Une histoire d’amour, 1791-1803
Quelque chose avait changé à Trachimbrod, par rapport au shtetl innommé qui avait existé jusqu’alors au même endroit. Les activités se poursuivaient comme à l’accoutumée. Les Verticalistes vociféraient toujours, se suspendaient, claudiquaient et regardaient toujours de haut les Avachistes, qui tripotaient toujours les franges cousues à l’extrémité de leurs manches de chemise et mangeaient toujours des sablés et des petits pâtés après, mais plus souvent encore pendant, les services. Shanda l’affligée s’affligeait toujours de la perte de son défunt philosophe de mari, Pinchas, qui jouait toujours un rôle actif dans la politique du shtetl. Yankel essayait toujours de bien faire, se répétait toujours et sans cesse qu’il n’était pas triste et finissait toujours immanquablement par être triste. La synagogue roulait toujours, essayant toujours de se situer sur la ligne de fracture errante Juif/Humain du shtetl. Sofiowka était aussi fou que jamais, se masturbait toujours à pleine poignée, s’entortillait toujours de ficelles, se servant de son corps pour se rappeler son corps, et se rappelant toujours la ficelle seulement. Mais avec le nom, vint une nouvelle conscience de soi qui se révélait souvent de façon honteuse.
Les femmes du shtetl levaient leur nez considérable quand elles rencontraient mon arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère. Elles l’appelaient la sale fille de la rivière et le bébé d’eau entre leurs dents. Trop superstitieuses pour jamais lui révéler la vérité de son histoire, elles veillaient à ce qu’elle n’eût aucun ami de son âge (disant à leurs enfants qu’elle n’était pas aussi amusante qu’elle s’amusait ou aussi bonne que ses bonnes actions) et à ce qu’elle ne fréquentât que Yankel et tout homme du shtetl qui était assez brave pour risquer d’être vu par son épouse. Ceux-là ne manquaient pas. Le plus sûr de soi des messieurs perdait contenance en sa présence. À dix ans à peine, elle était déjà la créature la plus désirée du shtetl, et sa réputation s’était étendue comme un réseau de ruisselets aux villages du voisinage.
Je l’ai imaginée bien des fois. Elle est un peu petite, même pour son âge – pas petite d’une façon touchante et enfantine, mais plutôt comme une enfant mal nourrie serait petite. Il en va de même de sa maigreur. Chaque soir avant de l’endormir, Yankel lui compte les côtes, comme si l’une pouvait avoir disparu pendant la journée pour devenir le germe et le terreau du nouveau compagnon qui la lui ravirait. Elle mange assez bien et est en bonne santé, dans la mesure où elle n’est jamais malade, mais son corps semble celui d’une malade chronique, d’une fillette prisonnière de quelque étau biologique, ou d’une fillette affamée, qui n’aurait que la peau et les os, d’une fillette qui n’est pas entièrement libre. Sa chevelure est épaisse et noire, ses lèvres minces, brillantes et blanches. Comment pourrait-il en être autrement ?
Au grand dam de Yankel, Brod tint à couper elle-même son épaisse chevelure noire.
Tu n’as pas l’air d’une dame, dit-il. On dirait un petit garçon, quand ils sont si courts.
Ne sois pas bête, lui dit-elle.
Mais ça ne te dérange pas ?
Bien sûr que ça me dérange que tu sois bête.
Tes cheveux, dit-il.
Je les trouve très jolis.
Peuvent-ils être jolis si personne ne les trouve jolis ?
Je les trouve jolis.
Si tu es la seule ?
C’est déjà pas mal.
Et les garçons ? Tu ne veux pas qu’ils te trouvent jolie ?
Je ne voudrais pas qu’un garçon me trouve jolie s’il n’est pas le genre de garçon qui me trouverait jolie.
Je les trouve jolis, dit-il. Je les trouve très beaux.
Répète-le et je les laisse pousser.
