Le soleil qui se levait sur la Harlem River illuminait d’un éclat rouge sang l’étage supérieur de l’immeuble de pierre grise, où Billie exploitait son clandé nocturne.
— Je pourrais pas vous attendre dans la voiture, des fois ? demanda Imabelle.
Elle respirait avec peine.
— Descends, dit Fossoyeur d’un ton sans réplique.
— Mais vous avez pas besoin de moi ! Puisque je vous dis qu’ils sont là-haut !… Je vais pas me sauver tout de même, avec mes menottes !
— T’espères peut-être que je me ferai buter dans la bagarre ? Eh bien, tu te fous le doigt dans l’œil !
Il lui suffit d’un regard pour comprendre qu’Imabelle crevait de peur. Elle tremblait de la tête aux pieds.
— Eh bien, frangine, si tu culbutes dans le trou, dis-toi bien que c’est toi qui l’auras creusé, déclara-t-il férocement. Maintenant, si Ed était là pour te reluquer, je t’obligerais peut-être pas à monter.
En descendant de voiture, Imabelle trébucha, car ses genoux se dérobaient sous elle. Fossoyeur fit vivement le tour du capot et l’empoigna par le bras. Ensemble, ils gravirent les marches de béton, franchirent la porte vitrée à deux vantaux et traversèrent le hall d’entrée, de dimensions modestes, mais d’une tenue impeccable, meublé d’une longue console et de sièges en bois poli, et éclairé par des appliques à abat-jour de parchemin, encadrant les glaces murales.
Le silence était absolu.
Ils se refusent rien, ces vicieux-là, marmonna Fossoyeur, mais au moins ils font pas de raffut.
Ils montèrent sans mot dire dans l’ascenseur qui les déposa au cinquième étage, traversèrent le palier carré, vers une porte vert jade qui s’ouvrait à gauche.
— Je vous en supplie ! murmura Imabelle, toute frissonnante.
— Va devant et sonne ! ordonna Fossoyeur.
Il s’aplatit contre le mur, près de la porte, pour ne pas être repéré à travers le judas, et produisit à la lumière son pistolet nickelé à canon long.
Imabelle appuya sur la sonnette et, au bout d’un moment, le judas s’ouvrit avec un déclic.
— Ah ! c’est toi, mon chou, fit une voix de basse aux inflexions féminines et curieusement mélodieuses.
La porte fut déverrouillée de l’intérieur.
Braquant de la main droite son 38 à canon long, Fossoyeur posa la gauche sur la poignée de la porte et poussa.
Une silhouette indécise, noyée dans l’obscurité dense, s’effaça lentement devant lui et la voix de basse s’éleva parlant à lmabelle, mais d’un ton chaleureux.
— Ça va, entre et ferme la porte.
lmabelle se faufila derrière Fossoyeur et le seuil de l’entrée obscure fut encombré. Les dents d’Imabelle s’entrechoquaient et leur cliquetis ténu emplissait le silence. Sans un mot, Billie ferma et verrouilla la porte.
— Y a des potes à toi qui m’intéressent, Billie, déclara Fossoyeur.
— Viens voir un moment dans mon bureau, Fossoyeur.
Elle ouvrit la première porte à gauche avec une clé plate qui pendait à son cou au bout d’une chaînette. Une lampe à abat-jour cuivré déversait une douce clarté sur un grand bureau de chêne clair. Mais quand Billie eut allumé le plafonnier, on découvrit, dans la lumière plus vive, un lit somptueux en chêne blond, avec ses tables de chevet assorties qui s’enfonçaient dans l’épaisseur d’un tapis rouge vermillon. Billie ferma vivement la porte.
D’un rapide coup d’œil, Fossoyeur inspecta la chambre, puis laissa errer son regard sur les boutons des portes donnant sur le placard et la salle de bains. Enfin il avança dans la chambre, laissant Billie appuyée à la porte du couloir.
— Cause vite, dit-il. Il se fait tard.
Billie était une femme à peau brune, de quarante et quelques années, au corps compact tassé dans une robe de gabardine rouge. La coupe masculine de ses cheveux, sa moustache épaisse et soyeuse, lui donnaient un aspect « bel homme ». Mais son corps était hybride. Par la fente de son corsage entrouvert on apercevait, entre des seins prodigieusement gonflés, un buisson touffu de poils noirs et lustrés. Un diamant scintillait entre ses incisives, chaque fois qu’elle ouvrait la bouche.
Elle apprécia d’un bref regard la joue tuméfiée et violacée d’Imabelle et ses yeux chavirés de peur, puis donna toute son attention à Fossoyeur.
