Le commencement du monde arrive souvent, 1942-1791
 

Un dais de fines ficelles blanches recouvrait les étroites artères pavées de Trachimbrod cet après-midi du 18 mars 1942, comme tous les jours de Trachim depuis cent cinquante ans. C’était une idée du bon marchand de carpes farcies Bitzl Bitzl R pour commémorer le premier rebut du chariot qui était remonté à la surface. Une extrémité de ficelle blanche enroulée autour du bouton de volume d’une radio (LES NAZIS ENTRENT EN UKRAINE ET AVANCENT RAPIDEMENT VERS L’EST) posée sur la bibliothèque chancelante de la cabane de Benjamin T, l’autre autour d’un chandelier d’argent vide sur la table de salle à manger de la maison de brique du Rabbin Plus-ou-Moins-Respecté de l’autre côté de la boueuse rue Shelister ; fine ficelle blanche tendue comme une corde à linge entre le projecteur sur pied appartenant au premier et unique photographe de Trachimbrod et le marteau central, le do, du plus bel instrument de Zeinvel Z, le marchand de pianos, de l’autre côté de la rue Malkner ; ficelle blanche reliant un journaliste pigiste (LES ALLEMANDS ACCENTUENT LEUR OFFENSIVE, PRESSENTANT UNE VICTOIRE IMMINENTE) à un électricien, par-dessus les frondaisons tranquilles, et figées dans l’attente, de la Brod ; ficelle blanche du monument à Pinchas T (taillé, avec un réalisme parfait, dans le marbre) à un roman (d’amour) de Trachimbrod à une vitrine de serpents errants de ficelle blanche (maintenue à température constante dans le musée du vrai folklore), formant un triangle scalène, reflété dans les yeux de verre du Cadran au milieu de la place du shtetl.

Mon grand-père et sa très enceinte épouse, installés sur une couverture de pique-nique sur leur pelouse, assistaient au début du défilé des chars. En tête, suivant la tradition, venait le char de Rivne : étriqué, des papillons jaunes fanés couvrant impudiquement l’effigie de pin fendillé d’un travailleur des champs, qui n’avait pas grande allure l’année précédente et avait encore empiré. (On voyait les carcasses par les trous entre les ailes.) Des orchestres klezmer précédaient le char de Kolki, qui vacillait sur les épaules d’hommes mûrs, les jeunes étant au front et les chevaux ayant été réquisitionnés pour une mine de charbon voisine afin de soutenir l’effort de guerre.

OH ! gloussa Zosha, incapable de maîtriser sa voix. IL VIENT DE ME DONNER UN COUP DE PIED !

Mon grand-père appliqua l’oreille contre son ventre et reçut un grand coup dans la tête qui le souleva du sol et le renversa, l’envoyant atterrir un ou deux mètres plus loin.

CET ENFANT EST EXTRAORDINAIRE !

Il y avait moins de beaux hommes rassemblés le long de la berge qu’aucune année depuis la première, où tout avait commencé, quand Trachim avait ou n’avait pas été coincé sous son chariot. Les beaux hommes étaient partis à la guerre, une guerre dont nul n’avait encore eu à comprendre les ramifications, que nul ne comprendrait, ni ne comprendra jamais. La plupart de ceux qui restaient pour participer au concours étaient les infirmes, et les lâches qui s’étaient mutilés – cassé une main, brûlé un œil, ou qui feignaient la surdité, la cécité – pour échapper à la conscription. C’était un concours d’infirmes et de lâches qui allaient plonger pour un sac d’or qui n’était qu’un sac d’illusions. Ils s’efforçaient de croire que la vie continuait, saine, que la tradition pouvait colmater les brèches, que la joie était encore possible.

