Il est arrivé survolté sur ses petits pieds d’homme d’affaires. « Eh bien, eh bien, eh bien, vous voilà parés au décollage, tranquilles comme Baptiste. Qu’est-ce que vous en dites, Ed, vous avez envie de partir avec eux ? » Ed White s’est contenté de sourire en faisant « non » de la main. Beverly, elle, ne se serait pas fait prier. Elle glissait des allusions, depuis quelques jours, du genre : « Je ne vous gênerais pas… » Frank et elle étaient amis d’enfance. Il lui avait tiré les nattes, il avait poussé son cerceau avec son frère Bob dans les ruelles de la ville ; plus tard, ils avaient fait les fous au lycée, ces lycées de la jeunesse dorée de Denver, que Neal n’avait pas connus. « Drôle de trio, tout de même », a dit Brierly. « Je ne l’aurais pas imaginé il y a quelques années. Neal, qu’est-ce que vous vous proposez de faire de ces deux individus, vous pensez les conduire jusqu’au pôle Sud ? — Ah ah ah, oui, c’est ça ! » Neal a détourné le regard, Brierly aussi. On est restés assis au soleil, dans la chaleur, tous les six, et on n’a plus rien dit. « Bon, a lancé Brierly, il faut croire que tout a un sens. Je veux vous voir revenir entiers, tous les trois, sauf si vous vous perdez dans la jungle avec une Indienne et que vous finissez vos jours à faire de la poterie devant une case. Je trouve que vous devriez vous arrêter voir Hal à Trinidad, en chemin. Je ne vois plus rien à ajouter, sinon bonne année. Je me doute que vous partiriez bien avec eux, Beverly ? Mais vous feriez mieux de rester à Denver, selon moi. Qu’est-ce que vous en dites, Ed Eh ? » Brierly était un type qui méditait toujours sur tout. Le Maître de la Danse Macabre a pris sa serviette, et il s’est disposé à partir. « Vous connaissez l’histoire des nains qui voulaient grimper à l’assaut du géant ? Elle vole pas haut. Ou celle de… Bon, allez, ça suffit, non ? » Il nous a tous regardés avec un petit sourire. Il a ajusté son panama sur sa tête. « J’ai rendez-vous en ville, je vous dis au revoir. » On s’est serré la main. Il parlait encore en retournant à sa voiture. On ne l’entendait plus, mais il disait quelque chose. Un petit garçon est passé sur son tricycle. « Joyeux Noël, toi. Il vaudrait mieux que tu restes sur le trottoir, tu ne crois pas S’il passe une voiture, elle va te réduire en bouillie. » Le petit fonçait le long de la rue, visage braqué sur l’avenir. Brierly est monté dans sa voiture, il a fait un demi-tour, et a balancé une dernière vanne au gamin : « Quand j’avais ton âge, je ne doutais de rien, moi non plus. Je prenais mes pâtés de sable pour des chefs-d’œuvre de l’architecture, hein ? » Brierly et le petit garçon ont disparu en tournant le coin, lentement, et on puis on l’a entendu lancer la voiture vers ses affaires. Il était parti. Alors Neal, Frank et moi, on est montés dans le vieux tas de ferraille qui nous attendait le long du trottoir, on a claqué toutes les portes déglinguées, et puis on s’est retournés pour dire au revoir à Beverly. On déposerait Ed, qui habitait en dehors de la ville. Bev était en beauté, ce jour-là, avec ses longs cheveux blonds de Suédoise et ses taches de rousseur qui ressortaient au soleil. Elle ressemblait tout à fait à la petite fille qu’elle avait été. Ses yeux s’embuaient. Elle nous rejoindrait peut-être plus tard avec Ed si… elle ne l’a pas fait. Au revoir, au revoir. On s’est arrachés. On a déposé Ed devant sa maison, aux abords de la ville, dans un nuage de poussière. Je me suis retourné pour le regarder s’éloigner sur fond de plaine. Ce drôle de type est bien resté deux minutes à nous regarder, nous, sur fond de plaine, en pensant Dieu sait quelles pensées attristées. Sa silhouette s’amenuisait, s’amenuisait, jusqu’à ne plus devenir qu’un point, et il restait là, immobile, une main sur la corde à linge, tel le capitaine parmi ses gréements, à nous regarder. Neal et Frank, sur le siège avant, parlaient avec animation, mais moi je me tordais le cou pour ne pas perdre Ed de vue, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien d’humain qu’une absence de plus en plus criante dans l’espace, et quel espace, cette perspective vers l’Est et le Kansas, qui menait jusque chez moi, à Long Island, dans le mystère de ces espaces dévorants. « Ed nous regarde encore », j’ai dit. Mais à ce moment-là on a pris à gauche, et on ne l’a plus vu. Il m’avait manqué, quand il avait pris le bateau, et il me manquait de nouveau. À présent, on pointait le nez de notre bringuebalante vers le Sud, cap sur Castle Rock, Colorado dans le soleil rougissant, les Rocheuses ressemblaient à des brasseries de Brooklyn aux crépuscules de novembre. Tout là-haut, dans le violet de la roche, quelqu’un marchait, marchait, mais on ne le voyait pas. C’était peut-être le vieillard chenu que j’avais pressenti, des années plus tôt, sur les sommets. Mais il se rapprochait de moi, à présent, même s’il restait sur mes talons. Et Denver s’est éloignée, derrière nous, cité de sel, ses fumées délitées dans l’atmosphère, dissoutes à nos regards. On était en mai, et comment imaginer que l’après-midi paisible du Colorado, avec ses fermes, ses canaux d’irrigation, ses vallons ombragés où les gamins vont à la baignade puisse engendrer un insecte aussi énorme que celui qui a piqué Frank Jeffries Accoudé à la portière déglinguée, il roulait sans s’en faire, tout heureux de parler avec nous, quand une bestiole est venue lui voler dans le bras et lui enfoncer son dard dans la chair si profondément qu’il a poussé un hurlement. L’insecte avait surgi de l’après-midi américaine. Frank s’est donné des claques sur le bras, il a extrait le dard, et au bout de quelques minutes ça s’est mis à enfler. Il disait que ça lui faisait mal. On ne voyait pas du tout ce que ça pouvait être, Neal et moi. Restait à voir si le bras allait désenfler. On était partis vers l’inconnu du Sud, et on n’avait pas quitté sa ville natale depuis cinq bornes, le pauvre berceau de son enfance, qu’un bizarre insecte exotique et paludéen surgissait de marigots occultes pour jeter l’effroi dans nos cœurs. « Qu’est-ce que c’est ? — J’ai jamais entendu dire qu’un insecte d’ici puisse causer une enflure pareille ! — Merde alors. » Mauvais augure, mauvais présage pour notre virée. Tel était l’adieu de notre terre natale. D’ailleurs, cette terre natale, la connaissions-nous si bien ? On a continué à rouler. Le bras de Frank allait de mal en pis. On allait s’arrêter au premier hôpital pour lui faire faire une piqûre de pénicilline. On a traversé Castle Rock, et on est arrivés dans Colorado Springs à la nuit. L’immense silhouette sombre de Pike’s Peak se dressait à notre droite. On a pris l’autoroute de Pueblo à toutes blindes. « J’ai fait du stop des milliers de fois sur cette route, a dit Neal. Je me planquais très exactement derrière ce grillage, une nuit, quand j’ai pris peur, Dieu sait pourquoi. » On a décidé de se raconter notre vie, mais l’un après l’autre, en commençant par Frank. « On n’est pas rendus, a dit Neal en guise de préambule, donc il faut pas que tu te censures, il faut que tu précises les moindres détails qui te viennent à l’esprit, et encore, tout ne sera pas dit. » « T’emballe pas, t’emballe pas », il a enjoint à Frank, qui avait commencé son histoire. « Il faut que tu te détendes, aussi. » Frank s’est lancé dans le récit de sa vie pendant qu’on fonçait dans le noir. Il a commencé par ses expériences en France, mais, pour venir à bout des complications croissantes, il lui a fallu reprendre au début, son enfance à Denver. Lui et Neal comparaient les fois où ils s’étaient aperçus quand ils traçaient sur leurs vélos. Frank était nerveux, fébrile. Il voulait tout raconter à Neal. À présent, Neal était l’arbitre, l’aîné, le juge, l’auditeur, celui qui approuvait d’un signe de tête. « Oui, oui, continue, s’il te plaît. » On a dépassé Walsenburg, et puis Trinidad, où Hal Chase se trouvait quelque part le long de la route, autour d’un feu de camp avec Ginger, et peut-être une poignée d’anthropologues, à raconter sa vie aujourd’hui comme hier, bien loin de se douter que nous passions en cet instant précis sur l’autoroute du Mexique, en nous racontant la nôtre. Ô triste nuit américaine. On entrait au Nouveau-Mexique, et, en dépassant les rochers arrondis de Raton, on s’est arrêtés dans un diner, la faim au ventre, pour dévorer des hamburgers — on en a enveloppé un dans une serviette, pour le garder jusqu’à la frontière. « L’État du Texas s’étend devant nous dans le sens de la hauteur, Jack, m’a dit Neal. Jusqu’à présent, on l’a toujours pris dans le sens de la largeur, mais c’est pas plus court. On va y entrer d’ici quelques minutes, et on ne le quittera pas avant demain soir cette fois, et encore, à condition de ne jamais s’arrêter. Rends-toi compte. » On a repris la route. Sur l’immense plaine de la nuit était sise la première ville du Texas, Dalhart, que j’avais traversée en 1947. Elle étincelait au ras de la terre obscure, à quelque soixante-dix bornes. C’était un paysage de broussailles et de friche. À l’horizon montait la lune. On l’a vue s’arrondir, devenir énorme, se rouiller, se dorer, et rouler sur les plaines jusqu’au petit matin, où l’étoile du Berger lui a volé la vedette, tandis que la rosée soufflait par les vitres — et on traçait toujours. Après Dalhart, village désert gros comme une boîte d’allumettes, on a foncé sur Amarillo, qu’on a atteint au matin, parmi les prairies mendigotes dont les hautes herbes ondoyaient naguère, en 1910, autour de quelques malheureuses tentes en peau de buffle. À présent, on y trouvait bien évidemment des pompes à essence et des juke-box de 1950 à la trogne chamarrée, qui vous déversaient d’abominables rengaines moyennant 10 cents. De Marillo à Childress, au Texas, Neal et moi on a arpenté des rayons de bibliothèques pour l’édification de Frank, qui nous avait demandé cet inventaire parce qu’il était curieux. À Childress, sous la chaleur du soleil, on a tourné plein sud le long d’une petite route, et on a continué à travers les friches sans fin vers Paducah, Guthrie et Abilene, Texas. Là Neal a dû aller dormir, et Frank et moi on est passés à l’avant pour prendre le volant. La vieille bagnole chauffait, boppait et bouffait la route avec pugnacité. D’immenses nuées de vent nous grésillaient au pare-brise, luminescentes. Frank déroulait toujours l’histoire de sa vie, Monte-Carlo et Cagnes-sur-mer, des coins d’azur, près de Menton, visages basanés entre des murs blancs. Le Texas est indéniable : on est entrés moteur chauffant dans Abilene et tout le monde s’est réveillé pour jeter un coup d’œil. « Vous imaginez vivre dans ce patelin, à des milliers de bornes des villes, you-hou, là-bas près des voies, cette vieille Abilene, où on embarquait les vaches dans les trains de bétail en faisant le coup de feu, et on buvait jusqu’à avoir les yeux qui larmoyaient. Regardez-moi ça ! » a braillé Neal par la vitre ouverte, bouche