XIII

Parry souleva lentement ses bras pour marquer sa surprise.

— Mais tout ira bien, dit-elle. Vous resterez dans la chambre, et il ne saura pas que vous êtes là.

Parry désigna la chambre, puis répéta son geste peu convaincu.

— Il n’ira pas dans la chambre.

Parry baissa la tête et la secoua lentement.

— Mais ne vous tracassez donc pas, fit-elle.

Il releva la tête. Elle lui souriait.

Il fit un geste d’indifférence.

Elle retourna dans la cuisine. Quand elle eut fini de laver la vaisselle, elle revint et mit un peu d’ordre dans le salon. Tout en vidant un cendrier, elle lui dit :

— Je sais ce que vous pensez. Vous croyez que j’ai eu tort de le laisser venir. Mais je n’ai pas le choix. Je le connais depuis si longtemps, nous nous sommes vus si souvent ces temps derniers, qu’il ne peut plus guère se passer de moi. Je voudrais bien qu’il en fût autrement, mais au point où nous en sommes, il faut en prendre son parti. Je sais ce qu’il éprouve quand je refuse de le voir. Je voudrais trouver un moyen de rompre sans lui faire trop de mal. Mais apparemment, c’est impossible. Je n’ai plus qu’à attendre que ça se tasse tout seul.

Elle vida un autre cendrier, se tourna vers Parry et rencontra son regard.

— Ce n’est pas une attirance physique, poursuivit-elle. Jamais il n’a été question de cela entre nous, et dans l’avenir ce sera pareil. C’est absolument impossible. Ce qu’il aime en moi, ce sont les choses que je dis et les idées qu’il me prête et les sentiments qu’il croit que j’éprouve. Tout ce qu’il désire c’est d’être avec moi. Il veut me parler, me regarder et essayer de comprendre ce que je pense. Même quand je n’ai rien à dire, il est content d’être avec moi. Je me demande pourquoi j’ai laissé une telle intimité s’établir entre nous. C’est parce qu’il me faisait pitié peut-être. Il était trop seul.

Après avoir vidé tous les cendriers dans le plus grand, Irène l’emporta à la cuisine. À son retour, elle reprit :

— Je crois que c’est cela, oui… il me faisait pitié. Il me fait encore pitié. Mais ça ne pourra pas durer. Vous l’avez déjà vu ?

Parry fit signe que non.

— C’est un bel homme, dit-elle. Il a trente-neuf ans maintenant, mais il paraît plus âgé. On ne voit pas ses cheveux gris parce qu’il est blond, mais on voit ses rides. Il a des yeux bleus très bons, qui reflètent bien son caractère. Il est très doux. Tout en étant très fort. Il n’est pas très grand. C’est un dessinateur industriel.

Il travaille dans un chantier de constructions navales. Il aime porter des vêtements coûteux. Il aime aussi dépenser son argent. Madge et lui ont eu un enfant, mais le bébé est mort avant d’avoir un an. Est-ce qu’elle vous en avait parlé ?

Parry fit un signe d’acquiescement.

— Est-ce qu’elle vous a parlé de lui, de Bob ?

Il fit « oui ».

— Elle vous l’a sûrement dépeint sous de vilaines couleurs. C’est d’ailleurs ce qu’elle a fait lorsqu’elle m’en a parlé, à moi. Elle savait déjà que je le voyais de temps à autre. Elle n’a pas essayé d’y mettre le holà. Au contraire, elle a manifesté pour moi une amitié encore plus grande, beaucoup plus grande que je ne l’aurais souhaitée, et elle a entrepris de le démolir. Elle ne s’est d’ailleurs pas montrée très maligne. Elle prétendait, par exemple, qu’il est sot et grossier, sans songer que je m’étais fait une opinion personnelle à son sujet. Elle prétendait qu’il est égoïste : ce n’est pas vrai. Elle s’efforçait de me faire rompre, non pas pour que Bob lui revienne, mais tout simplement pour qu’il me perde. Et elle s’y emploie encore, elle s’acharne à lui faire le plus de mal possible, à lui faire perdre tout ce qui lui est précieux. Elle me harcèle pour que je mette fin à nos relations, sous prétexte que pour moi se serait un bien.

