Le commencement du monde arrive souvent
 

Ce fut le 18 mars 1791 que le chariot à double essieu de Trachim B le coinça, ou ne le coinça pas, au fond de la rivière Brod. Les jeunes jumelles W furent les premières à voir les curieuses épaves qui remontaient à la surface : serpents errants de ficelle blanche, un gant de velours frappé aux doigts étendus, bobines vides, pince-nez boueux, framboises, mûroises, fèces, fanfreluches, les éclats d’un vaporisateur brisé, les lignes tracées à l’encre rouge comme du sang d’une résolution : Je m’engage… Je m’engage…

Hannah fondit en larmes. Chana entra dans l’eau froide, tirant sur les cordons qui nouaient le bas de ses pantalons pour les retrousser au-dessus du genou, s’ouvrant un chemin à travers ces débris de vie à mesure qu’elle pataugeait plus avant. Qu’est-ce que vous fabriquez là-bas ! lança l’usurier couvert d’opprobre Yankel D, faisant gicler sous ses pas la boue de la berge en clopinant vers les fillettes. Il tendit une main à Chana tandis que de l’autre il cachait, comme toujours, la boule de boulier accusatrice qu’il était contraint par une proclamation du shtetl de porter à une cordelette autour du cou. Éloignez-vous de l’eau ! Vous allez vous faire mal !

Le bon marchand de carpes farcies Bitzl Bitzl R observait cette agitation depuis sa barque qui était amarrée par un filin à l’une de ses nasses. Qu’est-ce qui se passe là-bas ? vociféra-t-il vers la berge. C’est toi, Yankel ? Y a-t-il des ennuis ?

C’est les jumelles du Rabbin Bien Considéré, lança Yankel en réponse. Elles jouent dans l’eau et j’ai peur qu’elles se fassent mal !

Il remonte les choses les plus insolites ! Chana riait, éclaboussant la masse qui poussait comme un jardin autour d’elle. Elle repêcha les mains d’une poupée et les aiguilles d’une horloge. Des baleines de parapluie. Une clé. Ces articles s’élevaient sur les couronnes de bulles qui éclataient quand elles atteignaient la surface. L’à peine cadette et la moins prudente des jumelles passait ses doigts en râteau à travers l’eau et y repêchait chaque fois quelque chose de nouveau : un petit moulin jaune, un miroir de poche boueux, les pétales de quelque myosotis naufragé, de la vase et du poivre noir broyé, un paquet de graines…

Mais sa sœur à peine aînée et plus prudente, Hannah – identique en tout point sauf les poils qui reliaient ses sourcils – l’observait de la berge en pleurant. L’usurier couvert d’opprobre Yankel D la prit dans ses bras, lui pressa la tête contre sa poitrine et murmura, Là… là… et cria à Bitzl Bitzl : Rame jusque chez le Rabbin Bien Considéré et ramène-le avec toi. Ramène aussi Menasha le médecin et Isaac l’homme de loi. Vite !

Le hobereau fou Sofiowka N, dont le shtetl prendrait plus tard le nom pour les cartes et pour les registres du recensement mormon, surgit de derrière un arbre. J’ai vu tout ce qui s’est passé, dit-il d’un ton hystérique. J’ai été témoin de tout. Le chariot allait trop vite pour ce chemin de terre – la seule chose qui soit pire que d’être en retard à ses propres noces est d’être en retard aux noces de la fille qui aurait dû être votre épouse – et il a versé soudain, et si telle n’est pas l’exacte vérité, alors le chariot n’a pas versé de lui-même mais a été lui-même renversé par un vent de Kiev ou d’Odessa ou de je ne sais où, et si cela ne semble pas parfaitement juste, alors il s’est passé ceci – et je suis prêt à en jurer sur mon nom blanc comme lys – un ange aux ailes emplumées de pierres tombales est descendu des cieux pour emporter Trachim avec lui, car Trachim valait mieux que ce monde. C’est l’évidence, qui ne vaut mieux ? Tous, nous valons mieux que les autres.

Trachim ? demanda Yankel, laissant Hannah tripoter la boule accusatrice. Trachim n’était-il pas le cordonnier de Loutsk qui mourut voilà six mois d’une pneumonie ?

Regardez ça ! lança Chana en gloussant, brandissant au-dessus de sa tête le valet de cunnilingus d’un jeu de cartes obscène.

Non, dit Sofiowka. Cet homme s’appelait Trachum avec un u. Celui-ci, c’est avec un i. Et ce Trachum mourut la Nuit de la Plus Longue Nuit. Non, attendez. Non, attendez. Il mourut d’être un artiste.

Et ça ! Chana glapissait de joie, brandissant une carte fanée de l’univers.

Sors de l’eau ! lui hurla Yankel, élevant plus la voix qu’il ne l’eût souhaité pour s’adresser à la fille du Rabbin Bien Considéré, ou d’ailleurs à toute jeune fille. Tu vas te faire mal !

Chana courut jusqu’à la berge. Les profondeurs de l’eau verte obscurcirent le zodiaque à mesure que la carte des étoiles coulait vers le fond de la rivière pour venir se poser comme un suaire sur le chanfrein du cheval.

