X

Le feu repassa au rouge.

Parry essaya de peser sur la poignée de la portière, mais les forces lui manquèrent.

Le moteur s’arrêta.

Parry ne put supporter le silence soudain.

— Remettez en route, dit-il.

Le petit homme appuya son pied sur le démarreur. La voiture fit un bond en avant et cala. Le petit homme redémarra et la voiture se mit en marche.

— C’est au rouge, dit Parry. Attendez le vert.

Le petit homme croisa les bras sur le volant et posa sa tête sur ses bras. Parry appuya sur la poignée de la portière qui s’abaissa légèrement ; puis il retira sa main. Il se demanda pourquoi il retirait sa main, pourquoi il restait dans cette voiture.

Le feu passa au vert.

— Ça va, dit Parry. C’est au vert. Démarrons.

Le petit homme releva la tête, regarda le feu vert, regarda Parry. Puis il enclencha la première vitesse et embraya. Il traversa le carrefour, tourna lentement le volant, et arrêta la voiture le long du trottoir.

Les doigts de Parry se posèrent de nouveau sur la poignée. Il regarda le petit homme.

— Pourquoi nous arrêtons-nous ?

— Laissez-moi vous regarder, dit le petit homme.

— Quoi ?

— Laissez-moi vous regarder un bon coup.

Ils se dévisagèrent. Parry serrait lentement son poing droit, et son bras tremblait. Il se demanda s’il aurait la force nécessaire pour réussir.

— Vous êtes sûr que vous ne risquez rien ? demanda le petit homme.

— Ce n’était pas moi, dit Parry. Ce n’était pas moi et je ne veux pas retourner là-bas.

— Retourner où ?

— Je ne veux pas y retourner.

Le petit homme porta la main à sa tête et se frotta le front et les yeux comme s’il avait la migraine.

— Personne n’a prétendu que vous étiez responsable, dit-il. C’était, comme on dit, un concours de circonstances, un accident…

— C’est ça, dit Parry. C’est ce que je leur ai dit : un accident.

Le petit homme se pencha vers Parry.

— À mon avis, dit-il, vous êtes encore bien mal en point.

Parry s’efforçait de traverser un énorme tonneau qui tournait à toute vitesse et le faisait trébucher. Il s’entendit prononcer : « Alors, quelles sont vos intentions ? »

Et il entendit le petit homme répondre : « Je crois que le mieux, c’est que je vous conduise à l’hôpital. »

Le tonneau s’arrêta de tourner.

— Ne vous tourmentez donc pas à mon sujet, dit Parry.

— Je ne peux m’en empêcher, dit le petit homme. Voulez-vous me faire plaisir ? Acceptez donc de vous faire examiner par un docteur !

Parry appuyait sur la poignée. Elle était maintenant abaissée et la portière s’ouvrit.

— C’est entendu, dit-il.

Il ouvrit la portière, descendit de voiture et referma la portière. Le signal passa au rouge et la voiture disparut dans la nuit.

Il se mit à marcher. Sa tête lui faisait moins mal et il lui sembla facile de respirer, facile de marcher, facile de penser. Tout commençait à s’ordonner à son idée. Il avait l’impression de tenir le bon bout et tout permettait de croire qu’il ne le lâcherait plus. Les événements s’enchaînaient bien. Les gens agissaient au mieux de ses intérêts. À commencer par Studebaker, quoique dans ce cas précis, on pouvait dire que le personnage avait eu la main quelque peu forcée.

L’agent qui avait regardé sous la couverture avait tout simplement fait preuve de négligence. Irène, elle, l’avait aidé volontairement ; mais, malgré ses confidences, la véritable raison de son intervention providentielle restait un immense point d’interrogation. Le chauffeur de taxi avait agi par bonté d’âme et George Fellsinger par amitié. C’est à cause de sa vue basse que la vieille de la confiserie n’avait pas donné l’alarme, il fallait en effet qu’elle soit myope comme une taupe pour ne pas avoir remarqué sa ressemblance avec la photo qui s’étalait en première page des journaux. Il était bien sûr qu’elle ne l’avait pas reconnu, sinon la scène de l’accident à quelques blocks de la confiserie aurait été envahie par les voitures de police. Enfin, pour ce qui était de Max, il avait lui-même précisé qu’il ne s’agissait là que d’un concours de circonstances.