— Les chope pas chez moi, Fossoyeur. Je vais t’les envoyer dehors.
— Il sont tous ensemble ?
— Tous ensemble ? J’en ai que deux ici… Hank et Jodie.
— Il devrait être avec eux, Slim, intervint Imabelle de sa voix oppressée.
Fossoyeur et Billie se retournèrent d’un même mouvement pour la dévisager.
— Il est peut-être dehors, en train de me chercher, ajouta Imabelle.
Billie fut la première à détourner la tête. Fossoyeur laissa son regard s’attarder encore un instant sur Imabelle, puis il fit face à Billie.
— Je vais toujours embarquer ces deux-là, déclara-t-il.
— Pas ici, Fossoyeur. Ils sont camés jusqu’à la moelle et mauvais comme des bêtes sauvages. Et moi qui leur ai filé deux de mes petites… les plus mignonnes !
— Voilà à quoi on s’expose, quand on tient une taule de ce genre.
— Tu crois peut-être que ça me coûte rien, le permis d’exploiter ? Je me saigne aux quatre veines, oui ! Et le capitaine, il m’a promis qu’il y aurait pas de barouf chez moi.
— Où sont-ils ?
— Le capitaine sera pas content, Fossoyeur.
Fossoyeur la considéra, l’air songeur.
— Écoute, Billie, ils ont balancé du vitriol dans la gueule d’Ed et il va plus y voir clair.
Billie frissonna.
— Très bien, Fossoyeur, je vais te les entortiller, moi. Je te les emmène en bas, dans l’entrée, et je te les colle dans les pattes.
— Allons, allons, tu te doutes bien qu’ils ont pas l’intention de sortir par la grande porte. Ils vont passer par les toits et se barrer par la maison d’à côté.
— Bon, écoute-moi alors. Je te propose un marché. Je te les troque contre deux « fourchettes » et un cravateur qui, lui, est recherché depuis une paye.
— Il se fait tard, Billie…
— … et je donne l’assassin de Wilson, pour faire bon poids. Celui qui a buté le marchand d’alcools, au cours du braquage, le mois dernier.
— Je reviendrai les ramasser, tes types. Mais pour l’instant, j’embarque les deux.
Elle tourna les talons et, d’un geste vif, ouvrit l’un des tiroirs supérieurs du bureau.
Fossoyeur aussitôt pointa son pistolet au creux de ses reins.
D’un seul élan, elle sortit le tiroir de son casier et le jeta sur le lit. Il était rempli à ras bord de liasses de vingt dollars soigneusement empilées.
— Y a cinq sacs là-dedans. Pour toi.
Il n’accorda pas un regard aux billets de banque.
— Où ils sont, Billie ? Je suis pressé.
Sa voix était si empâtée, si embarrassée, qu’on le comprenait à peine.
— Ils sont au bahut. Mais la porte est bouclée. Même à moi ils veulent pas ouvrir.
— À elle, ils ouvriront, déclara Fossoyeur en désignant lmabelle. Billie scruta lmabelle du regard. Celle-ci avait viré au jaune crème tournée, des demi-lunes d’un noir bleu cernaient ses yeux hagards. Elle tremblait comme une feuille.
— M’obligez pas à y aller. Soyez chic, m’obligez pas… Ruisselante de larmes, elle se jeta aux pieds de Fossoyeur, lui enlaça les genoux.
— Je ferai tout ce que vous voulez. Je serai votre femme, votre chose…
— Debout, dit Fossoyeur, la voix épaisse mais inflexible. Debout ! Ou j’enfonce la porte et tu rentres devant moi pour faire bouclier.
Elle se remit debout à grand-peine, comme une vieille. Billie la regardait, l’œil dur.
— Vous saurez reconnaître Hank ? demanda lmabelle à Fossoyeur d’une voix oppressée. Celui qui a lancé l’acide ?
— Au fin fond de l’enfer, je le reconnaîtrais.
— C’est lui qu’est chargé…
— Fossoyeur, pour l’amour du Ciel, sois prudent, implora Billie. Les petites qu’ils ont avec eux, c’est les deux perles de la maison. Et Jeanie, qui est avec Jodie, elle n’a jamais que seize ans…
— Tu vas finir par perdre ton bizness à jacasser à tort et à travers.
— Jodie, il devient comme forcené avec son couteau… Maintenant, Carol, elle n’a que dix-neuf ans…
— Faut espérer que leur heure n’a pas encore sonné, dit Fossoyeur. Il se tourna vers lmabelle :
— Allez, va frapper à la porte.
