Mr. Clay faisait sa sieste de l’après-midi quand Jackson arriva. Il avait trouvé la porte d’entrée ouverte et en avait franchi le seuil sans s’annoncer. Smitty, le deuxième chauffeur, était en train de chuchoter avec une femme, dans la pénombre de la chapelle.
Jackson ouvrit doucement la porte du bureau de Mr. Clay et entra sur la pointe des pieds. Mr. Clay était allongé sur le divan, face au mur. Dans son habit à queue, avec ses longs cheveux gris et broussailleux flottant sur la courtepointe et sa peau de vieux parchemin tranchant sur le fond sombre du mur, il semblait être sorti d’un très ancien tableau, sous la pâle lumière du lampadaire allumé en permanence devant la fenêtre.
— C’est vous, Marcus ? demanda-t-il soudain, sans se retourner.
— Non, monsieur, c’est moi, Jackson.
— Vous me rapportez mon argent, Jackson ?
— Non, monsieur…
— Je n’y croyais pas…
— Mais je vais vous rembourser jusqu’au dernier cent, Mr. Clay : les cinq cents que je vous ai empruntés et les deux cents que vous m’avez avancés sur mon salaire. Vous tracassez pas pour ça, Mr. Clay.
— Je ne me tracasse pas, Jackson. Vous pouvez exercer un recours en justice, en ce qui concerne la somme que ces aigrefins vous ont escroquée.
— Je peux ? En justice ?
— Oui. Ces gens-là avaient sur eux huit mille dollars. Mais n’allez pas le crier sur les toits. Jackson, gardez-le pour vous.
— Oui, monsieur. Certainement.
— Autre chose, Jackson.
— Oui, monsieur ?
— Avez-vous ramené mon corbillard ?
— Non, monsieur. J’ai pas osé. Je l’ai laissé devant le commissariat.
— Eh bien, allez le chercher, Jackson, et faites vite. Il y a du travail qui vous attend.
— Parce que vous allez me reprendre, Mr. Clay ?
— Je ne vous ai jamais renvoyé, Jackson. De bons employés comme vous, ça ne se trouve pas tous les jours.
— Oh ! non, monsieur… Dites, Mr. Clay, vous voulez bien vous charger de l’enterrement de mon frère ?
— C’est mon métier, Jackson. C’est mon métier. Il est assuré pour combien ?
— Je me suis pas encore renseigné.
— Eh bien, renseignez-vous, Jackson, et nous verrons ce qu’on peut faire comme arrangement.
— Oui, monsieur.
— Comment se porte cette femme jaune banane qui partageait votre vie, Jackson ?
— Elle se porte bien, Mr. Clay, mais elle est en prison à l’heure qu’il est.
— C’est bien ennuyeux, Jackson, mais au moins vous pouvez vous dire qu’elle n’est pas en train de vous faire des entourloupes.
Jackson émit un petit rire gêné :
— Vous plaisantez toujours, Mr. Clay, mais vous savez bien qu’elle en serait pas capable.
— Certainement pas, tant qu’elle est en prison, fit Mr. Clay d’une voix ensommeillée.
— Je vais faire un tour là-bas, des fois qu’on m’autorise à la voir…
— C’est bon, Jackson. Vous n’avez qu’à parler de tout cela à Joe Simpson. Demandez-lui de se porter caution pour elle… Si elle n’est pas trop élevée, bien entendu…
— Oh oui, monsieur. Merci, Mr. Clay.
Le cabinet de Joe Simpson se trouvait dans Lenox Avenue, juste passé le coin, et c’est dans la voiture de Joe et en sa compagnie que Jackson retourna au tribunal.
Quand le District Attorney adjoint Lawrence apprit qu’Imabelle avait eu sa caution, il avait aussitôt convoqué Joe Simpson. Fossoyeur et le greffier s’étant entre-temps retirés, Lawrence l’attendait seul dans son bureau.
— Joe, vous allez me dire qui a déposé la caution de l’inculpée !
Simpson le regarda étonné.
— Qui ? Mais c’est Mr. Clay.
— Mon Dieu ! s’écria Lawrence. Mais qu’est-ce que c’est ce micmac ? Quel est le chantage que ces gens-là exercent sur Clay ? Ils lui volent son argent, ils bousillent son corbillard, ils abusent honteusement de sa confiance, et il n’a rien de plus pressé que d’avancer la somme pour les sortir de prison ! Je veux savoir pourquoi.
