VII

Parry lâcha la poignée et s’affaissa. Il se mit à souffler comme un athlète qui vient de terminer une course de trois mille mètres et qui entend les organisateurs déclarer que l’épreuve est annulée et qu’il faut remettre ça, sans délai.

— C’est loin, où vous allez ? demanda le chauffeur.

— Je vous donnerai cinq cents dollars, haleta Parry. Je vous donnerai…

— Me donnez rien, dit le chauffeur. Dites-moi seulement où vous allez, et je vous déposerai dans une rue sombre, pas trop passante. Comme ça, vous pourrez faire à pied le reste du trajet. Et n’essayez pas de m’assommer. Vous me feriez monter sur le trottoir et j’irais me flanquer dans un mur.

La tête de Parry touchait presque ses genoux. Il serra les poings et les appuya contre son front.

— J’en ai marre, dit-il, j’en ai marre ! Conduisez-moi à un commissariat de police.

— Faites pas l’idiot. Vous vous défendez bien. Vous vous débrouillez au poil.

— Non, gémit Parry. Ce n’est plus possible. Vous m’avez reconnu tout de suite. Ça sera pareil pour les autres.

— Alors là, vous vous trompez, dit le chauffeur.

Il prit un virage serré et s’engagea dans une rue étroite, déserte et très sombre. Bientôt le taxi s’arrêtait doucement. Le chauffeur s’accouda au dossier de son siège et se tourna vers Parry.

— Et je vais vous dire pourquoi. Je ne suis pas un type comme les autres, moi. C’est pas que je vois plus clair que tout le monde, seulement je garde des trucs dans ma tête et ils n’en bougent plus. Et puis je les mets bout à bout. Je prends cinq ou six petits trucs, je les mets bout à bout et ça me donne un grand truc.

— Et puis après ? dit Parry. (Il pensait tout haut, sans s’adresser au chauffeur.) Tout ce que je risque c’est une semaine de cachot et la suppression de tous les petits avantages. Et je perdrai aussi toutes mes chances d’être libéré sous caution. Mais, de toute façon, il n’y avait pas la moindre chance que je le sois. On m’a même fait remarquer que j’avais eu de la veine qu’on ne m’envoie pas à la chaise. Faut pas que je l’oublie ; je suis un veinard. Je serai veinard toute ma vie, puisqu’on ne m’a pas envoyé à la chaise.

Il leva les yeux et rencontra le regard attentif du chauffeur.

— Allez, dit-il, conduisez-moi au commissariat.

— Ce serait pas bien malin, dit le chauffeur. À moins que la vie à San Quentin ne vous plaise davantage…

— Bien sûr, dit Parry. Je serai bien plus heureux là-bas. C’est pour ça qu’on nous y envoie. Pour qu’on soit heureux.

Le chauffeur cala son bras, s’appuya sur son coude de tout son poids et posa sa joue sur sa large main.

— J’ai une autre idée, bien meilleure encore. Je vous conduis jusqu’au Grand Pont. Vous sautez par-dessus le parapet et ce sera fini en un rien de temps.

— Du Pont ?

— Bien sûr. Tout ce que vous avez à faire, c’est de vous laisser tomber. Vous vous évanouissez pendant la descente. C’est comme d’aller chez un dentiste qui travaille sans douleur.

— Je suis jeune, dit Parry, se parlant de nouveau à lui-même. J’ai encore de nombreuses années à vivre.

— Pourquoi les passer à San Quentin ?

— Que puis-je faire d’autre ? demanda Parry.

— Il y a une chose que je voudrais savoir, dit le chauffeur. C’est vrai que vous l’aviez rectifiée ?

— Non.

