XXIII

 

Ce fut après son départ — elle me manqua, tout de suite — que la grande épreuve m'assaillit. Quoi que j'eusse espéré tirer de mon tête-à-tête avec Miles, je reconnus bien vite que j'en tirerais au moins un point de comparaison. De fait, aucune heure de mon séjour ne fut si chargée d'appréhension que celle où, étant descendue, j'appris que la voiture qui emmenait Mrs. Grose et ma plus jeune élève avait déjà passé la grille. Maintenant, me dis-je à moi-même, maintenant me voici face à face avec les éléments, et, pendant une grande partie de ce jour, tout en luttant contre ma faiblesse, je m'avouais à moi-même que je m'étais montrée bien téméraire. Le champ clos se rétrécissait autour de moi, et la situation me semblait d'autant plus menaçante que, pour la première fois, je voyais, sur d'autres visages, une réflexion confuse de la crise. Ce qui s'était passé répandait naturellement un vif étonnement : dans la soudaineté de la décision de ma compagne, nous n'avions pu expliquer que trop peu de choses, quelque peine que nous eussions prise. Hommes et femmes de service semblaient stupéfaits, et ma nervosité s'en aggrava d'autant, jusqu'au moment où je compris la nécessité de tirer de là, au contraire, un secours positif. En un mot, je n'évitai le naufrage total qu'en me cramponnant au gouvernail. Et je devins, ce matin-là, très hautaine et très sèche, simplement pour pouvoir supporter l'épreuve. J'entretins avec joie le sentiment de mes multiples responsabilités, et je laissai entendre que, livrée à moi-même, j'allais montrer une fermeté remarquable. Pendant une heure ou deux, je maintins cette attitude, allant et venant à travers la maison : je devais avoir l'air d'une personne préparée à tous les assauts. Et ainsi, au bénéfice de tous ceux que cela pouvait concerner, je paradais, le cœur plein d'inquiétude. La personne que cela semblait le moins concerner, ce fut, jusqu'à l'heure du dîner, le petit Miles lui-même. Mes allées et venues ne nous avaient pas mis en présence, mais elles avaient contribué à rendre plus manifeste le changement survenu dans nos relations, conséquence naturelle de la façon dont, le jour précédent, en me retenant auprès du piano, il m'avait, en faveur de Flora, jouée et ensorcelée. L'éclat de la publicité avait, naturellement, accompagné la claustration de la petite fille et son départ, — et le changement de nos relations se révélait par l'abandon du règlement de la salle d'études. Miles avait déjà disparu, lorsque, me rendant au rez-de-chaussée, j'avais ouvert sa porte, — et j'appris, en bas, qu'il avait déjeuné, en présence de deux servantes, avec Mrs. Grose et sa sœur. Puis il était sorti, pour faire un tour, avait-il dit ; et rien ne pouvait exprimer plus clairement, à ce qu'il me semblait, l'opinion bien franche qu'il professait sur la brusque transformation de mon rôle. Ce qu'il lui permettrait d'être, ce rôle, désormais, restait à régler : il y avait au moins un soulagement bizarre — je parle pour moi — à renoncer à une prétention. Bien des choses avaient, du tréfonds, surgi à la surface ; mais ce n'est peut-être pas trop fort de dire que celle qui avait surgi jusqu'à dominer toutes les autres était l'absurdité de prolonger la fiction que j'avais quelque chose à lui enseigner.

L'évidence n'était pas niable : par certaines petites manœuvres tacites, où il se montrait plus soucieux encore que moi-même de ma propre dignité, il m'avait fallu en appeler à lui pour me dispenser de chercher à atteindre sa véritable personnalité.

En tout cas, il la possédait maintenant, sa liberté ; jamais plus je n'y porterais atteinte. Je l'avais largement prouvé, le soir précédent, quand il m'avait rejointe dans la salle d'études, et que je n'avais fait aucune allusion, posé aucune question sur ce qui s'était passé pendant l'après-midi ; car à partir de ce moment, j'étais toute à mes autres idées ; et cependant, lorsqu'il arriva, enfin, la difficulté de les appliquer éclata à mes yeux, devant sa ravissante petite présence, sur laquelle tout ce qui était arrivé n'avait encore, à le voir, laissé ni ombre ni tache.

