J’ai quand même risqué : « Big Pop, ça me fait penser à mon père. » Il a pris un air rêveur, et m’a fixé de son regard bleu pâle, hypnotique, sans que je puisse deviner à quoi il pensait ni où il était. Là-dessus il est parti miser sur Ebony Corsair. C’est Big Pop qui a gagné, à cinquante contre un. « Eh merde ! a dit Bill. J’aurais dû me méfier, c’est pourtant pas la première fois que ça m’arrive. Ah, faut-il être têtu ! — De quoi tu parles ? — Je te parle de Big Pop. Tu as eu une vision, mon gars, une VISION. Il y a que les crétins pour ignorer les visions. Qui te dit que ton père, turfiste chevronné, n’est pas venu opportunément te communiquer que Big Pop allait gagner la course ? C’est le nom qui t’y a fait penser. Ça m’est venu à l’esprit quand tu m’en as parlé. Un jour, mon cousin du Missouri a parié sur une jument dont le nom lui rappelait celui de sa mère ; elle a gagné, et ça lui a rapporté gros. Et cet après-midi, il s’est passé la même chose. (Il a secoué la tête.) Allez, viens, on rentre à la maison. C’est la dernière fois que je joue quand tu es dans le secteur. Moi, les visions, ça me déconcentre. » Dans la voiture, sur le trajet du retour, il a poursuivi : « Un jour, l’humanité va s’apercevoir qu’on est bel et bien en contact avec les morts, et avec l’autre monde, quel qu’il puisse être. Il suffirait d’un effort mental soutenu pour prédire d’ores et déjà ce qui va se passer au cours du siècle à venir. Comme ça, on prendrait des mesures pour éviter toutes sortes de catastrophes. Quand on meurt, le cerveau subit une mutation dont on ne sait encore rien à l’heure actuelle, mais qui paraîtra claire le jour où les savants voudront bien s’atteler au problème. Pour l’instant, ces salauds-là, ils pensent qu’à faire sauter la planète, y a que ça qui les intéresse. » On en a parlé à Joan. Elle a fait : « Pfft, ça tient pas debout. » Et elle s’est remise à balayer la cuisine. Bill est allé à la salle de bains se faire sa fixette de l’après-midi. Dehors, sur la route, Neal et Al Hinkle avaient cloué un seau à un lampadaire, et ils jouaient au basket avec le ballon de Julie. Je les ai rejoints, et on s’est lancés dans des prouesses athlétiques. Neal m’a estomaqué. Il nous a demandé, à Al et à moi, de tenir une barre de fer au niveau de la ceinture, et sans élan il a sauté par-dessus à pieds joints. Puis on a monté, monté la barre jusqu’au niveau de la poitrine, et il a sauté par-dessus sans forcer. Après ça, il a tenté le saut en longueur, et il a sauté pas loin de sept mètres. On a fait la course sur la route, tous les deux. Moi je courais le 90 mètres en dix-trois, mais il m’a laissé sur place. Tout d’un coup, je l’ai vu traverser la vie comme ça, bras balancés le long du corps, front en sueur, tricotant des gambettes comme Groucho Marx, en criant : « Tu traces, mec, dis donc. » Mais personne ne pouvait le rattraper, voilà la vérité. Bill est sorti avec deux couteaux, et il s’est mis en devoir de nous apprendre à désarmer un surineur en puissance dans une ruelle obscure. De mon côté, je lui ai fait voir une feinte assez maligne, consistant à se jeter aux pieds de l’adversaire, tu le bloques avec tes chevilles, tu le fais basculer sur les mains, et tu lui immobilises les poignets dans une prise de tête. Il a trouvé ça rudement bien. Il a fait quelques démonstrations de jiu-jitsu. La petite Julie a appelé sa mère, sous le préau : « Viens voir, maman, comme ils sont bêtes, les hommes. » Elle avait huit ans, et c’était une telle petite coquine, trop mignonne, que Neal la dévorait des yeux. « Oh la la celle-là, quand elle sera grande. Tu l’imagines descendant Canal Street l’œil altier. Ouh ! Pffuit ! » il a sifflé entre ses dents. On a passé une journée délirante en ville, avec le couple Hinkle. Neal n’avait pas sa tête à lui. Quand il a vu les trains de marchandises de la T&NO, il a voulu tout me montrer tout de suite. « Tu seras serre-freins avant que j’en aie fini avec toi. » Lui et moi et Al Hinkle, on a couru après un train de marchandises, et on est montés à bord ; Louanne et Helen nous attendaient dans la voiture. On a fait comme ça pas loin d’un kilomètre le long des quais, en saluant de la main les serre-freins et les pompiers. Ils m’ont fait voir comment sauter en marche. Il faut toujours soulever le pied arrière d’abord, pour se recevoir sans douleur avec l’autre. Ils m’ont fait voir les wagons frigorifiques, les « joints », bien utiles quand on brûle le dur pendant les nuits d’hiver. « Tu te souviens que je suis allé du Nouveau-Mexique à L.A. ? C’est ce qui m’a permis de tenir. » On est rentrés retrouver les filles ; elles étaient furieuses, comme de juste. Helen et Al avaient décidé de se trouver une piaule à La Nouvelle-Orléans, et d’y rester en cherchant du travail. Bill n’était pas fâché, il commençait à en avoir sa claque, de toute notre bande. À l’origine, il m’avait invité moi tout seul. Dans la pièce de devant, où dormaient Neal et Louanne, il y avait de la confiture, des taches de café, des tubes de benzédrine vides partout ; en plus, c’était l’atelier de Bill, si bien que ça l’empêchait de fabriquer ses étagères. La pauvre Joan, les cabrioles et les cavalcades de Neal lui donnaient le tournis. On a donc attendu qu’arrive mon chèque de G.I., réexpédié par ma mère, et puis on a levé l’ancre, Neal, Louanne et moi. Quand le chèque est arrivé, j’ai compris que je n’avais pas la moindre envie de quitter la fameuse maison de Bill aussi tôt ; mais Neal débordait d’énergie, il était fin prêt. Dans le rouge du couchant triste, on a fini par monter en voiture, entourés par Joan, Julie, Willie, Bill, Al et Helen, qui nous souriaient dans l’herbe haute. C’étaient les au revoir. À la dernière minute, Neal s’est accroché avec Bill ; il voulait lui emprunter de l’argent. Pour Bill, il n’en était pas question. Ça remontait au temps où il vivait chez Bill au Texas. Ce filou de Neal finissait toujours par s’aliéner la sympathie des gens, petit à petit. Il gloussait comme un dément, il s’en foutait. Il s’est frotté les couilles, il a fourré son doigt sous la jupe de Louanne, lui a léché le genou, bave aux lèvres, en disant : « Chérie, tu sais comme moi que tout est enfin au clair entre nous, au-delà de la définition la plus abstraite, en termes métaphysiques, ou tout autres termes que tu voudras bien préciser, ou m’imposer par la douceur, ou au nom du passé » etc., et la voiture filait comme une flèche, direction la Californie. Qu’est-ce qu’on éprouve quand on s’éloigne des gens, et qu’on voit leur silhouette diminuer dans la plaine, jusqu’à n’être plus qu’un point qui finit par se dissoudre ? Le monde est trop grand, il nous engloutit sous sa voûte et adios. Mais déjà, on regarde vers l’aventure suivante, folle aventure sous les cieux. On a collectionné les pépins jusqu’à Frisco, et, une fois là-bas, je suis resté en rade, et il m’a fallu rentrer à quatre pattes, comme Allen l’avait prédit, mais on s’en fout, moi surtout. On a filé dans la touffeur lumineuse d’Algiers, retour au ferry, retour aux rafiots vermoulus et vaseux, on a repassé le fleuve et Canal Street, pour sortir de la ville ; on a pris une deux-voies vers Bâton Rouge dans l’obscurité violette, obliqué vers l’ouest, passé le Mississippi au lieu dit