Une histoire d’amour, 1934-1941
Toujours employé par la congrégation des Avachistes, qui était devenue sans le savoir une espèce d’agence procurant une compagnie masculine aux veuves et aux femmes âgées, mon grand-père faisait plusieurs visites à domicile par semaine et fut en mesure d’économiser assez pour commencer à envisager de fonder une famille, ou pour que sa famille commence à envisager qu’il fonde lui-même une famille.
Quel bonheur de voir ton éthique du travail, lui dit son père un après-midi alors qu’il s’apprêtait à partir pour la petite maison de brique de la veuve Golda R près de la Synagogue Verticale. Tu n’es pas le jeune gitan paresseux que nous avions cru.
Nous sommes très fiers de toi, dit sa mère. Mais elle ne fit pas suivre, contrairement à ce qu’il avait espéré, cette remarque d’un baiser. C’est à cause de papa, songea-t-il. S’il n’était pas là, elle m’aurait embrassé.
Son père s’approcha tout près de lui, lui tapota l’épaule et dit, sans savoir ce qu’il disait, Tiens bon la barre.
Golda masquait tous les miroirs avant de faire l’amour avec lui.
Leah H, deux fois veuve, chez qui il retournait trois fois par semaine (même après son mariage), ne demandait que son sérieux quand il manipulait son vieux corps : de ne jamais rire de ses seins affaissés ou de son pubis presque chauve, de se montrer consciencieux avec les varices de ses mollets, de ne jamais reculer devant son odeur, qu’elle savait semblable à celle des feuilles pourrissantes.
Rina S, veuve de Kazwel L, seul membre des Volutes d’Ardisht qui avait été capable de se désintoxiquer pour descendre des toits de Rivne et renouer avec une existence au ras du sol – victime, comme le Cadran, de la scie circulaire du moulin –, mordait le bras inerte de Safran pendant qu’ils faisaient l’amour, afin de s’assurer qu’il ne sentait rien.
Elena N, veuve de l’entrepreneur des pompes funèbres Chaim N, avait vu la mort franchir mille fois les portes de son sous-sol mais n’avait jamais pu imaginer la profondeur du chagrin dans lequel elle vivrait quand l’os de poulet avalé de travers aurait étranglé son mari. Elle lui demandait de faire l’amour sous le lit, dans cette tombe subnuptiale peu profonde, pour atténuer un peu la douleur, rendre les choses un peu plus faciles. Safran, mon grand-père, le père de ma mère, que je n’ai pas connu, en passait par tout ce qu’elles voulaient toutes.
Mais avant de peindre un portrait trop flatteur, il convient de mentionner que les veuves ne représentaient qu’une moitié des maîtresses de mon jeune grand-père. Il menait une double vie : amant non seulement des femmes en deuil mais encore de femmes que n’avait pas touchées la main humide du chagrin, celles qui étaient plus près de leur première mort que de la seconde. Il y avait quelque cinquante-deux vierges, auxquelles il faisait l’amour dans chacune des positions qu’il avait étudiées sur un jeu de cartes obscène, prêté par l’ami qu’il abandonnait sans cesse au théâtre : soixante-neuf comme le valet avec la borgne Tali M qui portait des couettes et une calotte pliée en quatre en guise de bandeau sur l’œil ; prenant par-derrière comme le deux de cœur Brandil W, qui n’avait quant à elle qu’un seul cœur et très faible, d’où sa démarche vacillante et ses lunettes aux verres épais, et qui mourut avant la guerre – trop tôt, et juste à temps ; s’emboîtant étroitement, comme les cuillers rangées dans une ménagère, avec la reine de carreau Mella S, tout en seins et pas de derrière, fille unique de la plus riche famille de Kolki (chez laquelle, disait-on, l’argenterie ne servait qu’une fois) ; empalé sur l’as de pique Trema O, toujours première à la corrida et dont les cris perçants, il en était sûr, finiraient par les trahir. Elles l’aimaient et il les baisait – dix, valet, reine, roi, as –, vraie suite royale, quinte écarlate. Sa main valide se doublait donc d’une main magnifique : entre ses cinq doigts, cinquante-deux jeunes filles qui ne pouvaient et ne voulaient dire non.
Et il avait aussi, évidemment, une vie au-dessus de la ceinture. Il allait à l’école pour étudier avec les garçons de son âge. Il était très bon en arithmétique et son maître, le jeune Avachiste Yakem E, avait suggéré à mes arrière-grands-parents d’envoyer Safran dans une école de Loutsk réservée aux enfants doués. Mais rien n’aurait pu ennuyer mon grand-père plus que ses études. Les livres sont bons pour ceux qui n’ont pas de vraie vie, songeait-il. Et encore, ils ne remplacent pas vraiment. Son école était petite – quatre maîtres et quarante élèves. Chaque jour était divisé entre l’étude des matières religieuses, sous la férule du Rabbin Beau-à-couvert et d’un de ses fidèles verticaliste, et celle des matières séculières, ou utiles, enseignées par trois maîtres – parfois deux, parfois quatre – avachistes.
