CHAPITRE XX – LE PASTEUR DANS UN LABYRINTHE

Tandis qu'il s'en allait, prenant de l'avance sur Hester Prynne et la petite Pearl, le pasteur jeta un regard en arrière. Il s'attendait presque à n'apercevoir, de la mère et de l'enfant, que de faibles contours en train de s'effacer dans la pénombre du sous-bois. Un tel bouleversement dans sa vie ne pouvait, sur le coup, lui paraître réel. Mais Hester était toujours là, dans sa robe grise. Elle se tenait debout à côté de ce tronc d'arbre qu'une tempête avait abattu de bien longues années auparavant. Le temps n'avait cessé, depuis, de le couvrir de mousse afin que deux êtres prédestinés, chargés du plus lourd fardeau de la terre, s'y pussent venir asseoir côte à côte et trouver une heure de répit et de consolation. Pearl aussi était là et sautillait, légère, au bord du ruisseau, occupant à présent que le tiers importun s'en était allé, son ancienne place auprès de sa mère. Donc le pasteur ne s'était pas endormi et n'avait pas rêvé !

Afin de libérer son esprit de la confusion étrangement troublante qu'y jetait un double courant d'impressions, Arthur Dimmesdale évoqua le plan qu'Hester et lui avaient esquissé au sujet de leur départ. Ils avaient tous deux décidé qu'avec ses foules et ses villes, le vieux Monde leur offrirait un abri plus souhaitable et une plus sûre cachette que les sauvages étendues de la Nouvelle-Angleterre avec ses wigwams ou ses colonies d'Européens disséminées au long des côtes.

Sans parler de sa santé qui ne pourrait supporter la dure vie des bois, les dons naturels et la culture du Révérend Dimmesdale ne lui désignaient un chez-lui que dans les pays de civilisation raffinée. Pour achever de faire pencher la balance en faveur d'un tel choix, un bateau se trouvait actuellement au port. C'était un de ces vaisseaux suspects comme il y en avait beaucoup alors qui, sans être tout à fait des hors-la-loi de la mer, n'en rôdaient pas moins sur sa surface avec des réputations fort mal établies. Celui-ci était récemment arrivé d'Espagne et allait, dans trois jours, mettre à la voile pour Bristol. Hester Prynne, que sa vocation de sœur de charité avait mise en rapport avec le capitaine, pourrait s'arranger pour y retenir trois places avec tout le secret que les circonstances rendaient plus que désirable.

Le pasteur s'était enquis auprès d'Hester, et avec grand intérêt, de la date de départ du vaisseau. Il avait appris qu'elle tomberait sans doute dans quatre jours. « Voilà qui est très heureux », s'était dit le pasteur en lui-même. Mais pourquoi trouvait-il ce détail si heureux ? Pour une raison que nous hésitons à dévoiler. La voici, cependant, afin de ne rien cacher au lecteur : dans trois jours le Révérend Dimmesdale devait prêcher le sermon dit de l'Élection{67} – car il allait y avoir changement de gouverneur. Et, comme un événement pareil faisait honorablement époque dans la vie d'un clergyman de Nouvelle-Angleterre, le Révérend Dimmesdale n'aurait pu choisir meilleur moment pour terminer sa carrière. « Nul ne pourra en tout cas dire de moi, songeait cet homme exemplaire, que j'ai mal rempli ou négligé de remplir un seul de mes devoirs publics. »

Triste, en vérité, qu'avec un sens aussi aigu de l'analyse de soi, ce pauvre pasteur pût se duper aussi misérablement !

Nous avons dit et aurons peut-être encore à dire sur lui des choses pires, mais aucune, nous en avons peur, ne saurait être marquée au coin d'une aussi déplorable faiblesse. Nous n'aurons à fournir nulle preuve à la fois aussi légère et aussi indéniable du mal subtil qui depuis longtemps avait commencé de s'attaquer au fond même de son caractère. Nul homme, pendant un laps de temps considérable, ne peut avoir deux visages : un qu'il se présente à lui-même, un autre qu'il présente à la foule, sans finir par s'embrouiller au point de ne plus savoir quel est le vrai.

