I

Le coup était dur. Parry n’avait pas tué. C’était même un garçon très bien qui n’embêtait jamais personne et ne demandait qu’à vivre en paix. Mais les apparences étaient contre lui et il n’y avait pratiquement rien à avancer pour sa défense. Le jury l’avait déclaré coupable. Le juge l’avait condamné à la détention perpétuelle et on l’avait emmené à la prison de San Quentin.

Le procès fit du bruit et, bien qu’aucune personnalité connue n’y figurât, il suscita une grosse émotion dans le public. Parry avait trente et un ans et gagnait trente-cinq dollars par semaine, comme employé chez un agent de change de San Francisco. L’acte d’accusation spécifiait qu’il avait fait un mariage malheureux seize mois auparavant. Et, toujours d’après l’acte d’accusation, une amie des Parry, venue leur rendre visite dans leur petit appartement un après-midi d’hiver, avait trouvé Mme Parry gisant à terre, la tête défoncée, en train d’agoniser. Avant de rendre le dernier soupir, elle avait déclaré que son mari l’avait assommée avec un lourd cendrier de verre. Le cendrier se trouvait à côté du corps. La police y avait relevé les empreintes digitales de Parry.

Ces faits ne constituent qu’une moitié de l’histoire. C’est l’autre moitié qui acheva Parry. Il lui fallut admettre quelques petites choses, en particulier qu’il n’avait pas fait bon ménage avec la défunte et qu’il fréquentait d’autres femmes. Le fait que Mme Parry ait de son côté fréquenté d’autres hommes ne fut pas retenu par la Cour comme une circonstance atténuante. Parry fut ensuite amené à reconnaître qu’il ne s’était pas rendu à son travail ce jour-là. Une crise de sinusite l’avait immobilisé chez lui toute la matinée, et, l’après-midi, il était allé faire un tour dans le parc. En rentrant, il avait vu la foule attroupée devant l’immeuble et des tas de voitures de police, comme on en voit dans ces cas-là. Cela, c’était sa version à lui. Ce ne fut pas celle de la police. Celle-ci prétendait que Parry avait assommé sa femme à coups de cendrier et disposé ensuite le corps de façon à faire croire qu’elle avait trébuché, entraînant dans sa chute le cendrier avant de toucher le sol. La police déclara que tout cela était fort ingénieusement combiné et aurait sûrement réussi, s’il n’y avait eu les dernières paroles de Mme Parry.

L’avocat de Parry fit de son mieux, mais les charges accumulées contre son client étaient trop nombreuses. Un seul point faible dans l’acte d’accusation : cette histoire d’empreintes digitales. Quand l’avocat général déclara que Vincent Parry était un assassin d’une astuce machiavélique, l’avocat de ce dernier rétorqua qu’un assassin d’une astuce machiavélique aurait essuyé le cendrier pour effacer les empreintes. D’après lui, il ne s’agissait pas d’un meurtre, mais d’un accident.

Il ne reste pas grand-chose à mentionner, si ce n’est quelques détails relatifs à la personnalité de l’accusé. On voulut savoir pourquoi Parry n’était pas en uniforme. L’accusation s’empara de l’argument : Parry était réformé en partie à cause de son sinus, en partie à cause d’un rein malade. Mais le fait qu’il avait été jugé inapte au service armé fut rapproché de certains incidents qui eurent pour théâtre une maison de redressement en Arizona, où Parry avait fait un séjour à l’âge de quinze ans. Parry était fils unique, orphelin, et le seul parent qu’il eût à Maricopa avait refusé de le prendre à sa charge. Huit jours après, il avait faim et avait volé dans un grand magasin. Et puis, sa réputation de coureur de jupons n’avait pas contribué à influencer favorablement le Tribunal. Pas plus que les nombreux témoignages de barmen et de marchands de spiritueux. Parry buvait couramment du gin pur, malgré sa néphrite. L’accusation prétendit que l’abus du gin était à l’origine de ses maux de reins. Et, ayant ainsi établi la relation entre le gin et la déficience rénale, le procureur crut devoir en tirer une autre conclusion : il laissa entendre que Parry avait réussi à se faire verser dans un corps auxiliaire, en aggravant son mal par une consommation abusive d’alcool. Quelques quotidiens se rallièrent à cette opinion et commencèrent à traiter Parry d’embusqué. Ils furent bientôt imités par d’autres journaux. Une campagne se déclencha en vue de faire passer devant un Conseil de Révision tous les réformés qui se plaignaient de maux de reins. Quand Parry fut condamné, les journaux publièrent sa photographie et l’un d’eux l’accompagna de la légende : Condamnation d’un embusqué.

