Une autre loterie, 1791
Le Rabbin Bien Considéré paya une demi-douzaine d’œufs – sur la base de treize à la douzaine – et une poignée de myrtilles pour faire imprimer l’avis suivant dans la gazette hebdomadaire de Shimon T : un magistrat irascible de Lvov avait demandé un nom pour ce shtetl anonyme, ce nom servirait pour les nouvelles cartes et pour les registres du recensement, il ne devrait pas offenser la sensibilité raffinée de la noblesse ukrainienne ou polonaise, ni être trop difficile à prononcer, et devait impérativement être choisi avant la fin de la semaine.
UN VOTE ! avait proclamé le Rabbin Bien Considéré. NOUS EN DÉCIDERONS PAR UN VOTE. Car ainsi que le Rabbin Vénérable l’avait jadis éclairé de ses lumières, ET SI NOUS CROYONS QUE TOUT ADULTE JUIF PRATIQUANT, DE SEXE MASCULIN, SAIN, D’UNE STRICTE MORALITÉ, SUPÉRIEUR À LA MOYENNE ET PROPRIÉTAIRE, EST NÉ AVEC UNE VOIX QUI DOIT ÊTRE ENTENDUE, NE LES ENTENDRONS-NOUS PAS TOUTES ?
Le lendemain matin, une urne fut déposée devant la Synagogue Verticale et les citoyens habilités firent la queue le long de la ligne de fracture Juif/Humain. Bitzl Bitzl R vota pour « Farcieville » ; le défunt philosophe Pinchas T pour « Isolat Temporel de Poussière et de Ficelle ». Le Rabbin Bien Considéré donna sa voix à « SHTETL DES PIEUX VERTICALISTES ET DES INNOMMABLES AVACHISTES AVEC LESQUELS NUL JUIF RESPECTABLE NE DEVRAIT AVOIR AFFAIRE À MOINS QUE LA FOURNAISE NE SOIT SA CONCEPTION DES VACANCES ».
Le hobereau fou Sofiowka N, qui avait tant de temps et si peu de choses à faire, se chargea de monter la garde devant l’urne tout l’après-midi puis de la livrer au bureau du magistrat de Lvov ce soir-là. Le lendemain matin c’était officiel : situé à vingt-trois kilomètres au sud-est de Lvov, à quatre au nord de Kolki et chevauchant la frontière polono-ukrainienne comme une brindille tombée sur une clôture, se trouvait le shtetl de Sofiowka. Ce nouveau nom était, au grand dam de ceux qui devaient le porter, officiel et irrévocable. Il serait attaché au shtetl tant qu’il existerait.
Bien sûr, personne à Sofiowka ne l’appelait Sofiowka. Jusqu’à ce qu’il possède un nom officiel aussi désagréable, nul n’éprouvait le besoin de l’appeler de quelque manière que ce soit. Mais maintenant qu’il y avait cette insulte – que le shtetl avait ce connard pour éponyme –, les citoyens disposaient d’un nom à ne pas porter. Certains appelèrent même le shtetl Pas-Sofiowka et continuèrent à le faire après qu’un nouveau nom avait été choisi.
Le Rabbin Bien Considéré convoqua de nouveau les votants. ON NE PEUT CHANGER LE NOM OFFICIEL, dit-il, MAIS NOUS DEVONS DISPOSER D’UN NOM RAISONNABLE POUR NOTRE PROPRE USAGE À DES FINS PERSONNELLES. Si nul ne savait trop ce que ces fins signifiaient – Est-ce qu’on avait des fins, avant ? Quelle est au juste ma fin parmi nos fins ? –, ce deuxième vote semblait indiscutablement nécessaire. L’urne fut installée devant la Synagogue Verticale et ce furent les jumelles du Rabbin Bien Considéré, cette fois, qui montèrent la garde.
Le serrurier arthritique Yitzhak W vota pour « Zone-frontière ». L’homme de loi Isaac M pour « Prudenceville ». Lilla F, descendante du premier Avachiste à avoir lâché le Livre, persuada les jumelles de la laisser glisser frauduleusement dans l’urne un bulletin sur lequel était écrit « Pinchas ». (Les jumelles votèrent aussi : Hannah pour « Chana », et Chana pour « Hannah ».)
Le Rabbin Bien Considéré compta les bulletins ce soir-là. C’était l’impasse ; chacun des noms ne disposait que d’une voix : Loutsk Mineur, VERTICALEVILLE, Nouvelle Promesse, Ligne de Fracture, Joshua, Pêne-et-Serrure… Considérant que le fiasco avait assez duré, il décida, ayant raisonné que c’était ce que Dieu aurait fait dans une telle situation, de prendre un bout de papier au hasard dans l’urne et de donner au shtetl le nom, quel qu’il fût, qui y serait inscrit.
Il hocha du chef en lisant ce qui était devenu une écriture familière. YANKEL A ENCORE GAGNÉ, dit-il. YANKEL NOUS A NOMMÉS TRACHIMBROD.