— Moi, je crois que si, dit le chauffeur. J’ai idée qu’elle vous a rendu la vie tellement intenable que vous avez fini par perdre la tête. Vous avez attrapé ce cendrier et vous l’avez assommée. Je sais ce que c’est. J’habite avec ma sœur et mon beau-frère. C’est vraiment un bon ménage. Si bon même, qu’une fois il lui a lancé le couteau à pain à la figure. Elle l’a esquivé. C’est ça, la vie. Si votre femme avait esquivé, elle aussi, il n’y aurait peut-être pas eu de procès, ni de San Quentin. Mais c’est la vie. Vous voulez une cigarette ?

— Volontiers, dit Parry.

Il accepta une cigarette et du feu.

Le chauffeur emplit ses poumons de fumée, qu’il rejeta par le coin de sa bouche.

— Il y a une chose que je voudrais savoir, histoire de voir si je ne m’étais pas trompé. Comment elle était votre femme ?

— Elle était pas mal, répondit Parry. Ce n’était pas une mauvaise fille. Seulement, elle ne pouvait pas me blairer. Pendant longtemps, j’ai essayé de comprendre pourquoi. Et puis nos relations en sont arrivées à un point où je m’en suis complètement foutu. Je l’ai trompée et je savais qu’elle me trompait aussi ; ça n’avait donc aucune importance. On ne se parlait pour ainsi dire plus. On formait un ménage très uni.

— Pourquoi l’aviez-vous épousée d’abord ?

— L’histoire classique.

— Une ou deux fois, j’ai failli me faire mettre le grappin dessus, moi aussi… dit le chauffeur.

— Si on tombe sur une fille bien, c’est chouette, dit Parry.

Ils fumèrent un instant en silence. Puis le chauffeur demanda :

— Où on va ?

— Je ne sais pas, dit Parry. Qu’est-ce que je dois faire ?

— Si je vous le dis, vous ne m’écouterez pas.

— Mais si, je vous écouterai, dit Parry. J’ai besoin de conseils. C’est la chose au monde dont j’ai le plus besoin : de conseils. Écoutez, je ne l’ai pas tuée. Pourquoi me faut-il retourner à San Quentin et y rester jusqu’à la fin de mes jours, puisque je ne l’ai pas tuée ?

Le chauffeur se tourna encore pour faire face à Parry et lui fit signe de se rapprocher.

— Venez voir un peu, dit-il, que je me rende compte s’il peut goupiller votre visage…

— Qui ça ?

— Un ami à moi.

Le chauffeur étudiait le visage de Parry.

— C’est un gars calé. Il connaît son métier.

— Combien me prendrait-il ?

— Combien avez-vous ?

— Mille dollars.

— À dépenser ?

— Non, dit Parry. J’ai mille dollars en tout et pour tout.

— Il vous en prendrait deux cents.

— Et par la suite, ça me coûterait combien ?

— Pas un cent. C’est un ami à moi.

— Et vous, combien voulez-vous ?

— Rien.

Le chauffeur tira un morceau de papier et un bout de crayon d’une poche intérieure et se mit à écrire.

— Il faut combien de temps pour que ça se cicatrise ?

— Peut-être une semaine, s’il ne touche pas au nez. Je l’ai vu travailler. Il est calé. Je ne pense pas qu’il touche à votre nez. J’ai l’impression qu’il vous arrangera autour des yeux. Mais il ne vous gardera pas chez lui. Vous avez une planque ?

— Je crois que oui, dit Parry.

Le chauffeur lui tendit une feuille de papier. Parry la plia en quatre et la glissa dans la poche de son veston.

— Je passerai le voir ce soir, dit le chauffeur. Il pourra peut-être vous opérer tout de suite. Et le mieux encore, c’est que j’y passe tout de suite. Vous avez l’argent sur vous ?

— Oui, mais je ne suis pas sûr de pouvoir disposer de ma soirée. Si on procédait plutôt de la façon suivante : vous allez le voir, vous le prévenez et moi je viens très probablement à deux heures du matin. Ou plutôt à trois heures. Vous êtes sûr que ce type est régulier ?

