Une voix disait :
— … tourné et s’est jeté en plein sur moi.
Une autre voix rétorquait :
— Vous êtes censé conserver continuellement le contrôle de votre voiture. À cette vitesse !…
— Monsieur l’agent, je vous jure que je faisais du quarante, pas plus…
— C’est vous qui le dites. Maintenant, on va pouvoir entendre ce qu’il a à nous dire, lui. Il reprend connaissance.
Parry leva la tête et se redressa sur les coudes. Il vit une figure ronde penchée vers lui, une casquette à visière et les boutons astiqués de la tunique. D’autres visages entouraient la figure ronde, mais ceux-là ne l’intéressaient pas. Ses yeux restaient rivés sur la large face de l’agent de police.
Quelqu’un disait :
— Monsieur l’agent, je veux bien être pendu si je roulais à plus de quarante. Aussi vrai que…
— Ça va, gardez vos explications pour plus tard, dit l’agent.
— Je n’ai rien de cassé, monsieur l’agent, dit Parry.
Il se leva. Il sentit la douleur à la base de son crâne et au genou droit. Il porta la main derrière sa tête, tâta la bosse, fit deux pas en avant et les gens s’écartèrent pour lui faire place.
L’agent avait un grand nez au bout arrondi et un menton rond. Il passa un énorme bras autour de la taille de Parry et demanda :
— Ça va ? Vous en êtes sûr ?
— Absolument sûr, répondit Parry, en se dégageant subrepticement du bras de l’agent. C’était juste le choc, sur le moment…
— Dieu soit loué, fit une voix.
Parry se retourna et vit un petit homme au crâne chauve qui arborait une moustache trop grande pour son mince visage.
L’agent se tourna vers le petit homme.
— Vos papiers, ordonna-t-il.
— Mais certainement, monsieur l’agent, tout de suite.
Le petit homme s’escrima sur une poche arrière et en extirpa un portefeuille, bourré à craquer. Quand il l’ouvrit, un flot de cartes et de papiers s’en échappa et se répandit sur le trottoir.
— Je me sens très bien, monsieur l’agent, dit Parry. Je n’ai vraiment rien.
— Il vous a renversé, non ? dit l’agent de police.
Le petit homme, à quatre pattes, ramassait ses papiers et ses cartes. Il leva la tête :
— Je vous assure, monsieur l’agent, je ne roulais pas à plus…
— Ah ! Vous ! Tenez-vous tranquille, hein ? s’impatienta l’agent. Tout ce que je vous demande, c’est vos papiers.
— Oui, Monsieur, répondit le petit homme.
Il se remit à ramasser ses papiers.
Quelqu’un suggéra :
— Vaudrait mieux appeler une ambulance.
— Je n’ai pas besoin d’une ambulance, dit Parry.
Il évaluait les chances qu’il avait de leur échapper.
Dans le groupe, il devait y avoir neuf personnes. Sur les neuf, il n’y en avait peut-être pas une qui courait aussi vite que lui. En tout cas, il était sûrement plus rapide que le gros agent.
— Vous n’avez mal nulle part ? demanda l’agent.
— Absolument nulle part, répondit Parry. Je me sens tout à fait d’attaque.
— C’est bien vrai, au moins ? demanda l’agent.
Le petit homme s’était relevé avec ses papiers et ses cartes.
— S’il dit que ça va, c’est que ça va, déclara-t-il.
L’agent se tourna vers lui :
— Pour qui vous prenez-vous, pour le maître des cérémonies ? Voyons ces papiers.
— Oui, Monsieur, dit le petit homme. – Il tendit des pièces. – Voilà mon permis de conduire et voilà ma carte…
— Ça va, je ne suis pas aveugle, dit l’agent.
Il examinait tour à tour les cartes et le petit homme.
— Ce n’était pas de sa faute, monsieur l’agent, dit Parry. Je me suis jeté en plein sous ses roues.
— C’est vrai, monsieur l’agent, c’est exactement ce qui est arrivé. Je…
— Je vais examiner la question point par point, dit l’agent. – Il repoussa sa casquette en arrière et regarda Parry. – Il n’y est pour rien dites-vous ?
— C’est exact, monsieur l’agent. Il n’est absolument pas responsable.
— C’est vrai, monsieur l’agent, dit le petit homme. Je roulais…
— Dites donc, Max… – L’agent remit sa casquette en place. – C’est moi qui suis obligé de faire la lumière dans cette affaire et j’entends procéder à mon idée. C’est clair ?
