La voiture noire arriva à une telle allure qu’au coup de frein elle dérapa et stoppa de biais. Les deux policiers noirs bondirent aussitôt, grands et dégingandés, dans leurs pardessus gris élimés et sous leurs feutres cabossés aux bords rabattus. Ils atterrirent sur la chaussée, chacun de son côté, et bondirent vers la Cadillac.
Au même instant, le taxi de Goldy serra le trottoir pour s’arrêter à quatre cents mètres de là. Mais Goldy n’en descendit pas.
Quand les deux policiers eurent convergé sur la Cadillac, les pistolets nickelés, à canon long, jaillirent dans leur main. Ed Cercueil ouvrit la portière tandis que Fossoyeur tirait Gus sur la chaussée.
— Me touchez pas avec vos sales pattes ! gronda Gus en balançant son gauche dans la figure de Fossoyeur.
Fossoyeur esquiva.
— Vas-y, Ed ! Cogne !
Et Ed Cercueil flanqua une claque à Gus, dont le chapeau, pourtant bien enfoncé, valsa dans les airs. Quant au propriétaire du chapeau, il s’en alla en tournoyant vers Fossoyeur qui, d’une gifle à l’autre joue, le renvoya à Ed Cercueil. Les deux se mirent à taper, chacun son tour, tels des joueurs de ping-pong. Dans la tête de Gus, les cloches carillonnaient, son corps vacillait et ses jambes se dérobaient sous lui. Mais ils ne cessèrent de frapper que lorsqu’il tomba à genoux, sonné.
Ed Cercueil l’empoigna au collet pour l’empêcher de s’étaler. Gus était là, à genoux, encadré par les deux policiers, sans chapeau, ballottant de la tête. Du canon de son pistolet, Fossoyeur lui souleva le menton. Ed Cercueil regarda son collègue par-dessus le crâne incliné de Gus.
— Fondant à point ? demanda-t-il.
— Un peu plus, et il s’en va en compote.
— Ce garçon n’a pas de savoir-vivre, déclara Ed Cercueil.
Jackson qui était resté pétrifié sur son siège pendant que les inspecteurs s’occupaient de Gus, ouvrit brusquement la portière la plus éloignée et se glissa sur le trottoir, espérant pouvoir filer sans éveiller l’attention des autres.
— Bouge pas, mon pote, 011 a deux mots à te dire, cria Fossoyeur.
— Mais oui, m’sieur, répondit Jackson, humblement. J’allais justement vous demander ce que je devais faire.
— Faut qu’on rentre dans cette boîte, quand même.
— Oui, m’sieur.
— On va d’abord remettre ce coco d’aplomb, Ed.
Ed Cercueil redressa Gus et lui fourra dans la main un flasque de whisky. Gus but une gorgée et s’étrangla. Mais ses oreilles s’étaient débouchées. Seules ses jambes étaient encore molles comme celles d’un boxeur groggy.
Ed Cercueil reprit la bouteille et la fit disparaître dans sa poche :
— Tu vas coopérer maintenant ?
— J’ai pas le choix.
— Pour l’instant, tu fais preuve de mauvaise volonté.
— Vas-y mollo, Ed. On n’en a pas encore fini avec lui. Faut qu’il nous fasse entrer dans la baraque.
— C’est bien ce que je dis, fit Ed Cercueil en inspectant les alentours. Drôle de coin pour installer un piège à pigeons !
— C’est en prévision de la fuite. Ils doivent penser qu’ils ne se feront pas alpaguer dans le coin.
— On verra bien.
Au-dessus de la rue s’étirait le pont de la 155e Rue, qui enjambe la Harlem River, reliant Coogan’s Bluff, sur l’île de Manhattan, à la zone plate du Bronx où se trouve le Yankee Stadium. Le Polo, stade de l’équipe de base-ball, se profilait vaguement dans l’ombre, sur la bande de terrain plat entre la falaise abrupte et la rivière. Les piliers de fer, sous le tablier du pont, semblaient des sentinelles fantomatiques montant la garde dans l’ombre dense. Au loin, un embranchement du métro aérien du Bronx traversait la rivière, desservant la station à l’entrée du stade.
C’était un secteur de Manhattan, sombre, désert, lugubre et mal famé, où même les patrouilles de police évitaient de s’aventurer la nuit, où l’on pouvait se faire égorger sans que personne n’entende vos appels ou ne trouve le courage de voler à votre secours, si vos cris étaient entendus.