— Il sera régulier avec vous, tant que vous serez régulier avec lui. Ça vous suffit ?

— Je vais en courir le risque, dit Parry. Comment va-t-on chez lui ?

— C’est une vieille bicoque de la Post Avenue. Un de ces immeubles pouilleux, pleins de petits bureaux de deux mètres sur quatre. Il y a un passage à gauche de l’immeuble. C’est là qu’est la porte de service et il la tiendra ouverte pour vous. Il travaille vite et vous serez reparti avant le jour.

— Qu’est-ce que je ferai, une fois sorti ? Je ne peux pas me balader dans les rues la tête pleine de pansements.

— Vous en faites pas, dit le chauffeur. Je serai là. Je connais le coin et j’ai déjà tout arrangé dans ma tête. Le passage donne sur un second passage. Le taxi sera garé là, au bout du second passage.

— Et s’il ne peut pas le faire ce soir ?

— On va risquer le coup. Et maintenant, je crois qu’on ferait mieux de se barrer. Je ne tiens pas à ce que les flics me voient ici. Où allons-nous ?

— Prenez la première à droite.

Le taxi descendit la rue, s’engagea dans la première rue à droite, tourna une seconde fois à droite, puis une troisième, et prit enfin la quatrième rue à gauche.

— Arrêtez-vous devant cet immeuble, dit Parry.

Le taxi roula encore quelques mètres et s’arrêta.

— Qu’est-ce que je vous dois ? demanda Parry.

— Deux dollars tout juste.

Parry tendit au chauffeur un billet de cinq dollars et dit :

— C’est pour vous.

Le chauffeur rendit à Parry un billet d’un dollar et un dollar en monnaie.

— Vaut mieux garder un peu de monnaie sur vous, dit-il. Et puis vous n’allez pas jeter l’argent par les fenêtres comme ça. Alors, qu’est-ce que vous décidez ?

— Je serai là-bas à trois heures précises.

— D’accord. Je passerai le prévenir. Soyez exact. Et puis, dites-vous bien que tout se passera pour le mieux. Dites-vous bien que vous n’avez rien à perdre.

— Mais vous, dit Parry, vous avez beaucoup à perdre. Vous et votre copain.

— Vous en faites pas pour moi et mon copain, dit le chauffeur. Soyez là à trois heures et ne vous occupez pas du reste.

Parry ouvrit la portière, descendit du taxi et se dirigea vers l’entrée d’une maison meublée de troisième ordre. Il entendit le taxi démarrer et se retourna à temps pour voir le feu rouge diminuer et s’enfoncer dans les ténèbres de la rue.

La maison était habitée par de petits employés à quarante dollars par semaine. Le hall d’entrée de l’immeuble était lugubre, le tapis usé jusqu’à la corde et le papier mural vétuste. Trois chaises bancales et un canapé croulant en occupaient le centre. Il y avait également une petite table, trop petite, semblait-il, pour supporter l’énorme lampe archaïque achetée, sans doute, dans une vente sans grande surenchère. Chaque fois qu’il était venu dans cette maison, Parry s’était demandé pourquoi George Fellsinger y avait élu domicile. Il examina le hall à travers la porte vitrée qui le séparait du vestibule et poussa un soupir. Il eut envie de s’en aller. Mais il ne pouvait aller nulle part ailleurs. Il parcourut des yeux la liste des locataires, trouva le nom de Fellsinger et appuya sur le bouton de l’appartement. L’immeuble n’était pas pourvu d’un téléphone intérieur. Le premier coup de sonnette de Parry resta sans réponse. Il sonna une seconde fois, sans plus de succès. Après tout, la meilleure solution c’était peut-être encore le Pont. À quoi bon s’acharner avec cette sensation de vide au creux de l’estomac, un tourbillon sans substance qui lui montait au cerveau, redescendait dans l’estomac, remontait… et lui rongeait le cœur. Il pressa une troisième fois le bouton. Il entendit enfin un ronflement et la porte s’ouvrit. Il la poussa et traversa rapidement le hall. L’ascenseur était là, au rez-de-chaussée, qui l’attendait. Peut-être la police l’accueillerait-elle en haut. Peut-être pas.

