendrait le souvenir. Les villageois devinrent l’incarnation de cette légende qu’on leur avait racontée si souvent, celle de Sofiowka le fou, entortillé de ficelles blanches, se servant de la mémoire pour se rappeler la mémoire, prisonnier d’un ordre du souvenir, luttant en vain pour se rappeler un début ou une fin.
Les hommes dressèrent des graphiques (qui étaient eux-mêmes des souvenirs d’arbres généalogiques) pour tenter d’ordonner leurs souvenirs. Ils essayèrent de remonter le fil, comme Thésée pour sortir du labyrinthe, mais ne parvinrent qu’à s’enfoncer, plus profond, plus loin.
Pour les femmes, c’était pire. Ne pouvant partager leurs picotements de mémoire à la synagogue ou sur leur lieu de travail, elles étaient contraintes de souffrir devant la lessive ou la poêle à frire, seules. Nul ne les aidait dans leurs recherches des origines, elles ne pouvaient demander à personne ce que la texture râpeuse des framboises écrasées pouvait avoir à faire avec une brûlure par vapeur, ni pourquoi le bruit des enfants qui jouaient dans la Brod leur faisait sortir le cœur de la poitrine, d’où il tombait par terre. Le souvenir était censé remplir le temps mais faisait du temps un trou à remplir. Chaque seconde représentait deux cents mètres à parcourir, en rampant. On ne distinguait pas l’heure suivante tant elle était éloignée. Demain était par-delà l’horizon, il faudrait une journée entière pour l’atteindre.
Mais les enfants étaient les plus mal lotis de tous car, s’ils étaient en apparence ceux qui avaient le moins de souvenirs pour les hanter, leur démangeaison de mémoire était aussi forte que celle des anciens du shtetl. Leurs ficelles n’étaient même pas les leurs, ils en étaient entortillés par les parents et les grands-parents – c’étaient des ficelles attachées à rien, qui pendaient, lâches, dans le noir.
Une seule chose est plus douloureuse que d’être actif et oublieux, c’est de se rappeler et d’être inerte. Couché dans son lit, Safran tentait de relier les événements de ses dix-sept ans en un récit cohérent, quelque chose de compréhensible, doté d’une imagerie ordonnée, de l’intelligibilité du symbolisme. Où étaient les symétries ? Les failles ? Quelle était la signification de ce qui s’était produit ? Il était né avec des dents et c’était pourquoi sa mère avait cessé de le nourrir au sein, et citait pourquoi son bras était mort, et c’était pourquoi les femmes l’aimaient, et c’était pourquoi il faisait ce qu’il faisait, et c’était pourquoi il était qui il était. Mais pourquoi était-il né avec des dents ? Et pourquoi sa mère n’avait-elle pas tout simplement exprimé son lait dans un biberon ? Et pourquoi un bras était-il mort plutôt qu’une jambe ? Et pourquoi quiconque s’aviserait-il d’aimer un membre mort ? Et pourquoi faisait-il ce qu’il faisait ? Pourquoi était-il qui il était ?
Il n’arrivait pas à se concentrer. Son amour s’était emparé de lui de l’intérieur, comme une maladie. Il devint terriblement constipé, nauséeux et faible. Dans le reflet de l’eau des nouvelles toilettes de porcelaine, il vit un visage qu’il ne reconnaissait pas : joues affaissées, hérissées de poils blancs, poches sous les yeux (qui devaient, raisonna-t-il, contenir toutes les larmes de joie qu’il ne pleurait pas), lèvres gercées, fendues, épaissies.
Mais ce n’était pas la même reconnaissance que le matin précédent, quand il avait vu son visage dans les yeux de verre du Cadran. Son vieillissement ne participait pas d’un processus naturel, mais résultait du fait qu’il était victime de son amour, lequel n’était lui-même vieux que d’un jour. Il était encore un gamin, mais n’était plus un gamin. Un homme, mais pas encore un homme. Il était immobilisé quelque part entre le dernier baiser de sa mère et le premier baiser qu’il donnerait à son enfant, entre la guerre qui existait et celle qui existerait.
Une réunion du shtetl se tint au théâtre le matin qui suivit le bombardement – la première depuis le débat sur l’éclairage électrique, qui datait de plusieurs années – pour discuter des implications de la guerre dont le chemin semblait passer directement par Trachimbrod.
RAV D
(Tenant une feuille de papier au-dessus de sa tête.)
J’ai lu dans une lettre de mon fils, qui combat courageusement sur le front polonais, que les nazis commettent des atrocités innommables et que Trachimbrod devrait se préparer au pire. Il dit que nous devrions (il regarde la feuille, mime la lecture) « Faire tout et n’importe quoi immédiatement ».
