La loterie, 1791
Bitzl Bitzl R put récupérer le chariot quelques jours plus tard avec l’aide d’un groupe d’hommes vigoureux de Kolki. Et ses nasses connurent plus d’animation que jamais. Mais en triant les restes, on ne trouva pas de corps. Pendant les cent cinquante années qui suivirent, le shtetl fut le théâtre d’un concours annuel pour « retrouver » Trachim, bien qu’une proclamation du shtetl eût supprimé la récompense en 1793 – conformément à l’avis de Menasha selon lequel un cadavre ordinaire commencerait à se rompre au bout de deux années passées dans l’eau, de telle sorte que la recherche ne serait pas seulement inutile, mais risquait de résulter en trouvailles assez répugnantes et, pire encore, en récompenses multiples – et le concours devint plutôt un festival pour lequel la lignée des boulangers irritables P allaient créer des pâtisseries de circonstance et les filles du shtetl s’habiller comme les jumelles étaient vêtues le jour du drame, en pantalons de laine noués de cordons et blouse de toile à col papillon frangé de bleu. Des hommes venaient de distances considérables pour plonger récupérer les sacs de coton que la Reine du Char jetait dans la Brod et qui tous à l’exception d’un seul, le sac d’or, étaient remplis de terre.
Il y en avait pour penser que Trachim ne serait jamais retrouvé, que le courant avait accumulé assez de sédiments sur lui pour enterrer convenablement son corps. Ceux-là posaient des cailloux sur la berge quand ils faisaient leur tournée mensuelle du cimetière, disant des choses comme :
Pauvre Trachim, je ne le connaissais pas bien
mais j’aurais certainement pu
ou
Tu me manques, Trachim. Je ne t’ai jamais
rencontré et pourtant tu me manques
ou
Repose, Trachim, repose. Et protège notre moulin.
Il y en avait pour soupçonner qu’il n’avait pas été coincé sous son chariot mais emporté jusqu’à la mer, les secrets de sa vie à jamais enclos en lui comme un message d’amour dans une bouteille que retrouverait un matin à l’improviste un couple en promenade amoureuse sur la plage. Il est possible qu’il ait été, ou qu’une partie de lui ait été, déposés sur les sables de la mer Noire, ou à Rio, ou qu’il ait fait tout le voyage jusqu’à Ellis Island.
Ou peut-être une veuve le retrouva-t-elle pour l’emmener chez elle : lui acheter un fauteuil, changer son gilet tous les matins, le raser jusqu’à ce que sa barbe cesse de pousser, l’emmener fidèlement au lit avec elle chaque soir, lui chuchoter de doux petits riens dans ce qu’il lui restait d’oreilles, rire avec lui en buvant du café noir, pleurer avec lui en regardant des photos jaunies, parler naïvement d’avoir des enfants à elle, commencer à souffrir de son absence avant de tomber malade, tout lui laisser par testament, ne penser qu’à lui en mourant, ayant toujours su qu’il n’était qu’une fiction mais ayant cru en lui tout de même.
Certains avançaient qu’il n’y avait pas eu de corps du tout. Trachim voulait être mort sans être mort, le maître-filou. Il avait empli un chariot de tout ce qu’il possédait, l’avait conduit à ce shtetl insignifiant, innommé – qui serait bientôt connu à travers toute la Pologne orientale pour son festival annuel, le Jour de Trachim, et porterait son nom comme un orphelin (à l’exception des cartes et des registres du recensement mormon, pour lesquels il serait Sofiowka) –, avait flatté son cheval innommé d’une dernière tape avant de le pousser dans le courant. Fuyait-il une dette ? Quelque mariage arrangé et défavorable ? Des mensonges qui l’avaient rattrapé ? Sa mort était-elle une étape essentielle de la poursuite de sa vie ?