Je sais, dit-il en riant et en lui embrassant le front tout en lui pinçant les oreilles entre ses doigts.
Son apprentissage de la couture (dans un manuel que Yankel avait rapporté de Lvov) coïncida avec son refus de porter tout vêtement qu’elle n’avait pas confectionné elle-même, et quand il lui acheta un livre sur la physiologie animale, elle lui mit les images sous le nez en disant, Ne trouves-tu pas étrange, Yankel, que nous les mangions ?
Jamais je n’ai mangé une image.
Les animaux. Tu ne trouves pas ça étrange ? Je n’arrive pas à croire que je ne trouvais pas ça étrange jusqu’ici. C’est comme notre nom, on ne le remarque pas pendant si longtemps, mais quand on finit par le remarquer on ne peut pas s’empêcher de le répéter sans cesse en se demandant pourquoi on n’avait jamais trouvé étrange de porter ce nom et que tout le monde nous ait appelé par ce nom pendant toute notre vie.
Yankel. Yankel. Yankel. Je ne vois rien de si étrange là-dedans.
Je ne les mangerai plus. En tout cas, aussi longtemps que ça continuera de me sembler étrange.
Brod résistait à tout, ne cédait à personne, refusait d’être défiée, ou de ne pas être défiée.
Je ne te trouve pas têtue, lui dit Yankel un après-midi qu’elle refusait de manger son dîner avant le dessert.
Mais je le suis !
Et on l’aimait pour cela. Tout le monde l’aimait, même ceux qui la haïssaient. Les curieuses circonstances de sa création intriguaient les hommes, mais c’étaient ses astucieuses manipulations, ses gestes coquets et ses pirouettes verbales, son refus de reconnaître ou d’ignorer leur existence, qui les faisaient la suivre dans les rues, la contempler de leur fenêtre, rêver d’elle – pas de leurs épouses, ni d’eux-mêmes – la nuit.
Oui, Yoske. Les hommes du moulin sont forts et braves.
Oui, Feivel. Oui, je suis bonne fille.
Oui, Saul. Oui, oui, j’adore les bonbons.
Oui, oh oui, Itzik. Oh oui.
Yankel n’avait pas le cœur de lui dire qu’il n’était pas son père. Ni que, si elle était La Reine du Char le jour de Trachim, ce n’était pas seulement parce qu’elle était, indiscutablement, la jeune fille la plus aimée du shtetl, mais parce que c’était son vrai père, au fond de la rivière éponyme, son papa, à la recherche duquel plongeaient les audacieux. Alors il créait encore des histoires – de folles histoires, avec une imagerie indomptée et des personnages flamboyants. Il inventait des histoires si fantastiques qu’elle devait y croire. Bien sûr, elle n’était qu’une enfant, elle se débarrassait encore de la poussière de sa première mort. Que pouvait-elle faire d’autre ? Et lui accumulait déjà la poussière de sa seconde mort. Que pouvait-il faire d’autre, lui ?
Avec l’aide des hommes du shtetl qui la désiraient et des femmes du shtetl qui la haïssaient, ma très-arrière-grand-mère grandit en intériorité, cultivant des intérêts privés : tissage, jardinage, lecture de tout ce qui lui tombait sous la main – c’est-à-dire d’à peu près tout ce que renfermait la prodigieuse bibliothèque de Yankel, pièce remplie de livres du sol au plafond, qui deviendrait un jour la première bibliothèque publique de Trachimbrod. Elle n’était pas seulement la plus intelligente citoyenne de Trachimbrod, à qui l’on demandait de résoudre des problèmes difficiles de mathématiques ou de logique – LA PAROLE SACRÉE, lui demanda un jour dans l’obscurité le Rabbin Bien Considéré, QUELLE EST-ELLE, BROD ? –, elle en était aussi la plus solitaire et la plus triste. C’était un génie de tristesse, elle s’y immergeait, triant ses courants innombrables, appréciant ses nuances les plus subtiles. Elle était un prisme à travers lequel le spectre infini de la tristesse pouvait être divisé.
