Fellsinger était couvert de sang. Le tapis était couvert de sang. Il y avait des mares de sang et des rigoles de sang. Il y avait de grosses éclaboussures de sang tout près de Fellsinger et de plus petites qui allaient en diminuant à mesure qu’elles s’éloignaient du corps. Il y avait des taches de sang sur les meubles et des traînées de sang sur un mur. La somptueuse couleur pourpre était partout dans la pièce et l’odeur du sang aussi. Et l’exhalaison du sang qui émanait du crâne écrasé de Fellsinger, flottait dans l’atmosphère et retombait ici et là au gré de sa fantaisie. Le sang était noir, là où il se figeait dans les fissures du crâne. Il était clair et lumineux, là où il souillait le pavillon de la trompette qui gisait à côté du corps. Le pavillon de la trompette était légèrement cabossé. Les boutons de nacre des pistons étaient roses du sang rejailli.
Fellsinger était couché sur le ventre, mais il avait la tête tordue sur le côté. Ses yeux étaient grands ouverts et révulsés, comme s’il avait essayé de regarder en arrière, comme s’il avait tenté de voir ses blessures au sommet de sa tête ou la personne qui lui fracassait le crâne à coups de trompette. Sa bouche était entrouverte et le bout de sa langue dépassait sur le côté.
Sans qu’aucun son sortît de sa bouche, Parry dit :
— Hello, George.
Silencieusement, Fellsinger répondit :
— Hello, Vince.
— Tu es mort, George ?
— Oui, je suis mort.
— Pourquoi es-tu mort, George ?
— Je ne peux pas te le dire, Vince. Je voudrais pouvoir, mais ce n’est plus possible.
— Qui t’a assassiné ?
— Je ne peux pas te le dire, Vince. Regarde-moi. Regarde ce qu’on m’a fait. C’est épouvantable, n’est-ce pas ?
— George, ce n’est pas moi, tu le sais.
— Bien sûr, Vince. Bien sûr, je sais que ce n’est pas toi.
— George, il ne faut pas que tu penses que c’est moi.
— Je sais que ce n’est pas toi.
— Je n’étais pas là, George. Je n’aurais pu le faire. Pourquoi t’aurais-je tué, George ? Tu étais mon ami.
— Oui, Vince. J’étais ton ami.
— George, tu étais mon meilleur ami. Tu as toujours été un véritable ami.
— Toi, tu étais mon seul ami, Vince. Mon seul ami.
— Je sais, George. Et je sais que je ne t’ai pas tué. Je le sais, je le sais, je le sais, je le sais…
— Voyons, Vince, calme-toi…
— George, tu n’es pas vraiment mort, dis ?
— Si Vince. Je suis mort. C’est vrai, Vince, c’est bien vrai. Je suis tout à fait mort. Je n’ai jamais cru qu’un jour, j’aurais de l’importance. Mais maintenant, je suis devenu très important. Tous les journaux vont parler de moi.
— Ils vont dire que c’est moi qui t’ai assassiné.
— Oui, Vince. C’est ce qu’ils vont dire.
— Mais ce n’est pas moi, George.
— Je sais, Vince. Je sais que ce n’est pas toi. Je sais qui m’a assassiné, mais je ne peux pas te le dire parce que je suis mort.
— George, puis-je faire quelque chose pour toi ?
— Non. Tu ne peux rien faire pour moi. Je suis mort. Ton ami George Fellsinger est mort.
— George, à ton avis, qui est le coupable ?
— Je te dis que je le sais. Mais il m’est impossible de te communiquer son nom…
— Donne-moi au moins une indication… Donne-moi une idée.
— Vince, je ne peux plus rien te donner ; je suis mort.
— Si je cherchais dans la pièce, je trouverais peut-être un indice ?
— Ne fais pas cela, Vince. Ne bouge pas. Si tu marches dans le sang, tu vas laisser des empreintes.
— Les empreintes ne changeront pas grand-chose. Dès qu’ils t’auront découvert ici, ils m’accuseront de t’avoir tué.
— Oui, Vince. C’est bien ce qu’ils feront. Tu n’y peux rien. Mais si tu leur donnes tes empreintes de pieds, tu perds d’un seul coup toutes les chances de t’en tirer. Tu comprends, s’ils ont ces empreintes, ils auront plus qu’une preuve. C’est toi qu’ils auront, parce qu’avec l’aide des empreintes, ils peuvent retrouver le magasin où les chaussures ont été achetées, et une fois qu’ils auront trouvé le magasin, ils tiendront Irène. Et s’ils la tiennent, ils te tiendront aussi, parce que sans elle tu ne peux pas t’en sortir.
— George, je ne peux pas retourner chez elle.
— Et pourquoi cela, je me demande ? Il faut que tu y retournes. C’est le seul endroit où tu puisses aller. Où donc pourrais-tu aller si ce n’est chez elle ?