Les volets des fenêtres du shtetl s’ouvraient peu à peu sur cette agitation (la curiosité étant l’unique chose que partageaient tous les citoyens). L’accident s’était produit au niveau des petites chutes – la partie de la berge qui marquait à l’époque la division du shtetl en deux sections, le Quart juif et les Trois-Quarts d’humanité. Toutes les activités dites sacrées – études religieuses, abattage casher, marchandage, etc. – étaient confinées dans le Quartier juif. Les activités qui tenaient au train-train de l’existence quotidienne – études séculières, justice communale, achats et ventes, etc. – avaient lieu dans les Trois-Quartiers humains. À cheval sur les deux, se dressait la Synagogue Verticale. (L’arche elle-même était bâtie le long de la ligne de fracture Juif/Humain, de façon à ce que l’un des deux rouleaux de la Torah existât dans l’une des deux zones.) À mesure que les parts respectives du sacré et du séculier se modifiaient – guère plus d’ordinaire que de l’épaisseur d’un cheveu dans telle ou telle direction, en dehors de cette heure exceptionnelle de 1764 qui suivit immédiatement le Pogrom des Coulpes Battues, au cours de laquelle le shtetl fut complètement séculier –, la ligne de fracture se déplaçait d’autant, tracée à la craie de la forêt de Radziwell à la rivière. Et de même la synagogue était-elle soulevée et déplacée. Ce fut en 1783 qu’on y adjoignit des roues, diminuant ainsi le côté assommant de cette négociation perpétuelle entre la juiverie et l’humanité du shtetl.

Je crois savoir qu’il y a eu un accident, dit, tout pantelant, Shloim W, l’humble marchand d’antiquités qui survivait de la charité publique, incapable de se séparer d’un seul de ses chandeliers, d’une seule de ses figurines et d’un seul de ses sabliers depuis la mort prématurée de son épouse.

Comment l’as-tu su ? demanda Yankel.

Bitzl Bitzl me l’a crié de sa barque en allant chercher le Rabbin Bien Considéré. J’ai frappé à toutes les portes que j’ai pu en venant ici.

Bien, dit Yankel. Il va nous falloir une proclamation du shtetl.

Est-on sûr qu’il est mort ? demanda quelqu’un.

Tout à fait, assura Sofiowka. Aussi mort qu’avant la rencontre de ses parents. Voire plus mort, car du moins était-il alors une balle dans la verge de son père et un vide dans le ventre de sa mère.

Avez-vous tenté de le secourir ? demanda Yankel.

Non.

Couvre-leur les yeux, dit Shloim à Yankel en désignant du geste les fillettes. Il se dévêtit à la hâte – révélant un ventre plus gros que la plupart et un dos couvert d’une épaisse toison de boucles noires – et plongea dans l’eau. Les ailes déployées de l’eau l’engloutirent dans des remous de plumes. Perles désenfilées, dents déchaussées. Caillots de sang, merlot, éclats d’un lustre de cristal. Les débris qui s’élevaient devinrent de plus en plus denses au point qu’il ne voyait plus ses mains devant lui. Où ? Où ?

L’as-tu trouvé ? demanda l’homme de loi Isaac M quand Shloim refit enfin surface. Sait-on précisément depuis combien de temps il est au fond ?

Était-il seul ou avec une épouse ? demanda l’affligée Shanda T, veuve du défunt philosophe Pinchas T qui, dans son unique article digne d’intérêt, « À la poussière : Tu n’es qu’homme et tu retourneras à l’homme », avait soutenu qu’il serait possible, en théorie, de renverser le rapport de l’art et de la vie.

Un vent puissant balaya le shtetl, le faisant siffler. Ceux qui étudiaient des textes obscurs dans des pièces chichement éclairées levèrent les yeux. Les amants qui tentaient de se racheter en débitant excuses, compromis et promesses se turent. Le fabricant de bougies solitaire Mordechai C engloutit ses mains dans une cuve de cire chaude et bleue.

Oui, il avait une épouse, intervint Sofiowka, plongeant la main gauche dans les profondeurs de sa poche de pantalon. Je me la rappelle fort bien. Elle possédait une paire de nichons si voluptueux. Dieu, les beaux nichons qu’elle avait. Qui pourrait les oublier ? Ils étaient, oh mon Dieu, ils étaient beaux. J’échangerais tous les mots que j’ai appris depuis pour retrouver ma jeunesse, oh oui, oui, et téter tout mon soûl ces tétons. Et comment ! Et comment !

Comment savez-vous ces choses ? demanda quelqu’un.

J’étais allé à Rivne jadis, enfant, faire une course pour mon père. C’était chez ce Trachim. Son nom de famille m’échappe mais je me rappelle fort bien que c’était Trachim avec un i, et qu’il avait une jeune épouse avec une belle paire de nichons, un petit appartement plein de bibelots et une cicatrice de l’œil à la bouche, ou de la bouche à l’œil. L’un ou l’autre.

TU AS PU VOIR SON VISAGE ALORS QU’IL PASSAIT EN CHARIOT ? demanda le Rabbin Bien Considéré de sa voix tonnante tandis que ses filles couraient se cacher sous les coins opposés de son châle de prière. LA CICATRICE ?