— Mais bien entendu, monsieur l’agent. C’est vous qui commandez. Je suis prêt à souscrire à toutes vos décisions. Tout ce que je voulais, c’est…
— Max ! dit l’agent. Tout ce que je vous demande, moi, c’est de garder fermé ce qui vous sert de bouche, pour que je puisse voir clair dans cette histoire. – Il se tourna vers Parry. – Maintenant, dites-moi, Monsieur, vous êtes bien sûr que vous n’avez rien de cassé ?
Quelqu’un proposa :
— Moi, j’appellerais une ambulance. S’il a une fracture du crâne…
— Il n’a pas de fracture du crâne, affirma énergiquement le petit homme.
— Comment le savez-vous, qu’il n’en a pas ?
Le petit homme se tourna vers le gros agent en montrant Parry du doigt.
— Ce monsieur a une bosse sur la tête, dit-il, et ils le voient déjà mort et enterré.
— À mon avis, il vaudrait mieux appeler une ambulance, dit l’autre personnage.
L’agent se retourna et lui fit face.
— On ne vous demande pas votre avis. C’est moi qui commande, ici, à moins que vous n’ayez une objection à formuler.
— Je n’ai aucune objection à faire, répondit l’homme d’un ton agressif. Je ne dis qu’une chose : il faut appeler une ambulance.
L’agent fit un pas vers lui :
— Est-ce que vous connaissez ce monsieur ? demanda-t-il en désignant Parry.
Parry était en train de penser que l’agent constituait le seul obstacle à sa fuite. À sa gauche, en effet, s’ouvrait une trouée et, s’il parvenait à s’y faufiler, il serait sauvé…
— Non, répondit l’homme.
— Bon. Eh bien ! Du moment que vous ne le connaissez pas, cette affaire ne vous regarde pas.
— Je suis un citoyen de cette ville, déclara l’homme. J’habite ici depuis trente-sept ans.
— Dites-moi que vous avez posé la première pierre de l’hôtel de ville, ça ne changera rien à rien, dit l’agent.
— J’ai quand même quelques droits…
L’agent fit un second pas en avant.
— Dites donc, mon vieux, il se fait tard. Vous feriez mieux de rentrer et de piquer un bon roupillon !
Les rires fusèrent. Le citoyen parut s’en formaliser. Il tendit un long bras vers Parry.
— Cet homme-là… commença-t-il. – Parry était tout prêt à s’élancer. – Cet homme-là peut très bien avoir une fracture du crâne. Et je prétends que votre devoir, en tant que représentant assermenté de l’ordre public, est de protéger les citoyens de cette ville. C’est à vous qu’il incombe d’appeler une ambulance.
— J’ai dit que je me sentais très bien, dit Parry.
L’agent se tourna vers Parry.
— Comment vous appelez-vous, Monsieur ? demanda-t-il.
Parry regarda l’agent et répondit :
— Studebaker.
— Comment dites-vous ?
— Studebaker. George Studebaker.
— Son nom ne change rien à l’affaire, dit le petit homme. S’il ne veut pas porter plainte…
— Bon Dieu, c’est moi qui la mène, cette enquête, dit l’agent.
— Et vous vous y prenez bien mal, dit l’homme qui habitait San Francisco depuis trente-sept ans.
— Dites donc, vous ! – éclata l’agent en repoussant sa casquette en arrière – si vous cherchez des histoires, moi je vous fous dedans pour irrespect à l’égard d’un représentant de la loi dans l’exercice de ses fonctions.
— Oh, mais non, vous n’en ferez rien ! Je suis un citoyen. Je suis un membre respectable de cette communauté. J’ai un casier judiciaire vierge et je suis propriétaire de l’appartement que j’occupe. J’ai une femme et quatre enfants. Je travaille dans la même usine depuis trente-deux ans.
— Sans une minute de retard ni un jour d’absence, renchérit quelqu’un.
— J’ai été absent une fois, dit l’homme. J’étais tombé dans l’escalier et je m’étais cassé la jambe gauche.
— C’est pas de veine, dit l’agent. Et maintenant, elle va bien, votre jambe ?
— Oh, maintenant, elle est guérie.
— Parfait, dit l’agent. Donc vous pouvez circuler. Alors, allez-y, circulez !
— Bien sûr, fit le petit homme, en venant se planter au côté de l’agent. Rentrez donc chez vous !
