Parry recula d’un pas.
— Je ne saisis pas, dit-il.
D’un geste, elle désigna le bois.
— J’ai vu le corps.
— Il n’est pas mort. Il m’a emmené dans sa voiture, et il a voulu me voler mon portefeuille, alors je l’ai assommé. Puis j’ai eu la frousse et je l’ai porté dans le bois. Maintenant, c’est fini, je n’ai plus peur. Je vais prendre sa voiture. Et vous, n’essayez pas de m’affoler.
— Je ne veux pas vous affoler, dit-elle. J’essaye de vous aider.
Elle s’approcha de la Pontiac en lui faisant signe de la suivre. Elle prononça :
— Venez, Vincent !
Il resta figé. Les yeux lui sortaient de la tête.
— Je vous en prie, Vincent, dit-elle, nous n’avons pas beaucoup de temps.
Il jeta un coup d’œil à la Studebaker, dont le moteur tournait toujours au ralenti. Et puis il se rappela que la Studebaker ne pouvait dépasser le cinquante. La Pontiac, elle, pouvait foncer. C’était un modèle 1940, et ses pneus étaient bons. Tout cela valait la peine d’être considéré. Il regarda la jeune femme, fixa ses yeux sur la pointe de son menton.
Il fit un pas vers elle.
Elle ne bougea pas.
— Cela ne vous avancera à rien, Vincent, dit-elle. Si vous êtes seul dans cette voiture, vous serez arrêté. Si vous venez avec moi, je vous cacherai sous le siège arrière. J’ai une couverture.
— Vous travaillez pour la police ?
— Si je travaillais pour la police, je serais armée. Écoutez, Vincent, je vous offre une chance et si vous refusez de la…
— Je ne refuse pas.
Il fit un autre pas vers elle.
Cette fois, elle fit un écart. Elle s’éloigna de lui à reculons. Elle implora :
— Ne faites pas ça, Vincent. Je vous en prie, ne faites pas ça. Je suis avec vous. J’ai toujours été avec vous…
Ces derniers mots arrêtèrent son élan :
— Qu’est-ce que vous entendez par « toujours » ?
— Depuis le début, depuis l’ouverture du procès. Allons, Vincent, je vous en prie, restez avec moi, je vous sauverai.
Le ton de sa voix fit monter les larmes aux yeux de Parry. Elles roulèrent le long de ses joues, et il renonça à ses projets.
— Je ne sais pas ce qu’il faut faire, s’entendit-il dire… Je ne sais pas…
Elle posa la main sur son poignet et le conduisit à la Pontiac. Elle ouvrit la portière, fit basculer le siège avant. Il monta derrière, et se glissa sous la couverture.
La portière claqua, le moteur se mit à tourner et la Pontiac démarra.
Il passa la tête hors de l’abri de la couverture et demanda :
— Où va-t-on, Frisco ?
— Oui, vous vous installerez chez moi. Restez sous la couverture. On sera sûrement arrêtés en cours de route. Toutes les voies sont barrées. C’est un miracle qu’on n’ait pas encore rencontré de patrouilles.
— Vous êtes dans le coup, je sais que vous êtes dans le coup…
Il essayait en vain de contrôler le tremblement de sa voix. Les larmes continuaient à couler.
La Pontiac roulait à soixante-dix. Elle prit un virage, et Parry sentit qu’elle ralentissait brusquement. Puis il entendit des bruits de moteurs pétaradant – les motos… – Il se mit à trembler. Il s’efforça de maîtriser ce tremblement, se mordit profondément le dos de la main. Les motos venaient à leur rencontre, se rapprochaient, leur bruit s’intensifiait. La Pontiac ralentit, descendit à trente puis à vingt, elle allait s’arrêter.
La jeune femme disait :
— Ne bougez pas, Vincent. Ne faites aucun bruit. Tout va se passer très bien.
La Pontiac s’arrêta. Le bruit des motos s’enfla, se brisa comme une grosse vague sur une plage, et se morcela en petites vagues léchant le sable. Maintenant, les moteurs étaient au point mort. Parry se représenta les engins garés le long de la route. Il était plongé dans la nuit. Elle était encore plus noire sous cette couverture que dans le tonneau. Mais l’esprit de Parry s’évadait de l’obscurité et il voyait en imagination les policiers qui traversaient la route vers la Pontiac arrêtée.