Quand ils se retrouvèrent dans l’entrée, un Blanc sortit des toilettes, boutonnant sa braguette. Il leur jeta un regard embrumé d’alcool et, titubant, regagna le salon, lmabelle traversa l’entrée comme une condamnée allant à l’échafaud. L’appartement comportait six pièces et une salle de bains. Quatre chambres donnaient sur le long couloir central, et la salle de bains était encadrée par le bureau de Billie et une très petite pièce baptisée le bahut. Au bout du couloir, il y avait un vaste salon-salle à manger, dont les fenêtres, garnies de stores, s’ouvraient à la fois sur la 155e Rue et sur St. Nicholas Avenue. Une petite cuisine électrique prolongeait la salle à manger sur la droite.
En sourdine, un juke-box diffusait de la musique à une extrémité du salon. Deux Blancs et trois jeunes Noires occupaient le divan. À l’autre bout de la pièce, côté cuisine, des Noirs, deux hommes et une femme, mangeaient, autour de la grande table d’acajou, du poulet frit et de la salade de pommes de terre. Les lumières étaient tamisées et, dans l’air, flottait un léger parfum d’encens.
L’une des chambres abritait les ébats d’un homme blanc et d’une fillette noire, entre des draps couleur d’azur. Dans une autre pièce, cinq Noirs faisaient une partie presque muette de stud poker dans la fumée des cigarettes. Ils buvaient des canettes de bière glacée et mangeaient des sandwichs.
La piaule avait une porte donnant sur l’entrée et une autre, au fond, sur la cuisine. Ces deux portes étaient fermées à clé, et les clés n’avaient pas été retirées des serrures. La fenêtre unique s’ouvrait sur la plate-forme de l’échelle d’incendie, mais ses stores étaient tirés et de lourds rideaux la cachaient aux regards.
Allongé sur le divan qui s’appuyait au mur mitoyen avec la salle de bains, la tête soutenue par deux coussins, Hank, vêtu de son complet bleu, tirait de lentes bouffées de sa pipe d’opium. Le bol peu profond où bouillonnait la boulette était placé sur un petit brasero, lui-même posé sur une table de cocktail au plateau en verre. La fumée montait dans un court tuyau recourbé, glougloutait dans une carafe de verre, à moitié pleine d’eau tiède, pour être aspirée enfin à travers un long tube de plastique transparent à embout d’ambre, que Hank tenait nonchalamment entre ses lèvres molles.
Il gardait son 38 auto à portée de la main, mais caché du côté du mur.
Une jeune personne, vêtue d’une tunique de soie blanche, qui ne dissimulait guère une poitrine épanouie, et d’un pantalon collant en soie imprimée, était assise sur le tapis vert profond, près de la table à cocktails, les genoux relevés, la tête sur les coussins du divan, touchant celle de Hank.
Dans son visage lisse, légèrement cuivré, on remarquait les yeux grands et fixes, et la bouche en fleur, aux lèvres pleines.
De temps en temps, Hank tâtait ses boucles noires, comme on effleure un porte-bonheur.
De l’autre côté de la pièce, Jodie occupait une ottomane en cuir vert. Il était penché au-dessus d’un meuble tourne-disques, la tête presque à l’intérieur du haut-parleur pour mieux écouter un enregistrement de Bottom Blues par Hot Lips Page[18], qu’il remettait sans cesse, mais si bas que seule une oreille aiguisée par la drogue pouvait en percevoir les notes.
Une fille était assise par terre entre ses jambes allongées, portant une tunique jaune citron qui laissait deviner de jeunes seins mûrissants, et un pantalon aux motifs de cachemire, moulant des hanches graciles. Elle avait un visage olivâtre en forme de cœur, de longs cils qui ombraient de sombres prunelles brunes et une bouche trop petite pour la pulpe des lèvres. Sa tête s’appuyait contre le genou de Jodie qui, maintenant, fixait au loin un regard vague, perdu dans les mélancoliques profondeurs de la musique ; ses doigts se glissaient, d’un geste lent et voluptueux, dans les boucles drues et brunes de la belle enfant. Mais son bras droit était allongé le long de la cuisse, et sa main droite serrait le couteau à cran d’arrêt et à manche de corne, l’ouvrant et le fermant sans cesse.
— T’en as pas d’autres, des disques ? demanda Hank, dont la voix paraissait étrangement lointaine.
— J’aime ce disque.
— Y a pas une autre face ?
— J’aime cette face-là, moi.
Jodie le remit et Hank s’absorba dans la contemplation du plafond.
— Quand est-ce qu’on s’en va ? demanda Jodie.