— Vous, dit le second personnage, on ne vous demande rien, espèce de sale youpin !
Le petit homme resta pétrifié pendant quelques secondes. Puis il se détendit comme une lame d’acier flexible et bondit en avant, agitant frénétiquement ses deux poings sous le nez de l’offenseur. Mais l’agent l’avait ceinturé avant qu’il ait pu atteindre son adversaire. Le petit homme se débattait pour se libérer et s’élancer à nouveau.
— Vous n’avez pas le droit de nous insulter ! cria-t-il. Nous l’avons supporté longtemps, mais maintenant, c’est fini : nous n’encaissons plus. Si mon fils, qui se bat en ce moment dans le sud du Pacifique, était là, il vous ferait votre affaire. Il faut que vous compreniez que le temps est révolu où vous pouviez nous bafouer. Lâchez-moi, monsieur l’agent. Il ne va pas s’en tirer à si bon compte. Je ne permettrai à personne de nous parler ainsi. Ce n’est pas parce qu’ils ont deux mètres de haut.
— Ça va, Max, dit l’agent, d’un ton apaisant. Vous fâchez pas.
— Il est fini le temps où on se laissait faire, dit le petit homme. Dorénavant, on ne tolérera plus ce genre de langage…
La foule regardait le second personnage. Il reculait. L’agent se tourna vers lui.
— Ça va, circulez, parce que moi, j’ai bougrement envie de lâcher Max, et quand je l’aurai lâché, vous regretterez ce que vous avez dit. Il se trouve que moi aussi, j’ai eu un gars dans le sud du Pacifique.
L’homme qui habitait San Francisco depuis trente-sept ans, battait en retraite, tout en pivotant imperceptiblement sur ses talons. Il eut bientôt le dos tourné à la foule et descendit rapidement la rue.
— Maintenant, je me moque de ce qui peut m’arriver, dit le petit homme. – Il tremblait de tout son corps. – Vous pouvez faire venir l’ambulance, vous pouvez faire venir le corbillard, ça m’est égal.
Quelqu’un proposa :
— Et si on laissait tomber toute cette affaire ?
L’agent repoussa sa casquette en arrière et se retourna vers Parry
— Voyons, Studebaker, vous êtes sûr que vous n’avez rien ?
— J’en suis absolument certain, monsieur l’agent, dit Parry. Et si vous ne donniez pas suite à l’incident, ça me ferait plaisir.
L’agent refoula sa casquette plus bas sur sa nuque. Il restait planté là, vivante image de l’indécision, caressant son menton massif de sa grosse main. Puis il remit sa casquette en place et parcourut la foule du regard :
— Ça va, dit-il, l’incident est clos.
La foule recula devant l’agent et se dispersa.
Parry se contraignit à rester sur place, jusqu’à ce que l’agent eût traversé la rue. Le petit homme s’approcha de lui.
— Je vous remercie, Monsieur, vous auriez pu dire que j’étais dans mon tort.
— Il n’y a pas de quoi, dit Parry.
Il observait l’agent.
— Après tout, vous feriez peut-être mieux de voir un docteur, reprit le petit homme. Voulez-vous que je vous dépose quelque part ?
— Non, dit Parry. Merci quand même. Attendez ! Vous n’allez pas du côté de la Post Avenue ?
— Bien sûr, dit le petit homme. Je n’allais pas par là, mais ça n’a pas d’importance. Je vous déposerai où vous voudrez.
Ils montèrent dans la voiture. Les deux portières claquèrent. Le petit homme, qui tremblait encore, cala deux fois avant de démarrer pour de bon. La voiture prit un virage. Parry sortit son paquet de cigarettes.
— Une cigarette
— Merci, dit le petit homme. J’en ai besoin.
Parry lui donna du feu, alluma sa propre cigarette, se renversa contre le dossier et suivit par la portière le défilé des réverbères.
— Il y a des choses qui me font sortir de mes gonds, dit le petit homme.
— Je connais ça.
— Je m’échauffe tellement que je ne sais plus ce que je fais. Et c’est mauvais pour moi : j’ai de la tension, et il y a des années que ça dure.
Parry observait le rétroviseur.
Le petit homme fouillait dans une de ses poches.
Parry aspira une bouffée de fumée et se demanda si l’unique faisceau de lumière qu’il apercevait derrière eux était le phare d’une moto.
