V

C’était comme si la porte était de verre et qu’elle fût là, debout devant lui : la mégère. Ses yeux firent le tour de la pièce, et se fixèrent sur la boule de verre jaune, avec le briquet encastré. Le plus simple, c’était de saisir la boule, d’ouvrir la porte, de franchir le seuil et de l’assommer pour qu’elle se taise enfin. Ce ne serait pas la première fois qu’il aurait eu envie de l’assommer.

— Irène !… Je ne trouve pas cela drôle du tout et je te prie de m’ouvrir !

Parry allongea le bras et saisit la lourde boule de verre jaune.

— Irène !… Tu vas m’ouvrir, oui ou non !

Parry soupesa la boule.

— Irène !… Tu sais très bien que je suis là ! Qu’est-ce qui te prend ?

Parry fit un pas vers la porte. Il ne tremblait pas et s’en étonnait. Il ne transpirait pas, il ne tremblait pas et tenait la boule de verre jaune d’une main sûre et ferme. Il s’étonna de se sentir si joyeux à l’idée de la frapper et comprit au même instant qu’il allait rendre service au genre humain.

— Irène !… Est-ce que tu as l’intention de m’ouvrir, oui ou non ?

L’aiguille du pick-up dérailla et se mit à tourner silencieusement sur la surface lisse.

Et, de nouveau, les coups à la porte. Irrités, déconcertés.

— Irène !… Ouvre-moi !

Parry s’avança d’un pas et le tremblement le saisit, il transpirait. Ses dents claquaient. Un bruit rauque prit naissance au plus profond de ses entrailles et se fraya un chemin jusqu’à sa gorge.

— Irène !…

— La ferme ! hurla Parry.

Il se rendit compte qu’il hurlait et essaya de se contrôler, mais en vain.

— Pour l’amour du ciel !… Taisez-vous !

— Quoi ?

— Je vous ai dit : la ferme ! Foutez le camp !

Il comprit qu’elle s’éloignait de la porte pour vérifier le numéro de l’appartement, craignant de s’être trompée d’étage.

La question qu’elle posa ensuite était typique pour Madge Rapf :

— Irène, tu n’es donc pas seule ?

— Non, dit Parry. Elle n’est pas seule. Maintenant allez-vous-en !

— Oh ! Je ne savais pas.

— Bon. Et bien ! Maintenant, vous le savez. Alors, allez-vous-en.

Elle s’en alla. Parry colla son oreille à la porte et entendit ses pas décroître le long du corridor, en direction de l’ascenseur. Il se dirigea vers le pick-up et retira l’aiguille du disque silencieux. Il alluma une autre cigarette, alla se poster près de la fenêtre et attendit. Il estima qu’il lui faudrait patienter environ deux minutes, mais elles ne s’étaient pas encore écoulées quand Madge Rapf franchit le porche de briques jaunes. Il savait qu’elle allait se retourner pour scruter la fenêtre et il s’accroupit vivement au moment précis où elle se retournait. Quand il se fut redressé, elle s’était remise en marche, et il put l’observer tandis qu’elle traversait la chaussée. Il crut d’abord que c’était son chemin, mais dès qu’elle eut atteint le trottoir opposé, il comprit son erreur. Elle avait traversé pour pouvoir examiner la fenêtre sous un angle plus favorable.

Il continua à l’observer d’un œil. Il ne savait pas si la moitié de son visage qui dépassait l’embrasure était visible de la rue. Mais, même si elle apercevait cette moitié de visage, elle ne pouvait la reconnaître. Madge Rapf fit quelques pas sur le trottoir opposé et s’arrêta exactement en face de l’appartement. Elle s’immobilisa et examina la fenêtre. Il la vit baisser la tête et comprit qu’elle regardait la Pontiac grise. Et puis de nouveau la fenêtre. Et puis la Pontiac. Et puis la fenêtre. Elle repartit, s’arrêta encore, et jeta un dernier coup d’œil à la fenêtre. Enfin elle rebroussa chemin vers l’immeuble, hésita, mais continua à avancer.

— Ça c’est le bouquet… murmura Parry.

