Parry passa la tête sous le bord de la couverture.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il.
— Nous sommes arrivés. J’habite ici, j’ai un appartement dans l’immeuble. Nous sommes dans la rue Geary, près du centre de la ville. Vous êtes prêt ?
— Prêt à quoi ?
— Vous allez descendre de voiture. Vous allez vous installer chez moi.
— Ça ne me dit rien.
— Vous avez une meilleure solution à proposer ?
Parry essaya de trouver une meilleure solution. Il songea à la gare et y renonça. Il avait envisagé de se faufiler dans un wagon de marchandises, mais il se rendit compte que les wagons seraient surveillés ainsi d’ailleurs que toutes les voies classiques d’évasion.
— Non, répondit-il.
— Alors, préparez-vous, Vincent. Comptez jusqu’à quinze. À quinze, j’aurai eu le temps d’entrer dans l’immeuble et l’ascenseur sera prêt à monter. Descendez de voiture, et marchez vite mais sans courir. Et surtout, n’ayez pas peur.
— Pourquoi voulez-vous que j’aie peur ?
— Allons, Vincent. N’ayez pas peur. Tout va bien, maintenant. Nous sommes chez nous.
— On n’est jamais si bien que chez soi.
— Commencez à compter, Vincent, dit-elle.
Une seconde plus tard, elle avait quitté la voiture, la portière avait claqué. Parry se mit à compter.
Quand il eut compté jusqu’à quinze, il se dit que jamais il ne pourrait sortir de la Pontiac. De nouveau, il tremblait. Ce n’est pas devant la maison de la fille que la voiture s’était arrêtée. La fille avait trouvé ce moyen pour se débarrasser de lui. Il ne lui était d’aucune utilité. Il ne pouvait rien pour elle… Elle avait emporté les clefs de la Pontiac et elle était allée faire un tour. Quand il descendrait de voiture, il ne trouverait ni maison, ni porte ouverte, ni rien. Quitter l’abri de la voiture lui parut au-dessus de ses forces et pourtant il ne pouvait y rester.
Il descendit sur le trottoir et vit devant lui un immeuble de cinq étages en briques jaunes. La porte d’entrée était entrouverte. Il referma la portière, traversa rapidement la surface pavée et gravit le perron de l’immeuble.
Ils étaient maintenant dans l’ascenseur, qui s’élevait rapidement. Il s’arrêta au second. Le corridor était peint en jaune foncé. La porte de l’appartement était verte et portait le numéro 307. La jeune femme ouvrit la porte et entra dans l’appartement. Il l’y suivit.
C’était un petit appartement luxueusement meublé. La tonalité générale était gris-mauve, avec des notes jaunes par-ci par-là. Parry souleva un briquet serti dans une boule de verre jaune. Il alluma une cigarette et jeta le paquet vide dans une corbeille à papier gris-mauve. Il examina un combiné radio-phono aux reflets jaunes, puis se surprit à étudier les albums de disques, rangés dans un casier jaune, près du meuble radio laqué.
— Je vois que vous êtes amateur de swing, dit-il.
Elle répondit de la pièce voisine.
— De grand swing.
Il entendit une porte se fermer et comprit qu’elle était passée dans la salle de bains. Tout ce qu’il avait à faire, c’était d’ouvrir la porte d’entrée, de longer le corridor et de descendre par l’échelle d’incendie. Oui, mais après ?