Es-tu triste, Yankel ? lui demanda-t-elle un matin au petit déjeuner.
Bien sûr, dit-il en lui portant des tronçons de melon à la bouche d’une cuiller tremblante.
Pourquoi ?
Parce que tu bavardes au lieu de manger ton petit déjeuner.
Étais-tu triste avant ?
Bien sûr.
Pourquoi ?
Parce que tu mangeais, au lieu de bavarder, et que je deviens triste quand je n’entends pas ta voix.
Quand tu regardes des gens danser, est-ce que cela te rend triste ?
Bien sûr.
Moi aussi, cela me rend triste. Pourquoi, d’après toi ?
Il l’embrassa sur le front, lui mit la main sous le menton. Il faut vraiment que tu manges, dit-il. Il est tard.
Trouves-tu que Bitzl Bitzl est une personne particulièrement triste ?
Je ne sais pas.
Et Shanda l’affligée ?
Oh oui, elle est particulièrement triste.
Elle, c’est une évidence, n’est-ce pas ? Et Shloim est-il triste ?
Qui sait ?
Les jumelles ?
Peut-être. Cela ne nous regarde pas.
Dieu est-il triste ?
Il faudrait qu’il existe pour être triste, n’est-ce pas ?
Je sais, dit-elle en lui donnant une petite tape sur l’épaule. C’est pour ça que je t’ai posé la question, pour arriver peut-être à savoir enfin si tu es croyant !
Eh bien, je me contenterai de dire ceci : si Dieu existe, Il a beaucoup de raisons d’être triste. Et s’il n’existe pas, ça doit Le rendre tout à fait triste, j’imagine. Alors pour répondre à ta question, Dieu est forcément triste.
Yankel ! Elle lui referma les bras autour du cou comme si elle tentait d’entrer en lui ou de le faire entrer en elle.
Brod découvrit 613 tristesses, chacune parfaitement unique, constituant chacune une émotion singulière, aussi peu semblable à toute autre tristesse qu’à la colère, l’extase, la culpabilité ou la frustration. La tristesse du miroir. La tristesse des oiseaux domestiques. La tristesse d’être triste devant son père ou sa mère. La tristesse de l’humour. La tristesse de l’amour qui ne trouve pas à s’épancher.
Elle était comme une personne qui se noie, battant des bras, cherchant quelque chose à quoi se raccrocher pour se sauver. Sa vie était une lutte urgente, désespérée pour justifier sa vie. Elle apprit des mélodies d’une difficulté impossible sur son violon, des mélodies au-delà de ce qu’elle pensait pouvoir apprendre et, chaque fois, elle venait trouver Yankel en pleurant, J’ai appris à jouer celle-là aussi ! C’est terrible ! Il faut que j’écrive quelque chose que même moi je ne peux pas jouer ! Elle passait ses soirées sur les livres d’art que Yankel avait achetés pour elle à Loutsk et chaque matin boudait au petit déjeuner, Ils sont bel et bons, mais pas beaux. Non, pas si je suis sincère avec moi-même. Ils sont seulement ce qui existe de mieux. Elle passa un après-midi à regarder fixement la porte de leur maison.
Tu attends quelqu’un ? demanda Yankel.
De quelle couleur est-elle ?
Il s’approcha tout près de la porte jusqu’à toucher le judas du bout du nez. Il lécha le bois et plaisanta, Ça a sans aucun doute le goût du rouge.
Oui, elle est rouge, n’est-ce pas ?
On dirait bien.
Elle enfouit la tête dans ses mains. Mais est-ce qu’elle ne pourrait pas être rien qu’un peu plus rouge ?