Et puis, aïe aïe aïe, je l’ai revu quand j’étais jeune homme et que je m’évertuais à Lvov. Trachim livrait des pêches, si je me rappelle bien, ou peut-être des prunes, à un collège de filles de l’autre côté de la rue. Ou était-il facteur ? Oui, c’étaient des lettres d’amour.

Évidemment, il n’est plus possible qu’il soit encore vivant, dit Menasha le médecin, ouvrant sa trousse médicale. Il en tira de nombreux feuillets de constats de décès qui furent emportés par une autre brise et expédiés dans les arbres. Certains tomberaient avec les feuilles en septembre de cette année-là. D’autres tomberaient avec les arbres, des générations plus tard.

Et même s’il était vivant, nous ne pourrions pas le dégager, dit Shloim qui se séchait derrière un gros rocher. Il sera impossible d’atteindre le chariot avant que tout son chargement soit remonté.

IL FAUT FAIRE UNE PROCLAMATION DU SHTETL, proclama le Rabbin Bien Considéré, mettant dans le tonnerre de sa voix toute l’autorité qu’il put trouver.

Alors, quel était exactement son nom ? demanda Menasha en portant sa plume à la langue.

Peut-on dire avec certitude qu’il avait une épouse ? demanda l’affligée Shanda en se touchant le cœur de la main.

Les fillettes ont-elles vu quelque chose ? demanda Avrum R, le lapidaire (qui ne portait pas de bague lui-même alors que le Rabbin Bien Considéré lui avait promis qu’il connaissait une jeune femme à Lodz qui pourrait le rendre heureux [à jamais]).

Les fillettes n’ont rien vu, dit Sofiowka. J’ai vu qu’elles n’avaient rien vu.

Et les jumelles, toutes deux cette fois, se mirent à pleurer.

Mais nous ne pouvons nous en remettre entièrement à sa parole, dit Shloim avec un geste vers Sofiowka, qui lui rendit la pareille en un geste de son cru.

N’interrogez pas les fillettes, dit Yankel. Laissez-les tranquilles. Elles en ont supporté assez.

Entre-temps, la presque totalité des quelque trois cents citoyens du shtetl s’était rassemblée pour débattre de ce dont ils ne savaient rien. Moins il ou elle en savait, plus le citoyen ou la citoyenne discutait avec passion. Il n’y avait là rien de nouveau. Un mois auparavant, il y avait eu la question du bagel, le message transmis aux enfants serait-il amélioré si l’on en bouchait, en définitive, le trou central. Deux mois encore auparavant, il y avait eu le débat cruel et comique sur la question typographique et, avant cela, la question de l’identité polonaise, qui en avait conduit plus d’un à pleurer, plus d’un à rire, et tous à poser d’autres questions encore. Et il viendrait encore d’autres questions à débattre, puis d’autres après celles-là. Des questions depuis le commencement des temps – quand que cela pût être – jusqu’à la fin des temps – à quelque moment qu’elle pût se produire. De la cendre ? À la cendre ?

PEUT-ÊTRE, dit le Rabbin Bien Considéré élevant les mains encore plus haut et tonitruant plus encore, N’AVONS-NOUS PAS À RÉGLER LA QUESTION DU TOUT. ET SI NOUS NE REMPLISSIONS PAS DE CONSTAT DE DÉCÈS ? SI NOUS DONNIONS AU CORPS UNE SÉPULTURE DÉCENTE, BRÛLIONS TOUT CE QUE L’EAU REJETTERA SUR LA BERGE ET LAISSIONS LA VIE CONTINUER FACE À CETTE MORT ?

Mais il nous faut une proclamation du shtetl, dit Froida Y, le confiseur.

Pas si le shtetl proclame qu’il n’en faut pas, corrigea Isaac.

Peut-être devrions-nous tenter de contacter son épouse, dit Shanda l’affligée.

Peut-être devrions-nous commencer à rassembler les restes, dit Eliezar Z, le dentiste.

Et dans l’entrecroisement de la discussion, la voix de la jeune Hannah passa presque inaperçue quand, sortant la tête de dessous le pan frangé du châle de prière paternel, elle dit :

Je vois quelque chose.

QUOI ? demanda son père, faisant taire les autres. QUE VOIS-TU ?

Là-bas, montrant du doigt l’eau écumante.

Au milieu de la ficelle et des plumes, entourée de bougies et d’allumettes détrempées, de supions, de pions et de glands de soie ondulant en révérences de méduses, il y avait une fillette nouveau-née, encore couverte de mucosités, rose encore comme l’intérieur d’une prune.

Les jumelles cachèrent leur corps sous le châle de leur père comme des fantômes. Le cheval au fond de la rivière, sous le linceul du ciel nocturne qui avait coulé, ferma ses yeux lourds. La fourmi préhistorique de la bague de Yankel, qui gisait immobile dans l’ambre couleur de miel depuis longtemps avant que Noé eût cloué la première planche, cacha sa tête entre ses nombreuses pattes, honteuse.