Son corps eut un mouvement très doux, très lent et puis elle s’affaissa sur le sol. Elle semblait très lasse et toute petite. Parry ne chercha pas à comprendre la raison de son évanouissement. Mais il ressentait pour elle une immense compassion. Il alla dans la salle de bains, saisit un verre, fit couler l’eau froide… Soudain, il eut conscience de la glace qui se trouvait devant lui. Il leva les yeux.
Il vit son nouveau visage.
Il fronça les sourcils.
Il ne parvenait pas à croire que l’image dans la glace était la sienne. Non, ce ne pouvait être lui.
C’était si inattendu, si différent, qu’il fut pris au dépourvu. La forme de son visage avait changé. L’aspect en était complètement nouveau. Les yeux, le nez et les lèvres étaient bien les mêmes. Mais ils n’étaient plus à la même place. Il n’y avait rien d’effrayant dans ce nouveau visage. Au contraire, tout était intéressant et même fascinant. L’homme qui avait accompli ce travail était un magicien. Parry se demanda pourquoi Irène s’était évanouie. Il approcha son visage de la glace : on ne distinguait aucune cicatrice apparente. Il fallait y regarder de très près pour déceler les traces infimes du scalpel. Cinq jours seulement ! C’était stupéfiant ! Rien ne permettait de penser que c’était là un visage transformé. Pourtant ses traits avaient subi des modifications. De la chair prélevée sur ses bras y avait été greffée, l’acier avait pénétré dans l’épiderme et rien n’était plus comme avant. Les tissus n’étaient pas abîmés, l’harmonie des traits n’était pas rompue, mais le visage était tout autre. La peau était lisse et, mieux encore, une barbe pâle, une barbe de cinq jours recouvrait le menton.
L’évanouissement d’Irène stupéfiait Parry.
Il pressa son visage contre la glace et fit une grimace. Ses traits se tendirent et se détendirent tout à fait normalement, comme si ce nouveau visage lui avait toujours appartenu. Il toucha sa peau, et c’était vraiment la sienne, aussi sensible qu’avant. Il voyait sa main sur son visage et il sentait le contact de ses doigts. Aucune douleur, la sensation n’avait rien d’étrange, mais il était étrange de voir ses mains d’autrefois sur son visage nouveau.
Peut-être la barbe y était-elle pour quelque chose. Mais il n’y avait pas beaucoup de barbe, et les traits du visage se dessinaient clairement sous la broussaille des poils. Ce n’était donc pas la barbe… Mais pourquoi Irène s’était-elle évanouie ?
Il remplit le verre d’eau froide et retourna au salon. Il trempa ses doigts dans l’eau et aspergea le visage d’Irène. Elle ouvrit les yeux et tenta de se redresser. Puis elle le regarda, frissonna et referma les paupières. Il l’aspergea encore. Elle le regarda de nouveau et s’assit. Ses yeux étaient dilatés.
— Je suis donc si laid ? demanda-t-il.
Sa voix avait changé.
Il reprit :
— Moi je ne me plains pas de ma tête. Et si je la trouve acceptable, je ne vois pas pourquoi vous n’en feriez pas autant.
Sa voix avait vraiment changé. Autrefois elle avait été légère, mais maintenant elle l’était encore davantage et rendait un son un peu creux.
Irène se leva sans le quitter des yeux et prononça :
— Je m’attendais à voir quelque chose d’horrible.
— C’est pour cela que vous vous êtes évanouie ?
Elle fit signe que oui, sans cesser de le regarder. Ses yeux étaient toujours dilatés et inquiets. Elle reprit :
— Oh ! Je crois que c’est l’accumulation de toutes les émotions. Je suis désolée.
Il était embarrassé et finit par murmurer :
— Ce sont des choses qui arrivent.
— Allez-vous raser, dit-elle, c’est peut-être mon imagination qui travaille.
Il s’en alla dans la salle de bains. De nouveau, il s’examina dans la glace ; puis il se savonna. Le savon faisait sur sa peau le même effet qu’à l’ordinaire. Le rasoir aussi. Et ensuite l’eau fraîche lui procura exactement la même sensation qu’autrefois. Il s’essuya le visage avec une serviette et jeta un dernier regard : son visage était brillant, net et propre. La chair qu’on avait prélevée sur ses bras s’était fondue. Il n’en trouvait pas trace sur son visage. Et les cicatrices sur ses bras étaient déjà refermées depuis deux jours. Enfin, il avait un visage neuf et déjà il sentait que cette tête étrangère lui appartenait vraiment. C’était de la magie.
Il entra au salon en boutonnant son col.
Irène le regardait, il refit son nœud de cravate. Elle dit :
— Oui, c’est incroyable.
— Vous croyez pouvoir vous y habituer ?
— Je n’en sais rien, je me demande ce que je vais faire.
— La question ne se pose pas, dit-il. Maintenant tout va bien, je peux m’en aller et vous n’aurez plus à vous inquiéter.
Elle regarda la fenêtre. Dehors la pluie tombait à torrents comme déversée à pleins seaux. Le vent ébranlait ce mur liquide et des éclaboussures volaient de toutes parts. C’était un de ces gros orages comme il y en a de temps en temps lorsque le vent chaud et violent, venu de la mer, rabat les nuages qui descendent du nord.
— Et quand partez-vous ? demanda-t-elle.
— Tout de suite.
— Non.
— Je ne peux plus rester ici.
— Où irez-vous ?
— Je n’en sais rien.
— Moi non plus, je ne peux plus rester ici, dit-elle.
— Et pourquoi ?
— Je sens que je ne peux plus, c’est tout.
— Je ne vous comprends pas.
— Moi non plus, je ne comprends pas, mais c’est comme ça, je ne peux plus rester ici, il faut que je parte, que j’aille ailleurs.
Il ramassa un paquet de cigarettes. Elle fit signe qu’elle en voulait une. Il l’alluma pour elle, puis une autre pour lui. Il regarda par la fenêtre et dit :
— C’est bon, Irène, racontez. Racontez tout.
— Par quoi dois-je commencer ?
— Votre père ?
Il se dirigea vers la fenêtre, considéra la violence et la vitesse de la pluie. Puis il se tourna et la dévisagea.