Le bouillonnement de ses impressions prêta au Révérend Dimmesdale une énergie inaccoutumée qui le précipita à rapide allure vers la ville. Il lui semblait que le sentier était plus sauvage, moins dégagé d'obstacles naturels, moins foulé par le pied de l'homme qu'il ne l'avait trouvé à l'aller. Mais il franchissait les endroits bourbeux, fonçait à travers les buissons de ronces, plongeait dans les descentes, surmontait, enfin, toutes les difficultés avec une ardeur infatigable qui le stupéfiait. Il ne pouvait s'empêcher de se souvenir des efforts, des arrêts pour reprendre du souffle, qu'il lui avait fallu multiplier pour avancer sur ce même chemin deux jours auparavant. Comme il approchait de la ville, il eut l'impression d'un changement dans la série des spectacles familiers qui se présentèrent à lui. Il lui semblait qu'il n'y avait pas deux jours, mais des jours et des jours et même des années et des années qu'il s'en était éloigné. La rue suivait bien cependant la direction dont il se souvenait, les maisons présentaient à ses yeux les mêmes particularités : ni plus ni moins de pignons ; une girouette, partout où sa mémoire en évoquait une. Cette importune impression de changement s'imposait pourtant malgré tout. Il en allait de même pour les personnes de connaissance qui venaient à passer et pour toutes les formes humaines, bien connues, de la petite ville. Elles ne paraissaient ni plus ni moins âgées. Les barbes des vieux n'étaient pas plus blanches, l'enfançon, en lisières l'avant-veille, ne marchait pas tout seul aujourd'hui. Il était impossible au pasteur de définir à quel point de vue tous les gens étaient différents de ceux qu'il avait aperçus en s'éloignant de la ville et, cependant, quelque chose de profondément enfoncé en lui persistait à lui signaler une transformation. Une impression du même genre le frappa encore plus remarquablement comme il suivait les murs de sa propre église. Le bâtiment avait un air à la fois si étrange et si familier que l'esprit du Révérend Dimmesdale oscillait entre deux explications : ou il n'avait jusqu'ici vu son église qu'en rêve, ou il rêvait seulement d'elle maintenant.

Ce phénomène et ses manifestations diverses n'indiquaient nulle modification extérieure mais un changement chez le spectateur de ces scènes familières – un changement si subit et si important que l'espace d'un seul jour avait agi sur sa vie intérieure comme un intervalle de plusieurs années. La volonté même du pasteur, la volonté d'Hester et le destin qui s'élaborait entre eux deux avaient opéré cette transformation. C'était la même ville que devant, mais celui qui revenait de la forêt n'était point le même homme. Il aurait pu dire aux amis qui le saluaient : « Je ne suis pas l'homme pour lequel vous me prenez : cet homme-là, je l'ai laissé dans la forêt, au creux d'un petit vallon, à côté d'un tronc d'arbre moussu et d'un ruisseau mélancolique ! Allez à la recherche de votre pasteur et vous verrez si, avec ses joues maigres, son front blêmi que la souffrance alourdit et ride, il n'a pas été jeté là-bas comme un vêtement dont on ne veut plus ! » Ses amis auraient, sans doute aucun, protesté : « Tu es toi-même cet homme. » Mais ce sont eux qui se seraient trompés, non pas lui.

