C’était bien elle, la Studebaker d’il y avait si longtemps, le tas de ferraille qui avait ramassé Parry sur la route. Sa présence ici n’était pas possible. Elle était absolument insolite. Et pourtant elle était réelle. La Studebaker était là, garée de l’autre côté de la rue. Elle était là et elle attendait. La même Studebaker.
Parry atteignit l’immeuble sans s’en rendre compte. Il n’avait d’yeux que pour la Studebaker. Il voulait être sûr que c’était bien la même voiture. Il savait que c’était la même, mais se refusait à le croire. Et pourtant il le savait. Il n’y avait personne à l’intérieur. « Ce ne peut-être la même voiture », songea-t-il.
C’était la même.
Parry ne voulait pas se poser de « pourquoi » ni de « comment » à propos de la Studebaker. Cependant les « pourquoi », les « où », les « quand » et les « comment » assiégeaient son cerveau. Et à toutes ces questions il ne pouvait répondre. Il ne voyait qu’une seule explication possible, si tant est qu’il y en eût une : c’était une coïncidence. Mais il y a des limites aux coïncidences et, dans le cas présent, la limite était franchie. Les gens qui habitaient ce quartier appartenaient à la bourgeoisie aisée, ils gagnaient tous plus de quinze mille dollars par an. Mettons dix mille, pour donner une chance à Studebaker. Mettons sept mille cinq. Même ainsi, Studebaker n’avait pas les moyens d’habiter ce quartier. Il était de la catégorie des miteux et, de toute évidence, ses revenus étaient bien loin d’atteindre de pareils chiffres. Pourtant sa voiture était parquée en face d’un immeuble où le moindre cagibi vaudrait dix dollars par mois. Ce ne pouvait donc être la même voiture.
C’était la même.
Bon, supposons que Studebaker travaille là comme concierge. Non, ça ne colle pas. Alors c’est qu’il a un frère riche qui habite dans la maison. Non, ce n’est pas vraisemblable. Bon, eh bien ! C’est simplement que Studebaker suivait cette rue et qu’il est tombé en panne d’essence. Non, non, non et non.
Ce n’était pas la même voiture. Ce ne pouvait être la même voiture.
C’était la même.
L’aube pointa et les premiers rayons du jour se posèrent sur la Studebaker. Elle n’était pas astiquée, il lui restait à peine quelques traces de peinture et les lueurs de l’aube n’y allumèrent aucune étincelle. Elle était là, grisâtre et immobile le long du trottoir, un vieux coupé Studebaker qui attendait Parry.
Parry se détourna et s’avança vers l’immeuble. Maintenant il tremblait. Il trébucha en gravissant le perron et tomba. Sous le porche, son doigt pointa vers le mauvais bouton. Il l’ôta à temps avant d’avoir sonné. Son doigt se posa sur le bon bouton et le pressa.
Un ronflement lui répondit. Il traversa le hall, monta dans l’ascenseur, appuya sur le bouton du troisième étage. L’ascenseur se mit en marche et Parry se sentit glisser. L’ascenseur montait et Parry glissait de plus en plus. Ses yeux se fermèrent. Sur l’écran noir de ses paupières closes, réapparurent le maillot orange et le trapèze. Il vit des dents en or dans une bouche qui riait et puis tout redevint noir. Il eut un dernier éblouissement d’orange éclatant avant de sombrer dans la nuit. Il entrait dans tout ce noir qui se refermait sur lui. Il était dans le noir.
Les ténèbres se dissipèrent peu à peu, pour faire place à du gris-mauve et à du jaune. Il était sur le divan. Il leva les yeux. Irène était là, debout à côté du divan, les yeux fixés sur lui. Elle sourit.
— Je ne croyais pas que vous reviendriez, dit-elle.
Elle portait une robe jaune. Ses cheveux blonds étaient défaits et tombaient sur ses épaules.
— Quand j’ai entendu le ronfleur, continua-t-elle, j’ai eu peur. Comme personne n’est monté, j’ai eu encore bien plus peur. Et puis je me suis décidée à sortir sur le palier et j’ai vu la lumière de l’ascenseur. J’y suis allée, j’ai ouvert la porte et je vous ai trouvé. Vos pansements aussi m’ont fait une peur épouvantable, mais j’ai reconnu le complet et j’ai compris. Heureusement pour moi, vous n’êtes pas lourd, sans quoi je n’aurais jamais réussi à vous amener ici. Racontez-moi ce qui vous est arrivé.