L’ascenseur monta au troisième. Parry longea vivement le corridor et frappa à la porte de l’appartement de Fellsinger.

La porte s’ouvrit, Parry entra et la porte se referma. George Fellsinger pressa ses mains contre sa poitrine, s’adossa à la porte et articula :

— Mon Dieu !

George Fellsinger était un garçon de trente-six ans, aux cheveux blonds clairsemés. Il mesurait un mètre soixante-treize et sa carrure était celle du monsieur que l’on voit dans les prospectus : « Des muscles en trente jours, sous le mot « AVANT ». » Il avait les yeux bleus, délavés plutôt que franchement bleus, et le col élimé de sa chemise empesée était ouvert sur son cou.

L’appartement était à l’image de son occupant. Il se composait d’une pièce, d’une salle de bains et d’une petite cuisine. Le canapé était garni de pièces de literie, six cendriers regorgeaient de mégots, un magazine traînait par terre et une canette de bière vide traînait sur le magazine. Une trompette était posée sur l’une des deux chaises.

— Mon Dieu ! répéta Fellsinger.

— Comment tu vas, George ?

— Ça va toujours… Mon Dieu, Vincent, si jamais je m’attendais à une histoire pareille…

Fellsinger courut à une petite table, ouvrit un tiroir et en tira une cartouche de cigarettes. Il fendit le carton avec l’ongle, détacha un paquet, l’ouvrit avec le même ongle et fit craquer une allumette. Il alluma la cigarette de Parry, puis la sienne et retourna s’adosser à la porte.

— Tu as lu les journaux ?

— Bien sûr, dit Fellsinger. Je ne pouvais pas y croire. Et je ne peux pas croire encore que c’est bien toi qui es là.

— Il va falloir t’y faire, George. Je suis là. C’est bien moi.

— Dans ce complet tout neuf ?

Parry expliqua l’histoire du complet. Du complet, il remonta à la route, raconta à Fellsinger comment Irène l’avait ramassé. Il lui raconta toute son histoire.

— Tu ne peux pas faire ça, dit Fellsinger. Ce qu’il faut, c’est que tu quittes la ville, que tu changes d’état, de pays.

— Ce sera pour plus tard. Le plus urgent pour le moment, c’est de changer de visage.

— Il va t’esquinter. Crois-moi, Vincent, tu fais fausse route. Chaque minute que tu perds ici, c’est…

— Écoute, George, tu as déclaré que j’étais innocent. Tu l’as dit et répété. Tu le crois toujours ?

— Mais bien entendu. C’était un accident. Personne ne l’a tuée.

— Bon, eh bien ! Veux-tu m’aider ?

— Bien sûr que je veux t’aider. Je ferai n’importe quoi, Vince. Tout ce qui sera en mon pouvoir. Pour l’amour du Ciel…

— Dis-moi, George, est-ce qu’il y a eu de grands changements dans ton existence depuis qu’ils m’ont embarqué ?

— Je ne comprends pas…

— Je veux dire qu’autrefois, tu ne recevais jamais de visites. Tu étais toujours seul, ici. C’est encore pareil ?

— Oui. Je mène une existence lamentable, Vince. Tu sais que je suis seul au monde. Tu étais mon unique copain.

Les yeux de Fellsinger se mouillèrent, mais Parry ne le remarqua pas.

— Je suis rudement content que personne ne monte jamais ici, dit-il. Ça va simplifier les choses. J’en ai pour huit jours, pas plus. Fais-le pour moi, George. C’est tout ce que je te demande. Laisse-moi passer huit jours chez toi.

