J’ai rencontré Neal pas très longtemps après la mort de mon père… Je venais de me remettre d’une grave maladie que je ne raconterai pas en détail, sauf à dire qu’elle était liée à la mort de mon père, justement, et à ce sentiment affreux que tout était mort. Avec l’arrivée de Neal a commencé cette partie de ma vie qu’on pourrait appeler ma vie sur la route. Avant, j’avais toujours rêvé d’aller vers l’Ouest, de voir le pays, j’avais toujours fait de vagues projets, mais sans jamais démarrer, quoi, ce qui s’appelle démarrer. Neal, c’est le type idéal, pour la route, parce que lui, il y est né, sur la route, en 1926, pendant que ses parents traversaient Salt Lake City en bagnole pour aller à Los Angeles. La première fois que j’ai entendu parler de lui, c’était par Hal Chase, qui m’avait montré quelques lettres écrites par lui depuis une maison de correction, dans le Colorado. Ces lettres m’avaient passionné, parce qu’elles demandaient à Hal avec une naïveté attendrissante de tout lui apprendre sur Nietzsche et tous ces trucs intellectuels fabuleux, pour lesquels il était si justement célèbre. À un moment, Allen Ginsberg et moi, on avait parlé de ces lettres, en se demandant si on finirait par faire la connaissance de l’étrange Neal Cassady. Ça remonte loin, à l’époque où Neal n’était pas l’homme qu’il est aujourd’hui, mais un jeune taulard, auréolé de mystère. On a appris qu’il était sorti de sa maison de correction, qu’il débarquait à New York pour la première fois de sa vie ; le bruit courait aussi qu’il avait épousé une fille de seize ans, nommée Louanne. Un jour que je traînais sur le campus de Columbia, Hal et Ed White me disent que Neal vient d’arriver, et qu’il s’est installé chez un gars nommé Bob Malkin, dans une piaule sans eau chaude, à East Harlem, le Harlem hispano. Il était arrivé la veille au soir, et découvrait New York avec Louanne, sa nana, une chouette fille ; ils étaient descendus du Greyhound dans la 50e Rue, et ils avaient cherché un endroit où manger ; c’est comme ça qu’ils s’étaient retrouvés chez Hector, à la cafétéria que Neal considère depuis comme un haut lieu new-yorkais. Ils s’étaient payé un festin de gâteaux et de choux à la crème. Pendant ce temps, il abreuvait Louanne de discours sur le mode : « Maintenant que nous sommes à New York, chérie, même si je ne t’ai pas dit le fond de ma pensée en traversant le Missouri, et surtout quand nous sommes passés devant la maison de correction de Bonneville, qui m’a rappelé mes démêlés avec la prison, il faut absolument oublier les menus contentieux de nos problèmes-mamoureux pour envisager désormais nos projets de vie professionnelle… » etc., à sa manière, qui était celle de sa prime jeunesse. Je me pointe à la piaule sans eau chaude, avec les copains, et Neal nous ouvre en calcif. Louanne saute du lit, vite fait. Il faut croire qu’il était en train de baiser avec elle : il passait sa vie à ça. L’autre, le propriétaire, Bob Malkin, était là, lui aussi. Mais, apparemment, Neal l’avait expédié à la cuisine, faire du café sans doute, pendant qu’il avançait dans ses problèmes-mamoureux… parce que pour lui le sexe était sacré, la seule chose qui comptait dans la vie, même si par ailleurs il lui fallait la gagner, cette vie, à la sueur de son front, et en pestant. La première fois, il m’a fait penser à Gene Autry jeune : soigné, les hanches étroites, les yeux bleus, un pur accent de l’Oklahoma. D’ailleurs, il venait de travailler dans un ranch, chez Ed Uhl dans le Colorado, avant d’épouser Louanne et de partir pour l’Est. Louanne était une petite mignonne adorable, mais bête comme ses pieds, et capable de faire des coups pendables, elle allait le montrer. Si je rapporte cette rencontre avec Neal c’est à cause de ce qu’il a fait. Ce soir-là, on a tous bu de la bière, moi j’étais bourré, j’ai pas mal bavassé avant de me coucher dans l’autre divan, et le matin, pendant qu’on était tous assis à fumer sans un mot les mégots laissés dans les cendriers sous la lumière grise d’un jour morne, le voilà qui se lève nerveusement, et qui arpente la pièce pour réfléchir à la marche à suivre ; il conclut qu’il faut convaincre Louanne de préparer le petit déjeuner et de balayer l’appart. C’est là que je suis parti. Voilà tout ce que je savais de lui, au début. Mais, au cours de la semaine suivante, il a confié à Hal Chase qu’il fallait absolument qu’il lui apprenne à écrire ; Hal lui a dit que c’était à moi qu’il fallait demander ça, vu que j’étais écrivain. Entre-temps, Neal s’était trouvé un job de gardien de parking, et il s’était disputé avec Louanne dans leur appartement de Hoboken, Dieu sait pourquoi ils étaient allés crécher là-bas ; toujours est-il qu’elle était tellement furieuse, et tellement teigneuse de nature, qu’elle l’a balancé à la police en l’accusant d’un truc bidon, cette hystérique, et qu’il a dû calter en catastrophe de l’appart. Il se retrouvait donc sans logis. Il est venu tout droit à Ozone Park, où j’habitais avec ma mère, et un soir que je travaillais à mon livre, ou à ma peinture, appelle ça comme tu voudras, on frappe à la porte, c’est Neal, qui se répand en salamalecs dans la pénombre du couloir : « Bonjour, je suis Neal Cassady, tu te souviens de moi ? Je t’ai demandé de m’apprendre à écrire… — Et Louanne où est-elle ? » Il me répond qu’elle a dû tapiner pour se faire quelques dollars, à tous les coups, et qu’elle est rentrée à Denver… « cette pute ! ». Alors on est sortis boire des bières, vu qu’on n’aurait pas pu parler comme on voulait devant ma mère, qui lisait son journal dans le séjour. Un d’œil lui avait suffi pour décider que Neal était dingue. Elle était loin de se douter qu’elle aussi traverserait la dinguerie de la nuit américaine avec lui, et plus d’une fois. Au bar, j’ai dit à Neal : « Écoute, mec, je me doute quand même que t’es pas venu me trouver seulement parce que tu veux devenir écrivain, et d’ailleurs, qu’est-ce que j’y connais, moi, sinon qu’il faut s’accrocher avec l’énergie d’un gars qui bouffe du speed. » Et il m’a répondu : « Oui, bien sûr, je sais exactement ce que tu veux dire, et d’ailleurs, j’y ai pensé moi-même à ces problèmes, mais moi ce que je veux, c’est la réalisation de ces facteurs qui, si on s’en tient à la dichotomie de Schopenhauer pour tout ce qui est réalisé au fond de soi… » etc., dans cette veine, des trucs auxquels je ne comprenais rien, et lui non plus ; ce que je veux dire c’est qu’à l’époque, il disait vraiment n’importe quoi, c’était un jeune taulard complètement polarisé par l’envie de devenir un intellectuel, un vrai ; c’est pour ça qu’il se complaisait à tenir ces discours, et à parler sur ce ton, sauf qu’il mélangeait tout ce qu’il avait entendu dire aux « vrais intellectuels », mais attention, il n’était pas naïf comme ça pour tout, et quand il a rencontré Léon Levinsky, il ne lui a fallu que quelques mois pour se mettre complètement au diapason des intellos, les termes, le jargon, le style. N’empêche que je l’aimais pour sa dinguerie ; et ce soir-là, on s’est soûlés tous les deux au Linden Bar, derrière chez moi, et j’ai accepté qu’il s’installe chez nous le temps de trouver du boulot, et on est convenus d’aller dans l’Ouest un de ces quatre. C’était l’hiver 1947. Peu après avoir rencontré Neal, j’ai commencé à écrire, ou à peindre, mon immense Town and City, et j’en avais quatre chapitres lorsque, un soir qu’il dînait chez moi et qu’il avait déjà un job dans un parking de New York, celui de l’hôtel NYorker, sur la 34e, il se penche par-dessus mon épaule, moi je tapais comme une mitrailleuse, et il me dit : « Allez, viens, mec, les nanas vont pas attendre, grouille-toi ! » Moi je réponds : « Une petite minute, je finis ce chapitre et je suis à toi. » C’est ce que j’ai fait, et c’est un des meilleurs chapitres du bouquin. Après ça je me suis habillé, et on a décollé pour New York, où on avait rendez-vous avec des filles. Comme tu sais, d’Ozone Park à New York, ça prend une demi-heure par le métro aérien et le métro tout court, et pendant qu’on roulait au-dessus des toits de Brooklyn, penchés l’un vers l’autre, on parlait, on braillait, en gesticulant un peu, et moi sa folie me contaminait. Au fond, c’était par-dessus tout un fervent de la vie. Et si c’était un truand, il ne truandait que par appétit de vivre, et puis aussi pour se mêler à des gens qui ne l’auraient pas remarqué autrement. Il me truandait, si tu veux, et je le savais. Et il savait que je le savais, c’est la base de notre relation, mais je m’en fichais, et on s’entendait bien. Il commençait à m’apporter autant que je lui apportais, je crois. Quant à mon œuvre, il me disait : « Tout ce que tu fais est grand, fonce ! » Nous voilà donc partis pour New York. Je ne me rappelle plus la situation exacte, toujours est-il qu’il y avait deux filles à la clef. Or pas de filles ; elles étaient censées l’attendre quelque part, et macache. On est allés jusqu’au parking où il avait deux-trois choses à faire — se changer