Parry fit non de la tête.
— Pourquoi pas ?
Il fit non.
— Pourquoi ne pas me le dire ?
Il montra sa bouche. Il secoua la tête.
— Vous ne pouvez pas parler ?
Il fit non.
— Puis-je faire quelque chose pour vous ?
Il fit signe que non ; puis changea d’avis et fit un signe affirmatif. Avec un crayon imaginaire, il fit semblant de griffonner sur la paume de sa main. Elle sortit en hâte de la pièce et revint avec un bloc de papier et un crayon.
Parry écrivit :
Un chauffeur de taxi m’a reconnu. Il m’a proposé de m’aider. Il m’a emmené chez un spécialiste du visage qui m’a opéré. Puis il m’a ramené et il m’a laissé à quelques rues d’ici. Je dois garder les pansements pendant cinq jours. Je ne peux avaler que des liquides et il faut que je les absorbe au moyen d’une paille de verre. Je peux fumer si vous avez un fume-cigarette. Il faut que je couche sur le dos et, pour m’empêcher de me retourner en dormant, il faut m’attacher les poignets aux montants du lit. Mon visage me fait terriblement mal, ainsi que mes bras, car il a fallu me prélever de la peau sur les bras. Je suis très fatigué et j’ai sommeil.
Elle lut ce qu’il avait écrit.
— Vous coucherez dans ma chambre, déclara-t-elle. Je m’allongerai ici sur le divan.
Il fit non de la tête.
— J’ai dit que vous coucheriez dans ma chambre. Ne discutez pas avec moi, je vous en prie. Maintenant, je suis votre infirmière. On ne discute pas avec son infirmière.
Elle le conduisit dans la chambre à coucher et le laissa seul, pour qu’il se déshabille. Une fois couché, il frappa contre le bois du lit et elle entra. Elle se servit de mouchoirs pour lui attacher les poignets aux côtés du lit.
— C’est trop serré ?
Il fit signe que non.
— Vous êtes bien ?
Il fit oui.
— Il n’y a rien que je puisse faire encore pour vous ?
Il fit non.
— Bonsoir, Vincent.
Elle éteignit la lumière et quitta la pièce.
Quelques minutes plus tard, Parry dormait. Il se réveilla deux ou trois fois au cours de la nuit, en essayant de se retourner. Ses poignets attachés l’en empêchèrent. Le reste du temps, il dormit d’un sommeil de plomb, terrassé par la fatigue, oubliant le choc et la douleur. Il dormit jusqu’à la fin de l’après-midi, et quand il ouvrit les yeux, Irène était dans la pièce, attendant son réveil avec le plateau du petit déjeuner. Il y avait un grand verre de jus d’orange et un bol de porridge, très fluide et très crémeux, pour qu’il puisse l’absorber avec une paille en verre. Il y avait un pot de café et un verre d’eau. Il y avait aussi trois pailles en verre, toutes neuves et brillantes, et il comprit qu’elle était sortie le matin pour les acheter. Il la remercia des yeux. Elle lui sourit. Elle allongea le bras vers le bureau et y prit quelque chose qu’elle lui montra. C’était un long fume-cigarette d’émail jaune, neuf et brillant, avec une embouchure délicate.
— Vous avez bien dormi ? demanda-t-elle.
Il hocha la tête. Elle dénoua les mouchoirs, il s’apprêta à se lever, puis il la regarda. Elle sortit de la pièce. Il passa dans la salle de bains. Après avoir fait sa toilette, il prit son petit déjeuner avec les pailles de verre. Dans la pièce voisine le pick-up se mit à jouer un air de Count Basie. Irène entra dans la chambre, alluma une cigarette et regarda Parry aspirer son repas à travers la paille. Elle examina le bol, l’assiette, le verre. Ils étaient tous vides.
— Vous avez été bien sage, dit-elle en souriant. Et maintenant, vous avez sûrement envie d’une cigarette ?
Il fit signe que oui.
Elle plaça une cigarette dans le fume-cigarette et la lui alluma.