ARI F
Qu’est-ce que tu racontes ? Nous devrions passer du côté des nazis ! (Vociférant, agitant un doigt au-dessus de la tête.) Ce sont les Ukrainiens qui nous tueront ! Tu es au courant de ce qu’ils ont fait à Lvov ! (Cela me rappelle ma naissance [je suis né sur le plancher du rabbin, vous savez (mon nez se rappelle encore ce mélange de placenta et de judaïsme [il avait des chandeliers magnifiques (d’Autriche [si je ne me trompe (ou d’Allemagne)])])])…
RAV D
(Perplexe, mimant la perplexité.) Qu’est-ce que tu racontes ?
ARI F
(Très sincèrement perplexe.) Je ne me rappelle pas. Les Ukrainiens. Ma naissance. Des bougies. Je sais que je voulais en venir quelque part. Où ai-je commencé ?
Il en allait de même chaque fois que quiconque tentait de parler : son esprit s’empêtrait dans les réminiscences. Les mots se muaient en marées de pensées sans début ni fin, et noyaient celui qui parlait avant qu’il ait pu atteindre le canot de sauvetage de ce qu’il tentait d’exprimer. Impossible de se rappeler ce qu’on avait voulu dire, ce qu’était, après ce flot de mots l’intention initiale.
Au début, ils étaient terrifiés. Le shtetl se réunissait tous les jours, les bulletins d’information (8200 VICTIMES DES NAZIS À LA FRONTIÈRE UKRAINIENNE) étaient étudiés avec minutie, on élaborait des plans d’action, qu’on froissait ensuite, on étalait sur les tables de grandes cartes semblables à des patients attendant le scalpel. Puis les réunions eurent lieu un jour sur deux, puis tous les quatre jours, puis devinrent hebdomadaires, servant plus à réunir les célibataires qu’à dresser des plans. Au bout de deux mois seulement aucun nouveau bombardement n’étant venu les stimuler, la plupart des Trachimbrodiens avaient extrait toutes les échardes de terreur dont ils avaient été criblés cette nuit-là.
Ils n’avaient pas oublié, mais s’étaient adaptés. Le souvenir remplaça la terreur. Dans leur effort pour se rappeler ce que c’était au juste qu’ils cherchaient si fort à se rappeler, leur pensée put finalement enjamber la peur de la guerre. Les souvenirs de naissance, d’enfance et d’adolescence résonnaient plus bruyamment encore que le vacarme des explosions.
Rien ne fut donc fait. Aucune décision ne fut prise. Nul ne boucla ses malles ou ne vida sa maison. On ne creusa pas de tranchées, on ne fortifia pas de bâtiments. Rien. Ils attendirent comme des imbéciles, assis sur leurs mains comme des imbéciles, parlant comme des imbéciles du jour où Simon D avait fait quelque chose d’hilarant avec une prune, dont tous pouvaient rire pendant des heures mais que nul ne se rappelait précisément. Ils attendaient la mort, et comment le leur reprocher, nous qui aurions fait la même chose, nous qui faisons bel et bien la même chose. Ils riaient et plaisantaient. Ils pensaient à des bougies d’anniversaire et attendaient la mort, et nous devons les pardonner. Ils emballaient les truites géantes de Menachem dans du papier journal (LES NAZIS AUX PORTES DE LUTSK) et emportaient du rosbif froid dans des paniers d’osier pour pique-niquer sous les hautes frondaisons près des petites chutes.
Cloué au lit depuis son orgasme, mon grand-père ne put assister à la première réunion du shtetl. Zosha réagit au sien avec plus de dignité, peut-être parce qu’elle n’en avait pas eu du tout, ou peut-être parce que, tout en adorant être une femme mariée, en adorant toucher ce bras inerte, elle n’était pas encore tombée amoureuse. Elle changea les draps amidonnés de semence, prépara pour son jeune époux un petit déjeuner de pain grillé et de café, et lui porta une assiette de poulet froid restant de la noce en guise de déjeuner.
Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle, s’asseyant au bout du lit. J’ai fait quelque chose de mal ? Es-tu malheureux avec moi ? Mon grand-père se rappela que ce n’était qu’une enfant : quinze ans, et jeune pour son âge. Elle n’avait rien connu, comparé à lui. Elle n’avait rien éprouvé.
Je suis heureux, dit-il.
Je peux me faire une queue-de-cheval, si tu penses que cela me rendrait plus jolie.
Tu es jolie comme tu es. Je t’assure.
Et hier soir. Je t’ai donné du plaisir ? J’apprendrai. Je suis sûre que j’apprendrai.
Tu étais merveilleuse, dit-il. Je ne me sens pas bien, voilà tout. Ça n’a rien à voir avec toi. Tout, en toi, est merveilleux.
Elle l’embrassa sur les lèvres et dit, Je suis ton épouse, comme pour réaffirmer ses vœux, ou se le rappeler, ou le lui rappeler.