Tout en tirant sur sa cigarette, il s’accroupit et se mit à feuilleter les albums de disques. Quand il en arriva à Count Basie, il fronça le sourcil. Ils étaient très nombreux, les disques de Basie. C’étaient les meilleurs, ceux qu’il aimait. Il y avait Every Tub, Swinging the Blues, et Texas Shuffle. Il y avait John’s Idea, Lester Leaps In et Out the Window. Il jeta un coup d’œil vers la fenêtre, puis se replongea dans ses disques et finit par choisir Texas Shuffle. Texas Shuffle éveillait toujours en lui, il s’en souvint, la vision d’innombrables troupeaux de bœufs galopant dans la plaine immense du Texas. Il brancha le pick-up et posa l’aiguille sur le disque. Le thème se déroulait en sourdine, et emplissait Parry d’une douce béatitude. Il s’harmonisait avec le plaisir de la cigarette, les volutes de fumée montant vers le plafond, et la conscience d’être à l’abri de la police. Au moment où Texas Shuffle atteignait sa pleine puissance, la jeune femme sortit de la salle de bains. Parry se retourna pour la regarder. Elle lui adressa un sourire.
— Vous aimez les disques de Basie ? demanda-t-elle.
— J’en fais collection. C’est-à-dire, j’en ai fait collection.
— Qu’est-ce que vous aimez encore ?
— Le gin.
— Pur ?
— Oui. Avec un verre d’eau de temps en temps.
Son sourire s’effaça.
— Comme c’est étrange… commença-t-elle.
— Qu’est-ce qui est étrange ?
— Moi aussi, j’aime le gin. Et je le bois comme vous. Pur, avec un verre d’eau de temps en temps.
Il ne répondit pas. Elle passa dans une autre pièce. Le disque prit fin et Parry le remplaça par John’s Idea. Quand elle revint, le thème musical était en plein épanouissement et la main droite de Count Basie faisait des merveilles. La jeune femme portait un plateau, garni de deux grands verres, de deux verres plus petits, d’une bouteille de gin et d’une cruche d’eau.
Elle servit le gin. Parry l’observait en écoutant la musique rythmée. Elle lui tendit un verre qu’il vida d’un trait pendant qu’elle se servait. Il se versa un second verre, alluma une autre cigarette. Elle changea le disque et s’assit dans un fauteuil mauve, la tête renversée, les yeux au plafond.
— Allumez-moi une cigarette, dit-elle.
D’habitude, il humectait légèrement l’extrémité de ses cigarettes, mais il s’arrangea pour que celle-là fût sèche. Elle l’accepta et se pencha en avant pour arrêter le disque qui était terminé.
— Un autre morceau ? demanda-t-elle.
— Non. On va plutôt causer. Parlons un peu de l’avenir.
— Vous avez déjà des projets ?
— Non.
— Moi, j’en ai, Vincent. Je pense que vous devriez rester ici pendant quelque temps, en attendant que les choses se tassent et qu’une occasion se présente.
Parry, qui s’était assis par terre, se leva, s’approcha de la fenêtre et regarda dehors. La rue était presque déserte. De la fumée s’échappait d’une rangée de cheminées au-delà des toits proches. Il se détourna de la fenêtre et fixa ses yeux sur le mur gris-mauve.
— Si j’avais plein de fric, dit-il, je comprendrais encore. Mais dans la situation présente, je ne comprends pas du tout. Vous n’avez aucun intérêt à le faire. Tout ce que vous récolterez, c’est des complications et des ennuis.
Il l’entendit repousser son fauteuil, quitter la pièce. Puis ce fut le bruit d’un tiroir qu’on ouvre dans la pièce voisine.
— Je veux vous montrer quelque chose, dit-elle en rentrant dans le salon.
Il se retourna et elle lui tendit une coupure de journal. Il reconnut la typographie. La coupure était extraite du Chronicle. C’était une lettre ouverte au rédacteur en chef :
Il y a beaucoup à dire en faveur de Vincent Parry, accusé d’avoir tué sa femme et qui comparaît aujourd’hui devant le Tribunal. Je ne pense pas que vous voudrez publier cette lettre. C’est en effet à la Cour qu’il appartient de juger cet homme. Le procès d’ailleurs se déroule avec toutes les apparences de l’équité et Parry a un avocat pour le défendre.