Tous les écoliers apprenaient l’histoire de Trachimbrod dans un livre rédigé à l’origine par le Rabbin Vénérable – ET SI TOUS NOS EFFORTS DOIVENT TENDRE VERS UN AVENIR MEILLEUR, NE DEVONS-NOUS PAS ÊTRE FAMILIERS ET RÉCONCILIÉS AVEC NOTRE PASSÉ ? – et régulièrement révisé par une commission de Verticalistes et d’Avachistes. Le Livre des antécédents fut d’abord un recueil des principaux événements : batailles et traités, famines, secousses sismiques, début et fin des régimes politiques. Mais il ne fallut pas longtemps pour que des événements de moindre importance y soient consignés et décrits en détail – festivités, mariages et décès de personnalités, état des nouvelles constructions dans le shtetl (il n’y avait pas de destructions à l’époque) – et le volume de dimensions plutôt modestes dut être remplacé par une édition en trois tomes. Bientôt, à la demande du lectorat – c’est-à-dire tous, Verticalistes et Avachistes pareillement –, le Livre des antécédents comporta un recensement bisannuel, avec le nom de chaque citoyen et une brève chronique de sa vie (les femmes y figurèrent après le schisme de la synagogue), de brefs comptes-rendus d’événements encore moins remarquables, et des commentaires sur ce que le Rabbin Vénérable avait appelé LA VIE ET LA VIE DE LA VIE, qui comportaient des définitions, des paraboles, diverses règles de vie vertueuse et des dictons astucieux, quoique dénués de signification. Les éditions les plus récentes, qui occupaient désormais un rayon entier de la bibliothèque, devinrent plus détaillées encore, les citoyens y apportant leur contribution sous forme d’archives familiales, de portraits, de documents importants et de journaux intimes, tant et si bien que tout écolier pouvait facilement y découvrir ce que son grand-père avait mangé au petit déjeuner, tel jeudi un demi-siècle auparavant, ou ce qu’avait fait sa grand-tante quand la pluie était tombée sans répit pendant cinq mois. Le Livre des antécédents, autrefois remis à jour chaque année, faisait désormais l’objet d’une mise à jour ininterrompue et, quand il n’y avait rien à noter, la commission à plein temps y consignait qu’elle n’avait rien à consigner, ne fût-ce que pour perpétuer le mouvement, l’expansion d’un livre qui ressemblait de plus en plus à la vie : Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons…
Même les plus mauvais élèves lisaient le Livre des antécédents sans en sauter un mot, car ils savaient qu’eux aussi en habiteraient un jour les pages, que si seulement ils avaient pu mettre la main sur une édition future, ils auraient pu y lire leurs erreurs (et peut-être les éviter), et les erreurs de leurs enfants (et s’assurer qu’elles ne se produisent jamais), et le bilan des guerres à venir (et se préparer à la mort d’êtres chers).
Et je suis certain que mon grand-père ne faisait pas exception. Lui aussi, dans sa quête, dut passer de volume en volume, de page en page…
LA BOULE ACCUSATRICE DE YANKEL D
À la suite de certaines activités honteuses, le procès de l’usurier couvert d’opprobre Yankel D eut lieu l’année 1741 devant la Haute Cour Verticale. Ledit usurier, ayant été jugé coupable d’avoir commis lesdites actions honteuses en question, fut contraint par proclamation du shtetl de porter la boule de boulier accusatrice accrochée à une cordelette blanche autour du cou. Il convient de noter qu’il la portait même quand nul ne le regardait, même dans son sommeil.
JOUR DE TRACHIM, 1796
Une mouche d’une particulière malfaisance piqua la croupe du cheval qui tirait le char de Rivne le jour de Trachim. Elle fut cause que la jument nerveuse se cabra, précipitant dans la Brod l’effigie du travailleur des champs. Le défilé des chars en fut retardé de quelque trente minutes, le temps que des hommes vigoureux récupèrent l’effigie détrempée. La mouche coupable fut attrapée dans le filet d’un écolier non identifié. Le gamin leva la main pour l’écraser, sachant qu’il fallait faire un exemple, mais comme son poing entamait la descente, la mouche remua fébrilement les ailes sans s’envoler. Le gamin, le gamin sensible, fut saisi par la fragilité de la vie et libéra la mouche. La mouche, saisie elle aussi, mourut de gratitude. L’exemple fut fait.
MAUVAISE SANTÉ DES NOURRISSONS
(Voir DIEU)
QUAND LA PLUIE TOMBA SANS RÉPIT PENDANT CINQ MOIS
La pire de toutes les périodes pluvieuses fut celle des deux derniers mois de 1914 et des trois premiers de 1915. Les tasses posées sur le rebord des fenêtres débordèrent rapidement. Les fleurs s’épanouirent puis moururent noyées. On pratiqua des ouvertures dans les plafonds au-dessus des baignoires… Il convient de noter que la pluie sans répit coïncida avec la période d’occupation russe{2} et que, nonobstant la quantité d’eau qui tomba, il y en eut pour continuer à prétendre qu’ils avaient soif. (Voir GITTLE K, YAKOV L.)
LE MOULIN
Il se trouva qu’en la onzième année d’un siècle du passé lointain, le Peuple Élu (nous) sortit d’Égypte sous la conduite alors avisée de notre guide Moïse. Dans la hâte de la fuite, le pain n’avait pas le temps de lever et le Seigneur notre Dieu, puisse Son nom inspirer des pensées entraînantes, qui, dans sa recherche de la perfection pour chacune de ses créations, ne pouvait vouloir un pain imparfait, dit à son peuple (nous, pas eux) : VOUS NE FEREZ PAS DE PAIN QUI SOIT TROP FRIABLE, INSIPIDE, QUI AIT MAUVAIS GOÛT OU CAUSE UNE CONSTIPATION DÉSESPÉRÉE. Mais le Peuple Élu avait très faim et courut le risque avec du bon levain. Ce qui cuisit sur notre dos fut moins que parfait, et bel et bien insipide, trop friable, mauvais au goût et cause que plus d’un bon accroupissement fût remis. Et Dieu, puisse Son nom être toujours sur nos lèvres dépourvues de gerçures, entra dans une grande colère. C’est à cause de ce péché de nos ancêtres qu’un membre de notre shtetl est tué au moulin chaque année depuis sa fondation en 1713. (Pour une liste de ceux qui ont péri au moulin, voir APPENDICE G : MORTS PRÉMATURÉES.)
