14

Quand Jackson déboucha du couloir étroit, la foule s’était déjà massée dans la rue. Jackson était dans un piètre état, il avait l’air d’une épave rejetée par la Harlem River. Le pardessus déchiré, les boutons arrachés, la manche lacérée, couvert de vase noire, dégouttant de boue liquide, la bouche tuméfiée, les yeux rougis, il semblait à moitié mort.

Mais les autres n’avaient pas meilleure mine. La fusillade et les sirènes des voitures de police les avaient arrachés à leur lit, pour comprendre la raison de toute cette excitation. Au vacarme de la rue, on pouvait augurer qu’une bataille vraiment royale faisait rage ; or, les coups de feu et de couteau, les types morts ou mourants étaient toujours pour les gens de Harlem un grand spectacle.

Hommes, femmes et enfants s’étaient amassés dans la rue, enveloppés de couvertures, de pardessus enfilés les uns sur les autres, les jambes des pyjamas disparaissant dans des bottes de caoutchouc, des serviettes enturbannant la tête, des carpettes poussiéreuses, hâtivement ramassées au pied du lit, tenant lieu de capes. À côté de certaines de ces apparitions, Jackson semblait presque élégant.

La plupart piétinaient derrière le cordon de police qui barrait la ruelle au-delà du Paradis, conduisant à la cabane tragique. On se dévissait le cou, on se hissait sur la pointe des pieds ou sur le dos du voisin pour essayer de voir ce qui se passait.

Seul un badaud, drapé dans une couverture jaune et malpropre, avait remarqué Jackson, au moment où il sortait de son tunnel. Et, comme deux flics approchaient, il se contenta de lui lancer un clin d’œil.

Les inspecteurs examinaient Jackson, l’air soupçonneux, décidés, semblait-il, à lui poser quelques questions indiscrètes, lorsqu’une bagarre à mains nues éclata un peu plus loin dans la foule. Les flics se précipitèrent en renfort de leurs collègues, qui convergeaient vers les combattants.

Jackson suivit rapidement le mouvement et se faufila dans la cohue. 11 entendit quelqu’un dire :

— Laissons ces négros se battre entre eux !

— Suffit qu’y en ait deux qui se volent dans les plumes, et tout le monde s’y met.

— De toute manière, à Harlem, ce sont tous des bandits. Mettez-les à la campagne avec des vaches et des chevaux, et ils se feront tous voleurs de bestiaux.

Jackson ne pouvait voir la bagarre, mais se poussait toujours vers le centre de l’attroupement, dans l’espoir de se faire oublier.

Un homme le regardait attentivement :

— Ce type s’est battu aussi, ma parole ! C’est avec ta baronne que tu t’es expliqué, mon mignon ?

Quelqu’un rit.

Jackson se rendit compte qu’un flic l’observait. Il changea de direction.

— Ils ont rectifié un flic, fit une voix. Tu te rends compte ?

La foule reflua butant contre le cordon de police. La bagarre, apparemment, était terminée.

— Un flic blanc ? fit quelqu’un.

— Ouais !

— D’ici qu’il fasse jour, ça va drôlement chauffer dans les culottes, à Harlem.

— Je te le fais pas dire.

Jackson, qui s’était faufilé au dernier rang du rassemblement, se retrouva brusquement nez à nez avec les deux flics qu’il venait de semer.

— Eh ! vous, là-bas ! cria l’un d’eux.

Jackson plongea dans la foule. Les flics foncèrent à ses trousses.

Au même instant, l’attention de l’assistance fut attirée par des grognements furieux de chiens. On aurait dit des loups se disputant une carcasse.

— Vise-moi ça, mec ! hurla quelqu’un.

La foule reflua en rangs compacts vers le bruit de la bataille, emportant Jackson et le mettant hors d’atteinte.