Afin de signaler à la domesticité la grande allure que je voulais faire régner, j'avais décrété que les repas que je prenais avec le petit seraient servis « en bas », ainsi que nous disions ; c'est pourquoi je m'installai, pour l'attendre, dans la pompe auguste de cette pièce, hors de la fenêtre de laquelle j'avais reçu de Mrs. Grose, ce premier dimanche si bouleversé, un éclair de ce qui ne pouvait qu'improprement s'appeler lumière. Ici, à présent, je sentais de nouveau — combien de fois ne l'avais-je pas senti ! — que mon équilibre dépendait de la victoire de mon impassible volonté… de ma volonté de fermer les yeux, aussi complètement que possible, à cette vérité : le cas que j'avais à traiter était révoltant et contre nature. Je ne pouvais tenir qu'en appelant, pour ainsi dire, « la nature » à mon secours et en me fiant à elle, en me disant que ma monstrueuse épreuve me poussait dans une direction anormale, sans doute, et déplaisante, — mais qu'elle ne demandait, après tout, pour y opposer un front serein, qu'un tour de vis supplémentaire à l'humaine et quotidienne vertu. Aucune entreprise, néanmoins, n'exigeait plus de tact que celle-ci, de suppléer à soi seule toute la nature. Et comment introduire un atome seulement de cette denrée, s'il fallait s'interdire toute allusion à ce qui s'était passé ? Et, d'un autre côté, toute allusion ne m'entraînerait-elle pas à plonger de nouveau dans l’obscur et abominable abîme ? Eh bien ! après quelque temps, une espèce de réponse se fit entendre ; et j'en trouvai la confirmation dans la perception aiguisée de ce qu'il y avait d'exceptionnel chez mon petit compagnon — et qui me frappa au point de n'en pouvoir douter, lorsqu'il me rejoignit. Il semblait vraiment qu'il eût trouvé, à cette heure même, comme il l'avait si souvent fait à ses heures de travail, encore une nouvelle et délicate manière de faciliter nos rapports. Ce fait, qui se manifesta dans notre solitude à deux avec un rayonnement particulier encore jamais atteint, n'apportait-il pas la lumière ? Ce fait qu'il serait absurde — puisque l'occasion, la précieuse occasion, était enfin là — de mépriser, auprès d'un enfant ainsi doué, le secours qui pouvait être arraché à sa souveraine intelligence ? Pour quelle fin son intelligence lui avait-elle été donnée, sinon pour son salut ? N'était-il pas licite, pour atteindre son esprit, de risquer un coup de main hardi sur son honneur ? Face à face dans la salle à manger, c'était, littéralement, comme s'il me montrait le chemin. Le rôti de mouton était sur la table, et j'avais congédié tout service. Miles, avant de s'asseoir, resta un instant debout, les mains dans les poches, regardant le rôti, à propos duquel il sembla prêt de faire quelque joyeuse plaisanterie. Mais ses paroles furent celles-ci :

« Dites-donc, ma chère, est-elle vraiment si malade ?

— La petite Flora ? Pas si malade qu'elle ne puisse bientôt se sentir beaucoup mieux. Londres la remettra. Bly ne lui convenait plus. Venez donc manger votre mouton. »

Il m'obéit, alertement, posa soigneusement son assiette devant lui, et quand il fut installé, continua :

« Est-ce que Bly est devenu si mauvais tout d'un coup ?

— Pas si subitement que vous pourriez croire. On voyait cela venir depuis quelque temps.

— Alors pourquoi ne l'avez-vous pas fait partir avant ?

— Avant quoi ?

— Avant qu'elle ne soit devenue trop malade pour voyager. »

Je fus prompte à la riposte.

« Mais elle n'est pas trop malade pour voyager. Elle le serait seulement devenue si elle était restée ici. C'était juste le moment à saisir. Le voyage dissipera la mauvaise influence — oh ! l'aplomb ne me faisait pas défaut — … et emportera tout.

— Je vois, je vois. »

Pour ce qui était d'avoir de l'aplomb, Miles en possédait également. Il commença son repas, avec cette exquise « tenue à table » qui, dès le premier jour de son arrivée, l'avait dispensé de toute admonestation vulgaire à ce sujet. Quel que fût le motif de son expulsion du collège, ce n'était pas qu'il mangeât mal. Aujourd'hui, comme toujours, il était irréprochable, mais, indubitablement, plus affecté. Il était clair qu'il essayait de considérer comme convenues plus de choses qu'il ne lui était possible d'admettre sans explication. Et il s'enfonça dans un paisible silence, tandis qu'il tâtait la situation. Le repas fut des plus courts : pour ma part, il ne fut qu'une feinte, et je fis rapidement desservir. Tant que cela dura, Miles se tint de nouveau debout, les mains dans les poches, me tournant le dos, regardant hors de la grande fenêtre à travers laquelle ce jour fatal, j'avais aperçu ce qui devait faire de moi une autre femme. Nous restâmes silencieux tant que la servante fut là, — aussi silencieux, pensais-je ironiquement, qu'un jeune couple en voyage de noces qui se sent intimidé par la présence du garçon. Miles ne se retourna que quand le « garçon » nous eut quittés :

« Eh bien ! nous voilà donc seuls !

