XI

 

Je demeurai quelque temps en haut de l'escalier, et, peu à peu, pénétra dans mon intelligence la notion que, mon visiteur étant parti, il n'était réellement plus là. Puis je retournai dans ma chambre. La première chose qui frappa ma vue, à la lumière de la bougie que j'avais laissée allumée, fut que le petit lit de Flora était vide ; et ceci me coupa net la respiration, et me frappa de toute la terreur que, cinq minutes auparavant, j'avais réussi à maîtriser. Je bondis là où je l'avais laissée couchée, — le petit couvre-pieds de soie et les draps étaient dérangés, — les rideaux blancs avaient été soigneusement tirés dans le but de me tromper ; au bruit de mes pas — quel inexprimable soulagement ! — un autre bruit répondit : je remarquai que le store de la fenêtre remuait, et l'enfant, baissée comme pour jouer, émergea toute rose, de l'autre côté. Elle se tenait là, avec sa toute petite chemise de nuit et sa très grande candeur ; ses pieds étaient roses, et ses cheveux d'or brillant. Elle avait un air intensément grave, et, jamais encore, je n'avais ressenti de telle façon l'impression de perdre un avantage récemment acquis (cet avantage dont le frisson vainqueur avait été si prodigieux), que lorsque j'eus compris qu'elle m'adressait ce reproche : « Méchante que vous êtes, où avez-vous été ? » Au lieu d'accuser son indiscipline, c'était moi qui me trouvais sur la sellette, et qui donnait des explications. D'ailleurs, ses propres explications à ce sujet étaient pleines de la simplicité la plus charmante et la plus animée. Elle s'était soudainement rendu compte que je n'étais plus là, et avait sauté de son lit pour voir ce que j'étais devenue. Saisie de joie en la revoyant, je tombai sur une chaise, sentant pour la première fois un peu de faiblesse, et elle courut gentiment jusqu'à moi, grimpant sur mes genoux, livrant à la pleine lumière de la bougie son merveilleux petit visage encore gonflé de sommeil. Je me vois, fermant les yeux un instant, exprès, volontairement, devant l'excès de beauté que me versaient ses prunelles bleues.

« Vous cherchiez à me voir à travers la fenêtre ? dis-je. Vous pensiez que je me promenais dans le jardin ?

— Eh bien ! vous savez… je pensais qu'il y avait quelqu'un. » Elle me décocha cette phrase toute souriante, sans broncher. Ah ! comme je la regardais !

« Et avez-vous vu quelqu'un ?

— Ah ! non ! » répliqua-t-elle. privilège de l'inconséquence enfantine, elle semblait en être presque fâchée, bien qu'à sa légère accentuation du « non » se mêlât une douceur prolongée.

À ce moment, et dans mon état nerveux, j'étais convaincue qu'elle mentait et je fermai les yeux de nouveau, dans mon trouble d'avoir à choisir parmi les trois ou quatre réponses qui me venaient à l'esprit. L'une me tenta un instant, avec une force si singulière, que, pour y résister, je serrai ma petite fille d'une étreinte furieuse, qu'elle subit, d'une façon surprenante, sans un cri ou un signe de frayeur. Pourquoi ne pas m'expliquer avec elle, et en finir ? Pourquoi ne pas lui lancer tout en plein visage, le ravissant et lumineux petit visage ?

« Vous voyez, vous voyez — vous ne pouvez nier que vous voyez — vous soupçonnez déjà que je le crois. Alors pourquoi ne pas vous confesser franchement, de sorte qu'au moins nous puissions porter le secret ensemble ? et, peut-être, dans l'étrangeté de notre destin, découvrir où nous en sommes et ce que cela signifie ? »

Hélas ! cette sollicitation tomba comme elle était venue. Si j'y avais immédiatement succombé — eh bien !… — je me serais épargné ce que vous verrez. Au lieu de succomber, je sautai de nouveau sur mes pieds, regardai son lit et m'engageai dans un lamentable juste milieu.

« Pourquoi avez-vous tiré les rideaux pour me faire croire que vous étiez encore là ? »

Flora réfléchit candidement, puis, avec son divin petit sourire :

« Parce que je n'aime pas vous faire peur.

— Mais si, selon votre idée, j'étais sortie ? »

Elle refusa absolument de se laisser troubler : elle regardait la flamme de la bougie comme si la question était aussi hors de propos — ou tout au moins aussi impersonnelle — que de savoir quoi mettre au corbillon ou combien font neuf fois neuf. « Oh ! répondit-elle enfin, avec un bon sens inattaquable, vous savez bien que vous pouviez revenir d'un moment à l'autre, ma bonne, et c'est ce que vous avez fait. »

Et peut après, lorsqu'elle se fut recouchée, je dus, pour lui donner la preuve de l'utilité de mon retour, demeurer longtemps assise presque sur elle, en lui tenant la main.

Vous pouvez vous représenter ce que furent mes nuits à partir de ce jour. Il m'arrivait fréquemment de rester debout jusqu'à je ne sais quelle heure, je saisissais les moments où l'enfant dormait, à n'en point douter, pour me glisser dehors et parcourir silencieusement le corridor. J'allai même jusqu'à l'endroit où j'avais rencontré Quint la dernière fois. Mais je ne l'y rencontrai plus jamais, et, aussi bien, je puis dire tout de suite que je ne le vis plus jamais dans la maison. Je faillis, cependant, rencontrer sur l'escalier une autre aventure. Il m'arriva, une fois, tandis que, d'en haut, j'y plongeais mes regards, de reconnaître la présence d'une femme, assise sur l'une des dernières marches ; elle me tournait le dos : son corps plié en deux et sa tête dans ses mains avaient l'attitude de la douleur.