Il fallait oublier cet incident qui n’avait plus d’importance. Il fallait éliminer tout ce qui n’avait pas d’importance. Il se souvint de la montre à son poignet et la consulta. Il était 2 h 55.

Il tira de sa poche le morceau de papier, jeta un coup d’œil sur l’adresse, le remit dans sa poche et accéléra son allure. Quelques minutes plus tard, il était arrivé à destination. Il examina la façade de l’immeuble qui avait trois étages et une apparence quelque peu délabrée. Les fenêtres étaient sombres et, seul, le vague reflet des réverbères jouait sur les vitres poussiéreuses. Sur le côté de l’immeuble s’ouvrait un passage très sombre, accueillant, Parry s’y engagea.

Un autre passage s’amorçait sur la droite et contournait le bâtiment par-derrière. Parry le suivit et atteignit la porte de service. Il tâtonna jusqu’à ce qu’il eût trouvé le bec-de-cane. Il pesa dessus et la porte s’ouvrit.

Il entra et referma la porte. Par l’étroite cage d’escalier, une vague lumière verdâtre tombait d’un des étages mal entretenus. Parry s’approcha de l’escalier et tourna le cadran de sa montre vers la lumière verdâtre. Les aiguilles marquaient 2 h 59. Il était l’heure. Il était en forme. Il commença l’ascension de l’escalier.

La lumière verdâtre ne provenait ni du premier, ni du second étage. Elle émanait d’une ampoule qui pendait au bout d’un fil sur le palier du troisième, éclairant plusieurs portes lépreuses à panneaux de verre dépoli. Il y avait une agence de publicité, un éditeur d’ouvrages ésotériques et une firme qui s’intitulait : « Les Entreprises Excelsior ». Parry longea le corridor, et s’arrêta devant une porte qui portait sur sa vitre dépolie l’inscription : Walter Coley. Et en dessous : Spécialiste du visage. Une pâle lueur jaune filtrait à travers le carreau translucide.

Parry frappa à la porte.

Il entendit des pas et des voix à l’intérieur. Les pas se rapprochèrent, la porte s’ouvrit, et le chauffeur de taxi apparut sur le seuil. Il avait un cigare à moitié fumé entre les dents.

— Comment ça va ? demanda le chauffeur de taxi.

— Tout va bien, répondit Parry.

Le chauffeur recula, fit entrer Parry, et referma la porte. L’entrée voulait imiter un salon d’attente. Ce n’était, en fait, qu’une pièce vétuste aux papiers peints décolorés, meublée de quelques chaises et d’un vieux tapis. La lueur jaune provenait de la pièce voisine. Le chauffeur précéda Parry, lui ouvrit la porte de la seconde pièce, et Parry y entra à sa suite.

C’était une toute petite pièce, aussi vétuste que la précédente. Un fauteuil de coiffeur démodé, acheté sans doute d’occasion, constituait à lui seul tout le mobilier. Il y avait un grand évier et trois étagères de verre portant des ciseaux, des scalpels, des forceps et autres instruments conçus pour pénétrer dans la chair. Un petit homme mince, âgé de soixante-dix ans environ, les attendait. Il avait les cheveux aussi blancs que des cheveux pouvaient l’être, une peau blanche et fine et des yeux bleus très pâles. Il était vêtu d’une chemise de sport blanche, au col ouvert et d’un pantalon de coton blanc retenu par une ceinture blanche. Il regarda le visage de Parry, puis le chauffeur de taxi.

Le chauffeur mâchonnait son cigare :

— Alors, Walt, dit-il, qu’est-ce que t’en penses ?

