Il a vendu son stock. C’était le roi des cinglés ; je me demande où il est. On s’arrangeait pour serrer de près les filles de la maison, quand elles étaient jolies, et on allait les peloter à la cuisine. Cet après-midi, j’ai coincé une ménagère adorable, dans sa cuisine, je lui avais passé un bras autour de la taille pendant ma démonstration. Hmm, miam ! — Continue comme ça, Neal, tu finiras maire de San Francisco, un jour, qui sait. » Il avait mis au point tout son boniment ; il le répétait devant nous, le soir. Un matin, au lever du soleil, il s’est mis à la fenêtre, nu comme un ver, pour contempler San Francisco. Il figurait vraiment le futur maire païen de la ville. Mais il s’est vite essoufflé. Un après-midi pluvieux, le représentant est passé voir ce qu’il fabriquait. Il l’a trouvé vautré sur le canapé. « Alors, tu as essayé d’en vendre ? — Non, j’ai un nouveau boulot en vue. — Et mes échantillons, qu’est-ce que tu vas en faire ? — Je sais pas. » Dans un silence de mort, le représentant a repris ses malheureuses cocottes, et il est parti. Moi, j’en avais ma claque de tout, et Neal aussi. Pourtant, un soir, on s’est tapé une bonne crise de délire à deux. On est allés voir Slim Gaillard dans un petit night-club de Frisco. C’est un long Noir maigre, avec de grands yeux tristes, qui dit des trucs comme : « C’est super-orooni », ou : « Si on prenait un petit bourbon-orooni. » À Frisco, des foultitudes de jeunes intellos viennent l’écouter religieusement jouer de la guitare, du piano, du bongo. Une fois qu’il s’est bien échauffé, il retire sa chemise, son maillot de corps, et là, il y va. Il dit et il fait tout ce qui lui passe par la tête. Il va chanter Bétonneuse, pa-ti pa-ti (qu’il a écrite) et puis d’un seul coup, ralentir le rythme et couver ses bongos, effleurant tout juste la peau du bout des doigts, si bien que tout le monde se penche et retient son souffle pour entendre ; on croit qu’il va s’amuser à ça une minute ou deux, mais il fait durer le plaisir pendant une heure ; il n’émet plus que des petits bruits imperceptibles, comme Al Hinkle avec la pointe de l’ongle, de plus en plus bas, on n’entend plus rien, surtout avec les bruits de la rue, qui arrivent par la porte ouverte. Et puis, lentement, le voilà qui se lève, prend le micro, et dit : « Super-orooni… bon-nard-orooni… ça va les gars-orooni… bourbon-orooni… tout-orooni… ça va ceux qui se bécotent-orooni… orooni… orooni… oroonirooni… » Comme ça pendant un quart d’heure, en baissant la voix jusqu’à devenir inaudible. Ses grands yeux tristes parcourent le public. Neal est debout dans le fond, et il dit : « Bon Dieu ! Oui ! », mains jointes comme pour prier, en nage. « Jack, Slim a conscience du temps, il a conscience du temps. » Slim se met au piano, il frappe deux touches, deux do, puis deux autres, puis une, puis deux, et tout à coup son grand costaud de contrebassiste sort de sa rêverie de défonce, il s’aperçoit que Slim est en train de jouer C-Jam Blues, alors il promène nonchalamment son gros index sur la corde, c’est le bon gros beat qui tonne, tout le monde se met à tanguer ; et Slim a toujours l’air aussi triste, et ils font du jazz pendant une demi-heure, après quoi il se déchaîne, il se jette sur ses bongos, il cogne des rythmes cubains ultrarapides, il gueule des trucs dingues en espagnol, en arabe, en dialecte péruvien, en maya, dans toutes les langues qu’il connaît, lui qui en connaît d’innombrables. Et le set touche quand même à sa fin ; chaque set dure deux heures. Slim Gaillard va s’adosser à un pilier, et il dévisage tristement tous les gens qui viennent lui parler. On lui glisse un bourbon dans la main. « Bourbon-orooni… merci-orooni… » Personne ne sait où il est. Une fois, Neal a rêvé qu’il était en train d’accoucher, il était couché sur la pelouse d’un hôpital, en Californie, son ventre était tout enflé et tout bleu. Sous un arbre, il y avait un groupe d’hommes de couleur, dont Slim Gaillard. Neal tournait les yeux vers lui dans son désespoir, et Slim lui disait : « C’est ton heure-orooni. » À présent, Neal s’est approché de lui comme de la sainte table, il lui a fait une petite courbette pour l’inviter. « D’accord-orooni », a dit Slim, qui veut bien se mettre à toutes les tables, sans garantie d’y être en esprit. Neal en a pris une, il est allé chercher des verres, et il s’est assis, tout raide, en face de Slim. Slim rêvassait sans le voir. Personne ne disait mot. Chaque fois que Slim disait : « orooni », Neal disait : « Oui ! » Et moi j’étais entre ces deux dingues. Il ne s’est rien passé. Pour Slim Gaillard, le monde n’était qu’un grand Orooni. Le même soir, je suis allé écouter Lampshade à l’angle de Fillmore et de Geary Street. C’est un type de couleur, genre baraqué, qui entre dans les bars à musique de Frisco d’un pas chancelant, avec son manteau, son chapeau, son écharpe, saute d’un bond sur l’estrade, pour se mettre à chanter ; les veines de son front se gonflent à éclater ; il soupire et souffle un gros blues corne de brume par tous les muscles de son âme. Il engueule le public quand il chante ; il boit comme un trou ; il a une voix de stentor. Il grimace, il se contorsionne, il fait tout et n’importe quoi. Il est venu à notre table, il s’est penché vers nous, il a dit : « Oui ! » et puis il est sorti dans la rue d’un pas incertain, pour faire le bar suivant. Et puis il y a Connie Jordan, un fou qui chante en battant des bras, et qui finit par éclabousser tout le monde de sa sueur, donner des coups de pied dans le micro, et hurler comme une femme. Et tard dans la nuit, tu le vois à des sessions de jazz débridées au Jackson’s Hole, il est rétamé, ses grands yeux ronds, le regard creux, les épaules molles, un verre devant lui. C’est le bout du continent, les gars en ont plus rien à foutre. Cet été-là, j’en ai vu beaucoup comme ça, au point qu’à la fin les murs en tremblaient et se fissuraient. Neal et moi, on a traîné dans les rues de Frisco, comme deux ahuris, et puis j’ai reçu mon nouveau chèque de l’armée, et j’ai fait mes préparatifs pour rentrer chez moi. Ce que m’avait apporté cette virée, je n’en sais rien. Carolyn avait hâte que je m’en aille ; que je parte ou que je reste, Neal s’en fichait pas mal. Je me suis acheté du pain de mie en tranches et de la viande, et une fois de plus je me suis fait une dizaine de sandwiches pour traverser le pays, qui seraient tous avariés le temps que j’arrive dans le Dakota. Le dernier soir, Neal a pété les plombs ; il a trouvé Louanne en ville, on est montés dans la voiture et on a roulé dans tout Richmond, de l’autre côté du pont, pour faire les boîtes de jazz nègres, dans les plaines pétrolières. Quand Louanne est allée s’asseoir, un Noir a tiré la chaise sous ses fesses ; les filles lui ont fait des avances dans les chiottes ; on m’en a fait, à moi aussi. Neal était en sueur. C’était la fin, je voulais me tirer. À l’aube, je suis monté dans le car de New York, et j’ai dit au revoir à Neal et Louanne. Ils voulaient que je partage mes sandwiches avec eux, mais j’ai dit non. On s’est fait la gueule. On se disait tous qu’on ne se reverrait jamais, et on s’en fichait. Voilà tout. J’ai repris la route en sens inverse, traversé le continent qui gémissait, avec mes dix sandwiches plus deux dollars, et je suis arrivé à