dans la guérite, se faire beau devant le miroir cassé, etc. — et puis on a redécollé. Et c’est ce soir-là qu’il a rencontré Léon Levinsky. Rencontre extraordinaire, Neal et Léon Levinsky, je veux dire Allen Ginsberg, bien sûr. Ces deux esprits affûtés ont accroché au quart de tour. Chacun a croisé le regard perçant de l’autre, le truand mystique et le grand truand mélancolique de la poésie qu’est Allen Ginsberg. À partir de ce moment-là, je n’ai plus beaucoup vu Neal, et je l’ai un peu regretté… C’était le choc frontal de leurs énergies, moi j’étais un moujik à côté. Je ne pouvais pas suivre. C’est de là qu’est parti le tourbillon dingue de toutes ces choses à venir, où seraient mêlés tous mes amis et tout ce qui me restait de famille, dans un grand nuage de poussière au-dessus de la nuit américaine. Ils ont parlé de Burroughs, de Hunkey, de Vicki… Burroughs au Texas, Hunkey en prison à Riker, Vicki accro de Norman Shnall, à l’époque… Et Neal a parlé à Allen de figures de l’Ouest comme Jim Holmes, le bossu, requin des salles de billard, as des cartes, et sainte pédale… Il lui a parlé de Bill Tomson, d’Al Hinkle, ses copains d’enfance, ses copains des rues… Ils ont foncé dans la rue tous les deux, tout ce qui les entourait les bottait, façon première manière, qui est devenue depuis bien plus triste et plus lucide aussi ; mais à l’époque ils dansaient dans la rue comme des ludions, et moi je traînais la patte derrière eux, comme je l’ai toujours fait quand les gens m’intéressent, parce que les seuls qui m’intéressent sont les fous furieux, les furieux de la vie, les furieux du verbe, qui veulent tout à la fois, ceux qui ne bâillent jamais, qui sont incapables de dire des banalités, mais qui flambent, qui flambent, qui flambent, jalonnant la nuit comme des cierges d’église. Allen était pédé, à l’époque, et il tentait sur lui-même des expériences où il s’investissait jusqu’à la garde, et Neal l’a bien vu, ça, surtout qu’il avait tapiné, quand il était môme, dans la nuit de Denver, et qu’il voulait très fort apprendre à écrire de la poésie comme Allen, alors il a fait ni une ni deux, et il t’a attaqué Allen avec sa grande âme amoureuse, apanage des truands. Moi j’étais dans la pièce, je les entendais dans le noir, ça m’a donné à penser, et je me suis dit : « Hmm, là, il y a une histoire qui démarre, mais moi je reste en dehors. » Si bien que je ne les ai pas vus pendant deux semaines au cours desquelles ils ont cimenté leur amitié, qui a pris des proportions furieuses. Et puis est arrivée la grande période des voyages, le printemps, et dans la bande dispersée, tout le monde se préparait à faire telle ou telle virée. Moi je travaillais d’arrache-pied à mon roman, et quand je suis arrivé à la moitié, après être descendu dans le Sud voir ma sœur en compagnie de ma mère, j’ai fait mes préparatifs pour partir vers l’Ouest, pour la première fois de ma vie. Neal avait déjà quitté la ville. Allen et moi, on l’avait accompagné à la gare routière des Greyhound, sur la 34e. Au premier étage, il y a un coin où on peut se faire photographier pour vingt-cinq cents. Allen a retiré ses lunettes ; il avait une mine sinistre. Neal s’est mis de profil avec un regard timide. Moi j’ai pris une pose toute simple, et comme disait Lucien, j’avais l’air d’un Rital de trente ans prêt à fumer le premier qui parlerait mal de sa mère. Cette photo-là, Allen et Neal l’ont coupée en deux, bien proprement, avec une lame de rasoir, et chacun en a mis la moitié dans son portefeuille.

J’ai vu les deux moitiés plus tard. Neal avait mis un vrai costume de businessman de l’Ouest pour son grand retour à Denver. Sa première escapade new-yorkaise était bel et bien finie. Escapade c’est vite dit, il avait travaillé comme une brute dans les parkings, parce qu’il n’y a pas plus génial comme employé de parking ; il te gare une bagnole en marche arrière à soixante à l’heure, en pilant au ras d’un mur de briques, il descend d’un bond, se glisse comme une anguille entre deux pare-chocs serrés, saute dans une autre caisse, fait demi-tour à soixante-dix dans un mouchoir de poche, rétrograde, se glisse en marche arrière dans un créneau étroit, cinq centimètres de chaque côté, pour piler d’un bond en serrant le frein à main ; après quoi le voilà qui court jusqu’à la guérite en battant des records du monde, donne son ticket au client, saute dans la bagnole qui arrive en plongeant quasiment sous l’estomac du conducteur avant même qu’il mette pied à terre, démarre portière battante, et s’arrache jusqu’à la première Place disponible : voilà comment il trimait sans pause, huit heures par nuit, au coup de feu de la sortie des cinémas, dans son pantalon graisseux de poivrot, sa peau de mouton effrangée et ses chaussures éculées. Là, il venait de s’acheter un costard tout neuf, pour rentrer chez lui, bleu à rayures, gilet et tout et tout, montre gousset avec chaîne, plus une machine portative, pour commencer à écrire dans une pension de Denver, dès qu’il trouverait un boulot sur place. On s’est offert un dîner d’adieux dans un Riker de la 7e Avenue, francforts fayots, et puis Neal est monté dans un car marqué « Chicago » et il s’est arraché dans la nuit. Je me suis promis de prendre la même direction quand le printemps fleurirait pour de bon et m’ouvrirait le continent. C’est ainsi que notre cow-boy est parti. Et c’est vraiment comme ça que toute mon expérience de la route a commencé, et la suite est bien trop fantastique pour ne pas la raconter. Je n’ai tenu sur Neal que des propos liminaires, parce que c’est tout ce que je savais de lui, à l’époque. Sa relation avec Allen, je suis resté à l’écart, et par la suite Neal s’en est lassé, de la pédérastie surtout, et il est revenu à ses amours naturelles, mais peu importe. En juillet 1947, j’avais fini une bonne moitié de mon roman et économisé dans les cinquante dollars de mes primes d’ancien combattant. Mon ami Henri Cru m’avait écrit de San Francisco, il me disait de venir le rejoindre, pour embarquer sur un paquebot qui faisait le tour du monde. Il jurait qu’il pourrait me faire entrer dans la salle des machines. J’ai répondu que je me contenterais d’un vieux cargo, du moment que je puisse faire quelques longues virées dans le Pacifique, et revenir avec assez d’argent pour vivre chez ma mère le temps de finir mon bouquin. Il m’a dit qu’il avait une baraque à Marin City, où j’aurais tout le temps d’écrire vu les tracasseries pour trouver un bateau. Il vivait avec une fille nommée Diane, elle faisait génialement la cuisine, il y aurait de l’ambiance. Henri était un vieil ami de prep school ; un Français qui avait grandi à Paris et dans le reste de la France, un fou furieux, un vrai dingue, dingue au-delà de ce que j’imaginais. Il m’attendait donc dans une dizaine de jours, et j’ai écrit pour confirmer, en toute méconnaissance des péripéties qui allaient me retenir sur la route. Ma mère voyait d’un bon œil ce voyage dans l’Ouest ; j’avais tellement travaillé tout l’hiver, j’étais si souvent resté entre mes quatre murs, elle pensait que ça me ferait du bien. Elle n’a même pas poussé des hauts cris quand je lui ai dit qu’il me faudrait faire un peu de stop, ce qui l’inquiétait d’habitude, tellement elle était convaincue que le voyage me serait bénéfique. Tout ce qu’elle voulait, c’était que je rentre entier. Et voilà comment, un beau matin, j’ai posé mon demi-manuscrit sur mon bureau, replié mes draps douillets pour la dernière fois, mis quelques effets indispensables dans mon sac en toile, laissé un mot à ma mère, qui était au travail, voilà comment je suis parti pour l’océan Pacifique, comme un vrai Ismaël, avec mes cinquante dollars en poche. Galère immédiate ! Quand j’y repense, c’est incroyable ce que je pouvais être crétin ! Depuis des mois, à Ozone Park, j’épluchais les cartes des États-Unis, je lisais même des livres sur les pionniers, je savourais des noms comme Platte, Cimarron, etc. Sur la carte routière, il y avait une longue ligne rouge qui s’appelait la Route Six ; elle menait depuis la pointe de Cape Cod jusqu’à Ely, dans le Nevada, et de là plongeait direct sur L.A. « J’ai plus qu’à rester sur la Six jusqu’à Ely », je me suis dit, et me voilà parti, plein d’assurance. Pour trouver la Six, il me fallait monter jusqu’à Bear Montain, la montagne de l’Ours, dans l’État de New York. Des rêves plein la tête sur ce que j’allais faire à Chicago, à Denver et enfin à San Francisco, j’ai pris le métro dans la 7e Avenue, jusqu’au bout de la ligne, c’est-à-dire jusqu’à la 242e Rue, près de la prep school Horace Mann, où j’avais connu Henri Cru, celui-là même que je partais voir ; de là j’ai pris un trolley pour Yonkers, et une fois au centre un bus extérieur, qui m’a conduit aux limites de la ville, sur la rive gauche de l’Hudson. Si on laisse tomber une rose à la mystérieuse embouchure de l’Hudson, près de Saratoga, imagine tous les endroits qu’elle va traverser avant d’arriver à la mer pour toujours… imagine cette