Coley appuya sa joue sur sa main, en soutenant son coude de l’autre main. Ses yeux revinrent au visage de Parry.

— Autour des yeux, surtout, dit-il. Et puis la bouche, les joues. Je ne toucherai pas au nez. Il est bien, son nez, ce serait dommage de l’abîmer.

— Il me faudra revenir une autre fois ? demanda Parry.

— Non. De toute façon, je ne tiens pas à vous revoir ici. Je cours assez de risques comme cela. – Il se retourna vers le chauffeur. – Sam, je n’aurai pas besoin de toi ici. Passe à côté et prends un journal.

Le chauffeur de taxi sortit et referma la porte.

Coley indiqua d’un geste l’antique fauteuil de coiffeur. Parry s’y assit. Le vieil homme actionna une pédale et le fauteuil se mit à descendre pour s’immobiliser enfin dans une position oblique. Coley approcha une lampe qu’il dirigea sur le visage de Parry. Il tira une courte chaîne, et un faisceau de lumière éblouissante jaillit de la lampe, aveuglant Parry.

Il ferma les yeux. L’appui-tête recouvert d’une serviette semblait dur à son crâne endolori. Le fauteuil inconfortable évoquait un chevalet de torture. Parry entendit le bruit de l’eau qui coule, ouvrit les yeux et aperçut Coley qui savonnait ses mains blanches devant l’évier. Coley resta devant l’évier pendant cinq bonnes minutes. Puis il secoua ses mains pour les égoutter, les leva en l’air, les doigts pendants, s’approcha du fauteuil et examina le visage de Parry.

— Ça va être long ? demanda Parry.

— Une heure et demie, dit Coley. Pas plus.

— Je pensais qu’il y en aurait pour plus longtemps… fit Parry.

Coley se pencha davantage pour étudier le visage de Parry.

— J’ai ma méthode personnelle, expliqua-t-il. Voilà douze ans que je l’ai mise au point. Le principe essentiel de cette méthode, c’est d’appeler un chat un chat. Je vais droit au but. Vous avez l’argent ?

— Oui.

— Sam m’a dit que vous pouviez payer deux cents dollars.

— Vous les voulez tout de suite ?

Coley acquiesça de la tête. Parry tira des billets de sa poche, en choisit deux de cent dollars et les posa sur le dessus d’un petit meuble à côté du fauteuil. Coley jeta un coup d’œil aux billets et s’absorba de nouveau dans l’examen du visage de Parry.

— Je suis un lâche, dit Parry. La souffrance me fait peur.

— Nous sommes tous des lâches, dit Coley. Le courage est une chose qui n’existe pas. Seule, la peur existe. La peur de souffrir et la peur de mourir. C’est pour cela que l’espèce humaine a duré si longtemps. Vous ne souffrirez pas. Je vais vous insensibiliser le visage. Vous voulez vous voir une dernière fois ?

— Oui, dit Parry.

— Redressez-vous et regardez-vous dans cette glace.

Coley lui désigna une glace sur la tablette de l’une des armoires.

Parry se regarda.

— C’est une assez jolie figure, dit Coley. Elle sera encore bien mieux quand je l’aurai arrangée. Elle ne sera plus du tout pareille.

Parry s’allongea sur le fauteuil et referma les yeux. Il entendit encore un bruit d’eau qui coule, mais il ne voulut plus rien voir. Puis ce fut le choc d’objets métalliques qu’on déplace, un tiroir s’ouvrit et se referma, l’acier heurta l’acier et de nouveau l’eau coula dans le lavabo. Il garda les yeux fermés. Et puis des mains s’affairèrent sur son visage. Elles le massèrent longuement avec de l’huile et l’essuyèrent soigneusement. Il perçut l’odeur de l’alcool dont on lui tamponnait maintenant la peau. L’eau coula de nouveau. Il y eut encore le choc de l’acier contre l’acier. Des tiroirs s’ouvrirent et se refermèrent. Parry essaya de se caler confortablement dans le fauteuil. Il songea que jamais Coley ne pourrait faire son travail en une heure et demie, ni rendre ses traits si méconnaissables que personne ne reconnaîtrait plus Vincent Parry. Cette expérience était stupide : il allait être défiguré et condamné à promener une tête monstrueuse jusqu’à la fin de ses jours. Il se demanda combien de visages Coley avait déjà défigurés. Il se dit que son visage, malgré sa laideur nouvelle, serait parfaitement reconnaissable et regretta d’être venu là, dans cette officine de charlatan à San Francisco, au lieu de s’éloigner de la ville le plus vite possible. La seule chose à faire, c’était de bondir hors de ce fauteuil, quitter cette pièce et se sauver à toutes jambes.

