Le Cadran, 1941-1804-1941
 

Elle se servit de ses pouces pour écarter de sa taille la culotte de dentelle, offrant son sexe gorgé de sang aux caresses affriolantes des souffles humides de l’été, qui apportaient avec eux des senteurs de bardane, de bouleau, de caoutchouc brûlé et de bouillon de bœuf et feraient maintenant passer sa propre odeur animale vers le nord et d’autres narines, comme dans ce jeu enfantin où des écoliers alignés se transmettent un message, de telle sorte que le dernier qui la sentirait lèverait peut-être la tête en disant, Bortsch ? Elle la fit glisser de ses chevilles d’un air extraordinairement décidé, comme si cet acte et lui seul pouvait justifier sa naissance, chacune des heures où ses parents avaient peiné, et l’oxygène qu’elle consommait à chaque inspiration. Comme s’il pouvait justifier les larmes que ses enfants auraient versées à sa mort, si elle n’était morte dans l’eau avec le reste du shtetl – trop jeune, comme le reste du shtetl – avant d’avoir des enfants. Elle plia la culotte six fois en forme de larme et la glissa dans la poche du costume nuptial noir, un peu sous le revers, l’épanouissant en pétales à son sommet comme il convient à une pochette.

C’est pour que tu penses à moi, dit-elle, jusqu’ à…

Je n’ai pas besoin de pense-bête, dit-il en embrassant le duvet humide au-dessus de sa lèvre supérieure.

Dépêche-toi, gloussa-t-elle, redressant sa cravate d’une main et lui caressant l’entrejambe de l’autre. Tu vas être en retard. File au Cadran.

Elle fit taire d’un baiser ce qu’il s’apprêtait à dire et le poussa pour qu’il s’en aille.

C’était déjà l’été. Les lobes du lierre qui s’accrochait au portique croulant de la synagogue commençaient à foncer. Le sol avait repris sa riche teinte café et était de nouveau assez meuble pour les tomates et la menthe. Les buissons de lilas contaient fleurette aux balustrades des vérandas, les balustrades commençaient à se fendiller et des éclats s’en détachaient sous le souffle des brises de l’été. La foule des hommes du shtetl s’était déjà assemblée autour du Cadran quand mon grand-père y arriva, hors d’haleine et trempé de sueur.

Safran est arrivé ! annonça le Rabbin Vertical aux acclamations de ceux qui se pressaient sur la place. Le futur marié est ici ! Un septuor de violons attaqua la traditionnelle Valse du Cadran, les anciens du shtetl tapant des mains en mesure tandis que les enfants sifflaient chaque note.

 

PAROLES DE LA VALSE DU CADRAN :

POUR LES HOMMES QUI VONT SE MARIER

 

Ohhhhhhh, rassemblez-vous,

(ici, le nom du futur marié) est là,

Qu’il soit tiré à quatre épingles,

son mariage est proche.

À son pied, il a trouvé chaussure,

(ici, le nom de la future mariée) fait ouvrir

la boucle des ceintures.

Baise-lui les lèvres, renifle ses genoux,

Que la fertilité soit avec nous.

Qu’un heureux mariage les lie

Et après, au lit

Pour ohhhhhhh…

(reprendre au début, indéfiniment)

 

Mon grand-père retrouva son calme, s’assura que la fermeture de sa braguette était effectivement fermée et entra dans l’ombre allongée du Cadran. Il allait s’acquitter du rituel sacré dont s’étaient acquittés tous les hommes mariés de Trachimbrod depuis le tragique accident de son arrière-arrière-arrière-grand-père, au moulin. Il s’apprêtait à jeter au vent son état de célibataire et, en théorie, ses exploits sexuels. Mais ce qui le frappa tandis qu’il se dirigeait vers le Cadran (d’un long pas décidé) n’était ni la beauté de la cérémonie, ni l’insincérité inhérente aux rites de passage, ni même combien il souhaitait que la gitane fût avec lui pour que son grand amour puisse vivre ses noces avec lui ; c’était l’idée qu’il n’était plus un gamin. Il vieillissait, commençait à ressembler à son arrière-arrière-arrière-grand-père : mêmes sourcils broussailleux assombrissant ses yeux délicats, doucement féminins, même cassure de l’arête du nez, même ligne des lèvres qui dessinaient un U de travers à une extrémité et un V à l’autre. Sécurité et profonde tristesse : il commençait à remplir sa place dans la famille ; il ressemblait sans erreur possible au père du père du père du père de son père, et pour cette raison, parce que son menton fendu évoquait la même soupe de gènes bâtards (concoctés par les chefs que sont la guerre, la maladie, l’occasion, l’amour et le faux amour), il était assuré d’avoir sa place dans une longue lignée – certitude d’être et de permanence mais aussi pesante restriction de mouvements. Il n’était plus tout à fait libre.

Il était conscient aussi de sa place parmi les hommes mariés qui tous avaient fait vœu de fidélité, les genoux plantés sur ce même sol sur lequel étaient maintenant les siens. Chacun d’entre eux avait prié pour que lui soient accordées ces bénédictions que sont la santé de corps et d’esprit, de beaux fils, des augmentations de salaire et une diminution de la libido. Chacun d’entre eux avait entendu mille fois l’histoire du Cadran, les circonstances tragiques de sa création et la grandeur de son pouvoir. Chacun d’entre eux savait comment son arrière-arrière-arrière-grand-mère Brod avait dit N’y va pas à son jeune époux, trop au fait de la malédiction du moulin qui prenait sans crier gare la vie de ses jeunes travailleurs. S’il te plaît, trouve un autre travail, ou ne travaille pas du tout. Mais promets-moi que tu n’iras pas.

Et chacun d’entre eux savait comment le Kolkien avait répondu, Ne sois pas bête, Brod, en lui flattant le ventre, qu’au bout de sept mois elle pouvait encore cacher dans une robe un peu ample. C’est un très bon travail, je serai très prudent, et voilà tout.

Et chaque futur marié savait que, la veille, Brod avait sangloté et caché les vêtements de travail du Kolkien et, pendant la nuit, l’avait réveillé en le secouant toutes les cinq minutes afin qu’il soit trop épuisé pour quitter la maison le lendemain, avait refusé de lui faire son café le matin et avait même essayé de lui donner un ordre.