New York juste à temps pour voir Ed White, Bob Burford et Frank Jeffries embarquer pour la France à bord du Queen Mary, bien loin de me douter que, l’année suivante, je serais avec Neal et Jeffries pour la virée la plus démente de toutes. Par ailleurs, on pourrait penser qu’un voyage en car de Frisco à New York se déroulerait sans encombres, que j’arriverais à New York autrement qu’en pièces détachées, et que je me reposerais. Pas du tout. Dans le Dakota du Nord, le car a été pris dans un abominable blizzard venu des badlands, qui édifiait des congères de trois mètres sur les bords de la route ; pendant que je dormais, les moteurs arrière qui chauffaient ont lâché. On gelait tellement dans le car que les passagers ont dû passer la nuit dans un diner pour ne pas finir en glaçons. Ça ne m’a pas empêché de continuer à dormir sans que personne s’en aperçoive, et de me réveiller frais et dispos ; j’ai redormi pendant toute la réparation dans un garage de Fargo. À Butte, dans le Montana, j’ai eu maille à partir avec des Indiens ivres ; j’ai passé toute la nuit dans un grand saloon turbulent qui serait allé droit au cœur de Bill Burroughs. J’ai fait quelques paris sur les murs ; je me suis torché. J’ai vu un vieux distribuer les cartes, le sosie de W.C. Fields ; il m’a mis la larme à l’œil tellement il me faisait penser à mon père. C’était un gros bonhomme avec un nez en patate, qui s’essuyait avec un mouchoir tiré de sa poche arrière, il portait une visière verte, et il toussait comme un asthmatique dans les jeux de nuit à Butte, en hiver, et puis il a fini par lever l’ancre avec son vieux chien, pour passer la journée à dormir, une fois de plus. C’était un croupier de blackjack. J’ai vu aussi un vieillard de quatre-vingt-dix ans qui jouait aux cartes en plissant les yeux, et on m’a raconté qu’il jouait depuis soixante-dix ans dans la nuit de Butte. À Big Timber, j’ai vu un jeune cow-boy qui avait perdu un bras à la guerre, et qui passait cet après-midi d’hiver au bistrot avec les vieux, posant un regard d’envie sur les gars qui traînaient leurs guêtres dehors, dans les immenses neiges de Yellowstone. Dans le Dakota, j’ai vu une charrue rotative heurter une Ford toute neuve et la faire voler en éclats sur la plaine, comme pour les semailles de printemps. À Toledo, dans l’Ohio, je suis descendu du car, et j’ai fait un détour jusqu’à Détroit en stop, pour voir ma première femme. Je ne l’ai pas trouvée, et ma belle-mère m’a refusé deux dollars pour manger. J’étais assis par terre dans les toilettes de la gare routière, je ne décolérais pas ; assis au milieu des bouteilles vides. Des prêcheurs m’ont abordé pour me parler de Notre Seigneur. J’ai dépensé mon dernier sou pour m’offrir un repas à bon marché, dans les bas-fonds de Détroit. J’ai appelé la nouvelle épouse du père de ma femme, elle n’a même pas voulu me voir. Ma garce de vie s’est mise à danser devant mes yeux, et j’ai compris que quoi qu’on fasse, au fond, on perd son temps, alors autant choisir la folie. Moi, tout ce que je voulais, c’était noyer mon âme dans celle de ma femme, et l’atteindre par le nœud de la chair, dans le linceul des draps. Tout au bout de la route américaine, il y a un homme et une femme qui font l’amour dans une chambre d’hôtel. Je ne voulais rien d’autre. Sa famille conspirait pour que nous demeurions séparés ; ils pensaient, et ils n’avaient pas tort, que je n’étais qu’un clochard, et que je ne ferais que rouvrir ses blessures. Ce soir-là, elle se trouvait à Lansing, dans le Michigan, à cent cinquante bornes de là, et j’étais perdu. Tout ce que je voulais, tout ce que Neal voulait, tout ce que tout le monde voulait, c’était pénétrer au cœur des choses, comme dans le ventre maternel, pour s’y blottir et y dormir du sommeil extatique que connaissait Burroughs avec une bonne giclée de M. et que les cadres de la publicité connaissaient en descendant douze whisky soda à Stouffers avant de reprendre le train des poivrots pour Westchester — mais sans la gueule de bois. J’avais bien des rêves romantiques, à l’époque, et je levais les yeux vers mon étoile en soupirant. Le fond de la question, c’est que quand on meurt, on meurt, et pourtant tant qu’on vit, oui, on vit, et ça, c’est pas des menteries de Harvard. En Pennsylvanie, il m’a fallu descendre voler des pommes à l’épicerie du village pour ne pas mourir de faim. Je suis rentré dans l’Est à quatre pattes, en quête de ma pierre, et sitôt arrivé chez moi, j’ai vidé la glacière, sauf que c’était devenu un frigo, fruit de mon labeur de 1947 — telle était l’aune du progrès de ma vie. Et puis est arrivé le grand navire planétaire ; en allant à la fac, j’ai croisé dans le grand hall Mrs. Holmes, la mère de John Holmes, que j’avais aperçue à Tucson ; elle m’a dit que son fils allait accompagner quelques amis à moi qui embarquaient sur le Queen Mary. Je n’avais pas le sou. J’ai dû faire les cinq bornes à pied jusqu’au quai, et là j’ai trouvé John Holmes et sa femme, avec Ed Stringham ; ils attendaient qu’on ouvre la passerelle. Aussitôt, on s’est rués à bord, où on a trouvé Ed White, Bob Burford et Frank Jeffries qui buvaient du whisky au grand salon, avec Allen Ginsberg, entre autres, qui avait apporté la bouteille (ainsi que ses derniers poèmes). Ce n’est pas tout : Hal Chase était à bord, lui aussi, mais le bateau était tellement immense qu’on l’a complètement raté. Lucien Carr était là également, mais il était venu dire au revoir à un autre groupe, et on ne le savait même pas. Ce fou de Burford m’a mis au défi de venir en France avec eux comme passager clandestin. J’ai relevé le défi : j’étais ivre. On a bloqué l’ascenseur, et on nous a raconté que Somerset Maugham, le célèbre écrivain, en était furax. On a vu Truman Capote arriver, soutenu par deux vieilles dames ; il ne tenait pas debout, et il était venu en tennis. Des Américains de tout poil couraient dans les coursives, bourrés. C’était le Grand Vaisseau Planétaire, il était trop grand, tout le monde cherchait quelqu’un, sans pouvoir le trouver. Le môle 69. La femme de John Holmes s’est fermement opposée à ce que j’embarque clandestinement, et elle m’a tiré par l’oreille jusqu’au quai. J’ai joué au foot au milieu des cageots des hangars. Une autre ère touchait à sa fin. C’était le deuxième bateau que je ratais en deux ans et sur deux côtes ; il y avait eu le navire coréen, et maintenant celui-ci, le Queen Mary, qui partait pour la France. Tout ça parce que j’étais voué à la route, et à faire l’inventaire de mon pays natal, avec ce fou de Neal. Après tout ce qui s’était passé, on aura du mal à le croire, mais c’est pourtant moi qui suis allé le sauver, à l’heure de son dénuement, quelques mois plus tard. Ça valait bien la peine, parce que c’est ainsi qu’il a atteint sa grandeur. LIVRE TROIS : Au printemps 1949, il m’est tombé la somme miraculeuse de mille dollars, pour avoir travaillé dans une boîte new-yorkaise. Avec ce chèque, j’ai voulu installer ma famille — ma mère, ma sœur, mon beau-frère et leur enfant — dans une maison confortable, à Denver. Je me suis rendu sur place pour la trouver, en prenant bien soin de ne pas dépenser plus d’un dollar pour me nourrir en route. En l’espace d’une journée, et avec le précieux concours de Justin W. Brierly, à force de me démener dans