Je n'étais là que depuis un instant, quand elle disparut sans me regarder. Malgré cela, je savais exactement quel affreux visage elle aurait pu montrer. Et je me demandai si, me trouvant au-dessous d'elle au lieu d'être au-dessus, j'aurais marché à sa rencontre avec le même sang-froid que j'avais déployé dernièrement envers Quint. Ah ! les occasions de montrer son sang-froid ne manquaient pas ! La onzième nuit après ma rencontre avec ce monsieur, — je les comptais maintenant, — j'eus une alerte qui faillit dépasser mes forces. Ce fut vraiment, par sa qualité particulière d'inattendu, le bouleversement le plus violent que j'eusse encore éprouvé. C'était justement la première nuit de cette période, où, lassée de mes veilles répétées, j'avais cru qu'il m'était loisible de me coucher à mon ancienne heure, sans être taxée de négligence.

Je dormis immédiatement, et, ainsi que je le sus plus tard, jusqu'à une heure environ. Mais, après m'être réveillée, je m'assis soudainement sur mon lit aussi éveillée que si quelqu'un était venu me secouer.

J'avais laissé une lumière allumée, elle était éteinte, et je sentis en moi la certitude que c'était Flora qui l'avait soufflée. Cela me jeta en bas de mon lit, et, dans l'obscurité, j'allai droit jusqu'au sien : je m'aperçus qu'elle l'avait quitté. Un regard vers la fenêtre m'éclaira davantage — et une allumette que je frottai compléta le tableau.

L'enfant s'était levée, une fois de plus ; cette fois-ci, en soufflant la lumière, et de nouveau, soit pour regarder quelque chose, soit pour répondre à quelqu'un, s'était blottie sous le store, et guettait dans la nuit. Qu'elle fût maintenant en train de voir quelque chose, — ce qui n'avait pas eu lieu la dernière fois, je m'en étais assurée, — me fut prouvé par le fait que rien ne la dérangea : ni la lumière que j'avais rallumée, ni les mouvements précipités avec lesquels je passai mes pantoufles et m'enveloppai d'un manteau. Cachée, protégée, absorbée, elle s'appuyait, évidemment, sur le rebord de la fenêtre — laquelle s'ouvrait en dehors — et se livrait, tout entière. Une grande lune paisible lui venait en aide et ç'avait été une raison de plus pour hâter ma décision. Elle était face à face avec l'apparition que nous avions rencontrée près du lac, et pouvait communiquer avec elle comme elle n'avait alors pas pu le faire. Quant à moi, il me fallait, maintenant, atteindre à travers le corridor, sans déranger l'enfant, une autre fenêtre avec la même vue. Je gagnai la porte sans être entendue, je sortis, la fermai, et, de l'autre côté, j'écoutai si quelque son se faisait entendre.

Tandis que j'étais là, dans le couloir, mes yeux tombèrent sur la porte de son frère, qui n'était qu'à dix pas, et qui, d'une manière inexprimable, éveillait de nouveau en moi cette étrange impulsion que j'ai appelée ma tentation. Qu'arriverait-il si j'entrais tout droit et allais à sa fenêtre à lui ? Si, me risquant à dévoiler le motif de ma conduite à sa stupéfaction de gamin, je me trouvais jeter le lasso de mon audace à travers le reste du mystère ? J'étais possédée de cette idée au point de m'avancer jusqu'à son seuil. Là je m'arrêtai, de nouveau.

L'oreille tendue à l'extrême limite de mes forces, je me figurais des choses prodigieuses ; je me demandais si son lit aussi était vide, et lui aussi secrètement au guet. Cela dura une minute silencieuse et profonde, à l'expiration de laquelle l'impulsion m'avait abandonnée. Il était tranquille. Il pouvait être innocent. Le risque était monstrueux : je me détournai. Oui, certes, il y avait une figure au milieu des parterres : une figure qui rôdait pour obtenir un regard, un visiteur auquel Flora répondait. Mais ce visiteur n'avait pas affaire à mon garçon. De nouveau, j'hésitai — mais pour d'autres raisons — et seulement quelques secondes : mon choix était fait.

Les chambres vides ne manquaient pas à Bly, toute la question était de choisir la bonne. Tout à coup, je me rendis compte que la meilleure était la chambre d'en bas — encore assez élevée au-dessus des jardins — et située dans cet angle massif de la maison que j'ai déjà désigné sous le nom de vieille tour. C'était une grande chambre carrée, meublée avec pompe en chambre à coucher, que ses dimensions extravagantes rendaient si incommode qu'on ne l'avait pas occupée depuis des années, mais, toujours entretenue par Mrs. Grose, elle était dans un ordre merveilleux. Je l'avais souvent admirée, et j'en connaissais la disposition. Après avoir dominé la petite angoisse que me causa la première bouffée d'air froid, je traversai la chambre abandonnée pour aller tout tranquillement déverrouiller l'un des volets intérieurs. Ceci fait, je relevai le store sur la vitre, sans bruit, et, y appliquant mon visage, il me fut facile, l'obscurité de dehors étant beaucoup moins profonde que celle de la chambre, de constater que la place était bien choisie. Ensuite, je vis quelque chose de plus.

La lune rendait la nuit extraordinairement claire, et me laissa voir, sur la pelouse, une personne, diminuée par l'éloignement, qui se tenait immobile et comme fascinée, regardant le coin où j'étais apparue, — et non pas tant vers moi que vers quelque chose qui, apparemment, était au-dessus de moi. Il était clair que quelqu'un était là, quelqu'un sur la tour. Mais la présence sur la pelouse n'était pas le moins du monde celle que j'avais soupçonnée, et à la rencontre de laquelle je me précipitais avec une telle certitude. Cette présence sur la pelouse, — je me sentis défaillir à le constater, — c'était le malheureux petit Miles lui-même.