Parry opina de la tête.

— Vous voulez dire que vous êtes de cet avis ? demanda encore Irène.

Il secoua la tête.

— Faut-il comprendre qu’elle vous a raconté les mêmes histoires ? Je crois qu’avec elle, il faut s’y attendre. Je ne la comprends pas. Elle devrait bien penser qu’elle ne sera jamais heureuse si elle continue à se mêler des affaires de Bob. À moins que ce ne soit le seul bonheur qu’elle ambitionne : se mêler de la vie de Bob, pour lui nuire.

La sonnette vibra.

Irène fronça les sourcils.

— Ce ne peut être lui, il est beaucoup trop tôt.

Parry se leva. C’était sûrement Studebaker. Studebaker et les flics.

Elle dit :

— Allez dans la chambre à coucher, je vais voir qui c’est.

Parry entra dans la chambre et referma la porte derrière lui. Il s’assit au bord du lit en frappant nerveusement ses deux poings fermés l’un contre l’autre. La démangeaison, sous son bandage, ne faisait que croître et se répandait sur toute sa figure. Il aurait voulu se gratter. Mais il n’en fit rien et resta là à jouer avec ses doigts. Il entendit la porte s’ouvrir. Il entendit une voix de femme. C’était celle de Madge Rapf.

— Mais c’est ridicule, disait Irène.

— Voyons, mon petit, il faut m’aider. J’ai peur, j’en perds la tête, dit Madge.

— C’est ridicule.

— Ridicule ? Mais pourquoi ? demanda Madge. Vous voyez ce qu’il a fait à George Fellsinger. Vous l’avez sûrement appris. Il a été chez lui, et… ça me rend folle rien que d’y penser. S’il a fait ça à George, moi, je peux m’attendre à tout. Vous savez bien qu’il m’en veut… Laissez-moi rester ici, je veux me cacher chez vous. Oh oui ! Je vous en prie, je vous en prie…

— Vous voulez boire quelque chose ?

— Oh oui ! Je vous en prie, mon chou, donnez-moi à boire. Oh, mon Dieu ! Je suis dans un état effrayant. Je n’ai pas mangé de la journée.

— Voulez-vous que je vous prépare quelque chose ? demanda Irène.

— Non, je n’ai pas faim. Comment pourrais-je avoir faim ? Il va me tuer. Il va se mettre à ma recherche et quand il m’aura trouvée, il… Oh ! Dieu Tout Puissant ! Que vais-je devenir ?

— Reprenez courage, répondit Irène. On le rattrapera.

— Mais on ne l’a pas encore rattrapé. Écoutez, mon chou, tant qu’on ne l’aura pas arrêté, il faut que je me cache. C’est mon témoignage qui l’a fait condamner. Figurez-vous que j’ai tellement peur que je ne sais plus ce que je fais.

— Asseyez-vous, Madge. Asseyez-vous et remettez-vous. Il ne faut pas vous laisser aller comme cela.

Parry entendit quelques sanglots grinçants, traînants. À travers ses pleurs, Madge suppliait :

— Laissez-moi rester chez vous !

— C’est impossible.

— Pourquoi pas ?

— Ma foi… je n’en vois pas la nécessité.

— Oh, je comprends, vous craignez d’être gênée ?

— Mais non, Madge, vraiment il ne s’agit pas de cela.

— Alors, qu’est-ce qui se passe ? Cet appartement est assez grand pour deux personnes. C’est…

— Eh bien ! Voilà ce qui se passe. J’attends l’arrivée de Bob d’un instant à l’autre.

— Très bien, je me cacherai. Je me cacherai dans la chambre à coucher…

— Non, vous n’en ferez rien !

— Et pourquoi pas ?

— Eh bien ! Ma foi, c’est trop bête. Vous n’avez rien à cacher. Vous n’avez pas à avoir honte de quoi que ce soit.

— C’est un point de vue, évidemment, dit Madge. Mais il y a une autre façon de voir la chose. (Elle ne sanglotait plus et Parry devinait qu’elle s’interrompait de temps à autre pour tirer sur une cigarette.) Naturellement, reprit-elle, il pourrait entrer dans la chambre.