Néanmoins il est à remarquer que l’accusation a constamment négligé de considérer les faits matériels et s’est contentée de présenter Parry comme un mari infidèle, un assassin et un embusqué. J’ignore les ennuis conjugaux de Parry. Quant à l’inculpation pour meurtre, elle n’a pas encore été retenue, et seuls les témoignages qui seront entendus au cours des prochaines séances pourront l’infirmer ou la confirmer. Mais je suis certaine d’une chose : Vincent Parry n’est pas un embusqué. J’ai appris, en effet, qu’il a fait de nombreuses démarches pour s’engager dans les forces armées, malgré sa réforme antérieure pour inaptitude physique.
La lettre était signée : Irène Janney.
— C’est vous, Irène Janney ? demanda Parry.
— Oui.
— Elle n’est pas bien sensationnelle votre lettre. Elle n’apporte pas grand-chose.
— C’était bien plus long. Le Chronicle ne pouvait pas tout publier. Il y avait de quoi remplir deux colonnes. Mais ils ont essayé d’être loyaux. Ils ont publié le passage où je témoignais que vous n’étiez pas un embusqué.
— Comment avez-vous su que j’avais essayé de m’engager ?
Elle écrasa sa cigarette dans un cendrier de verre jaune.
— J’ai un ami qui travaille au Bureau de Recrutement de votre secteur. C’est lui qui m’en a parlé. Il m’a dit que vous aviez été convoqué deux fois et deux fois refusé. D’après lui, vous n’avez pas cessé de relancer les services pour vous faire mobiliser quand même.
— Et c’est à la suite de ça, que vous vous êtes intéressée à l’affaire ?
— Non, dit Irène. Cet ami savait que l’affaire me tenait à cœur. Il est venu me voir et m’a raconté ce qui s’était passé au Bureau de Recrutement. Il m’a certifié que votre désir d’être mobilisé était vraiment sincère. Ça a encore confirmé l’impression que j’avais sur l’affaire. C’est une chose qui m’arrive quelquefois. Je m’excite sur un sujet et je m’y consacre entièrement.
— Je crois que je vais me tirer, dit Parry.
— Asseyez-vous. On va causer encore un peu. Parlons un peu de vous. Et ce rein ?
— Ça allait mieux ces temps-ci, dit Parry.
Il alluma une autre cigarette.
— C’est bizarre, ce mal de rein…
— Pourquoi ?
— Moi aussi, j’ai un rein qui ne va pas. C’est pas grave, mais, par moments, il me fait souffrir.
— Dites, je crois que je vais me tirer. Où elle est l’échelle d’incendie ?
— Restez ici, Vincent.
— Pour quoi faire ?
— Attendez au moins qu’il fasse nuit.
Il contempla le meuble radio laqué jaune, le disque immobile et brillant sur le plateau du pick-up.
— Je n’ai pas le choix, déclara-t-il. Il faut que je sois tout le temps en mouvement. Et que je fasse vite. Je ne peux pas rester ici. La police travaille, pendant que moi, je ne fais rien. Du moment qu’on me poursuit, je suis bien obligé de fuir, sans quoi on va me rattraper.
— Ce n’est pas le moment de fuir.
Il allait répondre, mais le téléphone se mit à sonner.
L’appareil était laqué jaune. Il était posé sur une table jaune, à côté d’un canapé gris-mauve. Irène décrocha.
— Allô… Oh ! Bonsoir Bob. Comment allez-vous… Merci, très bien… Ce soir ? Oh ! Bob, je suis navrée, mais ce soir c’est impossible. Non, je n’ai pas d’autres engagements, mais je n’ai pas envie de sortir ce soir… Mais non, je ne suis pas malade, mais j’ai envie de passer la soirée à la maison avec un livre, en écoutant la radio… Non, j’ai envie d’être un peu seule… Ne dites pas de bêtises… Oh ! Bob, ne faites pas l’idiot. Eh bien ! Peut-être demain… Oh ! Bob, ne faites pas l’idiot… Cela suffit, Bob, je n’aime pas quand vous dites des choses pareilles. Appelez-moi demain… C’est cela, vers sept heures demain… Bien sûr que non. Et votre travail ?… Bravo… D’accord, Bob… Oui, j’attends votre coup de fil demain, à sept heures. Bonsoir…
Parry s’avança vers la porte.