cette ville de montagne au cœur du mois de mai, j’ai trouvé la maison, payé deux mois de loyer d’avance et télégraphié à New York pour leur dire de venir. J’ai payé le déménagement, soit 350 dollars, mais tout est tombé à l’eau. Ils ne se sont pas plu à Denver, ils n’ont pas aimé vivre à la campagne. Ma mère est rentrée la première ; ma sœur et mon beau-frère ont suivi. J’avais voulu installer ceux que j’aimais dans un foyer plus ou moins permanent où vaquer aux affaires humaines à la satisfaction générale. Mener une vie saine, être bien logé, bien se nourrir, prendre du bon temps, le travail, la foi, l’espérance, moi j’y croyais. J’y ai toujours cru. Et je n’étais pas peu surpris de découvrir que j’étais une des rares personnes à y croire sincèrement sans en faire pour autant une philosophie bourgeoise ennuyeuse. Tout à coup, je me retrouvais sans rien dans les mains, sinon une poignée de folles étoiles. Au nom de cet idéal, je m’étais privé du voyage promis en France pour rejoindre les copains ; au nom de cet idéal, j’avais remisé maint désir secret, aller trouver ma femme à Détroit, par exemple, ou bien épouser sur un coup de tête une Portoricaine turbulente, et m’installer dans la vie des H.L.M. de New York. Sur ces entrefaites, je me retrouvais délesté de mille dollars. De toute façon, je n’aurais jamais espéré toucher une somme pareille.
En quelques semaines, il n’en restait rien. Je me retrouvais sur le cul dans les grandes plaines de l’Ouest. Je me suis dit : « Puisque c’est comme ça, autant laisser libre cours à sa folie. » Et j’ai entrepris d’aller chercher Neal à San Francisco, histoire de voir ce qu’il faisait. J’ai essayé de me procurer l’argent du voyage par des moyens honnêtes. Un matin, je me suis levé à trois heures et j’ai fait du stop depuis Alameda Boulevard, où j’habitais, jusqu’en ville, à plus de huit bornes ; sauf que personne ne m’a pris, et que j’ai dû y aller à pied. Je suis arrivé aux halles Denargo avant l’aube, crevé. C’était là que j’avais failli travailler avec Eddy, mon pote de route, en 1947. On m’a embauché aussitôt, et ça été le commencement d’une journée de travail que je ne suis pas près d’oublier. J’ai trimé de quatre heures du matin à six heures du soir sans désemparer, tout ça pour onze dollars et de la mitraille. C’était tellement dur que j’ai vite pris des crampes dans les bras, j’en aurais hurlé. Il faut bien dire que j’étais une fillette comparé aux Japonais qui bossaient à mes côtés. Leurs muscles étaient accoutumés à cette tâche de forçat ; il fallait tirer à bout de bras derrière soi une charrette de fruits avec huit étages de cagettes, sans la faire tomber ; à la moindre fausse manœuvre, on bousille toute la cargaison, à ses frais bien entendu. Toute la journée j’ai fait des allées et venues avec ces Nisei musclés, en passant mon temps à râler. À un moment donné, il a fallu qu’on glisse un genre de cric sous les roues d’une grosse benne, et qu’on la pousse sur ses rails centimètre par centimètre, pendant trente mètres. À moi tout seul, j’ai déchargé un wagon de marchandise et demi de cageots de fruits dans la journée, interrompu seulement par une virée aux entrepôts de Denver, pour prendre des cageots de pastèques sur le parterre glacé d’un wagon, les tirer au soleil brûlant et les charger dans un camion tapissé de glace pilée, ce qui m’a valu un mauvais rhume. Ça m’était égal ; une fois de plus, je voulais aller à San Francisco. Tout le monde veut y aller, et pourquoi faire ? Au nom du Ciel et des étoiles, pourquoi faire ? Pour la joie, pour le pied, pour cet éclat dans la nuit. Tous les autres gars déchargeaient trois wagons par jour ; moi j’allais deux fois moins vite ; en conséquence, le patron a jugé que je n’étais pas un investissement rentable à terme, et il m’a viré sans me le dire, quand j’ai exprimé mes impressions, et dit que je ne reviendrais pas. Il ne me restait plus qu’à regagner Larimer Street ; je ne tenais plus debout, je suis allé me soûler chez Jiggs, le bar avec buffet en face de l’hôtel Windsor, où Neal Cassady avait vécu avec son père, Neal Cassady senior, pendant la crise de 29. Ce jour-là comme par le passé, j’ai cherché le père de Neal Cassady. Introuvable. Soit on trouve quelqu’un qui ressemble à son propre père dans des coins comme le Montana, soit on cherche celui d’un ami là où il n’est plus, et voilà. Alors, bien malgré moi, le matin m’a découvert une jambe de femme gainée de soie et, dans ce bas de soie, il y avait un billet de cent dollars, qu’elle m’a donné en me disant : « Tu parlais de faire une virée à San Francisco, alors prends ça, et amuse-toi bien. » Mes problèmes ainsi résolus, je suis allé au Bureau du Voyage, et contre onze dollars pour les frais d’essence, on m’a trouvé une voiture, si bien que j’ai traversé le continent comme une flèche pour rejoindre Neal à Frisco. Deux gars se relayaient au volant de la bagnole, qui se disaient maquereaux. Ils avaient pris deux passagers en plus de moi. On ne mouftait pas, ne pensant qu’au but du voyage. Comme on passait la frontière entre le Colorado et l’Utah, j’ai vu Dieu dans le ciel, sous la forme d’énormes nuages incandescents au-dessus du désert, qui semblaient me dire : « Le jour de colère viendra. » Seulement voilà, hélas, je m’intéressais davantage aux vieux chariots bâchés tout pourris et aux tables de jeu installés en plein désert du Nevada, près d’un kiosque à coca-cola, avec quelques baraques autour, quelques panneaux publicitaires claquant encore dans les bandelettes spectrales du vent du désert, panneaux qui disaient : « Bill le Crotale a vécu ici » ou encore : « Ici se terrait Annie Gueule-cassée ». Oui, vroom vroom ! À Salt Lake City, les macs sont allés faire la comptée chez leurs filles, et puis on a repris la route. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, j’ai eu de nouveau sous les yeux la ville légendaire de San Francisco qui s’étendait le long de sa baie, au milieu de la nuit. J’ai aussitôt couru chez Neal, qui habitait désormais une maison sur Russian Hill. Je grillais de savoir ce qu’il avait en tête et ce qui allait se passer, puisque je ne laissais rien derrière moi, j’avais brûlé mes ponts, et je me fichais de tout et du reste. J’ai frappé chez lui à deux heures du matin. Il est venu m’ouvrir complètement nu, et si j’avais été le président Trurnan c’était la même chose. Il recevait le monde à l’état brut. « Jack ! » il s’est écrié avec une sidération qui n’était pas feinte, « je n’aurais jamais cru que tu viendrais à moi. Enfin, te voilà. — Ouaip », j’ai dit. « Tout fout le camp chez moi. Et chez toi, ça va ? — Pas terrible, pas terrible. Mais on a des milliers de trucs à se raconter, Jack. L’heure est EN-FIN venue qu’on se parle, toi et moi. » On en est tombés d’accord, et on est entrés dans la maison. Or mon arrivée faisait un peu l’effet de celle de l’Ange du bizarre et du mal parmi les blancs moutons, et quand on s’est mis à parler avec animation à la cuisine, Neal et moi, ça a provoqué des sanglots au premier. À tout ce que je disais, Neal répondait d’un « OUI ! » chuchoté avec fièvre. Carolyn se doutait de ce qui allait se passer. Apparemment, Neal se tenait tranquille depuis quelques mois, mais l’arrivée de l’Ange le faisait replonger dans sa folie. « Qu’est-ce qu’elle