Quelques heures avant son transfert à la prison de San Quentin, Parry fut autorisé à voir son ami Fellsinger, de quelques années plus âgé que lui, et qui travaillait chez le même agent de change. Fellsinger était de ceux qui le croyaient innocent. Parry lui fit don de tous ses biens, soit un bracelet-montre étanche, 63 dollars 75 cents, un radio-phono et une série de disques comprenant sa collection des chefs-d’œuvre de Count Basie et une sélection de Stravinski et autres compositeurs modernes, ayant appartenu à sa femme. Parry lui laissa aussi ses vêtements, mais Fellsinger les brûla. Il se débarrassa également de tout ce qui avait appartenu à Mme Parry. Fellsinger était célibataire et avait passé le plus clair de son temps en compagnie des Parry. Il n’avait jamais sympathisé avec Mme Parry ; quand il fit ses adieux à Vincent Parry, ses nerfs flanchèrent et il pleura comme un gosse.

Parry ne pleura pas. La dernière fois qu’il avait pleuré, c’était pendant son séjour dans la maison de redressement, en Arizona. Un énorme gardien lui avait envoyé un coup de poing dans la figure, puis un second. Au troisième coup, Parry avait perdu la tête et pris le gardien à la gorge. Celui-ci devenait violet et Parry sanglotait en serrant de plus en plus fort. Ils enfermèrent le jeune Parry au cachot. Par la suite, le gardien brutal se livra à d’autres voies de fait sur un des enfants ; après enquête, le directeur le fit renvoyer.

C’est à cette histoire que pensait Parry en franchissant les grilles de San Quentin. Il espérait ne pas avoir affaire à des brutes. Il avait l’impression que, même en prison, il ne devait pas être impossible de connaître quelques courts instants de bonheur, car le bonheur dont il rêvait était un bonheur simple et sans histoire. Il avait toujours eu horreur des complications.

Il n’avait pas un physique à triompher de l’adversité. Il mesurait un mètre soixante-huit et pesait soixante-dix kilos ; sa silhouette était celle d’un employé d’agent de change. Il avait des cheveux ternes, châtain clair, et des yeux ternes, jaune foncé. Ses lèvres n’étaient pas faites pour sourire. Elles retenaient généralement une cigarette. Parry avait accepté d’enthousiasme le poste chez l’agent de change quand on lui avait dit que dans ce bureau il pourrait fumer à volonté. Il fumait ses trois paquets par jour.

À San Quentin, il réussit à se les procurer. Il avait obtenu un emploi de bibliothécaire et faisait du troc avec une quantité de non-fumeurs. Il entretenait des rapports amicaux avec les autres détenus et les premiers sept mois ne furent pas trop pénibles. Le huitième mois, il eut affaire à un surveillant du genre de celui qui l’avait frappé durant sa détention en Arizona. Le gardien l’asticota jusqu’au jour où il réussit à le prendre en défaut. Parry était résigné à recevoir la semonce, mais non le coup de poing. Il encaissa le second coup de poing. Au troisième, il commença à sangloter, exactement comme il avait sangloté en Arizona. Il saisit le gardien à la gorge. Les autres gardiens intervinrent et les séparèrent. Parry fut mis au cachot.

Il y resta neuf jours. Quand il en sortit, on le releva de ses fonctions de bibliothécaire pour le transférer dans un autre bâtiment cellulaire, beaucoup moins confortable. Il apprit que le gardien avait failli mourir, que l’événement avait franchi l’enceinte de la prison et avait été relaté dans les journaux. Parry était affecté maintenant à des travaux pénibles, maniait une bêche et une masse et le soir, il ne tenait pour ainsi dire plus sur ses jambes. Il était tellement épuisé qu’il arrivait à peine à lire les lettres que Fellsinger lui adressait. Mais un soir, il en reçut une dans laquelle son ami le traitait d’idiot. Cette bagarre, disait-il, anéantissait toutes ses chances d’être libéré sur parole. Cela fit rire Parry. Il savait très bien qu’il allait passer le reste de ses jours dans cette prison et il prévoyait le genre d’existence qui l’attendait. Il allait mener une vie atroce, mal nourri, sans femme, sans gin, sans foyer, loin des lumières étincelantes, des foules et de tout ce qu’il aimait. Il n’avait plus qu’à attendre la vieillesse en contemplant les barreaux de sa cage.