tordue. Au Texas comme ailleurs, il ne se gênait pas. Des Texans au visage rougeaud passaient d’un pas rapide sur les trottoirs brûlants, sans faire attention à lui. On s’est arrêtés manger au bord d’une route, au sud de la ville. La nuit semblait encore à des années-lumière quand on est repartis pour Coleman et Brady — on était au cœur du Texas, vastes déserts de brousse, avec de temps en temps une maison près d’un ruisseau assoiffé, une déviation de soixante-dix bornes sur une piste de terre battue, dans une chaleur sans fin. « Les torchis du Mexique sont encore très loin », a dit Neal d’une voix somnolente sur la banquette arrière, « alors tenez le cap, les gars, et avant l’aube on embrassera des senoritas parce que cette vieille Ford elle roule encore, quand on sait lui parler et la prendre par la douceur, bon, d’accord, le train arrière est prêt à se décrocher, mais vous bilez pas pour ça avant qu’on arrive. Heeyeah ! » Là-dessus il s’est endormi. J’ai pris le volant, et je ne l’ai pas lâché jusqu’à Fredericksburg, traversant une carte que je connaissais bien, puisque c’était là que Louanne et moi on s’était trouvés main dans la main, un matin de neige, en 1949 — où était-elle, Louanne, à présent « Joue », a crié Neal dans son sommeil il devait être en train de rêver du jazz de Frisco, ou peut-être du mambo mexicain qui nous attendait. Frank parlait, parlait. Neal avait remonté le mécanisme de sa mémoire la veille, il ne s’arrêtait plus. Il était en Angleterre, à présent, et me racontait ses aventures d’auto-stoppeur sur une route anglaise, entre Londres et Liverpool, cheveux longs fute en loques, embarqué par de drôles de camionneurs anglais. Les yeux nous brûlaient à force de prendre dans la figure tous les mistrals de ce vieux Texas-cul du monde, mais on avait du cœur au ventre et on savait qu’on arriverait, à longueur de temps. La voiture ne montait qu’à soixante, et encore, avec la tremblote. Après Fredericksburg, on a dévalé les hautes plaines du Texas dans le noir, jusqu’aux bassins de chaleur du Rio Grande. San Antone était droit devant nous. « Il sera largement passé minuit quand on arrivera à Laredo », nous a prévenus Neal. L’impatience de découvrir San Antone nous tenait éveillés. Plus on descendait vers le sud, plus il faisait chaud dans cette nuit voluptueuse. Des insectes s’écrasaient contre notre pare-brise. « On descend vers le pays chaud, les gars, le pays des rats du désert et de la téquila, et c’est la première fois que je vais me trouver si bas au Texas », a dit Neal, émerveillé de la chose. « Bon Dieu, c’est là que vient mon père, en hiver, pas fou le vieux clodo. » Tout à coup, au bas d’une pente de sept bornes dans une chaleur tropicale, on a vu les lumières de San Antonio devant nous. On sentait bien que la ville se trouvait jadis en territoire mexicain. Sur le bord de la route, les maisons étaient différentes, les stations-service en plus triste état, les éclairages plus rares. Neal a pris le volant avec délices, pour nous faire entrer dans San Antonio en gloire. On est arrivés par un dédale de baraques mexicaines délabrées, sans soubassement, avec des rocking-chairs sur le perron. On s’est arrêtés à une station-service dingue pour faire graisser la voiture. Les Mexicains étaient plantés sous la lumière brûlante d’ampoules nues, noircies par les papillons ils plongeaient la main dans une glacière, en tiraient des bouteilles de bière et lançaient l’argent au vendeur. Des familles entières traînaient là, comme ça. Tout autour, il y avait des baraques avec des arbres pleureurs, une odeur de cannelle à te tourner la tête flottait dans la nuit. Des adolescentes mexicaines déchaînées sont arrivées avec des garçons. « Hoo ! a crié Neal. Si ! Manana ! » On entendait de la musique de tous les côtés, toutes sortes de musiques. Frank et moi, on a bu plusieurs bouteilles de bière, on était torchés. On était sur le point de quitter l’Amérique, et pourtant on y était encore tout à fait, au comble de son délire. Des bagnoles passaient à toutes blindes.

San Antonio, ah-haa ! « Bon, les gars, écoutez-moi bien. On ferait pas plus mal de glander une paire d’heures ici, alors autant chercher un hôpital pour le bras de Frank, donc toi et moi, Jack, on va explorer un peu ces rues — regarde-moi ces maisons, en face, tu vois tout leur séjour, avec les belles nanas allongées en train de lire Confidences, pfiou ! Venez, on y va ! » Pendant un moment, on a roulé au hasard, en demandant aux gens la direction de l’hôpital le plus proche. Il se trouvait aux abords du centre ville, où les quartiers étaient plus pimpants, plus américains, avec quelques semi-gratte-ciel, abondance de néons, drugstores affiliés à une chaîne, ce qui n’empêchait pas les voitures de débouler depuis l’obscurité, comme si le code de la route restait à inventer. On s’est garés devant l’hôpital, et je suis entré avec Frank voir un interne pendant que Neal se changeait dans la voiture. Le hall était bondé de pauvresses mexicaines, certaines enceintes, d’autres malades, ou portant au bras leur enfant malade. C’était triste. J’ai pensé à la pauvre Bea Franco, en me demandant ce qu’elle était en train de faire en ce moment. Frank a dû attendre une bonne heure avant qu’un interne vienne examiner son bras. L’infection qu’il avait attrapée portait un nom, mais on aurait été bien en peine de le répéter. On lui a fait une piqûre de pénicilline. Pendant ce temps-là, Neal et moi, on est allés explorer les rues de San Antonio-du-Mexique. La nuit était douce et parfumée à ne pas croire, et noire, et mystérieuse, effervescente. Des silhouettes de filles en bandana blanc surgissaient de l’obscurité. Neal avançait à pas de loup, sans mot dire. « Ah, c’est trop beau pour tenter quoi que ce soit », il a chuchoté. « Avançons sans bruit, ne perdons rien du spectacle. Mate, mate, ah, ce délire, une académie de billard, à San Antonio ! » On est entrés aussitôt. Une douzaine de gars, tous mexicains, poussaient les boules sur trois billards. Neal et moi, on s’est payé des cocas, et on est allés mettre de la tune dans le juke-box pour entendre Wynonie Blues Harris, Lionel Hampton et Lucky Millinder, histoire que ça balance. Neal m’a fait signe d’ouvrir l’œil. « Mate un peu à présent, juste du coin de l’œil, tout en écoutant et en respirant cet air si doux, comme tu dis. Mate-moi ce môme-là, l’infirme qui joue à la première table. Il se fait charrier par tout le bistrot, tu vois, il s’est fait charrier toute sa vie. Les autres sont impitoyables avec lui, et pourtant ils l’adorent. » L’infirme était un nain difforme, avec un beau visage, une tête beaucoup trop grosse pour son corps, dans laquelle ses immenses yeux bruns luisaient d’un éclat humide. « Tu vois pas, Jack, un Jim Holmes mex, de San Antonio C’est partout pareil, regarde, ils lui mettent des coups sur les fesses avec la queue de billard. Écoute-les rire, ha ha ha. Tu vois, il veut gagner la partie, vise, vise ! » On a regardé le jeune nain au visage d’ange tenter un coup décisif. Il avait misé quarante cents. Il a raté. Les autres ont hurlé de rire. « Ah la la, mec, regarde bien, à présent », m’a dit Neal. Ils l’avaient pris par la peau du cou et se le repassaient en le malmenant pour rire. Il gueulait comme un putois. Il est sorti dans la nuit, précautionneusement, mais non sans lancer derrière lui un regard tendre et timide. « Ah mec, j’aimerais bien le connaître, ce petit gars cool, savoir ce qu’il pense, avec quelles filles il va… ah, mec, l’air d’ici me défonce… » On est sortis naviguer au jugé sur plusieurs pâtés de maisons sombres et mystérieux. D’innombrables maisons se cachaient derrière le fouillis de verdure de leur jardin-jungle ; on apercevait l’image fugitive d’une fille, des filles dans leur séjour, des filles sur leur perron, des filles dans les buissons avec les garçons. « Je me serais jamais douté que San Antonio était si dingue ! Tu te rends compte, qu’est-ce que ça va être au Mexique Allez, viens, on y va ! » On est retournés vite fait à l’hôpital. Frank était prêt, il disait se sentir beaucoup mieux. On l’a pris par l’épaule, et on lui a raconté tout ce qu’on venait de faire. À présent, on était parés pour les deux cents bornes qui nous séparaient encore de la frontière magique. On a sauté dans la bagnole, c’était parti. J’en étais arrivé à un tel degré de fatigue que j’ai dormi jusqu’à Laredo, en ouvrant l’œil au moment où ils se garaient devant une cafétéria, à deux heures du matin. Neal a soupiré : « Ah, c’est le bout du Texas, le bout de l’Amérique, après on sait plus rien. » Il faisait une chaleur terrible, on était tous en eau. Pas la moindre rosée nocturne, pas un souffle d’air, rien que des milliards d’insectes qui s’écrasaient contre toutes les lampes, et l’odeur putride d’un fleuve en chaleur, tout proche dans la nuit, le Rio Grande, issu de la fraîcheur des Rocheuses, qui va s’anéantir en vallées planétaires, mêlant ses moiteurs aux marigots du Mississippi dans le Golfe immense. Ce matin-là, Laredo avait des allures louches : des taxis de tous poils, des rats de frontière traînaient en quête de la bonne affaire. Or, à cette heure, il était trop tard. On touchait le fond, la lie de l’Amérique, là où atterrissent les canailles, là où échouent les désorientés, en quête d’un point de chute où filer en douce. On sentait couver la contrebande dans l’air lourd et sirupeux. Les flics étaient rougeauds, moroses, en sueur, ils ne la ramenaient pas. Les serveuses étaient malpropres, écœurées. De l’autre côté, on devinait la présence colossale du continent Mexique, on croyait sentir l’odeur des millions de tortillas en train de frire, toutes fumantes dans la nuit. On n’avait pas la moindre idée de ce à quoi le Mexique ressemblait, en fait. On se retrouvait au niveau de la mer, et, quand on a voulu manger un en-cas, on a eu du mal à l’avaler. Impossible de finir nos assiettes ; j’ai quand même mis les restes dans une serviette pour la route. On était mal, tristes. Mais tout a changé dès qu’on a passé le mystérieux pont sur le fleuve, et qu’on s’est trouvé en sol mexicain, ne serait-ce que sur cette voie douanière. De l’autre côté de la rue, c’était le Mexique. On écarquillait les yeux, médusés. À notre grande surprise, c’était exactement l’idée qu’on s’en faisait. Il était trois heures du matin, et des gars en chapeaux de paille et pantalons blancs traînaient par douzaines le long des façades lépreuses. « Regar… dez-moi… ces… gars a dit Neal. Ouu, attendez, attendez. » Les douaniers mexicains sont arrivés avec un petit sourire, et nous ont courtoisement priés de sortir nos bagages. On s’est exécutés. On n’arrivait pas à détacher les yeux du trottoir d’en face. On avait hâte de s’y précipiter pour se perdre dans le mystère de ces rues espagnoles. On n’était qu’à Nuevo Laredo, on se serait cru à Barcelone. « Ils se couchent jamais, ces mecs », a dit Neal. On s’est empressés