Bien sûr il y a ceux qui rappelaient la folie de Sofiowka, l’habitude qu’il avait de s’asseoir nu dans la fontaine de la sirène couchée pour caresser les écailles de son popotin comme la fontanelle d’un nouveau-né tout en caressant son propre appendice comme s’il n’y avait aucun mal à se branler n’importe où, n’importe quand. Ou le fait qu’on l’avait un jour retrouvé sur la pelouse devant la maison du Rabbin Bien Considéré, ligoté de ficelles blanches, expliquant qu’il s’était enroulé une ficelle autour de l’index pour se rappeler quelque chose de terriblement important puis, craignant d’oublier son index, il s’était ligoté le petit doigt, puis de la taille au cou, et craignant d’oublier cette ficelle-là, il s’en était entortillé une de l’oreille à la dent, de la dent au scrotum, du scrotum au talon, utilisant son corps pour se rappeler son corps mais ne s’étant rappelé pour finir que la ficelle. Peut-on se fier au récit d’un tel individu ?
Et le nourrisson ? Mon arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère ? C’est un problème plus délicat, car il est relativement facile de raisonner sur la façon dont une vie peut être perdue dans une rivière, mais qu’une vie puisse en surgir ?
Harry V, maître logicien et pervers attitré du shtetl – qui avait travaillé aussi longtemps et avec aussi peu de succès qu’on peut l’imaginer à son grand œuvre, « Le Seigneur des Ascensions », qui, assurait-il, contenait les plus serrées des preuves logiques de ce que Dieu aime sans discrimination celui qui aime sans discrimination –, produisit une interminable suite d’arguments concernant la présence d’une autre personne dans le chariot fatal : l’épouse de Trachim. Peut-être, supputait Harry, avait-elle perdu les eaux tandis que le couple pique-niquait d’œufs à la diable dans une prairie entre deux shtetls, et peut-être Trachim avait-il lancé son chariot à des vitesses dangereuses afin de l’amener à un médecin avant que le bébé ne sorte en se tortillant comme un poisson palpitant échappe à la poigne d’un pêcheur. Comme elle s’engloutissait dans les lames de fond de ses contractions, Trachim, tourné vers son épouse, avait peut-être posé sa main calleuse sur son doux visage, peut-être avait-il quitté des yeux la route creusée d’ornières et peut-être avait-il par inadvertance versé dans la rivière. Peut-être le chariot s’était-il retourné, enfonçant les corps sous son poids, et peut-être, entre le dernier soupir de sa mère et l’ultime tentative de son père pour se dégager, l’enfant était-elle née. Peut-être. Mais même Harry ne pouvait expliquer l’absence de cordon ombilical.
Les Volutes d’Ardisht – ce clan d’artisans fumeurs de Rivne qui fumaient tant qu’ils fumaient même quand ils n’étaient pas en train de fumer et avaient été condamnés par une proclamation du shtetl à vivre sur les toits comme poseurs de bardeaux et ramoneurs – croyaient que mon arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère était la réincarnation de Trachim. À l’instant du jugement dans l’autre monde, comme son corps amolli était présenté devant le Gardien des Portes glorieuses et barbelées, quelque chose s’était mal passé. Il restait une affaire pendante. L’âme n’était pas prête pour la transcendance et avait été renvoyée, se voyant offrir une chance encore de redresser le tort d’une génération précédente. C’est absurde, bien sûr, ça n’a pas de sens. Mais ni plus ni moins que tout le reste.
Plus soucieux de l’avenir de la petite que de son passé, le Rabbin Bien Considéré n’offrit d’interprétation officielle de ses origines ni pour le shtetl ni pour le Livre des antécédents, mais la prit chez lui et s’en rendit responsable jusqu’à ce que l’on eût décidé de lui attribuer un foyer définitif. Il l’emmena à la Synagogue Verticale – car, jurait-il, pas même un bébé ne devait mettre le pied à la Synagogue Avachie (où qu’elle pût bien se trouver ce jour-là) – et installa son berceau de fortune dans l’arche tandis que les hommes en long habit noir s’époumonaient à vociférer des prières. SAINT, SAINT, SAINT EST LE SEIGNEUR DES ARMÉES INNOMBRABLES ! LE MONDE ENTIER EST EMPLI DE SA GLOIRE !