— Vince, tu peux rester un an ici, dix ans si tu veux. Mais là n’est pas la question. Tu m’as dit qu’elle t’a donné de l’argent. C’est toujours ça de gagné. Cet argent te permettra de te déplacer. Si tu restes ici, tu finiras par tomber dans les pattes de la police. Peut-être même qu’en ce moment…

— Je ne peux pas m’en aller avec cette tête-là, George. Il faut que j’en change. Je vais y aller cette nuit. À mon retour, je trouverai peut-être la police ici, ou peut-être pas. J’ai une chance sur deux.

Fellsinger tira de sa poche-revolver un étui à clefs. Il en détacha une qu’il tendit à Parry :

— Elle ouvre les deux portes, dit-il. N’empêche, qu’à mon avis, tu as tort, Vince.

— Tu n’as rien à boire ?

— J’ai un peu de rhum. Il est infect ; mais c’est tout ce que je peux me payer ces temps-ci…

— Du rhum, alors. Du moment que ça se boit…

Fellsinger passa dans la cuisine et revint avec une bouteille de rhum et deux grands verres. Il emplit les deux verres à moitié.

Ils burent leur rhum debout, l’un en face de l’autre.

— Je ne peux pas y croire.

— J’ai eu de la veine, dit Parry. J’ai profité des circonstances. Si j’avais préparé mon évasion un an à l’avance, elle n’aurait pas mieux réussi. Le camion s’était placé exactement comme je le voulais. Il n’y avait pas de gardiens dans les parages. J’ai eu de la chance d’un bout à l’autre.

— Et puis il y a eu cette fille, ajouta Fellsinger.

Parry voulut répondre, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Les mots s’effritaient, se désagrégeaient sur le bord de ses lèvres. Il ne voulait pas parler d’elle. Il regrettait d’avoir mis Fellsinger au courant. Il se demandait ce qui l’avait poussé à tout lui révéler, y compris le nom et l’adresse de la jeune femme et même le numéro de son appartement. Il se reprochait d’avoir tant parlé, mais sans percevoir clairement la raison de son dépit. Tout ce qu’il savait, c’était que désormais, il ne voulait plus parler d’elle, il ne voulait plus penser à elle.

Fellsinger s’allongea sur le divan. Il vida son verre de rhum et le remplit à moitié. Parry approcha un siège du divan et s’y assit.

— Et Madge Rapf ! dit Fellsinger. Tu es sûr que c’était elle ?

— C’était elle, je suis tranquille.

— Toute ma vie, je me suis efforcé de ne haïr personne, dit Fellsinger. Mais elle, je la hait. Je me souviens, un jour, j’étais dans votre appartement avec toi et Gert, et puis Madge est arrivée. J’ai vu les regards qu’elle te lançait. Je me souviens de l’impression que j’ai eue alors. Cette femme, elle était décidée à t’avoir, pour te mettre en pièces, le jour où elle t’aurait, et jeter les morceaux aux quatre vents. Ensuite, elle irait les rechercher et elle les raccorderait pour te mettre en pièces une seconde fois. Ça c’est Madge Rapf. Je me demande ce qu’elle a en commun avec la fille Janney ? Qu’est-ce qui se passe exactement ?

Parry songea qu’il avait déjà donné à Fellsinger des explications à ce sujet. Il se demanda pourquoi il ne voulait plus le faire.

— Je ne sais pas, répondit-il.

— Tu en es sûr ?

— George, je t’ai tout raconté. Maintenant, mon sort est entre tes mains. Je ne vois pas pourquoi je te cacherais quelque chose.

Fellsinger but une longue gorgée de rhum.

— J’aimerais bien coucher avec Madge Rapf, dit-il.

— Tu es fou ?

— Laisse-moi finir, dit Fellsinger. Je serais content de coucher avec elle si j’étais sûr qu’elle parle en dormant. Je crois bien qu’elle me dirait ce que je voudrais l’entendre dire. Je suis persuadé qu’elle reconnaîtrait que Gert ne t’a pas accusé en mourant. Mon Dieu, si seulement on pouvait prouver que c’était un coup monté !