La vie de Brod était la lente compréhension du fait que le monde n’était pas pour elle, et que, sans en connaître au juste la raison, elle ne serait jamais heureuse et sincère en même temps. Elle avait le sentiment de déborder pour ainsi dire, produisant et accumulant toujours plus d’amour à l’intérieur d’elle. Mais il n’y avait pas moyen de l’épancher. Table, talisman en ivoire d’éléphant, arc-en-ciel, oignon, coiffure, mollusque, shabbat, violence, cuticule, mélodrame, fossé, miel, poupée… Rien de tout cela ne l’émouvait. Elle abordait son monde sincèrement, cherchant quelque chose qui mérite les volumes d’amour qu’elle savait avoir en elle, mais à tout, et chacun, elle devait dire, Je ne t’aime pas. Piquet de clôture à l’écorce brune : Je ne t’aime pas. Poème trop long : Je ne t’aime pas. Repas dans une écuelle : Je ne t’aime pas. Physique, ton idée même, tes lois : Je ne t’aime pas. Rien ne lui donnait le sentiment d’être un peu plus qu’il n’était en réalité. Toute chose n’était qu’une chose, complètement embourbée dans sa chositude.
Si nous devions ouvrir au hasard une page de son journal – qu’il lui fallait garder sans cesse sur elle, non par crainte de le perdre, ou qu’il fût découvert et lu, mais parce qu’elle tomberait un jour sur la chose qui vaudrait enfin d’être consignée et retenue, et découvrirait alors qu’elle n’avait nul endroit où la consigner –, nous trouverions sous une forme ou une autre le sentiment suivant : Je ne suis pas amoureuse.
Elle devait donc se satisfaire de l’idée d’amour – aimer l’amour de choses dont l’existence lui était parfaitement indifférente. L’amour lui-même devint l’objet de son amour. Elle s’aimait amoureuse, elle aimait aimer l’amour comme l’amour aime aimer et pouvait, de cette façon, se réconcilier avec un monde qui était si loin d’atteindre à ce qu’elle aurait espéré. Ce n’était pas le monde qui était le grand mensonge salvateur mais sa volonté de le rendre beau et juste, de vivre à l’écart, en deçà de la vie, dans un monde en deçà, à l’écart de celui dans lequel tous les autres semblaient exister. Les gamins, les jeunes gens, les hommes et les vieux du shtetl veillaient devant sa fenêtre à toute heure du jour et de la nuit, lui demandant s’ils pouvaient l’assister dans ses études (pour lesquelles elle n’avait nul besoin d’aide, bien sûr, pour lesquelles il leur eût été impossible de l’aider, même si elle les avait laissés essayer), ou au jardin (qui poussait comme par enchantement, où s’épanouissaient tulipes et roses rouges, impatiens orange et impatientes), ou si peut-être Brod aimerait aller se promener au bord de la rivière (au bord de laquelle elle était tout à fait capable d’aller se promener toute seule, merci). Elle ne disait jamais non et jamais ne disait oui, mais tirait puis relâchait puis tirait encore les ficelles de sa maîtrise.
Tirer : Ce qui serait le plus agréable, disait-elle, ce serait un grand verre de thé glacé. Ce qui arrivait ensuite : les hommes couraient lui en chercher un. Le premier à revenir avait peut-être droit à un bécot sur le front (relâcher), ou (tirer) la promesse d’une promenade (qu’on ferait plus tard), ou (relâcher) un simple Merci, au revoir. Elle maintenait soigneusement l’équilibre devant sa fenêtre, ne permettant jamais aux hommes de trop s’en approcher, ne les laissant jamais trop s’en éloigner. Elle avait désespérément besoin d’eux, pas seulement pour les services, pas seulement pour les choses qu’ils pouvaient fournir à Yankel et à elle et que Yankel n’avait pas les moyens d’acquérir, mais parce qu’ils étaient quelques doigts de plus pour boucher les trous de la digue qui retenait ce qu’elle savait être vrai : elle n’aimait pas la vie. Il n’y avait pas de raison convaincante de vivre.