Assis sur le bord de sa couchette, il contemplait donc les barreaux de fer, et soudain, comme un serpent d’eau se coule dans un étang, une pensée se glissa dans son esprit. Il se leva, gagna la grille et posa ses mains sur les barreaux. Ils n’étaient pas bien gros, mais ils étaient solides. Il se demanda s’ils étaient vraiment si résistants, si la grille, au bout du corridor D, était vraiment à toute épreuve, si le revolver du gardien au bout du corridor E était vraiment prêt à tirer et si ses deux collègues qui surveillaient le corridor F étaient aussi vigilants ; il se demanda quelle était la hauteur du mur et combien il y avait de mitrailleuses qui attendaient là-haut, dans les tourelles. Le serpent d’eau se coula lentement hors de l’étang. Et puis il vira, revint et se mit à grossir. Il grossissait parce que Parry songeait aux camions qui apportaient des tonneaux de ciment dans ce coin de la cour où on construisait un entrepôt. C’est là que Parry travaillait.

Cette nuit-là, il rêva d’un tableau noir sur lequel s’inscrivait à la craie un plan de la cour. Parry le traça et le retraça jusqu’à ce qu’il fût parfait, puis il imagina un X blanc qui figurait sa position au moment où le camion déchargerait les barils. Quand on commença à recharger les barils vides dans le camion, l’X se mit en mouvement. Il se déplaça lentement et disparut dans un des tonneaux déjà en place.

Le tableau noir était tout noir. Il resta noir jusqu’à ce qu’un coup de sifflet eût retenti. Le moteur se mit à tourner. Le son traversa la paroi du tonneau et le cerveau de Parry. Il n’y avait pas beaucoup d’air dans le tonneau, juste assez pour lui permettre de vivre pendant un petit moment. Maintenant le bruit du moteur s’amplifiait. Et soudain le camion démarra. Parry savait exactement la distance qu’il avait à parcourir pour sortir de la cour. Il attendit un coup de sifflet ou un mugissement de sirène. Il se dit que son idée était imbécile et qu’elle lui vaudrait de retourner au cachot. Il haussa les épaules et conclut qu’après tout il n’avait rien à perdre.

Il n’y eut pas de coup de sifflet. La sirène resta silencieuse. Et le camion déjà prenait de la vitesse. Parry n’arrivait pas à y croire : trop facile… Pourtant il s’obligea à chasser ses pensées parce que l’aventure ne faisait que commencer. La suite allait être dure. Il fallait qu’il sortît du tonneau et c’est cela qui promettait d’être du sport. Les tonneaux étaient empilés sur trois rangées et il se trouvait dans un des tonneaux du dessous. Parry sentit que le camion prenait un virage, puis un second, après quoi son allure s’accéléra. L’air se raréfiait dans les ténèbres de sa cachette. Parry se dit qu’il lui restait tout juste cinq minutes. Deux tonneaux au-dessus de lui et quatre rangées de tonneaux entre lui et l’arrière du camion. Il aspira l’air profondément, mais seul un maigre filet d’oxygène lui parvint. La panique s’empara de lui. Il prit une autre profonde aspiration qui s’avéra encore moins efficace que la première. Il se jeta de tout son poids contre la paroi du tonneau et le tonneau ne bougea pas. Il recommença et le tonneau se déplaça à peu près d’un pouce. Il essaya encore et gagna un autre pouce. Il continua ainsi à se jeter contre la paroi et à gagner des pouces. Subitement, il comprit qu’il luttait pour sa vie. Cette idée lui fit tellement peur qu’il interrompit ses efforts et voulut hurler pour qu’on arrêtât le camion, pour qu’on le sortît du tonneau.

Il était sur le point d’ouvrir la bouche, lorsque soudain il prit conscience des conséquences de son impulsion. La fente au-dessus de lui était assez large pour laisser passer sa voix, mais si sa voix passait, il était bon pour retourner à San Quentin.

Sa bouche ouverte ne laissa échapper aucun son. Au lieu de crier, il aspira une nouvelle bouffée d’air et se remit à pousser sur la paroi. Il estimait que trois minutes s’étaient maintenant écoulées, sur les cinq qu’il s’était assignées. Il n’avait donc plus que deux minutes pour arriver à ses fins. Il s’acharna de plus belle sur la paroi du tonneau, tout en cherchant son souffle.

La chaleur du mois d’août s’infiltrait par la brèche ouverte, se confondait avec les ténèbres épaisses, l’angoisse et l’effort. La sueur ruisselait sur le visage de Parry et noyait ses aisselles. Tout à coup il comprit que les deux minutes étaient écoulées, – depuis longtemps déjà. Dix minutes, même. Il leva les yeux et, par la fente, aperçut un coin de ciel jaune. Il sourit au ciel et comprit que l’espoir lui était désormais permis. Avec le coin de ciel, un souffle d’air frais pénétrait par l’interstice.