— Vous avez moins mal aujourd’hui ? demanda-t-elle.
Il opina du chef.
— Beaucoup moins mal ?
Il fit un signe affirmatif.
— Qu’est-ce que vous aimeriez faire ?
Il haussa les épaules en signe d’ignorance.
— Vous avez envie de lire ?
Il fit signe que oui.
— Qu’est-ce que vous avez envie de lire ?
Il haussa les épaules.
— Un magazine ?
Il fit signe que non.
— Le journal ?
Il la regarda. Elle souriait. Il essaya de lire dans ses yeux, mais sans résultat. Il allait hocher affirmativement la tête, mais se reprit et haussa les épaules.
Elle quitta la pièce pour revenir un instant après avec un journal du soir. Elle le tendit à Parry. Il l’approcha de ses yeux et y lut qu’un dénommé Fellsinger avait été assassiné à San Francisco aux premières heures du jour. La police imputait le crime à un prisonnier, condamné à perpétuité, qui venait de s’évader de San Quentin. Elle ajoutait qu’on avait relevé les empreintes digitales de Parry un peu partout dans l’appartement : sur les meubles, sur l’enveloppe de cellophane d’un paquet de cigarettes, sur un verre.
Seule, l’arme du crime, une trompette, n’en portait pas. La police expliquait le drame de la façon suivante : Vincent Parry s’était rendu chez son ami Fellsinger et lui avait demandé de l’aider dans sa tentative de fuite. Fellsinger, de toute évidence, avait refusé. Il avait même essayé d’avertir la police, ou du moins il en avait menacé Parry. Et c’est alors que, poussé par la colère, ou peut-être même de sang-froid, Parry avait brandi la trompette. Il avait oublié les empreintes digitales laissées par lui dans la pièce et n’avait songé qu’à la trompette. Il avait sans doute entouré sa main d’un mouchoir avant de la saisir et d’en frapper Fellsinger à la tête. Il n’y avait dans l’appartement pas d’autres empreintes que celles de Fellsinger et de Parry. Le meurtrier avait donc signé son crime. C’était Parry.
Parry leva les yeux. Irène l’observait. Il lui montra l’article.
Elle hocha la tête.
— Oui, Vincent, j’ai vu.
D’un geste, il quêta un commentaire.
— Je ne sais que vous dire. C’est vous qui l’avez tué ?
Il fit signe que non.
— Mais qui aurait pu le faire ?
Il eut un geste d’ignorance.
— Vous y étiez la nuit dernière ?
Il hocha affirmativement la tête. Puis il lui fît comprendre qu’il voulait un crayon et du papier. Elle lui apporta le bloc et le crayon et il fit des événements un compte rendu détaillé. Elle lut lentement, comme si elle voulait l’apprendre par cœur :
— Ce matin, vous n’avez pas mentionné l’assassinat de Fellsinger. Pourquoi ? demanda-t-elle en reposant le bloc-notes.
Il haussa les épaules.
— Vous m’avez caché autre chose ? reprit-elle.
Il eut un geste de dénégation. Il songeait à la Studebaker, à Max et à la Studebaker. Mais il secoua la tête de nouveau.
— Je sais qu’il y a autre chose, dit-elle. Je serais heureuse si vous ne me cachiez rien. Plus j’en sais, mieux je peux vous aider. Mais je ne peux pas vous forcer à parler. Dites-moi au moins si c’est important.
Il fit signe que non.
Elle se dirigea vers la porte. Mais avant de sortir elle se retourna vers lui.
— J’ai du travail à faire tantôt. Je consacre quelques heures chaque jour à la gestion de mes biens. Je serai de retour à six heures. Nous dînerons ensemble. Promettez-moi de rester ici. Promettez-moi de ne pas répondre si on sonne. Et, quoi qu’il arrive, quelle que soit l’idée qui vous passe par la tête, restez ici. (Il fit un geste d’acquiescement.) Il y a des cigarettes dans la pièce à côté, reprit-elle. Et si vous avez soif, vous trouverez des oranges dans le frigidaire. Vous pouvez les presser ?
Il fit un signe d’assentiment.
Elle sortit.