— Eh bien ! Ce n’est pas mon père qui a tué ma belle-mère, dit-elle. C’était un accident. Il me l’a dit. Je le crois et je le croirai toujours. De même je croirai toujours que vous n’avez pas tué votre femme et que vous n’avez pas tué George Fellsinger.
— Oui, mais en ce qui concerne Gert et Fellsinger, il ne s’agit pas d’accidents. Quelqu’un les a bel et bien tués. Ce n’est pas vous.
— Alors, qui ?
— Je n’en sais rien.
Il s’assit sur le divan et agita sa cigarette dont le bout incandescent décrivait des cercles dans l’air.
— Peut-être est-ce Madge ? dit-il.
— Peut-être.
— Ou Bob Rapf ?
— Peut-être. (Il cessa de jouer avec sa cigarette, la porta à sa bouche, avala la fumée et l’expira lentement sans quitter Irène des yeux.) C’est peut-être vous ? dit-il.
Elle s’approcha du divan et s’assit à l’autre extrémité. La tête renversée en arrière, les yeux au plafond, elle dit :
— Peut-être.
Parry aspira de nouveau la fumée.
— Je ne sais pas pourquoi je m’occupe de ces choses. Ça n’a plus d’importance… Je n’ai même plus envie de me venger. Je vais quitter le pays et c’est tout. J’ai un nouveau visage, personne ne me reconnaîtra et il serait temps que je me mette en route sans plus tergiverser.
— Mais vous êtes curieux, n’est-ce pas ?
— Sans doute, dit-il. Je crois que je deviens curieux.
— Et vous êtes en colère ?
— Non, je ne suis pas en colère. J’avais toujours cru que Gert était morte accidentellement. Maintenant je sais qu’elle a été victime d’un assassinat, je devrais éprouver de la colère, mais je ne sens rien. Même la mort de Fellsinger n’a pas provoqué de colère en moi. Sa fin m’attriste, mais moins que l’on ne pourrait l’imaginer, il tirait si peu de satisfaction de l’existence… Ce que je ne peux vraiment pas comprendre, c’est la raison pour laquelle on l’a tué.
— Et votre femme ?
— Sa mort me semble plus explicable.
— Bon, c’est déjà quelque chose. Commençons par là.
— Non. Je ne veux plus agiter ces problèmes. Je veux les éliminer. J’ai eu mon compte. Je ne veux plus qu’une chose, oublier tout cela.
— Pourtant, si vous faisiez un effort, vous pourriez découvrir quelque chose peut-être.
Il leva la tête vers elle et fixa son regard sur ses prunelles grises :
— Vous voulez vraiment que j’essaie ? demanda-t-il.
— Oui, si vous croyez que ça vaut la peine. Si vous avez une chance de trouver un indice qui permettrait de reconstituer toute l’affaire… un endroit donné, un moment donné, d’où l’on pourrait remonter jusqu’aux sources…
— Oui, dit-il, en considérant toujours ses yeux gris. Je pense à un lieu et à un moment où je n’ai pas vu très clair. Le lieu c’était la grand-route. Le moment c’était celui où vous m’avez suivi dans le bois.
— Remontez plus loin. Remontez jusqu’au procès.
Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi je me suis intéressée à ce procès ?
Il baissa la tête et les yeux au sol demanda :
— Êtes-vous tellement sûre de l’innocence de votre père ?
— Aussi sûre que de la vôtre, aussi sûre qu’il existe un monde, un soleil et des étoiles. Ma réaction a été des plus normales quand j’ai découvert une similitude entre votre cas et celui de mon père au moment du verdict. Je ne pouvais pas intervenir efficacement, j’avais la conviction qu’il s’agissait là d’un accident, tout comme dans le cas de ma belle-mère. Je me suis donc contentée d’écrire des lettres idiotes aux journaux.
Il opina de la tête.
— Jusqu’ici tout me paraît logique, dit-il. Mais maintenant, il y a une différence entre mon cas et celui de votre père. Dans mon affaire, il s’agit bien d’assassinats.
— Mais vous n’êtes pas un assassin, Vincent ?
Il fronça les sourcils.
— Cela n’explique pas toutefois l’intérêt que vous me témoignez. Vous avez un autre motif pour agir comme vous le faites. Et, puisque nous nous expliquons, autant jouer cartes sur table.
Irène ne répondit pas immédiatement.
Parry la regarda fixement.
Au bout de quelques secondes, elle dit :
— Je vous aide parce que j’en ai envie. Ça vous ennuie ?
— Non. Je suis trop fatigué pour être ennuyé. Je suis aussi trop fatigué pour vous supplier de dire la vérité. Mais il m’arrivera d’y penser et même de me tourmenter à ce sujet. Du moins, je l’imagine… Si on jouait un disque de Basie.
— Ah non ! répliqua-t-elle d’une voix ferme. Ce n’est pas le moment d’écouter des disques. Vous allez écouter ce que je vais vous dire au sujet de ma rencontre avec Madge et Bob.
Parry se rappela l’expression du petit tapissier Max Weinstock. Il dit :
— Oh ! C’est, comme on dit, un concours de circonstances.
— Non, Vincent, ce n’est pas un concours de circonstances. San Francisco est une grande ville. À la fin du procès, j’étais mécontente. Je savais que tout n’avait pas été dit dans la salle d’audience. J’ai voulu en apprendre davantage. Certains ont un don naturel qui leur permet de rencontrer des gens et de nouer rapidement des liens d’amitié. Je ne sais pas s’il faut me féliciter ou me plaindre de cette faculté, mais il est certain que je l’ai. Et voilà pourquoi, quelques semaines après votre condamnation, j’étais au mieux avec Madge Rapf.
— A-t-elle su pourquoi vous vous intéressiez à elle ?
— Non, pas du tout, elle n’a pas eu le moindre soupçon, ou alors elle dissimulait son jeu encore mieux que moi. Je me suis très bien débrouillée, vous pouvez me croire. Nous étions tout le temps ensemble, nous prenions nos repas ensemble, nous allions dans les magasins, au cinéma. Si je voulais, je pourrais écrire sa biographie.
— J’aurais droit au moins à un chapitre dans cette biographie…
— Non. À en croire Madge, vous auriez à peine droit à un petit paragraphe. Elle vous a peint sous les traits d’un faux jeton, d’un menteur et d’un assassin. Elle a prétendu que vous aviez joué une comédie formidable pour la séduire et que vous en feriez autant pour le premier jupon venu.