Les chars et les participants au défilé allèrent de la rivière aux étals de joujoux et de pâtisseries installés près de la plaque commémorative rouillée à l’endroit où le chariot avait ou n’avait pas versé et coulé :

 

CETTE PLAQUE MARQUE L’ENDROIT
(OU UN ENDROIT PROCHE DE L’ENDROIT)
OÙ LE CHARIOT D’UN CERTAIN
TRACHIM B
(CROYONS-NOUS)
EST TOMBÉ À L’EAU

Proclamation du shtetl, 1791

 

Comme les premiers chars passaient devant la fenêtre du Rabbin Plus-ou-Moins-Respecté (d’où il donnait sa nécessaire approbation d’une inclinaison de tête), des hommes en uniforme gris-vert se faisaient tuer dans des tranchées peu profondes. Loutsk, Samy, Kovel. Leurs chars étaient ornés de milliers de papillons et faisaient allusion à divers aspects de l’histoire de Trachim. Le chariot, les jumelles, les baleines de parapluie et les clés, le manuscrit rouge sang : Je m’engage… je m’engage… En un autre lieu, leurs fils se faisaient tuer entre leurs propres barbelés, tuer par des bombes qui avaient fait long feu tandis qu’ils grouillaient dans le bourbier comme des bêtes, tuer par leur propre artillerie, tuer parfois sans savoir qu’ils allaient mourir – une balle dans la tête tandis qu’ils blaguaient avec un camarade en riant.

Lvov, Pinsk, Kivertsy. Leurs chars défilaient le long de la Brod, ornés de papillons violets, bruns et rouges, montrant leurs carcasses comme de hideuses vérités. (Et ici, il devient de plus en plus difficile de ne pas crier : ALLEZ-VOUS-EN ! FUYEZ PENDANT QU’IL EN EST ENCORE TEMPS, IMBÉCILES ! SAUVEZ-VOUS !) Les orchestres beuglaient, trompettes et violons, trompinettes et altos, mirlitons improvisés avec du papier de soie.

ENCORE UN COUP DE PIED ! Zosha riait. ENCORE UN !

Et de nouveau mon grand-père appliqua son oreille contre son ventre (il devait s’agenouiller pour en atteindre tout juste le sommet), et de nouveau il fut jeté en arrière.

BRAVO MON BÉBÉ ! vociféra-t-il, son œil droit absorbant le choc comme une éponge.

Le char de Trachimbrod était couvert de papillons noirs et bleus. La fille de l’électricien Berl G trônait sur une plate-forme surélevée au milieu du char, coiffée d’une tiare de néon bleu dont le cordon de plusieurs centaines de mètres était branché sur la prise au-dessus de son lit. (Elle avait prévu de le renrouler en retournant chez elle après le défilé.) La Reine du Char était entourée des jeunes princesses du shtetl vêtues de dentelle bleue qui faisaient onduler leurs bras comme des vagues. Un quatuor de violoneux jouait des chants nationaux polonais sur une estrade à l’avant du char, et un autre des airs traditionnels ukrainiens à l’arrière.

Sur les berges, des hommes assis sur des chaises de bois se rappelaient vaguement d’anciennes amours, des filles jamais embrassées, des livres jamais lus ni écrits, le jour où Machin avait fait cette chose rigolote avec la comment-dit-on-déjà, des outrages, des dîners, la façon dont ils auraient lavé les cheveux de femmes qu’ils n’avaient jamais rencontrées, des excuses et le fait que Trachim avait ou n’avait pas été coincé sous son chariot en définitive.

La Terre se retourna dans le ciel.

Yankel se retourna dans la terre.

La fourmi préhistorique au pouce de Yankel, qui s’était tenue immobile dans la pierre couleur de miel depuis la curieuse naissance de Brod, se détourna du ciel pour cacher sa tête entre ses nombreuses pattes, honteuse.

Mon grand-père et sa jeune épouse prodigieusement enceinte marchèrent jusqu’à la berge pour assister au plongeon. (Ici, il est presque impossible de continuer, parce que nous savons ce qui arrive et que nous nous demandons s’ils l’ignorent. Ou c’est impossible parce que nous craignons qu’ils le sachent.)

