XVI

Cette fois, il ne portait pas de chapeau et l’on voyait ses cheveux gris, clairsemés. Son costume était neuf, de même que sa chemise, sa cravate et ses chaussures. Studebaker, dans ses vêtements neufs, souriait, debout devant la porte. Il plongea la main dans la poche de son veston et en tira un petit pistolet qu’il braqua sur Parry.

— Marchez à reculons. Allez, continuez, les mains en l’air, jusqu’à ce que vous touchiez le mur, prononça-t-il.

Parry obéit. Ses épaules touchèrent le mur. Il vacilla légèrement et s’immobilisa, les mains en l’air. Studebaker avait maintenant pénétré dans la chambre et refermé la porte, sans cesser de braquer le revolver sur l’estomac de Parry.

— Si je vous tuais tout de suite, je gagnerais cinq mille dollars, dit-il.

— Je ne savais pas qu’on offrait une récompense.

— Si. C’est la somme qu’ils offrent. Ils ne savent plus que faire.

— Vous leur avez parlé ?

— Non, dit Studebaker. Si j’étais un cave, je leur aurais vendu la mèche, mais je ne suis pas un cave. Je sais bien que dans mes vieilles nippes, j’avais l’air d’un bouseux. Mais je ne suis pas un bouseux. Restez tranquille, les mains en l’air, je vous surveille et nous allons discuter.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— De l’argent.

— Combien ?

— Soixante mille dollars.

— Je ne l’ai pas, je suis même loin du compte

— Mais elle les a.

— Qui ?

— La fille.

— Quelle fille ?

— Irène Janney.

— Qui c’est ?

— Allons, Parry, je vous ai déjà dit que je n’étais pas un cave, ni un bouseux. Je sais que sa fortune se monte à environ deux cent mille dollars. Elle peut en distraire soixante mille.

— Mais elle n’est pas dans le coup, vous ne pouvez rien contre elle.

— Si. Je peux vous livrer à la police. À ce moment-là, elle sera dans le bain elle aussi, pour complicité dans le meurtre de Fellsinger. C’est elle qui vous hébergeait à l’époque. Ça vaut vingt ans de tôle, ça.

— Non, pas vingt ans, tout de même !

— Bon, admettons qu’elle s’en tire avec dix ans… Ça vaut tout de même soixante mille dollars. Il lui en restera cent quarante. Quand on a une telle somme, on la fait fructifier, on récupère les soixante billets en moins de deux et ensuite tout le monde est content.

— Non.

— Vous parlez sérieusement ?

— Oui, dit Parry, tout à fait sérieusement.

Il surveillait le pistolet, toujours braqué sur lui, mais qui maintenant se déplaçait, car Studebaker s’avançait vers l’appareil téléphonique.

Studebaker décrocha l’appareil.

— Raccrochez, dit Parry.

Studebaker sourit, raccrocha et dit :

— Alors, vous jouez le jeu ?

— J’y réfléchirai.

— C’est parfait. Vous pouvez réfléchir autant que vous voudrez, étudier l’affaire en long en large et en travers, vous arriverez à la même conclusion, vous verrez que la solution que je vous propose est la meilleure. Pour vous tirer d’affaire, il faut vous débarrasser de moi. Je vous bloque la route comme un gros rocher et, si vous allez de l’avant, il faut le faire sauter. Par conséquent, il est indispensable que vous voyiez cette fille, pour lui démontrer qu’elle non plus n’a pas le choix. Je crois que vous avez pas mal d’influence sur elle.

— Vous en aurez aussi. Vous semblez drôlement bien renseigné.

— Pas aussi bien que vous. Si j’y allais tout seul je manquerais d’arguments pour la convaincre. J’ai donc décidé que nous irions la voir ensemble et vous lui ferez comprendre que je ne plaisante pas. Il faut qu’elle me signe un chèque de soixante mille dollars sur-le-champ. C’est comme ça que nous allons procéder. On y va ?

— Vous n’êtes pas novice dans le métier, n’est-ce pas ?

— Si, c’est ma première affaire de ce genre. J’ai l’air de savoir m’y prendre ?

— Vous avez l’air tout à fait compétent. Dites-moi, Arbogast, qui êtes-vous ?

— Je suis un faisan.

— À la petite semaine ?

— Oui, jusqu’à présent.

— Dans vos vieux vêtements vous n’aviez pas l’air d’un faisan.

— Je le sais, dans mes vieux vêtements, j’ai tout du paysan.

— Qu’allez-vous faire avec les soixante mille dollars ?