Mais il resta assis. Il sentit l’aiguille pénétrer dans sa peau, une fois, deux fois. Elle s’enfonça encore profondément, çà et là dans son visage. Puis il ressentit sur sa peau d’étranges effets. Des objets métalliques effleuraient sa chair, la pressaient, l’incisaient. Il ne souffrait pas, il ne sentait rien, excepté les pointes de métal qui pénétraient dans son épiderme. Des lames de différentes formes. Pour quelque obscure raison, Parry préférait garder les yeux fermés pendant l’opération.

La séance se prolongeait. Chaque minute qui passait amenait une nouvelle transformation de sa figure. Il s’habitua progressivement à la sensation de l’acier pénétrant sa chair. Il avait l’impression d’avoir éprouvé tout cela bien des fois auparavant. Le fauteuil lui sembla soudain presque confortable. Une espèce de torpeur voluptueuse, à chaque instant plus dense, envahissait son cerveau et il comprit qu’il sombrait dans le sommeil. Peu lui importait. Les attouchements, la pression de l’acier pénétrant sa chair, toutes ces sensations se succédaient à un rythme indolent qui se confondait avec la torpeur de son cerveau et s’épaississait en une grosse boule pesante. La boule roulait sur elle-même, montait parfois pour redescendre de nouveau et entraînait Parry dans sa course. Il resta un instant sur le dessus de la boule, mais bientôt il s’intégrait à elle, montait, descendait et tournoyait avec elle. Il dormait.

Il fit un rêve.

Il rêva qu’il était petit garçon à Maricopa, dans l’Arizona, un petit gars de quinze ans qui courait le long d’une rue sombre et déserte. Tout à coup il se trouva dans un endroit où une femme exécutait un numéro de trapèze volant. Un maillot collant de satin très brillant, couleur orange, la gainait du cou jusqu’aux chevilles. Ses cheveux étaient également orange, mais plus foncés. Elle avait des yeux bruns et ternes, et la peau bronzée, de cette teinte artificielle qu’on obtient avec une lampe à rayons ultra-violets. Elle était de taille moyenne et très mince. Son visage n’avait aucune beauté, bien qu’aucun de ses traits ne fût vraiment laid. C’était une femme sans charme, voilà tout. Mais c’était une merveilleuse acrobate. Elle souriait à Parry. Puis elle se mit à se balancer. Quand le trapèze fut monté très haut, elle s’élança dans le vide. Elle accomplit trois lents sauts périlleux, l’un en arrière, l’autre en avant, le troisième sur le côté, et se reposa sur le trapèze qui était revenu en sifflant reprendre sa position première. Les éléphants sur les trois pistes, bien loin au-dessous d’elle, levèrent leurs trompes et, les yeux fixés sur elle, suivirent ses évolutions d’un œil admiratif. De nouveau, le trapèze fendit l’air et pour la seconde fois elle s’élança dans l’espace, vola toujours plus haut, atteignit presque le chapiteau de la tente, pour décrire enfin la merveilleuse série de sauts périlleux en arrière et se poser une fois de plus sur le trapèze. D’abord, elle paraissait minuscule tout là-haut. Puis elle se mit à descendre et à grossir au fur et à mesure qu’elle rapprochait. Elle avait quitté le trapèze et se laissait glisser le long d’une corde lisse. Elle fit une révérence à l’adresse des éléphants. Elle fit des révérences à l’adresse de tout le monde et s’approcha de Parry. Il lui dit qu’elle était une trapéziste extraordinaire. Elle répondit que ce n’était pas difficile vraiment, n’importe qui pourrait en faire autant : lui, par exemple. Il déclara qu’il ne pourrait jamais, qu’il avait peur. Elle rit : il était bête d’avoir peur. Elle le prit par le bras et le conduisit vers la corde. Sa mince personne dans le scintillant maillot de satin orange, semblait une torche vivante. Elle se moquait de lui, riant à gorge déployée, et il vit qu’elle avait de nombreuses dents aurifiées. Il la supplia de l’emmener loin de cet endroit vertigineux et instable, loin de ce danger tourbillonnant. Le trapèze atteignait l’extrémité de sa course sifflante et elle s’élança dans le vide, entraînant Parry à sa suite.