extraordinaire vallée de l’Hudson. J’ai commencé à y faire du stop. Il m’a fallu cinq voitures bien espacées pour arriver à ce pont tant désiré, sur Bear Mountain, où la Route Six, en provenance de Nouvelle-Angleterre, faisait le gros dos. J’en avais pourtant eu des visions, mais je n’aurais jamais cru que ça ressemblait à ça. Pour commencer, il pleuvait des cordes quand on m’a déposé. C’était la montagne. La Six surgissait d’étendues sauvages, elle faisait le tour d’un rond-point au débouché du pont, et retournait se perdre dans la nature. Non seulement il ne passait pas une bagnole, mais il pleuvait à seaux, et rien pour s’abriter. J’ai dû courir me cacher sous un bouquet de pins ; ça n’a servi à rien. Je me suis mis à pleurer, à jurer et à me frapper le front devant ma propre niaiserie. J’étais à un peu plus de cinquante kilomètres de New York. Sur le chemin, je m’étais inquiété de voir qu’en ce grand jour inaugural j’allais vers le nord au lieu de me diriger vers cet Ouest tant désiré, tant attendu. Et voilà que je me retrouvais coincé au point le plus septentrional. J’ai couru trois-quatre cents mètres pour parvenir à une station-service désaffectée, style anglais, coquette, et je me suis mis sous l’auvent qui dégoulinait. Au-dessus de ma tête, tout là-haut, la grande Bear Mountain velue m’envoyait des coups de tonnerre qui me rappelaient à la crainte de Dieu. Je ne voyais qu’un brouillard d’arbres, et cette nature sinistre, jusqu’au ciel. « Mais qu’est-ce que je fous ici ! » je me maudissais, je pleurais d’envie d’être à Chicago. « Dire qu’en ce moment même, ils s’amusent tous, ils font des trucs, et moi j’y suis pas, quand est-ce que j’y serai », etc. Enfin, une voiture s’est arrêtée à la station-service déserte, un homme et deux femmes, ils voulaient consulter leur carte. Je me suis approché, en gesticulant sous la pluie ; ils se sont concertés : j’avais l’air d’un dingue, faut dire, avec mes cheveux mouillés, mes chaussures détrempées… pauvre imbécile, j’avais pris mes huaraches mexicaines (plus tard, dans le Wyoming, un gars m’a dit : mec, ces pompes, si tu les plantes, sûr qu’il te pousse quèque chose), des passoires végétales pas faites pour les soirs de pluie, en Amérique, pas faites pour la route en général, avec ses nuits brutales. Mais ils m’ont pris quand même, ils m’ont raccompagné jusqu’à Newburgh, c’était toujours mieux que d’être coincé dans la nature toute la nuit, à Bear Mountain. « En plus, m’a dit le type, il passe personne, sur la Six… si vous voulez aller à Chicago, il vaudrait mieux prendre le tunnel Holland, à New York, et passer par Pittsburgh. » J’ai bien compris qu’il avait raison. C’était mon rêve qui déconnait au départ, cette connerie du gars au coin du feu, qui se raconte comme ce serait chouette de suivre une des grandes routes marquées en rouge pour traverser l’Amérique au lieu d’emprunter divers chemins et itinéraires. Voilà donc ma tragique Route Six — on en reparlera, d’ailleurs. À Newburgh, la pluie avait cessé ; je suis descendu jusqu’au fleuve, et par-dessus le marché il m’a fallu rentrer à New York en car avec une délégation de maîtresses d’école qui revenaient d’un week-end dans les montagnes, et patati, et patata, de vraies pipelettes, et moi qui râle tout ce que je sais pour avoir perdu mon temps et mon argent ; je me dis : « Je voulais aller dans l’Ouest, et voilà que je passe un jour et une nuit à monter et descendre du nord au sud, comme un moteur qui patine. » Je me suis juré d’être à Chicago le lendemain, et de prendre un bus s’il le fallait, quitte à y dépenser les trois quarts de mon fric, rien à foutre, du moment que j’y serais le lendemain. Le car partait à deux heures du matin de la gare routière sur la 34e — seize heures avant j’étais passé devant en partant vers la Six. C’est ainsi que j’ai tout bêtement posé mon cul sur un siège, pas fier de moi, et que je me suis fait véhiculer vers l’Ouest. Au moins, cette fois, j’étais enfin dans la bonne direction. Je ne te décris pas le voyage jusqu’à Chicago : classique, bébés qui pleurent, gens du cru qui montent à tous les patelins de Pennsylvanie, et tout et tout, jusqu’à ce qu’on arrive dans la plaine de l’Ohio, et là, on a roulé pour de bon, Passé Ashtabula, et traversé l’Indiana dans la nuit direction Chicago. Je suis arrivé en ville de très bonne heure, j’ai trouvé une chambre au YMCA, et je suis allé me coucher avec très peu de dollars en poche, conséquence de ma niaiserie. Mais après avoir dormi toute la journée, Chicago m’a botté. Le vent qui soufflait du lac Michigan, les fayots, le bop au Loop, les longues promenades du côté de Halsted Street Sud et de Clark Street Nord, sans compter une longue balade après minuit dans le maquis des ruelles, où j’ai été suivi par une voiture de police en maraude, qui m’avait pris pour un individu louche. À cette époque, en 1947, le be-bop faisait fureur dans toute l’Amérique, mais il n’avait pas évolué comme maintenant. Les gars du Loop soufflaient, mais d’un air fatigué, parce que le bop était dans sa phase intermédiaire entre la période ornithologique de Charlie Parker et la suivante, qui ne commencerait qu’avec Miles Davis. Et moi, assis là à écouter ce son qui est devenu le son de la nuit pour nous tous, je pensais à tous mes copains, d’un bout du pays à l’autre, et je me disais qu’ils étaient tous dans la même cour immense, dans un trip tellement frénétique, tellement viscéral. Et pour la première fois de ma vie, l’après-midi suivant, je suis parti dans l’Ouest. Il faisait beau et chaud, une journée idéale pour le stop. Voulant éviter les embouteillages inextricables de Chicago, j’ai pris un car jusqu’à Joliet, Illinois, je suis passé devant le pénitencier, et je me suis stationné à la sortie immédiate de la ville, où m’avait mené une balade sous les frondaisons des rues délabrées. En somme, j’étais allé de New York à Joliet en car, moyennant quoi il me restait vingt dollars en poche. Le premier véhicule qui m’a pris, c’était un camion de dynamite avec son fanion rouge, et au bout de cinquante kilomètres à travers l’Illinois le chauffeur me fait voir l’endroit où la Six, sur laquelle on roulait, croise la 66, et où elles foncent toutes deux vers l’Ouest jusqu’à perpète. Sur le coup de trois heures de l’après-midi, j’avais pris une tarte aux pommes et une glace dans une buvette, au bord de la route, quand une femme s’est arrêtée pour me monter dans son petit coupé. J’ai couru après la voiture, tout émoustillé, en voie de bandaison. Mais c’était plus une jeunesse, d’ailleurs elle avait des fils de mon âge. Elle roulait vers l’Iowa et cherchait quelqu’un qui la relaie au volant. Moi, ça m’allait. L’Iowa, c’est tout près de Denver, et une fois à Denver, je pourrais souffler. Les premières heures, c’est elle qui a conduit. Elle a tenu absolument à ce qu’on s’arrête visiter une vieille église, quelque part, en touristes. Ensuite, j’ai pris les commandes, et sans être un as du volant, j’ai traversé le reste de l’Illinois, jusqu’à Davenport dans l’Iowa, via Rock Island. Et c’est là que, pour la première fois de ma vie, j’ai vu mon Mississippi bien-aimé — desséché dans la brume de chaleur, en basses eaux, avec sa vaste odeur putride, celle du corps nu et cru de l’Amérique, à force de le baigner. Rock Island, des voies ferrées, des baraques, un centre de rien du tout, et puis, une fois passé le pont, Davenport, même genre de ville, qui sent la sciure sous le chaud soleil du Midwest. C’est là que la dame bifurquait pour rentrer chez elle, dans l’Iowa ; je suis descendu. Le soleil déclinait. Quelques bières fraîches, et puis j’ai gagné les abords de la ville — une sacrée tirée, quand on est à pied. Les hommes rentraient chez eux, après leur journée ; ils portaient des casquettes de cheminots, des casquettes de base-ball, toutes sortes de casquettes, comme à la sortie du travail, dans toutes les villes, partout. L’un d’entre eux m’a fait passer la colline, et déposé à un carrefour isolé, à l’orée de la prairie. C’était beau, cet endroit. De l’autre côté de la route, il y avait un motel, le premier des nombreux motels que j’allais voir dans l’Ouest. On ne voyait que des voitures de fermiers qui me regardaient de travers et passaient sans s’arrêter dans un bruit de ferraille, les vaches rentraient au bercail. Pas un camion, quelques voitures qui filaient. Une jeune tête brûlée est passée comme une flèche, foulard au vent. Le soleil est tombé à l’horizon, et je me suis retrouvé dans l’obscurité violette. Là j’ai eu peur. Iowa, rase campagne, pas une lumière ; encore une minute, et je serais complètement invisible. Par chance, un homme qui rentrait à Davenport m’a ramené au centre-ville. Retour à la case départ. Je suis allé à la gare routière, pour méditer la situation, et j’ai repris une tarte aux pommes et une glace, c’est d’ailleurs à peu près tout ce que j’ai mangé pendant ma traversée du continent : je savais que c’était nourrissant, et en plus, c’était fameux.