— J’irai sans doute à Salt Lake City et j’ouvrirai un bureau de prêts sur gages. Il y a une fortune à faire là-dedans. Actuellement, les gens sont vraiment fous. Ils l’ont toujours été, d’ailleurs, mais maintenant ils sont en plein délire. Les affaires vont bien, ils gagnent de l’argent, mais il leur en faut davantage. Ils dépensent comme des forcenés. Avec un bureau de prêts sur gages, je me défendrai. D’après mes calculs, 60 000 dollars me suffiront amplement pour démarrer.

— Et après, vous n’allez plus l’embêter ?

— Je vous dis que 60 000 dollars me suffisent. En deux ans, j’aurai quadruplé la mise.

— Vous voulez bien que j’allume une cigarette ?

— Non. Gardez les mains en l’air.

— Vous êtes prudent.

— Bien sûr que je suis prudent. Je ne suis pas un cave. Je suis prudent et je suis ficelle. Je vais même vous en donner la preuve. Je vais vous raconter comment j’ai procédé dans cette affaire, et vous verrez que je ne suis pas facile à rouler. Vous vous rappelez, quand je vous ai ramassé sur cette route ? Vous portiez un pantalon de coton gris, des grosses godasses, un point c’est tout.

— Vous avez compris aussitôt qui j’étais ?

— Quand vous êtes monté dans la voiture je n’avais rien compris du tout. Il m’a suffi de vous regarder, pour penser : « Çui-là, y a pas longtemps qu’il est sorti de tôle. » Mais à part ça, je ne savais rien. Je me suis dit : « Ce gars-là, il s’est évadé de San Quentin », et je vous ai fait monter dans ma voiture, histoire de voir ce que je pouvais tirer de vous.

— Là, je ne vous suis plus, dit Parry.

— Je vais vous expliquer ma façon de faire, dit Arbogast. Je suis toujours à l’affût d’une occasion. Dès qu’il s’en présente une, je la saisis. Par exemple, je vous vois sur la route, en train de vous évader de San Quentin, je me dis : « Ce type-là, il a peut-être des amis dans le secteur, il demanderait peut-être pas mieux que de payer pour le transport ou pour une planque… Peut-être je pourrais avoir un tuyau qui me servira à le plumer plus tard. » De toute façon, il y avait de grandes chances pour que ça me rapporte. Il y avait bien douze chances contre cinq pour que je tire le gros lot. Douze contre cinq c’est une bonne cote, surtout quand la mise ne coûte pas cher, comme c’était le cas. Je n’avais, en somme, qu’à vous laisser monter et à vous faire causer un petit peu. Allons, soyez raisonnable, gardez les bras levés.

— Mais ils sont levés.

— Levez-les plus haut et ne bougez plus. Même, tout compte fait, j’aime autant que vous vous tourniez face au mur. C’est ça, faites demi-tour, regardez le mur et je vais voir ce que vous portez sur vous.

Parry obéit. Arbogast le fouilla, d’une main agile, constata qu’il n’avait pas d’armes, s’éloigna de quelques pas et reprit :

— Voilà donc ce que j’avais en tête à ce moment-là. Mais vous avez fait un truc que je ne pouvais prévoir et ça m’a compliqué l’existence. Oh ! Pas de trop, quand même, parce que j’avais déjà repris connaissance quand vous êtes monté dans la voiture de la jeune personne. Je l’avais vue démarrer. D’abord, je ne savais pas trop quoi penser. Mais je ne suis pas un cave. C’est une voiture rupin et ça promettait de la galette. J’ai relevé le numéro, je l’ai appris par cœur. Oh ! J’ai une bonne tête pour ces trucs-là. Vous commencez à comprendre ma façon de faire ?

— Je commence à comprendre que vous êtes un monsieur prévoyant…

— Toujours, dit Arbogast. Je ne laisse jamais passer une bonne occasion. Si un chemin semble mener quelque part, je le prends sans hésiter. Pour réussir dans ce monde, il faut savoir regarder plus loin que le bout de son nez. Ainsi donc, j’avais enregistré le numéro de la bagnole, mais j’étais en caleçon et je ne pouvais aller loin dans une telle tenue. Heureusement, vous aviez laissé votre pantalon de coton gris qui m’allait assez bien, et comme je portais un gilet de corps et que vous m’aviez laissé mes chaussures et mes chaussettes, je pouvais me débrouiller. Je suis remonté en voiture, en répétant dans ma tête le numéro que j’avais relevé. J’ai fait demi-tour et j’ai pris pour rentrer une autre route. Je n’avais pas à me faire de bile puisque tous mes papiers d’identité étaient restés dans la voiture. Si les flics m’avaient arrêté et interrogé, je leur aurais expliqué que j’avais eu un accident. Enfin, ça n’a pas d’importance, puisque les flics ne m’ont pas arrêté. Je suis rentré à Frisco par des chemins détournés et, à peine arrivé en ville, j’ai passé un coup de fil.

