20

Jackson quitta Madison Avenue pour s’engager dans la 125’Rue, impatient de gagner la consigne de la gare. Il conduisait avec une prudence extrême, comme si la chaussée était pavée d’œufs.

La sueur suintait lentement de sa peau, depuis le haut de son crâne bourru jusqu’aux blanches semelles de ses pieds noirs. Il se rongeait les sangs pour lmabelle, il se demandait si sa bonne femme était hors de danger et si la malle pleine de pépites arriverait à bon port, espérant, priant pour qu’aucun obstacle ne se mette en travers, maintenant qu’il avait sauvé tout cet or des malfrats.

Aussi, conduisant d’une main, se signait-il de l’autre.

Un instant, il murmurait : « Seigneur, ne m’abandonnez pas. »

L’instant d’après, il gémissait le blues lugubre :

 

If trouble was money

I’d be a millionaire[15].

 

Une voiture de patrouille, noire comme une chauve-souris, qui filait vers le commissariat, le dépassa si vite qu’il ne put voir lmabelle sur le siège arrière. Il pensa qu’on embarquait un truand. Il espéra que c’était ce salaud de Slim.

Mais quand une ambulance passa en trombe, la sueur de son corps se glaça et, comme il s’efforçait d’apercevoir le malade transporté, il manqua d’emboutir un taxi. Il fut néanmoins soulagé d’entrevoir une silhouette d’homme. Ce n’était donc pas Imabelle !

Mais où pouvait-elle être, sa femme ?

Il se tracassait tellement qu’il faillit accrocher un gros Noir qui faisait des mouvements de locomotive en traversant la rue en diagonale.

 

Stood on the corner with her feets soaking wet

Begging each and every man she met[16].

 

Le corbillard de Jackson louvoya pour éviter Gros Lard – on aurait dit qu’il se frayait un chemin dans la brousse. Jackson n’ouvrait plus la bouche. Va donc savoir ce qui peut passer par la tête d’un ivrogne ! Or il ne voulait pas d’histoires, tant que la malle n’était pas en sûreté et à l’abri de la cupidité de Goldy.

Il lui fallut passer devant l’entrée de la gare, la contourner par Park Avenue pour gagner, sur l’arrière, la porte de la consigne.

Le temps qu’il stoppe devant cette porte, en queue d’une file de taxis, en train de charger, Gros Lard avait franchi les périlleux rapides de la 125e Rue, et arrivait, raclant des pieds, le long du trottoir encombré de Park Avenue, devant les fenêtres illuminées de la salle d’attente, le cap sur la Harlem River.

Mais personne n’interpella Gros Lard. Pourquoi provoquer un pochard noir, de cette corpulence et, apparemment, plein de ressort, ayant, de plus, l’œil congestionné ? Il n’en faut pas plus, des fois, pour déclencher une émeute raciale.

Mais Jackson commença à devenir nerveux en voyant les forces de l’ordre se masser dans les parages, alors que la malle de pépites n’avait pas encore franchi le seuil de la consigne. D’ailleurs, il était dans un tel état de nerfs que même la vue de son ombre le faisait sursauter. Laissant, par habitude, tourner le moteur, il descendit du corbillard, mais aussitôt Gros Lard le repéra.

— Mon pt’it frère ! hurla Gros Lard qui, raclant les pieds sur l’asphalte, rejoignit Jackson.. Il enlaça ses épaules dodues de son gros bras.

— Il est noir, il est bas duc’et il est rond comme moi ! Allez, dis-lui, toi qu’es rembourré de partout, dis-lui qu’y faut pas leur faire confiance, aux gros !

Jackson se dégagea avec colère :

— Tu peux pas te conduire correctement, non ? Tu fais honte à notre cause !

— Quelle cause ? De quoi tu veux que je cause ?

Gros Lard fit passer sa locomotive en marche arrière, l’immobilisa sur les rails, faisant monter la vapeur.

— Je parle de la cause des Noirs. Tu m’as très bien compris.

Gros Lard, médusé, écarquilla ses yeux veinés de rouge :

— Tu veux dire qu’on peut te faire confiance avec les poules des autres ?

— Allez, va cuver, explosa Jackson.

Il contourna Gros Lard comme on fait d’une montagne, et se hâta vers la consigne, sans se retourner. Gros Lard l’oublia instantanément et se remit à racler le pavé.

Jackson dénicha un porteur noir :

— J’ai une malle à enregistrer, déclara-t-il.