J’ai décidé de tenter ma chance. J’ai pris un bus depuis le centre-ville, après avoir passé une demi-heure à mater la serveuse de la cafétéria, et je suis retourné aux marges de la ville, mais, cette fois, près des stations-service. C’était là que les gros camions passaient dans un bruit de tonnerre, braoum, et au bout de deux minutes il y en a un qui s’est arrêté dans un grincement. J’ai couru après, l’âme en fête. Et quel chauffeur ! Un grand costaud, un dur à cuire, des yeux à fleur de tête, une voix rauque et râpeuse, vas-y que je te claque les portières, que je shoote dans l’embrayage, il fait décoller son bahut presque sans s’apercevoir de ma présence, moment de répit pour mon âme lasse… parce que l’une des tracasseries majeures, en stop, c’est qu’il faut faire la conversation à des tas de gens, leur montrer qu’ils se sont pas trompés en te prenant à leur bord, il faut quasiment les amuser, parfois, et tout ça, c’est lourd, quand on va loin, et qu’on n’a pas l’intention de coucher à l’hôtel. Ce gars-là braillait pour couvrir le bruit du moteur, il me restait plus qu’à brailler de même pour lui répondre, c’était relax pour nous. Il a mis le cap sur Rapid City, Iowa, pied au plancher, il m’a fait tordre en me racontant comment il tournait la loi dans toutes les villes qui avaient des limitations de vitesse iniques. « Ces vaches de flics risquent pas de me rattraper vu comment je file. » Il était fabuleux, et il m’a rendu un service fabuleux. Au moment où on déboulait dans Rapid City, il a vu un autre camion arriver derrière nous, alors comme il devait bifurquer, il lui a fait un appel de feux arrière, et il a ralenti pour que je puisse sauter en marche, ce que j’ai fait, avec mon sac, et l’autre camion, qui avait compris la manœuvre, s’est arrêté pour moi, si bien que de nouveau, en un clin d’œil, je me retrouvais grimpé dans ce maxitaxi, prêt à rouler des centaines de bornes dans la nuit, ah la joie ! Et le nouveau chauffeur était aussi dingue que le premier, il braillait tout autant, il me suffisait de me carrer dans mon siège, de me détendre, et roulez jeunesse ! À présent, je voyais Denver se profiler devant moi comme une Terre Promise, tout là-bas, sous les étoiles, passé les prairies de l’Iowa et les plaines du Nebraska, et je devinais la vision plus grandiose encore de San Francisco, joyau dans la nuit. Il a mis toute la gomme, et il m’a raconté des histoires deux heures durant. Et puis à Stuart, petite ville de l’Iowa, où Neal et moi on s’est fait contrôler plus tard parce que les flics croyaient que notre Cadillac était volée, il a dormi quelques heures sur son siège. Moi j’ai fait de même, après quoi je me suis promené le long du mur de pierres solitaire, éclairé par une unique lampe, la prairie rêvant au bout de chaque petite rue, et l’odeur du maïs, rosée de la nuit. Le chauffeur s’est réveillé en sursaut au point du jour, et nous voilà repartis dans un bruit de tonnerre. Une heure plus tard, les fumerolles de Des Moines apparaissaient au-dessus des maïs encore verts. À présent, c’était l’heure de son casse-croûte, et il voulait pas bâcler l’affaire, si bien que je suis entré dans Des Moines, six kilomètres plus loin, à bord de la voiture de deux jeunes étudiants à l’université de l’Iowa. Ça me faisait bizarre d’être assis à l’arrière de leur voiture toute neuve, très confortable, et de les entendre parler de leurs examens, tout en filant sans heurts sur la route de la ville. À présent, il fallait que je dorme une journée entière, après quoi je me remettrais en route jusqu’à Denver. Je suis donc allé au YMCA, mais il n’y avait plus de chambres, alors mon instinct m’a conduit le long des voies ferrées, pas ce qui manque à Des Moines, et je me suis retrouvé dans une vieille auberge sinistre, près de la rotonde de la locomotive, un vieil hôtel, où j’ai passé une longue journée fabuleuse à dormir sur le matelas dur d’un grand lit tout propre et tout blanc, avec des saloperies graffitées à mon chevet, et des stores jaunes décrépits tirés sur le théâtre enfumé des voies de chemin de fer. Je me suis réveillé à l’heure où le soleil rougissait, et ça a été la seule fois précise de ma vie, le seul moment tellement bizarre, où je n’ai plus su qui j’étais… Loin de chez moi, hanté, fatigué du voyage, dans une chambre d’hôtel à bon marché que je n’avais jamais vue, j’entendais les trains cracher leur fumée, dehors, et les boiseries de l’hôtel craquer, les pas, à l’étage au-dessus, tout ces bruits mélancoliques, je regardais les hauts plafonds fissurés, et pendant quelques secondes de flottement je n’ai plus su qui j’étais. Je n’avais pas peur, j’étais simplement quelqu’un d’autre, étranger à moi-même ; toute ma vie était hantée, une vie de fantôme… J’avais traversé la moitié de l’Amérique, je me trouvais sur le fil, entre l’est de ma jeunesse et l’ouest de mon avenir, c’est peut-être pour ça que ça s’est passé là et pas ailleurs, en cet étrange après-midi rouge. Mais il fallait que je me remette en route, au lieu de pleurer sur mon sort, alors j’ai pris mon sac, j’ai dit au revoir au vieil aubergiste assis à côté de son crachoir, et je suis allé casser la croûte. J’ai mangé de la tarte aux pommes et de la glace ; la qualité s’améliorait à mesure que je m’enfonçais dans l’Iowa, la tarte était plus grosse, la glace plus crémeuse. Cet après-midi-là, à Des Moines, partout où je regardais, j’ai vu des hordes de jeunes beautés, qui rentraient du lycée ; mais j’avais autre chose à penser, et je me promettais de me rattraper à Denver. Allen Ginsberg y était déjà ; Neal y était ; Hal Chase et Ed White y étaient, ils étaient là chez eux ; Louanne y était ; on m’avait dit que ça faisait une sacrée bande, avec Bob Burford et sa sœur Beverly, une belle blonde, et les sœurs Gullion, deux infirmières que connaissait Neal ; même Allen Temko, mon vieux pote de fac écrivain, était sur place. J’avais hâte de les retrouver tous, je m’en faisais une joie. J’ai donc dépassé en quatrième vitesse les jolies filles, or les plus belles filles du monde habitent Des Moines, dans l’Iowa. Un dingue au volant d’une caisse à outils montée sur roues, un plein camion d’outils qu’il conduisait debout, laitier moderne, m’a déposé de l’autre côté de la longue colline. Là, j’ai aussitôt trouvé une voiture, un fermier et son fils, qui allaient à Adel, dans l’Iowa. À Adel, sous un grand orme, près de la station-service, j’ai fait la connaissance d’un autre auto-stoppeur qui allait effectuer avec moi une grande partie du reste du trajet. Coïncidence, il venait comme moi de New York, c’était un Irlandais, qui avait passé le plus clair de sa vie active à conduire le camion des postes, et partait alors pour Denver, retrouver une fille et changer de vie. Il m’avait tout l’air en cavale, en délicatesse avec la loi, sans doute. C’était un vrai poivrot de trente ans, nez rouge, il m’aurait barbé, en temps ordinaire, mais là, tout mon être aspirait à faire ami avec mes semblables. Il portait un pull en triste état, un pantalon informe, pas le moindre sac de voyage — une brosse à dents et des mouchoirs, c’est tout. Il a proposé qu’on fasse du stop à deux ; j’aurais dû dire non, parce qu’il avait vraiment une allure patibulaire, vu de la route. Mais on est restés ensemble, et on s’est fait prendre par un taiseux qui nous a conduits jusqu’à Stuart, dans l’Iowa, ville où le sort a voulu que je reste carrément en rade. On s’est plantés devant le guichet des billets à la gare de Stuart, pour attendre les voitures qui rouleraient vers l’Ouest, jusqu’au coucher du soleil, cinq heures d’horloge. Au début, pour tuer le temps, on s’est un peu raconté nos vies, et puis il a raconté des histoires grivoises, et on s’est retrouvés à lancer des petits cailloux et à émettre toutes sortes de bruits bizarres. On se faisait suer. J’ai décidé d’investir un dollar dans une bière, et on est allés dans un saloon cambrousard turbulent, à Stewart, s’envoyer quelques verres. Il s’est soûlé exactement comme chez lui, sur la Neuvième Avenue, la nuit, et il s’est mis à me brailler joyeusement à l’oreille tous les rêves sordides de sa vie. Il me plaisait bien, dans un sens. Non pas que c’était un chic type, comme on le verra, mais il ne manquait pas d’enthousiasme. On est retournés sur la route en pleine nuit, et bien entendu il ne s’est arrêté personne, vu qu’il ne passait pas grand monde, de toute façon. Comme ça jusqu’à trois heures du matin. On a bien essayé de dormir sur le banc, devant le guichet, mais le télégraphe cliquetait sans arrêt, pas moyen de fermer l’œil, avec les grands trains de marchandises qui passaient dehors. On savait pas sauter dans