a ? » j’ai demandé à mi-voix. « Son état s’aggrave, mec, elle pleure, elle pique des crises, elle m’empêche de sortir voir Slim Gaillard, elle pique des crises dès que je rentre en retard, et quand je tâche de passer la soirée avec elle, elle refuse de me parler, en me disant que je suis une vraie brute. » Il a couru la calmer. J’entendais Carolyn hurler : « Tu n’es qu’un menteur, tu n’es qu’un menteur, menteur ! » J’en ai profité pour examiner cette très extraordinaire maison qu’ils habitaient. C’était un pavillon de bois à étage, au milieu d’immeubles de rapport, qui dominait la baie tout en haut de Russian Hill. Il y avait quatre pièces, trois chambres en haut et une immense cuisine-entresol en bas. La porte de la cuisine ouvrait sur une cour envahie par les herbes, avec des cordes à linge. À l’arrière de la cuisine, il y avait un débarras où se trouvaient encore les galoches de Neal toutes crottées de boue du Texas, depuis la nuit où l’Hudson s’était envasée à Hampstead, sur les berges du Brazos. Inutile de dire qu’il n’y avait plus de Hudson. Neal avait été incapable de payer les traites. Il n’avait d’ailleurs plus de voiture. Ils attendaient leur deuxième enfant — un accident. C’était un drame affreux d’entendre Carolyn pleurer à chaudes larmes. On trouvait ça insupportable, alors on est allés acheter des bières, pour les boire à la cuisine. Carolyn a fini par s’endormir, ou alors elle a passé la nuit les yeux grands ouverts dans le noir. Je n’avais pas la moindre idée de ce qui clochait pour de bon, sauf que, peut-être, Neal avait fini par la rendre folle. Après mon départ de Frisco, la dernière fois, il avait de nouveau perdu la tête pour Louanne et passé des mois à hanter son appartement de Divisadero Street, où elle recevait un marin différent tous les soirs ; il regardait par la fente de la boîte aux lettres, qui donnait sur le lit. C’est là qu’il la voyait, le matin, vautrée avec un jeune gars. Il la suivait dans toute la ville. Il voulait avoir la preuve irréfutable que c’était une pute. Il l’aimait, il l’avait dans la peau. Un beau jour, tout à fait par erreur, il s’est procuré une m. de première qualité, comme on dit, une marijuana verte, non fermentée, et il en a trop fumé. « Le premier jour, j’étais raide comme une planche sur mon lit ; je pouvais pas bouger, pas articuler un mot. J’avais les yeux au ciel, grands ouverts, ma tête bourdonnait, il me venait toutes sortes de fabuleuses visions en technicolor. Le deuxième jour, tout m’est revenu, TOUT ce que j’avais dit ou fait ou lu, ou entendu, ou conjecturé dans ma vie ; ça m’est revenu, et ça s’est remis en ordre dans ma tête selon une logique toute nouvelle. Oui, j’ai dit. Oui, oui, oui, oui. Pas fort. Juste oui, tout bas, parce que je trouvais rien d’autre à dire. Ces visions du thé vert ont duré jusqu’au troisième jour. J’avais tout compris, toute ma vie était décidée. J’avais compris que j’aimais Louanne, qu’il fallait que je retrouve mon père où qu’il soit, et que je le sauve, que tu étais mon pote ; j’ai compris la grandeur d’Allen. J’ai compris des milliers de choses sur tout le monde, partout. Et puis le troisième jour, j’ai commencé à faire une série de cauchemars éveillés, mais horribles, macabres, glauques ; j’étais là, plié en deux, mains sur les genoux, à répéter des oh et des ah… Les voisins m’ont entendu, et ils ont appelé le médecin. Carolyn était partie voir sa famille, avec la petite. Tout le quartier s’est inquiété. Les voisins sont entrés et ils m’ont trouvé au lit, bras tendus, bloqué dans la position. Mec, j’ai couru chez Louanne lui apporter un peu de cette herbe. Et tu sais pas, cette petite connasse, il lui est arrivé exactement la même chose : mêmes visions, même logique, même décision finale sur sa vie, la boule de douleur qui te fait voir tes quatre vérités et qui t’inspire des cauchemars et de la souffrance. Alors j’ai compris que je l’aimais tellement que je voulais la tuer. J’ai couru chez moi me taper la tête contre les murs. J’ai couru chez Al Hinkle, il est de retour à Frisco avec Helen, je lui ai demandé l’adresse d’un serre-freins qui a un feu ; je suis allé chez le gars, j’ai pris son feu, j’ai couru chez Louanne, j’ai regardé par la fente, elle était en train de coucher avec un marin ; une heure plus tard je suis revenu, j’ai fait irruption chez elle, elle était toute seule… Je lui ai donné le flingue en lui disant de me tuer. Elle l’a gardé en main une éternité. Je lui demandais un pacte de mort amoureuse. Elle a pas voulu. J’ai dit qu’il fallait qu’un de nous deux meure. Elle a dit non. Je me suis tapé la tête contre le mur. Elle m’a dissuadé de faire ça. — Et après, qu’est-ce qui s’est passé ? — C’était il y a des mois… juste après ton départ. Elle a fini par se marier avec un de ses matelots, et ce pauvre enfoiré s’est juré de me tuer s’il me trouve. Au pire, il faudra bien que je le tue pour me défendre, et alors j’irai tout droit à San Quentin, parce que tu vois, Jack, à la MOINDRE connerie, je me retrouve à San Quentin pour le restant de mes jours… je serais foutu, avec ma main malade, en plus. » Il m’a fait voir sa main. Dans les effusions de l’arrivée, je n’avais pas remarqué qu’il avait en effet subi un terrible accident. « J’ai frappé Louanne à l’arcade, le 26 février à six heures du soir, la dernière fois qu’on s’est vus, et qu’on a décidé de tout. Et alors, écoute bien, mon pouce a glissé sur son front, si bien qu’elle a même pas pris un bleu, elle riait d’ailleurs, mais moi, par contre, mon pouce s’est infecté, un gros connard de toubib me l’a mal soigné, il s’y est mis une pointe de gangrène, et il a fallu m’en amputer l’épaisseur d’un poil de con. » Il a défait son pansement pour me le faire voir. Il manquait un peu plus d’un centimètre de chair sous l’ongle. « C’est allé en s’aggravant. Comme il me fallait travailler pour nourrir Carolyn et Cathy Ann, je me suis dépêché de prendre un job chez Goodyear ; je montais des pneus de cinquante kilos jusqu’en haut des wagons. Je me servais que de ma main valide, mais j’arrêtais pas de me cogner l’autre. Je l’ai cassée, ils me l’ont reboutée en me passant une broche, et voilà que ça s’infecte et que ça enfle de nouveau. Et avec tous ces enquiquinements, je me suis jamais senti mieux, ni plus heureux dans ce monde, jamais j’ai eu plus de bonheur à voir les petits enfants jouer au soleil, et qu’est-ce que je suis content de te voir, toi Jack, t’es formidable, t’es fabuleux, et je sais, oui je SAIS que tout ira bien », il a déclaré en riant. Il m’a félicité pour mes mille dollars, qui n’étaient plus qu’un souvenir. « On connaît la vie, à présent, Jack, on a pris un peu de bouteille l’un comme l’autre, petit à petit, on commence à comprendre les choses. Ce que tu me dis de ta famille, je le comprends bien. J’ai toujours apprécié tes sentiments, et à présent tu es prêt à te caser avec une fille formidable si tu arrives à la trouver, à la cultiver, et à lui confier ton âme, comme j’ai désespérément essayé de le faire avec mes maudites femmes. Eh merde, merde, merde ! » il a hurlé. Le lendemain matin, Carolyn nous jetait dehors tous les deux avec armes et bagages. Ça a commencé quand on a appelé Bill Tomson, le vieux Bill de Denver, pour qu’il vienne boire une bière ; pendant ce