L’EXISTENCE DES GENTILS
(Voir DIEU)
L’ENTIÈRETÉ DU MONDE TEL QUE NOUS LE CONNAISSONS ET NE LE CONNAISSONS PAS
(Voir DIEU)
LES JUIFS ONT SIX SENS
Toucher, vue, goût, odorat, ouïe… mémoire. Tandis que les Gentils perçoivent et traitent le monde par les sens traditionnels et se servent de la mémoire seulement comme d’un moyen de deuxième ordre pour interpréter les événements, pour les juifs, la mémoire n’est pas moins primordiale que la piqûre d’une épingle, ou son éclat argenté, ou le goût du sang qu’elle fait couler du doigt. Le juif est piqué par une épingle et se rappelle d’autres épingles. Ce n’est qu’en faisant remonter la piqûre d’épingle jusqu’à d’autres piqûres d’épingles – quand sa mère tenta d’ajuster sa manche alors qu’il avait encore le bras dedans, quand les doigts de son grand-père tombèrent endormis du front trempé de sueur de son arrière-grand-père qu’ils caressaient, quand Abraham tâta la pointe du couteau pour être sûr qu’Isaac ne souffrirait pas – que le juif est capable de savoir pourquoi cela fait mal.
Quand un juif rencontre une épingle, il demande : Quelle sensation produit son souvenir ?
LE PROBLÈME DU MAL : POURQUOI DES CHOSES INDISCUTABLEMENT MAUVAISES ARRIVENT-ELLES À DES GENS INDISCUTABLEMENT BONS
Cela n’arrive jamais.
L’ÉPOQUE DES MAINS TEINTES
Peu après les suicides erronés, l’époque des mains teintes commença quand le boulanger Herzog J observa que les petits pains qu’on ne surveillait pas d’un œil attentif disparaissaient parfois. Il répéta cette observation de nombreuses fois, disposant ses petits pains çà et là dans sa boulangerie, allant jusqu’à marquer leur emplacement au fusain, et chaque fois qu’il se détournait rapidement puis jetait de nouveau un coup d’œil furtif en arrière, il ne restait que les marques.
Que de vols, dit-il.
À ce moment de notre histoire, l’Éminent Rabbin Fagel F (voir aussi APPENDICE B : LISTE DES RABBINS VERTICAUX) était le haut responsable de l’application des lois. Afin de conduire une enquête équitable, il veilla à ce que chacun dans le shtetl fût traité comme un suspect, présumé coupable jusqu’à preuve du contraire. NOUS TEINDRONS LES MAINS DE CHAQUE CITOYEN D’UNE COULEUR DIFFÉRENTE, dit-il, ET DÉCOUVRIRONS DE CETTE FAÇON QUI A MIS LES SIENNES DERRIÈRE LE COMPTOIR DE HERZOG.
Celles de Lippa R furent teintes de rouge sang. Celles de Pelsa G du vert clair de ses yeux. Celles de Mika P d’un violet subtil, comme celui du morceau de ciel au-dessus des cimes de la forêt de Radziwell quand le soleil s’y coucha le soir du troisième shabbat de ce mois de novembre. Toutes les mains, toutes les teintes y passèrent. Par souci d’équité, même celles de Herzog J furent teintes du rose d’un papillon Troides helena qui se trouva mourir sur le bureau de Dickle D, le chimiste qui inventa le produit qu’on ne pouvait laver mais qui laisserait des traces sur tout ce que les mains teintes toucheraient.
Il s’avéra qu’une simple souris, puisse sa mémoire vivre au voisinage d’un derrière puant, avait subtilisé les petits pains, et nulle couleur n’apparut jamais derrière le comptoir.
Mais elles apparurent partout ailleurs.
Shlomo V découvrit de la teinture argentée entre les cuisses de son épouse, Chebra, puisse sa conduite être unique en ce monde et en tous les autres, et n’en dit rien avant de lui avoir verdi les seins de ses mains puis d’avoir couvert ces seins de semence blanche. Il la traîna alors toute nue à travers les rues grises sous la lune, de maison en maison, se bleuissant les phalanges contre les portes. Il la contraignit à regarder tandis qu’il coupait les testicules de Samuel R qui implorait sa pitié en élevant ses doigts teintés d’argent et cria, non sans ambiguïté, Il y a eu une erreur. Des couleurs partout. Les empreintes digitales indigo de l’Éminent Rabbin Fagel F sur les pages de plus d’un périodique ultraséculier. Le bleu des lèvres froides de la veuve affligée Shifrah K sur la pierre tombale de son époux dans le cimetière du shtetl, comme ces dessins que font les enfants par frottis. Tout le monde s’empressa d’accuser Irwin P d’avoir parcouru de ses mains brunes le Cadran tout entier. Comme il est égoïste ! disaient-ils. Il veut tout pour lui ! Mais c’étaient leurs mains, leurs mains à tous, mélange de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel laissé par l’ensemble des citoyens du shtetl qui avaient prié pour avoir de beaux fils, quelques années de vie en plus, une protection contre la foudre, l’amour.
