On lui avait bien précisé de rouler pépère, mais il ne nous a pas plus tôt entendu ronfler qu’il a poussé la bagnole à cent vingt, malgré ses bielles nases, et en plus il s’est mis à doubler trois véhicules à l’endroit précis où un flic était en train de s’engueuler avec un automobiliste — il roulait dans le mauvais sens, et sur la file de gauche d’une quatre voies. Naturellement, le flic nous prend en chasse, sirène hurlante. Il nous arrête. Il nous dit de le suivre au poste. On y trouve un teigneux qui prend Neal en grippe aussi sec. Il renifle qu’il a été en taule, dans le temps. Il envoie son comparse dehors, pour nous interroger Louanne et moi ; ils aimeraient bien nous coller un détournement de mineure sur le dos, mais Louanne a son certificat de mariage. Alors ils me prennent à part. Ils voudraient savoir qui couche avec Louanne. « Son mari », je leur dis, tout simplement. Ils sont curieux ; ils croient qu’il y a du louche. Ils jouent les Sherlock au petit pied. Ils nous posent deux fois les mêmes questions pour voir si on va se couper. Moi j’explique : « Ces deux gars retournent travailler dans les chemins de fer, en Californie. C’est le plus petit qui est marié à la femme, et moi je suis un ami qui prend deux semaines de vacances avant de rentrer à la fac. » Le flic sourit, et me lance : « Ah ouais ? Et le portefeuille, il est à toi ? » Finalement, le teigneux du poste file une amende de vingt-cinq dollars à Neal. On leur dit qu’on n’en a que quarante pour tout le voyage. Ils nous répondent qu’ils s’en fichent pas mal. Neal proteste et le teigneux le menace de le reconduire en Pennsylvanie en l’inculpant. « M’inculper de quoi ? — T’en fais pas, p’tit malin, on trouvera toujours. » Il faut qu’on leur file nos dollars. Alors Al Hinkle, puisque c’est sa faute, propose d’aller en prison pour qu’on puisse continuer le voyage. Neal réfléchit. Le flic est furieux. « Si tu laisses ton pote aller en prison, je te reconduis tout de suite en Pennsylvanie, tu m’entends ? » Quelle embrouille. Il a fallu qu’on leur file l’argent — essentiellement de ma poche. Quand ils ont vu d’où il sortait, ils m’ont regardé de travers. Nous, tout ce qu’on voulait, c’était se tirer. « Tu prends encore une amende pour excès de vitesse en Virginie, rappelle-toi que tu peux dire adieu à ta bagnole », lance le flic à Neal, flèche du Parthe. Neal était tout rouge. On est partis sans rien dire. Nous piquer tout notre fric, autant nous pousser à voler. Ils savaient très bien qu’on n’avait plus un sou, qu’on n’avait pas de parents sur le trajet, ni même de parents à qui télégraphier pour qu’ils nous envoient un mandat. En Amérique, les flics livrent une guerre psychologique aux citoyens qui ne sont pas en mesure de les intimider en brandissant leurs papiers ou en promettant qu’ils auront de leurs nouvelles. Il n’y a rien à faire. Il faut accepter l’idée que ces maniaques vous empoisonnent l’existence jusqu’à plus soif. C’est une police victorienne, qui se tapit dans l’angle de fenêtres moisies pour espionner tout le monde ; s’ils trouvent pas de quoi t’épingler comme ils veulent, ils vont t’inventer des délits. Neal était tellement furieux qu’il voulait retourner en Virginie abattre le flic dès qu’il se serait procuré un feu. « Ah, la Pennsylvanie ! Tu parles ! J’aimerais bien savoir quel délit il voulait me coller sur le dos. Vagabondage, à tous les coups. Il m’aurait piqué mon fric pour m’inculper de vagabondage. Ils s’embêtent pas, les gars. Et encore, si tu te plains, ils te tirent dessus. » Il ne nous restait plus qu’à nous résigner, et ne plus y penser. Quand on a passé Richmond, on n’y pensait plus, et bientôt on a retrouvé le moral. En pleine nature, tout d’un coup, on aperçoit un gars qui marchait le long de la route. Neal a pilé. Je me suis retourné, et j’ai dit que ce n’était qu’un clochard, qu’il n’avait sûrement pas un rond. « On va le prendre pour le plaisir », a dit Neal en riant. Le type était un genre de cinglé, en guenilles, avec des lunettes ; il marchait en lisant un livre de poche maculé de boue, qu’il avait trouvé dans un caniveau, le long de la route. Sitôt monté dans la voiture, il s’est remis à lire. Il était d’une saleté pas possible, plein de croûtes. Il nous a dit qu’il s’appelait Herbert Diamond, et qu’il traversait le pays en allant cogner, parfois à coups de pied, à la porte des Juifs, pour leur extorquer de l’argent. « Donnez-moi à manger, je suis juif. » Ça marchait, disait-il, il récoltait tout ce qu’il voulait. On lui a demandé ce qu’il lisait. Il en savait rien. Il avait même pas regardé le titre. Il ne regardait que les mots, un peu comme s’il avait trouvé la vraie Torah dans cette nature sauvage, qui était bien son élément. « Tu vois, tu vois, tu vois », rigolait Neal en me donnant des coups de coude. « Je te l’avais dit que ce serait le pied. C’est le pied, les gens, mec ! » On a emmené Diamond jusqu’à Rocky Mt, en Caroline du Nord. Ma sœur n’était plus là ; elle s’était installée à Ozone Park la veille de mon départ. Voilà qu’on se retrouvait dans cette rue interminable et lugubre, avec la voie ferrée au milieu, et les gens du Sud, mélancoliques, qui traînaient la savate devant les quincailleries et les Five and Ten. Diamond nous a dit : « Je vois bien que vous auriez besoin d’un peu de tune pour avancer, les gars. Attendez-moi donc, je vais gratter quelques dollars chez les Juifs, et puis je vous accompagnerai jusqu’en Alabama. » Neal ne demandait pas