— Et alors ?
— J’ai compris, Vincent. Moi, je vois très bien ce qui s’est passé. Elle vous, harcelait, vous n’avez pas voulu d’elle, et en fin de compte, elle a renoncé à ses projets. J’ai deviné tout cela en écoutant Madge, bien qu’elle m’ait raconté exactement l’inverse. D’ailleurs, on ne peut pas l’en blâmer, c’est une question d’amour-propre. Une femme qui a tout perdu, peut continuer d’exister tant qu’elle se raccroche à son amour-propre ou à sa vanité, ou à son orgueil, le mot, d’ailleurs, importe peu…
— C’est ça, dit Parry, nous allons passer une petite heure ensemble à nous attendrir sur cette pauvre Madge.
— C’est curieux, répondit Irène avec un sourire, je devrais me fâcher. Vous me dites beaucoup de choses vexantes. Mais, je ne m’arrête pas aux paroles que vous prononcez car je devine leur véritable sens. Vous me dites : nous allons nous attendrir sur les malheurs de Madge et, en fait, cela signifie : étudions d’abord le cas de Madge, et ensuite, nous nous occuperons de Bob ; car celle-ci n’avait d’autre bonheur que de tourmenter les gens et il m’a conseillé de lui fermer la porte au nez. Mais je n’ai pu m’y résoudre.
— Est-ce que Bob vous a parlé de Gert ? demanda Parry sans trop savoir pourquoi il posait cette question.
— Oui. Il m’a dit que cette femme était une mégère et qu’il vous plaignait sincèrement.
— Mais comment savait-il que c’était une mégère ? Madge le lui avait dit ?
— Non, c’était son opinion personnelle.
— Et basée sur quoi ? Tiens, je vais peut-être découvrir quelque chose. Je ne savais pas que Bob et Gert se connaissaient.
— Ils se voyaient souvent.
— Ah ! Ah ! Ils se voyaient souvent ! C’est lui qui vous a dit ça ?
Irène fit un signe affirmatif.
— Il la voyait régulièrement, dit-elle.
— C’est lui qui recherchait sa compagnie ?
— Je n’en suis pas sûre. Il ne m’a pas donné de détails.
— Quelle est votre impression ?
— Je crois que Gert essayait de lui mettre le grappin dessus.
— Revenons à Madge. Est-ce qu’elle savait que Gert et Bob avaient une liaison ?
— J’ai interrogé Bob à ce sujet. Il m’a dit que non, car il ne connaissait pas encore Gert au temps où Madge le faisait filer par un détective. Madge n’avait donc aucun moyen de l’apprendre. Gert et Bob étaient très prudents : ils se rencontraient toujours dans des endroits discrets et tranquilles.
— Et c’est Bob Rapf qui vous a raconté cela ?
— Oui, il m’a dit qu’ils se rencontraient en secret.
— En secret… en secret… murmura Parry. Et qu’en avez-vous conclu ?
— Rien du tout. Je n’ai pu en savoir davantage, et je ne connaissais en somme qu’une seule version de l’affaire. D’ailleurs, à cette époque, j’avais renoncé à chercher la solution. J’avais compris que je ne parviendrais pas à vous tirer d’affaire.
— En secret… une seule version… murmura Parry, les yeux baissés. D’accord. Eh bien ! Essayons d’y voir clair quand même en examinant la chose sur toutes ses faces. Il vous a dit combien de fois par semaine ils se rencontraient ?
— Je ne l’ai pas interrogé à ce sujet et je me demande quelle importance cela peut avoir.
— Je me le demande aussi, mais justement j’essaie d’y voir clair. Durant les deux derniers mois avant sa mort, elle sortait trois ou quatre fois par semaine. Je ne lui ai jamais demandé où elle allait parce qu’à ce moment-là cela m’était égal. Mais ne serait-ce pas une piste ? Trois ou quatre soirées par semaine, c’est beaucoup. Si elle les passait avec Bob Rapf, ça commencerait à devenir intéressant.
— Mais que voulez-vous en conclure ?
— Je n’en sais rien. Les enquêtes de ce genre, ce n’est pas mon fort. Mais pendant ces deux mois… Vous voyez où je veux en venir. Si je savais ce qu’elle faisait à cette époque-là, j’aurais déjà un résultat, j’aurais l’empreinte du trou de la serrure, il me suffirait de trouver une clé.
— Je crains qu’il ne soit trop tard. Vincent, vous ne trouverez plus la clé.
— Pourquoi ? Vous estimez que dans la situation où je me trouve, je serais mal inspiré de rechercher la clé.
— Non, mais c’est Gert qui l’avait, cette clé. Seule, Gert pourrait vous dire ce qu’elle a fait pendant ces deux mois, elle seule savait où elle passait ses soirées. Vous ne pouvez rien déduire des renseignements que vous possédez et vous ne saurez jamais s’il y avait quelque chose de sérieux entre elle et Bob, ou entre elle et un inconnu. Il faut que vous trouviez autre chose. Tâchez de vous rappeler vous-même ce qui s’est passé durant ces deux mois.
— Mettons quatre mois… les quatre derniers mois. Mais je ne me souviens de rien, sinon de nos querelles et de mes échecs. Je savais que tout était fini. Je ne pouvais même plus la toucher. Elle me faisait coucher dans le salon. Depuis quatre mois ! Étiez-vous là quand on m’a obligé à avouer tout cela ?
— Oui. Je n’ai manqué aucune séance du procès.
— Et vous vous rappelez quand on m’a interrogé au sujet des autres femmes et que mon avocat a créé un incident ? Il avait fait opposition, mais le juge avait répondu que le fait que j’avais d’autres femmes dans ma vie, et même une seule autre femme, devait être établi pour mettre en lumière tous les aspects de l’affaire. Vous souvenez-vous de ce que j’ai répondu ?