Elle s’arrêta une dernière fois, fit demi-tour et s’éloigna, cette fois sans se retourner.

Parry regarda la porte. Il était sur le point de l’ouvrir quand il se souvint qu’il n’avait pour tout vêtement qu’une serviette éponge jaune. Il tira sur sa cigarette et fit inconsciemment, au milieu de la pièce, quelques tours rapides, puis il revint vers la fenêtre. Madge Rapf avait disparu. Il y avait quelqu’un d’autre sur le trottoir d’en face. Cette fois-ci, c’était un agent de police. Mais il ne regardait pas l’immeuble. Parry alla s’asseoir sur le bord du canapé, et tira sur sa cigarette dont le bout s’embrasa.

Puis son inquiétude le remit sur ses jambes. Il entra dans la cuisine. Elle était petite, blanche et nette. Il posa la main sur une barre de verre massive, la poignée du frigidaire. Il l’ouvrit et regarda sans trop savoir pourquoi les victuailles qu’il contenait. Il contempla une rangée d’oranges soigneusement alignées, puis referma la porte. Ensuite, il examina l’armoire de cuisine, l’évier, le carrelage… le vide-ordures. Il souleva la plaque métallique qui le fermait et jeta un coup d’œil dans le trou noir. Il rabattit la plaque, quitta la cuisine et fit un tour dans la salle de bains. De la salle de bains, il passa dans la seule pièce qu’il n’eût pas encore visitée, la chambre à coucher.

Tout, dans la pièce, était jaune. Le tapis de haute laine et les meubles étaient jaune pâle et les murs d’un jaune plus soutenu. Il y avait quatre aquarelles, d’une assez jolie facture. Elles représentaient des paysages et étaient signées « Irène Janney ». Il reconnut les prés vert clair et les collines, et aussi les bois vert sombre et la route. Il eut envie d’une autre cigarette et passa dans le salon.

Une fois de retour dans la chambre à coucher, il se planta devant la commode et du bout des doigts caressa le bois jaune et lisse. Il tira violemment sur sa cigarette, ouvrit le tiroir supérieur. Il était divisé en deux compartiments. Il contenait une grande bouteille d’eau de toilette mauve, qui devait remplacer la bouteille entamée sur le dessus du meuble, une cartouche de Lucky Strike, deux pots de crème à démaquiller, et une pile de mouchoirs dans un sachet mauve parfumé. Il y avait également une boîte pleine de boutons de toutes sortes. C’était à peu près tout ce que contenait le tiroir supérieur.

Dans le second tiroir il y avait de la lingerie, encore des mouchoirs et trois sacs à main. Des sacs de luxe, qui avaient coûté cher. Tout avait coûté cher. Tout était net et ordonné. Le troisième tiroir contenait d’autres accessoires féminins. Le quatrième était bourré de papiers, de carnets et de cahiers. Parry les examina. Il découvrit qu’Irène Janney avait fréquenté l’université d’Oregon, suivi les cours de sociologie, et obtenu sa licence en 1939. Il y avait de nombreux diplômes et des thèses, portant pour la plupart la mention « Bien ». Il y avait aussi un bulletin de la promotion 1939. Il parcourut les noms par ordre alphabétique jusqu’à ce qu’il eût trouvé la photographie d’Irène et sa notice biographique. La photo n’était guère sensationnelle. Irène était encore plus mince dans ce temps-là qu’elle ne l’était maintenant, et pourtant, Dieu sait qu’elle était mince ! Elle avait l’air indécise et préoccupée, comme si, maintenant qu’elle était licenciée, l’avenir lui faisait peur.

Au fond du tiroir, un feuillet imprimé dépassait d’un cahier. En le tirant de sa cachette, Parry découvrit que c’était une coupure de journal. Sous le titre, « Mort en Prison » on voyait la photo d’un homme qui ressemblait un peu à Irène. Sous la photo, un nom : Calvin Janney. À côté de la photo, un article, intitulé : « Janney arrive au terme de son voyage : »

 

Calvin Janney, condamné il y a quatre ans à la détention à vie pour le meurtre de sa femme, est mort la nuit dernière à la prison de San Quentin, après une longue maladie. La Direction de la prison a déclaré que, sur son lit de mort, Janney avait proclamé une fois de plus son innocence, comme il l’avait fait au cours de son sensationnel procès de San Francisco.