Le shtetl était peint des agissements de ses citoyens et, dans la mesure où toutes les couleurs avaient été utilisées – excepté celle du comptoir, bien sûr –, il était impossible de distinguer ce qui avait été touché par des mains de ce qui était comme il était parce qu’il était comme il était. Le bruit courut que Getzel G avait joué en secret du violon de tous les violoneux – bien qu’il ne sache pas jouer du violon ! – parce que les cordes étaient de la couleur de ses doigts. Les gens murmuraient que Gesha R devait être devenue acrobate – comment expliquer autrement que la ligne de fracture Juif/Humain soit devenue aussi jaune que ses paumes ? Et quand le cramoisi des joues d’une écolière fut confondu avec celui des doigts d’un saint homme, ce fut l’écolière qu’on traita de ribaude, catin, traînée.
LE PROBLÈME DU BIEN : POURQUOI DES CHOSES INDISCUTABLEMENT BONNES ARRIVENT-ELLES À DES GENS INDISCUTABLEMENT MAUVAIS
(Voir DIEU)
CUNNILINGUS ET FEMME EN MENSTRUES
Le buisson ardent ne doit pas être consommé. (Pour une liste complète des règles et règlements concernant ce que vous savez, voir APPENDICE B-ER.)
LE ROMAN, QUAND CHACUN ÉTAIT CONVAINCU D’EN AVOIR UN EN LUI
Le roman est la forme d’art qui brûle le plus facilement. Il se trouva qu’au milieu du XIXe siècle, tous les citoyens de notre shtetl – hommes, femmes et enfants – furent convaincus d’avoir en eux au moins un roman. Cette période résulta vraisemblablement des passages du colporteur gitan qui apporta, un mois sur deux, le troisième dimanche du mois, sur la place du shtetl, un chariot de livres qu’il présenta comme de magnifiques mondes imaginaires de mots, monceaux d’émouvantes merveilles. Qu’aurait-il pu venir d’autre aux lèvres d’un Élu que, Ça, je peux le faire.
Plus de sept cents romans furent écrits entre 1850 et 1853. L’un commençait ainsi : Combien de temps s’est écoulé depuis la dernière fois que j’ai songé à ces matins balayés par le vent. Un autre : On dit que chacune garde le souvenir de sa première fois, mais moi non. Un autre : Le meurtre est certes une affreuse action mais le meurtre d’un frère est en vérité le crime le plus épouvantable que connaisse l’homme.
Il y avait 272 autobiographies mal déguisées, 66 histoires de crimes, 97 récits de guerre. Un homme tuait son frère dans 107 de ces romans. Dans la totalité à l’exception de 89, une infidélité était commise. Un couple amoureux s’interrogeait sur ce que l’avenir lui réservait dans 29 ; 68 se terminaient sur un baiser ; 35 exceptés, tous utilisaient le mot « honte ». Ceux qui ne savaient ni lire ni écrire firent des romans visuels : collages, gravures, crayons, aquarelles. Une salle spéciale fut adjointe à la bibliothèque Yankel et Brod pour les romans de Trachimbrod alors même qu’une poignée seulement en était encore lue cinq ans après leur composition.
Un jour, près d’un siècle plus tard, un jeune garçon vint fouiner dans les rayonnages.
Je cherche un livre, dit-il à la bibliothécaire qui veillait sur les romans de Trachimbrod depuis qu’elle était jeune fille et était la seule citoyenne à les avoir tous lus. C’est mon arrière-grand-père qui l’a écrit.
Comment s’appelait-il ? demanda la bibliothécaire.
Safranbrod, mais je crois qu’il l’écrivit sous un pseudonyme.
Comment s’appelait son livre ?
Je n’arrive pas à me le rappeler. Il en parlait tout le temps. Il me racontait des histoires qui en étaient tirées pour m’endormir.
Quel est son sujet ? demanda-t-elle.
Il parle d’amour.
Elle rit. Ils parlent tous d’amour.
ART
L’art est cette chose qui n’a à faire qu’avec elle-même – le produit d’une tentative réussie de faire une œuvre d’art. Malheureusement, il n’existe pas d’exemple d’art, ni de bonnes raisons de croire qu’il en existera un jour. (Tout ce qui a été fait a été fait dans un but, tout a été fait avec une fin qui existe en dehors de la chose elle-même, par exemple, Je veux vendre ceci, ou Je veux que ceci me rende célèbre et aimé, ou Je veux que ceci me fasse du bien, ou pire, Je veux que ceci fasse du bien aux autres.) Et pourtant nous continuons à écrire, à peindre, à sculpter et à composer. Est-ce la preuve de notre bêtise ?
IFICE
L’ifice est cette chose qui a un but, créée pour remplir une fonction, et ayant à voir avec le monde. Toute chose est, d’une manière ou d’une autre, un exemple d’ifice.
EFACT
Un efact est un fait au passé. Par exemple, nombreux sont ceux qui croient qu’après la destruction du premier Temple, l’existence de Dieu devint un efact.
ARTIFICE
L’artifice est cette chose qui était de l’art dans sa conception et de l’ifice dans son exécution. Regardez autour de vous. Les exemples sont partout.