— Vous avez répondu qu’il n’y avait dans votre vie aucune femme en particulier, que vous sortiez tantôt avec l’une, tantôt avec l’autre. On vous a demandé de citer des noms. Vous avez répondu que vous en aviez perdu le souvenir. Le Procureur a riposté qu’un tel oubli était inconcevable et que vous vous rappeliez sûrement au moins un ou deux noms. Vous avez soutenu que ces noms étaient entièrement sortis de votre mémoire. Je savais que c’était un mensonge. Tout le monde, dans la salle d’audience, savait que c’était un mensonge. Vous avez commis une faute grave, Vincent, en essayant de protéger ces femmes, vous auriez mieux fait de penser à vous. En fait, la meilleure solution, c’aurait été de répondre que vous vous souveniez de tous les noms, mais refusiez de les citer.
— Je sais, dit Parry. Mon avocat m’a engueulé pour ça. Mais il était trop tard. D’ailleurs, ça n’avait pas d’importance. Il n’y avait aucune chance que je m’en tire. On a beau considérer l’affaire sous tous les angles, il n’y avait pour moi aucune issue. Et si je réfléchis à tout ce que j’aurais dû faire, à tout ce que j’aurais dû savoir, j’attraperai un mal de tête atroce, mais je ne serai pas plus avancé. Toute ma défense était basée sur un seul point : la mort de Gert était accidentelle. Gert était tombée, et sa tête avait heurté le cendrier. Maintenant je sais que c’est faux, mais il est trop tard. Pourquoi revenir là-dessus, je ne peux plus rien changer. Je ne peux pas rester à San Francisco, même avec ma nouvelle tête, et d’ailleurs, je ne suis pas doué pour débrouiller les mystères, je ne saurais pas m’y prendre. Je n’ai qu’une chose à faire, quitter cette ville aussi vite que possible.
— Il vous faudra de l’argent.
— Ce que vous m’avez déjà donné me suffira largement.
— Où irez-vous ?
— Je vous ai déjà dit que je n’en savais rien.
— Si, vous le savez, mais vous ne voulez pas me le dire.
— D’accord, je le sais. Pourquoi voulez-vous que je vous le dise ?
Elle se leva, s’éloigna du divan, traversa la pièce jusqu’au mur d’en face, pivota sur ses talons et s’appuya contre la cloison.
— Vous croyez peut-être que je changerai mon fusil d’épaule, dit-elle. Vous croyez que je vous dénoncerai ?
— Ce n’est pas impossible.
— Et c’est pour ça que vous êtes si discret ?
— Oui, c’est pour ça.
— Ce n’est pas vrai. Vous refusez de me le dire, car vous craignez que je ne vienne vous rejoindre.
— Il faudrait que vous soyez folle.
— Et quand je suis partie vous chercher sur cette route et que je vous ai installé ici, je n’étais pas déjà folle ?
— Certainement.
— Si j’étais assez folle pour entreprendre cela, je le serais assez pour vous suivre, n’est-ce pas ?
— C’est possible, je n’en sais rien, répondit-il en consultant son bracelet-montre.
Elle quitta le mur et serra ses bras autour de son corps, comme si elle souffrait du froid. Elle paraissait toute petite, debout au milieu de la pièce.
— Mais si, vous le savez, dit-elle. Vous savez bien que vous pouvez avoir confiance en moi et que je ne dirai rien à personne, mais vous vous doutez aussi que je vous suivrai, si vous me dites où vous allez. Et vous ne voulez pas de moi, vous n’aurez plus besoin de moi. Avouez que c’est vrai.
— Oui, je crois que vous avez raison.
Elle sourit, puis passa dans la chambre à coucher. Quand elle revint, elle tenait dans sa main une liasse d’argent. Un par un, elle lui donna les billets. Il y en avait pour mille dollars.
Parry restait immobile, l’argent à la main.
— Vraiment, je n’en ai pas besoin, dit-il enfin.
— Mais si, vous en avez besoin. Ce que je vous ai donné jusqu’ici ne vous suffira pas.
— Bon, je vous remercie, fit-il en mettant l’argent dans sa poche.
Elle demanda :
— Dois-je appeler un taxi ?
— Oui, je vous en prie.
Il se sentait léger, libre. Elle allait appeler un taxi, il sortirait, monterait dans la voiture et se ferait conduire partout où il voudrait. Il avait un visage tout neuf. Il était libre, désormais, d’agir à sa guise. Il avait l’impression d’avoir longtemps cheminé sur un mauvais sentier boueux, crevé d’ornières, au tracé incertain, et que, soudain, il débouchait sur une route cimentée, blanche, large, lisse, propre et qui s’étendait jusqu’à l’infini.
Elle appela la station de taxis. Il alluma une cigarette.
Elle reposa le récepteur et dit :
— Il sera là dans quarante minutes. Nous avons le temps de prendre le petit déjeuner.
Il lui sourit. C’était vraiment une amie. Elle allait lui préparer son petit déjeuner.
— Oui, c’est épatant, je suis impatient de…
— De quoi ?
— De voir comment ça fait quand on mange avec un couteau et une fourchette.
Elle rit de bon cœur en s’en allant vers la cuisine. Il souleva le couvercle du phono. Un disque noir et rond était là, tout prêt, attendant l’aiguille. C’était un disque de Basie, ce même disque qu’il avait écouté pendant quatre jours, attentif à l’attaque de la trompette, à la plainte du saxo. C’était : je t’ai envoyé chercher hier et voilà que tu arrives aujourd’hui.
Il libéra le pick-up, posa l’aiguille et ce fut le début mélancolique, la lente montée des bois et des cuivres, le lent développement du thème et sa rupture soudaine, lorsqu’apparaît Basie, faisant surgir des notes sous sa main droite, des notes rares, pleines, éloquentes. Parry était maintenant à la tête de près de mille huit cents dollars ; les billets étaient là, dans sa poche. Maintenant il était très riche et avait un nouveau visage. Tout à l’heure il prendrait un bon petit déjeuner, puis il monterait dans un taxi et s’en irait au gré de sa fantaisie. Tout allait à merveille et les notes que faisait naître Basie lui parlaient avec éloquence.
Le disque terminé, il le remit. Il le remit trois fois. Puis il choisit un autre Basie. Il continua à écouter des Basie, jusqu’à ce qu’Irène l’eût appelé de la cuisine : le déjeuner était prêt.
Ce fut un très bon déjeuner. Le jus d’orange était juste bon ; les œufs brouillés juste à point, ainsi que le café. L’usage du couteau et de la fourchette ravissait Parry. Il mâchait avec plaisir. Décidément on pouvait vivre heureux avec un visage neuf.