La Cadillac de Gus était arrêtée juste en face d’un vaste entrepôt, jadis converti en Paradis de la Paix par Father Divine. Le mot PAIX était inscrit en énormes lettres blanches de chaque côté du toit à pignons, mais ne pouvait être vu que du haut du pont. Le Paradis, désaffecté depuis un certain temps déjà, se tassait maintenant dans la nuit, comme une tombe abandonnée.
— Je voudrais pas me trouver tout seul dans le coin, fit Jackson.
— T’en fais pas, fiston, on veille sur toi, dit Fossoyeur.
Il ferma la Cadillac et mit la clé dans sa poche.
— Allez, mon pote, ramasse ton chapeau et on y va !
Il était si amoché qu’on lui voyait à peine les yeux.
— Tu t’amènes l’air de rien, compris ? ordonna Fossoyeur.
— Ça va pas être facile, gémit Gus.
— Facile ou pas, tâche d’avoir l’air naturel.
— C’est bon, on y va, dit Gus.
Il les guida le long d’une ruelle étroite qui bordait le Paradis abandonné, jusqu’à une petite cabane en bois au bord de l’eau. Elle était peinte en un vert sombre et terne, mais semblait toute noire dans la nuit. On distinguait, sur les murs donnant sur la ruelle, deux fenêtres aux volets clos et, sur la façade, une massive porte en bois. Aucune lumière ne filtrait, silence total, mis à part le halètement des remorqueurs tirant les chalands d’ordures vers le large. La cabane semblait inoccupée.
Ed Cercueil fit signe à Gus de son pistolet.
Gus se mit à frapper à la porte selon un code convenu. Il frappa si longtemps qu’Ed Cercueil s’émut. Le léger tintement du pistolet qu’il venait d’armer éclata dans le silence comme l’explosion d’un pétard géant. Jackson sursauta.
Soudain un judas s’ouvrit dans le rectangle noir de la porte. Le cœur de Jackson fit un bond prodigieux, comme s’il voulait s’échapper par sa bouche.
Et Jackson se retrouva regardant droit dans un œil, qui était apparu de l’autre côté du judas. Il ne distinguait pas cet œil assez nettement pour le reconnaître, mais la prunelle lui parlait.
Il y eut un bruit de clés tournées, de verrous tirés, et la porte s’ouvrit vers l’extérieur.
Maintenant, Jackson voyait l’œil clairement et même les deux yeux. Un visage sensuel, couleur de banane mûre, s’encadrait dans la porte éclairée. Imabelle. Elle regardait Jackson fixement, sans ciller et ses lèvres formaient les mots : « Vas-y, et tue-le, p’tit père. Je suis à toi. » Puis elle recula d’un pas pour le laisser entrer.
Jackson fut choqué par cette injonction muette. Machinalement, il se signa. Il voulut répondre, mais sa voix était comme désamorcée. Il jeta à Imabelle un regard implorant, essaya en vain d’avaler sa salive et pénétra dans la cabane.
Elle ne comportait qu’une seule pièce, de la taille d’un garage deux places. De chaque côté, il y avait deux fenêtres aux volets clos et, au fond, une autre porte verrouillée. On aurait dit le bureau d’un chef de chantier ou la cabine de pointage d’une entreprise riveraine, installé là pour la durée des travaux.
Près de la porte du fond, une table-bureau et un fauteuil pivotant semblaient avoir été laissés pour compte par les anciens occupants. Il y avait encore deux fauteuils rembourrés bon marché, trois chaises en bois, à dossier droit, des cendriers à pied, une table à cocktail à plateau de verre, un classeur en fer-blanc et, dans un angle de la pièce, un coffre-fort factice en carton, recouvert à mi-hauteur d’une toile noire, afin que seule la moitié inférieure de la serrure à combinaison soit visible dans la pénombre. Ces accessoires avaient sans doute été ajoutés par les aigrefins, afin de créer une ambiance de confort luxueux, propre à impressionner le pigeon à plumer. En guise d’éclairage, un lampadaire planté entre les deux fauteuils, un plafonnier-globe et une lampe de bureau à abat-jour vert.
Derrière Imabelle, Jackson aperçut Hank, installé au bureau. Son visage jaune paraissait cadavérique sous le faisceau vert de la lampe.
Jodie, qui occupait un pliant près de la porte du fond, portait des chaussures montantes à lacets et un bleu. Ses cheveux aplatis étaient gris de poussière. Il ne lui manquait qu’un vieil âne galeux pour donner l’illusion qu’il venait de descendre de ses sentiers de la montagne, avec un chargement de pépites.
