XIV

Parry était debout près de la porte. Ses yeux l’attiraient vers la porte, comme s’il avait pu la traverser. Mais ses pieds restaient immobiles et retenaient son corps en arrière. Les picotements, sous son bandage, se multipliaient comme des gouttes suintant d’une surface humide. Ces gouttes durcissaient en cristaux, se déplaçaient sans cesse et chaque facette qui touchait sa peau un peu plus l’irritait davantage. Il ne sentait pas le contact de l’air sur sa bouche et il n’entendait pas sa respiration. Le silence qui régnait dans le vestibule envahit la chambre de Parry, entoura Parry de toutes parts, lui oppressa la poitrine. Il comprit qu’il retenait son souffle. Il aurait pu respirer s’il l’avait voulu, mais il s’y refusait, sachant que, si de l’air entrait dans ses poumons, il se mettrait à hurler. Ce qui se passait à cet instant de l’autre côté de la porte, il s’y était attendu. Ça devait arriver tôt ou tard. C’était fatal. Irène ne pouvait plus le cacher, elle s’était donc résignée à le livrer – elle l’abandonnait. Et Parry se retrouvait tout seul une fois de plus, car lui, il ne pouvait pas retirer son épingle du jeu comme venait de le faire Irène. Il était seul, sans ami. Irène s’était dérobée et c’était l’accalmie de la défaite qui oppressait Parry. Il était tout seul, accablé.

Puisqu’il était seul désormais, sa place n’était plus là. Il pivota sur ses talons, regarda la fenêtre. Il voyait les toits de San Francisco, tassés les uns contre les autres, formant un mur très haut et dentelé qui le défiait solennellement. Devant cette forteresse, il eut la révélation des souffrances qui l’attendaient, de la précarité de ses charmes et de son immense solitude. Comme un décor aux rouages bien huilés qui glissent sur des rails, une autre scène vint se substituer au paysage de béton, une scène nocturne, au cours de laquelle Madge avait jadis failli l’asservir. Elle était assise devant lui, elle lui enlaçait la taille de ses deux bras. Parry était debout et contemplait, par-dessus sa tête, à travers la fenêtre, les toits de San Francisco. Il avait envie d’échapper à la femme, de se débattre, mais le courage lui manquait. Il restait donc là, et l’écoutait parler. Il n’était pas heureux avec Gert, disait-elle, et ne serait jamais heureux avec Gert. Pour Gert, il était un outil, un objet dont elle se servait quelquefois, mais si rarement ! Avec Madge, ce serait autre chose. Pour Madge, il serait indispensable. Il ne voulait donc pas comprendre ? Quelle chance il avait d’être si violemment désiré ! Avec Gert, sa vie ne serait qu’un long calvaire. Pendant qu’elle lui parlait, il lui répondait mentalement. Il voyait bien qu’elle était en train de lui vendre une curieuse marchandise. Et il se demandait ce qu’il en ferait, s’il se laissait persuader de l’acheter. Elle continuait de parler. Elle présentait toujours de nouveaux arguments, des arguments sérieux, du moins qui paraissaient sérieux…, si bien que, petit à petit, il en arrivait à penser qu’après tout cela valait la peine de tenter l’expérience. Il n’avait pas grand-chose à perdre ; sa vie avec Gert n’était qu’une longue suite de contrariétés. Et si Madge tenait une toute petite partie de ses promesses, la transaction valait la peine d’être considérée. Il était sur le point de se décider à acheter la marchandise proposée, quand, tout à coup, il eut envie de fumer. Pour ce faire, il était obligé de libérer sa main. Dès qu’il eut dégagé son bras de l’étreinte qui l’enserrait, il entendit Madge pousser un profond soupir. Elle s’écarta de lui, et lui demanda la raison de son geste. Il lui expliqua alors qu’il voulait simplement allumer une cigarette. Là-dessus, elle se recroquevilla sur le divan en sanglotant à grand bruit. Elle lui dit qu’une cigarette était donc plus importante pour lui qu’une femme. Et pourtant cette femme avait besoin de lui. Il était même plus précieux que l’air qu’elle respirait. Elle se tordait convulsivement sur le divan. Et puis, tout d’un coup, elle se redressa, leva vers lui un visage mouillé de larmes et lui demanda pourquoi tant de choses dans sa vie lui étaient plus importantes que la femme qui l’aimait. Vincent, pris au dépourvu, essaya de lui expliquer que les choses en elles-mêmes n’avaient pas d’importance, que c’étaient là de petites habitudes, de petites satisfactions masculines. De temps en temps, tout homme a besoin d’allumer une cigarette, de boire un verre d’eau, de faire un petit tour à pied ou de s’asseoir tranquillement dans une pièce obscure. Mais Madge refusa ces explications. Elle trouvait inadmissible qu’il eût songé à fumer au moment même où l’union de leurs deux existences était mise en question. Et c’est alors que Vincent comprit l’erreur qu’il commettait en acceptant les propositions de Madge. Ils n’arriveraient jamais à s’entendre tous les deux, parce qu’elle ne le laisserait jamais agir à sa guise. Elle se mêlait de tout. Elle voulait commander, diriger. Enfin si lui, Parry, lui concédait la direction du ménage, elle y trouverait encore à redire : elle l’obligerait à jouer le rôle de maître. En admettant qu’il y consente, elle trouverait encore moyen de s’en plaindre, elle se jetterait sur ce divan avec des sanglots et des trémoussements. Parry songea qu’au fond Madge n’était pas une mauvaise fille, mais elle était exaspérante, collante, empoisonnante. Et puis, elle ne savait pas se maquiller. Il y avait en elle toujours quelque détail qui attirait l’attention au moment où, précisément, on n’avait pas envie de la remarquer. Vincent se sentait gêné de la voir ainsi, sur le divan et il comprit qu’il ne serait jamais à l’aise tant qu’il se trouverait dans la même pièce qu’elle.

