Une camionnette de livraison noire qui, après avoir tourné à vive allure le coin de la 130e Rue, s’était engagée dans Park Avenue, cap au sud, vers l’immeuble d’Imabelle, ralentit brusquement.
Courbé sur le volant, Jodie examinait attentivement le corbillard arrêté.
— Y a un corbillard devant la porte, crut-il bon d’annoncer.
— Je le vois, dit Hank qui se penchait sur son épaule.
— Qu’est-ce qu’il fout là, t’as une idée ?
— Je suis pas extralucide.
— Tu crois que c’est les flics ?
— Je crois rien du tout. Faut aller voir.
Tous deux s’étaient changés depuis leur évasion de la cabane au bord de la Harlem River.
Jodie portait un pardessus bleu, un chapeau noir à bords souples, repoussé sur la nuque, un complet bleu, des gants de peau en daim et des chaussures noires. Il avait tout du serveur de wagon-restaurant, métier qu’il avait d’ailleurs exercé pendant quatre ans.
Hank était vêtu d’un pardessus marron, d’un chapeau assorti et d’un complet marine. Il avait rabattu les bords de son feutre sur les yeux et enfoui les mains dans ses poches.
Ils étaient parés pour la cavale.
Du siège avant, Goldy avait aperçu les phares de la camionnette qui débouchait dans Park Avenue. Dès qu’il put distinguer le modèle du véhicule, il fut pris de soupçons : de toute évidence, une voiture de livraison n’était pas à sa place dans cette rue et à cette heure. Il s’aplatit sur le siège afin de ne pas être vu, mais dressa l’oreille. La camionnette suivait lentement le côté opposé de la chaussée. Et brusquement il songea que ce pouvait être Hank et Jodie, revenus chercher les pépites.
Il tira aussitôt le pistolet des plis de sa robe et, serrant l’objet sur son cœur, chercha une position qui lui permît de voir dans le rétroviseur.
Quand la camionnette fut nez à nez avec le corbillard, Jodie déclara :
— Elle est vide.
— Mais je vois quelque chose derrière. Tu crois que c’est un cercueil ?
— J’en sais pas plus que toi.
Par la fenêtre latérale, Jodie, maintenant, pouvait voir la malle dans toute sa longueur.
— C’est pas un cercueil, dit-il.
Hank sortit un automatique de la poche droite de son pardessus, et introduisit une balle dans la culasse.
Jodie, cependant, avança de deux cents mètres pour faire un demi-tour qui le ramena auprès du fourgon mortuaire. Il s’engagea alors sous les piliers du chemin de fer aérien.
Goldy observa les phares dans le rétroviseur jusqu’au moment où il les vit disparaître, mais il entendait toujours la camionnette qui manœuvrait prudemment pour se rapprocher.
Enfin Hank, qui avait gagné le fond de la camionnette, se retrouva à hauteur du fourgon.
— C’est bien une malle, annonça-t-il.
Avançant le cou par-dessus l’épaule de Hank, Jodie jeta un œil.
— Ce serait pas la malle à la môme, des fois ?
— On va bien voir.
Jodie remonta le long du fourgon et stoppa juste devant lui, phares éteints. Il ôta ses gants, les fourra dans sa poche gauche et plongea la main dans la poche droite, où ses doigts se fermèrent sur le manche d’un couteau en os. Sans lâcher l’objet, il sortit de la camionnette, côté chaussée, tandis que Hank sautait à terre, côté trottoir. Tous deux se figèrent un instant, inspectant l’avenue silencieuse. Puis, d’un même mouvement, ils se retournèrent et longèrent sans bruit le corbillard. En passant, ils jetèrent un coup d’œil vers la place du conducteur, mais ni l’un ni l’autre ne décelèrent la présence de Goldy, invisible dans sa robe noire et dans l’obscurité environnante.