Ce soir-là, quand il eut retrouvé assez de forces pour se laver et s’habiller, il retourna au Cadran pour la seconde fois en deux jours. La scène avait bien changé. Nue, vide. Personne ne jodlait plus. La place du shtetl était encore couverte de farine blanche mais une pluie l’avait emportée dans les interstices entre les pavés, remplaçant la toile par une résille compliquée. La plupart des bannières des festivités de la veille avaient été décrochées mais il en restait quelques-unes drapées sur le rebord de hautes fenêtres.
Arrière-arrière-arrière-grand-père, dit-il en se laissant (à grand-peine) tomber sur les genoux, j’ai l’impression de demander bien peu.
Dans la mesure où tu ne viens jamais me parler, dit le Cadran (les lèvres immobiles comme un ventriloque), ce que tu dis est vrai. Tu n’écris jamais, jamais tu ne…
Je n’ai jamais voulu t’embarrasser.
C’est moi qui n’ai jamais voulu t’embarrasser toi.
Mais tu l’as fait, arrière-arrière-arrière-grand-père. Je t’assure. Regarde mon visage, tout affaissé et flasque. Je fais quatre fois mon âge. J’ai ce bras inerte, cette guerre, ces difficultés nées de la mémoire. Et maintenant, je suis amoureux.
Qu’est-ce qui te fait croire que j’y suis pour quelque chose ?
Je suis une dupe de la chance.
La jeune gitane. Où est-elle passée ? Elle était gentille.
Quoi ?
La jeune gitane. Celle que tu aimais.
Ce n’est pas elle que j’aime. C’est ma fille. Ma fille à moi.
Ah, dit le Cadran, laissant son ah tomber sur les pavés et rejoindre la farine dans les interstices avant de poursuivre. Tu aimes le bébé qui est dans le ventre de Zosha. Les autres sont tirés en arrière et toi tu es aspiré en avant.
Dans les deux directions ! dit-il, voyant les épaves du chariot, les mots sur le corps de Brod, les pogroms, les noces, les suicides, les berceaux de fortune, les défilés, et voyant aussi ses avenirs possibles : la vie avec la jeune gitane, la vie solitaire, la vie avec Zosha et l’enfant qui le comblerait, la fin de la vie. Les images de ses passés infinis et de ses avenirs infinis se déversèrent sur lui tandis qu’il attendait, paralysé, dans le présent. Lui, Safran, marquait la frontière entre ce qui fut et ce qui serait.
Et que veux-tu de moi ? demanda le Cadran.
Donne-lui la santé. Accorde-lui de naître sans maladie, sans cécité, sans faiblesse cardiaque, sans membre mort. Fais qu’elle soit parfaite.
Silence, puis : Safran vomit le pain grillé du matin et l’arlequin de midi sur les pieds rigides du Cadran en une flaque grumeleuse de jaunes et de bruns.
Au moins, je n’ai pas marché dedans, dit le Cadran.
Tu vois ! plaida Safran, tout juste capable de soutenir son corps agenouillé. Voilà ce que c’est !
Ce que c’est que quoi ?
L’amour.
Quoi ?
L’amour, dit Safran. Voilà ce que c’est.
Sais-tu qu’après mon accident ton arrière-arrière-arrière-grand-mère venait dans ma chambre la nuit ?
Quoi ?
Elle se couchait avec moi, Dieu la bénisse, sachant que je l’agresserais. Nous étions censés faire chambre à part mais chaque nuit elle me rejoignait pour être avec moi.
Je ne comprends pas.
Tous les matins, elle me nettoyait de mes excréments, me baignait, m’habillait et veillait à ce que mes cheveux soient coiffés comme ceux d’un homme sain d’esprit, même si cela signifiait un coup de coude dans le nez, ou une côte cassée. Elle astiquait la lame de scie. Elle portait la marque de mes dents sur son corps comme d’autres épouses porteraient des bijoux. Le trou ne comptait pas. Nous n’y faisions pas attention. Nous partagions une chambre. Elle était avec moi. Elle fit toutes ces choses et tant d’autres, des choses que je ne dirais jamais à personne, et elle ne m’aimait même pas, jamais. Ça, c’est de l’amour.
Je vais te raconter une histoire, poursuivit le Cadran. La maison dans laquelle nous nous installâmes, ton arrière-arrière-arrière-grand-mère et moi, sitôt après notre mariage, donnait sur les petites chutes, au bout de la ligne de fracture Juif/Humain. Elle avait des planchers de bois, de longues fenêtres, et était assez vaste pour une famille nombreuse. C’était une belle maison. Une bonne maison.
Mais l’eau, dit ton arrière-arrière-arrière-grand-mère, je ne m’entends pas penser.