Et puis, il n’eut plus besoin de les imaginer, parce qu’il les entendait.
— Vous avez votre permis, Miss ? demandait un des motards.
Parry entendit le bruit de la boîte à gants qu’on ouvrait. Il s’adjura de maîtriser son tremblement.
— Où allez-vous, Miss ? (C’était la même voix.)
— San Francisco.
— Je vois que vous y habitez. (Encore la même voix.)
— Oui. (C’était elle qui parlait.) – Qu’est-ce qui se passe, monsieur l’agent ? Je ne suis pas en règle ?
— Je ne sais pas encore, Miss. (Toujours la même voix.)
Puis une autre voix ?
— Vous transportez quelque chose ?
De nouveau sa voix à elle :
— Oui.
La première voix demandait :
— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que vous avez là, sur votre siège arrière ?
La voix de la jeune femme répondit :
— De vieux vêtements. Je fais une collecte pour le Comité de Secours à la Chine.
La première voix reprit :
— On va jeter un coup d’œil, si vous n’y voyez pas d’inconvénients.
La voix de la jeune femme :
— Je vous en prie, regardez.
Le bruit de la portière qui s’ouvre, le bruit de la fille blonde qui se pousse pour que le policier puisse atteindre le siège arrière. Parry les revit en imagination. Ils examinaient la couverture. Ils allaient la soulever. Voilà… il sentit leurs doigts sur la couverture, ils en soulevaient le coin. Il remonta sa main, aussi haut qu’il le put, dans la manche de la veste de Studebaker. Maintenant, ils voyaient la manche, mais ils ne voyaient pas sa main. Ils découvrirent une partie de la veste et n’allèrent pas plus loin. Ils laissèrent la couverture retomber.
La première voix s’éleva de nouveau :
— Bon, eh bien ! J’ai l’impression que ça va comme ça. Désolé de vous avoir dérangée, Miss, mais on contrôle toutes les voitures qui passent sur cette route.
C’était maintenant la voix de la jeune femme :
— Il n’y a pas de mal, monsieur l’agent. Vous désirez encore quelque chose ?
— Non, vous pouvez continuer.
Le bruit de la portière qui se referme. Le bruit du moteur qui accélère. La Pontiac roulait de nouveau. Parry sentit un contact humide contre ses lèvres. C’était le sang qui coulait en filet épais du dos de sa main, à l’endroit où ses dents avaient pénétré dans la chair.
La Pontiac prit un virage. Elle roulait plus vite et plus aisément. Parry comprit qu’ils étaient sur une autre route. Il sortit à moitié la tête de sous la couverture.
— Vous les avez invités à regarder, dit-il.
— J’étais bien obligée. Je savais qu’ils allaient jeter un coup d’œil de toute façon. Il fallait courir le risque.
— Vous croyez qu’on sera encore arrêtés ?
— Non. À partir de maintenant, tout va aller très bien.
— Tout va aller très bien, dit Parry.
Il regarda le dos de sa main. Ses dents étaient entrées profondément dans la chair, le sang ne voulait plus s’arrêter de couler. Et ses coudes recommençaient à lui faire mal. Il avait soif. Il avait envie de fumer. Il avait sommeil.
Il ferma les yeux et essaya de s’installer confortablement. Il arriverait peut-être à s’endormir.
— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-elle.
— Au poil. Tout va aller très bien, et tout est au poil.
— Allons, Vincent. Vous êtes libre.
— Libre comme l’air. Je n’ai pas l’ombre d’un souci. Je suis heureux comme un roi et tout est au poil. Au fait, si vous n’êtes pas de la police, qui êtes-vous ?
— Je suis votre amie. Cela vous suffit.
— Non, dit Parry, ça ne me suffit pas. Si on doit me rattraper, on me rattrapera, mais d’ici là, je veux rester libre le plus longtemps possible. Et cela ne durera pas longtemps, si je commets des erreurs. Je veux être sûr que ceci n’en est pas une. Comment saviez-vous que j’étais sur cette route ?