— Dès qu’il fera jour.
Jodie regardait le cadran de sa montre.
— Il doit faire jour maintenant.
— On a le temps. Rien ne presse.
— Je voudrais être parti. C’est énervant de rester là, à rien foutre.
— Attends encore un peu. Prends patience. Vaut mieux qu’il y ait de la circulation dans les rues. Ça la foutrait mal d’être les seuls à quitter la ville, avec des plaques de Californie à l’arrière…
— Merde alors ! Rien ne dit que, plus tard, y en aura d’autres, de bagnoles, avec des plaques de Californie.
— Y en aura avec des plaques de l’Ohio alors, ou de l’Illinois. Allez, prends patience.
— Je le suis, patient… putain de ta mère !
Le disque s’était arrêté. Jodie le remit en marche, pencha l’oreille sur le haut-parleur, actionnant toujours la lame de son couteau, avec des déclics réguliers.
— Arrête, avec ton couteau ! fit Hank d’une voix négligente.
— Je m’en rendais pas compte…
Un coup timide fut frappé à la porte et le bruit domina les accents étouffés de la musique.
Hank tourna vers la porte fermée un œil rêveur et Jodie un œil farouche. Les filles ne levèrent pas la tête.
— Va voir qui c’est, Carol, dit Hank à sa partenaire.
La petite fit mine de se lever.
— Bouge pas. T’as qu’à demander qui c’est.
— Qui est là ? demanda Carol d’une voix curieusement rauque.
— C’est moi, Imabelle.
Hank et Jodie avaient toujours les yeux rivés sur la porte close. Les filles se mirent à la regarder, elles aussi. Personne ne dit mot.
— C’est moi, Imabelle. Ouvrez !
Hank glissa la main le long de sa hanche et ses doigts se fermèrent sur la crosse de l’automatique. Le couteau de Jodie s’ouvrit avec un tintement clair, mais ne se referma pas.
— Qui est avec toi ? demanda Hank d’une voix paresseuse.
— Personne.
— Où elle est, Billie ?
— Elle est là.
— Appelle-la.
— Billie, y a Hank qui veut te causer.
— Hank ? fit Hank. Qui c’est, çui-là ?
— Faut pas prononcer ce nom-là, dit Billie, qui s’adressa à Hank : Je suis là. Qu’est-ce que tu veux ?
— Qui est-ce qui est avec Imabelle ?
— Elle est seule.
— Va entrouvrir la porte, dit Hank à Carol.
Elle se leva, traversa la pièce, en balançant les hanches, fit tourner la clé et entrouvrit la porte de quelques centimètres.
‘Hank braquait son automatique sur la fente.
Imabelle approcha la figure de l’ouverture.
— C’est elle, c’est Imabelle, déclara Carol.
Billie poussa la porte et chercha Hank des yeux, par-dessus la tête d’Imabelle.
— Tu veux la voir ?
— Et comment donc. Qu’elle entre, dit Hank, en reposant son arme, hors de vue, mais à portée de la main.
Carol, d’un geste preste, ouvrit la porte toute grande. Imabelle pénétra dans la chambre. Sa terreur était telle qu’elle ravalait une envie de vomir.
Hank et Jodie regardaient, médusés, sa figure sillonnée de larmes, sa joue bouffie et marbrée de violet.
— Ferme la porte, dit Hank d’une voix languide.
Imabelle fit un pas sur le côté et Fossoyeur s’encadra dans la porte, surgissant de l’entrée obscure, comme un monstre marin sortant des profondeurs. Dans chaque main il braquait un pistolet nickelé.
— Que personne ne bouge ! fit-il d’une voix pâteuse.
— Putain de ta mère, c’est un piège ! grinça Jodie.
Sa main gauche reposait sur la tête bouclée de Jeanie, sa main droite, à hauteur de la hanche, serrait le couteau ouvert. Soudain, les doigts de sa main gauche se refermèrent sur les boucles brunes. La fille fut soulevée par les cheveux, poussée devant le corps de Jodie, qu’elle couvrait comme un bouclier. Jodie alors se redressa d’un mouvement rapide et violent, appuyant simultanément sur la gorge de Jeanie la lame nue et affilée du couteau.
La fille ne laissa échapper aucun cri, elle ne proféra pas un son, elle ne perdit pas connaissance. Mais son corps parut mollir sous l’étreinte de Jodie. Sa figure se convulsa et une goutte de sang serpenta le long de son cou gonflé. Ses yeux, légèrement tirés vers les tempes, étaient deux grands lacs d’épouvante animale, qui semblaient déborder dans sa petite figure décomposée. Elle retenait son souffle.