un hiball, on l’avait jamais fait, on savait pas s’ils allaient vers l’est ou vers l’ouest, ni à quoi ça se voyait, ni quels wagons choisir, et tout et tout. Alors quand le car d’Omaha est passé, juste avant l’aube, on a grimpé dedans, et rejoint les passagers endormis — ce qui fait qu’entre son billet et le mien, j’ai dépensé le plus clair de mes derniers dollars. Il s’appelait Eddie, il me faisait penser à mon cousin par alliance, à Brooklyn. C’est pour ça que je suis resté avec lui. J’avais l’impression d’être avec un vieil ami… un brave benêt sympa, avec qui faire l’imbécile. À l’aube, on est arrivés à Council Bluffs ; j’ai regardé par la vitre ; tout l’hiver, j’avais lu que dans le temps des grands rassemblements de chariots y tenaient conseil avant de prendre les pistes de l’Oregon et de Santa Fe. Aujourd’hui, bien sûr, ce n’était plus que des pavillons de banlieue mignards, tous du même style cucul, bien alignés dans l’aube grise et morne. Puis Omaha est arrivé, avec, Bon Dieu, le premier cow-boy que je voyais de ma vie, il marchait le long des murs sinistres des hangars à viande, un grand chapeau sur la tête et des texanes aux pieds, mis à part les sapes, il ressemblait trait pour trait à un beat de l’Est, comme on peut en voir le long des façades de briques, à l’aube. On est descendus du car, et on a mis le cap sur le haut de la colline, cette longue colline formée par le puissant Missouri au cours des millénaires, et au flanc de laquelle Omaha est construite, on est arrivés en rase campagne, et on a levé le pouce. On s’est fait avancer de quelques bornes jusqu’au carrefour suivant par un riche propriétaire de ranch, avec un immense chapeau, qui disait que la vallée du Nebraska, dit aussi Platte, était aussi large que la vallée du Nil. Pendant qu’il disait ça, je voyais les grands arbres, au loin, qui épousaient les méandres du fleuve, et les grands champs verdoyants, et j’étais tenté de le croire. Puis, une fois là-bas, le temps s’est couvert, et c’est là qu’un autre cow-boy, un grand type d’un mètre quatre-vingts, avec un chapeau plus modeste, nous a hélés. Il se demandait si on savait conduire, Eddie savait, bien sûr, et en plus il avait son permis, contrairement à moi. Le cow-boy rentrait dans le Montana avec deux voitures. Sa femme dormait au motel de Grand Island, et il voulait qu’on lui amène la voiture là-bas, après quoi elle prendrait le relais, il bifurquerait vers le nord, et nos routes se sépareraient. Mais ça nous avançait tout de même de cent cinquante bornes dans le Nebraska, alors on s’est pas fait prier. Eddie a pris le volant de l’autre voiture, et moi je suis monté avec le cow-boy, qui le suivait ; on n’a pas plus tôt quitté la ville qu’Eddie écrase l’accélérateur ; il fait du cent trente ou cent quarante, par pure exubérance. « Bon Dieu, qu’est-ce qui lui arrive au gamin ? » s’écrie le cow-boy, et le voilà qui le prend en chasse. Ça commençait à ressembler à une course poursuite. Il m’a même traversé l’esprit qu’Eddie essayait de se tirer avec la voiture, et d’ailleurs il en avait sans doute l’intention. Mais le Vieux Cow-Boy te lui colle au train, il le rattrape et il se met à le klaxonner. Eddie ralentit. Le cow-boy reklaxonne pour qu’il s’arrête. « Vingt dieux, mon gars, tu vas éclater un pneu, à cette vitesse ! Tu peux pas rouler un peu plus lentement ? — Ah bon, je faisais du cent trente ? Oh la la, qu’est-ce qui m’a pris, j’ai pas fait gaffe, la route est tellement lisse ! — Eh ben, lève un peu le pied, comme ça on arrivera tous entiers à Grand Island. — Sûr. » Et nous voilà repartis. Eddie s’était calmé, il devait même avoir sommeil. C’est comme ça qu’on a fait 150 bornes dans le Nebraska, en suivant les méandres du Platte parmi les champs verdoyants. « Pendant la Crise, m’a dit le cow-boy, je brûlais le dur au moins une fois par mois. De ce temps-là, tu voyais des centaines de gars sur les bennes et dans les voitures fermées ; pas seulement des clochards, toutes sortes de types qui avaient perdu leur emploi et qui devaient aller quelque part, ou même qui roulaient sans but. C’était pareil dans tout l’Ouest. Les serre-freins te foutaient la paix, de ce temps-là. Aujourd’hui, je sais pas. Moi, le Nebraska, j’en ai rien à foutre. Au milieu des années trente, c’était rien qu’un gros nuage de poussière à perte de vue, t’arrivais pas à respirer. Même le sol était noir. J’y étais, à l’époque. Si ça tient qu’à moi, le Nebraska, ils peuvent bien le rendre aux Indiens. Je peux pas le blairer, cet État-là. J’habite dans le Montana, à présent, à Missoula. Si tu y montes, un jour, tu verras ce que c’est que le pays du Bon Dieu. » Un peu plus tard dans l’après-midi, je me suis endormi, et j’ai récupéré, quand il en a eu marre de parler — c’était intéressant, de l’entendre parler. On s’est arrêtés sur le bord de la route pour se reposer et manger un morceau. Le cow-boy est parti faire mettre une rustine à son pneu de secours, et Eddie et moi on est allés s’attabler dans une cantine de bord de route, cuisine familiale. J’ai entendu un grand rire, un rire tonitruant, et voilà que s’amène un vieux fermier du Nebraska, le vrai vacher, avec une bande d’autres gars. Ce jour-là, sa voix rauque faisait trembler les plaines, elle déchirait toute la grisaille du monde. Tous les autres riaient avec lui. Il n’avait pas le moindre souci dans l’existence, ce qui ne l’empêchait pas de respecter son monde. Je me suis dit : « Woua ! Écoute-moi ce gars rire !

Ça c’est l’Ouest, je suis dans l’Ouest. » Il est rentré dans le bistrot en braillant le nom de Maw d’une voix de stentor, elle faisait la meilleure tarte aux cerises de tout l’Ouest, et j’en ai mangé, avec une montagne de glace par-dessus. « Maw, fricote-moi quèque chose, avant que je me bouffe les deux mains, ça serait pas bien malin ! » Il s’est jeté sur un tabouret. « Et puis t’y mets des fayots, hyaw, hyaw, hyaw. » J’avais le génie de l’Ouest incarné, assis à côté de moi. J’aurais bien voulu connaître les détails de sa vie de rudesse, et ce qu’il avait fait toutes ces années, à part rire et brailler comme ça. « Mazette ! » je me suis dit, et là-dessus notre cow-boy est revenu, et on est repartis tous trois pour Grand Island. On y est arrivés en un temps record. Il est allé tirer sa femme du sommeil, et ils sont partis vers leur destin pour les années à venir ; et Eddie et moi on a repris la route. Deux jeunes gars se sont arrêtés, des cow-boys, des ados, des gars de la campagne, dans leur bagnole bricolée ; et puis ils nous ont déposés quelque part, sous le crachin. Ensuite un vieux qui n’ouvrait pas la bouche — Dieu sait pourquoi il nous avait pris — nous a emmenés jusqu’à Preston, Nebraska. Eddie s’est planté au milieu de la route, tristement, devant une bande d’Indiens trapus, qui n’avaient rien à faire et nulle part où aller. De l’autre côté de la route passait la voie de chemin de fer, derrière un château d’eau marqué Preston. Eddie n’en revenait pas. « Bon Dieu de moi ! Je suis déjà venu dans ce patelin, il y a des années, pendant cette vacherie de guerre, en pleine nuit, tout le monde dormait. Je suis sorti sur la plate-forme pour fumer, et là, au milieu de nulle part, il fait noir comme poivre, je vois écrit Preston sur le château d’eau. On allait vers le Pacifique, ils ronflaient tous, les pauvres cons, on est restés que quelques minutes, le temps de réactiver la chaudière ou je sais pas quoi, et puis on est repartis. Merde alors, Preston ! J’ai toujours détesté ce bled depuis. » Voilà qu’on était bloqués à Preston. Comme à Davenport, dans l’Iowa, il ne passait que des bétaillères ; ou pire encore, une fois de temps en temps, une voiture de tourisme, avec un vieux au volant, et sa femme qui lui montrait le paysage ou qui lui lisait la carte ; bien carrés dans leur siège, ils étaient dans toute l’Amérique comme dans leur salon, à tout regarder de leur œil soupçonneux. Il s’est mis à bruiner plus fort. Eddie avait froid ; faut dire qu’il était Peu couvert. J’ai déniché au fond de mon sac une chemise en laine à carreaux, et il l’a mise. Ça allait déjà mieux. Moi j’avais un rhume. Je suis allé m’acheter des gouttes dans une vague échoppe indienne toute branlante, et puis je suis entré dans une poste minuscule, pour envoyer une carte à ma mère. On est retournés sur la route grise. Nous revoilà devant l’inscription Preston, sur le château d’eau. Le train de Rock Island est passé comme un boulet de canon. On a aperçu le visage des passagers du Pullman, tout flous. Le train hurlait en traversant les plaines, il roulait vers nos désirs. La pluie redoublait. Mais j’étais sûr que j’y arriverais. Un grand gars dégingandé