— Vous croyez donc que ça lui arrive ?

— Je n’en sais rien.

— Alors, si vous ne savez pas, pourquoi l’insinuez-vous ? Il faudrait que nous nous expliquions une bonne fois, Madge. Je refuse d’écouter ce genre d’allusion sans répondre. Vous avez déjà insinué certaines petites choses du même ordre, vous m’avez lancé des petites piques. Moi je voulais croire que vous ne le faisiez pas exprès. Mais cette fois, l’aiguille a pénétré un peu trop profond. Ça me déplaît et je veux que vous le sachiez.

— Mais, mon chou, ne vous mettez pas dans tous vos états. Ça n’aurait aucune importance, même si…

— Je vous en prie, Madge !

— Laissez-moi rester, mon petit. J’ai une peur affreuse de sortir toute seule.

— C’est stupide.

— C’est peut-être stupide, mais c’est comme ça, je n’y peux absolument rien. Pour l’amour de Dieu, mon chou, essayer de comprendre le danger que je cours. Il faut me laisser habiter ici, ou bien vous, vous viendrez habiter avec moi, vous m’accompagnerez partout où j’irai. Allons, mon petit, faites vos bagages…

La sonnette retentit.

— Vous feriez mieux de partir maintenant, Madge…

— Oh ! Pour l’amour de Dieu…

— Écoutez, Madge, vous n’avez qu’à descendre tout de suite. Vous attendrez dans le vestibule que la porte se referme, puis vous partirez.

La sonnerie se répéta.

— Mais j’ai peur…

— Madge, je ne veux pas qu’il vous trouve ici…

— Pourquoi pas ?

— Nous n’allons pas recommencer cette discussion.

À nouveau, la sonnerie se fit entendre.

Parry se leva et regarda par la fenêtre. Il se demandait si, en enjambant cette fenêtre, il pourrait atteindre l’escalier de secours. Il savait que le visiteur était Studebaker, – non pas Bob Rapf, mais bien Studebaker accompagné des policiers.

— Allez-vous-en maintenant, Madge. Dépêchez-vous. Allez-vous-en…

— Oh ! J’ai tellement peur.

— Allez-vous-en, Madge.

La sonnette vibrait.

— Non, je ne m’en irai pas. Je ne m’en irai pas toute seule, c’est trop me demander. Parry va me retrouver, je le sais… Oh ! Mon Dieu, j’ai tellement peur ! C’est fou. Je vous en prie, Irène… Vous ne voulez donc pas m’aider, mon chou ?

La sonnette vibrait sans interruption.

— Écoutez, Madge…

— Non, je ne partirai pas. Non, je ne m’en irai pas toute seule.

Madge sanglotait de nouveau. Parry discernait ses sanglots, mêlés à la sonnerie de la porte d’entrée.

— C’est bien, Madge, je vais le faire monter.

Le bruit de la sonnette s’arrêta.

Parry revint vers la fenêtre. Il marchait doucement, avec précaution. À travers les vitres mouillées, il regardait la pluie rapide et dense tomber d’un ciel gris sombre teinté, de-ci de-là, de taches jaunes et bleuâtres. Il saisit l’espagnolette et tira doucement. Mais la fenêtre ne céda pas. Il fit un pas en arrière et s’absorba dans la contemplation de la pluie oblique qui éclaboussait les vitres et ruisselait en longues rigoles.

Parry entendit la porte s’ouvrir.

Une voix d’homme s’éleva :

— Ah ! Bon Dieu de bon Dieu !

Madge dit :

— Bonjour, Bob.

L’homme interrogea :

— Qu’est-ce qui se passe ici ?

— Il pleut beaucoup ? demanda Irène.

— À torrents, répondit Bob. Mais je veux savoir ce qui se passe.

— Rien d’extraordinaire, dit Irène.

— Je n’aime pas ces situations-là, dit Bob. On croirait que c’est une entrevue arrangée à l’avance.

— Pourquoi voulez-vous que j’arrange de telles choses ? demanda Irène.

— Je n’en sais rien, répondit Bob. Mais bon Dieu, Madge, qu’est-ce que tu as ?