— Ah ! s’exclama Parry, vous avez un complice !

— Non, ne vous tracassez pas pour ça. Mais il se trouve que je suis membre d’un club de l’automobile. Ce n’est pas un club important, mais les administrateurs s’y connaissent pour défendre les adhérents. Et maintenant, vous allez voir… Vous allez comprendre comment on saisit sa chance. Vous voyez devant vous un type qui a vécu petitement pendant des années, mais qui n’a jamais perdu son but de vue. Et c’est comme ça qu’un beau jour le gros lot lui tombe en plein sur la tête. J’ai donc téléphoné à mon club et je leur ai expliqué qu’une Pontiac grise, décapotable avait heurté ma bagnole, que j’étais blessé et que la voiture tamponneuse avait pris la fuite. Je leur ai communiqué le numéro de la bagnole en leur demandant de faire une enquête et de me faire savoir si ça valait la peine de porter plainte. Dix minutes plus tard, on me rappelait. Ils m’ont annoncé que l’affaire en valait le coup et que je devais voir un avocat sans tarder. J’ai appris le nom et l’adresse de la propriétaire de la bagnole : Irène Janney et aussi qu’elle avait de la galette – une fortune estimée à quelque deux cent mille dollars. Je pouvais donc espérer en gagner une bonne pincée. Vous me suivez ?

— Pas à pas.

— Parfait, dit Arbogast. Eh bien ! Continuez à me suivre et regardez-moi sortir de la cabine téléphonique. Je me disais que j’allais gagner mille ou deux mille dollars. Je vous avouerai même que j’avais le sang à la tête, j’espérais tirer quatre ou cinq mille dollars de l’affaire, en racontant une belle histoire. Vous me suivez toujours ? Me voilà donc, suivant le trottoir et passant devant un kiosque à journaux. Sur le moment, j’y fais pas attention, je continue mon chemin, quand tout à coup, une idée me vient, je fais demi-tour, je reviens en courant, je jette une pièce à la marchande, j’oublie de ramasser la monnaie et j’emporte mon journal. Vous me voyez ouvrant la première page et découvrant le gros titre en lettres noires et votre photo au beau milieu ?

— Vous avez dû être content de me revoir ?

— Si j’ai été content ! Je vous crois, que j’étais content ! Mon pauvre ami, j’ai failli danser la gigue sur le trottoir. Mais je me suis ressaisi et j’ai réfléchi un bon coup. Il y avait des choses que je ne comprenais pas : qu’est-ce qu’il y avait exactement entre elle et vous, et comment elle avait fait pour se trouver sur la route juste au bon moment ! Mais je ne suis pas un cave, moi. J’ai pensé qu’elle vous avait vu sauter du camion ou alors qu’elle vous avait vu sur la route en train de faire signe aux voitures, qu’elle ne s’était pas arrêtée d’abord, mais qu’à la réflexion elle avait rebroussé chemin. D’ailleurs, je n’avais pas à me casser la tête. Je n’avais, en somme, qu’à la tenir à l’œil tout en combinant mon coup. C’est ce que j’ai fait. J’avais gagné un peu d’argent à Sacramento, je me suis donc payé des vêtements neufs. Oh ! Je ne regardais pas à la dépense, j’étais tranquille que je rentrerais très vite dans mes frais et que je palperais la grosse galette. Je n’ai même pas pris la peine de louer une chambre, je savais que désormais j’allais habiter dans ma Studebaker, devant l’appartement de la demoiselle en question. Et c’est bien comme ça que j’ai procédé. J’ai rangé ma voiture le long du trottoir d’en face et j’ai joué serré, sans me presser. J’ai vu la Pontiac arrêtée devant chez elle et j’avais là un bon indice. Mais encore fallait-il être sûr que vous étiez bien dans son appartement. Tard dans la nuit, je vous ai vu sortir de l’immeuble. Je n’attendais que ça. Vous êtes monté dans un taxi…

— Vous m’avez suivi ?

— Non. Je ne suis pas un cave. Je savais que vous alliez revenir.

— Qui vous l’a dit ?