ARTEFACT
Un artefact est le produit d’une tentative réussie de faire une chose belle, inutile, et dépourvue de but à partir d’un fait au passé. Il ne peut jamais être de l’art ni jamais être un fait. Les juifs sont des artefacts d’Éden.
EFACTIFICE
La musique est belle. Depuis le début des temps, nous (les juifs) sommes à la recherche d’une nouvelle façon de parler. Nous jugeons souvent que de terribles malentendus sont responsables du traitement qu’on nous a infligé tout au long de l’histoire. (Les mots ne disent jamais ce que nous voulons leur faire dire.) Si nous communiquions au moyen d’une chose comme la musique, nous ne serions jamais mal compris, parce qu’il n’y a rien à comprendre dans la musique. Telle fut l’origine de notre façon de psalmodier la Torah et, très vraisemblablement, du yiddish – la plus onomatopéique de toutes les langues. C’est aussi la raison pour laquelle les plus âgés d’entre nous, en particulier ceux qui ont survécu à un pogrom, fredonnent souvent, semblent en fait incapables de s’arrêter de fredonner, semblent absolument déterminés à en exclure tout silence, toute signification linguistique. Mais tant que nous n’aurons pas trouvé cette nouvelle façon de parler, tant que nous n’aurons pas trouvé un vocabulaire non approximatif, les mots ineptes restent ce que nous avons de mieux. Efactifice est un de ces mots.
LE PREMIER VIOL DE BROD D
Le premier viol de Brod D eut lieu au milieu des célébrations qui suivirent le treizième festival du jour de Trachim, le 18 mars 1804. Brod rentrait chez elle, descendue du char tout fleuri de bleu sur lequel elle s’était tenue avec une si austère beauté au long de tant d’heures, faisant onduler sa queue de sirène au moment approprié seulement, jetant au fond de sa rivière éponyme les lourds sacs au moment où le rabbin lui adressait le signe de tête nécessaire –, lorsqu’elle fut abordée par le hobereau fou Sofiowka N, dont notre shtetl porte désormais le nom pour les cartes et les registres du recensement mormon.
J’ai tout vu, dit-il. J’ai assisté au défilé, ne le sais-tu pas, de si haut, si haut, si haut au-dessus des gens du commun et de leurs festivités communes, auxquelles, je dois l’avouer, j’aurais évidemment aimé participer tant soit peu. Je t’ai vue sur ton char, et oh, que tu étais peu commune. Tu étais, face à toute cette fausseté, si naturelle.
Merci, dit-elle, et elle voulut poursuivre son chemin, prenant à cœur l’avertissement de Yankel selon lequel Sofiowka pouvait vous rebattre les oreilles si on lui en donnait l’occasion.
Mais où vas-tu ? Ce n’est pas tout, dit-il, saisissant son bras maigre. Ton père ne t’a donc pas appris à écouter quand on te parle ? Ou qu’on parle à toi, ou qu’on parle sous toi, ou qu’on parle autour de toi, ou même qu’on parle en toi ?
Je voudrais rentrer chez moi, maintenant, Sofiowka. J’ai promis à mon père que nous mangerions de l’ananas ensemble et je vais être en retard.
Tu n’as rien promis du tout, dit-il, contraignant Brod à se tourner pour lui faire face. Voilà que tu me mens.
Mais si. Nous étions d’accord pour qu’après le défilé je rentre à la maison manger de l’ananas avec lui.
Mais tu m’as dit que tu l’avais promis à ton père, alors, Brod, peut-être utilises-tu ce terme à la légère, peut-être ne sais-tu même pas ce qu’il signifie, mais si tu persistes à me dire que tu as fait une promesse à ton père, je persisterai à te traiter de menteuse.
Ça ne veut rien dire. Brod eut un rire nerveux et se remit à marcher vers sa maison. Il lui emboîta le pas, marchant sur le bout de sa queue.
C’est toi, Brod, qui ne veux rien dire.
Il l’arrêta de nouveau et la contraignit à se tourner pour lui faire face.
Mon père m’a donné le nom de la rivière parce que…
Tu recommences, dit-il, remontant ses doigts des épaules de Brod au bas de ses cheveux puis les y enfonçant, repoussant la tiare bleue de la reine du char. Ce n’est pas beau de mentir pour une petite fille.
Je veux rentrer à la maison, maintenant, Sofiowka.
Alors rentre.
Mais je ne peux pas.
Pourquoi ?
Parce que tu tiens mes cheveux.
Oh, tu as parfaitement raison. Je les tiens. Je ne l’avais même pas remarqué. Ce sont tes cheveux, n’est-ce pas ? Et je les tiens, n’est-ce pas, t’empêchant ainsi d’aller chez toi, d’aller où que ce soit. Tu pourrais crier, j’imagine, mais à quoi cela t’avancerait-il ? Tout le monde crie sur les berges, tout le monde crie son plaisir. Crie de plaisir, Brod. Allez, tu en es capable. Un petit cri de plaisir.
S’il te plaît, se mit-elle à geindre. S’il te plaît, Sofiowka. Je veux rentrer chez moi, c’est tout, je sais que mon père m’attend…
Tu recommences, connasse menteuse ! vociféra-t-il. N’y a-t-il pas eu assez de mensonges comme ça pour ce soir ! Que veux-tu ? cria Brod.
Il prit un couteau dans sa poche et coupa les bretelles de son costume de sirène.
Elle fit glisser le costume autour de ses chevilles puis de ses pieds et ôta sa culotte. Elle s’assura, du bras qu’il ne lui tenait pas derrière le dos, que la queue ne tombe pas dans la boue.