Le temps, l’admonestai-je. Laisse faire le temps.
Et j’aime autant te dire que, si la maison était excessivement humide, la pelouse perpétuellement boueuse à cause de toute cette écume, s’il fallait changer les papiers peints tous les six mois, et que des éclats de peinture tombaient du plafond comme neige en toute saison, il n’empêche que ce qu’on dit des gens qui vivent près des chutes d’eau est vrai.
Quoi, demanda mon grand-père, que dit-on ?
On dit que les gens qui vivent près des chutes d’eau n’entendent pas l’eau.
On le dit ?
On le dit. Évidemment, ton arrière-arrière-arrière-grand-mère avait raison. C’était terrible au début. Nous ne supportions pas d’être à la maison plus de quelques heures à la suite. Les deux premières semaines furent pleines de nuits de sommeil intermittent et de disputes pour le plaisir de se faire entendre par-dessus le bruit de l’eau. Nous nous disputions tant uniquement pour nous rappeler qu’entre nous c’était de l’amour, pas de la haine.
Mais les semaines suivantes, il y eut une petite amélioration. Il devint possible de dormir quelques bonnes heures chaque nuit et de prendre les repas dans un inconfort seulement relatif. Ton arrière-arrière-arrière-grand-mère maudissait encore l’eau (dont la personnification s’était anatomiquement affinée), mais moins fréquemment, et avec moins de fureur. Ses attaques contre moi se calmèrent aussi. C’est ta faute, disait-elle. C’est toi qui as voulu habiter ici.
La vie continua, comme la vie continue, et le temps passa, comme le temps passe, et au bout d’un peu plus de deux mois : Tu entends ? lui demandai-je un des rares matins où nous étions assis à table ensemble. T’entends ? Posant mon café, je me levai de ma chaise. Tu entends ça ?
Quoi ? demanda-t-elle.
C’est ça ! dis-je, et je sortis en courant pour brandir le poing contre la chute d’eau. Tu vois, c’est ça !
Nous dansâmes, projetant de l’eau en l’air par poignées, n’entendant rien du tout. Nous alternions les étreintes pour nous demander pardon et les cris d’un triomphe bien humain contre l’eau. Qui a gagné ? Qui a gagné, chute d’eau ? C’est nous ! C’est nous !
Et voilà ce que c’est que de vivre près d’une chute d’eau, Safran. Toutes les veuves s’éveillent un matin, après des années peut-être de pur chagrin et de deuil sans relâche, pour se rendre compte qu’elles ont bien dormi, toute la nuit, et qu’elles pourront prendre le petit déjeuner, sans entendre le fantôme de leur époux tout le temps, mais une partie du temps seulement. Le chagrin, le deuil sont remplacés par une tristesse utile. Tous les parents qui perdent un enfant trouvent une façon de rire de nouveau. Le timbre commence à s’estomper. Le tranchant s’émousse, la douleur diminue. Tout amour est gravé, taillé dans une perte. Le mien l’était. Le tien l’est. Celui de tes arrière-arrière-arrière-petits-enfants le sera. Mais nous apprenons à vivre dans cet amour.
Mon grand-père approuva de la tête, comme s’il comprenait.
Mais l’histoire ne finit pas là, poursuivit le Cadran. Je m’en rendis compte la première fois que je voulus chuchoter un secret sans y arriver. Ou siffloter un air sans instiller la peur dans tous les cœurs à cent mètres à la ronde, quand mes collègues au moulin m’implorèrent de baisser la voix parce que, On ne s’entend plus penser quand tu hurles comme ça ! À quoi je demandai, C’EST VRAI, JE HURLE ?
Silence, puis : le ciel s’obscurcit, les rideaux de nuage s’ouvrent, le tonnerre applaudit de ses mains innombrables. Et l’univers se déverse en un bombardement de vomi céleste.
Ceux qui étaient encore dehors, éveillés, coururent se mettre à l’abri. Le journaliste itinérant Shakel R mit le Quotidien de Lvov (LES NAZIS FONT MOUVEMENT VERS L’EST) sur sa tête. Le célèbre dramaturge en visite Bunim W, dont la version tragi-comique de l’histoire de Trachim – Trachim ! – fut accueillie par l’enthousiasme populaire et l’indifférence de la critique, sauta dans la Brod pour éviter d’être atteint. Le torrent divin se déversa du firmament d’abord en fractions de la taille d’un nourrisson, puis en rideaux, détrempant Trachimbrod jusqu’à ses fondations, faisant virer à l’orange les eaux de la Brod, emplissant à ras bord la fontaine désaffectée de la sirène couchée, comblant les fentes du portique croulant de la synagogue, vernissant les peupliers, noyant les petits insectes, enivrant de plaisir les rats et les vautours sur les berges.