Le Livre des rêves récurrents, 1791
La nouvelle de sa bonne fortune parvint à Yankel D pendant que les Avachistes terminaient leur service hebdomadaire. Il est de la plus grande importance que nous nous rappelions, dit le cultivateur de pommes de terre atteint de narcolepsie Didl S, à l’assemblée dont les membres étaient étendus sur des coussins tout autour de son salon. (La congrégation des Avachistes était nomade, élisant domicile pour chaque shabbat chez un membre différent.)
Que nous nous rappelions quoi ? demanda le maître d’école Tzadik P, expulsant un nuage de craie jaune à chaque syllabe.
Le quoi, dit Didl, n’est pas si important. Ce qui compte c’est que nous devrions nous rappeler. C’est l’acte de se rappeler, le processus de mémoire, la reconnaissance de notre passé… Les souvenirs sont de petites prières à Dieu, si nous croyons à ce genre de choses… car il est dit quelque part quelque chose à ce sujet précisément, ou quelque chose qui y ressemble… j’avais le doigt dessus il y a quelques minutes… je jure que c’était là… Quelqu’un a-t-il vu le Livre des antécédents ? J’en avais un des premiers volumes voilà une seconde… Merde !… Quelqu’un peut-il me dire où j’en étais ? Je suis totalement perdu et gêné et il faut toujours que je merde quand c’est chez moi…
Le souvenir, dit Shanda l’affligée pour l’aider. Mais Didl avait sombré dans un sommeil irrépressible. Elle le réveilla et murmura, Le souvenir.
Allons-y, dit-il, sans perdre une seconde tout en feuilletant le tas de papiers qu’il avait sur sa chaire qui était en réalité un poulailler. Le souvenir. Le souvenir et sa reproduction. Et les rêves évidemment. Qu’est-ce qu’être éveillé sinon interpréter nos rêves, ou que rêver sinon interpréter notre veille ? Cercle des cercles ! Les rêves, oui ? Non ? Oui. Oui, c’est le premier shabbat. Le premier du mois. Et puisque c’est le premier shabbat du mois, nous devons faire nos ajouts au Livre des rêves récurrents. Oui ? Que quelqu’un me dise si je déconne.
Je fais un rêve des plus intéressants, dit Lilla F, descendante du premier Avachiste à avoir lâché le Saint Livre.
Parfait, dit Didl, tirant le tome IV du Livre des rêves récurrents de l’arche de fortune qui était en réalité son poêle à bois.
Comme moi, ajouta Shloim. J’en ai fait plusieurs.
Moi aussi, j’ai fait un rêve récurrent, dit Yankel.
Parfait, dit Didl. Tout à fait parfait. Nous aurons tôt fait de compléter un autre tome !
Mais d’abord, murmura Shanda, il faut passer en revue les rêves du mois dernier.
Mais d’abord, dit Didl, qui jouait le rôle du rabbin, il faut passer en revue les rêves du mois dernier. Il faut retourner en arrière pour pouvoir aller de l’avant.
Mais que ce ne soit pas trop long, dit Shloim, sinon je vais oublier. C’est ébahissant que j’aie pu m’en souvenir si longtemps.
Il mettra exactement aussi longtemps qu’il le faut, dit Lilla.