Il se pencha sur le journal et relut plusieurs fois le compte rendu de l’affaire Fellsinger. Il entendit Irène quitter l’appartement, se replongea dans la lecture. Il essaya de s’intéresser à la page financière et finit par réussir, passant en revue tous les cours de la Bourse, les moyennes par catégories, les cours du blé, du coton, la situation des chemins de fer et des aciéries. Il remarqua une annonce publicitaire, petite, mais ostensible dans sa sévérité, qui prônait la firme où lui-même avait travaillé jadis ainsi que Fellsinger. Puis ses souvenirs s’égarèrent à l’époque où il y tenait un emploi. Il se rappela ses débuts, les difficultés qu’il avait dû surmonter et ses efforts pour bien faire. Il avait même suivi un cours par correspondance, peu après son mariage, dans l’espoir d’obtenir quarante-cinq dollars de salaire hebdomadaire, en qualité de statisticien. Mais la méthode par correspondance posait plus de questions qu’elle n’en résolvait et il finit par tout laisser tomber. Parry se rappelait le soir où il avait rédigé une lettre à la direction, lui demandant de cesser l’envoi des cours polycopiés. Il l’avait montrée à Gert et elle lui avait dit qu’il n’arriverait jamais à rien. Ce soir-là, elle était sortie. Il se souvenait avoir souhaité cette nuit-là ne plus jamais la revoir, tout en craignant de la perdre, car il y avait quelque chose en elle qui l’attachait. Il souhaitait aussi que Gert ne puisse se passer de lui. Mais il savait qu’il n’avait aucune des qualités susceptibles de la retenir et s’étonnait qu’elle ne l’eût pas déjà quitté. Elle ne cessait de s’extasier devant un certain type d’homme : grand, maigre, aux pommettes saillantes et aux joues creuses, mais surtout très grand. Et lui, Parry, il était osseux, très mince, il avait des pommettes saillantes et des joues creuses, mais il n’était pas grand. En réalité, il n’était qu’un modèle réduit de l’homme qu’elle désirait. Au fond, elle ne restait avec lui, le modèle réduit, que faute d’avoir pu décrocher son idéal. Du moins, c’est la conclusion à laquelle il était arrivé. Quant à Gert, elle aussi était très mince, mais c’était le genre de femme qui lui plaisait. En fait, elle n’avait pas de poitrine ni de hanches et c’est ce qu’il aimait. La première fois qu’il l’avait vue, il avait été frappé par sa silhouette fine comme un roseau. Il ne voulut pas remarquer la couleur délavée de ses yeux brun clair, ses cheveux plus ternes qu’une flanelle passée, son nez mince, ses lèvres étroites et ses mâchoires aiguës. Peu lui importait qu’elle eût vingt-neuf ans à l’époque de leur mariage et qu’elle l’eût épousé parce qu’il était le modèle réduit de l’homme qu’elle désirait et qu’elle n’avait pu conquérir. Elle s’était mariée avec lui parce qu’il l’avait rencontrée à un moment critique, à l’époque où elle commençait à appréhender de rester vieille fille. Parfois, elle lui laissait entendre que lui-même avait été poussé par des inquiétudes identiques : il avait appréhendé la solitude et, faute de mieux, s’était uni à ce roseau incolore, avant qu’il soit trop tard. Il protestait de sa sincérité : s’il était le mari de Gert, c’est qu’il l’avait vraiment désiré. Il tenta de la convaincre qu’en y mettant de la bonne volonté, ils finiraient par s’entendre et vivre heureux. Pour sa part, il avait tout mis en œuvre pour la rendre heureuse. Il avait même pensé qu’un enfant contribuerait à son bonheur. Il avait tout fait pour en avoir. Mais dès qu’elle s’était aperçue de sa grossesse, Gert était allée consulter un docteur qui lui avait prescrit des médicaments. Elle prétendait que la maternité lui faisait horreur.
Tournant les pages du journal, Parry arriva à la rubrique des sports. Un match de basket-ball était prévu pour le soir même. Il songea qu’il avait toujours été un fervent du basket. Il avait fait partie d’une équipe de basket lors de son séjour à la maison de correction, en Arizona. Plus tard, lorsqu’il s’installa seul à San Francisco, gagnant seize dollars par semaine chez l’agent de change, il avait joué au basket avec une équipe du Y.M.C.A. Il assistait à des matchs de temps à autre et, une fois, il avait profité du week-end pour passer jusqu’à Eugene, dans l’Oregon, où la grande équipe de l’État rencontrait la meilleure équipe locale. Il se rappelait combien il avait désiré voir ce match et sa joie de se trouver là-bas, parmi la foule, dans le stade, lorsque les équipes eurent pris leur place sur le terrain et que le jeu fut commencé.