Il le lui dit. Il prit tous les torts à son compte, il reconnut qu’il n’était qu’un échantillon, somme toute assez affligeant du parfait égoïste et qu’il se sentait incapable de lui donner toute la tendresse dont elle avait besoin. Elle bondit sur ses pieds en criant qu’il se trompait complètement, que rien ne s’opposait à leur bonheur et qu’il ne fallait pas renoncer avant d’avoir essayé au moins une fois… « Je vous en prie, Vincent, je vous en prie… » Et elle l’avait saisi à bras-le-corps. La résistance du pauvre Vincent faiblissait. Si elle le voulait vraiment à ce point, il ferait peut-être bien de tenter l’expérience malgré sa réticence instinctive. Mais il avait encore envie de fumer une cigarette en réfléchissant à la question, et, de nouveau, il voulut libérer son bras. Elle le serrait comme dans un étau et il fut saisi d’une envie irrésistible de fuir…

Parry releva la tête, chassa les souvenirs et contempla la fenêtre. Il savait que sa seule chance d’évasion était de ce côté-là.

Bob Rapf disait :

— Vous êtes très drôle, Irène.

— Qu’y a-t-il là de drôle ? répondit Irène.

— Qu’est-ce qu’il faisait ici, Vincent Parry ? intervint Madge.

— Il était venu m’assassiner, dit Irène.

— C’est d’un comique ! dit Bob.

— Et alors, qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Madge.

— Je l’ai persuadé d’abandonner ses projets.

— Vous m’en direz tant, fit Bob.

— J’ai peur de rester seule, dit Madge.

— Tais-toi donc, Madge, dit Bob d’une voix étranglée. Écoutez, Irène, avant que je m’en aille, je vous demande de me dire qui est venu hier.

— Mais je vous l’ai dit.

— Très bien, dit Bob. J’ai compris. Tout est fini, n’est-ce pas ?

— Je le crains, dit Irène. J’aurais dû vous en parler plus tôt, mais je ne m’étais pas rendu compte de l’importance de la chose. Hier, il m’a laissé entendre que c’était important pour lui. En ce qui me concerne, je ne suis pas encore très sûre de moi, mais du moment que j’y pense, c’est qu’il y a quelque chose. Je crois que je vais tenter ma chance.

— Qui est-ce ? demanda Bob.

— Un homme comme un autre, rien d’extraordinaire.

— Que fait-il ?

— Il est commis chez un agent de change.

— Tiens, il fait le même métier que Parry ! s’exclama Madge.

— Tu ne pourrais pas te taire un peu, Madge ? dit Bob. Irène, je tiens à vous dire que votre amitié m’a été très précieuse. J’en faisais grand cas. Et je vous souhaite tout le bonheur possible.

— Merci, Bob.

— Au revoir, Irène.

— Tu vas appeler un taxi ? demanda Madge.

— Non, répondit Bob. Nous en trouverons un dehors. Où est ta voiture ?

— En réparation, répondit Madge. On ne trouvera peut-être pas de taxi.

— Il faut donc vraiment que tu parles tout le temps ? Allons, viens, je te raccompagne jusque chez toi.

— Au revoir, mon chou, dit Madge d’une voix éplorée. Je vous téléphonerai demain matin.

— Je vais être très occupée.

— Quand voulez-vous que j’appelle ? demanda Madge.