Slim était assis sur une chaise de bois, entre le mur et le bureau, vêtu d’un long manteau kaki, comme on en voit dans les films d’épouvante de troisième catégorie, sur le dos de l’inévitable savant fou. L’inscription « Essayeur U.S. » était brodée sur sa poitrine.
À la vue de Jackson, tous trois se dressèrent sur leur siège, les yeux ronds.
Fossoyeur ne leur donna pas le temps de passer à l’action. Son coup de pied dans les reins de Gus le propulsa avec une force telle qu’il fut catapulté à travers la pièce et percuta, la tête la première, dans le dos de Jackson. Jackson partit, ventre en avant, dans les bras de Jodie qui, à l’instant même, s’était soulevé de son pliant. Jodie se vit cloué au mur. Fossoyeur suivit le mouvement en braillant :
— Garde à vous !
Ed Cercueil, couvrant la porte ouverte de son pistolet braqué, hurla en écho :
— Fixe !
Slim se leva d’un bond, les bras en l’air. Hank se pétrifia dans son fauteuil, les mains à plat sur le bureau. Mais Jodie, protégé pour quelques instants des inspecteurs par le corps de Jackson, balança par deux fois à ce dernier son poing dans l’estomac.
Avec un grondement de douleur, Jackson saisit à la gorge Jodie qui riposta par un coup de genou au bas-ventre. Jackson recula en titubant contre Gus. Gus empoigna Jackson à l’épaule pour l’empêcher de tomber, mais le malheureux, croyant que l’autre cherchait à le retenir, se dégagea d’une secousse.
En proie à une rage aveugle, Jodie fit jaillir la lame d’un couteau à cran d’arrêt et en fendit la manche de Jackson.
— Lâche ça ! hurla Fossoyeur.
Les yeux congestionnés de souffrance et de colère, Jackson envoya son pied dans le tibia de Jodie qui prenait son élan pour le poignarder.
Imabelle, voyant le couteau brandi, glapit :
— Fais gaffe, p’tit père !
Son cri éclata si perçant qu’à part les deux policiers, tout le monde se baissa. Les nerfs pourtant éprouvés de Fossoyeur en furent même ébranlés. Son doigt se crispa sur la détente hypersensible du pistolet et l’explosion du coup de feu dans la pièce relativement petite assourdit l’assistance.
Gus, en plongeant, se trouva dans la ligne de tir, et la balle calibre 38 pénétra dans son crâne derrière l’oreille gauche pour ressortir au-dessus de l’œil droit. Touché à mort, il chercha encore dans sa chute à accrocher Jackson. Celui-ci fit un écart comme un cheval effarouché, mais ce fut pour emboutir Jodie.
Jackson attrapa Jodie par le poignet, immobilisant la main au couteau. Il s’efforçait de rejeter l’homme vers Fossoyeur. Mais Jodie eut le dessus et ce fut Jackson qui, à reculons, alla trébucher du côté du policier.
Profitant du tohu-bohu, Hank saisit un verre d’acide, posé sur le bureau. L’acide servait à démontrer la pureté de l’or contenu dans les pépites et Hank jugea le moment opportun de le balancer dans les yeux d’Ed Cercueil. Imabelle surprit son geste et beugla à nouveau :
— Attention !
Une fois de plus, tout le monde plongea au sol. Emportés par leur élan, Jodie et Jackson se cognèrent la tête. Dans le même mouvement, Slim fut propulsé entre Ed Cercueil et Hank, à l’instant même où Hank lançait son acide et où Ed Cercueil appuyait sur la détente.
Une partie de l’acide gicla sur l’oreille et le cou de Slim, le reste éclaboussa la figure d’Ed Cercueil. Le tir du policier en fut faussé et la balle fit voler en éclats la lampe du bureau.
Slim sauta en arrière avec une telle force qu’il heurta violemment le mur.
Quant à Hank, il disparut derrière le bureau juste à temps pour éviter la rafale d’Ed Cercueil qui, aveuglé par la brûlure cuisante de l’acide et la rage meurtrière, arrosait de balles de 58 la surface du meuble et le mur du fond.
L’un des projectiles toucha un interrupteur camouflé et la salle fut plongée dans l’obscurité.
— Du calme, là-dedans ! brailla Fossoyeur en manière d’avertissement.
Il recula aussitôt vers la porte pour prévenir toute tentative de fuite.