L’employé jeta un coup d’œil à Jackson et, au seul son de sa voix, se mit à suffoquer de colère.

— Où est-ce que vous allez ? demanda-t-il, hargneux.

— Chicago.

— Où est votre billet ?

— Je l’ai pas encore pris. Mais je voudrais laisser ma malle à la consigne, le temps d’aller au guichet.

Le porteur était maintenant dans une fureur terrible.

— J’accepte pas de malle, moi, si vous avez pas votre billet ! hurla-t-il. Vous êtes pas au courant, peut-être ?

— Pourquoi vous vous mettez en rogne ? comme si nous étions les représentants de la colère divine.

L’employé avança les épaules, comme s’il allait cogner sur Jackson.

— J’ai jamais été en rogne, moi ! Est-ce que j’en aurais l’air, des fois ?

Jackson se recula.

— Écoutez, je veux pas m’en débarrasser, de cette malle. Je veux la mettre ici, à la consigne… Tout à l’heure, je redescends la chercher, avec le billet.

— Vous voulez pas vous en débarrasser ? Ma parole, vous savez pas ce que vous voulez, alors ?

— Si vous refusez de me la prendre, je vais causer au type, là-bas.

Le type en question était le responsable blanc de la consigne.

— Alors, comme ça, vous voulez laisser une malle en dépôt ? fit l’employé, qui ne se résignait qu’à contrecœur. Fallait le dire, que vous vouliez mettre du bagage en dépôt, au lieu de me faire tout ce baratin à propos d’un billet pour Chicago.

Il attrapa un wagonnet avec une vigueur inquiétante, à croire qu’il voulait l’abattre sur le crâne de Jackson.

— Où elle est ?

— Dehors.

L’employé poussa le chariot sur le trottoir et inspecta la rue dans tous les sens.

— J’en vois pas, de malle.

— Elle est là, dans le corbillard.

À travers la vitre du fourgon l’homme vit la malle, dressée sur la plate-forme du cercueil.

— Comment ça se fait que vous trimbalez votre malle dans un corbillard ? demanda-t-il, méfiant.

— On transporte plein de trucs là-dedans.

— Bon, eh bien ! faut me la sortir de là, dit l’employé, toujours soupçonneux. Moi, je prends pas en charge un bagage qui est dans un corbillard, là où on balade des défunts.

— Allons, soyez pas vache, pour l’amour du Ciel. Elle pèse lourd cette malle… Vous allez pas me refuser un coup de main…

— Je suis pas payé pour décharger les corbillards, moi. Je prends le bagage quand il est sur le trottoir.

— Je veux bien t’aider à la descendre, proposa un badaud noir.

Jackson et le complaisant badaud gagnèrent l’arrière du fourgon mortuaire, suivis de l’employé. Deux chauffeurs de taxi blancs, qui s’étaient offert une récréation, les regardaient avec intérêt. Le flic blanc, au bord du trottoir, suivait aussi la scène, mais d’un œil blasé.

Ayant rebroussé chemin, Gros Lard remontait la rue de son petit pas saccadé et tramant. Au même instant, Jackson ouvrit la double porte du véhicule.

— Fais gaffe ! braillait Gros Lard. Les gros, faut pas s’y fier !

Jackson, l’employé et le noir complaisant reculèrent d’un même mouvement, comme s’ils venaient de voir le diable en personne.

Gros Lard s’approcha, traînant la semelle et jeta un coup d’œil pardessus l’épaule de Jackson. La locomotive humaine s’arrêta pile.

Les quatre Noirs avaient viré au gris sale.

— Seigneur Dieu Tout-Puissant, s’écria Gros Lard. Visez-moi ça !

Sous la malle, on voyait une haute pile de tissu noir, des fleurs artificielles, éparpillées en un désordre sinistre, et un fer à cheval en lys artificiels qui avait glissé de son support. Et, de sous cet arc de corolles blanches, une face noire regardait l’assistance. Elle la regardait d’un œil révulsé, car la tête, légèrement rejetée en arrière, prenait appui sur la base du crâne. Une sorte de cornette blanche chevauchait une perruque grise, posée de travers et, au-dessus, apparaissait le visage, convulsé par une grimace immonde. Les prunelles cerclées de blanc considéraient les quatre hommes gris d’un regard fixe et implacable. À la place du cou on devinait l’énorme blessure aux lèvres violettes – une gorge tranchée vue en coupe. Des caillots de sang pendaient au col de la robe, comme des grappes de parasites gorgés de sang.

