C'était très bien d'avoir pu garder le contact avec eux, mais leur parler se révéla, autant que jamais, un effort au-dessus de mes forces. Vue de près, la situation d'aujourd'hui me présentait des difficultés aussi insurmontables que les précédentes. Cette situation dura un mois, avec de nouvelles aggravations, des traits particuliers, dont le plus saisissant, qui s'accentua de jour en jour, était l'ironie, consciente et légère, de mes élèves. Ce n'était pas — j'en suis aussi certaine aujourd'hui qu'alors — l'effet seulement de mon infernale imagination ! il était facile de discerner qu'ils étaient au courant de mes embarras, et que nos étranges relations transformaient, en une certaine manière, l'atmosphère dans laquelle vous vivions — et cela dura longtemps. Je ne veux pas dire qu'ils clignaient de l'œil ou qu'ils fissent rien de vulgaire, car, pour cela, il n'y avait rien à craindre d'eux. Ce que je veux dire, du moins, c'est que l'élément innommé et insaisissable grandissait entre nous aux dépens de tout le reste et que, pour éviter avec tant de bonheur les occasions scabreuses, il fallait entre nous un bien fort consentement tacite.
Les choses se passaient comme si, par moments, nous arrivions en vue d'objets devant lesquels il nous fallait tourner court, abandonnant subitement des routes qu'on s'apercevait être des impasses, fermant, avec un bruit qui attirait nos regards les uns sur les autres, — car, comme tous les bruits, c'était toujours plus fort que nous ne l'aurions voulu, — des portes indiscrètement ouvertes. Tous les chemins mènent à Rome et, à certains moments, il semblait que tous les sujets d'études et tous les thèmes de conversation frôlassent le terrain défendu. Le terrain défendu, c'était, d'une façon générale, le retour des morts sur terre, et, tout spécialement, la discussion de ce qui peut survivre, dans la mémoire, d'amis perdus par de jeunes enfants. Il y avait des jours où j'aurais juré que l'un poussait l'autre d'un coup de coude invisible, et lui disait : « Elle croit qu'elle y est, cette fois-ci, mais elle n'y arrivera pas ! » « Y être » aurait été de se permettre, par exemple, une fois par hasard, une allusion à la dame qui les avait préparés à ma direction.
Ils avaient un appétit, insatiable et charmant, pour certaines anecdotes de mon existence dont je les avais régalés mainte et mainte fois… Ils savaient tout ce qui m'était jamais arrivé, possédaient, dans les moindres détails, l'histoire de mes plus petites aventures, ainsi que de celles de mes frères, de mes sœurs, du chien et du chat de la maison aussi bien que beaucoup d'autres sur les manies originales de mon père, le mobilier et la disposition de notre demeure, et la conversation des vieilles femmes de mon village. En comptant tout, il y avait pas mal de choses à propos desquelles on pouvait bavarder, pourvu que l'on allât vite, qu'on se s'attardât pas et que l'on sût instinctivement quand et où il fallait moduler. Ils avaient un art particulier pour tirer les ficelles de mon imagination ou de ma mémoire ; et quand toutes ces circonstances me reviennent, il me semble que rien ne me donnait davantage l'impression que j'étais guettée d'un abri soigneusement caché. En tout cas, ce n'était que lorsqu'il s'agissait de ma propre vie, de mon propre passé et de mes propres amis que nous nous sentions à l'aise : état de choses qui les amenait parfois, sans nécessité, à évoquer, par sociabilité pure, des souvenirs puérils.
J'étais invitée, sans qu'une liaison d'idées nous y eût amenés, à répéter le mot célèbre de Gros-Pierre, ou à confirmer des détails déjà connus sur l'intelligence du poney du presbytère.
C’était tantôt à de semblables moments, tantôt à d'autres, tout à fait différents, que mon « épreuve », ainsi que je l'ai appelée, me devenait, avec la tournure actuelle des événements, plus amère et plus difficile. Le fait que les jours s'écoulaient sans m'apporter de nouvelle rencontre aurait dû, semble-t-il, verser quelque apaisement à mes nerfs surexcités.
