La colonne douloureuse de sa gorge était noire et dense et sa tête n’était plus qu’une grosse boule opaque, noire et creuse. Son crâne, il le sentait, grossissait constamment et Parry eut peur qu’il n’éclatât. Il entendait son souffle s’échapper, avec un bruit de mâchefer frottant contre du mâchefer.
Puis le noir et le raclement commencèrent à se dissiper. Parry, les yeux fermés, porta ses mains à son cou, dénoua sa cravate, déboutonna le col. L’air pénétrait maintenant dans ses poumons, plus régulièrement et plus vite, et la colonne de douleur s’amincissait, se fondait, disparaissait. Il ouvrit les yeux. Il vit des branches d’un brun foncé, des feuilles vertes et brillantes sur un fond de ciel jaune et chaud. Il referma les paupières et songea qu’il serait bon de dormir un moment.
S’endormir lui fut agréable. C’était une sensation douce, salutaire, parce qu’il n’avait pas sombré dans un sommeil profond, mais jouissait de son repos, de sa respiration retrouvée, se remettait du choc et de la douleur éprouvés.
Enfin, quand il ouvrit les yeux, il constata qu’il avait dormi pendant près de deux heures, qu’il se sentait mieux et qu’il pouvait se lever. Il se redressa lentement en se demandant s’il pourrait tenir debout sans appui. Il le pouvait, ses jambes le portaient. Il tâta sa gorge qui était enflée, mais qui ne lui faisait plus mal. Il n’éprouvait qu’un léger sentiment de lourdeur sous le menton. Il tourna la tête et contempla Arbogast.
Il était resté couché sur le sol, la nuque offerte. Parry s’approcha de lui, retourna le cadavre et regarda son visage.
Les yeux étaient ouverts et saillants. Il n’y avait pas de sang autour des orbites. Le nez était déchiqueté et la balle y avait creusé un gros trou noir, vert et jaune. C’était l’entrée d’un tunnel profond qui remontait dans la tête et aboutissait à l’énorme déchirure de la nuque. Le sang commençait à se cailler sur la bouche et le menton. Il avait déjà séché sur l’oreille, le veston et le plastron de la chemise.
Le revolver tombé près du cadavre était couvert de sang.
Silencieusement, l’homme mort formula :
— J’ai eu ce que je cherchais.
Silencieusement, Parry répondit :
— Tu l’as eu, c’est sûr…
En se penchant pour ramasser le revolver, il vit que sa main était couverte, elle aussi, de sang coagulé. Avec son mouchoir, il l’essuya. Puis il examina ses vêtements, cherchant d’autres taches. Mais il n’y en avait pas et il se rappela que le cadavre avait roulé loin de lui quand la balle l’avait atteint.
Il ramassa le revolver avec son mouchoir, afin de ne plus se tacher les doigts. Puis il s’enfonça dans le bois, creusa un trou, y enterra le revolver, reboucha le trou et étala de la mousse sur la surface remuée. À quelques pas de là, il enterra le mouchoir taché de sang, puis revint vers le cadavre et le contempla.
Machinalement il plongea la main dans sa poche, tira un paquet de cigarettes et des allumettes. Il porta la cigarette à sa bouche, sans quitter le cadavre du regard. Et toujours immobile, les yeux sur le corps, alluma la cigarette. Il était debout, il examinait l’homme mort et aspirait la fumée.
Il était intrigué.
Il se demandait pourquoi il n’éprouvait pas de regrets, ni d’horreur à la vue de cette chose sans vie, gisant là, par terre, de cette chose qu’il avait tuée de sa propre main. Il lui avait toujours semblé impossible de tuer quelqu’un, il croyait qu’il n’aurait jamais de motif pour tuer, ni l’occasion.
À la réflexion, il n’en était ni satisfait ni désolé. Le geste meurtrier avait été inévitable, mécanique presque. Et, debout auprès du cadavre, les yeux rivés sur lui, il songeait que c’était là une de ces choses qui arrivent tout naturellement, suivant les lois de la logique. Comme la démonstration d’un théorème de géométrie. Il était vivant, et cette chose, par terre, était morte. Il devait en être ainsi… Ses rêves l’emportèrent plus loin. Il pensait maintenant à Irène, car il comprenait qu’il ne voulait pas la quitter. Il comprenait que, chaque fois qu’il s’était éloigné d’elle, il l’avait fait à contrecœur. Et chaque fois, il avait refoulé ses sentiments, dans son désir de se persuader de son indifférence. Mais maintenant, il voyait clair et son envie de revoir Irène était plus pressante que jamais. Il n’avait plus de raison pour la refouler, car désormais il avait identifié le meurtrier. Il savait comment et pourquoi Gert et Fellsinger avaient été assassinés. Et il savait ce qui lui restait à faire. Il étudiait la méthode susceptible de mettre en lumière la culpabilité de l’assassin, cherchait un argument qui forcerait l’assassin à se démasquer et, de ce fait, à établir son innocence à lui, Parry. Le rêve emportait Parry toujours plus loin. Il comprenait qu’il avait toujours désiré un bonheur simple et très ordinaire, le bonheur qu’il avait espéré trouver auprès de Gert : une petite vie propre et honnête, celle d’un petit bonhomme sans importance et qui n’avait aucun désir de devenir important, qui ne demandait rien d’autre qu’un travail quotidien et quelqu’un pour lui ouvrir la porte en souriant le soir quand il rentrerait.