C’est bien l’amour, pensait-elle, n’est-ce pas ? Quand on remarque l’absence de quelqu’un et qu’on déteste cette absence plus que tout ? Plus, même, qu’on aime sa présence ? Chacun savait qu’elle avait attendu le Kolkien à la fenêtre, tous les jours, au point d’en connaître la surface, d’apprendre les endroits où la vitre avait un peu fondu, ceux où elle était un peu décolorée, ceux où elle était opaque. Elle tâtait ses rides et ses bulles minuscules. Comme une aveugle apprenant un langage, elle passait les doigts sur la fenêtre et, comme une aveugle apprenant un langage, se sentait libérée. Le cadre de la fenêtre était les murs de la prison qui la rendait libre. Elle aimait le sentiment que lui donnait le fait d’attendre le Kolkien, de dépendre entièrement de lui pour son bonheur, d’être, aussi ridicule que cela lui eût toujours paru, l’épouse de quelqu’un. Elle aimait son nouveau vocabulaire : aimer simplement quelque chose plus qu’elle n’aimait son amour pour cette chose, et la vulnérabilité qui lui venait de vivre désormais dans le premier monde. Enfin, songeait-elle, enfin. Si seulement Yankel pouvait savoir combien je suis heureuse.

Quand elle s’éveillait en pleurant d’un de ses cauchemars, le Kolkien restait avec elle, lui lissait les cheveux des deux mains, recueillait ses larmes dans un dé à coudre pour les lui faire boire le lendemain matin (La seule façon de surmonter la tristesse est de la consommer, disait-il), et plus encore que cela : une fois que ses yeux s’étaient fermés et qu’elle s’était rendormie, il devait affronter l’insomnie. Il y avait eu un transfert complet, comme lorsqu’une boule de billard vient heurter à toute vitesse une boule immobile. Si Brod était déprimée – elle était toujours déprimée –, le Kolkien restait avec elle jusqu’à l’avoir convaincue que ça va. Ça va. Vraiment. Et quand elle reprenait le cours de sa journée, il restait en arrière, paralysé par un chagrin qu’il ne pouvait nommer et qui n’était pas le sien. Si Brod tombait malade, c’était le Kolkien qui s’alitait au bout de quelques jours. Si Brod s’ennuyait, parce qu’elle connaissait trop de langues, trop de faits, qu’elle avait trop de connaissances pour être heureuse, le Kolkien passait des nuits blanches penché sur les livres de Brod, sur les images, dans l’espoir d’arriver le lendemain à bavarder d’une façon qui serait agréable à sa jeune épouse.

Brod, n’est-ce pas étrange que certaines phrases mathématiques aient tant de choses dans une première partie et si peu dans la seconde ? N’est-ce pas fascinant ? Et cela en dit tellement sur la vie !… Brod, te voilà qui fais cette tête, celle qui ressemble à la tête de l’homme qui joue de cet instrument de musique tout enroulé en une grosse spirale… Brod, disait-il, montrant Castor quand ils étaient allongés tous deux sur le toit de fer-blanc de leur petite maison, ça, là-bas, c’est une étoile. Celle-ci aussi, montrant Pollux. J’en suis sûr. Celles-ci aussi. Oui, celles-là me sont très familières. Les autres je ne peux pas en être sûr à cent pour cent. Elles ne me sont pas familières.

Elle voyait toujours clair en lui, comme s’il n’eût été qu’une fenêtre de plus. Elle avait toujours le sentiment de savoir de lui tout ce qui pouvait être su – non qu’il fût simple, mais il était connaissable, comme une liste de commissions, comme une encyclopédie. Il avait une tache de naissance sur le troisième orteil du pied gauche. Il n’était pas capable d’uriner si quelqu’un l’entendait. Il trouvait les concombres assez bons, mais les malossols délicieux – si absolument délicieux, en fait, qu’il se demandait s’ils étaient bel et bien faits de concombres, lesquels n’étaient qu’assez bons. Il n’avait pas entendu parler de Shakespeare, mais Hamlet lui semblait familier. Il aimait faire l’amour par-derrière. C’était, pensait-il, à peu près ce qu’on pouvait faire de mieux. Il n’avait jamais embrassé quiconque autre que sa mère et Brod. Il lui arrivait de se regarder dans la glace pendant des heures, grimaçant, tendant des muscles, clignant de l’œil, souriant, faisant la moue. Il n’avait jamais vu d’homme nu et ne savait donc absolument pas si son corps était normal. Le mot « papillon » le faisait rougir, mais il ne savait pas pourquoi. Il n’était jamais sorti d’Ukraine. Il avait cru autrefois que la Terre était le centre de l’univers, mais avait appris depuis. Il admirait plus les magiciens une fois qu’il avait appris les secrets de leurs tours.

Tu es un si gentil époux, lui disait-elle quand il lui apportait des cadeaux.

C’est seulement que je veux être bon avec toi.

Je sais, disait-elle. Et tu l’es.

Mais il y a tant de choses que je ne peux pas te donner.

Mais il y en a tant que tu peux me donner.

Je ne suis pas un homme intelligent…

Arrête, disait-elle. Arrête tout de suite. La dernière chose qu’elle eût jamais voulu était bien que le Kolkien fût intelligent. Cela gâcherait tout, elle le savait. Elle ne voulait rien de plus que quelqu’un qui puisse lui manquer, quelqu’un à toucher, avec qui parler comme une enfant, avec qui être une enfant. Il était très bon pour tout cela. Et elle était amoureuse.

C’est moi qui ne suis pas intelligente, dit-elle.

Jamais je n’ai rien entendu d’aussi bête, Brod.

Exactement, dit-elle, et elle lui prit les bras pour s’en entourer et nicha son visage contre sa poitrine.

Brod, j’essaie de te parler sérieusement. Parfois, j’ai l’impression que ce que je veux dire sortira tout de travers.

Alors que fais-tu ?

Je ne le dis pas.

Eh bien tu vois, c’est intelligent, dit-elle en lui taquinant la peau sous le menton.

Brod. Se reculant, Tu ne me prends pas au sérieux. Elle se nicha plus encore contre lui et ferma les yeux comme un chat. J’ai fait une liste, tu sais, dit-il, la reprenant dans ses bras.

C’est merveilleux, mon chéri.

Tu ne me demandes pas quel genre de liste ?

Je pensais que tu me l’aurais dit si tu voulais que je le sache. Comme tu ne l’as pas fait, j’ai supposé que ça ne me regardait pas. Veux-tu que je te le demande ?

Demande-le-moi.

Bien. Quel genre de liste as-tu fait si secrètement ?

J’ai fait la liste du nombre de conversations que nous avons eues depuis notre mariage. Veux-tu essayer de deviner combien ?

Est-ce bien nécessaire ?

Nous n’avons eu que six conversations, Brod. Six, en presque trois ans.

Comptes-tu celle-ci ?

Tu ne me prends jamais au sérieux.

Bien sûr que si.

Non, tu plaisantes toujours ou tu nous interromps tout net avant que nous ayons dit quoi que ce soit.