Il se souvenait aussi d’un samedi soir où il avait emmené Gert voir un match. Ils étaient déjà mariés depuis quatre mois. Elle répétait sans cesse que le basket-ball ne l’intéressait pas du tout et qu’elle préférait le music-hall ou les boîtes de nuit avec attractions. Lui essayait de la persuader de voir un match au moins une fois, parce que le basket-ball était quelque chose de vraiment spectaculaire et, qu’après tout, ça les changerait des music-halls et des boîtes de nuit. Elle rétorqua que si Parry préférait le basket-ball, c’était surtout parce que l’entrée du stade ne coûtait pas plus d’un dollar et demi, alors qu’une soirée dans une boîte de nuit revenait à dix ou même onze dollars. Il ressentit l’injustice de ces paroles, d’autant plus que tous les samedis soir il l’emmenait dans les endroits qu’elle aimait – des boîtes de nuit d’habitude, où, dans une soirée il dépensait non pas dix ou onze dollars, mais plutôt seize, dix-sept et même dix-neuf, car ils buvaient sec tous les deux. Mais il ne lui communiqua pas le reste de ses pensées. En effet, lorsqu’ils étaient dans une boîte de nuit, Gert ne cessait de regarder les grands hommes maigres. Elle n’avait d’yeux que pour eux. Jamais elle ne faisait attention à Parry, ni à ce qu’il disait. Elle détournait la tête et suivait du regard les grands types élancés, avec des pommettes saillantes et des joues creuses. Parfois, Parry s’arrêtait brusquement de parler et Gert ne le remarquait pas. Pourtant, un certain soir, elle s’était laissé fléchir et avait consenti à assister à un match de basket-ball. C’était une partie palpitante, très serrée ; les joueurs s’animaient de plus en plus ; Parry était en ébullition, il était heureux d’être là. Gert était assise à côté de lui. Elle n’avait pas prononcé une parole, elle n’avait pas cherché à se faire expliquer les règles du jeu, mais en dépit de ce manque de curiosité, elle paraissait s’intéresser à la partie. En réalité, elle s’intéressait aux grands types maigres et osseux qui galopaient en tous sens sur le terrain : leurs longs bras et leurs longues jambes brillaient sous les lumières crues du stade. Ils couraient, s’immobilisaient soudain, puis se remettaient à courir. Quand elle en eut assez, elle déclara qu’elle était fatiguée de voir ce spectacle idiot, cette bande de jeunes excités qui essayaient de s’estropier mutuellement pour le seul plaisir de jeter un ballon dans un panier. Elle était décidée à s’en aller. Parry lui demanda de rester jusqu’à la fin de la partie, mais elle ne voulait rien savoir et le menaça de partir seule s’il refusait de l’accompagner. Elle parlait d’une voix forte. Parry la supplia de baisser le ton, mais elle parla encore plus fort. Les gens tout autour s’impatientaient et les invitaient à suivre la partie. Gert éleva encore la voix, si bien qu’en fin de compte, il se résigna à partir. Quand ils se levèrent, il entendit des hommes se moquer de lui.
Parry en arriva à la page féminine. Il remarqua une recette de cuisine. Ça lui rappela que Gert détestait faire la cuisine. La plupart du temps, ils mangeaient dehors. Certains soirs, il rentrait chez lui fatigué et exaspéré à l’idée de ressortir pour aller faire la queue dans le hall des grands restaurants coûteux qu’elle affectionnait. Il aurait tant souhaité qu’elle apprit à faire la cuisine, car, même les quelques soirs où ils mangeaient chez eux, elle ne lui servait que des repas froids : de la charcuterie ou du poisson en conserve. Il n’y avait que le café qui fût chaud. Un soir, il essaya de lui en parler. Mais elle se mit aussitôt à hurler. Elle prit la cafetière à pleines mains et la vida par terre.