— Je ne pense pas que ça a été un coup monté, dit Parry. Je crois que Madge a dit la vérité.

— Elle a peut-être cru dire la vérité. Elle s’est peut-être persuadée que Gert avait vraiment dit cela. Les gens comme Madge en sont fort capables. Chez eux, le mensonge devient une seconde nature.

— Gert me détestait.

— Gert ne te détestait pas du tout. Tu lui étais simplement indifférent. Gert t’aurait passé sur le corps pour aller retrouver un autre type, seulement elle n’avait personne à retrouver. Personne.

— Elle avait d’autres hommes.

— Ce n’étaient que des aventures passagères. Elle t’aurait quitté, sans hésiter, si elle avait trouvé quelque chose de durable. Mais elle n’aurait pas cherché à te posséder. Elle ne valait pas cher, mais elle ne t’aurait pas fait ce coup là. C’est Madge qui t’a possédé. Elle voulait te mettre le grappin dessus et, comme elle n’arrivait pas à t’avoir d’une façon, elle t’a eu d’une autre. C’est une chic fille, Madge.

— Elle se fera peut-être écraser par une voiture un jour ou l’autre.

— Ce serait une chose à souhaiter, dit Fellsinger.

Il tira une grosse montre de son gousset.

— C’est à quelle heure, ton rendez-vous ?

— Il faut que j’y sois à trois heures.

— On a tout le temps, dit Fellsinger.

— Comment va ton boulot ?

— Toujours pareil, répondit Fellsinger. La même saloperie de train-train. Il y a des jours où je me dis que je finirai par y laisser ma peau. La semaine dernière, j’ai demandé de l’augmentation à Wolcott qui m’a ri au nez. J’avais envie de lui cracher à la figure et de m’en aller. C’est ce que je vais faire un de ces jours. Je ne peux pas l’encaisser, Wolcott. Tout me dégoûte dans cette boîte. Et tout ça pour trente-cinq dollars par semaine !

— De quoi te plains-tu ? C’est un traitement magnifique.

— Il y a quelques mois, j’ai été voir mon docteur. Je lui ai demandé si j’avais assez de santé pour faire un travail manuel. Il m’a répondu que, dans mon état, je ne pouvais travailler qu’à condition d’être assis toute la journée et de ne pas faire d’effort musculaire. Je ne pensais pas que j’étais en si mauvaise condition. Il m’a prescrit plein de choses : un régime, pas de cigarettes, pas d’alcool, et tout le tremblement. J’aime mieux me flanquer à l’eau tout de suite que de suivre des prescriptions pareilles.

— Tu aimerais mieux te jeter du haut du Pont ?

— Quoi ?

— Rien.

— Mais non, ce n’est pas rien. Tu y as pensé, au Pont. Et ça, c’est inadmissible, Vince. C’est dangereux.

— Ne t’inquiète pas, je vais très bien et tout va aller très bien. Quand j’aurai un nouveau visage, je n’aurai pas à m’en faire. Du moins, pas autant que maintenant. Tant que je resterai prudent, que je ne perdrai pas la tête et que j’aurai quelque chose à quoi me raccrocher, il n’y aura pas lieu de t’inquiéter pour moi.