de faire viser nos papiers. Les Mexicains nous ont prévenus de ne plus boire d’eau du robinet dès la frontière franchie. Ils ont examiné nos bagages sans conviction. Ils ne ressemblaient guère à des douaniers. Ils étaient nonchalants, délicats dans leurs gestes. Neal ne les quittait pas des yeux. « T’as vu les flics, dans ce pays, non, j’y crois pas, je rêve ! » il a dit en se frottant les yeux. Et puis il a fallu changer de l’argent. On a vu des gros tas de pesos sur une table, et on a appris qu’il en fallait à peu près huit pour faire un dollar américain. On a changé presque tout notre argent, et on a fourré les grosses liasses dans nos poches avec délectation. Ensuite, on s’est tournés vers le Mexique, un peu timides, un peu médusés, sous le regard de douzaines de Mexicains, à l’abri de leurs chapeaux à larges bords, dans la nuit. Derrière eux, la musique, les restaurants ouverts toute la nuit, crachant la fumée par leurs portes. « Pfiou ! » a sifflé Neal tout bas. « C’est bon ! » a dit le douanier mexicain avec un petit sourire. « Vous êtes en règle, les jeunes. Allez-y. Bienvenue Mexique. Amusez-vous bien. Gardez l’œil sur sous. Gardez l’œil sur route en conduisant. Je vous dis personnellement. Je m’appelle Red, tout le monde il m’appelle Red, vous aurez qu’à demander Red. Régalez-vous. Vous en faites pas. Tout va bien. — Oui, oui, oui ! » a piaillé Neal. On a traversé la rue pour entrer au Mexique, à pas de loup. On a laissé la voiture en stationnement, et, tous trois de front, on a pris la rue espagnole au milieu des loupiotes crasseuses. Il y avait des vieux assis sur leur chaise, dans la nuit on aurait dit des fumeurs d’opium chinois, des devins. Personne ne nous regardait à proprement parler, et pourtant ils ne perdaient rien de nos faits et gestes. On a tourné à gauche, et on est entrés dans un boui-boui enfumé où un juke-box des années trente jouait de la musique de campesinos. Des chauffeurs de taxis mexicains en bras de chemise, des hipsters en chapeaux de paille, assis sur des tabourets, dévoraient un magma de tortillas, de haricots, de tacos et Dieu sait quoi encore. On a pris trois bouteilles de bière bien fraîche, et appris du même coup que la bière se disait « cerveza » ; ça coûtait trente cents, soit dix cents l’une. On s’est acheté des paquets de cigarettes à six cents. On n’arrêtait pas de contempler notre fabuleuse monnaie mexicaine, si avantageuse, de jouer avec, en regardant autour de nous, et en souriant à tout le monde. Derrière nous, le continent américain, et tout ce que Neal et moi on avait appris de la vie, et de la vie sur la route. On l’avait enfin trouvé, le pays magique, au bout de la route, et sa magie dépassait de loin toutes nos espérances. « Tu te rends compte, ces gars encore debout à pas d’heure de la nuit », m’a chuchoté Neal, « et ce vaste continent, qui nous attend, avec l’énorme Sierra Madre qu’on a vue dans les films, et les jungles, et tout le plateau du désert, qui est aussi grand que le nôtre, et qui descend jusqu’au Guatemala, et Dieu sait où, whou ! Qu’est-ce qu’on va faire, qu’est-ce qu’on va faire ? Allez, on bouge ! » On est retournés à la voiture. Un dernier regard sur l’Amérique, de l’autre côté des lumières brûlantes du pont sur le Rio Grande, et on lui a tourné le dos et le pare-choc, on s’est arrachés. Aussitôt, on s’est retrouvés dans le désert, et on n’a pas croisé la moindre lumière, la moindre voiture pendant soixante-dix bornes, en traversant la plaine. À ce moment-là, l’aube descendait sur le golfe du Mexique, et on a vu les premières silhouettes fantomatiques des yuccas et des candélabres, de tous les côtés. « Quel pays sauvage ! » j’ai dit d’une voix étranglée. Neal et moi, on était bien réveillés. Frank, qui était déjà allé à l’étranger, dormait paisiblement sur la banquette arrière. Neal et moi, on avait tout le Mexique devant nous. « Maintenant, Jack, on laisse tout derrière nous, pour entrer dans une phase nouvelle et inconnue. Après toutes ces années, les bons moments et les sacrés quarts d’heure, nous voilà ici ! Il est maintenant possible de ne plus penser à rien d’autre, et d’avancer, menton levé comme ça, tu vois, pour comprendre le monde comme, à dire vrai, les autres Américains n’ont pas su le faire avant nous — ils sont bien passés par ici, non ? pendant la guerre du Mexique, ils ont pris par ici, avec leurs canons. — Cette route », j’ai dit, « c’est aussi l’itinéraire des vieux hors-la-loi américains, qui passaient la frontière cap sur Monterrey, alors si tu regardes ce désert gris et que tu imagines le fantôme d’un vieux brigand de Tombstone au galop vers l’exil, solitaire, dans l’inconnu, tu verras encore… — C’est le monde » a dit Neal. « Mon Dieu ! » il a dit en claquant son volant. « C’est le monde, on peut aller jusqu’en Amérique du Sud si la route y va. Tu te rends compte, bordel de nom de Dieu ! » On a continué à bomber. L’aube s’est déployée aussitôt, illuminant le sable blanc du désert, et quelques huttes par-ci par-là, au loin, en retrait de la route. Neal a ralenti pour les observer. « C’est des vraies huttes déglinguées, mec, comme on en trouve dans la vallée de la Mort, et bien pires, ces gens se fichent des apparences. » Le premier village de quelque importance apparaissant sur la carte s’appelait Sabinas Hidalgo. On avait hâte d’y être. « Et la route est pas différente de la route américaine, s’est écrié Neal, sauf qu’il y a un truc dingue, tu remarqueras, tiens, ici, les bornes te donnent la distance jusqu’à Mexico, c’est la seule ville du pays, quoi, tu vois, toutes les routes y mènent. » Il ne nous restait plus qu’un millier de kilomètres pour atteindre cette capitale. « Nom de Dieu, faut que j’y aille ! » a crié Neal. Mes yeux se sont fermés un instant, tellement j’étais claqué, mais je l’ai quand même entendu cogner sur son volant, et dire « Bon Dieu ! », « Quel pied ! », « Ah, ce pays ! ». Après avoir traversé le désert, on est arrivés à Sabinas Hidalgo vers sept heures du matin. On a ralenti un maximum pour voir le spectacle, on a réveillé Frank sur le siège arrière. On s’est redressés pour ne rien perdre. La rue principale était boueuse, pleine d’ornières, de chaque côté on voyait des façades de torchis, sales et délabrées. Des ânes allaient leur train, avec leur charge sur le dos. Des femmes pieds nus nous regardaient, depuis leurs seuils obscurs. C’était incroyable. La rue grouillait de gens à pied, qui partaient travailler aux champs. Des vieux à la moustache en croc nous dévisageaient. Ces trois Américains barbus et déguenillés les intriguaient, eux qui avaient l’habitude de voir des touristes bien vêtus. On s’est trimbalés dans Main Street à quinze à l’heure, pour ne rien perdre du spectacle. Un groupe de filles s’est avancé devant nous, comme on passait cahin-caha, l’une d’entre elles nous a dit : « Où tu vas, mec ? » Je me suis tourné vers Neal, sidéré.

« Tu as entendu ce qu’elle vient de dire ? » Il était tellement scié qu’il continuait de conduire au ralenti. « Oui, j’ai entendu, et comment que j’ai entendu, nom de d’là. Oh la la, oh bon sang. Je sais pas quoi faire tellement ce monde matinal me réjouit, m’attendrit. Enfin, on est au paradis. Ça pourrait pas être plus cool, ça pourrait pas être plus grandiose, ça pourrait pas être plus quoi que ce soit. — Eh ben retournons les prendre — Oui », a dit Neal en continuant de rouler au pas. Il était baba de ne pas avoir à subir les contraintes qu’il aurait subies chez nous. « Mais y en a trois millions, sur cette route, Bon Dieu ! » Néanmoins, il a fait demi-tour et s’est arrêté à la hauteur des filles. Elles partaient aux champs, elles nous ont souri. Neal les a dévisagées de son regard de pierre. « Bon sang », il a marmonné dans sa barbe. « OOh c’est trop beau pour être vrai. Des filleus, des filleus. Or justement, Jack, en ce point de ma vie, dans mes dispositions, je mate l’intérieur de ces maisons au passage… ces portes déglinguées, quand on regarde à l’intérieur on voit des paillasses, et des petits gosses à la peau brune endormis qui commencent à se réveiller, et la mère, qui prépare le petit déjeuner dans des marmites en fer, et t’as vu les volets qu’ils ont à la place des fenêtres, et les vieux, alors là, les vieux ils sont trop cool, ils sont grandioses, ils se fichent de tout. Le soupçon est inconnu, ici, ils ne savent pas ce que c’est. Tout le monde est cool, ils te regardent tous bien en face, de leurs yeux noirs ; ils ne disent rien, ils te regardent, mais dans ce regard passe toute leur humanité, en douceur, avec discrétion. Tu te rends compte toutes les histoires idiotes qu’on lit sur le Mexique, et l’humble paysan, toutes ces conneries… et ces conneries sur les émigrés aussi… alors qu’en fait les gens sont simples, gentils, sans baratin. J’en reviens pas. » Lui qui avait été à la rude école de la route et de la nuit était venu voir le monde. Accroché à son volant, il roulait au pas en regardant de chaque côté. On s’est arrêtés prendre de l’essence à la sortie de Sabinas Hidalgo. Une congrégation de fermiers du coin, chapeaux de paille, moustaches en croc, vociféraient devant les pompes antiques. À travers champs, un vieillard cheminait, poussant devant lui un âne, avec sa baguette. Le soleil se levait pur, sur la pureté des travaux et des jours. Nous sommes repartis vers Monterrey. Les hautes montagnes couronnées de neige se dressaient devant nous on a foncé vers elles. Une brèche s’est ouverte, qui laissait passage à un col en lacets, et on s’y est engouffrés. Au bout de quelques minutes nous étions en pleine steppe et nous grimpions dans l’air frais sur une route bordée d’un muret côté précipice, avec le nom des présidents tracé à la chaux à flanc de falaise… « Aleman ! » Nous n’avons rencontré personne, sur cette route des cimes. Elle tournicotait parmi les nuages et nous a conduits jusqu’aux hauts plateaux. En face, la grande ville industrielle de Monterrey crachait ses fumées dans le ciel bleu, tandis que les énormes nuages du Golfe moussaient sur la coupe du jour. Entrer dans Monterrey, c’était comme d’entrer dans Détroit, parmi des murailles d’usine, sauf qu’il y avait des ânes qui prenaient le soleil devant, dans l’herbe, des filles qui passaient avec leurs provisions. Et au centre ville, on a vu pour la première fois des quartiers entiers et denses de maisons de torchis, avec des nuées de hipsters louches sur le pas des portes, des putains aux fenêtres, des boutiques bizarres qui vendaient Dieu sait quoi, et des trottoirs étroits, grouillant d’une humanité honkongaise. « Waow ! s’est écrié Neal. Et tout ça au soleil. T’as vu ce soleil mexicain, Jack ? Il te défonce. Whaou ! je veux continuer comme ça… c’est la route qui me conduit ! » On aurait bien aimé s’arrêter à Monterrey pour profiter des attractions, mais Neal voulait bomber pire que d’habitude pour voir Bill Burroughs au plus vite, et la ville de Mexico