Des picotements parcoururent le crâne de Jackson, qui avait reconnu son frère Goldy. Il restait là, bouche bée, yeux écarquillés, au point qu’on s’attendait à voir les globes tomber de leur orbite. Ses mâchoires lui faisaient mal. Un flot tiède coula dans la jambe de son pantalon.

— Mais c’est un mort, ma parole ! fit, d’une voix fêlée, le porteur qui voyait soudain ses soupçons confirmés.

Ses yeux étaient cerclés de blanc et fixes comme ceux du cadavre.

— Où ça ? demanda Jackson.

Son cerveau était obnubilé par la panique et l’angoisse, son corps gras secoué de haut en bas, comme dans un accès de paludisme.

— Où ça ? explosa l’employé d’une voix aiguë et plaintive comme une scie raclant une lime. Là, sous tes yeux !

Le troisième Noir s’éloignait à reculons le long du trottoir.

— Égorgé jusqu’à l’os, constata Gros Lard, d’une voix étouffée et chargée d’épouvante.

Les chauffeurs de taxi s’approchèrent d’un pas indolent et découvrirent à leur tour la hideuse tête noire.

— Miséricorde ! s’exclama l’un d’eux.

— Mais c’est une perruque ! fit l’autre.

— Où tu vois une perruque ?

— Tiens, il a les cheveux courts dessous. Bon Dieu, c’est un homme !

Un flic en uniforme arrivait sans se presser, tel le messager du destin, faisant tournoyer son bâton blanc d’un geste nonchalant. Il jeta sur le corbillard le regard maussade de l’homme qui, dans sa carrière, en a vu de toutes les couleurs. L’instant d’après, il reculait, blême, étourdi, pantelant. Il en avait vu dans sa carrière, mais jamais de cette veine-là.

— Comment il est venu ici ? Qui a fait le coup ? À qui il est ce corbillard ? demandait-il stupidement, en s’efforçant de rassembler ses esprits et en jetant autour de lui des regards éperdus.

Il finit par capter l’œil d’un inspecteur en civil, dans l’entrée de la salle d’attente et, de la main, lui fit signe.

Le troisième Noir avait remonté à reculons le trottoir de Park Avenue, vers la zone plus sombre. Enfin, il se risqua à tourner le dos à la gare et se mit à courir dans la rue obscure, aussi vite que ses jambes pouvaient le porter.

Gros Lard, que le spectacle avait dessoûlé d’un coup, cherchait à s’écarter discrètement, lorsque le flic le stoppa tout net, d’un :

— Personne ne bouge !

— Je bouge pas ! protesta Gros Lard. Je me dégourdis juste un peu les jambes.

Les deux chauffeurs de taxi blancs reculèrent de quelques pas et s’arrêtèrent contre le mur de la consigne, épaule contre épaule.

L’inspecteur blanc repoussa le porteur et demanda :

— Qu’est-ce qui se passe ?

Il jeta un coup d’œil à l’intérieur du corbillard et devint livide :

— Merde alors ! Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Un cadavre, répondit le flic.

— Où est le chauffeur ?

— C’est moi, m’sieur, répondit Jackson d’une voix chevrotante.

Le flic en uniforme laissa échapper un long soupir de soulagement en voyant l’inspecteur prendre l’affaire en main. La foule avait commencé à affluer et il fut heureux de se trouver un rôle à sa mesure :

— Circulez ! Reculez-vous.

L’inspecteur avait sorti son carnet et son crayon :

— Votre nom ? demanda-t-il à Jackson.

— Jackson.

— Qui est votre patron ?

— Mr. Exodus Clay, dans la 134e Rue.

— Où est-ce que vous avez ramassé ce mort ?

— J’en sais rien, m’sieur. Il y était quand je suis monté. Je vous jure sur ma tête.

L’inspecteur, tout à coup, s’arrêta d’écrire et fixa sur Jackson un regard incrédule.

Toute l’assistance, d’ailleurs, avait les yeux sur lui.

— Il prétend qu’il a trouvé un macchabé et qu’il sait même pas d’où il sort ! s’écria un badaud.

Jackson tremblait tellement que ses dents s’entrechoquaient comme des castagnettes. Il ne se souciait plus de perdre sa femme ou les pépites. La femme et les pépites, il n’y pensait même pas. Il n’avait de pensée que pour son frère, gisant sur le plancher du fourgon, la gorge ouverte. Il était en proie à l’épouvante inspirée par la mort violente, bouleversé à la vue du cadavre, et guère en état de songer à ce qui l’attendait. Mais la question de l’inspecteur le ramena soudain à la réalité.