temps-là, Neal, qui était en maladie à cause de sa main, s’est occupé du bébé, il a fait la vaisselle et la lessive dans la cour, mais il était tellement surexcité qu’il a tout fait comme un cochon. Tomson a accepté de nous emmener en voiture à Marin City, chercher Henri Cru. (Neal ne donnait jamais de petits noms aux corvées ordinaires.) Carolyn, qui travaillait chez un dentiste, est rentrée, et elle nous a lancé un regard torve et triste, femme persécutée par le quotidien. J’ai bien essayé de lui montrer que je ne voulais pas nuire à sa vie de famille, je lui ai dit bonjour, je lui ai parlé avec toute la chaleur possible, mais elle savait que c’était de l’arnaque, et peut-être même une arnaque inspirée par Neal, si bien qu’elle ne m’a répondu que par un sourire bref. Le lendemain matin, scène épouvantable ; elle était couchée sur le lit à se tordre et à sangloter, et voilà que j’ai envie d’aller aux toilettes, or il aurait fallu traverser sa chambre. « Neal, Neal », je crie, « il est où, le bar le plus proche ? — Le bar ? » il me demande, étonné ; il était en train de se laver les mains dans l’évier de la cuisine, en bas. Il a cru que je voulais me soûler. Je lui ai confié mon dilemme, et il m’a dit : « Vas-y, te gêne pas, elle est comme ça tout le temps. »
Non, c’était au-dessus de mes forces. Je me suis rué dehors, en quête d’un bar. J’ai fait quatre rues, en montée et en descente, sans rien trouver que des laveries automatiques, des pressings, des fontaines à soda, des salons de coiffure, des merceries et des quincailleries. Je suis rentré ventre à terre dans la petite maison de guingois, bien résolu à mettre un terme à ma misère. Ils étaient en train de s’engueuler au moment où je suis rentré en douce, alors avec un faible sourire je me suis enfermé dans la salle de bains. Quelques instants plus tard, Carolyn balançait les affaires de Neal sur le plancher du séjour, et elle lui disait de faire sa valise. À ma grande surprise, j’ai découvert une peinture à l’huile qui représentait Helen Hinkle en pied, au-dessus du canapé. Je me suis rendu compte que toutes ces femmes passaient leurs mois de solitude et de féminitude en causant de la folie des mâles. J’ai entendu Neal et son rire de dément, et les vagissements de son bébé. Aussitôt après, je l’ai aperçu se glisser dans toutes les pièces comme Groucho Marx, son pauvre pouce brisé emmailloté dans une énorme poupée blanche dressée tel un phare, inébranlable au-dessus de la fureur des eaux. J’ai vu reparaître son énorme malle en piteux état, qui recrachait ses chaussettes et ses slips sales ; penché dessus, il y balançait toutes les affaires qu’il trouvait. Ensuite il a sorti sa valise. C’était la valise la plus beat de tous les États-Unis, une valise en carton bouilli façon cuir, avec de drôles de charnières collées dessus. Le couvercle était déchiré sur toute sa longueur ; Neal l’a arrimé avec une corde. Puis il a pris son sac de matelot, et il y a jeté ce qui restait. J’ai pris ma valise, je l’ai bourrée, et pendant que Carolyn, toujours couchée, disait : « Menteur, menteur, menteur ! », on s’est tirés de la maison et on a descendu la rue en vrac jusqu’à l’arrêt de tram le plus proche — conglomérat d’hommes et de valises d’où dépassait un énorme pouce bandé. Ce pouce était devenu le symbole de la métamorphose ultime de Neal. Il se fichait de tout (ça n’était pas nouveau), mais désormais, en principe, il ne se fichait de rien. Autrement dit, pour lui ça revenait au même ; il était au monde, et il n’y pouvait rien. Il m’a arrêté en pleine rue. « Bon, écoute, mec, je me doute bien que tu dois l’avoir mauvaise ; tu viens d’arriver en ville et on se fait jeter le premier jour ; tu dois te demander ce que j’ai pu faire pour mériter ça, et tout… sans compter ces effets abominables… ha, ha, ha !… Seulement, regarde-moi, Jack, s’il te plaît, regarde-moi. » Je l’ai regardé ; il portait un T-shirt, un pantalon déchiré qui lui tombait sur les hanches, des chaussures en lambeaux ; il n’était pas rasé, la chevelure en bataille, les yeux injectés de sang, son pouce emmailloté tenu à hauteur du cœur (selon les recommandations médicales), affichant avec ça le sourire le plus crétin que j’aie jamais vu. Il chancelait, tournait en rond, regardait partout. « Que voient mes prunelles ? Ah… le ciel bleu. Long-fellow ! » Il s’est balancé sur place, il a cligné des yeux, s’est frotté les paupières. « Et puis les fenêtres, aussi. Tu les as déjà maté les fenêtres ? Parlons-en, des fenêtres. J’en ai vu des vraiment dingues, qui me faisaient des grimaces, et d’autres qui me faisaient de l’œil, avec leurs stores baissés. » Il est allé chercher un exemplaire des Mystères de Paris, d’Eugène Sue, au fond de son sac de matelot. Il a rajusté le devant de son T-shirt et, à un coin de rue, il s’est mis à lire sur un ton pédant. « À présent, Jack, il faut qu’on s’imprègne bien de tout ce qu’on voit en route… » Il a oublié aussitôt, les yeux dans le vague. J’étais content d’être venu ; il avait besoin de moi, à présent. « Pourquoi est-ce que Carolyn t’a mis à la porte ? Qu’est-ce que tu vas faire ? — Hein ? hein ? » On s’est creusé la tête pour savoir que faire et où aller. Ma carrière était assez bien lancée, à New York, et je me suis rendu compte que c’était à moi de l’aider. Pauvre Neal, pauvre de lui ! Le diable lui-même n’est jamais tombé plus bas. Retombé en enfance, le pouce infecté, au milieu des valises cabossées de son existence orpheline à sillonner l’Amérique en tous sens, un nombre de fois incalculable, oiseau vaincu, étron brisé, abondance d’images ne nuit pas. « Allons jusqu’à New York à pied, a-t-il dit, et intéressons-nous à tout ce qui se passera en chemin… ouaip ! » J’ai sorti mon argent et je l’ai compté, puis je le lui ai fait voir 2 fs. « J’ai ici la somme de quatre-vingt-trois dollars et de la monnaie, et si tu viens avec moi, allons à New York… et puis on ira en Italie. — En Italie ? » Son visage s’est éclairé. « L’Italie, ouaip… mais comment on va faire pour y aller, Jack ? » J’ai réfléchi. « Je vais recommencer à gagner un peu de fric, je vais me faire encore mille dollars. On ira voir toutes les femmes en folie, à Rome, à Paris, dans toutes ces villes ; on s’installera à la terrasse des cafés ; on ira retrouver Burford White et Jeffries, on habitera au bordel. Pourquoi on n’irait pas en Italie ? — Ben tu parles ! » a dit Neal ; et là, il a compris que j’étais sérieux ; il m’a regardé du coin de l’œil pour la première fois, parce que c’était la première fois que je m’engageais à intervenir dans sa garce de vie ; le regard qu’il me lançait était celui d’un homme qui évalue ses chances à l’instant de miser. Il avait du triomphe et de l’insolence dans le regard, une expression diabolique, et il m’a fixé pendant une éternité. Je lui ai rendu son regard en rougissant. J’ai dit : « Qu’est-ce qu’il y a ? », je me sentais misérable. Il n’a pas répondu, et il a continué à m’observer de côté, avec une circonspection insolente. J’ai essayé de me rappeler tout ce qu’il avait fait dans sa vie, pour savoir s’il n’y avait pas, à un moment donné, quelque chose qui l’aurait rendu soupçonneux. Résolument, fermement, j’ai répété ce que j’avais dit : « Viens à New York avec moi, j’ai l’argent », mes yeux s’embuaient de gêne et de