— Personne ne me l’a dit. Seulement, j’ai fait travailler mes méninges. Quand on a de la tête, on peut tout prévoir, suffit de réfléchir un brin. Moi, je travaille toujours seul, je n’ai pas d’autre outil que ma tête. Je savais que vous alliez revenir parce qu’elle était dans le coup avec vous et vous n’aviez pas de meilleure planque en ville. Je suis donc resté sur place et, de bonne heure le matin, je vous ai vu rappliquer. J’étais dans la Studebaker et je surveillais la rue de tous mes yeux.

— Vous ne pouviez pas savoir que c’était moi puisque j’avais la tête bandée.

Arbogast prit un ton de professeur patient qui s’évertue à inculquer sa science à un élève peu doué :

— Écoutez-moi ; d’abord, j’ai reconnu le costume gris tout neuf. J’ai remarqué que l’homme à la tête couverte de bandages avait à peu près votre taille. J’ai pas été long à comprendre ce qui s’était passé : vous vous étiez fait arranger la figure, ce qui n’a rien d’extraordinaire pour un type dans votre situation. Je savais que vous reconnaîtriez la Studebaker, mais ça ne m’inquiétait pas. Il fallait seulement vous empêcher de me repérer, moi. Le moment n’était pas venu – pas encore. Je me suis donc accroupi et je me suis tapi au fond de la voiture. Quand je me suis relevé, vous étiez déjà à la porte de l’immeuble. J’ai alors décidé de vous laisser mariner dans l’angoisse et dans l’incertitude, vous et aussi la fille, par la même occasion. Mon jeu c’était celui de l’araignée qui tisse lentement sa toile, sans se presser, car elle sait que sa proie s’y laissera prendre tôt ou tard. J’ai parqué ma bagnole un peu plus loin, pour ne pas être vu des fenêtres, et j’ai surveillé l’immeuble. Il n’y avait qu’une chose qui m’inquiétait : je me demandais si je saurais vous reconnaître quand je vous verrais avec votre figure neuve, au cas où vous auriez changé de costume. Mais je ne pouvais rien y faire. Je suis donc resté à l’affût. Et c’est alors qu’un deuxième gros lot m’est tombé du ciel : j’achète un journal et j’apprends l’assassinat de Fellsinger. L’affaire devenait de plus en plus belle, car, désormais, votre protection risquait plus qu’une inculpation de recel de malfaiteur, elle s’était rendue coupable de complicité d’assassinat. Vous voyez si je tenais le bon bout !

— Mais ce n’est pas moi qui l’ai tué…

— Peu importe. Les flics disent que c’est vous et ça me suffit. Seulement, j’avais toujours peur de ne pas vous reconnaître, si vous mettiez un autre costume pour sortir. J’ai donc décidé de vous parler avant votre première sortie. Je suis monté à l’appartement et j’ai sonné à la porte. J’ai choisi un moment où elle était partie faire des courses avec sa Pontiac. Pour tout dire, je surveillais toutes ses allées et venues et comme je la vois rapporter des paquets, j’en ai conclu que vous étiez installé chez elle pour un bon moment. Je monte donc là-haut et je sonne à la porte. Vous ne répondez pas et, instantanément, je change mon fusil d’épaule – je me dis qu’autant vaut continuer à pratiquer la prudence et la circonspection. Et puis, j’ignorais s’il n’y avait pas une troisième personne dans l’appartement ou même toute une bande. Non, je n’avais pas le choix. Je devais risquer le coup, quitte à vous laisser filer, au cas où vous auriez changé de complet. Il y avait assez de galette à tirer de cette affaire, pour risquer le coup et attendre les événements quatre jours de suite sans perdre patience. Certes, c’était jouer à pile ou face, mais ça valait le coup quand même. Enfin, ma patience a été récompensée. Et quand le complet gris est sorti de l’immeuble je ne me suis même pas donné la peine de regarder la figure, j’ai suivi le complet gris. Au centre de la ville le complet gris est descendu d’un taxi. Tout marchait comme sur des roulettes, quand, tout à coup, ce flic vous a mis le grappin dessus dans le bistrot. Je vous ai vu lui graisser la patte. Combien lui avez-vous donné ?

— Deux cents dollars.

— Vous voyez où je veux en venir ? Si vous avez pu lui en filer deux cents, c’est qu’elle vous en a donné au moins deux mille. Pour tout dire, elle a sûrement le béguin pour vous, et elle fera ce que vous lui direz. Voilà pourquoi j’ai décidé de procéder de la façon suivante : nous irons voir ensemble la jeune personne et c’est vous qui demanderez la galette. Et attention, faites pas le mariole.