Ils s’élevèrent dans l’espace, décrivirent des sauts périlleux en arrière, tournoyèrent, virevoltèrent. Il lutta pour lui échapper, et elle se moquait de lui. Il lutta encore, et, soudain, réussit à se libérer. Au même instant, abandonné à lui-même, il tomba. Il descendait vite, la tête la première. Il regardait la piste de sciure, les visages des spectateurs et les énormes éléphants d’un vert grisâtre qui semblaient monter vers lui. En bas, on essayait de lui porter secours, on préparait un filet pour le recevoir. Mais il fut au milieu de ses sauveteurs avant qu’ils aient pu mettre le filet en place. Il plongea parmi eux et atterrit sur la figure. Il sentit le choc lui défoncer le visage, la douleur s’enfoncer dans son visage, presser sa nuque et rebondir, pour lui inonder le visage à nouveau. Il était couché là, à plat sur le dos, les bras en croix, les jambes écartées, les yeux fixés sur tous ceux qui le regardaient. Il souffrait atrocement, il gémissait et la foule le regardait et s’apitoyait sur son sort. Au-dessus de lui, l’acrobate tournoyait toujours. Le satin orange de son maillot scintilla, tandis qu’elle s’élançait dans le vide pour un nouveau saut périlleux en arrière. Elle se retrouva miraculeusement sur le trapèze et, quoi qu’elle fût bien loin, tout là-haut, son visage était tout proche des yeux de Parry. Elle se moquait de lui. Elle riait et ses dents aurifiées étincelaient dans sa bouche.

La douleur était insupportable. Elle le brûlait comme le feu et, à travers sa souffrance, il sentait quelque chose peser lourdement sur son visage. Il ouvrit les yeux et regarda Coley.

— C’est fini, annonça celui-ci.

Le chauffeur de taxi était debout à côté de Coley, mâchonnant un nouveau cigare.

Coley, les bras croisés, sans quitter Parry du regard, prononça :

— Ne bougez pas tout de suite. N’essayez pas de parler. Ne remuez pas la bouche. Je vous ai collé du sparadrap sur toute la figure. Je vous ai laissé un petit espace à la hauteur de la bouche pour que vous puissiez vous nourrir. Servez-vous d’un tube de verre et absorbez tout ce que vous voudrez, pourvu que ce soit du liquide. Si vous voulez fumer, prenez un fume-cigarette. Mais il ne faut surtout pas bouger vos lèvres ni essayer de parler. Vous pourrez défaire les pansements dans cinq jours. Quand vous les aurez retirés, vous vous regarderez dans la glace et vous verrez un nouveau visage. À ce moment-là, tout sera complètement cicatrisé et vous pourrez vous raser.

Les yeux de Parry posèrent une question muette.

— Il n’y aura pas de cicatrices, dit Coley. J’ai fait là un travail sensationnel. Je crois que c’est la plus belle réussite de ma carrière, et pourtant j’ai déjà fait des tas de choses remarquables avec des figures humaines. Mais je n’ai jamais réussi à camoufler des cicatrices comme aujourd’hui.