Il insista pour l’aider à faire la vaisselle. Elle lui permit de l’essuyer. Ils fumèrent tout en travaillant, puis retournèrent fumer dans le salon. Ils parlèrent de Basie, puis de l’Oregon. Elle aimait l’Oregon et prétendait que l’herbe y était plus verte qu’ailleurs. Elle aimait aussi son paysage de lacs, les balades en canoë et la pêche, et les marches à travers les grandes étendues désertes pendant des kilomètres et des kilomètres, où tout est d’un calme parfait. Elle avait rapporté beaucoup d’aquarelles de l’Oregon et proposa de les lui montrer. Il accepta. Elle alla dans la chambre à coucher et il l’entendit chercher dans les tiroirs. Quand elle revint, elle portait un carton à dessin entouré d’une ficelle. Elle s’appliquait à défaire le nœud quand la sonnette se fit entendre. Elle leva les yeux et dit :
— Votre taxi…
— Oui.
La sonnerie retentit encore.
— C’est une sonnerie impérieuse, n’est-ce pas ? dit-elle.
— Oui.
— Mais tout va bien maintenant, Vincent. Ils ne vous auront plus.
— Il faudrait que je change de nom.
— Vous voulez bien que je le choisisse ? Même si vous en changez plus tard, je voudrais vous donner votre nom aujourd’hui. Un nom qui convienne à votre nouveau visage, au visage calme que vous avez maintenant. Allan serait un nom calme. Allan et… Linnell.
Ils entendirent un nouveau coup de sonnette.
— Allan Linnell, dit-il.
— Eh bien ! Au revoir, Allan.
Il fit un pas vers la porte, se retourna et la regarda. Elle était toute seule. Il sentait qu’elle resterait toujours toute seule et qu’elle serait toujours privée de l’amitié qu’elle désirait.
Encore un coup de sonnette.
Elle serait là, toute seule, dans son petit appartement. Son père était mort, son frère était mort. Elle n’avait plus personne, vraiment.
La sonnette vibra.
— Au revoir, dit-il. Et il quitta l’appartement.
Dans la rue, la pluie tombait à torrents. Parry bondit vers le taxi, les yeux fixés sur la portière ouverte. Il ne voulait rien voir d’autre. Et, quand la porte se fut fermée, il n’avait d’autre envie que de s’installer confortablement, fermer les yeux et essayer de ne pas penser.
Mais quand le taxi se mit en marche, il se retourna et regarda par la vitre arrière. Il vit l’immeuble, les fenêtres du troisième étage, et Irène penchée, qui le suivait des yeux.
Le taxi emmena Parry au Civic Center. Il descendit près du marché, entra dans un restaurant ouvert toute la nuit et demanda une tasse de café. Il y resta une vingtaine de minutes. Un journal de la veille traînait sur le comptoir. Puis il se mit à tourner les feuilles et demanda un autre café. Son nom ne figurait qu’à la page sept. Sa disparition était encore commentée, mais l’article était très court, – quinze lignes au maximum, avec un titre minuscule, pour rappeler que Parry était toujours en fuite. Il consulta son bracelet-montre : sept heures moins vingt. Il tourna la tête et regarda, à travers les vitres, la pluie qui tombait toujours aussi dru.
Il se sentit mal à l’aise, mais se raisonna. Il n’avait rien à craindre, il lui suffisait d’attendre jusque vers neuf heures l’ouverture des magasins ; alors il pourrait s’acheter des vêtements, du linge, une valise ; il s’inscrirait dans un hôtel et ce serait le début de sa nouvelle existence. Le soir même, peut-être, avec un peu de chance, il serait dans un train ou dans un avion.
Il chercha à s’expliquer son malaise, abandonna son journal et, pour la première fois, remarqua l’homme qui était assis à côté de lui. Cet homme se trouvait déjà dans la salle quand il était entré. Mais il se tenait alors à l’extrémité du comptoir. Maintenant il s’était installé à côté de lui.
Le personnage était occupé à rouler une cigarette. Il portait son imperméable négligemment jeté sur les épaules et un chapeau très plat avec un rebord trop large. Il semblait avoir du mal à rouler sa cigarette et, de guerre lasse, froissa le papier et laissa le tabac s’éparpiller sur le comptoir. Parry contempla les miettes de tabac.
L’homme tourna la tête et dévisagea Parry.
Il était temps de partir. Parry s’éloigna en glissant le long du comptoir.
— Minute… dit l’inconnu.
Parry examina le visage de l’homme. Il avait plus de trente ans, un menton pointu, des yeux tout petits et presque pas de nez. Il portait une moustache très fine à peine tracée.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Parry sans s’arrêter.
— Je vous ai dit : « minute », répondit l’autre.
Il parlait tout bas et sa voix était fêlée comme celle d’un alcoolique.
Parry revint vers son tabouret, regarda les miettes de tabac sur le comptoir.
— Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-il.
Il se demandait si son visage avait été suffisamment modifié.
— Vous voulez répondre à quelques questions ?
— Allez-y, – dit Parry en essayant vainement de sourire. Il ajouta : – J’ai largement le temps.
Avait-il tort ou raison de répondre ainsi ? Le visage de son interlocuteur ne lui permettait pas de le deviner.
— Qu’est-ce que vous faites dehors sans imperméable par un temps pareil ? demanda l’inconnu.
— Je suis distrait.
L’homme sourit. Il avait des dents parfaites.
— Non, dit-il, c’est pas ça, cherchez autre chose…
— Très bien, dit Parry. Je n’ai pas d’imperméable, vous êtes satisfait ?
— J’aime mieux ça, c’est un point de départ. Pourquoi n’avez-vous pas d’imperméable ?
— Parce que je suis distrait.
L’inconnu éclata de rire. Du bout du doigt, il tripota les miettes de tabac répandues sur le comptoir et dit :
— C’est pas mal ! C’est parfait. Qu’est-ce que vous faites dehors à une heure pareille ?
— Je n’arrivais pas à dormir.
— Et pourquoi ?
— Je ne suis pas bien, j’ai mal aux reins.
— C’est pas de veine.
— À qui le dites-vous ? Ça n’a rien de drôle. Bon, eh bien…
Parry se levait.
— Minute, répéta l’inconnu.