Ils restèrent assis à parler d’eux-mêmes, des choses qui autrefois les intéressaient tous les deux : la place qu’occupait Fellsinger parmi les trompettes amateurs, son refus de passer professionnel, ses idées sur le jazz authentique, son goût pour les mathématiques supérieures et son manque de capacités réelles pour ces mêmes mathématiques. Fellsinger prétendait que, s’il avait eu des capacités réelles, il aurait pu gagner énormément d’argent à la Bourse, seulement il n’était pas vraiment doué pour quoi que ce fût. Parry était convaincu du contraire et que Fellsinger réussirait dans la vie dès qu’il aurait découvert sa véritable vocation. Ils parlèrent de leurs vacances au lac Tahœ, quelques années plus tôt, de la pêche au Tahœ, des deux filles du Nevada qui voulaient apprendre à pêcher et des bouteilles de gin vides qui jonchaient le sol de la cahute. Quelle quinzaine merveilleuse ils avaient passée là-bas ! Avec quel enthousiasme ils avaient décidé d’y retourner l’été suivant ! Mais ils n’y étaient pas retournés, parce que l’été suivant Parry s’était marié et Gert avait voulu passer sa lune de miel dans l’Orégon. Elle voulait voir le parc national de Crater Lake. Elle s’intéressait à la minéralogie et collectionnait les pierres. Elle prétendait que dans le parc national de Crater Lake, on pouvait trouver des opales flamboyantes. Elle aimait les opales, surtout les opales flamboyantes avec leurs éclairs verts et orange qui perçaient à travers le scintillement blanc. Elle harcelait Parry, pour qu’il lui achetât un bijou orné d’une opale flamboyante. Les moyens de Parry ne lui permettaient pas d’offrir une opale à sa femme, mais il lui en trouva une quand même. Il se rendit dans une bijouterie à crédit du centre et demanda une opale flamboyante. On lui répondit qu’il n’y en avait pas en magasin, mais que s’il voulait repasser dans quelques jours, on lui en procurerait une. Il n’en parla pas à Gert. Il voulait lui en faire la surprise. Son anniversaire tombait quatre jours plus tard et, dans trois jours, il aurait son opale. Quand il retourna à la bijouterie à crédit, on lui présenta l’opale flamboyante. C’était une assez grosse pierre montée sur or blanc, avec un brillant de chaque côté. Ils en demandaient neuf cents dollars. Parry avait pensé qu’il ne lui en coûterait pas plus de quatre cents dollars. La solution pour lui était donc de faire demi-tour et de quitter le magasin. Et puis il songea au plaisir de Gert en recevant cette bague. Elle n’avait pas trouvé d’opale flamboyante au parc national de Crater Lake et leur lune de miel en avait été gâchée. Elle n’avait cessé de répéter qu’elle avait envie d’une opale flamboyante. Parry fit donc un versement de trois cents dollars, ce qui réduisit le montant de son compte en banque à cent dollars. Il dit au vendeur de faire un joli paquet et rapporta la bague chez lui. Le lendemain jour de l’anniversaire, il l’offrit à Gert. Elle la lui arracha des mains et se cassa un ongle en déchirant l’emballage. Malgré la présence de Parry dans la pièce, Gert était seule avec son opale flamboyante et passa vingt minutes à l’examiner avec une loupe. Puis elle se rendit compte que Parry était à ses côtés et lui demanda combien il l’avait payée. Il le lui dit. Elle voulut savoir où il l’avait achetée. Il le lui dit. Et c’est alors qu’elle éclata : Parry, affirma-t-elle, était complètement idiot, la bijouterie à crédit était une boîte infecte, et, à moins d’être complètement fou, personne n’irait jamais dépenser neuf cents dollars pour une opale flamboyante dans une boutique de cette catégorie. Elle le somma de reporter la bague et de se faire rembourser le premier versement. Elle prétendait que l’opale était pleine de crapauds, que les brillants n’étaient que des éclats et que la bague valait deux cents dollars au maximum. Elle parcourait la pièce avec agitation et faisait beaucoup de bruit. Parry la supplia de se calmer. Elle lui jeta la bague à la figure et lui entailla le menton. Puis