— Ma foi, à partir de maintenant, je n’aurai plus guère de temps libre…

— Oh ! dit Madge. Bon, je vais patienter un jour ou deux… à moins que je vous passe un coup de fil demain soir.

Bob intervint :

— Je vais vous expliquer ce qu’il faut faire, Irène. Vous prenez ce divan et vous le lui jetez à la tête… elle finira peut-être par comprendre. Allons, viens, Madge.

La porte s’ouvrit et se referma. Puis ce fut le silence. Appuyé au mur, Parry regardait le plancher. Les minutes s’écoulaient, il attendit de voir s’ouvrir la porte de la chambre. Il respirait bruyamment, difficilement. Il essaya de contrôler son souffle, mais n’y parvenait pas, tant il était oppressé.

Enfin, la porte de la chambre s’ouvrit, Irène entra et s’avança vers la fenêtre.

— Ils s’en vont à pied, dit-elle. Ils trouveront probablement un taxi au premier carrefour.

Elle fit demi-tour, regarda Parry.

— Eh bien ?

Il secoua la tête lentement.

— Si vous aviez été là, dit Irène, si vous les aviez vus, vous auriez compris que j’agissais pour le mieux. Il était indispensable que je sois drôle. Je ne pouvais pas manœuvrer Madge à moi toute seule, et je tenais à ménager Bob. Maintenant il ne me tracassera plus et il empêchera Madge de me tracasser.

Parry secouait toujours la tête. Il attendait un nouveau coup de sonnette. Il croyait déjà entendre la voix de Bob Rapf exiger de voir la chambre à coucher, insister pour fouiller l’appartement. Il attendait toujours Studebaker et la police. Madge Rapf, elle aussi, pouvait apparaître pour se faire confirmer la visite de Vincent Parry, la veille.

 

Puis, hier cessa d’être, « hier », pour devenir « il y a deux jours ».

Puis hier recula à : « il y a trois jours ». Parry avait lu quatre magazines, subi des démangeaisons terribles sous le bandage. Il avait passé son temps à attendre Irène, à manger avec une paille de verre, et à fumer des cigarettes, un paquet après l’autre.

Hier devint : « il y a quatre jours ». La démangeaison n’était plus supportable, l’attente semblait infinie, éternelle. Le téléphone était muet, la sonnette d’entrée aussi. Pas un visiteur, rien. L’univers de Parry se réduisait à deux éléments : la nourriture qu’il absorbait par la paille de verre et l’incessante démangeaison qui tourmentait son visage. La nuit, Irène lui attachait les mains aux montants du lit. Le matin, il buvait un verre de jus d’orange. Ensuite, il attendait. L’après-midi, il restait d’ordinaire tout seul. Irène revenait tard, avec des provisions, des revues, des cigarettes et des journaux. Dans la presse, le nom de Parry n’était plus à la première page. L’article qu’on lui consacrait rapetissait chaque jour et le titre en était composé en caractères de plus en plus menus. D’ailleurs, l’article se résumait à peu de chose : les recherches pour retrouver Parry se poursuivaient. Irène portait une robe neuve. Parry se demandait pourquoi le téléphone ne sonnait jamais plus. Pourquoi personne ne venait. Et surtout qu’était-il advenu de Studebaker : sa voiture n’était plus devant l’immeuble. Parry cherchait en vain à comprendre pourquoi Studebaker lui inspirait encore de la crainte, puisqu’il était disparu.

Enfin, hier devint « il y a cinq jours ».

Il pleuvait de nouveau.

Il pleuvait très fort, et Parry entendit le bruit de la pluie avant même d’avoir ouvert les yeux. Du poing, il tapa contre le mur pour qu’Irène vienne lui détacher les poignets et, la tête tournée vers la fenêtre, regarda la pluie tomber. La porte s’ouvrit plus tôt qu’il ne s’y attendait, Irène apparut, lui souhaita le bonjour, lui demanda s’il avait bien dormi, plaça une cigarette dans le fume-cigarette et l’alluma.

Sous les pansements, Parry ressentait comme une humidité visqueuse mêlée aux picotements de la démangeaison et cela dura ainsi toute la journée. Mais, vers le soir, l’irritation s’atténua, l’inflammation décrut, puis disparut comme par enchantement. Les pansements semblaient se détacher d’heure en heure. On aurait dit qu’ils donnaient le signal de la guérison. Bientôt il serait temps d’enlever les bandages et Parry s’en réjouissait. Pourtant, malgré sa hâte, un sentiment de peur le retenait. Tandis que ses démangeaisons s’atténuaient et disparaissaient peu à peu, Parry se reposait sur le divan. Quelques heures s’étaient écoulées depuis le dîner. Le fume-cigarette entre les dents, il considérait Irène assise à l’autre bout de la pièce. Elle lisait un magazine. Tout à coup, elle leva la tête et leurs yeux se rencontrèrent. Aussitôt il consulta son bracelet-montre : dix heures vingt. Coley avait dit : cinq jours. Et cette nuit-là, à quatre heures trente, le délai expirait. Il ne lui restait donc plus que six heures avant de connaître son nouveau visage.

