11

Ils descendirent la 125e Rue, vers la Septième Avenue. Le néon des bars et des magasins déversait des rayons multicolores sur la foule, elle aussi multicolore, qui foulait la neige sale du trottoir, et prêtait aux visages d’étranges reflets métalliques. Des Noirs passaient, emmitouflés, certains en pardessus neuf à carreaux, d’autres en cirés de GI, en gabardine, en manteau indéfinissable, qui semblait avoir été taillé dans des couvertures. Des Noires se faufilaient, exhibant des manteaux en fourrures improbables : cheval, ours, buffle, vache, chien, chat et même chauve-souris. D’autres étaient vêtus de cachemire, de tweed anglais, de vison, de rat musqué. Ils circulaient dans de grosses voitures neuves, avec toute l’apparence de la prospérité.

Une sœur de la miséricorde surgit de l’ombre :

— Donnez au Seigneur… donnez à ses pauvres…

Jackson mit la main à la poche, mais Gus l’arrêta :

— Ne sortez pas votre rouleau, Jackson. J’ai de la monnaie.

Il laissa tomber un demi-dollar dans la boîte.

— Vous êtes touché par l’Esprit, improvisa la bonne sœur. Que celui qui a des oreilles entende les paroles de l’Esprit.

— Amen, répondit Jackson.

Non loin du croisement de la Septième Avenue, ils obliquèrent vers l’entrée du Palm Café. Les barmen y officiaient en veste blanche amidonnée et les serveuses, à la peau couleur de banane mûre, y ondoyaient parmi les tables et autour des box, en uniforme vert et jaune. Sur une petite estrade, un trio jouait sur des rythmes hot.

C’était le rendez-vous de joyeux drilles de Harlem, qui vivaient de leur astuce, l’œil affable, le cheveu lissé et gominé, l’élégance suave, accompagnés de leurs panthères moulées dans des fourreaux, danseuses de music-hall ou top models – ce qui dit tout, et rien – flamboyant des feux de leurs bijoux en toc, roulant des yeux sombres soulignés au rimmel, rutilant de leurs ongles carminés, souriant de toutes leurs dents éclatantes, de leurs lèvres de pourpre, et exhibant les plaisirs grisants que l’argent peut offrir.

Gus se fraya un chemin vers le bar, et se poussa pour faire place à Jackson.

— Voilà une boîte comme je les aime, déclara-t-il. J’apprécie une ambiance cultivée… bonne chère, bons vins, clientèle distinguée, femmes ravissantes, atmosphère cosmopolite… Le seul ennui, Jackson, c’est que ça coûte de l’argent.

— Eh bien, j’ai ce qu’il faut, dit Jackson en faisant signe au barman. Qu’est-ce que vous prenez ?

Tous deux commandèrent un whisky.

— Quand je dis argent, je ne parle pas le même langage que vous. Vous n’en avez pas assez pour mener un train pareil. Je parle, moi, de la grosse galette… Tenez, cette somme que vous avez là… si vous ne faites pas attention, dans six mois il n’en restera plus. Moi, je vous parle d’un paquet de fric qu’on a pas assez de sa vie pour dépenser.

— Oui, je vois ce que vous voulez dire, opina Jackson. Évidemment, quand ma dame se sera acheté un manteau de fourrure, moi quelques bricoles pour m’habiller, et qu’on se sera payé notre voiture – une Buick, peut-être bien – on n’aura plus un sous. Mais où voulez-vous qu’on ramasse un paquet dont on voit pas la fin ?

— Jackson, vous me faites l’effet d’être un honnête homme.

— Je m’efforce de l’être, mais l’honnêteté, ça ne paie pas toujours.

— Que si, Jackson. Mais il faut savoir la faire payer.

— Je voudrais bien…

— Jackson, j’ai bien envie de vous mettre dans un coup vraiment intéressant. Une affaire qui vous rapporterait du fric, mais alors ce qui s’appelle du fric ! Seulement là, il faut que je sois sûr que vous n’en direz rien à personne.

— Oh ! je suis capable de me taire. S’il existe un moyen de ramasser le gros, gros paquet, je saurai si bien me taire qu’on m’appellera la carpe.

— Allez, Jackson, on va se mettre là-bas au fond, pour causer tranquilles, proposa brusquement Gus, qui saisit Jackson par le bras et l’entraîna vers une table à l’écart. Je vous offre à dîner, et dès que la petite aura pris la commande, je m’en vais vous montrer quelque chose.

La serveuse vint se planter devant la table, les yeux ailleurs.

— Vous attendez nos ordres, ou vous attendez qu’on foute le camp ? lui demanda Gus.

Elle le toisa, méprisante :

— Faites votre commande et vous serez servi.

Gus l’examina de bas en haut, en commençant par les pieds.

— Vous nous apporterez des steaks, ma jolie. Et tâchez qu’ils soient moins coriaces que vous. Je vous prierai aussi de changer un peu vos façons !