Port Allen, et déchiré la Louisiane en trois heures chrono. Port Allen… Pauvre Allen… fleuve en pluie et en fleurs dans la bruine qui pointillait l’obscurité, fait le tour d’un rond-point à la lueur jaune des anti-brouillards pour tout à coup découvrir le grand corps noir sous un pont, et refranchir l’éternité. Qu’est-ce que le Mississippi ? Motte de limon diluée dans la nuit pluvieuse, bonde lâchée en douce des berges abruptes du Missouri, courant dissous qui dévale l’éternel lit des eaux, tribut aux brunes écumes, périple au fil d’infinies vallées et levées et fourrés, vers l’aval, l’aval encore, passé Memphis, Greenville, Eudora, Vickburg, Natchez, Port Allen, et Port Orléans, et la Pointe des Deltas, passé Potash, Venice et le Grand Golfe de la Nuit, et au-delà. Ainsi les étoiles réchauffent de leur éclat le golfe du Mexique, la nuit. De la Caraïbe douce et sulfureuse nous vient l’électricité, et de la Crête des Rocheuses, où se décident et les pluies et les fleuves, nous viennent les bourrasques ; et la petite goutte de pluie chue dans le Dakota gorgée de vase et de roses s’enfle ressuscitée de la mer, s’envole refleurir dans les ondes mêlées du lit du Mississippi, elle revit. Ainsi nous, Américains, ensemble, nous tendons telle la pluie vers le Fleuve Unique de l’Ensemble qui va vers la mer, et au-delà, nul d’entre nous ne sait où. La radio toujours branchée sur une énigme policière, j’ai regardé par la fenêtre et vu un panneau « ACHETEZ LA PEINTURE COOPER » et j’ai dit : « Et comment ! », on a roulé dans la nuit brigande des grandes plaines de Louisiane, Lawtell, Eunice, Kinder et De Quincey, des petites villes de l’ouest qui sentaient de plus en plus le bayou aux abords de la Sabine. Dans la vieille Opelousas, je suis entré dans un magasin, acheter du pain et du fromage. C’était juste une bicoque ; j’entendais la famille dîner, derrière la boutique. J’ai attendu une minute, ils continuaient à causer, alors j’ai pris du pain et du fromage, et je suis sorti en douce. On avait tout juste assez pour aller jusqu’à Frisco. Pendant ce temps-là, Neal a pris une cartouche de cigarettes à la station-service, et on était parés pour le voyage : essence, huile, cigarettes, avec de quoi manger. Il a pointé la voiture comme une flèche sur le bout de la route. Quelque part, du côté de Starks, on a vu une grande lueur rouge dans le ciel ; on se demandait ce que ça pouvait être, et, un instant plus tard, en approchant, on a trouvé des tas de voitures garées le long du highway. Il y avait le feu, derrière les arbres. On avait dû faire griller du poisson, mais va savoir. Aux abords de Deweyville, le pays est devenu étrange et ténébreux. Tout à coup, nous étions dans les marécages. « Tu te rends compte, mec, si on tombait sur une boîte de jazz au milieu des marais, avec des grands Noirs chialant leur blues à la guitare en buvant du jus de serpent, qui nous feraient signe ? — Ouaais ! » Un lieu de mystères. La voiture roulait sur une levée de terre entre les marais, dont les berges molles étaient couvertes de lianes. On a croisé une apparition ; un homme de couleur, en chemise blanche, bras levés vers le firmament noir d’encre. Perdu dans ses prières ou ses imprécations. En regardant par la lunette arrière, j’ai vu ses yeux blancs. « Brrr, a dit Neal, faites gaffe ! Il ferait pas bon s’arrêter par ici ! » À un moment donné, on s’est retrouvés à un carrefour sans savoir par où prendre, et il a bien fallu s’arrêter quand même. Neal a éteint les phares. Nous étions encerclés par une vaste forêt de lianes arborescentes, où on aurait cru entendre siffler des milliers de reptiles. On ne voyait plus que le point rouge de l’allume-cigare, sur le tableau de bord. Louanne poussait des petits cris de terreur. On s’est mis à rire comme des déments pour lui faire peur ; on avait peur nous-mêmes. On aurait bien voulu sortir de cette demeure du serpent, de cette chape de ténèbres fangeuses, pour rouler à toutes blindes sur le plancher des vaches, dans l’Amérique des patelins familiers. Ça sentait le pétrole et les eaux stagnantes. La nuit s’écrivait dans une langue pour nous indéchiffrable. Une chouette a hululé. On a pris une des pistes au hasard, et bientôt on franchissait de nouveau la vieille Sabine maléfique, mère de tous ces marais. Avec stupéfaction, nous avons découvert d’immenses échafaudages de lumière devant nous. « C’est le Texas ! Le Texas ! La ville pétrolière de Beaumont ! » Des réservoirs et des raffineries énormes se dressaient tels des villes, dans les relents de pétrole. « Je suis bien contente qu’on se soit sortis de là-dedans », a dit Louanne. « Allez, on remet l’émission policière. » On a traversé Beaumont à toutes blindes, franchi la Trinity à Liberty, cap sur Houston. Neal s’est mis à parler de son séjour là-bas, en 1947. « Hunkey, ce fou de Hunkey, que je cherche partout sans jamais le retrouver ! Il nous mettait dedans tout le temps. On allait faire les courses avec Bill, et voilà qu’il nous faussait compagnie. Fallait le chercher dans toutes les fumeries de la ville. » On entrait dans Houston. « La plupart du temps, fallait aller le chercher au quartier nègre. Il allait se camer avec le premier dingue venu. Un soir on l’a perdu, et on a pris une chambre d’hôtel. On avait promis de rapporter de la glace à Joan, elle se plaignait que ses provisions pourrissaient. Il nous a fallu deux jours pour retrouver Hunkey. Moi aussi je me suis fait piéger… je tirais les femmes qui venaient faire leurs courses en ville, l’après-midi, dans les supermarchés. » On est passés comme l’éclair, dans la nuit déserte. « Et j’en ai trouvé une carrément demeurée, une cinglée de première, qui rôdait pour piquer une orange. Elle était du Wyoming. Je l’ai ramenée à la chambre. Bill était torché. Allen écrivait des poèmes. Pas de Hunkey avant minuit. On l’a retrouvé endormi dans la jeep, sur la banquette arrière. Il nous a dit qu’il avait pris cinq cachets de somnifère. Ah mec, si j’avais autant de mémoire que de cervelle, je te raconterais tout ce qu’on a fait en détails… mais enfin, nous avons conscience du temps. Les choses s’arrangent d’elles-mêmes et, si je fermais les yeux, cette voiture roulerait toute seule. » À quatre heures du matin, dans les rues désertes de Houston, un motard est passé en trombe, chamarré, étincelant, casquette et blouson noir luisant, un vrai poète de la nuit texane, avec une fille accrochée dans son dos comme un papoose, cheveux au vent, et ils chantaient : « Houston, Austin, Fort Worth, Dallas — des fois Kansas City, et des fois San Antone, ah-haaa ! » Ils ont disparu au loin. « Waow ! Quel pied, cette pin-up à sa ceinture ! Oui ! » Neal a essayé de les rattraper. « Ce serait pas sympa, de se réunir pour faire une grande partouze barrée, avec tous les gens sympas et agréables, sans stress… mais enfin, nous avons conscience du temps. » Il s’est penché sur son volant et il a écrasé l’accélérateur. Après Houston, malgré toute son énergie, il a eu le coup de barre, et j’ai pris le volant. Aussitôt, il s’est mis à pleuvoir. À présent, on roulait dans la grande plaine du Texas, or Neal l’avait bien dit : « Tu pourras toujours tracer tout ce que tu sais, demain soir, tu seras encore au Texas. » La pluie fouettait le pare-brise.