— Vous n’êtes pas tombé sur la tête ?

— Les mains en l’air ! Vous auriez tort de croire que je suis tombé sur la tête. Je ne suis pas un cave, faut pas l’oublier. J’ai joué serré jusqu’ici et je jouerai serré jusqu’au bout. Rien ne m’échappe. Je disais donc que je vous suivais à la trace. Quand le flic vous a quitté, j’ai continué à vous filer, j’ai fait avec vous le tour du parc de la Porte d’Or, je vous ai vu faire des achats dans le grand magasin. Je ne vous ai pas quitté. Dès que vous avez loué cette chambre, j’ai été à la réception et j’ai demandé à parler à la personne qui venait de se faire inscrire et qui portait un costume gris. On m’a demandé s’il s’agissait bien de M. Linnell et j’ai répondu oui. C’est comme ça qu’on arrive à ses fins. Maintenant, vous pouvez vous retourner, nous allons discuter du coup les yeux dans les yeux et mettre les choses au point.

Parry se retourna, considéra Arbogast et lui dit :

— Et si vous vous trouvez nez à nez avec le troisième personnage qui habite l’appartement, ou même avec toute une bande ?

Arbogast sourit et secoua la tête.

— Si vous faisiez partie d’une bande, vous ne seriez pas venu vous planquer tout seul ici. Vous auriez demandé à quelqu’un de vous accompagner, ou alors, c’est le chef de la bande qui vous aurait fait accompagner. Je sais comment ça se pratique. Pour tout dire, il n’y a que trois personnes dans le coup : vous, la fille et moi. Un point c’est tout.

— Je ne discuterai pas avec vous.

Le sourire d’Arbogast s’élargit.

— Vos paroles me font l’effet d’une douce musique. Qui c’est qui vous a arrangé la figure ?

— Je ne le dirai pas.

— C’est du travail de première !

— Je suis bien avancé maintenant !

— Ne parlez pas comme un cave, dit Arbogast. Désormais, vous serez en meilleure position que vous ne l’avez jamais été. Dès que j’aurai touché les soixante mille dollars, je me ferai la paire et vous laisserai tranquille. Alors, qu’est-ce que vous en dites ?

— C’est vous qui tenez le revolver.

— Voilà qui est raisonnable. Je tiens le revolver, et j’ai tous les atouts dans mon jeu. Mais, dès que j’aurai la galette, j’abandonnerai la partie.

— Ce n’est peut-être pas aussi simple.

— Mais si, c’est simple ; pourquoi compliquer les choses ?

Parry aurait bien voulu croire que c’était très simple. Il voulait se convaincre que lorsqu’Irène aurait remis soixante mille dollars à Arbogast tout finirait par s’arranger. Et pourtant il savait qu’après avoir touché les soixante mille dollars, Arbogast en demanderait davantage et continuerait à la harceler, à exiger… C’était la première fois que le bonhomme décrochait la grosse affaire et les satisfactions qu’il allait tirer de cette situation étaient si grandes qu’il ne songerait en aucun cas à y renoncer.

Parry prit la résolution de ne pas céder. Il considéra Arbogast et se promit de s’en débarrasser. Une fois déjà, il avait tenu cet homme à sa merci et il avait une chance de le posséder de nouveau.

— Non, dit Arbogast.

— Quoi, non ?

— Non, c’est tout. Il n’y a qu’un moyen de vous débarrasser de moi, et c’est de me donner soixante mille dollars. N’essayez pas de me la faire. Vous voyez ce pistolet ? Si vous tentez de me l’arracher, je vous colle une balle dans le ventre. Si vous faites mine de vous sauver, je vous colle une balle dans le dos. Et dans les deux cas, je gagne cinq mille dollars. Mais j’aime mieux m’arranger autrement, puisque vous me rapportez davantage en restant vivant.

Parry était fermement décidé à se débarrasser d’Arbogast. Il savait, en effet, que ce dernier ne renoncerait jamais à faire chanter Irène. Arbogast ne s’intéressait pas à lui, Parry, c’est Irène et son argent qui l’attiraient et Parry s’en désolait. Il eût préféré centrer sur lui seul la sollicitude d’Arbogast.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait ? demanda le maître chanteur.

— Eh bien ! On va chez elle.

— Parfait. Vous marcherez à quelques pas devant moi et n’oubliez pas que j’ai un revolver à la main.

