Le repas de noces fut extraordinaire !
ou
La fin de l’instant qui ne finit jamais, 1941
Après avoir entièrement satisfait la sœur de la mariée contre un mur de casiers à vin vides – Oh, mon Dieu, criait-elle, les mains dans le cabernet fantôme, Oh, mon Dieu – et sans avoir éprouvé lui-même la plus infime satisfaction, Safran remonta son pantalon, gravit l’escalier en spirale récemment installé – laissant délibérément, songeusement, sa main traîner le long du noyau de marbre – et salua les invités qui commençaient seulement à s’asseoir après la bourrasque hallucinante.
Où étais-tu ? demanda Zosha, prenant sa main inerte entre les siennes, ce qu’elle avait eu envie de faire depuis l’instant qu’elle l’avait vue pour la première fois lors de l’annonce des fiançailles plus de six mois auparavant.
Au sous-sol, je me changeais.
Oh, mais ne te change surtout pas, dit-elle, croyant faire une bonne plaisanterie. Je te trouve parfait.
De vêtements.
Mais ça t’a pris très longtemps.
D’un mouvement de menton, il désigna son bras et observa l’expression interrogative des lèvres de Zosha se froncer en une moue pour un petit baiser sur sa joue.
La Double Maison débordait d’un pandémonium organisé. Jusqu’à la dernière minute et même au-delà, on continuait d’accrocher des tentures, de fatiguer des salades, de fermer et d’agrafer des corsets, d’épousseter des lustres, d’étendre des tapis… C’était extraordinaire.
La mariée doit être si heureuse pour sa mère.
Je pleure toujours aux mariages
mais celui-ci va me faire gémir.
C’est extraordinaire. C’est extraordinaire.
Les femmes au teint sombre en uniforme blanc venaient de commencer à servir des bols de bouillon de poulet quand Menachem fit tinter une fourchette contre son verre et dit, J’aimerais que vous m’accordiez quelques instants. Le silence se fit rapidement dans la salle, tout le monde se leva – comme le voulait la tradition pour le toast du père de la mariée – et mon grand-père reconnut, du coin de l’œil, la main caramel qui glissait son bol devant lui.
On dit que les temps changent. Autour de nous les frontières se déplacent sous la pression de la guerre ; des lieux que nous avons connus aussi loin que remonte notre mémoire changent de nom ; certains de nos propres fils sont absents de cette joyeuse réunion parce qu’ils font leur service ; et, pour parler de choses plus gaies, nous sommes heureux d’annoncer que dans trois mois nous sera livrée la première automobile de Trachimbrod ! (Cette dernière déclaration fut saluée par un soupir d’ébahissement général puis par un tonnerre d’applaudissements.) Eh bien, dit-il, passant derrière les jeunes mariés pour poser une main sur l’épaule de sa fille et l’autre sur celle de mon grand-père, j’aimerais conserver ce moment, ce tout début d’après-midi du 18 juin 1941.
La jeune gitane ne dit absolument rien – parce que même si elle haïssait Zosha, elle ne voulait pas gâcher sa noce – mais elle se pressa contre le côté gauche de mon grand-père et prit, sous la table, sa main valide dans les siennes. (Alla-t-elle jusqu’à y glisser un petit mot ?)
J’aimerais le porter dans un médaillon sur mon cœur, poursuivit le père plein de fierté, qui arpentait la salle en brandissant devant lui son gobelet de cristal vide, et le garder à jamais, parce que jamais je n’ai été aussi heureux de ma vie, et que je serai parfaitement satisfait quand bien même je ne connaîtrais plus jamais ne fût-ce que la moitié de ce bonheur – jusqu’aux noces de mon autre fille, bien sûr. Oui, vraiment, dit-il, par-dessus les rires, s’il ne devait plus y avoir d’autre instant jusqu’à la fin des temps, on ne m’entendrait pas une seule fois m’en plaindre. Et que cet instant soit celui qui ne finit jamais.
Mon grand-père pressa les doigts de la jeune gitane, comme pour dire, Il n’est pas trop tard. Il est encore temps. Nous pourrions fuir, tout abandonner, ne jamais regarder en arrière, nous sauver.
Elle pressa ses doigts en retour, comme pour dire, Tu n’es pas pardonné.
Menachem poursuivait, cherchant à retenir ses larmes, S’il vous plaît levez vos verres vides avec moi. À ma fille et à mon nouveau fils, aux enfants qui naîtront de leur union, et aux enfants de ces enfants, à la vie !
L’chaim ! firent en écho des voix tout au long des tables.
Mais le père de la mariée ne s’était pas encore assis, les verres n’avaient même pas eu le temps de s’entrechoquer, reflétant tous ces sourires d’espoir, que la maison fut de nouveau balayée d’une bourrasque hallucinante. Les bristols furent de nouveau précipités dans les airs, les décorations florales de nouveau renversées, étalant cette fois du terreau sur les nappes blanches et jusque sur les genoux de presque tous les invités. Les gitanes se précipitèrent pour tout nettoyer, et mon grand-père murmura à l’oreille de Zosha qui, pour lui, était l’oreille de la jeune gitane : Tout va s’arranger.
La jeune gitane, la vraie, glissa bel et bien un petit mot à mon grand-père mais il le laissa échapper dans le tumulte et les pieds de Libby, de Lista, d’Omeler, du marchand de poissons anonyme, le firent glisser sur le plancher jusqu’au bout de la table où il s’immobilisa sous un verre à vin renversé qui le garda en sûreté sous sa jupe jusqu’au soir, quand une gitane ramassa le verre et balaya le bout de papier (avec des débris d’aliments, le terreau tombé des décorations florales, et des tas de poussière) pour le mettre dans un grand sac en papier. Ce sac fut déposé devant la maison par une autre gitane. Le lendemain matin, le sac en papier fut emporté par l’éboueur obsessionnel et maniaque Feigel B. Le sac fut alors transporté jusqu’à un champ de l’autre côté de la rivière – le champ qui serait, bien assez tôt, le site de la première exécution de masse de Kovel – et incinéré avec des dizaines d’autres sacs, dont les trois quarts contenaient des débris de la noce. Les flammes tendirent vers le ciel leurs doigts rouges et jaunes. La fumée s’étala comme un dais au-dessus des champs voisins, faisant tousser plus d’un membre des Volutes d’Ardisht parce que les fumées sont toutes différentes les unes des autres et qu’il faut se familiariser avec chacune d’entre elles. Une partie des cendres qui restaient fut incorporée à la terre. Le reste fut lavé par la pluie et emporté dans la Brod.
Voici ce que disait le mot : Change.