Yankel avait déjà soixante-douze ans quand le chariot tomba dans la rivière, sa maison était plus prête pour des funérailles que pour une naissance. Brod lisait sous la sourde lumière canari des lampes à pétrole couvertes d’un châle de dentelle, et se baignait dans une baignoire tapissée de papier de verre pour empêcher les glissades. Il fut son précepteur en littérature et en mathématiques élémentaires jusqu’à ce qu’elle eût de loin surpassé son savoir, riait avec elle même quand il n’y avait rien de drôle, lui faisait la lecture avant de la regarder s’endormir et était la seule personne qu’elle pût considérer comme un ami. Elle acquit sa démarche heurtée, parlait avec ses inflexions de vieil homme, et frottait même une barbe naissante qui n’était jamais là à quelque heure que ce fût d’aucun jour de sa vie.
Je t’ai acheté des livres à Loutsk, lui dit-il, fermant la porte sur le début de la soirée et le reste du monde.
On ne peut pas se le permettre, dit-elle en prenant le sac pesant. Il faudra que j’aille les rendre demain.
Mais nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas les avoir. Qu’est-ce que nous ne pouvons pas nous permettre le plus, les avoir ou ne pas les avoir ? D’après moi, nous y perdons dans les deux cas. Avec ma façon de faire, nous y perdons mais nous avons les livres.
Tu es ridicule, Yankel.
Je sais, dit-il, parce que je t’ai aussi acheté un compas chez mon ami l’architecte et plusieurs volumes de poésie française.
Mais je ne parle pas français.
Quelle meilleure occasion d’apprendre ?
Avoir un manuel de français.
Ah oui, je me disais aussi que j’avais une raison d’acheter celui-là ! dit-il, sortant un épais volume brun du fond du sac.
Tu es insupportable, Yankel !
Je suis supportablement supportable.
Merci, dit elle, et elle l’embrassa sur le front, qui était le seul endroit qu’elle eût jamais embrassé et sur lequel on l’eût jamais embrassée, et qui aurait été, si elle n’avait pas lu tous ces romans, le seul endroit où elle croyait que les gens s’embrassent jamais.
Il lui fallait rendre en secret tant de choses que Yankel achetait pour elle. Il ne le remarquait jamais parce qu’il ne se rappelait pas les avoir jamais achetées. Brod aurait un jour l’idée de faire de leur bibliothèque personnelle une bibliothèque publique et de demander une petite somme pour prêter les livres. C’était avec cet argent, ajouté à ce qu’elle pouvait se procurer auprès des hommes qui l’aimaient, qu’ils arrivaient à survivre.
Yankel déployait tous ses efforts pour empêcher Brod de se sentir une étrangère, d’être consciente de leur différence d’âge et de sexe. Il laissait la porte ouverte quand il urinait (toujours assis, et toujours il s’essuyait après), et répandait parfois un peu d’eau sur son pantalon pour dire, Regarde, ça m’arrive aussi à moi, sans se rendre compte que c’était Brod qui répandait de l’eau sur sa culotte pour le réconforter. Quand Brod tomba de la balançoire, au parc, Yankel s’écorcha les genoux sur le papier de verre de sa baignoire et dit, Moi aussi, je suis tombé. Quand ses seins commencèrent à pousser, il souleva sa chemise pour montrer sa vieille poitrine affaissée et dit, Il n’y a pas que toi.
Tel était le monde dans lequel elle grandit et il vieillit. Ils se ménagèrent un sanctuaire à l’écart de Trachimbrod, un habitat complètement différent du reste du monde. Aucun mot de haine ne fut jamais prononcé, aucune main levée. Plus encore que cela, aucun mot de colère ne fut jamais prononcé et rien jamais ne fut refusé. Mais plus encore que cela, aucun mot dénué d’amour ne fut jamais prononcé et tout fut tenu pour une nouvelle petite preuve que cela peut être ainsi, que cela n’a pas à être autrement ; s’il n’y a pas d’amour dans le monde, nous ferons un monde nouveau et nous le doterons d’épaisses murailles et nous le meublerons de doux intérieurs rouges du fond jusqu’au bord, et le munirons d’un heurtoir qui résonne comme un diamant tombant sur le feutre d’un joaillier de sorte que nous ne l’entendrons jamais. Aime-moi, parce que l’amour n’existe pas et que j’ai essayé tout ce qui existe.