— Je ne le savais pas. C’est-à-dire, je n’en étais pas sûre. Mais j’avais le sentiment…
— Vous aviez le sentiment ! Vous êtes peut-être allée voir une voyante et elle vous a révélé que Vincent Parry s’était évadé de San Quentin, qu’il était monté dans les collines, qu’il avait traversé le bois et qu’un type le trimbalait dans une Studebaker.
— Ne vous moquez pas des voyantes.
Elle avait dit cela sur un ton désinvolte. Il se demanda si elle souriait.
Il redressa un peu plus la tête. Il voyait ses cheveux blonds sur le velours gris du dossier. Il n’avait qu’à la saisir par les cheveux, tirer sa tête en arrière, et lui assener un coup de poing à la mâchoire.
— Comment avez-vous su que je m’étais évadé de San Quentin ? demanda-t-il.
— Par la radio.
Il souleva encore un peu la tête.
— Bon, dit-il, admettons. On va essayer autre chose. Comment avez-vous fait pour deviner que j’étais sur cette route ?
— Je connais la région.
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— Je vous dis que je connais la région. (Sa voix n’était plus du tout désinvolte.) Je connais toutes les routes par ici. Le premier communiqué de la radio annonçait que vous vous étiez évadé. Le second disait que vous vous étiez sauvé dans un camion. On indiquait l’endroit où la police avait rattrapé le camion. Je connais très bien le pays. Autrefois, je peignais.
— Vous peigniez quoi ?
— Des aquarelles. Des paysages. Je me promenais dans le coin et je peignais les prés et les collines. Parfois, je grimpais dans les collines et je faisais des croquis du bois, et d’autres fois, je prenais la route pour avoir un autre aspect du bois. C’est pour ça que je connais cette route. Et j’avais l’impression que c’était là que je vous trouverais.
— Vous ne vous figurez pas que je vais vous croire, tout de même…
— Vous ne voulez vraiment pas me croire ? Eh bien ! Ne me croyez pas. Vous voulez descendre ?
— Quoi ?
— Je vous demande si vous voulez descendre. Je vous ai fait passer le barrage de police. Si vous aviez pris cette Studebaker, vous seriez en ce moment en route pour San Quentin. Premier point. Et s’ils avaient soulevé cette couverture un peu plus haut, je n’aurais pu éviter quelques années de prison. Deuxième point. Et maintenant, je suis exposée à me faire casser la mâchoire.
— Qu’est-ce que vous voulez dire : casser la mâchoire ?
— Vous avez bien l’intention de m’assommer, n’est-ce pas ?
— Maintenant, dit Parry, je sais pourquoi vous défendez les voyantes. Vous en êtes une. Vous lisez dans les pensées.
— Je vous en prie, Vincent, je vous en prie, attendez.
— Attendez quoi ?
— Attendez une occasion. Une bonne occasion. Elle se présentera, j’en suis sûre. J’ai le sentiment…
— Voyons voir si vous saurez répondre à celle-là, dit Parry. Quelle est la date de ma naissance ?
— Un premier avril, à voir la façon dont vous vous conduisez. Vous voulez descendre ?
— Vous voulez vous débarrasser de moi, hein ?
— Oui.
— Pourquoi ?
— Je commence à avoir peur.
— Je ne vous en blâme pas, ma vieille. La police…
— Je n’ai pas peur de la police, Vincent. C’est de vous que j’ai peur. Je regrette d’avoir mis tout cela en branle. Je regrette d’avoir jeté la couverture au fond de la voiture et d’être partie à votre recherche. Maintenant, je vous ai trouvé et nous sommes dans le même bateau. Je ne me doutais pas de ce qui m’attendait et je suis déçue.
— Vous êtes déçue par quoi ?
— Par vous. Par votre façon d’agir. J’étais loin de m’imaginer que vous vous conduiriez comme vous le faites. Je pensais que vous seriez doux. Et gentil. Et plein de gratitude pour tout ce qu’on ferait pour vous. C’est comme cela que je vous voyais. C’est comme cela que vous étiez au procès.
— Vous avez suivi le procès ?
— Oui. J’étais là presque tous les jours.
— Comment ça se fait ?
— Ça m’intéressait.
— C’est moi qui vous intéressais ?
— Oui.
— Ça vous faisait de la peine de me voir si mal parti ?
