Il faisait chaud dans la petite pièce, tout là-haut, au vingt et unième étage du building en granit, situé en plein centre-ville, qui abritait le tribunal municipal.
Dans sa chemise rose, John Lawrence, le jeune District Attorney adjoint, chargé de mener l’interrogatoire, trônait derrière le bureau vert à dessus plat et au coffrage d’acier, ses blonds cheveux en brosse luisant de propreté sous les rayons obliques du soleil.
Jackson lui faisait face, assis tout au bord d’un fauteuil de cuir vert, sale, ébouriffé et plus noir, semblait-il dans ce décor, qu’il ne l’avait jamais été à Harlem.
Fossoyeur, perché de biais sur le rebord de la fenêtre, suivait, au large de l’île de Manhattan, l’appareillage d’un transatlantique qui descendait l’Hudson pour se diriger vers la passe et, au-delà, vers Le Havre. Un greffier avait pris place à l’autre bout du bureau, le stylo en suspens au-dessus du bloc ouvert.
Pendant un moment, tout parut figé.
Lawrence venait de terminer l’interrogatoire de Jackson. Puis, soudain, il s’agita, essuya la sueur de sa figure semée de taches de son, se lissa les cheveux d’une main manucurée, et redressa ses épaules athlétiques sous la veste de flanelle grise de chez Brooks Brothers.
Avant de procéder à l’interrogatoire il avait lu et relu le rapport de Fossoyeur, il avait pris connaissance de celui établi par le commissariat de la 95e Rue et avait appris ainsi que la malle, contenant le corps de Slim, avait été signalée par un chauffeur d’autobus qui l’avait aperçue, béante, au beau milieu de la Cinquième Avenue. Des policiers accourus avaient trouvé le corps de Slim, enveloppé dans une couverture et lesté de pierres, et l’avaient expédié à la morgue. Le cadavre, avait-on constaté, était lardé de vingt-sept coups de couteau.
Les corps de Hank et de Jodie avaient été également dépêchés à la morgue. Mais grâce aux empreintes digitales, on avait pu établir qu’ils étaient bien les meurtriers recherchés par l’État du Mississippi.
L’appartement de Park Avenue avait été perquisitionné. ENA fait de pièces à conviction, on n’avait découvert qu’un tas de pépites de faux or dans le coffre à charbon. Là-dessus, Lawrence avait écouté pendant deux heures l’épopée de la femme couleur banane et de sa malle pleine de métal précieux, et sa stupéfaction n’avait cessé de croître. Au point qu’il n’était pas encore sûr d’avoir bien entendu.
Dans ses yeux fixés sur Jackson se lisait une épouvante incrédule.
— Pffuitt ! siffla-t-il entre ses dents.
Puis il échangea un coup d’œil avec le greffier.
Fossoyeur n’avait pas bronché.
— Y aurait-il des questions que vous voudriez poser, Jones ? lui demanda Lawrence d’un ton pressant.
Fossoyeur tourna la tête :
— Pour quoi faire ?
Lawrence, désemparé, reporta les yeux sur Jackson. Il reprit :
— Ainsi vous déclarez qu’à votre connaissance cette malle ne contenait que des pépites d’or ? Rien d’autre ?
Jackson épongea sa face luisante et noire, avec un mouchoir d’un noir presque aussi profond.
— Oui, monsieur. Je veux bien vous le jurer sur une pile de bibles. Et autant de fois qu’il m’a été donné de les voir, ces pépites.
— Vous maintenez aussi qu’à votre connaissance, la femme Perkins avait déjà quitté le théâtre du… les lieux… quand votre frère… il consulta ses notes… hmmm… sœur Gabrielle a été assassinée ?
— Oui, monsieur. Je vous le jure. Je l’ai cherchée partout, mais elle était plus là…
Lawrence se racla la gorge.
— Plus là… bon… Et vous soutenez qu’elle… la nommée Perkins… a été enlevée par ces… par cette bande… cet individu… hmmm… Slim… contre son gré ? Qu’elle était en somme sa prisonnière ?