Quand le char de Trachimbrod arriva aux étals de joujoux et de pâtisseries, la Reine du Char reçut du rabbin le signal de lancer les sacs dans l’eau. Les bouches s’ouvrirent. Les mains se séparèrent – première moitié d’un applaudissement. Le sang coulait dans les corps. C’était presque comme au bon vieux temps. C’était une célébration que n’entamait nulle mort imminente. C’était une mort imminente que n’entamait nulle célébration. Elle les lança haut dans les airs…………………… Ils restèrent là……………………… Suspendus comme par des ficelles…………………………………………………………… Le Cadran traversa sur la pointe des pieds les pavés de la place comme une pièce d’échecs et se cacha sous les seins de la sirène couchée……………………………………………………………………………………………………… Il est encore temps……………………………………………………………………

Quand le bombardement fut terminé, les nazis envahirent le shtetl. Ils alignèrent tous ceux qui ne s’étaient pas noyés dans la rivière. Ils déroulèrent une Torah devant eux. « Crache », disaient-ils. « Crache, sinon. » Puis ils mirent tous les juifs dans la synagogue. (C’était la même chose dans tous les shtetls. C’est arrivé des centaines de fois. C’était arrivé à Kovel quelques heures plus tôt seulement, cela arriverait à Kolki quelques heures plus tard seulement.) Un jeune soldat jeta les neuf volumes du Livre des rêves récurrents sur le bûcher de juifs, sans remarquer, dans sa hâte de saisir pour détruire encore, qu’une des pages se détacha d’un des volumes et vint se poser comme un suaire sur le visage brûlé d’un enfant :

 

9 :613 – Le rêve de la fin du monde, les bombes se déversaient du ciel explosant à travers trachimbrod en jaillissements de lumière et de chaleur ceux qui assistaient aux festivités poussèrent des hurlements se mirent à courir comme des fous sautèrent dans l’eau bouillonnante parmi les bulles et les gerbes d’éclaboussures pas pour chercher le sac d’or mais le salut ils restaient dessous aussi longtemps qu’ils pouvaient refaisaient surface pour aspirer de l’air et chercher ceux qu’ils aimaient mon safran prit sa femme dans ses bras et l’emporta comme une jeune mariée dans l’eau qui semblait parmi les arbres qui s’abattaient et le grondement le crépitement des explosions l’endroit le plus sûr des centaines de corps se déversaient dans la brod cette rivière qui porte mon nom je les accueillais à bras ouverts venez à moi venez je voulais les sauver tous les sauver les uns des autres les bombes pleuvaient du ciel et ce n’étaient pas les explosions ni la dispersion des éclats de shrapnel qui seraient notre mort ni les cendres brûlantes ni les débris ricanants mais tous ces corps ces corps qui agitaient frénétiquement les bras et s’agrippaient les uns aux autres ces corps cherchant à quoi s’accrocher mon safran perdit de vue son épouse emportée plus profond en moi par les corps qui l’entraînaient l’aspiraient les cris silencieux remontèrent à la surface dans des bulles qui éclataient PITIÉ PITIÉ PITIÉ PITIÉ les coups de pied dans le ventre de zosha devinrent de plus en plus nombreux PITIÉ PITIÉ le bébé refusait de mourir ainsi PITIÉ les bombes tombaient en caquetant fulminantes et mon safran put s’arracher à la masse humaine et se laisser porter par le courant franchissant les petites chutes jusqu’à des eaux plus claires zosha fut entraînée vers le bas PITIÉ et le bébé refusant de mourir ainsi fut aspiré vers le haut et hors de son corps rougissant l’eau autour d’elle elle fit surface comme une bulle à la lumière à l’oxygène à la vie à la vie OUAOUAOUA OUAOUAOUA elle cria elle était en parfaite santé et elle aurait vécu sans le cordon ombilical qui l’entraîna de nouveau sous l’eau vers sa mère qui était à peine consciente mais consciente du cordon qu’elle tenta de rompre avec ses mains puis de trancher avec ses dents mais elle ne put y arriver il refusa de se rompre et elle mourut avec son bébé sans nom en parfaite santé dans les bras elle le tint contre sa poitrine la foule s’absorbait en elle-même longtemps après la fin du bombardement la masse désespérée terrifiée perdue de bébés d’enfants d’adolescents d’adultes de vieux s’accrochaient tous les uns aux autres pour survivre mais s’entraînaient les uns les autres en moi se noyaient les uns les autres se tuaient les uns les autres les corps commencèrent à remonter l’un après l’autre jusqu’à ce que je cesse d’être visible à travers tous ces corps peau bleue yeux blancs grands ouverts j’étais invisible sous eux j’étais la carcasse ils étaient les papillons yeux blancs peau bleue voilà ce que nous avons fait nous avons tué nos bébés pour les sauver