Ils s’arrêtèrent, chacun d’un côté du fourgon et, par les fenêtres, examinèrent la malle, perchée sur la plate-forme. Leurs regards se croisèrent par-dessus le couvercle. Puis ils passèrent à l’arrière, essayèrent les portes qui s’ouvrirent sans difficulté et inspectèrent l’intérieur.
— C’est elle, fit Jodie.
— C’est ce que je vois.
Goldy, soulevant la tête, les regardait dans le rétroviseur. Il les avait reconnus tout de suite. En voyant Hank, la main dans sa poche, il comprit que le bonhomme était armé. Pour Jodie, c’était moins sûr. Goldy en conclut qu’il lui fallait surtout faire gaffe à Hank.
Les deux hommes s’étaient retournés, levant les yeux vers le deuxième étage de l’immeuble.
— Je vois pas de lumière, dit Jodie.
— Ça veut rien dire.
— J’ai envie de monter.
— Attends une seconde.
— Je vais pas poireauter là, pour me faire tirer dans les fesses.
— S’il y a quelqu’un là-haut, je suis tranquille, on est déjà repérés.
— S’il y a quelqu’un là-haut ?… Tu crois peut-être que c’est un fantôme qui l’a descendue, cette grosse malle ?
— Si tu veux mon avis, je crois que la môme s’est fait aider par Jackson.
— Jackson ! Ce putain de négro ! Comment veux-tu qu’il l’ait dégottée ?
— Et comment tu crois qu’il a dégotté notre planque au bord de l’eau ? Une boule noire comme lui, qui en pince pour une belle poule café au lait, il serait foutu de dégotter la tombe à Hitler.
— Dans ce cas, c’est sûrement le corbillard de son patron.
— C’est bien ce que je pense.
Jodie éclata d’un rire étouffé.
— Allez, on embarque cette saloperie de fourgon.
— Regardons voir s’il a laissé les clés de contact.
En les voyant remonter vers l’avant du fourgon, Jodie suivant la chaussée et Hank le trottoir, Goldy tâtonna le long de la vitre et finit par trouver le bouton qui fermait la portière du côté de Jodie. Il avait l’impression que celui-ci n’avait pour toute arme qu’un couteau. Il s’agissait donc de concentrer l’attention sur Hank. Son corps se raidit, quand les deux silhouettes sortirent du champ du rétroviseur, chacune de son côté. Son bras droit se pétrifia, ses doigts se crispèrent sur la crosse du 45. Mais il attendit que Hank eût tourné la poignée pour braquer son arme, car il avait pensé à synchroniser le déclic du cran d’arrêt avec celui de la portière.
Hank ne se méfiait pas. Mais, dès qu’il eut ouvert la portière, Goldy se redressa sur le siège, tel l’ancêtre de tous les esprits immondes :
— Bouge plus !
Hank jeta un coup d’œil au 45 et ne bougea plus. Son cœur s’arrêta de battre, ses poumons d’aspirer de l’air, son sang de circuler. Ce trou béant au bout du 45 lui paraissait vaste comme la gueule d’un canon.
Goldy cependant se croyait protégé à l’arrière par le loquet de la portière. Mais le système de fermeture, sur la vieille Cadillac, était défectueux. Et Jodie, alerté par le remue-ménage, put ouvrir la portière, dans le dos de Goldy, d’un seul coup et de sa seule main gauche. De son bras droit, il encercla Goldy, l’enleva de son siège et le bascula dans la rue, sans lui donner le temps de presser sur la détente. D’un coup de pied, il fit voler le pistolet de Goldy avant même que son propriétaire eut touché le sol, et à peine eut-il atterri sur le pavé, dans sa vaste robe noire, qu’il lui plaça un autre coup de pied dans la nuque. Un homme ? Une femme ? Un enfant ? Jodie s’en fichait, il flanquait des coups de pied. Il était en proie à une fureur sadique et ne voyait devant ses yeux qu’une boule de feu, rougeoyante et meurtrière.