Elle se leva et lui barra le passage.
— Je vous en prie, Vincent…
— Je m’en vais, dit-il. Ce coup de téléphone m’a décidé.
— Mais, de toute façon, je n’avais pas envie de le voir.
— Possible, mais il n’en sera pas toujours ainsi. Vous aurez envie de sortir, de faire certaines choses. Et vous serez obligée d’y renoncer, parce que je serai là.
— Mais je vous ai juste demandé de rester ici ce soir.
— On va commencer ce soir. Et puis, ça va continuer. Vous voulez me donner un coup de main, mais en fin de compte, vous m’aurez rendu un mauvais service. Et moi, j’en aurai fait autant à votre égard. On ne peut que se gêner. Et maintenant, je m’en vais.
— Restez au moins jusqu’à ce soir, Vincent. Attendez qu’il fasse nuit.
— La nuit… La nuit, on ne verra pas mon visage…
Il était là, immobile, les yeux fixés sur la porte.
Elle s’écarta de lui et passa dans la pièce voisine. Il se demanda ce qu’elle y faisait. Quand elle revint, elle tenait à la main un mètre de couturière. Il posa ses yeux sur le mètre, puis sur le visage de la femme.
— Je vais vous acheter quelques vêtements, dit-elle.
— Quand ça ?
— Tout de suite. Il me faut vos mesures exactes. Je veux qu’ils vous aillent parfaitement, et qu’ils viennent de chez le bon faiseur. Je connais un magasin près d’ici.
Elle prit ses mesures. Il ne disait pas un mot. Elle notait les chiffres sur un petit agenda. Il la suivit des yeux tandis qu’elle entrait dans la pièce voisine. De nouveau, il entendit le bruit d’un tiroir qu’on ouvre. Quand elle revint dans le salon, elle comptait une liasse de billets. Une grosse liasse.
— Non, dit Parry. Laissez tomber… Maintenant, je m’en vais.
— Vous allez rester. C’est moi qui m’en vais. Et je serai de retour bientôt. En attendant, vous pouvez vous occuper. Pour commencer, vous allez vous débarrasser des haillons que vous avez sur vous. Il faut tout jeter, même les chaussures. Emportez vos affaires à la cuisine. Vous y trouverez du papier d’emballage. Faites-en un paquet que vous jetterez dans le vide-ordures. Et puis allez dans la salle de bains et prenez une douche chaude. Une bonne douche bien chaude, avec beaucoup de savon. Vous avez aussi besoin de vous raser.
Un petit rire lui échappa avant qu’elle eût pu l’arrêter.
— Qu’est-ce qui vous fait rire ?
— Je me disais que vous pourriez vous servir de son rasoir. C’est un rasoir de sûreté suédois à lame évidée. J’ai été mariée autrefois, et je l’avais offert à mon mari comme cadeau de Noël. Mais il ne l’aimait pas. Je m’en suis servie quelquefois quand j’allais à la plage. Et puis un jour quelqu’un m’a dit que la crème épilatoire était bien plus pratique.
— Qu’est-ce qu’il est devenu, votre mari.
— Il est parti.
— Il y a longtemps ?
— Il y a très, très longtemps. Je me suis mariée à vingt-trois ans et notre idylle a duré exactement seize mois, deux semaines et trois jours. Il m’a déclaré que j’étais trop facile à vivre et qu’il s’ennuyait. Au fait, je viens de penser qu’il n’y a pas de savon à barbe. Mais j’ai de la crème grasse. Massez-vous d’abord le visage avec, et ensuite, servez-vous de savon ordinaire ; comme ça, vous ne vous couperez pas. Le vide-ordures est à côté de l’évier. Mettez bien tous ces vêtements dans le paquet, n’oubliez rien ! Il vaut peut-être mieux que vous fassiez deux paquets, ils passeront plus facilement dans le conduit.