Parry se souvint qu’elle lui prenait au moins les deux tiers des trente-cinq dollars qu’il gagnait par semaine. Il se rappela qu’elle ne lui souriait presque jamais. Quand ça lui arrivait, ce n’était pas vraiment un sourire, elle s’amusait à quelque pensée qu’elle gardait pour elle. Elle ne lui avait jamais confié la raison de ces soudaines crises de bonne humeur, mais, en général, les choses qui la faisaient rire n’amusaient pas Parry. Il se rappelait qu’une fois, tandis qu’ils longeaient un trottoir, ils virent sur la chaussée embouteillée, une voiture en cogner une autre. Les pare-chocs restèrent coincés. « Joli ! » s’était-elle exclamée en éclatant de rire. Parry avait fait de son mieux pour trouver l’incident drôle, il avait essayé de rire, mais il n’y était pas survenu.
Une autre fois, ils rentraient chez eux quand ils furent doublés par un livreur à bicyclette. Le porte-bagages, devant le guidon, était chargé de paquets. Le cycliste avait heurté quelque chose et était tombé à plat sur la figure. Les paquets s’étaient éparpillés sur la chaussée. Le pauvre bougre, le visage en sang, était assis par terre et tamponnait sa blessure avec son mouchoir. Gert s’esclaffa : « Qu’est-ce qui te fait rire ? » lui demanda Parry. Elle ne répondit pas et continua à rire.
Parry se sentait las de nouveau. Son visage ne lui faisait plus très mal ; c’était une douleur sourde à laquelle il s’habituait. Mais, en y songeant, il réalisa qu’il y avait une nouvelle sensation qui se superposait à la douleur, une curieuse impression, comme si des petites plumes ou des brins de duvet s’étaient glissés sous le bandage. C’était la démangeaison dont Coley lui avait parlé. Donc tout allait bien, les plaies se cicatrisaient. Cette démangeaison le réjouissait et il souhaitait qu’elle empirât. Il tourna les pages du journal, il n’y trouva rien d’intéressant, et de plus, il était très fatigué. Il repoussa le journal, appuya sa tête sur le coussin et ferma les yeux sachant qu’il ne dormirait pas, mais souhaitant se reposer pendant un moment. Il analysait sa douleur, il était heureux de sentir les picotements de la démangeaison sous le bandage, qui se mêlaient à la douleur pour mieux l’éliminer. Il ouvrit les yeux et regarda vers la fenêtre. Il n’allait pas tarder à pleuvoir sur la ville. Le ciel était lourd, d’un gris malveillant, prêt à fondre. Il referma les yeux. Que lui importait cette pluie ? Il était là, dans cet appartement et il s’y trouvait bien. Dans moins de cinq jours, il sortirait, il s’en irait avec un nouveau visage, et tout serait pour le mieux… La sonnette retentit à l’entrée… et tout serait pour le mieux… et la sonnette insistait.
La sonnette retentit de nouveau. Puis elle se tut.
Parry resta sur place sans bouger. De nouveau il entendit la sonnerie. C’était comme si on lui eût enfoncé une aiguille dans la chair. Et puis plus rien.
Il attendit en se demandant qui était l’inconnu en bas, à l’entrée. Il quitta le divan, se dirigea vers la fenêtre et scruta la rue. Il vit quelqu’un sortir de l’immeuble, traverser la chaussée en direction d’une Studebaker, arrêtée le long du trottoir d’en face. C’était l’homme qu’il avait laissé assommé dans la forêt : Studebaker.
Oui, c’était bien Studebaker. Vêtu d’un complet différent, tout neuf, sans chapeau. Et Studebaker le cherchait. Studebaker tout seul. Sans policiers. Parry ne comprenait pas. Il cherchait désespérément une explication. Les nuages crevèrent. La pluie tomba en averse.
Parry resta devant la fenêtre et vit Studebaker monter en voiture. La machine sursauta, trépida, puis fila le long de la rue et tourna au croisement. Parry se mit à trembler. Studebaker, de toute évidence, allait prévenir les flics. Mais pourquoi maintenant ? Pourquoi pas avant ? Pourquoi avait-il attendu ? Si Studebaker n’avait rien dit aux flics jusque-là, pourquoi s’était-il décidé à aller les voir maintenant ?