J’ai traversé un bled délabré, sa grand-rue transformée en bourbier, et je me suis retrouvé dans un cul-de-sac. « Je vais, où, là ? » Neal et Louanne dormaient tous deux. J’ai fait demi-tour et j’ai retraversé la ville au ralenti. Pas âme qui vive, pas une lumière allumée. Tout d’un coup, je vois un cavalier en imperméable dans le champ de mes phares. C’était le shériff. Il portait un grand chapeau de cow-boy dont les bords gondolaient sous l’averse. « C’est de quel côté, Austin ? » Il m’a renseigné poliment et j’ai démarré. À la sortie de la ville, je me suis retrouvé avec deux phares en pleine figure, sous les trombes d’eau ; allons bon, je me dis, j’ai dû prendre un sens interdit ; je donne un coup de volant à droite, me voilà dans la boue ; je remonte tant bien que mal sur la chaussée. Et je trouve les phares qui se dirigent droit sur moi. À la dernière minute, j’ai compris que c’était l’autre voiture qui roulait en sens interdit sans le savoir. Je me suis jeté dans la boue, à quarante-cinq à l’heure. L’accotement était stable, Dieu merci, il n’y avait pas de fossé. La voiture en contravention a reculé sous le déluge. C’étaient quatre ouvriers à la triste figure sortis en douce pendant le boulot, pour aller faire la tournée des baraques où on servait de l’alcool ; ils étaient tous en chemise blanche, les bras tannés et sales ; ils me regardaient d’un air inexpressif, dans la nuit. Le conducteur n’était pas le moins bourré du lot. « C’est par où Houston ? » J’ai levé mon pouce par-dessus mon épaule. J’étais sidéré : ils m’avaient fait ça exprès, dans le seul but de me demander leur chemin, comme le manchard vous barre la route, sur le trottoir. Ils considéraient avec nostalgie le parterre de leur voiture, jonché de cadavres de bouteilles qui s’entrechoquaient bruyamment. J’ai voulu démarrer ; la voiture s’était enlisée dans trente centimètres de boue. J’ai soupiré au fond de cette rase campagne en pluie. « Neal, réveille-toi. — Qu’est-ce qu’il y a ? — On s’est enlisés. — Comment t’as fait ? » Je le lui ai dit. Il a pesté tant qu’il pouvait. On a mis nos vieilles chaussures et nos vieux pulls, et il a bien fallu sortir de la bagnole sous la pluie battante. Je me suis arc-bouté sous le pare-choc arrière, et j’ai soulevé la bagnole ; Neal a glissé des chaînes sous les roues qui patinaient. En un clin d’œil, on était tout crottés. On a réveillé Louanne pour lui faire partager ces horreurs, et pour qu’elle appuie sur le champignon pendant qu’on poussait. La malheureuse Hudson soupirait à fendre l’âme. On était loin de tout. Soudain la voiture a eu un hoquet, et elle a traversé la chaussée en dérapant. Pas un véhicule à des kilomètres à la ronde. Louanne a réussi à s’arrêter à temps, et on s’est engouffrés. Ça a été tout. Mais ça avait pris trente minutes, de sorte qu’on était trempés et misérables. Je me suis endormi dans ma gangue de boue ; le lendemain matin, à mon réveil, la boue avait séché, et dehors il neigeait. On était aux abords de Fredericksburg, sur les hauts plateaux du Texas. Janvier 1949, c’était l’hiver le plus froid de toute l’histoire de l’État et de l’Ouest en général ; les bestiaux tombaient comme des mouches sous le blizzard ; il neigeait sur San Francisco et L.A. On était malheureux comme les pierres. On aurait bien voulu être encore à La Nouvelle-Orléans, avec Al Hinkle, qui en ce moment même était assis sur une digue du Mississippi, à parler avec des vieillards chenus au lieu de chercher une piaule et du taf, sacré Al. Neal dormait, Louanne conduisait, moi j’étais sur le siège arrière. Elle conduisait d’une main et me tendait l’autre, tout en me roucoulant des promesses une fois qu’on serait à San Francisco. Et moi je salivais comme un malheureux. À dix heures, j’ai pris le volant, Neal n’était pas près de rouvrir l’œil, et j’ai fait des centaines et des centaines de bornes ennuyeuses à périr dans les petits bois enneigés et les collines couvertes d’armoise. Des cow-boys passaient, avec des casquettes et des protège-oreilles, ils cherchaient leurs vaches. De temps en temps on voyait surgir sur le bord de la route une petite maison douillette, avec sa cheminée qui fumait. Si seulement on avait pu entrer se mettre au coin du feu pour manger des haricots, avec du petit lait. À Sonora, une fois de plus, je me suis servi en pain et en fromage pendant que le propriétaire bavardait avec un grand gaillard de fermier, à l’autre bout de la boutique. Neal a bondi de joie quand il l’a su. Il avait faim. On ne pouvait pas se permettre de dépenser un sou en nourriture. « Ouais, ouais », il a dit en regardant les fermiers passer dans la grand-rue, de leur démarche traînante, « c’est tous des milliardaires, ces gars-là, ils ont mille têtes de bétail, des ouvriers agricoles, des immeubles, de l’argent à la banque. Si je vivais dans le coin, je prendrais le maquis, je serais l’idiot du village, je me branlerais, je lécherais les branches, je chercherais les jolies cow-girls. Hi, hi, hi ! » Il se tapait sur la tête, « Bam ! bam ! ». « Ouais, c’est ça, oh dis donc ! » On ne comprenait même plus ce qu’il racontait. Il a pris le volant, et l’a gardé dans tout le Texas, pas loin de sept cents bornes, jusqu’à El Paso, où on est arrivés au coucher du soleil ; le tout d’une traite, en s’arrêtant seulement pour se mettre à poil, près d’Ozona, où il a pris la tangente comme un chacal, en jappant et en cabriolant dans les broussailles. Les voitures bombaient trop pour le voir. Il est remonté en voiture vite fait, et il a redémarré. « Bon maintenant, Jack et Louanne, je veux que vous retiriez vos vêtements, vous aussi. Ça veut rien dire, de rester habillés. Mettez-vous le ventre au soleil, comme moi. » On roulait vers l’ouest, face au soleil, qui nous inondait le pare-brise. « Découvrez-vous le ventre, on va vers le soleil. » Louanne s’est mise toute nue. Ne voulant pas jouer les pudibonds, j’ai fait de même. On était tous les trois sur le siège avant. Louanne a sorti un tube de cold cream, et elle nous en a passé pour le plaisir. De temps en temps, un gros camion nous croisait : du haut de sa cabine, le conducteur apercevait une beauté dorée entre deux types tout nus ; on les voyait faire une petite embardée, avant de disparaître dans la lunette arrière. Les vastes plaines couvertes d’armoise défilaient toujours, sans neige à présent. Bientôt nous sommes entrés dans la région du canyon de Pecos, aux rochers orangés. Des crevées bleues sont apparues dans les lointains du ciel. On est sortis de la voiture voir de plus près une vieille ruine indienne, Neal nu comme un ver, nous avec nos manteaux. On s’est baladés au milieu des vieilles pierres en poussant des cris d’Indiens. Certains touristes ont aperçu Neal tout nu dans la plaine, mais ils n’en ont pas cru leurs yeux et ils sont repartis, les jambes flageolantes. Au milieu du pays de Pecos, on s’est mis à imaginer qui on serait si on était des personnages du Far West. « Neal, toi tu serais forcément un hors-la-loi, mais une de ces têtes brûlées qui galopaient dans la plaine et qui venaient faire le coup de feu au saloon. Louanne serait la beauté du bastringue. Bill Burroughs serait un ancien colonel de l’armée sudiste ; il habiterait tout au bout de la