Avant que le Révérend Dimmesdale eût atteint son logis, il se donna à lui-même d'autres preuves de la révolution qui venait de s'opérer dans ses sentiments et ses pensées. En vérité, rien de moins qu'un total changement de dynastie et de loi morale en son monde intérieur ne pouvait suffire à expliquer les impulsions dont vint à prendre conscience, pour son grand désarroi, le pauvre pasteur. À chaque pas, il se sentait poussé à faire quelque chose d'étrange, d'excentrique, de coupable, avec le sentiment que ce serait à la fois involontaire et volontaire, qu'il agirait en dépit de lui-même et pourtant sous la force d'une intention qui aurait en lui des racines plus profondes que le mouvement qui s'opposait à sa réalisation. Par exemple, il rencontra un des diacres de sa paroisse. Le bon vieillard s'adressa à lui sur un ton d'affection paternelle que son âge vénérable, sa réputation de sainteté, sa situation dans l'église lui permettaient d'employer, mais en sachant y mêler tout le respect dû à la profession et aux qualités personnelles de son interlocuteur. Eh bien, durant les quelques minutes d'entretien qu'il eut avec cet excellent diacre à la barbe chenue, ce fut à grand-peine que le jeune pasteur put se retenir d'exprimer quelques remarques blasphématoires sur la Sainte Communion ! Il tremblait littéralement et son visage tournait au gris cendre tant il avait peur que sa langue n'allât formuler d'elle-même pareilles abominations et se réclamer de son consentement, bien qu'il ne le lui eût point, en bonne justice, donné. Et même en tremblant ainsi de terreur, il ne pouvait que difficilement s'empêcher de rire en imaginant le patriarcal vieux diacre pétrifié par l'impiété de son pasteur. Un autre incident du même genre se produisit encore. Comme il se hâtait au long de la rue, le Révérend Dimmesdale rencontra la plus âgée de ses paroissiennes. C'était une vieille dame pieuse et exemplaire entre toutes, une pauvre veuve solitaire dont le cœur était aussi rempli de souvenirs sur son mari, ses enfants et ses amis défunts qu'un cimetière peut l'être de tombes à inscriptions funéraires. Cet état de choses, qui aurait pu lui constituer un si écrasant chagrin, devenait presque une façon de joie austère pour sa vieille âme pieuse grâce aux consolations qu'elle tirait des vérités de l'Écriture, sa pâture morale depuis plus de trente ans. Depuis qu'elle faisait partie du troupeau du Révérend Dimmesdale, le plus grand réconfort terrestre de cette bonne vieille était de rencontrer son pasteur, soit par hasard, soit volontairement, et de se faire retremper l'âme par une vérité évangélique tombant toute chaude et parfumée de ces lèvres révérées en son oreille un peu dure, mais passionnément attentive. Or ce jour-là au moment où il approcha ses lèvres de l'oreille de la vieille femme, le Révérend Dimmesdale ne put – le grand ennemi des âmes s'en mêlant – se souvenir d'aucun passage des Écritures, sinon d'un qui était court, vigoureux et constituait, lui semblait-il, un argument sans réplique contre l'immortalité de l'âme. Cette citation, si elle lui avait été insufflée, eût très probablement causé sur le coup la mort de la pauvre vieille dame – aussi radicalement qu'une infusion violemment empoisonnée. Ce qu'il lui chuchota au juste, le pasteur ne put ensuite s'en souvenir. Peut-être une heureuse faute de prononciation intervint-elle et ne laissa pas la bonne veuve saisir le sens de la phrase ou lui permit, la Providence aidant, de l'interpréter à son goût. De toute façon, lorsque le pasteur se retourna pour la regarder, il lui vit une expression de gratitude extasiée qui avait l'air d'un reflet de la cité céleste brillant sur son visage si ridé et si pâle.

Un exemple encore. Après avoir quitté la plus âgée de ses paroissiennes, le Révérend Dimmesdale rencontra la plus jeune. Cette jouvencelle avait été dernièrement amenée – et par le sermon que prêcha le Révérend Dimmesdale le dimanche qui suivit sa veillée – à échanger les plaisirs passagers de ce monde contre cet espoir en un avenir céleste qui devait se faire de plus en plus tangible et lumineux à mesure que la vie s'assombrirait autour d'elle. Elle était aussi belle et pure qu'un lys qui aurait fleuri en Paradis. Le pasteur savait bien qu'elle lui avait fait un autel dans le sanctuaire immaculé de son cœur, que son image, à lui, était là, derrière de blancs rideaux, communiquant à la religion la chaleur de l'amour, à l'amour une pureté religieuse. Satan, cet après-midi-là, avait sûrement éloigné la pauvre jeune fille de sa mère pour la mettre sur le chemin de cet homme si durement tenté – disons même, plutôt, tout à fait perdu et désespéré. Comme elle approchait, le démon suggéra au pasteur de condenser sous un très mince volume les germes d'un mal qu'il laisserait tomber sur ce jeune sein où, très certainement, ils ne tarderaient point à se développer et à porter un fruit ténébreux. Le pasteur se sentait un tel pouvoir sur cette âme vierge et si confiante en lui qu'il se voyait à même de flétrir tout ce vaste champ d'innocence d'un seul mot, d'un seul regard impur. Aussi, résultat d'une lutte plus violente qu'aucune de celles qu'il venait de soutenir, il mit un pan de son manteau devant son visage, précipita sa marche et passa sans faire le moindre signe de reconnaissance, laissant sa jeune sœur en Jésus-Christ supporter son impolitesse comme elle le pourrait. Elle fouilla dans sa conscience (qui était pleine de petits riens sans importance comme sa poche ou son sac à ouvrage) et se mit à se reprocher, pauvrette, un millier de fautes imaginaires et vaqua à ses devoirs de ménagère, le lendemain matin, avec des yeux rougis.

