La dupe de la chance, 1941-1924
Tandis qu’ils faisaient l’amour à la hâte sous les quatre mètres de plafond, qui semblaient vouloir s’effondrer d’un instant à l’autre sous la canonnade de tant de talons – dans l’entreprise de tout nettoyer et tout mettre en ordre, nul ne s’avisa de l’absence prolongée du futur marié –, mon grand-père se demanda s’il n’était pas tout simplement une dupe de la chance. Tout ce qui s’était produit, de son premier baiser à l’épisode présent, sa première infidélité conjugale, n’était-il pas le résultat inévitable de circonstances sur lesquelles il n’avait aucun pouvoir ? Quelle pouvait bien être sa culpabilité, à vrai dire, puisqu’il n’avait jamais eu le choix ? Aurait-il pu être avec Zosha, à l’étage ? Était-ce une possibilité ? Son pénis aurait-il pu être ailleurs qu’il était alors, et n’était pas, et était, et n’était pas, et était ? Aurait-il pu être sage ?
Ses dents. C’est la première chose que je remarque chaque fois que j’examine son portrait en nourrisson. Ce ne sont pas mes pellicules. Ce n’est pas une tache de plâtre ou de peinture blanche. Entre les lèvres minces de mon grand-père, plantée comme des pépins albinos dans ces gencives prune, c’est une denture complète. Le médecin dut hausser les épaules, comme les médecins faisaient à l’époque quand ils ne pouvaient expliquer un phénomène médical, et réconforter mon arrière-grand-mère en parlant de bon présage. Mais il y a le portrait de famille, peint trois mois plus tard. Regardez cette fois ses lèvres à elle et vous verrez qu’elle ne fut pas totalement réconfortée : ma jeune arrière-grand-mère fait la grimace.
C’étaient les dents de mon grand-père, tant admirées par son père, qui y voyait un signe de virilité, qui meurtrissaient et blessaient jusqu’au sang les tétons de sa mère, la contraignaient à dormir sur le flanc et finirent par rendre l’allaitement impossible. Ce fut à cause de ces dents, de ces menues molaires mignonnes, de ces coquettes quenottes, que mes arrière-grands-parents cessèrent de faire l’amour et n’eurent qu’un enfant. C’est à cause de ces dents que mon grand-père fut arraché prématurément à la fontaine maternelle et ne reçut jamais les éléments nutritifs dont son jeune corps avait besoin.
Son bras. Il serait possible de regarder plusieurs fois toutes les photographies sans rien remarquer de bizarre. Mais cela se produit trop fréquemment pour que le choix du photographe ou une pure coïncidence suffisent à l’expliquer. Mon grand-père ne tient jamais rien de la main droite – ni une sacoche, ni un quelconque papier, ni même son autre main. (Et dans la seule photo de lui prise en Amérique – tout juste deux semaines après son arrivée, et trois avant son décès – il tient ma mère, alors bébé, de son bras gauche.) Manquant de calcium, l’organisme du nourrisson avait été contraint d’allouer judicieusement ses ressources, et c’était le bras droit qui avait tiré la courte paille. Il avait vu, impuissant, ce téton rouge, enflé, devenir de plus en plus petit, s’éloignant de lui à jamais. Au moment où il avait eu le plus grand besoin de s’en saisir pour le retenir, il en avait été incapable.
Ce fut donc à cause de ses dents, j’imagine, qu’il n’eut pas de lait, et ce fut parce qu’il n’avait pas de lait que son bras droit mourut. Ce fut parce que son bras droit était mort qu’il ne travailla jamais au redoutable moulin, mais à la tannerie située juste à l’extérieur du shtetl, et qu’il fut exempté de la conscription qui envoya ses condisciples se faire tuer dans des batailles sans espoir contre les nazis. Son bras le sauverait encore quand il l’empêcherait de regagner Trachimbrod à la nage pour sauver son seul amour (qui mourut dans la rivière avec les autres), et encore une fois en le préservant de la noyade. Son bras le sauva encore quand il fut cause qu’Augustine s’éprît de lui et le sauvât, et il le sauva une fois de plus, des années plus tard, quand il l’empêcha d’embarquer à destination d’Ellis Island sur le New Ancestry que les services de l’immigration des États-Unis contraignirent à faire demi-tour et dont tous les passagers finirent par périr dans le camp de la mort de Treblinka.
Et c’était à cause de son bras, j’en suis certain – ce flasque appendice de muscles inutiles –, qu’il avait le pouvoir de rendre désespérément amoureuses de lui toutes les femmes qui croisaient son chemin, qu’il avait couché avec plus de quarante femmes de Trachimbrod et le double au moins des villages avoisinants, à cause de son bras qu’il était en train de faire l’amour à la hâte, debout, avec la sœur cadette de sa future épouse.