— Oh ! plus ou moins ! »

J'imagine que mon sourire devait être plutôt pâle.

« Pas absolument. Nous n'aimerions pas cela, continuai-je.

— Non, je ne le pense pas. Bien entendu, les autres sont là.

— Les autres sont là — oui, les autres sont là, répondis-je, suivant sa pensée.

— Mais bien qu'ils soient là, reprit-il, toujours les mains dans les poches et planté devant moi, ils ne comptent pas beaucoup, n'est-ce pas ? »

Je luttais de mon mieux, mais je me sentais épuisée.

« Cela dépend de ce que vous appelez « beaucoup ».

— Oui… » Puis, avec la plus extrême conciliation : « Tout dépend de ça… »

Là-dessus, cependant, il se retourna de nouveau vers la fenêtre, et l'atteignit d'un pas indécis, nerveux et troublé. Il y resta un peu, le front appuyé à la vitre, contemplant ces imbéciles de massifs que je connaissais bien et toutes les mélancolies de novembre. J'avais toujours sous la main l'hypocrisie de mon « ouvrage », sous la protection duquel je gagnai le sofa. Je m'y installai, en essayant de me calmer, ainsi que j'avais fait souvent en ces moments d'angoisse que j'ai décrits, ces moments où je savais que les enfants se livraient à quelque chose d'où j'étais exclue ; et, docilement, je repris mon habituelle attente du pire. Mais comme mes regards s'attachaient sur le petit garçon, obstinément appuyé à la vitre, une impression extraordinaire se dégagea de ce dos tourné : et ce n'était rien moins que l'impression d'avoir cessé d'être exclue — en quelques minutes elle crût jusqu'à une intensité aiguë — et qui semblait doublée, en quelque sorte, de la perception que c'était positivement lui qui l'était. L'encadrement, les carreaux de la grande fenêtre lui étaient une espèce d'image d'une espèce d'échec. En tout cas, je le sentais arrêté devant une porte verrouillée — porte d'entrée, ou porte de sortie ? — Il était admirable, mais pas à son aise ; je m'en aperçus avec un frisson d'espérance.

Ne cherchait-il pas, à travers la vitre hantée, quelque chose qu'il ne réussissait pas à voir ? et n'était-ce pas, en toute cette affaire, la première fois que cette vision lui manquait ? Cela rendait son attitude anxieuse, bien qu'il se surveillât : il avait été mieux toute la journée, et, même à table, en dépit de ses gracieuses petites manières habituelles, il lui avait fallu tout son étrange génie enfantin pour masquer sa déconvenue. Quand enfin il se tourna vers moi, le génie semblait presque vaincu.

« Eh bien ! vraiment, je suis content que Bly me convienne, à moi !

— Vous me paraissez en avoir goûté, depuis vingt-quatre heures, pas plus mal que d'habitude. J'espère, continuai-je, bravement, que vous y avez pris plaisir.

— Oh ! oui, j'ai été loin, loin… à des lieues et des lieues d'ici. Je n'avais jamais été si libre. »

Vraiment, il avait un aplomb tout particulier, et je ne pouvais qu'essayer de me maintenir à son niveau.

« Eh bien ! aimez-vous cela ? »

Il sourit, puis, enfin, dans deux mots : « Êtes-vous ? » mit plus de profondeur que jamais je n'avais entendu mettre dans deux mots. Avant que j'eusse le temps de parer cette attaque, il continua comme s'il sentait avoir commis une impertinence qui devait être réparée :

« Rien ne peut être plus aimable que votre façon de prendre les choses : car naturellement, dans notre solitude de maintenant, c'est vous qui êtes le plus solitaire. Mais j'espère, ajouta-t-il, que cela vous importe peu.

— D'avoir affaire à vous ? demandai-je. Cher enfant, comment cela m'importerait-il peu ? Bien que j'aie renoncé à exiger votre compagnie, — vous me dépassez tellement, — j'en jouis, du moins, infiniment. Pour quelle autre raison resterais-je ? »

Il me regarda plus directement, et l'expression de son visage, devenue plus grave, me frappa comme la plus belle que j'eusse encore vue.

« Vous ne restez que pour cela ?

— Certainement. Je reste ici comme votre amie, et pour l'immense intérêt que je vous porte, jusqu'à ce que quelque chose puisse être fait pour vous qui en vaille davantage la peine. Il ne faut pas vous en étonner. »

Ma voix tremblait au point qu'il m'était impossible de le dissimuler.

« Ne vous rappelez-vous pas que je vous ai dit, le soir de l'orage, quand je suis venue m'asseoir sur le bord de votre lit, qu'il n'y avait rien dans le monde que je ne fisse pour vous ?