Ed Cercueil ne s’était pas rendu compte du black-out. C’était un rude gaillard. Quand on est noir et qu’on est policier à Harlem, il faut en avoir dans le ventre. Ses paupières s’étaient donc fermées sous l’effet de la douleur fulgurante, mais il ne flancha pas pour autant. Une colère si meurtrière s’était emparée de lui que, dans l’obscurité, il se mit à frapper à droite et à gauche de la crosse de son pistolet. Il ne se rendit pas compte non plus que l’individu qui venait de l’emboutir n’était autre que Fossoyeur. Il avait heurté un corps à portée de sa main, et l’avait assommé si proprement que l’autre était tombé sans connaissance. Comme Fossoyeur s’affalait sur le sol, Ed Cercueil appela dans la nuit :
— Où t’es, Fossoyeur ? Où t’es, mec ?
Pendant un moment, la nuit muette s’emplit d’une agitation frénétique. Des corps se cognaient dans leur course éperdue vers la sortie, il y eut des chocs sourds et le fracas de verre cassé, le lampadaire et la table à cocktail ayant été renversés et piétinés. Et, de nouveau, un cri d’Imabelle :
— Essaie seulement de me piquer…
Une voix brouillée par la fureur lui répondit :
— Je vais te tuer, sale garce ! T’as doublé les potes !
Jackson fonça au secours d’Imabelle, guidé par sa voix.
— Où t’es, Fossoyeur ? Réponds-moi, mec ! gueulait Ed Cercueil, cherchant à tâtons dans l’obscurité, au mépris du danger.
Malgré la douleur insupportable, il n’avait de souci que pour son copain.
— Fous-lui la paix, elle a rien fait, dit une voix.
Jodie et Slim venaient de s’empoigner furieusement et Jackson comprit que l’un des deux, soupçonnant Imabelle de double jeu, voulait la tuer, tandis que l’autre s’y opposait. Mais Jackson était incapable de savoir lequel était l’un et lequel était l’autre. Il se rua sur les combattants, en se repérant au bruit de la lutte, prêt à se mesurer avec les deux à la fois, mais tomba, chemin faisant, dans les bras d’Ed Cercueil. L’instant d’après, il s’affaissait évanoui, sous la caresse d’une crosse de pistolet.
— T’es blessé, Fossoyeur ? demandait Ed Cercueil d’une voix inquiète, tout en trébuchant dans le noir sur le corps inerte de son camarade. T’es blessé, mec ?
— Allez, on y va ! brailla Hank, qui, prenant son élan, bondit par la porte ouverte.
Imabelle fonça sur ses talons.
Aussitôt, d’un accord tacite, Slim et Jodie arrêtèrent le combat et s’élancèrent à la poursuite d’Imabelle. Mais dehors, profitant de la visibilité améliorée, ils se jetèrent de nouveau l’un sur l’autre. Tous deux avaient tiré leur couteau et gesticulaient rageusement, pourfendant l’air glacé de la nuit.
Derrière la baraque, un moteur de hors-bord toussota, une fois, deux fois… Au troisième toussotement le moteur tourna… Jodie, abandonnant Slim, disparut au galop en contournant la cabane. Un instant plus tard, le hors-bord bourdonnant bondissait sur la Harlem River. Slim saisit Imabelle par le bras :
— Viens, on fout le camp, ils ont laissé tomber, dit-il, en l’entraînant dans le chemin qui longeait le Paradis, pour déboucher dans la rue.
Brusquement la clameur des sirènes emplit la nuit, et quatre voitures de patrouille convergèrent vers les lieux. En traversant le pont de la 1551’Rue, un automobiliste avait en effet entendu les coups de feu près de la rivière et avait alerté la police. Celle-ci arrivait en force.
Ed Cercueil l’entendit approcher, le cœur empli de gratitude. La douleur était devenue si atroce que, près de succomber, il n’avait même pas osé recharger son pistolet, de peur de se faire sauter la cervelle. Maintenant il actionnait son sifflet réglementaire, à croire que cette nuit démente lui avait fait perdre la raison. Son sifflement retentit, si long et si fort qu’il tira Jackson de son évanouissement.
Mais Fossoyeur n’avait toujours pas repris ses esprits.
En entendant Jackson s’agiter, Ed rechargea vivement son arme et Jackson perçut le déclic des balles, introduites dans le chargeur. Il sentit sa peau se hérisser.
— Qui est là ? brailla Ed Cercueil.
Sa voix résonna, si puissante et si rageuse que Jackson eut un haut-le-corps et perdit l’usage de la parole. Il ne put émettre qu’un gargouillis inarticulé.