— Ça, je le sais, déclara Jackson.
— Qu’est-ce qui vous permet d’être aussi affirmatif, Jackson ? Elle vous l’a dit ?
— Elle avait pas à me le dire, Mr. Lawrence. Je sais bien qu’elle l’était, prisonnière. Je sais bien qu’elle se serait jamais mise en cheville avec ces gens-là, autrement que contrainte et forcée. Je la connais, ma petite Imabelle. Elle ferait pas des coups comme ça. Je vous en donne ma parole !
Fossoyeur contemplait toujours la rivière.
Quant à Lawrence, il observait Jackson à la dérobée, tout en faisant semblant de parcourir son dossier. Il avait entendu des histoires de Harlem, dont les héros étaient des jobards dans le genre de Jackson, mais jamais il n’en avait vu un en chair et en os.
— Hmmm… Et vous prétendez toujours qu’elle n’a joué aucun rôle dans l’escroquerie montée par la bande en question, pour vous dépouiller de votre argent ?
— Mais, monsieur, elle avait pas de raison ! L’argent était à elle aussi bien qu’à moi.
Lawrence poussa un soupir.
— Je crains que ma question ne soit parfaitement oiseuse, mais je la pose pour la bonne forme : il n’est pas dans vos intentions de déposer une plainte contre elle, n’est-ce pas ?
— Que je dépose une plainte ? Contre Imabelle ? Mais pourquoi, Mr. Lawrence ? Qu’est-ce qu’elle a fait ?
Lawrence ferma le dossier d’un geste décidé et s’adressa à Fossoyeur :
— Quelles sont les charges retenues contre lui, Jones ?
Fossoyeur se retourna derechef, mais ses yeux évitaient Jackson.
— Excès de vitesse. Bris et détérioration en tous genres. Les dommages, d’ailleurs, sont en partie couverts par l’assurance de la voiture. Et rébellion contre les représentants de l’ordre.
— Vous l’arrêtez ?
Fossoyeur hocha la tête :
— Son patron s’est porté caution.
Lawrence regarda Fossoyeur, l’œil rond.
— C’est vrai ? s’exclama Jackson, oubliant sa timidité. Mr. Clay a fait ça ? Il a garanti ma caution ? Il a pas porté plainte ?
Lawrence fixait sur Jackson un regard ahuri.
— Il a fauché cinq cents dollars à son patron, expliqua Fossoyeur. Alors Clay a porté plainte, mais aujourd’hui, en fin de matinée, il l’a retirée.
Lawrence plongea les doigts dans sa courte chevelure.
— Tous ces gens me font l’effet d’être fous à lier, marmonna-t-il, mais voyant que le greffier prenait consciencieusement ses paroles, il ajouta : Non. N’inscrivez pas.
De nouveau, il se tourna vers Fossoyeur :
— Comment comprenez-vous cela ?
Fossoyeur haussa imperceptiblement les épaules :
— Allez donc savoir !
Lawrence avait reporté les yeux sur Jackson.
— Vous avez donc un moyen de pression sur votre patron ?
Jackson s’agita sous son regard insistant et, pour cacher son embarras, se tamponna la figure.
— J’ai rien du tout, moi.
— Je le garde comme témoin principal ? demanda Lawrence à Fossoyeur, l’air affolé.
— Pour quoi faire ? Pour témoigner contre qui ? Il vous a dit tout ce qu’il savait, et il va pas se sauver.
Lawrence exhala une longue bouffée d’air.
— Eh bien, vous êtes libre, Jackson. Vous ne faites l’objet d’aucune poursuite. Mais je vous conseille d’aller trouver sans délai toutes les victimes… enfin, les gens à qui vous avez causé des préjudices. Tâchez de les rembourser avant qu’ils ne portent plainte.
— Oui, monsieur. J’y vais de ce pas.
Il se leva, mais parut hésiter, tripotant sa casquette de chauffeur.
— Vous auriez pas des nouvelles de ma femme, quelqu’un ? Savoir où elle se trouve à cette heure, ou ce qu’elle fait ?