Il était là, vêtu de son complet de laine gris à filets violets et il attendait que s’écoulent les heures. Il ne lui restait plus que cinq heures à passer sous ses bandages. Maintenant, sa peau était sèche, lisse, il ramassa un magazine. Sur la couverture, une fille en costume de bain, dressée sur la pointe des pieds, tendait les bras vers la mer. Des vagues roulaient lentement vers la plage et vers elle. Parry sentait que son visage était aussi doux et lisse que la plage. La baigneuse avait une fleur piquée dans ses cheveux blonds, très blonds, moins blonds toutefois que ceux d’Irène. Les cheveux d’Irène étaient très longs et se répandaient sur les épaules. À cet instant, ils paraissaient tous dorés sur le fond de la tapisserie verte du fauteuil, à l’autre bout de la pièce. La fille en costume de bain était svelte, mais moins svelte qu’Irène qui paraissait toute mince, à l’autre bout de la pièce, dans sa robe jaune, légère et floue, moins légère et moins floue toutefois que les pansements de Parry.

Il ferma les yeux, laissa sa tête retomber sur un coussin et le magazine glissa de ses doigts. Il devinait qu’il allait s’enfoncer dans un demi-sommeil en attendant qu’elle le réveille, à quatre heures trente, pour lui enlever ses pansements. Il ne sentait plus sur son visage la pression des bandages et son épiderme était tout neuf, tout prêt. L’air se glissait déjà jusqu’à sa peau sèche, fraîche et nette, aussi nette que la chemise neuve qu’il portait ce soir, que sa cravate neuve. Sa figure neuve était prête et son corps aussi était prêt à se mettre en mouvement pour partir. Il songea à Patavilca et à George Fellsinger et à l’argent qu’il avait dans la poche de son veston gris : presque huit cents dollars. Ça suffisait, ça suffisait largement. Avec cette somme, il pourrait payer sa nourriture, son gîte et le billet de chemin de fer, qui lui permettrait de traverser le Mexique, le Guatemala, le Honduras, le Nicaragua, Costa Rica, via Panama. Il pourrait même aussi prendre l’avion, ce serait plus pratique, plus rapide et plus confortable. Il passerait par la Colombie et l’Équateur. Il atterrirait à Lima, au Pérou et de là, pousserait jusqu’à Patavilca, où il s’installerait pour le restant de sa vie. Les photos qu’il avait vues dans la brochure publicitaire repassaient sous ses yeux, devenaient immenses. D’abord, il voyait l’eau violette et la plage de sable blanc, étincelant, léché doucement par les vagues lisses, lisses comme la peau de son visage.

Il se reprit à s’interroger sur l’identité du meurtrier de George Fellsinger.

Oui, avec l’argent qui lui restait, il était sûr d’arriver jusqu’à Patavilca. Avec un peu d’argent américain, on pouvait vivre longtemps dans ces petits pays. Il pourrait se payer des papiers d’identité, trouvé du travail. Petit à petit, il apprendrait l’espagnol et finirait par se débrouiller comme un indigène. Alors, il deviendrait un autre homme, il aurait de nouvelles bases, de nouvelles possibilités, une nouvelle activité.

Il s’inquiéta de sa santé, songea à ses maux de reins, à sa sinusite chronique.

Il ferait attention et tout irait bien. Et même si ses crises devaient revenir, il saurait se soigner et tout s’arrangerait pour le mieux. Mais oui, tout irait à merveille à Patavilca. Il serait heureux. Il se demanda s’ils avaient des cigarettes là-bas et quel était le goût des cigarettes péruviennes et aussi s’il trouverait dans ce pays une femme très mince et très gracieuse. L’idée lui vint d’ouvrir un petit magasin à Patavilca dès qu’il se serait familiarisé avec la langue espagnole et de vendre aux habitants toutes sortes de produits usuels. Pour cela, il irait de temps en temps s’approvisionner à Lima. Il ne travaillerait pas trop dur. Ce serait d’ailleurs inutile. Il aurait un minimum pour vivre et s’en contenterait. Il n’y a pas à dire, l’existence serait épatante à Patavilca.