Parry remonta sur son tabouret, regarda le bonhomme.
— Qu’est-ce qui vous prend, Monsieur ? demanda-t-il.
— Je fais mon boulot. C’est peut-être un sale boulot, mais j’en connais pas d’autre, y a des années que je fais ça.
— Vous vous intéressez à moi à titre professionnel ?
— Tout juste.
— Qu’est-ce que vous voulez exactement ?
— Ça dépend. Dites-moi un peu qui vous êtes.
— D’accord, dit Parry, je m’appelle Linnell. Allan Linnell, et je suis courtier en valeurs mobilières.
— En ville ?
— Non, répondit Parry. (Il choisit au hasard un nom de ville :) Portland.
— Que faites-vous ici ?
— Je me cache.
— De qui ?
— De ma femme, de sa famille, de ses amis, de tout le monde.
— Allons, allons, ce n’est pas irréparable, tout ça.
— Vous n’avez qu’à y aller voir, dit Parry. Prenez donc ma place au foyer quelque temps. Vous vivez sept ans avec ma femme et puis vous revenez me voir – si tant est que vous n’avez pas perdu la raison entre-temps…
L’inconnu secoua lentement la tête :
— Je suis désolé, mon vieux, dit-il, ce n’est pas que ça me fait plaisir de vous embêter, mais je fais mon boulot. Il se passe de drôles de choses en ville actuellement. Il y a des tas de criminels en liberté et nous avons ordre de vérifier l’identité de tous ceux qui nous semblent suspects. Je vais donc vous demander de me montrer vos papiers.
— Je n’en ai pas sur moi.
L’inconnu continuait à secouer la tête.
— Vous voyez, dit-il, maintenant que c’est en route, je ne peux plus vous lâcher. Il faut que je vous embarque.
— J’ai mon portefeuille à l’hôtel, dit Parry. On pourrait y aller. J’en profiterai pour justifier mes titres et qualités.
— D’accord. C’est le plus simple, allons-y.
Parry prit de la monnaie dans sa poche, la posa sur le comptoir. Ils quittèrent le café et s’arrêtèrent sous une marquise, à l’abri de la pluie.
— Où habitez-vous ? demanda le personnage.
Parry tenta de se rappeler le nom d’un hôtel, mais n’en trouva pas. Se fiant à son inspiration, et sans quitter le bonhomme des yeux, il dit :
— Je viens de me rappeler que je n’ai pas emporté mon portefeuille. Ne vous en étonnez pas. Je mets toujours mon argent dans mes poches et, en partant, j’ai laissé le portefeuille et n’ai pris que de l’argent. Tout ce que j’avais de liquide.
— Combien ?
— Deux mille dollars, à peu près.
Le bonhomme tripotait sa moustache du bout des doigts.
Parry reprit :
— Je ne veux pas retourner à Portland. Ma situation, telle qu’elle est, n’est déjà pas si enviable. Je suis sur le point de fout’ le camp à la dérive. Ça m’est déjà arrivé il y a un an. Si je me laisse aller maintenant, je n’aurai aucune chance de m’en tirer. Je peux d’ailleurs vous avouer quelque chose : je ne m’appelle pas Linnell. J’ai pris un pseudonyme, parce que je n’ai pas renoncé à faire ma vie. Maintenant, si vous m’embarquez, je suis foutu.
— Vous travaillez en ce moment ?
— Non. Je ne suis arrivé qu’hier soir. Mais je trouverai du travail. Je connais mon boulot à fond, j’étais placier en obligations.
Le bonhomme croisa les bras, regarda tomber la pluie…
— Combien offrez-vous ? demanda-t-il enfin.
— Cent.
— Mettez deux cents.
Parry tira les billets de sa poche, choisit des coupures de cinquante, en mit quatre dans la main du bonhomme.
Celui-ci examina les billets, les empocha et s’éloigna.
Parry attendit dix minutes. Un taxi vide passait, il le héla. Le chauffeur fit un signe de tête et vint se ranger le long du trottoir.
Parry se fit conduire au parc de la Porte d’Or. Là, il demanda au chauffeur de faire le tour et de le ramener au Civic Center.
Parry descendit du taxi, entra dans le hall d’un hôtel, acheta un magazine et se plongea dans la lecture pendant une heure. Puis il sortit, s’installa sous un auvent et regarda ruisseler la pluie, moins dense et plus lente qu’au début de la matinée. Quand la pluie eut complètement cessé, il longea le trottoir jusqu’à un grand magasin. Il acheta d’abord une belle valise en cuir jaune. Il la paya et demanda au vendeur de la garder au comptoir. Au rayon des vêtements pour hommes, il acheta un complet et un imperméable léger. Il acheta aussi des chemises, des slips, des cravates, des chaussettes et s’offrit une seconde paire de chaussures. Il s’amusait. Au rayon des articles de toilette, il choisit une brosse à dents, un tube de dentifrice, un rasoir et de la crème à raser.
De retour au rayon des bagages, il demanda au vendeur de mettre tous ses achats dans la valise, pour être moins encombré. Le vendeur répondit qu’il le ferait volontiers, du moment qu’il avait ses fiches de paiements.
Parry allait quitter le magasin quand un employé s’approcha pour lui demander poliment s’il avait bien effectué quelques achats. Parry lui répondit « oui » et lui montra ses fiches. L’employé le remercia avec courtoisie, l’invita à revenir. Parry affirma qu’il n’y manquerait pas et quitta le magasin.
Il chercha un hôtel et choisit le Ruxton, un établissement discret et bien tenu. On lui donna une chambre au quatrième étage et il s’inscrivit sous le nom d’Allan Linnell, venant de Portland.
La pièce était assez exiguë, mais propre et nette. Parry donna vingt-cinq cents de pourboire au groom qui l’avait accompagné. Puis, quand il fut seul, il ouvrit sa valise et déballa ses emplettes.
Le téléphone sonna.
Il regarda le téléphone.
Le téléphone sonna encore.
Parry décida de le laisser sonner.
La sonnerie devenait insistante.
Parry était assis au bord du lit, les yeux fixés sur l’appareil.
Les appels se répétaient, obstinément.
Parry se leva, traversa la pièce, décrocha :
— Oui ?
— Chambre 417 ?
— Oui.
— Monsieur Linnell ?
— Oui.