d’ailleurs, le voyage promettait d’être encore plus intéressant plus loin, toujours plus loin. Il roulait comme un forcené, sans jamais se reposer. Frank et moi, on était complètement vannés, on a cessé de lutter, il a fallu dormir. Je me suis redressé à la sortie de la ville, et j’ai vu deux pics jumeaux étranges, qui ressemblaient à une selle rudimentaire, coupant les nuages en deux. Nous étions en train de dépasser la ville, le point de chute des hors-la-loi. Monte morelos nous attendait, on allait redescendre vers la chaleur. L’atmosphère se faisait torride et singulière. Neal a éprouvé le besoin impérieux de me réveiller : « Jack, il faut pas rater ça ! » J’ai ouvert l’œil. On traversait des marécages, et le long de la route, de temps en temps, on croisait d’étrange Mexicains en guenilles avec des couteaux indiens pendus à leur ceinture certains coupaient des baguettes dans la haie. Ils s’arrêtaient tous pour nous regarder, sans expression. Dans le fouillis de la végétation, il arrivait de voir des huttes au toit de chaumes et aux parois de bambou tressé. D’étranges jeunes filles, noires comme la lune, nous dévisageaient depuis leur seuil feuillu et mystérieux. « Oh, mec, je veux m’arrêter jouer à main chaude avec ces mignonnes, a dit Neal, mais remarque bien que la mère ou le père sont jamais très loin… derrière la maison, en général, en train de ramasser du bois, de faire un fagot ou de s’occuper des bêtes. Elles sont jamais toutes seules. Personne n’est jamais tout seul, dans ce pays. Pendant que tu dormais, je me suis imprégné de cette route, de ce pays, si seulement je pouvais te raconter toutes les pensées qui me sont venues, mec ! » Il était en sueur, les yeux injectés de sang, des yeux fous, mais apaisés et tendres aussi. Il avait trouvé un peuple qui lui ressemblait. On a foncé à travers les marécages à un petit soixante de croisière. « Jack, je crois que le paysage va pas changer avant longtemps, alors si tu veux bien prendre le volant, je vais dormir. » J’ai pris le volant, et roulé accompagné par mes propres rêveries, Linares, le plat pays du marigot, les vapeurs de Rio Soto la Marina près d’Hidalgo, et j’ai continué. Une vaste vallée-jungle luxuriante s’ouvrait devant moi, avec ses longs champs verts. Depuis un étroit pont à l’ancienne, des groupes d’hommes nous regardaient passer. La rivière roulait ses eaux chaudes. Et puis nous avons pris de l’altitude, et le paysage est redevenu désertique. La ville de Victoria nous attendait. Les deux autres étaient endormis, j’étais seul au volant, dans mon éternité, avec la route qui filait droit comme une flèche. Pas comme de traverser la Caroline, le Texas, l’Arizona ou l’Illinois. Mais comme de traverser le monde entier pour arriver là où nous allions nous découvrir nous-mêmes, parmi les fellahin du monde, indiens universels, qui ceignent la planète depuis la Malaisie jusqu’à l’Inde, l’Arabie, le Maroc, le Mexique, et au-delà, la Polynésie. Car on ne pouvait pas s’y tromper, ils étaient indiens, ces gens, et ils n’avaient rien à voir avec tous les Pancho et les Pedro du folklore américain débile : pommettes saillantes, yeux bridés, manières feutrées ce n’étaient ni des crétins ni des clowns, mais de grands Indiens graves, pères et origine du genre humain. Et ils le savaient en nous voyant passer, nous les Américains m’as-tu vu et pleins aux as, en cavale sur leurs terres ; ils savaient qui était le père et qui était le fils au commencement des temps, alors ils ne faisaient pas de commentaires. Quand l’heure de la destruction aura sonné pour le monde, les gens écarquilleront les yeux de la même manière dans les cavernes du Mexique et dans celles de Bali, où tout a commencé, où Adam a été allaité, et enseigné. C’est en roulant ces pensées que je suis entré dans la ville de Victoria, rôtie au soleil, où nous étions destinés à passer l’après-midi la plus folle de toutes nos existences. À San Antonio, j’avais promis à Neal, par boutade, que je lui trouverais un coup à tirer. C’était un pari, un défi. Comme je m’arrêtais à la station-service aux portes de la ville du soleil, un jeune gars a traversé la route chaussé de savates dépenaillées, en portant un énorme parasoleil de pare-brise il voulait savoir si j’étais acheteur. « Tu aimes Soixante pesos. Habla Mexicano. Sesenta pesos. M’appelle Gregor. — Nan », j’ai dit pour rire, « moi j’achète senorita. — Bien sûr, bien sûr », il s’est écrié, tout excité. « Je trouve filleus pour toi, quand tu veux, vingt pesos, trente pesos. — Sérieux C’est vrai Maintenant — Maintenant, gars, quand tu veux trop chaud maintenant », il a ajouté, avec dégoût. « Pas filleus si trop chaud attends ce soir. Tu aimes parasoleil ? » Je ne voulais pas du parasoleil, mais je voulais bien des filles. J’ai réveillé Neal : « Hé, mec, au Texas, je t’avais dit que je te trouverais un coup, eh ben réveille-toi, mon gars, et déplie tes abattis, il y a des filles qui nous attendent. — Quoi ? quoi ? » il s’est écrié en se relevant, hagard. « Où ça, où ça ? — Gregor, ce gars-là, va nous montrer où. — Eh ben, allons-y, allons-y ! » Neal est sorti d’un bond serrer la main de Gregor. Il y avait un groupe d’autres jeunes gars qui traînaient devant la station-service, en souriant, la moitié d’entre eux étaient pieds nus, tous portaient des chapeaux de paille souple. « Quel fameux programme pour l’après-midi. C’est tellement plus cool que d’écumer les billards de Denver. T’as des filleus, Gregor ? Où ça ? A dondé ? » il s’est écrié en espagnol. « T’as vu ça, Jack, je parle espagnol. — Demande-lui si on pourrait avoir de l’herbe. — Dis donc, gars, tu aurais pas de la mari-ju-a-na ? » Le jeune a hoché la tête gravement. « Sûr, mec, quand tu veux. Viens avec moi. — Hi ! pfiou ! whaou ! » a braillé Neal. Il était bien réveillé, à présent, il faisait des bonds dans la torpeur de la rue mexicaine. « Allons-y ! » Moi je faisais passer des Lucky Strike aux autres. On les réjouissait, surtout Neal. Ils se tournaient les uns vers les autres en mettant leur main devant leur bouche, ce dingue d’Américain déliait les langues. « Mate-les voir, Jack, ils parlent de nous, on leur plaît. Oh mon Dieu, quel monde ! » On est tous montés dans la voiture, et on s’est ébranlés. Frank Jeffries, qui avait dormi profondément jusque-là, s’est réveillé pour entrer dans ce délire inimaginable. On est sortis de la ville de l’autre côté, côté désert, et on a débouché sur une piste en terre battue pleine d’ornières, qui a chahuté la voiture comme jamais. Devant nous, c’était la maison de Gregor. Elle était située sur une plaine de cactus que surplombaient quelques arbres ce n’était qu’une boîte d’allumettes en torchis, avec des hommes, qui se prélassaient dans la cour. « C’est qui, ça ? » a demandé Neal, tout excité. « Ça, mes frères ; ma mère ici aussi. Ma sœur aussi. Ça, ma famille. Je suis marié, moi, j’habite en ville. » Neal a tiqué : « Mais ta mère, elle va rien dire pour la marijuana ? — Oh, c’est elle qui apporte à moi. » Pendant qu’on attendait dans la voiture, Gregor est descendu, et il est allé jusqu’à la maison de son pas traînant il a dit quelques mots à une vieille dame, qui a tourné les talons aussitôt, pour passer au jardin, derrière la maison, et arracher des plants de marijuana. Pendant ce temps, les frères de Gregor nous souriaient, installés sous un arbre. Ils allaient venir jusqu’à nous, mais se lever et s’avancer leur prendrait un moment. Gregor est revenu, avec un gentil sourire. « Mec, a dit Neal, ce Gregor, c’est le p’tit gars le plus gentil, le plus chouette que j’aie jamais rencontré. Regarde-le, c’est pas cool, cette démarche placide ? Pas besoin de se presser, par ici. » Un vent du désert opiniâtre s’engouffrait dans la voiture. Il faisait très chaud. « Tu vois comme y fait chaud », a dit Gregor, qui avait pris le siège avant et désignait du doigt le toit brûlant de la Ford. « Tu prends marijuana, t’as plus chaud. Attends, tu vas voir. — Oui, a dit Neal en ajustant ses lunettes noires, j’attends, bien sûr, mon gars. » À ce moment-là, le frère de Gregor, un grand type, est arrivé d’un pas nonchalant avec de l’herbe enveloppée dans un journal. Il l’a balancée sur les genoux de Gregor, il s’est appuyé familièrement à la porte de la voiture pour nous saluer d’un sourire et d’un « Hello ». Neal lui a rendu son salut et lui a fait un sourire avenant. Personne ne parlait. C’était bien. Gregor s’est mis en devoir de rouler le plus gros pétard de tous les temps. Il avait pris du papier d’emballage, et il roulait un stick de thé gros comme un havane. Énorme. Neal avait les yeux qui lui sortaient de la tête. Gregor l’a allumé nonchalamment, et il l’a fait tourner. Quand tu tirais sur ce pétard, tu avais l’impression d’inhaler une cheminée. La brûlure te déflagrait l’intérieur de la gorge. On a tous retenu la fumée, pour expirer en même temps. Défoncés direct. La sueur s’est figée sur nos fronts, on se serait crus sur la plage d’Acapulco. J’ai regardé par la lunette arrière de la voiture : il y avait encore un frère, et c’était le plus étrange du lot — un grand Indien péruvien. Il était appuyé à un poteau et il souriait, trop timide pour venir nous serrer la main. Et puis il en est arrivé un autre du côté de Neal, la voiture était encerclée. Là-dessus, il s’est produit quelque chose de très curieux. Tout le monde s’est retrouvé tellement défoncé qu’on a fait l’économie des politesses d’usage pour en venir tout de suite aux questions d’intérêt immédiat. Ne restaient plus que des Américains et des Mexicains qui s’explosaient ensemble dans le désert, et, au-delà de ça, l’insolite de se voir d’aussi près. Alors les Mexicains ont commencé à parler de nous à voix basse, et à faire leurs commentaires, tandis que Frank, Neal et moi on faisait les nôtres sur eux. « Mate un peu ce frère bizarre, là-bas derrière. — Ouais, et celui à ma gauche, un vrai roi d’Égypte ! Ces gars sont trop VRAIS ! J’ai jamais rien vu de pareil. Et ils parlent de nous, et ils se posent des questions, tout comme nous, mais à leur manière ; ils s’intéressent sûrement à la façon dont on est habillés, comme nous, mais aussi à ces trucs bizarres qu’on a dans la voiture, à notre rire bizarre, si différent du leur, et peut-être même à notre odeur, comparée à la leur. N’empêche que je paierais cher pour savoir ce qu’ils disent de nous. » Il a essayé : « Hé, Gregor, mec, qu’est-ce qu’il a dit, ton frère, juste là ? » Gregor a tourné ses grands yeux sombres et mélancoliques, ses yeux de défonce, vers Neal. « Ouais, ouais. — Non, t’as pas compris ma question. De quoi vous parlez, entre vous ? — Oh, a répondu Gregor profondément perturbé, tu aimes pas marijuana ? — Ah si, si, elle est bonne ! Mais de quoi vous PARLEZ ? — Parler ? Oui, on parle. Ça te plaît, le Mexique ? »