ville, dans une grande maison aux volets toujours clos ; il sortirait une fois par an avec son fusil, pour aller retrouver son contact dans une ruelle chinoise. Al Hinkle jouerait aux cartes, il raconterait des histoires dans son fauteuil. Hunkey vivrait avec les Chinois ; on verrait sa silhouette se découper sous un réverbère, avec sa pipe à opium et sa tresse dans le dos. — Et moi ? j’ai dit. — Toi, tu serais le fils du patron du journal. De temps en temps tu perdrais la boule, et tu viendrais rejoindre la horde sauvage pour le plaisir. Allen Ginsberg serait rémouleur ; une fois par an il descendrait de sa montagne en carriole, il annoncerait les incendies et les gars arrivés de la frontière lui tireraient dans les jambes pour le faire danser. Joan Adams… elle vivrait dans la maison aux volets clos. Ce serait la seule dame de la ville, mais on la verrait jamais. » On a continué dans cette veine, à brosser la galerie de nos gueux de l’Ouest. Avec le temps, Allen descendrait de sa montagne la barbe au menton, il ne vendrait plus de ciseaux, et n’aurait que des chants d’apocalypse à la bouche. Burroughs ne tenterait même plus sa sortie annuelle, et Louanne aurait abattu Neal un jour qu’il sortait bourré de sa bicoque. C’est Al Hinkle qui nous survivrait à tous, et il raconterait des histoires aux jeunes, devant le Silver Dollar. Un matin d’hiver bien froid, on retrouverait Hunkey mort dans une ruelle. Louanne hériterait du bastringue ; elle deviendrait maquerelle, ce serait quelqu’un en ville. Moi j’irais me perdre dans le Montana, et personne n’entendrait plus jamais parler de moi. À la dernière minute, on a ajouté Lucien Carr ; il disparaîtrait de la ville pour revenir des années plus tard, cousu d’or, tanné au soleil de toutes les Afriques, avec une reine africaine pour femme, et dix négrillons. Un beau jour Bill Burroughs deviendrait fou, il tirerait sur toute la ville, depuis sa fenêtre ; on mettrait le feu à sa vieille baraque, tout brûlerait et Pecos City ne serait plus qu’un tas de cendres, une ville fantôme au milieu des rochers orange. On a cherché des yeux un site plausible. Le soleil déclinait. Je me suis endormi en rêvant la légende. Neal et Louanne se sont garés près de Van Horn et ils ont fait l’amour pendant mon sommeil. Quand je me suis réveillé, on descendait la formidable vallée du Rio Grande, par Clint et Ysleta en direction d’El Paso. Louanne est passée à l’arrière, moi à l’avant, et on a continué à rouler. À gauche, au-delà des grands espaces du Rio Grande, se dressaient les monts de la frontière mexicaine, mauresques, rougeâtres ; la douceur du couchant jouait sur leurs sommets ; au-delà, c’étaient les maisons de torchis, les nuits bleues, les châles et les airs de guitare — et les mystères aussi, ce que l’avenir nous réservait, à Neal et moi. Droit devant nous, les lumières de la lointaine El Paso, dans une vallée si formidable, si colossale que plusieurs voies ferrées la sillonnaient en tous sens, comme si c’était le centre du monde. Nous y sommes descendus. « Clint, Texas », s’est écrié Neal. Il avait mis la radio sur la station locale. Tous les quarts d’heure, on avait droit à un disque ; le reste du temps c’étaient des réclames pour un cours par correspondance, niveau lycée. « Elle rayonne dans tout l’Ouest, cette émission, s’est écrié Neal surexcité. Mec, quand j’étais en maison de correction et en prison, je l’écoutais tous les jours. On s’inscrivait tous. Ils t’envoient un diplôme par la poste, enfin un fac-similé, si tu réussis à l’examen. Tous les petits cow-boys de l’Ouest, mais alors tous, s’inscrivaient tôt ou tard. Cette émission, t’entends qu’elle. Que tu mettes la radio à Sterling dans le Colorado, à Lusk dans le Wyoming, partout quoi, tu reçois Clint, Texas. Et la musique, c’est que de la musique de péquenots, des rengaines mexicaines ; c’est la plus mauvaise émission du continent, mais y a rien à faire. Ils émettent très loin, ils couvrent le pays. » On a vu se dresser leur antenne immense, au-delà des bicoques de Clint. « Ah, mec, si tu savais ! » s’est écrié Neal, au bord des larmes. Le regard rivé à Frisco et la Côte, on est arrivés à El Paso à la nuit tombante, sans un sou en poche. Il fallait absolument qu’on se procure de l’argent pour prendre de l’essence, sinon on n’arriverait jamais au bout. On a tout essayé. On a téléphoné au Bureau du Voyage, mais personne n’allait dans l’Ouest ce soir-là. Le Bureau du Voyage, c’est l’endroit où on s’inscrit pour le covoiturage, qui est légal là-bas. Tu y vois attendre des personnages louches, avec des valises déglinguées. On est allés à la gare routière, dans l’idée de persuader le premier quidam de monter avec nous en payant l’essence, au lieu de prendre le car. On était trop timides pour aborder les gens. On a battu la semelle, tristement. Il faisait froid dehors. Il y avait un étudiant qui transpirait en matant la pulpeuse Louanne, l’air de rien. Neal et moi, on s’est concertés, mais on s’est dit qu’on n’était pas des macs. Tout d’un coup, un jeune cinglé qui sortait tout juste de maison de correction s’est attaché à nos pas, et Neal et lui sont sortis prendre une bière. « Allez, viens, mec, on n’a qu’à donner un coup sur la tête à un clampin pour lui piquer son fric. — Toi, gars, tu me bottes », a braillé Neal. Ils sont partis aussi sec. Au début j’étais un peu inquiet ; mais Neal voulait juste ambiancer dans les rues d’El Paso avec le jeune mec, histoire de prendre son pied. Ils se sont éloignés. Louanne et moi, on est allés les attendre dans la voiture. Elle m’a pris dans ses bras, et m’a fait des mamours. J’ai dit : « Bon sang, Louanne, tu peux pas attendre qu’on soit à Frisco ? — Je m’en fous, Neal va me plaquer, de toute façon. — Quand est-ce que tu retournes à Denver ? — Je sais pas, ça m’est égal. Je pourrais pas repartir dans l’Est avec toi ? — Il faudrait trouver de l’argent à Frisco. — Je connais une roulotte cantine où tu pourrais trouver du boulot ; tu servirais au comptoir, moi en salle ; je connais un hôtel où on peut s’installer à crédit. On restera ensemble. Mince ! Je suis triste. — Et pourquoi tu es triste, petite ? — Je suis triste pour tout. Dommage que Neal soit devenu si dingue, merde. » Il est revenu en courant, avec son rire nerveux, et il a sauté dans la voiture. « Quel type barré, celui-là, hou ! Qu’est-ce qu’il m’a plu ! J’en connais des milliers, comme ça, c’est tous les mêmes, ils sont réglés comme papier à musique dans leur tête, pas le temps, pas le temps… » Il a démarré, penché sur le volant, et il est sorti d’El Paso dans un grondement de tonnerre. « Il nous suffira de prendre des auto-stoppeurs. Je suis certain qu’on en trouvera. Hop, hop, hop, c’est parti. Gaffe, toi ! » il a lancé à un automobiliste tout en lui faisant une queue de poisson, pour éviter un camion de justesse et sortir de la ville à toutes blindes. Sur la berge d’en face, Juarez, diadème de lumières. Louanne regardait Neal, comme elle l’avait fait du nord au sud et d’est en ouest : du coin de l’œil, d’un air boudeur, comme si elle avait l’intention de lui couper la tête pour la cacher dans son armoire, amour jaloux, amour amer, amour stérile, elle le savait, parce que l’homme était trop fou.