Les rêves de Parry galopaient toujours, devenaient de plus en plus éclatants. Le meurtrier, il le forcerait à avouer, il lui montrerait que les filets de la logique s’étaient refermés sur lui. Et alors, chaque soir, une femme lui ouvrirait la porte en souriant. Des larmes lui montèrent aux yeux à la pensée qu’elle l’attendait, mais qu’elle n’aurait plus bien longtemps à attendre. La joie déborda de ses rêveries et lui inonda le cœur. Il aurait un petit boulot dans une usine de guerre et les dimanches, il les passerait avec elle et aussi toutes les soirées et toutes les nuits et tous les matins, il serait avec elle, avec sa femme, sa petite femme…
Il était convaincu que tout désormais était pour le mieux.
Il s’éloigna du cadavre, traversa le bois, arriva sur le terrain vague et à pas lents, une cigarette aux lèvres, se dirigea vers la voiture, réfléchissant sur la conduite à adopter.
Il longea la route, monta dans la voiture, mit le moteur en marche. Avant de desserrer le frein à main, il tourna la tête et contempla le terrain vague, ce désert jaunâtre limité par un bosquet vert. Et le bosquet vert lui parut paisible et comme assoupi.
La voiture roulait. Il lui fit faire demi-tour et revint vers la ville. Son bracelet-montre marchait toujours et il vit qu’il était trois heures moins le quart.
Arrivé en ville, il laissa sa voiture le long du trottoir dans une rue étroite à proximité du centre. Il avait faim et ne souffrait plus de la gorge.
« Et si je mangeais ? » pensa-t-il.
Il descendit de voiture, s’engagea dans le quartier des affaires. Maintenant, il était dans un restaurant, devant une côte de porc. Il commanda encore des légumes, une tarte et une tasse de café. Puis une deuxième tasse de café qu’il but tout en fumant. Ayant terminé sa seconde cigarette, il quitta le restaurant, marcha jusqu’au premier carrefour et attendit un taxi.
Trois taxis passèrent sans le remarquer.
Le quatrième s’arrêta. Parry monta et la voiture repartit lentement le long de la chaussée encombrée.
Parry examinait son pantalon, ses manches, étudiait son costume, sa tête. Il constata qu’il n’avait pas de taches de sang. Le taxi s’engageait dans une rue transversale. Parry alluma une troisième cigarette. Le taxi s’éloignait du centre de la ville. Parry se poussa sur son siège pour se regarder dans le rétroviseur. Il rectifia sa cravate, se lissa les cheveux. Puis il s’adossa à la banquette et respira l’air chaud qui pénétrait par les vitres baissées. Le taxi tourna encore et roula plus vite, jusqu’au bout de la rue, fit demi-tour, redescendit la rue et la remonta de nouveau. De chaque côté de la chaussée s’élevaient des immeubles d’habitation. Le taxi s’arrêta à un carrefour devant un signal rouge. À un angle, il y avait un drugstore.
— Je descends ici, dit Parry.
— Mais vous m’aviez dit que…
— Je sais, mais je descends ici.
— C’est vous le patron.
Parry paya le taxi et entra dans le drugstore. Il ouvrit l’annuaire du téléphone et le bout de son index courut le long de la colonne. Il referma l’annuaire, s’approcha du comptoir, demanda de la monnaie de vingt-cinq cents, entra dans la cabine téléphonique, composa un numéro.
Quelqu’un dit : « Allô ! »
— Madame Rapf ?
— Oui.
— Comment allez-vous, Madge ?
— Qui est à l’appareil ?
— Un ami de votre mari.
— Je n’ai pas de mari. Ou tout au moins, je ne vis pas avec lui.
— Je le sais et c’est pourquoi je vous téléphone.
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Je voudrais faire votre connaissance.