Les trois hommes se retournèrent vers lui, abasourdis. Enfin, Lawrence prononça :
— Elle est gardée à la disposition de la Justice.
— Gardée ? En prison ? Mais pourquoi ?
Ils le dévisageaient, n’en croyant pas leurs oreilles.
— Aux fins d’interrogatoire, expliqua enfin Lawrence.
— Je pourrais pas la voir… ou, du moins, lui causer ?
— Pas pour le moment, Jackson. Nous ne lui avons pas encore parlé nous-mêmes.
— Vous croyez que je pourrai la voir quand ?
— Peut-être bientôt. Mais ne vous tracassez donc pas pour elle, elle est hors de danger. Et, si j’ai un conseil à vous donner, occupez-vous donc sans plus attendre de dédommager vos victimes.
— Oui, monsieur. Je vais voir Mr. Clay tout de suite.
Jackson parti, le District Attorney demanda à Fossoyeur :
— En somme, il est à peu près établi que ce… que Jackson est innocent comme l’agneau qui vient de naître, vous êtes bien de mon avis ?
— L’agneau tondu, crut bon d’ajouter le greffier.
Fossoyeur grommela quelques mots inintelligibles.
— Avez-vous des nouvelles de votre camarade, Jones ? demanda Lawrence.
— Je suis passé à l’hôpital…
— Comment est-il ?
— On m’a dit qu’il verra clair, mais qu’il aura plus sa figure d’avant.
Lawrence soupira derechef, redressa les épaules et se composa un masque de farouche détermination. Il appuya sur un bouton de son bureau et ordonna à l’agent qui passait la tête dans la porte :
— Amenez-moi la femme de Perkins.
lmabelle portait la même robe rouge mais cette toilette, maintenant, semblait dépenaillée. Tout le côté de son visage, où s’était imprimée la main de Fossoyeur, se paraît d’une ecchymose violette veinée de jaune orangé.
Elle jeta un coup d’œil furtif à Fossoyeur et broncha sous son regard scrutateur. Puis elle prit place en face de Lawrence, voulut croiser les jambes, se ravisa et, serrant les genoux, le dos raide, se poussa à l’extrême bord du siège.
Lawrence lui jeta un regard bref et s’absorba dans la lecture de ses notes, prenant son temps, relisant tous les rapports.
— Seigneur, murmura-t-il, quel massacre ! Des coups de couteau… des coups de feu… On nage dans le sang ici… Non, non, n’inscrivez pas, ajouta-t-il à l’adresse du greffier.
Il reporta les yeux sur lmabelle et se caressa doucement le menton, tout en cherchant par où commencer l’interrogatoire.
— Qui était ce Slim ? demanda-t-il enfin. Quel était son vrai nom ? Ici, il figure sous le nom de Goldsmith, mais dans le Mississippi il se faisait appeler Skinner.
— Son nom était Jimson.
— Jimson ! C’est un nom patronymique, ça, ou un prénom ?
— Clefus Jimson, voilà son vrai nom.
— Et les deux autres, comment s’appelaient-ils en réalité ?
— Je ne sais pas. Ils avaient plein de noms… Je ne sais pas lequel était le bon.
— Ce Jimson donc, dit-il en ayant manifestement de la répugnance à prononcer ces deux syllabes, nous allons l’appeler Slim pour simplifier… Qui était donc ce Slim ? Qu’avait-il de commun avec vous ?
— C’était mon mari.
— Je m’en doutais un peu. Où vous êtes-vous mariés ?
— On était pas vraiment mariés. On vivait maritalement…
— Ah ! Et vous… vous êtes restée en relation avec lui ? Je veux dire… hmmm… à l’époque où vous viviez avec Jackson ?
— Non, monsieur. Je ne l’ai pas revu depuis près d’un an et j’ai pas eu de ses nouvelles.
— Mais alors, comment a-t-il pu vous joindre ?… À moins que ce ne soit vous qui l’ayez retrouvé ?