On avait bien du mal à se trouver une langue commune. Alors on s’est tus, on est revenus à notre défonce cool, en se laissant caresser par la brise du désert, et en méditant nos réflexions nationales séparées. Il était l’heure des filleus. Les frères ont tranquillement repris leur poste sous les arbres, la mère nous a regardés depuis son seuil ensoleillé, et nous avons retrouvé lentement le chemin de la ville, en bringuebalant. Mais ce bringuebalement n’avait plus rien de désagréable ; c’était le trajet le plus plaisant, le plus charmant du monde, tangage sur une mer bleue ; et, le visage auréolé d’un éclat surnaturel, doré, Neal nous disait de comprendre la suspension de la voiture, à présent pour la première fois, et de profiter de la balade. Nous allions donc cahin-caha, et Gregor lui-même, qui avait compris, riait. Puis il a désigné du doigt la gauche, c’était par là qu’il fallait passer, et Neal, suivant cette direction avec une délectation indescriptible, s’est penché vers la gauche, et a tourné le volant pour nous véhiculer en douceur et sans encombre à destination ; tout en roulant, il écoutait Gregor tenter de parler, et ponctuait son discours par des exclamations solennelles et grandiloquentes : « Mais comment donc ! Je n’ai pas le moindre doute sur la question ! Décidément, mec ! Naturellement ! Oui, vraiment, tu parles d’or ! Naturellement ! Oui, continue, je t’en prie ! » À ceci, Gregor répondait gravement, avec une magnifique éloquence espagnole. L’espace d’un instant de délire, j’ai cru que Neal comprenait tout par une sorte de folie extra-lucide, la révélation d’un génie soudain, inspiré par son bonheur suprême, radieux. Et puis, sur le moment, il ressemblait tellement à Franklin Delano Roosevelt — hallucination de mes yeux en flamme et de mon âme flottante — que je me suis immobilisé sur mon siège, suffoqué. Je voyais des flots d’or ruisseler du ciel, je sentais la présence de Dieu dans la lumière, autour de la voiture, dans les rues chaudes et ensoleillées. En regardant par la vitre, j’ai vu une femme sur le pas de sa porte, et je me suis dit qu’elle écoutait toutes nos paroles et acquiesçait pour elle-même — classique paranoïa du fumeur d’herbe. Mais les flots d’or ruisselaient toujours. Pendant un long moment, j’ai perdu conscience de ce que nous étions en train de faire, et je ne suis revenu à moi que plus tard, lorsque nous nous sommes garés devant chez Gregor. Il était déjà à la portière de la voiture, tenant son fils au bras pour nous le faire voir. « Vous voyez mon bébé ? Lui s’appelle Perez, lui six mois. — Eh bien », a dit Neal, le visage toujours transfiguré pour ne plus exprimer qu’un plaisir suprême, une béatitude même, « c’est le plus bel enfant que j’aie jamais vu. Regardez ces yeux ! À présent, Jack et Frank », nous a-t-il dit en se tournant vers nous d’un air sérieux et tendre, « je tiens à ce que vous regardiez tout particulièrement les yeux de ce petit Mexicain, qui est le fils de notre merveilleux ami Gregor, remarquez comme il arrivera à l’âge d’homme avec son âme propre, qui se fait jour à travers ses yeux qui en sont les fenêtres, des yeux aussi beaux ne peuvent s’ouvrir que sur une belle âme ». Beau discours. Et beau bébé. Gregor a regardé son ange d’un air mélancolique. On aurait tous voulu avoir un fils comme celui-là. Nous pensions à l’âme de cet enfant avec une telle intensité qu’il a dû ressentir quelque chose ; il a esquissé une grimace préludant à des larmes amères, induites par un chagrin amer que nous ne savions pas consoler. On a tout essayé. Gregor le serrait contre son cou et le berçait ; Neal lui parlait en roucoulant ; moi je me suis penché pour caresser ses petits bras. Il s’est mis à brailler plus fort. « Ha, je suis vraiment désolé, Gregor, on l’a rendu triste », a dit Neal. « Lui pas triste », a dit Gregor, « bébé ça pleure ». Derrière lui, sur le pas de la porte, trop timide pour se montrer, sa petite femme aux pieds nus attendait avec une tendresse anxieuse qu’on remette le bébé dans ses bras, si bruns et si doux. Gregor, nous ayant montré son enfant, est remonté dans la voiture, et il nous a fièrement désigné la droite. « Oui », a dit Neal, qui a pris le tournant et lancé la voiture dans d’étroites rues algériennes où, de tous côtés, des visages nous considéraient avec une douceur étonnée et un désir secret. Nous sommes arrivés au bordel. C’était un établissement de stuc, resplendissant sous les ors du soleil. Sa façade portait inscrits les mots « Sala de Baile », salle de bal, en fiers caractères officiels qui me rappelaient, dans leur simplicité digne, ceux des bas-reliefs des bureaux de poste aux États-Unis. Dans la rue, accoudés aux fenêtres ouvrant sur le bordel, il y avait deux flics en pantalons avachis, somnolents, un air d’ennui, qui nous ont lancé un bref regard intéressé au moment où nous entrions, et sont restés trois heures à nous observer batifoler sous leur nez, jusqu’au crépuscule, où nous sommes partis en leur laissant, à la demande de Gregor, l’équivalent de vingt-quatre cents chacun, juste pour la forme. À l’intérieur, nous avons trouvé les filles. Certaines étaient allongées sur des canapés au milieu de la piste de danse, d’autres buvaient au bar tout en longueur, à droite. Au centre, une arcade menait à de petites cabines en bois, qui ressemblaient à celles des plages publiques ou des bains-douches municipaux. Ces cabines étaient au soleil de la cour. Derrière le bar se tenait le propriétaire des lieux, un jeune gars ; dès qu’on lui a dit qu’on voulait entendre du mambo, il est sorti en courant, pour rapporter une pile de disques, de Perez Prado pour la plupart, qu’il a passés sur le réseau de diffusion public. Aussitôt, toute la ville de Victoria a pu profiter de la folle ambiance qui régnait dans la salle de bal. Dans la salle elle-même, le vacarme de la musique était tellement puissant — parce que c’est le seul usage du juke-box, c’est à ça que ça sert — qu’on s’en est trouvés ébranlés tous les trois : on réalisait enfin qu’on n’avait jamais osé mettre la musique aussi fort qu’on voulait, c’est-à-dire comme ça. Les sons et les vibrations nous rentraient dedans direct. En quelques minutes, la moitié de la ville était à ses fenêtres et regardait les Americanos danser avec les filles. Tout le monde était rassemblé sur le trottoir en terre battue, à côté des flics, appuyé aux fenêtres avec une indifférence nonchalante. More Mambo Jambo, Chattanooga de Mambo, Mambo Numero Ocho, autant de titres fabuleux qui retentissaient triomphalement dans le mystère de l’après-midi dorée avec des accents de fin du monde, comme pour annoncer le retour du Messie. Les trompettes jouaient tellement fort qu’elles devaient s’entendre jusqu’au milieu du désert, où les trompettes sont nées, du reste. Le haut-parleur nous déversait un déluge de montunos de piano. Les cris du leader résonnaient comme de formidables hoquets. Sur le génial Chattanooga, les derniers chorus à la trompette, qui convergeaient avec des orgasmes de conga et de bongo, ont paralysé Neal un instant ; il s’est mis à frissonner et à transpirer, et puis, quand les trompettes ont mordu l’air assoupi de leurs échos palpitants comme dans une cave ou une caverne, ses yeux se sont écarquillés, on aurait dit qu’il avait vu le diable, et il a serré les paupières. Moi, la musique me secouait comme un pantin ; j’entendais le fléau des trompettes cingler la lumière, je tremblais dans mes bottes. Sur Mambo Jambo, qui est un titre rapide, on a entraîné les filles dans une danse endiablée. À travers notre délire, on commençait à distinguer leurs différentes personnalités. C’étaient des filles formidables. Curieusement, la plus fofolle, mi-indienne mi-blanche, venait du Venezuela et n’avait que dix-huit ans. Elle paraissait de bonne famille. Ce qui l’avait conduite à faire la pute au Mexique, si jeune, la joue si tendre, la figure si honnête, Dieu seul le sait. Des revers terribles. Elle buvait au-delà de toute mesure. Elle continuait à descendre des verres au moment même où on croyait qu’elle allait régurgiter le dernier. Elle n’arrêtait pas de renverser ses consommations, le but du jeu étant aussi de nous pousser à la dépense. Vêtue d’un déshabillé transparent en pleine après-midi, elle dansait comme une folle avec Neal, pendue à son cou, quémandant tout et le reste. Neal était trop défoncé pour savoir par où commencer, les filles ou le mambo. Ils sont partis vers les vestiaires en vitesse. Moi, je me suis fait entreprendre par une grosse fille fadasse, avec son chiot ; il me regardait d’un sale œil et je l’avais pris en grippe parce qu’il essayait de me mordre. La fille est partie l’enfermer derrière, par concession, mais, le temps qu’elle revienne, j’avais été accroché par une autre, plus jolie mais pas la mieux, qui se pendait à mon cou comme une sangsue. Je tentais de me dégager pour m’approcher d’une mulâtresse de seize ans, qui inspectait son nombril d’un air sinistre par l’échancrure de sa robe légère, à l’autre bout de la piste de danse. Frank avait une fille de quinze ans au teint d’amande, avec une robe dont les boutons du haut comme ceux du bas étaient ouverts. De la folie. Il y avait bien une vingtaine d’hommes accoudés à la fenêtre pour nous regarder. À un moment donné, la mère de la petite mulâtresse — pas mulâtresse, d’ailleurs, mate, plutôt — est venue échanger quelques mots mélancoliques avec elle. Quand j’ai vu ça, j’ai eu trop honte pour essayer celle dont j’avais vraiment envie. J’ai laissé la sangsue m’entraîner derrière, et là, comme dans un rêve, étourdis par le vacarme d’autres haut-parleurs qui braillaient, nous avons fait tanguer le lit une demi-heure. La chambre n’était qu’un box carré, fermé par des lattes de bois, sans plafond ; une ampoule pendait à celui de la salle, il y avait une icône dans un coin et une bassine dans l’autre. D’un bout à l’autre de la salle sombre, les filles criaient : « Aqua, aqua caliente », ce qui veut dire « eau chaude ». Frank et Neal avaient disparu, eux aussi. La fille m’a réclamé trente pesos, soit quelque chose comme trois dollars et demi, avec une rallonge de dix pesos et une histoire à dormir debout. Ne connaissant pas la valeur de l’argent mexicain, et me faisant à peu près l’effet d’un millionnaire, je lui ai balancé tout ce qu’elle voulait. On est retournés danser aussitôt. Dans la rue, la foule était plus nombreuse encore. Les flics semblaient toujours s’ennuyer autant. La jolie Vénézuélienne de Neal m’a entraîné par une porte vers un autre bar, étrange, qui semblait faire partie du bordel. Un jeune barman y bavardait, en essuyant les verres, et un vieux avec une moustache en croc était assis à discuter avec animation. Là aussi, le mambo braillait dans un haut-parleur. Apparemment, le monde entier était sous tension. Venezuela se pendait à mon cou en me suppliant de lui payer un verre. Le barman refusait de la servir. À force de le supplier, il lui en a versé un, qu’elle a renversé aussitôt, pas exprès cette fois, car le chagrin se lisait dans