Depuis la légère émotion de cette seconde nuit, où, du palier, j'avais reconnu la présence d'une femme sur la première marche d'en bas, je n'avais rien vu, dehors ou dedans la maison, qu'il eût mieux valu ne pas voir. Je m'étais attendue à voir Quint à plus d'un tournant, et maintes fois, la situation, simplement par je ne sais quelle atmosphère sinistre, m'avait paru propre à une apparition de miss Jessel. L'été avait tourné, l'été était passé, l'automne s'était abattu sur Bly, y éteignant à demi notre belle lumière. Ce beau lieu, sous le ciel gris, avec ses corbeilles flétries, ses espaces dénudés et ses feuilles mortes éparses, paraissait un théâtre où la pièce est finie de jouer, quand les programmes froissés jonchent le sol. Je retrouvais exactement l'état de l'atmosphère, les nuances de sonorité et de silence, l'indicible, l'inexprimable impression d'être arrivée au « moment voulu », tout un ensemble de circonstances qui me rendait de nouveau — assez longtemps pour que je la puisse noter — cette sensation de médium où j'étais plongée, ce beau soir de juin, lorsque Quint m'était apparu pour la première fois ; dans laquelle aussi, après l'avoir vu derrière la vitre, je l'avais vainement cherché dans les taillis environnants. Oui, je reconnaissais les signes, les présages, je reconnaissais le temps, le lieu. Mais tout demeurait vide et inanimé, et moi-même indemne, respectée, — si l'on peut dire « respectée » une jeune femme dont la sensibilité à été, non pas amoindrie, mais exaspérée, de la façon la plus extraordinaire !
Dans ma conversation avec Mrs. Grose à propos de cette horrible scène de Flora, près de l'étang, je l'avais rendue perplexe en lui disant que, maintenant, je regretterais bien plus de perdre mon étrange pouvoir que de le conserver ; et je lui avais longuement expliqué l'idée qui me dominait : que les enfants vissent les spectres ou non, — puisque d'ailleurs il n'était pas encore définitivement prouvé qu'ils les vissent, — je préférais infiniment, pour leur sauvegarde, courir le risque à moi seule. J'étais prête au pire. Ce qui m'avait alors transpercée comme d'un poignard, était la pensée que mes yeux pussent être scellés tandis que les leurs eussent été grands ouverts. Eh bien ! mes yeux étaient scellés à présent, il le semblait bien — conclusion pour laquelle il paraissait blasphématoire de ne pas remercier Dieu. — Hélas ! il y avait une difficulté à cela : je l'eusse remercié de toute mon âme, n'eût été la conviction — égale à cette reconnaissance — que mes enfants avaient un secret.
Comment, aujourd'hui, retracer les étranges étapes de mon obsession ? À certains moments, quand nous étions ensemble, j'aurais pu jurer que, littéralement, — en ma présence, mais sans que j'en eusse la sensation directe, — ils recevaient des visiteurs qu'ils connaissaient et accueillaient cordialement. À ces moments-là, si je n'eusse été retenue par la crainte que le remède ne fût pire que le mal qu'il voulait combattre, mon exaltation se serait donné libre cours : « Ils sont là, ils sont là, petits malheureux, me serais-je écriée, vous ne pouvez pas le nier, maintenant ! ». Mais les petits malheureux niaient tout avec les forces unies de leur sociabilité et de leur tendresse, dans les abîmes cristallins desquelles — tel l'éclair d'une écaille de poisson dans le torrent — scintillait ironiquement l'avantage qu'ils avaient sur moi. À la vérité, mon trouble avait été plus profond que je ne croyais, cette nuit où, à la recherche sous les étoiles de Peter Quint ou de miss Jessel, j'avais découvert l'enfant sur le repos duquel j'étais chargée de veiller, et qui était rentré avec moi, conservant son même regard si doux : ce doux regard, qu'il avait, dès le premier moment, et sur le lieu même, dirigé tout droit sur moi ; ce doux regard levé au ciel, avec lequel, des créneaux qui nous dominaient, se plaisait à jouer la hideuse apparition de Quint. Pour un bouleversement, on peut dire que ma découverte, à cette occasion, en avait été un plus profond qu'aucun autre, et c'était essentiellement d'un état d'âme bouleversé que je tirais les conclusions présentes. J'en étais quelquefois harassée à un tel point que je m'enfermais pour répéter à haute voix : c'était à la fois un soulagement inexplicable et un renouvellement de désespoir — la scène qui me permettrait d'aborder le fond de la question. J'en approchais, tantôt d'un côté et tantôt d'un autre, tout en parcourant ma chambre avec agitation, mais toujours, au moment affreux d'articuler les noms propres, mon courage m'abandonnait.