— Dites donc, en voilà des façons ?
— Voyons, ça n’a rien d’extraordinaire. J’ai trouvé du travail ici, depuis quelques semaines et je ne connais presque personne. J’ai rencontré votre mari. Il m’a parlé de vous et ce qu’il m’a dit m’a intéressé.
— Ah, vraiment ? Vous ne seriez pas lépreux, par hasard, ou quelque chose dans ce goût-là ?
— J’ai dit à votre mari que j’aimerais faire votre connaissance et il m’a donné votre numéro de téléphone, j’espère que vous n’allez pas vous formaliser ?
— Vous me faites l’effet d’avoir un culot pas ordinaire !
— Je peux venir vous voir ?
— Non.
— Écoutez, Madge. J’ai l’impression que je vous plairai.
— Qui vous a permis de m’appeler Madge ?
— Quand vous me verrez, vous m’en donnerez la permission.
— Sans blague, vous croyez ça ?
— Oui, je le crois. D’après ce que m’a dit votre mari, j’ai idée que vous êtes une femme comme je les aime et je suis sûr d’être le type qui vous convient.
— Je n’aime pas les effrontés.
— Je ne suis pas tellement effronté, mais je tiens peu compte des usages.
— Comment êtes-vous de votre personne ?
— Je suis assez beau gosse.
— Grand ?
— Taille moyenne.
— Mince ?
— Oui.
— Vous avez quel âge ?
— Trente-six ans.
— Et vous n’êtes pas marié ?
— J’ai été marié deux fois déjà, mais elles n’étaient pas mon type de femme. J’en cherche une qui corresponde à certaines idées que je me fais…
— Vous ne mâchez pas vos mots.
— À quoi ça sert ?
— Vous vous appelez comment ?
— Allan.
— Allan quoi ?
— Appelez-moi Allan, ça suffit.
— Qu’est-ce qu’il vous a dit, mon mari ?
— Je vous raconterai ça quand je vous verrai.
— Qui vous dit que vous me verrez ?
— Je ne suis pas sûr de vous voir parce que ça ne dépend que de vous, mais en admettant que votre curiosité prenne le dessus, je vous signale que je suis dans votre quartier et que je pourrais facilement monter vous dire un petit bonjour. Quand nous nous serons vus, nous saurons si ça vaut le coup de continuer et, dans l’affirmative, nous dînerons ensemble ce soir !
— Je voudrais d’abord savoir ce qu’il a dit de moi.
— Je vous le raconterai.
— Dites-le-moi tout de suite.
— Je le ferais volontiers, mais alors vous n’auriez plus envie de faire connaissance.
— C’est du chantage.
— Du chantage involontaire. Mais j’ai tellement envie de vous voir.
— Je ne suis pas habillée, j’étais en train de prendre un bain. Il fait si chaud !
— Rien ne presse.
— Eh bien voilà ce qu’on va faire… Je vais m’habiller et vous viendrez d’ici un quart d’heure, ou plutôt dans vingt minutes.
— D’accord, dans vingt minutes, dit-il, et il raccrocha.
Il quitta la cabine, s’approcha du comptoir, acheta un paquet de cigarettes et consulta sa montre. Le vendeur demanda s’il désirait autre chose. Il répondit évasivement. Puis il avisa des boîtes de bonbons empilées les unes sur les autres en pyramide. Il demanda le prix. C’était deux dollars. Il aurait préféré quelque chose de plus cossu. Le vendeur plongea sous le comptoir et reparut avec une boîte violette entourée d’un ruban de satin mauve, qui valait quatre dollars et demi. Parry se récria sur le prix, c’était, dit-il, exceptionnellement cher, à moins, évidemment que la marchandise fût de toute première qualité. Le vendeur affirma que c’étaient en effet, des bonbons d’une qualité tout à fait exceptionnelle, de goût européen, qu’il n’en restait plus beaucoup aux États-Unis, que c’était là sa dernière boîte et que s’il voulait vraiment quelque chose d’extra, il ferait bien de l’acheter. Parry paya la boîte : quatre dollars cinquante cents, plus la taxe. Puis il demanda au vendeur de l’envelopper avec goût. Le vendeur sourit d’un air entendu et fit un paquet soigné. Parry prit son emplette, se dirigea vers le comptoir des magazines et, pendant un moment, étudia les couvertures illustrées. Une femme entra et acheta une bouillotte chauffe-lit. Puis vint un petit garçon qui acheta un bâton de sucre d’orge. Un homme apparut, tenant d’une main sa joue enflée et de l’autre une ordonnance. Parry jeta un coup d’œil sur son bracelet-montre. Une jeune femme entra et fit sa commande ; le vendeur essaya de prendre rendez-vous avec elle ; elle lui reprocha de ne pas porter l’insigne des démobilisés ; il lui répondit qu’il souffrait d’une hernie double et qu’il était prêt à la lui montrer si elle le désirait ; la jeune femme sortit sans répondre. Le vendeur contourna le comptoir, s’approcha de Parry et lui fit part de son écœurement devant de telles manifestations. Il ouvrit sa chemise, exhiba une horrible cicatrice qui sillonnait sa poitrine jusqu’aux dernières fausse côtes. Il avait été blessé aux passes de Kasserine. Parry consulta son bracelet-montre. Le vendeur était indigné par la stupidité des gens qui se permettaient de faire des remarques indiscrètes.