Je te demande pardon si je fais cela. Je ne m’en étais jamais aperçue. Mais faut-il vraiment que nous fassions cela maintenant ? Nous parlons tout le temps.

Il ne s’agit pas de parler, Brod. Il s’agit de converser. Des choses qui durent plus de cinq minutes.

Que je te comprenne bien. Tu ne parles pas de parler ? Tu veux que nous conversions sur les conversations, c’est bien ça ?

Nous avons eu six conversations. Je sais, c’est pitoyable, mais je les ai comptées. Tout le reste, ce ne sont que des mots sans intérêt. Nous parlons des concombres et de ma préférence pour les malossols. Nous parlons du fait que je rougis quand j’entends ce mot. Nous parlons de Shanda l’affligée et de Pinchas, ou du fait que les hématomes n’apparaissent parfois qu’au bout d’un jour ou deux. Bla-bla-bla. Nous ne parlons de rien. Concombres, papillon, hématomes. Ce n’est rien.

Alors, qu’est-ce qui est quelque chose ? Tu veux parler un peu de la guerre ? Nous pourrions peut-être parler de littérature. Tu n’as qu’à me dire ce qui est quelque chose et nous en parlerons. Dieu ? Nous pourrions parler de Lui.

Tu recommences.

À quoi faire ?

Tu ne me prends pas au sérieux.

C’est un privilège que tu dois gagner.

J’essaie.

Essaie encore plus, dit-elle, et elle déboutonna son pantalon. Elle le lécha de la base du cou au menton, lui tira sur la chemise pour la sortir de son pantalon, qu’elle lui fit glisser sur les hanches, et trancha net leur septième conversation encore en bouton. Tout ce qu’elle voulait de lui était des câlins et des voix aiguës. Des chuchotements. Des assurances. Des promesses de fidélité et de sincérité qu’elle lui faisait prononcer à l’infini : que jamais il n’embrasserait une autre femme, que jamais même il ne penserait à une autre femme, que jamais il ne la laisserait seule.

Répète.

Je ne te laisserai pas seule.

Répète.

Je ne te laisserai pas seule.

Encore.

Jamais.

Jamais quoi ?

Je ne te laisserai jamais seule.

Ce fut à la moitié de son deuxième mois de travail que deux hommes du moulin vinrent frapper à la porte. Elle n’eut pas besoin de demander pourquoi ils venaient mais s’effondra immédiatement sur le plancher.

Allez-vous-en ! cria-t-elle, faisant courir ses mains sur le tapis comme si c’était un nouveau langage à apprendre, une autre fenêtre.

Il n’a pas eu mal, lui dirent-ils. Il n’a rien senti, vraiment. Ce qui la fit pleurer encore plus et plus fort. La mort est la seule chose dans la vie dont il faut absolument qu’on soit conscient à l’instant où elle se produit.

Le disque d’une scie circulaire du hachoir à paille était sorti de son logement et avait parcouru le moulin, ricochant contre les murs et les poutres tandis que les hommes se précipitaient à l’abri. Le Kolkien mangeait un sandwich au fromage, assis sur une pile de sacs de farine, perdu dans ses pensées au sujet de quelque chose qu’avait dit Brod au sujet de quelque chose, inconscient du chaos qui se déchaînait autour de lui, quand la lame ricocha sur une barre de fer (imprudemment abandonnée par terre par un ouvrier du moulin qui fut plus tard frappé par la foudre) et vint se loger, parfaitement verticale, au beau milieu de son crâne. Il leva les yeux, lâcha son sandwich qui tomba par terre – des témoins juraient que les deux tranches de pain s’étaient interverties dans la chute – et ferma les paupières.

Laissez-moi ! hurla-t-elle aux hommes, qui se tenaient encore muets sur son seuil. Allez-vous-en !

Mais on nous a dit…

Allez-vous-en ! dit-elle en se martelant la poitrine. Allez-vous-en !

Le patron a dit…

Salauds ! cria-t-elle. Laissez-moi à mon deuil !

Oh, mais il est pas mort, corrigea le plus gras des deux.

Quoi ?

Il est pas mort.

Il n’est pas mort ? demanda-t-elle, soulevant la tête.

Non, dit l’autre. Il est chez le médecin, mais apparemment y a pas beaucoup de dégâts permanents. Vous pouvez le voir si vous voulez. Il n’est pas du tout répugnant à voir. Enfin, un peu peut-être, mais il n’a presque pas saigné, sauf par le nez et les oreilles. Et la lame a l’air de tout tenir en place, à la bonne place, plus ou moins.

Pleurant plus encore maintenant qu’en apprenant la nouvelle de la mort supposée de son jeune époux, Brod étreignit les deux hommes puis leur donna à tous deux un coup de poing sur le nez de toute la force qu’elle pût trouver dans son bras maigrichon de fille de quinze ans.

De fait, le Kolkien était à peine blessé. Il avait repris conscience en quelques minutes seulement et avait pu aller à pied, parader, à travers le dédale de ruelles boueuses jusqu’au cabinet du docteur (et traiteur sans clients) Abraham M.

Comment t’appelles-tu ? mesurant la scie circulaire avec un compas.

Le Kolkien.

Très bien, effleurant du doigt une des dents de la lame. Voyons, te rappelles-tu le nom de ton épouse ?

Brod, bien sûr. Elle s’appelle Brod.

Très bien. Et maintenant, que t’est-il arrivé ?

Une lame de scie circulaire m’a frappé la tête.

Très bien, examinant la lame de tous côtés. Elle semblait au médecin un soleil estival de cinq heures se couchant à l’horizon de la tête du Kolkien, ce qui lui rappela qu’il était presque l’heure du dîner, un des repas qu’il préférait dans la journée. Tu as mal ?

Je me sens différent. Ce n’est pas vraiment une douleur. C’est presque le mal du pays.

Très bien. Le mal du pays. Voyons, peux-tu suivre mon doigt avec tes yeux ? Non, non. Ce doigt-là… Très bien. Peux-tu traverser la pièce ?… Très bien.

Et puis, sans provocation, le Kolkien abattit son poing sur la table d’examen et hurla, T’es qu’un gros con !

Pardon ? Quoi ?

Qu’est-ce qui s’est passé ?

Tu m’as traité de con.

J’ai fait ça ?

Tu l’as fait.

Pardon. Tu n’es pas con. Je te demande pardon.

Tu as probablement…

Mais c’est vrai ! cria le Kolkien. Tu n’es qu’un con insolent ! Et gros, en plus, si je n’avais pas pensé à le dire.

J’ai peur de ne pas…

J’ai dit quelque chose ? demanda le Kolkien, jetant des regards de panique autour de la pièce.

Tu as dit que j’étais un con insolent.