en chapeau de cow-boy s’est arrêté de l’autre côté de la route, et il a traversé pour nous rejoindre. On aurait dit un shérif ; nous on a préparé notre baratin, l’air de rien. Il a pris tout son temps pour arriver : « Vous allez quelque part, les jeunes, ou bien vous vous baladez ? » On ne comprenait pas sa question, qui était d’ailleurs une excellente question. « Pourquoi ? » on a dit. « Ben, moi, je suis propriétaire d’une petite fête foraine, qui est installée à quelques bornes d’ici, et je cherche des petits gars qu’aient envie de se faire quèque dollars. J’ai un stand de loterie, et puis un stand de lancer d’anneaux, vous savez, on lance l’anneau autour de la poupée, on tente sa chance. Si vous voulez travailler pour moi, je vous donne 30 % des gains. — Nourris logés ? — Je peux vous donner un lit, mais pour manger, non, faudra aller en ville. On bouge pas mal. » On a réfléchi. « C’est une bonne occasion », il a dit. Après quoi, il a attendu patiemment qu’on se décide. On se sentait tout bêtes, on savait pas quoi répondre, moi le premier, qui ne voulais pas me laisser bloquer par une fête foraine alors que j’étais tellement pressé de retrouver la bande à Denver. J’ai dit : « Je sais pas, moi je suis à la bourre, je crois pas que j’aie le temps. » Eddie a dit pareil. Le vieux nous a fait au revoir de la main, il est retourné sans se presser à sa voiture et il a démarré. Et voilà tout. On en a ri un petit moment, en spéculant sur ce que ça aurait été. Moi je me figurais les nuits sombres et poussiéreuses sur les plaines, le visage des familles du Nebraska qui passeraient, des Okies pour la plupart, avec leurs enfants aux joues roses, bouche bée devant le spectacle ; je savais que je me serais fait l’effet d’être le diable en personne si je les avais truandés avec ces tours de magie à deux sous qu’on vous fait faire. Et la grande roue, tournant dans l’obscurité des basses terres et, Dieu tout-puissant, la musique mélancolique du manège, et moi qui rongerais mon frein, et qui dormirais dans une roulotte dorée, sur des sacs de jute. Eddie a montré qu’il était un compagnon de route assez distrait. Un drôle d’engin est arrivé, avec un vieux volant ; c’était une tire en aluminium, une boîte cubique, un genre de caravane, à coup sûr, mais une caravane cousue main, un spécimen local, complètement dingue. Le vieux roulait très lentement et il s’est arrêté, nous on a couru. Il n’avait pas la place de nous prendre tous deux. Alors sans un mot sur un simple regard de moi, Eddie grimpe et disparaît lentement dans un bruit de ferraille, ma chemise en laine à carreaux sur le dos, la chemise avec laquelle j’avais écrit la première moitié de mon roman. Et voilà, pas de pot, je peux lui dire adieu, mais c’est vrai qu’elle n’avait qu’une valeur sentimentale, et en plus, je m’en doutais pas, mais j’allais la récupérer en aval de la route. Me voilà donc en train d’attendre dans Preston, notre bête noire de ville, longtemps, longtemps plusieurs heures. On n’était qu’en début d’après-midi, et je n’arrêtais pas de me dire que la nuit tombait, tellement il sait sombre. Denver, Denver, pour y arriver comment faire ? J’étais sur le point de renoncer et je me proposais de prendre un café quand une voiture encore assez neuve s’est arrêtée, conduite par un jeune type. J’ai couru comme un dératé. « Tu vas où ? — À Denver. — Je peux t’avancer de cent cinquante bornes… — Génial, génial, tu me sauves la vie. — J’ai fait du stop, moi aussi, dans le temps, alors je prends toujours les gars. — C’est ce que je ferais si j’avais une bagnole. » On s’est mis à parler, et il m’a raconté sa vie, qui n’était pas passionnante, si bien que je me suis assoupi et, le temps que je me réveille, on était aux abords de North Platte, où il m’a déposé. J’étais loin de m’en douter, mais l’étape la plus mémorable de ma vie d’auto-stoppeur m’attendait : un camion-benne, avec déjà cinq gars vautrés à l’arrière, et les chauffeurs, deux jeunes fermiers blonds du Minnesota, qui ramassaient tous les gens qu’ils trouvaient sur leur route — on n’aurait pas pu rêver deux culs-terreux plus souriants et plus joyeux, tous deux en chemise de coton et salopette à même la peau, des poignets puissants, et de grands salussava pour tout ce qui croisait leur chemin. Je cours jusqu’au camion, je dis : « Y a de la place ? » et ils me répondent : « Et comment, grimpe, y a de la place pour tout le monde. » J’ai grimpé, baba devant la simplicité des circonstances. Je n’étais pas sur la plate-forme que le camion démarrait déjà en trombe, j’ai piqué du nez, un des gars m’a rattrapé, j’ai réussi à m’asseoir tant bien que mal. Quelqu’un faisait tourner du tord-boyaux, un fond de bouteille. J’en ai pris une bonne lampée, dans la bruine lyrique et sauvage du Nebraska. « Yeepi, c’est parti ! » s’est écrié un môme avec une casquette de base-ball sur la tête, les conducteurs étaient montés à plus de cent, ils doublaient tout le monde. « On est sur ce putain de camion depuis Omaha. Les gars font pas de halte, alors de temps en temps t’es obligé de brailler pour t’arrêter pisser, sinon t’as plus qu’à pisser en l’air, et là, mon frère, rappelle-toi qu’il faut te cramponner. » J’ai regardé la compagnie. Il y avait deux jeunes fermiers du Dakota du Nord, avec des casquettes de base-ball rouges, comme ils en portent tous là-bas, ils partaient faire les moissons : leurs vieux leur avaient donné la permission de tailler la route pour l’été. Et puis il y avait deux gars de la ville, venus de Columbus, Ohio, qui jouaient dans l’équipe de football de leur lycée ; ils mâchaient du chewing-gum, te faisaient des clins d’œil, chantaient au vent de la marche ; ils disaient qu’ils allaient faire le tour des States en stop pendant l’été. « On va à L.A. », ils braillaient. « Qu’est-ce que vous allez faire, là-bas ? Alors là, on en sait rien, et on s’en cogne ! » Et puis il y avait un grand type mince, nommé Slim, qui disait venir du Montana et qui avait une mine sournoise. « T’es d’où ? » j’ai demandé. J’étais allongé à côté de lui dans la benne, vu qu’on pouvait pas rester assis, à cause des cahots, et parce qu’il y avait pas de ridelle. Il s’est tourné lentement vers moi, il a ouvert la bouche, et il m’a dit en traînant sur les syllabes : « Du Mon-ta-na. » Et puis enfin, il y avait Mississippi Gene et son protégé. Mississippi Gene était un petit brun qui traversait le pays en brûlant le dur, un trimardeur de trente ans mais avec une expression juvénile, si bien qu’on avait du mal à lui donner un âge. Assis en tailleur, il regardait défiler les champs sans rien dire, sur des centaines de bornes. À un moment donné, il a fini par me demander : « Et toi, tu vas où ? » J’ai dit : à Denver. « J’ai bien une sœur là-bas, mais ça fait un bail que je l’ai pas vue. » Sa langue était lente et mélodieuse, son protégé un môme de seize ans, un grand blond, en haillons de trimardeur, lui aussi ; c’est-à-dire qu’ils portaient des hardes toutes noircies par la suie des voies ferrées, la crasse des bennes, et les nuits à dormir par terre. Le môme blond était du genre taiseux, lui aussi, tout l’air d’être en cavale, flics aux fesses sans doute, il regardait droit devant lui, et se passait la langue sur les lèvres, comme un qui cogite, pas tranquille. Ils étaient assis côte à côte, complices dans leur mutisme, ils parlaient à personne. Ils trouvaient rasoir les fermiers et les lycéens. Montana Slim leur parlait quand même de temps en temps, avec un sourire sardonique et insinuant, mais ils ne l’écoutaient pas. Montana Slim, c’était l’insinuation faite homme. J’avais peur de son long sourire dingo, qu’il affichait en permanence comme un demeuré, cette façon de se fendre la pêche presque agressivement. « T’as de l’argent ? » il m’a demandé. « Putain, non, de quoi me payer une pinte de whisky d’ici Denver, et encore. Et toi ? — Je sais où en trouver. — Où ça ? — N’importe où. On peut toujours assommer un gars dans une ruelle, au besoin, non ? — Mouais, sans doute. — J’en suis encore capable en cas d’urgence. M’en vais dans le Montana, voir mon père. Va falloir que je débarque à Cheyenne et que je prenne une autre route, vu que les deux autres dingues, ils vont à L.A. — Direct ? — D’une traite. Si tu veux aller à L.A., te v’là tranquille. » J’ai médité la chose. À l’idée de noctraverser comme une flèche le Nebraska, le Wyoming et le désert de l’Utah au matin, puis, probablement, celui du Nevada l’après-midi, le tout dans des délais prévisibles, j’ai bien failli changer mes batteries. Mais je tenais absolument à aller à Denver. Je devrais donc descendre à Cheyenne, moi aussi, et couvrir les cent trente