La douleur semblait se vriller dans la chair, la tirailler, la creuser. Le visage de Parry brûlait, et progressivement, la brûlure se fit sentir dans ses bras. Parry regarda Coley. Ses yeux posèrent une nouvelle question.

— Je vous ai retiré votre veston, répondit Coley, j’ai roulé vos manches de chemise et je vous ai prélevé de la chair sur les bras, en haut, sur la partie postérieure. C’est tout près de l’aisselle, là où il y a de la chair en trop. Je me suis servi de cette chair pour votre figure. Maintenant, je vais vous poser une question. Si la réponse est oui, hochez très lentement la tête. Avez-vous un endroit où aller ?

Parry hocha lentement la tête.

— Avez-vous quelqu’un pour s’occuper de vous ?

Parry hocha de nouveau la tête.

— Bon, dit Coley. Quand vous arriverez là-bas, vous prendrez un crayon et du papier pour communiquer avec cette personne. Et maintenant, voici ce que j’ai à vous dire : il faut que vous couchiez à plat sur le dos. Faites-vous attacher les mains aux montants s’il y en a, pour ne pas vous retourner en dormant. Pendant la journée, il faut vous détendre. Restez assis le plus possible, lisez, écoutez la radio ou faites des réussites. Efforcez-vous de ne pas penser à votre visage, et surtout, n’y touchez pas. D’ici un jour ou deux, vous allez avoir des démangeaisons, mais, aussi pénible que cela puisse être, il ne faut en aucun cas toucher aux pansements. Je pense que maintenant vous êtes en état de vous lever.

Parry se redressa. Il s’arracha du fauteuil. Sa chemise était déboutonnée sur sa poitrine et ses manches étaient relevées très haut. La partie supérieure de ses bras était bandée. Son regard se posa sur ses bras, puis sur Coley, et celui-ci hocha affirmativement la tête. Parry déroula ses manches et boutonna ses poignets. Il reboutonna sa chemise, noua sa cravate et enfila son veston. Puis il se dirigea vers la glace et se regarda.

Il vit ses yeux, son nez et un petit trou en face de sa bouche. Il vit presque tout son front, ses oreilles et ses cheveux. Le reste n’était que bandage blanc. Des épaisseurs de gaze blanche lui couvraient le visage, maintenues tout autour de la tête par un entrelacs de sparadrap. Le pansement descendait sous son menton, couvrait la mâchoire et lui entourait le cou.

Coley s’approcha et se planta derrière lui.

— Il y a beaucoup de cire et de plastique sous ce pansement, dit-il. En ce moment c’est dur, mais d’ici deux jours, ce sera ramolli, et une partie va s’incorporer à votre nouveau visage.

Parry regarda son bracelet-montre. Il marquait 4 h 31. Il regarda Coley.

— Quatre-vingt-dix minutes, dit Coley. Exactement ce que je vous avais dit.

— On ferait mieux de s’en aller, dit le chauffeur de taxi.

Parry regarda Coley et lui tendit la main. Coley la lui serra.

— Vous êtes peut-être coupable, peut-être innocent. Je n’en sais rien. Sam prétend que vous ne l’avez pas tuée et je connais Sam depuis longtemps. J’ai beaucoup de confiance dans ses opinions. C’est surtout pour cela que j’ai accepté le travail. Si j’avais la preuve que vous étiez un tueur professionnel, je ne serais pas intervenu pour un empire. Maintenant, c’est fait. Je vous ai donné un nouveau visage, vous m’avez donné deux cents dollars, l’affaire est close. Je ne conserve aucune fiche sur mes clients et je ne fais jamais le moindre effort pour me rappeler leur nom. Quand vous sortirez d’ici, vous n’aurez plus rien à voir avec moi et moi je n’aurai plus rien à voir avec vous.