La première fut la veuve Rose W qui vivait dans une des vieilles cabanes en bois des berges de la Brod. Elle prit pour de la pitié ce qu’elle éprouva pour le jeune infirme que la congrégation des Avachistes lui avait envoyé afin de l’aider à faire le ménage, elle crut que c’était par pitié qu’elle lui apporta une assiette de gâteau aux amandes et un verre de lait (dont la seule vue lui souleva l’estomac), par pitié qu’elle lui demanda son âge et lui avoua le sien, que même son époux avait toujours ignoré. C’était de la pitié qu’elle crut éprouver quand elle ôta ses nombreuses couches de mascara pour lui montrer le seul endroit de son corps que nul, pas même son époux, n’avait vu en plus de soixante ans. Et ce fut par pitié, du moins le crut-elle, qu’elle le mena dans la chambre pour lui montrer les lettres d’amour que son époux lui avait envoyées d’un bâtiment de la marine croisant en mer Noire pendant la Première Guerre mondiale.
Dans celle-ci, dit-elle, saisissant sa main inerte, il avait mis des bouts de ficelle dont il s’était servi pour mesurer son corps – sa tête, sa cuisse, son avant-bras, son doigt, son cou, tout. Il voulait que je les mette sous l’oreiller pour dormir. Il disait qu’à son retour, nous mesurerions de nouveau son corps et comparerions avec la ficelle pour prouver qu’il n’avait pas changé… Oh, je me rappelle celle-ci, dit-elle, tripotant une feuille de papier jaunie, passant la main – consciente ou inconsciente de ce qu’elle faisait – le long du bras sans vie de mon grand-père. Dans celle-ci, il parle de la maison qu’il allait construire. Il en avait même fait un petit dessin, alors qu’il dessinait si mal. Il y aurait une petite mare, pas une vraie mare mais enfin quelque chose de petit pour que nous ayons des poissons. Et il y aurait des fenêtres au-dessus du lit pour que nous puissions parler des constellations avant de nous endormir… Et celle-ci, dit-elle en guidant son bras sous l’ourlet de sa jupe, c’est la lettre dans laquelle il jure de m’aimer jusqu’à la mort.
Elle éteignit la lumière.
Ça te va ? demanda-t-elle, pilotant la main inerte de mon grand-père, se laissant aller en arrière.
Prenant une initiative étonnante pour ses dix ans, mon grand-père l’attira à lui, ôta, avec son aide, son chemisier noir qui sentait si fort la vieillesse qu’il craignit de ne plus jamais sentir la jeunesse, puis sa jupe, ses bas (qu’enflaient ses varices), sa culotte, et le tampon de coton qu’elle gardait là en prévision des surprises désormais régulières. La pièce était tout imprégnée d’odeurs qu’il n’avait jamais encore senties ensemble : poussière, sueur, dîner les toilettes après que sa mère y était allée. Elle lui ôta son short et son slip et se laissa aller sur lui à la renverse comme sur un fauteuil roulant.
Oh, gémissait-elle. Oh. Et parce que mon grand-père ne savait pas quoi faire, il fit comme elle : Oh, gémit-il, oh. Et quand elle gémit, S’il te plaît, il gémit aussi, S’il te plaît. Et quand elle frissonna en petites convulsions rapides, il fit de même. Et quand elle se tut, il se tut.
Parce que mon grand-père n’avait que dix ans, il ne semblait pas bizarre qu’il fût capable de faire l’amour – ou de se faire faire l’amour – pendant plusieurs heures d’affilée. Mais comme il le découvrirait par la suite, ce n’était pas la prépuberté qui lui conférait une telle longévité coïtale mais une autre déficience physique due à la malnutrition de sa prime enfance : comme un chariot sans frein, il ne s’arrêtait jamais court. Cette anomalie, qui faisait le bonheur de ses cent trente-deux maîtresses, le laissait relativement indifférent : comment ce que l’on n’a jamais connu pourrait-il nous manquer ? Sans compter qu’il n’aima jamais aucune de ses amantes. Quoi qu’il éprouvât, il ne le prit jamais pour de l’amour. (Une seule aurait une certaine importance pour lui et une naissance problématique rendit impossible tout amour réel.) Et donc, à quoi pouvait-il bien s’attendre ?
Sa première liaison, qui dura quatre ans, tous les dimanches après-midi – jusqu’à ce que la veuve se rende compte qu’elle avait enseigné le piano à la mère de mon grand père plus de trente ans auparavant et qu’elle ne supportait plus l’idée de lui montrer une seule lettre encore –, ne fut pas du tout une histoire d’amour. Mon grand-père était un passager consentant. Il était content d’offrir son bras – la seule partie de son corps à laquelle Rose fît vraiment attention ; l’acte lui-même n’étant jamais plus qu’un moyen d’approcher son bras – comme un cadeau hebdomadaire, de faire semblant avec elle qu’ils ne faisaient pas l’amour dans un lit à baldaquin, mais dans un phare au bout d’une jetée battue par les vents, que leurs deux silhouettes, projetées par le puissant fanal jusqu’au cœur des eaux noires, pouvaient être une bénédiction pour les marins et lui ramèneraient son époux. Content que son bras sans vie jouât le rôle du membre absent pour lequel la veuve se languissait, pour lequel elle relisait des lettres jaunies et vivait hors d’elle-même et hors de sa vie. Pour lequel elle faisait l’amour à un garçon de dix ans. Le bras était le bras, et ce fut au bras – pas à son époux, pas à elle-même – qu’elle pensa sept ans plus tard, le 18 juin 1941, quand le premier obus allemand secoua la maison de bois jusqu’aux fondations et que ses yeux roulèrent en arrière dans sa tête pour contempler, à l’instant de mourir, l’intérieur de son être.