VI

Parry regardait par la fenêtre. Le ciel, maintenant, était gris sombre, et, de minute en minute, l’obscurité devenait plus dense.

— Il faut que je m’en aille, dit-il.

— Elle a tout fait pour vous nuire pendant le procès, Vincent. Elle a le goût de la persécution et elle sait y faire. Elle ne peut pas laisser les gens tranquilles. Moi aussi, je suis au nombre de ses victimes…

— Victime ou pas victime, vos rapports ne me concernent en rien, dit Parry.

Il se leva et se dirigea vers la porte.

— Je ne sais qu’une chose, elle n’a pu me voir à travers la porte, et elle ne m’a pas reconnu derrière la vitre de la fenêtre. C’est tout ce qui m’intéresse. Vous avez été très chic pour moi. Je ne l’oublierai pas, mais vous, vous devez l’oublier. Aider son prochain, c’est méritoire, mais ce n’est pas facile. Dorénavant, la seule personne dont il vous faudra prendre soin, c’est vous-même. Adieu, Irène.

— Adieu, Vincent. Attendez, il y a des affaires à vous à côté… Je vais vous les mettre dans une valise…

Il ouvrit la porte et quitta l’appartement. Après avoir inspecté dans le corridor et à gauche, il gagna vivement l’ascenseur. La rue lui apparut plus sombre encore qu’il ne l’avait imaginée, en regardant par la fenêtre. Il partit rapidement en direction du sud, cherchant des yeux un drugstore.

Il en trouva un, trois blocks plus bas et, instinctivement, sa main tâtonna dans la poche droite de son pantalon gris, en quête de monnaie. Ses doigts rencontrèrent du papier, – il retira de sa poche une liasse de billets de banque, – pour mille dollars de billets, tous neufs, brillants et craquants, huit billets de cent, deux de cinquante et le reste en billets de dix et de cinq. Il se demanda comment elle avait deviné qu’il mettait son argent dans la poche droite de son pantalon. Il obliqua vers le drugstore, mais songea, au même moment, qu’un appel téléphonique pouvait être compromettant. Un taxi débouchait dans la rue, s’y engageait lentement.

Parry, sur le bord du trottoir, leva le bras.

Le taxi s’arrêta, comme à contrecœur. Le chauffeur était un homme d’une quarantaine d’années, au visage épais.

— Vous allez loin ? demanda le chauffeur. Je vais chercher un client.

— Non, pas loin.

Le chauffeur examina le complet de peigné gris :

— Vers le nord ?

— Oui. C’est une course de trois kilomètres, pas plus. Vous n’avez qu’à remonter tout droit vers le nord et je vous indiquerai le chemin.

— Ça va, montez. Je vais en mettre un bon coup si vous n’y voyez pas d’inconvénient.

— J’aime autant aller vite.

Le taxi démarra rapidement dans un bruit de ferraille et vira dans une artère plus large. Parry, tassé sur son siège, s’efforçait de maintenir son visage en dehors du champ du rétroviseur, ayant surpris le regard du chauffeur dans la glace. Le manège du bonhomme l’inquiétait.

— Il est bien, votre complet, dit le chauffeur.

— Je suis content qu’il vous plaise. On fait du combien ?

— Du soixante-cinq. Après le prochain tournant, on fera du quatre-vingts. D’habitude, dans ces cas-là, je tape le cent.

— Qu’est-ce que vous entendez par « ces cas-là ? »

Dans le rétroviseur, il vit le chauffeur qui lui souriait. Il chercha en vain à s’expliquer ce sourire.

— Un boulot double, dit le chauffeur. Deux clients pour une seule balade. C’est vraiment indispensable que vous alliez là-haut ?

— Dans un sens, dit Parry.

— C’est marrant, les slogans que les gens retiennent, dit le chauffeur. Et les mots qu’ils emploient… Prenez, indispensable, par exemple. Ça ne veut pas dire la même chose pour tout le monde. Ainsi, moi… qu’est-ce qui est indispensable pour moi ?

— Les clients, articula Parry. Et je vais vous dire ce qui est indispensable aux clients : c’est d’arriver à destination sans avoir à écouter des discours.

Il s’imaginait que le chauffeur se le tiendrait pour dit. Mais celui-ci pressa sur l’accélérateur, monta jusqu’à quatre-vingts et prononça : – On ne sait jamais. Y a des clients qui aiment bien faire la causette.

— Pas moi.

— Jamais ?

— Non, jamais, dit Parry. C’est pour ça que je n’ai pas beaucoup d’amis.

— Vous savez, dit le chauffeur, question d’amis, c’est curieux…

— Ce qui est curieux, c’est que vous ne soyez pas capable de comprendre une allusion.

Le chauffeur se mit à rire :

— Mon vieux, vous n’avez jamais été chauffeur de taxi. On se sent drôlement seul, vous pouvez me croire !

— Vous m’en direz tant… ce ne sont pas les clients qui manquent, tout de même.

