La porte s’ouvrit.
Elle était sur le seuil, les yeux fixés sur son visage, puis elle le toisa de haut en bas. Et, de nouveau, elle le dévisagea.
Elle était mince, de taille moyenne et ne pesait guère plus de cinquante kilos.
Son visage était commun, sans beauté. Ses yeux avaient plutôt la couleur d’un vieux poteau télégraphique. Son nez était court, épaté, trop large à la base, et sa bouche trop grande. Ce n’était pas qu’elle fût laide. Elle manquait simplement de charme. Son teint était hâlé, mais on devinait que c’était un hâle artificiel, obtenu par les radiations de quelques ampoules au mercure. Ses cheveux étaient teints d’une couleur orange foncé, séparés par une raie médiane et rejetés derrière les oreilles. Elle portait un vêtement d’intérieur orange vif, un pantalon de toile orange clair et ses sandales découvraient des orteils aux ongles laqués d’un orange éclatant. Elle tenait une cigarette à la main et la fumée s’élevait en volutes au-dessus de sa tête.
— Entrez ! dit-elle.
Parry entra et referma la porte derrière lui. Il s’arrêta dans la pénombre du vestibule, au plancher recouvert d’un tapis épais couleur orange. Le tapis était assez neuf. Tout dans l’appartement était d’une couleur tirant sur l’orange. Les boiseries des fenêtres étaient orange. À gauche de la baie, il y avait un grand vase irisé jaune orangé et à droite une collection de poteries indiennes blanches, décorées de dessins géométriques orange.
Elle s’assit sur un petit fauteuil rond, tendu d’orange et lui désigna un sofa orange foncé.
Parry s’assit sans la quitter du regard et posa la boîte de bonbons à côté de lui.
— Je crois que j’ai eu tort de vous laisser venir, dit-elle.
— Pourquoi ? Je vous déplais ?
— Là n’est pas la question, mais c’est quelque chose que je ne fais pas, en temps ordinaire.
— Eh bien ! Je ne peux que vous remerciez d’avoir fait exception pour moi.
Elle avisa la boîte posée sur le divan :
— Voulez-vous boire quelque chose ? demanda-t-elle.
— Volontiers, quelque chose de frais.
Elle se leva et passa dans la cuisine, d’où elle revint, portant un plateau avec deux grands verres, à demi pleins de glace, des rondelles de citron sur une soucoupe et un siphon. Elle ouvrit un petit meuble de laque orange, en tira une bouteille de gin et mélangea les boissons.
Parry but une gorgée, les yeux au tapis.
Elle regardait toujours la boîte de bonbons :
— Que vous a dit mon mari ? voulut-elle savoir.
Parry releva la tête. Elle ouvrait la bouche pour boire, et les armatures d’or étincelèrent dans sa bouche.
— Il m’a fait votre portrait.
— Un portrait fidèle ?
— Oui.
Elle but une longue gorgée, eut encore un regard pour la boîte de bonbons et reprit :
— Qu’est-ce qu’il a dit encore ?
— Que vous n’étiez pas commode.
— Il se peut qu’il ait raison.
— Il se peut aussi qu’elles me plaisent, les femmes pas commodes.
— Et vous, vous avez bon caractère ?
— Parfois. Ça dépend…
Elle sourit, entrouvrant ses lèvres et il aperçut encore ses dents aurifiées.
— Quoi encore ? insista-t-elle.
— Vous voulez que je vous parle de moi ?
— Non. Qu’est-ce qu’il vous a encore dit, mon mari ?
Ses yeux restaient fixés sur la boîte de bonbons.
— Il a dit que vous aviez failli le rendre fou.
— Et encore ? – Elle sourit, la bouche grande ouverte. De nouveau, l’or de ses dents fut visible.
— Eh bien ! dit Parry, votre mari prétend que vous êtes une drôle de comédienne.
— C’est-à-dire ?
— Vous faites semblant d’être sotte, d’être une mégère sans cervelle…
— Il a vraiment dit ça ?
— Oui, mais il a ajouté que vous étiez, en fait, une intrigante pleine d’astuce, qui ne se laisse arrêter par rien, lorsqu’elle désire quelque chose. Il prétend qu’il vous a quittée parce que vous lui faisiez peur.
— Et vous, qu’en pensez-vous ?
— Il me semble qu’il doit y avoir du vrai là-dedans.
— Vous croyez que je peux vous faire peur, à vous aussi ? demanda-t-elle en examinant la boîte de bonbons.
— De temps à autre, et c’est là qu’il faudra vous montrer prudente. Il faudra que vous sachiez choisir le moment propice.
Elle éclata de rire. Le soleil se réfléchit sur ses couronnes d’or qui étincelèrent.
— Que faites-vous dans la vie ? demanda-t-elle, et elle se remit à rire.