— J’ai peur, dit Madge. Est-ce qu’il faut le lui dire, mon chou ?

— Me dire quoi ? demanda Bob.

Jusqu’alors, sa voix avait été douce, mais Parry devina que la colère le gagnait.

— Bien sûr, dit Irène, allez-y, dites-le-lui.

— C’est à cause de Vincent Parry, dit Madge. Je crains qu’il ne me découvre. Il me tuerait.

— Ah ! S’il fait ça, s’exclama Bob, j’irai le trouver pour lui serrer la main.

Madge poussa un hurlement.

— Bob ! C’était vraiment inutile, dit Irène.

— Je n’en peux plus, pleurnicha Madge. Je n’en peux plus, c’est insupportable !

— À qui le dis-tu ! interrompit Bob. Tu ne peux donc pas laisser les gens tranquilles ? Pourquoi as-tu inventé des prétextes pour venir ici ? Irène ne veut pas de toi. Personne ne veut de toi. Tu es un poison. Ton seul bonheur, c’est d’empoisonner l’existence des autres. Tu as persécuté ta famille, tu m’as persécuté. Tu persécutes tout le monde. Tu ne comprendras donc jamais rien ?

— Tu veux savoir ce que tu es, toi ? demanda Madge. Tu n’es qu’une brute. Une brute insensible.

— Insensible ? Certainement, en ce qui te concerne, répliqua Bob. Je n’éprouve absolument rien à ton égard, sauf des nausées, chaque fois que je te rencontre.

— Tu m’as épousée, dit Madge, nous sommes encore mariés, ne l’oublie pas.

— Et comment l’oublierais-je ? Tu vois ces rides sur ma figure ? Ce sont tes cadeaux d’anniversaire. Irène, voulez-vous être gentille ? Demandez-lui de s’en aller…

— Je ne partirai pas d’ici toute seule, répondit Madge.

— Elle va s’imaginer que Parry la recherche ! s’exclama Bob. Comme s’il n’avait rien d’autre à faire. Écoute, Madge, tu es peut-être la seule personne que Parry évite plus que la police. Tu es la dernière personne au monde qu’il aurait voulu rencontrer, même s’il avait envie de te tuer. Et tu sais bien pourquoi il en est ainsi. Et tu sais que je le sais aussi.

— En voilà une devinette ! Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Irène.

— Elle l’a harcelé, dit Bob, elle n’a pas cessé de le harceler, jusqu’à ce que le pauvre type se soit laissé faire. Et s’il a tué Gert, c’est à cause d’elle.

— Tu es un menteur, cria Madge. Il a tué Gert parce qu’il la détestait. Et c’est pour ça aussi qu’il me tuera : il me hait.

— Mais non, il ne te hait pas, rétorqua Bob. Personne ne te hait. Tu n’es même pas haïssable. Tu es assommante. Tu assommes tout le monde. Lui, il n’a pas vu clair dans ton jeu, il n’était pas assez malin. Ce n’est qu’un pauvre type. S’il avait été moins bête, il n’aurait pas tué Fellsinger. Pour commencer, il ne serait pas revenu à San Francisco, car maintenant, s’il ne passe pas à la chaise électrique, ce sera un miracle !

— C’est bien ce qui me terrifie, dit Madge. Il sait qu’il sera exécuté. Par conséquent, il n’a plus rien à perdre. Et quand un assassin en est là, il n’est plus à un crime près. Il ferait n’importe quoi, il tuerait n’importe qui. C’est normal d’avoir peur de rester seule dans ces conditions. Il me trouvera. Il remuera ciel et terre, mais il me retrouvera.

— Il ne te cherchera même pas, dit Bob. J’imagine très bien ce qu’il peut éprouver.

— Qu’est-ce qu’il éprouve ? demanda Irène.

— C’est une affaire de psychanalyse, répondit Bob. C’est un cas de suggestion et un phénomène d’identification. Le processus est à peu près le suivant : Madge lui a mis le grappin dessus. Elle l’a si bien fait tourner en bourrique qu’elle a fini par le persuader qu’il la désirait plus que tout au monde. Faible et ignorant, il a cherché la manière la plus simple de se débarrasser de Gert. Il n’a rien trouvé de mieux que de l’assassiner. Et maintenant, il identifie Madge avec tous les ennuis qu’il en a eus et il la fuit.