D’ailleurs, il commençait à en avoir soupé. Tout en reboutonnant sa chemise il ajouta qu’un de ces jours il perdrait patience et foutrait son poing sur la gueule à quelqu’un. Le patron sortit de l’arrière-boutique, s’arrêta au milieu du magasin et regarda la rue toute jaune dans le soleil. Une petite fille entra, déclara qu’elle avait oublié ce que sa mère l’envoyait chercher et ressortit. Le patron approcha sa main d’un ventilateur électrique, secoua la tête, traversa la boutique et mit en marche un autre ventilateur. Un marin entra, s’assit près de la fontaine aux sodas et commanda une glace à la pêche et à l’eau de Seltz. Le vendeur s’excusa. Il n’avait pas de pêches. Le marin choisit une fraise et s’installa devant le bar pour mélanger sa glace et les fruits à l’eau de Seltz. C’était comme ça qu’il aimait son ice-cream, expliqua-t-il. Une vieille dame entra pour acheter un flacon d’huile de paraffine. Elle disparut. Le marin se plaignit de la chaleur et le vendeur fit chorus. Le marin commanda un deuxième « Ice cream Soda » à la fraise. Parry consulta son bracelet-montre et quitta le magasin.
Il descendit la rue, tourna dans une voie transversale, vira de nouveau et s’engagea enfin dans une rue bordée d’immeubles d’habitation. Il connaissait ce quartier. Il connaissait aussi l’immeuble de briques blanches avec sa grille en fer forgé et ses fenêtres encadrées de noir. Il alluma une cigarette, traversa la rue, pénétra dans la maison, s’arrêta pour consulter sa montre, s’engagea dans le vestibule, parcourut la liste des locataires. Lorsqu’il eut trouvé le nom qu’il cherchait, il pressa le bouton de sonnette. Bientôt, il entendit le déclic, poussa la porte, pénétra dans la cabine de l’ascenseur. Il jeta sa cigarette et l’écrasa sous son pied. Au cinquième étage, l’ascenseur stoppa et Parry suivit le couloir qu’il connaissait si bien. Il récapitula mentalement le programme qu’il avait élaboré. Il y avait un certain nombre de choses qu’il devait dire dans un certain ordre et il serait peut-être prudent de s’arrêter un instant et de réfléchir à la marche à suivre. Mais au même moment il renonça à ce travail préparatoire. Il était dangereux, en effet, de prévoir trop rigoureusement le cours des événements – cela nuirait à la spontanéité de ses réactions. Il se rappela comment il s’y était pris pour faire parler Arbogast, les questions précises et rapides qu’il lui avait posées au sujet de ses manœuvres, au volant de la Studebaker ; il s’était arrangé pour que l’esprit d’Arbogast soit entièrement occupé par les souvenirs de cette nuit-là.
Parry avait en effet obligé Arbogast à répéter mentalement tous les mouvements qu’il avait fait exécuter à sa voiture : le premier virage, l’attente, puis le deuxième virage. Parry avait senti qu’Arbogast ne le suivait pas encore à ce moment-là. Il avait donc repris tous les détails de la manœuvre, il avait insisté, il avait contraint Arbogast à revivre cette soirée-là, à revenir dans cette rue en pensée, et à y rester. Il lui avait fait exécuter le premier, puis le deuxième virage, il l’avait fait attendre au carrefour. Tout cela avait été improvisé par Parry, au fur et à mesure, et s’il avait préparé d’avance son interrogatoire, il aurait certainement négligé de parler des virages.
Or, c’est en reprenant tous les détails de ces manœuvres qu’il avait amené Arbogast à se trahir. Il avait parlé, guidé par l’inspiration du moment, tout s’était fait spontanément, et cette fois-ci, il fallait qu’il en soit de même.
Parry avait atteint la porte.
Il frappa.