XV

 

Je me rendais à l'église, un certain dimanche matin, avec Miles à côté de moi ; sa sœur, bien en vue, marchait en avant, avec Mrs. Grose. C'était un jour clair et sec, le premier de ce genre, depuis quelque temps. Il avait gelé légèrement, pendant la nuit, et l'air automnal, étincelant et vif, rendait les sonneries de cloches de l'église presque gaies. Par quelle suite bizarre de mes pensées en arrivai-je, à ce moment, à me dire que mes élèves me montraient vraiment une obéissance dont je ne pouvais qu'être frappée — aussi bien que reconnaissante ? Pourquoi ne se révoltaient-ils jamais contre mon inexorable, ma perpétuelle société ? Je ne sais quoi m'avait fait comme toucher du doigt ce fait que, pour ainsi dire, j'avais cousu le gamin à mes jupes, et que dans la manière dont nos compagnons marchaient au pas militaire devant moi, je pouvais sembler me prémunir contre quelque rébellion. J'étais comme un geôlier dont l'œil surveille les surprises et les évasions possibles. Mais tout ceci — je veux dire leur magnifique petite condescendance — appartenait justement à l'ensemble des faits les plus profondément mystérieux de notre aventure. Soigneusement habillé de sa tenue du dimanche, par les soins du tailleur de son oncle à qui on avait laissé les coudées franches et qui savait apprécier la valeur d'un gilet élégant et la tournure aristocratique de son petit client, Miles donnait une telle impression d'indépendance, de droits qu'exigeaient son sexe et sa situation, qu'eût-il réclamé sa liberté, je n'aurais rien eu à dire. Par la plus étrange des coïncidences, j'étais en train de me demander comment je pourrais lui résister, lorsque, à ne pouvoir s'y tromper, la révolution se produisit. Je l'appelle « révolution » parce que je vois maintenant comment, avec les mots qu'il prononça, le rideau se leva sur le dernier acte de mon terrible drame, et, dès lors, la catastrophe se précipita.

« Dites-moi, ma chère, débuta-t-il gentiment, quand diable vais-je retourner au collège ? »

Transcrite ici, la phrase paraît assez inoffensive, d'autant plus qu'elle était prononcée avec le timbre clair et caressant grâce auquel ses intonations semblaient autant de roses négligemment jetées à son interlocuteur — surtout lorsque son interlocuteur était son éternelle institutrice. — Elles avaient quelque chose de « prenant », et, de fait, je fus alors tellement saisie, que je m'arrêtai court, comme si l'un des arbres du parc se fût abattu en travers de la route. Quelque chose de nouveau venait de surgir là, entre nous, et il se rendait parfaitement compte que je le comprenais, bien que, pour ce faire, il n'eût pas besoin d'abandonner un atome de sa candeur et de sa séduction habituelles. Je sentais déjà, rien qu'en ne trouvant rien à lui répliquer immédiatement, qu'il jouissait de l'avantage gagné. J'étais si lente à trouver n'importe quoi à dire, qu'il eut tout le temps, après une minute écoulée, de continuer, avec son sourire suggestif, mais indulgent : « Vous savez, ma chère, que d'être toujours seul avec une dame… » Il avait toujours ce « ma chère » sur les lèvres, en s'adressant à moi, et rien ne pouvait exprimer plus exactement la nuance du sentiment que je désirais inspirer à mes élèves, que ce terme de tendre familiarité. C'était si librement respectueux !

Mais, mon Dieu ! comme je sentais qu'il me fallait maintenant peser mes paroles ! je me rappelle que, pour gagner du temps, je feignis de rire, — et je me vis, dans le beau visage qui m'observait, si vilaine et si bizarre !

« Et… toujours avec la même dame ? » rétorquai-je.

Il ne pâlit, ni ne sourcilla. Tout était pratiquement dévoilé entre nous.

« Ah ! bien sûr, elle est une charmante personne, une vraie dame. Mais, voyez-vous, je suis un garçon qui… eh bien ! qui avance en âge ! »

Je m'arrêtai un instant, le considérant avec quelle tendresse !

« Oui, vous avancez ! » Combien je me sentais perdue… et encore aujourd'hui, je reste persuadée de cette petite idée qui vint me percer le cœur. Il le savait et s'en faisait un jeu cruel envers moi.

« Et vous ne pouvez pas dire que je n'ai pas été rudement gentil, hein ? »

Je posai ma main sur son épaule, car bien que je sentisse qu'il eût été bien préférable de nous remettre en route, je n'en étais pas encore tout à fait capable.

« Non, je ne peux pas dire cela, Miles.

— Excepté juste cette nuit, vous savez !

— Cette seule nuit ? »

Mais je ne pouvais pas regarder aussi droit que lui.

« Oui, quand je suis descendu, quand je suis sorti de la maison.