Avant que le pasteur ait eu le temps de célébrer sa victoire sur cette dernière tentation, voilà qu'il fut happé par une autre, ridicule mais presque aussi épouvantable. Il avait envie – nous rougissons de le dire – de s'arrêter pour apprendre de très vilains mots à un groupe de tout petits Puritains en train de s'amuser là et qui ne savaient presque pas parler encore. Se refusant pareil caprice comme indigne de la robe qu'il portait, le Révérend Dimmesdale se trouva face à face avec un marin ivre – un membre de l'équipage du vaisseau espagnol à l'ancre dans le port. Et, du moment qu'il avait si vaillamment surmonté toutes ses autres tentations, le pauvre Révérend aurait, tout au moins, bien voulu serrer la main de ce drôle et se récréer de quelques grossières plaisanteries comme celles dont les marins débauchés sont prodigues et d'une volée de bons, braves jurons défiant Dieu ! Ce furent moins ses principes que son bon goût naturel, que la raideur, surtout, de ses habitudes cléricales de bonne tenue qui le firent sortir indemne de cette dernière crise.

— Qu'est-ce donc qui me hante et me tente ainsi ? se demanda à la fin le pasteur, s'arrêtant dans la rue et frappant son front de sa main. Suis-je fou ? ou devenu complètement la proie du démon ? Ai-je fait un pacte avec lui dans la forêt ? et signé de mon sang ? Et vient-il, à présent, me rappeler mes engagements en me poussant à accomplir toutes les mauvaises actions et les vilains gestes que son ignoble imagination peut concevoir ?

Au moment où le Révérend Dimmesdale s'interrogeait ainsi en se frappant le front, il paraît que vieille dame Hibbins, la célèbre sorcière, vint à passer en grand appareil. Elle portait une coiffe fort haute, une belle robe de velours et sa fraise était amidonnée avec le fameux empois jaune dont Ann Turner{68}, sa grande amie, lui avait autrefois donné le secret avant d'être pendue pour le meurtre de Sir Thomas Overbury. Que dame Sorcière eût lu ou non les pensées du pasteur, elle se serait, en tout cas, arrêtée, aurait d'un œil perçant regardé son homme bien en face, souri avec astuce et (encore que peu encline à s'entretenir avec des clergymen) entamé la conversation.

— Or çà, mon révéré seigneur, vous allâtes donc faire une visite en forêt ? dit-elle en branlant de son chef à la haute coiffe. La prochaine fois, il me faudra faire signe, s'il vous plaît. Je serai fière de vous tenir compagnie et crois ne point m'avancer trop en vous assurant qu'un mot de moi suffira à vous valoir là-bas fort aimable accueil du grand potentat que vous savez.

— Je me déclare, Madame, répondit le pasteur avec tout le respect qu'exigeait le rang de la dame et que sa bonne éducation lui inspirait, je me déclare en conscience fort surpris par vos paroles ! Je n'allai point dans la forêt pour voir un potentat, ni ne désire jamais y revenir en vue de gagner les faveurs de pareil personnage. Je n'eus d'autre objet que d'aller voir mon mien pieux ami, l'Apôtre Eliot, et me réjouir avec lui qu'il ait gagné tant d'âmes précieuses à notre religion.