Mais ma très-arrière-et-solitaire-grand-mère n’aimait pas Yankel, pas dans le sens simple et impossible de ce mot. En réalité, elle le connaissait à peine. Et il la connaissait à peine. Ils connaissaient intimement les aspects d’eux-mêmes dans l’autre, mais jamais l’autre. Yankel aurait-il pu deviner à quoi rêvait Brod ? Brod pouvait-elle deviner, pouvait-elle s’intéresser à deviner le voyage que Yankel faisait la nuit ? Ils étaient deux étrangers, comme ma grand-mère et moi.
Mais…
Mais chacun était ce que l’autre pouvait trouver de plus proche de ce qui fût digne de recevoir leur amour. Aussi se le donnaient-ils l’un à l’autre tout entier. Il s’écorchait les genoux et disait, Moi aussi je suis tombé. Elle répandait de l’eau sur sa culotte pour qu’il ne se sente pas seul. Il lui avait donné cette boule. Elle la portait. Et quand Yankel disait qu’il mourrait pour Brod, il le pensait certainement, mais cette chose pour laquelle il mourrait n’était pas Brod, pas exactement, mais son amour pour elle. Et quand elle disait, Père, je t’aime, elle n’était ni naïve ni malhonnête, mais tout le contraire : elle était assez sage et sincère pour mentir. Ils se donnaient réciproquement le grand mensonge salvateur – que notre amour pour les choses est plus grand que notre amour pour notre amour des choses –, jouant délibérément le rôle qu’ils écrivaient pour eux-mêmes, créant et croyant délibérément les fictions nécessaires à la vie.
Elle avait douze ans et lui au moins quatre-vingt-quatre. Même s’il vivait jusqu’à quatre-vingt-dix ans, raisonnait-il, elle en aurait seulement dix-huit. Et il savait qu’il ne vivrait pas jusqu’à quatre-vingt-dix ans. Il était secrètement faible, secrètement souffrant. Qui veillerait sur elle quand il mourrait ? Qui chanterait pour elle et continuerait à lui chatouiller le dos, de la façon particulière qu’elle aimait, longtemps après qu’elle se soit endormie ? Comment apprendrait-elle qui était son vrai père ? Comment pourrait-il être sûr qu’elle serait à l’abri de la violence quotidienne, de la violence non intentionnelle et de la violence intentionnelle ? Comment pourrait-il être sûr qu’elle ne changerait jamais ?
Il fit tout ce qu’il pouvait pour empêcher sa rapide détérioration. Il essayait de prendre un bon repas même quand il n’avait pas faim et de boire un peu de vodka entre les repas même quand il sentait que cela lui nouerait l’estomac. Il faisait de longues promenades chaque après-midi, sachant que la douleur de ses jambes était une bonne douleur, et fendait une bûche chaque matin, sachant que ce n’était pas de maladie que les bras lui faisaient mal mais de santé.
Redoutant les déficiences fréquentes de sa mémoire, il se mit à écrire des fragments de l’histoire de sa vie au plafond de sa chambre avec un des bâtons de rouge à lèvres de Brod qu’il avait trouvé enveloppé d’une chaussette dans un tiroir de son bureau. De cette manière, sa vie serait la première chose qu’il verrait en s’éveillant chaque matin et la dernière avant de s’endormir, chaque soir. Tu étais marié, mais elle t’a quitté, au-dessus de son bureau. Tu détestes les légumes verts, tout au bout du plafond. Tu es Avachiste, à la jonction du plafond et de la porte. Tu ne crois pas en une vie après la mort, écrit en rond autour de la suspension. Il voulait que Brod ne sache jamais à quel point son esprit était devenu semblable à une vitre, à quel point la confusion la brouillait comme une buée, à quel point ses pensées dérapaient dessus, qu’il ne comprenait pas tant des choses qu’il lui disait qu’il oubliait souvent son propre nom et, comme si une petite part de lui mourait, son nom à elle.