Janney, riche courtier immobilier, fut reconnu coupable d’avoir assassiné sa seconde femme, moins d’une semaine après avoir célébré le premier anniversaire de leur mariage. La mort fut attribuée à une fracture du crâne, occasionnée par un coup violent avec une potiche de cuivre. Le corps avait été découvert au pied d’un escalier au domicile des époux Janney. Janney prétendait que sa femme était tombée dans l’escalier, avait entraîné dans sa chute la potiche de cuivre, posée au bas de la rampe, et que sa tête avait violemment heurté la potiche. Cette thèse fut contestée par l’avocat général. Celui-ci allégua que Janney avait accusé sa femme d’infidélité et qu’il avait fréquemment proféré à son égard des menaces de mort. Les empreintes digitales de Janney sur la potiche de cuivre furent une des causes déterminantes du verdict de culpabilité.

Tous les efforts tentés par la suite pour obtenir la révision du procès se révélèrent stériles. Au cours de ces derniers mois, les avocats de Janney introduisirent une nouvelle requête. Ils espéraient faire rebondir l’affaire, grâce à de nouveaux éléments réunis au cours de quatre années d’enquête. La requête fut rejetée, faute de témoins.

Janney était âgé de cinquante-quatre ans. Il laisse un fils, Burton, ingénieur chimiste à Portland et une fille, Irène, qui fait ses études au lycée de cette même ville.

 

Il y avait une date en haut de la coupure : 9 février 1928. Parry la regardait. Cette date et celle du bulletin universitaire indiquaient qu’à la mort de son père, Irène avait neuf ans et qu’à l’époque du procès, elle n’en avait que cinq. Il relut l’article une fois, deux fois. Puis il songea qu’elle n’allait pas tarder à rentrer et qu’il ferait peut-être mieux de remettre la coupure et les autres documents à leur place. Il était sur le point de glisser l’article dans le cahier quand il entendit s’ouvrir la porte du palier et les pas résonner dans l’entrée, puis dans le salon et, enfin, dans la chambre.

Elle regarda Parry. Puis la coupure de journal qu’il tenait encore, mais qui était à moitié engagée dans le cahier. Ses bras étaient chargés de cartons et elle les déposa sur le lit, sans détacher ses yeux de Parry et de la coupure.

— Vous avez jeté vos vêtements ? demanda-t-elle.

— Oui. J’en ai fait deux paquets, et je les ai jetés dans le vide-ordures.

— Vous avez pu utiliser le rasoir ?

— C’était parfait.

— Vous avez l’air beaucoup plus en forme, maintenant que vous avez pris une douche et que vous n’avez plus votre barbe. Comment vous sentez-vous ?

— Très bien, répondit Parry.

Elle désigna le tiroir ouvert.

— Vous cherchiez quelque chose ?

— Je n’avais rien à faire.

— Alors, nous pouvons le refermer ?

Parry remit l’article dans le cahier, le cahier à sa place, avec les agendas et les documents, et poussa le tiroir.

Du doigt, elle montra le tiroir fermé :

— Il ne s’est rien passé pendant mon absence… en dehors de cela ?

— Vous avez eu une visite.

Il se demanda pourquoi il lui en parlait.

Irène fronça le sourcil :

— J’espère que vous n’avez pas répondu à la sonnette.

— Non, je n’ai pas répondu. Mais elle est montée et elle a frappé à la porte.

— Elle ?

— Oui. Elle vous parlait à travers la porte. Je n’ai pas bougé et je l’ai laissée parler. Tout se serait bien passé si le pick-up n’avait pas été branché. Elle l’entendait. Elle vous mettait en demeure de lui ouvrir la porte. Finalement, je lui ai dit de s’en aller.

Le froncement des sourcils s’accentua.

— Ce n’est pas très malin.

— Je sais. C’était plus fort que moi.

— A-t-elle essayé de vous convaincre ?