— Réponds, bon Dieu, ou je te crève comme un ballon.
— C’est que moi, Jackson, Mr. Johnson.
— Jackson ? Où est-ce qu’ils sont, les autres, Jackson ?
— Ils ont tous foutu le camp, sauf moi.
— Où est mon pote ? Où est Fossoyeur Jones ?
— J’en sais rien, m’sieur. Je l’ai pas vu.
— Peut-être bien qu’il leur a couru après… Mais toi, Jackson, tu vas rester où tu es. Tu bouges pas d’un pouce.
— Bien, m’sieur. Je pourrais pas vous être utile, des fois, m’sieur ?
— Rien du tout. Contente-toi de pas bouger d’un quart de poil. T’es en état d’arrestation.
— Oui, m’sieur.
« J’aurais dû m’en douter », se dit Jackson. Une fois de plus les vrais malfaiteurs s’étaient échappés et il était le seul à s’être laissé alpaguer.
Il entreprit de se pousser en silence en direction de la porte.
— C’est toi que j’entends remuer, Jackson ?
— Non, m’sieur, c’est pas moi, fit Jackson en avançant d’un petit pas. Parole d’homme !… Ça doit être les rats sous le plancher…
— Je t’en foutrai moi, des rats ! Ils vont se retrouver à six pieds sous terre avant peu, ces rats-là !
Par la porte ouverte, Jackson voyait, le long du Paradis abandonné de Father Divine, les phares des voitures de patrouille qui balayaient la rue. Il entendait les gémissements des moteurs, le miaulement des sirènes. Derrière lui, il sentait la présence d’Ed Cercueil qui, isolé dans sa propre nuit, balançait aveuglément le calibre 38 chargé. Les stridulations insistantes du sifflet de la police avaient mis ses nerfs à nu, après les avoir décortiqués fibre par fibre. On aurait dit que le diable et son train s’étaient déchaînés, attaquant sur tous les fronts à la fois.
Et Jackson se trouvait au beau milieu de la mêlée.
« Vaut mieux se faire descendre à la course que sur place », décida-t-il, et il s’accroupit aussitôt.
Ed Cercueil perçut un mouvement suspect.
— T’es toujours là, Jackson ? aboya-t-il.
Jackson, d’un bond, franchit la porte ouverte, atterrit à quatre pattes, se redressa instantanément et repartit au galop.
— Jackson ! Ah ! le salopard ! beugla Ed Cercueil. Par les cornes de Moïse, je peux plus tenir ! Ils sont sourds, ou quoi, ces fumiers ?…
Et enflant la voix, il cria encore :
— Jackson !
Trois détonations percutèrent le vacarme de cette nuit insensée, une longue flamme rouge jaillit au bout du pistolet d’Ed Cercueil, sondant les ténèbres denses. Jackson entendit les balles déchiqueter les cloisons de bois.
Dans un vent de panique, Jackson se mit à agiter ses courtes jambes noires, s’efforçant de leur communiquer un rythme plus vif. La sueur fusa de ses pores, son corps échauffé se mit à cuire dans son jus, ses forces déclinèrent, son élan se disloqua, mais son allure n’en fut guère accélérée. Comme on dit à Harlem, le maigre assis souffre autant que le gros qui galope. Jackson néanmoins s’efforçait de gagner le coin du vieil entrepôt de brique, jadis converti en Paradis, mais son objectif paraissait aussi éloigné que le jour du Jugement dernier.
Dans son dos, trois nouvelles détonations couvrirent un instant le raffut. Elles firent à Jackson l’effet du chiffon enflammé attaché à la queue d’un chien. Dans sa tête soudain vide, seule tournait la vieille rengaine populaire qu’il avait apprise dans son enfance :
Tu cours, négro, tu les agites.
Mais la police, elle va bien plus vite[10] !
Son pied glissa sur une flaque de boue et il plongea, la tête la première, contre le vieil embarcadère en bois, invisible dans le noir, derrière le Paradis abandonné. Ses lèvres charnues claquèrent sur les planches avec le bruit d’un bifteck qu’on aplatit sur l’étal. Des larmes de souffrance giclèrent de ses yeux.
Comme il sautait en arrière, léchant ses lèvres tuméfiées, il entendit la galopade des policiers qui contournaient le Paradis de l’autre côté.