— D’accord, je ferai deux paquets.
Elle avait maintenant atteint la porte.
— Je n’en ai pas pour longtemps. Avez-vous envie de quelque chose en particulier ?
— Non.
— Voulez-vous me faire plaisir, Vincent ?
— En quoi faisant ?
— Vous serez là quand je reviendrai ?
— Peut-être.
— Je veux en être sûre, Vincent.
— Entendu, je serai là.
— Quelles couleurs aimez-vous ?
— Le gris, dit-il. Le gris et le mauve. – Il eut envie de rire, mais il se retint. – Avec une touche de jaune par-ci, par-là.
Elle ouvrit la porte et sortit. Parry resta plusieurs minutes à contempler la porte. Puis il s’approcha du plateau où se trouvait le gin, s’en versa deux verres coup sur coup, et les vida d’un trait. Il but un verre d’eau, passa dans la cuisine et trouva le papier d’emballage. Il se déshabilla, lentement d’abord, puis de plus en plus vite, car il s’était rappelé que ces vêtements étaient ceux de Studebaker et qu’ils étaient sales. Il se rendait compte pour la première fois qu’ils sentaient mauvais et qu’ils grattaient. C’était une joie de les retirer et de les jeter. Quand il fut complètement nu, il en fit deux paquets. Il trouva une pelote de ficelle dans l’armoire de la cuisine, attacha soigneusement les deux paquets et les fit tomber dans le vide-ordures. Il prêta l’oreille, tandis qu’ils descendaient le long du tuyau en frôlant les parois, puis un choc étouffé lui apprit qu’ils avaient touché le fond. La pensée que les vêtements de Studebaker et les chaussures de la prison allaient être réduits en cendres lui donna une minute de bonheur.
Il passa dans la salle de bains. Les murs et le sol étaient carrelés de jaune. Il y avait un appareil à douches, dans une cabine de verre. Il prit un pain de savon à la lavande et ouvrit l’eau en grand. Il la fit d’abord couler très chaude, puis il se savonna de la tête aux pieds. Il se rinça à l’eau chaude, puis pendant près d’une minute, reçut l’averse glacée. Il quitta enfin la cabine et se frictionna avec une serviette éponge jaune, grande comme une couverture.
La crème grasse se mélangeait bien au savon, et donnait une mousse assez épaisse sur laquelle le rasoir glissait agréablement. Parry se rasa en trois minutes, alla s’installer au salon et alluma une cigarette. La serviette jaune était drapée autour de ses hanches comme un pagne. Il examina les disques de Count Basie et se décida pour Shorty George.
Il abaissa l’aiguille, mais au moment où elle touchait le disque, il eut le vague sentiment d’une présence dans l’appartement. Ce n’était qu’un bruit, mais il fit à Parry l’effet d’une douleur au ventre.
C’était la sonnette de la porte de l’immeuble.
Parry releva l’aiguille et arrêta le pick-up. Il attendit.
La sonnette résonna de nouveau. Parry porta lentement la cigarette à ses lèvres et aspira longuement. Il s’assit sur le bord du canapé et prêta l’oreille. Il examina le téléphone intérieur, à côté de la porte et, quand la sonnette vibra pour la troisième fois, il fut sur le point de décrocher l’appareil pour dire à la personne en bas de le laisser tranquille. Il se cacha le visage dans les mains.
La sonnette se tut.