De l’autre côté du Paradis, juste en face du passage qu’avait emprunté Jackson, deux molosses se roulaient sur le pavé, engagés dans une bataille farouche, mordant, grondant et bavant. L’un était un doberman, de la taille d’un loup adulte, l’autre un danois, grand comme un poney. Leurs patrons, des souteneurs, les avaient sortis juste au moment où éclatait la fusillade. Les maquereaux, en effet, promenaient leur bête deux ou trois fois par nuit, car l’exiguïté de leur logement les obligeait à enchaîner les chiens dans la journée, et ceux-ci, le soir venu, se mettaient à hurler, empêchant leur maître de dormir. Les maquereaux avaient donc lâché leurs protégés pour les faire galoper, mais les bêtes hargneuses s’étaient jetées l’une sur l’autre, à peine s’étaient-elles aperçues.

Elles roulaient maintenant sur le trottoir, dégringolant parfois dans le caniveau, et en ressortant aussitôt. Leurs crocs luisaient dans la pénombre comme de minuscules couteaux. Les maquereaux les frappaient avec leurs chaînes et la foule reculait chaque fois que les chiens, boulant l’un sur l’autre, se rapprochaient d’elle.

— Je parie cinq billets que le clebs noir gagne par K.O., annonça un spectateur.

— Tu rigoles ? répondit un autre. Ce cabot noir, je le prends quand tu veux…

Les flics oublièrent un moment Jackson pour séparer les combattants. Ils avancèrent prudemment, pistolet braqué.

— Tirez pas sur mon chien, monsieur, dit l’un.

— Ils lui feront pas de mal, rajouta l’autre.

Les flics hésitaient.

— Pourquoi ils sont pas muselés, ces clébards ? demanda l’un d’eux.

— Ils l’étaient, muselés, mais ils ont paumé leur muselière dans la bagarre.

— Y a qu’un moyen de les séparer, c’est le feu, décréta un badaud.

— Un coup de feu, c’est encore mieux ! protesta un autre.

— Qui a du papier-journal ? demanda l’un des maquereaux.

Un spectateur courut chercher des journaux dans une voiturette de vieux chiffons et papiers qui stationnait un peu plus loin. C’était une charrette vétusté, à la caisse de carton et aux roues arquées, tirée par une haridelle borgne et cagneuse, qui, de toute évidence, n’allait plus jamais connaître le goût de l’herbe. Le chiffonnier propriétaire de la charrette avait rejoint les badauds pour suivre la bataille.

Le volontaire parti en quête d’un journal arracha un feuillet au tas qui se trouvait sur la charrette et revint en courant. Il tordit le papier en forme de torche, quelqu’un y mit le feu et le jeta sous le corps des deux chiens. À la lumière de la brève flambée, on put voir les crocs du doberman plongeant dans la gorge du danois.

L’agent de police se pencha alors sur les bêtes enragées et frappa le doberman à la tête avec la crosse de son pistolet.

— Tuez pas mon chien, dites ! gémit le maquereau.

Jackson avait aperçu la charrette. Il se faufila vers elle, monta sur le siège, ramassa les rênes effilochées en ficelle tressée et fit : « Hue ! »

La bête allongea son cou râpé et tourna la tête, s’efforçant de voir Jackson. Cette voix lui était inconnue, mais le siège était trop loin et son occupant hors de son champ visuel.

— Hue ! répéta Jackson en faisant claquer les rênes de corde contre les flancs du cheval.

Celui-ci tendit le cou et se mit en mouvement. Mais il se déplaçait comme dans un film au ralenti, ses jambes s’élevant bizarrement à chaque pas, à croire qu’il flottait doucement dans les airs.

Un flic que Jackson n’avait pas aperçu surgit brusquement et leur barra la route.

— Vous étiez là tout le temps ? demanda-t-il.

— Oh ! que non, m’sieur. J’vins juste de m’amener, répondit Jackson, imitant le parler de Harlem afin de convaincre le flic qu’il était le légitime propriétaire de la carriole.

Le flic, d’ailleurs, n’en doutait pas. Mais il voulait se renseigner.

— Vous n’avez pas vu d’individu suspect en train de fuir par là ?

— Y vient de s’amener, déclara le type qui avait surpris Jackson débouchant du passage. Je l’ai vu.

Selon le code de Harlem, un Noir doit soutenir un frère de couleur, lorsque celui-ci sort un bobard à un flic blanc.

— Je vous ai rien demandé, dit le flic.

— J’y vu personne, reprit Jackson. J’y embêté personne, voir personne.