Pour sa part, il était convaincu que Louanne était une pute ; il m’avait confié qu’elle mentait de façon pathologique. Mais quand elle le regardait comme ça, c’était bien de l’amour, et quand il s’en apercevait, il affichait toujours son faux sourire séducteur, alors même qu’il sortait à peine du rêve de son éternité. À ce moment-là, Louanne et moi, on éclatait de rire — sans qu’il manifeste la moindre déconfiture, juste un petit sourire nigaud, qui disait : « On prend notre pied, QUAND MÊME, hein ? » Et c’était tout. À la sortie d’El Paso, dans l’obscurité, nous avons vu une petite silhouette recroquevillée qui tendait le pouce. Il était là, l’auto-stoppeur promis. On s’est arrêtés, on a fait marche arrière. « T’as combien sur toi ? » Le gosse n’avait pas le sou. Dans les dix-sept ans, pâle, étrange, avec une main mal formée, pas de valise. « Il est pas mignon ? » m’a dit Neal en se tournant vers moi avec une vraie vénération. « Allez, mon gars, monte, on t’emmène. » Le petit jeune a vu son avantage. Il avait une tante qui tenait une épicerie à Tulare, en Californie ; quand on y serait, il nous trouverait quelques sous. Neal était mort de rire, tellement ça ressemblait à l’histoire du môme de la Caroline. « C’est ça, tiens », il a braillé. « On en a tous, des tantes. Alors, allons-y, voir les tantes, et les oncles, et toutes les épiceries qu’on croisera en traînant nos guêtres. » Nous avions donc un passager de plus à bord, et c’était un petit jeune homme très bien. Il nous écoutait sans piper mot. Au bout d’une minute de ce régime, il a dû se dire qu’il était monté dans une bagnole de cinglés. Il nous a expliqué qu’il venait d’Alabama en stop et rentrait dans l’Oregon, où il habitait. « J’étais allé voir mon oncle, il m’avait dit qu’il pourrait m’embaucher à la scierie, mais le job est tombé à l’eau, alors je rentre chez moi. — Chez toi, chez toi, oui je sais, a dit Neal, on va t’y ramener chez toi, en tout cas on va t’avancer jusqu’à Frisco. » Sauf qu’on n’avait toujours pas le sou. Il m’est venu que je pourrais taper cinq dollars à mon vieil ami Alan Harrington, à Tucson, Arizona. Aussitôt, Neal a dit que la question était réglée, et qu’on allait se mettre en route. Et nous voilà partis. Cette nuit-là, on a dépassé Las Cruces, au Nouveau-Mexique, ce même Las Cruces d’une telle importance stratégique pour Neal quand il était venu dans l’Est, et on est arrivés dans l’Arizona à l’aube. Je sors d’un profond sommeil pour les voir tous endormis comme des chérubins, la voiture garée Dieu sait où, avec la buée des vitres, on n’y voit rien. Je sors. Nous sommes en pleine montagne. Aurore au paradis, fraîcheur violette, montagnes rouges, prairies d’émeraude au fond des vallées, rosée et nuages d’or en pleine transmutation. Sur le sol, des trous de serpents noirs, des cactus, de la bouteloue. C’était mon tour de prendre le volant. J’ai poussé Neal et le gamin, et dans cette descente j’ai engagé le frein à main, en mettant au point mort pour économiser l’essence. J’ai réussi à aller comme ça jusqu’à Benson, en Arizona. Il m’est revenu que j’avais une montre de gousset, un cadeau d’anniversaire qu’on venait de me faire à New York. À la station-service, j’ai demandé au gars où je pourrais la mettre au clou. Il y avait justement un dépôt à côté. J’ai frappé, tiré un type du lit, et une minute plus tard j’avais gagé la montre pour un dollar. Il est passé en essence. À présent, on en avait assez pour aller jusqu’à Tucson. Mais voilà qu’au moment où je démarrais surgit un ange de la route avec un gros pistolet, qui me demande mon permis de conduire. « C’est celui qui est sur la banquette arrière qui l’a, le permis. » Neal et Louanne étaient couchés sous une couverture, à l’arrière. Le flic dit à Neal de sortir. Il dégaine son flingue en gueulant : « Les mains en l’air. — M’sieur l’agent », répond Neal de sa voix la plus onctueuse, carrément ridicule, « ah m’sieur, ah je fais rien qu’à r’boutonner ma braguette ». Même le flic réprime un sourire. Neal s’extirpe en maillot de corps, tout crotté, déguenillé, il se frotte le ventre, il jure, il cherche partout son permis et les papiers de la voiture. Le flic se met à fouiller dans la malle arrière. Tous les papiers sont en règle. « Simple vérification, dit-il avec un grand sourire, vous pouvez y aller. Au fait, c’est pas mal, comme ville, Benson, arrêtez-vous donc déjeuner, ça vous plaira peut-être. — C’est ça, c’est ça », dit Neal sans l’écouter, et il démarre. On pousse tous un soupir de soulagement. Ils se méfient, les flics, quand ils voient arriver une bande de jeunes dans une voiture toute neuve, qui doivent gager leur montre parce qu’ils ont pas un sou en poche. « Faut qu’ils se mêlent de tout, a commenté Neal, mais enfin il était déjà plus sympa que l’autre face de rat, en Virginie. Ce qu’ils cherchent, c’est le coup de filet qui va faire la une, ils se figurent que chaque voiture qui passe appartient aux gros bonnets des gangs de Chicago. Ils ont que ça à foutre. » On a continué sur Tucson. Tucson est situé dans l’ancien lit du fleuve où pousse la bouteloue, et dominée par la chaîne enneigée des Catalina. La ville n’est qu’un vaste chantier ; les gens en transit, turbulents, ambitieux, affairés, gais ; cordes à linge, caravanes ; au centre ville, rues populeuses chamarrées de bannières ; le tout très californien. Fort Lowell Road, où habitait H. suivait les méandres d’une jolie rivière, bordée d’arbres, dans ce désert plat. On dépasse d’innombrables bicoques mexicaines, nichées dans le sable, à l’ombre, puis des maisons de torchis apparaissent, et enfin sur une boîte aux lettres rurale, on voit briller le nom d’Alan Harrington, comme une terre promise. Harrington lui-même était perdu dans ses pensées au milieu de sa cour. Il était loin de se douter de ce qui allait débouler sur lui, le pauvre diable. Il écrivait, et il était venu en Arizona pour travailler en toute quiétude. C’était un grand type dégingandé, timide, un humoriste qui parlait indistinctement, sans jamais vous regarder, et vous disait des choses tordantes. Il avait avec lui sa femme et son bébé, dans cette petite maison de torchis que son beau-père lui avait construite. Sa mère vivait de l’autre côté de la cour, dans sa maison à elle. C’était une Américaine exaltée qui adorait la poterie, les perles et les livres. Harrington avait entendu parler de Neal dans mes lettres de New York. On s’est abattus sur lui comme une nuée de sauterelles, tous la faim au ventre, y compris Alfred, l’auto-stoppeur infirme. Harrington portait un vieux chandail de Harvard, et il fumait la pipe dans l’air vif du désert. Sa mère est sortie, et elle nous a invités à manger dans sa cuisine. On a fait bouillir des nouilles dans une immense marmite. J’avais bien envie de faire la connaissance du beau-père de Harrington, Indien turbulent. Il n’était pas sur place ; il avait pris une cuite de plusieurs jours et il était parti hurler dans le désert comme un coyote, tant et si bien que les flics l’avaient collé au gnouf ; les six cousins indiens de Harrington étaient au gnouf avec lui. Neal n’arrêtait pas de répéter : « Celle-là, qu’est-ce qu’elle me botte » en parlant de la mère de H. Elle nous a montré ses tapis préférés, en babillant avec nous comme une gosse. Les Harrington