larmes. Et il me fixait, mais les yeux dans le vague, sans me voir. Notre amitié a sans doute franchi une étape décisive quand il a compris que j’avais passé des heures à penser à lui ; il essayait d’intégrer cette donnée dans ses catégories mentales si perturbées, si emberlificotées. Le déclic s’est fait dans mon âme et dans la sienne. Moi, je m’inquiétais tout à coup pour cet homme plus jeune que moi, cinq ans d’écart, et dont la destinée s’était liée de manière irréversible à la mienne au fil des années-linceuls ; ce qui se passait en lui, je ne peux le reconstruire que par ce qu’il a fait ensuite. Il a eu l’air très joyeux, et il a déclaré que c’était entendu. « Pourquoi tu m’as regardé comme ça ? » j’ai demandé. Ça lui a fait de la peine. Il a froncé les sourcils. C’était bien rare, chez lui. On était tous deux perplexes, pas sûrs de quelque chose. On était tout en haut de Russian Hill, par cette belle journée ensoleillée ; nos ombres s’allongeaient sur le trottoir. De l’immeuble voisin de chez Carolyn sont sortis onze Grecs, hommes et femmes, qui se sont aussitôt mis en rang au soleil, sur le trottoir, pendant qu’un autre a reculé dans la rue étroite, et leur a souri en les cadrant avec son appareil photo. On regardait bouche bée ces gens venus du fond des âges, qui mariaient une de leurs filles, la millième sans doute, d’une lignée ininterrompue de sourires au soleil. Ils étaient sur leur trente et un, et ils étaient étranges. Neal et moi, on se serait crus à Chypre. Des mouettes passaient dans un ciel étincelant. « Bon alors », a dit Neal, tout bas, d’une voix timide, « on y va ? — Oui », j’ai dit, « allons en Italie ». On a pris nos cliques et nos claques, lui la malle de sa main valide et moi tout le reste, et on s’est traînés jusqu’à l’arrêt du tram. Un instant plus tard, on dégringolait la colline, jambes ballantes sur la plate-forme qui nous ballottait, héros défaits de la nuit de l’Ouest, pas au bout de leurs peines. Pour commencer, on est allés dans un bar de Market Street pour décider de la marche à suivre. On allait rester ensemble, potes à la vie à la mort. Neal était très calme ; il avait l’air un peu atone ; il regardait d’un air préoccupé les vieux clodos qui lui faisaient penser à son père. « Je pense qu’il est à Denver… cette fois, il faut qu’on le trouve. Il est peut-être à la prison du comté, à moins qu’il soit revenu sur Larimer Street, mais il faut qu’on le retrouve, d’accord ? » D’accord, bien sûr ; on allait faire tout ce qu’on n’avait pas fait, parce qu’on était trop bêtes, dans le passé. Et puis on s’est promis deux jours de virée dans San Francisco avant de se mettre en route ; nous étions bien d’accord pour passer par le Bureau du Voyage et trouver une voiture où partager les frais d’essence, histoire d’économiser au maximum pour traverser le pays. On irait aussi à Détroit, où je voulais chercher Edie, pour me décider une bonne fois pour toutes quant à elle. Neal prétendait ne plus avoir besoin de Louanne, même s’il l’aimait toujours. On s’est dit qu’il se caserait à New York, ce qui s’est d’ailleurs produit, puisqu’il s’est remarié — mais cet événement attendrait cinq mille bornes et bien des nuits et des jours. On a mis notre barda à la consigne de la gare routière pour dix cents, Neal a enfilé son costume rayé avec un T-shirt, et puis on est partis chez Bill Tomson qui serait notre chauffeur pendant les deux jours de cette virée à Frisco, il avait accepté au téléphone. Il est arrivé nous récupérer à l’angle de Market Street et de la 3e Rue peu après. Il habitait Frisco à présent, il travaillait comme employé de bureau, et il était marié à une jolie blonde nommée Helena. Neal m’avait confié qu’elle avait le nez trop long — bizarrement, c’était le grand reproche qu’il lui faisait, alors que son nez était d’une longueur tout à fait normale. Ça devait remonter à l’époque où il avait piqué Carolyn à Bill, dans la chambre d’hôtel de Denver. Bill Tomson est un jeune gars très mince, dans le genre beau ténébreux, avec un visage en lame de couteau et des cheveux bien peignés, qu’il renvoie tout le temps en arrière. Il a un contact très direct, et un grand sourire. Mais il est clair qu’il s’était disputé avec sa femme sur cette histoire ; il avait tout de même tenu sa promesse, voulant bien montrer qui était le maître à bord (ils vivaient dans une petite chambre), mais il en payait le prix. Son dilemme se traduisait par un amer silence. Il nous a conduits dans tout San Francisco de jour comme de nuit, sans desserrer les dents. Il grillait les feux rouges, tournait sur les chapeaux de roues, ce qui nous montrait bien dans quels retranchements nous l’avions poussé. Il était pris entre deux feux : le défi que lui lançait sa jeune épouse, et celui du chef de son ancienne bande du billard à Denver. Neal était enchanté, pour sa part, et, bien entendu, en aucune façon perturbé par cette conduite sportive. Assis à l’arrière en grande conversation, on ignorait superbement Bill. Première destination : Marin City, histoire de voir si on ne pourrait pas retrouver Henri Cru. J’ai remarqué avec un certain étonnement que le vieil Amiral Freebee n’était plus à l’ancre dans la baie ; et puis, comme de juste, Henri n’habitait plus l’avant-dernier appartement de la bicoque du canyon. C’est une superbe fille de couleur qui nous a ouvert la porte ; Neal et moi, on lui a parlé tout à loisir. Bill Tomson nous attendait dans la voiture, il lisait le Paris, d’Eugène Sue. Je suis retourné une fois à Marin City, et j’ai bien compris que tenter d’exhumer les reliques emberlificotées du passé n’avait aucun sens ; nous avons plutôt décidé d’aller chez Helen Hinkle voir s’il n’y aurait pas moyen de se faire héberger. Al l’avait quittée une fois de plus, il était retourné à Denver, et je veux bien être pendu si elle ne mijotait pas de le récupérer. On l’a trouvée dans son quatre-pièces de Mission Street, assise en tailleur sur un tapis genre tapis d’orient, avec un paquet de tarots divinatoires. Certains indices navrants montraient qu’Al Hinkle avait habité là, et qu’il était parti du seul fait de l’abrutissement et du désamour. « Il reviendra, a dit Helen, il est incapable de se débrouiller sans moi, ce type-là. Cette fois, c’est de la faute de Jim Holmes. » Elle a jeté un regard furieux à Neal et à Bill Tomson. « Avant qu’il arrive, Al était parfaitement heureux ; il bossait, on sortait, on s’amusait bien. Tu le sais, ça, Neal. Et puis ils se sont mis à passer des heures à la salle de bains, Al dans la baignoire et Holmes sur le siège des toilettes, à parler, parler, parler… que des bêtises. » Neal s’est mis à rire. Pendant des années, il avait été le Grand Prophète de la bande, et voilà qu’ils en avaient tous pris de la graine. Jim Holmes s’était laissé pousser la barbe, et ses grands yeux bleus mélancoliques étaient venus chercher Al Hinkle à Frisco. Ce qui s’était passé, c’est que (sans déconner) il avait eu le petit doigt amputé à la suite d’un accident à Denver, et qu’il avait touché le paquet. Sans la moindre raison imaginable, ils avaient décidé de filer en douce dans le Maine en plantant Hélène… c’est pas des conneries non plus. À Portland dans le Maine, où Holmes avait une vague tante, apparemment. Si bien qu’à l’heure actuelle, ou bien ils