— Qu’est-ce que tu en sais ? Tu m’as l’air bien savant ?… Tu as appris la psychanalyse peut-être ? D’abord, comme ignorant, tu te poses un peu là, toi aussi. En dehors de ta règle plate, de ton T et de ta planche à dessin, tu ne connais rien ! Et même dans tes instruments, tu ne connais pas grand-chose. Tu veux savoir ce que tu es ? Une nullité !

— Oui, je le sais, dit Bob. J’ai déjà entendu ça. Je l’ai entendu à peu près deux cent mille fois, il y a quelque deux cent mille ans, du temps où j’étais encore singe. Mais maintenant j’ai compris que le seul moyen pour ne plus entendre ta voix, c’est de mettre le plus de distance possible entre toi et moi.

— J’aurais pas mal de choses à dire à ce sujet.

— Je n’en doute pas ! Ta bouche est une des machines les plus perfectionnées que j’aie jamais connues. Même si Parry a perdu la tête, il lui restera toujours assez de bon sens pour éviter cette bouche. Si tu lui parles, tu serais capable de le persuader de ne pas te tuer et même de se remettre en ménage avec toi.

— Tu es un sale menteur ! éclata Madge. Il n’y a jamais rien eu entre nous.

— C’est ça. Il n’y a pas plus de lien entre vous qu’entre la venue du Père Noël et la date du 25 décembre, ironisa Bob. Écoute, Madge, ça fait une paie que j’ai quitté l’école maternelle, et je ne dors que huit heures par nuit. Le reste du temps, j’ai les yeux grands ouverts et j’ai l’ouïe très fine. Alors, n’essaie pas de m’en raconter.

— Ou bien tu mens, dit Madge, ou bien quelqu’un t’a menti.

— Gert n’était pas menteuse, dit Bob. Elle avait bien d’autres défauts, mais elle n’était pas menteuse.

— Elle a menti, dit Madge. Elle a menti, elle a menti !

— Non. Elle n’a jamais dit que la pure vérité, la simple vérité, dit Bob. Ce n’est pas une raison pour rester là, avec des yeux blancs, pour me faire croire que tu ne sais pas de quoi je parle. Tu ne vas pas nier tout de même qu’il est monté à ton appartement ?

— Quoi ?

— Quoi, quoi, quoi ? Tu es vraiment formidable !

La voix d’Irène intervint ; quoique confuse, elle était ferme.

— Bob, je vous en prie…

— Je veux qu’elle sache, Irène. Je veux qu’elle sache que je ne suis pas aussi bête qu’elle se l’imagine. Elle se figure que j’étais aveugle ! Elle se figure que je n’ai pas remarqué le détective qu’elle avait payé pour me filer ?

— Je n’ai jamais rien fait de pareil, protesta Madge.

— Non, tu ne l’as jamais fait, peut-être ! Mais moi, si je voulais te chercher des histoires, je pourrais le prouver. Parce que j’ai attrapé le vilain petit rat que tu avais embauché pour me suivre, je lui ai demandé combien tu le payais. Je lui ai offert le double pour te surveiller, toi. Le lendemain, il m’a rapporté l’information. Il est venu me dire qu’un homme était monté chez toi la nuit précédente. Oui, ma belle, cet homme était resté pendant quatre heures en ta compagnie.

— C’est un menteur, et toi aussi tu mens.

— Tout le monde ment, dit Bob. Et c’est curieux comme tous ces mensonges s’ordonnent bien entre eux : de la mécanique de précision. Il a suivi l’homme qui était monté chez toi, et, en sortant, celui-ci est retourné à l’immeuble où habitait Vincent Parry. Et si tu veux, j’irai plus loin. Il m’a donné le signalement du personnage en question. Je n’avais jamais vu Parry, mais Gert me l’avait décrit. Et sais-tu ce que j’ai fait ? J’ai rédigé tout ça, noir sur blanc, avec la date, l’heure et tout, et j’ai fait signer ton petit mouchard. Si j’avais voulu, j’aurais pu me servir de ce document. Et sais-tu pourquoi je ne l’ai pas fait ? J’ai eu pitié de Parry, et j’ai eu aussi pitié de Gert.