étaient de Boston. « Qui c’est, le type qui a une main embryonnaire ? a demandé H. sans nous regarder. C’est Al Dinkle ? — Non, non, lui on l’a laissé à La Nouvelle-Orléans. — Qu’est-ce que vous allez faire sur la Côte ? — Je sais pas. » Comble de pagaie, on a vu arriver la mère de John Holmes : elle se rendait dans l’Est en voiture, avec quelques amis, et elle était venue voir Mrs. H. au passage. Neal lui a fait des tas de courbettes sur le sable de la cour, et il est allé lui parler. À présent, entre ceux qui partaient vers l’Est et ceux qui allaient vers l’Ouest, il y avait sept visiteurs qui battaient la semelle dans la cour. Steve, le petit garçon de H., slalomait entre nous sur son vélo. On est tous allés dans un débit de boissons, à un croisement ; Harrington a fait un chèque de cinq dollars, et il me les a donnés en liquide. Pendant qu’on y était, il a suggéré qu’on aille voir un ami à lui qui avait un ranch, dans le canyon, et qui s’appelait John. On y est allé, et on a envahi la maison du gars. C’était un grand gigolo qui portait la barbe, et qui avait épousé l’héritière du ranch. Dans leur séjour, ils avaient une immense baie vitrée qui donnait sur toute la vallée couverte de bouteloue. Ils avaient des disques de be-bop, tout ce qu’on voulait à boire, une bonne, deux enfants qui rentraient de l’école à cheval, tout le confort possible. On a fait une fête à tout casser, qui a commencé l’après-midi, et fini à minuit. En regardant par la baie vitrée, j’ai vu Alan Harrington passer au galop, un petit verre à whisky à la main. Neal s’est livré à de multiples tours de force fébriles avec ce beau barbu de John ; il l’a emmené faire un raid dans l’Hudson et, histoire de montrer ce qu’il avait dans le ventre, sans doute, il est monté à plus de cent cinquante à l’heure, pour se traîner ensuite, languide, dans la circulation, et finir par éviter de justesse réverbères et cactus ; à tel point que quand ils sont rentrés, John m’a pris par le bras pour me dire : « Tu vas jusqu’à la Côte avec ce cinglé ? Moi je prendrais pas le risque, à ta place. Il est vraiment cinglé, le gars. » Neal et lui étaient en nage, dans leur excitation. La voiture avait pris quelques bosses de plus. La bonne était en train de nous préparer un gueuleton fermier à la cuisine. Neal a essayé de se la faire, après quoi il a essayé de se faire la femme de John ; John a essayé de se faire Louanne, et Alfred s’est endormi d’épuisement sur le tapis du séjour, pauvre môme. Déjà bien loin de l’Alabama et encore loin de l’Oregon, il se retrouvait catapulté dans une soirée échevelée, au cœur des monts de la nuit. Quand Neal s’est éclipsé avec la jolie épouse, et que John est monté avec Louanne, j’ai commencé à m’en faire : ça risquait d’exploser avant qu’on passe à table. Alors, avec la permission de la bonne, je me suis servi une louche de chile, et j’ai mangé debout. Là-haut, j’ai entendu les premiers éclats de voix, et un bruit de verres cassés. La femme de John était en train de lui jeter des objets à la figure. Je suis sorti monter le vieux cheval jusqu’à la rivière, un kilomètre aller-retour. Harrington m’a suivi, il a bondi dans les broussailles avec un verre à la main, qui m’était destiné. Il était presque vide quand il me l’a tendu. On entendait le be-bop brailler et les gens pousser des cris, dans la maison. J’ai levé les yeux vers les belles étoiles de l’Arizona, en me demandant : « Qu’est-ce qu’on fiche ici ? » John est sorti en trombe, il a enfourché le cheval, enfoncé les talons dans ses flancs, avec une claque, et il est parti caracoler dans la nuit. Il commençait à s’essouffler. C’était le cheval qui faisait les frais de notre folie ; un vieux cheval, guère en état de galoper. Finalement, John a sombré dans l’inconscience, et on a réveillé Alfred pour monter dans la voiture et revenir chez Harrington. Là-bas, les au revoir ont été brefs. « Charmante soirée », a dit Harrington, sans nous regarder. Derrière les arbres, sur le sable, une grande enseigne au néon luisait rouge. C’était un bistrot de bord de route, où Harrington allait boire une bière quand il en avait assez d’écrire. Il se sentait très seul ; il avait envie de rentrer à New York. C’était triste de voir sa haute silhouette s’éloigner dans le noir, comme celles de New York et de La Nouvelle-Orléans : elles se dressent, incertaines, sous ces ciels immenses, et tout se dissout autour d’elles. Où aller ? que faire ? à quoi bon ?… plutôt dormir. Mais notre bande de fous allait de l’avant. À la sortie de Tucson, on a vu un autre auto-stoppeur, dans l’obscurité. C’était un Okie de Bakersfield, en Californie, qui nous a livré son histoire : « Vingt dieux ! J’ai quitté Bakersfield avec une bagnole du Bureau du Voyage, et puis j’ai oublié ma guitare dans le coffre d’une autre bagnole ; je les ai pas revus, ni ma gratte ni mes sapes de cow-boy. Vous voyez, moi je suis musicien, j’allais en Arizona, jouer avec les Sagebrush Boys de Johnny Mackaw. Et bordel de bois, voilà que j’me retrouve sans une tune et ma gratte volée. Si vous me ramenez à Bakersfied, les gars, moi je vais vous chercher de l’argent chez mon frère. Combien il vous faut ? » Il nous fallait seulement de quoi prendre de l’essence pour aller de Bakersfield à Frisco, trois dollars à peu près. À présent, on était cinq dans la voiture. On est partis. Je commençais à reconnaître des villes que j’avais traversées en 1947 — Wickenburg, Salome, Quartzsite. Dans le désert mojave, j’ai conduit une heure avec un vent latéral, un vent épouvantable qui soulevait des linceuls de sable devant nos phares et chahutait la voiture. On a commencé à monter. On avait décidé d’éviter la circulation de L.A. en prenant par San Bernardino et le col Tehatchapi. Au milieu de la nuit, depuis une route de montagne, on a vu les lumières de Palm Springs en contrebas. À l’aube, sur un col enneigé, on a poussé péniblement jusqu’à la ville de Mojave, sentinelle du grandiose col Tehatchapi. Mojave est située dans la vallée formée par le plateau désertique qui descend vers l’ouest, au sud des hautes sierras ; l’endroit offre une vision mystifiante des bouts du monde ; dans cette immensité, les voies ferrées rayonnent en tous sens, et s’envoient des signaux de fumée comme d’une tribu indienne à l’autre. Le Okie s’est réveillé, et il nous a raconté des blagues. Ça faisait sourire le petit Alfred. Le Okie avait connu un type qui avait pardonné à sa femme de lui avoir tiré dessus. Il l’avait sortie de prison — résultat, elle l’avait révolvérisé une deuxième fois. On passait devant une prison pour femmes quand il nous a raconté ça. Devant nous, le col Tehatchapi commençait à monter. Neal a pris le volant, et il nous a conduits direct jusqu’au sommet du monde. On est passés devant une immense cimenterie dans son linceul de poussière, au fond du canyon. Et puis la descente s’est amorcée. Neal a coupé le moteur, enclenché le frein à main, et négocié un par un les virages en épingle à cheveu, tout en doublant des voitures et en faisant toutes sortes d’acrobaties sans se servir de l’accélérateur. Moi, je me cramponnais. Parfois, la route remontait un instant. Il doublait les voitures sans le moindre bruit. Il connaissait tous les rythmes et toutes les finesses d’un col de première classe. Quand il fallait prendre un virage à gauche, le long d’une murette de pierre au ras de l’abîme, il faisait porter tout le poids de son corps vers la gauche, mains sur le volant ; dans le cas inverse, avec une falaise à gauche, il se déportait très loin vers la droite, en nous intimant, à Louanne et à moi, d’accompagner son mouvement, voilà comment il négociait. C’est comme ça que nous sommes descendus en apesanteur jusqu’à la vallée du San Joaquin. Il s’étalait, quinze cents mètres plus bas, ce plancher de la Californie, vert pays de cocagne, vu de notre corniche. On venait de rouler cinquante bornes sans consommer d’essence. Il faisait très froid, dans la vallée, cet hiver-là. Subitement nous voilà en effervescence.