mieux. Subitement, il m’est revenu qu’Allen Temko avait des cousins à Rocky Mt, des cousins juifs, bijoutiers en ville. J’ai dit à Diamond de dénicher leur boutique et d’aller y cogner. Son regard s’est éclairé. Neal était fou de joie. Lui et moi, on a couru acheter du pain et du fromage à tartiner, pour pique-niquer dans la voiture. Louanne et Al nous y attendaient. On a passé deux heures à Rocky Mt, en attendant le retour de Herbert Diamond. Il était allé gratter sa pitance en ville, mais il restait invisible. Il se faisait tard, le soleil rougissait. On a commencé à se dire qu’il ne reviendrait jamais. « Qu’est-ce qui a pu lui arriver. Peut-être que les cousins de Temko l’ont hébergé ; il est peut-être assis au coin du feu, à cette heure, à raconter ses aventures avec les cinglés qui roulent en Hudson. » On s’est rappelé la fois où Temko nous avait jetés de la soirée, à Denver ; celle des infirmières, celle où j’avais perdu mes clefs. On chahutait la voiture, tellement on riait. Comme Diamond n’est jamais revenu, on a décollé de Rocky Mt. « Tu vois bien que Dieu existe, Jack. Cette ville nous piège à tous les coups, rien à faire. Et tu remarqueras qu’elle a un nom biblique, bizarrement, et que c’est ce drôle de personnage biblique qui nous a amenés à nous y arrêter une fois de plus ; c’est lié tout ça, comme la pluie relie tous ceux qu’elle touche, par réaction en chaîne. » Il a continué à élucubrer sur ce thème ; il était en pleine exubérance, euphorique. Tout à coup, le pays nous apparaissait, à lui comme à moi, sous la forme d’une huître à gober. La perle était à l’intérieur, elle était là. On bombait cap au sud. On a pris un autre auto-stoppeur, un petit jeune triste. Il disait avoir une tante qui tenait une épicerie, en Caroline du Nord, à Dunn, dans les environs de Fayetteville. « Quand on y sera, j’arriverai bien à lui taper un dollar. — Bravo ! Formidable ! On y va ! » Une heure plus tard, au crépuscule, on arrivait à Dunn. On est allés à l’endroit où le gamin disait que sa tante tenait boutique. Il y avait bien une épicerie, mais pas de tante. C’était une petite rue triste, qui se terminait en impasse, devant un mur d’usine. On ne voyait pas du tout de quoi le jeune parlait. On lui a demandé où il allait, comme ça. Il n’en savait rien. Il nous avait monté un bateau. Dans le temps, au cours d’une de ses aventures au fond des ruelles, il avait vu une épicerie, à Dunn, en Caroline du Nord, et c’était la première histoire qui avait surgi dans sa pauvre cervelle fébrile et confuse. On lui a payé un hot-dog, mais Neal a dit qu’on ne pouvait pas l’emmener avec nous, parce qu’on avait besoin de place pour s’allonger, et puis aussi pour prendre des autostoppeurs qui puissent nous payer un Peu d’essence. C’était triste, mais vrai. On l’a laissé à Dunn, dans cette nuit tombante. Ce n’était pas le seul môme nanti d’une tante épicière que nous trouverions en chemin ; un autre nous attendait au tournant, à trois mille kilomètres de là. Pendant que Neal, Louanne et Al dormaient, j’ai pris le volant, pour traverser la Caroline du Sud et la Georgie, jusqu’à Maçon, et au-delà. Seul avec moi-même dans la nuit, j’étais plongé dans mes pensées, rivé à la ligne blanche de la route sacrée. Que faire ? Où aller ? Je le saurais bientôt. Après Maçon, j’ai eu un coup de barre, et j’ai réveillé Neal pour qu’il me relève. On est sortis prendre l’air, et aussitôt on a ressenti une ivresse : tout autour de nous, l’obscurité embaumait l’herbe verte, le fumier frais, les eaux tièdes. « On est dans le Sud ! On a semé l’hiver ! » Une aube ténue éclairait les jeunes pousses, le long de la route. J’ai inspiré profondément. Le hurlement d’une locomotive a déchiré la nuit ; elle allait vers Mobile. Nous aussi. J’ai retiré mon T-shirt, j’exultais. Quinze bornes plus loin, Neal a coupé le moteur pour entrer dans une station-service, il a vu que le pompiste dormait, il est sorti prestement, il a fait le plein sans bruit, en prenant garde de ne pas déclencher la cloche, et il a filé à l’anglaise avec un plein de cinq dollars pour notre pèlerinage. Autrement, nous n’aurions jamais atteint la vieille maison branlante de Bill Burroughs, à Algiers, au fond des marécages. J’ai été tiré de mon sommeil par l’allégresse d’une musique débridée, les bavardages de Neal et Louanne, et les grandes vagues verdoyantes de la campagne qui déferlaient. « Où on est ? — On vient de passer le nez de la Floride, Flomaton, ça s’appelle, par ici. » La Floride ! On était en train de dévaler les plaines du littoral, cap sur Mobile ; devant nous s’élevaient les vastes nuages du golfe du Mexique. Pas plus de quinze heures qu’on avait dit au revoir à tout le monde dans les neiges sales du Nord. On s’est arrêtés à une pompe à essence, et Neal s’est mis à caracoler avec Louanne sur son dos au milieu des pompes pendant qu’Ai Hinkle entrait voler trois paquets de cigarettes à l’inspiration. On était lancés. Tout en roulant vers Mobile dans la grande déferlante du highway, on a retiré nos lainages pour profiter de la douceur. C’est alors que Neal a commencé à raconter sa vie ; or, sitôt passé Mobile, il tombe sur un embouteillage à un carrefour et, au lieu d’en faire le tour, il coupe tout schuss par la station-service, et il passe à cent à l’heure, sans ralentir. Les gens nous regardent bouche bée. Et lui, il continue son histoire, imperturbable. « C’est vrai, je vous dis, j’avais neuf ans, la première fois, c’était une gamine qui s’appelait