— Non. Elle est partie. Vous croyez que ça aura des conséquences ?

— J’espère que non.

— Qu’est-ce que ça veut dire : « j’espère que non ? » demanda Parry.

— Eh bien ! Mes amis savent bien que ça ne m’arrive jamais, ce genre de choses. Maintenant, ils vont s’imaginer…

— Ça va, j’enfile ces vêtements et je me tire…

— Attendez, dit Irène, vous m’avez mal comprise. Ce que pensent les gens m’est absolument indifférent. Je cherche simplement à examiner la situation avec méthode. Et prudence.

— Faites voir ces vêtements.

Elle s’assit sur le bord du lit et contempla Parry. Ses yeux cillèrent, elle baissa la tête et pressa son index entre ses yeux, lui faisant décrire des petits cercles.

Parry s’adossa à la commode.

— Vous êtes fatiguée, n’est-ce pas ?

— J’ai mal à la tête.

— Il y a de l’aspirine, ici ?

— Dans le petit meuble de la salle de bains.

Il disparut dans la salle de bains, revint un instant après, avec deux cachets d’aspirine et un verre d’eau à moitié plein. Irène lui sourit, avala les cachets et vida le verre. Parry alla le reporter dans la salle de bains. Quand il revint, elle était occupée à ouvrir les cartons.

Il y avait là une garde-robe presque complète. Quatre chemises, trois blanches et une grise ; cinq cravates – trois grises et deux dans les tons gris-mauve – cinq caleçons, cinq gilets de corps et une douzaine de mouchoirs ; six paires de chaussettes grises ; un complet de tissu peigné gris avec une rayure mauve à peine indiquée ; une paire de chaussures havane à bout rond et une paire de bretelles grises.

Autre chose encore : une brosse à cheveux, un peigne, une brosse à dents, un pot de crème à raser et un rasoir de sûreté.

Elle rangea soigneusement ses achats sur le lit et quitta la pièce. Parry commença à s’habiller. Tout lui seyait parfaitement. Ses cheveux étaient encore humides de la douche et s’ordonnaient agréablement sous la brosse et le peigne. Il mit une des chemises blanches et une cravate gris-mauve, et plaça un mouchoir blanc dans la petite poche du complet gris. Il se sentait tout neuf, tout flambant, lorsqu’il fit son entrée dans le salon.

Irène, qui était assise sur le canapé, sourit en le voyant.

— Bonjour… dit-elle.

— Ça va ?

— Vous êtes superbe !

— Vous avez dû dépenser un fric fou ?

— J’adore acheter des vêtements.

— Qu’est-ce que vous avez raconté au vendeur ?

— Je lui ai dit qu’un de mes camarades venait d’être démobilisé et que je voulais lui faire une surprise, lui offrir un assortiment complet de vêtements neufs. C’est un petit magasin très chic et ils n’aiment pas qu’on les bouscule. Mais comme je faisais une grosse commande, ils tenaient à me satisfaire. De toute façon, il y avait très peu de retouches à faire au complet.

— Comment va votre migraine ?

— Mieux.

— Parfait. Merci pour les vêtements.

— C’est à moi que ça fait plaisir, Vincent, un très grand plaisir. Et j’ai encore quelque chose pour vous.

Elle ouvrit son sac, défit un petit paquet et en tira un écrin blanc qu’elle lui tendit.

L’écrin contenait une montre étanche, chromée, avec un boîtier rond et un bracelet de daim gris.

Parry la contemplait.

— Pourquoi ? demanda-t-il.

— Il vous faut une montre. Elle vous sera même indispensable.

Il ajusta la montre à son poignet.

— Vous dépensez beaucoup d’argent, dit-il. Vous pouvez le faire ? Vraiment ?

— Qu’en pensez-vous ?

— J’ai l’impression que vous pouvez vous le permettre.

— Et vous avez raison, dit-elle. Maintenant dites-moi ce qui vous fait penser que j’ai de l’argent.

— Cette coupure de journal.

Le regard d’Irène était très doux. Les coins de ses lèvres ne s’étaient pas retroussés et pourtant elle souriait.

— Vincent, dit-elle, vous serez toujours comme cela avec moi ?

