Secrets récurrents, 1791-1943
 

C’était un secret quand Yankel enveloppa comme d’un linceul l’horloge dans du tissu noir. C’était un secret quand le Rabbin Bien Considéré s’éveilla avec ces mots sur le bout de la langue : MAIS SI… ? et quand celle des Avachistes qui parlait le plus ouvertement, Rachel F, s’éveilla en se demandant, Mais si… ? Ce n’était pas un secret quand Brod ne pensa pas à dire à Yankel qu’elle avait trouvé des taches rouges au fond de sa culotte et qu’elle était sûre d’être mourante et combien c’était poétique qu’elle mourût ainsi. Mais c’était un secret quand elle pensa bel et bien à le lui dire et puis n’en fit rien. C’étaient des secrets certaines des fois au moins où Sofiowka se masturbait, ce qui faisait de lui le plus grand gardien de secrets de Trachimbrod, et peut-être de partout, depuis toujours. C’était un secret quand Shanda l’affligée ne s’affligeait pas. Et c’était un secret quand les jumelles du rabbin laissaient entendre qu’elles n’avaient rien vu et ne savaient rien de ce qui s’était passé le 18 mars 1791, le fameux jour où le chariot de Trachim B l’avait, ou ne l’avait pas, coincé au fond de la rivière Brod.

Yankel parcourt la maison avec des draps noirs. Il drape l’horloge de tissu noir et enveloppe sa montre de gousset en argent d’une pièce de lin noir. Il cesse d’observer le shabbat, ne voulant pas marquer la fin d’une semaine de plus. Et il évite le soleil parce que les ombres, elles aussi, sont des pendules. Je suis tenté, à l’occasion, de frapper Brod, pense-t-il par-devers lui. Pas parce qu’elle agit mal, mais parce que je l’aime tant. Ce qui est aussi un secret. Il masque la fenêtre de sa chambre de tissu noir. Il emballe le calendrier de papier noir, comme si c’était un cadeau. Il lit le journal de Brod pendant qu’elle prend son bain, ce qui est un secret, ce qui est une chose épouvantable, il le sait, mais il y a des choses épouvantables qu’un père a le droit de faire, même une contrefaçon de père.

 

18 mars 1803

… Je me sens dépassée. Avant demain, il faut que je finisse de lire le premier volume de la biographie de Copernic, puisqu’il faut le rendre à l’homme à qui Yankel l’a acheté. Ensuite il y a les héros grecs et romains dont je dois faire le tri et les récits de la Bible auxquels je dois tenter de trouver une signification, et aussi – comme s’il y avait assez d’heures dans une journée – il y a les maths. C’est moi qui m’impose tout cela…

 

20 juin 1803

« … Au fond, les jeunes sont plus seuls que les vieux. » J’ai lu ça dans un livre quelque part et ça m’est resté dans la tête. C’est peut-être vrai. Peut-être pas. Plus vraisemblablement, les jeunes et les vieux sont seuls de façon différente, chacun à sa façon…

 

23 septembre 1803

… Il m’est venu à l’esprit cet après-midi qu’il n’est rien au monde qui me plaise autant que d’écrire dans mon journal. Il ne me comprend jamais de travers et je ne le comprends jamais de travers. Nous sommes comme deux amants parfaits, nous ne faisons qu’un. Parfois, je l’emporte dans mon lit et je le tiens en m’endormant. Parfois j’embrasse ses pages, l’une après l’autre. Pour le moment, au moins, il faudra s’en contenter…

 

Ce qui est aussi un secret, bien sûr. Car la vie de Brod est un secret qu’elle garde jalousement vis-à-vis d’elle-même. Comme Yankel, elle répète des choses jusqu’à ce qu’elles soient vraies, ou jusqu’à ne plus pouvoir dire si elles sont vraies ou pas. Elle est devenue experte en l’art de confondre ce qui est avec ce qui était avec ce qui devrait être avec ce qui aurait pu être. Elle évite les miroirs et dresse un puissant télescope pour se trouver. Elle le braque sur le ciel et voit, du moins le croit-elle, au-delà du bleu, au-delà du noir, au-delà même des étoiles où elle retrouve un autre noir, et un autre bleu – arc qui commence avec son œil et finit sur une maison étroite. Elle en étudie la façade, remarque que le bois du cadre de la porte s’est gauchi et décoloré par endroits, que les gouttières ont laissé des traînées blanches, puis elle regarde par les fenêtres, l’une après l’autre. Par la fenêtre du bas, à gauche, elle voit une femme qui nettoie une assiette avec un chiffon. On dirait que la femme chantonne, et Brod imagine que la chanson est celle-là même que sa mère lui aurait chantée pour l’endormir si elle n’était morte, sans souffrir, en couches, comme l’a promis Yankel. La femme cherche son reflet dans l’assiette et la pose en haut d’une pile. Puis elle écarte les cheveux de son visage afin que Brod le voie, du moins est-ce ce que pense Brod. La femme a trop de peau pour les os et trop de rides pour son âge, comme si son visage était quelque animal distinct descendant lentement du crâne, chaque jour, jusqu’au jour où il s’accrochera à sa mâchoire puis au jour où il se détachera entièrement et tombera, atterrissant dans les mains de la femme pour qu’elle puisse le regarder et dire, Voilà le visage que j’ai arboré toute ma vie. Il n’y a rien dans la fenêtre du bas à droite sinon un large bureau encombré de livres, de papiers et d’images – images d’un homme et d’une femme, d’enfants, et des enfants de ces enfants. Quels portraits merveilleux, songe-t-elle, si petits, si précis et fidèles ! Elle règle la portée sur une des photographies en particulier. C’est celle d’une petite fille tenant la main de sa mère. Elles sont sur une plage, ou du moins est-ce ce qu’on croirait à une si grande distance. La fille, petite fille modèle, regarde dans une autre direction, comme si quelqu’un faisait des grimaces pour la faire sourire, et la mère – à supposer qu’elle est la mère de la fille – regarde la petite fille. Brod resserre le point, cette fois sur les yeux de la mère. Ils sont verts, suppose-t-elle, et profonds, assez semblables à la rivière dont elle tient son nom. Pleure-t-elle ? se demande Brod, appuyant son menton sur le rebord de la fenêtre. Ou est-ce seulement que l’artiste a essayé de la rendre plus belle ? Parce qu’elle était belle, aux yeux de Brod. Elle avait l’apparence exacte de ce que Brod avait imaginé de sa propre mère.