— Je travaille chez un agent de change, au service des obligations.
Son rire s’éteignit, elle regarda fixement Parry.
— Qu’est-ce que vous y faites, au juste ?
— Je suis courtier.
— Quelle maison.
— Kinney.
— Depuis combien de temps travaillez-vous là ?
— Depuis quelques semaines seulement. Je suis à San Francisco depuis peu, je vous l’ai déjà dit.
— Comment avez-vous fait la connaissance de mon mari ?
— Il est venu chez Kinney pour un placement.
— Tiens ! Comment s’est-il débrouillé pour trouver l’argent ?
— Oh, ce n’était pas une grosse somme.
— Combien ?
— Vous ne le saurez pas.
Elle s’était levée d’un bond :
— Allez-vous le dire, oui ou non ? cria-t-elle.
— Non.
— Très bien, alors fichez le camp !
— O.K., dit Parry qui se leva et gagna la porte.
Elle éclata de rire. Il se retourna et la dévisagea. Sa bouche semblait toute remplie d’or.
— Mais c’est qu’il partait pour de bon ! s’exclama-t-elle.
— Certainement.
— Et vous n’auriez plus cherché à me revoir ?
— Non.
— Pourquoi pas ? demanda-t-elle, avec un coup d’œil vers la boîte de bonbons restée sur le divan.
— Parce que vous auriez continué à me poser des questions au sujet de votre mari, vous n’avez que lui en tête.
— Que vous êtes bête !
— C’est possible… mais si ce n’est pas à lui que vous pensez, c’est à son argent.
— Vous n’allez pas vous imaginer des choses pareilles, tout de même ?
— C’est à voir. D’ailleurs peu importe ce que vous pensez, mais quand nous sommes ensemble, je ne veux pas entendre parler de lui ou de son argent.
— Et qui vous dit que nous nous reverrons ?
— Personne. Pas même vous, mais nous le savons très bien tous les deux.
— Ce que je peux savoir n’entre pas en ligne de compte, dit-elle sans quitter des yeux la boîte de bonbons.
— D’accord, n’en parlons plus ! D’ailleurs, c’est inutile, puisque vous savez.
Désignant la boîte de bonbons du doigt, elle demanda :
— C’est pour moi ?
— Oui.
Elle fit quelques pas, se saisit de la boîte, défit le paquet, dénoua le ruban de satin mauve, souleva le couvercle et considéra les bonbons au chocolat.
Elle sourit. Visiblement elle était flattée.
— C’est magnifique ! dit-elle.
— Je suis content que ça vous plaise.
Elle mit un chocolat dans sa bouche, découvrant ses dents aurifiées. Elle mâchait le bonbon :
— C’est vraiment délicieux.
Elle se laissa tomber dans le petit fauteuil rond, posa la boîte sur ses genoux. Un sourire de contentement entrouvrait ses lèvres et ses yeux brillaient de plaisir. Elle était émoustillée et c’est ainsi qu’il voulait la voir.
— Merci pour le chocolat, Allan, dit-elle. Allan comment ?
— Linnell.
Elle examinait la bouche de Parry.
— Dès que j’ai vu cette boîte, dit-elle, j’ai deviné que j’aimerais son contenu.
Ses yeux étaient toujours fixés sur la bouche de Parry.
— Alors, qu’en pensez-vous ? demanda-t-il. Est-ce que nous pourrons nous entendre, à votre avis ?
Elle renversa la tête en arrière, porta un chocolat à sa bouche, murmura : « Allan Linnell… » Puis elle mordit dans le bonbon. Parry comprit que le moment était venu.
— J’aurais dû vous présenter ces chocolats dans une boîte orange, dit-il.
Elle suivit le regard de Parry qui examinait le tapis couleur orange foncé.
— Oui, dit-elle, j’ai un faible pour cette couleur.
— Je parie que tout ce que vous possédez est de couleur orange.
— À peu près tout, dit-elle les yeux fixés sur la bouche de Parry.
— Même votre voiture ?
— Oui, même ma voiture. Elle est peinte en orange vif. Mes bijoux sont sertis de béryls orange et ma boisson préférée, c’est la fleur d’oranger, rien qu’à cause du nom.
— Oui, dit-il, je pense que certaines couleurs conviennent à certaines personnes.
Pendant qu’il parlait, elle étudiait sa bouche. Puis, quand elle eut saisi le sens de ses paroles, son regard se porta sur le complet. Elle leva de nouveau les yeux et les plongea dans ceux de Parry. Puis elle examina encore le complet de laine grise légèrement teinté de violet. Puis elle le considéra. Enfin, elle reporta son regard sur la boîte de bonbons, comme si elle comparait la couleur aux rayures violettes du costume. Ses yeux cherchèrent les yeux de Parry. Elle frémit et ferma les paupières. Son regard fut de nouveau sur lui.