Ceux qui fréquentaient la Synagogue Verticale hurlaient ainsi depuis plus de deux cents ans, depuis que le Rabbin Vénérable avait éclairé de ses lumières le fait que nous sommes sans cesse en train de nous noyer et que nos prières ne sont rien de moins que des appels au secours venus du plus profond des eaux spirituelles. ET SI NOTRE SORT EST SI DÉSESPÉRÉ, disait-il (commençant toujours ses phrases par « et » comme si ce qu’il exprimait verbalement était une continuation logique de ses pensées intimes), NE DEVONS-NOUS PAS NOUS COMPORTER EN CONSÉQUENCE ? ET N’EST-IL PAS JUSTE QUE NOTRE VOIX SOIT CELLE DE GENS DÉSESPÉRÉS ? Aussi hurlaient-ils, et avaient-ils hurlé ainsi tout au long des deux cents ans qui avaient suivi.
Et ils hurlaient pour l’heure, ne laissant jamais au nourrisson un instant de repos, suspendus – une main sur le livre de prière, l’autre agrippée à une corde – à des poulies qui s’accrochaient à leur ceinture, le sommet de leur chapeau noir effleurant le plafond. ET SI NOUS ASPIRONS À NOUS RAPPROCHER DE DIEU, avait éclairé de ses lumières le Rabbin Vénérable, NE DEVONS-NOUS PAS AGIR EN CONSÉQUENCE ? ET NE DEVONS-NOUS PAS NOUS EN RAPPROCHER ? Ce qui était assez raisonnable. Ce fut une veille de Yom Kippour, le plus saint des jours saints, qu’une mouche entra sous la porte de la synagogue et se mit à importuner la congrégation suspendue. Elle volait de visage en visage en bourdonnant, se posant sur de longs nez, entrant dans des oreilles poilues pour en ressortir. ET SI C’EST UNE ÉPREUVE, éclaira de ses lumières le Rabbin Vénérable, s’efforçant de maintenir la cohésion de sa congrégation, NE DEVONS-NOUS PAS RELEVER LE DEFI ? ET JE VOUS EN CONJURE : ÉCRASEZ-VOUS SUR LE SOL AVANT DE LÂCHER LE SAINT LIVRE !
Mais que cette mouche était importune, chatouillant comme elle le faisait certains des endroits les plus chatouilleux. ET DE MÊME QUE DIEU DEMANDA À ABRAHAM DE MONTRER À ISAAC LA POINTE DU COUTEAU, DE MÊME NOUS DEMANDE-T-IL DE NE PAS NOUS GRATTER LE CUL ! ET S’IL LE FAUT ABSOLUMENT, ALORS ET COÛTE QUE COÛTE, QUE CE SOIT DE LA MAIN GAUCHE !
La moitié d’entre eux fit ainsi que le Rabbin Vénérable avait éclairé de ses lumières et lâcha la corde avant le Saint Livre. C’étaient les ancêtres des membres de la communauté de la Synagogue Verticale, qui persistèrent pendant deux cents ans à affecter une démarche claudicante, pour se rappeler – ou, plus important encore, pour rappeler aux autres – leur réaction à L’Épreuve : que la Parole Sacrée avait prévalu. (EXCUSE-MOI, RABBIN, MAIS DE QUELLE PAROLE AU JUSTE S’AGIT-IL ? Le Rabbin Vénérable frappa son disciple de l’extrémité contondante d’un yad : ET S’IL FAUT QUE TU LE DEMANDES !?) Certains Verticalistes allaient jusqu’à refuser de marcher tout de bon, signe d’une chute plus spectaculaire encore. Ce qui signifiait bien sûr qu’ils ne pouvaient se rendre à la synagogue. C’EST EN NE PRIANT PAS QUE NOUS PRIONS, disaient-ils. C’EST EN TRANSGRESSANT LA LOI QUE NOUS LA RESPECTONS.