— Quelqu’un voudrait vous parler. Puis-je le laisser monter ?
C’est un « le ». Donc, c’était le flic qui n’avait pas renoncé à le faire chanter. Le flic l’avait filé, il allait sûrement exiger encore de l’argent, ou alors… il avait changé d’idée et venait l’arrêter.
Parry parcourut sa chambre du regard ; il y avait trois portes : celle du placard, celle de la salle de bains et celle du couloir. Il pensa filer par le couloir et gagner l’escalier de secours. Mais, fallait-il courir ce risque pour une simple question d’argent ? On se fait facilement repérer quand on descend une échelle de secours. Une chasse à l’homme pourrait s’organiser…
Mauvais. De toute façon, mieux valait éviter une poursuite.
— Monsieur Linnell ?
— Oui, je suis toujours là.
— Dois-je le laisser monter ?
— Ne me bousculez pas, dit Parry et il était sincère.
Il songea de nouveau à l’escalier de secours, mais écarta presque immédiatement ses projets de fuite.
— Monsieur Linnell ?
— Qui est-ce qui me demande ?
— Un instant s’il vous plaît.
Parry entendit des voix étouffées. Le nom ne lui servait à rien, mais il gagnait quelques secondes pour réfléchir… si tant est que ses réflexions le menèrent quelque part.
— Monsieur Linnell ?
— Oui.
— C’est un monsieur Arbogast…
Arbogast. Un nom dur, aussi dur que le visage du policier. Il voulait encore de l’argent. Tant pis, il fallait en passer par là.
— Monsieur Linnell ?
La voix s’impatientait.
— C’est entendu, dit Parry, faites-le monter.
Il raccrocha, s’approcha de son lit et s’appuya contre le montant. Ce ne pouvait être qu’une question d’argent. Le flic exigerait sans doute trois cents dollars de plus. Parry pouvait bien les lui donner. Ensuite tout irait très bien. Puis il songea que tout n’irait pas si bien que ça après la remise des trois cents dollars au flic : celui-ci aurait, en effet, réussi sa deuxième tentative de chantage. Et il ne s’en tiendrait pas là. Il reviendrait à la charge trois, quatre, cinq fois… Il n’aurait aucune raison d’abandonner sa victime… tant qu’elle aurait de l’argent. Et quand Parry lui aurait donné tout ce qu’il possédait, le maître chanteur le mettrait en état d’arrestation. De nouveau, Parry songea à l’escalier de secours. C’était le moment ou jamais, car le flic était déjà dans l’ascenseur. Il fallait faire vite.
Parry se redressa et s’avança vers la porte, lentement, bien qu’il eût conscience de la précarité de ses chances. La chasse à l’homme était déjà commencée, songeait-il, et pourtant il aurait voulu l’éviter coûte que coûte. Il s’efforça de marcher plus vite, mais ses jambes refusaient de lui obéir. Il s’adjura de presser le pas, d’ouvrir la porte, de sortir de là, de prendre une initiative. Il avait presque atteint la porte quand il entendit dans le corridor un bruit de pas qui s’approchaient. Il se sentit vidé, vaincu. Il était trop tard. Si maintenant il se mettait à courir, il buterait contre le canon d’un revolver, car un inspecteur, ça porte toujours une arme. Un bon titre pour une chanson : un inspecteur, ça porte toujours une arme…
C’était la fin, car il fallait écarter une fois pour toutes l’hypothèse d’un chantage : il suffisait de raisonner pour s’en rendre compte : l’inspecteur avait déjà couru un gros risque en acceptant les deux cents dollars et il n’avait certainement pas l’intention de se mouiller davantage en renouvelant sa tentative. C’était peut-être un malin ; il s’était fait remettre de l’argent pour s’assurer que la situation de Parry était bien irrégulière. À moins qu’il n’ait compris, à peine eut-il quitté Parry, que cette histoire d’épouse abandonnée à Portland ne tenait pas debout. Il était revenu sur ses pas, il avait filé Parry et maintenant il le tenait à sa merci. Ça devait finir ainsi.
C’était un dénouement normal. Parry l’avait senti depuis le début, d’ailleurs. Il n’y avait pas d’issue, c’était forcé qu’on le prenne. Quand l’autruche est en danger, elle enfonce sa tête dans le sable et ne voit plus le chasseur, c’est entendu – mais le chasseur, lui, il voit l’autruche. Les pas se rapprochaient de la porte et Parry se souvint des circonstances propices du début : on ne l’avait pas vu monter dans le camion, ni se glisser dans un baril vide, les gardes n’avaient pas fait d’inspection à la grille au moment du passage du camion. Tout avait marché à merveille, alors. Maintenant la chance avait tourné. C’était injuste, mais parfaitement normal. Injuste, oui, parce que Parry allait mourir sans l’avoir mérité.
Les pas se rapprochaient.
Parry se demanda pourquoi le personnage mettait si longtemps à atteindre sa porte.
Le bruit des pas était assourdi par le tapis. Il se répercutait dans le crâne de Parry comme le martèlement doux et monotone d’un maillet.
L’image du maillet se cristallisa soudain dans le cerveau de Parry. Le maillet était une arme. Parry n’avait-il pas le droit de se défendre contre cette arme ? Certes, il en avait le droit, honnêtement et en toute justice il devait se défendre, car ces coups de maillet étaient avant-coureurs de la mort et tout homme a le droit de se défendre contre la mort.
Le maillet frappait de plus en plus fort, de plus en plus près, de plus en plus violemment et douloureusement. Pourtant il fallait prendre une décision et se défendre. Le flic était costaud, il avait un revolver et l’attaquer à coups de poings serait une folie… Enfin, il y avait Patavilca. C’était le but de Parry d’aller à Patavilca, et pour y parvenir il était indispensable de trouver une solution immédiate, car, en somme, le policier voulait l’empêcher d’aller à Patavilca, d’être heureux à Patavilca. On avait bien le droit de défendre son bonheur et sa vie.