Ils sortirent de la chambre. Dans l’ascenseur, Arbogast se tenait un peu en arrière de Parry. Dans le vestibule, ils marchèrent côte à côte, mais le coude d’Arbogast effleurait la taille de Parry. Il en fut de même dans la rue. L’orage était passé et le chaud soleil du mois d’août inondait les rues de lumière. C’était l’heure matinale où la circulation est la plus intense, aussi bien sur la chaussée que sur les trottoirs. Les piétons entraient et sortaient des immeubles et des magasins. Les chauffeurs faisaient fonctionner leurs klaxons.

— On tourne ici, dit Arbogast.

Ils prirent une rue perpendiculaire, puis une autre parallèle et Parry aperçut la Studebaker arrêtée devant un magasin de tissus.

— C’est vous qui conduisez, dit Arbogast en remettant à Parry une clef qu’il avait tirée de sa poche.

Parry monta en voiture et Arbogast se glissa à côté de lui. Parry mit le moteur en marche. Il considéra la rue étroite pendant un moment, puis démarra. Au carrefour, il s’engagea dans une rue plus large et plus encombrée.

— Dans une heure à peine, nous aurons liquidé l’affaire, remarqua Arbogast. (Un instant plus tard il reprenait :) Et n’oubliez pas que j’ai un revolver.

— Je ne l’oublie pas.

Au troisième croisement, Parry s’engagea dans une petite rue.

— Qu’est-ce que vous faites ? demanda Arbogast.

— J’essaie d’éviter les embouteillages.

— C’est peut-être une bonne idée.

— C’est certainement une bonne idée, dit Parry. Vaut mieux ne pas se faire arrêter à l’heure qu’il est.

On s’est mis d’accord sur l’affaire, autant la mener à bien maintenant, sans plus d’histoires.

La voiture filait maintenant le long des terrains vagues. De temps en temps ils dépassaient un groupe de vieilles maisons. Un soleil, immense et très jaune, chauffait l’intérieur de la voiture.

— Tant pis. Je ne vais pas me casser la tête pour elle, dit Parry.

— Quand on est dans une situation comme la vôtre, faut être égoïste, renchérit Arbogast. Autrement, vous ne pouvez pas vous en tirer. Elle vous plaît, peut-être, mais ça n’a rien à voir. Au fait, est-ce qu’elle vous plaît, seulement ?

— Oui.

— Beaucoup ?

— Assez, mais j’arriverai à l’oublier.

— C’est ce qu’il faut, dit Arbogast. Le plus important pour vous maintenant, c’est de partir le plus loin possible et d’oublier la jeune dame. Tout s’arrangera très bien. Je la laisserai tranquille. Qu’elle me file les soixante sacs, et elle n’entendra plus parler de moi, vous n’avez pas à vous faire de bile. Hé là ! Où c’est que vous allez ?

— On file d’abord tout droit et puis on fait le tour et on arrive chez elle, comme si on venait de l’autre bout de la ville.

La chaussée était inégale, semée d’ornières ; la voiture avançait lentement entre les terrains vagues. Il n’y avait plus de maisons, maintenant. La chaleur était étouffante et on n’entendait d’autre bruit que celui du moteur.

— Vous avez bien raison, opina Arbogast. Faut partir et oublier cette fille.

— Elle m’a tiré d’affaire, dit Parry et je l’en ai remerciée, mais je ne peux pas passer toute ma vie à lui témoigner ma gratitude.

— Bien sûr, à l’heure qu’il est, il ne faut plus penser qu’au départ. Vous avez une tête toute neuve, et elle est plutôt bien. Vous allez vous procurer des papiers d’identité et vous serez tiré d’affaire. Où pensez-vous aller ?

— Je n’en sais rien.

— Le Mexique ne vous dit rien ?

— Si.

— Au Mexique, vous serez bien planqué et si vous passez la frontière du côté de l’Arizona, vous ne risquez rien. Combien vous a-t-elle donné ?

— J’ai dans les quinze cents dollars, pas loin de seize cents.

— C’est largement suffisant. Je vais vous donner un conseil. Allez donc à Benson, dans l’Arizona. C’est à quarante kilomètres de la frontière. Là, vous achèterez une bagnole. Si vous avez des papiers, vous n’aurez aucun mal à l’acheter, on sera enchanté de vous la vendre. Une fois que vous aurez la bagnole, c’est votre licence qui vous servira de pièce d’identité. Vous savez où vous adresser pour avoir des papiers ?

— Je dois pouvoir me débrouiller…

— Certainement, ce n’est pas difficile. Il y a des petits imprimeurs qui se spécialisent dans ce genre d’affaires. Une fois à Benson, avec une bagnole, ça marchera tout seul.

— Mais on me posera des questions à la frontière !