Mais le meurtre de George Fellsinger… comment l’expliquer ?

Le seul inconvénient dans le projet de Patavilca, c’était la solitude. Mais partout où irait Parry, il trouverait la solitude, parce qu’il lui était impossible désormais de se lier avec les gens. S’il se faisait des amis, ceux-ci finiraient un jour par lui poser des questions embarrassantes. Ils seraient intrigués et entreprendraient peut-être une enquête pour résoudre l’énigme. Donc, Patavilca, c’était encore la meilleure solution, la plus raisonnable. Parry était heureux de voir que la raison coïncidait avec ses désirs, car, depuis qu’il avait vu la brochure de l’agence de voyages, il avait grande envie d’aller dans ce pays. Ce n’était pas la première fois qu’il voyait de telles brochures touristiques. Il en avait feuilleté souvent, mais aucun paysage ne l’avait séduit autant que Patavilca. Bon, c’était tout décidé, il irait à Patavilca ! Et une fois qu’il aurait appris l’espagnol, il ne se trouverait peut-être pas trop seul ; il ferait la connaissance de quelques Péruviens, il aurait ainsi à qui parler, avec qui flâner. Bien sûr, il éviterait de se lier intimement avec les gens, mais il entretiendrait des rapports amicaux avec certains et ne se sentirait pas perdu.

Et si les journaux cachaient quelque chose au sujet de l’assassinat de George Fellsinger ?

À Patavilca, il serait à l’abri de la police. Jusqu’à la fin de ses jours, il serait à l’abri… Une image surgit devant les yeux de Parry, une image vivante et pourtant lointaine : c’était le jour où il était venu à Eugène-Oregon, pour assister à un match de basket. Ce jour-là, il neigeait. Parry était dans sa chambre, dans un petit hôtel. Dehors le temps s’éclaircissait petit à petit, mais une épaisse couche de neige recouvrait la rue. Un petit autocar apparut au tournant. Sur le trottoir des gosses lançaient des boules de neige. Parry se rappelait que l’un de ces gosses portait un chandail vert vif et une casquette tricotée de la même teinte. L’autocar était peint en orange brillant. Quand les boules de neige s’écrasèrent sur les vitres du véhicule, le conducteur débraya et fit tourner le moteur à toute vitesse pour provoquer la détonation du tuyau d’échappement. Le jet de fumée noire fit peur aux enfants qui s’éparpillèrent à toutes jambes. Ils s’étaient sauvés, certes, mais la fuite les avait amusés. Parry aussi allait se sauver et cette perspective l’amusait. Le nuage de fumée noire symbolisait les efforts stériles de la police pour l’attraper. Mais la police allait échouer, et, une fois à Patavilca, Parry serait définitivement hors de sa portée, loin de tout ce qu’il craignait.

Il se demanda pourquoi Gert avait été tuée et aussi Fellsinger…

À Patavilca, il passerait le plus clair de son temps au soleil. Il se rassasierait de soleil partout où il irait et surtout sur la plage, au bord de l’eau violette. Peut-être la mer était-elle réellement violette là-bas, comme elle apparaissait sur les photos.

Une main effleura son épaule. Il leva la tête. C’était Irène.

Elle dit :

— Vincent… c’est l’heure.

Il rejeta la tête en arrière. Elle souriait.

Elle reprit :

— Il est quatre heures et demie. C’est l’heure d’enlever le pansement.

Il regarda son bracelet-montre : quatre heures trente.

Elle alla dans la salle de bains et revint avec une paire de ciseaux. Il se mit à trembler. Il lui semblait que son visage était très sec, lisse et tout neuf sous le bandage qui était devenu vieux et humide.

Elle se mit à couper les bandes. Elle travaillait lentement. Parry avait avancé la tête afin qu’elle puisse opérer plus à l’aise. Et les bandages s’en allaient petit à petit, doucement, facilement. Elle déroulait la gaze et tirait sur le taffetas gommé. Puis elle découpait le taffetas gommé avec ses ciseaux, et, de nouveau, déroulait une bande de gaze. Parry regardait Irène, mais elle ne voyait pas ses yeux parce qu’elle était très occupée par son travail. Après avoir défait le pansement à la hauteur de sa bouche, elle remonta, le long des joues et du nez. Il la regardait, mais le visage d’Irène restait impassible. Maintenant ses mains s’activaient au niveau de son front. Puis elle s’affaira autour de ses yeux où du sang caillé collait à la gaze. Elle tira très doucement, sans le blesser, jusqu’à ce que le bandage se détache.

Enfin, les ciseaux à la main, elle considéra fixement son nouveau visage. Et elle s’évanouit.