— Je suis tombée sur lui par hasard, chez Billie.
— Chez Billie ? fit Lawrence qui consulta une fois de plus son dossier. Ah ! oui, c’est là que les deux autres ont été abattus… (« Mon Dieu, que de sang ! » se dit-il.) Et que faisiez-vous donc chez Billie ?
— Juste une visite. Des fois, je montais chez elle dans la journée, quand Jackson était à son travail. Histoire de voir du monde, de discuter un peu. J’avais pas envie d’aller traîner dans les bars, ça aurait pu faire du tort à Jackson.
— Ah ! je vois. Donc, vous avez rencontré Slim et vous vous êtes mis d’accord pour dépouiller Jackson de son avoir, en montant une escroquerie, qu’on appelle… l’Explosion, dit-il en consultant son dossier.
— Moi, j’étais pas d’accord. Ils m’ont obligée.
— Comment ont-ils pu vous y contraindre contre votre volonté ?
— Slim me faisait drôlement peur… tous les trois, ils me faisaient peur. Ils étaient tous après moi et j’avais peur qu’ils me tuent.
— Si je comprends bien, ils vous en voulaient pour une raison très précise. Laquelle ?
— Je leur avais pris la malle pleine de fausses pépites qui leur servait pour l’arnaque de la mine d’or retrouvée.
— Vous parlez bien de ces cailloux imitant le minerai d’or qui ont été découverts à votre domicile de Park Avenue, dans le coffre à charbon ?
— Oui, monsieur.
— Vous l’avez prise quand ?
— C’est quand j’ai laissé tomber Slim et que j’ai quitté le Mississippi. Il tournait autour d’une autre femme et quand je me suis tirée, j’ai embarqué la malle à New York. Parce que, sans la malle, ils étaient marron pour monter l’arnaque de la mine d’or.
— Je vois. Il vous a donc retrouvée chez Billie et il vous a menacée ?
— Il a pas eu besoin. Il a juste dit : « Je me remets avec toi et on va plumer ce négro avec qui tu vis. » Hank et Jodie étaient avec lui. Hank avait tiré sur le bambou, alors il avait son petit air à moitié endormi et vachard, comme quand il est camé, et Jodie s’était bourré d’héroïne et arrêtait pas d’ouvrir et de fermer son couteau. On aurait dit qu’il rêvait déjà de me couper le sifflet. Quant à Slim, il était blindé, ou tout comme… Alors Hank explique comme ça qu’ils allaient récupérer la malle de pépites et monter l’arnaque de la mine d’or ici même, à New York. Ils m’ont pas demandé mon avis. Fallait que je marche.
— Très bien. Vous prétendez, en somme, avoir participé à cette escroquerie à votre corps défendant. Ces gens vous ont menacée de mort pour vous contraindre à les seconder dans leurs activités malhonnêtes ?
— Oui, monsieur. Si j’avais pas marché, ils me tranchaient la gorge. J’avais pas le choix.
— Pourquoi n’avez-vous pas alerté la police ?
— Qu’est-ce que je pouvais lui dire, à la police ? Ils avaient encore rien fait de mal, à ce moment-là. Et, en plus, je savais pas qu’ils étaient recherchés dans le Mississippi. Ils ont fait leur coup après mon départ.
— Pourquoi n’êtes-vous pas allée à la police après l’escroquerie qui a coûté quinze cents dollars à Jackson ?
— Ça a encore été pareil. Moi, je savais pas que Jackson avait été mis au courant qu’il avait été roulé. Si j’avais été à la police à ce moment-là et si Jackson n’avait pas déposé de plainte, les flics les auraient tous relâchés sans chercher plus loin. Et moi, j’étais sûre d’y passer, après un coup pareil. Et à ce moment-là, je ne connaissais pas l’existence du frère de Jackson. Je savais seulement que Jackson, c’était la reine des pommes et qu’il fallait pas que je compte sur lui pour me dépanner.
— Bon, bon, mais pourquoi n’avez-vous pas averti la police quand vous les avez vus lancer de l’acide à la figure de l’inspecteur Johnson ?