— Évidemment, mais vous trouverez bien quelque chose à répondre.

— On va me demander ce que je vais faire au Mexique.

— Et vous leur répondrez que vous allez prospecter des terrains argentifères ou des gisements de pétrole. Vous pouvez même dire que vous allez en vacances. Toutes les raisons sont bonnes. Vous leur parlerez avec désinvolture, sans laisser deviner votre inquiétude et sans vous contredire. Vous n’avez donc pas appris tout ça à San Quentin ?

— Je ne fréquentais personne à San Quentin.

— Vous avez eu tort. Dans des endroits pareils, il faut se faire des relations, on vous enseigne bien des choses, surtout à Quentin. Vous ne m’apprendrez rien sur San Quentin, j’y ai fait deux séjours et j’ai drôlement profité des leçons de mes petits copains, j’ai pigé des trucs qui, depuis, m’ont souvent tiré d’affaire. Il y a des malins à Quentin.

— Où peut-on se procurer des papiers ?

— Eh bien ! dit Arbogast, voyons… voyons… Il y a bien un type à Sacramento… Mais ce n’est pas une solution, parce que vous seriez obligé de vous présenter de ma part et, pour le moment, j’aime mieux me faire oublier à Sacramento. Il y a encore un autre type dans le Nevada, à Carson City. Mais j’ai fait un job à Carson City il y a quelques semaines et le coin est toujours mauvais pour moi. Voyons, voyons… Las Vegas ? Mauvais aussi. Voyons… et ici, en Californie ?… Non. Je suis brûlé à Stockton, à Modesto, à Visalia. Je n’y ai fait que des petits boulots, mais dans ces patelins les flics sont aussi coriaces que des ratiers. N’allez surtout pas vous imaginer que les flics dans les petits bleds soient des ballots. Faut pas les prendre pour des caves, surtout en Californie. La Californie est un sale pays. Dès que j’ai palpé la galette, je me taille.

— Quelle galette ?

— Les deux cents sacs. Non, je veux dire les soixante.

— Ah oui, vous voulez dire les soixante.

— Mais bien sûr, c’est soixante sacs que je veux dire. Qu’est-ce que vous allez pas vous imaginer ?

La voiture roulait lentement. Les terrains vagues étaient coupés de-ci de-là par des bosquets. Quelques rares maisons apparaissaient à l’horizon. La rue s’était transformée en route de terre battue et la voiture soulevait des petits nuages de poussière jaunâtre. Elle semblait ne mener nulle part. Le soleil était chaud, brillant et jaune, et dans la voiture, l’atmosphère devenait étouffante.

— Oh ! J’ai très bien compris, dit Parry, soixante sacs ! Nous n’allons pas tarder à regagner la ville, il y a un croisement pas loin d’ici.

Ils roulaient lentement. Sous le soleil brûlant, les terrains vagues s’étendaient éclatants, jaunes et déserts. Le ronronnement du moteur était un fond sonore qui se suffisait à lui-même et n’éveillait aucun écho.

— Où est-il donc ce croisement ?

— Nous y arrivons, répondit Parry en se demandant combien de temps il pourrait faire durer la comédie.

— Mais je ne vois rien, dit Arbogast.

— C’est tout près, dit Parry.

Il tourna légèrement la tête et examina Arbogast à ses côtés, penché en avant, guettant le croisement. Arbogast eut pour Parry un regard interrogateur. Parry reprit aussitôt.

— Je serais content si vous pouviez m’indiquer une adresse…

— Une adresse ?

— Un endroit où je pourrais me faire faire des papiers.

— D’accord, dit Arbogast. C’est important. Il ne faut pas laisser ça au hasard. Il vous faudra des papiers et une carte d’identité. Voyons un peu si je peux vous aider. Je vous conseille de traverser le Nevada par le train, ou plutôt en autocar. Oui, c’est ce que vous avez de mieux à faire. Vous savez, ces gros autocars qui partent de San Francisco… Voyons voir, si je trouve un endroit convenable. La Californie, ne vous y risquez pas. Au Nevada, je ne connais personne. Allez donc acheter votre bagnole à Benson, Arizona. Au nord de Benson, il y a un bled, où je connais un type à la coule, – à Maricopa.

— Maricopa ?

— Oui, vous connaissez ce coin-là ?

— Un peu ! J’y suis né et j’y ai passé toute mon enfance !

— C’est vrai pourtant, vous m’en avez déjà parlé. Quand je vous ai ramassé sur la route, vous m’avez dit que vous veniez de Maricopa. C’est marrant, n’est-ce pas ?