Plus tard cette nuit-là, quand elle fut rentrée chez elle et eut découvert le cadavre de Yankel, le Kolkien fut illuminé à sa fenêtre par un bref éclair.
Va-t’en, cria-t-elle, couvrant sa poitrine nue de ses bras et retournant vers Yankel, protégeant leurs deux corps du regard du Kolkien. Mais il ne partit pas.
Va-t’en !
Je ne partirai pas sans toi, lança-t-il à travers la vitre.
Va-t’en ! Va-t’en !
La pluie dégouttait de sa lèvre supérieure. Pas sans toi.
Je vais me tuer ! vociféra-t-elle.
Alors j’emporterai ton corps avec moi, dit-il, les paumes contre la vitre.
Va-t’en !
Je ne m’en irai pas !
Yankel tressaillit sous l’effet de la raideur cadavérique, renversant la lampe à pétrole qui s’éteignit avant d’atteindre le plancher, plongeant la pièce dans une obscurité complète. Ses joues s’étirèrent en un étroit sourire, révélant, aux ombres bannies, une satisfaction. Brod laissa retomber ses bras contre ses flancs et se tourna pour faire face au Kolkien – c’était la deuxième fois qu’elle montrait sa nudité en treize ans de vie.
Alors il faut que tu fasses quelque chose pour moi, dit-elle. Sofiowka fut retrouvé le lendemain matin, se balançant par le cou au pont de bois. Ses mains tranchées pendaient à des ficelles nouées à ses pieds et en travers de sa poitrine était écrit, avec le rouge à lèvres de Brod : ANIMAL.
CE QUE JACOB R MANGEA AU PETIT DÉJEUNER LE MATIN DU 21 FÉVRIER 1877
Des pommes rissolées avec de l’oignon. Deux tranches de pain noir.
PLAGIAT
Caïn tua son frère pour avoir plagié un de ses petits poèmes préférés, qui faisait comme suit :
Saules d’argent, sapins verts,
Sur l’île, dans la rivière,
Les brises crépusculaires
Mettent la vague à l’envers.
Incapable de contenir sa fureur de poète bafoué, incapable de continuer à écrire tant qu’il saurait que des pirates d’opérette déroberaient le fruit de son industrie pour en faire leur butin, incapable d’oublier la question, Si ma rime à d’autres s’arrime, à quoi ça rime ? Caïn décida de mettre fin à tout jamais au larcin littéraire. Du moins le croyait-il.
Mais à sa grande surprise, ce fut Caïn qui trinqua, Caïn que sa malédiction condamna à besogner la terre pour en tirer sa subsistance, Caïn qui fut contraint de porter cette marque terrible, Caïn à qui ses vers mélancoliques et spirituels auraient permis de coucher tous les soirs avec qui lui chantait mais qui ne connaissait personne qui eût lu une seule page de son grand œuvre.
Pourquoi ?
Dieu aime le plagiaire. Et ainsi qu’il est écrit, « Dieu créa l’homme à Son image, à l’image de Dieu Il le créa, homme et femme Il les créa. » Dieu est le plagiaire originel. En l’absence de sources raisonnables à rançonner – l’homme créé à l’image de quoi ? des animaux ? –, la création de l’homme fut un acte de plagiat réflexif ; Dieu pilla le miroir. Quand nous plagions, nous créons de même à l’image de et participons à l’achèvement de la Création.
Suis-je la matière de l’œuvre de mon frère ?
Évidemment, Caïn. Évidemment.
LE CADRAN
(Voir FAUSSES IDOLES)
LA TOTALITÉ HUMAINE
Le Pogrom des Coulpes Battues (1764) fut terrible, mais ce ne fut pas le pire, et il reste, à n’en pas douter, pire encore à venir. Ils sont arrivés à cheval. Ils ont violé nos femmes enceintes et massacré à coups de faucille nos hommes les plus vigoureux, ils ont battu nos enfants à mort. Ils nous ont fait maudire nos textes les plus sacrés. (Il était impossible de distinguer les cris des bébés de ceux des adultes.) Immédiatement après leur départ, les Verticalistes et les Avachistes joignirent leurs forces pour soulever et déplacer ensemble la synagogue jusque dans les Trois-Quartiers Humains, en faisant, pour une heure seulement, la Totalité Humaine. Sans savoir pourquoi, nous nous battions la poitrine comme nous faisons pour demander le pardon à Yom Kippour. Priions-nous, Pardonne nos oppresseurs pour ce qu’ils ont fait ? Ou, Pardonne-nous pour ce qui nous a été fait ? Ou, Pardonne-Toi pour Ton inscrutabilité ? (Voir APPENDICE G : MORTS PRÉMATURÉES.)
NOUS, LES JUIFS
Les juifs sont ces choses que Dieu aime. Puisque les roses sont belles, nous devons supposer que Dieu les aime. Par conséquent, les roses sont juives. Selon le même raisonnement, les étoiles et les planètes sont juives, tous les enfants sont juifs, l’« art » joli est juif (Shakespeare n’était pas juif, mais Hamlet l’était), et la sexualité, accomplie entre mari et femme dans une position bonne et convenable, est juive. La chapelle Sixtine est-elle juive ? Il t’est vivement conseillé de le croire.
LES ANIMAUX
Les animaux sont ces choses qui plaisent à Dieu mais qu’il n’aime pas.
OBJETS QUI EXISTENT
Les objets qui existent sont ces choses qui ne plaisent même pas à Dieu.