Il faut me croire… Tes fesses sont énormes ! Pardon, ce n’est pas moi… Je te demande pardon, espèce de gros con à grosses fesses, je…

Tu as dit que j’avais des grosses fesses ?

Non !… Si !

C’est peut-être ce pantalon ? La coupe est assez ajustée autour…

Gros cul !

Gros cul ?

Gros cul !

Pour qui te prends-tu ?

Non !… Si !

Sors de ce cabinet !

Non !… Si !

Oui, eh bien, scie circulaire ou pas ! dit le médecin, et avec un grognement il referma son dossier dans un grand claquement et sortit en trombe de son cabinet, martelant lourdement le sol à chacun de ses pas.

Le médecin-traiteur fut la première victime des éruptions malicieuses du Kolkien – unique symptôme de cette lame qui demeurerait fichée dans son crâne, parfaitement perpendiculaire à l’horizon, le restant de ses jours.

Le ménage put retrouver une espèce de normalité une fois retirée la tête de leur lit et après la naissance du premier de leurs trois fils, mais le Kolkien avait changé, c’était indéniable. L’homme qui avait pétri les jambes prématurément vieillies de Brod, la nuit, quand elle avait des fourmis qui la piquaient comme des aiguilles, qui avait frotté de lait ses brûlures lorsqu’il n’y avait rien d’autre, qui lui comptait les orteils parce qu’elle aimait cette sensation, se mit désormais, par moments, à l’injurier. Cela commença par des commentaires marmonnés sur la température du rôti ou le résidu de lessive sous son col. Brod pouvait les ignorer, elle pouvait même les trouver touchants.

Brod, où sont mes chaussettes, merde ! Tu les as encore mises n’importe où.

Je sais, répondait-elle, souriant intérieurement aux joies d’être mal appréciée et rudoyée. Tu as raison. Ça ne se reproduira plus.

Pourquoi est-ce que j’arrive jamais à me rappeler le nom de cet instrument en spirale, merde !

À cause de moi. C’est ma faute.

Avec le temps, cela empira. Que la crasse fût crasseuse devint l’objet de tirades. Que l’eau fût humide dans la baignoire et il risquait de lui hurler dessus jusqu’à ce que les voisins ferment les volets (le désir d’un peu de paix et de silence étant l’unique chose que les citoyens du shtetl partageaient). Moins d’un an après l’accident, il se mit à la frapper. Mais, raisonna-t-elle, ce n’était qu’une si petite partie du temps. Une ou deux fois par semaine. Jamais plus. Et quand il n’était pas de « mauvaise humeur », il était plus gentil avec elle qu’aucun époux avec son épouse. Ses accès d’humeur n’étaient pas lui. Ils étaient l’autre Kolkien, né des dents de métal dans son cerveau. Et elle était amoureuse, ce qui lui donnait une raison de vivre.

Putain, garce, poison ! lui hurlait l’autre Kolkien, les bras levés, et puis le Kolkien la prenait dans ces mêmes bras comme il avait fait la nuit de leur rencontre.

Sale monstre de la rivière ! souligné d’une claque du revers de la main sur la joue, et puis il l’emmenait tendrement, ou elle l’emmenait tendrement, jusqu’à la chambre à coucher.

Au beau milieu de l’amour il pouvait la maudire, ou la frapper, ou la jeter à bas du lit sur le plancher. Elle se relevait, se recouchait, le renfourchait et recommençait là où ils s’étaient interrompus. Ni l’un ni l’autre ne savaient ce que le Kolkien risquait de faire à tout moment.

Ils virent tous les médecins des six villages – le Kolkien cassa le nez du jeune praticien plein de confiance en soi, à Loutsk, qui suggéra que le couple dorme dans des lits séparés – et tous étaient d’accord : le seul remède possible de son état aurait été de lui retirer la lame de la tête, ce qui l’aurait certainement tué.

Les femmes du shtetl étaient heureuses de voir Brod souffrir. Même seize ans plus tard, elles la considéraient toujours comme le produit de cet horrible trou, à cause de quoi elles n’avaient jamais pu la voir tout entière d’un seul coup, à cause de quoi elles n’avaient jamais pu la connaître et la materner, à cause de quoi elles la haïssaient. Le bruit courait que le Kolkien la battait parce qu’elle était froide au lit (deux enfants seulement après trois ans de mariage !) et ne savait pas tenir son intérieur avec un minimum de compétences.

Moi aussi j’aurais des cocards

si je me pavanais comme elle fait !

Vous avez vu l’état de leur cour ?

Une vraie soue à cochons !

Ça prouve bien, encore une fois,

qu’il y a une justice !

Le Kolkien se haïssait, ou haïssait l’autre en lui, pour tout cela. Il arpentait la chambre la nuit, discutant sauvagement avec cet autre en lui, à pleins poumons, ces deux poumons qu’ils avaient en commun, martelant souvent la poitrine qui renfermait ces poumons, ou boxant leur visage. Après avoir plusieurs fois blessé Brod dans des incidents nocturnes, il décida (contre sa volonté à elle) que le médecin au nez cassé avait raison : il fallait qu’ils dorment séparément.

Je ne veux pas.

Il n’y a rien à dire.

Alors quitte-moi. Je préférerais encore ça. Ou tue-moi. Ce serait encore mieux que de me quitter.

Tu es ridicule, Brod. Je vais seulement dormir dans une autre chambre.

Mais l’amour est une chambre, dit-elle. Voilà ce qu’il est.

C’est ce que nous devons faire.

Ce n’est pas ce que nous devons faire.

Si.

Cela fonctionna pendant quelques mois. Ils furent capables de mener une vie quotidienne régulière, avec seulement de rares explosions de brutalité, et ils se séparaient le soir pour se dévêtir et se coucher seuls. Ils s’expliquaient leurs rêves au petit déjeuner le lendemain et décrivaient les positions de leur nuit agitée. C’était une occasion que leur mariage précipité ne leur avait jamais offerte : timidité, lenteur, découverte mutuelle, à distance. Ils eurent leurs septième, huitième et neuvième conversations. Le Kolkien tentait d’exprimer ce qu’il voulait dire, et cela sortait toujours de travers. Brod était amoureuse et avait une raison de vivre.

L’état du Kolkien empira. Au bout de quelque temps, Brod pouvait s’attendre à recevoir une raclée chaque matin avant qu’il parte au travail – pendant lequel il était capable, à l’ébahissement de tous les médecins, de réfréner totalement ses explosions – et chaque fin d’après-midi, avant le dîner. Il la battait dans la cuisine, devant les poêles et les casseroles, dans le salon devant leurs deux enfants, et à l’office, devant le miroir dans lequel ils regardaient tous les deux. Elle ne fuyait jamais ses coups de poing, mais les encaissait, allait au-devant, certaine que ses hématomes n’étaient pas des marques de violence mais de violent amour. Le Kolkien était prisonnier de son propre corps – comme une lettre d’amour dans une bouteille incassable dont l’écriture ne s’efface ni ne se brouille jamais et qui n’est jamais lue par son destinataire aimé –, contraint de faire mal à celle avec laquelle il voulait plus que tout être doux.