Ceux qui avaient lâché le livre de prières plutôt que de tomber étaient les ancêtres des membres de la communauté de la Synagogue Avachie – ainsi nommée par les Verticalistes. Ils tripotaient les franges cousues à l’extrémité de leurs manches de chemise, qu’ils avaient mises là pour se rappeler – ou, plus important encore, pour rappeler aux autres – leur réaction à L’Épreuve : qu’on emporte en tout lieu avec soi les liens qui nous lient à la Parole Sacrée, que l’esprit de la Parole Sacrée devrait toujours prévaloir. (Excusez-moi, mais est-ce que quelqu’un comprend ce que cette histoire de la Parole Sacrée signifie ? Les autres haussèrent les épaules et retournèrent à leur discussion sur la meilleure manière de partager treize petits pâtés entre quarante-trois personnes.) C’étaient les coutumes des Avachistes qui avaient changé : les poulies avaient été remplacées par des coussins, le livre de prières en hébreu par un livre en yiddish plus compréhensible. Et le Rabbin par une célébration et une discussion de groupe, suivies, mais plus souvent encore interrompues, par la consommation d’aliments, de boissons et de ragots. Les membres de la Communauté Verticale regardaient de haut les Avachistes, qui semblaient prêts à sacrifier toutes les lois juives au nom de ce qu’ils appelaient piètrement la grande et nécessaire réconciliation de la religion et de la vie. Les Verticalistes leur donnaient des noms d’oiseaux et leur promettaient une éternité de souffrances dans l’autre monde pour l’avidité avec laquelle ils avaient recherché le confort dans le nôtre. Mais, comme Shmul S, le laitier constipé, les Avachistes n’en avaient rien à chier. En dehors des rares occasions où Verticalistes et Avachistes poussaient sur la Synagogue de deux directions opposées, cherchant à rendre le shtetl plus sacré ou plus séculier, ils apprirent à s’ignorer.
Six jours durant, les citoyens du shtetl, Verticalistes comme Avachistes, firent la queue devant la Synagogue Verticale pour avoir une chance de contempler ma très-arrière-grand-mère. Ils furent plus d’un à revenir plus d’une fois. Les hommes pouvaient examiner le nourrisson, le toucher, lui parler et même le prendre dans leurs bras. Les femmes n’étaient pas admises dans la Synagogue Verticale, bien sûr, car ainsi que le Rabbin Vénérable l’avait voilà si longtemps éclairé de ses lumières, ET COMMENT POURRAIT-ON S’ATTENDRE À CE QUE NOUS GARDIONS L’ESPRIT ET LE CŒUR AVEC DIEU QUAND CETTE AUTRE PARTIE NOUS DIRIGE VERS LES PENSÉES IMPURES DE CE QUE VOUS SAVEZ ?
On était parvenu à un compromis apparemment raisonnable en 1763, quand les femmes furent autorisées à prier dans une petite salle humide sous une plaque de verre installée pour l’occasion. Mais il ne fallut pas longtemps pour que les hommes accrochés détournent les yeux du Saint Livre afin de profiter du chœur de décolletés en contrebas. Les pantalons noirs devenaient ajustés, il y eut plus de collisions et de ballant que jamais tandis que ces autres parties saillaient en imaginant ce que vous savez, et une nuance supplémentaire fut ajoutée clandestinement à la plus sainte des prières, SEINS, SAINT, SAINT, SAINT EST LE SEIGNEUR DES ARMÉES INNOMBRABLES ! LE MONDE ENTIER EST EMPLI DE SA GLOIRE !