Désespérément, il s’efforça d’élargir la brèche, en poussant sur la paroi de son tonneau, pour le dégager des deux tonneaux supérieurs. Il allait pouvoir sortir quand le camion passa sur un cassis ; le chaos fit glisser les deux tonneaux du haut qui reprirent leur position initiale. De nouveau il leva les yeux, mais, à la place du ciel jaune, il ne vit que du noir : le fond noir du second tonneau. La brèche avait disparu, l’air ne venait plus. Et tout était à recommencer.

Il n’avait pas envie de tout recommencer. Il avait envie de pleurer. Il se mit donc à pleurer et ses larmes restèrent en suspens, mêlées à la sueur dense de son visage. Ses membres comprimés lui faisaient mal. Il s’attacha à évaluer cette souffrance et constata qu’elle était à peine supportable. Elle ne pouvait d’ailleurs qu’empirer à chaque seconde, pour enfin se confondre avec le tourment de ses poumons privés d’air. Une fois de plus, il se dit qu’il allait mourir là, dans ce tonneau.

Il se sentit envahi par une vague de haine qui cependant était impuissante à submerger sa peur. Il en voulait au chaos qui avait fait glisser les deux tonneaux. Il en voulait aux deux tonneaux. Il en voulait au camion. Il en voulait à l’avocat général. Il en voulait à Mme Parry. Il en voulait à l’amie de Mme Parry qui était entrée dans l’appartement en ce lointain après-midi de janvier et qui avait découvert le corps. Elle s’appelait Madge Rapf. Elle aurait dû s’appeler « Choléra ». Elle n’avait été que cela, depuis le jour où Parry avait fait sa connaissance. Elle passait le plus clair de son temps chez eux. Elle arrivait à l’improviste, se faisait inviter à dîner et restait tard, et de plus elle essayait de se ménager des tête-à-tête avec Parry. Une fois elle avait réussi à l’accaparer pendant un bon moment. Il se rappela que c’était arrivé un soir où il avait eu avec sa femme une querelle hargneuse. Mme Parry s’était retirée dans sa chambre en claquant la porte. Madge était allée la rejoindre et était restée environ vingt minutes avec elle. De retour au salon, Madge avait demandé à Parry de la raccompagner. Il s’était exécuté et, après l’avoir engagé à monter chez elle, elle l’avait sérieusement entrepris. Il n’avait aucune envie de lui céder. Elle ne lui plaisait pas vraiment. C’était une femme très quelconque, mais il en avait par-dessus la tête de Mme Parry et ne se souciait plus guère de ce qui pouvait arriver. Il avait donc revu Madge. Un soir, il avait compris qu’il était temps de mettre le holà, il avait donc invité Madge à le laisser tranquille en lui signifiant qu’il rentrait chez lui. C’est alors qu’elle entreprit de lui empoisonner la vie. Elle lui laissa entendre que Mme Parry ne pouvait plus le voir, mais qu’elle-même était prête à refaire sa vie avec lui. Elle lui conseilla de se séparer de Mme Parry. Là-dessus, il l’avait invitée à se mêler de ce qui la regardait. Mais c’était trop demander à une femme de son espèce. Elle profitait des moindres occasions pour le presser de quitter sa femme et de se mettre en ménage avec elle. Madge était séparée de son mari depuis six ans et, depuis six ans, son mari essayait en vain d’obtenir le divorce. Elle ne voulait pas rendre à Rapf sa liberté, car elle savait qu’il avait eu plusieurs fois l’occasion de se remarier. Quant à elle, personne n’en voulait. Elle ne possédait rien, à part les cent cinquante dollars que son mari lui versait chaque mois. Ces cent cinquante dollars ne lui suffisaient pas d’ailleurs, aussi cherchait-elle désespérément un nouveau partenaire. Elle était malheureuse et seul le spectacle de la souffrance des autres atténuait son malheur. Si les gens de son entourage étaient heureux, elle les tourmentait jusqu’à ce qu’ils fussent au supplice. Parry avait l’impression que l’instant où le président du jury s’était levé pour le déclarer coupable avait été l’un des plus joyeux, dans la vie de Madge Rapf.

Le séjour dans le tonneau devenait insupportable. Parry écarta ses souvenirs de haine et leur substitua sa volonté d’agir. Il s’acharna sur la paroi du tonneau, et gagna un pouce. Il gagna un autre pouce et l’air pénétra de nouveau jusqu’à lui. Le camion roulait très vite. Il ne savait pas où il allait. Il continua à pousser sur la paroi du tonneau.