Je mettrai aussi longtemps qu’il le faut, dit Didl, et il se noircit la main avec la cendre qui s’était accumulée sur la couverture du lourd volume relié de cuir, prit le yad d’argent, qui était en réalité un couteau de fer, et se mit à psalmodier, suivant la lame qui tranchait au cœur de la vie rêvée des Avachistes :
4 :512 – Le rêve du coït sans douleur. J’ai rêvé il y a quatre nuits d’une pluie d’aiguilles d’horloge qui tombait de l’univers, de la lune qui était un œil vert, de miroirs et d’insectes, d’un amour qui ne se retirait jamais. Ce n’était pas le sentiment d’être complète dont j’avais tant besoin, mais le sentiment de n’être pas vide. Ce rêve s’est terminé quand j’ai senti mon époux me pénétrer. 4 :513 – Le rêve des anges rêvant des hommes. C’était pendant la sieste que j’ai rêvé d’une échelle. Des anges somnambules montent et descendent sur les barreaux, les yeux clos, le souffle lourd et sourd, les ailes ballant mollement à leur côté. Je bouscule un vieil ange au passage et je le réveille en sursaut. Il ressemblait à mon grand-père juste avant sa mort l’an dernier, quand il priait chaque soir de mourir dans son sommeil. Ah, me dit l’ange, je rêvais justement de toi. 4 :514 – Le rêve, aussi bête que ça en ait l’air, de voler. 4 :515 – Le rêve de la valse du festin, de la famine, et du festin. 4 :516 – Le rêve des oiseaux désincarnés (46). Je ne sais pas si vous considérerez que c’est un rêve ou un souvenir, parce que c’est vraiment arrivé, mais quand je m’endors, je vois la pièce dans laquelle j’ai porté le deuil de mon fils. Ceux d’entre vous qui étaient là se rappelleront que nous ne parlions pas et que nous ne mangions que le strict minimum. Vous vous rappellerez qu’un oiseau est entré en brisant un carreau et est tombé par terre. Vous vous rappellerez, ceux d’entre vous qui étaient là, qu’il a agité les ailes avant de mourir et laissé une tache de sang sur le sol après qu’on l’a enlevé. Mais lequel d’entre vous fut le premier à remarquer le négatif d’oiseau qu’il avait laissé dans le carreau ? Qui fut le premier à voir l’ombre que l’oiseau avait laissée derrière lui, l’ombre qui faisait saigner le doigt dont on osait en suivre le contour, l’ombre qui était une meilleure preuve de l’existence de l’oiseau que l’oiseau lui-même ne l’avait jamais été ? Qui était avec moi quand je portais le deuil de mon fils et que j’ai demandé qu’on m’excuse pour aller enterrer cet oiseau de mes mains ? 4 :517 – Le rêve de tomber amoureux, du mariage, de la mort, de l’amour. Ce rêve a l’air de durer des heures alors qu’il se produit toujours pendant les cinq minutes entre mon retour des champs et le moment où l’on me réveille pour dîner. Je rêve de quand j’ai connu ma femme, il y a cinquante ans, et c’est exactement comme c’est arrivé. Je rêve de notre mariage et je vois même les larmes de fierté de mon père. Tout est là, exactement comme c’était. Mais après je rêve de ma propre mort, alors que j’ai entendu dire que c’est impossible, mais il faut me croire. Je rêve que ma femme me dit sur mon lit de mort qu’elle m’aime, elle croit que je ne l’entends pas mais je l’entends, et elle dit qu’elle n’aurait rien changé. J’ai l’impression que c’est un moment que j’ai vécu un millier de fois déjà, dont chaque détail est familier, jusqu’à l’instant de ma mort, et que cela arrivera encore un nombre infini de fois, que nous nous rencontrerons, que nous nous marierons, que nous aurons nos enfants, que nous réussirons comme nous avons réussi, que nous échouerons comme nous avons échoué, tout exactement pareil, sans qu’on y puisse jamais changer quoi que ce soit. Je me retrouve encore au bas d’une roue que rien ne peut arrêter et quand je sens mes yeux se fermer pour mourir, comme ils l’ont fait et le feront mille fois, je me réveille. 4 :518 – Le rêve du mouvement perpétuel. 4 :519 – Le rêve des fenêtres basses. 