Aux abords de Bakersfield, Neal a voulu me dire tout ce qu’il savait de la ville. Il m’a fait voir les meublés où il avait habité, les châteaux d’eau au niveau desquels il avait sauté du train pour cueillir du raisin, les restaurants chinois où il avait mangé, les bancs publics où il donnait rencart aux filles, et d’autres coins encore où il n’avait fait qu’attendre. « Mec, j’ai passé des heures à attendre sur cette chaise, devant le drugstore. » Il se souvenait de tout, de la moindre partie de pinocle, de la moindre femme, de la moindre nuit de tristesse. Et puis voilà qu’on est passés devant le chantier ferroviaire où Bea et moi avions bu du vin au clair de lune, sur des cageots, à la cloche, en octobre 1947. J’ai essayé de lui en parler, mais il était lancé. « C’est là qu’Al Hinkle et moi on a passé toute une matinée à boire des bières dans l’espoir de se faire la serveuse, un vrai canon de Watsonville, non, de Tracy, c’est ça, Tracy, elle s’appelait Esmeralda, oh mec, un nom comme ça. » Louanne réfléchissait à ce qu’elle allait faire en arrivant à Frisco. Alfred a dit que sa tante de Tulare lui donnerait plein d’argent. Le Okie nous a guidés jusqu’à chez son frère, dans les plaines à l’extérieur de la ville. À midi, on s’est arrêtés devant une bicoque qui croulait sous les roses, le Okie est entré parlementer avec des femmes. On a attendu un quart d’heure. « Je commence à penser que ce type est aussi fauché que moi, a dit Neal. On s’est fait piéger encore pire qu’avant. Il y a sûrement personne chez lui qui lui donnera un cent. » Le Okie est sorti penaud, et il nous a guidés jusqu’en ville. « Bou Diou, je voudrais bien retrouver mon frère. » Il se renseignait. Il avait sans doute l’impression qu’on le retenait en otage. Finalement, on est entrés dans une vaste boulangerie, et le Okie est sorti avec son frère, qui était en salopette et qui chargeait apparemment des camions, à l’intérieur. Ils ont parlé quelques minutes. On attendait dans la voiture ; on a attendu un quart d’heure. Notre gars devait être en train de raconter ses aventures à sa famille, et comment il avait perdu sa guitare. Toujours est-il qu’il a obtenu l’argent et qu’il nous l’a donné, si bien qu’on était parés pour Frisco. On l’a remercié, et on a démarré. Prochain arrêt Tulare. Démarrage en côte, dans un bruit de tonnerre. J’étais allongé à l’arrière, crevé, je lâchais tout ; et dans l’après-midi, pendant que je somnolais, notre Hudson crottée est passée aux abords de Selma, devant les tentes où j’avais vécu, aimé et trimé dans mon passé spectral. Neal était arc-bouté au volant, rigide, il cognait les bielles vers sa ville. Un mois plus tôt seulement, il avait pris la même route pour aller en Caroline du Nord, avec Al et Helen Hinkle. Moi, j’étais sur la banquette arrière recru de fatigue. Je dormais quand nous sommes enfin arrivés à Tulare ; je me suis réveillé en entendant une histoire abracadabrante : « Jack, réveille-toi, Alfred a bien trouvé l’épicerie de sa tante, mais tu sais pas, sa tante avait flingué son oncle, elle était en prison. La boutique est fermée. On a pas eu un rond ! Tu te rends compte ! Ah il s’en passe, tiens, rien que des galères, partout, et des prodiges… ouaais ! » Alfred se rongeait les ongles. On quittait la route de l’Oregon à Madera, et c’est là qu’on lui a fait nos adieux. On lui a souhaité bonne chance, et bonne route jusque chez lui. Il nous a dit que c’était la plus belle virée de sa vie d’auto-stoppeur. Et comment : il avait mangé comme un roi, fait la fête dans un ranch, entendu toutes sortes d’histoires, il était monté à cheval, c’était de la balle pour lui ; mais il nous a paru affreusement désemparé quand on l’a largué comme on l’avait trouvé, sur le bord de la route, pouce tendu, à la nuit tombante. Il fallait qu’on arrive à Frisco. Cette destination dorée se profilait devant nous. Neal, Louanne et moi, sur le siège avant, penchés vers la route, on se retrouvait tous trois, et on fonçait. On aurait dit qu’il ne s’était écoulé que quelques minutes quand on a commencé à dévaler les hauteurs d’Oakland, et que, depuis un sommet, on a vu s’offrir la légendaire San Francisco, cité blanche sur ses onze collines mystiques, au bord du Pacifique bleu, avec sa muraille de purée de pois en marche, ses ors et ses fumées dans l’éternité d’une fin d’après-midi. « Baleine à l’horizon ! s’est écrié Neal. Woaw ! On y est ! Tout juste assez d’essence ! Donnez-moi de l’eau ! Plus de terre ! On n’ira pas plus loin, la terre c’est terminus ! Maintenant, Louanne chérie, et toi, Jack, allez vite à l’hôtel, et attendez-moi, je vous contacte demain matin, dès que j’ai mis les choses au clair avec Carolyn, et que j’ai appelé Funderbuck pour mes gardes aux chemins de fer, et puis vous achetez le journal pour les offres d’emploi, et puis… et puis… » Il s’est engagé sur le pont d’Oakland, qui nous amenés en ville. Les immeubles du centre brillaient de tous leurs feux. Ça faisait penser à Sam Spade. Le brouillard déferlait, les bouées s’ébrouaient dans la baie. Market Street grouillait de monde, de filles et de matelots ; odeurs de hot-dog, de bouffe ; bars bruyants ; crissements de frein dans la circulation — le tout sous une brise délicieuse qui nous a tourné la tête quand on est descendus de voiture dans O’Farrell Street, nez au vent, étirant nos carcasses, chancelant comme le voyageur au long cours qui sent encore la rue tanguer sous son pas. Des relents de chop-sueys clandestins parvenaient depuis Chinatown. On a sorti toutes nos affaires de la voiture pour les empiler sur le trottoir. Neal nous a dit au revoir, sans traîner. Il crevait d’envie de retrouver Carolyn, de savoir les dernières nouvelles. Louanne et moi, on est restés comme deux crétins sur le trottoir, à regarder la voiture s’éloigner. « Quel salaud, tu vois…, a dit Louanne. C’est le gars qui te laissera dehors dans le froid, si jamais ça l’arrange. — Je sais », j’ai dit en soupirant, je n’avais pas oublié l’Est. On n’avait pas d’argent ; Neal s’était bien gardé d’aborder le sujet. « Où on va crécher ? » On a déambulé au fil des rues étroites et romantiques, en trimbalant nos hardes dans un balluchon. Tous les gens qu’on croisait avaient l’air de figurants au bout du rouleau, de starlettes flétries — cascadeurs désabusés, amateurs de courses de petites autos, casanovas décadents, portant beau encore, blondes de motels aux yeux bouffis, escrocs, maquereaux, putes, masseurs, chasseurs d’hôtel, ringards jusqu’au dernier, va