OBJETS QUI N’EXISTENT PAS
Les objets qui n’existent pas n’existent pas. Si nous devions imaginer une telle chose, un objet qui n’existerait pas, ce serait cette chose que Dieu haïrait. C’est l’argument le plus puissant contre les incroyants. Si Dieu n’existait pas, il serait contraint de se haïr, ce qui est manifestement inepte.
LES CENT VINGT MARIAGES DE JOSEF ET SARAH L
Le jeune couple se maria pour la première fois le 5 août 1744, quand Josef avait huit ans et Sarah six, et mit fin pour la première fois à son mariage six jours plus tard, quand Josef refusa de croire, au grand dam de Sarah, que les étoiles étaient des clous d’argent fixant au ciel le noir de la nuit. Ils se remarièrent quatre jours plus tard, quand Josef laissa un mot sous la porte de la maison des parents de Sarah : J’ai réfléchi à tout ce que tu m’as dit et je crois effectivement que les étoiles sont des clous d’argent. Ils mirent de nouveau fin à leur mariage un an plus tard, quand Josef avait neuf ans et Sarah sept, à cause d’une querelle sur la nature du fond de la Brod. Une semaine plus tard, ils se remarièrent, incluant cette fois dans leurs vœux celui de s’aimer jusqu’à la mort, sans prendre en compte l’existence d’un fond de la Brod, la température de ce fond (s’il existait), ni l’existence possible d’étoiles de mer sur ce fond qui existait peut-être. Ils mirent fin à leur mariage trente-sept fois au cours des sept années qui suivirent et se remarièrent chaque fois en allongeant leur liste de vœux. Ils divorcèrent deux fois quand Josef avait vingt-deux ans et Sarah vingt, quatre fois quand ils avaient vingt-cinq et vingt-trois ans, respectivement, et huit fois, le maximum en l’espace d’une seule année, quand ils avaient trente et vingt-huit ans. Ils avaient soixante et cinquante-huit ans quand ils se marièrent pour la dernière fois, trois semaines seulement avant que Sarah meure d’une crise cardiaque et que Josef se suicide par noyade dans son bain. Leur contrat de mariage est encore accroché au-dessus de la porte de la maison qu’ils partagèrent par intermittence – cloué au linteau et descendant jusqu’à effleurer le paillasson marqué du SHALOM ! de bienvenue :
C’est avec une loyauté et une fidélité à jamais durables que nous, Josef et Sarah L, nous unissons dans les liens indéfectibles du mariage, promettant de nous aimer jusqu’à la mort, étant entendu que les étoiles sont des clous d’argent dans le ciel, sans prendre en compte l’existence d’un fond de la Brod, la température de ce fond (s’il existe) ni l’existence possible d’étoiles de mer sur ce fond qui existe peut-être, négligeant le caractère accidentel ou non de la chute de divers récipients contenant du jus de raisin, d’accord pour oublier que Josef jouait aux quilles avec ses amis quand il avait promis d’aider Sarah à enfiler son aiguille pour l’édredon qu’elle était en train de coudre et, de même, que Sarah était censée donner cet édredon à Josef et pas à son copain, estimant sans conséquence certains détails de l’histoire du chariot de Trachim, par exemple si ce fut Chana ou Hannah qui vit la première les curieuses épaves, ignorant le fait établi que Josef ronfle comme un sonneur, et que Sarah n’est pas non plus une compagne de lit très engageante, laissant glisser le fait que l’une et l’autre partie tendent à regarder trop longtemps certains représentants du sexe opposé, sans faire toute une histoire du fait que Josef soit si négligent et abandonne ses vêtements là où il lui prend la fantaisie de les ôter, s’attendant à ce que Sarah les ramasse, les nettoie et les remette à leur place comme il aurait dû le faire, ou que Sarah semble tenir à être une incorrigible emmerdeuse attachée aux plus infimes détails tels que le sens dans lequel il convient d’accrocher le rouleau de papier hygiénique ou les cinq minutes de retard par rapport à l’heure où elle avait prévu de servir le dîner, parce qu’il faut bien dire que c’est Josef qui accroche le papier hygiénique et sert le dîner, passant outre au fait de savoir si la betterave est un légume préférable au chou, laissant de côté le problème d’être ou non une tête de lard vouée à une déraison chronique, cherchant à effacer le souvenir de tel rosier depuis longtemps défunt que telle personne était censée ne pas oublier d’arroser quand son épouse était allée voir sa famille à Rivne, acceptant le compromis entre ce que nous étions, ce que nous sommes et ce que nous deviendrons vraisemblablement… puissions-nous vivre dans l’amour et la santé, amen.
LE LIVRE DES RÉVÉLATIONS
(Pour une liste complète des révélations, voir APPENDICE Z-32. Pour une liste complète des genèses, voir APPENDICE Z-33.)
La fin du monde est souvent arrivée et continue d’arriver souvent. Impitoyable, implacable, apportant noirceur sur noirceur, la fin du monde est une chose que nous avons appris à bien connaître, dont nous avons fait une habitude, un rite. Notre religion est de tenter de l’oublier en son absence, de faire la paix avec elle quand elle est indéniable et de lui rendre son étreinte quand elle finit par arriver pour nous, comme elle le fait toujours. On n’a pas encore vu d’être humain qui ait survécu à une période historique sans avoir connu au moins une fin du monde. Les érudits débattent à l’envi de savoir si les enfants mort-nés sont sujets aux mêmes révélations – si l’on pourrait dire qu’ils ont vécu sans fin. Ce débat requiert évidemment que l’on examine de près cette question plus profonde : La création du monde a-t-elle précédé sa fin ? Quand le Seigneur notre Dieu a soufflé sur l’univers, fut-ce une genèse ou une révélation ? Les sept jours, faut-il les compter vers l’avant ou vers l’arrière ? Quel goût avait la pomme, Adam ? Et le demi-asticot que tu découvris dans cette pulpe aigre-douce : était-ce la tête ou la queue ?