Plus haut… plus haut…

Elle regarde dans la chambre, à l’étage, et voit un lit vide. L’oreiller est un rectangle parfait. Les draps sont lisses comme de l’eau. Il se peut que nul n’ait jamais dormi dans ce lit, songe Brod. Ou peut-être fut-il la scène de quelque chose d’inconvenant, et dans la hâte de se débarrasser des preuves, de nouvelles preuves ont été créées. Même si Lady Macbeth avait réussi à ôter cette tache maudite, ses mains n’auraient-elles pas été rouges d’avoir été tant frottées ? Il y a un gobelet d’eau sur la table de chevet, et Brod croit y voir une vaguelette.

À gauche… à gauche…

Elle regarde dans une autre pièce. Une étude ? Une salle de jeux pour les enfants ? C’est impossible à dire. Elle s’en détourne puis y revient, comme si en cet instant elle avait pu acquérir une perspective nouvelle, mais la pièce lui demeure comme un puzzle. Elle tente d’en assembler les morceaux : Une cigarette à demi fumée en équilibre à la lèvre d’un cendrier. Un chiffon mouillé sur le rebord de la fenêtre. Un bout de papier sur le bureau, avec une écriture qui ressemble à la sienne : Moi avec Augustine, 21 février 1943.

Toujours plus haut…

Mais il n’y a pas de fenêtre au grenier. Alors elle regarde à travers le mur, ce qui n’est pas d’une difficulté terrible parce que les murs sont minces et son télescope puissant. Un garçon et une fille sont couchés sur le plancher face à la pente du toit. Elle règle la portée sur le jeune garçon qui a l’air, à cette distance, d’avoir son âge. Et même à une telle distance, elle voit que c’est un exemplaire du Livre des antécédents dont il lui fait la lecture.

Ah, se dit-elle. C’est Trachimbrod que je vois !

La bouche du garçon, les oreilles de la fille. Les yeux, la bouche du garçon, les oreilles de la fille. La main du scribe, les yeux du garçon, sa bouche, les oreilles de la fille. Elle remonte la chaîne causale jusqu’au visage de l’inspiration du scribe, jusqu’aux lèvres de l’amant et aux paumes des parents de l’inspiration du scribe, et aux lèvres de leurs amants, et aux paumes de leurs parents, et aux genoux et aux ennemis de leurs voisins, et aux amants de leurs amants, aux parents de leurs parents, aux voisins de leurs voisins, aux ennemis de leurs ennemis, jusqu’à ce qu’elle se convainque que ce n’est pas seulement le garçon qui fait la lecture à la fille dans ce grenier mais que tout le monde lui fait la lecture, tous ceux qui ont jamais vécu. Elle lit en même temps qu’eux :

 

LE PREMIER VIOL DE BROD D

Le premier viol de Brod D eut lieu au milieu des célébrations qui suivirent le treizième festival du jour de Trachim, le 18 mars 1804. Brod rentrait chez elle, descendue du char tout fleuri de bleu – sur lequel elle s’était tenue avec une si austère beauté au long de tant d’heures, faisant onduler sa queue de sirène au moment approprié seulement, jetant au fond de sa rivière éponyme les lourds sacs au moment où le rabbin lui adressait le signe de tête nécessaire – lorsqu’elle fut abordée par le hobereau fou Sofiowka N dont notre shtetl porte désormais le nom pour les cartes et les mormons.

 

Le garçon s’endort et la fille lui pose la tête sur la poitrine. Brod veut lire encore – elle veut crier, LISEZ ! IL FAUT QUE JE SACHE ! – mais ils ne peuvent l’entendre de là où elle est, et de là où elle est elle ne peut tourner la page. De là où elle est, la page – son avenir mince comme une feuille de papier – est d’un poids infini.