Milly Mayfair, on l’a fait au fond du garage Rod, sur Grant Street — c’est dans cette rue qu’Allen habitait à Denver. À l’époque mon père faisait encore un peu le coiffeur. Ma tante se met à gueuler par la fenêtre : “Mais qu’est-ce que vous fabriquez, au fond du garage ?” Ah, Louanne, ma chérie, si seulement je t’avais connue à l’époque. Oh la la, qu’est-ce que tu devais être mignonne à neuf ans. » Il gloussait comme un dément, il lui fourrait son doigt dans la bouche pour le lécher ensuite, il lui prenait la main pour se la frotter sur tout le corps. Elle, elle ne disait rien, elle souriait, sereine. Al Hinkle, cette grande carcasse, regardait par la fenêtre et soliloquait : « Oui, m’sieur, je me prenais pour un fantôme, ce soir-là, à Times Square. » Il se demandait aussi ce que Helen Hinkle allait lui dire, à La Nouvelle-Orléans. Neal a poursuivi : « Un jour, dans un train de marchandises, je suis allé du Nouveau-Mexique jusqu’à L.A. — j’avais onze ans, j’avais perdu mon père dans un train de marchandises, c’était la jungle pour les clodos, moi j’étais avec un gars qu’on appelait Big Red, le Grand Rouquin, et mon père était dans un wagon, complètement bourré ; son train a démarré, Big Red et moi on l’a raté. Je suis allé en Californie, mais pas par le bon train. Pendant tout le trajet, soit trente-cinq heures, je me suis accroché à la barre, tandis que de l’autre main je serrais un pain. C’est pas des histoires, c’est vrai. Quand je suis arrivé à L.A., j’avais tellement envie de lait et de crème que je me suis trouvé un boulot dans une laiterie ; j’ai tout de suite descendu deux litres de crème épaisse, et puis j’ai dégueulé. — Mon pauvre Neal », a dit Louanne en l’embrassant. Il regardait droit devant lui, très fier. Il aimait cette femme. Soudain, on a roulé le long des eaux bleues du Golfe, et en même temps on a entendu un truc délirant et historique à la radio. C’était l’émission « Chicken Jazz and Gumbo », enregistrée à La Nouvelle-Orléans, des disques de jazz dingues, que de la musique noire, et un disc-jockey qui disait : « Faut pas s’en faire, tout baigne. » On a vu s’annoncer La Nouvelle-Orléans dans la nuit qui nous attendait : la joie. Neal a caressé son volant : « Alors là, ça va être le pied. » Au crépuscule, nous arrivions dans les rues bourdonnantes. « Oh, sentez-moi les gens ! » s’est écrié Neal, qui passait la tête par la portière pour mieux humer la ville. « Ah Bon Dieu, quelle vie ! » Il a fait une queue de poisson à un tram, « Ouaaais ! », il a précipité la bagnole dans la circulation de Canal Street, « Youhou ! ». Il faisait crisser les pneus, il n’avait pas assez d’yeux pour voir les filles. « Matez-moi celle-ci ! » L’air était si doux, un flot de bandanas, et puis on sentait l’odeur du fleuve, et, en effet, celle des gens, de la vase, de la mélasse et de toutes sortes d’exfoliations tropicales, le nez soudain libéré des glaces sèches de l’hiver du Nord. On sautait sur nos sièges. « Ah, elle me botte, celle-ci », a dit Neal. « Ah les femmes, que je les aime, que je les aime, que je les aime ! Je les trouve fabuleuses ! Les femmes, c’est ma vie ! » Il a craché par la fenêtre, il a gémi, il s’est pris la tête à deux mains. Sous l’effet de l’effervescence et de la fatigue, il suait à grosses gouttes. On a fait grimper la voiture dans le ferry pour Algiers, et on s’est retrouvés à passer le Mississippi en bateau. « Bon, on va tous sortir mater le fleuve et les gens et puis sentir l’odeur du monde », a dit Neal ; il débordait d’énergie, avec ses lunettes et ses cigarettes, et il était sorti de la voiture comme un diable de sa boîte. On l’a suivi.

On s’est accoudés au bastingage, pour regarder le grand fleuve café au lait, père des eaux venues du milieu de l’Amérique, torrent d’âmes brisées. Il charriait les troncs d’arbre du Montana, la vase du Dakota, les vallons de l’Iowa, jusqu’à Three Forks, où son secret naissait dans les glaces. La Nouvelle-Orléans dans son halo de brume s’éloignait sur une rive, tandis que la vieille Algiers somnolente venait se heurter à nous sur l’autre, avec ses bois biscornus. Des nègres trimaient dans la chaleur de l’après-midi ; ils attisaient la chaudière incandescente qui faisait puer nos pneus. Neal prenait son pied à les voir se démener dans la fournaise. Il arpentait le pont avec son vieux fute avachi qui lui tombait sur les hanches. Tout d’un coup, je l’ai vu sur la passerelle, en mode impatience. Je n’aurais pas été étonné qu’il s’envole. Son rire de dément retentissait dans tout le bateau : « Hi hi hi ! » Louanne était avec lui. Il a repéré les lieux en vitesse, et il est revenu nous mettre au courant, tout en sautant dans la voiture au moment même où les autres commençaient à klaxonner pour s’ébranler ; on s’est faufilé, on a doublé deux ou trois bagnoles malgré l’exiguïté du passage, et un instant plus tard on filait à travers Algiers. « Je vais où ? Je vais où ? » braillait Neal. On a décidé de faire d’abord notre toilette dans une station-service, en demandant notre chemin. Des petits enfants jouaient dans l’après-midi somnolente aux relents de fleuve ; des filles passaient, jambes nues, blouses en coton, bandanas. Neal arpentait la rue pour ne pas en perdre une miette. Il regardait autour de lui, il hochait la tête, il se frottait le ventre. Le grand Al était vautré à l’arrière de la voiture, chapeau rabattu sur les yeux ; il lui souriait. Et puis on s’est dirigés vers la maison de Bill, à la sortie de la