MAIS QU’EST-CE QUE YANKEL D AVAIT FAIT AU JUSTE (Voir LA BOULE ACCUSATRICE DE YANKEL D)
LES CINQ GÉNÉRATIONS ENTRE BROD ET SAFRAN
Brod eut trois fils avec le Kolkien, tous nommés Yankel. Les deux premiers moururent au moulin, victimes, comme leur père, de la scie circulaire. (Voir APPENDICE G : morts prématurées.) Le troisième Yankel, conçu par le trou après l’exil du Kolkien, vécut une vie longue et productive qui comporta nombre d’expériences, de sentiments et de petites accumulations de sagesse dont aucun d’entre nous ne saura jamais rien. Ce Yankel engendra Trachimkolkien. Trachimkolkien engendra Safranbrod. Safranbrod engendra Trachimyankel. Trachimyankel engendra Kolkienbrod. Kolkienbrod engendra Safran. Car ainsi qu’il est écrit : ET SI TOUS NOS EFFORTS DOIVENT TENDRE VERS UN AVENIR MEILLEUR, NE DEVONS-NOUS PAS ÊTRE FAMILIERS ET RÉCONCILIÉS AVEC NOTRE PASSÉ ?
LES 613 TRISTESSES DE BROD
L’encyclopédie de la tristesse ci-après fut découverte sur le corps de Brod D. Les 613 tristesses originales, consignées dans son journal, correspondaient aux 613 commandements de notre (et non de leur) Torah. On trouvera ci-dessous ce qui était récupérable quand on eut retrouvé Brod (les pages humides de son journal avaient imprimé les tristesses sur son corps. Seule une petite fraction [55] était lisible. Les 558 autres tristesses sont perdues à jamais et l’on espère, sans savoir ce qu’elles sont, que nul n’aura jamais à en faire l’expérience.) Le journal dont elles viennent n’a jamais été retrouvé.
TRISTESSES DU CORPS : Tristesse du miroir ; Tristesse de [ressembler] ou de ne pas ressembler à un de ses parents ; Tristesse de ne pas savoir si son corps est normal ; Tristesse de savoir que son [corps n’est] pas normal ; Tristesse de savoir que son corps est normal ; Tristesse de la beauté ; Tristesse du m[aqu]illage ; Tristesse de la douleur physique ; [Tristesse des épingles] et des aiguilles ; Tristesse des habits [sic] ; Tristesse de la paupière tremblante ; Tristesse de la côte manquante ; Tris[tesse] remarquable ; Tristesse de passer inaperçu ; La tristesse d’avoir des organes génitaux qui ne sont pas comme ceux de son amant ; La tristesse d’avoir des organes génitaux qui sont comme ceux de son amant ; Tristesse des mains…
TRISTESSES DE L’ALLIANCE : Tristesse de l’amour de Dieu ; Tristesse du dos [sic] de Dieu ; Tristesse de l’enfant préféré ; Tristesse d’ê[tr]e triste devant son Dieu ; Tristesse du contraire de la croyance [sic] ; Tristesse de mais si ? ; Tristesse de Dieu seul dans les cieux ; Tristesse d’un Dieu qui aurait besoin qu’on lui adresse des prières…
TRISTESSES DE L’INTELLECT : Tristesse d’être mal compris [sic] ; Tristesse de l’humour ; Tristesse de l’amour qui ne t[rou]ve pas à s’épancher ; Trist[esse d’êt]re intelligent ; Tristesse de ne pas connaître assez de mots pour [exprimer ce qu’on veut dire] ; Tristesse d’avoir le choix ; Tristesse de vouloir la tristesse ; Tristesse de la confusion ; Tristesse des oiseaux domes[ti]ques ; Tristesse de fini[r] un livre ; Tristesse du souvenir ; Tristesse de l’oubli ; Tristesse de l’anxiété…
TRISTESSES INTERPERSONNELLES : Tristesse d’être triste devant l’un de ses parents ; Tri[st]esse du faux amour ; Tristesse de l’amour [sic] ; Tristesse de l’amitié ; Tristesse d’une mauvaise convers[at]ion ; Tristesse de ce qui aurait pu être ; Tristesse du secret…
TRISTESSES DU SEXE ET DE L’ART : Tristesse que l’excitation ne soit pas un état physique ordinaire ; Tristesse d’éprouver le besoin de créer de belles choses ; Tristesse de l’anus ; Tristesse du contact oculaire pendant la fellation et le cunnilingus ; Tristesse du baiser ; Tristesse d’aller trop vite ; Tristesse de ne pas bou[ge]r ; Tristesse du modèle nu ; Tristesse du portrait ; Tristesse de l’unique article digne d’intérêt de Pinchas T, « À la poussière : Tu n’es qu’homme et tu retourneras à l’homme », dans lequel il soutenait qu’il serait possible, en théorie, de renverser le rapport de l’art et de la vie…
Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons… Nous écrivons…