— Tenez, prenez ça, dit le petit homme en tendant une carte à Parry. Je ne suis qu’un homme modeste, mais si jamais je pouvais vous rendre service…
Parry regarda la carte. À la lueur des réverbères, il lut : Max Weinstock, Tapissier.
— Vous êtes sûr que vous vous sentez bien ? demanda le petit homme.
— Parfaitement bien, répondit Parry. Il n’y a rien de cassé.
— Vous feriez peut-être mieux d’aller voir un docteur pour en être tout à fait sûr.
— Mais non, je vais très bien, dit Parry.
Le petit homme le regarda.
Parry observait le rétroviseur.
La voiture prit un second virage, s’arrêta devant un feu rouge, parcourut la distance de trois blocks, s’arrêta devant un autre feu rouge, tourna de nouveau. Le petit homme demanda enfin :
— À quelle hauteur de la Post Avenue ?
Parry sortit le feuillet plié de sa poche et l’examina un instant. Il demanda au petit homme de le déposer à un bloc de l’adresse indiquée.
La voiture vira à gauche dans Post Avenue.
— Vous avez l’heure ? demanda Parry, oubliant qu’il portait une montre au poignet.
Le petit homme consulta sa montre-bracelet.
— Deux heures et demie.
— Trop tôt, dit Parry.
— Tôt ?
— Rien, fit Parry, je réfléchissais.
Le petit homme le regardait. La voiture s’arrêta devant un autre feu rouge et le petit homme se pencha un peu en arrière, pour mieux voir le visage de son compagnon. Parry sortit son paquet de cigarettes et en alluma une, prenant soin de dissimuler le côté gauche de son visage derrière la main qui tenait l’allumette. En coulant son regard de côté, il constata que le petit homme le dévisageait toujours. Il sentait que la chose allait se passer, tout de suite, pendant qu’ils étaient là à attendre que le feu tournât au vert. Il se dit que la Post Avenue était assez déserte et qu’il pourrait se débarrasser du petit homme comme il s’était débarrassé de Studebaker. Le petit homme continuait à l’observer. La cigarette de Parry était maintenant allumée et l’allumette était sur le point de lui brûler les doigts. Il la souffla et laissa retomber sa main. Le petit homme l’observait toujours. Les dents de Parry s’entrechoquèrent et il tourna sa tête d’un mouvement mécanique. Leurs regards se croisèrent, puis celui de Parry se porta au-delà du petit homme, sur la voiture de police rangée à côté de la leur.
Le feu passa au vert. La voiture de police démarra.
— Le signal est au vert, dit Parry.
Le petit homme tourna la tête et leva les yeux sur la lumière verte. Il ne fit pas un geste pour mettre la voiture en marche.
— Le signal est au vert, répéta Parry.
— Oui, dit le petit homme, je sais.
Mais il n’essaya pas de remettre la voiture en marche.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Parry.
Le petit homme le regardait.
— Vous ne voulez pas démarrer ? demanda Parry.
Maintenant le petit homme était adossé à son siège, tête basse, le regard vague.
— Elle ne marche plus, votre voiture ? insista Parry.
— C’est pas la voiture, dit le petit homme.
— Alors, qu’est-ce qui se passe ? dit Parry. Pourquoi restez-vous ici ?
Le petit homme le regarda en silence.
— Je ne comprends plus, dit Parry.
Il jeta un coup d’œil au rétroviseur et posa la main sur la poignée de la porte :
— Nous ne pouvons pas rester ici, reprit-il, au beau milieu de la chaussée. Nous gênons la circulation.
— Il n’y a pas de circulation, dit le petit homme dans un murmure à peine perceptible.
— Alors, pourquoi ne partez-vous pas ? demanda Parry en serrant la poignée de la portière.
Le petit homme ne répondit pas. Il était de nouveau adossé à son siège, tête basse, le regard vague.
— Qu’est-ce qui vous arrive ? demanda Parry. Vous êtes malade ou quoi ?
— Je ne suis pas malade, répondit le petit homme dans un souffle.
— Alors, qu’est-ce qui vous prend ? Pourquoi restez-vous là sans bouger ? Ça ne va pas ? Qu’est-ce qui vous prend de rester là sans bouger ? Mais qu’est-ce qui vous prend ? Répondez-moi au moins, qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui vous prend ?
Le petit homme releva lentement la tête, le regard fixe, perdu dans le vide.
— Je réfléchis, dit-il.