ville, sur la digue. La route traversait des prés marécageux. La maison était une vieille bâtisse délabrée, entourée d’un préau affaissé, avec des saules pleureurs plein le jardin ; l’herbe atteignait un mètre ; les palissades donnaient de la bande, les vieilles granges s’effondraient. Personne en vue. On s’est arrêtés au milieu du jardin, et on a vu des bassines sous le préau, derrière la maison. Je suis descendu de voiture, et me suis avancé jusqu’à la porte-moustiquaire. Joan Adams était sur le seuil, une main en visière pour se protéger de la lumière. « C’est moi, Joan », j’ai dit, « c’est nous ». Elle était au courant de notre arrivée. « Oui, je sais. Bill est sorti. Il y a pas le feu, là-bas ? » On a regardé en direction du soleil. « C’est le soleil, non ? — Mais non, je te parle pas du soleil, j’ai entendu des sirènes, de ce côté. Tu vois pas une lueur bizarre ? » Elle désignait la direction de La Nouvelle-Orléans ; les nuages étaient bizarres, en effet. « Je vois rien », je lui ai dit, et elle a reniflé avec dérision. « T’as pas changé, Kerouac. » Voilà toutes nos retrouvailles, après quatre ans. Dans le temps, Joan avait vécu avec moi et ma femme, à New York. « Et Helen Hinkle, elle est là ? » Joan cherchait toujours des yeux son incendie ; à l’époque, elle descendait trois tubes de papier-benzédrine par jour. Son visage, un joli visage rond de type germanique, s’était creusé, couperosé et comme pétrifié. Elle avait attrapé la polio à La Nouvelle-Orléans, et elle boitait légèrement. Neal et toute la bande sont sortis de la voiture, intimidés, après quoi ils ont tâché de prendre leurs aises. Helen Hinkle a quitté sa retraite hautaine, au fond de la maison, et elle est venue accueillir son bourreau. Elle était grecque, elle venait de Fresno. Toute pâle, on aurait dit qu’elle avait beaucoup pleuré. Le grand Al s’est passé la main dans les cheveux, et il lui a dit : « Salut. » Elle l’a regardé sans broncher. « Où tu étais passé ? Pourquoi tu m’as fait ça ? » Elle a regardé Neal d’un sale œil, pas dupe. Neal n’en avait rien à foutre ; lui, il voulait manger ; il a demandé à Joan s’il ne resterait pas quelque chose. C’est là que la pagaïe a commencé. Le pauvre Bill est arrivé dans son Chevy acheté au Texas, et il a trouvé sa maison envahie par une bande de cinglés ; mais il m’a fait un accueil d’une gentillesse et d’une chaleur que je ne lui connaissais plus depuis bien longtemps. Cette maison de La Nouvelle-Orléans, il se l’était achetée avec ce qu’il avait gagné sur une plantation de coton dans une vallée du Rio Grande avec un camarade d’études à Harvard dont le père, parétique fou, était mort en lui laissant une fortune. Bill, quant à lui, n’avait que cinquante dollars de revenus par semaine, que sa famille lui envoyait. Ce n’était pas si mal, mais il dépensait presque tout pour sa came, la morphine ; sa femme aussi revenait cher ; elle engloutissait dix dollars par semaine, avec ses tubes de benzé. Leur note d’épicerie était, au contraire, incroyablement modique. Ils ne mangeaient rien ; leurs enfants non plus. Ils avaient deux gosses formidables, Julie, huit ans, et Willie, un an. Willie courait dans le jardin, nu comme un ver ; c’était un petit blond, un fils de l’arc-en-ciel, qui irait un jour jacasser dans les rues de Mexico avec les petites racailles indiennes, sans baisser pavillon. Bill l’appelait « la Bestiole », en référence à W.C. Fields. Sa voiture est arrivée dans la cour, il s’en est extirpé abattis après abattis ; il s’est amené de sa démarche lasse, lunettes sur le nez, feutre sur la tête, costume minable, dégingandé, bizarre, et il m’a dit sobrement : « Ah, te voilà quand même, Jack ; rentrons dans la maison, on va boire un verre. » Si je commence à parler de Bill Burroughs, on n’est pas couchés ; disons pour l’instant que c’était un maître, et qu’il avait le droit d’enseigner puisqu’il passait sa vie à apprendre ; ce qu’il apprenait, c’était précisément les choses de la vie, non par nécessité, mais par goût. Il avait traîné sa carcasse dans tous les États-Unis, et dans presque toute l’Europe et l’Afrique du Nord à une époque, pour voir ce qui s’y passait. En Yougoslavie, dans les années trente, il avait épousé une comtesse allemande pour l’arracher aux nazis ; il y a des photos de lui avec les gros gangs de la coke à Berlin, tignasse en bataille, serrés les uns contre les autres ; sur d’autres, on le voit surveiller les rues d’Alger, au Maroc, un panama sur la tête. Sa comtesse allemande, il ne l’avait jamais revue. Il avait été exterminateur à Chicago, barman à New York, huissier à Newark. À Paris, aux terrasses des cafés, il regardait passer la foule française, qui faisait grise mine. À Athènes, depuis la fenêtre de sa chambre d’hôtel, il observait ces gens qu’il disait les plus laids du monde. À Istanbul, il se faufilait dans la foule des opiomanes et des marchands de tapis, pour traquer la réalité des faits. Dans des hôtels anglais, il avait lu Spengler et le marquis de Sade. À Chicago, il avait songé à braquer un bain turc, mais, pour avoir hésité deux minutes de trop en se demandant s’il allait boire un verre, il s’était retrouvé avec deux dollars, et encore il lui avait fallu prendre ses jambes à son cou. Tout ça, il l’avait fait par pure curiosité. Il croquait ses dessins comme la vieille école européenne, un peu à la manière d’un Stefan Zweig, ou d’un Thomas Mann jeune, d’un Ivan Karamazov. À présent, son dernier sujet d’étude était la