Fossoyeur aperçut son visage et se figea, craignant qu’au moindre geste le couteau n’entaille la gorge offerte.
Hank, immobile lui aussi, braquait sur Fossoyeur un regard rêveur, les doigts toujours crispés sur le canon du 38 invisible. Fossoyeur l’observait avec une égale fixité. Chacun guettait l’éclair dans l’œil de l’adversaire, sans s’occuper de Jodie ni de sa prisonnière pétrifiée.
Personne ne parlait. Carol était clouée sur place, la main toujours sur la poignée. De l’autre côté de la porte, Imabelle, bien que hors de la ligne de feu, tremblait de tous ses membres.
La scène se jouait en pantomime.
Jodie se mit à reculer vers la porte de la cuisine et la fille recula avec lui, répondant docilement à chacun de ses mouvements, comme dans un étrange et macabre spectacle de danse. Ses yeux regardaient droit devant elle, tout gonflés de larmes qui ne coulaient pas.
Jodie atteignit la porte.
— Tends le bras et ouvre ! ordonna-t-il à Jeanie.
La fille allongea précautionneusement le bras, encerclant le corps de Jodie, trouva à tâtons la clé, la fit tourner, ouvrit la porte.
Toujours à reculons, Jodie franchit le seuil de la cuisine, tout en maintenant la fille contre lui, à la façon d’un bouclier.
Silencieuse et immobile, près du réchaud électrique émaillé blanc, Billie l’attendait, brandissant au-dessus de son épaule droite une hache de bûcheron à deux tranchants. Jodie recula d’un pas encore, les yeux sur les pistolets de Fossoyeur et, au même instant, Billie abattit la cognée sur son avant-bras, tout près du coude, déviant le couteau qui frôlait la gorge gonflée de Jeanie. Le tranchant de la hache entama l’os. Mû par un réflexe brutal, Jodie fit un tour complet sur lui-même, son bras droit soudain flasque comme une manche vide. Le couteau, s’échappant de ses doigts, tinta sur le sol carrelé. Mais dans le même élan Jodie avait balancé son bras gauche en arrière, frappant de la tranche de sa main. Billie reçut le coup en pleine bouche, mais déjà elle relevait la hache comme pour fendre une bûche, et la plantait entre les omoplates de Jodie qui bascula et tomba à genoux.
Sa tête pivota, il darda son regard sur Billie et brailla :
— Putain de ta m…
Cette fois, Billie mit tout son poids dans le coup et la lame aiguisée pénétra de biais dans la gorge de Jodie, avec une puissance telle que les vertèbres se fendirent. Seul un mince ligament de chair retenait la tête au corps. Elle ballottait sur son épaule gauche, les lèvres figées sur l’injure inachevée.
Le sang jaillit en geyser du cou tranché, inondant Jeanie, qui glissa sur le sol sans connaissance. Billie aussitôt lâcha sa hache, saisit la gosse évanouie dans ses bras et la couvrit de baisers farouches.
On aurait dit que Hank n’avait attendu que ce signal. Il brandit son 38 automatique, tout en étant conscient qu’il n’avait aucune chance.
Sans lui donner le temps de braquer son arme, Fossoyeur, tirant de la main droite avec son pistolet, lui expédia une balle dans l’œil droit. Et, tandis que le corps de Hank tressautait, sous l’impact du projectile qui lui perforait la cervelle, Fossoyeur prononça : « Pour toi, Ed ! » et, ajustant soigneusement le pistolet de Ed de l’autre main, il acheva le tueur agonisant d’une balle dans l’œil gauche écarquillé.
Dans la maison, ce hit un tohu-bohu, Imabelle, qui s’était faufilée sous le coude de Fossoyeur, s’élança vers la porte. Les clients sortaient de partout et se ruaient dans l’étroit couloir en une galopade effrénée.
Mais Fossoyeur avait bondi à la suite d’Imabelle. Il la poussa dans un coin, bloqua la porte et, du canon d’un des pistolets, fit jouer l’interrupteur de l’entrée. Puis dans l’éblouissante lumière du plafonnier, il se planta, dos à la porte, un pistolet dans chaque main.
— On bouge plus ! brailla-t-il d’une voix rude et forte ; puis, comme en écho à sa propre voix, il imita Ed Cercueil : Fixe ! Et maintenant, la frangine, dit-il à la créature tremblante, tassée dans le coin, il est où, Slim ?
Les dents d’Imabelle cliquetaient au point qu’elle avait du mal à articuler :
— Dans la malle, bégaya-t-elle.