Elle restait parfaitement immobile sur sa chaise, mais tout son corps était préparé à la fuite.
— Je vois, dit-il. Vous avez reconnu mon costume. Vous aviez tout le temps pour l’examiner l’autre nuit, n’est-ce pas ? Mais quand vous regardez mon visage, vous êtes complètement déroutée. Pourtant, il faut bien se rendre à l’évidence. C’est comme ça.
Elle essayait de se lever, mais ses jambes refusaient de lui obéir.
Il reprit :
— C’est bien moi.
— Va-t’en, dit-elle, laisse-moi tranquille.
— Trop tard, Madge, je ne peux plus m’en aller. C’est moi qui vais te tourmenter maintenant. Jusqu’à présent tu étais une menace pour tout le monde, mais aujourd’hui mon tour est venu et je n’ai pas le choix… Nous en sommes là, Madge : je vais rester et je vais te faire souffrir, car je sais maintenant que tu as tué Gert et Fellsinger et j’ai l’intention de te le faire avouer.
— Va-t’en.
— Non, Madge, tu ne peux pas m’éliminer. Tu as réussi une fois, mais c’est fini. Tu es très intelligente, Madge, mais tu n’es tout de même pas une sorcière. Il y a quelques temps, j’ai rêvé que tu étais sorcière, vêtue d’orange éclatant et perchée sur un trapèze. Tout là-haut. Tu m’as fait monter avec toi sur le trapèze, mais dès que je me suis retrouvé là-haut en ta compagnie, tu m’as laissé tomber. Je me suis écrasé sur la piste, j’étais mourant et tout le monde me plaignait, mais toi, tu étais loin dans les airs, sur ton trapèze volant et tu te moquais de moi, en découvrant tes dents en or. Je me suis réveillé de ce cauchemar, mais toi, tu n’as aucun moyen d’y échapper. Tu es toujours là-haut sur ton trapèze volant, toute seule.
— Va-t’en, Vincent, vas-t’en, je t’en supplie. Si tu t’en vas maintenant, tu ne seras jamais retrouvé.
— Mais maintenant, je veux qu’on me retrouve.
— Ils te tueront !
— Est-ce que j’ai l’air de m’en inquiéter ?
Elle frissonna et le regarda fixement.
Il reprit :
— Non, Madge, je ne suis pas inquiet. Je sais que c’est toi, la meurtrière, et je sais que j’arriverai à le prouver. J’ai des arguments. Je peux établir que tu m’as suivi depuis l’appartement d’Irène Janney, la nuit où Fellsinger a été assassiné. Ce sera la première donnée. Ensuite, j’évoquerai devant les enquêteurs des évènements plus anciens, entre autres, le meurtre de Gert. Je leur dirai pourquoi tu l’as tuée et comment tu t’y es prise. Si tu l’as assassinée, c’est parce que tu étais seule là-haut sur le trapèze volant, et tu voulais m’obliger à monter avec toi. Je n’avais pas compris à l’époque à quel point tu tenais à moi. Ce devait être terrible. Et tu t’es dit que pour m’avoir il fallait d’abord me débarrasser de Gert. Tu as pris la précaution de mettre des gants, tu as saisi le cendrier et tu l’as tuée. Dès lors, j’étais à ta merci. J’étais avec toi sur le trapèze volant. Mais une fois là-haut, tu n’as plus voulu de moi. Alors, tu m’as rejeté. Tu as dit aux flics que Gert m’avait accusé en mourant. Au procès, tu as témoigné avec beaucoup d’astuce. Tu as expliqué à la Cour que j’avais toutes les raisons de tuer Gert. Tu as persuadé le jury que j’étais l’assassin. Mes empreintes digitales sur le cendrier et ton témoignage, il n’en fallait pas plus pour me perdre. Quant à moi j’étais sans défense, parce que je ne comprenais pas. Je croyais que Gert s’était tuée accidentellement et j’étais à cent lieues de penser que tu désirais à ce point ma perte.
— Il est trop tard pour revenir là-dessus.
— Tu te trompes, Madge. L’autre soir, quand tu étais avec Bob chez Irène, tu as prononcé certaines paroles et Bob a, lui aussi, fait quelques déclarations significatives. Avec ça, j’ai de quoi retourner un jury.
Elle détourna les yeux du visage de Parry.
— Bob est avec toi ?
— Il ignore encore tout de l’affaire, mais il est avec moi, et toi, tu es toute seule. Et quand j’évoquerai le jour où Gert a été assassinée, tout le monde sera avec moi et toi, tu resteras seule. Au fond, Madge, tu as toujours été seule…
— Tu as tort de t’obstiner, Vincent, tu ferais mieux de laisser tomber. Tu veux vendre du vent, mais tu ne récolteras que du vent.