— Deux steaks, répéta la fille d’une voix irritée, en pivotant sur ses talons.

— Penchez-vous par là, dit Gus à Jackson.

Il tira d’une poche intérieure une liasse de titres d’actions, ornés de sceaux dorés et de formules en latin. Il les déplia sous le rebord de la table pour les montrer à Jackson.

— Voyez un peu, Jackson… ce sont les actions d’une mine d’or, au Mexique. Avec ça, vous allez faire fortune.

Jackson écarquillait les yeux avec application.

— Une mine d’or, vous dites ?

— Une vraie mine de vrai or à dix-huit carats, Jackson. Et la plus riche qu’on ait jamais vue de ce côté-ci de l’Atlantique. C’est un homme de couleur qui l’a découverte, et c’est encore un Noir qui a constitué la société pour l’exploiter. Les actions ne sont vendues qu’à des Noirs, comme vous et moi. C’est une société très fermée, vous pouvez me croire.

La serveuse apporta les steaks, mais Jackson, qui sortait de table, avait du mal à avaler. Gus, heureusement, attribua ce manque d’appétit à la surexcitation.

— Faut pas que ça vous coupe l’appétit, Jackson. Il ne vous profitera pas, votre fric, si vous vous laissez mourir.

— Vous avez raison, mais j’étais en train de réfléchir… Ça me dirait bien d’investir mon argent dans cette société, Mr. Parsons.

— Appelez-moi Gus, Jackson, et ne me traitez pas avec tant de cérémonies. D’abord, je peux pas vous en vendre, de ces actions. Faut que vous voyiez Mr. Morgan, le commanditaire qui monte la société. C’est lui qui vend les parts. Moi, je peux juste vous recommander. Et si ces gens-là estiment que vous n’êtes pas digne de posséder des actions, il refusera de vous en céder, c’est certain. Il tient à ce que les actionnaires de la société soient des gens parfaitement honorables.

— Allons, Gus, vous direz bien une bonne parole pour moi, hein ? Maintenant, si vous avez des doutes quant à mon honorabilité, je peux vous avoir une lettre de mon pasteur.

— Inutile, Jackson. Je suis convaincu que vous êtes un brave et honnête garçon. Je me flatte d’être bon juge en ce qui concerne mes semblables. Dans mon métier d’agent immobilier, on doit être psychologue, sans quoi on ne reste pas longtemps dans la partie. Vous voulez mettre combien dans l’affaire ?

— Tout ce que j’ai, répondit Jackson. Dix mille dollars.

— En ce cas, je vous emmène tout de suite chez Mr. Morgan. Il doit travailler toute la nuit avec les autres à dresser le bilan des opérations réalisées ici, car il compte partir dès demain à Philadelphie pour faire profiter de l’aubaine quelques braves gens de là-bas. L’idée, c’est d’offrir une chance de participer aux bénéfices de la mine aux bons citoyens de couleur, dans tout le pays.

— Je comprends, dit Jackson.

Quand ils quittèrent le Palm Café, la même sœur de la miséricorde qui les avait accostés à leur arrivée les dépassa, traînant la jambe, puis se retourna pour leur adresser un sourire dévot.

— Donnez au Seigneur, donnez à ses pauvres. Que le chemin qui vous conduit au ciel soit pavé de généreuses aumônes. N’oubliez pas les malheureux.

Gus pécha au fond de sa poche une nouvelle pièce de cinquante cents.

— J’ai ce qu’il faut, Jackson, dit-il.

— Mon frère, vous avez la bénédiction de sœur Gabrielle, dit la sœur… « Et le Seigneur des Esprits des prophètes a envoyé son ange pour révéler à ses serviteurs ce qui doit arriver dans peu de temps. Et je vous le dis, nous arriverons sans retard. Béni soit celui qui entend la parole du prophète. »

Gus s’écarta, impatienté.

Goldy fit un clin d’œil à Jackson et, de ses lèvres, forma les mots :

— T’as pigé, frérot ?

— Amen, répondit Jackson.

— Je me méfie de ces bonnes sœurs, dit Gus, tout en entraînant Jackson vers la voiture. Il ne vous est jamais venu à l’idée qu’elles pourraient faire partie d’une bande organisée ?

— Comment pouvez-vous soupçonner ces saintes femmes ! protesta vivement Jackson, qui craignait que Gus ne conçût des doutes avant même que le piège soit tendu. Il n’y a pas, à Harlem, de personnes plus vénérables.

Gus émit un petit rire gêné en manière d’excuse.

— Dans mon métier d’agent immobilier on a affaire à tant d’aigrefins qu’on finit par se méfier de tout. Et puis, il faut bien le dire, je suis sceptique de nature. Faut que je sois sûr d’une chose pour y croire. D’ailleurs, ça a été pareil pour la mine d’or. 11 a fallu d’abord que j’aie des garanties pour y investir mon fric. Mais je constate que vous êtes un homme de foi, Jackson.