le pauvre regard perdu de ses yeux caves. « Doucement, baby », je lui ai dit. Je devais la soutenir sur son tabouret, elle n’arrêtait pas de glisser. Je n’ai jamais vu une femme plus soûle, et à dix-huit ans, encore. Je lui ai payé un autre verre, tellement elle s’accrochait à mes pantalons. Elle l’a descendu cul-sec. Je n’avais pas le cœur de l’essayer, elle non plus. Ma fille à moi avait trente ans, elle ne se laissait pas aller comme ça. Tandis que Venezuela se tordait dans mes bras, souffrante, je mourais d’envie de l’entraîner derrière et de la déshabiller, seulement pour lui parler, c’est ce que je me disais. J’étais fou de désir pour elle, et pour l’autre petite à la peau foncée. Pendant ce temps-là, le pauvre Gregor était adossé au comptoir, pieds sur la barre de laiton, il sautait de joie en voyant batifoler ses trois amis américains. On lui payait des verres ; il considérait les femmes d’un œil allumé, mais n’avait voulu en accepter aucune, étant fidèle à la sienne. Neal l’inondait d’argent. Dans ce creuset de folie, j’ai eu l’occasion de voir ce qu’il mijotait. Il était tellement déjanté qu’il ne me reconnaissait pas même quand je le regardais sous le nez ; « Ouais, ouais ! », c’est tout ce qu’il disait. On aurait dit que ça n’allait jamais finir. De nouveau, je me suis éclipsé en vitesse avec ma nana, dans sa chambre ; Neal et Frank ont échangé les leurs ; on a disparu un moment, et la galerie a dû attendre que le spectacle reprenne. L’après-midi s’étirait, fraîchissait ; bientôt, ce serait la nuit mystérieuse dans la vieille Victoria. Le mambo jouait sans répit. Je ne pouvais détacher les yeux de la petite à la peau foncée, malgré mes deux tournées, son port de reine, alors même qu’elle ne faisait que traîner la savate, réduite à des tâches domestiques par le barman maussade — nous servir des verres. De toutes les filles, c’était elle qui avait le plus besoin d’argent ; peut-être que sa mère était venue lui en demander pour ses petits frères et ses petites sœurs. Je n’ai même pas eu l’idée d’aller la trouver pour lui en donner, en toute simplicité. J’avais le sentiment qu’elle l’aurait pris avec un certain dédain, et le dédain des filles comme elle me faisait tiquer. Pendant ces quelques heures de folie, j’ai été amoureux d’elle ; pas d’erreur : la fièvre, le coup de poignard dans la poitrine, les mêmes soupirs, la même souffrance, et surtout la même réticence, la peur de m’approcher. Chose curieuse, Neal et Frank n’y étaient pas arrivés non plus. Sa dignité irréprochable l’empêchait de faire recette dans ce vieux bordel débridé — allez comprendre. À un moment donné, j’ai vu Neal se pencher vers elle comme une statue, prêt à s’envoler ; mais elle lui a lancé un regard réfrigérant et impérieux ; j’ai vu la perplexité sur son visage, il a cessé de se frotter le ventre, il est resté bouche bée, et il a baissé la tête. C’était une reine. Tout à coup, Gregor est venu nous tirer par le bras, furibond, en gesticulant comme un fou. « Qu’est-ce qui se passe ? » Il essayait désespérément de nous le faire comprendre. Il a couru au bar, arraché l’addition au barman, qui l’a regardé d’un œil torve, et nous l’a apportée. La note s’élevait à 300 pesos, soit trente-six dollars américains, et c’est beaucoup d’argent dans n’importe quel bordel. N’empêche qu’on n’arrivait pas à dessoûler, et qu’on refusait de partir ; on était tous paumés, mais on voulait continuer à traîner avec nos ravissantes dans ce drôle de palais des Mille et Une Nuits qu’on avait enfin trouvé au bout de la route qui est dure, si dure.

Mais la nuit venait, il fallait en finir. Neal s’en rendait bien compte ; il s’est mis à froncer les sourcils, à réfléchir, à essayer de se ressaisir. J’ai fini par lancer l’idée de nous en aller, une bonne fois pour toutes. « Il y a tellement de choses qui nous attendent, mec, ça change rien. — C’est juste ! » s’est écrié Neal ; il s’est retourné vers sa Vénézuélienne ; elle avait enfin sombré dans l’inconscience et gisait sur un banc de bois, ses jambes blanches dépassant de la soie. Les spectateurs aux fenêtres profitaient du spectacle ; derrière eux, des ombres rouges s’allongeaient à présent. À la faveur d’une accalmie, j’ai entendu un bébé pleurer quelque part : nous étions bien au Mexique, après tout, et non pas dans les délices d’un ultime rêve orgiaque. On est sortis en titubant ; on avait oublié Frank ; on est rentrés le récupérer illico, comme ses compagnons courent chercher Ollie le marin dans Les Hommes de la mer, et on l’a trouvé en train de faire des grâces au nouveau contingent de putes — l’équipe de nuit. Il voulait remettre ça. Quand il est ivre, il traîne la patte comme un géant de trois mètres, et quand il est ivre, pas moyen de l’arracher aux femmes. En plus, les femmes s’accrochent à lui comme le lierre au tronc. Il tenait absolument à rester, pour essayer de nouvelles senoritas, plus singulières et plus expertes. Neal et moi, on lui a mis des bourrades dans le dos, et on l’a traîné dehors. Il faisait de grands au revoir à tout le monde, les filles, les flics, la foule, les enfants dans la rue, il envoyait des baisers aux quatre coins de la ville ; il est sorti chancelant, mais fier, au milieu des bandes, en essayant de leur parler, pour leur communiquer la joie et l’amour qui avaient baigné tous les instants de ce magnifique après-midi de la vie. Tout le monde riait ; on lui mettait des claques dans le dos. Neal s’est précipité pour payer les quatre pesos aux policiers, en leur serrant la main et en échangeant un sourire avec eux. Et puis il a sauté dans la voiture, et les filles qu’on avait connues, même Venezuela, réveillée pour les adieux, ont fait cercle, frissonnant dans leurs nippes vaporeuses, pour nous jacasser leurs au revoir et nous embrasser ; Venezuela s’est même mise à pleurer, non pas pour nous, on le savait bien, pas entièrement pour nous du moins, mais quand même, pour de bon. Ma belle ténébreuse avait disparu dans la pénombre, à l’intérieur. C’était bien fini. On a démarré en laissant derrière nous allégresse et réjouissances sous la forme de centaines de pesos : la journée n’était pas si mauvaise ! Le mambo lancinant nous a suivis sur quelques rues. C’était fini. « Au revoir, Victoria ! » a dit Neal en envoyant un baiser à la ville. Gregor était fier de nous, et fier de lui. « Maintenant vous aimez bain ? » il a demandé. Oui, nous avions tous envie d’un bain, quelle merveille ! Et il nous a conduits dans le lieu le plus bizarre qui soit, un établissement de bains classique, comme il y en a en Amérique, à deux kilomètres du highway, plein de gosses en train de s’éclabousser dans un bassin, avec des douches dans un édifice de pierres, pour quelques centavos le bain, savon et serviette compris distribués par le préposé. À côté se trouvait un parc pour enfants, triste avec ses balançoires et son manège cassé ; dans les dernières braises du soleil, c’était si étrange, si beau. Frank et moi, on a pris des serviettes, et on a sauté illico sous une douche glacée, dont on est sortis rafraîchis, comme neufs. Neal ne s’est pas donné cette peine, on l’a vu de l’autre côté du parc triste, bras-dessus bras-dessous avec le brave Gregor, disert et ravi, se penchant parfois vers lui dans son enthousiasme pour souligner une remarque, en lui donnant une bourrade. Puis ils reprenaient leur déambulation, bras-dessus bras-dessous. L’heure viendrait bientôt de dire au revoir à Gregor, alors Neal profitait de ces instants en tête à tête avec lui ; il inspectait le parc ; il s’enquérait de ses opinions sur les choses, il se laissait aller au plaisir de sa compagnie en tout et pour tout, comme seul Neal savait le faire et sait encore. Gregor était bien triste, maintenant qu’il nous fallait partir. « Tu reviens à Victoria me voir ? — Sûr, mec ! » a dit Neal. Il a même promis de ramener Gregor aux États-Unis s’il le souhaitait. Gregor a dit qu’il lui faudrait y réfléchir mûrement : « Moi j’ai femme et enfant, j’ai pas argent. Je vois. » Nous lui avons fait signe depuis la voiture ; son gentil sourire brillait dans la lumière rouge. Derrière lui, le jardin triste et les enfants. Tout à coup, il a couru après nous en nous demandant de le ramener chez lui en voiture. Neal était si concentré sur l’itinéraire que la chose l’a agacé, sur le moment, et qu’il lui a dit de monter avec brusquerie. On est retournés à Victoria, et on l’a laissé à une rue de chez lui. Il ne comprenait pas cette sécheresse business-business de la part de Neal ; Neal s’en est aperçu, et il a entrepris de lui parler, de lui représenter les choses de son mieux, si bien que le malentendu a été dissipé et que Gregor est parti arpenter les rues de sa vie. Quant à nous, on a bombé en direction de la jungle, cette jungle en folie, d’une folie qu’on n’avait pas imaginée. D’ailleurs, après tout ça, nous restait-il encore de la place pour absorber quoi que ce soit ? Sitôt sortis de Victoria, la route dégringolait à pic, avec de grands arbres de chaque côté, et dans ces arbres, à la nuit tombante, le tintamarre de milliards d’insectes formait comme une plainte aiguë en continu. « Whoou ! » s’est écrié Neal en tentant d’allumer les phares, qui ne fonctionnaient pas. « De quoi, de quoi, c’est quoi ce bazar ? » Il a donné un coup de poing dans son tableau de bord, fumasse. « Oh la la, il va falloir rouler dans la jungle sans feux, mais quelle horreur, les seuls moments où j’y verrai clair ce sera en croisant une autre voiture, sauf qu’il passe personne, justement ! Pas de phares, ben voyons ! Mais comment on va faire, Jack ? — Roulons, voilà tout. Tu crois qu’on devrait faire demi-tour ? — Non, jamais, pas question. On continue. C’est tout juste si je vois la route. On va y arriver. » Nous voilà donc à débouler dans cette nuit d’encre, au milieu des insectes hurleurs, dans l’odeur rance, presque putride qui descendait ; c’est alors qu’on s’est souvenu que juste après Victoria, selon la carte, on entrait sous le tropique du Cancer. « On est sous un nouveau tropique, pas étonnant que ça pue ! Sens-moi ça ! » J’ai sorti la tête par la vitre ; des bestioles sont venues s’écraser sur mon visage ; j’ai dressé l’oreille du côté au vent, et j’ai entendu une plainte stridente. Tout à coup, voilà que nos phares remarchaient ; ils fouillaient la nuit et illuminaient la route solitaire qui passait entre des murailles d’arbres pleureurs et biscornus, parfois d’une hauteur de trente mètres. « Bordel de Dieu ! » braillait Frank à l’arrière. « Vingt dieux ! » Il était encore défoncé. Il n’était pas redescendu ; les problèmes, la jungle, son âme allègre s’en fichait. On s’est mis à rire tous trois. « Eh merde ! On va se jeter dans cette foutue jungle, on y dormira cette nuit, en route ! » a braillé Neal. « Il a raison, ce vieux Frank, il s’en fout. Il est tellement défoncé aux femmes et à l’herbe, et à ce mambo divin, délirant, impossible à