— En fait, tu as toujours été seule, parce que tel était ton désir. Quand tu obtenais ce que tu voulais, tu n’avais rien de plus pressé que de t’en débarrasser, mais tu n’admettais pas que quelqu’un d’autre ramasse ce que tu avais jeté. Tu savais qu’Irène Janney tenait à moi, et tu as tué Fellsinger parce que c’était le seul moyen d’empêcher Irène de me garder. Tu savais que j’étais bon pour la chaise électrique, après la mort de Fellsinger. Et c’est cette certitude qui t’a décidée à le tuer. De cette façon, tu étais débarrassée de moi pour toujours et personne d’autre ne pouvait m’avoir. C’était là ton principal but. C’était même la seule explication, le seul mobile de ton crime.
— Crois-moi, Vincent, laisse tomber. Tu ne peux rien prouver contre moi.
— Tu vois bien, Madge ? Même en ce moment tu cherches à me séparer d’Irène. Tu es vraiment extraordinaire, Madge ! Ce n’est pas facile de comprendre tes méthodes et tes desseins. Mais, il se trouve que la couleur orange est particulièrement visible dans les rues obscures.
— Cela ne constitue pas une preuve. Tu n’as contre moi aucun fait probant. Ce qu’il te faudrait c’est des aveux complets et tu es venu ici pour les obtenir, hein ?
— Ma foi ! Ça simplifierait les choses. Mais il n’en reste pas moins que je n’ignore plus rien de tes actions, de tes mobiles et de tes méthodes. Je connais même tes difficultés. La première fois que tu as été prise de court, c’est quand tu as frappé à la porte d’Irène, que tu as entendu jouer le phono et que je t’ai dit de t’en aller. Tu n’as pas reconnu la voix de Bob et, dès que tu es sortie, tu as examiné longuement la fenêtre. Puis, tu as téléphoné au bureau de Bob pour voir s’il y était. Peu après, tu apprenais que je m’étais évadé de San Quentin. Et c’est ici que tu as fait preuve d’une astuce peu commune. Tu as deviné le sentiment qu’Irène éprouvait à mon égard. Tu l’avais même soupçonné depuis le début, et, tout en lui donnant le change avec tes tracasseries imbéciles, tu n’avais cessé de rire sous cape, en voyant cette pauvre fille se tourmenter pour moi, alors que j’ignorais jusqu’à son existence.
— C’est elle qui t’a dit ça ! C’est elle qui t’a envoyé ?
— Mais non, tu n’y es plus du tout. C’est moi qui tiens tous les fils de l’affaire, je vois clair maintenant. Je vois même toutes les difficultés que tu as eues à surmonter. Lorsque tu as appris que je m’étais évadé, tu as dû faire face à de drôles de problèmes. Tu savais comme moi que je n’avais pas tué Gert, et tu craignais que je ne profite de ma liberté pour essayer de découvrir le véritable assassin. Tu as été prise de panique et tu as décidé d’employer les grands moyens. Lorsque tu as compris qu’Irène Janney était plus intelligente que tu ne le croyais, qu’elle m’avait trouvé et qu’elle me cachait chez elle, tu as été stupéfiante. Aussitôt, tu as décidé de surveiller l’appartement. Quand je suis sorti, tu m’as suivi jusque chez Fellsinger. Dès que je suis monté, tu es entrée dans le vestibule et tu as étudié la liste des locataires. Tu t’es souvenue de George Fellsinger. Tu as deviné que la police ne tarderait pas à l’interroger pour essayer de découvrir si j’avais repris contact avec lui. Ce n’était qu’une question de temps. Tu étais sur des charbons ardents, tu aurais voulu que je redescende tout de suite. Tu t’es cachée quelque part et quand je suis redescendu, tu t’es glissée hors de ta cachette pour monter chez Fellsinger. Déjà, en montant, tu préméditais ton crime. D’abord, tu voulais empêcher Irène Janney de m’avoir. Et puis, tu voulais empêcher Fellsinger de m’aider à découvrir le meurtrier de Gert. Tu savais qu’en tuant Fellsinger, tu me désignais à la police. Les flics n’ignoraient pas, en effet, que nous étions copains, et ils ne pouvaient pas manquer de trouver mes empreintes digitales sur les lieux du crime. Ils n’en demandaient, d’ailleurs, pas davantage. Tu es donc montée chez lui, tu l’as tué. Tu as commencé à faire de la conversation et, à peine a-t-il eu le dos tourné, tu l’as assommé. C’est bien ça, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Tu l’avoueras à la police ?
— Non.