Le pistolet filait encore le long de la chaussée que déjà Jodie envoyait son pied dans les côtes de Goldy et quand enfin l’arme cogna contre le trottoir et disparut dans la boue noirâtre du caniveau, il l’atteignit encore, juste au creux des reins.
Hank, qui contournait au pas de course le capot du corbillard, son 38 au poing, eut le temps de voir Jodie balancer un coup de pied dans le plexus solaire de Goldy.
— Suffit ! articula-t-il en pointant le 38 sur le cœur de Jodie. Tu vas la tuer !
Goldy se tordait sur la brique mouillée et crasseuse de la chaussée, tel un poisson au bout de l’hameçon. Il haletait. Un peu d’écume blanche était montée à la commissure de ses lèvres et il ne parvenait plus à parler.
Jodie restait immobile, cloué par le pistolet de Hank, mais tout pantelant de fureur rentrée.
— Encore un coup de pied, et je la dégommais, dit-il.
Goldy avait retrouvé l’usage de la parole.
— Seigneur, ayez pitié d’une pauvre vieille dame, gémit-il.
Le sifflet d’un train qui, traversant la Harlem River, annonçait son entrée en gare, se prolongea, en écho à la plainte de Goldy.
Hank fit un pas en avant puis, se penchant brusquement, souleva le menton de Goldy.
Celui-ci tâtonnait fébrilement, cherchant sa croix d’or, perdue dans les plis de sa robe.
— Je suis une sœur de charité, reprit-il d’une voix pleurarde, une servante du Seigneur.
— Arrête ton baratin, on te connaît, dit Hank.
— C’est elle, la bonne sœur qui fait l’indic pour les deux négros, pas vrai ? Comment crois-tu qu’elle a pu arriver dans cette combine ?
— Comment veux-tu que je le sache, nom de dieu ! T’as qu’à lui demander.
Jodie se pencha vers la figure cendrée de Goldy. Il n’y avait pas de pitié dans ses yeux d’un brun glauque.
— Dépêche-toi de parler, dit-il, parce que le temps va te manquer.
Le bruit du train qui approchait, transmis par les rails d’acier aux piliers métalliques, s’amplifiait.
— Écoutez…, gémit Goldy.
Un coup de sifflet strident et bref, annonçant que le train avait franchi le pont, lui coupa sa phrase. Mais il reprit :
— Écoutez, je peux vous donner un coup de main pour vous tirer d’affaire. Ici vous êtes des étrangers, mais moi, je connais cette ville en long et en large.
Hank plissait les yeux, attentif.
Jodie sortit la main de sa poche, serrant le manche froid de son couteau à cran d’arrêt. Il y avait un bouton à l’extrémité du manche en os, qui, actionné par le pouce, libéra, dans un déclic, une lame de quinze centimètres, vaguement luisante dans la pénombre.
Du coin de l’œil, Goldy vit le couteau et, s’aidant de ses deux mains, se mit à genoux.
— Écoutez, je peux vous la planquer, votre malle…
La terreur panique de l’acier froid fit monter des larmes à ses yeux.
— Écoutez, je peux vous la mettre à l’abri…
Emporté par sa haine de l’indic, Jodie, d’un revers de main, fit voler le bonnet de Goldy. La perruque grise suivit, exposant un crâne rond aux courts cheveux crêpés.
— Ce putain de négro est un homme, s’écria Jodie en contournant Goldy par-derrière.
— Écoute ce qu’il raconte, fit Hank.
— J’ai une planque, personne peut la dégotter, poursuivit Goldy. Écoutez-moi, je peux tous vous dépanner. Et je peux goupiller les choses, côté flics. J’ai des amis au commissariat… Maintenant, vous connaissez mon secret… alors vous pouvez me faire confiance. Écoutez, je vous planque, tous autant que vous êtes et y aura de quoi…
Sa voix se perdit dans le tonnerre du train qui approchait.
Hank se pencha sur Goldy pour mieux l’entendre, les yeux fixés sur lui.
— Qui marche avec toi ?