Parry regarda le chauffeur de taxi. Le chauffeur s’approcha de la porte, l’ouvrit, traversa le salon d’attente, ouvrit la seconde porte et inspecta le palier. Puis il se retourna et fit signe à Parry. Parry le rejoignit. Ils traversèrent le palier, descendirent l’escalier, suivirent le premier passage, puis le second passage et débouchèrent enfin dans une petite rue transversale. Le taxi était arrêté là. Ils montèrent, les deux portières claquèrent et la voiture démarra.

Le chauffeur suivit un itinéraire ingénieusement choisi ; il prit de petites rues peu fréquentées, ce qui lui permit de faire du chemin sans rouler à une vitesse excessive. Parry se renversa sur son siège et ferma les yeux. Il était très fatigué. Dieu merci, il avait un endroit où aller et un ami pour l’aider. La douleur continuait à lui labourer le visage et à battre dans ses bras, mais maintenant, il ne s’en souciait guère. Il avait une maison pour l’accueillir. Il avait Fellsinger. Il avait un nouveau visage. Désormais, il avait vraiment une chance de s’en tirer.

Le taxi s’arrêta.

Parry regarda par la fenêtre. Ils étaient arrivés.

Le chauffeur se retourna vers Parry et demanda :

— Comment vous sentez-vous ?

Parry fit de la tête un signe rassurant.

— Vous pensez pouvoir vous débrouiller tout seul ?

Parry inclina de nouveau la tête. Il sortit son argent de sa poche, choisit un billet de cinquante dollars et le tendit au chauffeur. Le chauffeur examina le billet et le lui rendit. Parry eut un geste de refus.

— Ce n’est pas pour gagner de l’argent que j’ai fait ça, dit le chauffeur.

Parry l’approuva d’un signe de tête. Le chauffeur tenta à nouveau de lui restituer son billet. Parry refusa encore.

— Vous êtes vraiment sûr de pouvoir vous débrouiller ? demanda le chauffeur.

Parry opina de la tête. Il était sur le point d’ouvrir la portière. Le chauffeur lui posa une main sur le poignet.

— Vous ne me connaissez pas, dit-il. Je ne vous connais pas. Vous ne me reverrez jamais, et moi, je ne vous reverrai pas davantage. Vous ignorez les noms des personnes qui vous ont aidé à changer de figure. Ou plutôt non. La tête que vous avez maintenant, vous l’avez toujours eue. Vous n’avez jamais passé en jugement. Vous n’avez jamais été à San Quentin. Vous n’avez jamais été marié. Vous ne me connaissez pas, et je ne vous connais pas. C’est d’accord ?

Parry hocha affirmativement la tête.

— Merci pour le pourboire, M’sieu, dit le chauffeur

Parry descendit du taxi qui passa en première et disparut au premier croisement. Parry gagna la porte de la maison meublée, entra, et prit dans la poche de son veston la clef que Fellsinger lui avait remise. Il ouvrit la porte intérieure.

Dans l’ascenseur, il se demanda si Fellsinger aurait un fume-cigarette à lui prêter. Il avait une terrible envie de fumer. Au troisième étage, l’ascenseur s’arrêta. Parry s’engagea sur le palier. Il songeait que Fellsinger n’avait peut-être pas de tube de verre chez lui. Quel goût aurait le rhum absorbé au moyen d’un tube de verre ? Pourvu que Fellsinger ait acheté du gin… Parry avait envie de gin et d’une cigarette. Il sentait qu’il aurait du mal à s’endormir, ce soir. Il était devant la porte de l’appartement de Fellsinger. Il introduisit la clef dans la serrure, la tourna, poussa la porte et franchit le seuil.

L’appartement était plongé dans le noir, mais, à la lumière du palier, Parry aperçut l’interrupteur à côté du chambranle. Il fit la lumière et referma le battant. Il s’était tourné vers la porte pour la fermer. Puis il se retourna vers l’intérieur de la pièce et regarda Fellsinger.

Fellsinger gisait sur le sol, la tête défoncée.