— Ils te forceront à avouer parce qu’ils auront en main des éléments nouveaux et ils seront renseignés, sur tes mobiles. N’oublie pas Bob, il me soutiendra.
Elle sourit.
— Ça ne tient pas debout, dit-elle. Je ferai récuser Bob comme témoin partial. Et de plus, que peut-il dire ? Il aura beau leur affirmer que j’étais amoureuse de toi, il sera incapable de leur en fournir la preuve.
— Mais il l’a, cette preuve ! Il possède une déclaration écrite et signée d’un personnage que tu avais payé pour le filer. Le bonhomme a changé de camp, et a accepté de travailler pour Bob. C’est ainsi qu’il m’a suivi jusqu’à ton appartement. J’appellerais ça un témoignage probant !
Le sourire de la femme s’effaça :
— D’accord, dit-elle, c’est un témoignage probant, mais insuffisant. Le mobile de la jalousie est un peu faible…
— Bon. On trouvera autre chose. On pourra rapporter quelques indiscrétions sur les relations entre Bob et Gert.
— Bob et Gert ! Bob et Gert ? Non, non, mon cher, n’essaie pas de me faire croire ça, c’est impossible.
— C’est pourtant vrai. Quand Bob apparaîtra à la barre et reconnaîtra avoir été l’amant de Gert, la lumière se fera, une fois pour toutes.
— Mais moi, j’expliquerai que je ne savais rien sur leurs relations, que je n’en ai jamais rien su, et ce sera la pure vérité.
— Ils ne te croiront pas, Madge. Tu as embauché un détective pour suivre Bob. C’est un acte désespéré qui établit le mobile du crime. Tu as peur, maintenant. Je dirai même plus : tu as eu peur dès que tu as su que j’étais en ville. Sinon, tu n’aurais pas hésité à me livrer à la police et à lui faire savoir, d’une manière ou d’une autre, que j’étais caché chez Irène Janney. Mais tu avais peur. Tu n’as pas osé alerter la police, parce que tu pensais qu’Irène Janney et moi, nous avions fait notre enquête, et que nous étions sur le point de nous adresser nous-mêmes à la police pour lui fournir certains renseignements. Il ne te restait donc plus qu’un seul moyen pour nous contrer : c’était de me compromettre dans une nouvelle affaire de meurtre et voilà pourquoi tu as tué George Fellsinger. Une solution pratique, somme toute, mais non sans défaut. Car tu as omis un détail important : si j’avais le moyen de prouver que je n’avais pas tué Gert, pourquoi aurais-je eu besoin de tuer Fellsinger ?
— Si je te disais que j’y ai pensé…
— Tu y as pensé, mais il était trop tard : Fellsinger était déjà mort. Tu as vu ton erreur, tu t’es demandé si tu n’en avais pas commis d’autres et c’est pourquoi tu n’as pas osé alerter la police. Le soir où tu es venue à l’appartement d’Irène, tu ne jouais pas tellement la comédie, car tu étais vraiment dans de mauvais draps. Tu aurais souhaité que je ne sois pas là, car cela aurait signifié que j’avais quitté la ville, en abandonnant la partie. Pour toi, ç’aurait été une victoire, car ainsi l’assassinat de Fellsinger t’aurait apporté tout le bénéfice que tu escomptais et rien ne t’aurait plus empêchée d’aller parler aux flics. Mais c’était trop beau, tu as dû déchanter. Irène t’a dit que Bob allait arriver d’une minute à l’autre et elle ne t’a pas permis de te cacher dans la chambre à coucher. Tu as immédiatement deviné que je m’y trouvais. Tu en étais malade. Tu étais prise dans un engrenage et pas moyen de t’en libérer. Qu’est-ce qu’il cherche, ce Vincent Parry ? Qu’est-ce qui le retient à San Francisco ? Pourquoi ne s’est-il pas enfui ? Qu’est-ce qu’il attend ? Et combien de temps compte-t-il rester encore ? « J’ai peur, j’ai peur ! » C’est bien ce que tu pensais dis, Madge ?
Du bout des doigts elle lissait le pli de son pantalon de toile. Elle baissa les yeux, cala la boîte de bonbons sur ses genoux, se mit à en examiner le contenu.
Parry, les bras croisés, l’observait.
Elle choisit un chocolat, le porta lentement à ses lèvres, mais n’acheva pas son geste. Le bonbon retomba dans le creux de sa main et elle le serra dans son poing fermé. Une crème blanche gicla entre ses doigts. Madge dodelinait la tête, sa bouche s’ouvrait, comme si le souffle lui manquait. Elle serrait toujours le chocolat dans le creux de sa main, puis tout à coup, elle écarta les doigts et contempla les dégâts. Le chocolat écrasé et la crème blanche maculaient sa paume, poissaient ses doigts. Avec un petit grognement de dégoût, elle essuya sa main sur son pantalon, puis sur son vêtement d’intérieur. Elle frotta sa paume avec application jusqu’à ce qu’elle fût propre. Enfin, elle examina son pantalon et sa veste souillés, leva la tête et s’immobilisa, la bouche grande ouverte, la mâchoire affaissée.