— Je serai comment ?

— Franc.

— Oui. Je serai franc avec vous jusqu’au moment des adieux. La nuit tombe. Nous allons bientôt nous quitter.

Elle se leva.

— Si nous dînions ? proposa-t-elle. Je ne suis pas mauvaise cuisinière. Vous aimez le poulet frit ?

— C’est mon plat préféré.

— À moi aussi, dit-elle, et leurs regards se croisèrent.

Irène ébaucha un sourire qui faillit s’effacer aussitôt, mais qui s’épanouit quand elle vit Parry lui sourire en retour. Ils restèrent un moment, les yeux dans les yeux, souriants. Parry tendit la main vers la boîte à cigarettes. Irène lui dit :

— Allumez-m’en une, – et passa dans la cuisine.

Il alluma deux cigarettes et alla la rejoindre. Elle était en train de nouer un tablier autour de sa taille. Elle avança les lèvres. Il y plaça la cigarette et quitta la cuisine.

— Mettez-nous un peu de musique, lui cria-t-elle.

— La radio ?

— Entendu.

Il tourna le bouton. Un petit orchestre de chambre luisait de son mieux pour interpréter La Fête des Cordes, mais les instruments à cordes faisaient défaut. Au milieu du morceau, on aurait dit que presque tous les musiciens étaient partis en vacances. Parry traversa la pièce, se planta devant la glace ronde et admira son complet gris. Il effleura sa cravate, puis caressa le doux bracelet de daim gris. Il consulta sa montre et se dit qu’elle avançait. Il ne pouvait déjà être huit heures. Il se retourna vers la fenêtre. Le ciel de San Francisco s’assombrissait.

Irène entra pour annoncer que le dîner était prêt. Indiscutablement, elle savait faire frire un poulet. Elle déboucha une bouteille de Sauternes et, avant même de l’avoir goûté, Parry comprit que c’était du vin très cher. Il la complimenta sur ses talents de cuisinière. Elle sourit, mais ne répondit pas. Il y avait une crème au caramel pour le dessert. Elle lui confia qu’elle avait un faible pour la crème au caramel et qu’elle en faisait trois fois par semaine. Il lui demanda si elle mangeait souvent dehors et elle répondit que non, qu’elle aimait mieux sa propre cuisine et que d’ailleurs, à l’heure actuelle, prendre ses repas au restaurant était une véritable épreuve.

Ils prirent le café et restèrent à fumer des cigarettes. Il lui offrit de l’aider à faire la vaisselle. Elle refusa en disant qu’elle en aurait fini en un clin d’œil. Il passa dans le salon pendant qu’elle débarrassait rapidement la table. Une fois de plus, Parry leva les yeux sur le ciel assombri. Irène, en entrant dans le salon, le trouva absorbé dans sa contemplation. À son tour, elle leva les yeux, puis les baissa, quand il consulta sa montre.

— Ne partez pas, dit-elle. Vous passerez la nuit ici, sur le canapé.

— Il n’en est pas question. Il nous reste une demi-heure et ensuite je m’en irai. Maintenant, j’ai quelque chose à vous demander. Où est votre frère ?

— Il est mort, dans un accident de voiture terrible, il y a six ans. Au fond, vous voudriez savoir pourquoi c’est moi qui ai tout l’argent… Eh bien ! Je vais vous le dire. Mon père avait légué sa fortune à Burton, et, à l’hôpital, juste avant de mourir, Burton me l’a léguée à moi. Elle se monte à deux cent mille dollars, à peu près.

— Ça fait beaucoup de fric.

— Je suis contente de l’avoir. Je n’ai, au fond, que cela.

— Et votre mari ?

— Le divorce a été prononcé il y a quelques mois. Je ne sais pas où il est. Vous voulez savoir son nom ?

— Pour quoi faire ?

— Pourquoi vouliez-vous savoir d’où me venait l’argent ?

— Par curiosité. J’étais tranquille que vous ne l’aviez pas gagné en vendant des aquarelles, ni en faisant de la sociologie. J’en étais sûr. Alors j’ai relu la coupure de journal et j’ai voulu comprendre, j’ai voulu savoir pourquoi c’était vous qui aviez l’argent, et non votre frère. C’est ici que vous viviez avec votre mari ?