Elle jeta un regard éperdu vers Fossoyeur, et parut se recroqueviller.
Fossoyeur la dévisageait avec une expression figée de haine.
— J’ai jamais eu l’occasion, dit-elle d’un ton humble. J’y aurais été sans faute, mais y a pas eu moyen. Slim m’a pas lâchée une seconde, jusqu’à ce qu’on soit rentrés. Et après, Hank et Jodie se sont amenés. Ils ont pris le canot à moteur qu’ils avaient loué et ils ont débarqué sous le pont du chemin de fer. De là, ils sont montés tout droit à l’appartement où j’étais avec Slim. Et alors, il a plus été question de sortir.
— Qu’est-il arrivé ?
Sous les regards convergents des hommes, la figure tuméfiée d’Imabelle se couvrit d’une fine pellicule de sueur.
— Eh bien, voilà. Jodie croyait que je les avais balancés à la police et Slim a eu du mal à leur faire comprendre que j’aurais pas pu balancer personne, vu que j’ai jamais eu l’occasion. Jodie était dans la vape et vicieux comme pas un. Si Hank n’avait pas été là, lui et Slim se seraient volé dans les plumes. Mais Hank était le seul à avoir un calibre, alors il l’a braqué sur Jodie et ça l’a calmé. Alors Jodie a voulu se tirer avec Hank, en embarquant les pépites et en nous laissant en plan, Slim et moi. Puis Slim a dit que s’ils voulaient la malle, il fallait qu’ils nous emmènent aussi. Mais Hank était d’accord avec Jodie. Il a dit qu’il pouvait pas emmener Slim, rapport aux brûlures d’acide qu’il avait à la figure et au cou. D’après lui, les flics sauraient vite fait de le repérer, qu’avec ce qu’il avait à la gueule, ce serait un jeu d’enfant. Alors Hank a conseillé à Slim de se planquer dans un coin, le temps que ses brûlures guérissent, et il a promis de le faire chercher plus tard. N’empêche qu’en attendant il était bien décidé à emmener les pépites d’or. Slim a dit qu’il était pas question qu’on lui rafle son or, et que si ça leur plaisait pas, c’était pareil. Alors, sans que Hank ait pu bouger le petit doigt, Jodie lui a planté un coup de couteau en plein cœur et il aurait continué à le saigner, mais Hank a dit : « Tu vas t’arrêter ou j’te fais ton affaire ! » Mais à ce moment-là, Slim était déjà mort.
— Où étiez-vous pendant ce temps ?
— J’étais là, mais je pouvais rien faire. J’avais la trouille, je voyais le moment où Jodie allait me crever la peau, à moi aussi. Il s’en serait pas privé, d’ailleurs, mais Hank l’a freiné.
— Mais pourquoi ont-ils mis le corps dans la malle ?
— Ils voulaient s’en débarrasser, pour pas avoir un autre meurtre sur le dos, à New York. Hank a dit qu’il connaissait un endroit en Californie, où ils pourraient retrouver de l’or bidon. Alors ils en ont laissé un peu au fond de la malle, pour faire le poids et ils ont collé le reste dans le coffre à charbon. Ils pensaient balancer la malle dans la Harlem River. Hank a même dit qu’il allait chercher un camion pour embarquer la malle, et pendant ce temps Jodie devait soi-disant faire le guet dans la rue, devant la porte. J’étais censée laver le sang qu’il y avait par terre. J’avais trop peur pour foutre le camp, avec Jodie qui gardait la porte en bas. J’savais pas qu’il était parti avec Hank. Je l’ai juste compris quand Jackson s’est amené avec son frère pour embarquer la malle.
Lawrence se frotta le menton d’un geste irrité, cherchant à faire le point dans cette confusion. Et ses yeux se brouillaient, à l’instar de son cerveau.
— Mais enfin, quelles étaient leurs intentions en ce qui vous concerne ?