toxicomanie. Il s’était installé à La Nouvelle-Orléans, où il se glissait dans les rues comme une ombre, fréquentant des personnages louches, hantant les bars où trouver ses contacts. Il circule une histoire curieuse, du temps où il était à Harvard, et qui illustre un autre aspect de sa personnalité. Il recevait un jour des amis à l’heure du cocktail, dans son appartement qui ne manquait de rien, quand tout d’un coup son furet apprivoisé fait irruption et mord quelqu’un à la cheville ; tout le monde décampe, sans doute en poussant des cris, vu qu’il connaissait des tas de pédales à l’époque, et aujourd’hui encore d’ailleurs, et lui il saute sur sa carabine, en disant : « Il a dû renifler le rat ! » et il t’explose un trou dans le mur à faire passer cinquante rats. Chez lui, il y avait un tableau représentant une maison à Cape Cod, une vieille baraque moche. Ses amis lui disaient : « Pourquoi t’as mis cette mocheté au mur ? » Il répondait : « C’est parce qu’elle est moche que je l’aime. » Toute sa vie tenait dans cette réplique. Un jour je frappe à sa porte, il habitait un taudis du côté de la Soixantième Rue, à New York, et il m’ouvre ; il avait un derby sur la tête, un gilet porté à même la peau, un pantalon rayé de truand ; il tenait une marmite, où il avait mis des graines d’herbe ; il était en train de les broyer dans l’idée de les fumer. Il avait également essayé — avec un succès mitigé — de faire réduire du sirop à la codéine contre la toux pour obtenir un genre de bouillie noirâtre (pas très concluant). Il passait de longues heures avec un livre de Shakespeare — barde immortel, disait-il — posé sur les genoux. À La Nouvelle-Orléans, c’étaient des codex mayas ; pendant qu’il parlait, le livre restait ouvert. Quand j’étais jeune, un jour je lui ai demandé : « Qu’est-ce qui va nous arriver quand on va mourir ? — Quand tu meurs t’es mort, et basta. » Il avait tout un jeu de chaînes dans sa chambre, et disait s’en servir avec son psychanalyste. Au cours d’expériences de narco-analyse, ils avaient découvert que Bill possédait sept personnalités différentes, de dignité décroissante, la dernière étant celle d’un idiot délirant ; quand il atteignait ces abîmes, il fallait l’enchaîner. Sa personnalité supérieure était celle d’un lord anglais, la plus vile celle d’un idiot. Entre les deux, il était le vieux nègre, qui faisait la queue comme tout le monde, et qui répétait : « Y en a qui sont salauds, y en a qui le sont pas, c’est comme ça. » Il devenait sentimental quand il évoquait le passé de l’Amérique, vers 1910. L’époque où on pouvait entrer dans une pharmacie acheter de la morphine sans ordonnance, et où, le soir, les Chinois fumaient l’opium à leur fenêtre ; l’époque où le pays était turbulent, batailleur, le temps de l’abondance, de toutes les licences. La bureaucratie de Washington était sa bête noire. Venaient ensuite, dans cet ordre, les libéraux, puis les flics. Il passait sa vie à discourir et à enseigner. Joan l’écoutait religieusement ; moi aussi ; Neal aussi ; Allen Ginsberg lui-même l’avait fait. Il y avait toujours quelque chose à apprendre auprès de lui. À voir comme ça, il ne payait pas de mine, on ne se serait pas retourné sur lui dans la rue ; à y mieux regarder, on découvrait la morphologie démente de son crâne osseux, sa flamme, sa juvénilité singulière — on aurait dit un pasteur du Kansas, phénomène d’exotisme dans sa ferveur et ses mystères. Il avait étudié la médecine à Vienne, connu Freud ; il avait étudié l’anthropologie, il avait tout lu ; à présent, il s’était mis à son grand œuvre, la leçon de choses sur le terrain de la vie et de la nuit. Il était installé dans son fauteuil. Joan servait des cocktails, des martinis. À côté du fauteuil, les stores étaient baissés en permanence, de jour comme de nuit. C’était son coin à lui. Il tenait sur ses genoux les codex mayas et un fusil à air comprimé, qu’il levait de temps en temps pour dégommer les tubes de benzédrine vides, qui traînaient dans la pièce je m’employais à lui en apporter. On se relayait. Pendant ce temps-là, on parlait. Il était curieux de comprendre les raisons de notre voyage. Il nous considérait, en reniflant avec dérision. « Bon, écoute, Neal, tu vas te poser une minute, et m’expliquer pourquoi tu sillonnes le pays comme ça. » Neal n’a su que rougir, en répondant : « Ben, euh, tu sais ce que c’est. — Et toi, Jack, qu’est-ce que tu vas faire sur la Côte ? — C’est juste pour quelques jours, je rentre à la fac après. — Et cet Al Hinkle, c’est quel genre de bonhomme ? » En ce moment même, Al était en train de se faire pardonner par Helen, dans la chambre ; il ne lui avait pas fallu longtemps. On ne savait pas quoi dire de lui à Bill. Nous voyant si ignorant de nous-mêmes, il a dégainé trois sticks de thé en nous disant de fumer, puisque le dîner ne tarderait pas à être prêt. « Rien de tel pour vous stimuler l’appétit. Une fois, j’ai mangé dans une abominable baraque à hamburger après avoir fumé du thé, et je me suis régalé comme jamais. Je suis rentré de Houston la semaine dernière, j’étais allé voir Kells pour parler du coton. Un matin, je dormais dans un motel, et une détonation me fait sauter de mon lit ; dans la chambre à côté, un gars venait de fumer sa femme, l’enfoiré. À la faveur de la confusion, il a pris sa voiture et il s’est tiré en laissant son flingue sur le sol, à l’intention du shérif. Ils ont fini par le coincer à Houma, soûl comme un Polonais. Ça devient dangereux, les mecs, de