Le Rabbin Vénérable consacra à ce sujet déconcertant un de ses nombreux sermons du milieu de l’après-midi. ET À TOUS DOIT NOUS ÊTRE FAMILIÈRE LA PLUS GRAVE ET LA PLUS SOLENNELLE DES PARABOLES BIBLIQUES, LA PERFECTION DU PARADIS ET DE L’ENFER. ET AINSI QUE NOUS LE SAVONS TOUS OU DEVRIONS TOUS LE SAVOIR, CE FUT LE DEUXIÈME JOUR QUE LE SEIGNEUR NOTRE DIEU CRÉA LES RÉGIONS OPPOSÉES DU PARADIS ET DE L’ENFER, DANS LESQUELLES NOUS ET LES AVACHISTES – QU’ILS PUISSENT N’Y EMPORTER QU’UN TRICOT – SERONS RESPECTIVEMENT ENVOYÉS. ET MAIS NOUS NE DEVONS PAS OUBLIER CE JOUR SUIVANT ET TROISIÈME, QUAND DIEU VIT QUE LE PARADIS NE RESSEMBLAIT PAS TANT AU PARADIS QU’IL L’EÛT SOUHAITÉ ET L’ENFER PAS TANT À L’ENFER. ET AUSSI, LES TEXTES MOINS IMPORTANTS ET MOINS DIFFICILES À TROUVER NOUS LE DISENT, LE PÈRE DU PÈRE DES PÈRES LEVA LE STORE QUI SÉPARAIT LES RÉGIONS OPPOSÉES, PERMETTANT AU BIENHEUREUX ET AU DAMNÉ DE SE VOIR L’UN L’AUTRE. ET AINSI QU’IL L’AVAIT ESPÉRÉ, LES BIENHEUREUX SE RÉJOUIRENT DE LA SOUFFRANCE DES DAMNÉS ET LEUR JOIE S’ACCRUT D’AUTANT EN FACE DE LA PEINE. ET LES DAMNÉS VIRENT LES BIENHEUREUX, VIRENT LEURS QUEUES DE HOMARD ET LEUR PROSCIUTTO, VIRENT QU’ILS PÉNÉTRAIENT LA FOUFOUNE DES SHIKSAS PENDANT LEURS MENSTRUES, ET SENTIRENT QUE LEUR SORT EMPIRAIT D’AUTANT ET DIEU VIT QUE CELA ÉTAIT MIEUX. ET MAIS L’ATTRAIT DE LA FENÊTRE DEVINT TROP PUISSANT. ET PLUTÔT QUE DE JOUIR DU ROYAUME DES CIEUX, LES BIENHEUREUX S’OBNUBILÈRENT SUR LES CRUAUTÉS DE L’ENFER. ET PLUTÔT QUE DE SOUFFRIR DE CES CRUAUTÉS, LES DAMNÉS JOUIRENT PAR PROCURATION DES PLAISIRS DU PARADIS. ET AVEC LE TEMPS, LES DEUX PARVINRENT À UN ÉQUILIBRE, CONTEMPLANT LES AUTRES, SE CONTEMPLANT EUX-MÊMES. ET LA FENÊTRE DEVINT UN MIROIR DONT NI LES BIENHEUREUX NI LES DAMNÉS NE POUVAIENT OU NE VOULAIENT SE DÉTACHER. ET AUSSI DIEU REFERMA-T-IL LE STORE, SÉPARANT À JAMAIS LE PORTAIL ENTRE LES ROYAUMES, ET DE MÊME DEVONS-NOUS, DEVANT NOTRE FENÊTRE TROP TENTATRICE, FERMER LE STORE ENTRE LES ROYAUMES DE L’HOMME ET DE LA FEMME.
La cave fut comblée avec le limon de la Brod et un trou de la taille d’un œuf fut percé dans le mur du fond de la synagogue, trou par lequel une femme à la fois pouvait voir seulement l’arche et les pieds des hommes accrochés, dont certains, pour ajouter l’insulte à l’insulte, étaient encroûtés de merde.
Ce fut par ce trou que les femmes du shtetl purent contempler chacune à son tour mon arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère. Nombre d’entre elles furent convaincues, peut-être à cause des traits parfaitement adultes du nourrisson, qu’elle était d’une mauvaise nature – signe du diable lui-même. Mais il est plus vraisemblable que leurs sentiments mitigés leur furent inspirés par le trou. D’une telle distance – les paumes appuyées contre le mur, l’œil dans un œuf absent – elles ne pouvaient satisfaire leurs instincts maternels. Le trou n’était même pas assez grand pour leur permettre de voir le bébé entier d’un seul coup et elles devaient en réaliser un collage mental à partir de leurs visions fragmentaires – les doigts reliés à la paume, qui était articulée au poignet, qui terminait le bras, qui s’insérait dans l’épaule… Elles apprirent à haïr ce caractère inconnaissable, intouchable, ce collage.
Le septième jour, le Rabbin Bien Considéré paya quatre quarts de poulet et une poignée de billes d’agate bleues pour faire imprimer l’avis suivant dans la gazette hebdomadaire de Shimon T : pour une cause qui n’était pas connue avec précision, un bébé était advenu au shtetl, il s’agissait d’une fillette tout à fait belle, bien élevée, et pas du tout malodorante, et il était, lui, résolu, dans l’intérêt du bébé et de lui-même, à la remettre au juste qui serait prêt à l’appeler sa fille.
Le lendemain matin, il trouva cinquante-deux mots déployés comme le plumage d’un paon sous le porche de la Synagogue Verticale.
Du fabricant de bibelots en fil de cuivre Peshel S, qui avait perdu son épouse depuis deux mois seulement dans le Pogrom des Habits Déchirés : Si ce n’est pas pour la fillette, pour moi. Je suis quelqu’un de vertueux, et il y a des choses que je mérite.