— Vous voulez dire que vous ne saviez pas qu’il y avait un cadavre, quand vous avez sorti le corbillard ?

— Non, m’sieur. Je le jure sur tout ce qui m’est sacré.

L’inspecteur noir arriva au même instant et demanda négligemment :

— Qu’est-ce qui se passe ?

Une voiture de patrouille déboucha dans la 125e Rue et, roulant à gauche, s’ouvrit un passage dans la foule qui avait envahi la chaussée.

— Il a un cadavre là-dedans et il prétend qu’il sait pas comment il est arrivé là, expliqua l’inspecteur blanc.

— Pas sur ses pieds, en tout cas, remarqua l’inspecteur noir, en bousculant Jackson et le porteur pour jeter un coup d’œil.

— T’as le bonjour de ma mère ! s’exclama-t-il en s’étranglant sur les mots, plus effaré qu’horrifié par la vue de la gorge ouverte.

Puis il regarda de plus près :

— Mais c’est la sœur Gabrielle ! Quand je pense que cette charogne… un homme… depuis le temps qu’on la connaît !

L’inspecteur blanc continuait à interroger Jackson, faisant mine de ne pas s’intéresser au sexe du mort.

— Comment ça se fait que vous ayez sorti le corbillard, sans savoir qu’il contenait un cadavre ?

— Le patron m’a dit d’emmener sa malle à la consigne de la gare…

Il parlait par saccades, incapable de retrouver sa respiration.

— Je le jure devant Dieu. J’ai descendu la malle, comme il m’a dit, je l’ai chargée et je l’ai emmenée à la gare, comme il m’a dit. Le Ciel m’est témoin.

— Pourquoi il la met à la consigne, sa malle ?

Derrière eux, les flics de la voiture de patrouille repoussaient les badauds.

— Dégagez ! Dégagez !…

Jackson n’avait plus le teint gris mais il était en nage. De son mouchoir sale, il s’essuyait le visage, tamponnant ses yeux veinés de rouge.

— J’ai pas bien compris, patron…

Les clodos et les putains, les laborieux et les traîne-savates, les voleurs à la tire et les trimards, les mendiants aveugles et toutes les épaves qui flottent autour de la gare, comme de l’écume malpropre sur de l’eau stagnante, se bousculaient derrière le groupe, appâtés par ce cadavre égorgé, cherchant à glisser un œil à l’intérieur du corbillard pour se rendre compte de ce qu’ils manquaient.

— Je vous ai demandé pourquoi il voulait déposer sa malle à la consigne ?

— Pour Chicago… Il s’en va à Chicago dans la soirée, alors il a voulu taire enregistrer la malle tout de suite, pour plus avoir à s’en occuper, quand il aura pris son billet, expliqua Jackson, toujours pantelant.

L’inspecteur blanc ferma son calepin d’un geste sec.

— Ces conneries, j’en crois pas un mot !

— Va savoir ! fît l’inspecteur noir. Supposons qu’un autre chauffeur de la boîte a ramené le corps, qu’il l’a laissé un moment dans la bagnole et que, pendant ce temps, ce chauffeur-ci…

— Putain ! C’est quand même pas une heure pour foutre une malle à la consigne !

L’inspecteur noir éclata de rire :

— On est à Harlem. Si ça se trouve, le patron a bourré sa malle de coupures de cent dollars.

— Eh bien ! je vais pas tarder à le savoir. Cardez-le-moi… Si le mort a été remis à l’entreprise de façon régulière, il doit y avoir un permis délivré par la Criminelle.

Il allongeait le cou pour voir la rue par-dessus les têtes.

— Où elle est cette sacrée voiture de patrouille ? Faut que je contacte le commissariat…

Jackson eut une vision de la chaise électrique et s’imagina dessus. Si les flics l’embarquaient au commissariat, ils ne tarderaient pas à établir un rapport entre lui, Slim et le reste de la bande, lis sauraient qu’Ed Cercueil avait perdu la vue dans la bagarre et que Fossoyeur avait été malmené, tué peut-être… Ils découvriraient le coup des pépites d’or, le rôle de Goldy, le vol des cinq cents dollars et celui du corbillard. Ils sauraient que l’homme égorgé était son frère et s’imagineraient que Goldy avait cherché à s’emparer de l’or appartenant à sa belle-sœur. Ils en déduiraient que Jackson avait coupé le cou à Goldy et qu’il était bon pour poser son derrière noir sur la chaise chauffante, jusqu’à ce qu’il soit réduit en cendres.