— J’ai envie de toi, Vincent. Il m’est arrivé de pleurer toute seule, la nuit, tant j’avais envie de toi.
Il décroisa les bras et les laissa pendre à ses côtés, en un geste d’impuissance.
— C’est bon, Vincent. On va regarder les choses en face. C’est elle qui a gagné. Tu es à elle, mais moi, je suis à toi. Si tu m’abandonnes, tu retombes entre les mains de la police. Et sans moi, tu n’as aucun moyen de les convaincre de ton innocence, car je n’ai pas l’intention de me présenter spontanément pour corroborer tes dires. Le mobile, l’occasion, tout ça ne suffit pas pour prouver un crime. Tu auras besoin d’arguments plus concrets.
— Mais tu seras là, dit Parry.
Il fit quelques pas en arrière et vint se placer entre le fauteuil et la porte.
— Tu te trompes, Vincent, tu ne pourras rien prouver parce que je ne serai pas là. Pour te tirer d’affaire, il te faudrait des faits, un témoignage précis. Mais tu n’as personne pour apporter ce témoignage ! Personne.
Il l’observait toujours. Elle riait maintenant d’un petit rire léger, l’air amusé. Toutes les teintes d’orange se brouillaient, se fondaient et aveuglaient Parry. Madge riait toujours.
— Tu n’as pas de témoin… Pas de témoin, répétait-elle.
— Oui, mais les faits sont là, toi aussi tu es là, et je n’en demande pas plus.
— Les faits ne suffisent pas. Tu ne peux rien prouver sans moi.
— Mais tu es là, toi…
— Non, Vincent, ne compte pas sur moi ! dit-elle en se redressant, le sourire aux lèvres.
— Tu ne penses pas que je vais te laisser filer ?
Elle aspira une longue bouffée et il entendit l’air siffler dans sa gorge.
— Tu seras toujours traqué, reprit-elle. Irène a envie de toi, au point de vouloir fuir avec toi, d’accepter une existence de hors-la-loi, toujours en fuite, toujours sur le qui-vive… Elle sera obligée de renoncer à tout, mais ça lui est égal, du moment qu’elle est avec toi. Mais toi, tu sais ce qui t’attend et c’est pour ça que tu ne veux pas l’emmener avec toi. Elle n’a pas su te garder et elle ne t’aura jamais. Et personne ne t’aura. C’est moi qui ai voulu qu’il en soit ainsi. Je suis arrivée à mes fins. Et il en sera ainsi toujours.
Elle rit et les couronnes d’or brillèrent dans sa bouche. Parry voyait la flamme orange s’éloigner de lui, lui échapper. Madge courait à reculons, précipitant son allure, lorsqu’il chercha à l’atteindre. Il était trop tard. Les dents aurifiées étincelèrent une dernière fois et la soie orange s’illumina soudain, lorsque Madge écarta les bras, butant contre la croisée. La vitre céda, le verre vola en éclats et la femme passa au travers.
Parry se pencha à la fenêtre. Il avait passé sa tête dans la trouée du carreau brisé et il la vit tomber, telle une acrobate qui aurait lâché son trapèze volant. Il eut l’impression qu’elle l’entraînait dans sa chute tourbillonnante. Enfin, elle atteignit le pavé, cinq étages plus bas. Des femmes hurlèrent. Elles levèrent la tête et il comprit qu’elles regardaient l’homme penché à la fenêtre, au cinquième étage, dans un cadre de verre brisé. Leurs hurlements redoublèrent.