Même vers la fin, le Kolkien avait des périodes de répit, qui duraient jusqu’à plusieurs jours d’affilée.

J’ai quelque chose pour toi, dit-il, menant Brod par la main de la cuisine au jardin.

Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle sans chercher à se tenir à bonne distance. (Il n’existait plus de bonne distance, alors. Tout était trop près ou trop loin.)

Pour ton anniversaire. J’ai un cadeau.

C’est mon anniversaire ?

C’est ton anniversaire.

Je dois avoir dix-sept ans.

Dix-huit.

Quelle est la surprise ?

Si je le disais, ça gâcherait la surprise.

Je déteste les surprises, dit-elle.

Mais je les aime.

Il est pour qui ce cadeau, toi ou moi ?

Le cadeau est pour toi, dit-il. La surprise est pour moi.

Et si je te surprenais en te disant de garder le cadeau ? Alors la surprise serait pour moi, et le cadeau pour toi.

Mais tu détestes les surprises.

Je sais. Alors donne-moi vite le cadeau.

Il lui tendit un petit paquet. Il était enveloppé de vélin bleu entouré d’un ruban bleu clair.

Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

On a fait le tour de la question, dit-il. C’est ton cadeau surprise. Ouvre-le.

Non, dit-elle, montrant l’emballage, ça.

Que veux-tu dire ? Ce n’est que l’emballage.

Elle posa le paquet et se mit à pleurer. Il ne l’avait jamais vue pleurer.

Qu’est-ce qu’il y a, Brod ? Quoi ? C’était pour te faire plaisir.

Elle secoua la tête. Pleurer était nouveau pour elle.

Quoi, Brod. Que s’est-il passé ?

Elle n’avait pas pleuré depuis ce jour de Trachim, cinq ans auparavant, quand, descendue du char, sur le chemin de la maison, le hobereau fou Sofiowka N l’avait arrêtée et avait fait d’elle une femme.

Je ne t’aime pas, dit-elle.

Quoi ?

Je ne t’aime pas, le repoussant. Pardon.

Brod, lui mettant la main sur l’épaule.

Lâche-moi ! hurla-t-elle en s’arrachant à lui. Ne me touche pas ! Je ne veux plus jamais que tu me touches ! Elle tourna la tête sur le côté et vomit dans l’herbe.

Elle partit en courant. Il la poursuivit. Elle fit bien des fois le tour de la maison en courant, passant devant la porte d’entrée, l’allée sinueuse, la porte de derrière, la cour qui était une soue à cochons, le jardin latéral et de nouveau la porte d’entrée. Le Kolkien resta sur ses talons et, bien qu’il fût beaucoup plus rapide, décida de ne jamais la rattraper, de ne jamais repartir en sens inverse pour attendre que sa course la ramène à lui. Ainsi tournèrent-ils sans fin : porte d’entrée, allée sinueuse, cour soue à cochons, jardin latéral, porte d’entrée, allée sinueuse, cour soue à cochons, jardin latéral. Enfin, comme l’après-midi revêtait sa robe du début de soirée, Brod s’effondra de fatigue dans le jardin.

Je suis fatiguée, dit-elle.

Le Kolkien s’assit à côté d’elle. M’as-tu jamais aimé ?

Elle détourna la tête. Non. Jamais.

Je t’ai toujours aimée, lui dit-il.

Je suis désolée pour toi.

Tu es une personne épouvantable.

Je sais, dit-elle.

Mais je voulais que tu saches que je le sais.

Eh bien, sache que je le sais.

Il lui passa le dos de la main sur la joue, sous prétexte d’en essuyer la sueur. Crois-tu que tu pourrais jamais m’aimer ?

Je ne crois pas.

Parce que je ne suis pas assez bien.

Ce n’est pas comme ça.

Parce que je ne suis pas intelligent.

Non.

Parce que tu ne pourrais pas m’aimer.

Parce que je ne pourrais pas t’aimer.

Il rentra.

Brod, mon arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère, se retrouva seule dans le jardin. Le vent révélait la face inférieure des feuilles et faisait des vagues dans l’herbe. Il balaya son visage, séchant la sueur, appelant d’autres larmes. Elle ouvrit le paquet qu’elle se rendit compte n’avoir jamais lâché. Ruban bleu, vélin bleu, boîte. Un flacon de parfum. Il devait l’avoir acheté à Loutsk la semaine précédente. Quel geste attentionné. Elle en vaporisa un peu sur son poignet. Il était subtil. Pas trop virginal. Quoi ? se dit-elle une fois intérieurement, et puis une fois à haute voix, Quoi ? Elle avait le sentiment d’un bouleversement total, comme un globe en rotation arrêté soudain par le contact léger d’un doigt. Comment avait-elle fini là, ainsi ? Comment avait-il pu y avoir tant – tant d’instants, tant de gens et de choses, tant de rasoirs et d’oreillers, de montres et de cercueils subtils – sans qu’elle s’en soit aperçue ? Comment sa vie s’était-elle vécue sans elle ?

Elle remit le vaporisateur dans la boîte, avec le vélin bleu et le ruban bleu clair, et rentra. Le Kolkien avait mis la cuisine sens dessus dessous. Épices répandues par terre. Couverts tordus sur les paillasses égratignées. Placards dégondés, saleté et verre brisé. Il y avait tant de choses à faire – tant à rassembler et à jeter ; et après avoir rassemblé et jeté, récupérer ce qui était récupérable ; et après avoir récupéré ce qui était récupérable, nettoyer ; et après avoir nettoyé, laver à l’eau savonneuse ; et après avoir lavé à l’eau savonneuse, épousseter ; et après avoir épousseté, quelque chose d’autre ; et après quelque chose d’autre, une autre chose encore. Tant de petites choses à faire. Elle dégagea un espace sur le plancher, s’y allongea, et tenta de dresser une liste dans sa tête.

Il faisait presque noir quand le chant des grillons l’éveilla. Elle alluma les bougies du shabbat, observa les ombres sur ses mains, se couvrit les yeux pour dire la bénédiction puis monta jusqu’au lit du Kolkien. Il avait le visage tout meurtri et enflé.

Brod, dit-il, mais elle le fit taire. Elle alla chercher un petit pain de glace à la cave et le lui pressa contre l’œil jusqu’à ce qu’il ne sente plus son visage et qu’elle ne sente plus sa main.