absorber, qui hurlait tellement que j’en ai encore les tympans qui vibrent… pfiou ! Il est tellement défoncé qu’il sait ce qu’il fait ! » On a retiré nos T-shirts et déchiré la jungle torse nu. Pas de villes, rien, que de la jungle sur des kilomètres : à mesure qu’on s’enfonçait, la chaleur montait, la puanteur empirait, les insectes s’égosillaient, les murailles végétales s’élevaient, si bien que finalement on s’y est fait, on a aimé, on a adoré. « J’aimerais me mettre tout nu et me rouler tant et plus dans cette jungle, a dit Neal, et sans déconner, mec, je le fais dès que je trouve l’endroit propice. » Tout à coup, Limon est apparu devant nous, village de jungle, quelques loupiotes sales, des ombres brunes, des ciels énormes, inimaginables, une poignée d’hommes rassemblés autour de baraques en vrac : un carrefour tropical. On s’est arrêtés dans cette douceur inimaginable. Une chaleur ! On se serait cru dans un four, un soir de juin à La Nouvelle-Orléans. D’un bout à l’autre de la rue, des familles entières étaient assises dans l’obscurité, à bavarder ; de temps en temps, des filles passaient, mais très jeunes, et seulement curieuses de voir la tête qu’on avait. Elles étaient pieds nus, crasseuses. Nous, on était appuyés contre le porche de bois d’une épicerie générale délabrée, avec des sacs de farine et des ananas frais en train de pourrir sur le comptoir au milieu des mouches. Il y avait une lampe à huile dans la boutique, et à l’extérieur quelques autres loupiotes ; tout autour, c’était noir, noir, noir. À présent, bien sûr, on était tellement fatigués qu’il fallait qu’on dorme tout de suite ; on a garé la voiture à quelques pas de là, sur une piste de terre, aux arrières de la ville, et on s’est effondrés pour dormir. Mais avec cette chaleur incroyable, pas moyen. Alors Neal a pris une couverture, et il l’a étendue sur le sable chaud et doux de la route, pour s’y allonger. Frank était étendu sur le siège avant de la Ford, les deux portières ouvertes pour faire courant d’air, mais il n’y avait pas le moindre souffle. Moi, sur le siège arrière, je baignais dans ma sueur, je souffrais. Je suis sorti de la voiture, chancelant dans le noir. Toute la ville s’était couchée en un clin d’œil ; on n’entendait plus que les chiens aboyer. Comment faire pour dormir ? Des milliers de moustiques nous avaient déjà piqués tous trois sur la poitrine, les bras, les chevilles, il n’y avait rien à faire que s’abandonner et, si possible, jouir. C’est alors qu’il m’est venu une brillante idée ; j’ai sauté sur le toit d’acier de la voiture, et je me suis étendu sur le dos. Il n’y avait pas davantage de brise, mais l’acier avait conservé une certaine fraîcheur qui a séché la sueur de mon dos, et collé des milliers de bestioles en couche sur ma peau, et là, j’ai compris que la jungle vous prend, et qu’on devient jungle. Allongé sur le toit de la voiture, visage plongé dans le ciel noir, je me faisais l’effet d’être enfermé dans un coffre, par une nuit d’été. Pour la première fois de ma vie, l’air du temps n’était pas quelque chose qui me touchait, me caressait, me glaçait ou me mettait en nage, mais se fondait en moi. L’atmosphère et moi ne faisions plus qu’un. Un déluge duveteux d’infinitésimales bestioles pleuvait sur moi dans mon sommeil, c’était très plaisant, apaisant. Le ciel était sans étoiles, totalement invisible, lourd. J’aurais pu rester toute la nuit, visage offert, sans que ça me fasse plus mal qu’un crêpe de velours tiré sur moi. Les bestioles mortes se mêlaient à mon sang, les moustiques vivants se répartissaient le territoire de mon corps qui me chatouillait, je puais la jungle chaude et putride de la racine des cheveux à la pointe des orteils. Bien entendu, j’étais pieds nus. Pour transpirer moins, j’ai remis mon T-shirt taché d’insectes et je me suis recouché. Un ballot sombre sur la route plus noire encore indiquait l’emplacement où Neal dormait. Je l’entendais ronfler. Frank aussi ronflait. De temps en temps, une pâle lueur s’allumait en ville, c’était le shérif qui faisait sa ronde avec une pile usée et soliloquait de manière indistincte dans la jungle-en-nuit. Et puis j’ai vu sa torche s’agiter dans notre direction, et j’ai entendu ses pas, amortis par la natte des sables et de la végétation. Il s’est arrêté, et il a braqué sa lampe sur la voiture. Je me suis redressé, et je l’ai regardé. Alors, d’une voix extrêmement tendre, frémissante et presque plaintive, il a dit : « Dormiendo ? » en désignant Neal, sur la route. Je savais que ça voulait dire « dormir ». « Si, dormiendo. — Bueno », il a répondu, pour lui-même, et comme à regret, tristement, il a fait demi-tour et repris sa ronde solitaire. Des policiers aussi adorables, Dieu n’en a pas créé en Amérique. Pas de soupçons, pas d’histoires, pas de tracasseries. Lui, il veillait sur le sommeil de la ville, point final. Je suis retourné à ma couche d’acier, et je me suis étendu, les bras en croix. Je ne savais même pas ce qu’il y avait au-dessus de ma tête, branches d’arbres ou ciel, peu importait. J’ai ouvert la bouche pour inspirer de grandes goulées de jungle. Pas d’air, il ne risquait pas d’y en avoir, mais une émanation palpable et vivante des arbres et des marais. Je suis resté éveillé. Les coqs ont commencé à chanter l’aube, quelque part, par-delà les eaux stagnantes. Pourtant, toujours pas d’air, de brise ni de rosée, mais la même lourdeur du tropique du Cancer, qui nous rivait à la terre, notre demeure fourmillante. Les ciels ne donnaient aucun signe d’aube. Tout à coup, j’ai entendu des aboiements furieux dans le noir, suivis du clapotement léger des sabots d’un cheval. Ça se rapprochait. Quel cavalier de la nuit, quel cavalier fou ? Et là, j’ai vu une apparition : un cheval sauvage, blanc comme un spectre, arrivait au trot le long de la route et se dirigeait droit sur Neal. Derrière lui, les chiens en chamaille jappaient. Je les voyais mal ; c’étaient de vieux chiens de la jungle, crasseux ; mais le cheval était immense, blanc comme neige, presque phosphorescent, il se voyait sans peine. Je n’ai pas eu peur pour Neal. Le cheval l’a vu, il est passé au ras de sa tête, tel un vaisseau, et il est parti traverser la ville, talonné par les chiens, il a regagné la jungle, de l’autre côté, et je n’ai plus entendu que l’écho décroissant de ses sabots sous les arbres. Les chiens se sont calmés et se sont assis pour se lécher. Qu’est-ce que c’était que ce cheval ? Mythe, fantôme, esprit ? J’en ai parlé à Neal quand il s’est réveillé. Il a pensé que j’avais rêvé. Et puis il s’est souvenu d’avoir vaguement rêvé lui-même d’un cheval blanc ; je lui ai dit que ce n’était pas un rêve. Frank Jeffries s’est réveillé lentement. Au moindre geste nous étions en sueur. Il faisait encore noir comme poix. « Démarrons la voiture, ça nous fera de l’air » j’ai crié. « Je meurs de chaleur ! » — D’ac. » Et nous voilà sortis du village, de retour sur la route démente. L’aube arrivait rapidement, brume grise, qui découvrait des marécages denses, des deux côtés de la route, avec de grands arbres-lianes inconsolés, penchés sur l’entrelacs des fonds. Pendant un moment, on a bombé le long de la voie ferrée.

La drôle d’antenne de la station radio de Ciudad Mante a surgi devant nous, on se serait crus au Nebraska. On a trouvé une pompe à essence, et on a fait le plein pendant que les derniers insectes de la jungle-en-nuit se précipitaient, nuée noire, contre les ampoules et tombaient à nos pieds dans un battement d’ailes et un grouillement de pattes ; il y avait des insectes aquatiques avec des ailes de dix centimètres d’envergure, des libellules monstrueuses, qui vous auraient bouffé un oiseau, sans compter des milliers de moustiques énormes, et une grande variété d’arachnides innommables. Moi je sautais à cloche-pied sur le trottoir pour les éviter. J’ai fini par me réfugier dans la voiture, pas tranquille, pieds dans les mains, à les regarder grouiller. « On décolle ! » j’ai braillé. Neal et Frank, les insectes ne leur faisaient ni chaud ni froid ; ils ont bu deux Mission Orange, qu’ils ont envoyés valdinguer d’un coup de pied ensuite. Ils avaient comme moi leur T-shirt et leur pantalon trempés du sang et du noir des milliers de bestioles mortes. On a reniflé nos fringues. « Vous savez qu’elle commence à me plaire, cette odeur, a dit Frank, je la sens même plus. — C’est pas une odeur désagréable, dans son genre, a dit Neal, moi je change pas de T-shirt pour entrer dans Mexico. Je veux retenir tout ça, et m’en souvenir. » On s’est donc arrachés, en faisant un courant d’air pour baigner nos visages craquelés et brûlants ; on est allés sur Vallès, puis sur le fabuleux village de Tamazunchale, au pied des montagnes. Malgré son altitude de 230 mètres, il n’échappe pas à la chaleur de la jungle. Des huttes de boue brunâtre se penchaient des deux côtés de la route ; des groupes de gamins se massaient devant la seule pompe à essence. On a fait le plein en prévision de l’ascension des montagnes qui se profilaient, vertes, devant nous. Une fois au sommet, nous serions de nouveau sur le grand plateau central, prêts à débouler sur Mexico. En un rien de temps, nous nous sommes élevés à 1 700 mètres parmi les cols brumeux qui dominaient des rivières jaunes fumantes. C’était le Moctezuma, ce grand fleuve. Le long de la route, les Indiens devenaient très bizarres. « Tu vois, c’est une nation à part entière, ces gens sont des Indiens de la montagne, ils sont coupés du reste du monde ! » a dit Neal. Ils étaient petits et trapus, les dents gâtées, et portaient d’immenses fardeaux sur leurs dos. De l’autre côté d’énormes ravins envahis par la végétation, on voyait le patchwork des cultures s’étager en terrasses. « Ils passent leur temps à grimper et descendre, ces pauvres bougres, pour cultiver leurs champs », s’est écrié Neal. Il roulait à dix à l’heure. « Youhou, j’aurais jamais cru que ça existait ! » Au sommet du plus haut pic — aussi haut qu’un pic des Rocheuses —, on a vu des bananiers. Neal est sorti de la voiture pour nous les montrer du doigt. On s’est arrêtés sur une corniche où une petite hutte à toit de chaume s’accrochait au bord du précipice universel. Le soleil faisait naître des brumes dorées qui voilaient le Moctezuma, à présent plus de quinze cent mètres plus bas. Dans la cour, devant la hutte (ses arrières donnaient sur le gouffre), une petite fille de trois ans nous considérait de ses grands yeux sombres, en suçant son doigt. « Elle n’a sans doute jamais vu personne se garer ici ! a soufflé Neal. Hello, petite… ça va ?