Tandis que les syllabes mouraient sur mes lèvres, je me disais que j'allais peut-être les aider à se former une image infâme, si, en les prononçant, ces noms hideux, je violais l'instinctive délicatesse la plus rare que jamais sans doute eût connue salle d'études. Quand je me disais : « Eux ont assez de tact pour se taire, et toi, avec toute la confiance qu'on te témoigne, assez de vilenie pour vouloir parler », je me sentais devenir écarlate, et je me couvrais la figure de mes mains.
Après ces scènes secrètes, je bavardais plus que jamais, pleine de volubilité, jusqu'au moment où survenait un de nos prodigieux et tangibles silences, — je ne puis les qualifier autrement, — une étrange sensation d'étourdissement, d'entraînement, — je cherche les termes justes — enveloppée dans un calme, une suspension absolue de toute manifestation de vie. Elle n'avait pas de rapport avec le plus ou moins de tapage que nous pouvions être en train de faire, et je pouvais la percevoir, à travers n'importe quel éclat de gaieté, quelle récitation plus rapide, ou quel accord bruyant du piano. Alors, alors, les autres, les intrus étaient là. Bien qu'ils ne fussent pas des anges, ils « passaient », comme on dit en France, me faisant frémir, tant que durait leur présence, de la crainte qu'ils n'adressassent à leurs jeunes victimes quelque message plus infernal, ou quelque vision plus ardente que ce qu'ils avaient jugé assez bon pour moi.
L'idée qu'il m'était le plus difficile d'éloigner était celle, si cruelle, que, quoique j'eusse vu, Miles et Flora voyaient davantage : choses terribles, impossibles à deviner, et qui surgissaient des affreux moments de leur vie commune d'autrefois. De telles choses, naturellement, laissaient dans l'atmosphère, pour quelque temps, comme une glace superficielle que nous nous refusions à reconnaître, vociférant à l'unisson ; et, tous trois, après maintes répétitions, avions acquis un tel entraînement, que, chaque fois, pour indiquer la fin de l'incident, nous exécutions automatiquement les mêmes mouvements. En tout cas, il était frappant que les enfants vinssent régulièrement, sans la moindre raison, m'embrasser comme des fous, et ne manquassent jamais, l'un ou l'autre, de poser la précieuse question qui nous avait fait traverser plus d'un passage périlleux : « Quand pensez-vous qu'il viendra ? Ne croyez-vous pas que nous devrions lui écrire ? » Rien — l'expérience nous l'avait appris — ne valait cette demande pour chasser tout embarras. « Il », bien entendu, c’était l'oncle de Harley Street, et nous vivions dans la convention, abondamment exprimée, qu'il pouvait à tout instant arriver et se mêler à notre cercle. Il était impossible de donner moins d'encouragement à une doctrine qu'il ne l'avait fait à celle-ci, mais si nous n'avions pas eu le soutien de cette doctrine, nous nous serions privés, les uns et les autres, de quelques-unes de nos plus belles mystifications. Il ne leur écrivait jamais : c'était peut-être égoïste, mais cela faisait partie de la confiance flatteuse qu'il avait placée en moi, car la façon dont un homme rend à une femme son hommage le plus flatteur a tendance à n'être que l'accomplissement souriant d'une des lois sacrées de son confort personnel. Ainsi j'étais persuadée que je restais fidèle à ma promesse de ne jamais le troubler en donnant à entendre à nos jeunes amis que leurs lettres n'étaient que d'aimables exercices littéraires : elles étaient trop jolies pour être mises à la poste. Je les conservais pour moi ; je les possède encore toutes, à cette heure. Cette règle que je m'étais imposée ne servait qu'à augmenter l'effet satirique de leur perpétuelle supposition, qu'à tout instant il pouvait apparaître au milieu de nous. C'était exactement comme si nos jeunes camarades se rendaient compte du point auquel une telle visite, plus que tout le reste, aurait été embarrassante pour moi.
D'ailleurs, regardant en arrière, rien ne me paraît plus extraordinaire que le simple fait de n'avoir jamais perdu patience avec eux, en dépit de mes nerfs tendus et de leur triomphe latent. Adorables, oui, vraiment, ils devaient l'être, je le sens maintenant, puisqu'en ces jours passés je ne les haïssais point. Cependant, si le soulagement ne fût point survenu, mon exaspération, à la longue, ne m'eût-elle pas trahie ? Ceci importe peu, car le soulagement vint. Je le nomme « soulagement », bien que ce ne fût que celui que procure la rupture d'une corde trop tendue, ou le coup de tonnerre, un jour d'orage. Enfin, au moins, c'était un changement : et il arriva comme un éclair.