derniers kilomètres en stop. Quand les deux fermiers du Minnesota qui pilotaient le camion ont décidé de s’arrêter à North Platte pour manger, j’étais bien content, curieux de les voir de plus près. Ils sont sortis de la cabine le sourire aux lèvres : « On s’arrête pisser », a dit l’un des deux. « C’est l’heure de casser la croûte », a dit l’autre. Mais ils étaient les seuls du groupe à avoir de l’argent pour s’acheter à manger. On les a tous suivis en traînant les pieds, jusqu’à un restaurant tenu par une bande de femmes ; et on s’est attablés devant des hamburgers pendant qu’ils engloutissaient un repas énorme, comme dans la cuisine de leur mère. C’étaient deux frères ; ils partaient chercher des machines agricoles à Los Angeles pour les livrer dans le Minnesota, et ça payait bien. Alors à l’aller, vu qu’ils étaient à vide, ils ramassaient tous les gars qu’ils trouvaient au bord de la route. Ils en étaient à leur cinquième circuit ; ils s’amusaient comme des fous. Tout leur plaisait. Ils souriaient en permanence. J’ai essayé de leur parler — tentative imbécile et vaine pour me concilier les bonnes grâces des capitaines de notre vaisseau, qui traitaient tout l’équipage avec le même respect. En retour, ils m’ont souri de leurs dents blanches, ces mangeurs de maïs. On les avait tous rejoints au restau, sauf les deux trimardeurs, Gene et son jeune protégé. Quand on est revenus, ils étaient toujours dans la benne, solitaires et inconsolés. À présent la nuit tombait. Les chauffeurs ont grillé une cigarette ; moi j’en ai profité pour aller chercher une bouteille de whisky, histoire de nous tenir chaud quand soufflerait l’air glacé de la nuit. Je le leur ai dit, et ils ont souri : « Vas-y, mais traîne pas, hein ! — Il y en aura bien un petit coup pour vous », j’ai promis, rassurant. « Oh non, nous on boit jamais, vas-y. » Montana Slim et les deux lycéens sont venus zoner avec moi dans les rues de North Platte en quête d’un débit de boissons. Ils ont payé leur écot, les gamins et Slim, si bien que j’ai pu acheter trois quarts de litre. Des grands types maussades nous regardaient, devant des immeubles aux façades en toc. La rue principale n’était qu’un alignement de boîtes à chaussures. Au bout de chaque rue triste, l’immensité des plaines. Je sentais comme un changement dans l’air, sans savoir au juste lequel ; cinq minutes plus tard, j’ai compris. On est rentrés au camion, on s’est arrachés et on s’est mis à rouler à fond. La nuit tombait vite. On a tous bu une lampée, et là, sous mes yeux, les champs verdoyants du South Platte ont bientôt fait place à de longues étendues de sable à perte de vue, plates, hérissées d’armoise. J’en revenais pas : « Putain, c’est quoi, ça ? » j’ai crié à Slim. « C’est le début des rangelands, mon ptit gars, repasse-moi la bouteille. — Yeepi ! criaient les lycéens, adios Columbus ! Qu’est-ce qu’ils diraient, Sparkie et les potes, s’ils étaient là. Yo ! » Les chauffeurs venaient de se relayer au volant. Celui qui était tout frais avait mis le pied au plancher.

La route aussi avait changé ; une bosse au milieu et des accotements non stabilisés bordés par un fossé de plus d’un mètre, si bien que le camion faisait de méchantes embardées — par miracle il avait pas rencontré de voitures en face — et je me disais qu’on finirait par se retrouver cul par-dessus tête. Mais les fermiers étaient des as du volant. Ils se relayaient depuis le Minnesota jusqu’aux palmiers de L.A. l’oasis sans jamais s’arrêter plus de dix minutes pour manger. Fallait voir comment ce camion s’est arrangé du moignon du Nebraska, ce bout d’État qui mord sur le Colorado. Et bientôt j’ai compris que j’étais enfin passé par-dessus le Colorado, sans y être entré officiellement, tout en regardant vers le sud-ouest, et la ville de Denver elle-même, à quelques centaines de kilomètres. J’en ai poussé un cri de joie. On s’est repassé la bouteille. Les vastes étoiles incandescentes sont sorties, le lointain dissolvait les dunes. Je me faisais l’effet d’une flèche, prête à crever sa cible. Et soudain, Mississippi Gene, patiemment assis en tailleur à rêver, s’est tourné vers moi, il a ouvert la bouche et s’est penché pour me confier : « Ces plaines, ça me met dans l’ambiance du Texas. — T’es du Texas ? — Non, m’sieur, j’suis de Green-vell, Muzz — ssippi », il a répondu. « Et le jeune, d’où il est ? — Il s’est attiré des embrouilles, là-bas, dans le Mississippi, alors je lui ai proposé de l’aider comme je pouvais. Il était jamais sorti de chez lui, alors je lui ai donné un coup de main. J’m’en occupe du mieux que j’peux, c’est qu’un môme. » Gene était blanc, mais il avait en lui quelque chose du vieux nègre sagace et las, et quelque chose de Hunkey, le camé de New York, mais un Hunkey de la route, un Hunkey de l’odyssée de la route, qui traversait et retraversait le territoire tous les ans, vers le nord en été, vers le sud en hiver, uniquement parce qu’il n’avait nulle part où rester sans s’ennuyer, et nulle part, c’est-à-dire partout, où aller, alors il roulait sa bosse sans trêve sous les étoiles, celles de l’Ouest en général. « J’suis bien été à Og-den une-deux fois. Si tu veux y aller, j’ai des potes, on pourra toujours crécher avec eux. — Moi je vais à Denver par Cheyenne. — Putain, t’arrête pas en route, c’est pas tous les jours que tu vas te trouver une course comme celle-ci ! » Cette proposition était tentante, elle aussi. Mais qu’est-ce qu’il y avait, à Ogden ? « C’est quoi, Ogden ? — C’est la ville où presque tous les gars passent un jour ou l’autre, c’est là qu’ils se retrouvent, t’as des chances de croiser n’importe qui. » Quand j’étais plus jeune, j’avais pris la mer avec un gars de Ruston, Louisiana, nommé William Holmes Hubbard qu’on appelait Big Slim Hubbard, un grand gars taillé à coups de serpe, trimardeur par vocation. Quand il était tout petit, il avait vu un trimardeur demander un morceau de tarte à sa mère, qui le lui avait donné, et quand le trimardeur avait repris la route, le petit avait dit : « M’man, qu’est-ce que c’est que ce gars-là ? — C’est un trimardeur, voyons. — M’man, moi aussi, quand je serai grand, je serai trimardeur. — Veux-tu te taire, on fait pas ça chez les Hubbard. » N’empêche qu’il n’avait jamais oublié cette journée, et qu’une fois adulte, après avoir brièvement joué dans l’équipe universitaire de football, il était bel et bien devenu trimardeur. Slim et moi, on passait des nuits entières à se raconter des histoires et à cracher notre chique dans des gobelets en papier. Gene avait quelque chose qui me rappelait tellement Big Slim Hubbard dans ses façons, que j’ai fini par lui demander : « T’aurais pas croisé un gars nommé Big Slim Hubbard quelque part, toi ? — Tu veux dire un grand gars, qui rit aux éclats ? — Ben, ça m’a l’air d’être ça, oui. Il venait de Ruston, Louisiana. — C’est ça, y en avait qui l’appelaient Louisiana Slim. Oui, m’sieur, et comment que je l’ai rencontré, Big Slim. — Il travaillait dans les champs de pétrole du Texas ? — Dans l’est du Texas, parfaitement, et maintenant il conduit le bétail. » Et c’était tout à fait vrai. Pourtant je n’arrivais pas à croire que Gene ait vraiment rencontré Slim, que je recherchais plus ou moins depuis des années. « Et il travaillait sur les remorqueurs, à New York ? — Ah, ça je pourrais pas te dire. — Ouais, bien sûr, toi tu l’as connu dans l’Ouest. — Ben, si tu veux, moi j’suis jamais été à New York. — Merde alors, j’en reviens pas que tu le connaisses, le pays est grand quand même. Pourtant, j’en étais sûr, que tu le connaissais. — Ouais, m’sieur, je le connais même très bien, Big Slim. C’est le gars qu’est pas chien quand il a du blé. Mais c’est un dur à cuire tout de même, je l’ai vu étendre un flic par terre, dans la gare de triage, à Cheyenne, d’un seul coup de poing. » Ça ne m’étonnait pas de Big Slim ; il entraînait toujours son punch à vide ; on aurait dit Jack Dempsey, mais en jeune, et en poivrot. « Merde alors ! » j’ai crié dans le vent, et j’ai bu une lampée. Là, je commençais à me sentir vraiment bien. Chaque rasade que je buvais était balayée par les courants d’air froid qui passaient sur la benne, les miasmes de l’alcool s’envolaient pendant que ses bienfaits me descendaient dans l’estomac, et je chantais : « Cheyenne, me voici ; Denver, ouvre l’œil, ton fils arrive ! » Montana Slim s’est tourné vers moi, et il a dit, en désignant mes chaussures : « Tu crois pas que si tu plantes ces machins, il va germer quèque chose ? » Sans l’ombre d’un sourire, naturellement, et les autres l’ont entendu, ils étaient écroulés. C’est vrai que c’étaient les pompes les plus grotesques d’Amérique. Je les avais