Je t’aime, dit-elle. Je t’assure.

Non, tu ne m’aimes pas, dit-il.

Mais si, dit-elle, lui touchant les cheveux.

Non. Ça va. Je sais que tu es beaucoup plus intelligente que moi, Brod, et que je ne suis pas assez bien pour toi. J’ai toujours attendu que tu finisses par t’en rendre compte. Chaque jour. J’éprouvais la même chose que le goûteur du tsar, attendant le soir où le dîner serait empoisonné.

Arrête, dit-elle. Ce n’est pas vrai. Je t’aime vraiment.

Toi, arrête.

Mais je t’aime.

Ça va. Je vais bien. Elle toucha le renflement noir autour de son œil gauche. Le duvet que la lame de scie avait fait sortir de l’oreiller s’accrochait aux larmes sur leurs joues. Écoute, dit-il, je serai bientôt mort.

Arrête.

Nous le savons tous les deux.

Arrête.

Ça ne sert à rien de refuser d’y penser.

Arrête.

Et je me demande si tu pourrais simplement faire semblant un moment, si nous pourrions faire semblant de nous aimer. Jusqu’à ce que je ne sois plus là.

Silence.

Alors, elle l’éprouva de nouveau, le même sentiment que cette nuit où elle l’avait connu, quand il avait été illuminé à sa fenêtre, quand elle avait laissé ses bras retomber contre ses flancs et s’était tournée pour lui faire face.

Nous pouvons le faire, dit-elle.

Elle découpa un petit trou dans le mur pour permettre au Kolkien de lui parler depuis la chambre mitoyenne dans laquelle il s’était exilé et un abattant fut ménagé dans la porte pour passer des aliments. Ce fut ainsi pendant la dernière année de leur ménage. Elle poussa son lit contre le mur pour l’entendre marmotter ses grossièretés passionnées et sentir le chatouillis de son index tendu qui ne pouvait ni blesser ni caresser dans une telle position. Quand elle était assez brave, elle passait un de ses propres doigts par le trou (comme on taquine un lion dans sa cage) pour faire venir son amour près de la cloison de pin.

Qu’est-ce que tu fais ? chuchota-t-il.

Je te parle.

Il mit son œil au trou. Tu es très belle.

Merci, dit-elle. Je peux te regarder ?

Il s’éloigna du trou pour qu’elle puisse le voir au moins en partie.

Enlèverais-tu ta chemise ? demanda-t-elle.

Ça m’intimide. Il rit et enleva sa chemise. Peux-tu enlever la tienne, pour que je ne me sente pas si drôle, debout comme ça ?

Tu te sentirais moins drôle ? Elle rit. Mais elle le fit, et s’assura d’être assez loin du trou pour qu’il puisse s’en approcher et la regarder. Veux-tu enlever aussi tes chaussettes ? demanda-t-elle. Et ton pantalon ?

Veux-tu enlever les tiens ?

Ça m’intimide aussi, dit-elle. Et, en dépit du fait qu’ils s’étaient vus nus des centaines et probablement des milliers de fois, c’était vrai. Ils ne s’étaient jamais vus de loin, n’avaient jamais connu l’intimité la plus profonde, cette proximité qu’on ne peut atteindre qu’avec la distance. Elle s’approcha du trou et le regarda pendant plusieurs minutes en silence. Puis elle s’éloigna du trou. Il y alla et la regarda pendant plusieurs minutes encore, en silence. Dans le silence ils atteignirent à une autre intimité, celle des mots qu’on ne prononce pas.

Maintenant veux-tu enlever ton sous-vêtement ? demanda-t-elle.

Veux-tu enlever le tien ?

Si tu enlèves le tien.

Tu le feras ?

Oui.

Tu promets ?

Ils enlevèrent leurs sous-vêtements et se regardèrent à tour de rôle par le trou, éprouvant la joie profonde et soudaine de découvrir le corps l’un de l’autre et la douleur de ne pouvoir se découvrir l’un l’autre en même temps.

Touche-toi comme si tes mains étaient les miennes, dit-elle.

Brod…

S’il te plaît.

Il le fit, malgré sa gêne, malgré les deux mètres qui le séparaient du trou. Et bien qu’il ne vît rien d’autre que son œil – une bille bleue dans l’espace noir –, elle fit comme il faisait, se servit de ses mains à elle pour se rappeler ses mains à lui. Elle se redressa et de l’index droit taquina le trou de la cloison de pin, tandis que du gauche elle traçait des cercles sur son plus grand secret, qui était aussi un trou, aussi un espace négatif, et quand on a tout prouvé, que reste-t-il à prouver ?

Viendras-tu à moi ? demanda-t-elle.

Je viendrai.

Oui ?

Je viendrai.

Ils firent l’amour par le trou. Les trois amants appuyés les uns contre les autres sans jamais se toucher entièrement. Le Kolkien embrassait le mur, et Brod embrassait le mur, mais le mur égoïste ne rendait jamais leurs baisers à l’un ni à l’autre. Le Kolkien appliquait ses paumes contre le mur, et Brod, qui avait tourné le dos au mur pour accueillir l’amour, appliquait l’arrière de ses cuisses contre le mur, mais le mur restait indifférent, ne reconnaissant jamais ce qu’ils s’efforçaient tant de faire.

Ils vécurent avec le trou. L’absence qui le définissait devint une présence qui les définissait. La vie était un petit espace négatif découpé dans une éternité massive et, pour la première fois, elle semblait précieuse – pas comme tous les mots qui avaient fini par ne rien vouloir dire mais comme le dernier souffle d’une victime qui se noie.

Sans pouvoir examiner le corps du Kolkien, le médecin émit un diagnostic de consomption – à peine plus qu’une conjecture pour remplir les pointillés. Brod regardait par le trou dans le mur noir son époux encore jeune qui dépérissait. L’homme vigoureux comme un arbre, qu’un bref éclair avait illuminé la nuit de la mort de Yankel, qui lui avait expliqué la nature de ses premières règles, qui s’était levé tôt et qui était rentré tard seulement pour qu’elle ne manquât de rien, qui n’aurait jamais levé un doigt sur elle mais lui avait trop souvent fait subir la force de ses poings, ressemblait désormais à un octogénaire. Ses cheveux grisonnaient autour des oreilles et le haut de son crâne était dégarni. Les veines avaient gonflé et battaient maintenant sur ses mains prématurément ridées. Son ventre s’était affaissé. Ses seins étaient plus gros que ceux de Brod, ce qui ne dit pas grand-chose de leur taille mais énormément de la douleur qu’elle éprouvait à les voir.