— Oui, oui. »

De plus en plus nerveux il devait maîtriser sa voix. Mais, plus habile que moi, il pouvait rire, en dépit de sa gravité, feignant que nous ne faisions que plaisanter.

« Oui… seulement, je croyais que vous me disiez cela pour arriver à me faire faire quelque chose pour vous.

— C'était, en partie, pour vous faire faire quelque chose, concédai-je, mais vous savez bien que vous n'en avez rien fait ?

— Ah oui ? — s'écria-t-il, avec une ardeur aussi vive qu'artificielle. — Vous désiriez que je vous dise quelque chose !

— C'est bien ça…, franchement et sans baraguigner : me dire ce qui vous tourmente, vous savez.

— Ah ! c'est donc pour cela que vous êtes restée ? »

Il parlait avec une gaieté à travers laquelle je saisissais encore une trace légère de colère et de rancune. Mais comment expliquer l'effet produit par l'implication — quelque éloignée qu'elle fût — de sa reddition ? C'était comme si ce que j'avais tant désiré ne fût enfin venu que pour m'étonner. « Eh bien ! oui, je puis l'avouer. C'est précisément pour cela. » Il demeura silencieux un si long temps que je supposai qu'il cherchait comment ruiner l'espérance sur laquelle je fondais ma conduite. Mais enfin, il dit, simplement :

« Vous voudriez que je vous le dise maintenant… ici ?

— Nous ne saurions trouver mieux, ni comme heure, ni comme lieu. »

Il regarda autour de lui avec malaise, et j'eus la rare — et bien curieuse — impression qu'apparaissait en lui le premier symptôme de l'approche d'une certaine crainte. Il semblait qu'il eût, soudainement, peur de moi : et je pensai que c'était peut-être le meilleur sentiment à lui inspirer. Pourtant, dans l'angoisse même de mon effort, ce fut en vain que je tentai d'être dure, et — avec une douceur qui touchait au grotesque — je m'entendis prononcer :

« Vous désirez tant que cela sortir de nouveau ?

— Horriblement. » Et il me sourit héroïquement, son touchant courage d'enfant souligné par la subite rougeur qui révélait sa souffrance. Il avait ramassé son chapeau, qu'il avait apporté avec lui en entrant, et le tortillait d'une façon qui me remplit — au moment de toucher au port — d'une horreur perverse pour ce que je faisais : quelque moyen que j'employasse, je commettais un acte de violence, car que faisais-je, sinon pénétrer d'une idée de grossièreté et de culpabilité une petite créature sans défense qui m'avait révélé la possibilité de rapports délicieux ? N'y avait-il pas de la bassesse à créer dans cet être exquis un malaise absolument étranger à sa nature ? Je crois que je vois maintenant dans la situation une netteté qu'elle n'avait pas alors, car la lueur que je distingue dans nos pauvres yeux prophétisait une angoisse qui était encore à venir. Ainsi nous tournions dans un cercle, chargés de terreurs et de scrupules, lutteurs qui n'osaient pas en venir aux mains. Mais c'était pour l'autre que chacun craignait ! Cela nous laissa un peu plus longtemps dans l'attente et sans blessures.

« …Je vous dirai tout, dit Miles, je veux dire que je vous dirai tout ce que vous désirez. Vous resterez avec moi, et tout ira bien, et je vous dirai — oui, je vous dirai tout. Mais pas maintenant.

— Pourquoi pas maintenant ? »

Mon insistance le détourna de moi et le ramena une fois de plus à la fenêtre : un tel silence régnait entre nous qu'on eût entendu tomber une épingle. Puis, il vint de nouveau à moi avec l'air de quelqu'un attendu au-dehors par une personne avec qui il fallait compter.

« Il faut que je voie Luc. »

Jamais encore je ne l'avais contraint à proférer un mensonge aussi bas, et je me sentis envahie d'une confusion proportionnée. Mais, tout horribles qu'ils fussent, ses mensonges contribuaient à faire la vérité. Songeuse, j'achevai quelques mailles de mon tricot.

« Eh bien ! allez trouver Luc, et j'attendrai ce que vous me promettez : seulement, en revanche, contentez, avant de me quitter, une requête beaucoup plus modeste. »

Il me regarda, comme si le sentiment d'avoir remporté un si grand succès lui permettait de marchander :

« Beaucoup plus modeste ?

— Oui… à peine la fraction d'un entier. Dites-moi… — j'étais très calme, toute occupée de mon ouvrage, et je jetai négligemment : — … si hier après-midi, sur la table du hall, vous auriez pris, vous savez bien, ma lettre ? »