achetées spécialement pour pas transpirer sur la route, dans la chaleur, de peur de faire une nouvelle crise de phlébite, et de fait, à part sous la flotte à Bear Mountain, c’étaient les chaussures les mieux adaptées à ma virée. J’ai donc ri avec les autres. Elles étaient en lambeaux, à présent, les lanières de cuir multicolores s’étaient détachées de la semelle, on aurait dit des fibres d’ananas frais, mes orteils passaient au travers. Là-dessus, on a bu encore un coup, et bien rigolé. Comme en rêve, on traversait à toute blinde des villages carrefours surgis des ténèbres, on passait devant d’interminables files d’ouvriers agricoles nonchalants et de cow-boys, dans la nuit, et puis on retrouvait le désert. Ils nous regardaient passer en nous suivant de la tête, et quand on les voyait se taper sur les cuisses, on était déjà dans le noir, à l’autre bout du patelin. Faut dire qu’on offrait un spectacle cocasse, à nous tous. Il y a un grand rassemblement d’hommes, dans le coin, à cette période de l’année : c’est les moissons. Les gars du Dakota tenaient plus en place : « La prochaine fois qu’on s’arrête pisser, nous autres on va descendre ; on dirait qu’il y a pas mal d’embauche, par ici. — Quand ce sera fini ici, a dit Montana Slim, il suffira de monter vers le nord, vous aurez plus qu’à suivre la moisson jusqu’au Canada. » Les gars ont vaguement fait oui de la tête ; les conseils de Slim, ils s’en cognaient. Pendant ce temps-là, le jeune blond en cavale ne bougeait pas de sa place. De temps en temps, Gene s’extrayait de sa transe bouddhique face au défilé des plaines obscures pour lui chuchoter quelque chose d’affectueux à l’oreille, et le gamin hochait la tête. Il s’en occupait, de ce gosse, jusque dans ses humeurs et ses angoisses. Je me demandais bien où ils pourraient aller, et ce qu’ils pourraient bien faire. Ils n’avaient pas de cigarettes, alors je leur distribuais mon paquet sans compter, tellement je les adorais. Ils étaient reconnaissants et aimables. Ils ne demandaient rien, c’était moi qui proposais tout le temps. Montana Slim avait les siennes, mais pas de danger qu’il fasse tourner son paquet. On a traversé une autre ville-carrefour à la vitesse Grand V, longé une autre file de gars dégingandés en jeans, agglutinés dans les ténèbres comme des papillons de nuit dans le désert, et puis on est retournés nous-mêmes dans les ténèbres formidables, et tout là-haut les étoiles étaient si pures et si brillantes parce qu’on grimpait dans l’air raréfié, à raison de vingt centimètres de dénivelé au kilomètre, et d’un kilomètre et demi à la minute, dans un air pur et propre, sans aucun arbre pour cacher les étoiles vagabondes au ras de l’horizon. J’ai aperçu la face pâle et mélancolique d’une vache, qui paissait dans les buissons d’armoise, le long de notre trajectoire de météore. On avait l’impression d’être dans un train, tellement on allait droit. On arrive dans un bled, le bahut ralentit et Montana Slim lance : « Ah, on va s’arrêter pisser ! », mais les gars du Minnesota traversent le bled sans s’arrêter. « Merde, faut que je pisse, moi, dit Slim. — Pisse par-dessus bord, dit l’un des gars. — C’est bien ce que je vais faire », il répond. Et lentement, sous nos yeux, le voilà qui s’avance sur les fesses, centimètre par centimètre, vers le bout de la benne jusqu’à avoir les jambes ballantes. Un des gars frappe à la vitre de la cabine, pour attirer l’attention des deux frangins. Ils se retournent avec un grand sourire. Et quand Slim est prêt à l’action malgré sa position précaire, voilà les gars qui se mettent à faire des zigzags à cent à l’heure. Slim tombe un instant à la renverse ; on voit un jet de baleine s’élever dans les airs ; il se rassied tant bien que mal. Les voilà qui se déportent sur le côté. Bam, Slim tombe sur le flanc, il se pisse dessus tant qu’il peut. Dans le rugissement du moteur, on l’entend sacrer-jurer : « Putain de merde », avec un râle lointain comme s’il était de l’autre côté des montagnes. Il se doute pas qu’on lui fait des misères exprès. C’est l’homme aux prises avec son destin, tel Job il serre les dents. Quand il a fini, il est trempé à tordre, et il faut qu’il revienne à sa place sur les fesses, centimètre par centimètre, avec une tête d’enterrement alors que tout le monde se marre, sauf le gosse triste, et que les conducteurs sont pliés en quatre. Je lui tends la bouteille, pour nous racheter. « Merde alors, il dit, ils le faisaient exprès ? — Ben tiens ! je lui réponds. — J’avais pas compris, quel con ! Je me disais aussi que quand je l’avais fait, une fois, dans le Nebraska, j’avais pas tant miséré. » Là-dessus, on arrive dans la ville d’Ogallala, et les chauffeurs lancent en se marrant de bon cœur : « On s’arrête pisser ! » Slim reste près du camion, il fait la gueule : s’il avait su ! Les deux fermiers du Dakota nous ont dit au revoir, ils pensaient bien commencer la moisson sur place. On les a regardés disparaître dans la nuit vers les baraques, au bout de la ville, un gars en blue-jeans qui regardait passer la nuit leur avait dit qu’ils y trouveraient les types de l’embauche. Il fallait que je rachète des cigarettes. Gene et le jeune blond m’ont suivi pour se dégourdir les jambes. On est entrés dans un bistrot qu’on ne se serait jamais attendu à trouver là, une fontaine à soda des plaines solitaires, rendez-vous des ados du coin. Ils dansaient, pour quelques-uns, sur la musique du juke-box. Il y a eu un silence à notre arrivée. Gene et Blondin restaient plantés là sans regarder personne. Tout ce qu’ils voulaient, eux, c’étaient des cigarettes. Ça ne manquait pas de jolies filles. Il y en avait même une qui reluquait Blondin, mais il ne s’en rendait pas compte, et d’ailleurs il s’en serait fichu, tellement il était triste et paumé. Je leur ai payé un paquet chacun, ils m’ont remercié. Le camion était prêt à repartir. On allait sur minuit, il faisait froid. Gene, qui ne comptait plus sur ses doigts ni sur ses orteils le nombre de fois où il avait sillonné le pays, a dit que si on ne voulait pas se geler, il n’y avait qu’une chose à faire, se blottir tous sous la grande bâche. Alors c’est de cette façon, et en liquidant la bouteille, qu’on est restés au chaud malgré l’air maintenant glacial qui nous piquait les oreilles. Plus on grimpait dans les Hautes Plaines, plus les étoiles étaient brillantes. Nous étions dans le Wyoming, à présent. Allongé de tout mon long, je gardais les yeux rivés sur la splendeur du firmament, je bénissais les heures glorieuses que j’étais en train de vivre, tout le chemin parcouru depuis Bear Mountain, et la façon dont les choses avaient fini par s’arranger ; j’étais aussi pas mal émoustillé à la perspective de ce qui m’attendait à Denver, tout, n’importe quoi, ça ferait mon affaire. Et Mississippi Gene s’est mis à chanter. Il chantait d’une voix tranquille et mélodieuse, avec son accent des berges du fleuve, une chanson toute simple : « J’avais une mignonne chérie, une môme de seize ans, y avait pas plus jolie. » Il répétait ce refrain, en l’agrémentant d’un vers ou deux, ça parlait de sa vie en général, de tout le chemin qu’il avait fait, ça disait qu’il aurait bien voulu la retrouver, mais qu’il l’avait perdue pour de bon. « Elle est rudement belle, ta chanson, Gene », j’ai dit. « J’en connais pas de plus tendre », il a répondu avec un sourire. « J’espère que tu arriveras où tu veux, et que quand tu y seras tu seras heureux. — Je m’en tire toujours, d’une façon ou d’une autre. » Montana Slim dormait. Quand il s’est réveillé, il m’a dit : « Écoute voir, Noiraud, si on allait à Cheyenne, ce soir, nous autres, avant que tu repartes pour Denver ? — Et comment ! » Bourré comme j’étais, j’aurais dit amen à n’importe quoi. Le camion est arrivé à l’orée de Cheyenne, on a vu les lumières rouges de la station de radio locale perchées dans les airs, et tout d’un coup nous voilà en train de batailler au milieu d’une drôle de foule qui se déverse sur les deux trottoirs. « Nom de Dieu, s’écrie Slim, c’est la semaine du Far West ! » Il y a des grappes d’hommes d’affaires, des gros hommes d’affaires en grand chapeau et en bottes, avec leurs grosses matrones de femmes déguisées en cow-girls, qui vont et viennent en poussant des cris de vachers sur les trottoirs de bois de la vieille ville ; un peu plus loin, on voit s’étirer les boulevards du nouveau centre-ville, soulignés par leurs lampadaires. Les festivités étaient concentrées dans la vieille ville. Ça tirait à blanc dans tous les coins. Les saloons dégorgeaient leur clientèle jusque sur le trottoir. J’étais baba et, en même temps, je n’avais jamais rien vu d’aussi ridicule.