La pluie tombait drue. Parry quitta la fenêtre et s’approcha du lit. Puis il pivota et alla se poster devant la commode pour se regarder dans la glace. Il décida d’enlever ses pansements et de quitter l’appartement avant le retour de Studebaker et des flics. Il porta ses mains à son visage, saisit un morceau de tissu gommé et tira. Une douleur atroce cingla son visage, pénétra dans son cerveau. Il lâcha le tissu gommé. Puis il se persuada de surmonter cette douleur et de recommencer, car il était urgent qu’il quitte les lieux et, bien entendu, il ne pouvait sortir dans la rue avec ses bandages. De nouveau il saisit le tissu et tira, mais la douleur éclata au même instant. Il comprit qu’il n’aurait pas le courage de la supporter. Il en prit donc son parti : il allait rester là, en attendant que l’on vienne le cueillir, telle était sa destinée. Il passa au salon et s’assit sur le divan, les yeux au sol. Puis, au bout d’un moment il se redressa, alla chercher le fume-cigarette dans la chambre, revint au salon et choisit un paquet de cigarettes.
Il s’assit, et le regard au sol, fuma, l’une après l’autre, neuf cigarettes. Il contempla les mégots dans le cendrier, les compta et trouva qu’ils ressemblaient à de petits cadavres. Combien de temps les flics mettraient-ils à venir l’arrêter ? Et, quand il serait entre leurs mains, combien de temps mettraient-ils pour le tuer, car cette fois, il ne retournerait pas en prison. Cette fois-ci, l’inculpation entraînerait automatiquement la peine de mort. Il leva les yeux vers la fenêtre et vit la pluie tomber drue, dense, d’un ciel gris qui semblait avoir éclaté. Rien ne l’empêchait de bondir vers la fenêtre, de briser les vitres et d’en finir une fois pour toutes. Il fit un pas en avant, s’arrêta, fit demi-tour et se planta là, les yeux fixés sur le mur. Pendant près d’une heure, il resta ainsi, immobile, fouillant dans ses souvenirs pour retrouver des miettes de sa vie et les passer en revue. Il revoyait les jours de son adolescence, dans un embrasement éclatant et jaune, sous le chaud soleil de Maricopa, où le ciel, en toutes saisons, est doré et lumineux. Les larges routes blanches de l’Arizona qui mènent vers le nord. San Francisco, gris et mauve. La grisaille et la tiédeur du bureau. Les jours et les nuits vides, les années de néant. Et la cage dans laquelle il travaillait chez l’agent de change, les cols durs et blancs des chefs de service, impeccables, amidonnés de frais tous les matins, et leurs visages de tous les jours, et leurs voix de tous les jours. Et le papier, le papier blanc, tout simple, le papier rose, le papier vert pâle, le papier à réglures violettes, vertes et noires. Les petits livres de comptabilité et les livres grand format, les énormes registres. Et les visages ! Les visages des statisticiens au salaire de quarante-cinq dollars par semaine ! Et ceux des courtiers qui touchaient parfois jusqu’à cent cinquante dollars et parfois rien du tout. Et les chefs de service qui se faisaient quinze, vingt et jusqu’à trente mille dollars par an. Et les clients qui étudiaient le tableau des cours, assis ou debout… Les clients… quelques-uns, en sortant de la salle des cours, remontaient sur leur yacht et traversaient des milliers de milles marins sur l’océan. Ceux-là se levaient le matin quand ils en avaient envie, ils pêchaient, nageaient autour de leurs grands yachts blancs, tout seuls, là-bas, au large. Et le soir ils mettaient des chemises à boutons d’émeraude, des vestons de cérémonie avec des pantalons de tussor ornés d’un galon noir et brillant le long de la couture, et de rutilantes chaussures vernies. Ils dansaient dans des petites salles de danse, à bord de leurs yachts avec des femmes élancées aux épaules nues. Des nuages d’organdi flottaient autour des corps longs et minces. Les femmes dansaient ou bien portaient délicatement à leurs lèvres des coupes de Champagne, qu’elles tenaient entre leurs doigts fins et soignés. Et un