se balader sans arme dans ce pays. » Il a ouvert sa veste, et il nous a fait voir son revolver. Puis il a ouvert un tiroir, pour nous montrer le reste de son arsenal. À New York, autrefois, il avait une mitrailleuse sous son lit. « J’ai mieux que ça, maintenant… un fusil allemand Sheintoth à gaz toxiques, regardez-moi ce bijou, j’ai qu’une seule cartouche. Il y a de quoi mettre une centaine de bonshommes hors de combat tout le temps qu’il faut pour se tirer. Le hic, c’est que j’ai qu’une seule cartouche. — J’espère bien ne pas être là quand tu vas l’essayer, a lancé Joan depuis la cuisine. Qu’est-ce que tu en sais, après tout, si c’est une bombe à gaz ? » Bill a ricané ; il ne faisait jamais cas de ses saillies, mais il les entendait. Ses rapports avec sa femme étaient des plus étranges ; ils parlaient jusqu’à une heure avancée de la nuit ; Bill aimait bien tenir la vedette, il parlait en flot continu, de sa voix morne et monocorde, elle essayait d’en placer une, sans succès ; à l’aube, il fatiguait, et c’est elle qui parlait ; il l’écoutait en reniflant. Elle aimait cet homme à la folie, mais d’une manière pathologique ; entre eux, ni mamours ni marivaudages, ils parlaient, c’était tout, avec en somme une camaraderie très profonde, qu’aucun d’entre nous n’a jamais pu sonder. Cette bizarre froideur, cette sécheresse de leurs rapports n’était qu’une forme d’humour, qui leur permettait de se communiquer toute la gamme de leurs vibrations subtiles. L’amour, tout est là. Joan n’était jamais à plus de trois mètres de Bill, elle ne perdait jamais un mot de sa bouche, et pourtant il ne parlait vraiment pas fort. Neal et moi, on s’est mis à réclamer à cor et à cri d’aller faire la nouba en ville ; on voulait que Bill nous pilote. Il a douché notre enthousiasme. « La Nouvelle-Orléans est une ville où on s’ennuie. La loi interdit d’aller dans les quartiers noirs.

Il y a pas la moindre ambiance dans les bars. Il doit bien y avoir quelques bars qui soient des modèles du genre, en ville », j’ai dit. « Le modèle du bar est inconnu, en Amérique. La notion même nous dépasse, aujourd’hui. En 1910, le bar était un lieu où les hommes allaient se retrouver pendant ou après les heures de travail ; il y avait un grand comptoir, une rampe de laiton, des crachoirs, un piano mécanique, deux-trois miroirs, une barrique de whisky à dix cents la dose, une barrique de bière à cinq cents la chope, et voilà. Maintenant, c’est tout chrome et cuir, bonnes femmes bourrées, pédés, barmen agressifs et patrons pas tranquilles qui restent à la porte, parce qu’ils se font du mouron pour leurs sièges en cuir, et pour les descentes de police. Ça braille quand il faut pas, et dès qu’il entre un inconnu, silence de mort. » On émettait des doutes. « D’accord », il a dit, « je vous emmène à La Nouvelle-Orléans ce soir, vous verrez bien ce que je veux dire ». Et il a fait exprès de nous emmener dans les bars les plus morts. On avait laissé Joan avec les enfants ; après dîner elle lisait les offres d’emploi dans le New Orléans Times Picayune. Je lui ai demandé si elle cherchait du boulot. « C’est les pages les plus intéressantes du canard », elle m’a répondu. On devinait ce qu’elle voulait dire, cette femme étrange. Bill est donc venu en ville avec nous, sans cesser de discourir. « Lève le pied, Neal, on va y arriver… enfin, j’espère ; houp, c’est le ferry, ça, t’es pas obligé de nous foutre à l’eau. » Il se cramponnait. En confidence, il m’a dit que, depuis le Texas, l’état de Neal lui semblait s’être aggravé. « J’ai le sentiment qu’il se dirige vers son destin tout tracé, psychose compulsive, avec un zeste d’irresponsabilité et de violence typiques du psychopathe. » Il le regardait du coin de l’œil. « Si tu pars en Californie avec ce fou, tu vas jamais arriver à quoi que ce soit. Pourquoi tu restes pas à La Nouvelle-Orléans avec moi ? On ira jouer aux courses à Graetna, et puis on restera peinards dans le jardin. J’ai une jolie collection de couteaux, et je suis en train de fabriquer une cible. Sans compter qu’il y a des petites poules bien juteuses, en ville, si ça t’intéresse toujours. » Il a reniflé. On était sur le ferry, et Neal était sorti de la voiture pour s’accouder au bastingage. Je l’ai suivi, mais Bill est resté, en reniflant avec réprobation. Cette nuit-là, une couronne de brouillard mystique nimbait les eaux brunes et les troncs d’arbres noirs, qui descendaient le fleuve ; sur l’autre rive, La Nouvelle-Orléans luisait orangée, quelques bateaux obscurs soulignant son rivage, vaisseaux fantômes droit sortis de la nouvelle Benito Cereno cinglant vers le brouillard avec leurs balcons à l’espagnole et leurs poupes baroques. Quand on s’approchait, ce n’étaient que de vieux cargos, battant pavillon suédois ou panaméen. Les lampions du ferry luisaient dans la nuit ; les nègres maniaient toujours la pelle en chantant. Big Slim Hubbard avait travaillé sur le ferry d’Algiers comme auxiliaire, dans le temps ; ça m’a aussi rappelé Mississippi Slim ; et sur ce fleuve venu de la ceinture de l’Amérique, à la clarté des étoiles, j’ai compris, j’ai compris avec une certitude démente, que tout ce que j’avais connu et connaîtrais jamais ne faisait qu’Un. Chose curieuse, le soir même où nous avons pris le ferry avec Bill Burroughs, une fille s’est suicidée en se jetant du pont dans le fleuve ; juste avant ou juste après notre passage, c’était dans les journaux du lendemain. Elle était de l’Ohio ; elle aurait mieux fait de