Le camion passa sur une bosse, sur une seconde bosse, sur une troisième, une quatrième. Parry se dit qu’il pourrait bien y en avoir une cinquième, et qu’il devait être prêt. Les quatre cahots avaient déplacé les deux tonneaux du bon côté. Quand le cinquième cahot se produisit, il l’attendait. Il pesa de toutes ses forces contre la paroi accompagnant le choc. Il repoussa les deux tonneaux, augmentant ainsi l’espace libre, qu’il évalua à neuf pouces. Il y passa les bras, poussa encore et gagna quatre pouces supplémentaires. C’était largement suffisant.

Parry se glissa hors du tonneau. Il vit la route qui s’enfuyait derrière le camion, comme un fleuve gris ardoise coulant vers l’horizon jaunâtre, entre des prés vert pâle et plats. Sur la gauche, au-delà de l’étendue vert pâle, on apercevait des collines.

Baissant la tête, il se faufila entre les tonneaux. Il se trouvait maintenant à l’arrière du camion, dont il évaluait la vitesse à près de quatre-vingts. La chute allait être rude et il serait certainement blessé. Mais s’il tombait dans le sens de la marche, en courant avec le camion, il retarderait quelque peu le moment de la chute et ce serait toujours autant de gagné.

C’est ainsi qu’il procéda. Il courait déjà avant de toucher le sol. Il parcourut quelques mètres, et puis il s’écroula à plat sur le visage. Il savait qu’il était blessé, mais il ne savait pas où et ne s’en préoccupait pas. Il se releva rapidement et se précipita vers le bas-côté de la route. L’herbe vert pâle y était assez haute. Il s’y laissa tomber et resta ainsi étendu, le souffle court, trop effrayé pour regarder la chaussée. Mais il entendait le bruit décroissant du moteur et se dit que, pour ce qui était du camion, tout s’était bien passé. Au moment où il relevait la tête, il vit arriver une voiture. Il aperçut les gens qui l’occupaient ; leurs visages étaient tournés vers lui et il crut que la voiture allait s’arrêter. Mais il n’en fut rien. Parry resta un instant immobile. Avant de se relever, il retira sa chemise grise et son gilet de corps blanc. Nu jusqu’à la ceinture, il sentit la brûlure du soleil, la lourde moiteur du plein été. Cela faisait du bien. Mais il y avait cette douleur cuisante aux deux bras, à la hauteur des coudes. Il était tombé sur les coudes, la peau était déchirée, et il saignait abondamment. Il arracha de l’herbe et creusa le sol jusqu’à ce qu’il eût trouvé de la terre humide. Il se frotta les coudes avec cette boue. Le sang s’arrêta de couler et se figea en une croûte protectrice. Parry se mit alors en devoir d’enfouir sa chemise et son gilet de corps dans le trou. Il remit les mottes de gazon en place, recouvrant le trou soigneusement.

Le soleil était haut dans le ciel et Parry qui faisait route vers les collines, l’observa. Il songea qu’il devait être près d’onze heures. Il était donc resté près d’une heure sur le camion. Cela signifiait aussi qu’à San Quentin, on avait mis du temps pour s’apercevoir de sa fuite. De nouveau son cœur se serra à l’idée que tout s’était fait trop facilement, que c’était trop beau pour durer. Et au même moment il entendit le bruit des motos.

Il se jeta à plat ventre dans l’herbe, cherchant à se confondre avec le sol. Les motos n’étaient pas encore visibles, et pourtant son regard embrassait une large portion de la route. Tant mieux. Lui aussi devait être invisible pour les motards. Maintenant, ils étaient dans le virage. Le bruit s’amplifia, devint assourdissant. Et puis il put les voir filer en vrombissant. Deux, trois, cinq motos. Au moment précis où elles passèrent devant lui, elles déclenchèrent leurs sirènes et Parry comprit qu’elles étaient lancées à la poursuite du camion.

Il s’imaginait très bien ce qui allait se passer. Le camion avait à peu près cinq kilomètres d’avance sur la route. Il fallait compter cinq minutes pour la fouille des tonneaux, pour l’interrogatoire du chauffeur et de son aide, six autres minutes pour revenir ici, en roulant doucement pour scruter la chaussée et les prés des deux côtés. Bon, eh bien ! Il faut attendre encore une bonne minute, le temps qu’ils fassent deux kilomètres. Comptons même deux minutes. Et puis faut se débrouiller pour atteindre les collines en trois ou quatre minutes en faisant une prière pour qu’il n’y ait pas d’autres motos, filant en trombe sur la route.