Il s’enfuit hors de l’appartement en pensant à Irène, se précipita vers l’ascenseur en pensant à Irène. Mais il se ravisa à temps, jugeant qu’il serait imprudent de fuir par l’entrée principale. Il fit demi-tour et longea le corridor jusqu’à l’escalier de secours. Il pensait à Irène. En bas, il s’engagea dans un petit passage, déboucha dans une rue étroite, puis dans une autre allée transversale et se retrouva enfin dans une rue dans laquelle passait un tramway. Il attendit le tramway en pensant à Irène. Le tramway arriva et l’emporta jusqu’au centre de la ville. Il courut vers son hôtel, sans cesser de penser à Irène. Il monta dans sa chambre, changea de complet et fit sa valise. Puis il descendit, paya une journée d’hôtel, précisa au gérant que des raisons indépendantes de sa volonté l’obligeaient à quitter la ville, et tout en parlant, il pensait à Irène. Il la voyait toute seule dans son petit appartement, puis à la fenêtre, telle qu’elle lui était apparue au moment de son départ, alors qu’elle souhaitait par-dessus tout s’en aller avec lui. Et, mentalement, il s’efforçait de lui expliquer qu’il ne désirait rien tant que de l’emmener, mais qu’il fallait y renoncer, car désormais il lui était impossible de prouver son innocence. Il serait toujours traqué, toujours en fuite. Pouvait-il lui faire partager une existence aussi précaire, aussi inquiète, aussi instable ? De temps à autre, ils goûteraient quelques instants de répit, mais jamais ils ne seraient parfaitement tranquilles. Un homme ne peut pas imposer à une femme une telle existence. Il voyait Irène toute seule dans son appartement et songeait qu’elle serait seule jusqu’à la fin de ses jours. Il refréna son envie d’aller la chercher pour l’emmener avec lui. Il n’en avait pas le droit. Ici, elle avait un foyer, elle était en sécurité. Mais avec lui, elle ne serait jamais en sécurité. Elle n’aurait pas de foyer, parce qu’une planque n’est pas un foyer. Et Parry avait l’expérience de la vie traquée, de l’angoisse et de la fuite. Il n’avait pas le droit d’imposer une telle existence à la femme qu’il aimait, même en sachant qu’elle serait heureuse de la partager. Il savait d’avance qu’elle accepterait son sort sans une plainte, qu’elle sourirait et affirmerait que tout était pour le mieux. Irène était comme ça ! Irène, la fille dont il avait rêvé ! Celle qui lui aurait donné le bonheur dont il avait rêvé, la charmante et pure féminité qu’il avait toujours désirée et à laquelle il aspirait toujours et plus que jamais. Il croyait entendre la voix d’Irène à son oreille qui l’adjurait de ne pas l’abandonner. Et il entendait sa propre voix se joindre à la sienne, plaidant leur cause commune. Mais sous l’éclatant soleil, la rue paraissait toujours noire.
En sortant de l’hôtel, il marcha au hasard et découvrit enfin la station d’un service d’autocars. Il entra dans la salle, se frayant un chemin dans la foule des voyageurs aux vêtements bon marché. Certains étaient assis sur la banquette, face aux guichets. Il s’approcha du comptoir. Un jeune homme lui demanda sa destination. « Patavilca », répondit Parry. « Pardon ? » fit le jeune homme. Parry se reprit alors. C’est en Arizona qu’il voulait aller. « Où cela en Arizona ? » demanda le jeune homme. « À Maricopa », répondit Parry.
Le jeune homme déplia une carte routière : « Vous voyagez seul ? » s’informa-t-il.
Parry acquiesça d’un signe de tête. Le jeune homme lui remit un billet, et Parry alla s’asseoir sur le banc. Il faisait chaud et humide dans la salle d’attente et Parry se mit à songer à Arbogast.
Nul ne saurait jamais qui l’avait tué. Les flics ne se donneraient même pas la peine de rechercher le meurtrier. Arbogast figurait sur leurs fiches, il était connu comme un escroc, comme un maître chanteur à la petite semaine et sa mort pouvait être considérée comme un bon débarras. On classerait l’affaire sans plus de façon. Le cadavre d’Arbogast serait découvert un jour, par hasard, la police l’identifierait, le ferait enterrer et tout le monde s’en trouverait soulagé. Mais pour Parry, il n’y avait pas grand-chose à espérer. Toute l’affaire était mal engrenée, et le monde entier semblait tourner à l’envers. L’opinion de la police était faite. Le cas de Parry était catalogué. Il avait tué sa femme. C’était évident. Ensuite il avait assassiné son meilleur ami. Enfin, emporté par son élan, il s’était mis à la recherche de la femme qui l’avait dénoncé, et, l’ayant trouvée, il l’avait jetée par la fenêtre.
Un vague sourire détendit les lèvres de Parry. Il évoquait le chauffeur de taxi et son ami Coley. Est-ce qu’ils discutaient encore de l’affaire, ces deux-là ? Sans doute, ils ne pouvaient confier à personne la lamentable histoire. Le chauffeur devait soupirer : « Ça m’apprendra à rendre service aux gens ! » Et Coley remarquait que ça ne servait à rien de se désoler, que n’importe comment l’erreur était consommée et qu’il n’y avait pas à revenir là-dessus. Mais ils ne risquaient pas d’oublier l’expérience. Ils resteraient persuadés jusqu’à la fin de leurs jours qu’ils avaient aidé un tueur à commettre deux nouveaux crimes. Et Parry s’en affligeait. Il aurait voulu les rassurer, leur expliquer…
Quelqu’un demandait à la cantonade :
— Est-ce qu’il leur arrive de partir à l’heure, à ces autocars ?