Parry regardait la porte, écoutait le bruit des pas et celui du maillet qui lui frappait la tête, sachant que chaque pas, chaque coup de maillet atteignait directement son cerveau. Il fallait que ça cesse, mais il était incapable d’agir, la conscience de son bon droit ne suffisait pas à le stimuler. Les pas approchaient, le maillet frappait. C’était injuste, on allait le tuer. Bientôt, tout de suite, ce serait trop tard, il serait virtuellement mort, et pourtant, il était bien vivant. Il devait réagir, trouver un moyen de défense. Il n’allait pas se laisser faire. Ce policier, il ne le haïssait même pas, il ne voulait pas lui faire de mal, mais il ne pouvait pas le laisser faire sans se révolter.
Il lui fallait une arme. Il tourna la tête et, sur la commode, de l’autre côté de la pièce, il vit un cendrier.
C’était un cendrier de verre.
Il était de bonne taille.
Il était lourd. On avait tué Gert en la frappant avec un cendrier de verre très lourd. Et celui-ci l’était également.
Parry le regarda fixement.
Le maillet cognait, cognait dur sur son crâne. Parry s’éloigna du lit, traversa la pièce, rafla le cendrier. Il songeait à ouvrir subitement la porte en tenant le cendrier derrière son dos. Il laisserait entrer l’inspecteur et le frapperait avec le cendrier ; il le frapperait assez fort pour l’assommer, pour lui faire perdre connaissance, mais pas assez pour le tuer. Il ne voulait pas le tuer. Il n’en avait pas l’intention, tout ce qu’il désirait c’était de l’assommer et de le laisser inanimé, juste le temps d’atteindre l’escalier de secours. Au fond, il fallait tout recommencer, l’évasion du pénitencier ne comptait pas. Il fallait frapper, mais contrôler la puissance de son coup, doser… Et Parry se demandait s’il pourrait calculer exactement sa force. Il avait l’impression qu’il en était incapable. Il allait frapper trop fort parce que fuir était pour lui une question trop vitale, parce qu’il était dans une situation où mieux valait frapper trop fort que pas assez. Maintenant il avait le cendrier à la main et il était résolu à s’en servir, il ne pouvait plus le reposer. Le geste qu’il allait faire, il ne l’avait pas voulu, il ne l’avait jamais voulu ; et il se révoltait et refusait de le faire, car il savait qu’il se le reprocherait plus tard. Mais il était malade de fatigue. Tout son corps était las, sauf son bras droit, sa main droite, et les doigts qui tenaient fermement le lourd cendrier de verre. Quelque chose en lui protestait, lui ordonnait de lâcher ce cendrier sur le parquet. Mais son étreinte se resserrait. Le maillet lui frappa violemment le crâne, la porte sous ses yeux devenait floue, se dissolvait, elle semblait monter vers lui, comme une marée, pour refluer aussitôt, le plancher lui aussi était liquéfié. La porte l’assaillit de nouveau. Le maillet le frappa encore. Il eut la vision de la scène, comme si elle avait déjà eu lieu. Le policier entrait, le sourire aux lèvres, découvrant sa denture parfaite, et tapotant sa fine moustache du bout des doigts. Le policier lui disait qu’il était désolé, que c’était bien regrettable, mais qu’il était obligé de l’embarquer. Et Parry s’entendait lui-même lui offrir trois cents dollars de mieux, mais l’inspecteur secouait la tête, il ne voulait pas de cet argent. Il était navré, sincèrement, il convenait que le métier qu’il faisait n’était guère reluisant, mais c’était un métier quand même, il n’avait pas le choix, il allait emmener Parry au poste. Là-dessus l’inspecteur invitait Parry à le suivre. Parry acceptait, faisait quelques pas dans sa chambre, comme pour rassembler ses affaires… mais, en fait, pour se glisser derrière le flic, avec à la main le cendrier qui faisait désormais corps avec elle. Il levait le bras, juste au moment où l’inspecteur se retournait pour voir ce qu’il faisait. Parry abaissait son bras de toutes ses forces et le lourd cendrier de verre s’écrasait sur la tête du policier avec un bruit atroce. Le détective restait là, comme pétrifié, et regardait Parry. Parry guettait la chute du policier. Il le frappait à nouveau et la tête du personnage se couvrait de sang. Le sang giclait de toutes parts, ruisselait sur le visage du policier, mais celui-ci restait toujours debout. Parry cognait de plus belle. Le policier ne bronchait pas. Parry frappait toujours. Il frappait sans trêve, mais l’inspecteur refusait de tomber. Le sang coulait maintenant, en filets épais et rapides et le cendrier cognait la tête ensanglantée sur un rythme accéléré. Le sang avait inondé le visage du policier dont les dents parfaitement blanches souriaient et étincelaient. Enfin le sang lui emplit la bouche. Mais l’inspecteur restait debout avec sa tête sanglante ; il refusait d’aller au tapis.
Le sang coulait à flots sur ses épaules, ruisselait le long de ses bras, dégoulinait au bout de ses doigts, s’amassait en petites flaques sur le plancher. Les flaques s’élargissaient, engluaient les souliers du policier, atteignaient le bas du pantalon qui aspirait le sang comme un buvard. Le sang du policier coulait le long de son menton, imbibait le plastron de sa chemise qui devenait rouge et brillant, comme les dents éclatantes et toutes rouges dans sa bouche. Le policier était tout rouge, maintenant, d’un rouge vif et brillant, tandis qu’un flot rouge et également brillant s’échappait encore des trous noirs et profonds de son crâne écrasé. Il devenait de plus en plus rouge et de plus en plus brillant, mais refusait de tomber. Il était devenu une statue, rouge et étincelante de la tête aux pieds, figée sur place, acharnée à ne pas tomber. Parry ne pouvait plus lever son cendrier, son bras était fatigué, trop fatigué pour brandir l’arme. Et le policier restait là, debout, souriant de ses dents parfaites et rouges.
Quelqu’un frappa à la porte.
La statue rouge était toujours là.
On frappa de nouveau.
Parry ouvrit les yeux, la statue rouge disparut. Il referma les yeux, serra les paupières et essaya de revoir la statue rouge, ou même une petite lueur rouge, mais tout était noir. Il souleva les paupières. Il entendit les coups à la porte. Il s’approcha de la commode, remit le cendrier en place, traversa la chambre jusqu’à la porte d’entrée et, tandis qu’un vide vertigineux emplissait sa tête, posa la main sur la poignée, prêt à s’abandonner à une joie absurde à la vue du policier vivant.
Il ouvrit la porte, mais le visage qui lui apparut était celui de Studebaker.