— Personne, je le jure…
La locomotive Diesel du convoi grondait, toute proche. Le pont vibrait, communiquant sa trépidation aux piliers métalliques. La rue tremblait, les immeubles tremblaient, la nuit tout entière tremblait et frémissait.
Goldy était comme en prières, à genoux dans la gadoue noire de la chaussée vibrante, son corps gras secoué de frissons sous les amples plis de sa robe. Et ces frissons et ce simulacre de prière étaient inspirés par une terreur absolue.
Jodie se pencha sur lui d’un geste vif, par-derrière. Lui aussi tremblait, mais de rage.
— Tu mens !… putain de ta mère !… prononça-t-il d’une voix qui s’étranglait de rage.
Au même instant, Goldy se rendit compte de son erreur : de toute évidence, quelqu’un l’avait aidé à descendre la malle. Un seul homme n’y aurait pas suffi.
— Personne, à part…
Jodie se baissa brusquement, couvrit le visage de Goldy du plat de la main, enfonça le genou entre les omoplates, et, renversant la tête de l’homme affalé, trancha d’une oreille à l’autre sa gorge noire et offerte, jusqu’à l’os.
Le hurlement de Goldy se confondit avec celui de la locomotive, lorsque le train, dans un fracas assourdissant, passa au-dessus de leur tête, ébranlant le quartier tout entier. Secouant ses habitants noirs dans leur lit grouillant de vermine, secouant les vieux os, les muscles douloureux, les poumons rongés, les fœtus agités dans le sein des filles sans mari ; secouant le plâtre des plafonds, le mortier des murs de brique ; secouant les rats au creux des murs, les cafards en balade sur les éviers de cuisine et les reliefs de repas ; secouant les mouches saisies par le sommeil d’hiver, et pendues en grappes, comme des abeilles, entre les doubles vitres des fenêtres ; secouant les punaises grasses gorgées de sang courant sur de la peau noire ; secouant les puces sauteuses ; secouant les chiens endormis sur leur paillasse crasseuse, les chats somnolents ; secouant les latrines bouchées et libérant le cloaque.
Hank eut tout juste le temps de faire un bond de côté.
Le sang avait jailli de la gorge tranchée de Goldy, tel un geyser, inondant la chaussée obscure, le pare-chocs et la roue avant du corbillard. Il flamboya un bref instant, jetant sur le pavé noir des reflets vermeils. Puis, très vite, perdit son éclat, vira au rouge sombre, puis au violet noir. Le geyser ne fut plus qu’une source intermittente, rythmée par les ultimes pulsations du cœur. Les lèvres de la blessure béante se retroussèrent en une grimace sanglante, et un parfum douceâtre et écœurant de sang frais se mêla aux relents fétides de la rue et à l’odeur rance de garni surpeuplé, l’odeur de Harlem.
Jodie recula, laissant retomber sur le dos le corps agonisant de Goldy. Ce corps qui, sous l’étreinte de la mort, tressautait et se convulsait dans le bouillonnement de la robe noire, comme s’il venait de connaître l’extase entre les bras d’un partenaire invisible.
Le tonnerre du convoi décrut, se mua en un long grincement, métal contre métal, quand le train freina, puis stoppa dans la gare de la 125e Rue.
Jodie, courbé, essuyait son couteau sur le bord de la robe de Goldy. Il avait piqué si net que seule la lame portait des traces de sang.
Il se redressa et pressa sur le bouton, libérant le ressort du couteau. La lame oscilla mollement. Il la ramena d’une torsion de poignet. Le cran d’arrêt eut un déclic et le couteau disparut dans la poche du pardessus.
— Je l’ai saigné, ce salopard, comme un cochon gras.
— C’est sa langue qui l’a conduit au tombeau.
Mus par le même souci, ils inspectèrent la rue, les fenêtres du deuxième étage, l’entrée faiblement éclairée de l’immeuble, et même les fenêtres des maisons avoisinantes. Rien ne bougeait.