jour, ces clients revenaient chez leur agent de change, ils revenaient dans des limousines étincelantes, hâlés, souriants. Lui, Parry, dans sa cage, les regardait et déplorait que des gens aussi heureux fussent mortels, parce que la vie valait vraiment la peine d’être vécue pour ceux qui étaient riches et qui trouvaient plaisir à tant de choses. Il aimait les voir entrer dans la salle des cours, vêtus de complets coûteux, fumant des cigares chers et parlant avec des voix de gens riches. Les observer le ravissait, parce que, rien qu’à les regarder, assis dans leurs fauteuils, il sentait son existence toute embellie par mimétisme. Parfois il avait envie de leur parler et regrettait de ne pas être assez hardi pour le faire. Il aurait appris tant de belles choses en conversant avec l’un d’eux ! Il aurait fait connaissance avec les maisons merveilleuses où ils vivaient, il aurait contemplé les objets merveilleux qu’ils possédaient, il aurait écouté le récit des voyages merveilleux qu’ils avaient faits et de leurs merveilleux passe-temps. En les regardant, en songeant à leur existence de luxe, il se disait qu’avec un peu de chance et en sachant utiliser ses capacités, il parviendrait peut-être à grimper jusqu’à eux. Au fond tout était là : savoir utiliser ses capacités et bénéficier d’un coup de chance. C’est à cette époque qu’il résolut de suivre des cours par correspondance pour devenir statisticien à quarante-cinq dollars par semaine.
Il alla au salon, plaça une cigarette dans le fume-cigarette et s’allongea sur le divan, en mâchonnant l’embouchure. Il essaya de construire un microscope mental pour étudier les miettes éparses sur la table de ses souvenirs. Mais il se trouva bientôt devant un mur sous lequel il ne pouvait se glisser et qu’il ne pouvait pas escalader. Il se trouva stoppé. Et, de nouveau, la fatigue l’envahit. Il enleva le mégot du fume-cigarette et l’écrasa dans le cendrier. Puis il laissa sa tête retomber sur le coussin moelleux du divan. Il ferma les yeux, ses pensées tourbillonnèrent dans sa tête ; puis tournèrent de plus en plus lentement et enfin, il s’endormit.
Il se réveilla quand Irène ouvrit la porte. Il se redressa et la regarda. Elle était en train de refermer la porte. Des paquets encombraient ses bras. Elle s’approcha de lui et demanda :
— Comment vous sentez-vous ?
Il eut un mouvement de tête rassurant.
— Tout va bien ?
Il opina de la tête.
Elle dit :
— Je suis ponctuelle, n’est-ce pas ? Il est exactement six heures. Et maintenant, nous allons dîner. Vous avez faim ?
Il fit oui. Elle sortit de la pièce. Tandis qu’elle allait et venait dans la cuisine, il attendait allongé sur le divan. Il attendait le dîner, il attendait le coup de sonnette, il attendait Studebaker qui ne tarderait plus à arriver avec les flics.
Bien qu’il fût obligé de l’absorber à travers une paille, le dîner lui parut excellent. Il y avait du consommé, une gelée liquide de légumes et de bœuf, du pudding écrasé menu dans de la crème. Le repas fini, il fit comprendre par gestes à Irène qu’il voulait donner un coup de main pour la vaisselle, mais elle lui dit d’aller dans la pièce voisine et de mettre des disques. Il choisit un morceau de Basie : Je vous ai envoyé chercher hier et voilà que vous arrivez aujourd’hui. Rushing y déversait toute la tendresse de son cœur, quand le téléphone sonna.
Parry sursauta. Il regarda le téléphone. Le téléphone sonna de nouveau, accompagnant la plainte que lançait Rushing à la lune solitaire. Irène quitta la cuisine, jeta un coup d’œil au téléphone, puis à Parry.
Elle fit un pas vers l’appareil qui vibra de nouveau. Parry enleva l’aiguille du pick-up.
— Ne vous inquiétez pas. Je sais qui c’est, dit-elle en décrochant l’écouteur. Allô ? Oh oui. Allô, oui… Oui ?… Oh !… Je viens de dîner… Non, merci quand même… Bien… Bien. C’est entendu, quand viendrez-vous ?… Entendu… C’est parfait.
Elle raccrocha, regarda Parry :
— C’était Bob Rapf, dit-elle. Il sera ici dans une heure.