— Je ne sais pas, George. Je ne sais pas. Mais je ne peux pas retourner chez elle.
— Dieu du ciel !
— C’est plus fort que moi, George. Je ne peux pas retourner chez elle. Je ne peux pas la remettre dans le bain.
— Mais elle veut t’aider, Vince.
— Pourquoi George ? Comment expliques-tu cela ? Pourquoi veut-elle m’aider ?
— Elle te plaint…
— Ce n’est pas seulement de la compassion. C’est beaucoup plus que de la compassion. Qu’est-ce que c’est ?
— Je ne sais pas, Vince.
— Je ne peux pas y retourner.
— Il faut que tu y retournes. Il faut que tu y restes pendant cinq jours. Il faut que quelqu’un s’occupe de toi jusqu’à ce que tu retires ces pansements. À ce moment-là, quand tu t’en iras, tu partiras pour de bon. Tu auras une nouvelle tête. Tu te feras une nouvelle existence. Tu as toujours eu envie de voyager. Tu me parlais des endroits où tu voulais aller. Je me souviens de tes paroles : « Ce serait épatant de partir ! Quitter les choses, quitter les gens… » J’étais bien triste quand j’entendais cela ! Notre amitié était pour moi une chose très précieuse et très rare, car nous sommes des types sincères, toi et moi. J’aurais tellement voulu figurer dans tes plans de départ. Tu le savais. Tu savais ce que je ressentais. Et au fond de moi-même, je me disais que lorsque viendrait l’heure de partir, tu m’emmènerais avec toi. Pour cette plage d’Espagne. Ou cette ville du Pérou. N’était-ce pas Patavilca ?
— Si George, c’était Patavilca.
— Patavilca, au Pérou. Rien que l’idée de nous évader de nos cages, des bureaux d’agent de change, des maisons meublées de troisième ordre ! Partir, quitter tout cela, partir pour Patavilca, au Pérou. Avec rien d’autre à faire là-bas que de se rôtir au soleil et dormir sur le sable. Il y avait la photo de la plage sur le prospectus de l’agence de voyages. Quelle plage merveilleuse ! Et il y avait aussi les rues et les maisons. Les petites rues et les petites maisons baignées de soleil. J’attendais que tu donnes le signal. J’attendais que tu dises : « On fait nos valises et on part. »
— Mais toi, pourquoi n’as-tu pas donné le signal, George ? Pourquoi n’as-tu pas pris le taureau par les cornes ? Il n’y aurait pas eu de procès… Toute cette affreuse histoire ne serait jamais arrivée.
— Tu sais bien pourquoi je n’ai pas donné le signal. Tu me connais. Les types comme moi, on en trouve treize à la douzaine. Pas d’étincelle, pas d’estomac. Des poids morts qui attendent qu’on les secoue et qu’on les emmène là où ils ont envie d’aller, mais qui sont bien incapables d’y aller tout seul. Vois-tu, des types comme moi, on ne sait pas regarder les gens en face, on ne sait pas leur parler. On ne sait pas s’y prendre. C’est la vie qui nous mène, mais nous autres, on ne sait pas en profiter. Parce qu’on a peur et qu’on ne s’en rend pas compte et qu’on a peur tout de même. C’est comme ça qu’on est.
— Tu avais des idées, George.
— J’avais des idées que je croyais géniales. Mais j’ai toujours eu peur de m’en servir. Un jour, tu étais ici et j’ai mis tout mon désespoir en face de l’existence dans un morceau de trompette. Tu m’as dit que ma musique évoquait pour toi un rayon cosmique. Un truc qui avait voyagé pendant des milliards de kilomètres et qui, réfracté par la lune, était tombé sur moi, avait pénétré dans mon cerveau et ressortait par ma trompette. Tu m’as dit qu’inspirer comme je l’étais, je devais arriver à quelque chose. Et moi, j’étais d’accord avec toi, et pourtant je n’ai jamais rien fait, parce que j’avais peur. Et maintenant, je suis mort.
— Je crois que je ferais mieux de m’en aller maintenant.
— Oui, Vince, Va-t’en maintenant. Va la retrouver.
— George, j’ai peur.
— Va la retrouver. Reste chez elle cinq jours. Et puis va à Patavilca, au Pérou. Et reste là-bas jusqu’à la fin de ton existence.
— Je ne vois pas comment je pourrais m’en aller.
— Il faut te faire à cette idée. Il faut te décider une fois pour toutes. Il faut que tu partes très loin et que tu y restes.
— J’aurais voulu savoir qui t’a assassiné.
— Cela n’a plus aucune importance. Je suis mort.