— Justement, tout est là, mon vieux. J’en vois tellement, de monde, je les trimbale partout… Je les vois descendre, entrer dans une maison… J’en ramasse d’autres, je les entends discuter le coup sur la banquette arrière. Et moi, je suis là, tout seul, avec mon cafard.

— Comme c’est triste, dit Parry.

— Vous ne me croyez pas ?

— Mais si, dit Parry. Je vous crois. Je suis de tout cœur avec vous. Prenez quand même la première à gauche et ensuite continuez tout droit.

— Où c’est qu’on va ?

— Si je vous réponds, vous me poserez des questions sur la raison de ma course et sur ce que j’ai l’intention de faire une fois rendu. Le fait est qu’on se sent seul au volant d’un taxi !…

— Très juste, dit le chauffeur. On se sent seul et on voit clair.

Parry constata que le chauffeur ne l’observait plus dans la glace du rétroviseur.

— On voit clair ? demanda-t-il.

— On apprend à connaître les gens.

— En discutant le coup avec eux ?

— Et en les regardant aussi. En regardant leur visage.

Parry se mit à trembler. Il jeta un coup d’œil sur sa main agitée de tressaillements et évalua la distance qui la séparait de la poignée de la portière.

— Qu’est-ce qu’ils ont, leurs visages ? articula-t-il.

— Eh bien ! C’est drôle, déclara le chauffeur. D’après leur visage, je peux dire à quoi ils pensent, les gens. Je peux dire ce qu’ils font. Quelquefois, je peux même dire qui ils sont.

De nouveau, le chauffeur avait les yeux fixés sur le rétroviseur.

Parry allongea le bras et posa la main sur la poignée de la portière. Il fallait agir, agir immédiatement, et vite. Il n’était plus question de tergiverser, d’espérer qu’il s’était trompé. Il ne pouvait pas s’être trompé, toutes les données du problème étaient là… et la solution aussi. Les journaux du soir étaient en vente depuis longtemps. Le chauffeur de taxi lisait certainement l’un de ces journaux, il n’avait donc pas manqué de voir la photo qui s’étalait en première page. Il avait eu le temps de lire les gros titres. Les papiers de première page, c’est fait spécialement pour les chauffeurs de taxis qui n’ont pas le temps de lire les articles de fond.

— Vous, par exemple… commença le chauffeur.

— Oui, moi. Qu’est-ce que vous me trouvez ?

— Vous êtes un gars qu’a des ennuis.

— Je suis l’homme le plus heureux du monde, déclara Parry.

— Faut pas me la faire, vieux, dit le chauffeur. Je vois clair. Je connais les gens. Je vais même vous dire autre chose. Si vous êtes dans la panade, c’est à cause des femmes.

Parry retira sa main de la poignée. Tout allait bien. Il était temps de perdre cette habitude de se faire du mauvais sang pour des choses, avant même qu’elles arrivent.

— Vous n’y êtes pas du tout, dit-il. Je suis très heureux en ménage.

— J’ai tapé dans le mille, oui ! Vous n’êtes pas marié. Mais du temps où vous l’étiez, ce n’était pas une réussite.

— Oh ! Je vois ce que c’est. Vous étiez là. Vous étiez caché dans le placard et vous nous regardiez vivre.

— Je vais vous parler d’elle, dit le chauffeur. Elle n’était pas commode à vivre. Elle avait toujours envie de quelque chose. Plus on lui cédait, plus elle exigeait. Et elle finissait toujours par avoir le dernier mot. C’était comme ça…

— Vous n’y êtes toujours pas…

— C’était comme ça, continua le chauffeur. Elle ne faisait jamais beaucoup de bruit et elle avait toujours de l’avance sur vous. Des fois, elle n’était même pas là. Ça lui donnait le double avantage de pouvoir vous surveiller sans que vous le sachiez.

— Vous vous égarez de plus en plus.

— Égaré, mon œil. Elle vous tortillait entre ses petites mains, comme une bande élastique.

— Ça va, tournez à gauche, au prochain carrefour.

— Alors, en fin de compte…

Le taxi décrivit, sans ralentir, un large virage.

— Alors, en fin de compte, vous en avez eu par-dessus la tête. Vous avez perdu courage. L’idée d’avoir encore à vous bagarrer avec elle vous était insupportable… Alors vous l’avez assommée.

Parry s’était remis à trembler. Il tendit la main vers la poignée de la portière. Il dit :

— Sans blague, vous devriez exploiter vos talents. Vous feriez fortune dans les foires.

— C’est pas une mauvaise idée.

Parry posa la main sur la poignée.

Le taxi tourna à droite. Deux enseignes au néon flamboyèrent au passage, une jaune et une violette. Le quartier était commerçant et populaire. Il y avait du monde, trop de monde. Mais peu lui importait. Il appuya sur la poignée.

— Ouais, fit le chauffeur. Elle vous en a causé des ennuis ! Moi, je ne vous blâme pas. Je ne vous blâme pas du tout.

La poignée s’abaissait. La sueur tombait goutte à goutte sur le tissu peigné gris. La poignée était presque entièrement abaissée.

— Pas maintenant, dit le chauffeur. Et pas ici. Il y a trop de flics dans le coin.