— Oui. J’avais de la peine pendant le procès. Et à l’énoncé du verdict. Et même aujourd’hui, au début de la matinée. Mais maintenant, vous ne m’intéressez plus. J’ai fait quelque chose qui me tenait terriblement à cœur. Je vous ai apporté un peu d’aide. Mais cela n’a pas tourné comme je l’aurais cru. Vous n’êtes pas doux, Vincent. Vous êtes méchant et je suis votre complice.
— Vous n’êtes pas ma complice, dit Parry. Je vais descendre ici. Et vous n’allez pas subir le même sort que Studebaker. Je vais me contenter de vous dire au revoir, en vous souhaitant bonne chance.
La Pontiac obliqua vers le bord de la chaussée et se rangea.
— Il est comment, le pays ? demanda Parry.
— Il est désert…
— Il y a un endroit où je pourrai me planquer ?
— Regardez vous-même.
Il se redressa et regarda par toutes les glaces. Juste en face, la large route blanche se glissait dans une étroite vallée inhabitée. Vers la droite, la vallée s’élargissait et vers la gauche il y avait un petit bois. Il était plat pendant quelques centaines de mètres, puis montait à flanc de coteau.
— Ça ira très bien, dit Parry.
Il posa la main sur la poignée de la portière, fit basculer le dossier du siège avant, ouvrit rapidement et bondit sur la route. Tandis qu’il courait vers le bois, il entendit la Pontiac démarrer.
Il était à vingt mètres du bois quand le ronronnement du moteur lui parvint de nouveau. Sans se retourner, il comprit que la Pontiac revenait en marche arrière. Il fit volte-face, et s’élança vers la route.
La portière était grande ouverte.
— Montez, dit la jeune femme.
Il sauta dans la voiture, ferma la porte et se glissa sous la couverture, avec l’impression de se retrouver chez lui après un long voyage. La Pontiac démarra, passa en seconde, puis en troisième et roula à soixante à l’heure. Elle se maintint à cette allure.
— Pourquoi êtes-vous revenue ? demanda Parry.
— Vous aviez l’air perdu, tout seul dans ce pré.
— Je me sentais perdu.
— Comment vous sentez-vous, maintenant ?
— Mieux.
— Beaucoup mieux ?
— Beaucoup mieux.
Ils restèrent silencieux pendant un moment. Puis Parry demanda s’il pouvait fumer. Elle baissa les glaces des deux portières et lui lança une boîte d’allumettes par-dessus l’épaule. Elle lui demanda de lui allumer une cigarette. Il en alluma deux, se redressa et lui tendit la sienne. Puis il rentra sous la couverture et aspira la fumée. Il faisait terriblement chaud sous la couverture. La fumée rendait la température encore plus pénible. Mais il n’en souffrait guère. Il avait moins soif et ses coudes étaient moins douloureux. Sa main ne saignait plus.
— J’ai oublié quelque chose, dit-elle.
— Vous avez laissé quelque chose entre les mains des flics ?
— Non. J’ai oublié quelque chose quand j’ai dit que vous n’étiez pas gentil comme je l’avais imaginé. Quand j’ai dit que vous étiez méchant. J’ai oublié que vous veniez de passer sept mois en prison. C’est normal que vous soyez méchant ! N’importe qui le serait. Mais ne soyez pas méchant avec moi. Promettez-moi de ne pas être méchant…
— Écoutez, je vous l’ai déjà dit, on ne fait pas équipe, tous les deux.
— Mais si, Vincent, je fais équipe avec vous.
Parry ôta la cigarette de ses lèvres, l’y replaça et aspira une longue bouffée. Il rejeta la fumée et poussa un soupir.
— Ça me dépasse, constata-t-il.
Elle ne répondit pas. Parry sentit que la Pontiac virait, ralentissait. Les bruits de San Francisco parvenaient jusqu’à lui à travers l’épaisseur de la couverture : ronflement de voitures, mugissement de klaxons, agitation des quartiers commerçants, bourdonnement de la foule sur les trottoirs. Il avait de nouveau peur. Il avait envie de fuir aveuglément. Des paysages qu’il avait vus, il y a longtemps, sur les dépliants d’agences de voyages lui revinrent à la mémoire. Des plages merveilleuses, comme Patavilca, au Pérou ; ou Almeria, en Espagne. Et il y en avait tant d’autres ! Le monde était si vaste…
La Pontiac s’arrêta.