Il sentit les larmes monter à ses yeux. Elles étaient prêtes à jaillir. Il fit effort pour se reprendre en mains. Il était dangereux de pleurer. C’était une façon de se relâcher. Or, s’il y avait au monde une chose qu’il ne pouvait se permettre, c’était bien de se relâcher, de s’abandonner à cette molle et pernicieuse langueur. Il fallait rester froid et dur comme la glace, cinglant et souple comme un coup de fouet. Et méthodique comme une machine à calculer. Le bruit de la sonnette était par elle enregistré. Maintenant qu’il s’était tu, la touche rebondissait à sa position première et annulait la cote. La sonnette s’est tue, n’y pensons donc plus. Le visiteur est parti. On le raye. Et on élimine de même toutes les données susceptibles d’être éliminées. On appuie sur une touche et San Quentin est éliminé. On remonte plus loin encore et l’on élimine le procès. Et puis, par ordre chronologique : San Quentin, le tonneau, le camion, les prés vert pâle, les collines et les bois vert sombre. On élimine la Studebaker, l’homme au volant, le trajet jusqu’à San Francisco et les motards de la police. On élimine aussi les vêtements de Studebaker. La vie commence maintenant, on en est au point de départ. Le bruit de la sonnette est oublié et on va écouter Shorty George.
Parry poussa la manette du pick-up. Le disque noir se mit à tourner. Il abaissa l’aiguille et les premières variations de Shorty George éclatèrent. Parry se tenait près du pick-up. Il suivait les révolutions du disque, la formation de Count Basie s’évadait dans la quatrième dimension. Il reconnut la trompette de Buck Clayton et sourit. Son sourire d’argile tendre durcit comme du ciment, lorsqu’il entendit des coups frappés à la porte de l’appartement.
Son corps tout entier devint un bloc de ciment.
Les coups résonnaient en série, à contretemps avec Shorty George, coupés de silence. À la fin de la première série, Parry tenta d’atteindre le pick-up pour arrêter cette musique qui n’était plus de la musique, mais un bruit, – un tintamarre assourdissant qui témoignait de la présence de quelqu’un dans l’appartement. Il ne put atteindre le pick-up parce qu’il était paralysé. Il y eut une seconde série de coups, un silence, et puis la troisième série. Parry compta trois coups véhéments.
C’est alors qu’il comprit qu’on n’élimine pas tout de son passé. Il y avait des choses qu’il fallait se rappeler, dont il fallait tenir compte. Ces coups à la porte, c’était la police. Que les policiers soient là, c’était normal. Ce qui n’était pas normal, c’est qu’ils se soient laissé prendre à cette histoire de couverture. Mais, d’autre part, il était normal qu’ils aient relevé le numéro de la Pontiac au moment où elle s’éloignait. Parry reconstituait très exactement la scène : ils discutaient sur l’incident, se reprochaient de ne pas avoir mieux inspecté les vieux vêtements pour la Chine, dissimulés sous la couverture, puis se félicitaient réciproquement de la présence d’esprit dont ils avaient fait preuve en relevant le numéro de la voiture. Et maintenant, ils venaient causer un peu avec Irène Janney.
Il se retourna, parcourut la pièce du regard, cherchant une issue. Il n’y avait que la fenêtre. Shorty George avait rassemblé ses troupeaux et chevauchait vers le ranch, mais Parry ne l’entendait pas, il regardait la fenêtre.
La quatrième série de coups ébranla la porte et se répercuta à travers la pièce. Puis une voix cria : « Irène ! Tu es là ? »
Une voix de femme… Ce n’était donc pas la police. Et pourtant il y avait quelque chose dans cette voix qui terrifiait Parry plus encore que la police.
— Irène !… Ouvre-moi.
La musique était de nouveau de la musique. Parry songea à amplifier le son – peut-être n’entendrait-il plus la voix. Car il la connaissait, cette voix. Il essayait de l’identifier et, en même temps, il en redoutait l’identification. Il augmenta la puissance du pick-up.
— Irène !… Qu’est-ce qui se passe ? Ouvre-moi ! Shorty George approchait du ranch. Mais la voix sur le palier était plus forte que Shorty George.
— Irène !… Je sais que tu es là, il faut m’ouvrir ! Maintenant, la voix l’entourait de toutes parts, l’étreignait comme un étau, un étau sonore, mais où il y avait autre chose que le son, car Parry savait à qui était cette voix. C’était la voix empoisonnée de Madge Rapf.