— Non.

— Quel genre de type c’était, votre mari ?

— Un pauvre type.

— Vous vous en êtes aperçue quand ?

— Dès la première semaine.

— Alors pourquoi êtes-vous restée avec lui ?

— J’avais l’argent, dit-elle. J’avais moi et j’avais lui. L’argent ne m’intéressait pas beaucoup. Restaient lui et moi. Il buvait, mais ça ne me dérangeait pas, je buvais aussi. Seulement il était également joueur, et ça c’était plus grave, parce qu’il se croyait très fort au poker alors qu’il n’y connaissait absolument rien. Même les soirs où nous restions en tête à tête à la maison, il voulait jouer au poker. Un soir, je lui ai raflé tout l’argent de son mois. Je crois que c’est la seule chose qui lui plaisait en moi : le fait que j’étais plus forte que lui au poker.

— Qu’est-ce qu’il faisait dans la vie ?

— C’est entendu, Vincent. Je vais vous parler de lui. Il s’appelle George Hagedorn et j’ai fait sa connaissance il y a trois ans. Nous nous sommes vus pendant quatre mois, et puis nous nous sommes mariés. Nous étions tous deux des solitaires, et je crois bien que c’est là l’unique raison de notre mariage. Il ignorait que j’avais de la fortune. Je lui en ai parlé quelques jours après notre mariage, mais il n’a pas eu l’air impressionné. C’était même, il me semble, l’un des seuls traits nobles de son caractère : il était fier. Trop fier, peut-être. C’est sans doute pour cela qu’il jouait. Il ne voyait que ce moyen de gagner de l’argent par lui-même. Il n’avait pas essayé beaucoup d’autres méthodes parce qu’il était terriblement paresseux. Un des hommes les plus paresseux que j’aie jamais rencontrés. Il avait trente-deux ans au moment de notre mariage et c’était déjà un raté à tous les points de vue. Il était employé aux statistiques chez un agent de change et gagnait quarante-cinq dollars par semaine.

— Dans quelle étude ?

— Kinney.

— Je la connais, dit Parry. C’est une grosse affaire. Ils ont des bureaux à Santa Barbara et à Philadelphie. La raison d’être de la succursale de Santa Barbara m’a d’ailleurs toujours échappé.

— Il a voulu se faire muter à Santa Barbara, mais on n’avait pas besoin de lui là-bas. Même ici, il n’aurait pas fait long feu, en temps ordinaire, mais il s’est trouvé qu’il avait de l’asthme, et qu’il a été réformé. Ils se sont dit, sans doute, qu’autant valait le garder pendant la durée des hostilités. Au moins, il était au courant du travail. Mais il arrivait en retard, et souvent, il ne venait pas du tout. Alors, un jour ils en ont eu quand même assez. J’ai essayé de le joindre, il y a environ un an. J’ai téléphoné chez Kinney et on m’a dit qu’il ne travaillait plus là. Ils ne savaient pas ce qu’il était devenu.

— Pourquoi avez-vous essayé de le joindre ?

— Je me sentais seule. J’avais envie de sortir.

— Et Bob ?

— J’étais persuadée que vous vous souviendriez de son nom. Vous avez beaucoup de mémoire, n’est-ce pas ?

— Pour certaines choses… Pourquoi n’avez-vous pas téléphoné à Bob ?

— Ça s’est passé pendant une période où je ne voyais pas Bob. Ce sont des choses qui arrivent.

— C’est-à-dire ?

— Eh bien ! Quelquefois je prends peur. Ou alors, j’ai des remords, parce qu’il est marié. Il ne l’est d’ailleurs pas vraiment. Il vit séparé de sa femme, mais elle ne veut pas entendre parler de divorce. Elle n’a pas l’intention de reprendre la vie commune, mais elle l’empêche, en même temps, de refaire son existence. Ce jeu l’amuse. Mais je ne vous apprends rien, Vincent. Vous savez bien à quoi vous en tenir avec elle. Vous la connaissez.