— Qui est-ce qui vous a arrangé la bouche comme ça ?

— C’est deux gars qu’ont voulu m’voler. Mais c’était juste après dîner.

Le type s’énervait. Interroger les Noirs était pour lui une corvée.

— Faites voir votre patente.

— Oui, m’sieur, dit Jackson en se mettant à fouiller successivement dans toutes les poches de son pardessus. Tout d’suite… J’l’ai là…

Un sergent de police apparut :

— Qu’est-ce que vous fabriquez avec celui-là ?

— Je lui pose quelques questions.

Le sergent lança un bref coup d’œil à Jackson.

— Laissez tomber. Venez avec moi. Faut qu’on barre cette entrée…

Il désignait le passage qu’avait emprunté Jackson :

— On a coincé un mec par là, derrière… Il va peut-être s’enfiler ici.

— Oui, monsieur.

Et le flic alla garder le passage.

L’ami noir de Jackson cligna de l’œil.

— Elle s’est tirée, la bourrique, hein ?

Jackson lui adressa un regard appuyé, incapable qu’il était de cligner des yeux.

— Hue ! fit-il à la rosse, en lui fouettant les flancs avec les rênes.

L’animal repartit au ralenti, sans prêter attention aux coups. Au même moment, le chiffonnier sortit de la foule pour s’assurer que son bien était en sûreté et vit Jackson s’éloigner sur sa charrette. Il le regarda, l’œil incrédule.

— Eh, là, c’est ma charrette !

C’était un vieillard, vêtu de haillons et portant une couverture de cheval en guise de pèlerine. Une bande de lainage noir lui entourait la tête comme un turban, lui-même surmonté d’un feutre gris cabossé. Des mèches blanches, crêpelées, s’échappaient du turban pour rejoindre une barbe blanche également crêpelée, mais poisseuse et tachée de jus de chique. À travers la barbe, on distinguait une face noire et ridée, aux yeux liquides, bleutés par l’âge. Les souliers du bonhomme étaient entortillés de chiffons, attachés par de la ficelle. On aurait dit l’Oncle Tom en virée à Harlem.

— Hé ! cria-t-il à l’adresse de Jackson d’une voix stridente et plaintive. Tu me fauches ma charrette !

Un flic se retourna vers Jackson.

— Tu lui voles sa carriole, à cet homme ?

— Oh ! non, m’sieur ! Lui, c’est mon papa. Il voit pas clair…

Le chiffonnier avait saisi le flic par la manche.

— J’suis pas ton papa et j’y vois assez clair pour savoir que t’es en train de me faucher ma carriole.

— T’es encore soûl, p’pa, fit Jackson.

Le flic se pencha sur le vieux pour sentir son haleine…

— Pfft…

— Allez, monte, p’pa ! reprit Jackson en lançant au chiffonnier des clins d’œil éloquents par-dessus la tête du flic.

Le chiffonnier connaissait le code. Jackson, de toute évidence, était pressé de quitter les lieux et ce n’est pas lui qui allait balancer un frère à un flic blanc.

— J’ai pas vu que c’était toi, fiston, dit-il en grimpant sur le siège à côté de Jackson.

Le flic haussa les épaules et, dégoûté, leur tourna le dos.

De la poche de sa veste le chiffonnier tira une carotte poussiéreuse de tabac à chiquer. Il souffla dessus pour la nettoyer, coupa sa chique d’un coup de dent, puis l’offrit à Jackson. Celui-ci refusa poliment. Le chiffonnier remit la carotte dans sa poche, ramassa les rênes, les agita doucement et chantonna :

— Hue, Jebuséen !

Jebuséen se remit en mouvement, comme si elle planait dans l’espace. Son maître la fit louvoyer parmi les innombrables voitures de police, rangées dans tous les sens, tels des tanks abandonnés dans le désert.

Plus bas dans la rue, les voitures particulières formaient une longue file. D’autres ne cessaient d’affluer – des curieux venant de toutes les directions. Un flic blanc avait été descendu ! La nouvelle avait ébranlé le quartier tout entier, comme un coup de tonnerre.

Le chiffonnier conduisit en silence sur la longueur de cinq blocs. Enfin il parla :

— C’est toi qui as fait le coup ?