étaient en train de traverser Denver, ou bien ils étaient déjà arrivés à Portland. « Quand Jim aura claqué tout son fric, Al reviendra, a dit Helen en regardant ses cartes, quel crétin, il comprend rien et il a jamais rien compris. Il n’y a pourtant pas grand-chose à comprendre, sauf que je l’aime. » Helen Hinkle ressemblait à la fille des Grecs à l’appareil photo ensoleillé, assise sur son tapis pour lire l’avenir, sa longue chevelure ruisselant jusqu’au sol. Au fond, elle me plaisait. On a même décidé de sortir écouter du jazz ce soir-là, Neal emmènerait avec nous Julie, une blonde d’un mètre quatre-vingts qui habitait à côté. « Bon, alors je peux m’en aller, maintenant ? » a dit Tomson avec humeur. On lui a dit que oui, à condition qu’il se tienne prêt pour le lendemain. Et ce soir-là, Helen, Neal et moi, on est allés chercher Julie. Elle avait un appartement en sous-sol, une petite fille et une vieille bagnole qui roulait tout juste, et qu’on a dû pousser dans la rue, Neal et moi, pendant que les filles bloquaient le starter. Je les ai entendues se dire en gloussant : « Jack arrive d’un long voyage… il va falloir le soulager. » On est allés chez Helen, et on s’est tous installés — Julie, sa fille, Helen, Bill et Helena Tomson —, ils faisaient tous la tête au milieu de cette pièce encombrée de meubles ; moi je m’étais mis dans un coin, en position neutre par rapport au terrain, et Neal occupait le milieu de la pièce, avec son pouce-montgolfière à la hauteur du cœur, il rigolait. « Bon Dieu, qu’est-ce qu’on a tous à larguer nos doigts, en ce moment… Rho, rho, rho. — Mais t’as pas fini de faire l’imbécile, Neal ? a dit Helen. Carolyn m’a appelée pour me dire que tu l’avais quittée. Tu ne te rends même pas compte que tu as une fille ? — C’est pas lui qui l’a quittée, c’est elle qui l’a viré », j’ai dit en sortant de ma neutralité. Ils m’ont tous jeté des regards mauvais.
Neal a eu un petit sourire. « De toute façon, qu’est-ce que vous voulez qu’il fasse avec son pouce, ce pauvre diable ? » j’ai ajouté. Ils m’ont tous regardé ; Helena Tomson, en particulier, m’a jeté un œil torve. On aurait vraiment dit le cercle des cousettes avec au milieu le coupable de tous les péchés d’Israël. J’ai regardé par la fenêtre, la nuit bruissait dans Mission Street. J’étais impatient de sortir écouter le grand jazz de Frisco. N’oublie pas que ce n’était que mon deuxième soir sur place. Il s’était passé des tas de trucs. « Je me dis que Louanne a très bien fait de te quitter, Neal. Depuis des années, tu es incapable de prendre tes responsabilités envers qui que ce soit. Tu as fait tellement de coups pourris, je ne sais pas quoi te dire. » C’était bien la question, de fait, tout le monde était assis autour de lui, les yeux baissés, pleins de haine ; et lui, il était au milieu du tapis, et il rigolait, il ne faisait que rigoler. Il nous a exécuté une petite danse. Son pansement était de plus en plus crasseux, la bande se déformait, se déroulait. Tout à coup, je me suis aperçu que, grâce à ses fautes innombrables, il était devenu l’Idiot, l’Imbécile, le Saint de la bande. « Il n’y en a que pour toi et tes petits plaisirs de merde. Tu penses qu’à ce qui te pend entre les jambes, et au fric ou au plaisir que tu pourras tirer des gens, et quand tu les as pressés comme des citrons, tu les jettes… En plus t’es qu’un crétin. Il t’est jamais venu à l’esprit que la vie c’est sérieux, et que les gens essaient d’en faire quelque chose de bien, au lieu de passer leur temps à des pitreries. » C’était ce que Neal était, le SAINT PITRE. « Carolyn est en train de pleurer toutes les larmes de son corps ce soir, mais ne va pas te figurer un seul instant qu’elle veuille te reprendre, elle dit qu’elle ne veut plus jamais te revoir, et que cette fois c’est bien la dernière. Et toi tu es là, à faire des grimaces, je suis sûre que tu t’en fiches pas mal. » Ce n’était pas vrai et j’en savais quelque chose, que j’aurais pu leur dire sur-le-champ. Mais je ne voyais pas à quoi ça servirait. Ces accusations-là, j’en avais été l’objet moi-même quand je vivais dans l’Est. J’avais hâte de sortir. J’ai passé le bras autour des épaules de Neal, et j’ai dit : « Bon, écoutez-moi bien tous, rappelez-vous une seule chose, c’est que ce type a eu ses misères, lui aussi, et que par ailleurs il se plaint jamais, lui, et qu’il vous a permis de bien vous amuser rien qu’en restant lui-même, alors si ça vous suffit pas, d’accord, il n’y a qu’à l’envoyer au peloton d’exécution, d’ailleurs vous en mourez d’envie… » N’empêche que Helen était la seule à ne pas avoir peur de Neal, capable de rester là posément, visage levé vers lui, à l’engueuler devant tout le monde. Dans le temps, à Denver, Neal faisait asseoir tous ses potes avec leurs nanas dans le noir, et puis il parlait, parlait, parlait, de cette voix bizarre de magnétiseur ; on disait que les filles étaient attirées vers lui par cette force de persuasion, et par la substance de ses discours. Ça, c’était quand il avait quinze-seize ans. À présent ses disciples étaient mariés, et c’étaient leurs femmes qui le stigmatisaient sur le tapis pour cette sexualité, cette vitalité qu’il avait aidées à s’épanouir — un peu raide, quand même. J’en ai écouté davantage : « À présent tu pars dans l’Est avec Jack, et ça va te mener à quoi ? Carolyn est obligée de rester chez elle pour s’occuper du bébé, maintenant que tu es parti, comment veux-tu qu’elle garde son emploi chez le dentiste ? Elle dit qu’elle ne veut plus jamais te revoir, moi je ne lui donne pas tort. Et si tu croises Al, sur la route, dis-lui bien de me revenir, sinon je le tue. » Tel quel. C’était une nuit archi-triste, et archi-douce aussi. Un silence de plomb s’est abattu ; et alors qu’autrefois Neal s’en serait sorti par des discours, il est resté silencieux, lui aussi, debout devant tout le monde, exposé aux regards, en loques, rompu, idiot, sous le jour cru de l’ampoule, son visage osseux couvert de sueur, veines saillantes, en train de dire « oui, oui, oui », comme traversé en permanence de révélations formidables, à présent, et je crois d’ailleurs qu’il l’était, que les autres s’en doutaient aussi, et qu’ils avaient peur. Quelle connaissance était en train de lui venir ? Il essayait de toutes ses forces de me le dire, et c’est ce qu’ils enviaient tous dans ma position, moi qui le défendais, moi qui absorbais sa substance comme ils avaient jadis tenté de le faire. Et puis tous les regards se sont tournés vers moi. Qu’est-ce que je fichais sur la côte Ouest par cette belle nuit, moi, l’étranger ? Cette idée me dérangeait. « On s’en va en Italie », j’ai dit, je m’en lavais les mains, de toutes leurs histoires. Et puis il régnait un air de satisfaction maternelle aussi, les filles regardaient vraiment Neal comme la mère regarde son fils préféré qui ne fait que des bêtises, et lui, avec son malheureux pouce et ses révélations, il le savait très bien, c’est pourquoi, dans ce silence haletant, il a pu se lever de sa chaise, rester là un instant, et sortir de l’appartement sans un mot, pour m’attendre en bas, dès qu’on aurait décidé qu’il était TEMPS. C’est le sentiment que nous donnait ce fantôme, sur le trottoir. J’ai regardé par la fenêtre. Il s’encadrait sur le seuil de l’immeuble, seul, observant la