Il se mit à escalader l’appontement, tel un crabe maladroit cherchant à échapper à la morsure d’une tortue. À sa droite, à portée de sa main, il y avait une échelle, mais il ne la vit pas. Au-dessus de lui, le pont de la 155e Rue était suspendu dans la nuit sombre, jalonné par les lumières des voitures arrêtées, tandis que leurs occupants se tordaient le cou pour découvrir la cause de tout ce tapage.
Un long remorqueur poussif convoyait deux péniches à ordures vides sur la Harlem River pour ramasser les immondices et les emmener au large. Ses feux de position verts et rouges se prolongeaient en reflets scintillants sur l’eau noire.
Jackson se voyait pris comme dans un étau – si les flics ne le chopaient pas, c’est la rivière qui l’avalerait. Il se releva d’un bond, reprit sa course. Ses pas, sur les planches pourries de l’appontement, résonnaient à ses oreilles comme le tonnerre. Une planche mal clouée céda sous son pied et il s’étala à plat ventre.
Un agent de police, qui, venant de la rue, contournait le Paradis, balaya l’obscurité de sa torche électrique. Le faisceau lumineux passa au-dessus de la forme aplatie de Jackson, masse noire sur le noir des planches, puis alla se promener le long de la rive.
Jackson se releva et repartit au galop, tandis que son cerveau scandait la vieille rengaine populaire :
Le nègre, il court comme une gazelle,
La tête enfouie dans le pavillon d’un cornet.
Grâce à un jeu d’échos renvoyés par la rivière et les bâtisses des quais, les flics croyaient entendre le pas de Jackson s’éloigner dans le sens opposé. Aussi les torches furent-elles braquées avec ensemble vers l’aval, dès que les forces de l’ordre eurent encerclé la cabane en bois. Jackson entendit le rugissement d’Ed Cercueil qui couvrait le vacarme croissant :
— Bon Dieu ! par ici !
— On arrive !
— Y en a un qui est en train de se tirer, brailla une voix.
Jackson faisait marcher ses jambes comme des bielles, accélérant le rythme autant qu’il pouvait, mais il mit tant de temps à atteindre le bout de l’appontement qu’il se sentit tout chenu et décrépit, comme si de longues années s’étaient écoulées dans l’intervalle.
Malgré le brouillard blanc qui lui obscurcissait la vue, il nota que les faisceaux des torches remontaient de nouveau le cours de la rivière, se rapprochant lentement. Et aucune cachette en vue !
Mais brusquement, n’ayant pas aperçu le bord extrême de l’appontement, il le dépassa. Une fraction de seconde plus tôt, il avait foulé les planches, mais déjà il galopait dans l’air frais de la nuit et l’instant d’après il s’enfonçait dans la fange. Ses jambes se dérobèrent sous lui si brutalement qu’il exécuta malgré lui une galipette impeccable.
Les faisceaux lumineux éclairèrent la plate-forme au-dessus de sa tête, puis, décrivant une large courbe, recommencèrent à suivre la rive. Jackson était à l’abri de l’appontement, dans l’ombre, invisible pour l’instant.
Un passage s’ouvrait à sa gauche, un étroit tunnel entre les murs de brique du Paradis et les parois en tôle ondulée d’un entrepôt voisin. Très loin, si loin que toute une vie humaine semblait l’en séparer, il voyait un mince rectangle de lumière, là où le passage débouchait sur la rue. Jackson s’élança vers cet objectif, dérapa dans la boue, se retrouva à quatre pattes et parcourut les dix premiers mètres, les bras pendants, comme un ours.
Il se redressa en sentant sous son pied un terrain plus ferme. Le passage se trouva être exceptionnellement étroit et Jackson s’y engagea si vite qu’il fut coincé presque immédiatement. Il se débattit et se tortilla, en proie à une folle panique, tel un Don Quichotte noir affrontant simultanément en combat singulier deux énormes entrepôts. Finalement il réussit à se placer de biais et, à la façon d’un crabe, poursuivit sa course vers la rue.
Le passage était encombré de boites de conserves vides, de bouteilles de bière, de vieux cartons imbibés d’eau, de caisses démantibulées et de toutes sortes de détritus. Jackson s’éraflait les tibias, son pardessus raclait les murs tandis qu’il poussait son corps dodu dans le tunnel, ses jambes exécutant une danse étrange – la droite, lancée en avant et de côté et la gauche, ramenée à la traîne.
Et toujours cette sacrée chanson qui lui trottait dans la tête, inquiétante comme une voix de l’au-delà :
Le nègre, il court, il s’enfuit le nègre
Le nègre il déchire sa chemise en deux.