— Quel coup ?

— Le coup du flic qui a été dessoudé ?

— J’ai rien fait, moi.

— Alors, pourquoi tu te tailles ?

— Je veux pas me faire ramasser, c’est tout.

Le chiffonnier comprenait son point de vue. Les Noirs de Harlem redoutent d’être appréhendés par la police, qu’ils soient coupables ou innocents.

— Moi non plus.

Il cracha sur la chaussée un long filet de jus de chique et s’essuya les lèvres du revers de sa main, gantée de coton malpropre.

— T’aurais pas un billet pour moi ?

Jackson s’apprêtait à sortir sa liasse, mais se ravisa à temps. Il en détacha un billet d’un dollar et le tendit au chiffonnier. Celui-ci, après avoir examiné longuement la coupure, la fit disparaître sous le tas de chiffons. Dans la 142e Rue, juste en face de la maison où Jackson avait vécu avec Imabelle, il fit stopper son cheval, mit pied à terre et commença à fourrager dans un tas d’ordures.

Jackson pensait à Imabelle pour la première fois depuis qu’il avait pris la fuite. Son cœur se dilata, lui obstrua la gorge, lui emplit la bouche.

— Hé, fit-il. Vous ne voudriez pas m’emmener jusqu’à la 121e Rue, des fois ?

Le chiffonnier se retourna, les bras pleins de détritus.

— T’as un autre billet ?

Jackson détacha un deuxième billet de sa liasse. Satisfait, le chiffonnier balança les hardes au fond de la carriole, remonta sur son siège, escamota le billet et agita les rênes. La rosse se propulsa, comme portée par l’atmosphère.

Ils roulèrent en silence.

Jackson avait l’impression d’être tombé au fond d’un puits. On l’avait tabassé, piqué à coups de lame, on lui avait tiré dessus, on l’avait malmené, pourchassé et humilié. La bosse qu’il avait au crâne irradiait des ondes douloureuses qui se propageaient dans son cerveau, comme autant de vrilles invisibles, et le sang battait la charge contre la chair tuméfiée et éclatée de ses lèvres.

Il ignorait si Goldy avait découvert l’adresse d’Imabelle, si elle avait été arrêtée, si elle était morte ou vivante. C’est à peine s’il comprenait comment lui-même s’en était sorti vivant. Mais cela n’avait pas grande importance. Ballotté sur le siège de la carriole du vieux chiffonnier, il se perdait en conjectures. Peut-être, en ce même instant, la femme de sa vie se trouvait-elle en danger de mort ? Et de plus, maintenant que les bandits se savaient traqués par la police, n’allaient-ils pas fuir en emportant les pépites d’Imabelle ? Enfin, du moment qu’ils ne lui faisaient pas de mal !

Les vêtements de Jackson étaient trempés de l’extérieur par l’eau boueuse et, de l’intérieur, par sa propre sueur. Le tout était glacial. Jackson tremblait donc de froid et d’angoisse, et il était incapable de faire quoi que ce soit.

Des Noirs passaient le long des trottoirs obscurs, la tête basse, évitant d’un détour l’ombre inquiétante des portes cochères. Tous ces gens semblaient talonnés par la peur.

« L’homme de couleur et la frousse, ça marche de pair, comme deux mules attelées à la même charrue », songeait Jackson.

— T’as froid ? demanda le chiffonnier.

— J’ai pas chaud.

— Tu veux un coup à boire ?

— Où ça ?

Le chiffonnier plongea la main dans le fouillis des oripeaux qui le recouvraient pour produire au jour une bouteille de gnole.

— Tu me files un autre billet ?

Jackson sortit un nouveau billet, paya le chiffonnier et porta la bouteille à ses lèvres. Ses dents claquèrent sur le goulot, l’alcool dénaturé lui brûla le gosier, lui incendia les entrailles, mais ne lui remonta pas le moral.

Il tendit à son compagnon la bouteille à moitié vide.

— T’as une femme ?

— J’en ai bien une. Mais je sais pas où elle est.

Le chiffonnier considéra Jackson, mesura d’un coup d’œil le reste d’alcool et lui rendit la bouteille.

— Garde-la, va. T’en as plus besoin que moi.