Une femme maigre, qui portait deux bambins sur ses genoux, répondit d’un ton amer :
— Ils s’en fichent. Ils se soucient bien de nous !
— C’est comme ça, la vie, reprit son interlocuteur, un grand bonhomme aux lèvres minces et affaissées, coiffé d’un chapeau de paille. Sa cravate était nouée à trois centimètres au-dessous du col.
— Oui, ajoutait-il en plissa sa bouche comme s’il venait d’avaler du vinaigre. La vie est une bataille à un contre tous, depuis la naissance jusqu’à la mort. Et nul ne s’intéresse à son prochain.
— Il fait tellement chaud ici ! reprit la femme.
Le plus petit des deux enfants se laissa glisser par terre. Elle le rattrapa.
— Tiens-toi tranquille !
Le bonhomme soupira. Il ôta son chapeau de paille et gratta le sommet de son crâne chauve.
— Oui, renchérit-il en regardant le mur, c’est comme ça la vie.
— Des fois, dit la femme, je me sens à bout de forces. Tout me dégoûte. C’est pas une vie quand on n’a plus rien à espérer.
Le bonhomme désigna les enfants.
— Vous avez les gosses, dit-il, c’est quelque chose. Tenez, moi, je n’ai personne.
— C’est pas mes enfants, c’est les gosses à ma sœur. Je m’en suis occupée pendant sa maladie, mais maintenant qu’elle est guérie, je les lui ramène.
— Où ça ?
— À Tucson. Après, faudra revenir et retrouver ma solitude. La vie est dure pour ceux qu’ont perdu l’espoir, c’est moi qui vous le dis…
— J’aimerais bien qu’ils soient à moi. Regardez-les : c’est de braves petits gars.
L’homme regardait la femme, il tripota sa cravate, en resserra le nœud qui brillait comme une petite lampe perdue au fond d’une rue obscure.
Parry se leva et quitta la salle d’attente. Il marchait d’un pas vif. Dans un drugstore, à l’angle de la rue, il prit l’annuaire du téléphone. Il trouva le numéro qu’il cherchait, pénétra dans la cabine, introduisit une pièce dans la fente, composa le numéro et attendit. À l’autre bout de la ligne, la sonnerie retentit une fois, deux fois. Puis la voix qu’il espérait fit : « Allô »
Il dit : « C’est Allan. »
— Où êtes-vous ? Vous allez bien ?
— Oui. Et que faites-vous ?
— Rien. Je suis seule, chez moi.
— Très bien. Écoutez : la meurtrière, c’était Madge. Mais je ne peux pas le prouver. Je suis allé chez elle pour la faire avouer, et elle s’est suicidée. Elle s’est jetée par la fenêtre. Vous lirez le compte rendu dans les journaux du soir. On va m’accuser de l’avoir jetée dans le vide. Je voulais vous dire que ce n’est pas vrai. Je ne l’ai pas poussée.
— Ce n’est pas pour ça que vous m’avez appelée, vous avez autre chose à me dire.
Il sourit et des larmes montèrent à ses yeux.
— Ça fait du bien quand on a quelque chose à espérer dans la vie, dit-il. Procurez-vous une carte de l’Amérique du Sud. Sur la côte du Pérou, il y a un petit port : Patavilca. Voulez-vous répéter le nom de la ville et le nom du pays ?
— Patavilca, au Pérou.
— C’est parfait. Maintenant, écoutez-moi : je ne vous écrirai pas. De toute façon, nous ne pouvons pas correspondre. Il nous faudra attendre. Il ne faudra rien presser. La police est capable de découvrir un indice et de vous avoir à l’œil. Elle peut vous faire filer pendant quelque temps. Cependant, si je parviens jusqu’à Patavilca, je vous attendrai là-bas. Et si vous voyez que tout va bien, que la voie est libre… Ça en fait des si !
— Passons sur les si, dit-elle. J’ai compris, et je n’en demande pas davantage. C’est entendu. Et maintenant, raccrochez… Raccrochez, tout simplement.
Il raccrocha. Au pas de course, il retourna à la station. Un autocar se rangeait doucement le long du trottoir, face à la petite salle d’attente. Les passagers se bousculaient devant l’entrée, se précipitaient dans le car, en quête de sièges libres. Parry trouva une place au fond du car. À l’avant, l’homme au chapeau de paille avait pris place à côté de la femme maigre. Les deux garçonnets occupaient des fauteuils jumeaux de l’autre côté de l’allée centrale. D’un bond, le chauffeur monta dans le car et fit claquer la portière. Dehors piétinait un groupe clairsemé de parents et d’amis, qui agitaient leurs mouchoirs. Le chauffeur mit le moteur en marche, se retourna vers les voyageurs :
— En route ! cria-t-il à la cantonade.