— Ma foi, c’est un concours de circonstances…

— Quand même, ça prouve qu’on revient toujours à son point de départ. Vous avez quitté Maricopa et aujourd’hui les circonstances vous y ramènent. Il y a combien de temps que vous êtes parti ?

— Dix-sept ans environ.

— Et maintenant, vous y retournez. Il y a des milliers de petits bleds où vous auriez pu aller et il a fallu que ce soit justement Maricopa ! C’est tout de même curieux.

— Et à qui faut-il m’adresser là-bas ?

— Eh bien ! Je connais un imprimeur qui a déjà fabriqué quelques licences de voitures pour moi et pour des copains. Il connaît son boulot, et puis il est muet comme la tombe. Il se rappellera de mon nom. Il y a un an que je n’ai rien fait avec lui, mais il s’en souviendra quand même. Il fera ce que vous lui demanderez et vous fera payer le prix normal, un point c’est tout. Vous n’aurez pas de mal à le trouver à Maricopa, il s’appelle Ferris.

— Comment ?

— Tom Ferris.

— Mais je le connais, dit Parry.

— Sans blague ?

— Sans blague. Je me souviens fort bien de Tom Ferris, l’imprimeur.

Arbogast appliqua une grande claque sur sa cuisse.

— Ah, dites donc, quelle coïncidence ! Ainsi vous le connaissez. C’est épatant, je vous dis que c’est épatant. Vous allez retourner à Maricopa et vous verrez votre copain Ferris. Ce bon vieux Ferris va vous faire des papiers. Ah ! Tout de même ça, c’est formidable !

— Tom Ferris… soupira Parry en secouant la tête lentement.

— Oui, il imprime des fausses cartes et des faux papiers pour les gars qui ont des ennuis avec la police. Il imprime aussi le journal du pays, et tout le monde l’estime bien. Si je ne vous avais pas dit qu’il travaillait pour la pègre, vous ne l’auriez pas cru ?

— Mais comment je vais m’y prendre ? demanda Parry qui ne souriait plus.

— C’est tout simple. Vous allez à Maricopa, vous vous rendez directement chez Ferris et vous lui expliquez que c’est Arbogast qui vous envoie. Il vous demandera ce que vous voulez et quel prix vous pouvez mettre. C’est tout ce qui l’intéresse. Ça vous coûtera à peu près trois cents dollars, vous aurez le permis et quelques paperasses utiles, Ferris est au courant. Voilà des années qu’il en fabrique.

— Il en aura pour longtemps ?

— Oh ! Pour une heure, pas plus. Il se mettra au boulot immédiatement. Ne me dites pas que ça ne vaut pas trois cents dollars.

— Ah si alors, ça les vaut !

— Eh bien ! Vous reconnaîtrez que c’est formidable : vous allez vous faire faire des papiers juste à l’endroit où vous êtes né ! Mais où il est ce carrefour, enfin ?

— C’est tout près, là, devant nous.

— Je ne le vois pas.

— Il n’est pourtant pas loin.

— Je vous dis que je vois rien. Il n’y a pas de carrefour. Mais dites donc, qu’est-ce que vous manigancez ?

— C’est pour éviter les rues trop passantes…

— Oui, mais c’est pas une raison pour faire un détour par le Pôle Sud. Je vous dis qu’il n’y a pas de carrefour devant nous.

— Et moi, je vous dis qu’il y en a un, répondit Parry en arrêtant la voiture.

— Et moi, je vous dis que non. C’est moi qui ai le revolver, ne l’oubliez pas. Regardez-le, regardez-le donc !

— D’accord, dit Parry. C’est votre voiture, c’est votre revolver. Vous êtes le maître de la situation.

Parry se pencha comme pour serrer le frein de secours, mais il ne toucha pas le levier ; d’un geste vif, il saisit Arbogast par le poignet. Arbogast levait son arme pour tirer, mais déjà Parry lui tordait l’avant-bras. Arbogast résistait et Parry s’acharnait sur le poignet. Arbogast hurla. Parry continua à tordre. Arbogast poussa un nouveau hurlement et laissa échapper l’arme qui tomba sur la banquette, entre les deux hommes. De sa main libre, Arbogast ramassa le revolver, mais maintenant Parry lui tordait le poignet à deux mains, de toute sa force. Arbogast se redressa, sa tête bascula en arrière. Il hurlait, et la douleur l’empêchait de se servir de l’arme qu’il laissa retomber. Parry le lâcha alors et s’empara du pistolet. Il posa le doigt sur la gâchette et mit Arbogast en joue.