Elle le persuada de changer de nom pour la deuxième fois. Cela troublerait peut-être l’Ange de la Mort quand Il viendrait pour emmener le Kolkien. (L’inévitable est, après tout, inévitable.) Peut-être cette ruse l’amènerait-Il à croire que le Kolkien était quelqu’un qu’il n’était pas, comme le Kolkien lui-même l’avait cru. Alors Brod le nomma Safran, d’après un passage tracé au rouge à lèvres qu’elle se rappelait avec nostalgie avoir lu sur le plafond de son père. (Et c’est le nom de ce Safran-là que mon grand-père, le futur marié agenouillé, avait reçu.) Mais cela ne fonctionna pas. L’état de Shalom-puis-Kolkien-maintenant-Safran empira, des années continuèrent à passer avec chaque journée et son chagrin le laissa trop faible ne fût-ce que pour frotter son poignet avec assez de force contre la lame qu’il avait dans la tête, et en finir avec la vie.

Peu de temps après leur exil sur les toits, les Volutes d’Ardisht se rendirent compte qu’ils seraient bientôt à court d’allumettes pour allumer leurs cigarettes bien-aimées. Ils en tinrent le compte avec une craie sur une des parois de la plus haute cheminée. Cinq cents. Le lendemain, trois cents. Le lendemain, cent. Ils les rationnèrent, les consumèrent jusqu’aux doigts de celui qui les allumait, s’efforçant d’allumer au moins trente cigarettes avec chacune. Quand ils en furent réduits à vingt allumettes, l’allumage devint une cérémonie. À dix, les femmes pleuraient. Neuf. Huit. Le chef du clan laissa tomber la septième du toit par accident et décida aussitôt de suivre le même chemin sous l’effet de la honte. Six. Cinq. C’était inévitable. La quatrième allumette fut soufflée par une brise – grossière négligence du nouveau chef de clan qui plongea lui aussi vers la mort bien que son plongeon ne fût pas de son propre choix. Trois : Nous mourrons sans elles. Deux : C’est trop douloureux de continuer. Et puis, au moment du plus profond désespoir, une géniale idée surgit, conçue par un enfant, pas moins : il suffirait de s’assurer que quelqu’un serait toujours en train de fumer. Chaque cigarette peut être allumée à la précédente. Tant qu’il y a une cigarette allumée, il y a la promesse d’une autre. L’extrémité rougeoyante est le germe de la continuité ! Ils organisèrent le temps : service de l’aube, cigarette du matin, bouffée du déjeuner, missions du milieu d’après-midi et de la fin d’après-midi, volute crépusculaire, solitaire sentinelle de minuit. Le ciel était toujours allumé d’au moins une cigarette, bougie de l’espoir.

Ainsi en alla-t-il avec Brod, qui savait que les jours du Kolkien étaient comptés et commença donc son deuil longtemps avant sa mort. Elle portait des vêtements noirs et déchirés et s’asseyait près du sol sur un tabouret de bois. Elle disait même le kaddish assez fort pour que Safran l’entende. Il ne reste que quelques semaines, songeait-elle. Quelques jours. Bien qu’elle ne versât jamais de larmes, elle gémit et gémit en sanglots secs (ce qui ne devait pas être bon pour mon arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père – conçu par le trou – et qui pesait de ses huit mois dans son ventre.) Puis, dans un de ses accès de lucidité, Shalom-puis-Kolkien-maintenant-Safran lui cria à travers le mur : Je suis encore là, tu sais. Tu as promis de faire semblant de m’aimer jusqu’à ma mort, au lieu de quoi tu fais semblant que je suis mort.

C’est vrai, pensa Brod. Je romps ma promesse.

Ils enfilèrent donc leurs minutes comme des perles sur le fil d’une heure. Ils ne dormaient ni l’un ni l’autre. Ils veillaient, les joues contre la cloison de pin, se passant des petits mots par le trou comme des écoliers, des grossièretés, des baisers soufflés, des hurlements blasphématoires et des chansons.

 

Ne pleure pas, mon amour,

Ne pleure pas, mon amour,

Ton cœur est près de moi.

Putain de salope,

Connasse ingrate,

Ton cœur est près de moi.

Oh, ne crains rien,

Je suis plus proche que proche,

Ton cœur est près de moi.

Je t’arracherai les yeux

Et te fracasserai la tête,

Sale garce, putain,

Ton cœur est près de moi.

 

Leurs dernières conversations (quatre-vingt-dix-huit, quatre-vingt-dix-neuf et cent) furent des échanges de vœux, qui prirent la forme de sonnets que Brod lisait dans un des livres préférés de Yankel – un bout de papier en tomba sur le plancher : Il fallait que je le fasse pour moi –, et des plus abominables obscénités de Shalom-puis-Kolkien-maintenant-Safran, qui ne signifiaient pas ce qu’elles disaient, mais parlaient en harmoniques que son épouse seule pouvait entendre : Pardon que cela ait été ta vie. Merci d’avoir fait semblant avec moi.

Tu es en train de mourir, dit Brod, parce que c’était la vérité, la vérité non reconnue et qui dévorait tout et qu’elle était fatiguée de dire des choses qui n’étaient pas la vérité.

C’est vrai, dit-il.

Qu’est-ce que cela te fait ?

Je ne sais pas, à travers le trou. J’ai peur.

Tu n’as pas besoin d’avoir peur, dit-elle. Tout ira bien.

Comment est-ce que tout ira bien ?

Ça ne fera pas mal.

Je ne crois pas que c’est ce dont j’ai peur.

De quoi as-tu peur ?

J’ai peur de ne pas être vivant.

Tu n’as pas besoin d’avoir peur, dit-elle encore.

Silence.

Il passa son index par le trou.

J’ai quelque chose à te dire, Brod.

Quoi ?

C’est quelque chose que je veux te dire depuis que je t’ai rencontrée et que j’aurais dû te dire depuis longtemps, mais plus j’ai attendu, plus c’est devenu impossible à dire. Je ne veux pas que tu me haïsses.

Je ne pourrais pas te haïr, dit-elle, et elle lui prit le doigt.

Tout ça est complètement de travers. Ce n’est pas comme ça que je voulais que ce soit. Il faut que tu le saches.

Chut… chut…

Je te dois tellement plus que cela.

Tu ne me dois rien du tout. Chut…

Je suis mauvais.

Tu es bon.

J’ai quelque chose à te dire.

Tout va bien.

Il appliqua ses lèvres contre le trou. Yankel n’était pas ton vrai père.

Le collier de minutes se brisa. Elles tombèrent sur le plancher et roulèrent à travers la maison où elles se perdirent.

Je t’aime, dit-elle, et pour la première fois de sa vie les mots avaient un sens.