— Ha ! ha ! ha ! fit la vieille dame et sorcière en branlant toujours sa haute coiffe et avec un rire tout caquetant, fort bien ! Fort bien ! Vous vous en tirez comme un vieux compère ! Mais à minuit dans la forêt nous tiendrons un autre langage !

Elle passa son chemin dans toute sa majesté de vieille dame, mais souvent elle tourna la tête vers le pasteur en lui souriant, comme entêtée à reconnaître entre eux quelque lien secret.

« Me serais-je donc bel et bien vendu, se demanda le pasteur, au démon que, si l'on dit vrai, cette vieille sorcière de velours vêtue et de jaune empesée aurait élu pour Seigneur et Maître ? »

Le malheureux ! Il avait, en effet, conclu un marché de ce genre ! Tenté par un rêve de bonheur, il s'était laissé entraîner délibérément – ce qu'il n'avait encore jamais fait jusqu'ici – vers ce qu'il savait bien être un péché mortel. Et le poison de ce péché infestant toute sa personne morale engourdissait ses bons penchants et éveillait à une vie intense toute la confrérie des mauvais. Mépris, amertume, méchanceté, désir de se moquer de tout ce qui était bon et respectable – oui, ils étaient tous bien en vie et le tentaient, et l'épouvantaient tout ensemble. Et cette rencontre avec dame Hibbins, si vraiment elle avait eu lieu, ne faisait que rendre plus frappante son association avec les pires habitants de ce monde et de l'autre.

Il était cependant arrivé à son logis, en bordure du cimetière, et gravissant l'escalier en hâte, il alla se réfugier dans son cabinet. Il était heureux d'avoir atteint cet abri sans s'être trahi aux yeux du monde par une de ces extravagances coupables qu'il n'avait cessé d'être tenté de commettre dans la rue. Il entra dans la pièce familière. Il regarda, tout autour de lui, les livres, les fenêtres, la cheminée, les murs douillettement tapissés, avec la même impression d'étrangeté qui le hantait depuis qu'il avait quitté le bord du ruisseau pour se remettre en marche, traverser la ville et arriver jusqu'ici… Ici où il avait étudié et écrit ; supporté jeûnes et veilles qui ne le laissaient vivant qu'à demi ; où il s'était efforcé de prier ; où il avait souffert tant et tant d'angoisses ! Là était sa Bible, en beau vieil hébreu, qui lui avait fait entendre les voix de Moïse et des prophètes et, à travers toutes, celle de Dieu. Là, sur la table reposait, près d'une plume tachée d'encre, un sermon inachevé. Une phrase y restait en suspens telle qu'il l'avait laissée lorsque ses pensées avaient cessé de se déverser sur sa page, deux jours auparavant.

Il savait que c'était lui, le pasteur émacié aux joues pâles, qui avait supporté toutes ces choses et écrit tout ce morceau du sermon du Jour de l'Élection ! Mais il paraissait se tenir à part et regarder son ci-devant moi avec une curiosité dédaigneuse, apitoyée et à demi envieuse cependant. Ce moi n'était plus. Un autre homme était revenu de la forêt – un homme plus sage, qui avait une connaissance de secrets mystères à laquelle son prédécesseur n'aurait jamais pu atteindre. Bien amère connaissance que celle-là !

Tandis qu'il était absorbé par ces réflexions, un coup fut frappé à la porte et le pasteur dit : « Entrez ! » non sans se demander un peu s'il n'allait pas voir paraître un méchant esprit. Et bel et bien il en vit un ! Le vieux Roger Chillingworth entra. Le pasteur resta immobile, pâle et sans un mot, une main sur les Saintes Écritures et l'autre sur son cœur.

— Soyez le bienvenu en ce logis, révérend seigneur, dit le médecin. Quelles sont les nouvelles de l'Apôtre Eliot, cet homme de Dieu ? Mais il me paraît, mon bon seigneur, que vous êtes fort pâle et que ce voyage en forêt fut trop fatigant pour vous. Mon aide ne vous sera-t-elle point utile pour vous donner la force de prêcher votre sermon du Jour de l'Élection ?