— Ah oui ! mais j'ai oublié pour quelle raison vous aviez fait cela.

— Vous avez oublié pourquoi ? — Il parlait avec la gentille exubérance qui anime les reproches des enfants. — Mais c'était justement pour vous montrer que je pouvais le faire !

— Oh oui ! vous pouviez bien le faire !

— Et je pourrais le faire encore. »

Je constatais qu'après tout, il m'était possible de ne pas perdre absolument la tête.

« Certainement. Mais vous ne le ferez pas.

— Non, pas encore cela : ce n'était rien du tout.

— Rien du tout, dis-je. Mais, marchons, maintenant. »

Il reprit sa marche auprès de moi, passant son bras sous le mien.

« Alors, quand donc dois-je retourner au collège ? »

Je pris mon air le plus soucieux, en réfléchissant à sa demande.

« Étiez-vous très heureux au collège ? »

Il réfléchit un instant.

« Oh ! je me trouve assez bien partout !

— Eh bien ! alors, — ma voix tremblait malgré moi, — si vous êtes aussi content ici qu'ailleurs…

— Ah ! mais ce n'est pas tout ! Bien entendu, vous savez un tas de choses…

— Mais vous voulez dire que vous en savez presque autant ? risquai-je, tandis qu'il s'arrêtait.

— Je ne sais pas la moitié de ce que je voudrais savoir, avoua Miles honnêtement. Mais ce n'est pas tant cela.

— Qu'est-ce que c'est, alors ?

— Eh bien ! … je voudrais voir davantage de la vie.

— Je vois, je vois. »

Nous étions arrivés en vue de l'église et de plusieurs personnes, parmi lesquelles quelques membres de la domesticité de Bly qui s'y rendaient, et se groupaient près de la porte pour nous voir entrer. Je hâtai le pas : je voulais y arriver avant que la question ne devînt trop embarrassante. Je savais bien qu'une fois là, il aurait à garder le silence pendant une heure. Je pensais avec envie à l'ombre relative de notre banc clos, et au secours presque spirituel que m'apporterait le coussin où s'appuieraient mes genoux. Il me semblait littéralement que je lui disputais une course désespérée, mais je sentis qu'il arrivait bon premier, quand, avant d'entrer dans le cimetière qui précédait l'église, il me jeta ces mots :

« J'ai besoin de mes pareils ! »

Cela me fit littéralement bondir.

« Il n'y a guère de vos pareils, Miles, dis-je en riant. Excepté la petite Flora chérie, peut-être.

— Vraiment, vous me comparez à un bébé ? — qui est une fille ? »

Je me sentais singulièrement désarmée.

« Est-ce que nous n'aimez pas notre petite Flora ?

— Si je ne l'aimais pas… et vous aussi… Si je ne l'aimais pas… » répéta-t-il, en reculant comme pour prendre son élan, et cependant laissant sa pensée tellement inachevée, qu'après avoir franchi la barrière, un autre arrêt, qu'il m'imposa par une pression de son bras sur le mien, était devenu inévitable. Mrs. Grose et Flora avaient pénétré dans l'église, les autres fidèles avaient suivi, et pour l'instant, nous étions seuls parmi les vieilles tombes rustiques. Nous nous étions arrêtés — dans l'allée qui partait de la barrière — auprès d'une tombe, basse et oblongue comme une table.

« Eh bien, si vous ne nous aimiez pas ?… »

Il regardait les tombes, tandis que j'attendais sa réponse.

« Eh bien ! vous savez quoi ! »

Mais il ne bougea pas, et, présentement, me servit quelque chose qui me fit m'asseoir brusquement sur la pierre, comme prise d'un besoin subit de repos.

« Mon oncle pense-t-il ce que vous pensez ? »

Je pris un temps bien marqué.

« Comment savez-vous ce que je pense ?

— Ah ! bien sûr, je ne le sais pas : car je m'aperçois maintenant que vous ne me le dites jamais. Mais je veux dire : le sait-il ?

— Sait-il quoi, Miles ?

— Eh bien, ce que je fais. »

Je me rendis rapidement compte que je ne pouvais faire à cette question aucune réponse qui ne comportât en quelque manière le sacrifice de mon patron. Cependant je songeai que nous nous étions tous, à Bly, suffisamment sacrifiés pour que cette faute ne fût que vénielle.

« Je ne crois pas que votre oncle s'en soucie beaucoup. »

Miles, là-dessus, me considéra longuement.

« Et ne croyez-vous pas qu'on pourrait l'amener à s'en soucier ?

— Comment cela ?

— Mais s'il venait ici.

— Et qui le fera venir ici ?

— Je le ferai, moi ! » dit l'enfant, avec un éclat et un accent de volonté extraordinaires. Il me lança encore un regard plein de cette même expression, puis marcha vers l'église, et y entra, seul !