Au bout de dix-huit jours, le bébé – qui, l’oreille appuyée contre le nombril de Brod, avait tout entendu – naquit. Épuisée par le travail de l’accouchement, Brod s’était enfin endormie. Quelques minutes plus tard, ou peut-être à l’instant précis de la naissance – la maison était si entièrement éprise d’une vie nouvelle que nul ne prit conscience d’une nouvelle mort –, Shalom-puis-Kolkien-maintenant-Safran mourut, sans avoir jamais vu son troisième enfant. Brod regretta par la suite de ne pas savoir précisément quand son époux s’était éteint. Si ç’avait été avant la naissance de l’enfant, elle l’aurait nommé Shalom, ou Kolkien, ou Safran. Mais la coutume juive interdisait de donner à un enfant le nom d’un parent vivant. On disait que cela portait malheur. Elle l’appela donc Yankel, comme ses deux autres enfants.

Elle découpa autour du trou qui l’avait séparée du Kolkien pendant ces derniers mois et mit l’anneau de pin à son collier à côté de la boule de boulier que Yankel lui avait donnée voilà si longtemps. Ce nouvel ornement lui rappellerait le deuxième homme qu’elle avait perdu pendant ses dix-huit ans, et le trou dont elle était en train d’apprendre qu’il n’est pas l’exception dans la vie, mais la règle. Le trou n’est pas un vide ; le vide existe autour de lui.

Les hommes du moulin qui voulaient si désespérément faire quelque chose de gentil pour Brod, quelque chose qui pourrait l’amener à les aimer comme ils l’aimaient, se cotisèrent pour faire recouvrir de bronze le corps du Kolkien et demandèrent au gouvernement du shtetl d’ériger la statue au centre de la grand-place comme symbole de force et de vigilance, qui pourrait aussi, grâce à la lame de scie parfaitement perpendiculaire, servir, plus ou moins précisément, de cadran solaire.

Mais plutôt que de force et de vigilance, il devint bientôt symbole de la chance. N’était-ce pas la chance, tout bien pesé, qui lui avait donné le sac d’or ce jour de Trachim, la chance encore qui l’avait amené à Brod à l’instant où Yankel la quittait. C’était la chance qui lui avait mis cette lame dans la tête, la chance qui l’y avait maintenue, la chance encore qui l’avait fait mourir précisément à la naissance de son enfant.

Hommes et femmes venaient de lointains shtetls pour lui frotter le nez, lequel fut usé jusqu’à la chair en un mois seulement, de sorte qu’il fallut de nouveau le recouvrir de bronze. On amenait des bébés devant lui – toujours à midi quand il ne projetait pas d’ombre du tout – pour qu’ils soient protégés de la foudre, du mauvais œil et des balles perdues des partisans. Les vieilles gens lui racontaient leurs secrets dans l’espoir de l’amuser, de l’apitoyer, et de se voir ainsi accorder quelques années de plus. Les femmes célibataires lui embrassaient les lèvres, priant de trouver l’amour, baisers si nombreux que les lèvres se creusèrent, devinrent comme des baisers en négatif et durent aussi être recouvertes d’une nouvelle couche de bronze. Tant de visiteurs venaient frotter ou baiser diverses parties de son anatomie pour la réalisation de leurs vœux que son corps entier devait être recouvert de bronze chaque mois. C’était un dieu changeant, détruit et recréé par ses adorateurs, détruit et recréé par leur adoration.

Ses dimensions changeaient un peu à chaque nouvelle couche de bronze. Avec le temps, ses bras se soulevèrent, centimètre par centimètre, et, de ballants à ses côtés qu’ils étaient à l’origine, se dressèrent au-dessus de sa tête. Les avant-bras maladifs de la fin de sa vie devinrent épais et virils. Son visage avait été poli et usé tant de fois par tant de mains implorantes, et reconstruit tant de fois par tant d’autres, qu’il ne ressemblait plus à celui du dieu auquel les premiers avaient adressé leurs prières. À chaque nouvelle couche, les artisans modelaient le visage du Cadran d’après ceux de ses descendants mâles – hérédité à rebours. (Ainsi, quand mon grand-père crut voir qu’en vieillissant il ressemblait de plus en plus à son arrière-arrière-arrière-grand-père, ce qu’il voyait en fait, c’était que son arrière-arrière-arrière-grand-père lui ressemblait de plus en plus en vieillissant. La révélation qu’il avait eue était simplement qu’il se ressemblait beaucoup à lui-même.) Ceux qui priaient en vinrent à croire de moins en moins à ce dieu qu’ils avaient créé et de plus en plus à leur croyance. Les femmes célibataires embrassaient les lèvres usées du Cadran, alors qu’elles n’avaient pas foi en leur dieu, mais en leur baiser : c’était elles-mêmes qu’elles embrassaient. Et quand les futurs mariés s’agenouillaient, ce n’était pas au dieu qu’ils croyaient mais à leur agenouillement ; pas aux genoux de bronze du dieu, mais à leurs propres genoux meurtris.

Ainsi mon jeune grand-père s’agenouilla-t-il – maillon parfaitement unique d’une chaîne parfaitement uniforme – près de cent cinquante ans après que son arrière-arrière-arrière-grand-mère Brod vit le Kolkien illuminé à sa fenêtre Avec la main de son bras gauche valide, il tira de sa poche la culotte-pochette pour essuyer la sueur à son front puis au-dessus de sa lèvre supérieure. Arrière-arrière-arrière-grand-père, soupira-t-il, fais que je ne haïsse pas celui que je deviens.

Quand il se sentit prêt à poursuivre – la cérémonie, l’après-midi, sa vie –, il se leva et fut de nouveau salué par les acclamations des hommes du shtetl.

Hourra pour le futur marié !

Yoïdle-doïdle !

À la synagogue !

Ils le hissèrent sur leurs épaules pour le porter en triomphe par les rues. De longues bannières blanches pendaient des plus hautes fenêtres et les pavés avaient été blanchis – si seulement ils avaient su – avec de la farine. Les violons continuaient à jouer à l’avant du défilé, cette fois des mélodies klezmer plus rapides, sur lesquelles les hommes chantaient à l’unisson :

Biddle biddle biddle biddle

bop

biddle bop…

Parce que mon grand-père et sa fiancée étaient Avachistes, la cérémonie sous la chuppa fut extrêmement courte. La récitation des sept bénédictions incomba au Rabbin Anodin, et à l’instant prévu mon grand-père souleva le voile de sa jeune épouse – qui lui adressa un petit clin d’œil coquin quand le rabbin se tourna pour faire face à l’arche – puis il écrasa le cristal, qui n’était pas vraiment du cristal mais du verre, sous son pied.