Fellsinger leva la bouteille et versa du rhum dans les deux verres.
— Quelle heure est-il ? demanda Parry. Fellsinger consulta sa montre :
— Une heure et demie.
— Il vaut mieux que je parte. Parry vida son verre de rhum.
— Quand seras-tu rentré ?
— Vers cinq heures, cinq heures et demie, je pense.
Parry plongea la main dans la poche de son veston, en tira la clef que Fellsinger lui avait remise.
— Tu en as une autre pour toi ?
— Oui. J’ai toujours eu deux clefs. Je ne sais d’ailleurs pas pourquoi.
— Je te réveille en rentrant ? demanda Parry.
Fellsinger sourit :
— Tu parles ! Je tiens à voir ta nouvelle gueule.
— Je serai complètement bandé. J’aurai l’air d’un épouvantail.
— Réveille-moi quand même, dit Fellsinger.
— Ça m’ennuie de sortir d’ici, dit Parry. J’ai peur de prendre cet ascenseur et de sortir dans la rue.
— Rien ne te force à y aller. Tu peux rester ici. Je me tue à te dire que tu ferais mieux de rester. Une fois sorti…
— Non. Il faudra le faire tôt ou tard, n’importe comment, alors autant y aller tout de suite. Ça te gênerait de me passer un paquet de cigarettes ?
— Et comment !
Fellsinger tira un paquet de la cartouche, puis un second et tendit les deux à Parry. Il quitta le divan, comme Parry se levait, et lui donna une bourrade.
— Pour l’amour du ciel, Vince, sois prudent.
— C’est entendu, dit Parry. Prudent et veinard. Tu ferais mieux de te coucher maintenant, George. Demain matin, il faut que tu ailles au bureau.
— Vince, tu seras prudent, dis ?
Fellsinger accompagna Parry à la porte. Il posa la main sur le bouton. Malgré ses efforts pour contrôler ses nerfs, sa main tremblait. Il répéta :
— Sois prudent, Vince !
Parry ouvrit la porte et longea le corridor. Il appuya sur le bouton d’appel de l’ascenseur et attendit. L’ascenseur arriva. Au moment d’y monter, Parry se retourna et vit Fellsinger qui souriait sur le pas de sa porte et lui adressait un petit signe d’encouragement. Il sourit, fit un signe de la main et entra dans la cabine. Pendant qu’elle descendait, il tira de la poche de son veston le feuillet plié. Il lut un nom : « Walter Coley » et l’adresse : « Post Street, Troisième étage – pièce 303 ». L’ascenseur s’arrêta au rez-de-chaussée et Parry sortit de l’immeuble. Il parcourut deux blocks et s’engagea enfin dans une large artère, sillonnée de rails de tramways. Un tramway arrivait, mais Parry savait qu’il ne pouvait pas y monter. Il lui fallait courir le risque de prendre un autre taxi. Il ouvrit un des paquets de cigarettes, se rappela qu’il n’avait pas de feu et le remit dans sa poche. Il regarda à droite et à gauche, mais il n’y avait pas de taxi en vue. Il descendit donc l’avenue, torturé par l’envie de fumer, une envie impérieuse. Il entra dans une petite boutique de confiserie. Il y avait une vieille femme derrière le comptoir.
— Une boîte d’allumettes, dit Parry.
La vieille femme posa deux boîtes d’allumettes sur le comptoir.
— Un cent, dit-elle. C’est tout ce qu’il vous faut ?
— Oui.
Parry sortit de sa poche quelques pièces de monnaie que le chauffeur de taxi lui avait remises. La vieille femme le regardait. Il posa cinq cents sur le comptoir.
— Vous n’auriez pas une pièce d’un cent ? demanda la vieille.
Il n’aimait pas la façon dont elle le regardait. Elle semblait étudier son visage. Maintenant, elle tournait lentement la tête vers un autre coin du petit magasin et Parry tourna son regard dans la même direction. Il suivit le regard de la vieille femme, puis le devança frénétiquement et atteignit le premier l’objet de son attention, la pile de journaux déposée à côté du comptoir de confiserie, la première page dépliée et la grande photo de Vincent Parry qui s’y étalait. Automatiquement, il creusa ses joues, fronça les sourcils, essaya de modifier l’aspect de son visage et, au moment où les yeux de la vieille femme revenaient sur lui, il se détourna brusquement et sortit du magasin.
— Et votre monnaie… lui cria la vieille.
Parry était déjà sur le trottoir, marchant vite. Après le premier tournant, il se mit à courir. Il se représentait la vieille femme au téléphone, avec un inspecteur de police à l’autre bout du fil. Il courait de plus en plus vite. Le trottoir, désert à cette heure avancée, fuyait sous ses pieds, luisant d’une lumière laiteuse dans la nuit vide. Le trottoir disparut pour faire place à la chaussée sombre. Parvenu au milieu, Parry se dit qu’il valait mieux prendre la rue latérale, pour s’éloigner de l’avenue. Il obliqua à droite et vit deux phares qui fonçaient sur lui. Il entendit un coup de klaxon et tenta d’éviter ces phares. Il perçut un autre coup de klaxon, et le raclement des freins luttant contre la vitesse, contre l’asphalte, dans leur effort pour l’épargner, et puis la voiture le heurta. En tombant sous le pare-chocs, tandis qu’il décrivait le grand cercle qui précède la chute dans l’inconscient, il songea que c’était la première fois de sa vie qu’il se faisait renverser par une voiture.