— Ils voulaient que je vienne avec eux. Mais moi, j’avais peur qu’ils me tuent quelque part, en cours de route.
— Mais vous étiez déjà partie quand ils sont revenus et qu’ils ont égorgé Goldy ?
— Oui, monsieur. J’ai pas été au courant de ça.
— Mais pourquoi n’avez-vous pas appelé la police à ce moment-là ?
— C’est ce que je voulais faire. J’ai filé vers la gare de la 125e Rue et j’avais dans l’idée de tout expliquer au premier agent que je verrais. Mais j’ai pas eu le temps d’arriver, à cause de ce type qui m’a harponnée en route, et, ensuite, j’ai pas eu le temps de rien expliquer, parce que la police m’a tout de suite bouclée, alors que j’avais rien fait. J’avais juste essayé de me défendre.
Lawrence prit le temps d’étudier son dossier une fois de plus.
— J’ai dit à l’inspecteur Jones où il trouverait Hank et Jodie, dès que j’en ai eu l’occasion, ajouta Imabelle.
Lawrence exhala son souffle en un soupir.
— Vous avez cependant incité votre ami Jackson et son frère… hmmm… sœur Gabrielle, à emporter la malle contenant le corps de Slim, sans leur dire ce qu’il y avait dedans ?
— Non, monsieur, je ne les ai poussés à rien. Ils étaient bien décidés à l’embarquer quand ils sont arrivés et j’ai rien osé leur dire, parce que j’avais peur qu’ils veuillent rester pour récupérer des pépites et ça donnait le temps à Jodie et à Hank de revenir et de massacrer encore du monde. Je savais que Jackson croyait dur comme fer que c’était du vrai or et je voyais bien que son frère avait gobé ça, lui aussi. Alors j’ai pensé qu’il valait mieux les laisser filer avec la malle, pour pas que Hank et Jodie les trouvent là au retour…
— Vous avez dit tout à l’heure que Jodie faisait le guet à la porte d’entrée…
— C’est ce que j’avais cru au départ, mais quand j’ai vu arriver Jackson et son frère, j’ai compris que Jodie était parti avec Hank. Et j’ai pensé comme ça qu’une fois que Jackson serait parti, je pourrais tout raconter à la police, et personne risquerait plus de se faire amocher.
Lawrence se tourna vers Fossoyeur.
— Vous la croyez ?
— Non. Elle s’est défaussée du corps sur Jackson et sur Goldy, avec l’intention de se tailler en sautant dans le premier train en partance. Elle se fichait complètement de ce qui pouvait arriver aux autres.
— Je ne voulais pas que quelqu’un d’autre soit blessé, protesta lmabelle. Il y avait assez de morts comme ça !
— C’est bon, c’est bon, interrompit Lawrence. Nous avons entendu votre histoire.
— C’est pas une histoire, c’est la vérité ! J’étais partie pour tout raconter à la police. Et v’là que cet enfant de sa… que cet individu me tombe dessus…
— C’est bon, c’est bon. Vous vous êtes déjà expliquée sur ce point.
Lawrence reporta les yeux sur Fossoyeur.
— Je l’inculpe de complicité.
— Pour quoi faire ? Elle sera pas reconnue coupable. Elle prétend qu’elle a agi sous la contrainte et Jackson la soutiendra. Il en est persuadé et elle sait qu’il l’est. D’autre part, il est avéré que les victimes étaient de dangereux malfrats. Et qui viendra la contredire ? Personne. Tous les témoins qui pouvaient la confondre sont morts. Et n’importe quel jury marchera dans son histoire.
Le District Attorney délégué tamponna sa figure congestionnée.
— Il y aura votre témoignage et celui de Johnson…
— Laissez-la filer, laissez-la filer, dit Fossoyeur que la fureur soulevait comme une lame de fond. Ed et moi, on réglera nos comptes. On finira bien par la prendre en flag’, un de ces quatre, le doigt dans la fente de la tirelire.
— Non, c’est inadmissible, déclara Lawrence. Je vais l’inculper, et je fixe sa caution à cinq mille dollars.