rue. L’amertume, les récriminations, les conseils, la morale, le chagrin, c’était derrière lui tout ça, et devant, il n’y avait plus que la joie loqueteuse et extatique de l’être pur. « Allez, venez, Helen et Julie, on va faire les boîtes de jazz en oubliant tout ça. Un jour Neal sera mort, qu’est-ce que vous lui direz ? — Plus tôt il mourra, mieux ça vaudra », a dit Helen, qui parlait manifestement pour presque tous les autres. « Eh bien, d’accord, mais pour l’instant, il est vivant, et je parie que tu veux savoir ce qu’il va faire, parce qu’il détient le secret qu’on meurt tous d’envie de connaître, et il l’a découvert en s’ouvrant le crâne, et s’il devient fou, ne vous en faites pas, ce sera pas votre faute mais celle de Dieu. » Ils n’étaient pas d’accord, ils m’ont dit que je ne connaissais pas Neal, que c’était la pire crapule que la terre ait portée, et qu’un de ces jours j’allais m’en apercevoir à mes dépens. Moi ça m’amusait de les entendre protester à ce point. Bill Tomson a volé à la rescousse des dames en disant qu’il connaissait Neal mieux que personne, que ce n’était qu’un truand très intéressant, et même amusant, et là j’ai trouvé ça carrément trop raide, parce que donner dans la respectabilité, moi je veux bien, mais alors il faut pas faire les choses à moitié, ce que j’ai essayé de dire. C’était une pique contre leurs petits rituels à trois balles et leurs simagrées passées et futures, heureusement ils n’ont pas compris, de toutes façons j’étais au bord de la lune, à quoi bon discourir ? Je suis sorti retrouver Neal, on en a parlé un instant. « Ah, t’en fais pas, mec, tout est parfait, tout va très bien. » Il se frottait le ventre en se léchant les babines. Là-dessus, les filles descendent et on démarre notre grande soirée, en poussant une fois de plus la voiture dans la rue, sauf qu’elle se met à aller si vite qu’on peut pas la rattraper, et que les filles doivent trouver des gars qui veuillent bien les pousser vers nous qui rions dans l’obscurité, au hasard des rues. « Yipi you ! allons-y ! » crie Neal, et on saute sur la banquette arrière, dans un bruit de ferraille, baissés pour que les gars qui poussaient les filles et qui venaient de tourner le coin à leur recherche continuent de les pousser en espérant un rencart. Ils en seront pour leurs frais : le moteur s’enclenche et Julie nous conduit jusqu’à Howard Street en trois tours de roues — sans eux. On saute dans cette folle nuit tiède, où on entend un sax ténor déchaîné beugler dans son engin, de l’autre côté de la rue. Le sax fait « II-YA ! II-YA ! II-YA ! », les gens frappent dans leurs mains, ils braillent : « Vas-y, vas-y, vas-y ! » Sans penser une minute à escorter les filles, Neal traverse déjà la rue pouce brandi en criant : « Joue, mec, joue ! » Une bande de types de couleur, en costumes de sortie, sont en train de groover devant la boîte. C’est un bar avec de la sciure par terre, tout est en bois, il y a une petite estrade à côté des chiottes sur laquelle les gars sont blottis serrés, chapeau sur la tête, jouant au-dessus de la foule, un endroit dingue, pas loin de Market Street, dans le coin crade derrière, près de Mission Street et de la chaussée du grand pont. On y voit traîner des cinglées avachies parfois en peignoir de bain, dans les ruelles les bouteilles s’entrechoquent. Derrière la boîte, adossés au mur dans un couloir sombre après les chiottes constellées, des dizaines d’hommes et de femmes boivent du vin au whisky et crachent contre les étoiles. Le sax ténor en chapeau est en train d’exploiter à fond une idée prodigieusement satisfaisante, un riff ascendant et descendant, qui passe d’un « II-ya ! » à un « II-di-li-ya ! » plus dingue encore. Il lance sa ligne de sax contre le roulement assourdissant des drums auxquels le batteur tanne le cuir, un grand Noir brutal au cou de taureau qui ne pense qu’à mettre une râclée à ses tubs, crac, ratataboum crac. Des clameurs de musique s’élèvent, ça y est, le sax chope la pulse et tout le monde l’a compris. Neal se prend la tête à deux mains dans la foule, une foule en folie. Tout le monde pousse le gars à tenir la pulse, à bien la garder, ça crie, les yeux hagards ; le gars est presque accroupi sur son sax, et il se lève pour redescendre ensuite en boucle, dans un cri clair qui couvre la fureur ambiante. Un grand échalas de négresse d’un mètre quatre-vingts vient lui secouer ses osselets sous le nez, et le gars lui enfonce son instrument dans les côtes : « II ! II ! II ! » Il sonne comme une corne de brume ; son sax est rafistolé ; il s’en fout, il bosse sur les chantiers. Tout le monde se balance, tout le monde braille. Bière en main, Helen et Julie ont grimpé sur leurs chaises ; elles se trémoussent et elles sautent. Des groupes de gars de couleur arrivent de la rue et se montent dessus pour entrer. « Lâche pas l’affaire, gars ! » lance un homme à la voix de corne de brume, et il pousse un grognement qui doit s’entendre jusqu’à Sacramento, Aaah ! « Wou ! » dit Neal ; il se frotte la poitrine, le ventre ; la sueur lui éclabousse le visage. Bam, kick, le batteur enfonce ses drums au fond de la cave, et il envoie dinguer le beat jusqu’au premier étage avec ses baguettes meurtrières, rata-ti-boum ! Un gros bondit sur l’estrade, qui s’enfonce en gémissant sous son poids. « Yoo ! » À présent le pianiste bastonne les touches, doigts écartés en éventail, il plaque des accords par intervalles, quand le grand sax reprend son souffle, des accords chinois, qui ébranlent le piano dans toutes ses fibres de bois et d’acier — boing ! Le sax ténor saute à bas de l’estrade, il se met à jouer au milieu du public ; son chapeau lui tombe sur les yeux, on le lui redresse. Il se renverse en arrière, il tape du pied, il crache une phrase comme un rire rauque, il reprend son souffle, il souffle haut et fort, son cri déchire l’air. Neal est juste devant lui, le nez sur l’embouchure du sax, il frappe dans ses mains et il inonde de sa sueur les clefs du sax ; le gars s’en aperçoit, il rit dans son engin, d’un long rire frémissant de cinglé, tout le monde se met à rire, ça balance, ça balance. À la fin, le sax ténor décide de se défoncer total, il s’accroupit et il pousse un do dans les hautes qu’il tient longtemps, pendant que tout le reste s’écroule, que les cris montent en puissance, moi je me figure que les flics vont débarquer du commissariat le plus proche, mais c’est la fiesta du samedi soir normal-classique, R.A.S. Au mur, la pendule tremble de tous ses rouages ; c’est bien le cadet de nos soucis. Neal est en transe. Le sax ténor ne le quitte pas des yeux ; il a trouvé un fou qui non seulement comprend sa musique mais y attache de l’importance, qui cherche à comprendre, à comprendre même là où il n’y a rien à comprendre ; ils se lancent dans un duel ; le sax crache ses tripes, plus de phrases, rien que des cris, des cris de « Bou » jusqu’à « Biip », et puis « II ! », retour aux couacs et à des sons annexes, qui résonnent sur le côté. Il explore toutes les directions, vers le haut, vers le bas, sur le côté, à l’envers, à l’horizontale, à trente degrés, à quarante degrés, et finalement il tombe à la renverse dans les bras de quelqu’un, il rend l’âme. C’est la bousculade générale, tout le monde braille : « Oui ! oui ! Comment il a soufflé ! »