… on te plaît ? » La petite a détourné le regard, intimidée, en faisant la moue. « Flûte, dommage que j’aie rien à lui donner ! Vous vous rendez compte, être né sur cette corniche et y passer sa vie — cette corniche représente tout ce que tu connais de la vie ! Son père est sans doute en train de crapahuter dans le ravin avec une corde, de sortir ses ananas d’une grotte et de couper du bois suspendu à quatre-vingts degrés au-dessus de l’abîme. Elle ne partira jamais d’ici, elle ne saura rien du monde extérieur. C’est une tribu. Ils ont sans doute un chef. À l’écart de la route, sur l’autre versant, ils doivent être encore plus étranges, encore plus sauvages, parce qu’ici les route de la Pan Am les ont en partie civilisés. Vous avez vu les gouttes de sueur, sur son front… c’est pas une sueur comme la nôtre, elle est grasse et elle disparaît JAMAIS, parce qu’il fait chaud TOUTE L’ANNÉE, et la petite a pas idée qu’on puisse ne pas transpirer, elle est née avec cette sueur et elle mourra avec. » Sur son petit front, la sueur était lourde, indolente, elle ne coulait pas, immobile, telle une huile d’olive fluide. « Quel effet ça peut faire sur leur âme ? Ils doivent être tellement différents de nous, dans leur mesure des choses, et leurs désirs ! » Neal roulait, bouche bée devant ces mystères, à quinze à l’heure, soucieux de ne rien rater d’un spécimen humain. On grimpait, on grimpait. La végétation se faisait plus dense, plus exubérante. Une femme vendait des ananas devant sa hutte. On s’est arrêtés pour lui en acheter quelques centimes. Elle les coupait avec un couteau indien. Ils étaient délicieux, juteux. Neal lui a donné un peso entier, de quoi subvenir à ses besoins pendant un mois. Elle n’a pas exprimé de joie, elle s’est contentée de prendre l’argent. On s’est rendu compte qu’il n’y avait pas la moindre boutique où acheter quoi que ce soit. « Bon sang, je voudrais bien donner quelque chose à quelqu’un ! » Sur les hauteurs, il faisait enfin plus frais, et les Indiennes portaient des châles sur les épaules et sur la tête. Elles nous hélaient avec l’énergie du désespoir. On s’est arrêtés pour voir. Elles voulaient nous vendre des petits cristaux de roche. Leurs grands yeux sombres, innocents, plongeaient dans les nôtres avec une intensité si triste qu’aucun d’entre nous ne pensait au sexe ; d’ailleurs elles étaient très jeunes, onze ans pour certaines, qui en paraissaient presque trente. « Regardez-moi ces yeux ! » a soufflé Neal. Les yeux de la Vierge Marie enfant. On y lisait toute la tendresse et la miséricorde de Jésus. Et ils plongeaient dans les nôtres sans ciller. Nous, les yeux bleus, on se frottait nerveusement les paupières pour leur rendre leur regard. Elles nous pénétraient toujours de leur éclat triste et hypnotique. Quand elles ouvraient la bouche, c’étaient des moulins à paroles, des vraies pies. Le silence leur restituait leur dignité. « Ça ne fait pas longtemps qu’elles ont appris à vendre ces cristaux, depuis le passage de la route, dix ans peut-être ; jusque-là toute la tribu avait dû être muette. » Les filles jacassaient autour des portières. Une enfant particulièrement mélancolique avait agrippé Neal par son bras en sueur. Elle lui jacassait quelque chose en indien. « Ah oui, ah oui, ma chérie », a dit Neal tendrement, et presque tristement. Il est sorti de la voiture et il est allé fouiller dans sa valise cabossée, à l’arrière — son éternel débris de valise américaine — pour en retirer un bracelet-montre. Il l’a montré à l’enfant. Elle en piaulait d’allégresse. Les autres s’étaient massées autour d’eux, stupéfaites. Alors, Neal a cherché dans la main de la petite fille « le cristal le plus joli, le plus pur et le plus petit qu’elle ait ramassé pour nous dans la montagne ». Il en a trouvé un pas plus gros qu’une baie, et il lui a tendu la montre en la balançant. Leurs bouches se sont arrondies comme celles des petits choristes. L’heureuse enfant a serré la montre sur sa poitrine, contre ses haillons. Elles ont cajolé Neal, l’ont remercié. Il était au milieu des filles, son visage ravagé tourné vers le ciel, en quête du col ultime et vertigineux ; on aurait dit le Prophète arrivé parmi elles. Il est remonté en voiture. Elles étaient désolées de nous voir partir. Pendant une éternité, comme nous grimpions un long col rectiligne, elles nous ont fait des signes de la main et elles ont couru après nous, tels les chiens de la ferme après la voiture familiale qui finissent épuisés le long de la route, langue pendante. On a pris un tournant, et on ne les a jamais revues — et elles nous couraient toujours après. « Ah, ça me fend le cœur ! a dit Neal en se frappant la poitrine. Leur fidélité et leur ravissement n’ont pas de limites ! Qu’est-ce qui va leur arriver ? Tu crois qu’elles auraient essayé de suivre la voiture jusqu’à Mexico, si on avait roulé assez lentement ? — Oui », j’ai dit, car j’en étais sûr. On est arrivés sur les hauteurs vertigineuses de la Sierra Madre orientale. Les bananiers luisaient dorés dans la brume. De vastes brouillards béaient derrière les murets de pierre, le long du précipice. Tout en bas, le Moctezuma n’était plus qu’un fil d’or sur le tapis vert de la jungle. Des vapeurs s’en élevaient, se mêlaient aux courants supérieurs et aux grandes atmosphères, et le vent poussait ce paradis blanc entre les cimes broussailleuses. D’étranges villes-carrefours du toit du monde défilaient, avec des Indiens en châle qui nous regardaient sous les bords de leur chapeau et de leurs rebozos. Ils avaient tous la main tendue, quêtant quelque chose que la civilisation, croyaient-ils, pouvait leur offrir ; ils étaient loin de se douter de la tristesse de cette pauvre illusion brisée. Ils ne savaient pas qu’une bombe était advenue, qui pouvait mettre en pièces nos ponts et nos rives, les déchiqueter comme une avalanche, et que nous serions aussi pauvres qu’eux, un jour, à tendre la main tout pareil. Notre Ford déglinguée, vestige des années trente et d’une Amérique en marche, fendait leurs rangs dans un bruit de ferraille et disparaissait dans la poussière. À Zimapan, ou Ixmiquilpan, ou Actopan, je ne sais plus, on a atteint les abords du dernier plateau. À présent, le soleil se dorait, l’air était vif et bleu, et le désert, où apparaissaient par-ci par-là des rivières, une vaste étendue lumineuse de sable chaud, avec, soudain, des ombrages sortis de la Bible. Des bergers sont apparus. Neal dormait, et Frank avait pris le volant. On a franchi une zone où les Indiens étaient vêtus comme au temps des commencements, de longs habits flottants, les femmes portant des ballots de filasse dorée, les hommes appuyés sur de grands bâtons. Au fil du désert étincelant, on a vu de grands arbres, avec des assemblées de bergers assis dessous, pendant que les bêtes allaient et venaient au soleil en soulevant la poussière. De grands agaves poussaient comme des champignons dans cet étrange pays de Judée. « Mec, mec ! » j’ai braillé pour tenter de réveiller Neal, « réveille-toi, que tu voies les bergers, réveille-toi, que tu voies de tes propres yeux le monde doré d’où est venu Jésus ! ». Mais il n’a pas repris conscience. Moi, j’ai disjoncté : voilà qu’on passait devant une ville de torchis en ruine, où des centaines de bergers étaient rassemblés à l’ombre d’un mur de pierres délabré, leurs longs vêtements traînant dans la poussière ; leurs chiens bondissaient, leurs enfants couraient, leurs femmes gardaient la tête baissée, le regard mélancolique, et les hommes aux grands bâtons nous regardaient passer, avec leur port de chefs, comme s’ils avaient été interrompus dans leurs méditations communales au soleil vivant par la soudaine arrivée de cette américaine ferraillante avec ses trois clowns dedans. J’ai crié à Neal de regarder. Il a levé la tête aussitôt, embrassé la scène du regard, dans les braises du couchant, et il est retombé endormi. Quand il s’est réveillé, il m’a tout décrit en détails, et il a dit : « Oui, mec, je suis content que tu m’aies dit de regarder. Ô Seigneur, que faire ? où aller ? » Il se frottait le ventre, il levait au ciel ses yeux rouges, j’ai cru qu’il allait pleurer. À Colonia, nous avons atteint le dernier palier du grand Plateau mexicain, où une route droite comme une flèche menait à Zumpango, puis Mexico. Là, bien sûr, l’air était formidablement frais, et sec, et agréable. La fin de notre voyage s’annonçait. De grands champs s’étendaient des deux côtés de la route. Un noble vent soufflait sur les arbres immenses, çà et là, sur les bois, et les vieilles missions, qui se teintaient de rose aux derniers rayons. Les nuages étaient tout proches, énormes, roses aussi. « Mexico au crépuscule ! » On y était arrivés. Quand on s’est arrêtés pisser, j’ai traversé un champ pour m’approcher des grands arbres et je me suis assis un moment méditer dans la plaine. Frank et Neal gesticulaient dans la voiture. Les pauvres diables, leur chair, mêlée à la mienne, venait de bourlinguer sur trois mille cinq cents bornes depuis les jardins de Denver, dans l’après-midi, jusqu’à ces vastes contrées bibliques, et à présent nous arrivions au bout de la route, et moi, qui ne m’en doutais guère, j’arrivais au bout de ma route avec Neal. Or, ma route avec Neal était bien plus longue que ces trois mille cinq cents bornes. « On quitte nos T-shirts pleins d’insectes ? — Non, gardons-les pour entrer en ville, nom de d’là. » Et nous sommes entrés dans Mexico. Un bref col de montagne nous mène à un sommet d’où nous voyons toute la ville dans son cratère, en contrebas, avec ses fumerolles urbaines, et ses lumières qui brillent déjà. On fond sur elle, on fond sur Insurgentes Boulevard, plein pot, jusqu’au Paseo de la Réforme, cœur battant de la cité. Des gamins jouent au foot sur d’immenses terrains tristes, en faisant voler la poussière. Des chauffeurs de taxi nous rattrapent, pour savoir si nous voulons des filles. Non, des filles, pas tout de suite. De longs bidonvilles en torchis s’étendent sur la plaine ; on voit des silhouettes solitaires dans les ruelles en crépuscule. La nuit viendra bientôt. Et puis c’est la clameur de la cité, nous voilà devant des cafés bondés, des cinémas ; des mécaniciens passent, pieds nus, le pas traînant, avec leur clef anglaise et leur chiffon. Des chauffards indiens aux pieds nus nous coupent la route, nous encerclent, en klaxonnant, dans un trafic dément. Un boucan incroyable. Il n’y a pas de silencieux sur les voitures mexicaines ; on écrase le klaxon allègrement, en permanence. « Yee ! s’écrie Neal, faites gaffe ! » Il balance la voiture dans la circulation, en jouant avec tout le monde. Il conduit comme un Indien. Il s’engage sur le rond-point de la Réforme, ses huit rayons nous crachent leurs voitures de tous les côtés, à gauche, à droite, en face, il braille, il saute, il se tient plus de joie. « Ça, c’est la circulation dont j’ai toujours rêvé, les gens ROULENT, ici ! » Voilà qu’une ambulance déboule. En Amérique, l’ambulance se faufile dans la circulation sirène hurlante ; les planétaires ambulances des Indiens fellahin déchirent les rues de la ville à cent vingt à l’heure, et il faut leur dégager le passage, pas de danger qu’elles s’arrêtent un seul instant sous aucun prétexte, elles te foncent dessus bille en tête