elle se mit à sangloter et à pousser des hurlements et Parry ne put que l’adjurer de se taire. Il lui promit de reporter la bague et de demander le remboursement de son versement. Elle se moqua de lui. Le lendemain, il reportait la bague, mais on refusa de lui restituer son argent. Il insista. On lui répondit d’aller trouver un avocat. Il objecta que la bague ne valait pas neuf cents dollars. On lui conseilla encore d’aller voir un avocat. Il sortit du magasin. Il se sentait très las, comprenant qu’il venait de perdre trois cents dollars. Il avait envie de rentrer et d’annoncer à Gert qu’on lui avait rendu l’argent, et qu’il l’avait reporté à son compte en banque. Mais il savait qu’elle ne le croirait pas. Il n’avait jamais été très doué pour le mensonge. Au fond, Gert avait raison. Il était complètement idiot. S’il avait été raisonnable, il aurait emmené sa femme avec lui pour choisir son cadeau d’anniversaire. Elle avait raison. Il était complètement idiot. C’était pour son bien à lui qu’elle avait fait cette scène. Elle voulait qu’il soit quelqu’un qui sache tenir sa place. Il porta sa main à l’écorchure de son menton. Elle avait agi sans réfléchir. Elle n’avait pas voulu lui faire mal. Ses intentions avaient été bonnes et cette histoire serait peut-être à l’origine d’une transformation complète de son existence. Il apprendrait, peut-être, bientôt à raisonner avant d’agir, il deviendrait quelqu’un, il sortirait de cette ornière, il trouverait une occupation plus intéressante que cet emploi chez l’agent de change, à trente-cinq dollars par semaine. Tout était peut-être pour le mieux. Il se rendit à la banque et retira cinquante dollars, sur les cent qui lui restaient. Il entra dans une grande bijouterie luxueuse et demanda à voir des bijoux ornés d’opales flamboyantes… Un monsieur, tout vêtu de noir, de blanc et de gris, le toisa de la tête aux pieds et répondit qu’ils n’avaient rien à moins de six cents dollars. Parry sortit du magasin. Il se rendit dans une autre bijouterie, où ils n’avaient rien à moins de sept cents dollars. Il pénétra dans une troisième bijouterie, dans une quatrième et dans une cinquième. Il aurait dû être de retour au bureau depuis trois quarts d’heure, il n’avait pas encore déjeuné. Il souffrait d’une migraine épouvantable, mais prit la décision de ne pas retourner au bureau avant d’avoir trouvé une opale flamboyante pour sa femme. Il se rendit dans une sixième bijouterie, dans une septième, dans une huitième. Son mal de tête était insupportable. Il entra dans la neuvième bijouterie. C’était une petite boutique qui avait l’air honnête, mais pas très prospère. Un vieil homme de près de soixante-dix ans montra à Parry une opale flamboyante assez petite, montée sur argent. La bague semblait aussi vieille que la boutique, et la boutique semblait vieille d’au moins cent ans. Mais la pierre était bien une opale flamboyante et c’est une opale flamboyante que voulait Gert. L’homme déclara qu’elle coûtait 97 dollars 50 et immédiatement le marché fut conclu. Parry avala un milk-shake[3] en toute hâte et courut à son bureau. Quand il y arriva, sa migraine était devenue atroce et Wolcott lui déclara qu’il ne tolérerait plus de retards, et que d’ailleurs, ces derniers temps, le travail de Parry laissait vraiment à désirer, que Parry ferait bien de se ressaisir une bonne fois, s’il ne voulait pas se retrouver dans la rue en quête d’un nouvel emploi. Ce soir-là, en rentrant chez lui, Parry essaya d’embrasser Gert, mais elle s’écarta de lui. Il lui tendit le petit paquet en lui souhaitant un bon anniversaire. Elle ouvrit le paquet et regarda l’opale flamboyante. Elle l’examina un instant, puis la laissa tomber sur le tapis. Elle mit son chapeau et son manteau. Parry lui demanda où elle allait. Elle ne répondit pas et quitta l’appartement. Parry entendit claquer la porte. Il se baissa et ramassa la bague. Il regarda la porte close, puis l’opale flamboyante, et puis de nouveau la porte close, et puis l’opale.