— Je l’ai vu le permis, déclara-t-il en obliquant insensiblement vers le trottoir. Je l’ai vu sur le siège avant mais j’ai pas su pour quoi c’était.

— Le permis ? aboya l’inspecteur blanc. Le permis de quoi ?

— Le permis pour le transport du corps. C’est la police qui les délivre. Je l’ai vu. Il était là, sur le siège avant…

— Nom de dieu, vous pouviez pas le dire plus tôt ? Faites voir un peu.

Jackson remonta vers l’avant du corbillard, ouvrit la portière, examina la banquette vide.

— Il était là, répéta-t-il.

S’aidant de ses mains, il s’engagea à moitié sur le siège du chauffeur, cherchant derrière les coussins, examinant le plancher. Il entendit ronronner le moteur de la vieille Cadillac et se poussa d’une fesse sur le siège comme pour inspecter le compartiment à gants. Aussitôt, de son coude, il manœuvra le levier de vitesse. Mais la souplesse du moteur était telle qu’aucune vibration suspecte ne fut perçue de l’extérieur.

— Je l’ai vu là y a à peine une minute…, dit-il encore.

Les deux inspecteurs s’étaient maintenant rapprochés de la porte et l’observaient d’un œil sceptique.

— Appelez le commissariat et renseignez-vous au sujet d’un meurtre récent, cria l’inspecteur blanc à un flic d’une voiture de patrouille. Il s’agit d’un homme de couleur, déguisé en nonne, qui s’est fait égorger. Demandez si un permis d’inhumer a été délivré et tâchez de m’avoir le nom de l’entreprise accréditée.

— D’accord, dit l’agent en se hâtant vers son poste émetteur-récepteur.

Jackson, qui avait maintenant les deux fesses sur le siège, faisait mine d’étudier un paquet de paperasses coincé derrière le pare-soleil.

— Il était là… Je l’ai vu…

Il posa sa main droite sur le volant, comme s’il voulait prendre appui, pour mieux examiner les papiers.

Et brusquement de sa main gauche il fit claquer la portière et de tout son poids pesa sur l’accélérateur.

La vieille Cadillac à embrayage automatique – un des derniers modèles 1947 de grosse cylindrée – avait une puissance suffisante pour remorquer un train de marchandises chargé.

Le gros corbillard noir démarra, dans un rugissement sourd qui évoquait un quadriréacteur prenant de l’altitude.

Un bonhomme noir, happé au derrière par le pare-chocs, s’envola dans les airs, telle une marionnette en papier. Les piétons s’égaillèrent en une débandade grotesque, comme des quilles choquées par une boule ravageuse. Un aveugle sauta par-dessus une bicyclette pour se mettre à l’abri.

Entre un gros camion faisant cap à l’est, vers le pont, et un taxi remontant vers l’ouest, le long de la 125e Rue, s’ouvrait une brèche de près de trois mètres. Jackson braqua, lança la Cadillac perpendiculairement au flot des voitures et fonça à travers la brèche de trois mètres, d’un tel élan qu’aucune carrosserie ne fut éraflée. Il plongea dans la trouée étroite de Park Avenue, filant le long des piliers métalliques de la voie aérienne. L’embrayage automatique cliquetait comme un lourd wagon de marchandises qu’on accroche, tandis que Jackson passait en seconde, en troisième et, enfin, en prise.

Autour de la gare les pistolets crépitaient comme des pétards au Nouvel An chinois.

Le miaulement grêle de la voiture de patrouille s’amplifia rapidement en un hurlement rageur : les flics s’étaient lancés à la poursuite de Jackson. La voiture de patrouille fonça droit sur le flanc du gros camion, le chauffeur cherchant à évaluer sa distance. Il la calcula mal et dérapa en voulant redresser.

La voiture emboutit le camion par le travers, heurtant l’énorme caisse de tôle ondulée, tenta de passer en dessous, fut rejetée sur la chaussée et, après un tête-à-queue, s’immobilisa, les roues avant en huit, hors d’usage.

À leur tour, deux autres voitures de police lancèrent leur miaulement plaintif. Mais, dominant le vacarme, s’élevait la voix puissante, croassante de Gros Lard :

— Je vous l’avais bien dit, non ? Faut pas s’y fier aux pleins de soupe ! Vous vous rendez compte ? Il a tranché la gorge à sa propre maman, ce p’tit gros, ce fils de pute ! D’une oreille à l’autre !