— Paroissien de la première église baptiste, précisa Jackson.

— Ne m’en dites pas plus. J’ai vu au premier coup d’œil que vous étiez un pratiquant fidèle. C’est comme ça que je me suis rendu compte que vous étiez un homme honnête.

Il s’arrêta près d’une Cadillac couleur lavande.

— Voilà ma voiture.

— Ça rapporte, on dirait, les ventes immobilières, fit Jackson en montant à côté de Gus.

— Ça ne prouve rien, des fois, une Cadillac, remarqua Gus en pressant le starter et en enclenchant l’embrayage automatique. De nos jours, pour acheter une Cadillac, il suffit de fourguer une vieille chignole à titre de premier versement et de s’arranger ensuite pour esquiver l’encaisseur des traites.

Jackson éclata de rire, tout en jetant un coup d’œil furtif au rétroviseur. 11 aperçut une petite voiture noire qui, ayant doublé le coin, s’engageait à leur suite. Puis, brusquement, un taxi vint s’arrêter le long du trottoir, à l’endroit où ils avaient laissé Goldy.

— Quand j’aurai touché le premier dividende de ma mine d’or, je m’en paierai une comme ça.

— Il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, Jackson. Mr. Morgan ne vous a pas encore vendu d’actions que je sache.

Ils venaient de tourner le coin de St. Nicholas Avenue, en remontant vers le nord, quand soudain Gus se rabattit vers le trottoir et stoppa. Jackson repéra la voiture noire qui tournait le coin et pour suivait sa route au ralenti, suivie de près par un taxi. Gus n’y prêta pas attention. Il venait de tirer du compartiment à gants une cagoule noire.

— Désolé, Jackson, mais je suis obligé de vous mettre ça. Vous n’avez qu’à l’enfiler sur votre tête. Vous comprenez, Mr. Morgan et le prospecteur ont pour cent mille dollars de pépites d’or dans leur bureau et ils ne peuvent s’exposer au risque d’être cambriolés.

Jackson parut hésiter.

— C’est pas ce que vous croyez, Mr. Parsons. C’est juste… enfin… vous savez bien… Avec tout ce fric que j’ai sur moi…

— Appelez-moi Gus, Jackson. Et ne vous gênez pas pour me dire ce que vous avez sur le cœur.

— Croyez surtout pas que je vous fais pas confiance, Gus, mais…

— Je comprends très bien, Jackson. On vient juste de se rencontrer et vous ne me connaissez ni d’Eve ni d’Adam. Tenez, prenez donc mon revolver, si ça peut vous rassurer.

— C’est pas que je sois pas rassuré avec vous, Gus… dit Jackson en acceptant l’arme et en la glissant dans la poche droite de son manteau. C’est juste histoire de…

— Plus un mot, Jackson ! fit Gus en lui rabattant la cagoule sur la figure. Je comprends très bien les scrupules d’un honnête homme dans une situation semblable. Mais voilà, on n’a pas le choix.

Dans la nuit de la cagoule, Jackson fut pris de panique. La main sur le pistolet pour se donner du courage, il se mit à prier silencieusement, en faisant des vœux pour que Goldy ne se soit pas engagé à la légère.

Il entendit le moteur ronronner. La voiture se remit en marche, virant constamment. Jackson s’efforça bien, un moment, de reconstituer la direction générale, mais, à force de zigzaguer, il perdit bientôt le fil.

Quand, une demi-heure plus tard, la voiture ralentit et s’arrêta, Jackson était incapable de dire où il se trouvait.

— Nous voilà arrivés, sains et saufs, Jackson, déclara Gus. Vous n’avez pas eu de mal jusqu’à présent. Alors gardez votre cagoule un moment encore et vous allez vous retrouver dans le bureau, face à face avec Mr. Morgan. Je vous demanderai aussi de me rendre mon pistolet maintenant. Vous n’en aurez plus besoin.

À l’abri de la cagoule, la sueur suinta sur le visage et le crâne de Jackson. La rue était silencieuse. On ne percevait aucun bruit de voiture. Si Gus avait semé les policiers et Goldy, lancés à sa poursuite, il allait y avoir du vilain.

La main droite de Jackson se posa sur le pistolet, tandis que de la gauche il arrachait la cagoule. Il n’eut que le temps d’apercevoir le geste rapide de Gus, lâchant le volant, car déjà le poing de Gus s’écrasait sur son nez, lui emplissant les yeux de myriades d’étoiles. La tête dans les épaules, Jackson, tel un petit taureau gras, chargea l’ennemi, s’efforçant d’immobiliser Gus sous son poids et de sortir simultanément le pistolet. Mais le coude droit de Gus vint percuter son gosier et la main gauche de Gus se ferma sur son poignet comme un étau, si bien qu’il n’eut pas le temps de tirer l’arme. Les étoiles liquides qui ruisselaient devant ses yeux se transformèrent en ballons rouge sang, gros comme des pastèques.