— C’est parce que tu es mort que cela a de l’importance. Tout le monde va dire que je t’ai assassiné, comme on a dit autrefois que j’avais assassiné Gert. Je me suis défendu de l’avoir tuée. J’ai affirmé que c’était un accident. J’ai toujours prétendu que c’était un accident et je le croyais. J’ai toujours été persuadé que, dans sa chute, elle s’était défoncée le crâne sur le cendrier. Mais je ne le crois plus. Je sais que quelqu’un l’a tuée et que c’est la même personne qui t’a assassiné aujourd’hui.
— Tu es curieux, Vince. Et tu te mets en colère. Tu as tort. Ce n’est pas le moment de te montrer curieux, ni de te mettre en colère. Il faut que tu concentres tes pensées sur ton départ, toutes tes pensées. Et maintenant, il vaut mieux que tu t’en ailles.
— Adieu, George.
Parry éteignit l’électricité. Il sortit de l’appartement et referma doucement la porte derrière lui. Il avait les jambes raides, en longeant le corridor. Dans l’ascenseur, il crut qu’il allait s’évanouir. Il s’affaissait contre la paroi de la cabine et se sentait glisser vers le sol. Au moment où ses genoux fléchirent, il se retint des deux mains à la paroi et réussit à garder l’équilibre.
Dans la rue, il essaya de marcher d’un bon pas, mais ses jambes étaient toutes raides et il était incapable de les mouvoir vite. La douleur de son visage et celle de ses bras se confondaient maintenant. Il aurait voulu se laisser tomber sur le trottoir et dormir. Il continua à marcher. Il regarda sa montre. Elle marquait cinq heures cinq. Il leva les yeux et constata que les premières lueurs de l’aube commençaient à filtrer à travers le ciel noir. Il longeait des rues désertes et silencieuses.
Parry parcourut ainsi quinze cents mètres. Il lui en restait autant à faire. Il songea que c’était au-dessus de ses forces. Un taxi passa. Parry se retourna et vit le chauffeur qui le suivait du regard. Il avait envie de prendre ce taxi. Mais il savait que cela lui était interdit. Ce n’était pas le moment. Sa condition présente était trop précaire. Le taxi ralentit, le chauffeur attendait, de toute évidence, qu’il lui fasse signe. Parry continua à marcher, les yeux fixés droit devant lui. Il savait que le chauffeur examinait sa tête bandée avec une curiosité croissante. Il continua à marcher. Le taxi reprit de la vitesse, poursuivit son chemin et disparut dans une rue transversale.
La lumière grise qui tombait du ciel noir éclairait le trottoir d’une vague lueur. Parry passa devant un hôtel borgne. Il s’arrêta, se retourna pour lire l’enseigne. Il avait envie d’entrer et de louer une chambre. Il était tellement fatigué ! Il avait si mal ! Il était tellement, tellement fatigué.
Il continua à marcher. Il marchait plus vite maintenant, ayant compris qu’il faisait la course avec le jour. Il savait qu’il ne pourrait pas maintenir cette allure. Pourtant, s’il n’arrivait pas à descendre dans un temps minimum, il allait s’écrouler comme une masse. Il savait que le moment était mal choisi pour perdre connaissance et il continua à marcher vite. Il arrivait. Il était presque arrivé. Il compta les rues. Il essaya de se persuader qu’il ne lui restait que trois blocks à longer, tout en sachant pertinemment qu’il y en avait bien davantage, environ six ou sept. Sept blocks, c’était trop. Les intersections de rues étaient très espacées. Et le jour gagnait sur Parry. Il s’efforça de marcher plus vite. Il essaya de courir, ses jambes devinrent toutes molles et il tomba. Il resta à quatre pattes sur le trottoir. Quelque chose d’humide lui ruisselait sur tout le corps. Il crut un instant que le sang filtrait de la chair crevassée de son visage, coulait à flots sous le pansement, dégouttait dans son col et l’inondait. Il passa la main sous le bord inférieur de son pansement et la retira humide. Il regarda sa main. Elle luisait de transpiration. Il se releva et reprit sa marche. Il suppliait les maisons de venir vers lui, de voguer vers lui, pour disparaître aussitôt derrière lui. Il continua à marcher. Enfin, il aperçut l’immeuble.
Il voulut ouvrir la bouche pour crier et une douleur atroce jaillit de ses lèvres, monta jusqu’à ses yeux, et redescendit jusqu’à ses lèvres. Il ferma la bouche. Ses yeux étaient brouillés de larmes. Il regarda l’immeuble qui, à chaque pas, se rapprochait de lui. Il lui restait environ trente mètres à parcourir, mais il se sentit incapable de faire tous ces pas. Il en fit cinq, il en fit dix, il en fit trente. Il avait pris de l’avance sur le jour maintenant. Il allait gagner et le savait. Et ce fut au moment même où la victoire lui parut certaine, qu’il vit une voiture garée le long du trottoir, de l’autre côté de la rue, près du croisement. Et cette voiture arrêtée, c’était la Studebaker.