Du fabricant de bougies solitaire Mordechai C, dont les mains étaient emprisonnées dans des gants de cire qu’il était impossible de laver : Je suis si seul dans mon atelier tout au long de la journée. Il n’y aura plus de fabricants de bougies après moi. Cela ne constitue-t-il pas une espèce de raison ?
De l’Avachiste chômeur Lumpl W, qui s’alitait pour Pessah non parce que c’était une coutume religieuse mais parce qu’il n’y avait aucune raison que cette nuit soit différente des autres : Je ne suis sans doute pas la personne la plus accomplie qui ait jamais vécu mais je ferais un bon père et tu le sais.
Du défunt philosophe Pinchas T, qui avait reçu sur la tête une poutre tombée du plafond du moulin : Remets-la dans l’eau pour qu’elle me rejoigne.
Le Rabbin Bien Considéré était excessivement érudit pour tout ce qui touchait aux grandes, très grandes et très très grandes questions de la foi juive, et était capable de s’appuyer sur les textes les plus obscurs et les plus indéchiffrables pour raisonner autour des dilemmes religieux apparemment les plus inextricables, mais il ne savait presque rien de la vie elle-même et, pour cette raison, parce que la naissance du bébé n’avait pas de précédent textuel, parce qu’il ne pouvait solliciter le conseil de personne – de quoi aurait l’air la source même de tous les conseils si elle s’avisait de demander conseil ? –, parce que la fillette relevait de la vie, était la vie, le problème était pour lui totalement insoluble. CE SONT TOUS DES HOMMES CONVENABLES, songea-t-il. TOUS UN PEU AU-DESSOUS DE LA MOYENNE, PEUT-ÊTRE, MAIS RIEN QU’AU FOND ON NE PUISSE TOLÉRER. LEQUEL D’ENTRE EUX A LE MOINS DÉMÉRITÉ ?
LA MEILLEURE DÉCISION À PRENDRE EST DE NE PAS PRENDRE DE DÉCISION, décida-t-il. Et il mit les lettres dans le berceau, faisant vœu de donner mon arrière-arrière-arrière-arrière-arrière-grand-mère – et, en un certain sens, moi – à l’auteur du premier mot qu’elle saisirait. Mais elle n’en saisit aucun. Elle ne leur accorda aucune attention. Pendant deux jours, elle ne bougea pas un muscle, ne pleurant jamais, n’ouvrant jamais la bouche pour s’alimenter. Les hommes chapeautés de noir continuèrent à vociférer des prières accrochés à leur poulie (SAINT, SAINT, SAINT…), continuèrent à se balancer au-dessus des alluvions de la Brod, continuèrent à tenir plus fermement le Saint Livre que la corde, priant pour que quelqu’un écoute leurs prières, jusqu’à ce qu’au beau milieu d’un service du début de soirée, le bon marchand de carpes farcies Bitzl Bitzl R se mette à vociférer ce que tous les hommes de la congrégation pensaient : L’ODEUR EST INTOLÉRABLE ! COMMENT PUIS-JE AGIR POUR ME RAPPROCHER DE DIEU QUAND JE ME SENS SI PROCHE DE LA MERDEUSE ?
Le Rabbin Bien Considéré, qui n’était pas en désaccord, interrompit les prières. Il se laissa descendre jusqu’au plancher de verre et ouvrit l’arche. Une puanteur des plus épouvantables en surgit, un remugle inexcusable, inhumain, impossible à ignorer, qui engouffra tout dans une répugnance suprême. Cela s’écoula de l’arche, balaya toute la synagogue, parcourut toutes les rues, toutes les ruelles du shtetl, s’insinua sous tous les oreillers dans toutes les chambres à coucher – entrant dans les narines des dormeurs assez longtemps pour détourner leurs rêves avant d’en ressortir avec le ronflement suivant – et se déversa, pour finir, dans la Brod.
La petite était toujours parfaitement silencieuse et immobile. Le Rabbin Bien Considéré posa le berceau par terre, en tira un unique bout de papier détrempé et hurla, IL SEMBLERAIT QUE LE BÉBÉ A CHOISI YANKEL POUR PÈRE !
Nous serions en de bonnes mains.