— Vous avez conservé ce document ? demanda Irène.

— Oui.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas donné à l’avocat de Parry ? demanda Irène.

— À quoi bon ? Ça n’aurait servi à rien, répondit Bob. Au contraire, on aurait utilisé cela contre lui et j’aurais été mêlé à l’affaire. Je n’y tenais pas. D’ailleurs, je savais que Parry était coupable et qu’il ne pourrait pas se justifier devant le tribunal.

— C’est un mensonge, dit Madge. Toute cette histoire n’est qu’un énorme mensonge. Il ne faut pas le croire, mon chou, il veut seulement vous donner une mauvaise opinion de moi. C’est de la calomnie.

— Comment pourrais-je te calomnier, s’étonna Bob, tu es la peste en personne.

Madge se remit à pleurnicher.

— Vous ne devriez pas lui parler sur ce ton, dit Irène.

— Je m’en fiche de ce qu’il raconte. Si je pleure, c’est seulement parce que j’ai peur.

— Vous feriez mieux de vous en aller maintenant, Madge, reprit Irène.

— Je refuse de rentrer toute seule.

— Accompagnez-la, Bob.

— Non, pas moi ! Je ne veux rien avoir à faire avec elle.

Madge pleurait bruyamment.

Irène dit :

— Madge, je vais appeler un taxi.

— Très bien, dit Madge, et ses sanglots s’arrêtèrent. Appelez un taxi et quand je serai partie, vous pourrez faire marcher votre phono.

Sa voix était sèche. On n’y décelait aucune trace d’émotion, mais quelque chose d’autre, de très méchant et d’aigu comme une lame.

— Et faites-le marcher assez fort pour l’entendre de votre chambre à coucher.

Ce fut d’abord le silence. Le silence de l’attente.

Cela dura près d’une minute.

Puis, Bob demanda :

— Veux-tu expliquer cette dernière phrase ?

— Est-ce bien utile ? Tout le monde comprend, ricana Madge.

— Oui, c’est utile, car moi je ne te comprends pas.

— Tu as vraiment la mémoire courte ! Tu ne te rappelles même pas ce qui s’est passé hier après-midi.

— Et que s’est-il passé hier après-midi ?

— Je suis venue voir Irène. Autant mettre les choses au point, et tout de suite. Donc, je suis venue pour la voir. Elle n’a pas répondu à mon coup de sonnette. Je savais qu’elle était chez elle. J’étais intriguée. J’ai donc pris l’escalier de secours. Arrivée ici, j’ai frappé à la porte. Personne n’a répondu. J’étais sur le point de penser que je m’étais trompée, qu’Irène, effectivement, n’était pas chez elle, quand j’ai entendu le phono. Elle était donc là hier après-midi, mais elle ne voulait pas me recevoir parce que vous étiez ensemble.

Pendant dix secondes, tous gardèrent le silence. Puis Bob prononça :

— Ce n’était pas moi, Madge.

— Alors, c’était quelqu’un d’autre, dit Madge.

Bob se mit à rire : un petit rire très doux mais un peu étranglé.

— Évidemment, c’était quelqu’un d’autre, dit-il, et tu le savais. Tu t’en es assurée sur-le-champ. En sortant d’ici, tu es entrée au drugstore du coin et tu m’as appelé à mon bureau. Dès que tu as entendu ma voix, tu as raccroché. Je me demandais qui avait pu me faire cette farce. Je me le suis demandé jusqu’à maintenant.

— Mais il y avait quelqu’un ici, insista Madge, j’ai entendu le phono…

— C’est tout à fait exact, dit Irène. Le phono marchait et il y avait quelqu’un avec moi.

— Un homme ? demanda Bob.

— Oui, Bob. C’était un homme.

— Qui ? demanda Bob. Et cette fois sa voix était tout à fait étranglée.

Au bout de quelques secondes, Irène répondit :

— C’était Vincent Parry.