4 :520 – Le rêve de la sécurité et de la paix. J’ai rêvé que je suis né du corps d’une inconnue. Elle me donne naissance en un lieu secret qu’elle habite, loin de tout ce que je vais connaître en grandissant. Immédiatement après ma naissance, elle me donne à ma mère, pour sauver les apparences, et ma mère dit, Merci. Tu m’as donné un fils, le don de la vie. Et pour cette raison, parce que je viens du corps d’une inconnue, je ne crains pas le corps de ma mère et je peux l’embrasser sans honte, avec seulement de l’amour. Parce que je ne viens pas du corps de ma mère, mon désir de rentrer chez moi ne ramène jamais à elle et je suis libre de dire Mère sans que cela dise autre chose que Mère. 4 :521 – Le rêve des oiseaux désincarnés (47). C’est le crépuscule dans ce rêve que je fais chaque nuit et je fais l’amour à mon épouse, ma vraie épouse, c’est-à-dire celle à qui je suis marié depuis trente ans et vous savez tous combien je l’aime, je l’aime tant. Je masse ses cuisses dans mes mains, je les remonte jusqu’à sa taille et à son ventre et je caresse ses seins. Mon épouse est une si belle femme, vous le savez tous, et dans mon rêve elle est pareille, exactement aussi belle. Je regarde mes mains sur ses seins – calleuses, usées, des mains d’homme, veinées, tremblantes, hésitantes – et je me rappelle, je ne sais pas pourquoi, mais c’est ainsi toutes les nuits, je me rappelle deux oiseaux blancs que ma mère avait rapportés de Varsovie pour moi quand je n’étais qu’un enfant. Nous les laissions voler dans la maison et se percher où ils voulaient. Je me rappelle le dos de ma mère pendant qu’elle faisait cuire des œufs pour moi et je me rappelle les oiseaux perchés sur ses épaules, le bec tendu près de ses oreilles comme s’ils s’apprêtaient à lui dire un secret. Elle lève la main droite dans le placard, cherchant sans regarder une épice sur une étagère haute, saisissant quelque chose qui lui échappe, quelque chose de fuyant, prenant garde de ne pas faire brûler mes aliments. 4 :522 – Le rêve de se rencontrer soi-même quand on était plus jeune. 4 :523 – Le rêve des animaux, deux par deux. 4 :524 – Le rêve de je n’aurai pas honte. 4 :525 – Le rêve que nous sommes nos pères. Je vais au bord de la Brod sans savoir pourquoi et je regarde mon reflet dans l’eau. Je ne peux pas en détourner le regard. Quelle est l’image qui m’attire ainsi ? Qu’est-ce que j’aime tant ? Et puis je la reconnais. C’est si simple. Dans l’eau je vois le visage de mon père, et ce visage voit le visage de son père, et ainsi de suite, ainsi de suite le reflet remonte au commencement des temps, jusqu’au visage de Dieu, à l’image duquel nous fûmes créés. Nous brûlons d’amour pour nous-mêmes, tous tant que nous sommes, allumant le feu dont nous souffrons – notre amour est la maladie pour laquelle notre amour seul est le remède.
La psalmodie fut interrompue par des coups frappés à la porte. Deux hommes en chapeau noir entrèrent en claudiquant avant qu’aucun des membres de la congrégation ait eu le temps de se lever.
NOUS REPRÉSENTONS ICI LA CONGRÉGATION VERTICALE ! vociféra le plus grand des deux.
LA CONGRÉGATION VERTICALE ! vociféra en écho le petit trapu.
Chut ! dit Shanda.
YANKEL EST-IL PRÉSENT ? vociféra le plus grand des deux comme en réponse à cette requête.
OUI, YANKEL EST-IL PRÉSENT ? vociféra en écho le petit trapu.
Ici. Je suis là, dit Yankel en se levant de son coussin. Il supposait que le Rabbin Bien Considéré faisait appel à ses services financiers, comme cela s’était produit si souvent dans le passé, la piété coûtant ce qu’elle coûtait en ce temps-là. Que puis-je pour vous ?
TU SERAS LE PÈRE DU BÉBÉ DE LA RIVIÈRE ! vociféra le plus grand.
TU SERAS LE PÈRE ! fit en écho le petit trapu.
Parfait ! dit Didl, refermant le tome IV du Livre des rêves récurrents qui lâcha un nuage de poussière quand la couverture claqua. Voilà qui est tout à fait parfait ! Yankel sera le père !
Mazel tov ! entonnèrent les membres de la congrégation. Mazel tov !
Soudain, Yankel fut envahi d’une peur de mourir plus forte que celle qu’il avait éprouvée quand ses parents étaient morts de mort naturelle, plus forte que quand son unique frère avait été tué dans le moulin, que quand ses enfants étaient morts, plus forte même que quand il était petit et s’était pour la première fois avisé qu’il devait essayer de comprendre ce que cela pouvait bien vouloir dire de ne pas être vivant – d’être non pas dans le noir, non pas privé de toute sensation –, d’être n’étant pas, de ne pas être.
Les Avachistes le félicitèrent sans remarquer, en lui tapant dans le dos, qu’il était en larmes. Merci, disait-il et disait-il encore, sans une seule fois se demander qui au juste il remerciait. Merci beaucoup. On lui avait donné un bébé, et à moi un arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père.