— Eh bien, voilà : les deux lascars qui se sont fait tuer étaient en possession de huit mille dollars…
— Et alors ? Quel rapport ?
— Mais voyons… je croyais que vous connaissiez l’usage, Mr. Lawrence… La somme servira à couvrir les frais d’enterrement. Et c’est Mr. Clay qui en sera chargé. En un mot, Jackson et sa femme lui ont, comme qui dirait, rabattu la clientèle…
Jackson attendait depuis un certain temps, dans l’antichambre de l’aile opposée, quand le gardien ramena lmabelle de sa cellule. Il laissa échapper un son étrange, mi-soupir, mi-éclat de rire et la prit dans ses bras. Elle se blottit contre son ventre rebondi et abandonna à son baiser poisseux ses lèvres tuméfiées. Puis elle se dégagea et dit :
— Mon p’tit père, faut qu’on se dépêche d’aller voir la vieille chouette, pour récupérer notre chambre, sans ça, on n’aura pas un coin où dormir cette nuit.
— Tout va s’arranger, dit Jackson. Mr. Clay m’a rendu ma place et c’est même lui qui a versé ta caution.
Elle le tenait à bout de bras, les yeux dans les yeux :
— Alors, comme ça, t’as retrouvé ton boulot, p’tit père ! Si c’est pas magnifique !
— Imabelle, reprit-il, tout contrit. Ce que je voulais te dire… je regrette d’avoir perdu ta malle de pépites d’or… Et pourtant, tu peux me croire, j’ai fait ce que j’ai pu pour te la sauver.
lmabelle partit d’un grand éclat de rire et ses doigts pressèrent les gros bras musclés de son amant.
— Allons, p’tit père, t’inquiète pas. Je vais pas pleurer sur une vieille malle de pépites, alors que je t’ai, toi !
[1] Les maisons de jeu, à Harlem, faisaient également office de maisons de passe.
[2] Snake eyes : deux as.
[3] Box cars : le douze.
[4] Le révérend Jealous Divine (1880 ? -1965), prédicateur noir plus connu à Brooklyn sous le nom de Father Divine dès les années 1920. Il fut arrêté pour troubles de l’ordre, ses prêches dans les années 30 attirant jusqu’à 10000 personnes.
[5] Née en 1860, cette petite orpheline de l’Ohio devint universellement célèbre comme championne de tir et vedette du cirque de Buffalo Bill.
[6] Drogue que l’on ajoute à une boisson pour endormir le client que l’on veut plumer.
[7] Plat traditionnel du sud des États-Unis. Son nom vient peut-être du créole « pois-pigeons », désignant les haricots rouges qui entrent dans sa composition, et qui était prononcé : « poua-pin-djon ».
[8] L’orfèvre.
[9] « Y a du roulis, papa, je l’sens de haut en bas ». Boogie-woogie chanté notamment par les Andrew Sisters à la fin des années 30.
[10] Comptine noire traditionnelle du sud des États-Unis : « Run, nigger, run ; de patte roller catch you ; /Run, nigger, run ; and tory to gent Awa… // Dis nigger run, hé run hais best, /Stuc hais Head in a cornets nets. //Dat nigger run, Dat niggerflew/Dat nigger tore his shirt in two. »
[11] Ces « house-rent parties » perpétuent une tradition du Harlem des années 20 et 30.
[12] « Je fais signe au train qui passe et jamais ne s’arrête / Je croise les bras, je baisse la tête et je pleure. »
[13] . « Ma maman m’a dit quand j’étais gamine : / Le whisky et les hommes, mon p’tit, c’est la ruine… »
[14] . Paroles du célèbre Saint Louis Blues : « Une belle à peau noire f’rait dérailler un train de marchandises, /Mais pour une belle à peau de miel, l’évêque brùl’rait son église. »
[15] « Si les coups durs c’était du fric, il y a longtemps que je serais millionnaire. »
[16] « Elle était au coin de la rue, les pieds trempés, / Implorant tous les hommes qu’elle rencontrait. »
[17] « Parfois, je m’sens comme un enfant sans mère / Parfois, je m’sens comme à mon heure dernière… »
[18] Hot Lips Page (Oran Thadeus Page, 1908-1954), trompettiste et chanteur.