gagner ta vie avec une clique pareille ! Pour autant, Louanne les avait fréquentés — je te parle du secteur d’O’Farrell Street, Powell Street, et autour ; et un concierge d’hôtel à la face grise nous a accordé une chambre à crédit. C’était la première étape. Manger constituait la seconde, et il nous a fallu attendre minuit dans la chambre d’hôtel d’une chanteuse de night-club ; elle a retourné un fer à repasser suspendu à un cintre dans la corbeille à papier pour nous réchauffer une boîte de porc aux haricots. J’ai regardé par la fenêtre les néons qui clignotaient, et je me suis dit : « Où est Neal ? Pourquoi est-ce qu’il se fiche qu’on manque de tout ? » Cette année-là, j’ai perdu foi en lui. C’était notre dernière rencontre, fini. Je suis resté une semaine à San Francisco, en traînant la cloche pire que jamais. Louanne et moi, on devait faire des kilomètres pour trouver de quoi manger ; on est même allés voir une bande de matelots ivres, dans un garni qu’elle connaissait sur Mission Street ; ils nous ont offert du whisky. On a vécu deux jours ensemble à l’hôtel. Je voyais bien qu’en l’absence de Neal, Louanne ne s’intéressait pas vraiment à moi ; à travers moi, son pote, c’était lui qu’elle cherchait à atteindre. On se disputait dans la chambre d’hôtel. Il nous arrivait aussi de passer des nuits entières au lit, et je lui racontais mes rêves. Je lui parlais du grand serpent de la terre, lové en son centre comme le ver dans la pomme, et qui ferait surface un jour, au sommet d’une colline, qu’on appellerait désormais la Colline du Serpent, pour dérouler ses quatre-vingts kilomètres dans la plaine, en dévorant tout ce qu’il trouverait sur son passage. Je lui ai dit que ce serpent était Satan. « Qu’est-ce qui va se passer ? » a-t-elle couiné, sans lâcher ma bite pour autant. « Un saint qui s’appelle le docteur Sax l’anéantira par une décoction d’herbes dont il a le secret, et qu’il met au point en ce moment même dans son sous-sol, quelque part, en Amérique. On peut aussi révéler que la gaine du serpent cache un vol de colombes ; quand il périra, des nuées de colombes gris-sperme s’échapperont à tire d’aile pour aller porter un message de paix au monde entier. » La faim et l’amertume me faisaient délirer. Une nuit, Louanne a disparu avec un patron de night-club. Comme convenu, je l’attendais dans la rue, sous un porche, au croisement de Larkin et de Geary Street, je crevais la dalle. Et la voilà qui sort du hall d’un immeuble chic avec sa copine, le patron du night-club et un vieux type gominé qui tenait une liasse de billets à la main. Censément, elle était juste montée voir son amie. J’ai bien vu quelle pute elle était. Elle m’a aperçu sous le porche, mais elle n’a pas osé me faire signe. Elle est partie à petits pas de pute, elle est montée dans la Cadillac, et ils ont démarré. À présent, il ne me restait plus rien ni personne. J’ai déambulé, en ramassant des mégots dans la rue. Je suis passé devant une baraque qui vendait du poisson-frites, dans Market Street, et la femme qui s’y trouvait m’a lancé un regard terrorisé. C’était la propriétaire, et elle avait dû croire que j’arrivais avec un flingue pour braquer le bistrot. J’ai continué quelques mètres. L’idée m’a traversé que cette femme était ma mère, cette mère que j’avais eue en Angleterre, cent cinquante ans auparavant, et que moi j’étais son vaurien de fils sorti de geôle pour hanter son honnête labeur à la gargote. Je me suis arrêté, pétrifié d’extase sur le trottoir. J’ai regardé vers le bout de Market Street ; je ne savais plus très bien si j’étais dans Market Street ou bien dans Canal Street, à La Nouvelle-Orléans. La rue menait à l’eau, cette eau universelle, ambiguë, tout comme à New York la 42e Rue mène à l’eau, alors va savoir où tu es. J’ai pensé au fantôme d’Al Hinkle, dans Times Square. Je délirais. J’avais envie de faire demi-tour pour reluquer ma mère dickensienne, dans sa cantine. J’éprouvais des fourmillements dans tout le corps. On aurait dit que j’avais des nuées de souvenirs qui remontaient à 1750 en Angleterre, et que je me trouvais réincarné à San Francisco dans une autre vie, un autre corps. « Non, semblait me dire cette femme au regard terrifié, ne reviens pas empoisonner la vie de ton honnête mère qui travaille. Tu n’es plus mon fils, tu es comme ton père, mon premier mari, avant que ce brave homme de Grec ne me prenne en pitié (le propriétaire était un Grec aux bras velus). Tu n’es bon à rien, tu n’es bon qu’à boire et te battre, et tu finirais par voler ignoblement les fruits de mon humble labeur ici. Oh, fils, n’es-tu jamais tombé à genoux pour implorer le pardon de tes péchés et de toutes tes mauvaises actions ? Va-t’en, fils perdu, ne hante pas mon âme, j’ai bien fait de t’oublier. Ne rouvre pas mes plaies anciennes, qu’il en soit comme si tu n’étais jamais revenu voir la bassesse de ma tâche, et cet argent économisé sou à sou — toi, que guide l’appât du gain, toi l’avide, l’accapareur, le morose, le mal-aimé, malfaisant fils de ma chair, mon fils, mon fils ! » Ça m’a rappelé la vision de Big Pop, à Graetna, avec Bill. Et l’espace d’un instant, j’ai atteint le point d’extase que j’avais toujours appelé de mes vœux, le saut absolu par-dessus le temps des pendules, jusqu’aux ombres intemporelles, et le désarroi dans la misère du royaume mortel, avec la sensation de devoir avancer talonné par la mort, fantôme traqué par lui-même, dans ma course vers un tremplin d’où s’élançaient les Anges à l’assaut de l’infini. Tel était mon état d’esprit. Je croyais que j’allais passer d’un instant à l’autre. Mais pas du tout, j’ai battu la semelle sur six bornes, en ramassant dix mégots bien longs, que j’ai rapportés à mon hôtel pour en fumer le tabac dans ma pipe. C’est dans cette posture que Neal m’a trouvé quand il a tout de même décidé que je méritais d’être sauvé. Il m’a emmené chez Carolyn. « Où est passée Louanne, mec ? — Elle s’est tirée, cette pute. » Après Louanne, Carolyn était reposante, jeune femme bien élevée, polie, qui n’ignorait pas que les dix-huit dollars envoyés par Neal sortaient de ma poche. Chez elle, j’ai pu me reposer quelques jours. De la fenêtre de son séjour, dans la maison de bois qu’elle louait sur Liberty Street, on voyait tout San Francisco s’allumer rouge et verte dans la nuit pluvieuse. Neal a fait la chose la plus ridicule de toute sa carrière, le peu de temps que je suis resté. Il a pris un boulot de démonstrateur de cocottes minute à domicile, pour le dernier modèle. Le concessionnaire lui a donné des tas d’échantillons et de brochures. Le premier jour, Neal a été un ouragan d’énergie. Je l’ai accompagné dans toute la ville pour prendre ses rendez-vous. L’idée, c’était de se faire inviter à titre privé, et d’exécuter une démonstration surprise au cours du dîner. « C’est encore plus dingue que du temps où je travaillais pour Sinex, mec, m’a crié Neal surexcité. Sinex vendait des encyclopédies dans tout Oakland. Personne ne savait lui dire non ; il partait dans des speechs, il faisait des bonds, il riait, il pleurait. Un jour, on déboule chez des Okies, et toute la maison se préparait pour un enterrement. Lui il se jette à genoux, et il prie pour le salut de l’âme du défunt. Tous les Okies se sont mis à pleurer.