descendre au fil de l’eau avec les troncs d’arbres, salut assuré. On a écumé les bars mornes du Vieux Carré avec Bill Burroughs, et à minuit on est rentrés. Cette nuit-là, Louanne a absorbé tout ce qui lui tombait sous la main : elle a fumé du thé, des boules de shit et de coke, pris de la benzédrine, bu de l’alcool ; elle a même demandé à Bill de lui faire une piqûre de morphine, ce qu’il lui a refusé, naturellement. Elle était tellement saturée de substances en tout genre qu’elle bloquait complètement, et restait plantée là, avec moi, sous le préau, ce préau superbe, qui faisait tout le tour de la maison. Au clair de lune, avec les saules, on aurait dit une vieille demeure du Sud qui aurait connu des jours meilleurs. Joan lisait les offres d’emploi dans la cuisine ; Bill se fixait dans la salle de bains, une vieille cravate noire coincée entre les dents pour faire tourniquet, il enfonçait la seringue dans son bras maigre et criblé de trous. Al Hinkle se vautrait avec Helen sur le grand lit de maître où Bill et Joan ne dormaient jamais ; Neal roulait un joint ; Louanne et moi, on jouait aux aristocrates sudistes : « Que vous êtes donc jolie et troublante, ce soir, mademoiselle Lou… — Grand merci, Crawford, vous savez tourner le compliment. » Tout autour de ce préau de guingois, des portes s’ouvraient et se fermaient, et les membres de notre triste comédie nocturne faisaient irruption pour savoir qui était où. À la fin, je suis parti me promener tout seul sur les levées de terre. Je voulais m’asseoir sur la rive boueuse, pour m’imprégner du Mississippi. Mais j’ai dû me contenter de le regarder derrière un grillage, le nez collé dessus. Quand on se met à séparer les gens de leurs fleuves, qu’est-ce qui reste ? « La bureaucratie ! » dit Bill ; il est assis, un livre de Kafka sur les genoux ; la lampe brûle au-dessus de lui, il renifle ; on entend la vieille maison craquer, et les troncs d’arbre du Montana descendent le grand fleuve noir de la nuit. « C’est tout de la bureaucratie, maintenant, et des syndicats. Des syndicats, surtout ! » Mais on ne tarderait pas à retrouver le rire noir. Le lendemain matin, il était au rendez-vous quand je me suis levé de bonne heure tout pimpant, pour découvrir Bill et Neal affairés dans la cour. Neal avait mis sa combinaison de garagiste, et il aidait Bill, qui avait dégoté une énorme planche pourrie, et tirait désespérément sur les petits clous incrustés dedans avec un pied de biche. Nous on regardait les clous, ils grouillaient dans la planche comme des vers, par millions. « Quand j’aurai retiré tous les clous, je vais me faire une étagère qui va durer MILLE ANS ! » disait Bill en frissonnant jusqu’à l’os sous l’effet d’une excitation sénile. « Tu te rends compte, Jack, les étagères qu’on fait maintenant, elles mettent pas six mois à se fendre si tu as le malheur de poser un réveil dessus, quand elles s’effondrent pas carrément, les maisons pareil, les habits pareil. Ces salopards-là, ils ont inventé des plastiques qui permettraient de construire des maisons ÉTERNELLES. Et les pneus, tiens ! Des milliers de morts sur les routes d’Amérique, tous les ans, à cause de pneus défectueux qui explosent dès qu’on roule. Ils savent très bien fabriquer des pneus qui crèvent pas. Pareil pour la poudre dentifrice. Ils ont mis au point une pâte, si tu en prends quand tu es gosse, ça te protège des caries toute ta vie, mais ils se gardent bien de le dire. Pareil pour les vêtements. On pourrait les faire inusables. Mais on préfère fabriquer de la camelote, comme ça tout le monde continue à trimer avec l’horloge pointeuse, à se syndiquer pour pouvoir râler, et à patauger pendant qu’on s’empoigne dans les grandes largeurs entre Washington et Moscou. » Il a soulevé son énorme planche de bois pourri. « Ça ferait pas une superbe étagère, ça ? » De bonne heure, son énergie était au zénith. Mais avec toutes les saloperies qu’il absorbait, le pauvre diable, s’il voulait tenir jusqu’au soir, il lui fallait rester assis dans son fauteuil à partir de midi, une veilleuse à côté de lui. Le matin, au contraire, il était dans toute sa splendeur. On s’est mis à lancer des couteaux sur la cible. Il a dit qu’à Tunis il avait vu un Arabe capable d’éborgner son homme à douze mètres. Ça lui a rappelé l’histoire de sa tante, qui avait visité la Casbah dans les années trente. « Elle était avec un groupe de touristes conduits par un guide. Elle portait une bague en diamant au petit doigt. Elle s’adosse à un mur pour se reposer et voilà qu’un Arabe surgit et lui tranche le doigt sans faire le détail avant même qu’elle ait pu pousser un cri. Tout d’un coup, elle a réalisé qu’elle avait plus de petit doigt ! Hi, hi, hi, hi, hi ! » Quand il riait, il serrait les lèvres, le rire venait des profondeurs de son ventre, il se pliait en deux, mains sur les genoux, et riait très longtemps. « Hé Joan ! » il a crié avec une joie mauvaise, « je racontais à Neal et Jack l’histoire de ma tante, dans la Casbah. — Je t’ai entendu », a lancé Joan depuis le seuil de sa cuisine, dans la délicieuse douceur matinale du Golfe. De grands beaux nuages flottaient au-dessus de nos têtes, des nuages venus de la vallée, à l’échelle de notre Amérique sacrée, continent qui bringuebale de cap en cap et d’une embouchure à l’autre. Reprenons. Bill pétillait. « Dites, je vous ai jamais parlé du père de Kell ? Un petit vieux impayable. Il était atteint de parésie. Ça vous bouffe la partie antérieure du cerveau, si