4 :812 – Le rêve de vivre à jamais avec Brod. Je fais ce rêve chaque nuit. Même quand je ne me le rappelle pas le lendemain matin, je sais qu’il était là, comme le creux que la tête d’une amante imprime sur l’oreiller à côté de nous après qu’elle est partie. Je ne rêve pas de vieillir avec elle, mais je rêve que nous ne vieillissons ni l’un ni l’autre. Elle ne me quitte jamais, et je ne la quitte jamais. C’est vrai, j’ai peur de mourir. J’ai peur que le monde continue d’avancer sans moi, que mon absence passe inaperçue ou pire, soit une espèce de force naturelle prolongeant la vie. Est-ce égoïste ? Suis-je si mauvais de rêver d’un monde qui finit quand je finis ? Je ne veux pas dire que le monde finisse par rapport à moi, mais que tous les yeux se ferment en même temps que les miens. Parfois mon rêve de vivre à jamais avec Brod est le rêve de mourir ensemble. Je sais qu’il n’y a pas de vie après la mort. Je ne suis pas idiot. Et je sais qu’il n’y a pas de Dieu. Ce n’est pas de sa compagnie que j’ai besoin, mais de savoir qu’elle n’aura pas besoin de la mienne, ou qu’elle ne pourra pas ne pas en avoir besoin. J’imagine des scènes d’elle sans moi et je deviens si jaloux. Elle se mariera et aura des enfants et touchera ce que je n’ai jamais pu approcher – toutes choses qui devraient me rendre heureux. Je ne peux lui raconter ce rêve, bien sûr, mais je voudrais si désespérément le faire. Elle est la seule chose qui compte.
Il lui lisait une histoire quand elle se couchait et écoutait ses interprétations, sans jamais l’interrompre, pas même pour lui dire combien il était fier, combien elle était belle et intelligente. Après lui avoir dit bonne nuit, l’avoir embrassée et bénie, il allait à la cuisine, buvait les quelques gorgées de vodka que son estomac supporterait, et soufflait la lampe. Il longeait d’une démarche hésitante le corridor obscur, suivant la chaude lueur qui filtrait sous la porte de sa chambre. Il trébuchait une fois sur une pile de livres de Brod par terre devant sa chambre à elle, puis une autre fois, sur son sac. Entrant dans sa propre chambre, il imaginait qu’il mourrait dans son lit cette nuit-là. Il imaginait que Brod le trouverait le matin. Il imaginait la position dans laquelle il serait, l’expression de son visage. Il imaginait ce qu’il éprouverait, ou plutôt n’éprouverait pas. Il est tard, songeait-il, et il faut que je me lève tôt demain matin pour préparer le petit déjeuner de Brod avant ses cours. Il s’allongeait sur le plancher, faisait les trois pompes qu’il trouvait la force de faire et se relevait. Il est tard, songeait-il, et je dois être reconnaissant pour tout ce que j’ai, et réconcilié avec tout ce que j’ai perdu et tout ce que je n’ai pas perdu. J’ai tenté de toutes mes forces d’être bon aujourd’hui, de faire les choses comme Dieu aurait voulu, s’il avait existé. Merci pour les dons de la vie et pour Brod, songeait-il, et merci, Brod, de me donner une raison de vivre. Je ne suis pas triste. Il se glissait sous les draps de laine rouge et regardait droit au-dessus de sa tête : Tu es Yankel. Tu aimes Brod.