— Non, je ne crois pas ! répondit le Révérend Dimmesdale. Mon voyage et la vue là-bas de ce saint Apôtre et l'air pur que j'ai respiré m'ont fait grand bien après tout le temps que je passai ici enfermé. Je crois que je n'aurai plus besoin de vos drogues, mon bon docteur, pour aussi bonnes qu'elles soient et administrées par une main si amicale.

Roger Chillingworth n'avait, pendant ce temps, pas cessé de regarder le pasteur avec cette intensité grave du médecin qui étudie son malade. Mais, en dépit de cette apparence, le pasteur était autant dire certain que son interlocuteur savait quel entretien venait d'avoir lieu dans la forêt et n'ignorait pas qu'aux yeux de son malade, il n'était plus un ami sûr mais un ennemi entre tous acharné. Les deux hommes sachant ainsi à quoi s'en tenir, il eût été, semble-t-il, naturel qu'un peu de leur savoir s'exprimât en paroles. Mais il est singulier de constater tout le temps qui, souvent, s'écoule avant que les mots donnent corps aux choses. Il est également curieux de voir avec quelle impunité deux personnes qui décident tacitement d'éviter un sujet peuvent l'approcher de tout près et s'en écarter sans y toucher. Le pasteur ne redoutait pas que Roger Chillingworth allât expressément parler avec lui de leur situation nouvelle vis-à-vis l'un de l'autre. Et pourtant le médecin se coula, à sa façon ténébreuse, terriblement près du secret.

— Ne vaudrait-il pas mieux, demanda-t-il, user ce soir de mes pauvres talents ? En vérité, cher seigneur, il nous faut faire de notre mieux afin de vous donner force et vigueur pour votre sermon du Jour de l'Élection. Les gens attendent en cette occasion, de grandes choses de vous ne pouvant s'empêcher de craindre que l'année à venir ne trouve leur pasteur parti.

— Oui, pour un autre monde, répondit le Révérend Dimmesdale avec une pieuse résignation. Dieu veuille que ce soit pour un monde meilleur car, en toute bonne foi, je ne crois guère, en effet, que je m'attarderai auprès de mon troupeau pendant toutes les saisons d'une nouvelle année ! Mais, en ce qui concerne vos médecines, mon bon docteur, en mon état présent, je n'en ai vraiment nul besoin.

— Je me réjouis qu'il en soit ainsi, répondit le médecin. Il se peut que mes remèdes, si longtemps administrés en vain, commencent à présent à faire leur effet. Quel homme heureux je serais et ayant bien mérité de la Nouvelle-Angleterre s'il m'était donné de parfaire cette cure !

— Je vous remercie de tout cœur, très vigilant ami, dit le Révérend Dimmesdale avec un grave sourire, et ne peux vous revaloir vos bons offices que par mes prières.

— Les prières d'un juste valent de l'or ! répliqua le vieux Roger Chillingworth en s'en allant. Oui, ce sont là espèces qui ont cours en la Jérusalem Nouvelle étant marquées au coin du Prince qui là-haut bat monnaie !

Resté seul, le pasteur appela une servante et demanda des aliments qu'il se mit à manger avec un appétit dévorant. Puis jetant au feu les feuillets du sermon qu'il avait en train, il en commença aussitôt un autre.

Sa plume allait sous l'impulsion d'un tel courant d'émotion que le Révérend Dimmesdale se crut inspiré et se demanda seulement comment la Providence pouvait trouver séant de faire passer la solennelle musique de ses oracles par un instrument aussi indigne que lui. Mais enfin, laissant ce mystère se résoudre tout seul, ou rester à jamais non résolu, il poursuivit sa tâche avec une ardeur trempée d'extase.

Et ainsi sa nuit passa très vite, aussi vite qu'un coursier ailé qu'il eût chevauché bride abattue. L'aurore parut et se glissa, rougissante, entre les rideaux. Puis le soleil se leva et jeta dans le cabinet de travail un rayon doré qui vint se poser juste sur les yeux éblouis du Révérend Dimmesdale, toujours assis à sa table, la plume aux doigts et une vaste, incommensurable étendue de papier écrit derrière lui.