bien qu’on sait plus ce qu’on fait. Il avait une maison au Texas, et il payait des charpentiers vingt-quatre heures sur vingt quatre pour lui monter une nouvelle aile. Il bondissait de son lit en pleine nuit, et il disait : “J’en veux plus de cette saloperie, démontez-la-moi !” Les charpentiers étaient obligés de tout démonter, pour recommencer à zéro. L’aube venue, on les entendait cogner comme des malades pour la remonter ailleurs. Et alors le vieux en avait marre, il disait : “Eh merde, j’ai envie d’aller dans le Maine.” Il montait dans sa voiture, il démarrait sur les chapeaux de roues — il traînait des tourbillons de plumes de poulet dans son sillage, sur des centaines de kilomètres. Il s’arrêtait en pleine ville, pour acheter une bouteille de whisky. Autour de lui les klaxons se déchaînaient, et lui il sortait du magasin en gueulant : “Ze vous emme’de, bandes d’enfoiwés.” Il zozotait, ça fait sossoter, je veux dire zozoter, la parésie. Un soir, il arrive chez moi, à Saint Louis, il me klaxonne, et il me dit : “Allez viens, on part au Texas, on va voir Kells.” Il rentrait du Maine. Il prétendait qu’il avait acheté une maison sur Long Island, avec vue sur un cimetière juif, parce que voir tous ces Juifs morts, ça lui faisait plaisir. Ah, il était abominable. Je pourrais parler de lui toute la journée. Belle journée, d’ailleurs. » Belle journée, oui. Une brise impalpable nous arrivait des levées de terre ; rien que ça, ça valait le voyage. Bill est rentré en trombe et on l’a suivi pour prendre les mesures de l’étagère. Il nous a fait voir la table de salle à manger qu’il avait fabriquée. Le plateau faisait quinze centimètres d’épaisseur. « Elle va durer mille ans, celle-là ! » il nous a dit en nous défiant de sa longue figure de fou et en cognant du poing sur la table. Le soir, il s’y installait, mangeait du bout des lèvres en jetant les os et les arêtes aux chats. Il en avait sept. « J’adore les chats, surtout ceux qui couinent quand je les tiens en équilibre au-dessus de la baignoire. » Il tenait absolument à en faire la démonstration, mais il y avait quelqu’un à la salle de bains. « Bon, on verra plus tard. Dites, je me suis disputé avec mes voisins d’à côté. » Il nous en a parlé. Ils étaient toute une clique, avec des sales gosses, qui venaient jeter des pierres à Julie et Willie, quand ce n’était pas à lui, par-dessus la palissade. Il leur avait dit d’arrêter, mais le père était sorti l’insulter en portugais. Bill avait couru chercher son fusil. On a passé le jardin au peigne fin, pour voir ce qu’il y avait à faire. Il y avait une palissade démesurée que Bill avait entrepris de monter pour s’isoler de ces odieux voisins ; il ne pourrait jamais la finir, le boulot était colossal. Il l’a secouée, pour nous montrer sa solidité. Et puis, subitement, il a eu un coup de pompe, il n’a plus rien dit, et il est rentré s’isoler dans la salle de bains pour sa fixette matinale, ou mi-matinale, celle d’avant le déjeuner. Il est ressorti très calme, le regard vitreux, et s’est assis auprès de sa veilleuse. Le soleil perçait tout juste derrière les stores baissés. « Dites, les gars, pourquoi vous essayez pas mon accumulateur, dans la pièce de devant, ça va vous mettre du jus dans la carcasse. Après ça, moi, je fonce ventre à terre jusqu’au claque le plus proche, rho, rho, rho. » C’était son faux rire, son rire-pour-rire. « Dis donc Jack, après déjeuner, on va aller jouer aux courses, toi et moi, il y a un bar qui prend les paris, à Graetna. » Il était grandiose. Après déjeuner, il a fait la sieste dans son fauteuil, le fusil à air comprimé sur ses genoux, et le petit Willie blotti endormi contre son cou. Ils formaient une belle image, père et fils ; le fils ne risquait pas de s’ennuyer, avec un père pareil, quand il s’agirait de trouver des choses à dire et à faire. Bill s’est réveillé en sursaut, et il m’a regardé fixement, le temps de me reconnaître. « Qu’est-ce que tu vas fiche, sur la Côte, Jack ? » il m’a demandé, après quoi il s’est rendormi un moment. L’après-midi, nous sommes allés à Graetna, sans les autres. On avait pris son vieux Chevy. La Hudson de Neal était basse sur roues, et bien huilée ; le Chevy de Bill, haut sur jantes, faisait un bruit de ferraille. Une fois là-bas, on se serait cru en 1910. Le bar des parieurs, tout cuirs et chromes, était situé à deux pas des quais ; il s’ouvrait au fond sur un hall immense, où s’affichaient les numéros des courses et les noms des chevaux. Quelques types locaux traînaient, avec leurs bulletins. On a pris une bière, Bill et moi, et, sans avoir l’air d’y toucher, il est allé mettre une pièce de cinquante cents dans la machine à sous. Le tableau a affiché jackpot, jackpot, et puis encore jackpot sur la même ligne, le troisième un instant seulement avant de revenir sur Cherry. Il s’en était fallu d’un poil de con que Bill encaisse cent dollars au bas mot. « Eh merde », il s’est écrié, « elles sont truquées, leurs machines. On l’a bien vu, là. J’avais décroché le gros lot, et puis le mécanisme a fait marche arrière. Bon, mais qu’est-ce qu’on y peut ? » On a examiné les bulletins à remplir. Ça faisait des années que je n’avais pas joué aux courses, tous ces nouveaux noms me médusaient. Il y avait un cheval nommé Big Pop, qui m’a plongé dans une brève transe au souvenir de mon père ; il aimait bien jouer aux courses avec moi. J’allais en parler à Bill, quand il m’a dit : « Bon, ben je crois que je vais miser sur Ebony Corsair. »